Robert Louis Stevenson

LE REFLUX

(The Ebb Tide)
Traduction : Théo Varlet

1925 (1894)

édité par la bibliothèque numérique romande

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Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE  LE TRIO.. 3

CHAPITRE PREMIER  LA NUIT SUR LA PLAGE.. 3

CHAPITRE II  LE MATIN SUR LA PLAGE LES TROIS LETTRES  19

CHAPITRE III  LA VIEILLE CALABOUSSE LE DESTIN FRAPPE À LA PORTE   33

CHAPITRE IV  LE PAVILLON JAUNE.. 47

CHAPITRE V  LA CARGAISON DE CHAMPAGNE.. 56

CHAPITRE VI  LES ASSOCIÉS. 86

DEUXIÈME PARTIE. 99

CHAPITRE VII  LE PÊCHEUR DE PERLES. 99

CHAPITRE VIII  PLUS AMPLE CONNAISSANCE.. 118

CHAPITRE IX  LE DÎNER.. 135

CHAPITRE X  LA PORTE OUVERTE.. 147

CHAPITRE XI  DAVID ET GOLIATH.. 163

CHAPITRE XII  CONCLUSION.. 189

Ce livre numérique. 193

 

PREMIÈRE PARTIE

LE TRIO

CHAPITRE PREMIER

LA NUIT SUR LA PLAGE

Disséminés par tout le monde insulaire du Pacifique, des hommes appartenant aux diverses races européennes et à presque tous les rangs de la société, y portent leur activité et y propagent leurs maladies.

Quelques-uns réussissent, d’autres végètent. Ceux-là sont montés sur des trônes et ont possédé des îles et des flottes. Ceux-ci en sont réduits, pour vivre, à se marier : une dame au teint chocolat, épaisse et joviale luronne, entretient leur paresse ; et, vêtus en indigènes, mais gardant toujours quelque trait hétéroclite d’allure et de maintien, parfois même un dernier souvenir (voire un simple monocle) de l’officier et du gentleman, ils se carrent sous des vérandas en feuilles de palmier et font les délices d’un auditoire indigène avec des souvenirs de café-concert. Et il y en a aussi d’autres, moins souples, moins habiles, moins heureux, peut-être moins vils, qui persistent, jusque dans ces îles de cocagne, à manquer de pain.

Tout à l’extrémité de la ville de Papeete, trois individus de ce genre étaient assis sur la plage, sous un purau[1].

Il était tard. Depuis longtemps la fanfare avait joué son dernier morceau, pour faire sa retraite en musique, escortée par une troupe bigarrée d’hommes et de femmes, employés de commerce et officiers de marine qui dansaient dans son sillage, se tenant par la taille et couronnés de fleurs. Depuis longtemps l’obscurité et le silence avaient gagné, de maison en maison, la minuscule cité païenne. Seuls les réverbères brillaient, faisant des halos de vers-luisants parmi l’ombre des avenues ou traçant des reflets vibratoires sur les eaux du port. Des ronflements s’élevaient de derrière les piles de bois longeant le môle du Gouvernement. Ils provenaient des gracieuses goélettes à quille de clipper, amarrées tout proche, dont les équipages étaient couchés sur le pont à ciel ouvert, ou entassés pêle-mêle sous une tente grossière parmi les ballots en désordre.

Mais les hommes réunis sous le purau ne songeaient pas à dormir. La température de la soirée eût semblé normale, en Angleterre, l’été ; mais pour les mers du Sud, c’était un froid cruel. La nature inanimée le savait, et les bouteilles d’huile de coco étaient figées dans toutes les cases à claire-voie de l’île. Les hommes aussi le savaient, et grelottaient. Ils portaient des vêtements de coton légers, ceux-là mêmes dans lesquels ils avaient transpiré le jour et subi l’assaut des averses tropicales ; et pour comble d’infortune, il n’avait pas été question pour eux de déjeuner, encore moins de dîner, et aucunement de souper.

Selon l’expression des mers du Sud, ces trois hommes étaient à la côte. Leur malheur commun les avait réunis, car ils étaient tous trois les plus misérables créatures parlant anglais à Tahiti ; mais, en dehors de leur misère, ils ne savaient presque rien l’un de l’autre, pas même leurs vrais noms. Chacun d’eux avait fait le long apprentissage de la déchéance ; et chacun, à une étape donnée de sa chute, avait, par pudeur, pris un pseudonyme. Et pourtant aucun n’avait encore passé devant les tribunaux ; deux d’entre eux possédaient de réelles qualités ; et l’un, assis tout grelottant sous le purau, avait dans sa poche un Virgile en lambeaux.

À coup sûr, s’il avait pu obtenir quelque argent du volume, Robert Herrick eût depuis longtemps sacrifié ce dernier bien ; mais la demande de littérature, qui est un trait si caractéristique en certaines régions des mers du Sud, ne s’étend pas aux langues mortes ; et ce Virgile, qu’il ne pouvait échanger contre un repas, l’avait souvent consolé, aux heures de faim.

Souvent, la ceinture serrée, et allongée sur le plancher de l’ancienne « calabousse »[2], il le feuilletait, en quête de ses passages favoris, et trouvait moins beaux les nouveaux, qui n’avaient pas encore reçu la consécration du souvenir. Ou bien, parti à l’aventure dans la campagne, il s’arrêtait, et assis au bord du chemin, il regardait en mer les montagnes d’Eimeo ; puis ouvrant au hasard l’Énéide, il y cherchait des « sorts ». Et si l’oracle (selon la coutume des oracles) lui donnait une réponse ambiguë ou peu encourageante, des visions d’Angleterre ne laissaient pas d’emplir la mémoire de l’exilé : la studieuse salle de classe, les vastes terrains de jeux, les vacances à la maison et la rumeur continuelle de Londres, et le coin du feu, et la tête chenue de son père.

Car c’est la destinée de ces graves et gourmés auteurs classiques, dont nous faisons à l’école la connaissance forcée et souvent pénible, de passer dans le sang et de se confondre dans la mémoire avec les souvenirs natals ; si bien qu’une phrase de Virgile parle moins de Mantoue et d’Auguste que de lieux d’Angleterre et de l’irrévocable jeunesse de son lecteur lui-même.

Robert Herrick était le fils d’un homme intelligent, actif et ambitieux, associé subalterne dans une importante maison de Londres. L’enfant promettait : il fut envoyé dans une bonne école, y obtint une bourse pour Oxford, et passa à l’Université de l’Ouest. Malgré toute son aptitude et son désir d’apprendre (et ni l’un ni l’autre ne lui faisaient défaut) Robert, qui manquait d’esprit de suite et de virilité intellectuelle, s’égara dans les chemins de traverse de l’étude, s’occupa de musique ou de métaphysique au lieu de faire du grec, et finit par obtenir tout juste son diplôme. Vers la même époque, la maison de Londres subit une liquidation désastreuse ; M. Herrick dut recommencer sa vie comme employé dans un bureau étranger, et Robert, renonçant à ses ambitions, fut trop heureux d’accepter une carrière objet de son dégoût et de son mépris. Il n’avait aucune aptitude pour les chiffres, ne s’intéressait pas aux affaires, haïssait la contrainte des heures régulières, et méprisait les buts et les succès du commerce. Il ne tenait pas à devenir riche, mais bien plutôt à mener une vie facile. Un jeune homme pire ou plus hardi se fût regimbé contre le sort, soit en s’efforçant de vivre de sa plume, ou bien en s’engageant. Robert, plus prudent, voire plus timide, accepta de suivre la carrière qui lui permettait le mieux de venir en aide à sa famille. Mais ce fut à contrecœur : il évita désormais ses anciens camarades, et choisit, entre les diverses situations qu’on lui offrait, une place de caissier à New York.

Sa carrière fut une suite ininterrompue d’échecs. Il ne buvait pas, il était strictement honnête, toujours poli avec ses patrons, et néanmoins il fut renvoyé de partout. Faute de s’intéresser à sa tâche, il manquait d’attention : ses journées étaient un tissu de négligences et de maladresses ; et, de place en place, de ville en ville, il emportait la réputation d’un parfait incapable. Nul ne peut sans rougir se voir appliquer ce qualificatif, car c’est en fait celui qui claque le plus brutalement la porte au nez de l’amour-propre. Et chez Herrick, conscient de ses qualités et de son savoir, et considérant de très haut ces modestes fonctions auxquelles on le jugeait inapte, la souffrance était encore plus aiguë. Dès l’origine de sa déchéance, il avait dû renoncer à envoyer de l’argent chez lui ; bientôt, n’ayant plus à mander que des insuccès, il cessa d’écrire ; et un an à peu près avant le début de cette histoire, jeté sur le pavé de San Francisco par un juif allemand grossier et furieux il avait abdiqué tout respect humain : dans un coup de tête, il changea de nom et consacra jusqu’à son dernier dollar pour prendre passage sur le brigantin du service officiel, Ville-de-Papeete. Dans quel espoir avait-il dirigé sa fuite vers les mers du Sud ? Il est probable que Herrick l’ignorait. Sans doute il y a des fortunes à faire dans la perle ou le coprah ; sans doute d’autres gens moins doués que lui étaient parvenus dans le monde insulaire à être princes consorts ou ministres d’un roi. Mais si Herrick avait eu en partant quelque dessein viril, il aurait gardé le nom de son père : le pseudonyme attestait la banqueroute morale ; il avait amené son pavillon ; il ne gardait plus l’espoir de se relever ou de secourir sa famille dans la gêne ; et il arriva aux Îles (où il savait le climat doux, le pain à bon marché et les mœurs faciles) en déserteur du combat de la vie et de tous ses devoirs. Le ratage, avait-il admis, était son lot ; que ce fût du moins un ratage agréable.

Il ne suffit heureusement pas de se dire : « Je veux être vil. » Herrick poursuivit aux Îles sa carrière malencontreuse ; mais dans ce nouveau milieu et sous son nouveau nom, sa souffrance fut tout aussi vive que devant. Une place obtenue, il la perdait comme toujours. Épuisée la longanimité des tenanciers de restaurants, il en vint à demander ouvertement la charité sur la rue ; à la longue, sa bonne volonté se lassa, et après quelques rebuffades, Herrick devint un révolté. Il se serait trouvé des femmes pour entretenir un homme beaucoup plus méchant ou plus laid ; Herrick ne les rencontra ou ne les devina pas : ou du moins un sentiment plus noble se regimbait alors en lui, et il préférait la misère. Transpercé par la pluie, cuisant le jour, grelottant la nuit, ayant pour chambre à coucher les ruines d’une prison désaffectée, pour nourriture ce qu’il mendiait ou recueillait sur les tas de détritus, pour associés deux hors-la-loi comme lui, il buvait depuis des mois la coupe du repentir. Il avait connu tour à tour la résignation, les explosions furieuses d’une puérile révolte contre le destin, l’enlisement dans le marasme du désespoir. Le temps l’avait changé. Il ne s’en faisait plus accroire au sujet d’une déchéance aisée, sinon agréable ; il voyait son caractère sous un autre jour : il s’était montré incapable de s’élever, et l’expérience lui apprenait maintenant qu’il ne savait se plier à la chute. Un je ne sais quoi, différent de l’orgueil ou du courage, qui était peut-être simple délicatesse, lui interdisait de capituler ; mais il considérait son malheur avec une exaspération toujours accrue, et il s’étonnait parfois de sa patience.

Or, il y avait quatre mois pleins que cela durait, sans changement ni espoir de changement. La lune, voguant parmi un monde de nuages rapides de toutes dimensions, formes et densités, les uns noirs comme des taches d’encre, d’autres subtils comme du linon, répandait la merveille de son australe clarté sur le même décor aimable et détesté : les montagnes de l’île couronnées du sempiternel nuage insulaire, la ville ponctuée de rares lampes, les mâtures du port, le miroir poli du lagon, et le môle du récif-barrière contre lequel écumait le ressac. La lune brillait aussi avec des éclats de lanterne sourde, sur ses compagnons : sur la massive carrure de l’Américain qui se donnait le nom de Brown, et qu’on savait être un capitaine marin en disgrâce ; et sur la personne rabougrie, les yeux pâles et le sourire mince de cet autre, un employé, cockney vulgaire et perverti. Quelle société pour Robert Herrick ! Le capitaine yankee du moins était un homme : il avait de solides qualités de bonté et de décision ; on pouvait lui serrer la main sans rougir. Mais il n’y avait nulle compensation chez l’autre, qui déclarait s’appeler tantôt Hay, tantôt Tomkins, et riait de cette inadvertance ; il avait été employé dans les magasins de Papeete, car il était habile en son genre, avait été renvoyé de tous l’un après l’autre, car il était foncièrement vil, s’était aliéné tous ses ex-patrons au point qu’ils le croisaient dans la rue comme ils eussent fait d’un chien, et tous ses anciens amis, lesquels l’évitaient à l’instar d’un créancier.

Peu de temps auparavant, un bateau du Pérou avait apporté l’influenza dans l’île. Cette maladie faisait rage, spécialement à Papeete. Alentour du purau s’élevait par accès un bruit de toux, entrecoupée de suffocations. Les malades indigènes, comme tous les insulaires à la moindre fièvre, s’étaient traînés hors de leurs cases pour chercher la fraîcheur, et accroupis sur le rivage ou dans les pirogues tirées à terre, attendaient mornement le jour. Tout comme le cocorico des coqs se répondant la nuit, de ferme en ferme, à travers la campagne, les quintes de toux s’élevaient, se propageaient et mouraient dans le lointain, pour reprendre à nouveau. Chacun des infortunés fiévreux, suggestionné par son voisin, était saisi durant plusieurs minutes par un affreux accès, qui le laissait ensuite épuisé et sans voix, anéanti. Pour quiconque avait de la pitié à dispenser, la plage de Papeete, par cette nuit froide et en cette saison maligne, était un lieu tout indiqué. Et entre toutes les victimes de la contagion, l’employé londonien était peut-être le moins méritant, mais à coup sûr le plus pitoyable. Il était accoutumé à une autre vie, aux maisons, aux lits, aux soins, aux raffinements de la chambre de malade ; et il était couché là, dans la nuit froide, exposé aux rafales, et le ventre vide. Il était d’ailleurs profondément miné par le mal, et ses compagnons s’étonnaient de le voir vivre encore. Une commisération réelle les emplissait, et luttait avec leur antipathie, qu’elle faisait taire. Le dégoût suscité par cette laide affection aggravait cet éloignement ; toutefois, avec plus d’énergie encore, la honte d’un sentiment aussi inhumain les faisait s’empresser davantage à son service ; et même ce qu’ils savaient de pis sur lui augmentait leur sollicitude car la pensée de la mort est d’autant moins supportable qu’elle menace des êtres purement sensuels et égoïstes. Parfois ils lui relevaient le torse ; ou bien, par une intention charitable et mal entendue, ils le tapotaient entre les épaules ; et quand le pauvre diable retombait hagard et épuisé après un paroxysme de toux, il leur arrivait de scruter son visage, doutant d’y voir encore un signe de vie. Il n’est personne qui n’ait sa vertu : celle de l’employé était le courage ; et il se hâtait de les rassurer par une plaisanterie souvent déplacée.

— Ça va très bien, les poteaux, râla-t-il une fois : c’est ce qu’il faut pour fortifier les muscles du larynx.

— Alors, à vous le pompon ! s’écria le capitaine.

— Oh ! ce n’est pas le nerf qui me manque, poursuivit le malade d’une voix entrecoupée. Mais ce que je trouve excessif, c’est d’être le seul de la bande soumis à ce genre de fléau, et le seul à tenir le crachoir. L’un ou l’autre de vous, il me semble, devrait bien un peu se dégrouiller. Racontez donc quelque chose, la coterie.

— Le malheur est que je n’ai rien à raconter, mon garçon, répondit le capitaine.

— Je vais vous dire, si vous voulez, ce à quoi je pensais, fit Herrick.

— Dites-nous n’importe quoi, reprit l’employé, je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me rappelle que je ne suis pas mort.

Herrick commença donc son allégorie. Couché face contre terre, il s’exprimait avec lenteur, presque à voix basse, comme quelqu’un qui parle non pas sérieusement, mais pour passer le temps.

— Voici donc ce à quoi je pensais, commença-t-il : je me voyais couché sur la plage de Papeete, une nuit – rien que lune, rafales, et gens qui toussent – et j’étais glacé, affamé et navré, et j’avais dans les quatre-vingt-dix ans, et j’en avais déjà passé deux cent vingt-cinq sur la plage de Papeete. Et je pensais aussi que j’aurais bien voulu avoir un anneau à frotter, ou avoir une fée pour marraine, ou encore évoquer Belzébuth. Et je tâchais de me rappeler comment on opère. Je savais, pour l’avoir vu dans le Freischütz, qu’on trace un cercle avec des têtes de mort ; que l’on retire son habit et que l’on retrousse ses manches de chemise, comme je l’ai vu faire à Formes dans le rôle de Kaspar, et on devinait à ses façons qu’il avait étudié la chose ; et qu’on devait avoir un produit qui répande de la fumée et qui sente mauvais – un cigare, je suppose, ferait l’affaire – et qu’on doit réciter l’oraison dominicale à rebours. Or, je me demandais si j’y parviendrais, car cela semble un peu raide, n’est-ce pas ? Et alors l’idée me vint de la réciter à l’endroit, et je suivis cette idée. Mais j’en étais à peine à votre règne arrive, que je vis sur la plage, venant de la ville, un homme vêtu d’un paréo et portant sous son bras une natte. Il avait l’air d’un pauvre vieux bougre, bancroche et traînant la quille, et il n’arrêtait pas de tousser. Au premier abord, je n’en pinçai guère pour sa physionomie, mais ensuite j’eus pitié du pauvre vieux, tant il toussait. Je me rappelai qu’il nous restait de cette potion que le consul d’Amérique nous a donnée pour Hay. Elle n’a jamais profité pour un sou à Hay, mais je me dis qu’elle ferait peut-être l’affaire du vieux gentleman, et je me dressai. Yorana ! fis-je. Yorana ! fit-il. « Écoutez, dis-je, j’ai ici dans un flacon une drogue de première qualité ; elle guérira votre rhume, savez ? Venez ici, que je vous en mesure une cuillerée à soupe dans le creux de ma main, car toute notre argenterie est à la banque. » Et donc je me figurais que le vieux type s’en venait vers moi, et plus il approchait, moins je le gobais. Mais j’avais donné ma parole, n’est-ce pas ?

— Quel sacré radotage est-ce là ? interrompit l’employé. Cela ressemble aux fariboles qu’on lit dans les tracts.

— C’est une histoire ; je l’ai souvent racontée aux gosses, à la maison, dit Herrick ; si elle vous embête, je la laisserai là.

— Oh ! allez toujours, répliqua le malade, grincheux. Cela vaut mieux que rien.

— Alors, continua Herrick, je ne lui eus pas plus tôt donné la potion pour la toux qu’il me parut se redresser et se transformer, et je vis que ce n’était pas du tout un Tahitien, mais une espèce d’Arabe, et qu’il avait une longue barbe au menton. « Un bon procédé en vaut un autre, me dit-il. Je suis un magicien des Mille et une Nuits, et cette natte que j’ai sous le bras est le tapis authentique de Mohammed Ben Un tel ou un Tel. Vous n’avez qu’à parler, je vous offre une croisière sur mon tapis. » — « Voulez-vous dire que c’est là le Tapis-Volant ? » m’écriai-je. « Chiche, que je le dis », fit-il. « Vous avez été en Amérique depuis ma dernière lecture des Mille et une Nuits », répliquai-je, non sans une légère méfiance. « C’est bien possible, dit-il. J’ai été partout. Avec un tapis comme celui-là, on ne moisit pas dans une villa de banlieue. » Cela me parut juste. « Fort bien, dis-je, et voulez-vous dire que je n’ai qu’à me mettre sur le tapis pour aller tout droit à Londres, Angleterre ? » Je spécifiai : Londres, Angleterre, capitaine, parce qu’il me paraissait avoir séjourné longtemps dans votre partie du monde[3]. « Le temps de faire claquer un fouet », dit-il. Je fis le calcul des heures. Quelle est la différence entre Papeete et Londres, capitaine ?

— Mettons de Greenwich à Pointe Vénus, neuf heures, plus des minutes et secondes, répondit le marin.

— Eh bien, c’est à peu près ce que je trouvai, reprit Herrick, environ neuf heures. Comptant ici trois heures du matin, je devais tomber dans Londres pour midi ; et cette perspective me faisait un plaisir énorme. « Il n’y a qu’une difficulté, dis-je, je n’ai pas un rouge liard. Ce serait bête d’aller à Londres et de ne pas acheter le Standard du matin. » — « Oh ! dit-il, vous ne connaissez pas tous les avantages du tapis. Vous voyez cette poche ? vous n’avez qu’à y plonger la main pour la retirer pleine de souverains. »

— De doubles-aigles, plutôt ? interrogea le capitaine.

— C’est donc cela ! s’écria Herrick. Ils me semblaient singulièrement massifs, et je me rappelle maintenant que je dus aller chez le changeur à Charing Cross, pour faire de la monnaie anglaise.

— Alors, vous y avez été ? dit le commis. Qu’est-ce que vous y avez fait ?

— Eh bien, voyez-vous, ça se passa comme le vieux frère l’avait annoncé, le temps de faire claquer un fouet, reprit Herrick. À un moment donné j’étais ici sur la plage, à trois heures du matin, celui d’après j’étais en face de la Croix d’Or[4], à midi. Tout d’abord je fus aveuglé, et me mis la main sur les yeux, et il semblait n’y avoir rien de changé. La rumeur du Strand et celle du ressac se confondaient absolument : prêtez l’oreille, à cette heure, vous entendrez le bruit de la rue avec les cabs et les omnibus qui roulent ! Enfin je regardai autour de moi, et pas d’erreur, c’était bien la vieille place. Avec les statues dans le square, et les bobbies, et les moineaux, et les fiacres. Je ne puis exprimer ce que je ressentis. J’avais envie de pleurer, je crois, ou de danser, ou de sauter à pieds joints par-dessus la colonne de Nelson. J’étais pareil à un individu retiré de l’enfer et jeté au beau milieu de l’endroit le plus chic du ciel. Alors j’avisai un cab avec un bon cheval. « Un shilling de pourboire, si vous y êtes en vingt minutes ! » dis-je au cocher. Il marcha bon train, quoique naturellement ce ne fût rien comparé au tapis ; et en dix-neuf minutes et demie j’étais à la porte.

— Quelle porte ? demanda le capitaine.

— Oh, une maison que je connais, répondit Herrick.

— Pariez que c’était une bonne maison ! s’écria le commis – mais il employa un autre mot. – Et pourquoi n’y être pas allé avec le tapis au lieu de bringuebaler dans une bagnole ?

— Je ne voulais pas mettre en émoi une rue paisible, dit le narrateur. Ce ne sont pas des manières. Et puis le cab était agréable.

— Mais qu’avez-vous fait ensuite ? interrogea le capitaine.

— Oh, je suis entré.

— Les vieux ?

— Vous y êtes, dit Herrick, mordillant un brin d’herbe.

— Vrai, vous m’avez tout l’air d’un bien pauvre conteur ! s’écria le commis. Fichtre, mais c’est une histoire édifiante que vous nous servez là ! Je vous assure qu’il y aurait plus de bière et de quilles dans ma petite ballade. Je commencerais par m’acheter une grande pelisse fourrée d’astrakan, et prendrais ma canne pour faire mon persil dans Piccadilly. Puis j’irais à un restaurant urf, et choisirais des pois verts, et une bouteille de mousseux, et une solide entrecôte… Ah ! j’oubliais, je prendrais d’abord une riche blanquette de poisson… puis une tarte aux groseilles vertes, et du café brûlant, et de… cette espèce de poison en bouteilles pansues avec un sceau rouge… de la bénédictine, cré nom ! Ensuite le théâtre, où je ferais connaissance avec quelques bons bougres, et puis la tournée des dancings, des bars, etc., et je ne rentrerais pas avant le matin, avant qu’il fasse grand jour. Et le lendemain, je commanderais du cresson de fontaine, jambon, petits pains, et beurre frais ; et pas peu, fichtre !

Une nouvelle quinte de toux interrompit l’employé.

— Eh bien, maintenant, je vais vous dire ce que je ferais, dit le capitaine : je ne voudrais pas de vos gréements de fantaisie avec le cocher conduisant du haut des vergues de misaine[5], mais un vulgaire fiacre à quatre roues, du plus fort tonnage immatriculé. Pour commencer, j’irais aux halles, chercher une dinde et un cochon de lait. Puis je me rendrais chez un marchand de vin prendre douze bouteilles de champagne, et douze d’un vin de liqueur, généreux, foncé et puissant, quelque chose comme du madère, ce qu’il y aurait de mieux dans la boutique. Puis je cinglerais vers un magasin de jouets, et me fendrais de vingt dollars en jouets assortis pour les gosses ; et puis chez un pâtissier, où je prendrais gâteaux, pâtés, pain de fantaisie, et ce machin avec des pruneaux dedans ; et puis à un dépôt de journaux, pour acheter toutes les publications, toutes celles à images pour les petits, et pour la bourgeoise, toutes les livraisons avec les histoires du comte qui se fait reconnaître par Anne-Marie, et de lady Maud qui s’évade de la maison de fous. Après quoi je dirais au cocher de me conduire à la maison.

— Vous oubliez du sirop pour les gosses, insinua Herrick ; ils aiment le sirop.

— C’est vrai, du sirop pour les gosses, et même du sirop de grenadine ! reprit le capitaine. Et ces machins sur lesquels on tire et qui font paf ! et qui contiennent des poésies à la manque. Et alors je vous assure que nous aurions un jour d’actions de grâces et un arbre de Noël réunis. Bon Dieu ! quel plaisir j’aurais à voir les marmots ! Je suppose qu’ils se précipiteraient hors de la maison, quand ils verraient leur papa descendre de voiture. Ma petite Ada…

Le capitaine s’arrêta court.

— Eh bien, continuez ! dit le commis.

— Mais diantre, c’est que j’ignore s’ils ont à manger ! s’écria le capitaine.

— Ils ne sauraient être plus mal lotis que nous, c’est une consolation, répliqua l’employé. Je défie bien le diable d’empirer ma situation.

Ce fut comme si le diable l’avait entendu. La lumière de la lune s’était éclipsée depuis un moment déjà et ils avaient conversé dans les ténèbres. Soudain un grondement se fit entendre, qui se rapprochait impétueusement ; on vit blanchir la surface du lagon, et avant qu’ils se fussent mis debout, une rafale de pluie fondait sur les parias. La rage et le volume de cette avalanche, il faut avoir vécu sous les tropiques pour l’imaginer : son assaut coupait la respiration, comme eût fait une douche ; et le monde parut se résoudre en nuit et en eau.

À tâtons, ils s’enfuirent vers leur abri coutumier – on pourrait même dire leur demeure – la vieille calabousse ; ils arrivèrent trempés dans les salles vides ; et ces trois aqueuses loques humaines s’étendirent sur le froid dallage de corail, et un peu plus tard, quand la bourrasque fut passée, les deux compagnons du commis l’entendirent claquer des dents dans les ténèbres.

— Dites, camarades, geignit-il, pour l’amour de Dieu, levez-vous et tâchez de me réchauffer. Autrement, je vais mourir, j’en suis sûr.

Tous trois se rassemblèrent en une masse mouillée, et restèrent jusqu’à la venue du jour, à grelotter et somnoler, continuellement rappelés à la conscience de leur misère par la toux du commis.

CHAPITRE II

LE MATIN SUR LA PLAGE
LES TROIS LETTRES

Tous les nuages avaient disparu, la splendeur du jour tropical s’étalait sur Papeete ; et déjà la muraille de lames déferlait sur le récif, et les palmiers, sur l’îlot, vibraient dans l’air surchauffé. Un navire de guerre français appareillait, à destination de son pays : il se trouvait à mi-distance du port, tout fourmillant d’activité. Dans la nuit, était arrivée une goélette, que l’on voyait à cette heure en rade, tout près de la passe ; et le pavillon jaune, emblème de la contagion, flottait à son mât. Tout le long de la côte, une procession de pirogues, qui s’en venaient, doublant la pointe, vers le marché, faisait comme une écharpe multicolore, avec ses piles de fruits et les vêtements bariolés des naturels.

Mais la beauté du matin et sa chaleur réconfortante, non plus que cette agitation navale, si curieuse pour des marins et des oisifs, ne captivèrent l’attention des exilés. Ils avaient le cœur glacé, la bouche amère d’insomnie, le pied mal assuré par défaut de nourriture ; et à la queue leu leu, telles des oies boiteuses, ils longeaient la plage, dans un morne silence. Ils se dirigeaient vers la ville, vers la ville d’où montaient des fumées, où des gens plus heureux étaient en train de déjeuner ; et, chemin faisant, ils lançaient de tous côtés des regards avides, mais uniquement aux aguets d’un repas.

Une petite goélette mal tenue était accostée au quai, où la reliait une planche. À l’avant du pont, sous un haillon de tente, cinq Canaques, formant tout l’équipage, étaient accroupis autour d’une soupière de feis[6] et buvaient du café dans des gobelets de fer-blanc.

— Huit coups[7] ; sonnez au déjeuner ! lança le capitaine avec une jovialité amère. Jamais essayé encore ce bateau-ci ; positivement mes premiers débuts ; je crois bien que je vais faire salle comble.

Il s’approcha jusqu’au bout de la planche reposant sur le quai herbu, tourna le dos à la goélette, et se mit à siffler un air entraînant : « La Lavandière d’Irlande. » Les Canaques dressèrent l’oreille comme à un signal convenu ; ensemble ils levèrent les yeux de leur repas, et se rassemblèrent le long du bordage, un fei à la main et mâchant et regardant. Tel un pauvre ours brun des Pyrénées danse par les rues des villes d’Angleterre sous le bâton de son maître, ainsi, mais avec infiniment plus de brio et de précision, le capitaine exécutait le pas en sifflant lui-même la partition, et son ombre allongée se trémoussait devant lui sur l’herbe. Les Canaques s’égayaient de la représentation ; Herrick, en qui la faim faisait taire toute honte, les suivait de regards suppliants ; et, un peu en arrière, le commis était aux prises avec les sept démons de l’influenza.

Soudain, le capitaine s’arrêta, semblant apercevoir ses auditeurs pour la première fois, et joua le rôle de quelqu’un surpris au beau milieu de son propre plaisir.

— Hé là ! fit-il.

Les Canaques battirent des mains et le prièrent de continuer.

— Non, monsieur ! dit le capitaine. Pas manger, pas danser. Savez ?

— Pauvre vieux ! s’écria un homme de l’équipage. Lui pas manger ?

— Seigneur non ! dit le capitaine. Lui vouloir bien manger. Pas avoir.

— Très bien. Moi avoir, dit le matelot ; vous venir ici. Beaucoup café, beaucoup fei. Autre homme il venir aussi.

— Je crois qu’il faut en profiter, lança le capitaine.

Et ses compagnons se hâtèrent de le suivre sur la planche. On les accueillit à bord par des poignées de mains ; on leur fit place autour de la soupière ; une dame-jeanne de mélasse visqueuse fut adjointe au festin pour marquer le gala ; un accordéon tiré du poste fut placé ostensiblement à côté de l’acteur.

— Ariana[8], dit celui-ci d’un air détaché, en effleurant de la main l’instrument. Il entama une longue et savoureuse banane, et quand il l’eut achevée, il leva son gobelet de café et salua le porte-parole de l’équipage.

— Je bois à votre santé, vieux camarade ; vous faites honneur au Pacifique Sud.

Avec la basse gloutonnerie de chiens affamés, ils se gorgèrent de nourriture chaude et de café ; l’employé lui-même se ranima et la couleur de ses yeux fonça. La cafetière fut vidée, la soupière nettoyée ; les amphitryons, qui avaient servi leurs hôtes avec la cordiale hospitalité polynésienne, leur firent passer bien vite le dessert : tabac des Îles et cornets de feuilles de pandanus en guise de papier ; et tous, assis alentour des plats, poussèrent leur fumée, tels des sachems indiens.

— Ceux qui ont à déjeuner chaque matin ne connaissent pas leur bonheur, remarqua le commis.

— Il y a ensuite le dîner, fit Herrick ; et il ajouta, d’un air convaincu : Ah ! bon Dieu, que je voudrais être Canaque !

— Une chose est certaine, dit le capitaine : j’en ai par-dessus la tête, et je me pendrais plutôt que de moisir ici davantage.

Et ce disant, il prit l’accordéon et se mit à jouer Ô mon pays, mon cher pays.

— Ah non, pas ça ! s’écria Herrick, ça me rend malade.

— Moi pareillement, dit le capitaine. Il faut pourtant bien que je leur joue quelque chose : c’est le moment de payer l’écot, mon petit.

Et il entama John Brown, ce drôle de corps, d’une jolie voix de baryton ; vint ensuite Jim le dandy de la Caroline, auquel succédèrent Rorin le brave, Le beau pays. Le capitaine payait son écot avec usure, comme il l’avait fait maintes fois auparavant ; nombre de ses repas avaient été achetés, par le même procédé, des indigènes férus de musique, et chaque fois, comme celle-ci, à leur satisfaction.

Au beau milieu de Quinze dollars dans le gousset, qu’il chantait avec une véhémence rageuse, car la corvée le rebutait, une émotion soudaine se manifesta parmi l’équipage.

— Tapitaine Tom il allive, dit le porte-parole avec un geste indicatif.

Et les trois gratte-plage, suivant la direction de sa main, virent un homme en pantalon de pyjama et vareuse blanche, qui arrivait de la ville à pas rapides.

— C’est ça, votre Tapitaine Tom ? dit le capitaine, interrompant sa musique. Je ne connais pas l’animal.

— Nous ferions mieux de filer, dit le commis. Il n’a pas l’air bon.

— Bah ! dit le musicien d’un air délibéré, on ne sait jamais. J’ai envie d’essayer. La musique a des secrets pour adoucir les capitaines féroces, camarades. Nous pouvons tomber sur un riche filon ; il ira peut-être jusqu’à nous offrir le punch glacé dans sa cabine.

— Du punch glacé ? Oh ! chouette ! dit le commis. Chaud, capitaine, servez-lui En descendant la rivière des cygnes, essayez ça.

— Non, monsieur ! Il a l’air d’un Écossais, dit le capitaine. Et il attaqua, de toutes ses forces Depuis si longtemps.

Capitaine Tom approchait toujours avec la même hâte affairée ; quand il passa la planche, l’expression de sa face barbue ne changea pas : il ne tourna même pas les yeux vers le chanteur, qui continuait :

 

Nous avons tous deux ramé sur le fleuve,

Depuis le matin jusqu’au flot du soir.

 

Capitaine Tom avait sous le bras un paquet : il le déposa sur le panneau du rouf, puis se tournant brusquement vers les étrangers :

— Dites donc, vous ! beugla-t-il, fichez-moi le camp d’ici !

Le commis et Herrick ne se le firent pas dire deux fois, et déguerpirent aussitôt par la planche. Quant au musicien, il déposa son instrument, et avec lenteur se redressa de toute sa taille.

— Qu’est-ce que vous dites ? demanda-t-il. J’ai bien envie de vous donner une leçon de politesse.

— Encore un mot de ce genre, répondit l’Écossais, et je vous fais fourrer au bloc. J’ai entendu parler de vous, tous les trois. Vous n’en avez plus pour longtemps ici, je peux vous l’assurer. Les autorités vous ont à l’œil. Et les Français ont cela de bon qu’ils ne badinent pas avec les maudits gratte-plage.

— Attendez que je vous retrouve en dehors de votre bateau ! s’écria le capitaine ; et puis, s’adressant aux hommes :

— Au revoir, camarades ! ajouta-t-il. Vous êtes des gentlemen, vous, au moins ! Le pire moricaud d’entre vous serait mieux à sa place sur un gaillard d’arrière que ce sale Écossais !

Capitaine Tom ne daigna pas répliquer ; il surveilla le départ de ses hôtes avec un sourire sardonique ; et sitôt que le dernier pied eut quitté la planche, il ordonna aux matelots de ranger les marchandises.

Les vagabonds battirent piteusement en retraite le long de la plage ; Herrick marchait le premier, la face empourprée, les jambes tremblantes, en proie à une rage folle. Arrivé sous le purau, à l’endroit même où ils avaient grelotté la nuit précédente, il se laissa tomber en gémissant et s’enfonça le visage dans le sable.

— Ne me parlez pas, ne me parlez pas. Je ne peux plus supporter ça, répétait-il.

Les deux autres le regardaient, interloqués.

— Qu’est-ce qu’il ne peut plus supporter ? dit le commis. N’a-t-il pas eu à manger ? Je m’en lèche encore les babines.

Herrick tourna vers lui ses yeux hagards et son visage brûlant.

— Je ne sais pas mendier ! s’écria-t-il.

Et il se rejeta la face contre terre.

— Cela va bientôt finir, dit le capitaine, en aspirant profondément.

— À quoi voyez-vous ça ? ricana le commis.

— Il a vu clair, ne vous y trompez pas, reprit le capitaine. Allons, ajouta-t-il d’un ton plus gai, vous, les camarades, restez ici, et moi j’irai voir un peu mon représentant.

Et aussitôt il tourna les talons et, de son allure balancée de marin, se mit en route vers Papeete.

Une demi-heure s’était écoulée quand il revint. Le commis, adossé à l’arbre, somnolait. Herrick était toujours étendu à la même place ; on ne pouvait deviner s’il dormait ou pas.

