Eugène Sue

LA COUCARATCHA
(tome 2)

nouvelles

1846

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Table des matières

 

UN REMORDS. 4

CHAPITRE PREMIER. 4

CHAPITRE II. 6

CHAPITRE III. 8

CHAPITRE IV. 11

CHAPITRE V. 14

CHAPITRE VI. 17

CHAPITRE VII. 19

CHAPITRE XIII. 21

CHAPITRE IX. 23

CHAPITRE X. 25

UN CORSAIRE. 30

DAJA. 62

CHAPITRE PREMIER. 62

CHAPITRE II. 68

CHAPITRE III. 75

CHAPITRE IV. 81

UNE FEMME HEUREUSE. 92

CHAPITRE PREMIER.  MONSIEUR DE NOIRVILLE. 92

CHAPITRE II.  MADEMOISELLE D’ELMONT. 97

CHAPITRE III.  MARIAGE. 106

CHAPITRE IV. 109

CHAPITRE V. 114

CHAPITRE VI.  UNE SOIRÉE. 122

CHAPITRE VII.  UNE LETTRE RAISONNABLE. 128

CHAPITRE VIII.  BONHEUR. 132

CHAPITRE IX. 133

CHAPITRE X.  CONCLUSION. 140

LES MONTAGNES DE LA RONDA. 141

CHAPITRE PREMIER. 141

CHAPITRE II. 153

CHAPITRE III. 166

CHAPITRE IV. 179

PHYSIOLOGIE D’UN APPARTEMENT. 189

L’IDIOT. 211

LES RÉCIFS DE SAINT-MANDRY. 218

L’EMBUSCADE. 223

BILLET D’AMOUR. 227

LE CADEAU. 232

L’AVEUGLE DE TULLINS. 235

GANDRINI LE NOIR. 240

Ce livre numérique. 259

 

UN REMORDS.

L’ange est tombé, – l’homme est tombé, – et leur chute a fait voir que les substances même spirituelles ne sont autre chose, par le fond même de leur nature, qu’un abîme flottant et ténébreux.

Confessions de saint-Augustin, liv. XIX, ch. 9.

 

CHAPITRE PREMIER.

Albert a dix-huit ans, et déjà le front d’Albert est triste et soucieux.

Il est pâle, et fuit les jeux et les compagnons de son âge. – Comme autrefois il n’attend plus, inquiet, le réveil de sa mère pour être le premier à lui sourire, et disputer ce doux privilège à sa sœur, qu’il chérit pourtant. – Mais il pouvait tout céder à sa sœur, hors le premier baiser de sa mère ; pour sa crédulité naïve, c’était un présage de bon ou de mauvais jour.

Maintenant, dès que l’aube a blanchi les nombreuses tourelles du château, Albert monte son cheval favori, jette en passant un regard sous les fenêtres fermées de l’appartement de sa mère, soupire, et pressant sa monture de l’éperon, franchit le vieux pont qui tremble, fait crier la grille sur ses gonds et gagne avec rapidité les bois sombres et touffus qui s’étendent au loin comme un vaste océan de feuillage, dont le vent fait aussi bruire et balancer les flots, qu’un soleil ardent nuance aussi de lumières changeantes.

Mais ainsi qu’une clarté vive et pure est douloureuse aux vues affaiblies par les larmes, ainsi ces jours bleus et dorés de l’été paraissent maintenant insupportables à l’âme sombre et chagrine d’Albert.

Les jours qu’il aimerait à cette heure, seraient les jours nébuleux de l’automne, où les feuilles rougies et desséchées par le vent tombent lentement une à une sur un sol humide ; où les montagnes se dessinent au loin noires sur un ciel gris ; où les plaines, dépouillées de leur riante couronne de trèfles verts ou de blés jaunissants, sont labourées par de tristes sillons bruns et glacés.

Aussi, à défaut de cette nature pâle et décolorée que reflétait si bien sa tristesse, – Albert recherche au moins le silence et l’obscurité de la forêt, les ténèbres profondes que traverse parfois la lueur incertaine d’un rayon de soleil.

Alors il éprouve une sorte de bien-être mélancolique à se sentir ainsi isolé, à entendre le chant monotone du ramier venir se mêler seul au bruit sonore et retentissant des pas de son cheval.

Alors Albert, laissant flotter ses rênes, – insouciant de son chemin, s’ensevelit dans une cruelle rêverie, et souvent ses sourcils contractés, la rougeur qui colore tout à coup ses beaux traits, annoncent que ce cœur d’enfant connaît déjà la souffrance.

CHAPITRE II.

La souffrance ! quoi, si jeune ! – oui, la souffrance, – car il sait ce que c’est qu’un remords.

Un remords, ce souvenir fatal de chaque minute de votre vie, – qui s’accouple à vos rêves, qui vous éveille en sursaut,… qui, comme la main fatale du festin de Balthazar, s’écrit partout au sein du luxe et des fêtes, et, s’accroupissant au fond le plus intime de votre âme, précipite ou suspend à son gré les battements de votre cœur.

Le remords, enfin, qui n’est pas un vain mot, Albert le sait bien.

Le remords ! – Mais encore quel crime a-t-il commis, – ce pauvre enfant, si candide, si croyant aux nobles choses, si aimant et si doux, – si gracieux et si beau, – car la laideur de l’âme naît souvent des conséquences de la laideur du visage.

Encore une fois, quel crime Albert peut-il avoir commis ? – lui, élevé par une mère si tendre et si éclairée qui, par une incroyable puissance d’amour maternel, s’était pour ainsi dire faite de son âge, de son sexe, pour deviner ses goûts, ses penchants, et les diriger ou les combattre…

Oh ! Albert commit une de ces fautes qu’on se reproche toute la vie, et sur lesquelles on ne peut pas plus étendre le voile épais de l’oubli que l’on ne peut regagner un jour passé ;

Une de ces fautes irréparables dont le souvenir, au lieu de s’effacer avec l’âge, s’envenime de plus en plus, et finit par devenir incurable ;

Une de ces fautes contre lesquelles les lois n’ont pas de cours, parce que le coupable étant à la fois criminel, juge et bourreau, est encore abandonné au mépris du monde, punition plus sanglante que la hache de l’échafaud.

Mais ne prenez pas ceci pour un paradoxe au moins ! écoutez plutôt ce qu’il advint à Albert.

CHAPITRE III.

Il y avait bientôt un an de cela.

Une amie de la mère d’Albert était venue passer l’été au château, avait amené avec elle sa fille, – Emma, – blonde, blanche et rose, avec de grands yeux noirs bien tendres, un pied furtif et une taille d’abeille, vive et folle comme un oiseau, parce qu’elle avait dix-sept ans, mais parfois rêveuse parce qu’elle allait en avoir dix-huit.

Et puis Emma avait été élevée dans un pensionnat à la mode, et puis sa mère, qui ne l’aimait pas, allant beaucoup dans le monde, l’avait confiée aux soins d’une gouvernante.

Et puis encore Emma était de ces jeunes filles précoces, qui, les yeux humides et voilés, font quelquefois à leurs amies de pension d’amoureuses confidences à propos d’un rêve,… d’un souvenir, et, toutes troublées, leur demandent, — et toi ?

Et puis enfin, Emma avait souvent lu, le soir, la nuit en cachette, de ces livres dangereux qui brûlent et enflamment des sens jeunes, par je ne sais quel parfum de volupté vive et pénétrante. – Pauvre, pauvre Emma, elle était née un siècle trop tard ; – avec son caractère, sa naissance et sa figure,… elle eût gouverné des royaumes.

On laissa la plus entière liberté aux deux enfants, c’est comme cela qu’on appelait Albert et Emma.

Était-ce imprudence ou calcul, ou connaissance intime du caractère d’Albert ? je ne sais ; mais ce qui devait arriver arriva : – ils s’aimèrent.

Albert avec toute la foi, toute la candeur respectueuse de son âme pure ; – Emma avec toute la curiosité inquiète d’une imagination vive et ardente.

Cette pauvre enfant, dévorée du désir de savoir, aurait en vérité fait une Ève bien commode, car elle eût commencé, je crois, par lutiner le tentateur, – à en juger du moins par les agaceries enfantines qu’elle se permettait envers Albert, qui n’était pas un serpent.

Non, Albert n’était pas un serpent, car Albert, élevé par une tendre mère dans des principes rigides, n’avait pas quitté le château depuis son enfance.

Albert pleurait en lisant Plutarque, – croyait à la vertu, – rougissait quand on lui demandait devant une femme, fût-ce sa mère, si, une fois marié, il désirerait des filles ou des garçons, – et s’étonnait parfois que les hommes fussent injustement privés, lors de leur union, du symbolique bouquet de fleurs d’oranger !…

On conçoit qu’avec cette pensée chaste et vierge, Albert ne comprît pas d’autre bonheur que celui de regarder Emma, – d’entendre sa voix, – de marcher dans son ombre, – d’aimer la fleur qu’elle aimait, – et tout cela en silence de peur d’offenser Emma, tout cela en se maudissant, car ces deux mots toujours si distincts, amour et mariage, n’en faisaient qu’un, selon l’admirable croyance de ce précieux jeune homme.

Or sa mère l’ayant prévenu qu’il ne se marierait qu’à vingt-cinq ans révolus, Albert se trouvait le plus grand misérable du monde d’oser aimer avant l’heure, et c’était un crime qu’il se fût bien gardé d’avouer à Emma, car il en rougissait trop lui-même.

Et qu’on ne vienne pas m’objecter que ce caractère si primitif, que cette organisation si candide soient exagérés !

Il est permis, je crois, au poète d’essayer de créer le type du beau, du parfait. – Il me semble louable d’imiter (hélas de bien loin), d’imiter Praxitèle, et de faire pour le moral ce que ce grand statuaire faisait pour le physique ;

De chercher avec acharnement dans notre égout social, çà et là, une vertu de l’âge d’or, une conscience limpide, un cœur tout débordant de belles croyances, et de composer de tant de rares perfections un être à part, – un homme d’une pureté d’ange, – une manière d’Apollon moral, puis de le poser comme exemple, comme point de comparaison à tous les hommes corrompus ou égarés.

CHAPITRE IV.

Si Albert n’eût pas été si beau, si doux, si aimable, malgré ses scrupules, – certainement Emma eût cessé d’effaroucher sa candeur de jeune homme par ses œillades agaçantes… – Mais Albert avait toutes ces qualités… et puis il aimait tant sa mère… il était si pieux… il savait si bien le grec… le latin… et puis…

Et puis il était seul.

Aussi Emma jura dans sa jolie petite tête qu’Albert serait forcé de lui avouer l’amour qu’il ressentait pour elle ; – car quelle jeune fille, – quelle femme a jamais eu le courage de ne pas s’apercevoir qu’elle était adorée ?

Un soir donc, après avoir chanté une délicieuse romance qu’Albert avait accompagnée, – Emma se trouvait seule avec lui dans le salon, le soleil était couché depuis longtemps, et l’obscurité commençait à envahir cette pièce.

Albert était resté au piano, – écoutant encore la voix ravissante d’Emma, quoiqu’elle ne chantât plus, et se laissant aller à une tendre et profonde rêverie.

Les femmes comme Emma aiment bien que leur amant rêve, – mais quand elles ne sont pas là. – Au bal, – dans le monde, – au milieu d’un cercle de jolies personnes coquettes et légères, – oh ! qu’il rêve alors… rien de mieux… mais en tête-à-tête, – c’est à n’y pas tenir. – Aussi le pur Albert fut-il arraché à sa méditation par la pression d’une petite main qui s’appuya sur son épaule et par le son d’une jolie voix qui lui dit :

« À quoi pensez-vous donc... Albert ? »

Par une de ces anomalies psychologiques, par une de ces contradictions du cœur, par un de ces bizarres caprices de l’âme que l’homme n’expliquera jamais, Albert, jusque-là si timide, répondit, sans doute emporté par une exaltation passionnée :

« Je pense à vous, Emma ! ! !

— Vrai… oh ! si vous saviez quel plaisir vous me faites en me disant cela… Albert ! » répondit-elle d’une voix émue…

Et je ne sais non plus comment la main de la jeune fille descendit de l’épaule pour s’arrêter sur la main d’Albert, qui, frissonnant de tout son corps, sentant l’impression électrique de cette peau douce et fraîche, s’écria :

« Pardonnez-moi, Emma… je sais que je suis bien coupable…

— Le fat, » pensait Emma en disant pourtant : « Je vous pardonne… Albert… mais répétez que vous pensez souvent à moi… »

Et comme elle avait, par pudeur, dit ces mots à voix basse, sa figure était tout proche de celle d’Albert, quand il s’écria de nouveau : « J’y pense toujours à vous, Emma, malheureusement et malgré moi… toujours !… »

Je ne sais encore par quel nouveau hasard la bouche d’Emma se trouvait si près de la bouche d’Albert quand il prononça ces derniers mots ; – mais ce fut entre deux baisers qu’elle demanda : « Albert, vous m’aimez donc… » et qu’il répondit : « Emma, pour la vie… »

Après quoi se levant brusquement, égaré, pâle, tremblant comme s’il venait de commettre un crime, – il se précipita hors du salon, – y laissa Emma radieuse, rose, animée, qui, après un long soupir… murmura ce mot avec un accent de reconnaissance et d’espoir ineffable :

« Enfin ! ! !

CHAPITRE V.

Une fois seul dans sa chambre, Albert se prit à penser à tout ce que sa conduite avait d’infâme, de déloyal, de lâche ; il se reprocha vingt fois d’avoir séduit une jeune fille qu’il ne pouvait pas épouser de si longtemps, d’avoir abusé du droit sacré de l’hospitalité pour faire sa déclaration bien avant le temps marqué pour que son notaire fît la sienne au notaire de sa future, – de s’être exposé enfin au mépris d’Emma ; – car combien Emma ne devait-elle pas mépriser un homme assez peu maître de ses passions pour oser insulter une innocente jeune fille par l’aveu d’un amour déshonnête…

Aussi Albert, ayant passé la nuit la plus affreuse, se décida ; à prendre un parti violent qu’il exécuta le lendemain.

Au point du jour il partit, après avoir demandé à sa mère la permission d’aller visiter un de ses grands-oncles qui demeurait à la ville voisine, – promettant de revenir le soir même…

Le matin, Emma ignorant ce cruel départ, – Emma qui s’était endormie bercée par un doux rêve, – Emma se leva, plus heureuse, plus souriante que jamais, – tant elle comptait sur l’influence de ce baiser qu’elle avait presque ravi au chaste Albert.

Oh ! qu’il y avait de joie puissante et intime épanouie dans l’âme de cette jeune fille qui aimait et qui se savait aimée ; – comme elle grandissait à ses yeux, – comme elle méprisait ses compagnes qui n’en étaient peut-être encore qu’à l’amour filial, – comme elle répétait avec fierté ces jolis mots : « mon amant ! » comme elle était plus belle !

Oui, plus belle… Si vous l’aviez vue, Emma, – comme elle embellissait sa toilette, – comme ses cheveux semblaient plus luisants, ses yeux plus vifs, sa taille plus souple, ses pas plus légers !

Si vous l’aviez vue, qu’elle était belle lorsque, effleurant le gazon tout trempé d’une rosée odorante, elle marchait sans autre but que de marcher, de jouir du soleil, des fleurs, du ciel, des arbres, que de respirer l’air du matin, que d’entendre les oiseaux bruire sous le feuillage, – que de se sentir vivre, en un mot, tant la sève de cette jeune et ardente organisation était animée par cette pensée : « J’ai un amant. »

Si vous l’aviez entendue fredonnant je ne sais quel air improvisé sans doute, tant il était bizarrement coupé, là par des roulades brillantes… ici par des accents de voluptueuse langueur.

Si vous l’aviez entendue, elle ne disait pas de paroles sur cet air singulier, et pourtant sa voix fraîche et sonore vibrait si éclatante que ces sons confus et sans suite paraissaient renfermer un sens… On eût dit un chant d’amour tout étincelant d’espoir, d’ardeur et de jeunesse.

Mais n’allez pas maudire Emma. – Pauvre enfant, avait-elle jamais eu le cœur d’une mère pour cacher sa rougeur ou répandre ces larmes amères que toute jeune fille pleure à quinze ans en demandant : « Pourquoi pleurai-je ?… »

Non, sa mère ne l’aimait pas : c’étaient des âmes de valets qui avaient reçu les chastes confidences de ses premières émotions ; – c’étaient des mains mercenaires qui lui avaient donné les livres corrupteurs dont le poison la brûlait, cette pauvre Emma…

Ne la maudissez pas : c’était par chagrin qu’elle cherchait quelqu’un à aimer. Seulement des principes froids et sévères n’avaient pu engourdir et glacer les sens neufs et irritables qu’elle avait reçus de la nature.

C’était, au milieu de nos mœurs mystérieusement corrompues, une folle jeune fille qui agissait tout haut au lieu d’agir tout bas comme les autres… une adorable fille d’Otahity livrée à tout l’instinct de ses désirs, et ne connaissant pas de raisonnements capables d’empêcher son cœur de battre – quand il battait, – ni sa pensée – d’errer – quand elle errait.

C’était une de ces femmes nées pour régner au sérail et se baigner sous les sycomores de Stamboul : amoureuse, impressionnable, colère, nerveuse, aimant la musique, mais faible et éloignée ; aimant encore la molle paresse du divan, la rêverie dans l’ombre… fuyant le grand jour et s’enivrant avec délices des parfums les plus forts… mangeant à peine, aimant le bal à la fureur… et bonne et secourable aux malheureux.

Encore une fois, ne maudissez pas Emma. – Telle que vous la savez… n’est-elle pas assez à plaindre d’aimer Albert ?

CHAPITRE VI.

Aussi qui pourrait exprimer ce que ressentit Emma lorsque le matin, elle, si heureuse, – elle apprit le départ d’Albert !

Elle bouda, pleura et maudit cette journée qu’elle s’était promise si belle.

Enfin le soir, Albert revint, mais non pas seul, car le grand-oncle l’accompagnait. En vain Emma se plaça sur son passage ; en vain Emma chercha son regard… elle n’obtint rien de lui qu’un froid salut, – qu’une marque de politesse glaciale…

Seulement, après une longue conférence qui dura près de deux heures, – et qui se passa entre Albert, sa mère et le grand-oncle ; le digne jeune homme, le Bayard, le Scipion, s’approcha furtivement d’Emma, qui, toute rêveuse, assise devant la fenêtre du salon, sa tête appuyée sur sa main, regardait les étoiles briller. – Le Bayard donc s’approcha d’Emma sans rien dire, lui glissa, ma foi, un billet sur les genoux, et s’échappa…

Son mouvement surprit Emma, qui, baissant la tête, vit le bienheureux billet, un peu grand, il est vrai, – ployé à peu près comme une lettre de faire part ;… mais pour Emma qu’importait la forme, je vous le demande ?… La jeune fille plia, replia, surplia vingt fois cette énorme missive qui, écrite sur un papier épais, s’ouvrait toujours, rebelle aux plissements que tâchaient de lui imprimer les doigts effilés d’Emma… Enfin elle parvint à grand’peine à glisser cette lettre colossale dans son sein palpitant.

Misérable Albert… au lieu d’écrire sur un tout petit papier mince, soyeux, parfumé… d’écrire d’une écriture si fine, si fine qu’Emma eût été forcée de baiser sa lettre en la lisant.

Misérable Albert, il écrit en jambages qu’un vieillard déchiffrerait à vingt pas sans lunettes… il écrit sur un papier rude qui va peut-être écorcher par son grossier contact cette jolie gorge si rose et si blanche, ce frais et mystérieux asile où une femme dépose son secret le plus cher, – où elle enferme la pensée d’un amant, comme pour dire : – repose là, – pensée chérie, – billet adoré, – les battements précipités de mon cœur te diront si je pense à toi, pour toi et par toi…

Misérable, encore trois fois misérable Albert !

Mais, après tout, il me semble que j’ai tort d’invectiver Albert… est-il donc moins vertueux, – moins sage, moins délicat, moins homme de mœurs, – moins chaste, – moins vierge, – moins à genoux devant l’honneur des dames, – parce qu’il écrit en grosses lettres sur du gros papier ?

Sa grande lettre aurait-elle fait plus de plaisir à Emma si elle eût été moins vaste ? – Non, sans doute, à en juger par l’impatience qui agita la jeune fille jusqu’au moment où seule, retirée dans sa chambre, elle put ouvrir le délicieux billet.

Mais que pouvait contenir le billet ?

CHAPITRE VII.

Quand Emma eut renvoyé ses femmes tout étonnées qu’elle voulût se coiffer et se délacer elle-même,… la jeune fille tira peu à peu de son corset la lettre d’Albert et se mit à la déplier.

Puis, soit qu’elle pensât qu’un tel travail serait bien long, soit qu’elle voulût mieux savourer le plaisir en le retardant… elle posa le gros vilain papier sous les dentelles de son oreiller et se déshabilla lentement.

Il y eut un instant où ses joues devinrent pourpres, ce fut au moment où, debout devant sa glace, demi nue, elle élevait au-dessus de sa tête ses beaux bras blancs et arrondis, pour soutenir son épaisse et longue chevelure blonde.

Ainsi placée, éclairée à demi par la lueur des bougies placées derrière elle, qui trahissaient par un reflet doré les délicieux contours de ce corps charmant à travers les plis diaphanes de la batiste… Ainsi placée, Emma ne pouvant s’empêcher de se trouver belle, adorable, ne put pas non plus s’empêcher de rougir de plaisir et d’orgueil, ou peut-être même de modestie.

Et puis aussi il lui sembla qu’elle en aimait deux fois plus Albert ; car il y a quelquefois dans le cœur des femmes de ces moments d’abnégation entière, – ils sont rares, – où elles aiment leur amant en raison du bonheur et de l’ivresse dont elles peuvent le combler. Emma se coucha donc, prit une bougie près d’elle, et après avoir vingt fois approché ses jolies lèvres du rude papier, elle le déplia lentement, soupirant à de longs intervalles… s’arrêtant pour réfléchir une seconde et après continuer son travail avec ce soin minutieux, cette attention dévorante que met l’antiquaire à dérouler un précieux papyrus syrien…

Enfin la lettre se déploya tout entière, et Emma lut bien facilement ce qui suit.

CHAPITRE XIII.

« Mademoiselle,

» Je ne me serais jamais permis de vous écrire, si le motif qui me décide n’était licite et honorable, – pour vous donner toute confiance, pour vous engager à lire cette lettre en entier, mademoiselle, je me hâte de vous dire que ma mère, que mon grand-oncle l’ont approuvée… »

Emma s’arrêta, et eut bien envie de ne pas continuer ; mais le dépit, – mais la curiosité, – la colère l’emportant, elle lut encore :

« J’ai été sur le point d’être bien coupable, mademoiselle, mais heureusement que les principes solides que ma mère m’a donnés – m’ont arrêté à temps. – J’ai senti que j’allais vous aimer, que je vous aimais… j’ai même poussé l’audace jusqu’à vous l’avouer… avant de vous dire que mes vues étaient légitimes… avant de vous avouer que, d’après les ordres de ma mère, je ne pouvais penser à me marier qu’à l’âge de vingt-cinq ans… – mais pardonnez ces détails à un malheureux égaré un instant et qui fuit loin de vous.

» Oui, mademoiselle, – je pars, – je vais tâcher de vous oublier, – l’honneur et la vertu le commandent, et je réussirai, j’en suis sûr ; – plus tard je vous reverrai peut-être, assez fort pour ne rien craindre, – assez heureux pour vous rappeler le moment qui a failli nous être si fatal, et qui n’a au contraire servi qu’à faire sortir notre vertu plus pure et plus brillante de cette dangereuse épreuve.

» Adieu, mademoiselle, j’emporte avec moi la conscience d’un noble sacrifice, d’une action honorable ; – cette conviction consolante adoucira, je n’en doute pas, les regrets que j’éprouverai d’être éloigné de vous, et ma raison et ma vertu les calmeront tout à fait.

» Agréez, mademoiselle, l’assurance des sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

» ALBERT DE NÉRIS. »

 

La pauvre Emma lut cette lettre, – en entier, – sans passer un mot, – une virgule, – avec l’attention désespérante qu’on met à lire une chose curieuse, – inusitée, singulière, originale.

Puis, pâlissant de colère, elle froissa le papier dans ses petites mains, le jeta loin d’elle, disant en pleurant : « Mon Dieu ! comment se fait-il que j’aie aime un pareil imbécile… que je l’aie aimé sans arrière-pensée, que je l’aime peut-être encore… Mon Dieu ! comme je suis malheureuse. »

____________

Le lendemain matin Albert partit, sans voir Emma, pour se rendre chez son oncle, – au grand contentement de madame de Néris, qui avait d’autres vues sur Albert, et qui trouvait d’ailleurs Emma beaucoup trop coquette pour ce fils chéri.

CHAPITRE IX.

L’été, l’automne, l’hiver se passèrent.

Albert ne revint chez sa mère que huit mois après son départ. – Emma, comme on le pense bien, n’était plus au château, elle l’avait quitté avec sa mère trois mois après la vertueuse fuite du Scipion, – à la fin de l’automne.

Comme toute première passion, – l’amour d’abord s’était fortement enraciné dans le cœur d’Albert, – et pendant les deux premiers mois de sa séparation avec Emma, il se trouva si malheureux, – que, pour le distraire, le bon oncle le mena à Paris.

Albert n’ayant pas encore fait son académie, comme disait son vieux gentilhomme d’oncle, selon l’antique usage de nos pères, – il l’envoya au manège, à la salle d’armes, au tir.

Là et dans quelques salons, Albert vit le monde, se forma, s’éclaira, se grisa même parfois, et enfin, poussé par je ne sais quel méphistophélitique ami, il séduisit, – mais tout à fait et bien positivement, – il séduisit la maîtresse de son bon vieil oncle, qui s’était occupé d’une fort jolie figurante de l’Opéra. – Coin du Roi, – comme disait encore le vieux gentilhomme.

Entre nous, c’est le dépit du bon oncle qui causa, je crois, le retour un peu subit d’Albert, qui quitta Paris avec le regret que vous pouvez concevoir.

Quand sa bonne et sa tendre mère le revit, – elle le trouva changé, et commença par gémir comme mère ; – mais, comme femme, elle ne put s’empêcher de dire : « Il est bien mieux maintenant. »

En effet Albert avait perdu cet heureux et mol embonpoint de l’adolescence élevée sous l’aile maternelle, – ces fraîches et vigoureuses couleurs qui dénotent une santé généreuse, une âme engourdie par une existence régulière et monotone.

Albert n’avait plus tout cela, – il était pâle maintenant, sa tournure était amincie, partant plus svelte, plus élégante, – ses joues un peu amaigries n’avaient plus cette rondeur couleur de rose qui le faisait ressembler à un chérubin, ses yeux avaient plus d’éclat, son sourire plus de malice.

Et puis il avait ramené deux beaux et vigoureux chevaux anglais, – pour remplacer le bon vieux poney pacifique sur lequel il s’aventurait parfois, – tremblant de tous ses membres…

Et maintenant il faisait frémir sa pauvre mère à chaque saut, à chaque bond qu’il exigeait audacieusement de sa monture, et dont il profitait avec une grâce parfaite. – Enfin Albert était parti candide comme,… la comparaison est difficile, – candide comme… une jeune fille,… oh ! non, – j’y suis, – candide comme un vieux savant, et il revenait hardi et expérimenté comme un page de cour.

J’oserais même certifier au besoin que le changement était si grand chez Albert, que, passant le long d’un corridor noir, – il serra très cavalièrement, ma foi, la taille d’une jolie femme de chambre de sa mère, en lui disant quelques mots si lestes que la pauvre fille… sourit et rougit en même temps.

CHAPITRE X.

Quand Albert se retrouva seul avec ses pensées, – elles se tournèrent naturellement vers Emma… Car maintenant il appréciait tout ce que valait cette jolie fille,… tout ce que surtout elle aurait pu valoir pour lui ; mais Albert n’était pas corrompu, et par cela même qu’alors il savait un peu le monde maintenant, – il éprouvait une sorte de satisfaction, de plaisir à avoir aidé Emma à échapper à la séduction ; une de plus, – une de moins, disait-il, – qu’importe,… autrefois, j’en étais ravi, parce que je croyais que, dans le cas contraire, elle eût été une exception, et aujourd’hui j’en suis ravi encore,… un peu moins peut-être ;… enfin je suis à peu près consolé de ma vertu, en pensant qu’Emma est encore une exception… En sens inverse.

Albert faisait ces judicieuses et morales réflexions, assis dans son fauteuil et nettoyant avec insouciance les nombreux tiroirs d’un antique secrétaire qu’il ouvrait pour la première fois depuis son retour, et dans lequel il se disposait à ranger quelques papiers.

Car pendant son absence, – un de ses amis ayant occupé sa chambre, – avait laissé de ces traces qu’on rencontre toujours à la suite des gens peu soigneux ; ici un livre déchiré, – là des capsules pour amorcer un fusil,… là un vieux gant…

Enfin Albert secouait chaque tiroir, – en disant de son ami, dont le moral lui paraissait connu : – Diable d’Alexandre… pas plus d’ordre qu’à l’ordinaire,… toujours brouillon,… sans soin,… bon garçon au reste,… qui m’effrayait beaucoup avec ses principes faciles et sa morale complaisante, avant ma conversion… Eh bien ! avec tout cela il est imprudent, audacieux, laid, assez médiocre d’esprit, et c’est pourtant un homme qui, m’a-t-on dit, a des succès dans le monde,… auprès des femmes, je le conçois, il les obsède, il ne les quitte pas, il les entoure de tant de soins, qu’elles doivent enfin lui céder par amour,… ou pour s’en débarrasser ;… mais,… tiens,… que vois-je donc, un petit papier,… une écriture de femme sans doute ; – l’insouciant,… je le reconnais bien là,… et puis,… un autre… oh diable !… quel papier froissé, on dirait une pétition mal reçue et égarée dans la poche d’un ministre… voyons donc,… est-ce que mon ami Alexandre… solliciterait ?… Ah ! mon Dieu !… s’écria Albert, en jetant la pétition avec violence.

Puis il prit le petit papier, le déplia et lut avidement.

Après quoi il pâlit, – blasphéma horriblement, et trépigna comme un enfant en colère.

Voici pourquoi :

Le papier froissé, – c’était cette belle page de vertu et de dévouement qu’il avait autrefois écrite à Emma.

Le petit papier couvert d’une écriture de femme, – c’était une lettre d’Emma adressée à Alexandre, – qui s’était rencontré avec elle au château, et avec qui elle y était restée pendant trois mois, après la vertueuse fuite d’Albert.

Voici quelle était la lettre d’Emma :

« Tu m’as demandé encore un sacrifice, mon Alexandre, – et je croyais n’en avoir aucun à te faire. – Tu veux donc lire ce chef-d’œuvre d’innocence et de candeur dont nous avons tant ri, – le voici ; après l’avoir lu, déchire-le, ou plutôt garde-le… S’il te prenait jamais fantaisie de séduire une pauvre jeune personne, relis cette page édifiante, tâche de te bien pénétrer de la sublime morale qu’elle inspire, – et si tu parviens une fois à te mettre à cette hauteur de pureté d’émotions, je te verrai sans crainte auprès d’une rivale.

» Pourtant, pour te punir de ta jalousie sans motif, je dois t’avouer qu’il était spirituel et beau comme un ange, et que je l’aurais peut-être aimé à la folie ; –mais il avait malheureusement un vice que nous ne pardonnons jamais en amour, la vertu.

» Mais, vous, qui n’avez peut-être que la vertu contraire, – rassurez-vous, – adieu, – à cette nuit, – maudite lune qui se couche si tard… »

Voilà ce qui fit pâlir si soudainement Albert, voilà pourquoi nous répéterons ce que nous avons dit au commencement de ce conte.

« Albert est rongé par un cruel remords, » parce qu’Albert a commis une de ces fautes qu’on se reproche toute la vie, – sur lesquelles il n’est pas plus possible d’étendre le voile de l’oubli qu’il n’est possible de regagner un jour passé.

Une de ces fautes irréparables dont le souvenir, au lieu de s’effacer avec l’âge, s’envenime de plus en plus, et devient incurable, – une de ces fautes contre lesquelles les lois n’ont pas de cours, parce que le coupable, étant à la fois son juge et son bourreau, – est encore livré, – quand sa conduite est connue, – au mépris et aux railleries du monde, – punition souvent plus sanglante que la hache du bourreau.

Aux railleries du monde, – oui, ceci n’est malheureusement pas un paradoxe, oui, au mépris du monde ; soyez de bonne foi, qu’on vous montre l’Albert vertueux, qu’on vous dise : « Vous voyez bien ce frais et beau garçon, si bien portant, si vermeil, si bien nourri. Eh bien… il s’est trouvé une fois une jeune fille, jolie comme un ange, passionnée, qui lui a fait des avances beaucoup par curiosité, et encore plus par désir ; – figurez-vous qu’assez béni du ciel pour rencontrer un trésor pareil, – une jeune fille de bonne compagnie, aussi délicieusement mal élevée… qui d’un mot pouvait être à lui… toute à lui… une jeune fille dont le premier il a fait battre le cœur… figurez-vous que cet Albert trouvant cela… a résisté, a fait le Scipion, et que le lendemain d’un baiser que la petite lui avait à peu près ravi, il s’est sauvé pour ne pas succomber ! ! !… »

Eh bien le monde dira : « C’est un sot, un animal, un niais, je n’en voudrais pas pour mon ami, tout au plus pour mon intendant, ou pour mon notaire, – à la bonne heure. »

Voilà ce que dira le monde, cette majorité de la société qui seule fait la représentation, classe ce qui est bien ou mal, reçu ou blâmé.

Ce monde enfin, par lequel et pour lequel on vit, méprisera profondément le vertueux Albert, le méprisera comme homme du monde, – et on a beau dire, on n’accepte que les jugements de ce monde-là, – on y compte, on y croit, on s’en pare, et d’être réputé un homme bien moral par un épicier, si même les épiciers croient encore à la vertu, ne dédommagerait pas des sarcasmes et des railleries de ce monde.

Maintenant qu’on dise à ce même monde : « L’Albert d’autrefois a quelque peu vécu. – Il arrive, et trouve une lettre qui lui apprend qu’un autre, laid, bête, vain et insolent, a joui de ce qu’il a refusé. – Aussi maintenant Albert est poursuivi d’un remords atroce, cuisant, profond ; car il ne se pardonne ni ne se pardonnera jamais sa sottise, car il a toujours devant les yeux ces charmes ravissants qui pouvaient être à lui et qu’il a refusés, par je ne sais quelle sotte susceptibilité. Maintenant, Albert cherche la solitude, poursuivi encore une fois par ce remords implacable. »

Le monde répondra : « Cela prouve qu’il a au moins le sens commun. – Péché avoué est à moitié pardonné ; qu’il ne recommence plus, et l’on verra… Mais par Dieu, il aura fort à faire pour faire oublier une pareille énormité. »

Oui, voilà ce que dira le monde et ce qui m’oblige à conclure par cet aphorisme qui est peut-être désolant, mais qui avant tout est vrai, je crois.

On se repent toujours du bien qu’on a fait, et l’on regrette souvent le mal qu’on aurait pu faire, – ou mieux, – disons avec La Rochefoucault :

Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécution et de haine que nos bonnes qualités.

UN CORSAIRE.

FRAGMENT DU JOURNAL D’UN INCONNU.

... Ayant obtenu de mon amiral un congé de quelques mois, je visitais alors en curieux tous les ports de la Manche, qui, dans notre dernière guerre avec les Anglais, ont fourni une si grande quantité d’intrépides corsaires.

J’étais fort jeune alors, et comme je n’avais jamais vu de corsaire, j’aurais tout donné au monde pour en voir un, mais un vrai, un type, le blasphème et la pipe à la bouche, fumant de la poudre à défaut de tabac, l’œil sanglant, et le corps couvert d’un réseau de cicatrices profondes à y fourrer le poing.

Comme, dans une de mes stations sur la côte, j’exprimais ce naïf désir à un ami de ma famille, homme fort aimable et fort spirituel auquel j’étais recommandé, il me dit :

« Eh bien ! demain je vous ferai dîner avec un corsaire.

— Un corsaire ! – lui fis-je.

— Un vrai corsaire, – reprit-il, – un corsaire comme il y en a peu, un corsaire qui à lui seul a fait plus de prises que tous ses confrères depuis Dunkerque jusqu’à Saint-Malo. »

Je ne dormis pas de la nuit, et le jour me parut démesurément long, quoique j’eusse essayé de lire Conrad, de Byron, pour me préparer à cette sainte entrevue.

À cinq heures j’arrivai chez mon ami. C’est stupide à dire, mais j’avais presque mis de la recherche dans ma toilette. En entrant je trouvai à mon hôte un aspect soucieux qui m’effraya, et je frémis involontairement.

« Notre corsaire ne viendra qu’à la fin du dîner, – me dit-il ; – il est en conférence avec le capitaine du port.

— Hélas ! j’attendrai donc, » répondis-je, en sentant mon cœur se rasséréner.

On se mit à table. J’étais placé à côté de la femme de mon hôte, et, à ma droite, j’avais un monsieur de soixante ans, qui paraissait fort intime dans la maison, et qu’on appelait familièrement Tom.

Ce monsieur, fort carrément vêtu d’un habit noir qui tranchait merveilleusement sur du linge d’une éblouissante blancheur, ce monsieur, dis-je, avait une franche et joviale figure, l’œil vif, la joue pleine et luisante, et un air de bonhomie répandue dans toute sa personne qui faisait plaisir à voir. Il me fit mille récits sur sa ville dont il paraissait fier, me parla des embellissements projetés, de la rivalité de l’école des frères et de l’enseignement mutuel, et finit par m’apprendre, avec une sorte d’orgueilleuse modestie, qu’il était membre du conseil municipal, capitaine de la garde nationale, et qu’il jouissait même d’un certain crédit à la fabrique. Je le crus sur parole. Ces détails m’eussent prodigieusement intéressé dans toute autre circonstance ; mais, je dois l’avouer, ils me paraissaient alors monotones, dévoré que j’étais de voir mon corsaire. Et mon corsaire n’arrivait pas. En vain notre hôte, par une charitable attention, et dans le but de me distraire, s’était mis à taquiner M. Tom sur je ne sais quelle fontaine qui tombait en ruines, quoique lui, Tom, fût spécialement chargé de la surveillance de ce quartier. Je ne retirai de ce charitable procédé de mon hôte que cette conviction : que M. Tom, au nombre de ses autres qualités sociales et municipales, joignait le caractère le plus doux, le plus gai et le plus conciliant du monde.

On servit le dessert. Les gens se retirèrent : j’étais désespéré ; n’y tenant plus, je m’adressai d’un air lamentable à l’amphitryon :

« Hélas ! votre corsaire vous oublie, – lui dis-je.

— Quel corsaire ? – dit M. Tom qui cassait ingénument des noisettes.

— Mais le commissaire de marine que j’avais invité, » dit mon hôte en riant aux éclats de cette bêtise.

J’étais rouge comme le feu, et pardieu si colère, qu’il fallut la présence des deux femmes pour me contenir.

Je ne sais où ma vivacité allait m’emporter, lorsque, pour toute réponse, je vis mon hôte sourire en regardant les autres convives, qui sourirent aussi. J’en excepte pourtant M. Tom, qui devint rouge jusqu’aux oreilles, et baissa la tête d’un air honteux.

Il n’y a que cet honnête bourgeois qui soit indigné de cette scène ridicule, pensai-je en vouant un remerciement intime au digne conseiller municipal.

« C’est assez plaisanter, monsieur, – me dit alors l’hôte d’un air sérieusement affectueux ; – excusez-moi si j’ai ainsi usé ou abusé de ma position de vieillard pour vous mettre à l’abri des impressions calculées à l’avance, car, grâce à ces préventions, monsieur, on juge mal, je crois, les hommes intéressants. Oui, quand on les rencontre tels qu’ils sont au lieu de les trouver tels qu’on se les était figurés, votre poésie s’en prend quelquefois à leur réalité, et par dépit d’avoir mal jugé, vous les appréciez mal, ou vous persistez dans l’illusion que vous vous étiez faite à leur égard. »

Je regardai mon hôte d’un air étonné. J’avais seize ans, il en avait soixante, et puis je trouvai tant de raison et de bienveillante raison dans ce peu de mots, que je ne savais trop comment me fâcher.

« Une preuve de cela, – ajouta-t-il, – c’est que si tout à l’heure je vous avais montré notre corsaire, en vous disant : le voici, vous eussiez, j’en suis sûr, éprouvé une tout autre impression que celle que vous avez éprouvée, et pourtant cet intrépide dont je vous ai parlé est ici au milieu de nous, il a dîné avec nous. – Je fis un mouvement. – Je vous en donne ma parole, » dit mon hôte d’un air si sérieux que je le crus.

Alors je promenai mes yeux sur tous ces visages, qui s’épanouirent complaisamment à ma vue, mais rien du tout de corsaire ne se révélait.

» Regardez-nous donc bien, » me dit M. Tom avec un rire singulier.

Alors mon hôte me dit, en me désignant M. Tom de la main :

« J’ai l’honneur de vous présenter le capitaine Thomas S…

— Le capitaine S… ! vous êtes le brave capitaine S… ? – m’écriai-je, car le nom, l’intrépidité et les miraculeux combats de l’homme m’étaient bien connus, et je restai immobile d’admiration et de surprise : mon cœur battait vite et fort.

— Eh ! mon Dieu oui, je suis tout cela… à moi tout seul, – me dit le corsaire en continuant d’éplucher et de grignoter ses noisettes.

— Vous êtes le capitaine S… ? » dis-je encore à M. Tom en le couvant des yeux, et m’attendant presque à voir depuis cette révélation le front du conseiller municipal se couvrir tout à coup de plis menaçants, son œil flamboyer, sa voix tonner…

Mais rien ne flamboya, ne tonna ; seulement le corsaire me dit avec la plus grande politesse :

« Et je me mets à vos ordres, monsieur, pour vous faire visiter la rade et le port. »

Après quoi il se remit à ses noisettes. Il me parut trop aimer les noisettes pour un corsaire.

En vérité, j’étais confondu, car, sans trop poétiser, je m’étais fait une tout autre figure de l’homme qui avait vécu de cette vie sanglante et hasardeuse. Je ne pouvais concevoir que tant d’émotions puissantes et terribles n’eussent pas laissé une ride à ce front lisse et rayonnant, un pli à ces joues rieuses et vermeilles.

Mon hôte, voyant mon étonnement, dit au corsaire :

« Oh ! maintenant, il ne vous croira pas, Tom ; pour le convaincre, parlez-lui métier, ou mieux, racontez-lui votre évasion de Southampton. »

Ici le capitaine Tom fit la moue.

Sur mon observation, mon hôte n’insista pas, et je me mis à causer avec le capitaine, serein et placide, de quelques-uns de ses magnifiques combats avec lesquels nous avons été bercés, nous autres aspirants.

Cette attention de ma part flatta le capitaine Tom, la conversation s’engagea entre nous deux ; il me donna même quelques détails sur la façon de combattre, mais tout cela d’un air, d’un ton doux et calme qui faisait un singulier contraste avec la couleur tragique et sombre du sujet de notre conversation.

Entre autres choses, je n’oublierai jamais que, lui demandant de quelle manière il abordait l’ennemi, il me répondit tranquillement en jouant avec sa fourchette : « Mon Dieu, je l’abordais presque toujours de long en long, mais j’avais une habitude que je crois bonne et que je vous recommande dans l’occasion, car c’est bien simple, – ajouta-t-il à peu près du ton d’une ménagère qui hasarde l’éloge d’une excellente recette pour faire les confitures ; – cette habitude, reprit-il, la voici : au moment où j’étais bord à bord de l’ennemi, je lui envoyais tout bonnement ma volée complète de mousqueterie et d’artillerie bourrée à triple charge. Eh bien, vous n’avez pas d’idée de l’effet que ça produisait, – ajouta le capitaine en se tournant à demi de mon côté et secouant la tête d’un air de conviction.

Je pris la liberté d’assurer au capitaine que je me faisais parfaitement une idée de l’effet que devait produire cette excellente habitude qui, dans le fait, était bien simple.

— Bah !... Tom fait le crâne comme ça, – dit mon hôte d’un air malin, – il ne vous dit pas qu’il a peur des revenants !

— Oh ! des revenants ! – dit joyeusement Tom en remplissant son verre d’excellent curaçao.

— Des revenants, – reprit mon hôte, – enfin l’homme aux yeux mangés ne vous visite-t-il jamais, Tom ?… »

La figure du capitaine prit alors une bizarre expression : il rougit, son œil s’anima pour la première fois, et posant son verre vide sur la table, il me dit en passant la main dans ses cheveux gris et découvrant son large front : « Aussi bien il veut me faire raconter mon évasion de Southampton ; cette diable d’aventure s’y rattache. Écoutez-moi donc, jeune homme.

— Ah çà, Tom, songez à ces dames, – dit mon hôte, en montrant sa femme et une de ses amies.

— Ma foi, – dit le capitaine, – si la chaleur du récit m’emporte, figurez-vous bien, mesdames, qu’au lieu du mot il y a des points. »

Je ne sais si ce fut une illusion, ou l’effet du curaçao réagissant sur le capitaine, ou le charme sombre et magique que jette sur tout homme ce fier nom de corsaire qu’on lui a écrit au front…, toujours est-il que, lorsque le capitaine commença son récit, il s’empara de l’attention par un geste de muet commandement. Il me sembla un homme extrêmement distinct du conseiller municipal.

Le capitaine commença donc en ces termes :

« C’était dans le mois de septembre 1812, autant que je puis m’en souvenir. Il ventait un joli frais de nord-ouest, j’avais fait une pas trop mauvaise croisière, et je m’en revenais bien tranquillement à Calais grande largue avec une prise, un brick de 280 tonneaux, chargé de sucre et de bois des îles, lorsque mon second, qui le commandait, signale une voile venant à nous. Je regarde ; allons bien… Je vois des huniers grands comme une maison : c’était une frégate du premier rang. Le damné brick marchait comme une bouée : je donne ordre à mon second de forcer de voiles, et je commence à couvrir mon pauvre petit lougre d’autant de toiles qu’il en pouvait porter ; il était ardent comme un démon, et ne demandait qu’à aller de l’avant ; aussi voilà que nous commençons à prendre de l’air… et à filer ferme…, ce qui n’empêcha malheureusement pas la frégate d’être dans nos eaux au bout de trois quarts d’heure de chasse.

» Pour me prier d’amener, elle m’envoya deux coups de canon qui me tuèrent un novice et me blessèrent trois hommes.

» Pour la forme, seulement pour la forme, je lui répondis par ma volée à mitraille, qui pinça une demi-douzaine d’Anglais ; c’était toujours ça, et tout fut dit. Je fus genoppé, mais, par exemple, traité avec les plus grands égards par le commandant anglais, qui avait entendu parler de moi. C’était la troisième fois qu’on me faisait prisonnier, mais j’avais toujours eu le bonheur de m’échapper des pontons.

» Nous ralliâmes Portsmouth et nous y arrivâmes à peu près à l’heure à laquelle je complais rentrer à Calais. Oui, au lieu d’embrasser ma mère et mon frère, de conduire ma prise au bassin et de coucher à terre, j’allai droit vers un ponton, et peut-être pour y rester longtemps. C’était dur ; mais alors j’étais entreprenant, j’étais jeune et vigoureux, j’avais une bonne ceinture remplie de guinées, et par-dessus tout une rage de France qui me rendait bien fort, allez. Aussi, quand le commandant, devant tout son animal d’état-major, me fit un grand discours pour me dire que désormais j’allais être serré de près…, mis dans une chambre à part, surveillé à chaque minute…, que c’était ma vie que je jouais en tentant de m’évader ;… enfin une bordée de paroles superbes, je ne lui répondis, moi, pas autre chose que je m’en…

— Tom,… Tom,… – s’écria fort heureusement mon hôte…, car le capitaine, dans la chaleur du récit, avait déjà fait entendre certaine consonne sifflante qui annonçait un mot des plus goudronnés.

— Mais c’est que c’était vrai, c’est comme je vous le dis, – reprit le capitaine, – je m’en…

— Tom, – s’écria encore mon hôte, – ce n’est nullement votre véracité que j’interromps, mais songez à ces dames, Tom !

— Ah ! tiens, c’est vrai, – reprit le capitaine. – Eh bien ! non, je dis au commandant : je m’en moque. Je m’évaderai tout de même. — Nous verrons, répondit l’Anglais. — Je l’espère bien, lui dis-je. – Et on m’envoya à Southampton-Lake, à bord du ponton la Couronne.

