Henry De Vere Stacpoole

LE RÉCIF AUX ÉTOILES

traduction : Louis Postif

1930

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Table des matières

 

CHAPITRE I  MACQUART. 4

CHAPITRE II  L’HOMME SANS IMAGINATION.. 14

CHAPITRE III  SCREED.. 33

CHAPITRE IV  LA CARTE. 39

CHAPITRE V  LE CAPITAINE HULL. 53

CHAPITRE VI  L’ÉQUIPEMENT. 73

CHAPITRE VII  LE « BARRACOUDA » MET À LA VOILE. 78

CHAPITRE VIII  LES ARGONAUTES. 85

CHAPITRE IX  UNE VISION DE L’ABIME. 94

CHAPITRE X  LA MER DE CORAIL. 104

CHAPITRE XI  EN VUE DU FLEUVE. 114

CHAPITRE XII  LE LAGON.. 120

CHAPITRE XIII  LE VAISSEAU NOIR.. 128

CHAPITRE XIV  WIART. 137

CHAPITRE XV  ON CREUSE. 146

CHAPITRE XVI  LE SCORPION ET LE MILLE-PIEDS. 158

CHAPITRE XVII  SAJI. 170

CHAPITRE XVIII  SONDAGES. 175

CHAPITRE XIX  NOUVELLE TRAME. 185

CHAPITRE XX  TABLEAU FORESTIER.. 191

CHAPITRE XXI  LA GRANDE BROUSSE D’ÉPINES. 196

CHAPITRE XXII  LE TROISIÈME TOUR DE MACQUART. 209

CHAPITRE XXIII  CHAYA.. 219

CHAPITRE XXIV  LA NUIT. 226

CHAPITRE XXV  MITOU.. 232

CHAPITRE XXVI  LE RÊVEUR.. 242

CHAPITRE XXVII  L’INTRUS. 264

CHAPITRE XXVIII  LE TRAQUEUR.. 279

CHAPITRE XXIX  L’AURORE. 288

CHAPITRE XXX  JUSTICE. 297

CHAPITRE XXXI  LE RÉCIF AUX ÉTOILES. 300

CHAPITRE XXXII  ÉPILOGUE. 307

Ce livre numérique. 309

 

CHAPITRE I

MACQUART

Au-dessus du Domaine, à Sydney, se levait une journée superbe, bleue, tiède et gazée de brume.

Les mauvais garnements, ivrognes, fainéants, vautrés sur les pelouses, s’éveillaient en se grattant. Sur un banc, où il venait de bâiller et s’étirer à loisir, Houghton prêtait l’oreille à un individu d’âge plutôt mûr, qui, après avoir dormi près de lui, faisait sa toilette en passant un fragment de peigne dans la grisaille de ses cheveux et de sa barbe, sans cesser de bavarder avec une aisance et une volubilité capables de faire croire à une longue intimité entre ces deux personnages totalement étrangers l’un à l’autre.

Houghton s’était éveillé les membres raides, et de mauvaise humeur contre le monde entier. Un bras passé derrière le dossier, les jambes croisées, il dodelinait un pied, écoutait son voisin qui se chargeait de soutenir la conversation, et se demandait vaguement à quel genre d’homme il avait affaire, car il n’en avait jamais rencontré de semblable.

« Et le plus étrange, continua le monsieur au peigne, c’est que les rebuts de la cité dorment dans ce magnifique endroit, s’emplissent les poumons d’air et s’éveillent frais et dispos, tandis que les gens prospères dorment dans des niches à chiens, mettons des chambres à coucher si vous préférez, et s’éveillent à moitié empoisonnés par leurs propres effluves. Mais n’allez pas me prendre pour un original. Oh non ! Quand je suis cossu moi-même, je deviens aussi réfractaire au sens commun que le reste de l’humanité. Je dors dans une chambre, je mange trop, je bois avec indiscrétion et je fume à l’excès. C’est seulement à intervalles, comme maintenant, que, forcé d’adopter la vie simple, je l’apprécie et entrevois ce qui aurait pu être si les hommes, au lieu de bâtir des maisons, s’en étaient tenus aux tentes. La liberté, le grand air, la lumière, la frugalité, les vastes espaces à ciel ouvert, voilà les facteurs de la vie. Oui, Monsieur, voilà les choses qui comptent !

— Vous avez pas mal couru le monde », demanda Houghton.

L’autre, ayant achevé sa toilette, inspectait ses souliers d’un œil critique. Une fente s’ouvrait entre la semelle et l’arrière de l’empeigne. Un instant il s’amusa à ouvrir et refermer la fente comme une bouche, en penchant la tête de côté, puis il déclara :

« Un peu, dans tous les sens, nord, sud, est et ouest, et j’y ai fait à peu près tout ce qu’on peut y faire d’intéressant. J’ai vécu, c’est bien le mot et vous pouvez le dire. Sans indiscrétion, quel âge pouvez-vous bien avoir ? Vingt-trois ans, et vous êtes Anglais, cela se voit. Vous appartenez à ce qu’en Angleterre on appelle la classe des gentlemen, et vous voilà réduit à dormir avec de vieux vagabonds comme moi et tous ces pourceaux vautrés sur l’herbe dans le Domaine de Sydney, sans avoir peut-être plus d’un shilling en poche. Ma foi, j’ai été comme vous jadis, et, si vous continuez, sans doute qu’un jour vous serez comme moi. Regardez-moi. J’ai quarante-sept ans, quarante-huit peut-être, car j’ai toujours compté à l’estime, et je n’ai pas perdu une dent ; je pourrais digérer une autruche, je n’ai aucun souci au monde, et je suis encore vivant parce que tout m’intéresse. J’ai bâti trois fortunes et je les ai perdues. Surtout n’allez pas croire que j’ai entrepris de m’enrichir en vue de m’installer sur l’Hudson ou dans les quartiers chics, ni d’aller m’amuser à Paris ou à Londres. Je n’ai jamais envisagé comme idéal un palais avec une épouse obèse et couverte de diamants et toute une ribambelle de fils et de filles. Non, Monsieur ; j’ai lutté en vue de gagner de l’argent pour le simple plaisir de la lutte et pour l’argent lui-même. L’argent ! Je l’aime, c’est mon rêve, je le cherche comme un cochon en quête de truffes. Mais une fois entre mes mains, le vil métal se change en plomb si je ne m’en sers pour en gagner davantage, et c’est cela ce qui me démolit. Car je suis ainsi fait : veinard à plaisir tant qu’il s’agit de faire de l’argent, en m’engageant dans les aventures les plus invraisemblables, mais malchanceux comme le diable quand je me lance dans la spéculation. Ainsi, par exemple, j’ai ramassé un gros magot au Klondyke et j’ai perdu jusqu’au dernier cent à la corbeille des grains à la Bourse de Chicago. Je me suis promené dans Chicago avec des souliers éculés tout comme maintenant à Sydney ; j’ai dû accepter un prêt pour m’en aller, et alors j’ai acheté une île.

— Vous avez acheté une île ?

— Pour parler plus exactement, j’en ai loué une. On peut acheter des îles, remarquez bien et, si vous connaissiez le Pacifique comme moi, vous seriez bien surpris des spéculations qui y ont été faites sur des îles. Par exemple, il y a l’île des Dix Bâtons, aux Nouvelles-Hébrides. Ce n’est pas très grand : un simple rocher sortant de la mer. Vos Anglais avaient besoin d’une cible pour les tirs d’artillerie, et ils ont acheté ce misérable îlot pour dix bâtons de tabac au chef qui en était propriétaire. À un moment donné de grosses fortunes ont été échafaudées par des types qui venaient choisir des îles et s’y établir à demeure, des lagons à nacre ou des îlots à coprah ; mais actuellement les gouvernements se sont précipités sur tout ce qui dépasse la grandeur d’un champignon ; et même des endroits de rien du tout comme Takutea ou des bancs de boue abandonnés du ciel comme l’île Gough ont leurs propriétaires.

« Eh bien, l’île que je suis allé acheter se trouvait dans les Nouvelles-Hébrides. Elle représentait une certaine valeur parce que toute sa partie supérieure n’était qu’un bloc de guano. Un vieux capitaine baleinier m’en parla dans un bar où je le rencontrai entre deux croisières. Mais à quoi bon ? dit-il. Elle appartient au gouvernement australien, et, à la première rumeur qu’il y a du guano, il se rabattra dessus. Cette conversation avait lieu à quatre heures de l’après-midi : le lendemain à quatre heures j’avais formé un syndicat, et peu après nous obtenions un bail de dix ans pour presque rien. Et quand nous arrivâmes pour exploiter l’île, elle avait disparu. Il n’en restait guère plus grand qu’un poste de vigie. Des îles s’évanouissent de la sorte : L’île Kingman, l’île Dindsey et cent autres ont fait le plongeon, ne laissant qu’un récif ou rien du tout. Et voilà : nous nous trouvâmes le bec dans l’eau et la bourse plate. Donnez-moi une allumette. »

Il tira de sa poche une pipe et du tabac enveloppé dans un fragment du Bulletin de Sydney. Houghton lui fournit une allumette et il se mit à fumer.

Houghton était déjà vieux pour son âge. Il avait quitté Oxford, sans diplômes, pour dépenser deux mille livres qui lui revenaient à sa majorité. Une femme l’avait aidé à croquer cette somme, puis était morte de phtisie galopante, le laissant sans un sou, le cœur brisé, avec des goûts dispendieux et sans profession, sans autre moyen que ses mains pour gagner de l’argent.

Et comme, en Angleterre, on ne peut pas gagner une fortune avec ses mains, il s’en alla aux colonies, fit des connaissances dans des bars, risqua et perdit son dernier sou aux courses. Il avait un appartement meublé à Sydney et des vêtements de rechange, mais il ne pouvait payer son loyer ; il était endetté pour sa pension et son logement et, depuis l’avant-veille, vivait au jour le jour. Personne ne se voit forcé de mourir de faim à Sydney ; c’est la ville la plus tolérante du monde pour les fainéants. D’ailleurs Houghton n’était pas un fainéant : c’était simplement un homme sans travail.

Il demeura quelque temps immobile, les yeux fixés sur son voisin, puis il dit :

« Je m’appelle Houghton. Je suis Anglais, comme vous l’avez deviné. Et vous vous êtes Américain ?

— Non, Monsieur, répondit l’inconnu. Il n’y a rien d’américain en moi. Je suis l’animal de race le plus croisé qui ait jamais foulé l’herbe du bon Dieu et sauté pour attraper son morceau de viande. Macquart est mon nom, Simon Macquart, prospecteur de nature et de profession ; tel que vous me voyez assis là et causant avec vous, j’ai l’air de pas grand’chose, sans doute, mais je suis sur la piste d’une fortune : une affaire tout à fait sûre ; assez d’argent pour enrichir une douzaine d’hommes. »

Il s’arrêta court et se mit à tirer sur sa pipe, les yeux perdus au loin vers la mer, comme si la fortune venait de se matérialiser devant lui. Son profil suggérait un mélange d’audace et d’avidité. Il faut se souvenir que le caractère essentiel d’un individu se révèle plus sûrement dans son profil que dans tout autre trait ou combinaison de lignes ; et le caractère de Macquart s’affirmait à haute voix en ce moment où, assis, la pipe aux dents, il vrillait l’horizon de son regard.

« Qu’est-ce donc ? demanda Houghton. Une mine ?

— Une mine ! dit l’autre, éveillé de sa méditation. Fichtre non ! C’est une affaire, et ce matin je vais la soumettre à l’une des plus grosses légumes de Sydney. Voilà deux ans que je la porte dans ma cervelle, espérant toujours trouver de l’argent à moi pour la mettre sur pied, sans y réussir. Elle m’est venue d’abord là-bas du côté de Bornéo, peu importe l’endroit exact ; puis j’ai atteint la partie portugaise de Timor et sondé un des types les plus influents de l’endroit, un Hollandais ; cet idiot-là n’a fait que rire de moi. Mes fonds étaient tellement en baisse que j’ai dû m’employer à charger des navires de coprah, car maintenant on plante des cocotiers à Timor. Ensuite, je fis une petite croisière jusqu’à San-Francisco pour ma santé… comme matelot. N’y rencontrant pas la veine, je partis à la dérive et j’échouai à Valdivia. Là je réussis quelques petites affaires. J’ouvris une maison de jeu avec un Espagnol ; j’étais en train d’entasser les jetons quand mon associé ramassa toute la pile, et la police fit le reste. Seigneur ! Jamais je ne m’étais trouvé dans une pareille débine. Je partis sur un navire qui me mena à Liverpool. Je n’avais pas la moindre envie d’aller à Liverpool, mais c’était la destination du navire et je fus obligé d’y aller aussi, faisant partie de l’équipage. »

Il vida les cendres de sa pipe contre son talon, et ce mouvement permit à Houghton d’entrevoir une patte d’ancre tatouée en bleu sur son poignet : c’était le seul indice qui pût rappeler que cet homme avait été marin.

« De là je suis retourné à New-York, reprit-il, puis j’ai bourlingué de droite et de gauche jusqu’à ce que je sois arrivé dans cette vieille colonie, toujours avec un œil ouvert sur mon affaire et guettant de l’autre un type convenable à qui la soumettre. J’étais sur le point d’y renoncer lorsque je suis tombé sur le bonhomme qu’il me faut, un gentleman de naissance ; je l’ai rencontré dans un bar de Market street et ça a marché tout de suite entre nous, comme avec vous aujourd’hui ; je lui ai dit un mot de ce que j’avais dans la tête et il s’est enflammé immédiatement pour cette idée. Il a des relations ici, bien qu’il ne possède pas beaucoup d’argent. Il se nomme Bobby Tillman, et ce matin même il doit me présenter, ainsi que ma proposition, à un bailleur de fonds possible : le rendez-vous est fixé à onze heures. Si les choses s’arrangent, Tillman est l’homme désigné pour recruter notre personnel et trouver un navire convenable : il connaît tous les gens du port. L’argent est utile dans une pareille entreprise, mais ce sont les hommes qui la mènent à bout : s’ils sont mal choisis, tout est fichu.

— Écoutez, dit Houghton. J’ignore de quelle nature peut être votre affaire, et je ne voudrais pas me montrer indiscret : mais elle paraît être aventureuse et il me semble que vous avez besoin d’hommes. Est-ce que je pourrais y remplir un rôle d’utilité quelconque ?

— Pourquoi pas ? répliqua Macquart, si la vie dure ne vous fait pas peur. Je crains de vous avoir dit un tas de choses que je n’aurais pas dû confier au premier étranger venu. Cela vient tout simplement de ce que vous m’avez paru sympathique. Maintenant, n’allez pas vous emballer et construire des châteaux en Espagne, comme s’il s’agissait d’un trésor capable d’enrichir tous ceux qui auront contribué à sa recherche. Ce n’est point le cas ; il faut avant tout tenir compte du bailleur de fonds, puis il y a moi et Tillman. Mais vous auriez votre part et vous verriez du pays et peut-être l’affaire serait-elle meilleure pour vous qu’aucune de celles que vous pourrez dénicher à Sydney. Savez-vous manœuvrer un bateau ?

— J’ai fait pas mal d’excursions en yacht. »

Macquart éclata de rire.

« Voilà bien ces Anglais ! dit-il. Élevés dans la paresse et dans les sports ; puis, dans les moments difficiles et dans les pays perdus, c’est le sport qui les aide à se tirer d’affaire. Et je suppose que vous savez vous servir d’un fusil ?

— Oui, je ne tire pas mal.

— C’est tout ce qu’il faut, et je crois que vous conviendrez, si seulement nous réussissons à mettre la main sur le bailleur de fonds et peut-être pourrez-vous aussi m’aider un peu sur ce point. Moi, je ne paye guère de mine, tandis que vous êtes habillé convenablement : il vous suffirait de vous laver et de vous donner un bon coup de brosse pour représenter le gentleman anglais, nouveau débarqué dans la colonie. Il n’y a rien de tel qu’un peu de bonne tenue pour enlever une affaire. Tillman est assez bien, mais pas tout à fait à la page. Son père était un gros marchand de fournitures maritimes ; il a laissé en mourant un gros magot à Bobby, qui en a dépensé une moitié et s’est laissé filouter l’autre ou à peu près ; il lui en reste quelque chose, mais pas lourd, juste assez pour vivre sans rien faire.

« Eh bien ! voulez-vous que nous levions le siège ? Je vais à un endroit que je connais pour déjeuner. Avez-vous de l’argent ?

— Deux shillings, dit Houghton, sans éprouver la moindre honte à proclamer son dénuement.

— Eh bien, gardez votre argent en poche. Je paierai. J’ai un peu de crédit dans une boîte que je connais. Vous pouvez avoir besoin de quelques sous pour payer à boire, et j’espère que ce soir nous serons diantrement en meilleure posture si je réussis à prendre contact avec le richard en question. »

Ils quittèrent le Domaine et rentrèrent en ville.

La matinée était maintenant d’un bleu éclatant, les rues resplendissaient au soleil et Houghton, marchant côte à côte avec Macquart, éprouvait une merveilleuse exaltation d’esprit et d’humeur.

Macquart était, pour ainsi dire, un vagabond, mieux vêtu cependant que le trimardeur ordinaire : un homme sans moyens de subsistance, sans domicile et sans aucune espèce d’avenir et néanmoins une personnalité si extravagante, qu’en sa compagnie tous les détails de la vie semblaient peu de chose.

Ce rêveur de fortune possédait le pouvoir d’inspirer ses rêves à autrui… ou de lui communiquer sa maladie. Auprès de lui on s’attendait toujours à quelque événement miraculeux, qui déverserait une pluie d’or sur sa tête et sur celle de ses compagnons. Tout homme doué d’un grain d’imagination et demeuré assez longtemps en compagnie de Macquart était un homme perdu ; ou du moins son portefeuille était perdu ; mais en compensation, il en aurait eu pour son argent en fait d’émotions, de rêves de richesse fabuleuse, de visions d’avenir splendide.

Houghton était maintenant sous le charme. Macquart lui avait dit très nettement que sa part à lui, Houghton, dans cette aventure serait restreinte ; cela ne faisait rien : la chose importante était l’aventure en elle-même, cette atmosphère romanesque et inédite dont Macquart imprégnait sans effort son ambiance ; cet esprit de jeunesse qu’il évoquait à son gré pour l’aider dans ses projets infernaux.

Nul ne peut influer sur autrui sans être influencé lui-même, ni faire sentir aux autres une chose qu’il ne sent pas. L’enthousiasme cordial et la joie sincère avec lesquels Macquart poursuivait son propre idéal, ainsi que son abandon sans réserve à son imagination, constituaient sans doute les facteurs de son succès. Ceux qui lisaient ce roman en marche oubliaient les hardes dont il était recouvert, passaient légèrement sur la moralité douteuse que trahissait sa physionomie, fermaient volontairement les yeux au fait qu’il était une parabole vivante de la pauvreté ; car il montrait la fortune aux hommes, parlait d’elle comme d’une amie et leur en faisait accroire.

Conduisant son nouvel ami, il passa devant la grande porte de l’Hôtel de ville, apparemment aussi fier que n’importe quel autre habitant de Sydney de la splendeur de ses monuments, fit des remarques sur les palmiers qui poussent devant l’édifice et sur la prospérité de la ville en général, puis, par une petite rue, le mena jusqu’à la porte du modeste café où il possédait quelque crédit.

CHAPITRE II

L’HOMME SANS IMAGINATION

À dix heures, Houghton entra à la suite de Macquart dans le bar Lampert, au coin de Holt street.

C’est le café le plus vaste et le plus cher de Sydney, ce qui n’est pas peu dire. Les jours de courses, à l’aller et au retour, il est bondé, et il paraît qu’on y gagne ou perd plus d’argent qu’à la Bourse des Laines. On y rencontre maintes notabilités, depuis les rédacteurs et dessinateurs du plus grand journal de l’hémisphère oriental jusqu’au dernier enrichi du pari mutuel. Lampert a connu le fameux artiste Phil May, dont quelques tableaux ornent les murs. Ce fut vers un jeune gentleman en train de les contempler que Macquart se dirigea.

Tillman – car c’était le redoutable Bobby Tillman en personne – se retourna à son approche, le reconnut, et, ôtant sa cigarette de sa bouche, lui souhaita la bienvenue.

Tillman paraissait dix-huit ans, mais en avait en réalité vingt-sept. Frais de teint, bien rasé, coquettement vêtu d’un costume de serge bleue, le chapeau de paille sur la nuque et les mains dans les poches de son pantalon, c’était le vrai type du fils à papa.

Tous les champs de courses le connaissaient, tous les bookmakers lui avaient pris de l’argent. Il avait dissipé une petite fortune sans rien perdre de sa fraîcheur, de son innocence ni de sa jeunesse.

Houghton éprouva pour ce nouveau personnage une sympathie instantanée ; présenté par Macquart comme « mon ami, M. Houghton, qui vient d’arriver d’Angleterre », il se trouva appuyé au comptoir du bar devant une boisson non alcoolique, consacrant toute son attention à Tillman, qui causait avec Macquart sans l’exclure de la conversation.

« Ce que j’apprécie chez vous, c’est votre ponctualité, disait-il. L’homme qui manque à ses rendez-vous est, neuf fois sur dix, un homme qui ne tiendra pas sa parole. Eh bien, à votre santé !

— À la vôtre ! répondit Macquart. Et où en sommes-nous de l’affaire ?

— Oh ! tout va bien, dit Tillman. J’ai revu Curlewis hier soir et je lui ai rafraîchi la mémoire. Il nous attend à son bureau à onze heures précises. L’affaire l’intéresse, et c’est le principal. Votre ami est-il au courant de notre entreprise ?

— Suffisamment pour désirer y prendre part, repartit Macquart en se retournant à demi vers Houghton. Il ne peut pas engager de fonds…

— Pas un radis, interrompit Houghton en riant.

— Mais c’est un fervent du yacht, bon tireur et habitué à la vie dure… tout à fait l’homme qu’il nous faut.

— Saprelotte ! Je vous crois, dit Tillman avec enthousiasme. Au diable l’argent ! Un type de valeur vaut mieux qu’une fortune dans une affaire comme celle-ci. Ce qu’il nous faut, c’est de la force en réserve et des hommes qui ne craignent pas le mauvais temps. Houghton, je me félicite de vous avoir avec nous.

— Je lui ai dit que les appointements seront modiques par rapport à la part qu’il touchera par la suite, observa Macquart.

— Vous voilà parti tout de suite à parler de paie comme si nous étions sur le point d’ouvrir une friterie ! cria l’enthousiaste Tillman. Ce qui nous tombera sous les mains sera partagé en proportion de ce que nous aurons fait ou de ce que nous aurons mis dans l’affaire. Voyez-vous, dans une affaire de tout repos, c’est très bien de parler de salaires : mais quand nous risquons tous d’être avalés par les poissons ou par les tigres, des parts sonnent mieux que des salaires. »

Le mot « tigre » fit lever la tête à Houghton.

« Il n’y a pas de tigres, dit Macquart. Il y a seulement des kangourous-grimpeurs.

— Je ne veux pas vous accabler de questions, remarqua Houghton, ni vous pousser à éventer votre secret avant le moment que vous jugerez convenable, mais serait-ce trop de vous demander où nous allons ?

— Est-il possible que vous n’en sachiez rien ? s’écria Tillman.

— Absolument rien.

— Eh bien, vous battez le record, vous, par exemple ! Vous avez un tempérament qui me plaît. Prêt à signer, fût-ce pour descendre aux Enfers, sans hésitation ! »

Houghton se mit à rire.

« Je serais prêt à signer pour l’endroit que vous dites plutôt que de rester ici à Sydney sans un sou dans ma poche ; d’ailleurs il ne peut guère y faire plus chaud.

— Nous n’allons pas loin d’ici, déclara Tillman. C’est dans le nord.

— En Nouvelle-Guinée, précisa Macquart.

— Nous devons remonter un fleuve de la Nouvelle-Guinée pour y prendre quelque chose qui s’y trouve, dit Tillman. Vous saurez tout, en écoutant Macquart débiter tout à l’heure son boniment à mon ami Curlewis. Eh bien, voulez-vous que nous y allions ? C’est assez loin d’ici, et il vaut mieux arriver un peu en avance. »

Ils sortirent du bar et, pendant qu’ils descendaient la rue, Tillman saluait presque une personne sur deux. Il semblait être connu de tout le monde et, de l’avis de Houghton, la façon dont les gens lui répondaient indiquait une aimable et bonne camaraderie plutôt qu’un profond respect.

En ce moment l’intérêt de Houghton se concentrait moins sur le principal objet de cette aventure en germe que sur son objectif immédiat. Comment Curlewis allait-il accueillir son insignifiant visiteur et ce guenilleux de Macquart ? Lui-même se faisait l’effet d’une cinquième roue au carrosse branlant qui s’engageait si hardiment sur la route de la fortune et, devant le bureau du courtier en laines, il s’en ouvrit à ses compagnons et leur proposa de les attendre dans la rue.

Mais Tillman ne voulut rien savoir. Il déclara indispensable la présence de Houghton ; celui-ci faisait partie de « l’équipage » : pourquoi donc se déroberait-il dans la rue pendant que les autres accompliraient un effort pénible ?

« Un effort pénible, oui ; tout le reste sera un jeu d’enfant en comparaison de la difficulté de recueillir des fonds…, on pourrait dire de les capturer. Je vous le déclare, il va nous falloir prendre ce bonhomme-là d’assaut. C’est un excellent garçon, comme il y en a tant, mais un homme d’affaires de premier ordre, c’est-à-dire le pire de tous. Néanmoins nous nous en tirerons, pourvu seulement que Screed ne soit pas là. Screed est son associé, une tête dure comme une semelle à clous, et fermée à toute autre idée que celle de la laine. Venez, nous y voici ! »

Ils entrèrent dans l’immeuble, trouvèrent le bureau de Curlewis et furent introduits dans le cabinet privé du grand homme.

Curlewis se tenait adossé au poêle vide. C’était un homme d’une trentaine d’années, d’aspect jovial et opulent, habillé de façon irréprochable, selon toute apparence exempt de soucis, optimiste et enthousiaste de naissance.

À sa vue, Houghton se sentit réconforté. C’était sûrement là un gaillard à encourager l’aventure, ou, tout au moins, à ne pas doucher d’eau froide les aventuriers.

À peine avait-il remarqué un personnage d’aspect sordide assis comme un commis à une table près de la fenêtre, lorsqu’il entendit Curlewis répondre à Tillman :

« Oh, vous ne dérangerez pas Screed. Il est plongé dans ses lettres et n’a d’yeux ni d’oreilles pour autre chose. Vous pouvez bavarder tant que vous voudrez. Asseyez-vous, Messieurs. Eh bien, maintenant, voyons cette proposition. Commencez par le commencement pour que je me rende compte de l’ensemble, et prenez votre temps, de façon à ne rien omettre d’important… je n’ai pas beaucoup de travail ce matin.

— Ah ! mais moi j’en ai, grommela Screed.

— Eh bien, voulez-vous que j’emmène ces messieurs dans une autre pièce ? demanda son associé. Vous m’avez assuré que cette conférence ne vous dérangerait pas.

— Et c’est la vérité. Je voulais seulement faire comprendre à ces messieurs que Curlewis et Screed ne sont pas assez désœuvrés pour se permettre, tous deux à la fois, d’écouter des sottises par pur amusement. »

Houghton se dit que, de sa vie, il n’avait imaginé un personnage plus déplaisant que ce Screed. Dur, matériel et pratique comme un registre vivant, dépourvu d’âme comme un encrier et d’imagination comme une règle, tel Houghton se le représentait sur son siège, posté là par le destin comme une antithèse en chair et en os de l’opulent, insouciant et imaginatif Curlewis.

Il voyait en Screed le roc sur lequel leur entreprise hasardeuse allait peut-être se briser, et le haïssait en conséquence.

Mais Tillman avait pris la parole.

« Eh bien, disait-il, entrons tout de suite en matière, ce sera le meilleur moyen de prouver que nous avons autre chose à débiter que des sornettes.

— Tillman, interrompit Macquart, il est peu utile de proclamer ses propres louanges dès les premières lignes d’un prospectus. Que nous soyons sots ou pas, cela n’importe guère, si notre proposition est viable. J’aimerais diantrement mieux être conduit à la fortune par un imbécile que de rester collé à un génie pour gagner chichement ma vie. »

Puis se retournant vers Curlewis :

« Je suis la clef et la tête de cette affaire, et peut-être direz-vous en me voyant : « Voici un drôle de particulier pour venir nous parler de fortune. Il n’a pas le sou… » C’est possible. Mais si j’y suis, c’est parce que j’ai couru le monde, en portant dans ma tête un secret qui vaut plus d’argent que n’en gagneront jamais dans leurs affaires tous les idiots qui refusent de m’écouter.

« Avez-vous jamais rencontré un chercheur de mines qui ne fût pas dans la dèche jusqu’au moment où il a réussi à trouver la veine qu’il cherchait ? Pour tout dire en un seul mot, je suis sur la piste du trésor de John Lant et j’ai l’intention de m’en saisir.

— John Lant ? demanda Curlewis.

— Lui-même, répondit Macquart. Vous ne savez pas qui c’est, ou plutôt, qui c’était. Eh bien, c’était un de ces hommes qui jadis faisaient du commerce en prenant Sydney pour base. Il n’y a pas si longtemps de cela, après tout, mais suffisamment pour que toutes traces aient été recouvertes. Consultez les annales de Sydney et voyez le genre de négoce qu’on y faisait avec le nord avant que l’île de Bornéo fût convenablement colonisée. Du caoutchouc, de la cire, du « trépang »[1], des nids d’oiseaux, du riz, de l’opium et Dieu sait quoi encore ; de l’or aussi provenant des fleuves supérieurs, bien qu’en petite quantité. Quoi qu’il en soit, on pouvait acheter tout cela en échange de vieux fusils, de gin et de poudre que l’on vendait à cinq cents pour cent aux Malais en guerre contre les Hollandais.

« En outre, il y avait toutes sortes d’intermèdes sous forme de baraterie, de piraterie et d’escroquerie dissimulées. Et Lant était dans toutes ces affaires-là. Merci, j’accepte avec plaisir. »

Curlewis venait de prendre une boîte de cigares sur une petite table et de lui en offrir un. La boîte passa à la ronde et Houghton alluma joyeusement son cigare.

Cette histoire intéressait visiblement Curlewis ; seul l’infernal Screed, qui, évidemment, n’était pas fumeur, restait en dehors du cercle enchanté, et, de temps à autre, le grincement de sa plume semblait commenter les paroles de Macquart.

« Lant était dans toutes ces affaires-là, reprit le prospecteur. Quand il ne trouvait pas d’expédients à sa portée, il en inventait, et sur ceux qu’il trouvait il brodait encore. Bref, il continua ainsi, amassant navire sur navire, jusqu’au jour où il subit un époussetage en règle du gouvernement hollandais. J’ignore ce qu’il avait fait : mais les autorités hollandaises confisquèrent ses biens.

« Il avait placé son butin en terres situées à Macassar et en d’autres parties des possessions hollandaises. On dit qu’il possédait à Macassar une grosse maison de jeu. Toujours est-il que toutes ses économies étaient sous la griffe des Hollandais. Voyez-vous, il s’était lancé dans un si grand nombre d’entreprises suspectes qu’il devait lui répugner, je crois, d’avoir des propriétés saisissables par le gouvernement anglais. Ce qui prouve sa sottise : car le gouvernement anglais est le meilleur ami des types de ce genre qui ont assez d’argent pour manœuvrer la légalité. Le gouvernement hollandais ne s’embarrassa pas de la légalité. Le connaissant pour un parfait coquin, il ratissa tout son bien.

« C’est en arrivant sur son navire, à Macassar, qu’il apprit la nouvelle, et on mit l’embargo sur le bateau : lui aussi et son équipage furent internés dans une vieille « calabousse[2] ».

« Lant passa tout droit de la mer bleue à la fatalité noire, mais il ne se laissa point abattre. Un jour, en prison, il eut vent qu’un bateau hollandais venant d’Amsterdam était entré en rade bondé jusqu’aux panneaux d’espèces sonnantes, sans parler de sa cargaison ordinaire. Ce navire s’appelait le Terschelling. On était à la saison des pluies : cette nuit-là même, Lant et ses hommes démolirent la porte de la prison, ramèrent jusqu’au Terschelling et l’abordèrent en criant : « la Douane ! » à l’homme de quart qui leur lança une échelle et les aida à monter à bord.

« Je vous prie de croire, Monsieur, qu’il ne fallut pas longtemps à ces gaillards-là pour accomplir leur besogne. Tous les hommes de quart étaient descendus pour se mettre à l’abri de la pluie et du vent, à l’exception de celui qui avait aidé les visiteurs à monter à bord. Ils clouèrent le panneau du poste, étourdirent d’un coup de poing l’homme de vigie et le poussèrent dans les dalots, brisèrent l’anneau de la chaîne d’ancre et larguèrent les huniers en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter.

« Lant et son équipage n’étaient pas des manchots : ils subtilisèrent ce brick comme ils auraient enlevé une bourse dans une poche. Et il n’y avait aucun moyen de leur donner la chasse : la canonnière hollandaise, stationnée à Macassar, était en train de poursuivre des prahous[3] de pirates beaucoup moins hardis que ceux qui opéraient au moment même en plein Macassar. Tout marcha comme sur des roulettes ; en outre personne ne songeait à leur courir après, car nul ne s’aperçut de la disparition du Terschelling avant le lever du soleil.

« Néanmoins, Lant eût été sûrement repris s’il eût été un homme ordinaire. Car où pouvait-il mener le Terschelling ? Dans quel port conduire ce bateau dont l’odeur de Schiedam et d’Amsterdam dénonçait la nationalité à un mille de distance, sans parler de sa charpente même et de tous ses papiers rédigés en hollandais ? Non, Monsieur, c’était impossible.

« Et puis il y avait les espèces : comment en disposer ? qu’auraient dit les gabelous ? Les voyez-vous débarquant des caisses d’or dans un port quelconque ? Autant s’imaginer un dromadaire jouant du violon.

« Eh bien, Lant était trop avisé pour commettre une pareille sottise. Il connaissait, sur certaine côte, un fleuve qui se déverse dans la mer entre des récifs de corail et des lagunes d’eau salée, où les Chinois vont pêcher le trépang, où les prahous de pirates vont faire leur toilette après une bataille. Il connaissait également les chefs de cette localité, avec qui il avait trafiqué, et s’était battu au point qu’ils étaient devenus ses amis.

« Voyez-vous, Messieurs, les Malais et les Dyaks de mer ont leurs vices, mais ce ne sont pas des bêtes féroces, pas plus que vous ou moi. Ils ont en eux beaucoup de bon et, une fois qu’on a gagné leur confiance à coups de poing, on peut compter sur eux tant qu’on agit honnêtement à leur égard.

« Or, ce fleuve dont je parle était situé non pas à Bornéo comme je l’ai dit à M. Tillman, mais bel et bien sur la côte de la Nouvelle-Guinée, où son embouchure est abritée de la mer et cachée par un récif auquel est attachée une légende. Les indigènes l’appellent le Récif aux Étoiles, par suite, disent les uns, des fanaux de ramasseurs de trépang que l’on y aperçoit la nuit ; selon d’autres, parce que les âmes des marins noyés y allument des feux follets pour naufrager les navires.

« Quoi qu’il en soit, on y voit des lumières ; je les ai aperçues moi-même. Les riverains ne sont pas originaires de la Nouvelle-Guinée : ce sont des Dyaks de mer venus de Bornéo. J’ignore ce qui a pu pousser des Dyaks de mer à coloniser les rives d’un fleuve en Nouvelle-Guinée, mais ils sont là, comme un greffon de prunier enté sur un pommier, pourrait-on dire. Et ce fleuve se distingue par une étrange particularité : il y a là des singes, et c’est le seul endroit de la Nouvelle-Guinée où l’on trouve de ces animaux. Le bruit court qu’un navire les a amenés de l’Inde, au temps passé. Toujours est-il que les forêts qui bordent le fleuve en abondent ; mais ces animaux ne se sont jamais répandus dans le reste de l’île : ils en sont isolés par une haie, pour ainsi dire, ou plutôt une grande ceinture de camphriers.

« C’est là que Lant amena le Terschelling en faisant croire aux Dyaks que c’était un nouveau navire à lui ; il lui fit remonter le fleuve à la remorque jusqu’à ce qu’il se trouvât en sûreté dans le cours supérieur, à un endroit où ses vergues frôlaient les mangliers et où les singes venaient folâtrer dans son gréement. Il l’amarra à une berge assez haute, comme à un quai.

« Comme je l’ai déjà dit, c’était la saison des pluies, voilà pourquoi le fleuve était très profond ; d’ailleurs, même en temps ordinaire, les lits de ces fleuves sont profondément creusés et contiennent beaucoup d’eau.

« Lant déclara aux Dyaks que, las de courir les mers, il venait vivre avec eux pendant un certain temps. Il avait une telle réputation de batailleur que ces gens-là le considéraient presque comme immortel, et il devait, en effet, avoir la peau dure, car elle était trouée comme un crible et, néanmoins, pleine de vie comme celle d’une anguille. Je crois qu’il possédait une invulnérabilité de crocodile.

« Eh bien, Lant joua adroitement sa partie. La cargaison du navire ne pouvant lui être d’aucune utilité, il fit des largesses aux chefs et notables ; et furtivement, de nuit, il débarqua et cacha des caisses de monnaie. La valeur de ces espèces s’élevait, en chiffres ronds, à un demi-million de monnaie d’or anglaise, et représentait près de quatre tonnes d’or. »

Macquart s’interrompit un instant pour rallumer son cigare et laisser ses déclarations pénétrer dans la cervelle de ses auditeurs.

Curlewis fut le seul à rompre le silence.

« Vous êtes assez précis, remarqua-t-il. Cependant, de votre propre aveu, tout cela s’est passé voilà bien longtemps.

— Attendez que j’aie fini, répliqua Macquart, et vous verrez que je parle en connaissance de cause… Après avoir enlevé du Terschelling tout ce qui avait quelque valeur, Lant y mit le feu par accident. Et c’est là le plus tragique de l’affaire : car l’incendie prit, paraît-il, au moment où l’équipage était à bord, et, pour une raison ou une autre, le panneau du gaillard d’avant se trouvait fermé, de sorte que toute la bande fut grillée.

— Grand Dieu ! s’écria Curlewis. Cet être-là les a assassinés.

— Cela m’en a tout l’air, répondit Macquart. Cependant, un seul homme de l’équipage survécut, un type bien vu de Lant, un malin qui était, pour ainsi dire, son bras droit, et qui fut épargné.

« Donc, Lant s’établit parmi les Dyaks en attendant que les choses se fussent apaisées à Macassar, et que son nom fût oublié. Il s’adapta à leur genre de vie, devint paresseux et prit une femme Dyak pour passer le temps. Cela ne plut guère au jeune matelot qu’il avait épargné. Il s’imagina, non sans raison, que Lant était un homme fini, relâché dans son initiative et alourdi dans son intelligence ; en outre, Lant commençait à le traiter en subalterne ; et puis ce garçon-là aurait voulu avoir le trésor à lui tout seul, et Lant ne lui en promettait même pas une miette.

« Enfin, un jour, la femme de Lant lui présenta un bébé. Elle-même s’appelait Chaya, et ils donnèrent ce nom à la petite fille. Alors le jeune homme comprit que cet accroissement de famille diminuait ses chances de palper des espèces sonnantes et il résolut de faire son affaire à Lant.

— Comment s’appelait ce garçon-là ! » demanda Curlewis en regardant Macquart bien en face.

À cette question, le narrateur se raidit et hésita un instant.

« Il s’appelait Smith, ou, du moins, nous le nommerons ainsi, car je ne suis pas libre de donner son véritable nom… m’étant engagé à ne pas le révéler… et bien qu’il soit mort maintenant. Donc, nous le nommerons Smith.

— Continuez, dit Curlewis.

— Ce Smith conçut le dessein de se débarrasser de Lant, et un jour, effectivement, celui-ci disparut. Il avait gardé vis-à-vis des Dyaks sa dignité et ses distances, si bien qu’ils continuèrent de croire en lui comme en une sorte de dieu, non pas un vrai dieu, vous comprenez, mais un Atu Jalan. Les Dyaks appliquaient, jadis, aux blancs ce nom qui désignait une espèce d’esprits revenus d’entre les morts. Ils croyaient Lant parti pour faire un tour au ciel ou quelque part d’où il reviendrait certainement.

« Smith se trouva donc débarrassé de Lant ; mais il avait compté sans Chaya, la femme de celui-ci. Assurément, les femmes et les chiens chassent avec leur odorat et possèdent des moyens d’investigation dont les hommes ne se doutent pas. Quoi qu’il en soit, la veuve de Lant garda une dent contre Smith. Voyez-vous, elle ne croyait pas à la divinité de Lant, pour la bonne raison qu’il était son mari, et elle soupçonnait l’autre de lui avoir réglé son compte.

« Elle fit courir le bruit que Smith avait ensorcelé son bébé, alors âgé de trois mois, et trouva bon nombre de croyants. Dès le début, ceux-là n’avaient pas eu beaucoup de sympathie pour lui ; ils vinrent pour l’attaquer, et il leur échappa de l’épaisseur d’un cheveu en descendant le fleuve.

« Cela se passait voilà seize ans. Il s’enfuit dans un prahou et fut recueilli par un navire anglais. Il avait emporté le relèvement de la cachette et le plan du lieu où elle se trouvait, ce qui d’ailleurs ne lui servit pas à grand’chose.

« Pendant trois ans, il courut le monde, puis eut une querelle quelque part dans les colonies françaises, tua son adversaire et fut envoyé à Nouméa comme condamné à perpétuité. Il y demeura sept ans, puis s’évada. Il avait toujours son plan de la cachette : cela lui faisait une belle jambe ! Le monde est si plein d’imbéciles que personne ne voulut l’écouter. Voilà deux ans je le rencontrai et lui rendis un service, et, sur le point de mourir, il me confia tous les renseignements avec le plan de l’endroit et même une carte de la côte de Nouvelle-Guinée où figure le fleuve en question. Il lui était facile de mettre le doigt sur le point exact. Il n’y a pas à se tromper sur l’embouchure de ce cours d’eau. »

Macquart se leva et jeta le bout de son cigare dans la grille du poêle. Puis il se rassit. Curlewis, toujours debout devant le poêle, ne disait rien. Les mains dans ses poches, le cigare au coin des lèvres et les yeux fixés sur le plancher, il semblait oublier la présence des autres et ruminer des projets. Screed, qui paraissait avoir perdu tout intérêt à ce qui se passait, écrivait avec rapidité. Tillman rompit le silence.

« Eh bien, dit-il, voilà un récit véridique s’il en fût, avec tous les détails et une carte à l’appui. Je suis prêt à risquer ma vie dans l’affaire… et mon dernier dollar. Qu’en dites-vous, Curlewis ? »

Or, jusqu’à présent, Bobby Tillman n’avait connu que le côté superficiel de Curlewis. Avec lui il avait joué aux cartes et fréquenté les champs de courses : il l’avait rencontré dans les clubs et en était venu à le regarder comme un excellent camarade, un bon vivant à la main ouverte et qui ne demandait qu’à s’amuser. Il s’imaginait connaître Curlewis ; il ne connaissait, en réalité, que l’extérieur de ce gentleman.

Curlewis, en dépit de ses irrégularités apparentes, était l’un des cerveaux les mieux équilibrés de Sydney, un des hommes d’affaires les plus endurcis des colonies, un des commerçants les moins doués d’imagination. Sa personnalité pratique et sa personnalité sociale différaient autant l’une de l’autre que les deux profils de Janus, et l’aspect homme d’affaires était sa face la plus réelle.

« Ma foi, prononça Curlewis en ôtant le cigare de sa bouche, voilà une histoire très intéressante, mais je ne suis pas disposé à soutenir financièrement aucune entreprise fondée sur de pareilles données.

— Mais, au nom du ciel ! s’écria Tillman, réfléchissez un moment. Ceci n’est pas une entreprise financière ; c’est une spéculation, la plus grandiose spéculation qui ait jamais été mise à flot dans Sydney.

— C’est justement là ma raison, dit Curlewis. Je ne spécule jamais.

— Vous ne spéculez jamais ? Qu’est-ce donc que les courses ?

— Un jeu de hasard, et je ne joue jamais.

— Bon sang ! s’écria Tillman. Mais je vous ai vu jouer moi-même.

— Oui, vous m’avez vu risquer quelques livres sur un cheval, et même perdre quelques livres au bridge. Mais je ne joue jamais. En le disant, je ne fais pas allusion aux quelques shillings que je m’amuse à perdre ou gagner sur le tapis vert ou le turf, et, même dans ce sens restreint, mes gains ou pertes sont insignifiants. »

Il tira de sa poche un petit carnet et le consulta.

« L’an dernier, mes pertes sur le champ de courses se sont élevées à sept livres, et mes gains au bridge – tournant la page – à quatre livres dix shillings. En somme, vous le voyez, l’an dernier, j’ai dépensé, en tout et pour tout, deux livres dix à ce genre de travail, et l’année précédente, si je me souviens bien, je m’en suis tiré avec un bénéfice de cinq livres. »

Tillman demeura muet de surprise devant le personnage mécanique, ordonné, en même temps qu’absolument sain et rassis qui se dévoilait à ses yeux. Il croyait voir un papillon tomber en morceaux et une larve émerger des débris.

« Bien entendu, continua l’autre, on peut dire que toute l’affaire est une pure spéculation, et c’est vrai dans un certain sens ; mais on prétend aussi que toute spéculation n’est pas une affaire, et, en le disant, on énonce la vérité la plus importante à apprendre pour qui veut réussir dans les affaires ou dans la vie.

« Or, si je mettais, par exemple, un millier de livres dans votre aventure, je pourrais les perdre, ou les regagner avec beaucoup d’autres en sus. Mais, perdant ou gagnant, je n’en aurais pas moins enfreint mon principe.

« En outre, bien que votre histoire porte le cachet de la vérité, je ne crois pas, à parler sincèrement et en homme pratique, sans intention d’offenser qui que ce soit, qu’aucun homme d’affaires sain d’esprit veuille risquer son argent là-dessus. Je ne crois pas que vous puissiez gagner quelque chose à colporter cette histoire dans Sydney. Si je suis cruel, c’est par bonté pure. Je crois que vous perdez votre temps, tous, à moins que…

— À moins que quoi ? demanda Tillman.

— À moins que tous trois vous l’écriviez en collaboration. Le Bulletin vous en donnerait peut-être quelque chose. »

Ce fut Macquart qui interrompit cette avalanche de durs conseils, et il y mit un frein de façon inattendue.

« M. Curlewis a raison, dit-il. Aucun homme de bon sens à Sydney ne voudrait partir sur une pareille base. Je ne désire pas être grossier envers M. Curlewis, mais les hommes de bon sens ne font pas de choses pareilles ; seuls les fous pensent s’élever à la hauteur des grandes circonstances. Je crois que le colosse de Rhodes ou un homme de ce genre serait celui qu’il nous faut, et nous ne le trouverons pas à Sydney. Mais je mettrai la main sur cet or, dussé-je aller à pied en Nouvelle-Guinée en suivant le récif de la Grande Barrière et, une fois rendu, en creusant la terre avec mes dents. Trop longtemps j’ai été retenu loin de là-bas. Mon organisme ne peut en supporter davantage. Eh bien, je vous remercie de votre cigare et vous souhaite le bonjour : et j’espère que, quand je vous reverrai, vous vous arracherez les cheveux pour vous être tenu à l’écart. Allons-nous-en, mes amis. »

Il était entré le dernier et sortit le premier sans paraître abattu le moins du monde.

Après son départ, Screed cessa d’écrire et se tourna vers Curlewis.

« Savez-vous ce que je pense ? dit-il. Je pense que ce gaillard de Macquart n’a jamais rencontré personne du nom de Smith. C’est sa propre histoire qu’il raconte, de première main.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que c’est lui-même qui a tué l’autre personnage, Lant, et que c’est lui-même qui a été envoyé à Nouméa.

— De toute façon il ne verra pas la couleur de mon argent, dit Curlewis. Les fous ne manquent pas de par le monde… mais je reconnais que l’histoire n’est pas mauvaise. Ce type-là s’entend à débiter un conte. »

Screed acheva sa lettre, puis se leva et sortit. En décrochant son chapeau près de la porte, il informa son associé qu’il ne serait pas longtemps absent.

CHAPITRE III

SCREED

Dans la rue, Tillman fut le premier à prendre la parole :

« Eh bien, dit-il, je n’aurais jamais songé que Curlewis nous claquerait ainsi dans les mains. Je croyais l’affaire faite, et il était le dernier homme de qui je me serais attendu à toutes ces objections. Je le prenais pour un beau joueur. Il me semble bien que je me suis trompé, et qu’on ne sait jamais ce qu’un homme a dans la tête avant d’en venir à l’épreuve. Il faudra nous passer de lui et trouver quelqu’un d’autre, voilà tout. Je vous déclare que je ne me laisserai pas battre en cette affaire. Je l’ai à cœur.

— Le pire, pour moi, c’est que je ne puis attendre, dit Houghton. Je suis à sec. Il faut que je trouve de l’argent, ne fût-ce que pour payer ma chambre.

— Combien devez-vous ? demanda Tillman.

— Oh, pas grand’chose, moins de deux livres. Mais voilà : deux livres, c’est beaucoup quand on est sans argent et sans situation. »

Tillman se mit à rire.

Il ne connaissait Houghton que depuis quelques heures, mais, à Sydney, dans certains milieux, quelques heures équivalent, en matière de connaissance, à un nombre égal de jours en Angleterre. En outre, l’expédition avait établi des liens entre eux, et enfin Houghton était de ceux avec qui l’on s’entend presque à première vue.

« Ne vous tracassez pas à ce sujet, dit Tillman. Je vous tirerai de là quand même je devrais emprunter l’argent. Ce dont nous avons besoin pour le moment, c’est de nous rafraîchir. Retournons chez Lampert. Qui sait si nous n’y trouverons pas quelqu’un pour nous venir en aide ! »

Il était un peu plus de midi, et le soleil était ardent. Ils prirent un tramway qui passait, et Tillman paya les billets.

Le café Lampert était bondé d’une foule mêlée et agréable à voir : des campagnards tannés, nouvellement arrivés des grands espaces désolés par le soleil ; des hommes de mer, venus de l’occident, des ports de Chine embrumés par la chaleur ou des établissements hollandais ; des gratte-papiers de bureaux d’affaires ; des journalistes, des habitués des champs de courses, des gens attendant que quelque chose leur tombât du ciel ; des Yankees, des coloniaux, des Anglais, des Irlandais, des Ecossais, un Allemand ou deux ; tout cela noyé dans un nuage de fumée, riant, buvant, bavardant, ou silencieux et attentifs.

Tillman, échappant à ses nombreux amis et connaissances, poussa ses camarades d’aventure dans un coin du bar et commanda une tournée.

« Il n’y a nullement lieu de se laisser abattre, dit-il. Nous irons tous ensemble déjeuner tout à l’heure et je m’arrangerai pour vous procurer cette petite somme, Houghton. Il y a un nommé Drake que je m’attends à voir ici. Il est plus riche que Curlewis. J’aurais dû penser à lui tout d’abord, mais mieux vaut tard que jamais ».

Macquart, debout et verre en main, sembla pour la première fois avoir perdu quelque peu de son enthousiasme.

« Vous ne vous attendez pas à m’entendre débiter cette histoire deux fois en un jour, hein ? demanda-t-il. Ce n’est pas comme si elle était inventée de toutes pièces : on pourrait alors la servir à volonté. Mais pas celle-ci.

— Bah ! vous la déviderez facilement après une bouteille de champagne, déclara Tillman. Vous serez… tiens ! » fit-il en s’arrêtant court.

La porte s’était ouverte et l’homme qui venait d’entrer fendait la foule, droit vers le bar.

C’était Screed. Il avait aperçu Tillman et ses amis, et se dirigeait vers eux.

Or, on voyait rarement Screed en ville et plus rarement encore dans les bars. Sa sèche individualité était peu sociable.

Les gens le regardaient un peu comme une des nécessités déplaisantes de la vie. Il constituait une espèce de bougran servant de doublure à Curlewis, pour donner de la raideur et de la solidité à leurs affaires. Curlewis encourageait cette idée. Il lui convenait de poser au papillon, à l’associé décoratif, insouciant, insignifiant, aimable, frappant les gens sur l’épaule, à l’homme peu pratique, doublé d’un compagnon maussade mais de cervelle bien équilibrée. En réalité, Arthur Curlewis était le génie de l’association, le brasseur d’affaires le plus retors et le plus sûr de Sydney.

Les demandes d’emprunts, de prolongation et ainsi de suite, étaient toujours accordées par Curlewis et refusées par Screed. Jamais ou presque jamais Curlewis n’abattait son jeu aussi franchement qu’il l’avait fait ce matin-là devant Bobby Tillman. Vis-à-vis de la plupart des autres hommes, il aurait soumis la proposition à Screed en lui donnant secrètement des instructions pour la refuser. Mais il professait un profond mépris pour Tillman, et, en outre, il désirait lui donner une leçon.