— Écoutez, garçons, cria le capitaine avec sa jovialité feinte parfois si poignante, voici une nouvelle idée !

Et il montrait du papier à lettres, des enveloppes timbrées et des crayons, trois de chaque.

— Nous allons tous écrire chez nous par le brigantin du courrier ; le consul a dit que je pouvais retourner à son bureau pour repasser les adresses à l’encre.

— Ma foi, c’est un début, en effet, dit le commis. Je n’y avais pas songé.

— C’est cette histoire de voyage au pays, la nuit dernière, qui m’a mis sur la voie, dit le capitaine.

— Eh bien, allons-y, dit le commis. Je vais tenter le coup.

Et il alla s’installer un peu plus loin, à l’ombre d’une pirogue.

Les autres restèrent sous l’arbre. Tantôt ils n’écrivaient qu’un mot ou deux, et tantôt ils griffonnaient couramment ; parfois ils restaient à mordiller le bout de leur crayon en regardant la mer ; ou bien leurs yeux se posaient sur le commis, adossé à la pirogue, qui leur lançait des clins d’yeux en toussant, et faisait courir son crayon sur le papier.

— Je ne pourrai jamais, dit soudain Herrick, je n’en ai pas le courage.

— Écoutez, dit le capitaine, s’exprimant avec une gravité inaccoutumée, c’est peut-être dur d’écrire, surtout des mensonges, mais Dieu sait qu’il n’y a rien d’autre à faire. Cela ne vous coûtera rien de dire que vous êtes heureux et bien portant, et que vous regrettez de ne pouvoir leur envoyer de l’argent ce courrier-ci ; et si vous ne le faites pas, je vais vous dire ce que j’en pense – je pense que cela ressemble fort au signal de marée haute et que vous êtes une brute sans cœur.

— C’est facile à dire, repartit Herrick. Vous-même n’avez pas l’air d’avoir écrit grand-chose, il me semble.

— Pourquoi me mettez-vous dans le coup ? laissa échapper le capitaine. Sa voix n’était guère qu’un murmure, mais elle vibrait de colère. Que savez-vous de moi ? Si vous aviez commandé la plus fine « barque » sortie jamais de Portland, si vous aviez été couché dans votre cabine quand elle talonna sur l’écueil dans le groupe des Quatorze-Îles, et qu’au lieu d’avoir l’esprit de ne pas bouger et de périr sur place, vous étiez monté sur le pont, pour donner des ordres d’ivrogne et perdre six existences, – alors vous auriez le droit de parler !… Là !… reprit-il plus calmement, voilà mon histoire, vous la connaissez maintenant. Elle est jolie, pour un père de famille. Cinq hommes et une femme assassinés. Oui, il y avait une femme à bord, où ce n’était d’ailleurs pas sa place. Probable que je l’ai envoyée en enfer, si l’enfer existe. Je n’ai plus jamais osé retourner chez moi, et ma femme s’en est allée en Angleterre avec les petits, chez son père à elle. J’ignore ce qu’ils deviennent, ajouta-t-il avec amertume, en haussant les épaules.

— Merci, capitaine, dit Herrick. Je ne vous ai jamais estimé autant.

Ils échangèrent une poignée de main, brève mais forte, les yeux détournés et le cœur gonflé d’attendrissement.

— Allons, les gars ! remettons-nous à la besogne pour mentir ! dit le capitaine.

— Quant à mon père, j’y renonce, répliqua Herrick, avec un sourire factice. Je vais plutôt essayer de ma fiancée, pour remplacer un mal par un autre.

Voici ce qu’il écrivit :

« Emma, j’efface ce début adressé à mon père, car il me semble que j’aurai moins de difficulté à vous écrire. Cette lettre est mon suprême adieu à tous, la dernière que vous lirez jamais plus d’un ami et d’un fils infortuné que vous ne reverrez pas. J’ai manqué ma vie ; je suis déshonoré sans espoir. J’ai pris un faux nom ; vous le direz à mon père avec votre parfaite délicatesse. Le tout par ma faute. Je sais que j’aurais pu mieux faire, si j’avais voulu ; et cependant je vous jure que j’ai tâché de vouloir. Je ne puis supporter l’idée que vous ne le croyez pas. Car je vous ai bien aimés, tous ; vous n’en devez pas douter, vous moins que les autres. Je vous ai toujours tendrement chéris, mais que valait mon amour ? et que valais-je moi-même ? J’étais incapable de faire un vulgaire commis, je n’ai pas su travailler pour vous mériter ; voici maintenant que je vous ai perdue, et j’en devrais être heureux pour vous. Dès la première fois que vous êtes venue chez mon père – vous souvenez-vous de ce temps-là ? – j’ai ressenti le besoin de vous faire voir sous le meilleur jour tout ce qu’il y avait de bon en moi. Vous rappelez-vous cette fois où j’ai pris votre main, que je ne voulais plus lâcher ? Et cette autre sur le pont de Battersea, où nous regardions un chaland, et où je commençais à vous raconter une de mes bêtes d’histoires, quand je me suis interrompu pour vous dire que je vous aimais ? C’était là le début, et voici aujourd’hui la fin. Après avoir lu cette lettre, vous irez leur dire bonsoir et les embrasser tous l’un après l’autre, mon père et ma mère, puis les enfants, et le pauvre oncle, et vous leur direz à tous de m’oublier, et vous m’oublierez aussi. Tournez la clef dans la serrure, abandonnez toute idée de mon retour, finissez-en avec ce pauvre fantôme qui s’est cru un homme et qui a volé votre amour. Le mépris de moi-même grince en moi, tandis que je vous écris. Je dois ajouter que je suis heureux et prospère, et que je ne manque de rien. Ce n’est pas que je gagne assez pour faire un envoi d’argent ; mais on a soin de moi, j’ai des amis, je vis dans un beau pays, sous un beau climat, tels que nous les rêvions ensemble, et toute pitié à mon égard serait déplacée. Dans ces pays-là, voyez-vous, la vie est facile et douce, mais il n’est pas toujours commode de se procurer six pence en numéraire. Expliquez la chose à mon père, il comprendra. Je n’ai plus rien à dire, plus rien qu’à me retirer comme un hôte importun. Que le Dieu du ciel vous bénisse. Pensez à moi une dernière fois ; représentez-vous une plage éclatante, le ciel et la mer démesurément bleus, et le tonnerre des grandes lames déferlant à l’extérieur de la rade contre un récif-barrière où s’élève une petite île toute verte de palmes. Je suis en fort bonne santé. C’est là une façon de mourir plus agréable que si vous étiez tous rassemblés autour de mon lit. Et pourtant je meurs. Voici mon dernier baiser. Oubliez, oubliez un indigne. »

Il en était là, et sa feuille était toute remplie quand revinrent à sa mémoire des soirées au piano, et cette chanson, ce chef-d’œuvre où tant d’amants ont trouvé l’expression de leurs sentiments les plus chers. Einst, o Wunder ! ajouta-t-il. Il n’en fallait pas plus ; il savait que dans le cœur de sa fiancée le contexte surgirait, escorté d’harmonie et de douces images : elle le verrait toute sa vie hanté par le nom de l’aimée, ce nom que partout répète chaque voix de la nature ; et quand la mort vient à la fin l’anéantir, la mémoire de l’aimée habite encore et vibre parmi ses éléments épars :

 

Une fois, ô merveille ! une fois des cendres de mon cœur

Naquit une fleur

 

Herrick et le capitaine terminèrent leurs lettres presque en même temps ; tous deux respiraient avec force, et au moment de cacheter les enveloppes, leurs yeux se rencontrèrent et se détournèrent aussitôt.

— Malheureux que j’écrive si gros, dit le capitaine d’un air bourru. C’est venu tout d’un coup, pour finir.

— Pareil chez moi, dit Herrick. Une fois en train, j’en aurais rempli une rame ; mais c’est assez long comme ça pour ce que j’avais à dire.

Ils en étaient aux adresses quand le commis s’approcha, soupesant son enveloppe avec un sourire satisfait. Il regarda par-dessus l’épaule de Herrick.

— Hé mais, dit-il, vous n’écrivez pas chez vous.

— Si fait, dit Herrick ; elle habite chez mon père. Ah, je comprends, ajouta-t-il. Mon vrai nom est Herrick. Pas plus Hay (ils avaient l’un et l’autre usé du même pseudonyme) pas plus Hay que vous, je suppose.

— Pan ! dans le mille ! ricana l’employé. Je m’appelle Huish, si vous voulez savoir. Tout le monde a un faux nom, dans le Pacifique. Je vous parie cinq contre trois que le capitaine en a un.

— Oui, j’en ai un, répondit le capitaine ; et je n’ai pas prononcé le vrai depuis le jour où j’ai arraché la première page de mon livre de bord et jeté à la mer le maudit bouquin. Mais je vous le dirai à vous, les gars. Mon nom est John Davis. C’est moi le Davis du Sea Ranger[9].

— Du diable si je le savais ! dit Huish. Et qu’était ce bateau ? un corsaire ou un négrier ?

— C’était la « barque » la plus vite de Portland, Maine, répliqua le capitaine ; et quant à la manière dont je l’ai perdue, c’est exactement comme si j’avais foré un trou dans sa coque avec une tarière.

— Ah, vous l’avez perdue, alors ? dit le commis. Elle était assurée, j’espère.

Cette saillie n’obtenant pas de réponse, Huish, tout débordant de vanité communicative, entama un autre sujet.

— J’ai bonne envie de vous lire ma lettre. Je sais manier la plume quand je m’y mets, et ma babillarde est une riche blague. J’ai rencontré une fois à Northampton une serveuse de bar ; c’était un joli brin de fille, il n’y a pas à dire ; et ça bicha entre nous à première vue comme dans les rencontres sur la scène. Elle m’a coûté au bas mot la valeur de cinq livres. Eh bien, son nom m’est revenu par hasard, et je lui ai écrit, lui racontant que je suis riche, ai épousé une reine dans les Îles, et habite un palais épatant. Un tas de fariboles. Il faut que je vous en lise un bout sur la façon dont j’ai ouvert la séance du Parlement nègre, en chapeau conique. C’est vraiment roulant.

Le capitaine se leva d’un bond.

— Voilà ce que vous faites du papier que je vais mendier pour vous ! rugit-il.

Ce fut sans doute un bonheur pour Huish – ce fut en définitive un malheur certain pour eux tous – qu’il fût pris juste alors d’un de ses accès de toux accablants ; sans quoi ses compagnons l’eussent abandonné, dans l’excès de leur aversion. La crise passée, le commis allongea le bras, ramassa sa lettre, qui était tombée à terre, et la déchira en petits morceaux, y compris le timbre.

— Là ! Êtes-vous content ? demanda-t-il d’un air maussade.

— N’en parlons plus, répliqua Davis.

CHAPITRE III

LA VIEILLE CALABOUSSE
LE DESTIN FRAPPE À LA PORTE

La vieille calabousse, où les vagabonds avaient si longtemps cherché un asile, est une bâtisse rectangulaire, enclose d’un mur bas, à l’angle d’une avenue ombragée à l’ouest de la ville, un peu en deçà du Consulat britannique. On voyait à l’intérieur une cour herbue, jonchée de détritus laissés par ses occupants de hasard. Sur la cour donnaient six ou sept cachots, dont les portes, jadis verrouillées sur des matelots récalcitrants, pourrissaient dans l’herbe. Il ne subsistait d’autre indice de leur ancienne destination que les barreaux rouillés, aux fenêtres.

Dans l’un de ces cachots, le sol avait été à demi déblayé ; contre la porte se trouvait un seau plein d’eau (le dernier objet mobilier en la possession des trois misérables) et auprès du seau une moitié de noix de coco servant de gobelet ; et sur quelques débris déchiquetés de nattes, Huish dormait étendu, la bouche ouverte, la face terreuse. La vive clarté de l’après-midi tropical, les verts reflets du feuillage, pénétraient dans la pièce par la porte et la fenêtre ; et Herrick, arpentant de long en large le sol de corail, s’arrêtait parfois et s’humectait le visage et le cou avec l’eau tiède du seau. Ses longs arriérés de souffrance, la nuit d’insomnie, les outrages du matin et la corvée harassante de la lettre, l’avaient amené à cet état où la fatigue devient presque une jouissance, où la durée se réduit à un point unique, où la mort et la vie apparaissent également vaines. De long en large il rôdait comme une bête en cage ; son esprit s’égarait dans le monde de la pensée et du souvenir ; il jetait des regards machinaux sur les inscriptions du mur. Elles couvraient le badigeon à demi effrité : noms tahitiens, français, anglais, et dessins grossiers de bateaux avec leurs voiles, et d’hommes avec les menottes.

L’idée lui vint tout à coup, impérieuse, de laisser lui aussi sur ces murs un souvenir de son passage. Il s’arrêta devant une place libre, tira son crayon, et réfléchit. La vanité, si dure à déraciner, s’éveilla en lui. Mais au fait, vanité n’est peut-être pas le terme. Ce fut plutôt le sens propre de son existence qui le fit agir ; le sens de sa vie, cette merveille unique, à laquelle il se cramponnait encore, d’un doigt. Ses nerfs exacerbés lui transmettaient l’impression véhémente d’un changement prochain ; bon ou mauvais, il n’eût pu le dire : un changement, c’était tout ce qu’il savait, – un changement qui s’approchait, muet, la face voilée, impénétrable. Avec ce pressentiment, il eut la vision d’une salle de concert, – les éclats des cuivres, l’auditoire silencieux, et la voix puissante de la symphonie. « Le destin frappe à la porte », songea-t-il. Il traça une portée sur le plâtre, et nota la phrase célèbre de la Cinquième Symphonie. « Ainsi, se dit-il, on saura que j’aimais la musique, et que j’avais le goût classique. On ? Il, plutôt ! l’âme inconnue et fraternelle qui viendra ici un jour et lira ma memor querela[10]. Ah ! je lui donnerai aussi du latin ! » Et il ajouta : terque quaterque beati Queis ante ora patrum[11].

Il reprit sa marche inquiète, et cette fois avec la sensation irraisonnée mais consolante du devoir accompli. Ce matin il avait creusé sa tombe ; à présent il venait de graver son épitaphe ; les plis de la toge étaient ajustés, pourquoi remettre la tâche insignifiante qui lui restait à parfaire ? Il s’arrêta et considéra longuement le visage endormi de Huish, s’abreuvant d’amertume et de dégoût de la vie. Cette abjecte physionomie lui donnait la nausée. Cela pouvait-il durer ainsi ? Quoi donc le retenait désormais ? N’avait-il pas des droits ? – ou avait-il seulement l’obligation de continuer sans répit ni allégement, à supporter l’intolérable ? Ich trage Unerträgliches[12], la citation lui vint à l’esprit ; il se récita le poème en entier, l’un des plus parfaits du plus parfait des poètes ; et une phrase le frappa comme un coup de poing : Du, stolzes Herz, du hast es ja gewollt[13]. Où était la fierté de son cœur ? Et il se méprisait avec une rage voluptueuse, comme on s’obstine à mordre sur une dent gâtée. « Je n’ai ni fierté ni cœur, se disait-il ; si j’étais un homme, est-ce que je supporterais cette existence, plus honteuse que l’échafaud ? est-ce que j’y serais arrivé ? Ni fierté, ni talent, ni courage. Pas même un bandit !… et mourir de faim ici avec pis que des bandits – avec ce chien abject ! » Une telle fureur l’envahit contre son compagnon, qu’il brandit un poing tremblant vers le dormeur.

Un pas rapide s’approcha. Le capitaine parut sur le seuil du cachot, rouge et hors d’haleine, avec sur le visage une expression de joie délirante. Ses bras soutenaient une miche de pain et plusieurs bouteilles de bière ; les poches de sa vareuse étaient gonflées de cigares. Il déversa ses trésors sur le sol, prit Herrick par les deux mains et s’étrangla de rire.

— Débouchez la bière ! cria-t-il. Débouchez la bière et chantez l’alléluia.

— De la bière ? répéta Huish, en se relevant avec peine.

— Oui, de la bière ! lança Davis. De la bière et à discrétion. Toutes les personnes qui le désirent peuvent en user (comme pour la pâte dentifrice Lyon) en toute confiance. Qui se charge de la cérémonie ?

— Laissez-moi faire, dit le commis.

Il cassa le cou aux bouteilles à l’aide d’un éclat de corail, et chacun but à son tour dans l’écuelle.

— Prenez un mégot, dit Davis. Cela fait partie du programme.

— Et quel est-il ? demanda Herrick.

Le capitaine redevint tout à coup sérieux.

— J’y arrive, dit-il. Je désire causer avec Herrick seul. Hay – ou Huish, ou peu importe votre nom – prenez ce mégot et l’autre bouteille, et allez voir sous le purau d’où vient le vent. Je vous appellerai quand on aura besoin de vous.

— Hein ? Des secrets ? Ce n’est pas de jeu, dit Huish.

— Écoutez, mon garçon, dit le capitaine, il s’agit d’affaires, ne vous y trompez pas. Si vous avez l’intention de nous embêter, libre à vous de rester ici. Mais comprenez-moi bien : si je m’en vais avec Herrick, nous emportons la bière. Savez ?

— Oh, je ne veux pas mettre de bâtons dans les roues, répliqua Huish. Donnez-moi la bière. Vous pouvez jaspiner tant qu’il vous plaira, je m’en fiche. Mais je ne trouve pas ce genre bien cordial, voilà tout.

Et, maugréant, il sortit du cachot et se traîna sous le grand soleil.

Quand il eut quitté la cour, le capitaine se tourna vers Herrick.

— Qu’y a-t-il ? demanda celui-ci avec effort.

— Vous allez le savoir, dit Davis. Je tiens à vous consulter. C’est une chance qui nous arrive… Qu’est-ce que c’est que ça ? interrogea-t-il, en désignant la musique sur le mur.

— Quoi ? dit l’autre. Ah, ça ! C’est de la musique ; c’est une phrase de Beethoven que j’ai notée. Cela veut dire le destin frappe à la porte.

— Vraiment ? dit le capitaine, baissant le ton ; et il s’approcha pour considérer l’inscription – et ce français ? demanda-t-il, en montrant le latin.

— Oh, cela signifie simplement que j’aurais mieux fait de mourir chez moi, répliqua Herrick impatienté. Mais cette affaire ?

— Le destin qui frappe à la porte, reprit le capitaine ; puis, détournant la tête : Hé bien, M. Herrick, c’est en effet ce qui nous arrive.

— Que voulez-vous dire ? Expliquez-vous, fit Herrick.

Mais le capitaine s’était remis à considérer la phrase musicale.

— Combien de temps y a-t-il à peu près que vous avez écrit ce machin-là ? demanda-t-il.

— Qu’est-ce que ça peut faire ? s’écria Herrick. Mettons une demi-heure.

— Pardieu ! c’est singulier ! s’exclama Davis. Il y a des gens qui appelleraient ça du hasard : moi pas.

Ça – et il posa son gros doigt sous la portée – c’est ce que j’appelle la Providence.

— Vous disiez que nous avions une chance ? dit Herrick.

— Oui, monsieur ! dit le capitaine, faisant brusquement face à son compagnon. Je l’ai dit. Si vous êtes l’homme pour qui je vous prends, nous avons une chance.

— Je ne sais pour qui vous me prenez, répliqua l’autre, mais vous ne m’estimerez jamais assez bas.

— Votre main, M. Herrick, dit le capitaine. Je vous connais. Vous êtes un gentleman et un homme de cœur. Je n’ai pas voulu parler devant cette espèce de pignouf ; vous verrez pourquoi. Mais à vous je lâcherai la chose tout à trac. J’ai trouvé un bateau.

— Un bateau ? s’écria Herrick. Lequel ?

— Cette goélette que nous avons vue ce matin devant la passe.

— La goélette avec le pavillon du lazaret ?

— C’est cela même, dit Davis. C’est le Farallone[14], jaugeant cent soixante tonneaux, frété de San Francisco pour Sydney, avec du champagne de Californie. Le capitaine, le second et un homme morts de la petite vérole, probablement celle qui vient de sévir dans les Paumotous. Le capitaine et le second étaient les deux seuls blancs ; tous les hommes : des Canaques ; drôle d’équipage, venant d’un port chrétien. Il en reste trois et un maître-coq ; ne savaient pas où ils se trouvaient ; et moi-même je n’y comprends rien non plus : il faut que Wiseman n’ait pas dessoûlé, on dirait, pour leur faire suivre une pareille route. Quoi qu’il en soit, voilà notre homme mort, et les Canaques perdus, ou tout comme. Ils errent sur la mer tels les enfants dans la forêt ; et ils viennent donner droit sur Tahiti. Le consul prend l’affaire en main. Il offre le commandement à Williams ; Williams n’a jamais eu la petite vérole, et il décline. Cela se passait au moment où j’arrivais pour le papier à lettres ; aussi je trouvais que le consul avait un drôle d’air en me disant de revenir ; mais je vous l’ai caché, crainte de vous désappointer. Le consul tâte Mac Neil ; craint la petite vérole. Il tâte Capirati, le Corse, et Lebleu, et tous ceux sur qui il peut mettre la main ; tous trop amis de leur chère petite existence. En fin finale, quand il ne reste plus personne à qui l’offrir, il me l’offre : « Brown, voulez-vous embarquer sur ce bateau comme capitaine et le conduire à Sydney ? » dit-il. « À condition que je choisirai mon second et un autre blanc, dis-je, car cet équipage de Canaques ne me va guère ; vous nous donnerez des habits et des instruments du mont-de-piété, et je ferai mes provisions ce soir, garnirai la cambuse, et prendrai la mer demain avant la nuit ! » Voilà comment je lui parlai. « Entendu, dit le consul, et vous pouvez vous estimer diablement heureux, Brown », dit-il. Et il le dit d’un air joliment significatif. Enfin, peu importe à présent. J’embarque Huish comme matelot – bien entendu il sera logé à l’arrière – et je vous prends comme second à soixante-quinze dollars, et deux mois d’avance.

— Moi second ? Mais je suis un terrien ! s’écria Herrick.

— Vous en serez quitte pour apprendre, dit le capitaine. Vous n’imaginez pas que je vais commander un bateau et vous laisser moisir à la côte, par hasard ? Ce n’est pas mon genre, vieux camarade. Et d’ailleurs, vous me viendrez à point. J’ai eu de pires seconds.

— Dieu sait que je ne puis refuser, dit Herrick. Dieu sait que je vous remercie de tout cœur.

— Ça va bien, dit le capitaine. Mais je n’ai pas fini.

Il se détourna pour allumer un cigare.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda l’autre, avec un sentiment de crainte indéfinissable.

— Nous y voici, dit Davis ; et, après une courte pause : Voyons, commença-t-il, son cigare tendu entre le pouce et l’index, avez-vous calculé ce que cela nous rapporte ? Vous ne saisissez pas ? Eh bien, on nous donne deux mois d’avance ; nous ne saurions quitter Papeete à moins – nos créanciers ne le permettraient pas ; cela nous prendra tout juste deux mois pour arriver à Sydney ; et une fois là, il n’y a pas à se le dissimuler : Qu’aurons-nous gagné ?

— De n’être plus à la côte, en tout cas, dit Herrick.

— Il y a aussi une côte de Sydney, repartit le capitaine ; et je vous dirai une chose, M. Herrick, je n’ai pas l’intention d’en tâter. Non, monsieur ! Sydney ne me verra pas.

— Parlez clair, dit Herrick.

— Clair comme la Hollande[15], répliqua le capitaine. Je vais m’emparer de cette goélette. Ce ne sera pas du nouveau : Cela se fait chaque année dans le Pacifique. Stephens a volé une goélette récemment, pas vrai ? Hayes et Pease ont volé des tas de navires. Et c’est encore notre fortune faite. Et puis voyez cette cargaison. Du champagne ! mais c’est comme un fait exprès ! Au Pérou nous vendrons cette drogue au bout du môle et la goélette avec, s’il se trouve un idiot pour l’acheter ; et puis en route pour les mines. Si vous me secondez, je mets ma tête à couper que je réussis.

— Capitaine, dit Herrick, d’une voix tremblante, ne faites pas cela !

— Je suis à bout, répliqua Davis ; j’ai rencontré une chance ; c’est peut-être la dernière. Herrick, promettez-moi de me seconder ; nous avons crevé la faim ensemble assez longtemps pour ça.

— Je ne peux pas. Je regrette. Je ne peux pas. Je ne suis pas tombé encore assez bas, dit Herrick, mortellement pâle.

— Que disiez-vous ce matin ? dit Davis. Que vous ne saviez pas mendier ? C’est l’un ou l’autre, mon fils.

— Ah ! mais cette fois c’est la prison ! s’écria Herrick. Ne me tentez pas. C’est la prison.

— Avez-vous entendu ce que le patron disait à bord de cette goélette ? poursuivit le capitaine. Eh bien, je vous affirme qu’il avait raison. Les Français nous ont laissés tranquilles longtemps ; cela ne peut plus durer ; ils nous ont à l’œil ; et aussi sûr que je vis, avant trois semaines vous serez en prison, quoi que vous fassiez. Je l’ai lu sur la figure du consul.

— Vous oubliez, capitaine, dit le jeune homme. Il y a un autre moyen. Je puis mourir ; et à la vérité il y a trois jours que j’aurais dû le faire.

Le capitaine croisa les bras et regarda l’autre en face.

— Oui, dit-il, oui ! vous pouvez vous couper la gorge ; c’est un fait indéniable ; et grand bien vous fasse. Mais qu’advient-il de moi ?

Une émotion singulière éclaira les traits de Herrick.

— À nous deux, à nous deux ensemble. Il ne se peut pas que ce projet vous séduise. Allons (et il avança timidement sa main), quelques brasses dans le lagon… et le repos.

— Je vous le dis, Herrick, je suis presque tenté de vous répondre à la façon de l’homme de la Bible, et de vous dire : Retire-toi, Satan !

— Hé quoi ! vous pensez que j’irais me noyer, alors que mes enfants ont faim ? Me séduire ? Non, pardieu ! cela ne me séduit pas ! Mais c’est le sillon que j’ai à creuser, et je le creuserai jusqu’à ce que je tombe. J’en ai trois, voyez-vous, deux garçons et une petite fille, Ada. Le malheur est que vous n’êtes pas vous aussi un père. Je vous le dis, Herrick, vous me plaisez ; je ne vous aimais guère au début, car vous étiez trop anglifié et bébête, mais je vous aime à cette heure ; vous avez devant vous un homme qui vous aime et qui lutte avec vous. Je ne puis naviguer seul avec le pignouf ; seul, c’est impossible. Allez vous jeter à l’eau, et c’en est fait de ma dernière chance – la dernière chance d’un pauvre malheureux animal, qui cherche à gagner une croûte pour nourrir ses enfants. Je ne sais rien faire que diriger des navires, et je n’ai plus de papiers. Et voici que je trouve une chance, et vous me tournez le dos ! Ah ! vous n’avez pas de famille, voilà le malheur.

— Si fait, j’en ai une.

— Oui, je sais, dit le capitaine ; vous vous le figurez. Mais on n’a pas de famille tant qu’on n’a pas d’enfants. Ce sont les gosses seuls qui comptent. Il y a un je ne sais quoi dans ces petits rasoirs… Je ne peux pas en parler. Et si vous aviez pour un sou d’affection envers ce père dont vous m’avez parlé, ou cette fiancée à laquelle vous écriviez ce matin, vous sentiriez comme moi. Vous diriez : Qu’importent les lois, et Dieu et le reste ? Mes gens souffrent, je leur appartiens, je veux trouver du pain, ou plutôt, pardieu ! je veux leur donner la richesse, me fallût-il pour cela brûler Londres. Voilà ce que vous diriez. Et j’ajoute : vous le dites dans votre for intérieur, à cette minute même. Je le lis sur votre visage. Vous êtes en train de penser : Voici un pauvre retour d’amitié envers l’homme avec qui j’ai crevé la faim si longtemps, voici un genre de tendresse boiteuse qui ne me ferait pas aller aussi loin que n’irait quasi tout le monde pour une dame-jeanne de whisky. Ce n’est pas une ferveur bien romanesque, en tout cas ; elle ne ressemble guère à celle dont parlent les chansons. Mais à quoi bon poursuivre ce discours, quand au fond de vous-même tout cela est net comme de l’imprimé ? Je vous pose la question une fois pour toutes. Allez-vous m’abandonner à l’heure où j’ai besoin de vous ? – vous savez si je vous ai abandonné – ou bien me donnerez-vous votre parole de tenter ce nouveau coup, et de retourner au pays (cela n’a rien d’impossible) millionnaire ? Dites non, et que Dieu ait pitié de moi ! Dites oui, et j’apprendrai aux petits à prier pour vous chaque soir à deux genoux. « Dieu bénisse M. Herrick ! » Voilà ce qu’ils diront, l’un après l’autre, les chers petits innocents… Il s’interrompit –Je ne jase pas souvent des gosses, reprit-il ; mais quand je m’y mets, il y a quelque chose qui se décroche en moi.

— Capitaine, dit Herrick, mollement, est-ce tout ?

— Je vais prophétiser, si vous voulez, dit le capitaine avec une vigueur nouvelle. Refusez-moi parce que vous vous croyez trop honnête, et avant un mois vous serez en prison pour vol vulgaire. Je vous le dis tout franc. Je le vois, Herrick, si vous ne le voyez pas : vous dégringolez. Ne nous imaginez pas, si vous refusez cette chance, que vous deviendrez un saint ; vous êtes au bout de votre rouleau ; et avant de savoir où vous en êtes, vous vous trouverez en plein de l’autre côté. Non, vous n’avez plus le choix qu’entre ceci et la Calédonie. Vous n’y avez jamais été, je parie, vous n’avez pas vu ces hommes pâles et glabres, en costume de poussière et chapeau de paille rôder par bandes sous les réverbères, dans Nouméa ; ils ont l’air de loups, ils ont l’air de prédicants aussi, et encore de malades ; Huish est la fleur des pois comparé au meilleur d’entre eux. Eh bien, voilà vos compagnons. Ils vous attendent, Herrick, vous irez les rejoindre : voilà ma prophétie.

Et cet homme, debout et frémissant de toute sa haute taille, semblait en effet de ceux que travaillait l’esprit de la divination et qui rendaient des oracles. Herrick le regarda, puis détourna les yeux ; cette agitation passionnée était un spectacle interdit ; et le courage du jeune homme s’effondra.

— Vous parlez de retourner au pays, objecta-t-il. Nous ne pourrions plus jamais.

— Nous pourrions, dit l’autre. Le capitaine Brown, non plus que Hay, naviguant comme second avec lui, ne pourraient pas. Mais qu’est-ce que ces gens-là ont de commun avec le capitaine Davis ou M. Herrick, hé, clampin ?

— Mais Hayes avait à sa disposition ces îles sauvages pour relâcher, hasarda l’autre, encore plus mollement.

— Nous aurons les îles sauvages du Pérou, répliqua Davis. Elles étaient assez sauvages pour Stephens, pas plus tard que l’an dernier. J’imagine qu’elles seront assez sauvages pour nous.

— Et les hommes ?

— Tous Canaques. Allons, je vois que vous y êtes, mon vieux. Je vois que vous marchez.

Et le capitaine lui tendit de nouveau la main.

— Faites donc à votre tête, dit Herrick. Je marche : singulière destinée pour le fils de mon père. Mais je marche. Je vous seconderai, ami, en bien comme en mal.

— Dieu vous bénisse ! s’écria le capitaine, et il resta un moment silencieux. Herrick, reprit-il avec un sourire, je crois que j’en serais mort dans les brancards si vous aviez dit non !

Et Herrick, à le considérer, fut tenté de le croire aussi.

— Et maintenant, il faut annoncer la chose au pignouf, dit Davis.

— Je me demande ce qu’il va dire, fit Herrick.

— Lui ? il va sauter au ciel !

CHAPITRE IV

LE PAVILLON JAUNE

La goélette Farallone se trouvait assez loin dans les mâchoires de la passe, où le pilote terrifié s’était hâté de l’amener au mouillage et de s’enfuir. Vus de la plage, à travers la mince rangée de bateaux, deux objets se détachaient nettement sur la mer : la petite île d’une part, avec ses palmiers et les canons des batteries élevées quarante ans plus tôt pour défendre la capitale de la reine Pomaré ; de l’autre ce Farallone paria, relégué au seuil du port, roulant bord sur bord et déployant son sinistre pavillon. Quelques oiseaux de mer criaillaient et piaillaient autour du bateau que gardait à proximité une chaloupe du navire de guerre où étincelaient les armes des marins. La lumière exubérante et le ciel éblouissant des tropiques enchâssaient chaque image et lui donnaient du relief.

Vers trois heures de l’après-midi, une baleinière correcte, montée par des indigènes en uniforme et dirigée par le médecin du port, quitta le rivage et rama droit sur la goélette. Elle transportait à l’avant un amoncellement de sacs de farine, d’oignons et de pommes de terre, sur lesquels était juché Huish, vêtu en simple matelot ; une quantité de coffres et de caisses gênaient la manœuvre des avirons ; et à l’arrière, à la gauche du docteur, était assis Herrick, vêtu à neuf en marin, la barbe taillée en pointe, une pile de romans en livraisons sur les genoux, et surveillant à ses pieds un chronomètre, destiné à remplacer celui du Farallone, depuis longtemps arrêté et détraqué.

Ils dépassèrent la chaloupe de garde, échangeant des mots d’ordre avec le second-maître qui la commandait, et arrivèrent enfin auprès du bateau interdit. On n’y voyait pas un chat, tout y était muet ; et comme la mer était forte au large, et le récif voisin de la goélette, le tonnerre du ressac l’assaillait avec un bruit de bataille.

— Ohé ! la goélette ! modula le docteur, de sa plus belle voix.

Aussitôt, sortant du rouf où il était occupé à ranger les provisions, Davis apparut suivi de son équipage basané et débraillé.

— Hallo, Hay, c’est vous ? dit le capitaine, appuyé sur la lisse. Dites au « vieux »[16] de se ranger sous mon bord comme s’il portait des œufs. Il y a une houle de tous les diables ici, et son bateau n’est pas solide.

La goélette se balançait alors avec une extrême violence. Son flanc s’élevait par instants comme celui d’un vapeur de haute mer, laissant voir le cuivre luisant du doublage ; à d’autres, il s’abaissait rapidement vers la baleinière jusqu’à submerger ses dalots.

— Vous avez le pied marin, j’espère, dit le docteur. Vous allez en avoir besoin.

En effet, pour monter à bord du Farallone, dans cette situation critique, il fallait une certaine agilité. Les objets les moins précieux furent hissés tant bien que mal ; le chronomètre, après quelques tentatives infructueuses, passa de main en main sans encombre ; mais l’opération la plus difficile fut d’embarquer Huish. À la fin ce poids mort (enrôlé à dix-huit dollars, et présenté par le capitaine au consul comme une acquisition inestimable) fut hissé à bord sain et sauf ; et le docteur, prenant congé avec politesse, s’éloigna.

Les trois co-aventuriers s’entreregardèrent, et Davis poussa un soupir de soulagement.

— Allons mettre ce chronomètre en place, dit-il.

Et il les fit entrer dans le rouf. C’était une pièce assez vaste : deux grandes cabines et un office de bonnes dimensions s’ouvraient sur le carré ; les boiseries étaient peintes en blanc, le parquet garni de toile cirée. On n’y voyait aucune trace des anciens occupants ; car les effets des morts avaient été désinfectés et envoyés à terre. Toutefois, sur la table, du soufre brûlait dans une soucoupe, et ses émanations les firent tousser en entrant. Le capitaine jeta un coup d’œil dans la cabine de tribord, où les draps de lit gisaient en un tas sur la couchette, dont la couverture pendait telle qu’on l’avait enlevée du cadavre défiguré avant de l’enterrer.

— Allons, j’avais dit à ces moricauds de jeter tout ce bazar à la mer, grommela Davis. Probable qu’ils n’ont pas osé y toucher. Enfin, ils ont lavé la pièce à grande eau ; c’est tout ce qu’on pouvait attendre d’eux. Huish, empoignez-moi cette literie.

— Il fera bougrement chaud avant que j’y touche, dit Huish, en se reculant.

— Qu’est-ce que c’est ? grogna le capitaine. Je vous préviens, mon jeune ami ; je crois que vous faites erreur. C’est moi qui suis le capitaine ici.

— Je m’en fiche pas mal, répliqua le commis.

— Ah ! c’est comme ça ? dit Davis. Alors vous coucherez à l’avant avec les moricauds ! Sortez de cette cabine à l’instant même.

— Allons donc, dit Huish. Vous ne m’avez jamais regardé. C’est pour le chiqué que vous êtes capitaine.

— Eh bien donc, je vais vous expliquer l’affaire et vous verrez (une fois pour toutes) exactement jusqu’à quel point elle comporte de chiqué. Je suis capitaine, et j’ai l’intention de le rester. De trois choses l’une. Ou bien vous prenez mes ordres ici comme garçon de cabine, auquel cas vous mangez avec nous. Ou bien secondement vous refusez, et je vous emballe à l’avant – et ce sera aussitôt fait que dit – ou enfin, troisièmement, je fais un signal à ce navire de guerre et vous envoie à terre sous l’inculpation de mutinerie.

— Et comme de juste, je ne vendrais pas la mèche ? Oh, non ! répliqua Huish, en ricanant.

