Mario***
(Marie Trolliet)
LA JACQUILLARDE
LOIN DU MONDE
1890, 1891
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Table des matières
C’ÉTAlT le 5 août, fête de Notre-Dame-des-Neiges.
Sous la grosse chaleur de la première heure de l’après-midi, monsieur le curé assis sur un banc vermoulu à l’ombre du poulailler, la main posée sur son bréviaire encore ouvert sur ses genoux, de gré ou de force avait cédé au sommeil.
Tout prêtait à dormir, la pesanteur de l’heure, le silence, et le bruit éternel, la voix berceuse de l’Eau-Noire, qui jour et nuit monte du gouffre monotone et grondante. Le soleil tombait d’aplomb sur l’enclos tout bourdonnant d’insectes, chauffant très fort le toit bruni du presbytère, et dégageant de ses parois cuivrées la saine odeur de mélèze que les constructions de ce genre conservent jusqu’à la fin.
Cet enclos n’a d’un jardin que le nom. Courtil et gazon tout ensemble, c’est un coin de sauvage abandon, herbu, moussu, chevelu, embarrassé de plâtras et de vieux bois, planté d’églantines et de cerisiers, peuplé d’oiseaux, et hanté par les chats qui s’y rendent à l’envi de toutes les habitations d’alentour.
Las d’agacer le coq, son divertissement favori, Bistofle, le commensal et l’élève du curé, un exotique, né quelque part dans l’une de ces îles de l’Extrême Orient où les hommes sont jaunes et la terre de feu, avait fini par s’étendre de tout son long dans l’herbe haute, sous l’un des arbres qui bordent le mur d’enceinte, et trouvant la place bonne, à l’exemple du curé n’avait pas tardé à fermer les yeux, non pour dormir cependant, mais pour rêver plus commodément d’une nouvelle espièglerie, quelqu’une de ces niches d’écolier, dont il était coutumier à l’égard de Catherine, la vieille servante, qui du même pas alourdi qu’elle avait toujours, allait et venait de la cuisine au jardin, tout en portant à droite et à gauche son regard scrutateur, tantôt se baissant pour arracher un brin de mauvaise herbe ou tuer une chenille, tantôt pour redresser d’un vigoureux coup de main quelque perche de haricots mal assujettie, et toujours fronçant le sourcil chaque fois que ses yeux tombaient sur le jeune étourdi.
Même à deux ou trois reprises, on aurait pu lui entendre murmurer entre ses dents :
— Le crapotin !…
C’était sa manière de le désigner. N’avait-il pas d’ailleurs le matin de ce même jour tendu une ficelle à un demi-pied de terre au travers de ses carrés de choux, pour le seul plaisir de la voir trébucher ?… Un garçon qui ne pensait qu’à mal faire !…
C’était son refrain.
* * *
Deux heures allaient sonner. Une rumeur, des bruits de pas égrenés d’abord, puis plus nombreux, comme le piétinement pressé de plusieurs personnes marchant de compagnie sur les cailloux roulants du chemin, se firent entendre. On revenait de la fête à la chapelle de la forêt, pour laquelle on était parti aux premières lueurs du jour. Cette dévotion étant fort pratiquée par les montagnards, la moitié de la paroisse au moins y était. Des hommes, des femmes, des enfants, rouges et suants, défilaient devant la porte à claire-voie du jardin, dans leurs habits du dimanche tout blancs de poussière ; des retardataires arrivant toujours, les jeunes filles panier au bras, et jupe retroussée, riant et jacassant, comme c’est leur habitude dans ces sortes de pèlerinages champêtres où elles ne vont pas sans se divertir un peu. Traînant le pied et peinant à gravir, de bonnes vieilles grand’mères venaient après, tout en psalmodiant leurs prières dans un grand effort de souffle, sous l’éblouissement du soleil qui leur brûlait le visage.
La dernière de toutes, une femme au dos voûté, à la figure creusée de rides, et qui avec un déhanchement d’infirme s’appuyait sur un bâton, se dirigea vers le presbytère. Mais avant d’y entrer elle s’arrêta quelques minutes devant la porte pour reprendre haleine. Sans desserrer son poing gauche qu’elle tenait fermé comme si elle eût craint d’en laisser échapper quelque chose, elle souleva à demi le mouchoir qui couvrait son front tout ruisselant de sueur, et promenant autour d’elle ses regards fatigués, elle poussa un long soupir de lassitude.
Bien qu’elle n’eût pas dépassé la soixantaine, elle paraissait plus âgée. Les femmes de la montagne vieillissent vite et deviennent perclues de bonne heure, usées par le manque de soins et les rudes travaux auxquels elles doivent se livrer. Sa robe de milaine était tout usée, et son tablier à force d’avoir été lavé, avait, de même que le fichu perdu sa couleur primitive. Tel qu’il était, ce costume avait malgré tout un air décent et propret, et révélait une pauvreté honnête.
Sans heurter, – les montagnards ont de ces familiarités, – elle pénétra dans le corridor, passa dans la cuisine, et de là sur la galerie sans rencontrer personne. En habituée des lieux elle se porta vers le jardin, bien sûre d’y trouver ce qu’elle cherchait.
Comme elle s’avançait dans l’étroite allée qui conduit au poulailler, un formidable : « Qui vive ! » poussé non loin d’elle par quelqu’un qu’elle ne voyait pas, la fit tressaillir.
— Eh vaï ! farceur, cria-t-elle au jeune espiègle, qui du milieu des hautes herbes où il s’était couché, se soulevait sur son coude pour mieux juger de l’effet de sa plaisanterie.
Du même coup, ce cri de guerre avait réveillé le curé.
— Tiens, la Jacquillarde ! exclama-t-il en se frottant les yeux. Et comme ça, on revient de la fête ?
— Oui, monsieur le curé, et pas sans peine ; mais je ne regrette pas d’y avoir été…, c’est un chemin de la croix tout comme un autre… Et puis aussi je vous apporte quelque chose. Ce n’est pas rien, voyez-voir…
En disant cela, elle ouvrait sa large main.
Le curé regarda.
— Peste, fit-il. Pas rien en effet. Un beau porte-monnaie. Où as-tu fait cette trouvaille ?
