Table des matières
PREMIÈRE PARTIE AU SOLEIL DE L’AMOUR
CHAPITRE PREMIER Un paradis terrestre
CHAPITRE II Les « alpinistes »
CHAPITRE IV Quand Moloch se réveille
CHAPITRE V Sous les yeux de l’envie
CHAPITRE VI La patrie en danger
CHAPITRE VIII À deux, seuls contre le monde
CHAPITRE IX Le chef-d’œuvre accompli
SECONDE PARTIE LES DIEUX JALOUX
CHAPITRE II La fêlure s’élargit
CHAPITRE III Effraction psychique
CHAPITRE VI Carnet d’Étienne Serval : – En perdition
CHAPITRE VII Suite du Carnet : – L’intruse
CHAPITRE VIII Faillite des morticoles
CHAPITRE IX Derniers soubresauts
TROISIÈME PARTIE LA VIE NOUVELLE
CHAPITRE PREMIER L’amputation nécessaire
CHAPITRE II Plus haut que le destin
CHAPITRE III « Sustine et Abstine ».
CHAPITRE VII Fin du Carnet : – Dans le monde rouvert
Les cigales se taisaient. Le soleil, affleurant le lointain horizon des montagnes bleutées, ruisselait en feu sur la mer, pareille à un lac, dans le cadre des deux promontoires. Sous les pins-parasols, au haut de la pente qui dévale avec ses verdures de cistes, de bruyères et de myrtes jusqu’aux rochers littoraux, les deux amants (époux, d’ailleurs, pour les commodités administratives ; mais ils ignoraient ce détail, ici) allongés sur la toison rousse et feutrée des aiguilles de pin encore chaudes, contemplaient la féerie du couchant.
C’était le dernier soir de leurs vacances merveilleuses.
Depuis six ans, Étienne Serval et sa femme venaient chaque été sur cette île déserte, incroyablement située à trois lieues au large des côtes provençales, retremper leur idylle aux jouvences de la vie primitive ; et le souvenir de ces quinze jours passés dans la lumière de l’Éden irradiait sur eux comme un sacre.
Évasion des tyrannies civilisées ! Loin des toits étouffants, loin des haleines envieuses et mesquines, la vie en liberté, la vie sauvage, allègre d’ignorer les frères-humains et les besoins artificiels… Des hamacs, suspendus aux troncs des pins bercés dans la tiède brise des nuits méditerranéennes ; un feu de « pignes » où faire cuire les produits de la pêche ; au besoin quelques vivres entreposés dans un vieux cabanon sans porte : – et les journées, toutes les journées immenses, depuis l’aube jusqu’à la brune, à vivre en Adam et Ève de ce royaume solitaire, à jouir de toutes les sensations, avec l’ingénuité des sauvages et des enfants, et avec une conscience aiguë de cerveaux civilisés.
Aux yeux de l’amoureux poète, le centre et l’âme du paysage étaient son Ida. Chaque calanque, chaque plage, chaque rocher de l’île les avaient vus tour à tour se livrer aux baisers du soleil et à la fluide caresse de la mer. Debout dans la lumière, la nudité de la jeune femme glorifiait l’outremer du ciel et l’indigo des flots, telle une Anadyomène vivante et amoureuse. Ses poses incarnaient les rêves de beauté épars aux effigies divines des musées. Assise à pêcher, d’une terrasse surplombante, – avec sa chair dorée comme un marbre sicilien, avec ses cheveux bouclés sous le grand chapeau de paille, – elle évoquait le charmant bronze de Pompéi, l’éphèbe à l’échine incurvée, attentif à manier le long roseau… L’Hermaphrodite Farnèse n’avait pas plus de grâce, quand elle rêvait couchée de son long, un bras sous les seins, l’autre ployé sous la tête… Elle était une sœur des nymphes immortelles chantées par Théocrite, lorsque sa chair toute chaude, imbibée de soleil, parmi l’hosanna des cigales, dans l’enveloppement de la mer et du ciel, ouvrait à son amant l’extase des possessions paniques… Ou bien encore, joueuse, elle fuyait : son plongeon crevait le miroir glauque de la calanque ; et c’étaient les ébats et les rires de l’agile sirène, la poursuite amphibie du triton, les souples voltes et nages éperdues, les feintes entre deux eaux parmi les troubles paysages sous-marins, le jaillissement à l’air libre, – et la capture triomphale de la proie ruisselante et docile, emportée vers la grotte où le sable pailleté de mica retient fidèlement ces empreintes voluptueuses que Platon voulait voir effacer par ses disciples, aux grèves de Phalère…
Mais Ida était plus et mieux qu’un simple jouet féminin. En dehors des heures adamiques, reniant les attributs conventionnels du sexe fragile et volage, elle revêtait, elle aussi, le pantalon de toile bleue et la vareuse de pêcheur qui la transfiguraient en un gamin dionysiaque. Et ce travesti (fort commode en outre, aux escalades et aux traversées de la brousse) symbolisait l’égalité que Serval jugeait essentielle à toute union parfaite.
Pour complaire à son bien-aimé, d’abord, elle avait surmonté les mollesses qu’une sotte éducation développe chez la femme ; mais bientôt elle se piqua au jeu, ambitionna de montrer sa bravoure à supporter joyeusement les mille petites souffrances de la vie sauvage ; et elle s’ingénia non moins que son mari à faire jouer toutes les élasticités de son être, à exercer les endurances et les souplesses de l’animalité primitive.
Cuisson du soleil sur la peau nue, griffures des épines traîtresses, heurts des rocs sournois cachés dans la brousse : – bagatelles que tout cela !… Simples chatouilles, aux plantes des pieds dûment tannées par la rugosité madréporique des grèves, que la sous-marine agression d’une pelote d’oursin plantant ses aiguilles jusqu’au derme, d’où on les extirpe avec les gestes minutieux du tireur d’épines… N’a-t-elle pas la joie, ensuite, d’exhiber ses blessures, d’offrir ses fines mains parées d’égratignures à l’amant qui boit dévotement, sur la chère peau bronzée, les gouttelettes de sang tiède et salé ?… Inconfort du sommeil engainé aux hamacs parfois battus du vent ou flagellés d’une averse soudaine ; et les nourritures de hasard, et la faim et la soif et les moustiques et les scorpions, – qu’importent ces vétilles, si on les affronte à deux, dans le paradis de l’amour triomphant ?
Mais l’explication du « sport » ne justifiait pas à elle seule l’attirance étrange qu’ils éprouvaient tous deux pour ces plaisirs stoïques et pervers. Au fond d’eux-mêmes et sans l’aveu de leurs consciences, ces mortifications avaient quelque chose de propitiatoire. Elles conjuraient des maux plus redoutables, elles monnayaient, pour ainsi dire, ces tourmentantes imaginations d’avenir tragique, de destin foudroyé, qui avaient hanté leurs adolescences, et qui aujourd’hui encore leur revenaient par bouffées de désirs romanesques – naufrages et abandons « perdus sans mâts, sans mâts ni fertiles îlots » – désirs où ils voyaient tantôt une fatale prédestination, tantôt comme le trouble souvenir d’une vie antérieure qu’il leur fallait revivre, sous tous ses aspects de bonheur merveilleux et de désastres inouïs.
Car ils s’étaient connus jadis, une fois déjà, au cours des métempsycoses : ils n’en pouvaient douter ; et lorsqu’Étienne la berçait de ses poétiques divagations, Ida voyait se lever comme dans une réminiscence le tableau familier de l’Île bienheureuse, là-bas, au fond des Âges, sous le soleil des Mers Australes – l’île de corail au lagon intérieur mirant la verdure sombre des palétuviers, – leur patrie de jadis où ils s’aimèrent à l’ombre des palmiers royaux courbés sous l’alizé aux fraîches bénédictions, tandis que le tonnerre lointain du ressac roulait sur les récifs de la grève extérieure.
Quoi d’étonnant s’il l’avait reconnue entre tous les milliers de femmes de la terre, Elle, l’Unique, Celle d’autrefois qu’il désespérait de plus jamais revoir en cette vie, – la fraternelle évadée du passé, la Fille du Soleil aujourd’hui comme jadis libre et nue sans l’azur et couronnée de fleurs ! Quoi d’étonnant s’ils se sentaient seuls de leur race, parmi les hommes de l’Âge d’Acier ; s’ils se rejetaient avec ivresse au simulacre de l’autre vie radieuse, au rêve de leurs épousailles édéniques, sur cette île déserte, restituée hors l’espace et le temps, aux primitivités de la nature !…
Le soleil avait disparu. Entre la colonnade des pins, la mer chatoyait comme une soie lumineuse, et les carmins du couchant se mouraient sous la pure gloire du ciel de topaze où Vénus déjà palpitait, diamant blanc. Un clapotis de vaguelette au bas de la falaise, un frémissement de moustique, élargissaient le silence. Un goéland solitaire, à lents coups d’ailes, traversa l’espace, avec des cris de poulie rouillée.
— Notre dernière nuit ! prononça Ida, rêveuse. Combien de fois encore y reviendrons-nous, sur notre chère île ?… Qui sait si ce n’est pas la dernière ? ajouta-t-elle, en effeuillant une fleur de laurier-rose qui venait de tomber de ses cheveux.
— Qui sait, en effet, concéda Étienne, l’esprit ailleurs. Nous pouvons être morts demain, avant notre retour à Seyssac. Le bateau peut chavirer, le train dérailler, et cætera… Mais diable, ma petite fille, tu es bien philosophe, ce soir ! reprit-il, arc-bouté sur un coude avec la belle foi en l’avenir qui aveugle l’amour heureux presque à l’égal de la fougueuse adolescence. De tels accidents ridicules ne sont pas faits pour nous… Quoi donc, alors, nous empêcherait d’y revenir, – indéfiniment, jusqu’à la fin de nos jours ?
En guise de réponse, elle modula les deux premiers vers d’un sonnet de Ronsard qu’elle affectionnait :
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise au coin du feu, dévidant et filant…
Puis, sur le ton mi-badin qu’ils prenaient quelquefois pour toucher au plus sacré de leurs sentiments, elle reprit :
— Ah ! la vie au grand air – les soleillades – les bains – les poissons crus d’un côté et brûlés de l’autre – les hamacs pour dormir – les cailloux pointus pour faire la sieste… comme tout cela sera encore plus beau de loin, quand nous serons cloués par les ans sur nos fauteuils, et que notre devise sera : Le Confort avant tout !… Tu ris, mon aimé ? tu ne me crois pas. Mais nous serons vieux un jour ; tu oublies que j’ai déjà vingt-quatre ans !
— Et moi trente-cinq, murmura Serval, à demi convaincu. C’est vrai. Mais nous aurons de beaux souvenirs.
— Les beaux souvenirs ne suffisent pas. Il faut encore autre chose…
Dans l’invasion lente de la nuit, la voix pure et fraîche de la jeune femme s’envolait sur la mer et sous la voûte assombrie des pins-parasols où les hamacs suspendus mettaient une tache claire.
Elle exposa le moyen qu’elle tenait en réserve pour garder l’amour de son bien-aimé, quand elle aurait perdu les charmes de la jeunesse. Elle ne voulait pas qu’il eût le dégoût de sa Chloé métamorphosée en Baucis, qu’il la délaissât au profit de quelque tendron…
— Hé si fait, monsieur, vous aimez trop la beauté pour ne pas la chercher où elle se trouvera… Mais je me souviens de ce que tu m’as dit un jour : que tu aimerais… oui tu l’as dit !… que tu aimerais un pou si ce pou était doué d’une belle intelligence. Eh bien même vieille et coriace, je veux être du moins la compagne de ton esprit !… Oh je le sais, quand tu m’as rencontrée, je n’étais qu’une petite bête ; je n’avais rien vu, je ne savais rien, sinon t’aimer… Et toi, avec ton grand cerveau, tu ne m’as pas méprisée, tu as senti que mon âme n’était qu’engourdie, que tu pourrais, à force de soins, l’éveiller. Tu as fait de moi ton élève, tu m’as appris à regarder autour de moi, à percevoir l’harmonie des couleurs et des formes, à aimer la beauté ; tu m’as fait lire les poètes, tu m’enseignes chaque jour le meilleur de ce que tu sais… Tu m’as donné une âme ; tu m’as créée… Tu verras, mon maître, si je ne m’efforce pas de faire encore plus de progrès, de devenir tout à fait digne de toi !
Il écoutait avec ivresse l’aveu de cette reconnaissance qu’elle lui avait rarement exprimée en paroles aussi claires, car son amour avait des pudeurs et presque des timidités de petite fille. Penché sur elle, il distinguait à peine, dans l’ombre de la chevelure, le brillant des yeux chéris…
La nuit était complète. La paisible scintillation des étoiles emplissait le ciel nocturne. Le phare du cap Bénat lançait toutes les cinq secondes son éclair de rubis. Une chouette miaulait au loin, sur deux notes, dans les ténèbres du bois sacré.
Au premier chant des cigales, les deux Robinsons avaient décroché les hamacs et descendu leurs effets à la crique, sur l’appontement. Aussi, quand arriva la barque Robespierre chargée de sa pêche de nuit – un gros tas de poisson polychrome dont les soubresauts de vif-argent palpitaient à fond de cale – l’embarquement ne traîna point. Ida, vêtue selon les us réguliers de son sexe, prit place à l’arrière ; Étienne se mit à la barre, le vieil Alfred aux avirons, tandis que le mousse, grimpé sur le bordage, établissait l’antenne ; et le bateau sortit de l’anse, doubla le rocher de la Galère, prit le vent, et, sous son foc et sa voile latine, piqua droit vers la terre.
Plein l’île ensoleillée, peu à peu développant ses rivages sur l’eau miroitante, les cigales souveraines vibraient par myriades, par millions, et leur chœur – grelots d’or rythmiquement secoués – poursuivit la barque, durant plusieurs minutes. Puis leur grésillement décrut, sembla s’évaporer dans l’irradiation de la lumière ; les falaises, les bois, les calanques, se confondirent dans l’éloignement ; et l’île tout entière ne fut plus qu’une longue frise de hauteurs dressées à contre-jour sur l’horizon marin… Adieu, beau rêve de la vie préhistorique !
Le village du Lavandou se rapprocha peu à peu, avec ses maisons roses alignées, claires et gaies, sous la verte montagne ; on accosta enfin ; et les deux amants prirent pied sur le môle, dans l’ère contemporaine, – ce 11 juillet 1914. Au sortir de leur île, le petit port, où les pêcheurs soleillaient leur nonchaloir autour des barques tirées à terre, leur fit l’effet d’une active métropole. La vie civilisée leur parut tout à coup harassante et vaine, le voyage de retour fastidieusement long. Ils n’eurent plus qu’un désir : se retrouver chez eux. Le train de 9 heures allait passer ; mais ils eurent au préalable à décliner l’invitation d’Alfred, qui les sollicitait de venir en amis – « pas moins, monsieur Serval, depuis six ans qu’on se connaît ! » – manger la bouillabaisse, lorsqu’il aurait expédié son poisson ; et le brave homme ne se résigna enfin que sur la promesse du couple : – on reviendrait le voir avant la fin de l’été, à bicyclette.
Et ce fut, par le tortillard, la traversée des Maures, la forêt montueuse alliant, sur ses croupes de schiste micacé, les pins d’Alep et les chênes-lièges aux troncs bizarrement déculottés par l’écorçage ; puis la plaine de terre rouge, les champs de fleurs, les palmiers, les jardins, les blancs hôtels d’Hyères ; Toulon traversé à l’heure de la sieste, vide sous l’écrasement du soleil méridien ; la grande ligne, et une heure de compartiment surchauffé, en asphyxie somnambulique…
Ils se retrouvèrent à Seyssac[1], dans le paysage de collines calcaires et pelées où la tyrannie du milieu familier les réemboita – chez eux. Au long de la route, dont l’épaisse poussière blanche vous met aux narines une âpreté odorant la vanille et enduit, aux longues sécheresses d’été, la file des oliviers pareils à des charretées de foin, l’autobus qui mène au bourg les emporta, pour les laisser à mi-chemin, avec leurs bagages, devant le portail du Mas des Genêts…
Une biographie complète d’Étienne Serval et de sa femme, depuis leur naissance, pourrait servir à démontrer par quel mécanisme exact les influences du milieu, agissant sur leurs individualités propres, avaient fait d’eux les personnages qu’ils se trouvaient être, à la veille de cette période, catastrophique pour l’humanité, où allait se jouer incidemment le drame de leur vie. Peut-être même – si l’on tenait à justifier l’existence de telle prédisposition psychophysiologique destinée à devenir un facteur considérable de ce drame – siérait-il de recourir aux lois de l’hérédité, et d’explorer les arbres généalogiques de nos deux héros…
Mais l’intérêt que suscitent en nous les gestes de nos frères humains aux prises avec une expérience à la fois originale et commune à chacun sous des formes variées – l’intérêt d’un roman – ne procède pas de la méthode anthropologique, et se rebuterait d’une enquête aussi minutieuse. La question n’est pas de savoir pourquoi l’Étienne Serval de juillet 1914 est devenu celui-là même et pas un autre ; mais bien comment il va réagir, au contact de son aventure. Et à cet effet, quelques points de repère suffiront à le situer parmi la série des innombrables types humains dont aucun ne nous est complètement étranger, grâce aux tendances, aux désirs, aux imaginations qui existent ou ont existé en chacun de nous, et qui auraient pu, autrement favorisés par les circonstances, nous faire tout différents de ce que la vie nous a faits.
Au lendemain de la guerre franco-allemande de 1870-71, Louis Serval – le père d’Étienne – avait quitté Liège, son pays d’origine, pour venir chercher fortune à Lille, dont la prospérité industrielle ne faisait que s’accroître, à la suite de « nos revers ». Modeste entrepreneur d’abord, une série de spéculations heureuses et enfin un mariage inespéré, l’avaient mis sur la voie de l’aisance et presque de la richesse. Lorsque sa femme fut morte en donnant naissance à un fils, il reporta tout son espoir sur la tête de ce rejeton, auquel il destinait la reprise de ses affaires.
Étienne montrait du goût pour l’étude, et ses années de pension faisaient augurer un brillant avenir. Toutefois, ses maîtres s’inquiétaient de le voir aussi peu sociable, comme isolé au milieu de ses camarades, et perdu en des ruminations énigmatiques. Reçu bachelier, il obtint encore deux années de répit – le temps de « passer sa licence en droit, ce qui ne nuit jamais dans les affaires ». Mais un beau jour, pressé par son père de venir au bureau chaque matin deux ou trois heures, prendre le courant du « business », le jeune homme démasqua enfin ses batteries, et déclara au vieux commerçant abasourdi qu’il avait résolu de devenir un grand poète, et que la seule carrière qui lui convînt était la littérature !
La scène fut orageuse. Mais le père Serval connaissait trop le caractère entier de son fils pour chercher à vaincre d’emblée sa résistance. Il songea d’abord à l’assouplir aux réalités de la vie en lui imposant le service militaire dans l’armée française ; mais un vieux levain d’orgueil patriotique le fit renoncer à ce projet : Étienne devait garder la nationalité de son père, et se libérer de la conscription belge par l’achat du traditionnel « remplaçant ». – Après mûres réflexions, partant de ce principe que « les voyages forment la jeunesse », le père s’imagina qu’un tour d’Europe mettrait un peu de plomb dans la tête de son fils et l’amènerait finalement à voir les choses en homme raisonnable.
C’était jeter de l’huile sur le feu. À parcourir dans l’enthousiasme de ses vingt ans les terres classiques de la beauté – l’Italie et la Grèce – les lyrismes d’Étienne ne firent que s’exalter et le persuader plus fermement de sa vocation. Il eût sans nul doute opposé un refus encore plus catégorique aux désirs de son géniteur, si la nouvelle que M. Serval était gravement malade n’avait brusquement coupé court à ses pérégrinations. Le jeune voyageur se trouvait alors à Salonique. Après soixante-douze heures de train, il débarqua dans sa ville natale, – pour assister aux obsèques de son père, et entreprendre, avec l’aide de son oncle Georges, la lutte contre les hommes de loi, déjà tout prêts à la curée.
Le défunt laissait des affaires assez embrouillées. La chance avait tourné contre lui, dans les derniers temps, et le règlement de grosses différences, l’achat de valeurs scabreuses, avaient réduit son portefeuille à peu de chose. Puis, des créanciers oubliés surgirent, et les droits de succession firent une autre brèche au patrimoine ; – si bien qu’après un semestre de délais et d’irritantes formalités, quand la situation fut tirée au clair, le jeune Serval ne possédait plus, outre quelques valeurs sérieuses et une liasse d’autres papiers bons à vendre au poids, que quatre immeubles médiocres, dont la maison paternelle, où il se réserva un étage.
Cette déception ne changea rien aux projets littéraires du poète. Six mille francs de revenu lui permettaient de vivre à sa guise, en toute indépendance, et de mûrir son œuvre sans aucun souci de gagne-pain ou de mercantilisme.
Dans la pleine ferveur de ses jeunes illusions, avec la conscience de remplir un devoir suprême, Étienne se mit au travail.
Il ne songeait pas, comme tant d’autres, à usurper la gloire. Il était décidé à la mériter, par la force du talent et de la probité artiste. Paris, avec ses chapelles littéraires, son entr’aide ayant pour but le cambriolage de la renommée, lui inspirait une méfiance insurmontable ; et chaque fois qu’il y faisait une apparition de quelques jours, il se demandait par quel prodige engrené dans un tel tourbillon de potins, de manœuvres utilitaires, d’intrigues arrivistes, un écrivain peut encore trouver le temps d’écrire. Ses premières œuvres publiées dans les revues, puis une plaquette et un livre de poèmes, lui valurent des curiosités parfois sympathiques ; et ses amis le pressèrent de venir habiter la capitale et de s’affilier à l’une ou l’autre des jeunes écoles, dont les disciples prôneraient, à charge de revanche, son jeune talent. Il remercia les conseilleurs, mais il préférait patienter. Le jour où il aurait produit une œuvre qui le sacrerait maître, alors oui… En attendant, il se cultivait, par sa propre méthode, qui faisait alterner les voyages et la recherche des sensations fécondes, avec des périodes de travail assidu et volontaire.
Des années, tantôt claustré sous la fuligineuse mélancolie du ciel lillois ; ou bien vagabondant au soleil méditerranéen, visitant les musées, les ruines, les sites fameux ou ignorés, passant des tumultueuses capitales aux pays les plus perdus, – aux quatre vents de l’Europe, il mena cette vie, soutenu par l’enthousiasme de la jeunesse et la foi dans son avenir.
La solitude ne l’effrayait pas. Au contraire, il avait assez vu d’amis installés « en ménage » pour prendre de la maîtresse bohème une aussi sainte horreur que de l’épouse régulière. Ni l’une ni l’autre pour lui. Tant qu’il ne rencontrerait pas, sous la forme où il l’avait peu à peu idéalisée, la sœur de son esprit, l’Alliée sûre et loyale, digne de partager ses plus hautes aspirations, l’amour n’aurait pour lui qu’un sens physiologique. Et loin de le ramener à des vues plus saines, ses aventures féminines – qui toutes s’achevaient dans le dégoût de la niaiserie et de la platitude – ne faisaient que cabrer les exigences de son rêve et les rendre plus hautes et inaccessibles. Il finit par se convaincre que jamais il ne rencontrerait l’Élue ; et il s’efforçait au renoncement stoïque. Mais au fond de lui fermentait le désir de la Présence complémentaire.
Un soir d’été, alors qu’il promenait sa fantaisie sur les routes blanches de la côte provençale, une avarie de bicyclette l’avait contraint de coucher à Seyssac. La silhouette du promontoire qu’il aperçut le matin, de sa fenêtre d’hôtel, le mit en goût : – il resta. Trois jours entiers, divinement grisé de soleil, d’azur et d’outremer marin, il rêva d’antiques idylles, parmi l’éclatante solitude des rochers littoraux ; il nagea, poursuivant d’idéales sirènes, dans l’aquarium limpide des « calanques » ; et cette nature à la fois nue et belle et tragique, – ces terrasses offrant leur blancheur à la lumière implacable, – ce décor appelant des fatalités eschyliennes, – émurent en lui des sympathies étranges. Il se promit d’y revenir ; et il sentit que cette promesse ne serait pas vaine, comme tant d’autres : car un lien préexistait entre ce coin de terre et lui, une affinité occulte et irrésistible qui engageait son avenir…
Il rencontra l’Élue. Et tout de suite, il se rappela le décor prédestiné. Pour Ida comme pour lui-même, le Nord brumeux et triste n’était que limbes : isolément ils y avaient traîné leur vie chrysalidaire, en attente l’un de l’autre ; – sous le soleil méditerranéen, parmi les lumineux décors de Seyssac, leur union éploierait sa métamorphose ailée.
Ils découvrirent, à l’écart du village, isolé de la grand-route par ses oliviers et sa pente de vignes, un vieux mas à façade rose, volets verts et toit de tuiles roussies. Devant, une manière de terrasse, abritée par un platane, deux ou trois faux-acacias, et tout un fouillis de pittospores, de lauriers-tins, de rosiers. Derrière, quelques gradins plantés d’arbres fruitiers : amandiers, cerisiers, figuiers, pêchers ; puis la colline offrant au couple, comme une annexe du domaine prolongée sur une demi-lieue, la belle solitude de son maquis et de ses pinèdes. Le home rustique se prêtait peu aux innovations du confort moderne ; mais on pouvait très bien le rendre habitable. Une grande pièce surtout, rafraîchie l’été par l’ombre des acacias, intimisée l’hiver par des flambées de pin et d’olivier dans l’âtre, fut aménagée avec amour en studio commun. Le piano d’Ida y voisinait avec la table de travail et la bibliothèque d’Étienne ; et l’inspiration du poète s’exaltait des mélodies naissant sous les doigts de la bien-aimée.
Ils prirent en affection leur demeure. L’appartement de Lille tomba au rang de simple pied-à-terre, où ils passèrent une ou deux semaines, de temps à autre, quand leur mariage (dont la nécessité ne leur apparut pas tout d’abord) les eut réconciliés avec la famille ; – et leurs pérégrinations en Italie, en Sicile, en Corse, en Tunisie, à travers tant de pays familiers à la jeunesse solitaire du poète, mais qu’illuminait d’un aspect nouveau la présence de la Galatée, revenaient fidèlement au havre bucolique du vieux mas et aux félicités inépuisables de leur idylle, dans le pays élu.
Le village même, – la « ville » de Seyssac – n’était à leurs yeux, parmi le décor naturel, qu’un détail, un accident de pittoresque. Dans les étroites rues en gradins, ouvertes sur l’outremer du port et sur l’azur du ciel, – et dont le côté d’ombre s’illumine aux clartés des façades peintes, en rose ou aurore, – les pigeons familiers, les chats qui par dizaines se chauffent au soleil, avaient pour eux une importance du même ordre que les Italiennes dépoitraillées, en peignoirs mauves ou jaunes, occupées à laver sur leur seuil des sardines de vif-argent dans une cuvette en terre vernissée. Les femmes du port, la marmaille demi-nue, les pêcheurs en bonnet génois rouge à retroussis noir, raccommodant leurs filets sur le quai, au long des barques tirées à terre et peintes de couleurs vives à l’imitation des girelles frétillant pêle-mêle avec les rascasses, les baudroies, les poulpes entassés sur les dalles ; – toute cette humanité primitive faisait fonction de figurants, d’accessoires obligés. Avec les simples, toutefois, ils en vinrent à échanger quelques mots, – de quoi démontrer que leur réserve ignorait la morgue citadine. Et, de fait, chez le menu peuple, le spectacle de leur bonheur n’éveillait point la jalousie, – qui suppose une certaine égalité, – mais plutôt une sympathie déférente et amusée.
Il n’en allait point de même chez la bourgeoisie et les notables. Pour ces représentants (à quelques exceptions près) de la basse psychologie d’arrière-province, les Serval étaient une énigme, et la curiosité insatisfaite les considérait avec une sorte d’irritation et presque de malveillance.
Depuis six ans qu’ils passaient une bonne moitié de l’année à Seyssac, en effet, ces originaux s’obstinaient à rester des étrangers.
On les voyait, presque chaque jour, passer sur le Cours, vêtus négligemment, tous deux la canne de promenade à la main (d’où le sobriquet : les Alpinistes) et se diriger, la plupart du temps seuls, vers les calanques ou la montagne.
Polis, certes, et le salut facile ; mais ils s’arrêtaient bien malaisément pour faire un bout de causette, et ne prêtaient que peu d’attention, dans les magasins où ils faisaient eux-mêmes leurs achats, aux histoires locales, si passionnantes ! Ces diables de gens du Nord avaient le talent de vous geler les questions sur les lèvres, au point que les plus fins en savaient sur eux juste autant que les autres.
Était-il Français ou non, ce mystérieux Alpiniste ? Il avait « du bien là-haut, tout là-haut », à Lille, où même il était né. Mais il ne votait pas, et il avait une fois ou deux parlé de la Belgique comme de son pays !… Pour elle, c’était encore plus embrouillé, et le secrétaire de la mairie lui-même, qui avait étudié son extrait de naissance, n’y voyait que du feu : elle était née au Caire (est-ce qu’on naît au Caire !) son père était d’Anvers, et sa mère de la Russie… Allez vous y reconnaître !… En tout cas, une espèce de Bohémienne, ma chère ! avec des cheveux qu’elle portait, par une affectation ridicule, taillés court, en garçon, des cheveux pas catholiques – et avec ça frisant d’eux-mêmes (on le voyait quand elle revenait du bain) à faire crever de jalousie les élégantes du lieu. Une seule, la petite Marie-Rose Brohon (cette sage enfant de Marie qui devint si malheureusement enceinte quelques mois plus tard) réussit à obtenir une imitation passable, à force de bigoudis et de petit fer. Et il fallait la voir, croisant son modèle, se redresser avec un air modestement provocateur de vierge ! Mais hélas ! c’était peine perdue : la Bohémienne ne la regardait même pas.
Ils ne regardaient personne, ces sacrés originaux. Ils ne s’intéressaient à rien du pays, sauf aux affreux cailloux des collines, grâce auxquels la promenade se réduit aux pavés du Cours et aux dalles du port, le dimanche… Le dimanche ! grand jour où l’on sort la belle toilette destinée à écraser les rivales, où les plus hauts talons torturent les pieds habitués aux espadrilles ou aux savates d’intérieur ; où l’on souffre délicieusement dans le corset serré à bloc, un sourire de triomphe sur les lèvres…
Eh bien, même cette coutume sacrée du dimanche, les Alpinistes ne la respectaient pas ! Non contents d’ignorer la messe, en vrais païens (et M. le Curé sut y faire, au prône, quelques allusions assez claires) ils ignoraient ce luxe qu’on se doit d’étaler, aux jours fériés. Tels les excursionnistes arrivés de Marseille par marches forcenées, ils avaient le front, ce jour-là, de traverser la ville en gros souliers ferrés (elle aussi !) et toujours leur canne battant avec dédain les pavés dominicaux… Et ce n’était pas le vêtement qui leur manquait : lorsqu’ils prenaient le train pour aller « à la ville », ils savaient alors « se mettre comme il faut ! » – Oui, décidément, c’était bien Seyssac qu’ils méprisaient !
Ils n’étaient pas pauvres, non plus. Ils recevaient chaque mois des sommes « conséquentes ». À quoi les dépensaient-ils donc ? Ils n’avaient aucun train de maison… pas même de bonne ! Ils préféraient, leur avait-on ouï dire, éviter cet espion domestique. Singulier aveu ! Qu’avaient-ils donc à cacher ?
Personne du village n’entrait dans leur habitation, qu’ils avaient choisie – pour l’air et la tranquillité, soi-disant – à la campagne, isolée de la route. Lorsqu’ils n’étaient pas à courir les collines, ils se terraient là-dedans, comme des ours, à trafiquer on ne savait quoi. La porteuse de dépêches, qui pénétrait à l’occasion dans leur antre, avait de ses yeux vu la Bohémienne – ah ! elle se la coulait douce, n’ayant pas d’enfant, la pécore ! – vêtue d’un peignoir de velours rouge, avec des babouches dorées aux pieds, étalée sur un sofa, entre des piles de coussins, comme une odalisque !
Ces drôles de particuliers possédaient aussi des livres en quantité extravagante. Le déménageur en avait compté six énormes caisses. À quoi pouvaient bien servir tous ces livres ? Le notaire n’en avait pas moitié autant. – Et l’Alpiniste, évidemment, n’était pas un notaire !
Un peintre, plutôt ; car on l’avait vu traverser la ville avec une boîte de couleurs et de petits tableaux… Mais ces tableaux, il les dissimulait soigneusement, à l’inverse des autres artistes. – Pourquoi ?
Les lettres et journaux qu’il recevait portaient la mention : « littérateur » ou encore : « poète ». Mais ce n’est pas ainsi que les jeunes filles du cru imaginent un poâhte !
Il y avait chez eux un piano, dont jouait la Bohémienne, et on l’entendait de la grande route, les soirs d’été, par les fenêtres ouvertes. Mais elle n’était sûrement pas aussi adroite que les filles du notaire ou la dame du médecin, car dans sa musique on ne reconnaissait jamais un air à la mode… Et puis, si elle avait su vraiment jouer, elle n’aurait pas refusé d’aller déployer son talent aux soirées des notables !
Avec quelle joie la malignité du Tout-Seyssac eût daubé sur une peccadille bien avérée de « cette espèce d’artiste » ! Mais hélas ! la plus jalouse surveillance était vaine, et les plus venimeuses de ces dames en étaient réduites à inventer sur son compte des calomnies cousues de fil blanc, qu’il était impossible de prendre au sérieux. Et quant au mari, les beautés locales ne le touchaient pas, et Mme Soucardot, la fringante receveuse des contributions, lui avait prodigué en vain les plus séduisants sourires. – D’ailleurs, ces deux « essentriques » étaient inséparables : on ne les voyait jamais l’un sans l’autre ; et c’en devenait bouffon, à la longue !
La seule arme positive qu’ils eussent fournie aux médisances sur le chapitre moral datait de leur arrivée à Seyssac. Ils vivaient alors « en concubinage », comme disait M. le Curé, et avaient attendu près de trois mois pour se marier – civilement, pas même à l’église… Et quel scandale, ce mariage, où ils vinrent dans leurs habits de tous les jours, les souliers poudreux, se présenter par-devant M. le Maire, qui avait fait toilette, lui, comme les témoins… alors que toute la ville attendait sur le pas des portes, pour voir le cortège !
Si les maisons respectables leur avaient, au début, fermé leurs portes, comme il sied, ce fut, dès qu’ils eurent « régularisé leur situation », à qui les inviterait. Mais, chose inouïe, ces étrangers, qui auraient dû s’estimer trop heureux, continuèrent de se tenir à l’écart. Pour toute excuse, ils vous répondaient qu’ils n’avaient pas le temps ! Quel toupet ! on savait bien que, n’étant pas dans le commerce, ils n’avaient rien à faire. Passaient-ils donc toutes les soirées à se bécoter au coin du feu ? – Et si on leur demandait : « Vous devez vous ennuyer, tout seuls, à la campagne ? » – ils prétendaient que non.
En six ans, les Alpinistes n’avaient fait que deux exceptions à leur réserve ; et ce n’était pas en faveur de sérieuses notabilités, loin de là !
L’une concernait la femme d’un officier de marine, que les bonnes langues accusaient d’être « une ancienne de Toulon, ma chère ! une fumeuse d’opium », chez laquelle ils allaient de fois à autre – apparemment se griser de l’abominable drogue interdite par la loi et qui rend fou et criminel !
Mais leur seconde relation fut peut-être plus regrettable.
Pas une fois depuis son arrivée, l’Alpiniste (qui ne votait pas) n’avait laissé deviner la couleur de ses opinions politiques. Mystérieuses comme sa vie, elles n’en devaient pas être meilleures pour cela, au contraire ! Les gens qui ne vont pas à la messe, d’abord… Mais les pires soupçons furent confirmés, lorsqu’un beau jour on le vit entrer (avec sa femme, naturellement) chez M. Escoffion, le juge de paix, – un socialiste ! Sous couleur d’échanger des livres, les deux ménages se fréquentèrent ; et, preuve de réelle scélératesse, les Serval continuèrent à saluer les époux Soucardot, « des contributions », qui étaient à couteaux tirés avec la justice de paix !
On était fixé, désormais, sur les Alpinistes ; et les gens bien-pensants ne les saluèrent plus qu’après un regard circulaire pour s’assurer qu’on ne les voyait pas… Nouvelle bravade : les Alpinistes cessèrent de répondre à ces frauduleuses politesses ; et, inaccessibles aux froideurs comme aux avances, ils fréquentèrent de plus belle le socialiste et la fumeuse d’opium.
Que cet éloignement systématique de la bonne société locale fût chez les Alpinistes un parti-pris, on n’en pouvait douter quand on les voyait dans les meilleurs termes avec cette foule de journalistes et de peintres qui s’abattaient chaque année plus nombreux sur Seyssac. En compagnie de ce monde bizarre et interlope – des hurluberlus tout rasés comme des acteurs, des femmes à cheveux teints, à toilettes extravagantes, et qui buvaient l’apéritif ! – ils quittaient leurs façons hautaines et glaciales. Ils les retrouvaient au café du Progrès ; et là, installés sur la terrasse, ils semblaient se divertir beaucoup, à pérorer tous ensemble, interminablement, comme s’ils discutaient d’affaires sérieuses.
Certains même de ces Parisiens se promenaient avec eux des après-midi entiers, et on les recevait à manger, à boire, à faire de la musique, dans ce mas des Genêts si rigoureusement interdit aux curiosités de la population. Et le plus drôle, c’était que les Parisiens (des gens riches, pourtant, et qui laissaient pas mal de plumes dans les hôtels du lieu) traitaient les Alpinistes en égaux, sans avoir l’air d’apercevoir leur ridicule insignifiance.
Un jour ou deux avant leur retour de voyage, précisément, étaient descendus au Grand Hôtel deux messieurs de ce genre, avec leurs dames, qui s’étaient informés des Serval. Leur absence était connue de tous, bien entendu ; mais on trouva plaisant de feindre, et d’envoyer les étrangers à la « campagne », où ils trouvèrent porte de bois.
Ce fut donc un hasard qui les mit en présence du couple, un matin que celui-ci, retour du bain, passait sur le port.
Lucien Laville, imposant gaillard à barbe rousse et lunettes d’écaille, était la gloire naissante et le chef incontesté du groupe littéraire où Étienne Serval comptait le plus de sympathies, mais où son dédain de l’arrivisme, ses goûts d’indépendance absolue, son manque d’esprit de chapelle, en un mot, lui valaient le qualificatif d’« amateur ». Laville persistait à croire en l’avenir du poète, qui lui vouait une réelle amitié pour sa belle intelligence et sa simplicité d’allures. – Quant à Georgette Laville, musicienne et spirituelle causeuse, elle tenait Ida sous son charme.
— Quelle heureuse surprise ! vous voilà donc rentrés, chers amis !
Par leur présence, les compagnons des Laville – le peintre Albert Rudeaux et madame – que les Serval voyaient pour la première fois, nuisirent d’abord un peu à la cordialité de l’atmosphère. Mais on décida de fêter par un déjeuner en commun la rencontre inespérée ; la chère et le vin eurent tôt fait de délier les langues et d’atténuer la distinction entre nouvelles et anciennes connaissances. Le café pris, ce fut un groupe homogène qui partit en promenade.
Sur la prière de ses amis, Étienne les guida par le plus âpre des collines. Il leur montra ces paysages naguère inconnus, alors déjà familiers à quelques peintres et amateurs de vierge nature, mais où les touristes viendront en foule s’extasier sur commande, lorsque des routes praticables livreront aux autos ce massif calcaire que chauffe le soleil de Provence et qui égale en beauté sauvage les sites les plus renommés du Péloponnèse. Ils parcoururent de longs plateaux arides, dont la roche rongée, fissurée, crevassée par le sec et l’humide et le chaud et le froid, se désagrège en un cailloutis qui déroule sous les pieds avec un bruit de ferraille ; ils arpentèrent de blanches solitudes parsemées çà et là de maigres buissons : – kermès rabougris, tue-chèvres épineux fleuris d’or jaune, genévriers bourrus, cistes et bruyères roussies, romarins, thyms et lavandes ; – ils traversèrent des reboisements de pins obstinés à vivre dans les pierres qui crèvent le tapis des aiguilles tombées ; ils descendirent en des vals déchiquetés et farouches, muets, sans un oiseau, torréfiés de soleil, dont les crêtes se découpent sur l’azur avec un relief de paysage sélénite ; ils virent s’étaler au bas de la montagne l’indigo brasillant de la mer, sous un haut promontoire aux falaises safranées, qui se mua, vers l’heure du coucher de soleil, en fabuleux rempart de cuivre rouge…
Ce fut vers la fin de cette excursion (les dames, un peu lasses, suivaient de loin) que les hommes entreprirent le sujet d’actualité : la guerre possible. On était au 23 juillet. Nul danger immédiat, certes ; mais l’assassinat de l’Archiduc, les prétentions autrichiennes, l’attitude agressive de l’Allemagne, rappelaient les crises antérieures : Agadir, les zeppelins et taubes dans l’Est, les incidents de Saverne et Nancy… Les deux littérateurs et le peintre considéraient la guerre comme un fléau sans égal pour la civilisation, et l’attitude de la France, conciliante à tout prix, leur apparaissait la plus noble, en face des bravacheries germaniques. D’ailleurs, le caractère formidable de l’armement actuel, les moyens de destruction nouveaux, rendraient un conflit tellement meurtrier qu’aucune puissance n’oserait, à l’heure décisive, en assumer la responsabilité. Ou si, malgré tout, la guerre éclatait – par la force des choses – quelques jours, voire quelques semaines d’une tuerie excessive amèneraient les belligérants à une prompte paix. Au seul point de vue financier, le coût monstrueux des hostilités (un milliard par mois, pour la France seule !) les empêcherait de durer plus de cinq mois, – les ressources disponibles de chaque pays étant bornées à l’encaisse métallique des banques. Les revues les plus sérieuses avaient établi le point de façon absolue. – Et tous trois citaient des chiffres, déploraient le gaspillage fou qu’entraîne déjà la simple paix armée. Le peintre, en bon socialiste, vitupérait contre la nouvelle loi de trois ans, et voulait remplacer l’armée permanente par la milice nationale de Jaurès. Dans le feu de la discussion, il alla même jusqu’à dire que peu lui importait d’être Allemand ou Français. La grande fraternité mondiale n’unissait-elle pas tous les peuples sans distinction, contre l’Internationale des exploiteurs patronaux, la tyrannie bourgeoise et celle des gradés, leurs instruments ? Car Rudeaux avait tâté de la caserne, et il conservait de cette servitude le plus abominable souvenir. Toutefois, que la guerre éclatât, soit, il marcherait, comme les autres !
Malgré leur indulgence aux principes antimilitaristes de leur jeunesse (qu’ils rappelaient avec un sourire sceptique) ses deux compagnons n’allaient pas aussi loin. Laville (classé auxiliaire) était « bon Européen », mais patriote par définition, et n’admettait pas qu’une race étrangère pût dominer sur le sol national. Pour l’Alsace-Lorraine, vu la prescription du fait accompli et en faveur de la paix, il partageait les sentiments de la majorité intellectuelle d’alors, et condamnait les idées de « revanche ». Mais il se déclarait prêt à repousser toute invasion menaçant sa belle patrie : la France. Quant à Serval, la neutralité de la Belgique, garantie par l’Europe, le rassurait. Son pays était à l’abri de la guerre, et son « remplaçant » n’aurait pas à faire le coup de feu. Mais il aimait la France – pur flambeau de la civilisation, laboratoire du progrès humain, noyau des futurs États-Unis du Globe – et il se révoltait contre sa sujétion éventuelle. Cela l’eût « dégoûté à fond » de voir la Provence, son pays adoptif, aux ordres d’un gouverneur teuton. Il jugeait d’ailleurs les Allemands (tels qu’il les avait vus à Cologne, Munich, Nuremberg) un peuple grossier, tandis que les Autrichiens lui étaient apparus, du moins à Vienne, très fins et civilisés.
Mais bien entendu, les considérations auxquelles ils venaient de se livrer n’avaient d’intérêt que théorique : les événements qui se passaient là-bas du côté de Belgrade présageaient tout au plus une autre édition de ces guerres balkaniques dont les journaux avaient fait de la copie durant deux ans. Cette fois encore, selon leur expression, « le conflit serait localisé ».
— Nous avons dit, je crois, pas mal de bêtises, lança Laville, en dardant sur ses deux compagnons l’éclair de ses lunettes.
— Bah ! n’est-ce pas la règle sur ces sujets ? railla Serval, légèrement.
— Et quelles bêtises plus graves on ferait, si ces sujets devenaient réalité ! exclama Rudeaux avec amertume.
Mais personne ne releva son observation, et comme on débouchait sur le port, on fit halte pour attendre les dames, et on parla d’autre chose.
Entraîné par les obligations amicales de cette société inhabituelle, Serval ne parcourait plus les journaux qu’à peine, et ne voyait pas s’accroître le péril qu’il eût, en autre temps, mieux discerné. Le tragique de l’heure ne lui apparut que le soir du dimanche 26, au retour d’une excursion.
Les journaux achetés le matin, il les avait fourrés pêle-mêle avec les provisions dans son sac au dos où ils étaient restés durant l’allègre marche des trois couples parmi les bois de pins, puis au flanc de la montagne fauve, sous le soleil d’été, en vue de la mer bleue. Pas un instant nul n’avait songé à la gravité possible des nouvelles, lors de la halte parmi les rochers littoraux, où se confectionna, sur un feu de pommes de pin et suivant la recette des pêcheurs du Lavandou, la pittoresque bouillabaisse. De retour au village, on s’était quitté avec l’espoir de renouveler ces plaisirs durant les cinq jours de vacances qui restaient aux Parisiens.
Rentré chez lui, sous la lampe, Serval parcourut les feuilles, et pour la première fois l’imminence du danger lui sauta aux yeux, avec la vision de la catastrophe, – moins causée par l’histoire serbe que voulue par l’Allemagne, rebelle à toute concession.
Ida s’était mise au piano, et improvisait en sourdine. Le parfum des genêts entrait par les fenêtres, avec la fraîcheur nocturne. Des papillons de nuit, attirés par la clarté, faisaient résonner les moustiquaires métalliques sous leurs chocs et leurs battements d’ailes ; des éphémères, qui s’étaient introduits dans la pièce, tournoyaient autour de la lampe, et venaient tomber, les ailes grillées, sur l’imprimé aux nouvelles sinistres. Afin de mieux comprendre, Étienne alla rechercher dans la caisse aux vieux papiers les numéros des jours précédents, qu’il analysa fiévreusement. – Et la calamiteuse certitude s’élargit en lui, le pénétra d’une horreur muette.
Cependant, le froissis de tous ces journaux attira l’attention de la jeune femme.
— Que cherches-tu, mon bien-aimé ? demanda-t-elle.
Pirouettant sur le tabouret, elle vint s’appuyer à l’épaule d’Étienne, avec un gai sourire ; et le parfum de sa jeune chair, comme une fraîcheur marine, s’exhalait de son kimono flottant.
Il hésita une seconde ; mais habitué à ne lui rien cacher de ses pensées, il la prit sur ses genoux et, caressant la fine main encore brunie et griffée par le soleil et les buissons de l’île heureuse :
— La guerre, petite fille ; nous allons avoir la guerre.
— La guerre ? répéta-t-elle, sans bien comprendre. Mais pourquoi ? Ne disais-tu pas qu’elle était impossible, de nos jours ?
— Je me trompais. Je croyais au progrès, à la civilisation… Des rêves ! Il n’y a pas de progrès. La bête humaine est toujours pareille. C’est la loi fatale : les peuples doivent s’entredévorer, au lieu de s’unir pour l’œuvre commune.
Elle baissa la tête et, soudainement grave :
— Oui, tu es trop bon, trop généreux : tu crois que tout le monde te ressemble… Mais qu’allons-nous faire, s’il y a la guerre, comme tu le dis ?
— Rien. Attendre. Voir venir. Nous sommes en sûreté ici, provisoirement.
— Et tu ne vas pas être forcé d’aller te battre, au moins ?… Non, c’est vrai, il n’y a pas de danger… Oh ! comme je suis heureuse que tu ne sois pas Français, mon amour ! que tu aies voulu rester Belge, comme ton père !… Mais dis-moi : et ma mère ? que va-t-elle devenir, avec ma sœur ? Et mon frère qui vient de se marier ?
— Ta mère ? Elle saura quitter Lille, en cas de danger. Ton frère… Ah ! diantre !… Il est bien né alors que tes parents habitaient Tiflis ?
— Oui, et il a opté pour la Russie. Et la Russie va être en guerre, n’est-ce pas ?… On va l’envoyer se faire tuer. Je ne le reverrai plus ; ni ma mère, ni ma sœur… Oh, mon aimé, ne nous séparons pas, à aucun prix, ne me quitte pas ! Que deviendrais-je, sans toi ?
Et, dans un élan de petite fille effrayée, elle se cacha la tête entre les bras d’Étienne. Il lui mit un baiser dans les cheveux.
— À quoi songes-tu là, folle chérie ? Pourquoi te quitterais-je ? Tu sais bien que je suis seul au monde, et que je n’ai que toi. Tu reverras les tiens. Sois tranquille. Et nous resterons unis toujours ; et tant que nous nous aimerons, les hommes et les dieux auront beau faire : le malheur ne saurait nous atteindre.
C’était là de la littérature : il se battait les flancs pour rassurer Ida et lui-même. En vain. L’effroi de l’inconnu resserra leur étreinte ; et ils restèrent de longues minutes, joue contre joue, les yeux fixés sur la lampe où venaient se brûler les éphémères, à sonder l’avenir sibyllin. Et, pour la première fois de leur existence heureuse, ils se sentirent seuls, perdus au milieu d’un monde hostile, et livrés sans recours aux destins malfaisants.
Le lendemain, toutefois, en rejoignant leurs amis après déjeuner, Serval comprit qu’il était seul à croire les circonstances aussi désespérées (on négociait toujours, disaient les gazettes) et il s’abstint de troubler la quiétude de ses compagnons.
C’était la fête locale. Depuis l’avant-veille, les réjouissances ne discontinuaient plus : les bals, les jeux, les concours, secouaient sous le soleil d’été l’habituel farniente de la petite ville. Les cafés regorgeaient. Dans l’attente de la farandole, les filles, attifées à l’instar de Marseille, promenaient leur gaîté volubile et leurs rires caquetants, par sept et huit de front, les bras entrelacés, sur le Cours, entre les œillades et les gaillardises des jeunes mâles. Fatigués par l’excursion de la veille et curieux de pittoresque, les étrangers allèrent flâner sur le port. Au long du quai, sur le pavé brûlant, la population attendait l’heure des joutes nautiques. On rencontra le juge de paix et son épouse ; et ces amis des arts, présentés, se joignirent à la petite troupe.
Cependant, le poète, obsédé par l’imminence du péril, s’éclipsa et gagna le bureau de poste. Le télégramme qu’il tendit au guichet fit sursauter l’employé. Par deux fois, celui-ci dut recompter les mots, tout en dévisageant avec stupéfaction l’oiseau de malheur qui demandait à son notaire, « vu imminence guerre européenne, trois mille francs, par retour… » Avait-on idée ! au beau milieu des fêtes ! Et comment était-il si bien renseigné, celui-là ?
Soulagé par sa démarche, Étienne regagna le quai, où les rires et les acclamations ironiques saluaient les barques lancées à contre-bord et les grotesques contorsions ou les plongeons rejaillissants des jouteurs qui, perchés à la proue, une lance emboulée au poing, tâchaient réciproquement de se désarçonner. La compagnie retrouvée, il annonça ce qu’il venait de faire. Un tollé scandalisé lui répondit. — « Quoi ! vous croyez à la guerre, vous ! » interrogea M. Escoffion. — « Avant huit jours », déclara fermement le poète. Tous se turent. L’affirmation avait jeté un froid, et on quitta le spectacle avant la fin. Georgette Laville, s’adressant à Serval, résuma le sentiment de tous : — « C’est drôle, il me semble qu’en allant ainsi à la poste, vous venez de déclarer la guerre. »
Les Parisiens quittant Seyssac le jeudi, une dernière excursion fut organisée pour le mardi. Mais elle ne ressembla point aux précédentes. La nouvelle, apprise au moment du départ, que la médiation des puissances demandée par la Serbie serait vraisemblablement refusée par l’Autriche, accentua l’impression causée la veille par le télégramme fatidique. Une gêne sourde planait. Qu’arriverait-il, après cette dernière excursion ? Se reverrait-on, seulement ? Qu’allaient-ils devenir, chacun, dans l’imminent cataclysme ?… La journée fut morne, en dépit du temps radieux, et l’on revint par le premier train de l’après-midi. Dans le couloir du wagon, les voyageurs discutaient les chances de guerre, avec un optimisme têtu. — « Les Allemands n’oseraient pas… La guerre serait trop terrible… C’est pour empêcher ce Caillaux… Avec nos aéroplanes, monsieur… Et puis non, que la Serbie et l’Autriche se débrouillent ! ça ne nous regarde pas ! »
À Seyssac, le chef de gare prit place dans l’autobus qui ramenait la société. Ce fonctionnaire révéla bien haut que la mobilisation « suspendrait instantanément le service ordinaire des trains, sur toutes les lignes ; qu’on débarquerait les voyageurs où ils se trouveraient, fût-ce en rase campagne. » Et il se rengorgeait, le bonhomme, fier de l’importance soudaine que lui conférerait ce veto. Laville et Rudeaux s’alarmèrent. Comment regagner Paris ? Que deviendraient, en cas de mobilisation, les dames, lorsque les civils seraient exclus des chemins de fer ? Et, par précaution, leur départ fut avancé au lendemain 27.
En sortant de chez eux pour aller à la gare prendre congé de leurs amis, Étienne et Ida rencontrèrent le facteur, qui précisément leur apportait les fonds réclamés deux jours plus tôt. Ce fut un allègement. Avec ces trois mille francs, plus mille de réserve, gardés chez eux, ils tiendraient bien les cinq mois que pouvait durer, au grand maximum, une guerre…
Les adieux furent graves et presque silencieux. La menace qui planait sur la séparation donnait à l’amitié un prix nouveau, jamais perçu encore. Le train fut en retard. Il était bondé extraordinairement. On eût dit que tous les villégiateurs de la Côte d’Azur se hâtaient de fuir. Des Allemands indiscutables montraient aux portières des faces de gens traqués.
À Seyssac même, la colonie étrangère s’émouvait. Plusieurs des peintres teutons et tchèques amenés dans le pays par l’exemple du maître Royer, avaient brusquement disparu. Les élèves du maître, eux, continuaient à promener, au milieu d’une sourde suspicion, leur gaîté turbulente et polyglotte.
Le vendredi, les Serval apprirent, chez M. Escoffion, l’assassinat de Jaurès et la disparition du dernier espoir de paix. Le juge, très surexcité, maudissait les traîtres, vendus à l’Allemagne. Ah ! il n’était plus question de mettre le bâton du Parti dans les roues de la Défense nationale ! Puisque les socialistes germains se déclaraient prêts à marcher, ceux de France feraient voir leur patriotisme, dont on avait trop douté… Hervé, Gustave Hervé lui-même, ce détracteur de la « loque au bout d’un bâton », rachetait devant l’ennemi ses erreurs passées, et proclamait sa pure foi en l’emblème sacré de la Patrie ! – Ah ! certes, les Allemands, ignoraient tout de la psychologie française, lorsqu’ils escomptaient nos déchirements politiques !…
La guerre n’était plus qu’une question d’heures. Un gendarme, de planton au télégraphe, attendait l’ordre officiel de mobilisation. Les affiches étaient à la mairie. Et toutefois les gens de Seyssac, enivrés par leur fête, s’obstinaient à n’y pas croire. Ils ne pouvaient admettre que la catastrophe européenne vînt interrompre leurs divertissements. Étienne et Ida, descendus au village l’après-dîner du samedi fatal, rencontraient encore beaucoup de sceptiques.
Au retour du bain, ils s’étaient assis à la terrasse du café du Progrès et s’amusaient à regarder le Cours s’éveillant à la fin de la grosse chaleur, lorsqu’une agitation insolite se produisit dans la rue de l’Hôtel-de-Ville ! – « Le voilà ! » criait-on. Et l’agent de police déboucha du coin, portant un paquet d’affiches et un pot de colle à gauche, et serrant de la dextre son clairon de crieur public… L’ordre de mobilisation !… Quelques notes étranglées s’échappèrent du cuivre, mais l’homme, trop ému pour lire le texte de l’affiche, dut se contenter de la placarder sur le mur du boulanger, au milieu de la poussée générale, – tandis que la grosse cloche de l’église commençait à battre. Nuls cris. Un bourdonnement sourd et atterré. Toutes les femmes fondant aussitôt en larmes, et les hommes, apoplectiques ou très pâles, se répandant çà et là, pour diffuser la nouvelle. Des bruits absurdes circulaient. – Mobilisation générale, té ! cela signifiait tout le monde, sans exception, jusqu’à soixante ans, sinon plus ! – À les entendre, on eût dit que, dès le lendemain, toute la population mâle de Seyssac aurait disparu, en route vers la frontière. Et c’était pour préparer leurs baluchons de soldats, bien sûr, qu’ils rentraient chez eux, tandis que les bonnes ménagères, volubiles et toujours pleurantes, envahissaient les épiceries, comme si la famine devait éclater le soir même, et reparaissaient, des provisions sous les bras, à la main des morues salées, sur quoi tombaient leurs larmes.
La cloche se tut. Après avoir été lire l’affiche, les Serval retournèrent au café. Royer et sa femme, qui passaient justement, s’assirent à côté d’eux. Le peintre, grandiloque, affirmait son patriotisme, sa résolution de partir, dès le lendemain (bien qu’il eût cinq jours) pour rejoindre son corps, à Chartres. Les trains militaires le transporteraient, lui. Mais sa femme devait rester ici, jusqu’à ce qu’il pût lui envoyer des fonds… Et, entre parenthèses, il la recommandait aux sympathies du ménage.
— Bien volontiers. La solitaire trouverait en Ida aide et réconfort…
Cependant, le maître s’étonnait que Serval manifestât aussi peu d’enthousiasme guerrier ; et, en apprenant qu’il était belge, hasarda – oh ! sous forme de badinage ! – qu’il pourrait toujours s’engager dans la Légion… Ou qui sait même si le Gouvernement n’allait pas l’enrôler d’autorité ?… En tout cas, il ferait bien de régulariser sa situation d’étranger, s’il voulait éviter des désagréments.
— L’envie ! pensa Étienne.
Mais, comme le dernier conseil avait du bon, il résolut in petto d’aller aux informations, une fois débarrassé des Royer.
Le Cours se vidait peu à peu, retombait au silence. Quelques femmes y pleuraient encore, muettement : un groupe d’hommes échangeait des réflexions, à voix basse. La dernière note pittoresque fut donnée par une manière d’arsouille, un Parigot, qui descendit vers le port en proclamant d’une voix narquoise : « V’là l’bordel qui commence ! c’est pas trop tôt ! Y a assez longtemps qu’y nous emmerdaient, ces cochons-là ! »
— Les Provençaux restèrent fermés à cette saillie du loustic : pas un ne comprit que c’était le vrai mot de la situation.
Les Royer s’en furent chez eux, et les Serval à la gendarmerie. Les deux pandores, occupés de soins ménagers, s’ébahirent de l’excès de zèle. Non, ils n’avaient reçu aucune instruction ; ils ne savaient rien. – « Tenez-vous tranquille, trouva enfin le plus avisé. Lorsque le Gouvernement aura besoin de renseignements complémentaires sur votre nationalité, il saura bien vous le faire savoir. »
C’était plutôt vague, et il convenait de s’adresser à des autorités plus éclairées. Car l’insinuation de Royer inquiétait Serval, et plus encore Ida, sans qu’elle voulût l’avouer. Ils décidèrent d’aller à Marseille, lundi, faisant le trajet à bicyclette, s’informer aux bureaux de la Préfecture. Ce serait aussi l’occasion de faire quelques achats et de voir l’aspect de la grande ville.
Le soir, comme ils achevaient de manger sur la terrasse, entourés de leurs chats familiers, dans le crépuscule limpide, le propriétaire du domaine, vieux paysan dont ils goûtaient la simplesse et l’astuce virgiliennes, monta l’allée et vint, comme il le faisait de temps à autre, s’asseoir auprès de ses locataires. Il était à la fois sombre et peu convaincu de la réalité, malgré l’affiche qu’il avait vu apposer au carrefour et que, ne sachant pas lire, il s’était fait expliquer. Serval lui avait bien, durant la semaine, prédit la guerre, et le vieux, écoutant comme des oracles les avis d’un monsieur si bien pourvu de livres, et qui devait posséder « des secrets », avait retiré un millier de francs de sa banque. Mais le souvenir de 70 lui montrait dans la guerre une si parfaite calamité, qu’il ne se résolvait pas à y croire. Tourmenté de doutes et d’inquiétudes, le bonhomme finit par s’ébahir de trouver aussi calme le jeune citadin. – « Et quand partez-vous ? » lui demanda-t-il.
Serval lui répondit qu’il ne partait pas… « pas encore », ajouta-t-il, voyant pour la première fois la nécessité de masquer son privilège.
Le père Brun, qui venait de conter une histoire de déserteur nourri et caché par lui sur le plateau infréquenté où il gardait les moutons, dans sa jeunesse, s’abstint de commentaires. Comme beaucoup de vieux rustiques, il jugeait inopportun d’aller « se faire casser la figure pour le gouvernement », lorsqu’on pouvait l’éviter. Et ce fut sans arrière-pensée qu’il félicita Monsieur Serval d’une pareille chance. Son fils à lui, marié, père de famille, partirait sans doute bientôt. Il ne courrait pas grand risque, comme territorial, mais c’était une pitié, pour les vendanges qui allaient venir, pour les labours qui ne se feraient pas… Et, branlant la tête à l’évocation des malheurs futurs, le vieux descendit l’allée, à pas pesants, sous le clair de lune.
Le lundi matin, dans la gloire atmosphérique d’une belle journée déjà chaude, le couple se mit en route vers Marseille, poussant les vélos, à pied, sur les deux premiers kilomètres, puis domptant de pédales alertes la côte plus facile qui va jusqu’à mi-chemin. Tout au plaisir de rouler en liberté, parmi les solitudes grandioses de la montagne, ils en oubliaient presque le vertige de folie prêt à fondre sur l’Europe. Ce fut en pleine descente qu’ils reprirent la notion de la réalité, en croisant à un virage un petit poste de dragons qui tenaient leurs chevaux par la bride, sous les ordres d’un officier. Celui-ci, sans leur rien demander, répondit à leur salut avec politesse, et ils arrivèrent au terminus du tramway, où ils laissèrent les machines dans une guinguette, afin d’éviter la longue traversée des faubourgs, mal pavés.
Dans le tram, les gens qui montèrent aux stations successives commentaient l’événement. Pour les uns, la guerre n’aurait pas lieu. D’autres affirmaient que déjà la bataille faisait rage dans l’Est. À Sainte-Marguerite, un vendeur offrit ses journaux, qu’on se disputa. Le Petit Marseillais était imprimé sur une feuille simple encore humide, avec un recto d’en-têtes sensationnels et, au verso, les blancs d’une mise en page bousculée. Mais on n’apprenait rien de positif. La mobilisation s’effectuait. L’état de siège était décrété par toute la France. Les hostilités semblaient avoir commencé.
Chez le cireur, où ils firent nettoyer leurs chaussures poudreuses, le patron tenait seul la boutique : tous ses garçons étaient mobilisés, prétendait-il. Lui-même regrettait que son âge ne lui permît pas de voler à la frontière !… Les rues étaient pleines d’officiers et de soldats. Les femmes avaient les yeux rouges et échangeaient des lamentations volubiles. À la porte des banques se massaient des foules murmurantes. Dans un magasin de nouveautés, les vendeurs mâles avaient tous disparu ; un seul vieillard – qui trouva moyen d’exhiber son livret militaire, de la classe 68 – s’affolait dans l’ignorance des prix, des marchandises. La dame de la caisse bouleversa son tiroir pour leur rendre sur un billet de cinquante francs.
Au café Riche, où ils s’assirent, face à la Cannebière, les garçons, avant de livrer les consommations, demandaient si l’on avait de la monnaie, et, refusant le change, stipulaient le paiement préalable. La terrasse était une exposition de tenues guerrières. À côté de vrais officiers, des amateurs arboraient un simple képi, ou serraient entre leurs genoux les canons d’un Lefaucheux, en confectionnant leur pernod. D’une table à l’autre, des nouvelles abasourdissantes circulaient, toutes de source absolument sûre. Dix mille hommes avaient été anéantis à Lunéville ; Garros avait crevé un zeppelin ; les Russes marchaient sur Berlin… On répétait sans sourciller les plus folles galéjades. Chacun parlait de « rejoindre ». Et toute la terrasse, avec les gens du trottoir, examinaient, sur la façade de la parfumerie Belazor, le transparent des réclames où revenait, toutes les minutes, la même dépêche manuscrite : « Pas de nouvelles du théâtre des événements. »
Chez un armurier, où Étienne à tout hasard voulut renouveler les cartouches de son revolver, des gens fébriles choisissaient les brownings, exigeaient des forces de pénétration excessives.
Au restaurant du Ventoux, sur le quai de la Fraternité, proche le marchand de coquillages, ils trouvèrent à grand peine une table, où, des trois garçons restants, celui à l’œil de verre condescendit enfin à leur apporter le dérisoire « plat du jour » : un ragoût innommable de veau à la colle, serti de quatre pommes de terre – moyennant 2 francs la portion – le double du prix habituel. On appréhendait la famine. Les pommes de terre, affirmait le garçon, se payaient aujourd’hui 80 centimes le kilo ! Et il réservait ses attentions pour les militaires, qui affectaient les gestes conquérants, le verbe haut et la jactance des maîtres de l’heure. Sur le quai un cortège déboucha, dans une acclamation : bossus, bancroches, manchots, boiteux, précédés d’une bannière portant : LES RÉFORMÉS DEMANDENT À PARTIR. – La plus indulgente caserne eût expulsé jusqu’au dernier cette Cour des Miracles. Ce qui n’empêchait les spectateurs de renchérir à l’envi : — « Té oui, ils partiront… tous… oui, tous ; personne d’exempt ! » Les vieux birbes soixantenaires, les femmes surtout, étaient les plus empressés à inaugurer le sport égalitaire, et à se décerner ce facile brevet de civisme.
Malgré certains détails amusants – tel le millier de perruches vertes destinées à un oiseleur de Berlin, et qu’on venait de lâcher dans le square de la Bourse – l’atmosphère urbaine oppressait les deux voyageurs. Elle leur devint complètement odieuse quand ils eurent vu, à l’entrée de la rue Paradis, un tumultueux rassemblement d’où s’élevaient des cris : « À mort les Alboches ! » Deux sergents de ville regardaient, impassibles. Étienne s’informa. C’étaient de zélés patriotes, occupés à saccager un magasin de meubles « en bois VIENNOIS », et dont l’infortuné propriétaire s’appelait LALLEMAND !!
La brutalité, la susceptibilité des foules, leur force irrésistible et leurs aveugles colères, avaient toujours inspiré à Serval le même effroi que la visite d’une maison d’aliénés ; Ida en éprouvait une horreur incoercible. – Tous deux, englobés dans ce cauchemar de démence contagieuse, n’aspirèrent plus qu’à s’évader, à retrouver la paix de leur mas. Et, sans plus songer à la Préfecture, les nerfs en révolte, hérissés, ils reprirent le tramway.
Lorsqu’ils roulèrent de nouveau à bicyclette, en nage sous la grosse chaleur mais respirant la bonne solitude des montagnes, ils se promirent de ne plus retourner à la ville, de longtemps. Même (car la contagion gagnerait probablement Seyssac) ils se demandaient s’il ne serait pas meilleur de quitter la France, d’aller se réfugier sur quelque plage de Belgique, loin de ces décagements de l’instinct… Mais n’était-il pas trop tard ? les frontières n’étaient-elles pas déjà fermées ?… Et puis, la neutralité de la Belgique serait-elle respectée ?