» Southampton-Lake est un assez grand lac, situé à environ quinze lieues de Portsmouth ; ce lac n’a d’autre issue qu’un étroit chenal, ce chenal débouche dans un bras de mer qui court du N.-O. au S.-E., et ce bras de mer, après avoir formé les rades de Portsmouth, de Spithead et de Sainte-Hélène, se jette enfin dans la Manche, après avoir contourné les îles Portsea, Baling et Torney.

» Je ne vous donne tous ces détails qu’afin de vous faire voir que ce diable de lac était une position inexpugnable, et à cause de cela même parfaitement choisie pour servir de mouillage à une douzaine de pontons qui renfermaient alors quelques milliers de prisonniers de guerre français, au nombre desquels j’allais me trouver, et au nombre desquels je me trouvai bientôt comme je vous l’ai dit, à bord de la Couronne, vaisseau de 80 rasé.

» Ce ponton était commandé par un certain manchot, nommé Rosa, un malin, un fin matois s’il en fut, beau, jeune et brave garçon d’ailleurs, qui avait perdu un bras à Trafalgar, et exécrait autant les Français que moi les Anglais : c’était de toute justice, je ne pouvais lui en vouloir pour cela, il était de son pays et moi du mien.

» Le premier jour que je vins à bord, il me fit voir son ponton dans tous ses détails, ses grilles, ses serrures, ses pièges, ses trappes, ses verrous, ses barres, les rondes qu’on faisait tous les quarts d’heure, les visites, les sondages qui ne laissaient pas une minute de repos aux murailles de ce pauvre vieux navire. Puis il finit par m’annoncer qu’en outre de ces précautions, j’aurais encore à mes trousses et à mes ordres un caporal qui ne me quitterait pas plus que mon ombre, afin, disait-il d’un air gouailleur, que mes moindres désirs fussent prévenus.

» Cependant, ajouta-t-il, si vous vouliez me donner votre parole d’honneur de ne pas chercher à vous évader, capitaine, je vous laisserais libre d’aller à terre tous les jours, et, à bord, votre chambre ne serait jamais visitée.

» Vous êtes trop aimable, lui dis-je, mais je ne veux pas vous donner cette parole-là, parce que, voyez-vous, le soir et le matin, la nuit et le jour, je n’ai qu’une pensée, qu’une idée, qu’une volonté, celle de m’évader. — Vous avez bien raison, et j’en ferais tout autant à votre place, me répondit le manchot ; seulement je vous préviens d’une chose, c’est que vous me piquez au jeu, et que, pour vous retenir », tout moyen me sera bon. — Mais c’est trop juste, lui dis-je, puisque tout moyen me sera bon pour me sauver.

» Le fait est que pour se sauver c’était bien le diable. Figurez-vous que tous les sabords ou ouvertures qui donnaient du jour dans les batteries étaient grillés, regrillés et surgrillés de telle sorte qu’on ne pouvait songer à y passer, d’autant plus que ces barreaux étaient visités cinq à six fois par jour, et autant de fois par nuit ; en admettant même que vous eussiez pu passer par un de ces sabords, il régnait au-dessous une espèce de petit parapet qui faisait le tour du navire, et sur cette galerie se promenaient continuellement des sentinelles. Or, dans le cas où vous auriez échappé à ces sentinelles, vous n’eussiez pas échappé aux rondes de canots armés qui, la nuit, se croisaient dans tous les sens autour des pontons. Enfin, eussiez-vous même eu ce bonheur, il vous fallait encore gagner à la nage les rives de ce lac, qui étaient environ éloignées d’une lieue et demie de tous les côtés du ponton.

» Ce n’est pas tout, si l’eau de ce lac eût été partout profonde ou guéable, quoique extrêmement hasardeux, un tel trajet eût été possible ; mais ce qui le rendait presque impraticable, c’est que, pour aller à terre, il fallait absolument traverser trois bancs d’une vase épaisse, molle et gluante, dans laquelle on ne pouvait ni nager, ni marcher…

» Aussi, à vrai dire, ces bancs de vase faisaient-ils, en partie, la sûreté des pontons.

» L’espionnage aussi servait assez les Anglais, vu qu’il y a des gredins partout, et plutôt sur les pontons qu’ailleurs, car la misère déprave ; et sur dix évasions manquées, il y en avait toujours neuf qui avortaient par la trahison de faux-frères.

» Les prisonniers avaient bien essayé de remédier à ces désagréments en massacrant, avec des circonstances assez bizarres, que je tairai d’ailleurs à cause de ces dames (ajouta fort galamment le capitaine), en massacrant, dis-je, les traîtres qui les vendaient, lorsque les commandants anglais ne les retiraient pas assez vite du bord ; mais rien n’y faisait, et la délation allait son train, parce que les Anglais la payaient bien.

» J’étais donc depuis huit jours à bord de la Couronne, lorsqu’un matin on apprend qu’un nommé Dubreuil, un matelot de mon pays, assez mauvais gueux du reste, s’était évadé pendant la nuit, ayant, à ce qu’il paraît, trouvé moyen de se cacher le soir dans une grande chaloupe de ronde. Une fois l’embarcation poussée au large, comme le temps était noir, on le prit pour un matelot de service ; puis, quand il vit le moment favorable, il se jeta à l’eau, plongea et disparut sans qu’on ait jamais pu parvenir à le rejoindre.

» Vous concevez si cette nouvelle irrita mon désir de m’échapper à mon tour ; mais je ne trouvais personne de sûr à qui me confier, et je ne voulais rien hasarder, par les motifs que je vous ai dits, lorsque ma bonne étoile amena, comme prisonnier à bord de la Couronne, un capitaine corsaire de mes amis, gaillard solide, entreprenant,… un homme enfin.

» Dès que nous nous fûmes reconnus, nous comprîmes tout de suite, sans nous le dire, qu’il fallait surtout laisser ignorer cette rencontre au commandant : aussi j’eus toujours l’air d’être plutôt mal que bien avec Tilmont. (C’est comme ça qu’il s’appelait.)

» Tilmont avait avec lui un vieux matelot, nommé Jolivet, dont il était sûr, car ils naviguaient ensemble depuis vingt ans ; nous convînmes de nos faits, et huit jours après la fuite de Dubreuil, jour pour jour, les choses étaient en bon train.

» Le matin de ce jour-là, le manchot me fit appeler dans sa chambre, il était radieux, pimpant et se carrait en se frottant le menton plutôt d’un air à se faire casser les reins… que souhaiter le bonjour : — Capitaine, me dit-il, vous avez voulu jouer gros jeu contre moi, vous avez perdu ; c’est malheureux, une autre fois choisissez mieux vos confidents.

» Comment cela ? lui dis-je sans me déconcerter.

» Oui, reprit-il en époussetant son collet d’un air-dégagé, oui, vous deviez vous sauver demain ou après par un trou fait à la muraille de la coque du navire, à bâbord près du Black-Hole ; c’est un nommé Jolivet qui faisait le trou, vous lui aviez donne dix louis pour le faire, il m’a demandé quinze guinées pour me le vendre, et je les lui ai données bien vite ; car, en vérité, c’était pour rien.

» Comme bien vous pensez, j’étais exaspéré et j’aurais étranglé Jolivet, si je l’avais tenu. — Une fuite si bien ménagée ! disais-je au manchot en trépignant, une fuite à son heure ! sur le point de réussir !… etc., etc.

» Je conçois que c’est désolant, me répondit le scélérat d’Anglais ; mais, pour vous consoler, capitaine, buvons un verre de madère à votre prochaine évasion.

» — Que voulez-vous, – lui dis-je, – c’est à refaire… heureusement qu’il reste de la muraille à percer. Et comme après tout il n’y a pas de quoi se tuer pour cela, nous bûmes à la prochaine, et nous allâmes nous promener dans la batterie basse.

» J’étais ou plutôt j’avais l’air navré, désespéré, tandis que le manchot n’avait jamais été plus gai ; il ricanait, il sifflait, il roucoulait en chantant faux comme un Anglais qu’il était ; enfin il ne pouvait cacher sa joie d’avoir fait rater ma fuite, et il était bien certainement dans son droit.

» Comme nous nous promenions depuis une demi-heure dans la batterie basse, lui toujours guilleret, moi toujours triste, un tapage infernal partit au-dessus de notre tête dans la batterie de 18, et interrompit notre conversation, qui n’était pas vive.

» — Qu’est-ce que cela ? – demanda le commandant à un aspirant qui descendait.

» — Commandant, ce sont les prisonniers qui dansent ; il y a bal là-haut comme tous les jours.

» Est-ce que ne voilà pas ce gueux de manchot qui s’avisa de dire : — Faites cesser, monsieur ; cette joie est inconvenante de la part des prisonniers, le jour où l’un d’eux a vu son projet de fuite avorter… faites cesser aujourd’hui, monsieur.

» Et, avant que j’aie pu l’en empêcher, le chien d’aspirant remonte, et ce bruit, qui tonnait à nous étourdir, cesse à l’instant.

» Alors, je l’avoue, malgré moi je pâlis comme un mort ; car, au moment où la danse cessa, un léger bruit, heureusement imperceptible pour tout autre que pour moi, se fit entendre derrière la cloison qui formait la chambre de Tilmont, chambre sur le plafond de laquelle les danseurs paraissaient sauter le plus volontiers. Ce léger bruit, qui ressemblait au cri d’une scie, dura à peine une seconde après que la danse n’ébranla plus le plancher de la batterie ; mais, comme je vous l’ai dit, cette seconde suffit pour me faire un damné mal ; on m’eut scié le cœur que ça n’eût pas été pire.

» Heureusement le manchot prit cette pâleur pour celle de la colère, car aussitôt je m’écriai furieux : — Et moi, monsieur, je m’oppose à cela : punir ces pauvres gens parce que j’ai été assez sot pour me laisser surprendre, ce n’est pas juste. Vous voulez me faire haïr de mes compatriotes, c’est une lâcheté, monsieur, entendez-vous, une lâcheté ; et, si vous êtes homme d’honneur, vous leur permettrez de recommencer leur danse.

» — Calmez-vous, capitaine, – me dit obligeamment le manchot ; – je vais moi-même leur en donner l’autorisation.

» Et la brute, le sot, le triple sot de manchot d’Anglais y alla lui-même… concevez-vous, lui-même… – s’écriait le capitaine en bondissant sur sa chaise, et tapant dans ses mains avec une joie frénétique et des éclats de rire qui nous stupéfiaient.

» Je vais vous expliquer pourquoi je ris tant à ce souvenir, – ajouta-t-il en se calmant, – c’est que vous ne savez pas une chose… Ces hommes qui dansaient, c’était moi qui, depuis huit jours, les payais vingt sous par tête pour danser et faire un train d’enfer au-dessus de la chambre de ce pauvre Tilmont, sous le prétexte de l’embêter, mais dans le fait, afin qu’on n’entendît pas le bruit qu’il faisait en me creusant pendant ce temps-là un trou dans la muraille du navire, qui formait un des côtés de sa cabane.

» C’est que la trahison de Jolivet était convenue entre lui, moi et Tilmont, et qu’il n’avait vendu le trou qu’il m’avait fait que pour détourner l’attention et renforcer nos fonds des quinze guinées que le manchot lui avait données pour sa trahison. C’est qu’enfin, pendant cette nuit même, je devais m’évader, car le trou de Tilmont était à peu près fini, et les vents paraissaient devoir souffler vigoureusement du nord-ouest, ce qui nous annonçait une nuit sombre et orageuse.

» Comme je vous l’ai dit, cela se passait huit jours après l’évasion de Dubreuil ; mon faux trou avait été vendu, la danse avait recommencé, et j’avais le désespoir sur le front et la France dans le cœur… car Tilmont venait de m’avertir par un signe convenu que le trou était tout à fait fini.

» J’allais monter sur le pont pour voir encore d’où se faisait la brise, lorsque j’entendis le bruit du sifflet du maître, qui appelait tout le monde en haut.

» Au même instant un timonier vint me prévenir que le commandant me demande sur la dunette.

» Je n’y comprenais rien ; je monte tout de même ; mais qu’est-ce que je vois ? l’état-major anglais en grand uniforme, les troupes sous les armes, les prisonniers rangés sur les gaillards, et, comme d’habitude, sous le feu de quatre canonnades chargées à mitraille.

» Le commandant Rosa avait un air grave et solennel que je ne lui connaissais pas. Il se tenait debout : à ses pieds était un hamac posé sur le pont et recouvert d’un pavillon noir.

» Le manchot ordonna de battre un ban, et, quand les tambours eurent cessé de rouler, il dit en français :

» — Il y a huit jours qu’un des prisonniers de ce ponton s’est évadé. ARRIVÉ AUX BANCS DE BASE, il y est resté engagé. Or, voici ce qui lui est arrivé. Puis, se tournant vers moi : — Capitaine, – me dit-il, – voyez donc si par hasard vous ne reconnaîtriez pas ce camarade ? Et, en disant ces mots, il écarte d’un coup de pied le pavillon qui couvrait le hamac. Alors je vois un cadavre tout nu, très gonflé, et d’une couleur verdâtre ; mais ce qu’il y avait d’horrible, c’était sa figure toute déchiquetée, et surtout les orbites sanglants de ses yeux, qui étaient vides ; ils avaient été mangés par les corbeaux…

» À voir ce visage en lambeaux, desséché par le soleil, il était clair que ce malheureux, enfoui dans une vase épaisse et visqueuse, n’avait pu s’en tirer ; que, plein de force, de vie, il y avait attendu la mort pendant des jours ! ! et que peut-être à la fin de son agonie, en voyant les oiseaux de proie tourner sur sa tête, il avait pu prévoir ce qui l’attendait !…

» Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il m’est impossible de rendre l’impression que fit la vue de ce cadavre sur l’équipage et sur moi-même. Mon sang ne fit qu’un tour, je l’avoue ; car la première pensée qui me vint fut que, pendant la nuit, j’allais avoir la même vase à traverser, et que le même sort m’attendait peut-être. Mais comme j’ai toujours eu assez d’empire sur moi, je me contins ; et quand le maudit manchot, après avoir regardé tout le monde pour juger de l’effet que ça produisait, se retourna de mon côté et me dit de nouveau : — Eh bien, capitaine ! reconnaissez-vous ce camarade ?

» Je croisai mes mains derrière mon dos et je lui dis d’un air dégagé (qui me coûtait durement à prendre, je vous le jure) :

» — Je reconnais parfaitement le camarade, monsieur… C’est Dubreuil, un matelot de mon pays ; mais il n’y a pas grand mal, c’était un mauvais gueux qui battait sa mère.

» Mon sang-froid déconcerta le manchot, qui, presque furieux, s’écria en poussant du pied une des jambes de ce cadavre à moitié rongées par les reptiles :

» — Vous voyez pourtant qu’un banc de vase est une promenade fatigante, capitaine, car on y use jusqu’à sa peau.

» — Oui, quand on est assez sot pour ne pas emporter de patins, – lui dis-je en ricanant malgré moi ; car l’imbécile, en me montrant cette jambe mutilée, venait de me donner une idée qui était excellente.

» Il la prit pour une plaisanterie, resta court, et me dit sérieusement :

» — Vous êtes gai, capitaine ?

» — Très gai, monsieur, – répondis-je ; – ainsi croyez-moi, jetez cette charogne à la mer. Ne jouez plus à croquemitaine avec moi, et persuadez-vous bien de ceci : c’est que le ciel du bon Dieu tomberait sur moi, que je gratterais encore pour y faire un trou. Sur ce… bonsoir, monsieur.

» Et je m’en fus, car je n’y tenais plus. Ce cadavre en pourriture me révoltait ; et puis, devant m’évader la nuit même, j’avais bien d’autres chiens à tondre que de faire le vis-à-vis de M. Dubreuil.

— Et vous avez osé vous évader cette nuit-là, capitaine ? – dit une de ces dames dont la terreur était au comble.

— Oui, madame, – reprit le capitaine d’un air grave ; – et par l’enfer, ce fut bien une mauvaise nuit que celle-là. »

Et, probablement au souvenir de tout ce qu’il avait déployé de courage et d’énergie dans cette terrible nuit, la figure du capitaine Tom révéla une magnifique expression de force indomptable et de résolution désespérée. Son regard était fixe et profond, son attitude puissante. Il était sublime ainsi. Un moment j’avais entrevu l’homme que je voulais voir sous son enveloppe naïve et simple.

Et le capitaine continua son récit.

« Ainsi que je vous l’ai dit, – continua le capitaine, – le trou de Tilmont étant terminé, si la nuit devenait bonne, je devais tenter l’affaire.

» Or, elle devint bonne, la nuit, et si bonne, que vers les sept heures du soir il ventait dans notre lac une brise à décorner les bœufs. Le ciel se chargeait de grains dans le nord-ouest ; il tombait une pluie fine et glacée, et le temps tournait à l’orage, que c’était une bénédiction.

» À huit heures du soir on battit la retraite. Les matelots gagnèrent leurs hamacs, les officiers leurs chambres : dix minutes après, tons les feux, hormis les feux de garde, étaient éteints, et l’on n’entendit plus que la marche mesurée des factionnaires des batteries et des parapets. Je me glissai alors à pas de loup dans la chambre de Tilmont. Jolivet s’y trouvait. Il faut vous dire que, le commandant ayant la conviction que Tilmont ne savait pas nager, et par conséquent ne pouvait songer à s’évader, cet officier était moins gêné que nous autres.

» Je me rappelle cela comme si j’y étais. Jolivet sortit pour faire le guet en dehors ; j’entrai. Tilmont était assis sur son lit ; devant lui était un pliant, sur ce pliant un pot d’étain, et dedans quelque chose qui fumait. — Ah çà, ça va-t-il toujours pour cette nuit ? – me dit Tilmont.

» — Toujours, mon matelot, toujours ; la nuit est superbe.

» Là-dessus Tilmont baissa un peu la planche qui cachait le trou, et il vint dans la chambre une rafale d’air qui manqua d’éteindre une petite lampe que nous avions cachée sous le lit ; nous vîmes alors un ciel sombre, une nuit noire comme de l’encre, et quelques gouttes de pluie ou d’écume, fouettées par la violence du vent, tombèrent même dans la chambre. – Alors Tilmont replaça la planche, me regarda entre les yeux, et me dit :

— « Mais là, sans rire, sais-tu qu’il ne fait f… pas beau, Tom ? — Je le vois, mais je m’en f… (pardon, mesdames). — Mais tu y laisseras ta peau. — Encore une fois, je m’en… moque. Crever là ou ailleurs, c’est tout un. — Mais entends donc ce vent, Tom, vois donc comme il nous bourlingue, Tom.

» En effet, le damné ponton roulait comme une galiote ; c’était une jolie tempête. Pour essayer encore de me dégoûter, Tilmont baissa de nouveau la planche du trou, et, malgré l’obscurité, nous vîmes alors toute l’étendue du lac blanchie par l’écume des lames, des lames d’un lac !… vous jugez s’il ventait. Partout le ciel noir et un vent d’enfer. J’avoue que c’était une folie de s’exposer à faire deux lieues et demie à la nage par un temps pareil ; mais je m’étais dit : je partirai, je devais partir. Aussi je tins bon ; et comme Tilmont regardait encore à son trou : — Quand tu te mettras vingt fois le nez à la fenêtre, – lui dis-je, – ça n’y changera rien ; encore un coup, je pars ; foi de Tom, je pars.

» Tilmont savait bien que dès que j’avais dit foi de Tom, c’était fini ; aussi me répondit-il d’un air très sérieux, en fermant son trou : adieu, va. — Qu’est-ce que cela ? – lui dis-je en regardant le fond de ce pot d’étain fumant, qui ne sentait pas absolument mauvais.

— C’est du sucre, du rhum et du café fondus et bouillis ensemble : il y en a une pinte, et tu vas d’abord commencer par me boire ça, Tom. — Non, – lui dis-je ; – que le diable m’étrangle si je fais comme ces chiens d’Anglais, qui ne se trouvent hommes que quand ils sont soûls… — Je te dis que tu vas me boire ça, Tom… — Non. — Ah !… – Et malgré tout, je bus, parce que, quand cet enragé de Tilmont avait quelque chose dans sa tête, il fallait que ça fût comme il le voulait ; mais, quoique j’eusse avalé verre par verre sa diable de mécanique, j’avais le feu dans le ventre. Ah çà, maintenant, – lui dis-je, – et le suif ? — Je l’ai, – me dit-il ; – car il en avait eu six ou sept livres, comme nous en étions convenus.

» Je me mis alors nu comme la main (pardon, mesdames), et, nous deux Tilmont, nous me frottâmes d’une couche de graisse d’au moins six lignes d’épaisseur ; ça n’est pas très propre, mais c’est un procédé bien simple que je vous recommande dans l’occasion, car avec ça vous nageriez dans l’eau glacée comme dans l’eau tiède, sans seulement vous apercevoir du froid.

» Dès que je fus suiffé comme une baleinière, Tilmont m’attacha au cou un collier de guinées cousues dans une peau d’anguille ; je mis dans mon chapeau ciré une petite carte de la Manche, que j’avais prise dans la géographie de l’enfant d’un sergent d’armes. J’y mis encore une boussole, de l’amadou et un briquet ; je passai mon poignard dans le cordon de mon chapeau, que j’attachai bien ferme sur ma tête, et je bouclai sur mes épaules le petit sac de cuir qui contenait un vêtement complet pour m’habiller en sortant de l’eau.

» Comme je finissais d’attacher la dernière courroie de ce sac, je sens mon Tilmont y glisser quelque chose : c’étaient vingt guinées, tout ce qu’il possédait alors. — Tilmont, – lui dis-je, – c’est mal ; tu abuses de ta position. — Allons, allons, – me dit-il d’un air extrêmement impatienté –Voyons pas de palabres… et les patins pour les bancs de vase, où sont-ils ? — Là, derrière mon sac ; en faisant la planche, je pourrai les prendre et me les mettre aux pieds. — Ah çà, est-ce bien tout ? — C’est bien tout. — Alors, adieu, Tom ; bon voyage. — Adieu, Tilmont. – Et il ouvrit le trou en grand. Le vent était si fort qu’il éteignit la lampe. J’embrassai Tilmont sans y voir ; je lui dis : — Remercie bien Jolivet pour moi. Et je me glissai par le trou. — Bien des choses chez toi, – me dit encore Tilmont…

» Et je n’entendis plus rien, car je m’affalais en double le long d’une corde que le vent faisait balancer. Là, grâce au suif, je ne m’aperçus que j’étais dans l’eau que lorsqu’elle me fouetta la figure.

» En me laissant aller au ressac, je me trouvai près des chaînes du gouvernail ; et là, craignant, malgré le bruit infernal du vent et l’agitation des vagues, d’être entendu ou vu par les fonctionnaires, je plongeai une dizaine de brasses. Quand je revins à flot, j’avais le ponton à ma gauche ; je le reconnaissais à ses trois feux, qui brillaient comme trois étoiles au milieu de la nuit.

» Ce qu’il y avait de bon, c’est que le temps était si mauvais qu’on n’avait pas osé mettre d’embarcations dehors pour faire les rondes de nuit. Du côté des hommes, j’étais déjà tranquille ; il n’y avait plus que l’eau, le vent et la vase qui me chiffonnaient.

» Après ça, vanité à part, je nageai comme un poisson. Ce que m’avait fait boire Tilmont me réchauffait au dedans, et le suif m’empêchait de sentir le froid au dehors. La position était tenable, mais il faisait un bien vilain temps tout de même.

» Quand je fus à deux cents brasses du ponton, je ne vis plus rien du tout. Le seul horizon que je pouvais apercevoir tout autour de moi était un horizon de grosses vagues noirâtres qui devenaient blanches à mesure qu’elles se brisaient sur ma poitrine. Le ciel était couvert d’épais nuages roux qui couraient sous le vent, et la pluie qui tombait à verse, me fouettant le visage, m’empêchait de respirer librement, ce qui me gênait le plus.

» Je nageai encore courageusement pendant une demi-heure, et puis j’eus un moment de faiblesse… Je réfléchis que j’aurais peut-être mieux fait d’attendre au lendemain ; mais après ça je pensai à ma mère, à mon frère : alors mes forces revinrent ; je me sentis comme enlevé sur l’eau, et je ne pus m’empêcher de crier hourra. Je fis à ce moment-là certainement les vingt meilleures brassées que j’aie jamais faites. J’étais comme exaspéré. Il me semble qu’alors j’aurais nagé dans du feu.

» Il y avait donc près de trois quarts d’heure que j’étais à l’eau, lorsqu’il se fit au nord-ouest une petite éclaircie. Je vis un peu de bleu et quelques étoiles entourées de nuages gris. À la faveur de cette éclaircie, je distinguai à l’horizon le faîte d’un moulin qui devait me servir de direction pour passer les bancs de vase. Je m’aperçus alors que j’étais plus près de ces bancs que je ne l’avais cru.

» Et ici je ne sais comment vous avouer une chose qui vous paraîtra bien bête, mais qui ne me parut pas telle, à moi, car elle faillit me tuer… C’est qu’à peine j’avais eu pensé à ces bancs de vase que tout à coup le souvenir de ce Dubreuil, qui avait eu les yeux mangés sur ces mêmes bancs, vint s’emparer de moi et ne me quitta plus.

» Et ce souvenir était presque une réalité, car cette diable de figure avait fait sur moi une telle impression !… je me la rappelais si bien, qu’il me semblait la voir, et si bien que je la voyais…

» Oui, oui, je la voyais comme je la vois encore quelquefois dans mes rêves ; ce visage bruni et déchiré, ces lèvres noirâtres et retroussées, ces dents blanches, et surtout ces deux trous saignants où il n’y avait plus d’yeux. Encore une fois, je voyais tout cela ; et, dans ce moment, au milieu de cette nuit d’orage, voir cela, c’était ennuyeux, croyez-moi…

» J’eus beau me roidir, penser que c’était le rhum que j’avais bu, ouvrir les yeux les plus grands que je le pouvais, les fermer, plonger, battre l’eau, me toucher les bras et le corps, la figure me poursuivait. C’était un cauchemar : j’avais la fièvre, le délire, tout ce que vous voudrez, mais je la voyais…

» À ce moment-là, vraiment, j’ai manqué devenir fou, et, pour me fuir moi-même, ou plutôt la damnée figure qui s’attachait à moi, je plongeai avec fureur ; mais au bout de deux brasses je me trouvai arrêté par une substance épaisse. Le fond diminua sensiblement... j’étais dans la vase…

» Alors, comme si le diable s’en fût mêlé, le vent redoubla de sifflements, la pluie de force ; la nuit devint plus épaisse, et il me sembla voir et entendre des nuées de corbeaux au milieu desquels je voyais toujours les deux yeux vides de ce s… Dubreuil qui me regardaient. Ce fut plus fort que moi : je sentais comme une défaillance, et pourtant je me roidissais en criant et râlant du fond de la gorge :

— Ah ! mon Dieu ! On aurait dû m’entendre du ponton, quoiqu’il y eût une lieue. À bien dire, ce fut le plus vilain moment de cette nuit-là ; car après ça je revins à moi, et je me raisonnai un peu en tirant la brasse pour me sauver de la vase, que je n’avais heureusement qu’effleurée. Enfin, – me disais-je… — Tom, tu n’es pas une femme… Si tu réussis, pense que tu vas voir ta mère, ton frère ; tu as échappé à ce gredin de manchot. Dubreuil a été rongé dans la vase, c’est vrai ; mais Dubreuil était un gueux, et tu es un honnête homme, ou, ce qui est plus clair, tu as des patins, et il n’en avait pas… Ainsi, du cœur au ventre, mordieu ! et va de l’avant…

» Je m’écoutai, et j’eus raison. Je fis de mon mieux ; et, toujours nageant et sondant avec mes mains les bords du banc, je trouvai un endroit où la vase était assez compacte pour me soutenir un instant. Je profitai de cela pour attacher mes patins à mes pieds ; et je glissai accroupi sur cette boue liquide comme sur des roulettes. Ces patins étaient faits de deux planches de sapin très larges et très minces, qui, par la grande surface qu’ils offraient à la vase, m’empêchaient d’y enfoncer. Je traversai ainsi le premier banc : puis je me remis à l’eau et à nage pour gagner les autres.

» Une fois que j’eus goûté de mes patins, je vis que ce n’était qu’un jeu d’enfant : aussi je traversai le second et le troisième banc sans y penser, et je dus arriver au bord du lac environ deux heures et demie après mon départ du ponton.

» C’était bien quelque chose, mais ce n’était pas tout ; il fallait songer à sa toilette : j’étais couvert de limon comme un crabe, vu que ce que j’avais traversé en dernier était de la vase. À force de chercher, je trouvai un ruisseau tout près du moulin ; je me débarbouillai, et un quart d’heure après j’étais mis fort décemment en bourgeois. Je bus une goutte de rhum à une gourde dont ce pauvre Tilmont avait précautionné mon sac ; et, consultant ma boussole à l’aide de mon briquet, je me dirigeai vers l’est, voulant marcher toute la nuit afin de me trouver le matin assez loin de Southampton pour ne pas éveiller les soupçons.

» Ce qu’il fallait à tout prix pour moi c’était gagner la côte, et là, de gré ou de force, trouver un canot pour traverser la Manche.

» Je ne vous dirai pas toutes les transes que j’éprouvai, obligé de me cacher le jour et de ne marcher que la nuit, payant quelquefois le silence à prix d’or, ou l’exigeant un peu brutalement ; enfin vous jugerez des assommantes marches et contre-marches que je dus faire, quand vous saurez que j’avais quitté le ponton depuis neuf jours et que je ne me trouvais encore qu’aux environs de Winchelsea, à vingt-cinq ou trente lieues de Portsmouth tout au plus.

» Je commençais à me démoraliser : tant qu’il n’y avait eu que des obstacles à vaincre, ça allait tout seul, parce que les obstacles… ça monte : mais quand il n’y eut plus qu’à se cacher comme un voleur, qu’à prendre garde, qu’à avoir peur d’un schériff ou d’un watchman, ça ne m’allait plus.

» Enfin un matin, c’était, pardieu, un mercredi matin, j’avais marché toute la nuit, et je me trouvais auprès de Falkstone, petit port pêcheur sur la côte, à une douzaine de lieues de Douvres ; j’étais harassé, presque sans argent, abattu, de mauvaise humeur ; il faisait chaud et je m’étais assis sous deux grands arbres qui ombrageaient un banc situé à la porte d’une assez jolie maison, bâtie tout proche des falaises de la côte.

» J’étais donc là, mon bâton entre mes jambes, réfléchissant si je n’aurais pas plus tôt fait d’engager tout bonnement, le poignard sur la gorge, le premier pêcheur que je rencontrerais sur la côte à me confier son canot pour traverser la Manche, au lieu d’être là à me cacher comme un malfaiteur, lorsque j’entends chantonner derrière le mur de cette maison : c’était une voix de femme. Machinalement ou par curiosité, je monte sur le banc, et j’aperçois dans le jardin une belle jeune femme avec un grand chapeau de paille, des cheveux noirs superbes et une robe blanche. Elle arrangeait des fleurs et ne se doutait pas que je fusse là ; mais, au moment où elle se tourne, qu’est-ce que je vois ? un bijou de l’Inde, assez précieux, mais surtout fort remarquable, que je reconnais tout de suite. Ce bijou et l’endroit de la côte où je me trouvais me rappelèrent une chose à laquelle je ne pensais ma foi pas : aussi d’un bond je suis sur le mur, du mur dans le jardin, et assez près de la belle dame pour l’arrêter par le bras au moment où elle se sauvait avec une peur horrible. La pauvre femme tremblait de tous ses membres, et il y avait de quoi ; mais je la rassurai bientôt en lui disant en parfait anglais : Vous êtes la femme du capitaine Dulow. Est-il ici ? — Oui, monsieur. — Vous a-t-il parlé du capitaine Tom S., qui lui a donné ce bijou ? – lui dis-je, en lui montrant un petit poisson d’or à écailles articulées en pierreries qu’elle portait à son cou, suspendu à une chaîne avec sa montre. — Sans doute, monsieur, c’est au capitaine S. que mon mari doit sa liberté, – me répondit cette femme en me regardant avec ses grands beaux yeux étonnés. — Eh bien ! madame, le capitaine Thomas S. c’est moi, je suis prisonnier, je me sauve, cachez-moi ! — Vous, monsieur ! Ah ! quel beau jour pour mon William, monsieur… Suivez-moi.

» Dulow était à la promenade, il revint bientôt, et me reçut bravement, comme j’y comptais ; il me tint caché dans sa maison, dont la position était assez commode pour cela. Le jour je ne sortais pas, et le soir, à la brune, nous allions nous promener sur les falaises, avec sa femme et sa sœur, excellente personne aussi.

» Quand Dulow me quitta dans les temps, je l’avais trouvé si bon garçon, que je l’avais prié d’accepter pour sa femme, dont il me parlait toujours, ce bijou que j’avais rapporté de l’Inde, en lui disant : Dulow, qu’elle le porte en souvenir de son mari. Vous voyez que ça s’est bien trouvé, car c’est à ce diable de poisson d’or que j’ai reconnu madame Dulow. Quant à ce que j’ai fait pour Dulow, ce n’est pas la peine de vous le dire, c’est une misère : dans ce temps-là ç’avait été beaucoup pour lui et rien pour moi ; mais il s’en souvint : c’était tout simple, à sa place j’aurais fait tout de même.

» Par exemple, j’avais beau demander à Dulow les moyens de traverser la Manche, il avait toujours de mauvaises raisons à me donner : c’était très difficile de trouver un canot… Il était impossible d’éviter les gardes-côtes… Les vents étaient contraires… et variables (ce qui n’était pas vrai). Enfin, je l’avoue, je commençais à douter de sa bonne volonté. C’était dur, à trente lieues de France.

» Il y avait déjà dix jours que j’étais chez lui. Un soir il dit à sa femme et à sa belle-sœur comme d’habitude : Mesdames, prenez vos chapeaux, et allons nous promener sur les dunes. J’y allai avec eux. Nous nous promenâmes assez longtemps sans rien dire ; j’étais triste ; le temps se passait ; j’étais inquiet de ma mère ; la guerre continuait, et je n’y étais pas ; et puis enfin il me chagrinait de douter du dévouement de Dulow, qui pourtant n’aurait pas dû être ingrat. Le soleil était couché et la nuit commençait à se faire noire, lorsqu’en arrivant près d’une petite anse, Dulow me dit en levant le nez en l’air : Capitaine, que dites-vous de ce vent-là ? (c’était une jolie brise de plein nord). — Pardieu, lui répondis-je, il n’en faudrait pas plus à un pauvre prisonnier qui aurait un canot pour se trouver, demain matin, couché dans la maison de sa mère. — Eh bien ! alors, me dit Dulow, capitaine, embrassez ces dames et partez. – Je ne compris pas tout de suite : c’était trop loin de ma pensée du moment.

» Dulow me prit par la main en haussant les épaules, et me mena derrière un morne où je vis un assez grand canot gréé avec une grande voile, une misaine et une trinquette amarrée à une roche. — Excusez-moi, me dit alors Dulow, si je vous ai fait attendre si longtemps ; mais il fallait que j’attendisse le tour de service du garde-côte qui croisera cette nuit dans ces parages ; il m’est dévoué ; il sait ce que je vous dois : cette nuit vous pourrez passer sans crainte.

» Je reconnus mon Dulow d’autrefois, et je ne m’étonnai de rien ; j’embrassai ces dames bien fort, lui aussi, et je sautai dans ce canot.

» J’y trouvai des vivres, un compas, des armes, de la poudre, une longue vue de nuit et une mèche. Je fis un dernier signe à ces dames et à Dulow, et je démarrai. J’étais libre…

» Je courus grand large ; la mer était superbe ; un temps de petite maîtresse. La longue-vue de nuit me fut bonne ; car, au bout d’une heure de marche, je distinguai une corvette, peut-être anglaise, sur laquelle j’avais le cap ; je virai de bord et fis quelques bordées. Ce petit accident me retarda un peu ; mais le lendemain matin, au point du jour j’eus le bonheur de voir la terre de France sortir de la brume et de distinguer la jetée de Calais. Il faisait un soleil magnifique, la mer était comme un miroir, la brise fraîche et toujours du nord. Dans deux heures je devais embrasser ma mère et mon frère.

» Mais ce qu’il y eut de bon, c’est que les pilotes, les marins et les flâneurs du port étaient, comme d’habitude, rassemblés sur la jetée, et qu’en regardant deçà et delà avec leurs longues-vues, voilà qu’ils m’aperçoivent dans mon bateau. — Tiens ! un prisonnier qui s’échappe, dit l’un. — Bon… si c’était le capitaine S…, dit l’autre. — Ça se pourrait, dit un troisième. – Et ne voilà-t-il pas qu’un mousse, au lieu d’entendre : si c’était, entend : c’est le capitaine S… Il part comme un trait, et tombe chez ma mère et mon frère en criant comme un sourd : — Voilà le capitaine qui arrive d’Angleterre, tout seul, dans un canot !

» Heureusement que c’était vrai, car sans cela vous concevez quel horrible coup c’eût été pour ma pauvre mère. Enfin elle accourt avec mon frère sur la jetée d’où l’on m’avait déjà reconnu ; je n’étais pas à une portée de canon du port.

» Je n’ose pas vous dire comme je fus accueilli. Tous les bateaux pêcheurs et pilotes de Calais étaient venus à ma rencontre, et me convoyaient : c’étaient des hommes, des femmes, des enfants ; c’étaient des hourras, une joie, des cris de vive le capitaine S… ! qui me faisaient pleurer comme une bête ; et puis au bout de tout ça, sur la jetée, je voyais mon frère soutenant ma pauvre vieille mère qui avait tout au plus la force d’agiter son mouchoir, tant elle était émue.

» Mais, comme je mettais le pied sur l’échelle pour sortir de mon canot, en criant toujours ma mère !… je me sens arrêté au bas de la jetée par un pékin en noir et en écharpe, flanqué de deux gendarmes, qui me demande mon passe-port !

» C’était pourtant le commissaire, qui était assez bête pour me demander mon passe-port. Mon passe-port ! l’animal ! comme si j’arrivais dans sa ville par la grand’route et en vinaigrette. Demander son passe-port au capitaine Tom, qui s’échappait pour la troisième fois des pontons d’Angleterre ! C’était à en devenir commissaire soi-même ! Un chien qui venait me parler de passe-port quand je voyais ma mère à vingt pieds au-dessus de moi ! Aussi comme il faisait mine de se mettre en travers de l’échelle, je l’envoyai, lui et ses gendarmes, se rafraîchir dans le port ; d’un saut je fus sur la jetée, et vous jugez si je fus embrassé par ma mère et mon frère. Mais ce qu’il y eut de fameux, c’est que ces diables de marins étaient furieux, et qu’ils ne voulaient plus laisser sortir de l’eau le commissaire et ses deux gendarmes, qui barbottaient d’un canot à l’autre en criant comme trois caniches en détresse, ajouta le capitaine qui riait encore de souvenir. — Voilà, messieurs, nous dit enfin Tom, de quelle façon je suis revenu cette fois-là d’Angleterre ; mais il ne se passe vraiment pas de semaine que je ne pense à ce misérable Dubreuil, et que je ne voie en rêve sa damnée figure avec ses deux trous sans yeux, qui ont manqué me jouer un si bête de tour. »

____________

Il me serait impossible de dire l’impression que me fit éprouver cette narration, de dépeindre l’âpre énergie des gestes du capitaine, l’inflexion de sa voix brève ou sonore, qui se modifiait, qui se pliait si bien à toutes les exigences de ce récit animé.

Je n’ai rien omis, rien changé ; mais quelle différence ! que cela maintenant me paraît froid, pâle, décoloré, à moi qui l’ai entendu, à moi qui l’ai vu !

Et puis, ce qu’il y avait encore de merveilleux, c’était ce mélange bizarre de deux hommes : l’un grandiose, énergique, bouillant et intrépide, dur comme l’acier, puisant sa force dans la résistance, ayant vingt fois bravé la mort, les horreurs du carnage et de la tempête ; et puis l’homme doux, simple et bon, ayant l’air, pour ainsi dire, d’avoir assisté seulement comme spectateur à cette imposante et terrible partie de sa vie, et de s’en souvenir comme d’un sombre et magnifique drame qu’il aurait vu jouer jadis et qu’il sait par cœur. Ce qui m’avait encore frappé dans ce récit, c’était ce dévouement admirable des marins les uns pour les autres : ces services où il s’agit à chaque pas de vie et de liberté, et qu’ils se rendent avec une insouciance si sublime. Et cela sans se dire merci frère ! car ils ne se disent pas merci entre eux. Mais si un jour le plomb vous atteint au milieu d’une grêle de mitraille, si les vagues écumantes sont sur le point de vous engloutir, vous sentirez une main amie ou reconnaissante vous arracher à son tour à une mort certaine. Et puis, quand vous reviendrez à la vie, peut-être cette main reconnaissante sera-t-elle glacée ; mais c’est comme cela qu’elle vous aura dit merci, c’est comme cela qu’une autre fois vous direz merci à d’autres.

DAJA.

Quelle folie de ne savoir pas se borner à n’aimer la créature que comme on doit aimer ce qui est sujet à périr !

Confessions de saint-Augustin, liv. IV, ch. 7.

 

CHAPITRE PREMIER.

… Je venais de faire une campagne de deux ans dans l’Inde. De retour à Paris depuis six mois, j’avais pour maîtresse la femme d’un de mes amis d’enfance.

C’était une fort jolie femme, un véritable type de race et de distinction ; frêle, blanche, délicate, nerveuse, pâle avec-de grands yeux bruns qui voyaient à peine ; l’air fier et hautain ; un pied charmant ; une main et une taille divines ; de l’esprit, de l’âme ! de l’âme… ni peu ni trop, mais juste ce qu’il en fallait pour mettre quelque poésie dans notre liaison, sans tomber dans les exigences et les ennuis de la passion

Un soir que nous avions dîné seuls, mon ami, sa femme et moi, il demanda sa voiture est dit :

» Je vous quitte, Jenny, car j’ai affaire, et c’est votre jour d’Opéra, je crois…

— Oui, – répondit Jenny ; – mais j’ai donné ma loge aux Bressac.

— Et que ferez-vous ?

— Je ne sais trop… Comme c’est le mercredi de madame d’Arville, j’irai peut-être un moment… »

Je me levai, et me disposais à sortir avec mon ami quand sa femme me dit :

« Je ne vous renvoie pas, au moins ; je n’ai demandé ma toilette que pour neuf ou dix heures… »

Je m’inclinai…

» Sans doute, si tu n’as rien à faire, reste avec ma femme, tu lui tiendras compagnie, car j’ai un diable de rendez-vous de notaire que je ne puis remettre.

— Adieu, Jenny, » dit-il à sa femme en lui baisant la main ; et, se tournant vers moi : « N’oublie pas que j’irai te prendre demain à deux heures pour aller voir cet hôtel de la rue de Londres. »

Et il sortit.

Quand le roulement de la voiture de mon ami m’eut appris son départ définitif, je quittai ma chaise, et j’allai m’asseoir sur la causeuse près de Jenny.

» Voyez pourtant ce que je vous sacrifie, Arthur !… » me dit-elle avec un soupir.

Cette réflexion était si étrange après une intimité de trois mois, si peu en harmonie avec ce qui venait de se dire et de se passer, que, n’y comprenant en vérité rien du tout, je lui répondis :

« Comment… Jenny… quel sacrifice !… »

Elle ne me répondit rien, prit sa cassolette sur une petite table, me tourna le dos, et se mit à jouer avec ce bijou d’un air boudeur et piqué.

« Ah : – lui dis-je en baisant ses jolies épaules, – je conçois. Écoutez, ma chère ; nous sommes convenus d’être francs… je veux donc vous dire ce qui vous contrarie. – Vous m’avez parlé de sacrifice parce que vous avez peut-être lu ce matin le roman de quelque passion malheureuse, ou que le cours fantasque de vos idées vous porte à causer ce soir faute et remords. D’honneur, je ne vous aurais pas refusé cette distraction si j’avais été prévenu, si vous aviez amené ce sujet plus naturellement… Mais, en vérité, cela venait si peu à propos au moment où ce cher Octave vous quittait pour son notaire, que je n’ai pu réprimer un mouvement de surprise… Or, cette surprise vous empêche d’utiliser la disposition d’esprit dans laquelle vous étiez ce soir, et vous m’en voulez… Est-ce cela ? »

Jenny sourit presque…

« Allons, j’ai deviné juste, et, puisque nous sommes en veine de franchise, laissez-moi donc vous dire que d’ailleurs c’était un mauvais thème… que le sacrifice. – Entre nous et dans une liaison comme la nôtre, qu’est-ce que vous sacrifiez ? Être adorée et environnée de soins, d’hommages, avoir la conscience de tout ce qu’on fait pour vous plaire, vous appelez cela vous sacrifier ! À la bonne heure… c’est une conséquence de l’habitude où nous sommes, nous autres, de vous remercier du bonheur que nous vous donnons…

— À merveille !… Et notre réputation ? et nos principes ?

— Voilà un double emploi de mots, réputation dit tout. Eh bien ! en ne s’écrivant pas, et en ayant pour amant un galant homme qui sache vivre, la réputation demeure intacte.

— J’admets cela… et nos principes ?

— Oui… mais moi je n’admets pas vos principes…

— Arthur… vous déraisonnez, ou vous êtes d’une fatuité ridicule.

— Mais c’est au contraire parce que je ne suis pas fat, et que je me compte pour fort peu que je ne crois pas aux principes… Comment voulez-vous sérieusement que je puisse croire à l’influence de ce que vous appelez vos principes, quand je vois un aussi mince mérite que le mien en triompher ? Et encore le mérite n’est rien… Si au moins je vous avais prouvé mon amour par un dévouement sans bornes, une constance désintéressée, parfaite ; mais non : je ne vous avais jamais vue il y a six mois ; je me suis occupé de vous comme on s’occupe de toutes les femmes ; vous m’avez accueilli comme on accueille tous les hommes, et j’ai été heureux, parce que le bonheur entrait dans nos arrangements de position, de relation. Vous ne me devrez pas plus que je vous dois ; nous avons cherché chacun nos convenances, nous les avons trouvées ; jouissons-en, mais ne parlons pas de sacrifice.

— En vérité, ne dirait-on pas que ce mot doit être rayé de notre langue !… Et le remords !… n’est-ce pas un sacrifice que de s’y exposer ?

— Mais nous avons traité la question du remords en parlant de la réputation. Le remords… c’est la peur d’être découvert… Or, avec de la prudence et du mystère… on n’a pas de remords.

— Vous êtes dans un de vos jours de paradoxes : soit ! c’est une coquetterie de votre part… parce que vous savez que rien ne me séduit et ne m’amuse autant que les paradoxes… Aussi, à bien prendre, mon amour pour vous n’est-il…

— Qu’un paradoxe.

— Vous l’avez dit… Mais, pour en revenir à notre discussion, vous niez donc qu’une femme puisse faire un sacrifice à son amant ?

— Pas du tout… Je nie qu’entre nous jusqu’à présent nous nous soyons fait le moindre sacrifice ; et je dirai plus… c’est que, si quelqu’un en a fait, c’est plutôt moi…

— C’est fort amusant !… et comment cela ?

— Écoutez donc, Jenny : vous êtes mariée, et je ne le suis pas ; vous n’avez pas à songer à un avenir, vous, et je me trouve dans la même position qu’une jeune personne à établir qui a un amant…

— Fou que vous êtes !

— Le fait est si vrai que, si je mourais demain, j’aurais sur mon cercueil une couronne de roses blanches et de beaux draps blancs ; et, mon Dieu ! tout autant d’emblèmes de candeur et de pureté qu’un ange de seize ans qui va monter au ciel… ce que c’est que le monde !…

— Et les occasions dans lesquelles une femme peut faire un sacrifice à son amant sont fort rares sans doute, monsieur ? – reprit Jenny.

— Heureusement, fort rares, presque impossibles à rencontrer, en France surtout grâce à nos mœurs et à notre divine corruption, qui, jusque dans le vice, veulent l’aise, le repos, et surtout la liberté.

— Et ailleurs ?

— Oh ! ailleurs, c’est différent… Dans un pays presque sauvage, cela se peut… cela est… cela même a été… je puis le dire…

— Ah ! mon Dieu ! un fait personnel à vous peut-être ?...

— Mais oui… peut-être…

— Oh ! racontez-moi donc cela, je vous en prie !