— Là-bas, au premier contour devant le pont. Je m’étais assise sur une pierre pour regagner le souffle ; et voilà que tout à côté dans l’herbe, j’ai vu briller quelque chose… Bon, que je me suis dit, celui qui l’a perdu pourra être content que ce soit une brave femme qui l’ait ramassé. Bien sûr qu’il appartient à l’un de ces Anglais qui vont toujours faire des portraits sur le bord de la route… Il vous faudra, monsieur le curé, le publier dimanche à l’église… Je me pense qu’il y a du joli argent dedans ?… Je n’ai pas seulement essayé de l’ouvrir, tant avec mes grosses mains j’aurais eu peur de le casser… On n’est pas habitué à ça, nous autres…
Le curé examinait le porte-monnaie, un élégant porte-monnaie d’écaille, avec deux initiales gravées sur une plaque d’argent.
— Ah ! tu n’as pas osé l’ouvrir… Eh bien, voyons ce qui y est caché…
Il mit le doigt sur le ressort.
Tout d’abord il n’y vit qu’un peu de petite monnaie, mais dans le compartiment fermé du milieu, se trouvaient des pièces d’or.
— Jour de mes jours !… c’est-y beau !… s’écria la Jacquillarde qui n’en avait jamais vu autant.
— Une, deux, trois…, le curé compta jusqu’à neuf. Et toutes des pièces anglaises, fit-il en les retournant entre les doigts. Elles valent plus que des napoléons. Deux cent vingt-cinq francs…
Le visage de la brave femme exprima un étonnement si naïf qu’il ne put s’empêcher de sourire.
— Deux cent vingt-cinq francs ! répéta-t-elle après lui. Avec ça, nous autres pauvres gens nous serions riches !… Qu’en dites-vous, monsieur le curé ?
— Les riches ne sont pas toujours les plus heureux, répondit le prêtre. Ni l’or, ni l’argent ne peuvent nous ouvrir la porte du paradis. En m’apportant ce porte-monnaie, tu as fait un acte d’honnêteté qui doit te mettre le cœur à l’aise, n’est-il pas vrai ?
— Oh ! pour ça, je ne dis pas non, mais…
La Jacquillarde voulait encore ajouter quelque chose, quand l’arrivée d’un prêtre du voisinage qui venait visiter son confrère, lui coupa la parole.
Elle repartit songeuse, et sans traverser le village, prit en manière de raccourci le petit sentier qui coupe par les prés, et devait en quelques minutes la conduire au logis où son homme l’attendait.
« Les uns ont tout, les autres rien… C’est-y juste ? » se prit-elle à dire tout à coup, se parlant à elle-même.
Elle s’arrêta, respira bruyamment et baissant la tête, absorbée par le problème qu’elle se posait ainsi, elle répéta encore d’un ton plus bas, mais sans aigreur : « C’est-y juste ?… »
Car ce n’était pas qu’elle pensât murmurer. Son cœur n’avait jamais été rongé par l’envie, elle avait vécu de travail, le considérant comme le sort inévitable de quiconque vit au village, mais la vue de cet or venait de lui dessiller les yeux en lui révélant le partage inégal des richesses ici-bas.
* * *
Le surlendemain, qui était un dimanche, à l’église, du haut de la chaire, le curé, ainsi que c’est l’usage dans les paroisses de montagne du Valais, annonça qu’on avait trouvé un porte-monnaie contenant une certaine valeur. On pouvait le réclamer chez lui contre indications exactes.
Ces paroles provoquèrent un mouvement de surprise et des signes d’intelligence dans un groupe d’étrangers qui, debout près de la porte, assistaient à l’office avec une curiosité trop évidente pour ne pas être déplacée en un pareil lieu. Puis, comme c’est presque toujours le cas, bientôt las de suivre les détails d’un rite qu’ils ne comprenaient pas, ils se retirèrent avant la fin de la messe, en se frayant un passage au milieu des villageois serrés sous le porche, avec l’indépendance d’allures particulière aux Yankees.
Mais dans la même matinée, comme le curé et son pensionnaire venaient de se mettre à table pour le dîner, la porte du réfectoire s’ouvrit toute grande, et la grosse Catherine introduisit deux étrangers, un jeune homme et une jeune fille. Le premier, un grand gars d’une vingtaine d’années, taillé en athlète, doté d’énormes oreilles et de pieds à l’avenant, dut se courber pour ne pas cogner son front à la porte qu’il remplissait de toute l’ampleur de sa lourde charpente. Après avoir salué gauchement, et tandis que sa sœur s’avançait vers le curé, il pirouetta sur ses talons, et se plantant carrément devant les gravures et les images de piété qui ornaient les parois, il se mit à les considérer d’un air niais.
Tout autre la jeune miss. Belle brune au sourire provocant, svelte et bien prise, portant avec aisance un adorable déshabillé de voyage, elle expliqua au curé le motif de sa visite. Le porte-monnaie qu’il avait annoncé à l’église était le sien. Trois jours auparavant elle l’avait perdu en allant cueillir des fleurs dans la forêt.
Cela était dit avec volubilité, et dans un français fantaisiste qui ne manquait pas de grâce.
Le curé ouvrit une armoire, en retira le porte-monnaie et le présentant à l’étrangère :
— Veuillez en contrôler le contenu, mademoiselle. La femme qui l’a trouvé est très pauvre, mais aussi très honnête. Son premier mouvement a été de me l’apporter, car elle n’avait pas même eu la curiosité de l’ouvrir. Je suis convaincu que la pensée d’en détourner un sou ne lui serait pas même venue.
Elle l’ouvrit, remua légèrement l’or du bout de ses doigts gantés, et voyant que rien ne manquait, elle esquissa le plus gracieux des sourires :
— Oh ! c’est très bien à cette femme de l’avoir apporté. Je pensais ne plus le retrouver. Le peuple est vraiment très honnête ici.
Puis comme le chien rôdait autour d’elle, toujours souriante, elle se baissa pour le caresser.
Mais de remerciements pour la pauvre Jacquillarde, il n’en fut pas question, pas plus que de récompense.