Comme le frein d’Ida fonctionnait mal, ils venaient de mettre pied à terre pour la forte descente, lorsqu’ils croisèrent un individu nu-tête, suant et rouge, qui marchait à grands pas. Ils le connaissaient de vue. C’était un des peintres autrichiens de Seyssac, un élève de Royer. Il semblait à la fois inquiet et triomphant, avec un sourire crispé, comme s’il échappait à un danger… L’avait-on pris pour un espion et persécuté ? Fuyait-il en cachette, pour sa vie ?
Étienne faillit l’interroger au passage. Mais une prudence toute nouvelle le retint, et il se contenta de lancer un sourire furtif au jeune homme, qui se retourna une fois ou deux, sans ralentir, avec un signe de tête énigmatique.
Cette sorte de complicité les hanta, lorsqu’ils furent rentrés chez eux. Dans le calme bucolique du cher paysage, ce mas où régnait la félicité leur apparut comme un asile inviolable ; et, pour la première fois, ils s’y redressèrent en secret, à l’abri de la Terreur.
L’intoxication puisée à la ville, néanmoins, fit son œuvre. D’avoir assisté aux débuts de cette frénésie qui allait gagner la France entière jusqu’au plus reculé des hameaux, un découragement les envahit. – Leurs chats, qui rôdaient autour d’eux sur le divan, inquiets et affectueux, étaient plus dignes de confiance que les hommes, moins suspects de haine et de trahison ! – Dans la fatigue du voyage et l’énervement de la chaleur, ils parcouraient les journaux achetés à Marseille, et la suite des événements se révélait, formidable. Quelle part allait prendre l’Italie dans l’agression allemande ? Marcherait-elle avec ses alliées contre la France ? N’apprendrait-on pas, demain, que les bersagliers s’avançaient victorieux le long de la côte ? Ne verrait-on pas l’escadre royale paraître à l’horizon de Seyssac, et y envoyer quelques obus, en passant ?… Que faire ? On ne pouvait attendre ici l’invasion, subir les rages de l’ennemi !… Et ils s’imaginaient, tel l’Autrichien de la route, fuyant au hasard, vers l’intérieur du pays, guère plus sûr, à bicyclette peut-être, avec pour tout bagage un sac-au-dos, et quelques louis en poche…
— Et dire, s’égara Étienne, que c’est la faute à Laville si nous nous sommes attardés dans ce traquenard !
— Oh ! mon chéri, tu exagères ! sourit faiblement Ida.
— Je n’exagère pas. Sans lui, sans toutes ces excursions, j’aurais lu les journaux comme d’habitude, j’aurais flairé le danger à temps, je t’aurais emmenée hors de France, ma pauvre petite !
— C’est juste, avoua-t-elle.
Le calme de son fatalisme, qu’elle savait généralement opposer aux brusques dénivellations d’humeur de son mari, l’abandonnait, cette fois. Gagnée par la panique, elle discutait gravement le projet insensé de retourner à Marseille – abandonnant tout ce qu’ils possédaient dans cette demeure aimée – pour trouver un cargo, une tartane, une chaloupe qui consentirait à les recevoir en contrebande, pour les transporter à Barcelone, aux Baléares…
Ils étaient plongés dans ces folies, le crépuscule envahissait le cabinet de travail, lorsqu’une voix familière les héla, du dehors, et une tête, dont la fauve chevelure accrochait les dernières lueurs du jour, apparut dans le cadre de la porte ouverte à la fraîcheur.
— Oh ! Suzie ! tu nous as fait peur !… Entre donc.
— Ma belle Idé ! Bonsoir, grand homme !... Non, non, pas de fauteuil, je n’ai que cinq minutes, un bout de divan me suffit.
Diversion bienvenue aux pensées affligeantes, que cette visite !
Madame Augier – ou, plus familièrement : Suzanne – était pour le couple une vraie camarade. Dès les premières rencontres, au début de l’été précédent, sur la plage où elle se baignait aussi, elle avait fait la conquête d’Ida. Elle avait beaucoup lu, beaucoup voyagé, et savait raconter. Étienne lui-même convint qu’elle n’était ni sotte ni poseuse, et qu’elle était « amusante ». On se fréquenta. Voyant ses nouveaux amis libres de tout rigorisme bourgeois, elle leur avoua franchement qu’elle n’était pas mariée, comme on le croyait à Seyssac. M. Augier, le lieutenant de vaisseau avec qui elle vivait depuis deux ans, était bien parvenu à la déshabituer de fumer l’opium (qu’elle tolérait mal, d’ailleurs), mais ses instances renouvelées n’avaient pu la décider à faire le sacrifice de sa liberté. Elle ne l’aimait pas assez pour cela, lui, et ne convoitait ni sa fortune ni son nom. Elle voulait rester indépendante, comme elle l’avait toujours été au cours de son existence un peu aventureuse, où sa petite fortune personnelle l’avait préservée des trop grosses bêtises qui font déchoir à ses propres yeux. Le jour où ils ne s’entendraient plus, ils se quitteraient, voilà tout. La bonne harmonie était facilitée par les nombreuses absences du marin. On s’accorde d’autant mieux qu’on se voit moins souvent. La guerre ne modifierait pas beaucoup leurs habitudes. Si le submersible dont Augier avait le commandement était rappelé à sa base navale, eh bien, elle rallierait Toulon. S’il était affecté à Bizerte, comme il y avait des chances, elle irait habiter Bizerte. Elle reverrait la Tunisie. Autrement, il lui restait pour l’hiver son petit pied-à-terre de Paris…
Les cinq minutes de Suzanne étaient écoulées depuis longtemps. Son aimable babil avait dissipé les sombres nuages. Accoudée sur le divan aux pieds de ses hôtes, et fumant cigarette après cigarette, elle leur disait ce qu’ils avaient perdu en ne descendant pas à Seyssac aujourd’hui ni hier. Elle les faisait rire avec un tableau caricatural des pavoisements, des conversations, des bonnes dames de la Croix-Rouge locale qui se chamaillaient pour l’organisation de l’ouvroir, et qui retenaient des servantes, en prévision des trop basses besognes, lorsqu’il arriverait des blessés à l’hôpital…
— Et le juge ! votre ami Escoffion ! qui a « résigné ses fonctions pour voler au secours de son pays ! » Si vous l’aviez vu promener sur le Cours son bel uniforme d’officier gestionnaire ! Il distribuait des poignées de main à tout le monde. C’était touchant. Même, prêt à monter dans l’autobus qui faisait son dernier voyage, il a tenu à embrasser, coram populo, Soucardot son ennemi. Les dames étaient là. Elles se sont juré un dévouement éternel… Quelle farce ! vous les verrez, d’ici quinze jours… Mais dites, il se fait tard ; ma bonne m’attend pour dîner. Il faut que je vous laisse… Oh ! j’oubliais : je savais bien que j’étais venue pour quelque chose… Votre petit appareil de T.S.F. que vous m’avez montré, Serval, vous devez le porter à la mairie : c’est obligatoire. Vous ne l’avez pas lu dans le journal ? Si si, on en a jasé devant moi, tantôt ; mais ils se garderaient bien de vous prévenir… Voilà qui est fait. Et sur ce, mes enfants, je me sauve. À bientôt. Merci, j’y verrai dehors ; il y a de la lune.
Le lendemain, dès neuf heures, Étienne se présentait à l’Hôtel de Ville avec son récepteur de T.S.F., qu’il déposait contre récépissé entre les mains du secrétaire. On venait justement de recevoir les instructions au sujet des « formalités à remplir par les nationaux des pays amis et alliés ». Si bien qu’en sortant de la mairie, Serval eut la satisfaction d’être en règle sur tous les points.
Comme les journaux n’étaient pas arrivés, il remonta chez lui communiquer la bonne nouvelle à Ida, puis tous deux s’en allèrent à la gare, pour les avoir plus tôt.
Un curieux spectacle y divertit leur attente.
Outre les mobilisés guettant le passage d’un train, des territoriaux gardes-voies flânaient, munis de fusils Gras, en des uniformes approximatifs. Le képi seul les sacrait tous militaires. Les uns arboraient en guise de capote des gilets de tricot marron ; les autres, au lieu du pantalon rouge, de vieilles culottes en toile bleue déteintes, rapiécées de neuf ; les godillots voisinaient avec des souliers dans le goût italien, – jaune canari, à bouts pointus, – des bottes ferrées de campagnards, des espadrilles. Tous fumaient nonchalamment, sur les bancs du quai, à l’ombre, en échangeant des signaux familiers avec les copains échelonnés, l’arme au pied, sur le remblai, jusqu’à l’orifice fumant du tunnel.
Un train arriva, qui défila sans s’arrêter, à petite vitesse, un extraordinaire convoi de fourgons à bagages, de wagons déclassés, de voitures à bogies « pour trains rapides internationaux ». Aux fenêtres des premières passaient des têtes suantes et rouges de soldats, litre au poing, hurlant des « À Berlin ! », des bravades patriotiques, ou des ordures, indistinctement ; il y en avait plein des fourgons de marchandises – « Hommes, 48, chevaux (en long), 16 » ; – dans l’ouverture des portes à glissière, d’autres étaient assis, jambes ballantes ; et d’autres s’empilaient confusément sur des plateformes sans rebords, qui alternaient avec des trucks chargés de canons au nez baissé, de caissons, de roues détachées…
Vision sinistre, de toutes ces inconsciences roulant, avec des chants, vers le massacre !
Les journaux arrivèrent. Ils apportaient la nouvelle que l’Italie resterait neutre, que l’Angleterre prenait parti pour la France et la Russie, et que la Belgique s’opposait de vive force au passage des armées envahissantes.
Cette violation de la neutralité de son pays fut pour Étienne un nouveau coup. « Chiffons de papier », tous les traités, tous les engagements de la paix, dans l’ère qui s’inaugurait, de la violence brutale ! Que pouvait la faible armée belge ? – Ida, sans nouvelles de sa mère, voyait déjà les Allemands à Lille…
Des jours passèrent, en alternatives d’espoir et d’anxiété. La résistance de Liège sous les obus mettait obstacle au plan d’invasion, qui comportait l’entrée à Bruxelles dès le 4, et à Lille le 6. Or, le 6, Liège tenait encore et seuls quelques raids de uhlans étaient signalés du côté de Hasselt… si les journaux avouaient toute la vérité, ce qui ne faisait de doute pour personne, alors. On pouvait espérer que les troupes franco-anglaises, unies aux Belges, arrêteraient les Allemands ; mais cette bataille décisive serait-elle livrée au-delà de la frontière française ?
Les communications postales, désorganisées, existaient encore, et le 7, Ida reçut une lettre de sa mère. Elle lui annonçait que Victor, son frère, s’était engagé dans l’armée française, lui confiant sa jeune femme ; pour elle, l’expérience qu’elle avait faite de l’occupation allemande, à Colmar, en 70, l’incitait à ne pas abandonner le magasin de nouveautés qu’elle tenait avec Palmyre, son autre fille. Aux risques de la ruine, aux amertumes de la vie de réfugiée, elle préférait ceux de l’invasion, qui serait brève, d’ailleurs. Et, invoquant la protection du ciel sur ses enfants du Midi, elle leur donnait rendez-vous à Lille, dans trois mois, la paix signée.
En dépit des exhortations de son mari, qui estimait judicieuse, après tout, cette conduite, Ida, une fois de plus, avoua ses tristes pressentiments, et, par une lettre pathétique, s’efforça de faire revenir sa mère sur sa détermination. Mais la vieille dame resta ferme ; – et Étienne n’eut pas plus de succès avec son oncle Georges, qui se refusait à laisser « ces sales Prussiens boire sa cave et coucher dans ses draps ! »
Les nouvelles des amis arrivaient. Laville était « versé dans l’aviation ». Sa femme, restée à Valence, chez les parents de Mme Rudeaux, attendait avec celle-ci la reprise du service des trains. Rudeaux était à Vesoul, dans l’infanterie. Descamps, – réformé, celui-là – surpris dans sa villégiature de Dax, s’y trouvait presque sans le sou… alors que – ironie du sort ! – il gardait depuis des années une réserve de louis pour le cas de guerre, dans son coffre, à Paris ! En outre, il avait manqué d’être arrêté comme espion, à cause de ses cheveux jaunes et de ses lunettes d’or ! – Bouffonne aventure, dont s’égayèrent Étienne et Ida… Léonard, bombardé major, soignait ses premiers blessés, à Cambrai. Le peintre Cazin allait quitter Bruxelles pour le Midi.
Puis ce fut Me Desregnaux, le notaire, qui avisa Étienne de son prochain exode à Rennes, « si les choses tournaient mal ». Et, en ce cas, il confierait à un collègue le soin de veiller sur les immeubles de son client.
Cette dernière nouvelle rassura le poète quant à l’avenir matériel. En admettant que la guerre se prolongeât au point de tarir ses ressources, Me Desregnaux lui faciliterait un emprunt. – Et il rejeta l’insinuation d’Ida, vraiment trop pessimiste : – « Mais si Lille est bombardée, et nos maisons brûlées ? »
Étienne et Ida s’accoutumaient peu à peu aux incertitudes de l’ère nouvelle. La crainte panique dont les avait affolés le spectacle de la démence grégaire, à Marseille, n’avait laissé après elle qu’un dégoût latent, et la conscience plus nette de leur union devant la vie. Jamais jusque-là nulle menace de danger positif n’était venue mettre à l’épreuve cette foi et ce dévouement réciproques nés de l’amour, au plus profond de leurs êtres. Mais aujourd’hui, tirés au grand jour, ces sentiments palpitaient, qui rendent tout naturel le sacrifice de l’un pour le salut de l’autre. Et chez eux deux au moins se réalisait d’emblée la naïve prophétie des journaux : que la guerre allait resserrer les affections, abolir les discordes, faire éclore « dans le civil » les plus sublimes vertus, ramener, par compensation aux horreurs des batailles, l’union sacrée et l’âge d’or sentimental.
En pratique, ils avaient oublié toute méfiance, et leur vie extérieure avait repris sa routine. Comme avant la guerre, ils faisaient leurs achats, sans même regarder les drapeaux des nations alliées, chaque jour plus nombreux, pavoisant les devantures, sans se mêler aux conversations par un mot patriotique : – la Belgique faisait cependant assez parler d’elle ; mais ce Belge (s’il l’était !) avait l’air de se soucier de son pays aussi peu que de la France. Comme avant la guerre, ils traversaient le village, sans voir les regards de sournoise envie que lançaient les indigènes à ce couple insolemment libre et heureux ; ils se promenaient avec Suzanne et Mme Royer, les emmenaient au bain, puis venaient s’asseoir avec elles au café du Progrès, – où ce veinard d’Alpiniste buvait le picon et fumait des cigares et jasait avec « ses femmes » comme si de rien n’était, comme si deux cents hommes de Seyssac n’étaient pas déjà sur le Front, et tués pour la plupart, sans doute !
Forts de leur bon droit et de leur indépendance, ils n’imaginaient pas que l’état de guerre pût suspendre la protection des lois et fournir à l’envie des armes plus dangereuses que les habituels ragots venimeux. Et que pouvaient ceux-ci, contre leur superbe isolement, ou contre le lien à toute épreuve de leur union parfaite ?
Rentrés chez eux, ils se figuraient que les lois et les vignes entourant leur mas les séparaient du monde, et qu’ils avaient le droit de chercher dans les joies de la poésie et de la musique l’oubli de la catastrophe européenne dont tous leurs efforts eussent été impuissants à diminuer l’horreur. – Mais les passants de la grand-route colportaient en ville le scandale de ce piano qui s’obstinait à narguer les tristesses de l’heure, – alors que, suivant les gazettes, l’on devait s’absorber dans la seule pensée de la guerre, – alors que la notairesse, la femme du receveur, les filles du médecin, avaient cessé de jouer.
Et les bonnes âmes du lieu blâmaient hautement la Bohémienne (la « Boumiane », comme on prononçait par péjoration patoisante) de ne pas suivre le mouvement qui rapprenait le chemin de l’église aux plus évaporées, – tout comme de sembler ignorer l’existence de la Croix-Rouge et de l’ouvroir, où chacune cherchait à se rendre utile, à se mettre en avant. Au lieu de jouer de la musique, ne pouvait-elle prendre sa part de la couture patriotique et de ses intermèdes : les passionnants cancans ? Cette pimbêche ne pouvait rien faire comme tout le monde !
Aucun des menus incidents qui auraient pu faire soupçonner au couple quelque chose du danger, ne fut capable de lui ouvrir les yeux.
Ainsi, Mme Escoffion, qu’ils visitèrent plusieurs fois avant son départ (elle allait rejoindre son mari, affecté à la place de Grenoble) interrogea Ida sur sa nationalité avec une insistance curieuse, puis lui avoua que Mme Soucardot la prétendait allemande ! Eux ne firent que rire de ce mensonge flagrant : leurs papiers déposés à la mairie ne suffisaient-ils pas à rétablir la vérité ?
Une autre fois, Étienne avait abordé les gendarmes sur le port, afin de leur demander la marche à suivre pour faire rapatrier Mme Royer, retenue à Seyssac par le manque d’argent. Les pandores profitèrent de l’occasion pour révéler que « cette personne » avait eu à Toulon des démêlés avec l’autorité, qu’on l’avait soupçonnée d’espionnage, et qu’elle était aujourd’hui ni plus ni moins sous leur surveillance. — « Ne vous compromettez pas avec elle », insinuaient-ils. – Mais quoi ! abandonner lâchement, comme tous les autres, cette sympathique et innocente jeune femme ? – Et, durant une quinzaine, jusqu’au jour où elle reçut enfin un mandat, le couple affecta de se montrer avec elle en public.
Le mois d’août s’acheva dans les ténèbres de l’ignorance. Après la déroute de Charleroi, les journaux avaient cessé de rapporter les événements. Quelques lignes brèves signalaient « des engagements sans importance », aux environs de Saint-Quentin… à Laon… à Soissons… L’indéniable recul se plâtrait d’optimisme. C’était la « retraite stratégique », abandonnant, après la Belgique – Anvers tombé – le Nord de la France. L’armée anglaise devait être là-haut, quelque part du côté d’Amiens… Un beau jour, le Petit Marseillais publia en quatrième page une vue de Reims, « occupée par les Allemands ». – Naïf aveu de cette invasion niée par ailleurs !
Et, dans l’impuissance à faire le moindre geste, à savoir même quelque chose (les communications étaient coupées, avec Lille), le soir sous les étoiles, Ida songeait tristement à sa famille, et Étienne évoquait, en détresse, le carnage qui se déroulait, là-haut, vers ce Nord d’épouvante où la Grande Ourse virait avec lenteur au-dessus des pins.
Chaque jour, le désastre devenait plus évident. Des fugitifs commençaient à arriver, entre autres la mère de Suzanne, qui débarqua un beau matin à Seyssac, après un impossible trajet de trois jours et trois nuits, encore sous l’impression des taubes qu’elle avait vus voler dans le ciel parisien.
On sut enfin, le 5 septembre, la marche de Von Klück – Paris menacé – le transfert du Gouvernement à Bordeaux – un autre 71 en perspective.
Puis tout aussitôt, la retraite de Von Klück, annoncée par les gazettes de Marseille sous cette rubrique : « Les Allemands se dirigent vers le Sud-Est !… » Le Sud-Est ! c’est-à-dire la Provence !… L’imagination méridionale prit feu, et l’alarme dépassa le succès attendu par les rédacteurs. Les poissonnières de Seyssac s’abordaient en se demandant : – « Qu’allons-nous devenir, péchère ! ne seront-ils pas bientôt ici ? »
Mais des jours anxieux et triomphants surgirent : – la victoire de la Marne – la contre-offensive, les Allemands refoulés, en retraite précipitée ! – et tous les espoirs aussitôt invoqués : la poursuite, indéfiniment ; le Nord et la Belgique déblayés, le Rhin franchi ; nos troupes à Berlin – la fin de la guerre, foudroyante…
Il fallut déchanter. La « bataille de l’Aisne » piétinait, les jours passaient ; l’affaire du XVe corps faisait douter Seyssac de la victoire. Et les fronts s’allongeaient indéfiniment vers le Nord jusque-là indivis, oublié dans le souci de la marche sur la capitale. Amiens, Arras, étaient réoccupés, Lille abandonnée comme ville ouverte… Enfin, jusqu’à la mer se trouvèrent établies les armées, face à face : – la guerre des tranchées commençait.
Les espoirs déçus se reportèrent sur les armées du tzar. Qu’importait cette immobilisation, à l’ouest de l’Allemagne, si à l’est, le « rouleau russe » se mettait en marche, lentement mais sûrement ? La Galicie ouvrait un chemin vers Vienne ; la Prusse Orientale entamée faisait oublier la Pologne envahie ; et l’on pouvait compter, vers fin novembre au plus tard, sur l’entrée des cosaques à Berlin.
Serval, entiché de son idée première, que la guerre ne pouvait durer plus de cinq mois, se croyait très pessimiste de lui assigner comme terme ultime la Noël, le Nouvel An.
Par une négligence impardonnable, et dont il devait se repentir toute la guerre, il avait attendu le dernier moment pour expédier au Crédit Lillois l’ordre de lui renvoyer ses titres, ou du moins de les transférer à la succursale de Paris. Mais les communications étaient déjà coupées, l’ordre n’avait pu arriver, et les titres restaient « là-haut », irrémédiablement.
Néanmoins, l’occupation de Lille l’avait trouvé d’autant plus résigné qu’elle s’était effectuée, comme celles de Bruxelles, de Courtrai, etc., sans violences ni dégâts. Mais à l’annonce du bombardement de représailles, Ida trembla pour sa mère et sa sœur (quant à Victor, il faisait sa période d’instruction militaire, à Boulogne) ; et lui, songea tout de suite aux immeubles constituant leur fortune : – s’ils se trouvaient parmi les 1200 détruits ! Tous deux cherchèrent à deviner la vérité, sous les récits vagues et contradictoires des journaux. Ils étudièrent, glacés d’horreur, les photos de Lille publiées par les illustrés… Oh ! ces rues familières, où ils s’étaient encore promenés quelques mois plus tôt, et n’offrant plus rien que d’abominables décombres !… Et impossible de savoir au juste, impossible de communiquer avec le Nord et la Belgique, devenus plus lointains et inaccessibles que si on les avait transférés à l’autre bout du système solaire !
Cet interdit, plus peut-être que le renversement d’autres habitudes, apparaissait monstrueux à Étienne. Quoi ! le libre jardin de la planète que l’on pouvait jadis parcourir en tous sens ; le monde civilisé prêt à ne plus faire qu’un, attendant l’abolition définitive des frontières ; – voilà qu’une zone de feu et de carnage le séparait en deux, par un retour aux instincts des cavernes, aux bestiales prohibitions de tribu à tribu, pour laquelle tout étranger était l’Ennemi !
Les beaux soirs d’été finissant, installé sur la terrasse avec Ida, dans la première fraîcheur, lorsque le poudroiement lumineux du crépuscule sur les collines se fond avec l’invasion de la nuit, – le poète rêvait à haute voix, évoquant le souvenir amer des espoirs géants auxquels il s’était leurré. Il rappelait ces hiers, à l’apogée de la civilisation européenne – non, terrestre ! – où, après un siècle de progrès matériels vertigineusement accélérés, après avoir conquis le domaine suprême de l’atmosphère, tous les peuples semblaient vouloir unir leurs efforts dans quelque chef-d’œuvre inconnu affirmant le triomphe de l’intelligence sur la nature… Ah ! lyriques regrets d’être né trop tôt, de disparaître trop vite de la face du monde, de n’être plus là, dans cent ans, un demi-siècle, pour assister à cet avènement du Surhumain sur la terre ; – et, qui sait ! à une prodigieuse colonisation cosmique, sur Mars ou Vénus, où les hommes, désormais unis dans la conscience de leur identité essentielle, seraient allés conquérir un champ nouveau à l’expansion de leur Règne !…
Désillusion sinistre ! En quelques jours, en quelques heures, les Instincts de haine et de discorde s’étaient réveillés, le fauve ancestral avait vaincu l’intelligence civilisée, l’avait garrotée à son tour et réduite en esclavage. Le monde moral avait basculé sur son axe, le meurtre était devenu un devoir, une vertu, un héroïsme ; – et, au lieu du grand-œuvre d’apothéose, on avait réalisé : la Guerre !
À qui la faute ? Au troupeau qui avait laissé faire, qui avait tendu le cou ? Aux chefs qui avaient multiplié les armements, excité les chauvinismes et les haines ? Bah ! les Instincts avaient depuis longtemps pris leurs mesures, en forçant l’Intelligence – fière de ses découvertes et les exploitant au petit bonheur, sans souci de l’avenir – à combiner à leur profit cet effroyable mécanisme de destruction, aujourd’hui déclenché !… Misère humaine ! si la raison avait dirigé la marche du progrès, si seulement elle avait été un peu clairvoyante, n’eût-elle pas discerné la folie d’accumuler de toutes parts explosifs et engins meurtriers ?…
Ainsi rêvait le poète. Et il désespérait de l’humanité. Jamais elle ne dépouillerait ses vieux instincts, tissu fondamental de la bête humaine. L’intelligence rationnelle et scientifique n’était qu’un accident superficiel, incapable d’aider au perfectionnement moral de l’individu ni des peuples. Et le progrès matériel de l’industrie, avec son idéal rampant et aveugle à tout noble dessein : – « Du bien-être ! encore plus de bien-être ! » – n’avait pu aboutir, en fin de compte, qu’à cette faillite, à ce désastre, à ce suicide !
Ce fut un triomphe pour les habitants de Seyssac, jaloux de ce qu’ils croyaient être un privilège lucratif, lorsqu’ils eurent enfin obtenu, comme Bandol et La Ciotat, qu’un détachement du 16e Colonial serait cantonné dans la localité. Les commerçants ne se tenaient plus de joie ; leurs épouses, les femmes du peuple, les dames de la bourgeoisie, fêtèrent officiers, sous-officiers et simples soldats, suivant les convenances de la hiérarchie. On allait voir faire l’exercice, creuser des tranchées ; on suivait les marches, avec des paniers de vin et de provisions ; les flirts se multipliaient, patriotiquement. — Et ce fut une nouvelle occasion de réprouver l’attitude de la Bohémienne qui, loin de suivre la mode, un jour qu’elle se trouvait seule, par hasard, alla jusqu’à rabrouer en plein Cours les galanteries d’un aimable sous-lieutenant ! Geste très déplacé, désapprobation ouverte des menues faveurs accordées par les dames les plus comme-il-faut à ces vaillants guerriers « venus défendre le pays », comme ils disaient.
Les locaux disponibles de la ville n’ayant pas suffi à loger toute la troupe, des sections, des escouades, des « hommes individuels » furent répartis dans les habitations de la vallée. Grâce à l’exiguïté du mas des Genêts, les Serval avaient été dispensés d’en recevoir ; le père Brun, se méfiant de tels paroissiens (depuis leur arrivée, il montait la garde autour de ses figues mûres) avait échappé à la réquisition, par ses malices ; mais un vieux château inoccupé, de l’autre côté de la route, à moins de cinq cents mètres, logeait presque une compagnie ; et ce fut désormais pour le couple, chaque jour, depuis le réveil jusqu’à l’extinction des feux, un vacarme de sonneries annonçant tous les gestes de la vie militaire.
On s’y habituait, mais l’impression persistait, de vivre dans une caserne. Et la fusillade des tirs, le crépitement des mitrailleuses, un peu plus loin, sur le terrain d’exercices loué – pour trois ans ! – par l’autorité militaire, vinrent s’ajouter aux sourdes canonnades qui arrivaient parfois du large, et à la circulation des autos de ravitaillement qui se multipliaient sur la grand’route – pour rendre en quelque sorte plus présente la Guerre.
Dans tous ces bruits symboliques, dans la lenteur tâtonnante et la raréfaction des trains de voyageurs passant au haut de la vallée (les sifflets mêmes des locomotives, entre les deux tunnels, prenaient un caractère lugubre) Étienne croyait percevoir l’écho du détraquement emportant la mécanique civilisée. Le gaspillage des ressources péniblement amassées en chaque pays, l’application de toutes les énergies des peuples, morales et physiques, à hâter et multiplier les morts et les ruines – cette manie de la destruction, qu’un particulier n’eût pu satisfaire cinq minutes à sa modeste échelle, sans être appréhendé, soumis à des experts aliénistes, et dûment interné (qui donc internerait les organisateurs responsables de la guerre !) plongeaient parfois le poète dans un découragement profond.
Lorsqu’il écrivait à ses amis pour leur communiquer ses réflexions et ses doutes, ils cherchaient à lui faire comprendre que « c’était la guerre ! » La guerre ne les révoltait pas : ils la trouvaient une chose toute naturelle, encore que gênante. Presque plus aucun ne songeait à cultiver son art, les uns déjà saisis par l’engrenage fatal – Rudeaux venait d’être tué, le malheureux ! à son premier jour de tranchée – d’autres attendaient leur incorporation. Les plus francs avouaient que, les revues ne paraissant plus, il était bien inutile d’écrire. Et ils raillaient aimablement Serval de sa lucidité douloureuse.
Hélas ! lucidité d’astrologue prêt à choir dans un puits ! Le poète discernait et scrutait les fautes de l’espèce humaine, la faillite de la civilisation ; et il ne voyait pas autour de lui les haines sournoises de ses concitoyens, ni leur complot déjà prêt à éclater.
Ida même, avec son instinct féminin, saisissait des regards envieux, des paroles suspectes, mais ne croyait pas à un réel danger. Il eût fallu quelqu’un pour les avertir, les mettre en garde. Or, l’une après l’autre, leurs connaissances étaient parties : Mme Royer d’abord, puis Mme Escoffion ; Suzanne enfin, qui avait rejoint à Bizerte son lieutenant de vaisseau. En dehors du père Brun et de sa servante qui faisait parfois leurs provisions (exempts de perfidie, ceux-là, mais ignorants de la trame), Étienne et Ida restaient isolés au milieu de la population traîtresse. Ils vivaient, comme disent les Anglais, in a fool’s paradise – au paradis des fous, – d’art et de chimères, en une trompeuse et fatale sécurité.
Un hasard leur ouvrit les yeux, mais trop tard.
Quelques pluies orageuses avaient marqué la fin de l’été ; les bains avaient cessé ; les pampres s’étaient carminés, puis rouillés, puis flétris ; les platanes avaient perdu leurs feuilles ; mais l’automne – qui, là-haut déclaré, noyait les tranchées, dans le secteur énigmatique où combattait à présent Victor – l’automne restait doux, sur la côte de Provence.
Par un joli temps nébuleux, cet après-midi de décembre, Étienne et Ida franchissaient leur « portail » et arrivaient sur la route, quand la vieille diligence canari – qui succédait à l’autobus et rappelait de lointains jadis – passa devant eux. Le carreau d’arrière était baissé, et ils virent à l’intérieur Mme Soucardot en grands atours. Dérogeant pour cette fois à ses habitudes (à peine polie avec eux, depuis la guerre) elle leur adressa un gracieux sourire. Mais en même temps, sûre de n’être entendue que par ses voisines, dans le ferraillement de la guimbarde, elle prononçait de sa bouche en cœur une ou deux phrases rapides, – et les têtes se penchèrent, curieuses.
La voiture disparut au tournant.
— Qu’as-tu donc, mon chéri ? fit Étienne, inquiet de voir Ida clouée sur place, toute pâle.
Elle poussa une exclamation sourde et prolongée :
— Oh !… La mauvaise femme ! la lâche hypocrite !… Sais-tu ce qu’elle disait, là devant nous, avec son gracieux sourire ?
— Tu sais bien, mon petit, que je n’ai pas comme toi le talent de lire sur les lèvres, à distance… Quelque remarque envieuse sur ta toilette, tes cheveux ?
— Ho ! crois-tu que je m’en émouvrais ! j’ai l’habitude… Elle a dit, exactement : « Voilà les espions, regardez vite… Oui, les Alpinistes ! »
— En es-tu bien sûre, ma fille chérie ? Nous, des espions ? C’est tellement énorme !
— J’en suis aussi sûre que si je l’avais entendu, mon amour ; j’en mettrais ma tête à couper.
Il fut convaincu. Elle lui avait donné assez de preuves qu’elle possédait, entre autres dons singuliers, l’art des sourds-muets. Nul n’y songe, mais c’est la seule paresse, l’habitude du moindre effort, qui borne notre attention à l’ouïe, avec nos interlocuteurs. Il est bien plus facile aux oyants qu’aux autres, d’apprendre à lire sur les lèvres. Il n’y faut qu’un peu d’application et de mémoire. En trois mois d’observation et d’exercice, Ida conquit cette faculté nouvelle : au cinéma, en ville, elle déchiffra les paroles, à distance. Elle put, dans les réunions, sur les bouches lui souriant de l’autre bout de la pièce, cueillir d’instructifs oracles.
Tout en descendant le raccourci, le couple daubait sur Mme Soucardot. Langue de vipère, « cette grande bringue » était haïe de tout Seyssac, mais néanmoins crainte et révérée ; et comme elle allait à la messe, ses fredaines ne lui ôtaient rien de la considération générale. Ils savaient par Mme Escoffion, qu’avant la guerre « elle filait à Marseille, à des rendez-vous » ; et depuis, son mari mobilisé, elle recevait des officiers ; c’était chez elle « des noces à tout casser, – un vrai petit bordel ! » En examinant bien les choses, elle avait deux motifs de détester le couple. D’abord, Étienne avait esquivé ses avances – elle qui se croyait si désirable, et pour cause ! puis, comme elle était un peu marquée par ses aventures cascadeuses, la fraîcheur d’Ida lui portait ombrage… Il n’y aurait rien eu d’étrange à ce que cette femme s’efforçât de leur nuire. – Mais qui les croirait jamais des espions ?
Lorsqu’ils arrivèrent sur le Cours, il leur sembla que les gens avaient des mines singulières. On se retournait sur leur passage ; les boutiquiers, subrepticement, se mettaient à leur porte et les suivaient des yeux. Mais cette physionomie insolite de la ville, cette attention sournoise et générale dont ils se sentaient l’objet, Étienne voulut l’interpréter comme une illusion personnelle, due aux propos de la mauvaise langue. – Ida hochait la tête, et observait.
Ils entrèrent chez le boucher, qui tardait à les servir, occupé de plusieurs clientes. Au bout d’un moment, Serval remarqua les deux gendarmes, qui passaient et repassaient devant la porte du magasin. – « Tiens ! voilà les gendarmes », prononça-t-il machinalement, tout haut. Et il resta ébaubi de voir clientes et boucher tressaillir et baisser les yeux, comme des coupables.
Le boucher n’en finissait pas de servir. Et voilà que l’un des gendarmes (celui à figure en lame de couteau) pousse la porte, entre, va droit à Serval, et lui dit qu’on le demande à la mairie.
— Quelque formalité, sans doute… Il répondit : – « Bien, j’y vais à l’instant. » Et il ajouta, pour Ida : – « Où veux-tu m’attendre, mon petit ? » – Mais le gendarme s’interposa : « Non, madame doit venir aussi. »
Décidément, ce n’était pas naturel : et le couple, pressé d’en finir avec la mystérieuse formalité, remit les provisions à plus tard et suivit le représentant de l’ordre. Son acolyte (le gros bonasse) qui attendait sur le seuil, acheva d’encadrer les deux époux, qui se mirent en marche vers la mairie, de plus en plus intrigués. Il y avait foule comme pour un événement, sous les platanes dénudés du Cours, et chacun s’efforçait de prendre un air détaché. Mais l’expression de joie malveillante perçait sur tous les visages. Une authentique arrestation eût produit exactement le même effet sur ces gens-là. Supposeraient-ils donc… Et qui les avait avertis ?
Dans le vestibule de l’Hôtel de Ville, le gendarme maigre sépara Ida de son mari. — « Veuillez attendre ici, madame. » – Le gros fit monter son prisonnier. Devant la porte de la salle des mariages, on fit halte. – « Ah ça, mais dites-moi donc, interrogea Serval, que nous veut-on ? » Le geôlier fit l’imbécile. – « Je l’ignore. Mais il est à croire qu’on vous le dira tout à l’heure. »
Serval, reconnaissant l’inutilité des questions, se tut. Il comprenait de moins en moins. Pourquoi les avait-on séparés ? Que signifiait cette double arrestation ?
La porte s’ouvrit enfin, un gradé de la Coloniale sortit, détournant la tête avec embarras. Étienne ne put le reconnaître. D’ailleurs, le gendarme le poussait dans la pièce. Il s’arrêta devant la balustrade, qui le séparait d’une tablée d’uniformes. Il n’eut plus qu’une idée dans le crâne : faire bonne contenance. Des yeux investigateurs lui mettaient sur la figure une subtile impression de toile d’araignée. Avec une froide politesse, le personnage principal – cheveux grisonnants, air moins sévère qu’attentif et grave – l’invita à s’asseoir. Étienne s’assit. Au képi présidentiel posé sur la table, il compta quatre galons. – « Un commandant, songea-t-il. Mais cet uniforme ?… Ah oui, gendarmerie, nouvelle tenue. »
Ex abrupto, sans qu’il fût question d’identité, le rude interrogatoire commença :
— Vous avez un appareil de télégraphie sans fil ?
Avec une assurance polie et ferme qui l’étonna, Étienne s’entendit répondre :
— Pardon, j’en ai eu un. Il est déposé à la mairie, suivant les instructions publiées le deuxième jour de la mobilisation.
Le commandant ne broncha pas ; mais les autres (Serval identifiait peu à peu leurs grades : – un lieutenant, un sous-lieutenant, un brigadier-gendarme, étranger à Seyssac ; plus un sergent, qui prenait note de l’interrogatoire) les autres échangèrent un regard de surprise.
— Vous savez que c’est défendu ? continuait le président, impassible.
— Actuellement, oui, plaida Serval, encouragé par l’inanité de l’accusation. Avant la guerre, il y avait tolérance ; et je n’ai caché à personne ma possession de ce joujou, non émetteur, et qui recevait tout au plus la Tour Eiffel.
C’était clair : on l’avait représenté comme dissimulant chez lui une antenne clandestine, et communiquant avec Berlin !
Mais le commandant passait à un nouveau chef d’accusation :
— Vous voyez beaucoup d’étrangers, surtout des Allemands et des Autrichiens ?
— Des Allemands ?… des Autrichiens ?
— Oui, on vous a vu causer avec des Autrichiens.
— Ah ! ceux qui avaient offert deux cents francs de supplément à mon propriétaire pour me déloger à leur profit ?… Vous pensez, monsieur, si j’étais leur ami !… Outre ceux-là, j’ai eu l’occasion, comme tout le monde à Seyssac, d’échanger dix mots avec des étrangers attablés au café. Je ne m’enquérais pas de leur nationalité. J’ignore même leurs noms.
— Mais vous connaissez l’allemand ?
— Je l’ai appris au collège.
— Et des peintres ? Vous ne pouvez nier que vous connaissez un certain Royer. Vous avez fréquenté assidûment sa femme, après son départ… Votre ami Cazin a quitté Paris pour se loger à Tarascon, près d’un camp de prisonniers.
— Cazin est mon ami depuis vingt ans ; il appartient à une très bonne famille.
— Oh ! oh ! Cazin n’est pas la fleur des pois, ricana le lieutenant à figure antipathique, en feuilletant un dossier.
— La fréquentation des peintres ne vaut rien, pour l’heure, trancha le commandant, comme si l’espionnage était un attribut nécessaire du métier pictural. Et, avec un hochement de tête dubitatif, il se rabattit sur les interrogations par lesquelles s’ouvre un procès régulier : identité, occupations habituelles, genre de vie de Serval. Quels étaient ses moyens d’existence ? Pour quelles raisons voyageait-il si souvent ?
Sûr de lui désormais, fort de son innocence, l’accusé répondait la simple vérité, qui avait l’air de déconcerter l’aréopage, dont chaque membre posait à son tour une question insidieuse. Le lieutenant était le plus acharné, comme s’il eût nourri un grief personnel contre l’accusé… Mais celui-ci avait réponse à tout. Ils en vinrent à Ida. Quelle était sa nationalité ? Ses parents ? Sa famille se déplaçait beaucoup ; pourquoi ? – Ils semblaient ignorer que sa mère fût enfermée dans Lille depuis trois mois, et son frère engagé dans l’armée française actuellement au Front.
Ils ignoraient tout ce qui la concernait, elle, ainsi que lui, Étienne – tout ce que dix minutes d’enquête sérieuse eussent révélé – soit aux archives municipales, où leur mariage avait dû laisser des traces officielles, soit à la poste, où arrivaient les chargements du Crédit Lillois – lequel n’était pourtant pas une agence d’espionnage !
L’interrogatoire fut suspendu. Le gendarme affecté à Serval l’emmena derechef sur le palier. L’autre gendarme fit monter Ida, jusqu’alors gardée à vue dans le vestibule du rez-de-chaussée, et l’introduisit à son tour chez les inquisiteurs. En passant devant Étienne, elle ne put échanger avec lui qu’un long regard muet.
Le président, homme du monde, invita la prévenue à ne pas s’effrayer.
— De quoi aurais-je peur ? répliqua-t-elle, avec une calme bravoure et un soupçon d’ironie.
— Connaissez-vous quelqu’un du nom de Sonia Oblonsky ?
— Je crois bien : c’est ma mère… son nom de jeune fille.
Et Ida fut harcelée. Le lieutenant prétendait à toute force lui faire avouer qu’elle était allemande et qu’elle dissimulait son vrai nom. Le commandant revint sur l’existence qu’elle menait avec son mari, dans leur mas solitaire ; puis ce furent les soi-disant relations avec les étrangers venus à Seyssac depuis des années.
— Ces gens, qui sont des espions, vous les attiriez chez vous pour fumer l’opium, paraît-il ?
— J’ai attiré quelqu’un, moi ?… chez nous !… Mais en dehors de quatre ou cinq amis, toujours les mêmes, nous ne recevons personne ! vous venez de le dire… Et c’est justement là ce que nous reproche la population.
— Le sous-lieutenant Vougier affirme que vous lui avez offert d’aller fumer l’opium chez vous.
— Le misérable menteur !
— Je dois vous prévenir que ce témoin vous a chargés tous deux avec la dernière violence… A-t-il des motifs particuliers de vous en vouloir ?
Ida parvint à se dominer ; et, avec un mépris cinglant :
— Certes ! j’ai refusé de coucher avec ce monsieur !
Aucun des juges ne sourit ; même l’acharné lieutenant coupa court à ses hostilités.
— Je commence à comprendre, fit d’un air pensif le chef de la commission.
Mais il fallait accomplir jusqu’au bout les formalités de l’enquête.
La séance fut levée ; et, laissant la prévenue sous la garde de son geôlier, la commission sortit de la mairie, escortée de Serval que surveillait l’autre gendarme. – « Discrètement, n’est-ce pas ? » – ordonna le chef. Recommandation ironique ! Tous les bons habitants de Seyssac étaient sur le Cours, ricanant d’un air extrêmement satisfait, à la vue de ce qu’ils jugeaient être l’arrestation définitive du suspect. Comment aurait-il échappé, en effet, aux dénonciations anonymes envoyées à la Place de Marseille depuis un mois, et le représentant comme l’individu le plus dangereux ? Qu’il fût réellement un espion, aucun certes ne le croyait, et sans doute arriverait-il à se dépêtrer finalement de l’accusation ; mais ce ne serait pas sans faire un peu connaissance avec les geôles militaires, ainsi que sa mijaurée de femme ; et l’Envie se réjouissait sans contrainte de ce bon tour joué aux Alpinistes par ceux qu’ils avaient si longtemps regardés du haut de leur grandeur, et qui valaient tellement mieux qu’eux !
Bref, tel un chemineau sans papiers cueilli sur la route par les « cognes », Serval fut emballé dans l’auto de la Commission, qui démarra et l’emporta grand’erre jusqu’au mas des Genêts, en vue de la perquisition. Puis le véhicule retourna chercher Ida.
Les inquisiteurs pénétrèrent sans façon chez leur victime et s’installèrent sur ses sièges, dans son cabinet de travail. Le divan frappa les yeux du chef.
— Haha ! vous fumez l’opium !
— Erreur. Je connais des gens qui ont pratiqué ce sport ; mais quant à moi, cela ne m’est pas encore arrivé.
— Ce meuble, pourtant ? Il y en a de pareils à Toulon, dans les fumeries.
— Possible. Mais voilà des années que j’use d’un divan pour faire la sieste, lire ou rêver tranquillement.
— Bien, passons… Vous menez une vie des plus singulières.
— Je n’en disconviens pas. J’aime vivre en paix. Ma femme et moi haïssons les gêneurs et leur fermons notre porte. Lesdits gêneurs doivent logiquement nous détester.
— Oui, vous vous êtes fait des ennemis.
Et, avec un léger haussement d’épaules, le chef de la Commission s’approcha de la bibliothèque pour jeter un coup d’œil sur les titres.
Les autres, comme percevant le sot rôle qu’il leur fallait jouer, promenaient autour d’eux des regards déconcertés. Ce paisible studio ne ressemblait guère à l’antre d’espions ou de faux-monnayeurs qu’on leur avait dépeint.
— Un Érard, constata le lieutenant, qui s’était levé. Il éprouva d’un doigt la sonorité de l’instrument ; puis, entrouvrant les dossiers empilés sur la table, il exhala sur un ton de suave dédain :
— Des vers !… et des vers libres, encore !
Le poète se demanda un instant si ce nouveau grief n’allait pas lui valoir les rigueurs de ses juges… Mais ceux-ci abandonnaient à Messieurs les Critiques le soin de venger les convenances et la saine tradition littéraire.
Au point de vue espionnage, le commandant était éclairé. La perquisition domiciliaire se réduisit à une promenade rapide à travers la maison. – Rien à faire : tout était franc et régulier.
Lorsque Ida fut à son tour débarquée de l’auto et introduite devant les enquêteurs, ils étaient fixés sur l’inanité de l’accusation. Leur chef ne désirait plus qu’en finir. Il exhiba enfin à Étienne ses « pouvoirs discrétionnaires », lui fit signer une vague formule, – comme quoi « ayant possédé avant la guerre un appareil de T.S.F., il l’avait déposé à la mairie, suivant les prescriptions officielles, dès le premier jour des hostilités… » Quelques mots d’excuse au couple, pour l’avoir ainsi « dérangé de ses occupations » ; un « vous pouvez dormir tranquilles » qui s’essayait à l’amabilité ; puis les gendarmes de Seyssac furent congédiés ; brigadier-gendarme, sous-lieutenant, sergent-greffier, lieutenant, commandant, regagnèrent l’auto, qui démarra et s’enfuit, grimpant la côte en troisième vitesse… Avant d’être à Marseille, sans doute, ils oublièrent les innocents qu’ils laissaient derrière eux, victimes d’un des plus perfides entre les complots qui se tramaient alors, avec plus ou moins de succès, dans toutes les communes de France : – « Liberté, Égalité, Fraternité ! »
Étienne et Ida regardaient s’éloigner leurs persécuteurs. Immobiles sur le seuil du mas, l’aventure qu’ils venaient de subir leur apparaissait à chaque instant plus abominable, et le sang-froid qu’ils avaient su opposer au danger faisait place aux tourments de l’indignation et de la révolte impuissante.
L’horreur de l’ennemi que nous avons par définition en tout prochain s’illuminait pour la première fois dans leurs âmes et s’y gravait en traits de feu. Toutes les sécurités, les sauvegardes que l’appareil des lois assure au citoyen paisible, – ces droits fondamentaux de l’état civilisé – n’existaient plus. La Force et la Ruse régnaient, comme au temps des Cavernes. Chacun s’opposait au reste du monde… À eux deux, ils étaient seuls, – seuls contre le monde.
À l’entrée du studio, ils considérèrent les sièges dispersés.
— Nous voilà déshonorés ! fit tragiquement Ida.
— Brûlons du vinaigre ! du soufre ! ricanait Étienne.
Et il maudit les forces oppressives de la Société, et cette soi-disant Justice que le premier lâche venu pouvait lancer sur vous au moyen d’une lettre anonyme.
— Ce serait à donner envie de se faire espions pour de vrai ! reprit la jeune femme, dans un rire amer.
— Espions ? lança le poète ; mais ça n’existe pas, des espions ! je n’y crois plus ; c’est une invention des journalistes, pour amuser le populo ! Songe que si nous avions eu affaire à quelqu’un de moins propre que ce commandant, nous couchions en prison. Et une fois là, rien n’empêchait de nous conduire tout gentiment jusqu’au poteau… pour l’exemple… Et allez donc ! Salut-Public !… Ah ! dire, dire ! grinça-t-il furieusement, que nous sommes désarmés contre ces canailles ! Parbleu ! ils avaient de nobles intentions patriotiques !… Nous ne saurons même pas leurs noms.
Mais lucide, et d’un violent effort de volonté, Ida suspendit les vaines récriminations. Ils étaient saufs, hors d’affaire, et provisoirement à l’abri : – le chef l’avait laissé entendre. Il s’agissait à cette heure de se montrer sur le Cours.
Et, sous prétexte d’achever leurs emplettes interrompues, ils redescendirent au village. Quel désappointement ce fut pour l’Envie, qui depuis deux heures s’imaginait les Alpinistes enfin bouclés !… Au lieu de cela, ils réapparaissaient libres comme l’air, en dépit de machiavéliques précautions ! – Ces Messieurs les Militaires avaient pourtant reçu leur enquête toute mâchée ; on les avait habilement dissuadés d’interroger le vieux propriétaire du mas des Genêts, seul un peu au courant de la vie privée des Alpinistes ; on leur avait présenté uniquement des témoins à charge… Et quels témoins ! Des gens qui connaissaient à peine les Serval, qui n’avaient pas échangé dix mots avec eux, mais qui étaient prêts à jurer tout le nécessaire, concernant l’espionnage, la fumerie d’opium, etc.
On s’étonna d’abord, on protesta ; puis il fallut convenir que peut-être les Alpinistes étaient innocents. Ou bien ils avaient des protecteurs haut-placés. En tout cas, ils avaient « passé au travers ». Et ceux qui tantôt se pourléchaient de voir arrêter les suspects offraient leur commisération aux victimes de l’erreur judiciaire.
Quant aux commerçants chez lesquels Étienne et Ida ne purent s’empêcher d’exhaler leur amertume, ils jouaient la surprise avec une maladresse touchante. — « Hé comment ! on leur avait fait cela ! En vérité il y avait à Seyssac des gens bien mauvais !… ». Tous tombaient de leur haut en apprenant ce qui venait de se passer deux heures plus tôt sur le Cours. Ils n’avaient rien su, non, personne ne leur avait parlé de rien… Et les regards obliques, les respirations gênées, les changements de couleur, attestaient le mensonge.
Fausseté, bassesse, ignominie ! Dans un trou à cancans tel que Seyssac, il était matériellement impossible, à deux ou trois exceptions près, que tout le village ne fût pas au courant de la trame patiemment ourdie : ceux qui s’étaient abstenus d’y participer ne pouvaient l’ignorer ; mais personne, personne n’avait songé à les prévenir !
Avec des frémissements de révolte, ils examinaient autour d’eux les visages qui tâchaient à présent à l’amabilité – puisqu’il y avait eu maldonne, n’est-ce pas ?
Le sous-lieutenant Vougier, qui passait sur le Cours, eut du moins la pudeur de se défiler par une rue transversale, les yeux baissés piteusement. Mais Mme Soucardot s’approcha d’eux avec un sourire apitoyé, prête à les consoler de « leur malheur »… Quel aplomb ! cette sale grue ! elle qui avait prononcé, dans la diligence : « Voilà les espions ! » elle, l’instigatrice probable du complot !… Ils la regardèrent en face, méprisants et roides, et passèrent.
Une fois rentrés chez eux, ils donnèrent libre cours à leurs sentiments : indignation, dégoût, fureur impuissante. À mesure qu’ils repassaient un à un tous les détails de l’affaire, ils évaluaient mieux la scélératesse des armes employées contre eux. Cette conspiration dépassait de bien loin en ignominie tout ce dont ils croyaient capable l’envie la plus venimeuse. Mais le plus odieux restait : l’impossibilité matérielle de confondre les calomniateurs !
Serval, en proie à une rage homicide, tournait comme un fauve dans le cabinet de travail. Ida, qui s’était comportée devant les juges avec le plus de bravoure – à l’étonnement et à la déception générales – subissait la réaction. Prostrée sur le divan, elle sentait s’élargir en elle ce dégoût de l’humanité, cette haine insatisfaite, qui gagnaient peu à peu les couches profondes de son âme, où devait croupir désormais comme une eau souterraine, une mare empoisonnée, faite pour recevoir tant d’autres révoltes, tant d’autres dégoûts refoulés par l’effroyable pression de l’atmosphère guerrière.
Ce fut chez eux, durant quelques jours, une lycanthropie universelle, une généralisation de méfiance qui s’étendit à l’humanité sans exception. Ils jurèrent que plus un Seyssacien ne franchirait leur seuil. Ils en arrivaient à douter du vieux père Brun lui-même, à se demander, en présence de leurs chats, le soir sous la lampe, si ceux-là, ces fidèles amis, ne les vendraient pas eux aussi, ne les dénonceraient pas, moyennant un beau mou, un foie, ou une rate. Les passants de la grand’route devenaient des espions de leurs faits et gestes. La voisine d’en face, « prenant le soleil » parmi ses vignes, était occupée à les surveiller, pour le compte de leurs ennemis…
Car ceux-ci ne pouvaient se tenir pour battus : ils allaient revenir à la charge, obtenir du Commandant ou d’un autre une nouvelle enquête, des perquisitions plus rigoureuses… Et alors ? – « Avec deux lignes de l’écriture d’un homme, on peut le faire guillotiner ! » L’aphorisme paraissait indéniable à l’esprit surexcité de Serval ; et Ida, quoique s’efforçant au calme, finit par admettre ses craintes. Qu’ils dussent continuer d’habiter Seyssac, ou fuir ce repaire d’infâmes délateurs pour se réfugier à Paris, – les nombreux dossiers du poète, où depuis des années s’entassaient notes et documents littéraires, pouvaient devenir, entre les mains d’accusateurs, une arme formidable. Les réflexions sceptiques de ces manuscrits, leurs abréviations mêmes, feraient croire à des sous-entendus criminels… Et la correspondance d’avant-guerre, où figuraient jusqu’à des lettres timbrées d’Allemagne ! Que ne découvriraient dans ces papiers des juges prévenus, puisque, sur de simples dénonciations sans base… Oui, là était le danger. Faute de pouvoir emporter le pesant fardeau de ces dossiers devenus compromettants sous le règne de la Terreur et de l’Arbitraire, il convenait de s’en débarrasser. Les anéantir ? Évidemment, c’eût été le mieux. Mais supprimer ainsi, de gaîté de cœur, vingt années de notes précieuses ! – et surtout ces matériaux, accumulés si patiemment, d’une autobiographie sincère, de « confessions » plus ingénues que celles d’un Rousseau ou d’un saint Augustin !
Serval repoussa d’abord l’abominable nécessité. Ne pouvait-il faire comme les vieux paysans qui enfouissent leurs trésors ? – Et, avec l’aide d’Ida, il se mit à la recherche d’une cachette sûre.
Sous la triste pluie de décembre, encapuchonnés tous deux, ils trimballèrent l’énorme paquet parmi les bois de la colline, en quête d’un trou de rocher, d’un emplacement propice à creuser une fosse, que recouvriraient les aiguilles de pin… Le vieux puits abandonné ? Mais il aurait fallu une caisse de métal, hermétique et soudée. Par qui la faire souder ?… Ils explorèrent les décombres d’un ancien poste de chasse – repaire de couleuvres et de lézards – au haut de la colline. Mais cette cache, pas plus que les autres, ne les contenta. L’excès d’inquiétude leur faisait envisager le hasard d’une découverte par les soldats errants ou les chercheurs de champignons… Qu’adviendrait-il, si l’on trouvait, en leur absence, cette masse de documents, a priori suspects ?
La hantise finit par l’emporter : après une lugubre journée d’hésitations, Serval se résolut à l’amer autodafé.
Il voulait cependant sauver quelques lettres, et le plus précieux de ces irrecommençables mémoires. Et, tandis que sa femme, puisant aux caisses descendues du grenier, effectuait un tri préliminaire, il s’assit, jambes croisées, sur un coussin, devant l’âtre, et commença la revue. – Les feuillets condamnés passaient au feu, directement, et un mince tas d’écritures, en réserve timide, s’amassait à côté de lui, sur le tapis.
L’après-midi et la soirée furent occupées à cette besogne dont l’intérêt faisait oublier le caractère désastreux. Sachant Ida passionnément curieuse (comme lui envers elle) de tout ce qui avait rapport à lui, le poète, à mesure que les souvenirs de sa vie d’autrefois surgissaient – d’un titre, de quelques lignes parcourues, d’un simple adjectif saisi au vol – les évoquait en une phrase, en un mot ; car chacun des deux amants, à force de confidences, connaissait le passé de l’autre, presque aussi bien que le sien propre. Quelquefois, cependant, un épisode s’offrait, dont il ne lui avait par hasard jamais fait le récit ; et il le lui contait brièvement. Toute sa jeunesse revivait, dans ces écritures à l’encre pâlie, au papier jauni. Il se revoyait, et elle l’imaginait, dans le recul de son enfance studieuse, – au cours de son adolescence solitaire, tourmenté d’un insatiable désir de perfection qu’il rêvait d’assouvir un jour – en devenant le-plus-grand-poète-du-monde !… Puis au long de sa jeunesse vagabonde, assoiffé de connaître le plus possible de la planète sur laquelle il désespérait de jamais rencontrer l’âme exceptionnelle digne de contracter avec lui une alliance sublime et définitive, libérée des mesquineries dont il avait toujours reconnu la tare chez les femmes ; – d’un bout à l’autre de sa vie s’avançant irrésistiblement vers ce jour sacré, vers cette heure miraculeuse où il avait rencontré en Ida la compagne prédestinée, – qui l’attendait, elle aussi, depuis toujours !…
Et, malgré l’amertume de voir dans l’âtre, réduits à un amas de cendres, la plupart de ses chers souvenirs, Étienne sentit qu’il venait de repasser et de vérifier un à un les chaînons auxquels se suspendait le sûr bonheur de leur alliance ; et celle-ci lui en apparut plus solide, et sortant de l’épreuve comme renouvelée, capable de résister aux puissances liguées du monde extérieur… Non, encore une fois, peu importait qu’ils fussent à eux deux seuls contre le monde : rien ne saurait venir à bout d’entamer l’indissoluble bonheur qui rayonnait de leur alliance, comme d’un couple de soleils jumeaux gravitant l’un vers l’autre.
Le souvenir de cet autodafé s’ajoutait à celui de l’arrestation comme un nouveau grief inexpiable. La révolte d’Étienne s’exhalait en plus de paroles, mais Ida était plus profondément touchée par l’infamie de leurs persécuteurs, et le séjour de Seyssac lui devenait intolérable. Son désir de fuite gagna le poète. Or, l’amie Suzanne venait de quitter Bizerte et de se réinstaller dans son pied-à-terre de Paris, où elle était décidée à attendre la fin de la guerre. Ce fut pour le couple un argument irrésistible. On fit les malles en prévision d’une longue absence, parmi l’inquiétude et le désarroi des chats, qui furent confiés au vieux propriétaire ; celui-ci s’engagea, en outre, à surveiller le mas ; et, avec un sentiment de libération qui noyait leur tristesse à délaisser l’asile où ils avaient vécu tant d’années heureuses, Étienne et Ida secouèrent la poussière de leurs souliers sur Seyssac et ses odieux habitants.
La désorganisation était bénigne, sur le P.-L.-M., à cette époque ; on voyageait peu, et les permissions régulières pour ceux du Front n’existaient pas encore. Mais les deux « trains-poste » rétablis dans chaque sens sur la ligne Paris-Marseille – au lieu d’une quinzaine d’express et rapides quotidiens – justifiaient suffisamment, avec la durée du trajet, augmentée de moitié, la thèse de la « régression civilisée » familière à Étienne.
Comme autrefois, cependant, aux glaces du wagon scandant son galop d’acier, les deux époux virent, de leur coin capitonné, le soleil d’hiver se coucher au bas de l’azur provençal sur les collines hérissées de cyprès, et se réveillèrent dans le petit jour brouillassant de l’Île-de-France aux peupliers squelettisés. Sur le quai d’arrivée, Suzanne, prévenue par télégramme, les attendait.
Ils allaient donc faire un séjour à Paris ? quel bonheur ! – « Mais où comptez-vous gîter ? Vous n’en savez rien ? Alors, j’ai votre affaire : le petit appartement d’une camarade qui a suivi son mari, mobilisé dans le Centre… C’est moi l’agent de location, je ne vous écorcherai pas… Trois jolies pièces, au quatrième, dans le bas de la rue Lamarck. Tranquillité parfaite. Et vous serez à deux pas de chez moi. »
L’aubaine était précieuse, à cette heure où l’afflux des réfugiés accaparait hôtels et logements. Étienne s’empressa d’accepter. Le soir même, aidée de Suzanne, Ida eut achevé leur installation, et donné au moyen de quelques étoffes et objets-fétiches apportés de Seyssac, un aspect familier à ce home de fortune, meublé sans détails choquants. Le boudoir, transformé en cabinet de travail, offrait un divan et un piano, promesse d’aimables soirées. On n’y regretterait pas le calme bucolique du mas des Genêts. Les voisins étaient paisibles, le quartier peu bruyant, et seule la rumeur vague de l’océan de maisons aperçu entre deux toits par la fenêtre de la cuisine, rappelait qu’on se trouvait ici dans une des grandes capitales du monde.
Les premiers jours furent employés surtout à reconnaître le nouvel aspect de la ville. Même dans les quartiers jadis les plus brillamment cosmopolites, elle avait pris un air minable et provincial. Avenue de l’Opéra, les devantures fermées « pour cause de mobilisation » exhalaient cette mélancolie propre aux villes d’eaux abandonnées, aux chalets clos des plages, hors saison. Les magasins ouverts étalaient des périscopes de tranchée, des réchauds à alcool solidifié, des sous-vêtements de papier, tout un matériel pour ceux qui s’en allaient « là-bas », – sans compter, pour les rescapés, d’ingénieux « appareils de prothèse ». Et l’on coudoyait, dans la foule attristée de multiples deuils, des amputés munis de ces membres artificiels, qui témoignaient de l’horreur des temps, avec les mornes réfugiées, avec les omniprésents costumes militaires, et ceux de la Croix-Rouge. Plus d’autobus. Fermés, la plupart des cafés, des restaurants familiers d’autrefois. Ou bien c’était, en place de garçons, un personnel de femmes et de gamins. Comme au métro, d’ailleurs, comme partout… La guerre !
Ils virent, porte Dauphine, à l’entrée du Bois, les défenses improvisées avant la Marne : une espèce de tranchée, qui avait l’air d’attendre un tuyau de gaz ou un câble électrique ; et toute une collection de chevaux-de-frise, pareille à un stock de ces « garages » en fer qui maintiennent les bicyclettes, devant les bars… C’était avec ça qu’on avait cru empêcher les Allemands de pénétrer dans Paris !…
Ils contemplèrent, gare du Nord, les guichets où se distribuaient jadis les billets pour Lille, Bruxelles, Cologne, Berlin, Varsovie, Vienne… Lille ! désormais inaccessible, comme le reste !… Étienne s’ébahissait, et cherchait à se représenter la Barrière de mort que la folie belliqueuse venait d’élever à moins de cent kilomètres de Paris, – ce Front où les deux moitiés de l’Europe se cossaient, tels deux béliers enragés !
La guerre ! elle était partout ; ici même ; elle transfigurait les visages, allumait les yeux d’un feu sombre et sournois de haine, prête à se reporter, faute de « Boche », sur le premier venu. Avec ses trente-six ans, son aspect sain, Étienne, se promenant parmi la foule au bras d’Ida, sentait peser sur lui des regards homicides. Comme à Seyssac, mais en beaucoup plus franc. Les femmes, surtout les vieilles, étaient les plus féroces, et il entendit plusieurs fois marmotter dans son dos des imprécations qui ne pardonnaient pas, à lui de vivre encore, à la pauvre Ida, de n’être déjà veuve. – Et il se souvint que des regards semblables, jadis, dans Stamboul ou Kairouan, luisaient sous les turbans et le poursuivaient, chien de Roumi aventuré au seuil des mosquées interdites…
Mais en même temps que leur vie intime s’acclimatait dans le home de la rue Lamarck, Étienne et Ida retrouvaient chez quelques-uns de leurs amis parisiens une humanité moins en proie aux instincts de l’âge de la pierre.
Lucien Laville (passé, de l’aviation dans le corps des infirmiers, il se demandait bien pourquoi) gardait peu d’illusions sur la guerre en elle-même ; il se bornait à son rôle, qui était de « soulager le plus de douleurs possible ». Sans blâmer Serval de ne pas se jeter volontairement dans la mêlée, il fit des allusions à la grande souffrance dont chacun avait le devoir de supporter sa part. – « Même si cette souffrance est inutile et nuisible à la civilisation ? demanda Paul Galfaut, qui se trouvait là, fagoté dans son uniforme de scribe militaire. Par égalitarisme démocratique, alors ? » – Lui, Galfaut, n’y allait pas par quatre chemins : il se félicitait d’être « embusqué ». Professeur de philologie, très fort en anglais, il eût fait volontiers un excellent interprète ; mais « le gros ouvrage » de la guerre ne le concernait pas. Chacun devait être utilisé suivant ses compétences. L’Allemagne s’y appliquait. Elle ménageait ses « valeurs intellectuelles » et ne les envoyait pas aux tranchées. Ainsi, ce pauvre Rudeaux… Mais Laville n’entendait plus ; et il lança son paradoxe familier : « La perte d’un illettré importe au monde autant et plus que celle d’un homme de génie ! » – Galfaut riposta, on s’échauffa, et il y eut des paroles aigres.
Marcelle Léonard, engagée dans la Croix-Rouge, dès le départ de son mari le docteur (major, actuellement, du côté de Châlons) avait très peu de temps à elle, et on la vit à peine. Avec plusieurs infirmières en sous-ordre, elle s’efforçait de guérir ses malades et blessés le plus vite possible. Mais un jour qu’elle se vantait d’une prompte « remise en état » – un vrai record ! – « Tu es donc bien pressée de les renvoyer se faire tuer ? » lui lança Ida, mi-souriante, mi-indignée.
Ida ne cachait pas suffisamment son bonheur, et avouait à ses amies qu’elle se réjouissait d’avoir épousé un Belge, et non un Français. On ne lui pardonnait pas cette indiscrétion. Que ne prenait-elle exemple sur Mme Toural ? (Mme Toural, « la femme-serpent », au dire d’Étienne, souhaitait la prise de Constantinople, à cause des tapis et soieries que l’on aurait alors en abondance) – Son mari, professeur au Conservatoire, avait dépassé la limite d’âge. Eh bien, au lieu de s’en féliciter, elle proclamait bien haut qu’il avait tout fait pour partir au Front, et déplorait qu’on lui eût toujours refusé son engagement…
Ce fut en Suzanne qu’ils trouvèrent l’amie la plus bienveillante. La croisière de son pseudo-mari était lointaine et dangereuse (la guerre sous-marine commençait) ; elle regrettait les voyages et la campagne ; elle s’ennuyait, isolée de ses relations habituelles dans ce Paris nouveau ; – et pourtant, elle ne jalousait pas la félicité des « Deux », comme elle les appelait. On eût dit qu’elle puisait du courage dans la vue de leur bonheur exceptionnel.
Elle en puisait surtout dans les molles délices de l’opium ; mais ils la croyaient dégagée depuis longtemps de cette manie, dont elle leur avait parlé à Seyssac comme d’une chose ancienne ; et, par pudeur, désir de leur bonne opinion, elle leur laissait ignorer sa rechute.
Un jour qu’ils arrivaient chez elle à l’improviste, ils trouvèrent son accueil singulier. Elle avait les yeux brillants, comme métallisés, et semblait hésiter à introduire ses hôtes dans le petit salon au divan bas où ils causaient à l’ordinaire, mi-allongés auprès d’elle. Leur mouvement de recul mit fin à son indécision. Elle ouvrit la porte du petit salon. – « Bah ! vous êtes des amis, des vrais ; vous pouvez tout savoir. »
Ils entrèrent. Un parfum balsamique, apparenté à l’amande grillée, flottait dans l’air. Sur le divan s’étalait un plateau de laque portant une veilleuse de forme chinoise, allumée, plus divers accessoires, et la pipe qu’elle leur avait déjà exhibée comme une curiosité.
