Anthony Trollope

LES BERTRAM (tome 2)

traduction : un des rédacteur de la revue nationale

1866

édité par la bibliothèque numérique romande

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Table des matières

 

CHAPITRE XXIII  TROIS LETTRES. 4

CHAPITRE XXIV  LES ENCHÈRES. 16

CHAPITRE XXV  LE SAIT-IL ?. 35

CHAPITRE XXVI  HURST STAPLE. 53

CHAPITRE XXVII  LA SECRÈTE BLESSURE. 68

CHAPITRE XXVIII  L’AMOUR DU SOLLICITEUR GÉNÉRAL. 92

CHAPITRE XXIX  MADAME LEAKE DE RISSBURY. 110

CHAPITRE XXX  LES CLOCHES DE HADLEY. 131

CHAPITRE XXXI  SIR LIONEL FAIT SA COUR. 143

CHAPITRE XXXII  SIR LIONEL SE REMET EN CAMPAGNE. 163

CHAPITRE XXXIII  UN PETIT DÎNER D’AMIS. 182

CHAPITRE XXXIV  LE BAL DE MADAME MADDEN. 205

CHAPITRE XXXV  COMMENT S’ÉCHAPPER ?. 220

CHAPITRE XXXVI  UN DIALOGUE CONJUGAL. 237

CHAPITRE XXXVII  LE RETOUR À HADLEY. 247

CHAPITRE XXXVIII  LE CAIRE. 260

CHAPITRE XXXIX  LES DEUX VEUVES. 270

CHAPITRE XL  LE DÉBARQUEMENT. 294

CHAPITRE XLI  JE POURRAIS AJOUTER UN CODICILLE  306

CHAPITRE XLII  LES SOUCIS DE MADAME WILKINSON. 327

CHAPITRE XLIII  LE VOYAGE DE MADAME WILKINSON. 348

CHAPITRE XLIV  LA MORT DE M. BERTRAM. 366

CHAPITRE XLV  LE TESTAMENT. 387

CHAPITRE XLVI  EATON-SQUARE. 403

CHAPITRE XLVII  CONCLUSION. 414

Ce livre numérique. 422

 

CHAPITRE XXIII

TROIS LETTRES.

George Bertram, ainsi que nous l’avons vu, retourna à Londres après son explication avec mademoiselle Waddington, sans revoir son père. George et Caroline regardaient l’un et l’autre leur séparation comme définitive. Ils se connaissaient assez pour se sentir sûrs que leur orgueil réciproque les empêcherait toujours de tenter un rapprochement.

George tâcha de se persuader qu’il était content de ce qu’il venait de faire ; mais il échoua pitoyablement dans cette entreprise. Il avait aimé Caroline, il l’aimait encore profondément, et il découvrait que jamais il ne l’avait autant appréciée qu’en ce moment. Il se redit cent fois que sa conduite envers lui avait été indigne ; mais cela ne changeait rien à son amour. Il ne l’en aimait pas moins parce qu’elle avait communiqué sa lettre et divulgué les secrets de son cœur, au lieu de les tenir cachés avec autant de soin que la passion qu’elle éprouvait elle-même. Il ne pouvait pas l’aimer moins parce qu’elle s’était confiée à un autre homme, bien que pour cette raison il se crût obligé de se séparer d’elle. Il s’enferma donc dans son cabinet et écrivit pour son nouveau livre des pages moroses, pleines de misanthropie et de scepticisme ; en un mot, il fut très malheureux.

Caroline ne supporta guère mieux le coup ; mais elle sut conserver un maintien plus digne, et mieux dominer ses sentiments. Cela devait être, car elle était femme, – et, comme femme, il lui fallait veiller à ce que le monde ne sût rien de ce qui se passait dans son cœur.

Pendant deux jours elle demeura parfaitement calme, et ne donna pas le moindre cours à son émotion. Elle prépara le thé pour le déjeuner, selon son habitude ; fit beaucoup de tapisserie, et encore plus de lecture ; lut à haute voix pour sa tante, alla faire des visites et, en un mot, remplit minutieusement ses devoirs ordinaires. Jamais sa tante ne la surprit les larmes aux yeux, jamais elle ne la trouva assise à l’écart, inoccupée, le front appuyé sur la main. En pareille occasion, elle lui aurait parlé de George ; mais, l’occasion ne se présentant pas, elle n’osa rien dire. Pendant ces deux jours, et en apparence pendant les jours suivants, Caroline se roidit dans sa douleur au point que mademoiselle Baker s’en effraya et ne se hasarda pas même à faire allusion à la possibilité d’une réconciliation. Caroline se montrait douce, obéissante même avec sa tante ; elle lui cédait en tout ; mais mademoiselle Baker voyait bien que le sujet qui les préoccupait exclusivement l’une et l’autre ne devait pas être abordé.

Caroline laissa s’écouler deux jours entiers avant qu’elle se permît de réfléchir à ce qui venait d’avoir lieu. Elle passait la moitié de ses nuits à lire afin d’avoir quelque chance de sommeil lorsqu’elle se coucherait. Mais le troisième jour au matin elle prit la plume et écrivit à Adela la lettre que voici :

 

Littlebath, vendredi.

Chère Adela,

« Il vient de se passer une chose à laquelle je n’ai pas encore voulu réfléchir et dont je vais essayer de me rendre compte en vous écrivant. Pourtant, avant que cette chose arrivât, j’y avais souvent pensé, – j’en avais causé avec ma tante Mary ; quelquefois même il m’était arrivé de penser et de dire que je la désirais presque. Puissé-je parvenir à me persuader cela aujourd’hui !

« Tout est fini entre M. Bertram et moi. Il est venu ici mardi pour me le dire. Je ne le blâme pas. Je ne saurais le blâmer pour ce qu’il a fait, quoiqu’il y ait mis bien de la dureté.

« Je vous dirais tout, si je le pouvais ; mais c’est si difficile en écrivant ! Que je voudrais vous avoir ici ! Mais non ; vous me rendriez folle en me donnant des conseils que je ne pourrais pas, que je ne voudrais pas suivre. Lorsque j’étais si malheureuse, l’été passé à Londres, ma tante et moi nous avons causé de nos affaires avec une certaine personne. M. Bertram l’apprit pendant qu’il se trouvait à Paris ; il s’en fâcha et il m’écrivit une lettre. Ah ! quelle lettre ! Je n’aurais pas cru possible qu’il pût m’adresser de telles paroles. J’étais folle de douleur et je montrai cette nouvelle lettre à la même personne. Tenez, Adela, je vais tout vous dire : cette personne était M. Harcourt, l’ami intime de George. Dans cette lettre, George me recommandait tout spécialement de ne plus parler de nos affaires à M. Harcourt – et cependant je fis cette chose. Mais le chagrin m’avait fait perdre la tête ; je me disais : Pourquoi obéir à un homme qui n’a pas le droit de me commander et qui pourtant me commande si durement ? Une simple prière de lui m’aurait trouvée docile.

« Mais je sais que j’ai eu tort, Adela. Je ne l’ai pas ignoré un seul instant depuis le moment où j’ai montré la lettre. Je sentais bien que j’avais eu tort, puisque je n’osais pas dire à George ce que j’avais fait. J’en étais venue à avoir peur de lui, et avant cela je n’avais jamais eu peur de personne. Enfin, je ne le lui ai pas dit, mais il a fini par le découvrir. Je n’ai pas voulu lui demander comment il l’avait appris, mais je crois le savoir. Il y a une chose dont je suis certaine, c’est qu’il n’a employé ni ruse ni petitesse d’aucune sorte pour le découvrir. Il n’a cherché à rien savoir. Cela a été un coup de foudre pour lui, et il est venu tout de suite pour savoir la vérité de moi. Je la lui ai dite, et voilà le résultat.

« Et maintenant vous savez tout ; – tout, excepté son regard, sa manière, son ton ; cela, je ne saurais vous le décrire. Il me semble maintenant mieux connaître, mieux comprendre George que je ne l’ai fait jusqu’à présent. C’est un homme qu’une femme au cœur tendre aimerait éperdument. Et moi… mais qu’importe, chère amie. Je crois, – que dis-je ? je suis certaine que je me remettrai. Vous ne le pourriez pas. Je le répète, c’est un homme qu’une femme pourrait adorer ; et pourtant, il est si brusque, si sévère, si rude lorsqu’il est en colère ! Il n’a pas de mesure dans ses paroles. Je ne crois pas qu’il se rende compte de ce qu’il dit. Et pourtant, il a le cœur si tendre, si bon ! Je le voyais bien ! mais il ne donne pas le temps de le reconnaître, – à moi, du moins, il ne m’en a pas donné le temps. Vous est-il jamais arrivé d’être grondée, accablée de reproches, dédaignée par un homme que vous aimiez, et de sentir que son mépris vous le faisait aimer davantage ? Je l’ai senti, moi. Je l’ai senti, mais il m’eût été impossible de l’avouer. Lui aussi, il a eu tort. Il n’aurait pas dû me faire des reproches, s’il ne comptait pas me pardonner. J’ai lu quelque part qu’un roi ne doit pas recevoir un suppliant, à moins qu’il ne compte faire grâce. Je comprends cela. Si George était décidé à me condamner, il aurait dû m’écrire, pour m’annoncer ma sentence. Mais en ces sortes de choses, il ne considère rien, ne suit que l’impulsion de son cœur.

« Cela ne m’empêche pas, ma chère Adela, de sentir que tout est pour le mieux. Tenez ! avec vous je dédaignerai tout artifice. Pour une fois, pour une fois seulement, si c’est possible, je dirai la vérité tout entière. J’aime George comme jamais je ne pourrai en aimer un autre. Je l’aime comme jamais je n’avais supposé que je pourrais aimer. En ce moment, il me semble que j’accepterais d’être sa servante. Mais celle qui sera sa femme devra lui être soumise, – et moi, combien de temps pourrais-je m’y résigner ?

« Mais en ceci, je lui fais injure. Il est impérieux – aussi impérieux que possible ; il faut qu’il soit le maître en toutes choses, voilà ce que je veux dire : mais celle qui l’aimerait et qui se soumettrait à tout, trouverait en lui le maître le plus tendre, le plus doux et le plus dévoué. Il ne permettrait pas aux vents du ciel de souffler trop rudement sur son esclave. Je l’ai aimé profondément, mais je n’ai pu me soumettre. Je n’aurais pu me soumettre pendant toute la vie ; il vaut donc mieux que nous soyons séparés.

« Ce que je vous dis là vous étonnera, car dans le monde il semble si bon enfant. Personne n’est moins exigeant que lui avec les indifférents, mais avec ceux qui le touchent de près il ne cède jamais – pas seulement d’une ligne. C’est là ce qui lui a aliéné son oncle. Mais pourtant il est plein de noblesse et de grandeur. Les considérations d’argent lui sont totalement indifférentes. Tout mensonge, toute cachotterie même lui est impossible. Connaissons-nous quelqu’un qui l’égale, qui puisse même lui être comparé comme talent ? Il est brave, généreux et simple de cœur au-delà de tout ce que l’on peut imaginer. Qui lui ressemble ? Et pourtant… Ce que je dis là, je ne le dirai qu’une fois, et à vous seule. Mais soyez miséricordieuse, Adela. Vous devez comprendre que, si tout n’était pas fini, je ne parlerais pas ainsi.

« C’est vous, Adela, qui auriez dû être sa fiancée. Oh ! que je l’aurais voulu ! Vous n’êtes point mondaine comme moi, ni obstinée, ni orgueilleuse. Mais vous ne manquez pas de fierté, – de fierté bien placée. Vous auriez pris votre parti de vous soumettre, de vous laisser guider, d’être une humble portion de lui ; et alors, comme il vous aurait aimée !

« Je me suis souvent demandé avec étonnement ce qui l’avait fait songer à moi. Jamais deux personnes n’ont été moins faites l’une pour l’autre que nous. Je savais cela lorsque je l’ai accepté – sottement accepté, – et maintenant j’en suis justement punie. Mais, hélas ! il en est puni aussi, lui ; on n’en saurait douter. Je sais qu’il m’aime ; bien que je sache aussi que pour rien au monde il ne reviendrait à moi maintenant. Je sais aussi que jamais, jamais je ne consentirais à être reprise ainsi ; non, pas même s’il me suppliait comme jamais il ne suppliera aucune femme. Je sais trop bien ce que je lui dois, trop bien ce que demande son bonheur pour faire cela.

« Quant à moi, il est probable que tôt ou tard je me marierai. J’ai quelque fortune, et cette sorte de manières que tant d’hommes recherchent chez leur femme pour faire les honneurs de leur maison. Si je me marie, je ne tromperai personne ; je ne ferai pas un mariage d’amour. À vrai dire, depuis ma plus tendre jeunesse je n’avais jamais cru la chose possible. Je me suis maladroitement laissé prendre au piège, et il ne me reste maintenant qu’à m’en tirer du mieux que je pourrai. J’ai toujours pensé que ce monde valait bien la peine qu’on y vécût, même sans amour. L’ambition n’est un livre fermé pour les femmes que parce qu’elles le veulent bien. Je ne vois pas ce qui s’oppose à ce que la femme d’un homme politique ne jouisse de sa haute position autant que lui. La fortune, le pouvoir, le rang, valent la peine d’être acquis ; du moins, c’est ce que semblent se dire tant de gens que nous voyons les poursuivre. Je ne compte pas courir après ; mais, si je les rencontre sur mon chemin, je les ramasserai fort probablement.

« Tout ce que je dis là vous fera horreur, je le sais parfaitement. Votre beau idéal ici-bas est une croûte de pain avec un cœur dévoué. Pour moi, je suis d’une trempe plus vulgaire. J’ai rencontré un cœur dévoué, et voyez ce que j’en ai fait !

« Vous allez sans doute me répondre. Je serais tentée de vous prier de n’en rien faire, si ce n’était que la pensée que vous me montrez de la froideur me serait plus pénible que je ne puis le dire. Je sais que vous m’écrirez, mais, de grâce, ne me conseillez pas, avec l’idée qu’une réconciliation est possible, de me soumettre à lui. Je ne dis que la plus stricte vérité en vous assurant que notre mariage n’est pas à souhaiter. Je reconnais le mérite de George, j’admets sa supériorité ; mais c’est ce mérite même, cette supériorité même qui fait que je ne suis pas la femme qui lui convient.

« Sur ce point-là, je suis décidée ; jamais je ne l’épouserai. Je ne vous dis ceci que pour vous empêcher de faire d’inutiles efforts pour nous réunir. Je suis convaincue que jamais il ne tentera un rapprochement : sa fermeté égalera la mienne.

« Et maintenant adieu, chère Adela. Je vous ai ouvert mon cœur ; je vous ai dit, autant que cela m’est possible, mes sentiments. Une longue lettre de vous me fera plaisir, si vous voulez bien vous conformer à ma prière.

« Cette lettre est des plus égoïstes, car il n’y est question que de moi. Mais, pour cette fois, vous me pardonnerez.

« Votre amie affectionnée,

« CAROLINE. »

 

« P.S. Je n’ai rien dit à ma tante, si ce n’est que le mariage est rompu ; et elle a eu la bonté, – l’extrême bonté de ne pas me faire de questions. »

 

Adela était toute seule à West-Putford lorsqu’elle reçut cette lettre. En ce temps-là, elle y était presque toujours seule. Il était évident qu’il fallait répondre sur-le-champ à Caroline. Mais que dirait-elle ? Elle se décida bientôt tout en versant d’abondantes larmes, tant sur le sort de son amie que sur le sien. Caroline avait tenu, elle tenait encore probablement son bonheur entre les mains, et elle allait le laisser perdre ! Quant à Adela elle-même, le bonheur n’avait jamais été à sa portée. « Être sa servante, se répétait-elle en relisant la lettre. Oui, sans nul doute, elle devrait l’être, s’il le désire. Ce serait ensuite à elle de lui faire voir qu’elle pourrait être pour lui plus et mieux que cela ! »

Adela ne fut pas longue à se former une opinion. Caroline, selon elle, avait tort sur tous les points, et d’après son propre dire. En ces sortes d’affaires les femmes se condamnent volontiers entre elles. Adela ne tint pas compte de ce qu’on lui disait de la dureté de Bertram ; elle n’apprécia pas assez la générosité avec laquelle son amie parlait de l’homme qui la repoussait : elle ne vit que la grande faute commise par Caroline. Comment avait-elle pu se laisser aller ainsi à parler sur un pareil sujet avec M. Harcourt, – avec un jeune homme ? Et comment avait-elle pu surtout en arriver à lui montrer cette lettre ? Le soir même, Adela fit la réponse suivante :

 

West-Putford, samedi soir.

« Chère Caroline,

« Votre lettre m’a fait bien de la peine. Je crois vraiment avoir plus souffert à la lire que vous à l’écrire. Vous me faites une prière à laquelle je ne peux ni ne veux me rendre. Je ne puis vous dire la vérité telle que je la comprends. Si je ne fais pas cela, comment écrire ?

« J’admets qu’il est inutile que je vous fasse valoir l’intérêt de votre propre bonheur ; mais il y a autre chose à considérer. Il est une chose que vous devez faire passer avant cela. Que vous ayez, ou non, rompu avec M. Bertram, il n’en est pas moins vrai qu’après ce qui s’est passé entre vous, son bonheur doit être votre première préoccupation.

« Chère, chère Caroline, j’ai peur qu’en cette affaire vous n’ayez eu tort sous tous les rapports. Je ne crains pas de vous fâcher en disant cela. Malgré tout ce que vous me dites, vous avez le cœur trop généreux pour ne pas m’en vouloir si je blâmais M. Bertram. Vous avez eu tort de vous confier comme vous l’avez fait à M. Harcourt ; vous avez eu doublement tort de lui montrer la lettre. S’il en est ainsi, n’est-il pas de votre devoir de réparer vos fautes, de remédier au mal qui en a résulté ?

« Je suis persuadée que M. Bertram vous aime de tout cœur, et qu’il est homme à être profondément malheureux d’avoir perdu ce qu’il aime. Il importe peu que ce soit lui qui vous ait quittée. Vous connaissez son caractère ; même moi, je le connais assez pour me rendre compte de l’état d’esprit dans lequel il devait être lors de sa dernière visite. Posez-vous la question que voici : si vous lui eussiez demandé votre pardon, ne vous l’aurait-il pas accordé avec transport ? Ne savez-vous pas que, même en ce moment-là, il ne demandait qu’à pardonner ? Et devez-vous permettre, vous qui l’avez offensé, qu’il ait le cœur brisé parce que vous êtes trop orgueilleuse pour reconnaître vis-à-vis de lui une faute que vous avouez avoir commise ? Est-ce ainsi que vous le payez de l’amour qu’il vous a donné ?

« Vous voudriez, dites-vous, qu’il m’eût aimée au lieu de vous ? Ne souhaitez donc pas d’avoir ignoré le plus grand bonheur que Dieu puisse accorder ici-bas à une femme ! Je n’aurais pas pu l’aimer, moi, et il est impossible que vous, vous ne continuiez pas à l’aimer.

« Tâchez en tout ceci d’être sévère à l’égard de vous-même, et demandez-vous ce que la justice exige de vous. Je vous conseille d’écrire à M. Bertram. Dites-lui franchement, avec humilité et affection, que vous lui demandez pardon pour l’injure que vous lui avez faite. Ne lui dites que cela. S’il persiste à regarder votre engagement comme rompu, votre aveu ne saurait le mettre dans la nécessité de revenir sur sa détermination. Si, au contraire, il se laissait attendrir, – chose que je ne mets pas en doute, – le premier train vous le ramènera, et celui qui à l’heure qu’il est souffre cruellement, j’en suis certaine, serait de nouveau heureux – plus heureux, certes, qu’il ne l’a été de longtemps.

« Je vous supplie de faire cela, non pas pour vous, mais pour lui. Vous êtes dans votre tort, et c’est à lui qu’il faut songer. Vous allez peut-être vous représenter ce que seraient vos souffrances si votre lettre ne le décidait pas, si votre humilité ne le touchait pas ; mais vous n’avez pas le droit de penser à cela. Vous l’avez offensé et vous lui devez réparation. Vous ne devez pas espérer ne point souffrir après avoir mal agi.

« Je crains que cette lettre ne vous paraisse bien cruelle. Mais venez me trouver, ma chère Caroline, et je saurai vous parler sans dureté. Moi aussi, je ne suis point heureuse ; mais je ne tiens point mon bonheur entre les mains, comme vous. Venez me trouver, je vous en prie. Mon père sera enchanté de vous voir. Je suis sûre que mademoiselle Baker pourrait se passer de vous pendant quinze jours. Venez, venez près de

« Votre véritable amie,

« ADELA. »

 

Cette lettre d’Adela Gauntlet ne manquait pas d’habileté ; mais si la ruse est jamais pardonnable, elle l’était en cette occasion. Adela avait écrit comme si elle ne pensait absolument qu’à Bertram ; car elle sentait qu’elle n’avait que ce moyen-là de persuader son amie. Elle croyait fermement, puisque Caroline et Bertram s’aimaient, qu’ils ne pourraient être heureux si l’on ne parvenait à les réunir. Comment s’y prendre pour cela ? C’est à ce point de vue, et dans ce seul but qu’elle avait écrit sa lettre si pleine de ruse et d’habileté féminines.

Elle atteignit presque le but, – presque, mais pas tout à fait. Caroline se renferma chez elle, et versa toutes les larmes de son cœur sur cette lettre. Elle s’efforça vaillamment de suivre le conseil de son amie, en dépit de ses premières protestations. Elle s’assit, la plume à la main, pour écrire sa lettre d’humiliation, mais la lettre ne s’écrivait pas. C’était impossible ! les mots ne venaient pas. Caroline lutta pendant deux jours, puis elle renonça à une entreprise qui était au-dessus de ses forces. Alors elle écrivit la petite lettre que voici :

 

« Je ne puis le faire, Adela. Ceci n’est pas dans ma nature. Vous le pourriez, vous, parce que vous êtes bonne, noble, honnête. Ne jugez pas des autres d’après vous-même. Je ne puis pas écrire cette lettre, et je ne veux plus y penser, car j’en deviendrais folle. Adieu, et que Dieu vous garde ! Si je pouvais guérir votre peine, je viendrais vous trouver ; mais j’en suis incapable. Dieu vous consolera, vous, car vous êtes loyale. Je ne pourrais rien pour vous, ni vous rien pour moi ; il vaut donc mieux que je demeure où je suis. Mille et mille baisers. Que je vous aime, maintenant que vous, et vous seule, savez mon secret ! Si vous alliez ne pas me le garder ! Mais, non c’est impossible ; vous êtes la fidélité même. »

 

C’était là tout. Plus rien ; pas de signature. — Que Dieu leur vienne en aide ! se dit Adela quand elle eut fini de lire.

CHAPITRE XXIV

LES ENCHÈRES.

J’espère pouvoir raconter en quelques pages la façon dont le vieux M. Bertram accueillit la nouvelle de la rupture du mariage de son neveu et de sa petite-fille.

Rentré à Londres, George s’enferma dans son cabinet et travailla avec acharnement à son nouveau livre. Il comptait, lui aussi, sur le travail, pour amortir la douleur qui lui rongeait le cœur.

Mais sa souffrance était si profonde, si intense, qu’à de certains moments il s’y abîmait malgré ses efforts. Quelquefois, au milieu de la nuit, il se levait de sa table de travail pour aller se jeter sur son canapé, en proie à un paroxysme de douleur. Tant qu’il avait pu se dire que Caroline lui appartenait, il s’était montré plus calme dans son amour que ne le sont bien des hommes moins ardents que lui. Il avait été fort peu avec celle qu’il aimait, et il n’avait pas même fait son possible pour abréger ses absences. À vrai dire, ce n’avait été qu’un triste amoureux, si l’impatience et l’empressement sont des qualités essentielles chez un amoureux. Mais cela avait tenu à deux causes, où le manque d’amour n’était pour rien. En premier lieu, il avait compris que, pour être pleinement heureux, il devait attendre ; ensuite, il n’avait jamais un instant douté de celle qu’il aimait. Elle lui avait dit qu’il fallait attendre, et il avait attendu loin d’elle, avec autant de sécurité que s’il l’eût vue tous les jours.

Mais il s’était fait une idée trop élevée de l’amour féminin, – de la pureté et de la sainteté des sentiments de la femme. Il avait laissé sa fiancée vivre séparée de lui pendant des mois entiers, sans craindre un instant qu’elle pût mettre sa confiance en un autre que lui. On sait ce qu’il en advint. George se sentait révolté, outragé, atteint jusqu’au fond du cœur ; mais il aimait autant, plus peut-être, qu’auparavant.

Il eût été difficile de dire au juste ce qu’il attendait ; mais il est certain que, pendant la première quinzaine qu’il passa dans la solitude à Londres, il attendit, il espéra quelque chose. Il vécut dans l’attente, tout en se disant que sa résolution était inébranlable, et que rien ne pourrait l’engager à se rapprocher de Caroline. Il espéra à son insu. Dans ce temps-là, le poids qui lui pesait sur le cœur aurait encore pu être enlevé.

Mais il n’entendit parler de rien. Nous avons vu les efforts faits en sa faveur par la compassion d’Adela. Au bout de quinze jours, ne voyant rien venir, il sortit de sa torpeur, secoua sa crinière comme un lion, et se demanda ce qu’il allait faire.

Avant tout, il ne voulait pas de mystère. À ceux de ses amis auxquels il avait cru devoir communiquer ses projets de mariage, il trouvait nécessaire aussi d’en annoncer la rupture. Il écrivit donc à Arthur Wilkinson et à Harcourt, et il se décida à aller voir son oncle à Hadley. Il se serait volontiers contenté d’écrire à son oncle comme aux autres ; mais il ne l’avait jamais fait jusqu’alors, et il se sentait embarrassé pour entamer une correspondance.

Sa lettre à Harcourt lui coûta beaucoup de peine, pourtant il parvint enfin à la rédiger en fort peu de mots. Il n’y fit aucune allusion à ce qui s’était passé entre eux à Richmond, ni aux causes qui avaient amené la rupture avec Caroline. Il se borna à dire que son engagement avec mademoiselle Waddington était rompu de leur consentement mutuel, et qu’il pensait bien faire en annonçant la chose à son ami, afin d’empêcher des embarras et des désagréments dans l’avenir. Ce n’était pas long à dire, mais néanmoins Bertram n’en vint pas à bout sans de grands efforts.

À sa grande surprise, Harcourt vint le voir dès le lendemain. Bien que Bertram n’eût pas l’intention de se brouiller complètement avec le brillant légiste, il s’était imaginé qu’il ne devait plus être question d’intimité entre eux. Le grand voyage de la vie s’accomplissait pour chacun d’eux sur des routes essentiellement opposées. Ils différaient d’opinion sur tous les sujets. Leur manière de vivre, leurs habitudes, leurs amis étaient aussi dissemblables que possible. Le jeune avocat si prospère ne plaisait plus à Bertram ; on pourrait même dire qu’il en était arrivé à lui être tout à fait déplaisant. Mais cela ne venait pas, – du moins George le croyait, – de ce que Harcourt était l’auteur de la blessure dont son cœur saignait.

Il se répétait sans cesse qu’il ne blâmait pas Harcourt. La faute en était à Caroline, – à Caroline et à lui-même. Cela ne tenait pas non plus aux grands succès de Harcourt : Bertram ne lui portait certes pas envie. Mais, à mesure qu’il avançait en âge, Harcourt devenait mondain, faux, laborieux, compassé, élégant, riche, et gracieux pour les indifférents ; Bertram était tout le contraire. Il était généreux et loyal, mais paresseux, – paresseux du moins pour le bien.

C’était un penseur, mais ses pensées étaient dans les nuages ; le monde lui était indifférent ; il était pauvre, bien plus pauvre qu’il ne l’avait jamais été à l’Université, et il ne possédait, à aucun degré, le talent de se rendre agréable au public en général. Depuis quelque temps, les deux anciens amis ne se rencontraient jamais sans que Harcourt froissât Bertram dans ses sentiments les plus intimes, et de là la répulsion de celui-ci.

Mais la répulsion ne semblait pas réciproque. Le nom de Harcourt était dans toutes les bouches. On s’attendait à de grands changements dans le monde politique, et Harcourt était de ceux que le public se sentait assuré de voir surnager après la tempête ; ses commettants de Battersea en étaient fiers ; la Chambre l’écoutait ; les écrivains, les hommes qui étaient au pouvoir, comme ceux qui espéraient y arriver, tout le monde l’entourait et le flattait. Toute cette prospérité en faisait un homme très occupé, et pourtant, il trouva le temps d’aller voir son cher ami Bertram.

— Ce que j’apprends m’afflige beaucoup, dit-il en tendant la main à Bertram d’un air que celui-ci trouva presque protecteur. N’y a-t-il rien à faire ?

— Rien du tout, répondit Bertram assez sèchement.

— N’y puis-je rien ? demanda l’habile homme.

— Rien du tout, répondit Bertram plus sèchement encore.

— Je le voudrais bien. Je serais si heureux d’arranger l’affaire, si cela était possible.

— C’est une affaire qui n’admet aucune intervention, dit Bertram. J’ai peut-être eu tort de vous importuner de tout ceci, car je vous sais fort occupé, mais…

— Mon cher ami… occupé, je le suis, sans doute, mais quelle occupation peut entrer en ligne de compte avec le bonheur d’un ami ?

— Mais, continua George, nous avions si souvent causé de cette affaire ensemble que j’ai pensé qu’il fallait vous prévenir.

— Sans doute… sans doute ; et il n’y a donc rien à faire ? Ah, mon Dieu ! c’est triste, bien triste ! Mais vous êtes le meilleur juge. C’est une charmante personne. Peut-être est-elle un peu…

— Harcourt, je préférais ne pas entendre parler du tout d’elle, et je tiens absolument à ne pas l’entendre critiquer.

— La critiquer, moi ! non, certes. Il me serait bien plus aisé de la louer. Je l’ai toujours admirée, – beaucoup admirée.

— C’est bon ; n’en parlons plus.

— Ainsi soit-il. Mais je suis bien peiné. J’en ai un véritable chagrin. Vous êtes un peu irrité en ce moment, Bertram ; cela se voit de reste. On ne peut vous toucher qu’à rebrousse-poil, et le moindre petit coup porte sur le vif. Cela se comprend, et j’excuse votre irritation. Mais vous savez que nous sommes de vieux amis. Chacun de nous est peut-être le plus ancien ami de l’autre, et ce n’est pas un petit accès de misanthropie qui me fera renoncer à un ami tel que vous. Vous déverserez votre bile dans un pamphlet un peu plus amer encore que le dernier, et puis tout sera dit.

— Tout est déjà dit, je vous remercie. Mais on n’est pas toujours gai, – du moins certains hommes ne savent pas toujours l’être.

— Allons, mon bon ! je vous dis adieu. Je vois qu’il vous tarde d’être débarrassé de moi, et je m’en vais. Mais ne me parlez plus de mes occupations. J’ai de la besogne pas mal, c’est vrai, mais ce n’est pas cela qui nous séparera jamais.

Et là-dessus l’habile homme s’en alla.

Restait la visite à Hadley. Bertram comptait ensuite se rendre à l’étranger et s’installer à Paris dans quelque pauvre logement, au cinquième étage, pour lire les ouvrages des libres penseurs français et étudier les côtés non pratiques de la politique. Il tâcherait d’y apprendre, si c’était possible, au milieu des théâtres français, des mœurs françaises, et de la liberté française d’action, de parole, de pensée, – car la France, en ce temps-là, sous le gouvernement paternel du roi Louis-Philippe, était la terre bénie de la liberté ; – il tâcherait, dis-je, d’y apprendre à oublier, au milieu de ces sources si différentes d’inspiration, tout ce qu’il avait connu des douceurs de la vie anglaise.

Restait la visite à Hadley. Bertram, avant de se rendre auprès de son oncle, alla, comme d’habitude, voir M. Pritchett dans la Cité. Ceux qui désiraient voir M. Bertram commençaient toujours par aller trouver M. Pritchett, et celui-ci expédiait généralement un avant-coureur pour prévenir son patron de l’invasion projetée.

— Ah ! M. George, dit Pritchett avec son soupir le plus mélancolique, vous ne devriez pas rester si longtemps sans aller voir votre oncle. Vrai, vous ne le devriez pas.

— Mais il n’a pas envie de me voir, dit George.

— Pensez donc, quelles sommes cela fait ! continua M. Pritchett. On dirait vraiment, M. George, que l’argent vous déplaît. Il y a ce monsieur, votre ami intime, vous savez, le membre du parlement, il est toujours là-bas, lui, à présenter ses hommages, comme il dit.

— Qui, M. Harcourt ?

— Oui, M. Harcourt. Et il envoie des raisins au printemps, des dindonneaux en été, et des petits pois en hiver.

— Des petits pois en hiver ! Mais cela doit lui coûter cher.

— Je le crois bien ; mais on ne prend pas de poisson sans amorce, M. George. Puis, M. Bertram a un nouveau notaire, – un homme entendu qui lui recommande M. Harcourt. M. George, M. George ! prenez garde, je vous en prie ! Voyons ! ne pourriez-vous pas acheter quelques canards ou quelques pigeons et les emporter avec vous dans un panier ? Monsieur se fait vieux, et il a l’air de se soucier de ces choses-là maintenant. Il y a dix ans, c’était bien différent. Douze millions et demi, M. George ! cela vaut bien un peu de raisin et quelques dindonneaux.

Et M. Pritchett, voyant que tout ce qu’il disait ne produisait aucun effet, secoua tristement la tête et se tordit les mains.

George alla enfin à Hadley sans pigeons, sans raisins et sans dindonneaux. L’industrieuse activité de son ami le fit rire. « Labor omnia vincit improbus, se dit-il. Harcourt finira peut-être par découvrir le côté sensible de mon oncle. »

Bertram trouva son oncle fort changé. Le vieillard retrouvait encore, de temps à autre, des éclairs de sa verve sarcastique d’autrefois, et alors il se ranimait et redevenait malveillant, acariâtre et volontaire, comme par le passé ; mais la vieillesse l’avait cruellement éprouvé. Son humeur ne se trahissait guère plus que par des haussements d’épaules, des branlements de tête, et par une habitude nouvellement contractée de se frotter vivement les mains l’une contre l’autre.

— Eh bien ! George, fit-il, lorsque son neveu lui eut serré la main en lui demandant des nouvelles de sa santé.

— J’espère que vous allez mieux, mon oncle ; j’ai été bien fâché d’apprendre que vous avez été de nouveau souffrant.

— Souffrant, oui ; on doit s’attendre à souffrir à mon âge. Celui qui ne s’y attend pas est un imbécile. Ne te donne pas la peine d’en être fâché, George.

— Je crois que vous avez vu mon père assez récemment, dit Bertram, ne sachant comment s’y prendre pour engager la conversation de manière à communiquer la grande nouvelle.

— Oui, je l’ai vu, dit Bertram, qui, enfoncé dans son grand fauteuil, commença à se frotter les mains.

— Et l’avez-vous trouvé bien changé ? Il y avait bien des années que vous ne l’aviez pas vu, n’est-ce pas ?

— Pas changé du tout. Votre père ne changera jamais.

George connaissait assez son père pour comprendre la portée de cette observation ; il changea donc de sujet et fit ce que tout homme qui a quelque chose à dire devrait toujours faire : il raconta simplement son affaire.

— Je suis venu vous voir aujourd’hui, mon oncle, parce qu’il me semble convenable que vous sachiez au plus tôt que mademoiselle Waddington et moi nous sommes convenus de renoncer à notre mariage.

M. Bertram se retourna vivement dans son fauteuil. — Comment ? s’écria-t-il. Quoi ? comment ?

— Notre engagement est rompu. Nous sommes tous deux convenus qu’il est meilleur pour nous qu’il en soit ainsi.

— Que veux-tu dire ? comment, meilleur ? comment cela peut-il être bon pour vous ? Vous êtes deux imbéciles.

— C’est fort possible ; nous avons été deux imbéciles. Moi, du moins, je l’ai été.

M. Bertram, toujours assis, garda le silence pendant quelques instants. Il continuait à se frotter les mains, mais il semblait absorbé plutôt qu’irrité. Il s’était enfoncé encore davantage dans le fauteuil, mais sa tête penchait en avant et reposait presque sur sa poitrine. Ses joues s’étaient creusées depuis que George ne l’avait vu, et sa bouche tombante donnait quelque chose de triste et de pensif à son visage, où se peignait, en outre, une expression de vive douleur. Bertram vit avec regret qu’il venait de lui causer de la peine.

— George, dit enfin l’oncle avec une douceur inaccoutumée, je désire que tu épouses Caroline. Va la trouver et fais la paix avec elle. Dis-lui, – s’il est besoin de lui dire quelque chose, – que je le désire.

— Ah ! mon oncle, je ne peux pas faire cela. Si la chose n’eût été certaine, je ne serais pas venu ici vous en parler.

— Cela ne peut pas être certain. C’est de la folie, de la vraie folie. Je ferai chercher Mary.

C’était la première fois que Bertram entendait son oncle appeler mademoiselle Baker de son nom de baptême.

— Je n’y puis rien, mon oncle, ni mademoiselle Baker non plus. Personne n’y peut rien maintenant. Nous savons tous deux que ce mariage ne nous convient pas.

— Ne vous convient pas ! Quelle sottise ! Deux enfants ! deux imbéciles ! Je te dis qu’il vous conviendra ; il me convient, à moi.

Si George Bertram le neveu n’avait pas été un imbécile, en effet, et plus aveugle qu’une taupe en ce qui touchait les choses de dessus terre, il aurait compris, d’après ce que venait de dire M. Bertram, qu’il pouvait non seulement retrouver ses amours, mais, de plus, s’assurer du même coup l’héritage de son oncle. En tout cas, il en avait été assez dit pour qu’il pût compter, s’il le voulait, sur une bonne part de toutes ses richesses. Combien Pritchett se serait réjoui s’il avait pu entendre parler ainsi son vieux maître ! Mais combien il aurait gémi et soupiré ensuite, en voyant l’indifférence du jeune homme !

Mais George ne voulut rien comprendre. Il fallait qu’il fût sourd et aveugle, bête ou fou, car avait-on jamais entendu M. Bertram parler ainsi ? « Ce mariage me convient à moi ! » Et c’était un vieux bonhomme millionnaire qui disait cela à son unique neveu ! En somme, qu’exigeait-il ? Que George voulût bien se rapprocher d’une ravissante jeune fille qu’il aimait passionnément et dont il était aimé. Mais George, ainsi que nous l’avons dit, était un imbécile, une taupe, une taupe aveugle, une mule, – la plus têtue et la plus récalcitrante des mules. Il ne voulut pas céder d’une ligne, ni à son oncle ni à ses propres sentiments.

— Je regrette de vous déplaire, mon oncle, dit-il froidement, mais c’est impossible.

— C’est bon, répondit l’oncle en pinçant les lèvres et en se frottant les mains. C’est bon. Et là-dessus ils se séparèrent.

George retourna à Londres et commença les préparatifs de son départ pour Paris. Mais le lendemain il eut le rare honneur d’une visite de M. Pritchett. L’honneur était fort direct, car M. Pritchett, n’ayant point trouvé Bertram chez lui, avait dit à la servante « qu’il allait manger un morceau à la taverne du coin, et qu’il reviendrait jusqu’à tant qu’il aurait rencontré M. George. » Et ce fut à sa troisième ou quatrième visite qu’il le rencontra.

M. Pritchett, qui était en grande tenue, avait un air triste et solennel. — M. George, dit-il, votre oncle désirerait particulièrement vous voir à Hadley.

— Mais j’y étais hier.

— Je sais que vous y étiez, M. George, et c’est précisément pour cela que je suis venu. Votre oncle est vieux, M. George, et il serait de votre devoir d’être souvent auprès de lui maintenant. Votre désir est d’être la consolation de votre oncle pendant ses derniers jours, je le sais, M. George. Il a été bon pour vous, et il vous reste à faire votre devoir envers lui, M. George ; et vous le ferez. Ainsi parla M. Pritchett, qui, après mûres réflexions, s’était dit que, puisque M. George était une de ces natures indociles qui ne veulent pas se laisser conduire avec la bride ordinaire, il fallait en essayer d’une autre sorte.

— Mais mon oncle vous a-t-il chargé de me dire qu’il veut me voir tout de suite ?

— Oui, M. George ; il vous fait dire qu’il veut vous revoir tout de suite, et très particulièrement.

À un ordre si pressant, M. George ne put qu’obéir. Il fit donc son sac de nuit, et partit le soir même pour Hadley.

À son arrivée, son oncle lui serra la main plus amicalement que de coutume, et alla même jusqu’à plaisanter avec lui.

— Tiens ! tiens ! Pritchett a donc été te chercher ? Et il t’a expédié comme cela à la minute ? Ah ! ah ! il est un peu solennel ce vieux Pritchett, mais c’est un bon serviteur, – un excellent serviteur. Après ma mort, il aura de quoi vivre, mais il lui manquera quelqu’un pour lui dire un mot de temps à autre. N’oublie pas ce que je te dis là. Il n’est pas facile de trouver un bon serviteur.

George déclara qu’il avait toujours eu et qu’il aurait toujours la plus grande estime pour M. Pritchett. — Mais, je le voudrais un peu moins lugubre, ajouta-t-il.

— Ce pauvre Pritchett ! C’est, ma foi ! vrai ; il est bien lugubre, dit l’oncle en riant.

Le dîner, si l’on considère qu’il se donnait à Hadley, fut un dîner fin, et George se dit que les belles poulardes qu’on lui servait devaient être celles de Harcourt.

Du mouton rôti et du bœuf bouilli – non pas ensemble, mais en alternant – composaient l’ordinaire de M. Bertram, lorsqu’il ne dînait pas seul ; mais le dîner en question fut un véritable petit banquet. Pendant le repas, M. Bertram fit des efforts pour être aimable ; il pressa son neveu de manger, et lui passa affectueusement la bouteille, selon l’ancienne coutume. — George, à ta santé, lui dit-il. Je crois que tu trouveras ce xérès bon. Il doit l’être, si les années y peuvent quelque chose.

Le xérès était bon ; mais George regretta qu’on l’eût servi à son intention. Il devinait qu’on lui demanderait quelque chose en échange, et que ce quelque chose, il ne pourrait pas l’accorder.

À peine étaient-ils sortis de table que la demande fut faite.

— George, lui dit le vieillard, j’ai beaucoup réfléchi depuis l’autre jour à ce qui s’est passé entre Caroline et toi. Et, vieille bête que je suis, j’ai mis dans ma tête de vous voir mariés !

— Ah ! mon oncle !

— Voyons, écoute. Je désire ce mariage, et ce que tu m’as dit m’a fort tourmenté. Eh bien ! je te crois un honnête garçon, et, malgré ton entêtement, je ne te suppose pas capable de me faire de la peine si tu pouvais l’éviter.

— Pas si je pouvais l’éviter, mon oncle, – pas si je pouvais l’éviter, je vous en réponds.

— Tu peux l’éviter. Mais écoute-moi donc. Un vieux bonhomme comme moi qui veut satisfaire ses fantaisies doit s’attendre à les payer. Je sais cela à merveille. Je ne te demande pas pourquoi tu t’es brouillé avec Caroline. C’est probablement à propos d’argent ?

— Non, mon oncle, l’argent n’y est pour rien.

— Bon ! bon ! Je ne demande pas à savoir. Un revenu très restreint est souvent une cause de mésentendus. Toujours est-il qu’envers moi tu t’es toujours montré honnête et loyal. Tu ne ressembles en rien à ton père.

— Mon oncle, mon oncle…

— Donc, donc… Je vais te dire ce que je ferai. Caroline doit avoir cent cinquante mille francs, n’est-ce pas ?

— Mais de grâce, mon oncle, veuillez me croire quand je vous dis que l’argent n’est pour rien dans la question.

— C’est cela… cent cinquante mille francs, continua M. Bertram, – cent mille qui sont à elle, et cinquante mille qui viennent de moi. Eh bien, voici ce que je ferai. Voyons un peu… tu as tes cinq mille francs de rente qui te sont assurés. Puis tu as reçu vingt-cinq mille francs l’autre jour. Sont-ils déjà mangés ?

— Je n’ai nullement besoin d’argent, mon oncle, nullement.

— Non, pas comme garçon ; mais comme homme marié, tu en auras besoin. Voyons, dis-moi franchement, qu’est-ce que ton père t’a soutiré de ces vingt-cinq mille francs ?

— Mon cher oncle, rappelez-vous donc qu’il est mon père.

— C’est bon, c’est bon ! Cinq mille francs de rente et cinquante mille francs d’une part, et vingt-cinq mille de l’autre, et le compte de Pritchett… — Sais-tu, George, je voudrais que vous fussiez à votre aise, et si tu épouses Caroline avant le mois d’octobre prochain, je te donnerai…

— Je ne puis vous dire combien vous me faites mal, mon oncle.

— Je te donnerai… que penses-tu qu’il vous faudrait ?

— Rien, rien du tout. Puisque notre mariage est hors de question, nous n’avons pas besoin de revenu. Je ne suis pas marié, et je ne le serai probablement jamais, mon revenu actuel me suffira donc.

— Je te donnerai… Voyons un peu… Et le vieil avare – car c’était un avare, bien qu’il fût capable d’une grande générosité, ainsi que l’avait prouvé sa conduite pendant l’enfance de son neveu – le vieil avare refit le compte de tout ce qu’il avait déjà donné à George, et se mit à calculer quel était le plus bas prix, la plus minime somme d’argent comptant qu’il lui faudrait donner pour obtenir ce qu’il désirait tant. — Je te donnerai cent mille francs le jour de votre mariage. Cela vous fera deux cent cinquante mille francs, sans compter ton revenu personnel et ce que pourra te rapporter ta profession.

— Que voulez-vous que je vous dise, mon oncle ? Je sais combien vous êtes généreux, mais ce n’est point ici une question d’argent.

— Et qu’est-ce donc alors ?

— Nous ne serions pas heureux ensemble.

— Pas heureux ensemble ! Mais je vous dis, moi, que vous serez heureux ; vous serez heureux si vous avez de quoi vivre. Rappelle-toi aussi qu’à ma mort je vous laisserai encore peut-être quelque chose. C’est-à-dire, je le ferai si je suis content de vous, car il est bien entendu que je ne m’engage à rien.

— Mon cher oncle, dit George en se levant et en allant prendre la main du vieillard, on ne vous demande aucun engagement, on ne vous demande rien. Vous avez toujours été aussi généreux, aussi bon pour moi que possible – trop bon, en vérité, car je sens que je ne me suis pas conduit envers vous comme je l’aurais dû. Mais, croyez-moi, je ne puis pas faire ce que vous me demandez. Parlez-en à mademoiselle Waddington, et elle vous répondra comme moi.

— Mademoiselle Waddington ! Laisse donc !

— Caroline, veux-je dire. C’est impossible, mon oncle. Et ma peine, – car j’ai bien souffert en tout ceci, – est encore augmentée par celle que je vous cause.

— Mais tu étais si épris d’elle, l’autre jour seulement Mary m’a dit que tu en étais amoureux fou.

— Je ne puis vous expliquer cela. – Mais elle – Caroline vous le dira, sans doute. Je ne vous demande que de croire une chose : c’est que tout est irrévocablement fini entre nous.

Le vieux Bertram tenait toujours la main de son neveu et semblait prendre plaisir à la tenir. Il interrogeait des yeux le visage de George, comme s’il cherchait à y lire quelque chose qui pût contredire les paroles qu’il venait d’entendre et qui lui offrît une espérance. Il avait parlé de la loyauté de George et il y croyait, autant qu’il pouvait croire à la loyauté ; mais pourtant il réfléchissait toujours au prix qu’il lui faudrait donner pour le gagner. La lutte qu’il avait soutenue toute sa vie ne prouvait-elle pas sa croyance à la toute-puissance de l’argent ? C’était là sa foi, et il ne pouvait pas douter de cette chose-là ; seulement, en ce qui touchait le chiffre de la somme à donner, le doute était permis. La manière d’être de son neveu le touchait profondément. Sa voix, son regard, la douleur peinte sur son visage, tout le touchait, mais il n’en tirait qu’une conclusion : c’était que quelques centaines de mille francs ne suffiraient pas. Il se sentait enfin au cœur un désir, un vif et affectueux désir de famille à satisfaire, et il se disait qu’il fallait, ou renoncer à ce désir, ou se décider à enchérir jusqu’à ce qu’il en obtînt l’accomplissement.

— George, reprit-il, après tout, Caroline et toi vous êtes mes plus proches parents, – mes plus proches et mes plus chers parents.

— Caroline est l’enfant de votre propre fille, mon oncle.

— Mais elle n’est qu’une fille, et tout mon bien irait à quelque prodigue, dont le nom même ne serait pas le mien. De plus, je crois vraiment que je t’aime plus qu’elle. Écoute ceci : d’après mon testament actuel, les neuf-dixièmes de ma fortune devront être employés à la construction d’un hôpital qui portera mon nom. Tu ne répéteras cela à personne, n’est-ce pas ?

— Non, certes !

— Si tu fais ce que je veux en ce qui touche ce mariage, je referai mon testament, et je te laisserai, à toi et à tes enfants… Voyons, tu fixeras toi-même la somme que tu veux. Voilà !… et tu verras le testament avant que le mariage ait lieu.

— Que lui répondre, mon Dieu ? que lui répondre ? dit George en détournant la tête. C’est impossible, mon oncle. Cela ne nous suffit-il pas ? L’argent n’y est pour rien, n’y sera jamais pour rien.

— Tu ne me crois pas capable de te tromper, n’est-ce pas, et de faire ensuite un autre testament ? Je te ferai une donation, si tu le préfères, ou je te l’assurerai par contrat, – par contrat exécutable après ma mort, s’entend. À ces mots, George se détourna de nouveau. — Tu en auras la moitié, George ; par Dieu ! tu en auras la moitié ; pour toi… assurée… oui… la moitié te sera assurée. Alors, seulement, l’oncle abandonna la main de son neveu. Il la laissa retomber, ferma les yeux et se prit à réfléchir au sacrifice immense qu’il venait de faire.

C’était pour le jeune Bertram un terrible spectacle. En voyant les combats de son oncle, il s’était presque oublié lui-même. C’était affreux de voir l’angoisse du vieillard, et plus affreux encore, de suivre les pensées qui lui traversaient l’esprit. Il offrait follement son espoir, son bonheur, son paradis, son Dieu, car il voyait que bientôt l’impitoyable nature l’en séparerait sans retour : mais, si inutiles qu’allaient lui devenir ses richesses, il ne pouvait croire que pour d’autres elles ne fussent toutes-puissantes.

— Il est essentiel que nous nous comprenions, dit George d’une voix qu’il cherchait à rendre ferme, mais qui, en outre, était sévère. J’ai cru qu’il fallait venir vous annoncer que mon mariage était rompu. Mais, cela fait, il ne reste plus rien à dire à ce sujet. Nous avons pris le parti de nous séparer, Caroline et moi, et je vous assure que l’argent n’ébranlera jamais notre résolution.

— Tu veux donc le tout, alors… tout… tout ! dit l’oncle presque en pleurant.

— Ni tout, ni dix fois tout votre argent ne me ferait bouger d’une ligne ! s’écria George d’une voix éclatante et presque irritée.

M. Bertram se tourna vers la table, et se cacha la figure dans les mains. Il ne comprenait plus rien ; il ne devinait pas d’où provenait cette opposition. Il ne pouvait concevoir quel était le mobile qui poussait son neveu à le contrarier et à le dédaigner ainsi, lorsqu’il lui tendait les mains pleines de millions. Il voyait seulement que son offre était repoussée, et il se sentait humilié et impuissant.

— Ne soyez pas fâché contre moi, mon oncle, dit George.

— Faites à votre guise, monsieur ; faites à votre guise, dit l’oncle. Je ne m’occupe plus de vous. J’avais pensé, – mais n’importe !… Et il sonna violemment. — Sarah ! je vais me coucher ; ma chambre est-elle prête ? Femme ! je vous demande si mon lit est prêt ? Puis il se laissa emmener, et George ne le revit plus de la soirée.

Il ne le revit pas le lendemain ; il ne le revit pas de bien longtemps. En se levant, il demanda des nouvelles de son oncle en lui faisant faire ses amitiés ; mais Sarah revint lui dire, d’un air consterné, que M. Bertram avait seulement marmotté entre ses dents : « Qu’il lui importait peu, – à son neveu voulait-il dire, – qu’il allât bien ou mal. » Après avoir reçu ce dernier message, George retourna à Londres.

CHAPITRE XXV

LE SAIT-IL ?

Bientôt après cette visite, Georges Bertram partit pour Paris, mais, avant de se mettre en route, il reçut une lettre d’Arthur Wilkinson qui le priait de l’aller voir à Hurst Staple. Cette lettre était une réponse à celle que Bertram avait écrite à son cousin pour lui annoncer la rupture de son mariage. Elle n’était pas aussi longue que celle d’Adela à Caroline sur le même sujet, mais elle disait à peu près la même chose. « Tu prends là un parti important, mon vieux, un parti très important. Je te supplie d’y réfléchir, pour l’amour d’elle, et aussi pour toi-même. Je ne suis pas écrivassier, tu le sais ; mais viens me trouver et nous causerons. J’ai aussi à te parler de moi. La chambre d’ami est vacante. » C’était là à peu près tout ce que contenait la lettre. Bertram avait répondu en disant qu’il partait pour Paris, mais qu’à son retour il irait aussitôt à Hurst Staple.

En ce temps-là, la popularité de Louis-Philippe touchait à son déclin. Les épiciers de Paris commençaient à se lasser de ce roi-citoyen si paternel, qui, malgré son costume bourgeois et son parapluie familier, savait s’occuper, comme tout autre souverain, de fortifications, de soldats et d’impôts de guerre, et qui semblait croire que parmi les vieilles maximes des vieilles couronnes il en était plus d’une qui pourrait s’appliquer avec avantage pour la chose publique. Pauvres épiciers ! une trop grande prospérité les avait rendus difficiles. Six mois après que Louis-Philippe eut quitté les Tuileries, que n’auraient-ils donné pour le voir revenir ?

De nouveau ils sont contents. L’élément épicier, qu’on peut, en somme, considérer comme dominant à Paris, est de nouveau enguirlandé et couronné de roses. Les guirlandes, il est vrai, serrent un peu, – car même des liens de roses peuvent être assez fortement tressés pour qu’on ne puisse les briser – mais si un souverain peut faire en sorte que le sucre et la chandelle se vendent et se payent, que peut désirer de plus l’élément épicier ? Quoi de plus, si, après avoir vendu sa quantité quotidienne de sucre et de chandelle, il peut aller au café ou au théâtre, et prendre des glaces ou de la bière ? Depuis que le monde a ouvert les yeux et a commencé à comprendre, a-t-on désiré autre chose ? Que faut-il à l’homme, à l’homme-épicier ? Panem et circenses : – une soupe qui ne soit pas trop maigre, une place à la Porte-Saint-Martin qui ne coûte pas trop cher. Est-ce que cela ne résume pas tout ?

L’Angleterre, a-t-on dit, est une nation de boutiquiers ! Non, non, espérons-le ; – pas encore, en tout cas. Il y a eu des nations dont l’unique souci a été la vente et l’achat – des nations perdues, – peuples engourdis, dont l’âme ne s’éveillait point, et chez lesquels la vie ne se révélait que par leurs appétits et leurs organes gastriques. On a vu de ces peuples dans les derniers temps de l’ancienne Rome ; il y en avait aussi dans cette Rome d’Orient que baigne le Bosphore, – peuples riches et prospères, à la large gueule et au ventre ample, auxquels il n’a manqué que le sel qui fait vivre. Mais espérons que nul peuple anglais ne deviendra tel, tant que les chemins seront ouverts de l’Australie, du Canada et de la Nouvelle-Zélande.

Un jeune homme qui se destinait à la production de pamphlets politico-religieux pouvait beaucoup apprendre à Paris en ce temps-là. À vrai dire, Paris a toujours été une école pour les écrivains de ce genre, depuis le temps où l’on s’est aperçu pour la première fois qu’il y avait des choses à réformer, voire même sous le règne de la Du Barry. Depuis lors, Paris a toujours été le laboratoire des alchimistes politiques, où l’on a mis au creuset tout ce que les hommes tiennent pour précieux, afin d’en faire un résidu dont on espère tirer le grand arcane : une constitution sous laquelle les hommes qui pensent puissent vivre satisfaits. Le secret n’était pas encore trouvé dans les derniers jours du règne de ce pauvre Louis-Philippe. On avait fait un grand pas, sans doute, quand on avait imaginé une royauté citoyenne et qu’on en avait mis le mécanisme en mouvement ; mais même un roi-citoyen a besoin d’être remonté de temps à autre, et, en définitive, il se trouvait que les alchimistes politiques étaient de nouveau penchés sur leurs creusets.

Aujourd’hui l’œuvre est achevée. Le laboratoire est fermé. Le philosophe, – sa tâche terminée, – est rentré dans le repos dont il devait avoir grand besoin. Les penseurs, – même les penseurs français, – vivent satisfaits. Le sucre et la chandelle se vendent… et se payent, et une trentaine de théâtres sont ouverts tous les soirs à des prix fort modérés.

Notre jeune philosophe, en proie à son chagrin, resta trois mois à Paris, réfléchissant à toutes ces choses, et s’occupant de son futur volume. Nous ne le suivrons pas pendant son séjour. Son nom était déjà assez connu pour assurer son admission parmi les hommes éclairés qui, bien qu’ils ne fussent encore parvenus à rien établir, avaient du moins réussi à faire douter de tout. Pendant que Bertram était à Paris, le ministère anglais fut renversé. Sir Robert Peel, après avoir fait rappeler la loi des céréales, se trouva assis par terre entre deux partis, et le numéro du Times qui contint la première liste authentique des membres du nouveau gouvernement, donna le nom de sir Henry Harcourt, comme solliciteur général de Sa Majesté.

Au bout de trois mois, Bertram revint en Angleterre, ayant acquis dans l’intervalle beaucoup d’idées nouvelles sur le gouvernement de l’humanité en général. Son volume n’était pas encore achevé, de sorte qu’il mit ses manuscrits dans sa valise en se rendant, selon sa promesse, à Hurst Staple. Il ne vit personne en passant à Londres. C’était la morte saison, et son ami, sir Henry, se délassait, en chassant le grouse pendant quelques jours, des fatigues de sa brillante campagne parlementaire. Mais il aurait été à Londres, que Bertram ne l’aurait pas vu : il ne voulait voir personne. Il ne fit aucune question au sujet de Caroline ou de son oncle. Il ne fit pas même une visite à son véritable ami, M. Pritchett. S’il eût été le voir, il aurait appris que mademoiselle Baker et sa nièce étaient à Hadley. Il aurait appris encore d’autres nouvelles qui ne devaient pas tarder à lui parvenir par une autre voie.

Quand il arriva au presbytère de Hurst Staple, Arthur Wilkinson ne s’y trouvait pas, bien que Bertram eût annoncé son arrivée depuis la veille. Il était à Oxford ; mais il avait recommandé qu’on le prévînt aussitôt l’arrivée de Bertram. Madame Wilkinson et ses filles étaient là pour recevoir Bertram, et celui-ci n’aurait trouvé rien de nouveau à remarquer dans ce paisible intérieur, s’il n’y eût rencontré une visiteuse inattendue. Adela Gauntlet était installée à Hurst Staple, et elle était en grand deuil.

En quelques mots, la chose lui fut expliquée. Le vieux père d’Adela, M. Gauntlet, avait été trouvé sans vie, un matin, dans son cabinet. Le vieillard était mort chargé d’ans, et il n’y avait eu de terrible dans cette catastrophe que sa soudaineté. Mais la mort soudaine est toujours terrible. La veille, il s’était entretenu avec sa fille de sa façon ordinaire, si paisible et si doucement gaie, et le matin, en s’éveillant, elle avait appris qu’il n’était plus. Sa douce et paisible gaieté n’était plus de ce monde. Ses devoirs terrestres étaient tous accomplis. Il avait reçu le dernier baiser de sa fille ; il avait fermé pour la dernière fois le livre qui avait été le guide de toute sa vie ; il avait dit à Dieu sa dernière prière, et maintenant il reposait.

Dans cette mort, il n’y avait rien que le monde dût trouver très triste. Il n’y avait eu ni souffrances physiques, ni déchirements, ni remords. Mais, pour Adela, ce coup si subit avait été très douloureux.

Parmi ses chagrins, elle avait dû compter celui de chercher un nouvel intérieur. La maison d’un Anglais est son château fort, dit-on, et le presbytère d’un curé l’est tout aussi bien pour lui que peut l’être pour le duc et pair sa demeure seigneuriale ; mais il y a cette différence, que le droit au château fort cesse pour la famille aussitôt que le prêtre meurt. Si elle demeure sous le toit familier une seule nuit, c’est par tolérance.

Adela devait naturellement vivre à l’avenir avec sa tante, mademoiselle Pénélope Gauntlet ; mais il se trouva que celle-ci, au moment de la mort de son frère, voyageait en Italie. On ne savait pas au juste son adresse, et, en attendant, il était absolument nécessaire qu’Adela trouvât un asile où elle pourrait se reposer.

Caroline Waddington et sa tante lui écrivirent l’une et l’autre. Malheureusement elles étaient à Hadley ; mais elles offraient de retourner à Littlebath si Adela voulait les y rejoindre. C’était là un véritable acte de dévouement de leur part, comme on le verra tout à l’heure. Mais Adela savait la situation où elles se trouvaient et ne voulut pas souffrir qu’elles retournassent à Littlebath pour la recevoir.

Dès que la mort de M. Gauntlet avait été connue à Hurst Staple, – et il ne fallut que bien peu de temps pour cela, – madame Wilkinson était allée chercher Adela pour l’emmener chez elle. Le lecteur sait les raisons qui devaient empêcher celle-ci de choisir la maison des Wilkinson, même comme résidence temporaire. Mais il fallait quitter le presbytère ; elle ne pouvait y rester seule ; de sorte qu’après quelques jours d’hésitation, qui avaient fort tracassé madame Wilkinson, elle avait cédé et s’était laissé emmener à Hurst Staple.

— C’est bien ennuyeux, ma chère, lui dit madame Wilkinson, et je suis sûre que vous allez trouver cela très malhonnête ; Arthur est parti pour Oxford hier. C’est vraiment très malhonnête de sa part. Il n’avait pas besoin de partir tout juste comme vous arrivez.

Adela sut bon gré à son voisin de son absence et se dit au fond du cœur qu’en cela il avait été bon pour elle.

— Mais il faut absolument qu’il soit revenu samedi, poursuivit la veuve, car il n’a pas pu se faire remplacer. Même, il faudra qu’il officie aussi à West-Putford, vous savez.

Le lendemain, George Bertram arriva au presbytère.

Sa première soirée ne se passa pas d’une manière très brillante. Madame Wilkinson n’avait jamais été une femme brillante. Elle possédait de certaines qualités maternelles qu’elle avait employées en faveur de George dans sa première enfance, et cela lui donnait le droit de lui parler maternellement. Elle pouvait s’entretenir avec lui de ses déjeuners et de ses dîners, de son linge et de ses boutons, et faire allusion à sa vie de garçon. Toute la soirée s’écoula en cette sorte de conversation. Adela ne disait presque rien. Les demoiselles Wilkinson, assez gaies d’ordinaire, étaient attristées par le chagrin d’Adela, et préoccupées de ce qu’elles savaient des affaires de Bertram. Madame Wilkinson brûlait d’aborder ce dernier chapitre, mais elle avait pris la résolution de s’en abstenir pendant la première soirée. Elle se renferma donc à peu près dans la question des boutons, et se permit seulement quelques allusions à ses chagrins personnels. Elle laissa voir qu’elle n’était pas aussi heureuse avec son fils qu’on aurait pu le désirer. Elle n’articula, il est vrai, aucun grief contre Arthur, mais elle parla de lui avec une certaine hostilité sourde, et donna à entendre qu’il n’était pas assez reconnaissant du soin qu’elle prenait de lui.

Le soir même, il fut un peu question de George Bertram dans la chambre d’Adela, quand les jeunes filles allèrent se coucher.

— Je suis sûre qu’il ne le sait pas encore, dit Sophie.

— Caroline m’a assuré qu’elle lui écrirait, dit Adela ; si elle ne le faisait pas, ce serait mal de sa part, très mal.

— Sois sûre qu’il ne le sait pas encore, reprit l’autre. N’as-tu pas remarqué la manière dont il a parlé de M. Harcourt ?

— De sir Henry Harcourt, interrompit Mary.

— Je n’ai rien entendu, dit Adela.

— Oui, il en a parlé. Il a dit quelques mots de la chance qu’avait eue Harcourt. Il n’aurait pas parlé comme cela s’il avait su la nouvelle.

— Je ne crois pas qu’il serait venu ici s’il l’avait sue, dit Mary – ou, du moins, il aurait laissé passer un peu de temps.

Le lendemain, comme on était à déjeuner, deux lettres furent remises à Bertram. Ce fut alors qu’il apprit la chose, – et seulement alors. On était à la fin du mois d’août, et dans le courant du mois de novembre suivant – vers la fin de novembre, – sir Henry Harcourt, le solliciteur général de Sa Majesté, le représentant de Battersea, devait s’unir en mariage à mademoiselle Caroline Waddington, petite-fille et héritière présumée de M. Bertram, le grand millionnaire. Quel homme était plus favorisé de la fortune que sir Henry Harcourt ? En politique, en amour, et jusque dans ses ambitions de richesse, tout lui réussissait. Sir Henry était l’homme de l’avenir. Dans les clubs, il y avait des gens qui prétendaient qu’il allait abandonner sa profession pour se dévouer entièrement à la politique. Ce serait, disait-on, un excellent secrétaire de l’intérieur. Le vieux Bertram, disait-on encore, avait fait des promesses magnifiques à sir Henry et à sa petite-fille. Le mariage aurait lieu à Hadley, en présence du vieillard ; le bonhomme était enchanté du mariage, etc., etc. Qui donc était plus heureux, plus grand ou plus fortuné que sir Henry Harcourt ?

Cette habitude que l’on a de distribuer les lettres à l’heure du déjeuner, quand tout le monde est réuni, a ses bons côtés, sans contredit. Il est bon de recevoir ses lettres avant que le travail ou les plaisirs du jour aient commencé ; il est bon de pouvoir discuter en famille les petits sujets d’intérêt commun à mesure qu’ils se présentent. « — Ah ! tout va bien ; le bébé d’Élisa a fait sa première dent. Après tout, il n’est rien de tel pour les enfants que l’élixir de Daffy ; » ou bien : « — Ma chère, le guano arrive aujourd’hui ; j’aurai donc besoin des chevaux toute la semaine, ne l’oubliez pas ; » ou bien encore : « — Quel ennui ! papa, voilà Catherine qui m’annonce sa visite, et il va falloir inviter les Poldoodle ! Vous savez que Frank Poldoodle est tout à fait féru de Catherine. » Tout cela est fort commode, mais il y a aussi des inconvénients. De certaines lettres ont le privilège d’assombrir et de faire plisser les fronts. Il arrive de temps à autre des messages auxquels on ne sait pas sourire. Il est des nouvelles qui troublent l’humeur la plus sereine, et dont la venue répand un nuage sur les plus aimables visages. On aimerait à recevoir ces lettres-là quand on est seul.

Bertram reçut deux lettres de ce genre, tandis qu’il était à déjeuner, le lendemain de son arrivée, et il les lut pendant que les regards de tous les habitants du presbytère étaient, – non pas fixés sur lui, ce qui eût été bien moins terrible, – mais détournés de lui avec affectation. Il en avait tout de suite reconnu l’écriture, et il eût volontiers quitté la table pour les lire. Mais il se dit que ce serait lâche, et il resta, et il les lut là, toutes les deux, assis au milieu de ce cercle de famille. Elles étaient de Caroline et de Harcourt. Nous donnerons le pas à celle de Caroline ; mais Bertram fit le contraire. Il garda pour la fin la lettre qu’il savait devoir l’émouvoir davantage. Le contenu de ces deux lettres ne lui causa pas une surprise complète. En les voyant arriver ensemble, il avait deviné d’instinct ce qu’elles devaient lui apprendre. La lettre de Caroline était sans rature et très lisible : mais qui sait combien de fois elle avait été recommencée ?

 

« Hadley, août 184…

« Mon cher monsieur Bertram,

« Je ne sais si je me trompe en croyant qu’il est de mon devoir de vous apprendre moi-même la décision que j’ai prise. Si cela n’était pas nécessaire, je suis persuadée que vous me pardonnerez, et que vous comprendrez que j’ai voulu bien agir. Sir Henry Harcourt m’a fait une offre de mariage que j’ai acceptée. Je pense que nous nous marierons avant la Noël.

« Nous sommes ici en visite chez mon grand-père. Je crois qu’il approuve ce que je fais, mais vous savez qu’il n’est pas fort communicatif. En tout cas, le mariage se fera ici, et je crois que sir Henry lui plaît. Ma tante Mary a pris son parti de la chose, maintenant.

« Je ne pense pas que je doive rien ajouter, si ce n’est que je ferai toujours, toujours, des vœux pour votre bonheur, et que je serais bien contente de vous savoir heureux. Je vous prie aussi de me pardonner tout le mal que j’ai pu vous faire.

« Il se peut qu’un jour nous nous rencontrions à Londres, en amis ; je l’espère. C’est une consolation pour moi de savoir que sir Henry Harcourt est au courant de tout ce qui s’est passé entre nous.

« Croyez-moi,

« Votre très dévouée,

« CAROLINE WADDINGTON. »

 

La lettre d’Harcourt était écrite d’un style plus rapide et d’une écriture plus courante. Les solliciteurs généraux n’ont pas le temps de rester à choisir leurs mots. Mais, bien que le style fût libre et familier, cette liberté et cette familiarité parurent à Bertram un peu affectées.

 

« Mon cher Bertram,

« J’espère de tout mon cœur que la nouvelle que j’ai à vous annoncer ne troublera pas notre amitié. Cela ne devrait pas être, car je ne vous fais aucun tort. Caroline Waddington et moi nous avons résolu de nous embarquer, nous et notre fortune, dans le même bateau. Nous prendrons la mer avec plus de confiance, si vous voulez bien nous dire : Que Dieu guide la barque !

« Caroline m’a raconté, cela va sans dire, tout ce qui s’est passé entre vous ; du reste, vous me l’aviez déjà appris. Selon moi, elle a parfaitement agi. Vous savez que je l’ai toujours beaucoup admirée, mais, si ce n’est dans ces derniers temps, il ne me semblait pas possible que je pusse posséder un jour ce que j’admirais tant.

« À parler franchement, je crois qu’elle sera plus heureuse avec moi qu’elle ne l’eût été avec vous, et que je serai plus heureux avec elle que vous ne l’eussiez été. Il y a chez elle, comme chez moi, une certaine ambition mondaine dont votre caractère, plus élevé, se trouve heureusement dégagé.

« Adieu et bonne chance, mon vieil ami ! Écrivez-moi un mot pour m’en souhaiter autant en retour. Je compte que nous vous verrons à Londres ; Caroline le désire et moi aussi.

« Je crois que nous dirons le grand oui au mois de décembre. Je suis comme un cheval de moulin et je ne puis choisir mon moment. Je vais en Écosse pour dix jours de vacances, et je me remets ensuite au travail jusqu’à notre mariage. Il faut que je sois de retour avant l’ouverture de la session. Nous ferons peut-être un petit tour à Nice et à Gênes.

« Le vieux est très poli, mais il n’a pas été question d’argent, et je compte n’en rien dire. Dieu merci ! je n’en ai nul besoin.

« Votre ami bien dévoué,

« HENRY HARCOURT.

« Reform-Club, août 184… »

 

Ces deux lettres ne furent pas longues à lire. Au bout de cinq minutes, Bertram était de nouveau occupé à étendre du beurre sur sa rôtie, et il demandait s’il y avait des nouvelles d’Arthur, et quand celui-ci reviendrait. Il avait reçu un coup affreux, un coup étourdissant, mais il se sentait la force d’ajourner la défaillance qui devait s’ensuivre jusqu’au moment où nul œil ne la verrait. Le déjeuner se passa en silence. Chacun savait ce que contenaient ces deux lettres. Une des jeunes filles les avait même tenues à la main ; elle avait reconnu l’écriture de l’une, et elle avait deviné celle de l’autre. Mais, de toute façon, on l’aurait su. Les secrets que nous croyons les mieux cachés ne sont-ils pas connus de tout le monde ?

Après le déjeuner, Bertram s’évada, – ou plutôt il tenta de s’évader, car madame Wilkinson l’aperçut et l’arrêta au passage. Elle ne lui avait encore rien dit au sujet de son mariage : elle avait montré une rare discrétion, et elle entendait maintenant en recueillir la récompense.

— George ! George, lui dit-elle, au moment où il décrochait son chapeau dans le vestibule, j’ai besoin de toi, ici, une minute. Et George entra dans la salle à manger au moment où les jeunes filles en sortaient.

— J’ai peur que tu ne m’aies trouvée bien peu aimable de ne t’avoir pas encore parlé de ce qui t’arrive.

— Pas du tout, ma tante. (Madame Wilkinson n’était pas sa tante, mais il l’avait appelée ainsi depuis le moment où, tout petit, il avait vécu à Hurst Staple.) Il est des choses dont, à mon avis, il vaut mieux ne pas parler. Mais madame Wilkinson n’était pas femme à se laisser arrêter si facilement.

— Certainement, – à moins que ce ne soit tout à fait en famille. J’ai été bien peinée d’apprendre ta rupture avec Caroline. Là, réellement, cela m’a fait grand chagrin. C’eût été un mariage si convenable, par rapport au vieux, – je suis au courant de tout, tu sais, – et madame Wilkinson hocha la tête de cet air significatif que prennent certaines femmes quand elles se figurent en savoir plus long que leurs voisins.

— C’était indispensable, dit Bertram.

— Indispensable ! – Ah ! oui : peut-être bien. Je n’ai pas la moindre intention de te blâmer, George. Je suis sûre que tu es incapable de te mal conduire envers une jeune fille… et, d’après ce que j’ai entendu dire, je suis certaine – tout à fait certaine qu’il n’y a pas eu de ta faute. À vrai dire, je sais parfaitement que… et, au lieu d’achever sa phrase, madame Wilkinson se borna à hocher de nouveau la tête.

— Personne ne mérite de blâme, ma tante, – personne, je vous assure ; et le mieux serait de n’en plus parler.

— C’est bien à toi de dire cela, George, c’est très bien de ta part. Mais je dirai toujours que…

— Ma chère tante, ne dites rien, de grâce. Avant de nous bien connaître, nous avions pensé, Caroline et moi, que nous nous conviendrions. Mais une plus ample connaissance nous a prouvé que nous nous trompions. Le mieux était donc de nous séparer ; c’est ce que nous avons fait.

— Elle va donc devenir lady Harcourt ?

— À ce qu’il paraît.

— Enfin ! elle n’a toujours pas perdu de temps. Je ne sais ce qu’en peut penser sir Henry, mais, quant à moi, je ne puis m’empêcher de trouver…

— Je vous en conjure, ma chère tante, ne me parlez plus de tout cela. Selon moi, mademoiselle Waddington a très bien fait d’accepter sir Henry Harcourt, – c’est-à-dire, elle a très bien fait, vu les circonstances. Il est un homme d’avenir, et elle est femme à occuper avec grâce la position la plus élevée. Je ne la blâme pas, pas le moins du monde ; je serais inexcusable de la blâmer.

— Sans doute, sans doute, – nous savons tous que c’est toi qui as rompu le premier ; tout le monde le sait. Mais c’est de l’argent du vieux bonhomme que je veux te parler, George. Il va sans dire que sir Henry compte là-dessus.

— Libre à lui.

— Et il en aura probablement une bonne part. Il faut s’y attendre ; elle est la petite-fille du bonhomme, – il y a longtemps que je sais cela – et derechef madame Wilkinson hocha la tête d’un air significatif. Mais, George, il faudra que tu surveilles ton oncle de près. Il ne faut pas que tu te laisses remplacer par Harcourt. J’espère que tu comptes être souvent à Hadley. Ce ne sera pas pour bien longtemps, tu sais.

Bertram ne daigna pas expliquer à madame Wilkinson qu’il n’avait aucune intention de retourner auprès de son oncle, et que la seule mention de son argent lui soulevait le cœur. Il se leva donc sans répondre et changea de conversation en disant combien il serait heureux de revoir Arthur.

— Je le crois, mon cher enfant. Mais Arthur te paraîtra bien changé, – bien changé ! Et le ton dont cela était dit donnait clairement à entendre que madame Wilkinson ne trouvait pas son fils changé en bien.

— Il aura sans doute vieilli, comme nous tous, dit Bertram en s’efforçant de rire.

— Il a vieilli, cela va sans dire. Mais en vieillissant, George, on devrait devenir meilleur, plus satisfait, surtout quand on a tout ce qu’on peut désirer au monde.

— Arthur n’est donc pas satisfait ? Il devrait bien se marier alors. Voilà Adela Gauntlet qui ferait bien son affaire.

— Pas de bêtises, George. Ne va pas lui mettre de ces idées-là en tête, je t’en prie. Et de quoi vivraient-ils ? Quant à Adela, si elle a quarante mille francs de dot, c’est le bout du monde. Et qu’est-ce que cela pour une famille ?

— Mais Arthur a sa cure.

— Voyons, George, ne va pas lui dire des choses pareilles, au moins. Dans un certain sens, il a une cure, car les choses sont organisées de telle sorte aujourd’hui que je ne puis pas être titulaire. Mais, en réalité, il n’a pas de cure – de cure à lui appartenant. Lord Stapledeam, que je regarderai toujours comme le premier gentilhomme d’Angleterre et l’honneur de notre aristocratie, m’a donné la cure, à moi personnellement.

— À vous, ma tante ?

— Oui, à moi, personnellement. Et je crains maintenant qu’Arthur ne soit mécontent parce qu’il sait que je compte être maîtresse chez moi. J’ai fait tout au monde pour lui rendre la maison agréable. Je lui ai conservé le cabinet de travail de son cher père ; et à l’écurie, il a son propre cheval qui ne sert qu’à lui, – chose que n’avait pas son père.

— Mais Arthur a son traitement d’agrégé.

— Et ne le perdrait-il pas en se mariant ? Tâchez donc de lui dire quelque chose qui le rende un peu plus satisfait. Je ne dis rien de sa conduite vis-à-vis de moi, car je ne pense pas qu’il ait l’intention de me manquer en quoi que ce soit.

Bertram trouva enfin moyen de s’échapper. Il prit son chapeau et suivit le sentier du bord de l’eau qui menait à West-Putford, – ce même sentier que prenait Arthur Wilkinson lorsqu’il allait à la pêche, dans cet heureux temps de sa jeunesse où il n’avait encore eu ni avancement ni succès.

Mais, pour le moment, George ne pensait ni à Arthur ni à Adela. Sa propre douleur était assez grande pour le rendre momentanément égoïste. Caroline Waddington allait se marier ! se marier si tôt après avoir brisé sa première chaîne ! Elle allait épouser Henry Harcourt. Il perdait à jamais toute chance, tout espoir, toute possibilité de recouvrer le trésor qu’il avait repoussé.

Désirait-il maintenant le recouvrer ? N’était-il pas clairement prouvé aujourd’hui qu’elle ne l’avait jamais aimé ? Ils s’étaient séparés au mois de mai, alors que les fruits succédaient aux fleurs, et ces mêmes fruits n’étaient pas encore mûrs qu’elle s’était déjà donnée à un autre ! Elle, l’aimer ? Non, jamais. Était-elle seulement capable d’aimer ? Celle qui s’était ainsi reprise et ainsi donnée de nouveau, pouvait-elle savoir ce que c’est qu’aimer ?

Et pourtant, ce n’était pas encore là le plus triste. Ce qu’elle pouvait éprouver d’amour, ne l’avait-elle pas donné à ce Harcourt, même avant de s’être délivrée de lui, George ? N’avait-elle pas déjà accordé la préférence, – la froide préférence qu’elle pouvait éprouver – à cet homme, alors qu’elle combinait avec lui les meilleurs moyens de retarder son mariage avec celui qu’elle avait d’abord accepté pour époux ? L’homme du monde, l’homme prospère, bruyant, intrigant, l’avait séduite par ses succès et ses vulgaires ambitions. Elle s’était laissé prendre à l’éclat de l’or, et alors elle avait été malheureuse, elle s’était tourmentée dans ses liens, jusqu’au moment où elle était parvenue à se soustraire à la foi jurée pour se prosterner définitivement devant le veau d’or.

Ainsi la jugeait-il maintenant, ainsi parlait-il à haute voix en se promenant où nul ne pouvait le voir ni l’entendre. Et pourtant son amour pour elle était aussi profond, sa passion plus violente que jamais. Tout en la blâmant, en la méprisant du fond du cœur pour sa cupidité, il se blâmait et se méprisait encore plus lui-même de s’être laissé enlever par ce fourbe aux paroles mielleuses le seul trésor auquel il tenait. Pourquoi ne s’était-il pas fait un nom illustre ? Pourquoi n’avait-il pas su ériger un trône pour y faire asseoir celle qu’il aimait, et la montrer resplendissante aux yeux du monde ébloui ?

CHAPITRE XXVI

HURST STAPLE.

Trois ou quatre jours se passèrent assez lentement, mais, au bout de ce temps, Arthur Wilkinson revint. Il arriva chez lui le samedi soir, selon l’habitude cléricale, afin de se trouver prêt pour le grand travail du dimanche. Il n’est pas de plus grand profanateur du repos dominical qu’un pauvre curé de campagne.