Bobby s’était montré un peu trop familier ces derniers temps, et Curlewis n’était guère flatté de l’assurance avec laquelle M. Tillman lui avait soumis son absurde projet comme si lui, Curlewis, était une cible tout indiquée pour le premier aventurier venu.

« Tiens, c’est M. Screed », dit Tillman.

Et il convient de remarquer que, tandis que pour lui, Curlewis était Curlewis tout court, il accordait à Screed les honneurs d’un préfixe.

« Eh bien, en voilà une surprise ! N’allez-vous pas vous joindre à nous pour prendre quelque chose ?

— Non, merci, dit Screed, je ne bois jamais entre les repas. Je suis venu ici pensant avoir des chances de vous y rencontrer. Je voudrais vous parler. »

Il entraîna Tillman vers la porte.

« Amenez ces deux hommes chez moi ce soir à sept heures, dit-il. Non, pas à sept heures, à huit. Je veux causer avec vous trois.

— Causer avec nous ?

— Oui, échanger quelques mots seulement…

— À quel sujet ?

— Au sujet de l’affaire que vous avez soumise à Curlewis. Peut-être pourrai-je faire quelque chose.

— Vous ?

— Oui, moi. Et n’en soufflez mot à qui que ce soit, pas même à Curlewis.

— Eh bien, le diable m’emporte !

— C’est ce qui arrivera probablement, dit Screed. Mais, en attendant, amenez vos compagnons, et n’entamez aucune négociation avec d’autres sur cette affaire. Elle m’intéresse.

— Ah, par exemple, en voilà une bonne ! Vous êtes bien le dernier à qui j’aurais songé. Dites ! ne voulez-vous pas prendre quelque chose ?

— Non, merci. Et ne buvez pas trop vous-même, si vous voulez que je traite avec vous.

— Moi ? dit l’autre. Je n’ai rien pris ce matin que des boissons hygiéniques. Me croyez-vous si bête ? Non, monsieur. Quand j’ai des affaires en main, je suis un Quaker. À huit heures ?

— À huit heures, à mon appartement : Bury street, n° 10. »

Screed ouvrit la porte et se glissa vivement dehors, comme honteux d’être entré dans un pareil endroit ; et Tillman, radieux, rejoignit les autres.

« Nous sommes sauvés, dit-il. C’est une affaire sûre. Screed va s’en occuper. »

Il leur rapporta sa conversation avec Screed.

Macquart l’écouta avec attention, puis remarqua :

« Cela règle tout. J’avais bien remarqué que, tout en écrivant, il prêtait l’oreille à mon récit. Il est harponné. Eh bien, c’est un habile homme, bien plus intelligent que son associé. Et vous dites qu’il a de l’argent ?

— Oh ! à foison, répondit l’enthousiaste Tillman. Il ne cesse d’en gagner et ne dépense jamais rien.

— On ne peut jamais répondre de ce que dépense un homme, remarqua Macquart, ni de la manière dont il le dépense. »

CHAPITRE IV

LA CARTE

Sydney, à tout prendre, est une des cités les plus délicieuses de la terre. Elle respire le grand air du Pacifique, et la poésie s’y mêle aux roulements et grondements du commerce. Nulle autre ville maritime ne peut se vanter d’une rade comparable à la sienne, et peu de cités au monde jouissent d’un ciel pareil au sien : un ciel que Cadmus aurait aimé.

Ici, par-dessus tout, réside l’esprit de jeunesse. L’audace et la grande aventure imprègnent le vent du Pacifique et remplissent les poumons d’hommes qui poursuivent leur négoce jusqu’aux confins du globe.

Dans cette cité de jeunesse, nos trois aventuriers n’étaient pas en peine pour trouver des divertissements durant les heures qui les séparaient de leur rendez-vous avec Screed.

Tillman, s’étant procuré quelque argent, les invita à déjeuner au restaurant, après quoi ils s’en allèrent à Farm Cove, où Tillman avait des amis parmi les marins. Il y emprunta un canot, des lignes et des appâts, et ils allèrent à la pêche.

« On est mieux ici qu’à moisir dans les restaurants et cafés, dit l’ingénu Tillman. On n’y trouve pas à boire, mais on y trouve le grand air et du poisson… quelquefois. En outre, on y pense mieux qu’à terre. »

Vautré sur les caissons de l’arrière, un pied sur le plat-bord et son vieux chapeau rabattu sur les yeux, Macquart dodelinait de la tête. Il n’avait rien fait, ni ramé, ni aidé à poser les lignes. Il semblait une matérialisation de la paresse. C’était la même chose, chaque fois qu’il était question d’un travail manuel : le machiniste de la fortune se repliait sur lui-même ; et l’on pouvait remarquer, maintenant, que les deux jeunes hommes, loin de se froisser le moins du monde de cette indolence du thaumaturge, l’acceptaient sans même en plaisanter.

Il représentait en ce moment pour eux la chose la plus intéressante dans la vie. Outre qu’il tenait tous les fils dont ils espéraient tisser leur fortune, l’homme lui-même exerçait sur leurs imaginations une fascination puissante. La pêche fut bonne, mais la joie même de hisser le poisson à bord ne pouvait leur faire oublier ce symbole de la fortune étendu à l’arrière du canot, ni le charme qu’ils éprouvaient à imaginer jusqu’où Macquart pourrait les conduire.

À cinq heures ils relevèrent leurs lignes. En retour du prêt du canot, Tillman offrit leur pêche à son propriétaire ; puis ils prirent le thé dans une hôtellerie, et, à huit heures exactement, firent leur apparition dans Bury street.

Cette rue, située dans un faubourg de la ville, rappelle certains coins de France. De jolies petites villas entourées de coquets jardinets y alternent avec des résidences mitoyennes. Une de ses extrémités est bordée de maisonnettes ouvrières, et, rejetant carrément les prétentions à la haute respectabilité, elle aboutit à une blanchisserie à vapeur. La maison de Screed était au bout de la rue, et lui-même travaillait dans son jardin à leur arrivée.

Il avait la passion du jardinage. C’était un de ces individus renfermés dont il est difficile de déterminer la valeur du point de vue de la morale ou de la fortune. Issu de rien, il possédait la réputation d’un homme extrêmement à l’aise. En dépit de cette réputation, il ne donnait jamais un sou et ne faisait aucune ostentation de sa richesse. Il ne payait pas de mine, était presque laid et s’habillait fort mal.

Tous ces faits le mettaient en bonne posture dans les affaires et lui valaient une renommée solide. Poussiéreux comme un papillon de nuit, il corrigeait le faste de Curlewis et avait conscience de son rôle. Doué d’un des plus brillants esprits pratiques de Sydney, il était condamné à cacher son auréole derrière les volets de la firme et à laisser toujours la parole à Curlewis.

Il aurait pu échapper à cette servitude en fondant une maison à lui seul, et cependant il n’en faisait rien. Un défaut subsista dans sa nature, une sorte de timidité à entreprendre lui-même quelque chose, une impossibilité de diriger seul sa barque ; il le savait et n’en détestait que davantage Curlewis.

Sa haine n’avait rien de mélodramatique. Pour rien au monde il n’eût voulu blesser son associé dans sa personne et dans ses affaires. Il s’agissait plutôt d’une simple antipathie, née du dépit que lui causaient ses propres imperfections.

Or, ce matin, tandis que Macquart racontait son histoire dans le bureau, l’intuition infaillible de Screed en matière d’argent l’avait averti que cet homme disait la vérité. Il avait quelques doutes qu’une expédition pût réussir à rapporter cet or enfoui depuis tant d’années, cependant la chose lui paraissait très possible.

Il voyait en Macquart un aventurier d’un type nouveau, dont il devinait l’âme. Avec son profond instinct des caractères humains, il n’était pas dérouté par le nouveau spécimen qui se présentait devant lui.

En entendant Curlewis jeter de l’eau froide sur ce récit, il avait pris la résolution de se renseigner lui-même sur l’affaire, et, s’il voyait une chance de succès, d’aller jusqu’au bout. L’entreprise pouvait échouer, mais si elle réussissait, les bénéfices rapportés lui tenaient moins à cœur que le triomphe remporté sur Curlewis. Screed était un homme d’imagination doué d’une aspiration vers l’aventure, mais ne possédant pas assez d’estomac pour l’entreprendre. En outre, il recélait un instinct de joueur, renforcé par une longue répression.

Il souhaita le bonsoir à ses visiteurs, rangea son tuyau d’arrosage et les mena dans la maison.

Houghton, en entrant, jeta les yeux autour de lui. Depuis bien longtemps il n’avait pas senti l’atmosphère d’un intérieur confortable. Condamné aux garnis, aux hôtels à bon marché ou aux cabines de seconde sur les bateaux, il n’en était que plus sensible à tout ce qui concourt au bien-être et au plaisir de vivre.

Dans le vestibule, les lampes étaient allumées, et sur les murs s’étalaient des pagaies et des javelots maoris, avec, de place en place, une eau-forte ou une gravure rare ; et la pièce où Screed les introduisit, moitié bibliothèque et moitié salon, témoignait du goût sûr et tranquille de son possesseur.

Sur une console il y avait du whisky, un siphon d’eau de Seltz et des cigares. Screed, après avoir servi et fait asseoir ses invités, entra carrément en matière.

Debout devant la cheminée et les mains dans les poches, il fit subir à Macquart un contre-interrogatoire sur tous les points de son récit, et le narrateur répondit sans hésiter ni tergiverser, évidemment satisfait des façons pratiques de son interlocuteur.

« Et maintenant, dit Screed quand ce fut fini, montrez-moi cette carte dont vous avez parlé. »

Macquart se leva, alla chercher son chapeau qu’il avait posé sur une chaise près de la porte et tira de dessous la doublure une feuille de papier pliée et jaune comme un parchemin. Il l’étala sur la table devant Screed : les autres s’approchèrent et regardèrent par-dessus l’épaule du courtier assis devant le document, ses lunettes sur le nez.

C’était une carte grossière de la côte sud de la Nouvelle-Guinée, très sommaire comme détails, sauf dans une certaine section au nord-ouest du cap York sur la rive australienne. Là le dessin, beaucoup plus serré, représentait plusieurs cours d’eau, et l’embouchure de l’un deux était marquée d’une croix.

« Voilà le fleuve en question, dit Macquart. À cet endroit tout le rivage est couvert de palétuviers, et un gros rocher se dresse sur la côte à l’est de l’embouchure : on l’appelle le Rocher de la Chaire. De la mer il ressemble à un phare, et on l’aperçoit de très loin. Voici le Récif aux Étoiles, coupé par l’entrée du fleuve où l’eau douce a rongé le corail. Il n’y a absolument aucun obstacle à la navigation, bien que, de la mer, la barre paraisse assez dangereuse. »

Screed se leva pour aller prendre une serviette sur le bord d’un classeur, en sortit quelques cartes.

« Je les ai empruntées aujourd’hui, dit-il. Voyons si elles concordent. »

Il déploya une carte représentant la mer depuis la limite nord du grand quadrilatère du golfe de Carpentarie jusqu’à la côte de la Nouvelle-Guinée, y compris le détroit de Torrès, et, à côté, une autre carte indiquant la partie nord de ce détroit et la côte de la Nouvelle-Guinée.

Celle-ci était la plus importante, car elle donnait en détail les sondages du récif et des rivières.

« Ah ! voilà ce qu’il nous faut, dit Macquart. Maintenant nous allons voir si ma carte est exacte ou non. Voyez, voici le fleuve, voici le récif et voici le passage du fleuve. Regardez les sondages de la passe, dix pieds d’eau et sept pieds jusqu’à l’embouchure, où la profondeur s’élève à douze. Vous voyez, pas de bancs de sable pour envaser l’embouchure : ce fleuve entraîne d’ailleurs très peu de matières. Il diffère des autres fleuves de la Nouvelle-Guinée, dont la plupart débouchent parmi des bancs de boue et des palétuviers. Il est clair comme du gin dans cette longue étendue et va en ligne droite jusqu’à la mer. Je le crois si vieux qu’il a dû ronger son lit jusqu’à la roche. Voyez-vous, la plus grande partie de son débit provient de grands lacs et non d’un tas de petits cours d’eau boueux. »

Screed ne répondit rien tout d’abord ; son attention était encore occupée par les sondages et la comparaison de cette carte avec celle, plus rudimentaire, de Macquart.

« Eh bien, déclara-t-il enfin, je crois que nous pouvons conclure à l’exactitude de votre carte. Maintenant, parlons affaires. Je suis disposé à me joindre à votre entreprise, à certaines conditions. »

Tillman poussa un profond soupir, et Houghton, jusqu’alors en suspens dans une attente anxieuse, le regarda. Ils reprirent leurs sièges autour de la table, tandis que Macquart, les yeux brillants, attirait une chaise pour s’asseoir près de Screed. La réunion s’était soudain transformée en conférence, et les papiers épars sur la table renforçaient cette impression.

« Cette affaire, continua Screed, est la plus grosse partie de jeu qui ait jamais été risquée sur le marché de Sydney. Mon associé, M. Curlewis, vous a donné ce matin ses idées sur le jeu, et je l’approuve ; mais il n’a pas mis le doigt sur le point sensible. Le jeu n’est dangereux et absurde du point de vue affaires qu’autant qu’on s’y livre sans limites. Si, par exemple, je consacrais un millier de livres à spéculer ou jouer aux courses pour gagner de l’argent, le danger serait non pas de perdre mes mille livres, mais de les perdre et de vouloir les rattraper. Les hommes ne sont jamais ruinés par leurs premières pertes de jeu : ils se ruinent toujours en essayant de rattraper ces pertes.

« Or, si je mets un millier de livres dans cette entreprise, et si elle échoue, je perdrai mes mille livres, mais je me garderai bien de risquer d’autre argent pour récupérer celui-là. J’espère que je ne vous ennuie pas, mais j’aime toujours à expliquer ce que j’ai dans l’esprit.

— Vous ne nous ennuyez pas du tout… pas du tout ! » s’écrièrent Tillman et Houghton.

Macquart ne dit rien : il se frottait les mains sous la table.

Il se contenta de faire un signe d’approbation.

« J’ai donc résolu de risquer mille livres, poursuivit Screed, et de les perdre. »

Macquart éclata de rire.

« Voilà un caractère que j’aime ! dit-il. Voilà ce qui mène au succès !

— Mes conditions, les voici, acheva Screed d’un ton un peu froid – une moitié des bénéfices. »

Macquart ne souffla mot.

« Nous sommes trois… » débuta Houghton, puis il s’arrêta et regarda les autres comme pour découvrir ce qu’ils avaient derrière la tête, mais ils ne lui en fournirent aucun indice.

Screed, tirant de sa poche un papier et un crayon, continua :

« Si l’argent est là et si la somme se monte au chiffre annoncé, une part d’un tiers, déduction faite de la mienne, représentera une fortune très rondelette pour chacun de vous.

— Je ne vois pas d’inconvénient à ce que M. Screed prenne la moitié des bénéfices, dit Macquart. Il équipe l’expédition et nous ne pouvons rien faire sans lui. Un millier de livres qui lui rapporteront vingt-cinq mille pour cent, c’est un fameux placement… mais il y a le risque à courir.

— Oh ! je ne fais pas d’objection, fit Houghton. Je pensais seulement que nous sommes trois, vous, Tillman et moi. Comment nous arranger entre nous trois pour le partage ?

— C’est là le point délicat », interposa Tillman.

Screed eut un mouvement d’inquiétude, et Macquart, comme s’il craignait que la moindre friction n’amenât le courtier en laines à se dédire, trancha :

« Nous n’irons pas nous chicaner à ce sujet. D’ores et déjà je résous net la question. Nous sommes trois associés actifs, et nos parts seront égales. Quatre-vingt mille livres me suffisent. Je ne suis pas un pingre pour m’user les ongles à gratter le dernier sou. Je désire juste de quoi être à l’aise pour le restant de mes jours… Qu’en dites-vous ? »

Ce magnifique accès de générosité faillit compromettre toute l’affaire.

Un instant Screed s’effraya, et tandis que Tillman serrait la main du prodigue, il s’en fallut de l’épaisseur d’un cheveu que le courtier en laines envoyât tout promener.

Son instinct lui disait que Macquart et la générosité formaient un alliage bien suspect, et que cet individu mettrait sûrement ses associés dedans s’il en trouvait la moindre occasion.

Puis un raisonnement le rassura. L’or serait inutile à Macquart sans un homme capable d’en disposer pour lui et de l’en débarrasser, et lui-même, Screed, était le seul homme en état de le faire. Ceci était une affaire non pas précisément louche, mais, pour ainsi dire, extra-gouvernementale.

Macquart, s’il essayait de disposer du trésor par ses propres moyens, soulèverait une enquête, et dès lors toutes sortes de réclamations s’abattraient sur l’argent ; le trésor serait mis sous séquestre et les chercheurs de trésor pourraient s’estimer heureux s’ils en recevaient un dixième après des années de tracas.

Screed possédait les moyens d’éviter tout cela.

En outre, il se pouvait sans doute que Macquart tentât de flouer ses compagnons, mais Tillman et Houghton n’étaient pas des enfants ; c’étaient des individus bien éveillés et parfaitement à même de veiller sur leurs propres intérêts en même temps que sur ceux de Screed.

Aussi, au lieu de se désister de la combinaison, celui-ci déplia le papier qu’il avait pris dans sa poche et le posa sur la table entre les cartes.

« J’ai rédigé ici quelques lignes au sujet de cette affaire, dit-il. Ce n’est pas précisément un contrat, car entre vous et moi un contrat formel ne servirait pas à grand’chose, vu qu’aucun de nous ne pourra invoquer la loi, qui, si elle fourrait le nez dans nos transactions, mettrait certainement la main sur l’argent. C’est une simple lettre de promesse, pour ainsi dire, signée par vous trois et déclarant qu’en considération du fait que j’équipe l’expédition, vous consentez à partager de moitié avec moi toutes les sommes qui pourront en provenir.

« Ainsi, continua Screed avec une sorte d’hilarité à froid, dans le cas peu probable de la mort de l’un ou de l’autre d’entre vous, et dans le cas encore moins probable où vous essaieriez de me filouter, – ne protestez pas, monsieur Tillman, ceci, est une simple plaisanterie légale, – je pourrais vous poursuivre et faire intervenir la loi, non pas pour avoir mon argent, mais pour vous empêcher de jouir du vôtre ; et remarquez que ce document, conclut Screed, ne fait aucune mention du trésor : de sorte que si je me voyais forcé de vous poursuivre légalement, je ferais telle déclaration qui me plairait concernant l’objet de notre entreprise : je dirais, par exemple, qu’il s’agissait d’une pêcherie de perles, laissant à mon homme de loi la faculté de vous poser en plein tribunal toutes les questions possibles au sujet du trésor. »

Macquart ne dit rien : il paraissait déconcerté par la soudaine déclaration de cet esprit tortueux, prudent et comme semé de trappes.

Tillman rougit, et Houghton, une étincelle dans les yeux, regarda bien en face le courtier en laines.

« Nous n’avons pas l’intention de vous dépecer, dit-il. Vous avez affaire à des hommes d’honneur, j’espère.

— Monsieur Houghton, répondit Screed, il n’existe pas d’hommes d’honneur en affaires : il n’y a que des hommes tout court. En affaires, il faut compter non pas sur l’amitié, mais sur un calcul de profits et pertes. En affaires, on doit assurer la sécurité de ses propres intérêts par tous les moyens possibles ; et en m’engageant dans une entreprise si extravagante, je tiens à vous enchaîner tous à mes intérêts par tous les liens possibles. Voilà la question posée très clairement. Maintenant, voulez-vous signer ce document, je vous prie… si vous tenez à avoir mes mille livres… »

Macquart signa le premier, puis Tillman, et enfin Houghton.

Screed mit le papier dans un tiroir et alluma un cigare, pour la première fois de la soirée.

« Maintenant, fit-il, l’affaire est réglée et nous pouvons nous mettre à l’œuvre. J’ai sous la main le bateau qu’il vous faut. C’est un yawl[4] de cinquante pieds construit voilà six ans seulement par Bowers pour la pêche aux huîtres perlières et remis en état l’an dernier. J’ai quelques intérêts dans les constructions navales et la semaine dernière M. Cullock m’a mené voir ce bateau, espérant que je l’achèterais. Je lui ai téléphoné tantôt et, apprenant qu’il n’était pas encore vendu, je l’ai prié de me réserver une option. Vous êtes bon marin de goélette, vous Tillman : que diriez-vous d’un yawl ?

— J’aime mieux manœuvrer un yawl qu’une goélette, déclara Tillman ; c’est le meilleur gréement du monde lorsqu’on ne dispose que d’un équipage restreint.

— Je m’y connais en yawls, dit Houghton. Rien d’étonnant à cela : j’en ai possédé un pendant un an et j’y ai vécu. Mais il ne mesurait que trente pieds.

— Je ne me suis pas servi de yawls, mais j’ai essayé tous les autres gréements depuis une barque-goélette jusqu’à un catimaron[5], dit Macquart. La manœuvre des voiles est en grande partie une affaire d’instinct, je crois ; en outre, je peux faire de la navigation. Sans être un navigateur de premier ordre, je possède les connaissances essentielles. Donnez-moi un chronomètre bien réglé, avec un sextant convenable et des cartes, et je m’en tirerai. Tenez, j’ai navigué dans les parages des îles Soulou avec un Hollandais ; il avait un bateau pour la pêche aux huîtres perlières, mais la plupart du temps il était fou à force de boire du rhum. Ses principes de navigation devaient remonter au déluge. Il se servait d’une de ces cartes Amstel faites à Amsterdam, où l’on voyait des dauphins et des sirènes et, comme sextant, il se contentait d’un des premiers sextants qui aient jamais été employés. Son rafiau aurait pu passer pour le vaisseau-fantôme ou Hollandais-volant, sauf qu’il ne volait pas. Mais de façon ou d’autre nous nous sommes débrouillés.

— Je puis faire moi aussi un peu de navigation, remarqua Tillman, et notre ami Houghton m’a dit qu’il en connaissait les rudiments.

— Les rudiments et rien de plus, ajouta Houghton.

— Tout est donc pour le mieux, répondit Screed en ramassant les cartes. C’était la principale question que j’avais dans l’esprit. Je me demandais si nous devrions recourir à un officier navigateur et cette idée ne me souriait guère. Nous n’avons pas besoin de plus de personnel que le strict nécessaire, mais vous pourriez prendre un nègre pour vous aider. »

Macquart se leva.

« Eh bien, dit-il, c’est entendu. Quand pourrons-nous voir le rafiau et quand comptez-vous faire embarquer les provisions ?

— Nous arrangerons tout cela demain, dit Screed. Je désire vous voir ici tous les trois à six heures du matin, six heures juste : il faut que je sois au bureau à neuf heures. Le yawl se trouve près de Farm Cove, et je voudrais vous mener le voir. Maintenant, autre chose. Cette expédition est un secret : je ne tiens pas à ce que mon associé en ait connaissance, pas plus que mes amis ni les autorités. Vous partez pêcher les perles : voilà l’explication à fournir à quiconque voudrait mettre le nez dans nos affaires. Si la vérité venait à transpirer, j’enverrais tout promener.

— Nous serons muets comme des carpes, vous pouvez en être certain, affirma Tillman. Et maintenant parlons de notre argent de poche. J’en ai suffisamment moi-même, mais notre ami Houghton est moins favorisé ; à vrai dire, il est à sec. Quant à M. Macquart…

— Oh, je me contenterai de cent dollars, dit Macquart, ou même de moins. Je ne m’inquiète guère d’argent liquide : je ne pense qu’à l’expédition.

— Dix livres feront mon affaire, déclara Houghton. Je dois deux livres à ma logeuse, et six me suffiront jusqu’au départ. »

Screed prit des souverains dans un tiroir et les partagea entre Macquart et Houghton.

« Voilà en attendant, dit-il. Et n’oubliez pas, demain matin à six heures sonnantes.

— À propos, dit Tillman au moment de partir, quel est le nom de ce yawl ?

— Le Barracouda[6] », répondit Screed.

CHAPITRE V

LE CAPITAINE HULL

San-Francisco aurait pu posséder la plus grande rade du monde : l’occasion a été perdue faute d’un homme de génie qui eût réuni sous le terme général de rade toutes les surfaces d’eau actuellement connues sous le nom de baie de San-Francisco, baie de San-Pablo et baie de Suisun.

Sydney s’est montrée plus avisée. La grande baie dont l’a dotée la nature est en réalité une nichée de ports ; toutes sortes de petites baies ou anses y fournissent quayage et ancrage à toutes sortes de navires.

Farm Cove est l’ancrage de la Flotte, et plus loin, dans la direction des Pointes, se trouve une baie étroite servant surtout aux bateaux de pêche et aux yachts de faible tonnage.

C’est là qu’était ancré le Barracouda, et c’est là que le lendemain matin à sept heures Screed et ses compagnons vinrent examiner le yawl. Ils louèrent un canot et Tillman les y mena à la rame. Il n’y avait pas de gardien à bord, de sorte que tout en faisant leur inspection ils pouvaient causer sans contrainte.

Tillman fut séduit à première vue par le bateau. C’était un marin de naissance, et toutes les années passées à Sydney n’avaient pu obscurcir le coup d’œil instinctif qui de prime abord lui révéla la valeur du Barracouda en tant que navire de haute mer.

C’était, comme l’avait dit Screed, un bateau de cinquante pieds, ponté d’un bout à l’autre, avec une cabine à l’arrière où cinq personnes pouvaient coucher à la rigueur, un tout petit gaillard d’avant et une cuisine où l’on avait à peine la place de se retourner, mais qui suffisait à leurs besoins. Il possédait deux embarcations, un canot pliant et une allège à quatre rames bordée à clin, avec mâtereau et voile de fortune. Il était peint en blanc et les cuivres récemment astiqués étincelaient à la lumière matinale. Les manœuvres courantes ou dormantes étaient en parfait état, ainsi que la mâture, y compris les bout-dehors et mâtereaux de rechange serrés sur le pont ; les poulies fonctionnaient parfaitement ; le plancher étroit et blanc du pont était si bien poncé et frotté qu’on distinguait tous les goujons en bois de teck ; pas la moindre guenille, pas le moindre seau de toile, pas le moindre bout de corde ne traînaient.

« C’est un amour de bateau », déclara Tillman.

Il descendit le premier dans la cabine.

Bien que les petits sabords fussent fermés ainsi que le châssis vitré, il n’y avait pas trace de moisissures, ni cancrelats, ni cette odeur de moisi qui règne dans les vieux bateaux ou les navires mal tenus. La literie était en bon état.

Tillman, qui avait pris le commandement de la tournée d’inspection, fourrait le nez partout : dans le minuscule buffet contenant tout le nécessaire comme vaisselle, dans la cambuse et dans les armoires. Il ouvrit les sabords, regarda la boussole renversée au plafond puis, remontant sur le pont, visita le poste d’équipage, s’assura que dans la cuisine tous les ustensiles étaient en ordre, le fourneau Rippingible presque neuf et toutes les casseroles et pots soigneusement astiqués.

Alors il se tourna vers Screed.

« Ma foi, déclara-t-il, tout ce que je puis dire c’est qu’il est prêt à partir, et je lèverais l’ancre tantôt si les provisions et l’eau étaient à bord.

— Rien ne manque, dit Macquart, que les cartes, les chronomètres et les dernières instructions.

— Je vois avec plaisir que vous êtes de mon avis, fit Screed. Moi-même, sans être un marin à proprement parler, comme je vous l’ai déjà dit, je possède quelques intérêts dans la navigation, et j’étais sûr que ce bateau répondrait à nos besoins. Il est facile à manœuvrer : je tiens cela de Mackensie, son dernier patron.

— Il manœuvrerait tout seul, dit Tillman. Je ne craindrais pas de lui faire faire le tour du monde rien qu’avec Houghton comme aide. On pourrait mettre en panne pour se reposer chaque fois qu’on voudrait : il dormirait en panne. Eh bien, je m’engage à bord sans plus tarder, et inutile de demander à Macquart et Houghton s’ils ont des objections à formuler parce que les serviettes de table n’ont pas de franges roses. Combien de temps vous faut-il pour faire mettre à bord les provisions et tout le reste ?

— Une semaine suffira, déclare Screed.

— Alors fixons la date, dit Macquart. C’est aujourd’hui mercredi. Nous partirons d’aujourd’hui en huit, si le temps le permet, à moins toutefois qu’il ne souffle un ouragan.

— D’aujourd’hui en huit, approuva Screed. Et maintenant il faut que je retourne au bureau. Je ne suis pas libre comme vous autres ; je suis esclave de l’heure. J’établirai la liste des provisions dans la journée et je la mettrai entre les mains de Macdermott. Il se chargera de tout, des cartes aussi bien que des provisions. Cependant vous pourriez venir me voir tous les trois ce soir après dîner pour approfondir les détails, et je vous montrerai une copie de la liste des provisions. »

Ils regagnèrent le rivage en canot, et Screed partit en toute hâte pour son bureau, laissant les autres rentrer en ville à loisir.

« Screed a honte de se faire voir en notre compagnie, dit Tillman. Ce n’est point que nous ayons mauvaise mine, mais c’est un type terriblement à l’ancienne mode, ou il prétend l’être, et je suppose que j’ai une réputation de franc luron et bon vivant. Ma foi, peu importe, pourvu qu’il finance. Suivez-moi, vous autres, je vais déjeuner. »

Tous trois remontèrent des quais vers la ville. La matinée était superbe, sous un ciel bleu éclatant, avec assez de vent pour tempérer la chaleur. Par instant les mouettes blanches occupées à pêcher en rade se laissaient entraîner jusqu’au-dessus de leurs têtes, et leurs cris rauques se mêlaient au roulement des voitures et au tumulte des quais.

Les esprits du matin, de l’été, de la jeunesse et de l’aventure étaient en liberté, et Houghton recommençait de prendre goût à la vie.

Macquart se trouvait d’excellente humeur. Ce mystérieux personnage ne riait jamais ; sa gaîté s’exprimait seulement par une vivacité contenue de mouvements et de manières à laquelle on ne pouvait se tromper quand on le connaissait.

Ce matin, tandis qu’il marchait côte à côte avec Tillman et l’autre, cette particularité était très apparente : Macquart se sentait bien dispos. Tout marchait à souhait pour lui, ses plans réussissaient à merveille, le trésor fantastique qu’il traînait dans le monde depuis quinze ans, le trésor fantôme qui avait failli le ruiner était sur le point de se matérialiser ; bientôt il toucherait de l’or, de l’or rouge, chaud, tintant.

Macquart, en marchant, n’écoutait guère le bavardage de ses compagnons. Il voyait jaune ; son passé était oublié ; il sentait à peine le présent, et l’avenir absorbait entièrement ses pensées, quand, au tournant d’une rue, un marin lui frappa sur l’épaule et une voix cria :

« Nom de nom !… Par tous les diables d’enfer !… »

Tillman, se retournant au son de cette voix, aperçut l’interlocuteur, la main encore posée sur l’épaule de Macquart. C’était un personnage corpulent, évidemment un loup de mer, d’aspect rude et mal habillé, mais qui cependant ne donnait pas l’impression d’un simple matelot.

Macquart paraissait aplati du coup. Le sang s’était retiré de son visage, le laissant d’une teinte jaunâtre. Il semblait privé de souffle et à court de mots : mais cela ne dura qu’un instant.

« Tiens, c’est le capitaine Hull ! » dit-il.

Puis se tournant vivement vers Tillman :

« Je vous rejoindrai ce soir, à l’endroit que vous savez. Je voudrais causer avec mon ami, le capitaine Hull : voilà des années que je ne l’avais vu. »

Il lança un coup d’œil à Tillman comme pour lui faire comprendre que cette rencontre signifiait plus de choses qu’il ne pouvait en expliquer sur-le-champ ; puis, faisant demi-tour, il s’en alla avec le capitaine, laissant Tillman et Houghton continuer leur route, un peu intrigués et vaguement inquiets de ce nouvel incident.

Hull parcourut une vingtaine de mètres sans prononcer un mot. Il ricanait pour lui-même comme s’il venait d’entendre une bonne plaisanterie. Puis il demanda :

« Qui sont ces deux types-là ?

— Oh ! deux hommes que j’ai rencontrés, dit Macquart, des gens de Sydney… Et toi… que fais-tu ici ?

— Des gens de Sydney, hein ? fit Hull, apparemment sourd à la dernière question. Des poires, pour sûr… de malheureuses poires. »

Il se frappa la cuisse en marchant, comme s’il se complaisait au souvenir de quelque vieille blague ; ses dernières paroles n’étaient guère flatteuses pour Macquart, mais ce personnage ne semblait pas en prendre ombrage.

De fait, Macquart n’était pas du tout en état de regimber contre ce qu’il plaisait au capitaine Hull de lui dire. En ce moment, marchant à côté de son compagnon, il ressemblait à un oiseau de proie dompté et mené par celui qui l’avait capturé.

Le capitaine Hull, après quelques moments de réflexion intime, rompit brusquement le silence. Il se mit à parler soudain comme si lui et Macquart venaient seulement de se rencontrer. Jusqu’ici, il n’avait fait que dévorer sa proie des yeux ; maintenant, tout à coup, il la frappait du bec.

« Eh bien, dit-il, en voilà une surprise, on peut le dire ! Et penser qu’il y a quatre ans et plus que nous nous sommes séparés : quatre ans et plus depuis que tu m’as laissé ivre mort chez ce mastroquet de Lorenzo et que tu t’es trotté avec mon argent !

— Je proteste ! fît Macquart. C’était un accident. J’étais aussi saoul que toi. Un racoleur m’a mis le grappin dessus.

— Tiens, tiens, un racoleur t’a mis le grappin dessus…, répéta Hull, comme tout disposé à se laisser convaincre. Et l’on t’a poussé de force dans un bateau, hein ?

— Parfaitement.

— Et pourtant, quatre jours après, tu coupais les cartes chez Sam-le-Noir sur la côte de Barbarie, et le soir même tu étais fourré au violon pour ivresse manifeste et voies de fait, et le lendemain tu payais ton amende avec l’argent que tu avais filouté à bibi. Comment expliques-tu cela !

— Ce n’est pas vrai, je ne sais pas qui t’a fait avaler de pareilles blagues. Ce n’est pas vrai. C’est tout ce que je puis te dire, et je m’en tiens là.

— Et… es-tu toujours sur la vieille piste du trésor ? demanda tendrement le capitaine Hull sans prêter la moindre attention aux dénégations de l’autre, – ou bien était-ce un mensonge comme tous les autres que tu m’as contés ?

— Ce n’était pas un mensonge, fit Macquart, rougissant subitement sous la torture de ces cinq dernières minutes, dépouillé du lambeau récemment retrouvé de respect de soi-même et de satisfaction personnelle, et se cramponnant à cet unique fragment de vérité comme un homme nu saisirait une guenille pour s’en couvrir. Ce n’était pas un mensonge ; le trésor était là, il y est encore et attend seulement qu’on vienne le prendre.

— Je te crois, dit le capitaine Hull. J’ai toujours remarqué que les plus gros menteurs sont dénués de mémoire et vous donnent une version différente chaque fois qu’ils débitent leur boniment ; mais tu es toujours resté d’accord avec toi-même en racontant cette histoire-là, et c’est peut-être ce qui m’a fait mettre mes deux cents dollars pour une demi-part dans l’entreprise. Entrons ici. »

Il s’arrêta à la porte d’un restaurant.

« Pourquoi veux-tu entrer là-dedans ? demanda Macquart.

— Tu le verras sans tarder. Suis-moi, car c’est toi qui paieras l’addition. »

Le capitaine Hull entra et prit un siège à une table près de la porte. Macquart s’assit également.

« As-tu de l’argent ? demanda Macquart.

— De l’argent ? répondit le capitaine en prenant le menu. Qu’est-ce que tu me chantes là ? De l’argent… voyons un peu : ah oui, de l’argent : je me rappelle maintenant ce que c’est : une chose ronde, en métal, si mes souvenirs sont exacts. Eh bien, non, je n’ai pas d’argent, et je n’en ai pas vu la couleur depuis je ne sais combien de temps. Voilà quatre ans que j’ai vu mon argent pour la dernière fois et c’est toi qui me l’as volé. Garçon, par ici ! »

Le garçon s’approcha, et, de son énorme doigt, Hull lui indiqua sur le menu les mets qu’il désirait.

« Un filet de bœuf, ensuite deux rognons sautés au lard, des œufs pochés, du pain grillé et du café, et pressez-vous !… pour deux ? oui, pour deux, et c’est Monsieur qui paie ! »

Macquart semblait résigné. Il ne souffla mot pendant qu’on apportait les plats, et, quand ils furent sur la table, il s’y attaqua avec autant d’ardeur que l’autre.

Durant le déjeuner, les deux hommes se comportèrent en parfaits amis. Pareils à deux chacals qui ont découvert une carcasse, ils se mirent à l’œuvre, laissant toute querelle de côté jusqu’à la fin du repas.

Lorsqu’ils eurent consommé pour près d’une livre sterling, Macquart paya et les deux compères, quittant le restaurant, se dirigèrent vers Market street.

Le capitaine, bien repu, se montrait un tantinet plus aimable dans ses façons envers Macquart. Il avait un long, un très long compte à régler avec lui : les quelques mots qu’il avait proférés à propos de l’affaire de San-Lorenzo pouvaient donner une idée de la longueur de ce compte, mais une idée seulement ; et il avait à sa disposition, si bon lui semblait, les moyens de le régler entièrement. En d’autres termes, s’il lui plaisait de parler, même ici à Sydney, il pouvait faire en sorte que la main de la loi s’appesantît sur l’épaule de Macquart.

Le capitaine Hull possédait une intelligence assez vive. Il avait rencontré Macquart se promenant entre deux « citoyens de Sydney ». Macquart avait exhibé son argent au café. Macquart était évidemment engagé dans quelque affaire ici à Sydney, et Hull décida en lui-même de s’attacher à lui comme une sangsue.

Il flairait l’argent.

Hull, pour le décrire plus minutieusement, était un gros blond aux yeux bleus, fort secoué par la mer, par le monde et par lui-même. Les enfants l’aimaient. Il y avait de terribles aventures dans sa vie : il s’était battu, il avait bu, fait le coquin et vagabondé sous toutes les latitudes depuis l’âge de raison. De San-Francisco jusqu’aux docks de Londres, pas un armateur n’aurait voulu l’employer, à moins qu’il ne s’agît de couler un navire, et cette sorte d’opération ne se pratique plus guère. Il avait été expulsé de Nouvelle-Irlande, avait flairé l’île Norfolk, s’était fait une mauvaise réputation à Callao, et, malgré tout, les gosses raffolaient de lui.

C’était tout de même un particulier compromettant, doué d’une seule vertu rédemptrice ; selon sa propre expression, il ne s’était jamais retourné contre un camarade.

Les rues étaient bondées, et, tout en marchant, le capitaine examinait les devantures, et faisait des remarques sur les objets en montre.

On eût pris ces deux personnages pour d’excellents camarades en promenade matinale dans la ville ; mais on aurait pu remarquer que le capitaine faisait presque tous les frais de la conversation.

Après avoir passé en revue un magasin de confection pour dames, une bijouterie et des poteries, ce gentleman s’arrêta devant un bureau de tabac et, saisi du désir de fumer, entra, acheta deux cigares, sans cesser de tenir l’œil ouvert sur Macquart par la vitrine : il les paya, en alluma un, sortit… et constata la disparition de son compagnon.

La chose semblait matériellement impossible. Pas un instant, il n’avait perdu de vue cet évanescent personnage, sauf pendant la seconde nécessaire pour ramasser sa monnaie et allumer son cigare. Néanmoins Macquart s’était évanoui, sans laisser la moindre trace dans cette rue active et fréquentée.

« Floué ! » dit le capitaine en promenant ses regards à droite et à gauche.

Sa vue portait très loin, et la foule n’était pas assez dense pour l’empêcher de remarquer Macquart s’il eût été visible. Mais celui-ci s’était évaporé comme le lapin qu’un prestidigitateur met dans un mouchoir, et de façon tout aussi surprenante.

Le capitaine Hull aurait pu se demander si toute l’affaire n’était pas une illusion de ses sens abusés ; mais il n’était guère homme à se poser des questions.

« Eh bien, par tous les… diables de l’enfer ! s’écria-t-il en recouvrant à la fois le souffle et la capacité de jurer. Il m’a brûlé la politesse, hein ? Il s’est retourné comme un gant pendant que j’allumais mon cigare ! La peste m’emporte si ce n’est pas une réédition de l’affaire de San-Lorenzo et s’il ne m’a rejoué exactement le même tour, l’animal ! Bah, nous verrons bien ! »

Il se dirigea vers la maison de Paris, la dépassa et entra dans un bar.

Accoudé au comptoir, devant un verre de whisky, il se mit à réfléchir.

Perdre Macquart, c’était comme s’il eût perdu sa bourse. Le capitaine était terriblement gêné, en faillite avec le monde, comme il disait… et Macquart semblait en fonds.

Mais la question d’argent lui paraissait peu de chose en comparaison de sa mortification d’avoir été refait. Et pendant qu’il ruminait ses pensées et ressentait sa défaite, une idée neuve lui vint. Macquart était engagé dans une affaire fructueuse : le fait qu’il possédait de l’argent et qu’il était si pressé de se débarrasser de lui confirmait cette hypothèse.

Hull avait donc perdu non seulement les quelques livres qu’il aurait pu faire suer à Macquart, mais encore l’occasion de s’introduire en bonne place dans quelque combinaison discrète.

Cette réflexion le mit en colère à tel point qu’il avala d’un trait son verre de whisky et se mit en route vers de nouveaux terrains de pâture.

Il entra au hasard chez Lampert, et la première personne qu’il y aperçut fut Tillman debout devant le comptoir, en compagnie de Houghton et causant avec plusieurs étrangers de mines joviales.

Tillman était en excellente forme. De façon ou d’autre, et probablement de sa propre bouche, la nouvelle avait transpiré qu’il allait quitter Sydney pour une expédition aventureuse. Avant de mener Houghton et Macquart chez Curlewis, il avait parlé avec mystère de quelque chose qu’il tenait dans sa manche, une chose qui rapporterait gros si elle se réalisait. On peut se le représenter, le chapeau de paille en arrière et la cigarette aux doigts, confiant ses projets à quelque blanc-bec :

« Peu importe où : un endroit nouveau et une chose nouvelle qui rapportera des quantités d’argent, des sacs d’écus… »

Curlewis aussi avait bavardé.

« Eh bien, il faut que je m’en aille, disait Tillman. Je ne puis gaspiller plus de temps avec vous, Billy. J’ai des affaires dont il faut que je m’occupe. »

Il prit Houghton par le bras et l’emmena.

Aucun des deux compères ne remarqua le capitaine Hull : ils l’auraient certainement reconnu pour l’homme qui avait emmené Macquart dans la matinée. La porte s’était à peine refermée sur eux que des critiques se firent entendre autour du comptoir.

— Le ciel ait pitié de l’affaire dont s’occupe Bobby, fit Billy, un jeune coiffeur vêtu d’un tissu à carreaux, avec une cigarette au coin de la bouche. Et je crois bien deviner ce que c’est : une nouvelle serveuse au « Paris House ».

— Non, ce n’est pas cela, dit un quidam à figure chevaline avec une épingle de cravate en fer à cheval ornée de diamants. Bobby est sur une piste assez sérieuse. Il a essayé de mettre Curlewis dans l’affaire. J’ai entendu un type dire que Curlewis lui avait tout raconté : il s’agit d’une mine d’or cachée quelque part dans le nord. Bobby s’exhibait ces jours derniers en compagnie d’un pantin à l’air toqué qui connaît l’emplacement de la mine en question, un type dont les cheveux passent à travers son chapeau et les doigts de pied à travers ses souliers.

— Je l’ai vu, dit Billy. Ils étaient ici en train de boire hier matin : ils avaient un Anglais avec eux, et ils sont partis comme des gens pressés ; ils sont tous revenus ici à l’heure du lunch, et ils causaient comme nous faisons quand cette espèce de poupée en caoutchouc, Screed, l’associé de Curlewis, est entré ; il a bavardé avec Bobby, puis est reparti.

— Je ne crois pas que Curlewis mette de l’argent dans une recherche de mines, dit le monsieur à l’épingle de cravate en fer à cheval ; le courtage des laines est pour lui une mine suffisante. »

Le capitaine Hull, à qui l’on avait servi un whisky, attendait, verre en main, d’en entendre davantage. Mais la conversation passa de Tillman aux chevaux de courses.

Le capitaine, ayant vidé son verre, se dirigea vers la cabine téléphonique dans le coin, et se mit à feuilleter l’annuaire jusqu’à ce qu’il eût trouvé ce qu’il cherchait. Puis, s’étant mis dans la tête l’adresse de Curlewis et Screed, il sortit.

Certain que le « pantin à l’air toqué » dont avait parlé l’habitué des courses était Macquart, plus que jamais il était convaincu qu’il se tramait quelque chose, et résolu à en être ou à tout gâcher.

Ayant trouvé le bureau de Curlewis, il monta, donna son nom au garçon, et au bout de quelques minutes fut introduit dans le bureau intérieur, dans le sanctuaire où Curlewis se tenait adossé à la cheminée, les mains dans ses poches, causant avec Screed assis à sa table.

Hull, son chapeau à la main, fit un salut embarrassé, se retourna à demi pour voir si la porte était fermée, puis demanda :

« Lequel de vous, Messieurs, est M. Curlewis ? J’ai quelque chose à dire à M. Curlewis, quelque chose qui ne peut être répété devant personne autre.

— Je m’appelle Curlewis, dit le chef de la firme, et vous pouvez parler ici librement. M. Screed, que voilà, est mon associé. Asseyez-vous.

— Eh bien, alors, dit le capitaine, prenant le siège indiqué et posant son chapeau par terre, n’auriez-vous pas, par hasard, depuis un jour ou deux, rencontré un type du nom de Macquart ? Je ne vous demande pas cela par simple curiosité. J’ai d’autres raisons.

— Je vous comprends, dit Curlewis, et je puis vous donner une réponse nette. J’ai, en effet, rencontré depuis un jour ou deux un type nommé Macquart. Qu’avez-vous à dire de lui ?

— Ah ! c’est là la difficulté. Je ne vous demande rien par curiosité, je vous le répète, mais est-ce que cet individu-là vous a fait une proposition à propos d’argent, de mines ou quelque chose de ce genre ?

— Je vous crois, qu’il m’en a fait une proposition, et une fameuse. Quoi encore ? »

Le capitaine garda un instant le silence, puis déclara :

« Eh bien, c’est tout ce que je voulais savoir. Je pense que vous allez marcher avec lui dans cette affaire, et tout ce que j’ai à ajouter est ceci : où il ira, j’irai.

— Je ne saisis pas très bien, dit Curlewis.

— Je m’explique : si je ne suis pas de moitié avec Macquart dans l’affaire, je vends la mèche en ce qui le concerne et démolis toute la combine. »

Screed, qui écrivait ou faisait semblant, s’agita, mal à l’aise.

Curlewis dit en souriant :

« Parfait, mon cher monsieur, allez vendre la mèche en ce qui concerne cet individu, et vendez-la tant qu’il vous plaira, cela ne me regarde nullement et je n’ai rien à y voir. J’ai refusé son plan d’aller chercher de l’or en Nouvelle-Guinée, et tout est dit.

— En Nouvelle-Guinée ? répéta Hull. Ainsi il est toujours sur la vieille piste ? J’aurais dû le deviner ! Eh bien, je m’excuse de vous avoir dérangé, mais voulez-vous m’indiquer son adresse actuelle ou me dire où je pourrais le dénicher ?

— Je crois très probable que si vous attendiez assez longtemps vous pourriez le trouver en prison, répondit Curlewis. Non, je ne puis vous donner l’adresse de ce gentleman, il n’a pas laissé sa carte de visite. »

Le capitaine ramassa son chapeau, se leva et hésita un moment. Au même instant, Screed quitta son siège sans précipitation, se coiffa et prit quelques lettres comme pour les porter à la poste.

« Ma foi, Messieurs, je vous souhaite le bonjour, dit enfin Hull. J’ai perdu mon temps et vous ai fait perdre le vôtre, et il n’y a plus rien à ajouter. Mais si jamais je remets le grappin sur le bonhomme, nom de nom, je le traiterai comme il faut ! »

Il sortit et, dédaignant l’ascenseur, dégringola l’escalier dans un bruit de tonnerre.

Dans la rue, il ôta son couvre-chef et s’épongea le front de sa manche.

C’était une consolation de songer que Macquart n’avait pu jeter l’amarre sur Curlewis, mais une assez triste consolation, vu que le capitaine en était à sa dernière demi-couronne. Il descendit la rue en retournant ce fait dans son esprit.

Le poste d’équipage, voilà tout ce qui lui restait à envisager, le poste d’équipage, dernière ressource de l’arrière-garde des gens de mer, et suprême menace du destin !

Hull, jadis maître-marinier d’assez bonne réputation, avait été réduit, plusieurs fois, par la suite à s’engager comme simple matelot. Il lui était arrivé, dans les dernières années, de dormir dans le poste d’équipage, et voici que la même perspective se représentait à lui.

Au coin de la rue, il s’était arrêté les mains dans les poches, maudissant alternativement sa propre déveine et Macquart, lorsque quelqu’un l’interpella.

« Capitaine Hull, dit Screed, j’ai un mot à vous dire.

— Comment ! fit Hull, le reconnaissant, mais c’est monsieur…

— Screed, oui, c’est mon nom. Je voudrais causer avec vous une minute ; descendez la rue avec moi, nous pourrons converser en chemin. Je puis vous être utile. Maintenant, dites-moi, qu’est-ce que toute cette histoire au sujet du dénommé Macquart ? Que savez-vous sur son compte ?

— Ce que je sais sur son compte ? rugit le capitaine, c’est que jamais pire coquin n’a marché sur deux pattes !

— Je le sais, dit Screed, ou du moins, je sais que c’est un chenapan de premier ordre. Voici de quoi il s’agit : il est venu faire à l’un de mes amis une proposition au sujet d’un trésor enterré en Nouvelle-Guinée. Maintenant, dégagez votre esprit de toute opinion préconçue : connaissez-vous quelque chose à alléguer contre cette proposition ? Je veux dire, est-elle absurde ou sincère ? »

Le capitaine garda un moment le silence, puis déclara :

« Oh, je la crois assez bonne. Je pense que l’or existe et que notre homme essaie d’aller là-bas depuis des années, mais il est si extraordinairement pervers qu’il ne peut réussir à mettre l’expédition en train. Il m’a filouté avec cette histoire, et à San-Francisco nous avions presque trouvé un bonhomme disposé à financer l’expédition quand le Macquart jugea à propos d’escroquer un ami du bailleur de fonds, pour une somme insignifiante, et la combinaison tomba dans le lac. Il finit par rafler tout mon argent et me laisser ivre mort dans un bar de San-Lorenzo, voilà quatre ans. Or, je ne suis pas riche, mais je suis loyal en affaires. J’ai fait passer des armes en contrebande et exercé pas mal de métiers de ce genre, mais je ne suis pas un déclassé, au ban de la société. Macquart en est un, et voilà pourquoi je veux lui mettre le grappin dessus. Je veux lui cogner la tête, j’en grille, j’en…

— Ne parlez pas de cogner des têtes, conseilla Screed. C’est une mauvaise solution et vous perdez votre temps. Macquart a organisé son expédition par l’intermédiaire d’un de mes amis, et doit partir avec deux autres hommes pour ramasser cet or ; la seule chose qui me tracasse, c’est qu’avec un fieffé coquin de cette espèce il pourrait bien se faire que…

— Je vous comprends, interrompit le capitaine. Il pourrait bien se faire qu’il mît les deux autres dedans. Il le fera certainement.

— Les autres sont de braves gens, continua Screed ; je les ai avertis de se tenir sur leurs gardes et je les avertirai de nouveau, mais il faut prendre toutes les précautions, et c’est là où vous pouvez jouer un rôle. Vous êtes leur aîné, et vous connaissez ce gaillard-là plus intimement qu’eux. Eh bien, capitaine, j’ai un emploi pour vous. Sortez de Sydney aujourd’hui de façon à n’avoir aucune occasion de rencontrer Macquart, et venez me voir demain matin à huit heures. Voici ma carte avec mon adresse personnelle. »

Le capitaine Hull prit la carte entre un doigt et un pouce énormes.

« Je viendrai, dit-il, mais je dois vous avouer sincèrement que je suis absolument fauché. Une demi-couronne, voilà tout ce qui me reste, et Dieu sait où je trouverai un sou de plus !

— Voici un souverain, fit Screed. Ménagez-le. Surtout ne buvez pas, car cela gâterait tout, et Sydney est plein de tentations. Allez-vous-en dans quelque localité sur la rade, mangez tant que vous voudrez, mais de grâce ne buvez pas, et surtout gardez votre langue. Ne mentionnez à personne cette affaire ni mon nom ; autrement je me retire et vous pourrez courir après Macquart.