— Et qui vous croira, mon fils ? interrogea le capitaine. Non, monsieur ! Ce n’est pas pour le chiqué que je suis capitaine. Suffit. Attrapez cette literie, ouste !

Huish n’était pas sot, il comprit qu’il était battu ; et il n’était pas non plus lâche, car il alla droit à la couchette, prit à plein bras la literie infectée, et l’emporta hors du rouf, sans hésiter ni trembler.

— J’attendais l’occasion, dit Davis à Herrick. Je n’ai pas besoin d’agir de même avec vous parce que vous comprenez de vous-même.

— Allez-vous coucher ici ? demanda Herrick, en suivant dans la cabine le capitaine qui se mettait en devoir d’assujettir le chronomètre à la tête du lit.

— Que non ! répliqua-t-il. Je coucherai sans doute sur le pont. Ce n’est pas que j’aie peur, mais je ne tiens pas essentiellement à attraper la petite vérole confluente.

— Ce n’est pas que j’aie peur non plus, dit Herrick. Mais j’ai la gorge serrée de songer à ces deux hommes : ce capitaine et son second mourant ici, l’un vis-à-vis de l’autre. C’est sinistre. Je me demande quelles ont bien pu être leurs dernières paroles.

— Wiseman et Wishart ? dit le capitaine. Pas grand-chose de bien relevé. C’est un genre de conversation que l’on se figure d’une manière, et qui en réalité se trouve toute différente. Peut-être que Wiseman a dit : « Hé, vieux, passez-moi le gin, je me sens raide comme brique. » Et peut-être que Wishart a répondu : « Oh, enfer et damnation ! »

— Mais c’est déjà suffisamment sinistre, dit Herrick.

— Je le crois aussi, dit Davis. Là, voilà ce chronomètre en place. Et maintenant l’heure est venue de lever l’ancre et de nous mettre en route.

Il alluma un cigare et monta sur le pont.

— Hé vous là ! quel est votre nom, cria-t-il à l’un des matelots, insulaire de l’extrême ouest, à la taille élancée et bien prise, dont le teint sombre faisait penser à un Africain.

— Sally Day, répondit l’homme.

— Diable ! dit le capitaine. Je ne savais pas que nous avions des dames[17] à bord. Eh bien, Sally, faites-moi le plaisir d’amener cette loque là-haut. Je vous rendrai la pareille à l’occasion. – Il regarda l’étamine jaune s’abaisser au long des vergues et arriver sur le pont. – Vous ne flotterez plus sur ce bateau, lança-t-il. Rassemblez tout le monde à l’arrière, M. Hay, ajouta-t-il, d’un ton plus élevé qu’il n’était nécessaire. J’ai deux mots à leur dire.

Herrick éprouva une sensation singulière au moment d’interpeller pour la première fois un équipage. Tout en se félicitant de n’avoir affaire qu’à des indigènes, il redoutait néanmoins leur perspicacité pour un novice de son espèce ; n’allaient-ils pas voir qu’il possédait mal cet anglais net et à l’emporte-pièce en usage dans la marine ; peut-être même n’en comprenaient-ils pas d’autre ; et il se creusait la cervelle, cherchant parmi ses souvenirs de romans d’aventures l’expression appropriée.

— Ici, les hommes, au trot à l’arrière, commanda-t-il. Vivement ! tout le monde à l’arrière !

Ils se bousculèrent dans la drome ainsi que des moutons.

— Tout le monde est là, monsieur, dit Herrick.

Le capitaine resta un moment face à l’arrière ; puis avec une brusquerie féroce, il se tourna vers l’équipage, dont le mouvement de recul parut l’enchanter.

— Attention, dit-il, en mâchant son cigare et jouant avec les manettes de la roue. C’est moi le capitaine Brown. Je commande ce navire. Voici M. Hay, premier officier. L’autre homme blanc est garçon de cabine, mais il prendra son tour de quart. Il faudra m’obéir au doigt et à l’œil. Sans broncher, savez ? Je ne veux pas de murmures au sujet de la boustifaille, vous en aurez plus qu’assez. Vous parlerez poliment au second, et n’oublierez pas le « monsieur » chaque fois que je vous donnerai un ordre. Si vous êtes prompts et obéissants, je rendrai ce bateau agréable pour tous. (Il retira son cigare de ses lèvres.) Dans le cas contraire, ajouta-t-il d’une voix tonitruante, j’en ferai un enfer flottant. À cette heure, M. Hay, nous allons choisir nos bordées, s’il vous plaît.

— Très bien, dit Herrick.

— Veuillez, je vous prie, ajouter « monsieur », quand vous vous adressez à moi, M. Hay, dit le capitaine. Je prends la dame. Avancez à tribord, Sally. – Et il glissa dans l’oreille de Herrick :

— Prenez le vieux.

— Je vous prends, vous, là, dit Herrick.

— Comment vous appelez-vous ? dit le capitaine. Qu’est-ce que vous dites ? Non, ce n’est pas de l’anglais ; je ne veux pas de votre charabia de brigands sur mon bateau. Nous vous appellerons Oncle Ned, parce que vous n’avez pas de laine sur le crâne, là où elle aurait dû pousser. Avancez à bâbord, Oncle. M. Hay vous a choisi, n’avez-vous pas entendu ? Je prends ensuite l’Homme Blanc. Homme Blanc, avancez à tribord. Maintenant lequel de vous deux est le coq ? Vous ? Alors M. Hay prend votre ami en culotte bleue. Avancez à bâbord, Culotte. Là, nous savons tous qui nous sommes : Culotte, Oncle Ned, Sally Day, Homme Blanc et Coq. Compris, hein ? Et maintenant, M. Hay, nous lèverons l’ancre, s’il vous plaît.

— Pour l’amour de Dieu, indiquez-moi un peu les commandements, chuchota Herrick.

Une heure plus tard, le Farallone voguait toutes voiles dehors, la barre à bâbord toute, et le cabestan au gai cliquetis avait ramené l’ancre à sa place.

— Tout est paré, monsieur, cria Herrick, de l’avant.

Le capitaine prit la roue, le navire bondit comme un cerf, et s’élança tout frémissant sous les risées. La chaloupe de garde cria un dernier adieu, le sillage blanchit et s’allongea ; le Farallone était en route.

Son mouillage était voisin de la passe. Tout en laissant courir de l’avant, Davis ralentit pour passer le goulet entre les musoirs du récif, dont le ressac tonnait et écumait de chaque côté. Le navire, au milieu de l’étroite bande bleue, fila droit vers le large ; le capitaine s’épanouit en le sentant frémir sous ses pieds, et jetant un regard par-dessus la lisse de couronnement, il vit les toits de Papeete changer de position sur le rivage, tandis que les montagnes de l’île semblaient grandir par derrière.

Mais il n’en avait pas encore fini avec la terre et l’effroi du pavillon jaune. Environ à mi-chemin de la passe, un cri retentit, avec un bruit de pas précipités, et l’on vit un homme bondir sur la lisse, et, levant les bras au ciel, piquer une tête dans les flots.

— Gouvernez comme ça ! cria le capitaine, en passant la roue à Huish.

Trois secondes plus tard, il était à l’avant au milieu des Canaques, un anspect au poing.

— À qui le tour pour la terre ? s’écria-t-il.

Et la raucité farouche de sa voix, non moins que l’arme qu’il brandissait, les frappèrent tous de terreur. D’un air stupide ils regardèrent leur compagnon évadé, dont la tête noire apparaissait sur l’eau, se diriger vers la terre. Et cependant la goélette filait dans la passe comme un yacht de course, et saluait d’un jet d’écume les longues lames du libre océan.

— Bête que je suis, de n’avoir pas eu un pistolet sous la main ! s’écria Davis. Tant pis, nous voilà en mer avec un homme manquant, il n’y a rien à faire. Vous avez une bordée insuffisante, M. Hay.

— Je ne vois pas comment nous pourrons continuer, dit Herrick.

— Il le faut bien, dit le capitaine. J’en ai assez de Tahiti.

Ils se retournèrent d’instinct, l’un et l’autre, pour regarder en arrière. La belle île développait ses montagnes superposées ; à bâbord, Eimeo dressait ses clochetons déchiquetés ; et la goélette courait toujours vers le large.

— Et dire ! s’écria le capitaine avec un geste, dire qu’hier matin, j’ai dansé pour mon déjeuner comme un chien savant !

CHAPITRE V

LA CARGAISON DE CHAMPAGNE

Ils mirent le cap de façon à doubler Eimeo par le nord, et le capitaine s’installa dans la cabine avec une carte, une règle et un précis nautique.

— Est-demi-nord, dit-il, levant la tête de dessus son travail. M. Hay, il vous faudra veiller de près à l’estime[18] ; j’ai besoin de connaître chaque yard que nous faisons et la route exacte à un cheveu près. J’ai l’intention de couper tout droit à travers les Paumotous, ce qui ne manque pas d’être un peu chanceux. Or, si l’alizé du sud-est soufflait toujours du S.-E., ce qui n’est pas le cas, nous aurions chance de nous tenir à moins d’un quart de notre route. Mettons un quart. Ça fera juste l’affaire pour passer au vent de Fakarava. Oui, monsieur, c’est notre marche à suivre, si nous adoptons cette route. Elle nous fait traverser ce semis de petites îles à l’endroit le plus dégagé : vous voyez ? Et il montra le point où sa règle coupait le vaste labyrinthe de l’archipel Dangereux. — Je voudrais que la nuit soit tombée, car je pourrais prendre tout de suite la bonne direction ; nous perdons du temps et un peu de notre route est. Tant pis, nous ferons pour le mieux. Et si nous n’atteignons pas le Pérou, nous nous rabattrons sur l’Équateur. C’est pareil, je suppose. Mêmes dollars dépréciés, et aussi peu de questions posées. C’est vraiment une institution remarquable que le don[19] sud-américain.

Tahiti se trouvait déjà à une certaine distance en arrière, avec son Diadème couronnant un chaos de montagnes – Eimeo se rapprochait, bizarre silhouette noire sur la gloire vermeille du couchant, – lorsque le capitaine prit son point de départ des deux îles et fit mettre à la traîne le loch enregistreur.

Vingt minutes plus tard, Sally Day, qui lâchait sans cesse la roue pour inspecter la pendule de la cabine, annonça d’une voie aiguë : « Quatre coups »[20], et le coq se hâta d’apporter la soupe dans la cabine.

— Ma foi, je vais m’asseoir avec vous et manger un morceau, dit Davis à Herrick. Il fera noir quand j’aurai fini, et nous mettrons ce sabot à courir au plus près sur le Sud-Amérique.

Dans la cabine, au coin de la table située immédiatement sous la lampe, ils trouvèrent Huish en face d’une bouteille de champagne.

— Qu’est-ce que c’est ? Où avez-vous pris ça ? demanda le capitaine.

— C’est du pétillant, et je l’ai pris dans la cale arrière, si vous voulez savoir, répondit Huish, en vidant son gobelet.

— Je ne veux pas de ça ! s’écria Davis – et sa répugnance de marin marchand à puiser dans la cargaison était bizarrement déplacée à bord de ce bateau voilé. – Ces jeux-là n’ont jamais produit rien de bon.

— Pauvre chéri ! fit Huish. On croirait, à l’entendre, que nous sommes en règle ! Et dites un peu, vous avez gentiment arrangé les choses pour moi, n’est-ce pas ? Je dois aller sur le pont et gouverner tandis que vous deux vous installez à goinfrer, et dois porter un sobriquet, et il faut que je vous appelle « monsieur ». Eh bien, écoutez, la coterie, je veux avoir du pétillant à discrétion, ou ça ne biche plus. Je vous en avertis. Et vous savez fort bien que vous n’avez plus de vaisseau de guerre à qui faire des signaux, à présent.

Davis resta interdit.

— J’aurais donné cinquante dollars pour que cela ne fût pas arrivé, dit-il à mi-voix.

— Oui, mais c’est arrivé, voyez-vous, repartit Huish. Goûtez-en ; il est bougrement bon.

Le Rubicon fut franchi sans autre résistance. Le capitaine remplit son gobelet et but.

— Je voudrais que ce fût de la bière, soupira-t-il. Mais il n’y a pas à dire, c’est du vrai, et pas cher pour le prix. Allons, Huish, décanillez et prenez votre tour de roue.

La petite gouape avait marqué un point, et il était gai.

— Bon, bon, monsieur, dit-il.

Et il laissa les autres attablés.

— De la soupe aux pois ! s’exclama le capitaine. Du diantre si je croyais devoir jamais plus en goûter !

Herrick restait inerte et muet. Il lui était impossible après ces mois de cruelles privations, de résister à la volupté du fumet rude de ces nourritures marines fortement épicées. Et le désir du champagne le tenaillait. Il lui était non moins impossible, après cette scène entre Huish et le capitaine, de ne pas découvrir, avec une évidence brutale, dans quel abîme il était tombé. Il était un voleur parmi des voleurs. Il se le disait. Il ne pouvait toucher à la soupe. S’il avait fait un mouvement, c’eût été pour quitter la table, se jeter à la mer, et se noyer, – en honnête homme.

— Voyons, dit le capitaine, vous n’avez pas l’air bien, vieux camarade ; buvez une goutte de ceci.

Le champagne moussait et pétillait dans le gobelet ; il charmait les yeux par sa teinte claire et sa vive effervescence.

— Il est trop tard pour reculer, songea Herrick. Sa main saisit machinalement le gobelet ; il but avec un plaisir trop réel et inassouvi ; il vida le calice jusqu’à la dernière goutte, et le reposa sur la table.

— La vie a du bon, après tout ! s’écria-t-il, les yeux brillants. Je l’avais oublié. Oui, ceci même a son prix. Du vin, le manger, des habits secs – ma foi, cela vaut de mourir, cela vaut d’être pendu pour l’avoir. Capitaine, dites-moi donc pourquoi tous les pauvres ne se mettent pas voleurs de grands chemins ?

— Je n’en sais rien, dit le capitaine.

— Il faut qu’ils soient sacrément bons, lança Herrick. Cela me passe. Rappelez-vous cette calabousse ! Supposez que nous y soyons brusquement ramenés. – Il eut un frisson convulsif, et se cacha le visage entre ses mains crispées.

— Hé là ! qu’avez-vous donc ? cria le capitaine. Il n’obtient pas de réponse ; mais les épaules de Herrick ondulèrent à secouer la table. – Reprenez de ceci. Allons, buvez ceci, je vous l’ordonne. Ce n’est pas le moment de vous mettre à pleurer maintenant que vous êtes sorti de la forêt.

— Je ne pleure pas, dit Herrick, levant la tête et montrant ses yeux secs. C’est pis que des pleurs. C’est l’effroi causé par cette tombe à laquelle nous avons échappé.

— Allons, allons, avalez votre soupe ; cela vous remettra, dit Davis avec sollicitude. Je vous le disais bien que vous étiez à bout. Vous n’auriez pas tenu une semaine de plus.

— Voilà le terrible ! s’écria Herrick. Une semaine de plus et j’aurais assassiné pour un dollar. Mon Dieu ! Et je m’en rends compte ? Et je vis encore ? C’est un hideux cauchemar.

— Du calme, du calme ! Du calme avant tout, mon fils. Avalez cette soupe aux pois. Manger, voilà ce qu’il vous faut, dit Davis.

La soupe raffermit et apaisa les nerfs de Herrick ; un second verre de vin, puis un morceau de porc salé et une banane frite complétèrent l’œuvre de la soupe ; il lui fut à nouveau possible de regarder le capitaine en face.

— Je ne me croyais pas si épuisé, dit-il.

— Bah, dit Davis, vous avez été toute la journée ferme comme un roc ; après ce bout de lunch, vous allez vous retrouver de même.

— Oui. Me revoici à peu près d’aplomb, mais je fais un drôle de premier officier.

— Foutaise ! riposta le capitaine. Vous avez simplement à noter la route du navire, et à tenir votre ardoise au net à un demi-point près. Un enfant s’en tirerait, à plus forte raison un diplômé de l’université comme vous. La navigation, ce n’est rien du tout quand on y regarde de près. Et maintenant il faut aller voir. Prenez l’ardoise : nous commençons à marcher à l’estime.

La distance parcourue depuis le départ fut déchiffrée sur le loch à la lumière de l’habitacle, et consignée sur l’ardoise.

— Pare à virer, dit le capitaine. Donnez-moi la roue, Homme Blanc, et tenez-vous à l’écoute de grand-voile. Le palan de bout-dehors, M. Hay, s’il vous plaît, et puis sautez à l’avant vous occuper des focs.

— Bien monsieur, répondit Herrick.

— Tout est paré à l’avant ? interrogea Davis.

— Tout est paré, monsieur.

— La barre dessous toute ! cria le capitaine. Raidissez votre manœuvre quand nous loferons, commanda-t-il à Huish. Raidissez votre manœuvre, allez-y, ne vous empêtrez pas dans les cordages.

Un brusque coup de poing abattit Huish à plat sur le pont, et le capitaine se trouva à sa place.

— Ramassez-vous et maintenez la barre au vent toute ! hurla-t-il. Espèce d’animal empaillé, vous voulez donc vous faire tuer. Ramassez le foc, cria-t-il au bout d’un instant ; puis à Huish : Rendez-moi la roue, et voyez si vous pouvez lofer cette voile.

Mais Huish ne bougea pas. Il regardait Davis d’un air menaçant.

— Savez-vous que vous m’avez frappé ? dit-il.

— Savez-vous bien que je vous ai sauvé la vie ? répliqua l’autre, sans daigner lui porter le moindre regard, mais, d’un coup d’œil, passant du compas aux voiles. — Où seriez-vous, si ce gui vous avait attrapé et coincé dans la manœuvre ? Non, monsieur, on n’a plus besoin de vous à la grand-voile. Les ports de mer sont pleins d’hommes de grand-voile : ils se traînent sur une quille, mon fils, ceux qui sont encore vivants, et les autres sont morts. (Serrez votre palan de bout-dehors, M. Hay.) Ah, je vous ai frappé, vraiment ? Eh bien, c’est heureux pour vous.

— Soit, dit lentement Huish. Je suppose qu’il y a du vrai dans ce que vous dites. Du moins je l’espère.

Il tourna le dos au capitaine avec ostentation et entra dans le carré, où l’explosion d’un bouchon de champagne prouva bientôt qu’il soignait son lard.

Herrick rejoignit le capitaine à l’arrière.

— Quelle route faisons-nous à présent ? interrogea-t-il.

— Est-nord-est-demi-est, dit Davis. C’est à peu près le mieux qu’on puisse espérer.

— Qu’est-ce que vont dire les hommes ? fit Herrick.

— Oh, ils ne réfléchissent jamais. Ils ne sont pas payés pour ça, dit le capitaine.

— Il s’est passé quelque chose, n’est-ce pas, entre vous et… Herrick s’arrêta.

— C’est une sale petite bête, et qui mord, répondit le capitaine, en hochant la tête. Mais aussi longtemps que vous et moi nous tenons ensemble, ça n’a pas d’importance.

Herrick se coucha dans la drome au vent ; la nuit était pure, le roulis du bateau le berçait ; il était appesanti par son premier repas copieux après une si longue période de famine. Il fut réveillé d’un profond sommeil par la voix de Davis qui annonçait : « Huit coups ! »[21]

Il se leva tout engourdi et se dirigea vers l’arrière, où le capitaine lui passa la roue.

— Au plus près du vent, dit le chef. Il arrive un peu par bouffées ; s’il en vient une plus forte, appuyez au vent le plus possible, mais portez toujours plein.

Il fit quelque pas vers le rouf, s’arrêta, et héla le gaillard d’avant.

— Avez-vous quelque chose qui ressemble à un accordéon, vous autres ? dit-il. Ah ! vous êtes un brave, Oncle Ned. Amenez-le à l’arrière, voulez-vous ?

La goélette gouvernait sans peine ; et Herrick, surveillant les voiles toutes blanches de lune, était accablé de somnolence. Une sèche détonation provenant de la cabine le fit sursauter : on débouchait une troisième bouteille. Il se souvint du Sea Ranger et du groupe des Quatorze Îles. Puis les accents de l’accordéon se firent entendre, avec la voix du capitaine :

 

Ô délice, avec nos poches pleines d’argent,

Nous nous trot’, trot’, trot’, nous nous trotterons sur le quai.

Et je danserai avec Kate et Tom dansera avec Sali.

Quand nous serons revenus du Sud-Amérique.

 

Et cela continuait sur le même air joyeux. La bordée en bas vint écouter à la porte du poste ; l’on voyait au clair de lune Oncle Ned dodeliner la tête en mesure ; et Herrick, oubliant ses inquiétudes, souriait à la roue. Les chansons se succédaient ; un nouveau bouchon explosa ; des voix s’élevèrent, comme si les deux hommes du carré se disputaient ; puis le calme se rétablit ; et ce fut alors la voix de Huish qui entonna, accompagnée par le capitaine :

 

Montons en ballon, garçons,

Montons en ballon,

Tout là-haut jusqu’aux étoiles

Et autour de la lune.

 

Une nausée envahit Herrick à son gouvernail. Il se demanda pourquoi cet air, ces paroles (qui ne manquaient cependant pas de brio), la voix et l’accent du chanteur, conspiraient à lui faire grincer la cervelle comme une lime sur les dents. Son cœur se soulevait à l’idée de ses deux collègues noyant leur raison dans du vin volé, se querellant, hoquetant et bambochant, alors que les portes d’une geôle s’ouvriraient pour eux dans un avenir prochain. – « Aurais-je vendu mon honneur pour rien ? » songeait-il ; et une flambée de rage et de décision monta en lui – rage contre ses camarades – décision de mener cette affaire à bonne fin comme elle devait l’être ; de retirer au moins le bénéfice de sa honte, puisque celle-ci était à présent irrévocable ; et de rentrer chez lui, chez lui du Sud-Amérique – comment donc était la chanson ? – « avec ses poches pleines d’argent ».

 

Ô délice, avec nos poches pleines d’argent,

Nous nous trot’, trot’, trot’, nous nous trotterons sur le quai.

 

Ces paroles l’obsédaient ; et le mirage prit une forme visible, le quai surgit devant lui, et il le reconnut à la clarté des réverbères, le quai de la Tamise, et il vit les lumières du pont de Battersea enjamber le morne fleuve. Durant tout le reste de son quart, il demeura en proie aux visions du passé. Toujours il était resté fidèle à l’aimée, bien qu’il pensât peu à elle. Dans le malheur croissant de sa vie, elle était devenue plus lointaine, comme la lune dans un brouillard. La lettre d’adieu, l’espoir déshonorant qui l’avait saisi et corrompu dans sa détresse, le changement de milieu, la mer, la nuit et la musique – tout cela l’émouvait jusqu’au tréfonds de son être. « Je veux la retrouver, songea-t-il, en serrant les dents. Bon ou mauvais, qu’importe le moyen, si je la retrouve ? »

— Quatre coups[22], camarade. Je crois être quatre coups.

Ces mots prononcés par Oncle Ned le rappelèrent à la réalité.

— Voyez la pendule, Oncle, dit-il. Car il ne voulait pas y regarder lui-même, par dégoût des ivrognes.

— Lui passé, camarade, répéta le Hawaïen.

— Tant mieux pour vous, Oncle.

Et il lui remit la roue, en lui communiquant les instructions.

Il fit quelques pas vers l’avant, et se rappela l’estime à noter. « Où était le cap ? » se demanda-t-il ; et il rougit jusqu’aux cheveux. Il n’avait pas fait l’observation ou l’avait oubliée ; c’était bien là son éternelle impéritie : il lui faudrait remplir son ardoise à peu près. « Plus jamais ! se promit-il en une fureur muette ; que ce soit la dernière fois. Ce ne sera pas ma faute si cette entreprise avorte. » Et pendant toute la durée du quart, il resta auprès d’Oncle Ned, et lut les indications du compas mieux que jamais peut-être il n’avait lu une lettre de sa fiancée.

Cependant – et cela aiguisait encore son attention – les chants, les éclats de voix, les rires grossiers et, de temps à autre, la détonation d’un bouchon, lui arrivaient de l’intérieur du rouf ; et à minuit, quand la bordée de tribord fut relevée, Huish et le capitaine apparurent sur le gaillard d’arrière, le visage enluminé et la démarche mal assurée, le premier nanti d’une bouteille, le second portant deux gobelets de fer-blanc. Herrick passa devant eux sans un mot. Ils l’interpellèrent, la langue pâteuse ; il ne répondit pas, ils le traitèrent d’imbécile, il ne parut pas entendre, bien que ses entrailles frémissent de dégoût et de rage. Il ferma derrière lui la porte du rouf, et se laissa tomber sur un caisson de la cabine – non pour dormir, pensait-il, mais seulement pour réfléchir et se désespérer. Néanmoins, il ne s’était pas retourné deux fois sur sa couche incommode qu’une voix d’ivrogne lui braillait aux oreilles qu’il était temps de remonter sur le pont et de faire son quart du matin.

La première soirée servit de modèle aux suivantes. Il fallait, chaque vingt-quatre heures, au moins deux caisses de champagne, dont la presque totalité était bue par Huish et le capitaine. Huish semblait dans son élément : jamais il n’était de sang-froid, mais jamais non plus entièrement ivre ; la nourriture et l’air de la mer l’eurent vite guéri de son mal, et il commençait à prendre de l’embonpoint. Mais ces excès étaient moins favorables à Davis. Dans cet homme avachi et débraillé, qui restait toute la journée étendu à boire et à lire des romans ; dans cet insensé qui transformait le quart du soir en orgie publique sur le gaillard d’arrière, on ne reconnaissait plus le robuste marin des grand-routes de Papeete. Avant de prendre la hauteur du soleil, il se tenait encore, et il griffonnait ses calculs en bâillant ; mais dès l’instant où il avait remis sa carte en place, toutes ses heures étaient consacrées à sa passion tyrannique ou à un sommeil bestial. S’il négligeait tous ses autres devoirs, il reportait sur les questions de table les sévérités de la discipline. À tout moment, Herrick entendait appeler le coq à l’arrière, et il le voyait accourir avec de nouvelles boîtes de conserves, ou remporter un repas condamné en bloc. Et plus le capitaine s’adonnait à la boisson, plus son palais acquérait de délicatesse. Une fois, dans la matinée, il fit arrimer sur la lisse une chaise suspendue, ne garda que son pantalon, et descendit à l’extérieur du navire avec un pot de couleur. « Je n’aime pas la façon dont cette goélette est peinte, dit-il, et je vais changer son nom. » Mais il en eut assez au bout d’une demi-heure, et la goélette poursuivit son chemin avec un placard de couleur disparate à l’arrière, et le mot Farallone en partie effacé et en partie lisible. Il refusait de prendre le quart de jour ou celui de minuit à quatre heures. Le temps était beau, disait-il, la navigation aisée, et il ajoutait, gouailleur : « Qui donc a jamais entendu parler d’un capitaine prenant son quart en personne ? » Quant à l’estime que Herrick persistait à noter, il n’y prêtait pas la moindre attention et refusait tout conseil.

— Qu’avons-nous besoin d’estime ? ricanait-il. Comme si le soleil ne nous suffisait pas ?

— Il peut être caché, objecta Herrick. Et vous m’avez dit vous-même que vous n’étiez pas sûr du chronomètre.

— Oh ! rien ne cloche au chronomètre ! riposta Davis.

— Vous m’obligeriez pourtant, capitaine, dit Herrick avec roideur. Je tiens à ce relevé d’estime, qui fait partie de mes devoirs ; j’ignore la correction à apporter pour le courant, et je ne sais comment m’y prendre. Je suis très inexpérimenté, et je vous prie de m’aider.

— Ne décourageons pas un officier zélé, dit le capitaine, déroulant sa carte à nouveau, car Herrick l’avait surpris durant son heure quotidienne de travail, alors qu’il avait encore une parcelle de sang-froid. – Tenez, voyez vous-même : à peu près entre ouest et ouest-nord-ouest, et de cinq à vingt-cinq milles environ. Voilà ce que dit la carte de l’Amirauté ; vous ne prétendez pas, j’imagine, en savoir plus long que ces messieurs vos compatriotes ?

— J’essaie de faire mon devoir, capitaine Brown, dit Herrick en rougissant très fort, et j’ai l’honneur de vous informer que je n’aime pas qu’on se moque de moi.

— Que me voulez-vous donc, nom de tonnerre ? hurla Davis. Allez surveiller ce sacré sillage. Puisque vous essayez de faire votre devoir, c’est là que vous devriez être. Ce n’est pas à moi, je suppose, d’aller pencher ma tête par-dessus le croupion du bateau ? Je suppose que c’est à vous. Et je vais vous dire une chose, mon beau mirliflore, c’est que je vous prierai de ne pas venir me faire la leçon. Vous êtes un insolent, et cela ne me va pas du tout. Ne m’encombrez pas davantage, monsieur Herrick, Esquire.

Herrick déchira ses papiers, les jeta à terre, et sortit de la cabine.

— Il commence à nous faire bougrement suer, dites donc, ricana Huish.

— Il se croit trop au-dessus des copains, c’est là ce qui tracasse Herrick, Esquire, ragea le capitaine. Il croit que je ne le vois pas venir avec tout son battage. Ah, il ne veut pas rester avec nous, vraiment ? Il ne veut pas dire un mot de politesse ? Je traiterai ce fils de garce comme il le mérite. Pardieu, Huish, je lui ferai voir si John Davis ne le vaut pas.

— Doucement avec les noms, cap’, dit Huish, qui gardait toujours le plus de sang-froid. Doucement, il y a des pavés, mon petit.

— C’est juste, je ferai attention. Vous êtes un bon type, Huish. Je ne vous gobais pas au début, mais je vois que vous êtes comme il faut. Débouchons encore une bouteille.

Et ce jour-là, peut-être altéré par la querelle, il but plus que de coutume, et dès quatre heures il gisait inerte sur le caisson.

Herrick et Huish soupèrent séparément l’un après l’autre, en face de cet homme congestionné et ronflant. Et si sa vue coupa l’appétit à Herrick, la solitude pesa tellement au commis que, sitôt levé de table, celui-ci allait quémander les bonnes grâces de son ancien camarade.

Herrick était à la roue quand Huish s’approcha de lui et vint s’accouder familièrement sur l’habitacle.

— Dites donc, mon vieux, fit-il, ce serait à croire que nous ne sommes plus des poteaux, vous et moi.

En silence, Herrick fit tourner sa roue d’un rayon ou deux ; ses yeux, allant de l’aiguille aimantée au lof de la grand-voile, rencontrèrent l’individu sans lui accorder d’attention. Mais Huish se sentait par trop seul, chose qu’il supportait mal, faute de ressources morales. La perspective d’un tête-à-tête avec Herrick, à ce degré de leurs relations, offrait de réels attraits à un individu de sa condition. La boisson, d’ailleurs, qui aiguise la sensibilité chez certains, émoussait celle de Huish. Et il eût presque fallu le battre pour lui faire abandonner son dessein.

— De la belle ouvrage, hein ? reprit-il. Davis exagère un peu. Je dois dire que vous l’avez attrapé numéro un, ce matin. Il l’a trouvée mauvaise ; et j’en ai entendu, après votre départ. Je lui dis : « Voyons, c’est vrai aussi qu’il faut prendre garde à la casse. Herrick a raison, vous le savez. Ne le découragez pas », que je dis. – « Huish, qu’il dit, si vous ne fermez pas tout de suite votre boîte, je vous flanque mon poing à travers la figure. » Dites, Herrick, qu’est-ce que je pouvais faire ? Mais je vous le confie, à vous, je n’aime pas du tout ça. Ça me fait l’effet de ressembler trop au Sea Ranger, encore une fois.

Herrick se taisait toujours.

— N’entendez-vous pas ce que je dis ? demanda Huish, aigrement. Vous n’êtes pas gentil, savez-vous bien ?

— Éloignez-vous de cet habitacle, dit Herrick.

Le commis lui lança un long regard chargé de menace ; il parut se ramasser sur lui-même comme un serpent prêt à s’élancer ; puis il tourna les talons et rentra dans la cabine déboucher une bouteille de champagne. Quand on appela huit coups, il dormait sur le parquet à côté du capitaine sur son caisson, et de toute la bordée de tribord, Sally Day fut le seul à venir à l’ordre. Le second lui offrit de prendre le quart avec lui, pour laisser reposer Oncle Ned. Cela lui eût fait douze heures de pont, et probablement seize, mais, par ce beau temps, rien ne l’eût empêché de dormir entre ses tours de barre, pourvu qu’on le réveillât à la moindre apparence de grain. Là-dessus, il pouvait se fier aux hommes, car entre eux et lui s’était créée une étroite intimité. Avec Oncle Ned, il avait de longs entretiens nocturnes, et le vieil homme lui racontait la simple et rude histoire de son exil, de ses souffrances et des injustices souffertes parmi les Blancs cruels.

Lorsque Herrick prenait ses repas seul, le coq lui servait des friandises inattendues et quelquefois peu appétissantes, qu’il s’efforçait de manger. Et un jour qu’il était à l’avant, il eut la surprise de sentir une main lui caresser l’épaule, et d’entendre la voix de Sally Day lui roucouler à l’oreille : « Vous homme bon ! » Il se retourna et, avec un sanglot étouffé, serra les mains du Noir. Ces hommes étaient affectueux, et d’une gaieté puérile. Le dimanche, chacun apportait sa bible distincte – car ils étaient tous de langue étrangère même les uns aux autres, et Sally Day communiquait en anglais seulement avec ses camarades – et chacun lisait ou faisait semblant de lire son chapitre. Oncle Ned chaussait son nez de besicles ; et tous en chœur chantaient des hymnes de missions. Cette conduite des insulaires était un reproche vivant pour les Blancs du Farallone. Herrick se sentait plein de honte à considérer l’entreprise où il participait, et à voir ces pauvres âmes – et jusqu’à Sally Day, ce fils de cannibales, et, selon toute vraisemblance, cannibale lui-même – si attachés à ce qu’ils connaissaient du bien. Le fait qu’il jouissait de la faveur de ces innocents aveuglait parfois sa conscience, et il était alors tenté de se qualifier, avec Sally Day, d’homme bon. Unanimement, l’équipage protesta ; avant que Herrick pût se rendre compte de leurs intentions, le coq fut réveillé et vint s’offrir de son plein gré ; tous les hommes se pressaient autour de leur second avec des protestations amicales, le conjurant de se coucher et de prendre sans inquiétude son repos habituel.

— Il dire vous vrai, fit Oncle Ned. Vous dormir. Chaque homme ici il fera tout bien. Chaque homme il aimer vous très beaucoup.

Herrick résista encore, puis céda : il balbutia quelques phrases de banal remerciement, et alla s’accoter à la paroi du rouf, luttant contre son émotion.

Oncle Ned, qui l’avait suivi, le supplia de se coucher.

— Ce n’est pas la peine, Oncle Ned, répliqua-t-il. Je ne pourrais pas dormir. Je suis trop bouleversé par votre bonté.

— Ah ! ne m’appelez plus Oncle Ned ! s’écria le vieil homme. Non ! mon nom. Mon nom Tavîta[23], tout comme Tavîta, roi d’Israël. Pourquoi il appeler cela Hawaï ? Je croire il savoir rien – tout comme Wiseman.

C’était la première fois que Herrick entendait prononcer le nom du défunt capitaine, et il saisit l’occasion. J’épargne au lecteur le baroque charabia d’Oncle Ned, pour résumer son récit moins confusément. Le navire avait à peine franchi la Porte d’Or[24], que le capitaine et le second inauguraient leur carrière d’ivrognerie, que leur maladie même ne put enrayer, et à laquelle leur mort seule vint mettre fin. Durant des jours et des semaines ils n’avaient rencontré ni terre ni bateau ; et se voyant perdus en pleine mer avec leurs chefs déments, les indigènes avaient connu des terreurs sans bornes.

À la fin ils découvrirent une île basse, dont ils s’approchèrent ; et Wiseman et Wishart allèrent à terre avec le canot.

Il y avait un grand village, un très beau village, et beaucoup de Canaques en cet endroit ; mais tous très sérieux ; et de divers côtés, provenant de l’intérieur des cases, Tavîta ouït s’élever des lamentations funèbres. « Je pas savoir parler cette île, dit-il. Je savoir entendre lui pleurer. Je penser : Ho ! très beaucoup gens mourir ici. » Mais pour Wiseman et Wishart ces ululements sauvages ne signifiaient rien. Bourrés de mangeaille et de boisson, ils s’amusaient sans scrupule, embrassaient les filles qui n’avaient pas la force de leur résister, reprenaient en chœur et accompagnaient de leurs voix d’ivrognes la plainte mortuaire, et pour finir (sur un geste qu’ils crurent être une invitation) ils pénétrèrent sous le toit d’une case où un grand concours de peuple était assis en silence.

Ils se penchèrent sous les auvents du toit avec des rires amusés ; une minute après ils ressortaient avec des figures à l’envers et des langues muettes ; et quand on s’écarta pour leur livrer passage, Tavîta put voir, dans l’ombre dense de la case, l’agonisant qui soulevait de sa natte un visage tout défiguré par le mal. Les deux tragiques plaisantins s’enfuirent droit au canot, criant à Tavîta de se dépêcher ; ils regagnèrent le bord à toute vitesse d’avirons, levèrent l’ancre et couvrirent de toile le bâtiment, à grands renforts de coups et de blasphèmes, et reprirent la mer encore une fois – et encore une fois ivres – avant le coucher du soleil. Huit jours plus tard, le dernier des deux était confié à l’abîme. Herrick demanda à Tavîta quelle était cette île, et le Noir répondit qu’à ce qu’il avait pu comprendre, ce devait être une des Paumotous. La chose était d’ailleurs probable car l’archipel Dangereux avait été, au cours de l’année, balayé du nord au sud par une calamiteuse petite vérole ; toutefois Herrick trouvait bizarre cet itinéraire pour gagner Sydney. Mais il songea qu’ils buvaient. Il interrogea :

— N’ont-ils pas été surpris de rencontrer cette île ?