Le premier soir, il y eut entre Arthur et George cette effusion d’amitié qui se produit toujours pendant les premières heures de réunion entre gens qui s’aiment véritablement. Ces deux hommes s’aimaient très réellement, – d’autant plus peut-être que tous les deux avaient alors quelque raison d’être tristes. Quant à Adela et Arthur, ils ne se dirent presque rien. À les voir, il ne semblait pas qu’il y eût dans leurs rapports de quoi alarmer madame Wilkinson la mère, ou lui faire croire que mademoiselle Gauntlet dût un jour la supplanter. Adela se plaça auprès des jeunes filles de la maison, et se mêla encore moins qu’elles à la conversation ; de son côté, Arthur, tout en causant comme l’exigeait son rôle de maître de maison, ne s’adressa que fort rarement à elle.

Le lendemain, tout le monde se rendit à l’église, cela va sans dire. Quel visiteur au presbytère oserait se dispenser de cette obligation ? Ce n’est guère que la femme du ministre, ou peut-être, sa fille, si elle est très indépendante ou très volontaire, qui se permettent jamais pareille chose. Toujours est-il qu’à Hurst Staple, ce dimanche-là, tout le monde alla à l’église. Adela était en grand deuil, et elle tenait baissé son long voile noir, afin de cacher ses larmes, car la dernière fois qu’elle avait été dans une église, elle avait entendu son père prêcher son dernier sermon.

Bertram, en passant le seuil, ne put s’empêcher de songer que bien des mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait pris publiquement part aux exercices du culte. Et cependant, il avait été un temps, – un temps qui n’était pas encore très loin de lui, – où il adressait au ciel de fréquentes et ferventes prières. Il y avait trois ans à peine que, sur le sommet du mont des Oliviers, il s’était juré de se dévouer au service du Christ. Pourquoi ce vœu avait-il été trahi ? Une jeune fille l’avait tourné en ridicule ; une jeune fille avait tout dissipé par le lustre de sa beauté, l’éclat de son regard, le rire de sa bouche vermeille. Il s’était promis à Dieu ; mais le frôlement d’un vêtement de femme avait rendu son cœur parjure. À la demande d’une femme, à sa première parole, il avait jeté aux vents sa promesse.

Et à quoi tout cela l’avait-il mené ? Ces yeux si brillants, cette beauté si éclatante, ces lèvres si vermeilles, tout cela appartenait à un autre, – à un autre qui s’était montré prêt à aller plus loin que lui à la recherche des vanités de ce monde. Le prix de son apostasie s’était dérobé à lui.

Mais était-ce là tout ? était-ce même là le principal ? Cela pouvait-il se comparer à cette dernière et plus grande misère qui l’avait atteint ? Qu’était devenue sa foi de jeunesse, ardente et sincère, la croyance du fond de son cœur, son espoir joyeux et convaincu en un Dieu et un Rédempteur ? Tout cela s’était-il évanoui lorsque, sous les murs de Jérusalem, tout auprès du jardin même de Gethsémani, il avait échangé les aspirations de son âme contre l’étreinte d’une petite main blanche et douce ?

On ne perd pas tout d’un coup la foi. Celui qui a cru sincèrement ne se voit pas enlever subitement les fermes convictions de son âme. Mais l’œuvre d’ébranlement, une fois commencée, marche avec une rapidité effroyable. Il y avait trois ans à peine, la foi de Bertram était ardente comme le jeune amour ; et maintenant, quels étaient, au juste, ses sentiments ? Le monde disait généralement qu’il était impie, mais il s’en défendait avec une froide précision de langage et dans les termes les plus compassés et les plus calculés. Il soutenait que ce n’était point de l’impiété que de reconnaître, comme il le faisait, une puissance créatrice surhumaine. Il avait un Dieu à lui, un Dieu froid, prudent et exempt de passion ; le même Dieu, disait-il, auquel les autres s’adressaient, – avec cette différence seulement que, tandis que les autres l’invoquaient avec un enthousiasme fanatique, il le regardait, lui, avec les yeux de la calme raison. Mais c’était le même Dieu, assurait-il. Et quant au Sauveur, il avait aussi bien des choses à dire sur ce chapitre, bien des choses qui prouveraient qu’il n’était pas si éloigné de la croyance générale qu’on avait l’air de le supposer. Et de cette façon, il prouvait à qui voulait l’entendre qu’il n’était pas un impie.

Mais pouvait-il se satisfaire ainsi lui-même, quand il entendait de nouveau les chants de son enfance ? Quand il se rappelait, tout en écoutant, qu’il avait perdu à jamais cette beauté qui lui avait coûté si cher ? Ne commençait-il pas à penser, – disons mieux, à sentir, – qu’après tout, le son des cloches est joyeux, qu’il est doux de s’agenouiller où les autres s’agenouillent, plus doux encore d’entendre les voix d’enfants répondre en chœur aux prières ? Était-il donc à ce point plus sage que les autres, qu’il dût se tenir à part, sur la foi de son propre jugement, et rejeter comme inutile ce que tant d’hommes tenaient pour si précieux ?

Voilà ce qu’il se disait, tout en s’asseyant, s’agenouillant, ou se tenant debout, là, dans l’église, machinalement et comme par la force du souvenir des anciennes habitudes. Puis il essaya de prier. Mais la prière n’est point, tant s’en faut, une des occupations les plus faciles auxquelles un homme puisse se livrer. Il est facile de se mettre à genoux ; plus facile encore de répéter des paroles bien connues : il n’est pas même difficile de se composer un état d’esprit sérieux et recueilli ; mais, se rappeler ce qu’on demande, pourquoi on le demande, à qui on le demande ; se sentir bien assuré de désirer ce que l’on demande, et se dire que le meilleur moyen de l’obtenir est de le demander par la prière, tout cela, en somme, n’est point facile. Il y a lieu de croire qu’en cette occasion, Bertram trouva la chose tout à fait au-dessus de son pouvoir.

On dîna de bonne heure au presbytère ; et dans la soirée, Bertram et son hôte firent ensemble une promenade. Ils n’avaient eu que peu d’occasions de causer librement, et il tardait à Bertram de parler à quelqu’un de ce qui l’occupait. Il ne put y réussir. La conversation ne consent pas toujours à suivre exactement le cours qu’on voudrait lui prescrire.

— J’ai été bien heureux de te voir à l’église ce matin, dit le ministre. À te dire vrai, je ne m’y attendais pas. J’espère que ce n’était pas en mon honneur seulement.

— J’en ai un peu peur, mon cher.

— Tu veux dire que tu y es allé parce que tu ne voulais pas nous chagriner en t’absentant ?

— C’était à peu près, cela, dit Bertram en affectant de rire. Je ne veux pas que ta mère, tes sœurs, et toi aussi, vous me regardiez comme un ogre. En Angleterre, ou tout du moins à la campagne en Angleterre, on est un ogre quand on ne va pas à l’église. Peu importe ce qu’on y fait, à ce qu’il me semble, pourvu qu’on reste bien tranquille et qu’on laisse dire le curé tout à son aise.

— Rien n’est plus facile que le ridicule, surtout vis-à-vis de la religion.

— C’est très vrai. Mais il n’est pas moins vrai qu’il est fort difficile de faire rire aux dépens d’une chose qui n’est pas ridicule par quelque côté.

— Et le culte de Dieu est ridicule, selon toi ?

— Non ; il est ridicule de faire semblant d’adorer Dieu. Comme il n’y a qu’un pas du sublime au ridicule, et que le culte véritable de Dieu est peut-être la plus haute sublimité à laquelle l’homme puisse atteindre, il en résulte que celui-ci n’est jamais plus complètement absurde et plus profondément ridicule que lorsqu’il fait semblant d’adorer.

— Il n’est pas d’effort qui n’échoue parfois.

— Je m’explique, dit Bertram, qui suivait sa propre pensée au lieu d’écouter son compagnon. Quelle idée plus magnifique peut-on se faire de l’homme que celle qui nous le représente les mains jointes et les yeux levés vers le ciel avec lequel il entre en communion directe ? Mais qu’on s’imagine ensuite ce même homme dans la même posture, sans cette communion : on aura parcouru toute la gamme de l’humanité, depuis saint Paul jusqu’à l’hypocrite Pecsniff.

— Mais en quoi tout cela touche-t-il la foi ? C’est affaire à chacun d’avoir soin d’être plus près de saint Paul que de Pecsniff.

— Cela ne touche en rien à la foi, c’est vrai ; mais c’est cependant une mesure, et la seule mesure que nous ayons de la croyance des hommes. De tous ceux qui t’écoutaient en silence pendant que tu prêchais ce matin, combien, penses-tu, étaient réellement croyants ?

— Tous, je l’espère – tous, je le crois. J’ai le ferme espoir qu’ils étaient tous croyants, – tous, sans t’excepter.

— Je voudrais bien savoir s’il s’en trouvait un seul, – s’il y avait un seul d’entre nous tous qui crût tout ce que tu nous demandais d’affirmer – un seul qui crût, par exemple, à la communion des saints ? un seul qui crût à la résurrection de la chair ?

— Et pourquoi ne croiraient-ils pas à la communion des saints ? Quelle difficulté y vois-tu ?

— Aucune, à vrai dire – de la façon dont ils entendent la foi, cette chose, du moins, que toi et eux vous appelez foi. Rumtunshid gara shushabad gerostophat : voilà le Credo de certaines tribus du Caucase. Crois-tu au Rumtunshid ?

— Si tu veux parler galimatias à propos d’un pareil sujet, j’aime mieux changer de conversation.

— Tu es bien déraisonnable de vouloir garder le monopole des galimatias. Que tu prétendes parler tout seul quand tu es en chaire, je l’admets ; mais ici, en plein air, sur la bruyère, pourquoi n’aurais-je pas, mon tour ? Tu ne crois pas au Rumtunshid, toi ? pourquoi donc exigerait-on de Buttercup le fermier qu’il croie à la communion des saints ? Qu’en sait-il, et qu’en peut-il croire ? Et pourquoi forces-tu la petite Flora Buttercup, sa fille, à faire un gros mensonge en affirmant qu’elle croit à la résurrection de la chair ?

— On lui enseigne cette croyance comme une leçon nécessaire, et on la lui expliquera quand elle sera d’un âge convenable.

— Non, il n’y a pas d’âge convenable pour cela, et on ne la lui expliquera jamais. Ni Flora Buttercup ni son père n’en comprendront jamais le premier mot. Mais ils y croiront toujours. Suis-je d’un âge à comprendre cela, moi ? Explique-le-moi donc. Personne encore ne l’a essayé, et pourtant mon éducation n’a pas été négligée.

Wilkinson craignait trop la raillerie de son ami pour s’aventurer dans une explication, de sorte qu’il proposa de nouveau de changer le sujet de leur conversation.

— Voilà comme vous êtes tous, dit Bertram. Je n’ai jamais rencontré un prêtre qui ne demandât pas à changer de sujet de conversation toutes les fois qu’on abordait précisément le sujet sur lequel il devrait être toujours prêt à parler.

— S’il est quelque chose qui te soit sacré, aimerais-tu à l’entendre tourner en dérision ?

— Il est bien des choses qui me sont sacrées, et, pour elles, je ne crains pas la raillerie : je défie le ridicule. Mais si je te parlais de l’ascétisme des Stylites, si je te disais que je l’admire et que je me propose de l’imiter, ne te moquerais-tu pas de moi ? Il va sans dire que nous tournons tous en ridicule ce qui nous semble faux. Mais le ridicule glisse sur la vérité comme l’eau sur le plumage d’un canard. Allons, explique-moi donc cette résurrection de la chair.

— « Et pourtant dans la chair je verrai Dieu, » dit Arthur d’un ton solennel.

— Mais je te dis que non ; c’est impossible.

— Rien n’est impossible à Dieu.

— Si ; il est impossible que ses grandes lois soient changées. Il est impossible qu’elles subsistent et qu’elles ne subsistent pas. Ton corps – ce que nous appelons notre corps – ce que Flora Buttercup croit être son corps (et en cette chose-là sa foi est très réelle), se convertira, grâce à la féconde chimie de la nature, en divers gaz productifs à l’aide desquels d’autres corps seront formés. Avec quel corps verras-tu le Christ ? Sera-ce avec ton corps d’à présent, ou avec celui que tu auras à la mort ? Car il va sans dire que chaque parcelle de ton corps se change continuellement.

— Peu importe avec lequel ce sera. Il me suffit de croire ce que les Écritures m’enseignent.

— Voilà… Si l’on pouvait croire ! Un juif quand il se traîne, moribond, jusqu’à la vallée de Josaphat, peut croire. Grâce à ses ténèbres d’ignorance, il ne sait rien de ces lois de la nature. Mais adressons-nous à des gens qui ne sont point dans les ténèbres. Si je demandais à ta mère ce qu’elle entend par ces mots qu’elle répète : « Non par confusion de substance, mais par unité de personne, » que penses-tu qu’elle me répondrait ?

— C’est là un sujet qui lui demanderait un peu de temps à expliquer.

— Je le crois, – et à moi encore plus de temps pour le comprendre.

Wilkinson était décidé à ne pas se laisser entraîner à discuter ; il garda donc le silence. De son côté, Bertram resta muet, et ils cheminèrent ainsi pendant quelque temps, absorbés dans leurs propres pensées. Mais ils n’étaient satisfaits ni l’un ni l’autre. Wilkinson n’eût pas demandé mieux que de rester en repos et de s’abandonner, en ce qui touchait sa foi et ses espérances, à la quiétude que lui avaient faite sa nature et son éducation. Il n’en était pas de même avec Bertram. Il s’en voulait de ne pas croire, et il en voulait aux autres de ce qu’ils croyaient. Au bout de quelques minutes, Bertram recommença.

— Ah ! si je pouvais croire ! si c’était là une chose à laquelle on pouvait arriver, en la désirant, quel homme n’aurait la foi ? Mais vous, vous les prêtres, les pasteurs du peuple, vous qui devriez rendre tout facile, vous vous obstinez à rendre la chose si difficile, si impossible ! La croyance, du moins, devrait être aisée, quand bien même la pratique serait difficile.

— Il faut t’adresser à la Bible – non à nous.

— Voilà précisément la pierre d’achoppement. On nous donne un livre, assez mal traduit de plusieurs langues, qui se compose en partie d’histoire racontée hyperboliquement – car tout le langage de l’Orient est hyperbolique ; en partie de prophéties dont le sens est perdu pour nous, parce que les choses dont elles étaient l’image sont elles-mêmes perdues ; enfin, d’actions de grâces, rédigées par des hommes qui ne connaissaient rien et ne pouvaient rien comprendre des lois qui doivent nous régir.

— Tu veux parler de l’Ancien Testament ?

— On nous donne la Bible comme un tout. Puis on nous présente le récit d’un mystère qui est au-dessus ou, tout au moins, au-delà de notre compréhension, et dont le but même est opposé à toutes nos idées de justice. Ce qui, sur la terre, est d’une injustice manifeste, peut-il être juste selon la jurisprudence du ciel ?

— Tu as donc en Dieu une foi bien faible, ou en toi-même une bien ferme confiance, que tu ne peux croire à rien de ce qui dépasse ton intelligence ?

— Je crois à bien des choses que je ne comprends pas. Je crois à la distance du soleil à la terre. Je crois que la semence humaine demeure dans le sein de la femme, et qu’elle se produit au jour sous la forme d’un être vivant. Je ne comprends pas le principe de ce développement merveilleux, mais, nonobstant, j’y crois, et je sais qu’il vient de Dieu. Mais je ne puis pas croire que le mal soit bon. Je ne puis pas croire que l’homme, placé par Dieu sur cette terre, devra se voir accorder ou refuser le bonheur éternel, suivant qu’il se trouvera ou ne se trouvera pas d’accord avec de certains docteurs qui, vers le quatrième siècle, ou peut-être plus tard, ont eu grand’peine eux-mêmes à se mettre d’accord sur la question controversée.

— Il me semble, Bertram, que tu touches là à des matières que tu sais fort bien n’être point de nécessité vitale pour la foi chrétienne.

— Qu’est-ce qui est vital, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Si tu pouvais seulement me dire cela ! Mais vous argumentez toujours dans un cercle. Je dois avoir la foi à cause de la Bible, et je dois accepter la Bible parce que j’ai la foi. Où se trouve le premier mobile de la foi ? Où en découvrirai-je la source ?

— Dans la prière.

— Mais puis-je prier sans la foi ? A-t-on jamais vu un homme s’agenouiller devant un soliveau et prier le soliveau de faire qu’il croie au soliveau ? S’il n’avait pas foi au soliveau, serait-il là à genoux à l’implorer ?

— Tu ne trouves donc dans la Bible aucun témoignage intrinsèque de son authenticité ?

— Si fait – un témoignage irrécusable, un témoignage qu’aucun esprit sérieux ne peut rejeter. Les enseignements du Christ, les paroles que j’y lis comme venant de lui me sont une preuve irrésistible de son droit à enseigner. Mais vous ne me permettez pas de m’appuyer sur ce témoignage. Il faut que j’accepte le tout, dès mon début dans la vie, avant que j’aie pu en examiner la vérité intrinsèque. Il faut que tout me soit vérité, depuis le soleil qui s’est arrêté sur l’ordre de Josué, jusqu’à la sagesse divine qui enseignait que le tribut de César devait être payé à César.

— S’il était permis à tout homme, et même à tout enfant, de choisir, comment aurions-nous jamais une religion ? et, sans religion, point d’Église.

— Et, sans Église, point de prêtres ! Va donc jusqu’au bout, car c’est bien là le bout. La vérité, c’est que vous exigez trop, ce qui fait que vous n’obtenez rien. Vos troupeaux ne croient pas, ne prient pas, ne vous écoutent pas. Ils ne sont pas convaincus. Convaincus ! Mais, grand Dieu ! si un homme croyait tout cela, s’il était convaincu, comment se soucierait-il d’autre chose ? Non ! Vous tirez orgueil de votre foi, et vous n’avez pas de foi. Il n’y a plus rien en ce monde qui y ressemble. L’homme ne sait plus, au temps où nous sommes, ce que c’est que la foi.

Le soir, quand les femmes se furent retirées, les deux amis se trouvèrent de nouveau seuls, et Bertram se dit qu’il parlerait de Caroline, mais encore une fois quelque chose vint traverser son projet. Il y avait eu, dans le courant de la soirée, des signes d’aigreur chez madame Wilkinson. Elle s’était montrée fort contrariante, et n’avait pas cherché à dissimuler son humeur, bien que George et Adela fussent là en qualité d’invités. Cette petite manifestation avait vexé son fils, et il en parla à Bertram.

— Je suis bien fâché, George, que tu aies vu ma mère ainsi. J’espère que je ne suis pas irrespectueux envers elle. Je tâche de ne pas lui répondre. Mais, à moins de reprendre mes petites jaquettes rondes et de lui permettre de me faire manger comme un enfant, je ne puis pas la contenter.

— Peut-être cherches-tu trop à lui plaire. Je crois que tu ferais bien de lui faire comprendre que, jusqu’à un certain point, tu veux être maître chez toi.

— Il y a beau temps que j’ai renoncé à cela. Elle a l’idée que la maison lui appartient, et je ne me soucie pas de la contrarier sur ce point. J’aurais dû peut-être le faire au commencement, mais maintenant il est trop tard. Elle s’est fâchée ce soir, parce que je ne voulais pas vous lire un sermon.

— Et pourquoi ne voulais-tu pas ?

— J’en ai prêché deux aujourd’hui. Et en disant ces mots, le jeune ministre se laissa aller à un long bâillement. Autrefois elle en lisait elle-même à haute voix, mais j’ai mis fin à cela.

— Pourquoi donc ? pourquoi ne pas la laisser faire ?

— Mes sœurs s’endormaient toujours… et les domestiques aussi. Je ne trouve pas qu’elle ait une voix qui convienne aux sermons. Mais je suis sûr qu’elle ne me l’a pas pardonné.

— Et qu’elle ne te le pardonnera jamais.

— Je crois vraiment quelquefois qu’elle aimerait à prendre ma place en chaire.

— C’est un désir qui me semble assez naturel, mon bon ami.

— La vérité, c’est que le message qu’on lui a transmis de la part de lord Stapledean et la conduite de celui-ci au sujet de la cure ont tourné la tête à ma pauvre mère. Je ne saurais blâmer lord Stapledean : il a agi dans une bonne intention. Mais je me blâme moi-même. Je n’aurais jamais dû accepter la cure à de pareilles conditions – jamais, jamais. Je le sentais quand je l’ai fait, et je n’ai jamais cessé de m’en repentir depuis.

Et, tout en parlant, Arthur se leva et se mit à marcher rapidement en long et en large dans le salon.

— Le croirais-tu ? maintenant, ma mère s’avise de vouloir me dicter la façon dont je dois lire l’absolution générale, et elle se considère comme offensée parce que je ne suis pas ses directions.

— Je ne puis t’indiquer qu’un seul remède à cet état de choses, mon cher Arthur ; mais je puis t’en indiquer un.

— Lequel ?

— Marie-toi ; prends une femme qui ne s’inquiétera pas de la façon dont tu lui liras l’absolution.

— Une femme ! dit Wilkinson, et il poussa un long soupir, tout en continuant sa promenade.

— Oui, une femme ; et pourquoi pas ? On dit généralement que tout ministre de campagne doit avoir une femme, et je crois fermement, quant à moi, qu’on a raison.

— Donc, tout pauvre vicaire devra se marier ?

— Mais tu n’es pas un vicaire, toi.

— Je n’ai le revenu que d’un pauvre vicaire. Et où mettrai-je une femme ? La maison est déjà remplie de femmes. Qui voudrait venir habiter une maison comme celle-ci ?

— Il y a Adela. Ne penses-tu pas qu’elle viendrait, si tu l’en priais ?

— Adela ! dit le jeune ministre. Sa promenade l’avait conduit jusqu’à l’autre extrémité de la table, assez loin de George, et il s’y arrêta quelques instants. Adela ! dit-il encore une fois.

— Oui, Adela, répéta Bertram.

— Quelle vie elle mènerait ici avec ma mère ! Celle-ci l’aime beaucoup maintenant, mais si je suivais ton conseil, je sais qu’elle la prendrait en haine.

— À ta place, je voudrais que ma femme et non ma mère fût la maîtresse de ma maison.

— Ah ! tu ne sais pas, George, tu ne comprends pas.

— Mais peut-être qu’Adela ne te plaît pas ? Peut-être ne pourrais-tu pas l’aimer ?

— Peut-être… dit Wilkinson. Il est possible aussi qu’elle ne pourrait apprendre à m’aimer. Mais tout cela est hors de question.

— Il n’y a donc rien entre Adela et toi ? dit Bertram.

— Oh ! non, rien.

— Sur ton honneur, rien ?

— Absolument rien. Cela est hors de question. Me marier, moi, bon Dieu !

Puis chacun prit son bougeoir, et les deux amis allèrent se coucher.

CHAPITRE XXVII

LA SECRÈTE BLESSURE.

C’était pour le moment un triste intérieur que celui de Hurst Staple, et l’on pouvait s’étonner de voir Bertram y rester ; pourtant il ne s’en allait pas. Il y était depuis quinze jours à peu près lorsqu’il apprit qu’Adela devait aller le surlendemain à Littlebath. Elle partait avec mademoiselle Baker, et, dans le cas où celle-ci aurait à retourner à Hadley, il était décidé qu’Adela, en attendant l’arrivée de sa tante, demeurerait chez mademoiselle Todd.

— Je ne vois pas pourquoi vous êtes si pressée d’aller à Littlebath, dit madame Wilkinson. Nous sommes très heureux de vous avoir ici, Adela, et j’espère que nous vous l’avons prouvé. Arthur n’ayant laissé voir aucune intention de faire la cour à mademoiselle Gauntlet, la bonne madame Wilkinson s’était sentie toute rassurée, et maintenant elle se montrait un peu piquée de ce qu’on semblait faire si peu de cas de son hospitalité.

Mais Adela lui expliqua de sa voix la plus douce qu’il serait meilleur pour elle de quitter ce voisinage ; qu’elle y souffrait trop, et que le souvenir de la perte de son père serait peut-être moins cuisant si elle pouvait s’éloigner pendant un peu de temps. Ah ! que les femmes sont hypocrites ! Ophélie elle-même, au milieu de son égarement, ne cherche-t-elle pas à faire croire qu’elle pleure son père assassiné, alors que nous savons tous qu’elle est folle d’amour pour Hamlet ? Et voici maintenant Adela qui est obligée de quitter Hurst Staple parce que son pauvre vieux père est enterré près de là à West-Putford ! Je sais dix mots qui auraient à jamais recouché dans sa tombe ce fantôme-là. Mais à quoi sert la parole aux femmes, si ce n’est pour cacher leurs pensées ?

À l’exception d’Arthur, Bertram n’avait parlé à personne du mariage de Caroline. Madame Wilkinson avait bien essayé une ou deux fois d’aborder ce sujet, mais en vain. Il n’était pas possible à George d’ouvrir son cœur à madame Wilkinson.

— Comme cela, Adela, vous allez nous quitter ? lui dit-il le jour où il apprit que la jeune fille partait. Tout le monde dans la famille disait Adela tout court, et George avait appris à faire comme les autres. Quelquefois des intimités s’établissent ainsi après cinq jours passés ensemble, tandis que, par contre, vingt années de connaissance ne les font pas toujours naître.

— Oui, monsieur Bertram. Je ne les ai que trop dérangées ici, il est temps que je parte.

— « Donne la bienvenue à l’hôte qui arrive, aide au départ de l’hôte qui s’en va, » dit le proverbe. Ce serait là ma maxime si j’étais maître de maison. Je n’essayerais jamais de retenir qui voudrait s’en aller. Mais tout le monde vous regrettera ici, Adela, et puis, Littlebath ne vous conviendra pas. Vous ne pourrez jamais vous y plaire.

— Pourquoi donc ?

— C’est un vilain endroit. On n’y voit que des maquignons et de vieilles mégères, des tables à jeu et de faux cheveux.

— Les tables à jeu ne me regardent pas, ni les faux cheveux non plus, j’espère ; – ni même, à la rigueur, les maquignons, je pense.

— Mais tout de même vous resterez en présence du plus terrible des quatre fléaux.

— Comment pouvez-vous être si méchant pour Littlebath ? J’y ai passé, quant à moi, des jours bienheureux. Puis Adela s’arrêta, car elle se rappelait que ces jours heureux auxquels elle pensait avaient été passés avec Caroline Waddington.

— Oui, et moi aussi j’y ai eu des jours heureux – très heureux. Ils n’auraient pas pris fin si brusquement peut-être, si ce n’eût été l’influence de cette affreuse petite ville.

Adela, ne sachant que répondre, se remit à broder ; puis, après quelques instants de silence, elle dit :

— J’espère que la pernicieuse influence de Littlebath n’agira pas sur moi.

— Je l’espère bien, – je l’espère de tout mon cœur. Ces influences-là ne doivent pas vous atteindre. Il me semble, si j’ose le dire, que vous êtes à l’abri de toutes les influences.

— Vraiment ! comme les imbéciles alors ? dit-elle en riant.

— Non, mais comme pourrait l’être un rocher. Je ne dis pas comme un rocher de glace, – la glace finit toujours par fondre et céder.

— Et moi, monsieur Bertram, suis-je donc toujours froide et dure ? Ce qui vous a rendu si malheureux, n’en ai-je pas été affligée, moi aussi ? Pensez-vous, qu’aimant Caroline comme je l’aime, je puisse ne pas être triste et malheureuse ? J’ai eu du chagrin aussi et j’ai bien pleuré. Je ne suis pas de pierre, comme vous semblez le croire.

En parlant ainsi, Adela déployait un certain artifice ; afin de mettre ses propres sentiments à l’abri de toute investigation, elle dirigeait le courant de la conversation de façon à le faire passer tout au travers du cœur de son interlocuteur.

— Sur qui versez-vous des larmes ? Pour lequel de nous deux pleurez-vous ? demanda-t-il.

— Pour tous les deux. Je pleure de ce que, pouvant être si heureux ensemble, vous ayez consenti, l’un et l’autre, à repousser le bonheur.

— Elle sera heureuse. Vous ne me croirez pas peut-être, mais c’est cette pensée qui me console.

— J’espère qu’elle sera heureuse, je l’espère tant ! Mais, grand Dieu ! quel risque ! Si elle allait ne pas être heureuse. Si elle découvrait, – lorsqu’il sera trop tard, – qu’elle ne peut pas l’aimer !

— L’aimer ! répéta George d’un ton dédaigneux. Vous ne la connaissez pas. À quoi bon aimer ?

— Ah ! ne soyez pas si sévère. Vous surtout, vous ne devez pas l’être pour elle.

— Non, je ne serai pas sévère ; au contraire, je serai indulgent. Et étant indulgent, je vous répète : à quoi bon aimer ? De quelque façon que vous envisagiez la chose, il est évident qu’elle ne peut pas l’aimer.

— Elle ne peut pas l’aimer ? Et pourquoi donc ?

— Comment cela serait-il possible ? Si elle m’avait aimé, m’aurait-elle quitté et pris un autre, le tout dans l’espace de deux mois ? Et si elle ne m’a jamais aimé, moi, si pendant deux ans elle a pu agir comme elle l’a fait sans m’aimer, quelle raison avez-vous de croire qu’elle éprouve maintenant le besoin d’aimer ?

— Mais vous, vous l’aimiez et vous avez pu cependant rompre avec elle.

— Oui, j’ai pu le faire ; je l’ai fait, et si c’était à recommencer, je le ferais encore. Oui, je l’ai aimée. Oui, si je comprends l’amour, si je sais ce que c’est qu’aimer, je puis dire que je l’ai aimée de toute mon âme. Et cependant, – je ne dirai pas que je l’ai repoussée, ce ne serait ni bienséant ni vrai – je l’ai laissée me quitter.

— Vous avez fait plus que cela, monsieur Bertram.

— J’ai offert de lui rendre sa parole. Elle l’a reprise et elle a eu raison, puisque ses sentiments avaient changé. Je n’ai fait que cela.

— Les femmes, monsieur Bertram, savent fort bien que, lorsqu’elles seront mariées, il leur faudra savoir supporter avec douceur un mot blessant ; mais les mots blessants dits avant le mariage sont bien difficiles à supporter, savez-vous ?

— Je sais mesurer mes paroles. Mais pourquoi essayerais-je de me justifier ? Il est tout naturel que vous preniez fait et cause pour votre amie. Si vous ne le faisiez pas, je vous en voudrais. Mais, Adela, si j’ai péché, j’en suis puni, – j’en suis grièvement puni. Ah ! oui, j’en suis puni ! Et George se laissa tomber sur une chaise, la tête cachée dans les mains et appuyée sur la table.

Cette conversation avait lieu au salon, et, avant qu’Adela eût pu lui répondre, une des petites Wilkinson entra.

— Adela, nous vous attendons pour sortir, dit-elle ; nous allons visiter l’école.

— Je viens tout de suite, répondit Adela en se levant précipitamment. Elle espérait que Mary s’en irait et la laisserait seule un instant avec Bertram. Mais, au lieu de cela, la jeune fille, qui n’était pas disposée à quitter le salon sans Adela, s’approcha de son cousin et lui demanda s’il avait la migraine.

— Non du tout, répondit George en relevant la tête, mais je suis à moitié endormi. Décidément le séjour de Hurst Staple porte au sommeil. Où est donc Arthur ?

— Il est dans la bibliothèque.

— Eh bien ! j’y vais aussi. Dans la bibliothèque du moins on peut dormir sans crainte d’être dérangé.

— Merci ! vous êtes bien poli, maître George, dit Mary qui sortit du salon en emmenant Adela.

Mais Adela ne pouvait permettre que les choses en restassent là. Elle se reprochait d’avoir été dure et injuste à l’égard de Bertram. Elle n’ignorait pas que c’était Caroline qui avait eu les plus grands torts, et pourtant elle s’était laissée aller à parler à George comme s’il eût été le seul coupable. Elle s’était sentie profondément émue à la vue de sa douleur. Quand il lui avait dit combien il était cruellement puni, elle aurait voulu lui prouver sa sympathie par ses larmes. Leurs peines n’étaient-elles pas jusqu’à un certain point semblables ?

Elle résolut donc de le revoir avant de partir pour lui dire qu’elle ne le blâmait pas et qu’elle savait que les plus grands torts n’étaient pas de son côté. Cette assurance, par elle-même, ne suffirait pas pour le consoler, mais elle se promettait de la lui donner de telle façon qu’il en pourrait tirer quelque consolation.

— Avant de partir, il faut que je vous voie seul un moment, lui dit-elle le même soir dans le salon. Je partirai de très grand matin jeudi ; quand pourrai-je vous voir ? Vous n’êtes pas très matinal, je le sais.

— Je le serai demain. Voyez-vous quelque inconvénient à faire une promenade avec moi avant déjeuner ?

— Pas le moindre, répondit-elle.

Et le rendez-vous se trouva ainsi fixé.

— Je suis sûre que vous allez me trouver bien sotte de vous déranger ainsi et de faire tant d’embarras pour rien, commença-t-elle d’un air un peu confus, quand ils se trouvèrent ensemble le lendemain matin.

— On ne trouve jamais que l’embarras est pour rien quand l’embarras est fait pour soi, répondit Bertram en riant.

— Je suis peut-être bien absurde, mais, voyez-vous, je sens que j’ai été injuste envers vous l’autre jour, et je ne veux pas vous quitter sans vous le confesser.

— Injuste, Adela ! et comment donc ?

— J’ai dit que vous aviez repoussé Caroline.

— Il est certain que je n’ai pas fait cela.

— Elle m’a écrit, et elle m’a tout raconté. Je suis sûre que sa lettre était sincère et elle ne contenait pas un mot, pas un seul mot de reproche pour vous.

— Ah ! pas un mot… oui, je le pensais ; je savais qu’elle ne se plaindrait pas de moi. Et rappelez-vous bien ceci, Adela : je ne lui reproche rien, moi non plus. Dites-lui cela, – pas comme venant de moi, mais comme venant de vous ; dites-lui que je ne lui reproche rien. Je ne dis qu’une seule chose, c’est qu’elle ne m’aimait pas.

— Oh ! monsieur Bertram…

— C’est là tout, et cela est vrai. Adela, je ne possède pas grand’chose, mais je donnerais tout, tout ce que j’ai au monde pour retrouver Caroline telle que je la croyais autrefois. Mais si aujourd’hui, rien qu’en levant la main, je pouvais la ravoir, telle que je la connais maintenant, je ne le ferais pas. Mais ce n’est pas sa faute ; elle a essayé de m’aimer, et elle ne l’a pas pu.

— Je suis certaine qu’elle vous aimait.

— Jamais ! s’écria-t-il d’une voix retentissante, en se plaçant devant Adela de façon presque à lui barrer le passage. Jamais ! elle ne m’a jamais aimé, vous dis-je. Je le sais maintenant. Misérables créatures que nous sommes ! c’est cette pensée-là, je crois, qui me tourmente le plus.

Ils se remirent à marcher. Adela était venue exprès pour lui parler, et maintenant elle avait presque peur. Elle sentait son cœur tout plein, et pourtant elle ne pouvait proférer une parole. Elle était venue pour le consoler et elle n’osait entreprendre sa tâche. Il y avait dans la douleur de Bertram une profondeur – on pourrait presque dire une sublimité – qui réduisait Adela au silence.

— Oh ! Adela, si vous saviez ce que c’est que d’avoir un cœur vide, – ou plutôt un cœur qui n’est pas vide, mais qui souhaite de l’être, afin que vous puissiez le remplir de nouveau. Chère Adela ! et en disant cela, George chercha à lui prendre la main, et, sans savoir pourquoi, elle la laissa prendre. — Chère Adela, n’avez-vous jamais désiré, vous aussi, d’avoir le cœur vide et libre ? Vous avez voulu sonder ma blessure, ne puis-je pas, à mon tour, interroger ?

Elle ne répondit pas. Comment répondre à une pareille question ? Ses yeux baissés vers la terre se remplirent de larmes. Elle ne se sentait pas la force dans ce moment de lui retirer sa main. Elle était venue pour lui parler, pour lui donner du courage, pour le consoler, et voici qu’elle ne trouvait plus un mot à dire. Bertram connaissait-il le secret de son cœur ? Ce secret qui une fois, une seule fois, lui était involontairement échappé, Caroline le lui avait-elle dit ? Avait-elle été à ce point perfide ? – fausse en amitié comme en amour ?

— Adela, Adela, pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés plus tôt dans cette vie ? Oui, – vous et moi. Ces derniers mots il les ajouta après qu’elle eut vivement retiré sa main. Car elle l’avait bien vite retirée, et moins vite relevé son visage tout inondé de larmes pour soutenir bravement tout le poids du regard de Bertram. Était-il possible qu’il sût son amour et qu’il crût que cet amour s’adressait à lui ?

— Oui , vous et moi, je le répète, poursuivit-il, quoique vous me regardiez avec tant d’indignation. Vous voulez me dire, n’est-ce pas, que quand même je vous aurais rencontré plus tôt, il m’aurait été impossible de vous obtenir ? Parlez donc, Adela, est-ce là ce que vous voulez dire ?

— Oui, c’eût été impossible, impossible à tous égards, – impossible des deux côtés, veux-je dire.

— Alors, Adela, vous aussi vous n’avez pas un cœur vide et libre ? Sans cela, pourquoi serait-ce impossible ?

— Monsieur Bertram, quand je suis venue ici, je n’avais aucun désir, aucune intention de parler de moi.

— Pourquoi ne parlerions-nous pas aussi bien de vous que de moi ? Je le redis encore, Adela, pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés plus tôt ? Alors, je n’aurais peut-être pas fait ce grand naufrage. Je vais vous parler franchement, Adela. Pourquoi pas ? ajouta-t-il en voyant qu’elle cherchait à se dérober à lui, en marchant plus vite, comme si elle eût voulu fuir les paroles qu’elle pressentait.

— Monsieur Bertram, ne me dites pas ce qu’il est inutile que vous me disiez.

— Cela ne sera pas inutile. Vous êtes mon amie, et il est bon que les amis se comprennent. Vous savez combien j’ai aimé Caroline. Vous croyez que je l’ai bien aimée, n’est-ce-pas ?

— Oh ! oui, je crois cela.

— Vous pouvez le croire. Oui, je l’ai aimée. Maintenant elle va appartenir à cet homme et je ne dois plus l’aimer…

— Vous ne devez plus l’aimer de la même manière.

— De la même manière ! Y a-t-il deux manières d’aimer, pour qu’un homme puisse en changer comme il passe d’une chambre à une autre ? Il faut que je l’efface de mon esprit, de mon cœur, que je l’efface entièrement, fallût-il un fer rouge. Je ne veux pas aimer quoi que ce soit qui appartienne à cet homme.

— Vous ne devez pas aimer sa femme, dit Adela.

— Sa femme ! Elle ne sera jamais sa femme ! Elle ne sera jamais pour lui la chair de sa chair et les os de ses os, comme elle l’aurait été pour moi. Entre eux il n’y aura qu’une association qui se dissoudra lorsque les deux trafiquants auront tiré le meilleur parti possible de leur commerce avec le monde.

— Puisque vous l’aimez, monsieur Bertram, ne parlez pas d’elle avec tant d’amertume.

— Avec amertume ! Mais puisque je vous dis qu’elle a bien raison de faire ce qu’elle fait ! Si une femme ne peut pas aimer, que peut-elle faire de mieux que de spéculer sur sa beauté ? Mais laissons cela, je ne veux pas parler d’elle.

— J’ai eu bien tort de vous prier de venir avec moi ce matin.

— Non, Adela, vous n’avez pas eu tort ; vous avez eu bien raison, au contraire. Je n’ose pas vous demander de me donner encore la main, même en bonne amitié.

— De bonne amitié je vous la donne, dit-elle en lui tendant la main. La main était dégantée et elle était blanche et jolie, – plus jolie même que celle de Caroline.

— Je ne puis pas la prendre. Je ne veux pas vous mentir, Adela. J’ai le cœur brisé. J’ai aimé ; j’ai aimé cette femme de tout mon cœur, de toute mon âme, de toute la force de mon être, et voyez la fin ! Je sais aujourd’hui ce que veut dire un cœur brisé, je le sens là. Mais pourtant… pourtant… pourtant, Adela, je voudrais essayer une fois encore. Je ne puis rien faire pour moi seul… rien. Si le monde entier était à mes pieds et que je n’eusse qu’à me baisser pour prendre la fortune, le pouvoir, la gloire, je ne me baisserais pas pour la ramasser si je ne pouvais les partager avec un cœur aimant. Adela, il est si triste d’être seul !

— Oui, cela est triste ; mais la tristesse n’est-elle pas le partage de la plupart d’entre nous ?

— Oui, mais la nature nous dit de chercher le remède quand le remède est possible.

— Je ne sais pas ce que vous voulez que j’entende.

— Si fait, Adela ! vous me comprenez, – je le crois du moins. Il me semble que je parle franchement et clairement ; je tâche de le faire et je crois que vous me comprenez.

— Si je vous comprends, je dois vous dire que le remède est impossible.

— Ah !

— Oui… impossible.

— Vous n’êtes pas fâchée contre moi, Adela ?

— Fâchée ! Oh ! non pas.

— J’espère alors que vous ne vous fâcherez pas si je vous parle encore une fois franchement. Je croyais… je croyais… mais j’ai peur de vous faire de la peine.

— Ne craignez pas de me faire de la peine s’il en doit résulter quelque bien.

— Je croyais que vous aussi vous portiez votre blessure. Au fond des bois, les daims atteints par le chasseur se couchent côte à côte et lèchent leurs blessures, tandis que le troupeau vague au loin sans se soucier d’eux.

— Est-ce bien ainsi que cela se passe, croyez-vous ? Pourquoi donc le poète nous parle-t-il du « pauvre cerf isolé qu’abandonnent et oublient ses amis au doux pelage ? » Non, non, le chagrin, je le crains, doit toujours être solitaire.

— Et par là même insupportable.

— Aujourd’hui, comme jadis, à brebis tondue Dieu mesure le vent. Mais il n’est pas de cure soudaine pour ces sortes de maux. Un temps viendra où nous nous rappellerons toutes ces choses, – je ne dis pas sans chagrin, – mais avec un calme et tranquille sentiment de tristesse qui sera endurable ; où votre cœur, qui n’est point brisé comme vous le dites, mais qui a été torturé, pourra recevoir d’autres images. Mais cela ne peut venir tout à coup. Il ne serait pas bien à nous de le désirer, je crois. Il faut que ceux qui ont le courage d’aimer aient le courage de souffrir.

— Oui, oui, mais si ce courage manque ? si on ne l’a pas ? Ne l’a pas qui veut.

— Le poids du premier coup étourdit le malheureux, je sais cela, monsieur Bertram. Mais cette première sensation de lourdeur, d’inertie, de mortelle tristesse passe à la longue. Pour cela, il faut travailler. Il vous faut lire, écrire, étudier. Sous ce rapport vous êtes plus heureux, vous autres, que nous. Vous avez de quoi occuper vos pensées.

— Et vous, Adela…

— Ne parlez pas de moi. Si vous êtes généreux, vous n’en parlerez pas. Croyez bien que, si j’ai paru en quelque façon faire allusion à mes propres peines, c’est parce que vous m’y avez contrainte. Le fardeau que Dieu m’a imposé, je saurai le porter. Si seulement il m’avait laissé mon pauvre père ! En disant ces mots, Adela fondit en larmes. Puisqu’elle parlait de son père il lui était permis de pleurer.

Bertram ne lui dit plus rien qui pût l’émouvoir jusqu’au moment où ils arrivèrent à la maison. Il lui tendit alors la main et lui dit : — Donnez-la-moi comme à un véritable ami, – comme à un ami aimé, je l’espère.

— Oui, lui répondit-elle très bas, comme à un ami aimé ; mais n’oubliez pas que j’attends de vous la discrétion et la générosité d’un ami. Puis elle monta dans sa chambre, et lorsqu’elle parut au déjeuner, ce fut avec son air habituel de douce sérénité et avec des yeux qui ne trahissaient aucun secret douloureux.

Elle partit le lendemain. La station où elle devait prendre le train pour Littlebath était à quatre lieues de Hurst Staple. Il fut décidé qu’on la mènerait jusque-là dans le phaéton de madame Wilkinson. Ce phaéton était le seul véhicule, à l’exception d’une charrette de ferme, qui existât au presbytère. C’était une voiture à quatre roues fort basse, assez mal combinée pour recevoir deux personnes de dimensions ordinaires sur le siège de devant, et deux personnes de dimensions extraordinaires, comme petitesse, sur celui de derrière. Madame Wilkinson la conduisait en général elle-même, ayant une de ses filles assise à côté d’elle, tandis que deux autres, – celles qui s’étaient trouvées, vérification faite, avoir les jambes les plus courtes, – étaient emprisonnées par derrière. Quand elles se trouvaient ainsi emballées toutes les quatre, il devenait évident pour tout le monde qu’il ne fallait rien demander de plus au phaéton. Or, il avait été décidé qu’Arthur conduirait Adela à la station et que Sophie l’accompagnerait aussi. Mais Sophie, en faisant cet arrangement, avait oublié que son amie possédait une malle, un sac de nuit et une caisse à chapeaux, trois objets dont la présence à Littlebath était indispensable ; il se trouva donc, au dernier moment, lorsque le phaéton arriva devant la porte avec tout le bagage arrangé sur le siège de derrière, qu’on découvrit pour la première fois qu’il fallait laisser Sophie à la maison.

Arthur Wilkinson aurait alors volontiers cédé sa place, et George Bertram n’aurait pas demandé mieux que de l’accepter. Adela, de son côté, aurait préféré ce nouvel arrangement. Mais ce qui convenait si bien à tout le monde était impossible à faire. Arthur ne pouvait guère refuser de conduire Adela parce que sa sœur n’était plus là pour le protéger, et la jeune fille, de son côté, ne pouvait refuser de se laisser conduire par son hôte. Donc, après bien des adieux et des embrassements, Adela et son compagnon se mirent en route emportant un gros paquet de sandwichs. Je me demande, par parenthèse, qui consomme ces énormes quantités de sandwichs dont on accable toujours les partants ? Je pense que les chiens des chefs de gare en sont nourris presque exclusivement.

Le premier quart de lieue se passa en efforts de la part de Wilkinson pour installer confortablement sa compagne de voyage. Il se serra dans son coin pour lui laisser plus de place ; il retira son paletot sur lequel elle était à moitié assise, et le lui mit sur les genoux pour la garantir de la poussière, et lui recommanda au moins trois fois d’ouvrir son ombrelle. Puis il trouva moyen de dire, en passant, un mot par-ci par-là à ses paroissiens pour occuper le temps, mais cela dut naturellement cesser lorsqu’il se trouva hors de sa paroisse. Ils arrivèrent ensuite à une montée, et Arthur descendit pour la faire à pied ; puis, lorsqu’il regrimpa dans la voiture, il employa près d’une minute à tirer sa montre, et à expliquer à Adela comme quoi elle arriverait bien sûrement à temps pour le train. Mais quand il eut fait tout cela, la nécessité de causer se représenta toujours aussi impérieuse. Adela et lui ne s’étaient pas trouvés ainsi seuls, et, par conséquent, obligés de causer ensemble depuis le jour où il avait été pour la dernière fois la voir à West-Putford. Lecteur, vous en souvient-il ? J’ose à peine y compter, car depuis ce temps-là les aventures et les mésaventures de notre principal héros sont venues effacer le souvenir de cette visite.

— J’espère que vous vous plairez à Littlebath, dit enfin Wilkinson.

— Je le pense… c’est-à-dire quand ma tante sera arrivée ; je me sentirai alors chez moi, vous savez.

— Elle ne doit pas arriver de quelque temps, n’est-ce pas ? reprit Wilkinson.

— J’en ai peur. Je redoute de me trouver avec cette mademoiselle Todd que je n’ai jamais vue. Mais la bonne mademoiselle Baker est obligée de retourner presque tout de suite à Hadley, et c’est bien aimable de la part de mademoiselle Todd de se charger ainsi de moi.

Puis un nouveau silence s’établit qui dura cette fois pendant l’espace d’un quart de lieue.

— Ma mère aurait été bien heureuse de vous garder au presbytère jusqu’à l’arrivée de votre tante à Littlebath, mes sœurs aussi, – et moi aussi.

— Vous êtes tous bien bons, trop bons, répondit Adela.

Autre silence ; cette fois il dura pendant un demi-kilomètre, et comme le chemin était roide, ce demi-kilomètre fut long à parcourir.

— Cela semble si singulier que vous nous quittiez, nous que vous connaissez depuis si longtemps, pour aller vivre avec mademoiselle Todd, que vous n’avez jamais vue !

— Je crois qu’un petit changement me fera du bien, monsieur Wilkinson.

— Peut-être bien…

L’autre moitié du kilomètre s’acheva à son tour.

— Allons, Dumpling, marche un peu, dit Wilkinson. Ceci s’adressait au gros cheval, car on était arrivé au haut de la montée.

— Notre maison, je le sais, a dû vous paraître bien triste. Elle est si changée aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Non… je ne sais pas.

— Oui, oui, elle est bien changée. Il n’y a plus cet entrain, ce bon vouloir d’autrefois. Mon père nous manque beaucoup.

— Ah ! oui, cela doit être. Je sais comprendre cela. C’est une grande perte, une bien grande perte.

— J’ai quelquefois pensé qu’il est malheureux que ma mère soit restée au presbytère après la mort de mon père.

— Vous avez été bien bon pour elle, je le sais.

— J’ai fait ce que j’ai pu pour la rendre heureuse, Adela (c’était la première fois, depuis qu’elle était venue rester au presbytère, qu’elle s’entendait appeler par lui de son nom de baptême). — Mais je n’ai pas réussi. Elle n’est pas heureuse au presbytère, ni moi non plus, du reste.

— On doit être heureux, cependant, de sentir qu’on a fait son devoir.

— Nous ne faisons jamais assez complètement notre devoir pour que cela puisse suffire à notre bonheur. Allons, marche, Dumpling ! et fais ton devoir, toi !

— Je crois que vous faites bien le vôtre, monsieur Wilkinson.

— Vous ne me croirez pas, Adela, mais je voudrais maintenant que lord Stapledean ne m’eût jamais nommé à cette cure.

— J’ai bien de la peine à croire cela. Pensez donc de quel avantage cela a été pour vos sœurs !

— Je sais que nous aurions été bien pauvres, mais nous ne serions pas morts de faim, après tout. J’étais agrégé et j’aurais pris des élèves. Je suis sûr que nous aurions été plus heureux. Et alors…

— Et alors… quoi ? demanda Adela, et, tout en faisant cette question, elle sentit son cœur battre plus fort et plus vite.

— Alors, j’aurais été libre. Depuis que j’ai accepté cette cure, je suis esclave. Il s’arrêta de nouveau et se mit à fouetter le cheval ; mais cette fois son silence ne dura pas longtemps. Oui… esclave. Vous ne voyez donc pas quelle vie je mène ? Je ne demanderais pas mieux que de me sacrifier pour ma mère, si mon sacrifice était apprécié. Mais vous voyez comment elle est. Rien de ce que je fais ne la satisfait et, cependant, pour elle j’ai tout sacrifié, – tout.

— Un sacrifice qui serait agréable ne serait pas un sacrifice. Le sacrifice consiste précisément à faire ce qui est pénible.

— Je suppose que vous avez raison. Je me dis cela bien souvent. C’est ma seule consolation.

— Mais, pourtant, je ne vois pas pourquoi on vous rendrait le séjour du presbytère désagréable ; il n’y a pas de raison pour cela. Du moins, je n’en vois pas.

Elle parlait par saccades et avec de petits efforts spasmodiques que son compagnon ne remarqua pas. À vrai dire, celui-ci lui semblait plus occupé de Dumpling que de la conversation. C’était, certes, bien malgré elle qu’elle se trouvait ainsi parler des ennuis domestiques d’Arthur Wilkinson ; mais, puisque la conversation avais pris cette direction, elle se voyait obligée à quelque peu d’hypocrisie. C’était là un sujet sur lequel elle ne pouvait pas parler ouvertement.

On arriva bientôt à une nouvelle montée et Arthur descendit encore de voiture. Adela se dit que la conversation en resterait là. C’était par hasard, pensa-t-elle, qu’ils avaient parlé de ces choses, et probablement il n’en serait plus question. Mais soit à dessein, soit par hasard et faute d’autre sujet de conversation, Arthur revint à la charge et d’une façon qui surprit infiniment mademoiselle Gauntlet.

— Vous rappelez-vous la visite que je vous fis à West-Putford peu de temps après ma nomination à la cure ? Il y a longtemps de cela et sans doute vous ne vous en souvenez plus.

— Si fait, je me la rappelle très bien.

— Vous souvenez-vous de ce que je vous disais alors ?

— Qu’était-ce donc ? dit Adela.

Il est évident qu’il est du devoir d’une jeune personne, en de certaines occasions, d’user d’un peu d’hypocrisie.

— Un ministre de campagne est de tous les hommes celui au bonheur duquel le mariage est le plus nécessaire.

— Je le crois… c’est-à-dire dans le cas où il n’a pas de femmes dans sa famille qui puissent vivre avec lui.

— Je ne vois pas que cela fasse la moindre différence.

— Oh ! si, cela fait évidemment une différence. Il me semble qu’un homme qui n’a personne pour surveiller sa maison doit être bien malheureux.

— Est-ce là votre idée du mérite d’une femme ? Je vous croyais un idéal plus élevé, Adela. D’après cela, si un homme a un bon dîner et qu’on lui raccommode bien son linge, vous pensez qu’il doit se tenir pour content ?

Pauvre Adela ! il faut avouer qu’elle ne méritait pas cela.

— Non, je ne trouve pas que cela doive lui suffire.

— On le croirait vraiment, d’après ce que vous venez de dire.

— Alors ce que j’ai dit n’a pas rendu ma pensée. Je trouve, puisque vous me forcez à vous parler ouvertement, qu’en somme, tout dépend de vous. Vous êtes, après tout, votre maître. Vous savez quel est votre devoir envers votre mère et vos sœurs. Le sort fait qu’elles n’ont que vous pour soutien, et vous n’êtes pas homme à vous dérober à cette charge.

— Non certes.

— Non certes, c’est ce que je dis. Mais, à votre place, tout en faisant mon devoir, je ne voudrais pas être esclave.

— Mais que puis-je faire ?

— Vous avez voulu, je crois, me dire tout à l’heure que vous seriez bien pauvre si… si vous étiez obligé de renoncer à votre traitement d’agrégé et si en même temps vous acceptiez de nouvelles charges ? Eh bien ! vous feriez alors ce que font les autres qui sont pauvres aussi.

— Je ne vois personne tout à fait dans ma position.

— Non, mais vous connaissez bien des gens qui sont dans une position pire, du moins pour ce qui est de leur fortune. Si vous donniez à votre mère la moitié de votre revenu, vous seriez encore, je pense, plus riche que M. Young.

Ce M. Young, dont parlait Adela, n’était que vicaire dans une paroisse voisine, et il venait de se marier.

On me dira – mes lectrices surtout – qu’Adela en parlant ainsi, montrait trop clairement le chemin du mariage à M. Wilkinson. Elle se le reprocha elle-même plus tard et assez vivement ; mais, comme elle l’avait dit, c’était l’amour de la vérité qui la poussait à parler ainsi. Au fond du cœur elle ne se disait pas qu’Arthur Wilkinson pensât du tout à elle. Depuis longtemps elle croyait savoir à quoi s’en tenir là-dessus. Elle se sentait semblable au « pauvre cerf isolé et abandonné de son ami. »

Dans ses sentiments on n’eût pu rien trouver qui ressemblât à l’espérance. Arthur lui avait demandé conseil, et elle l’avait conseillé selon sa conscience.

Soyez-lui donc miséricordieux, ô mes lecteurs. Soyez miséricordieuses, vous surtout, mes chères lectrices ! J’abandonne volontiers à tout votre courroux, à tout votre dédain les autres amoureux dont mon histoire est peuplée.

— C’est vrai ; même alors je serais plus riche que Young, dit Wilkinson à demi-voix, comme s’il se parlait à lui-même. Mais ce n’est pas là le principal. Je n’ai même jamais pensé à la chose sous ce point de vue. Il y a la maison, – le presbytère, veux-je dire. Il est déjà tout plein de cotillons (c’est avec cette irrévérence que Wilkinson parlait de sa mère et de ses sœurs). Quelle autre femme voudrait y venir ?

— C’est là le trésor qu’il vous faut chercher, dit Adela en riant.

Elle pouvait rire : pour elle toute l’amertume de la chose était passée, – du moins elle le croyait. En parlant ainsi, elle ne pensait plus à elle-même.

— Vous, Adela, viendriez-vous dans une pareille maison ?

— Vous voulez savoir si, – en supposant que sous d’autres rapports je voulusse me marier, – l’idée de vivre avec une belle-mère et des belles-sœurs m’en empêcherait ?

— Oui, justement, dit Wilkinson timidement.

— Eh bien ! je vous dirai que cela dépendrait beaucoup de mes sentiments à l’égard de ce monsieur et aussi un peu de combien j’aimerais ces dames.

— Une femme doit toujours être maîtresse dans la maison de son mari, dit Wilkinson.

— Bien entendu.

— Et ma mère prétend être maîtresse chez moi…

— Je ne veux pas vous conseiller la rébellion contre votre mère. Est-ce là la station, monsieur Wilkinson ?

— Oui, nous voici à la station. Mon Dieu ! nous avons encore quarante minutes à attendre.

— Ne restez pas pour moi, je vous en prie. J’attendrai très bien toute seule.

— Non, non, je veux vous embarquer, cela va sans dire. Dumpling ne se sauvera pas, je vous en réponds. Bêtes et gens, nous sommes assez paisibles à Hurst Staple, et nous ne courons guère ; il n’y a que vous, Adela.

— Est-ce que je ne suis pas paisible, par hasard ?

— Vous vous sauvez juste au moment où nous commencions à sentir tout le bonheur de vous avoir. Là ! il ne s’enrhumera pas maintenant. Et, après avoir jeté une couverture sur le dos de Dumpling, Wilkinson entra avec Adela dans la station.

Je ne sais rien de plus ennuyeux que d’attendre un train de chemin de fer dans une station de second ordre. Il y a la salle d’attente pour les dames où les hommes n’entrent pas ; puis celle des hommes où l’on fume ; puis le buffet avec ses comptoirs sales garnis de gâteaux plus sales encore. Puis, il y a la chaussée sur laquelle on se promène en long et en large jusqu’à ce que l’on soit éreinté. Vous allez cinq ou six fois au petit guichet grillé pour prendre votre billet, – les affiches de la compagnie ayant annoncé que les voyageurs doivent être prêts au moins dix minutes avant l’heure où le train peut arriver – mais le monsieur qui est derrière le guichet sait mieux que vous à quoi s’en tenir, et il a bien soin de n’ouvrir son petit trou, vers lequel il faudra que vous vous baissiez, que tout juste deux minutes avant le départ. Alors, vous trouvez devant l’étroite ouverture cinq gros fermiers, trois vieilles femmes et un boucher. Comme vous ne vous sentez pas la force de vous faire place parmi eux à coups de coudes, vous vous résignez à manquer le train. Cependant, tout juste au moment où le train arrive, vous parvenez enfin à obtenir un billet, et, au milieu du tapage et de la confusion, vous fourrez nerveusement dans votre poche, et sans la compter, la monnaie qu’on vous a rendue – pour arriver ensuite à la ferme conviction, une fois assis dans le wagon, que vous avez perdu un schelling à l’affaire.

C’est à peu près ainsi que se passèrent les quarante minutes d’attente pour Wilkinson et Adela. Ils ne se dirent rien d’important jusqu’au moment où Arthur prit la main d’Adela pour la dernière fois ; alors il lui dit à voix basse : — Adela, je songerai à tout ce que vous m’avez dit. Je regrette bien que vous nous quittiez. Seriez-vous bien étonnée, dites, si je vous écrivais ? Mais le train partit sans qu’Adela eût trouvé le temps de lui répondre.

Deux jours après, Bertram aussi quitta Hurst Staple. — Arthur, dit-il en prenant congé de son ami, s’il m’était permis, à moi qui ai si mal mené ma barque, de te donner un conseil, je te dirais qu’à ta place je ne laisserais pas Adela Gauntlet longtemps à Littlebath.

CHAPITRE XXVIII

L’AMOUR DU SOLLICITEUR GÉNÉRAL.

Ce fut à Hadley que Caroline reçut et accepta l’offre de mariage que lui fit sir Henry Harcourt. Le romanesque, on le comprendra facilement, ne joua pas un grand rôle dans cette affaire. Sir Henry, cependant, n’eût pas demandé mieux que de se jeter, à la hâte, aux pieds de sa belle, et de lui jurer sur sa blanche main qu’il l’aimait plus qu’homme n’avait encore aimé, enfin de se mettre à faire sa cour selon la mode généralement approuvée par les jeunes filles. Je dis : à la hâte, parce qu’il était à la veille d’être nommé solliciteur général, et il avait en ce moment trop de lièvres à courir, qu’on me passe l’expression, pour consacrer beaucoup de temps à faire du sentiment. Du reste, Caroline ne voulait point de sentiment, qu’on le fît à la hâte ou à loisir. Quoi qu’il en pût être du côté de sir Henry, elle, du moins, avait passé par cette phase-là, et elle entendait bien ne plus la recommencer.

Sir Henry n’avait pas eu trop de peine à conquérir sa belle fiancée. Il avait réussi à établir une sorte d’intimité entre M. Bertram et lui, et il avait déjà obtenu la permission de faire de fréquentes visites à Hadley, lorsque mademoiselle Baker et Caroline y arrivèrent. Il n’y couchait jamais ; mais, de temps à autre, il y dînait, et il trouvait toujours quelque chose d’important à dire au maître de la maison, lorsqu’il avait besoin d’un prétexte pour aller à Hadley. Tantôt c’était M. Bertram qui lui avait parlé d’un placement, et il lui rapportait les renseignements demandés ; tantôt c’était lui qui venait réclamer les conseils du vieillard au sujet de sa carrière politique. Dans ce temps-là, sir Henry était, ou prétendait être, complètement guidé dans sa vie publique par M. Bertram.

Ce fut de cette façon qu’il se retrouva avec Caroline. La première fois qu’il la revit, il se borna à l’assurer à demi-voix de la part qu’il prenait à sa douleur ; à la seconde visite, il parla un peu plus de lui-même, et un peu moins de Bertram ; à la troisième, il ne l’entretint guère que de ses mérites à elle ; et à la quatrième, il lui demanda de devenir lady Harcourt. Elle lui répondit qu’elle y consentait, et en ce qui la concernait, les choses en restèrent là pour le moment.

Puis, sir Henry demanda à fixer le jour du mariage. Sur ce sujet-là encore, Caroline se montra d’une extrême docilité. À ce propos, elle ne fit pas les difficultés d’usage. Sir Henry proposa que leur mariage eût lieu avant la Noël. — Fort bien, que ce soit avant la Noël ! » Il fait froid se marier alors, mais leur mariage aussi devait être froid.

Sir Henry n’était pas insensible au bonheur de posséder tant d’attraits, et ne laissait pas que d’éprouver un certain chagrin en se voyant refuser tout avant-goût de sa légitime félicité. Tout solliciteur général qu’il était, il serait resté volontiers dix minutes assis auprès de Caroline, le bras passé autour de sa taille ; et, malgré l’acharnement avec lequel il travaillait à un bill pour réglementer les cours des comtés, – bill qui devait lui donner pour adversaire ce terrible et puissant politique, mylord Boanerges, – il n’aurait pas demandé mieux que de dérober, par-ci, par-là, un baiser ou deux. Mais la taille de Caroline et les baisers de Caroline ne devaient être à lui qu’après la Noël ; ils ne devaient lui appartenir que comme le prix de son nouveau rang et de sa grande et belle maison d’Eaton-Square.

Mademoiselle Baker était retournée à Littlebath, soit pour y recevoir Adela, soit parce qu’elle se trouvait mieux chez elle que dans la triste maison de son oncle ; ou peut-être encore, parce que sir Lionel s’y trouvait. Bref, elle y était retournée, et Caroline, pour le moment, faisait l’office de maîtresse de maison chez son grand-père.

Le vieillard semblait avoir abandonné toute idée de mystère. Il est vrai qu’il continuait à ne désigner Caroline que sous le nom de mademoiselle Waddington, mais il permettait, sans se fâcher, que d’autres parlassent d’elle comme étant sa petite-fille, et, avec Harcourt, il faisait ouvertement allusion à cette parenté. Il semblait avoir pris son parti du mariage. Malgré ses prières à George, malgré ses efforts pour le tenter, et la profonde douleur que lui avait causée son insuccès, il paraissait satisfait. Il ne s’était, du reste, jamais opposé à ce mariage. Lorsque Caroline lui en avait parlé pour la première fois, il avait fait quelque allusion bourrue à l’inconstance des femmes ; mais en même temps il avait déclaré qu’il ne ferait aucune objection.

Et pourquoi en aurait-il fait ? Sir Henry Harcourt était, sous tous les rapports, un excellent parti pour sa petite-fille. M. Bertram avait souvent reproché à son neveu George de ne pas savoir faire son chemin. Sir Henri, lui, avait fait son chemin, et il ne semblait pas encore près de s’arrêter. N’y avait-il pas de bonnes raisons de croire qu’un homme qui, à trente ans, était solliciteur général, serait avant la cinquantaine un grand personnage, – lord chancelier ou lord chief justice, peut-être ? Donc, M. Bertram, cela va sans dire, ne fit pas d’objection.

Toutefois, son approbation ne fut pas très cordialement exprimée. Les vieux millionnaires n’ont qu’un seul moyen de montrer de la cordialité. Ce n’est ni par des poignées de main, ni par des paroles gracieuses, ni par des regards approbateurs qu’ils y parviennent. Leurs caresses ne satisfont pas ; leurs plus aimables discours, quand ils ne s’appuient sur rien, paraissent toujours froids. Un vieillard, s’il veut être cordial, devra, en pareil cas, parler de centaines de mille francs.

— « Mon jeune ami, j’approuve complètement. Je lui donnerai cinq cent mille francs le jour où vous l’épouserez. » C’est alors seulement que s’échangent les chaleureuses poignées de main ; c’est alors qu’on sent une véritable cordialité. — « Grand-papa est le meilleur des hommes ! Il n’y a personne qui le vaille. Ce vieux chéri ! Il a été si généreux ! »

Mais M. Bertram ne parla ni de cinq cent mille francs, ni de dix mille francs, ni d’aucune somme, tant qu’on ne lui en dit rien. Sir Henry tenait beaucoup à ne pas témoigner de curiosité à ce sujet, afin de prouver qu’il n’épousait pas Caroline par intérêt et que son admiration pour M. Bertram était indépendante du coffre-fort de celui-ci. Il fit bien quelques petites tentatives auprès de M. Pritchett ; mais celui-ci, pour toute réponse, se borna à soupirer péniblement. M. Pritchett n’était pas dans les intérêts de Harcourt ; il ne semblait même plus se soucier beaucoup de mademoiselle Caroline, depuis qu’elle avait changé d’amour.

Mais il devenait enfin urgent que sir Henry sût à quoi s’en tenir. Peut-être n’aurait-il rien ; mais encore, voulait-il le savoir. Pourtant, il comptait bien obtenir quelque chose, et, de plus, l’obtenir sur-le-champ. C’était un homme très laborieux, mais ce n’était pas un homme économe que sir Henry Harcourt. L’économie, à vrai dire, n’est guère possible à celui qui vit dans le monde à Londres parmi des gens riches. Harcourt n’avait donc pas beaucoup d’argent par-devant lui. Il se faisait un revenu considérable, mais ses dépenses étaient considérables aussi. Une soixantaine de mille francs lui étaient à peu près indispensables, car il venait de louer un bel hôtel dans Eaton-Square, et il lui fallait le meubler.

Un jour, un vendredi – c’était quelque temps après son retour d’Écosse, et pendant qu’il s’occupait le plus activement du bill sur les cours de comtés, – il écrivit à Caroline pour lui annoncer sa visite à Hadley. Il se proposait, disait-il, d’y arriver le samedi soir, de passer la journée du dimanche à la campagne, et de repartir le lundi matin pour Londres, en supposant toutefois que cet arrangement convînt à M. Bertram.

Harcourt fut reçu à Hadley comme il convient de recevoir un solliciteur général. On ne lui servit pas que du mouton rôti et du bœuf bouilli ; on ne lui donna pas la petite chambre du fond qui n’avait pas de tapis ; tout cela avait été bon pour George Bertram, mais le solliciteur général avait droit à tout ce qu’il y avait de meilleur à Hadley. Il coucha dans la chambre d’honneur, – laquelle, par parenthèse, était un peu humide, car elle ne servait guère que deux fois l’an – et, à dîner, il eut à subir tout un service d’entrées, – d’entrées telles qu’on les comprend dans la banlieue de Londres. Cette réception le flatta naturellement en sa qualité de solliciteur général, et lui donna du courage pour l’effort qu’il allait tenter.

Il avait un peu espéré que le samedi soir il obtiendrait un tête-à-tête avec Caroline. Mais ni le sort ni l’amour ne lui furent propices. Premièrement, il n’arriva à Hadley que tout juste à l’heure du dîner ; en second lieu, le vieillard, tout infirme qu’il était, prenait toujours place à table ; et enfin, bien que sir Henry fût solliciteur général, on n’avait préparé aucune autre pièce que la salle à manger, aucun salon pour sa réception.

— Grand-papa n’aime pas à se remuer, dit Caroline, lorsque, le dîner fini, elle se leva de table ; donc, si vous le permettez, sir Henry, je viendrai prendre le thé ici. Nous passons nos soirées dans la salle à manger.

— J’ai toujours eu horreur d’habiter deux pièces, dit le vieillard. Dès que l’une commence à être chaude et confortable, il faut la quitter pour aller chercher tous les courants d’air de la maison. C’est la mode aujourd’hui, je le sais. Mais j’espère, sir Henry, que vous m’excuserez de ne pas l’aimer.

Il va sans dire que sir Henry l’excusa ; il l’assura même que, pour sa part, il ne trouvait rien de si charmant que de passer la soirée autour d’un bon feu de salle à manger.

Après une heure d’absence, Caroline revint pour faire le thé, et, au bout d’une autre heure, avant que son grand-père allât se coucher, elle disparut. Sir Henry avait résolu de ne point parler d’argent ce soir-là à M. Bertram. Il ne tarda donc pas à imiter Caroline, et à se retirer dans sa chambre, où il se plongea avec ardeur dans son travail sur les cours de comtés.

Le lendemain, dimanche, sir Henry et Caroline assistèrent au service divin. Tous les habitants de Hadley savaient le mariage projeté, et ils étaient ravis de pouvoir dévorer des yeux les deux tourtereaux. Un solliciteur général qui fait sa cour est un spectacle digne d’attention ; et le prédicateur n’eut pas le droit de se plaindre si l’on écouta son sermon avec moins de recueillement qu’à l’ordinaire. Après le service vint le lunch, et ce ne fut qu’après le lunch que sir Henry put proposer une promenade à sa future.

« Sans nul doute elle serait charmée de se promener : » telle fut la réponse de Caroline. Elle n’avait pas ôté son chapeau en revenant de l’église, elle était donc toute prête. Sir Henry aussi était tout prêt ; mais, au moment de quitter le salon, il se pencha vers le fauteuil de M. Bertram, et lui dit à voix basse : — Pourrais-je vous dire quelques mots, monsieur, avant le dîner, à propos d’affaires ? Je sais que je dois m’excuser, puisque c’est aujourd’hui dimanche.

— Oh ! le dimanche ne me fait rien, répliqua l’obstiné vieillard. Si vous voulez me parler, il est probable que vous me trouverez ici jusqu’à ce que j’aille me coucher.

Le jeune couple se mit en route. Ah ! ces promenades d’amoureux ! En vieillissant, on peut en arriver à ne regretter que fort peu de choses parmi toutes celles qu’on laisse derrière soi. On peut s’apprendre à dédaigner la plupart des plaisirs de sa jeunesse, et à vivre satisfait, bien qu’on leur ait survécu. La polka et la valse étaient jadis pleines de charmes : mais on se dit que, somme toute, c’était là un exercice laborieux, et qu’il fallait parfois s’y livrer avec des personnes dont on ne se souciait guère. Les pique-niques d’autrefois, aussi, étaient bien agréables : mais on peut se demander s’il n’est pas plus charmant encore de faire un bon dîner, assis à sa propre table. Bien qu’on soit gros et qu’on ait passé la quarantaine, on suit encore la chasse ; et, après tout, ce canotage et ce cricket, auxquels on a renoncé, n’étaient que des jeux d’enfants. Ce n’est point après ces choses-là que l’âme soupire. Mais ces promenades d’amoureux ! ces promenades d’amoureux aimé ! Thomas Moore est souvent trop doucereux et trop sentimental dans sa poésie ; mais, sur ce point, il disait vrai. C’est le paradis sur terre. Elles sont faites, et à jamais finies pour nous, ces belles promenades, ô mes contemporains ! Jamais plus – à moins qu’il ne nous soit donné de retrouver nos houris dans le ciel, et que dans une nouvelle et plus vaste jeunesse, nous parcourions avec elles les champs d’asphodèles – jamais plus, nous ne reverrons ces joies ! Et que pourrait-on leur comparer ? Ce fut le long des haies odorantes, sous les chênes verdoyants, ou en foulant aux pieds les feuilles bruissantes que nous nous enhardîmes à dépouiller les allures compassées du monde, et que nous découvrîmes que celles que nous aimions n’étaient pas des déesses faites de velours et de brocard, mais bien des créatures humaines comme nous, ayant du sang dans les veines, un cœur dans la poitrine – véritables enfants d’Adam, semblables à nous.

« Si quelqu’un trouve quelqu’une, passant par les blés !… » Ah ! la vieille chanson ! Ah ! les douces rencontres ! Comme nous partagions l’avis du poète rustique ! « Et si l’un embrassait l’une, » comme nous nous répétions avec lui, qu’il n’était point besoin de crier. Chers amis, nés, comme moi, sous le consulat de lord Liverpool ! tout cela est à jamais fini pour nous – nous ne passerons plus par les blés !

Ces souvenirs, en dépit de toute notre philosophie, donneront toujours à notre pensée une teinte de mélancolie. Nous pouvons encore nous promener avec nos femmes ; c’est chose fort agréable, extrêmement agréable, – cela va sans dire ; mais il y avait quelque chose de plus émouvant et de plus piquant à se promener avec ces mêmes personnes lorsqu’elles portaient d’autres noms. Oui, chère épouse, mère de mes beaux enfants ! toi qui as si bien rempli ton devoir ! cela est vrai, malgré ton air courroucé. Ton époux n’a été que médiocrement bon pour toi, et tu as été plus que bonne pour lui. Nous avons paisiblement gravi la colline ensemble en partageant le fardeau ; et, appuyés l’un sur l’autre, il nous faut aujourd’hui descendre la pente qui mène au vert cimetière. Il est bon et salutaire de cheminer ainsi. Mais, pour savourer la coupe débordante de joie et de vie, pour boire à la source jaillissante des félicités humaines, rendez-moi, rendez-moi… Allons ! allons ! ce sont des bêtises, je le sais ; mais n’est-il pas permis de rêver de temps à autre, pendant le sommeil d’après-midi, sans faire de mal à personne ?

Vixi puellis nuper idoneus et militavi. Ah ! qu’Horace comprenait bien tout cela ! Quand il faut mettre la guitare au clou, que c’est triste ! comme on en aurait volontiers ajourné l’heure si la calvitie, la foi conjugale et l’obésité l’eussent permis ! N’est-il pas vrai, mon vieil ami à la barbe grise ? ne portes-tu pas envie à ce jeune drôle avec ses vingt-cinq ans, bien qu’il ait eu de la peine à trouver de quoi payer sa paire de gants ? Il dîne pour trente sous au cabaret, mais qu’importe à Maria où il a dîné ! Il erre, les poches vides, à travers les blés… et, au détour du sentier, il trouve Maria qui l’attend. Il ne faut pas lui en vouloir ; tu as eu tes promenades dans le temps ; prête-lui plutôt ces quarante francs qu’il veut t’emprunter, et, grâce à toi, le cœur de Maria battra de joie à la vue de la broche en or qu’il lui offrira.

Pour notre ami sir Henry, toutes les joies étaient au présent. Il avait la jeunesse, la fortune et l’amour, tout ensemble. À vingt-huit ans, il était membre du parlement, solliciteur général, propriétaire d’une superbe maison dans Eaton-Square, et il allait épouser une femme d’une beauté accomplie. Ne devait-il pas lui être doux d’errer parmi les blés ? Ne se trouvait-il pas en plein paradis terrestre, et la coupe du bonheur ne débordait-elle pas entre ses mains ?

Ils se mirent donc en route. C’était la première fois qu’ils se promenaient ensemble. Cette histoire ne se charge pas de raconter quels avaient pu être les exploits antérieurs de sir Henry en ce genre. Quand on est solliciteur général à vingt-huit ans, on n’a guère eu le temps de se promener beaucoup. Mais, l’expérience qui lui manquait peut-être, Caroline l’avait. À Littlebath, il y avait eu des promenades à pied aussi bien qu’à cheval ; il y en avait eu également, mais d’une douceur plus mélangée peut-être, parmi les vieilles tombes, sous les murs de Jérusalem. Ils se mirent donc en route. Il y a – ou plutôt, devrai-je dire, il y avait, car le temps et les chemins de fer, et les petites villas de l’extrême banlieue l’ont peut-être détruit, – il y a, ou il y avait, dis-je, un charmant petit chemin boisé qui aboutissait derrière l’église de Hadley, et qui traversait ce qui jadis avait été la « chasse » d’Enfield. Combien de pieds amoureux ont foulé les feuilles dont l’automne jonchait ce joli sentier ! Allons, allons ! je n’en parlerai plus. Je ne parlerai plus que de sir Henry et du moment présent. Le temps passé et les anciennes promenades seront mises en oubli. Le solliciteur général suit ce chemin, et l’amour et la beauté l’accompagnent.

Voyez comme il ouvre la barrière qui touche à la clôture du cimetière ! Je voudrais bien savoir si elle y est encore. Allons, allons ! supposons qu’elle y est toujours.

— Quel charmant temps pour se promener, dit sir Henry.

— Magnifique, répondit Caroline.

— Il n’est rien que j’aime autant qu’une longue promenade, dit le jeune homme.

— C’est fort agréable, en effet, dit la jeune fille. Mais je ne me soucie pas d’aller très loin aujourd’hui. Je ne suis pas bien forte en ce moment.

— Pas bien forte ? répéta le solliciteur général d’un ton d’effroi.

— Je ne suis pas malade du tout ; mais je ne me sens pas de force à faire de longues promenades. J’en ai perdu l’habitude ; puis, mes bottines ne sont pas ce qu’il faut pour cela.

— J’espère qu’elles ne vous font pas mal ?

— Oh ! non, elles ne me font pas précisément mal ; elles iront très bien pour aujourd’hui. – Puis il y eut un silence, et ils se mirent à marcher sur la pelouse qui est devant les fenêtres du presbytère, et qui s’étend jusque sous le bois. Je voudrais bien savoir si, dans les soirs d’été, on y joue encore au cricket ?

Ils se trouvèrent bientôt aussi seuls – ou presque aussi seuls que pouvaient le souhaiter des amoureux ; assez seuls, du moins, au gré de Caroline. Quelques regards curieux les épiaient encore, peut-être pour voir quel air avait le célèbre avocat en se promenant avec la jeune fille de son choix, et comment aussi se comportait la petite-fille du vieil avare millionnaire lorsqu’elle se promenait avec celui qu’elle aimait. Quelques voix, peut-être, murmuraient tout bas qu’elle avait changé d’amoureux, car tout se sait et se redit dans ces agrestes solitudes. Mais ni ceux qui épiaient, ni ceux qui chuchotaient ne troublaient le bonheur de l’heureux couple.

— J’espère que vous êtes heureuse, Caroline, dit sir Henry en pressant légèrement la main qui reposait à peine sur son bras.

— Heureuse… oui, je suis heureuse. Je ne crois pas, vous le savez, à la félicité parfaite. Je n’y ai jamais cru.

— Mais j’espère que vous êtes raisonnablement heureuse… que vous n’êtes pas mécontente… que vous n’avez pas de regrets du moins ? J’espère que vous êtes persuadée que je ferai mon possible, tout mon possible pour vous rendre heureuse.

— Oui, sans doute, je crois cela. Nous devons chercher à nous rendre la vie agréable l’un à l’autre. Après tout, je pense que c’est là l’essentiel en ménage.

— Je ne m’attends pas, Caroline, à ce que vous m’aimiez avec passion, pas encore, du moins.

— Non. Il ne faut nous attendre ni l’un ni l’autre à cela, sir Henry. L’amour passionné ne dure pas longtemps, je crois, et fait bien souffrir pendant qu’il dure. Une mutuelle estime lui est infiniment préférable.

— Mais, Caroline, je tiens à ce que vous croyiez à mon amour.

— Et j’y crois, je vous assure. Sans cela, pourquoi m’épouseriez-vous ? J’ai trop bonne opinion de moi pour être surprise que vous m’aimiez. Mais l’amour, chez vous comme chez moi, devra être désormais subordonné à d’autres passions.

L’allusion au passé renfermée dans ce mot « désormais » n’était pas précisément du goût de sir Henry ; mais il la subit sans sourciller.

— Vous savez si bien l’histoire de ces trois dernières années, continua Caroline, que je ne pourrais pas vous tromper, en supposant que je le voulusse. D’ailleurs, je crois pouvoir affirmer, telle que je me connais, que je n’aurais jamais, en aucun état de cause, tâché de le faire. J’ai aimé une fois, et il n’en est résulté rien de bon. Cela était contraire à ma nature, d’aimer – d’aimer ainsi d’un amour passionné et dévoué. Pourtant, je l’ai fait. Mais je crois pouvoir assurer que je ne commettrai plus jamais cette sottise.

— Vous avez souffert récemment, Caroline, et la blessure est encore trop vive pour que vous puissiez croire au bonheur qui, peut-être, vous est réservé.

— C’est vrai ; j’ai souffert, dit-elle ; et Harcourt sentit, au mouvement du bras qui s’appuyait sur lui, qu’elle frissonnait de tout son corps.