À peine le frère et la sœur eurent-ils quitté la chambre, que Bistofle rouge d’indignation, s’écria violemment avec toute la fougue de son âge :
— Ces gens n’ont pas de cœur ! Ils n’ont pas même laissé un merci pour cette vieille femme ! Les ingrats ! les rustres !…
Le curé eut un mouvement d’épaules :
— C’est presque toujours ainsi, fit-il.
* * *
À la nuit tombante, la Jacquillarde vint s’informer au presbytère si le porte-monnaie avait été réclamé par son propriétaire.
— Oui, ma pauvre Jacquillarde, lui répondit le curé. Il appartenait à une demoiselle qui se trouve à l’Hôtel du Glacier. Mais il faut en prendre ton parti, elle n’a rien laissé pour toi…
— Oh ! pour ça, patience… Ce n’est pas que cela eût été plus honnête de me laisser un petit souvenir… J’en aurais eu du plaisir, je ne dis pas non,… mais enfin c’est comme ça,… il faut croire que le grand monde ne pense pas aux petites gens comme nous ?…
— C’est que, vois-tu, reprit le curé, les richesses le plus souvent endurcissent le cœur et rendent égoïstes ceux qui les possèdent. Sans doute, il eût été juste et naturel que cette demoiselle te récompensât pour ton honnêteté, mais elle n’y a pas même songé. Parions que tu aurais agi autrement ?…
— Moi, oh ! bien sûr… J’aurais eu honte qu’il fût dit de ne rien donner… Car enfin un service est un service !… et l’on a beau être pauvre…, tout de même ça n’empêche pas d’avoir du cœur…
À ce moment sonnaient les derniers coups de l’Angélus. Le curé se découvrit, et comme lui la Jacquillarde se mit à prier.
Puis tous deux demeurèrent silencieux, plongés, eût-on dit, dans la contemplation des teintes orangées du couchant.
Au bout de quelques instants, la Jacquillarde la première rompit le silence. Sa voix cassée avait des vibrations attendries :
— Savez-vous, monsieur le curé, ce que je viens de faire ?… J’ai remercié le bon Dieu de ce qu’il n’a pas fait de moi une riche !
Croquis valaisan.
Procul mundo…
LOIN du monde… Ceci donne le caractère du pays, un de ces endroits reculés, sans fastes et sans histoire, comme il y en a encore d’autres en Valais ; loin du monde et des hommes, encaissé dans ses rochers, abandonné à lui-même, et sous la seule garde de Dieu, le Binnthal.
Procul mundo… C’est ainsi, dit-on, qu’autrefois certain curé enclin à la mélancolie, et ne pouvant se faire à cet isolement, avait pour coutume de dater ses lettres. Nostalgie de la plaine, de ses moissons dorées, de ses plantureux vergers, des pampres et des treilles, du chaud soleil, ou qui sait ?… peut-être aussi de la maison paternelle…
Mais laissons ce curé songe-creux, et entendons-nous. Il ne s’agit pourtant pas d’un pays de loups. S’il est reculé, il ménage aussi bien des surprises, et des plus belles. Pour être si bien caché et vierge d’enluminures, il n’en mérite que mieux d’être connu, un morceau de vieille terre helvétique, au vrai sens de ce mot.
D’autres avant moi, cette histoire va le prouver, en ont su trouver le chemin. Ceci dit pour piquer votre curiosité, car je suppose que vous en avez votre part, comme moi, comme votre voisin, comme tout le monde !…
* * *
Mais veut-on en savoir davantage, et où se trouve ce pays, cette oasis, voulais-je dire ?
Entre Gotthard et Simplon[1], amis lecteurs, dans l’enchevêtrement de chaînes, de cimes, de cols, de glaciers et de passages, qui forment le puissant massif des Alpes pennines. C’est là qu’il faut aller la chercher, une conquête moins glorieuse, mais à coup sûr plus facile que celle de la Toison d’or, après laquelle tant de braves ont perdu leurs peines et leur latin.
Pour ceux qui ignorent jusqu’à son nom, j’essaierai par quelques mots, et pour l’intelligence du récit, d’en donner la structure.
« La romantique vallée de Binn, » – ainsi était-elle désignée dans les anciens manuels de géographie du Valais, – s’ouvre vis-à-vis de l’Eggishorn, sur la grande vallée de Conches, à environ cinq lieues de Brigue. On y entre par Grengiols, par Lax ou par Fiesch. De préférence on choisit ce dernier comme point plus central, et à cause de l’agrément du chemin.
Et, ma foi ! on a raison. Qu’on l’appelle chemin ou sentier, peu importe. Nos Alpes en offrent rarement de plus avenant, et jamais sentier plus honnête ne conduisit à d’aussi sauvages Thermopyles. À mesure qu’on avance, et que, par de longs détours, tantôt montant, tantôt descendant, il s’enfonce dans les replis de la montagne et pénètre dans le long et sombre défilé des Twingen, au-dessus des affreux précipices où la Binna roule sa plainte courroucée, l’abîme est partout, les aspects ont une terrifiante majesté ; la nature à nu, déchirée, convulsionnée, y montre sa chair vive, région dantesque où l’on se sent bien réellement loin du monde. Gustave Doré, j’imagine, aurait trouvé dans cette gorge farouche et perdue, des tableaux à placer dans son enfer.
Ici, l’hiver ne perd jamais ses droits. La neige s’y étale en toute saison. De loin en loin, sur les versants, de larges traînées blanches, des masses énormes de neige durcie, amoncelées au pied des couloirs, les restes des avalanches qui chaque année sillonnent ce parcours, arrondissent en manière de tunnel, et sans jamais lâcher prise, leur croûte grisâtre de l’un à l’autre bord du torrent.