— La voilà donc, trancha Suzanne avec une ironie mélodramatique. C’est ça, l’épouvantable drogue… le paradis artificiel… le crime artificiel, selon le point de vue auquel on se place. Je m’y suis remise, oui… oh, bien modérément… Vous ne me méprisez pas trop ?
Mais ils se récriaient. Eux ? Par exemple ! pour qui les prenait-elle ?
— Et je te dirai mieux, chère Suzie, conclut Ida, voici des années qu’Étienne et moi n’attendons que l’occasion d’y goûter.
— Si toutefois ce n’est pas abuser de votre obligeance, chère madame, plaisanta Serval.
— Hum ! nous allons voir, répondit Suzanne, sur le même ton. Mettez-vous là d’abord, les Deux, de l’autre côté du plateau, comme de bons petits enfants.
Ils obéirent. Elle s’était recouchée, dans sa gebba tunisienne rouge à soutaches vertes, ses cheveux cuivrés posant sur un coussin de velours émeraude ; et la petite lampe à verre rubis mettait, dans ce coin de la pièce envahie de crépuscule, une précieuse intimité. Puis, sous les regards amusés de ses hôtes, la fumeuse se livra aux rites délicats. L’aiguille d’acier, entre ses doigts agiles, cueillit dans le godet de faïence une goutte d’opium brun qui, portée au-dessus de la flamme, bouillonna, grésilla ; devint, roulée sur le verre de la lampe, une pilule conique, grosse comme un pois, qu’un geste net et précis appliqua au centre du fourneau de jade, sur un pertuis minuscule. L’aiguille dégagée, Suzanne porta le bambou à ses lèvres, aspira longuement, et l’opium du fourneau s’évapora au-dessus de la lampe, en une mince fumée bleue et parfumée, tandis que l’aiguille guidait vers l’orifice les parcelles en fusion… La tête de la fumeuse abandonnée sur les coussins, les yeux clos un instant, elle exhala la bouffée de vapeur grise que les deux autres humèrent avec curiosité.
— Qu’est-ce que tu éprouves ? interrogea Ida, tentée.
Suzanne eut un sourire vague.
— C’est bien difficile à exprimer par des mots… et cela varie tellement avec chacun !… Pour moi, une sérénité qui gaze mon ennui, qui met comme de l’ouate autour : il est toujours là, mais ses angles ne me blessent plus. Je finis même par éprouver une douceur à son contact… La vie est si peu de chose, quand on y réfléchit. Bien entendu, pour vous, ce sera différent, puisque vous êtes heureux… Je dois vous avertir que, la première fois, vous serez peut-être simplement indisposés… oui, cœur barbouillé, mal de mer ; l’initiation n’est pas toujours agréable… Vous affrontez le risque ? Allons, je vais vous satisfaire.
Tout en parlant, elle avait pris au bout de l’aiguille une nouvelle dose d’opium, et répété au-dessus de la lampe les manœuvres de la cuisson et de l’application sur le fourneau. Elle tendit à son amie l’embouchure d’ivoire de la pipe.
— À toi l’honneur, petite Idé… Un peu plus près, allongée mollement… Bien. Aspire… Hé non ! pas comme une cigarette ; avec la poitrine, à fond… Et garde la fumée le plus possible.
La drogue grésilla. D’un long effort, la jeune femme s’emplit les poumons de la fumée subtile ; et, la pipée volatisée, s’abandonna sur les coussins.
— À vous, grand homme, installez-vous mieux, à portée du plateau, sans déranger votre épouse… la tête sur sa hanche… oui, comme ça.
Par un privilège assez peu commun, leur initiation à tous deux fut exempte des troubles nauséeux dont souffrent en général les novices, sous une direction imprudente. L’experte Suzanne leur fit garder la parfaite immobilité nécessaire au début, et les tint dans les justes bornes de l’euphorie : trois pipes à Ida, quatre pour Étienne.
— Et maintenant, mes petits amis, savourez.
Ils furent un peu déçus dans leur attente. Ils s’imaginaient, sur la foi de descriptions littéraires, une volupté surhumaine, des rêves grandioses, échevelés, paradisiaques. Au lieu de cela, un léger engourdissement physique ; mais leur esprit gardait toute sa lucidité. Ils causaient comme à l’ordinaire avec Suzanne qui, inlassable et méthodique, se confectionnait des pipes et les « tirait » l’une après l’autre.
Cependant, à leur insu, le « juste, subtil et puissant opium » les pénétrait de sa sérénité. La nuit était close depuis longtemps, et seule la veilleuse à verre rubis éclairait mystérieusement les trois personnages réunis sur les coussins. Allongés l’un contre l’autre, Étienne et Ida goûtaient la douceur d’un mol contact et d’une parfaite union idéale. La présence même de leur amie semblait élargir cette atmosphère d’intimité délicieuse, et ses paroles éveillaient en eux des vibrations fraternelles.
Elle parlait de leur bonheur avec une pensive sympathie, avec une sorte d’admiration respectueuse. Étienne, saisi par un besoin de confidences, éprouva une joie exquise à lui faire des aveux sans réserves :
— Oui, chère Suzie, vous dites vrai, nous sommes heureux. Avec d’autres, j’arguerais prudemment de nos tribulations pour déclarer que le bonheur parfait n’est pas de ce monde, et nous mettre à l’abri de la commune envie. C’est inutile avec vous, chère et indulgente amie. Loin de vous attrister, le spectacle de nos joies vous est doux… La monotonie du tête-à-tête ! Faut-il qu’ils s’aiment peu, ceux qui la déplorent ! Pour nous, chaque sensation, bonne ou mauvaise, est un aliment. Tenez, ce vil complot qui nous a fait fuir Seyssac, le plus grave ennui que nous ayons encore éprouvé, n’a fait que rendre plus étroite cette union, en achevant de nous mettre à part de l’humanité… Notre alliance est plus forte que tout au monde. Les hommes et les dieux…
Il reconnut la phrase littéraire, mais n’hésita qu’une fraction de seconde, et acheva :
— Les hommes et les dieux peuvent se liguer contre elle, je les défie bien de l’entamer !
Suzanne avait interrompu ses manipulations pour jeter un coup d’œil sur son hôte. Impossible de s’y méprendre ; ce cartel à l’univers n’était pas une figure de rhétorique ; Serval parlait à la lettre, et pleinement convaincu. – Elle prononça d’une voix que les raucités légères du bon poison faisaient plus grave et lointaine, comme oraculaire :
— Ô mon ami, voilà des choses qu’il ne faut jamais dire, ni même penser ! Vous tentez le destin. Au lieu d’exulter à voir cet accroissement continu de votre bonheur, vous devriez plutôt le redouter. En tout cas le dissimuler… Même aux dieux… Surtout aux dieux ! Ils sont jaloux étrangement du bonheur des hommes ; et, si bien à l’abri de leurs coups que vous puissiez vous croire… Souvenez-vous de l’anneau de Polycrate : cette histoire m’a toujours intimidée, lorsque je me sentais trop heureuse. Plus longtemps nous avons échappé à la loi commune, plus nous devons craindre que les dieux ne nous infligent une rançon amère.
Serval l’écoutait avec un sourire incrédule, tout en caressant les cheveux d’Ida.
— Peut-être, Suzie, pour le commun des mortels, dont les joies procèdent de conditions extérieures. Que la richesse leur soit ôtée, et les voilà malheureux. Mais quel événement saurait prévaloir contre l’union absolue de deux êtres ? Il faudrait que le sort commençât par nous disjoindre moralement… Et là-dessus, je réponds de nous.
— Et moi, mon bien-aimé ! intervint Ida. Nulle séduction au monde ne serait capable de me détourner de toi… Me trahirais-tu que je ne t’en aimerais pas moins… Mais cela, c’est impossible.
— Impossible, reprit Serval. Cette cause même de désunion à laquelle vous pensez peut-être, Suzanne, – la jalousie – ne saurait exister entre nous. Une alliance telle que la nôtre se défend par son absolutisme contre le désir étranger ; elle exclut toute tentation grave… Et même, Suzanne, j’ose affirmer qu’un caprice d’un jour, s’il venait à se produire, un dilettantisme éphémère, n’entamerait pas notre confiance réciproque. C’est un pacte entre nous, et je le crois plus efficace que d’inquiètes surveillances… Comment peut-on se trahir, lorsqu’on sait tout l’un de l’autre ? Vous l’ai-je dit… Non, pas encore, je crois… Hé bien, Ida et moi ne pouvons rien nous cacher, mais rien, pas même nos pensées les plus intimes.
— Oui, votre confiance mutuelle…
— Ce n’est pas cela. C’est plus grave. Nous sommes… en communication, pour ainsi dire. Un secret entre nous deux est une impossibilité. Chacun lit dans l’âme de l’autre ce qui s’y passe. Appelez la chose télépathie, n’importe : le fait est là, et nous en avons mille preuves décisives. C’est plus profond que le simple parallélisme qu’entraîne la vie en commun, et qui fait compléter par l’un la phrase commencée par l’autre. C’est un rapport mystérieux. Les plus minimes variations de sentiment, d’humeur, ne peuvent nous échapper. Nous sommes transparents l’un pour l’autre. Et de plus, la volonté n’intervient pas dans le phénomène, elle ne saurait l’empêcher de se produire. Il s’étend jusqu’à nos songes ; et maintes fois, au réveil, Ida m’a raconté précisément celui que je venais de faire.
Suzanne l’avait écouté avec sympathie d’abord, puis avec une sorte d’effroi.
— C’est trop beau, murmura-t-elle, comme pour elle-même. En effet, j’ai connu des exemples analogues – bien que pas aussi complets – mais chaque fois…
Elle se ressaisit, et conclut simplement :
— Oui, vous avez raison, la jalousie ne peut avoir prise sur vous.
Mais à part, considérant les « Deux », elle ajoutait : – « Qui peut sonder les voies du Destin ? Ses ressources sont infinies ; et le jour où il s’occupera de vous, pauvres enfants, vous serez bien à plaindre ! »
À quatre ou cinq reprises, durant leur séjour à Paris, Suzanne les laissa goûter à l’opium. Mais le prosélytisme, si fréquent chez les toxicomanes, lui faisait défaut, et loin de chercher à les convertir en fumeurs d’habitude, elle ne perdait pas une occasion d’appuyer sur les inconvénients et les dangers de la Drogue, les prix fabuleux qu’elle atteint depuis les lois prohibitives, et la quasi-impossibilité de se la procurer, en dehors du monde maritime. Ces précautions oratoires, dictées par un souci affectueux, étaient superflues. Étienne et Ida n’avaient aucune envie de renouveler ces expériences pour leur propre compte. L’opium, dans leur conception, était inséparable de l’amie en gebba tunisienne, du petit salon au divan bas, du plateau de laque et de l’intimité crépusculaire de la veilleuse à verre rubis. Ces heures de communion avec le dieu exotique et son aimable prêtresse demeurèrent simplement pour eux un des meilleurs souvenirs des mois passés dans la capitale, – jusqu’aux jours lointains du malheur où le poète ne devait plus se remémorer que la première séance et les paroles oraculaires dont il avait négligé l’avertissement.
Vers la mi-février, Ida eut la joie de revoir son frère. Privé comme elle de tous rapports avec sa famille restée en pays envahi, le jeune homme avait reporté sur sa sœur l’affection qui le soutenait dans sa rude existence ; et il vouait à son beau-frère une espèce de culte, moins pour des colis-postaux bien composés que pour les lignes amicales ajoutées par le poète à chaque missive d’Ida. Quarante-huit heures, le couple hébergea, nourrit, abreuva, promena le « poilu » Victor, et tandis que sa sœur veillait avec une tendre sollicitude à ce qu’il ne manquât de rien, Serval prit un plaisir plus que professionnel aux épisodes – des documents non falsifiés, ceux-là ! – bouffons ou terribles contés par le jeune homme avec une égale ingénuité. En se disant adieu sous le hall de la gare de l’Est, on se promit de renouveler cette petite fête dans quelques mois, à la prochaine permission…
Quinze jours plus tard, un avis officiel parvenait à Ida : son frère, Victor Delvaert, soldat de 2e classe…, etc., avait été fait prisonnier.
Plongé dans l’atmosphère parisienne, Serval n’avait pas tardé à comprendre qu’il fallait renoncer aux espoirs de paix dont il se leurrait encore à Seyssac. Le « rouleau russe » faisait machine en arrière. Belgrade était reprise ; mais les vaines opérations des Dardanelles traînaient en longueur. Le front occidental s’immobilisait. L’intervention de l’Italie, attendue, ne ferait que compliquer les choses. Le terme de cinq mois était dépassé ; on n’en parlait plus. Au contraire, les projets d’organisation à longue échéance avoués par les journaux, les « récupérations » récentes, prouvaient que la guerre durerait encore longtemps. L’Angleterre avait institué le service obligatoire au début de l’année ; la Belgique suivait son exemple. Un temps, le poète se demanda si lui-même ne se verrait pas englobé dans les mesures nouvelles, et dépouillé de ce privilège que lui conférait jusqu’alors sa nationalité, au point de vue militaire. Mais ses craintes (qu’il se garda bien de communiquer à Ida) furent dissipées, ou du moins ajournées à un avenir très lointain, lorsque le décret-loi du gouvernement belge fixa définitivement sa situation. Marié, au-dessus de 35 ans, il était compris dans cette ultime réserve de la « 6e classe », et n’aurait rien à voir, selon toute vraisemblance, avec les commissions d’appel.
Un autre souci, plus immédiat, loin de s’atténuer, s’aggravait. Les fonds baissaient rapidement, avec ce séjour à Paris, et le coût de la vie ne cessait d’augmenter : – il convenait de se pourvoir, au point de vue financier.
Jusqu’à la mobilisation, trouvant ses revenus suffisants, le poète n’avait cherché qu’à réaliser son but artistique. Ses premiers volumes ne lui avaient rien rapporté, au contraire. Les œuvres dont il était satisfait, il les donnait bénévolement à des revues amies. Solliciter les éditeurs prendrait trop de temps, et il ajournait ces démarches à une époque indéterminée, bien qu’il eût un livre de vers et deux romans complets en portefeuille. C’était peut-être le succès, la gloire, l’argent, ces romans ! – et voici que la guerre était venue supprimer toute possibilité d’en tirer quelque chose. On ne publiait plus que des écrits d’actualité… Ah ! s’il s’y était pris plus tôt ! s’il n’avait pas cultivé aussi jalousement son orgueilleuse indépendance !
Celle-ci, qui l’avait détourné des réalisations pratiques, lui rendait aujourd’hui encore moins attrayante l’idée de chercher un gagne-pain. Certes, dans les nouvelles conditions sociales créées par la pénurie d’hommes, il n’aurait pas de peine à découvrir un emploi… Marcelle Léonard lui avait signalé un poste de secrétaire : cinq cents francs par mois… Servage bien fastidieux, mais il tâcherait de s’y faire.
— Toi, mon chéri ! s’exclama Ida, lorsqu’il lui exposa ses projets. Toi ! secrétaire de quelqu’un ? Mais à la première observation, tu enverrais promener le patron, la place et tout !… Et puis, accepterais-tu d’être séparé de moi, plus de huit heures par jour ?… Nous n’en sommes pas réduits là. Nos maisons de Lille sont debout, pas vrai ? On nous en a donné l’assurance au Comité des Réfugiés, d’après leur situation dans la ville. Nous les reverrons un jour, ces maisons ! Au pis-aller ne peux-tu emprunter dessus ?
— Entamer le capital ? s’effraya Étienne, influencé malgré lui par les principes gardés de l’éducation paternelle.
Ida trouvait la chose toute simple. La prévoyance n’avait plus cours en cette époque bouleversée. La sagesse la plus retorse valait-elle mieux que son fatalisme à elle – ce « fatalisme oriental » qu’Étienne lui enviait d’ordinaire… « Après ? Eh bien, s’il y a un après, nous aviserons. Il sera toujours temps de travailler. Moi aussi. Ce ne serait pas la première fois : étant jeune fille, j’ai donné des leçons de piano à mes petites amies… Et toi, eh bien, tu vendras tes œuvres… »
— Et les tiennes que tu oublies ! s’écria Serval, gagné par l’optimisme souriant de sa compagne. Tes œuvres musicales d’abord. Toural l’a déclaré dimanche, quand tu as joué ta « danse tunisienne »… Après la guerre, tu seras une compositrice célèbre !
— Oh ! M. Toural a dit cela par politesse. Il n’en croit rien. Ma musique n’est faite que pour toi, mon maître ; c’est son seul mérite…
Laissant Ida en compagnie de Suzanne, Étienne fit le voyage de Rennes pour consulter Me Desregnaux, son notaire, qui avait sauvé de l’occupation allemande ses titres de propriété. Ceux-ci, malheureusement, ne pouvaient servir à grand’chose. Une hypothèque sur des immeubles situés en pays envahi était impraticable ; lui-même, Desregneaux, se serait fait un plaisir d’obliger son client et de lui avancer quelques fonds sur la garantie des terrains (qui subsisteraient, au pis-aller) mais il se trouvait, à son vif regret, dépourvu de disponibilités. La seule ressource était de chercher un spéculateur qui consentît à acheter l’un desdits immeubles, et à courir le risque de sa destruction éventuelle, d’ici la paix et l’entrée en jouissance. Comme notaire, il ne pouvait recommander semblable opération, car le risque devant être supporté par le vendeur, le prix obtenu serait en définitive très au-dessous de la valeur réelle. Après la guerre de 70, les sinistrés avaient touché en moyenne 33 %. Mais si son client persistait dans sa résolution, il s’efforcerait de découvrir un amateur…
Serval revint à Paris, peu confiant dans le succès de l’affaire. Mais, au cours de sa conversation avec le notaire, il avait appris deux nouvelles intéressantes : 1° Les rues de Lille dont faisaient partie ses maisons, étaient bien intactes huit jours auparavant ; Me Desregneaux le tenait d’une personne évadée de Lille, via Belgique et Hollande. – 2° Georges Faucher venait d’être nommé directeur de la succursale parisienne du Crédit Lillois, – et ce Faucher ne pouvait être que l’ancien condisciple d’Étienne. Ils avaient été fort bons amis. Faucher serait plus conciliant que le prédécesseur (« Notre maison n’est pas une société de bienfaisance » avait répondu ce mufle !) et ne lui refuserait pas une avance sur ses titres (pour une vingtaine de mille francs, au cours de 1914) qui étaient si malencontreusement restés en dépôt à la maison-mère de Lille.
Le bon ami Faucher reçut Étienne du haut de son importance. Il l’appela : monsieur, et : vous. Les souvenirs de jadis, évoqués par son client, le laissèrent froid. Sa banque avait pris comme règle d’ignorer ce genre de dépôts, car l’issue de la guerre était incertaine, la confiscation des titres opérée par les Allemands serait définitive, au cas de leur victoire ; et quelle indemnité recevrait-on de l’État ?
Serval se croyait évincé sans retour et se levait, lorsque l’autre lui dit négligemment :
— Enfin, vous avez de la chance d’avoir eu affaire à moi qui connais votre situation de fortune. Il vous sera versé, jusqu’à nouvel ordre, quatre cents francs de mensualité. Remboursable deux mois après la cessation des hostilités. Intérêts : 5½ %… Mais n’en parlez pas. C’est une dérogation au principe adopté par nous.
En annonçant à Ida ces bonnes nouvelles, Étienne se répandit en amertumes contre son ex-condisciple. Que n’avait-il rejeté cette aumône, révocable, d’ailleurs !
La jeune femme éclata d’une indignation feinte :
— Mais, monsieur, vous n’êtes donc jamais content !… Mon chéri, cet homme a voulu te faire sentir sa supériorité de gros financier. Qu’importe ? Voilà notre avenir immédiat assuré : nous pouvons attendre que Desregneaux trouve un amateur ; et cela sans toucher à ce qui te reste d’argent… Nous ne sommes plus forcés de quitter Paris…
Paris attendait la visite des zeppelins. Une première fois déjà (mais les journaux n’en avaient rien dit : Galfaut tenait la chose d’un employé au Ministère) les monstres aériens s’étaient avancés nuitamment jusqu’au-dessus de Gonesse – à dix kilomètres de la capitale ! – où on les avait arrêtés ; et depuis lors les mesures concernant la réduction de l’éclairage avaient été plus strictes. Quelques réverbères de loin en loin, ou la fugitive lueur d’un phare d’auto, guidaient les passants par les rues noires, entre les maisons aveugles ; et là-haut les longs faisceaux lumineux de la Tour vigilante balayaient le ciel, en rotation continue. Avec son fatalisme, Ida ignorait le danger. – « Pourquoi veux-tu que ça tombe juste sur nous ? Paris est grand ! » disait-elle, lorsqu’Étienne jetait un coup d’œil inquiet sur les nuages favorables aux agresseurs aériens. Et il la confirmait dans son optimisme : « Oh ! d’ailleurs, on saura bien les empêcher d’arriver jusqu’ici. » – Mais, au fond, il était beaucoup moins rassuré. Les détails publiés – sur les dimensions géantes de ces aéronefs – leurs torpilles chargées d’un quintal d’explosif – leur rayon d’action – le préoccupaient. Il constatait, le plan de Paris sous les yeux, que Montmartre était situé sur la trajectoire d’un raid venant du nord-ouest. Obsession stupide, soit, et d’autant plus irritante qu’il la gardait pour lui (ce qui ne trompait guère Ida, indulgente à ses craintes) mais il ne pouvait s’en débarrasser. – « Quand même, songeait-il, ce serait idiot d’être venus ici nous faire démolir de cette façon-là ! » – Et parfois, réveillé dans le noir, au côté de la compagne dormant son sommeil d’enfant, il guettait, au cadre de la fenêtre dont il ne fermait plus les rideaux, le ciel étoilé, ou opaque, ou lunaire ; il écoutait le silence de la nuit, déchiré de loin par les lugubres sifflets des gares… Et c’était une délivrance lorsque les voitures – moteurs ronflants ou roues ferrées – animaient la rue, lorsque les sirènes ouvrières poussaient leurs beuglements, et que la cloche de l’école voisine, de son bronze grossier, sonnait à toute volée, dans l’aube nouvelle…
Pauvre Serval ! si tu avais pu prévoir ce que le traître destin te réservait, tu aurais au contraire appelé de tous tes vœux la mort aérienne – subitam cele emque, selon le vœu de César ; – tu aurais souhaité d’être foudroyé aux bras de ta bien-aimée, – en plein bonheur…
Peu après le raid aérien sur l’Angleterre, deux jours avant la venue des zeppelins sur Paris – et précisément sur Montmartre ! – Étienne trouva dans son courrier une lettre timbrée de Seyssac. L’adresse était libellée d’une main gauche et inconnue. Il la décacheta en hâte, avec appréhension… « Marius Brun ? Le propriétaire !… Qu’y a-t-il encore ?… Il me fait écrire par sa bonne… Ah ! les immondes ! » – Et, appelant Ida, d’une voix altérée qui la fit bondir du lit et accourir en chemise, Étienne lui tendit le message : – « Lis ! »
MEUCIEU SERVALE,
Je vous fait écrire par ma bone pour vous prévenire que les militerres ils veulent prendre auci votre maison. Il est arrivé un nouveau régimand et le serregent il est venu me demandé si votre maizon été abitté et je lui édi que vous allié revenire. Mais hierre le garde champaitre été avec lui et ils ont prétendu avoir la clé pour installé des soldas chai vous. Je ne lavé pas puisque vous lavé emporter. Alors le garde il a di qui lenfoncera la porte. Je l’ai empêcher cette foissi mais je ne cest pas si je pourré encor la prochenne. Le garde été très méchand. Vous ferait bien de menvoyé la clé mais ce serait mieu que vous venait alors vous serait chai vous et ils ne pourrond plu rien ferre. Je suie toujours en bone centé mais le mistral a fé tombé toutes les fleurs des cerisiés et il ni anorapas. Jesperre qui lané de memmepour vous et votre dame et je vous salut tout les deus.
Votre dévouest serviteur.
MARIUS BRUN
Serval mâchait de furieuses imprécations contre les gens de Seyssac, – car ils avaient dû influencer l’autorité militaire, qui avait une fois pour toutes classé le mas des Genêts comme exempt. Le menton sur l’épaule d’Étienne, Ida relut deux fois l’épître naïve, en silence. Elle imaginait la porte forcée, le mas livré à quinze, vingt « coloniaux », pour y exercer une malfaisance systématique : – le piano manœuvré à coups de poing, la machine à écrire réduite en ferraille, les partitions, les bouquins, les manuscrits, déchirés en allume-pipes, les tableaux barbouillés de charbon, les matelas crevés, tout le mobilier abîmé, souillé, détruit…
— Il faut retourner, conclut-elle, sagement. Et, comme elle grelottait, pieds nus et en chemise dans le boudoir sans feu, elle alla se remettre au lit, escortée d’Étienne qui brandissait le fâcheux papier. — Quoi ! quitter Paris, où l’on était si bien installé ! (il en oubliait les zeppelins) pour faire plaisir à leurs ennemis !… Ah non ! ça ne se passerait pas comme ça !
— Que veux-tu faire, mon chéri ? demanda la jeune femme, inquiète, en se blottissant sous les couvertures.
— Aller au Ministère, voir le ministre s’il le faut, et savoir s’ils ont le droit de violer notre domicile ; puis télégraphier au maire de Seyssac que je le rends responsable…
— Tu n’empêcheras rien, mon aimé : Seyssac est loin ; et ils ont d’autres chats à fouetter, au Ministère… Et puis, les guerriers ont tous les droits, à cette heure. Non, il n’y a qu’un moyen, c’est de faire comme le dit le père Brun, et de réoccuper notre mas.
Il lui fallut deux heures pour convaincre Étienne, dont l’orgueil se révoltait à l’idée de ce retour forcé. Mais elle sut faire valoir l’argument que les Seyssaciens seraient au contraire fort marris de les voir réinstallés chez eux sans dommage ; et il finit par céder à sa femme. Elle avait raison, comme toujours, dans les questions pratiques, où lui-même, en vrai poète, s’empêtrait telle une mouche dans l’huile ; jamais il n’avait eu à regretter de suivre ses conseils.
— Entendu, mon petit. Nous retournons… Commence le bagage. Moi, je cours au P.-L.-M. retenir les places pour demain soir… Tu l’as dit : ils en feront un nez, les mauvais bougres !
Ce prompt retour suffit pour réduire à néant la menace de persécution. Serval n’eut même pas à déployer les énergies combatives dont il avait fait provision à Paris. Le commandant du bataillon, auquel il rendit visite dès son arrivée, ignorait tout de l’affaire. – Excès de zèle de la part d’un subalterne, peut-être. Il n’y avait pas lieu de s’émouvoir. Le nombre des locaux aménagés à cette heure pour la troupe était bien suffisant. On ne prévoyait pas de nouvelles réquisitions, et nul ne disputerait le mas des Genêts à ses légitimes occupants.
— Un voyage pour rien ! constata Serval.
Mais il changea d’avis, le lendemain, en apprenant la venue des zeppelins sur la capitale. Ida, charmée de retrouver le mas, les cerisiers en fleurs, le soleil du Midi, n’eut pas de peine à le convaincre d’accepter comme un bienfait ce séjour inauguré sous d’irritants auspices.
Afin de prévenir les effets d’un possible complot analogue à celui de décembre, Étienne écrivait au commandant de gendarmerie qui avait dirigé l’enquête ; et la réponse officieuse de ce gentleman acheva de rassurer les époux, en leur affirmant que toute dénonciation, anonyme, ou signée, de la nature des précédentes, irait directement au panier.
Ils n’avaient donc plus à craindre, en demeurant à Seyssac, que les clabauderies banales et les regards venimeux de leurs sournois ennemis.
Ceux-ci, d’ailleurs, semblaient les voir avec une indifférence résignée. Les nouvelles s’étaient répandues : on savait que les Alpinistes souffraient de la guerre, on croyait leurs maisons de Lille détruites ; et cela calmait un peu l’Envie. Elle eût certes préféré le Belge au Front, et l’altière « boumiane » réduite à faire le trottoir ; mais il faut borner ses désirs… Quant à l’espionnage, histoire ancienne ! Quatre mois avaient passé par-là-dessus, et ces quatre mois, indépendamment des faits de guerre et des deuils, avaient été féconds pour Seyssac en événements capables à eux seuls de défrayer les ragots.
Ce fut Mme Escoffion qui révéla au couple cette série de petits drames et de scandales. En novembre, l’épouse du juge s’était installée à Grenoble, auprès de son mari, capitaine dans l’Intendance. Mais M. Escoffion venait d’être envoyé à Bizerte, et elle-même s’était arrêtée quelques jours à Seyssac pour prendre une partie de leurs objets mobiliers, car ils auraient là-bas sans doute à garnir une villa… Elle se trouvait en plein déménagement ; mais sa chère Ida et M. Serval, accepteraient bien de venir passer une heure chez elle, sans cérémonie…
Et, tout en confectionnant le thé sur un réchaud à alcool, elle leur parla de la malheureuse aventure de décembre. Quel regret d’avoir été absente, alors ! Elle les aurait mis en garde, elle !… Mme Soucardot ? Assurément, ce ne pouvait être qu’elle, l’instigatrice. Mais ça ne lui avait pas porté bonheur. La force des choses était intervenue et vengeait les victimes… « Vous avez dû savoir, Ida, que cette noble et honnête dame accueillait les officiers à… bras ouverts. Déjà de votre temps. Or, par la suite, dans le nombre de ses amoureux, il s’en est trouvé un porteur d’une bonne petite… avarie, dont il l’a gentiment gratifiée. Elle n’est plus ici ; c’est dommage, vous l’auriez vue : jaune comme un citron, vieillie de dix ans ; elle n’en menait pas large… Mais soyez tranquilles, personne n’y faisait allusion : c’était sa manière, à elle, d’être bonne patriote. Puis, elle n’est pas la seule… Ah ! tout ce qui s’est passé durant les deux ou trois mois où les troupes cantonnées ici étaient composées de coloniaux frais débarqués d’Algérie, d’Indochine et d’ailleurs ! »
Et elle conta les débordements de la population, nourrie des vivres de l’armée ; des femmes de mobilisés, malgré l’allocation et sans l’excuse de la misère, se livrant pour un morceau de pot-au-feu, une entrecôte, une boîte de « singe » ; les sentinelles devant certaines portes, réglementant l’afflux des « passes » ; les maladies exotiques propagées ; des mères de famille inscrites à la Préfecture de Police – oui, cartées ; des tas de jeunes filles enceintes… une orgie babylonienne, sans compter les chapardages dans la campagne, les rapts de poules, de lapins, de provisions… Ah ! les beaux enthousiasmes du début, quand Seyssac réclamait à cor et à cris l’hébergement d’un ou deux bataillons !
Le couple, malgré l’espèce de revanche malsaine que ce récit leur apportait, s’effarait. Comment rester à Seyssac, dans de telles conditions ? Mais Mme Escoffion les rassura. Non, non, c’était fini, tout cela. Les vrais Coloniaux avaient disparu, montés en ligne ; ceux qui les remplaçaient n’avaient de colonial que le nom : – la classe 16, une rafle de jeunes, qu’on dressait en hâte pour le massacre. L’ordre était rétabli, une discipline sévère : à peine si l’on se doutait de leur présence.
Mme Escoffion partie, le couple se trouva sans aucune relation sortable. En dépit du temps écoulé depuis l’aventure de décembre, chaque fois qu’ils passaient sur le Cours, ils évoquaient l’odieux souvenir, et l’impuissante révolte les poignait. Ils ne pouvaient voir autour d’eux que des faces de traîtres ; et quelle que fût l’aménité des sourires, ils se demandaient : – « Et celui-là, celle-là, ne nous ont-ils pas dénoncés ? » – Abandonnant le problème, Étienne englobait tous les Seyssaciens dans la même réprobation. Mais Ida s’obstinait à déchiffrer la secrète pensée de chaque visage, et entretenait la hantise dont elle restait bouleversée des heures après avoir regagné le paisible mas. Serval, s’inquiétant, parlait de déménager.
— À quoi bon ? répliqua-t-elle. Ce sera la même chose partout ! La guerre est partout ; il y a partout des Mme Soucardot que choquera notre indépendance, et qui ameuteront les haines contre notre vie « essentrique… » Partout nous serons des suspects. Où aller, du reste ? Les voyages de recherches, le déménagement, aux prix actuels, sont au-dessus de nos moyens. Non, bien-aimé, restons ici. Nous avons payé notre écot. On nous tient quittes de nouvelles persécutions… Je ne demande qu’une chose : c’est de ne plus voir quotidiennement ces femmes et ces hommes. Je n’y résisterais pas.
Ils cessèrent de paraître au village. La servante du père Brun (qui en avait changé, depuis leur absence) apprit à faire leurs provisions sans gaspillage excessif ; et ils vécurent désormais sans aucun rapport avec la population.
Les premiers jours, Étienne avait craint de ne pouvoir se remettre au travail, assommé par les bruits guerriers qui sévissaient de l’autre côté de la vallée, à un demi-kilomètre, et que lui apportaient, selon les heures, le fracas des tirs ou les sonneries du clairon. Mais l’habitude acquise une première fois au début de l’hiver, se rétablit promptement, et les appels du cuivre ou les déchirements de la fusillade ne furent plus pour ses tympans que des bruits inexpressifs, au lieu d’accaparer à chaque fois son attention, pour la faire divaguer sans fin sur la sinistre folie de la guerre.
Une persécution moins fréquente, mais plus grave, et qui gardait son déplorable pouvoir, était la rencontre des soldats en marche. Oh ! leur cauchemar à tous deux, lorsqu’au détour d’un chemin ils se voyaient nez à nez avec la colonne, sans possibilité de se dérober ! Le cœur mordu d’appréhension, ils se rangeaient, masqués d’indifférence et affectant d’ignorer le troupeau humain qui passait à côté d’eux, débraillé, hilare, allumé par la vue de « cette gonzesse » et gouaillant son « mec de civelot ! » Et il fallait subir le défilé des curiosités outrageantes, les gaudrioles à peine assourdies au voisinage des gradés – qui se payaient un sourire conquérant, après avoir coupé d’un mot bref quelque grossièreté trop sonore ; – les galanteries de lupanar, les commentaires violateurs, et jusqu’aux gestes obscènes décochés par quelque gouape sûre de l’impunité. Ah ! ils étaient jolis, les « futurs héros ! » Ida, pâle, et glacée, baissait la tête et serrait le bras d’Étienne pour le rappeler à la raison, l’empêcher de crier tout haut ce qu’il murmurait d’une voix étranglée : – des blasphèmes contre la sacro-sainte Armée, qui l’eussent, ouïs d’un chef, fait conduire au poste entre quatre hommes baïonnette au canon… La promenade était finie, après une telle aventure ; et tous deux, empoisonnés, regagnaient leur demeure en silence, ruminant d’ineffables détestations.
Ils apprirent à éviter les grands chemins. Leurs promenades se réfugiaient au maquis des hauts-plateaux, ou se faufilaient dans les vallats secrets, merveilleusement solitaires. Ou bien ils s’enfonçaient dans les pinèdes de la colline, qui se prolongent sur des kilomètres, sans solution de continuité depuis les bois du « domaine » – et ils avaient l’illusion, jusque sur les crêtes du mont Ribaou, d’être chez eux encore, dans un haut-lieu inexpugnable, soustrait à l’atmosphère toxique, et d’où l’on n’entendait plus même les lourds camions des transports militaires passer en trombe à toute heure sur la route et apporter au village le ravitaillement quotidien des haines.
Mais les instants les plus précieux, qui vertébraient pour ainsi dire leurs jours et leur donnaient le courage et la force de poursuivre cette existence anormale et révoltée, ils les vivaient dans le cabinet de travail.
Ce temple, qui avait connu si longtemps leurs joies artistiques et amoureuses, semblait recéler entre ses parois l’âme de l’Autre Vie. S’exhalant du piano, des livres, des manuscrits, du divan, leur vie d’autrefois, si belle, renaissait avec son charme plénier, s’épanouissait chaque soir, en travail, en musique, en causeries sereines. Ils s’imaginaient être, dans le monde livré aux barbares, les derniers gardiens de la flamme sacrée.
Le studio, éclairé par la lampe, était un univers secret, une cloche à plongeur où leurs libres esprits, rebelles aux unanimes servitudes, aspiraient l’air vital. Eux seuls, eux deux. Qu’importait le reste ! Qu’importait la pénurie où il leur fallait vivre, avec les obscures menaces des lendemains ; le monde extérieur fermé, empoisonné par l’abominable guerre ; la rage et la démence universelles, le suicide de la civilisation ? Tout cela disparaissait dans la secrète apothéose de leur amour, qui se renouvelait incessamment comme par une virginité merveilleuse. N’avaient-ils pas les ivresses de la chair, fougueuses comme au premier jour ? N’avaient-ils pas la communion de leurs deux esprits, « ces miroirs jumeaux » ?
N’avaient-ils pas les souvenirs de leurs voyages, cette glorieuse jeunesse promenée aux quatre vents, jadis, dans le libre jardin du monde ?
Ils songèrent bien, tout d’abord, à utiliser les bicyclettes pour faire des excursions d’un jour ou deux, – suivant l’hygiène qui leur permettait, avant la guerre, de passer des trois et quatre mois sans voyage proprement dit. Mais la sournoise fatalité avait commencé déjà son patient travail. Après les avoir ramenés à Seyssac, ses plans atroces exigeaient que le couple y fût peu à peu encerclé, sans autre issue que la voie funeste au bout de laquelle attendait le malheur sans nom. Les vélos étaient vieux ; on projetait de les remplacer lorsque la guerre avait éclaté ; ils devinrent à peu près inutilisables, faute de réparations, trop coûteuses. D’ailleurs, les routes étaient livrées aux autos militaires, aux camions-bolides qui les défonçaient à plaisir. Quant à user du chemin de fer, les retards, la cohue, l’atmosphère des trains, eurent vite fait d’en dégoûter le couple : car l’abomination de la folie humaine côtoyée en une heure de trajet le poursuivait jusque devant les libres paysages, et gâtait l’excursion, irrémédiablement.
C’était déjà trop de devoir, une fois par mois, aller à Marseille. Car Étienne, par un excès de rancunière prudence, voulait que Seyssac ignorât désormais tout ce qui le concernait, et il se faisait adresser poste restante les mensualités du Crédit Lillois.
Le règne du « Taisez-vous, méfiez-vous » avait commencé. À part les nouvelles des blessés et des morts échangées – entre inconnus parfois – dans la fraternité fébrile des wagons ; à part les banales invectives contre les « Boches » et le psittacisme renouvelé des gazettes, – les seuls commentaires belliques un peu originaux étaient dus aux « poilus » envahissant d’autorité les voitures de seconde et de première (« Puisqu’on va se faire casser la gueule, crânaient-ils, c’est bien le moins ! ») Et, masquant sous un cynisme pseudo-faubourien l’angoisse du retour « là-haut », des mauvaises têtes racontaient leurs exploits inouïs et prophétisaient à mots couverts la révolte imminente et le massacre des Chefs ; – tandis que des officiers de marine, debout dans le couloir, à deux pas, causaient tranquillement de questions techniques.
Marseille – la cosmopolite et affairée Marseille – était devenue un caravansérail militaire. Anglais kaki à épaulettes en cotte de maille, Australiens et Canadiens au feutre retroussé, Italiens permissionnaires, Hindous barbus et enturbannés, noirs tirailleurs sénégalais, jaunes Annamites, Chinois, Japonais des torpilleurs amarrés au fond du Vieux-Port auprès des dragueurs de mines et des chasseurs de sous-marins. Sur la Canebière ensoleillée, les allègres tramways couleur crème s’empêtraient dans un flux continuel de camions de ravitaillement, d’autos pleines d’officiers, de convois de mules qui laissent derrière elles une odeur d’écurie mêlée aux puanteurs du benzol et de l’huile de ricin. Sur les trottoirs, la gent militaire recélait un pourcentage élevé de femmes en location – toilettes sui generis, ou veuves de guerre, fausses ou vraies, qui sait ! – attirant les uniformes, ou déjà crochées à un bras galonné, devant les bijouteries, les cinémas – ou attablées aux grouillantes terrasses, auprès de mercantis espagnols ou levantins penchés sur des factures et se repassant des liasses de banknotes. Et, dans la rumeur étourdissante de la ville, dans son agitation décuplée en un paroxysme de prospérité folle, on croyait entendre le froissis continuel des assignats, de cette factice opulence générale dont chacun avait hâte de se débarrasser, pour jouir tout de suite, dans une panique vertigineuse de fin-du-monde.
Étienne et Ida, au sortir de leur désert, béaient devant le spectacle inouï. Quelquefois, engrenés un instant par la contagion de cette avidité farouche au gain et à la dépense, il leur arrivait de constater – oh ! avec humour ! – que rien n’eût été plus facile pour eux – comme pour tous – que de mettre fin à leur pauvreté, de s’enrichir. Il suffisait de vendre n’importe quoi, n’importe où ; des pommes de terre, des boîtes de conserves, du papier à lettres – de tout, sauf de la littérature ou de la musique non d’actualité. La réussite à brève échéance était assurée, au milieu de la frénésie gaspilleuse inaugurant l’ère de la « vie chère ». Mais le dégoût d’un tel milieu évaporait bien vite ces velléités.
— Pour cela, il nous faudrait vivre là-dedans ? Horreur !
Le harcèlement des voix, l’agitation mécanique et le polymorphe tapage de la ville en vertige leur causait un vrai malaise, une sorte d’angoisse nerveuse, harassante. Et parmi cette atmosphère sociale faite des passions des myriades d’humains s’agitant autour d’eux, leur sensibilité discernait les remous d’angoisse, les deuils, les souvenirs hideux hallucinant les yeux de ceux qui EN revenaient, ou des blessés traînant leurs béquilles, le visage embobeliné de paquets d’ouate.
Mais plus que la cité vivante et ensoleillée, le hall crépusculaire de la gare était bien fait pour donner aux civils la divination tragique de la Guerre. Durant l’attente, parfois de plusieurs heures, au milieu de cette cohue campée au long des quais, Étienne et Ida sentaient vibrer les antennes réceptrices de leurs âmes : – comme si le réseau des voies ferrées, charriant pêle-mêle avec les munitions et tous les accessoires du carnage l’insouci des permissionnaires et les souffrances des blessés, – comme si ces rails, de proche en proche reliés au Front, aux hôpitaux, se trouvaient en communication occulte avec l’Horreur suprême, – comme si des Ondes télépathiques d’angoisse et d’épouvante chargeaient ces conducteurs, pour empoisonner les âmes des troupeaux humains attendant leur départ, mornes et résignés.
Quelle joie, quelle délivrance, après ces violentes plongées parmi l’affolant tourbillon du monde extérieur, à retrouver la paix idyllique et l’asile inviolable du mas ! Comme ils raillaient leurs imaginations lucratives ! combien leur existence hautaine et indépendante leur apparaissait préférable à la vie opulente qui eût été la leur, aisément, dans le vortex du cataclysme !
Même les restrictions alimentaires (déjà en pratique chez les « Boches » ; mais la France, à part quelques esprits lucides, se gaussait toujours du pain KK), le couple s’y livrait comme à un sport, et Serval s’amusait à constater : 1° que les civilisés mangent, par gourmandise, beaucoup au-delà du nécessaire ; 2° qu’une ration modique (sans parler de « calories ») maintient l’organisme dispos et l’allège au besoin de graisses superflues ; 3° que le goût, sans peine éduqué, trouve dans les plus frugaux aliments des satisfactions singulières et inattendues.
Le père Brun, du reste – non content de recevoir en guise de terme des billets de Serval payables après la paix – autorisait les locataires des Genêts à grapiller les productions du domaine ; et le jeu des saisons leur offrait un supplément de fruits, plus savoureux, d’être cueillis et croqués sous le libre ciel, face à la nature sereine.
Aux beaux soirs de mai, tandis que la féerie du couchant, à l’horizon des collines, saturait de ses ors le bas de l’azur – à l’heure où les grenouilles entament leur concert, – Étienne et Ida s’arrêtaient sous le gros cerisier et, prolongeant le jeu avec une attention respectueuse des alchimies végétales, cueillaient et mangeaient un à un les précieux globules de chair fraîche et parfumée condensant les soleils printaniers. C’était l’époque où le cabinet de travail s’embaumait d’iris violets ou blancs. – Et tout ce mois, sur des « pieds » différents, les variétés de cerises se succédaient : noires, rouges, blanches, jusqu’aux « griottes » sauvages et acidulées qui charmaient particulièrement Ida.
Les nèfles du Japon mûrissaient auprès du grand bassin d’arrosage, en fin mai, à l’époque où le soleil déjà brûlant tiédissait l’eau de cette baignade qu’un rideau de grands cyprès, des lilas et des grenadiers, enfermaient comme une alcôve. Les deux amants y goûtaient les premiers plongeons de l’année. Puis, étendus sur la margelle de pierre, ils offraient au soleil leurs chairs apâlies de claustration hivernale, mais qui recouvraient bientôt les fauves tonalités de la glorieuse saison. Et la jeune déesse, cambrant sa nudité, une fleur de grenadier dans sa chevelure touffue, était la naïade de cette eau secrète.
Mais bien vite, après les cistes blancs, les cistes roses épanouissaient leurs corolles de soie ; les figues-fleurs étaient mûres ; – et la mer elle-même s’offrait, attiédie, aux ébats tritoniens. Esquivant la traversée de l’odieux village, par les sentiers de la colline et par des raccourcis infréquentés, Étienne et Ida gagnaient, plus loin que la plage de sable et de varechs, au pied de la falaise, les rochers déserts. Là, face à l’horizon bleu, dans un creux solitaire de rousses roches éboulées, plus rien que le spectacle éternel de la mer et du ciel. Emplissant les pins qui revêtent la pente inférieure, au-dessous de l’abrupte muraille crénelant l’azur de son ocre éclatant, l’hymne solaire des cigales évoquait les jours bénis de l’éden insulaire où jadis ils avaient goûté les joies les plus pénétrantes de leur union. Flottant, les yeux fermés, pesanteur abolie, au tiède hamac des eaux bleues – ou bien allongés sur une dalle rugueuse, se livrant au baiser de l’Astre divin – ils évoquaient ces souvenirs merveilleux, lointains et proches à la fois comme d’une autre vie antérieure. – Et la nostalgie de l’Île bienheureuse (ô forfait ! convertie en un « dépôt de prisonniers ! ») les harcelait ensuite lorsque, remontés chez eux dans l’incandescence de midi, l’ombre du home aux volets clos prolongeait l’alanguissement de la sieste sur le divan – les « heures coloniales » – jusqu’au lever de la brise de mer et aux résurrections spirituelles, sous la lampe.
Mais il y avait encore – sortilège de l’été provençal ! – les nuits chaudes et cristallines, sans un souffle, où les époux cherchaient en vain le sommeil, à peine vêtus, aux hamacs de la terrasse, – les nuits d’aphrodisiaque touffeur où ils erraient, enlacés, dans le bois de pins, sous les étoiles palpitantes, jusqu’à l’heure plus fraîche où Vénus se levait, éclatante, au ciel oriental blanchissant la crête du mont Diadème… Et le poète auréolait d’un nouvel épisode cette chair bien-aimée qu’il avait possédée à la face du ciel et de la mer, mêlant ses soupirs de volupté au ressac des vagues et aux cris des goélands sur la falaise, dans l’éblouissement du soleil zénithal.
Vinrent l’époque des raisins, l’atténuation de la canicule, l’heure quotidienne du couchant passée dans les vignes, à s’infuser la griserie faunesque des grappes sucrées ; – la saison de figues, – les orages de septembre, le mistral, – les jours plus courts ; – et ce furent les premières flambées de pommes de pin dans l’âtre où se chauffaient les chats frileux ; les volets clos et la lampe allumée dès cinq heures, avec l’élargissement des nobles soirs : – Ida au piano, Étienne à sa table de travail…
Les voyages à Marseille, chaque mois, les avaient maintenus – un peu malgré eux, peut-être – au contact de l’humanité. Mais le dernier eut lieu au début d’octobre. Sans invoquer de prétexte, le Crédit Lillois signifiait à son client qu’il devenait impossible de continuer les mensualités.
À force de bonnes paroles, Ida rendit le coup supportable à Étienne. La réserve était plus que suffisante pour permettre au notaire de découvrir un amateur. On passerait facilement l’hiver, en tout cas : Seyssac était une résidence si économique ! Ils se priveraient d’aller passer un mois à Paris comme ils en avaient l’intention malgré les raids aériens, et voilà tout. Ils n’en seraient pas plus malheureux : à eux deux, l’ennui n’existait pas… Et puis l’un ou l’autre de leurs amis passerait bien par la côte ; et cette visite leur ferait une diversion.
L’été, en effet, Cazin (pris en décembre par la « récupération », incorporé à Limoges, malade trois mois, et réformé en juin) était venu achever sa convalescence à Bandol, chez des parents. Il s’était arrêté deux jours à Seyssac, avant de regagner son logis de Tarascon. – Mais la visite ne se renouvela pas : Descamps même, au lieu d’aller « faire sa saison » à Cannes, adopta Biarritz.
Même le commerce épistolaire se raréfiait. Des amis, certains, mobilisés, n’avaient plus le temps ni le goût d’écrire. Une onde de défiance passait sur les autres. On ne se comprenait plus. Enfermé dans son univers, le couple devenait trop différent du commun des mortels. On plaignait Ida, autrefois, de vivre à la campagne ; mais aujourd’hui, on reprochait aux Serval d’habiter « une villa somptueuse face à la Méditerranée » et de vivre « dans une sorte de rêve des Mille et une Nuits ». – Et la jalousie les punissait, en les privant de nouvelles !
Tout égayé qu’il puisse être, parfois, de belles éclaircies et de soleil tiède, l’hiver provençal existe ; et en particulier sur la côte voisine de Marseille, que de nombreux kilomètres et toute une gamme de climats séparent du littoral de serre chaude dont les affiches de railways vulgarisent l’azur et les palmiers heureux. Seyssac connaît la pluie, et surtout les semaines entières où le mistral roule d’un train furieux et ininterrompu sous le ciel d’acier, échevelant pins et oliviers ; fuse aux joints des portes, mugit et feule, et finit par irriter les nerfs, les harasser de cette monotone agitation.
Privés des lumineux plaisirs de l’été, forclos du monde hostile et livrés à sa rage belliqueuse, Étienne et Ida se réfugièrent d’une façon plus totale dans les seules joies accessibles à leur isolement : – les joies spirituelles.
La vie était courte, précaire plus que jamais ? – Hé bien, il s’agissait d’en tirer le maximum, d’élargir en quelque sorte l’heure présente, et de lui faire rendre tout ce qu’elle pouvait contenir !… Une tension perpétuelle de son esprit sur cette formule : « Tout à l’Instant ! » – une répartition bien équilibrée des heures de travail, permettaient au poète de réaliser plus qu’il n’avait jamais fait, aux meilleures périodes. Ah ! que n’avait-il compris plus tôt la misère et la vanité de ce que l’on nomme « distractions » ! Il n’eût pas ainsi perdu pour l’art tant de journées précieuses, avant guerre, – livré aux sollicitations du monde extérieur, aux camaraderies accessoires et sans noble intérêt, aux vagabondages hasardeux et sans but !
« Tout à l’Instant ! »… Ida, pleine d’émulation amoureuse, et malgré sa fataliste nonchalance, Ida le suivait dans cette course au surmenage sacré. Pour elle aussi, la littérature et la musique et les études multipliées, comblèrent les heures, firent déborder les jours, les nuits trop brèves, à la fuite irrémédiable. Envahie par les ferveurs de son époux, elle ne vivait plus que pour développer cette âme artificielle qu’il avait mise en elle, créée à l’image de la sienne propre ; – distendant toujours davantage les capacités de son cerveau, elle ne vivait plus que pour satisfaire les exigences de cet hôte merveilleux et fatal.
Tyran inconscient, lui ne soupçonnait pas qu’elle s’épuisait à ce jeu ; et dans ses beaux exploits spirituels, dans les périlleux prodiges qu’elle lui dédiait, il ne voulait voir rien autre chose que l’épanouissement de ses dons originels.
À force de la mettre hors et toujours plus haut au-dessus de l’humanité vulgaire, il avait fait de sa compagne une sorte de pythonisse, d’Aspasie géniale, de Pallas-Athéna ; – l’idée qu’après tout elle n’était qu’une faible femme ne pouvait même l’effleurer.
Quoi d’étonnant à cette floraison suprême et glorieuse ? N’avait-elle pas réalisé déjà, sous tous autres rapports, le prototype idéal né dans l’esprit du Maître ? Vivifiée par l’amour, galvanisée par la volonté de celui à qui elle se livrait toute, la sœur de sa jeunesse, formée jadis aux libres jardins du monde, ne devait-elle pas se compléter enfin d’une âme éblouissamment jumelle ?
D’ailleurs, n’était-elle pas prédestinée à cette élection ? N’avait-elle pas, dès sa plus tendre enfance, manifesté sa future grandeur par quelques-uns de ces traits qu’il lui faisait aujourd’hui encore raconter pour la vingtième fois ?
— Et dût le lecteur se récrier à la digression, et ne voir point, comme notre poète, le sacre indéniable du génie dans un caprice d’intelligence précoce, il faut ici insérer la plus curieuse de ces anecdotes : – comment Ida, vers l’âge de quatre ans, apprit à lire, toute seule.
L’exemple des « grands », qui lisaient journaux et livres, excitait son admiration et son envie. Personne n’avait le loisir de lui montrer même l’alphabet : – « L’année prochaine, tu iras à l’école. » – Mais c’est tout de suite qu’elle voulait savoir ! Et, timide et têtue, elle s’efforça de découvrir l’équivalent verbal des caractères imprimés. Le titre de la gazette quotidienne lui fournit ses premiers éléments d’investigation : – L’Étoile Belge. Puis, tel un Champollion explorant la pierre de Rosette – ou mieux le poësque héros du Scarabée d’Or, – usant comme jalons de ces lettres acquises pour déchiffrer les « manchettes » sensationnelles, le problème cryptographique se résolut peu à peu. Les signes livraient à l’enfant leurs valeurs, relatives puis fondamentales, – parmi les railleries des frères et sœur, qu’il fallait bien interroger, parfois, en l’absence du père indulgent et à défaut de la mère rabroueuse. Et tous s’égayaient de la voir gravement plongée des heures entières dans les livres – ces livres qu’elle faisait semblant de lire, croyaient-ils, la petite bête, singeant les grands ; – non ! ces livres qu’elle lisait en effet, la petite prodige !… À chaque fois qu’elle lui en faisait ingénument le récit, Étienne se sentait frissonner, et une sorte de terreur, vague et incompréhensible, se mêlait à son admiration.
Autre exemple : l’art qu’elle acquit, par la suite, de la physiognomonie. Non pas celle, intuitive et rudimentaire, que nous acquérons tous plus ou moins et que met en défaut l’impassibilité des traits. Sa conscience aiguë, servie par une mémoire sûre et docile, se créa un système divinatoire auquel nulle expression n’échappait. Elle observa, dans les conversations banales, où les interlocuteurs se livrent sans défense, tous les gestes, les signes extérieurs des sentiments associés aux paroles, – et outre les jeux des muscles faciaux, que l’on peut inhiber, les réflexes incoercibles : tressaillement des oreilles, ou fléchissement des doigts qu’on oublie de surveiller. Puis, dans les circonstances où le sujet se tait ou dissimule ses vrais sentiments, elle retrouvait cette imperceptible vibration du nez, ce tic de la jambe, ce pouce infléchi, attestant la secrète réaction de l’âme. Et elle pensait : Telle affirmation que cet homme feint d’approuver, il la condamne, au fond ; il adhère à ce préjugé qu’il blâme ouvertement ; il méprise celui dont il vient de faire l’éloge… Elle complétait ces analyses par la lecture à distance sur les lèvres ; si bien que, malgré son peu d’illusions quant à la franchise humaine, Étienne s’étonnait parfois des révélations de sa compagne.
Et puis – encore – ce don infaillible de reconnaissance ! Rien ne pouvait la dépister ; ni les changements de l’âge, ni ceux du costume, ni la coupe des cheveux. Toute figure qu’elle avait regardée, même sans intention, même quelques secondes, après dix ans elle déclarait tout net : « – Cette femme blonde, nous l’avons vue à notre premier voyage en Italie, dans la gare de Battipaglia ; elle portait un manteau beige, elle avait une grosse émeraude au petit doigt gauche ; et ses cheveux sont oxygénés, car ils étaient châtains, alors. » – Ou bien : « Cet homme, qui est un officier, a pris une fois un apéritif au café de la Paix, à la table voisine de la nôtre… » Et les vérifications qu’Étienne fut à même de faire, en plusieurs cas, prouvaient l’infaillibilité de sa chère magicienne…
À ces ingéniosités primesautières, à ces trouvailles d’un bel instinct féminin où il voyait le gage d’une puissance illimitée de développement intellectuel, le poète s’était complu, les années précédentes, à ajouter maints trésors de connaissance. Histoire, mythologie, géographie, et les littératures, elle absorbait tout avec une docile avidité. Aujourd’hui, c’était le tour du latin, qu’elle apprit en se jouant, pour la plus grande joie du Maître, fier de la voir toujours plus proche de lui.
Mais la culmination suprême, l’apothéose, se manifesta dans la musique.
D’elle-même, Ida se fût laissé rebuter facilement par l’aridité des exercices ; et si elle avait travaillé son piano, c’était surtout afin de complaire à Étienne, dont les ondes musicales fouettaient l’imagination. Des heures entières, parfois, elle jouait pour lui ces morceaux de Beethoven, de Bach, de Haydn, qui les ravissaient tous deux en une ivresse jumelle. Mais stimulé par cette familiarité avec les grands maîtres, son talent musical s’était peu à peu développé. Elle avait commencé d’improviser, laissant l’harmonie naître sous ses doigts, guidée peut-être dans le développement du thème par l’inspiration du poète, que lui révélait le mystérieux mode de communication existant entre eux. Puis elle mit en musique des vers de Baudelaire, de Mallarmé… Enfin, elle osa interpréter les œuvres de Serval.
Les derniers doutes que celui-ci pouvait garder au fond de lui-même sur la plénitude de sa compréhension, s’évanouirent, en présence du miracle. Elle épousait exactement sa pensée, dans ces poèmes créés pour elle, – pour elle seule, depuis qu’il avait renoncé à toute gloire, présente ou future, autre qu’un éloge de la bien-aimée ; elle épanouissait musicalement tout ce faisceau d’harmoniques incluses au sortilège du verbe et destinées à vibrer dans l’âme du lecteur ; elle en révélait de nouvelles, ineffables, ignorées du poète lui-même ; – si bien que ce texte où il avait condensé tant de subtiles richesses lui apparaissait désormais, sans l’auréole du commentaire musical, incomplet, tronqué, dérisoirement pauvre…
Cet hiver-là, dans leur communion toujours plus étroite, dans leur émulation surhumaine, la jeune femme sentit des dons nouveaux s’éployer en elle, triomphalement. Le génie de la musique la saisit, l’emporta dans ses serres, la dévorant d’une ardeur croissante, faisant vibrer tout son être d’extases. Elle créa. Elle magnifia en symphonies lyriques les plus chers et précieux de leurs rêves à tous deux. Le poète, émerveillé, ouït enfin dans sa plénitude le chant divin de cette âme qu’il avait, Pygmalion patient, imposée à sa miraculeuse Galatée.
Il était loin, devant ces paroxysmes, de songer à l’incurable misère humaine ; loin de songer que, vampire inconscient, il épuisait la fille de son esprit, qu’il usait ce cerveau – féminin, hélas ! – que ses encouragements précipitaient la fatale catastrophe…
Il triomphait, sans crainte, en plein bonheur. Jamais ils n’avaient été plus haut. Le souffle sacré avait éveillé sa Galatée à la vie suprématielle du génie. L’androgyne platonicien, la belle adolescente fraternelle de son cœur, devenait son égale, la parfaite émanation du plus beau lui-même en qui se concentraient et le but de sa vie et tout l’intérêt de son avenir. – L’union parfaite et absolue était réalisée.
Et, un soir enivré d’enthousiasme lyrique, il célébra dans ce poème l’accomplissement du Grand-Œuvre :
AMOUR
Exilés sans patrie, sans amis et sans dieux,
Sur notre amour, seule patrie de nos désirs,
Notre couple, au secret de son désert heureux,
Règne ; et ce paradis comble tout l’avenir.
Issue pour moi d’une planète radieuse
Tu as conquis ma solitude, ô héroïne
Vouée – par quels serments de vie antérieure ? –
À veiller sur le feu sacré de nos génies.
Je t’ai donné tous les trésors de ma jeunesse
(Hors Toi, l’art et la joie ne sont que vanités),
J’ai renié en Toi mes antiques détresses,
Je t’ai donné ma vierge foi de vieil athée.
Femme, esclave, déesse, ô ma sœur, ô ma vie,
Tu es la noble floraison de mes destins,
La beauté lumineuse au ciel premier ravie,
La fauve Galatée d’un rêve surhumain.
Tu incarnes, ô gloire unique, mon chef-d’œuvre,
Mes ambitions de Faust et de conquistador ;
Tu es le prisme pur où s’exalte en blancheur
De mon âme contradictoire le septuor.
Mystique séraphin – et lascive houri ;
Bacchante – adolescent fraternel de mon cœur
Dont jadis le corps souple et doré a fleuri
Les Antipodes nues d’un rêve antérieur ;
Volupté infinie de mes désirs, je t’aime :
Cléopâtre, Égérie – ou naïade solaire ;
Salomé, Eurydice, Abisaïg ; – harem
Universel de ton être complémentaire.
– Et parfois, les grands soirs de nos esprits jumeaux,
L’Arc suprême, jailli du Couple, ô mon enfant,
Nous révèle, au-delà des gestes plus beau
Face-à-face, éblouis, le Génie triomphant.
Amis, frères, amants, complices dieux égaux
À tout jamais de nos ferveurs inassouvies
Il existe à la fin, ce moi-même plus beau
Qui me hantait jadis, et que par Toi je vis !
C’est pourquoi sans pareils, sans amis et sans dieux
Que notre amour, seule patrie de nos désirs,
Adorons-nous, seuls rois de nos cœurs merveilleux.
Éperdument, – en beaux amants qui vont mourir !
… And the – then all is mystery and terror, and a tale which should not be told. Disease – a fatal disease, fell like the simoon upon her frame ; and even, while I gazed upon her, the spirit of change swept over her, pervading her mind, her habits, and her character, and, in a manner the most subtle and terrible, disturbing even the identity of her person ! Alas ! the destroyer came and went ! – and the victim – where is she ? I knew her not – or knew her no longer as Berenice !
E. Poe : Berenice
Sous le soleil chaque jour plus chaud, le précoce printemps multipliait ses floraisons. Aux amandiers – nuées blanches ou roses alignées en procession au flanc des terrasses lointaines ; ou bien, vus de près, papillonnant, neigeuse myriade de corolles, sur l’azur ivre de jeunes promesses – succédèrent les pêchers, les cerisiers, les cognassiers ; l’or des ajoncs illuminait la brousse ; les euphorbes groupaient leurs inquiétants yeux noirs ; le vert sempiternel des pins s’avivait de tons soufrés, et leur pollen saupoudrait les sous-bois où éclosaient les orchidées aux semblances bizarres : l’ophrys-abeille, l’ophrys-bourdon, l’ophrys-araignée ; au bord des chemins naissaient fumeterres et véroniques ; parmi les vignes aux ceps nus et contorsionnés, ficaires, soucis, séneçons mêlaient leurs chromes divers aux blancheurs des marguerites et des fausses-roquettes ; les anémones lilas ou rouges, les tulipes vermillon à cœur noir se balançaient dans l’herbe neuve…
Toutes ces fleurs étaient familières à Étienne et Ida. Cent fois ils en avaient admiré les formes et les couleurs ; ils savaient les noms de la plupart ; mais leurs notions botaniques étaient des plus vagues : les traités savants de la bibliothèque, le dictionnaire d’histoire naturelle, avaient été négligés pour d’autres études. Les insectes, ils les connaissaient un peu : ils s’amusaient parfois à les capturer, à les examiner en détail, à la loupe ; mais les plantes… Les plantes ! ils ne savaient même pas comment c’était fait, comment cela fonctionnait !… Une telle lacune leur sembla tout d’un coup inadmissible, intolérable. Comment avaient-ils pu vivre jusqu’ici dans l’intimité de la nature, sans mieux connaître les merveilles du monde qui les entourait ?
La résolution d’apprendre la botanique datait chez Étienne de cette promenade avec Laville et Rudeaux, où ils avaient parlé de la guerre pour la première fois. À un moment donné, Laville, psychologue expérimental et ironiste à froid, avait cueilli une fleur comme au hasard, pour la lui présenter. – « Comment donc appelez-vous celle-ci ? » – C’était une Globulaire – Globularia Alypon, – dût-il vivre cent ans, Étienne ne l’oublierait plus ! Il le savait déjà, en 14 ; mais interpellé à brûle-pourpoint, le nom lui échappa. Au lieu de l’avouer honnêtement, une ruse d’écolier lui fit inventer un nom approximatif. Mensonge qu’il regretta aussitôt, – et encore plus lorsque Laville, appelant le peintre qui marchait un peu en arrière, lui dit avec une emphase appuyée : – « Notre ami Serval est un type vraiment épatant ; il connaît les noms de toutes les plantes qui poussent dans le pays ! »
Cette leçon discrète fut efficace ; et, chaque fois qu’il y resongeait, Étienne se promettait bien de les connaître en effet un jour, les noms des plantes, – de toutes les plantes !… et même mieux qu’en simple amateur : – en botaniste !
Étienne et Ida se mirent en devoir de réaliser ce projet ; et l’herborisation, en vivifiant l’intérêt de leurs promenades, leur fit voir le pays sous un aspect nouveau et atténua la mélancolie des sollicitations du printemps. Leur désir des voyages, insatisfait, avait beau se révolter contre la tyrannie de l’intellectualité sédentaire ; ils se fortifiaient contre lui du sophisme : – À quoi bon sortir de cette vallée ? N’est-elle pas un raccourci de tout le vaste monde ? Ne contient-elle pas plus de merveilles naturelles qu’on n’en saurait explorer durant une vie entière ?
Comme leurs journées étaient déjà remplies, l’heure quotidienne d’étude fut prise sur les entretiens du divan, qui préludaient à la soirée sous la lampe.
Au début, Étienne dirigea les recherches. Il lisait tout haut, dans le docte traité, la liste des caractères spécifiques entre lesquels il s’agit de discerner ceux de la fleur en question. Les mots du vocabulaire spécial arrêtèrent d’abord Ida, qui suivait religieusement les explications d’Étienne, démontant pièce à pièce sépales, pétales, étamines, pistil. Le microscope, aussi, la déroutait un peu. Mais bientôt elle sut l’employer ; la technique lui devint familière ; elle y surpassa les recherches tâtonnantes de son mari ; et peu à peu elle prit la tête des études.
Nouveau sujet d’admiration ! Alors qu’il pataugeait dans la délicate analyse des minuscules organes floraux, elle se jouait des difficultés, allant droit à la famille, au genre, du végétal en question, déterminant son espèce avec la sûreté de flair d’un botaniste-né ; et elle le stupéfiait par sa dextérité à manier pinces, aiguilles, scalpel, et à lui présenter des coupes nettes et décisives. Par un renversement des rôles qui le charmait, elle semblait le maître et lui l’élève.
Si la persuasion d’avoir atteint le summum du bonheur et d’être définitivement installé dans la vie inimitable n’avaient aveuglé le poète, tels minimes incidents liés aux herborisations et aux recherches botaniques eussent pu lui faire soupçonner quelque chose des premiers troubles nerveux qui assaillaient sa Galatée. Mais précisément à cette époque, afin de mieux dompter les inquiétudes saisonnières, il avait repris une œuvre dont l’idée le sollicitait depuis longtemps, et la fièvre de la composition achevait d’obnubiler pour lui la réalité quotidienne, – car il vivait dans l’atmosphère imaginaire du roman, avec ses personnages.
Cette hantise, cette distraction continuelles, furent encore une des habiletés machiavéliques du sort (« le sort artiste », comme le qualifie Montaigne) prêt à faire tomber sa victime désignée depuis les altitudes suprêmes de la félicité jusqu’aux abîmes des plus ineffables détresses. Car, même en l’absence de tout symptôme positif, la communication établie entre les deux amants par leurs huit années de vie et de pensée en commun, cette télépathie familière, n’eût pas manqué de lui révéler la présence latente du mal qui n’attendait que l’occasion de se manifester.