— Si j’étais fat… je dirais que vous seriez jalouse… j’aime mieux dire que cela vous ennuierait.

— Vous savez bien que non, que rien ne m’intéresse autant que de vous entendre parler de vos voyages… mais vous voulez en parler si rarement… – Voyons… Arthur, je vous en prie… Oh ! conte-moi cela… je le veux !…

— Eh bien ! écoute donc, » dis-je à Jenny.

CHAPITRE II.

» Il y a de cela environ dix-huit mois, j’étais dans l’Inde. L’amiral *** m’avait chargé d’une mission assez importante pour… (pardonnez-moi cet horrible mot) pour Vizagapatnam. Je partis de Madras, je remplis mes instructions, et je revins... Je n’étais plus qu’à quinze lieues de cette ville, lorsqu’un accident, arrivé à un des hommes qui portaient mon palanquin, m’obligea de m’arrêter dans un village appelé Tschina-Marmelong (encore pardon du nom) ; mais, dans l’Inde, ils sont tous comme ça.

» Je ramenai avec moi un de mes officiers, excellent homme, nommé Duclos, qui n’avait qu’un défaut : c’était d’aimer à savoir le matin ce qu’il devait faire dans la journée, et de se désespérer quand un événement imprévu venait bouleverser ses arrangements.

» Or, à défaut d’événements imprévus, moi je me chargeais toujours de déranger ses plans, parce qu’alors rien ne m’amusait tant que sa colère et ses lamentations. Tu conçois bien qu’en route il faut se distraire.

» Quand M. Duclos eut bien gémi sur le retard qui nous retenait dans la chaudrerie de ce village, il me dit : — Enfin nous voilà tranquilles jusqu’à demain…, que ferons-nous ? J’aime à savoir sur quoi compter (c’était son mot).

» — Mais, lui dis-je, ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de souper et de nous coucher ensuite, et de dormir si les moustiques nous le permettent.

» — À la bonne heure, me répondit l’excellent homme, car j’aime à savoir sur quoi compter… Je vais donc aller me promener dans cette rizière en attendant l’heure du repas ; cela me donnera de l’appétit, et me préparera à bien dormir.

» Il s’en fut, et je me promis bien qu’il souperait, qu’il se coucherait, et qu’il dormirait le moins qu’il me serait possible.

» La chaudrerie se remplissait de voyageurs ; une chaudrerie, Jenny, est un caravansérail, une auberge publique fondée par de bonnes âmes, où l’on trouve pour rien l’eau et le couvert, et dans quelques endroits des aliments pour les pauvres.

» Bientôt notre compagnie fut augmentée d’une troupe de daatcheries ou danseuses ambulantes, accompagnées de leurs musiciens.

» Après que ces bayadères, selon le vœu de leur religion, qui prescrit deux ablutions par jour, eurent été se baigner dans l’étang, la conductrice ou bidda de la troupe vint me saluer en me présentant un bouquet, et me demander, au nom de sa compagnie, la permission de danser devant moi.

» Cette demande fut pour moi un coup du ciel. Je décidai mentalement qu’au lieu de souper, de se coucher et de dormir, le malheureux ou plutôt l’heureux Duclos ne souperait pas, assisterait au bal, et veillerait toute la nuit.

» Je dis donc à cette femme que j’aurais le plus grand plaisir à voir danser sa troupe, mais qu’il fallait attendre pour cela l’arrivée de mon camarade.

» À peine eus-je fait connaître ma détermination, que tous les assistants témoignèrent leur joie par les exclamations de nela doré ! maaradjha ! ce qui veut dire grand prince et brave seigneur.

» On mit donc de petites lampes d’argile sur les niches pratiquées à cet usage dans les murs de la chaudrerie ; j’ordonnai à mes porteurs d’aller abattre de nombreuses branches de tamarin et de manguiers, dont on joncha la grande salle... Je fis apporter le matelas de mon palanquin dans un coin ; mon fidèle Fritz me fit un bowl de punch à l’arrach… J’allumai mon houka, et j’attendis Duclos…

» Tu aurais ri comme moi, Jenny, en voyant l’air étonné, stupide de ce pauvre homme à l’aspect de tout ce monde, de cet éclat, de cette verdure éclairée par les lampes, de cet air de fête enfin qui semblait présager quelque chose de si fatal pour son souper et son sommeil.

» Il se fit jour à travers la foule, et s’approchant de moi… — Eh bien ! me dit-il…, nous ne soupons donc plus à présent ? C’est insoutenable, avec vous on ne peut compter sur rien… Encore une fois,… nous ne soupons donc plus ?

» — Pas du tout, mon cher monsieur Duclos… puisque nous sommes au bal… Et, pour preuve, j’ordonnai à mon principal corelis d’aller prévenir les bayadères.

» — Au bal, au bal,… alors pourquoi me faites-vous compter sur le souper et le sommeil ?… Je m’arrange dans cette idée, maintenant c’est le contraire...

» — C’était une surprise, mon cher Duclos…

» — Mais, mon Dieu, vous savez que justement ce que j’abhorre le plus au monde, c’est une surprise…

» — Madame Duclos ne vous a donc jamais souhaité votre fête avec une couronne et des pétards, monsieur Duclos ?…

» — Si, monsieur, me répondit-il, mais nous tressions la couronne ensemble quinze jours à l’avance, et c’est moi qui allumais les pétards.

» — Allons, un verre de punch à la santé de madame Duclos, qui ne vous faisait pas de surprise…

» — Je vous remercie bien, monsieur. – Quand je m’attends à boire du punch, je bois du punch ; quand je m’attends à souper, je soupe, – ou si je ne soupe pas, au moins je ne bois pas de punch, me répondit-il d’un air piqué.

» Le fait est qu’il était désespéré ; car cet excellent homme poussait si loin cet amour du prévu, que lors de notre combat de Tarifa, en 18…, ce qui le contraria le plus fut, non pas le danger qu’il affronta avec une froide intrépidité, mais ce fut le désordre que cet incident inattendu jeta dans sa journée.

» La danse commença. – Elles étaient sept bayadères. La musique résonna, et fit retentir la chaudrerie des sons perçants des cymbales, des caresas, des matatans et autres instruments du pays.

» C’est qu’en vérité, Jenny, elles étaient charmantes : leur costume était si séduisant, leurs cheveux si noirs, si lisses ; et puis les petites plaques d’or attachées à un filet de soie pourpre qu’elles se posent sur le sommet de la tête, leurs longues boucles d’oreilles, les anneaux d’or et d’argent qui entourent leurs jambes et leurs bras,… leurs robes d’étoffe de soie rayée, attachées sur les hanches avec une ceinture d’argent battu ;… tout cela était si élégant, si oriental,… leurs poses enfin lascives et passionnées avaient un caractère si particulier, que j’eusse donné et donnerais encore vingt de vos brillants ballets d’Opéra pour cette danse naïve des daatcheries dans une pauvre chaudrerie du Carnate.

» Quand le bal eut duré environ une heure, je leur fis signe de cesser, au grand chagrin de Duclos, dont les yeux s’animaient, et qui avait fini par jouir de la danse, du houka et du punch, comme s’il s’y fût attendu depuis huit jours ;… de Duclos, qui, paraissant oublier les couronnes conjugales et les pétards de madame Duclos, semblait s’abandonner à des pensées malhonnêtes.

» Comme je parlais passablement la langue hindoue, je remerciai ces bonnes filles, en les assurant que Rambhé, la déesse de la danse, ne les surpassait pas ; mais je les priai de chanter quelque peu…

» Mes louanges leur plurent, les surprirent beaucoup de la part d’un Européen ; et elles me demandèrent ce qu’elles pourraient chanter pour m’être agréable. – Je leur indiquai la Kamie, que j’aimais beaucoup et que j’avais déjà entendue à Surate.

» Elles me chantèrent donc les aventures de la princesse Bedd’hia, épopée maratte pleine de grâce et de fraîcheur.

» Il était minuit lorsque leurs chants cessèrent. Elles voulurent commencer un autre giez ou poème ; mais je les remerciai, et après que, selon l’usage, j’eus offert à la première danseuse mon présent sur un plateau couvert de feuilles de bétel et de noix d’arèque, – tous les spectateurs se retirèrent, les uns dans leurs huttes, les autres dans la chaudrerie.

» Duclos voulut se coucher (il ne soupa pas) sous l’appentis ; quant à moi, je fis porter mon palanquin sous un énorme cocotier, et je m’y étendis, respirant avec délices l’odeur vive et pénétrante de cette végétation si nourrie et si parfumée…

» À peine étais-je endormi qu’un mouvement fait à la couverture de mon palanquin m’éveilla… Qui est là ? dis-je assez étonné…

» Une voix de femme me répondit :

» C’est moi, monsieur, la bidda des daatcheries ; je viens vers vous avec mille compliments de la jeune fille au corset jaune et à la couronne de mongaries, – Daja. – Son cœur s’est ouvert en votre faveur comme le sourd-joupers s’ouvre aux rayons du soleil !

» Recevez le bétel qu’elle vous a préparé elle-même. Elle est assise au pied de votre palanquin, où elle attend vos ordres.

» Le diable m’emporte, Jenny, si je me rappelais la danseuse au corset jaune ! D’ailleurs, j’avais envie de dormir, je voulais repartir le lendemain de bonne heure pour Madras ; et puis enfin ces avances m’eussent peut-être convenu la veille, le lendemain ; – mais alors elles ne me convenaient pas. Aussi je remerciai la bidda de son honnête intervention, et l’engageai à aller offrir le bétel d’amour à mon ami Duclos, dans l’intention de lui ménager une surprise de plus.

» Tembrane Meharsa ! Dieu seul est grand, me répondit la bidda ; ce qui me parut peu concluant relativement à la surprise que je l’engageais à faire à Duclos. Elle s’en alla.

» Le lendemain, les corelis nous éveillèrent. Duclos était prêt, et nous nous disposions à partir, lorsque les daatcheries vinrent prendre congé de moi.

» Je cherchais, par pure curiosité…, la jeune fille au corset jaune,… elle n’y était pas… Je la demandai à la bidda, qui l’appela. Elle vint un moment sur la porte de la chaudrerie, me regarda avec fierté, colère et mépris, porta ensuite la main sur la poitrine pour me saluer, et disparut.

» Nous partîmes. À cent pas de la chaudrerie, je soulevai un des pans de mon palanquin, et comme je regardais dans la direction du village, je vis avec étonnement Daja qui paraissait avoir pleuré, car elle s’essuyait les yeux, et deux de ses compagnes semblaient la consoler… »

— Mais était-elle jolie, cette fille ? – me demanda Jenny avec impatience.

— Ravissante et faite à peindre ! – lui répondis-je.

CHAPITRE III.

» Je ne sais pourquoi, pendant toute la route, – continuai-je en souriant du léger nuage qui avait obscurci le front de Jenny, – je ne sais pourquoi le souvenir de Daja me poursuivit. J’avais beau me dire que ce n’était après tout qu’une fille, une de ces bayadères qui se livrent au premier venu ; j’avais beau me faire tous les raisonnements du monde, boire du punch, faire courir mes porteurs, mâcher du bétel, ménager des surprises à Duclos, ou fumer de l’opium : rien ne pouvait me distraire de la pensée qui m’obsédait.

— Et c’était une fille ? – me demanda Jenny.

» — Oh ! tout ce qu’il y a de plus fille ! Enfin, n’y pouvant plus tenir, le soir de notre arrivée à Tunipatnam, au moment où nos porteurs allaient se coucher…, j’allai trouver Duclos.

» L’excellent homme se préparait à monter dans son hamac qu’il avait amoureusement suspendu dans un coin bien obscur de la nouvelle chaudrerie où nous venions d’arriver.

» L’infortuné Duclos ne soupçonnait pas le moins du monde le but de ma visite ; car, me montrant avec complaisance l’installation de son hamac, qui, à vrai dire, donnait envie de s’y coucher, tant cela était bien arrangé, frais et tranquille :

» — Avouez, – me dit le brave homme, – que je vais passer une fameuse nuit dans ce bon petit coin-là !

» En vérité, Jenny, il me fallut un courage surhumain pour sacrifier Duclos à Daja, pour renverser d’un souffle ce bonheur si bien apprêté : j’eus ce courage, cet admirable courage.

» — Je suis désolé, mon cher Duclos – lui dis-je, – mais nous repartons à l’instant… nous retournons sur nos pas…

» Farceur de commandant ! – me dit Duclos en sautant d’un bond dans son hamac, et faisant avec calme toutes ses dispositions pour sa nuit, arrangeant son oreiller, poussant son traversin…, tant il était loin de penser à l’affreux imprévu qui le menaçait…

» — Je ne plaisante pas, monsieur Duclos, – dis-je très sérieusement, – nous partons… Voici mes porteurs qui viennent me prendre… J’ai fait aussi prévenir les vôtres.

» Duclos se croyait sous l’obsession d’un horrible cauchemar… « Retourner sur ses pas ! à cette heure !… retourner !… se lever !… – disait-il à voix entrecoupée en se tâtant pour voir s’il n’était pas le jouet d’une illusion…

» — Oui, il faut partir… et à l’instant… Voyons, Duclos, du courage…

» — Allons donc ! je ne pars pas…, non, je ne partirai fichtre pas ! – dit tout à coup mon homme se roidissant dans son hamac comme un désespéré et me regardant d’un air hagard.

» — Monsieur Duclos, – lui dis-je, – j’ai pu oublier un instant que j’étais votre supérieur, maintenant je vous l’ordonne.

» Mais, monsieur, pourquoi retourner ?

» Monsieur, je n’ai de compte à rendre qu’à l’amiral, et vous devez m’obéir aveuglément… »

» M. Duclos ne répondit pas un mot, s’habilla, fit décrocher son hamac, monta dans son douli et suivit mon palanquin. Duclos était bleu de colère.

» Mon intention était, Jenny, de rencontrer les bayadères, la bidda m’ayant dit qu’elles se rendaient aussi à Madras. Comme il n’y avait pas d’autre chemin que celui où nous voyagions, j’étais sûr de mon fait : aussi marchâmes-nous toute la nuit.

— Et ce malheureux M. Duclos ? – me demanda Jenny.

» — En arrivant le matin au village où je croyais rencontrer les danseuses, je m’arrêtai, avant que d’entrer à la chaudrerie. Je fis appeler M. Duclos, et pour m’en débarrasser, je lui dis :

» — Je veux bien oublier, monsieur, votre scène inconvenante d’hier, et vous donner une nouvelle marque de ma confiance ; vous allez monter sur le morne qui est situé vers le nord-ouest. Emportez votre graphomètre et votre niveau, – et relevez un plan exact de toute la partie du pays qui s’étend entre la direction du nord-ouest au sud-ouest du compas.

» — Mais pourquoi n’avoir pas fait cela hier…, et à quoi bon ?… C’est le premier plan depuis Vizagapatnam… – me répondit Duclos étonné au dernier point.

» Je coupai court à son interrogation avec ma réponse habituelle, – que je ne devais de compte de ma conduite qu’à l’amiral ; – et l’excellent Duclos se chargea de ses instruments et descendit dans le nord-ouest, en faisant des suppositions à perte de vue sur la nécessité qui m’obligeait de revenir sur mes pas pour lever le plan de Jaffanapatnam.

» Alors, faisant diriger mon palanquin vers la chaudrerie, j’arrivai par une longue allée de cocotiers qui ombrageaient un fort bel étang maçonné dans lequel se baignait beaucoup de monde, et entre autres, tout à l’extrémité, une petite troupe de femmes.

» Tout à coup j’entends un cri perçant sortir de ce groupe ; je regarde avec plus d’attention, et je reconnais Daja, ma danseuse au corset jaune, qui, venant de se baigner avec ses compagnes, ne faisait que de sortir de l’eau, car elle avait encore son pagne de bain.

» La pauvre fille m’avait reconnu, je lui fis signe d’approcher ; elle s’enveloppa d’une couverture de coton blanc et accourut toute honteuse.

» — Daja, je viens pour toi, – lui dis-je, – pour te chercher… Veux-tu venir avec moi ?

» Elle leva ses grands yeux noirs, et n’osait pas comprendre.

» — Veux-tu, Daja ?

» — Avec vous ?…

» — Oui, Daja, venir avec moi à Madras… »

» Alors cette pauvre fille, tremblant de tous ses membres et n’ayant pas sans doute la force de me répondre, me regarda comme en extase, joignit ses deux mains avec force, et me fit signe de la tête qu’elle y consentait.

— Et vous emmenâtes cette créature ? – me demanda Jenny.

» — Oui, ma chère, dans un douli que je pus me procurer ; et je repartis pour Madras avec ce bon Duclos, qui m’apporta son plan, et crut qu’une haute combinaison diplomatique se liait et au mystérieux douli dont il ne soupçonnait pas le contenu, et au plan qu’il avait levé par un soleil ardent. Enfin le bon homme oublia sa marche rétrograde. Seulement un soir en me montrant son verre qu’il allait porter à ses lèvres, il me dit : « Voyez-vous, quelqu’un maintenant me dirait : Vous vous attendez à boire un verre d’arack, et à vous coucher après, n’est-ce pas, monsieur Duclos ? Eh bien ! non, au lieu de cela, vous allez vous en aller mesurer la pagode de Mehemonpa, à douze milles d’ici. Je répondrais à ce quelqu’un-là : Cela ne m’étonnerait pas.

» — Et vous auriez raison, – dis-je à Duclos, – qui pourtant cette fois huma son verre d’arack, et passa la nuit comme il s’était proposé de le faire : car depuis que j’avais Daja je ne ménageais plus de surprises à mon compagnon.

— Ah çà ! mais le sacrifice ? – me demanda Jenny : – jusqu’ici il me semble que c’est vous.

— Attends donc, lui dis-je en voulant l’embrasser.

Elle me repoussa… en me disant : « Une fille… ah !…

— C’est-à-dire, Jenny, une fille, oui, mais qui, par une bizarrerie singulière, était restée pure au milieu de cette troupe ambulante. Elle ne s’y était engagée que depuis environ six mois ; jusque-là elle avait vécu chez sa mère. Mais, dans une de ces guerres sans nombre qui ravagent le Carnate, sa mère avait été tuée, son champ dévasté, et pour vivre elle s’en était allée avec les daatcheries. Or, quand elle me vit, son cœur n’avait pas parlé ; il parla, et elle me le dit tout naïvement.

— Et vous avez cru à cela ? – me dit Jenny…

— Mais que vous êtes singulière, Jenny ! il faut bien que cela soit vrai, au moins une fois…, et cette enfant n’avait pas seize ans.

CHAPITRE IV.

» En arrivant à Madras, je rendis compte à l’amiral de ma mission ; je rompis quelques relations de société que j’avais dans la ville blanche, et même dans la ville noire, pour donner tout mon temps à Daja.

— Mais c’était une passion, – me dit Jenny d’un air moqueur.

— Mieux que cela, c’était un plaisir, et un plaisir de tous les jours. J’avais loué une assez grande maison avec un jardin épais et touffu qui s’étendait sur un étang dont l’eau était limpide, transparente comme du cristal : c’est dans ce délicieux séjour que j’avais établi Daja.

— Et vous aviez mis cette fille sur un pied honorable, je suppose ? – me dit Jenny avec un sourire sarcastique.

— Fort honorable, ma chère : et puis la pauvre fille ne connaissait pas une âme dans Madras, ne sortait jamais ; ses vêtements étaient des espèces de grands peignoirs de coton ; elle couchait à la mode du pays, sur une natte de jonc, mangeait un peu de riz cuit dans de l’eau poivrée, et mâchait du bétel ; vivant, en vérité, de paresse, de bains, d’amour et de soleil. Oh ! si vous saviez, Jenny, quel plaisir c’était pour moi, au lever de l’aurore, quand les blanches fleurs du lotus étaient encore fermées et que les bandes de perroquets et de hérons n’avaient pas encore pris leur volée ; et quel plaisir c’était d’aller avec Daja au bord de ce paisible étang, et de nous plonger dans cette onde fraîche et silencieuse, de voir l’adresse et l’agilité de mon indienne qui l’effleurait à peine en nageant ; de voir l’eau rouler en perles sur cette peau brune et veloutée !… »

Jenny fit un mouvement d’impatience.

« Et puis, après le bain, j’allais à mon bord, et je revenais le soir. Alors, couché sur une natte, fumant mon houka, je regardais Daja danser… ou bien elle me chantait les chansons de son pays, un khyourou, un giet, en accompagnant sa belle voix sonore du péha, espèce de guitare à trois cordes.

» D’autres fois elle me contait des histoires de son enfance, me parlait de ses dieux, de ses naïves croyances, de ses usages bizarres ; conversation pleine d’intérêt, qui irritait ma curiosité sans la satisfaire.

» Tantôt, à la mode du pays, elle me proposait des énigmes et employait enfin, la pauvre fille, tous les moyens qu’elle pouvait imaginer pour me faire passer le temps ; et puis le soir elle me préparait le riz avec une jatte de mologonier et d’eau aromatique, et nous partagions joyeusement ce frugal repas.

— Mais en vérité, – me dit Jenny, – c’est touchant et digne de Bernardin de Saint-Pierre… C’est une pastorale, une idylle, qui eût inspiré Gessner.

— Ma chère amie, – lui répondis-je, – c’est à dix-huit ans qu’on fait des idylles en action ; car alors on aime une femme, non pour soi, mais pour elle, on vit d’abnégation : aussi est-on généralement trompé ou malheureux comme les pierres ; à vingt-cinq, on commence à vouloir sa part de bonheur ; mais à trente, on devient égoïste et l’on aime tout à fait pour soi : au moins, si l’on est trompé, on a joui.

» Or, comme Daja m’amusait infiniment, et comme les cercles de Madras m’assommaient ; comme les femmes y ressemblaient à tout et à rien, n’ayant ni naturel, ni charmes, ni originalité, et ne pouvaient me parler que de ce que je savais mieux qu’elles ; comme il est toujours malheureusement temps d’en revenir à la civilisation, c’est-à-dire aux corsets et à une fade coquetterie, je m’arrangeai parfaitement de mon existence, et m’en arrangeai pendant trois mois, sans connaître un moment d’ennui, et sans voir âme qui vive.

— Je le conçois parfaitement, – me dit Jenny ; – mais heureusement que la misanthropie a cela de bon, qu’elle débarrasse des misanthropes.

— Que voulez-vous, ma chère ! quand on a beaucoup voyagé, on a tant de souvenirs, tant de points de comparaison, qu’on devient comme Louis XIV, difficile à amuser, ainsi que disait madame de Maintenon.

— C’est un malheur… mais c’est comme cela, c’est à prendre ou à laisser. Revenons à Daja. « Un jour que je lui avais promis de la mener à deux lieues de Madras, par mer, voir une pagode assez renommée, par des raisons que vous concevez, ne voulant pas prendre d’embarcation de ma frégate, j’avais loué une chelingue qui devait me transporter moi, Daja et une vieille métisse qu’elle avait prise pour la servir. Nous arrivâmes sur la côte, la chelingue attendait avec son randel ou patron et six rameurs.

» Nous y entrâmes, et j’ordonnai de gagner au large.

» À peine à vingt brasses du bord, je m’aperçus que la diable de chelingue était horriblement chargée : car il ne restait pas six pouces de ses œuvres-mortes hors de l’eau.

» Chien, – dis-je au patron en m’avançant sur lui, – pourquoi as-tu chargé ainsi cette chelingue sans m’en prévenir ? tu vas retourner à terre ou je te casse la figure avec celle rame.

» — Dieu est grand, – me dit cet animal avec son sang-froid.

» Mais, quoique Dieu fût grand il était trop tard, nous nous trouvions au milieu des brisants. Le premier nous prit la poupe et nous emplit à moitié. La damnée barque était si lourde que j’eus beau me mettre au gouvernail, il me fut impossible de la manœuvrer. Un second brisant nous emplit tout à fait.

» Il n’y avait pas une minute à perdre.

» — Daja, suis-moi, dis-je à l’Indienne en me précipitant dans la mer, sans inquiétude sur son sort, car elle nageait comme une dorade.

» À peine étais-je à l’eau qu’un autre brisant me passa en grondant sur la tête ; je plongeai pour prendre fond, et d’un vigoureux coup de pied je revins à la surface de l’eau ; au loin je vis les rames de la chelingue, et près de moi Daja, qui poussa un cri de joie en se précipitant de mon côté, et me disant de m’appuyer sur elle si j’étais fatigué… Je remerciai Daja… lui offrant au contraire mon secours, et lui conseillant de me suivre pour éviter les récifs à fleur d’eau ; car j’avais sondé cette côte, et je la connaissais comme ma chambre.

» Nous nageâmes ainsi pendant quelques minutes, riant même de notre mésaventure ; car nous avions le rivage à trois cents pas devant nous.

» Mais tout à coup je me sens entraîné à fond par un poids énorme ; en plongeant je regarde : c’était la vieille métisse qui s’était accrochée à une de mes jambes, se rattrapant où elle avait pu ; car elle était venue jusque-là entre deux eaux à moitié morte… C’était son agonie. Il n’y avait rien à en espérer, je tâchai de m’en débarrasser. Impossible. Tout ce que je pus faire, ce fut de m’élever encore une fois au-dessus de l’eau, et de crier :

» — Daja, au secours !

» Cette bonne créature, effrayée, vint aussitôt, et me dit de m’appuyer de mes deux mains sur ses épaules, tandis qu’elle nageait seulement avec ses pieds. Je le fis, car la damnée métisse ne me lâchait pas, et j’étais dans l’impossibilité de faire un mouvement. Daja s’agitait avec violence, et avançait quelque peu en criant au secours. – Lorsque tout à coup la s… métisse me mord au genou en expirant, et ce mouvement nous fait couler à fond, Daja et moi.

— Heureusement que vous êtes revenu, – me dit Jenny avec sang-froid.

— Heureusement, – lui dis-je.

» Déjà fort affaibli, je perdis connaissance, et un brisant, m’emportant à ce qu’il paraît, me jeta sur un écueil à fleur d’eau, où je me fis cette blessure à la tête dont vous me demandiez l’origine. Enfin, toujours est-il qu’environ quinze jours après ce fatal événement, je revins complètement à moi : j’étais couché à terre à l’hôpital.

» Auprès de moi était ce bon et excellent Duclos.

» — Ah ! cordieu ! – me dit-il en me voyant ouvrir les yeux, – ce n’est pas sans peine… Comment êtes-vous ?… Vous nous avez joliment inquiétés…

» — Je me sens bien faible, – lui dis-je en tâchant de rappeler mes souvenirs… – Et Daja ?

» — Qui ça, Daja ?… Un chien ?

» Je réprimai un mouvement d’impatience.

» — Savez-vous où est Fritz, mon valet de chambre, monsieur Duclos !…

» — Il est sorti et va revenir dans une heure.

» — Dans une heure… c’est bien long… J’attendrai.

» — Je crois bien que vous attendrez !… Ah dame ! ça ne sera plus comme dans ce diable de voyage où vous me faisiez trotter deçà, delà, et où je n’étais sûr de dormir ma nuit que le lendemain matin en me réveillant… Cette fois du plan de Jaffanapatnam, vous rappellez-vous ?

» — Que dit-on de nouveau, monsieur Duclos ? – lui dis-je pour écarter ces souvenirs qui m’étaient cruels, dans l’état d’incertitude où je me trouvais sur le sort de Daja.

» — Oh ! une bonne histoire, figurez-vous donc ; ça court tous les salons de la ville blanche ; figurez-vous qu’à ce qu’il paraît un des officiers de la division entretenait une fille du pays… Très bien. – C’est-à-dire, je dis très bien, – ce n’est pas dire qu’il l’entretenait très bien, ça ne me regarde pas ; – c’est une réflexion que je fais… Très bien. – Voilà donc que ça le tenait tant et tant, qu’il n’allait plus dans les sociétés, et que les dames de société se dirent : « Il faut ravoir ce charmant garçon qui faisait les délices de nos fêtes, et pour le ravoir il faut lui faire farce… » Vous ne savez pas la farce qu’on lui a faite ? Devinez !

» — Dites… dites donc… – et j’étais pâle comme la mort, Jenny car je ne sais quel effroyable pressentiment me brisait le cœur. – Duclos continua…

» — C’est-à-dire, la farce pas à lui… mais à l’autre… à la fille. L’officier, que, sur l’honneur, je ne connaissais pas, était malade… Qu’est-ce qu’on va faire ? – On dit à la fille : Serviteur… de tout mon cœur… Votre amant est mort, n’y pensez plus et retournez dans votre pays, la belle aux yeux doux…

» — On a fait cela !… Qui a fait cela… Duclos ?… –m’écriai-je en me jetant à demi hors de mon lit…

» Ma foi ! je n’en sais rien, moi ; je ne vais pas dans le monde, et c’est du commissaire que je tiens cette histoire… Qui a fait cela ? peut-être les dames et les messieurs qui voulaient ravoir l’officier qui était si charmant garçon. Écoutez-donc, dans une fichue ville comme Madras, il est bien naturel de tenir à sa société… Mais ce n’est pas tout.

» — Comment, ce n’est pas tout !… – Et je croyais rêver, Jenny, en parlant à Duclos, j’écoutais machinalement…

» — Mais non voilà que ma bête de fille qui croit ça, mais voyez jusqu’où va le fanatisme et la superstition de ces imbéciles-là… voilà-t-il pas que ma bête de fille, qui croit ça, n’en fait ni une ni deux. Sachant bien qu’elle ne peut avoir le corps de son amant qu’elle croit mort, parce que dans notre religion nous n’avons pas la folie de nous brûler comme eux après le de profundis, qu’est-ce que fait donc mon enragée de fille ? Elle ramasse toutes les nippes qu’elle avait de l’officier, en fait un bûcher, et vlan se brûle dessus, au chant de leurs animaux de prêtres, qui étaient enchantés de la chose, vu que la chose devenait rare.

» — Voilà à peu près tout ce que j’entendis, Jenny : car un affreux tremblement me saisit, une sueur froide m’inonda… Je n’eus que le temps de crier Daja, et je m’évanouis. »

____________

Pendant cette longue et cruelle narration, j’avais attentivement regardé Jenny, et rien que de l’étonnement, de la surprise, ne s’était peint sur son joli visage.

» Eh bien, – me dit-elle, – était-ce véritablement cette fille qui s’était brûlée, vous croyant mort ?

— C’était elle, Jenny…

— J’avoue que c’est un genre de sacrifice que je ne comprends pas… Cette fille était folle…

— Folle à lier, » répondis-je…

À ce moment, la femme de chambre de Jenny vint lui demander si elle voulait sa toilette.

« Sans doute, » lui répondit-elle.

En effet, quelque sèche que fût l’âme de Jenny, cette histoire l’avait un peu remuée : son teint s’était animé, soit de dépit, soit de jalousie ; elle se trouvait bien, et voulait profiter des avantages physiques que lui donnait son émotion… C’était si naturel !...

« Seriez-vous assez bon pour passer dans mon parloir, – me dit Jenny ; – car je vais m’habiller, et je vous demanderai votre bras pour aller chez madame d’Arville ?

— À vos ordres, madame, – lui dis-je, et j’entrai dans le parloir.

Ces souvenirs de l’Inde m’avaient attristé ; car cette époque de ma vie est une de celles que je tâche le plus d’oublier. J’étais triste, pensif, rêveur, quand Jenny reparut, éblouissante de beauté, d’élégance et de grâce.

Une idée me vint…

« Comment me trouvez-vous ? – dit-elle en se mirant à la glace... et finissant d’agrafer un bracelet.

— Ravissante, Jenny ! jamais vous n’avez été plus jolie : ces yeux brillants… ces joues rosées…

— À qui dois-je tout cela ? – dit-elle en me donnant sa main à baiser… – N’est-ce pas à vous, à vos vilaines histoires, qui vous émeuvent malgré vous ?… Mais vraiment, ne suis-je pas trop rouge aussi ?…

— Pas du tout, cela vous sied à ravir ; mais puisque c’est à moi, Jenny, que vous devez tout cela… sacrifiez-le-moi, Jenny. Vous voilà belle, éblouissante, parée… ne sortez pas. Ces souvenirs m’ont attristé ; je serais si heureux de passer ma soirée seul près de vous ! Jenny… le veux-tu ? Oh ! je t’en prie ! – lui dis-je.

— Allons donc, – dit-elle… en riant – Quelle folie ! à quoi bon ?… Je n’ai jamais été si bien ; et vous voulez que je sacrifie cela… à quoi ?… à des rêveries… Si le sacrifice en valait la peine, à la bonne heure…

— Mais moi qui le demande j’en suis juge, Jenny…

— Vous êtes un enfant, » me dit-elle.

Puis, sonnant :

« Julie… ma voiture. »

Je ne pus retenir un mouvement d’impatience.

« Holà !… – me dit Jenny de sa douce voix, – de l’humeur ! prenez garde ; on m’entoure d’hommages, et si j’étais coquette…

— Quant à cela, ma chère, je ne suis plus un enfant, et je suis arrivé à ce point d’insouciance qui fait que je me contente d’une seule conviction.

— Et laquelle ?…

— C’est qu’il est impossible qu’une femme ait deux amants à la fois. Or, avec de tels principes, on n’est jamais embarrassé sur le choix de ses maîtresses : aussi j’espère bien en trouver en Angleterre, où je vais.

— Ah ! du dépit !… un départ !… c’est fort gai, – dit Jenny nonchalamment.

— Du dépit ! oh ! mon Dieu, non ; c’est un voyage arrangé depuis longtemps ; car voilà un siècle que cette petite Louisa me tourmente pour voir le pays des vrais mylords, comme dit la naïve enfant… Si vous doutez du voyage, on vient justement de me donner une lettre de mon carrossier… Lisez. »

Jenny prit brusquement la lettre et lut :

« J’ai l’honneur de prévenir monsieur, que sa dormeuse et son briska seront prêts demain vendredi, ainsi que les caisses à chapeau de femme, etc. »

« Ainsi, monsieur, vous partiez… sans me prévenir, sans égards… sans mesure…

— Oh ! voyez-vous, Jenny, je hais à la mort les scènes de départ… Et puis, j’aurais écrit à ce cher Octave.

— À merveille, monsieur !… vous me quittez le premier, vous partez, vous avez le beau jeu…

— Écoutez donc, ma chère, on joue, c’est pour cela. »

Et lui baisant la main je sortis.

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Je fis mon voyage d’Angleterre, et je laissai Louisa à lord Nottigton, qui me la demanda.

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UNE FEMME HEUREUSE.

 

CHAPITRE PREMIER.

MONSIEUR DE NOIRVILLE.

Ce monsieur occupait le premier étage d’une fort belle maison toute neuve dans la Chaussée-d’Antin.

C’était une suite de pièces meublées avec un luxe écrasant ; c’était une profusion de soieries, de dorures et de glaces, de bronzes d’un modèle fort cher, mais fort commun, de ces gravures magnifiquement encadrées, que tout le monde peut avoir ; mais pas un tableau, mais rien d’intime, mais rien qui put révéler un goût de prédilection, mais pas un portrait, pas un de ces meubles anciens auxquels se rattachent souvent tant de souvenirs d’enfance ou de famille ; en un mot, tout dans cette maison était riche, neuf, opulent, et pourtant cette maison paraissait vide, triste et déserte.

Dans l’antichambre il y avait des laquais splendidement habillés, mais de livrées de mauvais goût ; dans l’écurie il y avait de beaux chevaux, sous les remises de belles voitures ; mais tout cela manquait de cet ensemble, de cette tenue, de ce je ne sais quoi, de ce rien qui est tout, car sans lui tant de belles choses sont souvent bien près d’être extrêmement ridicules.

Ce jour-là, sur le midi, M. de Noirville, enveloppé d’une admirable robe de chambre, bâilla, rumina, se détira, et se mit à une des fenêtres de son salon, qui s’ouvrait sur la rue la plus affreusement bruyante de cet étourdissant quartier.

Or, M. de Noirville ne se logeait jamais que sur la rue ; car c’était un plaisir et une occupation pour lui que de regarder passer les passants.

Après deux heures employées avec autant de fruit, il demanda ses chevaux et alla se promener au bois. Maintenant, disons quelque chose de M. de Noirville.

M. de Noirville était un assez bel homme, mais trop obèse, haut en couleur, et atteignant à peine sa trentième année.

Avant que de s’appeler de Noirville, il se nommait simplement Corniquet ; mais ses amis, trouvant que ce nom n’avait pas le sens commun et les humiliait au possible quand ils le prononçaient en public, M. Corniquet l’avait changé pour celui d’une de ses terres, Noirville, qu’il choisit parmi cinq ou six propriétés magnifiques que lui avait léguées son père, feu M. Grégoire Corniquet, d’abord chaudronnier, puis démolisseur, puis usurier, puis enfin riche à millions.

Malgré son immense fortune, M. Corniquet avait été loin de donner une brillante éducation à son fils ; il l’avait envoyé interne dans un collège de Paris, avec un trousseau complet, un couvert d’argent et dix sous par semaine ; puis, tranquille sur l’avenir intellectuel de ce fils chéri, il avait continué de prêter son argent à cent pour cent d’intérêt.

De sorte que ce fils chéri, déjà d’une nature fort bornée, devint ce qui s’appelle un cancre en langage d’écolier : sale, déguenillé, sot et lourd, bafoué par ses camarades, il traîna sa paresse et sa bonasserie sur les bancs de toutes les classes jusqu’à l’âge de dix-huit ans ; alors M. Corniquet père mourut, et M. Corniquet fils se trouva riche de cinquante mille écus de rente.

Le tuteur du jeune héritier était un ami de son père, un homme qui, s’étant aussi enrichi dans les affaires, voyait une compagnie, sinon fort bonne, au moins fort nombreuse.

Ce digne tuteur prit chez lui son pupille, le nettoya, le siffla, le dégrossit un peu, et le lâcha au milieu de sa société, qui l’accueillit comme elle accueillait tout être ayant une valeur intrinsèque de cinquante mille écus de rente.

Au bout d’un an, M. Corniquet, se trouvant émancipé et maître de sa fortune, se lia avec des jeunes gens à peu près aussi riches et aussi nuls que lui : ce fut alors qu’il changea de nom.

Comme ses amis, il dépensa quelques milliers de louis en plaisirs assez grossiers ; puis, par un instinct conservateur que lui avait légué son père, se voyant en avance d’une année de revenu, il s’arrêta tout à coup, calcula fort sagement ses recettes et ses dépenses, et, chose fort rare pour un homme de vingt-cinq ans, il prit le parti d’économiser un tiers de son revenu et de vivre fort grandement d’ailleurs avec le reste.

En effet, il eut des chevaux, une fille de théâtre, une maison à lui, un cuisinier et un équipage de chasse, qui lui valut le titre de louvetier de son département.

Malgré cet instinct d’ordre qui le dirigeait dans l’administration de sa fortune, M. de Noirville était un sot accompli, sans l’ombre d’esprit naturel, n’ayant rien su, rien appris, rien fait, rien pensé, n’étant pas même doué de cette oisive curiosité qui fait chercher quelque distraction dans les arts ; non, il vivait comme l’huître sur son banc, sans passions, sans chagrins, sans idées : ne possédant pas la moindre délicatesse de choix ou de goût, il prenait l’opulence pour l’élégance et la richesse pour le plaisir, car il ne connaissait de bonheurs que ceux qu’on paye avec l’or.

Fort indifférent d’ailleurs pour le souvenir de son père qui l’avait enrichi, il lui en savait à peu près autant de gré qu’on en a pour un banquier qui vous a fait faire une bonne affaire.

Après cela, quoique d’une espèce commune, M. de Noirville n’avait pas de façons par trop mauvaises ; son tailleur l’habillait passablement ; ses amis disaient qu’il était très bon enfant ; sa position de fortune lui donnait assez d’influence dans le monde qu’il voyait. Enfin, il se trouvait fort heureux, et il atteignit sa trentième année en s’amusant de tout ce qui pouvait amuser un homme d’une stupidité désespérante.

Pourtant ce bonheur eut un terme, et quoique nous ayons vu M. de Noirville vêtu de sa belle robe de chambre et occupé à regarder les passants avec un plaisir si profondément senti, une amère et pénible mélancolie était sur le point de l’accabler.

En effet, les événements les plus cruels semblèrent s’être réunis pour le désoler. Dix de ses meilleurs chiens venaient d’être décousus dans une chasse, une fille d’opéra qu’il payait fort cher avait pris la fuite avec son coiffeur, et il s’était aperçu que son maître d’hôtel le volait.

En se promenant au bois, M. de Noirville réfléchit mûrement sur la fatalité qui le poursuivait, et il trouva que le seul moyen de remédier désormais à de pareilles mésaventures était de se marier. « Une fois marié, se dit-il, je n’aurai plus besoin de maîtresse (car M. de Noirville avait des principes fort arrêtés) ; ma femme s’occupera de ma maison, et mon maître-d’hôtel ne me volera plus ; et puis d’ailleurs il est probable que je me suis assez amusé, car depuis deux mois je m’ennuie à crever. Or, j’aime mieux m’ennuyer avec ma femme que tout seul. C’est dit, demain j’irai trouver mon notaire ; car, pardieu, il faut que je me marie le plus tôt possible. »

Et le lendemain son notaire lui disait : « Puisque vous êtes assez galant homme pour ne pas tenir à la fortune, mon cher monsieur, j’ai votre affaire ; une demoiselle d’Elmont, d’une très grande famille, jolie et élevée dans la perfection. Ce soir même j’en parlerai à son oncle, qui sera aux anges ; car, pour elle, c’est un quine à la loterie qu’une telle union. »

Et, selon l’usage, parce qu’un imbécile avait été trompé par une danseuse, volé par un laquais, et s’ennuyait de sa propre sottise, voilà que l’avenir d’une pauvre jeune fille, qui n’en peut mais, se trouve, dès ce moment, à peu près enchaîné au sort de cet homme auquel elle n’a jamais pensé.

CHAPITRE II.

MADEMOISELLE D’ELMONT.

Cécile d’Elmont était parfaitement née ; son père, le marquis d’Elmont, ayant perdu à la révolution une fortune qu’il avait réalisée presque tout entière en valeurs sur l’État, ne trouva dans l’indemnité qu’une fraction bien minime de ce qu’il possédait.

Chargé à cette époque d’une mission diplomatique fort importante, et tenant à représenter dignement son pays, M. d’Elmont dépensa ainsi une portion de ce que la Restauration lui avait rendu ; les dettes qu’il avait été forcé de contracter pendant l’émigration absorbèrent le reste : et lorsqu’il mourut sa femme et sa fille se trouvèrent réduites à une pension fort médiocre.

La marquise d’Elmont ne survécut pas longtemps à la perte de son mari, et Cécile fut confiée aux soins d’un de ses oncles, le comte d’Elmont, excellent homme, colonel en retraite, qui s’était rallié à l’empereur, avait fait toutes ses campagnes, et, rongé de blessures et de rhumatismes, vivait modestement de sa solde ; car sa part d’indemnités, à lui, avait en partie passé au jeu, ce dont il se repentit amèrement lorsqu’il se vit chargé de pourvoir à l’avenir de sa nièce.

Cécile n’était pas rigoureusement belle ; mais elle avait une de ces physionomies pleines de charme, de grâce et de distinction, dont l’attrait doit vivement frapper les gens d’un goût épuré, qui cherchent dans la figure d’une femme autre chose qu’une régularité froide et symétrique.

Tout en Cécile révélait une âme noble, grande, et surtout un esprit d’une excessive délicatesse : ayant toujours vécu dans le monde le plus choisi, façonnée par son père et sa mère aux habitudes les plus recherchées, dotée d’un tact exquis, don si précieux et si cruel à la fois, qui lui faisait éprouver des jouissances et des peines inconnues aux autres organisations, on ne pouvait reprocher à mademoiselle d’Elmont qu’une sorte de sauvagerie ; et cette sauvagerie, on l’expliquerait peut-être par la crainte que Cécile éprouvait de rencontrer dans le monde des idées dont le prosaïsme l’eût douloureusement arrachée de la sphère de pensées d’élite au milieu desquelles elle aimait à s’isoler.

Les pertes désolantes qu’elle avait faites augmentèrent son goût pour la rêverie et la solitude ; frêle et nerveuse, ses impressions devinrent plus vives, puisqu’on dirait que le chagrin double la faculté de sentir ; enfin ce sentiment de répulsion instinctive que Cécile éprouvait pour tout ce qui était vulgaire se prononça de plus en plus ; car elle n’avait jamais apprécié la fortune que comme moyen de poétiser, par un luxe plein de goût, tout le matériel de l’existence.

Cécile vivait pourtant aussi heureuse qu’elle pouvait vivre depuis la mort de son père et de sa mère ; son esprit étendu, profond et naïf, avait trouvé un charme consolant dans la lecture des livres saints et des chefs-d’œuvre de toutes les littératures.

Cette nature si distinguée s’assimilait ces nobles idées, ce magnifique langage, ces caractères imposants qui seuls pouvaient répondre à l’élévation de sa pensée ou à la pureté de son âme, et elle passait ainsi son existence en contemplant les visions splendides de ce monde intellectuel qu’elle évoquait.

Aimant aussi les arts avec passion, et surtout la musique, qui pour elle était la langue divine qui seule pouvait traduire les tristes et sublimes rêveries que lui inspiraient la religion, le souvenir de sa mère ou l’amour éthéré qu’elle rêvait parfois, aux arts aussi Cécile demandait des consolations et l’oubli du présent.

Elle resta donc dans la plus profonde retraite jusqu’au moment où son oncle lui fit part des propositions de M. de Noirville.

Ce jour-là, ne se doutant de rien, la pauvre Cécile était retirée dans le parloir qui précédait sa chambre à coucher.

Ce parloir était pour mademoiselle d’Elmont l’objet d’un culte religieux.

Lorsque le marquis d’Elmont avait quitté son ambassade, se voyant presque sans fortune, il avait dû choisir un appartement modeste ; or, par le plus grand hasard, il trouva ce qui lui convenait dans l’ancien hôtel d’Elmont, propriété qu’il avait vendue avant la révolution, voulant réaliser sa fortune pour passer à l’étranger.

Ce fut donc dans le logement de garçon qu’il avait occupé du vivant de son père que le marquis d’Elmont se retira avec sa femme et sa fille : c’étaient six petites pièces situées au troisième étage et donnant sur le vaste et magnifique jardin de l’hôtel, bâti dans le centre du faubourg Saint-Germain.

Le reste de l’habitation était loué à je ne sais quelle compagnie d’assurance.

Il fallait bien du courage pour braver ainsi tant de souvenirs amers, et, malgré cela, M. d’Elmont trouvait un charme doux et triste à pouvoir raconter à sa famille son enfance et sa jeunesse dans les mêmes lieux où elles s’étaient écoulées si heureuses et si insouciantes.

Il aimait encore à lui montrer le jardin où il jouait tout petit enfant, et le banc de marbre sur lequel sa grand’mère aimait à s’asseoir pour jouir des derniers rayons du soleil.

Ces vieux arbres, qui avaient vu sous leur ombrage tant de générations de cette ancienne famille, étaient pour M. d’Elmont autant de témoins muets de son opulence passée. Cette idée le consolait, et il éprouvait ainsi moins de chagrin à voir l’antique berceau de sa famille livré à des mains étrangères.

On conçoit avec quel respect Cécile conserva l’appartement qu’elle habitait dans cet hôtel ; son oncle vint s’y établir avec elle, et elle se garda de changer rien à ses dispositions.

Ce parloir, qu’elle aimait tant, était la pièce où sa mère se tenait d’habitude ; une harpe, un piano, un chevalet et une bibliothèque de Boulle en faisaient les principaux ornements.

Les murailles étaient cachées par de vieux et nobles portraits de famille, par ceux de sa mère et de son père ; puis, sur des étagères, on voyait une foule d’objets rares et précieux que M. d’Elmont avait rapportés de ses voyages, ou que des amis bien chers lui avaient donnés comme des souvenirs ; çà et là on admirait encore quelques tableaux de l’école italienne et hollandaise, un beau morceau de sculpture, ou une magnifique esquisse offerte par un de ces grands artistes de tous les pays, que le père de Cécile admettait avec tant de bonheur dans son intimité.

Enfin des jardinières remplies de fleurs garnissaient les fenêtres ombragées par la cime des hauts tilleuls du jardin et quelques camélias, ou quelque autre arbuste de prédilection, soigneusement placé dans un beau vase de vieux Sèvres bleu, aux armes de sa famille, ornait la table de travail de Cécile, car tout, dans cette retraite élégante et modeste, rappelait un ami, une impression ou un souvenir.