— Wiseman il dire : Où diable sommes-nous ?

— Oui, c’est bien cela, dit Herrick. Ils ne devaient pas savoir où ils se trouvaient.

— Je croire aussi, dit Oncle Ned. Je croire pas savoir. Celui-ci plus meilleur, ajouta-t-il, désignant le carré où ronflait le capitaine ivre : Lui relever le soleil chaque jour.

Ce dernier trait compléta l’idée que se faisait Herrick de la vie et de la mort de ses deux prédécesseurs ; de leur abrutissement abject et prolongé, pendant qu’ils naviguaient sans savoir où, pour la dernière fois.

Il ne croyait que vaguement et par boutades à une vie future ; la pensée qu’elle recelât un châtiment le faisait rire ; et malgré tout, la fin de ces brutes le terrifiait. L’évocation d’un tel tableau lui donnait la nausée ; et le comparant au drame dont il était un des acteurs, et songeant à la malédiction qui planait sur la goélette, un effroi quasi superstitieux s’abattit sur lui. Et cependant, chose singulière, il ne faiblit pas. Lui qui avait fait preuve d’incapacité dans tous les domaines, placé aujourd’hui dans cette fausse position, empêtré de devoirs qu’il ne comprenait pas, sans aide et pour ainsi dire sans soutien, il avait jusqu’ici dépassé toute attente ; et même les honteux débordements et les révoltantes révélations de cette nuit paraissaient le raffermir et l’encourager.

Il avait vendu son honneur ; il se jura que ce ne serait pas en vain : « Ce ne sera pas ma faute si cette entreprise avorte », se répéta-t-il. Et dans son for intérieur il s’étonna de son énergie. Une exaspération constante le soutenait, sans doute ; et sans doute aussi, l’idée du suprême enjeu, des vaisseaux brûlés, de toutes les portes fermées sauf une, idée qui stimule tellement la simple faiblesse, et qui déprime si mortellement la pure lâcheté.

Durant quelque temps, d’ailleurs, le voyage fut heureux. On reconnut Fakarava, au cours d’une bordée ; et comme le vent se maintenait des régions sud et soufflait frais, on passa entre Ranaka et Ratiu, et on courut plusieurs jours est-nord-est-demi-nord sous le vent de Takume et de Honden, sans y relâcher. Vers 14° sud et entre 134° et 135° ouest, un calme survint bien que la mer fût assez grosse. Le capitaine refusa de carguer sa voilure, la barre fut amarrée, sans surveillance, et le Farallone roula bruyamment pendant trois jours, presque sur place, selon les observations. Le matin du quatrième jour, un peu avant l’aube, une brise se leva, qui fraîchit rapidement. Le capitaine avait beaucoup bu dans la nuit ; il était loin d’être de sang-froid lorsqu’on le réveilla : et quand il monta enfin sur le pont vers huit heures et demie, il avait évidemment bu déjà beaucoup au déjeuner. Herrick évita son regard ; et il céda le pont sans révolte à cet homme ivre plus qu’à moitié.

D’après les ordres lancés par le capitaine et le chant rythmique des hommes à la manœuvre, qui lui parvenaient dans le rouf, il comprit que l’on couvrait le navire de toile ; et laissant là son déjeuner, il regagna le pont. La misaine et les focs étaient déjà établis, et les deux bordées et même le coq s’occupaient de larguer la trinquette. Le Farallone n’était déjà que trop chargé ; des nuages bas et sombres filaient rapidement dans le ciel, et du côté du vent accourait la menace d’un grain toujours plus étendu et plus noir.

La peur empoigna Herrick aux entrailles. Il vit la mort proche ; et sinon la mort, la perte assurée. Car si le Farallone survivait à ce grain, il serait à coup sûr démâté, ce qui mettait fin à leur entreprise et les tenait prisonniers sur ce navire témoin de leur crime. La grandeur du péril et de son inquiétude le rendaient muet. Orgueil, fureur et honte se débattaient sans issue dans son âme ; et il serra les mâchoires et se croisa les bras.

Le capitaine se tenait dans la baleinière, au vent, hurlant des ordres et des injures, les yeux vitreux, le visage congestionné, une bouteille sur les genoux, dans la main un verre à moitié vide. Il tournait le dos à la bourrasque, et s’absorba tout d’abord dans la manœuvre de la voile. Celle-ci terminée, quand le large trapèze de toile se mit à tirer, abaissant au niveau de l’écume la lisse sous le vent du Farallone, il eut un éclat de rire stupide, vida son verre et s’étendit sur le dos parmi le désordre de la baleinière, d’où il tira un roman tout froissé.

Herrick le considérait, et son indignation s’échauffa au rouge. Il jeta un coup d’œil dans la direction de la tempête qui blanchissait déjà la mer, tout proche, et annonçait sa venue par un sinistre bruissement caractéristique. Il regarda l’homme de barre, cramponné aux manettes et la face bleue de terreur. Il vit les hommes courir à leurs postes sans commandement. Alors il lui sembla que quelque chose se rompait dans son crâne ; et l’accès de colère, si longtemps réprimé, et si longtemps remâché en secret, éclata soudain et le secoua comme une voile. Il marcha droit au capitaine et abattit brusquement sa main sur l’épaule de l’ivrogne.

— Brute ! prononça-t-il, d’une voix vibrante, regardez derrière vous !

— Qu’est-ce que c’est ? cria Davis, se dressant dans la baleinière et renversant le champagne.

— Vous avez perdu le Sea Ranger pour vous être enivré stupidement, dit Herrick. Cette fois-ci, vous allez perdre le Farallone. Vous allez vous noyer de la même façon que vous en avez noyé d’autres, et vous faire damner. Et votre fille traînera les rues, et vos fils deviendront des voleurs comme leur père.

À ces mots, le capitaine pâlit.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il, regardant Herrick d’un œil hagard, comme il eût fait un spectre ; mon Dieu, Herrick !

— Regardez donc derrière vous ! réitéra l’autre, en le secouant.

Le misérable, déjà presque dégrisé, obéit, et se dressa d’un bond. « En bas la trinquette ! » beugla-t-il. Les hommes attendaient l’ordre anxieusement, et la vaste toile descendit d’un coup et tomba à demi par-dessus bord dans l’écume galopante. « Aux drisses de foc ! Ne vous occupez pas de la trinquette ! » reprit-il.

Mais il n’avait pas fini que la bourrasque hurlante s’abattait, dense amalgame de vent et de pluie, sur le Farallone, qui s’inclina sous le choc et resta sans se relever, inerte. Du cerveau de Herrick la raison avait fui ; il s’agrippa aux haubans, éperdu : il en avait fini avec la vie et il triomphait de la délivrance ; il triomphait des hurlements fous du vent et de la ruée suffocante de la pluie ; il triomphait de mourir ainsi, dans ce tumulte des éléments. Et cependant, au milieu du pont et de l’eau jusqu’aux genoux, – tant la goélette donnait de la bande – le capitaine hachait la misaine avec son couteau de poche. C’était une question de secondes, car le Farallone s’emplissait à chaque retombée des lames. Mais la main du capitaine fut plus prompte ; le gui de misaine arracha les derniers lés de la voile et retomba sous le vent ; le Farallone bondit dans le vent et se redressa ; et en même temps les drisses de pic et de mât, qui étaient déjà larguées, commencèrent à courir.

Dix minutes encore, le bâtiment poursuivit sa course sous l’impulsion de la tempête ; mais le capitaine était à présent maître de lui-même et de son navire, et tout danger était écarté. Et alors, prompt comme un changement à vue de théâtre, le grain fut passé, le vent se réduisit à une légère brise, le soleil resplendit à nouveau sur la goélette délabrée ; et le capitaine, après avoir assuré le gui de misaine et mis deux hommes à la pompe, regagna l’arrière, dégrisé, un peu pâle, avec entre les dents le même bout de cigare détrempé qu’il fumait à la venue du grain. Herrick le suivit ; il se rappelait à peine la violence de son emportement ; mais il prévoyait la scène qui devait suivre, et il était impatient et même désireux de l’affronter.

Le capitaine, faisant demi-tour à l’extrémité du rouf, le rencontra nez à nez, et détourna les yeux.

— Nous avons perdu les deux focs et la trinquette, dit-il précipitamment. Bonne affaire, que nous n’ayons pas perdu de mât. C’est votre avis, je suppose, que nous ne nous en portons pas plus mal sans ces loques.

— Ce n’est pas à cela que je pense, dit Herrick, d’une voix étrangement calme, qui néanmoins porta le trouble dans l’âme du capitaine.

— Je le sais, protesta-t-il, en levant la main. Je sais à quoi vous pensez. Inutile de le dire maintenant. Je suis de sang-froid.

— Il faut tout de même que je le dise, répliqua Herrick.

— Arrêtez, Herrick, vous en avez dit assez, reprit Davis. Vous avez dit ce que je ne supporterais de nul homme vivant autre que vous ; mais je sais que c’était vrai.

— Il faut que je vous dise, capitaine Brown, continua Herrick, que je donne ma démission de second. Vous pouvez me mettre aux fers ou m’envoyer une balle dans la peau, comme vous voudrez ; je n’opposerai pas de résistance, mais je refuse désormais de vous aider ou de vous obéir, et je vous engage à mettre M. Huish à ma place. Il fera le digne second d’un capitaine comme vous, monsieur.

Il sourit, s’inclina, et fit demi-tour pour gagner l’avant.

— Où allez-vous, Herrick ? cria le capitaine, le retenant par l’épaule.

— Loger à l’avant avec les hommes, monsieur, répondit Herrick, avec le même sourire haineux. Je suis resté trop longtemps ici à l’arrière avec vous… les gentlemen.

— Vous avez tort, cette fois, Herrick, dit Davis. Ne me jugez pas trop vite ; il n’y a rien qui cloche à part la boisson : c’est la vieille histoire, l’ami ! Attendez que je sois dégrisé une bonne fois, et vous verrez.

— Excusez-moi, je ne tiens pas à en savoir davantage sur vous, dit Herrick.

Le capitaine poussa un profond soupir.

— Savez-vous ce que vous avez dit au sujet de mes enfants ?

— Par cœur. Désirez-vous par hasard que je vous le répète ?

— Non, non ! s’écria le capitaine, en se bouchant les oreilles. Ne m’obligez pas à tuer quelqu’un que j’estime ! Herrick, si vous me voyez encore porter un verre à mes lèvres tant que nous serons en mer, je vous autorise à m’envoyer une balle dans la tête ; je vous prie même de le faire ! Vous êtes le seul à bord qui valiez quelque chose ; croyez-vous que je ne le sache pas ? croyez-vous que je sois jamais revenu sur mon opinion à votre égard ? J’ai toujours su que vous étiez dans le vrai – ivre ou non, je le savais. Que vous faut-il ? un serment ? L’ami, vous êtes assez malin pour voir que ce que je vous dis ici est ma plus sûre garantie.

— Voulez-vous dire qu’on ne boira plus ? demanda Herrick. Ni vous ni Huish ? que vous n’allez pas continuer à voler mes bénéfices en buvant ce champagne que j’ai payé de mon honneur ? et que vous remplirez vos devoirs, ferez vos quarts, et prendrez votre part de travail sur ce bateau, au lieu de le laisser tout entier sur les bras d’un terrien, et de faire ainsi de vous un objet de risée pour des matelots indigènes ? Est-ce cela que vous voulez dire ? Si oui, ayez la bonté de l’affirmer catégoriquement.

— Vous présentez les choses sous un jour difficile à admettre par un gentleman, dit le capitaine. Vous ne voudriez pas me faire avouer que j’ai honte de moi ? Ayez confiance encore cette fois-ci, je m’en tirerai proprement, et voici ma main qui en répond.

— Soit, je ferai l’expérience. Mais si je suis encore déçu…

— Mais non ! interrompit Davis. Plus à présent, mon vieux ! Assez parlé. Vous avez la langue acerbe quand vous vous y mettez, Herrick. Estimez-vous heureux que nous soyons amis de nouveau, comme autrefois ; et n’appuyez pas sur les endroits sensibles ; vous ne vous en repentirez pas, croyez-moi. Nous avons vu la mort de bien près aujourd’hui – ne dites pas à qui la faute ! – et l’enfer aussi, je suppose. Nous sommes bien mal partis dans la vie tous les deux, et il nous faut avoir une indulgence réciproque.

Il divaguait ; mais ce n’était peut-être pas sans motif, soit qu’il battît le buisson par crainte d’une communication qu’il n’osait faire, ou soit simplement qu’il parlât pour retarder plus longtemps ce que Herrick allait dire. Mais Herrick avait lâché son venin ; il était doux de caractère, et, content de sa victoire, il était envahi de pitié. Par quelques phrases apaisantes, il voulut clore l’entretien, et proposa au capitaine d’aller changer de vêtements.

— Pas tout de suite, Herrick, dit Davis. Il y a encore une chose que je dois vous dire auparavant. Vous vous rappelez l’allusion que vous avez faite à propos de mes enfants ? Je veux vous dire pourquoi cela m’a fait tant de mal ; j’ai idée que vous le regretterez, vous aussi. Cela concerne ma petite Ada. Vous n’auriez pas dû dire cela… mais c’est vrai, je sais que vous ne saviez pas. Elle… elle est morte, voyez-vous.

— Hé quoi, Davis ! s’écria Herrick. Vous m’avez répété plus de dix fois qu’elle était vivante ! Réfléchissez, l’ami ! Ce doit être la boisson.

— Non, monsieur ! dit Davis. Elle est morte. Morte d’une maladie d’intestins. J’étais alors parti sur le brick Orégon. Elle est enterrée à Portland, Maine. « Ada, âgée de cinq ans, fille unique du capitaine John Davis et de Maria sa femme. » J’avais une poupée pour elle à bord. Je n’ai jamais ôté le papier de cette poupée. Herrick ; elle a coulé telle quelle avec le Sea Ranger, le jour où je me suis damné.

Le capitaine tenait les yeux fixés sur l’horizon, il parlait d’une voix à peine perceptible, mais avec le plus grand calme ; et Herrick le considérait avec une sorte d’effroi.

— N’allez pas croire non plus que je sois fou, reprit Davis. J’ai l’entier usage de ma raison. Mais je suis malheureux comme un enfant ; et je joue une sorte de jeu d’enfant. Je n’ai jamais pu me faire à la vérité brutale, voyez-vous ; aussi je fais semblant. Et je vous le dis carrément, dès que nous aurons fini de parler, je me remettrai à faire semblant. Vous voyez tout de même qu’elle ne peut traîner les rues. Pas plus qu’on ne saurait la faire revivre ou ravoir cette poupée.

Herrick posa une main frémissante sur l’épaule du capitaine.

— Pas ça ! cria Davis, en évitant le contact. Ne voyez-vous pas que je n’en puis plus ? Allons, n’est-ce pas, c’est entendu, mon vieux, vous pouvez avoir toute confiance en moi. Allons mettre des habits secs.

Ils pénétrèrent dans le carré, où Huish était agenouillé, en train d’ouvrir une caisse de champagne.

— Halte-là cria le capitaine. En voilà assez. On ne boira plus sur ce navire.

— Mis de la société de tempérance ? fit Huish. Je veux bien. Il commençait à être temps, hein ? Bougrement failli perdre un deuxième navire, il me semble.

Il tira une bouteille et se mit tranquillement à faire sauter le fil de fer avec la pointe d’un tire-bouchon.

— M’entendez-vous ? cria Davis.

— Je crois bien. Vous parlez assez haut, dit Huish. L’inconvénient est que je m’en fiche.

Herrick tira le capitaine par la manche :

— Laissons-le faire à cette heure, dit-il. Nous avons obtenu ce matin tout ce qu’on peut désirer.

— Soit, dit le capitaine. Laissons-le profiter de son reste.

Le fil de fer était alors détaché, la ficelle fut coupée, la coiffe de papier doré arrachée ; et Huish resta, le gobelet en main, à attendre l’explosion habituelle. Elle ne vint pas. Il souleva le bouchon, du pouce ; toujours sans résultat. Enfin il prit le tire-bouchon et fit effort. Le bouchon sortit tout doucement et presque sans bruit.

— Hallo ! dit Huish. C’est une mauvaise bouteille.

Il versa dans le gobelet un peu de vin : le vin était incolore et inerte. Il le flaira et le goûta.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? fit-il. C’est de l’eau.

Si une fanfare de trompettes avait éclaté à l’improviste à l’entour de ce navire en pleine mer, les trois hommes du carré n’eussent pas été plus abasourdis que par cet accident. Le gobelet passa de main en main : chacun en prit une gorgée, chacun le renifla ; chacun attacha sur la bouteille resplendissante de papier doré le même regard stupéfait que Robinson dut fixer sur l’empreinte de pas ; et leurs esprits se furent vite arrêtés sur une commune appréhension. La différence entre une bouteille de champagne et une bouteille d’eau n’est pas énorme ; une cargaison de l’un et une cargaison de l’autre sont séparées par toute la distance de la richesse à la ruine.

On entama une seconde bouteille. Il y en avait deux caisses toutes prêtes dans la cabine : les deux furent amenées, ouvertes, et essayées. Toujours avec le même résultat : le contenu était toujours incolore et insipide, et mort comme l’eau de pluie dans une barque de pêcheur échouée.

— Fichtre ! dit Huish.

— Voyons celles de la cale ! dit le capitaine, s’essuyant le front d’un revers de main ; et tous trois sortirent du rouf, mornes et le pas pesant.

On réveilla tous les hommes ; deux Canaques furent envoyés en bas, un autre posté au palan ; et Davis, la hache au poing, prit place au bord de l’écoutille.

— L’équipage va savoir, chuchota Herrick.

— Au diable l’équipage ! fit Davis. C’est plus sérieux. Il faut que nous sachions.

Trois caisses furent envoyées sur le pont et éprouvées à tour de rôle ; de chaque bouteille que le capitaine brisait d’un coup de hache, le champagne jaillissait effervescent et mousseux.

— Voyez donc plus bas ? cria Davis aux Canaques de la cale.

Cet ordre fut le signal d’un changement désastreux. L’une après l’autre, les caisses montaient, l’une après l’autre les bouteilles massacrées saignaient de l’eau pure. Plus bas encore, et l’on rencontra une assise où toute velléité de faire illusion avait disparu : plus de marques sur les caisses, plus de fil de fer ni de papier aux bouteilles ; la fraude manifeste s’étalait devant eux, cyniquement.

— En voilà assez de ces bêtises ! dit Davis. Rempilez les caisses dans la cale, Oncle, et jetez la vaisselle cassée à la mer. Suivez-moi, ajouta-t-il, s’adressant à ses coaventuriers, qu’il précéda dans la cabine.

CHAPITRE VI

LES ASSOCIÉS

Chacun prit un côté de la table de roulis. C’était la première fois qu’ils s’y asseyaient ensemble ; mais à cette heure toute idée de différend, tout souvenir de discorde étaient balayés par l’évidence de la ruine commune.

— Messieurs, dit le capitaine après une pause, avec l’air d’un président de réunion publique, messieurs, nous sommes roustis.

Huish éclata de rire.

— Ah ben vrai, elle est d’un calibre supérieur cette blague ! Et ce pauvre Davis, qui croyait avoir fait un si beau coup ! Nous avons volé une cargaison d’eau claire. Ah zut alors !

Et il suffoquait de gaieté.

Le capitaine parvint à s’imposer une ombre de sourire.

— Voici de nouveau le vieux destin, dit-il à Herrick, mais cette fois c’est à coups de pied qu’il a enfoncé la porte.

Herrick hocha la tête, sans plus.

— Ah ! Seigneur, ce que c’est rupin ! ricana Huish. Ce serait vraiment un truc crevant s’il était arrivé à quelqu’un d’autre ! Et qu’est-ce qui nous reste à faire ? Mon œil, hein ! Et avec cette bougresse de goélette, encore ?

— Voilà l’ennui, dit Davis. Il y a en tout cas une chose sûre : il est inutile de charrier ce lest de vieilles bouteilles jusqu’au Pérou. Non, monsieur ! nous sommes dans le jus.

— Ah vrai, et le marchand ? cria Huish ; celui qui a fait cet embarquement ! Il aura des nouvelles par le brigantin-courrier ; et il croira comme de juste que nous allons tout droit à Sydney.

— Oui, il sera embêté, le marchand, dit le capitaine. Au fait, ça explique l’équipage canaque. Si on veut perdre un navire, rien de mieux, pour ce qui me concerne, qu’un équipage canaque. Mais un fait reste inexplicable : pourquoi faisaient-ils route aussi bas que Tahiti.

— Mais pour le perdre, mon bébé ! dit Huish.

— Vous êtes malin, vous, dit le capitaine. Il ne s’agit pas de perdre une goélette, il s’agit de la perdre sur sa route. Vous avez l’air de croire que les assureurs n’ont pas assez de jugeote pour se garer de la pluie.

— Eh bien, dit Herrick, je puis vous dire – non sans crainte – pourquoi ils sont venus si loin dans l’est. Je l’ai su par Oncle Ned. Il paraît que ces deux pauvres diables, Wiseman et Wishart, ont été ivres de champagne dès le début – et qu’ils sont morts ivres pour finir.

Le capitaine baissa les yeux vers la table.

— Ils gisaient chacun sur sa couchette, ou restaient ici dans ce damné carré, poursuivit-il, avec une agitation croissante – à s’emplir la panse de cette maudite drogue, jusqu’au jour où ils prirent la maladie. Et quand ils furent plus mal et que la fièvre monta, ils burent davantage. Ils étaient couchés ici à geindre et à hurler, et ivres et mourants à la fois. Ils ne savaient pas où ils étaient, ça leur était bien égal. Ils ne relevaient même pas le soleil, paraît-il.

— Ils ne relevaient pas le soleil ? exclama le capitaine, en levant les yeux. Sainte pourriture ! quelle clique !

— Eh bien, ça n’émeut guère bibi ! lança Huish. Qu’avons-nous de commun avec Wiseman et cette autre andouille ?

— Beaucoup de choses, dit le capitaine. Nous sommes leurs héritiers, je suppose.

— Il est fameux, l’héritage ! dit Huish.

— Eh bien, je ne sais pas trop, répliqua Davis. Selon moi, il pourrait être pire. Il ne vaut pas ce que la cargaison aurait pu valoir, du moins pas argent comptant. Mais je vais vous dire à quel chiffre on peut l’évaluer, selon moi. Il vaut selon moi jusqu’au dernier dollar de l’individu de Frisco.

— Halte, dit Huish. Laissez-moi respirer. Comment ça ? de l’arbitrage ?

— Eh bien, garçons, reprit le capitaine, qui avait recouvré son assurance, Wiseman et Wishart devaient être payés pour échouer cette vieille goélette avec sa cargaison. Nous allons échouer la goélette comme il faut, et je fais mon affaire de ce que nous soyons payés. Que devaient recevoir Wiseman et Wishart ? Je l’ignore. Mais Wiseman et Wishart s’étaient mis d’eux-mêmes dans cette affaire, ils y étaient pour leur compte. Or nous y sommes de bonne foi, c’est par hasard que nous sommes tombés dessus ; et ce marchand n’a plus qu’à casquer, et je veillerai à ce qu’il casque dur. Non, monsieur, il y a quand même de l’étoffe dans ce fichu Farallone, après tout !

— Ça va, cap’ ! exclama Huish. Droite la barre ! Avant partout ! Tiens bon ! Voilà votre manœuvre pour la finance ! Que je crève si je ne préfère pas cette affaire-ci à l’autre.

— Je ne comprends pas, dit Herrick. Je vous prie vraiment de m’excuser ; mais je ne comprends pas.

— Eh bien voici, Herrick, dit Davis. J’ai d’abord un mot à vous dire sur un autre sujet, et il est bon que Huish l’entende aussi. C’en est fini de cette histoire de gâchis, pour laquelle nous vous demandons pardon net et franc. Nous avons à vous remercier de tout ce que vous avez fait pour nous tandis que nous faisions les porcs ; vous nous trouverez à l’avenir changés du tout au tout ; et quant au vin que nous vous avons volé, je le reconnais, j’en ferai le compte et verrai à ce qu’il vous soit payé. On ne peut mieux dire, je crois. Mais ce que je veux vous faire comprendre est ceci. L’autre jeu était risqué. Le nouveau est aussi sûr que de tenir une boulangerie viennoise. Nous allons mettre ce Farallone vent arrière et courir jusqu’à nous trouver bien sous le vent de notre point de départ et à juste distance au vent de quelque autre endroit où il y ait un consul américain. Le Farallone s’en va par le fond, et ni vu ni connu ! Un jour ou deux dans la chaloupe ; le consul nous remballe chez nous, aux frais de l’Oncle Sam, à Frisco ; et si ce marchand n’aboule pas les dollars, on en reparlera !

— Mais je croyais, commença Herrick ; et puis il s’interrompit : Oh ! allons plutôt au Pérou !

— Ma foi, si vous allez au Pérou pour votre santé, je n’ai rien à dire, répliqua le capitaine. Mais pour quelle autre sacrée ombre de raison vous pouvez bien avoir envie d’y aller, je n’y vois que du feu. Nous n’avons pas besoin d’y aller avec cette cargaison, je ne crois pas que les vieilles bouteilles soient nulle part un article très demandé ; en tout cas ; je parierais, jusqu’à mon dernier cent, que ce n’est pas au Pérou. Il a toujours été douteux que nous puissions vendre la goélette ; je ne l’ai jamais réellement espéré, et maintenant je suis certain qu’elle ne vaut pas un radis ; son défaut, je l’ignore, mais je sais qu’elle en a un, sans quoi elle ne serait pas ici avec ce truc dans le ventre. D’autre part, si nous la perdons, et que nous atterrissions au Pérou, à quoi cela nous avance-t-il ? Nous ne pouvons pas plus avouer la perte, que la raison pourquoi nous sommes arrivés au Pérou. Dans ce cas, le marchand ne peut toucher l’assurance ; fort probablement il fait faillite ; et nous voyez-vous tous les trois à la côte, à Callao ?

— Il n’y a pas d’extradition, là, dit Herrick.

— Juste, mon fils, et nous tenons à être extradés, reprit le capitaine. Quel est notre but ? Il nous faut trouver un consul qui nous extrade jusqu’à San Francisco, devant la porte du bureau de ce marchand. À mon idée, Samoa ferait un centre d’opérations convenable. Ça se trouve en plein sous le vent ; les États y ont un consul, et les vapeurs de Frisco y font escale, en sorte que nous nous embarquerions pour rentrer tout droit et voir un peu ce marchand.

— Samoa ? dit Herrick. Il nous faudra une éternité pour y arriver.

— Oh, avec un bon vent… dit le capitaine.

— Pas de crainte au sujet du livre de bord, hein ? demanda Huish.

— Non, monsieur, dit Davis. Légères brises et vents contraires. Grains et calmes plats. Route à l’estime : cinq milles. Rien de particulier. Pompes en action. Et recopier le baromètre et le thermomètre d’après le voyage de l’an dernier. « Jamais vu traversée pareille, dira-t-on au consul. J’ai pensé me trouver à court. » Il n’acheva pas. — Dites, reprit-il, et il s’arrêta encore. – Je vous demande pardon, Herrick, ajouta-t-il avec une humilité non feinte, mais avez-vous noté la consommation des vivres ?

— Si l’on m’avait dit de le faire, je l’aurais fait, comme le reste, au mieux de mes faibles talents, dit Herrick. En fait, le coq se servait à son gré.

Davis baissa les yeux vers la table.

— C’est que j’ai calculé juste, voyez-vous, dit-il enfin. Il s’agissait avant tout de déguerpir de Papeete avant que le consul pût se raviser. Mieux vaut, je crois, que j’aille me rendre compte.

Il se leva de table et s’enfonça, muni d’une lampe, dans la soute aux provisions.

— Voilà encore un autre écrou qui flanche, fit remarquer Huish.

— Mon ami, dit Herrick, en un brusque retour d’animosité, c’est encore votre quart sur le pont, et aussi à la roue, sans nul doute ?

— Nous aimons décidément le battage, mon chou ? dit Huish. Éloignez-vous de cet habitacle. À la roue, sans nul doute… Ouais.

Il alluma un cigare avec ostentation, puis, les mains dans les poches, arpenta la coursive.

Au bout d’un laps de temps singulièrement bref, le capitaine reparut. Sans regarder Herrick, il appela Huish et s’assit.

— Eh bien, commença-t-il, j’ai fait un relevé… approximatif. Il s’arrêta, comme si quelqu’un devait venir à son secours ; et personne ne le faisant, mais tous les deux au contraire le fixant avec une inquiétude évidente, il reprit d’une voix qui s’embarrassait : — Eh bien, ça ne peut pas marcher. Nous n’y arriverons pas, voilà le fait brutal. J’en ai autant de regret que vous, et plus. Mais la farce est jouée. Impossible de songer à Samoa. Je doute que nous puissions atteindre le Pérou.

— Q’ s’ que ça signifie ? interrogea Huish, brutalement.

— Je n’en sais rien moi-même, répondit le capitaine. J’ai calculé juste, je vous l’ai dit ; mais ce qui s’est passé, non, ça me la coupe ! C’est à croire que le diable s’en est mêlé. Il faut que ce coq soit un bandit de la pire espèce. Douze jours seulement ! Non, c’est fou. Je reconnais bien que j’ai compté un peu trop juste pour la farine. Mais le reste ! – ô mon pays ! Jamais je ne comprendrai. Il y a eu plus de gaspillage sur ce bateau de deux sous qu’il n’y en a sur un transatlantique.

Il jeta un coup d’œil sur ses compagnons : leurs mines sombres ne promettaient rien de bon ; il recourut à la colère.

— Attendez un peu que je dose son fait à ce coq, beugla-t-il, en abattant son poing sur la table. Je lui en dirai, à ce fils de garce, plus qu’il n’en a jamais entendu de sa vie. Il attrapera mon poing sur la…

— Vous ne toucherez pas du bout du doigt cet homme, dit Herrick. C’est vous le responsable, et vous le savez. Lâchez un sauvage dans votre magasin aux provisions, vous savez ce qui en résulte. Je ne permettrai pas que cet homme soit molesté.

On peut se demander quel accueil Davis réservait à ce défi ; mais il fut prévenu par un nouvel assaillant.

— Eh ben vrai ! graillonna Huish, vous êtes un chouette capitaine ! Vous êtes un capitaine crevant ! Faut plus me la faire avec vos boniments, John Davis : je vous connais à cette heure, vous êtes à peu près aussi utile qu’une sacrée marionnette ! Ah ! vous « ne savez pas », vraiment ? Ah ! ça vous « la coupe », tiens ? Ah, je vous crois ! Comme si vous n’étiez pas à gueuler tout le temps après de nouvelles conserves ? Combien de fois vous ai-je entendu renvoyer tout le sacré dîner et dire à l’homme de le flanquer aux ordures ? Et le déjeuner ? Hein, mon salaud, déjeuner pour dix, et vous faisiez du pétard parce que ça ne suffisait pas ! Et maintenant vous « ne savez pas vous-même » ! Que je crève s’il n’y a pas de quoi écrire une lettre d’injures à Dieu ! Ah ! filez doux, John Davis ; ne rouspétez pas contre moi ; je suis mauvais.

Davis semblait frappé d’hébétude ; on eût même pu croire qu’il n’entendait pas, mais la voix du commis résonnait dans le carré comme celle d’un cormoran parmi les écueils du rivage.

— Ça suffit, Huish, dit Herrick.

— Ah, voilà que vous prenez son parti, vous ? avec vos grands airs de poseur qui se fiche du monde ! Eh bien, prenez-le. Et venez-y tous les deux. Mais pour John Davis, qu’il ouvre l’œil ! Il m’a frappé le premier soir à bord, et je n’ai jamais reçu un coup dont je ne me sois vengé. Il faut qu’il se mette à deux genoux et me demande pardon. C’est mon dernier mot.

— Je suis avec le capitaine, dit Herrick. Cela fait deux contre un, deux braves gens ; et tout l’équipage me suivra. J’espère bien mourir avant peu ; mais je ne vois aucun inconvénient à vous tuer d’abord. Je le préférerais même ; je le ferais sans plus de remords que si je clignais de l’œil. Prenez garde… prenez garde, mon petit marmouset !

Il avait lancé ces mots avec une haine si marquée, et si remarquable, que Huish en demeura stupide, et que l’humilié Davis releva la tête et considéra son défenseur. Quant à Herrick, les émotions et les désappointements successifs de la journée l’avaient laissé entièrement démoralisé ; il ressentait une chaleur subtile, une fièvre agréable ; son crâne lui semblait vide, les yeux lui cuisaient au moindre mouvement, il avait la gorge sèche comme un biscuit ; cet homme du caractère le moins agressif était prêt alors à tuer ou se faire tuer avec la même indifférence.

D’ailleurs, le gant était jeté, et le combat engagé ; le premier à parler devait susciter un dénouement immédiat : chacun le sentait et tous hésitaient ; et les secondes s’égrenaient à la pendule du carré, et le trio demeurait toujours immobile et muet.

Alors survint une interruption, bienvenue comme les fleurs en mai.

— Terre ! cria une voix sur le pont. Terre à bâbord.

— Terre ! s’exclama Davis, en se dressant d’un bond. Comment ça ! Il n’y a pas de terre par ici.

Et comme on s’enfuirait hors de la chambre d’un homme assassiné, tous trois sortirent du rouf en courant et laissèrent derrière eux leur querelle non vidée.

Le ciel se dégradait jusqu’au niveau de la mer en une blancheur opaline ; la mer, insolemment bleue, d’un bleu d’encre, étalait tout autour d’eux le cercle uniforme de l’horizon. Ils avaient beau le scruter, même l’œil exercé du capitaine Davis n’y pouvait discerner la plus légère interruption. Au zénith, quelques filaments de nuages se dissolvaient lentement ; et près de la goélette, comme autour du seul point attirant, un oiseau des tropiques, blanc comme un flocon de neige, planait et tournoyait en déployant par instants la longue penne vermillon de sa queue. À part la mer et le ciel, rien.

— Qui a crié terre ? interrogea Davis. S’il y a un garçon qui s’amuse à se payer ma tête, je vais lui apprendre à rigoler !

Mais Oncle Ned se contenta de désigner un point de l’horizon où une irisation verdâtre et vaporeuse flottait comme une fumée au bas des cieux pâles.

Davis l’examina à la longue-vue et puis regarda le Canaque.

— Appelez ça terre ? dit-il. Ma foi, vous en savez plus long que moi.

— Une fois longtemps passé, dit Oncle Ned, je voir Anaa tout de même, cela quatre, cinq heures avant nous arriver. Cap’taine il dire soleil descendre, soleil monter, il dire lagon tout comme miloil.

— Tout comme quoi ? demanda Davis.

— Miloil, monsieur, dit Oncle Ned.

— Ah, oui ! miroir, dit Davis. Je comprends : reflet du lagon. Après tout, c’est bien possible, mais c’est la première fois que j’en entends parler. Dites, allons voir la carte.

Ils regagnèrent le carré et trouvèrent la position de la goélette bien à l’ouest de l’archipel, au milieu d’une étendue de papier blanc.

— Là ! vous voyez bien, dit Davis.

— Et pourtant je doute, répliqua Herrick ; j’ai comme une idée qu’il y a quelque chose là-dessous. Je vous dirai d’ailleurs, capitaine, que cette histoire de reflet est exacte : j’en ai entendu parler à Papeete.

— Dans ce cas, passez-moi le Findlay[25], dit Davis. Je ne veux rien négliger. Une île viendrait fort à point, dans notre situation.

On lui tendit l’énorme tome, à la reliure disloquée, selon la règle des Findlays, et il chercha l’endroit et se mit à parcourir le texte, lisant tout bas et tournant les pages avec un doigt humecté.

— Hello ! lança-t-il. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Et il lut à voix haute : « Île nouvelle. Selon M. Delille, cette île, que, dans un intérêt privé, l’on chercherait à garder secrète, serait située par 12° 49’ 10” lat. S. et 137° 6’ long. W. Confirmant la position susdite, le commodore Matthews, du royal Scorpion, affirme l’existence d’une île par 12° 0’ lat. S et 137° 16’ long. W. Il doit s’agir de la même île, si toutefois elle existe, ce qui est très douteux et absolument contesté par les marchands des mers du Sud. »

— Couillonnade ! lâcha Huish.

— C’est plein de conditionnel, dit Herrick.

— C’est tout ce que vous voudrez, s’écria Davis, mais ça y est. C’est l’endroit pour nous, il n’y a pas d’erreur.

— Que dans un intérêt privé l’on chercherait à garder secrète, lut Herrick par-dessus son épaule. Qu’est-ce que ça peut bien signifier ?

— Ça doit signifier des perles, dit Davis. Une île à perles, dont le gouvernement ne sait rien ? Ça me fait l’effet d’une propriété à la hauteur. Supposons même que ça ne signifie rien. Supposons que c’est une île, pas plus ; j’imagine que nous pourrons faire le plein de poisson, et de cocos, et de choses indigènes, et réaliser le plan Samoa haut la main… Combien de temps, disait-il, qu’il fallait compter avant de relever Anaa ? Cinq heures, je crois ?