Il marcha pendant quelque temps, en silence, plongé dans ses réflexions. Pourquoi épousait-il cette jeune fille qu’avait quittée son premier amoureux ? Il était à l’apogée de sa prospérité ; il avait à offrir tout ce que les mères désirent pour leurs filles, tout ce que les filles désirent pour elles-mêmes. Il avait la fortune, le rang, la célébrité, la jeunesse et le talent. Pourquoi jetterait-il tous ces trésors aux pieds d’une orgueilleuse, qui les acceptait, en lui jurant qu’elle ne l’aimerait jamais ? Ne ferait-il pas mieux de reculer ? Il n’avait qu’un mot à dire pour cela ; car l’orgueil de Caroline était bien réel. Harcourt sentait au fond du cœur qu’elle n’affectait rien de ce côté-là. Il n’avait qu’à lui dire qu’il ne pouvait se contenter de ses froids regards, et elle le prierait tout simplement de la reconduire chez elle et de la laisser. Rien de plus facile pour lui que de se dégager.

Mais sir Henry la regarda. Non pas avec les yeux du corps, car elle marchait à ses côtés et il n’aurait pu, physiquement, obtenir la vue d’ensemble que réclamait son esprit critique. Mais il l’examina attentivement avec les yeux de la mémoire et vit qu’elle satisfaisait en tout point aux exigences de son goût. Personne ne pouvait nier qu’elle ne fût extrêmement belle, et qu’elle ne fût à l’apogée de sa beauté – beauté de déesse qui devait persister pendant longtemps, en dépit des années, car elle ne tenait pas à la grâce de la jeunesse et à une éphémère fraîcheur ; elle ne venait pas de l’éclat du regard ni du coloris des joues. Les lignes du visage étaient, à la fois, sévères et admirablement gracieuses. Ce n’était pas lorsqu’elle souriait qu’elle plaisait le plus, et elle ne charmait pas seulement quand elle parlait, bien que dans l’animation sa physionomie fût très belle. Elle avait la perfection sculpturale du marbre. Même sir Henry Harcourt, même un jeune solliciteur général, n’eût pas facilement rencontré une beauté mieux faite pour régner dans un salon.

Et puis, elle avait cet air d’élégance mondaine qui semble posséder le secret du dédain, et auquel sir Henry attachait un si grand prix – cet air qui aux yeux de George Bertram avait été presque un défaut !

Chez Caroline, comme chez bien d’autres femmes, cette qualité était plus apparente que réelle. Elle n’avait guère vécu dans le grand monde, et ne savait point dédaigner ses pareilles, les femmes de Littlebath, les Todd et les Adela Gauntlet ; mais, à son air, on l’en aurait crue capable. Or, il était bon que la femme d’un solliciteur général eût cet air-là.

Sir Henry pensa ensuite au coffre-fort de M. Bertram. Ah ! s’il eût pu connaître ce secret-là, sa décision eût été vite prise ! Il savait bien que le vieillard s’était brouillé avec son neveu. Il savait également que George, dans son aveugle entêtement, ne ferait aucune démarche pour amener une réconciliation. N’était-il pas à présumer qu’une grande partie, au moins, des richesses presque fabuleuses de M. Bertram irait à sa petite-fille ? Il avait, il est vrai, un risque à courir ; mais, en toutes choses, il faut courir des risques. Il était possible, si sir Henry jouait bien la partie, qu’il aurait le tout, et qu’il se trouverait dans une position telle, que la place de solliciteur général même lui semblerait au-dessus de lui.

Toutes réflexions faites, il se décida à persévérer, en dépit de la froideur de Caroline.

Et, sa résolution étant prise, il entama un nouveau sujet de conversation.

— Somme toute, la maison vous a plu, n’est-ce pas ?

La semaine précédente, Caroline avait été voir la nouvelle maison d’Eaton-Square.

— Oui, elle m’a beaucoup plu. Elle est charmante, sous tous les rapports. Mais je crains qu’elle ne soit bien coûteuse. C’était là un sujet sur lequel Caroline pouvait parler.

— Pas excessivement, dit sir Henry. On ne peut pas s’attendre à avoir une maison pour rien à Londres. Je crois que, si je puis payer comptant, je ferai une bonne affaire. L’important, c’est qu’elle vous plaise.

— J’en ai été enchantée. Jamais je n’ai vu de plus jolis salons ; et, pour Londres, les chambres à coucher sont très grandes et très aérées.

— Avez-vous vu la salle à manger ?

— Oui, j’y suis entrée.

— On pourrait y dîner à vingt-quatre, n’est-ce pas ?

— Je ne saurais trop vous dire. Mais on pourrait aisément y faire tenir trois fois ce nombre-là pour souper.

— C’est possible ; mais je ne pensais pas aux soupers. Et la cuisine, est-elle commode ?

— Très commode, – à ce que dit ma tante, du moins.

— Et maintenant, pour le mobilier ? Vous pourrez me donner deux ou trois jours à Londres, n’est-ce pas ?

— Sans doute, si vous le désirez. Mais je m’en remettrais volontiers à votre goût en ces matières.

— Mon goût ! Mais je n’ai ni le goût ni le temps pour ces choses. Si vous vouliez bien aller chez…

Et après un quart d’heure de conversation de ce genre, ils rentrèrent à la maison. Les bottines de Caroline avaient commencé à la gêner, et cela les avait empêchés d’aller bien loin. Ah ! mon Dieu ! je le répète, que ces promenades d’amoureux étaient douces et charmantes autrefois !

En rentrant, Caroline remonta dans sa chambre, et sir Henry s’assit dans la salle à manger auprès du fauteuil de M. Bertram.

— Monsieur Bertram, je voulais vous parler du contrat de Caroline, dit-il en se plongeant tout de suite au cœur de son sujet. Il est temps que tout cela soit arrangé, j’aurais chargé mon notaire de voir Pritchett, mais je ne suis pas bien sûr que Pritchett soit autorisé à agir pour vous en cette affaire.

— Agir pour moi ! Pritchett n’est nullement autorisé à agir, – ni moi non plus d’ailleurs, je ne suis pas autorisé.

Sir Henry s’attendait à voir le vieillard se récuser tout d’abord dans les affaires de sa petite fille, et il ne s’en montra ni surpris ni révolté.

— Enfin, je tiens seulement à savoir qui a qualité pour agir dans cette affaire. Je ne prévois pas de difficultés. La fortune de Caroline n’est pas très considérable ; mais encore faut-il qu’elle lui soit assurée. Elle a cent cinquante mille francs, si je ne me trompe ?

— Cent mille. C’est-à-dire, si je suis bien informé, sir Henry.

— Cent mille ? On m’avait dit cent cinquante mille. Je crois que c’est George Bertram qui me l’a dit dans le temps. Il va sans dire que je préférerais cent cinquante mille ; mais s’il n’y a que cent mille, eh bien ! il faudra en prendre notre parti.

— Elle n’a que cent mille francs, à elle, dit le vieillard d’un ton un peu radouci.

— Voyez-vous quelque inconvénient à ce que je vous dise ce que je me proposerais de faire ?

— Pas le moins du monde, sir Henry.

— Mon revenu est considérable ; mais j’ai besoin d’un peu d’argent comptant pour achever de payer ma maison et pour la meubler. Consentiriez-vous à ce que les cent mille francs me fussent remis, à moi, à la condition que j’assurasse ma vie, en faveur de Caroline, pour une somme de cent cinquante mille francs ? Si sa fortune était plus considérable, je proposerais naturellement de m’assurer pour une plus forte somme.

Sir Henry se montrait si raisonnable que M. Bertram finit par se radoucir. Il annonça qu’il ajoutait cinquante mille francs à la fortune de sa petite-fille, ainsi qu’il avait toujours compté le faire. Cette somme serait reconnue à Caroline par contrat de mariage, mais le revenu en serait naturellement touché par son mari. Celui-ci se ferait, assurer, en faveur de sa femme, pour cent mille francs ; et M. Bertram lui prêterait soixante-quinze mille francs pour l’achat du mobilier.

Sir Henry consentit à cet arrangement, en se disant à part lui qu’un tel prêt, venant de M. Bertram, équivalait à un don. Mais M. Bertram ne parut pas envisager la chose sous le même aspect.

— Rappelez-vous bien, sir Henry, que je m’attends à recevoir mes intérêts au jour dit. Je ne vous prendrai que quatre pour cent. Mais il faut que ce soit un prêt sur obligation.

— Certainement, dit sir Henry.

Ainsi fut arrangée l’affaire du contrat.

CHAPITRE XXIX

MADAME LEAKE DE RISSBURY.

Adela Gauntlet arriva, sans aventure aucune, à la station de Littlebath, et elle y trouva mademoiselle Baker qui l’attendait pour se charger d’elle et de ses bagages. Elle connut bientôt son sort. Il était absolument nécessaire que mademoiselle Baker allât à Londres au bout de quelques jours. — Vous savez, ma chère, qu’il y a des milliers de choses à faire pour le mobilier et tout le reste, dit mademoiselle Baker, qui se rengorgea involontairement en faisant cette allusion au grand mariage de sa nièce. Adela se hâta de reconnaître qu’il devait en effet y avoir « des milliers de choses, » et témoigna tout son regret d’être une cause d’embarras pour ses amis.

— Pas le moindre embarras, ma chère, dit mademoiselle Baker. Je serai revenue dans une quinzaine au plus tard, et mademoiselle Todd sera enchantée de vous avoir pendant mon absence. Elle serait très désappointée, et très mortifiée même, si vous n’y alliez pas maintenant. Cependant je ne vous laisserais pas, si ce n’était que sir Henry tient absolument à ce que Caroline choisisse tout elle-même, et, naturellement, il n’a pas le temps de l’accompagner. C’est une grande responsabilité… Je pense qu’elle va avoir près de cinquante mille francs de commandes à faire.

— Quelle sorte de personne est mademoiselle Todd ? dit Adela.

— Une charmante personne ; vous l’aimerez beaucoup, – elle est si vive, si bonne enfant, si généreuse ! Elle a beaucoup d’esprit aussi. Seulement, pour son âge, elle aime peut-être un peu trop…

— Un peu trop… quoi ? la toilette, sans doute ?

— Non. Je ne vois rien à reprendre chez elle de ce côté-là. Elle s’habille bien, et même richement, mais fort convenablement. Ce que je voulais dire, c’est que, pour une femme de son âge…, elle aime peut-être trop que les hommes s’occupent d’elle.

— Mais Caroline m’a dit qu’elle était la vieille fille la plus invétérée qu’on pût voir, – une vieille fille, qui se faisait gloire de l’être.

— Je n’en sais rien, ma chère ; mais je crois fort que si un certain monsieur l’en priait, elle renoncerait bien vite à cette gloire. Du reste, c’est une personne très aimable, et elle vous plaira beaucoup.

Mademoiselle Baker partit effectivement pour Londres, confiant Adela à l’hospitalité de mademoiselle Todd. Elle partit, mais elle se promit bien de revenir le plus tôt possible. Sir Lionel allait, à peu près de deux jours l’un, faire visite à mademoiselle Todd dans son appartement de la place du Paragon. Il est vrai que les jours intermédiaires, il allait aussi régulièrement voir mademoiselle Baker ; pour cela, il y avait une raison : on avait à causer de George et de Caroline ; mais quelle raison, se disait mademoiselle Baker, pouvait-il avoir pour aller tous les deux jours place du Paragon ?

Adela se sentit un peu effrayée quand elle se vit installée chez mademoiselle Todd, bien que les façons de cette dame ne fussent pas bien imposantes.

— Maintenant, ma chère enfant, dit-elle, ne faites pas attention à moi. Faites tout juste ce qui vous convient. Si je savais seulement ce qui vous plaît, il ne dépendrait pas de moi que vous ne l’ayez. Voyons, qu’est-ce que vous aimez ? Voulez-vous que j’engage un peu de jeunesse pour ce soir ?

— Oh ! non, mademoiselle, – pas pour moi, je vous en prie. Je n’ai jamais été beaucoup dans le monde, et certainement je n’en ai pas envie dans ce moment.

— Le monde a du bon… Vous ne jouez pas, je pense.

— Je ne reconnais pas même les cartes.

— Alors, vous conviendriez parfaitement à M. O’Callaghan. Aimez-vous les jeunes ministres ? Il y en a un ici qui pourrait faire votre affaire. Toutes ces demoiselles en sont folles.

— Je serais désolée de me mettre en rivalité avec toutes ces demoiselles.

— Peut-être préférez-vous les officiers ? Il y en a ici des tas. Je ne sais vraiment d’où ils sortent, et ils semblent n’avoir jamais rien à faire. Les jeunes personnes, – je veux dire celles qui ne courent pas après M. O’Callaghan, – ont l’air de les trouver très aimables.

— Mais, mademoiselle, je ne tiens ni aux ministres ni aux officiers.

— Vrai ? Alors, nous ferons venir quelques romans du cabinet de lecture. À trois heures je sors toujours en voiture, et nous nous arrêterons chez le pâtissier. Tiens ! voilà sir Lionel Bertram, selon son habitude. Vous connaissez sir Lionel, n’est-ce pas ?

Adela répondit qu’elle avait rencontré sir Lionel chez mademoiselle Baker.

— Quel dommage que ce mariage ait été rompu, n’est-ce pas ? Je veux dire celui de cette chère Caroline Waddington. Mais, bien que celui-là soit rompu, il y en aura peut-être un tout de même. Quant à moi, j’en serais bien aise. Allons ! je vois que vous n’êtes pas au courant. Je vous conterai cela un de ces jours. Bonjour, sir Lionel. Il ne faut pas que vous restiez longtemps aujourd’hui, parce que mademoiselle Gauntlet et moi nous voulons sortir. Ou plutôt, tenez ! vous allez nous accompagner. Il fait beau, et, si mademoiselle Gauntlet veut bien, nous irons à pied au lieu de prendre la voiture.

Sir Lionel, après avoir présenté ses hommages à mademoiselle Gauntlet, se déclara trop heureux de servir d’escorte à ces dames.

— Mais j’y songe, nous ne pouvons pas aller à pied aujourd’hui, parce qu’il faut absolument que je fasse une visite à la vieille madame Leake à Rissbury. J’avais tout à fait oublié madame Leake. Ainsi, vous voyez, sir Lionel, nous n’aurons pas besoin de vous, après tout.

Sir Lionel protesta que cette dernière décision le rendait infiniment malheureux.

— Vous vous remettrez d’ici l’heure du dîner, je n’en doute pas, dit mademoiselle Todd. Je monte mettre mon chapeau ; comme mademoiselle Gauntlet est toute prête, vous pouvez rester pour lui tenir compagnie.

— Quelle charmante personne que mademoiselle Todd, n’est-ce pas ? dit sir Lionel avant que la porte se fût refermée. Quelle fraîcheur de sentiments, quelle bonhomie ! – un peu étrange parfois. Ces derniers mots furent ajoutés lorsque le pas un peu lourd de mademoiselle Todd eut résonné d’une manière tout à fait rassurante sur les marches de l’escalier.

— Elle me semble une très bonne personne. Je l’ai vue aujourd’hui pour la première fois.

— Vraiment ? Nous l’avons connue très intimement, en Terre sainte. (Comme s’il était possible qu’une terre quelconque pût être sainte pour sir Lionel et ses pareils !) Je veux dire George et moi, et Caroline. Je pense que vous savez cette histoire avec mademoiselle Waddington ?

Adela fit un geste qui indiquait qu’elle était au courant de l’affaire à laquelle il faisait allusion.

— C’est bien triste, n’est-ce pas ? à cause de leur parenté si proche, et de leur position de cohéritiers d’une si grande fortune. Je sais que le monde ici prend parti pour Caroline, et dit qu’elle a le droit de se plaindre. Mais je ne saurais blâmer George, quant à moi, en conscience, je ne le puis.

— C’est un de ces cas dans lesquels on ne doit jeter le blâme à personne.

— Précisément ; c’est ce que je dis. Voici le conseil que j’ai donné à George. Il ne faut pas que les idées d’intérêt influent sur ta conduite en aucune façon. Dieu merci ! il y a assez d’argent pour nous tous. La seule chose à laquelle tu doives penser, c’est à votre bonheur à tous deux. Voilà ce que je lui disais, et je crois vraiment qu’il a agi d’après mes avis. Je ne crois pas qu’il ait eu la moindre arrière-pensée sordide au sujet de la fortune de Caroline.

— J’en suis parfaitement convaincue.

— Pas la moindre. Quant aux idées de sir Henry, je ne prétends pas les connaître. On dit ici qu’il cherche depuis quelque temps à gagner les bonnes grâces de mon frère. Libre à lui. Je suis vieux, mademoiselle Gauntlet, – assez vieux pour être votre père (le ci-devant jeune homme aurait pu dire grand-père, s’il l’eût voulu), et voici ce que mon expérience m’a enseigné : l’argent ne vaut pas la peine qu’on se donne pour l’obtenir. On dit que mon frère aime l’argent : si c’est vrai, je crois qu’il se laisse aller là à une grande erreur, – une bien grande erreur.

C’étaient de beaux sentiments ; mais, même pour l’oreille inexpérimentée d’Adela, il n’y avait pas là le son du vrai et pur métal. À vrai dire, la fausse vertu n’en impose qu’à bien peu de gens. On reconnaît fort bien l’homme mondain, ainsi que celui qui est cruel, dur, avaricieux ou injuste. Ce qui fait que les avares et les injustes échappent au châtiment, ce n’est pas l’ignorance, c’est l’indifférence du monde au sujet de leurs vices.

— Et maintenant, sir Lionel, si vous voulez vous mettre en voiture, nous ne vous retiendrons plus, dit mademoiselle Todd qui rentra avec son châle et son chapeau.

Madame Leake, qui vivait à Rissbury, était une vieille dame sourde qui ne jouissait pas d’une grande faveur auprès des autres vieilles dames de Littlebath. Personne n’ignore, je pense, que le village de Rissbury est presque un faubourg de Littlebath.

Madame Leake n’était pas généralement aimée, parce que, tout en ayant l’oreille paresseuse, elle avait la langue singulièrement active. Elle avait la réputation de savoir dire des choses plus mordantes qu’aucune autre dame de Littlebath ; or, les dames de Littlebath sont très disposées à être mordantes. Et puis, madame Leake ne jouait pas, ne donnait pas de soupers, en un mot, n’ajoutait que fort peu, de quelque façon que ce fût, au bonheur de ces autres dames, ses compatriotes. Mais elle vivait dans une grande maison qui lui appartenait, tandis que les autres habitaient des appartements meublés ; elle avait une voiture à deux chevaux, au lieu que les autres n’avaient qu’un seul cheval ; enfin, elle entretenait certaines relations mystérieuses avec les châteaux du voisinage, ce qui faisait un grand effet sur le monde de Littlebath, bien qu’on n’ait jamais pu savoir au juste l’avantage qu’y trouvait madame Leake elle-même.

C’est une grande corvée que d’avoir à causer avec des gens qui ont besoin de se servir d’un cornet, lorsque ceux-ci sont trop impatients pour s’astreindre à en user d’une façon convenable. Mademoiselle Todd redoutait le cornet de madame Leake ; elle n’avait pas grand’peur de sa méchante langue ; sa voiture et ses chevaux, ainsi que ses relations de château, lui étaient assez indifférents ; mais le monde de Littlebath voyait madame Leake, et mademoiselle Todd, selon le proverbe anglais, voulait « faire à Rome comme font les Romains. »

— Je l’entreprendrai, dit mademoiselle Todd à Adela en achevant la description de madame Leake au moment où la voiture traversait le village de Rissbury, je l’entreprendrai pendant cinq minutes ; puis vous vous en chargerez pendant cinq autres minutes, et alors je recommencerai ; puis nous nous en irons. Adela consentit à cet arrangement avec un certain effroi : sur quel sujet pourrait-elle s’étendre avec madame Leake pendant l’espace de cinq grandes minutes, et cela au moyen d’un cornet !

— Mademoiselle qui ? dit madame Leake, en retirant son cornet de l’oreille afin de dévisager Adela plus à son aise. Oh ! mademoiselle Gaunt… très bien… J’espère que vous aimez Littlebath, mademoiselle Gaunt.

— Mademoiselle Gaunt-let ! beugla mademoiselle Todd d’une voix qui aurait fait voler en éclats le cornet s’il n’eût été fait du métal le plus solide.

— Ne criez donc jamais, ma chère. Quand vous faites cela, je n’entends plus rien. Cela fait seulement un bruit comme un chien qui aboie. Vous trouverez les jeunes gens de Littlebath très gentils, mademoiselle Gaunt. Ils sont un peu nuls, – mais je crois qu’en général les jeunes filles les aiment mieux comme cela.

Adela ne se crut pas obligée de répondre à cette observation, puisque, ce n’était pas à son tour d’emboucher le cornet.

— Avez-vous quelques nouvelles à nous dire, madame ? demanda mademoiselle Todd. L’important était d’arriver à faire causer madame Leake au lieu d’avoir à lui parler.

— Faire rire ? Non, je ne pense pas qu’ils fassent rire personne ; ce n’est pas leur affaire d’être amusants. Je pense qu’ils savent danser, pour la plupart ; et ceux qui ont quelque argent peuvent faire des maris, tels quels. Il ne faut pas être trop difficile, n’est-ce pas, mademoiselle Gaunt ?

— Mademoiselle Gaunt – let, souffla à voix basse mademoiselle Todd dans le cornet, en séparant les syllabes de son mieux, afin qu’elles ne se confondissent pas en frappant le tympan rebelle de madame Leake.

— Let, let, let ! qu’est-ce que vous dites ? Je crois vraiment que j’entends tout le monde mieux que vous, mademoiselle Todd. Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que je n’entends jamais les gens de la ville aussi bien que les personnes de ma société. Affaire d’habitude, sans doute.

— À la campagne, on est peut-être plus habitué aux sourds, dit mademoiselle Todd qui, malgré sa débonnaireté, n’entendait pas se laisser manquer.

— Je ne vous entends pas, dit madame Leake qui, pourtant, cette fois avait entendu. Mais je veux que vous me parliez de cette Caroline Waddington. Est-ce vrai qu’elle a déjà un autre amoureux ?

— Tout à fait vrai. Elle va se marier.

— Elle veut se marier : je n’en doute pas, qu’elle veut se marier. Elles le veulent toutes, seulement quelques-unes n’y parviennent pas. Ha ! ha ! ah ! Je vous demande pardon, mademoiselle Gaunt ; mais, nous autres vieilles, nous aimons toujours à donner un coup de patte en passant aux jeunes ; n’est-ce pas, mademoiselle Todd ?

Il faut se rappeler que madame Leake avait soixante-dix ans passés, tandis que notre chère mademoiselle Todd n’avait que tout juste atteint sa quarante-quatrième année.

— Mademoiselle Gauntlet pourra tout vous raconter au sujet de mademoiselle Waddington, dit mademoiselle Todd de sa voix la plus distincte. Ce sont de très grandes amies et elles sont en correspondance. Et là-dessus, mademoiselle Todd passa le cornet à Adela.

— En correspondance ! avec un autre ? je n’en doute pas – avec une demi-douzaine à la fois peut-être. En savez-vous quelque chose, mademoiselle Gaunt ?

Que pouvait faire ou dire la pauvre Adela ? Sa main tremblait en touchant le terrible instrument. Trois fois elle se baissa vers l’embouchure, et trois fois elle releva la tête avec désespoir sans avoir trouvé un mot à dire.

— Est-ce la demoiselle, ou le monsieur qui est de vos amis, ma chère ? ou lequel de ces messieurs ? J’espère qu’elle ne vous a pas enlevé un de vos amoureux.

— Mademoiselle Waddington est une de mes meilleures amies, madame.

— Ah ! vraiment.

— Et je connais aussi M. Bertram.

— Est-il aussi de vos meilleurs amis ? En tout cas, le voilà libre maintenant, je pense. Mais on me dit qu’il n’a rien. Hein ?

— Je n’en sais rien ; je n’ai jamais cherché à savoir.

— Oui, c’est difficile à savoir – à savoir au juste. Je n’aime pas beaucoup, quant à moi, les jeunes filles qui prennent des amoureux et qui ensuite les plantent là, mais…

— Mademoiselle Waddington ne l’a pas planté là, madame.

— Alors c’est lui qui l’a quittée. C’était tout juste ce que je voulais savoir. Je vous suis bien obligée, ma chère. Je vois que vous saurez me raconter toute l’affaire. C’était à propos d’argent, n’est-ce pas ?

— Non, dit Adela à tue-tête, avec une énergie qui la surprit elle-même. L’argent n’y était pour rien.

— Je n’ai pas dit que vous n’y étiez pour rien. Mais ne prenez donc pas cette habitude de crier comme mademoiselle Todd. La vérité, je pense, c’est que le jeune homme a découvert ce qu’on aurait voulu qu’il ignorât. Les hommes ne doivent pas être trop curieux, n’est-ce pas, mademoiselle Todd ? Vous avez bien raison, mademoiselle Gaunt, n’ayez rien à faire avec toute cette histoire. C’est une vilaine affaire.

— Vous vous trompez tout à fait, madame, dit Adela de toute la force de ses poumons. Mais c’était peine perdue. — Je n’entends pas un mot quand vous criez de la sorte, pas un seul mot, lui dit madame Leake. Après quoi, Adela abandonna la place en implorant mademoiselle Todd du regard.

Mademoiselle Todd se leva pour partir en faisant le petit discours d’usage au moment des adieux. Elle avait compté, comme elle l’avait dit, faire une seconde partie de cornet avec madame Leake, mais elle y renonça. Elle se sentait à bout de patience. Elle fit donc un petit signe à Adela et tendit la main à la vieille dame en signe d’adieu.

— Mon Dieu ! vous êtes bien pressées de partir, dit madame Leake.

— Oui, nous sommes un peu pressées aujourd’hui, dit mademoiselle Todd, sans songer à prendre le cornet ; nous avons beaucoup de visites à faire.

— Allons, adieu. Je vous suis bien obligée d’être venues ; et, mademoiselle Todd – ici madame Leake affecta de baisser la voix, mais on l’eût entendue à cinquante pas – il faut que je vous fasse mon compliment au sujet de sir Lionel. Adieu, mademoiselle Gaunt, ajouta-t-elle en faisant une grande révérence d’autrefois à Adela.

Dire simplement que mademoiselle Todd rougit, serait induire le lecteur en erreur, au sujet de l’éclat ordinaire du teint de cette dame. Mademoiselle Todd était perpétuellement rougissante. Sur son visage se voyaient toujours les plus belles couleurs. Ce n’était pas seulement que sur ses joues on admirât une teinte vermeille, fixe et brillante ; à chaque sourire – et mademoiselle Todd souriait toujours – cette teinte s’étendait à son front et à son cou ; à chaque éclat de rire – et les éclats de rire de mademoiselle Todd étaient innombrables – le coloris devenait de plus en plus vif – allant et venant, ou pour mieux dire venant toujours et ne s’en allant jamais – jusqu’à tant que le reflet de son visage illuminât le salon entier et semblât éclairer les physionomies de tous ceux qui l’entouraient. Sous le coup du compliment de madame Leake elle rougit, à en devenir violette. Jusqu’à ce jour elle s’était amusée de tous les petits commérages auxquels sa position de vieille fille, encore jeune, avait donné naissance, et elle avait pris plaisir à les répéter elle-même avec une certaine affectation ; mais il y avait un venin chez ce vieux serpent femelle, un dard chez cette vieille vipère qui atteignit jusqu’à l’indifférence de mademoiselle Todd.

— La vieille bête ! dit-elle, sans s’astreindre aucunement au sotto voce.

Madame Leake l’entendit, bien que le cornet fût au repos.

— Non, non, non, dit-elle de sa voix la plus aimable, je ne vois pas du tout qu’il soit le moins du monde une vieille bête pour cela. Il est vieux, sans doute, et il a certainement besoin d’argent ; mais, d’un côté, il a un titre, ma chère, comme vous savez, et il est colonel. Là-dessus, les deux visiteuses, sans vouloir attendre d’autres gracieusetés, regagnèrent leur voiture.

Mademoiselle Todd, avant d’y être assise, avait déjà retrouvé toute sa bonne humeur. — Eh bien ! que pensez-vous de mon amie madame Leake ? Tels furent ses premiers mots à Adela.

— Qu’est-ce donc qui la rend si malveillante ? répliqua celle-ci.

— Voyez-vous, ma chère, elle ne serait rien si elle n’était malveillante. C’est sa destinée. Elle est très vieille, elle vit là toute seule, elle ne sort pas beaucoup, et elle n’a rien pour l’amuser. Si elle ne faisait pas des commérages, elle ne ferait rien. Quant à moi, j’aime assez cela.

— Je ne puis pas en dire autant, répondit Adela. Puis il y eut quelques minutes de silence, pendant lesquelles mademoiselle Todd se demanda si elle se défendrait, vis-à-vis sa compagne, de cette accusation au sujet de sir Lionel.

— Vous voyez quelle sorte de femme c’est, mademoiselle Gauntlet, et vous comprenez bien qu’il ne faut pas croire un mot de ce qu’elle dit.

— Quelle horreur !

— Mon Dieu ! cela n’a pas grande importance. Ce sont des mensonges anodins. Personne n’y fait attention. Quant à ce qu’elle a dit de sir Lionel…

— Oh ! je n’attache aucune importance à ce qu’elle a dit.

— Mais il faut que je vous l’explique, dit mademoiselle Todd, qui, malgré sa rougeur, avait éprouvé presque autant de plaisir que de peine en entendant l’allusion de madame Leake. Car on faisait grand cas de sir Lionel à Littlebath, et, parmi les vestales qui s’y trouvaient rassemblées, il en était plus d’une qui aurait volontiers renoncé à sa liberté en faveur de sir Lionel Bertram.

— Mais il faut que je vous l’explique. Il est vrai que sir Lionel vient très souvent chez moi, et je serais disposée à croire qu’il y a quelque chose là-dessous, – ou, pour mieux dire, je ne serais pas étonnée que d’autres le crussent, – si ce n’était que je sais positivement qu’il pense à une autre personne.

— Vous croyez ? dit Adela sans grande vivacité.

— Oui, et je vous dirai qui est cette autre personne. Je n’en parlerais pas si je n’en étais sûre, – c’est-à-dire, à peu près sûre, car on n’est jamais tout à fait sûr de rien.

— Alors, je pense qu’il vaut mieux ne pas parler des gens.

— C’est bon à dire ; mais, dans un endroit comme Littlebath, il faudrait donc se taire complètement. Je laisse causer les autres sur mon compte, et je me permets d’en faire autant sur le leur. On ne peut pas vivre sans cela, ma chère. Mais je ne dis pas des choses comme madame Leake.

— J’en suis convaincue.

— Pour revenir à sir Lionel, ne pouvez-vous pas deviner de qui il s’agit ?

— Comment le pourrai-je ? je ne connais à Littlebath que vous et mademoiselle Baker.

— Vous y êtes. Je savais bien que vous le devineriez. Ne dites pas que vous le tenez de moi.

— Mademoiselle Baker épouserait sir Lionel ?

— Et pourquoi pas ? Pourquoi ne se marieraient-ils pas ? Je crois que ce serait fort sage à tous deux. Ces sortes de mariages sont souvent très heureux.

— Pensez-vous qu’il l’aime ? dit Adela, dont les idées sur le mariage étaient d’un ordre très primitif.

— Mais… je ne vois pas pourquoi il ne l’aimerait pas – d’une certaine manière, s’entend. Je ne pense pas qu’il écrive des vers sur ses beaux yeux, si c’est là ce que vous voulez dire, mais je crois qu’il aimerait assez qu’elle lui tînt son ménage, et je crois aussi que, maintenant que Caroline s’en va, mademoiselle Baker aimerait assez à vivre avec quelqu’un. Elle n’est pas faite pour mener une vie d’ours comme moi.

Adela fut assez surprise, mais elle n’avait rien à dire. Il ne lui convenait pas de donner les raisons pour lesquelles il lui semblait que mademoiselle Baker ferait mieux de ne pas épouser sir Lionel, et elle trouva plus prudent de garder le silence.

Sa quinzaine avec mademoiselle Todd se passa fort bien. Elle eut à endurer une ou deux soirées de whist et à résister, avec une certaine détermination, aux efforts de son hôtesse pour la mener dans le monde. Mais au fond, mademoiselle Todd était si réellement bonne, si généreuse, si désireuse de faire plaisir aux autres, qu’elle finit par gagner le cœur d’Adela, et elles se séparèrent les meilleures amies du monde.

— J’aime tant mademoiselle Baker ! dit mademoiselle Todd à Adela le jour où celle-ci la quitta. J’espère de tout mon cœur qu’elle sera heureuse. Ne dites rien de ce que je vous ai raconté ; seulement, regardez bien, vous verrez si cela n’est pas vrai. Vous verrez sir Lionel chez mademoiselle Baker aussi souvent qu’ici.

Caroline ne revint pas à Littlebath avec sa tante. L’automne tirait à sa fin, on était au mois de novembre, et il ne restait plus qu’un mois à passer avant le jour, – faut-il dire l’heureux jour ? – qui devait faire de Caroline Waddington la femme de sir Henry Harcourt. Il y avait, comme l’avait fort bien dit mademoiselle Baker, tant de choses à faire, et si peu de temps pour en venir à bout ! Il avait donc été décidé que Caroline ne reviendrait pas à Littlebath.

— Et vous êtes revenue ici exprès pour moi ? dit Adela à mademoiselle Baker.

— Pas du tout. Je serais revenue en tout état de cause, et pour plusieurs raisons. Je suis bien aise de voir M. Bertram de temps à autre, surtout depuis qu’il a reconnu Caroline, mais je mourrais s’il me fallait rester longtemps dans cette maison. Avez-vous beaucoup vu sir Lionel pendant que vous étiez chez mademoiselle Todd ?

— Oui, beaucoup, dit Adela, qui ne put s’empêcher de sourire en répondant à cette question.

— Il est toujours là, je crois. Je ne serais pas étonnée que cela finît par un mariage, parole d’honneur !

— Je n’en crois rien.

— Vraiment ! vous ne le croyez pas ? Vous avez été dans la maison pendant quelque temps, et vous avez pu observer. Mais alors, qu’est-ce qui l’y attire ?

— Mademoiselle Todd prétend qu’il lui parle toujours de vous.

— De moi, quelle bêtise ! et mademoiselle Baker se retira dans sa chambre le cœur fort allégé.

Caroline, on se le rappelle, avait écrit à Adela pour lui apprendre le nouvel engagement qu’elle avait contracté. Celle-ci lui avait répondu affectueusement, mais brièvement ; elle avait souhaité à son amie tout le bonheur possible, et elle avait tâché d’écrire sans trop de tristesse les quelques phrases que réclamait l’occasion. La concision de la lettre suffisait, il est vrai, pour impliquer un blâme ; mais à cela Adela ne pouvait rien.

Caroline s’attendait au blâme. Elle savait qu’elle serait condamnée, soit en paroles, soit par silence. Peu lui importait de quelle façon. Elle se condamnait elle-même, et elle eût donné tout au monde pour se voir absoudre par quelqu’un qu’elle aimait et estimait ; mais elle n’espérait pas l’approbation d’Adela, et elle ne l’obtint pas.

Elle se comporta bravement pourtant. En présence de son grand-père, de mademoiselle Baker ou de son fiancé, elle ne donna aucun signe de repentir ; mais, bien qu’elle n’eût peut-être au cœur nul repentir, elle était pleine de chagrin et de remords, et elle ne sut pas garder complètement le silence.

Elle écrivit une nouvelle lettre à Adela, dans laquelle elle implorait, pour ainsi dire, sa pitié. Nous ne donnerons pas ici sa lettre entière, mais un seul passage fera connaître l’état d’esprit où se trouvait la pauvre fille. « Je sais que vous m’avez jugée et trouvée coupable, » disait-elle. « Je le vois, d’après le ton de votre lettre, bien que vous soyez assez généreuse pour tâcher de me tromper. Mais vous me condamnez parce que vous ne me connaissez pas. Je me sens assurée que je fais ce qui est prudent, et j’ose même dire que je fais mon devoir. Si j’avais refusé l’offre de sir Henry ou toute autre offre du même genre – à toutes il y aurait eu les mêmes objections à faire, – que serais-je devenue ? quel eût été mon avenir ? Je ne parle pas de mon bonheur. Je veux dire : à qui aurais-je été utile ?

« Vous me direz que je n’aime pas sir Henry. Je lui ai dit que je ne l’aimais pas, dans l’acception générale de ce mot. Mais j’apprécie ses grandes qualités, et je l’épouse avec la ferme intention de faire mon devoir, de me sacrifier pour lui s’il en est besoin, et de me rendre utile dans la position où il me placera. Que puis-je faire de mieux ? Vous, Adela, vous ferez mieux. Je sais que vous trouverez mieux à faire que cela. Il serait meilleur d’avoir aimé et d’avoir épousé par amour le plus pauvre des hommes que Dieu a mis sur cette terre. Mais je ne puis plus faire cela. On m’a ôté le pouvoir de le faire. La question, pour moi, était de savoir si je tâcherais d’être utile comme femme, ou si je demeurerais inutile comme fille. Car j’eusse été inutile, et irritable et malheureuse. L’occupation, le travail, le devoir, me sauveront de tout cela. Chère Adela, tâchez de voir la chose à ce point de vue. Ne me repoussez pas sans faire un effort en ma faveur. Soyez miséricordieuse… De toute façon, disait-elle en terminant sa lettre, venez me voir à Londres au commencement du printemps. Promettez-le-moi, ou je croirai que vous m’abandonnez tout à fait. »

Adela répondit aussi affectueusement et aussi délicatement que possible. Toutes les natures n’étaient pas les mêmes, dit-elle, et il serait présomptueux à elle de s’ériger en juge de la conduite de son amie. Elle aimait mieux s’abstenir, et elle prierait Dieu pour que Caroline et sir Henry fussent heureux ensemble. Quant au voyage de Londres pour le printemps suivant, elle ne demanderait pas mieux que de le faire, si les projets de sa tante Pénélope le permettaient. Il allait sans dire qu’elle devait dorénavant se laisser guider par sa tante, qui revenait d’Italie tout exprès pour lui servir de mère.

Jusqu’à la fin de l’année il ne se produisit à Littlebath aucun événement qui mérite d’être raconté, à moins qu’il ne soit utile de relater plus en détail les appréhensions nerveuses de mademoiselle Baker au sujet de sir Lionel. À vrai dire, elle était si naïve, qu’elle aurait trahi vingt fois par jour les secrets de son cœur à sa jeune amie, si son cœur eût eu des secrets. Mais il n’en avait pas. Elle était jalouse à l’excès de mademoiselle Todd, mais elle ne savait pas pourquoi. Elle faisait toutes sortes de questions sur les allées et les venues de sir Lionel, mais elle ne se demandait jamais à elle-même pourquoi elle s’en inquiétait. Elle était dans un état continuel d’impatience sentimentale, mais elle ne comprenait pas la cause de sa propre agitation. Les jours où sir Lionel venait la voir, elle était heureuse et gaie ; les jours où il allait chez mademoiselle Todd, elle était maussade. Quelquefois elle le raillait au sujet de son admiration pour sa rivale, mais elle le faisait sans grâce. L’esprit, la repartie, les épigrammes n’étaient pas le fait de mademoiselle Baker. Elle aurait pu, à la rigueur, tenir tête pendant cinq minutes à cette vieille sourde de madame Leake, mais quand elle s’essayait contre sir Lionel, elle échouait d’une façon déplorable. Cela se bornait, en somme, à lui reprocher doucement d’avoir été place du Paragon au lieu de venir faire sa visite, avenue de Montpellier. Adela voyait tout cela, et comprenait parfaitement que sir Lionel n’était nullement sincère. Mais que pouvait-elle dire ? Que pouvait-elle faire ?

— J’espère, sir Lionel, que vous avez trouvé mademoiselle Todd en bonne santé hier, disait mademoiselle Baker.

— Mais il me semble qu’elle n’allait pas trop mal, répondait sir Lionel ; nous avons beaucoup parlé de vous.

— De moi ! hé ! hé ! hé ! Je suis sûre que vous aviez de meilleurs sujets de conversation.

— Il ne saurait y en avoir de meilleur, reprenait le galant colonel.

— Oh ! vraiment ? Et le jour est-il fixé ? Adela, que voilà, est fort curieuse de le savoir.

— Comment pouvez-vous parler ainsi, mademoiselle Baker ? Vous savez que je ne suis pas curieuse du tout.

— Eh bien ! si vous ne l’êtes pas, moi je le suis. J’espère qu’on nous engagera… Ha ! ha ! ha !

Pourquoi donc sir Lionel ne se décidait-il pas, et ne mettait-il pas fin, d’une façon ou d’une autre, aux tourments de cette excellente dame ? Plusieurs raisons le guidaient dans sa politique expectante. En premier lieu, il ne pouvait pas tirer au clair si mademoiselle Todd voudrait de lui dans le cas où il se présenterait. Sa fortune, à elle, était de beaucoup la plus sûre ; toutes ses espérances étaient déjà réalisées, et sir Lionel savait le compte de son avoir, à une fraction près.

Mademoiselle Baker l’accepterait, il en était bien sûr ; et, l’ayant accepté, elle se montrerait, il en était bien sûr aussi, en toutes choses soumise, obéissante, complaisante ; de plus, très facile à conduire dans les questions d’intérêt. Mademoiselle Todd, par contre, aurait probablement – on pouvait même dire certainement – une volonté à elle. Il aurait préféré prendre mademoiselle Baker avec la moitié de l’argent de mademoiselle Todd.

Mais aurait-elle même autant que la moitié ? Si ce vieil imbécile à Hadley voulait se décider à s’en aller, en disant enfin au monde la seule chose avec laquelle il pouvait désormais espérer de l’intéresser, sir Lionel saurait quel parti prendre. À tout événement, il se décida à ne rien faire qu’après le mariage du solliciteur général. On pourrait peut-être découvrir, à cette occasion, si sir Henry Harcourt devait être considéré comme l’héritier du vieux Bertram. S’il en était ainsi, sir Lionel était décidé d’avance à courir le risque des luttes conjugales de l’avenir et à présenter mademoiselle Todd au monde sous le nom de lady Bertram.

CHAPITRE XXX

LES CLOCHES DE HADLEY.

Le jour de l’exécution était venu enfin. « Un long sursis, mylord juge, un long sursis », s’écrie l’infortuné condamné quand il vient de recevoir sa sentence. Mais ce misérable scélérat est un lâche de profession, et Caroline Waddington n’était point lâche. Puisqu’elle avait pris son parti d’un long martyre, elle ne s’abaisserait point à demander un court mois de répit.

— Je ne voudrais pas vous sembler déraisonnablement exigeant, avait dit sir Henry, mais vous savez ma position et mes affaires…

— Il en sera ce que vous voudrez, avait répondu Caroline. Et le jour avait été fixé – un jour que six mois à peine séparaient de celui où elle avait permis son dernier embrassement à cet autre amoureux, perdu mais non oublié.

Elle prit pour mot d’ordre le devoir. Depuis six semaines elle avait été occupée – rude besogne ! – à faire tout ce qui dépendait d’elle pour assurer le bonheur et le bien-être de son futur mari. Elle avait donné des ordres avec autant de sang-froid qu’aurait pu en montrer une femme qui aurait régné depuis une demi-douzaine d’années sur le cœur et la bourse de son époux. Les marchands, qu’intéressait l’événement, avaient eu leurs petites réticences et s’étaient permis de petites insinuations ; mais elle avait rejeté tous les voiles. Elle leur avait parlé de sir Henry en l’appelant par son nom, et elle leur avait parlé d’elle-même, avec une franchise étudiée, comme étant présentement mademoiselle Waddington, mais comme se proposant de devenir sous peu lady Harcourt. Elle avait examiné des berlines et des broughams, – et même des chevaux, sous la protection de sir Henry – comme si ces choses-là lui tenaient au cœur. Mais cela n’était pas vrai, bien qu’elle tâchât de se le persuader. Pendant de longues années – je veux dire bien des années, sur le petit nombre qu’elle avait vécu – elle s’était dit et redit que ces choses lui étaient chères ; que c’étaient là les gros lots de la fortune pour lesquels les hommes luttent, et les femmes aussi ; que les sages et les prudents les gagnent ; qu’elle aussi serait sage et prudente, et qu’elle aussi les gagnerait. Elle les tenait enfin, ces fruits dorés ; et même, avant de tâcher d’y goûter, voilà qu’ils se changeaient en poussière entre ses mains, et en cendres dans sa bouche !

L’or et le clinquant ne semblaient plus brillants à ses yeux ; pour elle, la soie et le velours n’avaient plus de lustre. La splendeur de son salon, la richesse de ses tentures, tout ce luxe, tout ce confort, ne lui causaient aucun plaisir. Elle s’y prêtait, parce que son futur mari le voulait, et parce qu’elle entendait qu’il fût compté parmi les riches de ce monde. Mais elle n’éprouva pas, pendant un seul instant, même cette joie vulgaire qui vient de la satisfaction du désir de briller.

Son mari ! son seigneur ! c’était là la grande misère, l’écueil contre lequel il lui semblait parfois que sa barque devait se briser et périr. Si seulement elle avait pu franchir d’un seul bond les trois premières années ! S’il lui eût été possible d’arriver tout d’un coup à ce temps où l’habitude rendrait son sort supportable ! Son seigneur et maître ! Qui donc était son véritable maître ? N’avait-elle pas là, au fond du cœur, un autre maître, auquel son âme rendait hommage, malgré les efforts de sa volonté ?

Puis, elle commença à craindre pour sa beauté. Ce n’était pas pour elle-même, et elle n’éprouvait pas cette sorte de chagrin qui accompagne fatalement le déclin de celles qui se sont trop confiées en la puissance de leurs charmes. Elle s’inquiétait pour le compte de celui auquel elle avait vendu sa beauté. Elle voulait remplir sa part du marché. Elle voulait lui apporter au jour du mariage tout ce qui avait été compris au contrat.

Ni sir Henry, ni M. Bertram, ni aucun de ceux qui l’entouraient, ne s’aperçurent du moindre changement. La beauté de Caroline n’était pas de celles qui se fanent ainsi. Quand elle voyait ses yeux rougis et gonflés par des pleurs refoulés, elle avait peur ; mais son empire sur elle-même était bien grand, et, dès qu’elle n’était plus seule, son regard devenait tout autre.

C’était la nuit qu’elle souffrait le plus. Elle s’éveillait d’un court sommeil, pour le voir devant elle, lui, toujours lui, – celui qui, dans l’essence des choses, était toujours son seigneur, le maître de son esprit et de son cœur, le seigneur de son âme. Pour se dérober à cette image, elle tournait son visage mouillé de pleurs vers l’oreiller, mais dans l’obscurité les prunelles lançaient des éclairs sous les paupières fermées, et à cette lueur elle le voyait encore. Elle le revoyait, tel qu’elle l’avait vu, debout, devant elle, dans sa timidité virile, sur le mont des Oliviers, alors qu’il lui avait dit pour la première fois qu’il l’aimait. Elle le revoyait, dans ses heures les plus charmantes, dans le petit salon de Littlebath, parlant rapidement, doucement et énergiquement à la fois, lui disant mille choses qu’elle ne comprenait pas toujours entièrement, mais qu’elle sentait bien être pleines d’esprit, de savoir et de vérité. Ah ! comme elle l’aimait orgueilleusement alors, – bien orgueilleusement, quoiqu’elle ne le lui eût jamais dit. Et puis elle le revoyait enfin tel qu’il était venu la trouver, ce jour fatal, tout bouillant de colère, lui disant des paroles qu’elle ne s’était jamais entendu adresser avant, mais au milieu desquelles on pouvait reconnaître une inexprimable tendresse.

Alors elle se retournait sur son lit, et par un puissant effort de volonté, elle chassait pour un temps ces pensées. Elle se mettait à repasser dans son esprit le nombre de chaises et de tables qu’elle avait commandées, et à compter les porcelaines et les vases qui devaient décorer ses salons, jusqu’à ce que le sommeil revînt ; mais, en dormant, elle le revoyait en songe. Ah ! si elle eût pu ne pas se réveiller !

Le matin venu, elle descendait pour le déjeuner sans que le moindre souci apparût sur son visage. Elle soignait toujours minutieusement sa toilette, même quand son grand-père devait être seul à la voir. Elle était toujours bien coiffée, et ses robes étaient faites à la dernière mode. Sa destinée était d’être lady Harcourt, une des étoiles du grand monde, et elle avait résolu d’entreprendre de bonne grâce ses nouveaux devoirs.

C’est ainsi que de semaine en semaine, de jour en jour, elle se prépara au sacrifice.

Mademoiselle Baker retourna tout naturellement à Hadley quelques jours avant la cérémonie. La mort si récente de son père servit d’excuse à Adela pour ne pas être présente. À défaut d’une raison de ce genre, il lui aurait fallu jouer le rôle de demoiselle d’honneur. Il valait mieux, pour Caroline, comme pour elle, que ce devoir pénible lui fût épargné.

Les demoiselles d’honneur furent choisies à Londres ; elles étaient huit. Ce n’étaient point des amies intimes de Caroline, – qui, à vrai dire, n’avait jamais été portée à se faire des amies intimes. Les circonstances avaient fait naître l’amitié entre elle et Adela, bien qu’elles se ressemblassent si peu. Mais Caroline n’avait pas d’autres amies, et elle n’en avait pas éprouvé le besoin.

Cela était peut-être heureux pour elle aujourd’hui. Il lui aurait été insupportable d’avoir à ouvrir son cœur – ou à faire semblant de l’ouvrir – à quelque jeune compagne qui se serait cru des droits à sa confiance.

Elle pouvait faire, elle faisait, elle était résolue à faire beaucoup, mais elle n’aurait pas su parler avec un enthousiasme juvénile de son bonheur futur, et il lui aurait été encore plus impossible de dévoiler les secrets sentiments de son cœur.

Le vieux Bertram se conduisit bien en cette occasion. Il dit à mademoiselle Baker de ne rien épargner – avec modération, et il la laissa seule juge de ce qu’il fallait entendre par « modération. » La pauvre femme savait fort bien que le jour viendrait où il faudrait livrer contre lui la bataille des mémoires à payer, mais en attendant il affectait d’être généreux, et un déjeuner convenable fut préparé.

Et alors on fit sonner les cloches, les cloches de Hadley, les joyeuses cloches de mariage.

Je connais le son de ces cloches quand elles tintent pour accompagner une âme à son dernier et long repos. Je me suis tenu debout dans ce vert cimetière, quand on rendait l’argile à l’argile, la cendre à la cendre, la poussière à la poussière – cette cendre et cette poussière qui avaient été tant aimées !

Mais cette fois, la scène était autre. Comme elles carillonnaient allègrement, ces joyeuses cloches de mariage ! La jeunesse allait connaître les pleines joies et le bonheur de la maturité. L’âme devait s’unir à l’âme, le cœur au cœur, la main à la main, la force et la vigueur viriles à la grâce et à la beauté de la femme. Le monde souriait joyeusement de son plus bienveillant sourire en ouvrant ses bras au jeune couple, qui désormais ne serait plus deux, mais bien une seule chair et un seul esprit. Elles sonnaient à pleine volée, les cloches de Hadley, les joyeuses cloches de mariage.

Et quand devaient-elles sonner plus joyeusement que pour un mariage, je le demande ? N’annoncent-elles pas alors tout ce que ce monde peut promettre de bonheur ? Qu’est-ce que l’amour, le doux et pur amour, si ce n’est la prévision, le désir naturel de cette chose-là, – de cette consommation suprême de l’amour ici-bas ?

Pour l’homme comme pour la femme, la vie ne commence réellement que du jour où, seuls enfin dans leur premier « chez eux, » ils se disent que l’agitation de la lune de miel est passée. Il semble que le véritable sens du mot mariage ne puisse jamais être compris de ceux qui, dès le début, sont entourés de tout ce que la richesse peut procurer. Il faut le salon unique, l’unique feu, les petites nécessités de dévouement, la conscience qu’il faut lutter dans l’intérêt de l’autre ; il faut un peu de ce combat avec le monde que la richesse ignore. On voudrait presque être pauvre, afin de travailler pour sa femme ; on souhaiterait presque d’être persécuté, afin de la défendre.

Lui, l’homme, en se rendant à son travail, fait serment, au fond du cœur, qu’avec l’aide de Dieu elle ne manquera de rien. Elle, de son côté, restée pensive auprès de son jeune foyer, essuie une douce larme qui brille dans ses beaux yeux et jure au fond du cœur qu’avec l’aide de Dieu ce foyer sera pour lui le plus charmant lieu de la terre. Pourquoi donc les cloches ne sonneraient-elles pas joyeusement au jour du mariage ? Ah ! mes amis, ne comptez pas trop exactement vos six, huit, dix mille livres de rente. Engagez bravement la lutte avec le monde ; mais ayez de votre côté le travail et la sincérité, et non le mensonge et l’oisiveté.

Sir Henry et lady Harcourt allaient donc faire face au monde et lui livrer combat en se tenant par la main. Quant à l’issue de l’épreuve, on peut dire qu’il n’y avait pas de crainte à avoir. Sir Henry était un chevalier expérimenté dans les passes d’armes de la vie, et avait déjà plus que gagné ses éperons. Pour Caroline, non plus, il ne semblait pas qu’il y eût raison de craindre. Ceux qui la virent toute parée, par cette belle et froide matinée, ceux qui remarquèrent la majesté de son front, l’éclat de son regard, la grâce et la dignité de sa démarche, durent se dire que sir Henry avait bien choisi. Il avait trouvé la compagne qu’il fallait pour sa brillante carrière ; une épouse digne de sa grandeur future. Donc les cloches avaient raison de sonner à pleine volée et de lancer au loin toute leur joie.

Et maintenant les paroles sont dites, la foi est engagée. Le magique cercle d’or a fait son œuvre merveilleuse. Le prêtre sourit, et leur prend les mains à tous deux en leur donnant sa dernière bénédiction amicale. Les jeunes filles rieuses se pressent pour signer au registre, et chacun remarque que jamais signature ne fut tracée d’une main plus ferme que celle de Caroline Waddington.

Il n’y avait plus de Caroline Waddington. La chose était bien réellement faite. Les serments avaient été échangés. Elle avait pris cet homme pour époux, pour vivre avec lui, selon l’ordonnance de Dieu. Elle avait juré de lui obéir, de le servir et de… Ah ! comment n’était-elle pas morte quand on lui avait dit ce dernier mot ? Comment avait-elle pu vivre assez pour prononcer ce faux serment ?

Mais ce n’était point à l’église, en face de l’autel, que la lutte avait eu lieu chez elle. Là, elle ne fit que réciter son rôle, ainsi que le font les reines de théâtre. Elle le joua bien, voilà tout. Les mots qu’elle prononça alors n’avaient pour elle aucun sens. Ses lèvres remuèrent, mais elle ne fit point de serment. Le serment avait été prêté d’avance.

Il est à croire qu’aucune femme bien élevée ne marche à l’autel en qualité d’épousée sans avoir lu et relu ces paroles sacramentelles de façon à ce qu’elles s’impriment dans sa mémoire. Ce sont là des vœux solennels, et il est bon qu’une femme sache à quoi elle s’engage. Caroline les avait bien étudiées. Elle vivrait avec lui selon l’ordonnance de Dieu, – c’est-à-dire comme sa femme ? — Oui, elle était prête à faire cela. Elle lui obéirait ? — Oui, s’il lui demandait obéissance, elle la donnerait. Elle le servirait ? — Certainement ; de son mieux, de corps et d’âme. Elle l’aimerait ? — Non ; elle était hardie du moins, si elle n’était pas loyale. Non, elle ne pouvait pas l’aimer. Mais qu’elles sont peu nombreuses celles qui, en se mariant, observent tous ces commandements ! Combien en est-il qui sont rebelles, désobéissantes, négligentes ! Ne pourrait-elle, de son côté, excepter un seul point ? Ne lui serait-il pas permis d’être parjure en une chose, si elle était fidèle en tant d’autres ? Elle le respecterait, car le respect lui était possible ; elle le garderait en maladie comme en santé, et, à l’exclusion de tout autre, – oui, de tout autre, pour ce qui était du corps certainement, et pour le cœur aussi, si Dieu lui envoyait le repos, – elle se garderait pour lui seul, son époux. Elle s’était juré tout cela avant d’aller à l’église, – tout, avec cette seule exception qu’on sait.

Sir Henry, de son côté, jura aussi ; il prêta un serment léger, insouciant, que pourtant il entendait observer dans toutes ses parties. Il vivrait avec sa femme, il lui donnerait amour, protection et le reste, et elle ferait très bon effet, en robe de velours noir, au haut bout de la table.

Les cloches joyeuses continuèrent à sonner pendant le retour de l’église et jusqu’à ce qu’on fût descendu de toutes les belles voitures, à la porte de la maison de M. Bertram.

Quand ils rentrèrent dans la salle à manger, le vieillard vint à leur rencontre pour les bénir. Il était trop infirme pour aller à l’église, et il n’avait vu personne avant la cérémonie ; mais maintenant que la chose était faite, il était là, lui aussi, dans sa plus belle toilette, avec son habit neuf qui n’avait pas plus de douze ans, son gilet de soirée, fait avant le bill de Réforme, et ses souliers les plus neufs qui criaient encore plus que leurs aînés quand il marchait. Mais quand un homme peut donner des millions à un nouveau couple, personne – pas même les demoiselles d’honneur – ne se préoccupe de ses habits.

Et voici comment il les bénit – sans pourtant leur prendre les mains, car son infirmité l’obligeait à se servir de béquilles.

— Je vous fais compliment, sir Henry, – de votre femme – de tout mon cœur. C’est une belle mariée et qui saura bien tenir sa place dans le monde. Bien que vous soyez riche, vous ne la trouverez pas trop dépensière. Sa dot n’est pas grand’chose pour un homme comme vous, mais, enfin, elle aurait pu avoir moins encore, n’est-ce pas ? ha ! ha ! ha ! Si peu que ce soit, cela aide toujours – cela aide toujours. Et elle n’amènera pas de dettes à sa suite ; je vous en réponds. Elle tiendra bien votre maison, et votre argent aussi ; – mais je pense que vous ne lui donnerez pas votre argent à garder.

— Et vous aussi, je vous félicite de tout mon cœur, mylady Harcourt. Vous avez bien fait – bien mieux que nous ne pensions… vous et moi. Quant à moi, j’étais une vieille bête (M. Bertram songeait sans doute à sa dernière entrevue avec son neveu). – Oui, bien mieux… bien mieux. Votre mari est un homme d’avenir, et il sera un jour un homme riche. J’ai toujours pensé que le barreau était bon pour ceux qui savaient y gagner de l’argent. Votre mari sait à merveille faire cela. Je vous félicite donc de tout mon cœur, lady Bertram – Harcourt, veux-je dire. Et maintenant, allons manger un morceau.

Telle fut la bénédiction de ce vieillard qui connaissait et comprenait si bien le monde.

Il n’entrait pas dans le programme que sir Henry et sa femme prissent part au déjeuner de noces. C’est, une habitude qui est passée de mode aujourd’hui, et qui n’aurait jamais dû exister, ils avaient fait, ou ils allaient faire leur repas particulier, et la compagnie ne devait plus les revoir. On avait en vain essayé de faire comprendre cela à M. Bertram ; de sorte que, quand Caroline l’embrassa à la suite de son petit discours et lui dit adieu, il parut tout surpris.

— Quoi ! partir, avant le déjeuner ! À quoi bon le déjeuner alors ? Il avait pensé, en commettant cet acte de prodigalité, qu’il donnait un dernier repas au solliciteur général. Mais il avait encore une prodigalité à faire, à laquelle il n’avait pu se décider qu’au dernier moment, mais à laquelle il se décida pourtant.

— Sir Henry, sir Henry, dit-il en se traînant vers une embrasure de fenêtre. Tenez ; vous allez dépenser des tas d’argent pour elle en voyageant, et je trouve que vous vous êtes bien conduit ; tenez ; et il lui glissa dans la main un morceau de papier. Mais rappelez-vous que c’est le dernier. Et, sir Henry, n’oubliez pas les intérêts des soixante-quinze mille francs – régulièrement. — Vous entendez, sir Henry ?

Sir Henry fit un signe de tête affirmatif, remercia, mit le chiffon de papier dans sa poche et monta avec sa femme dans leur voiture de voyage.

— Votre grand-père vient de me donner douze mille francs. Ce furent les premiers mots qu’il dit en particulier à sa femme.

— Vraiment ! dit lady Harcourt, j’en suis bien aise. Et c’était vrai. De quoi, désormais, pouvait-elle être bien aise, si ce n’est de douzaines – et de douzaines – et de douzaines de mille francs ?

Ils s’en allèrent ainsi à Londres, à Douvres, à Paris, à Nice.

 

Sed post equitem sedet atra cura.

 

Ce fut un souci bien sombre et bien noir que celui qui monta en croupe derrière cette belle écuyère. Mais pour le moment nous ne voulons la suivre ni dans ses pensées ni dans ses voyages.

CHAPITRE XXXI

SIR LIONEL FAIT SA COUR.

Les nouveaux mariés sont partis ! Nous laissons au lecteur le soin d’imaginer toutes les joies de cette lune de miel. Il connaît la conversation qui eut lieu entre les jeunes époux lorsqu’ils se trouvèrent pour la première fois seuls, dans la voiture qui les emportait. Les conversations qui suivirent celle-là furent toutes, plus ou moins, du même genre. Sir Henry n’aurait pas demandé mieux, sans doute, que de donner une teinte un peu plus romanesque au voyage, mais sa femme ne se prêta à aucune tentative de ce genre. Toute proposition pratique venant de lui était acceptée par elle sans discussion. En tout, elle était de l’avis de son mari : elle dînait à deux heures ou à huit heures à sa volonté ; elle était prête à rester quinze jours à Paris, ou deux jours seulement, selon que cela lui conviendrait ; elle s’occupait de tableaux ou d’architecture, elle allait au spectacle ou dans le monde, ou bien elle se montrait prête à continuer son voyage sans rien voir, se réglant en tout sur lui.

Jamais elle ne prenait l’air fâché ou maussade ; jamais elle n’avait de migraines ; jamais elle ne se refusait à aller plus loin, ni à s’arrêter où elle se trouvait ; jamais elle ne fondait en larmes à propos de rien, – toutes choses qui arrivent souvent en voyage à bien des femmes, et à de très charmantes femmes, je vous assure. Mais, d’un autre côté, elle ne voulait pas parler d’amour, ni lui prendre la main, ni tourner son visage vers lui. Elle avait conclu un marché, et elle s’y tenait. Ce qu’elle lui avait promis, elle le lui donnait ; mais ce qu’elle ne lui avait point promis, ce qu’elle avait annoncé à l’avance ne pouvoir lui donner, elle ne faisait pas même semblant de l’accorder.

La nouvelle année les trouva à Nice. De là, ils allèrent à Gênes par la route de la Corniche, et, dans ce voyage, lady Harcourt apprit à ses dépens que l’Italie elle-même n’est pas autant à l’abri qu’on le suppose généralement de vents froids et perçants. Au commencement de février, ils étaient de retour dans leur maison d’Eaton-Square. Nous ne décrirons pas le tourbillon mondain dans lequel lady Harcourt se trouva bien vite entraînée, ni l’ardeur avec laquelle sir Henry, de son côté, se plongea dans ses devoirs parlementaires et l’organisation des Cours de comtés. Dans un mois ou deux, quand les fatigues du mois de mai à Londres auront commencé, nous reviendrons à eux ; mais, pour le moment, nous devons retourner à Hadley, vers les deux frères Bertram et notre chère mademoiselle Baker.

Le déjeuner de noce, préparé par les soins de mademoiselle Baker, ne se prolongea pas longtemps, et, le repas terminé, les invités ne se soucièrent pas de demeurer pour tenir compagnie à M. Bertram. Celui-ci se trouva donc bientôt en tête-à-tête avec sa nièce et les affaires reprirent immédiatement leur empire.

— C’est un beau mariage pour elle, dit M. Bertram.

— Je le pense, répondit mademoiselle Baker qui, au fond du cœur, n’avait jamais approuvé le mariage.

— Et maintenant, Mary, que comptez-vous faire ?

— Moi ? je vais m’occuper de faire enlever tout cet attirail, répondit-elle.

— Oui, oui, bien entendu. Mais rien ne presse ; ce n’est pas de cela que je voulais parler. Je veux savoir ce que vous allez devenir. Vous ne pouvez pas retourner vivre toute seule à Littlebath ?

Si je me servais du mot « aplatie » pour peindre l’état d’esprit dans lequel cette question de M. Bertram jeta mademoiselle Baker, je m’attirerais la juste indignation des critiques ; mais quel mot exprimerait aussi bien que celui-là ce que je veux dire ? Mademoiselle Baker avait compté fermement retourner à Littlebath, et cela aussitôt que possible. Sir Lionel n’était-il pas à Littlebath ? De plus, elle avait mis dans ses projets de s’y établir définitivement. Elle s’était avoué pourtant, qu’avant d’en arriver là, il y aurait bien des difficultés à vaincre. Son revenu, – ce qui lui appartenait en propre, – était beaucoup trop modique pour lui permettre de garder son joli appartement de l’avenue de Montpellier. Jusqu’à ce jour, Caroline et elle avaient fait bourse commune, ce qui les avait mises toutes deux fort à l’aise, car M. Bertram faisait à mademoiselle Baker une pension qui aurait suffi amplement à son entretien, alors même qu’elle n’aurait eu que cela. Mais le mariage de Caroline pouvait changer à cet égard les dispositions de M. Bertram. Bien que l’argent eût été toujours payé à mademoiselle Baker sans conditions spécifiées, il avait toujours été entendu que Caroline vivrait avec elle et qu’elle se chargeait de leur entretien à toutes deux. On pouvait donc raisonnablement douter, les circonstances ayant changé, que M. Bertram continuât à faire la même pension que par le passé.

Mais jamais mademoiselle Baker n’avait pensé qu’on lui demanderait de vivre à Hadley ! Cette idée ne lui était jamais venue, et elle restait là, debout devant son oncle, hésitant et ne sachant que lui répondre, en un mot – qu’on me pardonne une expression qui rend si bien ma pensée – complètement « aplatie » de cœur et d’esprit. Pendant qu’elle hésitait encore, sa sentence fut prononcée. — « Il y a de la place plus qu’il n’en faut pour vous ici, dit M. Bertram, et il me semble bien inutile maintenant d’avoir deux maisons et deux ménages. Vous ferez mieux de vous faire envoyer vos effets et de vous fixer ici tout de suite.

— Mais je ne peux pas quitter mon appartement de Littlebath sans donner congé trois mois à l’avance (toujours la prière du lâche : « Un long sursis, mylord juge, un long sursis ! ») — Je ne l’ai eu à si bon marché qu’à cette condition-là.

— Il ne sera pas difficile de le sous-louer à cette époque de l’année, répondit M. Bertram en grommelant.

— Oh ! non, sans doute ; mais il faudrait alors donner une petite indemnité. Et puis, mon Dieu ! on ne peut pas quitter comme cela du jour au lendemain un endroit où l’on a vécu depuis si longtemps…

— Pourquoi pas ? demanda le tyran.

— Je ne sais pas ; je ne puis pas vous expliquer cela… mais on a toujours des gens à voir, et puis, tant de choses à faire, et tant de choses à emballer.

On comprendra facilement que mademoiselle Baker ne devait pas remporter la victoire dans cette lutte avec M. Bertram. Elle n’avait pas le courage de combattre, et elle l’aurait eu, que dans ce moment les moyens lui auraient manqué pour livre bataille. Mais, grâce à sa faiblesse même, elle parvint à effectuer un compromis. « Oui, certainement, dit-elle, puisque M. Bertram croyait que cela valait mieux, elle serait heureuse – très heureuse, cela allait sans dire, – de vivre avec lui à Hadley. Mais ne lui serait-il pas permis d’aller à Littlebath emballer ses effets, régler ses comptes, et dire adieu à ses amis ? » Oh ! ses amis ! Et cette horrible mademoiselle Todd !

Elle obtint ainsi un mois de grâce. Elle devait partir pour Littlebath tout de suite après la Noël, afin d’être de retour à Hadley pour s’y fixer définitivement à la fin de janvier.

Elle écrivit, à ce propos, une lettre un peu plaintive à Caroline. Elle convenait qu’il était de son devoir de rester auprès de son oncle maintenant qu’il était devenu infirme. « La vie à Hadley serait bien triste, disait-elle ; mais, quant à cela, depuis que sa chère Caroline était partie, toute vie lui semblait triste. » Elle exprimait son chagrin à la pensée de quitter ses anciens amis. Elle en nommait deux ou trois, et entre autres sir Lionel. « Ce serait une grande joie pour moi, ajoutait-elle, si je parvenais à réconcilier les deux frères, car je suis bien sûre qu’en tout état de choses sir Henry Harcourt restera toujours le préféré de M. Bertram. Quoique mademoiselle Todd prétende avoir tant d’amitié pour moi, je ne crois pas que cela me fasse grand’chose de ne plus la voir. Je ne la crois pas sincère, et elle parle vraiment trop fort. De plus, quoi qu’elle en dise, je ne suis pas bien sûre qu’elle ne cherche pas un mari. »

Mademoiselle Baker se rendit à Littlebath bien décidée à jouir du répit qu’elle avait obtenu. Quelque chose pouvait arriver. Elle ne se demandait pas quelle chose. Le vieux Bertram pouvait ne pas vivre bien longtemps, quoique assurément elle ne désirât point sa mort. Ou bien… mais jamais elle ne permit à cette dernière et vague espérance de salut de prendre une forme définie dans son esprit.

Quand mademoiselle Baker avait des affaires d’argent à régler, c’était toujours avec M. Pritchett ; aussi, lorsqu’elle passa à Londres, celui-ci vint lui remettre, selon l’habitude, le trimestre de sa pension.

— Mais, monsieur Pritchett, lui dit-elle, vous savez que dans un mois ou deux je vais vivre avec M. Bertram ?

— Oui, mademoiselle ; c’est tout naturel. J’ai toujours pensé que cela arriverait quand mademoiselle Caroline serait partie, dit Pritchett d’un ton mélancolique.

— Mais alors, dois-je prendre cet argent, pensez-vous ?

— Oh ! oui, mademoiselle ; ce n’est pas à moi de cesser un payement sans en avoir reçu l’ordre. M. Bertram n’oublie jamais rien, mademoiselle. S’il avait voulu cesser de payer, il me l’aurait dit.

— Oh ! alors, c’est très bien, M. Pritchett, dit mademoiselle Baker en se retirant.

— Un mot, s’il vous plaît, mademoiselle. Je ne vous dérange pas, n’est-ce pas, mademoiselle ? Et au ton dont Pritchett disait cela, on sentait que, dût-il lui en coûter la vie, il laisserait partir mademoiselle Baker plutôt que de la déranger.

— Pas le moins du monde, M. Pritchett.

— Eh bien ! mademoiselle, nous voyons maintenant comment les choses ont tourné – pour mademoiselle Caroline.

— Elle est maintenant lady Harcourt, vous savez.

— Oh ! oui, je sais cela, mademoiselle. Et la voix de M. Pritchett exprima une profonde affliction. Je sais bien qu’elle s’appelle lady Harcourt à présent. Je ne voulais pas lui manquer de respect, à mylady.

— J’en suis bien sûre, M. Pritchett. Qui pourrait vous en soupçonner, vous qui l’avez connue toute petite ?

— Oui, je l’ai connue toute petite. Çà, c’est bien vrai. Et vous aussi, mademoiselle, je vous ai connue toute petite.

— Il y a bien longtemps de cela, M. Pritchett.

— Oui, il y a quelques années de ça ; certainement, mademoiselle. Je ne suis plus si jeune qu’autrefois, je le sais. Ici la voix de Pritchett aurait attendri un cœur de roche. Et voilà, mademoiselle, que vous allez vivre avec monsieur maintenant ?

— Oui, je le crois.

— Eh bien ! Et M. George, mademoiselle ?

— M. George ?

— Oui, M. George, mademoiselle. Il va sans dire que ce n’est pas à moi de parler de ce qui se passe entre les jeunes messieurs et les jeunes demoiselles ; ça ne me regarde pas. Je n’y connais rien, et je n’y ai jamais rien connu, et je pense maintenant que je n’y connaîtrai jamais rien. Pourtant, ces deux-là, qui ne devaient faire qu’un, les voilà deux maintenant. Et M. Pritchett se vit forcé de s’arrêter pour reprendre haleine.

— Le mariage a été rompu, vous savez.

— Oui, le mariage a été rompu. Je ne dis rien de la chose ni de ceux qui l’ont faite. Je ne sais rien, donc je n’en dis rien. Mais voici ce que je dis : c’est que ce serait bien dur, bien injuste et bien cruel, si l’on indisposait monsieur contre M. George en faveur de sir Henry Harcourt, et cela parce que celui-ci a trouvé moyen de se faire donner un méchant bout de titre.

L’entrevue se termina par la promesse que fit mademoiselle Baker de ne rien dire qui pût nuire aux intérêts de George, mais elle ajouta qu’il lui serait tout à fait impossible de rien dire en sa faveur à M. Bertram.

— Vous pouvez être bien sûr d’une chose, monsieur Pritchett, c’est que mon oncle ne me consultera jamais au sujet de son argent.

— Il ne consultera jamais âme qui vive, mademoiselle. Il ne prendrait pas l’avis du roi Salomon quand même le roi Salomon irait tout exprès à Hadley. Tout de même vous pourriez dire en manière de conversation, n’est-ce pas, mademoiselle, comme quoi M. George n’a pas eu tort.

Mademoiselle Baker ne put que lui renouveler sa promesse de ne rien dire qui fût de nature à nuire à George Bertram.

— Il a si peu de bon sens, ce jeune homme, mademoiselle. C’est pis qu’un enfant pour l’argent. C’est pour ça que je lui porte intérêt, parce qu’il a si peu de bon sens.

En quittant M. Pritchett, mademoiselle Baker se mit en route pour Littlebath, où elle arriva bientôt sans encombre.

Elle n’y était pas depuis longtemps que sir Lionel était au courant de toutes ses nouvelles. Sans même se douter qu’elle subissait un interrogatoire, elle lui laissa bien vite voir que jusqu’à présent sir Henry Harcourt n’était pas accepté à Hadley en qualité d’héritier. Il était clair qu’une très minime portion seulement des grandes richesses de M. Bertram avait été donnée au jeune et brillant avocat. Donc, la partie n’était point encore perdue. Mais si la partie n’était point encore perdue pour sir Lionel, grâce à mademoiselle Baker, elle ne l’était pas non plus pour George. Pendant toute la période des fêtes du mariage le vieillard, au dire de mademoiselle Baker, n’avait jamais laissé échapper un reproche ou une parole de colère à l’adresse de George. Après tout, celui-ci avait peut-être, encore aujourd’hui, de plus belles chances qu’eux tous. Ah ! s’il avait voulu seulement se laisser guider par les règles de la plus vulgaire prudence, quel beau jeu il avait ! Mais, comme le disait M. Pritchett, George n’avait pas de bon sens. De plus, sir Lionel ne pouvait se dissimuler que son frère ne sanctionnerait jamais son mariage avec mademoiselle Baker. Quelque généreuses que fussent les intentions de M. Bertram à l’égard de celle-ci, il la déshériterait indubitablement, si un pareil mariage avait lieu. Si sir Lionel se décidait à épouser mademoiselle Baker, il fallait donc retarder leur union jusqu’au moment où cet insupportable vieillard aurait quitté la scène du monde, et de plus il fallait lui cacher soigneusement ce projet matrimonial.

Mais si sir Lionel se tournait du côté de mademoiselle Todd, la situation était bien différente. Avec elle, point de secret à garder, point de délai, point de crainte – si ce n’est la crainte de n’être accepté, et cette autre crainte ultérieure, mais tout aussi fondée, de ne point être maître au logis.

Après avoir bien considéré toutes ces choses et les avoir mûrement pesées dans son noble esprit, sir Lionel résolut de mettre aux pieds de mademoiselle Todd, son cœur, sa main et sa fortune. S’il était accepté, il lutterait avec tout ce qu’il se sentait d’énergie virile pour acquérir cette suprématie morale et financière qui, de par la nature et de par la loi, appartient à l’homme. Il croyait se connaître assez pour pouvoir se dire qu’une femme ne le mènerait pas facilement. Si mademoiselle Todd le refusait – et il fallait bien admettre cette possibilité – il se tournerait incontinent du côté de mademoiselle Baker. Quelque parti qu’il prît, il devait se hâter, car dans un mois mademoiselle Baker ne serait plus là. Quant à l’aller chercher à Hadley, la chose était au-dessus de son courage, quelque grand qu’il fût. En un mois de temps tout devait être fait. Si l’honneur de s’appeler lady Bertram devait échoir à mademoiselle Baker, elle devait consentir, après avoir accepté sir Lionel, à porter pendant quelque temps encore sa ceinture de vestale et à attendre patiemment la mort de l’insupportable vieillard.

La besogne de sir Lionel devant être faite dans l’espace d’un mois, dès qu’il eut mûri ses projets, il résolut sagement de se mettre tout de suite à l’œuvre.

Donc, un certain lundi, vers deux heures de l’après-midi, il se rendit place du Paragon. Il savait qu’à cette heure il trouverait mademoiselle Todd, car elle prenait son goûter à une heure et demie. Pour l’exactitude en ce qui touchait les repas, mademoiselle Todd aurait pu servir d’exemple à toutes les dames de Littlebath.

Nous avons déjà eu occasion de décrire l’extérieur de sir Lionel. Il était fort bien conservé pour son âge. Il se tenait très droit, marchait d’un pas ferme et relevé, et possédait cette tenue digne et martiale qui, depuis César jusqu’au duc de Wellington, a toujours paru l’accompagnement naturel d’un nez en bec d’aigle.

Il était en général très soigné dans sa mise, et, en cette occasion, il y avait beaucoup réfléchi ; mais, toutes réflexions faites, il s’était dit qu’il valait mieux ne pas faire de sacrifices extraordinaires aux grâces. S’il s’était agi de mademoiselle Baker, un coup de fer donné aux favoris, un habit tout neuf sortant des mains du tailleur, auraient pu faire leur effet ; mais si mademoiselle Todd devait être charmée, ce ne serait ni par des favoris frisés ni par des habits neufs : l’homme naturel, l’homme sans apprêt devait la conquérir.

L’homme sans apprêt sonna donc à la porte du n° 1, place du Paragon. Mademoiselle Todd était chez elle. Il monta au salon où il trouva, non seulement mademoiselle Todd, mais encore la vénérable madame Shortpointz. Ces dames réglaient les préliminaires d’une partie de whist qui devait avoir lieu le soir même.

— Ah ! sir Lionel, comment ça va-t-il ? Asseyez-vous. C’est bon, ma chère, – mademoiselle Todd appelait tout le monde, « ma chère ». — J’y serai à huit heures. Mais rappelez-vous que je ne veux pas être à la même table que lady Ruth ou mademoiselle Ruff. Ainsi parlait mademoiselle Todd qui, grâce à ses petits soupers et à sa grosse voix, commençait à exercer à Littlebath un pouvoir autocratique.

— C’est entendu, mademoiselle Todd. Lady Ruth…

— C’est bon, je ne demande que cela. Et tenez ! Voilà justement sir Lionel ! Quelle chance ! Sir Lionel, voici une occasion qui s’offre pour vous d’être poli et de vous rendre très utile. Donnez donc le bras à madame Shortpointz jusque chez elle. Sa nièce devait venir la chercher, mais il y a eu quelque malentendu, et madame Shortpointz n’aime pas à rentrer à pied toute seule. Voyons, sir Lionel…

Sir Lionel essaya de se dérober à cet ordre, mais ce fut en vain. Il dut céder et partir en donnant le bras à la vieille madame Shortpointz ! Il faut avouer qu’il était un peu dur pour un homme de l’âge et de la position de sir Lionel d’être pris de la sorte dans un pareil moment, et cela, parce que cette petite coquette de Maria Shortpointz avait voulu aller à la promenade pour voir passer à cheval le jeune M. Garded en habit rouge de chasse et en bottes crottées, au lieu de venir chercher sa tante chez mademoiselle Todd. Il aurait volontiers permis à la pauvre vieille de tomber et de se casser la jambe s’il n’avait pensé qu’un pareil accident retarderait encore l’heure de sa délivrance. Madame Shortpointz demeurait de l’autre côté de la ville, et son pas, toujours fort lent, se ralentit encore davantage ce jour-là, car elle était au bras d’un chevalier. Enfin on arriva chez elle, et l’aimable colonel, après avoir repoussé dédaigneusement l’offre de la bonne dame d’entrer pour prendre un biscuit et un verre de vin, retourna place du Paragon sur les ailes de l’amour – dans un cabriolet de place qui lui coûta trente sous.

Mais il arriva trop tard. Mademoiselle Todd était sortie en voiture depuis trois minutes, et ce jour tout entier se trouva en conséquence perdu.

Le lendemain, mardi, était le jour où il faisait d’ordinaire sa visite à mademoiselle Baker. Mais, pour cette fois, mademoiselle Baker fut négligée. À la même heure que la veille il sonna de nouveau à la porte de mademoiselle Todd. Il fut admis, et cette fois il la trouva seule. C’était chose fort rare, et il fallait profiter sans retard d’instants si précieux. Sir Lionel, avec le tact militaire qui le distinguait à un si haut degré, se dit tout de suite qu’il tirerait parti de sa défaite de la veille pour assurer la victoire du jour. Il saurait mettre à profit madame Shortpointz elle-même.

Quand des hommes, qui ont dépassé la soixantaine, font la cour à des femmes qui ont atteint la quarantaine, il est naturel qu’ils se pressent un peu plus que des amoureux plus jeunes. Le temps est derrière eux, au lieu qu’il est devant les autres ; il les pousse et les force à se décider promptement. D’ailleurs, sir Lionel et mademoiselle Todd étaient gens l’un et l’autre à savoir fort nettement ce qu’ils voulaient.