Mais ce qui surtout était d’un prix inestimable pour Cécile, c’était un antique nécessaire à écrire qui avait servi à sa mère pendant l’émigration, et qu’elle ne regardait jamais sans sentir ses yeux se mouiller de larmes.

Ce jour-là, nous l’avons dit, mademoiselle d’Elmont était loin de penser à la demande qui la menaçait.

Assise dans le fauteuil de sa mère, elle lisait… son beau front appuyé sur sa main blanche et effilée, que les longues boucles de ses cheveux bruns voilaient sans la cacher, elle était vêtue d’une robe blanche, et chaussée avec la plus minutieuse élégance d’un petit soulier de satin noir, quoiqu’il fût encore de très bonne heure.

Une vieille femme de chambre anglaise, que la marquise d’Elmont avait conservée depuis l’émigration, heurta à la porte du parloir, entra et demanda à Cécile si M. le marquis (le colonel avait pris le titre de son frère) pouvait se présenter chez mademoiselle.

Cécile répondit que oui.

La demande et la réponse furent faites en anglais ; car mademoiselle d’Elmont parlait à merveille l’anglais, l’italien et l’allemand.

« Que peut donc me vouloir mon oncle de si bonne heure ? » demanda Cécile.

Et je ne sais quel cruel pressentiment vint l’affliger.

Avant que de parler à sa nièce des intentions que lui avait manifestées le notaire de M. de Noirville, l’excellent colonel avait pris les renseignements les plus minutieux sur ce prétendu, et, il faut le dire, partout ils furent des plus satisfaisants.

En effet, sauf son origine, M. de Noirville était un homme fort honorable, qui, par une économie bien entendue, avait presque doublé sa fortune. D’un caractère facile, généreux sans prodigalité, ayant toujours mis la plus grande convenance dans les liaisons qu’il avait eues, obligeant, d’une figure assez avenante, homme de manières sinon distinguées, au moins décentes, monsieur de Noirville pouvait passer, aux yeux des gens les plus scrupuleux, pour ce qu’on appelle un excellent parti.

J’oubliais de dire qu’il était à peu près certain d’être nommé député dans un département où il possédait d’immenses propriétés.

Des avantages aussi positifs avaient frappé le marquis d’Elmont, qui, avouons-le, étant d’une nature assez peu clairvoyante, ne comprenait pas le moins du monde le caractère de Cécile, et qui, voyant un homme jeune, immensément riche, d’une figure agréable, demander la main de sa nièce, éprouvait le plus vif désir de voir cette union se conclure. Or, le matin que vous savez, il entra chez mademoiselle d’Elmont, et lui dit brusquement :

« Ma chère enfant, voilà ce qui arrive : un M. de Noirville, énormément riche, jeune, beau et bon garçon, qui sera bientôt député, vous demande en mariage. J’ai pris les renseignements, ils sont parfaits ; seulement son origine est assez commune, son père était un parvenu ; mais au temps où nous vivons, on fait peu de cas des noms. Et puis d’ailleurs, ce garçon-là a l’espoir d’être député ; une fois député, comme il est grand propriétaire, il peut bien devenir pair de France ; quoique la pairie soit une bêtise maintenant, c’est un titre qui est toujours un peu plus décent que celui de député… Quelles sont vos intentions, mon enfant ?… »

Cette proposition si inattendue et si étrange stupéfia Cécile, qui, à vrai dire, était bien loin de songer à se marier. S’isolant le plus possible de la réalité, elle s’était fait dans sa retraite un monde de pensées où elle vivait tout entière : aussi répondit-elle d’abord à son oncle qu’elle ne voulait pas se marier.

« C’est fort bien, mon enfant, – dit le colonel, – c’est fort bien quant à présent ; mais que demain je meure, à qui vous confier ? Voulez-vous que j’emporte avec moi la douloureuse incertitude de ne pas être fixé sur votre avenir, que je voudrais voir si prospère et si beau ? N’avez-vous pas promis à votre mère de vous fier à moi pour assurer votre sort ?… »

À ces raisons, Cécile objecta qu’il fallait au moins qu’elle vît M. de Noirville.

Le surlendemain il fut présenté chez le marquis.

Au premier abord, M. de Noirville déplut souverainement à Cécile, et, après une conversation de cinq minutes, elle eut mesuré l’immense intervalle qui les séparait ; aussi, lorsque la première visite fut terminée, elle déclara positivement à son oncle qu’elle aimerait mieux mourir que d’épouser jamais M. de Noirville.

Ce dernier continua nonobstant à se présenter chez le marquis, et Cécile persista plus que jamais dans ses refus.

En voyant la conduite de sa nièce, le colonel commença par se mettre en colère, puis il finit par se chagriner beaucoup, et sa santé s’altéra visiblement.

Aux yeux de cet excellent homme, Cécile passait pour fille et extravagante, et il s’affligeait profondément de la voir, de gaieté de cœur, manquer un aussi beau parti et perdre ainsi son avenir.

« Mais enfin, qu’a-t-il pour vous déplaire ? Trouvez-lui un défaut, un vice, et je me rends, – disait le colonel désespéré. – Est-ce son origine ?

— Toutes les origines sont respectables quand elles sont honnêtes, – disait Cécile.

— Mais alors, qu’avez-vous à lui reprocher ?

— Rien ; M. de Noirville est rigoureusement convenable.

— Et vous le refusez pourtant ? et pourquoi ?… »

Cécile était dans une position cruelle. Son père et sa mère ne lui eussent jamais fait cette question, ou plutôt n’eussent jamais songé à M. de Noirville pour leur fille, eût-il été cent fois plus millionnaire qu’il ne l’était.

Comment expliquer au colonel quel était le sentiment de répulsion qui l’éloignait de ce prétendu ? Cela était au delà du pouvoir de Cécile et de l’intelligence de son oncle.

Mademoiselle d’Elmont se fût résignée à passer pour folle et fantasque, si elle n’avait pas vu la santé de son oncle s’altérer par la peine qu’il éprouvait. Aussi n’eut-elle pas le courage de résister à cette douleur si profonde : elle se sacrifia.

Ce fut le mot qu’elle employa, et qui fit beaucoup rire le bon colonel, qui s’écriait en se frottant les mains : « Se sacrifier à deux cent mille livres de rente et à un brave garçon qu’elle mènera comme elle voudra !… Peste ! on n’en fait pas tous les jours des sacrifices comme ceux-là… »

CHAPITRE III.

MARIAGE.

M. de Noirville était encore en robe de chambre, occupé de regarder les passants, lorsque son notaire vint lui annoncer qu’il était agréé.

« C’est fini, elle consent, – lui dit l’homme de loi.

— Tant mieux, – répondit son client, – car je m’étais dit : Si au bout d’un mois jour pour jour après ma présentation elle me refuse, je chercherai ailleurs. Au reste je suis fort content, car mamzelle d’Elmont n’est pas une beauté, mais elle a une petite figure chiffonnée qui me revient assez ; et puis elle paraît avoir une très jolie éducation et être assez bonne enfant : seulement je ne lui crois pas beaucoup d’esprit, car elle est taciturne en diable ; mais j’aime mieux cela qu’une femme qui jabotte comme une pie borgne. Il y aurait bien encore quelque chose à redire, car elle a l’air bien maigre.

— Ma foi, je ne trouve pas, moi, – dit le notaire, qui pensait au contrat.

— Mais bah ! – reprit son client, – sa première couche l’engraissera, comme on dit. Ah ça ! je ne vous parle pas de sa naissance, – ajouta-t-il, – car ça ne prouve rien. La preuve est que-moi, qui suis fils d’un chaudronnier, j’épouse la fille d’un marquis. »

____________

Les noces se firent et furent splendides, mais d’une splendeur horriblement bourgeoise.

La corbeille et les diamants valaient bien cent mille écus.

Aussi pendant huit jours tout Paris parla de la corbeille, et par conséquent du bonheur de mademoiselle d’Elmont, qui avait pourtant les yeux bien rouges en allant à l’autel.

Entre autres choses, elle pensait avec désespoir qu’il lui faudrait quitter son petit appartement du faubourg Saint-Germain, où se rattachaient tant de souvenirs, pour aller habiter le riche hôtel que M. de Noirville avait déjà acheté dans la rue de Londres.

Car une des habitudes de cette race d’hommes est de changer de demeure avec une effroyable facilité. En effet, que leur importe, qu’ont-ils dans la pensée qui puisse les lier au passé, au présent ou à l’avenir ?

En revenant de l’église, M. de Noirville fit voir à sa femme tout son gros luxe, qu’elle admira médiocrement. Dans son boudoir, comme il disait, elle trouva un nécessaire à écrire tout en or et surchargé de pierreries.

M. de Noirville, en lui montrant le meuble d’un air étonnamment satisfait, dit à Cécile :

« J’espère que cela vaut un peu mieux que cette antiquaille qui était chez toi.

— Je ne vous comprends pas, monsieur, – dit Cécile, affreusement blessée de ce tutoiement si subit.

— Parbleu ! c’est bien clair, je te dis que j’ai remplacé cette vieille machine à écrire que tu avais envoyée ici.

— Mon Dieu ! qu’avez-vous fait de cet ancien nécessaire qui m’appartenait, monsieur, – s’écria Cécile, agitée par une crainte indéfinissable.

— Ma foi, je n’en sais rien, moi ; c’est mon valet de chambre qui profite de tous ces vieux rogatons.

— Ah ! monsieur, c’était l’écritoire de ma mère, – dit Cécile en pleurant.

— Console-toi, – tu n’as pas tout vu, – lui dit son mari, et, souriant, il ouvrit le nécessaire.

— Il y a là 20,000 francs, ce sont tes épingles, tu vois que je fais bien les choses, chère amie.

— Au nom du ciel ! monsieur, – dit Cécile sans lui répondre, – retrouvez-moi à tout prix le nécessaire de ma mère. »

M. de Noirville prit ce désir pour un caprice de jeune fille, fit tout au monde pour avoir ce meuble ; mais ce fut en vain, son laquais l’avait déjà vendu à un brocanteur qu’on ne rencontra plus.

Si l’imparfaite analyse de ces deux caractères a pu en donner quelque idée, on comprendra s’il est au monde une position plus horrible que le fut celle de mademoiselle d’Elmont lorsqu’elle se vit seule avec son mari dans son immense hôtel.

Et pourtant, aux yeux du monde raisonnable, que lui manquait-il pour être heureuse ?

CHAPITRE IV.

LETTRE DE M. DE NOIRVILLE À M. DUMONT, AVOCAT.

Noirville, le 13 avril 18…

» Je te remercie bien, mon cher Dumont, des avis que tu me donnes sur l’expropriation que je médite ; car, si on laissait faire ces canailles de fermiers, les fermes seraient les tombeaux de notre argent ; sans être avare, je tiens à ce que j’ai ; car si je n’en avais plus, personne ne m’en donnerait. Je te remercie bien aussi du modèle de four pour la pâtisserie ; mon cuisinier en est enchanté, et par conséquent moi aussi ; j’ai encore à te remercier de la consultation que tu m’as envoyée pour ma femme ; depuis six mois que je me suis lancé dans le conjugo, comme on dit, c’est la septième ou huitième fois que j’ai recours aux médecins, et ce ne sera probablement pas la dernière ; la santé de ma femme ne s’améliore pas du tout, au contraire, et personne ne conçoit rien à son état ; il faut qu’elle ait une maladie de famille, quelque chose comme d’être poitrinaire, car elle maigrit à vue d’œil, ce qui n’est pas très agréable pour moi ; car elle n’était pas déjà trop grasse : aussi je fais tout ce que je peux pour qu’elle mange de la viande et de la pâtisserie, ça lui donnerait du corps ; mais il n’y a pas moyen ; moi, j’en mange toujours, et cela me profite si bien que j’engraisse pour deux, et que si j’ai quelque chose, c’est trop de santé. Ma femme a perdu ce vieil oncle qu’elle avait ; entre nous, je n’en suis pas fâché, car il était sans cesse à me relancer pour savoir pourquoi sa nièce était triste comme un bonnet de nuit : est-ce que j’en savais quelque chose moi ? Et au fait, que lui manque-t-il pour être heureuse ? Voitures, hôtel à Paris, diamants, loge aux Bouffons et à l’Opéra, belle terre, bonne table et bon feu, elle a tout, aussi je suis tranquille comme Baptiste. Ma conscience est satisfaite, puisque je fais tout pour son bonheur, et elle le mérite, mon cher Dumont, car elle mène très bien ma maison : je n’ai plus ces peurs que j’avais, avant mon mariage, d’être volé par mon maître d’hôtel ; c’est elle qui se mêle de tout ça, je ne m’en occupe plus ; je dors sur les deux oreilles, comme dit le proverbe ; je deviens gourmand comme un dindon et gros comme un tonneau ; c’est moi qui ai un ventre maintenant ! mais ça m’est égal, car je n’ai, tu le sais bien, jamais tenu à être un céladon, et encore bien moins depuis que je suis marié.

» Et, en vérité, je ne suis pas fâché de l’être… – Ah ! tiens, de l’être !… c’est comme dans une pièce des Variétés. Non, d’être marié ! entends-tu farceur de Dumont ; pas d’équivoque. Car c’est un ange que ma femme ; seulement tout ce que je craignais, c’est qu’étant noble, elle fût fière. Eh bien ! pas du tout, au contraire, car je n’ai jamais pu l’habituer à me tutoyer, tandis que moi, je l’ai tutoyée tout de suite, dès le premier jour de mes noces.

» Nous voyions peu de monde dans les commencements de notre mariage. Elle avait quelques-unes des connaissances de sa famille qui venaient la voir, petit à petit tout ça s’est éloigné, et je n’ai plus vu chez moi ou ailleurs que ma société à moi ; mais ma femme n’y va presque jamais : entre nous, je conçois son éloignement ; car dans ma société, elle a paru gauche, pas très jolie et un peu bête. Entre nous, Dumont, un mari peut bien juger sa femme. Eh bien ! moi, je ne la crois pas très forte, comme on dit ; après ça, il n’est pas donné à tout le monde d’avoir de l’esprit ; n’est-ce pas, Dumont ?

» Ce qui la rend si triste parfois, ma femme, c’est peut-être aussi qu’elle a été jalouse de l’effet de cette belle mademoiselle Germon, la fille du fournisseur, qui fut mariée en même temps que nous deux ma femme, une créature superbe, qui avait des couleurs magnifiques, une poitrine admirable, enfin une prestance de reine, et de l’esprit ! ah ! que d’esprit ! Un vrai boute-en-train, une rieuse, qui, à la campagne, était toujours pour qu’on fit des niches dans les chambres, et qui par farce veut faire ses enfants protestants pour taquiner le curé de sa campagne.

» Tu conçois bien qu’auprès d’une femme aussi amusante, la mienne devait être joliment enfoncée, avec sa figure pâle, sa taille à croire qu’on allait la casser en soufflant dessus et son air triste et presque bégueule. Après ça, ce que je crois, vois-tu, Dumont, c’est qu’elle est triste parce que c’est son caractère d’être triste ; on naît comme ça, et on n’en est pas plus malheureuse ; c’est dans le sang, comme on dit. Aussi je ne m’en inquiète guère. Qu’est-ce qui lui manque à ma femme ? n’est-ce pas, Dumont ?

» Quant à être bégueule, c’est la mauvaise éducation qui donne ce défaut-là. Et à propos de ça, tu sais bien, Bercourt, cet agent de change qui est si spirituel, qui est ventriloque, imite le basson à s’y méprendre, et lit si drôlement les charges de Monnier ; Bercourt, qui vivait maritalement avec la petite Augusta. Eh bien ! ma femme l’a relevé si durement une fois qu’il disait sur les prêtres et les religieuses des choses pourtant pas trop fortes pour une femme mariée, que ce pauvre Bercourt n’a plus osé revenir chez nous.

» Voilà comme c’est arrivé : pendant que Bercourt continuait de dire ses bêtises, qui me faisaient rire comme un bossu, voilà que ma femme a sonné, et de son air de princesse, que je ne lui ai vu prendre du reste que cette fois, elle a dit au domestique en lui montrant ce pauvre Bercourt d’un geste très insolent : Monsieur demande si ses gens sont là. Tu conçois bien qu’il s’en est allé tout de suite et tout penaud : ce qui m’a vexé, car il était bien amusant. Enfin, mon cher Dumont, je suis ici à Noirville depuis le mois d’avril ; car ma femme a voulu quitter Paris avant l’hiver terminé. Je chasse, je mange et je dors, voilà ma vie, qui n’est pas trop mauvaise, comme tu vois ; et surtout je ne m’occupe pas de ma maison. Comme ma femme ne parle pas beaucoup, j’ai imaginé un moyen pour passer nos soirées plus agréablement : j’ai fait monter un tour dans mon salon et je tourne pendant que ma femme lit son anglais ou rêvasse à je ne sais quoi ; j’aurais bien aimé qu’elle me fasse de la musique pour m’endormir, mais elle n’a pas voulu, sous le prétexte qu’elle ne peut faire de la musique que toute seule, ce qui m’a fait soupçonner qu’elle joue très mal de la harpe, ce que je saurais si j’étais musicien ; mais je n’ai jamais pu apprendre une note ; car c’est une fière bêtise que la musique, n’est-ce pas, Dumont ?

» Enfin le soir à dix heures sonnant, nous nous couchons. Et à propos de ça, est-ce que ma femme ne s’était pas imaginé d’avoir son appartement séparé, mais pas de ça, Lisette ; et comme quand je veux une chose je suis têtu comme un mulet, nous vivons à la bourgeoise, comme on dit. À propos de cela, tu sais que tu es de droit le parrain de mon premier (si j’ai un premier).

» En voilà bien long pour ne te dire que des balivernes, mon cher Dumont ; viens donc à Noirville aux vacances ; tu nous apporteras ta Gazette des tribunaux, que tu lis d’une manière si farce en imitant la voix des juges et des accusés ; mais, ce qu’il y aura d’ennuyant, c’est qu’il faudra gazer, à cause de ma bigote de femme ; car, j’oubliais encore ça, elle est bigote, mais je lui passe ça, on dit que c’est d’un bon effet pour les domestiques.

» Adieu, mon cher Dumont ; je t’envoie ci-joint une autorisation pour retirer des fonds de chez ***, tu les emploieras à acheter de la rente de Naples, si elle continue à être en baisse.

» ADOLPHE DE NOIRVILLE. »

CHAPITRE V.

Environ six mois après que ceci eut été écrit par M. de Noirville, Cécile adressait la lettre suivante à la baronne Sarah d’Herlmann, à Dresde.

Noirville, 20 juin 18..

» J’ai bien tardé à vous répondre, Sarah ; mais ma santé est si mauvaise, je suis si faible, que, malgré tout mon désir, aujourd’hui seulement j’ai eu physiquement la force d’écrire : car pour penser à vous, je ne fais autre chose quand je ne lis pas vos lettres si affectueuses, quoiqu’un peu sévères à l’égard de ce que vous appelez mes folies…

» Oui, mon amie, j’ai relu avec un bien triste plaisir cette dernière lettre, où vous me rappelez notre séjour à Naples ! C’était un beau temps alors, quel bonheur profond j’éprouvais en voyant une douce intimité s’établir entre nos deux familles, mon père apprécier le grand caractère de votre mère, et votre mère trouver dans le cœur de la mienne un écho pour chacune de ses nobles et pieuses pensées. Et puis comme dès la première fois que nous nous sommes vues, nous nous sommes comprises ; je me le rappelle bien ; c’était après une promenade dans le golfe : nous sommes tous revenus à l’ambassade ; alors je vous ai emmenée chez moi, et là je vous ai montré mes trésors : mes livres, ma musique, mes dessins commencés ; mais vous rappelez-vous surtout, Sarah, cette singulière circonstance ? Un volume de Lamartine était resté ouvert sur ma table, et voilà que vous me montrez que vous aviez emporté le même ouvrage dans votre promenade. Mais ce n’est pas tout : quel est notre ravissement quand nous nous apercevons au signet de votre livre, qu’ainsi que moi, la dernière méditation que vous aviez lue était aussi la prière ! Vous souvenez-vous combien cette découverte nous étonna délicieusement, et quels heureux présages nous y cherchâmes pour l’avenir ? car l’amitié, comme tous les sentiments tendres et délicats, semble vouloir se rassurer contre l’avenir par les présages, comme si le hasard prouvait quelque chose contre l’avenir !

» Vous le voyez bien, alors notre jeune imagination n’était pas assez riche, assez fertile, assez vive pour suffire aux plans de bonheur que nous formions. Que de brillants songes nous avions improvisés ! Mais aussi, quelque loin que nous emportassent ces rêves capricieux et dorés, nos idées venaient toujours se rallier à l’existence de notre père et de notre mère : nous faisions comme ces jeunes oiseaux qui essaient leurs ailes naissantes au milieu des feuilles et des fleurs, mais sans jamais quitter du regard le nid paternel.

» Eh bien ! de toutes ces riantes visions, que m’est-il resté à moi ? j’ai perdu tous ceux par qui ma vie avait un but, je suis seule, seule, oh ! affreusement seule, Sarah !… Et deux ans sont à peine écoulés depuis ce temps où l’avenir nous paraissait si beau !

» Mais vous me pardonnez, n’est-ce pas, chère Sarah, si je vous parle tant de mon malheur et si peu de votre bonheur ;… à vous si heureuse, si aimée, si appréciée de tout ce qui vous entoure ; à vous qui avez su trouver le bonheur à l’aide d’une sérieuse et haute raison ; à vous qui vous sentez revivre dans un enfant adoré ;… à vous enfin pour qui l’espérance a été une réalité !

» Savez-vous bien que le malheur enlaidit l’âme, savez-vous qu’il y a des moments où je vous envie avec amertume, où je vous hais presque de toute la force de votre bonheur ?

» Mais pardon, pardon, mon amie ! C’est que je suis si malheureuse aussi !… Car il faut enfin que je vous ouvre mon âme tout entière, bien sûre après cela que vous aurez au moins pitié de votre pauvre folle, comme vous m’appelez…

» C’est qu’aussi tout ce que je souffre est au-dessus de toute description. C’est que vous ne pouvez pas vous figurer l’horrible supplice qui m’est imposé ; c’est que vous ne saurez jamais ce que c’est que vivre chaque jour, chaque heure, chaque minute avec un être qui vous est odieusement antipathique, dont la présence vous irrite ou vous accable, et qui est sans pitié parce qu’il ne sait pas, parce qu’il ne peut pas savoir ni comprendre la torture affreuse qu’il vous fait subir avec une si cruelle bonhomie.

» Car enfin une pauvre femme du peuple, que son mari brutalise et frappe, peut espérer qu’un jour la méchanceté de cet homme aura un terme, quand elle lui dira en pleurant : « Voyez comme elle saigne, la blessure que vous m’avez faite ! Voyez… je suis toute meurtrie ! au nom du ciel, ayez donc pitié d’une malheureuse femme qui ne peut que souffrir ! »

» Eh bien ! Sarah, si cet homme n’est pas un monstre, il aura pitié, il aura un remords ou au moins la conscience qu’il a fait le mal à cette femme, et pour la victime résignée c’est presque une consolation que de se dire : « Mon bourreau sait que je souffre, au moins ! »

» Mais moi, mon amie, comment lui faire comprendre l’amertume des douleurs toutes morales que j’endure, à lui qui ne se doute pas qu’il y ait des douleurs morales ? Comment lui faire comprendre que sa seule présence pèse affreusement sur mon âme, quand il ignore peut-être ce que c’est qu’une âme, quand il ne s’aperçoit pas seulement du frisson involontaire, de l’horreur indicible que j’éprouve alors qu’il me prend la main ou qu’il me tutoie ?

» Oui, j’ai honte de l’avouer, ce toi…, ce mot solennel et sacré, que le respect m’empêcherait même de dire à ma mère, et qu’elle et que mon père ne m’ont dit qu’une fois en mourant lorsqu’ils m’ont bénie ; eh bien ! ce mot, qui pour moi se rattache au plus cruel et au plus imposant souvenir de toute ma vie…, cet homme me le dit sans cesse et pour la cause la plus vulgaire ; il me dit toi devant le monde qu’il reçoit ; il me dit toi devant ses laquais !

» Oh ! Sarah ! l’entendre ainsi profaner ce mot sublime et mystérieux, qui, prononcé par une voix aimée, m’eût peut-être révélé, à lui seul, tout ce qu’il doit y avoir de passion et de bonheur dans l’amour partagé, comme il m’avait déjà appris tout ce qu’il y avait d’angoisse et de tendresse déchirante dans les derniers adieux d’une mère adorée ! Oh ! mon amie ! entendre ainsi souiller ce mot à chaque instant du jour, est-ce souffrir, dites-le !…

» Oh ! oui, c’est souffrir, et bien souffrir, sans pouvoir le dire qu’à vous seule, qui me comprendrez, n’est-ce pas ?… Car, puisque maintenant vous savez toutes mes douleurs,… je suis sûre que vous me plaindrez… et cela adoucira mes chagrins, de pouvoir pleurer avec vous au moins ; car aux yeux de tous, aux yeux des autres, est-ce que j’ai le droit de souffrir, moi ? De quoi me plaindrais-je ? ne suis-je pas riche, jeune ? mon mari n’est-il pas bon, dévoué, d’une conduite irréprochable ? Et puis, voyez quel luxe, quel éclat, quelle splendeur m’environne, aussi ! — Quelle est heureuse ! dit le monde… Le monde !… ce froid égoïste qui vous fait heureux pour n’avoir pas l’ennui de vous plaindre, et qui ne s’arrête jamais qu’aux surfaces, parce que les plus malheureux ont toujours une fleur à y effeuiller pour cacher leur misère aux yeux de ce tyran si ingrat et si insatiable !

» Ou bien encore, Sarah, les gens profonds, les philosophes, les savants dans les secrets du cœur humain, répondraient à mes douleurs avec un insouciant mépris : — Vous souffrez ?… mais la cause de votre ennui est toute simple ; c’est que vous pouvez vous passer toutes vos fantaisies ; en un mot, c’est que vous êtes trop heureuse !

» Trop heureuse ! mon amie !… trop heureuse !…

» Et puis encore, avant ce fatal mariage, je me disais : « Au moins la solitude me sera permise, je reconstruirai à peu près ma vie d’autrefois ; que je puisse ravir seulement quelques heures à cette existence morne et décolorée qui m’entoure comme un linceul, et je remercierai Dieu… » Mais non, si je veux lire, si je veux chercher dans les arts un oubli passager de mes maux, une réflexion stupide ou choquante vient m’arracher à mon extase ; car lui est toujours là, sans cesse là ; parce que cet homme m’aime comme il peut aimer, et que c’est par sa présence continuelle, assidue, obsédante, qu’il croit me prouver cet amour. Si je souffre, il est là pour me demander ce que j’ai !… si je dis que je ne souffre plus, il est encore là pour me distraire… Et puis enfin, il est là, parce qu’il a le droit d’être là…, et que c’est son devoir d’honnête homme d’être là ; car il est honnête homme après tout, il est bon à sa manière, il m’est dévoué à sa manière. Aussi je ne puis le haïr, et pourtant il me tue ; il me fait mourir à petit feu ; c’est une torture lente et horrible, une agonie affreuse que j’éprouve ; et lui, qui ne s’en doute même pas, voit cela d’un air souriant, tranquille, placide, intimement convaincu que j’ai toutes les chances de bonheur possibles.

» Et se dire que, si j’avais cinquante années à vivre, j’aurais cette vie pendant cinquante ans ! savez-vous que cela serait bien horrible… ; mais rassurez-vous… mon amie, j’ai une espérance…

» Et puis encore ce n’est pas tout… il est un autre supplice qu’il me faut endurer chaque jour, c’est celui de rougir de mon mari : aussi ai-je dû rompre avec quelques amis de famille ; car si vous l’aviez vu ! si vous l’aviez entendu ! lorsqu’il se fut affranchi de l’espèce de gêne et de contrainte qui le retenait avant mon mariage… C’était à en mourir de honte.

» Et même, dans ce monde où il m’a mené, monde que je ne puis d’ailleurs ni louer ni blâmer, parce que je ne le comprends pas, parce qu’on n’y parle pas la même langue que j’ai parlée depuis mon enfance ; mais enfin, dans ce monde aussi, je m’apercevais bien qu’il était moqué, compté pour rien, maintenant que son sort était fixé et que les familles n’avaient plus à se le disputer pour leurs filles.

» Et moi, mon amie, moi, j’avais l’air de m’être mariée bassement à la fortune de cet homme qu’on bafouait.

» Et pourtant, vous le savez, je vous ai dit mes inquiétudes, ma répugnance, ma peur de ce mariage, mes prévisions, que vous traitiez de chimères, et qui se réaliseront…, vous le verrez…, mon amie. Je vous ai dit et le chagrin que mes refus causaient à mon pauvre oncle, et son obsession continuelle, et sa santé qui s’altérait, et mon consentement aussi presque arraché par quelques amis de ma famille qui, en gens du monde, ne voyaient avant tout qu’une chose, c’était que j’acquisse une brillante position de fortune ; vous le savez, mon consentement fut aussi décidé par vous, qui, voyant plus froidement ou plus juste que moi, croyiez mon bonheur certain, parce qu’étant supérieure à mon mari, je pourrais, disiez-vous, lui imposer les goûts et les habitudes de mon existence privée.

» Mais en cela, mon amie, vous vous êtes trompée. Il est de ces natures qu’on ne change pas, qu’on ne peut pas même modifier. Je subirai donc mon sort jusqu’à la fin : ce qui me consolera seulement, ce sera de penser que je n’ai pas donné raison au sort qui m’accable, en devenant indigne du nom de mon père, et en manquant à mes devoirs, quelque mortels qu’ils soient.

» Oui, mortel est le mot, Sarah… heureusement le mot, car vous ne reconnaîtriez plus cette Cécile que vous flattiez avec tant de cœur et d’esprit, qu’elle croyait à vos flatteries… ma santé est devenue si mauvaise que je ne sors presque plus… Oh ! comme j’attends l’automne ! mais, hélas ! ce n’est peut-être pas vrai ce qu’on dit de la chute des feuilles à l’automne.

» Adieu, adieu, ma seule amie ; ne me laissez pas sans réponse trop longtemps, et répondez-moi toujours comme je vous écris, en anglais, vous devinez pourquoi.

» Dites-moi, Sarah, quoique je possède bien peu de chose, je veux faire un testament ; c’est un enfantillage ; mais enfin, tout ce qui ornait le parloir de ma mère, je l’ai conservé, sauf l’écritoire que vous savez… eh bien ! je voudrais bien que vous eussiez cela comme un souvenir de moi.

» Mon Dieu, que je suis faible et brûlante !… Je viens de demander un miroir, et j’ai eu peur, peur d’abord, et puis après… oh ! après, cela a été de la joie… une joie du ciel ; car vous savez qui est au ciel, et qui m’y m’attend.

» Encore adieu, mon amie, car je me sens pleurer, et je veux fermer cette lettre ; ne me laissez pas trop longtemps sans réponse. Mille bons souvenirs à ceux que vous aimez : embrassez bien votre ange d’enfant, et joignez ses petites mains pour moi. Encore adieu.

» CÉCILE DE N. »

CHAPITRE VI.

UNE SOIRÉE.

Ce jour-là Cécile était plus triste, plus rêveuse, plus souffrante encore que de coutume. Par hasard elle avait passé le matin devant l’ancien hôtel d’Elmont, et cette circonstance venait de réveiller dans son cœur tout un monde de cruels et amers souvenirs.

Plongée dans un large fauteuil, son beau front appuyé sur sa main blanche et amaigrie… Cécile était dans son parloir.

Depuis longtemps il faisait nuit, et la lueur incertaine et vacillante du foyer éclairait seule la douce et mélancolique figure de la jeune femme.

Cécile aimait cette lueur vague et capricieuse du feu qui s’éteint, se ravive pour étinceler et mourir encore. Cette demi-obscurité lui plaisait… et c’est avec un triste bonheur qu’elle laissait alors planer sa pensée sur les jours qui n’étaient plus…

C’est alors qu’évoquant le passé elle revoyait sa mère... son père... c’est alors que la concentration de sa pensée sur ces objets chéris… l’absorbait tellement qu’elle croyait les entendre, tant leurs moindres paroles vibraient encore dans son âme…

C’est dans cette disposition d’esprit triste et amère que se trouvait madame de Noirville, lorsque tout à coup la porte de son parloir s’ouvre avec fracas ; un torrent de lumière dissipe les ténèbres de l’appartement, et M. de Noirville, riant aux éclats de son gros rire, se précipite sur un divan, après avoir ordonné aux deux valets de chambre de déposer sur la cheminée les candélabres chargés de bougies.

On ne saurait peindre l’horrible souffrance physique et morale qui fit douloureusement tressaillir tous les nerfs de Cécile, lorsque, violemment arrachée à ses plus chères et ses plus pieuses pensées… elle vit tout à coup cette lumière éblouissante, et qu’elle entendit ces éclats de rire stupides.

C’était odieux… Elle pleura…

» Ah ! mon Dieu !… mon Dieu !… la bonne farce ! – cria Noirville en appuyant son front empourpré sur un des coussins du divan pour rire plus à son aise… – Ah ! mon Dieu ! la bonne farce !… C’est Dumont qui va joliment rire ! »

Cécile essuya une larme, et resta muette.

» Et toi aussi tu vas joliment rire, – dit Noirville, qui ne s’aperçut de rien ; – oui, tu vas joliment rire… Malgré ton petit air sainte-n’y-touche… je te défie de ne pas rire. Voilà la chose : figure-toi donc que nos gens d’écurie… ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que c’est donc drôle ! Figure-toi donc que nos gens d’écurie, sachant que le concierge portait une perruque… Ah ! mon Dieu ! je ne pourrai jamais te raconter cela… voilà le rire qui me reprend… je ris trop, ma parole d’honneur ça fait mal de tant rire, d’autant plus que j’ai mangé des Dartois chez Félix comme un vrai goulu… Ah ! la bonne farce ! je vais écrire à Dumont pour qu’il vienne de suite et que je la lui raconte. »

Cécile se leva pour sortir.

Mais Noirville, devinant son intention et fort en gaieté, se jeta sur la porte, la ferma, mit la clef dans sa poche, et continua toujours en riant aux larmes :

« Du tout, tu entendras la farce jusqu’au bout, madame la pincée ; ça t’égaiera, ça te vaudra mieux que tes bêtes d’idées noires que tu as par genre, j’en suis sûr… Je le disais donc que nos gens d’écurie, sachant que le concierge portait une perruque… Ah ! j’en crèverai, c’est sûr… ah ! mon Dieu ! c’est que c’est si drôle aussi ! ah ! ah ! voilà que ça me reprend… Non… non, je me remets… Eh bien, nos gens d’écurie, sachant que le concierge portait une perruque, lui ont donc mis de la poix dans son chapeau, au concierge, de façon qu’en rentrant en tilbury avec l’alezan… qu’est-ce que je vois… qui me salue ?… notre concierge qui avait la tête nue comme mon genou… Sa perruque était restée collée à son chapeau… Hein ! est-ce drôle !… C’est ça une bonne farce !… ah ! la bonne farce ! Comme ça fera rire Dumont ! J’ai demandé tout de suite qui avait fait le coup, on m’a dit que c’était Pierre, et je lui ai donné dix francs pour boire. Ah ! farceur de Pierre ! va… oh ! oui, ça va joliment amuser Dumont… je m’en fais une fête, ma parole d’honneur ; et puis il faudra que je fasse la même farce à M. Boitou, qui a un faux toupet… N’est-ce pas, ma femme ? »

Nous n’essaierons pas de dire ce que dut éprouver Cécile tant que dura l’accès de gaieté de M. de Noirville ; lorsqu’il eut fini sa narration, madame de Noirville lui dit seulement :

« Voulez-vous avoir la bonté, monsieur, de m’ouvrir cette porte ?

— Pas de cela, Lisette… ou bien, si… mais je ne l’ouvrirai qu’à une condition, oui, ma petite chatte, à une condition, c’est que tu viendras baiser ton gros geôlier ton Adolphe – ton Dodolphe… comme dit Dumont.

— En vérité, monsieur, je vous dis que j’ai besoin de respirer… j’étouffe ici ; je voudrais aller dans la serre… ouvrez-moi par pitié, monsieur, encore une fois je souffre… »

À ce moment, le maître d’hôtel, qui avait en vain cherché la clef dans la serrure, fit entendre ces mots derrière la porte du parloir :

« Madame est servie…

— Ah ciel ! monsieur, et vos gens qui me trouvent enfermée avec vous ! – s’écria Cécile en rougissant d’indignation.

— Eh bien ! après ?… tiens ! est-ce qu’un mari… ne peut pas… »

Un regard rempli de dignité, de hauteur et d’écrasant mépris… stupéfia M. de Noirville et arrêta sur ses lèvres je ne sais quelle triviale brutalité prête à lui échapper.

Il ouvrit la porte du parloir, offrit le bras à sa femme et l’accompagna dans la salle à manger.

M. et madame de Noirville se mirent à table.

C’était un vendredi, et Cécile, d’une piété profonde, suivait exactement les lois de l’Église.

M. de Noirville, lui, mettait sa vanité d’esprit fort à taquiner sa femme sur les scrupules religieux qui l’empêchaient de faire comme lui, qui s’acharnait à ne manger ce jour-là ni poissons ni légumes, quoiqu’il les aimât beaucoup, préférant se gorger de viande pour humilier les jésuites, disait-il, et narguer les prêtres.

Cécile, qui mangeait comme un oiseau, prit quelques cuillerées d’un potage qu’on lui avait servi à part, et retomba dans sa rêverie.

Elle en fut tirée par un retentissant éclat de rire de M. de Noirville, qui s’écria :

« Devine ce que tu viens de manger-là ?…

— Je ne vous comprends pas, monsieur, – répondit Cécile.

— Ah ! ah ! – dit Noirville en redoublant ses éclats de rire, – c’est ça… qui prouve bien la bêtise de faire maigre ; tu ne sais pas ce que j’ai fait ? je suis descendu moi-même à la cuisine pour mettre dans ta soupe maigre une grande cuillerée de bouillon gras. Eh bien ! croiras-tu encore qu’il faut faire maigre maintenant ?… Te voilà bien attrapée... Ah ! bonne farce ! Tu as commis un péché… un fameux péché… fameux… C’est encore ça qui fera rire Dumont ! »

Cécile rougit, ne répondit pas un mot, et se leva de table en disant à son mari :

« Vous m’excuserez, monsieur ; mais je me retire chez moi… je suis souffrante. »

Et elle disparut malgré les supplications de Noirville, qui s’écriait la bouche pleine :

« Mais ma femme… ma femme, ne te fâche pas, c’est une farce ; on peut bien rire un peu aussi… – Puis il ajouta : – C’est égal, elle a fait gras ; son confesseur sera joliment enfoncé quand il saura qu’elle a fait gras ; car je l’ai en horreur ce vieux jésuite-là, et je recommande toujours à mes domestiques de rire quand il passe… le tartufe qu’il est. »

Monsieur de Noirville, après avoir exhalé sa haine contre les jésuites et le maigre, dîna parfaitement comme toujours, puis alla dormir au ballet de l’Opéra.

Cécile, en rentrant chez elle, trouva une lettre de Dresde : c’était la réponse de la baronne d’Herlmann à la lettre si triste et si désolée qu’elle lui avait écrite.

« Enfin, – dit Cécile, – après tout ce que j’ai souffert aujourd’hui, le ciel me devait bien cette consolation. Que deviendrais-je, mon Dieu, si je n’avais pas au moins une amie qui comprît tous mes chagrins ! »

Et brisant le cachet avec émotion, clic lut :

CHAPITRE VII.

UNE LETTRE RAISONNABLE.

« Grâce au mariage d’une de mes belles-sœurs qui s’unit à un homme qu’elle aime depuis cinq ans, je n’ai pu, ma chère Cécile, répondre à votre lettre, d’autant plus que je voulais le faire très longuement, afin de vous prouver toute votre folie, toute votre mauvaise volonté à ne pas jouir d’un bonheur réel que vous méprisez par cela peut-être que vous le possédez.

» Oui, ma chère Cécile, je vous parais peut-être bien sévère ; mais en vérité votre dernière lettre est tellement remplie d’exagérations et d’idées chimériques, que je suis obligée de vous gronder bien sérieusement cette fois ; car vos autres lettres n’étaient rien auprès de celle-ci, et je me croirais réellement coupable si je vous laissais plus longtemps accuser le ciel parce qu’il lui plaît de vous combler de ses dons.

» En résumé, en fait, en positif, de quoi vous plaignez-vous ? que vous manque-t-il pour être heureuse ? oui, que vous manque-t-il ? Vous le voyez, Cécile, je dis comme ce monde que vous accusez à tort d’égoïsme et de cruauté, car il ne faut pas ainsi, ma chère amie, répudier la logique et l’appréciation du monde ; elle est ordinairement marquée d’un cachet de profonde vérité.

» Si vous n’aviez pas cette admirable pureté de principes que je vous connais, si votre conscience pouvait vous faire le moindre reproche… je comprendrais le chagrin vague et indéterminé que vous croyez ressentir ; mais vous, d’une piété sincère, d’une vertu si angélique, pourquoi vous tourmenter ainsi quand vous savez n’avoir rien à vous reprocher ?

» Le plus grand de vos griefs, dites-vous, est de n’être pas comprise par M. de Noirville ;… mais cela est un mot, ma chère enfant. En quoi n’êtes-vous pas comprise ? Votre mari comprend vos goûts, vos volontés, quand vous les lui exprimez ; je suis sûre que vous lui diriez demain que votre terre de Normandie vous déplaît et que vous en voulez une en Touraine, qu’il vous comprendrait à merveille, et qu’il ne serait fâché que d’une chose, ce serait de n’avoir pas prévenu votre désir.

» Encore une fois, ne pas être comprise, c’est un mot romanesque, une chimère, un prétexte à désespoir, et pas autre chose… Vous vous plaignez de ce que M. de Noirville vous tutoie devant vos gens ; sans doute il manque de savoir-vivre, mais, ma chère amie, les hommes ne sont pas parfaits, et, selon moi, vaut encore mieux un homme comme votre mari, bon, dévoué, aux façons un peu vulgaires, j’en conviens, qu’un homme à la mode, charmant, rempli de tact et d’exquisitisme, qui vous rendrait la plus malheureuse des femmes avec le meilleur air du monde et toutes les grâces possibles.

» Voyez-vous, ma chère amie, vous vous souvenez trop de notre âge de jeune fille. Eh ! mon Dieu… moi aussi, vous le savez, comme vous j’ai aimé les promenades sur le golfe, la rêverie du soir et le clair de la lune ; mais, encore une fois, il y a un âge pour cela, c’est quand l’âme et l’esprit sont vides de soins sérieux,… car, au résumé, que prouve toute cette poésie-là pour le bonheur réel ?… C’est un rêve, et tout rêve a son réveil… Pourquoi donc rêver quand on peut s’en passer ? La vie positive a ses charmes, et surtout depuis mon mariage, je les conçois ; le secret est seulement de savoir, ou plutôt de vouloir se faire heureuse : imitez-moi donc, chère folle ; je me suis faite heureuse, très heureuse, parce que j’ai voulu mettre mon bonheur où il est réellement, dans mes soins domestiques, dans mon intérieur, dans l’affection de mon mari, qui m’aime comme je l’aime.

» Mais avant tout, il faut en finir avec vos rêveries sans but. Alors vos devoirs de religion, vos devoirs de femme, et un jour vos devoirs de mère, vous suffiront, et vous n’aurez plus à vous plaindre de ces chagrins sans raisons qui vous fatiguent et vous tourmentent vous et les vôtres.

» Vous me trouverez sévère, ma chère enfant, mais vous le méritez bien ; jusqu’ici je n’avais vu dans vos lettres que l’expression d’une sensibilité trop vive, qui ne trouvait pas d’issue ; je comprenais parfaitement que vous deviez avoir quelque peine à vous habituer, vous, aux dehors un peu vulgaires de votre mari ; aussi était-ce avec indulgence que j’accueillais le récit de vos horribles tortures ; mais en vérité je croyais que, ce reste de susceptibilité romanesque étant épuisé, vous reviendriez à la raison, au bon sens, et que, votre esprit supérieur ayant dissipé le brouillard de tous ces chagrins chimériques qui vous cachaient le bonheur réel, vous arriveriez à la vérité, c’est-à-dire à cette conviction que vous êtes la plus heureuse des femmes.

» Au lieu de cela, je vois que cette susceptibilité exagérée augmente de jour en jour ; vos plaintes redoublent, vos prétendues souffrances s’accroissent. Or, ma chère enfant, je croirais manquer à mon devoir d’amie, et d’amie sincère, en ne vous disant pas avec sévérité tout ce que je pense, tout ce que je ressens en songeant qu’avec toutes les chances de bonheur possibles, vous finirez peut-être par vous croire la plus malheureuse des femmes.

» En vérité, Cécile, tout ceci a l’air d’un parti pris, et, si je ne vous connaissais pas comme je vous connais, je dirais presque d’une prétention ; mais non, chez vous, mon amie, c’est une habitude ; car, encore une fois, que vous manque-t-il ?

» Je suis sévère, cruelle, direz-vous ; non, mon amie, je veux vous voir tout simplement apprécier votre bonheur.

» Aussi, prenez-y bien garde. Si dans la première lettre que je reçois de vous, je retrouve de ces vilaines plaintes sans but et sans raison, j’envoie la missive à M. de Noirville, qui vous grondera fort, lui, et aura bien raison.

» J’aurais presque envie de ne pas vous embrasser ; mais j’ai tant de foi dans votre grand caractère, que je vous pardonne encore cette fois, dans l’espoir que vous serez plus raisonnable à l’avenir…

» Baronne HERLMANN. »

CHAPITRE VIII.

BONHEUR
.

Après la lecture de cette lettre, remplie d’une raison si sèche, d’un bon sens si glacial, Cécile ressentit cette espèce de calme engourdissant qu’on éprouve quand on voit se briser à jamais une dernière espérance.

La seule consolation de Cécile avait été de penser qu’au moins une âme entendrait le cri de son âme.

Elle vit qu’elle s’était trompée, et se tut, trop fière pour parler désormais d’une douleur qu’on lui jalousait comme une prétention.

Elle s’enveloppa donc d’une douleur muette, et attendit…

À quelque temps de là, Cécile écrivit à son amie une assez longue lettre, dans laquelle elle la remerciait beaucoup de ses leçons, en lui apprenant qu’elle était enfin convertie au bonheur, et qu’elle se trouvait maintenant bien près d’être heureuse.

La pauvre jeune femme se mourait alors.

____________

CHAPITRE IX.

M. DE NOIRVILLE À M. DUMONT, AVOCAT.

« Paris, ce……

» Eh bien, mon cher Dumont, quand je te disais que la maigreur de ma pauvre femme me jouerait un tour ! ! ! depuis sept jours je suis veuf. Hélas ! oui, je suis veuf, mon pauvre Dumont ; et bien certainement que si j’avais pu prévoir cet événement-là, je ne me serais pas marié pour avoir encore à recommencer au bout de dix-huit mois ; car je ne veux pas rester veuf, et il n’y a rien au monde de plus désagréable que les pourparlers d’un mariage.

» Suis-je donc assez à plaindre, Dumont ! Moi, qui croyais en avoir fini pour une bonne fois, voilà que je me retrouve garçon comme il y a dix-huit mois ; et encore il faut attendre la fin de mon deuil, qui est de six mois, ou un an ; non, je crois bien que le deuil n’est que de six mois ; mais enfin c’est égal, six mois, c’est toujours très long, pour moi surtout qui m’étais si bien habitué à ne me mêler de rien ; car ma pauvre défunte, à part ses défauts, sa pruderie, sa taciturnité, sa bigoterie, était un ange pour l’administration d’une grande maison comme la mienne, et maintenant c’est sur moi que cet ennuyant fardeau va retomber.

» Mon Dieu ! mon Dieu ! que c’est donc pénible d’être veuf ! aussi c’est la faute de cet imbécile de notaire qui m’a dit un tas de sornettes sur la parfaite santé de ma femme. Aussi pourquoi n’ai-je pas écouté mes pressentiments qui me disaient que cette pauvre Cécile était trop délicate pour moi ; j’avais bien besoin d’aller me fier à cet animal de notaire : car, après tout, qu’est-ce que ça leur fait à ces gens-là ? Ce qu’ils veulent, eux autres, c’est un contrat à faire ; et parbleu ! ils vous marieraient à des mourantes tout exprès pour avoir le plaisir de recommencer le lendemain.