« Écoutez, capitaine, vous avez une chance de faire fortune dans la combinaison. Rappelez-vous cela et ne perdez pas la plus belle occasion de votre vie. Je passe pour un veinard, et toutes les affaires que j’entreprends réussissent. Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf hommes sur mille se retireraient de cette entreprise sachant ce que je sais sur le compte de ce Macquart. Eh bien, cela ne me rebute pas. Je n’attache pas plus de valeur à la nature d’un individu qu’à celle d’un jeton, tant que son plan est bon, et que, connaissant cette nature, je puis prendre mes précautions contre cet homme.

— Je crois qu’avec Macquart il vous faudra prendre beaucoup de précautions, dit Hull.

— C’est précisément la conclusion à laquelle je suis arrivé », riposta Screed.

CHAPITRE VI

L’ÉQUIPEMENT

Tillman et Houghton ignorant tout de l’incident Hull, et Macquart ne sachant rien de l’entrevue de Screed avec le capitaine, l’approvisionnement du Barracouda et sa préparation pour la mer se poursuivirent sans encombre.

Une chose que remarqua Tillman, c’est que Macquart établissait sa résidence à bord et ne voulait plus quitter le yawl.

Un jour, Tillman ayant besoin d’envoyer un message en ville au sujet d’articles d’armement qui n’étaient pas arrivés, demanda à Macquart d’y aller, et celui-ci refusa en alléguant qu’il avait mal au pied.

Macquart dormait à bord et faisait sa propre cuisine. Tenu par une terreur mortelle de Hull, il se montrait à peine sur le pont, et dès qu’un canot débordait du rivage, il l’examinait par un sabord avant de venir le recevoir.

« Je ne puis m’imaginer ce que peut bien avoir Macquart, dit Tillman à Houghton. Il me fait l’effet d’un homme qui se cache.

— C’est, en effet, un drôle de particulier, répondit Houghton. Je soupçonne qu’il doit de l’argent à terre. Quoi qu’il en soit, cela ne nous regarde pas. »

En vérité, ils avaient assez à faire sans s’inquiéter de Macquart.

Bien que le Barracouda fût considéré comme prêt à prendre la mer, il restait toutes sortes de choses à remettre en place et auxquelles il fallait penser, étant donné que l’expédition pouvait durer six mois ou plus. Ainsi on avait oublié les outils et matériaux de calfatage. Screed n’étant pas marin, ils devaient tout inspecter et revoir par eux-mêmes. En outre, Screed, bien qu’ayant déclaré mettre un millier de livres sterling dans l’affaire, regardait terriblement à la dépense ; ils devaient lui démontrer la nécessité du moindre article et fréquemment batailler pour obtenir ce qu’ils voulaient.

« Si j’avais connu Screed pour un pareil grippe-sou je ne me serais pas engagé dans l’affaire, disait un jour Tillman avec dégoût. J’ai dû lui faire une scène à propos des provisions. Je veux des vivres pour neuf mois, il n’en a prévu que pour six. Je lui ai dit catégoriquement que cela ne pouvait pas marcher ainsi. Il semblait croire que nous pouvions nous ravitailler là-bas sur la côte de Guinée ; cela lui est bien égal que nous nous trouvions à court ! Toutefois j’ai eu le dessus sur ce point. Je lui ai déclaré que nous ne trouverions rien là-bas que de la bêche-de-mer[7] et des noix de coco. Bien entendu, je parlais sans savoir. Il se peut qu’il y ait là des magasins bien achalandés, mais c’est peu probable ; enfin il a cédé. Et puis il y avait les armes : trois fusils Winchester et trois pistolets Colt automatiques, tel a été mon ultimatum, avec deux cents cartouches pour chacun. Mille tonnerres, ce qu’il a glapi ! Mais j’ai obtenu ce que je voulais.

— Il fait bien des embarras au sujet de son millier de livres, répondit Houghton. Je ne crois pas que cet équipement lui en coûte plus de trois cents. Le Barracouda ne représente pas de l’argent à fonds perdu ; il pourra le vendre quand nous reviendrons.

— Si nous revenons, vous voulez dire, rectifia Tillman. Nous allons courir un terrible risque, ne vous y trompez pas.

— Je ne crains pas le risque.

— Qui parle de le craindre ? Le risque constitue tout le plaisir de l’aventure. Je vous jure que j’en ai plein le dos de rester ici à Sydney et de savoir chaque jour ce qui va m’arriver. Je veux partir et vivre ma vie !

— Je suis dans les mêmes dispositions », affirma Houghton.

Un examen minutieux montra que la toile du canot pliant était pourrie par endroits. Screed suggérait un raccommodage, mais Tillman tint bon pour un youyou ou un canot de toile neuf, et fit prévaloir son point de vue.

De même, on s’aperçut à l’essai que la grand-voile de rechange aurait été déchiquetée par la moindre bourrasque ; la toile ne dure pas longtemps sous les tropiques, même quand on s’en sert rarement.

Enfin Screed dut consentir, bien que de mauvaise grâce, à l’achat d’une ancre du large brevetée.

Screed présentait cette particularité que, tout en discutant pied à pied pour le moindre liard et la moindre vétille, il se montrait prodigue pour les choses qu’il considérait comme essentielles. Ainsi, encore qu’il gémît et grognât pour quelques mètres supplémentaires de toile à voile, les cartes, boussoles, sextants (dont un de réserve) et le chronomètre achetés par lui étaient tout ce qu’on pouvait trouver de meilleur.

L’équipement de l’expédition dura quinze jours au lieu d’une semaine. La veille du départ, au soir, Tillman, après un dernier coup d’œil pour voir si tout marchait bien, s’assit sur le pont entre Houghton et Macquart, près de l’écoutille du salon.

« Eh bien, dit-il, c’est fini. Tout est à bord, même le tabac : vingt-cinq livres de « Navy Plug » nous dureront un bon moment, d’autant plus que j’ai décidé les armateurs à y ajouter cinq boîtes de cigares de Bornéo par-dessus le marché. Il n’y a pas de boissons, à part six bouteilles de whisky en guise de médecine et un flacon de chlorodyne.

— Vous avez oublié une chose, déclara Houghton. Supposons qu’il nous arrive un accident ?

— Eh bien, alors ? demanda Tillman.

— Où sont vos instruments et accessoires de chirurgie ? »

Tillman renâcla.

« À quoi nous serviraient-ils sans chirurgien ? Il ne faut pas qu’il nous arrive d’accidents. Nous ne pouvons pas nous payer ce luxe-là. Croyez-vous donc que nous allons faire une croisière en yacht ?

— Je sais un peu remettre les fractures, dit Macquart, et je connais le moyen d’arrêter le saignement d’une artère, ou, du moins, je le connaissais jadis. »

À ce moment, une forme sombre émergea de l’écoutille du gaillard d’avant, se redressa, puis marcha vers le bordage et s’y appuya, regardant la rive.

C’était Jacky, le nègre engagé par Screed comme cuisinier et aide-matelot de pont.

Jacky était habitué à la mer. Il savait gouverner et était remarquable comme rameur. Le programme comportait d’abord deux indigènes, mais à la réflexion Screed avait opté pour un seul et avait bien fait ; dans une expédition de ce genre, il vaut toujours mieux réduire au minimum l’élément indigène. Les noirs ne pensent guère qu’autant qu’ils peuvent causer entre eux.

Tillman, ayant vu hisser le fanal d’avant, fuma une autre pipe ; puis les trois aventuriers descendirent se coucher sans se douter de la surprise que Screed leur réservait pour le lendemain matin.

CHAPITRE VII

LE « BARRACOUDA » MET À LA VOILE

Tillman était sur le pont un instant avant le lever du soleil, et, quand l’astre se montra sur les collines, Macquart et Houghton le rejoignirent en bâillant et se frottant les yeux. Jacky sortait de la cuisine et y rentrait comme un diable, préparant le déjeuner, et l’air était rempli du grésillement et de l’odeur du lard frit.

La matinée était délicieuse. Les mouettes blanches pêchaient dans les fronces bleues des vagues et un vent tiède et régulier soufflait vers les passes.

Jacky, abandonnant un instant la cuisine, descendit dans la cabine pour mettre le couvert, tandis que les autres musaient sur le pont ou conversaient appuyés au bordage, guettant le canot qui devait amener Screed et le pilote.

« Du diable si ce nègre ne me rappelle pas un kangourou qui saute ! dit Tillman ; et il semble avoir douze paires de mains : regardez-le faire la cuisine et mettre le couvert en même temps ; et pour monter les provisions à bord, il était plus actif qu’une demi-douzaine d’agiles maîtres d’hôtel.

— Regardez ! dit Houghton. Voici le canot ! »

Un bateau peint en blanc s’éloignait du quai ; avec deux rameurs et deux hommes à l’arrière.

« Ce canot n’est pas celui du pilote, fit Tillman. Je distingue bien Screed ; mais qui est le personnage à côté de lui ? »

Macquart, debout, s’abritait les yeux d’une main et observait l’embarcation qui approchait. Puis, il tourna le dos et descendit.

Quand le canot aborda, Tillman abaissa l’échelle et Screed monta sur le pont suivi de son compagnon ; celui-ci était le capitaine Hull.

« Ainsi vous voilà prêts à partir, dit Screed. Eh bien, je vous amène un camarade, un de mes amis, le capitaine Hull, qui est aussi un vieil ami de Macquart. Il vous accompagnera en qualité de subrécargue. Il connaît le métier à fond, et comme vous êtes un peu à court de personnel, vous le trouverez utile. Mais où est donc Macquart ?

— En bas, répondit Tillman, stupéfait de cette nouveauté dans le programme. Mais ceci, je l’avoue, est une surprise. Puis-je vous dire deux mots ? »

Il mena Screed à l’avant.

« Pourquoi, diantre, nous amenez-vous ce type-là ? demanda-t-il. Je me souviens de lui : un matin il a rencontré Macquart dans la rue et ils sont partis ensemble. Qu’est-ce que cela signifie ? Quelle est, au juste, la situation ?

— Je vais vous le dire, déclara Screed. Macquart est un des plus fieffés coquins qui aient vécu sur terre. Jusqu’à ces derniers temps je n’étais pas complètement renseigné sur son compte. Hull est son antidote. Veuillez me faire confiance en cette affaire, car mes intérêts sont les vôtres. Macquart vous aurait mis dedans, vous et Houghton, comme des gosses au berceau, si vous étiez partis seuls avec lui. Hull est la poigne de fer avec laquelle je le tiendrai. Hull a été escroqué par lui. Hull en sait assez long pour le mettre entre les mains de la police ; il est assez fort pour lui tenir la dragée haute et assez franc pour me convenir. C’est un ange en comparaison de Macquart.

— Mon Dieu ! s’écria Tillman, quel singulier équipage entassé dans ce malheureux bateau de quatre sous !

— Oh ! tout marchera très bien. Mais n’oubliez jamais que vous avez une bombe dangereuse à bord en la personne de Macquart. Placez votre confiance en Hull et prenez son parti s’il arrive des ennuis. Je lui ai promis de tout vous dire pour vous mettre sur vos gardes. Ne vous emballez pas là-dessus : ne vous échauffez pas à l’idée que ce Macquart n’est pas le pire des coquins ; il l’est certainement : un demi million de livres sterling dans une cachette indique une félonie quelconque. Très probablement, Macquart, voilà des années, a assassiné John Lant. J’en suis à peu près sûr, mais nous n’avons pas à nous en inquiéter. Ce que nous voulons, avant tout, c’est mettre la main sur l’argent. Maintenant, venez à l’arrière. Macquart est en bas, dites-vous ? Sans aucun doute pour ne pas être aperçu de Hull. Je vais les mettre en présence l’un de l’autre. »

Il se dirigea vers l’arrière, puis descendit dans la petite cabine, suivi de Tillman, de Houghton et de Hull.

Macquart, assis à table, avait commencé à déjeuner, de pain et d’une boîte de sardines. Frappé de stupeur par l’apparition de Hull en compagnie de Screed dans le canot, il s’était imaginé que toute l’expédition était dans le lac et s’empressait de se gaver avant de recevoir sa feuille de route.

Cependant Screed, en entrant dans la cabine, semblait parfaitement indifférent ; en fait, il souriait.

« J’ai amené à bord un de vos amis, dit-il, le capitaine Hull : il m’a demandé de se joindre à cette expédition et j’y ai consenti. Il naviguera avec vous en qualité de subrécargue. Le voici. »

Hull, entré le dernier dans la cabine, s’arrêta un instant à regarder Macquart, qui s’était levé. Sur sa large figure un sourire s’épanouissait graduellement ; on aurait pu croire qu’il retrouvait, dans la personne du capitaine, un frère depuis longtemps perdu.

« Tiens, mais c’est mon cher ami Joe ! fit le capitaine Hull. En croirai-je mes yeux ! Ah, Joe, tu as engraissé depuis que je t’ai perdu de vue la dernière fois. Vraiment, tu parais prêt à éclater de prospérité. J’en reste confondu ! »

Le visage de Macquart ne laissait rien transpirer de ce qui se passait en lui. Il tendit la main à Hull.

« Ceci est une surprise, en effet, dit-il. Ainsi tu viens avec nous ? Eh bien, tout est pour le mieux. Un navigateur capable est toujours utile, quand bien même nous serions un peu à l’étroit. »

Il s’assit et se servit une autre sardine ; et cet instant suffit à Screed pour entrevoir le caractère formidable de cet individu, capable de supporter de pareille manière le coup terrible qu’il venait de recevoir.

Jacky était descendu sur leurs talons avec un grand plat de lard frit et d’œufs ; et l’équipage entier prit place à table, bien que sérieusement serré, tandis que le noir remontait chercher le café.

Houghton, le seul à table qui ne comprît pas le nouvel incident, s’étonnait que Screed leur imposât au dernier moment cet étranger ; il se rappelait vaguement la physionomie de Hull, entrevue certain matin, voilà une quinzaine de jours ; mais il ne dit rien. C’était une initiative de Screed, et si Tillman était satisfait, lui-même n’avait pas à se plaindre.

« Eh bien, Messieurs, dit Screed comme le repas tirait à sa fin, le pilote ne va pas tarder à venir à bord et le vent est favorable. Je veux vous dire un dernier mot. Cette expédition représente bien des choses pour nous tous. Le capitaine Hull que voici sait ce que nous cherchons et, en ce qui concerne sa part, il s’arrangera avec M. Macquart sans toucher aux vôtres ni à la mienne. Il faut qu’aucun dissentiment ne s’élève entre vous. Travaillez en vue du but commun, car c’est seulement de cette manière que vous tirerez profit de la chose. Quand vous reviendrez ici avec ce que vous allez chercher, vous ne trouverez aucun ennui, aucune difficulté à prendre vos parts. Dès que j’aurai l’or en mains, je signerai à chacun de vous un chèque pour la somme qui lui reviendra.

« Vous pourriez croire que ma participation dans cette affaire ne consiste qu’à équiper ce bateau et vous faire partir ; mais vous seriez loin de compte. Mon aide véritable se manifestera quand vous débarquerez ici avec le trésor. Fourrez-vous bien ceci dans la tête : quand même vous auriez le Barracouda rempli de souverains jusqu’aux panneaux, vous seriez pauvres, tout simplement parce que vous ne pourriez pas convertir ces souverains en un crédit de banque ; vous ne les apporteriez en sécurité dans aucun port du monde sans être flairés par les changeurs de monnaie ou la douane… Voilà tout ce que j’avais à dire. »

Il se leva de table. En parlant, il observait attentivement les traits de Macquart et avait bien cru y démêler l’ombre d’un sourire, un vague soupçon de moquerie. Il ne pouvait en être sûr, mais se sentait plus satisfait que jamais d’avoir mis Hull dans la combinaison.

Ils montèrent sur le pont, juste au moment où le pilote arrivait dans son canot-automobile.

Tillman, à qui étaient dévolues les fonctions de patron, car, mieux que Hull, il s’entendait à la conduite des petits bateaux, avait arrêté les rôles de quart dans une conférence tenue la veille : il avait choisi Jacky pour veiller avec lui comme quart de bâbord, et attribué le quart de tribord à Houghton et Macquart.

La venue de Hull ne modifierait pas cet arrangement : il se déclara prêt à agir comme travailleur de supplément et à aider de toute façon utile.

« Je ne suis pas difficile, dit-il. Toute ma vie j’ai été habitué aux mâts, aux vergues et aux gaillards d’arrière. Je dois avouer que cette boîte à savon est une nouveauté pour moi et que ces manœuvres de mouchoirs de poche, de crocs et de bout-dehors sortent de ma spécialité. Si M. Tillman que voilà s’y connaît mieux que moi, eh bien, qu’il soit mon patron : et s’il n’est pas très calé sur la navigation, ma foi, il pourra compter sur moi pour lui donner un coup de main. »

Il parlait sincèrement. Hull à bord du Barracouda se trouvait hors de son élément autant qu’une truite dans un aquarium d’enfant. Il avait coutume de prendre ses aises ; le gréement en goélette le déconcertait. Bien qu’il fût habitué aux voiles de grande surface, la grand-voile du Barracouda lui semblait hors de proportion avec sa coque et le balancement du gui l’inquiétait. De fait, il était obsédé par l’idée de la petitesse du bateau ; mais cette obsession devait s’effacer à la longue.

Le pilote, un ami de Tillman, supposait qu’ils allaient visiter les îles et était venu pour leur dire au revoir plutôt que parce qu’on avait besoin de lui.

Quand il monta à bord, Screed serra la main à tout le monde et redescendit à terre. L’ancre fut virée à long pic. Hull, Houghton et Jacky se mirent au guindeau. Le foc et la grand-voile furent établis et l’ancre levée.

Tillman était à la roue. Traînant en remorque le canot du pilote, le Barracouda dépassa, l’une après l’autre, les anses de la superbe rade ; il enfila le chenal, et bientôt, telle une enchanteresse présentant d’une main la fortune et de l’autre la mort, s’étala devant eux l’immensité bleue et l’éternelle jeunesse du Pacifique.

CHAPITRE VIII

LES ARGONAUTES

Le pilote les avait quittés, le chenal était franchi, et ils laissaient à bâbord arrière le doigt blanc du phare de Maquarie.

À la roue, Tillman sentait de plus en plus les qualités nautiques du Barracouda, car ici la mer était vive et forte ; la marée arrivait contre le vent et des moutons couraient se briser contre le vert brutal de la rive et des prairies bleuies par la distance.

Les Grecs d’autrefois avaient dû voir des mers pareilles lorsqu’ils les représentaient comme le séjour de Protée, berger des troupeaux aquatiques ; et sans doute Jason manœuvra l’Argo à travers des vagues aussi bleues et remuantes lorsqu’il se mit en quête, lui aussi, de trésor et d’aventures.

Si Tillman avait jamais entendu parler de Jason et de la Toison d’Or, il les avait oubliés ; et, même s’il s’en fût souvenu, il n’était guère d’humeur à établir des parallèles.

Cependant l’Argo partant pour la Colchide était un vaisseau frère du Barracouda ouvrant ses voiles au vent du Pacifique, chargé de rêveurs embarqués dans une affaire aussi aventureuse et guère moins fantastique.

Houghton, appuyé au bordage du côté du vent, causait avec Hull. Macquart était assis carrément sur le pont près de la cuisine, et s’escrimait avec une aiguille et du fil contre une déchirure de son paletot, qu’il avait retiré.

Le nègre Jacky s’agitait dans le petit gaillard d’avant pour y mettre les choses en ordre, et Tillman regardait ses compagnons, l’immensité de la mer et l’entrée de la rade reculant dans le lointain ; pour la première fois, il se rendait compte de la vraie nature de cette expédition et des obligations qu’il avait assumées d’un cœur si léger.

Bobby Tillman avait été un de ces jeunes gens de Sydney dont les principales occupations dans la vie consistent à dépenser de l’argent, assister aux régates et aux courses, vivre trop bien et se remettre de leurs excès. Partir à l’aventure pour aller reprendre un demi-million de livres en or caché dans un fleuve de la Nouvelle-Guinée lui avait paru une entreprise superbe, et il s’y était engagé avec enthousiasme. Ici, devant la mer et ses camarades, le fait qu’entre toutes les opérations celle-ci était la plus désespérée et la plus scabreuse, s’imposait à son esprit et y éveillait le sentiment de sa responsabilité.

Si l’équipage du Barracouda se fût composé de marins pieux, et si l’objet de leur recherche eût été une cachette bourrée de Bibles destinées à être distribuées aux païens, le voyage n’aurait pas été dépourvu de risques. Mais l’or était le but de leur investigation, et l’or de l’espèce la plus dangereuse, sous forme d’un trésor abandonné.

Ce n’est pas à cela que songeait Tillman en gouvernant. Il passait en revue ses douteux compagnons comme s’il les voyait pour la première fois.

Il connaissait Houghton et pouvait se fier à lui ; en Macquart il devinait un coquin, tant d’après un vague instinct que d’après ce qu’en avait dit Screed, et le trait le plus inquiétant chez lui était ce coup d’œil furtif de démon dans une personnalité par ailleurs fascinatrice.

Hull, lui, paraissait beaucoup plus facile à comprendre. Imposé au dernier moment par Screed comme un frein destiné à agir sur Macquart, Hull portait sur son visage un certificat de son caractère : ce n’était pas une référence de premier ordre, loin de là : néanmoins, Tillman comprenait intuitivement qu’on pouvait compter sur Hull beaucoup plus que sur l’autre.

Jacky, le nègre, représentait une quantité absolument négligeable.

Tel était l’équipage, petit en nombre mais gros en potentialités, auquel Tillman avait affaire, qu’il lui fallait maintenir dans l’union et avec lequel il devait affronter la mer, des indigènes et les passions que pouvaient susciter la nature des recherches et celle des chercheurs.

Tillman ne flancha point. Cet optimiste de cœur léger, qui badinait avec la vie, cet habitué des champs de courses, ce pilier du bar Lampert, se rendit parfaitement compte de toutes les difficultés et dangers de sa situation, mais ne s’en soucia pas outre mesure. Il se sentait établi sur un roc inébranlable, sur le fait que le Barracouda se révélait à la mer comme un magnifique bateau. Debout, il actionna la roue jusqu’au moment où le phare s’effaça dans le lointain. Alors, il appela Jacky pour le remplacer, lui indiqua la direction et rejoignit Hull et Houghton à l’abri du bordage.

Tous trois s’assirent sur le pont près de Macquart, qui avait fait ses raccommodages, et Tillman, sortant une carte sommaire des parages de l’Australie orientale, se mit à expliquer aux autres la route qu’ils devaient suivre.

« Nous voici, dit-il, presque à la hauteur de Broken Bay, à deux mille huit cents ou plus du cap York et du détroit de Torrès. Nous maintenons notre route actuelle jusqu’à ce que nous arrivions au trentième degré de latitude, c’est-à-dire juste à la hauteur des îles Solitaires. Alors nous appuyons au nord, comme ceci, jusqu’à ce que nous soyons au niveau de la Grande Île de Sable. Nous gardons la même direction jusqu’à 20°de latitude en évitant la queue de la Grande Barrière de Récifs, puis nous piquons hardiment au nord-nord-ouest à travers la mer de Corail, puis au nord-ouest vers le Détroit. Nous restons en dehors de la Barrière de Récifs, comprenez-vous ? Les vapeurs de toutes les lignes et la plupart des bateaux de commerce naviguent en dedans, mais nous naviguerons en dehors. J’en ai causé avec Screed. Il voulait me faire passer à l’intérieur en serrant la côte, mais j’ai décidé le contraire. Nous ne sommes pas pressés et nous prendrons toute la place voulue en mer. À la hauteur du cap Grafton la mer est assez difficile. Il y a les îles Cayes Madeleine et le récif Holmes : il nous faut passer entre les deux.

— Combien de temps nous faudra-t-il pour atteindre le Détroit ? demanda Houghton.

— Quarante jours pleins si nous avons du beau temps, répondit Tillman. Au cas contraire, deux mois peut-être. Voyez-vous, nous avons le courant contre nous.

— Eh bien, je ne suis pas homme à me plaindre si la traversée devait durer douze mois, fit Hull. Une bonne table et une navigation sans anicroches, voilà tout ce que je souhaite, pourvu qu’on ne me sépare point de mon ami Mac que voici. Mac et moi nous sommes frères Siamois, pas vrai, Mac ? »

Mac émit un grognement. Il avait pris dans sa poche une pipe et du tabac et était en train de couper la carotte.

Tillman s’étonnait. Il tenait de Screed que Hull avait une dent contre Macquart qui lui avait joué un sale tour. Il ne connaissait pas toute la profondeur du fossé qui séparait ce couple peu banal. Néanmoins, scandalisé du ton persifleur de Hull, il essaya de changer le sujet de conversation, mais Hull persista dans son attitude.

« Nous avons couru les mers ensemble et toujours partagé comme des frères, n’est-ce pas, Macquart ? Et voici que nous naviguons et partageons comme autrefois.

— Hé oui, dit Macquart.

— Et quand nous aurons atteint le but, nous serons tous les deux riches. Hein, Macquart, nous roulerons en voiture, toi et moi ?

— C’est vrai. Il y en aura assez pour tout le monde. Je suis un type simple et il ne me faut pas grand’chose sur terre pour vivre heureux. Il y en aura assez pour nous tous… quand nous aurons rapporté l’argent en toute sécurité. »

Houghton, qui ne saisissait pas les sous-entendus de la conversation, crut devoir placer son mot :

« Bon Dieu ! dit-il. Ce sera splendide si nous le rapportons. Je n’ai jamais connu la valeur de l’argent jusqu’au jour où je m’en suis trouvé dépourvu, et je n’ai cru réellement à cette expédition que depuis que nous sommes en route.

— Maintenant il nous faut la mener à bon port, dit Tillman, et cela exigera de sérieux efforts. »

Il se leva et se dirigea vers l’arrière, suivi de Houghton.

Hull et Macquart se trouvèrent seuls pour la première fois. Hull, qui venait de bourrer sa pipe, l’alluma et en tira quelques bouffées. Après un moment de silence, il demanda :

« Mac, quels sont ces deux types que tu as mis dans l’affaire ?

— Eh, tu devrais le savoir, répondit Macquart, étant donné que depuis quinze jours tu étais dans la manche de Screed.

— C’est exact, dit le capitaine. Mais il faisait diantrement noir dans cette manche-là. Il m’a bien caché et bien nourri, mais il ne m’a soufflé mot de rien, sauf la promesse de me mettre sur un pied d’égalité avec ce vieux copain Mac.

— Vas-tu me dire qu’il ne t’a rien dit au sujet de cette expédition ?

— Si, il m’en a dit assez pour me faire comprendre qu’il s’agit toujours de l’idée que tu poursuis depuis des années. L’or de Guinée était ton refrain favori, voilà quatre ans, à San-Francisco, quand tu m’as assommé avec une drogue et laissé en plan à San-Lorenzo. Et c’est l’or de Guinée que tu cherches encore maintenant. Je sais cela. Ce que je veux savoir maintenant, c’est deux choses : d’abord, qui sont ces deux types-là et quel est leur rôle dans l’affaire ?

— Oh ! ce sont deux types de Sydney, dit Macquart, rien d’épatant ; Houghton arrive d’Angleterre ; il s’est trouvé échoué à Sydney et je l’ai rencontré dans le Domaine. Tillman est un marin de premier ordre pour faire marcher un bateau comme celui-ci. T’attendais-tu à me voir le mener seul ?

— Pas le moins du monde, sans quoi je ne serais pas venu à bord pour t’aider moi-même, Mac. Voyons, je t’ai cherché comme un enfant perdu depuis que tu m’as glissé entre les mains devant ce bureau de tabac. À aucun prix je ne voulais te laisser entreprendre seul cette traversée, sois-en sûr. Eh bien, maintenant, arrivons au second point : quel est ton but ?

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire ce que je dis. Je t’ai toujours vu organiser ou essayer d’organiser des expéditions pour aller chercher ce trésor. Est-ce vraiment sérieux ? Y a-t-il là-bas de l’argent ou rien du tout ?

— Je te donne ma parole d’honneur…

— Je n’accepterais ta parole d’honneur pour rien au monde, dit le capitaine. Je ne voudrais pas t’en priver, Mac ; réponds-moi : est-ce réel, et sinon, où veux-tu en venir ? Si tu me joues un vilain tour, moi je te donne ma parole d’honneur que je te tordrai le cou. Il n’y a pas de police, ici, Mac, ni de jury ni de coroner.

— Tu peux accepter ce que je te dis comme la pure vérité, dit Macquart. L’or est là-bas et il n’y a qu’à l’enlever. »

En parlant il levait la tête et dilatait les narines comme pour renifler l’odeur du trésor.

Une grande mouette passa dans le ciel bleu ; son ombre balaya le pont blanc et la voile du Barracouda, et la brise apporta son cri tandis qu’elle fuyait sous le vent.

Houghton était descendu. Tillman, penché sur la lisse de l’arrière, fumait et contemplait le sillage du yawl. Jacky se tenait au gouvernail.

« L’or est là aussi sûr que je suis ici, continua Macquart, à moins qu’un tremblement de terre n’ait englouti le talus du fleuve.

— Ou que quelqu’un ne soit venu le chercher, suggéra Hull.

— Qu’entends-tu par là ? demanda Macquart.

— Voici : je t’ai rencontré voilà quatre ans et tu parlais de cette ruche à miel. Je te retrouve aujourd’hui et tu en parles encore. À combien de gens as-tu donné la tâche d’entreprendre cette affaire ? Voilà ce que je voudrais savoir.

— À personne, répondit Macquart, pas à âme qui vive. C’est la vérité du bon Dieu que depuis notre rencontre à San-Francisco, voilà quatre ans, jusqu’à l’autre jour, je n’ai pas trouvé un seul type capable de m’être utile. Comment l’aurais-je pu, alors que je courais le monde en guenilles ? Une fois ou deux j’ai eu l’occasion de gagner un peu d’argent, et j’en ai profité, mais la veine a tourné contre moi. C’est la pure vérité : depuis que je t’ai vu pour la dernière fois, la malchance m’a poursuivi. J’ai rencontré Tillman là, dans un bar de Sydney, et j’étais tellement enlisé dans la mélasse que je lui ai tout appris en prenant un verre : il a pris feu là-dessus. Puis j’ai fait la connaissance de Houghton, l’autre type, dans le Domaine, je l’ai présenté à Tillman et le résultat c’est que nous sommes ici.

— C’est juste, dit Hull. Nous sommes ici en effet. »

Macquart le regarda du coin de l’œil.

« Ce que je n’arrive pas à comprendre, dit-il, c’est comment tu y es, toi. Nous deviendrons meilleurs amis si nous sommes francs l’un envers l’autre (Hull émit un petit rire bref à ces paroles). Et, même l’amitié mise de côté, tu as éveillé ma curiosité. Comment diable as-tu mis la main sur Screed ?

— Je vais te l’expliquer. Quand tu m’as joué ce tour de disparaître devant le bureau de tabac, j’ai aperçu Tillman et Houghton, dans un bar. Me souvenant de les avoir vus en ta compagnie, j’ai écouté leur conversation. En rapprochant les faits, j’ai vu la chose claire comme deux et deux font quatre, et j’ai mis le grappin sur Screed. Screed n’a pas de toi une opinion bien flatteuse, Mac, surtout depuis que je lui ai raconté la façon dont tu m’as mis dedans à San-Francisco. Screed sait que je te connais, toi et tes tours de chien, et il m’a mis à bord pour veiller à ce que tu joues franc jeu avec ces deux pauvres malheureux jeunes gens. Je suis ton tuteur naturel, Mac, jusqu’à ce que nous rapportions le magot en sûreté à Sydney, et alors je deviendrai ton associé. Il me faudra la moitié de ce que tu ramasseras. Tu comprends cela, Mac ?

— Quand nous aurons rapporté le trésor à Sydney, tu pourras prendre la moitié de ma part, dit Macquart. Je ne prétends pas être satisfait que tu t’octroies ce droit, mais le fait est que tu as l’avantage sur moi et qu’il ne me servirait à rien de regimber.

— À rien du tout, confirma Hull, et il m’est agréable d’être en bons termes avec toi pendant tout le voyage et jusqu’à notre retour chez nous ; mais ne va jamais t’imaginer que je sois endormi. Même en ronflant sur le dos, je garde un œil ouvert sur toi, Mac, et mes deux poings sont prêts à t’aplatir si tu veux me jouer un de tes tours de singe. »

Il se leva et se dirigea vers l’arrière pour prendre son tour au gouvernail, laissant Macquart assis sur le pont et probablement en train de ruminer la situation.

CHAPITRE IX

UNE VISION DE L’ABIME

En franchissant la latitude de la Pointe du Danger, ils avaient la terre à cent trente milles à bâbord ; ils s’en rapprochèrent jusqu’à ce que la Grande Île de Sable se montrât dans la mer bleue et étincelante.

Jamais aventuriers ne furent aussi favorisés par le temps.

À travers des journées d’azur et des nuits d’étoiles, ils étaient poussés régulièrement vers le nord par un vent tiède qui rendait la vie délicieuse. Les voiles n’exigeaient presque aucune manœuvre, les quarts s’accomplissaient au petit bonheur, et Macquart, qui avait fait de belles promesses au point de vue navigation « laissait aller », selon l’expression de Hull, et se retirait en lui-même, sommeillant la plus grande partie de la journée en bas, dans sa couchette.

Hull, en revanche, qui n’avait rien promis et était venu à bord, de fait, en qualité de subrécargue, faisait beaucoup de choses. Il prenait son tour à la roue, aidait à la navigation et lentement mais sûrement, depuis le premier jour, acquérait une influence prépondérante.

Plus âgé que tous les autres à bord, excepté Macquart, c’était au physique un colosse, et il semblait doué jusqu’à un certain point d’une de ces âmes d’acier qui tendent à la domination.

Quoi qu’il en fût, au moment où ils atteignirent à la hauteur de la Pointe du Danger, l’équipage du Barracouda s’était agité et comme se précipite un mélange chimique, chacun avait pris la place que lui assignaient ses aptitudes particulières.

Tillman, considéré au début comme capitaine, avait, sans s’en apercevoir, presque résigné ses fonctions entre les mains de Hull. Jacky le noir, grâce à sa connaissance pratique de la mer, à son immense activité et à sa prompte initiative, était sorti pour ainsi dire de la cambuse pour s’élever à une sphère d’utilité supérieure même à celle de Houghton. Macquart qui devait être le conducteur, sinon le capitaine de toute la bande, s’était relégué au dernier rang, et c’était la pure vérité que, mis en présence des détails matériels de l’expédition, en apparence il n’influait pas plus sur sa destinée qu’un des cancrelats rampant dans la cabine.

Je dis « en apparence », car Macquart était un de ces hommes dont il est impossible de rien affirmer définitivement, un de ces hommes qui ne sont jamais aussi puissants et aussi dangereux que quand ils semblent désœuvrés ou inoffensifs.

Telle était la situation lorsque se produisit un événement qui mit Hull encore plus en relief et consolida sa situation.

Ils avaient dépassé la latitude des Îles Cumberland ; l’extrémité de la Grande Barrière des Récifs gisait, d’après leurs calculs, à cinquante milles sur bâbord, et devant eux se trouvait tout ce labyrinthe de récifs et bancs de sable qui s’étend de Cayes Madeleine jusqu’au Flinders Reef. Le vent qui s’était maintenu jusqu’alors tomba soudain et un matin, au réveil, ils se trouvèrent en dérive dans un calme plat.

Tillman monta sur le pont à six heures en pyjama et une serviette sous le bras.

Jacky avait abandonné la roue et s’occupait de la cuisine.

Le Barracouda, présentant le travers à la vague, roulait légèrement avec accompagnement de craquements de cordages, son gui battant la mesure ; l’air était calme et sans un souffle, et le grand soleil resplendissait sur un infini d’eau et de ciel admirable avec ses profondeurs et ses teintes d’azur.

La mer, pareille à un immense voile de satin couleur de saphir, se soulevait en ondulations rappelant de larges prairies, sans une ride à la surface ; et dans toute sa partie est, elle reflétait comme un miroir la lumière du soleil.

« Ma parole ! » dit Tillman.

Il resta là un moment, sifflant et parcourant des yeux l’horizon, puis se déshabilla et prit sa douche, Jacky ayant quitté la cuisine pour lui lancer des seaux d’eau.

Pendant qu’il s’essuyait, Houghton monta sur le pont, suivi de Hull.

« C’est un calme plat, dit Hull, debout, les mains rivées au bordage et les yeux fixés sur la mer, et j’aimerais mieux voir une belle rafale, oui, j’aimerais mieux un bon coup de vent.

— Qu’est-ce que vous nous chantez là ? » demanda Tillman.

Hull, froissé de cette apostrophe, montra de l’irritation pour la première fois du voyage.

« Vous n’êtes qu’un sacré caboteur ! dit-il. Si vous n’ouvrez pas l’œil à ce que je présage être un calme plat dans ces parages avec la dérive que nous subissons, peut-être l’ouvrirez-vous quand nous toucherons quelque bougre de récif. Le bateau a dérivé pendant la moitié de la nuit et cet état de choses peut se prolonger durant plusieurs jours. Nous sommes diantrement trop près de cette barrière de récifs pour que je me sente à l’aise, voilà ce que je veux dire. »

Tillman, voyant l’état d’esprit de l’autre, descendit s’habiller, tandis que Hull, coupant une chique, s’adossait au bordage, regardant et critiquant Houghton, que Jacky était en train de doucher.

« Je n’ai jamais pu comprendre le plaisir que vous autres trouvez à cette opération, dit le capitaine, qui n’était pas enclin aux bavardages superflus. Si un homme me lançait des seaux de cette façon, je lui flanquerais des coups de pied à l’aveugler au lieu de lui donner du tabac comme vous faites à Jacky. Ce n’est pas naturel.

— Ça vous ravigote », dit Houghton.

Le capitaine Hull, n’ayant rien à répondre à cette observation, tourna le dos. Puis, voyant Jacky sortir de la cuisine avec une cafetière fumante, il descendit. Houghton le suivit, et le déjeuner fut servi. Du hareng saur, du lard frit et des tomates composaient le menu. Jacky avait fait cuire au four des petits pains la veille au soir, et il y avait du biscuit de mer… auquel personne ne toucha.

La mauvaise humeur de Hull s’évanouit devant les victuailles.

Il possédait un appétit énorme, dont il était fier. Macquart, qui n’était pas gros mangeur, venait droit de sa couchette sans être rasé, s’asseyait, la mine peu engageante, devant une tasse de café. Tillman et Houghton, sortant du bain, débordant de gaîté et de jeunesse, causaient en riant. Jacky, ayant fini de servir, était remonté sur le pont, sur l’ordre de Hull, pour veiller à toute éventualité.

Le Barracouda, roulant doucement à la houle, gémissait sans discontinuer, cordages, poulies, mâts et charpente faisant leur partie dans le concert.

« Il est mécontent de rester sur place, dit Tillman, mais il n’y a pas lieu de grommeler. Le baromètre ne bouge pas.

— Il ne bouge guère, en effet, confirma Hull. Mais je préférerais le voir descendre un peu. Des calmes comme cela me portent sur les nerfs, je ne sais pourquoi. C’est sans doute parce que j’ai été pris dans un calme pareil jadis à bord du vieux Monterey, quarante jours après avoir quitté Londres à destination de Durban ; vent debout jusqu’à Bathurst et calme plat sous l’équateur. Nous sommes restés là à pourrir deux semaines, à court d’eau, avec des douzaines de requins montrant leur nez à l’arrière. »

Ce jour-là, à onze heures et demie, Tillman, en train de dresser une tente avec une voile de rechange, remarqua Hull qui, debout et s’abritant les yeux de la main, examinait la mer à une certaine distance à bâbord.

Tillman, abandonnant momentanément son travail, vint voir ce qui se passait. À un quart de mille ou un peu moins, une étrange tache houleuse était visible à la surface de la mer et pendant qu’il regardait, un léger bouillonnement d’écume se produisit à la surface.

Il n’eut pas le temps de parler : Hull arrivait sur lui en criant :

« Nous dérivons sur des écueils ! Descendez le canot pour remorquer le bateau, c’est notre unique chance de salut ! »

Il se précipita vers l’écoutille de la cabine, appela ceux qui étaient en bas, puis, avec l’aide de Jacky et Tillman, il commença à descendre le canot ; dès qu’il fut à flot, Hull regarda autour de lui.

« Où est Mac ? cria-t-il.

— Il n’est pas encore monté », répondit Houghton.

Hull courut au capot d’échelle et plongea dans la cabine. On entendit des cris et une lutte, et l’instant d’après Macquart, la face cramoisie et l’air suffoqué, fut littéralement projeté sur le pont, comme par une explosion.

Hull, en descendant, l’avait trouvé vautré sur sa couchette et lisant un vieux numéro du Bulletin.

Ayant refusé d’obtempérer à l’ordre de monter sur le pont, il s’était senti soudain saisi, à moitié étranglé et lancé par l’écoutille.

Toute l’animosité de Hull contre cet ancien associé, toute la haine maîtrisée ou édulcorée sous d’inoffensives plaisanteries, venait de jaillir soudain. Tillman, bien qu’il n’eût guère le temps d’y penser, s’en aperçut et éprouva un frisson momentané à la vue de cette fureur latente, contenue et cachetée, qui venait de faire sauter le bouchon.

Saisissant Macquart par la peau du cou, Hull le poussa contre le bordage de bâbord avec une telle violence qu’on entendit claquer contre la lisse les boutons de son paletot.

« Va par-dessus bord ! » cria-t-il.

Un instant après, Macquart était dans le canot.

La remorque fut amarrée et l’embarcation se mit en route, avec Tillman, Jacky, Macquart et Houghton aux avirons.

Hull, resté à bord, criait les ordres et surveillait le câble de remorque.

Un instinct poussa Tillman à jeter les yeux, tout en ramant, par-dessus le plat-bord du canot. Dans l’eau claire et, apparemment, à quelques mètres seulement de la surface, il aperçut les rochers sur lesquels la marée agitait des plantes fantastiques.

On ne peut guère imaginer de spectacle plus inquiétant que celui-là ; ainsi aperçu, au beau milieu d’un océan selon toute apparence très profond, il produisit une impression presque surnaturelle ; et la houle le rendait encore plus terrifiant. Car la houle, bien qu’espacée à de tels intervalles qu’on la remarquait à peine, produisait une dénivellation d’une brasse, de sorte que par instants les rochers se voyaient plus distinctement et ensuite plus vaguement, et rien n’est plus déconcertant que ce petit jeu quand la mer le joue au grand large.

Mais la besogne à accomplir ne leur laissait pas le temps d’y penser. De toutes les corvées maritimes, le remorquage est la plus démoralisante, surtout quand le navire à remorquer est d’un certain tonnage ou que le canot remorqueur ne contient pas un nombre suffisant de rameurs. Ceux-ci n’étaient pas habitués à cette besogne spéciale ; la vie indolente menée à bord du Barracouda n’était pas de nature à les mettre en forme ; en outre, le soleil était torride.

Macquart souffrait encore plus que les autres, étant plus vieux et moins entraîné à l’action musculaire.

Tillman, qui ramait comme maître marinier, ne perdait pas Hull de vue et exécutait fidèlement ses ordres ; le Barracouda, qui maintenant tournait le dos au danger, avançait lentement et presque droit à l’est.

« Il y a une écope quelque part au fond du canot, dit Tillman. Prenez-la, un de vous, et aspergez-nous à la ronde. »

Houghton trouva l’écope et fit ce que l’autre demandait. Puis tous se remirent à leur tâche éreintante.

Au bout d’une heure, étourdis, fourbus, il leur restait à peine une once d’énergie, lorsqu’ils furent soudain rappelés à la conscience par un appel du capitaine.

Une brise survenait du sud. Un immense éventail d’eau violette s’étendait vers le Barracouda encore emprisonné dans le cristal du calme plat.

Ils amenèrent le canot le long du bord et grimpèrent sur le pont, juste au moment où la brise touchait la voile et où le gui oscillait à tribord. Hull avait détaché la roue du gouvernail, et quand ils furent sur le pont il ordonna de laisser le canot attaché à l’arrière.

« Nous n’avons pas le temps de le hisser à bord avant d’être sortis de ce labyrinthe ! cria-t-il. Prenez vos postes respectifs. »

La grand-voile avait été établie avec deux ris, par crainte d’une rafale soudaine : on largua les ris, puis on établit la misaine et le clin-foc, et le Barracouda commença à s’éveiller.

Filant ses six nœuds et traînant le canot comme un chien en laisse, il prit sa course régulière vers l’est-nord-est, et laissa derrière lui la région des bancs de sable et des récifs.

Hull jetait la sonde à intervalles. Lorsqu’il pensa n’avoir plus devant lui que de l’eau libre, il ramena le canot à bord et mit le cap au nord.

Il avait pris le commandement du Barracouda. Sans dire un mot à Tillman ni aux autres, il avait assumé la première place à bord et devenait le chef de l’expédition.

Quand le canot fut remis en place, Hull, qui était au gouvernail, prit la parole :

« Nous avons failli périr par suite d’indolence et d’incompétence en navigation, commença-t-il. C’était là une pointe de la Barrière de Récifs, autrement dit, nous nous sommes écartés de notre route jusqu’à des vingtaines de milles, et cela par votre faute, Tillman. J’aurais dû prendre moi-même la hauteur du soleil et faire les calculs. Inutile de récriminer là-dessus maintenant ; nous n’aurons qu’à y remédier. D’autre part, tous les quarts sont confondus, nous n’avons pas veillé comme il faut, les gens étaient dans leurs couchettes quand ils auraient dû se trouver sur le pont. Il s’agit de remettre tout cela en ordre. Toi, par exemple, que vas-tu faire en bas ?

— Je vais chercher ma pipe, dit Macquart, un pied sur l’échelle supérieure de l’escalier de cabine.

— Reste sur le pont jusqu’à ce que j’aie fini de parler. Tu devras accomplir ta tâche aussi bien que les autres et sans renâcler. Va te placer à côté de Jacky. Je vais choisir les quarts avec M. Tillman. »

Macquart obéit.

« Moi, je prends Mac, dit Hull.

— Et moi je prends Houghton, dit Tillman.

— Très bien, fit le capitaine ; et Jacky pourra nous aider s’il en est besoin. Maintenant, monsieur Tillman, vous pouvez descendre avec le quart de tribord ; et toi, Macquart, tu peux chercher ta bouffarde, mais reviens dans deux minutes, sans quoi je descends te secouer les puces. »

Au moment où Macquart disparaissait, Houghton surprit le regard qu’il lançait à Hull et entrevit un instant l’inimitié qui régnait entre ces deux hommes.

CHAPITRE X

LA MER DE CORAIL

Ils dépassèrent le quinzième degré de latitude et entrèrent dans la mer de Corail. Le temps devenait chaud, la mer plus bleue de jour en jour et les nuits plus éblouissantes d’étoiles.

Plus ils allaient, plus le monde tropical s’épanouissait aux yeux de Houghton comme une vaste fleur d’azur.

Le vapeur qui l’avait amené dans la Nouvelle-Galles du Sud ne lui avait guère permis d’entrevoir le véritable mystère de ce séjour de lumière ; mais ici, sur le Barracouda, si près de la mer, si dépendante des vents, si inondée de soleil, la vie devint pour lui une nouveauté et le monde une merveille.

Des flottes de nautiles passaient près d’eux, et les morceaux d’écume projetés par l’étrave ressemblaient à des copeaux de marbre sur une mer de lazulite.

Des mouettes blanches les poursuivaient et voletaient comme des flocons de neige contre l’azur embrasé du ciel, et de temps à autre le vent tiède du sud ou du sud-est les prenait en chasse, faisant ronfler le Barracouda dont l’avant se soulevait à la houle, et résonner sa coque sous les murmures et les claques des vagues labourées par sa proue.

Des poissons noirs sillonnaient l’eau, et parfois semblaient faire la course avec le bateau ; mouettes, poissons, flottes de nautiles et vents, tout semblait se presser dans la même direction, vers l’équateur : la mer même qui portait le Barracouda paraissait courir vers ce même but comme si le monde avec tout son contenu se précipitait vers quelque grande fête de couleur et de lumière.

Certain soir, ils entrevirent l’île de Banks flottant dans le lointain sur un brouillard nacré.

Les îles de Banks et de Mulgrave se dressent comme sœurs jumelles dans le détroit de Torrès en avant du cap York.

« Voilà Banks ! dit Hull ; ce n’est pas la première fois que je la vois. Qu’en dis-tu, Mac ?

— Ma foi, répondit Macquart, si tu en es sûr, à quoi bon me le demander ? Oui, en effet, c’est bien l’île de Banks.

— Eh bien, alors, ne peux-tu pas le dire comme un honnête chrétien ? fulmina Hull. Ma parole, de jour en jour tu ressembles davantage à un ours.

— Nous voilà presque dans le détroit, intervint Tillman, qui regardait la carte. N’y a-t-il pas quelque danger à continuer comme cela cette nuit ? Ne pourrions-nous pas mettre en panne et nous tenir à distance de la côte jusqu’au matin ?

— Mettre en panne ! s’exclama Hull. Voyons ! Nous sommes presque à la pleine lune ; elle se lève moins d’une heure après le coucher du soleil. Non, monsieur, nous resterons comme nous sommes et nous enfilerons le détroit avec l’aide du vent. Je n’ai pas envie de musarder pour attendre un autre calme plat ou peut-être une tempête qui nous pousse sur les rochers là-bas. Le baromètre est tranquille, mais avec ou sans lui, je vais continuer ma route. Je suis diantrement pressé de relever ce fameux fleuve. »

Jacky était à la roue. Houghton, faisant partie du quart de Tillman, était en bas. Ils descendirent, et Hull déplia les cartes sur la table. Il y avait la grande carte de la côte de Nouvelle-Guinée avec le détroit de Torrès, et la carte régionale leur indiquant la route à suivre et l’île de Banks.

Hull s’absorba dans la grande carte sur laquelle était marqué le point où se déversait le fleuve de Macquart.

« Quand nous aurons dépassé Banks, dit-il, nous serons à cent quatre-vingts ou peut-être deux cents milles de l’embouchure du fleuve. En tenant compte du courant, et comme je ne veux pas échouer sur des récifs, je pense qu’après-demain matin nous mettrons le nez dans ce fleuve, si le vent tient bon. C’est juste au bord de la Guinée hollandaise. Voyez, ici, si la carte venait jusque-là, se trouverait le fleuve Fly, qui est tout anglais. Mon vieux Mac, tu auras du pilotage à faire après-demain matin. »

Les yeux de Macquart brillaient singulièrement. Il semblait s’être débarrassé du noir souci qui lui courbait le dos depuis une semaine environ. Peut-être était-ce parce qu’il approchait de la scène de ses rêves ou pour tout autre motif, mais la bonne humeur lui tenait compagnie.

Houghton, qui venait de dégringoler de sa couchette pour prendre part à la consultation, lui en fit la remarque.

« Oui, dit Macquart. Il me semble flairer l’endroit, et je pense que vous aurez votre besogne toute tracée, vous aussi, à remorquer le bateau, à moins qu’il n’ait le vent en poupe.

— Nous ferons de notre mieux, dit le capitaine. Et maintenant, pendant que nous avons la chance d’être au large sans rien pour nous inquiéter, arrêtons nos dispositions. Voilà quinze ans et plus que tu as remonté ce fleuve, Mac ; oh ! je connais tout ce boniment d’après lequel tu tiendrais la carte et l’emplacement d’un nommé Smith, mais nous supposerons que tu étais un matelot de l’équipage de Lant. Nous sommes tous ici des braves gens et il ne convient pas d’avoir des secrets. Je ne veux pas surprendre les tiens ; ils ne me serviraient à rien ; mais voici ce que je désire savoir. Comment étaient disposés ces indigènes à l’époque où tu étais là ? La bande était-elle batailleuse ou composée de gogos disposés à vendre leurs âmes pour des perles de couleur ?

— Les indigènes sont très bien, répondit Macquart, quand on les traite comme il faut. »

Houghton, qui avait entendu l’histoire de Macquart telle qu’il l’avait racontée à Curlewis, demeura interloqué du sang-froid avec lequel ce personnage acceptait l’insinuation faite par Hull que Macquart avait fait partie de l’équipage de Lant.

Dans ce cas, il était presque certain que Macquart avait aidé Lant à couler le Terschelling avec son personnel à bord, et que lui-même s’était débarrassé de Lant à son tour.

« Eh bien, fit Hull, il faut nous en tenir là. Je n’ai guère fait que renifler la côte de Guinée, mais que les indigènes soient amis ou non, nous avons des armes et des balles pour les mettre à la raison, s’ils veulent nous créer des ennuis. Nous allons en passer la revue tout de suite. Monsieur Tillman, voulez-vous sortir les fusils et revolvers pour que nous en fassions l’inspection ? »

Tillman se dirigea vers le placard où les armes étaient enfermées.

Il avait projeté avec Screed l’armement de lui-même, de Houghton et de Macquart. Ils possédaient trois fusils Winchester et trois pistolets automatiques Savage avec des munitions.