De ce passage, d’un fantastique effrayant, noir et humide comme l’ouverture d’un gouffre, on arrive sans transition dans une zone aux aspects reposés et souriants. La gorge s’entr’ouvre et se bifurque, et tout d’un coup on se trouve transporté dans une vallée latérale, un pays de pâturages et de chalets, celui du bon Dieu. D’un côté, au milieu d’autres cimes plus modestes, apparaît dans sa gravité de géant le cône tronqué du Helsen, encapuchonné d’un bandeau de neige ; de l’autre, à l’entrée d’un gracieux bassin de verdure, une coquette église blanche, entourée de quelques maisons, se dresse en vigie sur un monticule gazonné, aux flancs de velours, au pied duquel la Binna, qui ne connaît pas encore les tristesses du lugubre défilé, précipite de roche en roche sa nappe écumante, et, par bonds et par sauts, avec une impétuosité tapageuse, rejaillit en nuages de fine poussière où, quand brille le soleil, vient se jouer l’arc-en-ciel.
C’est la paroisse, et Schmiedigehäuser, le village, est à peu de distance. Quelques pas encore, et il se montre à son tour, allongé au bord de l’eau, entre la montagne qui le serre et le torrent qui lui dit : Tu n’iras pas plus loin (1389 mètres).
* * *
Situé aux confins de l’Italie sur laquelle il a plusieurs débouchés, le Binnthal diffère des autres vallées ses voisines en ce qu’il s’étend de l’est à l’ouest, et non du sud au nord. Il forme dans toute l’acception du mot un petit monde à part, habité non par un peuple, mais par une tribu. Fort peu peuplé malgré une étendue de plusieurs lieues, il ne compte que trois hameaux. Cinquante-deux ménages, formant un ensemble de deux cent vingt âmes, composent toute sa population. Cette poignée d’alpicoles s’est groupée à l’entrée du pays, dans le voisinage de son église, son point de repère.
La fondation de la paroisse, qui remonte à plusieurs siècles en arrière, est sans contredit, si l’on peut s’exprimer ainsi, un trait saillant de couleur locale ; car ce fut en raison de son isolement et des difficultés que lui crée sa position topographique, que la vallée dut le privilège de posséder une église à une époque où en Valais on n’en comptait qu’un nombre fort restreint. Les archives témoignent de l’existence d’une paroisse à Binn à la fin du treizième siècle (1293), alors que la grande vallée de Conches n’en possédait que deux, et cela à cause de l’impossibilité où étaient souvent les montagnards de remplir leurs devoirs religieux. On raconte à ce propos que lorsqu’ils allaient faire leurs dévotions à Ernen, ils avaient coutume de passer par-dessus les montagnes, pour éviter les avalanches auxquelles ils auraient été trop exposés en suivant le sentier de la gorge.
S’il faut en croire une ancienne légende, lorsqu’on commença à creuser les fondements de l’église, le terrain choisi à cet effet était au bord de la Binna, à l’endroit où se voit aujourd’hui un petit oratoire. Mais comme chaque nuit les outils dont se servaient les ouvriers étaient transportés par une main invisible sur une élévation voisine, on comprit que c’était un avertissement du ciel pour y élever le sanctuaire. Le premier emplacement fut donc abandonné, et, à partir de ce moment, les travailleurs ne furent plus inquiétés. L’église est dédiée à saint Michel archange, le patron du pays. Assise sur sa colline, elle voit tous les chemins converger vers elle. Très simple au dehors, elle est à l’intérieur d’un aspect imposant et plein d’harmonie. Elle possède de beaux autels antiques, et son ornementation, tout à la fois sobre et riche, présente un caractère d’unité qu’il est rare de rencontrer au même degré dans les églises de village. Un tel sanctuaire, en un endroit aussi reculé, en dit long sur la piété de toute une race.
Les mois d’hiver sont meurtriers pour la vallée. Dans les plus rudes, elle se voit bloquée par l’abondance des neiges, et privée de toute communication avec l’extérieur. Les avalanches peuvent gronder, dévaster et détruire, rien n’en transpire au dehors. Le fléau y fait son œuvre, et son roulement est trop lointain pour être entendu au delà des forêts ; mais comme toujours, la liste des victimes de la neige s’en accroît d’autant. Il n’y a pas d’hiver qui n’y moissonne quelque vie d’homme en pleine vigueur. Dans les longues nuits ténébreuses comme dans les journées claires, l’ange de la mort plane sur les hameaux. Un rien, le battement d’ailes d’un oiseau, une pierre qui se détache, soulève le linceul neigeux qui vole en poussière, s’enfle, tourbillonne et se précipite avec la violence d’un torrent débordé. La terre tremble ; on croirait entendre le fracas d’un monde mis en pièces,… grande voix sinistre que toutes les générations connaissent bien,… quelques secondes,… et puis tout est dit. Le calme reprend.
Telle terre, tels hommes, ou plutôt faudrait-il dire : tels pères, tels fils, car ils ont de qui tenir. Tous de forte trempe, aux attaches noueuses et aux jarrets d’acier, ils sont ici ce que le sol les a faits, solides et sains. Mais si leur courage est à la hauteur des périls, leur foi, aussi robuste que le granit de leurs montagnes, les élève encore plus haut. Loin de tout secours, n’ayant dans les jours de détresse rien à attendre des hommes, ils ne se laissent néanmoins pas abattre, sachant bien que si la terre, dans ses formidables colères, parfois les traite en marâtre, ils ont un Père dans le ciel. Le secret de leur force est là.
* * *
Bien réellement « loin du monde, » au moins en ce qui concernait les voyageurs, j’entends ceux qui voyagent pour leur plaisir, la vallée demeura jusqu’à ces dernières années ignorée des étrangers, et si l’on en excepte les montagnards des versants italiens, Val Antigorio, Val Formazza, qui de tout temps y ont pratiqué la contrebande, elle n’était fréquentée que par les gens du Haut-Valais qui, selon un ancien usage, viennent en pèlerinage à Heiligkreuz, une chapelle ainsi nommée, à environ une lieue de la paroisse, près de la belle cascade de Langenthal.
Que si, par aventure, quelque géologue ou un botaniste en flair de découvertes savait en trouver le chemin, il ne s’y attardait guère, faute d’hôtellerie. Car à la différence d’aujourd’hui, où une jolie construction en pierres, de date assez récente, l’Hôtel Ofenhorn, tenu par d’excellentes gens, offre un gîte heimlich aux voyageurs, quelques années en arrière on pouvait traverser toute la vallée sans y trouver d’auberge, et l’étranger ainsi fourvoyé en était réduit à demander l’hospitalité au curé.