— Vous avez été bien cruelle pour moi hier, dit sir Lionel en choisissant un siège qui n’était ni trop rapproché ni trop éloigné de celui de mademoiselle Todd.

— Moi ! ah ! oui, à propos de cette pauvre madame Shortpointz ? Ha ! ha ! ha ! pauvre vieille ! Elle n’a pas été de cet avis-là, je crois. Il faut se rendre utile quelquefois, vous savez, sir Lionel.

— Sans doute, mademoiselle, sans doute. Mais hier, justement, cela m’a fort contrarié. J’aurais voulu voir madame Shortpointz pendue, – n’importe où plutôt qu’à mon bras, je vous assure.

— Ha ! ha ! ha ! cette pauvre madame Shortpointz ! Et elle qui ne parlait que de vous hier au soir ! « Un vrai type de beauté mâle, » voilà ce qu’elle disait de vous. Parole d’honneur ! Ha ! ha ! ha !

— Elle est trop aimable.

— Et nous nous sommes tant moquées d’elle, à propos de vous ! Mademoiselle Singleton l’a même appelée lady Bertram. Vous n’avez pas d’idée comme nous sommes facétieuses, nous autres vieilles, quand nous nous trouvons entre nous ! Il n’y avait pas là un seul homme, si ce n’est M. Fuzzibell, et il ne compte pas. Mais il faut vous dire, sir Lionel, qu’une certaine amie à vous n’a pas eu l’air d’être très contente quand on a appelé madame Shortpointz lady Bertram.

— Cette amie, était-ce vous, mademoiselle Todd ?

— Moi ! ha ! ha ! ha ! Non, ce n’était pas moi ; c’était mademoiselle Baker. Et savez-vous, sir Lionel, dit mademoiselle Todd – qui, en cette occasion, fit pour son amie ce que celle-ci n’eût certes pas fait pour elle – savez-vous que mademoiselle Baker est, pour son âge, une des personnes les plus agréables de Littlebath ? Je ne l’ai jamais vue plus à son avantage que hier au soir.

Certes, mademoiselle Todd faisait preuve là d’un bon et aimable naturel, mais sir Lionel en tira un mauvais augure pour ses projets.

— Oui, oui, elle très agréable ; mais je connais une autre personne, mademoiselle, qui l’est cent fois plus. Et sir Lionel rapprocha un peu sa chaise de celle de mademoiselle Todd.

— Madame Shortpointz, sans doute ? Ha ! ha ! ha ! Enfin ! chacun son goût en ce monde.

— Me serait-il permis de vous parler sérieusement pendant cinq minutes seulement, mademoiselle Todd ?

— Oh ! mon Dieu, oui ! pourquoi pas ? Mais ne me dites pas de secrets, car je ne vous les garderais pas, je vous en préviens.

— J’espère que ce que j’ai à vous dire ne devra pas rester secret longtemps. Vous me plaisantez à propos de mademoiselle Baker ; mais pouvez-vous réellement croire que mon affection soit placée là ? Vous avez dû, je crois, deviner…

— Personne n’est si maladroit que moi pour deviner quoi que ce soit.

— Je ne suis pas un jeune homme, mademoiselle Todd…

— Non ; mais elle, non plus, n’est pas une jeune femme. Elle ne doit pas être loin de la cinquantaine. Sous ce rapport, ce serait très convenable.

— Je ne pense pas à mademoiselle Baker, mademoiselle.

— Tiens ! vraiment ! Moi qui me figurais que c’était à elle que vous songiez ! Eh bien ! je vous dirai une chose, sir Lionel : si vous voulez une femme pour vous soigner, vous ne pourrez pas mieux trouver – une bonne, aimable, avenante petite femme qui n’a aucune des petitesses de Littlebath, et qui, par contre, doit avoir un peu d’argent, à ce que je suppose. Que pourriez-vous faire de mieux que de songer à elle ? (Si mademoiselle Baker avait pu entendre son amie, combien son cœur se serait adouci envers elle !)

— Vous dites tout cela pour me mettre à l’épreuve. Je vous devine.

— Vous mettre à l’épreuve, vous ? Mais ce que je veux, au contraire, c’est que vous mettiez mademoiselle Baker à l’épreuve.

— En effet, je vais tenter une épreuve, comme vous le dites… comme vous le dites. Mais ce n’est pas avec mademoiselle Baker, et je pense que vous devez vous en douter.

Sir Lionel s’arrêta pour recueillir ses idées et embrasser d’un coup d’œil la situation, afin de reconnaître le point vulnérable sur lequel il devait diriger l’attaque. Mademoiselle Todd restait silencieuse. Elle prévoyait maintenant ce qui allait venir, et elle savait que les lois de la politesse exigeaient qu’elle laissât parler sir Lionel tout à son aise. Celui-ci rapprocha encore sa chaise, – elle se trouvait maintenant très près de celle de mademoiselle Todd, – et commença ainsi :

— Chère Sarah !… Il serait difficile de dire comment et par quels moyens sir Lionel avait appris que mademoiselle Todd s’appelait Sarah. Elle signait toujours : S. Todd, et il ne l’avait bien certainement jamais entendu nommer de son petit nom par personne. Toujours est-il que le fait lui donnait raison. Elle avait été très positivement baptisée du nom de Sarah.

— Chère Sarah !…

— Ha ! ha ! ha ! Ha ! ha ! ha ! fit mademoiselle Todd en laissant retentir son terrible rire qui la secouait tout entière, pendant qu’elle se rejetait dans le coin du canapé où elle était assise. Cela n’était pas poli de sa part, et sir Lionel en fut naturellement froissé. Quand on appelle pour la première fois la dame de ses pensées de son nom de baptême, il n’est point agréable de voir cette petite liberté tournée en ridicule : on aimerait infiniment mieux se la voir reprocher comme un crime.

— Ha ! ha ! ha ! continua mademoiselle Todd en éclatant de nouveau, et de plus en plus fort ; je crois qu’on ne m’a jamais appelée comme cela depuis le jour de ma naissance. Cela semble si drôle. Sarah ! Ha ! ha ! ha !

Sir Lionel resta muet. Que dire quand on accueillait ainsi ses petites tendresses ?

— Appelez-moi Sally, si vous y tenez, sir Lionel. Mes frères, mes sœurs, mes oncles, mes tantes, tout ce monde-là me nomme et m’a toujours nommée Sally. Mais Sarah ? Ha ! ha ! ha ! Voyons ! si vous m’appeliez Sally, sir Lionel ?

Sir Lionel fit un effort, mais il ne put parvenir à la nommer Sally ; ses lèvres se refusaient, pour l’instant, à former ce son.

Pourtant, le sujet était entamé, et il devait parler. Si un jour elle devenait sa femme, il l’appellerait Sarah ou Sally, ou il lui donnerait tout autre nom que lui inspirerait le sentiment du moment. Quand ce jour-là viendrait, peut-être serait-ce à son tour de rire ; mais, en attendant, il avait fait le plongeon, et il fallait nager avec le courant.

— Mademoiselle Todd, vous connaissez mes sentiments, et j’espère que vous ne les désapprouvez pas. Nous nous connaissons depuis quelque temps, et nous nous sommes réciproquement goûtés et appréciés, j’aime à le croire. Mademoiselle Todd fit un petit salut de tête, mais elle ne dit rien. Elle comprenait qu’il fallait laisser parler sir Lionel, puisque l’affaire était sérieuse, et qu’ensuite elle pourrait répondre. Elle se borna donc à incliner la tête, en signe d’acquiescement poli à la remarque de sir Lionel.

— Je l’ai du moins espéré, chère mademoiselle Todd… – il avait pris un instant de réflexion, et s’était décidé à abandonner entièrement, pour l’instant, cette appellation de Sarah.— Quant à moi, je puis assurer qu’il en a été ainsi. Auprès de vous, je me sens heureux et à mon aise. J’approuve et j’admire votre manière de penser et de vivre (ici mademoiselle Todd s’inclina de nouveau), et… et… ce que je veux dire, c’est qu’il me semble que nous vivons l’un et l’autre un peu de la même façon.

Mademoiselle Todd, qui savait tout ce qui se passait à Littlebath, et qui était au courant de tous les commérages, même les plus petits, de l’endroit, connaissait probablement mieux la façon de vivre de sir Lionel que celui-ci ne le supposait. Dans des endroits tels que Littlebath, les personnes du genre de mademoiselle Todd ont des sources d’informations qui semblent presque miraculeuses. Pourtant elle ne dit rien. Elle se contenta de penser que sir Lionel se trompait singulièrement en faisant cette remarque sur la similitude de leurs genres de vie.

— Je ne suis pas un jeune homme, poursuivit sir Lionel. Mon frère, vous le savez, est très vieux, et il n’y a entre nous que quinze ans de différence (en ceci, sir Lionel se trompait : il n’y avait en réalité qu’une différence de dix années). — Vous, au contraire, vous avez à peine dépassé la jeunesse.

— J’ai eu quarante-cinq ans au mois de novembre, dit mademoiselle Todd.

— Alors il y quinze ans de distance entre nous (le lecteur voudra bien mettre le mot vingt à la place de quinze). Pourrez-vous passer là-dessus et m’accepter, tout vieux que je suis, pour le compagnon de votre vie ? Quant à la fortune…

— Mon Dieu ! sir Lionel, ne vous embarrassez pas de cela ni de votre âge non plus. Si je voulais me marier, je prendrais aussi volontiers un vieillard qu’un jeune homme, peut-être même plus volontiers ; et, pour ce qui est de l’argent, j’en ai assez pour moi, et je pense que vous êtes dans le même cas. Pourtant mademoiselle Todd avait entendu parler d’un certain gros compte chez le loueur de voitures, et elle n’ignorait pas que le groom si élégant qui ne quittait jamais d’un instant le phaéton de sir Lionel était un garde du commerce travesti, chargé de ramener tous les jours l’équipage chez le fournisseur. — Le fait est, ajouta-t-elle, que je ne veux pas me marier.

— Voulez-vous dire que vous préférez vivre à jamais dans la solitude ?

— Oh ! quant à la solitude, je ne suis point un Robinson Crusoé, et je ne lui ai jamais reconnu de charmes. Mais, bon Dieu ! sir Lionel, on ne me laisse jamais dans la solitude, moi ! Je ne suis jamais seule. Ma sœur Patty a quinze enfants. J’en pourrais prendre la moitié chez moi, si je voulais.

Ce nouveau point de vue calma jusqu’à un certain point l’ardeur de sir Lionel. — Et vous êtes tout à fait décidée ? dit-il d’une voix où se trahissait une sentimentalité expirante.

— Décidée à quoi ? À prendre les enfants de Patty ? Non, ma foi ! je trouve plus commode de payer le prix de leur pension.

— Mais vous êtes tout à fait décidée, je veux dire, à… à… à ne me donner aucune réponse favorable ?

— À propos de mariage ? Pour ce qui est de cela, sir Lionel, j’ai tout à fait pris mon parti. Je suis mademoiselle Todd, et mademoiselle Todd je reste. À vous parler franc, j’aime assez à jouer le premier rôle chez moi, à être le numéro un, comme on dit chez nous. Lady Bertram, j’en suis persuadée, sera une femme très heureuse et très enviable, mais je me figure que chez vous elle sera le numéro deux. Qu’en pensez-vous, sir Lionel ?

Sir Lionel sourit et regarda le parquet, puis releva les yeux, mais il ne contredit pas la supposition. — Enfin, dit-il, j’espère que nous resterons amis.

— Certainement. Pourquoi pas ? répondit mademoiselle Todd.

Et là-dessus ils se quittèrent. Sir Lionel prit sa canne et son chapeau et s’en alla.

CHAPITRE XXXII

SIR LIONEL SE REMET EN CAMPAGNE.

Mademoiselle Todd lui donna une poignée de main en partant, puis elle mit son chapeau et son manteau et monta en voiture.

Elle éprouvait au fond du cœur une certaine satisfaction triomphante à la pensée que sir Lionel avait voulu l’épouser, car elle était femme après tout ; mais son sentiment dominant fut de l’aversion pour lui parce qu’il n’avait pas songé à épouser mademoiselle Baker. Elle surveillait le brillant colonel depuis un an, et elle savait avec quelle tendresse il pressait la main de cette pauvre mademoiselle Baker. Il est vrai qu’il pressait aussi la sienne ; mais qu’importe ? Elle se moquait souvent des autres, et elle avait pris son parti de ce que les autres tâcheraient de se moquer d’elle à leur tour. Si sir Lionel ou tout autre, homme ou femme, se jouait d’elle, elle se sentait de force à leur rendre la monnaie de leur pièce. Mais mademoiselle Baker, c’était autre chose ; et, dans l’opinion de mademoiselle Todd, sir Lionel était tenu de lui faire une offre de mariage.

Il est à peu près prouvé qu’on ne touche pas à la boue sans se salir. Mademoiselle Todd y touchait depuis bon nombre d’années et il est indubitable qu’elle n’avait pas échappé à toute souillure. Mais la tache chez elle n’était ni indélébile ni même bien profonde. Elle ne passait pas l’épiderme. C’était une de ces éclaboussures dont l’eau et le savon ont raison. Ajoutons que sa franchise et sa bonté de cœur, ainsi que son amour du prochain, devaient toujours lui fournir, en fin de compte, les moyens de se purifier.

Elle était non-seulement du monde, elle était fort mondaine. Que sir Lionel fût un vieux roué, et qu’elle le sût, cela ne la scandalisait nullement. Il y avait à Littlebath et ailleurs, beaucoup de vieux roués, et mademoiselle Todd les avait plus d’une fois rencontrés sur son chemin. Elle les voyait sans horreur, les accueillait sans honte, et lorsqu’elle en parlait, c’était plutôt en riant qu’en frémissant. Dans son idée, un roué comme sir Lionel s’amenderait par le mariage ; mais elle n’entendait pas que ce fût avec elle. Elle n’était pas femme à se fier à un sir Lionel quelconque.

Elle avait aussi rencontré la rouerie chez les personnes de son propre sexe – si tant est que l’improbité dans les affaires d’intérêt, l’égoïsme, l’indélicatesse, la vanité, l’absence de religion et les faux semblants, de toute espèce, joints à l’âge, peuvent donner droit au titre de rouée. Elle avait été souvent entourée de vieilles rouées de cette sorte. Elle savait rire avec elles, leur donner des dîners, leur faire des visites et se laisser gagner son argent, sans se sentir abaissée par le contact. Une telle société ne l’humiliait pas, et pourtant elle n’en faisait pas partie réellement. Elle manquait de raffinement, mais elle n’était ni improbe, ni égoïste, ni vaniteuse, ni irréligieuse, ni fausse.

Telle qu’elle était, et avec le caractère que nous lui connaissons, mademoiselle Todd ne jugea pas nécessaire de montrer de l’indignation quand sir Lionel lui fit sa proposition, mais elle n’en fut pas moins très fâchée contre lui, pour le compte de mademoiselle Baker. Pourquoi l’avait-il trompée, cette pauvre femme, tout en se rendant ridicule lui-même ? S’il avait eu le moindre discernement, le moindre esprit, n’aurait-il pas compris d’avance quelle sorte de réponse il s’attirerait en offrant ses vœux et ses soupirs place du Paragon ? Il devait bien savoir qu’on ne l’y avait jamais accueilli avec une faveur spéciale, et qu’on n’avait jamais cherché à l’y attirer par aucune séduction. Il n’avait pas été renvoyé quand il s’était présenté : voilà tout. Donc, tout en mettant son chapeau, mademoiselle Todd prit la résolution de punir sir Lionel.

Mais quand elle accusait son prétendant, de manquer de discernement, elle ignorait ses véritables projets. Elle ne se doutait pas des calculs profonds auxquels il se livrait. Si elle avait su la vérité, il est probable qu’elle n’aurait pas agi comme elle le fit. Toujours est-il qu’en montant en voiture, elle dit à son cocher de la conduire avenue de Montpellier.

En arrivant, elle trouva au salon mademoiselle Baker et mademoiselle Gauntlet – non pas notre amie Adela, mais bien sa tante, mademoiselle Pénélope Gauntlet qui était enfin revenue à Littlebath.

— Eh bien ! mesdames, dit mademoiselle Todd en entrant d’un pas assuré et avec un air tout épanoui, me voici ! et je vous apporte des nouvelles.

Elles virent toutes deux du premier coup d’œil que mademoiselle Todd disait vrai, et qu’elle apportait en effet, des nouvelles. Entre mademoiselle Pénélope Gauntlet et mademoiselle Todd, il n’y avait jamais eu grande cordialité. Celle-ci appartenait, comme nous l’avons dit, au monde des mondains ; tandis que mademoiselle Gauntlet faisait partie du troupeau pieux du révérend Dr Snort. Mademoiselle Baker servait en quelque sorte de trait d’union entre elles. Mais enfin puisque ces trois dames se trouvaient réunies, et puisqu’il était évident que mademoiselle Todd avait des nouvelles à raconter, les deux autres ne demandaient pas mieux que de l’écouter.

— Devinez, mesdames, dit-elle en s’asseyant et en remplissant tout un fauteuil de son ample et florissante personne, devinez ce qui m’est arrivé aujourd’hui ?

— Peut-être que le docteur est allé vous voir, dit mademoiselle Pénélope – qui, en disant cela, ne pensait point, au médecin de Littlebath, mais bien au docteur Snort, et qui se disait que mademoiselle Todd venait peut-être leur annoncer sa propre conversion.

— Mieux que dix docteurs, ma chère, – ici mademoiselle Pénélope se redressa d’un air scandalisé – mieux que vingt docteurs ! J’ai reçu une offre de mariage. Que pensez-vous de cela ?

Mademoiselle Pénélope paraissait penser à beaucoup de choses. Elle pensait certainement, entre autres choses, que, si pareil accident lui était arrivé, à elle, elle n’en aurait pas parlé d’un ton semblable et devant un semblable auditoire. Son visage, toujours long et mince, sembla s’allonger et s’amincir encore, et elle resta la bouche entr’ouverte, attendant la suite des nouvelles.

Mademoiselle Baker devint un peu rouge, puis un peu pâle, puis elle rougit de nouveau. Elle étendit la main et serra le bras du fauteuil sur lequel elle était assise, mais elle ne dit rien. Son cœur devinait que l’offre de mariage avait été faite par sir Lionel.

— Vous ne me félicitez pas, mesdames ? reprit mademoiselle Todd.

— Mais vous ne nous avez pas dit si vous aviez accepté, dit mademoiselle Pénélope.

— Ha ! ha ! ha ! Voilà le malheur ! Non, je n’ai pas accepté. Mais, parole d’honneur ! l’offre a été faite.

Alors ce n’était pas sir Lionel, se dit mademoiselle Baker en lâchant le bras du fauteuil. Elle sentait que son sang recommençait à circuler, et revenait au cœur.

— Et c’est là tout ce que nous devons savoir ? demanda mademoiselle Pénélope.

— Mais non, vous saurez tout, mes chères amies. J’ai prévenu mon amoureux que je ne savais pas garder un secret. Mais je veux que vous ayez le plaisir de deviner. Voyons, mademoiselle Baker, qui était-ce, pensez-vous ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, dit mademoiselle Baker d’une voix faible.

— M. O’Callaghan, peut-être ? dit mademoiselle Pénélope, qui n’était pas sans savoir que les jeunes ministres très ardents et très évangéliques ont souvent besoin d’augmenter leurs revenus.

— Monsieur O’Callaghan ! s’écria mademoiselle Todd en se redressant avec dédain. Allons donc ! celui dont je vous parle aurait fait de moi une milady. Lady… Voyons ! qui pensez-vous que c’était, mademoiselle Baker ?

— Est-ce que je puis savoir ? dit la pauvre mademoiselle Baker. Mais elle savait, à n’en pouvoir plus douter, qu’il s’agissait de sir Lionel. Enfin ! les choses auraient pu être pires encore, – elle se l’avouait.

— Est-ce sir Lionel Bertram ? dit mademoiselle Pénélope.

— Ah ! je vois que vous savez à quoi vous en tenir sur les hommes de Littlebath, mademoiselle Gauntlet. Vous avez raison : c’est sir Lionel. Voilà un triomphe, j’espère !

— Et vous l’avez refusé ? reprit mademoiselle Pénélope.

— Sans doute. Est-ce que vous croyez, par hasard, que je l’aurais accepté ?

Mademoiselle Pénélope ne répondit pas. Elle éprouvait un sentiment très mélangé. Ce que lui disait mademoiselle Todd la laissait à la fois incrédule et étonnée. Les femmes, arrivées à un certain âge sans avoir pris de mari, sont toujours convaincues – quel que soit, du reste, leur propre sentiment à l’égard du mariage – que d’autres femmes, dans la même position, se marieraient tout de suite si elles en trouvaient l’occasion. Pénélope ne voulait pas croire que mademoiselle Todd eût refusé sir Lionel tout en s’émerveillant de ce refus surprenant. De toutes façons, ses devoirs lui étaient clairement indiqués par la situation. Littlebath – ou, du moins, cette coterie de Littlebath à laquelle elle appartenait – saurait à quoi s’en tenir avant le soir. Elle se leva donc, et, tout en s’excusant d’avoir prolongé sa visite à mademoiselle Baker d’une manière si déraisonnable, elle partit en toute hâte pour accomplir diligemment son œuvre de nouvelliste.

— Eh bien ! qu’en pensez-vous, ma chère ? dit mademoiselle Todd, dès qu’elle se trouva seule avec son amie.

Il était assez singulier que mademoiselle Todd, qui était fort bonne d’ordinaire, et qui voulait tout particulièrement du bien à mademoiselle Baker, eût communiqué si rudement à celle-ci une nouvelle qui devait la blesser et lui faire de la peine. Mais elle n’avait pas envisagé la chose de ce côté-là. Elle n’avait songé qu’à punir sir Lionel de sa sottise et de sa fausseté. Elle l’avait deviné – non pas tout à fait, mais jusqu’à un certain point – et elle croyait voir qu’il avait mené un jeu double entre deux femmes pour finir par l’abandon de celle qui était la moins riche. Il ne lui était pas venu à l’idée qu’après avoir offert de l’épouser, il irait se proposer à mademoiselle Baker. Si elle avait pu prévoir pareille chose, il est certain qu’elle aurait laissé celle-ci prendre sans molestation sa chance d’un mari.

Mademoiselle Baker poussa un long soupir. Maintenant que mademoiselle Gauntlet était partie, elle se sentait un peu plus à l’aise pour parler, mais, malgré tout, il lui semblait bien difficile de répondre. Du fond de son excellent cœur, elle pardonna tout de suite à mademoiselle Todd. Entre son amie et ce perfide, il ne devait pas y avoir de mariage ; donc, la glace une fois rompue, elle ne demandait pas mieux que de causer de tout cela. Mais comment rompre la glace ?

— J’ai toujours pensé qu’il le ferait, dit-elle enfin.

— Vraiment ? reprit mademoiselle Todd. C’est certain qu’il venait très souvent, et je ne savais trop pourquoi. Quelquefois je m’imaginais que c’était pour me parler de vous.

— Oh non ! dit mademoiselle Baker d’une voix plaintive.

— Je ne lui ai pas donné le moindre encouragement, pas le moindre ; je l’envoyais à droite, à gauche, je cherchais à m’en débarrasser de mille manières. Quelquefois j’ai pensé… Ici mademoiselle Todd hésita.

— Vous avez pensé… quoi donc ?

— Voilà ! je ne voudrais pas être malveillante ; mais, s’il faut parler franchement, j’ai quelquefois pensé qu’il voulait m’emprunter de l’argent et qu’il ne savait trop comment s’y prendre.

— Emprunter de l’argent ?

— Je n’en sais rien ; je vous dis seulement l’idée qui m’est venue. Il ne m’a jamais rien emprunté.

Mademoiselle Baker soupira de nouveau, et il y eut une courte pause dans la conversation.

— Mais, mademoiselle Todd…

— Eh bien ! ma chère ?

— Pensez-vous que…

— Si je pense que… Quoi ? Allons, ma chère, parlez-moi franchement ; vous le pouvez. Si vous avez quelque secret, vous, je vous le garderai.

— Mon Dieu ! je n’ai pas de secret… seulement ceci : croyez-vous que sir Lionel soit… soit pauvre… assez pour avoir besoin d’emprunter de l’argent ?

— Pauvre ? voilà ! je ne sais pas au juste ce que vous appelez pauvre. Tout le monde sait qu’il est gêné. Je pense qu’il a un bon revenu, mais qu’un peu d’argent comptant ne lui ferait pas de mal. Enfin, il est certain qu’il est endetté jusqu’aux oreilles.

Une nouvelle lumière sembla poindre dans l’esprit de mademoiselle Baker. — Je le croyais si respectable, dit-elle enfin.

— Hum-m-m ! fit mademoiselle Todd, qui avait de l’expérience.

— Eh ? fit mademoiselle Baker, qui n’en avait pas.

— Il faut savoir ce qu’on entend par respectable, dit mademoiselle Todd.

— Je croyais vraiment qu’il était si… tellement…

— Hum-m-m ! fit de nouveau mademoiselle Todd en hochant la tête.

Alors il s’engagea entre ces deux dames une petite conversation, mais à voix si basse, qu’il m’est impossible de la rapporter ici. Tout ce que j’en puis dire, c’est que mademoiselle Todd y jouait, de beaucoup, le plus grand rôle.

Quand elle fut terminée, mademoiselle Baker poussa un nouveau soupir, plus long et plus profond encore que les précédents.

— Mais, vous savez, ma chère, dit mademoiselle Todd de sa voix la plus consolante et en reprenant le diapason ordinaire de la conversation, rien ne fait plus de bien que le mariage à un homme de cette sorte.

— Vraiment ? dit mademoiselle Baker.

— Certainement ; si sa femme sait le conduire.

Et là-dessus, mademoiselle Todd s’en alla laissant à mademoiselle Baker ample matière à réflexion. Celle-ci avait complètement pardonné à son amie, mais elle sentait qu’elle ne pourrait jamais pardonner tout à fait à sir Lionel. « M’avoir trompée ainsi ! » se disait-elle en se rappelant l’idée erronée qu’elle s’était faite de sa grande « respectabilité. » Malgré tout, ce n’était peut-être pas de cette déception-là qu’elle lui en voulait le plus au fond du cœur.

Sir Lionel se sentait assez mal à l’aise quand il quitta la place du Paragon pour retourner chez lui. Il n’avait pas pu compter avec quelque certitude sur un succès auprès de mademoiselle Todd, néanmoins il était fort désappointé. De plus, tout en marchant, il commençait à croire que ses propres scrupules pourraient bien faire obstacle à cet autre mariage, à ce pis-aller, à cette seconde corde à son arc qu’il tenait en réserve. Lorsqu’il avait formé ses petits projets intérieurs, lorsqu’il avait décidé, à part lui, que, si mademoiselle Todd le repoussait, il s’adresserait incontinent à mademoiselle Baker, l’idée ne lui était pas venue que ses propres sentiments pourraient se révolter contre une telle façon d’agir. La chose n’était pourtant que trop certaine. Il s’apercevait qu’après avoir parlé de sa « chère Sarah, » il aurait plus de peine qu’il ne l’avait pensé à s’adresser tout de suite à sa « chère Mary. »

Il s’alla coucher en se disant, pour se consoler, que ces scrupules absurdes s’évanouiraient avant le lendemain. Mais le matin vint – son matin à lui, vers une heure de l’après-midi – et il se trouva dans les mêmes dispositions. Il lui fut impossible d’aller voir mademoiselle Baker ce jour-là.

Il se sentait mécontent de lui-même. Il s’était cru doué d’une plus grande fermeté de caractère, et maintenant qu’il reconnaissait sa faiblesse, il s’en irritait, comme tous les hommes en présence de leurs défauts. Il se promit d’aller, dès le lendemain, chez mademoiselle Baker, et se coucha de fort bonne heure, en mettant toutes ses hésitations sur le compte d’une mauvaise digestion. Sir Lionel calomniait en cela les plus solides organes digestifs dont un être humain ait jamais été doué à l’âge de soixante ans.

Le lendemain, vers deux heures, il s’habilla avec soin pour entrer en campagne, avenue de Montpellier ; mais, sa toilette faite, il se trouva de nouveau démoralisé. Le cœur lui manquait. Il avait beau se redire qu’avec mademoiselle Baker il n’y avait pas de doutes à concevoir et qu’elle l’accepterait à coup sûr. Il n’aurait qu’à sourire, et son sourire lui serait rendu. Il n’aurait qu’à dire « chère Mary », et ce regard si doux s’abaisserait vers la terre, et la bataille serait gagnée.

Et pourtant, il ne pouvait pas faire cela. Il se sentait malade, découragé, sans appétit. Il se regarda au miroir, et se trouva, jaune, ridé, ratatiné. Il n’était pas dans son assiette. Mademoiselle Baker devait rester encore trois semaines à Littlebath, et il lui parut décidément meilleur de ne lui soumettre son petit projet qu’au moment de son départ. Il quitterait Littlebath pendant une dizaine de jours, et il reviendrait tout ragaillardi. En conséquence, il partit pour Londres et alla s’installer chez son fils.

Au bout de dix jours, sa répugnance s’était en grande partie effacée. Pourtant le son de ce mot « Sarah » et l’éclat de rire qui l’avait accueilli résonnaient encore à son oreille. C’est une tâche difficile pour un homme de l’âge de sir Lionel que d’affecter le langage des amoureux. Il l’avait essayé et il en avait reconnu la difficulté. Il ne s’exposerait plus à ce même ennui ; il écrirait.

Il écrivit en effet. Sa lettre ne fut pas très longue. Il ne dit rien de « Mary » et se contenta d’appeler mademoiselle Baker « très chère amie ». Il n’était pas nécessaire d’en dire bien long pour se faire comprendre d’elle, et sir Lionel ne dit que tout juste ce qu’il fallait. Il ajouta seulement, par précaution, qu’il lui semblait meilleur, dans leur intérêt à tous deux, de ne communiquer la nouvelle de son offre à personne pour le moment.

Mademoiselle Baker avait presque retrouvé sa sérénité habituelle quand cette lettre lui parvint. Son chagrin avait toujours été doux et calme. Elle ne s’était livrée à aucun transport de douleur, et ses lamentations n’avaient été ni bruyantes ni violentes. Une faible et douce teinte de mélancolie s’était répandue sur elle, de sorte qu’elle avait soupiré fréquemment en prenant son thé solitaire, et elle avait oublié de tourner les feuillets de son roman. « Ne serait-ce pas meilleur, s’était-elle dit souvent, d’aller à Hadley ? Tout changement ne serait-il pas bon ? » Elle sentait maintenant tout le poids de l’absence de Caroline et se disait qu’il vaudrait mieux quitter Littlebath. On ne saurait croire combien cette affaire de mademoiselle Todd l’avait raccommodée avec l’idée d’aller vivre à Hadley.

Et voilà qu’au moment où elle se tranquillisait, quand elle était résignée et presque heureuse, il lui arrivait cette horrible lettre pour bouleverser son esprit et la rejeter dans de nouvelles complications et dans toutes sortes de difficultés ?

Elle ne s’était jamais dit, à aucune époque, que, si sir Lionel se proposait, elle l’accepterait. Elle n’avait jamais discuté la probabilité d’un pareil événement. Il est certain qu’elle l’aurait accepté quinze jours plus tôt ; mais maintenant que devait-elle faire ?

Ce n’était pas seulement que sir Lionel avait offert son cœur et sa main à une autre il y avait quinze jours à peine ; il y avait encore ce fait bien plus grave : que tout Littlebath le savait. Mademoiselle Todd, après la première explosion de sa colère comique, n’en avait plus guère parlé, mais la langue de mademoiselle Pénélope Gauntlet n’était pas resté oisive. Il est vrai que celle-ci n’avait raconté la chose qu’aux personnes pieuses de Littlebath, mais, si pieux qu’on soit, il faut bien entretenir quelques relations avec les mondains, de sorte qu’il se trouvait, en fin de compte, que toutes les dames de Littlebath savaient à quoi s’en tenir sur cette histoire de sir Lionel. Puis, il y avait d’autres difficultés. Cette conversation tenue à voix basse avec mademoiselle Todd ne lui sortait pas de l’esprit. Elle ne savait pas au juste jusqu’à quel point elle pouvait considérer, comme sa mission spéciale, la tâche de ramener dans le droit chemin un homme comme sir Lionel – ce nouveau sir Lionel que mademoiselle Todd lui avait révélé. Enfin, il avait besoin d’argent… Mais elle aussi, elle manquait d’argent !

Mais n’y avait-il pas quelque chose à dire de l’autre côté ? Il est certain que l’idée de s’appeler lady Bertram pour le reste de ses jours souriait à cette bonne mademoiselle Baker. Il lui serait doux d’entrer dorénavant dans tous les salons en la qualité de femme mariée, et de se laver ainsi du reproche que l’injustice, les préjugés et la sottise de son propre sexe, plutôt que de l’autre, attachaient à sa position actuelle de vieille fille. Être lady Bertram ! Mademoiselle Baker n’était point un ange ; il entrait dans sa composition un soupçon de vanité ; seulement, je doute que la vanité féminine ait jamais revêtu dans aucun cœur une forme plus pardonnable que chez elle.

Le mariage, se disait-elle, produirait peut-être sur sir Lionel l’effet tant souhaité de réformer sa manière de vivre ; et combien un pareil résultat serait désirable ! Quelle œuvre glorieuse pour elle que de ramener un colonel dans le droit chemin ! N’était-il pas de son devoir de l’épouser, quand ce ne serait qu’en vue de cette espérance ?

Il y avait certainement des difficultés au sujet de l’argent. Si, comme le disait mademoiselle Todd, sir Lionel avait des embarras de fortune, son revenu à elle, – ce qu’elle pouvait strictement nommer sien – ses deux mille huit cent quarante-cinq francs de rente n’iraient pas bien loin. Sir Lionel, en tout cas, montrait du désintéressement par son offre : cela, du moins, était évident.

Puis soudainement la lumière se fit dans ses pensées. Sir Lionel et son frère, l’avare de Hadley, étaient brouillés : ne pourrait-elle pas être une cause de rapprochement entre les deux frères ? Si elle devenait lady Bertram, le vieillard ne rouvrirait-il pas à sir Lionel ses bras – ses bras et peut-être sa bourse ? Et, au lieu d’agir à l’étourdie et sans y voir clair, elle résolut de poser la question au vieillard.

Il est vrai que sir Lionel lui avait recommandé de ne parler à personne de cette affaire ; mais une pareille injonction ne pouvait concerner que les étrangers. Il devait bien s’attendre à la voir consulter, en pareille occasion, ses plus anciens amis. Sir Lionel avait encore exigé une prompte réponse, et, afin de ne pas lui causer du désappointement en cela, elle se décida à interroger immédiatement M. Bertram.

Les grandes mesures veulent de grands moyens. Elle irait, elle-même à Hadley dès le lendemain, et, en attendant, elle écrivit le soir même pour annoncer sa visite à son oncle.

— Ah ! vous voilà ! vous avez donc été ennuyée de Littlebath avant le mois fini ? lui dit celui-ci en la voyant arriver.

— Je compte y retourner.

— Y retourner ? Mais alors, pourquoi, diantre, êtes-vous venue aujourd’hui ? Hélas ! il était évident que M. Bertram n’était pas dans un de ses bons jours.

Pendant cette petite conversation, mademoiselle Baker se tenait dans le vestibule pour surveiller le déchargement de son bagage. Elle avait encore son chapeau, son châle de voyage, son manteau et ses grosses bottines, et elle tenait son parapluie à la main. Il y avait dans le vestibule la domestique de M. Bertram et le cocher qui voulait se faire payer. Mademoiselle Baker avait froid, ses dents claquaient et le bout de son nez était tout rouge. En conscience, on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’elle ferait ses confidences amoureuses avec une semblable mise en scène et devant un tel auditoire.

— Que diable venez-vous donc faire ? qu’est-ce qui vous amène ? répéta le vieillard, qui se tenait à l’entrée de la salle à manger, appuyé sur ses deux béquilles. Peu lui importait, à lui, qui pouvait l’entendre ; peu lui importait le froid, ou la nature des motifs qui amenaient mademoiselle Baker. Il savait qu’un voyage de Littlebath à Londres, aller et retour, coûterait, fiacres et commissionnaires compris, une soixantaine de francs. Il savait, ou il croyait savoir, que cette dépense eût pu être évitée. Il savait que son rhumatisme le tourmentait, que son vieux corps était tout endolori, qu’il ne pouvait dormir pendant la nuit, ni aller pendant le jour dans la Cité pour voir comment marchaient les affaires ; il savait que pour lui la fin s’approchait et que le tombeau le réclamait. Il n’était pas bien surprenant que le vieux Bertram fût de mauvaise humeur.

— Je vous le dirai, si vous voulez me laisser entrer, dit mademoiselle Baker. Montez la caisse, Mary. Comment ? deux schellings et demi ? par exemple ! deux schellings, c’est bien assez. Ceci s’adressait au cocher.

Il y a lieu de croire que c’était là une parcimonie affectée par mademoiselle Baker dans le but d’apaiser M. Bertram, mais elle ne produisit pas l’effet voulu.

— Un schelling et demi, cria-t-il de toutes ses forces, debout entre ses deux béquilles. Ne lui donnez pas un liard de plus.

— Mais, monsieur, le bagage… dit le cocher.

— Bagage ! tonna le vieillard. Il pouvait être impotent de ses membres, mais il ne l’était pas des poumons, et le malheureux cocher trembla dans sa peau.

— Là ! dit mademoiselle Baker, en lui donnant insidieusement deux schellings et trois pence ; là ! je ne vous donnerai pas un sou de plus. Il est à croire qu’elle cherchait ainsi à faire croire à son oncle qu’elle était restée dans les limites d’économie qu’il avait tracées.

Enfin, elle se trouva seule avec M. Bertram. Elle avait encore le nez rouge et les pieds gelés, mais, du moins, elle était seule avec lui. Il lui était bien difficile de raconter son affaire, et elle aurait voulu, de tout son cœur, être bien loin, chez elle, à Littlebath ; mais, malgré tout, elle parla. Le courage des femmes, dans de certaines positions, dépasse celui de quelque homme que ce soit.

— Je veux vous consulter à propos de ceci, dit-elle en tirant de sa poche la lettre de sir Lionel.

Le vieillard prit la lettre, la regarda et la retourna en tous sens.

— C’est de cet escroc, n’est-ce pas ? dit-il enfin.

— Elle est de sir Lionel, dit mademoiselle Baker toute tremblante. Elle ne voyait poindre aucun indice de réconciliation fraternelle.

— Oui ; je vois d’où elle vient… mais de quoi s’agit-il ? Je ne vais pas m’amuser à lire ça. Vous pouvez me dire, je pense, de quoi il retourne.

— J’avais espéré, monsieur, que vous et lui, vous pourriez…

— Nous pourrions… et quoi donc ?

— Vous pourriez vous revoir comme des frères et des amis.

— Frères et amis ! On ne peut pas choisir son frère, mais qui voudrait se faire l’ami d’un escroc ? Et c’est là ce que dit cette lettre ?

— Pas précisément.

— Alors, quoi ? que diable !

— Sir Lionel, monsieur, m’a fait…

— Vous a fait, quoi ? Vous a fait signer une lettre de change, je pense.

— Non, non ; rien de la sorte.

— Alors, qu’est-ce qu’il vous a fait faire ?

— Il ne m’a rien fait faire ; mais il m’a écrit… une… une offre de mariage. Et la pauvre mademoiselle Baker, avec son bout de nez tout rouge, leva les yeux avec une expression si confiante, si candide et si suppliante à la fois, que tout autre que M. Bertram aurait cherché à la rassurer.

— Une offre de mariage de sir Lionel ! dit-il.

— Oui ! dit timidement mademoiselle Baker. La voici, et je suis venue vous consulter au sujet de la réponse à faire.

M. Bertram, pour le coup, prit la lettre et la lut d’un bout à l’autre.

— Bon ! fit-il en fermant les yeux et en branlant lentement la tête. Bon !

— J’ai pensé qu’il valait mieux ne rien faire sans vous voir. Et c’est là ce qui m’amène en toute hâte à Hadley.

— L’impudent, l’effronté coquin !

— Vous pensez donc que je doive refuser ?

— Vous êtes une folle, une imbécile, une sotte fieffée, vous dis-je. Telle fut la réponse de M. Bertram à cette question.

— Mais je ne savais que dire avant de vous avoir consulté, reprit mademoiselle Baker en se cachant le visage dans son mouchoir.

— Vous ne saviez que dire ? Comment ! ne savez-vous pas que c’est un escroc, un mauvais sujet, un aventurier sans le sou ! Seigneur Dieu ! Êtes-vous sotte à ce point ? Il est vraiment heureux que vous ne restiez pas toute seule à Littlebath.

Mademoiselle Baker ne chercha pas à se défendre ; elle fondit en larmes et promit à son oncle de se laisser absolument guider par lui. Sous sa dictée, elle écrivit à sir Lionel la courte réponse que voici :

 

« Hadley, janvier 184…

« Monsieur,

« M. Bertram dit qu’il me suffira de vous prévenir qu’il ne me donnerait pas un sou de son vivant, et qu’il ne me léguerait pas un sou à sa mort, si je devenais votre femme.

« Votre très dévouée,

« MARY BAKER. »

 

Le vieillard ne voulut pas qu’elle écrivît un seul mot de plus ; mais, en pliant la lettre, elle trouva moyen d’ajouter en cachette un tout petit post-scriptum pour expliquer les choses. La pauvre femme se servit des premières expressions qui lui vinrent à l’esprit.

« Il est si furieux de tout ceci ! »

Il ne fut pas permis à mademoiselle Baker de retourner à Littlebath, même pour faire ses paquets et payer les mémoires, ou pour dire adieu à ceux qu’elle quittait. Une femme de chambre fit tout cela. Vu le danger auquel elle avait échappé, M. Bertram résolut de ne plus la laisser s’exposer à la tentation.

Ainsi se termina la campagne matrimoniale de sir Lionel.

CHAPITRE XXXIII

UN PETIT DÎNER D’AMIS.

Sir Henry Harcourt s’était marié, et il avait conduit sa jeune femme à Paris et à Nice ; sir Lionel Bertram avait essayé de se marier, mais sa femme – celle, du moins, dont il avait espéré faire sa femme – s’était enfuie toute seule à Hadley ; et, pendant tout ce temps, George Bertram avait vécu solitairement dans son triste et sombre logement de Londres.

Il aurait souhaité d’être complètement solitaire ; mais, au moment où sa douleur était le plus amère, son père était venu le trouver. On se rappelle, sans doute, quelle avait été son impatience de voir ce père inconnu à l’époque de son voyage à Jérusalem ; combien il s’était vite attaché à lui, et comment il s’était laissé complètement captiver par ses manières. On se souvient qu’il avait bien aisément pardonné, au commencement, tout ce que la conduite de sir Lionel avait eu de peu paternel, et que le jour ne s’était fait que fort graduellement dans son esprit. Mais au moment où nous parlons, George y voyait clair. Il connaissait enfin son père.

George n’avait pas un esprit qui lui permît de repousser ou de modifier à volonté ce qu’il avait appris parce que cela concernait son père. Il est des gens pour lesquels les fautes d’un père, d’un frère ou d’un mari ne sont pas des fautes. De ces gens-là on est tenté de dire que, si leur jugement n’est pas des plus sains, leur cœur fait plus que de suppléer leur jugement. On reconnaît qu’ils ont tort, et pourtant on ne saurait pas les souhaiter plus perspicaces qu’ils ne sont.

Mais George Bertram n’était point ainsi fait. Il ne s’était pas hâté de blâmer son père, mais les fautes de celui-ci une fois connues, il les avait jugées et condamnées sans retour. Il s’aperçut que son oncle avait eu raison et que sir Lionel était un homme qu’il ne pouvait nullement estimer, et qu’il lui était même assez difficile d’aimer. Il comprit que l’argent était ce que recherchait son père. Il se décida, en conséquence, à lui en fournir autant que lui permettaient ses moyens, mais à ne lui donner ni son temps ni sa société.

Quand donc sir Lionel annonça son arrivée à Londres et son intention d’y passer quelque temps avec son fils, Bertram n’y vit pas une consolation. À cette époque, il était profondément malheureux. Il n’avait compris la force de son amour pour cette femme que depuis qu’elle était perdue à tout jamais pour lui ; mais, quoique faible et indécis à bien des égards, il ne l’était pas au point de s’abandonner sans résistance à une inutile douleur. Il savait que le travail seul pouvait le sauver – le travail sévère, constant, inexorable, ce grand remède à toutes nos douleurs, et l’unique moyen de nous résigner aux décrets de Dieu.

Il se mit donc au travail ; – non pas à ce travail qui consiste à lire d’une façon distraite et paresseuse un nombre voulu de pages, à faire de l’histoire à raison de deux volumes par semaine, ou de la science à raison d’un traité par jour, mais au travail le plus sérieux dont il se sentît capable, en y mettant toute sa force et toute son intelligence. Ce qu’il avait déjà publié l’avait fait connaître, mais il avait jusque-là écrit avec négligence et sous l’empire d’influences passagères, sans se préoccuper suffisamment de la forme, et sans avoir assez mûri ses conclusions. Il avait publié des choses dont il s’était senti honteux depuis, et il avait émis d’un ton magistral et dogmatique des idées qui n’étaient déjà plus les siennes. Mais il comptait s’y prendre autrement à l’avenir. Dans le temps, il avait désiré être promptement récompensé de son travail. Il s’était senti irrité à l’idée que les noms de certains de ses contemporains commençaient à être connus, et que le sien ne l’était pas. Harcourt avait déjà marqué, alors que lui n’avait fait encore qu’embrasser une profession pour l’abandonner presque aussitôt. C’étaient les précoces succès de Harcourt qui avaient fait de Bertram un auteur trop hâtif. Aujourd’hui, il comprenait que ses travaux littéraires ne lui serviraient de rien. Harcourt avait obtenu un de ces succès solides et durables dont les hommes tirent tant de jouissances, tandis que ses succès à lui n’avaient eu pour résultat que son abdication à peu près forcée de la seule position honorable qu’il eût encore acquise.

Et voilà que de nouveau le succès d’Harcourt s’imposait à lui ! Harcourt était parvenu à posséder ce trésor dont Bertram avait fait le but de tous ses efforts, ce qu’il avait regardé comme la récompense de tous ses labeurs. Et pourtant, qu’était Harcourt comparé à lui ? George se savait une âme mieux trempée, des talents plus brillants et une plus haute capacité. Il ne daignait même pas se comparer à cet homme qui l’avait distancé dans la course de la vie !

C’était pendant qu’il était en proie à ces pensées et à ces souffrances qu’il s’était mis à l’œuvre avec toute l’ardeur dont il était capable. Il ne rechercherait plus aujourd’hui, se disait-il, une prompte récompense. Son premier et principal désir était d’amortir la douleur qui lui torturait l’âme ; et plus tard seulement, si faire se pouvait, il revendiquerait sa place parmi les dignes fils de l’Angleterre, en laissant au temps le soin d’assurer cette revendication.

On comprend que, dans ces dispositions, George n’éprouvât pas une grande consolation à voir arriver son père. Sir Lionel se montrait assez irritable vis-à-vis de son fils. Il lui reprochait d’avoir mal mené sa barque, s’obstinait à lui parler de Caroline, et, chose peut-être plus pénible encore, du solliciteur général ; il le poussait sans cesse à faire des avances à son oncle en vue d’une réconciliation, et demandait enfin à emprunter, d’abord cent, puis deux cents, puis enfin trois cents francs. En ce temps-là, George n’avait que cinq mille francs de revenu fixe ; en dehors de cela, il ne possédait que ce qu’il lui restait des vingt-cinq mille francs que son oncle lui avait donnés. Cette somme une fois dépensée, il lui faudrait, ou vivre de son revenu, quelque minime qu’il pût être, ou écrire pour les libraires. Vu cet état de choses, il crut devoir refuser à son père les trois cents francs qu’il lui demandait.

— Tu pourras bien me les prêter pour deux mois, n’est-ce pas ? dit sir Lionel.

— Cela me gênerait beaucoup, répondit le fils.

— Je te les renverrai dès que je serai de retour à Littlebath, dit le père ; ainsi, si tu les as sous la main, rends-moi ce service, je t’en prie.

— Je les ai sans nul doute, dit le fils, – et il lui passa les billets. Mais je pense, mon père, que vous devriez vous rappeler l’exiguïté de mon revenu, et combien il est peu probable qu’il augmente jamais.

— Tu ne devras t’en prendre qu’à toi, alors, dit le colonel en empochant l’argent. Jamais jeune homme n’a eu une plus belle partie entre les mains, – jamais ; si tu l’as mal jouée, c’est de ta faute, – complètement de ta faute.

Sir Lionel était très réellement convaincu que son fils ne s’était pas bien conduit envers lui, et qu’il lui devait quelque réparation. Si George, pensait-il, avait seulement fait son devoir, il aurait été depuis longtemps l’héritier reconnu de son oncle, et aurait eu à sa disposition tout ce qui revient d’ordinaire à un fils respectueux et obéissant. Pour un homme du caractère de sir Lionel, il était irritant de se sentir si près de grandes richesses, et de devoir se dire qu’elles n’étaient pas à sa portée, et que probablement, hélas ! elles ne le seraient jamais.

Sir Lionel comptait attendre à Londres la réponse de mademoiselle Baker, et ce fut en effet là qu’il la reçut. Malgré sa brièveté, cette réponse était suffisamment claire. Évidemment, mademoiselle Baker avait trahi sir Lionel auprès de M. Bertram, et tout espoir d’obtenir de l’argent de ce côté-là devait être abandonné désormais. Le colonel pourrait réussir de vive voix à persuader mademoiselle Baker, mais ce ne serait là qu’un bien stérile triomphe. Si mademoiselle Baker se brouillait avec son oncle pour épouser sir Lionel, celui-ci ne trouvait plus en elle la compagne qu’il avait rêvée. Du reste, il ne tarda pas à apprendre qu’elle n’était pas encore de retour à Littlebath, et que probablement elle n’y reviendrait plus. Là-dessus, se croyant en sûreté, il y retourna lui-même, et se trouva bientôt le centre de mille petites ovations sentimentales que lui préparèrent les indiscrétions de mademoiselle Todd et de mademoiselle Pénélope Gauntlet.

Ce fut deux mois plus tard que George Bertram revit sir Henry Harcourt pour la première fois depuis le mariage. Il avait appris que sir Henry et sa femme étaient à Londres, et il avait entendu vanter les splendeurs de leur nouvelle maison d’Eaton-Square. Les journaux lui avaient dit avec quel éclat lady Harcourt avait paru à la cour, avec quelle grâce elle recevait, et combien tout le monde portait envie au jeune avocat qui, possédant déjà le talent, la renommée et une grande position, venait d’ajouter à tous ces trésors une femme belle, riche et élégante. Plus George Bertram lisait et entendait ces choses, plus il se tenait à l’écart, et plus il évitait avec soin les lieux qu’il supposait devoir être fréquentés par ces favoris de la fortune.

Dans le courant de ces deux mois, sir Henry était venu deux fois chez Bertram ; mais Bertram n’était chez lui pour personne. Il habitait un grand désert où il n’y avait d’être vivant que lui – un désert immense et aride, sans eau, et où rien ne verdissait. Il était seul. Il n’avait confié sa douleur qu’à une seule personne ; il n’avait cherché à y échapper qu’une seule fois. Mais l’effort n’avait rien produit ; le cœur ami était bien loin ; et depuis lors il avait vécu solitaire, enfermé dans son petit logement de Londres.

La rencontre eut lieu, enfin. Sir Henry ne voulait pas renoncer à ses projets de réconciliation, et il écrivit à Bertram pour lui annoncer sa visite et pour en fixer l’heure. « Caroline et vous, vous êtes cousins ; écrivit-il, et il n’y a pas de raison pour que vous soyez ennemis. Faites ce que je vous demande, si ce n’est pour moi, du moins pour elle. »

Bertram passa des heures entières les yeux fixés sur ce billet avant de pouvoir se décider à y répondre. Était-il possible qu’elle désirât le revoir ? Était-il possible que dans le premier éclat de sa splendeur et de son heureuse prospérité elle voulût se retrouver en face de lui, si triste, si misérable, si abandonné ? Pourquoi le désirait-elle ? Comment pouvait-elle le désirer ?

Puis il se demanda si, de son côté, il désirait aussi la revoir. Il s’était dit cent fois qu’il l’aimait, qu’il l’aimait comme jamais il ne l’avait aimée quand elle devait lui appartenir. Il s’était dit, plus souvent encore, qu’il ne goûterait de repos que lorsqu’elle aurait cessé d’être l’objet principal de ses pensées. Il savait à merveille qu’il ferait mieux de ne jamais la revoir ; mais, après avoir passé deux heures à débattre la question avec lui-même, il finit par écrire à sir Henry qu’il l’attendrait à l’heure dite. À partir de ce moment, il cessa tout effort salutaire ; le travail fut abandonné, et il ne resta rien de tout le progrès qu’il avait déjà accompli dans le bien.

Sir Henry fut exact au rendez-vous. Quel que fût son but, il le poursuivait toujours avec énergie. Ses devoirs étaient variés et incessants ; les heures n’étaient plus assez nombreuses pour lui, et les jours lui semblaient trop courts ; les exigences de ses clients et celles de la politique, jointes à tout ce que réclame le monde à l’égard de ceux qui occupent de brillantes positions, lui laissaient à peine le temps de dormir ; mais pourtant il lui fallait à tout prix revoir le rival malheureux qui l’eût si volontiers laissé à ses joies et à ses splendeurs ! Ces choses-là, du reste, n’ont-elles pas été expliquées il y a bien longtemps, avant même que le christianisme fût en honneur ? « Quos Deus vult perdere, prius dementat. » Ceux que Dieu veut perdre, il commence par les priver de raison.

Rien ne put égaler l’amitié doucereuse et les façons séduisantes que déploya sir Henry à l’égard de George. Il ne parla pas beaucoup du passé ; mais le peu qu’il en dit semblait indiquer qu’il croyait n’avoir obtenu la main de Caroline Waddington que parce que Bertram avait dédaigné ce bonheur. Tout grand personnage qu’il était, il s’humilia presque devant le génie de Bertram. Il parla de leur vieux parent à Hadley comme s’ils eussent été l’un et l’autre ses héritiers reconnus, ayant des droits égaux, et il termina en souhaitant que George et lui restassent amis.

— Nos routes sont bien différentes, dit Bertram, que le ton de Harcourt avait un peu touché. La vôtre sera en pleine lumière ; la mienne devra être à l’ombre.

— La plupart des hommes, s’ils sont bons à quelque chose, vivent à l’ombre pendant de certaines périodes de leur vie, dit Harcourt. Moi aussi, j’ai eu mes jours sombres, et j’en aurai sans doute encore d’autres ; mais, ni pour vous ni pour moi, l’éclipse ne peut être de longue durée.

Bertram se dit que Harcourt parlait de choses qu’il ignorait, et il sourit intérieurement en entendant cet homme heureux parler des jours sombres de sa vie. Quand donc les ténèbres avaient-elles envahi son âme ? Nous sommes disposés, tous tant que nous sommes, à croire, dans nos jours de tristesse, que jamais la nuit n’a été aussi épaisse pour les autres que pour nous.

— Je comprends vos sentiments à merveille, continua sir Henry, et j’espère que vous me pardonnerez de vous en parler franchement. Vous avez résolu de ne plus revoir Caroline : mon but est de vous faire renoncer à cette résolution. C’est aussi le désir de Caroline. Il est inadmissible que vous continuiez à fuir ainsi le monde. Votre destinée est d’être écrivain ; mais, de nos jours, la destinée des écrivains en fait des législateurs et des hommes d’État. Ils ont une grande position sociale, ils ont la fortune, et ils savent dominer de toute leur hauteur leurs inférieurs en intelligence. Voilà la carrière que nous souhaitons et que nous prévoyons pour vous, et nous espérons tous deux vous y aider de notre amitié.

Harcourt usa de toute son éloquence – éloquence qui, en ce cas, se trouva dangereusement puissante pour détruire son propre bonheur. En vérité, cet homme ne savait pas ce que c’est que l’amour – l’amour tel que le comprenaient si bien ces deux malheureux amants. Il savait que sa femme était pour lui froide – froide comme la glace. Il croyait qu’elle avait été de même pour Bertram, et que ce dernier avait rompu avec elle à cause de cela. Il admettait que pour lui-même l’amour passionné n’était pas nécessaire. Tout le monde reconnaissait que sa femme était parfaitement belle et gracieuse : donc sir Henry était satisfait. Disons-le cependant, la lune de miel avait été passablement maussade. Plus d’une fois, pendant ce temps d’épreuve, il avait été presque tenté de dire à sa femme qu’il avait payé trop cher le droit de presser sur son cœur une statue de glace. Mais il s’était contenu, et, plus tard, il se persuada qu’il était heureux quand, au milieu du tourbillon de la saison de Londres, il passait ses matinées au Palais et ses soirées au Parlement.

— Venez dîner sans façon avec nous après-demain, dit sir Henry ; comme cela la glace se trouvera rompue. George Bertram accepta ; et, à partir de ce moment, il ne fut plus question de travail pour lui.

On était au lundi, et l’invitation était pour le mercredi suivant. Sir Henry expliqua à Bertram que, par exception, il n’aurait pas besoin d’être à la Chambre avant dix heures du soir, et il ajouta qu’au petit dîner sans façon il n’y aurait d’autres convives que M. et madame Stistick et le baron Brawl, dont la famille n’était pas encore rentrée à la ville.

— Le baron vous plaira, dit Harcourt ; il parle haut et d’un ton tranchant, mais il ne crie et ne tranche pas sans raison, comme tant d’autres. Stistick est simplement assommant. D’ailleurs, vous devez le connaître. Il est le représentant de Peterloo, et il vote avec nous à la condition que quelqu’un l’écoutera une fois par semaine à peu près. Mais le baron sera là pour lui fermer la bouche.

— Et madame Stistick ? demanda George.

— J’en ai entendu parler hier pour la première fois, et Caroline est allée la voir aujourd’hui. Ç’a été une corvée pour elle, car ils demeurent au diable, presque à la campagne, je crois. Allons, à sept heures et demie, mercredi. Adieu, mon cher. Je devrais être depuis vingt minutes à Westminster, en présence du baron Brawl. Et, en disant ces mots, le solliciteur général s’élança dans la rue, se jeta dans une voiture et se mit aussitôt à parcourir son dossier, en dépit des cahots et du bruit des roues sur le pavé du Strand.

Sir Henry parti, une idée dominante s’empara de Bertram : Pourquoi Caroline avait-elle désiré de le revoir ? Dans quel but s’obstinait-elle à vouloir se rencontrer avec lui ? Ne vaudrait-il pas mieux tous deux qu’ils fussent aux extrémités opposées du monde ?

— Au fait, se dit-il, si elle n’éprouve aucun embarras, pourquoi en éprouverais-je ? Si elle a tant de force, j’en aurai aussi. J’irai, et je la reverrai.

Il laissa là son travail, et se perdit dans ses réflexions. Il en voulait à Caroline de ce qu’elle se sentait la force de le revoir. Mais, hélas ! il était en même temps à moitié heureux qu’elle l’eût souhaité. L’idée ne lui vint pas un seul instant qu’il pût jamais à l’avenir la considérer autrement que comme la femme d’un ami dont il ne se souciait que médiocrement. Et pourtant, il éprouvait au fond du cœur un petit mouvement de vanité satisfaite en apprenant qu’elle tenait à le revoir.

Mais elle, comment avait-elle pu exprimer un pareil désir ? Voici comment la chose s’était passée. — Caroline, lui avait dit un jour son mari pendant leur déjeuner, il est ridicule que George et vous, vous continuiez à être brouillés. Je déteste ces absurdités-là.

— Il n’y a pas de brouille entre nous, répliqua-t-elle.

— Il ne devrait pas y en avoir, et je compte l’amener ici.

Le rouge monta légèrement au visage de Caroline, et elle répondit : — Si vous le désirez, sir Henry, et s’il le désire aussi, je ne m’y opposerai pas.

— Je le désire, sans nul doute. Je trouve cela indispensable, vu ma position à l’égard de votre grand-père.

— Agissez absolument comme vous le jugerez convenable, répondit lady Harcourt.

C’est ainsi que Caroline avait exprimé le désir de voir George Bertram chez elle. Si ce dernier eût su la vérité, que serait devenu son petit sentiment de satisfaction vaniteuse ?

Pendant les premiers temps de son mariage, lady Harcourt jouit de son triomphe avec le plus grand calme. Son changement de vie ne parut pas l’émouvoir beaucoup. Sa tante venait souvent de Hadley pour la voir, et s’étonnait de trouver si peu de changement en elle. Sous de certains rapports pourtant, elle était fort changée, car lady Harcourt avait des manières plus douces, la parole moins vive, et un moins grand amour de domination que n’avait jadis eu Caroline Waddington. Elle allait beaucoup dans le monde, et on y faisait grand cas d’elle ; mais elle y obtenait surtout ces succès calmes que les femmes d’une grande beauté remportent si facilement. Il semblait qu’elle n’eût qu’à rester tranquille et à sourire de temps à autre, pour que le monde fût à ses pieds. Souvent, hélas ! le sourire manquait, et pourtant le monde adorait tout de même.

Chez elle, elle était plus occupée, mais elle ne montrait guère plus d’animation. Son mari lui avait dit qu’il tenait à ce qu’on remarquât leurs dîners, et elle avait étudié la chose comme un enfant bien sage étudie sa leçon. Elle s’était apprise à composer un menu élégant, elle s’était assurée d’un excellent cuisinier, elle tâchait que l’ordonnance du service fût sans défaut ; elle s’efforçait, en un mot, de rendre sa maison brillante. Tout y brillait, en effet, et sir Henry était satisfait, somme toute. Sa femme, il est vrai, ne parlait que peu, mais le peu qu’elle disait avait une grâce et une élégance parfaites. Elle était toujours bien mise, toujours belle, toujours distinguée. Sir Henry n’avait-il donc pas sujet d’être satisfait ? Quant à la conversation, il se chargeait lui-même de ce soin.

Et maintenant qu’on lui disait que George Bertram allait venir chez elle, elle ne s’en montrait pas plus émue que de la visite du baron Brawl. Son indifférence était telle, que sir Henry ne put avoir le moindre prétexte à jalousie. Tout, du reste, semblait lui être indifférent. Rien ne paraissait avoir le pouvoir d’éveiller en elle ni joie ni tristesse. Sir Henry devait être satisfait ; mais, malgré tant de beauté, de grâce et d’élégance, il se demandait parfois avec curiosité si rien au monde ne pourrait donner de la vie et de l’animation à cette statue qu’il nommait sa femme. Il avait pensé – il avait presque espéré – que le nom de celui qu’elle avait autrefois aimé, l’aurait émue ; que l’idée de le revoir l’aurait troublée ; mais non : pour elle, tous les noms se ressemblaient. On lui avait dit d’aller voir madame Stistick, et elle y était allée ; on lui disait de recevoir M. Bertram, et elle était toute prête à le recevoir. En supposant que sir Henry eût pu convier à sa table les anges du ciel et les démons de l’enfer, elle eût accueilli les uns et les autres avec une égale aménité. Elle faisait son devoir, et cela devait naturellement plaire à un mari assez disposé à avoir une volonté ; mais le devoir lui-même, quand il est tout seul, peut finir par lasser un mari, et un homme peut en arriver à désirer que sa femme le contrarie quelquefois.

En cette occasion, sir Henry n’eut pas le plaisir d’être contrarié.

— J’ai vu Bertram ce matin, dit-il, lorsqu’il rentra chez lui pendant cinq minutes avant de se rendre à la séance de nuit de la Chambre. Il vient dîner mercredi.

— C’est bon. Alors nous serons six.

Et ce fut tout. Il était évident que le dîner, et le dîner seul, la préoccupait. Son mari ne pouvait se plaindre, car il lui avait recommandé de donner toute son attention aux dîners ; néanmoins, il se sentit presque vexé. Qu’aucune femme ne compte sur une obéissance aveugle pour satisfaire son mari. Trop de vertu chez les autres ne nous plaît jamais, à nous autres pécheurs.

Mais il y avait des moments, alors qu’aucun œil ne la guettait, alors qu’aucun maître ne s’étonnait de ses perfections, où lady Harcourt pouvait réfléchir sur sa destinée. Des moments, ai-je dit ? il y avait des heures, puis des heures encore, des heures sans fin. Il y avait des heures innombrables, longues, lentes et traînantes, pendant lesquelles elle n’avait pas autre chose à faire que de réfléchir. Une femme peut s’occuper de sa maison et de sa toilette, et pourtant il peut se faire qu’il lui reste encore trop de temps pour la réflexion. Sir Henry eût donné des dîners tous les jours, lady Harcourt s’en serait peut-être félicitée.

Comment se conduire ? que dire ? que faire, lorsque George Bertram serait là en convive chez elle ? Comment pouvait-il être assez cruel, assez inhumain pour faire une chose pareille ? Le chemin de la vie était déjà si rude pour ses pauvres pieds meurtris ! Il devait savoir cela – il aurait dû le savoir, du moins. Aurait-il bien le courage d’ajouter un danger de plus à tous les périls qui l’entouraient déjà ?

Le mercredi arriva, et à sept heures et demie Caroline était au salon, aussi belle et aussi digne que jamais. Il y avait un certain canapé où elle se tenait toujours. C’était son trône de déesse, où ses adorateurs venaient lui rendre hommage. Personne ne s’asseyait auprès d’elle. Elle n’avait pas ce doux attrait qui engage les hommes, et les femmes aussi, à se rapprocher. Son accueil était plein de grâce et disait beaucoup de choses, mais il disait surtout fort clairement ceci : Noli me tangere.

Le baron Brawl fut de cet avis, quand il débuta en lui disant que la renommée de ses charmes était parvenue jusqu’à lui, et qu’il était ravi d’avoir l’occasion de faire sa connaissance.

M. et madame Stistick le suivirent de près. Madame Stistick s’installa sur le canapé d’en face, et sembla croire que par là elle remplissait tous ses devoirs sociaux. C’était une grosse femme massive, au front et au menton carrés, qui avait réussi à élever sept enfants sans le moindre accident. Depuis les succès parlementaires de son mari, elle se laissait promener de dîner en dîner, et elle en jouissait à sa manière. Sa timidité ne l’empêchait pas de manger, et elle ne tenait nullement à causer. Pourvu qu’elle fût mollement assise et qu’elle entendît un bourdonnement de voix, elle se trouvait heureuse et amusée. Elle employait peut-être ces nombreuses heures de loisir à méditer sur les robes de ses enfants et sur le linge de son mari. Toujours est-il qu’elle ne semblait jamais les trouver longues.

M. Stistick, debout, le dos à la cheminée, préparait sa première attaque contre le baron Brawl, lorsqu’on annonça M. Bertram.

— Ah ! Bertram ! je suis charmé de vous voir, dit sir Henry, et d’autant plus charmé que voilà le dîner. Mon cher juge, vous devez connaître mon ami Bertram, au moins de nom. Et il se fit une sorte de demi-présentation.

— Monsieur Bertram qui a causé, dans le temps, une si grande émotion à Oxford ? dit le baron. Mais Bertram ne le vit ni ne l’entendit. Il n’était maître ni de ses yeux ni de ses oreilles.

En prenant la main que lui tendait son hôte, George jeta un rapide regard autour de lui. Elle était là assise, et il fallait qu’il lui parlât ! La dernière fois qu’ils s’étaient vus, il lui avait parlé, Dieu sait ! assez librement, et le souvenir de tout ce qu’il avait dit alors lui revint soudainement en mémoire. Ce jour-là, avec quel dédain il l’avait traitée ! Combien il avait paru faire peu de cas d’elle ! Aujourd’hui il lui semblait voir une déesse, et c’est à peine s’il osait lui adresser la parole. Il sentait le feu lui monter au visage, et il comprenait que sa manière serait gauche et embarrassée. Il n’était pas maître de lui, et quand un homme en est là, il est bien rare que cela ne se voie pas.

Pourtant il lui parla.

— Comment allez-vous, lady Harcourt ? dit-il, et il sentit que le bout des doigts de Caroline touchaient la main qu’il lui tendait.

Et elle lui parla à son tour – du moins, il semble probable qu’elle lui parla. Mais une jolie femme dit tout ce qu’il faut en pareille occasion sans desserrer les lèvres. Du reste, il était indifférent qu’elle lui adressât la parole ou qu’elle ne lui dît rien. Ce qui est certain, c’est que George ne l’entendit pas. Les doigts de Caroline le touchèrent, les yeux de Caroline s’arrêtèrent un instant sur son visage, et pendant ce court moment il se rappela Jérusalem, le mont des Oliviers, les promenades à cheval de Littlebath, et surtout cette dernière entrevue, lorsque tout, tout s’était écroulé entre eux.

— Il y a cinq cent cinquante-cinq mille enfants mâles âgés de neuf à douze ans, dit M. Stistick, qui poursuivait quelque argumentation surprenante au moment même où Bertram se dirigea vers la cheminée.

— La belle famille nationale ! dit le baron. Et combien je me sens humilié quand je me dis qu’il n’y en a qu’un parmi le nombre qui m’appartienne !

En ce moment on annonça le dîner.

— Madame Stistick, permettez-moi…, dit sir Henry, en offrant le bras à cette dame. Un instant après, Bertram descendait l’escalier qui menait à la salle à manger, côte à côte avec le membre du parlement. — Et nous avons place, dans nos écoles nationales, pour cent quatorze tout juste. Dites-moi, je vous le demande, que deviennent les quatre cent quarante et un autres ?

Bertram ne se sentait pas en état de lui fournir le moindre éclaircissement à cet égard.

— Je puis vous renseigner sur les quatre cent quarante et unième, dit le baron, au moment où sir Henry prononçait le Benedicite.

— Un millier de plus ou de moins est indifférent, reprit M. Stistick, qui laissa à peine le temps à sir Henry d’achever.

Le baron Brawl et M. Stistick se placèrent, l’un à la droite, l’autre à la gauche de lady Harcourt, de sorte que Bertram ne fut pas obligé de lui parler pendant le dîner. Le juge ainsi que le membre du parlement parlèrent sans s’arrêter, et le solliciteur général fit de même. Un dîner de six est toujours un dîner causant. Les hommes et les femmes ne sont pas distribués par couples, ce qui les rend muets le plus souvent. La voix de l’un excite les autres à parler, et la difficulté, en pareil cas, n’est pas de trouver quelque chose à dire, mais bien de se faire écouter. Dix, douze, quatorze : voilà les nombres silencieux pour un dîner.

De temps à autre, Harcourt cherchait à engager Bertram dans la conversation, et celui-ci fit de son mieux pour s’y prêter. Il tâcha de répondre à quelques-unes des questions difficiles de M. Stistick, et repoussa, mais faiblement, la raillerie du juge. Mais il n’était pas maître de lui, nous l’avons dit, et Caroline, qui l’observait du haut de sa silencieuse beauté, dut s’en apercevoir. Elle l’accusa intérieurement de manquer de courage ; mais s’il eût été bruyant, s’il eût semblé heureux et léger, il y a tout à parier qu’elle l’aurait accusé de quelque chose de plus grave encore. Il lui aurait paru manquer de cœur.

— Tant qu’on laissera la chose entre les mains des parents, il n’y aura absolument rien de fait, reprit M. Stistick.

— C’est ce que je dis toujours à lady Brawl, répondit le baron.

— Et c’est ce que j’ai dit à lord John, et ce que je lui redirai toujours. Lord John va bien, jusqu’à un certain point…

— Merci, Stistick. Je prends acte de la concession, dit le solliciteur général.

— Lord John va bien jusqu’à un certain point, reprit le député contrarié de l’interruption ; mais il n’y a qu’un seul homme dans le pays qui comprenne complètement le sujet, et qui soit capable de…

— Et il me semble difficile qu’il s’en rencontre un second, interrompit le juge.

— Et qui soit capable de se faire écouter.

— Que dites-vous, lady Harcourt, de la surveillance d’une école composée de… Combien de millions sont-ils, monsieur Stistick ?

— Cinq cent cinquante-cinq mille enfants mâles…

— Si nous les appelions des garçons ? dit le juge.

— Des garçons… ? reprit M. Stistick, qui ne comprit pas tout d’abord, mais que cette familiarité d’expression déconcertait.

— Mais je suppose bien que ce sont des garçons, pour la plupart.

— Ils sont tous âgés de neuf à douze ans, vous dis-je, continua M. Stistick qui, pour le coup, était tout à fait embrouillé.

— Oh ! cela change la question, dit le juge.

— Pas du tout, dit M. Stistick. Nous avons place dans nos écoles…

— C’est bien ! je m’en rapporte à lady Harcourt. Voyons, lady Harcourt, qu’en dites-vous ?

Caroline ne se sentait pas disposée à prendre part aux persiflages du baron, de sorte qu’elle répondit avec son plus grave sourire :

— Je suis sûre que M. Stistick comprend à merveille la question.

— Et vous, madame, qu’en dites-vous ? dit le baron en se tournant vers madame Stistick, placée à la gauche.

— M. Stistick a toujours raison en pareilles matières, dit la dame.

— Voyez ce que c’est qu’une grande réputation. Cela vous autorise même à renverser les lois de la nature. Pourtant, je maintiens, monsieur le solliciteur général, que ces enfants mâles doivent être, pour la plupart, des garçons.

— Des garçons ! s’écria le membre du parlement, des garçons ! Je crois vraiment que vous n’avez pas compris un mot à ce que nous disions.

— Je le crois en effet, dit le baron.

— Il y a cinq cent cinquante-cinq mille enfants mâles âgés de…

— Oh ! oh ! enfants mâles, dites-vous ? Ah !… ah… ah… Maintenant, je saisis la différence. Je vous demande mille pardons, monsieur Stistick ; j’ai été vraiment d’une bêtise… Et vous comptez expliquer tout ceci à lord John pendant la session actuelle ?

— Dites donc, Stistick, quel est cet homme unique dont vous parliez tout à l’heure ?

— Cet homme est lord Boanerges. C’est, je crois, le seul homme vivant qui comprenne réellement les besoins sociaux du pays…

— Et le reste, dit ironiquement le baron. Ah ! c’est Boanerges qui doit entreprendre l’éducation de tous ces enfants mâles. Cela me semble très bien trouvé ; il est né maître d’école.

— C’est le premier homme du siècle. Ne le pensez-vous pas, sir Henry ?

— Il l’était sans contredit quand il était assis sur le sac de laine, répondit Harcourt. C’est là la position normale, on le sait, du plus grand homme du siècle dans ce pays-ci.

— Ce qui n’empêche pas que plus d’un chancelier cache sa lumière sous le boisseau pendant qu’il siège sur le sac de laine.

— C’est le premier des réformateurs-légistes, s’écria M. Stistick avec enthousiasme.

— J’espère qu’il sera le dernier de mon temps, dit son adversaire.

— Je souhaite qu’il vive assez pour accomplir son œuvre, dit Harcourt.

— Alors Mathusalem ne serait qu’un enfant auprès de lui, dit le juge.

— Le fait est qu’il aurait du travail devant lui, s’il lui fallait mener à bonne fin son œuvre, dit M. le solliciteur-général.

La discussion continua sur ce ton. George Bertram et lady Harcourt restèrent silencieux et écoutèrent ; peut-être serait-il plus vrai de dire, qu’ils restèrent silencieux et n’écoutèrent point.

Puis à un moment donné milady Harcourt et madame Stistick se retirèrent, selon la mode barbare de leur pays. Ce ne fut qu’alors que Bertram commença à reprendre ses esprits, et qu’il se dit qu’après tout, le monde entier n’était peut-être pas mort autour de lui.

Après la discussion, vint le calme, et pendant le calme on prit le café. Le café pris, le solliciteur-général regarda sa montre et se leva précipitamment pour se rendre à la Chambre.

— Mon cher juge, dit-il, je sais que vous m’excuserez, car, vous aussi, vous avez été dans le temps un esclave parlementaire ; mais j’espère que vous irez retrouver ces dames là-haut. Quant à vous, Bertram, on ne vous pardonnerait pas de ne pas remonter au salon.

Bertram monta, en effet, au salon, afin de ne pas paraître s’esquiver lâchement de la maison. Ce fut du moins la raison qu’il se donna à lui-même. Il reparut au salon pendant un quart d’heure tout au plus.

Mais le baron Brawl ne remonta pas. Son club avait pour lui de trop fortes séductions. M. Stistick reparut au salon pendant quelques instants pour enlever madame Stistick aux plaisirs du monde.

Ce couple parti, George Bertram se trouva seul, encore une fois, pendant cinq minutes, avec Caroline Waddington.

— Adieu, lady Harcourt, dit-il en essayant de nouveau de lui prendre la main. Ces mots et le simple bonjour de l’arrivée étaient les seules paroles qu’il lui eut adressées.

— Bonsoir, monsieur Bertram. Enfin sa voix s’altéra, enfin son regard s’abaissa, enfin sa main trembla ! Si elle eût pu supporter avec fermeté cette dernière épreuve, tout était sauvé ; mais elle, qui savait si bien se dominer devant des indifférents, ne sut pas soutenir le regard de George étant seule avec lui. Un seul indice d’attendrissement, un seul signe de tendresse, suffisaient pour tout perdre ! Elle ne sut pas cacher cet indice, elle ne put pas s’empêcher de donner ce signe.

— Nous sommes toujours cousins, du moins, dit-il.

— Oui, nous sommes cousins, – cela va sans dire.

— Et, en cette qualité, il n’est pas besoin de nous haïr ?

— Nous haïr ! Et elle frémit en disant ces mots. Non, non, il n’y a pas de haine entre nous, j’espère.

Il demeura silencieux pendant quelques secondes, sans la regarder. Il semblait ne voir que les riches et précieux ornements qui garnissaient la cheminée. Pourquoi ne s’en allait-il pas ? Pourquoi restait-il là pensif et muet ? Pourquoi, pourquoi était-il si cruel envers elle ?

— J’espère que vous êtes heureuse, dit-il enfin. Une résolution presque farouche se peignit sur le visage de Caroline quand elle lui répondit, en faisant un violent effort pour dompter son émotion : — Merci… oui, dit-elle ; et puis, elle ajouta : Je n’ai jamais beaucoup cru au bonheur.

Cependant il ne s’en allait pas. — Nous nous sommes revus, enfin, dit-il après un nouveau silence.

— Oui, nous nous sommes revus, répéta-t-elle ; et elle essaya de sourire en lui répondant.

— Et il n’est pas nécessaire que nous soyons comme des étrangers ? Il y eut un nouveau silence, car elle ne trouvait pas de réponse. — Faut-il que nous soyons comme des étrangers l’un pour l’autre ? reprit-il.

— Je ne le pense pas ; du moins si sir Henry désire qu’il en soit autrement.

Alors il lui tendit la main, et, lui souhaitant de nouveau le bonsoir, il s’en alla.

Pendant plus d’une heure, lady Harcourt resta devant la cheminée à regarder le feu qui s’éteignait lentement. Quos Deus vult perdere, prius dementat. Elle ne se dit pas ces mots, sans doute, mais une pensée toute semblable dut lui traverser l’esprit pendant qu’elle restait là, immobile, à réfléchir au misérable aveuglement de son mari.

CHAPITRE XXXIV

LE BAL DE MADAME MADDEN.

Le surlendemain du dîner, George Bertram fit une visite à lady Harcourt, qu’il trouva chez elle ; mais le hasard fit qu’elle n’était pas seule. Leur entrevue se passa sans embarras, pour l’un comme pour l’autre. Il ne resta pas longtemps, et, comme il y avait là des étrangers, il sut parler librement de choses indifférentes. Lady Harcourt, de son côté, ne parla pas beaucoup en réalité, mais elle fit très bien semblant de causer.

Ensuite Adela Gauntlet vint passer un mois avec son amie à Londres, et George, bien qu’il fît trois ou quatre visites à l’hôtel d’Eaton-Square, ne vit jamais Caroline seule ; mais il s’habitua à la voir et à se sentir auprès d’elle. Ce qu’il y avait eu d’étrange pour eux à se trouver réunis s’effaçait. Il pouvait maintenant lui parler sans embarras des choses familières de la vie, et il s’aperçut qu’il y prenait un plaisir singulier et intense.

Adela Gauntlet était présente à toutes ces entrevues, et du fond du cœur elle les blâmait sans réserve, mais elle ne pouvait rien en dire à Caroline. Elles avaient été amies – de bonnes et véritables amies – mais depuis quelque temps Caroline était devenue de pierre pour Adela. Cette visite avait été promise depuis longtemps, – depuis bien longtemps, car c’était à madame George Bertram qu’elle avait dû être faite dans l’origine. Chacun sait comment de telles promesses survivent à leurs causes. Caroline avait continué à en réclamer l’exécution longtemps après qu’elle eut compris que la présence d’Adela ne lui apporterait aucun plaisir, et celle-ci n’avait pas osé se dégager de peur de paraître infliger un blâme. Mais elle comprenait bien que Caroline Harcourt ne serait jamais pour elle ce qu’eût été Caroline Bertram.

Lady Harcourt fit tout ce qui dépendait d’elle pour amuser son amie, mais Adela n’était pas de celles qui demandent à être amusées. S’il y avait eu confiance et épanchement entre Caroline et elle, le temps ne se serait écoulé que trop rapidement ; au lieu qu’il lui arriva, avant que le mois fût à moitié passé, de désirer se retrouver avec sa tante, fût-ce à Littlebath.

Bertram dîna deux fois chez les Harcourt, et accompagna une fois ces dames au concert, il les rencontra à la promenade dans le parc, et il leur fit une visite du matin ; enfin, il y eut une grande soirée, et il fut au nombre des invités. Caroline ne manquait jamais de dire à son mari quand elle avait vu Bertram, et, chaque fois, sir Henry, d’une façon ou d’une autre, témoignait une certaine satisfaction.