» Non, tu n’as pas d’idée comme je suis triste, Dumont, et pourtant je me suis fait une raison : que diable ! me suis-je dit, que diable ! il faut être homme et savoir prendre son parti, surtout quand il n’y a plus de remède, n’est-ce pas, Dumont ? Car enfin, quand je serais là à geindre, à gémir, à me désespérer, ça ne rendra pas ma défunte à la vie, toutes les larmes du monde n’y feront rien… ça n’empêchera pas que ma pauvre femme ne soit morte, et bien morte ; ça ne fera donc que de me causer à moi-même encore plus de chagrin que je n’en ai, ça ne fera que m’attrister, et pourquoi ? à qui ça servira-t-il ?… à personne,… qu’à me chagriner bien inutilement ; sans compter que les arrangements de sépulture ne m’ont pas déjà rendu très gai, et pourtant je n’avais voulu m’en mêler que pour me distraire de mon chagrin dans les premiers jours ; car, vois-tu, Dumont, d’avoir à discuter intérêt avec ces scélérats de croque-morts, ça occupe la douleur, tandis que, si j’étais resté sans occupation, seul avec mon chagrin, je suis sûr que j’aurais été par trop malheureux.

» Mais je suis là à bavarder comme une pie borgne, sans t’apprendre comment j’ai perdu cette pauvre Cécile ; car il y a déjà près de deux mois que je ne t’ai écrit. Ainsi que je te l’avais dit dans ma dernière lettre, la santé de ma pauvre femme allait toujours de mal en pis ; ce qu’elle éprouvait, c’était une grande faiblesse, pas d’appétit du tout, un besoin extraordinaire de solitude et surtout d’obscurité ; car le moindre jour un peu vif lui faisait un horrible mal aux nerfs, de sorte qu’elle restait comme ça des heures entières dans ce qu’elle appelait son parloir, assise dans un grand fauteuil ; tous les rideaux et les persiennes fermés, si fermés que c’était un véritable casse-cou et qu’on y voyait à peine ; et, comme je te dis, elle restait là des heures entières, toute seule, assise dans l’obscurité, sa tête dans ses mains, s’amusant à rêvasser à je ne sais quoi.

» Quelquefois je la surprenais pleurant… ; mais, comme le médecin disait que c’était ses nerfs qu’elle avait très agacés, je ne m’en inquiétais pas beaucoup : car, n’ayant rien à me reprocher à son égard, sachant qu’elle était la plus heureuse des femmes, ça ne devait pas m’effrayer, n’est-ce pas, Dumont ?

» Ça n’allait donc ni pis ni mieux, lorsqu’un jour, que nous avions fait un dîner de garçons au rocher de Cancale avec Bercourt et ce farceur de Roublet, et qu’après ça nous avions été aux Variétés rire comme des bossus, je m’apprêtais à entrer dans la chambre de ma femme, pour me coucher ; car, comme je te l’ai dit, nous vivions tout à fait à la bourgeoise, sans lit à part, malgré les supplications de ma pauvre femme, qui avait là-dessus des idées ridicules ; car, entre nous, si on se marie, ce n’est pas pour se coucher tout seul, n’est-ce pas, Dumont ?

» Or donc, ce soir-là, je trouvai la femme de chambre qui me dit que ma femme était souffrante, et qu’elle avait ordonné qu’on me fit désormais un lit dans ma chambre, à moi. Ça ne me convint pas, j’avais la tête montée, j’eus peut-être tort, mais enfin j’étais piqué ; je voulus entrer, la porte était fermée en dedans ; je dis à ma pauvre femme que, si elle ne m’ouvrait pas, j’allais enfoncer la porte ; on ne me répondit pas, j’envoyai mon valet de chambre chercher un merlin, et en deux coups la porte fut en dedans : une porte de bois de citron incrustée de palissandre. Je m’apprêtais à rire ou à me fâcher, selon que ma pauvre femme aurait pris cela, lorsqu’en m’approchant de son lit je vis quelle était évanouie ; nous la fîmes revenir, et elle tomba dans une horrible attaque de nerfs,… qui se calma, et je fus coucher dans ma chambre sot comme un panier.

» Depuis ce jour-là, votre serviteur de tout mon cœur, la porte de la chambre de ma pauvre femme me fut à jamais fermée, malgré ma résolution ; car elle me dit que, si j’insistais, elle se jetterait par la fenêtre ; elle me dit cela, Dumont, d’un tel ton que je pâlis, car je voyais clair comme le jour qu’elle l’aurait fait comme elle le disait : car par moments elle avait une résolution du diable.

» Le sacrifice fut d’ailleurs d’autant moins grand que, de ce jour, sa santé s’affaiblit de plus en plus ; elle ne se leva que peu, ses yeux se creusèrent d’une manière effrayante, elle qui était déjà très maigre devint comme une ombre ; enfin un beau jour elle envoya chercher des prêtres… Mais voyons, ne va pas te moquer de moi, Dumont ; je n’ai pas de préjugés, tu le sais bien, comme toi je méprise les jésuites, j’ai lu mon Touquet, et je suis philosophe ; mais enfin un désir de mourant, ça ne peut guère se refuser… Puis, que veux-tu ?… c’est une faiblesse, je l’avoue, mais enfin c’est fait, ainsi n’en parlons plus : si bien que toute la séquelle de calotins entra chez moi ; mais je recommandai bien à mes domestiques de ne pas les saluer, entends-tu bien, Dumont ? voilà qui rachètera peut-être ma faute à tes yeux. Enfin on administra ma pauvre femme ; elle fit mettre sur le pied de son lit le portrait de sa mère et de son père, me prit la main et me dit qu’elle me pardonnait tout le mal que je lui avais fait… regarda encore le portrait de ses parents, fit un effort comme pour leur tendre les bras, ouvrit énormément les yeux, et puis retomba sur son oreiller. J’étais veuf, mon pauvre Dumont !

» Tu vois au moins que sa fin a été douce comme sa vie ; car, pour le mal que je lui avais fait, et qu’elle me pardonnait, c’était sans doute le délire qui la faisait divaguer, car je défie de trouver une femme plus heureuse qu’elle… Mais, entre nous, maintenant qu’elle est morte, on peut dire cela, elle avait un de ces caractères grincheux qui ne sont contents de rien, et puis elle avait été très mal élevée par sa bigote de famille, car elle était remplie de préjugés et de superstitions ridicules ; mais enfin n’en parlons plus qu’avec reconnaissance ; car elle menait supérieurement ma maison, et elle ne m’a jamais donné l’ombre de jalousie : il est vrai que je ne recevais presque personne ; mais c’est toujours très bien, et je conserverai toujours un bien bon souvenir de ma pauvre Cécile.

» Voilà où j’en suis, mon cher Dumont ; comme je te l’ai dit, j’ai pris assez sur moi pour ne pas me laisser trop abattre, et je n’ai presque pas changé depuis l’événement ; l’appétit se soutient, et même, dans la crainte que le chagrin ne me dérangeât l’estomac, je me suis mis à prendre un consommé au sagou entre mes repas, et je m’en trouve très bien. Somme toute, je supporte assez bien ma triste position. Il n’y a que les soirées qui me paraissent longues ; car je ne puis encore aller au spectacle à cause de mon deuil ; aussi je compte voyager pour attendre la fin, parce qu’en voyage, au moins, on ne sait ni de qui ni depuis quand vous êtes en deuil, et ça ne fait ni bien ni mal à ceux qui n’y sont plus que vous alliez vous distraire de votre chagrin ; et d’ailleurs le deuil est dans le cœur et non dans l’habit, n’est-ce pas, Dumont ?

» Je voyagerai comme cela sept ou huit mois pour pouvoir attendre le moment de me remarier ; car je suis bien décidé à ne pas recommencer ma vie de garçon : ainsi j’attendrai ; après tout, même un an de veuvage ce n’est pas la mer à boire, et j’aime mieux ne pas me presser, afin de bien choisir cette fois et n’avoir pas à recommencer de sitôt.

» J’oubliais aussi de te dire que dans mon département j’ai toutes les chances possibles, et que je suis même certain d’être nommé député ; je n’ai pas besoin de te dire, à toi, Dumont, que je serai pour l’ordre de choses actuel, d’autant plus que je suis commandant de la garde nationale de chez moi, et que j’ai été très bien, mais très bien accueilli à la cour.

» Aussi tu sens bien, mon cher Dumont, que tous les bons Français doivent s’unir contre la république, comme me le disait un de ces messieurs du château, très fort en politique et parfaitement instruit des menées de ces monstres de républicains :

» Vous ne croiriez pas, monsieur de Noirville, que vous êtes le neuvième sur la liste des gens que la république doit faire guillotiner si elle a le dessus : car la liste de proscription comprend dix-sept mille trois cent quarante-quatre propriétaires, dont les propriétés sont destinées à former le domaine national que l’on partagera aux prolétaires.

» Tu m’avoueras, Dumont, qu’il n’y a pas à reculer devant une pareille atrocité, car ce monsieur du château est fort bien instruit ; que diable ! dix-sept mille trois cent quarante-quatre propriétaires ! on n’invente pas un nombre comme celui-là, n’est-ce pas, Dumont ? Aussi faut-il que tous les bons Français se rallient derrière le trône de Juillet, comme dit ce monsieur du château ; car nous ne pouvons que tomber de Charybde en Scylla. Et la preuve que le juste-milieu est la seule route, c’est que ce même monsieur du château me disait encore que, du côté des carlistes, c’était bien autre chose ; car, le croirais-tu, Dumont ? dans le cas où Henri V reviendrait, ce même monsieur du château m’a dit que je suis aussi sur la liste de proscription de ces misérables-là, et que j’ai le numéro 19 ; car cette liste s’étend aussi à seize mille deux cent trente-cinq propriétaires, dont les propriétés doivent faire la pâture de ces infâmes tartufes sous le titre de domaine du clergé, afin d’être partagés aux jésuites.

» Ainsi, tu le vois, Dumont, d’un côté les républicains, de l’autre côté les jésuites, comme disait ce monsieur du château. Il ne reste donc à un honnête homme, à un bon Français qu’un parti à prendre, celui qui lui garantit ses propriétés et lui assure des privilèges ; car, ainsi que me le disait toujours ce même monsieur du château, il n’y a plus maintenant qu’une aristocratie possible, celle dont vous êtes, monsieur de Noirville, en un mot celle de la fortune, qui vous met maintenant au faite de l’édifice social, et qui vous place aussi haut que l’étaient les grands seigneurs et les maréchaux de l’Empire.

» Tu m’avoueras que voilà un système politique qui répond aux besoins du pays, et qui classe chacun à sa place. Aussi j’y suis tout dévoué d’avance ; j’attends ton retour à Paris avec impatience pour que tu me retouches un peu ma profession de foi aux électeurs. Une fois cela fait, je voyage et je reviens pour les élections et pour me remarier.

» Adieu, mon cher Dumont : plains bien ton malheureux ami.

» ADOLPHE DE NOIRVILLE. »

CHAPITRE X.

CONCLUSION.

M. de Noirville s’est remarié fort richement.

Il est député, il siège au centre, il est heureux, il engraisse.

Il rit parfois des superstitions et des préjugés de sa pauvre défunte, lorsqu’il en parle avec sa seconde femme, qui, dit-il, est au moins une fameuse commère, une grosse réjouie, qui à coup sûr ne mourra pas de mélancolie, celle-là !

LES MONTAGNES DE LA RONDA.

FRAGMENT DU JOURNAL D’UN INCONNU.

 

CHAPITRE PREMIER.

… J’avais alors seize ans, je crois, et j’étais embarqué à bord de la frégate *** comme aspirant de marine. Notre bâtiment vint stationner à Cadix, où il resta environ huit mois. J’avais emporté de Paris un assez bon nombre de recommandations pour les personnes les plus distinguées de cette ville ; mais, hormis la lettre qui était adressée à un banquier chargé de me donner de l’argent, je ne remis aucune des autres missives à sa destination.

Comme je savais que notre séjour devait être assez long dans ce port, je m’arrangeai pour passer à terre, et le plus agréablement possible, tout le temps que je pourrais arracher à ce service de rade, le plus ennuyeux, le plus détestable de tous les services. Je louai donc sur le rempart, près le quartier d’artillerie, un joli appartement, et j’achetai un cheval andalou de cinq ans, entier, gris, sanguin, à crins noirs.

J’avais voulu prendre cet animal au pré, afin de m’amuser à le dresser à ma façon, n’ayant rien de mieux à faire pour tuer les heures, qui, je l’avoue, avaient la vie diablement dure.

Tant qu’il fut, pour ainsi dire, sous l’influence molle et réfrigérante du pâturage, Frasco (c’était le nom de mon cheval) se montra d’un naturel aussi aimable que conciliant ; mais lorsque je l’eus dans mon écurie, et que, contrairement à l’usage espagnol, j’eus substitué l’avoine à l’orge, ce fut tout autre chose ; Frasco devint un démon incarné et se mit en état de rébellion ouverte.

Ayant assez l’habitude du cheval, je goûtai peu les espiègleries de Frasco : aussi nous commençâmes à lutter de colère et d’opiniâtreté. À la moindre faute, je le rouais de coups ; alors lui de se cabrer, de ruer, de bondir comme un chevreuil et de me prodiguer les pointes et les sauts de mouton. Il avait beau faire, je le serrais si fort entre mes genoux et mes cuisses que je restais comme vissé sur son dos. Or, à la fin, voyant qu’il ne pouvait me désarçonner, il prit le parti de tâcher de mordre ; et ne pouvant y parvenir, il fit mieux, quand je le montai, il se coucha. Les choses en vinrent à un point tel que je désespérais de le rendre jamais traitable, ce dont j’enrageais, car c’était bien le plus beau, le plus noble, le plus vigoureux étalon qui fût jamais sorti des prairies de Sainte-Marie.

J’étais donc à peu près décidé à lui casser la tête à la première incartade, lorsqu’un de mes amis, le seigneur Hasth’y, me tira d’embarras. Ici je dois avouer que je n’avais pas, comme j’aurais pu, choisi mes connaissances dans la meilleure compagnie de Cadix. Mon ami Hasth’y était simplement un cavalier bohémien, grand amateur de combats de coqs et de chiens, maquignon effréné, joueur comme les cartes, très adroit au tir, à l’escrime, et par-dessus tout écuyer ; vivant d’ailleurs assez noblement et fort retiré du monde, sans posséder un réal au soleil. Hasth’y avait à peu près quarante ans, était petit, sec, nerveux ; son nez, comme ceux des gens de sa caste, était mince et recourbé en bec d’aigle, ses yeux vifs et noirs ; ses cheveux grisonnaient, et il portait d’habitude le costume national espagnol connu sous le nom de vêtement de Majo ; enfin, en homme prudent, qui pense aux cas imprévus, Hasth’y aimait à avoir toujours sur lui un grand couteau à deux tranchants bien émoulus, dont la lame s’emboîtait fort proprement dans un manche d’ivoire.

Au reste, la manière dont je fis connaissance avec Hasth’y est assez bizarre.

Un jour, je me promenais sur la jetée qui conduit de l’île de Léon à Cadix, et je m’amusais à tirer à balle des mouettes et des goélands. Je me servais pour cet exercice d’une excellente carabine tyrolienne dont la portée était merveilleuse ; tout à coup je vis venir à moi avec une rapidité effrayante un homme qui paraissait emporté par son cheval.

Pour concevoir le péril de cet homme, il faut savoir que la jetée sur laquelle il courait ainsi était assez, étroite, sans parapets, et haute de chaque côté d’au moins soixante pieds au-dessus du niveau de la mer, et qu’enfin le cheval s’avançait avec une vitesse incroyable vers une coupée d’environ quinze pieds qui divisait la jetée dans toute sa largeur, coupée que je n’avais traversée, moi, qu’au moyen d’une planche très étroite placée d’un bord à l’autre, le pont-levis qui servait ordinairement de passage étant en réparation. Je pensai que cet homme, se voyant ainsi emporté, ne laissait prendre autant de carrière à son cheval qu’afin de le lasser et de le dompter plus facilement après, mais je pensai aussi que, venant sans doute de l’île de Léon, le cavalier s’attendait peu à trouver un énorme fossé infranchissable à la place du pont, aussi fis-je avec assez de bonheur le raisonnement qui suit :

Cet homme est infailliblement perdu ; je vais donc tâcher de tirer le cheval avant qu’il n’arrive au fossé ; si par hasard je tue l’homme, cela ne fait rien, puisqu’il est déjà comme mort ; au lieu que si je tue le cheval, je sauve l’homme. Tout cela fut fait et résolu avec la rapidité de la pensée.

Ma carabine était armée au moment où l’homme passa près de moi, lancé comme une flèche ; calculant mon coup sur la vitesse du cheval, je l’ajustai à l’épaule, voulant le tirer à la hanche : je fis feu et ma balle lui cassa le fémur net comme verre. Le pauvre animal s’enleva encore une fois de l’avant-main, puis faiblit, et tomba sur le côté hors montoir ; je me le rappelle parfaitement.

Il n’y avait pas, je crois, deux toises de distance de l’endroit où je l’abattis à la diable de coupée qui, du reste, était un ouvrage de fortification fort agréable.

Je courus au cavalier, qui n’avait reçu qu’une foulure assez forte au genou ; le cavalier était Hasth’y. Voilà de quelle façon je fis sa connaissance.

Depuis ce temps, Hasth’y et moi nous devînmes inséparables ; nous faisions des armes ensemble, nous tirions à la cible, nous ne bougions du manège et des maisons de jeu ; aux combats, nous étions de moitié dans les paris ; et, comme il était grand connaisseur, il m’apprit à connaître les ergots de la bonne espèce ; aussi j’eus bientôt, grâce à lui, un des meilleurs perchoirs de coqs de Grenade qui fût dans tout Cadix.

J’oubliais une des raisons qui contribuait encore à m’attacher à Hasth’y ; c’est que j’étais l’amant de sa fille Tintilla, qui, disait-il, était veuve d’un contrebandier.

De dire si elle était veuve d’un ou de plusieurs contrebandiers, ce serait fort délicat, mais, ce qui est bien vrai, c’est qu’elle était veuve.

Mais une veuve de vingt ans au plus, une vraie Bohème, jaune comme un citron, souple comme l’osier, lascive comme une fauvette, avec des yeux plus grands que sa bouche et aussi noirs que ses dents étaient blanches, que ses lèvres étaient rouges, que ses joues étaient pâles ; puis, des cheveux qui trainaient à terre, et un pied si court… qu’elle en enfermait la longueur dans sa petite main. Seulement, ce qu’il y aurait eu de fâcheux pour un autre, mais cela m’était fort égal à moi, c’est que mes camarades de la frégate trouvaient que Tintilla se mettait toujours d’une façon ridicule et extravagante : c’étaient en effet des robes courtes et décolletées à damner un clérigo, des couleurs horriblement tranchantes, par exemple, un monillo rouge et une jupe bleue, ou un monillo vert et une jupe jaune ; et puis, elle s’attifait dans les cheveux un tas d’oripeaux d’or et d’argent, portait des bagues à tous les doigts, des chaînes en profusion : enfin la mise de Tintilla était ridicule au dernier point ; mais, je ne sais pas comment diable cela se faisait, moi je la trouvais charmante ainsi.

Et son caractère !… Ah ! quel caractère ! têtue comme mon cheval Frasco avant sa conversion, insolente, vaniteuse, gourmande, colère… et jalouse !… si jalouse, que, me voyant une fois faire des œillades avec une belle señora du quartier Saint-Jean, elle tira tout doucettement son petit couteau qu’elle cachait dans sa gorge, et, sans me quitter le bras, me fit sournoisement une bonne entaille dans le côté.

Encore une fois, oui, je l’avouerai, Tintilla était horriblement mal élevée, impudente, éhontée ; mais, je le répète, je la trouvais charmante ainsi.

Et puis, il ne faut pas croire non plus que Tintilla n’eût que des défauts, elle possédait aussi des qualités, et de précieuses qualités…

D’abord elle dansait la Tuanchega dans la perfection… Vive Dieu ! oui, elle la dansait, et si bien, qu’elle eût fait étinceler les yeux ternes d’un mort ;… et moi, qui n’avais que seize ans, jugez donc ! Et puis Tintilla savait encore une foule de boléros si drôles, si amoureux, qu’elle accompagnait sur sa guitare ou avec ses castagnettes, d’une façon tellement folle, gentille et libertine, que j’étais fou, mais fou à lier, de Tintilla la Bohème.

Et puis hardie à cheval ! il fallait voir ! tirant le pistolet presque aussi bien que son père.

Et puis enfin, par-dessus tout… mais malheureusement on ne peut pas dire ces choses-là… toujours est-il que j’en étais furieusement épris.

Si épris qu’un jour elle voulut me forcer à l’accompagner sur l’Alaneda, par un beau dimanche de juin, quand tout Cadix était dehors, elle dans son damné costume de Bohème de toutes les couleurs, et moi en grand uniforme ; je cédai à son caprice, et j’y gagnai trois jours d’arrêts, que notre vieil animal de capitaine de frégate m’infligea avec la joie la plus hargneuse, la plus maligne du monde.

Pourtant je gagnai aussi à cette liaison de devenir un des officiers les plus assidus à leur service. Car j’avais une telle frayeur des arrêts, et un tel appétit de la terre, que j’étonnais tout le monde par mon zèle et mon exactitude. Je vécus ainsi trois mois, au grand scandale des honnêtes gens et de mon banquier, qui ne cessait de me répéter : « Vous ne quittez pas les courses de taureaux, les combats de coqs, les salles d’armes et les académies ; vous vous êtes engoué d’une franche catin, passez-moi le terme, et de monsieur son père, qui vit à vos crochets ; au lieu de fréquenter la bonne compagnie, où vous seriez si bien placé, où vous trouveriez des plaisirs décents, » etc.

À cela, moi je répondais avec une naïveté d’enfant : « Je n’aime pas les plaisirs décents ; en fait de bonheur, personne n’est meilleur juge que soi-même : je me trouve bien comme cela, et j’y reste. » Le fait est que j’étais extrêmement heureux, seulement je maigrissais à la vue, quoique je mangeasse avec emportement.

Mais j’oubliais de dire de quelle façon mon ami Hasth’y dompta mon cheval Frasco : les caveçons, les entraves, les coups, les mors à bascule, à croc, à lame, ne faisant rien sur ce caractère sauvage et opiniâtre… Hasth’y me conseilla de priver Frasco de sommeil.

Pour ce faire, je le faisais attacher très court à son râtelier par une forte chaîne de fer, et mon palefrenier se relevait avec un autre de mes gens, pendant la nuit, pour lui faire entendre un roulement continuel de tambour. Au bout de cinq jours de ce régime, je montai Frasco et le trouvai souple comme un gant.

Vous m’avouerez que ce sont là de ces sortes de services qu’on n’oublie pas. Aussi mon intimité avec Hasth’y se resserra-t-elle. Je lui prêtais de l’argent qu’il ne me rendait pas, ce dont j’étais ravi, car, sans connaître alors beaucoup les hommes, je devinais par instinct que les obligations de ce genre, qu’il contractait avec moi, devaient le rendre plus indulgent sur ma liaison avec sa fille.

Ce n’est pas que le digne homme fût gênant. Mon Dieu, non ! la chambre de Tintilla était fort éloignée de la sienne et les fenêtres donnaient sur le rempart ; tous les soirs je sortais à dix heures par la porte et je rentrais par la fenêtre ; les convenances étaient donc parfaitement gardées, et la réputation de la veuve du contrebandier ne courait aucun risque.

Une seule chose m’intriguait assez dans les commencements, c’est que mon excellent ami ne me parlait jamais de madame Hasth’y. De cela j’augurai assez sagement que des chagrins de famille avaient dû profondément ulcérer le cœur du père de Tintilla, qui, séparé d’une coupable épouse, mettait toute sa joie, tout son avenir dans sa fille ;

Ou bien qu’Hasth’y n’était pas plus veuf que sa fille n’était veuve, et que Tintilla était bâtarde.

Après tout, qu’est-ce que cela me faisait à moi ? je n’étais ni maire, ni curé ; aussi, jamais je ne fis à ce sujet la moindre question qui eût pu embarrasser mon ami.

Du reste, Hasth’y était fort amusant à entendre, et nous passions, ma foi, des soirées fort pleines, sa fille et moi, en fumant et buvant de l’agria glacée, à l’écouter parler de ses aventures ; car il avait fait, disait-il, par-ci par-là, un peu de guerre dans les guérillas, et un peu de contrebande avec monsieur son gendre. Or, cette vie de partisan ne manque ni de poésie, ni d’étrangeté ; vivre dans les montagnes au bord du torrent ; franchir des précipices en s’accrochant à une corde, tout cela nous paraissait charmant à nous deux : aussi nous brodions sur ce thème les plus beaux romans qu’on puisse imaginer.

J’étais donc fort heureux, point jaloux du tout, surtout depuis que Tintilla m’avait sacrifié les assiduités d’un certain colosse appelé Matteo Torreados, fort en vogue, qu’elle paraissait accueillir avec assez de coquetterie : aussi rien ne semblait-il devoir troubler mon heureuse existence. Un jour pourtant que j’entrais chez Hasth’y, je rencontrai sous le pâtis un grand homme scrupuleusement enveloppé dans un manteau brun, qui sortait de chez mon ami.

Quoique son chapeau fût enfoncé sur ses yeux et que sa cape fût relevée jusqu’à son nez, je vis assez sa figure rude et brune pour être convaincu que je ne l’avais jamais rencontré chez le père de Tintilla.

L’homme au manteau se rangea pour me laisser passer, et j’entrai avec un cruel pressentiment, qui, je ne sais pourquoi, se rattachait à la visite de cet inconnu. En effet, je trouvai Tintilla toute rêveuse, et Hasth’y profondément préoccupé. — « Nous quittons Cadix pour une quinzaine, » me dit cet excellent homme ; Tintilla, elle, ne me dit rien ; seulement elle me regarda d’une certaine façon que je connaissais bien, ce qui fit que je me promis de ne pas quitter Tintilla, quoi qu’il pût m’arriver. — « Et où allez-vous donc ? lui dis-je. — Oh ! vous êtes bien curieux, seigneur Arthur. — Je puis bien être curieux de savoir où vous allez…, lui dis-je puisque je veux aller avec vous. — Avec nous ! répéta-t-il avec les marques du plus profond étonnement, avec nous !…, Tintillla, dit-il à sa fille, d’au air si stupéfait qu’il en était comique. — Et pourquoi pas ? dit Tintilla. — Pourquoi pas ? lui dis-je à mon tour. — Pourquoi pas ? reprit Hasth’y… Allons donc ! tu es folle, enfant. — Non, je ne suis pas folle ; s’il le veut, il peut venir. » Puis elle parla assez longtemps à l’oreille de son père, qui finit par dire : « Si tu promets cela, à la bonne heure ! Eh bien, seigneur Arthur, nous allons visiter… visiter un de nos parents dans les montagnes de la Ronda. — Et vous y allez seul ? lui dis-je. — Seul avec Tintilla. — Pour quinze jours ? — Pour quinze jours. — Je pars avec vous. — Et votre frégate ? me dit Tintilla. — Ma frégate !... Eh bien elle m’attendra, je m’en moque, le service du roi m’ennuie. Si à mon retour ils me donnent des arrêts pour trop longtemps, je me fais bourgeois. »

Je fus largement payé de ce sublime dévouement par un coup d’œil de Tintilla. Le soir de ce jour, cet animal de capitaine de frégate que j’ai dit me fit appeler au moment où je me disposais à descendre à terre. — « Vous allez à terre, monsieur ? — Oui, capitaine. — J’y consens, mais soyez ici avant la retraite. — Pourquoi cela, capitaine, avant la retraite ? Ne puis-je pas rester la nuit à terre ? Mon tour de garde n’est que dans deux jours. — Il n’y a pas d’explications à vous donner, on sait vos allures, monsieur ; et, puisque vous voulez à toute force ruiner votre santé et votre bourse, il est du devoir de vos supérieurs de mettre ordre à vos débordements. — Celà suffit, capitaine, dis-je d’un air sournois, et riant sous cape de la figure qu’il ferait en ne me revoyant ni le lendemain, ni le surlendemain, ni… ni… etc. J’arrivai chez Tintilla léger comme un oiseau, et comme je n’avais emporté du bord que du linge et de l’argent, je trouvai chez Hasth’y une surprise fort agréable que m’avait ménagée sa fille… C’était un costume de majo complet fait à ma taille. Ce costume était de couleur brune, avec des broderies et galons de soie noire sur toutes les coutures ; rien n’y manquait, depuis le chapeau jusqu’aux grandes guêtres de cuir de Séville brodées de soie de mille couleurs et garnies de larges éperons d’acier brillant qui rappelaient ceux des chevaliers du moyen-âge.

Tintilla voulut me coiffer à la bohème : elle releva mes cheveux, que je portais fort longs et les noua par derrière, ce qui faisait à peu près une coiffure à la chinoise ; puis elle m’attacha sur la tête un grand mouchoir de soie rouge dont les bouts flottaient sur mes épaules, et me coiffa ensuite d’un chapeau tout plat et à larges bords.

Ma veste brune était doublée de satin cerise comme l’écharpe et ornée de deux gros réseaux de soie noire à franges, qui faisaient des espèces d’épaulettes ; le gilet était de satin noir, et garni, ainsi que la veste, d’une multitude de petits boutons d’or ; la culotte courte de tricot brun avait aussi une rangée de ces petits boutons d’or, qui couraient tout le long de la cuisse sur un large galon de soie noire qui s’arrêtait au-dessus des guêtres. Vêtu de la sorte et monté sur Frasco, équipé à la moresque, ayant à mon côté ma carabine et un long poignard de marine passé dans ma ceinture, j’étais méconnaissable. Tintilla, hardiment placée sur un fort beau cheval rouan, était habillée en femme et avait un costume tout pareil au mien.

Enfin Hasth’y, vêtu d’un costume de même façon que le nôtre, mais de couleur noire, maniait avec une habileté rare un petit cheval pie, qui m’avait bien l’air de venir de Tunis.

Ce fut donc par un beau clair de lune, par le temps le plus délicieux du monde, au bout de la mer qui mourait sur la grève, que nous sortîmes de Cadix, Tintilla, son père et moi, bien montés, bien armés, bien enveloppés dans nos manteaux et fumant nos cigarritos (car Tintilla fumait aussi son petit papelito, la vraie Bohème qu’elle était !) nos cigarritos, dont l’odeur suave se mariait merveilleusement à la senteur forte et aromatique que les bruyères espagnoles exhalent pendant ces belles nuits, si douces et calmes. Nous avions pour toute suite un vieux nègre, perché sur une grande mule blanche, qui faisait fièrement sonner ses sonnettes.

Nous devions marcher toute la nuit pour éviter la grande chaleur du jour, et nous arrêter seulement à Xérès, où Hasth’y avait, disait-il, une visite à faire.

CHAPITRE II.

En arrivant à Xérès, nous allâmes loger chez le seigneur Juan Dulce, l’hôte que Hasth’y y avait à visiter.

Juan Dulce demeurait tout au bout de la ville, près de la Chartreuse ; sa maison, isolée, paraissait vaste et commode.

Il vint à notre rencontre, et je n’oublierai jamais sa belle et respectable figure. Comme sa haute taille était un peu voûtée par l’âge, il s’appuyait sur un des bâtons à crosse appelés cachiporra ; ses grands cheveux blancs et brillants comme l’argent, s’échappaient d’une résille noire qui couvrait sa tête, et jamais gentilhomme espagnol n’avait été plus noblement drapé sous les longs plis d’un vaste manteau brun.

Sans même s’informer de mon nom, le bon vieillard m’accueillit avec une cordialité expansive qui m’aurait touché jusqu’aux larmes s’il ne m’avait pas paru un peu ivre. Quoiqu’il en fût, il nous prévint que le dîner nous attendait, un simple puchero, dit-il avec une feinte et orgueilleuse modestie.

Tintilla disparut et revint bientôt vêtue de ses habits de femme.

Le dîner fut parfait. L’olla podrida, épicée à vous brûler le palais ; le guspacho, frais à vous donner le frisson ; le vin de Xérès, je n’en dis rien ; quant au vin de Catalogne, il sentait la peau de bouc à ce point de vous faire croire qu’on aspirait la vapeur d’une chèvrerie ; en un mot, tout était délicieux.

Au dessert un nègre apporta un flacon de muscatelle, des cigares, un brazero, et se relira. Alors. Juan Dulce dit à mon ami Hasth’y : « Ah çà, maintenant que nous sommes seuls, compère, parlons de notre affaire. »

À ces mots, Hasth’y fit un signe à Tintilla, qui, sans plus de cérémonie, se leva de table, alluma un cigare, qu’elle passa de ses lèvres aux miennes, prit un cigarrito pour elle, et me dit : « Querido, viens-tu te promener ? — Pourquoi s’en vont-ils ? dit le bon vieillard en vidant d’un air capable son grand verre rempli de muscatelle. Corps de Christ, pourquoi s’en vont-ils, mon compère ? est-ce que ta fille et son amant ne sont pas de l’escorte ? »

Avant que j’aie pu entendre la réponse du père de Tintilla, elle m’avait entraîné, sans aucune résistance de ma part, je l’avoue, dans un grand jardin tout couvert de berceaux de vigne qui avaient pour supports des palmiers et des orangers. Sous ces berceaux épars et presque impénétrables aux rayons du soleil s’étendait un gazon touffu, sur lequel le prévoyant et sensuel Juan Dulce avait disposé plusieurs bons carreaux bien moelleux et bon nombre de nattes de Lima, afin qu’on pût s’asseoir à l’ombre sans craindre la fraîcheur qui pouvait résulter du voisinage d’un grand bassin à cascades dont l’eau filtrait quelque peu sous les hautes herbes si touffues.

C’était, pardieu, un séjour charmant que la retraite de Juan Dulce, et ces sombres voûtes de verdure me paraissaient surtout faites exprès pour passer mon après-dîner, couché mollement sur le dos, en fumant mon cigare et en entendant chanter ma maîtresse. Aussi dis-je à Tintilla : « Chante-moi quelque chose ; mais avant, explique-moi donc de quelle diable d’escorte veut parler ce vieux bonhomme qui a de si bon vin, et qui se le prouve à lui-même avec tant de complaisance ?

— Une escorte ! Querido mio… que je sois damnée si je sais ce que tu veux dire.

— Pardieu ! je le sais moi, car j’ai bien entendu Juan Dulce demander à Hasth’y : Est-ce que ta fille et son amant ne sont pas de l’escorte ? Or, la fille d’Hasth’y, c’est toi, et ton amant, c’est à peu près moi, je suppose.

— Tu es fou, cœur de diable, – dit Tintilla en riant et en m’embrassant comme une folle. – Tiens, Querido, laisse-moi t’arranger ce carreau sous ta tête, cet autre sous tes épaules, celui-ci sous ton bras ; allons, étendez-vous bien, mon sultan, et pendant que vous fumerez, moi je vous chanterai, pour vous endormir, les Trois Baisers de la Bohémienne, tu sais, Querido ? Justement voici la guitare du vieux bonhomme.

— Non, non, par le diable !… ne chante pas cela si tu veux m’endormir, entends-tu, Tintilla ? » m’écriai-je en me levant à demi.

Mais la damnée fille pinçait déjà les cordes de la guitare et préludait par des cadences perlées, qu’elle laissait tomber d’une voix suave et argentine qui faisait tout vibrer en moi.

« Encore une fois, pas cela, Tintilla ! – m’écriai-je d’un air suppliant.

— Tu m’entendras, » me dit l’entêtée ; et, se penchant sur moi, elle me donna un long baiser qui me rendit incapable de la contredire, et je retombai résigné sur les carreaux de Juan Dulce.

Sur ma foi, je vivrais mille ans que je me souviendrais toujours de la figure et de la pose de Tintilla pendant qu’elle chantait, que je n’oublierais ni les accents, ni les modulations de sa voix, ni la senteur balsamique des palmiers, ni la façon bizarre et coquette dont la Bohème était éclairée ; le soleil, à son déclin, jetait ses chauds et derniers rayons sur le berceau de vigne qui nous abritait ; et, par un admirable caprice de la lumière, un de ces rayons passant à travers quelques feuilles moins serrées, tombait d’aplomb sur la figure pâle et jaune de Tintilla, qu’il couvrait d’une clarté vermeille.

Oh ! qui la peindrait ainsi ferait un ravissant tableau ! Assise à la mauresque sur un carreau, une jambe pliée sous elle et l’autre étendue, et cette autre, chaussée d’un bas écarlate à coins noirs, relevant un peu son jupon jaune bien drapé qui se découpait sur son corsage rouge tout broché d’or.

Mais qui pourrait peindre ses doigts fins et longs voltigeant sur la guitare, ses cheveux noirs tressés de rubans incarnats ? Qui peindrait cette figure si mobile et si animée, brusquement éclairée par un rayon qui semblait la dorer, et la faisait resplendir sur le fond noir et sombre du feuillage ?

Et tout au bout du jardin, cette cascade transparente que le soleil faisait reluire comme un globe de cristal lumineux ! et cette chaleur énervante qui rend la mollesse si voluptueuse !… qui peindrait cela ?… Et ce silence… interrompu seulement par les chants de Tintilla ! et le murmure de la cascade qui voilait légèrement la voix de la Bohémienne, et lui donnait un charme indicible et comparable à celui que prête la vapeur à un paysage ! Encore une fois, qui rendrait dignement ce tableau !

Et moi, je voyais cela, vrai, réel, avec une imagination de feu ; je voyais cela, j’entendais cela à demi-couché, ayant encore la tête exaltée par la chaleur et la fumée. Je me disais : « J’ai seize ans, je suis jeune, libre, riche et fort… Cette femme est à moi… Rien au monde ne peut empêcher qu’elle soit à moi ! » Oh ! alors j’éprouvai une de ces plénitudes de bonheur et de bien-être, une de ces dilatations de cœur qui plus tard font prendre en grande pitié ces creuses rêveries de gloire et de renommée ; car il me semble que la gloire ne peut et ne doit jamais donner une sensation plus profondément délicieuse que celle que j’éprouvais alors.

Pour m’achever, c’est le boléro suivant que j’entendais chanter avec une expression d’amour et de volupté irritante impossible à rendre, et qui empruntait un nouveau charme du lieu, de la solitude, du soleil couchant, que sais-je, moi ? et puis cela chanté en andalou avec la prononciation gutturale et sonore des Arabes ; encore une fois, c’est impossible à peindre.

Voici le boléro :

LES TROIS BAISERS DE LA BOHÉMIENNE.

« Shispa’y a vingt ans, et à vingt ans Shispa’y n’a pas d’amant ; si Shispa’y était laide, je vous dirais : Plaignez Shispa’y. Mais Shispa’y n’est pas laide ; au contraire, Shispa’y est belle, et si belle, que lorsqu’elle se baigne dans l’Irmack avec ses compagnes, toutes la regardent d’un air de haine et d’envie. Mais à quoi te sert ta beauté, Shispa’y ? Le Juif a aussi de beaux sequins luisants qu’il cache, qui ne servent à personne, et dont lui-même ignore la valeur, puisqu’il s’est refusé tous les plaisirs qu’on se procure avec la richesse.

» Le Juif est bien riche, Shispa’y, et pourtant un pauvre esclave haletant, manquant de tout, viendrait à genoux, les mains jointes, lui dire : Seigneur, donnez-moi une piastre, que le Juif lui donnera plutôt un coup de kangiar qu’une piastre ; tu fais comme le Juif, Shispa’y, qui peut tout avoir et se prive de tout parce qu’il ne connaît rien. Mais sais-tu ce qui lui est arrivé au Juif ? – Je vais te le dire, Shispa’y.

» Une nuit, des klephtes, qui lui voulaient plus de bien que de mal, sont entrés dans sa maison pendant qu’il dormait, et l’ont doucement garrotté avec leurs belles ceintures de soie ouvragée.

» Et puis ils ont commencé à prendre les sequins du Juif, non pour les voler par Mahom, mais pour lui acheter du bon vin de Chiraz et du bon miel d’Eschil, et des torches de gomme d’olivier qui sentent si bon ; et ils ont apporté tout cela dans la maison du Juif ; entends-tu, Shispa’y ?

» Et les klephtes lui ont dit avec de grandes menaces :

« Toi qui n’as jamais bu que de l’eau froide et insipide de l’Irmack, bois ce vin de Chiraz ;

» Toi qui n’as jamais senti que l’odeur mauvaise de tes vieux murs, sens les parfums de cette gomme embaumée ;

» Toi qui n’as jamais mis sous ta dent que du maïs cuit sous la cendre, goûte ce miel mêlé d’ambre et de raisin de Corinthe. »

» Et quand le Juif a eu goûté de tout cela, les bons klephtes se sont en allés sans emporter seulement un talek, Shispa’y.

» De sorte que le Juif, trouvant le chiraz meilleur que l’eau, le miel meilleur que le maïs, et la senteur de la gomme d’olive meilleure que l’odeur de sa masure, employa désormais ses sequins à acheter du chiraz, du miel et de la gomme d’olivier, et devint aussi prodigue qu’il avait été avare.

» Voilà ce qui arriva au Juif, Shispa’y. Maintenant écoute ce qui t’arrivera à toi, Shispa’y, écoute, car je sais l’avenir ; je suis Bohème. – Et la Bohème prit la main de Shispa’y et lui dit… »

Mais voilà que mes souvenirs m’entraînent un peu trop loin ; car il faut laisser ignorer la fin de ce boléro, qui est en vérité d’une naïveté un peu crue et tant soit peu biblique.

Tintilla, qui n’avait pas à garder avec moi les mêmes ménagements, la chanta jusqu’au bout ; non pas tout à fait, car je l’interrompis avant la fin du jour… pour lui demander, je crois, si les petits pois fleurissaient en avril.

Après cette sotte et intempestive question, je m’endormis d’un profond sommeil.

Quand je m’éveillai, il était nuit close, et je pouvais voir les étoiles scintiller à travers les feuilles de vigne qui se balançaient sur ma tête ; j’allongeai les bras, et je m’aperçus qu’une main charitable m’avait soigneusement couvert de mon manteau.

À ce moment, j’entendis marcher près de moi.

» Qui va là ?

— C’est moi, Querido, – répondit Tintilla. – Allons, vite à cheval ! il est tard ; mon père est déjà parti. Nous le rejoindrons.

— Pourquoi diable ne nous a-t-il pas attendus ? – lui dis-je avec étonnement.

— Parce qu’il a de l’argent à remettre à un escribano de la rue Ancha, et qu’il ne veut pas le faire attendre à la porte de cet âne en robe. »

La raison n’étant pas absolument mauvaise, je m’en contentai ; et nous allâmes avec Tintilla, qui avait repris ses habits d’homme, chercher nos chevaux que le vieux nègre tenait par la bride.

« Ah çà ! – dis-je à Tintilla, – où sont les gens de Juan Dulce, que je leur donne ma bien-venue ?

— Ils sont couchés… partons, partons, – reprit-elle avec vivacité.

— Et leur maître ?…

— Aussi couché… Mais à cheval ! à cheval !…

Ceci me paraissait assez bizarre ; pourtant je sautai en selle avec l’abnégation insouciante qui alors surtout me caractérisait.

Il fallait que Tintilla fût alors bien pressée de sortir de la maison du respectable Juan Dulce, car, au lieu d’ordonner au nègre d’ouvrir une espèce de claire-voie de quatre pieds de haut qui servait de porte au jardin, elle fit intrépidement franchir cette barre à son cheval. Je la suivis, car Frasco sautait comme un cerf ; et la grande mule blanche, encouragée par cet exemple, nous imita, malgré les cris et les injonctions contraires du vieux nègre, qui jetait des cris de paon.

Nous prîmes une ruelle qui nous conduisit sur la route où nous devions retrouver Hasth’y. Tintilla ne me disait mot ; et, comme nos chevaux étaient lancés à fond de train, nous n’entendions que le branle sonore et régulier du galop qui retentissait sur ce sol ferme et battu, et au loin derrière nous les sonnettes de la grande mule blanche.

Pour la première fois, ce qui paraîtra bizarre peut-être, je me demandai où diable j’allais ainsi. Je commençai à trouver la conduite d’Hasth’y assez mystérieuse, et la demande de Juan Dulce à propos de l’escorte me vint à la pensée.

Après tout, me dis-je, je suis bien armé, bien monté ; y compris le diable, je ne crains à peu près rien : voyons donc jusqu’au bout.

« Parbleu, – dis-je à Tintilla, – ton père n’avait pas, je le vois, dix mille piastres à compter à l’escribano, car il a pris une furieuse avance sur nous.

— Je suis sûre qu’il nous attend à la Tienda, qui est au bas de la montagne, – dit Tintilla ; – nous y voici bientôt. »

En effet, deux minutes après, nous aperçûmes, car la nuit était claire et la lune pleine, nous aperçûmes les murs blancs d’une hôtellerie. Tintilla mit son cheval au pas, et je ralentis aussi l’allure de Frasco.

« Écoute… écoute, Querido, – me dit tout à coup la Bohème en arrêtant son cheval et prenant la rêne du mien pour l’arrêter aussi, – écoute. »

Nous écoutâmes, et nous entendîmes le bruit assez éloigné des clochettes de plusieurs mulets et le roulement sourd d’une voiture.

« Ce sont eux, – dit vivement Tintilla en partant comme un trait.

— Ah çà ! mille tonnerres, à la fin, qui, eux ? » criai-Je avec colère à Tintilla, en la suivant de près.

Mais elle ne m’entendit pas, ou ne voulut pas m’entendre, et j’allais arrêter son cheval de force, lorsqu’à vingt pas, à un détour que faisait la route, nous vîmes devant nous une voiture attelée de quatre mules ; à l’une des portières se tenait Hasth’y, qui se dandinait sur son cheval en sifflant un air de fandango ; à l’autre portière était l’homme au manteau que j’avais rencontré chez Hasth’y le jour où il m’apprit son départ. Je le reconnus bien.

Le cocher qui conduisait la voiture chantait aussi un de ces airs monotones, particuliers aux muletiers d’Andalousie ; la voiture, dont les stores étaient baissés, allait au pas, car la côte était longue et rapide.

Fort étonné de tout ceci, et voulant savoir à quoi m’en tenir, je poussai mon cheval près de celui d’Hasth’y, et je lui dis d’un air assez sec :

« Ah çà, mon cher, voilà donc l’escorte dont ce vieil ivrogne de Juan Dulce vous parlait tantôt, je veux savoir, et à l’instant, ce que cela signifie, ou je m’en retourne…

— Chacun son goût, » me répondit Hasth’y d’un air froid et railleur que je ne lui connaissais pas encore.

L’âge m’a calmé, mais j’étais alors d’une violence épouvantable. Cette réponse me mit hors de moi, et, lui saisissant le bras avec force :

« Ce n’est pas répondre, monsieur… – m’écriai-je. – Parbleu je saurai à quoi m’en tenir sur le rôle qu’on me fait jouer ici, ou vous n’avancerez pas. Et je mis mon cheval en travers du sien.

Aux premiers mots de notre dispute, l’autre homme à manteau avait dit tranquillement à Hasth’y, entre deux bouffées de tabac :

« Maître, quand il faudra debarigare et mosu (ce qui peut à peu près se traduire par ces mots : éventrer le jeune homme), je suis là. »

Tintilla vint mêler sa voix glapissante aux nôtres, et gourmanda son père, dont le calme, le sang-froid me faisait bouillir le sang ; car, au lieu de tourner bride et de regagner Xérès comme j’aurais dû le faire, je m’emportais, je criais avec une fureur telle que je réveillai sans doute les gens qui étaient dans la voiture, puisque j’entendis une voix de femme pousser un cri d’effroi, en disant en français :

« Ces brigands se disputent entre eux ils vont nous assassiner.

— Vous êtes une folle, » avait répondu dans la même langue une voix d’oncle ou de mari.

À ce cri de femme, moi et Tintilla restâmes stupéfaits.

« Par les mille plaies du Christ, il y a donc une femme là-dedans, – cria la Bohémienne avec une expression indéfinissable de colère, de crainte et de jalousie… – Pourquoi ne me l’avoir pas dit ? »

Et elle regardait son père et moi d’un air presque féroce.

« Parce que je n’en savais rien moi-même, – dit Hasth’y ; – mais ne me rompez pas la tête davantage de ceci. Il y a un moyen bien simple de terminer tout cela ; que ce gentilhomme s’en retourne à Xérès, demain au soir il sera à Cadix, et, sur mon âme, il fera mieux que de nous suivre, et qu’il me croie, car c’est un ami qui lui donne ce conseil.