On peut même se demander (comme Serval le fit plus tard) si la préoccupation violente et continue de l’écrivain, évoquant sous son regard mental les romanesques péripéties et en imprégnant sa sensibilité pour mieux les vivre – on peut se demander si cette figuration idéale des troubles sentimentaux agitant l’âme de son personnage principal (sa « sous-Bovary », comme il disait) n’agit point sur le cerveau jumeau, l’influençant à la manière d’une suggestion trop funestement efficace.
Il convient toutefois de noter que, par une habitude d’écrivain consciencieux et révérant chez sa femme un juge exercé, Étienne attendait, pour lui lire une œuvre quelconque, qu’elle fût poussée à un degré de perfection suffisant. Jusque-là, il évitait même toute allusion à ce qu’il écrivait. – Seul, un coup d’œil jeté sur le manuscrit en cours la renseigna peut-être sur le sujet du roman qui s’élaborait auprès d’elle.
Quoi qu’il en soit de la réalité de cette influence littéraire, Serval, retiré dans la « tour d’ivoire » où il infusait la vie à ses personnages, ignora tout d’abord les premiers symptômes du mal mystérieux qui se développait chez Ida, et les avertissements qu’il en put recevoir se perdirent dans le conflit des sentiments qu’il évoquait pour les rapporter à son héroïne imaginaire.
Cette fois encore comme les autres où il s’absorbait dans son rêve créateur, Ida ne voulut faire aucune réflexion qui eût pu déranger son « maître ». Elle n’avait d’autre volonté que la sienne. Son fatalisme acceptait de n’être plus qu’un prolongement de sa volonté à lui ; et elle payait ainsi l’adoration dont elle était l’objet. Afin de s’en rendre plus digne, elle refoula au plus profond d’elle-même les sollicitations amollissantes du printemps, les désirs de voyages et de renouvellement qui la travaillaient, et elle soutint avec bravoure la tension intellectuelle de cette vie qui la tuait.
Un gros chagrin, dont elle supprima le plus possible les manifestations extérieures, vint donner le coup de pouce final.
Au début de la guerre, les lettres et cartes que l’on avait essayé de faire parvenir à Lille, tant par le canal du Ministère que par celui des agences suisses, étaient toujours demeurées sans réponse. Mais depuis six mois, Victor, interné au camp de Zwicken (Saxe) avait enfin donné de ses nouvelles. On sut en janvier, par sa deuxième lettre, que Mme Delvaert, sa fille Palmyre et sa bru Laurence, restées à Lille, vivaient.
Un matin d’avril, Étienne était enfermé à travailler. Sa compagne, les soins du ménage expédiés, déjeunait avec les chats, lorsque le facteur lui remit par la fenêtre ouverte la troisième missive du prisonnier. – « M. Ét. Serval, à Seyssac » – Mais une de ses fonctions qui lui faisaient le mieux apprécier la confiance maritale (et que lui jalousaient celles de ses amies au courant de ce privilège incroyable) était précisément de décacheter le courrier et d’en prendre aussitôt connaissance.
Elle ouvrit la lettre, parcourut les lignes obligatoirement laconiques… Morte ! Sa mère était morte, depuis deux mois !
Elle resta d’abord les yeux secs, stupide. La nouvelle ne pénétrait pas sa conscience. L’impression des mots fatals, recueillie par ses yeux, traversait son intellect sans s’y arrêter et se diffusait dans tout son corps, en un flot de détresse croissante, qui refluait peu à peu au long des nerfs, formant çà et là des remous, des nœuds de douleur physique. Ceux de la nuque surtout, et de la gorge, devenaient intolérables, irradiaient des tentacules qui allaient l’étouffer…
À la fin, sur l’écran vide de son cerveau, jaillit un déroulement tumultueux de film : – les jeux de son enfance – son père et sa mère à table – son père mort – sa mère penchée anxieuse sur le lit de la petite Ida, un soir de fièvre – sa mère couchée, les mains croisées sur le drap, les yeux clos, morte… Étienne perçut une sorte de râle, accourut, et la trouva roidie sur son siège dans une attitude volontaire, les mains toujours tenant la lettre dont Tanit caressait l’angle, de la patte. Mais ses yeux ne voyaient plus, et les pleurs coulaient sur ses joues, et dégouttaient un à un sur sa serviette…
Ce premier jour passé, où Étienne abandonna tout pour la consoler et la distraire, Ida fut une quinzaine sans reparler de la chose. Elle ne songea même pas à la formalité mondaine de la toilette noire. Mais pour être muets, les ravages exercés par ce refoulement sur sa psychologie n’en furent que plus profonds, et contribuèrent encore à dissimuler à Étienne ceux de la maladie ; car le chagrin de ce deuil était une explication suffisante de la mélancolie où il voyait sa femme s’enliser peu à peu.
Au vrai, la force de résistance de ce cerveau féminin avait été dépassée. Quelque mécanisme subtil, désaxé par un surmenage sans trêve, avait cédé, amorçant une désorganisation que rien n’était plus capable d’enrayer.
Des lassitudes l’envahissaient, avec une paresse de pensée qui lui vidait le crâne, la désintéressait, au cours des promenades, de la conquête des plantes nouvelles. Certaines même semblaient lui causer une sorte d’aversion. Elle, si insoucieuse, si aguerrie à l’endroit des petites douleurs physiques, habituée à supporter les coups de griffe, des ronces comme les aspérités des rocs sous ses pieds nus, – la garçonnière Ida évitait peureusement le moindre danger d’égratignure. Dissimulant ses craintes sous des plaisanteries, au début, elle refusait de toucher aux chardons, aux smilax, aux tiges le moindrement épineuses ; et s’il s’agissait de pénétrer dans la brousse, elle attendait, inquiète et taciturne, qu’Étienne en rapportât la fleur convoitée.
Habituée à respecter les fantaisies de son idole, celui-ci ne s’étonnait pas ; il remarquait à peine ces faiblesses, les croyant passagères et sans portée. Il ne relevait même pas telles défaillances de son attention, des découragements et des dégoûts, de laisser-aller, des somnolences – tellement étrangères à sa manière d’être habituelle qu’il ne pouvait les concevoir sous leur vrai jour inquiétant.
Quant aux inégalités d’humeur, – si rares chez elle autrefois, et en aucun cas, même alors, ne s’en prenant à lui, mais toujours déviées sur quelque objet ou personnage extérieur, – ces imperfections inédites de son idole se fondaient en l’irradiation permanente de son culte pour elle : il lui était impossible de les percevoir, autant qu’à l’œil nu les taches du soleil ; et les eût-il perçus, ces symptômes pas plus que les autres ne lui eussent révélé leur signification de menace morbide.
Respectueuse à tout prix de la paix de son bien-aimé, elle ne fit allusion qu’à peine à l’éclipse que subissait son génie musical ; et l’abondance de ses œuvres déjà composées était telle que le poète, dans l’état semi-vigile de l’inspiration créatrice, ne se rendait guère compte si les morceaux qu’elle lui jouait inlassablement étaient anciens ou nouveaux.
Elle était tourmentée de rêves hideux et obsédants. La persécution seyssacienne revenait, et il semblait que cette parole, prononcée dans le premier feu de la révolte : – « Ce serait à se faire espions pour de vrai ! – se développât, se jouât dans son royaume intérieur : des aventures cinématographiques d’espionnage la hantaient, impliquant les personnalités les plus inattendues.
Naguère encore, tous deux poussaient la religion réciproque au point de se raconter leurs rêves en détail et de les commenter ainsi que des événements réels ; mais ses rêves de cette période, elle n’en raconta qu’une faible part à Étienne, car elle ne se les rappelait bien que le matin ; – et le matin, Étienne travaillait.
À la longue toutefois, il s’inquiéta un peu de ses insomnies et des maux de tête consécutifs qu’elle ne put lui celer. Assez souvent, elle se relevait la nuit, et Étienne s’éveillait aux notes assourdies du piano, dont elle jouait à l’étage inférieur. Mais n’était-il lui-même en proie au sommeil imparfait des périodes de travail, où le cerveau, aiguillonné tout le jour, n’arrive plus la nuit à s’arrêter et poursuit machinalement son labeur de mosaïque verbale ?… Il remarqua bien, l’une des fois où il descendit la rejoindre, ses yeux fixes et sans regard, son allure d’automate, – et le sursaut de son réveil clignotant et vertigineux, quand il lui toucha le bras pour attirer son attention. Mais n’avait-elle pas eu dans son enfance déjà, plusieurs crises de somnambulisme ? – Cela ne prouvait rien ; et cette insomnie qui résistait aux hypnotiques ordinaires, pas davantage : troubles printaniers, tout cela…
Cependant, sa mélancolie croissait. Elle reparla de la mort de sa mère. Sa sœur et son frère, elle croyait bien ne les revoir jamais ; et elle se plaignit, par allusions transparentes, de rester seule de sa famille (seule au monde, eût traduit tout autre que Serval) ; même, elle envisageait sa fin à elle comme prochaine ; et il fallut, pour la rassurer, qu’il arguât de sa jeunesse, de ses vingt-six ans !…
La solitude lui pesait, à certains jours : elle relevait amèrement les semaines écoulées sans recevoir de lettres d’une amie ; personne ne venait jamais les voir ; depuis trop longtemps aussi, on n’avait plus été passer la journée à Marseille… Et par une incohérence bizarre, après ces propos, elle allait s’enfermer dans sa chambre, sous prétexte de couture.
Depuis dix jours régnait le mauvais temps : – cette série de pluies qui, sur la côte marseillaise, conclut parfois l’hiver, avant l’épanouissement définitif, en mai, du renouveau, sans transition brûlant.
Cette période claustrale faisait la joie d’Étienne, qui s’enfonçait dans l’égoïsme de la création, aveugle et sourd à tout le reste. Il n’avait plus à lutter contre le charme du printemps méditerranéen, contre les blandices du trop beau pays, qui parfois venaient le détourner du travail, et suscitaient en lui le regret furtif de son pays natal, de ce Nord aux ciels gris mouillés qui font plus précieuse et recueillie l’intimité du home. Et il songeait alors aux hivers de son adolescence, aux longues soirées sous la lampe dès trois heures, jour après jour, en une continuité âpre et délicieuse d’effort intellectuel.
Précisément, cette fin d’avril pluvieuse lui restituait quelque chose de cette concentration si propice. Et lorsqu’Ida – regardant par la fenêtre les roses épanouies sur la terrasse et le feuillage verni des pittospores reluisant au soleil entre deux ondées – émit la proposition d’aller à Marseille dès le premier beau jour, il eut un haut-le-corps plaisamment indigné. Interrompre son travail lorsqu’il marchait si bien ! vouloir perdre, au contact de la foule, les idées qui l’emplissaient ! Aller à Marseille, lui, alors qu’il se sentait capable de tenir huit jours au moins, sans désemparer d’écrire !
Mais cette fois, contrairement à son habitude de plier sous la volonté du « Maître », Ida insista. Elle n’y tenait plus, elle ! L’absence de toute distraction lui devenait intolérable, à la fin… Et elle eut un mot qui surprit Étienne : – « Je ne suis pas une nonne, pour rester ainsi continuellement sans voir âme qui vive ! » – Après quoi, l’ayant laissé réfuter cette allégation par le rappel de toute leur vie passée, elle sut amener son mari, de fil en aiguille, à lui proposer, quasi spontanément, d’aller, elle seule, à Marseille.
Elle refusa tout d’abord, allégeant leurs habitudes d’inséparabilité. Mais il vint à bout de la convaincre, et il fut décidé que le lendemain, si la pluie cessait, comme il y avait apparence, Ida prendrait le train de huit heures.
Sans trop réfléchir à la singularité de cette offre – qu’il avait formulée lui-même, d’ailleurs – Étienne se remit au travail, tandis qu’elle, sur le divan, faisait mine de lire.
Le ciel s’était dégagé. Vers Marseille, une bande d’azur s’élargissait au-dessus des collines crûment découpées. Des parfums printaniers entraient par les fenêtres ouvertes : roses, iris, lilas. Aux abords du mas, une mésange lançait par intervalles des notes pareilles à un crissement de nacre. De la pinède, un premier coucou lui répondait.
Soudain, au milieu d’une phrase, l’attention d’Étienne fut éveillée par un bruit étrange, qui provenait du dehors. Une sorte de sifflement grave et étouffé, vibrant – comme un jet de vapeur… Oui, un jet de vapeur, c’était l’image qui traduisait le mieux ce bruit… Mais l’instinct professionnel, toujours prêt à formuler ses sensations, fit place, au bout de quelques secondes, à un étonnement agacé. Quoi, un jet de vapeur ! Mais c’était là, tout proche, sur la terrasse ; et cela ne cessait pas, cela fusait toujours, – avec des trilles un peu plus élevés – obsédant. L’écrivain releva la tête.
— Idé, entends-tu ?
Mais elle aussi écoutait, attentive et troublée.
— C’est singulier. Il faut voir, mon chéri.
Étienne fut le premier à la fenêtre, et ce qu’il vit lui parut tout d’abord aussi énigmatique. De l’autre côté de la terrasse, la chatte blanche, Tanit, le poil hérissé, arc-boutée sur ses quatre pattes, considérait fixement quelque chose – origine évidente du bruit – que la retombée du feuillage cachait à Serval. Serval appela – « Tanit ! » – Mais la chatte, sans se retourner, lui répondit par un miaulement douloureux d’angoisse, et les pattes raidies, comme attirée par une force invincible, fit un pas dans la direction de l’objet mystérieux. À l’instant même, une bouffée de vent passa, les feuilles s’écartèrent, et le poète, contagionné, eût-on dit, par l’épouvante de la chatte, distingua une tête ophidienne, à gueule béante et soufflante, à langue fourchue, – une énorme couleuvre, droite sur sa queue lovée.
— Un serpent, Idé ! Tanit qui est fascinée par un serpent !
— Oh va vite, mon chéri, haleta la jeune femme qui l’avait rejoint, frémissante. Il va la dévorer !
En dix secondes, Étienne traversa la cuisine, attrapa son gourdin de promenade, et fut sur la terrasse, devant la scène abominable qu’Ida, muette d’horreur, considérait de la fenêtre. Il appela de nouveau :
— Tanit ! Tanit ! ici ! allons viens !
Mais la pauvre bête n’avait pas la force de répondre : cataleptisée, elle était presque à portée du reptile, dont la tête oscillait avant et arrière, prête à frapper.
— Une couleuvre, c’est une simple couleuvre, pas venimeuse, inoffensive ; il n’y a pas d’autres serpents dans la région, se répétait Serval, afin de combattre l’horreur dont il se sentait, lui aussi, envahi. Et, d’un geste brusque avançant la main, il saisit la chatte par la peau du cou et se rejeta en arrière avec elle, tandis que la couleuvre, déçue, redoublait ses sifflements de rage, déroulait ses anneaux, et s’enlaçait autour d’un tronc, menaçante.
— Prends garde, mon chéri, ne t’approche pas !
Couleuvre ou non, en effet, la bête était d’une taille exceptionnelle – un mètre cinquante de long à coup sûr, et grosse comme un poignet de femme – hors de comparaison avec les plus grosses de celles que jadis, durant leurs promenades, ils s’étaient amusés à capturer, au seul risque d’une morsure bénigne et de fouettements irrités de peau froide et squameuse. L’émotion du danger de mort auquel il venait d’arracher Tanit avait ébranlé les nerfs de Serval ; tout sang-froid l’abandonnait. Et la chasse au reptile qu’il entreprit sous les yeux effarés d’Ida lui fit l’effet d’une véritable lutte héroïque contre le dragon ignivome. Au lieu d’assommer la bête à coups de gourdin, comme il l’eût fait en autre temps, il ramassa une grosse pierre et à toute volée la projeta sur le long corps sinueux qui se tortillait à terre. La pierre rebondit comme sur une balle élastique : sans mal apparent, la couleuvre s’enfuit, par vives ondulations, sous les herbes, et disparut dans un buisson.
Lorsqu’il eut rejoint Ida, Étienne comprit avec un serrement de cœur que cette aventure, dont il commençait à voir le côté burlesque, avait fait sur la pauvre enfant une impression excessive, disproportionnée à la cause, après tout !… Une couleuvre, quoi de si formidable ?… Et ne devaient-ils pas rire, plutôt, de leur émoi passé ? – Mais Ida ne riait point. Elle sembla ignorer les plaisanteries auxquelles s’efforçait Étienne. Il se tut à la fin. Et il la vit tellement préoccupée toute la soirée par le souvenir de la fascination, qu’il comprit la nécessité de la distraire à toute force, et l’engagea, malgré le temps redevenu pluvieux, à faire ses préparatifs pour aller dès le lendemain à Marseille.
Bien entendu, Serval regretta vite de n’avoir pas été, lui aussi, à Marseille. Déjà devant le guichet de la gare, où il accompagnait Ida pour la mettre au train, il eut une hésitation, et il lui fallut faire sur lui-même un violent effort pour prendre non deux billets mais un seul. Puis sur le quai, en la voyant pâle d’insomnie, sans joie et absorbée, lui répondant comme de très loin, il faillit à plusieurs reprises la retenir, l’engager à rester afin d’attendre une occasion plus favorable. Car le soleil « piquait » ; l’atmosphère restait moite des averses qui étaient tombées la nuit, fonçant au gris « carbure » le ton blanc habituel et à peine lilacé des collines calcaires ; et les nuages bas, couleur d’antimoine, arrivant sur les ailes du labech le vent du sud-ouest, pernicieux aux nerfs – achevaient d’augurer une journée mouillée.
Serval était près de céder à l’obscur pressentiment de malheur qu’il considérait comme une faiblesse, lorsque le train déboucha du petit tunnel. Il arriva, fumant et affairé, se déployant sur la courbe de la voie, défilant au long du quai, les toits de zinc et les vitres tout ruisselants d’une averse reçue dans l’autre vallée. Une voiture s’arrêta en face d’eux, une voiture de première, au couloir presque désert où s’apercevait, brouillé de buée, un visage – qui sembla considérer le couple. Sans hésitation, Ida s’avança vers le marchepied. Étienne lui ouvrit la portière ; et, après un baiser hâtif, incomplet, lointain, elle disparut. Elle dut s’installer aussitôt dans un compartiment, car il ne la revit point aux glaces du couloir ; et cette négligence minime – à coup sûr justifiée par le souci du confort et la recherche d’une place – serra le cœur d’Étienne, inexprimablement, tandis que le train repartait, s’enfonçait et disparaissait dans le grand tunnel, qui resta béant, exhalant de molles bouffées de vapeur grise accrochée et dissoute aux cistes fleuris de la montagne.
Étienne rentra chez lui, mélancolique. Ce fut en vain qu’il voulut se mettre au travail. Sentir la maison vide de la présence familière, le désorganisait. Il lui semblait qu’Ida eût enlevé avec elle une partie de lui-même, la plus précieuse, la partie de son âme qui commandait aux autres, la force régulatrice des idées tournoyant à cette heure en lui, stériles, inapplicables au labeur de son roman, – dont néanmoins elles prolongeaient l’atmosphère imaginaire, car tous les rêves de sa bovaryque héroïne lui revenaient à la fois : désirs inassouvis, appétences d’autre chose, d’impossibles ailleurs… Mais le tout avec un caractère singulièrement étranger, – comme si cette psychologie lui fût arrivée par ondes pulsatoires, de l’extérieur, au lieu de naître, comme d’habitude, sous l’effort de sa volonté.
Incapable de travail, regrettant sa niaise obstination à refuser la détente d’une journée passée au-dehors, il sortit de son cabinet. Sans y songer, l’esprit absent, il monta à l’étage, pénétra dans le boudoir d’Ida, s’assit devant la table, et ouvrit le sous-main bourré de feuillets manuscrits. Nulle idée de perquisition. Tout uniment : retrouver quelque chose de l’absente, suppléer sa présence réelle par ce contact avec ses pensées, qu’il croyait connaître et dont il n’attendait aucune bien grande surprise.
Il lut d’abord sans comprendre ; puis la curiosité littéraire joua en lui. Ces phrases écrites par sa bien-aimée rappelaient singulièrement, quoique sous une forme plus naïve, moins stylisée, les phrases qu’il attribuait à sa « sous-Bovary ». Il avait tellement pris l’habitude de cette atmosphère imaginaire, depuis un mois, qu’il lui semblait presque relire ses notes préparatoires : – regrets de jeunesse perdue, aspirations gonflées de mélancolie… Et, sans bien saisir encore, maître indulgent, il s’étonna que son élève se fût rencontrée si juste avec lui, dans cette espèce d’œuvre qu’elle avait entreprise de son côté, sans rien dire. L’hypothèse professionnelle d’un plagiat, même, lui fit froncer les sourcils. Mais non ! Ida était trop spontanée, trop originale, pour s’amuser à refaire – et en moins bien ! – son roman… Dès lors ? À quoi rimaient ces divagations ?… Et, soudainement très attentif, il examina ces papiers qu’il venait de parcourir au hasard… Comment ces notes d’une psychologie morbide d’un genre si peu habituel à Ida, se trouvaient-elles mêlées à ce cahier – qu’il connaissait, dont elle lui avait fait lire le début – où la jeune femme consignait le journal de sa vie, à l’instar d’Étienne, depuis qu’il avait repris ses mémoires partiellement détruits en décembre 14 ?
Une angoisse irraisonnée, un pressentiment funeste, lui vidait la poitrine, tandis qu’il feuilletait les pages. Nul doute ! c’était bien le journal de sa vie, d’un bout à l’autre ; ce n’était point par hasard que les feuillets bovaryques s’intercalaient dans cette naïve autobiographie : – ils en étaient la suite, la partie contemporaine.
Absorbé dans l’analyse de ces documents, Serval refoulait encore l’onde de tristesse qui montait de leur lecture. Sa surprise, d’ailleurs, n’était pas aussi complète qu’elle eût dû l’être faute de tout indice préalable. Ou bien la familiarité dans laquelle il vivait avec ces pensées les lui rendait moins choquantes ; ou bien une obscure intuition des changements effectués dans l’âme de son « Idé », sous l’influence de la maladie, l’avait plus ou moins préparé à ce coup ; – mais il n’éprouvait pas le déchirement d’une révélation tout à fait inopinée.
Il recourut aux dates du cahier. Il retrouva tout le début, annoté même par-ci par-là de sa main professorale. Puis, selon l’ordre chronologique, les faits de leur existence s’y déroulaient, accompagnés de gloses reflétant la perfection du bonheur qui leur était commun à tous deux.
Et brutalement, après une interruption de quelques semaines, sans que rien fût venu préparer ce contraste, non seulement le ton changeait, mais l’écriture même paraissait altérée. Dès le début d’avril, plus rien que des notes de ce genre :
« … Je pense à ma vie, si monotone, si vide, et je la compare à ce qu’elle aurait pu être. Toute ma belle jeunesse est gaspillée, en vain, et j’aspire à la liberté… Fuir ! là-bas fuir !… sortir de ce pays dont je connais chaque brin d’herbe, chaque caillou… Oh vivre, vivre simplement comme tout le monde, au lieu d’être enterrée vivante depuis ces atroces années de guerre… Tout ce que je demande, c’est d’être aimée autant que j’aime ; mais cela c’est impossible !… Oh ! m’en aller… à l’aventure… Mais ce serait encore pour revenir ici, mener cette vie monotone et sans issue… »
Et à la date de l’avant-veille :
« J’ai pris la résolution de Lui demander la permission d’aller seule à Marseille. Cela peut-être me sauverait de l’ennui qui m’envahit de plus en plus. Tout à l’heure je le lui dirai. J’espère réussir. S’il refuse, je sens que je tomberai tout à fait malade… Cette vie d’insomnie quotidienne ne peut plus durer… »
Serval relut plusieurs fois les pages navrantes. Il ne pouvait lui rester aucun doute. « Idé », de sa propre main, avait tracé ces lignes, fait l’aveu de ses amertumes secrètes, qu’elle lui laissait encore ignorer, par pitié…
Les poings au menton, accoudé sur la table, il promenait vaguement les yeux sur les murs du boudoir égayé d’étoffes claires, où une frise de photos rappelaient leurs voyages d’autrefois, ou des scènes de leur vie heureuse, – de cette union inimitable qu’il découvrait soudain menacée, peut-être frappée à mort.
Et, tandis qu’une strangulation douloureuse lui desséchait la gorge, Étienne vit la situation en face. Toute une série de pensées qui l’effleuraient depuis quelques jours, tout un monde d’inquiétudes qui s’agitaient dans son subconscient, s’illuminaient, dégagées de l’atmosphère du roman où il s’obstinait à les renfoncer et à les confondre. Oh ! il ne s’agissait pas d’aventures imaginaires, de littérature ! Il s’agissait de réalité immédiate, de sa vie à lui, de cette catastrophe qui lui tombait dessus, le réveillait trop tard de sa sécurité béate, de son imbécile présomption !
Aveugle et fou ! d’avoir pu ignorer quels impitoyables excès de fatigue il infligeait au cerveau de la malheureuse enfant ! Elle lui donnait sa vie, pardieu, avec abnégation. Les plaintes qu’il lisait, de cette écriture irrégulière et tremblée, ce n’était pas elle, c’était l’épuisement nerveux qui les formulait contre son tyran ; c’était un cri de détresse, un appel au secours de la nature violentée par cette existence indue, bonne tout au plus pour un cerveau mâle, en pleine force de la maturité, mais incompatible avec les organes fragiles de cette enfant. Le responsable, c’était lui, lui seul. Il la tyrannisait, oui, la brûlait, comme se brûle, survoltée, une ampoule électrique…
Et il oubliait que depuis tant d’années elle s’était déclarée satisfaite de son sort, comblée par les joies de l’amour, comblée par le bonheur sans second d’être adorée de lui, d’être l’esclave du « maître » intelligent et bon. Il se reprochait amèrement de l’avoir associée à sa misanthropie désabusée, à son avenir sans ambition, à sa fortune médiocre. Il se jugeait tout à coup indigne de posséder, lui, un tel trésor ; odieux d’avoir accaparé la jeunesse de cet être qui pouvait prétendre aux plus hautes et brillantes destinées ; – alors qu’en réalité il l’avait accueillie, jeune fille quelconque, – alors qu’en d’autres mains elle fût restée poupée féminine, pareille aux millions de ses sœurs sans âme !
Puis il se révolta contre la guerre, qui les avait bloqués dans ce trou de Seyssac, à la portion congrue ; il maudit les lanternements du notaire Desregneaux… Avec de l’argent, au moins, on pourrait distraire « Idé », la reposer, lui faire vite oublier le fléchissement de ses nerfs surmenés… Bah ! de l’argent, il en avait assez de réserve pour guérir la fille de son âme ; tant pis pour la prévoyance de l’avenir ; – elle avant tout.
Et, malheureux et inquiet, mais avec l’espoir ferme de venir à bout de cette crise, Serval passa le reste de la journée à projeter des voyages et à examiner la conduite à tenir vis-à-vis d’Ida.
Parmi ses résolutions, plus ou moins sages mais toutes dictées par une tendresse infinie, la seule que le cours rapide des événements lui permit de tenir d’abord, fut la résolution de taire sa découverte néfaste.
Le train de Marseille fut en retard, le soir, et Serval, qui se promenait sur sa terrasse, dans l’attente du coup de sifflet lointain annonçant l’arrivée du train en gare, sentait croître son inquiétude. Dans un accès de pessimiste clairvoyance, il se demandait à cette heure si même elle allait revenir, si le dégoût de leur existence, irrité par le contraste de la ville, ne la jetterait pas, de désespoir, à quelque folie. Ou plutôt il ne se demandait rien. Il craignait, d’une crainte absurde et irraisonnée, mais poignante, qu’il ne la vît pas, tantôt, descendre de la diligence… qu’elle fût restée là-bas, dans le vaste monde, pour ne jamais revenir auprès de lui…
À la fin, le sifflet strida, grêle et bref. Étienne descendit l’allée, dans l’obscurité, jusqu’à la route, dont la blancheur se distinguait à peine de la nuit opaque, inerte et asphyxiante. Des minutes s’écoulèrent, interminables ; et là-bas, au tournant, une lumière parut, vacillante, – la lanterne ballottée de la guimbarde, qui grandit, se rapprocha, au trot, dans un cahotement de ferraille. Mais la voiture, à moitié pleine de têtes entrevues, n’arrêta point… Ses inquiétudes se vérifiaient ! Elle n’était pas revenue ! À nouveau, une sorte de déclic se fit en lui, comme l’acceptation d’une chose attendue, de l’inévitable accompli.
Il s’avança sur la route, dans la direction de la gare. Sans raison. Pourquoi serait-elle revenue à pied, par cette route boueuse, alors qu’il y avait de la place dans la voiture, – alors qu’elle savait qu’il l’attendait ?
Et pourtant, à hauteur, des marronniers, il la retrouva, s’avançant à pied. L’obscurité empêchait de distinguer ses traits ; mais il perçut dans sa voix, de nouveau, ce caractère lointain, quasi égaré. Elle ne manifesta qu’une joie terne à retrouver son mari, elle n’eut aucun de ses élans habituels, et ce fut à peine si elle put raconter quelques bribes de son voyage. Lorsqu’ils furent rentrés sous la lumière de la lampe, il la vit pâle, les traits singulièrement figés dans une sorte d’égarement ; et ses gestes avaient une roideur – somnambulique, songea-t-il.
— Qu’as-tu donc, petite fille ? Tu m’inquiètes !
Elle se passa la main sur le front, à plusieurs reprises.
— Je n’ai rien, mon chéri. Je suis fatiguée, si tu savais… Oh ! que j’ai mal à la tête ! c’est comme une barre de fer qui me troue les tempes… Je n’en puis plus.
Elle refusa de se mettre à table : elle dormait, visiblement ; et Serval dut l’aider à se déshabiller et se coucher. Elle tomba aussitôt dans un sommeil profond, cataleptique, veillée par son mari, que dévoraient de noirs pressentiments, à rapprocher ces nouveaux symptômes de la révélation fatale, dont il ne voulait point parler.
Le lendemain, elle s’éveilla – très tard – rétablie en apparence. Mais l’inquiète sollicitude d’Étienne percevait en ses allures quelque chose d’anormal. Ses traits avaient perdu leur mobilité habituelle, et leur expression atone était remplacée, lorsqu’il la regardait ouvertement, par un sourire machinal, voire même par un rire sans cause. Elle lui répondait comme du fond d’un rêve, en proie, semblait-il, à une préoccupation profonde et continue. En même temps, sa mélancolie, qu’il avait à peine remarquée durant les semaines précédentes, lui apparut dans sa douloureuse plénitude. Et les deux jours qui séparèrent le voyage à Marseille de la nouvelle crise, elle fut véritablement comme une âme en peine.
Paralysé par ce spectacle, Étienne ne pouvait ni se mettre au travail ni agir, comme il avait résolu de le faire, sur l’esprit de la bien-aimée. Son regard angoissé suivait par la pièce les gestes d’Ida, – vague comme une ombre, songeait-il, – et, n’osant la questionner, il échafaudait en secret, pour expliquer son état, les hypothèses les plus navrantes.
Le matin du troisième jour, comme il venait de passer une heure attablé devant ses manuscrits, s’efforçant de chasser les hantises sinistres et de s’appliquer à la besogne, une impulsion soudaine le poussa à rejoindre Ida, qu’il croyait dans sa chambre. Il y monta. Personne, il parcourut toute la maison. Elle était sortie. La chose n’avait rien d’anormal, certes. Mais le pressentiment d’un malheur complet et irrémédiable dirigeait les investigations de Serval. Dans le cabinet de toilette, il comprit aussitôt qu’elle était bien partie, cette fois. – Oui, partie pour ne plus revenir ! – La crainte, née en lui depuis la révélation du journal, qu’elle ne réalisât l’évasion imaginaire de sa « sous-Bovary », comme elle avait réalisé ses sentiments – la certitude qu’elle avait fui la maison et sa vie monotone – irradia soudain en lui, comme une onde glacée, en constatant, inventorié le désordre de la pièce, qu’elle avait revêtu son costume de ville, et pris sac à main et bijoux, – ceux dont elle ne se servait qu’en voyage.
Mais, encore une fois, cette catastrophe, qui abattit Serval sur un fauteuil, ne le surprenait qu’à demi : une lucidité lugubre lui découvrait seulement ce qu’il n’avait osé s’avouer jusque-là.
Néanmoins il ne comprenait pas. Sa logique n’était pas satisfaite. « Idé » s’était enfuie parce qu’elle le devait, de par le développement naturel des destins dont il était lui-même responsable, grâce à cette folie de roman bovaryque dont l’atmosphère avait contaminé l’âme de sa malheureuse enfant, ses nerfs épuisés par le surmenage fou qu’il lui imposait. – Soit. Mais pour s’enfuir, il lui avait fallu un prétexte : elle avait dû imaginer une aventure… Et il cherchait en vain, il ne voyait pas, dans leur vie retirée, qui elle eût pu être tentée de suivre… À moins que durant ce voyage à Marseille… Mais une passion ne naît pas en un jour !… C’était incompréhensible.
Après deux heures de cette torture – il n’avait entrepris aucune recherche ; il attendait, simplement – un pas léger s’approcha, sur la terrasse, – celui d’Ida ! Un tressaillement de joie, un sursaut de délivrance, et il courut à la porte, recevoir la fugitive, qui tomba dans ses bras, sanglotant et riant à la fois.
— Ma petite folle chérie ! dans quelles angoisses tu m’as jeté ! Cruelle enfant ! partir ainsi sans me prévenir, sans me laisser le moindre indice !
Mais elle protesta :
— Si, si, je t’ai laissé un billet ; comment ne l’as-tu pas trouvé ?
— Impossible : j’ai regardé partout. J’ai vu ton sac disparu, ainsi que tes bijoux.
Elle entra dans le cabinet de toilette, chercha sur la cheminée, puis, bouleversant les tiroirs, retira de dessous une pile de linge un papier froissé, avec deux lignes au crayon, et le tendit à Étienne : – « Tu vois bien ! »
Il lut, d’une écriture tremblée, presque illisible :
« Mon chéri, ne t’inquiète pas. Il faut que j’aille à Toulon. Je ne puis faire autrement. »
— C’est le Maudit qui me l’a fait jeter là !
Étienne omit de relever cette expression singulière ; et il s’abstint d’aggraver par des reproches la détresse visible d’Ida. – Elle était revenue ; n’était-ce pas l’essentiel ? – Et il l’enveloppa de douces paroles, tandis qu’elle se débarrassait de son costume de voyage, – secouée d’ondes nerveuses, la bouche crispée d’une sorte de rictus. Enfin, son peignoir ajusté, elle parut plus calme, et assis tous deux au bord d’un divan, elle fit spontanément le récit de sa fugue.
— Quelque chose m’obligeait à partir. Quoi ? Je ne sais plus. Je ne puis le retrouver… Pourtant je le savais, alors… Oui, c’était comme si quelqu’un me l’eût ordonné. Et je ne pouvais résister… Quand j’étais toute petite, je m’en souviens (je ne sais plus si je te l’ai déjà raconté) je suis déjà partie comme cela, toute seule, à pied. J’ai marché devant moi, longtemps, longtemps. Des bonnes gens de la campagne m’ont recueillie. J’avais oublié mon nom, celui de mes parents, et je ne me le suis rappelé que le lendemain… Cette fois-ci ce n’était pas la même chose ; j’avais un but ; je devais aller à Toulon. J’ai pris le train… Oh ! j’ai pleuré durant tout le trajet, en pensant à toi, si bon, qui m’attendais, à toi que mon absence désolait, malgré le mot que je t’avais laissé, je le croyais du moins… Mais il m’était impossible de faire autrement… Tiens, comme Tanit, l’autre jour, avec le serpent ! Dieu ! quelle heure abominable !… Enfin, arrivée à Toulon, la nécessité qui m’étreignait s’est relâchée. J’étais délivrée… réveillée, pour ainsi dire… J’ai couru au guichet, pris un billet, et vite sauté dans un train qui allait justement partir…
En effet, cela résultait des horaires, elle n’avait pu, matériellement, passer à Toulon que quatorze minutes, entre les deux trains. Et ce détail, en écartant l’hypothèse d’un rendez-vous, en ôtant tout motif logique à la fugue de sa bien-aimée, aggrava plutôt chez Serval l’effroi de cette mystérieuse équipée.
Des jours funèbres commencèrent. Étienne, en proie à une sorte de vertige maléfique, ne savait par quel bout entreprendre la guérison d’Ida, et ne réalisait aucun de ses projets salvateurs. Il vivait au jour le jour. Il travaillait à peine. Il observait, – angoissé, espérant toujours du mieux pour le lendemain, – ce qu’il voulait tenacement croire une éclipse passagère de l’âme bien-aimée. L’air distraite, indifférente, Ida ne prenait plus qu’un intérêt vague aux anciennes occupations. Le moindre effort intellectuel lui causant une céphalée immédiate, il n’était plus question de latin. La botanique la rebutait ; elle refusait même de jeter un coup d’œil sur les fleurs que son mari, se raccrochant à cette étude nouvelle, prétendait lui faire examiner, selon leur rite de communier en toute joie. Du piano, elle en jouait encore, mais plus rien que des choses tristes, – au point que Serval, douloureusement affecté, la priait parfois de cesser. Mais au lieu de lui complaire en cela comme elle l’avait toujours fait en tout, elle continuait, l’air de ne pas entendre ; et s’il insistait, elle pirouettait sur le tabouret, en s’écriant d’une voix colèrement plaintive qu’il n’avait jamais entendue : – « Voilà que je ne peux plus jouer ce que je veux ! Tu vas me défendre ça aussi, à présent ! » – Et, de sa nouvelle allure anonchalie, qui contrastait avec sa garçonnière vivacité de naguère, elle quittait la pièce, et allait errer au-dehors, sous les ombrages de la pinède, ou s’asseoir au bout des vignes, contre la vieille meule abandonnée… Ou bien encore se réfugier dans son boudoir, où elle passait désormais de longues heures.
Que faisait-elle dans cette retraite ? Serval avait l’intuition qu’il s’y déroulait d’étranges mystères. Plusieurs fois, montant sans bruit à l’étage et passant devant la porte, il avait perçu des chants, des éclats de rire, des soliloques volubiles… Tout d’abord il haussa les épaules, indulgent : ce n’était pas la première fois qu’elle s’isolait pour se livrer à ses amusements imaginaires, l’étrange petite fée – se persuadant qu’elle avait cent mille livres de rente, qu’elle était une cantatrice célèbre, qu’on l’attendait sur la scène ou dans un salon, et répétant son rôle devant la glace, parée d’illusoires toilettes princières et de bijoux merveilleux… Elle se donnait « la représentation ». Oui. Mais les chants n’avaient plus la pureté harmonieuse de jadis ; les éclats de rire se prolongeaient en accès quasi déments, et les soliloques se dévidaient à mi-voix, d’un train frénétique, et incompréhensibles.
D’autres fois, c’était un silence de mort, qui n’en finissait pas. L’inquiétude de Serval, un jour, devint telle qu’il poussa doucement la porte, mal fermée par exception.
Il s’arrêta, cloué sur place. Debout devant le miroir, elle regardait son image, non à la manière d’une femme à sa toilette, mais fixement, de très près, les yeux dans les yeux, et en marmottant des bouts de phrases incohérents : – « Les yeux gris… Vous dormez… M’aura pas… le Maudit… »
Sans qu’elle se fût aperçue de sa présence, Étienne se retira, poigné d’horreur.
Elle en vint à parler seule, fréquemment à tenir de longs monologues mystérieux ; mais, comme son mari lui en avait fait la remarque, elle se surveillait devant lui – imparfaitement du reste – et lorsqu’elle se trouvait seule, fermait soigneusement entre eux deux les portes que jadis sa belle insouciance laissait ouvertes à l’allégresse de ses chants. – Mais jamais plus elle ne chantait, désormais. – « L’oiseau s’est tu, songea Étienne, un matin ; l’oiseau bleu s’est envolé… »
Elle lui dissimulait quelque chose, à coup sûr, un terrible secret. Toujours prête à vêtir ses lèvres d’un sourire, lorsqu’elle sentait peser sur elle le regard inquisiteur, la grimace faussement gaie retombait aussitôt qu’elle croyait endormie l’attention de l’autre. Mais il usait du regard en biais des femmes qui voient sans en avoir l’air, et surprenait alors, en place du sourire, une expression d’angoisse, d’inquiétude douloureuse, de morne tristesse.
Il n’osait plus l’interroger sur cette dissimulation, sûr de se buter à un : – « Je n’ai rien, je t’assure que tu te trompes ! »… Hé non ! il ne se trompait pas ! Ces pénibles intuitions, cette gêne continuelle d’un mystère pressenti, deviné, inextirpable, trop d’indices étaient certains, pour qu’elle pût le décevoir.
À quoi, à qui pensait-elle ?
Souvent, par routine, installée sur le divan, elle prenait un livre, l’ouvrait, et si Étienne s’occupait de son côté, elle laissait ses regards se perdre devant elle, immobile et sombre. Puis un amer : – « Mais tu ne lis pas ! À quoi penses-tu donc toujours ainsi ? » lui rappelait la surveillance maritale ; et, le plus souvent sans répliquer, docile, elle simulait, tournant à intervalles réguliers deux ou trois pages à la fois, jusqu’à ce qu’elle abandonnât cette feinte, jugeant l’autre absorbé de nouveau dans ses écritures… Et il la sentait là, perdue dans sa rumination du Secret dont elle s’obstinait à ne pas faire l’aveu.
À quoi, à qui pensait-elle ?
Il s’épuisait en hypothèses. Il allait jusqu’aux plus improbables. Serait-elle éprise de quelqu’un ? Mais de qui ? Et il interrogeait sa mémoire, scrutait leurs relations, faisait surgir ce point de vue qui l’avait à peine occupé jusque-là, et jamais inquiété, certes, dans la confiance absolue qui les unissait.
Qui ? Un de ses amis ? Descamps ? Léonard ? Cazin ? Laville ? Galfaut ? Drieux ?… Également invraisemblable. Nul de ceux-là ne lui faisait la cour… Et des autres qui esquissèrent une velléité, Ida s’en gaussait la première, en répétant leurs fadaises à son mari. Histoire ancienne, d’ailleurs. Depuis tantôt un an, depuis Paris, elle n’avait pu voir ces gens-là. Ni des gens quelconques, à son insu. Personne. Si ce n’est pour aller à Marseille, l’autre jour (Toulon ne comptait pas), elle ne l’avait pas quitté, n’était pas sortie du mas sans lui. Une aventure ébauchée durant ce voyage de quelques heures à Marseille ? Avec un total inconnu, alors. Admettons. Mais en ce cas, elle eût cherché à le revoir, à correspondre avec lui, du moins… Et en dehors de deux ou trois épîtres à ses amies, données par Étienne au facteur, elle n’avait pu certainement jeter une lettre à la boîte.
À quoi, à qui pensait-elle ?
Dans ses rêves, elle laissait parfois échapper des paroles – qui l’eussent éclairé, peut-être ; mais pas une seule fois il n’avait pu distinguer rien de précis. S’éveillant le premier, en pleine nuit, il faisait de la lumière, et se penchait, anxieux, sur le trouble sommeil de sa femme, sur ces lèvres douloureuses balbutiant des mots oraculaires, qu’il ruminait longuement, par la suite : – « Jamais plus… C’est affreux… » Il appelait : « Idé » ! – elle ouvrait des yeux épouvantés – et elle niait, bien entendu, avec son rire factice, avoir jamais rien prononcé de pareil : c’était lui qui rêvait !… Et la journée suivante, pour Étienne, restait maléficiée de ce signe lugubre, empoisonnée par cette nouvelle goutte de venin spirituel, qu’il sentait dissoudre sa volonté, appesantir ses muscles, le gonfler de soupirs désolés.
Tout dans la maison, jusqu’aux objets inanimés, semblait participer de sa tristesse et porter le deuil de l’ancienne harmonie. La poussière, les toiles d’araignée se multipliaient ; le ménage matériel, dont ils s’étaient partagé les soins, se désorganisait. Abandonnée par Ida, toute la portion délicate et subtile des rangements retombait sur Étienne, qui eut ainsi le dégoût supplémentaire d’un désordre féminin obstruant l’ordre qu’il s’efforçait de maintenir. Elle cessa de l’aider en rien ; et ces travaux – qu’il accomplissait jusqu’alors avec plaisir, par hygiène d’abord, en diversion manuelle aux spiritualités, mais surtout comme un hommage à sa compagne qu’il voulait libérer de toute préoccupation servile, où les âmes féminines se ravalent si aisément – ces travaux lui causèrent une amertume, dès qu’elle en accueillit l’hommage comme le reste, avec indifférence.
De plus en plus, elle lui devenait étrangère. Leur intimité jadis limpide et toute confiante s’obscurcissait de ténébreuse décompréhension. Un obstacle inamovible, quelque chose d’énorme et transparent s’interposait entre eux. Ils se voyaient, mais sans pouvoir se toucher ; ils étaient séparés par un espace dur et lumineux, pareil au diamant, qui excluait toute tentative de rapprochement, lorsque s’accomplissaient les rites amoureux, devenus machinaux.
Avec une morne détresse, comme à l’annonce d’une catastrophe plus complète et irrémédiable, Étienne subissait parfois l’invasion d’une sorte de personnalité seconde, où il se sentait seul, absolument seul, malgré l’évidence du contraire.
Cette âme nouvelle qui s’installait en lui, par accès de plus en plus fréquents, était un Maëlstrom sinistre où tourbillonnaient des spires de mornes abandons, traversées de révoltes fulgurantes contre l’injustice du sort, l’ingratitude de l’aimée, – un Maëlstrom au fond duquel l’aspirait la suicidaire fin de tout.
Mais son âme habituelle, son âme ancienne, formée par huit années de bonheur et de confiance absolus, regimbait à ces désespérantes conclusions ; en elle l’espoir subsistait et se réveillait fréquemment, qu’il ne s’agissait là que d’une crise passagère, qu’elle guérirait, et qu’il serait facile, les nuages éclaircis, de retrouver la paix heureuse d’autrefois… Il eût suffi pour cela qu’elle parlât, qu’elle consentît à parler, qu’elle lui fît une confidence de tout ce qu’il était d’avance résolu – pas même à pardonner – à excuser, à oublier aussitôt.
Ce fut le 8 juin (Étienne ne devait plus oublier cette date, première étape de la vraie voie douloureuse) un long mois après le voyage à Marseille et la fugue à Toulon, qu’elle parla. Elle avait passé deux heures claquemurée dans sa chambre, lorsqu’elle apparut, en proie à une vive excitation. Ses yeux avaient perdu ce regard atone et « en dedans » qui inquiétait surtout Étienne ; elle se jeta sur le divan, auprès de lui, avec un long cri indigné.
— Oh ! le misérable ! le Maudit ! c’est lui, je le sais à présent ; je viens de retrouver tout… Tout, malgré sa défense… Non, il ne m’a pas eue et il ne m’aura pas… « Vous dormez »… avec ses yeux gris… le Major… ses yeux de serpent ! Il a eu beau m’hypnotiser, je les ai revus dans la glace, tantôt, et je me rappelle et je te raconterai tout, afin que tu me protèges, que tu m’empêches de lui obéir !
Après cet exorde incohérent, où Étienne pressentit quelque nouveau coup, la tumultueuse émotion d’Ida s’apaisa peu à peu sous ses tendres encouragements ; et blottie contre lui, elle dévida d’un trait sa narration :
— Oh ! ce voyage à Marseille ! pourquoi l’ai-je tellement désiré ; pourquoi m’y as-tu laissée aller ! Mais c’était par bonté, pour me faire plaisir, car tu m’aimes vraiment, toi… Je savais pourtant que je devais le rencontrer. La nuit avant mon départ, je l’avais vu en rêve, debout dans le couloir du wagon ; et lorsque le train est arrivé, j’ai tout de suite reconnu sa figure, derrière la vitre brouillée de pluie. C’était un major de l’armée d’Orient. Je vois encore ses boutons brillants avec le croissant, ses trois galons dorés, et le reflet de la lampe sur sa visière vernie, et ses yeux… Mais non, ça c’est au retour. À l’aller, je m’étais assise dans son compartiment, à l’autre bout de la banquette opposée ; mais j’ai vite compris que c’était inutile, que nous causerions forcément, et j’ai changé pour me mettre en face de lui. Il lisait – un volume d’Édouard Rod. C’est sur ce prétexte qu’il a entamé la conversation. Il a vu tout de suite que j’étais ferrée en littérature, et il est parti de là pour me faire la cour inévitable. Il me couvrait de fleurs, dans un style romantique et rococo. Je le laissais aller, je l’encourageais même : – c’était une distraction, tu comprends ; j’avais tant besoin de rire un peu : et que pouvais-je craindre ? J’étais bien sûre de moi !… Oh oui, je me suis payé sa tête, à l’aller !… Mais il a dû s’en apercevoir, et c’est ça qui l’a enragé, qui l’a fait recourir à son moyen diabolique… Arrivés à Marseille, je l’ai tout de suite perdu, exprès, dans la foule du quai. Mais pour le regretter aussitôt. Il m’amusait, cet homme, avec ses phrases de roman ; et je trouvais qu’il aurait bien pu m’inviter à déjeuner… C’est fou, oui ; c’est mal ; mais je te dis ce qui est : tu es mon maître, mon confesseur, il faut que tu saches tout… Il avait dû m’influencer déjà, me donner l’ordre secret de le retrouver. Car je l’ai retrouvé, à la gare. Je m’étais ennuyée tellement, à errer toute seule par les rues ! Je ne prenais aucun plaisir aux étalages, ni aux toilettes ni au mouvement de la Canebière. Je n’ai même pas voulu m’asseoir au restaurant toute seule : cela me répugnait. Aussi, j’ai éprouvé un soulagement, à distinguer sa haute taille et son uniforme, sur le quai, devant le wagon. Il m’attendait. Et, comme si c’était une chose convenue et inévitable, je suis montée encore une fois dans son compartiment. Nous étions seuls encore une fois ; et tout de suite, j’ai senti que cela ne se passerait pas comme le matin. La peur me prenait ; je voulais descendre, changer de wagon ; mais il était trop tard : le train partait ; et d’ailleurs il me tenait sous son regard, dont je ne pouvais détacher le mien. J’avais fait la gaffe énorme de lui avouer mes insomnies, lorsqu’il avait feint de s’intéresser à ma santé, médicalement ; et il en profitait, je crois… Je l’entends encore, comme je l’ai entendu tout à l’heure devant la glace. Il me répétait, d’abord insinuant, puis impérieux : – « Mais vous dormez, madame ! vous dormez ! » – J’en avais l’air peut-être ; et il me croyait soumise à sa volonté. Et il m’ordonnait !… Mais comme je résistais, malgré l’espèce de torpeur que m’imposaient son regard et le mouvement du train ; comme je résistais bien, en pensant à toi, qui aurais tant de peine si j’obéissais, et à nous, à toute notre longue existence si unie et si bonne !… Je refusais de le suivre à Toulon, puis à Salonique. Il devait s’embarquer le lendemain, et j’aurais dû continuer mon voyage avec lui, sans même te revoir… « Allons, vous venez ? » – répétait-il sans cesse. Le maladroit ! c’était ainsi qu’il ravivait la conscience de mon devoir, qu’il me fournissait la force de lui résister… Il me demanda enfin pourquoi je ne voulais pas le suivre.
— Parce que vous n’êtes pas mon mari.
— Mais si j’étais votre mari ?
— En ce cas je vous suivrais.
— Eh bien, dites-vous que je suis votre mari… C’est moi qui suis votre mari, madame !
— Si vous étiez réellement mon mari, vous ne me diriez pas vous, ni madame.
— Quel nom vous donne votre mari dans l’intimité ?
— Il m’a défendu de le dire.
Je lui répondais, je me souviens, d’une voix blanche de petite fille qui récite sa leçon ; j’étais enveloppée, étouffée, dans une atmosphère de cauchemar ; je craignais à tout moment de céder la place en moi-même à la volonté de l’infâme, d’être à sa merci ; mais ta pensée me soutenait, mon bien-aimé, avec l’orgueil de me montrer digne de toi, de garder pour nous seuls l’âme que tu m’as façonnée, l’âme que ce voleur prétendait confisquer…
Tout cela avait duré longtemps, longtemps – des heures, me semblait-il ; et pourtant la grande scène n’avait dû commencer que dans les gorges qui précèdent le dernier tunnel avant la gare de Seyssac, lorsque le train ralentit et souffle en grimpant la rampe et que les roues grincent sur la courbe des rails…
Les vitres étaient noires ; le train grondait, son galop d’acier se répercutait, monotone, aux échos minéraux du souterrain : j’étais rencognée dans l’angle du capitonnage, éperdue, dominée par le Major qui se penchait sur moi. Les boutons de sa tunique, ses yeux, reflétant la lumière de la lampe m’éblouissaient. Il me criait dans la figure :
— Savez-vous bien que vous me tuez, aussi sûrement que si vous preniez un couteau pour me l’enfoncer dans le cœur !… Je ne puis plus vivre sans vous !…
Je réussis à rire, à me moquer de lui ; mais par quel effort !
Il allait toujours : il me disait que j’étais celle qu’il attendait ; qu’il était riche ; que ma vie serait large et belle, qu’il m’emmènerait dans les salons, après la guerre…
Et je me répétais, désespérément, comme une litanie : – « Non, tu ne m’auras pas ; non, non, non, maudit ! maudit ! » – Mais je me sentais mourir.
Que serait-il arrivé, si l’imbécile n’avait imaginé de te tourner en dérision ! – « Votre mari ? Mais c’est un sot, un niais, qui vous séquestre. Il écrit, dites-vous ? Quel talent peut-il avoir ? Vous valez cent fois mieux que lui ! Venez avec moi, venez, vous verrez la différence ! »
Le jour grandissait aux vitres ; j’étais sauvée ! la révolte de notre amour bafoué me redressa en face du Maudit. Et, d’un effort terrible, je lui déclarai au débouché du tunnel, en me levant :
— Me voici arrivée ; et maintenant, je vais descendre. Ouvrez-moi cette portière !
Il était furieux. Je vois encore sa face diabolique.
— Vous êtes bien la première qui m’ait résisté ! Mais tant pis pour vous, avec votre fameux mari. Allez, dormez… dormez, je vous l’ordonne. Mais quand vous vous réveillerez, si cela arrive jamais, vous serez dégoûtée de vos occupations habituelles, vous montrerez désormais à ce cher mari un visage fermé, indifférent, vous serez pour lui une étrangère… Et vous oublierez tout ce qui s’est passé entre nous.
Le train s’arrêtait. Comme dans un rêve, je descendais de wagon, et au lieu de prendre la voiture, je marchais, pour me réveiller… À ce moment-là, je me rappelais encore, peut-être ; mais j’éprouvais une fatigue énorme à diriger mon esprit sur ces souvenirs, et une répulsion telle que je n’ai pu t’en dire un mot. Et puis, tout en ayant pu résister aux ordres du Maudit, j’avais subi son influence ; j’étais attirée par lui – malgré mon horreur et mon dégoût – je me sentais obligée d’aller le rejoindre… Et le surlendemain, comme tu sais, j’ai dû partir… Oh ! ce fut horrible. Je subissais l’attraction, j’étais sans force pour résister, cette fois, mais je voyais nettement l’abomination que je commettais, et je ne cessais de pleurer, dans le train. Les gens du wagon me prenaient pour une veuve de guerre et me regardaient avec pitié. – « Malheureuse ! tu joues ton bonheur ! » – me répétais-je continuellement. Avant même de débarquer à Toulon, je m’étais ressaisie, j’avais une fois de plus surmonté le Maudit, dans la lutte, et sans même sortir de la gare, je reprenais le train vers toi… Où l’aurais-je cherché, d’ailleurs ? Et si ce qu’il m’a dit est vrai, il était parti pour Salonique, la veille… Depuis ce temps-là, tu m’as vue, subissant malgré mes luttes ses dernières injonctions à ton égard. Je ne suis plus pour toi ce que j’avais coutume d’être, je le sens, j’en suis désespérée… Et je ne puis faire autrement ! Car l’affreux, vois-tu, c’est qu’il m’a endormie et ne m’a pas réveillée. Je suis toujours sous l’influence de sa volonté, de ses yeux gris, de son regard de serpent ! Il m’a fallu un mois d’efforts devant la glace pour retrouver la scène que je viens de te raconter malgré sa défense… Oh ! être réveillée, débarrassée de ce sortilège affreux qui me tient sous sa domination, hébétée, sans goût à rien de tout ce que j’aimais, horriblement malheureuse, – comme toi, je le vois trop, mon bien-aimé !
Serval avait écouté jusqu’au bout, sans lâcher une seule des questions qui bouillonnaient en lui, la révélation odieuse ; et cette explication des troubles qu’il avait observés chez Ida lui parut évidente, malgré son caractère monstrueux, – et insensé pour quiconque n’eût vécu depuis un mois dans l’atmosphère vésanique du mas des Genêts. Il ajouta foi, sans réserve, à tout le récit de sa femme.
Oui, elle disait vrai, – sans hésitation, ni remords de sa faiblesse. La fatalité seule avait joué, l’avait mise en présence de cet homme. Et l’indignation, l’horreur brillaient dans ses yeux, saccadaient sa respiration.
La haine de Serval contre « le Major » se déchaîna en commentaires furieux. Que ce mirliflore eût prétendu, au moyen des boniments usités en pareil cas, obtenir de l’aimable voyageuse le consentement à une étreinte de hasard, c’eût été de bonne guerre. Mais qu’un passant, à première vue, discernât sous la grâce d’Ida ses qualités secrètes d’âme, ce chef-d’œuvre mûri avec une patience infinie, et que voyant en elle une admirable maîtresse possible, il essayât de la monopoliser sur-le-champ, de confisquer à son profit ce trésor sans égal ! – cette seule prétention mettait le poète hors de lui. Mais ce qui criait vengeance, ce qui était un attentat inexpiable, plus atroce qu’une attaque à main armée ou le viol d’une fillette au fond d’un bois, c’était le moyen adopté par le criminel. L’hypnotisme employé de cette façon était un procédé de lâche, une infamie. La tentative avait été repoussée victorieusement par Ida, soit. Mais au prix de quelle vengeance plus odieuse encore que l’attentat en lui-même ! Et ce mois de souffrances qu’ils venaient de subir tous les deux en avait-il épuisé les suites ? Elles pouvaient être incalculables, si vraiment la suggestion initiale agissait toujours sur la victime, en l’absence du réveil hypnotique !
Oh ! s’il avait pu retrouver le malfaiteur, avec quel délice il l’eût abattu à coups de revolver, comme une bête malfaisante ! Mais cette satisfaction était irréalisable : le Major était à Salonique. Restait l’espoir d’un shrapnell bulgare ou d’une fièvre maligne… Et quand bien même ! cela réveillerait-il Ida ?
Celle-ci, maintenant certaine d’avoir reconstitué l’abominable aventure où elle voyait la cause unique de son état nouveau, se raccrochait à l’espoir de ce réveil et faisait partager sa croyance à Étienne. – « Oh ! mon amour, je ne me reconnais plus, je me sens tirée vers un gouffre qui m’épouvante. Je t’en prie, sauve-moi, reprends-moi, réveille-moi de ce cauchemar affreux ! »
Et – rassemblant ses souvenirs de séances hypnotiques auxquelles il avait assisté, compulsant les deux ou trois volumes de sa bibliothèque qui traitaient de la matière – il s’évertuait à produire le miracle, par la force de sa volonté. Ardemment, les mains aux épaules de sa bien-aimée, il plongeait dans ses yeux un regard avide. De longues minutes, il la tenait sous cette fascination malhabile, lui enjoignant par intervalles : – « Réveille-toi ; ô réveille-toi ; oublie ; redeviens toi-même ! » – Mais il sentait trop l’insuffisance de sa technique improvisée, son impuissance contre le mal mystérieux ; elle-même n’avait pas la foi ; et toujours elle finissait par secouer la tête avec découragement et se laisser retomber sur les coussins en murmurant – « Non, c’est inutile, toi, tu ne sais pas… » – Et tous deux mêlaient longuement leurs larmes et leurs baisers exaspérés.
Lâchement, parfois – mais devant quelle lâcheté eût-il reculé pour sauver sa bien-aimée, pour lui restituer le libre usage de son âme, pour retrouver le bonheur ! – Étienne concevait à l’endroit du « Major » des projets aussi fous que celui de l’aller révolvériser. Il faisait taire sa haine et son orgueil ; il se voyait abordant l’homme avec une froideur correcte ; en des termes mesurés lui rappelant son expérience sur la jeune femme du wagon – (saurait-il se contenir ? – oui ! il ne le tuerait qu’après !) – lui représentant les suites désastreuses, et sans nul profit pour lui, major, du non-réveil hypnotique ; faisant appel à ses sentiments d’honneur – (d’honneur ! le misérable !… ou à la menace, plutôt : il faudrait voir) – et l’adjurant de défaire son œuvre, de réparer autant que possible le mal causé par lui ; de réveiller enfin sa victime. Car lui qui l’avait endormie, et lui seul peut-être, saurait la réveiller !
Dans l’exaltation morbide de ses sentiments, sous la sombre menace qui surplombait sa vie, et sous l’influence des premières chaleurs, Étienne caressait en lui-même ce projet, le réalisait imaginairement sous des formes variées, jusqu’aux phases ultimes ; et, au cas où l’homme, repentant ou intimidé, consentirait à effectuer sur Ida la manœuvre libératrice, hésitait entre un pardon magnanime et le châtiment quand même du forfait inexpiable.
Il réussissait en général à glisser sur les difficultés matérielles de la réalisation ; mais un jour qu’il achoppait sur la plus grave – savoir, le fait que « le Major » était à Salonique, dans la zone des armées, sur le front peut-être – pour la première fois une invraisemblance lui sauta aux yeux, dans la partie réelle et passée de l’aventure. Comment l’hypnotiseur eût-il pu emmener son « sujet » avec lui, son sujet supposé docile, sur un transport militaire, et l’installer dans le camp des armées ? Était-ce praticable ? Les souvenirs d’Ida étaient-ils bien exacts ?
Mû par une curiosité âcre et insatiable, Étienne se fit raconter plusieurs fois la sombre histoire. Ida sortait alors de son abattement, pour s’indigner et maudire le misérable « Major ». Et à chaque reprise, elle complétait son récit par de nouveaux détails qui semblaient surgir de sa mémoire et se multipliaient à l’infini. Étienne ne put s’empêcher de noter qu’ils se contredisaient parfois, et que si tous étaient vrais, la scène de la fascination, qui avait dû commencer un peu avant le grand tunnel, pour se terminer à Seyssac même – soit en quatre ou cinq minutes de trajet – eût occupé au moins une heure.
— Et le train marchait toujours ? insinua-t-il ; tu es sûre qu’il n’a pas stoppé un seul instant ?
— Sûre, mon chéri. Dans les gorges, il a ralenti en soufflant, comme toujours ; mais sous le tunnel, son galop d’acier, hallucinant, n’a pas cessé de fracasser les échos.
Il s’étonnait, mais sans mettre en doute le fond même du récit ; et ce fut plus tard seulement qu’il comprit la signification de ces bizarreries.
En tout cas, la révélation même avait fait dans leur vie abandonnée au jour le jour, un événement. Il mettait fin aux interrogations secrètes, à l’angoisse de l’inconnu qui avait tourmenté Étienne. Ses irritations, au lieu d’un vague et insaisissable ennemi, trouvaient où s’attaquer, en la pensée du « Major ». Ses craintes confuses d’un mal mystérieux prenaient forme : cette influence néfaste qui pesait sur Ida, on pouvait la combattre, sa nature étant connue ; il n’était pas impossible qu’elle s’épuisât d’elle-même, à la longue… Qui sait si le simple fait d’avoir parlé, d’avoir pu retrouver dans sa mémoire et extérioriser la cause de son mal, n’allait pas suffire à la délivrer ? Cette secousse était peut-être une réaction salutaire amorçant le réveil définitif et spontané ? Ses allures n’étaient déjà plus aussi uniformément languides ; elle avait des sursauts d’agitation fébrile, des élans amoureux où l’on pouvait voir à la rigueur des réveils partiels et momentanés, malgré leur caractère trop anxieux et quasi hagards. Elle se prêtait parfois même avec soumission et reconnaissance aux efforts d’Étienne, qui tâchait de l’intéresser, en lui lisant ses poèmes préférés. Elle consentait à jouer un peu de noble musique, au piano…
Mais ces symptômes favorables servaient seulement à justifier l’inertie où s’enlisait le poète, remettant chaque jour de prendre une décision quant au choix d’un médecin ou à l’itinéraire d’un voyage. – Et puis les fonds étaient bas, et cette raison achevait de paralyser sa volonté.
Et le détachement graduel de sa propre vie, le vide mortel des jours qui précédèrent la révélation, persistaient en lui. Faillite d’aventure inexpiable. Sa croyance intime faiblissait continuellement, d’un retour possible à l’existence heureuse, à l’union et à l’intimité de jadis.
Les instants de grâce, d’ailleurs, se raréfiaient déjà, et ne servaient qu’à rendre plus douloureuses les heures où la conscience du désastre s’épanouissait dans sa plénitude.
Les nuits étaient affreuses, entrecoupées de crises de pleurs et d’étreintes désespérées où il la sentait sombrer entre ses bras… Une fois, comme il la réveillait pour la délivrer d’un cauchemar douloureux, elle eut cette parole navrante : – « Qui donc es-tu, toi ?… Ah ! je ne te reconnaissais pas ; je croyais que tu étais mort ! »
Le matin, il la voyait descendre, hantée, engourdie, absente ; et elle restait inerte, indéfiniment, sous les sollicitudes multipliées et épuisantes de son mari.
Les plus tristes moments, peut-être, c’était à la fin du jour, lorsqu’ils allaient, comme autrefois, manger des cerises, dehors. Ida les avalait, distraitement, gloutonnement ; et si Étienne faisait mine de s’approcher de son arbre, elle s’en allait aussitôt, à un autre. Puis sur la grand’route, dans la paix sereine du crépuscule, ils se promenaient comme jadis ; – mais au lieu de l’ancienne douceur et des chers propos côte à côte, c’était une solitude empoisonnée : Ida, somnambulique et presque farouche, s’écartant le plus possible de son compagnon, restait muette, ou marmottait à voix basse, pour elle seule, de fiévreux soliloques…
L’été, le bel été commençait ; le soleil ajoutait sa splendeur inutile – et la chaleur son accablement – à la démoralisation où s’enlisait Étienne, sans rien faire, sans rien tenter.
Avec quelle émotion tumultueuse Étienne reçut la lettre de Me Desregneaux ! – Un amateur était enfin trouvé, lequel amateur consentirait à donner douze mille francs pour l’immeuble de la rue du Vert-Bois !
Douze mille francs… Pas même la moitié de la valeur réelle !… Mais qu’importait, si cet argent rouvrait l’avenir ! Obtenu quelques mois plus tôt, hélas ! il eût détourné le malheur, en autorisant le voyage d’hiver à Paris, le repos et la distraction pour Ida, au lieu de cette vie claustrale et délétère… Mais aujourd’hui encore, tout n’était pas perdu : cet argent redevenait l’espoir, la lutte possible contre la maladie, et d’abord le recours aux plus illustres psychiatres…
Sans faire aucune objection, sans même discuter le prix offert, Serval courut chez le vieux père Brun, et envoya la bonne porter une dépêche : – l’ordre au notaire de conclure aussitôt.
La morne Ida, en apprenant cette heureuse nouvelle, resta une minute sans avoir l’air de saisir ; puis, d’un ton las et vague :
— Ah ! oui… Fais comme tu veux, mon amour.
Mais lui, par une réaction soudaine contre sa veulerie des jours précédents, se mit en devoir de rattraper le temps perdu. Maintenant qu’on le pouvait : – agir au plus tôt !… Un psychiatre ? Hé ! inutile d’aller bien loin. Le professeur Maigret, la gloire de l’Université de Montpellier, était tout indiqué… En dix pages où il s’efforça de condenser les faits en une observation d’allure pseudo-médicale, Étienne lui fit l’historique de la transformation psychique et morale du « sujet », en ayant bien soin de détailler la fameuse hypnotisation, où il voyait toujours, sinon la cause première, du moins le pivot et le facteur prépondérant des troubles actuels.