— Il épousera Adela Gauntlet, vous verrez cela, dit-il à sa femme après un de leurs dîners. Elle est extrêmement jolie, et ce sera un gentil ménage ; je voudrais seulement que l’un des deux eût un peu plus d’argent.

Caroline ne répondit rien, – elle ne répondait jamais à son mari – mais elle se sentait bien assurée au fond du cœur que George n’épouserait pas Adela Gauntlet. Si elle eût parlé franchement, aurait-elle pu dire qu’elle le désirait ?

Adela voyait et ne pouvait s’empêcher de désapprouver ; elle voyait beaucoup de choses, et elle désapprouvait presque tout. Elle s’aperçut qu’il n’existait que fort peu de sympathie entre le mari et la femme, et que le peu qu’il y avait décroissait chaque jour. Caroline ne parlait que fort rarement de son sort, mais les quelques paroles qui lui échappaient de temps à autre étaient empreintes de dédain pour tout ce qui l’entourait, ainsi que pour celui de qui tout cela lui venait. Elle semblait dire : « Voyez, voici toutes ces choses pour lesquelles j’ai tant combattu et tant sacrifié – ces cendres sur lesquelles je marche, je dors, et dont je me nourris, – voyez, elles ne me sont qu’amertume à la bouche, et souillure au toucher. Voyez ! voici ma récompense ! N’est-il pas honorable de l’avoir gagnée ? »

Adela vit aussi que sir Henry Harcourt savait déjà prendre, à l’occasion, l’air sombre d’un mari irrité ; et que plus d’une fois, sans cause suffisante, des paroles aigres lui venaient aux lèvres – paroles dites sans motif et écoutées avec une apparente indifférence. Même devant elle des mots désobligeants avaient été prononcés ; et alors Caroline s’était retournée vers son amie, avec un sourire amer, comme pour lui dire : « Voyez ce que c’est que d’être la femme d’un homme si considérable, d’un si grand personnage ! Quel beau mariage j’ai fait là ! » Mais, bien que ses regards parlassent ainsi, aucune plainte ne s’échappait de ses lèvres, – ni aucune confidence.

Nous avons dit que sir Henry semblait voir avec satisfaction les visites de Bertram. Cela dura ainsi jusqu’à la grande soirée que donna lady Harcourt à la veille du départ d’Adela. Ce soir-là, Adela crut voir passer un nuage plus sombre que d’ordinaire sur le front du solliciteur-général quand son regard s’arrêta sur le canapé où sa femme se tenait assise. Bertram était debout derrière Caroline, mais placé de façon à pouvoir se faire entendre d’elle, même en parlant bas.

Alors, l’idée vint à Adela qu’elle pourrait dire quelques mots à ce sujet à Bertram, bien qu’il lui fût impossible d’en parler à Caroline. Il y avait eu entre George et elle une sorte d’échange de confidences, et s’il était quelqu’un au monde à qui elle pouvait se croire le droit de parler librement, c’était lui. Chacun d’eux connaissait, jusqu’à un certain point, le secret de l’autre, et il y avait entre eux confiance entière.

Si elle voulait lui parler, elle devait le faire ce soir-là même. Il était probable qu’ils ne se reverraient plus avant son départ. La maison des Harcourt était la seule où ils se rencontraient, et Adela ne souhaitait pas d’y voir revenir George.

— Je viens vous dire adieu, dit-elle, dès qu’elle put parler à George sans être entendue.

— Me dire adieu ! Vous vous en allez si tôt ?

— Je pars jeudi.

— Alors, je vous reverrai ; je reviendrai exprès pour vous faire mes adieux.

— Non, monsieur Bertram ; ne faites pas cela.

— Mais si ; certainement je le ferai.

— Non, répéta-t-elle ; et, en disant cela, elle étendit sa petite main et l’appuya doucement – si doucement ! – sur le bras de George.

— Pourquoi pas ? pourquoi ne viendrais-je pas vous voir ? Je n’ai pas tant d’amis de par le monde que je ne doive pas craindre de vous perdre.

— Vous ne me perdrez pas, et je serais, quant à moi, bien fâchée de vous perdre. Mais…

— Eh bien ?

— Devriez-vous venir du tout dans cette maison ?

L’aspect de sa physionomie changea complètement et il lui répondit rapidement et d’un ton péremptoire : — Si j’ai eu tort, la faute en est à sir Henry qui a mis de l’insistance à m’engager. Mais, du reste, quel mal y a-t-il ? Tout au plus, pourrait-il y avoir imprudence en ce qui me regarde.

— C’est là ce que j’entends. Je n’ai pas dit que vous eussiez tort. Ne pensez pas que je soupçonne le mal.

— Cela est peut-être imprudent, continua Bertram, comme s’il n’eût pas entendu les dernières paroles d’Adela. Mais si cela est, la folie est sienne.

— S’il est imprudent, est-ce une raison pour que vous ne soyez pas sage ?

— Mais que redoutez-vous, Adela ? Quel mal peut-il en résulter ? Craignez-vous pour moi, pour elle, ou pour Harcourt ?

— Je ne redoute aucun mal, aucun véritable mal. Mais ne pensez-vous pas que de tout ceci il peut résulter du chagrin ? Vous semble-t-il qu’elle soit heureuse ?

— Heureuse ! qui de nous est heureux ? Qui de nous n’est pas entièrement malheureux ? Elle est aussi heureuse que vous ; et sir Henry, j’en suis persuadé, est aussi heureux que moi.

— Vous me faites injustice ; quant à moi, monsieur Bertram, je ne suis point malheureuse.

— Non, vraiment ? Alors je vous fais mon compliment d’avoir su ainsi vous délivrer des peines qui accompagnent la sincérité de cœur.

— Je ne voulais pas parler de moi. J’ai des soucis, des regrets et des chagrins, comme à peu près tout le monde, mais je n’ai pas de douleur inconsolable.

— Alors, vous avez de la chance ; voilà tout ce que je peux dire !

— Mais Caroline, elle, n’est point heureuse, je le vois ; et je crains fort qu’en venant ici, vous n’augmentiez pas ses chances de bonheur.

Adela dit ainsi son petit mot avec les meilleures intentions du monde. Mais peut-être fit-elle plus de mal que de bien. Bertram ne revint pas à Eaton-Square tant qu’elle y fut ; mais, elle partie, il recommença aussitôt ses visites.

Ce court entretien à voix basse qui avait eu lieu entre Bertram et lady Harcourt – ce rapide instant d’épanchement – qu’Adela avait remarqué, avait attiré aussi l’attention de sir Henry, et pourtant, bien peu de paroles avaient été échangées.

— Lady Harcourt, avait dit Bertram, comme vous vous acquittez bien de votre rôle de maîtresse de maison.

— Vous trouvez ? avait-elle répondu. Que voulez-vous ? il faut bien savoir faire quelque chose.

— Voulez-vous donner à entendre que vous n’excellez que dans la représentation ?

— Mon Dieu, oui ! à peu près – si cela peut s’appeler exceller.

— J’aurais cru… et il s’arrêta.

— J’espère que vous ne venez pas pour me faire des reproches, dit-elle.

— Vous faire des reproches ! non ; mes reproches, qu’ils soient muets ou explicites, ne s’adressent jamais à vous.

— Alors, vous êtes bien changé, avait-elle répondu. Après avoir dit ces mots d’une voix si basse qu’elle était à peine intelligible, elle s’était levée et s’était dirigée de l’autre côté du salon vers une dame à qui elle devait faire accueil. Ce fut bientôt après ce court dialogue qu’Adela vint parler à Bertram.

Celui-ci avait employé plus d’une longue et triste journée à tâcher de se persuader que Caroline ne l’avait jamais réellement aimé. Il avait douté de son amour lorsqu’elle lui avait dit avec tant de calme que leur mariage devait être remis de plusieurs années ; il en avait encore plus douté lorsqu’il l’avait vue vivre, sinon heureuse, du moins satisfaite, malgré ce retard ; et ce doute était presque devenu une certitude lorsqu’il avait appris qu’elle discutait ses mérites avec un homme comme Harcourt : mais tout doute avait disparu le jour où, à Richmond, il avait découvert que les sentiments les plus secrets de son cœur avaient été le sujet des conversations intimes de sa Caroline avec cet étranger. Il était allé la trouver, et la façon dont elle l’avait reçu lui avait prouvé que ses doutes n’étaient que trop fondés, que sa certitude n’était que trop réelle. Alors, il s’était séparé d’elle, comme nous l’avons dit.

Mais voilà qu’il commençait à douter de ses doutes, – à n’être plus aussi certain de sa certitude. Il voyait clairement qu’elle n’aimait guère sir Henry ; il s’apercevait également qu’elle ne pouvait l’écouter, lui, Bertram, un seul instant sans émotion. Adela, aussi, lui avait laissé voir qu’elle le croyait toujours aimé, puisqu’elle considérait sa présence comme dangereuse pour Caroline. Était-il donc possible, – il se le demandait maintenant – qu’aimant cette femme comme il l’avait aimée, que n’ayant jamais faibli un seul instant dans son amour, que lui ayant donné son cœur et son âme, il l’eût repoussée et rejetée loin de lui, alors qu’elle l’aimait toujours ? Se pouvait-il que, toute froide qu’elle avait paru pendant la durée de leur engagement, elle l’eût pourtant aimé ?

Mille fois il l’avait accusée au fond de son cœur d’être mondaine, et voilà qu’il se trouvait que le monde n’avait point d’attraits pour elle ; mille fois il s’était dit qu’elle n’aimait que les choses extérieures et la représentation, et voilà qu’elle semblait indifférente aujourd’hui à tout ce qui était extérieur. Il était évident pour lui que la splendeur dont elle était entourée ne lui procurait ni bonheur ni satisfaction.

Il lui semblait parfois que ces pensées le rendraient fou. Puis il commença à se demander s’il pourrait trouver quelque consolation à découvrir qu’elle l’avait aimé, qu’elle l’aimait peut-être encore. Les motifs qui dirigent généralement les hommes dans leur conduite ne sont pas seulement très variés, ils sont encore, pour la plupart, de nature mixte. Bertram, en songeant ainsi à lady Harcourt – à cette Caroline Waddington qui jadis avait dû être à lui – ne se proposait aucun acte perfide ou infâme, il ne rêvait pas la satisfaction d’un malheureux amour, et la honte pour cette femme que le monde croyait aujourd’hui si heureuse ; mais il se disait que, si elle l’aimait encore, il serait doux d’être ensemble et de causer avec elle, bien doux aussi de sentir de nouveau l’amicale pression de sa main, plus doux encore de retrouver dans le son de sa voix l’accent de la confiance et de l’affection. Il résolut donc – ou plutôt il ne résolut rien ; il se laissa aller à continuer ses relations avec ses amis de Eaton-Square.

Puis il se prit à réfléchir au rôle que son ami Harcourt avait joué dans toute cette affaire, et à se rappeler la façon adroite dont cet aimable compagnon s’y était pris pour lui escamoter sa femme. Il y avait sans doute de la vérité dans les observations que lui avait faites Adela : mais pourquoi était-il tenu de ménager le bonheur de sir Henry ? Pourquoi s’inquiéterait-il du bonheur de quelque homme, ou même de quelque femme que ce fût ? Qui donc s’était inquiété du sien ? qui l’avait ménagé, lui ? Donc, il loua un cheval, et se promena dans les parcs quand il savait y rencontrer lady Harcourt ; il dîna avec le baron Brawl quand lady Harcourt devait y être ; et il alla au bal chez madame Madden pour la même raison. M. le solliciteur-général voyait tout cela, et ne pressait plus son ami de venir prendre part à ses petits dîners intimes.

Il est difficile de dire d’une manière précise ce qui se passa entre sir Henry et sa femme à ce sujet. En général, un homme répugne à taxer sa femme d’infidélité lorsque l’infidélité n’est encore qu’en germe, et il ne lui fait pas volontiers remarquer qu’elle s’occupe plus d’un autre que de lui. Il est à présumer que le front de sir Henry s’assombrit, que sa parole devint plus brève et ses manières moins empressées, mais il y a tout lieu de croire qu’il ne parla pas de Bertram. Caroline dut s’apercevoir cependant qu’il ne se souciait plus d’attirer chez lui son ancien ami.

Au bal de madame Madden, Bertram pria Caroline de danser avec lui, et elle consentit à lui accorder une contredanse. M. Madden était un jeune et opulent membre du parlement, ami intime de sir Henry ainsi que de Bertram. Caroline avait dansé avec lui – c’était la première fois qu’elle dansait depuis son mariage – et, lui ayant accordé cette faveur, elle se dit qu’elle ne pouvait la refuser à M. Bertram. Le solliciteur-général, trop affairé pour faire plus que de se montrer pendant cinq minutes au bal, les vit passer ainsi ensemble et figurer dans la danse. Bertram, tout en dansant, avait peine à croire à la réalité de sa position. Qu’aurait-il pensé si quelqu’un lui eût prédit, trois mois auparavant, qu’il danserait avec Caroline Harcourt ?

— Adela n’est pas restée longtemps avec vous, dit-il pendant un intervalle de repos.

— Pas très longtemps. Je ne crois pas qu’elle aime Londres. Et la conversation fut interrompue, car c’était à leur tour de danser.

— En effet, reprit Bertram, il m’a semblé voir que Londres ne lui plaisait pas, – il ne me plaît pas davantage, à moi. Il me serait indifférent de le quitter pour toujours. Et vous, lady Harcourt, aimez-vous Londres ?

— Mon Dieu, oui ! comme tout autre endroit. Je crois que le lieu où l’on est importe peu – que ce soit Londres, Littlebath ou la Nouvelle-Zélande.

Ils restèrent silencieux pendant quelques instants, et quand Bertram reprit la parole, ce fut avec un effort visible.

— Jadis vous n’étiez pas si indifférente à ces choses-là.

— Jadis !

— Le monde est-il donc si changé que rien ne vous intéresse plus ?

— Le monde est changé, sans contredit… pour moi.

— Et pour moi aussi, lady Harcourt. Le monde est changé pour nous deux. Mais la fortune qui m’a écrasé vous a été favorable.

— Vous trouvez ? Eh bien ! oui, peut-être… elle m’a été, du moins, aussi favorable que je le mérite. Quoi qu’il en soit, vous pouvez être persuadé d’une chose, c’est que je ne me plains ni ne me plaindrai jamais d’elle.

Et de nouveau le silence s’établit entre eux.

— Je voudrais bien savoir si vous pensez quelquefois au passé, dit Bertram, après un moment d’hésitation.

— En tout cas, je n’en parle jamais.

— Je le pense bien. Il ne serait pas bon d’en parler. Mais de l’abondance du cœur vient la parole. Une pensée persistante finit par se trahir dans les discours. Moi je ne sais pas penser à autre chose ; il ne me reste que cela.

Celui qui l’aurait regardée au moment où elle lui répondit, ne se serait certes pas douté de ce qui se passait dans son esprit, et du poids qui pesait sur son cœur. Elle sut maîtriser non-seulement ses traits, mais jusqu’à la couleur de son visage, jusqu’au mouvement de ses yeux. On n’y vit étinceler aucune colère ; aucune rougeur d’indignation ne se répandit sur son front en lui répondant au milieu de cette foule.

Et pourtant il y avait de l’indignation dans ses paroles, et de la colère dans les accents contenus qui parvinrent si distinctement à l’oreille de George, bien que nulle autre ne pût les entendre.

— Et à qui la faute ? Pourquoi m’est-il défendu de songer au passé ? Pourquoi toute pensée, toute mémoire, me sont-elles interdites ? Qui donc a brisé la coupe au bord même de la source ?

— Est-ce moi ?

— Avez-vous jamais songé à cette prière : « Pardonnez-nous nos offenses ?… » Mais vous, dans votre orgueil, – vous n’avez rien su pardonner. Et voilà que vous venez railler ma prospérité…

— Lady Harcourt !

— Je veux retourner à ma place, maintenant, s’il vous plaît… Je ne sais pourquoi j’ai parlé ainsi. Sans ajouter un mot de plus, elle se fit reconduire par Bertram jusqu’à un siège situé entre deux vieilles douairières, et, pendant tout le reste de la soirée, il lui fut impossible de lui adresser la parole.

Bertram quitta immédiatement le bal, mais Caroline resta encore une heure. Elle resta pour danser avec le jeune lord Echo, qui était un petit pair whig, et avec M. Twisleton, dont le père était secrétaire de la trésorerie. L’un et l’autre lui parlèrent de Harcourt et du grand discours qu’il prononçait dans le moment même à la Chambre ; et elle sourit et leur parut si belle, que, vers la fin du bal, quand ces deux messieurs se trouvèrent ensemble au buffet, ils furent d’accord pour déclarer que Harcourt était le plus heureux coquin du monde de posséder à lui tout seul un pareil trésor.

Avait-il vraiment été cruel ? Avait-il été sans pitié ? Avait-il refusé ce pardon des offenses que chacun de nous est forcé de réclamer pour soi ? Voilà ce que Bertram était forcé de se demander. Et puis vint cette autre question, à laquelle il ne pouvait plus faire désormais qu’une seule réponse. Avait-il lui-même causé son propre naufrage ? Avait-il poussé de gaieté de cœur sa barque contre l’écueil quand la voie était libre devant lui ? Ne l’avait-elle pas tout à l’heure assuré de son amour, bien qu’aucune parole de tendresse ne fût tombée de ses lèvres ? Qui donc avait fait tout le mal ? Oui, oui, ce n’était que trop certain : lui seul avait tout fait.

En acquérant cette certitude, Bertram ne se sentit pas plus heureux. Il n’éprouvait aucune consolation à se dire que Caroline l’avait aimé, qu’elle l’aimait encore. Jusqu’à ce jour il s’était cru un homme lésé, mais maintenant il devait se dire que c’était lui qui avait fait tout le mal. « À qui la faute ? Vous… vous, dans votre orgueil, vous n’avez rien su pardonner. » Ces paroles résonnaient à son oreille ; sa mémoire lui rappelait à chaque instant l’accent avec lequel elles avaient été dites. Caroline l’avait accusé d’avoir détruit toutes ses espérances en ce monde, et il n’avait pas pu dire un mot pour repousser l’accusation.

Le lendemain de ce bal chez madame Madden, sir Henry entra chez sa femme pendant qu’elle était encore à sa toilette :

— À propos, dit-il, je vous ai vue hier au soir chez madame Madden.

— Oui, je vous ai aperçu un instant, répondit Caroline.

— Vous dansiez ; il me semble que c’est la première fois que je vous vois danser.

— Je ne l’ai pas fait depuis mon mariage. Autrefois j’aimais beaucoup la danse.

— Quand vous étiez à Littlebath ? Ce que vous faisiez en ce genre importait peu alors, mais…

— Cela importe-t-il beaucoup plus aujourd’hui, sir Henry ?

— À parler franchement, si cela ne devait pas vous coûter beaucoup, je préférerais vous voir renoncer à la danse. Elle convient très bien aux jeunes filles…

— Voulez-vous faire entendre que les femmes mariées…

— Je ne veux rien faire entendre. Chacun a ses idées pour ces choses-là. Toutes les femmes ne sont pas placées dans des positions aussi marquantes que la vôtre.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit plus tôt vos désirs à ce sujet ?

— Je n’y ai pas pensé. Je ne croyais pas que vous voudriez danser. Puis-je compter que vous y renoncerez ?

— Puisque vous le voulez, cela va sans dire.

— Je ne veux rien, je vous le demande seulement.

— C’est la même chose – la même chose exactement pour moi. Je ne danserai plus. La défense m’eût été moins sensible si j’avais su vos volontés avant d’y avoir contrevenu.

— Puisque vous voulez absolument prendre la chose ainsi, je n’y puis rien. Adieu ! Je ne dîne pas à la maison aujourd’hui.

Le solliciteur-général s’en alla à ses affaires, et sa femme demeura assise, immobile devant son miroir. Ils comprenaient enfin clairement, l’un et l’autre, que le marché qu’ils avaient conclu n’avait été ni bon ni sage.

CHAPITRE XXXV

COMMENT S’ÉCHAPPER ?

Si George Bertram n’eût pas été l’homme le plus irrésolu et le plus faible de la terre, il aurait quitté Londres, – du moins pour quelques mois, – à la suite de ce bal. Il se dit et se redit vingt fois qu’il était de son devoir de partir. Jusqu’à ce jour il s’était toujours posé la question ainsi : Qu’avait-on fait pour lui, qu’il dût considérer les autres ? Mais maintenant, tout avait changé d’aspect. Il se trouvait que c’était lui qui avait eu les plus grands torts ? Caroline ne lui avait-elle pas dit elle-même qu’elle était malheureuse aujourd’hui parce qu’il avait été jadis implacable ? Ne devait-il pas, du moins, l’épargner maintenant ? Pourtant, il restait. Il se disait qu’il voulait seulement implorer son pardon avant que de partir. Oui ! il ferait cela ; et puis il partirait.

Il tenait à revoir Caroline sans aller chez elle, à Eaton-Square. Un instinct secret lui disait que sir Henry ne désirait plus le voir chez lui, et il lui répugnait de retourner dans une maison où sa présence n’était pas souhaitée. Pendant quinze jours, il échoua dans toutes ses tentatives. Il vit plusieurs fois lady Harcourt, mais toujours dans des conditions qui interdisaient toute conversation intime. Au bout de ce temps, la fortune se montra propice – ou cruelle, si on l’aime mieux – et il réussit à se trouver seul avec elle.

Elle était assise à part, et, quand il s’approcha d’elle, elle semblait occupée à examiner des gravures dans un portefeuille.

— Ne vous fâchez pas, dit-il, si je vous prie de m’écouter pendant quelques instants.

Elle continua à retourner – mais d’une main plus lente – les gravures placées devant elle. Bien que son regard y demeurât fixé, George aurait pu voir, s’il avait osé lever les yeux sur elle, que sa pensée était ailleurs. Il aurait pu remarquer aussi que sa physionomie ne trahissait aucune colère. Son cœur s’était adouci depuis le soir où elle lui avait adressé des reproches, car elle s’était rappelé que lui aussi avait eu de grands griefs. Pourtant elle ne répondit pas à la demande qu’il lui adressait.

— Vous m’avez dit que j’avais été implacable, poursuivit-il, je viens maintenant vous supplier de n’être point impitoyable à votre tour ; – je veux dire, si je suis cause que vous êtes… que vous êtes moins heureuse que vous n’auriez dû l’être…

— Moins heureuse ! interrompit-elle ; mais il n’y avait plus dans sa voix cet accent de mépris avec lequel elle avait jadis répété après lui ses paroles.

— Vous savez, je l’espère, que je vous voudrais heureuse – que je ferais tout au monde pour que vous le fussiez ?

— Vous n’y pouvez plus rien, monsieur Bertram. En disant ces mots, elle appuya involontairement sur le mot plus, de façon à donner à ses paroles plus de portée qu’elle ne l’aurait voulu.

— C’est vrai, dit-il. C’est vrai ; que puis-je faire ? Qu’aurais-je pu faire ? Mais dites que vous me pardonnez, lady Harcourt.

— Pardonnons-nous l’un l’autre, dit-elle à voix basse, et, tout en parlant, elle lui tendit la main. Pardonnons-nous. C’est là tout ce que nous pouvons faire l’un pour l’autre.

— Oh ! Caroline, Caroline ! dit George tout bas, sans oser la regarder encore, mais en cherchant à retenir la main qu’elle voulut retirer dès qu’il eut parlé.

— J’ai été injuste envers vous l’autre soir. On n’est pas facilement juste quand on est très malheureux. Nous avons été comme des enfants qui se seraient querellés au sujet de leur joujou et qui l’auraient cassé en mille morceaux alors qu’il était encore tout neuf. Nous ne pouvons plus en rajuster les fragments. Le roseau brisé ne produit plus de doux sons.

— Non, dit-il. Non, non. Aucun son n’est doux désormais ; il n’y a plus de musique dans le monde.

— Comme nous avons tous deux péché, nous devons tous deux pardonner.

— Mais moi… je n’ai rien à pardonner.

— Hélas ! oui, vous avez à pardonner, et la première faute vint de moi. Je savais que vous m’aimiez réellement, et…

— Que je vous aimais ! Ô Caroline !

— Assez, monsieur, ne parlez pas ainsi ; il ne le faut pas. Je sais que vous ne voudriez pas me faire du mal ; je sais que vous ne voudriez pas me causer de la peine – une plus lourde peine, un pire chagrin.

— Et moi qui aurais pu vous rendre… que vous auriez pu rendre si heureux, veux-je dire ! Quand je pense à tout ce que j’ai perdu…

— N’y pensez point, n’y pensez jamais.

— Et vous, savez-vous ainsi commander à vos pensées ?

— Quelquefois ; et, avec l’aide du temps et de l’habitude, j’espère arriver à les dominer toujours. En tout cas, j’essaye. Et maintenant, adieu. Il me serait doux de vous entendre dire que vous me pardonnez. Vous étiez bien en colère, savez-vous, le jour où vous m’avez quittée à Littlebath.

— Si vous avez quelque chose à vous faire pardonner par moi, je vous le pardonne de tout mon cœur, – oui, de tout mon cœur.

— Adieu, et que Dieu vous garde et vous protège. Rien ne contribuerait plus à mon repos que de vous savoir marié à une femme que vous pourriez aimer. Cette pensée soulèverait un poids qui aujourd’hui m’écrase le cœur.

En disant ces mots, elle se leva et le laissa tout seul debout devant la table couverte de gravures. Il avait jeté sa perle à la mer, – une perle sans prix. Il ne lui restait plus qu’à en supporter la perte du mieux qu’il le pourrait.

Il y avait entre sir Henry Harcourt et sa femme bien d’autres sujets de dissentiment que le goût de celle-ci pour la danse. Sir Henry avait payé le premier semestre d’intérêts sur la somme que lui avait prêtée le vieillard de Hadley, et il avait été très choqué de voir que la chose avait été acceptée comme toute naturelle. Il se trouvait, pour le moment, assez à court d’argent. Ses occupations politiques avaient nui, jusqu’à un certain point, à ses succès professionnels. On le connaissait plutôt comme l’avocat d’un parti que comme plaideur ou jurisconsulte pratique, de sorte que sa carrière, toute brillante qu’elle avait été, se trouvait être moins lucrative qu’il ne l’avait espéré. La plupart des avocats ne se consacrent à la politique que lorsqu’ils sont parvenus à acquérir, sinon la richesse, du moins les moyens de s’enrichir. Si l’ambition de sir Henry eût été modérée, il aurait pu se considérer comme satisfait à cet égard ; mais, il faut le dire, son ambition n’était rien moins que modérée. Il voulait briller, et vivre de façon à confirmer la réputation d’opulence qu’on lui avait faite ; surtout il tenait à ce que tout le monde le crût l’héritier du vieux millionnaire de Hadley.

Cette façon d’agir ne laissait pas que d’avoir un certain côté d’habileté hardie et aventureuse. La fortune favorise les audacieux, et il est certain que le monde a surtout confiance en ceux qui s’accordent à eux-mêmes des crédits illimités. Mais, malgré tout, il y avait là de certains risques. C’est un plaisir coûteux que de donner d’élégants petits dîners, deux ou trois fois par semaine, à Londres ; aussi sir Henry commençait-il à s’inquiéter beaucoup des intentions du vieux Bertram.

Mais comment s’y prendre pour s’assurer de ces sacs si bien remplis d’écus ? Quelle ruse de chasseur fallait-il employer pour les prendre dans ses filets ? Peut-être eût-il mieux valu ne pas du tout tendre de filets et n’user d’aucune ruse. Mais il est si difficile de ne rien faire quand on se dit qu’il y aurait tant à gagner, si l’on réussissait à deviner et à faire tout juste la chose qu’il faudrait !

Sir Henry, comptant sur les faiblesses habituelles aux vieillards, se dit que sa femme serait son meilleur instrument de séduction. S’il pouvait la décider à se montrer prévenante et affectueuse pour son grand-père, si elle consentait à l’aller voir, à le flatter et à l’entourer de soins, ce serait un grand point de gagné. C’était là l’avis de sir Henry ; mais il avait beau faire, sa femme ne voulait pas le seconder. Dans le marché qu’avait conclu lady Harcourt, il n’avait point été stipulé qu’elle flagornerait un vieillard qui ne lui avait jamais témoigné d’affection particulière.

— Il me semble que vous devriez bien aller à Hadley, lui dit un matin son mari.

— Comment ! pour y rester ? dit Caroline.

— Mon Dieu, oui… pour une quinzaine de jours au moins. Dans trois semaines le parlement sera clos, et j’irai alors en Écosse pour quelques jours : ne pourriez-vous pas vous arranger de façon à tenir compagnie au bonhomme pendant ce temps-là ?

— Je préférerais rester chez moi, sir Henry.

— J’étais sûr que vous me diriez cela. Eh bien, moi, je préfère que vous alliez à Hadley.

— Si vous tenez à fermer la maison, je ne refuse pas d’aller pour quelque temps à Littlebath.

— Je n’en doute pas. Mais moi, je me refuse à vous y laisser aller ; je m’y refuse absolument. De tous les endroits du monde, c’est le plus commun, le plus…

— Vous oubliez que j’y ai des amis qui me sont fort chers.

— Des amis ! mademoiselle Todd, sans doute ? mais je crois qu’on peut se passer de mademoiselle Todd, à la rigueur. Pour le moment, je tiens particulièrement à ce que vous vous montriez attentive auprès de votre grand-père.

— Mais je n’ai jamais eu l’habitude de faire un long séjour à Hadley.

— Eh bien ! c’est une bonne habitude à prendre.

— Je ne comprends pas pourquoi vous tenez à ce que j’aille m’imposer à un vieillard qui n’aura pas le moindre plaisir à me voir.

— Tout cela n’a pas le sens commun. Si vous êtes aimable pour lui, il aura du plaisir à vous voir. Lui écrivez-vous quelquefois ?

— Jamais.

— Écrivez-lui donc aujourd’hui, et demandez-lui s’il serait disposé à vous recevoir.

Caroline ne répondit pas tout de suite à son mari. Elle continua à mettre lentement du beurre sur sa rôtie et à boire son thé à petites gorgées. Jusqu’à ce jour elle n’avait jamais désobéi à un ordre formel de sir Henry, et elle se demandait maintenant si elle pouvait obéir cette fois encore, ou, si cela lui était impossible, comment elle s’y prendrait pour expliquer son refus.

— Eh bien ! dit-il, pourquoi ne me répondez-vous pas ? Lui écrirez-vous aujourd’hui ?

— J’aimerais mieux ne pas écrire.

— Cela veut-il dire que vous n’écrirez pas ?

— Oui, sir Henry, malheureusement, c’est cela que je veux dire. Mes rapports avec mon grand-père n’ont pas été tels que je puisse lui écrire.

— Quelle bêtise ! dit le mari.

— Il me semble que vous n’êtes pas très poli pour moi, ce matin.

— Comment voulez-vous qu’un homme soit poli quand il entend débiter de pareilles sottises. Vous connaissez ma position ; vous savez tout ce qu’il y a à gagner, et vous ne voulez m’aider en rien.

Caroline ne répondit pas. À quoi cela lui aurait-il servi de répondre ? Elle aussi avait jeté sa perle à la mer, et voilà ce qu’elle avait pris en échange. Il ne lui restait qu’à supporter, elle aussi, de son mieux sa misère.

— Ma foi ! il me semble que vous en prenez bien à votre aise. Vous avez l’air de croire que les maisons et les mobiliers, les voitures et les chevaux doivent pousser autour de vous sans que vous vous donniez la moindre peine. Ne vous est-il jamais venu à l’idée que ces choses-là coûtent de l’argent ?

— Je suis prête à y renoncer sur l’heure, si vous le désirez.

— Vous savez que tout cela n’a pas le sens commun.

— C’est vous qui avez voulu m’entourer de tout ce luxe, et votre reproche est injuste, – je dirai plus, il n’est pas loyal.

— Les femmes se font des idées singulièrement larges de la loyauté masculine. Elles se croient toutes le droit de tout avoir et de ne rien faire. Vous parlez de justice ! Savez-vous que, quand je vous ai épousée, je comptais sur la fortune de votre oncle ?

— Non certes, je ne le savais pas ; si je l’avais su, je vous aurais dit combien votre espérance me semblait chimérique.

— Alors pourquoi diable ?… Il s’arrêta et n’acheva pas sa phrase. Il ne se sentait pas le courage de lui dire, malgré tout, qu’il ne s’était marié que dans cette espérance, et il se contenta de sortir de la chambre en battant les portes.

Ah, oui ! Elle avait jeté sa perle à l’abîme ! C’était donc là la vie à laquelle elle s’était volontairement condamnée ! C’était ainsi qu’on traitait cette Caroline Waddington qui s’était jadis promis de conquérir le monde et d’y régner. Elle s’était donnée à une brute qui ne l’avait prise que parce qu’elle avait quelques chances d’être l’héritière d’un vieillard riche.

Alors elle songea à la perle perdue. Comment n’y aurait-elle pas pensé ? Elle songea à ce qu’aurait été sa vie si elle s’était bravement remise entre les mains de George, sans crainte, et avec pleine confiance. Elle se souvint de l’énergie qu’il avait montrée pendant ces jours heureux où il espérait un mariage prochain. Elle se rappela ses façons si tendres, son dévouement si naturellement chevaleresque, son regard à la fois si doux et si hardi ; et puis elle pensa à son mari.

Elle y pensa longtemps et avec une sorte d’égarement. À mesure qu’elle se plongeait dans cette pensée, l’indifférence avec laquelle elle l’avait regardé jusqu’alors se transformait en haine. Elle frémit en présence du terrible contraste que lui suggérait son imagination entre l’image qu’elle eût tant aimé à contempler, si cela lui eût été permis, et cette autre image qu’elle était condamnée désormais, de par la loi, à avoir toujours devant les yeux. Un désespoir sombre et farouche se peignit sur son visage quand elle songea à ces caresses et à cet amour qui lui semblaient encore plus haïssables que la grossièreté ou la mauvaise humeur. Elle pensa à tout cela, et puis elle se fit cette question qui vient naturellement à la pensée de toute créature malheureuse : N’y a-t-il aucun moyen de salut ? aucune possibilité de s’échapper ? Était-elle perdue tout entière, et à tout jamais ?

Affronter le mariage sans amour ! C’est là une aventure périlleuse pour une femme, pour que dans sa poitrine elle sente battre un cœur vivant ; celles qui n’en ont point – ou qui ne possèdent qu’un simple instrument bon à faire circuler le sang – peuvent trouver de certains avantages à un pareil arrangement. Caroline Waddington s’était jadis imaginé, elle aussi, que son cœur n’était qu’un viscère propre à faire circuler le sang, mais elle avait découvert sa méprise. Elle avait été détrompée à temps, elle avait appris ce que c’est que d’aimer, et pourtant elle avait épousé Henry Harcourt ! Si boiteux que puisse être le châtiment ici-bas, il est bien rare qu’il n’atteigne pas les coupables qui pèchent, comme elle l’avait fait, de propos délibéré.

Le châtiment – l’amer, le cruel, l’implacable châtiment l’avait atteinte enfin, et l’étreignait maintenant sans pitié. George avait dit qu’il était malheureux, lui aussi. Mais en quoi le malheur de George pouvait-il se comparer au sien ? Il n’était pas marié, lui, à une créature qu’il haïssait, il n’était pas uni par des liens révoltants à un compagnon de chaîne contre lequel tout son être se soulevait de dégoût. Ce supplice de Mézence lui était épargné. Oh ! si elle eût pu être seule – seule comme il était seul, lui ! S’il lui eût été donné de pouvoir penser à son amour, de pouvoir songer à lui dans la solitude et dans le silence, – dans une solitude que nulle brute au front d’airain et aux pieds d’argile n’aurait eu le droit de troubler à toute heure du jour et de la nuit ! Si son malheur eût pu ressembler au malheur de George, combien elle se serait estimée heureuse !

Alors elle se demanda de nouveau, s’il n’y avait aucun moyen de salut. Elle savait à merveille que de certaines femmes s’étaient séparés de leurs maris ; elle n’ignorait pas que les mauvais traitements, l’abandon, ou la tyrannie étaient acceptés par le monde comme des motifs suffisants pour prononcer l’affranchissement partiel de la femme : mais elle savait aussi que ces griefs devaient être prouvés. Quelques paroles emportées, des regards irrités, ou un air bourru, ne suffiraient pas pour la libérer. Elle ne pourrait pas venir dire au monde qu’elle détestait son mari, qu’elle ne l’avait jamais aimé et qu’elle ne l’avait épousé que par dépit, parce que son amoureux – celui que seul elle aimait – l’avait repoussée. Elle n’avait pas de prétexte – pas le moindre – pour demander sa liberté. Elle s’était vendue comme esclave et il lui fallait demeurer en esclavage. Elle s’était donnée à ce monstre au visage d’airain et aux pieds d’argile, et elle devait supporter la froide désolation de son repaire. Séparation ! solitude ! silence ! celui qu’elle aimait pouvait goûter ces tristes bonheurs, mais elle ne devait pas même y aspirer.

Quand sir Henry l’eut quittée, elle remonta dans sa chambre pour cacher sa douleur à tous les yeux et elle y resta renfermée plusieurs heures. — Non ! s’écria-t-elle tout à coup à haute voix, en se soulevant de l’oreiller où elle s’était caché le visage et en se dressant debout au milieu de la chambre ; non, je ne le supporterai pas. Je ne veux plus l’endurer. Il ne peut pas m’y forcer. Et d’un pas rapide, elle parcourut la chambre en tous sens, tendant les bras comme si elle eût appelé quelqu’un au secours, ou comme si elle eût été prête à engager elle-même le combat si personne ne venait à son aide.

En ce moment, on frappa un petit coup à la porte, et sa femme de chambre entra.

— Monsieur Bertram est au salon, mylady.

— Monsieur Bertram ! Quel monsieur Bertram ?

— M. Bertram, mylady ; le monsieur qui vient à la maison, – l’ami de sir Henry.

— Ah ! c’est bon. Pourquoi John a-t-il dit que j’y étais ?

— Je ne sais pas, mylady. Il m’a seulement dit de dire à mylady que monsieur Bertram était au salon.

Lady Harcourt hésita un moment. Puis elle dit : « Je descends, » et la femme de chambre se retira. Pendant ce rapide instant Caroline avait décidé que, puisqu’il était là, elle le reverrait une fois encore.

Nous avons dit que Bertram éprouvait de la répugnance à entrer dans la maison de sir Henry. Il n’y était point retourné en effet aussi longtemps qu’il avait conservé l’intention de rester à Londres ; mais maintenant, il avait pris la résolution de fuir, et en même temps, il s’était dit qu’il ferait encore une visite pour dire un dernier adieu. John, le domestique, l’avait admis sans difficulté, bien qu’il eût déjà renvoyé dans le courant de la matinée une douzaine d’autres visiteurs qui sollicitaient l’honneur de faire leur cour à lady Harcourt.

Bertram était debout, le dos tourné à la porte, et il regardait une petite serre qui ouvrait de plain-pied dans le salon, quand Caroline entra. Elle alla droit à lui, après avoir fermé soigneusement la porte, et, lui touchant légèrement la main, elle, dit : — Pourquoi êtes-vous venu, M. Bertram ? Vous devriez être à mille lieues d’ici, si c’est possible. Pourquoi êtes-vous venu ?

— Lady Harcourt, je mettrai entre vous et moi la distance que vous exigerez. Mais ne m’est-il pas permis de venir vous dire que je pars ?

— Que vous partez ?

— Oui. Je ne vous importunerai pas longtemps. J’ai acquis une certitude : c’est que rester auprès de vous sans vous aimer, et vous aimer sans vous le dire, sont choses impossibles. C’est pour cela que je pars. Et il lui tendit la main, que jusqu’à ce moment elle n’avait point acceptée.

Il allait partir ! mais elle, elle resterait ! Il s’échappait, mais les barreaux de la prison où elle était renfermée demeuraient intacts ! Ah ! si elle eût pu partir avec lui ! Comme elle aurait peu tenu compte aujourd’hui de la richesse, ou de ses espérances mondaines, ou de ses rêves d’ambition ! Que n’aurait-elle donné pour pouvoir partir avec lui et aller n’importe où, – partir honnêtement et ouvertement avec lui, – se confiant tout entière à son loyal amour et à son cœur fidèle ! Que de bonheur encore dans ce monde mortel, moribond, si seulement on savait ouvrir les bras pour le saisir !

Ah ! jeunes filles ! charmantes jeunes filles ! douces mères futures de notre future Angleterre ! Ne pensez pas trop aux revenus de vos amoureux. L’homme loyal et fidèle n’aura pas à mendier son pain, – ni son pain ni le vôtre. Les vaillants et les honnêtes ne manquent guère de pain, bien qu’il leur arrive parfois de le manger un peu sec en commençant. Mais qu’importe ? Si du pain, fût-il un peu sec, un bon bras pour vous défendre et un cœur loyal pour vous aimer ne suffisent pas pour vous rendre heureuses, vous n’êtes pas telles que je voudrais vous voir.

Caroline ne mangeait pas du pain sec, il s’en fallait de beaucoup, mais son pain était pétri avec du fiel et trempé d’amertume, et elle ne pouvait s’en nourrir. Et maintenant il était venu lui dire qu’il partait, celui dont elle avait dû partager le sort, celui dont le cœur et le bras devaient être à elle. Que dirait le monde, si elle partait avec lui ?

— Adieu, dit-elle en prenant la main qu’il lui offrait.

— Est-ce là tout ?

— Que voudriez-vous de plus ?

— Ce que je voudrais ? Hélas ! je voudrais ce qui ne peut jamais – jamais – jamais, être à moi.

— Non, jamais, – jamais, répéta-t-elle. Et, tout en parlant ainsi, elle se demanda encore : Que dirait le monde si elle partait avec lui ?

— Je pense que maintenant, vous voyant pour la dernière fois, je puis parler franchement, – comme il convient à un homme. Lady Harcourt, je n’ai jamais cessé de vous aimer, – jamais pendant un seul instant, – jamais depuis le jour où nous nous sommes promenés ensemble là-bas à Jérusalem, parmi ces tombeaux étranges. Mon amour pour vous a été le rêve de ma vie.

— Mais alors, pourquoi… pourquoi… pourquoi… Elle ne put en dire davantage, car les larmes étouffaient sa voix.

— Je sais ce que vous voulez dire : Pourquoi ai-je paru si froid ?

— Pourquoi êtes-vous parti ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous voir ?

— Parce que vous me témoigniez de la méfiance, non pas comme amoureux, mais en ma qualité d’homme. Mais je ne suis pas venu ici pour vous faire des reproches, Caroline.

— Ni pour en recevoir.

— Ni pour en recevoir. À quoi bon récriminer ? Nous connaissons aujourd’hui nos défauts réciproques, si nous les avons ignorés jusqu’ici. Et nous connaissons aussi notre fidélité réciproque… Il s’arrêta un instant, puis il reprit : — Car votre cœur est resté fidèle, Caroline.

Elle s’assit sur une chaise et pleura, en se cachant le visage dans les mains. Il disait vrai : son cœur n’était demeuré que trop fidèle. Que ne pouvait-il en dire autant de son esprit, de ses paroles, de ses actes !

Il s’approcha d’elle, et posa légèrement la main sur son épaule. Il la touchait à peine, et cependant, elle sentit que c’était là de l’amour, – de l’amour illicite et coupable. Il y avait là trahison envers son seigneur et maître. Son maître ? Oui, elle avait un maître, et c’était bien là de la trahison. Mais il lui était doux de sentir cette main se poser sur elle ; il lui sembla qu’un frisson d’amour parcourait tout son corps et l’embrassait tout entière. Trahison envers cet homme, – cette brute à la face d’airain et aux pieds d’argile, qui s’était emparé d’elle dans l’espoir qu’avec son secours il parviendrait à obtenir de l’or, de l’or aussi vil que lui ? Lui devait-on quelque chose à cet homme ? Ah ! que dirait le monde, si elle partait avec celui qu’elle aimait ?

— Caroline, dit-il tout bas à son oreille, Caroline, chère Caroline !

Il murmurait ainsi de douces paroles, tandis que sa main reposait encore, bien légèrement, mais tendrement sur l’épaule de Caroline. Elle ne répondait rien, mais il entendait le bruit confus et étouffé de ses sanglots. — Caroline, répéta-t-il, chère, bien chère Caroline. Et il s’agenouilla à côté d’elle, et la main qui s’était posée sur l’épaule pressa le bras de Caroline.

— Parlez-moi, Caroline, dites-moi quelque chose. Je m’en irai si vous l’ordonnez. Oui, je partirai seul. Je m’en irai tout seul si vous avez le courage de me l’ordonner. Parlez, Caroline.

— Que voulez-vous que je dise ? Elle releva la tête et le regarda enfin à travers ses larmes, mais avec un air si changé, si hagard, si égaré, qu’il eut peur de l’expression de ce visage. — Que voulez-vous que je dise ? Que voulez-vous que je fasse.

— Je serai votre esclave, si vous y consentez, dit-il.

— Non, George ; c’est moi qui serais votre esclave… pendant un peu de temps, jusqu’à ce que vous me jugiez trop vile même pour ce rôle-là.

— Hélas ! que vous me connaissez mal !

— Je vous connaîtrais bien mal, en effet, si je pensais que vous pourriez m’estimer, étant tombée si bas. Non, la miséricorde de Dieu ne m’a point abandonnée. C’est passé maintenant. Va, George…, va… pars, toi, mon seul amour ; mon bien-aimé ; toi qui devais être à moi, et que j’ai perdu pour toujours, – toujours, – toujours. Partez, George. C’est fini maintenant. J’ai été faible, vile, et lâche, et indigne de votre chère mémoire. Mais cela n’arrivera plus. Vous ne rougirez pas de m’avoir aimée.

— Mais, perdre votre amour !

— Vous n’aurez pas à rougir de m’avoir aimée, et moi je ne rougis pas non plus de vous avoir donné mon cœur. Allez, George ; et rappelez-vous ceci : plus nous mettrons de distance entre nous, – plus longtemps nous resterons séparés, – mieux cela vaudra pour nous. Là… là… partez maintenant. J’ai du courage à présent, cher, bien cher George.

Il prit dans ses deux mains les mains qu’elle lui tendait, et la regarda longuement sans parler. Puis, par un mouvement rapide et vigoureux, il la rapprocha de lui, la serra sur son cœur, et imprima sur son front un long et tendre baiser. Puis il la quitta, et gagna rapidement la porte du salon sans se retourner.

— Pardon, monsieur, lui dit John qu’il rencontra tout juste sur le palier, il me semble que milady a sonné.

— Lady Harcourt n’a pas sonné. Elle n’est pas très bien, et vous ferez mieux de ne pas la déranger, dit Bertram en s’efforçant de paraître tout à fait à son aise.

— C’est bon, monsieur ; alors, je redescends ; et, en disant ces mots, John suivit George Bertram jusque dans le vestibule, et lui ouvrit fort poliment la porte de la rue.

CHAPITRE XXXVI

UN DIALOGUE CONJUGAL.

Sir Henry avait dit, ce jour-là encore, qu’il ne dînerait pas à la maison ; cependant, il rentra avant l’heure du dîner, et, après être resté quelques minutes dans son cabinet, il fit chercher sa femme. La femme de chambre monta chez lady Harcourt et dit à celle-ci que sir Henry lui faisait ses amitiés, et la priait d’avoir la bonté de descendre chez lui un instant. À un message si poli Caroline ne pouvait qu’obéir ; elle descendit donc et elle trouva sir Henry tout seul dans son cabinet.

— George Bertram a été ici aujourd’hui ? Tels furent les premiers mots du mari, dès que la porte se fut refermée derrière sa femme.

Ni mes lecteurs ni moi, nous ne devons nous abaisser jusqu’à rechercher ce qui avait pu se passer, à l’occasion de cette visite de George, entre sir Henry et son domestique John. Il y a tout lieu de craindre qu’il en avait été question entre eux. Ce n’était pas, certes, que sir Henry souhaitât de trouver sa femme coupable, ni même qu’il crût le moins du monde à sa culpabilité ; mais il désirait la tenir en son pouvoir, et, de plus, il voulait que Bertram fût absolument banni de la maison.

— George Bertram a été ici aujourd’hui ? Son air n’était ni violent, ni cruel, ni menaçant en parlant ainsi, et pourtant il y avait dans son regard quelque chose qui indiquait le désir de faire trembler Caroline. Mais Caroline ne trembla pas, et, le regardant en face avec une dignité calme, elle répondit simplement que monsieur Bertram était venu en effet dans la matinée.

— Et vous déplairait-il de me dire ce qui s’est passé entre vous ?

Caroline continuait à le regarder en face. Il était assis, mais elle était restée debout. Elle se tenait là devant lui, irréprochable dans son maintien, dans son attitude, dans sa toilette. Si le but de son mari avait été de la confondre, il n’avait certes pas réussi.

— Me déplairait-il de vous raconter ce qui s’est passé entre nous, dites-vous ? La question est très singulière…

Elle s’arrêta un instant, puis elle ajouta : — Oui, sir Henry, cela me déplairait.

— Je m’en doutais, dit-il.

Elle restait debout, silencieuse, devant lui ; et lui aussi gardait le silence. Il ne savait trop comment poursuivre cet entretien. Il aurait voulu qu’elle se défendît, mais c’était là précisément ce qu’elle n’entendait point faire. — Puis-je m’en aller maintenant ? dit-elle après un instant.

— Non, pas encore. Asseyez-vous, Caroline, asseyez-vous donc. Je désire vous parler. George Bertram a été ici, et il s’est passé entre vous et lui des choses dont vous avez honte de parler.

— Je n’ai pas dit cela, sir Henry, et je ne souffrirai pas que vous le disiez. Il s’est passé entre lui et moi, aujourd’hui, des choses que j’aimerais mieux ensevelir dans le silence ; mais, si vous me l’ordonnez, je vous dirai tout.

— Vous l’ordonner ! vous parlez toujours d’obéir.

— J’y suis souvent obligée. Dans des mariages comme le nôtre, il faut souvent en parler, et souvent y songer. Si vous me l’ordonnez, je vous dirai tout ; sinon, je me tairai.

Sir Henry ne savait trop que répondre. Son but avait été d’effrayer sa femme. Il s’était senti convaincu que la conversation entre George Bertram et elle avait été de telle nature qu’elle aurait peur de la lui redire ; or, il se trouvait, au contraire, qu’elle s’offrait de lui tout rapporter s’il l’exigeait, et, en faisant cette offre, elle ne semblait nullement intimidée.

— Asseyez-vous donc, Caroline. Elle prit une chaise juste en face de lui. — Je pensais que vous auriez compris, vu nos positions relatives et tout ce qui s’est passé entre lui, vous et moi, que vous deviez mettre une grande mesure dans vos rapports avec lui, et en bannir scrupuleusement toute la familiarité d’autrefois.

— Qui donc nous a rapprochés ?

— Moi ; car je comptais sur votre jugement et votre respect des convenances.

— Je ne désirais pas le revoir. Je ne l’ai pas invité à venir. Je serais volontiers restée seule chez moi pendant des mois entiers, plutôt que de me retrouver avec lui.

— Quelle absurdité ! pourquoi deviez-vous tant craindre de le revoir ?

— Parce que je l’aime.

En disant cela, elle le regardait toujours en plein visage, sans crainte – on pourrait dire avec hardiesse – et sir Henry avait peine à soutenir son regard. Sur un point, du moins, elle avait pris sa résolution : elle s’était promis que, quoi qu’il pût arriver, elle ne se courberait jamais devant lui.

Mais, peu à peu, il s’amassa sur le front de sir Henry un sombre nuage qui aurait bien pu la faire trembler, si elle eût été moins brave. Il était venu avec l’intention bien arrêtée de ne pas se quereller avec sa femme. Une brouille complète n’était point son affaire ; elle eût dérangé tous ses projets à l’égard de monsieur Bertram de Hadley. Mais il pouvait se faire, malgré sa résolution, qu’il lui devînt impossible de ne pas s’emporter. C’était un homme, après tout, que sir Henry : il avait du sang dans les veines et tous les sentiments humains. Il n’aurait pas demandé mieux que d’aimer cette femme à sa manière, si elle avait voulu se laisser aimer, et aimer à son tour. On peut même dire qu’il l’avait aimée ; et lorsqu’il la croyait destinée à un autre, il lui avait semblé qu’il ferait, pour l’obtenir, de grands sacrifices. Aujourd’hui, il l’avait obtenue, et elle était là devant lui, lui avouant qu’elle aimait encore le rival qu’il avait supplanté. Il n’est pas étonnant que son regard soit devenu sombre, malgré toute son astuce.

— Et il est venu aujourd’hui afin que vous lui disiez que vous l’aimez ?

— Il est venu aujourd’hui, et je le lui ai dit, répondit Caroline sans détourner son regard des yeux de son mari. – Je ne sais ce qui l’avait amené.

— Et vous me dites cela, à moi ?

— Voulez-vous que je vous mente ? Ne vous l’ai-je pas dit, quand vous m’avez d’abord demandé de vous épouser ? Ne vous l’ai-je pas redit huit jours à peine avant notre mariage ? Pensiez-vous que quelques semaines feraient une grande différence ? Avez-vous pu penser que des mois comme ceux qui viennent de s’écouler effaceraient sa mémoire ?

— Et vous vous proposez de le recevoir comme votre amant ?

— Je me propose de ne le recevoir ni comme cela, ni autrement. Je compte qu’il ne viendra jamais dans aucune maison où je serai condamnée à vivre. Vous l’avez amené ici, et moi, tout en sachant que l’épreuve serait rude, j’ai cru que je pourrais la supporter. Je m’aperçois que cela m’est impossible. Ma mémoire est trop fidèle ; les souvenirs du passé sont trop nets ; mes remords…

— Allez toujours, madame ; continuez, je vous prie.

— Non, je ne continuerai pas. J’en ai dit assez.

— Vous lui en avez dit davantage quand il était ici.

— Je ne lui en ai pas dit la moitié.

— N’était-il pas à vos genoux ?

— Oui, monsieur, il s’est mis à mes genoux, et, en faisant cette réponse, Caroline, se leva, comme s’il lui eût été impossible de rester assise en présence d’un homme qui évidemment l’avait fait espionner.

— Eh bien ! et après ? Puisque la vérité ne vous fait pas honte, dites donc tout.

— La vérité ne me fait pas honte. Il est venu me dire qu’il partait – et je lui ai dit de partir.

— Et vous lui avez permis de vous embrasser – de vous prendre dans ses bras – de vous donner un baiser ?

— Hélas oui ! – pour la dernière fois. Il m’a donné un baiser. Je sens encore ses lèvres sur mon front. Et alors, je lui ai dit que je l’aimais, que je n’aimais que lui, que je n’en aimerais jamais d’autre. Puis je lui ai dit de partir, et il est parti. Maintenant, monsieur, vous savez tout, je crois. Il me paraît que vous avez reçu deux rapports au sujet de cette entrevue : j’espère qu’ils ne se contredisent pas ?

— Jamais je n’ai vu une pareille effronterie ; – c’est inimaginable.

— Avez-vous donc pensé, monsieur, que je mentirais ?

— Je pensais qu’il vous restait un peu de vergogne.

— J’en ai trop pour mentir. Je voudrais que vous pussiez tout savoir. Je voudrais pouvoir vous dire son accent et son regard. Je voudrais pouvoir vous dire comment j’ai senti défaillir mon cœur et ma vie s’arrêter, quand j’ai compris qu’il fallait qu’il partît.

Il y eut un moment de silence, puis elle ajouta : — Maintenant, sir Henry, je crois que vous savez tout. Puis-je m’en aller, à présent ?

Il se leva, et se mit à arpenter la chambre d’un pas rapide. Comme nous l’avons dit, il avait un cœur humain dans la poitrine, du sang dans les veines, et tous ces sentiments virils qui rendent intolérable aux hommes le mépris d’une femme jeune et belle. Et puis, cette femme était la sienne ; c’était sa propriété, sa chose, sa femme à lui, enfin. Un instant il perdit de vue les coffres-forts de Hadley, un instant il oublia tous ses embarras d’argent, et l’homme naturel et vrai laissa déborder, sans retenue, toute sa colère.

— Effrontée drôlesse ! s’écria-t-il au moment où il repassait devant elle dans sa promenade furieuse, infâme prostituée !

— Oui, répondit-elle sans élever la voix ; et, tout en parlant, elle s’approcha de lui et l’arrêta par le bras. Elle le regardait toujours au visage, avec des yeux dont il ne pouvait soutenir l’expression. — Oui, monsieur, j’ai été ce que vous dites. Quand je suis venue à vous, quand j’ai vendu mon honneur de femme pour un nom, une maison, une position aux yeux du monde, – quand je vous ai donné ma main sans pouvoir donner mon cœur, – j’ai été… ce que vous dites.

— Et vous l’étiez doublement quand ce matin vous souffriez ses caresses.

— Non, sir Henry, non. Je l’ai trahi, lui ; j’ai trahi les devoirs de mon sexe ; j’ai trahi surtout les sentiments de mon cœur ; mais vous, je ne vous ai point trahi.

— Vous avez été oublieuse de mon honneur.

— J’ai su du moins me rappeler le mien.

Ils étaient face à face, et, comme elle disait ces derniers mots, une pensée traversa l’esprit de sir Henry. Il se dit qu’il serait peut-être sage de feindre d’y voir un indice de repentir et d’en faire un point de départ pour accorder un pardon partiel nécessaire à ses projets.

— Vous vous êtes oubliée, Caroline…

— Arrêtez, sir Henry, et laissez-moi parler, puisque vous n’avez pas voulu me permettre de me taire. Je ne vous ai jamais trompé, vous dis-je, et, avec l’aide de Dieu, je ne vous tromperai jamais…

— C’est bon ! c’est bon !

— Attendez, monsieur, et laissez-moi finir. Je vous ai souvent dit que je ne vous aimais pas. Je vous le dis de nouveau. Je ne vous ai jamais aimé, et jamais je ne vous aimerai. Vous m’avez appelée d’un nom infâme, et par cela même que j’ai vécu avec vous, sans vous aimer, je n’ose pas dire que vous m’avez calomniée. Mais je ne pécherai plus.

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne mériterai plus cette épithète – même de vous.

— Quelle folie ! Je ne vous comprends pas. Vous ne savez ce que vous dites.

— Oui, sir Henry, je sais ce que je dis. Il se peut que je vous aie fait du mal ; en ce cas, je le regrette. Dieu sait si vous m’en avez fait. Nous ne pouvons rien aujourd’hui pour le bonheur l’un de l’autre, et il vaut mieux nous séparer.

— Voulez-vous me donner à entendre que vous comptez me quitter ?

— C’est bien là ce que je veux vous dire.

— Quelle idée ! Vous n’en ferez rien.

— Comment ! vous voulez que nous restions ensemble, nous détestant, nous injuriant et nous adressant des épithètes comme celle que vous venez de m’infliger tout à l’heure ? Pensez-vous que nous puissions encore être mari et femme ? Non, sir Henry ; je me suis trompée une fois – j’ai commis une grande et fatale erreur ; je me suis mise moi-même dans la position de m’entendre traiter d’infâme et d’avoir à le supporter ; mais je ne veux pas continuer à subir de tels outrages. Pensez-vous qu’il m’eût parlé de la sorte, lui ?

— Dieu le damne !

— Vous ne lui faites pas de mal. Vos paroles sont impuissantes contre lui, bien qu’elles me fassent frémir.

— Ne me parlez donc pas de lui, alors.

— Je n’en parlerai plus. Je me contenterai d’y penser.

— Par le Ciel ! Caroline, vous ne cherchez qu’à me mettre en colère.

— Je puis m’en aller maintenant, je pense.

— Vous en aller ?… Oui, vous pouvez partir. Je vous parlerai demain, quand vous serez plus calme.

— Demain, sir Henry, je ne vous parlerai pas – ni le lendemain, ni les jours suivants. J’écouterai maintenant tout ce que vous pouvez avoir à me dire ; mais rappelez-vous ceci : après ce qui s’est passé aujourd’hui, rien au monde ne pourrait m’engager à vivre encore avec vous. À tous autres égards je vous obéirai, si cela est possible.

Elle demeura quelques instants encore, debout à côté de la table, attendant une réponse de lui ; mais, comme il restait muet, regardant devant lui sans paraître la voir et les mains fourrées dans ses poches, elle se retira sans rien dire et ferma doucement la porte derrière elle. En sortant, elle put voir le fidèle John qui gagnait en toute hâte l’escalier de la cuisine. Le fidèle John aurait été présent à toute l’entrevue que la chose eût été indifférente à Caroline.

Sir Henry resta silencieux pendant près d’un quart d’heure, réfléchissant au parti qu’il devait prendre. En ce qui touchait ses sentiments personnels, il commençait à haïr Caroline presque autant qu’elle le détestait. Un homme n’aime pas à s’entendre dire par une femme que chaque cheveu de sa tête lui est odieux, tandis qu’elle adore jusqu’au bruit des pas d’un autre, et quand on se trouve être le mari de la femme qui vous dit ces choses-là, cela ne les rend pas plus agréables, tant s’en faut.

Pourtant sir Henry voulait garder sa femme. Nous avons vu comment Caroline, dès que la fortune était devenue contraire, avait tout de suite abandonné la partie. Elle s’était crue un instant une habile joueuse, mais elle avait bien vite reconnu sa faiblesse, et elle avait jeté les cartes, sans même essayer de lutter. Sir Henry était d’une autre trempe, et plus lent à se décourager : il se dit qu’il tenterait encore la fortune. À vrai dire, son enjeu était trop gros pour qu’il pût se permettre de l’abandonner si facilement.

Donc, avec un certain effort, il secoua son accablement, fit sa toilette, dîna en ville et se rendit comme à l’ordinaire à la Chambre. Avant la fin de la soirée, sir Henry Harcourt se retrouva de nouveau le solliciteur-général heureux et prospère, le favori de la fortune, l’homme marquant du jour et une des espérances politiques de l’avenir.

CHAPITRE XXXVII

LE RETOUR À HADLEY.

Il nous faut maintenant retourner à Hadley. À partir du jour où elle avait écrit sa lettre à sir Lionel, mademoiselle Baker n’avait plus parlé de quitter la maison de son oncle. Littlebath avait perdu tout attrait pour elle. Le colonel y était encore, ainsi que les premières amours du colonel, mademoiselle Todd ; qu’ils oublient, qu’ils se pardonnent, et qu’ils s’épousent si cela leur convient ! Chez mademoiselle Baker toute velléité d’ambition avait disparu. Tenir la maison de son oncle à Hadley, et de temps à autre dérober un jour pour voir Caroline à Londres ; c’était là tout ce qu’elle désirait maintenant.

Le vieil oncle se montrait moins bourru qu’elle ne s’y était attendue. Au sujet de ses schellings et de ses six-pence, il était parfois irascible sans doute, et il grondait volontiers quand sa nièce faisait allumer plus d’un feu dans la maison. Mais petit à petit il oublia même ce grief-là, et, somme toute, il n’était pas plus exigeant et plus insupportable que ne le sont, en général, la vieillesse, la richesse et la maladie, quand elles se trouvent toutes trois réunies chez le même individu.

Lorsque Adela quitta Londres, M. Bertram permit même à mademoiselle Baker de l’inviter à venir passer quelques jours à Hadley, et Adela accepta l’invitation. En quittant Eaton-Square, elle se rendit donc tout droit chez M. Bertram, où elle se trouvait encore à l’époque où eurent lieu les événements racontés dans notre précédent chapitre.

Deux jours après l’entrevue de sir Henry avec sa femme, le facteur apporta à mademoiselle Baker, une lettre de lady Harcourt. Lorsque cette lettre arriva, mademoiselle Baker et Adela finissaient de déjeuner, et M. Bertram, entouré d’oreillers et ayant ses béquilles à sa portée, était assis dans un fauteuil, à sa place accoutumée, auprès du feu. Il ne quittait plus guère son fauteuil, si ce n’était pour se faire porter jusqu’à son lit ; cependant son œil était aussi vif, et son ton, quand il le voulait, aussi impératif qu’autrefois. Il restait là assis, tout paralysé et à peu près immobile : mais on sentait qu’il était encore maître dans sa maison, et maître surtout de son argent.

— Grand Dieu ! s’écria mademoiselle Baker d’une voix émue, avant d’avoir à moitié lu sa lettre.

— Qu’y a-t-il donc ? dit aigrement M. Bertram.

— Oh ! mademoiselle, qu’est-il donc arrivé ? s’écria Adela.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit mademoiselle Baker qui porta son mouchoir à ses yeux et se mit à pleurer à chaudes larmes.

— Mais qu’avez-vous donc ? De qui est cette lettre ? demanda encore M. Bertram.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Tenez, Adela, lisez-la ! Oh ! monsieur Bertram, quel malheur !

— Qu’y a-t-il donc, mademoiselle Gauntlet ? Cette sotte ne me le dira jamais.

Adela prit la lettre et la lut tout entière.

— En effet, monsieur, dit-elle, c’est un grand malheur.

— Mais quel malheur, que diable ?

— Caroline est brouillée avec sir Henry, dit enfin mademoiselle Baker.

— Est-ce là tout ? dit M. Bertram.

— Je crains, monsieur, que cette querelle ne soit chose grave, dit Adela.

— Grave ! quelle bêtise ! Comment ça peut-il être grave ? Vous ne vous attendiez pas à les voir vivre ensemble comme deux tourtereaux, n’est-ce pas ? Il a fait un mariage d’argent ; elle a fait un mariage d’ambition : il va sans dire qu’ils doivent se quereller. Ainsi parla la sagesse de M. Bertram, et, il faut bien le dire, elle s’appuyait sur l’expérience.

— Mais, mon oncle, elle veut quitter son mari, et elle espère que vous lui permettrez de venir vivre ici.

— Vivre ici ! Joliment ! Que voulez-vous que je fasse de la femme de cet homme-là ?

— Elle déclare positivement que pour rien au monde elle ne consentira à vivre avec lui.

— Bah, bah !

— Mais, mon oncle…

— Mais à quoi s’attendait-elle donc ? Croyait-elle que toute sa vie serait couleur de rose ? Quand elle a épousé cet homme-là, elle savait fort bien qu’elle ne l’aimait pas ; et voilà maintenant qu’elle veut le quitter parce qu’il n’est pas aux petits soins pour elle ! Si elle tenait à tout cela, c’était mon neveu qu’il fallait prendre.

C’était la première fois que M. Bertram parlait avec affection de George, et mademoiselle Baker et Adela en furent très étonnées. Jamais il ne leur avait donné à entendre que Caroline fût sa petite-fille.

M. Bertram resta inexorable pendant toute cette journée, refusant nettement de recevoir lady Harcourt chez lui, à moins qu’elle ne vînt avec la permission pleine et entière de son mari. Mademoiselle Baker fut donc obligée d’écrire à Caroline par le retour du courrier pour demander un délai d’un jour avant de lui donner une réponse définitive. Mais le lendemain matin M. Bertram reçut une lettre de sir Henry. Celui-ci disait que la saison de Londres étant près de finir, le moment serait opportun pour Caroline, en petite-fille affectueuse, d’aller passer quelque temps auprès de son cher grand-père. Il ne passa pas complètement sous silence la querelle conjugale, mais il se borna à y faire une légère allusion. Il en parla comme d’un nuage passager, fort regrettable assurément, mais qui se dissiperait sans doute bientôt, pour laisser reparaître le soleil plus brillant que jamais.

M. Bertram donna enfin la permission tant désirée. Il ne répondit pas à la lettre de sir Henry, mais il chargea sa nièce de dire à Caroline qu’elle pouvait venir à Hadley si cela lui plaisait. Caroline vint tout de suite, et sir Henry donna à entendre à ses amis que les devoirs et les plaisirs du monde avaient tant fatigué sa femme, qu’à son grand regret elle s’était vue obligée de quitter Londres avant la fin de la saison.

— Sir Omicron l’a impérativement ordonné, dit confidentiellement sir Henry à son ami intime, M. Madden, le membre du Parlement ; et, comme il fallait partir, autant valait profiter de l’occasion pour faire sa cour à grand-papa Crésus. Je n’ai pas le temps de soigner l’héritage moi-même et je suis bien forcé de me faire remplacer.

Il faut savoir que sir Omicron était le médecin en vogue dans ce temps-là.

Caroline revint donc à Hadley, mais cette fois les cloches ne sonnèrent pas pour fêter son arrivée. Six mois à peine s’étaient écoulés depuis qu’au déjeuner de noces on avait promis aux nouveaux époux une si grande félicité ; et déjà cette vision dorée s’était dissipée, – cette prospérité si matérielle, si substantielle s’était évanouie. La robe de mariée était fraîche encore que tout ce bonheur, en apparence si solidement établi, avait déjà disparu.

— Vous voilà donc revenue ? dit M. Bertram.

— Oui, monsieur, répondit à voix basse Caroline ; j’ai fait une grande méprise, mais j’espère que vous me pardonnerez.

— Ces méprises-là sont fort sottes. Je vous conseille de réparer la vôtre le plus tôt possible.

— Je ne pourrai jamais réparer cette méprise-là, monsieur, jamais, – jamais. Mais je sais que je n’ai que moi à blâmer.

— Allons donc ! Quelle idée ! Il faudra bien que vous alliez retrouver votre mari.

— Jamais, monsieur Bertram, jamais. Je lui obéirai et à vous aussi ; je vous obéirai à tous deux si cela est possible, en tout, excepté en cela. Je ne puis obéir à personne pour cette chose-là.

— Bah ! dit M. Bertram. Telle fut la réception de lady Harcourt quand elle revint à Hadley.

Ni mademoiselle Baker ni Adela ne lui parlèrent beaucoup de ses affaires le premier jour. Sa tante, à vrai dire, ne lui en parla jamais ouvertement. Il semblait qu’il y eût entre elles un accord tacite pour garder le silence là-dessus. Il y avait d’ailleurs chez lady Harcourt une sorte de mélancolie et parfois une sévérité presque farouche qui décourageaient les questions. Son grand-père lui-même hésitait à lui parler de son mari, et il la laissa vivre à sa guise de cette vie tranquille, silencieuse et réservée, qu’elle semblait avoir irrévocablement adoptée.

Pendant les premiers quinze jours de son séjour elle ne sortit pas de la maison ; mais un dimanche matin qu’il faisait très beau, elle descendit de sa chambre tout habillée pour aller à l’église. Mademoiselle Baker remarqua qu’elle ne portait que des vêtements qu’elle avait eus avant son mariage. Sa toilette était aussi simple que peut l’être celle d’une femme qui ne veut pas qu’on la remarque, même pour sa simplicité. Elle ne portait aucun bijou ; les broches, les bagues qu’on avait données à la fiancée ou à l’épouse, tout avait été mis de côté – tout, excepté ce seul anneau que le destin fatal l’obligeait à garder. Que n’eût-elle donné pour pouvoir s’en défaire !

Elle se rendit à l’église. Là, elle put se dire que les gens qui la guettaient pour épier son malheur étaient les mêmes qui l’avaient tant regardée dans ses jours de triomphe. Dans ses jours de triomphe, faut-il dire ? Non, car même dans ce temps-là elle avait été malheureuse ; mais ses chagrins d’alors n’avaient pas été aussi connus du public.

Elle se tira très bien de l’épreuve, et elle sembla même en souffrir moins que sa tante. Elle n’avait pas cherché à répandre parmi les habitants de Hadley cette ingénieuse fiction au sujet de la consultation de sir Omicron, que sir Henry avait mis tant de soin à propager parmi ses amis de Londres. Elle avait fort peu parlé d’elle-même, mais le peu qu’elle avait dit avait été strictement vrai. Elle n’avait pas agi non plus de façon à tromper les gens, ou à leur donner une fausse idée de sa position. À peu près tout le petit monde dont elle était entourée savait qu’elle avait quitté son riche et brillant mari, et qu’elle avait déclaré son intention de ne jamais retourner chez lui.

Il lui fallait donc un certain courage pour aller prendre sa place dans cette église, mais elle ne laissa voir aucune faiblesse. Elle dit ses prières, ou du moins elle sembla les dire comme si elle ne se doutait pas qu’elle fût un point de mire pour tous les yeux féminins. Et quand le sermon fut achevé elle rentra chez elle à pied, d’un pas ferme et sûr, tandis que mademoiselle Baker se troublait à chaque salut qu’il lui fallait rendre, et tremblait chaque fois qu’elle entendait marcher derrière elle.

Cette après-midi-là, Caroline ouvrit son cœur à Adela. Jusque-là tout s’était borné entre elles à des serrements de mains, et à ces marques muettes de sympathie que l’on donne volontiers quand les douleurs que l’on voudrait consoler sont trop profondes pour que l’on ose les sonder avec des paroles. Ce soir-là cependant, après le dîner, Caroline appela Adela dans sa chambre, et de nouveau la confiance se rétablit entre elles.

— Non, Adela, jamais je ne retournerai vivre avec lui, disait Caroline. Il ne faut pas me demander de faire cela.

— L’homme ne doit point séparer ceux que Dieu a unis, répondit solennellement Adela.

— Sans doute, – ceux que Dieu a unis. Mais Dieu ne nous a point unis, lui et moi.

— Caroline, Caroline, ne parlez pas ainsi !

— Ne vous méprenez pas sur mes paroles, Adela. Ne croyez pas que je cherche à excuser ma conduite, ou même que je veuille me soustraire au châtiment. Je sais que je me suis perdue, en ce qui touche cette vie. Le jour où j’ai pu me décider à me présenter à l’autel avec un homme que je n’aimais pas, et que je savais ne pouvoir jamais aimer, – avec un homme que je n’ai jamais essayé, que je n’ai même jamais voulu essayer d’aimer, ce jour-là, dis-je, j’ai mis, je le sais, une barrière infranchissable entre le bonheur et moi. Mais ne croyez pas que j’espère la délivrance. Et pendant qu’elle parlait ainsi, le visage de lady Harcourt prit une expression d’implacable résolution, qui promettait qu’elle serait de force à supporter son sort, quel qu’il pût être.

— Caroline, à brebis tondue Dieu mesurera le vent, maintenant comme toujours, si vous le lui demandez.

— Je le désire ; je le désire de tout mon cœur.

— Dites que vous le croyez.

— Oui, je le crois. Je crois que tout ce qu’il fera sera bien fait. Oh ! Adela, si vous saviez ce qu’a été ce dernier mois, depuis qu’il est venu à la maison !

— Ah ! pourquoi y est-il venu ?

— Pourquoi, en effet ? Jamais homme a-t-il agi plus follement ?

Caroline faisait allusion à sir Henry Harcourt, et non à George Bertram.

— Mais j’en suis bien aise, continua-t-elle, bien aise, je vous assure. Maintenant il sait la vérité tout entière. Je lui ai tout dit.

— À sir Henry, voulez-vous dire ?

— Oui, je lui ai tout dit le jour avant de m’en aller, mais je ne lui ai rien appris, Adela ; il le savait. Il n’a jamais pu s’imaginer que je l’aimais. Il savait, il devait savoir que je le haïssais.

— Oh ! Caroline, Caroline, ne parlez pas ainsi !

— Et vous, ne l’auriez-vous pas haï si vous aviez été enchaînée à lui, comme moi ? Mais maintenant je ne commettrai plus ce péché de haine. Je ne le haïrai plus.

— La haine en pareil cas est un crime, car, malgré tout, il est votre mari.

— Je le nie. Quoi ! quand il m’a appelée de ce nom infâme, il était mon mari ? Était-ce d’un mari, cela ? Il faut que je porte son nom, et jusqu’au tombeau je marcherai péniblement courbée sous ce lourd fardeau : ce sera mon châtiment pour ce jour où j’ai péché en l’épousant. Il faut que j’abandonne tout espoir de vivre comme vivent les autres femmes. Je ne m’appuierai sur aucun bras, sur aucun cœur ; je n’entendrai aucune parole d’amour quand viendra la maladie ou le chagrin ; je n’aurai point d’enfant pour me consoler. Je serai seule, et pourtant je ne m’appartiendrai pas. C’est là ce que je dois subir parce que j’ai trahi mon propre cœur. Mais pourtant, je vous le dis, cet homme n’est pas mon mari. Écoutez-moi, Adela : plutôt que de retourner avec lui je mettrais fin d’un seul coup à tous les chagrins de ce monde. Ce serait là un crime assurément, mais ce crime me semblerait moins grand que l’autre.

Adela, en l’entendant parler ainsi, n’osait plus lui dire que la vie commune lui semblait encore possible entre sir Henry et elle. Selon Adela, ce parti-là était cependant le seul convenable, le seul bon à prendre. Elle regardait le mariage, qu’il fût heureux ou malheureux, comme un lien indissoluble. Si elle n’avait pu être heureuse, elle aurait tâché, avec l’aide de Dieu, de supporter le mieux possible son malheur. Mais il faut ajouter, pour être juste, qu’Adela Gauntlet ne se serait jamais mise dans la position où se trouvait lady Harcourt.

Quoiqu’elles différassent sous beaucoup de rapports, les confidences étaient possibles entre elles. Caroline parlait à Adela, et à Adela seule, de ses affaires. Vis-à-vis de son grand-père, elle se montrait pleine de soumission, et avec sa tante elle était douce et affectueuse, mais jamais elle ne s’entretenait avec eux de son sort. Ils continuèrent à vivre ainsi jusqu’au mois de juillet, quand Adela les quitta ; après quoi on n’eût certes pas trouvé, dans tout le comté de Middlesex, un intérieur plus paisible et plus monotone que celui de M. Bertram à Hadley.

Lady Harcourt avait reçu deux lettres de son mari, et dans toutes les deux il l’engageait fortement à revenir auprès de lui. À la première de ces lettres elle répondit en lui disant, dans les termes les plus polis qu’elle put trouver, que la chose était impossible. Elle l’assurait qu’elle était prête à lui prouver son obéissance sur tout autre point, et ajoutait que, puisqu’ils devaient vivre séparés, la maison de son grand-père paraîtrait sans doute à sir Henry, comme à elle, l’asile le plus convenable qu’elle pût choisir. En réponse à la seconde lettre, elle annonça simplement qu’elle se voyait dans la nécessité de se refuser à toute correspondance qui aurait pour objet son retour. Sir Henry écrivit alors une lettre à M. Bertram. Il n’entra dans aucun détail au sujet de la brouille ; il demanda seulement la permission d’aller à Hadley, dans le but, disait-il, de voir M. Bertram lui-même.

— Tenez, dit le vieillard à sa petite-fille lorsqu’il se trouva seul avec elle, lisez cela. Que dois-je répondre ? ajouta-t-il quand Caroline eut lu la lettre.

— Mais vous, monsieur, que pensez-vous qu’il faille lui dire ?

— Je pense qu’il faut que je le voie ; sans cela il m’intenterait peut-être un procès pour avoir détenu sa femme loin de lui. Rappelez-vous ce que je vous dis : vous serez obligée de retourner vivre avec lui, vous le verrez.

— Non, monsieur, je ne ferai jamais cela, répondit tranquillement Caroline ; et quelque chose qui ressemblait à un sourire se dessina sur son visage.

Sir Henry vint donc à Hadley. Le jour de sa visite avait été fixé à l’avance, et Caroline s’était demandé avec inquiétude comment elle s’y prendrait pour éviter de se rencontrer avec lui. Elle ne trouva rien de mieux que de décider sa tante à l’accompagner ce jour-là à Londres. Il va sans dire qu’en se rendant le matin à la station et en y revenant le soir, les pauvres femmes tremblaient à l’idée de se rencontrer avec sir Henry. Mais la fortune se montra clémente, et, à leur retour à Hadley, elles apprirent que le visiteur si redouté était venu et était déjà reparti pour Londres.

— On ne peut pas être plus raisonnable que lui, dit M. Bertram à Caroline après qu’il l’eut fait entrer dans la salle à manger pour lui parler en particulier.

— Vraiment ?

— Il est très désireux de vous voir revenir.

— Mais je vous l’ai, dit, monsieur, je ne peux pas faire cela.

— Il dit que la maison d’Eaton-Square est à votre disposition, et que, si vous voulez y aller, vous y serez seule pendant trois mois.

— Je ne retournerai jamais à Eaton-Square.

— Ou bien encore, il propose de louer pour vous une maison au bord de la mer, où vous voudrez.

— Je n’ai besoin d’aucune maison si vous voulez bien me permettre de rester ici.

— Mais il a tout votre argent, vous savez, – votre fortune est tout entière à lui maintenant.

— Eh bien ?

— Que comptez-vous faire ?

— Je ferai ce que vous ordonnerez, je ferai tout ce que vous voudrez, excepté d’aller vivre avec lui.

Le vieillard resta silencieux un moment, puis il dit : — Au fait, je pense que vous ne savez peut-être pas encore très bien ce que vous voulez.

— Je vous assure que si.

— Je vous dis que vous n’en savez rien. Ne m’interrompez donc pas. Voici ce que j’ai proposé : vous resterez encore six mois ici, et au bout de ce temps-là il viendra nous voir…

— Vous voir, monsieur.

— Eh bien soit ! me voir, – si je suis encore en vie. Après quoi il faudra bien que vous alliez vivre avec lui. Maintenant, bonsoir.

La chose se trouva ainsi arrangée, et, pendant les six mois qui suivirent, on continua à mener une vie aussi terne et aussi solitaire que par le passé dans la vieille maison de Hadley.

CHAPITRE XXXVIII

LE CAIRE.

Autrefois, – il y a de cela bien longtemps, – quand il arrivait qu’un Anglais ou une Anglaise, appartenant à la bonne société, semblait menacé de quelque affection des poumons, on l’envoyait sur la côte méridionale du Devonshire ; plus tard, ce fut Madère qui devint à la mode ; aujourd’hui on expédie nos malades au Caire. Mais le Caire se rapproche si bien de nous tous les jours, que son air doit nécessairement perdre de son efficacité avant peu, et alors on découvrira que le seul climat qui puisse donner de la vigueur à des poumons anglais est celui de Labuan ou de Yédo.