Tillman les apporta sur la table, d’où Hull enleva les cartes pour leur faire place. Les munitions se trouvaient dans un autre placard. Tillman alla chercher les boîtes de cartouches et les mit à côté des armes.

Hull examina minutieusement tout cela, puis déclara :

« Il y a un fusil et un pistolet pour chacun de nous trois. Macquart que voici n’est pas un combattant ; son affaire est de dénicher le trésor, la nôtre est de rester près de lui, le fusil en main. Avez-vous jamais vu chasser avec des chiens ? Le chien renifle l’endroit où sont perchés les oiseaux, et les chasseurs s’arrêtent près de là pour tirer. Eh bien, Mac est notre chien, hein, Mac ? »

Macquart ne répondit pas tout de suite, puis il dit en riant :

« Qu’à cela ne tienne ! Voyons, que reste-t-il à faire ? »

Le capitaine chargea un des pistolets et le mit dans sa poche avec un paquet de cartouches. Puis il chargea les deux autres et les donna à Houghton et Tillman, avec un paquet de cartouches pour chacun.

« Comme nous sommes presque sur place, dit-il, il est temps de nous équiper. Nous pouvons remettre les fusils dans le placard, et j’en garderai la clef. »

Tout en parlant, il fit comme il disait. Et tandis qu’ils remontaient sur le pont, Houghton reconnut qu’il venait d’assister non seulement à l’armement de lui-même et de ses compagnons, mais aussi au désarmement de Macquart.

Il emmena Tillman à l’écart. La lune, récemment levée, restait suspendue comme un grand bouclier de cuivre poli au-dessus de l’horizon. L’île de Banks gisait par bâbord arrière, et devant eux s’étendait le détroit de Torrès mystérieusement éclairé par la lumière lunaire et stellaire.

« Vous avez entendu ce que le capitaine a dit à Macquart ? demanda Houghton.

— Oui, répondit Tillman.

— Vous vous rappelez l’histoire racontée par Macquart, d’après laquelle John Lant, le capitaine du Terschelling, aurait fait remonter le fleuve à son navire, puis caché l’or et enfin coulé le bâtiment avec l’équipage enfermé dans le gaillard d’avant ; et comment un des matelots, nommé John Smith, l’aurait aidé dans cette besogne ?

— Oui.

— Puis Lant aurait épousé une femme indigène, Caya ?

— Chaya, rectifia Tillman.

— C’est cela, Chaya. Ensuite Smith se serait débarrassé de Lant, puis aurait été obligé de déguerpir sans emporter l’or parce que Chaya le soupçonnait ?

— Oui.

— Eh bien, Smith, c’était Macquart.

— Cela m’en a tout l’air.

— C’est Macquart qui a aidé à couler le navire, Macquart qui s’est débarrassé de John Lant. La chose m’apparaît aussi clairement que cette lune-là. Mon Dieu, Tillman, si j’avais su, je n’aurais jamais pris part à cette expédition.

— Il n’y a plus lieu de se tracasser à présent, dit Tillman. Nous sommes ici et nous devons poursuivre l’aventure jusqu’au bout, dussions-nous aller la main dans la main avec un assassin.

— Il y a encore autre chose, reprit Houghton. Je comprends maintenant pourquoi Macquart a laissé passer quinze ans sans retourner chercher cet or.

— Pourquoi ? Ne voyez-vous pas que la femme de Lant, cette indigène, Chaya, cherchait à le tuer lorsqu’il s’est échappé : il n’osait pas revenir avant qu’elle fût morte ou l’eût oublié… il nous l’a dit à tous… qu’il avait passé quinze ans à courir le monde avant de trouver quelqu’un qui voulût se joindre à lui pour l’expédition. C’était de la blague. La vérité vraie, c’est qu’il n’avait pas le courage d’y retourner : il redoutait cette femme. Je sens d’instinct qu’il en a encore peur maintenant. Mais, quinze ans, c’est long : il pense qu’elle est morte, ou, si elle est encore vivante, qu’elle ne le reconnaîtra pas.

— Si elle est en vie, et si elle le reconnaît, jamais nous ne quitterons ce fleuve avec la tête sur nos épaules, observa Tillman.

— Vous voyez les faits comme ils sont, répondit Houghton. Mais ce n’est pas de cela que j’ai peur. Je ne tiens guère à la vie. Ce qui m’effraie, c’est Macquart.

— Comment cela ?

— Il me donne la chair de poule : il me paraît actuellement l’incarnation de tout ce qu’il y a de plus pervers. J’ai horreur de me sentir sur le même bateau que lui. C’est un cauchemar.

— Ce n’est pas une mauvaise imitation d’un coquin, dit Tillman. Et le plus drôle de l’affaire, c’est que jusqu’à ces dernières semaines il s’est montré assez agréable compagnon. De façon ou d’autre, sans faire ou dire grand’chose cependant, il est devenu peu à peu désagréable, comme si l’air de la mer ou la vie à bord, à son insu, avaient fait transpirer tout ce qu’il y a de démoniaque chez ce dégénéré. L’incident de ce soir ne fait que mettre le comble à tout le reste.

— Positivement, il me fait peur, dit Houghton. Je ne redoute rien de ce qu’il pourrait m’infliger ; mais j’ai peur de lui comme on a peur d’un fantôme ou du diable. J’ai souvent entendu des gens parler d’incarnations du mal, mais jamais je n’ai senti la chose aussi vivement qu’aujourd’hui. Oui, il semblait très attrayant au premier abord : le matin où je le rencontrai dans le Domaine, il me fascina comme un personnage de conte de fées ; mais maintenant… pouah !

— Eh bien, inutile de nous faire du mauvais sang à ce sujet, répondit l’autre. Sur la piste de l’or on ne saurait s’attendre à être accompagné de saints : rien n’attire les démons comme l’or. Maintenant qu’on nous a mis en garde, nous n’avons qu’à ouvrir l’œil, et le bon, sur cet oiseau-là ; car à mon humble avis, il serait tout disposé à nous faire notre affaire rien que par plaisir, sans parler de l’intérêt. Il exècre Hull comme tous les possédés, et Hull le tient sous sa coupe. Avez-vous remarqué comme le capitaine l’a gentiment dépourvu d’armes ? Hull est épatant.

— Je vous avoue, déclara sincèrement Houghton, que, tout en craignant ce type à cause de ce qu’il y a en lui, ce que je redoute le plus, au point de vue de notre succès et de notre sécurité, ce n’est pas Macquart, c’est la femme… si elle est encore en vie.

— Ma foi, espérons qu’elle est morte », dit Tillman.

Il s’abrita les yeux. Houghton, suivant la direction de son regard, aperçut sur la mer une fumée au milieu de laquelle brillait une lumière.

« C’est un vapeur », dit-il.

Il attira de ce côté l’attention de Hull, qui tenait le gouvernail.

« Il arrive à fond de train, dit le capitaine, beaucoup trop vite pour un vapeur de commerce. C’est très probablement le Hong-Kong, le paquebot-poste de Brisbane. Eh bien, que les fervents de la vapeur s’en servent : moi j’en tiens pour les mâts et les vergues. Il y a à bord de ce rafiau-là une demi-douzaine de casquettes galonnées qui nous regarderaient, vous et moi, du haut de leur grandeur : mais donnez-leur un vent debout et une mer un peu grosse…, quelle douche, mes amis !… Ils seraient balayés d’un bout à l’autre. J’ai fait un tour en qualité de matelot dans l’Atlantique à bord d’une de ces citernes, et j’ai eu le vertige tout le temps jusqu’à New-York. Regardez-moi ça ! »

Le vapeur passait à un quart de mille de distance. C’était un grand navire peint en blanc, grisâtre au clair de lune, pointillé de lumière, et dont le fanal vert de tribord semblait regarder fixement le Barracouda.

Le faible écho d’une musique leur arrivait avec le murmure des machines.

« Ils ont fini de dîner, dit Hull. Les dames sont assises sur le pont et des messieurs en chemises amidonnées fument leurs cigares debout près d’elles. J’ai fait une traversée comme matelot de pont sur un bateau de l’Union et je les ai vus ; et j’aimerais mieux être graisseur sur un transport à bestiaux dans l’Atlantique que d’être second sur un de ces navires androgynes. Il y a du bon sens chez les bestiaux. »

Houghton regarda le gros paquebot passer en ahanant sous la lune et les étoiles. Cet éclair de civilisation paraissait bien étrange, ainsi entrevu du pont du Barracouda voguant vers la folle aventure et entouré par l’immensité des mers tropicales.

CHAPITRE XI

EN VUE DU FLEUVE

La mer de Java, celle de Banda et celle des Arafouras, enfermées toutes trois par les îles de la Sonde, le nord de l’Australie, Bornéo, les Célèbes et la Nouvelle-Guinée, forment un lac peut-être plus bleu que la mer des Antilles, et presque aussi romantique.

Ne méprisez jamais le commerce. Le roman d’aventures s’écrit sur des tablettes préparées par les commerçants mondiaux : et dans les entrepôts de Macassar, dans les comptoirs de Batavia et sur les quais de Malacca on rencontre cet esprit qui rend la vie réellement digne d’être vécue, en plus grande abondance que dans le roman d’aventures le plus fantastique ; nul coin du monde s’est davantage constellé de hauts faits.

Le détroit de Torrès est la grand’route entre la mer des Arafouras et le Pacifique. À l’époque reculée du bois de santal, alors qu’en Orient les Hollandais étaient les plus puissants et les prahous des pirates malais plus actifs qu’aujourd’hui, le détroit de Torrès fut la scène de maints combats sanglants, qui n’ont pas été enregistrés dans les annales maritimes, entre les aventuriers des Pays-Bas et les insulaires qui se moquaient de l’argent comme de boutons de culottes pourvu qu’ils eussent des têtes à couper.

C’est dans ce désert d’azur que naviguait maintenant le Barracouda ; à tribord s’allongeait la côte basse de la Nouvelle-Guinée ; Houghton était au gouvernail et Tillman près de lui.

Il était neuf heures du matin, et, le vent soufflant presque droit au sud, ils comptaient toucher avant midi le point de la côte où se déversait le fleuve.

Rien n’était visible que la ligne du rivage, un navire-citerne presque caché par la rotondité de la mer du côté du vent et, à l’arrière, une mouette faisant tache sur le miroitement de la mer.

« Eh bien, dit Tillman, nous y sommes presque. Dire que voilà quelques semaines nous causions de la chose chez Lampert sans l’ombre d’une chance de la réaliser, et que nous voici dans le détroit de Torrès sans avoir perdu le moindre bout de mât, fondant droit sur l’endroit comme un oiseau de proie. Je vous le déclare, Houghton, si je n’étais modeste, je me sentirais fier de moi-même.

— Nous avons eu de la veine, dit l’homme de barre, et il serait excellent de l’avoir avec soi si elle n’était à tel point inconstante. Nous y voilà enfin, mais il nous reste une rude besogne à affronter. »

Tillman se mit à siffler.

« Nous avons bien débuté, continua Houghton, mais à bord sont réunis tous les matériaux nécessaires pour une explosion entre Macquart et Hull. Même si par aventure cette femme est morte ou ne reconnaît pas Macquart, les choses se gâteront probablement entre ces deux hommes. Ils se haïssent comme du poison. Hull est un bon garçon, je crois, mais il pourrait être meilleur ; en tout cas il vaut mieux que l’autre, mais je ne parviens pas à le comprendre. Il ne se bat pas ouvertement avec Macquart, mais il ne cesse de le tarabuster sous prétexte de plaisanterie, et, quand il en trouve l’occasion, il ne le manque pas ! Nous ne pouvons supporter un tel état de choses dans une expédition comme celle-ci.

— Ma foi, il ne sert à rien de nous tracasser, dit Tillman. Tout ce que nous avons à faire est d’ouvrir l’œil à toute éventualité et d’agir pour le mieux au moment critique. Vous laissez le bateau dévier de sa direction ! »

Houghton rougit et redressa la roue de quelques points. Tillman avait beaucoup de bon sens, bien que jusqu’alors personne ne l’eût soupçonné, et son observation était d’autant plus sévère qu’elle était méritée. S’inquiéter de l’avenir devient un crime quand cela vous distrait de votre tâche et détourne le bateau de sa route.

À six coups, tout le monde était sur le pont, et la côte tout près. Hull, qui venait de l’examiner à la lorgnette, tendit l’instrument à Macquart.

« Si je ne me trompe, voilà le rocher dont tu as parlé », dit-il.

Macquart mit l’œil à la lunette.

« C’est bien le rocher, et voilà le récif. »

Il garda la lunette pendant une bonne demi-minute, puis la tendit à Tillman, qui à son tour observa l’objectif en question.

C’était un trait assez facile à remarquer sur ce rivage plat où les palétuviers rampaient littéralement jusqu’au bord de l’eau protégée par le récif.

Toute la ligne côtière semblait à l’abri du récif, et sous la flambée du soleil l’écume qui se brisait sur le rocher ressemblait à de la neige. La dénomination « Récif aux Étoiles » venait peut-être du miroitement des vagues, tant elles paraissaient lumineuses en se brisant.

Ils avaient atteint le terme de leur voyage par mer, ce rocher qui avait brisé tant d’espoirs et de navires. Houghton, en le regardant, pensa que de toute sa vie il n’avait rien vu d’aussi brillant, d’aussi remuant, et pourtant d’aussi désolé.

« Eh bien, dit Hull, le paysage n’est guère engageant, mais de toute façon voilà le rocher tel que vous l’aviez annoncé, et maintenant c’est à toi, Mac, de nous piloter.

— Laissez la barre comme elle est », dit Macquart.

En sa qualité de pilote, le commandement du Barracouda était maintenant entre ses mains, et Hull était sous ses ordres.

Cependant il ne se gonfla pas, selon l’expression de celui-ci. Il présentait l’apparence d’un homme profondément absorbé dans quelque spéculation lourde de conséquences, et se tenait à l’écart des autres, fixant les yeux sur la côte, parfois les détournant anxieusement du côté au vent.

Le vent se maintenait, soufflant presque droit au sud. Et tout à coup, comme le Rocher de la Chaire semblait accourir au-devant d’eux, Macquart lança un ordre : les poignées de la roue filèrent à tribord et le Barracouda, son gui balançant inerte sous le vent, se dirigea vers le rivage.

Hull, s’abritant les yeux de la main, aperçut dans les récifs la grande brèche noire vers laquelle ils couraient. C’était par là que le fleuve se déversait dans la mer, et il l’indiqua à Tillman.

« Voilà le fleuve, en tout cas, dit-il, et nous avons un bon vent pour nous y mener. Il me semble bien que Macquart n’est pas un sot. Jusqu’à présent, je n’étais pas très sûr de lui, mais il s’est montré à la hauteur.

— Oui, jusqu’ici les choses n’ont pas trop mal marché », répondit Tillman.

À mesure qu’ils approchaient, l’ouverture des récifs s’élargissait devant eux.

Le Barracouda, courant vent arrière, aborda la faible houle avec la légèreté d’un ballon ; pendant qu’ils franchissaient la passe, les flots d’écume se brisaient sur le corail à bonne distance à bâbord et tribord ; puis, entre des rives peu éloignées de part et d’autre, le fleuve s’étala devant eux comme une nappe d’or.

Houghton demeurait silencieux devant l’étrange beauté de ce site si lointain et si différent de tous ceux qu’il avait vus jusqu’alors.

À part le rocher debout comme une sentinelle et entouré par des essaims de mouettes, on ne voyait de la terre que le feuillage vert sombre des palétuviers rêvant au-dessus de leur reflet dans l’eau, les feuilles couleur d’émeraude des palmiers et cocotiers, les épaisses frondaisons de dammara agitées par le vent, les fourrés d’acacias cachou et de camphriers de chaque côté du fleuve ; et toute cette végétation dégageait un charme aussi profond que celui du fleuve même qui coulait de ce pays de mystère avec une tranquillité stéréoscopique.

C’est là que le Terschelling était venu voilà tant et tant d’années, soit sous voile si le temps était favorable, soit remorqué jusqu’à son dernier ancrage sur cette belle voie d’eau, avec John Lant dirigeant les opérations, et Macquart, sans doute, servant en qualité de matelot de pont.

C’est là, plus haut dans cette curieuse contrée, qu’il avait été coulé avec tout son équipage enfermé dans le gaillard d’avant, après que l’or eût été enfoui dans une cachette sûre.

C’est là que Macquart, selon toute probabilité, avait tué John Lant et, sans profiter de son crime, avait tout juste échappé à la mort en s’enfuyant de ce pays où maintenant il revenait à la dérobée.

Pendant l’instant où toutes ces pensées se présentèrent à Houghton, ce brillant paysage lui parut obscurci d’une ombre tragique, et Macquart lui fit l’effet d’un monstre ; comme ils franchissaient l’embouchure du fleuve et affrontaient le faible courant d’un demi-mille de large, une main sembla s’appuyer sur sa poitrine et il crut entendre une voix lui crier : « Va-t’en ! »

Puis, comme un éclair, passa près de lui quelque chose comme une aigrette de diamant : c’était un oiseau de paradis ; et après cette vision lui parvint le vague parfum des jungles sur les rives.

La mauvaise impression du début s’effaça de son esprit, l’avertissement fut oublié. Le fleuve l’avait pris dans ses filets fascinateurs.

« Le flux nous favorise », dit Macquart.

Ils avaient atteint l’ouverture du récif peu après le changement de marée, et maintenant, contre le courant affaibli, ils progressaient presque aussi facilement qu’en pleine mer.

CHAPITRE XII

LE LAGON

Macquart ordonna à Jacky de remplacer Tillman au gouvernail et emmena les autres vers l’avant.

« Voici le fleuve, dit-il. J’ai dit vrai, j’ai pensé juste. Je vous ai amenés presque sur place, et c’est de votre décision que va dépendre le succès définitif. Le village est situé sur la rive gauche à six milles au plus, mettons sept milles. Le fleuve est large et nous pourrions facilement y faire remonter le Barracouda. Eh bien, je suis d’avis de ne pas l’emmener si loin, mais de lui faire remonter encore un mille ou deux tout au plus. Il faut l’amarrer quelque part sur la rive, dans un endroit sûr et caché, et gagner le village en canot.

— Bon Dieu ! s’écria Tillman. Que dites-vous là ? Abandonner le Barracouda, pour que quelqu’un se sauve avec !

— Je vous dis, insista Macquart, qu’il n’est pas prudent d’agir autrement. Vous n’avez pas réfléchi à la chose comme moi. Si nous amarrons le bateau près du village, qu’arrivera-t-il en cas de querelle, à supposer que nous devions nous échapper rapidement ? Il est facile de déborder un canot, il l’est moins de mettre un yawl en route.

— Il y a du vrai dans ce qu’il dit, remarqua Hull. Mais qui pouvons-nous laisser à bord ? »

Macquart haussa les épaules.

« Laisser à bord ? Personne. Il n’y a pas une âme pour toucher au bateau. Il n’y a que des singes, et ils ne lui feront pas de mal.

— Et que dirons-nous aux gens du village ?

— Nous leur dirons que nous avons laissé notre bateau au bas du fleuve ; rien que ce fait nous donnera un supplément de sécurité.

— Un moment », dit Tillman.

Il prit Houghton à part et tous deux allèrent à la proue.

« Que pensez-vous de ceci ? demanda Tillman. Est-ce un tour de Macquart, ou quoi ?

— Non, dit Houghton. Le bonhomme a sérieusement peur et pense à sa peau. Si les indigènes sont les mêmes qu’il y a quinze ans, si cette femme est encore en vie et s’ils le reconnaissent, ça fera un fameux gâchis. Le mieux est de suivre ses conseils. Il joue pour sa vie, et non contre nous.

— Je suis de votre avis », dit Tillman.

Ils retournèrent à l’arrière.

« Eh bien, demanda Hull, qu’avez-vous décidé ?

— D’amarrer le bateau. C’est le plus sûr. Mais où ?

— Oh ! l’endroit est facile à trouver, répondit Macquart. Attendez un peu. »

À deux milles environ de l’embouchure, ils aperçurent sur la rive gauche quelque chose qui semblait le confluent d’un autre fleuve. Macquart ordonna d’abaisser la grand-voile et de mettre le canot à l’eau pour remorquer le bateau.

« C’est un lagon, dit-il, qui vaut un port. Là le bateau ne courra aucun risque. Il pourrait y rester jusqu’au jour du jugement qu’ils ne le dénicheraient pas. Allons, descendez vivement le canot, ne restons pas à la dérive. »

Ils abaissèrent le canot, y fixèrent le câble, et Macquart fut le premier à y descendre. Tillman, Houghton et Hull le suivirent, laissant Jacky à bord pour gouverner.

Macquart avait dit vrai. À travers l’ouverture aperçue dans la rive gauche, le fleuve s’épanchait dans un lagon, en nappe d’eau tranquille, où se reflétaient comme dans un miroir les colonnes des palmiers bordant les berges.

La forêt tropicale, festonnée de lianes et de liserons sauvages, descendait jusqu’au bord de l’eau. Le soir particulièrement, lors des nuits de pleine lune, l’endroit devait résonner du chant des oiseaux, des bonds, des gargouillements et du caquet des singes, du cri des bêtes de proie. Mais maintenant, en plein midi, le silence y régnait comme dans une chambre fermée au monde.

Des créatures semblables à des phalènes rouges survolaient rapidement la surface de l’eau comme les mouches de mai qu’on voit passer au-dessus des ruisseaux.

Houghton, se reposant un instant sur ses rames, reconnut que ces prétendues phalènes étaient des oiseaux, des oiseaux de paradis, minuscules, avec des becs pointus comme des aiguilles et s’agitant en plein soleil.

Quand ils eurent amené le Barracouda à une centaine de mètres dans le lagon, ils remontèrent à bord et jetèrent l’ancre dans trois brasses d’eau.

Puis ils redescendirent dans le canot, munis d’un plomb de sonde, et se mirent à chercher du mouillage.

Ils trouvèrent un endroit idéal du côté gauche de l’entrée. Là, sur un espace d’environ soixante-dix pieds, la rive s’enfonçait droit dans l’eau, sans pente, jusqu’à une profondeur de trois brasses, et les branches inférieures des grands arbres poussaient assez haut pour ne pas gêner le grand mât du Barracouda à condition qu’on amenât le mât de hune.

« Nous pourrons l’amarrer à ces arbres-là, dit Hull. Oui, c’est un endroit providentiel, dirait-on. On peut aussi facilement faire sortir le bateau que le faire entrer, et sans payer de droits de port. Eh bien, maintenant, tout le monde à bord et finissons-en ! »

Ils amenèrent le mât de hune et la grand-voile, puis, ayant tout mis en ordre à bord, renvoyèrent le Barracouda jusqu’au talus.

Lorsque tout fut terminé, le soleil était couché, et, fatigués, ils descendirent dans la cabine pour dîner.

En bas, Houghton éprouva une sensation étrange à se trouver assis là, entouré de terres de tous côtés et amarré à des arbres, après ces longues semaines de navigation au milieu du remue-ménage, du ballottement des vagues et du sifflement incessant de la proue. Les autres ne parurent pas remarquer ce changement.

Hull, qui avait repris la direction des affaires depuis que Macquart avait terminé son pilotage, établissait des plans pour l’avenir.

« Nous resterons ici demain, disait-il, pour nous reposer et nous dégourdir les jambes ; après-demain, de bonne heure et bien dispos, nous partirons en canot pour le village. Maintenant j’ai dans la tête qu’après avoir lié amitié avec les gens du village et mis le trésor en perce pour nous assurer qu’il est bien là, le mieux sera de faire remonter le fleuve au bateau. Voyez-vous, si nous le laissons ici, nous serons obligés d’amener l’or en plusieurs chargements dans le canot. »

Macquart, qui depuis le début du voyage s’était retiré en lui-même, comme si la présence de Hull paralysait son initiative, se leva de table, s’assit au bord d’une des couchettes et croisa les mains autour d’un de ses genoux.

« Eh bien, Messieurs, dit-il comme s’il s’adressait à tout un auditoire, je ne suis pas d’accord avec le capitaine Hull. Je crois avoir quelque droit d’exprimer mon avis, étant donné que j’ai été l’initiateur de cette entreprise et que seul je possède le secret de la cachette. »

Hull grogna quelques mots inintelligibles, et Macquart poursuivit :

« En outre, j’ai retourné la question dans ma tête, et c’est pour votre bien autant que pour le mien que je le déclare : le Barracouda doit rester ici jusqu’à la fin de l’expédition.

— Ah, vraiment ? dit Hull. Il me semble que tu commences à vouloir faire la loi, Mac. Nul de nous n’a voix au chapitre, et nous devons te suivre comme des moutons. Te crois-tu donc le seul de la bande équipé d’yeux et d’entendement ? Je sais que quand nous aurons mis la main sur le trésor nous amènerons le yawl pour le charger, et que si ces nègres nous embêtent nous les tiendrons en respect avec nos fusils. Voyons, espèce de tireur au flanc, il nous faudrait une douzaine de voyages aller et retour avec le canot ; nous serions obligés de l’accompagner à chaque trajet, et qui donc resterait à la cachette pour garder l’or ? »

Houghton remarqua que pendant tout ce dialogue les yeux de Macquart restaient fixés sur Hull et que son visage avait pâli sous le hale. Il devinait la haine existant entre ces deux hommes, mais ne pouvait soupçonner la profondeur de la colère qui soulevait la poitrine de Macquart.

Mettant de côté le règlement de tous les anciens comptes, Hull avait pris le dessus au début de l’expédition.

Macquart, qui se croyait coq du village et chef de l’expédition, avec deux blancs-becs à mener par le bout du nez et un bon bateau sous ses pieds, s’était trouvé soudain gêné et contrecarré par l’impénétrable Screed.

Macquart était un de ces hommes dont on peut dire que leurs plans ne sont jamais si noirs qu’au moment où ils paraissent le plus lumineux. Entre ses mains, il le sentait, Tillman et Houghton étaient malléables comme du mastic, et Jacky n’était qu’un pion noir qu’il pouvait manœuvrer à sa fantaisie.

Mais bien qu’il fût impossible de définir au juste son plan de campagne, déjà préparé sans doute le soir même où il avait consenti à partager si généreusement le trésor avec Screed, Houghton et Tillman, on peut être sûr d’une chose, c’est que la répartition du trésor n’y jouait aucun rôle.

Un demi-million de livres en pièces d’or ! Screed à deux milliers de milles de distance, et rien que Tillman et Houghton à duper ou… pire ! Tous les éléments d’un bon coup à faire se trouvaient réunis pour qu’un homme de génie en tirât les ficelles ; et Macquart, comme on le verra, était sinon un génie, du moins un gaillard adroit et plein d’astuce.

Screed s’était imaginé que la disposition finale du trésor constituerait un obstacle si insurmontable à toute scélératesse que Macquart serait obligé de revenir à Sydney pour le « palper ».

Cet homme d’affaires adroit, sans illusions ni croyances, avait deviné Macquart et ses intentions : il ne s’était pas senti certain que celui-ci se trouvât dans l’impossibilité absolue de disposer du trésor, ni par conséquent obligé de revenir à Sydney. Et, dans cette incertitude, il avait joué son atout en la personne de Hull.

Il arriva donc que Macquart, sur le point de mettre à la voile, se vit soudain imposer la présence de cet homme grand et fort qu’il redoutait et haïssait, de cet homme parfaitement renseigné sur le genre d’individu à qui il avait affaire, de cet homme qui, deux fois escroqué par lui, était évidemment déterminé à ne jamais plus se laisser faire de la sorte.

Puis Hull avait pris virtuellement le commandement de l’expédition et traité Macquart comme un chien.

L’explosion actuelle fut le résultat de tout cela.

D’un bond Macquart se leva du bord de la couchette et se dressa devant le capitaine.

« Va à tous les diables ! cria-t-il. Qui es-tu pour te mêler de tout et donner des ordres et intervenir dans ce que tu ne comprends pas ? Un… rat de quai sorti de nulle part et introduit à bord par ce… Screed ! Laisse cette affaire tranquille ou je l’envoie promener, espèce de… »

Il criait de toutes ses forces. Hull avait fait un pas en arrière et se préparait à frapper quand Tillman et Houghton se jetèrent entre les adversaires, obligèrent Macquart à se rasseoir sur la couchette et Hull à en faire autant de l’autre côté de la table.

« Ne vous conduisez pas comme des sots ! s’écria Tillman. Bon Dieu ! quelle idée de nous battre entre nous dans notre situation actuelle ! Ne voyez-vous pas que rien ne sert de discuter ce que nous ferons, tant que nous n’aurons pas mis la main sur le magot ?

— Laissons venir les événements, dit le capitaine, qui avait repris possession de lui-même. Je ne toucherai pas ce pourceau-là… mais un mot de plus de ses lèvres et je lui tords le cou. Voilà : c’est dit et fini. Qu’il reste assis là pour se calmer. »

Il tourna le dos et monta sur le pont, où le suivirent Tillman et Houghton.

La lune s’était levée et l’eau du lagon, à demi voilée par un léger brouillard, s’étendait jusqu’aux ombres des arbres bordant ses rives.

Houghton se dit qu’il n’avait jamais vu un lieu si retiré et si vaguement sinistre que cette nappe d’eau enclose par la forêt tropicale où maintenant bourdonnait, vibrait et bavardait la vie nocturne.

CHAPITRE XIII

LE VAISSEAU NOIR

Au déjeuner du lendemain toute apparence de querelle avait disparu.

Macquart se montrait gai et le capitaine Hull avait repris à son égard ses façons de persiflage, sans qu’il semblât en éprouver le moindre ressentiment.

Après le repas, ils s’occupèrent à mettre tout en ordre et en sécurité à bord. Ils descendirent le mât de hune, l’attachèrent sur le pont avec les mâtereaux de rechange, renfermèrent tout ce qui pouvait s’enlever, même le canot pliant, et doublèrent les amarres du bateau.

Puis ils réunirent sur le pont les provisions destinées à leur expédition en canot, des conserves de viande et de légumes, des couvertures, une tente, des allumettes, des munitions et un petit ballot d’articles d’échange consistant en carottes de tabac, couteaux, montres à un dollar et pipes en terre.

Le magasin à vivres fut soigneusement fermé à clef, ainsi que tous les tiroirs, et une heure ou deux avant le coucher du soleil tout était prêt pour le départ du lendemain.

— Eh bien, voilà qui est fait ! dit Tillman en inspectant la besogne. – Rien ne pourrait le faire bouger, sauf peut-être un tremblement de terre ou un cyclone. »

Il bourra sa pipe et l’alluma. Houghton tira également sa pipe, tandis que Hull, en transpiration à la suite de son travail, descendait boire.

Macquart, assis sur le pont, s’occupait à repriser un accroc à son pantalon. Il faisait souvent des raccommodages de ce genre. À Sydney il aurait pu emprunter à Screed de quoi s’acheter un complet ou en demander un à crédit à l’armateur, mais il était parti avec presque rien sur le dos, soit par insouciance ou par une étrange tournure d’esprit qui lui faisait dédaigner les apparences.

« Allons faire un tour sur l’eau, proposa Tillman à Houghton. Nous y serons plus au frais qu’ici et nous pourrons explorer les parages. »

Ils descendirent dans le canot amarré au bateau et s’éloignèrent sur le lagon.

Le soleil touchait l’eau à travers la verdure, et les arbres de la rive sud projetaient loin sur la surface leur ombre impénétrable ; dans cette ombre la danse papillonnante des oiseaux de paradis dessinait des arabesques fantastiques et irréelles.

L’endroit était vraiment le paradis des oiseaux. Le perroquet lori à la collerette somptueuse nettoyait ses plumes sur les branches basses au bord de l’eau, et poussait un cri analogue à celui du castor en réponse aux cacatoès blancs perchés dans les bosquets ; le merveilleux pigeon à couronne voletait d’une rive à l’autre ; les merles d’eau et les gobe-mouches bleus voltigeaient de tous côtés et, tandis que le canot côtoyait les ombres sur l’eau, des oiseaux pareils à des martins-pêcheurs sculptés dans de l’émeraude se tenaient immobiles comme des sentinelles juchées sur des morceaux de bois échoués sur les rives.

Ils avaient ramé vers la berge méridionale et se reposaient en fumant leurs pipes, laissant le canot aller en dérive.

Rien ne vaut le tabac à la suite d’un effort ; et même à n’importe quel moment, peut-on dire, rien de matériel ne vaut le tabac, ce merveilleux don du Créateur à l’homme.

Tillman réfléchissait en fumant et Houghton était engagé dans des réflexions de même nature que les siennes. Tillman fut le premier à parler.

« Je voudrais pouvoir river son clou à Hull, dit-il. Il s’acharne sur Macquart depuis notre départ, et sans répit ; sous prétexte de plaisanter, il se moque de lui tout le temps.

— Il lui en veut terriblement, répondit Houghton, et cela ne m’étonne point : d’après ce que j’ai cru comprendre, Mac l’a roulé plus d’une fois, Hull m’a dit quelque chose de ce qui s’est passé entre eux voilà quatre ans à San-Francisco. Macquart lui a faussé compagnie et ils ne s’étaient pas revus jusqu’au matin, vous vous rappelez, où nous venions de jeter un premier coup d’œil au Barracouda. On dirait que le destin a provoqué leur rencontre juste à ce moment.

— Le monde est bien petit, fit Tillman, et c’est la première vérité que découvre un filou… Tiens !… »

Le canot, poussé par un faible courant qui régnait en cet endroit, venait de heurter légèrement un obstacle quelconque et pivotait le nez vers la rive.

Tillman regarda par-dessus bord.

« Oh… partout des rochers noirs, dit-il. Non… ce ne sont pas des rochers, on dirait quelque chose comme un vieil embarcadère qui aurait sombré près de la rive. »

Houghton se pencha par-dessus l’autre plat-bord.

« Mais ce sont les restes d’un navire ! s’exclama-t-il, la respiration un instant coupée. Il a été incendié au mouillage, et nous avons dû toucher un tronçon de ses mâts. »

Il ne se trompait pas. À travers l’eau, on apercevait distinctement les planches carbonisées du pont et des bordages. Le plancher, défoncé de place en place, montrait les trous béants par où les flammes et la fumée s’étaient précipitées jadis avant que les coutures eussent cédé et laissé pénétrer l’eau du lagon pour éteindre le feu ; le bordage n’existait plus depuis les apôtres, jusqu’au milieu à bâbord, ainsi que le plancher supérieur, de sorte que les membres du navire se dégageaient comme des pilotis.

De petits poissons apparaissaient et disparaissaient dans la sombre caverne qui formait autrefois la grande cale, et une énorme anguille sortit en serpentant d’entre les couples et fila au fond du lagon comme irritée par la présence de spectateurs à la surface. Aucune trace de mât ni vergue n’était visible à l’exception du tronçon de mât de misaine contre lequel s’était heurté le canot.

Les deux hommes s’entre-regardèrent.

« Voilà une bizarre découverte, n’est-ce pas ? Ce doit avoir été un assez gros navire.

— Peut-être amené ici par des pirates, répondit Houghton. On dirait que les mâts ont été abattus à coups de canon.

— Oh ! le feu aurait suffi à les démolir, dit Tillman. J’ai vu dans la rade de Sydney un navire dont un incendie avait rasé les mâts sans faire de grands dégâts à la coque ; en pareil cas, le gréement peut disparaître ainsi que la partie des mâts en dessous du pont. Si ce bateau a été brûlé ici, le grand mât et celui d’artimon se sont probablement brisés et abattus dans le lagon, où le courant les aura emportés.

— Je ne sais pas d’où cela vient, déclara Houghton, mais dans ce lagon j’éprouve l’impression que je voudrais bien être ailleurs ; c’est drôle, n’est-ce pas ? Dès le début je me suis senti la chair de poule. C’est tout à fait l’endroit où viendraient se cacher les pirates du fleuve, et je suppose que des crimes sanguinaires ont été perpétrés ici au temps passé.

— Oh ! le lagon est très beau, dit Tillman. On ne peut jamais savoir. Ce vieux rafiau était peut-être un navire de commerce bien paisible et auquel un imbécile quelconque a mis le feu en jetant une allumette, comme le Barabung qui a brûlé juste en dehors de la rade de Sydney.

— C’est possible, fit Houghton. Néanmoins je n’aime point cet endroit. »

Ils ramèrent vers le yawl et racontèrent leur découverte sans provoquer le moindre intérêt chez Hull ou Macquart.

« Peut-être quelque vieux baquet qu’on a défoncé pour toucher la prime d’assurance, dit Hull. Non, je ne tiens pas particulièrement à aller le voir. Je pense qu’il se gardera sans moi. J’ai l’intention de me coucher tout de suite après dîner, car nous devrons être sur pied avant le lever du soleil, de façon à atteindre le village avant la grosse chaleur. »

Ils avaient allumé du feu sur le talus de la rive pour chasser les moustiques, qui cependant étaient moins ennuyeux ici qu’on eût pu s’y attendre, sans doute parce que l’eau n’était pas dormante.

Tillman remit du bois sur le feu et ils descendirent pour dîner, après quoi ils se couchèrent.

Jacky les éveilla une heure avant l’aurore. Un léger vent s’était levé, chassant les brouillards du lagon, et quand ils montèrent sur le pont, les lambeaux de brume se dispersaient comme des écharpes fantômes enroulées autour de formes invisibles, laissant de grands espaces d’eau pleine d’étoiles et givrée par la brise.

Ils déjeunèrent à la hâte, et, tout étant arrimé à bord du canot, ils y entrèrent et débordèrent juste au moment où les premiers lilas de l’aurore teintaient le ciel au-dessus des arbres.

Lorsqu’ils atteignirent le fleuve, le vent avait fraîchi et leur était favorable ; avant qu’ils eussent remonté un demi-mille, le soleil éclatant se montra à travers les arbres de la rive gauche et les perroquets se mirent à les invectiver du haut des branches.

C’était l’heure entre toutes où le fleuve était charmant de fraîcheur et d’une beauté éclatante. Des papillons gros comme des oiseaux et resplendissants comme des fleurs les poursuivaient ou voletaient à travers l’embarcation : papillons d’azur, pareils à des lambeaux de ciel, papillons de bronze et d’or, semblant porter des paillettes de mica enchâssées sur leurs ailes.

À un mille et demi ou peut-être deux milles au-dessus du lagon, le fleuve obliquait à l’ouest : la rive droite, dépourvue d’arbres laissait voir des étendues couvertes de bambous et de grandes herbes, avec de grands arbres isolés de place en place.

Sur la rive gauche se prolongeait l’interminable lisière de l’éternelle forêt, telle qu’elle était au temps où Moïse dictait des lois à Israël, telle qu’elle demeurera lorsque seront oubliées toutes les choses du présent.

Malgré l’heure très matinale, la chaleur du soleil commençait à se faire sentir. La courbe du fleuve les avait en partie privés de la brise ; et le fleuve lui-même, à peine agité par un mouvement de l’air, s’étendait comme un brillant et aveuglant miroir entre l’émeraude des bambous et les teintes sombres de la forêt.

À environ quatre milles du lagon ils firent une halte et attachèrent le canot à une racine d’arbre sur la rive de la forêt.

« Inutile de nous tuer, dit Hull. Nous ne faisons pas une course de bateaux, et je me sens diantrement raide d’être resté assis et désœuvré pendant un mois dans cette satanée baignoire de Barracouda. Eh bien, Mac, où en sommes-nous d’après les points de repère ?

— Le village doit se trouver au-dessus de la prochaine courbe, répondit Macquart. Il est sur la rive gauche, celle-ci, et dans une éclaircie entre les arbres, de sorte qu’il n’y a pas à s’y tromper.

— Tu sembles avoir tout cela bien rangé dans la tête, dit Hull. On pourrait jurer que tu es déjà venu ici et que tu as relevé tous les indices et, pourtant, tu n’as fait que les recevoir de la bouche d’un autre. Le diable m’emporte si je pourrais en retenir aussi long dans ma cervelle ; mais les gens diffèrent les uns des autres, il n’y a pas d’erreur là-dessus. »

Macquart ne répondit pas à ce compliment et plus que jamais Tillman se sentit certain que le fleuve lui était tout à fait familier.

Mais désormais l’idée du trésor exerçait une telle emprise sur l’esprit de Tillman qu’il écartait toute autre considération.

Après tout, que Macquart eût appartenu à l’équipage du Terschelling, qu’il eût fait tout ce dont le soupçonnaient Houghton, Hull et lui-même, qu’importait ? C’était une affaire entre Macquart et son Créateur. En outre, toute la question reposait sur de simples hypothèses, et personne ne saurait jamais la vérité.

Quant au trésor, il devait leur tomber prochainement sous la main s’il existait, et cette pensée ardente le réduisait au silence, lui fermait l’esprit à toute autre réflexion.

Mais Houghton, lui, ne restait pas silencieux.

« Il a dû falloir un assez long voyage pour amener ce navire si loin en amont, dit-il à Macquart.

— Cela dépend du point de vue auquel vous envisagez la chose, répondit Macquart. La route semble interminable en canot. Mais regardez le courant : ce n’est rien, à peine un nœud et demi. Avec un vent convenable il ne faudrait pas longtemps à un navire pour remonter, et, sans vent, avec un équipage suffisant, le remorquage serait relativement facile. »

Il poussa un bâillement, comme si ce sujet de conversation l’ennuyait, et ralluma sa pipe éteinte.

Après une heure de repos, ils reprirent les avirons. Voguant près du rivage, ils dépassèrent la prochaine courbe du large fleuve, d’ailleurs peu prononcée, et, au bout d’un autre mille, Macquart, debout dans le bateau et s’abritant les yeux d’une main, poussa une exclamation de surprise.

« Voilà l’endroit, dit-il, d’après toutes les indications. Mais il y a un autre débarcadère : c’est là quelque chose de nouveau. »

Ces mots jetèrent un froid au cœur de ses compagnons.

Jusqu’à ce moment, ils ne s’étaient pas rendu compte à quel point ils comptaient sur Macquart pour mettre la main sur la cachette. La note de surprise contenue dans sa voix passait sur leur confiance comme un souffle inquiétant.

Il reprit son aviron, et, tous ramant fiévreusement, ils firent écumer l’eau dans le sillage du canot, tandis que le grincement des avirons dans les tolets se répercutait au loin sur l’eau.

Ce fut ce bruit, peut-être, qui amena en vue le premier être humain qu’ils eussent aperçu depuis leur départ de Sydney.

Un homme s’était avancé sur l’embarcadère et semblait les observer, un homme blanc, vêtu de coutil blanc sale et coiffé d’un vieux panama de cinq dollars tout abîmé.

Houghton, en approchant, se dit en lui-même qu’il n’avait jamais vu un individu de mine plus patibulaire.

CHAPITRE XIV

WIART

De taille moyenne et d’embonpoint malsain, il portait des favoris en forme de côtelettes. Son visage pâle et bouffi affichait de tels indices de bassesse et de débauche que Hull lui-même, pourtant bien peu impressionnable, se sentit, selon son propre terme, « écœuré ».

« Salut ! dit l’étranger quand ils accostèrent les piles pourries de la plate-forme. D’où pouvez-vous bien venir ?

— Du bas du fleuve, répondit Hull en nouant l’amarre à un poteau. Et qui pouvez-vous bien être ?

— Eh bien, en voilà une question ! dit l’autre. J’ai presque oublié mon propre nom. Qui je peux bien être ? Je suis le trafiquant d’ici. Trouver du caoutchouc, voilà mon occupation. Wiart est mon nom. Vous avez de la gnôle dans votre canot ? »

Une vague odeur de genièvre, ainsi que les manières et la façon de parler du trafiquant, révélaient ses habitudes.

« Pas une goutte, fit Hull, grimpant sur l’embarcadère où les autres le suivirent. Nous sommes en pique-nique de tempérance. C’est là votre maison ? »

Sur la rive, à droite du débarcadère, se dressait une habitation de bois dont les murs étaient blanchis à la chaux ; derrière, dans une grande éclaircie pratiquée entre les arbres, se dressait un village indigène entièrement abandonné : on n’y voyait que quelques chèvres et un ou deux chiens errants.

« Oui, c’est là que j’habite, dit Wiart. Entrez vous rafraîchir ; là-bas c’est le village, dont les gens sont la plupart du temps au travail. Suivez-moi ! »

Il les conduisit à la façade de sa demeure, qui se trouvait du côté opposé au fleuve, et les fit entrer dans la pièce principale, chichement meublée de paillassons et de sièges en bambou, jonchée de saletés, et portant un tel cachet de négligence sordide que le cœur de Houghton se souleva.

Une vieille caisse à bière, depuis longtemps vidée de son contenu et remplie de débris, gisait dans un coin. Sur la table étaient posés une bouteille de gin, un verre épais et un pot à eau. Un fusil pendait au mur en face de la porte, et dans un autre coin se dressait une pile de journaux vieux de plusieurs mois.

Il y avait des chaises pour tout le monde ; ils s’assirent et refusèrent l’offre de rafraîchissements, tandis que Wiart, s’asseyant près de la table, se versait un cordial.

Puis il roula des cigarettes et fuma en causant.

Macquart posait les questions.

« Ici même il existait autrefois un village dyak, dit-il.

— Il existe toujours, fit Wiart, mais les Dyaks sont presque éteints. Maintenant la plupart des habitants sont des Papous. Ce sont eux qui recueillent le caoutchouc. Il ne reste pas plus d’une vingtaine de Dyaks : c’est une bande étrange ; ils ne veulent pas travailler. Ils ont pour chef une vieille femme, qui a une fille vraiment très belle ; et ils sont dix ou douze hommes avec leurs femmes et leurs enfants. Leur village se trouve dans les arbres là-bas à gauche du village papou… Ils s’occupent surtout de pêche et de chasse, et inspirent une sainte terreur aux autres indigènes… Oh ! oui, ils se servent de sarbacanes et sont armés de lances. Et ils coupent les têtes. Vous ne croiriez pas, mais c’est la vérité.

« Les jeunes gens, avant de se marier, s’en vont provoquer une querelle avec quelque village papou du voisinage, puis se mettent à l’affût d’un des nègres, le tuent et lui tranchent la tête. Une jeune fille dyak ne regarde pas un homme à moins qu’il ne lui rapporte une tête. Croiriez-vous, à notre époque, avec les trains, les vapeurs, les missionnaires et tout le tremblement, que cette pratique se continue sous notre nez ? Ce n’est pas que cela me gêne, tant qu’ils ne me prennent pas la mienne ; mais c’est l’idée de la chose qui m’offusque. Dire que la chasse aux têtes se poursuit et qu’un civilisé comme moi est obligé de rester là côte à côte avec ces païens ! N’est-ce pas assez pour pousser un homme à la boisson ?

« Et les sauvages marchent dans le monde comme s’ils étaient le Dieu tout-puissant : ils me regardent de toute leur hauteur, positivement, amarrent leurs bateaux de pêche à mon débarcadère sans même me demander permission. Et la vieille est la pire de toute la bande : c’est une sorcière, et elle tient les Papous dans une terreur mortelle de ses sortilèges et autres manigances.

« J’ai prévenu les gens de la Compagnie – je travaille pour une Compagnie de caoutchouc – qu’ils devraient en nettoyer le pays, mais ils n’ont pas de cœur au ventre, ils s’en fichent tant que les bénéfices se maintiennent. Je n’ai pas l’intention de supporter cela davantage, il y a trop longtemps que ça dure, en vérité ! »

Wiart, presque larmoyant, se versa une nouvelle rasade, et Macquart, qui le regardait, lança une autre question :

« Depuis combien de temps ce nouveau poste de commerce est-il établi ici ?

— Depuis sept ans à peu près, répondit Wiart, s’essuyant la bouche du revers de sa main. Il y avait avant moi un type nommé Johnstone : il est resté ici quatre ans et est mort de je ne sais trop quoi. Il vivait en excellents termes avec les Dyaks, qui bavardaient avec lui en anglais. D’ailleurs la fille de la vieille n’est pas une vraie Dyak : elle est de sang mêlé et connaît pas mal d’anglais. J’ai causé avec elle ; je lui ai dit de ne pas amarrer son canot à mes marches, et elle m’a tenu tête ; elle avait déjà refusé de faire aucun troc avec moi. Jugez un peu : une saltimbanque de négresse me parler sur ce ton !

— Comment s’appelle-t-elle ? interrompit Houghton.

— Chaya, comme la vieille dont elle est la fille, et Dieu sait qui était son père ! »

Houghton regarda Tillman.

« Gagnez-vous beaucoup d’argent à ce métier-là ? demanda Hull.

— C’est un sale truc, répondit Wiart. Il n’y a aucun bénéfice là-dedans excepté peut-être pour la Compagnie, et elle possède une douzaine de postes comme celui-ci. Et même dans ces conditions nous sommes frustrés par les types qui savent se servir des nègres comme on devrait le faire ; comme on le fait dans les autres entreprises de caoutchouc. Ici c’est une Compagnie hollandaise, une bande… de crétins ! »

Il commençait à dodeliner de la tête et à avancer la lèvre inférieure. Sa cigarette s’était éteinte. La boisson, telle une nourrice, le berçait pour l’endormir. Il reprit conscience dans un sursaut, s’excusa, ralluma sa cigarette, se remit à parler un instant puis retomba dans l’hébétement ; les autres en profitèrent pour sortir doucement l’un après l’autre et aller respirer l’air pur du monde naturel.

« Ce type-là a beaucoup bu, dit Hull, et il attrapera la tremblote s’il n’y prend garde. Cela vous ôte l’envie de jamais sentir l’odeur du gin. Eh bien, Macquart, à l’œuvre maintenant ! Le canot et son contenu se garderont d’eux-mêmes. Est-ce ici l’endroit, d’après tes indications ?

— Parfaitement, répondit Macquart.

— Alors, fit Hull, conduis-nous au lieu où se trouve la cachette.

— Un instant. Sûrement tu ne veux pas y aller en plein jour alors que n’importe qui peut nous espionner ?

— Wiart est endormi, et personne n’est là pour nous voir. Que te faut-il de mieux ?

— Je te le déclare, répondit Macquart, ce bois peut être plein d’yeux. Ce serait pure folie d’aller droit en débarquant à un endroit où n’importe qui peut nous suivre.

— Peut-être a-t-il raison, hasarda Tillman. La cachette ne se sauvera pas, elle est restée là assez longtemps.

— Enfin, que proposes-tu de faire ? grommela Hull.

— Débarquons la tente et les provisions, dit Macquart, et dressons la tente quelque part entre les arbres. Jacky et l’un de nous pourront se reposer dans la cabane de Wiart, les trois autres sous la tente.

— Ce n’est pas moi, en tout cas, fit Tillman, qui voudrais dormir dans ce palais du gin !

— Je préférerais passer la nuit dans le canot, déclara Houghton.

— Du diable, si je n’aimerais pas mieux dormir dans le fleuve que sous le toit de cet ivrogne ! s’écria Hull.

— Eh bien, moi j’irai, je ne suis pas difficile, proposa Macquart ! C’est un toit, et cela vaut mieux qu’une tente. »

Ils retournèrent au canot.

Tillman, qui marchait en avant, atteignit le premier le débarcadère. Il se retourna, fit signe aux autres de se presser, puis, sans un mot, leur indiqua du doigt quelque chose.

Une pirogue de pêche était amarrée à l’embarcadère près de leur canot, une embarcation mince et brune, avec un balancier. Elle contenait une pagaie et une lance de pêche, ainsi qu’un mât avec une voile brune.

On ne voyait aucune trace de son possesseur, et il y avait dans la forme de ce bateau quelque chose de sauvage, de barbare, qui frappa les quatre aventuriers comme le sifflement d’une flèche dans un bois.

« Vous voyez, dit Macquart, que nous ferons bien d’être prudents. Cette pirogue nous a suivis, à moins qu’elle ne vienne du haut du fleuve, ce qui n’est guère probable. »

Il regarda plus attentivement à l’intérieur de l’embarcation et aperçut sur la planche du fond un poisson à demi-caché par le mât et la voile. C’était un poisson volant.

Il leur montra cet indice.

« Je le pensais bien. Ce bateau vient de la mer, et nous ne l’avons même pas vu, bien qu’il ne dût pas être loin derrière nous.

— Eh bien, cela n’a pas grande importance, fit Hull, mais nous ferons bien d’ouvrir l’œil. Débarquons le chargement. Prenez d’abord la tente et cherchons un endroit pour la dresser. »

Ils la dressèrent dans une clairière à gauche du village papou. Puis le reste de la charge du canot, y compris une pelle et une petite pioche, fut remisé sous la tente et couvert avec la voile. Les avirons et l’écope restèrent dans le canot.

« Ils seront là en sûreté, déclara Hull, à moins que quelqu’un ne se sauve avec le bateau et, même dans ce cas, nous pourrions toujours redescendre le fleuve à pied jusqu’au navire. »

Il ordonna à Jacky de faire du feu et de préparer un repas, et, en attendant, ils firent en se promenant le tour du village papou.