Dès le surlendemain, la réponse arriva ; mais elle n’était guère satisfaisante ; et, par habitude invétérée de confier à Ida toutes ses pensées, il dit à haute voix, devant elle : – « Ils en ont de bonnes, les psychiatres ! Celui-ci ne croit pas à l’hypnotisme !… » Et dans le même instant il se mordit les lèvres : – « Idiot que je suis ! La voilà mise en défiance contre Maigret !… Il ne pourra rien sur elle ! »
En effet, le docteur Maigret écrivait :
« … Bien que fort claire et détaillée, votre analyse des symptômes présentés par la malade ne me permet pas encore de me prononcer, comme vous le désireriez, sur les chances de guérison. Un examen direct et méthodique est au préalable nécessaire.
Toutefois, cette histoire d’hypnotisation dans le train me paraît de la plus haute invraisemblance. Je n’y puis voir, jusqu’à plus ample informé, qu’une construction fantastique et délirante. Ne tablez donc pas trop sur les possibilités d’une contre-suggestion à cet égard.
Puisque le jour vous est indifférent, voulez-vous m’amener la malade jeudi prochain ? À deux heures de l’après-midi, je serai à votre disposition.
Veuillez agréer…, etc.
Le premier moment d’irritation passé, à voir mettre en doute la parole de sa fille chérie, et tout en s’occupant des préparatifs de voyage, Serval réfléchit à l’hypothèse insinuée par le professeur.
Si l’aventure du train était apocryphe ! si la scène de l’hypnose n’avait eu lieu que dans l’imagination d’Ida !… Et il se rappelait la surabondance des détails, leurs troublantes contradictions, variables selon les heures – et selon la fantaisie, peut-être, de la narratrice. Aurait-elle inventé le tout, en bloc ou peu à peu ? Son esprit dévoyé aurait-il brodé sans fin sur un point de départ minime – tels les propos d’un voyageur – d’un « major » quelconque, innocent de tout autre forfait que de banale galanterie ?… Mais pourquoi cette invention ?… Hé ! pour justifier vis-à-vis d’elle-même ses appétences bovaryques, pour s’expliquer les troubles dus au développement graduel d’une maladie… mentale !
Mais l’aversion du poète pour ce genre de maladie était trop intense et profonde pour qu’il acceptât d’en supposer atteinte sa bien-aimée. En dépit de sa raison, il se raccrochait à l’improbable version de l’hypnose. Sait-on jamais ? Tout est possible, dans cette branche mal connue de la psychologie. La parole d’Ida lui semblait plus sûre que l’incroyance même d’un Maigret. – Et de fait, la perspective d’une guérison amenée par le coup de baguette d’un : « Réveillez-vous ! » était beaucoup plus séduisante que celle de la lutte longue et incertaine à mener contre une affection psychique !
Entrepris avec cette méfiance contre le professeur Maigret, et un doute incoercible à l’égard de son issue, le voyage de Montpellier, qui voulait être aussi une excursion, fut pour Étienne un calvaire.
L’été provençal, d’abord. Sa chaleur perpétuelle, dévorante, qui se relâche à peine la nuit, met dans le cerveau une ivresse de soleil plus périlleuse que celle des terribles gros vins du Var. Dans l’aisance du home, grâce au repos, à l’abandon partiel du travail, aux bains, le couple avait appris à en éviter les effets pernicieux, voire à en user comme d’un stimulant, pour la glorification des siestes amoureuses, sous l’écrasement fulgurant de la nature. Mais cette année, en la période de débâcle, on n’observait plus les précautions rituelles ; et le souci de son bonheur menacé livrait sans défense les nerfs d’Étienne aux corrosions de la température qui accablait Ida.
En route, ce fut bien pis. Plus aucun refuge contre la torridité ; plus de relâche aux moiteurs continues, au malaise fébrile et démoralisant. Les wagons-étuves, les chambres d’hôtel torrides et pleines de moustiques, les allées et venues forcées, dissolvaient les dernières parcelles d’énergie. L’état d’Ida semblait empirer. Sa veulerie habituelle se muait en une effervescence continue, en un bouillotement léger de délire à peine extériorisé mais évident pour l’œil scrutateur de Serval ; affaissée, repliée, pour mieux dire, dans son coin de banquette, elle fixait les yeux droit devant elle, au travers de lui, ou sournoisement détournés des yeux conjugaux, très loin, dans un vide peuplé de mystérieuses chimères. Les lèvres imperceptiblement remuantes, telle une dévote récitant ses oremus, elle poursuivait un monologue, entrecoupé quelquefois de rires – le rire pouffant de qui se rappelle une bonne bêtise, mais prolongé muettement, et enfin tranché par un rappel de pudeur, à regret.
Ou bien son rire naissait à l’improviste, et alors elle semblait regarder quelqu’un du compartiment, de ses yeux mis au point sur l’irréel infini. Et, sans oser intervenir, Étienne suivait les jeux de physionomie des vieilles dames se rebiffant, fronçant les sourcils, offensées sous ce qu’elles croyaient être une cynique moquerie, puis haussant les épaules du haut de leur dédain, et se désintéressant, ronchonnantes. Les jeunes, elles, croyaient à un sourire sympathique, comme elles en échangent parfois entre elles, et répondaient ; puis, étonnées de la persistance, rougissaient et baissaient les yeux, confuses. Des vieux messieurs, plus observateurs, comprenaient vite, et souriaient avec une tristesse bonne. Des officiers, n’osant croire à une déclaration aussi ouverte, paonnaient quand même, avantageux ; puis, édifiés, observaient à la dérobée la pauvre jolie rieuse. – Et ces étonnements, ces irritations, ces pitiés maladroites qui l’inventoriaient lui aussi, furtivement, suppliciaient Serval.
Il tentait de l’arracher à son rêve absurde, de l’intéresser au déploiement cinématographique du pays traversé, de lui rappeler quelque souvenir de leurs voyages antérieurs… Mais il se sentait maladroit, gauche, emprunté, idiot ; et la plupart du temps, elle semblait revenir de très loin, lui répondant à peine, restant figée sous ses timides essais de caresses.
Non ! ce n’était pas possible, qu’on lui eût changé à ce point sa bien-aimée ! qu’on lui eût pris pour toujours sa radieuse Galatée ! Elle allait guérir, se réveiller, redevenir elle-même, gaie, affectueuse, adorable de souple et claire intelligence, la fille de son âme ! Et le bonheur renouerait sa trame d’or, et on oublierait cette lacune, ce mauvais rêve !…
Le rendez-vous du Dr Maigret n’était que pour le lendemain. Afin de distraire Ida, de lui offrir un peu de ces joies extérieures dont elle venait d’être si longtemps privée, le poète décida de passer la journée en Avignon.
Le mistral soufflait sur la cité des Papes, un fort mistral d’été, brûlant, et soulevant des rideaux de poussière, mettant une buée sur le paysage qu’ils allèrent revoir du haut du Rocher des Doms : – les toits fauves de la ville, se perdant au nord et au sud, éparpillés, dans la campagne d’oliviers et de cyprès ; le Rhône au courant rapide, usant les piles du pont cassé, du vieux pont traditionnel de la chanson, le Rhône divisé par l’île quasi forestière de la Barthelasse, le Rhône enjambé sur cette triple largeur d’eau et de terre par le double pont suspendu qui mène à la rive de Languedoc et à Villeneuve, mi-cachée dans les arbres, au pied de l’antique château blanc et des blanches montagnes de garrigues.
Le beau panorama familier, l’altitude, le vent furieux qui arrivait là de plein fouet, suscitèrent en Ida une lueur de réveil. Étienne la sentit se serrer contre lui, et avec une joie craintive, comme on traite un enfant chéri mais ombrageux, il enlaça la taille aux chaudes souplesses. Elle le regardait de ses yeux d’autrefois : – « Oh, dis, allons à Villeneuve ; j’aimerais tant revoir le petit musée des bonnes sœurs… Comme cette autre fois, avant la guerre, te souviens-tu ? » – Et, se serrant plus fort contre lui, elle l’entraîna, vivement.
S’il se souvenait !… Ah ! ce beau jour de leur jeunesse unie, fougueuse tel ce mistral qui les flagellait au long de la descente des jardins ; – cette escale à Villeneuve, après une superbe journée de vélo – 90 kilomètres depuis Nîmes, par le Pont du Gard – dans le petit hôtel borgne, au bout du pont, où ils avaient été si heureux !
Allons, ils le seraient encore. Elle l’aimait toujours, comme autrefois : rien n’était perdu… Au coin de la grand’place, il fréta une voiture, où le jovial cocher les installa, soucieux de leur confort : – « Ça bouffe dur, patron, hé !… Prenez la couverte pour votre petite dame ; et tenez-la bien sur le pont : – qu’elle s’envolerait, péchére ! »
Mais avant même l’autre bout du pont, Étienne sentait la conscience lucide s’échapper d’Ida comme l’eau d’un vase fêlé. L’étreinte de ses doigts enlacés devint une pression machinale et dure : – elle lui faisait mal, avec ses bagues…
La communication renouée un instant fit place à une onde de détresse. Cette expédition dans le mistral, commencée gaîment, fut soudain funèbre : le vieux landau, sous les platanes échevelés de la grand’route, ballottait le cadavre de leur amour…
Au musée, – pas plus le tableau fameux du Roi René que la grosse pipe de peau-rouge qui l’avait tant amusée l’autre fois, – elle ne regarda rien. La bonne sœur multiplia en vain ses boniments d’érudition naïve : – elle n’entendait rien… Il coupa court à la visite, et emmena, farouchement enlacée, la pauvre enfant égarée, muette et reprise par accès du rire désolant.
L’heure de l’apéritif, dans un café de la rue de la République ; le déjeuner en tête-à-tête, furent pour Étienne une suite d’amertumes sans cesse renouvelées ; et son impatience du départ croissait toujours, avec l’illusion coutumière aux gens malheureux, qu’ils seront moins malheureux ailleurs…
À l’heure brûlante et fiévreuse de la sieste, vingt minutes de train, d’Avignon à Tarascon, où il leur fallait changer… Vingt minutes qui restèrent le plus poignant souvenir de la journée.
Dans le beau compartiment de première, sur l’autre banquette, un couple heureux – un couple frère du leur. Lui : l’âge d’Étienne ; un cosmopolite fin et intelligent ; elle, vingt ans : une Ida blonde, radieuse, la femme éphèbe en adoration devant son Maître, créateur, lui aussi, d’une Galatée. Il parlait un français très pur, et l’appelait Suzie… Étienne échangea un coup d’œil profond avec l’étranger, reconnut un ami, et à son adresse, pensa : Et in Arcadie ego !… « Oui, nous aussi nous avons été comme vous deux, en pleine lumière… Et tu nous vois ! » – Et il crut percevoir l’idéale réponse de l’autre : « Prends courage, frère. Moi qui ai créé celle-ci, comme toi celle-là, à notre glorieuse ressemblance, je te le dis : Tu dois la ressusciter. Elle le mérite. Et rien autre chose n’est valable pour nous au monde. »
Mais Étienne refusait d’être consolé ; sa désespérance s’exaltait avidement de lyrismes amers, à la vue du couple fraternel ; il eût aimé voyager avec lui, longtemps, pour la torture infernale et précieuse de contempler l’image de son bonheur perdu…
Ils arrivèrent à Montpellier pour manger, en morne tête-à-tête, un chiche repas de guerre, aux abords de la gare, avant d’errer dans le long et brûlant crépuscule d’été. On sentait bien, ici comme ailleurs, planer l’atmosphère tragique, misérable et débraillée de la grande catastrophe ; mais toutes peuplées d’uniformes, les terrasses des cafés, sur la place de la Comédie, exhalaient leur ferveur de vivre ; et un peu plus loin, sous les fraîches ramures de l’Esplanade, aux ombres propices, c’étaient les désirs amoureux de toute la ville qui se donnaient rendez-vous.
Mais le spectacle n’intéressait point Ida. Elle n’eut pas une seule des remarques physionomiques dont elle amusait jadis Étienne, cependant qu’il s’imprégnait d’images visuelles. Maussade et simplement irritée d’une sourde fièvre par la chaleur et l’atmosphère sociale, elle pesait au bras de son mari. Au lieu de se sentir orgueilleusement trôner, analystes aigus, spectateurs privilégiés, du haut de leur amour inégalé, sur les ivres instincts de la foule animale, le poète ressentait cruellement cette décapitation du sacre habituel, qui le ravalait au niveau de ces vulgaires humanités. Les rires, les exclamations, les voix vivantes et vibrantes, toute cette ardeur amoureuse effervesçant autour de lui, narguaient sa détresse. Il se sentait comme un pauvre, avec sa triste enfant, au milieu de ces couples presque beaux à force de passion. Il finissait par envier les lueurs du désir allumant les visages entrevus… Le dernier de ces calicots était, ce soir, plus heureux que lui, et les caresses de la « poule » raccrochée avaient plus de saveur que les passivités somnambuliques de cette chair qu’il traînait misérablement après lui !
Par une de ces sautes brusques et imprévisibles qui la ballottaient aux poings du mal capricieux, Ida s’éveilla le lendemain étrangement fébrile. L’atmosphère sociale, désaccoutumée, vibrait dans ses nerfs. Son mutisme faisait place à une volubilité animée, dont Étienne n’osait se réjouir, en l’attente de ce qui allait venir ensuite. Elle eut des gentillesses oubliées depuis des semaines, et tout en se promenant par les allées du Peyrou, et au Jardin Botanique où ils achevèrent la matinée, puis durant le repas, elle l’entretint de son « réveil », du voyage à Paris qu’ils feraient après cela, de ses amies qu’elle reverrait, de la robe dont elle avait besoin, de mille projets sautillants et un peu incohérents.
À deux heures précises, le couple, exact au rendez-vous, sonnait chez le Dr Maigret. Déception ! les termes de la lettre n’étaient qu’une vaine formule : le rendez-vous n’avait rien de personnel. Introduits dans un salon d’attente, Étienne et Ida le virent garni d’une vingtaine de malades, hommes et femmes aux traits anxieux et ravagés par de secrètes misères nerveuses. – Comment ! il leur faudrait passer après tout ce monde, alors qu’ils avaient fait le voyage exprès ; attendre là, dans cette atmosphère d’hôpital, jusqu’au soir peut-être ?
Ida refusa de s’asseoir. – « Je ne reste pas ici », déclara-t-elle. Indigné de ce qu’il jugeait un manque de foi, une tromperie, Étienne partagea sa révolte ; et ils se retrouvèrent sur la rue.
Allons, ils ne verraient pas le fameux professeur. C’était écrit. Elle le savait bien, du reste, en venant, et lui aussi, n’est-ce pas ?… Elle s’était arrêtée au bord du trottoir, les yeux baissés, tirant une longue respiration… Et tout à coup Étienne perçut, émanant d’elle, comme un effluve contagieux, la vésanie qui venait d’envahir son âme, sous le coup de pouce de la déception. Avant même qu’elle ouvrît la bouche, il sut qu’elle prononcerait des paroles fatales.
— Il le faut, mon chéri, dit-elle, résolue mais douce et toujours appuyée à son bras. Il faut que tu me laisses partir, – seule. Si tu venais avec moi à Paris, cela raterait, comme ici. Le Dr Vauchelle, que tu admires tant et dont tu m’as si souvent parlé, lui, saura m’exorciser… Oh ! j’ai besoin d’être seule ! Accorde-moi cela, mon chéri !… À quelle heure ai-je un train ?
Étienne l’examina, bien en face. Elle devenait folle, décidément. Ou elle ne voulait plus de lui ? Que signifiait cette abrupte lubie ? Et il se révolta contre l’énormité de la demande. Il raisonna, objurgua, pria. – En vain. L’air paisible et sage, malgré ses pommettes plaquées de rouge et ses yeux de fièvre, elle s’obstinait, imperméable à tous arguments. Pourquoi donc se figurait-il qu’elle ne l’aimait plus ? Mais si mais si, elle l’aimait comme toujours. – « Seulement, vois-tu, j’ai besoin d’être seule, de me reposer la tête, un peu. J’ai si mal. Tu me fais trop travailler, tu l’as reconnu toi-même… À quelle heure ai-je un train, dis ? »
La lutte était inégale. Étienne y renonça. Contre les forces de la démence, tout serait inutile. À moins de la faire appréhender, manu militari, et enfermer sur-le-champ, Ida réaliserait cette idée qui venait de se démasquer en elle, comme un faisceau aveuglant de projecteur. La fatalité qui parlait par sa bouche s’était emparée d’eux et les emportait volens nolens vers l’effrayant avenir. Résister ? À quoi bon ? S’il ne la laissait pas aller de gré, elle saurait bien lui échapper… Mais, au fond peut-être, ce fut le souvenir de leur longue alliance qui courba Serval sous la volonté de son idole. Depuis huit ans, elle lui obéissait en esclave. Démente ou non, allait-il la refuser ? Allait-il agir en mari jaloux et tyrannique, s’opposer par une discussion odieuse – par la violence même – à la première volonté qu’elle manifestait ? Il souffrirait, de cette séparation ? Soit. Raison de plus pour refouler son égoïsme. C’était bien son tour !… Et il se demandait si l’intuition qu’il avait si souvent admirée en elle ne se réveillait pas, ne prenait pas cette fois-ci encore un moyen – pénible et détourné, mais un moyen – de les sauver tous les deux.
— Alors, tu acceptes, mon chéri ? Tu me fais ce grand plaisir ? Oh ! tu es bon ! tu m’aimes vraiment ! Je savais bien… Comme nous allons nous r’aimer, après cela, quand je serai guérie !
Elle reprenait ses allures normales d’autrefois. Au moment d’infliger à celui qui l’aimait par-dessus tout, la souffrance de cette séparation insensée, elle lui affirmait son amour indéfectible ; et le plus singulier, c’est qu’elle ne mentait pas. Le sens de la réalité lui échappait, simplement.
Séduit malgré tout par cette résurrection, gagné lui-même par je ne sais quel délire lucide, Étienne jouissait de l’heure présente, oublieux du départ résolu. Ils avaient l’après-midi à eux, puisqu’elle prenait le rapide de six heures. Et il but religieusement la coupe de cet amour au goût funèbre que lui tendait sa Galatée retrouvée.
— Vois donc cette bague, petite Idé ; la troisième du second rang, l’émeraude. La veux-tu ? C’est la pierre de l’espérance : elle te portera bonheur.
— Oh oui, elle est jolie : mais elle est trop chère pour nous… Moi qui te fais tant de peine… Tu ne dois pas.
— Qu’est-ce qui peut être trop cher et trop beau pour toi, mon amour ? répliqua Étienne, qu’emplissait l’amertume d’être généreux et de le pouvoir trop tard. – Passe donc. – Il lui ouvrait la porte.
Et quand elle sortit du magasin, joyeuse, admirant à son doigt la pierre augurale, il ajouta :
— Garde-la précieusement. C’est la Bague-de-l’Espoir.
Il lui fit sa valise avec une sollicitude paternelle.
— Tu ne manques de rien ? Il fait moins chaud, à Paris : tu vas avoir froid. Achète le nécessaire, sitôt arrivée. Tiens, voici mon portefeuille. Ne le perds pas, si tu peux. Mange au wagon-restaurant. Retiens une couchette à Tarascon : tu as une heure… Moi ? Oh, ne t’inquiète pas, il m’en reste… La valise ? Mais c’est pour toi. J’emballerai mes affaires dans le sac tyrolien : c’est assez bon.
Car il avait décidé de prendre à minuit le train pour Seyssac, où il attendrait la dépêche que devait lui envoyer Ida, sitôt sa visite au Dr Vauchelle…
— Mais n’oublie pas de me télégraphier, d’abord, à ton arrivée. Moi, je t’écris chez Suzanne, qui t’hébergera certainement.
Il lui prit son billet, puis la mena sur le quai, où le train venait de stopper. Il lui trouva un coin. Outre deux Anglaises, il y avait là un capitaine en bleu horizon, pâle et affectant de sourire à une jeune femme qui l’embrassait en refoulant ses pleurs. Ida aussi affectait de sourire à Étienne qui, la gorge étranglée d’émotion, sentait la vanité des paroles : – l’inéluctable destin, les mécanismes obscurs et gigantesques du monde et de la vie, emportaient sa bien-aimée. Elle ne pouvait pas plus leur désobéir que ce soldat aux ordres de ses chefs… « En voiture ! » – On fermait les portières. Les derniers baisers aux voyageurs comme déjà lointains ; l’étrangère quitta le marchepied, Serval également ; et ces deux victimes de la guerre restèrent sur le quai, tandis que s’éloignait, roulement accéléré, la file de lourds wagons… Les deux têtes à la fenêtre – les voies s’infléchissant hors du hall – disparurent.
Rivés au quai, Serval et la jeune femme échangèrent un seul regard navré : – « Comme le sort nous traite ! Est-ce juste, voyons ? » – Mais ils n’auraient même pu se communiquer leurs douleurs, trop égoïstes. À quoi bon, du reste ? Et, les yeux essuyés, ils sortirent de la gare, lentement, et s’éloignèrent, chacun de son côté.
Solitude de veuvage, au milieu de l’humanité affairée, joyeuse et indifférente à la douleur d’autrui ! Chaque minute renfermait un monde de détresse impatiente. Cruelle, cruelle enfant ! qui lui infligeait ces souffrances inutiles… Mais il n’avait pas le courage de lui en vouloir. Elle n’était pas responsable – personne n’est « responsable », de rien ! – et elle encore moins que personne, moins que jamais ! Il souffrait, simplement. Il souffrait d’errer ainsi, les bras ballants, au milieu de cette foule satisfaite. Cette place vide, à son côté, suffisait à faire le monde sinistre.
Après un vague repas dans une néfaste gargote graillonneuse et pleine d’éclats de voix, il se remit à vaguer sur l’Esplanade, s’efforçant de réfléchir, de dresser des plans de conduite. Mais il se rendait compte d’avoir abdiqué aujourd’hui toute direction rationnelle, d’avoir mis le doigt dans l’engrenage de la folie. L’avenir se dérobait ; il ne voyait pas plus loin que rejoindre Ida – occasion suffisante de craintes et d’espoirs également violents, qui alternaient avec la hantise de ce départ – fol à tous points de vue.
Il allait, dans l’ombre des platanes, mal éclairée de becs Auer espacés, croisant les couples amoureux, et les solitaires des deux sexes se cherchant. Il était de plus en plus désemparé, las de cette marche sans but, mais répugnant à s’asseoir : – la marche semblait dériver une partie de sa tristesse, la dissoudre comme un anesthésique…
— Bonsoir, monsieur ; vous vous promenez ?
Une voix timide, au timbre frais, par exception. Il regarda la fille, et le réverbère voisin lui montra une figure jeune et douce, une mince silhouette de débutante, mal renseignée encore sur la muflerie des mâles. Il allait dire non à cette chair inopportune ; mais elle sembla le deviner, et au lieu des agaceries et des vantardises professionnelles, demanda simplement : – « Vous avez du chagrin ? » – Il se ravisa. Si humble que fût la compagnie, c’était là une âme humaine, capable de sympathiser avec lui, d’alléger les heures qui lui restaient, de l’écouter, au moins, pour son argent. Il la laissa marcher contre lui, soulagé de n’être plus seul.
Pas trop stupide, et surtout sans blague ricaneuse. Ils s’attablèrent à un café, dans le beau soir ; et, mise en confiance, elle dit sa banale histoire de réfugiée, séduite, abandonnée, livrée au vilain métier que font plus amer le cynisme des clients, leur brutalité hautaine. – « Mais vous, monsieur, conclut-elle en souriant, j’ai vu tout de suite que vous n’étiez pas comme les autres. »
Alors, poussé par un besoin irrésistible, Serval confia ses déboires conjugaux, mis à la portée de l’auditrice mercenaire et qu’il ne reverrait plus. L’épisode feuilletonnesque du « Major » l’intéressa beaucoup et lui arracha un : – « Oh ! le sale type ! on devrait le guillotiner ! » – Quand il en vint à l’étrange métamorphose de caractère, elle s’apitoya, hochant la tête, les yeux sur son bock, mais gardant pour elle ses vraies réflexions. L’aventure finale la laissa rêveuse : – « Pauvre gosse ! comme vous l’aimiez ! murmura-t-elle, avec une envie où perçait du dédain. Mais pourquoi l’avez-vous laissée partir ? On ne doit pas. À votre place, je l’aurais empêchée. »
Elle ne comprenait pas, comme de juste ! Mais tant pis. Elle l’avait écouté, lui avait permis de se soulager. Et elle sut encore lui faire passer une dernière heure, avec son babil d’oiselle, qui l’empêchait de penser. – Elle avait bien gagné son louis.
Le train bondé. Coloniaux, marsouins, sénégalais, uniformes de tout genre : – permissionnaires du Languedoc retournant au front – « La France en armes ! » songe Étienne, debout dans le couloir mal éclairé, au rythme brutal des troisièmes qu’il a prises par une sorte de perversité… À Tarascon – deux heures du matin – il lui faut changer. Trente-cinq minutes d’arrêt. La buvette nocturne (alcool prohibé) écœurante d’âcre fumée, de rires, de gueulements soldatesques. Et le nouveau train, « descendant », celui-ci, chargé d’une nouvelle cohue militaire dont la grosse gaîté débraillée, vautrée sur un fumier de papiers gras, de peaux de cervelas, de « pinard » dégobillé, harcèle le poète solitaire, cadenassé dans son malheur égoïste au point qu’il frôle aujourd’hui sans émotion aucune les rescapés de l’effroyable Verdun…
Les étoiles pâlissent ; le jour se lève sur la Crau et l’étang de Berre… Marseille. L’autre train est là, l’omnibus : une heure de somnolence écrasée dans un coin, secouée parmi les caquets volubiles et les chansons de tout un compartiment d’Italiens du Sud qui retournent chez eux – O bella Napoli ! – et Serval descend à Seyssac, – seul.
La route blanche ; le mas, dans l’or fleuri et les parfums des genêts sous le soleil… Le studio désert, dont il pousse les volets, exhale une odeur de mort : les cadavres des fleurs oubliées dans les vases, pourries… Comme son bonheur, comme son existence !… Tiens ! un billet, glissé sous la porte. Signé Léonard, – qui n’a plus donné de ses nouvelles depuis des mois… Il a été blessé à Verdun, évacué sur Blois. Guéri, et en route pour Nice avec Marcelle, ils se sont arrêtés à Seyssac, croyant y trouver Étienne et Ida… Navrés du ratage…
Une voix, dehors : – une dépêche. De Suzanne : Ida bien arrivée, logera chez moi…
Mais ce qu’Étienne attend, au long de cette néfaste journée, c’est l’appel d’Ida elle-même, la permission pour lui de la rejoindre : Et il use les heures à descendre au village : quelques provisions ; la poste ; – à ouvrir des livres qu’il rejette aussitôt… Ah oui ! l’isolement et la monotonie du mas devaient peser à Ida !… Et la chaleur, l’horrible chaleur de ce pays !…
Grâce au véronal, il a pu dormir, jusqu’à la venue du facteur. Une lettre de Desregneaux : l’affaire est conclue, en principe ; mais une procuration de Serval est indispensable, à défaut de sa présence à Rennes… Rennes ? la Bretagne ?
Pourquoi pas ? S’il emmenait Ida au frais, dans ce milieu nouveau et pittoresque ?
La dépêche attendue, enfin ! – « Vu Vauchelle. Exorcisée. Viens vite. Je t’aime. » – Ô joie ! la résurrection du bonheur l’attend, à Paris, puis sur quelque plage bretonne… Et il se jette sur l’indicateur, fait la malle en vue du séjour, avec animation, avec un espoir débordant, attendri à manier les robes, le linge de la bien-aimée.
Et c’est talonné d’une impatience furieuse qu’il fait véhiculer la malle au chemin de fer ; qu’il prend le train de Marseille, subit le trajet, attend au buffet, rédigeant pour Ida – c’est niais, mais délicieux ! – une longue épître d’amour…
Et il se ronge, durant les interminables heures d’express nocturne, trépidant, fasciné par la pensée des retrouvailles glorieuses qui l’attendent, au bout de ce trajet…
Le matin gris sur les peupliers de l’Yonne, la fraîcheur revigorante du nord, après les affolantes mollesses du Midi… Montereau, la Seine… Melun… la banlieue… Paris ! Est-elle venue à la gare ? Et il cherche, parmi la foule… Personne… Mais cette déception ne compte pas. Il n’en faut pas tirer un mauvais augure. Il est huit heures et demie à peine ; et chez Suzanne, on se lève tard.
Un taxi. Les rues parisiennes ; stimulant spectacle de la foule alerte et vivante. La maison de Suzanne. L’escalier ; la porte ; – et Suzanne elle-même qui apparaît au coup de timbre (et désirable pour tout autre, songe furtivement Étienne) sa rousse toison ébouriffée en sa gebba rouge à soutaches vertes. – « Comment ! vous êtes seul ? Mais Idé est partie vous chercher au train ! »
En attendant son retour, Suzanne débarrassa Étienne, gamine et affectueuse, le fit asseoir, alluma une cigarette, et donna les nouvelles. – « Elle était bien désorientée sans vous, mon ami, cette pauvre Idé ! Elle n’a fait que me parler de vous, ces deux jours, et elle n’a bougé d’auprès de moi, sur le divan, que deux fois, pour aller voir ses médecins… Vous ne m’aviez pas écrit qu’elle était malade. Qu’a-t-elle donc ? Elle semble un peu neurasthénique, pas dans son assiette ordinaire : mais malade ? »
Il n’eut pas le temps de répondre. Un coup de timbre, et Ida entrait, l’embrassait avec une brusquerie maladroite. – C’était la faute d’un employé, si elle s’était trompé de quai : deux trains arrivant de Marseille à dix minutes d’intervalle…
Il la considérait avec une sorte d’effroi. Son espoir, chauffé depuis la veille, d’une retrouvaille éperdue, de baisers ressuscitant le paradis amoureux, tombait à plat. Froide et distraite, son premier élan oublié, elle répondait au hasard à ses tendres questions. Il lui prit la main, et soudain éprouva au cœur un petit choc douloureux : – « Et ta bague de Montpellier, l’émeraude, la Bague-de-l’Espoir ? » – Tiens ! elle ne l’avait plus, en effet. Ah oui ! laissée dans le train, avec un bracelet, au lavabo. – Son indifférence navra Étienne, qui ne put s’empêcher, quasi superstitieusement, de voir dans cette perte le présage de nouveaux malheurs. Mais à quoi bon les reproches ? N’avait-elle pas les nerfs assez abîmés déjà ? Le cher visage, plaqué de poudre et de rouge, se tiraillait d’un souci inquiet ; les yeux animés, dont il cherchait le regard, vacillaient, promenés furtivement, comme en quête d’invisibles témoins. Suzanne les crut gênés par sa présence. – « Allons, mes petits, passez dans vos appartements. Vous y serez mieux pour causer. Mais ne sonnez pas la camériste : c’est moi, pour l’heure ; et j’ai ma toilette à terminer. Je ne veux pas que le Maître me prenne pour une souillon. »
Dès qu’elle se vit seule avec Étienne, Ida mit un doigt sur ses lèvres, alla pousser le verrou, jeta un coup d’œil circulaire, et se rapprochant de son mari, lui dit, à voix basse et tour à tour lui pétrissant le bras ou lui étreignant les deux mains dans les siennes, convulsivement :
— Tu sais, j’ai vu Vauchelle… Et l’autre docteur… comment s’appelle-t-il ? Ah oui ! Guillot… Mais ce n’est pas son vrai nom : il s’appelle Guillaume. Comme le Kaiser. Il m’a fait mettre toute nue, pour m’ausculter. Il affirme que je n’ai rien du tout, que je me porte à merveille. Et il a tâté le terrain, ensuite, pour savoir si je consentirais à le payer en nature. Mais pas si bête. Je lui ai ri au nez, lui tendant mon portefeuille. – « Pour vous, ce sera ces deux petits billets » – deux louis de papier ; et il n’a pas insisté… Mais ce qu’il voulait, je l’ai bien vu, c’est m’enrôler dans leur combinaison, – et toi aussi, – nous deux… Car ils en sont tous ; tous tu m’entends !… Vauchelle aussi ; c’est lui le Grand-Maître… Quelle histoire, hein !… Je m’en doutais, mais maintenant je sais tout. Approche plus près, que personne ne nous entende… Guillot-Guillaume, Guillaume le Kaiser, Vauchelle… et le Dr Maigret aussi, et les autres que tu connais (j’ai toujours peur de parler trop haut) ce sont DES ESPIONS… Oh ! c’est à mourir de rire : il n’y a plus que ça aujourd’hui, tous les gens un peu chic sont des espions !… Ils voudraient bien nous avoir avec eux ; nous leur serions joliment utiles ! Toi pour la T.S.F., moi pour faire le Sherlok Holmes. Mais tu n’as pas le temps, toi ; et moi, ils exigeraient tous de coucher avec moi. Cela fait partie de l’espionnage. Et ça, non, non et non. Tu ne voudrais pas non plus, dis ?… Mais il faut biaiser, il ne faut pas leur refuser ouvertement, car ils nous surveillent, par des moyens secrets, par des Ondes… À Seyssac, déjà une fois ou deux, je les ai entendues, leurs Ondes : ils essayaient de m’hypnotiser…
Affreux ! affreux ! songeait Étienne. Et il écoutait, muet, les délirantes rêveries dont elle lui débitait la kyrielle, agitée de tics et de tressaillements, les mains moites. À l’horreur sacrée que lui inspirait la folie s’ajoutait celle, abominable, de voir sa bien-aimée en proie à cette persécution inepte… C’était donc cela, le résultat de l’exorcisme !… avec une douceur navrée, enlaçant la pauvre possédée, il tentait de l’arracher à l’esprit difforme ; il eût voulu au moins la faire taire, étouffer sous des baisers les saugrenues divagations… Mais elle allait toujours, emportée par la logorrhée. Alors, tendrement gaffeur, il essaya de lui démontrer qu’elle rêvait. Inattentive d’abord, elle comprit enfin, et cessa net :
— Comment ! toi aussi ! toi ! tu te mets contre moi… avec EUX !
Et palpitante, indignée, elle se réfugia dans un mutisme farouche, les lèvres agitées par le monologue intérieur qui prolongeait les grotesques insanités.
L’intervention de Suzanne mit fin à la crise. Trois petits coups à la porte, et la voix chaude et cordiale hélas : – « Quand vous aurez fini, les amoureux ; le divan vous attend… et une pipe aussi. »
Le petit salon, le plateau de laque, la lampe à verre rubis, le précieux bambou !… Les chers souvenirs de l’autre hiver assaillirent le poète, noyant sa détresse sous un flot de nostalgie… Hélas ! quelle drogue au monde, quel alexipharmaque tout-puissant lui ferait jamais oublier le bonheur perdu, la déchéance de cette âme qu’il avait formée, en proie aujourd’hui aux basses imaginations du pire roman policier !…
L’opium souverain fit mieux, pour cette fois. Il engourdit l’espèce de cancer psychique développé en Ida, refoulant cette personnalité parasite dans les limbes du subconscient, avec les larves des songes que doit ignorer l’esprit normalement éveillé. Ses yeux, dont le bleu s’était comme enfumé durant la crise, s’éclaircirent ; une paix l’enveloppa ; et à la troisième pipe Étienne eut la joie de l’entendre faire avec simplicité le récit de sa visite au Dr Vauchelle. L’illustre vieillard avait été très bon, très paternel ; il lui avait en fin de compte persuadé que toute la scène du wagon n’était qu’un souvenir déformé, un rêve – (« Oui, mon chéri, Suzanne sait ; je lui ai raconté ») – mais si bien persuadé qu’elle n’y croyait plus… plus beaucoup… Et il l’avait envoyée au Dr Guillot, le neurologiste, qui n’avait découvert aucun trouble caractérisé, et conseillait simplement le repos, la distraction.
Lui-même sous l’influence auxiliatrice du bon poison ingénieux à résoudre les difficultés, Serval reprit courage : une victoire était encore possible sur les forces des ténèbres ; et lorsque Ida, épuisée cette artificielle lueur d’intellection normale, retomba dans le mutisme, Suzanne détourna l’attention du « grand homme » en lui parlant de la Bretagne qu’elle aimait, où elle lui conseillait en effet d’aller passer deux ou trois mois avec Ida.
— À Perros-Guirec, tenez, près de Lannion, vous seriez très bien. La vie a dû rester pas chère, et les paysages vous amuseraient certainement… À moi aussi, Paris pèse, cet été ; je suis sans bonne ; Augier croise dans les mers de Chine, et ne reviendra pas de sitôt ; ma mère a des relations, nous sommes un peu en froid, d’ailleurs, et mes visites ne lui manqueront guère : – j’ai bien envie de prendre des vacances et de vous accompagner… Vous savez que je ne suis pas gênante, et que je respecte comme vous la liberté individuelle… Nous soignerons votre enfant à nous deux… Dites, cher maître, voulez-vous ?
Six mois plus tôt, Étienne se fût probablement dérobé ; mais il avait trop souffert de la solitude avec Ida, ces temps derniers, pour ne pas saisir l’occasion de retrouver, aux heures mauvaises, cette présence affectueuse. Et il fut convenu que Suzanne rejoindrait « les Deux » sitôt ses affaires mises en ordre et eux-mêmes installés, – d’ici une huitaine.
Durant ces quarante-huit heures passées à Paris, Serval s’abstint de faire aucune visite : sa fierté lui défendait de laisser voir sa femme sous cet aspect nouveau, à ceux qui jalousaient son bonheur. Il se contenta d’aller remercier le Dr Vauchelle, qui se montra fort réservé dans ses pronostics au sujet de la malade, et l’eût plus volontiers vue « isolée » dans une maison de santé – celle de Fontenay-aux-Roses convenait parfaitement. À défaut, un séjour en Bretagne, oui, peut-être…
Ce furent pour Étienne quarante-huit heures de trêve. Sa seconde matinée se passa en soins pratiques nécessités par le voyage : seul et alerte, il courut les gares, transbordant la malle, prenant les billets. On se retrouvait pour déjeuner, au restaurant ; et dès lors commençait l’aimable intimité. On musait un peu, aux étalages, aux boulevards, à une terrasse, dans le chaud après-midi citadin, causant des belles vacances au bord de l’Océan… Vers cinq heures, on rentrait, munis de provisions pour une vague dînette. On revêtait kimonos et gebba ; on faisait la nuit dans le petit salon, et la chère soirée s’ouvrait à la lueur mystique de la lampe à verre rubis, autour du plateau de laque, le précieux bambou passant de lèvres en lèvres ; – et la fumée subtile versait au poète sa douceur confiante. Ida reposait contre lui, taciturne et absorbée ; mais sa présence matérielle lui suffisait, et même ses rires nerveux ne le troublaient pas, car le plus souvent ils pouvaient à la rigueur se rattacher aux propos échangés par les deux autres, qui avaient pris le parti de la laisser en paix et causaient, pour ainsi dire, par-dessus elle. Le minois de Suzanne, auréolé de sa rousse toison, prenait dans l’atmosphère idéalisante une fraîcheur égale à celle de son corps dont l’indiscrète gebba laissait entrevoir les lignes pures et juvéniles – et le poète se rappelait ses souples grâces de nageuse, alors que dans les flots de Seyssac, au bas de la falaise, elle se livrait avec Ida, sous ses yeux amusés, à des joutes sirénéennes, à des comparaisons naïves de leurs deux beautés… Mais la sérénité, le détachement sensuel de l’opium étaient en lui ; et ses pensées n’allaient pas au-delà d’une exquise et fraternelle amitié.
30 juin. – Éveillés dès l’aurore, à 4 heures ½, par Suzanne, qui est déjà en train de fumer. Ida semble égayée par le départ : elle a quelques minutes de gentillesse. Mais, sitôt levée et forcée de s’habiller, un « grippement » se produit : elle lambine, se hérisse contre mes observations, empêtrée dans les rites nouveaux d’un cérémonial de toilette qu’elle prétend imiter de Suzanne – massages, peinture faciale, vernis sur les ongles – le tout saboté, du reste, – au lieu du nuage de poudre vivement jeté, autrefois. Sitôt les adieux faits à Suzanne (elle m’embrasse, et je l’embrasse, en bons copains) et dans le taxi qui nous emporte vers la gare des Invalides, je sens d’avance la journée perdue.
Un compartiment plein d’odieux « bains-de-mer » : deux ménages, avec enfants, caquetants et glapissants. Ida, en face de moi, muette, ignore mes remarques. Elle a repris son mystérieux monologue, que je cherche en vain à déchiffrer sur ses lèvres où se jouent des sourires – aujourd’hui assez discrets. Mon attention la gêne. Elle prend un journal, simule de lire, se cache la figure derrière la feuille ; puis y renonce, abandonnée, désintéressée de tout, – navrante.
À quoi bon ce voyage ? Pourra-t-il quelque chose contre l’envahissement sournois de la maladie ? Garde-malade – car c’est tout ce que je suis désormais, bien que peu fait pour ce rôle – mes dévouements seront-ils efficaces ? Ou fallait-il plutôt suivre l’avis de Vauchelle, et accepter l’« isolement », comme il dit, à Fontenay ?
Tandis que je me livre dans le couloir à mes tristes réflexions, elle vient me rejoindre et s’efforce de causer, pour me complaire. Mais je l’aime peut-être encore mieux taciturne. Puérilement, elle énumère ce qu’elle voit dans le paysage fuyant aux glaces. – « Tiens, un troupeau de moutons… un clocher… cette voiture sur la route… » – Puis, surgis au hasard désordonné de sa mémoire, elle récite des fragments de vers. J’écoute ces réminiscences de nos chers poètes – Mallarmé, Baudelaire, Samain, Verlaine – qui font un informe poème d’amour défunt et de mélancolie ; – et je jouis funèbrement de sa proximité tiède, de ses cheveux frôlant ma joue…
Un repas-express, durant les 25 minutes d’arrêt, en bousculade, au buffet d’Argentan… Oui ! je vois d’ici, à pareille fête, Suzanne, par exemple ; ou même la plus morne petite grue, celle de Montpellier ; je vois ses yeux brillants et amusés… Elle, ma femme, trouve moyen, tout en dévorant, de ne pas lâcher un mot, renfrognée, stupide, se dissimulant sous son grand chapeau de paille. De retour au wagon, comme elle s’apprête à aller – pour la cinquième fois en quatre heures ! – se bichonner au lavabo, je lui fais remarquer l’excessif de ces soins de toilette. Et la voilà soudain, les traits à l’envers, qui me jette avec fureur : – « Ça y est ! c’est ta faute ! maintenant j’ai mal à l’estomac ! » – Et elle me laisse seul dans le couloir, pour retourner s’engoncer dans son coin.
Hé bien non ! je me révolte, à la fin ! j’en ai assez ; j’en ai trop ! il faut que cela cesse ! Je ne l’ai pas prise pour ça, ni comme ça ! Il y a eu erreur, tromperie sur la qualité de la marchandise !…
Même jour : Mont Saint-Michel. – Le surgissement graduel du Mont – si majestueux au bout de la longue digue rectiligne, malgré la marée basse – gâté par l’absurde vitesse de l’auto qui nous amène de Pontorson. La « barbacane », – la vieille porte, flanquée de canons désuets – l’hôtel (un « Poulard », fils, petit-fils, ou neveu, naturellement) quasi désert. Une vaste chambre, odorant le sapin des meubles et la brise iodée. Un repas ridicule, d’exploitants rapaces et geignards, en tête à tête avec deux jeunes filles « bien modernes » – naturelles et pas guindées, vivantes, – venues seules de Dinard, en excursion. Nous les retrouvons sur la Courtine Nord, face au coucher de soleil et à la marée montante qui emplit la baie peu à peu, encerclant le sable jaune et le noyant d’eau grise, sous le limpide azur de pastel et les laques roses de l’horizon. Absorbée, muette, remuant les lèvres, Ida regarde un peu, évoque de futiles et niais souvenirs d’autres plages. Mais elle se désintéresse ; elle a oublié son manteau ; elle a froid : il faut rentrer à l’hôtel, laisser les deux jeunes filles, naïvement recueillies, empoignées, devant la sublime vastitude.
1er juillet. – À peine éveillé, un flot de tristesse me submerge, auprès de ma dormeuse, dont les traits grimacent un rire maléfique. Je m’habille et sors furtivement, pour errer sur les courtines désertes, au haut des remparts qui enferment les toits gris et les jardinets du bourg minuscule. Je vais m’accouder aux lichens froids de la Tour du Nord, en face de Tombelaine, qui pyramide là-bas en mer, sous un blanc floconnement de mouettes. Autour de l’Abbaye, formidable falaise gothique, les hirondelles tournoient, froissent l’air et sifflent, aiguës, sur ma tête. Au bas des murailles à pic, le flot vaseux clapote. Le jusant dessine sur l’eau ardoisée de longues traînées blanchâtres et serpentines ; et dans la baie enclose par la falaise d’Avranches, basse et bleutée de contre-jour, les langues de sable jaune s’assèchent, s’allongent.
Des vers veulent naître en moi :
Ô triste bien-aimée, tes chers yeux d’autrefois
Me versent le poison d’ineffables détresses…
Mais à quoi bon les noter, si elle ne doit pas les lire ?…
Je la retrouve éveillée, fiévreuse et logorrhéique. En une dérisoire parodie de ses chants matinaux de jadis, elle fredonne – pot-pourri dément ! – le tohu-bohu des réminiscences musicales qui fusent de sa mémoire. Puis, laborieusement, comme un écolier ânonne sa leçon, elle répète au fur et à mesure, mot pour mot, tout ce que je lui dis. Elle répète, pendant la visite de l’Abbaye, toutes les explications du guide, qui semble frappé d’admiration et de respect envers une visiteuse aussi attentive. Elle promène autour d’elle un regard, comme pour enregistrer à jamais tout ce qu’elle voit ; – et sa conscience est absente : elle a tout oublié dès la sortie, avant de monter dans le tramway de Pontorson… Mais l’espoir est si vite éveillé en moi, je suis si plein d’indulgence, que je lui sais gré de ce pauvre simulacre ; je me berce de la demi-consolante illusion qu’elle a fait cela par amour pour moi, – qu’elle me revient…
La réaction est proche. Nous avons mangé sous une tonnelle pittoresque de vieille auberge, au bord de la route égayée de paisible vie rustique – le repas supportable, quelques mots affectueux, un reflet de sa vraie âme – jusqu’au moment du « cidre bouché » que je m’amuse à lui faire goûter. L’embellie se referme, sans motif apparent ; elle se plaint de mal de tête ; – et c’est fini, la revoilà butée, hermétisée. Dans le train, elle s’endort, – ou plutôt elle feint de dormir, appuyée à l’accoudoir, la figure cachée sous un bras, secouée de fous rires secrets, intolérables. Puis, pour plus de sûreté retournée vers la paroi, elle me montre le dos, toujours simulant de dormir, – juste pour être délivrée de moi, de mes anxieuses interrogations… Et, raffinement de torture, il y a un couple amoureux avec nous, un couple dont la femme serre et enlace de sa main la main de l’homme ; et ils échangent des regards où vivent deux âmes frustes mais lucides – lucides ! – devant moi, réduit à la compagnie de cette folle enfant, sournoise dormeuse, qui exploite – je finirai par le croire ! – ma faiblesse, mon unilatérale passion.
Rennes. – Affaire conclue avec le notaire. Grimoires, signatures, etc. Je suis outrageusement volé – cet homme de loi me l’avoue presque, sous les circonlocutions professionnelles – mais qu’y faire ? C’est déjà beau d’avoir trouvé cet amateur, dans de telles conditions ! Et mon seul regret, c’est de ne m’être pas fait voler plus tôt !
2 juillet. – Dernière étape de ce voyage, si lugubre jusqu’ici. Le séjour qui nous attend, à Perros-Guirec, vaudra-t-il mieux ? Trouverai-je là plus qu’ailleurs le moyen d’obturer la fissure par où a fui l’intelligence de ma pauvre bien-aimée ? – de restaurer, même modeste, un coin du Paradis perdu ?…
Un trajet encombré de voyageurs dominicaux. – Lannion. – Puis le tortillard poussif. Sur la plateforme, avec la dame en vert qui connaît la localité et me prodigue les renseignements… Perros-Guirec… Mais c’est : « P. G. » ! – l’abréviation médicale pour : « Paralysie Générale » ! Nom de sinistre augure, si je me laissais aller aux faiblesses de ce genre qui s’efforcent de m’envahir, comme par contagion de la vésanie au contact de laquelle s’affole mon existence !
Trouvé au débarqué un petit hôtel familial et paisible. Le déjeuner amusé par la causerie de la dame d’en face, ma compatriote. Sa fille, blonde et molle, s’est engouée d’Ida, et lui extirpe, ce qu’elle croit être d’aimables réponses : – la répétition textuelle de chacune de ses phrases… Je suis affreusement gêné ; mais personne ne bronche : – cela ressemble tellement à de la banale « conversation mondaine ! »
Et ensuite, un après-midi de grâce, comme un suprême effort de l’âme d’Ida pour secouer l’influence maléfique ; un nouveau miroitement, pour moi, de l’illusion que tout n’est pas perdu, que ce séjour peut être la rénovation, l’embellie attendue chaque jour pour le lendemain, depuis ces deux mois de tourmente spirituelle ! Sauf la manie persistante d’épeler toutes les inscriptions qui s’offrent à sa vue sur le Chemin (mais en somme, ne le faisons-nous pas tous plus ou moins, à notre insu et mentalement ?) et de répéter ce que je dis ; – sauf les silences qui laissent la plupart de mes questions sans réponse ; – à part cela, – eh bien je la vois saine, par contraste avec les jours précédents. Elle parle avec bon sens de sa folie passée, rit de ses persécutions espionomanes, prend de bonnes résolutions. Le pays n’est pas déplaisant ; nous louerons une villa, et un piano, si possible ; elle composera, lorsque ses maux de tête auront disparu ; je travaillerai, nous serons heureux de nouveau… Rapprochement délicieux ! Elle n’est plus hostile, ni étrangère ; et j’oublie tout ce qu’elle m’a fait souffrir, pour la serrer contre moi – oh ! avec précaution, la pauvre enfant malade ! – attendri, prêt à tous les dévouements.
Heures de grâce, dans ce site de Trestriguel, dominant la plage de sable, les rochers, la mer bleue et les Sept-Îles, – assis sur l’herbe, au doux soleil d’après-midi. Elle cueille des fleurs, retrouve des noms botaniques, m’interroge sur d’autres que je ne connais pas, la flore étant différente, ici. – Et nous revenons par le chemin des villas neuves, que nous examinons – laquelle abritera bientôt notre bonheur retrouvé ? – calmes et lents, pénétrés d’une douceur convalescente…
3 juillet. – Le malheur est complet, cette fois ! Je n’en puis plus douter : c’est la folie. Ce voyage était condamné d’avance. Plus rien d’autre à faire que de regagner Paris et se décider à l’« isolement ». Affreuse extrémité. Dans deux heures, nous reprenons le train.
Rien ne faisait prévoir l’abominable chose, hier soir. Le dîner, comme le déjeuner, s’était passé à causer avec la dame de Thourout et sa fille, et la petite Anversoise réfugiée, la bonne, qui se mêlait familièrement à la conversation. Après quoi, dans le crépuscule, une dernière rôderie sur le port, – écourtée par la fatigue d’Ida. Nous nous couchons. Elle s’endort, mais bientôt agitée de terribles cauchemars. Les ronflements obstinés d’un voisin, à travers la cloison de bois mince, me tiennent éveillé, renforçant mon désir de quitter dès le lendemain l’hôtel pour une villa bien à nous.
Vers une heure, l’agitation d’Ida s’accroît. Elle pousse des gémissements si douloureux que je l’éveille. Elle dit souffrir horriblement. Impossible de lui faire préciser le siège exact de cette souffrance. Ou plutôt il change à tout moment. La tête ; le ventre ; l’estomac. C’est un mal protéiforme qui s’empare l’un après l’autre de tous les organes. Elle étouffe. Que faire ? Je n’ai sous la main aucun médicament. Toute la maison dort. Je suis navré de ne pouvoir soulager ma pauvre enfant, mais je n’ose la quitter pour aller chercher un médecin, comme elle m’en prie. Je sens que je ne dois pas m’éloigner, la laisser seule. Je démêle dans ses plaintes un caractère bizarre, une espèce de fausseté qui me met en éveil, me fait soupçonner qu’elle cherche à m’éloigner. Le contact de mes mains, lorsque j’effleure sa peau, semble exaspérer la douleur, provoquer une décharge nerveuse. Elle se rejette en arrière avec effroi lorsque je veux la prendre dans mes bras, bercer son mal. Et celui-ci augmente. Elle geint, de plus en plus haut, malgré mes exhortations. C’est une véritable agonie, à l’entendre. Elle va mourir. Elle me supplie d’aller chercher un médecin, et me reproche amèrement de la laisser souffrir ainsi…
Après des heures, je me décide à regret, avec une appréhension affreuse, à m’éloigner d’elle. Et cependant, le caractère un peu théâtral, exagéré, joué que je discerne dans ses plaintes, me fait espérer que, moi parti, elle se calmera, s’endormira, comme un enfant dont on feint d’ignorer les larmes.
La patronne, réveillée par mes tentatives sur les verrous de la porte extérieure, me donne les indications pour trouver la maison du médecin, – au bout du quai – et je m’enfonce dans l’obscurité à peine éclaircie d’aube, sous la pluie. À la grille doctorale, cinq minutes, dix minutes, avant d’obtenir une réponse. Et le médecin qui arrive enfin, tout barbouillé de sommeil, n’a pas l’air de comprendre mes explications, que je lui détaille en hâte tout le long du retour vers l’hôtel…
Mes appréhensions étaient justifiées, tantôt ! La crise a éclaté, en mon absence. La porte de la chambre est fermée à clef, de l’intérieur, et j’entends la voix d’Ida qui chante – d’incohérentes bribes d’airs de café-concert. Je l’appelle, je frappe. Elle refuse d’ouvrir. Mon nigaud de médecin a l’air ahuri. Mais la bonne femme de l’hôtel, qui nous a suivis, nous fait passer par la chambre voisine, vacante, et ouvre une porte de communication.
Allongée sur le lit, en chemise, ma pauvre Ida, les mains sous la nuque, chante toujours, imperturbable. Elle ne me voit pas, ni le médecin. Mais comme je lui touche le bras, elle sursaute avec un cri d’épouvante, et m’examine avec des yeux dilatés. – « L’homme en gris ! oh ! c’est l’homme en gris ! au secours ! » – Elle ne me reconnaît pas, me prend pour un de ses ennemis imaginaires, – soudain livrée à une crise furieuse à laquelle le singulier morticole assiste les bras ballants, consterné. Elle se débat, repousse de ses paumes tendues la marée de serpents et de crapauds qu’elle voit grouiller autour d’elle, s’enfouit la tête sous les couvertures, en criant : – « Je suis madame Tartarin… Je vous dis que je suis madame Tartarin !… » Scène d’horreur, dont le souvenir me glace… Enfin, le médecin tire de son portefeuille un tube, dont il vide le contenu dans un verre d’eau que nous faisons avaler à la patiente : – un hypnotique puissant, qui va couper la crise, après quelques minutes, lorsque, débarrassé de l’homme de science, je me retrouve, désespéré, veillant au chevet de la malheureuse, tandis que le jour blafard de la fenêtre fait pâlir la bougie…
Oh ! la pauvre figure qu’elle fait, à cette heure, affaissée auprès de moi, dans un fauteuil, sur la terrasse de l’hôtel, pendant que j’écris ceci, – ses cheveux non peignés bouffant à l’aventure par mèches et paquets, sa frimousse navrante de morne petite folle, non lavée, la peau luisante, les lèvres rentrées dans un effort hagard de silence – pour ne laisser échapper les secrets que guettent ses invisibles ennemis – sans compter moi, son persécuteur, moi l’homme en gris, dont l’approche la faisait tantôt bondir et hurler d’épouvante, – elle, madame Tartarin !
Car elle s’est levée, tard dans la matinée, paisible mais abattue par cette explosion de la folie latente. Elle est en partie revenue à elle ; mais en partie seulement. La lueur de conscience avec laquelle elle m’écoute lui parler du départ nécessaire, vacille et s’éclipse sous les remous de la personnalité seconde, désorbitée, que tordent les affres nerveuses. Des bouffées de fièvre l’envahissent, elle s’effraye de la « congestion » imminente qui va la frapper, la foudroyer, affirme-t-elle ; et, farouche, hagarde, imbibant d’un jet d’eau de Seltz son mouchoir roulé en tampon, elle se mouille les tempes, et qualifie d’inhumaine insensibilité mon attitude, alors que je cherche à la rassurer.
Lugubre journée – journée comme d’éternels adieux. Devant nous, la désolante pluie bretonne tombe, sur cet inoubliable Perros-Guirec (P. G. !) où hier j’ai joui, pour mieux savourer le naufrage, d’une embellie d’espoir. Et sur cette terrasse, je considère interminablement l’horrible nécessité du Fontenay fatal qui va me l’enlever, à jamais peut-être !… Oh ! comme je la rechéris, prêt à la perdre ! comme je ferais tout pour lui éviter cette incarcération qui m’apparaît fatale, inéluctable !
Elle admet la nécessité. Elle est résignée à tout. Elle n’est plus qu’une misérable épave, que je traîne jusqu’à la gare, après le déjeuner, où l’on nous relègue à un bout de table, surveillés de loin par les yeux ronds des gens « sains ».
Trois heures à Lannion, passées en partie à un café, devant le petit port de rivière mélancolique. Elle tend l’oreille aux imaginaires propos de ses persécuteurs. Elle roule subrepticement son sac à main, le dissimule dans son manteau, lui cherche des cachettes nouvelles ; et lorsqu’elle consent, sur mes tendres prières, à desserrer ses lèvres rentrées, c’est pour m’avouer tout bas, avec des regards investigateurs d’effroi intense, qu’ILS veulent le lui ravir – le sac aux documents secrets !
Oui, c’est elle ; elle, errante à mon bras, lamentable dans sa robe fripée et tachée, avec sa collerette roulée en corde à son cou marbré de fièvre : – elle, ma charmante, mon Printemps adoré, si jeune et gracieuse, élégante et jolie !…
Posséder n’est rien, comme dit Figaro ; c’est jouir qu’il faut…
Et le dîner navrant, à l’hôtel du Commerce, dans cette curieuse salle à manger qui nous eût tant amusés jadis – ce repas de fine cuisine provinciale… Et le long trajet de nuit – le compartiment à nous seuls jusqu’à Versailles – cette longue veillée scandée au trot trépidant de l’express, où je savoure l’amertume infinie de serrer contre moi mon infortunée Galatée désâmée…
4 juillet. – Le jour gris, le brouillard, la pluie. Elle s’éveille, abandonnée entre mes bras, raisonnable – mais si exténuée, si défaite, que la bande de « poilus » montés bruyamment à Versailles baissent le ton, rengainent plaisanteries et allusions gaillardes, gênés, glacés par le spectacle de cette détresse qui nous enveloppe…
Paris. Elle est si faible que je dois presque la porter, hors de la gare Montparnasse, jusqu’au premier hôtel venu, en face, où je la couche aussitôt. Elle s’endort, paisible ; et j’ose la quitter deux heures pour aller dehors, baigner ma détresse dans l’animation du Paris matinal. Je songe à Suzanne… Mais non, il ne faut pas qu’elle voie cette déchéance. Je vais lui écrire, de ce bar… La perspective de l’internement à Fontenay, jugé hier indispensable, et qui a motivé notre retour précipité, m’apparaît à cette heure monstrueuse, intolérable. Il me fait l’effet d’un abandon cynique de ma part, d’un reniement. La guérir ? Des marchands de soupe ! Ils chercheront à la garder le plus longtemps possible. Et dans un tel milieu de folles authentiques, son état ne va-t-il pas s’aggraver, au contraire ? Et moi, moi, comment supporter de la savoir au loin, livrée à des soins mercenaires – implorant peut-être ma présence lorsque sa vraie âme se réveille – déplorant mon abandon ? Comment supporter d’être séparé d’elle, de n’avoir plus auprès de moi celle que huit années de vie unie ont liée à moi – oh, je le sais, indissolublement, quoi qu’il arrive ?… Non, pas de Fontenay, pas encore, pas avant que la chose ne devienne inévitable… Des médecins ? Je ne les ai pas tous consultés ! Il en reste, parmi lesquels l’un trouvera bien la vraie nature du mal, saura comment agir sur cette âme désaxée, dépolarisée – fût-ce au moyen de l’hypnotisme, qui n’est pas aux seules mains d’un illusoire « major » !
Et je rentre à l’hôtel, lui annoncer qu’elle vient avec moi, que nous retournons à Seyssac.
Elle comprend. Puérilement, timidement presque, elle me remercie de ne pas l’abandonner. Comme une enfant malade, elle m’embrasse, se blottit sous ma protection généreuse.
Et quand elle s’est levée, habillée, avec une lenteur maladroite, je l’emmène, faible, si faible, parmi le gai spectacle des rues dont je voudrais l’amuser, en attendant l’heure du train. Je la poste devant les vitrines, espérant un caprice, une fantaisie de quelque bijou – un de ces caprices que je puis maintenant satisfaire et dont j’ai le remords d’avoir dû la priver si longtemps…
Mais rien ne l’intéresse. Ce papillotement d’objets fatigue sa pauvre tête. Elle comprend ma bonté éperdue et son indignité. Elle voudrait l’exprimer, y renonce, et, reportée aux souvenirs de son enfance – alors qu’elle ignorait encore son tragique destin futur, la rencontre du Maître, du tyrannique Pygmalion qui la susciterait, Galatée, à des sacres mortels – redevenue écolière, elle s’arrête devant un bazar, et, parmi les joujoux, choisit et me montre d’un doigt un peu tremblant, agrafées sur un carton, deux boucles d’oreilles à dix-neuf sous, en perles fausses ; et tout bas, avec un humble sourire :
— Donne-moi ça, dis, mon bien-aimé, tu veux ? On me les a refusées quand j’étais toute petite.
6 juillet, à Seyssac. – Et nous voici encore une fois, ramenés par la poigne du Destin, dans la fournaise de l’été provençal, au Mas. Dehors, le soleil d’après-midi règne sur la campagne sèche et torréfiée. Les frénétiques cigales agitent leurs grelots d’or. Attablé dans la pénombre des volets mi-clos, je cherche à me ressaisir, j’interroge la paisible atmosphère de ce cabinet de travail où notre amour a connu tant de belles heures tendres et studieuses…
Huit jours seulement ! Et c’est comme si des mois s’étaient écoulés depuis notre départ, des mois de tragique folie. Le souvenir de Perros-Guirec me hante. Je sais qu’il s’est passé là une catastrophe suprême : c’est là que j’ai dit un adieu définitif à ma bien-aimée. Quelque chose s’est rompu entre nous, pour jamais.
Ô belle adolescente fraternelle de mon cœur ! Ô mon Printemps, ma jolie !… Ce lugubre fantôme d’elle-même, tassé dans un coin du divan, à geindre – se déclarant vouée à la mort toute proche pour un mal de tête, appréhendant d’ici cinq minutes la « congestion » fatale, malgré son crâne frais, – ou muette à faire périr de tristesse les Anges de la Joie, et n’aspirant qu’à ignorer la vie dans une somnolence opaque, – est-ce bien celle qui naguère encore, yeux éveillés et clairs, tous les sens à l’affût, buvait avidement l’élixir d’or des minutes trop brèves, – celle qui se révoltait de leur fuite, et de ne pouvoir, dans le bonheur plénier de sa jeunesse triomphale, dire à l’instant : Arrête-toi, tu es si beau !…
Pourtant ne siérait-il de croire à une convalescence, à un mieux dans son état, puisque la crise de Perros-Guirec ne s’est pas renouvelée ? Il y a bien encore les marmottements et les rires, mais ils s’atténuent, dirait-on, noyés dans cette torpeur accablante. La crise n’a-t-elle pas été un paroxysme salutaire, le dernier grand effort de la maladie, qui va enfin rétrocéder peu à peu ?… Ou bien (O Dî, avertite omen !) marque-t-elle la prise de possession définitive de ma bien-aimée par cette âme nouvelle, hagarde et ennemie ?
Voir encore des médecins ? – Je connais leur réponse : isolement, internement. Et cela, non. Si elle doit guérir, c’est mon amour qui ressuscitera son âme enténébrée, à force de vigilance… J’ai bien su la créer une première fois !
Tantôt, après ma sieste, elle a consenti à m’écouter lire quelques pages de Zadig… M’écouter !… Au bout de trois minutes, d’abord à la muette, puis à audible voix, son marmottement a repris, machinale répétition des phrases prononcées par moi. Pas une réflexion, pas une marque de compréhension. J’ai cessé, en détresse. Alors elle s’est emparée d’un volume de Milton traînant sur le divan : The lost Paradise ; et a commencé de lire, en anglais. J’eus un espoir ; je l’écoutais ; et comme jadis, alors qu’élève docile et avide de progrès, elle accueillait avec joie mes remarques professorales, je l’arrêtai pour lui corriger une faute de prononciation. Mais elle s’est rebiffée, telle une sotte petite femme : – « Tu vas m’empêcher de lire comme je veux ? Tu n’en sais pas plus que moi ! C’est moi qui prononce bien ! » – Et, rejetant le livre, repoussant mes caresses, elle a quitté le divan, et s’en est allée, au bout des vignes, s’asseoir à l’ombre de l’olivier, contre la vieille meule de pierre enfouie sous l’herbe. Elle y est restée, le regard perdu, inerte. Au coucher du soleil, elle est rentrée ; et alors qu’elle avait passé toute la journée en complet négligé, ni lavée, ni peignée ; – elle s’est mise à sa toilette, longuement fardée, parfumée, a revêtu son peignoir couleur d’aurore, tous ses bijoux ; et sans venir me demander, comme autrefois : – « Suis-je belle, ainsi ? Tu m’aimes ? » – refusant de dîner, elle est sortie sur la terrasse, pour aller s’étendre dans le hamac, aux étoiles, désespérément parée pour la Face de la Nuit…
8 juillet. – Tout ce qui fit l’intérêt de notre existence l’indiffère. La nature même n’existe plus pour elle : ni beautés végétales, ni joies de la lumière, ni coloris des cieux, elle ne regarde rien, ignore tout cela comme le reste.
Ce matin, elle a consenti à me suivre, par les bois de la colline. Pas une seule fois, elle n’a jeté un regard sur les fleurs nouvelles que je cueillais (la botanique m’est un refuge, parfois). Elle se traînait à mon côté, perdue dans son rêve, ou poussant des cris pour une épine frôlée au passage. Si je lui adresse la parole, elle ne me répond pas, – ou si je réitère, c’est un maussade monosyllabe… Mais pas tout de suite : il semble que ma voix ne lui parvienne qu’après plusieurs secondes, comme si l’abîme qui s’élargit chaque jour entre nous était non seulement moral mais physique.
Et pourtant elle est là, auprès de moi, visible et tangible – réelle comme autrefois – la forme de ma bien-aimée ! Lorsque, coupant court à cette fâcheuse promenade (mon but, la mer, était trop loin pour sa lassitude) nous sommes revenus prendre le bain dans le bassin enclos de cyprès ; elle s’est révélée sous la lumière, intacte, et belle ainsi que jadis, la radieuse statue qui glorifia tant d’heures de notre amour, en l’éden du passé.
Mais elle n’est plus qu’une forme vide, ma Galatée désertée par l’âme que patiemment je lui infusai. Nul attrait n’irradie plus pour moi de cette chair désormais hantée par un esprit nouveau, étranger, ennemi. J’éprouve devant sa nudité une sorte de gêne. Toute effusion est impossible, tout élan amoureux frigidifié par l’atmosphère d’« absence » qui l’enveloppe d’une nuée répulsive. Alors même qu’elle s’offre aux corps à corps de la sieste, dans la pénombre ardente des volets clos, son inertie abandonnée me prouve qu’elle subit passivement cette routine sans joie. L’étreinte n’est, pour sa morne lassitude, qu’un geste fastidieux comme tous les autres gestes. Et si je tente de forcer la carapace d’insensibilité, si je m’acharne à faire au moins vibrer en elle, brutalement, la femme, j’ai l’horreur glacée d’entendre, poursuivant son train monotone, le chuchotement mystérieux, ni alangui ni enfiévré, indifférent, machinal… Ou bien, en guise de cri, c’est un rire, un éclat de rire saugrenu d’écolier stupide qui fuse, irrésistible, me souffletant comme une injure, la secoue toute, jusqu’au tréfond de sa chair, et semble m’étreindre d’un spasme diabolique.