Pour le moment, le Caire a la vogue. Or, il était arrivé que, pendant les bises aigres du mois de mars, la voix d’Arthur Wilkinson avait paru s’altérer et s’affaiblir ; il avait eu une toux suspecte, la fièvre de temps à autre, et des transpirations fréquentes. Tous ces symptômes réunis avaient paru suffisants pour que le médecin de Hurst Staple lui ordonnât de passer l’hiver suivant au Caire.

À la fin de novembre, Arthur Wilkinson devait donc partir pour l’Orient, mais, avant de se mettre en route, il lui fallait se pourvoir de deux objets : l’un, de nécessité et l’autre, de luxe. Il lui manquait un vicaire pour le remplacer pendant son absence, et un compagnon de voyage. Il se procura heureusement l’un et l’autre. Le révérend Gabriel Gilliflower voulut bien être son vicaire, et, à ce propos, nous ne dirons rien, si ce n’est que celui-ci trouva moyen de vivre heureux sous la surveillance un peu sévère de son supérieur clérical, madame Wilkinson mère. Le compagnon de voyage fut George Bertram.

Vers la fin de novembre, nos voyageurs traversèrent la France, et s’embarquèrent à Marseille sur un des bateaux de la Compagnie péninsulaire et orientale. En France, ils n’eurent le temps de rien observer, si ce n’est que les wagons de chemin de fer y sont meilleurs qu’en Angleterre ; que les hôtels à Paris sont plus chers encore qu’à Londres et que les hôtels de Marseille sont moins bons que ceux de toute autre ville civilisée du monde.

Je ne dirai pas grand’chose, non plus, de leur voyage depuis Marseille jusqu’à Alexandrie. Ce n’est pas que je n’aimerais assez à écrire un livre sur Malte, et je le ferai peut-être un jour ; mais ici l’espace me manquerait pour m’étendre sur son climat, ses fortifications, son hospitalité et sa vieille splendeur ; – il vaut mieux arriver tout de suite à Alexandrie.

Alexandrie ! mère des sciences ! Foyer par excellence de toutes les connaissances humaines ! Alexandrie ! bien aimée des rois !… Mais, à quoi bon me forcer ? Nul homme, s’il a vu l’Alexandrie de nos jours, ne peut rester en selle sur ses grands chevaux, en parlant de cette cité, détestable entre toutes. Comment la décrire ? On peut dire qu’on y trouve toute la saleté orientale sans rien de cette beauté pittoresque qui abonde en Orient ; et que, d’un autre côté, elle a le solennel, insatiable, et éternel amour du gain qui caractérise nos grands entrepôts d’Occident, sans le racheter par la politesse, la science ou la civilisation occidentales.

Alexandrie devient à vue d’œil une ville européenne ; malheureusement ses Européens viennent de la Grèce et du Levant. Auri sacra fames est la devise de la Grèce moderne ; auri fames sacerrima pourrait être celle d’Alexandrie. Malheureux Arabes ! malheureux Turcs ! envahis de tous côtés et accablés par des misérables bien plus vils encore que vous ; quelle destinée vous attend !

« Quel revenu faudrait-il à un Anglais pour vivre ici confortablement ? dis-je un jour à un résident européen à Alexandrie.

« Pour vivre ici confortablement, me répondit mon ami, il faudrait à peu près deux cent cinq mille francs de rente ; mais il vaudrait encore mieux se couper le cou. »

Dieu est bon, et avec le temps Alexandrie deviendra moins détestable. Le destin et mille circonstances l’anglicisent forcément, malgré le grand consulat français et les innombrables légions de Grecs avides ; malgré le sable, les moustiques, les punaises et la saleté ; malgré les vents de l’Inde et les voleurs de Chypre.

La Compagnie péninsulaire et orientale sera la souveraine de l’Égypte ; cette compagnie-là ou toute autre qui fera de l’Égypte un grand chemin. Elle est une des étapes de la route de l’Inde, et les temps sont proches où elle ne sera ni la plus laborieuse ni la moins agréable de nos étapes. Le chemin de fer d’Alexandrie à Suez appartient au vice-roi d’Égypte, mais ses voyageurs sont les Anglais de l’Inde et son trésorier est une compagnie anglaise.

Malgré tout, je ne conseillerais à aucun de mes amis de faire un long séjour à Alexandrie.

Bertram et Wilkinson ne s’y arrêtèrent pas, et poussèrent rapidement jusqu’au Caire. Ils virent, bien entendu, le phare et la colonne de Pompée, l’aiguille de Cléopâtre et les fouilles les plus récentes. Ils s’amusèrent aussi à noter pendant quelques instants le contraste entre les voyageurs qui se rendaient dans l’Inde et ceux qui en arrivaient : les premiers se composaient généralement de jeunes gens jouissant de leur liberté nouvellement acquise, ou de jeunes filles en quête de maris, et débutant dans un monde qui leur semblait plein de promesses ; les autres, aux visages moroses et désappointés, revenaient surchargés de bébés et encombrés de bonnes d’enfants ou de nourrices au teint jaune portant des anneaux d’argent à leurs pieds. Ayant vu toutes ces choses, nos voyageurs partirent pour le Caire.

Il ne faut plus chercher aujourd’hui, cher lecteur, le romanesque ou les aventures dans ce voyage d’Alexandrie au Caire. Il n’y en avait déjà guère du temps où nos deux amis l’entreprirent. Le bac sur le Nil peut, il est vrai, fournir quelques chances très éloignées de rencontrer une impression de voyage. On en a eu la preuve il n’y a pas très longtemps, quand la voiture d’un prince indigène, héritier du pacha, glissa le long du talus. L’aventure fut complète, car le prince se noya. Bientôt, même, cette légère chance d’un incident romanesque n’existera plus. On bâtit un pont de chemin de fer sur le Nil, et, quand il sera fini, le bonheur du voyageur moderne sera complet ; il pourra ne faire qu’un somme d’Alexandrie au Caire.

Je ne fatiguerai pas mes lecteurs par le récit d’un voyage sur le Nil ; je ne leur ferai pas faire même l’ascension d’une pyramide. Je laisse cela aux Guides du voyageur. Qu’il me suffise de dire que Wilkinson et Bertram firent la grande tournée et la petite tournée dans toutes les règles. Ils allèrent jusqu’à Thèbes, et passèrent une nuit sous la protection de l’ombre du roi Chéops.

Ce fut auprès d’une des pyramides que Bertram et Wilkinson parlèrent pour la première fois d’Adela Gauntlet. Ils étaient assis ensemble, le visage tourné vers le désert, respirant avec délices l’air frais de la nuit. Jusque-là Arthur avait à peine prononcé le nom d’Adela. Il s’était entretenu avec George de sa mère, du presbytère de Hurst Staple, et il avait même beaucoup parlé de lady Harcourt, qu’ils savaient séparée de son mari ; mais il semblait éviter de mentionner Adela. Il venait d’être question entre eux de madame Wilkinson et de la position désagréable qu’occupait Arthur dans sa propre maison, lorsque celui-ci, après un moment de silence, dit tout à coup :

— Après tout, George, je me dis quelquefois que j’aurais mieux fait de me marier.

— C’est évident que c’eût été mieux, – je veux dire que ce sera mieux. Tu te marieras à ton retour.

— Maintenant, je ne sais trop ; avec ma santé…

— Tu ne penseras plus à ta santé après cet hiver. Je ne vois pas que tu aies grand’chose.

— Je vais mieux, certainement. Et il y eut un nouveau silence.

— Arthur, poursuivit Bertram, je voudrais bien avoir devant moi le même avenir que toi, – les mêmes chances de bonheur.

— Il ne faut pas désespérer, George. Le temps guérit toutes les blessures.

— Oui ; il ne faut qu’un peu de temps pour les guérir toutes, – et puis vient le chaos.

— Je voulais parler de ce monde.

— Tout est possible, sans doute ; mais je ne vois pas trop comment mes blessures, à moi, doivent se guérir. Il est vrai qu’elles me viennent de ma propre sottise.

— Elles sont venues de cette universelle sottise qui chez tout le monde entrave l’action de la prudence humaine, dit Wilkinson.

— Dis-moi, Arthur, te rappelles-tu, quand je suis allé te voir à Oxford – le matin même du jour où les grades ont été connus, – combien tu étais triste, parce que tu avais échoué, et combien j’étais triomphant ?

— Je me rappelle bien ce jour-là, mais je n’ai pas souvenir que tu aies fait parade de ton triomphe.

— Si, si. J’étais triomphant – triomphant jusqu’au fond du cœur. Je croyais alors que le monde entier devait me faire place, parce que j’étais un double-premier. Et maintenant, j’ai baissé pavillon devant le monde. Qu’ai-je fait de tous les trésors de ma jeunesse ? Je les ai jetés aux pourceaux.

— Voyons, George ! tu as à peine vingt-sept ans.

— Oui, à peine ; et je n’ai ni carrière, ni fortune, ni occupation, ni ambition. Je me trouve ici, assis sur la pierre brisée d’un vieux tombeau, simplement parce que, pour moi, il vaut autant être ici qu’ailleurs. J’ai fait en sorte que personne – ni homme ni femme, – n’a à s’inquiéter de moi. Si cette brute de moricaud borgne, auquel j’ai administré une volée là-haut sur la pyramide, m’avait planté son couteau dans le ventre, à qui cela aurait-il fait quelque chose ? À toi peut-être – pendant quelques semaines.

— Tu sais que bien des gens t’auraient pleuré.

— Je ne connais qu’une seule personne. Elle aurait pleuré, elle, tandis qu’elle aurait cent fois mieux fait de se réjouir. Oui, elle aurait pleuré ; et j’ai brisé son bonheur comme le mien. Mais quelle est l’affection que je possède, dont je puisse m’enorgueillir ? Est-il un seul être qui se soucie de moi, que je puisse remercier, que je puisse aimer ouvertement ?

— Est-ce que nous ne t’aimons pas à Hurst Staple ?

— Je n’en sais rien. Je sais que vous devez vous sentir honteux de moi. Je crois qu’Adela Gauntlet est mon amie – si tant est que dans notre stupide pays il soit permis à une jeune fille honnête d’aimer un homme qui n’est ni son frère ni son fiancé.

— Je suis sûre qu’elle est ton amie, dit Arthur. Après un assez long silence, il reprit : — Sais-tu que j’ai cru un instant…

— Quoi donc ?

— Que tu aimais Adela.

— Mais c’est très vrai, je l’aime beaucoup.

— Je veux dire autre chose…

— Tu as cru un instant que je l’épouserais volontiers, si la chose était possible ? Est-ce cela que tu veux dire ?

— Oui, dit Wilkinson en rougissant jusqu’au blanc des yeux. Peu importait sa rougeur, du reste, car personne ne pouvait la voir.

— Eh bien ! je vais tout te conter, Arthur. Assis ici dans le désert, on se dit bien des choses dont on n’aimerait point à parler en Angleterre. Il est vrai qu’il y a eu un moment, – un seul moment, – pendant lequel je l’aurais épousée volontiers, – un moment pendant lequel je me suis flatté que je pourrais oublier Caroline Waddington. Ah ! si je pouvais te dire comment Adela s’est comportée !

— Comment cela ! Dis-moi, qu’a-t-elle répondu ? dit Arthur avec une inquiétude presque fiévreuse.

— Elle me dit de me rappeler que ceux qui osaient aimer devaient avoir le courage de souffrir. Elle me dit que le pauvre cerf blessé par le chasseur doit savoir supporter la vie, bien qu’il reste seul, et qu’il soit « abandonné par ses compagnons au doux pelage. » Et elle disait vrai. Je n’ai pas tout son courage, mais je veux prendre exemple sur elle et apprendre à souffrir – tranquillement et sans rien dire, si cela est possible.

— Il est donc vrai que tu lui as proposé de l’épouser ?

— Pas précisément. Je ne saurais dire au juste comment je lui ai parlé, mais voilà comment elle m’a répondu.

— Mais pourquoi dis-tu que tu veux prendre exemple sur elle ? A-t-elle eu quelque peine semblable à la tienne ?

— Je ne sais ; tu peux le lui demander. Je n’ai pas osé le faire.

— Mais tu viens de le dire, – du moins tu l’as donné à entendre. Adela Gauntlet aime-t-elle véritablement quelqu’un ?

George Bertram ne répondit pas tout de suite à cette question. Il avait donné sa parole d’ami à Adela qu’il lui garderait le secret ; et puis ce secret il ne le connaissait que parce qu’il l’avait deviné. Il ne pouvait, à strictement parler, affirmer comme un fait qu’Adela eût un amour au cœur. Pourtant il se décida à le dire. Pourquoi ne ferait-il pas quelque chose pour assurer le bonheur de ces deux êtres ?

— Penses-tu qu’Adela aime réellement quelqu’un répéta Arthur.

— Je te le dirai si tu veux répondre à ceci : Es-tu, toi-même, amoureux ?

De nouveau Arthur rougit jusqu’aux oreilles. Il voulait bien parler d’Adela, mais non de lui-même.

— Amoureux, moi, dit-il enfin. Tu sais bien que j’ai dû renoncer à toute idée de ce genre. Dans la position où je me suis trouvé je n’ai pu songer à me marier.

— Mais cela n’empêche pas de tomber amoureux.

— Tu crois ? dit Arthur avec une parfaite innocence.

— Cela ne m’a pas préservé – ni toi non plus, à ce que je crois. Allons, Arthur, sois franc, – si tant est qu’un homme qui a trente-neuf articles de religion pendus au cou puisse être franc. Dis une bonne fois la vérité. Es-tu amoureux d’Adela, oui ou non ?

Mais la vérité n’était pas si facile à dire. Était-ce la faute des trente-neuf articles, ou celle de la modestie naturelle de son caractère ? Je n’oserais le décider ; toujours est-il qu’Arthur ne se sentit pas la force de donner une réponse directe à la question si catégorique de son cousin. Il n’aurait pas demandé mieux que de voir Bertram en possession de toute la vérité, mais il n’avait pas le courage de la lui dire.

— Si tu l’aimes, et que tu ne le lui déclares pas, reprit Bertram, après avoir attendu inutilement une réponse, je dirai que tu es… Mais non ! chacun doit rester juge de sa propre conduite en pareille matière, et, moins que personne, j’ai le droit de blâmer les autres. Mais je voudrais, pour votre bonheur à tous deux, que la chose pût s’arranger.

— Mais tu dis toi-même qu’elle en aime un autre.

— Je n’ai jamais dit cela. Je n’ai rien dit de semblable. Va ! quand tu rentreras chez toi, demande-lui, à elle-même, qui elle aime. Mais rappelle-toi ceci : si par hasard elle te répond que c’est toi, il faut que tu sois prêt à en accepter les conséquences, quoi qu’on en puisse dire au presbytère. Et maintenant tâchons de regagner notre gîte pour dormir.

Arthur n’avait pas encore répondu à la question de Bertram, mais pendant qu’il tournait autour de la base de la pyramide, cherchant à tâtons son chemin au milieu du sable et des pierres détachées, il trouva moyen de laisser échapper quelques mots de vérité.

— Merci, George. C’est vrai que je l’aime… bien tendrement. Et les deux cousins se comprirent à merveille.

CHAPITRE XXXIX

LES DEUX VEUVES.

L’hiver tirait à sa fin et nos voyageurs résolurent de retourner en Angleterre. Si peu agréable que fût le séjour du Caire, il avait, du moins, servi à rétablir la santé d’Arthur Wilkinson. Bertram commençait à se lasser de vivre dans un pays où les femmes se cachent le visage avec de longues bandes de calicot sale qu’elles nomment des voiles, et où le peu qu’on aperçoit des visages féminins ne donne nulle envie d’en voir davantage. Quant à Wilkinson, depuis la conversation qu’il avait eue avec son cousin auprès des Pyramides, il lui tardait de ressaisir ses droits au presbytère de Hurst Staple. Ils décidèrent donc de commencer leur voyage de retour vers le milieu de mars, mais auparavant ils voulurent voir Suez.

Aujourd’hui on va du Caire à Suez comme on va de Londres à Birmingham, c’est-à-dire en chemin de fer ; dans ce temps-là on faisait le voyage dans des boîtes en bois que traînaient des mulets à travers le désert.

Nous ne nous arrêterons pas à Suez, et je n’y conduirais pas mes lecteurs, même pour un seul jour, – tant c’est un endroit triste et ennuyeux, – si notre héros n’y avait fait une rencontre qui, pendant un certain temps, parut destinée à exercer une grande influence sur son avenir.

Suez est, il faut en convenir, un endroit singulièrement déplaisant et misérable. C’est une petite ville orientale que l’Europe a déjà envahie, et qui est en train d’être anglicisée à l’heure qu’il est. Elle n’est pas aussi corrompue qu’Alexandrie, et elle ne tombe pas en ruines comme le Caire ; mais elle n’a ni eau, ni air, ni verdure. Aucun arbre n’y pousse, aucune rivière n’y coule. On y boit de la saumure et on y mange des chèvres, et le thermomètre y marque vingt-huit degrés à l’ombre en plein hiver. Les oranges sont le seul luxe qu’on y trouve. Il y a un immense hôtel, qui contient de longues rangées de cellules étouffantes, et une vaste cave où tout le monde mange. Un certain intérêt historique s’attache à cette localité qui fut le lieu de passage de Pharaon à travers la mer Rouge, mais sa prospérité future sera le résultat d’un transit d’un tout autre genre. Le passage des Anglais qui vont dans l’Inde et qui en reviennent fera même de Suez une ville importante.

Nos amis y rencontrèrent le flot de voyageurs qu’amenait la malle de l’Inde. Le bateau de Calcutta arriva pendant leur séjour ; et soudain toutes les petites cellules furent occupées, et la grande cave, qui servait de salle à manger, se trouva pleine d’enfants gâtés avec leurs bonnes couleur café au lait, de femmes pâles et alanguies, et d’hommes bilieux. Tout ce monde devait faire le voyage avec Bertram et Wilkinson.

Ni l’un ni l’autre ne regarda avec bienveillance cette foule qui venait encore ajouter à tous les désagréments de leur position. Ils firent ce que font la plupart des Anglais en pareil cas : ils se tinrent à l’écart avec des airs rébarbatifs, froncèrent le sourcil quand des enfants se mettaient à pleurer dans leur voisinage trop immédiat, et subirent avec un ennui mal dissimulé le bavardage incessant que les nouveaux arrivés émaillaient de mots anglo-indiens.

Pourtant, à côté d’eux, au bout de la longue table d’hôte, étaient assises deux dames qu’il leur fut impossible de regarder sans bienveillance. Toutes les deux étaient jeunes et jolies. La voisine de George était même remarquablement jolie. À vrai dire, c’était une des plus jolies femmes qu’il eût jamais vues, ou qu’il fût même possible de rencontrer en quelque lieu de la terre. Elle était prodigue de sourires, et son sourire était divin ; elle était prodigue aussi de paroles, et sa parole était spirituelle. La dame qui se trouvait auprès d’Arthur était peut-être moins attrayante ; mais elle avait de grands yeux fort doux, que de temps à autre elle levait sur lui, et qu’elle baissait ensuite sur son assiette, de façon à faire jaillir des étincelles du cœur, pourtant assez sévère, de notre jeune ministre du Hampshire.

Ils se trouvèrent bientôt, tous les quatre, en grande conversation, au déplaisir très apparent de deux messieurs à la tournure militaire placés à l’autre côté de ces dames. Il était évident que les deux messieurs étaient, ou avaient été, avec elles sur un pied d’intimité, car ils offraient à voix basse les différents plats et cherchaient à nouer des entretiens confidentiels. Mais leurs offres de service étaient rejetées, et toutes leurs tentatives d’intimité échouaient. Ces dames préféraient faire remplir leurs assiettes et leurs verres par les deux étrangers, tournaient discourtoisement le dos à leurs anciens amis, et se montraient tout à fait indifférentes aux nuages qui obscurcissaient ces deux physionomies martiales.

Car, il faut le dire, le front du major Biffin ainsi que celui du capitaine Mac Gramm se chargeaient de nuages à vue d’œil. Tous deux ils avaient approvisionné les assiettes et rempli les verres de ces dames depuis leur départ de Calcutta ; ils s’étaient promenés tous les jours avec elles sur le pont ; ils leur avaient cherché des chaises, ils avaient ramassé leurs mouchoirs et ils avaient veillé à ce qu’elles eussent leur tiffin[1], – le tout avec une assiduité et une persévérance qui ne laissaient pas d’avoir leur mérite dans les latitudes tropicales. Et voilà qu’ils se trouvaient tout à coup évincés par deux Anglais errants, – deux pékins qui n’avaient jamais bu un verre de sang-gris, et qui ne s’étaient jamais assis sous un punkah !

La chose était bien faite pour déplaire au major Biffin et au capitaine Mac Gramm. Mais aussi, pourquoi le major et le capitaine s’étaient-ils vantés de la bienveillance de ces dames à leur égard auprès de leurs compagnons de voyage, et, entre autres, au vieux juge en retraite, et au médecin hypocondriaque, le docteur O’Shaughnessy ? Il s’était trouvé tout naturellement que le juge et le médecin avaient, eux aussi, quelques amitiés féminines, et qu’ils avaient redit en confidence à leurs amies les vanteries de l’heureux major et de l’heureux capitaine. Quoi de plus naturel, en ce cas, que de les voir répéter à madame Cox et à madame Price ? Car j’ai omis de dire que la dame à la beauté divine et parfaite se nommait madame Cox, et la belle aux yeux doux et brillants, madame Price. Ceux qui s’étonneraient de ces façons d’agir prouveraient qu’ils ne savent rien de la manière dont se passent les choses à bord pendant un voyage de Calcutta à Southampton.

Le major, qui était l’admirateur spécial de madame Cox, avait fait pis encore. Le monde, – le monde, veux-je dire, contenu à bord du navire le Lahore où ces dames étaient passagères, – avait décidé depuis le moment où l’on avait quitté Point-de-Galle, que le major Biffin et madame Cox devaient s’épouser. Or, si le major, en se vantant des bontés de la veuve, avait parlé aussi de cet engagement matrimonial, il n’y aurait eu que demi-mal, et la charmante femme lui aurait peut-être pardonné ; mais il s’était vanté de ses succès, et il avait écarté avec dédain l’idée du mariage. Hinc illæ lacrymæ. Et qui donc oserait blâmer la veuve de sa colère ? Quant à l’autre veuve, madame Price, elle était lasse du capitaine Mac Gramm. Une petite particularité concernant le capitaine avait transpiré et était arrivée à sa connaissance : à savoir, qu’il revenait en Angleterre pour y retrouver sa femme. Voilà pourquoi ces deux dames, qui s’étaient jadis liguées ensemble pour captiver les deux guerriers, se trouvaient maintenant d’accord pour les éconduire. Chez nous les manœuvres de ce genre se font, si j’ose le dire, dans les coulisses, et les querelles se passent entre soi ; mais dans un voyage – retour de l’Inde – on n’est jamais en son particulier, et les coulisses pour ainsi dire n’existent pas. Les deux veuves étaient accoutumées à ce genre de vie et se querellaient en public avec leurs admirateurs sans le moindre embarras.

Hinc illæ lacrymæ. Le major, cependant, n’était pas homme à s’abandonner aux larmes sans tenter un effort. Il avait tourné en ridicule l’idée qu’il pût épouser madame Cox ; mais, comme tant d’autres dans des cas semblables, il était tout prêt à souscrire à cet arrangement maintenant que cela ne lui était plus loisible. Il n’est pas impossible que madame Cox, quand elle tourna le dos, – son joli petit dos, – au major Biffin, se rendait très bien compte de cette phase du cœur humain.

Le major était un bel homme aux cheveux bien peignés et aux favoris irréprochables. Il avait le front un peu bas, mais bien fait ; le nez droit et une petite bouche pincée. On ne pouvait faire qu’un seul reproche à sa figure : on avait toutes les peines du monde à se la rappeler. Mais enfin il se savait un bel homme, et il ne comprenait pas qu’on le mît de côté pour un aussi vilain museau que celui de cet étranger venu d’Angleterre. Quant au capitaine Mac Gramm, il n’était point beau et il n’ignorait pas qu’il luttait dans des conditions très défavorables, puisqu’il possédait une femme légitime. Mais il avait assez d’impudence pour contrebalancer ces deux désavantages.

Pendant le premier dîner qu’ils firent en commun, Arthur Wilkinson ne témoigna qu’une froide politesse à madame Price ; mais Bertram ne tarda pas à montrer un empressement chaleureux à l’égard de madame Cox. Il est si doux de se voir adresser les sourires de la plus jolie femme du salon ! et il y avait si longtemps que Bertram n’avait vu un sourire de jolie femme ! Depuis dix-huit mois il était complètement sevré de ces sourires-là.

Avant la fin du dîner, madame Cox avait appris à Bertram que son amie madame Price et elle étaient toutes les deux plongées dans une profonde affliction. Elles avaient, l’une et l’autre, récemment perdu leurs maris ; l’un était mort du choléra : c’était ce pauvre cher Cox, qui, de son vivant, était collecteur des taxes de l’honorable compagnie des Indes à Panjabee ; l’autre, le lieutenant Price, du 71e régiment d’infanterie indigène du Bengale, avait succombé à… Ici madame Cox secoua la tête, dit quelques mots à voix basse, et montra du doigt le verre de vin de Champagne, que Bertram remplissait pour elle. Ce pauvre Cox était mort depuis huit mois révolus ; tandis que feu Price avait vidé son dernier verre il y avait moins de six mois. Bertram se trouva ainsi mis au courant.

Et puis il fallut s’entasser dans les boîtes pour traverser le désert. On s’était divisé en plusieurs groupes, composés de six personnes chacun ; c’était le nombre qu’était censée contenir chaque voiture. Mais les jolies femmes sont capricieuses, et ni madame Price ni madame Cox ne voulurent s’en tenir aux arrangements qui avaient été conclus. Quand il s’agit de s’installer, elles trouvèrent à redire l’une et l’autre à la boîte que leur indiquait le major Biffin, refusèrent d’un commun accord le bras du capitaine Mac Gramm, et finalement montèrent dans un autre compartiment avec l’aide de nos deux amis. Une fois installées, elles appelèrent à elles chacune leur bonne et leur bébé – car elles étaient pourvues l’une et l’autre de cet avantage – et puis elles firent place très gentiment pour M. Bertram et M. Wilkinson. Ce fut comme cela qu’on traversa le désert.

Puis on passa une nuit au Caire, et après on se rendit à Alexandrie. Enfin, quand vint le moment où ils s’embarquèrent tous les quatre dans un même bateau, pour aller rejoindre ce grand et beau vapeur de première classe, le Cagliari, il se trouva qu’ils étaient aussi intimes que s’ils avaient fait ensemble le tour du monde, en y mettant autant de temps que le capitaine Cook.

— Que voulez-vous prendre avec vous, madame Cox ? dit Bertram, qui se tenait debout dans le petit bateau, ayant le bébé sur un bras, tandis que de l’autre il aidait la dame à gagner l’échelle du bord.

— Une bonne saucée, dit madame Cox avec un rire joyeux, au moment où une vague vint se briser contre eux en les couvrant d’écume. — Et je l’ai, ma foi ! et bien conditionnée encore. Ha ! ha, Prenez garde à Bébé, avant tout ; et si elle tombe à l’eau, suivez-la. Puis, avec un autre petit carillon de rires argentins, elle monta lestement à l’échelle et Bertram la suivit avec le bébé.

— Comme elle est étourdie ! dit madame Price en tournant ses doux yeux vers le pauvre Arthur Wilkinson. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! je suis sûre que je vais me noyer. Tenez-moi donc. Arthur Wilkinson non seulement la tint, mais la porta jusque sur le vaisseau. Pendant qu’il était ainsi occupé, son esprit lui représenta l’image d’Adela Gauntlet, mais ses bras et ses jambes n’en furent pas moins au service de madame Price.

— Et maintenant, occupez-vous de nous assurer des places à la table, dit madame Cox ; vous n’avez pas un moment à perdre. Et rappelez-vous, monsieur Bertram, que je ne veux pas être assise à côté du major Biffin. Et, pour l’amour de Dieu, ne nous mettez pas auprès de cet animal de Mac Gramm ! Bertram descendit donc au salon pour placer leurs cartes aux places qu’ils devaient occuper à dîner. — Deux à deux, en face les uns des autres, lui cria encore madame Cox comme il s’éloignait. Elle avait une voix singulièrement douce et un accent à la fois attendri et joyeux qui, joints à sa beauté, faisaient juger avec indulgence tout ce qu’elle disait ; aussi Bertram ne demandait-il pas mieux que d’exécuter ses ordres.

— Oh ! mon doux ange chéri ! dit madame Price, quand la bonne lui présenta l’enfant – qu’elle eut soin de lui rendre immédiatement. Comment puis-je assez vous remercier, monsieur Wilkinson ? Qu’aurions-nous fait sans vous ? Pensez-vous qu’il soit l’heure du tiffin ? Je me sens si faible.

— Puis-je vous procurer quelque chose ? dit Arthur.

— Si vous pouviez m’avoir un verre de porter. Mais ils ne vous le donneront pas. Ils sont si malhonnêtes !

Arthur alla en quête du porter, mais sans succès. On lui dit seulement que le lunch serait prêt à midi.

— Quelles brutes ! dit madame Price. Enfin ! j’attendrai. Et de nouveau elle tourna ses yeux vers Arthur, qui de nouveau pensa à Adela Gauntlet.

Puis régna la confusion qui accompagne d’ordinaire le départ d’un navire. Hommes et femmes couraient sur le pont à la recherche de leurs bagages, et faisaient toutes sortes de questions déraisonnables. Les dames se plaignaient de leurs cabines, et les domestiques demandaient avec indignation où l’on comptait les faire coucher. Les hommes s’emportaient, parce qu’on les avait entassés deux ou trois dans la même cabine, et les amis cherchaient à se placer à côté les uns des autres à table. Les officiers paraissaient tous fort occupés, et écoutaient avec une apparente indifférence les innombrables questions qu’on leur adressait de tous côtés. Tout était presse, ahurissement, confusion et tapage.

Enfin on partit. Les pistons de la machine s’élevèrent et s’abaissèrent lentement, les larges roues tournèrent, et l’eau s’agita et se fendit sous la proue. Ils étaient partis et le voyage commençait sérieusement. La jeunesse se prépara à ses flirtations, les mamans déballèrent les effets de leurs enfants, et les hommes raisonnables allumèrent leurs cigares.

— Quelles singulières femmes ! dit Arthur qui se promenait sur le pont avec son cousin.

— Oui ; mais elles sont très jolies et très aimables. Elles me plaisent toutes les deux.

— Ne les trouves-tu pas bien libres dans leurs manières ?

— Il ne faut pas les juger en les comparant à des femmes qui ont passé leur vie en Angleterre, et qui ont toujours eu des intérieurs bien confortables et bien réguliers. Elles ont couru le monde, elles ont été ballottées de tous côtés et elles ont eu à supporter des privations, comme des hommes. Pourtant il y a en elles un grand charme. Elles sont si franches.

— Oui, bien franches, dit Arthur.

— Il est bon de voir le monde sous tous ses aspects, dit George. Quant à moi, il me semble que nous devons nous estimer très heureux de les avoir rencontrées – pourvu toutefois que le major Biffin ne me coupe pas la gorge.

— J’espère que le capitaine Mac Gramm ne me tuera pas non plus. Il avait tout l’air d’en avoir envie.

— As-tu jamais vu un âne comme ce Biffin ? Je ne m’étonne pas qu’elle en ait par-dessus la tête. Et puis il s’est si mal conduit envers elle ! Je la plains sincèrement. Elle m’a tout conté.

— Madame Price aussi m’a tout dit à propos du capitaine Mac Gramm.

— Vraiment ? Eh bien ! il paraît que ce Biffin s’est prévalu des façons si naturelles et si franches de la pauvre petite femme, et qu’il a été bavarder sur son compte avec tous les passagers du bord. Je trouve qu’elle a parfaitement bien fait de lui tourner le dos.

Enfin, madame Price eut son porter et madame Cox sa pale ale. — J’avoue que j’aime l’ale, dit-elle ; je suppose que c’est très commun de ma part, mais tant pis ! Ce qui m’amuse, c’est de voir tant de femmes en boire, qui n’osent pas dire qu’elles la trouvent bonne.

— Elles la prennent peut-être pour leur santé, dit Bertram.

— Cela va sans dire. Madame Bangster aussi prend de l’eau-de-vie tous les soirs pour sa santé, c’est évident. Croiriez-vous, monsieur Bertram, que le docteur a été obligé un soir, à bord du Lahore, de l’emmener du salon ? N’est-ce pas vrai, madame Price ?

— Parfaitement vrai. Je n’ai jamais été si scandalisée. — Encore une petite goutte pour faire mousser, je vous prie. Et M. Wilkinson versa un second verre de porter à madame Price.

Avant d’arriver à Malte, tous les passagers de la malle des Indes étaient d’accord pour déclarer que madame Cox et Bertram devaient s’épouser, et que Wilkinson aussi était en grand danger.

— Avez-vous jamais vu de pareilles coquettes ? dit madame Bangster au docteur O’Shaughnessy. Comme il l’a échappé belle, ce pauvre Biffin !

— Je ne sais ; elle est diablement jolie. Ce que je puis vous dire, madame Bangster, c’est que Biffin donnerait les yeux de la tête pour la rattraper, s’il le pouvait.

— Mon Dieu, docteur ! vous ne voulez pas me faire croire qu’il comptait épouser cette créature-là ?

— Je ne sais s’il comptait l’épouser dans le temps ; mais il compterait bien le faire maintenant si l’occasion s’offrait.

En ce moment le capitaine Mac Gramm vint se joindre à la conversation.

— Eh bien ! Mac, quelles nouvelles de la veuve ?

— La veuve ! m’est avis qu’elles se feraient toutes veuves, si elles le pouvaient.

— Pas moi, par exemple, s’écria madame Bangster. Ce cher Bangster est trop bien, là où il est. Ha, ha, ha !

— Mais de madame Price, quelles nouvelles ? Eh, Mac ? poursuivit le docteur.

— La voilà là-bas. Vous ferez mieux d’aller la questionner elle-même. Est-ce que vous vous imaginez que je me suis jamais soucié d’une femme comme celle-là ? Seulement je dis que, si elle continue à se conduire de la sorte, quelqu’un devrait en parler au capitaine.

Madame Cox et madame Price continuèrent de se conduire à leur guise sans faire la moindre attention à toutes ces menaces, et, avant de débarquer à Malte, elles avaient raconté à leurs nouveaux amis toute leur histoire – et peut-être quelque chose de plus.

On resta six heures à Malte, et les quatre allèrent dîner ensemble à terre. Bertram acheta pour ces dames des voiles de dentelle maltaise et quelques mauvais camées ; et Wilkinson, égaré par son exemple, se vit forcé d’en faire autant. Ces trésors ne furent pas cachés sous le boisseau quand on rentra au bord, et il en résulta que le docteur O’Shaughnessy, le gros juge, madame Bangster et une foule d’autres furent plus convaincus que jamais qu’il y aurait là un double mariage.

Arthur Wilkinson commençait à éprouver des craintes. — Ma foi ! cette femme commence, à m’ennuyer, dit-il le lendemain matin à George, pendant qu’ils se promenaient ensemble sur le pont pour voir lever le soleil. J’en ai assez. Il me semble que nous nous donnons en spectacle.

— Nous donner en spectacle ! Que veux-tu dire ?

— Mais, en nous promenant tous les jours avec elles et en nous mettant toujours à leurs côtés.

— Quant à ce qui est de s’asseoir à leurs côtés, nous n’y pouvons rien. Chacun garde sa même place, et il faut bien être à côté de quelqu’un. Ce serait désobligeant de les laisser se promener seules.

— Je veux seulement dire que nous dépassons peut-être la mesure.

— Voilà ! dit George, toi, tu as quelqu’un à qui penser. Moi, je n’ai personne, si ce n’est cette petite veuve. Elle est gentille pour moi, et, quant aux dires du monde, je m’en moque.

Ce jour-là, Wilkinson se plongea dans la lecture et ne se promena pas avec madame Price, – négligence qui ne laissa pas que d’inquiéter cette dame. Mais, vers dix heures, comme à l’ordinaire, on pouvait voir Bertram faisant la promenade du pont avec madame Cox.

— Qu’a donc votre ami ? demanda-t-elle.

— Mais rien. Il commence à sentir le mal du pays, peut-être.

— J’espère qu’il ne s’est pas querellé avec Mina. Les deux dames en étaient venues à ce degré d’intimité qu’elles s’appelaient de leurs petits noms devant ces messieurs ; et Bertram avait plus d’une fois fait de même à l’égard de madame Cox, non pas en s’adressant directement à elle, mais bien en parlant d’elle en sa présence.

— Oh ! mon Dieu, non, dit Bertram.

— Parce qu’il semble si singulier qu’il ne lui offre pas le bras comme à l’ordinaire. Je pense que vous en agirez de même envers moi quand nous approcherons de Southampton ? Et elle leva les yeux vers lui avec un sourire enchanteur en pressant doucement le bras sur lequel elle s’appuyait ; puis, elle abaissa lentement ses regards vers le pont.

Ô lecteur, mon frère ! quand tu vois de pareils manèges se déployer vis-à-vis des autres hommes, ton cœur se gonfle de fiel et tu flétris hautement ces ruses, – qui sont si féminines, bien qu’elles soient indignes d’une femme. – Mais qu’éprouves-tu quand cette même comédie se joue à ton intention ? Le fiel est moins noir et moins amer, la condamnation moins absolue ; ton propre mérite semble excuser la préférence qu’on te montre ; ton cœur accorde d’abord le pardon et puis l’approbation. N’en est-il pas ainsi, mon frère ? Ce fut là du moins ce qui arriva à George Bertram.

— Comment ! vous négliger, parce que nous serons au moment de nous quitter ?

— Oui, précisément ; – à cause de cela, – parce que nous devons nous quitter. Voilà ce qui rend la chose si pénible. Nous avons été bien bons amis, n’est-ce pas ?

— Et pourquoi ne le serions-nous pas toujours ? pourquoi parler de se quitter ? Nous allons tous deux en Angleterre.

— En Angleterre ! Oui, mais l’Angleterre est grande. Voyons ! allons là-bas nous appuyer sur le bord et regarder jouer les dauphins. Voilà cet affreux homme qui me guette, comme toujours ; – vous savez, le major Biffin. Ne dirait-on pas une tête à perruque ? Comme je le déteste !

— Mais il ne semble pas vous détester, lui, madame Cox.

— Non, vraiment ? Eh bien ! libre à lui. Mais ne parlons pas de lui. Parlez-moi de l’Angleterre. Quelquefois il me tarde tant d’y être, – et d’autres fois, c’est tout le contraire.

— Tout le contraire… pourquoi donc ?

— Et vous ?

— Moi, je n’ai nulle impatience d’arriver, je vous le dis franchement ; j’aime bien mieux être ici à causer avec vous et à vous regarder.

— Allons donc ! quelle folie ! Je ne comprends pas qu’on trouve une femme quelconque passable à bord, et, à plus forte raison, une femme comme moi. Je sais que vous mourez d’envie d’être chez vous.

— Ce serait possible, si j’avais un chez moi.

— Est-ce que vous n’êtes pas chez vous dans la maison de votre oncle ?

Elle avait beaucoup entendu parler de la famille de Bertram, mais celui-ci n’avait jamais fait mention de Caroline.

— Je voudrais savoir ce que dirait votre oncle, s’il vous voyait ici à causer avec moi, reprit-elle.

— Pour peu qu’il connaisse le cœur humain, il dirait que je suis un gaillard bien heureux.

— Et l’êtes-vous ?

En faisant cette question, elle le regarda en souriant avec une si charmante malice, qu’il ne se sentit pas le courage de la condamner.

— Que penseriez-vous de moi si je vous disais que non ? Ne diriez-vous pas que je ne suis guère galant ?

— Je ne vous demande pas de madrigaux, je les déteste. Ce sont des bêtises. Je voudrais être un homme, et alors je vous appellerais Bertram, et vous m’appelleriez Cox.

— J’aime bien mieux vous appeler Annie.

— Vraiment ? Mais ce ne serait pas convenable, n’est-ce pas ? Et la petite main qui reposait sur le bras de Bertram s’y appuya un peu plus fortement.

— Je ne vois pas quel mal il peut y avoir à donner aux gens leurs noms de baptême. Vous fâcheriez-vous si je vous appelais Annie ?

— Cela dépend. Dites-moi, monsieur Bertram, combien y a-t-il de femmes que vous appelez de leurs petits noms ?

— Une ou deux douzaines, je crois.

— J’en étais sûre.

— Et puis-je vous ajouter à la liste ?

— Non, certes.

— Et pourquoi pas ? Nous sommes si liés que j’aurais pensé…

— Je ne veux pas faire partie d’une ou deux douzaines. Et en disant ces mots, elle avait quitté son ton railleur, et elle parlait tout bas d’une voix douce et émue. Le cœur de Bertram en fut tout attendri.

— Et s’il n’y en avait pas une, – pas une seule ? S’il n’y en avait pas d’autre que vous aujourd’hui ?

— Pas d’autre aujourd’hui… Vous dites : aujourd’hui ? Il y en avait donc une ?

— Oui, il y en avait une.

— Et elle… parlez-moi d’elle.

— C’est une histoire que je ne puis raconter.

— Pas même à moi ? Je ne vous en aimerai pas moins, parce que vous me l’aurez racontée. Dites-la-moi, je vous en prie.

Et de nouveau la petite main pressa doucement le bras de Bertram.

— J’ai bien vu qu’il y avait quelque chose qui vous rendait malheureux.

— Est-ce possible ?

— Ah ! oui ; je le vois depuis longtemps. Et j’aurais tant voulu vous apporter quelque consolation, – si c’eût été possible. Moi aussi, j’ai bien souffert.

— Je le crois.

— Ma peine n’a pas été moins grande, parce qu’il n’avait jamais été bon pour moi. Madame Cox porta son mouchoir à ses yeux, et replaça ensuite sa main sur le bras de George.

— Mais parlez-moi d’elle, – de la vôtre. Elle n’est plus vôtre, maintenant, n’est-ce pas ?

— Non, Annie ; plus maintenant.

— Est-elle ?… Elle hésitait à demander si la personne était morte, ou mariée à un autre. Il pouvait se faire, après tout, que ce ne fût qu’une querelle d’amoureux.

— Je l’ai repoussée, – et maintenant elle est la femme d’un autre.

— Repoussée ! hélas, hélas ! dit madame Cox avec l’accent de la plus tendre sympathie. Somme toute, cependant, elle était satisfaite du résultat de son enquête.

— Je ne sais pourquoi j’ai été vous conter tout cela, dit Bertram.

— J’en suis si contente ! répondit-elle.

— Maintenant que je vous l’ai dit…

— Eh bien ?

— … Puis-je vous appeler Annie ?

— Vous l’avez déjà fait deux ou trois fois.

— Mais le permettez-vous ?

— Si vous le voulez, je le permets. Bien que ces mots fussent dits très bas, George les entendit distinctement.

— Chère, chère Annie !

— Mais je ne vous ai pas permis de dire cela.

— Puisque c’est vrai.

— Est-ce bien vrai ?

— Oui… très chère, – la plus chère… après elle. Cela vous fâche-t-il ?

— Non, cela ne me fâche pas, mais…

— Mais quoi ?

Elle le regarda en faisant une petite moue charmante. Un sourire errait sur ses lèvres, une larme tremblait sous sa paupière ; son épaule le touchait et il sentait palpiter son cœur. Jamais elle n’avait paru si belle, si séduisante.

— Mais quoi ? Que vouliez-vous dire, Annie ?

— Voici ce que je voulais dire… Mais je sais que vous allez me trouver trop hardie.

— Je ne vous trouverai pas trop hardie, si vous dites la vérité.

— Eh bien ! je voulais dire ceci : si j’aimais quelqu’un, je saurais l’aimer aussi tendrement qu’elle a pu vous aimer.

— Le sauriez-vous, Annie ?

— Oui, je le saurais. Mais je ne me laisserais pas repousser et éloigner par lui, comme vous dites que vous l’avez repoussée – jamais, jamais ! Il pourrait me tuer, mais lorsqu’une fois je lui aurais dit que je l’aimais, rien ne pourrait ensuite me détacher de lui.

— Dites-le-moi donc, Annie.

— Non, non, nous ne nous connaissons pas depuis assez longtemps. Et, tout en parlant, elle retira son bras de celui de Bertram.

— Dites-le-moi, chère Annie, répéta George, en tâchant de reprendre la main qu’on lui avait retirée.

— Voilà la cloche du lunch ; et puisque monsieur Wilkinson ne veut pas s’occuper de madame Price, il faut que j’aille la trouver.

— Voulez-vous que j’y aille ? dit Bertram.

— S’il vous plaît. Je descendrai seule.

— Mais vous m’aimez, Annie ? – dites que vous m’aimez.

— Quelle folie ! Voici cet animal de Biffin. Allez chercher madame Price – et laissez-moi seule.

— Ne prenez pas son bras, au moins.

— Ne craignez rien, je ne prendrai ni le sien, ni le vôtre ce matin. Je suis plus d’à moitié fâchée avec vous. Et en disant ces mots, elle s’éloigna.

— Hélas ! qu’ai-je fait ? se dit Bertram, tout en rejoignant madame Price. Mais elle est charmante, – belle comme Hébé ; et je ne vois pas pourquoi je serais condamné à être malheureux toute ma vie.

Madame Cox s’était dirigée vers l’escalier, et le major Biffin l’avait suivie.

— Ne me permettrez-vous pas de vous offrir le bras pour descendre ? dit-il.

— Merci. Il y a beaucoup de monde, et je me tire mieux d’affaire toute seule.

— Vous ne trouviez pas qu’il y eût trop de monde, dans l’escalier du « Lahore ».

— Mon Dieu, si – bien souvent. Mais le « Lahore » et le « Cagliari » sont deux.

— À ce qu’il paraît. Mais la mer n’est pas plus perfide que les femmes. Et le major Biffin prit un air de victime innocente.

— Et la terre est moins sèche que le cœur de l’homme, – de certains hommes, veux-je dire. Là-dessus, madame Cox descendit seule.

Le lendemain, il se trouva qu’Arthur Wilkinson continuait à préférer la lecture à la société de madame Price, et, en conséquence, on vit de nouveau cette dame au bras du capitaine Mac Gramm. Cette circonstance causa une grande émotion, mêlée de consternation, parmi la société du bord, et dans la soirée il y eut à ce sujet une légère querelle entre les deux amies.

— Ainsi donc, Mina, vous allez recommencer avec ce vilain homme ? dit madame Cox.

— Pas du tout ; mais je ne veux pas être laissée absolument seule.

— À votre place, je ne voudrais pas m’occuper d’un homme marié qui se cache d’avoir une femme, comme il le fait.

— Je ne me soucie ni de lui ni de sa femme, mais je ne veux pas me faire remarquer en me brouillant avec qui que ce soit.

— Je suis sûre que Wilkinson sera vexé, dit madame Cox.

— Wilkinson est un cornichon, dit madame Price. Et, si je ne me trompe, je connais quelqu’un qui en est un autre.

— Qui voulez-vous dire, madame Price ?

— Je veux dire monsieur Bertram, madame Cox.

— Ah ! vous trouvez que c’est un cornichon ? sans doute, parce qu’il s’occupe de moi, au lieu de me planter là, comme d’autres ont planté là certaines gens de ma connaissance. Je comprends, ma chère.

— Vous comprenez très bien, je n’en doute pas, dit madame Price. J’ai toujours ouï dire que vous compreniez beaucoup de choses.

— Il me paraît que vous ne comprenez rien, – sans quoi vous ne seriez pas continuellement à vous pavaner avec le capitaine Mac Gramm. Là-dessus ces dames se séparèrent, – sans effusion de sang.

Le dîner ne se passa pas très agréablement. Madame Price accepta les soins habituels de M. Wilkinson d’un air imposant ; elle le remerciait de lui verser à boire ou de lui offrir un plat de façon à montrer clairement qu’ils ne s’entendaient plus aussi bien que par le passé. Entre George et sa chère Annie les choses marchaient un peu mieux ; pourtant ils ne semblaient pas tout à fait à leur aise. Madame Cox avait dit, avant le lunch, qu’elle ne connaissait pas assez M. Bertram pour lui avouer son amour ; mais, avec de la bonne volonté, on aurait pu considérer les heures qui s’étaient écoulées entre le lunch et le dîner comme une prolongation suffisante de leur connaissance. George cependant n’avait pas réitéré sa question, et n’était même pas resté seul un instant avec elle pendant toute l’après-midi.

Ce même soir, Wilkinson crut devoir mettre son ami en garde. Il lui représenta qu’il allait peut-être un peu trop loin avec madame Cox, et qu’il pourrait lui arriver de dire, sans y penser, quelque chose qu’il n’aimerait ni à ratifier ni à rétracter. Il était évident que Wilkinson n’imaginait pas que Bertram pût songer à épouser la veuve.

— Et pourquoi ne l’épouserais-je pas ? dit George.

— Elle ne vous conviendrait pas, et ne vous rendrait pas heureux.

— Quelle raison ai-je de supposer qu’une autre femme me conviendrait mieux ? Et quel espoir puis-je avoir qu’une femme puisse me rendre heureux ? Y a-t-il un choix à faire ? Elle est jolie et intelligente, douce et gracieuse. Où trouverai-je un plus aimable passe-temps ? Vous oubliez, Arthur, que j’ai eu mes rêves éveillés tout comme un autre, et que j’en ai été tiré par une secousse un peu rude. Ce plaisir vous attend.

Et puis ils allèrent se coucher.

CHAPITRE XL

LE DÉBARQUEMENT.

Dès les premiers jours de leur voyage et de leur connaissance, madame Cox avait appris de George qu’il possédait un vieil oncle fort excentrique, et, bientôt après, elle avait su d’Arthur que cet oncle était très riche, qu’il n’avait pas d’enfant, et qu’il paraissait aimer beaucoup son neveu. Ayant appris toutes ces choses, et sachant en outre que Bertram n’avait pas de profession, elle en avait conclu que celui-ci devait être riche, et elle avait cru agir avec une sage prudence en lui sacrifiant le major Biffin.

Mais au lendemain de la scène d’amour que nous avons racontée dans notre dernier chapitre, les choses prirent à ses yeux un autre aspect. « Je suis un pauvre diable, » lui avait dit Bertram, en faisant quelque allusion à ce qui s’était passé entre eux la veille.

— Si c’était là tout, cela ne ferait aucune différence en ce qui me regarde, avait répondu madame Cox avec une grande magnanimité.

— Comment, si c’était là tout ? Annie, que voulez-vous dire ?

— Si j’aimais réellement un homme, il me serait bien égal qu’il fût pauvre. Mais votre soi-disant pauvreté, je le parierais, est ce que j’appellerais de l’opulence.

— Non pas. Ma pauvreté est de la vraie pauvreté. Mon revenu actuel ne se monte guère qu’à cinq mille francs.

— Oh ! je ne comprends rien aux affaires d’argent, moi. Je n’y ai jamais rien compris. Je n’étais qu’une enfant quand j’ai épousé Cox. Mais je croyais, monsieur Bertram, que votre oncle était très riche.

— C’est vrai. Il est riche comme une mine d’or. Mais nous ne sommes pas très bons amis – ou du moins nous ne le sommes pas assez pour qu’il y ait probabilité que j’hérite d’un sou à sa mort. Il a une petite-fille.

Ces détails, et quelques autres du même genre, firent comprendre à madame Cox qu’une certaine circonspection était nécessaire. Elle savait, à n’en pouvoir douter, que le major Biffin possédait, outre sa paye, un revenu très convenable. Il était certain qu’il ressemblait jusqu’à un certain point, comme elle l’avait elle-même dit, à une tête à perruque. Il était certain aussi que George Bertram était fort aimable, et qu’il faisait la cour d’une façon bien autrement agréable que le major. Madame Cox savait tout cela, mais elle savait aussi que, « quand la pauvreté entre par la porte, l’amour s’envole par la fenêtre, » au dire du proverbe ; que le manger et le boire sont des nécessités inexorables, et qu’une chaumière et son cœur passent généralement pour être, selon sa propre expression, « des bêtises. » Elle se rappelait que son intérieur d’autrefois n’était point très agréable quand ce pauvre Cox avait des dettes, et qu’on venait lui présenter des billets qu’il ne pouvait payer. Tout bien considéré, elle se dit qu’il serait sage de ne point ratifier son engagement avec Bertram avant d’arriver à Southampton. Il se pourrait que Biffin – le respectable Biffin – se mît de nouveau sur les rangs.

Tout alla de même pendant quelques jours. Bertram, quand ils étaient seuls, l’appelait Annie, et une fois il lui demanda de nouveau si elle l’aimait. — « Que je vous aime ou que je ne vous aime pas, je ne vous donnerai pas de réponse maintenant, avait-elle répondu en riant. Nous avons été bien fous l’un et l’autre, et il serait peut-être temps de reprendre son bon sens. Qu’en dites-vous ? » Mais elle n’en continuait pas moins à se placer à côte de lui à table, et à se promener avec lui sur le pont. Une fois, il est vrai, il la trouva causant avec le major Biffin qui se tenait debout auprès de sa chaise sur le pont. Mais, dès que celui-ci se fut éloigné, elle dit à Bertram : « Il me semble que la tête à perruque a besoin d’être refrisée. Les favoris ne sont pas peignés. » De sorte que Bertram n’éprouvait aucune jalousie à l’endroit du major.

Ce fut vers cette époque que madame Price les abandonna à table, en annonçant sa résolution d’aller se mettre auprès de madame Bangster, du vieux juge et du docteur O’Shaughnessy. Madame Bangster avait promis au vieux monsieur Price de veiller sur sa belle-fille pendant le voyage, et celle-ci jugea qu’il serait bon d’aller retrouver madame Bangster avant d’arriver à Southampton. On venait de dépasser Gibraltar. Donc, ce jour-là, le siège habituel de madame Price resta vacant, et Wilkinson, en jetant un regard sur la longue rangée de tables, vit qu’on lui avait fait une place à côté du docteur. De l’autre côté était assis le capitaine Mac Gramm, malgré la surveillance maternelle de madame Bangster et l’existence de sa femme légitime. Le lendemain, le capitaine se promenait sur le pont avec madame Price comme s’il eût été encore par delà l’isthme de Suez.

On était à la veille de l’arrivée. Madame Cox conservait toujours sa place auprès de Bertram, bien qu’elle n’eût plus d’autre femme pour lui tenir compagnie, et elle se promenait encore avec lui bras dessus, bras dessous, sur le pont, comme nous l’avons dit. Mais ils ne se parlaient plus si bas, leurs paroles n’étaient plus si douces, et, s’il faut tout dire, l’humeur de la dame n’était plus si égale. S’il allait se trouver qu’elle avait perdu toutes les belles occasions que lui avait offertes le voyage ! Si, entre ces deux prétendants, elle allait rester veuve ! Elle commençait à croire qu’il était temps de conclure avec l’un ou l’autre, – avec celui-ci malgré sa pauvreté, ou avec celui-là malgré sa nullité.

Le soir était venu, le dernier soir. On avait aperçu les côtes du Devonshire, et le lendemain matin on entrerait dans les eaux de Southampton. Les dames avaient fait leurs paquets ; on avait fait circuler la liste de souscription pour la musique ; on avait bu à la santé du capitaine à la fin du dîner, et l’on s’occupait de préparer les boîtes aux dépêches dans l’entrepont.

— Voilà ! tout sera bientôt fini, dit madame Cox en montant sur le pont, après dîner, tout enveloppée dans son manteau. Comme on a froid !

— Oui, ce sera bientôt fini, répondit Bertram. Quelle singulière vie que celle d’un voyage comme celui-ci ! Quelle intimité entre des gens qui ne se reverront jamais ensuite !

— C’est comme cela que ça finit, je pense. Oh ! monsieur Bertram…

— Que voulez-vous ?

— Hélas ! je ne sais. Le destin m’a toujours été contraire, et je pense qu’il en sera de même jusqu’au bout.

— N’est-ce pas qu’il fait froid ? dit Bertram en boutonnant son paletot.

— Bien froid, bien froid ! dit madame Cox. Mais il est quelque chose de plus froid que le temps – de bien plus froid.

— Vous êtes bien sévère, madame Cox.

— Ici, c’est madame Cox ; là-bas, quand nous étions devant Gibraltar, c’était Annie. Voilà ce que c’est que d’arriver. Je savais qu’il en serait ainsi. Je déteste jusqu’à l’idée de l’Angleterre. Et madame Cox porta son mouchoir à ses yeux.

En ce qui touchait Bertram, elle avait eu sa chance, et elle l’avait laissée échapper ; elle avait vu passer l’occasion, et elle n’avait pas su la saisir. Il ne renouvela pas ses protestations. Au contraire, il alluma un cigare, et s’en alla sur l’avant du bateau. — Après tout, Arthur a raison, se dit-il ; le mariage est une affaire trop sérieuse pour être bâclée ainsi dans un voyage d’Alexandrie à Southampton.

Heureusement pour madame Cox, tout le monde n’était pas de l’avis de George. Il venait de la quitter cruellement, impitoyablement, perfidement ; il s’éloignait d’un pas où l’on entendait résonner la joie et le triomphe de sa libération, et il l’avait laissée seule, assise auprès de la claire-voie. Mais elle ne resta pas longtemps abandonnée. Pendant qu’elle suivait du regard Bertram qui s’en allait, la tête du major Biffin lui apparut soudain à l’ouverture de l’escalier du salon. La pensée de la comparer à une tête à perruque ne lui vint pas cette fois.

— Eh bien, madame ? dit le major en l’abordant.

— Eh bien, monsieur ! – et le major crut voir dans l’œil de la veuve quelque chose qui rappelait les regards d’autrefois.

— Nous voici bien près d’arriver, madame Cox, dit le major.

— Bien près, en effet, dit madame Cox. Puis il y eut un moment de silence, dont le major profita pour prendre un siège à côté de son interlocutrice.

— J’espère que vous avez aimé votre voyage, dit-il enfin.

— Quel voyage ? demanda-t-elle.

— Oh ! le voyage, depuis Alexandrie, bien entendu, – le voyage depuis que vous avez fait la connaissance de monsieur… Chose, le cousin du curé ?

— Monsieur Chose, comme vous l’appelez, ne m’est rien, rien du tout, monsieur Biffin. Je puis vous dire, cependant, que son vrai nom est Bertram. Il a été fort poli pour moi, quand d’autres ne semblaient pas disposés à l’être ; voilà tout.

— Est-ce là tout ? Tout le monde dit pourtant…

— Sachez, monsieur Biffin, que je m’inquiète comme de ma dernière pantoufle de ce que peut dire tout le monde. Vous savez bien à qui la faute, si j’ai été obligée de me contenter de la société de cet étranger. Personne ne le sait mieux que vous. Et mettez-vous bien dans l’idée, monsieur Biffin, qu’en pareille matière, je ferai toujours ce qui me plaît sans vous demander votre avis ni celui des autres. Je suis mon maître.

— Et vous voulez continuer à l’être ?

— Ne faites pas de questions, on ne vous fera pas de mensonges.

— C’est poli.

— Si cela ne vous plaît pas, vous ferez mieux de vous en aller, car ce qui va suivre est dans le même genre.

— Vous êtes bien mauvaise, ce soir.

— Pas plus que je ne le serai demain.

— On n’ose vraiment plus vous parler maintenant.

— Alors, mieux vaut se taire.

On dira que madame Cox recevait assez durement son adorateur ; mais il est à supposer qu’elle connaissait bien son caractère. Il ne lui répondit pas immédiatement, et resta quelques instants à mordiller silencieusement la pomme de sa canne.

— Voici ce que c’est, madame Cox, dit-il enfin, je n’aime pas ces sortes de choses.

— Vraiment ! Et quelles sortes de choses aimez-vous ?

— Je vous aime, vous.

— Bah ! Dites-moi donc quelque chose de nouveau, puisque vous tenez à me parler.

— Allons, Annie ! parlons sérieusement un instant. Il ne nous reste plus beaucoup de temps, et je suis venu vous trouver pour tâcher d’obtenir une réponse franche.

— Si vous voulez une réponse franche, vous feriez mieux de faire une franche question. Je ne sais ce que vous voulez dire.

— Voulez-vous de moi ? Voilà, j’espère, une franche question, quand le diable y serait.

— Et que ferais-je de vous ?

— Mais votre mari, bien entendu.

— Ha ! ha, ha, vous en êtes venu là ! Que disiez-vous donc au docteur O’Shaughnessy quand nous étions devant Point-de-Galles ?

— Eh bien ! qu’est-ce que j’ai dit ?

— Vous vous le rappelez très bien, et moi aussi. Si je vous traitais comme vous le méritez, je ne vous reparlerais de ma vie.

— Vous comprenez qu’un homme n’aime pas à être berné et joué devant toute une société, dit le major, qui se trouvait tout à coup réduit à se disculper.

— Une femme ne l’aime pas davantage, monsieur Biffin ; mettez-vous bien cela dans la tête.

— En tout cas, il y a assez longtemps que vous me punissez.

— Moins longtemps que vous ne le méritiez. Vous avez dit au docteur O’Shaughnessy que « tout cela c’était bon pour s’amuser pendant le voyage. » J’espère que votre amusement vous plaît maintenant. Le mien m’a fort divertie, je vous assure.

— Je n’ai pas si mauvaise opinion de vous, que de croire que vous vous souciez de cet olibrius.

— Il y a pis que lui en ce monde, monsieur Biffin. Mais enfin, j’ai eu ma vengeance, et maintenant, si vous avez quelque chose à me dire, je suis prête à vous entendre.

— Je n’ai qu’une chose à dire, Annie ; c’est que je vous aime mieux que femme au monde.

— J’en croirai ce que je voudrai.

— Vous pouvez tout croire. Tenez, voici ma main.

— Allons ! il faut vous pardonner, je suppose. Voici la mienne. Êtes-vous content ?

Le major Biffin était le plus heureux des hommes, et madame Cox, de son côté, en rentrant dans sa cabine pour la nuit, ne se sentit pas mécontente de sa journée. Elle avait en poche, et par écrit, l’offre de mariage du major ; elle l’avait montrée à madame Price et s’était complètement réconciliée avec cette dame.

— Je ne regrette qu’une chose, Mina, c’est qu’il existe une madame Mac Gramm, dit-elle.

— Ce ne serait pas du tout l’homme qu’il me faudrait, ma chère ; ainsi, que cela ne vous tourmente pas.

— Il reste d’aussi beaux poissons dans la mer que tous ceux qu’on y a péchés, n’est-ce pas, Mina ?

— Certainement. Mais je pense que vous vous figurez qu’il n’y a pas de poisson comparable à Biffin.

— Il me suffit, ma chère ; et quand vous en attraperez un plus gros et plus beau, je n’en serai point jalouse.

Ce soir-là, madame Cox soupa à côté de l’amoureux major, et nos deux amis furent abandonnés à eux-mêmes. La grande nouvelle s’était répandue parmi les passagers, et aux dames qui la questionnèrent à ce sujet, madame Cox ne chercha pas à cacher l’événement. En ce monde on prend le poisson, grâce à mille ruses très diverses, et l’on ne devient pas pêcheur sans les connaître. Il en est de même pour les femmes, et madame Cox était une pêcheuse de première force. Si elle n’avait pas attaché l’amorce d’une main habile et jeté sa ligne avec décision, elle n’aurait pas eu ce gros poisson dans son panier. Elle sentait que son adresse lui faisait honneur et ne rougissait pas d’accepter l’admiration qu’elle lui attirait.

— Bonsoir, madame Cox, lui dit Bertram avec bonne humeur. On me dit que j’ai un compliment à vous faire.

— Bonsoir, dit-elle en lui tendant la main. Et adieu aussi, car demain matin nous serons tous bien ahuris. Je suis sûre que vous trouvez que j’ai bien fait, n’est-ce pas ? Et n’oubliez pas que j’espère vous revoir un de ces jours. En disant ces mots, elle lui serra amicalement la main et ils se séparèrent.

— A-t-elle bien fait ? se dit Bertram. Mais oui, je le pense ; – du moins, en ce qui me concerne, cela ne fait pas de doute. Et, après tout, quel mari plus commode qu’une tête à perruque ?

Le lendemain, ils remontèrent la rivière de Southampton, et, vers neuf heures du matin, le bateau était amarré au quai. Des gens de toute sorte étaient venus à bord, et le déjeuner se passa au milieu d’une grande confusion. Les dames, en général, n’y parurent pas. Elles se firent servir, pour la plupart, du thé dans leurs cabines respectives, et ne se montrèrent qu’au dernier moment. Mesdames Cox et Price furent du nombre.

Pendant le voyage, ni l’apparence ni les manières de ces deux dames n’avaient donné lieu de supposer qu’elles fussent en proie à une très vive affliction. Et qui aurait eu le cœur de le désirer ? Elles avaient été mises comme se mettent d’ordinaire les jeunes femmes en voyage, de sorte qu’on avait oublié leur veuvage ; sans la présence des deux bébés, on aurait pu facilement oublier leur mariage.

Mais le moment était venu où elles allaient retrouver les parents et de vieux amis qui n’étaient préoccupés que de leur douleur présumée. Le vieux M. Price père, ainsi que l’oncle de madame Cox, vinrent les chercher à bord. Tous deux s’étaient composé des visages préparés aux plus tristes émotions, et s’étaient fait accompagner de dames pourvues de mouchoirs de poche sympathiques. Quelle surprise attendait ces vieillards sensibles et ces femmes compatissantes !

Point du tout ! Au moment où nos deux amis, entourés de leur bagage, se préparaient à quitter le bord, ils tressaillirent en voyant soudain apparaître deux femmes ensevelies dans les sombres draperies du deuil le plus profond. Sous le large crêpe de leurs vastes chapeaux noirs on voyait passer le bord d’un bonnet de veuve. Leurs yeux semblaient rougis par les larmes, quand les mouchoirs à larges bords s’écartaient un instant de leur visage, et permettaient d’apercevoir des traits où se peignait la douleur. On croyait entendre le bruit des sanglots qui devaient soulever leurs poitrines.

Hélas ! qu’il était triste de penser que des créatures si jeunes, aux formes si sveltes et si gracieuses, étaient condamnées par le sort cruel à porter ces insignes lugubres ! Le lourd et terne crêpe de veuve les enveloppait de la tête aux pieds, et retombait en longs plis jusque sur le pont. Elles étaient tout crêpe – pour ainsi dire. Elles se tenaient immobiles, monuments funèbres, tombes vivantes, ne donnant d’autre signe de vie que leurs larmes. Elles restaient là silencieuses, attendant l’instant où, succombant sous le poids de trop cruels souvenirs, elles se laisseraient aller dans les bras de leurs parents respectifs.

C’était madame Cox et madame Price. Bertram et Wilkinson, en les voyant passer, ôtèrent leurs chapeaux et les saluèrent profondément ; et ces deux dames, ayant daigné remarquer cet hommage, leur rendirent leur salut avec la plus froide et cérémonieuse dignité.

CHAPITRE XLI

JE POURRAIS AJOUTER UN CODICILLE

George et Arthur quittèrent Southampton ensemble, mais ils se séparèrent en route. George se rendit tout droit à Londres tandis qu’Arthur prit à Basingstoke la direction de Hurst Staple.

— Écoute, et suis mon conseil, quand ce ne serait que pour cette seule fois, dit Bertram en quittant son cousin ; deviens le maître dans ta maison, puis arrange-toi pour qu’Adela en soit la maîtresse le plus tôt possible.

— Tout cela, c’est facile à dire, répondit l’autre.

— Essaye toujours. Ou je me trompe fort, ou tu réussiras.

Et là-dessus ils se dirent adieu.

Ils avaient appris à Southampton que le ministère avait subi une catastrophe partielle. Le premier ministre ne s’était pas retiré du pouvoir, suivi de tous ses satellites, ainsi que cela se pratique, lorsqu’un heureux coup de fortune porte au pouvoir les exclus de la veille ; mais, en vue d’une tempête imminente, on avait dû jeter un certain nombre de Jonas par-dessus le bord, afin d’alléger le navire, et notre infortuné ami, sir Henry Harcourt, s’était trouvé parmi les sacrifiés.

Ce n’avait pas été là le plus triste de l’affaire en ce qui le touchait. Chacun sait que les gros bonnets politiques ne sont jamais destitués. Lorsqu’il devient urgent de s’en débarrasser, ils donnent leur démission. Or, il est clair qu’une démission se donne volontairement, et sir Henry Harcourt, n’ayant éprouvé aucune envie de se démettre, ne s’était pas hâté d’accomplir cet acte spontané. Les ministres qui étaient le plus de ses amis, – ceux auxquels il s’était personnellement attaché, – étaient partis, mais néanmoins il restait. Il se montrait encore prêt à soutenir le gouvernement, et comme l’attorney général était de ceux qui avaient quitté le pouvoir en secouant la poussière de leurs pieds, sir Henry s’attendait tout naturellement à remplacer ce fonctionnaire.

Mais on avait nommé au poste qu’il convoitait un autre éminent personnage, et sir Henry avait fini par comprendre qu’il fallait s’en aller. Il avait donné sa démission, mais jamais démission n’avait paru moins volontaire. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Le succès politique était tout pour lui, et, en outre, il avait malheureusement mené sa barque de telle sorte qu’il lui était devenu indispensable que ce succès fût prompt. Il n’était pas de ceux qui, en perdant le pouvoir, perdent un jouet coûteux, auquel ils attachent peut-être un prix excessif, mais dont la perte ne blesse, en somme, que leur amour-propre. Ce qui lui importait avant tout, c’était de conserver sa position ; et dans ce but il avait commis la plus grande des fautes politiques : il s’était obstiné à rester au pouvoir après qu’on n’avait plus besoin de lui. Malgré tout, il avait dû quitter sa place. Bertram avait entendu dire cela de droite et de gauche, même avant de quitter Southampton.

La première chose qu’il fit en arrivant à Londres fut d’aller voir M. Pritchett.

— Oh ! monsieur George ! monsieur George ! s’écria le digne homme dès qu’il aperçut Bertram. Jamais son ton n’avait été aussi lugubre, ni sa voix aussi lamentable. — Oh ! monsieur George !

Bertram demanda avec un affectueux intérêt des nouvelles de son oncle.

— Oh ! monsieur George ! vous ne devriez pas vous en aller comme cela dans les pays étrangers ; vrai ! vous ne le devriez pas… et lui dans un pareil état !

— Est-il plus mal que lorsque je l’ai vu la dernière fois, monsieur Pritchett ?

— À son âge on ne guérit pas souvent, monsieur George, – ni au mien non plus. Cela fait douze millions et demi d’argent ; douze – millions – et – demi – d’argent ! Mais à quoi bon vous parler, monsieur ? Cela n’a jamais servi de rien, – jamais.

Bertram apprit peu à peu de Pritchett que son oncle était beaucoup plus faible ; qu’il avait eu une seconde et bien plus grave attaque de paralysie, et qu’au dire des médecins il ne serait pas longtemps de ce monde. L’illustre docteur, sir Omicron lui-même, l’avait vu. Mademoiselle Baker avait insisté, bien malgré son oncle, pour qu’il fût appelé. Mais sir Omicron avait branlé la tête, et avait déclaré que la sentence était sans appel.

La mort avait réclamé ses droits. Il fallait laisser ici-bas le lourd fardeau des douze millions et demi ; il fallait que l’âme prît son essor, libre de toutes ses charges, pour aller au-devant de l’accueil immatériel qui l’attendait.

M. Bertram avait été averti de sa fin prochaine, et il avait répondu qu’il s’y attendait. « Lorsqu’un homme est trop vieux pour vivre, avait-il dit, il faut qu’il meure, quand bien même tous les sir Omicron d’Europe entoureraient son lit. C’était de l’argent perdu. Comment ! cinq cents francs pour la consultation ! » Et, n’ayant pas la force de gronder, il s’était retourné avec colère le visage contre le mur. « Il saurait attendre la mort comme il convient à un homme, mais pourquoi se laisserait-il voler dans ses derniers moments ? »

— Il faudra aller le voir, monsieur George, dit en soufflant le pauvre Pritchett. Mais il est trop tard pour rien faire. Tout cela doit être arrangé maintenant.

Bertram lui dit qu’il partirait sur-le-champ, sans tenir compte des arrangements en question. Puis, se rappelant quels étaient les hôtes de Hadley lorsqu’il avait quitté l’Angleterre, au commencement de l’hiver, il s’informa des deux dames.

— Mademoiselle Baker est sans doute là-bas ?

— Oui, mademoiselle Baker y est. Elle ne va pas courir en pays étrangers, elle, monsieur George.

— Et… et…

— Oui, elle y est aussi – la pauvre femme – la pauvre femme !

— Alors, comment puis-je y aller ? dit George en se parlant à lui-même, plutôt qu’à M. Pritchett.

— Comment ! Est-ce que vous l’abandonneriez à cause de cela ? Vous devriez aller le voir, monsieur George, quand il y aurait dix, – quand il y aurait vingt lady Harcourt là-bas. Ceci fut dit, non seulement avec sérieux, mais même d’un ton de grande tristesse. M. Pritchett n’avait probablement jamais plaisanté de sa vie, et n’avait certes jamais été moins disposé à le faire qu’en ce moment où son patron se mourait, et où tout l’argent de ce patron allait passer en d’autres mains, en des mains inconnues.

Le fidèle allié de Bertram lui fournit encore quelques renseignements. Sir Henry avait été trois fois à Hadley, mais il n’avait réussi à voir M. Bertram qu’une seule fois, et alors l’entrevue avait été courte et peu satisfaisante, à ce que supposait M. Pritchett. La dernière visite de sir Henry avait eu lieu après celle de sir Omicron, et le malade lui avait fait dire, à cette occasion, qu’il ne pouvait pas recevoir d’étrangers. M. Pritchett tenait cela de mademoiselle Baker. Sir Henry n’avait pas revu sa femme depuis le jour, – il y avait de cela près d’un an, – où elle l’avait quitté. Il l’avait sommée de revenir chez lui, mais rien n’en était résulté, et M. Pritchett donna de nouveau cours à ses suppositions en disant qu’il croyait sir Henry trop inquiet au sujet de l’argent du vieux Bertram pour employer des moyens de rigueur avant… Ici M. Pritchett perdit tellement la respiration, qu’il ne fut plus intelligible.

George écrivit sur-le-champ à mademoiselle Baker pour lui annoncer son retour, et pour lui exprimer le désir qu’il éprouvait de voir son oncle. Il ne nomma pas lady Harcourt, mais il suggéra qu’il vaudrait peut-être mieux, vu les circonstances, qu’il ne restât pas à Hadley. Il ajouta qu’il espérait que son oncle ne refuserait pas de le voir, et qu’il n’incommoderait personne en lui faisant une visite d’une heure ou deux. Il reçut par le retour du courrier une réponse de mademoiselle Baker. Elle l’assurait que son oncle était très désireux de le voir, et que, depuis la nouvelle du retour de son neveu, il paraissait plus gai qu’il ne l’avait été pendant les deux derniers mois. En ce qui touchait le séjour, George, disait-elle, ferait ce qui lui conviendrait. Mais, elle ajoutait que leur intérieur était bien, bien triste, et qu’il serait peut-être préférable pour lui d’aller et de venir par le chemin de fer au lieu de s’installer à Hadley.

Cette correspondance occasionna un retard de deux jours, et Bertram reçut dans l’intervalle une visite à laquelle il ne s’attendait certes pas. Il était seul et triste dans sa chambre, pensant tantôt à madame Cox et au danger qu’il avait couru auprès d’elle, tantôt à Adela et au bonheur qui attendait peut-être Arthur, tantôt enfin à Caroline et à ses espérances détruites, lorsque la porte s’ouvrit et sir Henry Harcourt entra.

— Comment allez-vous, Bertram ! lui dit l’ex-solliciteur général en lui tendant la main. Le geste et les mots étaient ceux de l’amitié, mais l’expression du visage n’était nullement amicale. Un grand changement s’était fait chez Harcourt. Il avait perdu son air de jeunesse, et on l’aurait volontiers pris pour un homme d’âge mûr qui aurait beaucoup souffert. Il était maigre, hagard et blême, et, à voir la dureté des lignes qui sillonnaient son front, on comprenait qu’il n’aurait pas demandé mieux que d’éclater, si la chose eût été possible.

— Et vous-même, Harcourt, comment allez-vous ? dit Bertram en acceptant la main qui lui était offerte. — Je ne me figurais pas que vous eussiez appris mon retour.

— Mais oui, je le savais. Je me doutais que vous reviendriez bien vite dès que vous sauriez que le vieux se mourait.

— Je suis heureux, en tout cas, d’être revenu à temps pour le revoir, dit Bertram sans daigner se défendre de l’accusation sous-entendue.

— Quand allez-vous là-bas ?

— Demain, je pense. Mais je compte sur un mot de mademoiselle Baker dans la matinée.

Sir Henry, qui ne s’était pas assis, se mit à se promener de long en large dans la chambre, tandis que Bertram debout, le dos au feu, l’examinait. Le front de sir Henry se rembrunissait de plus en plus ; il tenait les yeux fixés à terre, et Bertram, en le voyant, les mains fourrées dans les poches, agiter convulsivement la monnaie qui s’y trouvait, commença à pressentir que l’entrevue pourrait bien n’être pas d’une nature tout à fait amicale.

— J’ai appris avec peine, Harcourt, que vous étiez au nombre de ceux qui ont quitté le gouvernement.

— Au diable le gouvernement ! Je ne suis pas venu ici pour vous parler du gouvernement. Avant huit jours le vieux de Hadley sera mort. Savez-vous cela ?

— J’ai appris qu’on ne lui donnait pas longtemps à vivre.

— Pas seulement une semaine. Sir Omicron lui-même me l’a dit. Vous avouerez, Bertram, que j’ai été bien maltraité.

— Ma foi ! mon cher, je n’en sais rien.

— Allons donc ! quelle plaisanterie !

— Il ne s’agit pas de plaisanterie ; je vous dis que je n’en sais rien. Je suppose que vous faites allusion à l’argent de mon oncle ; et je vous répète encore que je ne sais rien, – et que je ne me soucie de rien savoir.

— Laissez, donc ! je déteste cette façon de parler, je déteste cette hypocrisie.

— Harcourt, mon cher…

— C’est de l’hypocrisie. Je ne me sens pas d’humeur à éplucher mes mots. J’ai été traité horriblement mal, – horriblement mal par tout le monde.

— Par moi, entre autres, hein ?

Sir Henry eût été enchanté, dans l’humeur où il se trouvait, de répondre : oui, et d’accuser Bertram d’avoir plus que tout autre, peut-être, mal agi à son égard. Mais il ne lui convenait pas en ce moment d’en venir à une rupture ouverte avec l’homme qu’il avait mis tant d’empressement à venir voir.

— J’ai montré la plus grande confiance à ce vieux lorsque j’ai épousé sa petite-fille…

— Mais en quoi cela me regarde-t-il ? Elle n’était pas ma petite-fille, à moi. Je n’y suis pour rien. Permettez-moi de vous dire, Harcourt, que je suis le dernier homme du monde à qui vous devriez parler sur ce sujet-là.

— Ce n’est pas mon avis. Vous êtes son plus proche parent… après elle, – après elle, remarquez-le…

— Eh bien ! qu’importe que ma parenté soit proche ou éloignée ? Lady Harcourt est auprès de lui. Si cela lui convient, elle peut plaider votre cause, ou la sienne, ou n’importe quelle autre cause qui lui plaira.

— La vôtre, par exemple !

— Non, sir Henry. Elle ne le pourrait pas. Cela lui est irrévocablement défendu. Mais, je le répète une fois pour toutes, je n’ai pas de cause à plaider. Je vous dirai même quelque chose de plus, si cela peut vous servir ; il n’y a pas très longtemps, mon oncle m’offrit de m’assurer la moitié de sa fortune, si je consentais à faire certaine chose qu’il me demandait. Mais il ne m’était pas possible de faire cette chose, et, lorsque nous nous quittâmes, il m’annonça positivement qu’il ne me laisserait rien. Je ne l’ai pas revu depuis. Et Bertram, se rappelant quelle avait été la requête à laquelle il n’avait pas voulu accéder, prit aussi un air sombre.

— Dites-moi franchement, si la franchise vous est possible en cette matière, dites-moi franchement, à qui laisse-t-il son argent ?

— Il m’est très facile d’être franc, car je ne sais rien. Pour ma part, je suis convaincu que ni vous ni moi n’en aurons un liard.

— Eh bien ! écoutez-moi. Vous savez sans doute que lady Harcourt est là-bas ?

— Oui, je sais qu’elle est à Hadley.

— Je ne me laisserai pas traiter ainsi. J’ai eu la stupidité de ne rien faire, parce que je ne voulais pas le déranger pendant sa maladie. Mais maintenant, il faut qu’il me réponde. Je veux savoir ce qu’il compte faire, et si je ne le sais pas d’ici à demain soir, j’irai moi-même à Hadley et j’emmènerai du moins ma femme. Je vous prie de dire à M. Bertram que je veux savoir ses intentions. J’ai le droit d’exiger cela.

— Quoi qu’il en soit, vous n’avez pas le droit de lui rien demander par mon entremise.

— Je me suis ruiné, ou peu s’en faut, pour cette femme.

— Je m’étonne, Harcourt, que vous ne compreniez point que ce n’est pas à moi que vous devriez parler de ces choses.

— Si ; c’est à vous que j’en parlerai, parce que vous êtes son cousin. J’ai fait de folles dépenses pour lui monter une maison splendide, parce que je me disais que la fortune de son grand-père y donnait des droits. Je lui ai acheté une maison que j’ai meublée comme pour une duchesse…

— Eh ! grands dieux ! cela me regarde-t-il ? Vous ai-je dit d’acheter une maison ? Si vous n’aviez pas donné à votre femme une chaise pour s’asseoir, m’en serais-je plaint ? Je vous le dis positivement, je ne me mêlerai de rien.

— Ce sera tant pis pour elle alors ; voilà tout.

— Que Dieu lui vienne en aide ! Il faut qu’elle supporte son sort, comme moi le mien, et vous le vôtre.