— Quatre ou cinq, dit Herrick.

Davis s’avança jusqu’au seuil.

— Quelle brise aviez-vous cette fois où vous avez atterri à Anaa, Oncle Ned ? demanda-t-il.

— Six ou sept nœuds, répondit le Noir.

— Trente ou trente-cinq milles, dit Davis. Grand temps de réduire la toile, en ce cas. Si c’est une île, nous n’avons pas besoin d’aller buter le nez contre dans l’obscurité ; et si ce n’est pas une île, nous pouvons passer au travers tout aussi bien de jour. Pare à virer ! hurla-t-il.

Et la goélette mit le cap sur cette illusoire lueur du ciel, qui déjà commençait à pâlir et à diminuer de grandeur, comme la buée de l’haleine s’évanouit sur un carreau de vitre. En même temps on serra les ris des basses voiles à plat.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE VII

LE PÊCHEUR DE PERLES

Vers quatre heures du matin, comme le capitaine était assis sur la lisse avec Herrick, ils entendirent s’élever devant eux, au sein de la nuit, la voix des brisants. Tous deux se dressèrent d’un bond et furent tout yeux et tout oreilles. Le bruit était continu, tel le passage d’un train ; on n’y percevait ni haut ni bas ; une minute après l’autre, l’océan se brisait avec une puissance égale contre l’île invisible ; et à mesure que le temps s’écoulait, et que Herrick attendait en vain une modification dans le volume de ce roulement, une sensation d’éternité s’imposait à son esprit. À un œil expérimenté, l’île même se décelait par une série de taches réparties au bas du ciel étoilé. Et la goélette fut mise en panne et l’on resta sur le qui-vive jusqu’au jour.

Il n’y avait pour ainsi dire pas de brume matinale. Une clarté parut à l’est ; puis ce fut un lavis d’une teinte exquise, subtile et indicible, entre pourpre et argent ; et puis des braises en ignition. Celles-ci scintillèrent d’abord au ras de la mer, puis parurent s’aviver et s’obscurcir et s’élargir ; on eût dit qu’une étincelle venait de prendre et se communiquer au bord inférieur de quelque massive et quasi incombustible tenture murale, sans que la salle elle-même fût vraiment menacée. Peu après néanmoins, tout l’orient irradiait d’or et d’écarlate, et la lumière du jour emplit la voûte du ciel.

L’île – l’île non découverte et niée – était à cette heure devant eux et toute proche ; et Herrick s’avoua que jamais il n’avait rêvé spectacle plus étrange et exquis. La plage était d’un blanc parfait, la barrière continue des arbres, d’un vert sans pareil ; la terre avait peut-être dix pieds d’élévation, les arbres trente de plus. Çà et là, tandis que la goélette longeait la côte vers le nord, le bois s’interrompait ; et la vue plongeait sans obstacle par-dessus la mesquine bande de terre (comme on regarde par-dessus un mur) sur le lagon intérieur – et sans obstacle encore par-dessus le lagon jusqu’à l’autre bord de l’atoll alignant son crayonnage d’arbres sur le ciel matinal.

Herrick s’ingéniait à trouver des comparaisons. L’île était comme le bord d’une vaste cuve submergée ; elle était comme le talus d’un chemin de fer annulaire où aurait poussé un bois : elle semblait si mince parmi le tumulte des brisants, si frêle et jolie qu’il n’eût pas été surpris de la voir s’enfoncer et disparaître sans bruit, et les ondes se refermer sans rides sur sa disparition.

Cependant, le capitaine, juché dans les barres de flèche, et la lunette à la main, inspectait les quatre points cardinaux, épiait des indices d’habitation. Mais l’île se déployait sans fin, par segments allongés en indéfinis promontoires, où l’on n’apercevait toujours ni maison ni homme ni fumée. Ici, une multitude d’oiseaux de mer s’essoraient et papillotaient, et pêchaient dans les eaux bleues ; et là, sur des milles et des milles, la frange de cocotiers et de pandanus s’étalait déserte, offrant ses délicieux bosquets verts à d’inexistants promeneurs, et le silence de mort était rompu par le seul roulement de la mer.

La brise était très légère, la vitesse du bateau faible, la chaleur intense. Le pont brûlait sous les pieds, le soleil flambait très haut, d’airain, dans un ciel d’airain ; la poix bouillonnait dans les coutures, et les cerveaux dans leurs boîtes crâniennes. La surexcitation de nos trois aventuriers leur rongeait les moelles comme une fièvre. Ils chuchotaient, désignaient de la tête ou du doigt, se parlaient à l’oreille, avec un bizarre instinct de discrétion, en approchant comme des espions et des voleurs de cette île suspecte ; et il n’était pas jusqu’à Davis, qui, perché dans ses barres, ne donnât ses ordres de préférence par gestes. Les hommes subissaient la contagion de ce mutisme, comme des chiens, sans comprendre ; et parmi le tonnerre de tant de milles de brisants, c’était un bateau silencieux qui approchait d’une île vide.

Enfin, une brèche apparut dans cette interminable chaussée. D’un côté s’allongeait un éperon de corail ; de l’autre un massif d’arbres élevés barrait la vue ; entre les deux s’ouvrait l’embouchure de l’énorme bassin. Deux fois par jour l’océan se pressait dans cet étroit orifice et s’amassait entre les frêles murailles ; deux fois par jour, lors du jusant, la surabondance formidable des eaux s’échappait forcément par là. Quand le Farallone s’y présenta, c’était l’heure du flux. Comme mues par l’instinct qui ramène le pigeon voyageur à son point de départ, les eaux gagnaient le vaste réceptacle, dépassaient en tournoyant le goulet, où elles se paraient de tons merveilleux, liquides et soyeux, pour aller ensuite emplir jusqu’au bord la mer intérieure. La goélette se présenta courant au plus près, et fut saisie par le flot et emportée comme un jouet. Elle glissait ; elle volait ; un instant l’ombre fugitive des palmiers du rivage se projeta sur le pont ; le fond du chenal fut visible une seconde et disparut aussitôt ; l’instant d’après, elle voguait à la surface du lagon, et dessous, enfermés dans la transparence liquide, par myriades folâtraient les poissons multicolores ; par myriades s’étalaient au fond les pâles fleurs du corail.

Herrick était émerveillé. Dans la joie du spectacle, il oubliait le passé et le présent ; il oubliait la menace de la prison, et de la famine ; il oubliait que les expédients les plus hasardeux l’avaient conduit à cette île. Un banc de poissons, aux couleurs de l’arc-en-ciel, et à becs de perroquets, se leva dans l’ombre de la goélette, et en sortit pour chatoyer au soleil sous-marin. Ils étaient beaux comme des oiseaux, et leur passage muet lui donna l’impression d’un songe.

Cependant, sous les yeux de Davis en vigie, le lagon déployait toujours ses eaux désertes, et la succession indéfinie des arbres du rivage se dévidait comme une ligne de loch. Et il n’y avait toujours pas trace d’habitation. Dès son entrée, la goélette s’était dirigée vers le nord, où l’eau semblait plus profonde ; et elle allait maintenant dépasser le haut massif d’arbres qui s’élevait de ce côté du chenal et empêchait de voir plus loin. Sur toute l’étendue des rivages bas de l’île, il ne restait plus que cette baie à découvrir. Et tout à coup le rideau se leva : devant eux, un havre étroitement caché apparut, et ils virent, muets de surprise, les demeures des hommes.

L’apparition, ainsi instantanément révélée aux gens du Farallone, ressemblait moins à une ville qu’à une importante ferme rurale, avec son hameau annexe : une longue série de magasins et de hangars ; isolée d’un côté, une maison d’habitation à véranda profonde ; de l’autre, une douzaine de cases indigènes ; une bâtisse pourvue d’un clocheton, grossière tentative architecturale qui avait la prétention d’être une chapelle ; par-devant, sur la plage, quelques lourdes embarcations tirées à sec, et une jetée de madriers s’avançant parmi les eaux sans profondeur du lagon tiède. Sur le musoir de la jetée se déployait à un mât de pavillon l’étamine rouge d’Angleterre.

Par-derrière, sur les côtés et par-dessus, le même bois touffu de palmiers qui avait d’abord masqué la colonie prolongeait son toit bruissant de verts éventails, qui se tordaient et se froissaient très haut et modulaient tout le jour leur chant argentin dans le vent. On avait l’impression indéfinie mais certaine que ce lieu était habité, mais il y régnait une atmosphère d’abandon presque funèbre : on ne voyait pas une forme humaine circuler entre les cases, d’où ne s’élevait aucun bruit humain de travail ou de jeu. Seule, au haut de la grève et tout auprès du mât de pavillon, une femme de taille démesurée, blanche comme neige, désignait quelque chose de son bras tendu. Un regard plus attentif montrait en elle un morceau de sculpture navale, la figure de proue d’un navire qui avait longtemps oscillé et plongé parmi tant de lames déferlantes, et qui, maintenant déposée à terre, servait d’enseigne et de génie titulaire à cette ville abandonnée.

Le Farallone se laissait porter par la brise ; le vent, d’ailleurs, était plus fort ici que dehors, sous l’abri de la terre ; les paysages successifs se déroulaient devant la goélette avec l’abondance d’un panorama. Le langage du pavillon était clair : ce n’était pas le trophée minable et déteint qui s’est arraché à force de battre contre son poteau, et de claquer sur la désolation ; et, le confirmant, on pouvait distinguer, dans l’ombre profonde de la véranda, un étincellement de cristaux et une blancheur de nappe. Si, comme il le semblait, la figure de proue, avec son geste figé et sa pâleur lépreuse, régnait seule sur ce hameau, ce n’était guère depuis longtemps. Des mains avaient été actives, des pas avaient foulé ces lieux, depuis moins d’une heure. Ceux du Farallone en étaient sûrs ; leurs yeux fouillaient l’ombre dense des palmes, d’où peut-être on les épiait ; à supposer que la force de l’attention en fût capable, leurs regards eussent transpercé les murs des bâtiments ; et il leur vint, durant ces secondes d’anxiété, une persuasion quasi intolérable qu’on les observait et qu’on se jouait d’eux.

La pointe extrême des palmiers qu’ils venaient de dépasser enfermait une crique, qui resta invisible aux gens du bord jusqu’au dernier moment ; et de cette crique, une chaloupe s’avança soudain à vive allure, et une voix héla :

— Ohé ! de la goélette ! Dirigez-vous sur le môle ! Encore deux encablures, et vous aurez vingt brasses d’eau et un fond de bonne tenue.

La chaloupe était montée par deux hommes basanés en étroits kilts bleus. L’homme qui venait de parler tenait la barre, vêtu du costume blanc habituel aux tropiques ; un chapeau à larges bords ombrageait son visage ; mais on pouvait distinguer qu’il était solidement bâti, et le timbre de sa voix décelait un gentleman. Nul doute, par ailleurs, que le navire eût été aperçu au large depuis un moment, et que les habitants se fussent préparés à le recevoir.

Machinalement, les ordres furent exécutés, et la goélette prit son mouillage. Les trois aventuriers se réunirent derrière le rouf et attendirent, le pouls galopant et le cerveau entièrement vide, l’arrivée de cet étranger, si grosse, peut-être, de conséquences. Ils n’avaient aucun plan, aucune histoire prête ; ils n’avaient pas le loisir d’en forger une ; pris la main dans le sac, il leur restait à courir la chance. Toutefois, un espoir tempérait cette crainte. L’île n’étant pas déclarée, il était impossible que cet homme pût occuper une situation qui le mît à même d’exiger leurs papiers. Bien plus, si le Findlay disait vrai, comme il paraissait de plus en plus probable, cet homme était le représentant des « intérêts privés » ; il ne devait pas voir leur venue sans inquiétude ; et peut-être (insinuait l’espérance) ne demanderait-il pas mieux que d’acheter leur silence.

La baleinière accostait alors le navire ; et ils purent enfin reconnaître à quelle sorte d’homme ils avaient affaire. C’était un grand gaillard, haut de six pieds quatre pouces, et d’une carrure proportionnée, mais dont les muscles semblaient relâchés par une indolence plus grande que de la simple langueur. Mais son œil était là pour corriger cette impression : œil d’un éclat et d’une douceur insolites, sombre comme la houille et semé de paillettes plus brillantes que la topaze ; œil incomparablement sain et viril, œil qui mettait en garde contre la colère impétueuse de son possesseur. Son teint, naturellement foncé, s’était basané sur l’île au point qu’il se différenciait à peine de celui d’un Tahitien ; seuls ses allures et ses gestes, et la vigueur qu’ils cachaient, comme le feu dans le silex, trahissaient l’Européen. Il était vêtu d’un complet blanc de coupe impeccable ; son voile et sa cravate étaient de soie aux couleurs tendres ; sur le banc, à côté de lui, reposait une carabine Winchester.

— Le docteur est-il à bord ? lança-t-il en montant. Le docteur Symonds ? Vous ne le connaissez pas ? Le Trinity Hall non plus ? Ah !

Il ne semblait pas étonné, il affectait plutôt de l’être, par politesse ; mais son œil se posa tour à tour sur chacun des trois hommes avec une insistance quasi féroce.

— Ah ! voilà ! dit-il, il y a erreur, sans doute, et je dois vous demander à quoi je suis redevable du plaisir… ?

Il était alors sur le pont, mais il avait l’art de se rendre inaccessible ; le plus trivial bon gars, aux trois quarts ivre, se fût abstenu de la moindre liberté ; et pas un des aventuriers ne se hasarda même à lui tendre la main.

— Eh bien, dit le capitaine, m’est avis qu’on peut appeler cela un hasard. Nous avions entendu parler de votre île, et lu dans l’Annuaire cette phrase au sujet des intérêts privés, comprenez-vous ; aussi, en voyant le lagon reflété dans le ciel, nous avons mis le cap droit dessus, et nous voici.

— S’père qu’y a pas d’indiscrétion ? dit Huish.

L’étranger considéra Huish avec un air de légère surprise, et détourna les yeux avec affectation. On ne pourrait imaginer mutisme plus offensant.

— Votre venue ici pourrait me convenir fit-il. Ma goélette personnelle est en retard, et je pourrais me servir de vous en attendant. Accepteriez-vous du fret ?

— Ma foi, je le suppose, dit Davis. Cela dépend.

— Je m’appelle Attwater, continua l’étranger. Vous êtes, je présume, le capitaine ?

— Oui, monsieur. Je suis le capitaine de ce navire : capitaine Brown.

— Eh ben, dites un peu, fit Huish, mieux vaut le dire tout de suite. Il commande sur le pont, c’est vrai, mais pas en bas. En bas, nous sommes tous égaux ; nous avons tous une part dans l’entreprise ; pour ce qui est des affaires, je vaux autant que lui ; et voici ce que je propose : allons dans le carré boire un coup, et jaspiner là-dessus entre copains. Nous avons du chouette pétillant, ajouta-t-il, avec un clin d’œil.

La présence du gentleman éclairait comme un flambeau la vulgarité du commis ; et d’instinct Herrick, comme on se gare d’une blessure, se hâta de l’interrompre.

— Je m’appelle Hay, dit-il, puisque nous en sommes aux présentations. Nous serions fort heureux si vous acceptiez de nous faire visite.

Attwater se pencha vivement vers lui :

— De l’Université ? dit-il.

— Oui, Merton, dit Herrick, et l’instant d’après il était rouge pourpre de son indiscrétion.

— Je suis de l’autre série, dit Attwater. Trinity Hall, Cambridge, j’ai donné à ma goélette le nom du vieux bahut. Ma foi, l’endroit est singulier de même que la compagnie, pour notre rencontre, monsieur Hay, poursuivit-il, avec une impolitesse désinvolte à l’égard des autres. Mais répétez-moi… Je demande pardon à ce monsieur, je n’ai pas très bien saisi son nom.

— Je m’appelle ’Uish[26], monsieur, répliqua le commis, rougissant à son tour.

— Ah ! dit Attwater.

Et puis, se tournant vers Herrick :

— Confirmez-vous l’éloge que fait de votre cuvée M. Wish ? ou dois-je l’attribuer à l’ingénu débordement de son lyrisme naturel ?

Herrick était embarrassé ; la velouteuse brutalité de leur hôte l’avait fait rougir ; de se voir accepté comme un égal et les autres aussi délibérément ignorés, lui plut d’abord malgré lui, et fit ensuite passer dans ses veines une onde de colère.

— Je ne sais, dit-il. Ce n’est que du Californie ; je le crois passable.

Attwater parut se décider.

— Eh bien donc, voici : vous trois, messieurs, viendrez à terre ce soir et apporterez avec vous un panier de vin ; je ferai en sorte de trouver le solide. Et, entre parenthèses, il y a une question que j’aurais dû vous poser en montant à bord : avez-vous déjà eu la petite vérole ?

— Pas personnellement, dit Herrick. Mais la goélette l’a eue.

— Des décès ? fit Attwater.

— Deux, répondit Herrick.

— Oui, c’est une terrible maladie, reprit Attwater.

— Vous avez eu des décès ? demanda Huish ici sur l’île.

— Vingt-neuf, dit Attwater, vingt-neuf décès et trente et un cas, sur les trente-trois âmes de l’île… Voilà une singulière façon de compter, n’est-ce pas, monsieur Hay ? Des âmes ! Je ne prononce jamais le mot sans effroi.

— Ah ! c’est donc pour ça que tout est désert ? dit Huish.

— C’est pour cela, monsieur Wish, dit Attwater ; c’est pour cela que la maison est vide, et le cimetière plein.

— Vingt-neuf sur trente-trois ! s’écria Herrick. Mais quand il a fallu les enterrer… ou bien vous êtes-vous fatigués d’enterrer ?

— Presque, dit Attwater ; du moins un jour arriva où nous y renonçâmes. Il y avait cinq morts ce matin-là, et treize mourants, et personne en état de se mouvoir que le fossoyeur et moi. Nous tînmes conseil de guerre, jetâmes les… bouteilles vides… au lagon, où elles furent… enterrées.

Il jeta un regard derrière lui, sur l’eau étincelante.

— Alors, c’est entendu, vous venez dîner ? Mettons à six heures et demie ? Vous serez si aimables !

Sa voix, en prononçant ces phrases conventionnelles, prit l’accent faux de la mondanité et Herrick suivit inconsciemment son exemple.

— Nous serons certainement très honorés, dit-il ; à six heures et demie ? Avec tous nos remerciements.

 

Car ma voix s’est mise au diapason du canon

Qui ébranle les profondeurs marines quand le combat est commencé.

 

cita Attwater, avec un sourire, qui fit place aussitôt à une solennité mortuaire.

— J’attendrai spécialement M. Wish, continua-t-il. Monsieur Wish, j’espère que vous avez bien saisi l’invitation.

— Je vous crois, mon petit, répliqua le jovial Huish.

— C’est donc bien réglé et bien entendu, n’est-ce pas ? dit Attwater. M. Wish et le capitaine Brown à six heures trente sans faute, et vous, Hay, à quatre heures précises.

Et il appela sa chaloupe.

Durant tout cet entretien, une foule de pensées anxieuses avaient fondu sur le capitaine. Il n’était pas de rôle pour lequel la nature l’eût mieux doué que celui du jovial capitaine marin. Mais ce jour-là, il était taciturne et distrait. Ceux qui le connaissaient auraient vu qu’il ne perdait pas une seule syllabe, et qu’il les soupesait et les éprouvait chacune au trébuchet. Il eût été difficile de définir le regard, froid, attentif et menaçant, tel celui d’un homme qui rumine un projet, dont il étudiait leur hôte sans méfiance ; ce regard allait et venait, il s’éclipsait ; il était parfois si léger que Herrick lui-même se reprochait comme puériles ses suppositions ; ou bien il était si net et appuyé qu’il révélait ses mauvais desseins pour ainsi dire jusqu’au dernier cheveu de sa tête.

Il s’éveilla alors, comme en sursaut.

— Vous parliez de fret ? dit-il.

— Vraiment ? fit Attwater. Bah, ce n’est pas le moment d’en parler.

— Votre goélette personnelle est en retard, si j’ai bien compris ? continua le capitaine.

— Vous avez parfaitement bien compris, capitaine Brown, dit Attwater. Trente-trois jours de retard aujourd’hui, à midi.

— Elle va et vient, hé ? elle fait la navette entre ici et ?… insinua le capitaine.

— Précisément. Tous les quatre mois : trois voyages par an.

— Vous l’accompagnez quelquefois ? interrogea Davis.

— Non pas, on reste ici, dit Attwater. On a beaucoup de besogne.

— Ah, vous restez ici ? exclama Davis. Encore longtemps, dites ?

— Encore longtemps, ô Seigneur, dit Attwater, avec une gravité parfaite et sévère… Mais c’est peu probable, ajouta-t-il en souriant.

— Non, je ne pense pas, dit Davis. Non, je suppose que non. Pas avec vos pénates autour de vous, et dans un endroit aussi commode. Car c’est un endroit joliment commode, dit-il, avec un regard circulaire.

— L’endroit, comme vous avez l’indulgence de le reconnaître, n’est pas totalement dépourvu d’agrément, répliqua l’autre.

— De la nacre, je suppose ?

— Oui, il y a eu de la nacre.

— C’est une fameuse grosse bêtasse de lagon, dit le capitaine. Y a-t-il un… est-ce que la pêche… la pêche est-elle toujours ce que vous appelleriez bonne ?

— Je ne sais si je la qualifierais jamais de quelque manière, dit Attwater, puisque vous m’obligez à cet aveu.

— Il y a des perles aussi ? dit Davis.

— Des perles aussi.

— Ma foi, je renonce, lâcha Davis dans un rire qui sonnait faux comme un jeton. Si vous ne voulez pas parler, ne parlez pas, et voilà tout.

— Il n’y a plus aucune raison pour que j’affecte la moindre discrétion au sujet de mon île, répliqua Attwater ; cette raison a disparu avec votre arrivée ; et je suis assuré, en tout cas, que des gentlemen comme vous et M. Wish y auraient toujours eu le plaisir de s’y trouver comme chez eux. L’objet actuel de notre différend – si j’ose m’exprimer ainsi – est une question de temps et d’opportunité. Je possède des informations que vous me croyez capable et que je ne me crois pas en droit de transmettre. Enfin, nous verrons ce soir. À tantôt, Wish !

Il prit place dans sa chaloupe, qui démarra.

— Bien compris, hein ? fit-il. Le capitaine et M. Wish à six heures trente, et vous, Hay, à quatre juste. Vous comprenez cela, Hay ? Dites-vous bien que je n’admets pas d’excuse. Si vous n’êtes pas là à l’heure dite, il n’y aura pas de festin : pas de chansons, pas de souper monsieur Wish !

Des oiseaux planaient dans l’air, un banc de poissons bigarrés voguaient dans le milieu inférieur, à peine plus dense ; entre les deux, comme le cercueil de Mahomet, la chaloupe s’éloignait rapidement à la surface, et son ombre la suivait sur le fond étincelant du lagon. Attwater, à la barre, regardait fixement derrière lui par-dessus son épaule ; il ne quitta pas des yeux le Farallone et le groupe du gaillard d’arrière, avant que sa chaloupe eût abordé contre la jetée. Alors, d’un pied agile, il se hâta sur le rivage ; on vit son costume blanc briller dans l’ombre du bois ; et il disparut dans la maison.

Le capitaine, avec un geste et une attitude significatives, appela les aventuriers dans le carré.

— Eh bien, dit-il à Herrick, quand ils furent assis, voilà tout de même un bon chopin. Il vous gobe sérieusement.

— Pourquoi serait-ce un bon chopin ? demanda Herrick.

— Oh, vous allez voir tout de suite de quoi il retourne, repartit Davis. Vous allez à terre et vous vous mettez bien avec lui, voilà tout ! Vous attraperez des tas de tuyaux ; vous découvrirez peut-être le fin mot de ce fret, et ce que c’est que le quatrième individu – car ils sont quatre, et nous ne sommes que trois.

— Admettons que j’y arrive, et après ? exclama Herrick. Répondez-moi à cela !

— Je vais le faire, Robert Herrick, dit le capitaine. Mais d’abord mettons bien les choses au point. Vous savez, j’aime à le croire, que c’en est fini de cette spéculation du Farallone ? Vous savez que c’est absolument fini ? et que si cette bêtasse d’île ne s’était trouvée là ainsi tout à point, vous savez, j’aime à croire, ce qui serait advenu de vous et moi et de Huish ?

— Oui, je sais cela, dit Herrick. Peu importe à qui la faute ; je le sais. Et après ?

— Peu importe à qui la faute, vous le savez ; très bien, dit le capitaine, et je vous suis obligé du rappel. Mais venons-en à cet Attwater : que pensez-vous de lui ?

— Je ne sais, dit Herrick. Je me sens attiré et repoussé par lui. Il a été d’une grossièreté inouïe avec vous.

— Et vous, Huish ?

Huish était en train d’astiquer sa pipe de bruyère favorite ; il leva à peine les yeux de cette tâche absorbante.

— Ne me demandez pas ce que je pense de lui ! dit-il. Un jour viendra, si Dieu le permet, où je le lui dirai en face.

— Huish est aussi de mon opinion, dit Davis. Quand cet homme s’est avancé en disant : « Regardez-moi bien, c’est moi Attwater » – et vous l’avez bien vu, par Dieu ! – j’ai pris sa mesure du premier coup. C’est l’échantillon authentique, dis-je, et il ne me va pas ; c’est l’authentique aristocrate, de première classe, à blindage de cuivre. Ah ! si vous ne le savez pas, moi je le sais. Dieu vous damne, est-ce que Dieu vous a créés ? Non, cela ne saurait être qu’authentique ; il faut être né pour ça, et remarquez : sec comme du champagne et dur comme un cent de clous ; rien d’un imbécile ; non, monsieur ! pas une bribe de sa personne ! Eh bien, pourquoi est-il ici sur cette île de sauvages ? dis-je. Il n’est pas ici à ramasser des œufs. Il a un palais en Angleterre, et des larbins poudrés ; et s’il n’y est pas resté, pariez qu’il sait pourquoi ! Vous me suivez ?

— Oh oui, je vous entends, dit Huish.

— Il a donc fait de bonnes affaires ici, continua le capitaine. Pendant dix ans, il a fait une grosse affaire. C’est de la perle et de la nacre, comme de juste ; et nul doute que la nacre est expédiée régulièrement par ce Trinity Hall, et que l’argent en va tout droit à la banque, aussi cela ne nous concerne pas. Mais qu’y a-t-il d’autre ? N’y a-t-il rien qu’il garderait vraisemblablement ici ? N’y a-t-il rien qu’il serait forcé de garder ici ? Oui, monsieur, les perles ! D’abord, parce qu’elles sont trop précieuses pour les confier à d’autres mains. Deuxièmement, parce que les perles exigent d’être longtemps manipulées et assorties ; et l’homme qui vend ses perles comme elles lui viennent, une ici, une là, au lieu de les conserver et d’attendre – eh bien, cet homme-là est un imbécile, et ce n’est pas Attwater.

— Probable, dit Huish, que c’est comme ça ; pas certain, mais probable.

— C’est certain, dit Davis, rudement.

— Admettons que ce le soit, dit Herrick. Admettons que tout soit ainsi, et qu’il ait ces perles – collectionnées depuis dix ans ! Admettons qu’il les ait ? Je vous pose la question.

Le capitaine tambourina sur la table avec ses doigts épais ; il regarda fixement Herrick en plein visage, et Herrick aussi fixement regarda la table en tapotant des doigts ; le navire à l’ancre oscillait doucement, et une large traînée de soleil allait et venait, de l’un à l’autre.

— Écoutez-moi ! lâcha soudain Herrick.

— Non, écoutez-moi plutôt d’abord, dit Davis. Écoutez et comprenez-moi. Nous ne tenons aucunement à cet individu, même si vous y tenez. Il est de votre bord, pas du nôtre ; il vous gobe, et il a essuyé ses bottes sur moi et Huish. Sauvez-le si vous pouvez !

— Le sauver ? reprit Herrick.

— Sauvez-le, si vous en êtes capable ! réitéra Davis, en frappant du poing. Allez à terre, et parlez-lui gentiment ; et si vous l’amenez avec ses perles à bord, je l’épargnerai. Si vous ne le faites pas, il y aura un enterrement. Est-ce ainsi, Huish ? Ça vous va-t-il ?

— Je n’ai pas l’habitude de pardonner, dit Huish, mais je ne suis pas non plus de ceux qui gâchent la besogne. Amenez le bougre à bord et amenez les perles avec lui, et vous ferez de lui ce qu’il vous plaira, vous « le marronnerez »[27] où vous voudrez, je vous l’accorde.

— Bon, et si je ne peux pas ? s’écria Herrick, dont le visage ruisselait de sueur. Vous me parlez, comme si j’étais Dieu tout-puissant, de faire ci et ça ! Mais si je ne peux pas ?

— Mon fils, dit le capitaine, mieux vaudra faire tout votre possible, ou bien vous verrez des choses.

— Oh oui, dit Huish. Oh fichtre oui !

Il regarda Herrick avec un rictus mince d’une férocité ignoble ; et l’expression triviale qu’il venait d’employer lui rappela un fragment du refrain d’une chanson comique qu’il avait dû entendre vingt ans plus tôt à Londres, jacassement absurde, qui, à cette heure et dans ce lieu, faisait l’effet d’un hideux blasphème : « Chic et pic et cric et flic et schlingavoilaba doré[28]. »

Le capitaine le laissa aller jusqu’au bout ; l’expression de ses traits n’avait pas changé.

— Du train dont vont les choses, il y en a beaucoup qui ne vous laisseraient pas aller à terre, reprit-il. Mais je ne suis pas de ceux-là. Je sais que vous ne vous retourneriez pas contre moi, Herrick ! Ou si vous deviez le faire… Eh bien, faites-le, et soyez damné !

Et il se leva brusquement de table.

Il se dirigea vers le rouf ; et arrivé à la porte, il se retourna et appela Huish, avec une brusque violence, comme un chien qui aboie. Huish le suivit, et Herrick resta dans le carré.

— Faites bien attention ! chuchota Davis. Je connais notre homme. Si vous ouvrez encore la bouche pour lui parler tout est fichu.

CHAPITRE VIII

PLUS AMPLE CONNAISSANCE

Le canot était reparti, et déjà à mi-chemin du Farallone, avant que Herrick se retournât pour monter à regret sur la jetée. Couronnant le rivage, la figure de proue le considérait avec une sorte d’ironie, sa tête casquée rejetée en arrière, son formidable bras faisant le geste de lancer quelque chose, une coquille ou autre projectile, dans la direction de la goélette à l’ancre. On eût dit la farouche déité de l’île, avancée sur son seuil comme pour s’envoler, et perpétuant ce geste d’essor. Herrick, qu’elle dominait de la tête et des épaules, la considérait avec un bizarre sentiment de curiosité romanesque, et son imagination s’égarait dans l’histoire de cette existence aventureuse. Longtemps elle avait été le guide aveugle d’un navire parmi les flots ! longtemps elle était demeurée ici sous le soleil violent, qui n’avait pas encore réussi à la patiner ; et il se demandait si c’était ici le dernier de ses avatars, ou si d’autres lui étaient réservés. Et il lui prit un vague regret de n’avoir pas devant lui une vraie déesse, ou de n’être lui-même un païen, pour s’incliner devant elle en cette heure difficile.

Quand il s’avança, ce fut dans l’ombre fraîche de nombreux palmiers adultes ; des bouffées de la brise mourante agitaient leurs cimes, et de toutes parts, avec une agilité de libellule ou d’hirondelle, les taches de soleil fuyaient, hésitaient, et reprenaient leur place. Le sable était résistant et lisse, et les pas d’Herrick n’y faisaient pas plus de bruit que sur la neige fraîche tombée. Il gardait encore les traces d’une avenue, soignée naguère comme celle d’un jardin d’Europe ; mais la contagion avait fait son œuvre, et les herbes folles l’envahissaient. Les bâtiments de la colonie apparaissaient çà et là entre les stipes de la colonnade, fraîchement repeints, coquets et propres, et tous muets comme la tombe. Nul autre bruit sous la voûte sombre à part un remue-ménage de volaille ; et de derrière la maison aux vérandas, on voyait s’élever de la fumée et on entendait le crépitement d’un feu.

Les magasins étaient les plus proches, sur la droite. Le premier était fermé ; dans le deuxième, Herrick aperçut confusément, par une fenêtre, un énorme tas de nacre amoncelée à l’autre bout ; le troisième, béant, frappa l’imagination du visiteur par la multiplicité et le désordre de son contenu romanesque. Il y avait des câbles, des cabestans et des poulies de toutes dimensions ; des hublots de cabine et des échelles ; des cuves de fer rouillé, un capot d’échelle ; un habitacle, avec sa monture de cuivre et son compas vainement pointé, dans la confusion et la pénombre de ce hangar, vers un pôle oublié ; des cordages, des ancres, des harpons, une roue de gouvernail, une boîte à outils portant le nom du navire, l’Asie : tout un magasin de curiosités navales, solides et matérielles, pesantes à soulever, difficiles à briser, serties de cuivre et bardées de fer.

Deux naufrages au moins avaient dû contribuer à la formation de cet amas de débris ; et comme Herrick les considérait, il lui sembla que les états-majors de ces deux navires étaient là devant lui, qu’il entendait leurs pas et leurs chuchotements, et qu’il voyait du coin de l’œil les fantômes vulgaires des matelots.

Et ce n’était pas là simple imagination : un bruit de pas s’approchait, indéniable ; et, tandis qu’il tenait toujours les yeux fixés sur les débris, la voix de son hôte se fit soudain entendre, avec une douceur d’élocution insolite.

— Des vieilleries ! disait-elle ; des vieilleries, rien d’autre ! Est-ce que monsieur Hay a rencontré un objet symbolique ?

— J’ai rencontré du moins une forte impression, répliqua Herrick, se retournant vivement, dans l’espoir de découvrir sur les traits de son interlocuteur le commentaire de ses paroles.

Attwater se tenait dans le cadre de la porte, qu’il emplissait presque tout entier ; ses mains, levées par-dessus sa tête, agrippaient le chambranle. Il sourit quand leurs yeux se rencontrèrent, mais sa physionomie était impénétrable.

— Oui, une impression puissante. Vous êtes comme moi : rien de si émouvant que les navires ! dit-il. Les ruines d’un empire me laisseraient froid, alors qu’un vieux bout de rambarde, sur lequel un marin s’est accoudé pendant son quart de nuit, me fouette l’imagination. Mais allons un peu visiter l’île. Ce n’est rien que sable, corail et palmiers ; mais l’endroit est assez curieux.

— Je le trouve divin, fit Herrick, respirant avec force.

— Oh, c’est parce que vous êtes nouveau venu de la mer, dit Attwater. Je crois aussi que vous apprécierez le nom qu’On lui donne. Ce nom est aimable. Il a de la saveur, il a de la couleur, il a de la sonorité ; il est comme son auteur – il est à demi-chrétien ! Rappelez-vous votre première vision de l’île, et que celle-ci n’est que bois, bois et eau ; et supposez que vous ayez demandé son nom à quelqu’un et que l’On vous ait répondu : nemorosa Zacynthos.

— Jam medio apparet fluctu[29] ! s’écria Herrick. Ô dieux tutélaires, oui, c’est cela !

— S’il figure un jour sur la carte, les marins en feront du joli, dit Attwater. Mais venez voir le hangar aux scaphandres.

Il ouvrit une porte, et Herrick aperçut une série de nombreux appareils soigneusement rangés : pompes et tuyaux, et les bottes plombées, et les gros casques à groin brillant alignés contre le mur ; dix vêtements complets.

— Il faut vous dire que toute la moitié orientale de mon lagon est peu profonde ; de sorte que nous pouvions y atteindre en ce costume avec une grande facilité. Le rendement était incroyable, et le spectacle singulier quand on était à la besogne, et que ces monstres marins – il tapota le casque le plus proche – faisaient sans cesse leur apparition au milieu du lagon. Vous aimez les symboles ? interrogea-t-il abruptement.

— Oui, certes, répondit Herrick.

— Eh bien, je voyais ces engins venir ruisselants à la surface et replonger pour remonter ruisselants et redescendre à nouveau, cependant que l’homme, à l’intérieur, restait sec comme une rôtie ! Et je me disais que nous avons tous besoin d’un vêtement pour plonger dans le monde, et en revenir indemnes. Quel nom donneriez-vous à ce vêtement ? interrogea-t-il.

— L’amour-propre, répondit Herrick.

— Non, je parle sérieusement.

— Appelez-le respect de soi-même, alors ! corrigea Herrick en souriant.

— Et pourquoi pas la grâce ? Pourquoi pas la grâce de Dieu, Hay ? Pourquoi pas la grâce de votre créateur et rédempteur, de Celui qui est mort pour vous, qui vous soutient, que vous crucifiez à nouveau chaque jour ? Il n’y a rien ici (se frappant la poitrine) – rien là – (battant le mur) – rien là – (tapant du pied) – rien que la grâce de Dieu ! Nous marchons sur elle, nous la respirons ; nous vivons et mourons par elle ; elle constitue l’axe de l’univers ; et un gamin en pyjama lui préfère l’amour-propre !

Le grand homme sombre se tenait devant Herrick auprès de la rangée de casques, et il parut se dilater et resplendir ; mais l’instant d’après la vie se retira de lui.

— Je vous demande pardon, dit-il ; je vois que vous ne croyez pas en Dieu ?