10 juillet. – Au lieu de la paix amoureuse et débordante de nos joies naguère unies, plus rien auprès d’elle que silence pesant et solitude vide. Et tandis que j’essaye de lire, et de m’absorber dans l’étude botanique, le fol éclat de rire me parvient, par la fenêtre ouverte, de la terrasse où elle stagne dans le hamac, à l’ombre des acacias. Et ce beau matin solaire célébré des cigales étale en vain sa splendeur d’azur ; je reste écrasé sous la défaite, dans l’irrémédiable malheur de mon amour perdu, de ma vie condamnée, sans issue et sans but, sans perspective autre que d’à jamais languir dans cette tristesse lugubre, dans cette solitude mortelle, à côté du fantôme muet ou douloureux de ma bien-aimée perdue…
Voici que – fantaisie de sa langueur inquiète – elle s’est mise au piano. Le plus souvent, depuis la catastrophe, son jeu piteusement bafouille ; mais ce soir, par une grâce insolite, il est net et enthousiaste. Les morceaux d’autrefois s’épanouissent sous ses doigts agiles ; – et le charme opère : me voici reporté en plein âge d’or. Le long cauchemar qui me ligotait s’abolit sans résidu ; l’heure présente se raccorde sans lacune à la théorie infinie et délectable des jours heureux. Je respire à nouveau. Je frémis sous l’incantation de la musique, je me réveille à la Lumière ancienne, au soleil de l’Amour premier… Elle est toujours, en vérité, la Chère, l’Unique, la gloire de ma vie, cambrant sa jeune beauté devant le clavier d’ivoire… Et – joie ! – elle se met à chanter, ses œuvres de naguère, la mélodie de mes propres poèmes, et dans sa chère voix passionnément émue vibre le plus pur de mon âme secrète, épanouie en elle jusqu’aux plus subtiles nuances ! Ô merveille qui hausse au paroxysme l’ivresse de mon œuvre, qui proclame l’absolue fraternité de l’âme-sœur créée par moi… Ô Galatée, enfant sublime !…
Elle m’épargne les fous rires, les triviaux rires de femme, étouffés et coupables, qui viennent trop souvent, au plus pathétique, interrompre son chant, bafouer mon extase, et me donner l’envie féroce de l’étrangler illico !… Cette fois-ci, elle se tait, abandonne le clavier avec un triste sourire, et va s’étendre sur le divan, muette, inaccessible, retournée dans les limbes où dort son âme égarée.
Et je reste, plus amèrement, face à face avec ma solitude.
Car je sais trop, maintenant, que cette Ève-future (ô Villiers ! prophète ironique de mon malheur !) n’est plus qu’un automate inconscient. La sensibilité passionnée qui vibre dans sa voix est un leurre, une illusion. En dehors de la musique, elle est frappée de mort affective. Cette délirante histoire de l’hypnotisme n’était qu’un rêve, j’en suis convaincu ; mais le soi-disant ordre qui lui fut donné alors de vivre avec moi comme avec un étranger, est la traduction exacte d’un fait réel : si une vie intime existe encore au plus profond de son âme, elle est dans l’impossibilité de me la confier. Dès que mes questions dépassent le niveau platement matériel, dès qu’il s’agit d’un sentiment, d’un souvenir de notre vie passée, je ne tire plus de son mutisme abject et consterné que des : oui… oui… lointains et idiots. Et si j’insiste, si je la presse, c’est comme si je touchais à un secret mortel : farouchement, elle se révolte, s’exacerbe en des rages féminines ; ou bien, croyant détourner mon attention, elle simule, et geint qu’elle a mal – à la tête, au ventre, à l’estomac (comme à Perros-Guirec !) – Et si je la torture davantage (car c’est là ce qu’elle pense, quoique inhabile même à l’exprimer) elle s’évade – dans sa chambre, ou à la meule sous l’olivier, – disparaît pour des heures…
Et je reste, frémissant, exaspéré, affolé de me buter à cette falaise d’incompréhension ; et sans la solitude qui m’apaise alors peu à peu, je finirais, je crois, par exploser de male rage, la cogner, la trépigner, comme une mauvaise bête, comme une stupide femelle, rétive et rebelle… Ma Galatée d’autrefois ! Nous ! – Affreux, n’est-ce pas ? Et quelle éclatante revanche – contre l’Androgyne qu’elle fut, mon plus beau reflet – de la Femme qu’elle devient !
Oui, une femme, du type mental le plus bas, le plus antipathique à mes goûts et à mes aspirations de toujours ; – une femme femme, une femme à la deuxième puissance, cette femina feminissima que je m’étais juré de fuir à tout prix comme la peste, – l’antipode de mon « idéal », voilà ce que contient la nouvelle personnalité de ma bien-aimée !
Au lieu de ma virile amie de jadis, de mon intrépide et joyeuse adolescente, je n’ai plus qu’une petite femme sournoise et rencognée, somnolente, geignarde, plaignarde, impérieuse, emportée, hagarde… Jamais plus un mot tendre, une caresse ingénue. Elle m’en distribue parcimonieusement tout juste ce qu’il faut pour que je la supporte, que je ne la jette pas dehors, cette femme, la plus fastidieuse et obstructive petite femme que j’aie jamais rencontrée… Misère humaine ! quelles rancunes secrètes, quelles méfiances irrémédiables ne lui garderai-je pas de cette aventure si jamais nous pouvons retrouver quelque chose de l’ancienne bonne entente !
Et le sinistre de la chose, c’est que ces deux personnalités – dont celle de jadis n’est plus qu’un souvenir ou une illusion fugitive, et dont celle d’aujourd’hui, odieuse, devient chaque jour plus complète – n’ont pour substrat qu’un corps unique, ce corps que j’ai tant aimé, dont je ne veux me séparer à aucun prix, quoi qu’invente pour me torturer l’atroce petite Bovary.
Tout en elle me choque, à présent. Mille détails, jadis acceptés, ou mieux noyés dans l’éblouissante auréole de ma déesse, se révèlent, irritants, intolérables.
Ses monologues, ses fous rires, me navrent ; mais je l’en absoudrais volontiers : c’est la part de la folie, de la maladie. Le désordre de la maison, tous les soins ménagers retombant sur moi, j’accepte encore. Mais ses giries sans fin pour une piqûre de moustique, sa nouvelle manie de claquer les portes, sa façon de manger, vorace, déglutissant à grand bruit…
Oh ! ce cauchemar des repas, ce tête-à-tête muet ! – « C’est bon, ce plat… il fait chaud, ce midi… Il fait moins chaud, ce soir. » – Voilà le maximum d’effort conversationnel que je puis tirer de son opaque stupidité. Les chats eux-mêmes s’aperçoivent de son état, et l’évitent, depuis qu’elle ne s’occupe plus jamais d’eux, les chassant avec impatience. Seule, la rusée Tanit la surveille pour profiter de ses minutes d’égarement complet, et s’insinuant alors vers son assiette, d’un preste coup de patte, fait sauter le morceau, et déguerpit.
Je ferme les yeux : je ne puis me mettre mal avec Tanit, ni avec les deux autres ; car j’en suis réduit à la société des chats : eux seuls me donnent l’illusion d’une sympathie vivante, d’une intimité… Mais la présence du fantôme muet, à mon côté me paralyse, me contracte la gorge. La bien-aimée dont je ne me lassais pas de contempler les traits, dont chacun des gestes me charmait, je ne veux plus la voir, je me détourne avec effroi de sa déchéance hostile ; – et je la laisse, affalée devant son assiette, béante, pour me réfugier dans la solitude du cabinet de travail où elle ne me rejoindra que trop tôt.
Lorsque je suis à ma table – essayant de lire ou de botaniser – pour éviter l’affligeant spectacle de sa prostration sur le divan, j’ai haussé la pile de bouquins, sur l’autre bord de la table, jusqu’à en faire un rempart qui me la cache entièrement… Précaution vaine : même lorsqu’elle ne rit pas, même lorsqu’elle dort, je la sens, irradiant le désastre, désemparant mes énergies.
Parfois, enragé contre l’intruse qui s’est emparée du corps de ma bien-aimée et qui a dévoré son âme, j’arrive à lui parler d’une voix courroucée – et je me fais horreur, de jouer ainsi la hideuse comédie des ménages bourgeois…
13 juillet, 2 h. du matin. – Hier soir, je n’ai pas eu le courage de monter me coucher avec elle. Malgré la chaleur des nuits, elle craint l’air, à présent, et exige que l’on ferme les persiennes. Cette chambre étouffante me faisait trop d’horreur, avec son atmosphère de maladrerie psychique. Je lui ai laissé le lit, couchant sur le divan. Mais je viens d’être réveillé en sursaut par deux ou trois grands cris, des hurlements affolés. Et j’ai dû monter auprès d’elle, la rassurer, encore palpitante du cauchemar, mais se détournant de mes inquiètes caresses, me renvoyant aussitôt, comme un ennemi, comme un espion de ses rêves…
Dans la nuit solitaire, en proie à l’insomnie, je ressens plus cruellement que jamais la catastrophe qui abat toutes mes fiertés, tous mes orgueils. Sans elle, en qui j’avais mis l’unique espoir de ma vie, je me sens tout petit, misérable, abandonné, – seul contre ce monde que j’affrontais, méprisant, fort de son alliance indéfectible. Je n’ai plus confiance en moi. J’ai perdu mon étoile. Je suis brisé, vaincu, je ne vaux plus rien. Tous mes désirs se sont glacés. Mon âme déserte, stérile, se ratatine en moi. J’attends la mort.
Les grillons stridulent dans la paix de la nuit constellée, dans l’idyllique nuit ardente qui m’affole de souvenirs désespérés… Ô paradis perdu ! Est-ce vraiment fini, fini à tout jamais ?
16 juillet. – Errant seul ce matin par les terrasses qui étagent, au flanc de la colline, oliviers, amandiers, friches envahies de sumacs et de genêts d’Espagne, j’ai senti m’effleurer l’aile du suicide. La mer indigo brasillant au loin sous le glorieux soleil, les cigales frénétiques, le parfum violent des genêts et des cistes, évoquaient les irretrouvables joies de notre éden insulaire… Ô abolir de ma mémoire toute cette période de ma vie heureuse ; recommencer sur nouveaux frais, et ne me rattacher qu’aux souvenirs de ma vie célibataire ! – puisqu’à présent je suis seul. J’ai haï le soleil et la beauté du paysage ; j’ai haï les longues heures de détresse à subir encore, jusqu’à la mort du jour et à la bénédiction de la nuit… J’ai songé à fuir, à me précipiter vers la mort. C’est facile : la guerre. M’engager… les tranchées… Une balle, un obus libérateurs…
Oui. Mais elle ? Elle ! Que va-t-elle devenir ? – pauvre petite égarée ! Je n’ai pas le droit. En dehors des minutes d’aveugle rage et de désespoir fou, je sais que malgré tout le lien est imbrisable. Ma fuite est impossible. Je ne puis l’abandonner.
Piège hideux du sort : – je n’ai rien à lui reprocher ! Pour quelle trahison ? Même cette histoire de l’hypnotiseur, avec ses imprudences et ses faiblesses à elle, n’est évidemment qu’une imagination.
Les dieux ennemis ont jugé trop simple, ou voire impraticable, de tuer notre amour par le procédé courant du tertium quid. Ils se devaient d’employer le grand-jeu, contre un bonheur aussi exceptionnel. Ce bonheur ne pouvait succomber, si ce n’est sous cet empoisonnement insidieux et graduel de la folie. Il y a bien eu rapt d’âme, en effet ; mais par une Force occulte et ennemie.
À Elle, à Celle qui est morte et qui a pour tombe son propre fantôme, – je ne puis lui en vouloir.
17 juillet. – Question angoissante : n’y a-t-il pas déjà longtemps qu’elle a changé ? Folie à part, a-t-elle jamais été autrement ? Création idéale de mon rêve, ne l’ai-je pas revêtue, des années, de qualités purement illusoires ?… Mais alors, ce serait moi qui n’aurais plus la force de projeter mon rêve, car je perçois plus complètement chaque jour l’impossibilité de rétablir notre alliance dans sa ferveur et sa beauté premières.
N’importe : illusoire ou non, c’était le Grand-Œuvre, et qui m’a procuré les joies les plus profondes de ma vie. Serait-elle même responsable de ces tortures dont elle est pour moi l’occasion depuis six semaines, je devrais lui tenir compte des « mérites » (au sens religieux) accumulés par elle en huit années. – Et ces mérites sont un trésor infini.
Les notes qui précèdent suffisent à donner une idée du tourbillon de sentiments contradictoires et confus comme une genèse, dans lesquels se débattit Serval, durant la période aiguë de l’épreuve. Parallèlement à la transmutation qui s’opérait chez Ida, une psychologie nouvelle se formait en lui, remplaçant l’intimité défunte par une vie spirituelle indépendante. Mais l’amour cristallisé jusqu’au fond de son âme ne cédait que molécule par molécule aux réactifs de l’amertume et du dégoût ; et sa dissolution était si lente que le poète ne s’apercevait pas du travail accompli et croyait toujours entier l’amour calamiteux.
À travers ces révoltes, ces désespoirs, ces efforts pour opposer un front d’airain à la nouvelle Ida, persistait une tendresse infinie envers la malheureuse. À chaque fois qu’il s’éloignait d’elle, soit pour descendre à Seyssac, soit pour s’enfoncer dans les plus désertes solitudes du plateau calcaire, l’incorrigible illusion, au bout de quelques heures, le ramenait vers elle à demi crédule, presque se figurant qu’il allait la retrouver en voie de guérison, qu’elle allait l’accueillir avec le gai sourire et les élans de jadis. Et à chaque fois, le choc était aussi douloureux, de retrouver la lointaine, l’inerte et accablée Ida nouvelle.
L’absence avait toutefois raffermi quelque peu son courage de lutter encore, et s’il ne les cherchait plus, il saisissait toujours les occasions de stimuler cette âme agonisante, et restait fidèle à son ferme propos de la sauver par lui-même, sans le secours de la médecine.
Ces occasions se faisaient plus rares. Les chaleurs de fin juillet – la canicule, – en exaspérant les nerfs de Serval, augmentaient la faiblesse de la malade. Ses maux de tête se multipliaient ; elle se plaignait d’une courbature continuelle, et sortait de moins en moins. Les bains, dans le bassin aux cyprès, la tiraient à peine de sa torpeur ; et, pour s’y rendre, il lui fallait demander le secours d’Étienne. Languissante, appuyée d’un côté à son bras, et de l’autre sur sa canne – sa canne des belles excursions de jadis ! – elle se traînait à pas raides et gourds par le sentier des vignes. Elle mettait dix minutes à parcourir ces deux cents mètres ; et parfois s’arrêtait à mi-chemin, sous l’olivier, pour se reposer dans l’herbe, à côté de la meule. – « Je suis comme une vieille femme », disait-elle tristement.
Un jour, elle se plaignit de maux d’estomac plus intolérables ; et Étienne se décida tout d’un coup à appeler le major qui, en l’absence de médecin civil, accordait ses soins à la population.
C’était un maigre quinquagénaire, à profil méphistophélique, affectant une brusquerie joviale et optimiste. Il arriva en coup de vent, un après-midi, comme la malade reposait dans son hamac, à l’ombre des acacias, et se mit à lui tâter le pouls en scrutant son visage, comme s’il attendait de ce seul examen un diagnostic complet et infaillible. Distraitement, il écouta Serval énumérer les symptômes actuels : langueur générale, insomnies, douleurs errantes, oppressions… « Allons, allons, ce ne sera rien, conclut-il, en tapotant familièrement la main d’Ida qu’il reposait sur le bord du hamac. Rassurez-vous : un peu de neurasthénie, voilà tout… Par ces chaleurs… » Et, tirant bloc d’ordonnances et stylo, il prescrivit des gouttes amères et de la liqueur de Fowler, – une combinaison tonique éminemment, qui lui avait donné des résultats merveilleux, aux Colonies, dans les pires cas de paludisme et de dépression nerveuse. – « Prenez-vous des bains ? Oui ? Alors continuez. De l’exercice, modérément ; de la distraction et pas de soucis. » – Et l’esculape, jugeant l’affaire réglée, parla d’autre chose.
Les gouttes amères et la liqueur de Fowler n’eurent bien entendu pour effet que d’aggraver les douleurs stomacales et la fébrilité d’Ida. Mais Étienne avait obtenu du pharmacien l’adresse d’un docteur de Toulon, un ex-médecin de la marine, à qui la dame d’un négociant de Seyssac devait sa guérison, pour des maux analogues. On pouvait faire le voyage. Ce serait en tout cas une distraction…
L’ex-médecin de la marine habitait sur cette place Puget, où les étals en plein vent des marchandes de fleurs et de coquillages mêlent leurs parfums, à l’ombre des platanes, autour de la fontaine en rocaille garnie de mousses et de verdures retombantes ; et malgré son souci, Étienne se mit à la fenêtre du salon où on les avait laissés, pour jeter un regard sur l’animation joyeuse de ce carrefour plein de toilettes claires qui donnent à la foule toulonnaise un charme quasi exotique. Mais Ida refusa de quitter son fauteuil, et passa les dix minutes d’attente à contempler sombrement le hideux masque japonais accroché au mur sous une panoplie d’armes polynésiennes.
Lorsqu’apparut le docteur, – vieillard rubicond sanglé dans son costume colonial de toile blanche, – Serval remarqua le mouvement de recul d’Ida, et l’air soupçonneux qui la renfrogna jusqu’à la fin de la visite. Malgré la cure vantée par le pharmacien de Seyssac, ce n’était pas encore ce morticole qui guérirait sa femme à lui. – Le morticole écouta avec componction le récit des symptômes, fit dégrafer le corsage de la patiente, appliqua la serviette rituelle, ausculta, percuta, devant, derrière, plus haut, plus bas, à droite, à gauche… « Rien aux poumons, absolument rien… Des palpitations, dites-vous ?… Le cœur (nouvelle auscultation).
— Oui, peut-être, la systole… »
Et cette fois, ce fut de la digitaline, plus une spécialité nouvelle – d’un effet certain ! – à base de glycérophosphate, dont Serval fit l’acquisition, en retournant à la gare.
Le soir, au repas, il versa les gouttes prescrites dans un verre de vin, et tendit le breuvage à la jeune femme.
— « Bois donc, mon chéri », insista-t-il, comme elle tardait à le prendre.
Elle le prit, et délibérément, le reposa sur la table.
Il s’irrita.
— Hé quoi ! tu refuses de guérir ? C’est le médicament ordonné par le docteur de Toulon.
— Je le sais bien, répliqua-t-elle, d’une voix sourde, sans lever les yeux.
— Alors, sois sage, bois, mon petit.
Et, comme on fait à un enfant maussade, il alla pour avancer le verre jusqu’à ses lèvres.
Elle le repoussa d’un grand geste, se dressa, avec un ricanement tragique, et fixant sur son mari un regard haineux et terrifié, lui cria dans la figure :
— Jamais !… Oh ! je l’ai bien reconnu, ton soi-disant docteur ; il a beau se déguiser… Jamais tu ne me feras boire ça !
Elle restait vibrante, terrible.
Soudain, il comprit la hideuse imagination, et lentement lâcha, scandalisé :
— Non ! ce n’est pas possible ! tu ne te figures tout de même pas que je veux t’empoisonner !
— Ah ! tu vois bien ! je ne m’étais pas trompée ! exclama-t-elle dans un rire d’amer triomphe. Et elle s’enfuit, claquant la porte.
Et Serval resta la tête basse devant son assiette pleine, sans voir Tanit qui, discrètement d’abord, puis sans vergogne, s’adjugeait des goulées – un peu chaudes, mais bah ! – de savoureux pilaf au safran.
Ce fut le père Brun qui déclencha la dernière visite médicale, au Dr Nérac.
Le vieux propriétaire, qui fumait sa pipe à l’ombre du cabanon au bois, arrêta Serval au passage.
— Hé, alors, patron, vous allez chercher des herbes ? Vous n’en trouverez plus guère, tout est grillé par la sécaresse.
— Quand même, grand-père, il y en a, sous les pins, et dans les creux de la colline.
Mais Serval voyait au regard fuyant du vieux campagnard que celui-ci avait quelque chose de plus sérieux à lui dire.
Après quelques paroles vagues, il fit mine de s’éloigner ; et l’autre se décida, d’un air à la fois badin et embarrassé :
— Votre dame… Elle aime à rire… Savez-vous ce qu’elle m’a dit ce tantôt ? Elle m’a demandé que je vienne avec une échelle pour visiter le dessus de votre chambre à coucher.
— À cause des rats, biaisa Serval, le cœur soudain serré d’une appréhension. Nous les entendons galoper, de temps à autre, au-dessus de nos têtes. Je voudrais bien savoir par où ils peuvent pénétrer.
— Hé ! les rats ! pas maille ! Elle ne parle pas des rats, votre dame, elle parle des hommes qu’elle entend causer là-haut… Et, vous le savez comme moi, là-haut ce n’est pas un grenier, c’est l’entre-deux du plafond et des tuiles.
Le vieux, cessant de sourire, devint grave et hocha la tête, philosophiquement.
— Votre dame, monsieur Serval, elle étudie trop. Par ces chaleurs, ce n’est guère bon.
Et, pour réconforter son locataire, il lui narra que sa femme à lui avait été folle dix ans, et qu’il avait fallu l’enfermer à Saint-Jean ; même elle y était morte… « Ainsi, je sais ce que c’est, voyez-vous… Quoique votre dame, bien sûr, ce n’est pas la même chose. »
Voilà donc ce que signifiaient les inquiétudes nouvelles manifestées par Ida ! – Son marmottement répliquait aux voix imaginaires, ses rires célébraient quelque bon tour joué aux mythiques ennemis !… Et, à force d’ingéniosité captieuse, Étienne réussit à tirer d’elle le secret burlesque et navrant : des cortèges d’espions parcouraient la campagne, enserraient le mas de « rondes » toujours plus étroites, et chantaient des chœurs menaçants à l’adresse de la récalcitrante ; – et la maison elle-même recélait de pires ennemis, dans cet espace inaccessible d’entre plafond et tuiles, où le maître-hypnotiseur (nouvelle incarnation du « Major ») tenait en son pouvoir tout un aréopage de « médiums », dont les voix harcelaient nuit et jour la pauvre Ida et la mettaient en demeure de se joindre à leur conclave… « Tiens, écoute, fit-elle, l’index pointé, la tête penchée, voilà le vieux à nez en bec de corbin qui recommence ! »
— Tu te trompes, je t’assure, petite fille. Il n’y a personne là-haut, si ce n’est les rats. On n’entend rien du tout ! s’écria Étienne, révolté.
— Ah oui ! tu es sourd, toi !… J’avais oublié ! railla-t-elle, avec un mépris irrité.
Cette recrudescence d’agitation mentale était-elle le prélude d’une nouvelle crise, à la manière de Perros-Guirec ? Incapables de guérir le mal mystérieux, les médecins ne pouvaient-ils au moins prévoir ses développements ? – Et Serval écrivit à Suzanne (elle n’avait pas bougé de Paris, mais répondait avec une sympathie délicate aux confidences dont l’honorait le pauvre « grand homme ») et il en obtint l’adresse du meilleur psychiatre de Toulon.
Le Dr Nérac montra plus d’attention réfléchie et de sérieuse méthode que ses confrères. Il exigea tout l’historique de la maladie, depuis ses débuts, secoua la tête à l’épisode de l’hypnotisation, fronça les sourcils à celui de la fugue. Il arrêta Serval : – « Est-ce la première fois que ça lui arrive ? » – « Depuis que je la connais, oui : mais dans son enfance, m’a-t-elle raconté, elle est déjà partie de chez ses parents, à l’aventure… »
— « Mauvais ! » fit simplement le médecin.
Il se livra ensuite à un examen minutieux de la malade, lui frappa sur le genou avec une règle – et la jambe eut un mouvement violent et machinal ; – la fit déchausser, lui gratta le dessous du pied – et le pied resta inerte.
— Exagération du réflexe rotulien ; abolition du plantaire, murmura-t-il, soucieux. Hum !
Longuement, il interrogea la patiente sur ce qu’elle éprouvait, sur sa jeunesse, ses maladies antérieures, sa famille. Elle lui répondait avec docilité, beaucoup mieux qu’elle ne l’eût fait à Étienne.
— Voulez-vous passer une minute dans mon cabinet d’attente, madame ? J’ai quelques mots à dire en particulier à votre mari.
Et quand les deux hommes furent seuls :
— Mais comment avez-vous pu ne vous apercevoir de rien quand vous vous êtes marié ? On fait attention, que diable ! avant de se mettre sur les bras une névropathe ! Elle ne pouvait pas être tout à fait normale !… Quand donc instituera-t-on l’examen médical obligatoire pour les futurs époux – la sélection rationnelle. Heureux encore que vous n’ayez pas d’enfants !… Ces troubles datent de loin. Un spécialiste les aurait discernés. La fugue, à elle seule… Un symptôme bien fâcheux !
— Voulez-vous dire qu’elle ne guérira pas ? demanda Étienne, s’efforçant de refouler ses angoisses.
— Elle peut guérir, elle guérira probablement ; mais ce sera du long… À moins que la venue de l’automne n’améliore son état… La première chose à faire est de l’interner.
— Mais pourquoi ? Ne puis-je la soigner moi-même ?
— Vous le pouvez, je n’en doute pas ; mais son état exige une surveillance continuelle… Elle fait de la psychasthénie à forme mélancolique, et les cas de suicide ne sont pas rares dans cette affection.
Étienne fut consterné.
— Mais l’hypnotisme… j’aurais cru… Ne pourrait-on du moins essayer ?
— À cause de cette histoire de « major » ? Pur rêve délirant. Je suis persuadé qu’elle doit être rebelle à l’hypnotisation.
Il consentit néanmoins à tenter la chose. Ida fut rappelée, et il l’installa devant lui, sous son regard… Mais impossible en effet d’obtenir le moindre résultat !… Au bout de dix minutes d’efforts, il y renonça.
— Une psychasthénique ; c’était à prévoir !
Pour conclure, le praticien libella le certificat nécessaire à l’internement et le remit à son client, avec plusieurs adresses de maisons de santé recommandables et proches de Marseille.
Dès le lendemain de cette visite, Serval emmenait à Marseille Ida, et lui exposait avec franchise et douceur son projet de lui faire faire une cure de repos dans un établissement spécial de la banlieue. Mais il ne voulait rien lui imposer, et ce serait elle-même qui déciderait la chose, après avoir visité, si l’installation lui convenait. Elle le laissa dire, sans répondre ; et, prenant ce silence pour un acquiescement, il l’installa dans une voiture au débarqué de la gare, et donna au cocher l’adresse : « Villa l’Espérance, aux Aygalades. »
— L’Espérance ? chercha l’homme… Puis, se rappelant : Ah oui ! chez les folles ! C’est-y là que vous voulez aller ?
Ida ne sourcilla pas. Elle resta immobile et muette dans son coin, sous le tendelet de toile blanche du véhicule, durant tout le trajet par cet après-midi embrasé. On cahota longuement sur les pavés des quais, entre les docks et les mâtures ; on traversa des faubourgs de misère ensoleillée ; on s’engagea dans une banlieue d’usines fumantes et de villas ; on s’arrêta enfin devant une grille portant en lettres dorées : L’ESPÉRANCE.
C’était, au haut d’une pelouse, une vieille maison de campagne, délabrée sous son crépi rose, et suant la tristesse. Une bonne sœur vint, au coup de sonnette, ouvrir la double grille (la seconde s’incurvait par le haut, comme celle d’une cage à fauves) et introduisit les visiteurs dans un obscur petit salon d’attente, à odeur de moisi, où la supérieure vint les rejoindre.
Tout en écoutant Serval, elle maniait par contenance le gros chapelet de bois pendu à sa ceinture ; mais ses yeux noirs embusqués sous d’épais sourcils gris et sous la vaste cornette, surveillaient Ida avec une sorte de méfiance, qui devint de l’inquiétude lorsqu’elle apprit que c’était là sa future pensionnaire. Mais elle se ressaisit, souriante, obséquieuse. Certainement, elle serait bien soignée, ici, la chère petite, elle guérirait, au bon air, avec de charmantes compagnes… Le tarif ? Mais non, il n’y avait pas plusieurs catégories ; une seule : la première. – « Du reste, vous allez juger. » – Et elle précéda ses visiteurs, son trousseau de clefs à la main, pour ouvrir et refermer au fur et à mesure chaque porte dépassée. – « Prenez garde, il y a une marche à monter… deux marches à descendre… Ces vieilles maisons, vous savez, rien n’est de niveau… »
On traversa le réfectoire, puis le salon de repos, où dans la pénombre étouffante, vautrées sur un vaste divan de moleskine noire, quatre ou cinq femmes en des accoutrements sordides, aux traits figés ou hagards – les charmantes compagnes ! – dévisagèrent le trio d’un œil sournois et méchant. Et, par un escalier aux carreaux descellés et un long couloir d’hôtel borgne, on parvint à une chambre vacante.
— N’est-ce pas que c’est gentil ?
C’était lugubre. Ida marcha droit aux persiennes closes, et tenta de les ouvrir, pour connaître la vue. Mais un ingénieux mécanisme de chaînes et de barres métalliques empêchait de faire plus que les entrebâiller. – « Comment ! on ne peut pas ouvrir ! »
— Que voulez-vous, c’est le règlement ! s’excusa la bonne sœur, inquiète du mauvais effet produit par ce détail – oh ! sans importance ! on s’y habituait ! – sur sa future pensionnaire.
Celle-ci n’était pas la seule à se révolter. Son mari, tout comme elle, percevait l’ignominie de cette réclusion. L’idée d’enfermer sa pauvre chère malade dans cette sinistre maison, sous la garde de cette sœur-gendarme, lui apparaissait monstrueuse… Guérir là-dedans ? Mais ce serait le plus sûr moyen de la réduire à l’état de ces abjectes folles du divan de moleskine – le moyen de faire sombrer authentiquement sa raison !
Avant même qu’ils eussent pris congé de la supérieure et franchi les grilles à fauves pour rejoindre la voiture où le cocher dormait sur les coussins, de l’autre côté de la route, à l’ombre, – sa résolution était prise.
— Non ! tu ne peux entrer là-dedans ! tu n’iras jamais, affirma-t-il avec énergie à sa femme, en la réinstallant.
Mais elle ruminait l’horreur de ce qu’elle venait de voir. Toujours en retard sur la perception présente, elle ignorait les protestations d’Étienne, pour se rebeller contre la menace de la sombre geôle. Empourprée, les yeux pleins de ces éclairs de haine qu’il connaissait trop, elle lui lança un furieux :
— Ah ! tu veux enfin te débarrasser de moi ; tu m’as assez vue ; tu veux m’enfermer, me faire passer pour folle…
Navré de cette méprise, il avait beau lui dire qu’il abominait comme elle la supérieure, les pensionnaires, tout ce que contenait cette maison aux grilles, où lui vivant elle n’irait jamais, dans celle-là ni dans une autre ; – elle s’emportait de plus belle, dévidait ses extravagants reproches, avec cette personnalité bassement féminine qui l’avait envahie.
La voiture allait toujours, sortie des chemins blancs et poudreux de la banlieue, cahotant sec sur les pavés noirs de houille, entre les docks et les mâtures, regagnant le quartier de la Joliette, aux senteurs exotiques et populacières. Serval tenta d’abord de raisonner, de faire comprendre à Ida son erreur, de lui répéter encore et encore qu’il s’agissait d’une visite d’exploration, que la cure de repos et d’isolement était subordonnée à son acceptation à elle ; qu’il n’y pensait plus désormais ; qu’il ne la livrerait pour rien au monde à ces marchands de soupe…
Elle semblait ne pas comprendre, ne pas entendre. Il finit par s’irriter, d’une telle mauvaise foi ; exaspéré par la contradiction, il en vint à des paroles dures ; – et lorsque le cocher les eut déposés au coin du café Riche, en plein grouillement de la Canebière, ils ne s’assirent devant leurs « demis » que pour une affreuse scène de reproches mutuels, à voix contenues mais furieuses, elle en révolte hagarde et vésanique lui lâchant la bonde aux amertumes affolantes de sa vie gâchée… « Par ta faute, sale bête ! »
Bien que la médecine fût discréditée à ses yeux, définitivement, Étienne gardait foi en l’espoir donné par le Dr Nérac : – l’automne améliorerait peut-être la santé d’Ida. Mais comment arriver jusqu’à cette époque, où les orages de septembre viennent rafraîchir l’atmosphère et détendre les nerfs ? On n’était qu’au dix août : trois semaines encore, l’implacable été provençal régnerait dans toute sa fureur. Depuis qu’Étienne lui avait laissé voir son incrédulité, Ida refusait de s’expliquer, mais il était clair que la persécution des « rondes » et des « hommes dans le toit » l’obsédait avec une force croissante et lui rendait le séjour du mas de plus en plus pénible. Fuir ? Vers quelque station d’altitude ?… Mais comment supporter le tête-à-tête, en dehors de cet asile familier où ils pouvaient du moins s’isoler l’un de l’autre, où le poète avait le soutien de ses livres, de ses papiers, de son intimité personnelle ?
Une lettre qu’Henri Léonard lui écrivait de Nice vint brusquement tirer le couple de cette impasse.
Envoyé à Nice après sa blessure de Verdun et son séjour à l’hôpital de Blois, le docteur avait acquis à présent la quasi certitude qu’il pouvait compter sur un mois ou deux encore de tranquillité – plus peut-être – avant d’être renvoyé là-haut. Pour l’heure, sa femme Marcelle venait de leur dénicher un agréable appartement, sur la vieille et pittoresque place Charles-Félix, face à la mer ; une chambre était libre, sur le même palier : c’était pour Étienne et Ida l’occasion de réparer le fâcheux ratage de Seyssac, en venant y passer un mois.
Heureuse chance ! la première depuis le début de l’ère calamiteuse ! – Serval se demanda tout d’abord s’il ne mettrait pas Léonard au courant de la vraie situation, afin d’envoyer Ida en éclaireur auprès d’eux, et de goûter lui-même quelques jours de repos célibataire – une « permission de détente », ironisait-il. Et il se disait : « Puisque Léonard est médecin, que sa femme et lui ont soigné blessés de guerre et malades – des étrangers – ils auront à l’égard d’une amie toutes les patiences. » Mais une pudeur le retint, une crainte d’en exiger trop. Cette maladie qui rebutait la science médicale, était de nature à lasser la patience de l’amitié la plus dévouée : loin d’être sympathique, cette catalepsie morale irradiait du froid. – Tout bien pesé, il annonça leur arrivée à deux.
Ida parut satisfaite de fuir la persécution des voix, – dont elle reparla même en cette circonstance. Mais sa pâle et fébrile joie ne fut qu’un éclair : dès avant le départ, elle était retombée. Durant le trajet, elle n’eut pas un regard pour l’éclatant défilé des paysages : la baie harmonieuse de La Ciotat, celle de Bandol, les campagnes d’oliviers, les âpres cimes calcaires dominant Toulon de leurs forts aériens, les palmeraies d’Hyères profilées sur l’horizon bleu où flottent les îles bienheureuses – et celle-là même du séjour édénique, autrefois – la vallée de l’Argens et les forêts des Maures… Tapie dans son coin, elle marmottait et riait, sous l’œil des voyageurs, à l’expression trop connue : inquiète et soupçonneuse d’abord, puis gênée ou compatissante. Et ce fut pour Étienne, réfugié dans le couloir, le supplice habituel – mais auquel il ne s’accoutumait point, au contraire ! – de sentir derrière lui, indifférente à tout, celle qui jadis partageait ses lyrismes et glorifiait son enthousiasme, vaillante piétonne ou cycliste infatigable, dans l’allégresse des beaux matins routiers. Sa présence, aujourd’hui, décourageait de vivre. Cet Estérel dont les sites se succédaient, dans l’intervalle éblouissant des tunnels : – promontoires de porphyre reflétés en pourpre dans l’indigo des calanques où jadis ils s’ébattaient, – « ce long décor superbe et changeant qui semble fait pour la représentation de tous les poèmes d’amour de la terre », comme dit Maupassant – paradis perdu, tout cela ! paysage sans âme, série de tableaux vides à jamais de toute joie !…
Ces impressions douloureuses se dissipèrent en trouvant sur le quai le major Léonard, sanglé dans son uniforme bleu-horizon, l’ami Léonard, cordial et chaleureux ; – puis, après la traversée de la ville pâmée sous le soleil de midi, la fraîche maison italienne aux murs épais et aux plafonds peints d’oiseaux et d’amours sur champ d’azur. Marcelle attendait ses visiteurs, en bonne ménagère : le repas était prêt, et l’on s’attabla aussitôt, dans la pénombre de la grande pièce aux persiennes closes dont les lamelles laissaient passer les reflets miroitants de la mer toute proche. Les olives, la langouste, les macaronis à la napolitaine, les raisins muscats, les figues noires à pulpe cramoisie, – toute cette chère pittoresque reprenait pour Étienne une saveur nouvelle, dans l’atmosphère amicale et vivante. C’était le premier repas agréable qu’il faisait depuis Paris et Suzanne. La sympathie de ses deux vieux amis l’enveloppait comme une résurrection ; elle agissait sur Ida, qui sortit de son mutisme habituel pour répondre aux questions directes de Marcelle et d’Henri. En vérité, ceux-ci ne semblaient guère s’apercevoir de son état – qui crevait les yeux, pourtant ! s’imaginait le poète. Jusqu’aux fous-rires incoercibles passaient pour des saillies de gaîté se rattachant plus ou moins à la conversation !
Mais cette illusion, évidemment, ne durerait pas. Étienne éprouvait d’ailleurs un tel désir de se confier à un être vivant, qu’il ne pouvait laisser échapper cette occasion. Par orgueil, par crainte de livrer aux malins commentaires le désastre de son intimité, il s’était jusqu’alors abstenu de mettre au courant personne de ses amis, en dehors de Suzanne. – Ida souffrante : – voilà tout ce qu’ils savaient. Mais cette dissimulation devait avoir une fin, puisque la maladie se prolongeait. Quant aux Léonard, l’heure était venue de leur dire la vérité, puisqu’on allait se voir chaque jour, vivre presque en commun.
L’aménagement du couple effectué dans la chambre voisine, Ida se mit au piano avec Marcelle ; et les deux hommes, fumant leur cigare à la fenêtre ouverte sur la fraîcheur marine, contemplaient le soleil en train de disparaître à l’horizon. Étienne, à mi-voix, raconta tout à son ami : – les premiers symptômes – la prompte invasion du mal – sa crise culminante – son installation chronique, et qu’il jugeait sans espoir.
Le docteur, méditatif, ralluma son mégot avant de répondre. – Il avait noté en effet qu’Ida n’était pas tout à fait comme à l’ordinaire, soucieuse, distraite, moins prévenante pour son mari… Mais il n’imaginait pas… Et, avec la brusque franchise qu’autorisait leur vieille amitié : – « Es-tu sûr qu’il ne s’agit pas d’une toquade ? Elle parle en dormant, dis-tu ? Ne prononce-t-elle jamais de noms ? »
Et Léonard, quand il dut rejeter cette hypothèse, qu’il jugeait la meilleure explication et la plus naturelle, se rabattit sur les troubles obscurs de la physiologie féminine. – « Tout cela s’arrangeait, vois-tu, si elle avait un enfant. Elle retrouverait ainsi une raison de vivre. L’intellectualité, c’est bien joli, mais pas pour les femmes. Elles sont terre à terre, les femmes. Toutes. Sans exception. Il ne faut pas leur demander plus qu’elles ne peuvent donner… Leur rôle, dans la vie, c’est de faire des enfants… Pourquoi Marcelle n’en fait-elle pas, me diras-tu ? Hé ! c’est le tort qu’elle a. Du moins, elle ne se décarcasse pas la cervelle ; et, vivant comme tout le monde, elle serait à peu près heureuse, sans cette garce de guerre… Allons, voilà que je te fais de la morale, mon pauvre vieux ; ce n’est plus le quart d’heure… Passons… Si j’étais psychiatre, j’essaierais bien de la soigner ; mais je ne suis qu’un vulgaire morticole, pis même, un chirurgien des armées… »
Marcelle, qu’Étienne prit à part, le lendemain (Henri étant de service à sa caserne) mit tout de suite en avant une explication analogue : « – Vous avez cessé de vous aimer. Il y a un malentendu entre vous : c’est toujours ainsi que ça se passe… Oh non ! vous n’êtes pas le seul dans votre cas, j’en ai rencontré des douzaines… Croyez-moi, prenez patience ; cela s’arrangera, vous vous habituerez, puisque vous dites qu’une explication entre vous est chose impossible, actuellement. »
Il s’efforça de lui démontrer le caractère exceptionnel de son cas, et tout ce qui le différenciait des habituelles discordes, nées de la satiété ou de l’incompréhension, qui mettent fin aux illusions premières et font de la vie commune un si pesant boulet pour les deux conjoints. Il ne réussit pas à la convaincre. Elle faisait mine d’écouter, hochait doucement la tête, et l’on voyait que son opinion demeurait entière ; que, du haut de son expérience, elle jugeait « son pauvre ami » ni plus ni moins malheureux que la généralité des couples, au déclin de la lune de miel.
Amèrement, Étienne se rappela ces vérités : qu’en dehors de l’amour, nos égoïsmes sont impénétrables les uns aux autres ; et les mots impuissants à faire réaliser par autrui notre situation ou nos sentiments, lorsqu’ils s’écartent un tant soit peu de la norme.
Faute d’être compris et de partager son malheur avec une sympathie active, le poète se borna donc à prier Marcelle de veiller discrètement sur Ida, lorsqu’il lui arriverait de s’absenter, – car la hauteur de ce troisième étage lui remettait en mémoire les craintes du docteur toulonnais au sujet du suicide. On le lui promit volontiers, mais avec une ombre de froideur ; et il comprit qu’il abusait des droits de l’hospitalité en croyant pouvoir se décharger de la plus faible part d’un fardeau qu’il était destiné à porter seul et sans secours humain.
Fut-ce à cause de ces scrupules, ou par suite de l’agréable stimulation que lui procurait la société des Léonard – ses bons amis, malgré tout – Étienne usa fort peu de ces excursions solitaires qu’il s’était promises comme détente. Après une funèbre nuit coupée d’insomnie par les sursauts et les rires qui agitaient la malade, il se laissa bien tenter quelques fois par le beau matin solaire, et sortit seul pour errer sous les palmiers de la digue où les passants étaient rares, dans la jeune lumière, au bruit paisible de la mer roulant ses galets sur la plage où s’ébattaient les mouettes avec des cris grinçants. Mais le décor splendide et l’azur bienheureux exaspéraient encore sa torture d’être seul, retranché de la vie, – plus misérable que ces pêcheurs insouciants affairés autour de leurs barques. Et un découragement infini l’accablait ; et une pitié aussi lui venait, pour la triste Ida, au souvenir de leur beau passé. L’illusion renaissait, loin d’elle, que la nouveauté du spectacle pouvait la distraire de ses idées fixes, aider peut-être à la guérison… Et il retournait sur ses pas, remontait auprès d’elle, la tirant du lit, hâtant sa toilette, s’efforçant à la patience malgré ses lambineries.
Plus frais que le climat de Seyssac trop encaissé dans sa baie, l’air de Nice, vivifié de continuelle brise marine, ranimait un peu Ida ; et même, au début des promenades, elle recouvrait une apparence de vie – oh ! toute relative – où Étienne s’efforçait de voir les premiers symptômes du réveil prédit pour l’automne. Il l’emmena, par le tramway, sur cette route fastueuse qui développe les décors des jardins enchantés de palmes, d’orangers, de flores tropicales, blottis au long des golfes bleus et sur les promontoires : – Villefranche, le cap Ferrat, Beaulieu, le cap d’Ail – jusqu’à Monaco. Dans Nice même, il lui fit gravir les allées ombragées du parc, sur la colline du vieux château, pour contempler la vue : – d’un côté l’infinie mer bleue, jusqu’aux sommets lointains de la Corse pareils à une barre de nuages ; de l’autre, tous les toits fauves de Nice emplissant la conque des montagnes qui découvrent par leurs brèches les cimes neigeuses des Alpes… Il la promena sur le marché, au pittoresque fougueux, à la foule bariolée, aux amoncellements polychromes de légumes, de fleurs, de saucissons, de fromages, juxtaposant et mêlant odeurs, parfums, remugles variés, sous le grand soleil, dans la confusion des voix italiennes et les cris des marchandes… Mais, à chaque sortie sans exception, la pâle lueur de vie s’éteignait, avant une heure écoulée, dans les yeux d’Ida, et les retours étaient accablants pour Étienne.
Quelquefois, Marcelle sortait avec eux ; ou bien l’on sortait à quatre, lorsque Léonard avait fini tôt son service. Mais que l’on se promenât dans l’Avenue de France, ou que l’on s’assît à un café, sous les arcades, l’environnement de la foule urbaine finissait toujours par irriter le mal mystérieux. Les regards, les voix, les coudoiements, inquiétaient Ida. Elle voyait les gens avec des têtes de lapins, de veaux, de chiens, de moutons, suivant les jours. Son trouble devenait une gêne intolérable ; elle exigeait de rentrer, et il fallait qu’Étienne, lâchant ses amis, la reconduisît à l’appartement, furieux et navré.
Là même, elle était hantée de voix et de bruits suspects. Elle les entendait au-dessus de sa tête, comme à Seyssac. Un jour, échappant à la surveillance de son mari, elle monta au grenier, fureta dans tous les coins du capharnaüm, et fit sauter les clous d’une porte condamnée, pour visiter un réduit mystérieux.
Toutefois, la persécution devenait moins tyrannique. Elle perdait surtout de son caractère hagard, et conditionné uniquement par les hallucinations de l’ouïe. La hantise en voie de décroissance avait besoin d’autres matériaux que ces bourdonnements d’oreilles pour édifier des romans ; et, plus fantaisiste, voire plus raisonnable, elle cherchait des données dans la réalité extérieure. Son ancien talent de lire sur les lèvres, sa faculté de reconnaître les visages, Ida en usait de nouveau, mais sans s’apercevoir que ces mécanismes étaient faussés. Comme jadis, il lui arrivait de déclarer : – « Tiens, voilà M. Un Tel… Mme X…, Mme Y… » Ses erreurs étaient flagrantes (elle désignait coup sur coup des passants de la Promenade comme étant des figures de Seyssac, ou les médecins vus récemment, ou des connaissances de Lille ou de Paris). Étienne ne s’y laissa guère prendre que deux ou trois fois ; mais il comprit alors la signification de ces effarouchements au milieu de la foule, et que la pauvre persécutée lisait sur les lèvres des allants et venants d’illusoires paroles injurieuses. Et cette nouvelle déchéance, qui se manifestait précisément grâce aux lueurs d’attention, attrista Étienne et l’empêcha de se réjouir du symptôme favorable : – son malheur changerait de nature, peut-être, mais n’en serait pas moins odieux, s’il la retrouvait un jour délivrée de son délire, redevenue « comme tout le monde » ; mais découronnée de ces dons-là et des autres, mutilée de toutes ses qualités transcendantes qui faisaient d’elle, pour lui, la Bien-Aimée, l’Unique !
Une tristesse chaque jour plus lourde écrasait ses espoirs et ses énergies. Le tête-à-tête, avec celle qu’il prenait l’habitude d’appeler : la Morte, devenait plus pénible qu’à Seyssac même, à cause du contraste perpétuel qu’il voyait entre sa destinée à lui et la destinée de n’importe lequel de ces humains promenant au soleil leur médiocrité heureuse ; – à cause du contraste que lui offrait l’union, bien bourgeoise, soit, mais heureuse indiscutablement, de Marcelle et Henri.
Si leur société, au moins, lui avait procuré un peu de ces allégements qu’il escomptait ! Mais non ! rien ! la morne chape de solitude pesait sur lui, même en présence de ses amis. Une sorte de convention tacite, depuis les épanchements de l’arrivée, leur fermait la bouche à tous trois sur le sujet scabreux. Avec Marcelle (qu’il voyait au long du jour, cependant, qu’il aidait même, parfois à cuisiner) les propos concernant Ida se restreignaient aux petites nouvelles du bulletin de santé, à des constatations simples et euphémiques : – « Elle est un peu nerveuse, ce soir… Elle paraît mieux levée, aujourd’hui… Écoutez-la au piano : elle reprend son doigté, ne trouvez-vous pas ? » – Mais sur l’important, sur le fond même, bouche cousue. Il fallait rester bien sage, ne pas toucher à son bobo ; sinon l’ex-infirmière entourait « son pauvre Serval » d’une compassion à la hussarde, affectant une pitié bourrue et le remontant par des « allons, courage, mon ami, soyez un homme ! » – qui lui cassaient bras et jambes.
Avec Léonard, dont il ne pouvait raisonnablement espérer des consolations maternelles ou sororales, le silence sur ce point était plus facile. Et d’ailleurs, avec ce vieux camarade, les sujets de conversation abondaient ; et il profitait de l’aubaine, si rare depuis l’annihilation intellectuelle de sa compagne. Il écoutait les récits du major – un peu frustes, mais où les sensations vécues mettaient des reliefs passionnants pour le littérateur, à l’égal des meilleures pages du Feu qu’il venait de lire. La guerre, en somme, vue par un chef d’ambulance balloté à l’arrière immédiat du Front, depuis la déroute de Charleroi, puis aux abords de Reims avec un temps d’arrêt à Chalons, jusqu’à Verdun. Là, il avait plongé en pleine horreur. C’étaient les obus pleuvant de toutes parts, avec leurs bruits caractéristiques, miaulements, sifflements, ronflements de sirène, mêlés aux explosions de tout calibre et de toute tonalité ; les obus éraflant les routes, y creusant « un labourage instantané » ; c’étaient trois jours passés à l’extrême avant, sur la pente exposée d’un mamelon tenu par des zouaves, avec ses deux aides réduits à zéro par les shrapells, dès la fin du second jour – sous une cahute en mince tôle ondulée, coupé de toute communication. – « La pluie, la boue, plus de vivres, plus de chloroforme ; les blessés charcutés à même… Et le tonnerre de Dieu de l’artillerie roulant sans arrêt… Trois jours, mon vieux. Trois jours ! Ça ne te dit pas grand-chose ; mais ça compte, pour moi !… Et un crétin de 77 qui m’éclate sous le nez et dont le vent me chahute contre une roue de caisson. Je tourne de l’œil : plus rien, lacune… Et je me retrouve dans un train de blessés, roulant à travers la France – trois côtes cassées, lardé de menus éclats ; mais tout de même entier… Ah ! comme les bords de la Loire, m’ont paru beaux, sous le soleil !… »
Sur la guerre considérée d’un peu haut, Léonard déclinait toute opinion. Il écoutait son ami, reconnaissait volontiers que ce grabuge fou ne rimait à rien et ne pouvait que nuire à tous en général et à chacun en particulier des peuples qui s’y jetaient à tour de rôle, sous des prétextes divers, mais contagionnés en réalité par la monomanie destructive. Ceux qui ne marchaient pas encore tenaient sur les dix doigts. Mais ils y viendraient. Telle la Roumanie, qui se décidait enfin à appuyer l’offensive russe. Il n’y avait plus de raison pour que ça s’arrêtât jamais. Une avance par un bout se compensait d’un recul par l’autre bout… Les faits de guerre que les journaux proclamaient sensationnels n’avaient d’importance immédiate que pour les pauvres types qui y prenaient part…
Tous deux causaient, à la fenêtre, en fumant. Ida et Marcelle pianotaient, sous la lampe. La fraîcheur de la nuit entrait, par bouffées ; la mer déferlait mollement sur les galets de la grève ; la lune se levait, allongeant sur la mer sa traînée miroitante ; le phare de la Garoupe, au loin sur la droite, piquait son rubis, pareil de couleur au feu de leurs cigares dans l’obscurité.
À la longue, sans qu’on le lui fît sentir, Étienne s’aperçut qu’il gênait. La triste présence d’Ida, son humeur à lui, troublaient la quiétude du ménage. Un dernier incident motiva le départ.
Un matin qu’il revenait de promenade, seul, il trouva sur le palier Marcelle inquiète, bouleversée. – « Vous ne l’avez pas rencontrée ? Elle vient de sortir ; je m’en suis aperçue trop tard pour la rattraper ! » – Un coup d’œil dans la chambre lui montra des tiroirs ouverts, son costume de bain à elle disparu… En toute hâte, il dégringola l’escalier et galopa vers la mer. Sur la plage, derrière une barque, les vêtements d’Ida gisaient en un mont. À quelque distance, auprès d’une autre barque à flot, deux ou trois pêcheurs groupés se désignaient avec admiration, perdu dans le brasillement des flots, un point noir qui voguait… La nageuse ! Mais elle s’éloignait ; elle oubliait, elle n’aurait plus la force de revenir !… Étienne courut aux hommes, les fit embarquer aussitôt ; et, à force de rames, au bout de cinq minutes, ils repêchaient Ida, exténuée, mais qui allait toujours, vers le large, inconsciente.
Demeurer après l’envolement de l’ange, être le père orphelin de son enfant, être l’œil qui n’a plus la lumière, être le cœur sinistre qui n’a plus la joie, étendre les mains par moment, dans l’obscurité, et tâcher de ressaisir quelqu’un qui était là, où donc est-elle ? se sentir oublié dans le départ, avoir perdu sa raison d’être ici-bas, être désormais un homme qui va et vient devant un sépulcre, pas reçu, pas admis ; c’est une sombre destinée.
V. Hugo : William Shakespeare
— On se fait à tout. Vous vous habituerez, avait dit Marcelle, recourant à la sagesse des nations pour éluder ce sujet ennuyeux et pénible des doléances de Serval.
Certes oui, il eût été plus simple de s’habituer, de prendre Ida comme elle était, d’utiliser tant bien que mal les débris de son bonheur ; mais rebelle aux concessions, l’absolutiste poète ne pouvait se résigner à subir son destin, à accepter une fois pour toutes la mutilation de son idéal.
Justement, les prévisions du Dr Nérac se réalisaient en partie. La venue de l’automne avait sur Ida une influence plutôt favorable. Loin d’amener chez elle une recrudescence de délire, le retour à Seyssac avait inauguré une nouvelle phase de la maladie. La persécution des voix, atténuée à Nice, ne revenait plus que par accès, tout comme les chuchotements et les rires. Ceux-ci même se justifiaient par des tentatives d’explication : ne venait-elle pas de se rappeler tel visage grotesque, tel refrain de café-concert ? Ou bien une imagination bouffonne lui traversait l’esprit… Bref, il y avait non pas guérison mais diminution des symptômes les plus virulents. D’aiguë, la névrose passait à l’état chronique.
Il eût suffi, peut-être, d’un doigté plus habile pour supprimer les froissements et les scènes orageuses nées de l’attitude révoltée d’Ida, pour la ramener par la douceur à la soumission qui eût fait la vie tolérable. Mais la patience d’Étienne s’était usée à trop de tentatives vaines, et le manque de résultats le rebutait.
Certains jours, pour une heure et grâce à des efforts démesurés, il parvenait encore à vaincre l’inertie de la malade, à la galvaniser ; mais c’était artificiel, instable, sans lendemain. Sitôt que l’influx extérieur de volonté cessait de l’animer, elle retombait. Pour la tenir en éveil, il eût fallu exercer sur elle une création continue. Il s’imaginait alors avoir deux corps, deux masses de chair à vivifier au moyen d’une seule âme ; et cette tâche prométhéenne était au-dessus de ses forces ; nulle fulmination d’éclair spirituel ne pouvait émouvoir durablement ce cadavre. L’Alliée de jadis n’était plus qu’un morne colis à remorquer dans la vie, un lourd, encombrant et inerte poids mort qui l’entravait, lui, paralysait ses gestes, décourageait sa volonté.
Non. Au lieu de s’habituer, il ressentait plus cruellement chaque jour l’amertume de la situation. Loin de guérir, la plaie ne faisait que s’envenimer. Des révoltes nouvelles surgissaient des profondeurs de son être, à la vue de ce fantôme qui lui rappelait inexorablement le passé heureux. Par une perfidie atroce du destin, chacun de ses goûts, sans exception, était offensé, chacune de ses répugnances avivée à chaque instant.
Contre la déplorable idée fixe qui lui représentait comme déchue, perdue, son existence dont la raison d’être s’était peu à peu incarnée en sa compagne, le seul moyen de protection était le détachement. Et, à son insu, le travail s’effectuait, aux profondeurs de son âme, molécule par molécule. Mais en attendant que cette sorte de libération fût complète et devenue consciente, la fatale vie commune entretenait les vieilles routines, évoquait les jadis heureux dont le souvenir empoisonnait le présent.
Quelquefois, par un dernier reste de vitesse acquise, la bonne entente régnait, un jour ou deux – c’est-à-dire qu’Étienne, reprenant ses habitudes de travail désagrégées par les tourmentes de l’été, supportait la présence du Fantôme, sans qu’un seul mot fût prononcé de part et d’autre. Mais la moindre observation (qu’il ne pouvait s’empêcher de faire sur un ton un peu rêche) la jetait dans des rages ; il répliquait, lâchant ses griefs accumulés et comprimés ; et c’était le heurt, le hérissement, le défi, l’exaspération mutuelle insurmontable, roulant des yeux, prête à toutes les fureurs. Et il l’avait devant lui, pour le reste du jour, hostile, muette, affolante, imperméable à tout : prières, reproches, menaces. Alors, crainte de céder enfin à l’impulsion démente de l’écraser pour son abjecte stupidité, il fuyait, en proie à un tumulte de désirs, de projets absurdes, – de la planter là définitivement, d’échapper une fois pour toutes à cette asphyxie d’ennui, à cette contagion de pesanteur abêtissante.
Il s’isolait d’elle, le plus possible. Ils avaient renoncé à la promenade en commun, qui tournait au fléau. Ils sortaient seuls, chacun de son côté, comme des étrangers. Un jour qu’il s’amusait dans le bois à cueillir des pommes de pin (la provision pour les flambées d’hiver) il la vit arriver sur le chemin, chantant et riant. Et au lieu de se montrer, il se cacha derrière un buisson, – abominablement triste… Une autre fois, vers l’heure du déjeuner, il la rattrapa sur le sentier de la colline. Elle eut un vague : – « C’est toi ? Tu rentres ? » Mais lui, sans répondre et détournant la tête, la dépassa en hâte, pour aller manger au plus vite, avant son retour, en la compagnie des chats, – compagnie vivante, au moins.
La nuit, il couchait en bas, sur le divan, lui laissant le lit, afin d’éviter la proximité de cette chair inerte ou agitée de cauchemars et de détentes nerveuses. Mais il lui arrivait de se regimber contre son couchage sommaire, et contre ce qu’il appelait un accaparement ; et alors, il prétendait dormir, lui aussi, dans un lit, et user à son aise de cette chair qui était, tout compte fait, sienne. Et pourtant, à manier ce pantin détraqué, son âme s’égarait en une sombre détresse, au souvenir des beaux élans de jadis ; frigidifié de dégoût par ces satisfactions machinales, il lui arrivait maintes fois de s’abstenir, et les indues chastetés lui faisaient connaître à nouveau ces phénomènes que Lucrèce attribue à la fougueuse et solitaire adolescente :
Qui ciet inritans loca turgida semine multo,
Ut, quasi transactis saepe omnibu’ rebu’, profundant
Fluminis ingentes fluctus, vestenque cruentent…
– Et cela le dos tourné à sa propre épouse, jeune et désirable !
Il s’écartait d’elle tant qu’il pouvait, à l’extrême bord du lit ; mais elle glissait dans le creux médian, né jadis de leur double poids, et s’y étalait, égoïstement ; et il lui fallait sans cesse repousser l’invasion de cette masse ennemie.
Ou bien, – pour l’empêcher de s’endormir ! – elle se mettait à ronfler (car elle ronflait, à présent, de façon bourgeoise, – au lieu du souffle doux et léger de ses sommeils d’autrefois) et il la réveillait férocement ; et plus tard dans la nuit, c’était elle qui le secouait, car il ronflait à son tour – elle le prétendait, du moins !
Et, réveillé, remâchant sa misère, incapable de se rendormir, exaspéré, il se levait, descendait rallumer la lampe, replonger dans l’anesthésie de l’étude, avant de chercher le repos, enveloppé d’une couverture, à sa place sur le divan, – avec contre lui Tanit ronronnant de l’aubaine.
Nuits solitaires, rongées d’insomnie funèbre, cependant que les pluies orageuses d’automne dégoulinaient au dehors, dans le grand silence de la campagne ! Nuits d’insomnie, à écouter là-haut la Morte s’agiter librement et se retourner dans le lit conjugal !…
L’impossibilité d’échanger une réflexion avec Ida, la certitude de se buter contre sa torpide et inébranlable indifférence, obligeait Serval à renfermer en lui toutes ses pensées, tous ses souvenirs, tout ce qu’il confiait jadis, en une intimité sans réserve, à l’alliée sûre et dévouée. La solitude sentimentale s’élargissait en lui. Ce vide, qui ne l’effleurait au début qu’en présence des couples amoureux, le saisissait désormais sans motif extérieur, spontanément, à la seule vue de la malade, et creusait en son âme un rongement fixe, une faim torturante. Oh ! passer une journée – une heure ! – avec une compagne vivante !… une imbécile, n’importe, mais vivante !…
Il ne pouvait être question de Seyssac, en vue d’une pareille tentative. Les beautés locales, avec leurs précoces opulences de chairs et leur rocailleux accent, n’avaient jamais inspiré au poète le moindre désir. Et puis, accueillantes aux mâles de toute couleur cantonnés dans le village (pour l’heure, après les coloniaux du début, c’étaient les Tahitiens qui succédaient aux sang-mêlés des Antilles et de la Réunion) elles auraient probablement jeté les hauts cris, si l’Alpiniste s’était avisé d’attenter à leur vertu.
À Paris, certes, les occasions n’auraient pas manqué de trouver une compagnie féminine… Parmi ses relations même… Et le souvenir de Suzanne s’évoqua, dans le décor familier de la fumerie, comme une promesse de compréhension, de consolation… Mais la perspective de voyager à nouveau en compagnie d’Ida était si intolérable !
Marseille, avec son tumulte cosmopolite, avec ses mille occasions aventureuses, était toute désignée pour cette recherche. Leur genre de vie actuel avait suffisamment accoutumé Ida à la solitude : il pouvait sans inconvénient la laisser seule une journée.
Et, surmontant l’ennui des retards de trains, avec son dégoût de la face humaine et l’horripilation de l’atmosphère bellique, il plongea dans le flot militaire qui coulait sans arrêt par la ville, la submergeant d’une foule d’uniformes de tout genre et de types de toutes les races. Il erra sur la Canebière, inspectant les filles, cherchant un visage qui exprimât autre chose que le cynisme, l’arrogance ou l’abjecte vénalité. En vain. Il n’y avait là que des exploiteuses du rut mâle, expertes à lever le permissionnaire, à l’aguicher par la promesse de jouissances intarissables, et à le laisser rançonné, déçu, après un hâtif bâclage des gestes rituels. Pas une dont la basse avidité ne justifiât les viriles mufleries…
Celle-ci pourtant, à modeste toque bleu-azur, cette femme-enfant, mince et souple, jeune et gracieuse, qu’il venait de dépasser ?… Oui, celle-ci devait être inexperte aux honteux marchandages, tout au plus même à vendre… Et, ralentissant le pas, il l’aborda, poliment. Étonnée par cette réserve inattendue, elle leva les yeux, hésita une seconde, puis sourit, gentiment.
Elle n’était pas trop sotte, la petite ; et d’abord Étienne s’amusa de son babil. – Non, elle n’était pas à Marseille « pour ça » ; elle était danseuse à l’Alcazar ; elle avait un ami sérieux ; mais la vie était si dure, à notre époque !… Et puis, un monsieur qui l’invitait à déjeuner, au lieu de lui jeter tout brutalement un chiffre, et de courir droit à l’hôtel, c’était si rare.
La camaraderie se noua vite ; et, pendant une heure, Étienne goûta le charme de cette présence féminine. Le repas, égayé de côte-rôtie et de Châteauneuf-des-Papes, en compagnie de ce joli animal, bien vivant, lui fit oublier la déchéance irrémédiable de sa vie. Dans l’ivresse légère de cette jeune chair fraîche, il se sentait une proie désignée pour la première fille venue capable de sentir sa détresse et de savoir l’exploiter, en usant de quelque talent de séduction… Et il éprouvait même une sorte de désir pervers que cette hypothèse se réalisât, et vînt encore une fois, à tout risque, lui faire connaître l’amour…
En tout cas, ce ne serait pas cette fois-ci. Avant même le dessert, l’humble cervelle d’oiseau avait laissé voir ses limitations, la piètrerie de l’espèce d’intimité qu’elle pouvait donner. La confiance aurait pu venir, mais quel labeur c’eût été de mettre leurs sensibilités au diapason, d’acquérir la familiarité de leurs passés réciproques, d’enrichir leur tête-à-tête de ce trésor inexprimé des souvenirs communs qui font la résonance harmonique de l’intimité, qui lui donnent sa valeur !… Et même si cette gosse était susceptible de culture, quelle patience exigerait son éducation ! Il y faudrait des années… Décidément, il était trop vieux, trop déçu, pour évoquer à nouveau une compagne, une Galatée. Ces réussites surhumaines ne se recommencent pas deux fois…
Allons ! celle-ci aussi, au lieu de la prendre pour ce qu’elle était, – une aimable petite grue, qui poussait la confiance à ne l’assimiler point, lui, aux cyniques mufles coutumiers, et, arrivée dans la chambre d’hôtel, en présence du lit, apparaissait toute menue dans sa chemise de soie noire, sans faire la moindre allusion préalable au « petit cadeau » – voilà-t-il pas qu’il lui fallait la comparer à l’Autre (« … À l’Autre, au sein brûlé d’une antique Amazone ! » chanta le vers de Mallarmé) à l’incarnation véridique et parfaite de son idéal féminin, à la Galatée suprême en dehors de laquelle il n’était plus pour lui d’intérêt possible, plus de salut… Et l’autre, naturellement, c’était Ida, – l’Ida qu’il avait laissée à Seyssac ! Car à distance, aussitôt qu’il la perdait de vue pour quelques heures, elle se confondait de nouveau avec l’ancienne Ida, – elle revêtait sa personnalité passée, par une illusion aussi invincible que celle des enfants auxquels on persuade que, derrière leur dos, le portrait suspendu au mur dans son cadre s’anime et leur adresse un clin d’œil.
Avec des curiosités pensives de naturalistes, il achevait de dévoiler le corps complaisant ; il explorait le vélin de la peau jeune et fraîche, le délicat modelé de lignes souples et gracieuses ; il s’imprégnait les doigts de plastique harmonie ; laissait errer ses lèvres jusqu’aux détails secrets de cette statue de chair vive…
Nul scrupule, nul remords, à l’idée de « tromper » l’Autre. Il ne la trompait pas. Ici encore, c’était elle qu’il cherchait, elle seule vraiment désirable, seule capable de lui faire éprouver cet élan sacré de tout l’être, cette extase qui s’approfondit par la possession même. La petite danseuse n’avait fait que le ramener plus violemment au désir de l’inaccessible passé, elle avait été bien gentille – et il obtempéra sans rancune au petit chantage qu’elle sut faire si câlin, tout en épinglant sa modeste toque bleu-azur : – « Oh mon chéri, tu n’es pas très généreux ; moi qui ai eu tellement confiance en toi ! » – Oui, elle avait été pleine de bonne volonté, sinon d’art ; mais il ne conserverait d’elle qu’un souvenir de dégustation à mettre sur le même rang qu’une pâtisserie exotique ou un gelato napolitain.