Les huttes, recouvertes de feuilles de palmier-sagou, étaient élevées sur pilotis à environ six pieds du sol. Aucune âme n’était visible, à l’exception d’une vieille gardeuse de chèvres qui semblait à moitié idiote et tourna à peine la tête pour les voir passer.

Au moment où ils rebroussaient chemin pour revenir à leur point de départ, une jeune fille sortit soudain des bosquets à leur droite, et s’arrêta à l’ombre des arbres pour les regarder.

Elle était vêtue d’une étoffe blanche et légère, drapée d’un vêtement à plis amples et gracieux, à la façon de l’himation grec ; un bras brun s’en dégageait, nu jusqu’à l’épaule, et un rayon de soleil, perçant les feuilles, faisait scintiller le ruban de cuivre qui lui entourait le bras au-dessus du coude.

Houghton se dit qu’il n’avait jamais vu un tableau aussi charmant.

C’était une beauté, une révélation, un rêve mystérieux comme la forêt dont elle était issue.

Elle resta un moment immobile, puis, toujours comme un rêve, s’évanouit. Les feuilles l’avaient reprise. Alors, pour la première fois, ils s’aperçurent qu’elle n’était pas seule. Ils entrevirent à travers le feuillage une forme à demi-nue, celle d’un jeune homme, souple, sinueux, et gracieux comme un faune. Cette forme disparut à son tour, et ils ne virent plus rien que les feuilles encore en mouvement.

« C’est la fillette en question, dit Hull, la beauté dont parlait le buveur de gin. Mais il avait parbleu raison : c’est un fruit magnifique ! »

Il parlait avec conviction, mais sans enthousiasme. Toute la matinée il s’était montré d’un caractère irritable, et le sentiment que ces deux jeunes gens les épiaient n’était pas fait pour améliorer son humeur.

Houghton ne dit rien. Il comprenait qu’il venait de voir l’enfant de John Lant, Chaya, la fillette à demi européenne, à demi dyak, née avant l’assassinat de son père.

En revenant vers la tente, ils ne remarquèrent pas que la vieille gardeuse de chèvres s’était levée et avait disparu entre les arbres.

CHAPITRE XV

ON CREUSE

À leur retour ils trouvèrent un repas préparé par Jacky.

Accroupi sur ses talons devant le feu qu’il avait allumé près de la tente, le noir faisait bouillir de l’eau pour le thé. Ils en buvaient à presque tous les repas, parfois même entre les repas, c’était leur principal soutien, et la vue de ces préparatifs rendit à Hull sa bonne humeur.

Le capitaine se jeta sur la nourriture, et Tillman en fit autant. Houghton n’y toucha point, attendant le thé. Pour le moment, manger ne l’intéressait guère : rien ne le passionnait sous le soleil autant que la jeune fille entrevue tout à l’heure et dont la vision le poursuivait. Il lui semblait avoir accompli tout le voyage de la vie pour aboutir à cette apparition, à cette fin. Le destin venait de lui révéler quelque chose d’absolument inédit, de le conduire dans un monde tout neuf.

Lorsque Goethe énonça ce paradoxe qu’un élément de disproportion est essentiel à la beauté, il voulait dire en réalité que la beauté absolue et charmeuse est impossible sans individualité. Elle doit s’écarter des types connus, laisser de côté les règles admises et, sans les ignorer entièrement, faire de soi et créer en soi une nouveauté.

Là où les autres n’avaient vu qu’une jeune fille, Houghton, qui possédait l’instinct et l’œil d’un artiste, aperçut une chose miraculeuse et productrice de miracles.

Sa pensée était à mille lieues des femmes, il s’imaginait en avoir fini avec elles pour toujours, et voici qu’il se rendait compte tout à coup que jusqu’à ces dernières minutes il n’avait en réalité jamais vu une femme, jamais même touché la frange de cette terrible souveraine qui fait l’homme et le brise, ou l’enchaîne à perpétuité.

La beauté de Chaya, se manifestant au moment où cette jeune personne, après avoir parcouru le groupe des yeux, arrêtait les siens sur lui, était un fait prodigieux, tout comme si la forêt s’était mise à parler ou comme si une voix avait résonné dans les profondeurs du ciel au-dessus des arbres.

Un monde complet en soi, et dont il ne soupçonnait point l’existence, s’éveillait en lui avec une vitalité troublante.

Et il devait rester là pendant que le capitaine, tout en mâchant du bœuf de conserve, exposait à Macquart et Tillman ses idées sur leur conduite future.

« Que nous soyons espionnés ou non, disait-il, je m’en fiche absolument. J’irai dénicher cette fortune ce soir après le coucher du soleil. Ne sommes-nous pas arrivés ? Voici mon plan : une fois certains que l’or est à l’endroit désigné, nous y transportons la tente et nous campons sur la cachette même ; alors rien de plus facile, la nuit, que de trimbaler le magot au bateau. Il nous faudra faire plusieurs voyages au yawl ; ou, mieux encore, vous l’amènerez jusqu’ici, maintenant que nous savons les indigènes bien disposés envers nous, et nous opérerons le chargement sur place. Qui trouvera un plan meilleur que celui-ci ? Mac, il est nécessaire de nous y mener dès ce soir ; je ne suis pas d’humeur à attendre et remettre les choses. Qu’en dites-vous, Tillman ?

— Je partage votre avis, répondit Tillman. Nous irons gratter la terre sur la cachette, et dès que nous nous serons assurés de la présence de l’or, nous amènerons le yawl sur place. Quatre d’entre nous suffiront à cette besogne, le cinquième restant pour garder l’argent.

— Très bien, dit Macquart. Je vous conduirai ce soir à l’endroit. »

Depuis longtemps Macquart ne maintenait plus que pour la forme sa prétention d’agir en cette affaire d’après des instructions et des plans communiqués par le dénommé Smith.

Si quelqu’un de ses compagnons lui eût imputé carrément le fait d’avoir appartenu à l’équipage de Lant et aidé à enterrer l’or, il est douteux qu’il se fût donné la peine de réfuter cette accusation. Même si, comme Screed l’avait deviné et comme Tillman le supposait, il avait été l’instrument de la mort de Lant, que lui importait désormais ? Il n’y avait pas de témoins, quinze ans avaient passé, et Lant était sans doute oublié, même par les indigènes.

« D’après ce que vous nous avez dit, le Terschelling a été coulé dans le fleuve près de la cachette ? demanda Tillman en allumant sa pipe.

— Oui, répondit Macquart, c’est ainsi que l’histoire m’a été racontée.

— On n’a guère dû pouvoir le couler jusqu’au pont, continua Tillman. Il n’y aurait pas eu assez d’eau pour qu’il s’enfonçât davantage, et il doit rester des fragments de carcasse.

— Peut-être, fit Macquart, à moins que le courant ne les ait emportés.

— Quel démon doit avoir été ce Lant ! poursuivit Tillman. Vous disiez qu’il avait attendu que tout l’équipage, à l’exception d’un seul homme, fût réuni dans le gaillard d’avant pour fermer les panneaux sur eux ?

— C’est ce qu’on raconte », dit Macquart.

Tillman semblait disposé à poursuivre le sujet, mais, à la réflexion, il s’abstint.

Vers le soir, les Papous ramasseurs de caoutchouc revinrent du travail, et presque en même temps les pirogues des Dyaks commencèrent à arriver de la mer.

Les pêcheurs dyaks en rentrant à leur village remarquèrent à peine le nouveau campement ; mais les Papous étaient plus curieux. Leurs femmes et leurs enfants vinrent regarder les nouveaux venus, ainsi que quelques hommes, à qui Tillman offrit du tabac.

« Autant rester en bons termes avec ces pauvres bougres, dit-il, mais pas un de nous ne peut parler leur langue. Avez-vous jamais vu une bande de sauvages de mine aussi piteuse ? Ils n’ont l’air de rien comprendre… ils semblent tout en rides et en trous dans les oreilles.

— Les rides sont venues à force de cligner les yeux contre le soleil, dit Hull. Tiens, les voilà qui s’en vont. Regardez : Wiart franchit le seuil de sa cabane. Ne dirait-on pas la Belle au Bois dormant ? On jurerait qu’il vient de s’éveiller après un nouvel accès de delirium tremens. »

Wiart s’était avancé sous sa véranda, près de laquelle les ramasseurs de caoutchouc avaient déposé leurs paniers.

Les Papous qui, en le voyant, s’étaient écartés du nouveau campement, reprenaient maintenant leurs paniers et suivaient le trafiquant vers un hangar situé entre les arbres, où leur cueillette devait être pesée.

Hull et ses compagnons regardaient cette opération et remarquaient avec quel soin Wiart, devant les balances, accomplissait son travail.

« Regardez-le, dit Hull. Voilà bien toujours le trafiquant : presque terrassé par la boisson, il y voit clair quand il s’agit de ses affaires, qui consistent à filouter les nègres de leur caoutchouc. À ces mercantis le pompon ! On pourrait les couper en morceaux sans qu’ils cessent de se réclamer des « affaires ». Je ne suis pas difficile mais j’aimerais mieux partager la hutte d’un pirate que celle d’un trafiquant : tous ces gens-là ont du poison dans les veines ; ce sont des requins en culotte, voilà tout. »

La pesée du caoutchouc terminée et les indigènes rentrés dans leur village, Wiart s’approcha de la tente.

Il avait meilleure mine lorsqu’il s’assit par terre à côté de Hull, alluma une cigarette et se mit à parler. Quelques heures auparavant, il était si abruti par la boisson qu’il avait accepté sans autre question leur affirmation qu’ils venaient du bas du fleuve. Maintenant il paraissait disposé à plus de curiosité sur leur provenance et leurs intentions.

« C’est un plaisir de revoir des visages blancs, dit-il en passant la langue sur son papier à cigarettes. Vous ne venez pas ici faire du commerce, hein ?

— Non, fit Hull. Nous sommes des chercheurs de mines.

— Oh ! Et puis-je vous demander quel genre de mines vous cherchez ?

— Oh ! toutes sortes, répondit le capitaine. Des métaux surtout.

— Ma foi, je ne crois pas qu’il y ait des métaux valant la peine qu’on retourne la terre pour les trouver, dit Wiart, et, s’il y en avait, vous éprouveriez de la difficulté à exploiter n’importe quelle mine ; il faudrait en premier lieu importer de la main-d’œuvre. Et où se trouve votre bateau ?

— Il croise au large ou près des côtes, près des côtes, le plus souvent. Nous travaillons pour le compte d’un particulier, et nous sommes venus ici non pour espionner le pays, mais pour nous occuper de nos propres affaires, tout comme vous vous occupez des vôtres.

— Oh ! Je n’ai pas l’intention de fourrer le nez dans vos affaires, dit Wiart. Vous pouvez prospecter tant que vous voudrez, cela ne me regarde pas. Ce fleuve n’est pas à moi, mais je serai heureux de vous obliger le plus possible. Où comptez-vous dormir ? »

Macquart avait suggéré tantôt que lui et Jacky pourraient dormir dans la maison de Wiart, mais à la réflexion la chose paraissait impraticable.

Il leur fallait de nuit la liberté de leurs mouvements et, si Macquart couchait chez Wiart, il ne pourrait aller et venir sans éveiller l’homme et lui inspirer des soupçons.

« Les uns dans le canot, les autres sous la tente, répondit Hull. Nous avons des moustiquaires pour les deux.

— Eh bien, je vous invite à vous reposer chez moi si bon vous semble », répondit Wiart.

Ils causèrent quelque temps de choses et d’autres, puis Wiart s’en alla dîner.

Le soleil se couchait de l’autre côté du fleuve et au moment où son bord inférieur tranchait la cime des arbres, Tillman courut chercher le pic et la pioche parmi les provisions entassées sous la voile du canot.

Puis, quand l’obscurité descendit sur l’eau et que les étoiles se pressèrent au ciel, ils se mirent en route sous la conduite de Macquart.

Tout le long de la rive et jusqu’à plus d’un mille au-dessus du village, les arbres étaient surtout des palmiers sagou, avec quelques palmiers nipah au bord de l’eau ; ils poussaient assez loin les uns des autres, et la marche était facile ; la lueur des étoiles suffisait au guide, et les aventuriers voyaient avancer Macquart, telle une ombre parmi les fûts des arbres.

À un demi-mille environ en amont du village, la berge, formait un promontoire d’une vingtaine de mètres de la base au sommet ; le fleuve faisait un coude à cet endroit, de sorte que la crête du promontoire était aussi celle de la courbe. Debout sur cette pointe et attendant Macquart, ils entendaient l’eau gargouiller et soupirer autour d’eux, bruit monotone dans la tranquillité absolue de la nuit.

Pourtant ce calme ne régnait que sur le fleuve et ses rives, car on pouvait entendre la forêt lointaine et ses vagues de verdure vibrer sous le contact de la nuit, comme un verre de cristal que l’on frotte d’un doigt mouillé.

Des millions d’insectes et des milliers d’oiseaux nocturnes commençaient leur concert dans ces bosquets hantés où la lune apparaissait verte à travers le feuillage tropical, et où des câbles de lianes et des cordons de liserons barraient des sentiers jamais foulés par aucun pied humain.

Macquart, debout et promenant ses regards autour de lui, semblait dérouté.

Tillman fut le premier à prendre la parole.

« Eh bien, demanda-t-il, est-ce ici ?

— C’est bien l’endroit, répondit Macquart, mais les points de repère ont disparu.

— Les quoi ? cria Hull. Qu’est-ce que tu racontes ?

— Il y avait là un camphrier, dit Macquart en montrant la pointe du promontoire, un autre ici, ajouta-t-il en indiquant la base. Les arbres n’y sont plus, nom de nom ! Peut-être les a-t-on coupés, à moins qu’un ouragan ne les ait renversés ; de toute façon, ils n’y sont plus ; mais cela ne fait rien. Le magot était enfoui entre eux, et en creusant nous le trouverons. »

Ces dernières paroles ôtèrent un poids de dessus les épaules des pirates.

« La cachette se trouvait entre les deux arbres, dit Macquart, et nous n’avons qu’à fouiller au centre de ce bout de rive pour la dénicher.

— Eh bien, le mieux à faire est de prendre des mesures pour commencer juste au milieu, dit Tillman en tirant de sa poche une ligne de pêche. Venez, Houghton, aidez-moi. »

Houghton prit un bout de la ligne et la porta jusqu’au sommet du promontoire, tandis que Tillman, à la base, tenait l’autre extrémité.

« Ce serait approximativement la position des arbres ? demanda-t-il à Macquart.

— Oui, c’est cela ou à peu près », répondit l’autre.

Tillman recommanda à Houghton de ne pas lâcher le bout de la ligne, puis marcha vers lui et revint avec la ligne pliée en deux, ce qui donnait la moitié de la distance.

« C’est ici qu’est l’endroit, ou qu’il devrait se trouver, dit-il. Passez-moi le pic. »

Il enfonça à maintes reprises l’outil dans la terre, brisant la surface, puis il se mit à creuser avec la pioche. Les autres le regardaient faire.

« Ce que je ne puis comprendre, dit Hull, c’est que les troncs des arbres aient disparu. Si ces arbres ont été abattus par l’orage, où sont leurs troncs ? »

Macquart se mit à rire.

« Un tronc d’arbre ne dure pas longtemps dans cette partie du monde, fit-il. Avec le climat et les insectes, au bout d’une année il n’en reste plus rien.

— C’est vrai », affirma Houghton.

Dix minutes après, Tillman interrompit sa besogne et s’épongea le front ; il avait enlevé la terre sur un espace de plusieurs mètres carrés, laissant un trou d’environ un pied de profondeur. Alors Hull prit la pioche et continua de creuser.

En ce moment suprême de leurs vies, aucun des hommes ne prononçait un mot.

Tous leurs labeurs, tous leurs voyages sur mer, tous leurs rêves, tout leur avenir se concentraient et restaient en équilibre sur ce coup de pioche donné dans le talus du fleuve, sur cette silhouette penchée et cherchant à déterrer la fortune sous la calme clarté de la lune tropicale.

Macquart, debout, les bras croisés, semblait le génie de la situation.

Puis Hull jeta l’outil et Houghton s’en empara.

Après lui, Macquart le reprit.

Trois heures de labeur surhumain produisirent une énorme cavité béante au clair de lune, mais ne révélèrent aucun indice de ce qu’ils cherchaient.

Macquart avait déclaré que la cachette était recouverte de trois pieds de terre seulement. Or, le trou avait cinq pieds ou plus de profondeur, et rien n’apparaissait.

Ils s’assirent au bord de l’excavation.

« Eh bien, dit Hull à Macquart, que conclure de ceci ? Où est ta cachette ? »

Macquart demeura coi un instant, puis déclara :

« Elle était ici : elle y est toujours. Les arbres ayant disparu, je n’ai pu prendre la mesure exacte d’un tronc à l’autre ; je l’ai estimée de mon mieux. Tout ce que je puis dire, c’est que la cachette est ici, sur cette langue de terre, et qu’il faut creuser jusqu’à ce que nous la trouvions.

— Je me sens incapable de creuser davantage ce soir, dit Houghton. Je suis exténué.

— Moi aussi, fit Tillman. C’est pénible, mais la seule chose à faire est de nous en tenir là pour recommencer demain soir. Avant de m’arrêter, je retournerai, s’il le faut, toute cette langue de terre. »

Puis se tournant vers Macquart :

« Êtes-vous sûr que ce soit bien l’endroit ? Peut-être vous êtes-vous trompé ? Il peut y avoir une autre langue de terre pareille à celle-ci avec des arbres placés comme vous disiez.

— Je vous répète que j’en suis sûr, répondit l’autre. La distance du village est exacte. C’est ici que l’or a été enfoui, et à moins qu’on ne l’ait enlevé, il y est encore. Et il ne peut pas avoir été enlevé : personne n’en connaissait l’existence.

— Eh bien, dit Hull en se levant, rien ne sert de bavarder : il faut creuser ; et si le magot ne se montre pas, je te fais sauter le caisson, Mac : je m’y sens tout disposé.

— Inutile de parler de la sorte, fit Tillman d’un air morne. Macquart est logé à la même enseigne que tout le reste de la bande, et si l’or ne se montre pas, ce sera tant pis pour lui comme pour nous. Le diable m’emporte, j’en suis écœuré tout le premier, mais à quoi bon récriminer ? »

Il ramassa la pioche, Hull prit le pic, et, tournant le dos à la langue de terre, ils s’en retournèrent par le bord de l’eau.

Alors seulement cet or qu’ils étaient venus chercher se mit à clamer de toute sa voix dans leurs âmes ; alors seulement ils commencèrent à bien comprendre la différence qu’il y avait à revenir à Sydney avec les mains pleines ou vides.

Cet appel se manifestait en chacun de façon différente.

Pour Houghton, la découverte de la cachette représentait le succès dans une vie jusqu’alors ratée, la délivrance d’une existence sordide, toute la distance qui sépare l’homme puissant de l’individu sans importance.

À Tillman la réussite devrait apporter ce dont il avait besoin, c’est-à-dire une foule de choses, depuis une garde-robe bien garnie jusqu’à un yacht de cent tonneaux.

Hull avait besoin d’argent. Il ne faisait pas de projets ; il avait besoin d’argent, voilà tout ; il y aspirait comme un marin désire les légumes frais ou un enfant des sucreries.

Macquart… Ah ! qui peut dire à quoi Macquart rêvait en ce monde ? Sans doute à bien des choses, et même à des choses que l’argent ne peut procurer.

Revenus à la tente, Hull, Houghton et Tillman y entrèrent, tandis que Macquart et Jacky s’en allaient au canot.

CHAPITRE XVI

LE SCORPION ET LE MILLE-PIEDS

Ils formaient une bande assez maussade au déjeuner du lendemain. Aucun d’eux ne soufflait mot des événements de la nuit, et même l’énorme appétit de Hull semblait affecté.

Après le repas, Houghton emmena Tillman en promenade. Le soleil matinal brillait à travers les arbres, et tous les Papous étaient partis à la recherche du caoutchouc.

Les deux hommes dépassèrent le village et arrivèrent à l’épaisse lisière de la forêt ; Houghton s’assit sur un arbre tombé, bourra sa pipe et l’alluma. Il semblait avoir l’esprit préoccupé. Tillman s’assit près de lui et se mit à fumer aussi.

« Écoutez, dit enfin Houghton, j’ai réfléchi.

— Eh bien ?

— Macquart ne marche pas droit.

— Que voulez-vous dire ?

— Il est en train de nous duper.

— À propos de la cachette ?

— Oui. L’argent n’est pas enfoui à cet endroit et n’y a jamais été. Le Terschelling n’a pas remonté jusqu’ici et n’a pas été coulé dans le fleuve. C’est lui que nous avons vu dans le lagon.

— Où cela ?

— C’est ce vieux navire brûlé que nous avons aperçu sous l’eau dans le lagon. Lant a réuni tout l’équipage dans le gaillard d’avant et y a mis le feu. J’en suis certain.

— Tonnerre ! s’écria Tillman. Que dites-vous là ?

— Je dis ce que je pense. Raisonnons un peu. Lant a volé le Terschelling et sa cargaison d’or. Il connaissait le fleuve, il connaissait la population, il était certain de trouver ici un refuge sûr. Mais, bien entendu, il ne voulait pas que personne eût vent du trésor, pas même les gens d’ici. Pourquoi aurait-il amené le Terschelling à pareille distance ? Non, il l’a amené dans le lagon, il a fait creuser une cachette par l’équipage, puis il a réuni les matelots à bord et leur a fait leur affaire. Il était obligé de garder un homme pour le seconder dans cette besogne et pour l’aider à venir ici en canot. Cet homme, c’était Macquart.

— Continuez, dit Tillman, dont la pipe s’était éteinte.

— Il est venu ici avec Macquart et il a épousé une indigène. Cela lui a donné un rang dans la tribu. Macquart, le voyant établi et ne pressentant aucune chance de bénéfices pour lui-même, lui a réglé son compte. Puis la femme de Lant a eu des soupçons, et Macquart a dû prendre la poudre d’escampette.

— Doucement, dit Tillman. Voyons ! Si c’est le Terschelling que nous avons aperçu dans le lagon, et si l’or est caché dans le voisinage de l’épave, pourquoi diable Macquart nous a-t-il amenés jusqu’ici ? L’endroit est dangereux pour lui. L’épouse de Lant vit encore, et si elle le reconnaissait, elle essayerait sûrement de lui faire du mal.

— Ne vous ai-je pas dit que Macquart était en train de nous duper au sujet de cette cachette ? demanda Houghton. Il nous a amenés ici pour pouvoir nous jouer quelque sale tour, j’en suis certain. Peut-être projette-t-il de s’esquiver pendant une nuit, de descendre le fleuve, de charger d’or le Barracouda et de nous planter là. Il est en bons termes avec Jacky : il comprend son baragouin ; et je ne réponds pas de l’honnêteté de Jacky ; d’après ce que j’ai entendu dire, on ne peut guère compter sur la plupart de ces nègres.

— C’est possible, fit Tillman, mais je doute que Macquart soit capable de mettre le Barracouda en route avec l’aide du seul Jacky.

— Oh, que si ! Deux hommes peuvent accomplir bien des choses avec un bateau de ce tonnage. Regardez Solcum… qui a fait le tour du monde tout seul. Macquart se dirigerait sur Macassar ou quelque endroit peu éloigné.

— Il y a deux faits qui militent absolument contre votre idée, remarqua Tillman. Le premier est que Macquart et Jacky ne pourront jamais transporter tout cet or de la cachette au Barracouda avant que nous leur tombions sur le dos ; ils auraient tout au plus cinq ou six lieues d’avance. La seconde objection, c’est que sans l’aide de Screed Macquart serait incapable d’en disposer. »

Houghton se mit à rire.

« J’ai pensé à tout cela, fit-il, et je puis vous répondre. Screed a été sot, et nous avons tous partagé sa sottise. Macquart, s’il voulait nous jouer le tour, n’aurait pas besoin de prendre tout l’or dans la cachette, deux mille livres lui suffiraient. Avec cela il ferait voile pour Macassar ou ailleurs, s’y établirait, s’y créerait une petite situation, et, dès qu’il posséderait une maison à lui et un compte en banque, il reviendrait chercher le reste… d’ici un an peut-être. C’est tout simple.

— Non de nom ! s’écria soudain Tillman.

— Qu’y a-t-il ?

— Macquart et Jacky ont dormi la nuit dernière dans le canot, et nous sous la tente.

— Oui, dit Houghton, et c’est ce qui a orienté ma pensée dans le sens que je viens de vous dire. J’ai réfléchi combien il serait facile à ces deux chenapans-là de nous glisser entre les mains. Rappelez-vous, c’est Macquart qui a suggéré cette idée de dormir dans le canot avec Jacky, sous prétexte que la tente était trop petite pour nous quatre. »

Pendant un instant Tillman garda le silence. Il semblait ruminer cette affaire. Puis il déclara :

« Il faut nous concerter immédiatement sur ce sujet avec Hull.

— Pour l’amour de Dieu, n’en faites rien ! répliqua Houghton. Si vous mettez Hull dans le secret, il démolira tout.

— Comment cela ?

— Parce qu’il se conduira comme un taureau dans un magasin de porcelaine. Il hait Macquart aussi cordialement que Macquart le déteste. Je crois sincèrement que Macquart nous roule dans cette affaire, moins pour mettre à lui tout seul la main sur l’argent que pour régler son compte avec Hull. En tout cas si Hull savait ce que nous pensons, il agirait de telle sorte que Macquart se tiendrait sur ses gardes. Il est nécessaire que nous ayons l’air de parfaits imbéciles pour le surprendre sans qu’il s’en doute et deviner ses plans.

« Il sait où est caché l’or et nous voulons obtenir ce renseignement. Il ne nous l’abandonnera jamais de bon gré car ce serait enrichir Hull ; en outre, ce serait en contradiction avec la véritable nature du bonhomme. Macquart souffrirait le martyre de partager loyalement une fortune si colossale. C’est un homme-renard ou plutôt un homme-loup. Eh bien, nous devons nous changer en renards ou en loups si nous voulons partager le butin. »

Une des particularités de l’Aventure, c’est son pouvoir de tremper les caractères.

Déjà cette expédition mettait en relief, avec des résultats étonnants, les vrais tempéraments des aventuriers.

Tillman, par exemple, qui avait toujours fait l’effet d’un papillon dans la vie factice de Sydney, manifestait actuellement des qualités d’équilibre et d’énergie capables d’étonner ses anciens amis.

Houghton, mis à l’épreuve, exerçait sur des données concrètes une acuité clairvoyante et une puissance de raisonnement qu’il n’avait jamais exhibées auparavant.

Le pouvoir de raisonner clair et juste sur des faits évidents est réservé à un petit nombre d’élus ; c’est lui qui constitue l’âme des affaires et le levier du succès dans la vie. Il fut le secret de la grandeur de Napoléon, et il a fait défaut à maint philosophe.

« Ma foi, dit Tillman, peut-être avez-vous raison. Hull est une espèce d’écervelé et sans aucun doute il hait Macquart autant que Macquart le déteste. Mieux vaut pour nous deux ne rien dire et surveiller ce gaillard-là comme un chat guette une souris. J’aurai l’œil sur le canot cette nuit. Les buissons ne manquent pas sur la rive : je puis m’y cacher avec un Winchester ; et vous prendrez la garde demain soir ; il ne faut pas le laisser seul une seconde. Je vais maintenant voir ce qu’il est en train de faire. »

Il s’en alla, laissant Houghton assis sur le tronc d’arbre.

Houghton était plongé dans une méditation si profonde qu’il n’entendit point un pas léger derrière lui.

C’était la jeune fille de la veille ; elle suivait le sentier menant du village dyak au bord de l’eau. En approchant de l’homme assis, elle s’arrêta, ouvrit les yeux tout grands et bondit vers lui.

L’instant d’après Houghton fut fort étonné de se sentir tiré par le bras et de se trouver debout, face à face avec Chaya.

Sans dire un mot, la jeune fille lui indiqua la souche sur laquelle il était assis et ce qu’il vit lui donna la chair de poule.

C’était le grand scorpion de la Nouvelle-Guinée, la créature la plus monstrueuse des tropiques. Il atteignait presque la taille d’une main d’homme adulte, et était à peu près de même couleur que le bois sombre sur lequel il rampait.

Houghton voyait sa queue avec ses terribles pinces terminales se recourber et s’aplatir alternativement et le corps entier de l’insecte avancer régulièrement sur la voie de son choix.

S’il avait posé sa main ou appuyé sa jambe dessus, il serait mort aussi sûrement que s’il eût reçu un coup de pistolet à bout portant dans la tête, car la morsure du grand scorpion de la Nouvelle-Guinée non seulement est mortelle, mais tue de la façon la plus horrible et l’on ne connaît pas d’antidote à ce venin.

Dès qu’il eut aperçu l’animal, Houghton se baissa et ramassa un morceau de bois pour l’écraser, mais de nouveau la main de Chaya se posa sur la sienne, cette fois pour le retenir.

Elle lui montrait les feuilles tropicales qui couvraient une extrémité du tronc renversé. Quelque chose en sortait : c’était un mille-pieds de onze pouces de long, d’une couleur cendrée tournant au vert ; ses innombrables pattes minces se mouvaient en une vibration hideuse et avec une telle rapidité qu’elles apparaissaient comme d’étroites bandes d’un brouillard orangé.

Au-dessus et autour s’étendaient des feuilles tropicales ; un oiseau, pareil à une bouffée de poussière de saphir, passa du grand soleil à l’ombre des branches ; au-dessus du champ de la bataille imminente se balançait une boucle de liane de la couleur d’une vieille corde, jusqu’à l’endroit où s’épanouissait dessus une véritable orchidée.

Ce fut le mille-pieds qui attaqua. Profitant des inégalités de l’écorce, il couvrit en trois mouvements la distance qui le séparait de son ennemi, et avec une telle habileté que le scorpion, bien qu’il eût aperçu son adversaire dès le début, parut indécis sur le point où allait se produire l’assaut. Il n’y a pas au monde de créature aussi experte à se dissimuler que le mille-pieds, de créature plus rusée et plus furtive.

Alors, en un éclair, le combat se trouva engagé, et le myriapode s’étala sur le dos du scorpion comme un étroit ruisseau d’un gris de cendre. Les pinces du scorpion le cherchaient et sa queue à crochets se démenait en arrière pour le saisir, mais le ruisseau, changeant de place, éludait toutes ces tentatives. Il semblait que le myriapode possédât autant d’yeux que de pattes. Dans l’ardeur de la lutte les combattants dégringolèrent du tronc et, entre les deux ennemis étroitement emmêlés, la bataille se poursuivit parmi les feuilles tombées à terre avec une ferveur qui inspira à Houghton une sorte de malaise.

Chaya, prenant à Houghton son morceau de bois, écarta les feuilles pour lui montrer l’issue du corps à corps.

Le scorpion était en train de déchirer le mille-pieds avec ses pinces analogues à celles du homard, mais sa victoire lui coûtait la vie. Il avait été piqué mortellement. À deux ou trois reprises il lança ses crochets en l’air, sa queue se recourba pour la dernière fois. Il tomba et à l’instant même de sa chute, son cadavre fut couvert d’une nuée de fourmis.

Un grand papillon, couleur de mer et lumineux, passa en voletant au-dessus du tronc d’arbre, et Houghton tourna les yeux vers Chaya. Elle riait à moitié, ses yeux noirs étaient dilatés sous l’excitation du récent combat.

Elle semblait l’incarnation de l’esprit de cette terre, où les fleurs bourgeonnent en une nuit, où l’amour et la haine poussent aussi rapidement que ces liserons dont on peut surprendre la croissance en les regardant, où la beauté marche la main dans la main avec la terreur et la destruction.

« Il est mort, dit Chaya.

— Vous m’avez sauvé », dit Houghton.

Il prit ses deux mains dans les siennes. Elle était restée dans sa pensée depuis que leurs regards s’étaient concentrés la veille, et elle le savait.

Houghton se distinguait de ses compagnons, et non seulement par sa beauté. Il possédait un raffinement qui leur manquait. Il était peut-être le seul homme de son genre qui eût jamais foulé ce sol.

Elle rit quand il lui prit les mains, et continua à rire en le regardant fixement dans les yeux, si bien qu’une flamme ardente s’alluma chez lui, le remplit d’une ivresse de lumière et de feu, de l’ivresse qui doit saisir la phalène avant qu’elle se précipite dans la lampe.

Il lui lâcha les mains et le charme cessa d’agir sur lui. Néanmoins son destin était scellé : il s’assit sur le tronc d’arbre et prit place à côté d’elle.

« Vous venez de loin ? demanda-t-elle en cette langue anglaise que les trafiquants lui avaient apprise et qu’elle parlait avec une intonation étonnamment chantante, sur un ton ascendant qui donnait à sa parole un charme suprême.

— Oui, de très loin, répondit-il ; de l’Angleterre, tout là-bas.

— De l’Angleterre, tout là-bas ? répéta-t-elle comme si les mots ne l’intéressaient guère ou comme s’ils ne représentaient pas grand sens pour elle.

— Oui… et je sais qui vous êtes. Vous êtes Chaya !

— Comment savez-vous cela ?

— Wiart, l’homme blanc, me l’a dit.

— Peuh ! » fit Chaya.

Aucune critique ne pouvait être plus forte dans la concision ; Houghton, observant de côté sa délicieuse compagne, vit qu’elle renversait légèrement la tête en arrière, et songea pour la première fois que l’expression « regarder quelqu’un du haut de sa grandeur » s’applique non pas à la taille, mais à la position de la tête.

Et quelle jolie tête était celle-là, découpée sûrement et nettement comme celle d’un camée, avec sa chevelure noire comme la nuit, rejetée en arrière et fixée par un simple nœud, sans autre ornement que sa propre beauté !

Le bras qui le frôlait était nu ; la robe peu serrée laissait entrevoir le flanc de la jeune fille et révélait le fait qu’elle portait un de ces corsets de cuivre en usage chez les femmes de certaines tribus ; la main qui tenait toujours le bâton ne portait aucune marque de durs travaux ; petite mais prenante, subtile et souple, avec des ongles polis comme de l’agate, elle fascinait Houghton. Il aurait voulu la saisir et la tenir.

Le teint de Chaya était en lui-même une nouvelle forme de beauté, résultant du mélange de deux races de magnifiques couleurs, les Européens et les Dyaks. Mais ses yeux ne recélaient rien d’européen dans leur profondeur ; c’étaient les yeux d’une femme sariba remplis du mystère des forêts et de la mer.

« Vous n’aimez pas Wiart ? »

Chaya, au lieu de répondre, fouilla avec la pointe de son bâton parmi les feuilles, découvrit ce qui restait du mille-pieds et le souleva. On aurait dit un bout de corde faite de papier vert fané. Elle éclata de rire.

« C’est presque aussi laid que lui, dit Houghton. Chaya, où habitez-vous ? Je sais que c’est dans les environs, mais où ? »

Chaya esquissa un mouvement circulaire comme pour indiquer qu’elle avait pour demeure la forêt entière, réponse fine, humoristique et évasive qui semblait signifier :

« Nous commençons à nous entendre très bien, mais n’allons pas si vite en besogne ! »

Houghton se mordit la lèvre en souriant. Il ne désirait rien de plus que de rester assis auprès d’elle. Jamais de sa vie il ne retrouverait le même frisson, la même ivresse qu’il ressentait actuellement, en ce premier moment d’une nouvelle existence, assis près de cette compagne à la fois rieuse et réticente.

Elle avait laissé tomber la dépouille du myriapode ; maintenant, assise et penchée en avant, les coudes sur les genoux, elle balançait son bâton entre ses doigts, et semblait poursuivre quelque rêve.

En cet instant deux papillons passèrent en se poursuivant. Elle les suivit des yeux, et au moment où elle tournait la tête pour les voir s’évanouir sous la fraîcheur des arbres, leurs regards aussi se croisèrent et l’appel contenu dans les yeux de la jeune fille alla droit au cœur de Houghton. Affolé, sachant à peine ce qu’il faisait, il tendit les bras pour la saisir, mais, lui échappant comme une ombre, elle disparut.

Il resta debout à regarder les feuilles encore agitées par son passage, l’endroit où, comme les papillons, elle s’était évanouie dans la verdure. Puis ses regards s’abaissèrent vers le bâton qu’elle avait tenu et vers les restes du scorpion et du mille-pieds, dont la lutte à mort devait former le premier chapitre d’une des plus jolies histoires d’amour vécues sous les tropiques.

CHAPITRE XVII

SAJI

Le village dyak, situé à environ un quart de mille du village papou, ne constituait qu’une misérable relique de ce qu’il avait été jadis.

Il restait à peine quarante membres de la tribu qui, aux siècles passés, était descendue de Bornéo, celle des Saribasdyaks ; ces pêcheurs et pilleurs de mer, ayant découvert le fleuve, s’étaient fixés là, bien à l’abri de la poursuite de leurs ennemis et pourtant à proximité de la mer.

Déjà la tribu était en décadence lorsque John Lant, venu s’établir parmi eux, avait épousé la mère de Chaya.

À la mort de Lant, sa veuve devint le chef de la tribu. Elle l’était encore.

La mère de Chaya était une femme du plus pur-sang des Saribas, avec tous les instincts, toute la férocité, toute la ténacité de sa race.

Elle était vieille par son aspect plutôt que par le nombre des années, avec un regard lointain et fatal qui vous impressionnait.

Son mari, qu’elle aimait, avait été assassiné. Le meurtrier avait accompli son forfait avec tant d’habileté que dans une communauté civilisée aucun soupçon ne l’aurait atteint et qu’aucune procédure légale n’aurait pu être instituée contre lui.

Mais la mère de Chaya savait que le père de son enfant avait été assassiné, et bien que le coupable eût réussi à lui échapper et à fuir le pays, elle pressentait qu’il y reviendrait.

Les civilisés eux-mêmes ont de ces intuitions qui équivalent à des certitudes. La veuve de Lant, avec un instinct héréditaire des hommes et des événements surnaturels, sentait de façon certaine que l’assassin reparaîtrait.

D’ailleurs un raisonnement des plus ordinaires eût permis de le prédire, l’assassin étant parti sans l’or pour lequel le crime avait été commis. La veuve ignorait l’endroit où l’or était enterré : elle savait seulement que c’était quelque part au voisinage du fleuve ; l’homme retournerait à cet endroit, et elle l’attendait depuis quinze ans.

Les dyaks pêcheurs de la tribu, – il n’existait plus de pirates, – avaient toujours ouvert l’œil pour la tenir au courant de l’arrivée d’étrangers. Cette tâche faisait partie de leurs devoirs dans la vie et était devenue une sorte d’observance religieuse.

Le Barracouda avait été épié bien avant de s’engager dans les récifs, et Saji, l’un des plus jeunes pêcheurs, l’avait suivi jusqu’au lagon.

Cachant sa pirogue, il surveilla l’amarrage dans le lagon, puis, lorsque Macquart et ses compagnons prirent le canot pour gagner le village, Saji marcha derrière eux. C’est son canot qu’ils avaient trouvé attaché au débarcadère en sortant de la cabane de Wiart.

Saji obéissait non seulement aux ordres reçus et à ses instincts naturels de pisteur, mais aussi au désir de plaire à la femme, chef de la tribu. Saji était amoureux de Chaya.

La tribu avait dégénéré à ce point où l’on ne tient guère compte de la hiérarchie : Saji ne possédait ni rang ni position sociale, mais, renommé comme un des meilleurs pêcheurs, il représentait un prétendant aussi sortable que les autres à la main de Chaya.

Âgé de dix-huit ans, droit comme une lance, bien bâti, il faisait assez bonne figure même au regard d’un Européen ; mais c’était un pur Sariba, son costume se résumait presque à un tablier, et aux yeux de la jeune Chaya il n’existait pas comme homme.

Les trafiquants blancs avaient montré à celle-ci la frange de la civilisation, et ses instincts, hérités de John Lant, l’élevaient au-dessus du niveau de la tribu.

Pour comble, Saji lui avait laissé entrevoir la nature de ses sentiments pour elle. Non seulement bon pêcheur, mais habile aussi dans le travail des métaux, il avait fabriqué voilà un mois un brassard de cuivre en martelant avec beaucoup de peine et de soins une tige de ce métal. Timidement, son brassard d’une main, un soir il s’était approché de Chaya, et son offrande avait été refusée.

« Donne cela à Maïdan », avait-elle dit.

Maïdan était une des filles de la tribu, et la moins jolie.

Bien qu’elle le dédaignât comme galant, Chaya ne lui témoignait aucune antipathie. Elle lui permettait de l’accompagner dans ses promenades à travers bois et c’était sa forme demi-nue que les blancs avaient aperçue la veille entre les feuilles. Il l’avait menée voir les étrangers, tout comme, une heure avant, il était venu visiter sa mère pour l’informer de leur arrivée.

La veille au soir, quand la troupe creusait dans le promontoire du fleuve, Saji avait mené la vieille femme les voir. Au plein clair de lune elle avait reconnu le visage et la forme de celui qu’elle attendait impatiemment depuis quinze ans.

La vengeance se trouvait enfin à sa portée ; en revenant au village après avoir observé les efforts inutiles des remueurs de terre, elle dit à Saji :

« Tu auras Chaya.

— Ah oui ! gémit Saji en trottant à côté d’elle. Mais elle ne se soucie pas de moi le moins du monde. »

Ils arpentaient à toute vitesse le sentier de jungle conduisant au village.

« Tu auras Chaya, sa mère t’en donne sa parole, et le don que tu lui apporteras l’amènera à tes pieds.

— Quel don ? demanda Saji.

— Je te le dirai bientôt. T’es-tu bien mis dans la tête l’aspect de tous ces étrangers de façon à les reconnaître même dans l’obscurité ?

— Oui, je pourrais reconnaître chacun d’eux d’après sa trace ou son odeur.

— Alors surveille-les tous, mais plus spécialement celui que je t’ai montré en dernier. Les autres ne comptent pas. »

Ils s’exprimaient dans le dialecte des Saribas.

Au village ils se séparèrent. Saji retourna pour épier les nouveaux venus même pendant leur sommeil.

Cette surveillance ne se relâchait jamais.

Heureusement pour Houghton, il n’était pas l’homme désigné spécialement à Saji comme celui qu’il ne fallait jamais perdre de vue. Sans quoi sa rencontre avec Chaya aurait pu amener des conséquences désastreuses pour lui.

CHAPITRE XVIII

SONDAGES

Houghton, en revenant à la tente, trouva Tillman qui l’attendait. Hull était près du canot et s’occupait de choses et autres.

« Macquart est dans la maison avec Wiart, dit Tillman. Devenus apparemment très bons amis, ils sont en train de fumer des cigarettes et de boire du gin.

— Je ne crois pas que Macquart soit homme à boire avec excès, dit Houghton.

— Non, mais il se trouve en compagnie de cet ivrogne. Je me demande de quoi ils peuvent parler. Je suis allé à la porte et l’odeur qui s’en dégageait m’a presque renversé. Wiart m’a invité à entrer, mais je me suis excusé en prétextant quelque travail.

— Oh ! je ne crois pas qu’il n’y ait rien de dangereux là-dedans, répondit l’autre. Wiart est absorbé par son commerce, et entre cela et la boisson il ne lui reste pas grand loisir. »

En réalité, Houghton songeait tellement à Chaya que pour le moment il repoussait toute autre pensée.

L’avait-il effrayée ou offensée ? Il ne pouvait le dire, mais il se maudissait de sa précipitation et de sa sottise. Il descendit au débarcadère et s’assit à regarder Hull, qui, après avoir mis de l’eau dans le canot pour empêcher les joints de s’ouvrir, inspectait divers agrès.

Cependant Houghton ne voyait pas Hull. Absorbé par l’image mentale de Chaya, il croyait entendre sa voix.

Une des séductions de la jeune fille était sa façon de recourir au geste et à la pantomime pour se faire comprendre. Houghton commençait à se rendre compte du fait que si l’amour est dans bien des cas le fruit d’une connaissance prolongée, il peut aussi naître d’un coup de foudre. Certaines natures volent l’une vers l’autre à la première approche comme se combinent certains éléments chimiques.

Il lui sembla avoir désiré Chaya toute sa vie, et qu’elle l’attendait dans ces mystérieuses forêts dont il n’avait jamais rêvé, dont il ignorait même l’existence.

Il se sentait profondément troublé, non pas en réalité par l’idée qu’il avait pu l’offenser, car un instinct l’avertissait qu’il n’en était rien, mais à cause de la situation en général.

En premier lieu il y avait sa propre indigence. Comment, même si Chaya l’aimait, pourrait-il l’enlever d’ici ? Il ne possédait ni métier, ni ressources ; l’expédition semblait tourner à la plus chimérique des entreprises.

Même en admettant qu’il réussît à partir avec elle, pourrait-il jamais l’emmener à Sydney, dépourvu comme il l’était des biens de ce monde ?

Rester ici avec elle était une hypothèse insoutenable. Habiter ce pays, même avec Chaya, ce serait non pas vivre, mais mourir au monde.

Ce lieu pesait sur son âme, le remplissait d’une vague terreur : l’air alangui, lourd de chaleur, la forme même des arbres, le fleuve paresseux et coulant comme de l’huile, jusqu’à la surabondance de vie, et de vie sous ses aspects les plus terribles, tout créait autour de lui cette atmosphère de cauchemar qui est le propre des pays tropicaux.

Puis, supposé que la cachette existât réellement, il y avait Macquart et la menace de sa traîtrise.

Macquart était un être redoutable : Houghton commençait bien à s’en rendre compte ; c’était un homme continuellement poussé par des desseins secrets, et qui opérait toujours dans l’ombre : un loup en même temps qu’une taupe.

Il n’est donné qu’à la nature humaine de s’incorporer les propriétés de diverses natures animales, et ce don produit parfois les monstruosités les plus étranges.

Houghton se rappelait le matin de sa première rencontre avec lui dans le Domaine de Sydney ; ce jour-là même il avait remarqué chez lui quelque ressemblance avec un oiseau de proie. Depuis lors, et progressivement, la nature de cet individu s’était révélée à demi, et les preuves s’accumulaient contre lui.

Durant tout le voyage, Houghton n’avait jamais perdu de vue son but ; mais maintenant il devait ouvrir l’œil plus que jamais ; c’était non plus seulement l’expédition qui était en jeu, mais aussi Chaya. Et il ne pouvait qu’attendre, ne voyant aucun moyen d’accélérer les événements.

Assez fin psychologue, Houghton avait entrevu l’extraordinaire mentalité de l’homme dont tout dépendait. Il devinait en Macquart quelques-unes des qualités sur lesquelles se fonde la démence ; non que Macquart fût fou le moins du monde : jamais homme ne posséda une plus froide santé mentale : mais il semblait évident à Houghton que cet homme-là détruirait tout, même sa propre chance de succès, plutôt que de permettre de réussir à quelqu’un qu’il haïssait.

Et Macquart avait voué à Hull une haine de païen.

Houghton était maintenant convaincu que le plan original de Macquart consistait à amener le Barracouda dans le lagon, où sans doute gisait le trésor, et de ne pas remonter du tout au village.

Macquart avait eu l’intention de marcher droit, au moins jusqu’à ce que l’or fût à bord du Barracouda ; après cela, qui sait ce qu’il aurait pu faire ? Mais il aurait du moins utilisé ses compagnons à embarquer le magot.

Tout ce plan avait été bouleversé par l’arrivée de Hull et sa façon de désarmer Macquart tout en armant ses compagnons et lui-même.

Voyant la destruction de ses projets et l’ascendant de son ennemi, Macquart avait dû former de nouveaux plans actuellement en cours d’exécution.

Quels étaient-ils ?

Il était encore impossible de le prédire. Tout ce qu’on pouvait voir, c’est que pour gagner du temps dans un but quelconque, Macquart voulait faire creuser ses compagnons chaque soir dans un endroit où il n’y avait rien à trouver.

L’aspect le plus encourageant de la situation, c’était qu’il ne se doutait pas de leurs soupçons et l’unique conduite à tenir pour le présent consistait à lui laisser pleine et entière liberté.

Hull ne tarda pas à abandonner son travail dans le canot et à venir s’asseoir près de Houghton en se plaignant de la chaleur.

« Où est Mac ? demanda-t-il.

— Dans la maison, en train de fumer et causer avec Wiart. »

Le capitaine alluma sa pipe.

« Je ne saurais dire ce que j’éprouve en présence de cet être répugnant, dit-il. J’ai toujours envie de le rouer de coups, aussi vrai que je vous le dis. Il me soulève l’estomac. Remarquez-le bien, il m’a joué un sale tour voilà quatre ans, mais ce n’est pas cela qui me donne envie de lui aplatir la tête à coups de pelle, c’est sa présence même. Bon Dieu ! J’ai parfois envie de planter là toute l’affaire rien que pour le plaisir de donner à ce dégoûtant un coup sur le crâne pour en finir avec lui. C’est drôle, hein ?

— Oh ! je ne sais pas trop, répondit Houghton. Je me sens à peu près dans les mêmes dispositions par moments, mais il représente la poule aux œufs d’or et mieux vaut ne pas y penser.

— Précisément, je ne puis m’empêcher d’y penser, dit le capitaine. Je crois que ce type-là est en train de nous jouer le tour.

— Bah ! quelle blague ! dit Houghton, alarmé à l’idée que Hull flairât la vérité et des conséquences qui pourraient en résulter. Pourquoi nous laisserait-il en panne dans cette affaire ? Il y a intérêt tout autant que nous, et ne peut rien faire sans nous.

— Je ne sais pas quel est son but, répondit l’autre, mais je le déteste assez sans cela. Nous aurions dû trouver l’or hier soir, nous l’aurions sûrement trouvé s’il y était. Si nous ne tombons pas dessus ce soir, c’est sur Mac que je tomberai, et de tout mon poids, voilà tout ce que j’ai à dire. Vous verrez.

— Écoutez, fit Houghton, promettez-moi une chose : de ne jamais rien lui dire qui puisse éveiller ses soupçons avant d’en avoir conféré avec Tillman et moi. Ceci est une question sérieuse, capitaine, et, supposé qu’il nous trompe, ce qui me semble improbable, il faut agir en conséquence, tous ensemble, et découvrir ses plans.

— Oh ! je ne soufflerai mot, répondit l’autre, ou du moins avant de ne rien dire, j’aurai une conversation avec vous deux. Dites-moi : si l’or était caché dans ce coin de la rive, le navire dont il a été extrait, s’ils l’ont coulé, ne serait pas loin… Le fleuve n’a que trois brasses de profondeur devant le débarcadère, – j’ai fait des sondages. Je ne crois pas qu’il soit beaucoup plus profond en amont, de sorte qu’ils ont dû couler le navire dans dix-huit pieds d’eau seulement. Eh bien, cela ne devait pas dépasser beaucoup son tirant d’eau.

— C’est vrai, dit Houghton.

— Allons faire des sondages là, en amont auprès de la rive, proposa le capitaine. Ce sera un passe-temps. »

Il alla chercher le plomb de sonde au canot, puis ils quittèrent l’embarcadère et remontèrent la berge jusqu’au lieu où ils avaient creusé.

Le capitaine regarda l’excavation.

« Le coin est assez solitaire pour qu’on puisse y travailler en plein jour sans que personne le sache, dit-il. Mais cet animal de Wiart est capable de nous apercevoir et de concevoir des soupçons. Après tout peut-être Mac dit-il vrai ! »

De la rive, il lança le plomb à la base de la langue de terre : la sonde indiqua environ deux brasses et demie. Puis il alla à l’extrémité du promontoire : ici, la profondeur était nulle, à moins qu’on ne s’éloignât de la rive.

« Pour avoir un sondage exact ici, il faudrait amener le canot, dit Hull, mais ce que nous avons suffit. Vous le voyez vous-même. Il n’y a pas d’endroit par ici où l’on puisse amarrer un navire et le couler, comme la chose se serait passée d’après les dires de Mac.

— Très juste, remarqua Houghton. La seule supposition possible serait que le lit du fleuve se fût modifié au cours de ces quinze dernières années.

— Je ne vois pas ce qui aurait pu le modifier, fit le capitaine en regardant le fleuve. Non, Monsieur, à moins qu’il n’y ait au voisinage quelque étang profond que nous ignorions, ce navire n’a jamais été amarré à la berge de ce fleuve. »

Houghton fut stupéfait que Hull n’eût pas songé au lagon ni rattaché l’idée du Terschelling au vieux navire incendié, mais un instant de réflexion lui fit comprendre que Hull n’avait pas vu comme eux l’épave brûlée, et que l’intelligence humaine fonctionne dans des cercles assez restreints.

L’histoire contée par Macquart enchaînait l’esprit de Hull à ce village et à ce bout de rive ; il manquait absolument d’imagination, et jamais il ne songea que le lagon en aval fût « l’étang profond » où pouvait se décomposer la carcasse du Terschelling.

Quittant la langue de terre, ils revinrent vers la tente entre les arbres, et à peine avaient-ils parcouru une centaine de mètres, qu’une forme blanche se mouvant d’un tronc à l’autre attira l’attention de Houghton.

C’était Chaya.

Elle ne les suivait point, car elle venait vers eux, mais non dans la direction du même sentier.

« Voilà la fillette que nous avons vue hier », dit Hull.