Or, pour en venir à l’histoire que je vais dire, il nous faut remonter à ce temps de simplicité primitive, quelque chose comme quarante ans passés, alors que le bon petit hôtel du père Schmid-Kraig ne montrait pas encore ses trois étages de volets verts au-dessus des toits noirs de Schmiedigehauser.
On était à la mi-juillet. De splendide qu’elle avait été le matin, la journée s’achevait dans un grand souffle de fureur. Il avait fait trop beau et trop chaud, cela devait finir ainsi. Un orage d’une violence inouïe se ruait sur la vallée. De la pluie à torrents sous un ciel subitement devenu noir, des éclairs rapides et pressés, aussitôt suivis des éclats secs et retentissants de la foudre, la terre ébranlée dans un tremblement de fin du monde.
En un instant la rivière avait grossi, changé d’aspect et de couleur, et avec des contournements menaçants, roulant des flots fangeux, elle mêlait sa voix courroucée à ce grand concert d’épouvante.
Cela était venu très vite. En moins d’une demi-heure tout avait été bouleversé dans cette vallée si calme auparavant. Le vent s’était levé à l’ouest, et les nuages blancs amoncelés sur les sommets s’étaient mis à courir devant lui, poursuivis par des nuées lourdes et livides qui fuyaient aussi avec la même vitesse, mais se faisant plus sombres à mesure qu’elles se déroulaient sous la pluie qui tombait rageuse et sifflante en grandes nappes grises.
Ce déluge obscurcissait tout, et bien que la soirée ne fût pas avancée, n’eût été la lueur sinistre des éclairs, on n’aurait rien pu distinguer à vingt pas devant soi. Plus trace d’horizon, la vallée n’avait plus ni forme, ni contours, noyée comme toutes choses dans ce formidable éclaboussement d’eau.
Debout, le visage collé à la fenêtre, le curé suivait avec anxiété la marche de cet ouragan qui, dans sa furie d’élément déchaîné, dépassait tout ce qu’il avait vu jusqu’alors en ce genre. Ruisselant du toit, l’eau tombait avec un bruit claquant dans des flaques profondes, et la pluie lancée à paquets venait frapper les vitres devenues opaques sous ses assauts répétés. La charpente craquait, et l’on entendait la chute des bardeaux arrachés de la toiture et lancés dru comme grêle à chaque nouvelle rafale.
Assise sur une chaise, au fond de la chambre, la mère du curé, une octogénaire courbée par l’âge, le chapelet entre ses doigts tremblants, disait à demi-voix ses prières, qu’elle interrompait à chaque éclat de la foudre pour porter avec un gémissement involontaire les mains à son front et faire un signe de croix.
Non moins ahurie que son aïeule, Barbara, la jeune servante du presbytère, pelotonnée sur elle-même, cachait sa tête sous son tablier pour ne pas voir les éclairs qui la faisaient tressauter.
Les restes du souper étaient encore sur la table ; ni l’une, ni l’autre des deux femmes n’ayant essayé de les emporter, tant était grande leur frayeur de se trouver seules à la cuisine par ce temps de détresse.
Peu à peu néanmoins, quand ce grand vacarme eut atteint son plus haut paroxysme, les coups de tonnerre se firent plus rares et plus lointains. Le vent perdait de sa violence, et la pluie commençait à prendre une allure plus régulière, lorsque tout à coup, dans le corridor, des pas d’homme, et des tâtonnements accompagnés de quelques paroles entrecoupées se firent entendre.
Barbara venait précisément d’allumer une mince chandelle de suif.
Le curé ouvrit la porte, pensant voir entrer un de ses paroissiens.
Guidé par la lumière que la jeune fille tenait à la main, un homme, mais pas un paysan, s’avança en trébuchant. Voyant le prêtre sur le seuil, il s’arrêta court, et d’un geste aisé portant la main à son chapeau qui ruisselait :
— Monsieur le curé, j’ose espérer que vous ne refuserez pas d’héberger un voyageur trempé jusqu’aux os ?… Je viens d’apprendre que votre maison était la seule où l’on pût loger ici…
Il s’exprimait dans un allemand très pur, mais avec un léger accent étranger.
— Entrez, monsieur, lui répondit le curé, si vous voulez vous contenter de ce que je puis vous offrir.
L’inconnu ne se le fit pas dire deux fois. Il s’affaissa épuisé sur la chaise qu’on lui offrait.
— Du vin chaud, vite du vin chaud ! commanda le curé à sa nièce, et va préparer et chauffer le lit.
Il se retourna vers l’étranger, et en hésitant un peu :
— Monsieur était en promenade ?…
Celui-ci le regarda.
— Oh ! non,… pas tout à fait,… en tournée d’herboriste…
Et, du revers de sa main, une main aux doigts effilés, d’un modelé parfait, il frappait sur la boîte verte qu’il portait en bandoulière.
Le curé se tut, ne voulant pas l’interroger davantage. Il se sentait d’ailleurs intimidé par le ton aristocratique de cet hôte inattendu, sans compter que son arrivée intempestive lui donnait vaguement l’intuition d’une énigme. Toutefois, loin de penser à mal, avec la bienveillance naturelle aux âmes simples, il ne voyait dans cet étranger qu’un homme à réconforter, victime peut-être de sa témérité ou de son ignorance des passages de la vallée.
Ce n’était pas la première fois qu’il lui arrivait d’héberger un de ces aventureux voyageurs.
Mais pas un n’avait eu cet air-là, l’attrait de la distinction native. Pas à s’y méprendre, c’était un homme au-dessus du commun. De taille moyenne, jeune encore, quarante ans à peine, le front d’une coupe exquise, la barbe légèrement grisonnante, la bouche fine et narquoise, des sourcils noirs et fiers, l’œil bleu et profond, le teint pâle, il avait un de ces visages qui du premier coup révèlent une individualité sympathique.
Barbara apporta un grand bol de vin chaud.
Cette boisson réconfortante, si en usage chez les montagnards, ne tarda pas à produire son effet.
À peine l’étranger en eut-il avalé quelques gorgées que son visage se ranima, ses traits altérés par le froid et la fatigue se détendirent, une rougeur furtive passa sur ses joues.