— Pas à votre sens, je le crains, dit Herrick.

— Je ne discute jamais avec les athées jeunes ou avec les ivrognes invétérés, dit Attwater avec désinvolture. Traversons l’île jusqu’au rivage extérieur.

Le trajet n’était pas long, car la largeur maxima de l’île ne dépassait guère deux cents yards, et ils firent la promenade à loisir. Herrick croyait rêver. Il était venu là plein d’incertitudes, s’apprêtant à étudier ce masque ambigu et ironique, à en extraire l’individu réel, et à agir en conséquence ; seulement alors il prendrait une décision. Une cruauté de fer, une insensibilité de fer aux souffrances d’autrui, la poursuite inflexible de ses intérêts propres, une froide culture, des manières antipathiques ; voilà ce qu’il avait prévu, et ce qu’il croyait encore voir. Mais que cet assemblage brillât en outre d’un reflet de zèle religieux, l’étonnait de façon inexprimable ; et il s’efforçait en vain, tout en marchant, d’ajuster en un tout cohérent ses bribes de connaissances – de les faire coïncider avec l’image préconçue de l’homme qui marchait à côté de lui.

— Quoi donc vous a amené dans les mers du Sud ? demanda-t-il alors.

— Des tas de choses, dit Attwater. Jeunesse, curiosité romanesque, l’amour de la mer, et (ce qui va vous surprendre) de l’intérêt pour les missions. Celui-ci a pas mal décliné, comme bien vous pensez. Elles ne prennent pas le chemin de la réussite ; elles sentent trop le curé de paroisse, elles sentent trop la vieille femme, et même la vieille fille. Des vêtements ! des vêtements ! elles ne voient que cela : mais les vêtements ne sont pas le christianisme, pas plus qu’ils ne sont le soleil dans le ciel, ni ne sauraient en tenir lieu. Les missions s’imaginent qu’un presbytère garni de roses, et des cloches d’église, et de vieilles dames distinguées se saluant dans les allées, sont partie intégrante et fondamentale de la religion. Mais la religion est chose farouche, comme l’univers qu’elle illumine ; farouche, froide et nue, mais infiniment forte.

— Et vous avez découvert celle île par hasard ? dit Herrick.

— Tout comme vous ! dit Attwater. Et depuis lors j’ai monté une affaire, une colonie, et une mission à mon goût. J’étais un homme du monde avant d’être un chrétien ; je suis toujours un homme du monde ; et je veux que ma mission rapporte. Les dorloteries n’ont jamais produit rien de bon. Il faut qu’un homme affronte la vue de Dieu et travaille à rendre sa valeur loyale ; alors je consentirai à lui parler, mais pas avant. J’ai donné à ces mendiants ce qu’il leur fallait : un juge en Israël, le porteur du glaive et du fouet ; j’étais en train de faire un nouveau peuple ici ; et voilà que l’ange du Seigneur les a frappés, et ils ne sont plus !

Comme ces mots s’achevaient dans un geste, les deux promeneurs atteignirent le porche en bois de palmier situé au bord de la mer et face au soleil prêt à se coucher. Tout alentour, et pareils à de frustes automates de bois animés d’une activité maléfique, les crabes se bousculaient et fuyaient vers leurs trous. Sur la droite, désigné par Attwater qui se tourna brusquement, était le cimetière de l’île, jonché de blocs de corail de grosseurs variées, depuis celle d’un poing d’enfant jusqu’à celle d’un crâne, entremêlés de tertres de même matière, et enclos d’une grossière muraille en carré. Rien n’y poussait que deux ou trois buissons fleuris ; le nombre seul des tertres, et leur forme inquiétante, décelaient la présence des morts.

Attwater en pénétrant dans ce fieu funèbre par la porte béante, cita :

 

Ici gisent les farouches ancêtres du hameau,

 

— Le corail au corail, les cailloux aux cailloux, dit-il. Ce fut l’objet principal de mon activité dans le Pacifique Sud. Les uns étaient bons, d’autres mauvais, et la plupart (bien entendu, comme toujours) médiocres.

Il y avait, entre autres, un garçon qui ne cessait de gambader comme un chien ; si vous l’appeliez, il arrivait comme la flèche s’élance de l’arc ; lorsqu’il venait sans être appelé, c’était avec un œil suppliant et un petit pas de danse trépignante. Or, son inquiétude a pris fin désormais, il est couché avec les rois et les grands de la terre ; les fastes de ses actions ne sont-ils pas inscrits au livre des chroniques ? Ce garçon était de Penrhyn ; comme tous les insulaires de Penrhyn il était difficile à manier : têtu, jaloux, violent. Il gît ici bien tranquille. Et ainsi font tous.

 

Et la ténèbre fut l’ensevelisseuse des morts !

 

Il resta la tête penchée dans la rouge lueur du couchant ; sa voix résonnait tantôt douce et tantôt amère selon le sens de ses paroles.

— Vous aimiez ces gens, s’exclama Herrick, singulièrement troublé.

— Moi ? dit Attwater. Certes non ! N’allez pas me croire philanthrope. Je n’aime pas les hommes, et je déteste les femmes. Si j’aime quelque peu les îles, c’est parce que vous les y voyez dépouillées de leurs oripeaux, volatiles morts et coiffures extravagantes, jupes et rubans de couleur. En voici un que j’aimais toutefois, dit-il, posant le pied sur un tertre. C’était un beau sauvage ; il avait une âme sombre ; oui, j’aimais celui-là ; je suis fantasque, ajouta-t-il, regardant Herrick fixement, et j’ai parfois des caprices. Vous me plaisez.

Herrick se détourna vivement et regarda au loin les nuages qui peu à peu s’élevaient, se rassemblaient pour les funérailles du jour.

— Je ne puis plaire à personne, dit-il.

— Vous vous trompez là-dessus, dit l’autre, comme chacun se trompe d’ordinaire en ce qui le concerne. Vous êtes attirant, très attirant.

— Impossible, dit Herrick ; il n’est personne à qui je plaise. Si vous saviez comme je me méprise… et pourquoi !

Sa voix emplissait le paisible cimetière.

— Je savais que vous vous méprisiez, dit Attwater. Ce matin j’ai vu le sang vous monter à la face, en vous rappelant Oxford. Et je rougissais presque moi-même de voir un homme, un gentleman, avec ces deux vulgaires loups.

Herrick se tourna vers lui en frissonnant.

— Loups, répéta-t-il. J’ai dit loups, et vulgaires loups. Savez-vous que ce matin, en montant à bord, je tremblais ?

— Vous le cachiez bien, balbutia Herrick.

— Une habitude que j’ai. Mais j’avais peur, néanmoins. J’avais peur des deux loups.

Il leva lentement la main.

— Et dites-moi, Hay, pauvre enfant perdu, que faites-vous avec les deux loups ?

— Ce que je fais ? Je ne fais rien, dit Herrick. Il n’y a rien de suspect ; tout est en règle ; le capitaine Brown est une bonne âme ; c’est un… c’est… (la voix-fantôme de Davis lui clamait à l’oreille : « Il va y avoir un enterrement » ; et son front se couvrit de sueur). Il a l’esprit de famille, reprit-il, en déglutissant ; il a des enfants au pays… et une femme.

— Un personnage très édifiant, dit Attwater. M. Wish aussi, sans doute ?

— Je n’irai pas jusque-là, dit Herrick. Je n’aime pas Huish. Et pourtant… il a ses mérites.

— Et, bref, tout compte fait, les meilleurs compagnons de bord que l’on puisse rêver ?

— Oh oui, dit Herrick, tout à fait.

— Passons donc à l’autre motif pour lequel vous vous méprisez ? dit Attwater.

— Ne nous méprisons-nous pas tous nous-mêmes ? s’écria Herrick. Vous comme les autres ?

— Oh certainement. Quoique au fait ?… Mais je sais du moins une chose : je n’ai jamais poussé un cri tel que le vôtre, Hay ! Il venait d’une conscience troublée. Ah, mon ami, ce pauvre scaphandre de l’amour-propre est bien endommagé ! Aujourd’hui, si vous m’en croyez, aujourd’hui même, avant que le soleil ait disparu, et dans ce lieu où reposent tant de sauvages innocents, vous allez tomber à genoux et avouer vos péchés et vos chagrins à votre rédempteur, Hay…

— Pas Hay ! interrompit l’autre, d’une voix étranglée. Ne m’appelez pas ainsi ! Je veux dire… Pour l’amour de Dieu, ne voyez-vous pas que je suis à la torture ?

— Je le vois, je le sais, c’est moi qui vous y ai mis et vous y maintiens, ce sont mes doigts qui serrent la vis ! dit Attwater. Plaise à Dieu que j’amène ce soir un pénitent devant son trône ! Allons, au siège de la pitié ! Il est plein de miséricorde, ami… plein de miséricorde !

Il ouvrait les bras, tel un crucifix, son visage irradiait d’un éclat séraphique ; dans sa voix, qui s’élevait peu à peu, il y avait des larmes.

D’un effort suprême, Herrick se ressaisit.

— Attwater, dit-il, vous dépassez les bornes. Que voulez-vous ! Je ne suis pas croyant. Ce qui est pour vous réalité vivante n’est pour moi, en conscience, que légendes. Je ne crois pas qu’il existe sous le ciel une formule capable de soulager mes épaules de leur fardeau. Je dois rester courbé jusqu’à la fin sous le poids de mes fautes ; je ne puis m’en débarrasser ; pensez-vous que je ne le voudrais pas, si je croyais la chose possible ? Je ne peux pas… je ne peux pas… et voilà tout.

L’extase avait abandonné les traits d’Attwater ; le sombre apôtre s’était évanoui, ne laissant à sa place qu’un gentleman désinvolte et railleur, qui ôta son chapeau et salua. L’impertinence du geste fit monter le sang au visage de Herrick.

— Que voulez-vous dire par là ? s’écria-t-il.

— Eh bien, rentrons-nous à la maison ? dit Attwater. Nos hôtes vont bientôt arriver.

Herrick tint bon un moment, les poings et les mâchoires crispés ; mais peu à peu le but de sa mission se dégagea devant son esprit comme la lune sort des nuages. Il était venu pour attirer cet homme à bord ; il y échouerait, dût-il même pouvoir dire qu’il l’avait tenté ; il était sûr d’échouer, et il le savait, et il savait que cela valait mieux ainsi. Et ensuite, qu’allait-il advenir ?

Il poussa un soupir et se tourna pour suivre son hôte qui l’attendait avec un sourire de politesse, et qui, avec une sorte d’obséquiosité, lui montra le chemin sous la colonnade assombrie des palmiers. Ils s’avançaient en silence, la terre exhalait son parfum puissant, l’air mettait aux narines une senteur chaude et aromatique ; et tout au fond du bois, la clarté des flambeaux et du feu désignait la demeure d’Attwater.

Herrick, cependant, combattait une tentation irrépressible de se redresser, de lui toucher le bras et de lui glisser à l’oreille ces mots : « Prenez garde, ils veulent vous assassiner. » Une existence serait sauvée ; mais les deux autres ? Les trois existences montaient et descendaient sous ses yeux comme les seaux d’un puits, ou comme les plateaux d’une balance. Il lui fallait choisir, et cela sans retard. Durant des minutes interminables, les rouages de la vie tournèrent devant lui, et il pouvait encore, d’un coup de pouce, les enclencher à droite ou à gauche, il pouvait encore décider qui allait vivre et qui mourir. Il examina les personnages. Attwater l’étonnait, l’intriguait, l’éblouissait, le charmait et le révoltait à la fois ; qu’il vécût semblait un bien douteux ; et l’évocation de son cadavre lui était si pénible qu’elle le hantait comme une hallucination, avec tous ses détails visuels et auditifs. Sans cesse, il avait sous les yeux l’image de ce grand corps renversé en diverses attitudes et criblé de blessures variées : tombé sur la face, tombé à la renverse, tombé sur le flanc, ou s’agrippant à un appui avec des doigts relâchés par l’agonie mortelle. Il entendait le chien du pistolet retomber, la balle partir, la victime pousser un cri ; il voyait le sang couler. Et cette accumulation de détails semblait, à l’instar d’une consécration rituelle, envelopper cet homme dans les rets du sacrifice. Puis ce fut le tour de Davis, avec ses gros doigts, sa peau rude, sa nature grossière comme pain d’orge, son courage et sa gaieté indomptables, aux jours anciens de leur famine, le mélange attachant de ses défauts et de ses vertus, la soudaine révélation d’une tendresse située au-delà des larmes ; ses enfants. Ada et sa maladie d’intestins, et la poupée d’Ada.

Non, Herrick ne pouvait laisser la mort s’approcher de celui-là, même en imagination : une chaleur parcourut tous ses membres, ses muscles se contractèrent, et il sentit que le père d’Ada trouverait en lui un fils dévoué jusqu’à la mort. Et Huish lui-même participait en quelque sorte de cette immunité ; par la tacite adoption de la vie quotidienne, ils étaient devenus frères ; leur cohabitation sur le bateau et leurs misères passées avaient créé entre eux un lien de loyauté implicite, dont il fallait que Herrick tînt compte, sous peine de complet déshonneur. L’atrocité de ces morts soudaines étant égale, il n’y avait pas d’hésitation possible : ce devait être Attwater. Et cette pensée (qui était une condamnation à mort) ne se fut pas plus tôt formulée en lui que toute son humanité se reporta, en désarroi, de l’autre côté : et l’examen de son for intérieur ne lui montra plus que confusion et clameur inarticulée.

Dans tout cela il n’était nullement question de Robert Herrick. Il s’était abandonné au reflux dans les affaires d’autrui, et le reflux l’avait emporté vers le large : déjà il entendait rugir le maelstrom qui devait l’engloutir. Et dans son âme possédée et déshonorée il n’y avait aucune pensée d’égoïsme.

Depuis combien de temps marchait-il en silence aux côtés de son compagnon ? Herrick l’ignorait. Les nuages se dissipèrent soudain, la crise passa ; il se retrouva plein d’un calme désespéré ; l’usage du langage banal lui revint ; et il entendit avec surprise sa propre voix qui disait :

— Quelle charmante soirée !

— N’est-ce pas ? dit Attwater. Oui, les soirées d’ici seraient fort agréables, si on savait que faire. De jour, naturellement, on peut tirer.

— Vous tirez ? demanda Herrick.

— Oui, je suis ce qu’on appelle un fin tireur. C’est la foi : je crois que mes balles iront droit au but ; si je venais à manquer une fois, j’aurais la main gâtée pour neuf mois.

— Vous ne manquez jamais le but, alors ?

— Pas, à moins que je ne le veuille. Mais l’art est de le manquer avec élégance. Il y a eu dans les îles de l’Ouest un vieux roi qui savait vider son Winchester tout autour d’un homme, en lui éraflant les cheveux ou emportant une bribe de ses vêtements à chacune des dix balles, jusqu’à la dernière qu’il lui logeait entre les deux yeux. C’était un joli exercice.

— Vous pourriez faire cela ? demanda Herrick avec un frisson.

— Oh, je puis faire n’importe quoi, repartit l’autre. Vous ne comprenez pas : ce qui doit arriver arrive.

Ils approchaient des arrières de l’habitation. L’un des hommes s’affairait autour du feu de cuisine, où brûlaient avec leur clarté irradiante, vive et dense, des écales de noix de coco. Un fumet de nourritures bizarres emplissait l’air. Les lampes étaient allumées à l’intérieur des vérandas, et la maison projetait dans l’obscurité du sous-bois une illumination aux ombres compliquées.

— Venez vous laver les mains, dit Attwater.

Et il introduisit son hôte dans une pièce garnie de nattes : lit de camp, coffre-fort, deux ou trois rayons de livres contenus dans une armoire vitrée, et un lavabo de fer. Il poussa un appel en langue indigène, et l’instant d’après une robuste et jolie jeune femme, porteuse d’un essuie-mains frais, apparut sur le seuil.

— Hallo ! s’exclama Herrick, voyant alors pour la première fois le quatrième survivant de l’épidémie, et se rappelant avec un sursaut les ordres du capitaine.

— Oui, dit Attwater, toute la colonie, ou ce qui en reste, loge dans la maison. Nous avons tous peur des diables, s’il vous plaît ! et Taniera couche avec celle-ci dans le salon de devant, et l’autre garçon dans la véranda.

— Elle est jolie, dit Herrick.

— Trop. C’est pourquoi je l’ai mariée. On ne sait jamais si On n’en viendra pas à faire des sottises avec les femmes ; aussi lorsqu’il ne resta plus que nous, je menai le couple à la chapelle et accomplis les rites. Elle fit beaucoup de difficultés. Mais je ne vois pas du tout le mariage d’un point de vue romanesque.

— Et la garantie vous paraît suffisante ? interrogea Herrick, étonné.

— À coup sûr. Je suis un homme simple et tout littéral. Ceux que Dieu a unis, telle est la formule, n’est-ce pas. Aussi les a-t-On mariés, et On respecte le mariage.

— Ah ! fit Herrick.

— Je puis, voyez-vous, m’attendre à faire un excellent mariage une fois de retour au pays, commença Attwater d’un ton confidentiel. Je suis riche. Ce seul coffre-fort – et il posa la main dessus – représentera une honnête fortune lorsque j’aurai le loisir de mettre les perles sur le marché. Depuis dix ans s’y accumulent les produits d’un lagon où j’ai eu jusqu’à dix plongeurs du matin au soir ; et j’ai expérimenté un nouveau procédé : j’ai fait macérer tout un lot de nacre, ce qui m’a réussi admirablement. Désirez-vous les voir ?

Cette confirmation de l’hypothèse du capitaine frappa fortement Herrick, qui eut de la peine à se contenir.

— Non, merci, je n’y tiens pas, dit-il. Les perles ne m’intéressent guère. Je suis fort indifférent à ces…

— Hochets ? suggéra Attwater. Et cependant j’estime que vous devriez jeter un coup d’œil sur ma collection, qui est réellement unique, et qui – oh ! c’est le cas pour chacun de nous et pour tout ce qui nous entoure ! – ne tient qu’à un cheveu. Ce qui aujourd’hui croît et fleurit sera demain coupé et jeté au séchoir. Ce qui aujourd’hui est ici, rassemblé dans ce coffre, peut-être sera dispersé demain – ou ce soir ! Ton âme, ô insensé, ton âme te sera peut-être réclamée dès ce soir.

— Je ne vous comprends pas, dit Herrick.

— Non ? dit Attwater.

— Vous parlez par énigmes, dit Herrick, mal à l’aise. Je ne comprends pas quel homme vous êtes, ni où vous voulez en venir.

Attwater se tenait poings aux hanches, et la tête penchée en avant.

— Je suis un fataliste, répliqua-t-il, et à cette heure même – puisque vous y insistez – un expérimentateur. À ce propos, dites-moi donc qui a effacé le nom de la goélette ? dit-il avec une douceur railleuse, car voyez-vous, On est d’avis que cela devrait être complété. Ce nom reste en partie lisible ; et ce qui mérite d’être fait, il faut bien le faire. Vous êtes de mon avis ? Trop aimable ! Eh bien, allons-nous dans la véranda ? J’ai un sherry sec sur lequel je veux avoir votre opinion.

Herrick le suivit jusqu’à la table dont la nappe et les cristaux resplendissaient sous la lumière des lampes suspendues ; il le suivit comme le criminel suit le bourreau, ou le mouton le boucher ; il prit machinalement le sherry, le but, prononça quelques phrases machinales d’éloge. Sa terreur avait soudain changé de nature : jusque-là il avait vu Attwater ligoté et bâillonné, comme une victime impuissante, et il avait aspiré à le sauver ; il le voyait à présent se dresser mystérieux et menaçant, tel l’ange de la colère du Seigneur, armé de son savoir et prêt à condamner. Il reposa son verre et fut surpris de le trouver vide.

— Vous êtes toujours armé ? dit-il.

Et l’instant d’après il eût voulu s’arracher la langue.

— Toujours, dit Attwater. J’ai traversé une révolte ici : ce fut un des incidents de ma vie de missionnaire.

Juste alors un bruit de voix leur parvint, et regardant hors de la véranda, ils virent s’approcher Huish et le capitaine.

CHAPITRE IX

LE DÎNER

On s’attabla devant un dîner insulaire, remarquable pour sa variété et sa perfection : un potage et un rôti de tortue, des poissons, de la volaille, un cochon de lait, une salade de noix de coco, et des bourgeons de coco grillés comme dessert. On n’avait pas entamé une seule boîte de conserves ; et à part l’huile et le vinaigre de la salade et quelques tiges d’oignons vertes cultivées et cueillies de la main d’Attwater, les condiments eux-mêmes n’étaient pas européens. Au sherry succédèrent le vin du Rhin et le bordeaux, et au dessert le champagne du Farallone vint clore la série.

Évidemment, à l’instar de beaucoup de gens tout à fait religieux d’avant l’ère abstentionniste, Attwater avait quelque chose de l’épicurien. Pour de semblables caractères, c’est un apaisement que de bien manger ; et à plus forte raison d’avoir composé et préparé un excellent repas destiné à d’autres ; les manières de leur hôte furent de ce fait agréablement lénifiées. Un chat de forte taille s’était juché sur son épaule, ronronnant, et à l’occasion, d’un agile coup de patte, agrippait en l’air un morceau. Et c’est à un chat qu’on eût pu le comparer lui-même, tandis qu’il se prélassait au haut bout de la table, distribuant attentions et allusions, et faisant patte de velours ou sortant les griffes indifféremment. Et Huish tout comme le capitaine tombèrent peu à peu sous le charme de sa libérale hospitalité.

Quant au troisième hôte, les incidents du dîner glissaient pour ainsi dire sur lui sans qu’il s’en aperçût. Herrick acceptait tout ce qu’on lui offrait, mangeait et buvait sans percevoir les goûts, et entendait sans comprendre. Son esprit était uniquement occupé à méditer l’horreur des circonstances où il se trouvait. Que savait Attwater, que projetait le capitaine, de quel côté la trahison partirait-elle d’abord – tel était le fond de ses pensées. À de certains moments, l’envie lui prenait de renverser la table et de s’enfuir dans la nuit. Et cela même lui était interdit : le moindre geste, la moindre parole, le moindre mouvement, n’eussent fait que précipiter la terrible tragédie ; et il restait comme frappé de maléfice, à manger, les lèvres exsangues. Deux de ses compagnons l’observaient attentivement. Attwater avec de longs coups d’œil obliques, et sans s’interrompre de parler, le capitaine avec des regards appuyés et anxieux.

— Ma foi, je dois dire que ce sherry est vraiment de première qualité, dit Huish. À combien vous revient-il, si la question n’est pas indiscrète ?

— À cent douze shillings, pris à Londres, plus le transport jusqu’à Valparaiso, et de là ici, dit Attwater. Ce liquide fait l’effet de n’être vraiment pas trop mauvais.

— Cent douze shillings ! murmura le commis, associant le vin et la somme dans une même admiration : Ah mince !

— Trop heureux qu’il vous plaise, dit Attwater. Servez-vous, monsieur Wish, et gardez la bouteille auprès de vous.

— Mon ami s’appelle Huish et non pas Wish, monsieur, dit le capitaine en rougissant.

— Je vous demande pardon, en vérité, Huish ! et non pas Wish, bien entendu, fit Attwater. J’allais dire qu’il m’en reste encore huit douzaines, ajouta-t-il, en fixant les yeux sur le capitaine.

— Huit douzaines de quoi ? fit Davis.

— Des bouteilles de sherry. Huit douzaines, d’excellent sherry. Hein, cela seul vaut presque le coup, pour quelqu’un qui aime le vin.

Ces mots ambigus allèrent droit à ces consciences coupables, et Huish et le capitaine se redressèrent sur leurs sièges et le regardèrent avec stupeur.

— Quel coup ? dit Davis.

— Les cent douze shillings, répondit Attwater.

Le capitaine respira fortement. Il s’efforçait de découvrir un sens à ces remarques ; puis d’un grand effort, il changea de sujet :

— Nous devons être les premiers Blancs qui soient jamais venus sur cette île, monsieur ?

Attwater le suivit aussitôt et avec une parfaite gravité, sur ce nouveau terrain.

— À part moi et le Dr Symonds, les seuls que je sache, répliqua-t-il. Et pourtant, qui sait ? Dans le cours des âges, quelqu’un peut-être a vécu ici, et nous croyons parfois que la chose a eu lieu. Les cocotiers poussent tout autour de l’île, ce qui ne ressemble guère à la propagation naturelle. Nous trouvâmes d’ailleurs sur la plage, en abordant, un cairn indéniable : usage inconnu ; mais probablement érigé dans l’espoir d’être agréable à quelque manitou dont le nom même est oublié, par quelques messieurs d’épaisse cervelle dont les os mêmes sont perdus. En outre, l’île (témoin l’Annuaire) a été signalée deux fois ; et depuis que je l’habite, nous avons eu deux naufrages, l’un et l’autre des navires abandonnés. Le reste est supposition.

— Le Dr Symonds est votre associé, j’imagine ? interrogea Huish.

— Un excellent garçon, le Dr Symonds ! Comme il regrettera de savoir que vous étiez ici ! dit Attwater.

— Il est sur le Trinity Hall, s’pas ? interrogea Huish.

— Et si vous pouviez me dire où est le Trinity Hall, vous me feriez plaisir, monsieur Wish !

— L’équipage est sans doute indigène ? dit Davis.

— Puisque le secret a été gardé dix ans, c’est à supposer, répliqua Attwater.

— Eh bien, tenez ! dit Huish. Vous avez autour de vous tout ce qu’il faut jusqu’à plus soif, il n’y a pas d’erreur, mais je vous assure que ça ne m’irait pas. C’est trop « vieux pont rustique auprès du moulin », trop retiré, de moitié. Je demande le son des cloches, à Londres !

— N’allez pas croire que ce fut toujours ainsi, repartit Attwater. Le rivage était plein d’activité, jadis, quoique à cette heure, écoutez ! vous pouvez entendre la solitude. Je trouve cela suggestif. Et à propos du son des cloches, veuillez suivre en silence ma petite expérience.

Il avait à portée de la main un timbre d’argent pour appeler les serviteurs ; il fit signe à ses hôtes de ne pas faire de bruit, frappa le timbre avec force, et pencha vivement la tête en avant. La note s’éleva claire et sonore ; elle retentit au loin dans la nuit et sur l’île déserte ; elle se perdit dans le lointain, ne laissant aux oreilles qu’une vibration qui n’était plus un son.

— Des demeures vides, une mer vide, des rivages solitaires ! dit Attwater. Et néanmoins Dieu entend ce timbre ! Et néanmoins nous sommes dans cette véranda sur une scène éclairée qui a les cieux pour spectateurs ! Et vous appelez cela solitude !

Suivit un intervalle de silence, durant lequel le capitaine semblait hypnotisé.

Alors Attwater se mit à rire doucement.

— Voilà les distractions d’un solitaire, reprit-il, et peut-être ne sont-elles pas du meilleur goût. On se rabâche ces petits contes de fées pour se tenir compagnie. Si tout de même il y avait quelque chose dans les légendes, monsieur Hay ? Mais voici le bordeaux. On ne vous offre pas du laffitte, capitaine, parce que je crois que toute la récolte en est vendue aux wagons-restaurants de votre grand pays ; mais ce brâne-mouton est d’une bonne année, et M. Wish m’en dira des nouvelles.

— Vous avez là une idée bien singulière ! s’écria le capitaine, se délivrant avec un soupir du sortilège qui le tenait garrotté. Vous n’allez pas venir me raconter que vous passez ici vos soirées à sonner… oui, à sonner aux anges… à vous tout seul ?

— Comme fait historique, et pour répondre directement à votre question, non, dit Attwater. À quoi bon sonner un timbre, alors que s’échappe de nous-mêmes et de ce qui nous entoure un silence beaucoup plus merveilleux ? Le moindre battement de mon cœur, la moindre pensée de mon esprit, se répercute dans l’éternité, à tout jamais, sans fin.

— Oh, dites donc, fit Huish, baissez les lampes tout de suite, et en avant la fanfare de l’Armée du Salut ! Nous ne sommes pas à une séance spirite !

— Pas de légendes pour M. Wish – je vous demande pardon, capitaine : Huish et non pas Wish, bien entendu – dit Attwater.

En remplissant le verre de Huish, le serviteur laissa échapper la bouteille qui se brisa, et le vin se répandit sur le parquet de la véranda. Aussitôt une sévérité redoutable durcit les traits d’Attwater ; il frappa le timbre impérieusement, et les deux bruns indigènes s’immobilisèrent, muets et tremblants, dans l’attitude du respect. Il y eut un instant de silence et d’âpres regards, suivis de quelques phrases brutales en indigène ; et, sur un geste, le service continua comme devant.

Aucun des invités n’avait jusqu’alors fait de remarques sur l’excellente tenue des deux hommes. D’assez petite taille, et bien proportionnés, ils marchaient à pas muets, servaient adroitement, apportaient les vins et les plats sur un simple regard de leur maître, qu’ils ne quittaient pas des yeux.

— De quel endroit tirez-vous vos travailleurs ? demanda Davis.

— Ah, d’où ne les tiré-je pas ? répondit Attwater.

— Ça n’a pas dû être un turbin commode, il me semble ? reprit le capitaine.

— Dites-moi donc où il y a des travailleurs ! dit Attwater en haussant les épaules. Et, du reste, dans notre cas, ne pouvant préciser la destination, il nous a fallu chercher de tous côtés et nous ingénier au possible. Nous avons été au fin fond de l’Ouest, jusqu’à Kingsmills, et dans l’extrême Sud jusqu’à Rapa-iti. Dommage que Symonds ne soit pas ici. Il vous en aurait conté. Il a eu la tâche de les rassembler. Puis a commencé la mienne, qui fut de les éduquer.

— Vous voulez dire de les dresser ? dit Davis.

— Oui ! de les dresser, reprit Attwater.

— Attendez un peu, dit Davis. Je n’y suis plus. Voulez-vous dire que vous en êtes venu à bout tout seul ?

— On en est venu à bout tout seul, dit Attwater, parce qu’On n’avait personne qui l’aidât.

— Par Dieu ! mais il faut que vous soyez une sainte terreur ! s’écria le capitaine, dans un élan d’admiration.

— On fait de son mieux, dit Attwater.

— Eh bien vrai ! fit Davis, j’ai vu pas mal de dressage dans mon temps, et j’ai passé moi-même pour un bon dresseur ; j’en suis venu à bout, comme second officier, de l’aventure de faire doubler le cap Horn à une flopée de rats de navire capables de chasser le diable de l’enfer et de claquer la porte sur lui ; et je vous assure que ce truc de M. Attwater remporte le pompon. Sur un bateau, ce n’est rien en comparaison. Vous avez la loi pour vous, c’est ce qui agit. Mais qu’on me dépose sur cette sacrée plage, sans rien d’autre qu’un fouet et plein la bouche de gros mots, et qu’on me demande de… non, monsieur, ça ne suffit pas ! cria Davis. C’est d’avoir la loi derrière soi, ajouta-t-il, c’est la loi qui agit, tout le temps.

— Le diable n’est pas toujours aussi noir qu’il en a l’air, lança Huish, avec humour.

— Eh bien, On a fait la loi à sa façon, dit Attwater. On a dû être beaucoup de choses. C’était assez fastidieux parfois.

— Je le croirais volontiers, fit Davis.

— Au fond, notre but était le même, dit Attwater. Quoi qu’il en soit, d’une manière ou de l’autre, On a fini par leur enfoncer dans la tête qu’ils devaient travailler… et ils ont travaillé… jusqu’au jour où le Seigneur les a repris.

— J’espère que vous les faisiez valser ! dit Huish.

— Lorsque c’était nécessaire, monsieur Wish, je les faisais valser.

— Pariez que vous l’avez fait ! s’écria le capitaine. – Il était passablement congestionné, mais moins à cause du vin que par l’admiration ; et ses yeux appréciaient avec envie les athlétiques proportions de leur hôte. – Pariez que vous l’avez fait, et pariez que je m’imagine comment vous faisiez. Par Dieu, vous êtes un homme, et vous pouvez dire que je vous l’ai dit.

— Vous êtes trop bon, en vérité, dit Attwater.

— Y a-t-il… y a-t-il jamais eu des crimes, ici ? demanda Herrick, rompant le silence d’une voix pénétrante.

— Oui, fit Attwater, c’est arrivé.

— Et comment avez-vous manœuvré, monsieur ? lança vivement le capitaine.

— Eh bien, voyez-vous, ce fut un cas bizarre, répliqua Attwater. Ce fut un cas à dérouter Salomon. Vous le raconterai-je ? oui ?

Le capitaine accepta avec transport.

— Eh bien, commença Attwater, d’un ton nonchalant, voici. Comme vous le savez sans doute, on distingue deux types d’indigènes, qu’on peut appeler l’obséquieux et le maussade. Or, ces types, On les possédait eux-mêmes, irrécusables ; et On les possédait à la fois. L’obséquiosité coulait du premier comme le vin d’une bouteille, la maussaderie s’accumulait dans le second. Obséquieux était tout sourires ; il s’élançait pour obtenir un regard, aimait à bavarder, et possédait environ une douzaine de mots d’anglais d’occasion, et un léger placage de christianisme. Maussade était industrieux : une grosse abeille aux yeux baissés.

» Quand on lui parlait, il répondait avec un regard sombre et un haussement d’épaules, mais il s’exécutait. Je ne vous le donne pas comme un modèle de bonne tenue ; chez Maussade l’extérieur laissait à désirer ; mais il était fort et ferme, et désagréablement obéissant. Or, il survint des ennuis à Maussade : peu importe de quelle manière, les règlements locaux furent enfreints, il fut puni en conséquence – sans résultat. Même chose le lendemain, et le surlendemain, et le jour d’après, tant que je commençai à en être excédé, je le crains, Maussade aussi de son côté. Vint un jour où il se trouva de nouveau en faute, pour la… oh ! mettons la trentième fois ; et il me lança un morne regard, et voulut parler. Or les règlements locaux sont formels sur ce point : nous n’admettons pas d’explications ; aucune n’est admise, aucune ne peut être présentée.

» On coupa donc court aussitôt, mais On n’oublia pas le détail. Le lendemain, il avait quitté la colonie. Rien ne pouvait être plus désagréable : si les travailleurs se mettaient à décamper, c’en était fait de la pêcherie. Cette île, voyez-vous, a soixante milles, tout en longueur, comme une grand-route royale ; toute idée de poursuite en un pareil lieu eût été le fait d’un aveuglément puéril ; et On n’y songea point. Deux jours plus tard je fis une découverte ; j’entrevis dans un éclair que Maussade avait été puni injustement depuis le début, et que le vrai coupable, d’un bout à l’autre, avait été Obséquieux. L’indigène qui parle, comme la femme qui hésite, est perdu. Vous le faites parler et mentir ; et il parle, et ment, et cherche à lire sur votre visage si vous êtes content de lui ; jusqu’à ce qu’enfin jaillisse la vérité. Elle jaillit d’Obséquieux à la façon ordinaire. Je ne lui dis rien ; je le renvoyai, et malgré l’heure tardive, car il faisait déjà nuit, me mis à la recherche de Maussade. Je n’eus pas loin à aller : à quelque deux cents yards dans le nord de l’île, la lune me le montra.

» Il s’était pendu à un cocotier – je ne suis pas assez botaniste pour vous en dire la raison – mais c’est ainsi que neuf fois sur dix les indigènes se suicident. Sa langue pendait, pauvre diable ! et les oiseaux l’avaient entamé ; je vous épargne les détails de ce vilain spectacle ! J’accordai à l’affaire six heures de réflexion dans cette véranda. On s’était moqué de ma justice, je ne crois pas avoir jamais été plus fâché. Le lendemain, je fis sonner la conque et rassembler tout le monde avant le lever du soleil.

» On prit son fusil et On ouvrit la marche avec Obséquieux. Il était très causeur ; l’animal se figurait que tout allait bien puisqu’il avait avoué ; selon la vieille expression des écoliers, il « faisait de la lèche » manifestement ; plein de protestations de bonne volonté et de bonne conduite ; à quoi On répondit On ne sait plus quoi. Puis on arriva en vue de l’arbre et du pendu. Tous éclatèrent en lamentations sur leur camarade, suivant le mode insulaire, et le chagrin d’Obséquieux était le plus bruyant. Obséquieux était parfaitement sincère : une créature nuisible, sans la moindre conscience de sa faute. Alors donc – pour abréger l’histoire – On lui dit de grimper à l’arbre.

» Il resta un peu interdit, regarda On, non sans inquiétude et avec un sourire jaune ; mais il grimpa. Il fut obéissant jusqu’au bout ; il avait toutes les jolies qualités, mais la vérité n’était pas en lui. Arrivé en haut, il abaissa les yeux, vit la carabine qui le couchait en joue, et poussa un gémissement à la façon d’un chien. On eût pu entendre tomber une épingle. D’une part, il y avait tous les indigènes tapis sur le sol, les yeux hors de la tête, de l’autre, il y avait celui de l’arbre, couleur de plomb, et entre deux, en l’air, le mort se balançait légèrement. Obséquieux fut obéissant jusqu’au bout, confessa son crime, recommanda son âme à Dieu. Et alors… »

Attwater s’arrêta, et Herrick qui l’avait écouté avec attention, eut un geste convulsif qui renversa son verre.

— Et alors ? dit le capitaine qui ne respirait plus.

— Feu, dit Attwater. Ils arrivèrent à terre en même temps.