Le cœur de Houghton bondit dans sa poitrine comme un oiseau en cage.

Il n’y avait guère que deux heures qu’elle lui avait échappé. Il allait bien voir si elle était fâchée ou non.

Elle tenait un panier à la main et allait chercher quelque chose. Et il aurait pu jurer qu’elle l’avait vu. Mais elle ne modifiait pas son allure. Elle marchait droit devant elle. En passant à dix pieds de distance, elle regarda Houghton bien en face et lui sourit.

Évidemment, elle n’était pas fâchée ; elle était même très amicalement disposée ; mais il crut démêler dans son sourire un très vague soupçon de moquerie ; l’espièglerie d’un enfant venant d’échapper à qui voulait le prendre.

Puis elle disparut.

« Elle vous fait les yeux doux, dit Hull, positivement. Drôles de créatures que les femmes : elles n’ont jamais eu de ces regards pour moi. Les femmes ne se sont jamais attachées à moi et je ne les ai guère fréquentées, excepté peut-être de temps à autre quand j’avais plus d’argent dans la poche que d’esprit dans la cervelle.

— Vous ne vous êtes jamais marié, capitaine ? demanda Houghton, pour cacher sa jubilation, plutôt que par curiosité.

— Si, répondit Hull. J’ai pris une femme qui habitait James street à San-Francisco, près des docks chinois. Westhouse était son nom ; et elle prenait du linge à laver. Elle dirigeait une blanchisserie. Elle n’avait pas plus de vingt-cinq ans et pesait près de cent kilos.

« Je la vis pour la première fois au moment où elle envoyait un coup de poing dans l’œil d’un Chinois. Il était employé dans sa blanchisserie et s’était permis une insolence. Elle l’étala par terre carrément. Elle était dans une colère folle et, quand je lui fis compliment sur son habileté de poignet, elle me lança un direct et faillit m’abattre moi aussi. N’approchez jamais d’une femme en colère, même pour lui faire des compliments. Une femme dans cet état-là n’est pas responsable : il lui faut quelque chose sur quoi cogner et elle cognerait n’importe quoi à sa portée. Cela m’était égal. Je ne fis que rire : elle en fit autant et nous allâmes prendre un verre ; huit jours après nous étions mariés, et elle rapportait au minimum cent dollars de bénéfice par semaine.

« Je projetais d’abandonner la navigation et de vivre sur ces profits-là, mais ses calculs à elle étaient tout différents. Elle voulait faire de moi un garçon de lavoir et dépenser mon salaire à boire. Elle buvait terriblement ; cette habitude ne s’épanouit réellement en elle qu’après le mariage. Elle continua à célébrer ce jour, pour ainsi dire, jusqu’à ce que la blanchisserie commençât à se transformer en un magasin de bouteilles vides. Alors je lâchai toutes les amarres et décampai.

« Quand je revins à San-Francisco, un an après, elle avait épousé un nègre ; la blanchisserie fonctionnait mieux que jamais ; mais maintenant c’était le nègre qui faisait la noce et elle le turbin. Je sais par expérience que quand les gens se marient, l’homme ou la femme se met à la boisson, et celui qui s’y adonne le premier et continue obstinément est le plus heureux. »

Houghton n’écoutait que d’une oreille cette laide histoire. Ses pensées étaient accaparées par un sujet plus agréable.

De retour à la tente, ils trouvèrent Tillman causant avec Macquart.

Tillman était allongé par terre, au pied d’un arbre, et Macquart était assis à côté de lui. La discussion, quel qu’en fût le thème, était animée, à en juger par les gesticulations de Macquart.

« Écoutez, vous autres, cria Tillman à leur approche. Voici du nouveau. »

CHAPITRE XIX

NOUVELLE TRAME

« Eh bien, demanda Hull, s’asseyant par terre près de Tillman. De quoi est-il question ?

— Tout est en question, répondit Tillman. Demandez à Macquart.

— Ce n’est pas si grave que cela, dit Macquart. De fait, autant que je puis voir, les choses ont meilleure mine que quand nous avons cessé le travail la nuit dernière ; mais je commence à avoir plus que de simples soupçons que nous avons été refaits. »

Houghton vit se contracter la grosse main du capitaine posée par terre à côté de lui. Craignant qu’il ne se chargeât d’interroger Macquart, il s’approcha de lui et s’arrangea pour lui donner un coup de coude sans être aperçu.

« Que veux-tu dire ? demanda-t-il. Qui nous a refaits ?

— Les indigènes, je crois ; le diable les emporte ! dit Macquart. Voici de quoi il s’agit : quand, la nuit dernière, nous n’avons rien trouvé, ou, de fait, dès que j’ai constaté l’absence des arbres indicateurs, j’ai commencé à concevoir des soupçons, à me dire : Est-ce possible que l’or ait été enlevé ? J’ai réfléchi : Quinze ans, c’est long ; se peut-il que des hommes blancs soient venus ici et aient emporté l’argent ? Puis j’ai vu tout de suite, avec mon simple bon sens, qu’à part un miracle, pareille chose était impossible. Aucun blanc au monde excepté moi n’avait eu vent de la position du trésor.

— Tout doux ! dit Hull en dépit des coups de coude avertisseurs de Houghton. Ne parcourais-tu pas le monde à la recherche d’un type qui voulût bien financer l’expédition ? Comment ! Tu m’as appris la chose à San-Francisco voilà quatre ans. Si tu me l’as contée à moi, tu as dû la conter à bien d’autres. Comment sais-tu si l’un de ces types-là n’est pas venu soulever la tirelire ? »

La haine de Macquart contre celui qui le questionnait flamba dans son regard.

« Comment je le sais ? Parce que je n’ai pas été assez bête pour donner à qui que ce soit un tuyau suffisant pour l’amener à deux cents milles du trésor ! As-tu d’autres questions à poser ?… Eh bien, donc, hier soir je me suis dit : aucun blanc n’est venu ici, mais les indigènes ? Les Papous sont hors de question : ils sont trop bêtes : il n’en est pas de même des Dyaks ; ceux-là sont malins. Il se peut qu’en furetant ils aient trouvé le trésor ; dans ce cas, ils ont compris qu’il appartenait à John Lant et peut-être l’ont-ils transporté dans une cachette plus sûre que le bord du fleuve. Ils sont bourrés de superstitions, et s’ils ont eu des ennuis, de la déveine à la pêche, ou si l’une de leurs sorcières a rêvé, il est possible qu’ils aient pris cela pour un indice qu’ils devaient déménager le trésor. En tout cas, telles étaient mes pensées.

« Puis aujourd’hui en causant avec Wiart, j’ai réussi à me procurer quelques renseignements. Voilà deux ans un grand remue-ménage s’est produit ici. Des Dyaks ont suspendu la pêche pendant une semaine. Ils paraissaient terriblement occupés à transporter des couffins à travers bois. À ce moment-là, Wiart, absorbé par son caoutchouc, n’y faisait pas grande attention.

« Cependant vers la fin de cette cérémonie, un jour qu’il prospectait dans la forêt, il tomba sur l’endroit où les Dyaks transportaient leurs paniers de fibres. En fait, il suivit l’un des porteurs jusqu’à une sorte de hutte servant de temple. Il n’alla pas plus loin, ne voulant pas se mêler de leurs affaires.

« Jamais l’idée ne lui vint que les indigènes transportaient de l’or, il pensait que c’était de la terre du bord de l’eau, et qu’ils la déplaçaient pour quelque motif religieux.

« Il a conservé cette opinion, et je n’ai rien fait pour la modifier. Eh bien, je crois que l’or est à cet endroit-là. Quant aux arbres indicateurs du promontoire, je crois qu’ils les ont coupés, à moins qu’ils ne soient tombés d’eux-mêmes. En tout cas, c’est là l’endroit, et Wiart sait où se trouve cette hutte dans la forêt ; il disait qu’il pouvait y aller très facilement.

— Eh bien, s’il se peut, dit Hull, nous ferons bien de l’arracher de chez lui pour nous y conduire.

— Je crois qu’il y a quelque vérité là-dedans, déclara Houghton d’un air convaincu, mais il faut prendre des précautions.

— Peut-être au fond n’y a-t-il rien du tout, dit Macquart.

— Peut-être sommes-nous sur la piste, mais il serait bon de s’en assurer.

— Voici où réside la difficulté, observa Tillman. Si les Dyaks ont caché l’or, vous pouvez être sûrs qu’ils ne le laisseront pas prendre sans dire un mot ou deux.

— Et nos Winchester ? interrompit Houghton. Et nos pistolets à six coups ? M’est avis que les arguments les plus forts seraient de notre côté.

— Si l’on en vient là, dit Macquart, je ferai faire le plus gros de la besogne par les Dyaks eux-mêmes. Ils transporteront l’or jusqu’au Barracouda sans s’inquiéter du canot. Et il y a une autre chose : vous êtes tous armés, mais moi je n’ai que mes mains pour me défendre : si nous poussons l’affaire jusqu’au bout, je dois être armé : il me faut un pistolet à six coups.

— C’est parfaitement juste, dit Houghton, et vous aurez le mien dès que nous mettrons la main sur le magot. »

Macquart ne dit rien, mais bourra sa pipe et l’alluma. Il paraissait satisfait de la promesse de Houghton ; du moins, son esprit semblait déjà engagé ailleurs.

« Nous ferons bien quand même de creuser ce soir, dit-il, au cas où quelque secousse de tremblement de terre aurait pu enfoncer la cachette, encore que cela paraisse peu probable. De toute façon, mieux vaut nous assurer à fond qu’elle n’est plus là. Je crois être dans le vrai en le supposant, mais en ce monde on n’est jamais sûr de rien. Alors, demain matin, nous pourrons nous arranger avec Wiart pour qu’il nous mène à cet endroit.

— Pourquoi ne pas l’appeler tout de suite et en causer avec lui ? demanda Hull.

— Si tu veux, dit Macquart, mais je ne te le conseille pas. Il ne soupçonne pas du tout ce que nous sommes venus chercher, et si tu me laisses faire je continuerai à le tenir dans l’ignorance jusqu’à ce que nous plongions les mains dans le jaune métal.

— Vous avez raison, dit Houghton. Hull, mieux vaut laisser agir Macquart : il est plus malin que nous tous.

— Oh ! je ne prétends pas être malin, dit l’autre. Cette idée m’est venue par hasard, et c’est à tout hasard que j’ai sondé Wiart sur ce point. Voilà tout.

— Eh bien, n’en disons pas plus long jusqu’à ce que nous ayons opéré une nouvelle tentative ce soir, répondit Houghton. Si nous faisons chou blanc demain nous pourrons nous arranger avec Wiart. »

Une demi-heure après, Tillman emmena Houghton se promener jusqu’au débarcadère.

« Croyez-vous que Macquart soit sincère ? demanda-t-il.

— Pas le moins du monde, répondit Houghton ; il se prépare à nous rouler. Je crois qu’il a associé à son plan cette fripouille de Wiart, pour lui faire tirer les marrons du feu, bien entendu. Il a l’intention de nous emmener dans les bois et de nous faire massacrer. Avez-vous vu sa façon de nous demander des armes ?

— Oui, et vous lui avez promis votre revolver.

— Quand nous aurons mis la main sur le magot. Or, le magot n’est pas dans les bois.

— Mais, pour l’amour de Dieu, pourquoi y aller avec lui ? Je ne suis pas froussard, mais du moment que nous savons ou soupçonnons qu’il veut nous faire notre affaire, pourquoi ne pas l’attaquer les premiers ?

— Si c’était un coquin ordinaire, je lui mettrais mon revolver sur la tempe en le menaçant de lui brûler la cervelle s’il ne nous révélait pas la cachette, répondit Houghton. Mais ce n’est pas un coquin ordinaire. La menace ne ferait sur lui aucun effet, tout simplement parce qu’il aimerait mieux être abattu, je crois, que de montrer cet or à Hull. Il y a une chance – oh ! bien faible – que son conte soit vrai et qu’il projette de nous employer au déménagement du trésor avant de nous tuer, mais son intention est peut-être de nous attirer dans un guet-apens. Si nous pouvions le convaincre de cette félonie et échapper à ses embûches, alors je l’obligerais à nous mener à l’endroit que nous voulons, par la torture au besoin, car le sang me monterait à la tête. Mais nous ne l’avons pas confondu et l’on ne peut pas martyriser un homme de sang-froid ; je n’en aurais pas le courage. Donc, tenons-nous cois, sans le moindre souci du danger et prêts à fondre sur lui.

— Je m’en charge, dit Tillman, s’il m’en fournit l’occasion. »

Ce soir-là, après souper, un peu avant le lever de la lune, ils se glissèrent de nouveau vers la langue de terre en amont.

Quatre heures de fouille n’aboutirent qu’à faire un trou où, selon l’expression de Hull, on aurait pu enterrer une église. Puis, déprimés, mais non découragés, ils retournèrent à la tente.

Hull et Houghton s’y retirèrent pour dormir ; mais Tillman, conformément à ses conventions avec Houghton, s’esquiva armé d’un Winchester pour veiller sur le canot.

CHAPITRE XX

TABLEAU FORESTIER

Le lendemain à midi, Macquart, après avoir longuement causé avec Wiart dans sa maison, réunit les autres en conseil.

Il les conduisit parmi les arbres jusqu’à une clairière, véritable chambre dans les bois, avec le ciel bleu pour plafond et, pour murs, les ombres du feuillage.

Macquart s’assit sur un tronc de camphrier tombé depuis longtemps ; Tillman prit place à côté de lui, Hull et Houghton restèrent debout.

« Eh bien, j’ai réglé l’affaire, dit Macquart. Wiart est disposé à nous conduire à l’endroit, pas aujourd’hui, car il doit s’occuper des porteurs de caoutchouc – c’est le jour de la paye – mais demain.

— Penses-tu qu’il vienne à jeun ? demanda Hull.

— Il ne boit pas en ce moment. Quand nous avons débarqué il se trouvait juste à la fin d’une ribote prolongée. Il restera maintenant assez tranquille pendant un mois ou deux, puis il fera une autre bombance. C’est son habitude.

— Eh bien, dit Hull, tu en connais plus long que moi sur le mécanisme du bonhomme. Pour ma part, je ne puis le digérer. Ses favoris me restent sur l’estomac. Je n’ai jamais pu souffrir ce genre de côtelettes. Un homme digne de ce nom laisse pousser toute sa barbe ou s’en tient à la moustache. Ces favoris-là ne sont pas chrétiens. Cela m’est égal qu’on boive quand on n’abuse pas, mais ce n’est pas le cas de ce gaillard-là. C’est une soûlerie de la veille en balade perpétuelle. Parbleu, les enfants, s’il ne vous trouve pas la cachette, il faudra l’exporter comme leçon de choses. Les polichinelles de tempérance donneraient bien cent mille dollars, je parie, pour l’exhiber en tournée aux Etats-Unis.

— Ma foi, c’est en lui que réside notre dernière chance, dit Macquart, et que j’accroche ma confiance. Il se peut que vous ne l’aimiez pas, mais ne dites rien qui puisse le froisser ; il est la clef de cette affaire.

— Entendu, dit Tillman, nous éviterons de le froisser. Où va Houghton ? »

Houghton s’était écarté et disparaissait entre les arbres.

« C’est cette fillette, commenta le capitaine. Elle nous regardait entre les arbres et il est allé courir après. Elle aussi lui court après, ou je ne m’appelle pas Hull. Il ne nous manquait plus qu’une paire de tourtereaux pour compliquer l’histoire et, parbleu, je crois que nous l’avons trouvée. »

Houghton avait aperçu Chaya comme un éclair de blancheur à travers les arbres. Elle les regardait depuis quelque temps. Il savait parfaitement que s’il n’avait pas fait partie de la bande elle ne se serait pas attardée.

Oubliant camarades et tout le reste, il se dirigea vers elle. En le voyant venir, elle l’évita sans se sauver, lui permettant de l’entrevoir de temps à autre, et à intervalles échappant complètement à sa vue.

Ils étaient là au bord de la grande et mystérieuse forêt qui jette en larges plis son manteau sur la Nouvelle-Guinée. À cet endroit précis les arbres ne poussaient pas très serrés, mais des lianes garnies de pendeloques et des plantes arborescentes à feuilles d’un pied de large offraient d’amples cachettes à un fuyard.

Ne voulant pas crier, à demi rieur, à demi vexé, souffleté par les feuilles et accroché de-ci, de-là, par des épines, il continua la poursuite jusqu’au moment où, parmi la végétation plus touffue et l’ombre plus épaisse, il se trouva égaré, l’ayant perdue de vue, et entouré de tous côtés par une barrière uniforme.

Des perroquets criaient au sommet des arbres, et le glissement du vent dans les feuilles produisait un soupir profond, unique voix de tous ces géants endormis, et un instant dérangés dans leur sommeil.

Puis un remue-ménage se produisit dans les hautes branches et une noix le frappa à l’épaule ; comme il levait la tête, une autre l’atteignit à la joue. Il était lapidé par de petits singes ; on ne trouve nulle part en Nouvelle-Guinée, ailleurs que sur les bords boisés de ce fleuve, des quantités de petits singes, sautillant de branche en branche et s’y suspendant par la queue ou les mains.

Il se frottait la joue lorsqu’un rire sonna tout près de lui, et, se retournant, il vit Chaya. Elle écartait les feuilles pour le regarder, et il la saisit avant qu’elle pût s’échapper.

Il lui tenait les mains, et en l’attirant vers lui il crut sentir qu’il attirait l’âme même de ces forêts mystérieuses, l’esprit de ce pays tropical, inconnu et étrange.

Elle le regardait droit et profondément dans les yeux ; un instant les rôles s’intervertirent entre la captive et son ravisseur. Puis, rompant le charme, il lui lâcha les mains pour la serrer contre lui, et… ne saisit que du vent.

De nouveau elle lui avait échappé, et il ne voyait de tous côtés que des feuilles en mouvement, comme si la forêt la lui eût arrachée. Véritable enfant de la forêt, elle avait la forêt pour complice.

Il écarta les feuilles encore agitées, s’imagina l’entrevoir et se mit à sa poursuite, mais sans rien trouver. Enfin, au bout d’une demi-heure de recherches inutiles, il traversa un endroit découvert et se trouva près du village papou.

Il y avait une grande animation dans le village, où l’on venait de ramener un des ramasseurs de caoutchouc. L’homme était couché par terre, se retournant d’un côté et de l’autre, et poussant des cris, selon toute apparence dans le délire.

Au moment où Houghton approchait, cet infortuné cessa de crier, se souleva dans un suprême effort et se remit presque debout, puis retomba. Il était mort. Les indigènes, apercevant le blanc, lui montraient le cadavre et semblaient essayer de fournir des explications. L’un d’eux fit tomber quelque chose d’un panier de fibres, montrant alternativement le cadavre et l’objet en question. C’était un scorpion, un peu plus petit que celui dont Chaya avait préservé Houghton. Il avait mordu le malheureux une demi-heure auparavant, et le résultat gisait là.

Houghton frémit à l’idée du danger couru naguère. Il venait de recevoir une leçon de choses, montrant les dangers réservés par ce pays à tous ceux qui foulent imprudemment les sentiers de la vie ou de l’amour.

CHAPITRE XXI

LA GRANDE BROUSSE D’ÉPINES

Saji ignorait absolument les rencontres entre Chaya et Houghton, sans quoi l’histoire de celui-ci se serait brusquement terminée.

Le jeune Dyak était un être marchant dans la vie avec des œillères : il voyait très clairement son objet immédiat, mais les à-côtés demeuraient pour lui dans une profonde obscurité.

C’est probablement ainsi que le tigre parcourt la jungle.

Ayant reçu la mission de surveiller les étrangers, et spécialement Macquart, il la remplissait à la lettre. Chaya devait être le prix de son obéissance : prix suffisant pour lui fermer les yeux à toute autre chose que sa tâche.

Hull et ses compagnons se croyaient seuls et non observés. Les Papous ne s’intéressaient déjà plus à eux et les Dyaks ne donnaient même pas signe d’existence.

En réalité, les nouveaux venus ne faisaient guère un mouvement qui ne fût remarqué. Saji, invisible, les accompagnait toujours. Il les avait suivis le second soir où ils creusèrent la rive, et s’était glissé derrière la maison de Wiart pour surprendre sa conversation avec Macquart, en collant l’oreille à une fente.

Il savait très peu l’anglais, mais en connaissait assez pour comprendre qu’un nouveau coup se préparait ; et, cette nuit-là, il revint à travers la forêt pour faire son rapport à la mère de Chaya.

« Ils n’ont pas creusé ce soir, dit-il. Ils dorment maintenant, mais doivent partir demain avec l’homme au caoutchouc.

— Où iront-ils ?

— Je ne sais où, ni pourquoi. L’homme au caoutchouc et celui que tu m’as dit de surveiller ont rapproché leurs têtes et causé longuement à l’oreille l’un de l’autre. Ils ne veulent pas de bien à leurs compagnons.

— Comment cela ?

— Je ne sais pas, mais je sens la mort dans tout ce qu’ils disent. Je prévois qu’ils s’en iront cinq dans la forêt et qu’ils ne reviendront que deux, l’homme au caoutchouc et l’autre. »

La vieille garda un moment le silence. Elle semblait prêter l’oreille au vent dans les arbres et aux bruits nocturnes de la forêt.

Dans cette clarté vague et verdâtre elle paraissait étonnamment sinistre et vieille ; et Saji, dont on entrevoyait le corps nu, semblait l’incarnation de l’arme qu’il portait, un javelot pounan servant à la fois de trait et d’arme blanche.

On eût dit une conférence entre la Destruction et la Vieillesse.

Puis la femme parla :

« Il faut les suivre, même s’ils te conduisent jusqu’aux Eaux Noires, et mettre à mort celui que tu sais dès que tu le verras seul. Si tu ne réussis pas à le trouver seul, tue-le en présence des autres, quand même tu devrais être tué, toi aussi. Me le promets-tu ?

— Je le jure. »

Chaya émergea d’entre les arbres. Elle avait quitté la vieille femme avant l’arrivée de Saji, puis se ravisant, était venue suivre leur conversation.

Saji ne cessa de la regarder tout en parlant, et la fureur de ses paroles semblait dérivée de cette présence. La vieille ne remarqua point sa fille, et d’ailleurs ne s’inquiétait guère qu’elle écoutât ou non.

« À quelle heure partent-ils ? demanda-t-elle.

— Je l’ignore, répondit Saji, mais quelle que soit l’heure, je les accompagnerai sans être vu. »

Sans ajouter mot, la vieille lui tourna le dos et partit dans la direction du village.

Saji et Chaya se trouvèrent en tête-à-tête.

Ces deux êtres, en dépit du fait que Chaya ne prêtait pas plus attention à lui qu’à un chien, avaient été longtemps camarades dans la forêt. Saji lui avait appris à se servir d’une sarbacane de manière à ce qu’elle pût tuer un singe ou un oiseau à dix mètres ; depuis leur enfance il lui avait enseigné les secrets des bois ; une fois il l’avait emmenée dans son prahou de pêche : elle avait vu la mer se briser sur les récifs, les ramasseurs de bêches-de-mer à l’œuvre et les goélands pêcheurs, frères marins des oiseaux forestiers, aussi différents d’eux que les feuilles diffèrent des vagues.

Elle l’avait accompagné dans ses excursions à travers la forêt. Saji était un grand chasseur de menu gibier. Il aurait tout aussi bien chassé le gros s’il y en avait eu, mais dans ces forêts on peut marcher pendant des jours et des jours sans rien rencontrer de plus dangereux que des petits singes et des kangourous-grimpeurs.

« Ainsi tu vas à la chasse ? demanda Chaya avec cet accent monotone qui caractérise le dialecte sariba.

— Demain, dit Saji sans lever les yeux qu’il avait baissés à son approche.

— Dans la forêt ?

— Oui, dans la forêt.

— Tu m’as parlé du grand kangourou, mais demain c’est le petit kangourou que tu vas suivre, celui qui a de la barbe ?

— Ils sont deux barbus dans la bande, dit-il en se mettant au diapason de son humeur.

— Et ton gibier est le plus petit, dit Chaya. Je sais. C’est lui qui a tué l’homme blanc qui fut mon père. Il doit sûrement mourir.

— C’est dans l’ordre.

— Mais les autres, continua Chaya, ne doivent pas mourir.

— Qui sait ? répondit Saji. La mort rôde partout dans la forêt et il les y conduit. Il vole à son but plus droit que le javelot ou la flèche.

— J’irai avec toi voir cela, dit Chaya. Ce sera plus intéressant que de tuer des petits singes avec la sarbacane ou d’attraper du poisson avec des filets. Je te retrouverai à l’aurore et j’apporterai mon javelot. »

Pour la première fois Saji releva les yeux vers elle : ils flambèrent dans l’obscurité, et il les rabaissa vivement.

« Comme tu voudras », dit-il.

Cependant les hommes dormaient sous la tente, ainsi que ceux du canot et l’habitant de la maison de bois. Toute l’intrigue compliquée et vaguement esquissée à l’heure actuelle tremblait dans la balance sous les yeux de Saji, caché près de la tente, et de Houghton qui, ce soir, avait pris la place de Tillman et se cachait près du canot.

Macquart, dont l’esprit habile était absorbé par les plans conçus contre ses compagnons d’aventure, n’éprouvait pas la moindre inquiétude du passé ni le moindre soupçon qu’une main se tendît pour le saisir.

Il se trouvait dans l’état d’esprit d’un homme qui, après avoir passé des années de vie aventureuse en pays lointain, revient à son village et se croit oublié, sans se rendre compte du fait que les souvenirs subsistent plus longtemps dans les petits endroits et les communautés restreintes.

À l’exception d’un ou deux Dyaks pêcheurs, il n’avait vu aucun des membres de la tribu, et il dormait maintenant du sommeil du réprouvé souvent plus paisible et profond que celui du juste.

Saji n’avait pas la moindre idée que Chaya, qui devait l’accompagner le lendemain, éprouvât pour l’expédition d’autre intérêt que celui d’assister à un meurtre. Il jugeait Chaya d’après lui-même, comme Macquart jugeait la mémoire du petit village dyak d’après celle des grandes villes civilisées.

En même temps que la couleur du ciel, la voix de la forêt changea à l’approche du jour, et sur le fleuve qui, un instant auparavant, reflétait les étoiles apparurent de légères spirales de brouillard s’accrochant en guirlandes aux palétuviers.

Puis un reflet d’or s’étendit sur la forêt. À distance, le ciel s’approfondit au-dessus de la verdure, et là où naguère scintillaient les étoiles, il n’y eut plus que le bleu indescriptible d’une aurore tropicale.

Hull sortit de la tente et s’étira. Houghton, s’étant relevé lui-même de faction une demi-heure plus tôt, était en train de se raser devant un miroir fixé à la toile de la tente ; bientôt se montrèrent Jacky et Macquart revenant du bord de l’eau. Enfin Tillman fit son apparition.

« Nous ferions bien de déjeuner et de nous mettre à empaqueter les provisions, dit Hull.

— Nous n’aurons pas besoin d’en emporter beaucoup, fit Macquart. L’expédition ne durera pas longtemps et nous aurons toujours la ressource de tuer le gibier qu’il nous faudra.

— Possible, répliqua l’autre, mais je ne vais pas compter, pour me sustenter, sur des rôtis de singe. Ah ! voici la Belle au Bois dormant ! »

C’était Wiart qui apparaissait sous sa véranda.

La mine de Wiart s’était singulièrement améliorée depuis leur première rencontre. Il s’était trouvé cette fois-là à la fin d’une de ces orgies périodiques, et en était actuellement remis pour jusqu’à la prochaine attaque. Sa figure paraissait moins malsaine et plus humaine, en dépit des favoris si odieux à Hull ; il portait sous le bras un fusil et en bandoulière une ceinture de cartouches.

Il s’avança vers ceux qui étaient réunis près de la tente, car il devait déjeuner avec eux.

Hull le regardait en fronçant les sourcils.

« Que portez-vous là ? demanda-t-il. Que comptez-vous faire de ce fusil et de ces cartouches ?

— En voilà, une question ! dit Wiart. Rien, je les emporte, tout simplement.

— Eh bien alors, dit Hull, vous me ferez grand plaisir en les remportant chez vous : nous partons en pique-nique, et non en chasse.

— Mais que racontez-vous là ? s’écria Wiart. Je vais toujours armé dans les bois.

— Pas cette fois-ci, dit Hull. Je n’ai nulle intention de vous offenser, mais moi je ne me promène pas dans les bois en compagnie d’inconnus armés. Je suis sûr et certain que vous êtes un homme aimable, mais vous m’êtes étranger, comme disait la dame dans le tramway de San-Francisco au monsieur qui avait posé son pied sur le sien. Maintenant, me comprenez-vous ? Mon ultimatum est : pas d’armes !

— Alors vous pouvez vous en aller sans moi, dit Wiart en posant à terre la crosse de son fusil et en esquissant un demi-tour.

— Un instant, mon fiston, dit Hull ! Je ne le permettrai pas. Vous vous êtes engagé à conduire cette troupe, et il ne vous reste qu’à exécuter votre promesse. »

Impossible de dire si Macquart lui fit un signe quelconque, mais l’homme au caoutchouc, cédant soudain et sans conditions, rapporta le fusil et les cartouches à sa maison et revint s’asseoir pour déjeuner.

« Je ne vous reproche pas d’être prudents, dit-il, bien que ceci semble une précaution exagérée jusqu’à la folie, si vous voulez m’excuser de le dire… étant donné que vous êtes tous armés. Néanmoins, restons-en là. Cela m’est égal. »

Il se rendait bien compte de la situation : c’était beaucoup plus qu’une précaution exagérée ; c’était peut-être la plus mortelle insulte qu’un blanc pût faire à un autre en pareil endroit.

Hull ne s’en souciait pas le moins du monde. Si Wiart s’était dédit en refusant de les conduire, il l’aurait mené en laisse, comme il disait. Son instinct le mettait en garde contre Wiart. Il ne savait absolument rien des soupçons qui remplissaient l’esprit plus cultivé et plus sensitif de ses compagnons, mais sous aucun prétexte il ne s’aventurerait dans les solitudes en compagnie de l’homme au caoutchouc si celui-ci portait une arme. Il est probable que son subconscient avait déjà pressenti les sinistres éventualités d’une collaboration entre Macquart et Wiart, mais en tout cas il ne s’en rendait pas compte.

Le déjeuner fini, ils s’empressèrent d’emballer les provisions sous la surveillance de Hull, qui distribua les charges.

« Nous n’avons pas besoin de tente, dit-il. Il n’y a guère de moustiques dans la forêt, et, s’il y en a, nous allumerons du feu pour les tenir à l’écart. Jacky peut porter la pelle et la pioche. Et maintenant, si vous êtes prêts, sac au dos ! »

Ils se mirent en route, Wiart et Macquart en tête, puis Jacky et Hull, et enfin Tillman et Houghton. Wiart et Hull avaient des boussoles de poche, bien que Wiart affirmât qu’il connaissait le chemin assez bien pour se passer de ces instruments.

Ils traversèrent la clairière située derrière le village papou, et, à la lisière, pénétrèrent sous bois.

Ce fut comme s’ils entraient dans une maison ; les dammaras, les cachous et les camphriers joignaient leurs branches en une voûte supportée par des milliers de colonnes.

On reconnaît dans les pagodes chinoises le dessin des tentes tartares, et, dans les piliers de nos églises, une vague esquisse de la forêt, ce premier séjour de l’homme ; l’obscurité de nos cathédrales rappelle celle du vaste temple que Dieu créa pour ses premiers adorateurs.

Les forêts du nord se distinguent par une solennité à elles, et celles des tropiques par un mystère indescriptible à qui ne l’a pas senti.

Dans ce crépuscule, qui semble précéder la naissance des êtres, la vie végétale se rattache encore à ses formes primitives les plus extravagantes. Elle bouge : comme ce convolvulus du jardin botanique de Caracas qui grandit d’un pouce par heure, ici, dans les forêts de la Nouvelle-Guinée, les lianes s’allongent d’une façon presque perceptible ! Des tiges sarmenteuses s’attachent aux arbres et les tuent, des arbres tombent et écrasent ces parasites. Les orchidées foisonnent ; on dirait un furieux effort du monde végétal pour pénétrer dans celui des oiseaux, des papillons et des insectes. Ce colibri perché sur une branche devient une fleur, ce papillon n’est qu’un trompe-l’œil, cet insecte se mue en orchidée.

Tel craquement provient d’un arbre en train de tomber depuis un an. La forêt se détruit et se reproduit éternellement ; c’est une communauté de flore et de faune où la plante est reine, où le végétal entre en lutte avec l’insecte, dresse des pièges à mouches, des fourrés d’épines contre les animaux et des labyrinthes pour égarer les hommes.

Houghton était sensible à toutes ces impressions, plus que Tillman.

« Je me suis arrangé avec Hull, dit-il, pour tenir ces deux types constamment devant nous, de cette façon ils seront forcés de marcher droit.

— Je n’ai pas peur d’eux ni de leurs tours, tant que nous n’aurons pas trouvé la cachette, dit Tillman. En attendant, nous pouvons toujours nous défendre contre eux, mais si, par un hasard peu vraisemblable, Macquart nous conduisait réellement vers le trésor, alors, dans l’excitation de la trouvaille et à un moment où nous ne nous tiendrons pas sur nos gardes, ils pourraient bien nous régler notre compte.

— Inutile de vous tracasser à ce sujet : cette excursion dans le bois n’est qu’une blague. Mac tient en réserve dans sa manche quelque mauvaise plaisanterie. Le croiriez-vous ? j’en suis arrivé au point de moins désirer l’or qu’une occasion de faire son affaire à Macquart s’il nous jouait un tour. Ce bonhomme-là me tape sur les nerfs. Dieu ! comme je l’ai dans le nez !

— J’éprouve la même impression, répondit l’autre. C’est bizarre. Au début, il me plaisait : il me paraissait plus amusant qu’un conte de fées ; et depuis peu j’ai les mêmes nausées que vous. Cependant il ne m’a jamais offensé. Hull le détestait dès le début ; voyez-vous, il le connaissait mieux que nous et d’ailleurs c’est un homme qui se fie à son instinct. Avez-vous remarqué comme il en veut à Wiart ?

— Vous voulez dire à ses favoris. Hull est un drôle d’individu et, ma foi, il a tout de suite trouvé le point sensible chez Wiart. Il faut être un véritable animal pour laisser pousser sur sa figure une paire de pièges pareils ; cet homme doit avoir perdu tout sentiment des convenances. »

Houghton se mit à rire et la conversation en resta là.

La marche devenait difficile. Ils traversaient un terrain marécageux où croissaient de grandes palmes de nipah – cette plante aime l’eau – et, à chaque pas, ils enfonçaient jusqu’à la cheville.

Ils se trouvèrent ensuite sur un sol plus facile, à part les lianes pendant parfois si bas qu’on pouvait les enjamber.

Plus loin, à un endroit où les arbres poussaient plus drus, les singes commencèrent à leur témoigner des attentions. Plusieurs bandes de ces petits animaux, filant comme le vent à travers les feuilles, les poursuivirent, les entourèrent et les lapidèrent avec des noix, des bouts de bois et autres projectiles, jusqu’au moment où Tillman, perdant patience, prit son Winchester, visa un des assaillants et l’abattit.

Alors les braves bombardiers cessèrent le feu, et la petite troupe poursuivit sa route. À midi, Hull proposa une halte et l’on attaqua les provisions.

En excluant Hull de leurs conciliabules, Houghton et Tillman avaient commis une erreur. Ils lui trouvaient un tempérament trop volcanique pour lui faire part de leurs soupçons ; ils oubliaient qu’il avait un esprit à lui, et que le fonctionnement de cet esprit, en dehors de leur action, pouvait devenir nuisible à leurs plans.

Hull, en mangeant, réfléchissait. Le travail de mastication stimule certaines cervelles, tout comme agit sur d’autres la contemplation de l’idéal. En broyant son bœuf de conserve, Hull vint à penser que jamais il n’avait sérieusement demandé à Macquart jusqu’à quel point Wiart connaissait leur véritable but et sur quel dédommagement il comptait en cas de réussite.

« Dites donc, cria-t-il à Wiart, je suppose que ce n’est pas pour le bien de notre santé que vous nous servez de guide en ce moment. »

Wiart jeta un coup d’œil à Macquart, qui plaça son mot immédiatement.

« Oh ! j’ai dit à Wiart que ce n’était pas pour rien que nous cherchions l’endroit où les nègres ont déchargé leurs paniers. Il est tout disposé à nous donner son aide sans trop fourrer le nez dans nos affaires.

— Néanmoins, dit Hull, je suis de ceux qui n’acceptent rien pour rien ; et si nous trouvons ce que nous cherchons, je ne marchanderai pas son dû à celui qui nous y aura menés.

— Inutile de parler de cela pour le moment, remarqua vivement Houghton.

— Pardon, ce n’est pas inutile, répliqua Hull. Mieux vaut régler de pareilles affaires dès le début pour éviter des querelles à la fin. Si nous réussissons, je suis prêt à donner deux cents livres à M. Wiart pour la peine qu’il aura prise à nous conduire ; je crois que c’est équitable. »

Tillman, qui regardait Wiart, crut voir dans son œil un éclair de moquerie.

« Oh ! ça va bien, dit Wiart. Je ne m’inquiète pas de rétribution. Je vois assez clairement ce que vous cherchez, et je ne nie pas que je l’ai deviné d’après les questions de Macquart et ce qu’il a laissé échapper. Je me suis joint à cette expédition par plaisir et pour m’absenter un jour ou deux de cette satanée plantation de caoutchouc. C’est pourquoi j’ai senti quelque irritation quand vous vous êtes opposé à ce que j’emporte mon fusil. Vous vous êtes dit évidemment que j’étais homme à vous causer des ennuis.

— Une minute ! dit Hull. Je ne me suis opposé à votre armement que parce que je ne vous connais pas et que vous sembliez en trop bons termes avec le sieur Mac que voilà ! Vous remarquerez que lui non plus n’a pas de fusil. Mac et moi différons parfois d’avis, pas vrai, Mac ? Et j’écarte tout sujet de querelle entre nous. Or, si l’ami de Mac avait un fusil, Mac pourrait le lui emprunter, hein, Mac ? »

Houghton se leva d’un bond.

« Allons ! dit-il. Nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages pareils. Agissons ! »

Il s’activa à refaire les paquetages et les autres se levèrent pour l’aider.

Puis la procession se remit en route dans le même ordre.

À quatre heures, ils arrivèrent à une partie de la forêt connue des indigènes sous le nom de la « Grande Brousse d’Épines ».

CHAPITRE XXII

LE TROISIÈME TOUR DE MACQUART

C’est la principale curiosité de cette partie des forêts de la Nouvelle-Guinée ; des milles et des milles carrés de buissons épineux de six pieds de haut, coupés par des milliers de sentiers qui se croisent et forment un labyrinthe d’autant plus inextricable que le long de ces sentiers les arbres se raréfient et qu’il est impossible d’y trouver des points de repère.

Là où croît cette épine il ne pousse guère autre chose et elle forme une terrible muraille, aussi impénétrable qu’un barrage de fils de fer barbelés.

« Nous allons aborder de vilains parages, dit Wiart, mais nous pourrons les franchir avant le coucher du soleil ; la route est un peu tortueuse, mais je la connais, et au besoin la boussole nous remettra dans le droit chemin.

— Allez de l’avant », dit Hull.

Wiart, Macquart et Jacky prirent les devants. Hull suivit d’un peu loin avec les deux autres ; tout en marchant, Houghton le prit à partie pour ses indiscrétions.

« Vous n’aviez pas besoin d’aborder cette question-là avec Wiart, dit-il.

— Quelle question ?

— Eh, que diable ? au sujet du paiement que nous lui donnerions. Deux cents livres ! Qu’est-ce que c’est que deux cents livres auprès de ce que nous comptons trouver ?

— Comment peut-il savoir ce que nous comptons trouver ? demanda l’autre. Mon idée était, dès que nous flairerions le trésor, de nous débarrasser de Don Moustachio avant de l’emporter, en lui allongeant une petite somme pour se soûler. Il ne sait pas à quoi nous nous attendons.

— Qui le prouve ?

— Qui le lui aurait dit ?

— Comment savez-vous si Macquart ne le lui a pas dit ?

— Il ne serait pas idiot à ce point-là, fit le capitaine. Quel bon sens y aurait-il à mettre un type de plus dans le secret ?

— Eh bien, voici tout simplement : Tillman et moi soupçonnons Macquart de préparer un tour quelconque pour se débarrasser de nous trois et de s’associer avec Wiart. Naturellement, ce n’est qu’un soupçon : mais s’ils se sont entendus et si Wiart sait ce que nous espérons trouver, une offre de deux cents livres ne peut que renforcer sa résolution d’aider Macquart. En présence d’une proposition si mesquine, il se dira qu’il vaut mieux risquer tout contre nous. Je crois que nous ferions bien de mettre Wiart au courant de l’affaire, de le prendre pour associé et d’essayer de lui faire vendre la mèche si Macquart a comploté quelque chose. Je pourrais le prendre à part quand nous camperons ce soir, et le sonder, si tel est votre avis.

— Le mettre au courant ! dit Hull. Pendant que vous y êtes, vous pourriez mettre au courant toute la Nouvelle-Guinée et faire placarder des affiches à Sydney quand nous y retournerons, pour y faire connaître l’objet de notre voyage et la somme qu’il nous aura rapportée.

— Je crois que Houghton a raison, dit Tillman. Mieux vaut perdre un peu que perdre tout. Macquart est un jaune, un renard ; il vous hait et serait trop heureux de vous jouer un sale tour…

— Écoutez ! » interrompit Houghton.

Ils poursuivaient leur route dans une allée d’épines en vue de Macquart et des autres qui marchaient devant et il leur avait semblé entendre, très loin derrière eux, comme une voix qui les hélait.

Une voix de femme, évidemment ; puis tout rentra dans le silence.

Ils regardèrent derrière eux, mais ils ne pouvaient rien voir au-delà d’une vingtaine de mètres. Bien que les arbres fussent assez éloignés les uns des autres pour qu’on pût facilement passer entre eux, leur ensemble obstruait la vue, sans compter que le sentier suivait une ligne irrégulière.

« En route, dit Hull, ou nous perdrons de vue ceux qui nous précèdent. C’était peut-être un oiseau ; en tout cas, peu nous importe. »

Ils reprirent leur route et leur discussion et Hull finit par céder.

« Eh bien, dit-il, si vos idées sont arrêtées sur ce point, je ne vous ferai pas d’opposition : Mac devra rétribuer ce lascar-là sur sa part. Il a gâché l’affaire jusqu’ici, et il doit payer pour sa bêtise. »

Ils avaient atteint maintenant une partie de la Grande Brousse d’Épines qui formait tout simplement un labyrinthe d’allées. Ce labyrinthe s’étendait sur de nombreux milles carrés, personne ne pouvait dire combien, car nul n’en avait pris la mesure ni relevé la carte.

Tout ce district est haï des indigènes et considéré comme le séjour des mauvais esprits : ce qui n’a rien d’étonnant, car on ne peut rien imaginer de plus sinistre que cet enchevêtrement de sentiers bordés par la morne épine.

Macquart, Wiart et Jacky, qui marchaient toujours devant, disparurent à un angle du chemin et quand les autres arrivèrent à cet endroit, ils se trouvèrent devant des sentiers sinueux, divergeant dans toutes les directions, mais ne découvrirent pas trace de Macquart, Wiart et Jacky.

On aurait pu croire que la terre les avait engloutis.

« Tiens ! s’écria Hull, que sont devenus ces loustics-là ?

— Ils nous ont faussé compagnie », répondit Tillman.

Son visage était devenu tout pâle et ses lèvres sèches à tel point qu’il dut les humecter de sa langue.

Houghton, mettant ses mains devant sa bouche, lança un appel. Aucun son ne lui répondit.

« Vite ! dit Hull. Sac à terre et courons après eux ! »

Il jeta son paquet : les autres en firent autant et ils s’élancèrent sur le sentier le plus large ; celui-ci se séparait en trois sentiers ; chacun en prit un, en ayant soin de crier tout le temps pour garder le contact.

Ils ne rencontrèrent personne, et au bout d’un certain temps, craignant de se perdre individuellement, chacun revint sur ses pas, mais seulement pour constater qu’il ne reconnaissait pas sa route. Toutes sortes de canaux et d’embranchements, qu’ils avaient dépassés sans y penser, formaient maintenant un problème plus difficile à résoudre que celui du sphinx.

Cependant, à force de s’appeler mutuellement, ils finirent par se rejoindre ; mais maintenant ils étaient perdus, sans la moindre idée de la route à suivre, et leurs précieux paquets étaient perdus également.

L’obscurité ne tarderait pas à tomber d’une façon soudaine, comme un couvercle qui se referme ; et ils n’avaient rien à manger.

« Oh ! cet infâme coquin ! s’écria Hull. J’aurais dû lui loger une balle dans la carcasse. C’est le troisième tour qu’il me joue. C’est bien ma faute, j’aurais dû savoir à quoi m’en tenir.

— Cet animal de Jacky a dû se mettre de son côté », dit Tillman.

Houghton garda le silence un moment, puis déclara : « C’est perdre notre temps que de les insulter, ou même de penser à eux, avant de les avoir rattrapés. Ce qu’il nous reste à faire, c’est de sortir de ce cercle d’enfer. Nous possédons une boussole et, en suivant toujours une direction déterminée, nous nous en tirerons. Le fleuve coule du nord au sud : eh bien ! nous devons aller vers l’ouest ou, du moins, prendre les sentiers qui se rapprochent le plus de cette direction.

— Du diable si je me souvenais de cette boussole ! » dit Hull.

Il ouvrit la boîte qui la contenait, la tint horizontalement et s’orienta.

Le sentier en face de celui où il se tenait courait droit vers l’ouest, et ils s’y engagèrent, l’esprit soulagé d’un poids énorme.

C’était seulement maintenant, avec la sécurité en vue, qu’ils commençaient à bien comprendre toute l’horreur de la situation à laquelle ils allaient échapper. Cette jungle d’épines possédait une personnalité bien à elle, méchante et malveillante : sa complication était celle d’un esprit mauvais et résolu à les détruire.

Le sentier qu’ils suivaient les dirigea en ligne droite sur une longueur d’une centaine de mètres, puis tourna à droite, enfin vers le nord.

« Nous sommes refaits, nom de nom ! s’écria le capitaine.

— Venez, dit Tillman. Inutile de nous arrêter. Nous n’y verrons pas longtemps clair. »

Ils se hâtèrent et arrivèrent à un endroit où divergeaient trois chemins, dont l’un bifurquait à l’ouest.

Ils prirent celui-là et il les conduisit bravement jusqu’à une courbe menant droit au sud.

Tillman sentit la sueur perler sur la paume de ses mains.

Le plus terrible effet d’un labyrinthe est la démoralisation qu’il produit.

Hull, dans un mouvement d’exaspération, lança la boussole loin de lui : elle rencontra le mur d’épines à droite et y resta suspendue.

Puis il se croisa les bras.

Tillman et Houghton se regardèrent ; puis Tillman décrocha la boussole et la mit dans sa poche.

« Je ne peux pas m’y habituer, dit Hull comme s’il s’adressait à un quatrième et invisible personnage. Je ne peux pas m’y habituer. On ne fait pas des tours pareils : au diable la carcasse de ce fieffé coquin ! Dire que je l’avais sous la main, à portée de mes poings, et que je l’ai laissé partir ! »

Tillman le prit par le bras.

« Venez, dit-il. Les paroles sont inutiles. Notre seule chance est de marcher toujours. Nous en sortirons de façon ou d’autre, et alors nous réglerons nos comptes avec Macquart. »

Cette dernière idée sembla ramener le capitaine au bon sens et ils se remirent en marche.

Mais alors, avec toute la brusquerie des tropiques, la nuit les enveloppa. Elle sembla surgir de terre comme un brouillard, et les étoiles s’allumèrent au ciel.

Ils continuèrent leur route à l’aveuglette ; il restait une clarté suffisante pour leur permettre de voir leur chemin, mais une terrible fatigue s’abattit sur eux.

Ils cheminaient depuis le matin, sans autre interruption que le repas de midi, et l’excitation qui les avait aidés dans leur lutte contre la fatigue produisait maintenant une réaction.

Tillman s’arrêta près d’un arbre tombé le long du sentier.

« Nous ferons bien de nous arrêter et de nous reposer, dit-il. Voici du combustible tout trouvé. Un feu nous tiendra compagnie. Aidez-moi à casser quelques branches. »

L’arbre était mort depuis assez longtemps pour que les branches fussent fragiles sans être pourries et, en quelques minutes, ils eurent une quantité suffisante de menu bois. Houghton tira de sa poche une boîte d’allumettes ; du premier coup le bois s’enflamma et au bout d’un instant le feu crépitait.

Ils s’assirent autour.

Il faut avoir passé dans les solitudes pour apprécier la valeur d’un feu.

Un feu contient bien autre chose que de la clarté et de la chaleur. Aux hommes et aux chiens il rappelle inconsciemment la cuisine des campements, le repos des soirs goûté depuis le million d’années que nous avons été nomades. Le passé mort revit dans le feu, comme il revit dans la musique. Ce n’est pas autour d’un piquet de tente, mais autour d’un foyer qu’a été construite la première demeure.

Ce fut sur Hull que le feu produisit le plus d’effet. Il tira sa pipe, la bourra et l’alluma. À la clarté du foyer, Houghton aperçut un figuier de Barbarie poussant entre les épines, et coupa quelques fruits avec son couteau, en ayant soin de tenir ses doigts à l’abri des fines aiguilles.

« Regardez, dit-il. Nous ne mourrons pas de faim ni de soif ; il y a une quantité de ces fruits aux environs, j’en ai vu plusieurs buissons en venant. C’est le seul fruit qui semble pousser à côté de ces terribles épines. Goûtez-y. »

Tillman prit une des figues, la débarrassa de ses piquants, la mangea et la trouva excellente ; mais Hull refusa d’y toucher pour le moment, se contentant de son tabac, et l’esprit occupé par Macquart.

Son intelligence bizarre semblait avoir éliminé Tillman et Houghton : on aurait dit que cette affaire ne concernait que lui seul ; et il semblait insulter la Destinée autant que Macquart, sans la nommer toutefois.

« C’est cruellement dur, dit-il, cruellement dur. Non, je ne veux pas de ce paquet d’aiguilles, merci ! Quand je trouverai une nourriture convenable, je ne dis pas, mais je ne vais pas me remplir l’estomac d’une pareille saleté. C’est dur d’être retenu sur place par cette haie de ronces qui fait des détours à chaque pas. C’est une sale blague à jouer à un marin que de lui présenter des récifs pareils à terre. Et dire que j’avais un bon fusil entre les mains et que je n’ai pas mis une balle dans la peau de cet épouvantail à moineaux alors que j’en avais l’occasion.

« C’est le même tour qu’il m’a joué à Sydney devant le bureau de tabac. Entré pour acheter un cigare, je ne l’ai pas trouvé en sortant. Je l’ai vu par la fenêtre pendant que j’allumais mon cigare, et, l’allumette à peine éteinte, il avait disparu. J’aurais dû savoir que ce type-là n’est pas un homme : c’est un tour de passe-passe juché sur pattes et actionné par le diable, voilà ce que c’est. Que ne lui ai-je pas abîmé le portrait quand j’en avais le loisir ? C’était la même chose voilà quatre ans, lorsqu’il m’a laissé endormi par une drogue chez un bistro et qu’il s’est trotté avec mon argent.

— Est-ce qu’il vous a pris beaucoup d’argent ? demanda Houghton pour le plaisir de dire quelque chose plutôt que par intérêt à la question.

— Ce n’est pas tant ce qu’il a pris, dit le capitaine évasivement, que sa façon de le prendre. Il m’a laissé échoué sur un banc de vase, voilà. Et jamais je n’avais remis les yeux sur lui jusqu’au jour où je l’ai rencontré à Sydney. »

Il avait laissé éteindre sa pipe et était en train de la rallumer quand soudain il laissa tomber l’allumette et bondit sur ses pieds.

Quelqu’un les hélait.

La même voix que Tillman et Houghton avaient entendue au cours de l’après-midi leur parvenait de nouveau, plus claire et plus rapprochée cette fois.

« Ohé, hé, hé ! »

Hull répondit :

« Ohé ! rugit-il. Où êtes-vous ? Ohé ! »

L’appel se renouvela, encore plus près, et à une certaine distance dans le sentier. Entre les arbres, à la lueur des étoiles, ils aperçurent une forme blanche, pareille à un fantôme.

CHAPITRE XXIII

CHAYA

Pendant toute cette journée la bande que Macquart conduisait à sa perte avait été suivie par Saji, et Chaya accompagnait Saji.

C’était un jeu pour eux de les suivre sans être vus et la mentalité de Saji se révélait dans ce fait que Chaya, objet de son plus grand désir dans la vie, bien que présente à ses côtés, disparaissait à ses yeux dans son objet immédiat.