— Et vous refusez de porter mon message à votre oncle ?

— Sans doute. Je ne sais même pas encore si je le verrai. Si je le vois, je ne lui parlerai certes pas d’argent, à moins qu’il ne le désire. Je ne lui parlerai de vous non plus, qu’autant qu’il paraîtra le vouloir. S’il s’informe de vous, je lui dirai que vous êtes venu me voir.

La discussion se prolongea encore un peu, puis Harcourt s’en alla. George Bertram ne pouvait comprendre quel motif l’avait amené chez lui. Mais l’homme qui se noie s’accroche à tout, fût-ce à un fétu de paille. Sir Henry était cruellement préoccupé de l’idée que, s’il y avait quelque chose à faire à l’égard de la fortune du millionnaire, il fallait agir sur-le-champ ; que, s’il y avait une bonne mesure à prendre, il ne fallait pas perdre de temps. Une semaine encore, un jour peut-être, et M. Bertram serait parti pour ce monde où l’on ne fait plus de testaments. Il serait trop tard alors pour conclure un marché et pour stipuler avec lui les conditions des sacrifices pécuniaires, moyennant lesquels il pourrait assurer le repos de sa petite-fille : si le marché devait être fait, il fallait négocier sur l’heure.

On trouvera peut-être qu’il eût été plus habile à sir Henry de demeurer en repos, et qu’il eût eu plus de chances d’être nommé dans le testament de M. Bertram, s’il ne se fût pas rendu désagréable au dernier moment. La chose est fort probable ; mais les hommes affolés par les inquiétudes savent mal calculer leurs chances. Ils sont trop agités, trop excités, pour jouer sagement et prudemment. Sir Henry était maintenant accablé de soucis ; il était fort endetté, et de tous côtés on lui réclamait de l’argent. Il avait conduit sa barque politique au milieu de grands dangers où elle avait failli périr ; en outre, on savait généralement que sa femme l’avait quitté. Le monde n’avait plus de sourires pour lui. Ses grandes espérances, – ses espérances, jadis si vivaces, – gisaient maintenant dans les coffres-forts de Hadley ; et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pas pris le plus sûr moyen d’atteindre à ces trésors si ardemment convoités.

Le lendemain matin, George reçut la lettre de mademoiselle Baker, et bientôt après il partit pour Hadley. Il ne pouvait s’empêcher de se rappeler que lady Harcourt s’y trouvait ; qu’elle serait naturellement auprès de son grand-père, et qu’il était presque impossible qu’il ne la rencontrât pas. Comment allaient-ils se retrouver ? La dernière fois qu’ils avaient été ensemble, il l’avait serrée sur son cœur, il l’avait baisée au front, et il avait reçu l’assurance de son éternel amour ; comment allaient-ils se retrouver ?

La domestique qui ouvrit la porte lui annonça que son oncle était très malade. — Il est plus faible aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été, dit-elle. — Où est mademoiselle Baker ? demanda George. La jeune fille répondit que mademoiselle Baker était dans la salle à manger. George n’osait pas faire d’autres questions. — Et lady Harcourt est auprès de monsieur, ajouta la domestique. Ainsi rassuré, George s’avança d’un pas plus rapide vers la porte de la salle à manger. Mademoiselle Baker l’accueillit comme si rien n’était venu troubler leur ancienne intimité. Pour le moment, elle oublia lady Harcourt et ses malheurs : elle ne pensa plus qu’au vieillard qui se mourait là-haut dans sa chambre.

— Je suis heureuse que vous soyez venu ! dit-elle. Votre oncle ne parle guère de votre arrivée – vous savez que jamais il n’a beaucoup parlé de ces choses-là – mais je sais qu’il sera enchanté de vous voir. Il a dit plus d’une fois qu’il trouvait que vous étiez resté bien assez longtemps en Égypte.

— Est-il donc si malade ?

— Oh ! oui, il est bien mal. Vous serez saisi en le voyant, tant il est changé. Il sait qu’il n’a pas longtemps à vivre et il y est tout à fait résigné.

— Voulez-vous lui faire dire que je suis ici ?

— Oui, sans doute, à l’instant même, Caroline est auprès de lui. Et mademoiselle Baker quitta le salon.

« Caroline est auprès de lui. » Il semblait si étrange de la voir traiter en membre de la famille ; de la retrouver préoccupée des mêmes intérêts que lui, liée par les mêmes devoirs, désireuse de soulager les mêmes souffrances ! Elle avait dit qu’ils devraient vivre aux deux extrémités de la terre, et voilà que le sort impitoyable les rapprochait de nouveau ! Comme George se disait cela, la porte s’ouvrit doucement et Caroline se trouva debout devant lui.

Elle aussi était bien changée. Sa beauté ne s’était pas fanée, les lignes de son visage n’étaient point altérées, mais sa démarche et ses manières étaient plus posées, ses vêtements aussi étaient bien plus simples, de sorte que, tout en restant aussi belle que jadis, elle semblait certainement plus âgée que lorsque Bertram l’avait vue la dernière fois. Elle avait maigri, et elle portait une robe de soie gris clair qui la faisait paraître plus grande et plus pâle que par le passé.

Elle s’approcha de lui, et, lui tendant la main, elle lui dit deux ou trois mots qu’il n’entendit pas. George murmura à son tour quelque chose qu’elle ne comprit pas davantage ; et ce fut tout. Ainsi se passa cette première entrevue à laquelle il avait tant pensé depuis quelques heures, qu’il en avait presque oublié son oncle.

— Mon oncle sait-il que je suis ici ?

— Oui. Il faut que vous montiez chez lui. Vous connaissez sa chambre ?

— C’est la même qu’autrefois ?

— Oui, oui ; la même.

Alors George monta l’escalier, comme on le fait toujours quand on veut ménager les malades, c’est-à-dire tout doucement, sur la pointe des pieds, – ce qui les agace infiniment, – et il se trouva bientôt auprès du lit de son oncle.

Mademoiselle Baker était de l’autre côté du lit, et le vieillard avait le visage tourné vers elle. — Vous feriez mieux de passer de ce côté-ci, George, dit-elle ; cela dérange M. Bertram de se retourner.

— Elle veut dire que je ne peux pas me remuer, dit le vieillard dont la voix était encore péremptoire, bien qu’elle ne fût plus forte.

— Je ne puis pas me retourner de ce côté-là. Viens par ici.

George fit le tour du lit. Il n’aurait pu, à la lettre, reconnaître son oncle, tant il était changé. Non seulement son visage était hagard, maigre, et déjà envahi par les ombres pâles de la mort ; mais les traits mêmes semblaient altérés. Les joues étaient rentrées, le nez pincé, et la bouche, qu’il pouvait à peine fermer, était toute tordue. Plus tard, mademoiselle Baker dit à George que tout le côté gauche était insensible. Pourtant les yeux conservaient encore quelques étincelles de leur ancien feu, – un feu comme George n’en avait jamais vu briller dans aucun autre œil humain. Ce regard âpre, que rien ne pouvait calmer, était toujours là. Ce n’était plus tant l’amour du lucre qu’on lisait dans ses yeux, que la puissance d’acquérir. Ils semblaient dire : – « Surveillez bien ce que vous possédez ; enfermez vos trésors, et barricadez vos magasins ; placez des dragons à la porte de vos plus précieux jardins ; tendez, pour vous protéger, tels pièges que vous voudrez : malgré vous, j’aurai tout ! Quand je veux prendre, personne ne peut me retenir ! » C’était ainsi que le vieillard avait regardé les hommes pendant toute sa longue vie, et de même il regardait encore, à cette heure, son neveu et sa nièce, qui se tenaient auprès de son lit pour adoucir ses derniers moments.

— Je suis peiné de vous voir ainsi, dit George en posant sa main sur celle de son oncle, qui était étendue sur le lit.

— Merci, George, merci. Lorsque les hommes deviennent aussi vieux que moi, ils n’ont rien de mieux à faire que de mourir. Tu as donc été en Égypte, à ce qu’il paraît. Que penses-tu de l’Égypte ?

— C’est un pays, mon oncle, où je n’aimerais guère à vivre.

— Ni moi à mourir, d’après tout ce que j’en entends dire. Enfin, tu arrives tout juste à temps pour le dernier souffle, – tout juste à temps, mon garçon.

— J’espère bien que vous n’en êtes pas là, mon oncle.

— Si fait, si fait. Combien de temps cet homme m’a-t-il donné à vivre, Mary, – l’homme qui a eu les cinq cents francs ? Ils ont donné cinq cents francs à un individu pour venir me dire que j’allais mourir ! comme si j’avais besoin de lui pour savoir cela !

— Nous avons cru bien faire, George, en appelant le meilleur médecin, dit la pauvre mademoiselle Baker.

— Quelle bêtise ! dit le vieillard, qui retrouva presque sa voix d’autrefois. Vous apprendrez un de ces jours que cinq cents francs ne se trouvent pas si facilement. Et puisque te voilà, George, il vaut autant que je te parle de mon argent.

George pria son oncle de ne pas se préoccuper d’un pareil sujet, pour le moment ; mais ce n’était pas là le moyen d’apaiser le malade.

— Et si je n’en parle pas maintenant, quand donc en parlerai-je ? Laissez-nous, Mary… Mais voyons… revenez dans vingt minutes. Ce que j’ai à dire ne sera pas long.

— George, dit l’oncle, quand mademoiselle Baker eut quitté la chambre, je me demande si réellement tu tiens à l’argent ? Quelquefois je suis tenté de croire que non.

— Je ne crois pas que j’y tienne beaucoup, mon oncle.

— Alors, tu es un fier imbécile.

— C’est ce que j’ai souvent pensé dans ces derniers temps.

— Oui, un fier imbécile. On prêche, on parle, on écrit contre l’argent, et l’on fait de gros mensonges contre lui ; mais ne vois-tu pas que tout le monde court après ? Les prêtres en disent tous du mal ; mais en as-tu jamais connu un seul qui n’aurait pas fait un procès pour obtenir sa dîme ? As-tu ouï parler d’un évêque qui refusât ses redevances ?

— Je l’aime bien assez, moi aussi, je vous assure, pour prendre tout ce que je gagne.

— Ce n’est pas grand’chose, à ce qu’il me semble, George. Tu n’as pas bien mené ta barque, n’est-ce pas, mon garçon ?

— Non, mon oncle ; pas très bien. J’aurais pu mieux faire.

— Personne n’est respecté sans argent, – personne. L’homme pauvre ne tient jamais le haut du pavé, – jamais. Et je crains fort que tu ne sois toute ta vie un pauvre diable.

— Alors, je me contenterai du bas du pavé.

— Mais pourquoi as-tu été si dur avec moi quand je voulais te la faire épouser ? Vois-tu maintenant ce que tu as fait ? Regarde-la, et pense à ce qu’elle aurait pu être. Regarde-toi, et pense à ce que tu aurais pu toi-même devenir ? Si tu m’avais écouté, tu aurais peut-être été mon unique héritier.

— Que voulez-vous, mon oncle, comme j’ai fait mon lit, il faut que je me couche. J’ai bien des causes de regret, – quoique votre argent n’y soit pour rien.

— Ah ! je savais bien que tu serais roide jusqu’au bout, s’écria M. Bertram, irrité de ne pouvoir arracher à son neveu une expression de regret au sujet des douze millions et demi.

— Suis-je roide, mon oncle ? En vérité, je n’avais pas l’intention de l’être.

— Non, c’est dans ta nature. Mais maintenant, à la dernière heure, nous n’allons pas nous quereller, n’est-ce pas, George ?

— J’espère bien que non, mon oncle. Nous ne nous sommes jamais querellés, que je sache. Vous m’avez prié une fois de faire une chose qui, si je l’avais faite, m’aurait rendu heureux…

— Et riche aussi.

— Et maintenant, j’avoue franchement que je regrette de n’avoir pas fait ce que vous me demandiez. Ce n’est point être roide que de convenir de cela, mon oncle.

— Il est trop tard maintenant, George.

— Ah ! oui, il est trop tard ; bien trop tard, en effet.

— Je pourrais cependant ajouter un codicille.

— Hélas ! mon oncle, vous ne pouvez ajouter aucun codicille qui me serve ! Aucun codicille ne lui rendra la liberté. Il y a des peines que les codicilles ne peuvent guérir.

— Bah ! dit le vieillard irrité, en essayant, en vain, de se retourner dans son lit. Bah ! si c’est comme cela, tu peux rester gueux.

George, toujours debout auprès du lit, ne savait que faire et que répondre en présence de cette colère.

— Je n’ai plus rien à te dire, reprit M. Bertram.

— Mais nous nous quittons bons amis, n’est-ce pas, mon oncle ? Vous avez tant fait pour moi, que je ne puis supporter l’idée de vous voir fâché contre moi, maintenant.

— Tu es un âne, – un idiot !

— Pour cela vous devriez me plaindre, et non me blâmer.

George se tut un moment, puis il ajouta :

— Ne ferais-je pas mieux de vous quitter maintenant ?

— Oui, et envoie-moi Mary.

— Et pourrai-je revenir vous voir demain ?

— Comment ! n’ont-elles pas un lit à te donner dans la maison ?

Bertram, troublé, répondit vaguement qu’il n’en savait rien. Mais en définitive, avant de prendre congé du malade, il lui promit de rester. Il se fit donc donner une chambre, y fit porter son sac de nuit, et se décida à ne quitter la maison que lorsque tout serait fini.

C’était un étrange intérieur que celui de Hadley, dans ce moment-là. Le vieillard, étendu sur son lit, attendait la mort d’un jour à l’autre, et il était entouré, ainsi que cela semblait naturel, de ses plus proches parents. Il n’aurait pas toléré la présence de son frère ; mais sa petite-fille était auprès de lui, et son neveu, et celle qu’il avait toujours regardée comme sa nièce. Rien ne paraissait plus convenable ; néanmoins, George et Caroline sentaient qu’il n’était point convenable, en réalité, qu’ils fussent ainsi réunis.

Cependant la gêne du premier moment s’effaça bientôt. Ils apprirent à rester dans la même chambre, à causer de celui que les circonstances présentes rendaient l’objet de toute leur sollicitude, sans faire d’allusion au passé. Ils ne parlaient que du mourant, et ne s’adressaient de questions qu’à son sujet. Bien qu’ils fussent souvent seuls pendant que mademoiselle Baker était auprès de M. Bertram, ils ne se laissèrent plus jamais entraîner au délire insensé de cette dernière scène d’Eaton-square.

« Elle n’y songe plus maintenant, » se disait Bertram qui croyait en être heureux. Et pourtant, son cœur se serrait à cette pensée.

« Cela a passé comme un rêve, pensait de son côté lady Harcourt ; et il va retrouver le bonheur. » Elle aussi cherchait à se consoler par cette réflexion ; mais la consolation était bien triste.

George ne quittait presque plus son oncle. Les deux premiers jours se passèrent sans qu’il fût de nouveau question d’argent. M. Bertram semblait avoir pris son parti de laisser les choses dans l’état où elles étaient, et son neveu n’avait aucune intention d’aborder le sujet pour son propre compte.

Le vieillard lui montrait pourtant plus d’affection qu’auparavant ; il semblait l’aimer mieux que personne, et il lui faisait à tout moment promettre de faire certaines choses après sa mort, – d’accomplir certaines volontés dernières.

— Les choses sont peut-être mieux comme elles sont, George, dit M. Bertram à son neveu, un jour que celui-ci était, resté fort tard auprès de son lit.

— J’en suis convaincu, mon oncle, répondit George, sans se douter toutefois de quelles choses son oncle entendait parler.

— Tous les hommes ne peuvent pas être semblables, continua le malade.

— Non, mon oncle ; il faut qu’il y en ait de riches, et qu’il y en ait de pauvres.

— Et tu préfères être parmi ces derniers !

George n’avait jamais rien dit de pareil, et il lui sembla un peu dur d’entendre son oncle faire cette assertion alors qu’il ne pouvait plus la contredire. Il avait souvent essayé de faire comprendre à M. Bertram, surtout autrefois, qu’il ne subordonnerait jamais ses sentiments au coffre-fort d’aucun homme ; qu’il ne sacrifierait jamais ses aspirations pour obtenir la richesse ; bref, qu’il ne se vendrait pas pour de l’or. Mais il n’avait jamais dit, et il n’avait jamais entendu dire, qu’il était indifférent à la fortune. L’oncle, qui comprenait tant de choses, n’avait pas compris son neveu. Mais aujourd’hui, George ne pouvait plus lui rien expliquer. Il se contenta de sourire et de laisser passer l’assertion.

— Enfin ! ainsi soit-il, dit M. Bertram. Mais tu verras, du moins, que je t’ai montré de la confiance. Comment le père et le fils sont-ils si dissemblables ? Dieu seul peut le savoir.

Sir Omicron s’était trompé. M. Bertram passa la semaine ; il passa même la quinzaine. Mais il nous faut maintenant quitter le mourant et sa famille pour retourner auprès d’Arthur Wilkinson.

CHAPITRE XLII

LES SOUCIS DE MADAME WILKINSON.

Arthur Wilkinson fut reçu chez lui à bras ouverts et avec force caresses. Il était fils unique, le chef et le soutien de la famille, et tout naturellement on l’aimait tendrement. Sa mère versa des larmes de joie à la vue de son visage florissant de santé et déclara que l’Égypte méritait son renom biblique de terre d’abondance. Ses sœurs l’entourèrent en souriant, l’embrassèrent et lui firent des questions comme s’il eût été un nouveau Livingstone. Tout parut charmant pendant quelque temps, mais des nuages ne tardèrent pas à obscurcir ce ciel d’azur.

Madame Wilkinson, à part l’inquiétude qu’avait pu lui causer la santé de son fils, n’avait pas été malheureuse pendant son absence. Elle avait régné sans contrôle en sa qualité de pasteur féminin et elle avait adressé journellement au ciel des prières pour la conservation de cet excellent seigneur, mylord Stapledean. Le vicaire qui avait suppléé Arthur était un jeune homme fort doux, qui s’était tenu pour satisfait du moment que madame Wilkinson lui abandonnait la chaire. Pour tout le reste, il n’avait pas demandé mieux que de lui laisser le pouvoir et de respecter ses édits.

— M. Gilliflower s’est parfaitement bien conduit, dit-elle à son fils peu de temps après son retour. Il a compris à merveille ma position ici. Je voudrais seulement que nous pussions le garder dans la paroisse ; mais je pense que c’est impossible.

— Je n’ai plus du tout besoin de lui, ma mère, répondit Arthur ; je suis fort comme un cheval à présent.

— Cependant j’aurais aimé à l’avoir ici, dit madame Wilkinson d’un ton qui semblait préluder au combat. Si Arthur avait pu être nommé à une bonne cure du voisinage, qu’il aurait paru doux à madame Wilkinson de veiller, avec le secours de M. Gilliflower, au salut des âmes de Hurst Staple ! Elle en était presque à se demander pourquoi ses paroissiens ne l’appelleraient pas la révérende madame Wilkinson.

Mais la bataille n’était point encore livrée et tous ses beaux rêves devaient s’évanouir. Son fils était fort doux, mais il l’était moins que M. Gilliflower. Il se préparait à la lutte, et commençait à aiguiser ses flèches pour le combat.

— Adela est-elle à Littlebath ? demanda-t-il à une de ses sœurs trois ou quatre jours après son arrivée.

— Oui, répondit Mary. Elle est avec sa tante. J’ai reçu une lettre d’elle hier.

— Penses-tu qu’elle viendrait ici si on l’invitait ?

— Oui, certes, répondit Mary.

— J’en doute fort, dit la prudente Sophie.

Madame Wilkinson avait entendu cette conversation et elle la rumina longuement. Elle ne dit rien dans le moment et renferma son chagrin au plus profond de son cœur ; mais le soir, ayant trouvé Arthur tout seul dans la bibliothèque, elle lui dit :

— Tu ne parlais pas sérieusement tout à l’heure à propos d’Adela, n’est-ce pas, Arthur ?

— Pardon, ma mère ; je parlais très sérieusement.

— Je te dirai qu’elle n’a presque pas été à Littlebath depuis que sa tante est revenue d’Italie tout exprès pour elle. Elle a été en visite chez nous, chez les Harcourt à Londres, et, après la catastrophe, à Hadley. Ce ne serait vraiment pas bien agir envers mademoiselle Pénélope Gauntlet que de l’inviter encore.

— Je ne crois pas que cela fasse grand’chose à mademoiselle Pénélope Gauntlet, et quand même…

— Et puis, vois-tu, dans ce moment, tout mon temps se trouve pris. J’ai l’école à surveiller, les pauvres de la paroisse à visiter…

— Adela irait voir les pauvres avec vous.

— Franchement j’aime mieux qu’elle ne vienne pas dans ce moment, à moins cependant que tu n’aies quelque raison très particulière pour le désirer.

— Eh bien ! oui, j’ai des raisons très particulières. Mais si vous préférez qu’elle ne vienne pas ici, j’irai la voir à Littlebath.

La conversation en resta là pour cette fois, mais la bataille se trouvait décidément engagée. Madame Wilkinson ne pouvait se méprendre sur ce que son fils avait voulu lui dire. Elle savait maintenant que ce qu’elle craignait le plus au monde était imminent. Ce n’était pas assurément qu’elle ne désirât voir son fils heureux, ou qu’elle crût que ce mariage ne contribuerait pas à son bonheur ; mais elle était vexée, comme le sont bien des mères quand elles voient leurs grands imbéciles de garçons prendre femme sans avoir de quoi vivre. Cette nuit-là, elle se redit bien souvent : « Je ne puis pas loger une seconde famille dans ce presbytère, c’est bien certain. Où vivront-ils ? Je ne le vois pas. Et comment vivront-ils quand il aura perdu son traitement d’agrégé ? Je n’en sais rien. » Et là-dessus elle secouait véhémentement la tête, bien qu’elle fût coiffée d’un bonnet de nuit et qu’elle reposât sur l’oreiller. « Cinquante mille francs ! c’est tout ce qu’elle possède au monde, – pas un sou avec. » Et madame Wilkinson secouait la tête de nouveau. Elle savait que les revenus ecclésiastiques lui appartenaient, puisque ce bon lord Stapledean les lui avait donnés. Toutefois, elle se sentait inquiète, car elle était forcée de s’avouer que, même sur ce sujet-là, son fils et elle pourraient bien n’être pas du même avis.

Le surlendemain de ce jour l’explosion eut lieu subitement. Madame Wilkinson avait pris l’habitude d’aller s’installer tous les matins, après le déjeuner, dans la bibliothèque pour travailler, ainsi que le faisait, de son vivant, son mari le défunt ministre. Or, comme Arthur depuis son retour faisait de même, ils se trouvèrent naturellement réunis et seuls. Ce jour-là elle ne fut pas plutôt assise devant ses papiers, qu’Arthur entama la conversation, et cette fois, hélas ! ce n’était plus ce qu’il comptait faire, mais bien ce qu’il avait fait, qu’il devait confier à sa mère.

— Je vous ai dit l’autre jour, ma mère, que je me proposais d’aller à Littlebath.

— Oui, Arthur, dit-elle en ôtant ses lunettes qu’elle posa sur la table.

— Au lieu de cela, je lui ai écrit.

— Et tu lui as fait une offre de mariage ?

— Justement. J’étais bien sûr que vous connaissiez mes sentiments pour elle. Depuis bien des années je voulais faire ce que j’ai fait, mais ce qui m’a toujours arrêté, ça a été la crainte que mon revenu, – notre revenu, veux-je dire, – ne fût pas suffisant.

— Pas suffisant ! En effet ! Oh ! Arthur, que vas-tu faire ? Comment pourrez-vous vivre ? Adela n’a que cinquante mille francs, – tout au plus deux mille francs de revenu. Et tu vas perdre ton traitement d’agrégé ! Quand tu auras six ou sept enfants, comment feras-tu pour nourrir tout ce monde ?

— Je vais vous dire mes projets. Si Adela accepte…

— Oh ! elle acceptera, et bien vite encore, dit madame Wilkinson avec cette aigreur habituelle aux mères lorsqu’elles parlent des jeunes filles qu’aiment leurs fils.

— Ce que vous me dites là, ma mère, me rend bien heureux. Moi je n’en suis pas sûr, car un jour, lorsque j’ai fait allusion à mes sentiments pour elle, Adela ne me donna aucun encouragement.

— Bah ! fit madame Wilkinson.

Cette exclamation parut plus douce aux oreilles d’Arthur que la plus belle musique du monde, et il se reprit à parler avec plus de courage de ses projets.

— Voyez-vous, ma mère, dans la position où je me trouve je ne dois pas m’attendre à voir augmenter mon revenu, et par conséquent je ne serai jamais mieux en état de me marier qu’aujourd’hui.

— Mais, tu pourrais épouser une fille qui t’apporterait quelque chose ; voilà, par exemple, mademoiselle Glunter…

— Mais il se trouve que c’est Adela que j’aime et non mademoiselle Glunter.

— Que tu aimes ! Mais, bien entendu, tu n’en feras jamais qu’à ta tête. Tu es majeur, par conséquent, s’il te plaisait d’épouser la cuisinière, je n’y pourrais rien. Je voudrais seulement savoir où tu comptes vivre ?

— Mais ici, bien entendu.

— Quoi ! dans cette maison ?

— Évidemment ; il faut bien que je vive dans le presbytère, puisque je suis le ministre de la paroisse.

Madame Wilkinson se redressa de toute sa hauteur, remit ses lunettes sur le nez et regarda les papiers qui étaient devant elle ; puis, elle ôta de nouveau ses lunettes, et, fixant ses yeux sur son fils, elle dit :

— Penses-tu qu’il y ait place dans la maison ? Je crains que tu ne prépares bien des ennuis à Adela. Où trouvera-t-elle une chambre d’enfants, je te le demande ? Mais tu n’as pas songé à tout cela…

Elle se trompait fort, et Arthur y avait très souvent songé. Il savait parfaitement où trouver une chambre d’enfants et la chambre d’Adela ; la difficulté pour lui était de loger sa mère et ses sœurs. Le moment était venu enfin de faire connaître à sa mère la différence de leur manière de voir à cet égard.

— Je pense que mes enfants, si j’en ai…

— Les ministres de campagne ont toujours des tas d’enfants.

— Enfin, je pense que mes enfants pourront avoir la même chambre que nous avons eue jadis, mes sœurs et moi.

— Et Sophie ? et Mary ? qu’en fais-tu alors ? Il faudra sans doute les mettre à la porte, dit madame Wilkinson en rangeant un peu vivement ses papiers. Cela n’est pas possible, Arthur. Ce serait injuste à moi de le permettre. Si préoccupée que je puisse être de tes intérêts, il faut cependant que je consulte aussi un peu ceux de tes sœurs.

Comment s’y prendrait-il pour dire à sa mère que la maison était à lui ? Il était urgent d’en venir là le plus tôt possible. S’il cédait maintenant, il cédait pour toujours. Il avait décidé que sa mère et ses sœurs devaient aller vivre ailleurs ; mais, dans quels termes faire connaître cette résolution à sa mère ?

— Chère mère, je crois qu’il est temps que nous nous comprenions.

— Sans doute, dit madame Wilkinson en croisant ses bras sur la table, et en se raidissant pour repousser le premier assaut.

— Il est évident qu’en ma qualité de ministre, mon devoir est de résider dans cette paroisse et de demeurer dans ce presbytère.

— Et il est évident que c’est aussi mon devoir à moi, comme nous l’a parfaitement expliqué cet excellent lord Stapledean, après la mort de ton pauvre père.

— Voici quelle était mon idée… ici Arthur s’arrêta, car il sentait son cœur défaillir au moment de dire à sa mère qu’elle devait faire ses paquets et s’en aller. Un instant, son courage lui fit défaut. Il sentait bien qu’il avait raison, et pourtant il ne savait comment expliquer qu’il avait raison sans paraître dénaturé.

— Lord Stapledean n’a pas parlé, que je sache, du presbytère ; mais, quand même il l’aurait fait, cela ne changerait rien à la question.

— Rien au monde, dit madame Wilkinson ; en m’accordant les revenus de la cure, il a dû lui sembler bien inutile de stipuler que j’aurais aussi la jouissance du presbytère.

— Ma mère, quand j’ai accepté cette cure, j’ai promis à lord Stapledean de vous allouer huit mille francs par an, et je le ferai. Adela et moi, nous serons sans doute fort gênés, mais j’essayerai d’augmenter notre revenu, – si toutefois elle consent à m’épouser.

— Bah ! bah !

— J’essayerai d’augmenter notre revenu, dis-je, en prenant des élèves. Pour pouvoir faire cela, il faudra que j’aie tout le presbytère à ma disposition.

— Et tu veux me dire qu’il faut que je m’en aille, moi ? Moi ! s’écria le pasteur femelle en se levant subitement avec colère.

— Je crois que cela vaudrait mieux, ma mère.

— Et mes pauvres filles ?

— Nous aurions bien place ici pour une ou deux de mes sœurs, dit Arthur d’un ton de conciliation.

— Pour une ou deux ! Est-ce ainsi que tu traites tes sœurs ? Je ne parle pas de moi, car depuis longtemps je me suis aperçue que tu es las de ma présence ! Je sais que tu es jaloux de ce que lord Stapledean a jugé bon de me… de me… (elle ne savait trop comment dire la chose) de me placer ici, comme autrefois il y a placé ton pauvre père. J’ai vu venir tout ceci, Arthur, très clairement ; mais j’ai mon devoir à remplir, et je le remplirai. Ce que j’ai entrepris de faire dans cette paroisse, je le ferai, et, si tu t’y opposes, j’en appellerai à lord Stapledean en personne.

— Je crois que vous avez mal compris lord Stapledean.

— Je ne l’ai pas mal compris du tout. Je sais très bien quelle était sa pensée et j’apprécie parfaitement ses motifs. J’ai toujours essayé de répondre à sa confiance et je continuerai de le faire comme par le passé. Il me semble que j’ai toujours fait mon possible pour te rendre agréable le séjour de la maison.

— Oui, certainement.

— Et, pourtant, voilà que tu veux me mettre à la porte, – me chasser de ma propre maison.

— Je ne veux pas vous chasser, ma mère. S’il vous convient de rester encore un an…

— Encore un an ! Il me convient d’y rester dix ans, si Dieu m’accorde de vivre si longtemps ! Petite vipère ! va ! Tout ceci vient d’elle, j’en suis sûre. Et moi qui l’ai réchauffée dans mon sein après la mort de son père.

— Il est tout à fait impossible qu’Adela y soit pour quelque chose, car jamais il n’en a été question entre nous. Je crois que vous vous faites une très fausse idée de ma position vis-à-vis d’Adela. Je n’ai pas la moindre raison d’espérer d’elle une réponse favorable.

— Bah ! Petite vipère ! répéta madame Wilkinson, de plus en plus courroucée. Pourquoi les mères de famille sont-elles toujours si furieuses lorsqu’elles apprennent que des jeunes filles – qui ne sont pas leurs filles – ont eu des offres de mariage ? Et pourquoi sont-elles doublement furieuses quand ce sont leurs fils qui les font ?

— Vous me ferez beaucoup de peine si vous parlez mal d’Adela, dit Arthur.

— As-tu jamais songé à te demander ce que deviendront ta mère et tes sœurs quand tu les auras mises à la porte, et où elles iront vivre ? reprit madame Wilkinson.

— Littlebath, murmura timidement Arthur.

— Littlebath ! s’écria madame Wilkinson avec tout le dédain qu’elle put concentrer sur ce seul mot. À Littlebath, vraiment ! Il faut sans doute que je m’arrange de la tante, puisque tu trouves bon de t’approprier la nièce. Mais je n’irai pas à Littlebath pour vous faire plaisir, monsieur. Et, en disant ces mots, madame Wilkinson ramassa avec dignité ses lunettes et sortit de la chambre d’un pas majestueux.

Arthur ne se sentait pas très content de la façon dont l’entrevue s’était passée. Pourtant, s’il eût été sage, il aurait compris qu’il avait tout lieu d’être satisfait. La question avait été abordée ouvertement : c’était déjà beaucoup ; et, dans la discussion, madame Wilkinson n’avait pas été victorieuse, tant s’en faut. Elle avait menacé d’en appeler à lord Slapledean, et cette menace même prouvait de reste qu’elle ne se sentait pas assurée de son droit. Arthur avait tout lieu d’être content, mais il ne l’était guère.

Il lui fallait maintenant attendre la réponse d’Adela.

Les malheureux qui font des offres de mariage par lettre doivent trouver le temps long, ce me semble, dans l’intervalle entre la demande et la réponse. Arthur avait deux jours pleins à attendre, et Dieu sait si les heures lui parurent longues. Deux soirées entières se passèrent après la conversation racontée ci-dessus, avant qu’il reçût de réponse.

Deux terribles soirées ! Sa mère était majestueuse, froide et maussade ; ses sœurs, silencieuses et pleines de dignité. Il était évident qu’on leur avait tout raconté, et cela de façon à les liguer contre lui. Il ne savait pas au juste ce que sa mère avait pu leur dire au sujet de leur pauvreté future, mais il comprenait, à n’en pouvoir douter, qu’elle leur avait expliqué qu’il était un monstre dénaturé qui les chassait de chez lui.

Mary était sa sœur favorite, et il se hasarda à lui dire quelques mots :

— Maman t’a dit ce que j’ai fait, n’est-ce pas ?

— Oui, Arthur, répondit-elle gravement.

— Et qu’en penses-tu ?

— Ce que j’en pense ?

— Oui. Crois-tu qu’elle accepte ?

— Oh ! oui, elle acceptera, je n’en doute pas. (Ah ! les jeunes filles ! comme elles font volontiers bon marché de la dignité de leurs amies !)

— Ce serait bien heureux pour moi, n’est-il pas vrai ?

— Oui ; mais la maison… dit Mary, d’un ton si maussade, qu’Arthur n’essaya plus de parler à personne de ses espérances.

Le lendemain il reçut la réponse d’Adela. Nous donnons ici les deux lettres. Celle d’Arthur avait été écrite avec difficulté et recommencée plus d’une fois ; celle d’Adela venait tout droit du cœur, et avait été écrite sans la moindre hésitation.

 

Hurst Staple, avril 184–.

« Ma chère Adela,

« Je suis sûr que vous serez étonnée de recevoir une lettre de moi, et plus étonnée encore quand vous l’aurez lue. Je sais que Mary vous a appris mon retour. Dieu merci ! je me porte parfaitement maintenant ; et mon petit voyage m’a fait grand plaisir. J’avais craint de m’ennuyer avant de savoir que George Bertram serait mon compagnon de route.

« Je me demande quelquefois si vous vous rappelez le jour où je vous ai conduite en voiture à la station de Ripley. Il y a dix-huit mois de cela, si je ne me trompe, mais il me semble, à moi, qu’il y a bien plus longtemps. Je comptais ce jour-là vous dire ce que j’ai à vous dire aujourd’hui, mais je ne l’ai pas fait. Il y a bien des années déjà je voulais vous parler, mais je ne l’osais pas. Vous savez ce que je veux dire. Je n’osais pas vous demander de partager ma pauvreté et de venir prendre place dans un intérieur comme le mien.

« Mais, Adela, il y a bien des années que je vous aime. Vous rappelez-vous comme vous me consoliez dans ce triste temps où j’ai tant désappointé ma famille à ma sortie de l’Université ? Je m’en souviens si bien ! J’étais sur le point de vous dire alors que je vous aimais, mais c’eût été de la folie. Puis vint la mort de mon pauvre père, et il me fallut accepter la cure aux conditions que vous savez. Je me dis alors qu’il était de mon devoir de ne pas me marier. Je crois que je vous fis part de cette résolution, mais sans doute vous avez oublié tout cela.

« Je ne suis pas plus riche aujourd’hui, mais je suis moins jeune. Il me semble que je redoute moins la pauvreté pour moi-même, et – me pardonnerez-vous de vous le dire ? – j’ai moins de scrupules à vous demander d’être pauvre avec moi. N’allez pas croire que je me tienne pour assuré de votre consentement. Bien loin de là ; mais je sais qu’autrefois vous m’aimiez comme une amie, j’ose maintenant vous demander de m’aimer comme ma femme.

« Chère, très chère Adela ! Il m’est permis de vous appeler ainsi dans ce moment, quand bien même je devrais y renoncer à l’avenir. Si vous consentez à partager ma vie, je vous donnerai tout ce que l’amour peut offrir, – mais je n’ai guère que cela à donner. Vous savez quelle serait notre position. Ma mère a droit, sa vie durant, à huit mille francs de pension prélevés sur le revenu de la cure, et, si je lui survis, il faudra, bien entendu, que je pourvoie à l’entretien de mes sœurs. Mais je compte expliquer à ma mère qu’elle fera mieux d’aller vivre ailleurs qu’ici. Ce ne sera pas chose facile à lui faire comprendre, mais je suis sûr que j’ai raison. Je lui dirai demain que je vous ai écrit cette lettre. Je crois qu’elle s’en doute, bien que je ne lui en aie pas encore parlé ouvertement.

« Je n’ai pas besoin de vous dire combien je serai tourmenté jusqu’à ce que j’aie votre réponse. Je n’espère pas la recevoir avant jeudi matin ; mais, si cela vous est possible, je vous en prie, faites que je l’aie alors. Si votre réponse m’est favorable, – mais je n’ose pas y compter, – je serai à Littlebath lundi soir. Croyez que je vous aime bien tendrement.

« Tout à vous, chère Adela,

« ARTHUR WILLKINSON. »

 

La tante Pénélope était une femme si matinale qu’Adela et elles avaient presque toujours quitté la table du déjeuner avant l’arrivée du facteur. Adela était seule par conséquent lorsqu’elle reçut la lettre d’Arthur. Dès les premiers mots elle en devina le contenu, et ses yeux se remplirent aussitôt de larmes. Enfin elle allait être récompensée de sa patience ! De sa patience ? Non ; de son amour bien plutôt, – de son amour qui n’avait jamais varié, que l’absence n’avait pas affaibli, et qui avait su vivre sans le moindre espoir ; de cet amour qu’elle s’était avoué à elle-même, et qu’elle avait accepté et subi comme une grande infortune. Enfin ! elle regarda la lettre sans pouvoir la lire ; puis elle la retourna et parvint, à travers ses larmes, à voir les derniers mots : « Croyez que je vous aime bien tendrement. » Ce n’étaient là ni les paroles brûlantes, ni les protestations violentes d’un amant passionné ; mais, venant de lui, cela suffisait. Elle tenait donc sa récompense !

Puis elle lut la lettre tout entière. Ah ! oui, elle se rappelait bien ce jour où il l’avait conduite en voiture à la station de Ripley. C’était alors qu’il lui avait dit ces mots qu’elle n’avait pu oublier : « Et vous, Adela, viendriez-vous dans une pareille maison ? » Oui, oui, elle y serait venue – si on avait su le lui demander. Mais lui ?… Il avait semblé s’attendre à ce que la proposition viendrait d’elle, et elle n’avait pas voulu s’abaisser jusque-là. Quant à vivre avec lui, elle vivrait avec lui dans n’importe quelle maison ! Que serait son amour, si elle ne pouvait faire cela ? Elle se souvenait parfaitement aussi de l’avoir consolé. C’était alors qu’elle avait commencé à l’aimer, quand il faisait ces longues promenades au bord de la rivière qui le menaient à West-Putford, et qu’elle avait pris l’habitude de guetter son arrivée à la petite grille au bout de la pelouse. Dans ce temps-là, elle s’était accusée d’imprudence ; puis, presque aussitôt, elle avait découvert qu’il était déjà trop tard pour être prudente. Elle s’était bien vite avoué la vérité, et elle avait toujours continué à être franche avec elle. Aujourd’hui elle tenait sa récompense, – elle la tenait là dans ses mains et elle la pressait sur son cœur. Il l’aimait, disait-il, depuis bien des années ! Elle aussi l’aimait depuis longtemps et elle pourrait maintenant le lui apprendre. Il le saurait, mais pas tout de suite. Elle le lui dirait tout bas, un jour, à l’heure des grandes confidences.

« Je crois que je vous fis part de cette résolution, mais, sans doute, vous avez oublié tout cela ! »

Oublié cela ! non, elle n’avait oublié ni une seule de ses paroles, ni le son de sa voix, ni l’expression de son regard, alors qu’assis dans le salon de son père, il avait paru avoir à peine la force de lui conter ses chagrins. Elle ne pouvait oublier l’effort qu’elle avait dû faire pour empêcher que la rougeur ne lui montât au visage et ne trahît son secret, et combien il lui avait été douloureux de subir cette confidence. Elle avait bien souffert, mais elle en était récompensée ! Dans ce temps-là Arthur était venu lui dire qu’il était trop pauvre pour se marier, et, malgré son amour, elle avait été bien près de le mépriser ; mais le temps et le monde l’avaient rendu sage. Le monde qui fait tant d’égoïstes et de calculateurs l’avait rendu plus vaillant de cœur. Maintenant il était digne d’elle, car il ne craignait plus la pauvreté. Ah ! oui, elle était bien récompensée !

Il lui avait donné tout un jour pour répondre, et elle lui en savait bon gré, car elle devait parler de cette offre à sa tante. Quant à la réponse à faire, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute pour Adela. Elle consulterait sa tante, sans contredit, mais elle avait pris sa résolution d’une façon inébranlable. Il n’y avait pas de tante, il n’y avait pas de madame Wilkinson au monde qui pourrait lui dérober son bonheur, maintenant qu’Arthur avait parlé ! Elle ne permettrait à personne de s’interposer entre son dévouement et celui qu’elle aimait.

Ce soir-là, après y avoir longtemps pensé, Adela parla à sa tante, ou plutôt elle lui donna à lire la lettre d’Arthur. La figure de mademoiselle Pénélope s’allongea prodigieusement pendant cette lecture, puis elle dit :

— Huit mille francs ! mais, mon enfant, il ne lui reste que quatre mille francs de rente ?

— Nous ne pourrons pas avoir voiture, ça, c’est certain, ma tante.

— Tu comptes donc accepter ?

— Oui, ma tante.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que ferez-vous quand viendront les enfants ?

— Nous nous en tirerons du mieux que nous pourrons, ma tante.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Et vous aurez toujours sa mère avec vous…

— Dans ce cas-là, nous ne serions pas si gênés. Mais je ne crois pas que ce soit l’idée d’Arthur.

Ce fut là à peu près tout ce que se dirent la tante et la nièce à ce sujet. Dès qu’Adela se trouva seule dans sa chambre, elle écrivit la réponse que voici :

 

Littlebath, mardi soir.

« Cher Arthur,

« J’ai reçu votre lettre ce matin, mais comme vous avez eu la bonté de me donner tout un jour pour y répondre, j’ai attendu d’être seule pour vous écrire. Ma réponse est bien simple : je prise votre amour plus que tout au monde, et mon cœur tout entier vous appartient. J’espère pour vous que les ennuis dont vous me parlez ne seront pas trop grands et trop nombreux. Quels qu’ils soient, je veux les partager ; si cela m’est possible, je les allégerai.

« J’espère que vous ne trouverez pas que je manque aux convenances de mon sexe si je vous dis que j’ai lu votre chère lettre avec la plus grande joie. Pourquoi ne le dirais-je pas ? nous nous connaissons depuis si longtemps qu’il semble tout naturel que je vous aime. Et je vous aime tendrement, croyez-le, cher Arthur. C’est en remerciant Dieu de ses bontés, du fond de mon cœur, que je mettrai ma main dans la vôtre avec une complète confiance, ne craignant plus rien désormais sur cette terre.

« Cette pauvreté dont vous me parlez, je ne la redoute pas, – du moins pour moi. Ce que je possède est bien peu de chose, je le sais. Je voudrais maintenant, à cause de vous, que cela fût davantage. Mais, non ! Je ne veux rien souhaiter de plus, puisque tant de choses m’ont déjà été données. N’ai-je pas tout au monde puisque j’ai votre amour ?

« J’aime à croire que notre mariage ne causera aucun désagrément à votre mère. Si quelque chose pouvait me rendre malheureuse aujourd’hui, ce serait la pensée que nos projets lui déplaisent. Faites-lui mes plus tendres amitiés et dites-lui que j’espère bien qu’elle me permettra de l’aimer comme une mère.

« J’écrirai bientôt à Mary, mais priez-la de m’écrire la première. Je ne puis pas lui dire combien je suis heureuse jusqu’à ce qu’elle m’ait félicitée.

« Bien entendu, j’ai tout dit à ma tante Pénélope. Elle aussi a fait quelques jérémiades sur notre pauvreté. Je lui ai dit que tout cela c’étaient des croassements de corbeau. Les honnêtes gens ne manquent pas de pain, n’est-il pas vrai, Arthur ? Malgré ses croassements, si vous voulez revenir lundi, ma tante sera très heureuse de vous voir. Si vous venez, écrivez-moi un petit mot afin que je le sache à l’avance. Je suis si heureuse maintenant qu’il me semble que votre arrivée même ne pourra pas augmenter mon bonheur.

« Dieu vous garde, mon cher, cher, cher Arthur.

« Tout à vous, avec l’affection la plus vraie,

« ADELA. »

 

Je voudrais bien croire que mes lecteurs ne trouvent pas la lettre d’Adela inconvenante. Je crains pourtant que certaines gens ne disent qu’elle était trop hardie. Mais Adela n’avait-elle pas été pleine de réserve et de modestie féminines pendant cinq longues années ? La retenue est chose charmante, sans doute, chez une jeune fille, mais il faut qu’elle soit opportune. Parfois on serait heureux d’en rencontrer davantage ; mais quand le cœur est plein, quand l’heure de parler est venue, quand les circonstances et les bienséances le permettent, alors, dirons-nous, la sincérité et l’honnête franchise valent mieux que la réserve. La lettre d’Adela, écrite sans réflexion, était sincère et honnête ; sa retenue et sa réserve avaient été l’œuvre d’un long et patient effort.

En tout cas, cette lettre satisfit pleinement Arthur. Il la trouva parfaite. Avec elle il se sentait le courage d’affronter sa mère, fût-elle armée de tous les pouvoirs de lord Stapledean.

Toute la famille était à table quand il reçut cette bienheureuse réponse ; il la lut et la passa à sa mère.

— Oh ! je le savais bien. Ce fut la seule remarque de madame Wilkinson en lui rendant sa lettre. Mais la curiosité de ses sœurs l’emporta sur le sentiment de leur dignité.

— C’est une lettre d’Adela ? demanda Mary ; que dit-elle donc ?

— Tu peux la lire, répondit Arthur en lui passant la lettre.

— Je te fais mon compliment bien sincère, dit Mary, – malgré le manque d’argent.

Cette façon d’accueillir la nouvelle de son bonheur parut un peu froide à Arthur, vu que c’était lui qui faisait vivre sa mère et ses sœurs depuis la mort de son père.

— En tout cas, ce n’est pas toi qui souffriras de la gêne ; donc, tu n’as pas à te plaindre, dit-il en sortant de la salle à manger.

Il ne fut plus question de rien jusqu’au soir. Arthur alors, se retrouvant seul avec sa sœur, lui dit :

— Tu lui écriras, n’est-ce pas, Mary ?

— Oui, dit Mary, qui se sentait un peu honteuse.

— Il n’est pas étonnant que ma mère soit fâchée ; la fausse position dans laquelle nous nous trouvons placés l’un et l’autre en est la cause, et c’est ma faute, car je n’aurais pas dû accepter la cure dans de telles conditions.

— Oh ! Arthur, tu ne pouvais pas la refuser !

— Si ; j’aurais dû refuser. Mais je trouve, Mary, que toi et les autres, vous devriez recevoir Adela à bras ouverts. Quelle autre sœur aurais-je pu vous donner que vous auriez mieux aimée ?

— Oh ! sans doute ! ce n’est pas à cause d’elle… nous la préférons à toute autre.

— Alors, dis-le-lui, et ne l’attriste pas en lui parlant de la maison. Jusqu’ici vous n’avez jamais manqué de rien ; ayez donc confiance.

Tout cela, c’était bon avec sa sœur Mary ; mais avec sa mère ce fut plus sérieux. Arthur commença par lui dire qu’il irait à Littlebath le lundi suivant et qu’il reviendrait le mercredi.

— Alors j’irai à Bowes jeudi, dit madame Wilkinson. Comme ce voyage a déjà été fait une fois, nos lecteurs savent que le village de Bowes se trouve à une grande distance de Hurst Staple. Cependant madame Wilkinson devait tenir parole et aller à Bowes.

— À Bowes ! s’écria Arthur stupéfait.

— Oui, monsieur, j’irai à Bowes, chez lord Stapledean – du moins si vous vous tenez toujours à votre projet de me mettre à la porte de chez moi.

— Je crois, ma mère, qu’il vaut mieux que nous ayons deux ménages séparés.

— Et par conséquent il faut que je déménage pour vous faire place, à vous et à cette petite… vipère, allait-elle dire encore une fois ; mais, ses yeux s’étant arrêtés sur le visage de son fils, elle s’adoucit et dit – cette petite péronnelle !

— Je suis ministre de cette paroisse, et il me semble que je dois vivre dans ce presbytère. Vous, ma mère, vous aurez une bien plus grosse part du revenu.

— C’est bon. N’en parlons plus. Je me mettrai en route pour Bowes jeudi prochain, dit madame Wilkinson.

Arthur ne manqua pas d’écrire « le petit mot » que demandait Adela, mais comme ce petit mot fut trois fois plus long que sa première lettre, nous ne le transcrirons pas ici. Il fit aussi sa visite à Littlebath. Adela se sentit bien heureuse lorsque, appuyée avec confiance sur le bras d’Arthur, elle put se dire qu’il était désormais et pour toujours à son service.

Arthur Wilkinson ne passa pourtant qu’une seule soirée à Littlebath, et il était de retour chez lui à Hurst Staple avant le départ de sa mère pour le château de Bowes.

CHAPITRE XLIII

LE VOYAGE DE MADAME WILKINSON.

Madame Wilkinson ne se mit pas en route pour ce long et pénible voyage sans faire d’assez grands préparatifs. Elle emballa sa plus belle robe de soie noire afin d’être en mesure de faire honneur à l’hospitalité de lord Stapledean, et elle prit avec elle une si grande malle que Dumpling, attelé au petit phaéton à quatre roues, eut de la peine à la transporter avec son bagage jusqu’au chemin de fer. Elle s’était demandé avec une certaine inquiétude qui la conduirait à la station ? Arthur s’était bien proposé ; mais, comme elle entreprenait ce voyage dans un but d’hostilité envers son fils, elle ne voulut pas accepter ses services. Le garçon d’écurie lui servit donc de cocher.

Pendant toute la soirée qui précéda son départ, elle ne parla que de lord Stapledean. Arthur aurait bien voulu lui donner quelque idée de la manière d’être de cet aimable seigneur, mais elle ne lui en donna pas l’occasion. Quand il essaya de lui faire entendre que lord Stapledean était un peu sévère dans sa façon de recevoir les gens, elle répondit qu’il était tout naturel qu’il se fût montré tel à l’égard d’un homme aussi jeune que l’était Arthur. Quand il lui parla de l’auberge où elle aurait à descendre à Bowes, elle se borna à hocher la tête d’une manière significative. Il lui semblait peu probable que lord Stapledean, qui s’était montré si généreux envers elle et les siens, souffrirait qu’elle restât à l’auberge.

— Je regrette d’être contrainte de faire ce voyage, dit-elle à Arthur pendant qu’elle attendait, le chapeau sur la tête, l’arrivée de la voiture qui devait l’emmener.

— Je suis bien fâché que vous l’entrepreniez, ma mère, répondit-il, car je suis certain que vous allez au-devant d’un désappointement.

— Je n’ai pas d’autre parti à prendre. Je ne puis pas voir mes pauvres filles sans asile. Et, refusant avec dignité de s’appuyer sur le bras de son fils, elle monta lourdement en voiture et s’assit à côté du gamin qui devait la conduire.

— Quand faudra-t-il vous attendre, maman ? dit Sophie.

— Il m’est impossible de le dire à l’avance ; mais tu peux compter que dès que j’aurai vu lord Stapledean, je vous écrirai. Adieu, mes chères filles, dit-elle, et la voiture partit.

— C’est un sot voyage, dit Arthur.

— Maman s’y voit obligée, répliqua Sophie.

Madame Wilkinson avait écrit à lord Stapledean deux jours à l’avance pour lui annoncer qu’il était nécessaire qu’elle eût avec lui une entrevue au sujet des affaires de la cure ; elle avait donc tout lieu de penser que sa visite n’était pas inattendue. Quand elle arriva à Bowes, elle était très fatiguée, et, il faut le dire, assez effrayée des dépenses du voyage. Jusqu’alors elle avait fort peu voyagé seule, et ne se doutait pas du prix des hôtels, des chemins de fer, des diligences et des chaises de poste. Mais enfin elle était arrivée, et elle se trouvait dans la petite auberge où Arthur était descendu lorsqu’il avait fait le même voyage quelques années auparavant.

— Sans doute, la dame peut avoir une chaise de poste, cria la maîtresse d’auberge du fond de la salle commune. — Et pour sûr, lord Stapledean est chez lui. Il n’en bouge guère, que je sache.

— C’est à un quart de lieue d’ici, n’est-ce pas ? lui demanda madame Wilkinson.

— À deux grandes lieues et demie, madame.

— Deux lieues et demie ! mon Dieu ! mon Dieu ! De ma vie je n’ai été si fatiguée ! Vous trouverez bien moyen de caser ma malle derrière la chaise de poste, n’est-ce pas ?

— Oui, madame, certainement. Vous êtes donc pour rester au château ?

À cette question, madame Wilkinson fit une réponse ambiguë. À mesure qu’elle se rapprochait du terme, elle sentait sa confiance faiblir. Elle se décida enfin à faire exactement ce que son fils avait fait jadis. Elle prit avec elle sa malle, mais elle dit, en s’en allant, qu’il était très possible qu’elle reviendrait coucher le soir à l’auberge.

— C’est très possible, en effet, se dit tout bas l’aubergiste.

— Et vous mangerez un morceau avant de vous mettre en route, n’est-ce pas, madame ? dit-elle tout haut. Non ; il n’était que midi, et madame Wilkinson serait bien sûr au château de Bowes un peu après une heure. Elle avait encore assez de confiance en l’hospitalité de lord Stapledean pour se croire assurée de son lunch. Quand un visiteur arrivait au presbytère de Hurst Staple vers cette heure-là, n’avait-elle pas toujours quelque chose à lui offrir ? Elle se mit donc en route.

On était au mois d’avril, mais, même au mois d’avril, sur cette lande sans abri de la route du Nord, il fait très froid. Il était impossible de voir un pays plus inhospitalier que celui où se trouvait la pauvre madame Wilkinson. Il était nu, désert et si découvert que les coups de vent du nord le balayaient d’un bout à l’autre. Enfin, elle arriva à la grille du parc de lord Stapledean.

— C’est-il vous celle qui a envoyé la lettre ? dit la concierge en entrouvrant un peu la grille.

— Oui, ma bonne femme, oui, dit madame Wilkinson qui se croyait au bout de ses peines, c’est moi la dame ; je suis madame Wilkinson.

— Eh bien, alors, mylord dit comme quoi vous devez lui faire dire ce que vous lui voulez, ajouta la femme qui se tenait de façon à boucher l’entrée de la grille.

— Lui faire dire ce que je veux ? s’écria madame Wilkinson.

— Eh ben ! oui ; il faut le lui faire dire. Tenez, voilà Jock qui ira d’un coup de pied.

— Mais Jock ne saura pas expliquer à mylord ce que j’ai à lui dire. C’est pour une affaire très importante que je veux voir mylord, dit madame Wilkinson dans son désespoir.

— Je ne vous dis que ce que mylord a dit lui-même. Il s’est traîné jusqu’ici lui-même tout à l’heure. — « Si une femme vient, » qu’il me dit, « ne la laissez pas passer la grille jusqu’à ce qu’elle dise ce qu’elle me veut. » Et la concierge répéta ces paroles de son maître d’un ton qui prouvait qu’elle avait résolu de lui obéir.

— Grand Dieu ! il y a quelque erreur, j’en suis sûre. Je suis le ministre de Hurst Staple… c’est-à-dire sa veuve. Hurst Staple, vous savez, où est la propriété de mylord.

— Je ne connais pas.

— Avancez donc, postillon, il y a une erreur. Cette femme se trompe, pour sûr.

Enfin, l’importance d’une chaise de poste triompha de la résolution de la concierge, et celle-ci se décida à laisser passer madame Wilkinson.

— Mère, lui dit son fils aîné, tu verras que tu payeras ça.

— Eh ben ! tant pis, mon garçon ! Il ne peut pas me faire pendre, après tout. Et avec cette pensée, la concierge se rassura.

Le château de Bowes avait l’air, ce jour-là, encore plus humide, plus triste, plus muet et plus abandonné, s’il est possible, que lors de la visite d’Arthur. Les allées étaient couvertes d’herbe, et les arbustes ne semblaient pas avoir reçu depuis de longues années les soins d’un jardinier. La porte du château avait si peu l’air d’être faite pour laisser entrer les gens, que le postillon eut à chercher longtemps la cloche, cachée qu’elle était par la verdure et les branches d’arbres. Lorsqu’il l’eut sonnée, elle rendit un son aigre, rouillé et discordant comme si elle eût été en colère d’être dérangée d’une façon si inusitée.

Cependant, quelque rouillée qu’elle fût, elle fit venir, après un assez long délai, un domestique. C’était un vieux bonhomme à l’air maussade qui ouvrit lentement la porte. — Oui, dit-il, M. le marquis est chez lui. Il est dans son cabinet, mais ça n’est pas une raison pour qu’il voie les gens. Puis il jeta un regard soupçonneux sur la grande malle, et dit entre ses dents au postillon quelques mots que madame Wilkinson ne put saisir.

— Voulez-vous porter ma carte à mylord, s’il vous plaît, lui dit madame Wilkinson. Je désire le voir pour affaire importante. Je lui ai écrit pour lui annoncer mon arrivée.

— Ah ! vous avez écrit à mylord ? Eh bien ! m’est avis alors qu’il ne vous recevra pas du tout.

— Si, si ; mylord me recevra. Portez-lui ma carte, et je suis sûre qu’il me verra. Veuillez me faire le plaisir de la porter tout de suite à mylord, répéta-t-elle de son ton le plus impérieux.

Le domestique prit la carte, et madame Wilkinson attendit un quart d’heure à la porte, assise dans sa chaise de poste. Au bout de ce temps, il revint lui annoncer qu’elle devait le charger de son message pour le marquis. « Mylord avait donné ordre à la concierge de ne pas la laisser entrer, et il ne comprenait pas comment la dame eût pu arriver, malgré ses ordres, jusqu’à la porte du château. En tout cas, il ne voulait pas la voir avant de savoir ce qu’elle avait à lui dire. »

Or, il était tout à fait impossible que madame Wilkinson expliquât en détail, au maître d’hôtel de lord Stapledean, son affaire si compliquée, et pourtant elle ne pouvait se décider à s’en aller sans tenter un dernier effort.

— Il s’agit du presbytère de Hurst Staple, – du presbytère de Hurst Staple, répéta-t-elle pour bien graver les mots dans la mémoire du vieux domestique. Ne l’oubliez pas surtout. Le maître d’hôtel lui jeta un regard d’ineffable mépris et disparut, la laissant toujours dans sa chaise de poste.

Une ondée d’avril survint, – une ondée comme il n’en tombe que sur les frontières du Westmoreland. Le vent se mit à souffler avec violence, et la pluie se changea bientôt en giboulée. Le postillon se réfugia sous le portique d’entrée et boutonna sa veste ; les chevaux baissèrent la tête en frissonnant ; quant à madame Wilkinson, elle aurait donné tout au monde pour être chez elle à Hurst Staple, ou même confortablement établie à Littlebath, ainsi que son fils le lui avait proposé.

— Mylord ne sait rien de votre affaire de presbytère, beugla le domestique en entr’ouvrant la porte de façon à ne laisser passer que sa tête un peu au-dessus du niveau de la serrure.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria madame Wilkinson. Laissez-moi seulement entrer dans le vestibule et je vous expliquerai tout.

— Ces chevaux-là vont être fourbus, pour sûr, dit le postillon.

À force de prières, madame Wilkinson obtint d’entrer dans le vestibule, et l’on permit à sa chaise de poste de faire le tour de la maison et d’aller l’attendre dans la cour des écuries. Enfin, après avoir envoyé encore cinq ou six messages à lord Stapledean, il lui fut dit qu’il consentait à la recevoir. Le combat avait été si rude qu’elle se sentit tout heureuse de ce commencement de succès. Depuis une heure, ce n’était plus contre son fils qu’elle nourrissait des sentiments d’hostilité, c’était contre le maître d’hôtel du marquis. Maintenant qu’elle avait vaincu ce cerbère, elle se sentait persuadée que tout irait bien. Hélas ! elle découvrit bientôt qu’en dépassant Cerbère, elle avait seulement réussi à pénétrer dans une région des moins désirables.

On la fit entrer dans ce cabinet de travail où Arthur avait été reçu dans le temps, et elle s’assit sur la même chaise qu’avait occupée son fils. Lord Stapledean était encore plus maigre et plus voûté que lorsque Arthur l’avait vu ; ses cheveux aussi avaient blanchi. Quant à ses yeux, ils parurent à madame Wilkinson aussi vifs et aussi rouges que ceux d’un furet.

Lorsqu’elle entra, il se souleva un peu et du geste lui désigna une chaise.

— Eh bien ! madame, qu’est-ce que c’est toute cette histoire du presbytère de Hurst Staple ? Je n’y comprends rien, quant à moi.

— Non, mylord, sans doute. Vous ne pouvez pas la comprendre, je le sais. C’est pour cela que j’ai cru qu’il était de mon devoir de venir de si loin pour vous l’expliquer.

— De si loin ? D’où venez-vous donc ?

— De Hurst Staple, mylord, dans le comté de Hampshire. Quand vous eûtes la bonté de régler ma position dans ma paroisse…

— Votre position dans la paroisse ?

— Oui, mylord, quant aux revenus et au presbytère…

— Que veut dire cette femme ? dit tout haut le marquis sans lever les yeux. Sa position dans la paroisse ? Mais, madame, je ne connais ni vous, ni votre position, ni vos affaires d’aucune sorte.

— Je suis la veuve du défunt ministre, lord Stapledean, et lorsqu’il mourut…

— Je fus assez sot pour donner la cure à son fils. Je me rappelle tout cela. C’était un homme très imprudent, qui dépensait plus qu’il n’avait, et qui mourut en vous laissant sans le sou, vous autres ; n’est-ce pas cela ?

— Oui, mylord, répondit madame Wilkinson. Elle était si troublée qu’elle ne savait plus ce qu’elle disait. — Si ce n’est pourtant, mylord, que jamais nous n’avons dépensé au-delà de nos moyens. Nous avons eu sept enfants, et nous les avons tous très bien élevés. Notre fils unique a été envoyé à l’Université, et je ne crois pas qu’il y ait eu imprudence, – pas la moindre, mylord, car nous avions même trouvé moyen de faire quelques petites économies, et l’assurance a toujours été régulièrement payée et…

Pendant que madame Wilkinson se laissait aller à défendre sa conduite domestique, le marquis la regardait avec des yeux terribles. Le ménage du feu ministre de Hurst Staple avait été, en somme, très bien ordonné, et il était tout naturel que madame Wilkinson cherchât à détruire les idées erronées de son patron ; mais, plus elle parlait, plus elle s’éloignait du but qu’elle avait en vue.

— Mais pourquoi, diable, êtes-vous venue me trouver ? dit lord Stapledean.

— Je vais vous le dire, mylord, si vous voulez seulement me prêter cinq minutes d’attention. Vous vous rappelez la mort de ce pauvre Wilkinson ?

— Je ne me la rappelle pas du tout.

— Vous eûtes la bonté d’envoyer chercher Arthur…

— Arthur ?

— Oui, mylord.

— Arthur ! qui est-ce ?

— Mon enfant, mylord. Vous ne vous rappelez donc pas ? Il venait d’entrer dans les ordres. Vous lui avez donné la cure, c’est-à-dire pas donné tout à fait, – vous l’avez nommé vicaire, pour ainsi dire, et vous m’avez alloué, à moi, les revenus et…

— Je vous ai alloué le revenu de la cure ? s’écria lord Stapledean en levant les mains de façon à exprimer un étonnement sans bornes.

— Oui, mylord, vous avez parfaitement compris la position ; et comme je ne pouvais pas desservir la cure moi-même…

— Desservir la cure vous-même ? Comment, madame ! est-ce que vous n’êtes pas une femme ?

— Oui, mylord, sans doute, c’était là la raison. Vous avez donné la cure à Arthur, et vous m’en avez réservé le revenu. Ça, c’est une affaire arrangée ; il s’agit maintenant du presbytère.

— Cette femme est folle, dit lord Stapledean, en tenant toujours les yeux fixés sur le tapis, mais en parlant tout haut, – folle à lier. Je crois que vous ferez mieux de rentrer chez vous, madame, et le plus tôt possible.

— Mylord ; si vous vouliez vous donner la peine de me comprendre…

— Je ne comprends pas un seul mot de ce que vous me dites. Le revenu, le presbytère, vous et votre fils, tout cela ne me regarde pas.

— Oh ! que si, mylord.

— Je vous dis que non, madame, tout cela ne me regarde pas ; et, qui plus est, je ne veux pas m’en mêler.

— Il veut se marier, mylord, continua madame Wilkinson, qui commençait à pleurnicher, et il va nous mettre toutes à la porte, à moins que vous n’interveniez. Il veut que j’aille vivre à Littlebath, et pourtant je suis sûre que vous entendiez me donner la maison lorsque vous m’avez alloué les revenus.

— Et vous êtes venue me trouver ici à Bowes, parce que votre fils veut jouir de son propre revenu ?

— Non, mylord, mon fils n’a pas l’intention de me reprendre le revenu. Il sait qu’il ne peut pas faire cela, parce que vous me l’avez alloué ; et, pour lui rendre justice, je ne crois pas qu’il le ferait, même s’il le pouvait. C’est un bon garçon, mylord, il se trompe dans cette affaire, voilà tout !

— Ah ! je comprends ; il veut vivre dans sa propre maison. C’est cela, n’est-ce pas ?

— Mais ce n’est pas sa maison, vous savez. Depuis la mort de son père, ç’a toujours été ma maison. Si mylord veut bien se rappeler que…

— Écoutez, madame Wilkinson, voulez-vous savoir mon idée ? C’est que votre fils a grand tort de vous laisser voyager comme cela toute seule…

— Comment, mylord ?

— Et, si vous m’en croyez, vous retournerez chez vous aussi vite que possible, et vous irez vivre où il vous dira…

— Mais, mylord…

— En tout cas, je vous prie de ne plus m’ennuyer de cette affaire. Lorsque j’étais jeune homme, votre mari fut mon précepteur pendant quelques mois ; j’ai amplement payé ma dette par deux nominations successives à la cure de Hurst Staple. Je ne sais rien de votre fils, et je n’en veux rien savoir. Je pense qu’il vaut la plupart des prêtres…

— Oh ! pour cela, oui, mylord…

— Et quant au presbytère, y vivra qui voudra ; cela m’est parfaitement égal.

— Vraiment, mylord ? dit madame Wilkinson d’un ton abattu.

— Parfaitement égal, vous dis-je. On n’a jamais entendu pareille proposition de la part d’une femme, – jamais ! Et maintenant, madame, si vous voulez bien, je vous souhaiterai le bonjour. Bonjour ! Et le marquis fit le geste de se soulever de son fauteuil. Madame Wilkinson se leva et se tint debout devant lui en portant son mouchoir à ses yeux. Elle ne pouvait pas se résigner à une défaite si complète. Elle était encore persuadée que, si elle pouvait faire comprendre à lord Stapledean ce qu’il en était, celui-ci prendrait parti pour elle. Elle avait fait ce long voyage pour livrer bataille, et, tant qu’il restait la moindre chance de victoire, elle ne pouvait se résoudre à abandonner le terrain. Comment dire la chose au marquis, en aussi peu de mots que possible, de façon à lui faire saisir la vérité ?

— Si vous vouliez seulement me permettre, mylord, de vous rappeler les faits, – comment vous m’avez vous-même alloué…

Lord Stapledean se retourna brusquement dans son fauteuil et saisit le cordon de la sonnette qu’il tira violemment une première fois, – puis une seconde, – puis une troisième fois plus violemment encore. Le cordon se détacha et vint lui tomber sur la tête, et la sonnette retentit longuement et bruyamment dans toute la maison.

— Thompson, dit-il lorsque le domestique arriva, reconduisez cette dame.

— Oui, mylord.

— Reconduisez-la tout de suite.

— Oui, mylord, dit Thompson qui se tenait debout d’un air irrésolu. Madame, la chaise de poste est avancée.

Madame Wilkinson, loin de s’affaisser, ainsi qu’on aurait pu s’y attendre, trouva la force de se redresser avec une certaine dignité, et dit en se préparant à partir :

— Je trouve que j’ai été fort maltraitée ici.

— Thompson ! hurla le marquis avec fureur, reconduisez madame.

— Oui, mylord, dit Thompson en indiquant le vestibule à madame Wilkinson, d’un geste noble et gracieux. C’était son unique moyen de reconduire cette dame.

En présence d’une nécessité inexorable, madame Wilkinson se retira, mais jamais elle ne tint la tête plus haute, jamais elle ne prit un air plus imposant qu’en regagnant sa chaise de poste ce jour-là. Thompson lui ouvrit la portière et lui offrit son bras pour monter en voiture, mais elle dédaigna tout secours. Elle regrimpa sans l’aide de personne dans sa voiture ; le postillon enfourcha sa bête, et ils partirent. En repassant par la grille, elle eut le plaisir d’entendre les rires étouffés et ironiques de la concierge. Arrivée à l’auberge, le cœur bien gros, madame Wilkinson gagna en toute hâte sa chambre pour y pleurer à son aise.

— Vous voilà donc revenue ? lui dit la maîtresse d’auberge.

Nous ne dirons rien de son pénible voyage pour retourner à Hurst Staple, et des tristes réflexions auxquelles elle se livra pendant la route. Elle écrivit un mot à sa fille aînée pour lui annoncer son retour et, en conséquence, elle trouva à la station le garçon d’écurie qui l’attendait avec le phaéton. Elle avait craint qu’Arthur ne vînt la chercher, mais celui-ci, redoutant également de son côté la première rencontre, avait consulté ses sœurs et s’était décidé à attendre sa mère à la maison. Il était donc dans la bibliothèque quand elle arriva, mais, en entendant le bruit de la voiture, il alla recevoir sa mère sur le perron.

Elle ne lui dit rien dans le premier moment, mais elle serra affectueusement la main qu’il lui tendit.

— Quelle sorte de voyage avez-vous fait, maman ? lui dit Sophie.

— Oh ! c’est un endroit affreux ? s’écria madame Wilkinson.

— En effet, ce n’est pas un joli pays, dit Arthur. Arrivée au salon, la mère s’assit sur le canapé, avec une de ses filles de chaque côté.

— Sophie, dit-elle après un moment, va-t’en ; donne ta place à Arthur. Sophie se leva, et Arthur s’assit à côté de sa mère et lui passa affectueusement le bras autour de la taille.

— Arthur, dit à voix basse madame Wilkinson, je crois que je me suis conduite bien sottement dans cette affaire.

Ce fut là tout ce qu’on lui dit jamais du voyage de Bowes. Il n’était pas homme à triompher de la défaite de sa mère. Lorsqu’elle lui fit sa petite confession, il l’attira doucement vers lui et l’embrassa. À partir de ce moment, il fut entendu qu’Adela viendrait aussitôt que possible régner en maîtresse au presbytère ; pour les autres arrangements de détail, on s’entendrait à l’amiable et à loisir. En tout cas, la grande question de la chambre d’enfants pouvait rester dans le vague pendant un an encore.

Puis on décida en plein conclave que, si Adela y consentait, le mariage aurait lieu vers le milieu de l’été. Entre Littlebath et Hurst Staple, il s’établit une correspondance très suivie, et madame Wilkinson ne s’en montra ni indignée, ni même contrariée. Lord Stapledean était évidemment parvenu à lui faire comprendre que le presbytère appartenait au pasteur – au pasteur mâle, et non au pasteur femelle – et, maintenant qu’elle avait admis cela, elle convenait volontiers qu’Adela Gauntlet ne serait pas une mauvaise femme pour son fils.

— Il est clair, ma mère, que nous serons fort gênés ; nous devons nous y attendre.

— J’espère, en tout cas, que vous serez heureux, répondit madame Wilkinson, qui n’aimait point à arrêter sa pensée sur la gêne de son fils, sa conscience lui reprochant parfois les huit mille francs qu’elle prélevait annuellement sur lui.

— Je crois que je réussirai à avoir des élèves, continua Arthur ; si j’en avais seulement deux, à trois mille cinq cents francs chacun, nous pourrions encore vivre très confortablement.

— Mais peut-être qu’Adela n’aimera pas à avoir des élèves dans la maison ?

— Oh ! ma mère, vous ne connaissez pas Adela. Jamais elle ne s’opposera à une chose parce qu’elle lui déplaît personnellement.

On invita Adela à venir à Hurst Staple, et elle accepta tout de suite. Elle laissa voir ouvertement, et sans mauvaise honte, le plaisir qu’elle avait à y être. Elle aimait l’homme qu’elle allait épouser, – elle l’aimait depuis longtemps et maintenant il lui était permis de montrer son amour. Il était de son devoir aujourd’hui de lui dire cet amour, et de lui déclarer avec de tendres paroles qu’elle ferait tous ses efforts pour lui aplanir la route de la vie. Elle devait chercher à le rendre heureux, elle devait partager ses peines, et ne faire qu’un cœur avec lui. Elle pensait que dès lors la chose était autant de son devoir qu’elle le serait plus tard quand, selon les commandements de Dieu, elle serait devenue la chair de sa chair et les os de ses os.

Sophie et Mary Wilkinson s’étaient montrées presque hostiles à Adela et n’avaient pas cru devoir féliciter cordialement leur frère de son mariage, tant que madame Wilkinson était restée perchée sur ses grands chevaux au sujet du presbytère ; mais maintenant elles parlaient volontiers, et avec plaisir et intérêt, de l’arrivée de leur nouvelle sœur. « Je sais qu’Adela aimera mieux cela ainsi, Arthur, » ou bien, « Je crois qu’Adela préférera ceci. » et « quand nous serons parties, Adela fera telle ou telle chose, » disaient-elles à tout moment.

Arthur acceptait tout avec un doux et fraternel sourire, et remerciait Dieu du fond du cœur de ce bienheureux voyage que sa mère avait fait au château de Bowes.

— Adela, dit-il à sa future un jour qu’ils se promenaient ensemble au bord de la rivière, Adela, si j’avais eu votre courage, il y a longtemps que tout ceci serait déjà fait.

— Je n’en sais rien, répondit-elle ; mais je suis sûre d’une chose : c’est que tout est pour le mieux. Maintenant nous pouvons bien nous dire que nous savons ce que nous voulons. Il est bon peut-être de mettre l’amour à l’épreuve avant de s’y confier.

— J’aurais dû mettre confiance dans le vôtre dès votre premier mot, dès votre premier regard.

— Et moi, j’aurais fait de même et nous aurions peut-être eu tort. Arthur, tout n’est-il pas bien comme il est ?

Alors il lui concéda de grand cœur que tout était très bien – que tout était pour le mieux. Que pouvait-il lui arriver de meilleur en effet ? Il se rappela ses chagrins passés, ses douleurs et ses désappointements d’autrefois. Il se souvint de la terrible journée de la publication des listes à Oxford, de cet autre jour où il était revenu de Bowes le cœur brisé, et, surtout, de cette triste visite à West-Putford. Les longues heures qu’ils avait passées assis dans la bibliothèque du presbytère, à gémir sur son triste sort lui revinrent en mémoire. Lui qui s’était toujours plaint de sa destinée, qui avait passé sa vie à se lamenter et à se répéter tristement : Væ victis ! il pouvait, pour la première fois, changer de note et entonner un chant de triomphe ! Son cœur débordait d’allégresse. S’il eût remporté le premier de tous les prix à son début dans le monde, qu’aurait pu lui donner de plus la destinée, ou, pour mieux dire, qu’aurait-elle pu lui réserver de meilleur ?

On conviendra qu’elle lui accordait au moins tout ce qu’il méritait.

Ils décidèrent que le mariage aurait lieu au commencement du mois de juin.

— Le premier, dit Arthur.

— Non, le trente, dit Adela en riant ; puis, comme les femmes savaient mieux céder qu’exiger, on tomba d’accord pour le onze juin. Espérons que ce jour-là leur aura toujours semblé un jour propice.

CHAPITRE XLIV

LA MORT DE M. BERTRAM.

Sir Henry Harcourt n’avait certes pas bien mené la partie, si l’on considère quelles excellentes cartes il avait eues entre les mains. Sa position n’était rien moins qu’heureuse. Il vivait seul dans sa belle maison d’Eaton-Square ; il avait perdu sa place ; ses anciens amis le regardaient d’un mauvais œil, parce qu’il s’était cramponné trop longtemps au pouvoir ; il avait de grosses dettes, et les magnifiques espérances qu’il avait nourries au sujet de la fortune de M. Bertram s’affaiblissaient de jour en jour. Et ce n’était pas tout : il n’était pas seul à craindre qu’il ne lui revînt que peu de chose des trésors de Hadley : ses créanciers commençaient à partager ses inquiétudes à cet égard. Ils avaient ouï dire qu’il n’hériterait pas, et leur importunité s’augmentait d’autant. Harcourt pouvait les tenir facilement à distance jusqu’à la mort de M. Bertram, mais alors… alors, que ferait-il ? le revenu qu’il tirait de sa profession était grand, mais quel avocat peut bien travailler quand son esprit est préoccupé par de graves soucis personnels ? Sir Henry avait dit à George Bertram que, s’il ne recevait pas un message favorable du grand-père de sa femme, il irait la chercher à Hadley, et il croyait maintenant le moment venu de tenter quelque démarche de ce genre. Il se sentait poussé à agir, à proposer quelque arrangement ; enfin, à ne pas laisser s’écouler, sans en profiter, les quelques jours de vie qui restaient au vieillard.

Ce fut en cet état d’esprit, mais sans savoir au juste ce qu’il ferait, que Harcourt se mit en route pour Hadley. Il savait que sa femme y était avec M. Bertram, que George Bertram s’y trouvait encore, et il pensait qu’il ne pourrait manquer de les voir. De sa nature il n’était pas timide, et son éducation ne lui avait certes pas ôté son aplomb ; mais néanmoins les battements de son cœur étaient quelque peu précipités lorsqu’il sonna à la porte du millionnaire mourant.

Harcourt était bien connu des domestiques, cela va sans dire. Il commença par s’informer de la santé de M. Bertram, et il lui fut répondu que celui-ci allait toujours de même, – toujours en s’affaiblissant. La femme de chambre ne pensait pas que sir Henry pourrait le voir.

La pauvre fille, sachant que celui à qui elle parlait n’était pas un hôte désiré, se tenait en travers de la porte comme pour protéger contre lui les deux femmes qui étaient au salon.

— Qui donc est ici ? demande sir Henry. Qui demeure dans la maison en ce moment ?

— Monsieur George, répondit la jeune fille, qui par prudence dit d’abord ce nom ; et mademoiselle Baker, monsieur.

— Lady Harcourt est ici, je pense ?

— Oui, monsieur, milady est au salon, dit la femme de chambre, et elle tremblait comme une feuille en faisant cette réponse.

Sir Henry eut un instant l’idée de passer outre, sans souci de la pauvre fille effrayée, et se présenter devant les deux dames. Mais que gagnerait-il à cela ? Sa colère contre les habitants de Hadley ne l’empêcha pas de se poser cette question. S’il était là en face de Caroline, si un regard de lui pouvait la faire tomber à ses genoux, de combien en serait-il plus riche ? Quelles dettes cela payerait-il ? Jadis il avait aimé sa femme d’une certaine façon, mais ce temps-là était passé. Toute sa tendresse s’était évanouie le jour où lady Harcourt s’était donné tant de peine pour lui prouver combien elle le méprisait. Le plus sage était de se servir d’elle, – de ne point la molester tant que vivrait son grand-père. Le vieil avare mort, il serait temps de se venger. En attendant ce moment, sir Henry ne gagnerait rien à pousser sa femme à bout. Toutes réflexions faites, il dit à la domestique qu’il désirait voir M. George Bertram.

Le hasard voulut que George et lady Harcourt fussent ensemble au salon, et que mademoiselle Baker fût en ce moment occupée à veiller le malade au premier étage. Le salon touchait au vestibule, et Caroline, toujours inquiète, reconnut aussitôt la voix de son mari.

— C’est sir Henry, dit-elle en se levant toute pâle, comme si elle eût voulu chercher quelque asile protecteur. Bertram n’entendait rien, mais il se leva aussi. — Êtes-vous sûre que ce soit lui ? — J’ai parfaitement reconnu sa voix, dit Caroline tout bas et en tremblant. Ne me quittez pas, George. Quoi qu’il arrive, ne me quittez pas. Ils s’appelaient maintenant de leurs noms de baptême, ainsi qu’il est d’usage entre cousins. Depuis leurs adieux d’Eaton-Square leurs rapports n’avaient jamais été que ceux que comportait leur parenté.

On ouvrit la porte, et la domestique annonça d’une voix lugubre que sir Henry désirait voir M. George.

— Faites-le entrer dans la salle à manger, dit George. Au bout d’une minute il suivit la femme de chambre, et se trouva encore une fois en présence de son ancien ami.

Sir Henry avait un air plus sombre et plus menaçant encore qu’à sa dernière entrevue avec George. Son visage montrait les traces de fatigue et d’inquiétude, et il semblait avoir dix ans de plus que son âge. Sans attendre que George lui adressât la parole, il commença :

— Bertram, dit-il d’une voix qu’il voulait rendre sévère, il y a ici deux personnes que je désire voir : votre oncle et ma femme.

— Je ne m’oppose nullement à ce que vous les voyiez, s’ils désirent aussi vous voir.