— Et moi je lui défends de partir, – reprit Tintilla d’un air arrogant.

— Et moi je reste, » ajoutai-je en pensant aux dangers que pouvait courir cette pauvre Française qui était si mal entourée.

Tintilla, voyant dans ma résolution un acquiescement à sa volonté, voulut me prendre la main pour m’en remercier ; je la repoussai : je ne sais pour quoi dès ce moment elle me dégoûta et me devint insupportable.

Le calme se rétablit peu à peu, et je me mis à marcher seul derrière la voiture, et l’examinai d’un œil curieux. C’était une grande berline ; sur un des panneaux il y avait une couronne de comte que surmontait un chiffre. Ce qui me paraissait singulier, c’était de ne voir aucun domestique sur les sièges qui paraissaient disposés pourtant pour recevoir les gens ; j’étais occupé de ces pensées, lorsque l’homme au manteau partit au grand trot et disparut derrière le versant de la montagne.

Fort alarmé de ce manège, j’armai silencieusement ma carabine, qui reposait dans un porte-crosse, comme un fusil à la chasse, et j’attendis. Dix minutes après, il revint tranquillement dire à Hasth’y :

« Les ladrones » (les voleurs).

« Je suis dans un coupe-gorge, – pensai-je ; – mais je vendrai cher ma vie et celle de cette femme qui est là-dedans, mais ma première balle sera pour Tintilla qui m’a conduit ici. »

En effet, une vingtaine d’hommes, dont quelques-uns étaient à cheval, parurent sortir comme par enchantement de toutes les crevasses des rochers qui bordaient la route, mais sans cris, sans désordre ; tous étaient fort calmes et fort posés. Le cocher arrêta ses mules de lui-même, et l’homme qui paraissait commander la bande s’approcha d’Hasth’y.

Celui qui s’était avancé à sa rencontre lui montra je ne sais en vérité quel talisman ; car à l’instant qu’il l’eut vu, le chef donna son indigne main à Hasth’y, et lui dit : « Allez avec Dieu, mon compère.

— Que les saints vous protègent, messeigneurs ! » – dit à son tour Hasth’y.

Et la voiture reprenant le trot, nous laissâmes derrière nous cette mauvaise compagnie, dont nous venions d’être délivrés d’une si miraculeuse façon.

CHAPITRE III.

J’avais été si fort étonné de la singulière et tranquille retraite des voleurs, qu’au bout d’un quart d’heure seulement je m’approchai de Tintilla afin de savoir le mot de cette énigme.

La Bohémienne paraissait rêveuse et absorbée, et je fus forcé de la secouer assez rudement par le bras pour en obtenir une réponse.

« Tintilla, – lui dis-je, – que signifie tout cela ? quels sont ces hommes, et de quelle diabolique influence peut user votre père pour les obliger à nous laisser causer ainsi librement ?

— Ce que cela signifie ? – reprit la Bohémienne avec exaltation… – ce que cela signifie ? c’est que tout à l’heure je te disais de rester, et que maintenant je veux que tu partes, entends-tu… je le veux. »

Et sa main me serrait le poignet d’une assez vigoureuse façon.

« Quant à cela, – lui répondis-je, – ça ne sera pas, car je reste… oui, je reste… Ainsi ôte la main de dessus mon bras, car tu t’abîmes les ongles, et voilà tout.

— Et moi je te dis que tu partiras, – reprit la Bohémienne ; – et pour t’y décider, s’il le faut, je partirai avec toi cette nuit même ; nous retournerons à Cadix ; mon père nous joindra plus tard… Je suis sûre de son consentement.

— Merci, ma chère, de votre offre ; mais, encore une fois, je resterai, – lui dis-je d’un ton ferme qui annonçait une volonté qu’elle savait bien être inébranlable.

— Mais, par Mahomet, tu ignores donc qui je suis, quel est mon père, quel est son métier ?

— Je m’en doute, et c’est pour cela que je reste.

— Ah ! tu le sais, corps de Christ, tu sais que mon père est un des chefs de la bande de los ladrones de Contrato[1], des voleurs à l’amiable qui rançonnent les voyageurs, et leur fait payer quelquefois cher, par Mahomet, les sauf-conduits qu’elle accorde ! Sais-tu aussi que, si les gardes de ronde nous surprenaient, nous serions tués sur la place… le sais-tu… et par la bande de mon père ? Il serait beau de voir un officier du roi de France pendu comme complice d’une bande de voleurs et d’assassins bohémiens. Maintenant tu sais tout… méprise-moi, chasse-moi comme une voleuse, je le souffrirai, mais va-t’en ; emmène-moi comme esclave, je te suivrai,… ordonne-moi de rester ici, je resterai ; mais, par Mahomet, va-t’en… par pitié, va-t’en… Et la bohémienne, quittant les rênes de son cheval, me prenant le bras de ses deux mains, me suppliait avec les plus vives instances.

Je compris parfaitement. Ce peu de mots m’expliqua le paisible far-niente d’Hasth’y et le mystère de l’escorte du vénérable Juan Dulce, qui était probablement le digne chef de la compagnie d’assurance de Xérès. On conçoit que la nature de ces révélations augmenta encore la résolution où j’étais de ne pas abandonner ma compatriote à la merci de mes amis intimes, car je n’avais pas la moindre foi, je l’avoue, et j’avais tort, dans la promesse jurée de leur aide et protection aux voyageurs qui s’abandonnent à eux. Je répondis donc à Tintilla, qui, sans doute, comptait beaucoup sur l’effet de cette déclaration :

« J’ai là deux balles dans ma carabine que tu mériterais bien de recevoir dans la tête, ma bien-aimée, pour t’apprendre à ne plus entraîner un jeune homme confiant dans un piège aussi abominable. Mais tu as été franche, et je te pardonne ; seulement aie bien soin de ne pas m’adresser la parole d’ici à Séville, où toi et ton digne père quitterez sans doute cette voiture… car ce sera peine perdue…

— Mais tu restes donc, fils de louve ?

— Tu le vois bien.

— Ah ! j’en suis bien sûre maintenant… c’est pour faire la cour à cette femme qui est là-dedans que tu restes, – dit Tintilla d’une voix tremblante et étouffée par la colère, en montrant la voiture… – Eh bien ! par ma mère ! si tu as seulement le malheur de la regarder entre les yeux, je vous tue tous les deux. Tu m’entends, et tu sais si la fille de mon père a peur du sang.

— Et moi, je vous assure que vous ne tuerez personne des voyageurs, fille de mon âme, car je réponds sous caution de leur vie ou de leur argent au seigneur Juan Dulce, – dit une voix. C’était Hasth’y, qui nous suivait et s’était approché de nous sans être entendu, grâce au ton animé de la conversation que j’entretenais avec sa fille.

— Je vous dis, moi, que je le tuerai s’il regarde cette femme, – reprit Tintilla d’un air féroce.

— Vous me comprenez mal, fille chérie de mon cœur, – reprit Hasth’y avec un sang-froid imperturbable ; – j’ai garanti à ces voyageurs leur vie, leur argent, et on ne touchera ni à un de leurs cheveux, ni à un de leurs réaux, tant que moi et le compère au manteau noir nous pourrons tenir un poignard ou une escopette ; quant à tuer le seigneur Arthur, vous aurez tort, fille de mon sang, car il m’a sauvé la vie ; je lui ai déjà offert de s’en aller, il n’en a rien fait… tant pis pour lui ; j’ai sa parole d’officier de ne rien divulguer de ce qu’il aura vu pendant notre voyage ; si les gardes de ronde nous surprennent, tant pis pour lui. Quant à ce qui est de regarder ou non la femme qui est là-dedans, c’est une dispute d’amoureux à laquelle ma gravité de père me permet de prendre peu de part, – ajouta Hasth’y de cet air froid et railleur qui avait la faculté de me mettre hors de moi.

— Eh bien donc ! toi qui n’es pas assuré, tu payeras pour elle ! » s’écria Tintilla avec un accent d’horrible méchanceté, en donnant une si furieuse saccade au mors de mon cheval, qu’il se cabra violemment et se renversa avec moi dans un profond ravin que je côtoyais depuis un quart d’heure sans y faire attention.

Tout ce que je me rappelle de cet infernal accident, c’est que, lorsque mon cheval pointa, j’étais penché en avant, de sorte que la boucle de têtière de la bride me donna un coup si violent au front, qu’il m’étourdit et me fit heureusement tomber avant le cheval, car je me sentis tourner deux fois sur moi-même, et un coup sourd et retentissant qui ébranla tout en moi, jusqu’aux fibres les plus déliées, me fit perdre tout à fait connaissance.

Quand je revins à moi il était grand jour, et j’étais assis sur le devant d’une voiture qui marchait au pas ; les stores étaient baissés.

Je me sentais la tête horriblement pesante ; j’y portai la main et je la trouvai enveloppée d’un bandeau encore imbibé d’eau de Cologne.

Nous étions quatre dans cette berline. En face de moi dormait un homme de cinquante ans ; il avait une figure sèche et maigre, des cheveux gris, assez rares, et une grande distinction dans tous les traits, il portait un ruban de plusieurs ordres noué à la boutonnière d’une grande redingote de voyage. À côté de moi était un grand et beau jeune homme de trente ans au plus, d’une figure pleine de noblesse et de charmes, et vêtu avec autant de soin et de fraîcheur que s’il n’eût pas passé la nuit en voiture : il ne s’était pas aperçu du mouvement que j’avais fait en m’éveillant, car il attachait un regard fixe et amoureux sur une jeune femme endormie, placée en face de lui, à côté de l’homme aux cheveux gris.

J’avoue qu’à la vue de cette merveilleuse créature j’oubliai et la blessure que je me sentais à la tête et les contusions dont j’étais moulu.

Le soleil, déjà fort élevé, frappait sur les stores de soie cramoisie et jetait dans l’intérieur de la voiture une teinte pourprée qui répandait autour de nous un délicieux reflet.

Cette femme endormie paraissait avoir au plus vingt ans, et son joli visage était d’une incarnation si délicate et si transparente, qu’on voyait de petits réseaux de veines azurées courir sur son menton, sous ses longues paupières fermées et sur les côtés de son front blanc et poli comme du marbre, que de longues boucles de cheveux châtains laissaient voir par moment.

Un nez digne d’une statue grecque, et deux sourcils bien arqués et plus foncés que la chevelure, donnaient un charmant caractère à cette délicieuse physionomie.

Un tout petit chapeau de moire bleue à l’anglaise, garni en dedans d’une ruche de dentelle, je crois, encadrait cette ravissante figure.

Quoique cette femme fût vêtue d’une longue et large blouse de couleur sombre, comme elle était penchée sur un des côtés de la voiture, on devinait la taille la plus gracieuse et la plus svelte.

Une de ses mains était gantée d’un gant de peau de Suède, et l’autre, d’une blancheur, d’une délicatesse et d’une beauté merveilleuses, était nue et aussi toute veinée de bleu.

Mon voisin tenait cette main si mignonne et si potelée dans les siennes ; sans doute que cette jolie femme l’avait oubliée en s’endormant, car ce jeune homme la tenait avec amour et respect ; sans oser changer sa position, qui devait être horriblement gênante, car il avait le bras presque tendu, mais il avait peur sans doute d’éveiller la belle dormeuse par le plus léger mouvement.

Je ne saurais dire l’atroce sensation de jalousie et d’envie qui vint me serrer le cœur à la vue de ces deux jeunes gens si beaux et si distingués. Par instants je leur devinais un amour si délicat, si gracieux, si plein de charme et de poésie ! Je compris tout à coup, avec une facilité désespérante, qu’il y avait un autre amour que l’amour brutal et emporté que j’avais éprouvé pour Tintilla.

Expliquer comment la vue de cette femme fit sur mon âme et sur mon corps une impression aussi rapide et aussi profonde, c’est ce que je puis à peine comprendre, aujourd’hui que j’ai l’expérience de l’âge ; mais jamais passion plus profonde et plus subite n’a éclaté dans le cœur d’un homme ardent.

Les yeux fixes, j’attendais avec une anxiété dévorante que cette jeune femme ouvrît les siens, car j’éprouvais le besoin de me dissimuler une vérité devinée malgré moi. Je cherchais à me persuader que ce jeune homme était le frère ou le mari de cette femme, ce qui m’eût bien consolé et donné quelque espoir.

Enfin, un léger cahot de la voiture fit un peu dévier le bras de mon voisin, et ce mouvement éveilla sans doute la jolie dormeuse, car elle retira d’abord sa main, puis la posa sur son front, et ouvrit languissamment les deux plus grands yeux que j’aie vus de ma vie.

Je m’étais brusquement rejeté dans mon coin, et, grâce au capuchon de mon manteau que j’avais rabaissé sur mon front, en feignant de dormir, je pouvais tout voir sans être vu. Je crois encore ressentir l’angoisse cruelle que j’éprouvai quand j’aperçus le regard long et passionné que cette femme jeta sur son amant, car on ne peut regarder ainsi que son amant.

Qu’il était doux ce charmant, ce délicieux regard du réveil, qui allait aussitôt et comme par instinct chercher le regard d’un ami.

Puis, la jolie femme entrouvrit sa petite bouche, garnie de dents admirables, et, par un léger et gracieux pincement de ses lèvres, elle parut envoyer des baisers sans nombre à son amant. Il fallait voir aussi comme, à chaque tressaillement de ses lèvres, ses beaux yeux se fermaient à demi, et tout ce qu’ils révélaient de bonne et tendre passion !

Enfer !… enfer !… chacun de ces coups d’œil, de ces baisers feints, m’arrivèrent au cœur aigus et acérés ; j’eus en vérité un épouvantable mouvement de rage et de jalousie ; j’en vins à regretter que Tintilla n’eût pas tué cette femme.

Et puis je me mettais tellement à haïr la Bohème que je l’aurais, je crois, étranglée de mes propres mains et le beau jeune homme aussi.

Ma damnation commençait ; mort Dieu ! elle n’était pas à bout.

Bientôt le jeune homme prit cette jolie main qu’on lui avait laissée, et, malgré une moue charmante et le jeu menaçant de deux grands yeux qui montraient d’un air d’effroi, assez rassuré d’ailleurs, l’homme à cheveux gris, l’amant porta cette main à sa bouche ; il la baisait délicatement depuis le bout des doigts jusqu’au poignet, et puis il la mettait avec ivresse sur ses yeux, sur son front, sur ses cheveux, sur sa joue, et il la baisait encore avec admiration, il la baisait comme un avare, n’en perdant rien, ne laissant pas une fossette ni une phalange, pas un ongle rose et poli, sans y avoir amoureusement porté ses lèvres.

Sa maîtresse, elle, lui souriait avec idolâtrie ; ses joues, un peu pâles, se coloraient légèrement, et son autre main s’appuyait sur son sein, qui commençait à battre avec force. Non, cent fois non, les souffrances physiques les plus aiguës ne sont rien auprès de la cuisante et profonde angoisse morale qui me tordait le cœur, tandis que je voyais cet amant si immensément heureux de ces légères faveurs ; aussi fis-je avec cruauté un mouvement assez brusque qui envoya bien vite la petite main se cacher dans les plis d’un vaste cachemire.

« Prenez garde, Paul, cet homme se réveille, – dit-elle bien bas d’une voix fraîche et suave comme sa douce haleine.

— Non, ne craignez rien, Marie, – répondit Paul en demandant une main qu’on lui refusa sincèrement.

— Oh ! vous avez beau faire, Marie, – dit Paul, – et cacher cette main divine, il me semble que, si vous éprouviez autant d’amour que moi, ces baisers muets que je vous envoie iraient la caresser à travers les plis de votre schall, et que vous en sentiriez l’impression brûlante.

— Que vous êtes fou, Paul ! et pourtant non, vous n’êtes pas fou, – dit Marie ; – car je sais bien que, quand tu me regardes fixement, j’éprouve comme un coup électrique, là…, dans mon cœur. Aussi, pourquoi un baiser muet ne m’atteindrait-il pas sous ce cachemire ?

— Oh ! Marie, Marie, – dit Paul, – quel bonheur est le nôtre ! et combien cette contrainte même que les convenances nous imposent en augmente encore le charme ! Crois-tu pas, dis, mon ange aimé, qu’un regard, qu’un serrement de main nous plongeraient dans ces extases délicieuses, si nous étions toujours seuls ? »

À ma grande joie, la conversation fut interrompue par un effroyable bâillement du monsieur à cheveux gris, qui étendit ses bras, se roidit, se tourna, se retourna, et dit d’abord :

« Bonjour, Marie… » Puis : « Mirval, quelle heure est-il ?

— Mais bientôt midi, je pense, mon oncle, » dit Marie.

Puis me montrant du doigt, l’oncle dit à voix basse : « Est-ce qu’il dort ?

— Il n’a fait qu’un mouvement depuis ce matin, – dit Mirval.

— Il est néanmoins fort peu agréable d’avoir une pareille espèce dans sa voiture, – dit l’oncle ; – mais quand Marie veut quelque chose…

— Voyons, monsieur Mirval, je vous en fais juge, – dit Marie ; – nous sommes à la merci de ces horreurs de guides ; un d’eux est renversé par son cheval, cette nuit ; il est grièvement blessé, pouvions-nous faire autrement que de le recevoir dans notre voiture, par humanité d’abord, et puis ensuite pour nous faire bien venir de ces hommes avec lesquels, je l’avoue, je suis loin d’être en confiance ?

— Et vous avez tort, Marie. Ces canailles-là ont un point d’honneur inconcevable ; c’est singulier, mais c’est cela ; et aussi, escorté par des voleurs, je dors aussi tranquillement que je le ferais escorté par des gendarmes de notre belle patrie.

— Le fait est, – dit Mirval, – qu’à part le peu de gêne que nous occasionne la présence de ce misérable, nous avons fait une action assez politique, je crois, en le prenant avec nous.

— Pourquoi ne pas l’avoir placé sur le siège, comme je le voulais, puisque la place est libre, et que nous ne retrouverons nos gens qu’à Séville ?

— Y pensez-vous, – dit Marie, – sur un siège aussi élevé ! ce pauvre homme était évanoui, et ils y ont mis d’ailleurs un autre de leurs camarades, je ne sais pourquoi.

— À la bonne heure ! j’ai tort, Marie ; mais voyez donc un peu la mine de notre compagnon de voyage, – dit l’oncle en relevant le capuchon de mon manteau. Je fermai les yeux et je restai immobile.

— Ah ! mon Dieu ! mais ce malheureux-là n’a pas dix-huit ans ! – s’écria l’oncle avec horreur.

— Si jeune, et déjà infâme ! et digne de la potence et des galères ! – dit Paul.

— Le fait est qu’il y a bien de la fatalité sur ce visage, – dit Marie avec une expression de frayeur… – C’est dommage, car il a d’assez beaux traits. »

Cette dernière réflexion me fit monter le sang au visage.

« Tiens, il rougit, – dit l’oncle.

— C’est qu’il a la fièvre, – dit Mirval.

— Et penser, – ajouta l’oncle, – qu’un pareil scélérat a peut-être déjà dix meurtres à se reprocher ! »

« Je passe sous silence le reste d’une communication à peu près aussi flatteuse pour moi, et qui me fit passer les trois plus cruelles heures de ma vie.

À Sibeyra la voiture s’arrêta.

Feignant toujours de dormir, je laissai les voyageurs descendre.

Je vis Hasth’y s’approcher de la voiture, et j’en descendis d’un saut.

— Mon cheval, – lui dis-je, – est-il tué du blessé ?

— Ni l’un ni l’autre.

— Faites-le seller, je pars…

— Comme vous voudrez !… ça enchantera ma fille…

— Écoutez, Hasth’y, votre damnée fille a voulu me tuer. Quoique ce soit une femme, si je ne m’étais pas évanoui sur le coup, ma violence m’eût peut-être entraîné au delà des bornes de la politesse, je retourne à Cadix, vous avez ma parole : pas un mot de ce que j’ai vu ne sortira de ma bouche ; mais jurez-moi, si vous pouvez jurer par quelque chose, de veiller avec dévouement au salut de cette femme qui est là ; vous savez si je suis généreux : une fois de retour à Cadix, prouvez-moi qu’elle est arrivée sans malheur à Séville, il y a dix onces d’or pour vous.

— Je n’avais pas besoin de cet encouragement, seigneur Arthur ; je vais faire seller votre cheval. Voulez-vous voir Tintilla ?

— Non, au diable ! mon cheval ! mon cheval !

En attendant Frasco, je jetai un dernier regard d’amour et de regret sur cette auberge qui renfermait la femme dont la grâce avait fait naître en moi la première et véritable passion.

Frasco vint, je sautai en selle et partis au galop. J’étais alors d’un tempérament de fer : aussi, malgré ma chute et ma blessure, j’arrivai tout d’une traite à Xérès, où je ne fus pas tenté de visiter Juan Dulce. Le surlendemain j’étais à Cadix, le jour d’après à bord, et le jour d’ensuite au fort Sainte-Catherine, où je fus emprisonné pendant un mois pour avoir quitté et déserté le bord.

Pendant ce mois de captivité, vingt fois je me reprochai ma faute ; je me disais : « J’ai agi comme un sot, il fallait rester ; peut-être que ma bizarre aventure aurait intéressé cette femme à mon amour. » Enfin, ce furent des remords affreux pendant les premiers huit jours, puis je n’y pensai plus, puis je l’oubliai.

Comme mon temps de prison finissait, notre frégate reçut l’ordre d’aller à Malte, et nous partîmes le jour où j’appris par la voix publique qu’Hasth’y et ses associés avaient été qui pendus, qui aux galères. Mon ami intime était, j’aime à le croire, de ces derniers. En conscience je le regrettai un peu, car il est de ces amitiés qu’on n’oublie pas.

CHAPITRE IV.

Lorsque plus tard je vins à me rappeler cette singulière aventure, par une bizarrerie assez étrange, le souvenir de la jeune femme si française, si jolie, si distinguée, s’effaça peu à peu de ma mémoire, et je me remis à penser avec acharnement à Tintilla la Bohème !

Malgré moi je voyais toujours ses grands yeux noirs vifs et hardis, son teint pâle, sa taille souple et lascive.

Or, ce souvenir et bien d’autres me damnaient.

Car voilà comme nous sommes, misérables créatures ! Je dis nous, car qui de nous n’a pas aimé aussi sa Bohème, sa Manon, sa Tintilla ?

Oui, on a seize ans, on aime le bien, on y croit, on est plein d’espoir et d’amour, – on cherche la sœur de son âme, comme on dit alors, – et puis on rencontre une femme facile qui a l’imagination bien corrompue, le cœur bien ossifié !

Alors on devient amoureux à lier de cette femme ! à elle, tout ce rêve d’amour et de jeunesse ! à elle, les belles illusions dorées de ces seize ans ! à elle, à elle seule, ce beau et bon cœur, bien dévoué, bien noble et bien ardent !

De sorte qu’on use sur cette âme sèche, froide et dure, tout ce pur et saint amour du jeune âge.

Et puis plus tard, si le hasard vous jette une femme tendre et passionnée, qui vous aime avec idolâtrie, – vous n’avez plus pour répondre à cet amour profond et vrai – qu’un cœur flétri, un esprit égoïste et des sens blasés, car vous avez prodigué et épuisé à tout jamais, pour une femme méprisable, ces précieux trésors d’amour et de jeunesse, qui, bien qu’on dise, ne se renouvellent plus.

Aussi croyons-nous profondément à cette vulgarité sublime : « On n’aime qu’une fois dans sa vie. »

Pour arriver à la conclusion de cette histoire, je suis forcé de passer sous silence un assez grand laps de temps, quelques années d’une vie voyageuse et inoccupée, folle ou triste, vie d’opposition et de contraste, s’il en fût, et supportable en cela qu’elle était au moins tout imprévue.

Or, après une campagne du Levant assez longue qui suivit ma station à Cadix, et dura, je crois, trois ans, je revins en France pour y aller prendre les eaux dans les Pyrénées, afin de me guérir des suites d’une blessure assez douloureuse.

Je m’arrêtai à quelques lieues de Perpignan chez un de mes amis, qui possédait, dans une position délicieuse, une fort belle terre, où je me décidai à rester quelque temps.

Un jour qu’il recevait quelques visites de voisines de campagne, je fus frappé de l’air profondément chagrin d’une jeune fille qui n’était pas jolie, mais dont la figure avait une expression ravissante de grâce et de beauté ; je demandai à la femme de mon ami qui elle était. « Ah ! bon Dieu, – me dit-elle, – c’est une pauvre enfant bien à plaindre ; il y a six mois qu’elle devait se marier avec un de nos voisins de terre, le fils d’un homme fort riche. Quoique ce jeune homme fût un sot, cette ange de douceur et d’amabilité en était éprise sans aucune arrière-pensée d’intérêt, je vous jure, car elle est riche, et avait auparavant refusé un parti aussi brillant comme fortune ; cet imbécile s’est amouraché d’une femme qui est à mille lieues de valoir cette charmante personne, mais qui est, dit-on, d’une grande naissance. C’est à cette considération qu’il a sacrifié l’affection la plus pure et la plus désintéressée. Depuis ce temps la pauvre enfant dépérit à vue d’œil, et inquiète vraiment beaucoup ses amis ; mais si vous voulez voir le sot en question, mon mari vous mènera chez son père, qui est assez amusant à voir et à entendre une fois : c’est un homme qui s’est enrichi on ne sait trop comment dans les fournitures, qui mène un train de prince et fait le libéral à donner un mal au cœur. L’occasion est belle, car c’est, je crois, dans trois jours que son fils se marie. »

Les moyens de distraction sont assez, rares en province. J’acceptai la proposition, et je partis avec mon ami pour assister aux noces, à l’occasion desquelles on déployait l’hospitalité la plus large et la plus généreuse.

Nous arrivâmes au château de M. Bardou. Mon ami me présenta, et je m’aperçus que mon titre flattait extrêmement l’aristocratique démocratie du fournisseur.

Il nous présenta son fils : c’était un grand et fort garçon, d’un blond fade, rouge, commun à faire peur, avec de gros yeux bêtes en l’air, aussi sot qu’insolent.

Ce n’est pas que j’aime assez l’impertinence ; mais ce niais avait la plate et lourde insolence d’un laquais.

Somme toute, je concevais l’engouement de cette pauvre petite fille pour cette espèce, qui était ce qu’on appelle un bel homme de province ; la preuve de cela est qu’on le nommait le beau Bardou.

La noce était pour le surlendemain ; nous nous mîmes à table. Après dîner, les deux filles de M. Bardou se cramponnèrent l’une à un piano, dont elle tapa, et l’autre à une guitare, dont elle gratta. C’était à faire dresser les cheveux sur la tête.

Le beau Bardou, lui, avait disparu au dessert pour aller faire la cour, comme me l’apprit son père.

Le père Bardou était un gros homme d’une haute taille, avec les façons d’un crocheteur. Je causais avec mon ami : il s’approcha de nous.

« N’est-ce pas que mon dîner était bon ? – nous dit-il.

— Tout est parfait ici, monsieur, » – lui dis-je.

Cette réponse le mit en confiance.

« Et mes filles ont un fameux talent, n’est-ce pas ? Que voulez-vous ? elles ont une si bonne maîtresse ! Qu’est-ce que je dis, une maîtresse ! une amie… et qui bientôt sera leur sœur… sera ma fille. Mais il faut que je vous conte cela, monsieur, – dit-il, – puisque vous voulez bien assister à la noce ; il faut bien que vous sachiez comment et pourquoi mon Bardou se marie » (c’est ainsi qu’il appelait ce grand corps dont la figure ressemblait à un abricot entortillé dans de la filasse). Et cet animal se mit à cheval sur une chaise en appuyant ses deux grosses mains rouges sur le dossier ; il commença ainsi :

« D’abord, monsieur, moi je brave le pouvoir, et je dis tout haut que je suis libéral. J’ai fait ma fortune moi-même, et je n’entends pas que les despotes me vilipendent. Nous ne sommes pas faits pour être les esclaves des jésuites et de la prêtraille ; aussi j’ai acheté deux mille exemplaires du Voltaire-Touquet, que j’ai distribués à mes paysans, et dix mille tabatières à la charte.

— Pour un ennemi du gouvernement, vous encouragez furieusement les droits réunis, – lui fis-je.

— Ah ! je vais vous dire, – reprit-il : – c’est que j’ai quelques plants de tabac ; mais, pour en revenir au mariage de mon fils, figurez-vous, monsieur, que j’ai demandé à ces canailles de ministres, moi qui suis grand propriétaire, un mauvais titre de baron qu’ils m’ont refusé, comme je m’y attendais ; car, une ruse de ma part, j’avais demandé cela exprès pour les mettre dans leur tort, et avoir le droit d’être d’une opposition bien plus enragée ; et c’est ce que j’ai fait, comme vous allez voir. Lors de la guerre d’Espagne, il y a eu des réfugiés politiques, tous logés chez moi, monsieur ! Les réfugiés, tous !… défrayés de tout et entretenus à mes frais. Il fallait voir la figure du gouverneur pendant ce temps-là !… Vous concevez s’il était humilié ! si humilié, qu’un membre du comité directeur m’a dit qu’à Montrouge on avait proposé de m’assassiner ; mais on a craint une révolte du département, et voilà comme j’ai été sauvé. Mais ce n’est pas tout ; vous allez voir jusqu’où va l’humiliation du gouvernement. Ces réfugiés sont rentrés en Espagne pour la plupart ; mais il en est resté un, et cet un est un grand seigneur, un marquis, un général en chef, un gouverneur d’une foule de provinces, pas plus fier que vous et moi, un digne vieillard qui a été la victime des nobles et des prêtres de son pays, parce qu’il parlait pour le peuple. Ah ! monsieur, quel homme ! il me fendait le cœur en me racontant qu’on avait rasé son château, abattu ses arbres, bouleversé ses jardins, de façon, me disait-il, que je retournerais maintenant en Catalogne, où j’avais une terre qui me rapportait vingt mille piastres de rentes (les piastres sont les pièces de cent sous de leur pays), que je ne pourrais plus, disait-il, reconnaître seulement la place de mes propriétés. Voilà pourtant où les jésuites veulent nous mener, monsieur ! Et puis, ce saint vieillard me conduisait sur la montagne, et là, monsieur, il ne passait pas une hirondelle qu’il ne lui dit des choses à fendre l’âme sur le bonheur qu’elle avait de retourner dans son pays natal. Tenez, il y a même une chanson de Béranger dans ce genre-là… Et moi, je pleurais comme un enfant, rien que de l’entendre. Mais ce n’est pas tout : ce digne seigneur avait avec lui sa fille, une personne superbe, un peu brune, mais si bien élevée que c’est un charme depuis bientôt six mois qu’ils sont venus loger à la maison du Petit-Parc ; elle a donné des leçons de guitare à mes filles… et quelles manières distinguées, monsieur !… Ah ! tenez, on peut avouer cela entre soi : il n’y a que les grandes familles pour ces manières-là. Enfin, tant il y a que mon fils, mon Bardou, qui était presque fiancé à une petite fille de rien, est devenu fou de la demoiselle de M. le marquis de la Ronda-Mayor ; et, après bien des peines, il s’est fait aimer de la belle Espagnole. Son père veut bien la lui donner en mariage, et a l’extrême bonté de lui conférer son titre. Aussi, après-demain, monsieur, mon Bardou sera le marquis Bardou de la Ronda-Mayor, et le plus heureux des époux. Maintenant jugez du camouflet que reçoit le gouvernement ! Il ne voulait pas me faire baron, et mon fils est marquis ! car j’ai là les titres de général sur parchemin, ainsi que ses brevets de général et de gouverneur. Maintenant, vous savez tout, monsieur, et j’espère que vous nous honorerez en signant au contrat. »

Jusqu’au moment où cet imbécile d’homme parla de Ronda-Mayor, je n’avais eu aucun soupçon. J’étais à mille lieues de penser que Tintilla et son digne père, que je croyais encore aux galères, fussent pour rien dans tout ceci. Les mots de Ronda me les rappelèrent malgré moi ; et je ne sais quel pressentiment me dit que c’était une nouvelle rouerie tramée par le père et sa fille.

Pour m’éclaircir, je fus me promener le lendemain matin du côté du Petit-Parc. J’entendis une voix bien connue fredonner un boléro : celait Tintilla.

Je m’avançai ; elle ne me reconnut pas.

Elle était mise fort simplement à la française ; ses grands cheveux étaient bouclés et retenus par un peigne d’écaille ; sa robe blanche éclaircissait son teint et dessinait sa taille, qu’elle avait toujours voluptueuse au possible ; car, il faut l’avouer, vive Dieu ! elle était toujours séduisante, et je conçois qu’un homme même moins niais que le brave Bardou s’en soit épris au point de l’épouser.

« Tintilla de mi carazou… Gitanissa mia. » lui dis-je.

Elle devint pâle comme la mort : elle m’avait reconnu. À ce moment parut monsieur son père, fort agréablement décoré de cinq ou six ordres de toutes les couleurs, vêtu d’un habit bleu tout neuf, d’une culotte et de bas de soie noirs. Le respectable marquis de la Ronda-Mayor s’appuyait sur une grande canne, et tenait à la main un chapeau à cornes emplumé et à large cocarde rouge.

« Le Français du diable ! – dit Tintilla à son père.

— Pour vous servir, compère, » ajoutai-je en saluant Hasth’y.

Le misérable fit le mouvement qui lui était familier pour chercher son couteau dans sa poche.

« Il n’y a pas de couteau dans ta poche, drôle que tu es, – lui dis-je… – Mais rassure-toi… La dupe que toi et ta fille avez enlacée est si stupide et si méprisable, que je vous l’abandonne… Seulement, Tintilla, il me faut la première nuit de tes noces, ou je parlerai ; car, quoique fait, le mariage pourrait alors avoir des suites désagréables pour ce seigneur marquis… Mon silence est à ce prix.

— Mais songez donc,… – dit Hasth’y.

— C’est mon dernier mot, » et je tournai les talons.

Le soir on signa le contrat en grande pompe, et je signai mon nom avec le plus grand plaisir.

Le lendemain, à midi, Tintilla et son bouquet de fleurs d’oranger furent conduits à l’autel par M. Bardou, qui pleurait de joie.

Le marquis de la Ronda-Mayor, en grand uniforme d’officier-général, donnait le bras à madame Bardou ; tous deux pleuraient aussi…

Le beau Bardou suivait par derrière, les yeux encore plus saillants que de coutume… Ils avaient l’air de vouloir sauter de sa tête ; il était rouge cramoisi et souriait d’un air radieux.

Le dîner fut splendide.

Le bal étourdissant.

Pendant l’intervalle d’une contredanse, je m’approchai de Tintilla, et je lui dis en espagnol… « Je t’attends dans la maison de ton père, songe à ta promesse ou je parle… »

Elle me dit à voix basse… « Que le diable me soit en aide. » On coucha les mariés.

____________

 

Le lendemain matin, je me promenais d’assez bonne heure dans le Parc, assez proche de la maison qu’habitait Hasth’y, lorsque je vis arriver une kyrielle de violons et de musiciens, et derrière eux toute la noce, conduite par le beau Bardou, qui avait un de ses gros yeux tout noir et tout confus, et riait d’un air capable ; des domestiques portaient des haches et des leviers. Tout le monde était d’une gaieté folle.

« Vous ne savez donc pas, – me dit M. Bardou père, qui pour sa part était armé d’un énorme merlin, – il s’en est passé de drôles cette nuit. Est-ce que l’Espagnole n’a pas été effarouchée au point de battre mon Bardou, de se sauver de la chambre nuptiale, et de venir comme une folle s’enfermer chez son père, où elle a passé la nuit. Est-ce ça une vertu, hein ?

— Les Espagnoles sont toutes comme cela, – lui dis-je.

— Mais nous allons faire le siège de la maison, nous enfoncerons la porte, nous démolirons le mur, s’il le faut, mais nous l’aurons ; tenez, voilà déjà mon Bardou qui commence à démolir la muraille. Au dixième coup de pioche, le marquis de la Ronda-Mayor parut sur le seuil tenant Tintilla par la main, qui, toute rouge et honteuse, cachait sa tête dans le sein du respectable vieillard…

« Victoire !… victoire ! » cria Bardou.

Le beau Bardou, lui, ne cria pas victoire ; mais comme il était fort comme un bœuf, il prit Tintilla dans ses bras et courut la porter aux pieds de madame Bardou (douairière), qui les bénit.

Hasth’y les bénit aussi.

Je retournai le lendemain chez mon ami ; et quelque temps après j’appris avec peine que cette pauvre créature, que ce niais avait si sottement sacrifiée, était morte de chagrin.

PHYSIOLOGIE D’UN APPARTEMENT.

Le style est tout l’homme.
Buffon.

« Ainsi donc, madame la comtesse, – dit M. Dossigny en comptant les pulsations délicates du pouls de la jeune femme, – ainsi vous éprouvez du malaise, des insomnies ; le moindre bruit agace cruellement vos nerfs, une lumière trop vive blesse votre vue, la solitude vous attriste et vous charme, et c’est à peine si vos jours de Bouffons ou d’Opéra ont le pouvoir de vous distraire ?…

— Hélas, oui, docteur… tout cela n’est que trop vrai !…

— Jusqu’à présent, les effets me sont clairement démontrés ; il nous reste à chercher les causes. »

Ici la comtesse rougit singulièrement sous la vue perçante du docteur… qui n’était pas un docteur.

C’est-à-dire… c’était bien un docteur si vous voulez, mais un docteur sauf la science de l’art médical, un docteur tel qu’il en faudrait pour guérir ou calmer les maladies purement morales d’une classe de gens pour qui le hideux cortège des rhumes, des fluxions de poitrine n’est qu’un préjugé ou une tradition, le confortable et l’espèce de leur existence les protégeant contre de pareilles misères.

Mais, si ces heureux du siècle, comme on les appelle, sont à l’abri de ces brutales et grossières souffrances… par compensation que de maux plus cruels, plus poignants, plus amers, viennent les torturer !… maux d’autant plus affreux qu’ils ne peuvent trouver de soulagement que dans des soins tout intellectuels… Douleurs de l’âme, que l’âme seule peut guérir.

Or, le docteur était justement l’homme des maladies du cœur ou de l’esprit, car il savait tout, excepté la médecine… et s’il avait malheureusement su la médecine, il eût, le misérable, peut-être répondu à l’un de ces élans désespérés de notre intelligence vers un infini qui nous échappe… par un sinapisme ou une potion calmante !

Non, non, le docteur était un homme d’une portée supérieure… Selon l’âge, le caractère, le génie de son malade, il ordonnait tantôt une méditation de Lamartine, sublime et harmonieuse mélodie qui vous entraîne vers Jehovah sur l’aile dorée des séraphins, tantôt un chant de Byron, railleur et décevant.

Un chagrin connu vous navrait-il ?… une touchante et naïve consolation de Sainte-Beuve, douce comme la voix d’un ami d’enfance, faisait couler ces pleurs qui vous oppressaient, ces pleurs qu’il est si bon de pleurer…

Ou bien c’était tantôt l’éclat d’une ode de Victor Hugo, éblouissante des feux et des couleurs de l’Orient… tantôt la ciselure délicate et coquette, la pensée profonde d’un poème de De Vigny ou d’Émile Deschamps, qu’il opposait à un terne et sombre découragement.

Le système nerveux était-il irrité par la conscience de notre corruption ?… aussitôt le docteur conseillait une strophe sanglante de Barbier, et votre douloureuse indignation s’exhalait en répétant ces vers mordants, gonflés du fiel de Juvénal.

Enfin, si tous les trésors des poètes et des moralistes ne suffisaient pas, à l’imitation des empiriques fameux, le docteur composait lui-même un arcane… comme il le fit peut-être pour cette jolie comtesse dont il pressait le pouls entre ses deux doigts.

« La cause seule du malaise qui vous oppresse nous reste donc à chercher, madame la comtesse ; et cette cause… ne m’est pas inconnue, – reprit le docteur.

— Voilà qui est fort et qui approche de la magie ! – dit la comtesse en souriant…

— Bon Dieu ! madame, j’ai deviné bien d’autres secrets, j’ai pénétré le caractère de bien des gens… sans les voir même.

— Cher docteur, il est fort heureux que vous ne soyez pas né au moyen âge… Vous eussiez été brûlé comme sorcier… d’abord, et puis je n’aurais pas eu le plaisir d’entendre vos folies…

— Des folies ! madame… des folies !… veuillez écouter, et vous verrez si ce sont là des folies :

« Il y a environ deux mois de cela, – raconta le docteur, – un de mes amis me pria d’aller voir un de ses parents qui, disait-il, avait le plus grand besoin de mes conseils. Je me rendis donc un jour chez ce nouveau malade, il était sorti, mais m’avait fait prier de l’attendre.

» J’ai une habitude qui vous paraîtra bizarre, madame, et qui peut-être vous expliquera le secret de ma folie ou de ma magie ; cette habitude est de juger l’homme, non pas, comme Buffon, sur le style, mais sur l’appartement, qui, à mon avis, reflète d’une façon bien plus infime et plus probante, le caractère, les goûts, je dirai presque les mœurs de l’individu… En un mot, à l’ensemble de l’appartement, je suis sûr de deviner la manière d’être physique et morale de son possesseur.

— Voilà qui est fort singulier ! – dit la comtesse en s’asseyant au lieu de rester couchée sur sa causeuse, – en vérité fort singulier, et surtout fort amusant… Je vous écoute, docteur.

— Le valet de chambre du parent de mon ami me reçut, et m’offrit d’attendre son maître dans un petit parloir où je restai seul : il faut l’avouer, madame, ma science d’observation se trouva tout à coup en défaut. Dans ce parloir tout était négatif : une tenture ni gaie ni triste, pas un tableau, des carreaux dépolis qui cachaient la vue, des meubles d’une coupe commune et insignifiante… En un mot, rien de particulier, rien d’intime.

» Comme mon malade n’arrivait pas et que, n’ayant rien à observer, je m’ennuyais fort, je poussai une porte et j’aperçus avec bonheur une mine féconde en inductions : c’était la salle à manger.

» Je refermai silencieusement la porte du parloir, et me plaçai au centre de cette pièce pour l’embrasser dans tous ses détails et dans son ensemble.

» Je dois avouer, madame, que l’ensemble me parut imposant ! Cette salle à manger de forme circulaire était revêtue de stuc blanc, rehaussé de peintures vives et tranchées, comme celles qui se déroulent sur quelques vases étrusques ; entre chaque fenêtre un bois de cerf naturel, chargé d’armes de chasse, de pieds de sanglier et de daim, de trompes, de gibecières, donnait à cette pièce un cachet spécial tout à fait en harmonie avec sa destination.

» Mais ce qui faisait presque musée dans cette salle, c’était une suite d’admirables tableaux de Stil et Leguis, qui représentaient : ici un chevreuil fauve et doré pendu mort à un arbre ; là un sanglier forcé par la meute, et faisant tête aux chiens, hérissé, les yeux sanglants, la bouche baveuse ; plus loin c’était un groupe de faisans, dont les plumes d’or, de pourpre et d’azur, étincelaient aux rayons d’un soleil couchant. Puis, au-dessous de ces tableaux d’assez grande dimension, de ravissantes toiles de Géricault ; Horace et Carle Vernet, Pfor et Wil, offraient les types des plus belles races de chevaux d’Europe et d’Asie.

» Enfin, au milieu d’un cadre d’or merveilleusement sculpté, on voyait le portrait d’un superbe cheval de chasse bai brun, la tête demi-tournée, les oreilles fixes, l’œil saillant, la croupe haute, paraissant doué d’une intelligence plus qu’humaine, et au bas de ce tableau vivant on lisait ces mots écrits en émail bleu, sur un fond noir : À Talbot l’incomparable, son maître reconnaissant. J’oubliais aussi les portraits d’une honnête quantité de bouledogues, chiens courants, d’arrêt, épagneuls ou lévriers, qui, remplissant un grand cadre à compartiments, attestaient du goût prononcé du maître pour la race canine.

» Je ne vous parle pas d’un magnifique buffet surmonté d’une armoire de Rosewood à vitrage, et curieusement incrustée d’ornements allégoriques en cuivre et en ivoire, à l’instar de ces meubles si précieux du moyen âge ; cette armoire était remplie d’une admirable vaisselle plate. Seulement, ce qui complétait parfaitement le caractère de cette salle à manger, c’était une petite bibliothèque d’ébène à fermoirs d’argent, qui contenait les œuvres succulentes de Brillat-Savarin, Berchoux, Grimond de la Reynière, Fouret, Carême, et quelques autres livres ou curieux manuscrits anciens sur l’art culinaire, tout cela relié avec un goût exquis, et chargé de notes de la main de mon futur malade… que nous nommerons si vous voulez l’Inconnu, jusqu’à ce que son véritable caractère nous soit révélé par l’étude physiologique de son appartement.

» Or, je vous avoue, madame, que j’eus l’indiscrétion coupable de feuilleter les livres de cette petite bibliothèque, et entre autres réflexions en voici une que je me rappelle, et qui me paraît d’un grand sens et tout à fait neuve :

» Pour juger et comprendre dans toute sa portée l’œuvre d’un cuisinier, il faut se mettre à table sans ressentir la moindre velléité d’appétit, car le triomphe de l’art culinaire n’est pas d’assouvir la faim, mais de l’exciter.

» Cette petite bibliothèque contenait aussi les œuvres de Rabelais et de Verville, dans le cas (disait encore une note de l’Inconnu), dans le cas où, dînant seul, on voudrait se gaudir en joyeuse et folle compagnie, l’habitude et la race des bouffons amusants étant malheureusement passées de mode.

» Là aussi je feuilletai divers traités de l’art de la vénerie depuis Charles IX jusqu’à nos jours, tous curieusement annotés. J’y lus entre autres une assez longue dissertation dans laquelle notre Inconnu, se trouvant opposé à l’avis de Dampierre et de Verrier de la Conterie, soutenait opiniâtrement que le onzième des trente-un tons de chasse devait s’appeler Forhu, tandis que ses adversaires le nommaient le Défaut ou le Hourrari. Je vous fais grâce d’une étymologie curieuse sur la tête Birarde et le Daguet, qui me parut fort concluante. Je passe aussi sous silence un nouveau mode d’engrainage pour les chevaux de chasse ; mais je ne puis finir cette longue description sans vous parler encore d’un petit traité manuscrit de notre Inconnu sur la Musique appliquée à la gastronomie.

» Dans cet ouvrage, l’auteur prétendait prouver l’analogie complète qui existait entre le genre de menu de son dîner et le caractère de la musique de Mozart ou de Rossini, par exemple.

» Ainsi disait-il : « Si je veux approfondir le développement large et progressif de l’ivresse ou plutôt de la poésie du Porto, poésie pensive, grave et triste, je dînerai seul, je ne mangerai que des viandes noires et sévères, des filets de sanglier ou de cerf de seconde tête, harmonisant ainsi les sucs des solides et les esprits des liquides ; car si les mets sont le corps de l’ivresse, le vin est son âme, et il faut la plus parfaite corrélation entre ces deux principes. Et puis, la lumière qui m’éclairera sera pâle et douteuse ; et puis la musique qu’on m’exécutera (je n’admets pas un dîner sans musique, sans excellente musique) aura un caractère sombre et imposant ; ce seront, je suppose, quelques pages de don Juan, de ce puissant et terrible poème de Mozart, ou quelques chants grandioses du Moïse.

» Alors mon corps, mon âme et mon esprit étant surexcités par la triple ivresse des mets, du vin et de la musique, j’atteindrai aux plus hautes sphères de jouissance matérielle et intellectuelle.

» Si, au contraire, je veux me laisser bercer par l’insouciante et folle poésie du frais Champagne, je sucerai les atomes de quelques oiseaux légers et brillants, un sot-l’y-laisse de faisan doré, un aileron de bartavelle aux pattes de pourpre… Alors l’éclat de mille bougies, des fleurs, du vermeil, des femmes, des cris d’amour et de gaieté…

» Alors vienne, pour compléter mon extase, une fringante tarentelle de la Muette, vienne la musique sublime du Barbier, musique enivrante qui rit, étincelle et pétille comme le gaz frémissant sous la mousse argentée ! »

» Mais je cesse mes citations empruntées au manuscrit de cet original pour vous citer seulement l’heureuse innovation que cet homme sensuel avait apportée dans sa salle à manger. Je veux parler de larges, profonds et excellents fauteuils, dont le siège un peu incliné était en maroquin et le dossier en drap[2], remplaçant ces chaises si incommodes qui garnissent ordinairement les salles à manger les mieux entendues…

» Vous avouerez donc, madame, que sans magie on peut, j’espère, parfaitement préjuger du caractère de notre Inconnu, d’après cette salle à manger ; cet ensemble, ces détails ne disent-ils pas : Cet homme ne vit que pour la table, le vin et la chasse ; c’est un joyeux et indolent compagnon qui résume la vie et le bonheur dans une sauce, une meute et une écurie ; qui, ne comprenant que des plaisirs physiques, vivant d’une vie d’action, doit manquer complètement des sens délicats qui trouvent leurs joies et leurs peines dans des sensations toutes intellectuelles.