Bien entendu, le retour à Seyssac tranchait net cette velléité d’illusion, et lui montrait uniquement l’Ida nouvelle, l’Ida-fantôme – la Morte – qui, du fond du divan l’accueillait d’un vague : – « Tu as fait bon voyage ? » – et retombait aussitôt dans son indifférence léthargique. Pas même piquée par cette absence, comme il l’avait espéré à moitié, elle ne faisait aucun effort pour ramener ce mari qui se détachait si visiblement d’elle !… Se détacher ? Mais il ne lui gardait plus le moindre amour ! – Oh ! il ne s’y laisserait plus reprendre jamais, à sa sotte illusion de tantôt ! – Et il se roidissait contre l’habitude ancienne ; il durcissait son cœur, il reprenait l’œuvre de libération sentimentale, le détachement fibre à fibre d’avec ce « double » occupé désormais par une âme étrangère et hostile ; le reniement et l’apostasie en détail de son culte. – Tout ou rien ! il la rejetait de son âme, tant qu’elle ne redeviendrait ce qu’elle était jadis, intégralement.
Et, dans l’éternelle damnation du mutisme conjugal, au bout de quelques jours renaissait le désir de la petite danseuse Valentine. Quatre ou cinq fois, il passa quelques heures avec elle. Flattée de ce revenez-y, et d’être traitée par le monsieur avec politesse, comme une personne naturelle, la fille devenait plus confiante, presque affectueuse ; mais, en dépit de ces bonnes volontés, Étienne retombait chaque fois au même découragement. Et, les jeux sexuels accomplis, la société de ce petit animal lui pesait ; et il la congédiait, sous un prétexte, pour errer seul dans la ville, au hasard, jusqu’à l’heure du train.
C’était l’époque du grand Silence-dans-les-rangs, où planait sur le monde angoissé une atmosphère de Terreur et d’An-Mil. Un clapotis pressé de volontés surchauffées, à la poursuite des jouissances immédiates, emplissait Marseille ; mais malgré la frénésie tumultueuse, malgré le bruit des voix innombrables, on étouffait de paroles rentrées.
Perdu dans la foule, coudoyant toutes les races – Annamites, Gourkhas, Sénégalais, Tunisiens, Marocains, Japonais, Italiens, Portugais, Serbes, – lisant dans les yeux des combattants l’horreur ineffable des choses subies, ou des stoïcismes et des duretés extra-humaines, croisant les éclopés, blessés, mutilés, – le poète finissait par ne plus voir ce qui l’entourait, par contempler, sous ce spectacle, l’effort monstrueux à l’œuvre sinistrement sur la face de la planète.
L’humanité enragée à sa propre destruction : – toutes les énergies, toutes les ressources du machinisme et de l’industrie mises au service de la guerre, – les puissances des ténèbres triomphant – des canons ! des munitions ! – les usines surgissant de toutes parts – les métaux, les explosifs, la mort manufacturée en série, à tour de bras. La mort sur terre, la mort dans les airs, la mort sur l’eau. Feu d’artifice du Front éparpillant les membres, écrasant, brûlant, asphyxiant, volatilisant les corps dans l’enfer des tranchées – les villes et villages flambant, au nord, sur des centaines de kilomètres carrés – avions et zeppelins, lourds de bombes, rôdant par les airs, au-dessus des villes anxieuses veillant dans le noir, tous feux éteints – mines heurtées, sous-marins surgis, navires torpillés, coulés corps et biens – transports de troupes, cargos, n’importe ; et des paquebots, les lougres de pêche, au petit bonheur, les charbonniers, les pétroliers – tout ça au fond, équipage et passagers – tous les ravitaillements gaspillés méthodiquement – l’infatigable suppression des résultats de l’effort humain – tous les vivres, les minéraux conquis sur la terre, rejetés à l’abîme…
Tout cela au prix de milliards, une danse de milliards, des chiffres avoués de temps à autre, une galopade de milliards. La France, les autres pays, s’endettant, aveugles à l’avenir… Et l’hypnotisme général et complet ; et les rares clairvoyants, ceux qui osaient une discrète allusion, aussi claire que le permettait la terreur occulte, à l’inévitable banqueroute, regardés de travers, bouche close – ou rabroués d’un : « C’est la guerre » – péremptoire…
Serval se retrouvait, la nuit tombée, dans les vieux quartiers, avec le flot des permissionnaires. Leurs troupes balayaient la largeur des rues éclairées de chaque côté par les boutiques d’amour, les chambres béantes à même le pavé, qui exhibaient, sous la clarté brutale des lampes à pétrole, le lit au fond, et paradant sur le seuil, la marchande de cette foire aux paillardises. Des nègres, banjo sous le bras, admiraient, salaces et bons-enfants, un peu intimidés aussi, une forte bayadère – vêtue de jaunes bottines et de gaze pailletée – aux seins plaqués d’énormes aréoles violettes. Deux Marocains, la figure empaquetée de leurs manteaux rouges, appuyés sur des bâtons de pasteurs bibliques, palabraient avec la maquerelle du comptoir au sujet d’une colossale putain à perruque blonde, en costume bébé, fumant une cigarette rougie par le carmin de ses lèvres. Et, arrêté dans le coup de lumière à contempler la scène, un tout petit vieux miteux, à longue barbe blanche, songeait, béat, à sa jeunesse. Dans une rue latérale descendant au port, une rousse, maigre et cynique, aux yeux de chatte obscène, laissait une foule se former, compacte, devant son alcôve, puis dépouillait la chemise légère, et attendait sur le dos, nue et goguenarde. Dans le groupe, il y avait des hésitations, des rires, un peu de bousculade ; et un « poilu » d’Orient s’avançait, baisé aux lèvres, coram populo, par la femme. Puis la devanture subitement fermée, les volets déployés, en surface opaque trouée d’un raccommodage de carton laissant filtrer la lumière – sur la vision de l’homme debout sous la lampe et souriant d’aise…
Alors, vaguement épouvanté par cette poussée des instincts primordiaux du Désir insurgé contre la hantise de la Mort ; humilié d’avoir à sa manière subi la contagion, Serval retraversait les rues pauvrement éclairées de la ville en proie aux jouissances, et gagnait la gare, pour s’installer dans le train.
La grande désorganisation avait commencé. Les trains de voyageurs partaient quand ils pouvaient, et avançaient au petit bonheur, se garant pour faire place aux longs convois de charbon ou de troupes. Il y eut des retards mémorables : un train parti de Marseille à 18 heures n’atteignit Seyssac que le lendemain matin. On pouvait s’estimer heureux quand on s’en tirait avec trois ou quatre heures de retard.
Et dans les voitures surbondées – on s’empilait jusque dans les fourgons, où les employés, découragés, laissaient faire – cette incertitude s’ajoutait au fatalisme de catastrophe qui opprimait ces annexes mouvantes du monde social. On était là désemparés comme des compagnons de naufrage. La vague mystique soulevée par les Ondes provoquait des examens de conscience, d’inattendus illuminismes. De tâtonnantes sympathies s’essayaient, s’accrochaient ; et les interminables face à face de banquette nouaient d’éphémères intimités entre ces victimes du grand désastre. Pour peu que le trajet se prolongeât, tout individu possédant une vie spirituelle était sûr d’attirer les confidences d’une âme tourmentée ; – et quelle âme ne connut alors des aspirations et des inquiétudes dont le souvenir l’étonne aujourd’hui ! À plusieurs reprises, Serval reçut d’étranges confessions d’hommes dégoûtés de leur vie turpide et appelant de tous leurs vœux la lumière d’une rénovation. Par deux fois – avec des femmes – le courant de sympathie fut si fort, qu’il ouvrit son cœur à ces parfaites étrangères qu’il ne devait jamais revoir.
Cependant, la petite danseuse Valentine cessa de donner de ses nouvelles. Étienne comprit que l’aventure était close, et ne chercha point à la réitérer. La diversion de ces voyages à Marseille était trop cher payée par la tristesse des retours. Il y renonça, définitivement.
Masqué par ces dernières tentatives extérieures, le travail de détachement avait gagné les couches profondes de son âme. Par degrés, à son insu presque, la volonté de vivre avait opéré l’amputation du calamiteux amour défunt : il reprenait goût à l’étude. Et enfin, aux premiers jours de l’année 1917, alors que les offres de paix de l’Allemagne, dédaigneusement repoussées sans examen, rejetaient le monde vers la sinistre perspective d’une guerre de durée indéfinie, Étienne s’aperçut qu’une révolution s’effectuait en lui. Comme cédant d’un seul coup au poids des imperceptibles surcharges accumulées peu à peu, il sentit son âme tout entière basculer autour de son centre de gravité, se retourner d’un bloc… Dans l’abîme de ténèbres solitaires où il s’enfonçait depuis des mois – la bien-aimée morte, le monde fermé, la vie gâchée, sans nulle consolation amie à attendre, – une lumière nouvelle se révélait.
Cette métamorphose (qui reproduisait, « en creux », pour ainsi dire, celle d’Ida, afin de s’y adapter et de n’en plus souffrir) s’était opérée, comme la plupart des « conversions » religieuses ou morales, dans le domaine de l’infiniment petit, qui échappait à une analyse rétrospective de la part d’Étienne. Celui-ci se rendait compte uniquement des décisions finales qui avaient en quelque sorte bloqué sa psychologie selon cette nouvelle attitude ; et il attribuait sa possibilité de résistance à l’acte formel de sa volonté.
Tout d’abord, il était résolu à quitter Ida. Pas tout de suite, évidemment. La pauvre fille était trop désarmée devant la vie pour qu’il pût songer à l’abandonner seule dans ce monde farouche de la guerre. Quel homme, d’ailleurs, eût consenti à l’épouser – ou même à la garder comme maîtresse, plus d’un jour ? Jeune encore, et attrayante, sa nullité psychique la rendait impossible. Divorce ou séparation, il se devait d’assurer son avenir ; et cela n’était réalisable qu’après la paix, lorsqu’il recouvrerait l’usage de sa fortune. En somme, simple question de patience. Il n’était plus un condamné à perpétuité, mais à temps. Au lieu d’être une situation définitive et sans recours, cette vie en commun avec le cadavre de son rêve n’était plus qu’un inconvénient passager, un de ces maux nés de la guerre, et qui prendrait fin avec elle, comme les restrictions, la difficulté des voyages, la censure, etc.
En l’attente de ce divorce, Ida cessait d’être le prisme au travers duquel son mari percevait l’univers. Son déplorable fantôme était toujours là, mais il devenait possible d’en tolérer la présence, car cet hôte étranger n’appartenait plus qu’à la vie purement matérielle, n’obstruait plus que des activités inférieures, secondaires. Délivré de l’illusion qu’en dehors de lui-même, de son « génie » (au sens socratique) résidait le but et le moteur essentiel de ses activités. Étienne cessait d’en tenir compte dans le domaine de sa vie spirituelle.
La part du feu était faite.
Les artistes d’une raison lucide, ceux qui jaugent au plus près les capacités de l’être féminin, se résignent dès l’abord à faire de leur vie deux parts : l’une quotidienne et conjugale, l’autre ésotérique et solitaire. Leur affection envers leur compagne reste purement humaine. Ils chérissent en leur femme l’être d’intuition et de tendresse, la mère de leurs enfants, la conseillère, la consolatrice des mauvais jours ; – mais ils ne la mêlent pas aux intérêts sacrés de leur art. Tout au plus la reçoivent-ils dans le parvis extérieur du temple : ils se réservent jalousement le saint-des-saints où ils pratiquent en secret les rites surhumains de la beauté.
Par une prétention qu’il jugea d’abord une audace sublime, mais que le camouflet du perfide destin avait finalement transformée en une aberration de casse-cou, Serval avait intronisé sa femme à la place du dieu intérieur. Il comprenait aujourd’hui que ce sacrilège avait reçu son juste châtiment. Il s’était laissé imbiber de cette présence, lui conférant d’imaginaires vertus auxiliatrices ; mais en réalité, sa vie profonde s’était contaminée des faiblesses féminines. Et lorsque le fatal arrachement s’était produit, il avait d’abord refusé d’y croire, désespérément cramponné à cette partie de lui-même qui s’éloignait, le laissant à l’horrible vide de l’habitude rompue, au veuvage de son âme dépareillée.
Mais c’était fini : la cicatrice refermée, il comprenait sa délivrance de la fausse idole ; il reprenait possession de lui-même. Durcie de stoïcisme, refoulant comme une cause de trouble les aspirations sentimentales, son actuelle solitude se raccordait au moi célibataire de jadis. Certes, en reprenant cette tradition de vie intérieure exclusive, il ne poursuivait plus le mirage enfantin de devenir le-plus-grand-poète-du-monde ! Il cherchait un intérêt assez noble et constant qui lui permît d’oublier sa misère ; il se réfugiait dans l’étude comme d’autres recourent aux drogues.
Le plus difficile avait été de retrouver le goût désintéressé du travail, de ne plus se dire : À quoi bon, puisqu’Elle ne lira pas ces vers, – puisqu’Elle ne partagera pas avec moi ces nouvelles connaissances ! – Mais il y était parvenu, en suivant le principe inculqué aux non-croyants désireux de retrouver la foi : Pratiquez d’abord.
Ses heures, jadis comblées par les délices de la vie en commun – puis durant la période calamiteuse, livrées à la détresse de l’idée-fixe, aux regrets du paradis perdu – refleurissaient en intérêt studieux.
L’herborisation l’avait soutenu quelque peu, même au plus fort de la crise, par les modestes joies du collectionneur. La botanique de nouveau lui fournit un point de départ autour duquel rayonnèrent ses curiosités. L’exploration du monde végétal donnait une base sensible à ses autres études, les mettait en relation directe avec la nature, dont les livres lui enseignaient les lois.
La spécialisation des sciences actuelles interdit leur acquisition détaillée à quiconque n’est résolu de consacrer sa vie à une seule d’entre elles. Mais leurs conclusions – même en matière biologique – sont suffisamment avancées pour permettre au simple amateur de les embrasser d’un coup d’œil encyclopédique.
Ce fut la tâche qu’Étienne s’assigna.
Au hasard d’abord, et pour éclaircir une curiosité fragmentaire, puis méthodiquement, il passa en revue tous les volumes accumulés jadis dans sa bibliothèque, ayant trait aux sciences effleurées selon le programme classique, et adjointes depuis à sa culture personnelle.
Mais cette fois, cosmographie, biologie, physicochimie, géologie, préhistoire, histoire, tout s’enchaînait, prenait un sens général, philosophique, tendait à une conception de l’univers, qui se dégageait peu à peu, lui apparaissait par éclairs, en aperçus de plus en plus vastes.
L’astronomie, surtout, le passionnait.
Là aussi, comme dans le domaine microscopique de la vie végétale, il voulut voir de ses yeux, transformer ses notions livresques en réalité sensible ; et, de cette façon, communiquer avec l’univers par les deux bouts, par les deux extrémités de l’échelle des dimensions.
Une vieille longue-vue, gardée jusque-là plutôt comme un souvenir de famille vaguement légendaire d’un arrière-grand-oncle, le Hollandais capitaine de navire, celui qui avait parlé au grand Napoléon – se trouva pourvue d’un oculaire assez fort, et d’une monture à la Cardan, qu’il fut aisé d’ajuster sur un ancien pied photographique. Instrument bien modeste, et peu approprié à des observations sérieuses ; mais très suffisant pour prendre contact avec la réalité sidérale… N’eût-il servi qu’à rendre plus sensible la rotation de la Terre, par le déplacement rapide des astres, leur fuite hors du champ visuel, au bout de quelques dizaines de secondes… Mais un léger coup de doigt, par intervalles, ramenait l’astre en vue ; et le poète se plongeait dans les émerveillements du ciel.
Le modeste globe de la Lune offrait sa carte en relief, taillée dans un bloc de glace lumineuse, avec ses plaines grises, ses montagnes, ses cratères aux rainures irradiantes… Vénus révélait son croissant, telle une lune minuscule… Mars cessait d’être un simple point lumineux, devenait un disque, une planète… Jupiter surtout, planant au milieu de ses lunes, réalisait un système solaire en réduction. Sur une ligne oblique, les points lumineux des quatre gros satellites escortaient le monde central – ce globe onze cents fois plus volumineux que la Terre, minusculisé par l’éloignement. Et ils vivaient, ces satellites ! ils vivaient de la vie essentielle de la matière sidérale ; ils flottaient dans les rêts mystérieux de la gravitation, circulant autour de leur planète-mère, visiblement, parfois réunis tous quatre d’un seul côté, puis s’égrenant, par leurs vitesses différentes, un à un, s’éclipsant derrière pour reparaître à gauche du disque lumineux… Et Saturne, minutieusement encerclé de son oblique anneau, donnait mieux que tout, peut-être, l’impression d’un globe, d’un monde flottant, au fond du recul télescopique, sur le noir de l’Espace infini pointillé d’infimes étoiles… Et ces étoiles – ces autres soleils, par milliers, par millions, éclairant chacun son cortège de planètes – les étoiles aux distances si énormes que les télescopes géants ne les voient toujours que sous la forme d’un point ! Les étoiles, dont la lunette d’Étienne multipliait cependant le fourmillement… Et la pâle lueur des nébuleuses indiquant aux tréfonds de l’Espace la genèse d’une création nouvelle…
Quelles nobles heures lui procurèrent ces contemplations, l’hiver, sous la palpitation des nuits sereines, qui découvrent les géométries sublimes d’Orion, des Gémeaux, du Taureau, de la Baleine !
Quelles merveilleuses évasions, surtout, loin des mesquins égoïsmes, – aux soirs d’été, après les longues journées où le soleil désormais inutile et navrant avait incendié ses nerfs, ressuscité les révoltes affolées à l’encontre du malheur indu !…
La féerie du couchant s’éteignait. Vénus la première s’allumait dans l’ouest ; puis les étoiles, l’une après l’autre : Véga, Arcturus, Antarès, l’Épi de la Vierge, Altaïr ; puis leur foule innombrable sur le fond velouté de la nuit transparente où se découpait le profil noir des pins sur la colline. Le clairon du camp outrageait pour la dernière fois le silence ; puis les grillons vibraient seuls, indéfiniment.
Au fond du paysage, le poète solitaire n’était plus qu’un animalcule humain, perdu sur l’incommensurable rondeur de la Terre, face à la Nuit. Et, comme un vêtement trop lourd, les soucis égoïstes tombaient de ses épaules, et il se retrouvait, pur roseau-pensant, esprit impersonnel, incarnant le savoir laborieusement conquis par le génie humain, depuis des millénaires – depuis les Chaldéens postés sur la tour de Borsippa, dans les nuits chaudes de Babylone, et observant les astres au bruit léger des machines hydrauliques arrosant les jardins suspendus ; – depuis les Grecs et les Arabes, jusqu’à Copernic, Galilée, Newton, Arago, Flammarion, Nordmann, Moreux…
À force d’attention religieuse, il faisait vivre les chiffres, il réalisait les certitudes de la science, les projetait hors de sa pensée, réorganisant le monde des apparences selon sa vérité mathématique.
La Terre, cette étendue si vaste dont il avait parcouru jadis une si faible partie, la Terre devenait, avec ses continents et ses mers, une sphère géographique, une sphère planétaire ; et il finissait par imaginer, puis sentir, sa rotation majestueuse, planant dans l’Espace, au pouvoir de la gravitation solaire, – et sa « chute extatique » à travers l’Infini.
Et il songeait :
L’Infini ! – Ce n’est pas un mot abstrait, une lointaine conception philosophique ; c’est une réalité, vivante et proche, immédiate. Là, devant mes yeux, au-dessus de ma tête, autour de moi, autour de cette Terre où je pose, autour de la planète Terre, c’est l’Infini en présence réelle ; c’est l’immense, la suprême réalité qui nous baigne, nous pénètre, en laquelle nous vivons, mais que l’accoutumance nous a désappris de percevoir. Terreur sacrée ! vertige sublime ! Je suis en toi, Espace, ô Infini qui contiens notre monde, avec la famille planétaire de notre Soleil, et le Soleil lui-même ; et, à des distances affolant notre imagination mesquine, les autres soleils, en tous sens le grouillement des soleils – soleils vivants escortés de planètes, soleils morts, soleils renaissant, phénix, des nébuleuses génératrices – tous les soleils de la Voie Lactée, qui est notre Univers… Mais notre Univers seulement ! Un simple univers parmi les autres, ses semblables, que l’œil surhumain des télescopes discerne par les trouées de la foule stellaire… D’autres univers, d’autres Galaxies, d’autres Nébuleuses, emplissant l’outre-espace, jalonnant, en tous sens, l’Infini sans haut ni bas qui contient tout – le Tout des touts, l’Être panique, l’Éternel inconnaissable qui peut-être charrie en Lui les univers, avec chacun leurs millions d’astres, – comme en nos veines circulent les globules sanguins constitués d’atomes à l’intérieur desquels électrons et ions gravitent furieusement, en système tourbillonnaires… Infini Tout que sillonne en tous sens la lumière, Infini dont chaque particule agit sur toutes les autres, leur est liée par l’omniprésente Gravitation ; Infini-Tout dont l’essentielle Unité se dissimule, pour la perception humaine, sous les catégories de l’espace et du temps, mais se retrouve en la pensée que j’ai de Lui… Mystère sacré : L’Homme, ce quasi-rien, né sur un globule, du conflit des énergies ; l’Homme naguère animal, par sa conscience réalise en lui l’Idée suprême, et contient l’Infini ; le Microcosme : contenant-contenu, égale le Cosmos, le crée à son tour selon l’unité consciente qui le sacre Dieu.
Possession ineffable ! volupté mystique des nuits ardentes ! Minutes souveraines d’intuition qui deviennent, pour celui qui les a connues, la justification unique et suffisante de la vie, – de cette vie par ailleurs illusoire, puérilement soucieuse de riens qu’elle prend, dans l’ivresse du soleil diurne, pour la réalité !…
Telle fut la forme panthéiste sous laquelle Serval retrouva Dieu.
La religion a toujours été la suprême ressource des cœurs désenchantés, lorsque leurs maux sont trop graves ou incurables. Mais les religions traditionnelles et révélées ne peuvent satisfaire que des hommes chez qui la sensibilité domine la raison, l’aveugle, entraîne sa complaisante adhésion aux croyances d’un spiritualisme illusoire, – ou bien s’impose malgré la logique, en déclarant que celle-ci n’a rien à voir avec les fondements de la foi – : désir tenace et effréné d’une immortalité personnelle, en dépit de sa haute improbabilité ; naïve formule du bien et du mal attribuée à un Dieu personnel et tout humain, qu’il s’agit de satisfaire sous peine de damnation.
Or, chez Serval, l’espèce de cloison étanche que nécessite la religion entre le sentiment et la raison n’existait pas. L’attitude si générale qui consiste à prendre nos désirs pour des réalités et à les affirmer comme telles, en dépit de l’évidence même, lui répugnait étrangement, et il ne s’en cachait guère. Aussi lui arrivait-il souvent d’être qualifié de pessimiste (« mauvais esprit », disaient ses professeurs) – alors qu’il voyait simplement clair. Quand il eut connaissance de la philosophie dite « pragmatiste », – qui affirme vérité non pas ce que la raison conçoit comme telle, mais ce qui réussit en pratique, ce qui satisfait le mieux nos désirs et nos tendances, – il s’ébahit qu’une telle doctrine de cynisme anthropomorphique trouvât des adhérents.
Il ne pouvait donc être question pour lui d’un « retour à la foi de son enfance ». Même lorsqu’il repassait l’inéluctable série de faits qui avaient détruit son bonheur ; même lorsqu’il y discernait sa part de responsabilité, et la part des « dieux jaloux » (simple façon de désigner le mécanisme universel) il objectivait toujours en ironie la traduction « châtiment » de l’affaire.
On peut dire qu’il cédait en dernière analyse à son besoin personnel de trouver un recours contre la solitude (« Fais remonter ton sexe à ton cerveau », enjoint l’Ecclésiaste) et qu’il remplaçait la présence féminine abolie, par la conscience d’exister en Dieu et de communier avec l’Âme universelle. Lui-même s’en rendit compte. Mais ce qu’il voyait moins clairement, c’est qu’il subissait à sa manière la contagion de l’esprit nouveau.
Dès avant la guerre, les tendances spiritualistes (témoin les conversions fameuses de poètes et d’intellectuels) préparaient contre le positivisme, triomphant de 1880 à 1900, un retour offensif, selon le rythme pendulaire de l’histoire. À la faveur de la guerre, la « vague mystique » allait déferler. Ivres d’horreur, épuisés d’émotions, déçus par la réalité, les hommes s’apprêtaient à retrouver en Dieu la justice et la stabilité que le monde leur refusait, – à nier la mort répandue autour d’eux, les menaçant à chaque heure, par l’affirmation de leur perdurance au-delà de la vie. Et comme l’incroyance générale n’était guère moins superficielle que les opinions politiques sucées aux colonnes des gazettes, la religion traditionnelle était toute désignée pour la remplacer : – la masse l’adopta, sans plus, dès qu’elle redevint de bon ton… Et le système intellectuel des cloisons étanches est si répandu que même les gens cultivés n’hésitent pas à faire coexister dans leur esprit les conclusions de la science actuelle avec la foi en un Dieu plus ou moins biblique, qui créa pour l’unique service de la Terre, le Soleil, la Lune… et les étoiles (et stellas !) clous d’or destinés à l’illumination de nos nuits.
Peut-être même Serval n’eût-il pas appliqué le mot Dieu (si élastique !) à son Tout sur-universel, sans l’exemple de Spinoza.
Il arrive que certains livres, déjà lus et relus avec un intérêt médiocre, se trouvent un beau jour correspondre exactement à nos dispositions nouvelles, et si nous les rouvrons alors, c’est avec une stupeur émerveillée que nous y découvrons des sens cachés et lumineux.
La lecture de l’Éthique fut pour Serval une révélation de ce genre. Avec quelle sagacité le philosophe de La Haye dépistait sous toutes ses formes les vieux préjugés de l’anthropomorphisme ! comme il les énucléait impitoyablement, comme il les expulsait de leurs refuges traditionnels : finalisme, bien et mal, libre-arbitre, etc. ! Quelle idée grande et belle devenait ainsi « Dieu », dépouillé de son « trop-humain », – Dieu, la Substance unique de l’Univers, – Dieu, la Nature dont nous faisons partie, – Dieu, que notre connaissance du monde tend à réaliser en nous !
Malgré son objectivité prétendue, toute théorie philosophique reflète nécessairement le caractère de son auteur. Ayant placé dans l’étude la nouvelle valeur de sa vie, le néophyte ne pouvait manquer d’adopter avec enthousiasme les conclusions morales du Maître. Par la longue série des axiomes, théorèmes, démonstrations, lemmes (tout cet attirail pseudo-géométrique destiné à rebuter les indignes ou les malveillants) l’élève suivait dans son vol le génie spinozien, et retrouvait dans la plupart de ses intuitions prophétiques les théories et les lois que la science expérimentale a fini par dégager de sa laborieuse enquête. – Et la conclusion même de l’Éthique rejoint celle de nos penseurs les plus loyaux : « Si tu veux te libérer de la servitude que t’imposent contingences et passions, efforce-toi de développer ta connaissance… L’effort suprême de l’âme et sa vertu dernière, – la vraie béatitude et l’amour vrai de Dieu, – c’est de comprendre. »… « Savoir ! » exclame identiquement le dernier volume de Le Dantec.
Oui, l’intelligence est le seul vrai privilège de l’homme, sa caractéristique essentielle en tant qu’homme, le Signe qui l’élève au-dessus de l’animalité dont il sort. – (« Vous outragez, évolutionnistes, la dignité humaine ! » s’écrient, scandalisés, les gens bien-pensants… Mais que faites-vous donc, vous croyants, qui nous supposez déchus par le péché originel ? N’est-il pas plus noble de se dégager de l’instinct, et de s’élever toujours plus haut, vers la lumière et l’intelligence ?) – Ah ! si l’homme consentait à suivre son devoir surhumain, au lieu de mettre lâchement au service de sa portion animale, trop subsistante, la faculté sublime par laquelle l’Univers cherche à se connaître en lui ; – s’il voyait une bonne fois qu’il est destiné à réaliser Dieu, et non uniquement à faire pour la Bête une plus confortable litière ! – S’il comprenait, d’abord, que tous les représentants de l’espèce sont à quelque degré des aspirants-dieux ; – comme il s’efforcerait d’établir l’Amour spinozien, la parfaite harmonie entre ces incarnations distinctes d’un seul et même être idéal : – l’Homme, roseau-pensant !
Le démenti brutal apporté par la guerre à ces hautes aspirations effarait le poète. Ce retour aux instincts de violence et de haine, ce triomphe de l’animalité ancestrale, lui apparaissait plus que jamais comme monstrueux. Il en arriva même à se demander si cette guerre inouïe, où toute l’humanité en chœur reniait le but suprême de son existence, n’avait pas une signification plus grave que celle d’une crise périodique et passagère de folie.
Ce fut dans un « vallat », par une journée sereine et chaude de mai, que cette signification lui apparut.
Jadis animés pour leur charme pittoresque de sauvagerie, lorsqu’ils s’y promenaient à deux, les solitaires vallats étaient redevenus précieux à sa misanthropie, car on pouvait – surtout depuis la guerre – y marcher des heures, avec la certitude de ne rencontrer âme qui vive, ni un chasseur, ni un berger promenant ses moutons.
La plus farouche, la plus âprement belle de ces gorges était cachée derrière un bois de pins centenaires, et l’on n’y accédait que par d’abruptes pentes, où les pas entraînaient une torrentueuse avalanche de cailloux sonores comme de la ferraille. À cause de quelques fossiles (les seuls ou à peu près de la région) Étienne l’avait baptisé : Vallat des Ammonites.
Au fond de ce couloir pierreux, haut-plafonné d’azur, le poète, assis à contempler dans sa main un fragment d’empreinte qu’il venait de ramasser, rêvait au passé de la Terre. Il imaginait le globe incandescent d’il y a des milliards d’années – chiffres vertigineux pour nos supputations d’éphémères ! – dégagé du soleil et commençant autour de lui sa ronde gravitatoire. À force de rouler parmi le froid de l’espace, ce flamboiement s’assombrissait d’une pellicule solide, peu à peu épaissie, où se déversaient en cataractes les eaux primordiales, aussitôt évaporées sur le basalte brûlant, – et repleuvant, inlassables, pour constituer enfin l’océan où devait naître, mystérieusement, la Vie. – La Vie : – résultat nécessaire des chimies terrestres, fécondées par quelque radiation, aujourd’hui disparue, du jeune astre central ?… développement de germes spéciaux répandus dans l’espace, comme la matière ?… apport aérolithe d’un autre monde en pleine floraison vitale ?… Qui sait !…
L’océan secondaire battait les falaises des deux îles : les Maures et l’Estérel, seuls témoins surgis de la future Provence. Ici même, l’ichtyosaure, cette espèce formidable de crocodile marin, et le plésiosaure au col de cygne, gros comme une petite baleine, se disputaient l’empire des eaux chaudes et fumantes, dans la touffeur d’étuve. Et continuellement, inlassablement, les dépouilles des êtres océaniques – dents, spicules, carapaces, coquilles – toutes les parcelles de calcaire extraites par la vie – neigeaient dans l’épaisseur des eaux, s’accumulaient au fond, édifiaient – de quelques centimètres par siècle – les futures assises que le « jeu » de l’écorce terrestre devait dresser à l’air libre enfin, sous la forme de ce massif épais d’un kilomètre.
Prise dans les feuillets géologiques comme une illustration, çà et là, une ammonite témoignait du sort de sa tribu.
Elles avaient traversé l’époque primaire, les ammonites, dans une exubérante poussée d’énergie vitale, conquérant toutes les mers de leurs milliers d’espèces aux formes de plus en plus élégantes et raffinées, serrant leurs spires avec vigueur et les ornementant avec coquetterie.
Mais, à l’époque secondaire, leur règne finissait. Dans toutes les espèces les signes de décadence se multipliaient. Comme si les formes vivantes, issues du tronc primordial de l’arbre de vie, ne possédaient qu’une provision limitée d’élan vital, les ammonites secondaires s’aparessaient, dans une sorte de vertige précurseur de la mort. Leurs coquilles desserraient leurs spires, les déroulaient même, par un retour aux frustes ébauches des ancêtres lointains ; l’ornementation était négligée, hésitante, ou compliquée de méticuleux et vains byzantinismes…
Ô touchante naïveté de la science actuelle, qui recherche gravement dans combien de milliers de siècles la Terre nous manquera un jour ; et si ce sera par suite de l’extinction du Soleil, ou par la fuite des eaux dans l’épaisseur de la croûte terrestre ! Comme si l’humanité devait attendre pour disparaître que la Terre fût réduite à l’état de vieille lune anhydre et sans atmosphère ! Comme si elle pouvait prétendre se soustraire aux inflexibles lois de la disparition finale des espèces, que la paléontologie retrouve à chaque pas ! Seules, quelques formes inférieures ont traversé, depuis l’aube des temps jusqu’à nous, les époques géologiques ; toutes les autres ont péri à tour de rôle, et les plus élevées en organisation furent les plus éphémères. – Notre simple désir va-t-il nous conférer un privilège exceptionnel et unique dans les fastes de la vie ?
Soit : – l’intelligence nous a permis de récapituler, de centraliser tous les progrès de la vie, toutes les conquêtes effectuées sur la matière par les innombrables espèces qui se sont évertuées depuis les origines à réaliser une de ces armes, un de ces outils – crocs, ongles, ailes, nageoires – créés directement par nous à coups de formules… Mais cette supériorité nous exempte-t-elle de suivre la loi commune ? Ne doit-on pas supposer, au contraire, que l’énorme dépense d’énergie nécessitée par ces acquisitions épuise notre espèce, dévore son avenir ? Que l’on songe à l’accélération vertigineuse et toujours plus rapide effectuée depuis l’origine du machinisme… voire dans les vingt dernières années qui ont précédé la guerre, qui avaient amené la civilisation à son point culminant… Comme les glorieuses Ammonites de la fin du primaire !
Tout ravisseur qu’il soit du feu prométhéen, le cerveau de l’homme n’est, à la vérité, qu’un cerveau mammifère, tyrannisé par l’intelligence. Névrose ou non, le génie est un abus des forces humaines ; bien peu ont résisté jusqu’au bout à cette visitation. Kant est mort gâteux, Nietzsche fou, Maupassant, Baudelaire, tant d’autres, paralytiques généraux… L’humanité en masse, dont les représentants suivent le progrès de leurs meneurs, vivent dans l’atmosphère créée par les génies, – l’humanité résistera-t-elle davantage ?
Et, contemplant, au fond de son vallat secret, une ammonite de la décadence, aux spires mi-déroulées, aux sutures incomplètes, Serval songeait qu’une fin analogue attendait l’humanité parvenue à son apogée ; – que peut-être il assistait au début de ce vertige ; – que la guerre actuelle, en ses fureurs, préludait à la débâcle de la civilisation, à la décadence de notre espèce condamnée par les lois inflexibles de la vie, et l’excès même de son développement…
Les jours se suivaient – ou plutôt se recommençaient, dans le même provisoire affermi en routine. Le poète vivait en dehors de la durée normale, dans un compartiment cauchemardesque du temps, où rien n’avançait – pas plus que vers sa fin la Guerre, dont il suivait à peine, sur les gazettes, la formidable et vaine agitation ; – où rien n’avançait, en dépit du renouvellement des saisons et du cours des sensations et de la pensée.
Mais il avait trouvé son terrain de résistance. Plus stable que là-haut la ligne des tranchées, sa ligne de conduite : – ignorer l’Ida-fantôme – mettait à l’abri le territoire intellectuel, jusqu’où n’arrivaient même plus les échos des escarmouches qui se livraient parfois dans la vie quotidienne.
Il se constatait sauvé, noblement. La partie de son âme qui importait, au point de vue spinozien, sortait non seulement intacte, mais glorifiée, du piège tendu par le destin. Il n’y avait laissé que son cœur. Ou plutôt, durci, pétrifié, cristallisé en un bloc de diamant noir, ce cœur était devenu insensible au malheur du présent, incarné dans l’Ida-fantôme.
Lorsqu’il ne réussissait pas à ignorer son existence, il la traitait plutôt comme un animal familier, un grand chat d’une espèce particulière, malade et maussade, aussi muet et beaucoup plus incapable de sentiment que Tanit et les deux autres. – Mais qu’importait ? puisque lui aussi était mort, à ce point de vue !
L’avenir – cet après-guerre qui reculait chaque jour – ne présentait aucun intérêt positif. Dans son attachement à l’intellectualité pure, Serval ne concevait pas que le monde extérieur, rouvert, dût lui procurer des joies appréciables. Sa vie aventureuse était close. Cet avenir lointain ne serait qu’un prolongement de la période actuelle – libérée seulement, par le divorce, de la Présence posthume.
Le passé même avait perdu son caractère de contraste pénible. Un abîme séparait son moi nouveau de sa vie d’autrefois ; elle s’était détachée de lui, et flottait dans son souvenir comme une belle histoire, vécue par un ami cher qui la lui eût racontée…
Ou bien encore, sous la lampe, à relire Théocrite, Virgile ou telle églogue de Calpurnius, une émotion l’empoignait, étrange, bien au-delà du plaisir fin et un peu creux du simple érudit. À l’appel des vers incantatoires, le tableau s’illuminait, au fond des siècles, dans la lumière antique où s’agitaient les dieux. Tous ces noms familiers : Aréthuse, Chloé, Thyrsis, Néère, Amaryllis, ouvraient un monde de souvenirs glorifiés par le poète d’autrefois, où le poète d’aujourd’hui réfugiait le plus sacré de lui-même, afin de le pouvoir contempler encore, mais situé hors de portée des regrets douloureux… Plus que des rêves lyriques, en vérité, ces souvenirs d’une vie antérieure où il se retrouvait, légendaire et divin !… Ô les oaristys, aux pentes du Ménale ! Les chèvres, là-haut, broutaient le cytise en fleurs. Dans les pins du promontoire, les cigales frénétiques secouaient les grelots d’or du soleil. En plein azur, un goéland solitaire passait, à lents coups d’ailes. La mer bleue, berçant les sirènes assoupies de chaleur, léchait indolemment la plage. L’oreille d’un chèvrepied pointait de derrière un lentisque ou un genévrier. Et lui-même, le cher adolescent, Mélibée ou Tityre, assemblait ses pipeaux, tandis que près de lui, nue et couchée dans le sable fin de la grotte, lui souriait sa radieuse Galatée… Mais ce beau couple-là était mort depuis longtemps, avec les dernières nymphes, avec la lumière antique et la jeunesse du monde, – depuis des siècles et des siècles. De ce passé infiniment lointain, il ne restait plus aujourd’hui, dans l’exil de l’Âge d’Acier, que deux fantômes, tombés de l’autre vie : – une ombre féminine, et un certain poète sans âge désormais, un Étienne Serval très vieux, qui, refermé le livre et l’évocation divine, ne possédait plus qu’un cerveau pour exercer les fonctions du roseau-pensant, – jusqu’à la mort définitive.
Car c’était tout ce qu’il voyait devant lui : la mort. Demain, aujourd’hui, tout de suite, elle pouvait venir : il l’accueillait sans regret, avec la sérénité indifférente des vieux stoïques, – déclamations et pédantisme en moins. Les révoltes avaient disparu, qui cabraient devant l’inéluctable mort un autre Serval accroché à la vie, de tous les liens multipliés des sensations heureuses. À présent, nul antagonisme entre la vérité fondamentale, le monstrueux mystère-axiome posé par la raison : – la fin de sa conscience, à la mort, – et le désir farouche de prolonger l’autre fait-mystère (familier, celui-là, et passionnant !) : – la vie, la volupté, créatrice de tirer continuellement l’univers du néant, par la conscience. De ce conflit, chez la majorité des hommes, incapables d’opposer aux appétits instinctifs le veto d’une vérité trop sûre, naît l’acceptation des espoirs spiritualistes, têtus et affirmant que l’on vivra encore et encore, malgré la mort, après la mort. Désormais, Serval n’avait plus besoin d’emprunter à Lucrèce son défi agressif et sa résignation âcre, pour refouler l’instinct conservateur du moi. Le désir animal de vivre, longuement bafoué, rebuté, empoisonné, avait cédé à la mortelle contagion du Fantôme. La vie quotidienne ne valait plus d’être vécue. Il y renonçait d’avance. Pour la vie intellectuelle (ce noble pis-aller !) n’en avait-il pas tiré les joies immuables ? À quoi bon les réitérer ? N’avait-il pas, en des instants suprématiels, communié à l’essence panique, où sa pensée devait finalement se résorber, se perdre ?… Dès lors, que le jeu fatal du mécanisme universel vienne dissoudre son cerveau un peu plus tard, un peu plus tôt, qu’importe ? Il cède au Cosmos, en bon stoïque, certain d’avoir accompli jusqu’au bout son plus haut devoir de roseau-pensant…
Des mois, de longs mois, presque deux années à la fin – les années des restrictions multipliées, du pétrole rare, du tabac manquant, – se passèrent ainsi dans une sorte de sérénité posthume. Ramenant toutes ses activités à la vie spirituelle, Étienne Serval usa de la pensée comme d’un suprême anesthésique, pour ignorer la vie quotidienne, et la Morte, perdue à côté de lui dans ses limbes, sans une curiosité.
Seuls, les matériaux de ses études se renouvelaient. Outre Spinoza, bréviaire fondamental, les philosophes se succédaient sur sa table : – Leibnitz, Descartes, Kant (qui l’avait rebuté jadis à la dixième page, et qui lui parut limpide dans sa sévérité transcendante), Hegel, Schopenhauer, Hartmann – enrichissant d’aperçus nouveaux sa conception du monde.
La botanique servait toujours de pivot à ses autres curiosités biologiques pour les maintenir au contact de la nature. La flore des environs s’épuisait. Il l’avait toute passée en revue ; l’herbier de Seyssac était complet. Seuls, un ravin lointain, un sommet inexploré, lui offraient encore des trouvailles. Alors, il se rabattit sur les cryptogames : mousses, champignons, lichens – inépuisable flore que l’hiver laisse entière et toujours prête, incrustée aux rochers, aux vieux murs, aux écorces… D’autres fois, il suivait à la loupe les évolutions des insectes, s’identifiait à leur taille, pénétrait dans la nature par cette dimension nouvelle…
L’été, quand la campagne est brûlée par la sécheresse torride – seul et nu sur les rochers littoraux, il mit à profit son ancienne habileté à la nage, pour explorer les fonds sous-marins, et cueillir les dentelles carminées des plocamies, les fucus bruns, les sargasses, les vertes ulves, toutes ces algues, en feuilles, en lanières, en chevelures, dont l’intérêt passionné lui faisait oublier le souvenir d’autres baignades radieuses, jadis, dans l’Éden de l’Autre Vie…
Néanmoins, l’ivresse du soleil estival agissait sur lui, et de temps à autre, ses muscles l’emportaient. Les sorties habituelles, par les bois, les plateaux calcaires, les vallats ignorés, ne lui suffisaient plus. Enfreignant l’interdit jeté sur le monde extérieur, il cédait à un besoin d’excursion. Il partait pour la journée, seul. Il affrontait l’horreur d’un train matinal bondé de soldats allongés dans les couloirs, foudroyés par vingt-quatre heures de trajet, sur une litière de crachats. Il débouchait à l’air libre de quelque station, où jadis, s’était complu leur bel enthousiasme… Mais il n’y trouvait que solitude et vide : – l’azur, le soleil, l’écrasaient, avec l’inutilité du trop beau paysage. Et, farouchement, il s’absorbait en des herborisations minutieuses de la flore du lieu (si différente, à trente kilomètres près, de celle de Seyssac) et il rejetait son amour vers le cœur de la nature éternelle, en un éperdument de rêveries panthéistes.
Parfois, du haut d’une côte, devant l’horizon vaste des montagnes et de la mer, une révolte passagère le soulevait ; dans un coup de désir subit, il convoitait le monde, les voyages, l’amour – cette vie nouvelle de l’après-guerre, refaite à la mesure de ses libres instincts. Titans mal écrasés sous les blocs du désastre, ceux-ci hennissaient vers la revanche : pour une minute surmontant la sagesse nouvelle, ils proclamaient leur refus de subir plus longtemps le joug de la patience… Un voyage, tout de suite, un vrai voyage ! – Pourquoi pas ? Il en avait les moyens… Mais quoi ? traîner la misère de la Morte ? L’expérience était faite : impossible… S’en aller seul ? Et que faire d’elle ?… Et d’abord, supporterait-il la solitude ? – Problème qu’il refusait d’examiner, pour ne savoir quels liens secrets le rattachaient malgré tout à sa compagne…
D’ailleurs, la nouvelle sagesse avait refoulé le soulèvement tumultueux. Il comprenait la nécessité de tenir jusqu’à la fin de la guerre. D’un grand effort, il refermait sur ses instincts et condamnait plus solidement la trappe du subconscient ; et il régularisait à nouveau le drapé de sa sérénité stoïque.
Ces jours-là, au retour, il percevait la présence de la Morte ; mais il restait incapable de voir – comme l’eût fait un témoin sans parti-pris – qu’elle redevenait peu à peu vivante.
Règle générale, il ne la regardait pas ; il l’ignorait ; il assistait en aveugle à la lente amélioration de son état, à un acheminement vers cette guérison qu’il eût payée naguère de toute sa fortune et de la moitié de son sang. Il l’avait rejetée de sa pensée, annihilée une fois pour toutes…
Son inertie était encore considérable ; mais nous voyons autour de nous des femmes « naturelles » plus nonchalantes, au regard plus absorbé. De loin en loin, un léger sourire ou un bref roucoulement étaient la dernière trace des éclats de rire maladifs. Nul signe extérieur ne décelait plus ni fièvre persécutoire ni délirantes imaginations.
Comme autrefois, durant les heures qu’Étienne consacrait au travail, elle se tenait dans son coin, sur le divan (cachée par le rempart de livres), les yeux perdus dans le vague, ni triste, ni gaie, ou lisant parfois une strophe dans son sempiternel volume de Baudelaire. Pendant la belle saison, elle restait plutôt dehors dans le hamac, à se bercer sans fin, regardant le feuillage de l’acacia, ou suivant interminablement la file active des fourmis qui cheminaient au long d’une vieille corde à linge…
Une heure ou deux par jour, elle se promenait, dans le bois, ou sur la grand-route, vers la gare, après que le clairon du camp avait sonné « la soupe », et lorsque nulle rencontre des garnisaires n’était plus à craindre. Elle rôdait surtout par la propriété, avec une phrase ou deux au père Brun, superstitieusement intimidé devant elle ; cueillait les fleurs de la saison : – rameaux d’amandier ou de pêcher, narcisses, jacinthes, tulipes, bruyères, romarins, roses, iris, lilas, genêts, – et en garnissait les vases du cabinet de travail.
Elle rejouait du piano, correctement ; mais à sa fantaisie, et non plus au gré d’Étienne, qui s’efforçait d’ignorer, venant d’elle, le sortilège musical…
Elle ne se donnait plus « la représentation » dans son boudoir, mais s’y livrait à ces ouvrages féminins : broderie ou crochet, si méprisés par le poète…
Elle reprenait son rôle dans les travaux du ménage ; et, la bonne du propriétaire aidant, la maison était de nouveau nette et à peu près ordonnée…
Mais qu’importaient ces marques de bonne volonté ; qu’importaient les baisers qu’elle lui offrait timidement, aux heures d’autrefois, et qu’il acceptait, vague et lointain ; qu’importait si le dégoût ne le chassait plus du lit conjugal ?… Par la niaiserie de ses propos (il les tranchait de rogues « oui » et « non », – comme elle naguère ; – à table, il avait pris le parti de lire), par son incapacité de se rendre attentive à quoi que ce fût de sérieux, Étienne la voyait toujours aussi impossible. La condamnation était plénière et sans retour.
La seule chose dont il lui sût gré, comme rendant plus tolérable ce délai qu’ils avaient encore à vivre ensemble, jusqu’à l’après-guerre et au divorce libérateur, c’était sa reprise des habitudes de soumission : elle ne se rebiffait plus que contre des injustices trop flagrantes, des tarabustages trop directs ; et même alors, loin de prolonger les criailleries, elle se retirait aussitôt, et le laissait se calmer, seul.
Car évidemment, toute suspensive qu’elle fût, et haussée à un détachement artificiel, cette période – de hors-la-vie, pour ainsi dire – ne se passa point sans orages, ni regains d’amertume pour Étienne, à contempler son bonheur assassiné, sa vie quotidienne ensinistrée.
Mais quand il avait exhalé sa colère contre cette « idiote » (une des trois ou quatre injures où il se cantonnait, injures machinales d’ailleurs, et sans venin) il se domptait, rejuché à l’indifférence stoïque, l’annihilant par la force de la volonté, passant auprès d’elle comme auprès d’un objet, l’ayant devant lui sans la voir, sans jamais plus arrêter les yeux sur son visage, ses beaux cheveux, ses mains fines, – sur rien de ce qu’il avait aimé, dans ce corps si fatalement resté le même, en possession de l’âme morte.
Les crises de solitude qui caractérisèrent le début de la déréliction avaient cédé au révulsif de l’ascèse intellectuelle, et la souffrance d’Étienne était devenue assez sourde pour qu’il s’abstînt d’y chercher le remède illusoire d’une autre petite danseuse. Il ne pensait que lointainement à la compagne nouvelle dont il aurait à s’enquérir, après la guerre – si le célibat lui était bien devenu radicalement insupportable, comme il le craignait parfois, grâce à neuf ou dix années de présence féminine.
Il fallut le hasard de la venue de Suzanne pour le mettre en face de la tentation.
Il savait déjà, par leur correspondance régulière, où il se délassait volontiers, que, par ennui, tristesse, dégoût de sa destinée – un peu sœur du « grand homme », à ce point de vue, insinuait-elle – Suzanne avait, ces derniers mois, abusé de sa drogue favorite, plus que son tempérament ne pouvait le tolérer. Elle ne voyait plus sa mère qu’à de rares intervalles ; mais le lieutenant de vaisseau avait fait une courte apparition à Paris, entre deux croisières ; et (bien qu’ils se comprissent de moins en moins) il avait obtenu qu’elle se fît examiner par un spécialiste. La nécessité bien démontrée d’enrayer, sous peine des pires accidents hépatiques, elle avait une fois de plus coupé l’opium.
— Un mois de souffrances atroces, mon ami, disait-elle au poète, qui la considérait, mi-étendue sur le divan auprès d’Ida occupée à broder, bien sage dans son petit coin. – Cela va mieux à présent, et l’amélioration physique est incontestable. Fumer me tuait. Mais le vide, privée de ce passe-temps !… Que voulez-vous que je devienne, moi ? Je ne me sens pas aimée comme je le souhaiterais ; je n’aime plus ; et je n’ai guère d’autre raison de vivre. Le monde, les relations, les voyages, tout cela m’amusait, autrefois ; mais c’est fini : rien ne me dit rien… C’est du manque d’intimité à deux que je souffre ; et les autres modes de société ne font que m’agacer et m’accabler d’ennui… Comme vous avez de la chance, ô poète, de vous suffire à vous-même, avec les ressources de votre cerveau !
Bien qu’elle fît montre d’une réelle sympathie, lors des confidences que Serval ne manqua point de lui faire, au cours de leurs promenades, concernant Ida (elle les suivait nonchalamment, vite lassée de la part qu’elle prenait à la conversation) l’ex-fumeuse irritait le « cher grand homme » en voyant un cas fort banal dans son malheur inouï. Psychologue simpliste, elle ne concevait pas qu’une situation pût échapper aux règles de la vie courante ; et, tout comme Marcelle à Nice, mais moins brusque et plus pitoyable, elle s’évertuait à convaincre l’entêté que son aventure était celle de bien d’autres.
— L’amour n’est pas éternel, n’est-ce pas ? Il s’en va comme il vient, on ne sait pourquoi. Hé bien, mon cher, vous avez cessé d’aimer votre femme, voilà tout. Elle n’en peut mais. Quant au remède, il est en vous. Il suffit de vous monter un peu le bourrichon, et d’agir comme si vous l’aimiez encore. La réalité suivra. Et croyez-en mon expérience, vous pourriez être encore heureux, à vous deux.
Elle tâchait de lui faire sentir que sa femme n’était plus à beaucoup près la malade qu’elle avait vue à Paris, treize mois plus tôt. Un peu de vivacité en moins, soit ; mais elle avait repris ses allures normales, et elle savait causer, lorsqu’on voulait s’en donner la peine. – « Elle ne cause pas avec vous ? Mais, mon ami, c’est votre faute ; vous l’intimidez, avec vos façons, la pauvre petite ! »
Et à un autre moment où Ida, encouragée par la présence de leur amie, allait jusqu’à attirer vers elle son époux, et lui donner – sans rime ni raison ! jugea-t-il, en haussant les épaules – un maladroit baiser : « Mais pourquoi ne lui répondez-vous pas ? s’écria Suzanne. Elle est si gentille avec vous ! »
À la fin, il lui avoua carrément que sa résolution était prise ; qu’il en avait assez, et qu’il n’attendait que la fin de la guerre et son divorce pour chercher une nouvelle compagne.
— On cherche quelquefois bien loin ce qu’on a auprès de soi, répondit-elle, avec une gravité qui se voulait impénétrable.
Mais il remarqua dans ses yeux une lueur singulière qui lui donnait la traduction de cette parole amphibiologique à la manière des oracles.
Hé bien non, il avait beau être tenté lui-même, il ne pouvait unir sa destinée à celle de Suzanne. Il ne pouvait même s’accorder la diversion d’une passade avec elle. Il soupçonnait trop bien l’état secret de sa sensibilité à lui, sous le triple airain de stoïcisme où il l’enfermait, comme le supplicié médiéval jadis bouclé dans cette « vierge de fer » toute hérissée de pointes à l’intérieur, qu’il avait vue, au musée de Nuremberg. – Écœuré de sa vie quotidienne, torturé de solitude, s’il cédait, il se livrait sans rémission.
Et lors des derniers bains qu’ils prenaient tous trois parmi leurs rochers déserts, au bas de la falaise, il voyait en simple dilettante Suzanne moulée dans son maillot rouge, le corps immuablement mince et juvénile, les seins mignons et fermes (elle avait pourtant le même âge que lui, au moins !) batifoler auprès d’Ida en maillot noir, un peu ranimée par les baisers du soleil et des vagues. De grâces et de tailles différentes, mais modelées suivant le même type de la souple naïade, les deux anadyomènes faisaient, l’une par l’autre, valoir leurs beautés, également désirables – également inutiles, par la prohibition que s’imposait le poète, fidèle à la maxime stoïcienne : – Sustine et abstine – Souffre et abstiens-toi !
L’Ida présente n’était plus qu’un vain simulacre ? – Mais la vraie Suzanne, la seule qu’Étienne eût pu chérir, à la longue, était la fumeuse en gebba tunisienne qu’il avait connue à Paris, dans l’atmosphère mystique ineffablement du petit salon crépusculaire où la veilleuse à verre rubis trônait sur le plateau de laque, auprès du bambou rituel. De cette Suzanne-là émanaient les paroles et la pensée fraternelles. Mais le destin ne l’avait pas voulu. Il était trop tôt, alors, avec Ida encore vivante. Aujourd’hui, il était trop tard. Suzanne avait changé. Elle apparaissait, dépouillée de son auréole, trop féminine, trop futilement accaparée de soucis mesquins, inapte à suivre un sujet un peu sérieux, n’ayant pas une idée en propre. À l’amour qu’elle lui offrait, il ne pouvait répondre que par une simple camaraderie, – comme si un rouage mystérieux du mécanisme de la sympathie ne pouvait plus fonctionner en lui et amener la réciprocité. Il devinait peut-être également que cette femme restée jeune de corps ne l’était plus assez de caractère ; qu’elle refuserait de se plier à sa volonté, prétendrait lui imposer la sienne ; et bref, qu’une intimité plus grande amènerait bien vite une sujétion odieuse, sous cette tyrannie de la femme qui fait valoir ses « droits » – ces fameux « droits » créés par l’union physique et un préjugé millénaire.
Les confidences qu’il croyait l’étouffer depuis un an ne lui apportaient non plus, mal réalisées, que déception, trouble, et regret de son ascétique solitude et de sa paix sévère. Et puis, loin de lui rendre quelque goût pour Ida et ses pauvres tentatives d’avances, la proximité d’un être normal, les allusions à des sentiments vifs et tendres, tout cela n’avait abouti qu’à lui faire éprouver mieux la déchéance du Fantôme et sa mort sentimentale.
En somme, les inconvénients de l’accointance dépassaient son intérêt. – Ce fut avec une sorte de soulagement que le poète, sur le quai de la gare, rendit à Suzanne le baiser d’adieu, en échange de celui où elle mettait son amour et son espoir déçu mais tenace.
Comme celle de Suzanne, quoique à un degré moindre, les deux autres visites qu’il reçut vers la fin de l’année amenèrent une recrudescence d’irritation conjugale – car il était alors obligé de quitter ses altitudes pour se replacer au niveau commun – et de plain-pied avec sa souffrance, exaspérée de voir des vivants auprès de la Morte. Mais cette fois, libre de tout débat sentimental, il accueillit volontiers ses amis, qui lui procuraient un déversoir, un moyen de sortir de l’épouvantable silence.
La solitude matérielle, en général, il n’en souffrait pas trop. Son instinct de sociabilité s’était modifié et se satisfaisait dans la communion panthéiste de la nature. Parfois seulement, lorsque les Ondes chargées des magnétismes guerriers – ces Ondes qui palpitaient alors sur toute l’Europe, et débordant les agglomérations, venaient jusque dans son désert titiller les antennes psychiques du poète – lorsque les Ondes redoublaient leurs sinistres appels, il lui arrivait d’étouffer, dans un besoin accumulé d’expansion.
Aussi, quand Léonard (renvoyé « là-haut ») s’arrêta une soirée avec Marcelle au mas des Genêts, fut-il heureux de prononcer enfin, devant ces hôtes sûrs, les paroles « tabou » qu’il n’osait même confier au papier.
Mais il vivait comme une sorte de Robinson, naufragé sur la planète de la démence bellique ; il avait rompu avec ses contemporains ; son point de vue de la guerre était celui d’un Martien ignorant les compétitions terrestres, et il jugeait de ce point de vue – avec le même recul qui nous fait aujourd’hui considérer l’Empire Romain, et la paix imposée à l’orbem romanum par la confiscation successive des indépendances nationales, comme un bienfait pour la civilisation.
« Qui sait – songeait le poète – si l’Allemagne n’est pas destinée à jouer un rôle analogue ? Si, au prix de son hégémonie politique, la seule paix humainement grande et durable ne résiderait pas dans la victoire et la domination de cette Rome nouvelle, – la plus forte, et par conséquent la plus apte ?… » Certes, son éducation latine se révoltait hautement ! Mais il la courbait sous la discipline rationnelle (comme dans la question de la Mort)… Barbares, les « Boches » ? – Quels pires barbares devaient sembler les Romains, aux Hellènes raffinés conquis par Flaminius, et à l’Égypte de Cléopâtre !…
Ah ! il fut bien reçu, lorsqu’il s’avisa d’exprimer devant Marcelle et Léonard son abominable paradoxe !
— Bon ! voilà que vous souhaitez la victoire des Boches, maintenant !
— Je ne souhaite rien du tout. Je cherche à voir clair. Je prends l’hypothèse…
— Tu sais bien qu’Étienne est un humoriste, fit Léonard, amusé par l’erreur de sa femme, mais quand même un peu suffoqué. Et il ajouta : – Dis donc, vieux, réfléchis-tu que la domination boche n’est pas de ces plus tendres. Vois leur conduite en Belgique et ailleurs… Tu la trouverais plutôt mauvaise !
— Je n’en doute pas. Moi et pas mal d’autres. Mais je cherche précisément à faire abstraction de mes sentiments personnels, et à me placer à un point de vue supérieur… Une brave dame, à qui j’avouais un jour mon admiration du monde antique, se révolta : Quelle horreur ! mais songez que vous auriez pu être un esclave, chez les païens… Il y a des maux nécessaires et individuels attachés aux meilleures civilisations.
— C’est égal, tu as beau dire : On les aura !
— Mais c’est tout ce que je souhaite, personnellement… Vous ne voulez pas comprendre, Marcelle ni toi…
Il fut plus heureux avec Cazin. Cazin sut se placer au point de vue spéculatif, et les deux amis passèrent toute une soirée à retourner la question, non sans examiner quelques problèmes accessoires, – entre autres celui des races.
— Comme s’il y avait des races ! s’écria Serval ; du moins au sens nationaliste du mot ! Qu’on m’apporte un seul individu, échantillon d’une race pure, après les quinze cents ans d’invasion, migrations, guerres, etc., qui brassent les peuples d’Europe, depuis que les Barbares ont crevé les digues de l’Empire Romain !… Des Gaulois, les Français ? Mais n’y a-t-il pas eu, depuis, les Visigoths, les Vandales, les Burgondes, les Francs, et le reste ?… Des types d’humanité, différenciés par le milieu où ils vivent, par le pays, oui, à la bonne heure. Et cela va vite, et profond, l’influence du milieu ! – Les crânes des yankees fils d’Européens, après quatre ou cinq générations, retournent au caractère peau-rouge… Il existe des Français, parbleu ! mais ce sont les habitants de la France… Et le climat de la Germanie fabrique des Germains… Les haines de races sont un pur préjugé !
Préjugé ou non, c’était un fait, au dire de Cazin. – Et, pour en revenir à l’hégémonie de l’Allemagne, il doutait fort que ce fût pour ce coup-ci. Tous les peuples se liguaient contre elle ; la coopération des États-Unis, effective un jour ou l’autre, devait amener fatalement la victoire des Alliés…
— Amen. Souhaitons-le, idéalisme à part, conclut Serval.
Lorsqu’il lut, le matin du 25 mars, l’annonce du bombardement de Paris, au moyen de canons, Étienne n’avait auprès de lui personne avec qui discuter la fantastique nouvelle, – d’autant plus troublante qu’elle venait après la longue période de stagnation militaire qui suivit le désastre de Caporetto, la révolution russe et l’armistice sur le front oriental. Pour cette fois, il oublia la règle, et tout fiévreux, lâcha la chose devant Ida : – « Paris bombardé, de Saint-Quentin ou de Chauny, à 110, 120 kilomètres… Impossible ! bourrage de crâne. Demain, on avouera qu’il y a eu avance foudroyante de l’ennemi, que la pièce qui tire est à Creil, à Chantilly… »
Elle l’écouta, cessant de piquer l’aiguille dans sa broderie ; parut réfléchir, puis l’étonna, par une de ces lueurs qui perçaient de plus en plus fréquemment l’opacité de son indifférence, et que lui-même ne pouvait toujours ignorer :
— Pourquoi dis-tu impossible ? Il est question de ces portées de 100 kilomètres dans le numéro de la Nature que tu m’as fait lire l’autre jour… Souviens-toi.
Il se souvint. Exact. Mais elle citait sa référence comme d’hier, et l’« autre jour » en question datait de 1914 ! – Sa mémoire avait cessé d’enregistrer…
Des mois, il courba le dos, fataliste, sous les nouvelles de plus en plus menaçantes qui se succédèrent jusqu’à la fin juin ; mais son armure intellectuelle résista au harcèlement des Ondes de panique ; et il ignora la présence de la Morte, mieux qu’il ne l’espérait, en dépit de la nervosité amenée par les chaleurs.
La révolution russe l’eût intéressé – le mystérieux bolchevisme, avec les soviets et l’énorme expérience de l’utopie communiste. Mais les affirmations également passionnées et suspectes des journaux pour ou contre, ne permettaient pas de démêler la vérité.
La contre-offensive, en mi-juillet, la victoire des Alliés commençant à « rouler sur un plan incliné », l’émurent plus qu’il ne convenait à son parti-pris d’indifférence fataliste : il voyait avec inquiétude la bataille se rapprocher de Lille, jusque-là enfermée, à l’abri en somme, derrière les lignes allemandes.
Le 11 octobre, il crut à la paix : – armistice demandé par l’Allemagne ; le « secteur Siegfried » brisé, dépassé ; Luden-dorff reculant sur tout le front de 800 kilomètres ; proposition d’évacuer le Nord et la Belgique ; toutes les conditions du président Wilson acceptées…
Mais, décevant les espoirs aussitôt nés, la marche en avant des Alliés se poursuivait, de force. Et il suivit, anxieux, les mouvements débordants – au nord vers Thourout, Thielt, Courtrai ; au sud par Le Cateau, Cambrai – qui étranglaient la hernie de Lille, Roubaix, Tourcoing, où les Allemands se maintenaient encore. – Allaient-ils, en se retirant, détruire la ville, comme ils venaient de le faire à Cambrai, repris par les Britanniques ?
Agacé par la lenteur de la bonne, Étienne descendait chaque jour au village – l’odieux village ! pour obtenir plus tôt les journaux.
Évacuation de Lille, sans dégât !…
Troublé, effervescent, à savoir cette reprise qu’il n’espérait plus telle, Étienne avait besoin à tout prix d’extérioriser l’ébullition de ses pensées, sa joie. Et il se laissait aller, de retour au mas, à discourir devant Ida, – comme si elle pouvait supporter ce genre de propos.
Mais pour se délivrer de ce bruit de paroles oiseuses (hé oui ! elle avait compris que Lille était délivrée, les maisons sauvées ! – à quoi bon insister ?) elle le quitta pour aller faire son tour habituel.
— Bonne promenade ! dit Serval, en tendant le coin de la bouche au pâle baiser qui perpétuait les rites amoureux d’autrefois. Il ne demanda même pas où elle allait. Errer sur la route de la gare, ou bien par les bois de la colline ? Qu’est-ce que ça pouvait lui faire ? Chacun de son côté, n’est-ce pas ? – Et le clairon avait sonné la soupe : elle ne risquait rien.
Pour lui, sa descente au village l’avait fatigué ; le temps était orageux et lourd, et il ne tenait pas à ressortir. Il resta dans le cabinet de travail, à regarder par la fenêtre ouverte les nuages cotonneux défiler sur la colline, – rêvant aux possibilités nouvelles que signifiait la délivrance de Lille. Sa délivrance à lui était proche aussi ; mais sous quelle forme ? Et quels obstacles lui faudrait-il vaincre ? Les intérêts matériels à mettre au point, d’abord. Voyage à Lille nécessaire. Pourrait-on s’y rendre avant la fin de la guerre ? Et combien de temps faudrait-il encore se ronger ici, d’impatience ?
Afin de retrouver le calme, il s’attabla, voulut s’absorber dans l’étude microscopique de lichens rapportés la veille. Mais son attention était fuyante ; ses doigts mêmes n’avaient pas leur dextérité habituelle ; une inquiétude vague l’opprimait… L’orage, sans doute.
Soudain, il tendit l’oreille. Quoi donc, ces cris répétés, venant de la route ?… « Monsieur Serval, venez vite… » C’était bien lui qu’on appelait.
Dans une angoisse, il s’élança. Au bas du chemin des vignes, quelqu’un, avec de grands gestes, le hélait : – « Votre dame… » Naturellement, il ne pouvait s’agir que d’elle ; mais quel nouveau malheur !… Il ne comprenait pas la suite, tout galopant, les oreilles bourdonnantes. À la fin, il rejoignit l’homme – le débitant de tabac – qui multipliait, essoufflé, haletant, les explications : – « Non, il ne faut pas vous effrayer… C’est votre dame… Elle est vivante, je l’ai vue à la gare… Deux coups de couteau… Un nègre qui l’a agressée… Elle vous demande. Allez-y, monsieur Serval. Moi, je cours prévenir les gendarmes.
Il ne manquait plus que ça ! On lui tuait sa femme, à cette heure !… Encore une machination des gens de Seyssac, apparemment… Malgré l’affreuse émotion qui vibrait en lui, Étienne agit, presque lucide, mais comme guidé par une volonté étrangère… À la gare, vite !
Tel qu’il était, en sandales de raphia et costume d’intérieur, sans chapeau, claquant la porte du mas, il partit au pas de course, dans la touffeur de midi, bientôt inondé de sueur, les artères battantes, craignant de n’arriver jamais. À la hauteur des gros marronniers, il croisa un nouvel émissaire, qui le reconnut et lui jeta quelques mots d’encouragement : – « Rien de sérieux ; elle vous attend. » – Mais, à la bifurcation de Ribaou, un cycliste, ignorant qu’il avait affaire au mari, fut moins discret ; – « Vous allez voir cette pauvre dame ? Elle est bien mal arrangée ; si le cœur n’est pas atteint, il ne s’en faut de guère. » – À bout de forces, Étienne monta la rampe d’accès de la gare, qui se dressait toute rose, au pâle soleil… Et Ida ? Où donc était-elle ?… Derrière l’angle du bâtiment, à l’ombre, une quinzaine d’individus – civils, employés du P.-L.-M., et militaires – s’écartant à son approche, découvrirent au milieu d’eux la victime étendue sur un matelas posé à même le gravier, du sang plein sa robe de toile rose dégrafée, du sang plein son visage, les bras étendus, inerte.