Comme nous l’avons déjà remarqué, son esprit portait des œillères ; sitôt en chasse, il devenait un chasseur pur et simple, oublieux de tout ce qui n’était pas sa proie. En cette affaire, il ne faisait guère attention à Chaya.

À midi, lorsque l’expédition fit halte pour le dîner, Saji et Chaya la guettaient à travers les arbres, et quand elle se remit en marche, ils en firent autant.

Saji se rendait nettement compte que Macquart s’était associé avec l’homme au caoutchouc pour détruire ses compagnons.

En passant au crible devant un tribunal les preuves de Saji, ou plutôt les motifs qui le convainquaient des intentions de Macquart, on n’aurait pas trouvé de base suffisante pour une condamnation. Néanmoins, d’après ce qu’il avait observé et entendu, Saji, avec son instinct infaillible comme celui du chien, était convaincu des intentions de Macquart.

Mais il ignorait de quelle façon Macquart s’y prendrait. Il pensa d’abord que Macquart, se fiant sur la familiarité de Wiart avec la forêt, comptait faire tomber ses compagnons dans une de ces chausse-trapes que creusent les indigènes pour y prendre les bêtes sauvages ; mais tout s’éclaircit pour lui dès qu’ils arrivèrent au grand labyrinthe d’épines.

Wiart avait exploré l’endroit à deux reprises et en toute sécurité, grâce à la précaution qu’il avait prise de marquer les arbres. Wiart, lorsqu’il ne se trouvait pas sous l’influence de la boisson, était un forestier enthousiaste, et peu de gens connaissaient comme lui la plante à caoutchouc et les endroits où elle pousse.

C’était aussi un naturaliste, et à ce titre la brousse d’épines ne pouvait manquer de l’intéresser.

Saji, en y arrivant, comprit immédiatement le but de l’expédition, mais il ne voulut pas y entrer. Il n’avait d’ailleurs pas besoin de le faire. Son instinct le poussait à regagner le bord du fleuve, à se cacher près de la maison de Wiart et à attendre le retour de celui-ci et de Macquart, bien certain qu’ils reviendraient seuls. Alors il pourrait continuer à les suivre, car, d’après le plan tracé par la mère de Chaya, il ne devait pas tuer Macquart avant que celui-ci fût arrivé au bout de sa route et lui eût découvert l’endroit où le trésor de John Lant était réellement caché.

« Je m’en retourne, dit Saji lorsque la bande eut disparu dans le maquis épineux. L’homme au caoutchouc et l’autre les mènent là pour les y perdre, puis ils reviendront tous deux. Je vais aller les attendre plus vite que tu ne pourrais me suivre.

— Va, dit Chaya. Je peux revenir seule. »

Un instant après il avait disparu.

Chaya était bien renseignée sur la brousse d’épines, bien qu’elle n’y fût jamais entrée ; elle savait que c’était le repaire des mauvais esprits ; le sang dyak qui coulait dans ses veines et toutes les vieilles traditions restées dans son esprit lui rendaient l’endroit répugnant. Mais Houghton y était entré pour mourir, et elle le suivait sans hésitation, comme la limaille de fer suit l’animal.

Chaya ne savait rien de l’amour et n’avait même jamais réfléchi au sens de ce mot. Lorsque Saji lui avait manifesté ses sentiments pour elle, elle avait repoussé ses avances, comme elle aurait réprimé les démonstrations d’un chien ; et lui ne les avait pas poussées plus loin.

Une seule fois, il lui avait tapoté le bras et elle avait violemment écarté sa main, irritée de son acte, sans savoir le moins du monde le motif de son irritation.

Avec Houghton, c’était tout différent. Depuis la première fois qu’elle l’avait vu, il n’était pas sorti de son esprit. Il représentait pour elle quelque chose de tout à fait nouveau : un homme comme Wiart ou les négociants en caoutchouc qui venaient parfois au village, mais cependant entièrement différent.

Wiart aussi lui avait fait des avances. En fait, il avait essayé une fois de l’embrasser ; elle l’avait repoussé tout comme Saji et avec la même inconscience et ignorance du mal.

Mais à Houghton elle ne trouvait rien de commun avec ces deux-là, à cause non seulement de sa beauté qui la charmait, mais aussi de sa personnalité, de son pouvoir de l’attirer et de retenir sa pensée.

L’idée qu’il courait un danger éveilla en elle autant d’effroi que si elle-même eût été menacée.

Quant à ce que deviendraient Tillman et Hull, elle ne s’en inquiétait pas le moins du monde.

Lorsqu’elle s’engagea dans le labyrinthe, les autres étaient déjà loin en avant. Le sentier qu’elle suivait ne conservait aucune trace de leur passage, et avant peu elle se trouva en demeure de choisir entre deux sentiers tellement semblables qu’ils paraissaient jumeaux.

Elle prit celui qu’il ne fallait pas, le suivit un certain temps, et s’arrêta pour écouter, s’imaginant entendre des voix. La brousse d’épines est remplie d’illusions pour une personne seule et qui écoute.

Elle appela plusieurs fois, mais sans recevoir de réponse. Ce fut sa voix qu’entendirent Tillman, Houghton et Hull. S’ils y avaient répondu, tout se serait passé différemment ; mais ils poursuivirent leur route vers leur destinée, et Chaya, ne recevant aucune réponse, marcha vers la sienne.

Arrivée à un endroit où le sentier se divisait en trois voies, elle en prit une au hasard, en suivit les méandres et finit par s’égarer tout autant que l’objet de sa recherche.

Cependant elle continua ses efforts, non pour s’échapper, mais pour rattraper Houghton.

Elle ne songeait pas le moins du monde à son propre danger, pas plus qu’elle ne réfléchissait au fait que, si elle rejoignait Houghton, ils se trouveraient tous deux dans la même situation, perdus tous deux !

Elle le cherchait tout simplement, pleine de cette terrible passion qui commençait seulement à se déclarer en elle : quelque chose de grand comme la mer, d’aussi peu raisonnable, de non moins puissant.

Avec de la persévérance elle le découvrirait dans cet horrible lieu, sinon elle mourrait de désespoir.

Elle arriva soudain au carrefour de trois routes, et aperçut par terre trois paquets, ceux qu’avaient jetés Hull et ses compagnons. Elle les avait vus faire ces paquets le matin, et les défaire à midi, et voici qu’ils gisaient là sur le sol. Qu’est-ce que cela signifiait ?

Elle s’assit à côté des ballots, réfléchissant. Macquart et l’homme au caoutchouc avaient-ils donc tué les autres ? Il n’y avait aucune trace de lutte ni de sang. Les paquets restaient là tels qu’on les avaient jetés, sans que rien n’indiquât le motif de leur abandon.

Elle se mit à crier sans recevoir de réponse. Assise là, toute seule, écoutant avec attention, elle perçut dans un calme parfait la vraie voix de ce labyrinthe, le murmure bourdonnant des millions d’insectes qui habitaient ce vert et traître dédale.

Pendant cinq minutes, elle demeura immobile, attendant, regardant, écoutant.

Puis elle se leva, jeta les yeux dans toutes les directions, ramassa les ballots et se remit en route, prenant au hasard le sentier qui s’ouvrait devant elle.

Ses paquets, pas très lourds, étaient cependant difficiles à porter. Elle en suspendit un sur son épaule par la courroie, mit le second sous son bras droit et prit le troisième à la main. Elle n’en sentait pas le poids et ne s’inquiétait pas de leur équilibre instable, n’ayant de pensée que pour l’homme qu’elle cherchait.

Survint l’obscurité.

Ce fut un moment terrible pour Chaya. L’obscurité remplit son esprit comme elle remplissait le monde, et de vagues terreurs se dressèrent devant elle. La mort, l’inanition, les blessures ni même l’horreur de se sentir perdue, ne pouvaient la détourner de son but, et ne comptaient rien pour elle en comparaison des terreurs nocturnes, ces dompteuses d’âme.

Les fantômes de toutes sortes de croyances superstitieuses qui hantèrent jadis les cervelles de ses ancêtres s’éveillaient dans son esprit et y dansaient une sarabande qui paralysait sa pensée. Elle aurait voulu se cacher, mais il n’y avait aucun refuge. Alors, comme si les ténèbres l’écrasaient de son poids, elle se tapit sur le sol, sous les étoiles.

Sur ce sentier, comme sur presque tous les autres, des arbres poussaient clairsemés, et leurs branches, remuant lentement à la brise nocturne, effaçaient les étoiles par instants, puis les laissaient entrevoir une minute.

Elle n’aurait su dire depuis combien de temps elle était ainsi prostrée lorsqu’une émanation lui parvint et l’éveilla de son demi-sommeil.

C’était une odeur de bois brûlé.

Une des facultés que l’on acquiert en vivant comme Chaya dans la jungle, c’est le pouvoir de traduire en pensées ou représentations mentales les messages qui vous parviennent de la jungle sous forme de sons, de spectacles ou d’odeurs. Cette odeur de brûlé évoqua immédiatement dans l’esprit de Chaya la vision d’un feu de campement.

Se relevant d’un bond, elle tourna lentement la tête en la redressant un peu, sondant l’air dans toutes les directions. Il est à remarquer qu’elle ne « reniflait » pas le vent, mais respirait tout naturellement ; puis, s’étant assurée qu’un feu était allumé quelque part dans le voisinage et que la fumée lui était apportée par la faible brise, elle ramassa les ballots et reprit le sentier dans la direction qu’elle suivait avant d’être terrassée par la frayeur et l’obscurité.

Arrivée à un carrefour, elle choisit la voie orientée au plus près du vent, et, à l’endroit où ce sentier se dédoublait, sa persévérance fut récompensée.

À une certaine distance, sur le sentier de gauche, elle aperçut la lueur d’un feu.

Elle cria tout de suite et la réponse de Hull lui parvint aussitôt.

CHAPITRE XXIV

LA NUIT

Elle y répondit elle-même en marchant, serrant les paquets de toutes ses forces, marchant allègrement, respirant à peine et riant toute seule.

« Tiens, une femme ! dit Hull.

— Elle rapporte nos paquets », dit Tillman.

Chaya avança droit dans le cercle lumineux de façon que la lueur rouge l’éclairât jusqu’à la taille ; elle ne sembla pas apercevoir Hull ni Tillman ; elle laissa tomber les ballots l’un après l’autre, toujours sans prononcer une parole, puis, fixant ses grands yeux noirs sur Houghton, elle lui tendit les deux mains.

« Vous ! » dit Houghton, en les serrant dans les siennes.

Pendant un instant, il ne put rien ajouter et les autres attendaient, tandis que dans le calme, au-dessus du murmure lointain de la forêt, on entendait craquer et pétiller le feu.

Elle expliqua, montrant les paquets dont Houghton la débarrassait, et ils commencèrent à comprendre la vérité amère : cette joyeuse visiteuse était captive, comme eux, papillon qui avait réussi à se faire emprisonner avec les mouches vulgaires dans ce vaste piège végétal.

Mais en apportant les ballots, elle éloignait d’eux la perspective de mourir de faim : ils étaient sauvés pour le présent ; et, quant à l’eau, ils ne pouvaient mourir de soif tant qu’ils auraient sous la main ces merveilleux fruits du cactus, sans parler de ces ascidies ou cruches végétales qu’ils avaient remarquées hier soir sur certaines lianes.

Ils s’assirent, Chaya et Houghton un peu à l’écart. Hull, après avoir remis du bois sur le feu, ouvrit son paquet et en tira des vivres.

Le capitaine avait recouvré toute sa gaieté. Détail symptomatique de sa mentalité, il ne semblait nullement s’intéresser à Chaya ni s’inquiéter de pourquoi ou comment elle les avait suivis. Le ballot et son contenu occupaient toute sa pensée.

« Ma foi, dit-il, je croyais bien ne jamais remettre les dents dans un morceau de bœuf. Que les amateurs de figues à piquants s’en régalent ! Je ne puis m’accommoder de ces saletés. On dit qu’il y a des gens qui se repaissent et se délectent de verdure comme des lapins, des types qui ont pourtant assez d’argent pour se payer des biftecks. Je ne dis pas que je n’apprécie point un bon chou à sa place, mais il faut qu’il soit à sa place, c’est-à-dire à distance respectueuse d’une bonne tranche de viande. Sacrebleu ! Je donnerais la moitié de ma part dans cette cachette pour avoir maintenant un bifteck aux pommes et aux oignons avec une tasse de café !

— Eh bien, il est probable qu’il faut en faire votre deuil, dit Tillman, également occupé du contenu de son paquet. Si jamais vous retrouvez l’odeur d’un bifteck, vous aurez de la chance. Vous ne mangez pas, Houghton ?

— Je n’ai pas faim », répondit l’interpellé.

Assis près de Chaya, si près que leurs bras se touchaient, il venait de saisir une main posée à terre à côté de lui, une main qui semblait attendre d’être capturée.

Il en palpa la paume ferme et sentit les doigts se refermer sur son pouce dans la plus délicieuse étreinte du monde.

Il savait qu’elle l’avait suivi toute la journée, qu’elle était entrée dans le labyrinthe au risque de sa propre vie pour essayer de le sauver, qu’elle se trouvait maintenant tout aussi perdue que lui et que la mort se dressait littéralement au-dessus d’eux.

Cette pensée ne l’inquiétait pas, ou du moins l’inquiétait aussi peu qu’elle. La puissance de l’amour est si extraordinaire que la mort, à moins qu’elle ne signifie la séparation, n’a aucune force contre lui, mais devient la petite chose qu’elle est en réalité, tout comme le mille-pieds devient pareil à une feuille sèche quand il a reçu le coup de grâce.

Tillman, qui avait fini de dîner, se mit à questionner Chaya. Elle lui décrivit sa course vagabonde dans le dédale épineux. Elle n’y était jamais venue auparavant, évitant toujours cet endroit mystérieux qui passait pour hanté.

Cette réputation provenait sans doute du fait que quelques indigènes y étaient entrés et n’en étaient jamais revenus. Un de ses noms en papou était le Lieu de Confusion.

« Un nom bien choisi, dit Tillman. Mais vous dites que l’homme au caoutchouc y est venu plusieurs fois ; comment se fait-il qu’il ait connu ce lieu assez bien pour nous y conduire et s’échapper lui-même ?

— Peut-être est-il connu des mauvais esprits ? suggéra Chaya.

— Cela ne m’étonnerait pas, dit Tillman. Il est assez connu du gin, en tout cas. Oh, le putois ! si jamais je lui mets la main dessus !

— Ce sur quoi je veux mettre la main, dit Hull, qui venait d’allumer sa pipe, ce sont ses favoris. Je voudrais être assis confortablement sur la poitrine de ce gaillard-là et m’amuser avec ses favoris. Je ne me servirais point de rasoir : une paire de petites pinces me suffirait. Je voudrais lui parler dans les intervalles comme font les barbiers : lui montrer chaque poil à mesure que je l’arrache ; n’importe qui, désireux de le scalper, serait le bienvenu ; pour moi je me contenterais de ses favoris.

— Il ne lui restera guère de cheveux si jamais nous l’attrapons, dit Tillman. Ce qui me révolte le plus c’est que très probablement ils sont en ce moment à la cachette, creusant comme des rats. Hull, je ne vous en ai jamais rien dit auparavant, mais vous vous rappelez ce vieux navire brûlé que Houghton et moi avons vu dans le lagon et dont nous vous avons parlé ?

— Oui, oui, répondit Hull. Eh bien ?

— Eh bien, je crois que c’est le Terschelling.

— Le navire au trésor ?

— Celui-là même.

— Mais le navire au trésor n’a pas été brûlé, objecta Hull, Mac disait qu’il avait été coulé au mouillage.

— Il mentait. Le navire, avant d’être coulé, a été incendié, brûlé avec tout son équipage. »

Hull réfléchit un instant, puis s’écria :

« Mais comment diable l’or a-t-il été caché au bord du fleuve ?…

— Ce n’est pas au bord du fleuve qu’il a été caché, mais près du lagon, quelque part sur la berge. Macquart nous a tous amenés en amont sur le fleuve pour trouver un moyen de se débarrasser de nous. Il pourrait faire sortir le Barracouda avec Jacky.

— Oh, le coquin ! » dit Hull.

La modération de son langage indiquait à quelle profondeur il était remué, au-dessous de tous les jurons possibles.

« Il y a une consolation, dit Houghton, puisque nous avons Chaya avec nous. Wiart sera sûrement occis par Macquart s’ils réussissent à faire sortir le Barracouda. Les seuls qui s’en tireront vivants seront Macquart et Jacky, et encore celui-ci passera à son tour une fois son compte réglé à Sydney. J’en suis bien convaincu, Macquart n’est pas un démon, c’est le diable en personne.

— Oh, bon Dieu ! gémit Hull, comme s’il avait une crampe à l’estomac, dire que ce type-là est en train de se remplir les poches pendant que nous restons là incapables de lever le petit doigt pour l’en empêcher. A-t-on jamais entendu chose pareille ! Et nous avec les fusils et les pistolets, et eux sans armes !

— Cela nous montre de quoi est capable la fourberie, dit Houghton d’un air sévère ; cela nous prouve ce qu’un seul chenapan, en complotant et tirant des plans, peut faire contre trois hommes qui ont agi sottement. Ce n’est pas tant à vous, Hull, qu’à moi-même et à Tillman que ce reproche s’adresse. Nous soupçonnions ce type-là et nous aurions dû l’attacher avant de venir ici. Enfin, la chose est faite, inutile de récriminer. Il ne nous reste qu’une chance unique, celle de sortir d’ici avant que Mac s’en aille avec le yawl.

— Oui, dit Tillman en secouant les cendres de sa pipe. Et nous ne pourrons rien faire si nous ne sommes pas frais et dispos. »

Il bâilla, s’étira et s’allongea sur le sol ; au bout d’une minute un souffle profond annonça qu’il dormait.

Hull ne tarda guère à en faire autant, couché sur le ventre et la tête reposant sur son coude.

Houghton se tourna vers Chaya. Son visage était tout près du sien et à la vague clarté de la lune tamisée par les buissons d’épines et les branches d’arbres ses grands yeux noirs le fixaient.

Sans avoir jamais échangé le moindre mot d’amour, ils s’étaient tout dit l’un à l’autre.

CHAPITRE XXV

MITOU

Chaya, qui s’était endormie la tête posée sur l’épaule de Houghton, fut la première à s’éveiller. Houghton n’avait pas fermé l’œil. La tenant serrée par la taille, sentant la tiédeur de son corps à travers sa ceinture de cuivre, respirant le parfum de ses cheveux, il ne dormait pas, il vivait le rêve de sa vie.

Elle remua soudain, leva la tête, aperçut Houghton et, instinctivement, le saisit par le bras comme pour le repousser loin d’elle… mais ce geste ne dura qu’un instant. Les dernières traces du sommeil s’évanouirent, ses yeux perdant leur expression sauvage et égarée, s’humanisèrent, s’adoucirent et rayonnèrent d’amour.

Elle ne ressemblait plus à cette Chaya que faisait rire la bataille entre le scorpion et le mille-pieds, à cette Chaya qui l’avait conduit l’autre jour à la lisière de la forêt pour s’amuser à lui échapper, ni même à celle qui les suivait hier avec Saji, ignorant dans son cœur la vraie cause de son attraction vers Houghton.

Celle d’aujourd’hui était un être nouveau, une femme délicieuse, tiède et vivante. La sauvagesse s’était entièrement évanouie, mais la beauté de la sauvagerie subsistait et prêtait à la femme une fascination suprême et indéfinissable.

« Chaya, murmura Houghton en la pressant contre lui, toute ma vie je vous ai attendue. Écoutez-moi, avant que les autres s’éveillent : vous êtes à moi et jamais je ne vous laisserai partir. »

Chaya soupira profondément, puis lui jeta les bras au cou, sans dire un mot. Elle leva vers lui sa bouche de courbe parfaite et ses yeux dont la sombre profondeur contenait tous les mystères de la forêt et de la mer.

Hull ne vit rien. Pendant qu’il se frottait les yeux, les amoureux s’étaient séparés. Il toucha du pied Tillman, qui, réveillé en sursaut, se dressa sur son séant.

« Grands dieux ! dit-il. Je nous croyais sortis d’ici et de retour à bord du Barracouda. Quelle heure est-il ?

— Il n’y a pas d’heure ici, répondit Hull. Le soleil s’est levé avant nous et il est temps de partir. Oh ! le ciel confonde ce vaurien ! Dire que je le tenais en rêve par les poils de sa barbe et que me voilà toujours échoué sur le flanc ! »

Il bâilla à plusieurs reprises, s’étira, se leva d’un bond, se passa les doigts dans les cheveux, puis s’étira de nouveau comme pour s’assurer de la force de ses reins.

L’humanité de Hull était fortement teintée d’animalité, et la bête cachée dans l’homme ne se révèle jamais autant que lorsqu’il mange ou qu’il s’éveille.

« Eh bien, dit Tillman, nous pouvons aussi bien déjeuner avant de partir. C’est une erreur fondamentale de se mettre à la besogne l’estomac vide. »

Ils attaquèrent les provisions. Chaya coupa des figues de Barbarie et ramassa de petits fruits rouges sur des buissons qui poussaient bas entre les épines. Elle ne voulut toucher à rien d’autre.

Elle regarda manger Hull, qui semblait la fasciner et l’amuser tout à la fois. Un de ses traits charmants était cette gaîté enfantine que leur situation désespérée ne réussissait point à altérer.

Elle croqua sa cueillette assise près de Houghton, cherchant furtivement sa main de temps à autre, puis regardant Hull et écoutant la conversation, qu’elle ne réussissait pas toujours à suivre.

Ils cherchaient les voies et moyens d’évasion avec la futilité d’enfants discutant un problème d’algèbre, lorsque Tillman attira leur attention vers une petite forme sombre qui remuait sur le sentier, et approchait tout en se cachant derrière les troncs d’arbres.

« C’est un singe ! » s’écria Hull.

Chaya qui s’était levée et s’abritait les yeux d’une main, se mit à rire.

« Il est à moi, dit-elle. C’est Mitou. »

Longtemps auparavant, Saji avait tué une guenon dans une de ses chasses. La guenon portait un petit singe dans ses bras ; Chaya, qui accompagnait Saji, prit le petit animal et l’éleva. C’était son favori ; il l’escortait toujours à distance, généralement en sautant d’un arbre à l’autre dans la direction suivie par elle.

La veille, en partant avec Saji, elle avait attaché Mitou. Il avait dû s’échapper et retrouver sa trace.

Elle expliqua ces faits en peu de mots et fit quelques pas à la rencontre de son poursuivant. Mais Mitou était timide. Évidemment l’aspect des blancs ne lui plaisait guère. Il s’élança dans un arbre, et Chaya, debout au-dessous, se mit à lui parler en langue indigène.

« Le diable m’emporte si elle ne lui parle pas comme à un être humain, dit Hull !

— Laissez-la faire, fit Tillman. Il est possible que cet animal nous aide à sortir du labyrinthe. Il l’a suivie depuis le village et l’a retrouvée : il peut aussi bien revenir en sens inverse. »

Sous l’influence des cajoleries de Chaya, ils virent l’animal dégringoler de branche en branche, puis descendre sur son épaule et s’y asseoir, un bras passé au cou de sa maîtresse et regardant fixement de ses yeux mélancoliques Hull et ses compagnons.

Chaya continua à lui parler comme si elle lui donnait des explications, tout en approchant peu à peu des autres.

« Il nous conduirait peut-être, dit-elle. Je ne sais pas… c’est possible ; mais je n’ai rien pour l’attacher. »

Mitou portait un collier d’herbe et avait évidemment rompu ou rongé sa laisse. Tillman comprit tout de suite ce que voulait la jeune fille et, fouillant dans ses poches, en tira six ou sept pieds de cordelette.

Chaya, s’asseyant et prenant Mitou entre ses bras, attacha la corde à son collier.

Elle le laissa folâtrer un moment pour l’accoutumer à la corde, puis se leva et lui parla de nouveau.

Mitou, d’un air de sagesse surnaturelle, l’écouta et se remit en route dans la direction d’où il était venu. Les autres, ramassant leurs paquets, suivirent Chaya.

« Par exemple ! remarqua Hull, du diable si je me serais jamais attendu à être obligé de suivre un singe ! Il ne nous manque plus qu’un orgue de Barbarie pour que la foire soit complète. Regardez-moi cet animal : ne dirait-on pas qu’il a cinq pattes ? »

En effet, la queue de Mitou ressemblait assez à une patte supplémentaire. Il marchait à quatre pattes et son allure n’était pas rapide. Il s’arrêtait pour renifler les feuilles et, de temps à autre, s’élançait sur un tronc d’arbre aussi loin que sa laisse le lui permettait.

Chaya, reconnaissant qu’il les conduirait plus rapidement s’il était en liberté dans son propre élément, l’air, détacha la corde de son collier.

L’instant d’après Mitou se balançait de branche en branche ; quand les arbres se trouvaient trop loin les uns des autres, il reprenait terre ; et, bien que parfois lente, l’avance était sûre.

Dans l’un des sentiers qu’ils suivaient ils firent une étrange découverte, celle d’un squelette humain à moitié caché sous des plantes rampantes : quelque indigène, égaré voilà longtemps dans le maquis, était sans doute mort de faim, ou tout simplement de frayeur et avait abandonné là ses os, tout comme les insectes laissent leur dépouille dans l’attrape-mouches de la dionée.

Ils ne s’arrêtèrent point à examiner cette lugubre trouvaille, mais pressèrent le pas.

« Ce squelette ne me dit rien qui vaille, dit Hull. Cela ne porte pas la veine.

— En voilà une blague ! dit Tillman. La veine, ça n’existe pas.

— Ah bah ? répliqua le capitaine. En tout cas, la déveine existe et il me semble bien que nous l’avons rencontrée. Pas de veine ? Eh bien, je puis vous affirmer que si. Prenez un navire et changez son nom, puis partez en croisière, et vous verrez. Que diable, tout est veine ou déveine en ce monde, et vous vous en apercevrez, jeune homme, quand vous aurez vécu autant que moi. »

Au bout d’une heure, après que Mitou les eut conduits de-ci, de-là, et apparemment dans toutes les directions, ils se retrouvèrent devant les cendres de leur feu de campement.

Le singe les avait ramenés à leur point de départ. Chaya s’assit et enfouit sa figure dans ses mains, les autres restèrent debout près d’elle, sans prononcer une parole et comme paralysés.

Ce fut à ce moment, en réalité, qu’ils commencèrent à se rendre compte de l’effroyable effet produit sur le cerveau par le labyrinthe. Ils éprouvaient le sentiment d’être tenus… par rien du tout, d’être bafoués… par du néant.

Ils possédaient ici l’air, la liberté, l’usage de la parole, et cependant un magicien invisible les attachait aussi sûrement que s’ils avaient été entravés de cordes et lanières.

Hull, le pessimiste, fut le premier à rompre le silence.

« Eh bien, il faut nous tirer de là, voilà tout. Je suppose que ce squelette a épuisé toute son influence maintenant que nous voilà revenus à l’endroit où nous étions. Il est inutile que la fillette se fasse du mauvais sang : elle a fait de son mieux, mais je mettrais volontiers une balle dans la peau de ce sale macaque. Je n’ai pas confiance en cet animal-là.

— Écoutez-moi, dit Tillman. Rien ne sert de gémir. Repartons et fions-nous à la chance. »

Houghton, agenouillé près de Chaya, lui parlait à voix basse. Puis il se leva.

Elle avait pleuré : mais elle sécha ses larmes, donna la main à Houghton et suivit les autres pour une nouvelle tentative.

Ce nouvel effort durait depuis moins d’une heure lorsqu’ils furent alertés par un cri de Chaya.

Se retournant, ils l’aperçurent agenouillée près d’un arbre. Houghton se tenait près d’elle, et elle lui montrait quelque chose sur le tronc.

À quatre pieds environ au-dessus du sol, l’arbre était marqué d’un coup de hache qui avait enlevé un morceau d’écorce. C’était une vieille blessure, datant de plusieurs mois peut-être, mais infligée dans un but défini et Chaya en interpréta immédiatement le sens.

Elle courut vers l’arbre le plus rapproché ; n’y trouvant rien d’extraordinaire elle examina tour à tour les arbres en ligne et poussa bientôt un nouveau cri.

Lorsqu’ils la rejoignirent elle leur indiqua une marque analogue à la première, mais pratiquée un peu plus haut. Tillman, d’un coup d’œil, comprit tout.

« Voyez ! dit-il ; elle a trouvé une piste de marques faites probablement par Wiart. Grâce à elle, nous sommes sauvés. »

Elle prit les devants et ils durent se presser pour la suivre. Un unique regard de ses yeux vifs et habitués à observer lui suffisait pour distinguer les arbres portant une entaille.

Dans les croisements elle n’éprouvait aucune difficulté, car plusieurs arbres y étaient marqués pour indiquer la bonne direction. Sur les sentiers tout droits les marques se faisaient plus rares ; on aurait pu s’en passer, mais leur auteur, apparemment impressionné par les dangers de ce lieu terrible, les avait multipliées autant que possible.

L’angoisse qui les avait accablés jusqu’alors s’évanouit complètement ; un redressement d’humeur, un renouvellement de vie s’opéra chez chacun selon son tempérament.

Tillman se mit à siffler. Houghton marchait en silence, redressé de toute sa taille, et la lueur de ses yeux indiquait le soulagement de son âme. Il avait souffert plus qu’aucun autre.

Hull, congestionné, jurait, proférait des menaces envers Macquart et se promettait de l’amusement aux dépens des favoris de Wiart.

Ils n’eurent pas à marcher très longtemps ; au bout d’un mille environ les marques disparurent en même temps que le sentier à la lisière de la forêt.

En cessant de se trouver entre deux haies d’épines, ils éprouvèrent la sensation de gens échappés aux griffes d’un géant malveillant.

L’atmosphère de la forêt différait totalement de celle du labyrinthe ; un aveugle aurait pu discerner ce contraste. Dans l’air stagnant du maquis on se sentait comme un prisonnier en cellule : la vie s’arrêtait au seuil de ce dédale, sauf celle des insectes bourdonnant parmi les épines. Dans la forêt, au contraire, les perroquets criaient et bavardaient, les kangourous-grimpeurs filaient sur les branches, le vent remuait les feuilles, chargé des odeurs de camphre et de cachou, et apportait une fraîcheur qui provenait peut-être de la mer.

« Dieu soit loué ! » s’écria Houghton.

Chaya, portant sur l’épaule son fidèle Mitou, regarda autour d’elle.

Elle se retrouvait dans son élément et pouvait, dans la forêt, découvrir sa route d’instinct, douée comme elle l’était d’un sens de l’orientation plus infaillible qu’une boussole.

Elle leur servait maintenant de guide : Houghton marchait à ses côtés et les autres à sa suite. Il était midi et demi et ils avaient devant eux presque une journée de marche pour atteindre le fleuve.

C’était maintenant une course à l’or. Mais tandis que dans la brousse ils étaient prisonniers de la confusion, désormais ils avaient pour geôlier la distance. Ils ne pouvaient pas courir, ni même avancer rapidement. Le voyage leur imposait une économie de toutes leurs énergies. Parfois, ils trouvaient la route barrée par des lianes si épaisses qu’ils devaient les trancher au couteau et la fatigue les contraignait de s’arrêter de temps à autre pour reprendre des forces.

Ils durent abandonner leurs ballots, ne gardant dans leurs poches qu’une minime quantité de vivres et ils auraient volontiers jeté fusils et munitions si la chose eût été possible.

Quelquefois en se reposant, ils causaient. Hull grommelait :

« Si ces deux chenapans sont retournés au fleuve, ils auront sûrement pris le canot pour aller au lagon, et que faire ?

— Nous serons obligés d’aller à pied, dit Tillman, et de descendre le long de la rive aussi vite que possible. Mais il y a des chances pour qu’ils aient gagné le lagon en coupant à travers la forêt ; Wiart semble la connaître assez bien.

— Combien de temps ? je me le demande, leur faudra-t-il pour déménager la cachette, dit Houghton. Tonnerre ! Mon sang bout quand je pense que nous atteindrons peut-être le lagon juste à temps pour voir disparaître le Barracouda et que nous resterons échoués ici tandis que ces deux êtres-là et cet infernal Jacky fileront sur Sydney.

— N’y pensez pas, dit Tillman. Y penser est une dépense d’énergie toute gratuite. Nous ne pouvons que faire de notre mieux, et nous sommes tout de même sortis de ce labyrinthe d’épines. Allons, continuons ! »

CHAPITRE XXVI

LE RÊVEUR

La résolution de s’emparer du trésor, en tuant ses compagnons si possible, avait été prise par Macquart à bord du Barracouda longtemps avant son arrivée au fleuve.

Antérieurement à son départ de Sydney, il n’avait pas encore conçu ce plan ; son esprit était complètement occupé par les préparatifs de l’expédition et, cependant, il contenait toujours une réserve au sujet des conditions que lui avaient imposées Screed et les autres.

En son for intérieur, il se considérait comme libre de les escroquer, mais sans avoir la moindre idée de la façon dont il s’y prendrait.

À bord du Barracouda, son avidité, sa haine contre Hull et les possibilités latentes en la personne de Jacky lui inspirèrent la première partie du complot.

L’histoire qu’il avait contée à Screed et aux autres n’indiquait nullement la position de l’épave du Terschelling ni de la cachette. À vrai dire, il les avait volontairement engagés sur une fausse piste en disant que la cachette était au bord du fleuve et l’épave dans son lit. Décidé à ne pas révéler la véritable position jusqu’à leur arrivée sur place, il comptait rester maître de la situation jusqu’à la dernière minute.

La sagesse de ce plan d’action lui apparut à bord du Barracouda. Lorsque Hull l’insulta et le fit travailler, il contint sa colère non seulement à force de volonté, mais aussi avec la pensée que, tenant le manche du fouet, il pourrait sans doute s’en servir.

Il prit donc le parti de ne rien dire, de laisser le Barracouda dans le lagon et de mener ses compagnons jusqu’au village dyak. Une fois-là, peut-être trouverait-il un moyen de se débarrasser d’eux, après quoi, avec l’aide de Jacky, tout lui deviendrait facile. Il avait étudié le caractère du nègre et le considérait comme une pure négation, un mécanisme mis en action par toute volonté plus forte et Macquart ne doutait pas de sa propre autorité.

Le seul point noir dans ce projet était la question de sa sécurité. Était-il prudent pour lui de retourner à ce village dont il s’était enfui quinze ans auparavant ?

Macquart était très habile ; mais les gens les plus habiles sont sujets à des illusions. Ces quinze années dépensées à courir le monde lui avaient paru quinze siècles. Il avait appris à oublier tant de choses qu’il s’imaginait être oublié lui-même, ignorant ou ne se souvenant pas que la vie dans une petite communauté ne ressemble pas à celle des grandes villes, et que la mémoire d’un village est plus fidèle que celle d’une cité.

Malgré tout, il ne pouvait se défendre d’une vague inquiétude. Mais une folle envie de régler son compte avec Hull, le désir de posséder tout le trésor et l’antagonisme indéfinissable que lui inspirait Screed, constituaient des facteurs trop puissants pour entrer en balance avec de vagues craintes pour sa sécurité personnelle.

Un autre facteur était le désir ou l’instinct qui le poussait à revenir vers l’endroit fatal à Lant et qui pouvait le devenir pour lui-même ; hantise commune aux assassins, attraction née de la répulsion.

Son plan arrêté, il s’y conforma strictement. Laissant le Barracouda dans le lagon, il fit remonter le fleuve à ses compagnons. Sa première rencontre avec Wiart, cette présence d’un témoin blanc bouleversa un peu ses idées, mais il n’eut pas besoin de rester longtemps en compagnie de ce personnage pour reconnaître en lui un aide et un instrument apparemment envoyé par le diable même.

Pour gagner du temps il organisa la comédie des fouilles sur la langue de terre en saillie dans le fleuve, puis, bien assuré que Wiart était mûr et à point pour l’affaire, brusquement il lui révéla tout.

Rien n’était mieux fait pour séduire Wiart : comme préposé à la collecte du caoutchouc, il recevait deux mille dollars par an, et le climat ruinait sa santé. En cas d’échec, il n’y aurait que trois cadavres de plus dans la jungle et il en serait quitte pour se rabattre sur le caoutchouc ; en cas de succès, c’était une somme illimitée mise à sa disposition, et tous les délices de la civilisation sous toutes leurs formes.

Wiart n’était pas homme à se perdre en réflexions, sans quoi il n’aurait peut-être pas enduré si facilement la vie menée par lui jusque-là. Il ne songea pas un instant que cet or, pour lequel il était prêt à tout faire, était chose plus dangereuse à toucher qu’une dynamo en action, lorsqu’un Macquart servait d’intermédiaire à ce contact.

Loin de là : avec la joyeuse acceptation d’un écolier à qui l’on propose d’aller voler des pommes, il aida l’autre à échafauder son plan infernal et pis encore, s’engagea à le réaliser.

Connaissant la forêt et ses ressources, il eut l’idée ingénieuse de la prendre pour complice.

Il n’aiderait pas à tuer : la forêt s’en chargerait par l’intermédiaire de sa fille, la grande brousse d’épines.

Or cette jungle n’avait qu’une voie d’entrée du côté nord. À sa première exploration en cet endroit, Wiart avait marqué sa route ; sûr de pouvoir revenir sur ses pas, il s’était aventuré fort loin, et, par pur accident, était sorti du maquis par le côté ouest. Quelques semaines seulement avant l’arrivée de Macquart et de ses compagnons, il avait fait une autre expédition en quête de scarabées, et il savait que si l’endroit était sûr pour lui et ceux qui l’accompagnaient, il était mortellement dangereux pour tout infortuné qui s’y aventurerait sans connaître les marques.

Après avoir pénétré assez loin, et à un moment où les autres se trouvaient à une certaine distance en arrière, il avait attendu qu’une courbe du sentier le dérobât derrière les arbres pour donner le mot d’ordre : « À toute vitesse ».

On sait le reste en ce qui concerne Hull, Houghton et Tillman.

Quant à Macquart et ses deux compagnons, ils ne soufflèrent mot jusqu’au moment où, sous la conduite de l’homme au caoutchouc, ils furent sortis du labyrinthe.

Ils avaient débattu la question de savoir s’ils devaient mettre Jacky dans la confidence. Wiart opinait pour tout lui dire et s’assurer sa complicité : mais Macquart refusait.

« Si nous pouvons nous débarrasser d’eux aussi facilement que vous le dites, à quoi bon en parler au nègre ? dit-il. Il ne saura pas s’ils sont restés en arrière, volontairement ou non, et je ne crois pas même qu’il ait assez de cervelle pour se le demander ; s’il faut fournir des explications, le mieux sera d’attendre que nous soyons en mer. »

Wiart s’était rangé à son avis, et maintenant sortis du labyrinthe et suivis de Jacky, ils se dirigeaient vers l’ouest, sous la conduite de Wiart. Celui-ci était quelque chose de mieux qu’un vulgaire ivrogne. Moitié Anglais, moitié Hollandais, son père avait été botaniste et envoyé par le gouvernement des Pays-Bas en mission d’études dans les forêts de Bornéo.

Wiart était né avec l’instinct forestier dans le sang. Il ne pouvait se perdre, surtout dans ces bois qu’il connaissait si bien. Il suivait maintenant la ligne de démarcation entre un vaste taillis de damaras et un enchevêtrement de camphriers, d’acacias et de bois de teck ; puis il contourna un grand terrain marécageux où poussaient à profusion les arbres à caoutchouc et les palmes de nipah.

« Vous êtes sûr d’être sur la bonne route ? demanda Macquart.

— Parfaitement, répondit Wiart. Je pourrais reconnaître mon chemin à l’odorat. Mais ne perdons pas de temps à bavarder, car je voudrais atteindre un terrain plus dégagé avant la nuit. Devant nous s’étend un grand espace peu boisé qui nous mènera à moins d’un mille du fleuve, où les arbres deviennent touffus. Souvenez-vous, nous l’avons traversé ce matin,… mais peut-être ne l’avez-vous pas remarqué. En général on ne fait pas attention à ces éclaircies relatives dans la forêt ; et cependant, pour moi, la moindre raréfaction des futaies institue un indice aussi sûr qu’une plaque de rue.

— Allez de l’avant », dit Macquart.

Au coucher du soleil ils s’arrêtèrent pour se reposer et prendre quelque nourriture.

« Eh bien, dit Macquart en mangeant, nous voilà enfin les mains libres ; devant nous désormais tout est facile, à moins que ces types-là ne réussissent à se tirer de ce piège à étourneaux ; si jamais ils en sortent et qu’ils nous rattrapent, eh bien… ils ont les armes. »

Wiart garda un moment le silence, puis il dit :

« Inutile de vous tracasser : laissez-leur le souci ; ils auront tout loisir de s’en faire avant la fin. En outre, s’ils s’en tiraient, que voulez-vous qu’ils disent ? Est-ce notre faute s’ils se sont égarés ?

— Je vous garantis, dit Macquart, que ce type de Hull ne s’arrêterait pas à demander à qui la faute. Il serait parfaitement inutile d’essayer de se justifier. Il tirerait à première vue. Je le connais. Ce serait perdre son temps d’essayer de parlementer avec lui ou de faire des excuses.

— Eh bien, dit Wiart, quand il se sera sorti de là-bas, il fera ce qu’il voudra en ce qui me concerne. Je suis tranquille. »

Ils se remirent en route à la clarté des étoiles et de la lune naissante.

Sous la lumière de l’astre la forêt paraissait verte, d’un vert de grotte sous-marine où pénétraient quelques rayons de soleil ; les boucles et guirlandes de lianes suspendues aux arbres ressemblaient à des cordages et les orchidées qui y poussaient à des plantes marines. Les singes, sachant d’instinct que ces trois hommes n’étaient pas armés, les bombardaient de noix et de bouts de bois ; mais eux ne levaient même pas la tête.

Un peu avant minuit, ils atteignirent le fleuve et, contournant le village, ils descendirent au débarcadère. Là, Macquart, après avoir pris dans la tente le pic et la pelle, attendit Wiart qui était allé à sa maison chercher son argent et son fusil.

À l’embarcadère le canot était amarré et, près du canot, une pirogue, celle de Saji.

« Nous avons de la veine, dit Macquart. Je craignais que le canot n’eût été enlisé ou ne fût parti à la dérive. Il n’en aurait pas fallu davantage pour tout gâter ; heureusement ce n’est pas arrivé.

— Si par hasard ils se tiraient de là-bas, risqua Wiart, ils pourraient nous suivre dans cette pirogue : il y a juste place pour trois.

— Rapportez-vous-en à moi », dit Macquart.

Il alla à la pirogue et détacha l’amarre de fibres qui l’attachait à la plate-forme, puis, sans la lâcher, suivit ses compagnons dans le canot, qu’ils éloignèrent du bord.

Pirogue et canot entrèrent dans le courant et Macquart, qui avait monté le gouvernail pendant que Wiart s’asseyait à l’avant, n’aperçut pas une forme sombre qui émergeait à moitié des buissons près de l’embarcadère, puis s’y cachait de nouveau.

Macquart, en s’emparant de la pirogue, venait de gagner une deuxième partie dans le jeu qu’il jouait avec la Destinée. Mais il n’en savait rien. Il ignorait complètement qu’il eût été reconnu par la femme qui, depuis quinze ans, attendait son retour, ou qu’il eût été suivi par Saji. En ce moment, il ne se souciait d’autre chose que de son but presque atteint.

À un demi-mille en aval il cessa de ramer et, ordonnant à Jacky, assis à l’arrière, de soulever la pirogue par sa remorque, il la défonça et la renversa en s’aidant du balancier.

Elle coula comme une bouteille et le canot reprit sa marche. Le fleuve, vaguement drapé de brouillard et éclairé par la lune, coulait dans un décor de féerie entre les forêts sonores et argentées. De grandes chauves-souris passaient au-dessus, empestant l’air, et, à intervalles, le bond d’un poisson traçait des cercles dans l’eau.

De temps à autre, une grosse phalène blanche et velue tournoyait au-dessus d’eux, pareille à un fragment du brouillard et s’y dissolvait.

Avec les avirons et le courant ils faisaient cinq nœuds, si bien qu’en moins de deux heures ils atteignirent l’ouverture du lagon.

Le Barracouda était tel qu’ils l’avaient laissé, amarré aux arbres de la rive. Une foule de petits singes campaient à bord, mais ils n’avaient rien détérioré ; à l’approche du canot ils se dispersèrent et se réfugièrent dans les branches, d’où ils observèrent la conduite des nouveaux venus.

Macquart amena le canot bord à bord et ils grimpèrent sur le pont, où Wiart s’affala en se déclarant à bout de forces.

« Il faut que je me couche et que je dorme un peu, dit-il. Je suis sur pied depuis hier matin et je ne suis plus de la première jeunesse. Inutile de compromettre l’affaire par trop de précipitation. Le sort des autres est réglé ; si par extraordinaire ils y échappaient, ils n’auraient pas de canot pour nous poursuivre. À quoi bon nous esquinter dans ces conditions ?

— Très bien, dit Macquart. Je vous donne quatre heures pour dormir. Alors le soleil sera près de se lever. Pour moi, je ne puis fermer l’œil. »

Ils ouvrirent le panneau d’écoutille et descendirent dans la cabine, où Wiart se jeta sur une couchette et ne tarda pas à ronfler.

Macquart, après avoir allumé la suspension, s’était assis devant la table et fumait.

Il avait à sa portée de quoi manger et boire à volonté, mais il ne toucha à rien. Il n’avait pas besoin de réconfortant ni de stimulant. Il ne désirait rien autre que de rester assis à fumer et à rêver.

Sa réussite était complète. Il possédait le Barracouda avec deux hommes pour l’aider à le manœuvrer. Un demi-million de livres sterling en or attendait son embarquement ; et il avait réglé son compte à Hull.

La haine de Macquart contre Hull était une passion qui révélait la nature de cet homme. Hull ne lui avait jamais fait la moitié du mal que lui-même avait infligé au capitaine. La façon dont Hull l’avait traité à bord du Barracouda, dira-t-on, suffisait à expliquer cette haine. En réalité, elle la renforçait, mais n’avait rien de commun avec sa cause.

Macquart haïssait Hull parce que ce dernier était survenu à Sydney juste au moment où il venait de triompher de tous les obstacles. C’était une intrusion de son passé à l’instant psychologique où se dessinait pour lui un nouvel avenir. Hull était l’expression concrète de toutes les erreurs de Macquart, de sa méchanceté, de ses crimes, de ses incapacités en général.

Sans doute il représentait aussi un partageur éventuel des bénéfices, mais cette considération pesait moins que la première, et l’âme de Macquart se soulevait contre cet homme avec toute sa profondeur de perversité.

Eh bien, il avait réglé son compte à Hull : il avait disposé de Tillman et Houghton ; il ne restait plus que Screed attendant tranquillement à Sydney pour gober sa part des bénéfices de l’expédition. Et il décida au fond de son esprit qu’il n’en serait rien. Screed avec toute son habileté s’imaginait posséder sur l’expédition une prise solide par le simple fait que, pour disposer de la trouvaille sans risque d’éveiller les soupçons et de provoquer une enquête, il fallait un « paravent », un homme d’affaires riche en relations et possédant un compte en banque.

Mais Screed n’avait jamais songé à Wiart. Celui-ci, en dépit de ses habitudes d’intempérances et de sa situation de « facteur », possédait beaucoup de relations dans les colonies hollandaises ; dans le sombre esprit de Macquart évoluait en ce moment un plan qui lui permettrait d’exploiter ses relations sans que Wiart eût sa part du gâteau.

On ne peut jamais se fier à un ivrogne. Wiart devait disparaître ; mais en attendant, il pouvait être très utile. Jacky mourrait en dernier lieu, quand sa besogne serait finie. Les terribles exigences de l’or étaient impératives. Aucun témoin ne resterait de toute cette affaire.

Macquart était tellement absorbé dans ses pensées qu’il ne remarquait guère la fuite du temps. On aurait pu le croire endormi d’un sommeil plein de rêves.

Enfin il se leva et s’étira. Puis il se retourna pour regarder Wiart couché dans le cadre et ronflant la bouche ouverte.

Macquart sourit en contemplant cette forme prostrée devant lui. Ensuite il alluma le poêle pour faire du café. Il disposa sur la table des biscuits et des conserves de viande, laissant Wiart dormir jusqu’à la dernière minute.

Enfin il l’éveilla.

Wiart se souleva, bâilla, promena ses regards autour de lui. Pendant un moment il ne reconnut pas l’entourage. Puis, reprenant pleine possession de ses sens, il passa une jambe par-dessus le bord de la couchette.

« Je rêvais que j’étais égaré dans cette brousse d’épines, dit-il, et je ne retrouvais aucun indice de mon chemin. »

Il se frotta les yeux, se leva et se mit à table.

« Où est le nègre ? demanda-t-il.

— Jacky ? Sur le pont. Il a dû se préparer quelque chose pour son déjeuner dans la cuisine. J’ai fait ce café sur le réchaud à alcool pour ne pas l’avoir sur le dos. »

Wiart but son café.

« Et maintenant, je suppose, nous n’avons rien de mieux à faire qu’à nous rendre à cette cachette et rapporter l’or à bord.

— Oui ; mais il faut d’abord conduire le bateau de l’autre côté de l’eau.

— Pourquoi cela ?

— Parce que l’or est enterré sur l’autre rive.

— Oh ! oh ! Il va falloir le remorquer.

— Ma foi, oui.

— Et pourquoi diable n’avez-vous pas accosté tout de suite sur l’autre rive ?

— Pour la bonne raison que l’ancien navire est coulé de l’autre côté et que je ne voulais pas en laisser voir les reliques à mes compagnons. Ils les ont vues néanmoins. Deux d’entre eux, en faisant une promenade en canot, ont aperçu la charpente carbonisée. Un moment, j’ai cru tout perdu, mais ils n’ont eu aucun soupçon. Ils sont revenus raconter qu’ils avaient trouvé une épave submergée.

— Ce sont des ânes, dit Wiart. Vous dites que le navire a été incendié ?

— Oui.

— Ce Lant devait être un type épatant.

— Je vous crois !

— Et dire que cette jeune Chaya est sa fille ! C’est un rejeton de la vieille souche et m’est avis que, si elle soupçonnait que l’objet de nos recherches appartenait à son père, elle ne tarderait pas à nous tomber sur le dos. »

Macquart s’agita mal à l’aise.

Chaya était la seule survivante de ce passé qu’il craignait vaguement. Il n’avait pas aperçu sa mère et presque rien vu des Dyaks. Assez brave pour revenir sur la scène du meurtre de Lant, il ne l’était pas assez pour s’enquérir des Dyaks ni s’approcher de leur village.

« En tout cas, dit-il, elle ne sait rien. Personne autre que moi n’a la moindre idée de l’emplacement du trésor. Eh bien, si vous avez fini, mettons-nous à la besogne. »

Ils montèrent sur le pont et y trouvèrent Jacky occupé, comme le supposait Macquart, à manger le déjeuner qu’il s’était préparé dans la cuisine.

Ils attendirent qu’il eût fini, puis débarquèrent et défirent les amarres. Ensuite ils fixèrent la remorque. Cela fait, ils traversèrent le lagon en canot pour trouver un amarrage convenable.

Il faisait déjà très clair dans le ciel et, en atteignant la rive opposée, ils aperçurent vaguement, sous le canot, le squelette du Terschelling.

« C’était un gros bateau, dit Wiart, que ce spectacle semblait fasciner.

— Assez gros. Voilà son arrière. Eh bien, nous allons amener le yawl et l’amarrer à la suite ; ce camphrier-là nous indiquera la position. »

Ils retournèrent au navire, fixèrent la corde au canot et commencèrent à remorquer.

Le Barracouda céda assez facilement. La difficulté était de l’amener en bonne position près de la rive. Ils faillirent l’échouer sur l’arrière de l’épave ; mais ils finirent par s’en tirer et, au moment où les rayons du soleil commençaient à taper dur sur les branches supérieures des arbres, ils amarrèrent le navire à l’avant et à l’arrière.

« Maintenant, dit Macquart, il s’agit de creuser. »

Au-dessus de sa barbe ses joues s’empourprèrent et ses yeux brillèrent d’émotion.

Il y avait à bord une pioche de supplément. Ils la portèrent sur la rive, ainsi qu’une boussole et trois paniers de fibre tressée.

Jacky et Wiart se chargèrent du pic et des deux pioches. Macquart portait la boussole. Il se dirigea droit au sud et, partant de l’arrière de l’épave, les conduisit tout droit dans la forêt pendant une centaine de mètres, puis il s’arrêta un instant, regardant autour de lui et semblant écouter. On aurait dit qu’il craignait d’être suivi ou surpris. Mais on n’entendait que les cris des perroquets, le vent dans les arbres et, de temps à autre, l’appel rauque et déchirant d’un cacatoès.

Macquart se remit en marche.

Maintenant les arbres s’espaçaient et tout à coup le terrain s’éleva devant eux, formant un monticule sur lequel rien ne poussait excepté quelques plantes pareilles à des pandanus, mais ne portant point de fruits.