» Pour cet homme, les arts ne sont pas un but, mais un moyen qu’il subordonne à ses grossiers plaisirs. S’il aime la musique, ce n’est pas pour revêtir de ses pensées les sons qui le charment ; ce n’est pas pour se laisser emporter aux brises frémissantes de l’harmonie, dans l’espérance d’entrevoir cet infini auquel une âme ardente aspire toujours. Non, pour cet homme la musique n’est qu’un son plus ou moins mélodieux qui l’endort dans ses orgies.

» Dans les ravissantes peintures qu’il a sous les yeux, cet homme ne voit qu’une couleur, qu’une représentation exacte du cheval ou du chien qu’il a aimé parce qu’il avait des flancs ou du jarret.

» Dans ces sublimes bouffonneries de Verville et de Rabelais, qui cachent tant de puissantes hyperboles, il ne voit, lui, que le mot cynique qui rit à son cerveau noyé dans la vapeur du vin. Voilà tout.

» Enfin, n’est-il pas vrai, madame, que chez cet homme l’être intellectuel manquant tout à fait, il n’y a en lui qu’une enveloppe grossière, et qu’au lieu d’âme c’est un instinct brutal et sensuel qui l’anime ?

— Je suis de votre avis, docteur, et je commence à vous trouver un peu moins magicien… et un peu plus sorcier ! Mais vous, que pouviez-vous faire pour ce turbulent chasseur, qui ne devait souffrir que d’une côte enfoncée à la chasse ou des excès d’une débauche ?

— Rien au monde, madame ; car je pensais comme vous, et mon imagination alla même plus loin ; par une singulière puissance d’intuition je me figurai son portrait physique, bien sûr de ne me tromper pas…

— Oui ! cela, je le conçois si bien, – s’écria la comtesse, – que je puis aussi vous faire ce portait… Je le vois d’ici, votre chasseur, grand, fort, hardi, l’œil brillant lorsqu’il s’accoude à table ; et dans ses traits, dans ses moindres mots, je lis l’expression du dédain le plus prononcé pour tout ce qui n’est ni jockey, ni bouffon, ni piqueur, ni cuisinier.

— Parfait, admirable, madame, c’est ainsi que j’avais rêvé notre homme. Aussi je me disposais à quitter cette salle, lorsque, me trompant de porte, j’entrai… Mais vous ne sauriez croire mon étonnement…

— Mais dites donc vite ! – s’écria la comtesse.

— Eh bien ! madame la comtesse, j’entrai dans une bibliothèque.

— Ah ! bon Dieu… que pouvait-il donc faire d’une bibliothèque ? une bibliothèque !...

— La plus complète, la plus surprenante des bibliothèques, et l’étonnement que j’éprouvai fut d’autant plus désagréable que mon siège étant fait, je pressentis peut-être la nécessité de recommencer mes observations sur de nouvelles bases… et puis, la transition était si brusque, si heurtée, que j’eus besoin de me recueillir un moment…

» Figurez-vous, madame, que dans cette nouvelle salle, tout était changé, tout avait un caractère sérieux et imposant, tout, jusqu’au jour, car, au lieu d’être éblouissant et joyeux comme celui qui inondait la salle à manger, le jour qui régnait dans cette bibliothèque, ne pénétrant qu’à travers les vitraux épais et coloriés d’étroites fenêtre en ogives, jetait dans cette longue galerie une teinte sombre et mystérieuse.

» Entre ces fenêtres on voyait de nombreuses tablettes chargées de minéraux, de coquillages, de produits d’histoire naturelle, d’ustensiles et d’armes de tous les pays ; ici, des antiquités romaines trouvées dans les fouilles d’Herculanum ; là, des ornements d’or du temple du Soleil, recueillis au Mexique.

» Plus loin, dans sa gaine étincelante de pierreries, le kangiar oriental, poignard somptueux comme la vie qu’il tranche au harem, contrastait avec le féty, couteau malais à manche de corne, si effrayant dans sa féroce nudité.

» Mais une chose remarquable, madame, c’est qu’on lisait ces mots sur presque toutes ces raretés : Apporté du Mexique, lors de mon voyage en 18… – Apporté de l’Inde, en 18… etc.

— Mais alors, c’était donc un savant, un voyageur… que notre chasseur ?

— Veuillez m’écouter, madame. Du côté opposé à ces tablettes s’étendait une immense bibliothèque en chêne noirci par le temps, ciselé, dentelé par d’admirables sculptures qui rappelaient ces merveilleux enroulements de Pujet ou de Jean Goujon ; là étaient renfermés tous les trésors de l’intelligence humaine ; là des richesses inestimables ; là un choix d’ouvrages qui révélait le penseur et le philosophe, et la multitude de signets et de marques dont les livres étaient hérissés prouvaient assez que cette collection précieuse n’était pas un objet de luxe, mais répondait à un besoin impérieux de science et d’étude.

» Enfin, au milieu de cette galerie, une table immense, aussi en chêne noir, était couverte d’in-folios jaunis par le temps, de précieux manuscrits à enluminures, de cartes, de plans, de livres ouverts çà et là, et jetés sans ordre avec impatience, comme si celui qui les interrogeait leur eût en vain demandé un de ces secrets, qu’on ne lit dans aucun livre.

» Je m’approchai de cette table, presque avec émotion, et je jetai un coup d’œil furtif sur des notes éparpillées et sans suite… Mais je ne pus retenir un mouvement de surprise en reconnaissant sur ces feuilles jaunies, macérées, froissées par l’ardeur de la science… cette même écriture fine et serrée qui annotait avec un sérieux si plaisant des ouvrages de chasse et de gastronomie.

» Oui, madame, ce fut presque avec émotion que, pensant à cet esprit si étrange dans ses contrastes, je suivis l’expression quelquefois incomplète, mais toujours forte, de cette âme singulière.

» Politique, morale, histoire, philosophie, métaphysique, cet homme devait avoir tout compris, tout embrassé : dans ces lignes éparses, tout était analysé d’une manière énergique, abstraite, incisive, qui décelait un esprit supérieur mûri par l’expérience, lequel écartant les théories et les systèmes, repousse tout ce qui peut lui cacher la véritable expression de l’humanité, cette expression fût-elle désespérante.

» Oh, madame ! il fallait que cet homme eût bien aimé, bien haï, bien vu, bien souffert, bien éprouvé, pour marcher ainsi calme et impassible à la recherche d’effrayantes vérités, écrasant avec dédain les mensongères et consolantes illusions que lui dérobait ce but fatal… Il fallait avoir passé bien des années…

— Mais, docteur… le croyez-vous donc si vieux ?… – demanda la comtesse avec un singulier intérêt.

— Moralement, oui, madame : ses pensées n’avaient pas le caractère poétique et confiant de la jeunesse… c’était plutôt l’amère et inflexible raison de l’homme mûr… et pourtant, en pensant à cette salle à manger qui me paraissait révéler un homme si à part, si complet, dans son rayon, je ne savais comment faire coïncider ces deux natures si différentes et pourtant si identiques. Et puis, le jour douteux de cette galerie réagissant sur mes idées, je ne sais quelles pensées confuses de docteur Faust, d’alchimie, de secrets défendus et cherchés, vinrent m’assaillir. C’était une impression toute d’art et de poésie, il est vrai ; mais cette impression me fit presque peur, et, voyant une porte devant moi, je l’ouvris avec vivacité, et je respirai plus à l’aise en me trouvant dans un atelier qui recevait d’en haut une lumière douce et pure.

» Une fois hors de cette galerie sombre je me sentis plus rassuré, content comme un enfant qui, ayant peur des ténèbres, a revu le jour.

» Alors, je l’avoue, madame, le portrait physique du joyeux compagnon de la salle à manger ne concordait plus avec celui du sérieux solitaire de la galerie… Je courbai donc sa taille, je creusai et pâlis ses joues, je découvris son front déjà sillonné de rides, j’éteignis le feu brillant de ses prunelles, et l’enveloppant dans une longue robe, je me le figurai assis, son doigt étendu sur une pensée de Pascal ou de Newton, et la tête levée vers une sphère étoilée comme pour y chercher la solution de quelque grand problème que ces moralistes avaient soulevé sans le résoudre.

— Mon Dieu, vous le faites bien laid ! – dit la comtesse ; moi, je le vois pâle aussi, mais d’une pâleur qui sied bien… son front est découvert, mais ses cheveux sont bouclés ; ses yeux ont un regard profond, mais par cela même plein d’âme et de mélancolie ; enfin, j’aime assez votre grande robe, mais il faut qu’elle soit de velours noir, avec une ceinture de soie argent et bleu… ou or et rouge… non, bleu… seulement bleu… c’est plus sévère…

— J’avoue, madame, que votre portrait est plus poétique que le mien ; la robe de velours noir surtout est d’un charmant effet, et je l’adopte.

» Une fois dans cet atelier, quoique le jour commençait à baisser, je pus encore jouir de la vue des plus magnifiques tableaux des Claude Lorrain, des Raphael, des Michel-Ange, des Rembrandt, surtout des Rembrandt. Mais de l’école moderne je ne vis qu’un tableau d’Eugène Delacroix, et puis çà et là, en désordre, des études qui paraissaient peintes d’après nature : c’étaient des vues du Nord, le ciel gris et glauque, les lames jaunâtres de la Baltique, ou bien le ciel bleu et les eaux caressantes d’une île de l’Archipel… c’était encore une tête de femme, créole de Lima, aux tons bruns et dorés, qui contrastait avec la fraîcheur transparente d’une figure du Nord ; et par une incroyable souplesse de talents, ces natures si opposées étaient rendues avec une égale naïveté.

— Il était donc peintre aussi, votre savant ?…

— À en juger du moins par des tableaux finis ou ébauchés qui garnissaient quelques chevalets… par une palette chargée de couleurs encore fraîches et brusquement jetée de côté, peut-être dans un de ces moments de désespoir sublime qui révèlent à l’artiste l’immense étendue et l’immense impuissance de son art…

» Oh ! disais-je, madame, je conçois bien maintenant qu’il souffre, celui qui a peut-être en vain demandé le bonheur aux arts et aux sciences… sans doute il souffre de cette douleur sublime et incurable, qui dévore et ravit ceux qui, s’isolant dans leur retraite, fuient un monde frivole qui ne les comprend pas !…

» À ce moment, madame, un valet de chambre, suivi d’un laquais en livrée portant des lumières, ouvrit la porte de cet atelier où il ne faisait presque plus jour, en me disant que son maître n’allait sans doute pas tarder à rentrer : il me proposa d’attendre dans le salon.

» Je suivis ce laquais, et, après avoir traversé un petit couloir, j’éprouvai autant d’étonnement que j’en avais ressenti en passant de cette salle à manger si folle dans cette galerie si sérieuse.

» Car de cette bibliothèque, de cet atelier où j’avais cru voir se concentrer tout entière la vie et les goûts de cet homme bizarre, je me trouvai tout à coup dans un vaste et splendide salon, dont on venait d’allumer les candélabres et le lustre, qui étincelaient des feux de mille bougies.

» À quelques symptômes, seulement perceptibles pour un observateur, je remarquai que ce salon n’était pas comme ces honnêtes salons de la bourgeoisie qui, à de longs intervalles, ayant beau dépouiller les housses des meubles, les gazes des bronzes, n’en ont pas moins l’air gauche d’un homme endimanché.

» Non, ce salon au contraire, soit à de légères marques d’usure qui altéraient à peine la délicieuse fraîcheur des meubles et des tapis, soit à je ne sais quel caractère dont est empreinte une pièce qu’on habite, ce brillant salon attestait assez qu’il recevait de nombreuses et fréquentes réunions.

— Ah, mon Dieu ! mais ce n’est donc plus un artiste et un savant que notre voyageur ? – dit la comtesse…

— C’est bien autre chose, ma foi, – dit le docteur.

» Mais pour en revenir au salon de notre Inconnu, madame, on y respirait je ne sais quel parfum d’élégance et d’aristocratie : son architecture était à la fois grave et simple, de grands portraits de famille couvraient les murs et d’épaisses draperies de soie pourpre tombaient pesamment le long de grandes fenêtres entourées d’arabesques d’or.

» Une chose que je remarquai et qui me témoigna du bon goût de notre Inconnu, c’est qu’au lieu d’être perdu au milieu de ces bronzes lourds et de mauvais aspect qui déparent nos appartements, le mouvement de la pendule de ce salon se trouvait encadré dans le socle d’une ravissante statue de Canova, et que deux admirables copies du Vase de Médicis en marbre blanc complétaient la garniture de cette cheminée, dont la frise et les chambranles étaient aussi merveilleusement sculptés.

» On avait pris le même soin pour les lustres et les candélabres dorés, qui offraient les lignes simples et nobles des anciennes lampes romaines, et non cet entortillage d’affreuses volutes qui font la honte de nos artistes.

» Je m’approchai d’une urne de porphyre d’un travail exquis, placée sur une console ; et, y plongeant machinalement la main, je retirai une foule de cartes de visites et d’invitations, qui annonçaient que, malgré ou peut-être à cause de ses goûts de chasseur, de solitaire et d’artiste, notre Inconnu était en relation avec toutes nos supériorités de naissance, de mérite et de fortune.

» Je vous avoue, madame, que ma surprise allait toujours croissant. À la rigueur, j’avais fait coïncider le goût des chevaux et de la chasse, de la table même, avec le goût des sciences et des arts.

» Je concevais une vie partagée entre des études abstraites, profondes, excentriques, et un exercice forcé qui, par sa violence, détendait le moral pendant quelques heures, et lui rendait cette souplesse, cette élasticité qu’un travail trop ardu et trop prolongé lui eût fait perdre.

» Cette manière encore d’envisager la gastronomie comme un excitant qui double, pour un moment, la vivacité de nos sens ; cette bizarrerie de ne voir dans l’ivresse qu’une sorte d’exaltation poétique à laquelle une ravissante musique prête de nouveaux charmes, annonçaient encore l’homme d’un esprit supérieur, mais qui semblait devoir vivre seul dans le cercle qu’il s’était tracé, parce qu’il avait assez en lui pour vivre de lui-même.

» Mais que cet homme, qui paraissait donner de si larges développements à ses facultés morales et physiques, eût encore le temps, le vouloir et le besoin de s’égarer dans le tourbillon monotone du monde, c’est ce dont je ne pouvais me rendre compte.

— Ni moi, je vous jure, – dit la comtesse toute pensive.

— Comme j’étais absorbé par ces réflexions, j’entendis hogner légèrement un chien… à une porte ; j’ouvris : c’était une chambre à coucher éclairée par un globe d’albâtre qui, perdu dans le plafond fait en dôme, apparaissait comme un faible foyer de lumière sans rayons.

» Les cris et les grattements du chien devenant plus distincts, je m’approchai d’une porte masquée dans la tenture ; je la poussai, et je vis sortir le plus ravissant petit lévrier qu’on puisse imaginer. Il était de cette espèce si rare qu’on ne trouve plus qu’à l’île de Candie, tout noir avec une marque blanche sur le front.

« Je vous avoue, madame, que je fus moins frappé de la gentillesse du prisonnier que je venais de délivrer que du singulier aspect de ce cabinet.

» C’était le cabinet de toilette de notre Inconnu, et je vous avoue que moi, qui croyais connaître à peu près tout ce que la recherche anglaise a imaginé en ce genre, je fus atterré à la vue de l’innombrable quantité de brosses, de limes, de pinces, de crochets, de boules, de ciseaux, de peignes, de pierres, de grattoirs, de flacons, de fioles d’essences, d’huiles, d’esprits, de pommades, qui composaient l’arsenal de toilette de notre Inconnu.

» Là, je vis aussi une foule innombrable de cannes en ivoire, en ébène, en corne, en baleine, en jonc, montées en argent, en or, en pierreries. C’était encore une série de cravaches, de cannes de cheval et de fouets de chasse à enrichir Palmer. Enfin, figurez-vous bien que là étaient rassemblées toutes ces inconcevables superfluités de luxe et de toilette dont un élégant désœuvré peut seul comprendre le mérite et l’utilité.

» Et encore, je ne vous parle pas d’une multitude de bagues, de boutons, d’épingles, de chaînes, à rendre des femmes jalouses, de ces frivolités ruineuses dont le prix est aussi exorbitant que leur vogue est rapide.

» Enfin, madame, je refermai la porte de ce cabinet presque avec indignation, pensant que je m’étais sans doute trompé dans mes conjectures, car il était impossible qu’un homme si grave, si sérieux, et d’un autre côté si insouciant et si artiste, eût, prononcés à ce point, ces goûts de la dissipation fainéante et ennuyée.

» La vue de la chambre à coucher me confirma dans ces idées : tout y était coquet, musqué, fardé ; des fleurs et des glaces partout, des cassolettes à parfums, des ottomanes à dos brisé, une alcôve combinée avec tous les raffinements d’une lascivité orientale ; il y avait aussi je ne sais quel parfum dont l’odeur chaude et forte énervait, et puis des tableaux de Boucher et de Vanloo… Quelques carraches remplis de passion et de volupté se reflétaient dans les glaces ; et puis enfin se dressait sur un piédestal environné des plus beaux camélias, cet admirable groupe de Houdon, qui représente un jeune homme recevant dans ses bras le corps de sa maîtresse pâmée sous ses baisers.

» C’est impossible, me disais-je… il faut qu’ils soient ici deux frères, deux amis ; car tout cela, tous ces goûts si divers d’amour, de savoir, de monde, de table, de chasse, d’art, tous ces goûts, encore une fois, ne peuvent pas se trouver réunis et développés à ce point chez un seul homme.

» C’est impossible ! disais-je à haute voix.

» Le pauvre petit lévrier eut probablement peur, car il s’approcha timidement de moi en levant sa tête fine et spirituelle, où étincelaient deux grands yeux noirs. Je me baissai pour le caresser, et vis sur son collier… un nom.

— Quel nom… docteur ? – demanda vivement la comtesse.

— Oh ! quant à ce nom, madame, – reprit le docteur… – ce n’est plus de la physiologie de l’appartement… c’est plutôt de la physiologie du mariage : et cet événement pourrait fournir un chapitre de plus à notre tant spirituel conteur.

— Mais quel nom docteur ; dites-le donc ?

— Impossible, madame, c’est un nom trop connu ;… mais ce qu’il y a de plus affreux, c’est que sur l’ottomane où je m’étais assis un instant j’avais trouvé un mouchoir dont les initiales brodées ne se rapportaient nullement au nom qui se lisait sur le collier vermeil du joli lévrier.

— Mais c’était un monstre que cet homme-là, docteur !… ce ne peut pas être le même… Comment ! ce serait aussi un homme à bonne fortune que votre savant, c’est-à-dire votre chasseur, votre voyageur… non… enfui, votre Inconnu ; car, en vérité, on s’y perd. C’est impossible. Docteur, ce n’est plus le même.

— C’est ce que je pensais, madame, et pour m’en éclaircir, je sonnai un valet de chambre.

» — Votre maître ne revient pas ?… Voici plus d’une heure que j’attends, lui dis-je, et je m’en vais.

» — Monsieur sera bien fâché, reprit-il.

» — Ah çà, lequel monsieur ? car votre maître n’habite pas seul ici ?

» — Pardonnez-moi, monsieur.

» — Écoutez, mon ami, je suis médecin, et l’on m’a consulté pour votre maître ; je serais donc fort content d’avoir quelques notions sur ses habitudes, son caractère qui me paraît assez inexplicable : car, à dire vrai, je ne comprends pas comment, avec les goûts que semble annoncer sa salle à manger, par exemple, il ait grand besoin d’une bibliothèque ; de même qu’avec une bibliothèque aussi sérieuse il ait besoin de cette espèce de boudoir. Expliquez-moi cela ?

» — Je vois ce qui vous étonne, monsieur, me répondit ce valet ; plusieurs personnes en ont été étonnées comme vous ; moi-même, monsieur, quoique je n’aie jamais quitté mon maître depuis son enfance, quoique je l’aie suivi dans tous ses voyages, je ne le connais pas encore. Tantôt il reste des jours enfermé seul dans la galerie, et alors personne au monde que moi ne peut le voir. Pendant ces moments son humeur est irascible, farouche et emportée ; il mange à peine, reste cinq ou six jours avec une barbe à faire peur, lisant, écrivant, se promenant à grands pas… peignant un peu, et parfois aussi faisant de la musique sur sa harpe : mais quelle musique ! monsieur… triste ! triste ! à fendre l’âme ! Et puis un beau jour, monsieur, qui s’était couché d’une humeur épouvantable, se lève gai comme un pinson… je le coiffe, je le rase. Il fait venir son piqueur. Alors il arrange des parties de chasse ; alors ce sont des chevaux à essayer, des attelages à appareiller ; et puis, monsieur reçoit ses amis, va dans le monde. Quelquefois il dîne seul, et alors, pendant qu’on lui joue des airs, tantôt gais, tantôt tristes, monsieur se grise… que c’est une bénédiction : il appelle ça se mettre en poésie. D’autres fois, monsieur ne dîne pas tout à fait seul, et alors, alors comme alors, dit le valet avec un malin sourire en jetant un coup d’œil circulaire sur la chambre à coucher… Et puis un beau jour le noir revient… Alors les chevaux restent à l’écurie, les chiens au chenil, les voitures sous les remises… Tous les gens de la maison, cochers, cuisiniers, palefreniers, valets de pied, savent ce que ça veut dire ; et malgré les ordres du maître-d’hôtel, tout ça prend sa volée, et c’est toujours à recommencer. Seulement, depuis quelque temps, je remarque que les séjours dans la bibliothèque deviennent plus fréquents et plus longs… et c’est peut-être pour cela que monsieur veut vous voir.

» À ce moment un valet entra avec une lettre.

» — C’est pour vous, monsieur Grosbois, dit-il à mon interlocuteur.

» — Je demande bien pardon à monsieur, me dit le laquais bien élevé en décachetant la lettre… Puis : — Mon Dieu ! monsieur… mon maître me dit de vous faire mille excuses… Mais il est dans l’impossibilité de venir ce soir, et m’ordonne de faire les mêmes excuses à quelques amis qui devaient venir aussi le visiter.

» Je sortis donc, madame la comtesse, pas plus avancé qu’en entrant, et seulement j’avais le mot d’une charade à deviner.

— C’est tout à fait cela, docteur, un logogriphe vivant !… »

Tel fut le récit du docteur, et jamais ordonnance n’opéra de plus heureux résultats, car cette jolie femme était, je crois, comme il y en a beaucoup, difficile, rêveuse, ennuyée. Avant tout, le docteur avait voulu occuper son imagination, et il l’occupa ; car elle fut bien longtemps à chercher, sans le trouver, le nom de cet homme universel…

Et ce, par une excellente raison !

L’IDIOT.

1824.

Fatigué des plaisirs bruyants de Paris, j’étais venu chercher le calme au château de ***, situé à peu de distance de la forêt de Retz. Dans ce séjour que la beauté du site et l’aimable hospitalité de ses hôtes rendent enchanteur, on avait entièrement banni la gêne et la contrainte ; pourvu qu’on fût réuni aux heures des repas, chacun pouvait à son gré disposer de l’emploi de sa journée. Une telle liberté était fort de mon goût ; chaque matin j’allais promener mes rêveries solitaires sous les vieux chênes de la forêt.

Un jour, absorbé par une lecture attachante, j’avais laissé passer l’heure du dîner ; je me trouvai, au coucher du soleil, devant les ruines de l’abbaye de Longpont. La soirée était magnifique ; la lune, s’élevant lentement à l’horizon, colorait d’une lumière argentée les hautes cimes de ces vieux portiques échappés à la destruction ; ses pâles rayons, se frayant un passage à travers les fenêtres dépourvues de vitraux, projetaient sur les murailles des ombres fantastiques que la superstition aurait prises pour les fantômes des religieux qui jadis peuplaient ces pieuses retraites. Le moment était trop favorable aux méditations, pour que je ne cédasse pas à l’impulsion qui me poussait au milieu de ces ruines imposantes. Ce ne fut pas sans un profond sentiment de respect que je pénétrai sous ces arceaux noirs et déserts, dans ce sanctuaire abandonné où les habitants du village ont placé leur cimetière. Le plus profond silence régnait autour de moi et n’était rompu que par le cri lugubre de l’orfraie ou par le bruit que faisait en tombant quelque pierre détachée du mur. Assis sur une tombe couverte de mousse, j’étais plongé dans les réflexions mélancoliques que faisaient naître dans mon esprit tous les objets qui m’entouraient, lorsque j’entendis marcher près de moi ; je levai la tête et je vis deux hommes chargés d’un cercueil. Derrière eux s’avançait un vieillard à cheveux blancs dont les traits vénérables étaient empreints d’une profonde tristesse. Les porteurs déposèrent leur fardeau dans une fosse creusée à peu de distance, le couvrirent de terre et se retirèrent. Le vieillard resta seul, les yeux attachés sur la terre qui venait de s’élever. Je m’approchai de lui pour le questionner ; car ce convoi nocturne avait excité ma curiosité ; il me regarda quelque temps sans me répondre :

« C’est une histoire bien triste, me dit-il enfin ; mais il n’importe ; si vous êtes curieux de l’entendre, je vous la dirai : à mon âge on aime à conter ; et quand le chagrin vous accable, c’est une consolation que de trouver quelqu’un qui veuille bien supporter la moitié du fardeau. »

En parlant ainsi, il vint s’asseoir près de moi ; après avoir porté la main sur son front comme pour rappeler ses souvenirs, il commença le récit suivant :

« Il y a seize ans environ, par un triste soir d’automne, je revenais des champs à ma ferme ; le tonnerre grondait sourdement dans la forêt, de larges gouttes de pluie commençaient à tomber, tout présageait un ouragan terrible, et je pressais la marche de mon troupeau pour arriver à l’étable avant que l’orage éclatât dans toute sa violence. Déjà j’étais parvenu à la lisière du bois, quand tout à coup des gémissements retentirent à mon oreille. Saisi de frayeur, j’allais fuir sans songer que peut-être quelque infortuné réclamait mon secours, lorsqu’à la lueur d’un éclair je distinguai à quelques pas de moi une femme étendue sans connaissance et tenant un jeune enfant serré contre son sein. La cabane du garde n’était pas loin ; je courus y chercher du secours. On vint prendre la pauvre femme ; on lui prodigua tous les soins ; hélas ! c’était en vain, son âme était allée dans un meilleur monde. Elle paraissait jeune encore ; mais elle n’avait rien sur elle qui indiquât son nom et son état ; seulement, nous remarquâmes que ses vêtements n’étaient pas ceux que l’on porte au village. Sans doute elle s’était mise en route sans consulter ses forces, et la fatigue et le besoin avaient terminé ses jours. Certains que nos efforts pour la rappeler à la vie étaient inutiles, toute notre sollicitude se tourna vers l’enfant ; c’était un petit garçon d’une grande beauté, il pouvait avoir trois ou quatre ans. Il avait aussi perdu connaissance ; en revenant à lui, il appela sa mère à grands cris ; je lui dis qu’elle reposait ; alors il s’apaisa, mangea un peu et finit par s’endormir. De retour à Longpont, je racontai à M. le curé ce qui m’était arrivé. Le lendemain il vint à la cabane du forestier, fit enterrer la pauvre jeune mère dans le cimetière du village, et emmena l’enfant avec lui. J’aurais bien désiré garder avec moi cette innocente créature ; mais j’étais trop pauvre pour cela. M. le curé, qui était un homme selon Dieu, ne voulut pas abandonner le petit orphelin. On le nomma Guillaume, et il fut résolu qu’il partagerait le pain des pauvres de la paroisse.

» Au bout de quelques années, on s’étonna de ne trouver en lui aucune lueur d’intelligence ; envoyé à l’école avec les autres enfants, il fut impossible de lui rien faire apprendre, et bientôt il fut constaté que Guillaume était dans un état complet d’imbécillité, ce que M. le curé attribua aux secousses qu’il avait éprouvées dans son enfance. Cette triste infirmité ne l’empêcha pourtant pas de se faire aimer par la douceur inaltérable de son caractère. Jamais il ne parut comprendre les railleries de ses petits camarades ; jamais non plus il ne lui vint dans l’idée d’abuser de sa force pour se venger des tours qu’on lui jouait. Insensiblement on s’habitua aux manières du pauvre idiot (c’est le surnom qu’on lui donna), et chacun se fit un plaisir de l’employer à de petits travaux dont il s’occupait toujours à merveille, pourvu qu’ils fussent à la portée de sa faible intelligence.

» Parmi les enfants de son âge, il en était un pour lequel Guillaume avait une affection toute particulière. C’était la petite Thérèse, fille de M. Gerval, un des plus riches fermiers du pays. Visiter chaque jour la tombe de sa mère, courir au-devant des moindres désirs de Thérèse, étaient des choses pour lesquelles on eût dit que Guillaume avait retrouvé toute sa raison. Les parents de Thérèse s’amusaient de l’attachement que le pauvre idiot semblait avoir conçu pour leur enfant, et la jeune fille elle-même lui souriait avec bonté quand il lui apportait un nid d’oiseaux ou un panier tressé avec les joncs du marais.

» En grandissant, Guillaume devint un fort beau garçon ; mais son esprit resta toujours le même. Cependant, dans mainte occasion, il lui arriva de montrer un courage et un sang-froid dont on ne l’aurait pas cru capable. Une fois entre autres, Thérèse, en folâtrant au bord de l’étang avec ses compagnes, tomba dans l’eau. Le péril était imminent, car déjà le courant l’entraînait sous la grande roue du moulin : tout le monde la croyait perdue ; mais Guillaume s’était jeté à la nage, et, avant même qu’on eût remarqué son action, il avait déposé la jeune fille dans les bras de ses parents éplorés. En ce moment ses yeux brillaient d’un feu nouveau, et l’on aurait pu croire qu’un heureux changement s’était opéré en lui. Mais peu à peu il retomba dans son apathie ordinaire, et parut n’avoir conservé aucun souvenir de l’événement qui venait de se passer.

» Cependant Thérèse croissait en grâces et en beauté ; tous les garçons du village aspiraient à sa main ; mais la fière demoiselle avait successivement éconduit tous les soupirants. Guillaume était le seul dont elle acceptât des bouquets ; on le regardait comme un être sans conséquence. Les choses en étaient là, lorsqu’on vit arriver à Longpont le jeune Roger, fils du notaire. Il revenait de l’armée, où sa belle conduite lui avait valu la croix d’honneur et les épaulettes de capitaine. Son brillant uniforme et ses manières distinguées tournèrent la tête à toutes nos jeunes filles ; mais il n’eut des yeux que pour une seule, et ce fut pour Thérèse, qui, de son côté, ne put rester insensible aux attentions du beau capitaine. En peu de temps les deux familles furent d’accord, et le mariage des deux jeunes gens arrêté. Tous les préparatifs se firent sans que Guillaume donnât le moindre signe d’étonnement ; il reçut avec la même indifférence les gants blancs et le bouquet dont la mariée lui fit présent. Mais avant hier, jour de la célébration, au moment où on se disposait à partir pour la mairie, on fut bien surpris de voir Guillaume s’avancer avec son bouquet et ses gants blancs et prendre gravement la main de Thérèse ; tout le monde se mit à rire ; mais le capitaine, qui ne le connaissait pas, le repoussa rudement. Le pauvre garçon se retira plein de tristesse et vint me trouver, comme il avait l’habitude de le faire toutes les fois qu’il avait du chagrin. Je lui expliquai le mieux que je pus que Thérèse allait épouser Roger, et qu’à dater de ce jour elle devait lui appartenir entièrement. Il me quitta d’un air rêveur. À l’église, je le vis à sa place accoutumée ; et, au moment de la bénédiction nuptiale, je remarquai que son visage se couvrait d’une pâleur extraordinaire. Le soir on dansa à la ferme ; mais Guillaume ne parut pas ; chacun ne songeait qu’au plaisir, et moi seul je m’aperçus de son absence. Inquiet, je le cherchai longtemps sans pouvoir le trouver. Enfin, guidé par un instinct secret, j’allai au cimetière. Quel spectacle m’y attendait ! Guillaume était là sans mouvement… sa main tenait fortement serrés contre son cœur les gants et le bouquet que lui avait donnés Thérèse… Tout fut éclairci… Consumé par une passion fatale qu’il ne comprenait pas lui-même et que personne que moi n’avait devinée, l’infortuné n’avait pu résister à l’idée de perdre Thérèse sans retour… Il était venu mourir sur la tombe de sa mère… Et vous venez de voir ensevelir sa dépouille mortelle. »

Le berger cessa de conter ; au même instant une chèvre blanche s’approcha de lui et lui lécha les mains. « C’était la chèvre favorite de Thérèse, – me dit-il ; – un jour Guillaume la sauva de la dent d’un loup furieux. Depuis ce temps, pleine de reconnaissance pour son libérateur, elle le suivait partout avec la fidélité d’un chien. Bon animal, – continua-t-il en la caressant, – tu l’aimais comme moi pendant sa vie, tu partages mes regrets après sa mort !… »

Le pâtre offrit un morceau de pain à la chèvre ; mais la pauvre bête détourna la tête en poussant un bêlement plaintif… J’étais ému, je regardais le vieillard ; sa tête était penchée sur sa poitrine et de grosses larmes roulaient dans ses yeux. Je pressai sa main calleuse, et je m’éloignais sans qu’il parût s’apercevoir de mon départ. Arrivé à la porte de l’église, je me retournai, et je le vis de loin planter, à l’endroit où reposait son jeune ami, une croix de bois grossièrement façonnée. « Ô Sterne ! – m’écriai-je alors, – que n’es-tu là ! Ce tableau serait digne d’être décrit par toi ! Comme moi tu donnerais une larme à la mémoire du pauvre idiot ! Comme moi tu trouverais de l’éloquence dans le bêlement plaintif de la chèvre et dans le récit naïf du vieux berger ! »

LES RÉCIFS DE SAINT-MANDRY.

1825.

J’ai toujours détesté les admirations de commande et le zèle officieux de ces gens qui s’épuisent à vous faire un pompeux éloge des monuments et des curiosités que vous allez rencontrer dans le cours de votre voyage. L’admiration, épuisée par des descriptions exagérées, s’éteint devant les objets qui devaient la faire naître, parce qu’il est rare qu’on ne s’en forme pas d’avance une idée bien au-dessus de la réalité. En revanche, j’aime les traditions populaires, les vieilles légendes qui, transmises de générations en générations, nous donnent une idée fidèle des mœurs et des croyances superstitieuses de nos pères. Grâce à cette espèce de mythologie du moyen âge, tout s’anime aux yeux de l’observateur ; les objets les plus insignifiants deviennent pour lui des monuments historiques.

Pendant un séjour que je fis à Marseille, chaque jour j’allais dans une yole légère admirer en mer le coucher du soleil, qui dorait de ses chauds rayons les rivages riants et fertiles de la Méditerranée. Le patron qui me conduisait habituellement était un Marseillais appelé Joseph ; il savait par cœur toutes les histoires merveilleuses de l’antique Provence ; lorsqu’une brise rafraîchissante enflait la voile de son canot et rendait inutile le secours des avirons, je me plaisais à l’entendre raconter ses voyages lointains ou chanter dans son patois naïf les ballades du pays.

Un soir, nous avions poussé notre course plus loin que de coutume, nous nous trouvâmes en face d’une petite baie dont les bords étaient parsemés d’oliviers, d’orangers et de lauriers en fleurs, qui laissaient parvenir jusqu’à moi des émanations balsamiques et semblaient m’inviter à venir goûter un doux sommeil sous leurs délicieux ombrages. Séduit par la beauté du site, je ne pus résister à la tentation, et j’ordonnai à Joseph de carguer la voile et de gouverner vers la baie. Il interrompit sa chanson et me regarda fixement. Je répétai mon ordre.

« Non, par saint Féréol, s’écria-t-il enfin, je n’irai pas ! Cet endroit est maudit du ciel, et malheur au patron qui, après le coucher du soleil, irait y chercher un abri protecteur contre le souffle du mistral.

— Pourquoi donc cette frayeur ?

— Je vous le répète, cet endroit est dangereux ; voyez à l’entrée du golfe ces roches noires qui paraissent à fleur d’eau ; ce sont les récifs de Saint-Mandry… Mais je vous parle d’une histoire que vous ignorez ; si vous voulez que nous gagnions le large sans essayer d’aller plus avant, je vous la conterai. »

J’acceptai le traité, et Joseph, après avoir viré de bord, commença en ces termes :

« S’il faut en croire les anciens du pays, ce rivage qui vous a tant charmé ne fut pas toujours aussi désert. Autrefois, dit-on, il était habité par des pêcheurs ; alors l’entrée de la baie n’était pas obstruée comme à présent par une chaîne de rochers, et l’on pouvait y pénétrer sans danger. C’était un abri sûr et commode pour les embarcations.

» Parmi tous les pêcheurs de cette paisible bourgade, Gandolphe était le plus jeune et le mieux fait. Il venait de s’unir à la belle Marthe, qui l’avait choisi entre vingt soupirants. Leur ménage était cité comme le plus uni et le mieux assorti qu’il y eût à dix lieues à la ronde.

» Or, à cette époque, il y avait dans les environs un ermite qui jouissait d’une haute réputation de sainteté. On disait même qu’il possédait le don des miracles ; aussi venait-on de très loin pour le consulter ; ses paroles étaient regardées comme des oracles.

» Deux ans s’étaient écoulés depuis le mariage de Gandolphe, lorsque son unique enfant tomba dangereusement malade ; après avoir en vain employé tous les remèdes, Marthe résolut d’aller consulter l’ermite de Saint-Mandry. Elle y alla en effet ; mais au lieu des conseils et des consolations qu’elle en attendait, la pauvre mère n’entendit que des paroles qui la firent rougir de honte et d’indignation. Épris de ses charmes, l’ermite, qui n’était qu’un hypocrite adroit, ne craignit pas de lui avouer la passion criminelle dont il brûlait pour elle, et de lui tenir des propos outrageants pour sa vertu. Marthe lui témoigna tout le mépris qu’il lui inspirait et s’éloigna le cœur navré ; mais, craignant d’exciter la colère de son époux, elle lui fit un mystère de cette entrevue.

» À quelque temps de là, on célébrait un joyeux ronmevage[3] dans une bastide voisine. Tous les habitants du hameau y coururent parés de leurs habits de fête ; Marthe seule resta chez elle pour soigner son enfant et attendre son époux, qui était allé à la pêche dès le matin et qui ne devait revenir que le soir. Assise à son rouet, elle jetait de temps en temps des regards impatients à la fenêtre. Tout à coup on frappe à la porte, Marthe s’élance avec empressement ; mais au lieu de Gandolphe, quelle est sa surprise et sa frayeur en apercevant l’ermite de Saint-Mandry ! « Vous m’avez traité bien durement l’autre jour, belle Marthe, lui dit-il en entrant, mais je ne me décourage pas si facilement ; peut-être la réflexion vous aura-t-elle fait changer d’idée. J’ai su que vous étiez seule, et j’accours pour savoir vos dernières intentions. »

» Stupéfaite de tant d’audace, Marthe ne trouvait pas une parole capable d’exprimer son indignation. L’odieux hypocrite, profitant de son trouble, employa toutes les subtilités de son esprit infernal pour séduire l’épouse de Gandolphe ; mais ce fut en vain. Marthe fut inébranlable et continua à le repousser avec horreur. Changeant alors de langage, l’ermite oublia sa passion ; et, n’écoutant plus que sa fureur : « Eh bien ! femme insensée, s’écria-t-il, puisque tu persistes dans ton obstination, apprends à connaître celui que tu dédaignes ! Anathème sur cet époux que tu me préfères ! anathème sur toi et sur ton enfant !… » En même temps, il s’élança vers le berceau du jeune enfant ; et à peine l’eut-il touché que l’innocente créature poussa un faible cri et expira sur le champ. Puis, sortant de la chaumière, il prit une poignée de sable et la jeta dans la mer en proférant tout bas des paroles mystérieuses. Aussitôt l’onde s’agita, les vagues s’enflèrent en bouillonnant, et soudain l’entrée de la baie se trouva fermée par une chaîne de rochers qui s’éleva du fond de la mer… Et le soir, lorsque Gandolphe revint plein de confiance, sa barque fut brisée contre les nouveaux récifs, et lui-même, englouti par les vagues, ne fut rendu à la terre que lorsque son corps ne fut plus qu’un cadavre inanimé.

» Réduite au désespoir par tant d’affreux malheurs, la pauvre Marthe chercha la fin de ses souffrances dans les ondes perfides qui lui avaient ravi son époux… Quant à l’ermite, il ne tarda pas à subir le châtiment de ses crimes. Convaincu de sortilèges, il fut arrêté et condamné à expirer dans les flammes sur la place publique de Marseille.

» Depuis ce temps, chacun a déserté peu à peu ces rives malheureuses rendues désormais inabordables. Et maintenant encore, pas un pêcheur ne voudrait s’aventurer après le soleil couché dans ces parages dangereux ; car on assure que les ombres de Gandolphe et de Marthe y reviennent chaque soir, et que l’ermite, sous la forme d’une flamme bleuâtre, attire au milieu des écueils les matelots assez téméraires pour se fier à ce fanal imposteur. »

Comme Joseph achevait son récit, nous rentrions dans le port de Marseille ; je le quittai, et je courus m’enfermer chez moi pour écrire de suite l’histoire des récifs de Saint-Mandry.

L’EMBUSCADE.

1825.

C’était à la fin d’une superbe journée d’août 1594, le soleil ne lançait plus que des rayons obliques sur les riantes clairières du petit bois de Barret[4] ; les plantes, ranimées par une brise fraîche et vivifiante, relevaient leurs liges inclinées vers le sol ; et les oiseaux, prêts à se livrer au sommeil, s’agitaient sous leurs verts lambris, en saluant d’un bruyant et dernier concert le coucher de l’astre du jour.

À cette époque de troubles et de guerres intestines, il était rare qu’on osât s’aventurer hors des villes ; et si quelque affaire vous y forçait, ce n’était que bien armé ou même avec une escorte : tant était grande la crainte des bandouliers et des hommes d’armes en déroute qui infestaient les campagnes en employant leurs loisirs à détrousser et rançonner les voyageurs.

Ce jour-là, pourtant, à l’heure où les ouvriers quittent le travail, deux hommes étaient partis de Bordeaux, et s’étaient acheminés vers le bois de Barret. Quoiqu’ils ne portassent ni cotte d’armes, ni cuirasse, ni buffleterie, ni dague, ni rien de ce qui constituait alors l’accoutrement militaire, le tromblon à canon de cuivre, à col évasé, dont chacun d’eux était muni, indiquait assez que leur excursion avait un tout autre but qu’une simple promenade.

Il y avait déjà quelque temps qu’ils étaient cachés dans un taillis qui bordait la route, vers laquelle ils jetaient souvent des regards impatients, lorsque l’un d’eux rompit enfin le silence :

« Rien encore, – s’écria-t-il avec un jurement énergique, – et voilà huit heures qui sonnent à Saint-André. Conçois-tu quelque chose à ce retard, Bertrand ?

— Tiens, Maurice, – répondit l’autre qui paraissait moins déterminé, – si tu m’en crois, nous abandonnerons la place ; aussi bien tu t’es trompé de jour, et notre expédition est manquée.

— Manquée, dis-tu ? non pas, je suis sûr de mon fait. Ne sommes-nous pas à la mi-août, et n’est-ce pas toujours à cette époque que le prieur de Saint-Dominique va recueillir ses dîmes ? Le vieux chrétien est riche et la proie sera belle.

— Porter la main sur un homme d’église, – reprit Bertrand, – c’est un crime horrible !…

— Bah ! nous gagnerons les indulgences au prochain jubilé… D’ailleurs, ne s’engraissent-ils pas à nos dépens, ces gens d’église ? Et celui-ci a-t-il eu pitié de toi quand tu fus cité à l’official pour avoir tué des lapins sur les plaisirs de sa seigneurie !

— C’est vrai, mon dos attesterait encore le prix que me coûtèrent ces maudits lapins ; mais aussi le prieur a plus d’une fois secouru mon père… mon pauvre père que ma mauvaise conduite a réduit à l’aumône : ce matin encore il est parti pour aller mendier sa vie dans les villages environnants ; il doit revenir par cette route… S’il voyait le métier que je fais, il mourrait de douleur !…

— Toujours des scrupules, – interrompit Maurice ; pauvre sot ! Ta probité t’empêchera-t-elle de mourir de faim ? Te fera-t-elle épouser la mie Gertrude, la fille du messier Raimband ?…

— Gertrude ! pourquoi as-tu prononcé ce nom ? Oui, il le faut… que mon sort s’accomplisse donc !

— Silence, – reprit Maurice en mettant l’oreille contre terre… – j’ai entendu du bruit… Vive Dieu ! nous n’aurons rien perdu pour attendre… Allons ! du courage, voici la fortune qui nous arrive. »

En effet, comme il achevait ces mots, un nuage de poussière s’éleva à l’horizon, et, en se dissipant peu à peu, laissa voir le coche du prieur de Saint-Dominique qui s’avançait au trot pesant de quatre mules vigoureuses. De l’autre côté de la route, cheminait péniblement un vieillard à barbe blanche, couvert de haillons et chargé d’une besace ; mais la voiture le masquait entièrement. En ce moment, elle atteignit la lisière du bois ; Maurice poussa du coude son compagnon.

« Voici l’instant, – dit-il à voix basse en ravivant la mèche de son espingole, – à moi le postillon ! Toi, vise au valet de pied ; après, l’affaire sera facile… Attention !… feu !… »

Et il exécuta lui-même son commandement ; mais l’amorce seule s’enflamma et son tromblon ne partit point. Bertrand essuya la sueur glacée qui découlait de son front et lâcha aussi son coup en détournant la tête. La balle de fer siffla avec violence, et un sourd gémissement vint retentir à leur oreille. Maurice s’élança sur la route et Bertrand le suivit machinalement ; mais le coche du prieur était déjà bien loin, et le coup de feu, en effrayant les mules, n’avait fait que presser leur allure.

» Malédiction ! – s’écria Maurice, – nous les avons manqués !… Qui donc as-tu frappé ?… J’avais cru entendre… »

Au même instant il aperçut, à quelques pas de lui, un vieillard étendu sur la terre et baigné dans son sang.

« Tiens, – continua-t-il froidement, – voilà ton gibier… Tu as fait là une belle expédition !… »

Mais Bertrand ne l’entendait plus, d’un coup d’œil il avait reconnu le vieillard ; il se précipita sur ce cadavre inanimé, en poussant des cris d’horreur… Le malheureux avait tué son père !

BILLET D’AMOUR.

FRAGMENT.

1826.

... L’intérieur de cette maison annonce la plus profonde misère ; les murs sont nus et décrépits, une lourde lampe de fer suspendue au plancher projette une clarté douteuse ; ils sont quatre assis autour d’un vaste brasero rempli de verveine et de fougère. Le chapeau andalou couvre leurs têtes, et de longues tresses de cheveux noirs s’échappent d’une résille pourpre ; une veste étroite, surchargée de petits boutons, dessine leur taille vigoureuse, et un long couteau dans sa gaine traverse la ceinture qui entoure leurs reins. Le long du mur sont appuyés des fusils et des escopettes au canon large et évasé.

« Par saint Proco, Pepé, – dit l’un en ôtant un instant son cigare de sa bouche, – la nuit est mauvaise quels coups de tonnerre ! Sainte Carmen, ayez pitié de nous ! » Et ils se précipitent tous les quatre à genoux… Leur front s’incline, et le mouvement de leurs lèvres annonce qu’ils prient avec ferveur.

Mais les coups de tonnerre deviennent plus rares ; il s’éloigne en grondant sourdement, et bientôt on n’entend plus qu’un roulement vague répété par les échos de la montagne.