— Oui, mais cela ne suffit pas. Mon devoir m’oblige à m’enquérir d’eux, et je ne quitterai pas Hadley sans l’avoir fait.

— Je vais les faire prévenir sur-le-champ, dit George, mais ce sera à eux de décider s’ils veulent vous voir. Là-dessus il sonna, et envoya un message à son oncle.

Le silence dura jusqu’au retour de la femme de chambre. Sir Henry se promena de long en large, et George se tint debout le dos à la cheminée.

— M. Bertram fait dire que, si sir Henry veut se donner la peine de monter, il le recevra, dit la femme de chambre.

— C’est bon. Faut-il monter tout de suite ?

— Oui, monsieur, s’il vous plaît.

Bertram accompagna sir Henry pour lui montrer le chemin ; mais ce dernier, arrivé à l’escalier, se retourna pour lui dire qu’il préférait que personne ne fût présent à son entrevue avec M. Bertram.

— Je ne veux que vous ouvrir les portes, répondit George. En effet, après avoir introduit sir Henry, il se disposait à s’en aller, lorsque son oncle le rappela. — George, ne t’en va pas, dit-il. Sir Henry aura besoin de toi pour le reconduire. Ils se tinrent donc tous deux debout auprès du lit du mourant.

— Vous êtes vraiment bien bon, sir Henry, dit le vieillard en étendant sur la couverture sa main maigre et osseuse pour tâcher de faire à son visiteur l’accueil habituel de l’Anglais.

Sir Henry la pressa doucement, et la trouva froide et moite.

— Nous voilà bien près de la fin, sir Henry, dit le malade.

— J’espère bien que non, dit le visiteur d’un ton de circonstance. Vous pouvez reprendre, monsieur Bertram.

— Reprendre ! Et quelque chose dans la voix du vieillard rappela vaguement le ton d’amère raillerie qui lui avait été jadis familier. — Non, je ne pense pas que je reprenne jamais.

— Enfin nous pouvons toujours espérer. C’est ce que je fais, je vous assure.

— Sans doute. Nous espérons tous, – tous tant que nous sommes. Je peux encore faire cela, quoique je ne puisse guère faire autre chose.

— Certainement, dit sir Henry. Puis il demeura silencieux, se demandant comment il devait s’y prendre pour mettre à profit l’occasion. Que fallait-il dire pour s’assurer une fraction des millions de ce moribond ? Dans son for intérieur il se disait que la moitié au moins de cet argent lui revenait de droit ; mais comment faire valoir ses droits ? Peut-être, après tout, aurait-il mieux fait de rester à Londres.

— Monsieur Bertram, dit-il enfin, j’espère que vous ne me trouverez pas indiscret si, malgré votre état, je vous dis quelques mots d’affaires.

— Non… non… non, dit le vieillard ; je ne puis pas faire grand’chose, comme vous voyez, mais je tâcherai d’écouter.

— Vous ne pouvez pas être surpris que je sois inquiet au sujet de ma femme ?

— Hum ! fit M. Bertram. Il paraîtrait pourtant que vous ne l’avez pas très bien traitée.

— Qui dit cela ?

— Une femme qui serait bien traitée ne quitterait pas une belle maison à Londres pour venir s’enfermer ici avec un vieillard malade. Je n’ai besoin de personne pour me le dire.

— Je ne puis guère vous expliquer tout cela, monsieur, surtout…

— Surtout puisque je me meurs. C’est vrai, vous ne le pouvez pas. George, donne-moi un verre de cette drogue. Je suis bien faible, sir Henry, et je ne pourrai plus vous dire grand’chose.

— Je ne vous ferai qu’une seule question, monsieur. Avez-vous fait quelques dispositions en faveur de votre petite-fille ?

— Des dispositions en sa faveur ? Le mourant s’efforça vainement de donner à sa voix la sinistre et stridente intonation qui, quelques années auparavant, aurait terrifié tout individu qui se serait avisé de lui adresser une semblable question.

— Quelle sorte d’homme est-ce donc, George, pour qu’il vienne me faire une pareille question à cette heure ? Et, en disant ces mots, il tâcha de ramener à lui les couvertures, comme s’il voulait mettre un terme à la conversation.

— Il est bien faible, dit George. Je crois, Harcourt, que vous feriez mieux de le quitter.

Une expression satanique se peignit sur le visage de sir Henry.

— Oui, se dit-il, m’en aller, pour que vous restiez ici à tout récolter. M’en aller avec la conviction que je n’aurai pas un liard ! Il avait épousé la petite-fille de cet homme, et pourtant on le chassait d’auprès de son lit de mort comme un étranger.

— Dis-lui de s’en aller, dit M. Bertram. Il saura tout dans un ou deux jours d’ici.

— Vous l’entendez, dit George à voix basse.

— J’entends, murmura l’autre, et je me souviendrai.

— Il ne s’attend pas, je pense, à ce que je change mon testament à l’heure qu’il est. Il a peut-être une plume et de l’encre dans sa poche.

— L’intérêt que je porte à ma femme m’a seul fait parler, dit sir Henry ; je pensais que vous vous rappelleriez qu’elle est l’enfant de votre fille.

— Je me le rappelle très bien. George, pourquoi ne me laisse-t-il pas ?

— Harcourt, il vaut mieux que vous partiez, dit Bertram ; vous ne pouvez pas vous imaginer combien mon oncle est faible. En disant ces mots, il ouvrit doucement la porte.

— Adieu, monsieur Bertram. Je n’avais pas l’intention de vous déranger, dit sir Henry en se retirant.

— Vous connaissez son testament, cela va sans dire, dit-il à George quand ils se retrouvèrent dans la salle à manger.

— Je n’en ai aucune idée. Je ne me doute absolument de rien. Il ne m’en parle jamais.

— Bon. Maintenant il s’agit de voir lady Harcourt : où la trouverai-je ?

George ne répondit pas à cette question. À vrai dire, il n’aurait pu y répondre. Caroline n’était plus au salon. Sir Henry insista pour la voir, et déclara son intention de ne quitter la maison qu’après y avoir réussi. Mais mademoiselle Baker finit cependant par lui persuader que tous ses efforts seraient vains : la force seule pourrait contraindre lady Harcourt à se rencontrer avec lui.

— Alors on emploiera la force, dit sir Henry.

— En tout cas, ce ne sera pas en ce moment, dit George.

— Comment, monsieur ! vous vous posez en protecteur ? Est-elle tombée si bas que vous vous permettiez d’intervenir entre son mari et elle ?

— Je suis son protecteur pour l’instant, sir Henry. Ce qui s’est passé jadis entre nous est oublié maintenant ; mais nous sommes toujours cousins, et, tant qu’elle aura besoin de protection, je serai là.

— Ah ! vraiment ? vous comptez la protéger, – vous ?

— Sans doute. Je la regarde comme ma sœur. Elle n’a d’autre frère que moi.

— C’est vraiment bien bon de votre part, et bien complaisant de la sienne. Mais s’il me plaît de dire que je ne veux pas qu’elle ait un pareil frère ? Vous trouvez peut-être que je ne suis que son mari, et que cela ne me regarde pas ?

— Si j’en juge d’après le mot que vous lui avez adressé, je ne suppose pas que vous teniez beaucoup à elle.

— Et que vous importent les mots que je lui dis ? Ah ! vraiment, c’est sur ce ton-là que vous le prenez ? Eh bien ! je vais vous dire ce que je compte faire : j’attendrai que ce vieux ait rendu l’âme, et alors j’emmènerai ma femme de cette maison, – avec l’aide de la force, si force il faut. Là-dessus, sir Henry ouvrit la porte, et s’en alla sans autre adieu.

— Que de tourments je prévois, mon Dieu ! murmura mademoiselle Baker en pleurant.

Pendant les trois jours suivants, il n’y eut aucun changement à Hadley, si ce n’est que M. Bertram continua de s’affaiblir, et parut de moins en moins disposé à parler. Le matin du troisième jour, il dit pourtant quelques mots : — George, je commence à croire que j’ai eu tort, en ce qui te regarde ; mais je pense que maintenant il est trop tard…

Son neveu lui répondit qu’il était sûr que tout irait bien, et ajouta quelques phrases banales, dans le but de tranquilliser le mourant.

— Mais il est trop tard maintenant, n’est-ce pas ?

— Pour changer quelque chose à votre testament, mon oncle ? Oui, oui, il est trop tard. Ne pensez pas à cela, je vous prie.

— Ah ! oui, ce serait bien fatigant, – bien fatigant. Mon Dieu ! me voici à la fin, George, tout près de la fin.

En effet, la fin était proche. À partir de ce moment, M. Bertram ne parla plus d’une façon intelligible à personne. Il souffrit beaucoup pendant les dernières heures, et parut tourmenté par ses propres pensées. Lorsqu’il murmurait quelques mots, ils paraissaient avoir rapport à des questions de détail, – à de petits tracas que les mourants sentent aussi vivement que ceux chez qui la vie déborde. Jusqu’au bout, il préféra les soins de George à ceux de sa nièce et de sa petite-fille, et il ne paraissait satisfait que lorsque son neveu était auprès de lui. Il prononça une ou deux fois le nom de M. Pritchett ; mais il fit un signe de dénégation chaque fois qu’on lui proposa de le faire chercher.

Vers la fin du troisième jour M. Bertram rendit le dernier soupir en présence des siens. Son parent le plus proche n’était pas auprès de lui, car personne n’avait osé l’appeler. Dans les derniers temps il avait exprimé tant de dégoût au seul nom de sir Lionel que tous, d’un commun accord, s’étaient abstenus de nommer le père de George. Le mourant sembla comprendre que son dernier instant approchait, car de temps à autre il levait la main maigre et flétrie qui reposait sur le lit, comme pour avertir ceux qui l’entouraient. Ainsi il mourut, et les yeux du millionnaire furent fermés pour toujours.

Il mourut plein d’années, et peut-être aussi, selon l’acception la plus générale du mot, plein d’honneur. Il ne devait rien à personne ; il avait tenu tous ses engagements ; à sa rude manière, il avait été bon pour les siens : il avait aimé la droiture et le travail, et il avait haï le mensonge et la fraude ; le troupeau vulgaire, qui ne fait que consommer les biens de la terre, lui avait toujours fait horreur ; il avait prouvé, pendant l’enfance et la jeunesse de son neveu, qu’il savait être généreux ; enfin, l’amour du prochain avait trouvé place dans son cœur, car il avait aimé son neveu, et, jusqu’à un certain point, sa nièce et sa petite-fille.

Malgré, tout, il avait été mauvais. Il avait ouvert son cœur à ce qui ne devrait jamais trouver entrée dans un cœur d’homme. Le lucre avait empoisonné son âme. Il avait gagné douze millions, et ces douze millions avaient été son Dieu, – son seul Dieu, car, en vérité, les hommes n’en ont jamais qu’un. Le culte fervent qu’on rend à l’autel bien-aimé empêche tout autre culte.

Il avait érigé en divinité sa richesse. Pendant qu’elle s’accroissait, il avait passé son temps dans sa solitude de Hadley à compter ses hypothèques et ses créances, ses obligations et ses rentes, ses actions ici et ses actions là, ses milliers de francs dans tel fonds, ses millions dans tel autre. Jusqu’au bout il n’avait cessé d’acheter et de vendre, – d’acheter au plus bas, et de vendre au plus haut ; tout lui avait réussi.

Tout lui avait réussi… Voilà ce que dans la Cité de Londres on disait du vieux M. Bertram. Mais au lecteur de juger combien peu il avait réussi. Comme Faust il s’était vendu, – vendu à un Méphistophélès d’or, – et sa Marguerite avait été changée en pierre entre ses bras.

Combien d’entre nous font le marché de Faust ! La présence du démon sous une forme palpable peut être un mythe ; mais en esprit, il est toujours avec nous. Qu’il est rare que nous ayons assez de puissance pour rompre le marché ! Le négociant de Londres s’était ainsi vendu. Il s’était donné corps et âme à un démon. Celui-ci lui avait promis des richesses, et il avait tenu parole. Mais la fin de tout était arrivée, et le bonheur n’était pas encore venu.

M. Bertram n’avait été ni un homme bon ni un homme sage. Mais il fut grandement considéré de son vivant, et sa mémoire est honorée par des blocs de marbre et des urnes monumentales. Des épitaphes, qui semblent sincères, témoignent de son mérite, et des actes, parfois aussi trompeurs que des épitaphes, l’attestent également. C’est un de ces morts dont on est convenu de dire du bien, et pour lequel la renommée, – cette opulente renommée de la Cité, dont la trompette est d’or et non d’airain, – se montre complaisante. Néanmoins, il ne fut pas bon. En ce qui le touche, il ne nous reste plus qu’à raconter son testament, et nous nous acquitterons de ce devoir dans notre prochain chapitre.

Il fut convenu que M. Bertram serait enterré six jours après sa mort, et qu’on lirait son testament aussitôt après la cérémonie. George devait désormais s’occuper de tout et décider par conséquent quelles seraient les personnes invitées pour assister à cette lecture. Il se crut obligé d’en appeler deux, auxquelles il savait pourtant qu’elle porterait un grand coup. En premier lieu, son père, sir Lionel, dont les besoins d’argent étaient de plus en plus urgents. Il était convenable qu’il fût présent, bien que l’ouverture du testament dût être pour lui un moment rien moins qu’agréable. Puis il y avait sir Henry. Il devait être convoqué aussi, cela allait sans dire, quelque pénible que ce pût être pour sa femme de quitter la maison mortuaire à ce moment. Du reste, sir Henry n’attendit pas d’être invité, et il écrivit pour annoncer son arrivée avant d’avoir reçu le billet de George. On convoqua également M. Pritchett et le notaire de M. Bertram.

Puis, ces arrangements terminés, la pensée des vivants se reporta du mort sur eux-mêmes. Comment ces trois personnes, qui aujourd’hui vivaient si unies dans cette maison, arrangeraient-elles désormais leur vie ? Où habiteraient-elles ? La tendresse fraternelle de George pour sa cousine était fort bien en théorie ; il était bon de dire que le passé était oublié ; mais, en réalité, il est des choses dont aucune mémoire ne se dessaisit jamais. Caroline et lui s’étaient aimés d’un autre amour que celui de frère et de sœur, et tous deux comprenaient qu’ils ne devaient pas vivre sous le même toit. Il fallait discuter toutes ces choses, et il était difficile de le faire sans aborder des sujets défendus.

Caroline avait résolu de vivre de nouveau avec sa tante, – c’est-à-dire elle avait résolu de le faire si son mari n’avait pas le pouvoir de l’en empêcher. Mademoiselle Baker lui disait souvent que la loi la contraindrait à retourner auprès de son mari ; qu’elle serait obligée de reprendre possession de sa maison d’Eaton-Square, et d’y vivre de nouveau comme l’opulente épouse du politique heureux. À cela Caroline n’avait répondu que peu de mots ; mais ce peu de mots avaient été dits de façon à remplir mademoiselle Baker d’épouvante. Rien, rien au monde, avait dit lady Harcourt, ne l’engagerait à retourner auprès de son mari.

— Mais si vous n’avez aucun moyen de l’éviter, Caroline ?

— Je saurai l’éviter. Je trouverai un moyen d’empêcher du moins cela… Puis, elle s’était tue ; et mademoiselle Baker, pleine de prévisions sinistres, avait répété ces paroles à George Bertram.

Ce ne fut que la veille de l’enterrement que Caroline aborda ce sujet avec son cousin.

— George, lui dit-elle, pourrons-nous vivre ici ? Pourrons-nous conserver cette maison ?

— Vous et mademoiselle Baker, voulez-vous dire ?

— Oui, ma tante et moi. Nous y serons aussi tranquilles qu’ailleurs, et je suis maintenant habituée aux gens d’ici.

— Cela dépendra du testament. La maison était à mon oncle, mais mademoiselle Baker pourra probablement la louer.

— Nous serons assez riches pour cela, je suppose ?

— Je l’espère. Mais personne ne sait rien encore. Toute votre fortune, – ou du moins, tout le revenu de votre fortune est entre les mains de sir Henry.

— Jamais je ne daignerai rien lui demander, dit-elle. Puis il y eut une pause dans la conversation.

— George, reprit Caroline après quelques instants, vous ne me laisserez pas retomber entre ses mains, n’est-ce pas ?

Comment ne pas se rappeler, à ces mots, que c’était lui qui, par son intraitable violence, l’avait d’abord jetée entre ces mains qui aujourd’hui lui paraissaient si redoutables ? Ah ! si seulement ces deux dernières années eussent pu s’évanouir comme un rêve et le laisser libre de la serrer comme sienne sur son cœur ! Mais les fautes du passé ne se changent pas en rêves. Il n’est rien en ce monde matériel de plus solide qu’elles. Jamais elles ne se fondent, jamais elles ne se dissipent en fumée.

— Non, je ne le souffrirai pas, si cela peut s’empêcher, répliqua-t-il.

— Mais, on peut l’empêcher ; on le peut, n’est-ce pas ? Dites que vous savez qu’on le peut. Ne me laissez pas sans espoir. Il n’est pas possible qu’il ait le droit de m’emprisonner ?

— Je sais à peine quels sont ses droits. Mais il est implacable et ne se laissera pas facilement détourner.

— Mais vous ne m’abandonnerez pas ?

— Non ; je ne vous abandonnerai pas, mais…

— Mais quoi ?

— Dans votre intérêt, Caroline, il nous faut tenir compte de ce que pourrait penser le monde. On a associé nos deux noms, mais pas comme ceux de deux cousins.

— Je le sais, je le sais. Mais, George, vous ne supposiez pas que je comptais vivre avec vous ici. Je n’avais pas cette pensée. Je sais que cela ne se peut pas.

— Quant à moi, je garderai mon logement à Londres. J’aurai juste de quoi n’y pas mourir de faim ; puis, j’essayerai encore une fois du barreau.

— Et vous réussirez. Vous êtes fait pour réussir à la fin ; j’ai toujours senti cela.

— Il faut bien vivre, par un moyen ou par un autre. Il faut avoir une carrière quelconque, et celle-là est la plus à ma portée ; à part cela, je ne désire guère le succès. À quoi bon ? de quoi cela me servirait-il maintenant ?

— Oh ! George !

— Eh bien ! n’est-ce pas la vérité ?

— Ne me dites pas que j’ai brisé votre avenir !

— Je ne dis pas cela. C’est moi qui ai poussé la barque sur l’écueil, – moi seul. Mais elle n’en est pas moins perdue.

— Vous devriez vous efforcer de surmonter cette impression ; vous avez tout l’avenir devant vous.

— J’ai fait mon possible. J’ai cru que je pourrais aimer ailleurs. J’ai dit à d’autres femmes que je les aimais ; mais mes paroles étaient menteuses, et elles le sentaient comme moi. J’ai essayé de penser à autre chose, – à l’argent, à l’ambition, à la politique ; mais je ne puis me soucier de tout cela. Si jamais homme s’est suicidé, c’est bien moi.

Caroline ne pouvait répondre, car elle sanglotait, et les larmes ruisselaient sur ses joues.

— Et moi, qu’ai-je fait ? dit-elle enfin. Si votre bonheur est brisé, qu’est devenu le mien ? Je me dis quelquefois que je ne pourrai supporter la vie. Avec lui, ajouta-t-elle après un moment de silence, je ne la supporterai pas. Si les choses en viennent là, George, je veux mourir. Elle se leva, traversa le salon, et lui prit vivement le bras.

— George, vous me protégerez ; dites-moi que vous me sauverez de cela.

— Vous protéger ! répéta-t-il en osant à peine la regarder en face. Comment pourrait-il la protéger ? Comment la sauver du maître qu’elle s’était donné ? Il lui eût été aisé, sans doute, de la consoler par des promesses, mais il ne se sentait pas le courage de lui promettre ce qu’il ne pourrait pas tenir. Si, le testament lu, sir Henry Harcourt insistait pour emmener sa femme, comment la protégerait-il, lui, George Bertram, – lui surtout ?

— Vous ne me livrerez pas à lui, s’écria-t-elle avec égarement. Si vous le faites, mon sang retombera sur votre tête. George ! George ! dites que vous m’épargnerez cela. Sur qui dois-je compter maintenant, si ce n’est sur vous ?

— Je ne pense pas qu’il vous emmène de force.

— Mais s’il le fait, resterez-vous là à me voir traiter ainsi ?

— Non, certes. Mais, Caroline…

— Eh bien ?

— Il vaudrait mieux que je ne fusse pas forcé d’intervenir. Le monde oublierait que je suis votre cousin, pour se rappeler seulement que j’ai dû être votre mari.

— Le monde ! Je n’en suis plus à me soucier du monde. Il m’est indifférent maintenant que tout Londres sache ce qui en est. J’ai aimé, et j’ai rejeté l’amour pour me lier à une brute. J’ai aimé, et j’aime encore ; mais mon amour ne peut m’être qu’une souffrance. Je ne crains pas le monde, mais je crains Dieu et ma conscience. Une fois, pendant un instant, George, j’ai cru que je ne craindrais rien. Une fois, un instant, j’aurais consenti à vous suivre ; mais je me suis rappelé ce que vous penseriez de moi si je tombais si bas, et je me suis repentie de ma faiblesse. Que Dieu me préserve d’un pareil péché ! Mais, quant au monde, pourquoi le craindrions-nous, vous et moi ?

— C’est pour vous que je le crains. Il me serait bien douloureux d’entendre mal parler de vous.

— Qu’on dise ce que l’on voudra ! Les malheureux sont toujours écrasés. Qu’on dise ce que l’on voudra ; j’ai tout mérité quand je me suis approchée de l’autel avec cet homme ; quand j’ai empêché mes pieds de courir et ma bouche de s’ouvrir, bien que je sentisse que je le haïssais et que mon cœur se l’avouât. Comment ferai-je, George, pour me laver de ce péché ?

Lorsqu’elle lui avait d’abord demandé de la protéger, elle s’était levée et lui avait saisi le bras, depuis elle s’était tenue debout auprès de la chaise qu’occupait George. Il se leva maintenant à son tour, et lui adressa quelques paroles affectueuses pour la calmer.

— Oui, continua-t-elle, comme si elle ne l’entendait pas, oui, je me suis dit vingt fois pendant cette dernière nuit, à la veille du mariage, que je le haïssais de toute mon âme, que l’honneur même me commandait de reprendre ma parole ; – oui, l’honneur, la vérité et la justice. Mais l’orgueil me retint, – l’orgueil et ma colère contre vous.

— Il est inutile d’y penser aujourd’hui, mon amie.

— Ah ! oui, bien inutile. Que ne l’ai-je fait alors, – même au dernier moment ! Ils me demandèrent si j’aimais cet homme. Tout bas, je me disais qu’il me faisait horreur, mais tout haut ma voix répondit : « Oui. » Un pareil mensonge prononcé dans le saint temple de Dieu, devant son autel ; un pareil parjure me sera-t-il jamais pardonné ?

— Mais si je retourne auprès de lui, je n’en serai que plus criminelle, reprit-elle après un moment. Je n’ai aucun droit, George, à rien exiger de votre bonté comme cousin ; mais au nom de votre amour, de votre ancien amour que vous ne pouvez oublier, je vous conjure de me sauver de cette extrémité ; ou plutôt je vous supplie de m’épargner la nécessité d’avoir à me sauver moi-même.

Cette nuit-là, George veilla fort tard. Il réfléchissait au lendemain, et tâchait de se rendre compte de sa position. Si M. Pritchett eût été là, il n’eût pas manqué de lui répéter ces mots pleins de mystère et de grandeur : — Douze millions et demi, monsieur George ! douze millions et demi ! Et, à vrai dire, quoique M. Pritchett fût bien loin, le souvenir de ces coffres-forts débordants se présenta, malgré lui, à l’esprit de George. Qui oserait dire qu’à sa place il n’y eût pas pensé ?

Il y pensa, mais sans trop d’ardeur et sans trop de tristesse. Il savait que ces trésors ne devaient lui appartenir ni en totalité ni en partie : son oncle le lui avait annoncé assez clairement. Mais il se rappela aussi qu’il aurait pu les avoir, et ses pensées se reportèrent vers cette entrevue dans laquelle M. Bertram avait cherché à lui arracher la promesse de faire ce qu’au fond du cœur il souhaitait lui-même si ardemment. La femme aimée, et la fortune aussi, auraient pu être à lui. Si les choses eussent tourné ainsi, il serait en ce moment auprès de Caroline à faire avec elle de splendides projets pour l’emploi de leurs richesses futures. George Bertram n’eût pas été homme, s’il n’avait éprouvé quelque amertume en se disant cela.

Néanmoins, il y avait au fond de son cœur un sentiment d’indépendance satisfaite qui le soutenait. Il pouvait, du moins, se vanter de ne s’être pas vendu ; non pas se vanter tout haut, mais dans le for intérieur, ainsi que nous le faisons tous parfois. Il se sentait dans l’âme des richesses dépassant tout ce que pouvait énumérer M. Pritchett, et un amour intérieur dont l’absence n’eût pu être compensée même par la possession de la femme qu’il aimait. Et ceci n’était point chez lui le résultat de la passion qu’on nomme amour-propre : c’était plutôt une conscience profonde de sa valeur comme homme, – la conscience d’une ferme volonté qui lui prouvait à lui-même qu’il n’était trésor au monde, si grand qu’il pût être, dont l’appât pourrait lui faire dire que le noir est blanc, ou que le blanc est noir.

Il savait que son oncle ne l’avait pas compris. Lorsqu’il avait repoussé les offres du vieillard, il avait, il est vrai, exprimé son mépris pour l’argent, mais seulement pour l’argent offert en échange de l’indépendance. M. Bertram avait pris la chose trop littéralement, et il avait supposé que son neveu, atteint d’une folie singulière, détestait l’argent en lui-même. George ne s’était jamais soucié de détromper son oncle. Qu’il en fasse à sa guise, s’était-il dit ; ce n’est pas à moi de le diriger, dans quelque sens que ce soit. Et l’erreur avait subsisté jusqu’au bout.

George savait que le lendemain on lirait à haute voix le testament de M. Bertram, et qu’il lui faudrait l’écouter. Il savait à merveille aussi qu’il passait pour être l’héritier de son oncle, et qu’il aurait à supporter la pitié contenue de M. Pritchett, la joie malveillante de sir Henry et le bruyant dépit de sir Lionel. Cette perspective l’affectait presque autant que le souvenir de ce qu’il avait perdu ; pourtant, peu à peu, il rassembla le courage nécessaire pour affronter l’épreuve.

— Que m’importent, après tout, Pritchett et son amicale mais fâcheuse sollicitude ? Que me fait la rage de sir Henry ? Que m’importe même la colère de mon père ? Qu’il se désespère s’il veut. Je ne m’apitoie pas sur moi-même, pourquoi donc me laisserais-je émouvoir par sa douleur, – douleur si vile, si basse, si indigne de compassion ?

Et, après s’être ainsi fait la leçon en prévision du lendemain, George Bertram se mit au lit.

CHAPITRE XLV

LE TESTAMENT.

George Bertram, M. Pritchett et le médecin de Hadley assistèrent seuls aux funérailles du vieux Bertram. Les autres intéressés avaient fait connaître leur intention de n’être présents qu’à cette autre et plus intéressante cérémonie : l’ouverture du testament. Sir Lionel avait écrit qu’il était un peu souffrant, qu’il viendrait bien certainement de Littlebath à temps pour assister à la lecture du testament, mais que l’état précaire de sa santé et les heures fort incommodes du départ des trains l’empêcheraient, malheureusement, de rendre à la dépouille mortelle de son frère un dernier et triste hommage. Sir Henry Harcourt avait tout bonnement demandé à quelle heure se ferait l’ouverture du testament. Quant à M. Stickatit junior, – de la maison Dry et Stickatit, – il avait promis d’être à Hadley ponctuellement à 2 h. 8 soir, et il tint parole. M. Pritchett arriva par un des premiers trains du matin, et se montra, ainsi que le voulait l’occasion, plus lugubre encore que de coutume. Il était triste et mélancolique, car il se disait que plus de douze millions se trouvaient en péril ; il se peut même que la mort du vieil ami, qu’il avait connu pendant quarante ans, lui fît un certain effet. M. Pritchett était en proie à des sentiments très divers. « Oh ! monsieur George, dit-il quelques instants avant qu’on se rendît au cimetière, nous sommes comme l’herbe des champs – ni plus, ni moins ; — nous sommes florissants au matin, et avant le soir nous sommes jetés dans la fournaise ! Il convient à de pauvres créatures, si fragiles et si impuissantes, de tenir l’œil ouvert et de ne point négliger leurs intérêts… Douze millions ! J’ai peur que vous n’y songiez pas assez, monsieur George ! »

Les cloches de Hadley sonnèrent de nouveau, mais pas à toute volée. Il sembla à Bertram que personne ne s’apercevait qu’il se passait quelque chose de lugubre. Il avait peine à se persuader qu’il allait mettre en terre un de ses plus proches parents. Trois petits garçons du village s’étaient seuls réunis devant la grille pour voir passer le corps du millionnaire se rendant à sa dernière demeure. George se tenait debout devant le foyer vide de la salle à manger, le dos appuyé à la cheminée, ayant d’un côté M. Pritchett, de l’autre le médecin de Hadley. Ils ne se parlèrent que peu, et ce qu’ils dirent ne fut pas particulièrement triste. Enfin, on entendit sur l’escalier un bruit étouffé de pas lourds et pressés, de même que quelques heures auparavant on avait entendu le son mat et sourd d’un marteau. Les pas descendirent l’escalier, passèrent devant la porte de la salle à manger et suivirent le corridor jusqu’au vestibule. Alors la porte s’ouvrit, et un homme sombre, bien nourri, le nez rouge et le visage enluminé, vint leur dire d’une voix lente et contenue que l’on était prêt.

— Oh ! monsieur George, dit Pritchett en soupirant, dire que nous en sommes là ! Mais monsieur était très bon et tout lui réussissait, – tout lui réussissait.

Il n’y eut pas dix personnes à l’église ou dans le cimetière pendant toute la durée de la cérémonie. Il semblait étrange que le possesseur de tant de millions pût mourir, et que le monde s’en débarrassât avec si peu de bruit.

Mais ce fut à la Bourse que se firent ses vraies funérailles et qu’on prononça sa véritable oraison funèbre. Là se trouvaient les cœurs qui l’avaient réellement connu, et les oreilles auxquelles son nom avait retenti avec honneur. Là du moins il avait toujours paru juste et loyal. Il n’avait jamais nui à personne, en dehors des intérêts légitimes de son commerce ; il avait été honnête, selon les usages de la Cité, et sa probité avait toujours respecté les limites de la loi. Donc, à la Bourse on lui rendit largement les honneurs funèbres qui lui étaient dus.

On avait décidé, puisque le train arrivait à une heure quarante-cinq, que la lecture du testament se ferait à deux heures. En conséquence, la cérémonie terminée, George et M. Pritchett durent attendre pendant près d’une heure en tête-à-tête dans la salle à manger. Le médecin, qui n’espérait rien du testament, était parti. Le temps marchait lentement. On apporta du vin de Xérès et des biscuits. M. Pritchett aimait assez son verre de Xérès, bien que cela n’eût d’autre effet sur lui que de renforcer sa mélancolie. Pourtant, à l’aide de cette occupation, entremêlée de bribes de moralités banales, le temps se passa, et la vieille pendule marqua enfin deux heures.

Les trois messieurs qu’on attendait ainsi étaient venus par le même train, et arrivèrent dans une même voiture. M. Stickatit junior la paya, – ce qui était raisonnable, car il pouvait faire figurer ce déboursé dans son mémoire, au lieu que cela aurait été impossible à sir Lionel. Quant à sir Henry Harcourt, il était trop préoccupé pour songer à de pareilles choses.

— Eh bien ! George, dit sir Lionel, tout est donc fini, enfin ! Mon pauvre frère ! J’aurais voulu être ici pour l’enterrement, mais c’était impossible. Ces dames ne sont pas ici ? ajouta-t-il à voix basse. Il n’osait pas parler tout haut de lady Harcourt, et il ne se souciait, pas beaucoup, pour le moment, de voir mademoiselle Baker.

— Elles ne sont pas ici aujourd’hui, dit George en serrant la main de son père. Il ne crut pas devoir ajouter qu’elles s’étaient réfugiées chez la bonne madame Jones, dont la maison était à deux pas.

— Je serais arrivé à temps pour la cérémonie, dit M. Stickatit, si depuis la mort de M. Bertram jusqu’à cet instant je n’avais eu à courir pour ses affaires. Voici le document, messieurs. Et il posa le testament sur la table. — Nous avons fait la déclaration légale. Les biens meubles se montent à moins de douze millions ; il y a des immeubles pour cinq millions à peu près. Ah ! vous voilà, Pritchett ; comment ça va-t-il aujourd’hui ?

Sir Henry ne dit presque rien. Bertram lui tendit la main quand il entra, et sir Henry la prit en marmottant quelques paroles inintelligibles ; puis il s’assit devant la table. Sa physionomie n’était rien moins qu’agréable, et, à voir ses façons rudes et presque brutales, on eût dit qu’il était prêt à rompre en visière à tous ceux qui se trouvaient là assemblés. Il connaissait sir Lionel, et il est à présumer qu’il avait échangé avec lui quelques paroles dans la voiture, mais, une fois arrivé, il ne parla à personne, et resta enfoncé dans son fauteuil, les mains dans les poches et le regard fixé sur la table.

— Quelle belle journée ! n’est-ce pas, M. Pritchett ? dit sir Lionel, qui cherchait, selon son habitude, à voir les choses de leur bon côté.

— Une très belle journée… extérieurement, sir Lionel, répondit en soupirant M. Pritchett. Mais la circonstance n’est point agréable. Il nous faudra tous mourir, pourtant, – tous, sans exception, monsieur George.

— Mais nous ne laisserons pas tous un testament comme celui-ci, ajouta M. Stickatit. Allons, messieurs, sommes-nous prêts ? Voulez-vous prendre place, s’il vous plaît ?

George plaça une chaise pour son père, en face de celle de sir Henry. M. Pritchett se mit avec humilité dans un coin. Le notaire s’assit au haut bout de la table et rompit le cachet de l’enveloppe qui contenait le testament avec un certain air de satisfaction qui prouvait tout le plaisir qu’il apportait à sa tâche. — M. Bertram, dit-il, vous ne vous asseyez pas ?

— Merci ; je resterai debout, si vous le permettez, dit George, et il garda sa position, le dos appuyé au foyer vide.

Chacun de ceux qui se trouvaient là assemblés craignait qu’on ne lût son désappointement sur sa figure, et redoutait les commentaires des autres assistants. Chacun s’étudiait et se préparait à écouter avec une indifférence apparente la nouvelle qu’il tremblait d’apprendre. Le notaire seul était calme. Il n’espérait ni ne craignait rien. Monsieur Pritchett ferma les yeux, entr’ouvrit la bouche, et demeura immobile, les mains croisées sur le ventre, comme s’il eût été trop humble pour se permettre de concevoir des espérances pour son compte personnel.

Sir Lionel était tout souriant. Que lui importait la teneur du testament ? Mon Dieu ! il était bien désintéressé dans la question ! Si son enfant, son cher George, héritait, il s’en réjouirait, sans doute, en tendre père qu’il était ; mais s’il n’avait rien, eh bien ! le cher enfant saurait s’en passer. Voilà ce que sir Lionel cherchait à faire dire à son visage. À tout prendre, il ne jouait pas trop mal son rôle, seulement il ne trompa personne. En pareille occasion, les visages composés pour le mensonge ne font jamais illusion au public. Au fond, de tous ceux qui étaient présents, c’était sir Lionel qui avait les plus grandes espérances. Il ne comptait sur rien personnellement, mais il lui paraissait très probable que George serait le légataire universel. Puisque sir Henry n’héritait pas, pourquoi ne serait-ce pas George ? Et si ce fils, ce cher fils, se trouvait à la tête de quelques millions, – ne fût-ce que de cinq ou six, – que ne pourrait espérer un père affectueux et dévoué ?

Sir Henry était sombre, et pourtant, lui non plus n’était pas sans espoir. La petite-fille de M. Bertram, la seule descendante en ligne directe du mort, était sa femme. Tout ce qui pourrait être légué à lady Harcourt lui viendrait en quelque sorte à lui, quelque précaution qu’eût prise le testateur, et il n’y avait rien d’improbable à ce que Caroline fût la légataire principale. Il était possible que M. Bertram n’eût pas refait son testament depuis que lady Harcourt avait quitté la maison de son mari. De toute façon, si sa femme héritait grâce à ce testament, sir Henry retrouvait un terrain sur lequel il pouvait de nouveau combattre ; et, le cas échéant, il avait résolu que nulle tendresse, nul scrupule ne l’empêcherait de pousser la lutte jusqu’aux dernières extrémités.

Bertram n’espérait rien, et ne craignait qu’une chose : c’était qu’on ne le considérât comme un homme déçu dans son attente. Il savait qu’il ne devait rien avoir, et, bien qu’il comprît, – maintenant que le moment était venu, – que la possession d’une grande fortune lui eût procuré peut-être une véritable satisfaction, il ne se sentait point malheureux de la voir lui échapper. Ce qui le mettait mal à son aise, c’était l’idée qu’il aurait à supporter la commisération de M. Pritchett, la raillerie de Harcourt, et les reproches de son père.

— Eh bien ! messieurs, sommes-nous prêts ? répéta M. Stickatit. Tout le monde était prêt, et M. Stickatit commença.

Je ne fournirai pas aux critiques minutieux l’occasion de dire que le testament relaté par moi n’ait pas été valide. Je n’entrerai dans aucun détail technique, – d’autant plus que le document était fort long, et ne contenait pas moins de quinze feuilles. Voici quel en était le sens.

Le testament était daté du mois d’octobre précédent, alors que George Bertram partait pour l’Égypte et que lady Harcourt avait déjà quitté son mari. Après avoir dit que lui, George Bertram, l’aîné, de Hadley, étant alors complètement sain d’esprit, consignait dans ce testament, ses dernières volontés, M. Bertram ordonnait :

1° Que George Stickatit junior, de la maison Dry et Stickatit, et George Bertram junior, son neveu, seraient ses exécuteurs testamentaires ; et que la somme de vingt-cinq mille francs serait donnée à chacun d’eux dans le cas où ils consentiraient à se charger de ces fonctions.

Quand sir Lionel sut que George était l’un des exécuteurs testamentaires, il jeta à son fils un regard triomphant ; mais quand il fut question des vingt-cinq mille francs, sa figure s’allongea considérablement et perdit son expression joyeuse. On ne laisse pas vingt-cinq mille francs comme exécuteur testamentaire à celui qui doit être le légataire universel.

2° M. Bertram léguait sept mille cinq cents francs de rente viagère à son bon, ancien et fidèle serviteur, Samuel Pritchett. M. Pritchett porta son mouchoir à ses yeux et fondit en larmes. Mais il aurait préféré un capital de soixante ou quatre-vingt mille francs, car, lui aussi, il avait l’ambition d’avoir un jour des legs à faire.

3° Il léguait douze mille cinq cents francs de rente viagère à Mary Baker (domiciliée jadis à Littlebath, et aujourd’hui à Hadley), ainsi que la jouissance de la maison de Hadley, s’il lui plaisait de l’occuper. Dans le cas où elle ne voudrait pas l’habiter, la maison devait être vendue au profit de la succession.

Sir Lionel, en écoutant cette clause, se livra à un rapide calcul mental, à l’effet de découvrir s’il serait avantageux pour lui, dans l’état présent des affaires, d’épouser mademoiselle Baker, et il arriva à la conclusion que la chose ne lui serait point avantageuse.

4° M. Bertram léguait à ses exécuteurs testamentaires susnommés une somme de cent mille francs pour être par eux placée en consolidés trois pour cent, et pour en servir la rente à sa petite-fille Caroline Harcourt. Il ajoutait qu’il agissait ainsi (bien qu’il fût d’avis que sa petite-fille avait déjà reçu de lui une fortune suffisante) parce que, grâce à certaines circonstances fâcheuses, il pouvait se faire qu’elle eût besoin d’un revenu qui lui serait payé pour son usage personnel et exclusif.

À la lecture de ce paragraphe, – de ce paragraphe où le testament semblait avoir omis à dessein de mentionner même son nom, – sir Henry donna sur la table un violent coup de poing qui fit jaillir l’encre de l’encrier qui se trouvait placé devant le notaire. Elle retomba en larges taches noires sur le testament. Mais personne ne dit rien. Il y avait là du papier brouillard, et M. Stickatit, après un instant d’interruption, put reprendre sa lecture.

Dans la cinquième clause, le vieillard parlait de son neveu George. « Je veux qu’il soit bien entendu, disait-il, que j’aime mon neveu, George Bertram, et que j’apprécie sa loyauté, sa probité et sa franchise. » Sir Lionel reprit courage et se dit que tout pouvait encore s’arranger. George lui-même était content ; il n’avait pas cru possible qu’il éprouvât autant de satisfaction en écoutant la lecture de ce testament. « Mais, ajoutait le testateur, je ne suis point d’avis, ainsi qu’il le sait fort bien lui-même, de remettre mon argent entre ses mains pour son usage personnel. » À la suite de quoi, il léguait à George, comme témoignage de son affection, une nouvelle somme de cent mille francs.

Sir Lionel respira longuement. En résumé, de ce grand naufrage George ne sauvait qu’une somme de cent vingt-cinq mille francs ! C’était là tout ! Que faire de cent vingt-cinq mille francs ? Que pouvait-on espérer de prélever sur une si misérable somme ? Peut-être ferait-il bien de s’arranger de mademoiselle Baker ? Mais le petit avoir de celle-ci n’était que viager… Ah ! comme sir Lionel haïssait en ce moment son frère mort !

Le pauvre Pritchett souffla et soupira de nouveau. « Hélas ! se dit-il, plus de douze millions de perdus ! perdus net ! Mais il n’a jamais voulu m’écouter ! »

Quant à George, il se dit que désormais peu lui importait qu’on le regardât ou qu’on le plaignît. Tout était pour le mieux, et le testament était ce qu’il devait être. Il n’aurait pas désiré, en cet instant, qu’il fût autre que le vieillard ne l’avait fait. Après toutes les querelles, malgré les paroles emportées et les pensées hostiles auxquelles ils s’étaient livrés à l’égard l’un de l’autre, il était évident que son oncle lui avait rendu justice. Il saurait écouter sans émotion le reste du testament.

Il y avait différents legs à des gens de la Cité, mais aucun n’était fort considérable : douze mille francs à l’un, vingt-cinq mille francs à un autre, mille francs à un troisième, et ainsi de suite. Puis vint la substance même du testament, – le véritable testament, en un mot.

M. George Bertram exprimait la volonté qu’après le payement de ses dettes et des legs que nous avons énumérés, ses biens de toute nature fussent remis entre les mains de ses exécuteurs testamentaires pour être par eux employés à bâtir et à doter un hospice et un collège qui porterait le nom de « Collège Bertram, » lequel collège serait destiné à l’éducation des enfants des poissonniers de la Cité de Londres, tandis que l’hospice servirait d’asile aux veuves de poissonniers morts sans laisser de fortune. M. Bertram avait été lui-même membre de l’honorable Compagnie des poissonniers.

C’était là tout. M. Stickatit, ayant fini de lire, plia le testament et le remit dans l’enveloppe. Sir Henry, la lecture achevée, frappa de nouveau la table avec violence. — En ma qualité d’héritier légitime, je ferai opposition à ce testament, dit-il.

— Je crois que vous trouverez qu’il est en règle, répliqua M. Stickatit avec un léger sourire.

— Ce n’est pas mon avis, monsieur, dit l’ex-solliciteur général d’une voix qui fit tressaillir tout le monde. Je pense tout le contraire. Ce document ne vaut pas le papier sur lequel il a été écrit, et je vous en donne avis à vous deux, qui avez été nommés exécuteurs testamentaires.

Sir Lionel était occupé à se demander s’il valait mieux pour lui que le testament fût valide ou qu’il ne le fût pas. Avant d’arriver à une décision à cet égard, il ne pouvait prendre parti pour personne. Si le testament n’était pas bon, il pouvait se faire qu’il y en eût un autre, antérieur à celui-ci, et, d’après celui-là, George se trouverait peut-être hériter.

— C’est un singulier document, dit-il à tout hasard ; – un fort singulier document.

Mais sir Henry ne cherchait pas d’alliés, et ne demandait à personne de prendre parti pour lui. Il n’éprouvait que de l’hostilité envers eux tous, – envers eux tous et envers une autre encore ; envers celle qui lui attirait ce malheur, la femme qui avait trahi ses intérêts et fait échouer ses espérances.

— Je ne vois plus rien qui nous retienne actuellement, dit M. Stickatit. Monsieur Bertram, pourrai-je vous dire deux mots en particulier ?

— J’accepte les fonctions d’exécuteur testamentaire, dit George.

— Sans doute ; cela va sans dire, répondit Stickatit. Et moi aussi.

— Arrêtez, messieurs, dit Harcourt d’une voix de tonnerre. Je vous préviens que vous n’avez pas de mandat pour agir.

— Votre avocat, monsieur, fera sans doute les démarches qu’il jugera convenables, dit Stickatit avec calme.

— Mon avocat fera, monsieur, ce que je lui dirai de faire, et ne prendra pas conseil de vous. Pour l’instant, il s’agit d’autre chose encore. Monsieur Bertram, veuillez me dire où est lady Harcourt.

Bertram ne répondit pas tout d’abord. Il restait immobile, le dos appuyé à la cheminée, se demandant quelle réponse il devait faire.

— Où est lady Harcourt, vous dis-je ? Tâchons qu’il n’y ait pas de faux-fuyants, s’il vous plaît. Vous verrez que je parle sérieusement.

— Je ne suis pas le gardien de lady Harcourt, dit George à voix basse.

— Non, par Dieu ! et je n’entends pas que vous le deveniez. Où est-elle ? Si vous ne répondez pas à ma question, j’aurai recours à la police immédiatement.

Sir Lionel, dans le désir d’arranger les choses, se leva et s’approcha de George. Il ne connaissait pas les rapports actuels de son fils avec lady Harcourt ; mais il savait qu’ils s’étaient aimés pendant des années et qu’ils avaient dû être mari et femme ; il savait que Caroline avait quitté son mari, et que Harcourt et George avaient jadis été intimes : quelle belle occasion pour lui de faire de la conciliation ! Il n’éprouvait pas le moindre scrupule à sacrifier cette « chère Caroline, » qu’il avait tant aimée quand elle devait être sa bru.

— George, dit-il, si tu sais, où est lady Harcourt, tu ferais mieux de le dire à sir Henry. Un homme qui a des principes ne soutiendra jamais une femme dans sa désobéissance à l’égard de son mari.

— Mon père, dit George, lady Harcourt n’est pas sous ma garde. Elle est juge de ses actions dans cette affaire.

— Vous trouvez ? dit sir Henry. Il lui faudra apprendre qu’il n’en est rien, et cela avant peu. Me direz-vous où elle est ?

— Je ne vous dirai rien à son sujet, sir Henry.

— Tu as tort, George, tu as tort, dit sir Lionel. Si tu sais où se trouve lady Harcourt, tu es tenu de le dire à son mari. Franchement, c’est mon avis.

— Je ne suis tenu à rien de ce côté-là, mon père, et je ne lui dirai rien. Je ne veux pas lui parler de sa femme. C’est son affaire à lui, à elle, à cent autres personnes encore, peut-être, – mais ce n’est pas la mienne. Cela ne me regarde pas.

— Alors vous persistez à la cacher ? dit sir Henry.

— Je n’ai rien à faire avec elle. J’ignore si elle se cache.

— Mais vous savez où elle est ?

— Oui ; mais comme je sais aussi qu’elle ne veut pas être dérangée, je ne vous dirai pas où vous pourriez la trouver.

— Je crois que tu le devrais, George.

— Mon père, vous ne connaissez pas cette affaire.

— Vous ne vous en tirerez pas ainsi, monsieur, dit sir Henry. En vertu de ce testament, vous êtes chargé pour elle d’un fidéi-commis…

— Je suis bien aise de voir que vous reconnaissez du moins la validité du testament, dit M. Stickatit.

— Qui vous dit que je la reconnais ? Je ne reconnais rien. Mais il est clair, d’après ce testament, qu’elle se considère comme étant sous sa protection, et que ce vieil imbécile désirait qu’il en fût ainsi. Or, je ne suis pas homme à le souffrir. Je vous le demande donc encore une fois, monsieur Bertram, voulez-vous me dire où est lady Harcourt ?

— Je ne vous le dirai pas.

— C’est bon. Alors je sais ce qu’il me reste à faire. Messieurs, je vous souhaite le bonjour. Monsieur Stickatit, je ne vous conseille pas de disposer d’aucun des biens de feu M. Bertram en vertu de ce testament ; vous êtes averti. En disant ces mots, sir Henry prit son chapeau et quitta la maison.

Qu’aurait-il fait, si Bertram lui avait dit que lady Harcourt était chez madame Jones, dans la grande maison de briques rouges qu’on voyait de l’autre côté de la pelouse ? Que peut-on faire, en somme, à l’égard d’une femme rebelle ? On a dit depuis longtemps qu’il est sage de faire un pont d’or à l’ennemi qui veut fuir ; et qui donc un homme doit-il considérer comme son ennemi, si ce n’est sa femme, lorsqu’elle n’est point son amie ?

Puis sir Lionel s’en alla à son tour en compagnie de M. Pritchett. Bertram les engagea tous les deux à dîner, mais l’invitation ne fut pas faite d’une façon très cordiale, et elle ne fut pas acceptée.

— Adieu donc, George, dit sir Lionel. Je pense que je te verrai avant de quitter Londres. Je ne puis pas te faire compliment sur la manière dont tu as arrangé tes affaires.

— Adieu, monsieur George, adieu, dit Pritchett. Mes compliments respectueux à mademoiselle Baker – et à l’autre dame aussi.

— Oui, oui, monsieur Pritchett, je n’y manquerai pas.

— Enfin, voilà ! vous auriez pu avoir le tout, à la place des enfants des poissonniers, si vous l’aviez voulu, monsieur George.

Et nous aussi, nous prendrons congé de ces deux messieurs, car ils ne reparaîtront plus dans ces pages. On peut supposer que M. Pritchett vivra convenablement, sinon heureusement, pendant le reste de ses jours, grâce à sa rente viagère. On ne sera pas non plus étonné d’apprendre que sir Lionel, – sans rente viagère, mais avec un assez bon revenu payé par le budget, et avec l’aide de certains petits secours additionnels qu’il trouvera moyen d’obtenir de son fils – continuera à vivre assez peu convenablement à Littlebath. Il ne reprendra jamais du service actif. Nous disons donc adieu à ces deux vieux messieurs, – en constatant toutefois que nos sentiments à l’égard du colonel et ceux que nous éprouvons pour le vieux commis ne sont pas du tout de même nature.

Enfin, M. Stickatit s’en alla, lui aussi. On échangea quelques mots au sujet des premières mesures à prendre dans l’intérêt de la succession ; on tourna en dérision les menaces de sir Henry ; on s’émerveilla du bonheur des poissonniers, et, cela fait, M. Stickatit prit son chapeau. Le même convoi de chemin de fer ramena à Londres ces quatre messieurs.

Le soir même, mademoiselle Baker et lady Harcourt revinrent à la maison. Mademoiselle Baker se trouvait maintenant chez elle. Quand elle apprit ce que son vieil ami avait fait pour elle, elle resta abasourdie de sa générosité. Celle-là, du moins, avait reçu plus qu’elle n’espérait.

— Et que compte-t-il faire ? dit Caroline.

— Il dit qu’il attaquera le testament, mais je pense que ce sont des paroles en l’air.

— Mais à mon… Vous savez ce que je veux dire, George ?

— Il veut vous obliger à revenir, du moins, il menace de le faire.

— Il n’y réussira pas. Il n’y a pas de loi au monde qui pourra me contraindre à vivre de nouveau avec lui.

Les menaces du mari pouvaient être vaines, mais il était aisé de voir, au visage et au ton de la femme, que sa résistance, à elle, serait sérieuse. Le lendemain, de grand matin, George retourna à Londres, et les deux femmes demeurèrent de nouveau seules dans leur triste maison de Hadley.

CHAPITRE XLVI

EATON-SQUARE.

Sir Henry Harcourt avait le premier quitté le salon où l’on avait fait la lecture du testament, et il était parti en proférant des menaces. Mais il savait mieux que personne que c’était là une bravade sans portée. Le testament était parfaitement bon, et l’ex-solliciteur ne pouvait l’ignorer.

Il savait aussi que le secours de la police ne suffirait pas pour le remettre en possession de sa femme, et de plus il comprenait à merveille qu’en supposant qu’il pût la reprendre de force, cela ne lui servirait de rien. Sa femme ne payerait pas ses dettes ; sa femme ne lui donnerait pas un intérieur heureux ; sa femme, en un mot, ne pouvait plus lui être utile à rien. Tout ce qu’il avait dit n’avait été qu’une vaine bravade. Mais quand les hommes sont acculés au mur, qu’ils se sentent cernés de tous côtés, sans espoir de salut, à quoi peuvent-ils avoir recours, si ce n’est à la bravade ? Pour sir Henry, la partie était perdue, et personne ne le savait mieux que lui.

Il se promenait, en attendant l’arrivée du train, sur la chaussée qui borde la voie ferrée, le chapeau rabattu sur les yeux, les mains enfoncées dans les poches du pantalon, quand M. Stickatit l’aborda.

— Nous aurons de la pluie cette après-midi, dit M. Stickatit, qui n’était pas fâché de montrer que, les affaires finies, il savait s’en dégager et se livrer au charme des conversations ordinaires.

Sir Henry lui lança, de dessous le large abri de son chapeau aux bords rabattus, un regard sombre, et poursuivit sa promenade sans lui répondre. Il n’en était plus à affecter le calme ; les choses avaient été trop loin pour cela. Il ne se souciait plus de sacrifier aux courtoisies et aux grâces du monde. Au fond du cœur, il en voulait à ce petit notaire, et il lui était bien égal de le laisser voir. M. Stickatit se tint pour averti, et ne se hasarda pas à faire d’autres remarques.

Ah oui ! sir Henry pouvait bien négliger les courtoisies et les grâces mondaines, car les soucis et les peines du monde pesaient lourdement sur lui. Celui qui se voit condamné à traverser de vastes étendues de marécage, où il s’enfonce à chaque pas jusqu’au genou, oublie volontiers le cirage verni de ses bottes. Sa seule préoccupation est de savoir s’il pourra sauver sa peau. Sir Henry en était là. Nous pourrions même dire qu’il avait dépassé cette phase d’inquiétude : il était à peu près convaincu qu’il ne sauverait même pas sa peau.

La belle maison d’Eaton-Square lui appartenait toujours, et il était encore le représentant de Battersea au parlement. Mais le baron Brawl et les hommes de sa sorte ne lui montraient plus aucune déférence, et quand il parlait, il ne trouvait plus des auditeurs charmés sur les bancs de la Trésorerie. Son règne avait été brillant, mais il avait été bien court. Il avait su jouir de la prospérité, mais l’adversité le trouvait sans force.

Depuis le jour où il avait hésité et tardé à donner sa démission, sa popularité avait disparu aussi rapidement que le plomb s’enfonce dans l’Océan. Il était devenu contrariant, acariâtre, morose. Le monde l’avait blâmé au sujet de sa femme, et il avait donné le démenti au monde d’une façon violente et peu judicieuse. Le monde avait rétorqué, et, en définitive, sir Henry avait eu le dessous à tous les points de vue.

De mémoire d’homme, jamais astre politique et judiciaire ne s’était élevé si rapidement à l’horizon et ne s’était éteint plus vite. Malheureusement il n’avait pas été donné à Harcourt de conserver l’équilibre de son esprit au jour des revers.

Ses dettes étaient son plus pressant souci. Il avait voulu se faire une grande position à Londres, et il y avait réussi. Restait à en payer les frais, et ses créanciers les lui réclamaient aujourd’hui sans ménagements. Pendant que le vieillard de Hadley était encore vivant, – ou, pour mieux dire, pendant qu’il était mourant, – il avait eu réponse à toutes les demandes ; mais aujourd’hui, que répondre ? Chaque clause de ce malheureux testament se trouverait reproduite dans le Times du lendemain, – ce Times qui avait déjà donné au public une biographie si exacte du défunt grand homme.

Arrivé à la gare de Londres, il s’élança dans une voiture, et se fit conduire chez lui à Eaton-Square. La maison lui parut triste, froide et abandonnée. La session de Londres n’était pas finie, et le Parlement siégeait encore. Après avoir arpenté pendant une demi-heure sa salle à manger, sir Henry remonta en voiture et se fit mener à la chambre des Communes. Là, il lui sembla que tout le monde connaissait son malheur. On eût dit que le testament de M. Bertram avait été lu dans tous les bureaux de la Chambre. On lui parlait, on le regardait avec froideur, – tout du moins, il se l’imagina. On discutait la question du vote secret, et quelques membres récitaient à cette occasion leurs vieux discours avec une emphase nouvelle. Sir Henry voulut parler, mais le speaker s’obstina à ne pas regarder de son côté. Des membres qui n’avaient jamais semblé que des pygmées à côté de lui parlaient à qui mieux mieux, mais le parlement paraissait ne pas se soucier d’écouter pour l’instant sir Henry Harcourt. Il rentra dans sa maison d’Eaton-Square.

Quand il se retrouva dans la salle à manger, il demanda de l’eau-de-vie, et en avala un verre – un verre, et puis un second. Le monde et la solitude l’accablaient de leur poids réuni, et il ne pouvait leur tenir tête sans secours. Puis il se jeta dans un fauteuil, et se prit à regarder fixement le foyer vide et noir. Le chagrin se décuple par l’isolement. On a dit que peine partagée est diminuée de moitié : celui qui le premier a dit cela ne s’y connaissait pas. De moitié ? quand elle se partage entre deux cœurs aimants, la tendresse en emporte les neuf dixièmes. Il ne reste plus que bien peu de chose à supporter, et l’on est deux !

Mais ici point de cœur aimant. Il lui fallait soutenir tout seul le poids écrasant de ses revers. Que de fois on entend dire à des hommes que le malheur a atteints, qu’ils auraient su tout souffrir sans se plaindre s’ils n’avaient eu ni femme ni enfants ! La vérité, c’est que sans la femme et les enfants, ils ne s’en seraient jamais tirés du tout. Qui donc souffrirait avec patience « l’aiguillon et les traits de l’outrageante fortune, » qui donc supporterait « les coups et les mépris du temps, » si ce n’était qu’il le fait pour d’autres ? Ce n’est pas que nous serions prêts, chacun de nous, « à nous donner le repos avec un simple poinçon, » comme dit Hamlet, mais plutôt, que chacun fuirait le malheur, et s’y déroberait dès qu’il le trouverait sur sa route. Qui donc combat pour lui tout seul ? – Qui ne serait lâche s’il était seul à voir la bataille, – si nul autre n’y était intéressé ?

En ce qui touchait sir Henry, il n’y avait personne pour voir le combat, personne pour y prendre part. Si la solitude est toujours mauvaise dans les temps d’épreuve, que dire de la solitude avec l’oisiveté ? de la solitude inoccupée pour l’homme accoutumé au travail ?

C’était là la position de Harcourt. Son esprit avait perdu l’équilibre. Il ne voyait rien à faire, – aucun travail auquel il pût se rattacher. Il demeura insensible, regardant le foyer, jusqu’à ce que les minutes lui parussent d’une longueur insupportable. Au bout d’un certain temps, il en arriva à sentir que sa souffrance était moins le résultat de ses espérances détruites et de sa fortune perdue que du poids insoutenable de l’heure présente.

Comment secouer cette sensation ? comment vaincre l’oppression qui le tenait ? Il étendit la main et prit un journal qui était sur la table. Il tâcha de lire, mais son intelligence ne répondit pas à l’appel. Il ne pouvait se rappeler le discours du très honorable membre, ni l’article de journal si habile où le discours avait été discuté. Il voyait bien les mots, mais sa pensée lui rappelait sans relâche l’injustice de ce testament, les torts de sa femme, l’imperturbable sérénité de George Bertram, et ces amis faux et changeants qui l’avaient courtisé dans la prospérité, et qui aujourd’hui l’abandonnaient sans remords.

Il laissa tomber à terre le journal, et de nouveau le sentiment de la solitude et de l’immobilité du temps l’écrasa comme si des milliers de tonnes de plomb eussent pesé sur lui. Il se leva vivement et se mit à parcourir la chambre en tous sens ; mais elle était trop étroite pour lui ; l’espace lui manquait. Il prit son chapeau et sortit. C’était une belle soirée du mois de mai et le crépuscule durait encore, bien que l’heure fût avancée… Il fit trois fois le tour du square sans entendre le bruit des voitures, sans voir l’éclat des lumières qui illuminaient les réunions joyeuses de ses voisins. Il marchait toujours, ne songeant pas même aux moyens de lutter contre le courant de la fortune contraire, n’essayant pas de penser, mais se disant seulement qu’il serait urgent de tâcher de penser. Hélas ! l’effort était au-dessus de ses forces !

Alors il rentra chez lui et se rassit encore une fois dans son même fauteuil. En était-il donc arrivé à ce point que le monde ne lui offrît plus aucun espoir ? Vraiment, on ne l’aurait pas dit. Il avait des dettes sans doute ; il était tombé d’une haute position ; il avait perdu le plus beau trésor qu’un homme puisse posséder, – et, non-seulement il l’avait perdu, mais il devait renoncer à l’acquérir de nouveau, car désormais il ne lui était plus possible de posséder une femme tendre et aimante ; tout cela était vrai, mais il lui restait beaucoup. Il lui restait son talent reconnu comme avocat, sa place parmi les jurisconsultes éminents, sa facilité à gagner de l’argent par sa profession. Il n’avait rien perdu de tout cela, il avait encore sa robe, son arrogance de prétoire, son regard et son front impudents ; – mieux que cela, il avait toujours son siège au Parlement. Pourquoi donc désespérer ?

Pourtant il désespérait ; – comme tous ceux qui n’ont personne vers qui se tourner avec confiance dans leurs peines. Cet homme avait eu de nombreux amis, de bons amis, serviables, parlementaires, brillants, sociables, donneurs et mangeurs de dîners ; des amis fort convenables pour ce qu’il avait voulu en faire. De ces amis-là, il en avait possédé des centaines, mais il n’avait pas songé à s’assurer d’un ou deux cœurs loyaux sur lesquels il pourrait compter à l’heure du danger. Jadis il avait eu un ami de ce genre, mais celui-là, aujourd’hui, était son plus terrible ennemi. L’horizon autour de lui était tout noir, et il désespéra.

Que d’hommes vivent et meurent sans qu’aucun signe soit venu montrer s’ils sont des lâches consommés, ou des héros au cœur vaillant et loyal ! On aurait dit de Harcourt, un an auparavant, qu’il ne manquait pas de courage. Il savait se lever sans crainte devant un tribunal de juges, en présence de tout le barreau d’Angleterre, et proclamer, comme avec une trompette d’airain, la vérité ou le mensonge avec un égal bruit ; frappant un adversaire par-ci, en terrassant un autre par-là, d’une façon qui, vu sa jeunesse, remplissait d’admiration tous les spectateurs. Il savait parler, pendant des heures entières, aux représentants des communes d’Angleterre, sans qu’un scrupule de modestie vînt jamais alourdir son discours. Il savait, d’un regard ou d’une parole, se faire grand en rendant les autres petits. Mais malgré tout, c’était un lâche. Le malheur l’avait surpris, et il était vaincu du coup.

Le malheur l’atteignait et il le trouvait insupportable ; – il le trouvait complètement, entièrement impossible à endurer. Il n’y avait en lui ni le fonds ni la résistance nécessaires pour soutenir le fardeau que lui imposait le sort. Il faiblit, s’affaissa, et tomba écrasé sous le poids.

Il se leva de son fauteuil et avala un autre verre d’eau-de-vie. Mais comment décrire les efforts d’un esprit se débattant dans une angoisse semblable ? Quoi ! était-ce possible ? N’y avait-il aucun refuge, pour lui ? Nul moyen, malgré cet accès sombre, d’atteindre au repos, – ou même à la plus vulgaire tranquillité ? Ne pouvait-il rien faire qui lui produirait, sinon une satisfaction, du moins un apaisement quelconque ? La plupart des hommes de son âge ont quelques ressources dans les moments de chagrin. Ils ont le jeu ou la société des femmes, et ils cherchent quelque soulagement dans les sourires de la beauté ou les gais propos. Mais sir Henry avait de bonne heure répudié toutes ces choses. Il s’était sevré de tout plaisir et s’était attaché au travail dès sa première jeunesse. S’il se fût en même temps attaché à la loyauté, et s’il n’eût pas répudié son propre cœur, tout aurait pu s’arranger encore.

Il se rassit, et demeura immobile pendant près de vingt minutes. L’obscurité était venue, mais il ne voulait pas de lumière. La chambre était bien sombre avec son papier d’un rouge foncé, relevé en bosse, et ses lourds rideaux de même couleur. Jetant les yeux autour de lui, pendant les dernières lueurs du jour, il se rappela tout à coup qu’il avait jadis demandé à sa Caroline, combien de convives pourraient tenir à l’aise dans cette salle, et prendre part aux festins que, d’une main libérale, il se plairait à leur offrir. Où était sa Caroline maintenant ? Où étaient ses convives ? Quelle crainte avait-il aujourd’hui qu’il manquât de place ? Que lui importaient leurs festins ?

Il n’y put tenir. Pressant son front dans ses deux mains, il se leva brusquement et monta au premier étage dans son cabinet de toilette. Pourquoi ? Il ne se le demanda même pas. Le lit, le repos, le sommeil ? il n’y songea point. Arrivé là, il s’assit, et commença machinalement à faire sa toilette. Il s’habilla comme s’il allait à quelque grande soirée, et y mit même un soin tout particulier. Il rejeta une cravate blanche qu’il avait un peu chiffonnée en la nouant. Il regarda avec soin sa chaussure et épousseta scrupuleusement la manche de son habit sur laquelle il aperçut quelques grains de poussière. C’était un soulagement pour lui que d’avoir quelque chose à faire. Il acheva de s’habiller, et puis…

Quand il avait commencé sa toilette, il avait eu, peut-être, une vague intention d’aller quelque part. En tout cas, il avait promptement changé d’avis, car, sa toilette faite, il se rassit de nouveau. Le gaz avait été allumé dans son cabinet, et là il lui fut facile, en jetant les yeux autour de la pièce, de voir quelles ressources s’offraient à lui. Enfin, il en vit une.

Hélas ! il la vit, et son esprit approuva, – cette portion de son esprit, du moins, qui restait libre. Mais il attendit avec patience, – avec bien plus de patience qu’il n’en avait montré pendant toute cette journée. Il resta tranquillement assis pendant plus d’une heure ; peut-être attendit-il deux heures, car la maison était silencieuse et tous les domestiques couchés. Alors il se leva et alla tourner la clef dans la serrure à la porte du cabinet. C’était une précaution futile, si tant est que l’acte fût réfléchi, car il y avait une autre porte qui s’ouvrait dans la chambre de sa femme, et de ce côté l’accès demeurait libre.

Le lendemain, de fort bonne heure, George Bertram quitta Hadley pour retourner à Londres, et, en arrivant à la gare, se fit tout de suite conduire à son sombre et triste appartement d’avocat, dans le Temple. Son cabinet ne ressemblait pas à celui d’un avocat en exercice. Il ne s’y trouvait point de papiers ou de bureau, et George n’y conservait pas de domestique spécial. Il avait trouvé utile, dans le temps, d’avoir un abri pour s’y retirer en cas de besoin, un chez lui quelconque, et, quand il s’y trouvait, il se faisait servir par une vieille femme de ménage.

En rentrant dans ce charmant intérieur, la vieille femme lui dit qu’un messager était venu en grande hâte ce matin-là, et que, ne le trouvant pas, ce même messager était parti pour Hadley. Bertram et lui avaient dû se croiser sur la route. Le messager n’avait rien dit ; la vieille savait seulement qu’il venait d’Eaton-Square.

— Et il n’a pas laissé de lettre ?

— Non, monsieur ; il n’a rien laissé. Il n’avait pas de lettre, mais il paraissait très agité. Ce doit être quelque chose de très important, pour sûr.

Il pourra sembler singulier que George n’allât pas à Eaton-Square, mais il se dit que sir Henry pouvait bien être très pressé de lui faire quelque communication qu’il serait, lui, bien moins désireux de connaître. Il ne demandait pas mieux que de voir sir Henry Harcourt le moins possible, pour le moment. Il se décida donc à ne pas se rendre à Eaton-Square.

Il était arrivé depuis une demi-heure à peine et il se disposait à sortir quand on frappa à sa porte, et, presqu’au même instant, le jeune notaire qui avait fait la lecture du testament entra vivement dans la chambre.

— Vous savez la nouvelle, monsieur Bertram ? dit-il.

— Non, vraiment ! Quelle nouvelle ? J’arrive.

— Sir Henry Harcourt s’est tué. Il s’est fait sauter la cervelle hier, chez lui, dans la nuit, après que tous les domestiques étaient couchés.

George Bertram retomba sans voix sur son siège et regarda le jeune homme sans paraître le comprendre.

— Ce n’est que trop vrai. Ce testament de M. Bertram lui a porté un coup terrible. Il sera devenu fou et maintenant il est mort.

C’était là la nouvelle qu’apportait le messager d’Eaton-Square. Entre George Bertram et M. Stickatit, la conversation ne pouvait être longue sur un pareil sujet. Celui-ci affirma qu’il tenait le fait de source certaine, et Bertram, une fois convaincu de la réalité de la catastrophe, ne se sentit pas disposé à communiquer ses impressions à M. Stickatit.

Il n’y avait pas grand’chose à faire, en ce qui le regardait, – pas tout de suite, du moins. La nouvelle avait été transmise à Hadley pour être communiquée à la personne qu’elle concernait le plus ; et Bertram comprit que ce n’était pas à lui qu’il appartenait de chercher à atténuer la violence du coup. Il n’avait rien à faire, – rien, pour le moment.

CHAPITRE XLVII

CONCLUSION.

Je me dis qu’il est à peu près inutile que j’écrive ce dernier chapitre. L’histoire, telle que j’ai voulu la conter, est achevée. Le but que je me suis proposé a été mis en lumière, ou, si je n’ai pas réussi à le faire comprendre, je n’espère pas y parvenir en ajoutant quatre ou cinq pages. J’ai voulu montrer les résultats de la faiblesse et de la folie, – de ce genre de faiblesse et de folie qui est le plus répandu parmi nous. On pourra deviner sans peine ce que le sort réservait aux divers personnages dont il a été question. Pourtant, la coutume, ainsi que le désir de mener à fin un travail et de le compléter en quelque sorte, m’imposent ce dernier chapitre.

Moins de six semaines après la mort de sir Henry, le ministre de Hurst Staple épousa Adela Gauntlet. Tout critique qui voudra peser les défauts de ce livre, tout lecteur, – indulgent ou sévère, – qui en tournera rapidement les feuillets, dira qu’il n’était pas digne d’elle. Je l’espère de tout mon cœur. Je compte fermement que ce sera l’avis de tout le monde. S’il en était autrement, j’aurais perdu mon temps.

M. Arthur Wilkinson ne méritait point la femme que la généreuse Providence lui accorda ; il n’était pas digne d’elle, dans le sens habituel de ce mot. Il n’était pas mauvais, si on le compare à la plupart des hommes ; mais elle… Je n’ose me laisser aller à la louer, de peur qu’on ne me dise qu’elle est de ma création, – ce qui ne serait pas entièrement vrai.

Il ne la méritait pas : c’est-à-dire que les trésors de caractère et de valeur morale qu’il apporta à la communauté étaient bien moindres, tout compte fait, que ceux que possédait Adela. Ce fut un des résultats naturels de sa supériorité, qu’elle se montra toujours pleinement satisfaite de son marché, – après comme avant le mariage. S’il lui arriva de se peser dans la balance avec lui, il ne lui sembla jamais que le plateau qui portait les vertus de son mari fût le plus léger. Elle le prit pour seigneur, et d’un cœur fidèle et tendre, elle le reconnut toujours pour son chef et son maître. Il était l’étoile polaire vers laquelle elle se tournait, contrainte par un aimant irrésistible de l’âme. Digne ou indigne, il fut tout ce qu’elle avait espéré, les os de ses os et la chair de sa chair ; le père de ses enfants, le seigneur de son cœur, le guide de ses pas, l’appui de sa maison.

Quel homme jamais mérita complètement d’obtenir une jeune fille pure, sincère et honnête ? La vie des hommes n’est pas compatible avec une semblable pureté, une semblable honnêteté ; j’oserais presque dire avec une semblable sincérité. Et pourtant l’on ne voudrait pas voir de telles fleurs demeurer sans être cueillies, parce qu’il n’est pas de mains dignes de les toucher.

Il n’est pas nécessaire d’en dire bien long sur la vie du ministre de Hurst Staple et de sa femme. Peut-être même est-il inutile d’en parler. Je n’ai point à raconter qu’ils devinrent subitement riches. Nul premier ministre, touché de la beauté de la femme ou des vertus du mari, ne fit de Wilkinson un évêque. Il n’obtint pas même un doyenné. Il occupe toujours le presbytère de Hurst Staple, et il prélève encore, sur ses appointements si bien gagnés, l’ancienne redevance qu’il paye à sa mère. Celle-ci demeure à Littlebath, avec ses filles. Un ou deux élèves prennent généralement place à la table frugale du presbytère, et notre ami Wilkinson se vante volontiers de ce qu’aucun de ces jeunes convives n’ait été jusqu’à ce jour fruit sec. En ce qui touche les biens de ce monde, le ménage en a bien assez pour la femme, et peut-être presque assez pour le mari. Qui donc oserait s’apitoyer sur eux et dire qu’ils sont pauvres ?

De temps à autre, ils font une promenade au bord de l’eau jusqu’à West-Putford. Comment faire cela sans songer aux peines passées et au bonheur présent ?

— Ah ! dit Adela un soir qu’ils suivaient ensemble le petit sentier bordé de roseaux, – c’était peu de temps après leur mariage, – ah ! cher ami, ce temps-ci vaut mieux que celui où tu venais ici tout seul.

— Tu trouves, ma chérie ?

— Et toi ? Mais tu étais méchant alors, tu le vois bien maintenant. Tu n’avais pas confiance en moi.

— Dis plutôt que je n’avais pas confiance en moi-même.

— Moi, j’aurais eu confiance… pour tout et en tout, – comme aujourd’hui.

Et Arthur se mit à décapiter les roseaux avec sa canne, comme il l’avait fait jadis, et il s’avoua volontiers qu’en ce temps-là il n’avait été qu’un imbécile.

Et maintenant il faut leur dire adieu. Puissent-ils suivre leur bonne et douce voie pendant de longs jours ; et, surtout, puisse le mari comprendre que Dieu a mis un ange à ses côtés !

De la joyeuse et franche mademoiselle Todd il n’y a rien à dire, si ce n’est qu’elle est toujours mademoiselle Todd et toujours vermeille. Qu’elle soit pour l’instant à Littlebath, à Baden-Baden, à Dieppe, à New-York, à Jérusalem ou en Australie, qu’importe ? Elle n’est pas aujourd’hui où elle était l’an passé ; elle ne sera pas l’année prochaine où elle est aujourd’hui. Elle agrandit tous les jours le cercle de ses chers, et bons amis, et, qu’elle aille où elle voudra, elle fait toujours plus de bien aux autres qu’ils ne lui en font. À elle aussi, nous tirons un dernier coup de chapeau.

Il ne nous reste plus à parler que de George Bertram et de lady Harcourt, ainsi que de mademoiselle Baker, qui désormais sera inséparable de sa nièce. Dès que la première surprise occasionnée par la mort de sir Henry Harcourt se fut calmée, Bertram comprit qu’il lui serait impossible de voir tout de suite Caroline. Peu de jours auparavant, elle lui avait déclaré sa haine pour l’homme auquel sa vie était liée, – pour cet homme qui maintenant était mort. Cette déclaration impliquait qu’elle l’aimait encore lui, George, son premier amour. Aujourd’hui, de par toutes les lois divines et humaines, sa main était de nouveau libre, et elle pouvait la donner à celui qui possédait son cœur.

Mais la mort clôt bien des comptes et liquide bien des dettes. Caroline se rappelait maintenant ses torts envers son mari aussi bien que les torts qu’il avait eus envers elle ; elle se rappelait qu’elle avait péché la première et qu’elle avait été peut-être la plus coupable. Il l’aurait aimée si elle avait voulu le permettre ; il l’aurait aimée d’un amour mondain, froid et égoïste, mais enfin de tout l’amour dont il était capable ; mais elle, elle s’était mariée, décidée à ne point accorder d’amour, sachant qu’elle n’en pouvait pas ressentir, et s’enorgueillissant presque à la pensée qu’elle l’avait dit à celui qu’elle prenait pour mari.

Le sang de cet homme retombait, en quelque sorte, sur elle, et elle sentit que c’était un lourd fardeau. Bertram le comprit mieux qu’elle ne le comprenait elle-même, et s’abstint pendant assez longtemps d’aller à Hadley. Il vit souvent mademoiselle Baker à Londres et il eut par elle des nouvelles de lady Harcourt. Il sut comment elle se comportait – extérieurement, veux-je dire, car il ne pouvait être donné à mademoiselle Baker de comprendre la situation morale d’une femme de cette trempe et dans une telle position. Caroline se portait bien, mais elle restait pâle, silencieuse, abattue et immobile pendant des heures entières.

— Elle est très silencieuse, disait mademoiselle Baker. Elle demeure assise pendant toute une matinée sans dire un mot, songeant… songeant… songeant.

Ah ! oui, elle avait de quoi la faire songer ! Comment s’étonner qu’elle ne parlât point ?

Au bout de quelque temps, George alla à Hadley et la revit.

— Caroline, ma cousine, dit-il.

— George, George ! Et en disant ces mots, elle détourna de lui son visage et éclata en sanglots. C’étaient les premières larmes qu’elle versait depuis qu’elle avait appris la terrible nouvelle.

Elle sentait, en vérité, que le sang de cet homme était retombé sur elle. Sans elle, ne siégerait-il pas encore parmi les grands et les heureux de la terre ? Si elle lui avait permis de poursuivre en liberté sa route, aurait-il péri tout entier ? Après avoir juré de le chérir comme son époux, si elle se fût radoucie envers lui, aurait-il fait cette terrible chose ? Non. Cinquante fois par jour elle se posait les mêmes questions, et toujours elle se faisait la même réponse. Le sang de cet homme retombait sûr elle.

Pendant longtemps Bertram ne lui dit pas un mot de sa situation actuelle. Il ne lui parla ni de sa vie passée d’épouse ni de sa vie présente de veuve. Le nom de celui que, vivant, ils avaient tous deux méprisé et haï ne fut pas prononcé par eux pendant bien des mois.

Pourtant il était souvent avec elle ; pour mieux dire, il était souvent avec sa tante, et de cette façon elle s’accoutuma à le voir. Quand elle était là, il parlait de leurs affaires d’intérêt, du vieil oncle et de son testament (dans lequel le nom de sir Henry n’avait pas été mentionné) ; et, graduellement, ils en arrivèrent à parler sur des sujets plus élevés, à s’entretenir d’espérances et de nobles ambitions, et à chercher, malgré le triste passé, des consolations qui ne trompent point.

Elle lui parlait de lui-même, – comme s’il n’y eût eu entre eux d’autre lien que celui de la parenté. D’après les conseils de Caroline, George se remit de nouveau à étudier la jurisprudence. M. Die s’était retiré ; il comptait ses consolidés et il dégustait son vin d’Oporto dans une retraite pleine de charmes pour lui ; mais les instructeurs ne manquaient pas, et George n’eut qu’à choisir. Nous pouvons être sûrs qu’il n’étudia pas en vain.

Puis Adela, – madame Wilkinson, devrions-nous dire, – vint voir la tante et la nièce dans leur solitude. Personne ne sut ce qui se passa entre Caroline et son amie, mais l’effet en fut apparent. Celle qui avait été si cruellement éprouvée eut de nouveau le courage de se rendre à la maison de Dieu et de soutenir les regards du petit monde qui l’entourait. Elle se promena encore une fois dans les champs verdoyants, sous les rayons du soleil et parmi les fleurs parfumées, en louant Dieu, – car sa miséricorde est infinie.

Cinq ans s’étaient écoulés depuis la terrible nuit de la catastrophe à Eaton-Square, quand George Bertram demanda de nouveau à celle qui avait été jadis Caroline Waddington de devenir sa femme. Mais nulle douce et charmante parole d’amour ne fut prononcée à cette occasion. Ils n’échangèrent aucun de ces vœux ardents et joyeux qu’un romancier peut répéter avec l’espoir d’éveiller la sympathie de ses lectrices. Ce fut une chose assez triste, en somme, que cette offre de mariage, faite d’un ton si calme par George, et le consentement muet et mélancolique de Caroline, et enfin cette cérémonie dans l’église de Hadley, à laquelle assistèrent seulement Adela, Arthur et mademoiselle Baker.

Ce fut Adela qui arrangea l’affaire, et le résultat a prouvé qu’elle a eu raison. George et Caroline vivent aujourd’hui ensemble, très paisiblement et modestement. Ils n’ont pas toutes les joies d’Adela. Aucun enfant ne repose dans les bras de Caroline, aucun garçon joyeux et turbulent ne grimpe sur les genoux de George. Leur maison est sans enfants, et elle est bien, bien tranquille ; pourtant ils ne sont point malheureux.

Le lecteur se souvient-il du plan de vie que s’était tracé Caroline Waddington dans toute l’audace de son jeune cœur ? Se rappelle-t-il les aspirations de George Bertram, lorsqu’assis sur la montagne des Oliviers, il regardait de l’autre côté du vallon les pierres du temple de Jérusalem ?


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[1] Nom que les Anglo-Indiens donnent au repas que les Anglais nomment lunch.