Le bol lestement vidé, il se tourna vers le prêtre, et inclinant la tête :
— Que de grâces ne dois-je pas à ma bonne étoile de m’avoir conduit chez vous ! Vous êtes le bon Samaritain…
Un accès de toux le secoua violemment, et lui coupa la parole.
Le curé eut un froncement de sourcils.
Dans la longue pratique de son ministère, cette double vocation qui fait du prêtre de montagne non seulement le médecin de l’âme, mais celui du corps, il avait acquis de l’expérience. Son diagnostic le trompait rarement, et cet accès de toux lui était aussi une révélation.
— Votre chambre est prête, se hâta-t-il de dire, ne perdez pas de temps à vous coucher. Nous ferons sécher vos habits.
— Ah ! certes, je ne demande pas mieux, répondit aussitôt l’étranger en se redressant, car ce matin je me suis mis en route comme un étourdi, seul et sans habits de rechange, et je crois que je n’ai pas un fil de sec sur moi.
Cela dit, et comme il s’apprêtait à sortir, il ajouta d’un ton légèrement railleur :
— Quoi qu’il en soit, monsieur le curé, et en dépit du désagrément qu’on éprouve à être mouillé de cette façon-là, il faut avouer que l’aventure ne manque pas de piquant. Ne dirait-on pas une histoire faite à plaisir ?… Un voyageur égaré et surpris par l’orage dans une sombre forêt, après avoir erré longtemps, voit enfin à la lueur des éclairs un petit vallon s’ouvrir devant lui. Un berger lui indique à l’extrémité d’un étroit sentier la maison d’un bon curé qui le reçoit sous son toit hospitalier, lui fait boire du vin chaud, et le réconforte…
Ici, un nouvel accès de la même toux sèche et profonde l’arrêta ; il ne put continuer.
Ce soir-là, le curé de Binn ne se douta pas que l’inconnu qui était venu se réfugier chez lui sous les dernières rumeurs de l’orage, avait souvent, par sa seule présence, soulevé les tonnerres d’applaudissements de toute une foule.
* * *
Le lendemain, le temps avait changé de la façon rapide qui n’est pas toujours la bonne, mais la plus fréquente dans les creux des montagnes. Le soleil brillait de tout son éclat sur le paysage rasséréné, et du déluge de la veille il ne restait plus guère que le souvenir, car pour les dégâts qu’il avait causés, crevasses, effondrements, ornières, chemins défoncés ou arbres brisés, cela comptait peu, et ne semblait qu’un jeu d’enfant dans ce pays raviné et rocheux qui en a vu bien d’autres. Une fraîcheur humide et parfumée montait du sol fortement trempé et se dégageait des arbres, emplissant l’air d’arômes réconfortants, sentant bon le sapin et le sauvage. Les haies chargées de gouttelettes, l’herbe encore toute ruisselante, avaient des scintillements de prisme. Plus veloutés après les averses, les pâturages, où les fleurs qui s’ouvraient dans les replis de leur verdoyante toison mettaient une coloration chaude, une merveilleuse symphonie de couleurs, riaient à la lumière dans les larges clairières que leur font les forêts ; et sur le bleu vif et pur du ciel, au-dessus des sapins, au-dessus des escarpements, des cimes plaquées de neige et la pyramide blanche de l’Ofenhorn étincelaient sous les feux de cette fête matinale. La nature chantait son cantique à l’Éternel.
Lassitude ou faiblesse, peut-être tous les deux, le voyageur n’avait fait qu’un somme, et lorsque brusquement réveillé par une sonnerie voisine, celle de la messe de paroisse, il écarquilla les yeux, sa première sensation fut celle du bien-être qui suit un sommeil réparateur. Il passa la main sur ses paupières, et la clarté du jour le ramenant au sentiment de la réalité, un sourire effleura ses lèvres.
« Pour le coup, murmura-t-il, l’aventure est bonne, tomber chez un curé,… car son lit a beau être aussi dur qu’un lit de camp, j’y ai dormi comme un loir. »
Il promena curieusement ses regards autour de lui.
On lui avait donné la chambre d’honneur. Elle occupait, au-dessus de celle du curé, l’angle de la maison. Éclairée sur deux de ses côtés, au levant comme au nord, la lumière y pénétrait par deux séries de petites fenêtres qui se touchaient toutes. Il y régnait une rigoureuse propreté. Des vitres claires, de petits rideaux de mousseline, la boiserie repeinte à neuf, le plancher bien lavé, témoignaient d’un esprit d’ordre et d’arrangement. Les meubles étaient clairsemés et rustiques. Près de la porte s’avançait un grand poêle de pierre. Dans l’encoignure des fenêtres, fixée à une tablette, se dressait une statue de la sainte vierge, aux yeux d’un bleu clair et doux comme la ceinture qui flottait sur sa robe blanche, et un peu plus loin, soigneusement conservé sous un globe de verre, le bouquet de première messe du curé. Le lit de sapin avait une de ces courtes-pointes au crochet, éclatante de blancheur, que les femmes des montagnes excellent à faire. Un bénitier de bois sculpté était suspendu à côté. Tout contribuait à donner à cette pièce un aspect décent et virginal. Même le soleil, – il a parfois de ces ménagements, – n’y tombait pas en plein. Il y allongeait discrètement ses rayons vermeils à travers le feuillage des arbres. Comme dans un nid bien abrité, on y respirait le calme et la sécurité, et il s’en dégageait une impression reposante.
Mis en belle humeur par l’inspection de son gîte, l’hôte du curé s’habilla en fredonnant une ariette. Sa toilette terminée, il resta longtemps accoudé à l’une des fenêtres, le regard flottant au hasard de la pensée, rivé là par la contemplation du beau et sévère paysage qui s’offrait à lui et par les caresses de l’air vierge qui dilatait sa poitrine.
Il ne chantait plus, mais il se sentait ému comme il ne l’avait jamais été. Une détente s’opérait en lui.