Herrick sauta sur ses pieds avec un cri et un geste fous.

— C’était un assassinat, s’exclama-t-il. Un assassinat prémédité par un homme sanguinaire. Vous êtes un monstre ! Assassin et hypocrite… assassin et hypocrite… assassin et hypocrite ! répétait-il, et sa langue s’achoppait entre les mots.

En un instant le capitaine fut près de lui.

— Herrick ! s’écria-t-il, contenez-vous ! Allons, ne faites pas le sacré imbécile !

Herrick se débattait sous son étreinte comme un enfant en délire, et soudain cachant son visage entre ses mains, il éclata en sanglots, qui tantôt le convulsaient muettement, et tantôt s’échappaient en des sons indescriptibles et dépourvus de signification.

— Votre ami paraît surexcité, lança Attwater, toujours assis, mais évidemment sur le qui-vive.

— Ce doit être le vin, répliqua le capitaine. Il n’a pas l’habitude de boire, voyez-vous… Je… je crois qu’il vaut mieux que je l’emmène. Un petit tour le calmera, peut-être.

Il l’entraîna sans résistance hors de la véranda et dans la nuit, où ils disparurent bientôt ; mais durant quelques minutes on continua d’entendre la voix apaisante de Davis et par intervalles, les réponses de Herrick, entrecoupées de sanglots spasmodiques.

— En v’là une sacrée poule mouillée, remarqua Huish, en se servant de vin (dont il répandit une bonne moitié) avec une désinvolture de gentleman. Il faut savoir se tenir à table, ajouta-t-il.

— C’est d’assez mauvais goût, en effet, dit Attwater. Mais nous restons en tête à tête. À votre santé, monsieur Wish !

CHAPITRE X

LA PORTE OUVERTE

Cependant le capitaine et Herrick, tournant le dos à la véranda illuminée, avaient pris la direction de la jetée et de la plage du lagon.

L’île, à cette heure, avec son sol de sable uni, le toit surmontant la haute colonnade des palmiers, et la lointaine clarté des lampes, avait l’aspect irréel d’un théâtre désert ou d’un jardin public à minuit. On cherchait autour de soi les statues et les bancs. Pas un souffle d’air n’agitait les palmes, et le silence était aggravé par la clameur incessante du ressac sur le rivage extérieur, comme eût fait la rumeur d’une rue voisine.

Toujours parlant, toujours apaisant son malade, le capitaine l’entraîna jusqu’au bord du lagon, lui fit descendre la grève, et lui baigna d’eau tiède le crâne et le visage. Peu à peu la crise s’apaisa, les sanglots devinrent moins convulsifs, puis cessèrent ; par une coïncidence curieuse mais assez naturelle, les propos lénifiants du capitaine tarirent simultanément et par degrés analogues ; et tous deux restèrent plongés dans le silence. Le lagon déferlait à leurs pieds en minuscules vaguelettes et avec un bruit léger comme un chuchotis ; des étoiles de toute grandeur se reflétaient dans le vaste miroir ; et à son niveau brillait d’un éclat rougeâtre le fanal du Farallone. Longtemps ils restèrent à contempler ce spectacle, et prêtèrent une oreille inquiète au friselis et au clapotis de ce ressac en miniature, ou aux plus lointaines et plus fortes détonations de la côte extérieure. Longtemps ils furent incapables de parler, et lorsque finalement les mots leur revinrent, ce fut à tous les deux en même temps.

— Dites, Herrick… commença le capitaine.

Mais Herrick, se tournant vivement vers son compagnon, lui lança ce cri désespéré :

— Levons l’ancre, capitaine, et au large !

— Pour où ? mon fils, dit le capitaine. Lever l’ancre, c’est facile à dire. Mais pour où ?

— Au large ! répondit Herrick. La mer est assez grande. Au large… loin de cette île effroyable et de cet homme, oh ! de cet homme sinistre !

— Oh, quant à ça, nous verrons, dit Davis. Remettez-vous, et nous nous en occuperons. Vous êtes épuisé, c’est cela que vous avez ; vous êtes tout nerfs, il vous faut vous ressaisir pour de bon et redevenir vous-même, et alors nous causerons.

— Au large ! répéta Herrick, au large cette nuit même – tout de suite – à l’instant !

— Cela ne se peut, mon fils, répliqua fermement le capitaine. Un bateau à moi ne prend jamais le large sans provisions, que cela soit pour vous un fait établi.

— Vous ne voulez pas comprendre, dit Herrick. Tout est fini, je vous l’assure. Il n’y a rien à faire ici, car il sait tout. Cet homme au chat sait tout ; ne pouvez-vous le comprendre ?

— Tout quoi ? demanda le capitaine, visiblement ébranlé. Mais il nous a reçus en parfait gentleman et traités royalement, jusqu’à ce que vous ayez commencé vos bêtises – et je dois dire que j’ai vu des gens tués pour moins, et sans regret de personne ! Que vous faut-il de plus ?

Herrick arpentait le sable au hasard, en hochant la tête.

— Il nous berne, dit-il ; il nous a bernés tout le temps, il n’a fait que nous berner ; c’est tout ce que nous méritons.

— Il a eu un mot étrange, c’est vrai, concéda le capitaine, d’une voix mal assurée – à propos du sherry. Du diable si j’ai compris. Dites, Herrick, vous ne m’avez pas trahi ?

— Oh ! vous trahir ! répéta Herrick, avec une pitié méprisante : Qu’y avait-il à trahir ? Nous sommes transparents ; nous avons sur nous le mot bandit marqué au fer rouge : bandit avéré ! Tenez, avant de monter à bord, il a vu le nom du bateau effacé, et il a tout compris. Il a compris que nous voulions le tuer sur-le-champ, et il s’est amusé à vous berner ainsi que Huish. Il appelle cela avoir peur ! Puis ç’a été avec moi à terre ; j’en ai eu du bon temps ! Les deux loups, voilà comme il vous appelle, vous et Huish. Que fait ce petit avec les deux loups ? m’a-t-il demandé. Il m’a fait voir ses perles ; il m’a dit qu’elles seraient peut-être dispersées avant le matin et que tout tenait à un cheveu – et il souriait en le disant – de quel sourire ! Oh, c’est inutile, je vous dis ! Il sait tout, il pénètre tout ; il ne fait que rire de nos faux semblants, il nous regarde et rit de nous comme Dieu !

Il y eut un silence. Davis, les sourcils froncés, contemplait la nuit.

— Les perles ? dit-il soudain. Il vous les a montrées ? il les a ?

— Non, il ne me les a pas montrées ; j’oubliais : seulement le coffre-fort où elles se trouvent, dit Herrick. Mais vous ne les aurez pas.

— J’ai deux mots à dire là-dessus, fit le capitaine.

— Croyez-vous qu’il eût été si tranquille à table, s’il n’avait été prêt ? lança Herrick. Les deux serviteurs étaient armés. Il était armé lui-même, il l’est toujours, il me l’a dit. Vous ne tromperez pas sa vigilance, Davis, j’en suis sûr ! Tout est fini, je vous l’ai dit, je vous le répète et vous le prouve. Fini, fini. Il n’y a plus rien à faire : tout est perdu : vie, honneur, amour. Oh, mon Dieu, mon Dieu, pourquoi suis-je né ?

Une nouvelle pause suivit cet éclat.

Le capitaine porta ses mains à son front.

— Autre chose ! fit-il. Pourquoi vous a-t-il raconté tout ceci ? Cela me paraît de la démence.

Herrick secoua la tête sombrement.

— Vous ne comprendriez pas si je vous le disais, fit-il.

— Je me crois capable de comprendre n’importe quelle sacrée chose que vous pouvez me dire, répliqua le capitaine.

— Eh bien, voilà, c’est un fataliste, dit Herrick.

— Qu’est-ce que c’est que ça, un fataliste ?

— Oh, c’est celui qui croit un tas de choses, que ses balles iront au but, que tout arrive selon la volonté de Dieu, quoi qu’on fasse pour l’empêcher, etc.

— Eh bien, il me semble que je crois moi-même tout à fait ainsi, dit Davis.

— Vous le croyez ? dit Herrick.

— Pariez que je le crois ?

Herrick haussa les épaules.

— Bon ! alors c’est que vous êtes fou ! dit-il, en reposant sa tête sur ses genoux.

Le capitaine se rongeait les ongles.

— Il y a une chose certaine, dit-il enfin. Je dois tirer Huish de là. Il n’est pas capable de tenir tête à l’homme que vous me dépeignez.

Et il fit mine de partir. Ses paroles avaient été toutes simples ; mais non pas l’intonation ; et l’autre fut prompt à s’en apercevoir.

— Davis ! s’écria-t-il, non ! Ne faites pas cela ! Épargnez-moi, et ne faites pas cela… épargnez-vous, et laissez cela tranquille… pour l’amour de Dieu, pour l’amour de vos enfants !

Sa voix atteignit une acuité vibrante ; encore un instant, et leur victime trop peu éloignée allait l’entendre. Mais Davis, d’un blasphème et d’un geste farouches, menaça le malheureux jeune homme, qui retomba la face dans le sable, et resta immobile et sans voix.

Le capitaine se rendit rapidement vers la maison d’Attwater. Tout en marchant, il discutait avec lui-même, et ses pensées se précipitaient. Cet homme avait compris, il s’était moqué d’eux depuis le début ; eh bien, il allait lui apprendre à se moquer de John Davis. Herrick le prenait pour un dieu ; qu’on lui donnât une seconde pour viser, et le dieu était par terre. Il ricana en tâtant la crosse de son revolver. Ce serait fait en un instant, dès qu’il entrerait. Par derrière ? Il était difficile d’arriver jusque-là. Par-dessus la table ? Non, le capitaine préférait tirer debout, afin d’avoir son arme bien en main. Le mieux serait d’appeler Huish, et quand Attwater se lèverait et se retournerait – ah, alors ce serait le moment. Plongé dans cette farouche préfiguration des événements, le capitaine trottait vers la maison sans lever la tête.

— Les mains en l’air ! Halte ! cria la voix d’Attwater.

Et le capitaine, avant de savoir ce qu’il faisait, avait obéi. La surprise était complète et irrémédiable. Emporté par l’ardeur de son dessein meurtrier, il s’était jeté droit dans une embuscade, et se trouvait à cette heure, les mains levées, impuissantes, arrêté face à la véranda.

La compagnie s’était dispersée. Attwater, appuyé contre un poteau, tenait Davis sous la menace d’un Winchester. L’un des serviteurs se tenait à côté de lui avec une seconde carabine, penché en avant, les yeux arrondis par l’attente. Au haut du perron, dans l’espace découvert, l’autre indigène soutenait Huish, dont les traits grimaçaient des sourires idiots, et qui s’absorbait dans la contemplation d’un cigare non allumé.

— Allons, dit Attwater, vous m’avez tout l’air d’un pirate de deux sous !

Le capitaine émit une sorte de râle que les mots sont impuissants à décrire : la rage l’étouffait.

— Je vais vous remettre M. Wish – ou le sac à vin qui en reste – poursuivit Attwater. Il parle beaucoup, quand il boit, capitaine Davis du Sea Ranger. Mais je n’ai plus besoin de lui – et vous retourne l’objet – avec mes remerciements. Attention, cria-t-il. Encore un geste pareil, et votre famille aura à déplorer la perte d’un mauvais père ; tenez-vous strictement immobile, Davis.

Sans quitter des yeux le capitaine, Attwater dit un mot en indigène et le serviteur, d’une solide poussée, envoya Huish en bas du perron. Avec une extraordinaire dispersion simultanée de ses membres, ce gentleman fut projeté dans l’espace, toucha terre, ricocha, et se rattrapa des deux mains à un palmier. Son esprit était tout à fait étranger à ces cahots ; l’expression d’angoisse qui distendit ses traits au moment du bond fut sans doute machinale ; il supporta la catastrophe en silence ; s’agrippa au tronc comme un enfant ; et on eût dit, à voir ses gestes, qu’il se trouvait occupé à secouer des pommes. Un observateur à l’esprit plus sympathique ou à l’œil plus perspicace aurait découvert, sur le sable, un peu en avant de lui, mais hors de portée, le cigare non allumé.

— Voilà votre charogne de Whitechapel ! dit Attwater. Et maintenant vous vous demandez peut-être pourquoi je ne vous achève pas tout de suite, comme vous le méritez. Je vais vous le dire, pourquoi, Davis. C’est parce que je n’ai rien à faire avec le Sea Ranger et ceux que vous avez noyés, ou le Farallone et le champagne que vous avez volé. C’est là un compte entre vous et Dieu. Il le tient, et Il le réglera quand l’heure sonnera. En ce qui me regarde personnellement, je ne possède que des soupçons, et je ne tue pas sur des soupçons, pas même les vermines de votre espèce. Mais comprenez-moi bien ! si jamais je vous revois, c’est une autre affaire, et vous attraperez une balle. Et maintenant, déblayez ! En avant, marche ! et si vous tenez à ce que vous appelez votre vie, gardez les mains en l’air.

Le capitaine demeura sur place, les bras levés, la bouche béante, hypnotisé par la fureur.

— Marche ! dit Attwater. Une… deux… trois !

Et Davis s’éloigna avec lenteur. Mais tout en marchant, il méditait un prompt retour offensif. En un clin d’œil, il avait bondi derrière un arbre ; et il s’y était blotti, le revolver au poing, regardant à droite et à gauche du tronc protecteur avec un rictus qui lui découvrait les dents – telle une vipère prête à mordre. Mais il était déjà trop tard. Attwater et ses serviteurs avaient disparu et les lampes restaient seules, éclairant la table déserte et le sable aux abords de la maison, et elles allongeaient dans la nuit, en tous sens, les ombres vigoureuses des palmiers.

Davis grinça des dents. Où étaient-ils partis, les lâches ? dans quel trou s’étaient-ils réfugiés ? C’était en vain qu’il tenterait quoi que ce fût, lui, seul et avec son revolver de pacotille, contre trois hommes armés de Winchesters, et qui ne laissaient pas voir une oreille par les ouvertures de cette maison éclairée et muette. L’un ou l’autre avait déjà pu en faire le tour par derrière, et qui sait, le couchait peut-être en joue à cet instant même, de dessous l’arcade surbaissée où s’amoncelaient bouteilles vides et vaisselle cassée. Non, il ne lui restait plus qu’à battre en retraite (si la chose était encore possible) avec ses forces dispersées et démoralisées.

— Huish, dit-il, venez.

— J’ai p’du mon ciga’, dit Huish, tâtant vaguement le sol devant lui.

Le capitaine lâcha un violent juron.

— Venez ici tout de suite, ordonna-t-il.

— J’suis très bien. Veux coucher ici chez Attawata ; ‘rai à bord d’main, répliqua le pochard.

— Si vous ne venez pas, et tout de suite, par le Dieu vivant, je vous brûle la cervelle ! cria le capitaine.

Il est peu probable que le sens de ces mots pénétra en aucune façon dans l’esprit de Huish ; mais celui-ci, ayant fait une nouvelle tentative sur son cigare, faillit perdre l’équilibre et se précipita au hasard, ce qui l’amena à portée de Davis.

— Et maintenant marchez droit, dit le capitaine, en l’empoignant, ou je ne réponds plus de rien.

— J’ai p’du mon ciga’, répondit Huish.

La fureur concentrée du capitaine explosa sur l’instant. Il fit pirouetter Huish, le saisit par le collet de son habit, le poussa au trot jusqu’à la jetée, où il le jeta férocement à terre.

— Cherchez donc votre cigare, espèce de porc ! lança-t-il, et il siffla pour appeler le canot, si fort que le pois cessa de vibrer dans le sifflet.

Aussitôt un remue-ménage s’éleva sur le Farallone ; des voix lointaines, puis un bruit de rames se propagèrent à la surface du lagon ; et en même temps, plus près, Herrick, réveillé, s’approcha à pas lents. Il se pencha sur la forme inerte de Huish, étendu au pied de la figure de proue.

— Mort ? interrogea-t-il.

— Non, il n’est pas mort, dit Davis.

— Et Attwater ?

— Allons, tâchez de fermer votre boîte, répliqua Davis. Vous pouvez bien faire ça, j’imagine, ou par Dieu, je vous l’apprendrai ! J’en ai assez d’être canulé par vous.

Ils restèrent donc silencieux jusqu’à ce que le canot vînt buter contre les madriers ; soulevant alors Huish par les pieds et par la tête, ils le traînèrent le long du môle et le jetèrent en vrac dans l’embarcation. Durant le trajet on l’entendit regretter la perte de son cigare ; et une fois hissé à bord, tel un colis, et déposé dans la drome, sa dernière expression avant de s’endormir fut : « Ch’mant c’ma’d Attwa’ ! » Ce qui devait signifier : « Charmant camarade, Attwater » ; telle était l’ingénuité avec laquelle ce grand esprit avait traversé les aventures de la soirée.

Le capitaine s’en fut arpenter le milieu du pont à pas brefs et précipités ; Herrick s’accouda sur la lisse ; l’équipage avait regagné le poste. Le navire se balançait d’un mouvement berceur ; parfois une poulie crissait comme un oiseau. À terre, entre les colonnes des palmiers, la maison d’Attwater brillait paisiblement de toutes ses lumières. Rien d’autre n’était visible, ni dans le ciel ni dans le lagon, que les étoiles et leurs reflets. Il se passa des minutes, ou bien des heures, tandis que Herrick restait accoudé, contemplant l’eau prestigieuse et se laissant envahir par la paix. « Un bain d’étoiles », songeait-il ; lorsqu’une main se posa sur son épaule.

— Herrick, dit le capitaine, la promenade m’a calmé.

Un frisson saisit le jeune homme, mais il ne répondit ni ne détourna la tête.

— Je crains de vous avoir parlé un peu durement, à terre, poursuivit le capitaine ; le fait est que j’étais vraiment fou ; mais c’est fini à cette heure, et il faut nous mettre à penser.

— Je ne veux pas penser, dit Herrick.

— Allons, mon vieux, fit doucement Davis ; ça ne peut pas marcher ainsi, vous le savez ! Il faut vous roidir et m’aider à mettre les choses en place. Vous n’allez pas vous rebiffer contre un ami ? Cela ne vous ressemble pas, Herrick.

— Oh si, parfaitement ! fit Herrick.

— Allons, allons ! dit le capitaine, et il s’arrêta, décontenancé. Tenez, reprit-il, venez boire un verre de champagne. Je n’y toucherai pas, afin de vous montrer que je suis sérieux. Mais c’est le stimulant qui vous convient ; il vous remettra d’aplomb aussitôt.

— Oh, laissez-moi tranquille ! dit Herrick, en s’éloignant.

Le capitaine le saisit par la manche ; et le secouant violemment, il lui cria comme un possédé :

— Allez donc en enfer à votre guise !

Quand il l’eut lâché, Herrick s’éloigna pour la seconde fois, et se dirigea vers l’avant où le canot dansait le long du bord et heurtait par instants le flanc de la goélette. Il regarda autour de lui. Un angle du rouf s’interposait entre lui et le capitaine ; tout allait bien ; nul œil ne verrait sa suprême action. Il se laissa glisser sans bruit dans le canot ; puis de là, sans bruit, dans l’eau étoilée. Instinctivement, il se mit à nager : il serait toujours temps de cesser.

La surprise de l’immersion lui éclaircit aussitôt les idées. Les événements de l’infâme journée défilèrent devant lui en une frise de tableaux ; et il remercia « les dieux quels qu’ils fussent », pour cette porte ouverte du suicide. Bien vite il en aurait fini de son aventure de hasard, et le fils prodigue rentrerait au bercail. Une très grosse planète brillait devant lui, et traçait sur l’eau un long sillage. Il l’adopta comme point de direction. C’était la dernière chose qu’il verrait sur terre ; cette radieuse étincelle, qu’il eut vite magnifiée en une île de Laputa, aux terrasses chargées d’hommes et de femmes, promeneurs bénins ou redoutables, qui le regardaient avec une lointaine commisération. Ces spectateurs imaginaires le consolaient ; il se redisait leurs propos mutuels, qui avaient trait à lui et à son triste destin.

La fraîcheur croissante de l’eau l’éveilla de ces fantaisies vagabondes. Pourquoi tarder ? Ici, sans aller plus loin, il allait baisser le rideau, il allait chercher l’ineffable asile, reposer avec tous les peuples et les générations des hommes dans la maison du sommeil. C’était facile à dire, facile à réaliser. Cesser de nager ! C’était tout simple, à condition de pouvoir. Pourrait-il ?… Non, il ne pourrait pas. Il le comprit d’emblée. Il perçut tout à coup dans ses membres une résistance générale et insurmontable, qui s’agrippait à la vie, une volonté unanime et farouche, par tous ses doigts, par tous ses muscles ; un quelque chose qui était à la fois lui-même et différent de lui – à la fois intérieur et extérieur à lui ; l’occlusion en son cerveau d’un clapet infinitésimal, qu’une seule pensée virile eût suffi à ouvrir – et l’emprise d’une fatalité étrangère aussi inéluctable que la gravitation. Chacun de nous a éprouvé, à un moment quelconque de sa vie, l’illusion de sentir passer par tout son corps le souffle d’un esprit qui n’était pas le sien ; de sentir son âme se rebeller, tandis qu’une autre âme le domine et l’emporte là où il refusait d’aller. Ce phénomène se produisit alors chez Herrick, avec l’évidence d’une révélation. Toute retraite lui était coupée. La porte ouverte se fermait devant sa face de mécréant. Il lui fallait retourner, sans cette illusion, dans le monde des hommes. Il n’avait plus qu’à marcher jusqu’au bout sous le poids de ses fautes et de son malheur, en attendant qu’un rhume, un coup, la balle d’un hasard pitoyable, ou le plus pitoyable bourreau, le débarrassât de son infamie. Il existait des hommes capables de se suicider ; d’autres qui ne le pouvaient pas : et il faisait partie de ces derniers.

Durant quelques minutes tournoya dans son esprit l’horreur de cette découverte, qui fit place à une morne certitude ; et, avec une ingénue soumission au fait irrécusable, il se détourna et nagea vers la côte. Il y avait dans ce geste un courage dont il ne pouvait se rendre compte, tout absorbé qu’il était par l’ignominie de sa lâcheté. Un fort courant s’opposait à son avance, tel un vent debout ; il lutta contre lui pesamment, mornement, sans entrain, mais avec un avantage marqué ; et il suivait ses progrès, sans joie, sur la disposition des arbres. Une fois il eut un moment d’espoir. Il entendit à sa gauche, vers le centre du lagon, le rauquement d’un grand poisson, un requin peut-être, et il se maintint sur place. Serait-ce là le bourreau ? songea-t-il. Mais le rauquement s’éloigna ; le silence se rétablit ; et Herrick se remit à nager vers le rivage, furieux contre lui-même. Oui certes, il aurait volontiers attendu le requin ; mais s’il l’avait senti venir !… Son sourire fut atroce. Il aurait craché sur lui-même.

Vers trois heures du matin, le hasard, la direction du courant, et la dérive de sa nage de droitier, se coalisèrent pour faire aborder Herrick sur la plage, devant la maison d’Attwater. Il s’assit là et interrogea le monde sans aucune lueur d’espoir. Le pauvre scaphandre de l’amour-propre était bien endommagé ! Grâce au conte de fées du suicide, à cet asile toujours ouvert devant lui, il s’était jusqu’alors leurré et consolé dans les épreuves de la vie ; mais voilà que cela aussi était un conte de fées, cela aussi était légende.

Les conséquences de ses actions le crucifiaient pour le restant de ses jours, cloué par les chevilles de fer de sa propre lâcheté. Il n’eut pas de larmes, il ne s’en fit pas accroire. Son dégoût de lui-même était si complet que le mécanisme de la mythologie compatissante s’était arrêté en lui. Il était pareil à celui qui vient de tomber d’un échafaudage, les os brisés. Il resta couché là, reconnaissant les faits, et ne tenta pas de se lever.

L’aube naquit sur l’autre bord de l’atoll, le ciel s’éclaircit, les nuages se teignirent de couleurs somptueuses, les ombres de la nuit s’évanouirent. Et, soudain, Herrick s’aperçut que le lagon et les arbres portaient de nouveau leur livrée diurne ; et il vit, à bord du Farallone, Davis éteindre le fanal et la fumée s’élever de la cuisine.

Davis, sans doute, remarqua et reconnut la forme couchée sur la plage, ou bien il hésita à la reconnaître, car après avoir longtemps regardé, la main mise en abat-jour, il alla dans le rouf chercher sa longue-vue. Celle-ci était très puissante ; Herrick s’en était servi bien souvent. Par une pudeur instinctive, il cacha son visage entre ses mains.

— Et que venez-vous faire ici, M. Hay-Herrick ou Herrick-Hay ? demanda la voix d’Attwater. Vous êtes ainsi pour moi, vu de dos, remarquablement bien placé, et il est inutile de bouger. Nous pouvons très bien causer comme nous sommes, à condition de vous tourner un peu.

Herrick se mit lentement debout ; son cœur battait avec force, une affreuse émotion le tenaillait, mais il était maître de lui-même. Lentement il se retourna et vit en face de lui Attwater et le canon d’un fusil braqué. « Pourquoi n’ai-je pu le faire cette nuit ? » songea-t-il.

— Eh bien, pourquoi ne tirez-vous pas ? prononça-t-il haut, d’une voix tremblante.

Attwater mit son fusil sous son bras, puis les mains dans les poches.

— Que venez-vous faire ici ? répéta-t-il.

— Je ne sais, dit Herrick ; et puis, avec un cri : Ne pouvez-vous rien pour moi ?

— Êtes-vous armé ? dit Attwater. Je vous demande cela pour la forme.

— Armé ? Non ! fit Herrick. Oh, si, je le suis.

Et il jeta sur la plage un revolver ruisselant.

— Vous êtes mouillé, dit Attwater.

— Oui, je suis mouillé. Ne pouvez-vous rien pour moi ?

Attwater examina ses traits avec attention.

— Cela dépend surtout de ce que vous êtes.

— Ce que je suis ? Un lâche ! s’écria Herrick.

— Il n’y a pas grand-chose à tirer de là, repartit Attwater. Et toutefois ce signalement ne m’apparaît pas complet.

— Hé, qu’importe ! lança Herrick. Me voici. Je suis un tesson de vaisselle ; je suis un tambour crevé ; toute ma vie s’est changée en eau ; il ne me reste plus d’autre foi que ma profonde horreur de moi-même. Pourquoi je viens à vous ? Je ne sais : vous êtes froid, cruel, odieux ; et je vous hais, ou je crois vous haïr. Mais vous êtes un honnête homme, un honnête gentleman. Je me remets absolument entre vos mains. Que dois-je faire ? Si je ne puis rien faire, soyez pitoyable et logez-moi une balle dans la tête ; ce n’est qu’un pauvre chien à la patte cassée.

— À votre place, je ramasserais ce pistolet, et viendrais à la maison mettre des habits secs, dit Attwater.

— Si vous y tenez vraiment, fit Herrick… Vous savez qu’ils… que nous… Mais vous savez tout.

— J’en sais très suffisamment. Venez à la maison. Et le capitaine, du pont du Farallone, vit les deux hommes s’enfoncer dans l’ombre du bois.

CHAPITRE XI

DAVID ET GOLIATH

Huish s’était ramassé sur lui-même, fuyant l’éclat du jour, le nez contre le rouf, les genoux au menton. Ses membres grêles, sous le mince vêtement tropical, ne semblaient guère plus gros que ceux d’un poulet ; et Davis, assis sur le bastingage, le bras passé autour d’un hauban, le considérait avec inquiétude, se demandant ce qu’il pourrait bien tirer de cette masse inerte. Car, depuis que Herrick l’avait repoussé pour déserter à l’ennemi, Huish, seul de toute l’humanité, restait son aide et son oracle.

D’un cœur défaillant, il envisagea leur situation. Le navire était un navire volé ; les vivres, tant par suite de l’incurie première que de la mauvaise administration au cours du voyage, étaient insuffisants pour les mener à un autre port que Papeete encore une fois ; et la récompense les y attendait sous les formes d’un gendarme, d’un juge en toque bizarre, et de la lointaine et affreuse Nouméa. De ce côté, nulle trace d’espoir. Ici, sur l’île, le monstre était déchaîné. Attwater avec ses hommes et ses Winchesters gardaient la maison ; impossible d’en approcher. Que lui restait-il donc à faire, sinon attendre ici, en arpentant le pont, l’arrivée du Trinity Hall et leur mise aux fers ; ou bien encore, ce serait l’épuisement des vivres, et les horreurs de la disette ? Quant au Trinity Hall, Davis était résolu à barricader le rouf et à y mourir en se défendant comme un rat dans son trou. Mais l’autre éventualité ? La croisière du Farallone, dans laquelle il s’était précipité, quinze jours plus tôt seulement, avec de si beaux espoirs, était-ce donc par ce cauchemar qu’elle devait finir ? Le bâtiment pourrissant à l’ancre, les hommes mourant de faim dans les dalots ? Il lui sembla que les pires hasards étaient préférables à une aussi amère certitude ; qu’il vaudrait mieux, tout compte fait, lever l’ancre, appareiller pour une direction quelconque, au risque de tomber aux mains des cannibales sur la plus sauvage des Pomotus. Son œil parcourut vivement la mer et le ciel pour y découvrir une promesse de vent, mais les sources de l’alizé étaient taries. Là-haut, où hier encore roulait depuis des semaines, le torrentueux fleuve d’azur charriant des nuages, le silence régnait à cette heure ; et dans toute sa profondeur, l’atmosphère était en repos. Sur le ruban interminable de l’île qui déployait à droite et à gauche son cortège de palmiers – or, vert et argent – pas une feuille ne bougeait ; immobiles jusqu’à la moindre foliole, tel du métal ciselé, elles pendaient vers leurs reflets figés dans le lagon, et déjà leur longue ligne commençait à en réverbérer la touffeur. Impossible de songer à la fuite ce jour-là, ni sans doute le lendemain. Et les provisions baissaient toujours !

Davis sentit monter en lui, des profondeurs de son être, ou plutôt des lointains souvenirs de son enfance naïve, un flot de superstition. Cette série de malchances n’était pas naturelle ; les hasards du jeu étaient en eux-mêmes plus variés ; c’était comme si le diable eût pipé les dés. Le diable ? Il crut entendre la note claire du timbre d’Attwater résonner dans la nuit, et s’évanouir au loin. Est-ce que vraiment Dieu ?…

En hâte, il rejeta cette pensée. Attwater : là était la question. Attwater possédait des vivres et un trésor de perles ; l’évasion rendue possible dans le présent, la richesse pour l’avenir. Il fallait attaquer Attwater ; cet homme devait mourir. Une bouffée de chaleur lui monta au visage, car il se rappelait le personnage ridicule qu’il avait joué la nuit précédente, et les discours méprisants qu’il avait dû subir. La fureur, la honte, et l’amour de la vie, tout le poussait dans une même direction ; et seule son imagination était en défaut : comment y arriver ? aurait-il la force ? y avait-il un recours à attendre de ce misérable paquet d’os gisant contre le rouf ?

Ses yeux se posèrent sur Huish avec une singulière avidité, comme s’il eût voulu lire dans son âme ; alors le dormeur fit un mouvement, s’étira en gémissant, se retourna, et soudain lui jeta un regard clignotant. Davis le regardait toujours avec la même sombre fixité : Huish détourna les yeux et se mit sur son séant.

— Seigneur, que j’ai mal à la tête ! fit-il. Je crois que j’ai été un peu pompette hier soir. Où est ce bébé pleurard de Herrick ?

— Parti, dit le capitaine.

— À terre ? exclama Huish. Oh, ma foi, je partirais bien aussi.

— Vraiment ? dit le capitaine.

— Oui, vraiment. J’aime beaucoup Attwater. Il est très chouette ; il a marché comme un seul homme après votre départ. Et puis il y a aussi son sherry, hein ? J’en boirais volontiers un coup à cette heure.

Il soupira.

— Eh bien, vous n’en boirez plus jamais, c’est réglé, dit Davis, d’un air sombre.

— Allons bon ! qu’est-ce que vous avez, Davis ? Mal aux cheveux ? Regardez-moi plutôt ! Je suis calé ; je suis gai comme un pinson !

— Oui, dit Davis, vous êtes gai ; je le reconnais ; et vous étiez gai aussi la nuit dernière, n’est-ce pas, et vous avez fait de la belle ouvrage.

— Hein ? fit Huish. Qu’est-ce que c’est ? Quel ouvrage ?

— Je vais vous le raconter, reprit le capitaine, en s’éloignant de la lisse.

Et il raconta : dans le dernier détail, en appuyant sur toutes les épithètes blessantes, il tint sur le gril sa vanité et celle de Huish, et les y retourna ; et à mesure qu’il parlait, il infligeait et subissait les tortures de l’humiliation. Ce fut un chef-d’œuvre de sarcasme dans le genre familier.

— Qu’en pensez-vous ? dit-il pour conclure.

Et, regardant Huish, congestionné et sérieux, mais toujours railleur :

— Je dois dire que nous avons fait, vous et moi, une jolie figure d’idiots.

— Plutôt ! dit Davis, une joliment sale figure, par Dieu ! Et, par Dieu ! je verrai cet homme à mes genoux.

— Oui, fit Huish. Mais comment l’y amener ?

— Ah ! voilà ! cria Davis. Comment l’attraper ? Ils sont quatre contre deux ; il est vrai qu’un seul d’entre eux peut compter pour un homme, Attwater. Si on flanque un pruneau à Attwater, les autres s’enfuiront en piaillant d’effroi comme des volailles, et ce vieil Herrick viendra tendre son chapeau et réclamer sa part des perles. Non, monsieur ! attraper Attwater, tout est là ! Et nous n’osons pas même aller à terre : il nous fusillerait dans le canot comme des chiens.

— Tenez-vous particulièrement à l’avoir mort ou vivant ? interrogea Huish.

— Je veux le voir mort.

— Ah ! bien, alors, fit Huish, je vais manger un morceau.

Et il entra dans le rouf.

Le capitaine le suivit en grommelant.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Quelle est votre idée, hein ?

— Ah ! laissez-moi donc tranquille, dit Huish, en débouchant une bouteille de champagne. Vous connaîtrez mon idée assez vite. Attendez que je me radoube un peu.

Il absorba un verre, et fit semblant de prêter l’oreille.

— Écoutez ! Écoutez-le gazouiller. Comme une vraie friture. Allons, prenez-en un verre, soyez donc plus gentil que ça.

— Non ! dit le capitaine avec force ; non, je ne veux pas ! nous avons du travail.

— Mettez la main à la poche et faites votre choix, mon petit homme, répliqua Huish. J’aurais honte de gâter mon déjeuner pour de l’histoire ancienne.

Il vida aux trois quarts une bouteille de champagne, grignota un carré de biscuit, avec une extrême lenteur ; le capitaine, assis en face de lui, rongeait son frein comme un cheval rétif. Pour finir, Huish s’accouda sur la table et regarda Davis en face.

— Quand vous voudrez ! dit-il.

— Eh bien, dites, quelle est votre idée ? fit Davis, avec un soupir.

— Cartes sur table ! reprit Huish. Et la vôtre ?

— Le malheur est que je n’en ai aucune, répondit Davis.

Et il s’engagea dans une discussion oiseuse des difficultés qui les attendaient et dans une explication inutile de son propre échec.

— C’est bientôt tout ? dit Huish.

— Je peux me taire, répondit Davis.

— Eh bien, alors, dit Huish, donnez-moi la main par-dessus la table, et dites : Que Dieu me frappe de mort si je ne vous seconde pas.

Sa voix était à peine perceptible, mais elle fit frémir son auditeur. Son visage décelait une traîtrise infinie, et le capitaine recula comme s’il avait reçu un coup.

— À quoi bon ? fit-il.

— Pour la chance, dit l’autre. On demande des garanties sérieuses.

Et il lui tendait toujours la main.

— Je ne vois pas l’utilité de pareilles simagrées, dit Davis.

— Moi bien, répliqua Huish. Donnez-moi votre main et répétez la phrase ; alors, je vous dirai mon projet. Sinon, je ne dis rien.

Le capitaine accomplit les formalités requises ; il était haletant et considérait le commis avec inquiétude. Ce qu’il avait à craindre, il l’ignorait ; toutefois, il craignait affreusement ce qui allait sortir de ces lèvres blêmes.

— Maintenant, si vous voulez m’excuser une demi-seconde, dit Huish, je vais aller chercher le marmot.

— Le marmot ? dit Davis. Qu’est-ce que c’est ?

— Fragile. Prendre garde. Ne pas renverser, ricana le commis, en s’éclipsant.

Il revint, souriant et portant à la main un foulard de soie. À cette vue, le front de Davis se rida de stupeur. Que pouvait contenir cet objet ? Il n’imaginait rien de plus abstrus qu’un revolver.

Huish reprit son siège.

— Voyons, dit-il, vous sentez-vous capable de vous charger de Herrick et des moricauds ? Parce que je prendrai soin d’Attwater.

— Comment ! s’écria Davis. Vous ne pouvez pas !

— Tut ! tut ! fit le commis. Laissez-moi donc parler. Quel est le premier point ? Le premier point est que nous puissions arriver à terre, et je vous accorde que ce sera dur. Mais que dites-vous d’un pavillon parlementaire ? Croyez-vous que ce truc-là marcherait ? ou bien que Attwater nous canarderait tout bonnement comme des chiens dans notre canot ?

— Non, dit Davis, je ne crois pas qu’il ferait cela.