Morte ?… Non. Elle ouvrit les yeux, quand Étienne s’agenouilla auprès d’elle, et les referma aussitôt en prononçant d’une voix éteinte : – « Enfin, c’est toi… À la maison, je t’en prie. »
De l’autre côté du matelas, l’infirmier militaire – un probable étudiant, pâle et inquiet – acheva de laver à l’alcool les blessures qu’Étienne examinait avec effroi, sous les chuchotements exclamatifs des assistants. Juste au-dessus et un peu en dedans du sein gauche, saignait un trou de deux doigts de long sur un de large ; un autre encore, plus petit, au-dessous du même sein ; plus une estafilade sans gravité à la paume de la main gauche. L’infirmier ajusta des pansements sommaires. – « Si les coups ont été portés obliquement, dit-il à Serval, tout va bien… Mais il faut sonder les plaies pour le savoir. Le major le fera tantôt. Il est prévenu. »
— Allons, ricana Serval, en se relevant au milieu du cercle, il n’y a pas à dire, c’est réussi… Encore mieux que le coup de l’espionnage. On a le droit d’être fier, à Seyssac !
Il y eut un silence gêné. On s’entreregarda. Les gens du chemin de fer, qui n’avaient pas pris part au complot, jadis, trouvaient, plus que les autres, le soupçon injurieux. Les militaires, eux, ne comprenaient pas. Mais, quand même, l’opinion était en faveur du couple. Ces hommes, qui se gaudissaient chaque jour, non sans mépris, d’histoires de femmes se donnant aux noirs comme elles avaient fait aux basanés et aux blancs, admiraient un peu celle-ci, qui non contente de ne pas faire comme elles, avait refusé de céder à la force – qui l’eût su, cependant ? – et préféré les coups de couteau. Combien en auraient fait autant, à Seyssac, même de ces dragons de vertu qui regardaient de bien haut cette « petite » aux cheveux courts et aux airs « évaporés » ? Décidément, la « Boumiane » était chic. Elle valait mieux que la notairesse et la receveuse. On pouvait excuser son mari.
Le chef de gare prit la parole :
— Non, monsieur Serval, les Seyssaciens n’ont rien à voir dans cette malheureuse affaire. Ils en seront désolés, comme nous tous. Et si le misérable Noir était ici, croyez-moi, il passerait un vilain quart d’heure. Malheureusement.
— Madame était seule quand je l’ai vue de loin, interrompit un gros « poseur de voies ». – Il avait le premier entendu les cris, et découvert, du haut du remblai, Ida qui sortait de la forêt, toute en sang et prête à tomber. Il avait couru à elle, l’avait ramenée, presque portée jusqu’à la gare. — Un nègre. C’est tout ce qu’elle avait su dire de son agresseur.
Mais des pas militaires s’approchaient. Un adjudant parut, escorté de quatre territoriaux portant un brancard. Sous la direction de l’infirmier, on y déposa l’assassinée, toujours étendue sur son matelas, et le cortège se mit en route. À présent dépourvue de toute bravoure, la tête abandonnée parmi ses cheveux en désordre et salis d’aiguilles de pin, Ida, sa main bandée appuyée sur les pansements de sa poitrine, gémissait au moindre cahot. Les quatre porteurs – honnêtes paysans quadragénaires – se dépitaient de leur maladresse, suaient à flots, comme sous un fardeau cyclopéen, et s’arrêtaient tous les cents pas. Étienne n’avait qu’un souci : bien tenir le grand chapeau de paille de sa femme, pour la protéger du soleil, tandis que l’infirmier, son flacon d’alcool d’une main, chassait de l’autre, à coups de mouchoir, les mouches attirées par le sang. Ceux qu’on rencontrait sur le chemin se découvraient et hochaient la tête, comme devant un cadavre.
Au mas, ce fut toute une affaire d’amener le matelas jusque dans le studio, et de soulever Ida pour la mettre sur le divan. Puis le sous-officier se retira, et les poilus, harassés, furent installés au bout de la terrasse, à l’ombre et munis d’une fiasque de vin, qu’ils lampèrent avec recueillement. Serval et l’infirmier considéraient la blessée, devenue fiévreuse, qui racontait l’aventure, par phrases entrecoupées.
Ce nègre ? Oh oui, elle le reconnaîtrait ! Une fois déjà, la quinzaine précédente, il l’avait abordée sur la grand’route, pour lui demander d’être « sa marraine ».
— Je lui ai dit non. Il n’a pas insisté ; je ne l’ai plus revu. Mais tantôt, sur le chemin de la forêt, il est sorti de derrière un buisson, juste devant moi… Il avait dû me suivre, et faire un détour… Il s’est approché de moi. « Toi être ma marraine… » Mais il voulait autre chose. J’ai refusé. Il me prenait le bras. Je l’ai repoussé. Il m’a empoignée, jetée à terre. Je l’ai mordu, j’ai appelé au secours, de toutes mes forces. Il est devenu furieux, a tiré un couteau… « Toi pas vouloir ; tiens, tiens ! »… Oh ! ses dents blanches, et ses yeux, dans sa figure noire !… S’il ne m’a pas tuée tout à fait, c’est qu’il avait peur qu’on vienne à mes cris. Et je me suis barbouillé la figure avec mon sang. Il m’a crue morte, il s’est sauvé… Je me soutenais à peine ; mais je ne voulais pas rester là, toute seule. Il n’avait qu’à revenir. Je me suis traînée sur le chemin, jusque hors du bois. Et alors le gros homme est venu… Est-ce que je vais mourir ?
Étienne et l’infirmier la rassuraient – sans confiance – lavaient à l’eau tiède le sang coagulé sur son visage, ôtaient une à une les aiguilles de pin prises dans ses cheveux.
Enfin, le major arriva – obèse et doctoral – déballa sa trousse, découvrit le sein martyrisé, et sonda les blessures.
— Tout va bien ! lança-t-il. Les coups se perdent dans le tissu glandulaire. C’est égal, le cœur ou le poumon n’étaient pas loin !… Vous dites, madame ? Les cicatrices, si elles se verront ? Bah ! vous en serez quitte, si vous allez en soirée, pour vous décolleter un peu moins… Et consolez-vous en vous disant que vous l’avez échappé belle…
Le major allait sortir, lorsque les gendarmes arrivèrent, accompagnés d’un lieutenant, pour l’interrogatoire du « témoin » car Ida n’était rien d’autre, paraît-il.
Le médecin hésita.
— L’interroger ? Hum ! c’est un peu tôt. Enfin, elle a bien supporté le « choc » ; la fièvre est légère… Tâchez de la fatiguer le moins possible… Allons, à demain.
Grâce aux détails recueillis déjà par Serval, la besogne fut simplifiée, heureusement ; et en dix minutes, la déposition fut rédigée par le chef pandore. Le lieutenant, lui, aurait voulu que sans plus de retard l’on mît les nègres en présence de la blessée, afin qu’elle reconnût le coupable. Mais Étienne refusa d’infliger à Ida ce surcroît de fatigue et d’émotion. La chose fut remise au lendemain matin.
— C’est regrettable, dit l’officier en se retirant avec les gendarmes. D’ici à demain, nous aurons perdu la moitié de nos chances de retrouver le criminel…
L’après-midi était fort avancé lorsque, le mas des Genêts libéré de ses derniers visiteurs, Étienne se retrouva seul avec Ida, que la soif tourmentait. Il s’installa auprès d’elle, attentif à ses désirs, lui caressant sa main libre, l’exhortant doucement à se laisser aller au sommeil.
Il n’était plus question d’ignorer sa présence, aujourd’hui ! Un élan profond comme celui qui poigne la mère lionne pour son petit blessé, le rejetait vers elle. À l’idée qu’elle aurait pu mourir, une détresse lui tordait le cœur. S’il l’avait perdue ! quelle catastrophe ! Et le souvenir de son projet de divorce lui apparut soudain une monstruosité impossible. Au fond, ce n’était pas sérieux, ce désir de séparation ! car autrement, n’eût-il pas dû accueillir comme une délivrance, sa mort, qui revenait au même résultat ! Non ! ce divorce était un leurre, et les coups de couteau crevaient comme un ballon ce projet insensé. Dans la tristesse comme dans la joie, celle qu’il avait aimée devait lui rester sacrée : il lui était interdit de se séparer d’elle.
Une pitié tumultueuse envers la pauvre assassinée ramenait du passé un flot de tendresse où disparaissaient les rancunes amassées depuis deux ans. Elle rentrait dans son âme par la porte de la pitié… Et aussi du remords, car n’avait-il pas contribué à cette horrible aventure, en la laissant errer seule et sans protection ; ne l’avait-il pas en quelque sorte envoyée au-devant de son noir assassin, en la forçant de sortir plus tôt qu’elle ne l’eût fait, d’elle-même ?
Et il retrouva, pour la soigner, toute la tendresse et le dévouement d’autrefois.
Il ne fut plus possible, le lendemain, de reculer la confrontation, que réclamaient gendarmes et lieutenant. Ida, remise par une bonne nuit, sa fièvre à peu près tombée, fut installée dans un fauteuil, face à la fenêtre ouverte. Postés des deux côtés de celle-ci, à l’extérieur, gendarmes et lieutenant faisaient défiler un à un les quarante-cinq soldats nègres du camp ; et, pour Ida comme pour Étienne debout à côté d’elle, chaque face noire à laine crépue s’encadrait successivement sur le fond lumineux du ciel.
— Ce n’est pas celui-là, soufflait Ida, attentive.
— Au suivant, prononçait tout haut Étienne.
Et la face noire, qui avait posé dix secondes, inquiète et gris de cendre, ou impassible, ou curieuse, ou digne et sûre d’elle-même et roulant des yeux blancs, s’éclipsait joyeusement, pour faire place à une autre apparition.
C’était hallucinant, à la longue, ce cinéma poësque ; et Serval éprouvait comme une nausée, une horreur maladive de cette foule noire dont il percevait le va-et-vient et les chuchotis étouffés, sur la terrasse et dans l’allée. Presque tous avaient passé ; il n’en restait plus qu’une dizaine. Le coupable n’était pas là, – ou bien Ida serait incapable de le reconnaître…
Au trente-neuvième, une sorte de déclic joua dans le cerveau d’Étienne – comme s’il eût été en communication avec la pensée d’Ida. Il ne la regardait cependant pas. Il fixait l’odieux masque simiesque couleur de suie, peu à peu crispé dans un rictus de défi, à mesure que la certitude se gonflait et s’épanouissait en ondes, dans un silence tragique.
Le nègre n’y tint plus. Il pencha obliquement la tête et désigna sa propre personne, de l’index.
— C’est moi ? interrogea-t-il d’une voix sourde, en bravade comminatoire.
Étienne, lentement, se détourna vers la blessée. Il rencontra ses yeux, illuminés d’un feu sombre. Hésitait-elle à dénoncer l’homme ? Il le fallait, cependant !
— C’est lui ? Tu es sûre ? glissa-t-il, tout bas.
Elle fit : oui, de la tête, et ferma les yeux, pour ne plus voir son meurtrier.
— C’est lui ! déclara Serval, comme les gendarmes avançaient le nez, interrogateurs. Et il se mit à la fenêtre. Le Noir, les lèvres grises et tremblantes, niait stupidement, sous la poigne des deux pandores : Lui jamais voir la madame, lui pas passer sur le chemin, hier ; la madame se tromper, tous les nègres ils être pareils pour les blancs ! – Mais, de ses noirs congénères, personne ne le soutenait. Trop heureux d’en avoir fini avec l’effroi d’une erreur possible, tous le considéraient comme le bouc émissaire.
Le lieutenant tint à faire la contre-épreuve. Le défilé recommença, dans un autre ordre ; mais le résultat fut pareil. Ida ne se méprit point. Comment ne pas reconnaître celui qui l’avait tenue face à face, une minute peut-être, sous la menace du viol et de la mort ? Le lieutenant fut convaincu. – « Reste à lui faire avouer, toutefois ; ce sera moins commode, avec ce lascar-là. C’est une mauvaise tête. »
Et s’il n’avouait pas ? Si on le laissait en liberté ? S’il s’évadait, s’il venait, enragé par la dénonciation, chercher sa vendetta ?… Dans la solitude de la maison, tandis que la blessée, revivant le drame, en détaillait les péripéties à Étienne, celui-ci serrait dans la poche de sa veste la crosse de son revolver. Ah ! si la brute revenait, il n’hésiterait pas à l’abattre, sans un mot d’explication !… Et, dans ce trouble du danger commun, il sentait de mieux en mieux le contact se rétablir entre Ida et lui. Leur télépathie n’avait-elle pas fonctionné, comme jadis, tout à l’heure, en présence du criminel ? – Et les regrets de tant d’âcretés opposées aux timides avances de la pauvre fille, depuis des mois, l’inclinait vers elle, prêt à toutes les bontés.
À la brune, le vieux gendarme vint mettre un terme à ses inquiétudes : le nègre était bouclé, définitivement, au cachot, et sous bonne garde… En attendant le conseil de guerre, qui le salerait… Coups et blessures ? Non, non ! Mais bel et bien tentative de viol et de meurtre ! S’il avouait, la mort. En tout cas, dix ans de travaux forcés, recta !
Et il s’en fut, porter la nouvelle au village, où les femmes affectaient de n’oser plus sortir, plaignaient hautement « cette pauvre dame », et s’entre-interrogeaient pour savoir ce qu’à sa place elles auraient fait, en présence du couteau. On l’admirait, certes, mais on trouvait généralement qu’elle aurait pu se montrer plus conciliante et éviter de mettre le Noir en fureur. Pourquoi donc ne pas vouloir être sa marraine, à ce garçon ?… Du reste, insinuaient les plus perfides, elle raconte ce qu’elle veut, cette petite : il n’y avait là personne pour nous dire au juste ce qui s’est passé !
L’occasion était belle, pour le couple, de saisir la popularité. Mais Étienne, quand il descendit à Seyssac, opposa une froideur laconique aux démonstrations d’intérêt. Le souvenir de l’affaire d’espionnage l’empêchait de les croire sincères. – Et, plus tard, Ida elle-même fut aussi peu expansive. Elle se demandait si l’un ou l’autre n’avait pas conseillé au nègre de la choisir comme marraine…
Pour l’heure, le poète s’inquiétait peu de Seyssac. Il songeait surtout aux modifications apportées à sa vie par le funeste événement.
Arraché à son volontaire égoïsme, il ne pouvait plus ignorer sa compagne. Les soins quotidiens à donner aux blessures, la cohabitation rendue plus étroite tant qu’elle resta couchée dans le studio, la réintroduisaient de force dans son intimité. Au début, il guetta l’effet produit sur elle par cette secousse brutale, craignant une rechute névropathique. Mais loin de là, le fait d’avoir échappé à la mort et à la salacité du nègre, semblait redresser sa fierté intime et son goût de vivre. Quand elle put faire quelques pas au dehors, au bout de quatre ou cinq jours, elle huma l’azur et le soleil d’automne avec une joie qui enchanta son mari. Jusqu’à sa désolation à la vue des plaies offrait l’indice d’un intérêt nouveau à l’existence.
— Mon pauvre nichon, que tu trouvais si joli, tu ne vas plus vouloir le regarder, avec ces vilaines cicatrices !
Il fallait la rassurer, la consoler, lui persuader qu’à la longue les traces se verraient moins… Et, par ces câlineries berceuses, Étienne se réhabituait à une tendresse encore bien superficielle, mais qui lui coûtait moins d’efforts à mesure qu’il se rendait compte de tous les progrès effectués à son insu dans l’état de sa compagne.
L’interdit jeté naguère sur elle était définitivement rompu. Il cessa de l’annihiler par la pensée. Il eut honte de dire d’elle, en secret : la Morte. Mais une gêne lui interdisait d’employer à nouveau les diminutifs d’amour. Elle n’avait plus de nom pour lui, – alors qu’elle-même, touchée par la bonté inattendue de ce mari si longtemps méchant, reprenait les douces appellations. Il n’évitait plus sa présence. Il avait abaissé le rempart protecteur des bouquins. Il lui jetait des coups d’œil amicaux. Elle lui renvoyait des sourires. Elle jouait languissamment avec un chat, ou restait à rêver sur son Baudelaire. Mais son visage était sérieux, et les rires spasmodiques avaient complètement disparu. – En somme, une convalescente très plausible. L’essentiel, n’était-ce pas qu’elle fût là, vivante ?
Au bout de huit jours, quand elle put se promener, au bras d’Étienne, le souvenir du drame se raviva, fortifiant le poète dans son attitude nouvelle.
D’abord, à Seyssac, où elle eut la fantaisie de descendre : les apitoiements des boutiquiers, les interrogations des pratiques, à n’en plus finir, à déconcerter Ida, incapable de s’en tirer tant qu’elle n’avait pas dégrafé le haut de son corsage et laissé voir un bout de la plaie supérieure.
Puis sur la route même, la rencontre des soldats noirs, qui s’écartaient d’elle avec terreur, et prenaient l’attitude du respect, comme devant un chef. – Ou bien, c’était le lieutenant que l’on croisait, poli et affable, s’informant de « la santé de madame », et communiquant les nouvelles du « lascar » qu’il visitait chaque jour dans son cachot, pour en tirer des aveux. Mais le régime cellulaire du pain sec n’avait pas raison de sa résistance. Il savait trop ce qui l’attendait, au conseil de guerre, s’il avouait.
Il y eut aussi une confrontation, dans le bureau du capitaine, où l’on revit le simiesque agresseur, bien entamé par la prison, hideux et pitoyable, mais toujours niant avec obstination…
Cependant, la guerre finissait. Rassuré sur le sort de Lille, Étienne ne voyait plus d’inconvénient à ce que la poursuite victorieuse se continuât jusqu’au bout. Ludendorff, la situation étant désespérée, démissionnait ; la résistance allemande se désagrégeait, cédait sous la poussée victorieuse des Américains, des Français, des Anglais, des Belges, depuis Gand jusqu’à Sedan. La révolution grondait à Berlin. L’Allemagne, envahie à son tour, allait subir la plus écrasante défaite…
Mais les puissances occultes qui n’avaient cessé de mener la guerre au gré de leurs seuls intérêts, exploitaient une fois de plus la sentimentalité du troupeau hypnotisé par leurs ordres. Sous prétexte d’arrêter quelques jours plus tôt l’effusion d’un sang qui depuis cinquante-deux mois coulait à torrents, l’armistice prématuré fut annoncé comme une délivrance, – cet armistice fatal qui devait changer en défaite la victoire si rudement achetée, et laisser en perdition vainqueurs et vaincus.
Le matin du 11 novembre, Étienne descendait au village, seul, sous le soleil radieux, lorsqu’une sonnerie de cloches, à toute volée brinquebalantes, proclama la grande nouvelle : la fin de la guerre ! la fin de l’interminable cauchemar !
Seyssac était en effervescence. Des sourires contraints, encore mal assurés, dilataient les visages. Habitué au « Taisez-vous, méfiez-vous », on échangeait comme à regret de timides félicitations. Çà et là, des commerçants, montés sur des chaises, arboraient aux façades les drapeaux si fièrement sortis en 14, puis dissimulés dans la tourmente des mauvais jours. On préparait les illuminations : lanternes vénitiennes, ampoules électriques. À la terrasse d’un bar, deux Italiens, sur des accordéons, entonnèrent la Marseillaise. Des couples se mirent à valser, au beau milieu du Cours.
Les cloches sonnaient toujours. Une allégresse, un peu ivre déjà, s’épanouissait à vue d’œil ; et l’on sentait passer, balayant les tristesses, rouvrant l’avenir, les ondes de folle joie irradiées des grandes villes que secouait, par-là l’horizon, la palpitation humaine. Le spectacle devait être formidable, à Marseille, songeait Étienne ; si nous y allions, tout à l’heure ? – Et, par contraste, il négligea de s’intéresser au piètre déploiement de Seyssac.
Il remonta, non par le raccourci habituel, mais par le grand lacet qui découvre la baie, sous le promontoire fauve. – « Nous avons gagné la guerre ! » – proclamaient les journaux, en manchettes énormes. Hosanna ! chantaient les cloches. Le soleil d’autrefois, réverbéré par la poussière blanche, réveillait dans le cœur du poète tous ses désirs engourdis, tous ses instincts réprimés. Ils s’émouvaient, frétillaient comme une nichée de lézards, s’élançaient vers le libre avenir… Quatre années de sa vie, perdues, neutralisées, disparaissaient comme par une trappe, dans les dessous du théâtre mental, avec les stoïques sagesses. Une aventurosité farouche le redressait, gonflé de jeunesse illusoire, exigeant la revanche…
Il serra les deux mains au père Brun, en passant ; et il dut trinquer avec le vieux, qui, dans l’enthousiasme de revoir bientôt « le petit », en négligeait de franciser son patois provençal, puis il monta rapidement l’allée entre les vignes automnales, vers le mas rose tout lumineux dans son cadre idyllique de verdures.
Sur la terrasse, dans un fauteuil de pont, Ida se soleillait tranquillement. Il s’élança, lui criant la nouvelle, prêt à tomber dans ses bras… Fini ! fini de la guerre ! fini du cauchemar !
— Ce n’est pas malheureux, dit-elle, sans remuer un doigt ni un muscle de son visage. Je m’en doutais, à entendre les cloches. Puis, tu m’avais prévenue hier.
Allons bon ! c’était ainsi qu’elle accueillait cet événement énorme, destiné à faire époque dans l’histoire de l’humanité, dans les fastes de la planète !
Et l’exultation de Serval se transforma soudain en amertume, devant ce flegme décourageant. La pellicule de résignation qui s’était formée en lui creva ; les souvenirs de la néfaste période se dévoilèrent, – et il retomba dans ses rancunes ineffables. Qu’importait l’amélioration, voire la guérison de la névrose, si avec l’équilibre mental, Ida ne retrouvait pas l’activité, l’intérêt, l’enthousiasme, frères de la vitalité qui débordait en lui ?
Il tut son projet d’aller à Marseille, et passa le reste du jour libérateur à envisager sombrement l’avenir.
Loin de lui apporter la délivrance, l’armistice posait à nouveau dans toute son acuité le problème conjugal.
Cette révolte fut brève et sans lendemain. Retrouvant sa douceur envers la convalescente, le poète tendit le cou plus avant au sortilège de l’acceptation.
Il reculait de jour en jour son premier contact réel avec le monde extérieur. Depuis l’armistice, leurs ennemis de Seyssac ne pouvaient plus rien contre eux, et il arrivait à Étienne de descendre au village, seul ou avec Ida, restée un objet de curiosité sympathique depuis son « assassinat ». En feuilletant l’Illustration, au café du Progrès, il vit le fantastique cortège de la marine de guerre allemande rendue aux Alliés ; il vit les trains interminables de wagons livrés à la Belgique, à la France. Sur le Cours, il reconnut bientôt d’anciens captifs retour d’Allemagne ; puis les premiers démobilisés. Mais ce faible écho de la libération lui suffisait ; et il ne quittait toujours pas le mas.
Ici, du moins, l’existence restait provisoire, comme durant la guerre. Avec la vie intellectuelle en guise d’anesthésique, il pouvait admettre, sur le plan inférieur de la vie quotidienne, l’Ida nouvelle, à demi-ressuscitée.
— Il pouvait la regarder comme une convalescente, tant que le nègre ne serait pas jugé…
Des difficultés pratiques s’opposaient d’ailleurs au voyage dans le Nord.
Sitôt la délivrance, et les communications postales rétablies, on avait enfin obtenu des nouvelles directes, complétant celles données par Victor et soumises à la censure allemande. Depuis le décès de Mme Delvaert, Laurence, la femme du prisonnier, habitait avec Palmyre, la sœur d’Ida ; et elles avaient contribué, avec l’intervention de l’oncle Georges, à préserver l’appartement d’Étienne – et les deux autres étages de la maison, évacués dès la mi-juillet par les locataires – en y logeant d’honnêtes réfugiés. À l’armistice, Palmyre avait épousé un ingénieur belge, M. Helling ; et depuis l’arrivée des Anglais, celui-ci avait ouvert un garage d’automobiles. À son retour de captivité, Victor s’associait avec son beau-frère, et les deux ménages, sur le conseil de l’oncle, s’installaient à la place des réfugiés, dans l’immeuble d’Étienne. Situation provisoire, comme de juste, et qui serait mise au point lorsqu’il viendrait avec Ida occuper son appartement. Mais la vie matérielle demeurait si précaire, à Lille, que malgré le désir de se retrouver tous en famille, on leur conseillait de patienter encore.
L’oncle Georges était du même avis. Ses immeubles, comme ceux de son neveu, étaient saufs. Personnellement, il n’avait pas trop souffert. Mais le charbon était très rare ; le ravitaillement mal organisé par les Anglais… « Parole ! c’est à regretter les Boches ! Et puisque ta femme est souffrante, mon cher Étienne, tu ne perdras rien à attendre un mois de plus dans ton beau pays, avant d’affronter la neige et la boue lilloises, – et risquer le sale rhume, comme celui que je viens de pincer, et dont je n’arrive pas à me dépêtrer. »
Quand il sut la date du conseil de guerre qui devait juger le nègre, Étienne décida de partir aussitôt après la séance.
Parfois, en considérant Ida plongée dans sa broderie, en se rappelant toutes les preuves qu’elle lui avait données d’erreurs de mémoire, et ses fausses reconnaissances de visages, et les folles fantaisies de son imagination malade, il se demandait si après tout elle avait bien identifié son agresseur. Depuis, elle avait retrouvé sa pleine lucidité ; mais à cette époque-là ? Sans la réalité des coups de couteau, il eût volontiers cru à une invention de toutes pièces, comme pour le « major ». En la laissant témoigner devant les juges, n’allait-il pas faire condamner un innocent ?
Mais ces scrupules cédaient vite au souvenir du choc avertisseur qu’il avait éprouvé lui aussi, à la vue du scélérat.
Elle pouvait se tromper sur des matières indifférentes, mais non pas dans un cas aussi vital.
Et ce fut en toute sérénité que, le matin du 14 janvier, dans la salle du Fort Saint-Nicolas où siégeaient la tablée d’uniformes, il vit condamner à vingt ans de travaux forcés, sur l’unique témoignage de la victime, et après un dur réquisitoire, le Noir criminel, – l’instrument de ce sarcastique sort qui avait su faire d’Ida une blessée de guerre, en pleine sécurité bucolique de la Provence !… Il fut d’ailleurs généreusement alloué au « témoin » une « indemnité de déplacement » : – dix francs.
Après un voyage désagréable, dans un train bondé d’Américains et de démobilisés ; – après la traversée, en un vieux sapin hippomobile, d’un Paris étrangement sinistre, d’un Paris à la veille du Grand Soir – après une nuit d’hôtel ; – une émotion bizarre saisit Étienne, installé avec Ida dans le train de Lille, à rouler vers ce pays qu’il avait durant quatre années considéré comme aboli. Des Béthunois, des Tourquennois, un sergent belge, mettaient dans le compartiment les parlers septentrionaux familiers à sa jeunesse. Et le Midi lumineux qu’il venait de quitter s’éloignait dans un recul indéfini, à la vue de la plaine blanche de neige, aux lointains bleutés de bois, qui fuyait sous un ciel d’hiver, plombeux et jaunâtre, à la Breughel.
Vers Creil, les premiers toits crevés parmi des villages autrement intacts annoncèrent l’approche de la dévastation. Çà et là dans les champs, des trous d’obus, des ferrailles déblayées et empilées ; puis les zigzags des tranchées, le long de la voie ferrée… Longueau. Encore une heure de rapide, jadis ! – Encore cinq ou six aujourd’hui, avec la voie provisoire et le détour. Une dernière cheminée d’usine fumant à gros déroulements de suie noire, sur le ciel livide. La gare encombrée de wagons allemands, gages de la victoire, portant l’aigle impériale et des noms : Kœnigsberg, Altona, Dantzig, Essen… Des soldats anglais en sentinelle. Puis les hortillonnages gelés et dévastés. Des corbeaux voletaient, noirs, sur les branchages nus des rares arbres debout, – la plupart étant mutilés ou abattus. Des bois entiers, déchiquetés, en haillons, montraient que pas un décimètre carré du paysage n’avait, au cours de ces quatre ans, échappé aux projectiles. La seule verdure : celle d’un lambeau de camouflage, étalé sur un abri fait de sacs de ciment empilés.
Dès Albert – où un pan d’église subsistait seul par-dessus l’horreur plénière de toute une ville abattue, réduite en plein cataclysme. Cinéma d’horreur, paysage de civilisation naufragée, la lutte finale. La neige se remit à tomber. Le train s’avançait, sur la voie provisoire, au long des traverses et des rails tordus de l’ancienne voie détruite, à une allure d’enterrement. Les voyageurs, d’abord loquaces, se taisaient, comme pris d’une vague honte en présence de cette besogne accomplie. Le sergent cessa de raconter ses hauts faits. C’étaient les plaines de la mort, gazées de neige, avec le long serpentement des tranchées mi-éboulées, avec çà et là des tas d’obus, des collines de fil barbelé en rouleaux, à l’abandon, un tank défoncé, les chenilles en l’air. Le long de ce qui fut une route, labourée en chemin de terre par les rafales d’artillerie, quelques poteaux portaient encore sur des débris d’isolateurs un crépelage de fils télégraphiques… Et partout le désert, sauf de loin en loin une corvée de prisonniers, les mains dans les poches de leur capote grise, regardant passer le train, sous la garde nonchalante d’un Anglais, pipe au bec, jambes écartées, debout en plein ciel sur la dévastation.
Après Arras – la ligne directe de Lille par Douai n’étant pas encore rétablie – le crochet par Saint-Pol, sur le secteur britannique, fit revoir pendant une demi-heure un pays intact ; les molles collines de l’Artois avec des bois profonds, des toits de tuiles, des champs aux tas de fumier alignés, ou en labour, une charrue luisante arrêtée au milieu d’un sillon…
Et brusquement, à Béthune, de nouveau la destruction : le canal gelé, aux berges écroulées ; la plaine marmitée, piétinée d’obus, hideuse, la plaine maudite, sous le ciel de neige, avec la seule broussaille des réseaux barbelés. Comme à tâtons, le train avançait sur la voie unique, dans le crépuscule. Des noms familiers jadis frappaient les oreilles d’Étienne. Mais ces noms s’appliquaient à des ruines. La Bassée, rasée jusqu’aux fondations : une étendue de briques émiettées, aux reliefs accusés par la neige, sans un vivant… Haubourdin : les usines éventrées, laissant voir des ferrailles rouillées, ou bien aux murs intacts, mais vides de part en part ; et l’une tranchée à deux mètres de terre, comme d’un seul coup de faulx. Plus une vitre aux maisons encore debout ; la Deûle à moitié vide, obstruée de péniches chavirées et crevées…
Lille enfin, le débarquement loin des quais, dans la blanche tempête et la nuit mal éclairée. Parmi les visages à la sortie de la gare, Victor attendant ; sa voix familière, toujours rieuse malgré la longue captivité… Les ruines entrevues ; la marche par les rues obscures et sans tramways… Le home enfin, l’abri chaud et lumineux, l’accueil ami, – le salut, après cette gifle en rafales du chasse-neige…
Le « mauvais rhume » de l’oncle Georges s’était aggravé. Au bout de huit jours, la congestion pulmonaire l’emportait. Par son testament, le vieux garçon laissait à une nièce sa maison d’habitation, et à son neveu Étienne les trois quarts de sa fortune – soit pour deux cent cinquante mille francs d’immeubles, estimation d’avant-guerre.
Étienne reçut avec calme les félicitations de Me Desregneaux, et avec une ironie secrète les déférences et les petits soins nouveaux que lui prodiguait, ainsi qu’à Ida, la belle-famille. – Car, en attendant de régler la question du loyer, Palmyre et Laurence ne voulaient pas souffrir que la femme du poète, « si délicate », s’occupât de rien, et les Serval mangeaient quotidiennement à la table commune.
Mais cette richesse tombée du ciel fut moins utile pour l’instant que la part de succession maternelle remise par Victor à sa sœur, jointe aux comptes. Ida porta le tout à son mari, et le déposa devant lui, négligemment. Il y avait là une dizaine de gros billets.
— Que fais-tu ? C’est à toi ! s’écria-t-il ; à toi seule… Je n’ai rien à voir dans cet argent. Tu le mettras à la banque…
— Non, je ne veux rien garder à moi. Tout ce que j’ai est à toi, comme moi-même. Je croirai que tu ne m’aimes plus, si tu refuses de le prendre.
Il dut céder, touché mais aussi attristé de ce renoncement. Il ne songeait pas que cette somme était à peu près leur seul argent liquide, pour un laps de temps indéterminé.
Pour jouir de sa nouvelle fortune (ou de l’ancienne), il aurait fallu recourir à des emprunts, ou hypothéquer, vu le moratorium des loyers, – ou vendre des titres, dont les coupons échus restaient impayés.
Mais il n’était pas question de « vivre » encore. Les notaires et autres gens de loi débrouillaient, avec une traditionnelle lenteur, la « situation financière » de Serval ; et leurs consultations, les chinoiseries des « dommages de guerre », les chicanes avec les locataires récalcitrants, – tout cet absurde « business » lui prenait le meilleur de ses journées.
Son seul plaisir extérieur était de flâner seul, par le froid, dans la ville attristée de misère post-guerrière.
Les drapeaux de la Délivrance achevaient de moisir aux fenêtres. Les façades non repeintes depuis cinq ans étaient noircies, malgré l’arrêt des usines, par la vertu nigrifiante du ciel nordique lui-même. À toutes les devantures s’étalaient des mangeailles pauvres mais coûteuses, des litres de rhum à 50 francs, ou de la contrebande – sucre, allumettes, tabac. Une file de baladeuses, tout au long de la rue de Béthune, affichaient le tabac belge à « 11 fr. le kilo, 25 sous l’hecto ». Campés sur la grand’place, les camions britanniques parcouraient les rues, en tonnerre. Des prisonniers allemands revenaient de corvée, au pas. Il gelait ; à l’ombre, la neige était bleue ; les toits blanc-fourrés tranchaient au soleil sur le pâle azur du Nord…
Parmi la foule lente, savourant sa flemme après le hérissement nerveux de quatre années en proie aux Boches, à leurs « diables verts » et au roulement continuel des tirs de barrage, Étienne éprouvait une curieuse impression d’irréalité, qui lui rappelait ses songes du temps de guerre où il se voyait parcourir ces rues mêmes d’aujourd’hui. Sur lui comme sur le monde, le Grand Changement avait passé. Il n’arrivait pas à prendre contact, à rejoindre sa jeunesse, par l’intermédiaire de sa ville natale, pendant quatre ans inaccessible et virtuellement supprimée. Il se considérait comme un fantôme, un revenant, dans cette ville qui avait eu, elle aussi, des malheurs, qui avait failli mourir… Et la mélancolie du ciel lillois lui semblait douce, lorsqu’il rentrait chez lui, au crépuscule, pour se plonger dans ses livres.
Les mois passaient ; les platanes se couvraient de feuilles, aux boulevards ; merles et loriots emplissaient de chants les jardins ; – et l’intimité nouvelle prenait forme, entre Étienne et Ida. Le problème conjugal, dont la perspective l’effrayait tant, se résolvait d’une façon inattendue.
La guérison d’Ida était bien complète, au point de vue nerveux. Palmyre et Victor avaient quelque peine à admettre qu’elle eût jamais « fait de la neurasthénie grave » ; et, réhabitué à l’atmosphère sociale et à la banalité des propos courants, Étienne n’avait plus honte des niaiseries débitées par sa compagne. Dans l’ordre quotidien, c’était une « personne naturelle », comme tout le monde, et il ne lui restait dans sa maladie – tout au plus – qu’une légère aggravation de sa nonchalance originelle. Soumise, affectueuse, s’efforçant de complaire en tout à son mari, se pliant à ses moindres désirs, il eût fallu vraiment chez le poète une dose de mauvaise volonté peu ordinaire pour résister à l’enlacement sirénéen de l’habitude.
Extérieurement donc, la bonne harmonie achevait de se rétablir entre eux ; et elle fut complète avant la fin du séjour à Lille. Les deux autres ménages (car la situation provisoire durait, indéfiniment) prenaient ce couple modèle comme exemple et argument décisif dans leurs discussions.
Mais tout réajusté qu’il fût à sa compagne, tout captif à nouveau qu’il se sentît d’elle, Étienne ne restituait pas à sa femme l’auréole de jadis, le sacre qui l’élevait par-dessus toutes, en faisait un être d’exception. Le charme était rompu, à jamais. Elle se trouvait réduite au niveau des autres femmes, et sans même ce bref attrait que l’inconnu, la nouveauté, peuvent offrir quelquefois. Elle était sa compagne, tout bourgeoisement ; deux bons époux au lit ; deux animaux à la même mangeoire. – En somme, la désillusion, – la désillusion classique.
Ils étaient à la fois proches et étrangers ; liés indissolublement et incommunicables. Ils ne se comprenaient plus. Ils se souriaient avec indulgence, observaient tous les rites extérieurs de l’entente parfaite ; mais leurs esprits, leurs sensibilités ne parlaient plus la même langue.
Un cercle magique infranchissable les écartait de certains ordres d’idées, faisait tabou la plupart et les meilleurs des sujets d’entretien. Et le poète se gardait de l’enfreindre, sûr de n’être pas compris s’il abordait ces sujets, ou redoutant les pauvretés que sa femme lui eût répondues.
Tous les nobles sommets de la vie spirituelle étaient désormais inaccessibles à la paresse mentale d’Ida. Elle pouvait encore dire son mot comme tout le monde, en société ; mais par simple réflexe. Sa mémoire avait cessé d’emmagasiner autre chose que des impressions vagues et insignifiantes. Les nouvelles acquisitions lui étaient interdites. Elle vivait sur le vieux fonds d’avant-guerre. Rien ne s’était passé pour elle, depuis. Elle se survivait, cérébralement. Et pour Étienne, la rééducation de cette âme mutilée ne comptait pas. C’était triste et maladroit, pis que le rauque langage des sourds-muets, pis que les aveugles de guerre assis à un banc, exerçant à tâtons leur ancien métier.
Que se rappelait-elle de tout le beau passé ? Elle en évoquait tout au plus des bribes de souvenirs positifs, des détails de baedeker, – mais jamais aucune allusion à leurs joies glorieuses, à leur grand amour. Lui-même se sentait paralysé, hors d’état de trouver les mots efficaces, et une pudeur le retenait, d’abaisser les lyrismes élyséens au plat niveau de l’actuelle intimité.
Qui sait ! peut-être jugeait-elle vain de remémorer ce qu’ils savaient aussi bien l’un que l’autre ! – peut-être croyait-elle qu’il n’y avait rien de changé… ou que, après une période d’orages, son cher mari lui était revenu… La guerre, sans doute, lui apparaissait comme un rêve calamiteux, où elle avait lutté héroïquement, ramené son bien-aimé qui s’éloignait d’elle, à force de douceur inlassable, et courbant la tête sous les reproches, voire les injures. Sa constance avait fini par restaurer les beaux jours où le Maître lui aussi était bon et tendre. Et cela seul importait à sa mollesse : elle n’avait cure des satisfactions du monde, pourvu que l’intimité restât paisible, et que son bien-aimé fût avec elle comme autrefois… Oui, qui sait ! peut-être s’illusionnait-elle à ce point. Mais il se serait gardé de la détromper, de lui retirer cette pâle joie, qu’il payait de son renoncement, depuis que leurs cœurs habitaient des sphères différentes, depuis que l’habitude seule les unissait.
Et pourtant ! – il n’y avait pas entre eux que l’habitude. Au-dessous de cette affection de parade dont il se laissait réenvahir, par indulgence, par bonté, pour reconnaître les efforts d’Ida, lui épargner de la tristesse, un lien plus profond, une mystérieuse et inexprimable sympathie, en eux, témoignait de la belle union passée. Fibre à fibre aboli dans la conscience, décapité, mutilé par les fatalités odieuses, l’amour premier, l’amour essentiel survivait. Les foudres du destin avaient pu en détruire toute la végétation visible, mais ses racines profondes jumelaient toujours leurs deux êtres.
Plus, même ! Par un magnétisme déplorable, survivance ultime des communions réciproques, sa pensée à lui continuait de fluer vers elle. Mais d’elle, il ne recevait plus rien. Nulle réaction, nul rebondissement, nul retour : ses énergies tombaient dans ce gouffre, perdues. Aux heures de lucidité, il voyait en elle un vampire qui l’épuisait de sa présence, comme les vieillards se ravigorent de la vitalité d’un adolescent : – David et Abisaïg – les rôles, ici, étant inversés.
Et malgré le masque joyeux qu’il ne déposait plus vis-à-vis d’elle, malgré la bonne entente continue, malgré la douceur insidieuse de leur vie rénovée, un vide sourd, inexprimable, un renoncement affadi et sans espoir, minaient son existence.
Le temps qui s’écoulait n’y changeait rien. Son acceptation, sa résignation, grandissaient, mais sans combler ce vide, ni effacer ce sentiment de condamnation, – puisqu’Ida était immuable, désormais.
Anniversaire de l’Armistice, à Lille. – Deux ans passés depuis l’Armistice, déjà ! deux ans que le monde est rouvert autour de moi… Et presque deux ans aussi que je n’ai plus eu le courage de rien écrire sur ce carnet, – afin d’éviter cette confrontation avec moi-même, afin de ne pas troubler ce veule quiétisme dont je me laisse intoxiquer bénévolement, depuis que la nouvelle intimité conjugale – celle de tout le monde ! – s’est refermée sur moi.
Mais aujourd’hui, par hasard, à la veille de regagner Seyssac – après un arrêt à Paris, d’abord – j’ai relu de mes poèmes anciens ; j’ai retrouvé mon âme aventureuse et libre d’autrefois, mon âme vivante : – et je me regarde à cette lumière…
Ah ! ah ! badaud ! tu t’y es bien laissé appâter, à l’indulgence perfide dont le sort a comblé tes vœux, lorsque les coups de couteau du nègre, en crevant la baudruche vaine de tes projets de divorce, en rattachant à la vie ton Idé, en te la montrant désormais sortable, guérie, t’ont réapprivoisé à elle, ont rouvert tes bras à son affection…
Et les autres bienfaits du sort ! Cet héritage de l’excellent oncle… Puis, à Paris – lorsque les fameuses élections eurent écarté la menace du bolchevisme « paralysant le commerce » – cet éditeur chez qui Galfaut te traîne, et qui accepte et publie tes deux romans, avec un honorable succès…
Eh bien, homme libre, poète enthousiaste, voilà-t-il pas de quoi illuminer ta vie ? t’enivrer de beauté, de nobles joies, tandis qu’autour de toi, dans ce monde rouvert, chacun à sa manière oublie le cauchemar passé, ignore les nouvelles calamités dont l’avenir est gros !… Réponds, ce soir, Étienne Serval, comparais devant la justice de toi-même, dis quels beaux voyages tu as réalisés, avec ces richesses aérolithes ; quelles satisfactions tu as éprouvées de voir enfin reconnu ton talent ?
Pas un voyage, en dehors des trajets routiniers : du Nord au Midi, et du Midi au Nord. Le mas des Genêts, quelques mois de l’année, où travailler – car tu travailles, tu continues de travailler, par routine ! – là-bas, tant que le grand soleil d’été, inutile et sans joie, ne te navre pas trop ; puis Paris, les routines sociales ; et Lille, les routines familiales, et les pays dévastés en mélancolique harmonie avec ta vie, en ruines pareillement, dévastée sans remède… Quelques cabanes de bois, des baraquements de tôle ondulée, – où il y eut une cité magnifique et heureuse…
Pas un instant de vraie joie… Cet exemplaire de luxe remis à ta femme, laissé huit jours par elle non coupé, non ouvert, et qu’à la fin tu lui as repris sans qu’elle s’en aperçût… Ce n’est rien, ça, évidemment, alors que ta tendre et docile épouse te choie et te fait un intérieur sans nuage… Que te manque-t-il donc ?
Presque rien. Une compagnie sentimentale et intellectuelle.
Dans ce monde rouvert, dans ce monde où tes instincts rêvaient sournoisement de se débrider un jour – avec ou sans compagne-vampire, avec tes amis (tes amis !) ou seul, – c’est le vide qui persiste en toi, plus ou moins voilé, mais toujours présent ; c’est le goût de cendre que te laissent dans la bouche les plaisirs subreptices auxquels tu mords parfois – ces chairs aventurières et uniformément décevantes, mais qui sont seules à te donner (leur souvenir surtout, et suivant la maxime reprise de ta jeunesse : non bis in eamdem !) l’impression de vivre encore, de n’être pas tout à fait mort !
Ah ! tu comprends maintenant, dans sa plénitude, la signification de ce vieux cliché : – « une vie brisée ! »
Le refuge même des nobles heures spirituelles, tu n’y sais plus recourir que maladroitement et à peine ; il a perdu son efficace, depuis que tu ne t’y enfonces plus « comme un rhinocéros dans la solitude », ignorant tout, jusqu’à la présence du Fantôme !… Car ce n’est plus un fantôme, aujourd’hui, mais ta femme, ta bourgeoise épouse, dont la présence t’insinue l’irrémédiable découragement de la platitude et de la monotonie… Et du reste, au lieu du mur de bronze de ta volonté solitaire, autour de toi il y a le monde rouvert, le vaste monde vivant.
Mais, incompris chez toi, tu ne sais non plus faire jaillir du monde extérieur un intérêt qui est mort avec l’âme fraternelle. Tu repousses même, par ton découragement et ta frigidité, les occasions qui s’offrent, imbécile ! N’as-tu pas revu Suzanne dans le petit salon, et fumant à nouveau comme autrefois, – déprise de la vie comme toi, – à cause de toi peut-être, de ta sourde oreille à ses avances… Mais tu n’en veux pas. Tu ne la juges pas à la hauteur de l’ancien souvenir glorieux épanoui dans la lumière antique – en légende inaccessible et désespérante.
Tu restes à terre, veau pleurard, le cul entre deux sièges.
Lâche ! pleutre ! qu’as-tu fait des nobles aspirations de ta jeunesse ? Où sont les beaux orgueils de ton âme ? Espèce de volcan éteint ! Te voilà résigné à la médiocrité de la vie conjugale. Comme tout le monde. Comme n’importe qui, te voilà empoisonné par une femme. Tu gardes auprès de toi – et tu la garderas, le sort en est jeté – cette source d’amertume qui ôte tout prix à ton existence, qui te dégoûte de vivre.
De vivre ! Car c’est sans joie vivante que tu t’imposes des tâches littéraires, que tu t’y acharnes ; c’est sans désir de la gloire, et tu ris maintenant de celle qui te viendrait… puisqu’elle l’ignore, n’est-ce pas ? Quand tu œuvres, des semaines, des mois, farouche, sans repos, comme un esclave, sous le fouet de ta détresse, – tant qu’à la fin tu ignores le sommeil, tu perçois dans tes oreilles le frémissement des nerfs tyrannisés, comme une stridulation d’invisibles grillons (hein, les chers grillons des aphrodisiaques nuits chaudes, à deux !)… C’est-il donc pour créer de la beauté ? – Non ! c’est pour t’anesthésier, uniquement, pour t’étourdir, pour t’ignorer toi-même et ta piètre existence.
Cette femme qui t’empoisonne, tu n’as pas eu, tu n’auras pas le courage de t’en séparer… Pardieu ! elle t’est devenue plus nécessaire que l’air que tu respires ; plus que sa seringue de Pravaz au morphinomane… plus que son mortel bambou à cette pauvre Suzanne !
C’est un miracle qu’il me faudrait. – Un « miracle de volonté » ? comme disent les pragmatistes. – Au-dessus de nos forces, ça ! rien à faire.
Un miracle extérieur. Un miracle de femme. Un miracle de l’Amour.
Ah ! si elle revenait, à cette heure, l’Autre, la première, le fougueux météore de mes vingt ans, celle que j’ai brûlée, comme celle-ci, survoltée, – deux cervelles féminines tuées sous moi ! sous le poids de mon génie ! maladroit Prométhée, frénétique Érostrate !
Ah ! si elle revenait – après vingt-deux ans, la reconnaîtrais-je ? Que reste-t-il de ses seins glorieux, de ses hanches garçonnières, de son sourire et de ses allures de biche capricieuse, après vingt-deux ans !… Quelles aventures ? Mère de famille et des enfants ? rangée, bonne ménagère ?… Elle ? qui peut savoir !… Si elle revenait à cette heure, si on frappait à ma porte, ce soir de triste pluie sur les ruines du Nord, ce soir désespéré entre tous, et qu’elle entrât, disant : C’est moi, je te reviens… Si ce miracle s’accomplissait, ô belle folie de ma jeunesse, eh bien je me lèverais, je la prendrais, je l’emporterais, sans regarder derrière moi…
Tais-toi, fou. Sénile adolescent, rengaine ta guitare. Personne n’a frappé. C’est le vent du Nord qui secoue la porte et feule dans la cheminée. Personne ne songe à toi. Elle moins que les autres. Personne ne viendra. Il est trop tard. Tu es condamné, pour avoir mis ton espoir dans une créature – pour avoir cru à la femme – à une femme – pour avoir péché contre ton génie – pour avoir fait un rêve plus beau qu’il n’est permis.
Ou bien partir. Je puis maintenant réaliser les plus lointaines évasions projetées par mon adolescence sur la rotondité de la planète.
Partir. Là-bas, de l’autre côté de la Terre, aux antipodes où s’acharne le souvenir d’une vie antérieure – aux Mers du Sud, sous les palmiers royaux d’un atoll qu’évente l’alizé, elle m’attend, je le sais, j’en ai la foi au plus cher de moi-même – elle m’attend sur la plage de corail, face à l’océan bleu, la consolatrice, la suprême bien-aimée qui m’est prédestinée, dont celle d’aujourd’hui (Idé… une idée, rien de plus) n’était que l’effigie – la tendre sauvagesse qui me bercerait jusqu’à l’éternel oubli…
Non, pas comme ça, l’éternel oubli : désespérément solitaire, – et le trou rond d’un canon de revolver…
Richesse… Voyages, rencontre miraculeuse ?
Rien à faire. Le grand ressort est cassé. Des rêves littéraires.
Comme tout le monde ! vieux poète enchaîné ! Allons, marche ! ça ou autre chose. Tout a si peu d’importance. Encore quelques années, quelques jours peut-être – et nous aurons fini notre petit rôle dans l’univers. À vue d’œil, elle se racornit, se ratatine, se résorbe dans ta main, ta vie-peau de chagrin.
Laisse faire : tout est écrit.
Comme c’était beau : l’astronomie, Spinoza, le stoïcisme, les élévations… Rappelle-toi cette période de guerre, si affreuse (si splendide aujourd’hui ! – regrette-la donc, avec l’éternelle illusion d’optique du passé !) Jamais elle n’a jailli plus haut, ta belle âme, jusqu’à toucher le cœur du Grand-Tout panthéiste.
Tu t’es réalisé, dans l’absolu. Tu as « donné » une fois pour toutes. Tu t’es vidé aussi. Tu n’es plus – comme elle, hein, par contagion – qu’un fantôme inconsistant, une survivance lointaine.
Bah ! deux fantômes ensemble, c’est fait pour s’entendre.
Accepte donc, et broute ton quotidianisme. Il a ses douceurs. Et tout le monde en est là, va ! tout le monde en est là !
C’est la vie conjugale, telle qu’elle se joue au naturel dans tous les intérieurs. Dis-toi bien ça.
Pourquoi diable l’avais-tu affublée de cette âme postiche ?
Elle n’a pas voulu être un bas-bleu, cette enfant ; et elle a joliment bien fait. Elle l’a secouée, ton âme en toc, comme un chat se débarrasse d’un bonnet d’âne en papier, – voilà tout.
Tu as une gentille petite femme, très présentable – comme un bon demi-milliard de ses congénères, dans la bonne moyenne – tendresse un peu passive ; mais chair élastique et ferme (toutes n’en peuvent dire autant) et pas si morte que ça, quand tu veux t’en donner la peine.
Elle ignore tes livres, ta gloire ? – Ta gloire, dis-tu ? quelle farce ! Tes livres, quand ils sont imprimés, les relis-tu donc ?
Laisse-la broder en paix, si ça lui chante. Elle sait de nouveau te sourire, et te répondre, si tu ne lui débites pas de « grand-penser ». Elle t’aime, il n’y a pas d’erreur ; elle t’aime, et te tient compagnie. Elle est là, celle qui fut, comme ta belle jeunesse. Et pour te plaire, sous ses doigts d’Ève-future, le piano, et sa voix toujours pure… Écoute-là comme autrefois. Ferme les yeux. Rien n’est changé… Le passé radieux…
Il est dans ton cœur. Et dans le sien. À son bras dévoué, tu vieilliras, plus indulgent à mesure. Tu l’aimes aussi, ne te mens pas, au fond – ta victime, pauvre Œdipe ! – mais silence, oublions ! – Sa voix redevenue chère te bercera, au seuil du Grand Sommeil – tu l’entendras la dernière – par un jour de soleil ardent et de cigales… Celle qui fut avec toi divine et nue baignée d’azur et de mer bleue – te fermera les yeux…
Et elle te pleurera, va ! – longtemps.
Tu peux l’aimer, plus que tout, malgré tout. Elle sait que tu l’aimes encore – et elle te chérit, toi son cruel bien-aimé – plus qu’elle ne sait et n’ose le dire – si peu heureuse aussi, malgré ses sourires – sur l’Autre Bord…
Éblouissante d’électricités roses, saturée de parfums et de joie mondaine, la grande salle du Parangon vibrait sous les archets de l’orchestre tzigane. Volupté méthodique et presque culturelle, le rythme des danses de la dernière heure s’exaspérait d’un jazz-band clamorant que soutenaient des voix, dans la foule. Auréolés d’une buée lumineuse, les couples viraient sur le parquet jonché de fleurs et de « boules » multicolores. Les jets de serpentins s’allongeaient, s’emmêlaient, s’accrochaient aux bras nus, aux épaules diamantées, aux têtes coiffées de burlesques bonnets de papier. Sur les tables d’une galerie surélevée de deux marches, les bouteilles de Heidsiek, décoiffées, s’alignaient auprès des seaux à glace.
Étienne et Léonard, restés seuls parmi la débandade des chaises, causaient en vidant leur coupe, paisiblement. Mêlés à la foule des danseurs, les autres passaient tour à tour : Marcelle et Laville, Berthe et le jeune poète Vimeu.
— Dis donc, elle va très bien, à présent. Tu es content ? glissait le docteur à son ami, en désignant d’un coup d’œil Ida, qui arrivait au-dessous d’eux, menée par Cazin. Secouant sa coiffure découpée en plumes de Sioux, elle échangea un rire avec son mari. Mieux que les regards des hommes, les moues dédaigneuses des femmes peintes l’attestaient charmante.
— Comme tu vois, répliqua Serval, redevenu impassible dès qu’elle se fut éloignée dans le tournoi de la danse. Et, changeant de conversation : – À propos, notre amie Suzanne, tu l’as vue ; qu’est-ce que tu en dis ?
Léonard vida sa coupe ; et la reposant, d’un geste sec.
— Fichue, mon vieux, si elle n’enraye l’opium. Quelle idée, aussi, de se mettre à tirer sur le bambou comme elle le fait ! Quatre-vingts pipes par jour ! c’est idiot… Tu ne connais personne qui ait assez d’influence sur elle…
— Personne, depuis qu’elle a quitté Augier.
— En ce cas, je ne lui donne pas un an.
Une sorte de remords contracta le larynx d’Étienne. N’était-ce pas sa faute à lui, un peu ? N’avait-il pas contribué à la rejeter dans la drogue, en lui laissant croire qu’il l’aimait, qu’il pourrait se résoudre à divorcer pour la prendre, elle ?
La musique se tut. Les couples se disjoignirent, dans un brouhaha déçu, et chacun réoccupa sa place – les femmes à un bout de la table, les hommes à l’autre.
Marcelle et Berthe, penchées sur Ida, l’interrogeaient :
— Alors, c’est bien décidé, vous partez demain ? vous retournez à Seyssac ? Tu n’as pas de regrets de quitter notre joyeux Paris ? Tu aimes bien danser, pourtant ?
— Oh ! mais j’aime encore mieux la tranquillité, le soleil… Et puis, il faut qu’Étienne travaille, et il ne saurait le faire qu’au mas.
— Bah ! vous ne seriez pas encore trop dans la mouise, sans ça… Il pourrait te laisser ici, d’ailleurs ; nous t’avons déjà invitée, Henri et moi.
— Moi seule ! Que je reste sans lui ! Tu plaisantes.
— Comme elle dit bien ça ! Elle est à croquer… Toujours « les Deux », alors ?… Mais que fais-tu donc, à Seyssac, pendant des mois ? Tu ne t’ennuies pas trop ?
— Avec mon Maître ? Non. Et la campagne me plaît tellement : c’est toujours nouveau. Je me promène, je cueille des fleurs, je fais des bouquets. Ah ! et puis je ne vous ai pas dit. J’ai des pigeons et des poules, depuis que notre vieux propriétaire est mort et que son fils nous a mis un poulailler. C’est si amusant, de voir toutes ces bêtes autour de soi. Mais ça coûte cher, il faut les remplacer souvent. Si j’oublie de fermer la porte, les chats entrent, et il y en a le matin avec le cou tordu. Et je ne pense pas toujours à leur donner à manger…
— Et ton piano ? tu en joues ?
— Un peu ; mais Étienne n’aime plus beaucoup. Ça le dérange quelquefois, lorsqu’il travaille… Ce n’est pas qu’il me dise rien, oh non ! il me laisse faire tout ce que je veux : je n’ai qu’à parler.
— Avec tout ça, tu es heureuse. Mieux que pendant la guerre, hein ?
— Nous avons eu nos ennuis, comme tout le monde ; et j’étais si triste, à la mort de ma mère !
— Une chose qui m’étonne, c’est que vous ne voyagiez plus au loin. Vous êtes à l’aise, comme tu dis ; pas d’enfants, et vous pouvez vous balader aux Indes ou à Tahiti, si ça vous chante. Tu n’aimerais pas voyager ?
— Si, peut-être… Je ne sais pas. Au fond, je crois que ça m’est égal.
Du côté hommes, on parlait guerre.
— À la prochaine…
— Bah ! vous croyez à ça, vous ? L’Allemagne est désarmée, quoi qu’on dise, peut-être pas à fond ; mais incapable d’un vrai mauvais coup…
— Aussi je ne pense pas à l’Allemagne. Il y en a d’autres. Des tas. La Russie, pour commencer. Et la chère Amérique, et le Japon…
— Les socialistes ne marcheront plus. Et bien d’autres. J’en connais qui prendront leurs cliques et leurs claques…
— Ta ta ta, mon ami, vous avez beau être bolcheviste dans le fond du cœur, vous ferez comme les copains. Comme l’autre fois. Et tout le monde marchera, ce coup-ci, jusqu’à 95 ans ; on armera les femmes et les gosses… Les canons à sur-portée, les torpilleurs de l’air vous démoliront toutes les grandes villes en cinq-secs. Ce sera le nettoyage de la civilisation. – Pas votre avis, Serval ?
— Absolument. Ce sera de la belle ouvrage, comme on n’en a jamais vu. Faudra pas rater ça. Dès la mobilisation, je m’engage.
— Farceur ! tu voudrais nous faire gober…
Et tandis que Léonard asticotait Serval, Cazin tirait à part le jeune Vimeu et lui insinuait dans l’oreille :
— Dis donc, les plumes de Sioux ont l’air de joliment te tirer l’œil. Tu ne t’es pas trop émancipé avec la madame, lorsque tu as dansé avec, tout à l’heure ?
— Pas ça, mon cher. Elle m’intéresse, de loin, oui. Mais de près, c’est une autre affaire : elle m’intimide. Jamais éprouvé cet effet-là. Il y a un quelque chose qui l’enveloppe. Elle irradie… Tiens, l’effet du radium, inverse : – elle émet des rayons, mais des rayons négatifs…
La musique repartit.
— Un dernier tour ? proposa Marcelle.
Les couples se reformèrent. Étienne resta seul, cette fois avec Vimeu.
Comme je vous envie, monsieur ! dit le jeune poète à Serval. Quelle existence parfaite vous vous êtes arrangée, loin de notre affreux climat, au bord de cette Méditerranée païenne, dans la paix bucolique de votre précieuse intimité…
Étienne commençait une réponse courtoise ; mais l’une des femmes de l’établissement, arrivée auprès de lui, offrait sa marchandise : – « Des serpentins, monsieur ? Des boules ? » – Au son de sa voix, il leva les yeux, regarda la mince fille aux bras nus, aux joues fardées d’ocre, aux paupières allongées de kohl ; et, malgré les cheveux oxygénés et taillés court, malgré l’assurance nouvelle de sa démarche, il la reconnut : Valentine, de Marseille ; la petite danseuse à la chemise de soie noire !
Il l’examinait, un peu ému, songeant aux quatre années dont ils avaient vieilli, l’un et l’autre.
— Valentine, n’est-ce pas ?
Oui, Valentine ; et toujours ses sachets d’une main et ses rouleaux de serpentins de l’autre, elle cherchait dans sa mémoire à localiser cet homme dont le regard semblait guetter, à travers elle, quelqu’un.
— Moi, monsieur, je ne vous remets pas. C’est à Genève que vous m’avez vue ? Ou à Lyon, peut-être ?… Et, flairant le miché sérieux, elle hasarda : – Vous m’offrez une coupe ?
Mais Serval, doucement, lui écarta la main du dossier qu’elle allait saisir.
— Pardon, Valentine, c’est la chaise de ma femme. Une autre fois… Mais donnez vos serpentins, ajouta-t-il, comme elle avait un recul effarouché, au mot qui lui évoquait une interpellation arrogante, des insultes, un esclandre.
Il lui glissa un billet bleu ; et, comme il restait la main tendue, elle balbutia, inquiète, bouleversée :
— Mais, monsieur, je n’ai pas de monnaie. Dans un instant, à la caisse…
— Non, ma petite, je vous dis adieu… Et ce n’est pas à Genève, ni à Lyon, c’est à Marseille que nous nous sommes connus.
Elle rougit sous son ocre, très fort, serra vivement la main de Serval, et, muette de joie, avec un grand salut, s’éclipsa.
Le jeune Vimeu, qui avait suivi la scène avec curiosité, brûlait d’interroger son aîné. Il osa :
— Elle n’est pas banale, cette petite. Vous…
— En effet, coupa Étienne, froidement. Et, rompant une des cartouches de serpentins, il en offrit la moitié à Vimeu. – Tenez, mon cher, préparez vos munitions. Il s’agit de recevoir nos amis.
Deux minutes plus tard, les trois couples, qui revenaient de la danse, furent cueillis au lazzo et dûment enguirlandés de lanières multicolores.
— Assez ! assez ! n’en jetez plus ! s’ébrouait Cazin.
— Kamerad ! protesta Léonard.
Mais Marcelle, d’un geste vif, arracha aux mains de Serval la dernière cartouche, et distribua les rondelles à ses compagnes. Avec Berthe, elle ouvrit le feu, à bout portant. Et les tourbillons de papier achevèrent d’enserrer la tablée dans une frêle confusion inextricable. Mais Ida, déroulant avec gravité le bleu ruban, l’enroulait par tours méthodiques au cou de son mari, impassible et résigné.
— Voilà ! fit-elle sans rire, assujettissant son ouvrage d’un nœud en rosette.
— Juste châtiment, murmura Serval, au milieu des exclamations et des rires des autres garrotés, qui émergeaient de leurs liens.
— Est-elle gentille, votre petite sauvage ! s’écria Marcelle, rapprochée du couple et les considérant tous deux avec attendrissement. Puis, à l’oreille de Serval : – Comme vous étiez ingrat envers la Providence, mon bon ami, voilà quatre ans, vous souvenez-vous ?… Allons, embrassez vite votre femme.
Étienne embrassa Ida.
— Ce veinard de Serval ! Il a tout pour lui ! glissait Cazin à Vimeu.
— Mais on ne connaît jamais son bonheur, sentencia dans un éclair de ses lunettes Laville qui avait entendu.
— On part ? proposa Léonard.
— Déjà ! firent Marcelle et Berthe.
— Oh ! vous danseriez jusqu’au soir, vous autres.
Mais nos amis prennent le train dans la matinée…
— Addition ! Vestiaire !…
La valetaille s’empressa. On tira des billets. On mit pardessus, manteaux, fourrures, tout en échangeant les adieux. Et, quittant la grande salle tiède et parfumée, éblouissante d’électricités roses et en proie au délire rythmique, la compagnie se déversa par l’escalier, dans la rue.
Un chasseur, de trois coups de sifflet, appela les taxis. Il y eut une minute, peut-être, d’attente, sur le trottoir. On se taisait, surpris par le froid extérieur.
Étienne, les yeux levés au ciel où, malgré l’illumination des façades, brillait l’éclatant Jupiter, aspira l’air de la belle nuit. Et l’instant se gonfla démesurément ; la durée de cette respiration s’emplit pour lui d’un monde de pensées.
Devant la planète familière à ses veilles sereines, – la planète qu’il avait si souvent contemplée dans le champ de sa lunette, avec les quatre lunes alignées circulant presque à vue d’œil sur les rêts de la gravitation, – une de ces « transes » qui lui faisaient alors percevoir l’Infini, saisit le poète. Les souvenirs de la soirée, les gens qui étaient là, devenaient irréels, lointains. Il se dédoublait, comme sorti de lui-même. Ce moi arrêté au bord du trottoir, avec cette femme pesant à son bras, perdirent toute importance, ne furent plus qu’un homme et une femme, parmi les millions d’hommes et de femmes vivant au fond des rainures éclairées et dans les espaces clos de ce Paris dont il dominait la géante fourmilière… Paris, une goutte de vie humaine grouillant sous le microscope, en transparences superposées ; une goutte plus grosse que les autres, innombrables, piquetant la surface de la Terre… La Terre planétaire, bulle flottante, au sein de l’Infini omniprésent, comme les autres planètes filles du Soleil, également chargées d’une moisissure de vie, – de cette vie universelle qui pointille de ses milliards de consciences phosphorescentes l’ineffable agitation de la matière ; – de cette Vie qui foisonne et se multiplie, pensant l’Univers par des milliards de centres renouvelés sans arrêt, infimes globules au torrent circulatoire de l’Être-Tout… Et dans chaque être éphémère et infime, le Tout en raccourci, par les rayons des étoiles et des nébuleuses, par les forces et les lois qui s’entrecroisent, vibration divine, au centre de chaque pensée individuelle, y suscite un instant l’illusion d’une existence aux démesurées aspirations, – d’un centre-du-monde…
— Adieu, madame, adieu, Serval. Bon voyage !
Le poète retomba. Il fut de nouveau Étienne Serval – sa femme au bras – sur sa planète malencontreuse – dans ce canton de l’Infini – pour quelques tours de Terre encore, – à subir l’illusion d’être, individuel…
Au bord du trottoir, les taxis accostaient, ronflants… Embrassades. Mains serrées. – « Écrivez-nous ! » – Le groupe se disloqua. Vimeu s’en allant à pied, Marcelle et Henri emmenèrent Cazin, qui gîtait dans leurs parages. Aux Laville échut le second véhicule. Dans le troisième, Ida monta, puis Étienne. Le moteur, embrayé, allongea son rythme ; – et la rue de lumières défila, moelleuse et rapide, aux carreaux.
Sur Paris, sur la fourmilière des hommes allant à leur destin, l’éclatant Jupiter planait, ce soir d’entre deux guerres, parmi l’Infini constellé.
FIN
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en mai 2017.
– Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Martine, Anne C., Françoise.
– Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Varlet, Théo, Le Démon dans l’Âme, [Lille], Miroir Édition, s.d. [1991 ?]. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Paysage du Haut-Hérault a été prise par Laura Barr-Wells le 01.09.2007 .
– Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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[1] On chercherait en vain ce nom géographique sur la carte des Bouches-du-Rhône ou du Var. – Ceci pour répondre d’avance aux lecteurs qui seraient tentés de faire des applications locales ou personnelles et de voir dans ce livre un roman à clé.