Que se passa-t-il dans son âme ?… Il y a de ces heures décisives dans la vie, heures intimes toutes faites de pudeur et de mystère. Qui les provoque ou les détermine ?… un rien parfois, une circonstance en apparence insignifiante, une impulsion venue on ne sait d’où, ni pourquoi. Elles appartiennent aux natures primesautières, âmes d’artistes aux insondables profondeurs. Ainsi qu’une source en un jet radieux, l’âme bondit et déborde ; elle veut vivre et reprendre ses droits.
Sans retard et dans la même matinée, l’étranger demanda au curé s’il consentirait à le garder comme pensionnaire jusqu’à la fin de l’été, son intention étant de mettre ce temps à profit pour l’étude de la flore de la vallée.
Le bon prêtre parut hésiter.
— Hé quoi ! vous voudriez rester ici ?… Mais ma maison n’est pas une auberge, et je ne puis pas vous offrir la nourriture à laquelle vous êtes sans doute habitué. Nous autres montagnards, nous ne vivons que de pommes de terre, de laitage et de viande sèche. Et pour ce qui est du pain blanc, vous n’en verrez pas souvent sur ma table, on est obligé de le faire venir de trop loin… Que penserez-vous de notre pain de seigle ?…
Son hôte l’interrompit.
— Qu’à cela ne tienne. Monsieur le curé, considérez-moi comme votre obligé… Mais avant tout, veuillez donner des ordres pour qu’un de vos paroissiens aille à Fiesch chercher le bagage que j’y ai laissé.
Tout en parlant, il sortit vivement un carnet de sa poche, y écrivit quelques mots au crayon, en détacha une feuille qu’il tendit au curé.
— Sur ces indications, on remettra ma valise au messager. Et pour mon nom, appelez-moi tout simplement Max,… vous me ferez plaisir.
« Fantaisie de malade, pensait le curé, frappé de cette insistance fébrile. Ces poitrinaires se ressemblent tous. Ça vous a des caprices, et une fois entrés dans leur tête, il faut bien les leur passer. Celui-ci a tout l’air d’être fortement atteint,… un beau garçon comme ça, ma foi, c’est dommage… Mais je vais lui faire boire du lait, cela ne lui fera que du bien. »
En dépit de ces lugubres prévisions, le pensionnaire qui venait ainsi de lui tomber des nues s’installait au presbytère avec la bonne grâce qu’il apportait en toutes choses. Il avait des façons charmantes, et sous la distinction une simplicité naturelle qui lui gagnait les cœurs. Subitement ragaillardi, la résolution qu’il venait de prendre semblait l’avoir soulagé d’un grand poids. Son front s’était déridé, il avait des éclairs de gaieté, et dans cette façon de faire l’école buissonnière, autant qu’à humer le souffle frais des glaciers, il puisait une énergie nouvelle.
Lui-même le disait :
— Je me sens déjà un autre homme, l’air qu’on boit ici est élixir de vie.
Introduit par le curé à l’église, d’un coup d’œil il en saisit la rustique harmonie, puis après un moment de contemplation :
— On en pourrait faire le sujet de tout un poème, fit-il comme se parlant à lui-même.
Le curé ouvrit une porte dans la boiserie, et du geste l’invitant à monter :
— Je veux vous montrer l’orgue. Il est très vieux…
Ils gagnèrent la tribune par un escalier tournant.
Arrivé devant le vieil instrument, l’étranger eut un soubresaut, aussitôt suivi d’un bruyant accès d’hilarité.
— Per Bacco ! exclama-t-il, cet orgue doit être aussi vieux que le monde, ou peut-être antédiluvien[2] !… Que peut-on faire de ça ?…
Le curé sourit.
— Tous ceux qui le voient disent comme vous : « Que peut-on faire de ça ? »
— Antédiluvien ! monsieur le curé, ou je me trompe fort, le père des orgues !… Mais vous possédez là une merveille d’antiquité, et, je le jurerais, bien seule de son espèce… car le fabricant de ce machin-là n’a pas dû faire école,… j’imagine.
Et du bout de ses doigts effleurant dédaigneusement les touches jaunies du maigre petit clavier, il se reprit à dire en riant :
— Mais encore, que peut-on faire de ça !
Un éclair de malice passa dans les yeux du curé.
— Monsieur Max, vous m’avez dit que vous connaissiez la musique… Si vous êtes d’avis, nous essaierons,… je vous servirai de souffleur ?
— Je le veux bien, parbleu !… mais, gare aux oreilles !
À côté de lui se trouvait un tabouret haut et fruste ; il le poussa devant l’orgue.
— Y êtes-vous, monsieur le curé ?
— À vos ordres, monsieur Max.
Sans se départir de son sourire moqueur, l’organiste improvisé plaqua négligemment quelques accords, et s’arrêta interdit, comme quelqu’un qui vient de recevoir une réplique inattendue… Puis au bout de quelques secondes, attaquant de nouveau l’instrument, mais sans familiarité cette fois, et avec le respect qu’on doit à ce qui est vieux, il préluda par quelques phrases musicales jetées au vieil orgue en manière d’interrogation. Il cherchait à se reconnaître, et on lui répondait.
Et voilà qu’éclate une admirable fugue puissamment menée, d’une ampleur pénétrante, marquée de la griffe des maîtres, un chant merveilleux sous lequel la nef frémit, un de ces chefs-d’œuvre où la gloire divine resplendit sous l’harmonie des accords, où l’art, où la maestria, palpitent sous l’étreinte de l’âme.
Et tout d’une haleine. Il ne s’arrêtait plus. L’œil fixe, sérieux, attendri, transformé, un autre Max, Max l’artiste, et un artiste incomparable.
Pour n’avoir jamais vibré sous une main aussi habile, le petit orgue n’en était que plus fier. Sa voix s’enflait, et en se prêtant vaillamment aux exigences de cette virtuosité, il prenait sa revanche. On l’avait méprisé, il se vengeait des moqueurs.
Le curé se redressa, et d’un ton interrogateur :
— Hé bien ! l’orgue ?…
— Je dis que c’est un brave petit orgue, et une œuvre de maître ! Mais que diable ! celui qui l’a fait, serait-ce le père Noé lui-même, a dû y laisser son nom !…
— Je l’ai déjà cherché plusieurs fois, répondit le curé, je ne l’ai trouvé nulle part, pas plus que la date. Il faut croire que le fabricant vivait dans un temps où l’on ignorait cet usage, ou bien qu’il péchait par trop de modestie…
Le front de Max se rembrunit.