« Mauvaise nuit ! – répéta Pepé, – les lévriers de la Sierra se sont mis en quête de bonne heure, et ils n’ont rien dépisté… Car, par la Vierge, je ne compte pas ce communero que nous avons égorgé. Par Notre-Dame del Pilar ! as-tu vu, Juan ?… quelle figure étonnée quand frère Pablo lui fit baiser le crucifix brûlant ? J’entends encore le bruit rauque de ses membres criants sous notre scie, et les éclats de voix du frère, qui n’avait jamais tant ri depuis le dernier auto-da-fé… Par l’âme du sauveur, onc charpentier de l’île de Léon n’a scié planche pareille ! »

Et de longs éclats de rire ébranlèrent la cabane.

Mais voici que la porte tremble sous deux vigoureux coups de poing… Les quatre hommes se regardent, l’un s’élance à une petite fenêtre… les autres saisissent leurs armes. Silence !

« Ouvrez à un Français égaré, il est seul.

— Français ! – dit Pepé avec un sourire ; – allons, par saint Duncar ! les lévriers de la Sierra auront large curée cette nuit. »

La porte s’ouvre, un Français entre, tenant une valise sous son bras :

« Ave Maria, – dit-il.

— Purissima mater Dei, » répètent, en se signant, les hôtes de la cabane.

Et l’étranger s’approcha du foyer, remua le feu presque éteint avec le fourreau de son sabre, jeta son manteau, mit sa valise sur ses genoux et regarda ses hôtes… Il était jeune et beau, et portait avec aisance un uniforme français ; ses traits respiraient la franchise et la confiance, mais il ne quittait pas sa valise et pourtant Pepé la considérait avec une attention particulière.

« Vous me donnez un gîte pour cette nuit, n’est-il pas vrai, camarades ? J’allais de la Caroline à la Peña, et je me suis égaré dans ces montagnes… demain, au point du jour, je me remets en route.

— Soyez tranquille, – dit Pepé, – vous êtes chez de braves gens ; voilà là-haut une soupente, vous y trouverez des peaux de bœuf ; dormez-y bien, seigneur, et que Dieu vous aide… Mais quoi ! vous emportez aussi cette valise ? vous défieriez-vous ?

— Du tout, nobles hôtes, mais je ne la quitte jamais ; c’est sur elle que ma tête repose, car elle renferme mon bien le plus précieux… un bien que je préfère à tout, » dit le beau jeune homme en souriant ; et sa figure s’embellit de je ne sais quelle expression de bonheur et d’amour qui faisait un étonnant contraste avec les traits bas et hideux des habitants de la cabane.

Et il se hissa dans la soupente, s’assit, prit sa valise avec précaution, la posa sous sa tête, et s’endormit en murmurant le nom de Rosita.

« Par saint Jacques ! – dit Pepé, – il tient à sa valise comme un pavo à ses petits… et il nous confie qu’elle est précieuse… l’enfant ! Mais attendons l’heure, fermons la porte et soupons. Que nous donnes-tu, Andrecito ?

— Tenez.

— Quoi ! – dit l’un en se signant, – de la viande… un vendredi ! un jour où nous avons un meurtre à commettre… Deux indulgences à obtenir le même jour… c’est trop… Donne-moi ces garbanços, et aille au démon cette nourriture d’hérétiques. »

Bientôt une outre au col allongé, au cuir noirci et aviné, circula parmi les convives ; Pepé essuya ses lèvres, prit son couteau, en essaya la pointe sur le dos de sa main, fit un signe à ses compagnons, et d’un bond ils s’élancèrent dans le grenier où dormait l’étranger…

Le couteau en s’enfonçant fit jaillir un sang vermeil, mais l’acier plia et se rompit.

« Par l’âme du Sauveur ! – dit Pepé, – le coup est manqué… »

Et le Français, poussant un cri horrible, se contracta convulsivement ; mais ses membres étaient tenus par des mains de fer.

Indécis, les brigands se regardaient en silence, et le Français ne criait plus, ses yeux étaient ternes, ses lèvres écumaient… Puis tout à coup un tremblement le saisit, il se roidit, ses yeux brillent de rage ; mais ce dernier spasme de la douleur ne dure qu’un instant, il retombe bientôt dans l’anéantissement.

« Il faut en finir, » dit Pepé en passant le manche de son couteau dans un cordon de cheveux noirs qui entourait le cou de l’étranger… et il imprima au couteau un mouvement de rotation… le cordon de cheveux se serra sur lui-même… se tendit… rendit un son rauque…

Sur ce cadavre ils mettent la valise, coupent les courroies, huit mains sanglantes s’y précipitent : elle contenait… des lettres.

« Malédiction ! – s’écrie Pepé, et ses doigts sanglants s’impriment sur le papier fin et parfumé. – Des lettres d’amour ! ! ! Que l’âme de l’amant aille au grand gouffre… nous avons fait une fausse démarche… c’est une indulgence de perdue !… »

Et tous les quatre ils s’agenouillèrent, et leurs larges poitrines résonnèrent sous des mea culpa réitérés…

LE CADEAU.

FRAGMENT.

1827.

« — Je suis à toi, » avait-elle dit enfin… et notre voiture roulait sur la route de Dieppe. Fatiguée des émotions de la journée, elle s’était appuyée sur moi, je pouvais compter les battements de son cœur, et les grosses boucles de ses cheveux bruns, soulevées par le vent du matin, venaient caresser mon front.

Bientôt une vapeur lumineuse éclairant l’horizon annonça le retour de l’aurore, les sommités des montagnes se colorèrent d’une teinte pourpre, et les rayons dorés du soleil de mai dissipèrent le brouillard qui étendait encore son voile léger sur la plaine. En s’éveillant, ses lèvres murmurèrent mon nom, elle regarda avec étonnement l’intérieur de la voiture ; puis, semblant rappeler ses idées, elle rougit et cacha sa jolie figure dans mon sein.

J’assistais au réveil de la nature ; en tenant dans mes bras une femme adorée, j’étais plongé dans je ne sais quelle vague extase, les idées d’amour et de printemps se confondaient dans ma tête, mon âme nageait dans la joie ; je ne savais comment exprimer cette plénitude de félicité, cet épanouissement du cœur qui dispose aux sensations les plus douces, aux actions les plus touchantes.

Notre voiture s’arrêta pour relayer : il fallut attendre, tous les chevaux étaient pris.

Un vieux pauvre et son chien s’approchèrent, levèrent la tête d’un air suppliant et inquiet, tendant l’un son chapeau et l’autre sa tasse de fer-blanc. Elle me prévint, car, mettant délicatement le pouce et l’index dans une petite bourse de soie, elle en tira une pièce de monnaie qu’elle jeta dans le chapeau du vieillard, en accompagnant son aumône d’un de ces sourires qui semblent dire aux malheureux : pardonnez-moi le bien que je vous fais. Le pauvre la comprit, son regard reconnaissant disait : Béni sois-tu, jeune couple ! que ton bonheur se prolonge, que tes plaisirs durent longues années !... Elle entendit le regard du vieillard, car sa douce main pressa la mienne.

Le pauvre et son vieux chien furent s’asseoir sur un banc de pierre, à côté d’un soldat qui possédait aussi un chien, mais jeune, fier et regardant les passants avec assurance. Le soldat, accablé de fatigue, avait déposé ses armes et partageait son frugal repas avec son compagnon de voyage.

Un bruit sourd, d’abord éloigné, devenant distinct, nous vîmes arriver une brillante voiture précédée d’un courrier qui demandait des chevaux à grands cris. Il n’y avait pas de chevaux ; les nouveaux venus attendirent comme nous.

Je jetai un coup-d’œil dans cette brillante voiture : elle renfermait un homme jeune encore et une fort belle femme ; mais à leurs traits contractés, à l’expression de leurs figures, je vis qu’ils se disputaient avec aigreur et emportement… Bientôt l’homme, tournant brusquement le dos à sa compagne, mit la tête à la portière. Le pauvre et son chien s’approchèrent alors, mais avec crainte et méfiance, implorèrent la pitié du voyageur, et n’en reçurent qu’une réponse brutale et humiliante ; une larme brilla dans les yeux du vieillard, et il fut lentement se rasseoir sur sa borne.

On attela ; les domestiques avaient jeté quelques débris de leur déjeuner ; les chiens du pauvre et du soldat se précipitèrent dessus, les chevaux partirent… un chien fut écrasé… ce fut celui du pauvre ; il jeta un cri… et son dernier regard fut pour son maître, pour son maître plongé dans un morne désespoir ; son maître qui, agenouillé auprès de lui, ne pouvait trouver une larme… Tenez, brave homme, lui criai-je… et deux pièces de monnaie roulèrent à côté de lui ; il n’y fit pas attention… il regardait son chien.

Le vieux soldat pleurait et paraissait combattu ; enfin, semblant faire un effort sur lui-même, il s’approcha brusquement du vieillard, et lui mettant dans la main le lien qui attachait son chien : « Tenez, mon brave, je vais bientôt atteindre la chaumière de mon père… je vous laisse mon fidèle Hector… Adieu ! » Et, essuyant ses yeux du revers de sa main mutilée, il prit son sac et s’en alla précipitamment.

Et le pauvre caressait son nouveau compagnon ; mais ses regards étaient toujours fixés sur son vieux chien mort… Hélène me dit : « Ce soldat est plus heureux que nous, il donne un ami à cet infortuné… nous n’avons pu lui offrir que de l’argent… »

L’AVEUGLE DE TULLINS.

1827.

Tous les voyageurs qui ont parcouru la délicieuse vallée du Graisivaudan ont, sans doute, remarqué un vieil aveugle qui a établi son domicile sur la route de Saint-Marcellin à Grenoble ; mais peu de personnes ont daigné s’arrêter pour causer un instant avec lui. Pourtant la conversation du père Roger est spirituelle et enjouée. Souvent il laisse échapper des saillies piquantes ; et son inépuisable gaieté, sa philosophie douce et consolante, ajoutent un nouveau charme aux anecdotes curieuses dont il a pu recueillir une ample moisson pendant le cours de sa longue carrière. Pour moi, j’avoue que mes entretiens avec ce respectable doyen des aveugles ne sont pas classés dans mes souvenirs comme l’épisode le moins intéressant de mes courses vagabondes et romantiques. Voici donc comment je fis connaissance avec lui. Je m’étais arrêté quelque temps à Valence pour explorer plus à mon aise le site délicieux de cette belle partie de la France. Un jour que je m’étais levé avec les premières clartés de l’aurore, je dirigeai mes pas errants du côté de Tullins. Tout à coup je fus tiré de ma rêverie par l’aigre fausset d’un violon qui faisait retentir au loin l’écho de la montagne. Je levai la tête et j’aperçus le père Roger qui, assis à sa place accoutumée, saluait le lever du soleil en entonnant l’hymne du matin. Un épais noyer ombrageait sa tête ; son visage riant et calme portait l’empreinte d’une conscience pure ; une brise légère agitait sa barbe blanche, que l’acier avait respectée depuis longues années… « Vous êtes bien matinal, père Roger, dis-je en m’arrêtant un instant pour contempler cette figure digne du pinceau de Rembrandt… Eh ! mon bon monsieur, il y a des voyageurs qui le sont encore plus que moi ; et si j’étais paresseux je risquerais souvent de perdre de bonnes aubaines. » Je m’assis à ses côtés, et la conversation s’engagea peu à peu. Le père Roger, qui d’abord s’était tenu sur la réserve, devint plus communicatif ; et, soit qu’au son de ma voix il eût reconnu que je méritais sa confiance, soit qu’il trouvât du charme à se reporter en souvenir aux jours de sa jeunesse, il ne tarda pas, après quelques questions de ma part, à me faire, en ces termes, le récit des vicissitudes qui l’avaient conduit dans la chétive habitation de la route de Tullins :

« Je suis né au pied de ce clocher que vous voyez là-bas (en me parlant ainsi, il montra de la main le village de Tullins ; ses yeux ne pouvaient le servir, mais le cœur guidait son bras). Je fus élevé avec Georgette. À seize ans, Georgette était la plus jolie fille du hameau ; on disait que j’étais le garçon le mieux fait : j’aimais Georgette, et je lui plus. Nous étions pauvres tous deux, mais au village on ne calcule pas, et nos parents furent bientôt d’accord pour notre mariage. Cependant je venais d’atteindre ma vingtième année ; la patrie était en danger, elle avait besoin de défenseurs. Le sort me désigna pour aller aux frontières repousser l’ennemi. Georgette pleura beaucoup ; elle promit de m’être fidèle, et moi je jurai de n’aimer jamais d’autre femme. Je partis le cœur gros ; et pourtant je ne pus me défendre d’un sentiment d’enthousiasme à l’aspect de ces phalanges intrépides dont j’allais partager le sort et les glorieux travaux. À cette époque, les soldats d’antichambre ne faisaient pas fortune ; l’avancement n’était le prix que du mérite et de la valeur, et je pouvais y prétendre comme un autre. Il était écrit là-haut que toutes mes espérances seraient déçues. À la première affaire à laquelle j’assistai un coup de feu me ravit pour jamais la lumière. J’entendis bien autour de moi les cris de victoire, mais je ne pus voir la fuite des ennemis. Laissé pour mort sur le champ de bataille, je ne dus la vie qu’à la sollicitude de quelques camarades qui me transportèrent à l’hôpital. J’étais désormais incapable de servir. Ces braves gens donnèrent une larme à mon malheur, et, lorsque je fus en état de marcher, ils me fournirent un guide et firent entre eux une collecte pour m’aider à retourner au pays…

Je revins au village : mon vieux père était mort, et deux ans d’absence avaient suffi pour me faire oublier de tous mes anciens amis, Georgette seule me reconnut ; elle déplora ma catastrophe et me prodigua les soins les plus touchants. Dans ma triste situation, je n’osai plus lui parler de mariage ; ce fut elle la première qui me rappela nos promesses mutuelles. Je lui témoignai mon étonnement. — Si j’étais devenue infirme, me dit-elle, m’auriez-vous abandonnée ? — Oh non ! m’écriai-je.— Eh bien ! pourquoi voudriez-vous donc que j’agisse autrement ! Vous avez reçu ma foi, vous serez mon mari. Ces paroles me firent oublier ma souffrance, et me rendirent le plus heureux des hommes. Hélas ! ma joie ne devait pas être de longue durée ! Un jour que j’étais assis contre la fenêtre, j’entendis causer près de moi ; c’était Georgette, sans doute elle me croyait absent ou endormi. Un homme lui parlait avec feu, et je reconnus la voix de Justin, un des plus riches garçons du pays. — Vos refus ne sont pas raisonnables, Georgette, lui disait-il ; vous êtes pauvre, vous ne serez pas toujours jeune et jolie, et vous devez songer à votre avenir. — Justin, répondit-elle, ne parlons plus de cela… J’avais donné ma foi à Roger avant de vous connaître. — Roger… Eh quoi ! vous songez toujours à l’épouser ? — Pourquoi pas ? Il est malheureux, souffrant, seul au monde ; à coup sûr je ne l’abandonnerai pas. — Nous pouvons assurer son existence. — Oui, mais personne ne me remplacerait près de lui. Je vous le répète, Justin, ne parlons plus de cela. — Et cependant vous m’aimez ? — Je ne crois pas vous l’avoir dit, reprit-elle d’une voix émue ; mais si cela était, je tâcherais de vous oublier : car rien au monde ne m’empêchera d’accomplir un devoir que je regarde comme sacré.

Un devoir !… ce mot me fit mal. J’en avais assez entendu ; Georgette en aimait un autre ! Mais chez elle la vertu, plus forte que l’amour, la faisait renoncer à ce qu’elle avait de plus cher pour remplir ses serments, pour devenir la compagne d’un pauvre aveugle. J’admirai la générosité de son sacrifice ; mais je me serais cru le plus lâche des hommes si j’en avais profité. Je dissimulai ma douleur ; et un matin, tandis que tout le monde reposait encore, je dis un dernier adieu au toit qui m’avait vu naître, à tout ce que j’aimais, et je m’éloignai… pour toujours…

Ici le vieux Roger s’arrêta, un souvenir cruel parut l’oppresser, mais bientôt il se remit. « Que vous dirai-je de plus ? ajouta-t-il ; Georgette, après m’avoir fait chercher partout, se décida à épouser Justin, et leur union fut longtemps heureuse. » Depuis ce temps, j’ai parcouru bien du pays ; mon violon est mon gagne-pain, mon chien ma seule compagnie. Il y a quelques années, un homme qui venait du pays m’apprit que Justin avait éprouvé des malheurs : un incendie et une mauvaise année l’avaient complètement ruiné, il était tombé malade ; et sa femme, toujours bonne et vertueuse, était devenue, par son travail, l’unique soutien de sa famille. Cette nouvelle me décida ; je me faisais vieux, et je sentais le besoin de respirer encore l’air natal avant de mourir. Je revins dans nos montagnes ; mais je ne pus me décider à retourner à Tullins. Je m’établis ici. J’avais fait quelques économies ; je les fis passer à Georgette par une voix inconnue, elles ont servi à marier l’aînée de ses deux filles. Maintenant je chante encore pour doter l’autre ; mais je serai plus long à amasser la même somme, car les aumônes deviennent moins abondantes. « D’où vient cela ? lui demandai-je. — Je l’ignore, répondit-il ; seulement je me rappelle qu’autrefois je chantais la gloire et les triomphes de nos armées ; chacun alors m’écoutait et me donnait quelque chose. Aujourd’hui je chante des cantiques… et tout le monde s’éloigne. — Mais pourquoi ne chantez-vous plus comme autrefois ? — On a trouvé, reprit-il en baissant la voix, que mes vieux refrains étaient séditieux ; on m’a menacé, et… Georgette a encore une fille à doter. »

La réponse du père Roger me fit sourire. Je glissai une pièce d’argent dans sa tasse, et je m’éloignai pour me dérober à l’expression de sa reconnaissance. De loin, je l’entendis saluer mon départ en raclant de toutes ses forces l’accompagnement d’un cantique, sur l’air de Robin-des-Bois.

Adieu, bon vieillard, tu occuperas toujours une place dans ma mémoire. Et vous, passants, que le hasard conduira sur la route de Tullins, allez entendre l’histoire du pauvre aveugle ; apprenez de lui à être nobles et généreux, et surtout faites-lui l’aumône : songez que Georgette a encore une fille à doter.

GANDRINI LE NOIR.

1826.

Jeunes filles du Niolo, pourquoi vous hâtez-vous de rassembler vos troupeaux épars sur la colline ? Pourquoi les ramenez-vous dans la vallée avant le coucher du soleil, en jetant derrière vous des regards pleins d’épouvante ?

Vieille Maria, n’avez-vous pas entendu le pâtre Belino prononcer le nom de Gandrini le Noir ? Il a paru, dit-on, dans la montagne à la tête de sa bande formidable, et cette nouvelle nous a glacées d’effroi.

Jeunes filles, pourquoi le nom de Gandrini le Noir est-il donc pour vous un objet de terreur ? Jamais il ne vint en ennemi dans nos paisibles contrées ; jamais son apparition parmi nous ne fut le signal d’un malheur.

Quelquefois même, on l’a vu tromper la surveillance des sbires et braver tous les dangers pour venir dans les villages porter des secours à quelques malheureux ruinés par l’incendie ou par la chute de l’avalanche.

Jeunes filles, vos craintes sont dénuées de fondement, Gandrini le Noir n’est pas un brigand. Sous le poids d’une injuste sentence, il a dû mettre en sûreté sa tête promise au glaive du bourreau ; mais ses mains sont pures du sang innocent ; il n’emploie la force que pour repousser la force et pour se défendre contre les embûches de ses ennemis.

Si mes discours ne vous persuadent pas, venez, ce soir à la veillée vous grouper autour de mon rouet. Mon âge me donne des droits à votre confiance, je vous conterai l’histoire toute récente de la jeune Volohé, et peut-être mon récit déterminera-t-il la terreur que vous inspire le nom de Gandrini le Noir.

Ainsi parla la vieille Maria : chacun dans le canton l’écoutait comme un oracle ; et le soir à la veillée, après que les troupeaux eurent été renfermés dans l’étable, toute la jeunesse, docile à sa voix, vint se grouper autour de son rouet pour entendre l’histoire de Volohé, qu’elle conta en ces termes :

« À dix-huit ans, Volohé était la merveille des bords du Liamone. Ses cheveux étaient noirs comme l’ébène, ses yeux bleus comme l’azur du firmament, ses dents blanches comme l’émail, sa taille droite et souple comme le jonc qui croît dans les marais.

» Il n’était bruit dans tout le canton que de la belle Volohé ; on disait même qu’un châtelain des environs, le farouche baron de Vico, en était devenu amoureux ; mais tous ces propos flattaient peu les oreilles de Volohé, parce qu’elle aimait son fiancé Ludovic, auquel ses parents devaient l’unir à la moisson prochaine.

» À cette époque, on reçut la nouvelle que Gandrini le Noir avait paru avec sa troupe non loin de Vico. Dès lors l’alarme fut dans les familles, et l’on défendit aux jeunes filles de jamais s’éloigner seules du village aux approches de la nuit.

» Un soir cependant, Volohé, plongée dans une rêverie profonde, porta ses pas jusqu’au bois de Vico ; elle pensait à son fiancé, et la recommandation de ses parents ne revint à son esprit que lorsque les épaisses ténèbres qui l’environnaient l’eurent fait repentir de son imprudence.

» Alors la frayeur la saisit, et elle pressa le pas pour regagner le village. Déjà elle avait atteint la lisière du bois… Tout à coup un homme sort du taillis et vient se placer sur son passage. Un large manteau l’enveloppait ; sa taille était gigantesque, et ses yeux, surmontés d’épais sourcils rouges, brillaient dans l’obscurité comme ceux du chacal qui guette sa proie.

» — Volohé, dit-il d’une voix rauque à la jeune fille qui s’était arrêtée toute tremblante, Volohé, je t’aime depuis longtemps ; je ne sais pas faire de beaux discours, mais si tu consens à venir avec moi, je te donnerai plus d’or qu’il n’en faudrait pour acheter la baronnie de Vico.

» — Seigneur, répondit Volohé, tout l’or de la Corse ne pourrait me séduire ; j’ai donné mon cœur et ma foi à mon fiancé Ludovic, et l’automne ne se passera pas sans qu’un nœud indissoluble ne nous ait pour jamais enchaînés l’un à l’autre.

» — Je connais tes folles amours, reprit le farouche étranger, mais peu m’importe ; j’ai juré de te posséder, je te tiens en ma puissance, et, de gré ou de force, tu seras à moi ; réfléchis donc bien avant d’opposer une résistance inutile à celui qui n’en éprouva jamais. Tremble par tes dédains d’irriter ma colère, car je suis Gandrini le Noir.

» À ce nom redouté, la pauvre Volohé sentit ses forces l’abandonner ; elle tomba à genoux en implorant la pitié du brigand ; ses cris et ses prières furent inutiles : l’écho seul y répondit… L’infortunée s’évanouit, et l’infâme ravisseur, après avoir consommé le crime le plus affreux, abandonna sa victime et s’enfuit dans l’épaisseur du bois.

» Volohé revint à elle et se traîna péniblement jusqu’au village ; son sein était meurtri, ses cheveux épars, son visage ensanglanté. En la voyant paraître dans cet état, ses parents furent saisis de frayeur ; ils l’accablèrent de questions, et la malheureuse enfant raconta, en fondant en larmes, l’horrible attentat de Gandrini le Noir.

» Tout le monde frémit d’indignation, et tous les jeunes gens jurèrent, avec des serments terribles, d’aller chercher le brigand dans ses repaires les plus cachés et d’en tirer une vengeance éclatante. Armés de piques et d’arquebuses, ils allaient partir pour exécuter leur projet, lorsqu’un inconnu parut au milieu d’eux.

» Il comptait à peine cinq lustres ; son visage était d’une beauté parfaite, et de longs cheveux noirs flottaient sur ses épaules : « Un grand crime a été commis, leur dit-il, et j’approuve votre soif de vengeance. Nommez-moi le coupable et peut-être pourrai-je vous aider dans vos recherches.

» — C’est Gandrini le Noir qui a déshonoré ma fiancée ! s’écria le bouillant Ludovic ; tout son sang versé goutte à goutte n’assouvira pas ma vengeance. » Et tous ses compagnons répétèrent avec fureur : « Mort à Gandrini le Noir. »

» À ce nom, le jeune inconnu ne put retenir un mouvement de surprise, et un léger sourire vint effleurer ses lèvres. « Vous avez raison, dit-il, un pareil forfait mérite la mort ; mais si vous m’en croyez, vous attendrez encore un jour avant de vous mettre à la recherche du coupable. D’ici là je promets de le livrer entre vos mains, et voici mon anneau pour gage de ma parole. »

» En parlant ainsi, il jeta à leurs pieds un anneau d’or ciselé, et les jeunes gens, entraînés par l’ascendant irrésistible qu’il exerçait sur eux, consentirent à différer d’un jour leurs projets de vengeance.

» Le lendemain, en effet, on le vit revenir au village ; quatre guerriers l’accompagnaient et portaient sur une civière un homme qui paraissait grièvement blessé, et dont la tête était couverte d’un voile noir. Le jeune inconnu fit écarter tout le monde et commanda qu’on lui amenât Volohé.

» — Jeune fille, lui dit-il, pourriez-vous reconnaître votre indigne ravisseur ?

» — La nuit était bien sombre, répondit la pauvre fille ; mais je crois que je le reconnaîtrais.

» — Regardez donc, reprit l’étranger ; en même temps il souleva le voile qui couvrait la tête de son prisonnier, et Volohé poussa un cri d’horreur. Elle avait reconnu cet œil étincelant dont le regard l’avait fascinée pendant la nuit fatale.

» — C’en est assez, reprit le jeune inconnu, qu’on aille chercher un prêtre et qu’on pare l’autel ; jeune fille, il ne vous reste qu’un moyen d’échapper au déshonneur, c’est de devenir l’épouse de votre ravisseur. Hâtez-vous donc, car le temps presse, et bientôt peut-être il aura cessé de vivre.

» On s’empressa d’obéir aux ordres de l’étranger, car son air noble et plein de franchise lui avait gagné tous les cœurs. Volohé, pâle et tremblante, fut conduite à l’autel, et la cérémonie commença.

» Le prisonnier avait paru rassembler toutes ses forces pour répondre au prêtre consécrateur ; mais à peine la bénédiction nuptiale fut-elle prononcée qu’il poussa un profond gémissement et qu’on le vit tomber inanimé sur les marches de l’autel.

» Alors le jeune inconnu s’élança et arracha le voile noir qui avait constamment couvert le visage du prisonnier, et tout le monde fut glacé d’épouvante en reconnaissant le châtelain de Vico.

» — Habitants des bords du Liamone, s’écria l’inconnu, je vous avais promis vengeance et j’ai tenu ma parole. Voici le ravisseur de Volohé ; surpris dans son château, il tenta de se défendre ; je l’ai frappé d’un coup mortel. Avant d’expirer, son âme s’est ouverte aux remords ; il a voulu réparer son crime et faire à sa victime une donation entière de ses biens.

» En voici l’acte authentique. Jeune Ludovic, tu aurais rougi d’épouser la jeune fille déshonorée par Gandrini le Noir, mais tu peux sans honte donner ton nom à la veuve du baron de Vico. Et vous, jeunes gens, apprenez à vous défier des apparences.

» Si vous n’aviez obéi qu’à votre aveugle fureur, celui dont on a emprunté le nom pour commettre un crime en eût porté la peine ; vous auriez répandu le sang innocent, le sang de votre ami, de votre protecteur, car c’est moi qui suis Gandrini le Noir…

» En achevant ces mots il fit un signal, et en un instant une troupe nombreuse l’entoura comme par enchantement ; puis, reprenant le chemin des montagnes, il se déroba aux actions de grâces et aux bénédictions des villageois. »

Tel fut le récit de la vieille Maria. Depuis longtemps elle avait cessé de parler, et toutes les jeunes filles groupées autour de son rouet semblaient encore l’écouter. On voyait des larmes couler silencieusement sur leurs joues, et chez elles l’attendrissement avait succédé à la terreur.

Depuis ce temps, le nom de Gandrini le Noir a cessé d’être un objet d’épouvante pour les vierges du Niolo. On dit même que quelques-unes d’entre elles ne peuvent retenir un mouvement de joie quand le bruit de son arrivée se répand dans le pays, et que plus d’un cœur est secrètement agité par l’espoir de toucher un jour le cœur du généreux vengeur de Volohé.

FIN.

 

*

 

Château de Saint-Brice, 15 août 1832.

– Une fois son œuvre terminée, – il est, je crois, pour l’écrivain deux manières de relire son livre : – La première est de le lire avec son esprit, à lui ; la seconde de le lire avec l’esprit du public, si l’on peut s’exprimer ainsi.

De ces deux lectures si opposées – résultent deux critiques bien distinctes.

La critique intime, personnelle de l’écrivain, qui est toujours, quoi qu’on puisse penser, la plus âcre, la plus incisive, la plus désolante.

Puis la critique qu’il suppose exercée par le public, – celle-ci moins amère, plus bienveillante, plus facile et plus juste.

Mais il arrive souvent que ces deux critiques diffèrent essentiellement dans leurs résultats ; car la critique du public blesse ordinairement à mort ce qui était la joie, l’espérance, la conscience de l’écrivain.

Où il voyait, lui, un but utile et élevé, le public voit une pensée mauvaise et dangereuse.

Cette idée m’est venue hier, – en relisant ce recueil de contes, dans lequel la morale, – comme on dit, – ne paraîtra sans doute pas assez respectée.

Or, – comme il n’est pas, à mon avis, – de rôle plus abject, plus infâme que celui d’un homme qui spécule sur l’immoralité, – je dois, non m’en défendre, car je ne crois pas qu’on puisse m’attaquer sous ce rapport, – mais bien poser ce que j’entends par la morale.

À mon sens, – la condition première de toute œuvre morale est la vérité.

Des critiques, gens de goût, de conviction et de haut savoir, m’ont reproché, – de m’être attaché, – dans la Salamandre, à prouver que le plus souvent il n’y avait que vice et infamie sur la terre : – et qui pis est, vice heureux et vertu souffrante. – Ils m’ont encore reproché de ne rien montrer de consolant, – et d’être désespérant.

Mais aucun n’a attaqué la vérité de ce que j’avançais.

Cela ne pouvait être autrement.

Maintenant que cette vérité a été adoptée, – me permettra-t-on d’essayer de démontrer que les conséquences que je tâche d’en tirer, en montrant la société telle que j’ai cru la voir, – que ces conséquences sont peut-être – consolantes, – au lieu d’être désespérantes, – ainsi qu’on l’a dit ?

Il sera donc irrévocablement démontré… que, dans tout état social ou barbare, la vertu est une rare et précieuse exception, une anomalie, un phénomène, tandis que tous les hommes naissent organiquement envieux et égoïstes.

— Ceci est le vrai.

— Or, dès qu’un homme retrace avec naïveté le vrai, – on l’accuse d’émettre un système désespérant.

— Il s’est trouvé au contraire des philosophes qui, pénétrés de ce dicton – qu’on ne doit point parler d’échafaud devant un condamné, – ont voilé cette vérité, et l’ont remplacée par cette fausseté flagrante :

— Dans notre état social les hommes enfin rapprochés, polis par la civilisation, sont serviables, purs, généreux, dévoués ; – le vice seul est une rare et odieuse exception. Nous sommes régénérés.

— Ceci est le faux.

— Or, on a vanté, loué les philosophes qui émettaient un système si consolant.

À mon avis c’était à tort ; – car ils agissaient, ce me semble, comme ces gens qui pour chasser la peste brûlent des parfums au lieu d’employer des sanifiants, dont l’âcreté pénétrante blesse l’odorat, mais rend l’air pur et viable au lieu de masquer sa corruption et sa fétidité.

Et ce qui m’a toujours paru fort singulier, – c’est que ces dangereuses utopies, ces rêves de perfectionnements anti-naturels soient justement éclos de cette école philosophique du dix-huitième siècle ; – école fausse, athée, impie, régicide, dont les adeptes joignaient aux vices élégants de la cour les passions envieuses et brutales de la populace.

Or, ces systèmes sociaux et politiques basés sur la perfectibilité – ont, je crois, opéré l’effet tout contraire à celui qu’en attendaient les inventeurs.

Car il y a dans les sociétés qui déclinent des instants de vertige tels, que des rhéteurs, ne se contentant plus des systèmes faits pour les hommes, sont nécessairement obligés d’inventer des hommes pour les systèmes nouveaux qu’ils créent.

Oui, alors on suppose l’homme perfectionné, éclairé, dépouillé de son limon primitif, entraîné vers le bien, comme l’aiguille aimantée vers le pôle – et l’on part de cette menteuse et déplorable théorie pour lui donner des droits, pour élever des codes politiques destinés à régir ces êtres régénérés, comme on les appelle.

Malheureusement il ne manque aux nouveaux Prométhées que le feu qui puisse animer ces produits fantastiques de leur imagination, autrement dit la vérité.

Aussi qu’arrive-t-il, – vous comptez sur des anges à conduire, et pour cela que faut-il, mon Dieu ! une rêne d’or ou de soie, un sceptre d’ivoire… à peine quelques liens fragiles… et encore cachés sous des fleurs… et encore… doux anges pourquoi les diriger ? Leurs ailes nacrées ne tendront-elles pas à les porter vers un ciel d’azur, – leur âme immortelle ne s’élancera-t-elle pas vers l’infini ! – livrons-les donc à la noble impulsion de leur nature ; encore une fois croyez aux anges… c’est si consolant, cela épanouit tant le cœur… il y a tant de poésie dans cette conviction.

— Et l’on croit aux anges.

Alors comme on croit aux anges, on devient philanthrope, ami de l’homme, bienfaiteur de l’humanité, – apôtre de la liberté et de l’égalité.

Malheureusement il se trouve que les beaux anges sont des démons hideux, sordides, implacables, stupides qui, d’un bond, brisent rênes d’or et chaînes de fleurs, – incendient, pillent, égorgent, et, ivres de sang et de vin, se vautrent au milieu des débris fumants d’une société tout entière, – jusqu’à ce qu’un mors de fer et un fouet sanglant tenus par une main rude et forte les ramènent à leur joug.

— Voilà ce qui est arrivé plus d’une fois, – et voilà ce qui m’a dégoûté de croire aux anges ; – car, ainsi que tout homme d’âme généreuse, j’y ai longtemps cru, – mais je n’y crois plus.

Au contraire, maintenant, – rien ne me semble plus pernicieux, plus anti-social, que de faire voir l’homme en beau.

— Les hommes qui ont bien gouverné, – ou qui du moins ont exercé la plus grande influence sur les hommes ; – car qui peut juger du bien ou du mal gouverner ? – Ceux-là, dis-je, qui ont agi le plus puissamment sur les hommes – sont ceux qui ont le mieux étudié, connu, approfondi leur nature, – qui se sont le plus rapprochés du vrai, – et se sont convaincus de cette maxime que je donnerais peut-être comme juste et simple si elle n’était pas mienne : – que lorsqu’on gouverne des hommes, il ne faut jamais penser qu’à leurs vices.

Parce qu’ainsi que nous l’avons dit, l’éducation, la civilisation la plus avancée, – ne modifieront jamais ces deux principes organiques et vitaux de notre existence physique et morale : – l’envie et l’égoïsme.

— Charlemagne, – Louis XI, – Richelieu, – Mazarin, – Louis XIV, – Bonaparte, – avaient d’abord commencé par apprendre l’algèbre des passions, – si l’on peut s’exprimer ainsi. – Puis ayant fait la somme des vices et des vertus, – ils avaient agi d’après le total.

Mais voici, encore, que pour justifier la pensée morale de quelques contes frivoles, je m’égare dans des questions d’un ordre bien élevé…

Pour redescendre à mon sujet, je ramènerai la discussion dans un cadre plus étroit. – Il ne s’agira plus de nations, mais du cercle de monde dans lequel nous vivons chaque jour.

Figurez-vous un homme agissant sous l’influence de la lecture d’un livre, – ce qui n’arrive ordinairement pas ; – mais enfin, je l’admets.

— Cet homme aura lu un livre consolant, – dans lequel l’auteur ayant prouvé en phrases sonores que tout est parfait dans le monde, aura dit à notre homme en manière de résumé : –

Allez, monsieur, la probité, la chasteté, le dévouement sont des plus communs ici-bas. – Si une femme vous sourit, – croyez à la femme ; – si un ami vous tend la main, – croyez à l’ami. – Si un homme politique vous dit : j’agis sans aucun intérêt passé, présent ou futur ; ce que je dis, c’est ma conscience qui me le dicte. – Croyez à la conscience de l’homme politique, – monsieur, – croyez-y. – Allez, monsieur, ne vous défiez de rien, ne redoutez rien, sortez la tête haute, souriez à tout propos, épanouissez-vous l’âme au soleil de la confiance. Les hommes sont justes, les femmes chastes. – Ne fermez pas votre caisse, monsieur… Les verrous sont inventés par les pessimistes – et si vous êtes député, monsieur, demandez bien fort l’abolition de la peine de mort. – Prenez en main, sans rougir, la cause de tout ce qu’il y a d’infâmes, de voleurs et de meurtriers dans le monde. – Les bagnes vous en sauront gré, monsieur, car vous débarrasserez ces braves gens du dernier dieu vengeur et de la dernière providence auxquels ils crussent encore. – Je veux dire le bourreau – et la guillotine.

— Allez, – encore une fois, monsieur, – nous sommes tous frères, et si on vous a volé votre mouchoir ou votre montre, – c’est un de vos frères – qui, voulant avoir un souvenir de vous, son frère, – se sera exagéré les devoirs de l’amitié, voilà tout.

De sorte que le croyant, le consolé, s’en ira tranquillement, promener partout sa bonne et confiante figure, rira à chacun, comptera sur sa maîtresse, sur son ami ; – dira en parlant du peuple : ce bon cet excellent peuple ; appellera les procureurs du roi, des buveurs de sang, – et se pâmera d’aise devant le flasque et mon bavardage des avocats.

Des avocats qui dans l’intérêt de l’humanité vous prouveront – qu’un homme arrêté, ayant encore le couteau dans la gorge de celui qu’il vient d’assassiner, que cet homme, dis-je,… a bien tué si vous voulez, mais si peu, si peu, – et puis c’était vraiment sans y penser, le brave homme,… il n’y avait pas préméditation, je vous jure, c’était l’occasion, l’ivresse, la folie ;… – enfin, l’avocat termine en invoquant l’humanité à propos d’un assassin.

Je parle des avocats au criminel, qui plaident ayant la conviction intime de la culpabilité de leur client, – qui défendent l’auteur d’un meurtre flagrant. Je me hâte de déclarer que j’ai toujours admiré sans la comprendre cette sublime abnégation de l’avocat.

Mais, pour eu revenir à notre consolé, voilà que le soir même du jour où il a lu ce beau livre si consolant, il court avant l’heure accoutumée chez sa maîtresse, pour lui dire comment il croit en elle, – de sorte qu’il trouve, chez cet ange descendu des cieux, un rival en train d’être heureux, et ce rival est un ami intime qu’il a obligé de son crédit et soutenu de son épée…

Le lendemain son bon vieux fidèle serviteur, qui tout à fait né pour le prix Monthyon, – et jusque-là, vrai modèle de vertu, – parce qu’il n’avait pas été tenté, – son fidèle serviteur s’approprie une bourse que son maître a laissé errer négligemment, depuis qu’il a foi aux hommes.

Et puis le surlendemain, cet excellent peuple, prenant noire consolé pour un empoisonneur, parce qu’il a l’air distrait et marche rêveur, pensant aux réalités peu consolantes qui viennent de l’accabler, cet excellent peuple le met dans la dure alternative d’être assommé, ou d’avaler un flacon de vinaigre anglais, trouvé sur lui, afin de prouver en le buvant, que cet anti-cholérique n’était pas du poison destine à éclaircir cette estimable population.

L’homme consolé, naturellement fort perplexe, se décide enfin pour le vinaigre, et en meurt, ou peu s’en faut.

Or, s’il en revient, – il me semble qu’il commencera d’abord par maudire l’écrivain consolant, qui l’avait ainsi lancé nu, désarmé, souriant et crédule, – au milieu d’un monde armé de haine, de cupidité, de luxure, d’envie et cuirassé d’égoïsme. Il me semble qu’il aura le droit de haïr les hommes de toute la confiance qu’on lui avait inspirée à leur égard, – et que peut-être le but consolant du livre aura été manqué.

Que si au contraire, on avait dit à notre désolé consolé, défiez-vous des hommes, – monsieur, – ici-bas chacun joue pour soi, – on ne saurait trop vous le répéter, monsieur, – l’envie et l’égoïsme – sont les deux grandes sources d’où découlent toutes nos passions, tous nos sentiments, et encore, monsieur, – il est inutile de diviser ce qui fait un tout, l’envie n’est que la manifestation de l’égoïsme, – car l’envie exprime ce que l’égoïsme pense.

Ainsi, monsieur, pénétrez-vous bien de ceci : – Ce qui vous bat dans la poitrine, – ce qui à chaque pulsation semble vous dire : – tu vis. – C’est l’égoïsme, – c’est le moi.

L’égoïsme, – admirable Protée qui prend toutes les formes, qui joue tous les sentiments, – semble se plier à toutes les abnégations, parce qu’au fond il y trouve sa pâture et sa vie – comme ces hideux vampires qui savent revêtir les formes les plus séduisantes pour mieux pomper au cœur de leurs victimes le plus pur d’un sang chaud et vivifiant.

Quant au bien que fait l’égoïsme, monsieur, cela ressemble assez aux effets salutaires de la foudre, – qui après avoir tué dix personnes, rendra par hasard le mouvement à un paralytique.

Ceci est triste, triste, je le conçois ; – mais cela est. – Ne comptez donc jamais sur un sacrifice de la part des autres, – et attendez-vous à être sacrifié si vous tenez mal vos cartes dans cette partie où chacun tire à soi. – Je vous le répète, monsieur, ceci est triste, – et nos régénérateurs patentés n’ont obtenu aucune amélioration morale, – jusqu’à présent, – parce que les hommes ne seront vertueux que lorsqu’on leur prouvera qu’il est matériellement de leur intérêt d’être vertueux. – Or ici est la difficulté, monsieur, – car qui dit vertu dit dévouement aux autres ; – et qui dit intérêt, dit dévouement à soi-même.

En fait d’amour et d’amitié, de relations sociales ou politiques, il faut donc choisir, être dupe ou fripon, – vous voilà prévenu, monsieur ; maintenant mettez vos mains sur vos poches, et entrez dans le coupe-gorge.

Alors notre homme désespéré, comme on dit, par cette vérité brutale, – se hasardera dans le monde, mais avec défiance, calcul et soupçon. – Il examinera, il craindra et il atteindra enfin ce point culminant de la sagesse, – le doute. –

Une déception qu’il aura prévue, – une séduction intéressée à laquelle il aura échappé, – une arrière-pensée qu’il aura déjouée, – ne le consoleront pas, il est vrai, de la dégradation humaine, – mais lui donneront le moyen de lutter contre elle.

Chaque découverte qu’il fera dans le cœur social ne changera pas cet abîme noir et profond en prairie verte et riante, – mais au moins elle donnera au désespéré le moyen de se conduire à travers ses circuits ténébreux.

Ou bien, comme, après tout, l’égoïsme n’est pas toujours au vif, – comme, grâce à la civilisation, le vice a ses coudées franches, que le champ de la corruption est vaste ; comme il y a mille manières, mille espèces de démoralisation, comme on en a fait un échange fort avantageux, comme il existe au fond du cœur des hommes une touchante sympathie qui les porte à s’unir pour tromper leurs semblables…

De ce que la collision des vices n’est pas inévitable ; de ce que n’ayant par hasard – marché dans le soleil de personne ; de ce que les voleurs partagent scrupuleusement entre eux, voleurs, le butin qu’ils ont pillé ; – de ce qu’ayant passé à côté du reptile sans le froisser, – le reptile ne l’aura pas mordu…

Notre désespéré – conclura peut-être que les serpents sont sans venin, – et les hommes sans cupidité, sans haine, sans égoïsme.

— Alors les trouvant d’autant meilleurs qu’on les lui avait montrés plus méchants, ne sera-t-il pas plus véritablement consolé que celui qui les trouvera envieux et cupides, croyant les trouver bons et dévoués ?

Me sera-t-il enfin permis de conclure… que le système qu’on attaque comme désespérant a pourtant, ce me semble, deux avantages réels ?

— Ou les faits reconnus – prouvent sa vérité, – et alors ils donnent l’avantage de pouvoir se tenir en garde contre une société qui vous est hostile, – par cela même que vous êtes un de ses membres ; – ou les circonstances font que cette vérité ne s’aperçoit pas tout entière : – alors on a l’avantage de pouvoir accuser la vérité d’exagération, – on a foi aux hommes, – et la croyance est d’autant plus douce que la méfiance a été plus amère.

Et puis d’ailleurs, pour dernière raison, – je dirai que je ne crois pas (quant à moi) qu’un écrivain puisse adopter, à son gré, tel ou tel système, consolant ou désespérant.

Il en est de cela comme du sentiment de la couleur chez un peintre.

— C’est un phénomène tout organique chez le peintre, – tout intime chez le poète.

— Conformation d’optique chez l’un, – disposition d’âme chez l’autre ; – mais chez tous deux – la réaction de ces influences est irréfragable.

Rubens voyait blanc et rose, – le Murillo voyait jaune, – Michel-Ange voyait gris ; – et ces tons prédominent dans leurs œuvres.

Il est inutile de dire que je cite ces grands noms comme preuves, – et non comme points de comparaison ; mais il est, je crois, une façon de voir dominante chez tout homme intelligent – qui imprime à ses pensées, à sa logique et à ses créations un caractère identique.

L’éducation, l’expérience, le savoir, pourront modifier ou exagérer, mais jamais changer ce cachet, – bon ou fatal pour l’écrivain.

Encore une fois, – l’on se tromperait, en pensant que c’est de gaieté de cœur, – par caprice d’imagination ou fantaisie d’artiste, qu’on se voue à telle croyance.

Non, non, ce n’est pas une œuvre d’art comme on dit, – qu’une conviction profonde, ardente et douloureuse qui fait corps avec vous, qui se révèle dans vos joies et dans vos larmes, – qui vous tient sous son implacable obsession, et colore tout de son reflet puissant…

— Non, non, ce n’est point une question de poésie, c’est une question vitale. – Oh ! si l’on pouvait se choisir une conviction, j’en sais de bien nobles, de bien poétiques, de bien consolantes, au sein desquelles j’irais oublier un doute affligeant, et qui, déployant leurs ailes d’or, m’entraîneraient avec joie dans un monde infini d’espérance et d’amour.

Mais, – je le répète, quoique jeune, – chaque pas que je fais dans l’étude – du monde, – de l’histoire et de moi-même, – venant ajouter à ma conviction, – un fait, – une date – ou une preuve ; – je ne fais pas de système, – je dis seulement ce que je vois, – ce que je sais, – ce que j’éprouve.

EUGÈNE SUE.


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a été édité par la

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en août 2018.

 

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Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Lise-Marie, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : La Coucaratcha par Eugène Süe tome second, Paris, Paulin, 1846. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page, reprend le détail d’un tableau, Frégate française inconnue, 1870, de Hans Emil Andreas Jahn (Musée de la Marine, Oslo).

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[1] Il existait à Cadix et à Xérès, en 1822, une singulière espèce de compagnie d’assurance, pour ainsi dire tolérée par la police ; les voleurs à l’amiable, comme on les appelle, moyennant une prime assez forte, donnaient des sauf-conduits pour traverser l’Andalousie jusqu’à Séville, et mettaient ainsi les voyageurs à peu près à l’abri des violences et des rapines de deux ou trois bandes sans doute organisées par la compagnie, et qui rendaient alors cette route extrêmement dangereuse. En 1823, je crois, les cortès firent arrêter et juger les assureurs, qui furent envoyés aux galères ou pendus ; mais les routes n’en furent pas plus sûres ; au contraire, car les mesures d’une police inhabile ne donnèrent pas même aux voyageurs l’espèce de garantie que leur offrait la compagnie des voleurs à l’amiable.

[2] Nous avons cherché consciencieusement quelle pouvait être la raison de cette différence entre le siège et le dossier, et nous donnons la solution suivante sans en garantir l’exactitude : Le travail de la digestion faisait éprouver une espèce de frisson qui affecte principalement le dos, on conçoit que l’impression fraîche produite par un dossier de maroquin eût encore augmenté cette sensation désagréable.

[3] Fête provençale.

[4] Le bois de Barret, situé à très peu de distance de Bordeaux, sur la route de Bayonne, servit souvent de repaire à des brigands qui désolaient la contrée. Ce n’est plus aujourd’hui qu’une promenade fort agréable.