— Ni moi non plus ; je ne crois pas qu’il le ferait ; et j’espère en tout cas qu’il ne le fera pas. Considérez donc que nous allons à terre. Le deuxième point est de savoir comment s’y prendre. Et pour cela je vais vous faire écrire une lettre, par laquelle vous direz que vous n’osez affronter sa présence, et que le porteur, M. J.-L. Huish, a qualité pour vous représenter. Muni de cet expédient assez vraisemblable, M. J.-L. Huish poursuivra les opérations.

Il s’arrêta, comme s’il avait fini, mais ne quittait toujours pas Davis des yeux.

— Comment ? dit Davis. Pourquoi ?

— Eh bien, voyez-vous, vous êtes costaud, repartit Huish ; il sait que vous avez un revolver en poche, et n’importe qui peut se rendre compte sans y regarder deux fois que vous n’hésiteriez pas à vous en servir. Ainsi donc ça ne peut marcher avec vous ; vous êtes hors concours, Davis. Mais il n’aura pas peur de moi, je suis si petit. Je suis désarmé – ne vous tracassez pas pour ça – et je tiendrai les mains en l’air comme il faut.

Il s’arrêta.

— Si j’arrive à me faufiler assez près de lui tout en causant, reprit-il, ouvrez l’œil, et secondez-moi vivement. Si je n’y arrive pas, nous nous en retournons, et ce n’est pas un drame. Vous saisissez ?

Les traits du capitaine se contorsionnèrent par un effort frénétique de compréhension.

— Non, je ne saisis pas, s’écria-t-il. Je n’y comprends rien. Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que j’aurai la bête, lança Huish en une explosion de triomphe venimeux. Je ferai toucher le gazon à ce gros taureau. Il s’est payé ma tête ; je vais me payer la sienne, et comment !

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda le capitaine, presque au souffle.

— Vrai, vous tenez à le savoir ?

Davis se leva et fit le tour du carré.

— Oui, je tiens à le savoir, dit-il enfin, avec effort.

— Quand vous avez le dos au mur, vous vous débrouillez du mieux possible, pas vrai ? commença le commis. Je vous le dis, parce que je sais qu’il existe un préjugé contre ça ; on considère cela comme vulgaire, terriblement vulgaire.

Il développa le foulard et montra une fiole d’un quart de pinte, et ajouta :

— Ceci est du vitriol.

Le capitaine le regarda fixement, et son visage blêmit.

— Ceci est la drogue ! continua Huish, en la tenant en l’air. Ceci le brûlera jusqu’aux os ; vous verrez ceci fumer sur lui comme le feu de l’enfer ! Une goutte sur ses sacrés yeux, et qu’adviendra-t-il d’Attwater ?

— Non, non, par Dieu ! s’exclama le capitaine.

— Voyons un peu, mon chou, c’est moi qui ai tiré la fève, je pense. Je vais aller vers cet homme tout seul, moi. Il a bien sept pieds de haut, et j’ai cinq pieds un pouce. Il a un fusil à la main ; il est sur le qui-vive, il n’est pas né d’hier. C’est David contre Goliath, vous dis-je ! Si je vous demandais d’aller ouvrir la danse, je comprendrais. Mais non. Je ne vous demande que de rester à portée et de vous occuper des moricauds. Ça se passera tout naturellement, vous verrez, d’ailleurs. Comme première nouvelle, vous le verrez courir de tous côtés et gueuler comme un brave.

— Assez ! dit Davis. Ne parlez plus de ça.

— Ah bien, vous êtes un drôle de coco ! s’exclama Huish. Qu’est-ce qu’il vous faut donc ? Vous voulez le tuer, vous avez essayé la nuit dernière. Vous voulez les tuer tous, vous ne demandez que ça, et je vous montre le moyen, et à cause d’un peu de médecine en bouteille, vous envoyez tout promener.

— Oui, c’est bien ça, en effet, dit Davis. Ce n’est peut-être pas très logique, mais c’est ainsi.

— C’est la science appliquée, je suppose, ricana Huish.

— Je ne sais ce que c’est, exclama Davis, en arpentant la pièce. En tout cas, je refuse nettement. Je ne veux pas avoir la moindre part à une telle cochonnerie. C’est trop infernalement odieux.

— Et je suppose que tout se passe comme votre imagination l’avait désiré, dit Huish, quand, à l’aide d’un pistolet et d’un peu de plomb, vous barbouillez quelqu’un de sa propre cervelle ? Affaire de goût.

— Je ne le conteste pas, dit Davis, il y a ici quelque chose qui m’est personnel. C’est de la bêtise, je dirai même que c’est de la sacrée bêtise. Je ne discute pas ; je refuse simplement. N’y a-t-il pas un autre moyen ?

— Cherchez vous-même, dit Huish. Il ne faut pas vous figurer que je suis marié avec celui-ci ; je n’ai pas d’ambition, je ne tiens aucunement à jouer le premier rôle, je vous offre de le jouer, voilà tout ; et si vous pouvez m’indiquer mieux, par Dieu, je le jouerai !

— Mais le risque ! s’écria Davis.

— À parler franchement, je vous dirai que c’est une affaire de sept contre un, et pas de preneurs, dit Huish. Mais c’est mon coup, et je veux le jouer. Regardez, Davis, si j’ai l’air de flancher. Je suis prêt, voilà ce que je suis, prêt à fond.

Le capitaine le regarda. Huish se rengorgeait dans sa sinistre vanité, tout fier de sa supériorité dans le mal ; et son ignoble courage brillait en lui comme une bougie dans une lanterne. Malgré lui, Davis se sentit envahi d’un malaise et d’une sorte de respect. Jusqu’à cette heure, il avait vu le commis toujours rétif, toujours indifférent, inintéressé, et grommelant au premier mot de la moindre chose à faire ; et voilà que, par un coup de baguette magique, il le voyait ferme et résolu, et le visage radieux. Il avait évoqué le diable, songeait-il ; mais qui allait le maîtriser ? Et son courage l’abandonna.

— Regardez-moi tant que vous voudrez, continuait Huish. Vous ne me ferez pas sourciller ! Je n’ai pas peur d’Attwater, je n’ai pas peur de vous, et je n’ai pas peur des mots. Vous voulez tuer des gens, voilà ce que vous voulez ; mais vous voulez y mettre des gants, et ça ne se peut pas comme ça. Un meurtre n’a rien de distingué, ce n’est ni facile ni sûr ; il exige un homme pour l’exécuter. Voici l’homme.

— Huish ! commença le capitaine avec énergie ; mais il se tut, et resta figé à le regarder, les sourcils froncés.

— Allons, accouchez ! fit Huish. Avez-vous autre chose à proposer ? Y a-t-il une autre chance à risquer ?

Le capitaine ne soufflait mot.

— Vous voyez bien ! fit Huish en haussant les épaules.

Davis se remit à marcher.

— Oh, vous pouvez monter la garde jusqu’à plus soif, vous ne trouverez rien d’autre.

Il y eut un bref silence ; le capitaine, comme sur une escarpolette, allait vertigineusement d’un extrême à l’autre : assentiment et refus.

— Mais voyons, dit-il, s’arrêtant soudain. En serez-vous capable ? Cette chose est-elle réalisable ? Ce n’est en tout cas pas facile !

— Si j’arrive à vingt pieds de lui, ce sera fait ; donc, ouvrez l’œil, dit Huish, d’un ton d’absolue certitude.

— Comment le savez-vous ? lança le capitaine d’une voix étranglée. Brute, vous ne devez pas en être à votre coup d’essai !

— Ah, ça, ce sont des affaires privées, répliqua Huish. Je ne suis pas bavard.

Un élan de répulsion saisit le capitaine ; un cri lui monta aux lèvres ; s’il l’avait poussé, il se serait sans doute jeté sur Huish, l’aurait attrapé, jeté à terre, et aurait balayé le carré avec son corps, dans un délire de férocité qui lui semblait presque moral. Mais l’instant passa ; et la crise avortée laissa Davis plus faible. Les enjeux étaient si élevés ! – les perles d’une part, la faim et la honte de l’autre. Dix ans de perles ! L’imagination de Davis les convertissait en une nouvelle et somptueuse existence pour lui et les siens. Le théâtre de cette vie nouvelle serait Londres. Des raisons majeures jouaient contre Portland, Maine ; et les tableaux qu’il évoquait étaient ceux des mœurs anglaises. Il voyait ses enfants aller en procession à l’école, avec des toges d’uniforme, surveillés par un maître qui, chemin faisant, lisait dans un gros livre. Il était installé dans une villa de campagne, le nom Rosemore s’étalant sur les pilastres d’entrée. Il se voyait assis dans un fauteuil, dans l’allée de gravier, fumant un cigare, une fleur à la boutonnière, vainqueur de lui-même et des circonstances, et de la malignité des banquiers. Il voyait le salon avec des rideaux rouges et des coquillages sur la cheminée – et par la belle incohérence des rêves, il se faisait un grog sur la table d’acajou avant de rentrer. À ce moment, le Farallone eut un de ces mouvements imprécis et sans nom qui (même sur un navire à l’ancre et par le calme le plus absolu) rappellent l’existence d’un fluide mobile ; et il se retrouva sous le plafond du carré, assiégé au-dehors par le jour éclatant qui pénétrait par les ouvertures, et il vit le commis attendant sa décision, avec un air de quasi-détachement.

Il se remit à marcher.

Il aspirait à la réalisation de ces rêves comme un cheval hennit après l’eau ; il brûlait de leur désir. Et le seul obstacle était cet Attwater, qui l’avait offensé dès le début. Il donnait à Herrick une part entière des perles ; il y tenait ; Huish s’y opposait, mais il passait outre à son opposition, et s’en félicitait. Il n’allait pas faire usage personnellement de ce vitriol ; était-il le gardien de Huish ! Il regrettait de l’avoir interrogé, mais enfin !… Il revit les garçons allant en procession à l’école, avec les toges d’uniforme, dont il appréciait tellement le chic… Et, à la même minute, l’inégalable honte de la veille au soir lui revint à l’esprit.

— Faites à votre guise ! dit-il rudement.

— Ah ! je savais bien que vous marcheriez, dit Huish. Maintenant, la lettre. Voilà du papier, une plume et de l’encre. Asseyez-vous, je dicte.

Le capitaine prit un siège et la plume, et considéra mélancoliquement d’abord le papier, puis Huish. Il voyait trouble.

— Quelle effroyable histoire ! dit-il avec une contorsion des épaules.

— C’est un peu raide, en effet, dit Huish. Prenez de l’encre. Bien.

Et il dicta : William-John Attwater, Esq. Monsieur

— Comment savez-vous qu’il s’appelle William-John ? interrogea Davis.

— L’ai vu sur une caisse d’emballage. Ça vous gêne ?

— Non, dit Davis. Mais il y a autre chose. Qu’allez-vous écrire ?

— Oh, la gourde ! s’écria Huish, exaspéré. Quel nom vous donnez-vous ? Je vais vous dire ce qu’il faut écrire ; c’est mon affaire ; vous n’avez qu’à être assez obligeant pour le coucher par écrit !

William-John Attwater, Esq. Monsieur, répéta-t-il.

Et comme le capitaine se mettait enfin, quasi machinalement, à faire courir sa plume, la dictée continua :

 

C’est avec un sentiment de honte et de vive contrition que je m’adresse à vous après la scène humiliante de la nuit passée. Notre ami, M. Herrick, a quitté le navire, et vous aura sans doute communiqué la nature de nos espérances. Inutile d’ajouter qu’elles sont abandonnées : le Destin s’est déclaré contre nous, et nous courbons la tête. Trop conscient que je suis des justes soupçons que vous nourrissez à mon égard, je ne me hasarde pas à solliciter la grâce d’un entretien pour moi-même, mais en vue de mettre fin à une situation qui doit être également pénible pour tous, j’ai délégué mon ami et associé, M. J.-L. Huish, pour déposer devant vous mes offres, dont la modération ne manquera pas, j’en suis sûr, d’attirer votre attention. M. J.-L. Huish est absolument dépourvu d’armes, je le jure devant Dieu ! et tiendra les mains par-dessus la tête dès le moment où il s’approchera de vous. Je suis votre fidèle serviteur.

John Davis

Huish relut la lettre avec la joie naïve des amateurs, eut un gloussement satisfait, et la rouvrit deux ou trois fois après l’avoir pliée, pour renouveler son plaisir, cependant que Davis restait immobile et les sourcils froncés.

Tout à coup, il se leva ; il semblait hors de lui.

— Non, s’écria-t-il. Non ! ce n’est pas possible ! C’est trop ; c’est l’enfer assuré. Dieu ne me pardonnerait jamais.

— Bon, et qui le lui demande ? répliqua Huish, frémissant de rage. Vous êtes damné depuis longtemps pour le Sea Ranger, vous l’avez dit vous-même. Eh bien alors, soyez damné pour ça aussi, et tenez votre langue.

Le capitaine le regarda comme à travers un brouillard.

— Non, supplia-t-il, non, vieille branche ! ne faites pas cela !

— Écoutez bien, dit Huish, voici mon ultimatum : allez, ou restez ici, peu m’importe ; j’irai trouver cet homme et lui flanquerai ce vitriol dans les yeux. Si vous restez, j’irai seul ; les moricauds, fort probablement, me casseront la tête, et grand bien vous fasse ! Mais en tout cas, je refuse d’écouter davantage vos calembredaines de maboul, rappelez-vous bien ça.

Le capitaine, clignant les paupières et ravalant sa salive, encaissa le camouflet. Dans sa mémoire, des voix fantômes répétaient une phrase analogue, une phrase qu’il avait dite à Herrick – des années auparavant, croyait-il.

— Allons, donnez-moi votre pistolet, dit Huish. Il faut que je veille à tout. Vous avez six coups, ayez soin de ne pas les gaspiller.

Le capitaine, comme dans un cauchemar, déposa sur la table son revolver, dont Huish essuya les cartouches et huila le mécanisme.

Il était près de midi, il n’y avait pas un souffle, et la chaleur était quasi intolérable, quand les deux hommes passèrent sur le pont, firent armer le canot, où ils s’installèrent, l’un après l’autre, à l’arrière. Une chemise blanche au bout d’un aviron tint lieu de pavillon parlementaire ; et afin que celui-ci eût toute chance d’être remarqué, les hommes ramèrent avec une extrême lenteur. Devant eux, l’île vibrait comme un objet incandescent ; à la surface du lagon dansaient d’aveuglantes paillettes de soleil, pas plus grosses que des pièces de dix sous, qui leur lardaient les prunelles ; du sable et de la mer, et même du bateau, se réverbérait une clarté pénible, et comme il n’était possible d’y voir au loin qu’en cillant, l’excès de la lumière se transformait alors en une pénombre lugubre, comparable à celle d’une nuée orageuse prête à éclater.

Le capitaine avait entrepris cette expédition pour une douzaine de motifs variés, dont le moindre était le désir du succès. La superstition agit sur tous les hommes ; chez les natures frustes et quasi incultes, ce qui était le cas de Davis, elle est maîtresse absolue. Il n’eût pas reculé devant le meurtre, mais l’atrocité de ce flacon de drogue lui répugnait, et il se faisait l’effet de trancher les derniers liens qui l’unissaient à Dieu. Le canot le conduisait à la réprobation, à la damnation ; et il se laissait aller, passif, résigné, adressant un muet adieu à son passé meilleur et à ses espérances.

Huish était assis à côté de lui, plein d’une résolution qui manquait un peu de sincérité. Sans doute aussi brave qu’homme ne le fut jamais, brave comme une belette, il avait cependant besoin de se réconforter par le son de sa propre voix ; il avait besoin de jouer son rôle jusqu’à l’exagération, de se faire plus royaliste que le roi, d’insulter tout ce qu’il y a de vénérable, et de braver tout ce qu’il y a de redoutable, par une sorte de gageure désespérée avec lui-même.

— Fichtre, qu’il fait chaud ! dit-il. Cruellement chaud, on peut le dire. De quoi faire cuire des œufs à la coque. Dites donc, savez-vous bien que ça doit être particulièrement dur de se voir vitriolé par un jour comme celui-ci. Je préférerais, pour ma part, un matin froid et glacé, pas vous ? (Chantant) : Promenons-nous dedans le bois aux mûres par un matin froid et glacé. (Parlé) : Ma foi, je ne m’étais pas rappelé celle-là depuis dix ans ; je la chantais souvent lorsque j’étais petit, à l’école d’Hackney. (Chantant) : C’est ainsi que fait le tailleur, fait le tailleur. (Parlé) : Sacrée blague. Où en êtes-vous à cette heure, quant à l’idée de votre condition future ? Donnez-vous dans les théories antialcooliques, ou dans le vieux truc des spectres chauffés au rouge ?

— Oh, la ferme ! dit le capitaine.

— Non, mais je voudrais savoir. C’est du ressort de la conduite pratique, pour vous et moi, mon garçon : il se peut que nous soyons butés l’un et l’autre, d’ici dix minutes. Ce serait plutôt rigolo, hein, si après avoir sauté le pas, on se retrouvait la bouche en cœur de l’autre côté, reçu par un ange avec une bouteille de stout « Bass » sous l’aile. Hallo, diriez-vous, j’en suis pour cette marque-là.

Le capitaine poussa un soupir. Tandis que Huish déployait ainsi sa bravade, son voisin s’était mis à prier. Quelle était sa prière ? Dieu seul le sait. Mais de son âme incohérente, illogique et troublée, un fleuve de supplications se déversait, inarticulé, mais sérieux comme la mort et le jugement.

— Tu me vois, ô Dieu ! continua Huish. Je me rappelle que c’était écrit sur ma Bible. Je me rappelle aussi la Bible, tout ce qui concerne Aminadab et consorts. Eh bien, Dieu ! – et il apostrophait le zénith – vous allez voir tout à l’heure un drôle de coup, je vous le garantis !

Le capitaine bondit.

— Je ne veux pas de blasphème ! s’écria-t-il, pas de blasphème à mon bord.

— Très bien, capitaine, dit Huish. Tout ce que vous voudrez. Tout autre sujet qu’il vous plaira d’indiquer, Shakespeare, le paratonnerre, l’harmonica ? Voici de la conversation au robinet. Mettez deux sous dans la fente, et… hallo ! les voilà ! C’est l’instant ou jamais ! est-ce qu’il va tirer ?

Et le petit homme se roidit en une pose alerte et provocante, et regarda fixement l’ennemi en face.

Mais le capitaine se leva à demi dans le canot, les yeux exorbités.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama-t-il.

— Quoi ? dit Huish.

— Ces… ces sacrés machins.

Le spectacle était en effet singulier. Herrick et Attwater, armés tous deux de Winchesters, venaient de sortir du bois derrière la figure de proue ; et de chaque côté d’eux, le soleil reluisait sur deux objets métalliques, portés par deux corps humains en mouvement, où ils occupaient la place habituelle de la tête – mais ces têtes n’avaient pas de visage. Davis crut voir sa mythologie réalisée, l’Enfer vomissant ses démons. Mais Huish ne se laissa pas abuser un seul instant.

— Des scaphandres, nigaud. Vous ne voyez donc pas clair ?

— C’est vrai, dit Davis, haletant. Et pourquoi ? Ah oui, ça leur sert d’armure.

— Qu’est-ce que je vous disais ? dit Huish. David et Goliath d’un bout à l’autre.

Les deux indigènes (car c’étaient eux qui se cachaient sous cette panoplie insolite) se déployèrent à droite et à gauche, et finalement s’étendirent à l’ombre, sur l’extrême flanc de la position. Même après cette explication du mystère, Davis était affreusement préoccupé. La vue des casques luisants le plongeait dans la stupeur, et il en oubliait l’explication, qu’il se rappelait ensuite avec soulagement.

Attwater rentra dans le bois, et Herrick, le fusil sous le bras, s’avança seul sur la jetée.

À mi-chemin, il s’arrêta pour héler le canot.

— Que désirez-vous ? cria-t-il.

— Je le dirai à M. Attwater, répondit Huish, escaladant vivement l’échelle. Je ne vous le dis pas à vous, parce que vous nous avez joué un tour de cochon. Voici une lettre pour lui, prenez-la, remettez-la, et allez vous faire pendre.

— Davis, est-ce bien franc ? dit Herrick.

Davis baissa le menton, et sans mot dire jeta les yeux sur Herrick, et les détourna aussitôt. Ce regard était chargé d’une émotion profonde, mais haine ou crainte, il fut impossible à Herrick d’en juger.

— Bien, dit celui-ci, je vais porter la lettre.

Puis, traçant du pied une ligne sur les planches :

— Jusqu’à ce que j’aie rapporté la réponse, ne franchissez pas cette marque.

Il alla rejoindre Attwater appuyé contre un arbre, et lui remit la lettre. Attwater la parcourut.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il, en la passant à Herrick. Une traîtrise ?

— C’est probable, dit Herrick.

— Eh bien, dites-lui d’avancer. On n’est pas fataliste pour rien. Dites-lui d’avancer et d’ouvrir l’œil.

Herrick s’en retourna vers la figure de proue. À mi-chemin du môle, le commis l’attendait, en compagnie de Davis.

— Vous pouvez venir, Huish, dit Herrick. Il vous prévient : attention, pas de ruses.

Huish s’avança sur la jetée, allègrement, et s’arrêta en face du jeune homme.

— Où est-y ? fit-il.

Et Herrick s’étonna de voir son visage abject et inexpressif passer brusquement au rouge pourpre et pour redevenir aussitôt blême.

— Droit devant vous, dit Herrick. Allons, mains au-dessus de la tête.

Le commis s’avança jusqu’à la figure de proue, comme pour lui adresser une prière ; il aspira fortement et leva les bras. Comme beaucoup d’individus de sa lamentable constitution physique, Huish avait les mains d’une longueur et d’une largeur disproportionnées, et des paumes anormalement développées : une fiole d’un quart de pinte disparaissait dans cette vaste poigne. Et aussitôt il se remit en marche.

Herrick le suivit d’abord. Mais un bruit le fit se retourner, et il vit que Davis était déjà à la hauteur de la figure de proue. Il s’en venait courbé, en deux, bouche bée, à l’instar du médium qui suit l’hypnotiseur. Toute considération humaine, et jusqu’au souci de sa propre existence, s’étaient résorbés dans l’ardeur d’une abominable curiosité.

— Halte ! cria Herrick, en le couchant en joue. Ami Davis, que faites-vous ? Vous ne devez pas venir.

Machinalement, Davis s’arrêta, et le considéra avec des yeux hagards.

— Adossez-vous à la statue, vous entendez ? et restez tranquille !

Le capitaine poussa un soupir, recula jusqu’à la figure de proue, et se remit aussitôt à regarder Herrick.

Il y avait de ce côté-là, un creux de sable parmi les cocotiers, et une sorte de clairière, dans laquelle le soleil vertical de midi dardait insupportablement ses rayons. À l’autre extrémité, dans l’ombre, apparaissait la haute stature d’Attwater, appuyé contre un arbre ; vers lui, avec les mains par-dessus la tête, le commis s’avançait péniblement dans le sable mou. La clarté où il baignait faisait ressortir exagérément la petitesse de son corps ; l’entreprise où il était engagé semblait aussi périlleuse que celle d’un loup marchant à l’assaut d’une forteresse.

— Là, monsieur Wish. Cela suffit, cria Attwater. De cette distance, et gardant vos mains en l’air comme un bon petit garçon, vous pouvez fort bien me communiquer les aperçus du capitaine.

L’intervalle qui les séparait était d’environ quarante pieds. Huish le mesura d’un coup d’œil, et étouffa un juron. Il était déjà harassé d’avoir peiné dans le sable mou, et ses bras se ressentaient douloureusement de leur position anormale. Dans la paume de la main droite, la fiole était prête ; et son cœur frémit, et sa voix s’étrangla, quand il commença son discours.

— Monsieur Attwater, dit-il, je ne sais si vous avez eu une mère…

— Rassurez-vous, j’en ai eu une, répliqua Attwater ; et, entre parenthèses, j’oserai dire que son nom ne doit pas figurer dans cet entretien. Je tiens à vous avertir qu’on ne me prend guère par le pathétique.

— Je regrette, monsieur, d’avoir paru empiéter sur vos sentiments privés, dit le commis, gagnant subrepticement un pas. Du moins, monsieur, vous n’arriverez jamais à me persuader que vous n’êtes pas un parfait gentleman ; je reconnais un gentleman à première vue ; et comme tel, c’est sans hésiter que je m’en remets à votre merci. Évidemment, il est dur de s’avouer vaincu ; il est dur de devoir venir implorer votre pitié…

— Alors que, si les choses avaient marché comme il faut, tout ce qui est ici vous aurait pour ainsi dire appartenu ? interrompit Attwater. Je comprends le sentiment.

— Vous me jugez, monsieur Attwater, dit le commis, Dieu sait avec quelle injustice ! Tu me vois, ô Dieu, telle était l’épigraphe inscrite sur ma Bible, de la propre main de mon père, sur la page de garde.

— Je regrette d’avoir encore une fois à vous demander pardon, dit Attwater ; mais, savez-vous bien, il me semble que vous êtes un rien plus près, ce qui n’est pas du tout dans nos conventions. Et j’irai jusqu’à vous prier de reculer de un… deux… trois pas ; et de rester là.

Le diable, à cette amère déception, transparut sur le visage de Huish ; et les soupçons d’Attwater s’éveillèrent aussitôt. Il fronça les sourcils, examina le petit homme, et réfléchit. Pourquoi s’approchait-il ainsi ? À l’instant même, il épaula sa carabine.

— Veuillez me faire le plaisir d’ouvrir les deux mains. Ouvrez vos mains toutes grandes… montrez-moi vos doigts étalés, chien !… jetez cette chose que vous tenez ! rugit-il, sa fureur et sa certitude croissant à la fois.

Alors, et presque au même instant, l’indomptable Huish se décida à lancer, et Attwater pressa la détente. Il ne s’écoula qu’une fraction de seconde entre les deux décisions, mais elle fut en faveur de l’homme à la carabine ; et la fiole n’avait pas encore quitté la main du commis, que la balle broyait l’une et l’autre. En un clin d’œil, le misérable subit une agonie infernale, baignée de feu liquide, et hurlant comme un fou : et alors une seconde balle plus pitoyable l’étendit raide.

Le tout s’était passé en un clin d’œil. Herrick n’avait pas eu le temps de se retourner, ni Davis d’achever un cri d’horreur, que le commis gisait sur le sable, en proie aux dernières convulsions.

Attwater s’élança vers le cadavre ; il se pencha pour l’examiner ; il prit du vitriol sur le bout du doigt, et son visage pâlit et se durcit de colère.

Davis n’avait pas fait un mouvement ; il restait hébété, le dos à la figure de proue, les mains crispées derrière le dos, le haut du corps penché en avant.

Attwater se retourna avec lenteur et le coucha en joue.

— Davis, lança-t-il, d’une voix de tonnerre, je vous donne soixante secondes pour vous recommander à Dieu.

Davis le regarda, et sa pensée se réveilla. Il ne songea pas à se défendre, il ne chercha pas son revolver. Mais il se redressa, les narines frémissantes, pour affronter la mort.

— Ça ne vaut pas la peine de déranger le Père Éternel, dit-il, vu le turbin que je faisais ici, ça vaudra sans doute mieux de fermer le bec.

Attwater fit feu ; sa victime eut un sursaut spasmodique, et juste au-dessus du milieu de son front un trou noir étoila la blancheur de la figure de proue. Une attente formidable ; puis à nouveau l’explosion, suivie du son mat de la balle dans le bois ; mais cette fois le capitaine en avait senti le vent effleurer sa joue. Un troisième coup, et il saigna d’une oreille ; et au long de la carabine horizontale, Attwater souriait tel un peau-rouge.

Davis n’avait plus de doute sur le jeu cruel où il servait de pantin ; par trois fois il avait goûté la mort ; et il devait s’attendre à la goûter sept fois encore avant l’exécution.

Il leva la main.

— Assez ! cria-t-il ; j’accepte vos soixante secondes.

— Bien, fit Attwater.

Le capitaine ferma étroitement les yeux comme un enfant ; et, vers la fin de sa prière, il leva les deux mains en un geste tragique et grotesque.

— Mon Dieu, pour l’amour du Christ, veillez sur mes deux mômes, dit-il.

Et puis, après une pause, et en s’y reprenant :

— Pour l’amour du Christ. Amen.

Il rouvrit les yeux, et, la bouche frémissante, regarda dans le canon de l’arme.

— Mais ne me faites pas trop languir ! demanda-t-il.

— C’est là toute votre prière ? fit Attwater, d’un ton de voix singulier.

— C’en a tout l’air, dit Davis.

— Tiens ? dit Attwater, reposant sur le sol la crosse de sa carabine, vous avez fini ? Votre paix est faite avec le Ciel ? Tant mieux ; car elle l’est avec moi. Allez, et ne péchez plus, père coupable. Et souvenez-vous que tout ce que vous faites à autrui, Dieu le fera payer au centuple à vos innocents.

Le malheureux Davis quitta sa place devant la figure de proue, fit quelques pas titubants, tomba sur les genoux, agita vaguement les bras, et perdit connaissance.

Lorsqu’il revint à lui, sa tête reposait sur le bras d’Attwater, et auprès de lui un des hommes en scaphandre tendait un seau d’eau à son ex-bourreau, en train de lui baigner les tempes. Le souvenir de la terrible épreuve lui revint tout d’un coup ; il revit Huish étendu raide ; il se revit prêt à choir dans l’insondable nuit. Ses mains tremblantes s’agrippèrent à l’homme qu’il était venu assassiner ; et d’une voix pareille à celle d’un enfant perdu dans les cauchemars de la fièvre :

— Oh, n’y a-t-il pas de grâce ? Oh, que dois-je faire pour être sauvé ?

« Ah ! songea Attwater, voici le vrai repentir. »

CHAPITRE XII

CONCLUSION

Une quinzaine après les événements relatés ci-dessus, par un midi de lumière et de chaleur ardentes, éventé par une jolie brise, on pouvait voir, auprès de la grève du lagon, un homme en prière sur le sable. Une pointe de palmiers l’isolait de la colonie, et, de l’endroit où il était agenouillé, l’unique objet dû à la main de l’homme qui tranchât sur l’espace, était la goélette Farallone, transférée à un autre mouillage, et se balançant sur son ancre à deux milles environ dans l’ouest vers le centre du lagon.

L’alizé battait à grand bruit toute l’étendue de l’île ; les palmiers les plus proches grinçaient et sifflaient sous les rafales ; les autres, plus loin, produisaient une basse sonore pareille à la rumeur des cités ; enfin, quelqu’un de moins absorbé eût ouï par intervalles, dominant le tumulte des vents, la note aiguë d’une voix humaine provenant de la colonie.

Celle-ci était en pleine activité. Attwater, le torse nu, dirigeait et encourageait cinq Canaques, auxquels il prêtait l’aide de son bras vigoureux. À la vivacité de sa voix et à celle plus grande de leurs efforts, on comprenait qu’un événement soudain et heureux occasionnait ce branle-bas ; et le pavillon du Royaume-Uni flottait à son mât, une fois de plus. Mais sur le rivage, inconscient de leurs voix, le suppliant priait toujours avec la même ferveur, et le son de sa voix s’élevait ou retombait, et ses traits s’éclairaient ou se décomposaient, selon les alternatives de la piété ou de l’effroi.

Devant ses yeux clos, le youyou ramait depuis quelques minutes déjà vers le lointain et abandonné Farallone ; et bientôt on put voir Herrick monter à bord, entrer dans le rouf, puis gagner l’avant, et s’enfoncer enfin dans la grande écoutille. À sa visite en ces divers endroits succédait un tourbillon de fumée, et il eut à peine regagné l’embarcation, qui démarra aussitôt, que les flammes envahirent la goélette.

Elles brûlaient joyeusement : on n’avait pas épargné le pétrole, et le souffle de l’alizé activait la combustion. À mi-chemin environ de son voyage de retour, Herrick regarda derrière lui ; il vit le Farallone enveloppé jusqu’aux pommes des mâts de l’étreinte jaillissante du feu, et les volutes de fumée qui le poursuivaient à la surface du lagon. Avant une heure, calcula-t-il, les eaux se seraient refermées sur le navire volé.

Comme son canot filait vent arrière avec vélocité, et comme ses yeux étaient sans cesse occupés dans le sillage à évaluer les progrès des flammes, il vint à se trouver cap au nord de la pointe de palmiers, où il aperçut Davis plongé dans ses dévotions. Une exclamation, d’ennui et de joie, lui échappa ; et, d’un coup de barre, il envoya la proue accoster à moins de vingt pieds de l’inconscient dévot. Tirant à sa suite l’amarre, il débarqua, s’approcha de lui, et le considéra. Mais le flot volubile et incohérent de prières ne s’interrompit point.

Il lui fallut entendre ces supplications, qu’il écouta d’abord avec un singulier mélange d’ironie et de pitié ; et ce fut seulement lorsque son propre nom fut prononcé, joint à des épithètes, qu’il posa la main sur l’épaule du capitaine.

— Fâché d’interrompre cet exercice, fit-il, mais je tiens à ce que vous jetiez un coup d’œil sur le Farallone.

Le capitaine se redressa d’un air effaré.

— Monsieur Herrick ! on ne fait pas peur ainsi aux gens ! dit-il. Je ne me sens pas très bien depuis…

Il s’interrompit.

— Mais que disiez-vous ? Ah ! le Farallone.

Et il regarda nonchalamment vers le large.

— Oui, dit Herrick. C’est lui qui brûle ! et vous pouvez en déduire la suite.

— Le Trinity Hall, je suppose ?

— Lui-même, fit Herrick. Signalé voici une demi-heure, et qui arrive dare-dare.

— Bah ! qu’est-ce que ça fait ? dit le capitaine en soupirant.

— Ah, c’est de l’ingratitude noire ! lança Herrick.

— Eh bien, répliqua le capitaine, d’un air pensif, votre point de vue n’est peut-être pas tout à fait le mien, mais je préférerais quasiment rester ici sur l’île. J’y ai trouvé la paix, la paix dans la foi. Oui, j’ai idée que cette île est bien assez bonne pour John Davis.

— Je n’ai jamais entendu pareille sottise ! cria Herrick. Quoi ! alors que tout se présente ainsi en notre faveur, le Farallone supprimé, l’équipage casé, l’avenir assuré pour votre femme et vos enfants, et vous, vous-même, le chéri gâté et le pénitent favori d’Attwater !

— Allons, monsieur Herrick, ne dites pas cela, fit doucement le capitaine ; vous savez bien qu’il ne fait pas de différence entre nous deux. Mais dites, pourquoi ne voulez-vous pas être des nôtres ? pourquoi ne pas vous adresser à Dieu, et nous retrouver dans ce beau pays, là-haut ? Une seule parole suffit ; dites seulement : Seigneur, je crois, viens au secours de mon incrédulité ! Et Il vous recueillera dans Ses bras. Je le sais bien, voyez-vous ! J’ai moi-même été un pécheur !


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnrs.com/

en juillet 2017.

 

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Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Dominique, Anne C., Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Stevenson, Robert-Louis, Le Reflux, Roman, Lausanne, La Guilde du Livre, s.d. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Plage de Mayotte, a été prise par Laura Barr-Wells en 1993.

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[1] Bois de rose.

[2] Terme des mers du Sud, pour : prison, de l’espagnol calabaza, même sens.

[3] Il existe un London au Canada, dans l’Ontario.

[4] The Golden Cross, dans la cour d’entrée de la gare de Charing Cross, considérée comme le centre de Londres, où aboutit le Strand.

[5] Le conducteur du cab étant perché sur un siège surélevé.

[6] Variété de banane qui se mange cuite.

[7] Langage nautique, pour : midi.

[8] Tout à l’heure.

[9] Le Coureur de Mers.

[10] « Ma plaintive mémoire. »

[11] « Heureux ceux qui sont morts sous les yeux de leurs pères… » (Cf. Virgile : Énéide, 1. I, v. 98 sqq.).

[12] « Je supporte l’intolérable » (H. Heine).

[13] « C’est toi, fier cœur, c’est toi qui l’as voulu. »

[14] Les Farallones sont des récifs situés à l’entrée de la baie de San Francisco.

[15] Plain Dutch : expression péjorative impliquant de louches desseins.

[16] The old man, dans le langage nautique, pour désigner le chef d’une embarcation ou d’un navire, est familier, mais non irrespectueux.

[17] Sall ou Sally, diminutif de Sarah, nom très usité chez les nègres des États-Unis. En outre, sal est un américanisme signifiant sweetheart, amoureux, fiancé.

[18] Évaluation approximative de la route parcourue, d’après les indications du loch et de la boussole.

[19] Sobriquet méprisant donné par les Yankees aux gens de l’Amérique latine.

[20] Six heures.

[21] Minuit.

[22] Six heures.

[23] David.

[24] Sortie de la baie de San Francisco.

[25] Findlay’s Directory, annuaire britannique de la navigation, en cinq gros volumes pour toutes les mers du globe.

[26] Huish, en vulgaire cockney londonien, escamote les h, et Attwater affecte d’entendre : wish (souhait, envie).

[27] Marronner : châtiment, usité chez les pirates, qui consistait à abandonner l’individu sur une île déserte, avec quelques provisions.

[28] Le texte n’a pas de signification.

[29] Jam medio apparet fluctu nemorosa Zacynthos (Virgile, Énéide. 1. III, v. 270). – Voici que du milieu des flots s’élève la forestière Zante.