— Heureux les obscurs !…
Dans ces mots prononcés à demi-voix perçait l’amertume. Il serra convulsivement les lèvres, et se tut.
* * *
Herboriste,… si l’on s’en souvient, il s’était donné pour cela.
Non de profession… Herboriste dilettante peut-être, à la façon des grands seigneurs de jadis se faisant inscrire au livre des arts et métiers pour obtenir droit de cité, ou comme on dirait, celui de se mêler au commun des touristes, sans attirer autrement l’attention.
Si variée et si remarquable que soit la flore de la vallée, elle n’avait pour lui que l’unique attrait de l’inconnu. Affaire de curiosité passagère, souvent distraite, et, faute de mieux, un passe-temps.
Cela frappa le curé, plus instruit que lui en cette matière, bien que dans sa modestie il n’en laissât rien paraître, et qui, avec sa bonhomie habituelle, jouissait des gaietés de gamin de son hôte, lorsqu’au retour des excursions qu’ils faisaient ensemble, celui-ci revenait chargé de paquets de ces belles edelweiss dont les hauteurs de Binn foisonnent.
Mais pour tout le reste, cela était clair, Max n’avait pas des yeux d’herboriste. Il aurait passé cent fois à côté d’une plante dont la trouvaille eût fait l’orgueil d’un savant, sans même y prendre garde, si l’on n’eût pas pris soin de la lui faire remarquer.
« Plus musicien que botaniste, » conclut le bon prêtre.
Le curé n’était pas questionneur, mais aux étonnements naïfs de Max, plus d’une fois il se prit à penser que chez lui la botanique n’avait été qu’un prétexte pour se dérober au monde et se ménager une retraite où nul ne pourrait venir le troubler.
Pas de lettre, aucun signe de vie du dehors n’arrivait pour lui. Caprice ou bouderie, il s’était donc venu réfugier en une vallée aussi reculée pour faire perdre sa piste. Qu’est-ce qui pouvait l’y avoir poussé ?
Bien qu’il ne parût pas dévot, le curé l’avait surpris à deux ou trois reprises dans des accès de mysticisme, assis dans quelque coin obscur de l’église, où, le front dans ses mains, absorbé dans ses prières ou ses méditations, il demeurait des heures entières.
Il sortait soucieux et sombre de ces accès religieux. On l’eût dit hanté par une pensée obsédante.
Il y avait là un mystère que le curé était impuissant à sonder.
De sa nationalité il n’en savait pas davantage, sinon qu’un jour, entre la poire et le fromage, Max lui avait raconté qu’il était né en Italie de parents étrangers, et qu’à l’âge de treize ans, aussitôt après la mort de son père, il avait été amené par sa mère à Paris pour y faire son éducation.
Une autre fois, vers la nuit tombante, il avait entraîné le curé à l’église en lui disant :
— Je veux vous jouer mon Angélus.
Les derniers accords en vibraient encore, que le curé ému jusqu’aux larmes lui saisissait les deux mains :
— C’est vous qui avez composé ce chef-d’œuvre ?
— Un fragment d’un de mes oratorios, fit Max en inclinant la tête.
— Vous êtes donc un grand artiste, un compositeur ?…
Un sourire mélancolique avait été sa seule réponse.
* * *
Août tirait à sa fin, et six semaines s’étaient écoulées depuis le soir d’orage qui avait amené au presbytère ce mystérieux étranger, lorsqu’il parla de son intention de repartir l’un des premiers jours de septembre.
La veille de son départ, il demanda au curé de l’entendre en confession :
— Avant de vous quitter, je veux remplir mes devoirs de chrétien. Depuis la mort de ma mère je les ai négligés, et j’en ai été cruellement puni… C’est Dieu qui m’a conduit ici… Lorsque je suis arrivé chez vous, j’avais le cœur rempli d’amertume et de haine… Sous l’atmosphère douce et apaisante de votre toit, je suis revenu à de meilleurs sentiments. Vous saurez tout. Et maintenant il faut que vous appreniez qui je suis.
Il sortit une carte de son calepin.
— Voici mon nom.
Le curé prit la carte et la parcourut des yeux, mais ne manifesta ni émotion ni surprise. Ce nom au cachet aristocratique ne lui apprenait rien ; il n’avait jamais été prononcé devant lui. Homme simple et sans lecture, ignorant du monde et de ses célébrités artistiques et mondaines, il ne voyait dans ce nom qu’un bizarre assemblage de consonnes et de voyelles, qu’il s’essaya à deux ou trois reprises, avec l’aide de Max, à prononcer correctement.
— Merci, fit-il simplement, je conserverai cette carte en souvenir de votre séjour chez moi.
* * *
Vers la fin de la même année, les journaux élégants de Paris annoncèrent simultanément une stupéfiante nouvelle : « Le célèbre compositeur Max de M…. cz, le brillant causeur, l’homme à la mode, venait de rompre avec le monde, pour s’enfermer dans la maison hospitalière des Frères de Saint-Jean-de-Dieu, sous l’habit desquels il voulait mourir. »
Cette annonce fit comme une traînée de poudre le tour de l’Europe. Le grand artiste avait été trop recherché dans les salons de toutes les capitales pour que sa brusque disparition de la scène ne fût pas un événement, et ne donnât lieu aux interprétations les plus romanesques. On s’escrima à en connaître le motif, mais personne, pas même parmi ceux qui l’avaient connu de plus près, n’en sut jamais rien, sauf peut-être… le curé de Binn.
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
Ebooks libres et gratuits – Bibliothèque numérique romande – Google Groupes
en septembre 2020.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Francis, Isabelle, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Mario*** [Trolliet, Marie], La Jacquillarde, in Au Foyer Romand : étrennes littéraires pour 1891, Lausanne, 1890, p. 149-160 et Mario*** [Trolliet, Marie], Loin du Monde, in Au Foyer Romand : étrennes littéraires pour 1892, Lausanne, 1891, p. 109-136. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Paysage alpin, a été prise par Sylvie Savary.
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