Cette colline résultait évidemment du soulèvement des mêmes strates que le Rocher de la Chaire situé à l’entrée du fleuve : au sommet pointaient deux rochers de structure toute pareille à celle de la Chaire, bien que chacun d’eux n’eût guère que six ou sept pieds de haut.

Ils étaient situés à une dizaine de mètres l’un de l’autre. Macquart, arrivé entre les deux rochers, s’assit comme éreinté.

Wiart, debout près de lui et jetant un regard aux alentours, remarqua que la colline était assez haute pour que la vue s’étendît sur les arbres vers le sud, tandis que dans la direction du nord les arbres cachaient complètement le fleuve.

De fait, le terrain au sud était couvert surtout de palétuviers peu élevés dont les racines plongeaient en terrain marécageux et qui s’étendaient jusqu’à la côte.

« Eh bien, demanda Wiart, avons-nous encore beaucoup de chemin à faire ?

— Nous y sommes, répondit Macquart en frappant le sol du plat de la main.

— Bon ! »

Il déposa sa pioche et s’assit à côté de Macquart.

Jacky restait debout, tenant l’autre pioche et le pic et promenait ses regards autour de lui. Ses yeux erraient sur la forêt de palétuviers, au-dessus de laquelle planait un vague brouillard bleuâtre.

Jacky appartenait à l’ordre primitif des choses. Dans toutes les races indigènes on rencontre des types d’humanité auxquels semble encore attachée l’atmosphère de l’âge de pierre. Je n’affirme pas qu’on ne croise point des types du même genre dans les contrées hautement civilisées, mais le fait est plus frappant chez les races noires parce que les spécimens y sont plus authentiques et moins vernis.

Jacky était un gaillard de six pieds de haut, bâti à chaux et à sable. Tillman disait, sans trop d’exagération, qu’il possédait la force de trois hommes. En dépit de sa puissance et de sa taille, il faisait moins l’effet d’un homme que d’un enfant. D’abord, son esprit était primitif presque jusqu’à l’enfantillage ; ensuite, il avait des mouvements souples comme ceux d’un jeune garçon.

Dans ce superbe animal résidait un esprit apparemment aussi léger, aussi superficiel et aussi instable que celui d’un oiseau ; un esprit toujours occupé de petites choses immédiates, non pas un esprit mauvais, mais un esprit si peu spéculatif et si mobile qu’il pouvait être dirigé vers le mal ou le bien par n’importe quelle intelligence résolue à agir sur lui.

Jacky avait proféré des cris à une réunion de l’Armée du Salut ; il avait été exposé comme un légume, comme un bel exemple de ce que peut faire l’effort chrétien s’exerçant dans un terrain primitif : il avait cassé la tête d’un homme au cours d’une rixe dans Taillis street, sauvé la vie d’un enfant sur le point d’être avalé par un requin dans Lane Cove, prêté la main à un vol avec effraction. Tout ce qui se présentait était assez bon pour Jacky ; sa manière d’agir dépendait des circonstances et de quelque pression extérieure.

Tillman, qui l’avait engagé pour l’expédition, était son vrai maître. Cependant, Jacky ne s’était même pas demandé ce qu’étaient devenus Tillman et les autres, ni s’ils avaient été trahis. Il obéissait aux ordres de Macquart comme le Barracouda suivait le câble de remorque et maintenant il restait là en contemplation, sans autre pensée que les vagues impressions du paysage.

Macquart, après un moment de repos, se leva et saisit le pic.

Toute cette scène rappelait un peu l’enchantement qui plane sur l’histoire d’Aladin, seul avec le magicien chinois dans la plaine désolée au-dessus de la caverne du trésor.

Wiart le sentit en regardant Macquart qui, maintenant pâle et en sueur, ôtait son paletot et, après avoir repris l’outil, restait un instant comme paralysé, vacillant, rempli d’indécision et, on aurait presque pu le croire, de crainte.

En ce moment suprême, il semblait impossible que le trésor fût réellement là. Cette chose qui le hantait depuis quinze ans, qui l’avait poursuivi à travers le monde, le repoussant par la crainte et l’attirant par le désir, était devenue pour lui une obsession, presque une religion.

Elle représentait l’incarnation de tous ses désirs, le revers d’une médaille frappée par une divinité qui l’avait condamné à une vie d’échecs et de crimes. Ici enfin il pouvait jeter un coup d’œil sur tout ce qui lui avait manqué, sur tout ce qu’il n’avait pu atteindre, sur tout ce qu’il avait vu à distance et envié.

Macquart n’était pas un personnage mesquin. Il aurait pu devenir un grand homme sans les fatals défauts de son caractère. Il était fondamentalement mauvais. L’ivrognerie, le vice, la paresse, on peut en venir à bout, s’en corriger ; ce sont des maladies fonctionnelles de l’âme dont on doit se débarrasser à mesure que l’âme grandit et atteint sa majorité. Mais la maladie de Macquart était une difformité dans le grain et le tissu de son esprit, une lacune, une cécité devant le mal, une férocité négative devenant active lorsque ses désirs étaient contrariés ou excités. Son accès d’indécision et d’hésitation ne dura guère ; levant le pic, il se remit à l’œuvre.

Le terrain était dur à la surface, mais à quelques pouces au-dessous le sol mou et sablonneux promettait une besogne facile pour les pioches.

Méthodiquement il brisa le terrain sur une surface de dix à quinze pieds carrés. Puis, lâchant le pic, il appela Wiart à l’aide et ils s’occupèrent à creuser. Le point choisi était à peu près à mi-chemin entre les deux rochers. Ils travaillaient en silence, furieusement, faisant voler la terre à droite et à gauche, tandis que Jacky leur prêtait la main de temps à autre et relevait Wiart bientôt épuisé.

Au bout de vingt minutes de cette rude besogne, ils s’arrêtèrent. Puis ils reprirent leur travail, le travail le plus terrible que l’homme ait jamais entrepris. C’est quand la pelle commence à ramener du désespoir, et pas avant, que le chercheur de trésor se rend bien compte des proportions de sa tâche.

Macquart, fatigué, pâle comme la mort, les yeux creux et la bouche ouverte, venait de s’arrêter un moment lorsque Wiart, qui avait repris la pioche des mains de Jacky, heurta un objet dur, souleva son outil et poussant un cri comme s’il venait de déterrer quelque chose de terrible, éparpilla sur le sol le contenu de sa pelle. Il avait ramassé une pelletée de pièces d’or, mélangées à des morceaux de bois analogues à celui dont sont faites les boîtes à cigares, et de la terre.

Les pièces d’or étaient à peine ternies.

Macquart ne prononçait pas un mot. Debout, sa pioche à la main, il regardait alternativement l’or et Wiart, qui, agenouillé maintenant, montrait du doigt sa trouvaille.

Dans ce moment, il ne paraissait pas comprendre ce qui arrivait ; puis, soudain, il tomba à genoux, riant comme un dément et creusant avec les mains l’endroit où avait frappé la pioche. Ramassant des pièces d’or à poignées, il les tenait sur sa main grande ouverte pour les faire admirer à Wiart, tandis que celui-ci, lui passant un bras autour du cou, à moitié fou, poussait des cris inarticulés, enfantins, et faisait couler le métal jaune entre ses doigts.

C’était un tableau effrayant de bouleversement mental.

Un grand oiseau passant au-dessus de leurs têtes laissa traîner son ombre sur l’excavation. Macquart poussa un cri et étendit au-dessus de l’or un bras protecteur, puis leva la tête et aperçut l’oiseau. Comme si cet incident le rappelait à la raison, il se redressa, essuya la poussière de ses mains et repoussa ses cheveux sur son front.

« C’est moitié en pièces anglaises et près de l’autre moitié en pièces françaises ; il y a aussi des pièces hollandaises. Vous avez défoncé l’une des caissettes : tenez, voilà le bois. Il est bien pourri. Nous devrons prendre des précautions. Diable ! Nous avons déjà perdu des centaines de dollars par votre précipitation : regardez comme vous avez éparpillé tous ces souverains ! »

Il ramassa un souverain d’Australie, pareil à du cuivre jaune ; en parlant il le tenait entre le pouce et l’index et semblait incapable de le lâcher. Il ne pouvait échapper à cette fascination objective, ni à l’idée qu’il était en possession d’une banque contenant des milliers et des milliers de pièces pareilles. Tout en bavardant il la frottait sur sa main gauche comme s’il désirait la palper avec un nouveau système nerveux. Wiart, avec sa figure bouffie et son air ahuri d’ivrogne, écoutait distraitement et riait des reproches de l’autre.

« Nous les ramasserons, dit-il. À quoi bon se tracasser ? À supposer que nous en perdions une ou deux, en serons-nous plus pauvres ? Ce que nous avons à faire maintenant, c’est de transporter l’or au bateau. Nous avons bien fait d’apporter ces paniers. »

Il se leva, prit un des paniers et se mit à ramasser les pièces en les dégageant de la terre où elles avaient roulé. Macquart l’aidait, tandis que Jacky, accroupi, tenait le panier grand ouvert.

Il fallut longtemps pour recueillir toutes les pièces éparses. Ensuite Macquart, les manches retroussées, comme une personne qui brise des rayons de miel, plongea les mains dans la caissette rompue et retira à poignées le reste de son contenu.

« Il y a des centaines d’autres boîtes, dit Macquart, s’asseyant et s’épongeant le front, des centaines et des centaines. Nous les avons apportées dans des sacs : tout l’équipage travaillait en corvées doubles. Des tonnes et des tonnes d’or ! Les pièces anglaises sont par-dessus, les françaises et les hollandaises au fond.

— Faisons maintenant de la besogne convenable, dit Wiart. Plus de coups de pioche ; nous déblaierons avec nos mains pour ne pas briser les caisses. Elles sont toutes entassées, n’est-ce pas ?

— Elles sont placées l’une à côté de l’autre », répondit Macquart.

Agenouillés en face l’un de l’autre, les deux hommes commencèrent à enlever soigneusement la terre, jusqu’à ce qu’ils eussent dégagé tout le dessus de la seconde caissette. Elle semblait solide, bien que les coins métalliques fussent rongés par la rouille. Lui donnant du jeu avec précaution, Macquart passa une main dessous pour la soulever ; mais aussitôt elle se brisa en miettes et les pièces dégringolèrent en une cataracte sonnante.

« Le diable l’emporte ! s’écria Wiart. Voici qui va nous donner du mal. »

C’était vrai. Si les caissettes n’avaient pas été pourries par l’âge, le transport à la rive du lagon eût été une entreprise difficile, mais faisable : dans l’état actuel, ramasser et manier tout cet or épars constituait une tâche effrayante, dont ils commençaient seulement à entrevoir les proportions.

Cependant ils ne se laissèrent pas abattre. Ils se mirent à l’œuvre et en moins d’une heure ils avaient retrouvé toutes les pièces dispersées ; les deux premiers paniers étaient prêts à être transportés. Ils s’aperçurent alors que chaque panier était trop lourd pour qu’un homme pût le transporter assez loin, du moins un homme blanc. Jacky ne faisait aucune objection à en porter un, bien que pour lui-même ce fût un maximum de charge.

Ils tranchèrent la difficulté en prenant un des paniers entre eux deux, avec l’aide d’un manche de pioche passé dans les anses, tandis que Jacky les suivait avec l’autre. Ils laissèrent près de la cachette le fusil et les munitions de Wiart.

Ils retrouvèrent le chemin sans difficulté : à peine avaient-ils franchi la moitié de la distance qu’ils aperçurent le miroitement du lagon à travers les arbres ; mais en arrivant près du Barracouda, ils étaient tellement épuisés par leurs précédents efforts et par le transport de leur fardeau, qu’ils s’assirent un instant pour se reposer.

« Nom de nom ! ce truc-là va nous achever avant que nous en venions à bout, déclara Wiart. Je n’en ai jamais tant fait de ma vie. Regardez-moi : je suis en nage !

— Jacky, dit Macquart, monte à bord et apporte-nous un pot d’eau avec une bouteille de gin et un verre ; nous avons bien gagné un rafraîchissement. »

Jacky, laissant son panier sur la rive, grimpa par-dessus le bordage du Barracouda et se dirigea vers l’écoutille du salon ; il s’arrêta un instant pour renifler, comme s’il sentait dans l’air quelque chose dont il ne pouvait se rendre compte. Puis il s’aventura sur l’échelle.

Il n’avait pas descendu plus de quatre marches qu’il disparut tout à coup comme si on l’avait projeté en bas, tandis qu’un cri effroyable déchirait l’air.

Puis on entendit une exclamation étouffée, un bruit de lutte et le silence se rétablit. Les deux hommes restés sur la rive s’étaient levés d’un bond et se regardaient avec terreur.

CHAPITRE XXVII

L’INTRUS

En même temps que leur parvenait le bruit de lutte, le Barracouda s’était balancé légèrement et une ride s’était élargie à la surface du lagon. Maintenant le bateau ne bougeait plus.

« Ce sont nos types qui ont dû s’échapper et revenir à bord, dit Wiart. Ils sont cachés là et nous attendent.

— Non, non, dit Macquart, c’est autre chose, peut-être les indigènes. »

Il était blanc jusqu’aux lèvres ; non sans raison, car on ne pouvait rien imaginer de plus sinistre et diabolique que la façon dont Jacky avait disparu. On eût dit que le Barracouda l’eût happé entre ses mâchoires.

Macquart se tourna brusquement vers son compagnon.

« Vite, retournez chercher le fusil, je reste ici à surveiller. Courez, il n’y a pas de temps à perdre. »

Wiart disparut en courant dans la verdure. Macquart, se reculant un peu, s’appuya contre un tronc d’arbre, les yeux fixés sur le bateau. Pendant qu’il attendait et écoutait là, debout, un fracas lui parvint de la cabine du Barracouda. C’était un bruit de vaisselle renversée et brisée, suivi d’un brusque silence qui mit le comble à l’horreur du mystère.

Des indigènes ne se seraient pas conduits de cette façon. S’ils avaient saisi et tué Jacky, ils ne seraient pas demeurés dans ce silence mortel.

Les minutes succédèrent aux minutes, puis un léger bruit fit retourner Macquart.

Wiart revenait avec le fusil.

« Il y a quelqu’un à bord, dit Macquart à voix basse. Un grand remue-ménage vient de se produire dans la cabine. Il est nécessaire que l’un de nous monte à bord et regarde par l’écoutille pendant que l’autre se tiendra prêt à tirer si quelqu’un se montre.

— Eh bien, j’aimerais mieux que ce soit vous que moi qui alliez à bord, déclara Wiart. Je ne suis pas froussard, mais ceci me glace le sang : ce n’est pas naturel.

— Naturel ou pas, il faut en finir et nous n’avons pas une minute à perdre. L’or attend que nous l’embarquions et nous sommes là à gaspiller sottement notre temps. Ce n’est pas une affaire agréable, mais nous allons tirer au sort. »

Il cueillit deux brins d’herbe d’inégale longueur et les enferma dans une main qu’il tendit à Wiart.

« Celui qui tirera le plus long ira à bord », dit-il.

Wiart tira. Ils comparèrent les deux brins.

Wiart avait le plus long.

Il n’était pas poltron, mais il hésita un moment. Puis, prenant son courage à deux mains, il remit le fusil à son compagnon, marcha droit au bateau, enjamba le bordage et avança d’un trait jusqu’au panneau ouvert du salon. Il regarda en bas avec précaution, puis se retourna vers Macquart pour lui faire signe qu’il ne voyait rien.

Alors, s’abritant les yeux d’une main, il regarda de nouveau.

Quittant l’écoutille du salon, il s’approcha de la claire-voie ; mais elle était fermée et ne pouvait s’ouvrir que d’en bas : l’épaisseur du verre empêchait de ne rien distinguer à l’intérieur.

Ses doigts erraient sur la claire-voie dans une sorte d’effort futile pour l’ouvrir lorsque soudain du panneau sortit une main qui paraissait couverte d’un gant de laine noire. Cette main s’agrippa au châssis du panneau et presque immédiatement se montrèrent la tête, les épaules et la poitrine de ce qui semblait un énorme singe.

Cependant Macquart sut tout de suite à quoi s’en tenir. C’était là, non pas un singe, mais cette créature voisine de l’homme qui, selon les racontars des indigènes, habite les forêts de la Nouvelle-Guinée.

On aurait dit, en réalité, un grand coquin d’homme qui se serait retiré dans ces forêts primitives, y aurait vécu de la vie animale et auquel son humanité serait restée attachée comme une honte.

Macquart fut si étonné de cette apparition qu’il ne cria même pas pour avertir Wiart, et celui-ci qui cherchait toujours à ouvrir la claire-voie, ne vit l’être qui venait d’apparaître sur le pont qu’au moment où il se retourna en entendant un léger bruit.

Wiart avait ramassé un cabillot pour essayer d’ouvrir le vitrage, et maintenant, face à face avec cette horreur qui se matérialisait à si peu de distance, sa main, malheureusement pour lui, au lieu de lâcher la cheville de fer, la serrait convulsivement. Il est très possible qu’autrement le nouveau venu ne l’eût pas touché.

Errant sur la rive et trouvant le Barracouda, il était monté à bord pour l’explorer. Il était sur le point de remonter au moment où Jacky avait fait son apparition sur l’échelle du salon. Alors, sûr que tout cela était un piège organisé par le nègre, il l’avait tiré par une jambe et tué. De nouveau il allait s’échapper quand il avait perçu le pas de Wiart sur le pont.

L’entendant tripoter la claire-voie et voyant la route libre par l’échelle, il était monté et aurait peut-être passé par-dessus bord à la même minute si Wiart, au paroxysme de la terreur, ne lui avait lancé le cabillot.

Le projectile frappa le monstre en plein sur la gueule. Macquart, qui avait épaulé son fusil, n’osait tirer tant sa main tremblait et tant les adversaires étaient près l’un de l’autre. L’animal saisit l’homme à deux mains comme une mère en colère pourrait saisir un enfant méchant et lui donna une secousse.

Il ne sembla rien faire de plus. L’instant d’après il était parti. Wiart, étendu sur le pont, hoquetait. Après plusieurs hoquets il porta la main à son côté comme s’il y avait mal. Il ne prononça pas une parole et ne fit aucune attention à Macquart. Son esprit semblait obscurci ou absent. Puis, tout à coup, au moment où Macquart enjambait le bordage, Wiart se retourna sur le dos.

Il était mort.

Macquart restait là, promenant ses regards du cadavre à l’endroit où la vision avait disparu entre les arbres.

Pendant un moment il parut ne pas se rendre pleinement compte de ce qui venait d’arriver. Il comprit seulement que Wiart était mort lorsque, s’agenouillant près de lui, il lui souleva le bras et le laissa retomber. Alors la terrible vérité lui apparut brusquement.

Il se souciait de la vie de Wiart comme d’un bouton de culotte. Ce qui l’affectait gravement, c’était le fait que si Jacky en bas était mort ou gravement blessé, lui, Macquart, se trouvait réduit à l’impuissance. Même s’il pouvait manœuvrer seul le Barracouda, comment entreprendre seul le transport de l’or ?

Cette pensée se présenta à son esprit, mais il n’en apprécia pas tout de suite le véritable sens. Lâchant le bras de Wiart, il se leva et s’approcha du panneau du salon.

Un moment il s’arrêta pour écouter, puis appela Jacky, sans recevoir de réponse. En bas tout était tranquille et ce silence était accentué par le faible bourdonnement des mouches.

Macquart descendit. Le corps de Jacky gisait en travers de la table et sa tête pendait par-dessus le bord. La suspension avait été balayée et un plateau de vaisselle et de verres étaient brisés sur le sol. À part cela on ne voyait aucun indice de désordre ou de lutte, mais dans l’air flottait une vague odeur de bête sauvage qui souleva le cœur de Macquart.

Jacky était tout à fait mort.

Macquart ouvrit la claire-voie au moyen de son levier et respira l’air frais du dehors.

Un problème se posait immédiatement : se débarrasser du cadavre de Jacky. Impossible de le laisser là : il fallait le faire passer par-dessus bord. Il se mit à la besogne et, au bout de dix minutes, constata qu’elle dépassait ses forces.

Au prix des plus grandes difficultés, il parvint à traîner le corps jusqu’au pied de l’échelle, mais ne put le hisser. Il s’arrêta pour réfléchir. Aucune idée ne lui vint. Il n’aurait pu le soulever qu’au moyen d’un palan, mais il fallait deux hommes, un pour manœuvrer l’appareil, l’autre pour guider le corps. En outre, il n’avait pas les moyens ni l’habileté nécessaires.

Il s’assit un moment sur le bord d’une couchette. Il songeait, non pas au cadavre étendu à ses pieds, mais à l’or.

Ce fut le début d’un cauchemar. De l’or ! De l’or ! Il y avait là-bas des tonnes d’or attendant d’être enlevées, ici un mort sur le plancher de la cabine, un autre sur le pont… et il ne restait qu’un homme avec une seule paire de mains pour affronter la besogne.

Même s’il réussissait à embarquer l’or, comment partir en mer avec ce cadavre dans la cabine ? Faire sortir le navire à lui seul était une entreprise fort problématique : mais que dire de ce terrible supplément de cargaison ?

En supposant qu’il mît l’or dans le gaillard d’avant et dans la petite cale et qu’il fermât la cabine à clef en couvrant l’écoutille et la claire-voie, comment entrer dans un port quelconque ? Il y aurait tout de suite une enquête et une visite du navire ; même s’il retournait à Sydney, l’officier du port qui viendrait à bord et qui se verrait refuser l’entrée de la cabine tirerait bien vite la chose au clair.

La dépouille de Jacky agissait sur lui comme le harpon du baleinier agit sur la baleine harponnée. Il ne pouvait s’en défaire et il devait être défait par elle, même s’il réussissait à mettre l’or à bord.

En ce moment la cervelle de Macquart n’était pas en état de démêler clairement ni de peser exactement les choses. Après être resté assis une minute ou deux au bord de la couchette, il monta sur le pont.

La première chose qu’il aperçut fut le cadavre de Wiart étendu dans la position où il l’avait laissé… mais un œil lui manquait déjà et un oiseau décrivait des cercles au-dessus du navire.

Sous ce climat terrible, être mort et être dévoré sont synonymes.

Macquart contempla ce macabre spectacle, puis entreprit de jeter Wiart à l’eau. Ce fut une tâche extrêmement difficile. Wiart ne semblait pas du tout disposé à s’en aller : une ou deux fois, au moment où Macquart avait presque réussi à le faire passer par-dessus le bordage, il glissa sur le pont et sa figure en plein soleil parut ricaner comme s’il se moquait des efforts de l’autre. La blessure de son œil lui donnait l’aspect d’un homme qui viendrait de se battre ; ses vêtements étaient en désordre, son col à demi arraché, sa cravate toute de travers.

Macquart se remit à la besogne : de loin on aurait pu croire qu’il expulsait un ivrogne du Barracouda. Cette fois, il réussit : le corps bascula et s’éloigna dans le courant du fleuve.

Il était maintenant une heure. Macquart, qui n’avait rien pris depuis l’aurore, se sentit faible par suite de la fatigue et du manque de nourriture. En outre, il éprouvait un léger trouble mental, ou plutôt une sorte d’impuissance à coordonner ses idées.

Dans la cuisine il trouva des restes laissés par Jacky dans la matinée, et, dans le tiroir de droite, toutes sortes de victuailles : boîtes de biscuits, conserves de viandes et de légumes, lait condensé, etc.

Macquart, en mangeant, roulait des yeux de droite et de gauche. Il lut les étiquettes des boîtes de conserve : l’extraordinaire de sa situation peut être appréciée d’après le sentiment de bizarrerie et d’incongruité que lui inspirèrent ces vulgaires réclames.

L’endroit où il se trouvait semblait aussi éloigné du monde ordinaire que Sirius.

Il entendait de temps à autre une sorte de gloussement produit par l’eau qui léchait les planches et, plus rarement, un faible gémissement du gouvernail. Dans le lagon une infinité de petites voix prononçaient toutes sortes de menues choses que seule aurait pu discerner une personne n’ayant rien d’autre à faire.

Par exemple le courant était de rapidité variable ; parfois un remous un peu fort caressait la proue et repoussait le gouvernail de quelques pouces à tribord : ou bien une bûche à demi submergée effleurait le bordage ; ou, encore, un faible arpège de bulles indiquait qu’une source quelconque déchargeait son trop-plein dans le lit du lagon.

Ce lagon, si calme et inerte en apparence, était toujours en réalité au travail, soit qu’il reçût du bois flotté du fleuve pour l’expulser ensuite, qu’il soulevât ou abaissât son niveau de quelque façon mystérieuse, indépendante de la marée ou du débit du courant, soit qu’il bouchât de vieilles sources dans son lit ou en ouvrît de nouvelles, ou enfin se débarrassât de tous les détritus qu’une forêt tropicale laisse tomber dans l’eau.

Macquart, son repas terminé, resta assis quelque temps à écouter ces voix vagues et incertaines. Il se rappela soudain les deux paniers d’or abandonnés sur la rive.

Il quitta le navire et saisit le panier que Jacky avait déposé pour aller au-devant de la mort. Au prix d’un grand effort il réussit à l’embarquer, puis resta indécis sur ce qu’il devait faire.

Impossible d’emmagasiner quoi que ce fût dans la cabine. Il ne voulait même pas y redescendre. Restaient la petite cale et le gaillard d’avant. Il n’avait guère exploré la cale, mais il connaissait le gaillard.

Il s’approcha de l’écoutille du gaillard, s’arrêta un moment, puis, comme un portefaix déchargeant du charbon dans une cave, y vida le contenu du panier. Il n’avait pas de temps à perdre s’il voulait emmagasiner cette cargaison, dont les proportions monstrueuses, en comparaison de ses mesquins efforts, hantaient toujours son esprit.

C’était comme s’il se trouvait en présence d’une montagne d’or qu’il lui fallût emporter morceau par morceau dans ses poches. Et à ce fantastique labeur viendrait s’ajouter, quand il serait terminé, la difficulté de faire sortir à lui seul le Barracouda du lagon ; sans parler du terrible problème consistant à se débarrasser de la dépouille de Jacky.

Sauf dans les pays des cauchemars, aucun homme ne s’était trouvé en face d’une situation pareille à celle qu’affrontait Macquart poussé par la soif de l’or.

Sous la poigne et le fouet de ce démon, toutes les puissances de son esprit étaient asservies à l’idée fixe.

Le panier vide à la main, il regagna la rive et revint avec l’autre panier plein dont il vida le contenu par l’écoutille. Il écouta le tintement de la cascade jusqu’au roulement de la dernière pièce, puis, congestionné, respirant fortement, plein d’une vie et d’une énergie renouvelée, il repartit pour la cachette avec les deux paniers roulés sous le bras.

Une fois arrivé, avec une pioche il enleva soigneusement la terre de dessus la caissette suivante puis commença à la soulever avec les mains. Malgré toutes ses précautions, le bois pourri se brisait et les pièces s’échappaient. N’ayant personne pour tenir le panier ouvert, il gaspilla dix minutes en efforts inutiles pour essayer d’en maintenir l’ouverture béante.

N’y réussissant pas, il fut obligé de soulever le couvercle de la main gauche et de remplir de son mieux le panier avec la main droite. Cela n’alla pas trop mal tant qu’il y eut des pièces en abondance, mais quand il arriva au fond et qu’il fallut ramasser les dernières pièces éparpillées, alors commencèrent les ennuis.

La tâche s’imposait d’elle-même : abandonner une seule pièce était matériellement impossible. Pendant qu’il ramassait, la Hâte lui criait : « Presse-toi ! » et lui peignait en imagination la terrible besogne qui lui restait à accomplir. Les pièces devaient être enlevées jusqu’à la dernière, car chacune de ces parcelles possédait la même force que la masse : chacune était un souverain ou un louis.

Chacune représentait quatre dollars ou cinq. Pour Macquart, qui avait toujours connu la pauvreté, cinq dollars constituaient une puissance irrésistible.

Il pleurnichait comme une femme en les recueillant dans la terre.

La journée était chaude et le soleil tapait dur. Tout le temps la sueur lui coulait du front et une soif de fièvre ardente lui séchait la gorge.

La dernière pièce en sûreté, il prit le panier par les deux anses et le souleva avec précaution.

Il avait eu l’intention de remplir les deux paniers ; mais il ne s’en était plus souvenu ; à vrai dire, un seul panier était plus qu’il ne pouvait porter.

À mi-chemin entre la cachette et le lagon, une des poignées s’étant brisée, le panier bascula et une pluie d’or s’abattit sur le sol parmi les feuilles et l’herbe. Après un faible tintement de pièces entrechoquées, on n’entendit plus rien que les perroquets criant dans les arbres et le vent sifflant dans les branches.

Macquart saisit avec précaution le rebord du panier du côté de l’anse rompue pour empêcher le reste du contenu de s’échapper, puis appuyant le panier contre un tronc d’arbre, il se mit en quête des richesses perdues.

Il ne semblait pas affecté de ce désastre, mais en réalité il restait étourdi par ce coup. Ce n’est pas le poids du dernier fétu qui fait pencher la balance, c’est le moment psychologique. Cet accident qui, plus tôt dans la journée, eût fait jurer Macquart, le frappait actuellement de mutisme.

Écartant des longues feuilles et des lianes rampantes, il s’agenouilla pour ramasser les pièces. De-ci, de-là, il voyait briller un disque de métal jaune et se précipitait dessus. La clarté n’était pas très vive à cause du feuillage supérieur, mais elle lui suffisait.

Tandis qu’il peinait sur les mains et les genoux, s’accrochant à la terre comme un animal, des mouvements se produisirent dans les branches au-dessus de lui. Une vingtaine de petites faces apparurent, quelques-unes tournées de biais, le regardant travailler avec un sérieux comique et quelque peu horrible.

La face du singe est un rictus quand ce n’est pas une grimace et rien n’est plus éloigné d’une franche gaieté que cette incarnation du rire ; rien ne pouvait s’imaginer de moins joyeux que ces petites figures épiant Macquart.

L’un des animaux cueillit un gros fruit d’apparence molle et le lança.

Le projectile atteignit Macquart sur les reins et il se releva en poussant un cri. Le coup avait bien porté. Macquart, qui se croyait seul, en eut les nerfs bouleversés.

Il jeta autour de lui des regards affolés, aperçut ses tortionnaires et secoua le poing vers eux.

Son cri les avait alarmés, mais ils reconnurent tout de suite qu’il ne portait pas d’armes ; la conscience que leur victime était fâchée mais impuissante les remplit de joie.

Ils se mirent à le bombarder de petites noix tandis qu’affectant de ne pas les voir, il retombait sur les mains et les genoux et mettait dans la poche de son paletot les pièces retrouvées.

Au moment où il se relevait, quelque chose qui n’était pas une noix frappa le rebord de son chapeau, rebondit sur son épaule et tomba devant lui sur une large feuille.

C’était une pièce d’or.

Il avait commis une grosse imprudence en plaçant le panier au pied de l’arbre, car une pousse aérienne y pendait : elle avait servi d’échelle aux singes pour capturer le panier et son contenu, dont ils avaient renversé la plus grande partie en route.

Cependant il en restait assez pour leur servir de munitions. Macquart, en les regardant, reçut une poignée de souverains sur la figure.

Il se retourna, constata la disparition du panier. Alors, oubliant qu’il était un homme, il poussa un hurlement de loup et se mit à grimper à l’arbre le plus voisin. Tout en grimpant, il criait et jurait contre les créatures qui bondissaient toujours très haut au-dessus de lui.

Soudain la branche à laquelle il se cramponnait se brisa : une autre l’arrêta au passage, mais rien qu’un instant, puis elle craqua sous son poids et il retomba sur la branche au-dessous.

Il s’y agrippa, se balançant par les mains à vingt pieds du sol.

Là-haut les singes, ravis de cette distraction inattendue, continuaient à le lapider sans qu’il y fît attention.

Ignorant à quelle hauteur il se trouvait, croyant qu’il se tuerait en tombant, il se cramponnait. Il essaya de suivre la branche vers le tronc : c’était impossible. Il lui aurait fallu s’accrocher par une seule main et il n’était pas de force à le faire ; en outre la branche avait plié sous son poids.

La chute était certaine et proche ; il ne pouvait rester suspendu à perpétuité, cependant son esprit donnait asile à des pensées fantastiques. La forêt semblait avoir conspiré avec John Lant contre lui. Arbres, singes, feuilles, lianes et oiseaux, tout s’entendait pour lui ravir la vie. Il se voyait pendu là et lapidé par les singes ; le tableau se présentait à lui comme s’il s’agissait d’un autre homme.

Enfin, une crampe le saisit et il tomba.

Loin de se tuer dans sa chute, il ne se brisa pas un os, mais il fut étourdi et demeura assis un moment en se tenant la tête tandis que le monde vacillait et tournait autour de lui et que les singes, descendus de branche en branche, le lapidaient et se moquaient de lui comme pour montrer quelle malice infatigable et sans bornes la nature peut tirer de ses créatures.

Au bout d’un instant Macquart se leva, indécis, puis reprit la direction de la cachette. Il courait en trébuchant presque à chaque pas, parlant et murmurant à lui-même comme un insensé, défait, vaincu et cependant attiré par cet or, cause de sa souffrance.

Au bord de la cachette il s’assit et se mit à creuser avec les mains. Il avait placé l’autre panier auprès de lui et le remplissait de l’or tiré d’une autre caissette ; mais son esprit affolé était tellement obsédé par la rupture possible du panier qu’il ne le chargea que de cinq poignées de pièces mêlées de terre, car il ne songeait plus à séparer l’or de la poussière : il n’avait qu’une idée dominante, écrasante, celle de la vitesse.

Alors, avec ce fardeau qu’un enfant aurait pu porter, il partit au trot vers le lagon, déchargea son panier dans le gaillard d’avant et retourna à la cachette.

Il continua ce va-et-vient. Quand les étoiles s’allumèrent au ciel, il courait encore, geignant comme un enfant en retard pour une commission et qui craint d’être battu, indifférent à la sarabande des singes qui couraient au-dessus de lui comme le vent dans les feuilles, étranger à tout sauf au vaste labeur entrepris par lui car ce n’était plus de l’or, c’était de la terre qu’il transportait maintenant dans son panier, avec l’idée fixe qu’il devait vider le monde entier dans le gaillard d’avant du Barracouda.

CHAPITRE XXVIII

LE TRAQUEUR

Lorsque Saji se sépara de Chaya après avoir vu Macquart et ses compagnons disparaître dans la brousse d’épines, il regagna le fleuve au trot.

Pour des Européens encombrés de bagages, c’était un voyage de neuf à dix heures : Saji l’accomplit en un peu plus de quatre heures. Le coureur qui apporta la nouvelle de Marathon à Athènes aurait eu peu de chances contre Saji dans une course de longue haleine.

Il semblait avoir à sa disposition autant de pieds qu’un mille-pattes, ne se servir que d’une paire à la fois et pouvoir courir indéfiniment ou du moins jusqu’à ce qu’il les eût toutes usées ; quant à ses poumons, ils étaient d’une solidité à toute épreuve.

Vers dix heures, il atteignit le village dyak. Sous les étoiles, il y rencontra la vieille femme qui attendait des nouvelles.

Il lui raconta tout.

« Ainsi, dit-elle, il les a menés dans la cité des épines ; cela veut dire que lui et l’autre en reviendront ; il le conduira à la cachette ou le tuera auparavant. Pour toi, c’est le moment de frapper, mais pas avant d’avoir vu la cachette. »

Saji fit un signe d’approbation.

« Où est Chaya ? demanda la vieille.

— Elle me suit, mais je suis venu très vite. »

La vieille femme entra dans la hutte qu’elle habitait et en ressortit tenant quelque chose à la main : c’était un parang, un couteau dyak dans sa gaine de cuir. Elle le tendit à Saji. Celui-ci en possédait déjà un : il le tira de sa ceinture et le montra à la lueur des étoiles.

« Donne-le-moi et prends celui-ci, dit-elle. Il a appartenu à Lant, qui guidera ta main. »

Saji saisit le parang et le mit dans sa ceinture. Puis, ayant échangé encore quelques mots avec la vieille, il s’éloigna à travers les arbres. Sur la rive il se cacha parmi des buissons dans un endroit d’où il apercevrait la maison de Wiart et l’embarcadère. Il s’accroupit pour attendre et guetter, tendant l’oreille au moindre bruit.

Ses yeux ne lui apprenaient pas grand’chose de ce qui pouvait se passer au-delà du secteur de la rive où se trouvait la maison. Ses oreilles lui en disaient plus long. Il entendait la voix du fleuve faite de mille petits bruits, depuis l’égouttement provenant de la berge, des racines des arbres et de l’embarcadère, jusqu’au bond du poisson s’ébattant à distance.

L’odeur du fleuve lui parvenait, en même temps qu’une odeur d’humidité et de décomposition, mêlée à la senteur musquée de la vase.

D’autre part il entendait les voix de la forêt balayée par le vent nocturne.

Les heures se succédaient sans lasser la vigilance de Saji. Il pensait à Chaya. Le succès de sa chasse la ferait sienne. Elle serait sa récompense quand il lui présenterait le plus grand des dons. La vieille femme l’avait affirmé. Chaya le méprisait, le prenant pour un tueur de singes, pour un enfant. Tout changerait quand il lui aurait prouvé qu’il était un homme.

Puis, soudain, tâtant le poignard à son côté, il se pencha en avant et se raidit comme un arc tendu. Ils arrivaient. Saji les vit se séparer : Wiart entra dans la maison pour chercher son arme et Macquart alla à la tente. Au bout de quelques minutes ils reparurent et descendirent à l’embarcadère, Macquart en tête, suivi de Jacky et de Wiart[8].

Ils allaient entrer dans le canot. Une fois qu’ils seraient partis, rien ne serait plus simple que de les suivre dans la pirogue.

Saji les vit préparer le canot, puis Macquart s’approcha de la pirogue. Le canot s’éloigna de la rive et la pirogue avec.

Alors Saji, avec un horrible battement de cœur, comprit qu’il était roulé. Ces hommes qu’il méprisait du fond de son âme étaient plus malins que lui. Pas un instant il n’avait songé que la pirogue fût en danger ou qu’ils eussent conçu des soupçons contre lui.

Tout à coup il se trouvait échec et mat, réduit à l’impuissance, victime d’un tour pendable.

Il sursauta dans les buissons, puis se tint tranquille. Les suivre était chose impossible ; se montrer ou crier ne ferait que lui attirer un coup de ce fusil dont Wiart savait si bien se servir.

Il regarda le canot disparaître au coude du fleuve, puis se mit à réfléchir.

Sur le fleuve il n’y avait pas d’autre pirogue ; tous les Dyaks pêcheurs étaient en mer. La rive était pour lui la seule route à suivre et il ne la connaissait pas du tout.

La forêt lui était familière, mais il n’avait jamais chassé sur la berge, bien que ses chasses l’y eussent parfois amené. Toutefois son ignorance de ce coin de forêt ne pouvait l’arrêter. Le fleuve lui servirait de guide. Il ramassa son javelot et se mit en route.

Le chemin, d’abord facile, ne tarda pas à devenir mauvais, spongieux et couvert de palétuviers. Les racines de palétuviers sont des pièges inventés par la nature contre les pieds, mais Saji semblait avoir des yeux aux jambes et ne fit point un seul faux pas. Il franchit ce terrain difficile aussi aisément que les autres parties de la forêt, traversa la bordure de palmes nipah et pénétra ensuite dans la région des acacias-cachou et des camphriers qui s’étendait au delà, sans perdre de vue le bord du fleuve.

Après les camphriers il foula un terrain facile. Autrefois on rencontrait fréquemment dans cette partie de la forêt certains animaux qui venaient s’abreuver précisément à cet endroit ; ce détail rétrospectif devait influer de façon inattendue sur l’histoire de Macquart.

Saji n’avait pas parcouru plus de vingt mètres quand le sol se déroba sous ses pieds. Après un effort désespéré pour se retenir, il tomba dans un trou obscur et resta un moment étourdi, à demi-étouffé par l’avalanche de terre et de débris provoquée par sa chute.

Il venait de choir dans une vieille chausse-trape, sorte de cave en forme de bouteille, recouverte de lattes, de terre et de plantes qui y avaient poussé. Les lattes faites de bambou fendu étaient pourries depuis longtemps ; cependant les fines racines des plantes retenaient la terre argileuse qui s’était durcie, formant une voûte de cave capable de supporter le poids d’un petit animal, mais non celui d’un homme.

Jadis le fond de cette fosse était garni de piquets de bambou enfoncés la pointe en haut. Heureusement pour Saji, le temps les avait pourris et réduits en poussière.

Il demeura étendu un instant, puis se mit sur son séant. Il comprit tout de suite ce qui venait de lui arriver et cette conscience stimula ses facultés.

En levant la tête il aperçut la faible clarté de l’ouverture par laquelle il était tombé. Alors il se leva et se mit à explorer les murs de sa prison en les tâtant du plat de la main.

Il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre compte de la forme de ce trou. C’était un entonnoir renversé. Renseigné sur ce point, il explora la composition des parois.

La pluie ne pénétrait jamais dans cette trappe ; elle était arrêtée par le toit de terre et plus spécialement par les feuilles qui le recouvraient ; d’autant plus que ce toit faisait partie de la pente douce de la rive. Les murs étaient d’argile durcie, pas assez dure cependant pour résister à la pointe de son javelot.

Au moment de sa chute il le portait sur l’épaule et ne l’avait pas lâché : ce fut la première chose qu’il toucha en reprenant conscience.

Après avoir tâté les parois, il chercha à évaluer la profondeur de la trappe. En se dressant sur la pointe des pieds il pouvait tout juste toucher de la pointe de son javelot le feuillage au bord du trou.

Une fois renseigné sur ces faits, il s’accroupit pour réfléchir.

C’était un problème angoissant. Il ne s’agissait de rien moins que de s’évader de dessous un entonnoir renversé dont les murs étaient en terre durcie.

Il demeura longtemps songeur. Celui qui avait fait le plan de cette trappe avait dû user à sa construction pas mal de temps et d’énergie. La terre avait dû être retirée dans des paniers et il avait fallu élargir avec précaution la cavité au risque de provoquer l’écroulement des murailles. Mais les difficultés de cette construction étaient peu de chose auprès de celles qui empêchaient Saji d’en sortir.

Incapable d’imaginer le seul expédient pratique, il se leva soudain. À ce moment quelque chose lui toucha l’épaule : c’était le bout d’une liane rampante accrochée par la pointe de son javelot quand il avait exploré l’ouverture. Cette liane pendait comme une corde ; elle avait un demi-pouce d’épaisseur : c’était le salut.

Il renversa son javelot, en poussa la pointe au coin le plus éloigné de la fosse et saisit l’autre bout entre ses dents de façon à l’enlever avec lui. Sa joie d’avoir trouvé un moyen d’évasion facile et rapide ne lui faisait pas oublier la nécessité d’emporter son arme.

Il n’aurait pu grimper avec son javelot à la main. Même maintenant qu’il en tenait l’extrémité entre ses dents, il était obligé, en grimpant, de baisser la tête et d’appuyer le menton sur sa poitrine, ce qui rendait l’opération plus longue, plus laborieuse et produisait toutes sortes de secousses supplémentaires dans la liane. Ce fut la cause de son échec. Au moment où sa main atteignait à un pied de distance de l’ouverture, la liane se rompit.

Instantanément il dut cracher pour ainsi dire l’extrémité de son arme, sans quoi elle lui aurait défoncé le palais. Il se trouva étendu sur le sol avec son javelot en travers de son corps.

Il avait reçu une rude secousse, mais restait indemne de toute blessure et sa chute, au lieu de le démoraliser, l’incita à chercher une nouvelle solution au problème qu’il avait failli résoudre.

Saji, parmi ses nombreux défauts, possédait quelques belles qualités dont la meilleure était la patience, le calme dans la défaite. La mer et la forêt avaient développé en lui ces facultés léguées par des ancêtres qui, depuis l’origine des temps, chassaient, pêchaient, établissaient des trappes à gibier et des embuscades de guerre, surprenant leurs ennemis après des semaines de vigilance infatigable, tout comme Saji comptait surprendre Macquart et lui prendre sa tête.

C’était là le cadeau qu’il offrirait à Chaya ; si précieuse que lui fût la vie, en ce moment tous ses efforts tendaient vers la capture de la tête de Macquart.

Saji n’éprouvait aucune hostilité réelle contre Macquart. Il n’avait point d’inimitié non plus envers les animaux qu’il pourchassait dans la forêt et les poissons dans la mer. Cependant, dans la poursuite de sa proie, il tenait sa propre vie pour négligeable en comparaison de l’objet de sa chasse.

Son esprit actif, qui travaillait en ce moment avec la rapidité d’un écureuil en cage, rencontra soudain une nouvelle idée.

Il se mit à attaquer les murs de sa prison. À genoux, il creusait avec la pointe de son javelot comme s’il voulait commencer un tunnel. Cependant rien n’était plus loin de sa pensée. Il creusait pour faire tomber de la terre.

Il pensait pouvoir se tirer de là s’il réussissait à faire un tas sur lequel, en se tenant debout, il pût atteindre les plantes autour de l’ouverture. On peut douter qu’il eût songé à pareille entreprise si la fosse avait été suffisamment éclairée par la lumière du jour.

Il travailla d’abord avec la pointe de son javelot, puis, comme un animal fouisseur, avec ses mains. Avec persévérance et méthode, il besogna pendant la moitié de la nuit et une bonne partie de la journée. Après quelques heures de repos, il se remit à l’œuvre durant la soirée.

Avant la tombée de la nuit, il avait abattu assez de terre pour faire au centre de la fosse un monticule de trois pieds de haut : résultat énorme étant donnée la dureté de la terre et le fait que plus le monticule s’élevait, plus sa base s’élargissait.

À vrai dire, pour échapper de cette façon il aurait fallu combler toute la fosse. La chose était impossible. Ce travail lui aurait procuré une occupation, le plus beau don, après la liberté, que l’on puisse faire à un prisonnier. Mais c’était tout.

Quand vint la nuit, il comprit qu’il était perdu ; toutes les excavations qu’il pourrait entreprendre ne le sauveraient pas. S’en étant rendu compte, il s’assit pour mourir.

Saji possédait une philosophie implacable, et bien à lui. Capable d’un énorme effort, en face de l’impossible ou de l’inévitable, il devenait un fataliste pur et simple.

Il ne songea ni à gémir, ni à maudire son sort. Il devait mourir, eh bien, il mourrait et tout serait dit.

Assis au fond de l’abîme, il ne pensa pas à tous les heureux jours qu’il ne devait point voir, puisque ces choses n’étaient plus pour lui.

Le beau ciel bleu n’avait pas plus d’importance pour Saji que pour une poupée en caoutchouc ; il trouvait le soleil bon parce qu’il le chauffait : quand il le chauffait trop, il devenait mauvais. La liberté était une bonne chose parce que grâce à elle il pouvait se mouvoir et tuer du gibier. La nourriture était bonne parce qu’elle lui remplissait l’estomac et satisfaisait son appétit. Là où il se trouvait en ce moment, il n’aurait plus besoin de tout cela.

Son esprit rentra en lui-même, se replia, cessa pour ainsi dire d’accomplir ses fonctions…

Au bout d’un temps qu’il n’aurait pu évaluer, Saji, assis dans l’obscurité de sa prison, revint soudain à la vie et se dressa en criant.

CHAPITRE XXIX

L’AURORE

Lorsque Hull et ses compagnons, arrivés au débarcadère, constatèrent, selon leurs prévisions, l’absence du canot, ils partirent immédiatement en aval par le sentier qu’avait pris Saji.

La petite troupe, suivant le bord du fleuve, entendit l’appel au secours, chercha sa provenance, découvrit l’ouverture de la fosse et délivra le prisonnier.

« Tiens, s’écria Hull, c’est un de ces satanés Dyaks qui s’est laissé prendre à son propre piège. »

Houghton ne dit rien.

Il regardait Chaya qui s’était approchée de Saji. Celui-ci, debout, se tâtait les jointures en aspirant l’air à pleins poumons. Chaya lui parlait.

« Il demande à manger, expliqua-t-elle aux autres, et il veut faire la route avec nous. On lui a volé sa pirogue. Il voudrait la reprendre. »

Hull avait du biscuit dans sa poche. Il le tendit à Saji qui, après être allé boire au fleuve, les rejoignit. Sa force et sa vitalité lui étaient revenues. Sur le conseil de Chaya, il prit la tête de l’expédition, étant meilleur forestier qu’aucun autre, sauf peut-être elle-même.

Il avait sauvé son javelot : la joie de son évasion ne lui avait point fait perdre la mémoire, et il portait maintenant son arme sur l’épaule, pilotant les autres à une allure qu’ils n’auraient pu atteindre sans lui. Chaya et Houghton fermaient la marche.

« Il est très dangereux et il ne faut pas qu’il nous voie ensemble, murmura Chaya à un moment où Houghton lui prenait la main. S’il m’entendait, il essayerait de vous tuer.

— Qu’il me tue ! » dit Houghton en riant, mais en lui lâchant la main.

Elle semblait craindre beaucoup Saji, non pour elle-même, mais pour Houghton. Cependant le Dyak n’avait d’yeux que pour la route à choisir. Il marchait en avant à une allure difficile à suivre, si bien que l’aurore touchait à peine le ciel au-dessus des arbres lorsqu’ils parvinrent au bord du lagon.

La première chose qui frappa leurs regards fut le Barracouda amarré à la rive opposée. Tout le lagon les en séparait. Le canot était attaché au navire, mais on ne voyait pas trace de Macquart ni de ses compagnons.

« Regardez-moi un peu ce qu’ont fait ces gredins-là ! s’écria Hull. Comment diable allons-nous traverser ?

— Dieu merci, le navire est encore là, c’est le principal, dit Houghton. Nous trouverons bien un moyen d’atteindre l’autre rive. Cherchons-le. »

Il n’avait pas fini de parler que, sous la vague clarté remplissant le monde, ils aperçurent une forme émergeant entre les arbres de l’autre rive. C’était Macquart. Il tenait quelque chose à la main. Ils le virent monter à bord.

« Il porte un panier, dit Tillman. Regardez-le ! Il le vide par l’écoutille du gaillard d’avant. Bon Dieu ! Il a trouvé la cachette et c’est de l’or qu’il est en train de vider dans le Barracouda.

— Cela m’en a tout l’air, dit Hull, qui se démenait d’un pied sur l’autre. Oh, le bougre ! Le voir et ne pouvoir l’empoigner par les cheveux ! Allons, les enfants, il faut contourner le lagon, il n’y a pas d’autre moyen. Inutile d’essayer de nager, car l’endroit est sûrement infesté de requins. C’est un supplément d’étape de quinze milles, nous le ferons. »

Cependant Saji, qui causait avec Chaya, trouva une solution plus prompte.

Plongeant dans l’eau, sans lâcher son javelot, il se mit à nager vers l’autre rive.

Il y avait des requins, en vérité, mais Saji n’avait pas peur. Il avait nagé plus d’une fois au milieu des squales. Le « Grey Nurse » est le seul requin vraiment à craindre pour un nageur qui prend la précaution de battre l’eau en avançant et aucun représentant de cette féroce variété ne fréquentait le lagon ni l’embouchure du fleuve. Leur base navale paraît être la rade de Sydney et, au cours de leurs croisières dans le Pacifique, ils semblent éviter la côte de la Nouvelle-Guinée.

Ils virent repartir Macquart entre les arbres avec son panier. Évidemment il ne les avait pas aperçus. Saji détacha le canot. Il le ramena en godillant ; ils s’y entassèrent et en moins de cinq minutes furent à bord du navire.

Hull s’élança vers l’écoutille du gaillard d’avant et dégringola l’échelle. Ils l’entendirent frotter une allumette, puis sa voix leur parvint.

« Non, mais voyez donc ! Cet animal est en train de la remplir de terre ! »

Puis tout à coup il hurla :

« Des souverains… des souverains ! Partout des souverains éparpillés dans la terre ! »

Il reparut d’un bond à la pleine clarté du jour, la figure congestionnée et tenant dans sa main ouverte deux souverains mêlés à de la terre.

« A-t-on jamais rien vu de pareil ? s’écria-t-il. Il a transporté à bord une demi-tonne de terre avec des souverains éparpillés dedans ! Il n’y a pas de bon sens à agir de la sorte. Qu’a-t-il donc fait ? A-t-il découvert la cachette ou non ? Ah ! le voici qui revient ! »

Au même instant Macquart sortait d’entre les arbres presque en courant, le panier à la main. Il vit les hommes sur le pont du navire, mais ne fit pas la moindre attention à eux. Montant à bord, il les écarta, se précipita vers l’écoutille et y déchargea son panier.

Ils restèrent pétrifiés d’horreur. Macquart, bien que conservant la forme humaine, n’était plus un homme. Il ressemblait plutôt à une bête traquée. La salive lui coulait des coins de la bouche, son souffle arrivait par saccades, sa figure était barbouillée de terre et bien qu’il vît ses anciens compagnons, il ne les reconnaissait pas le moins du monde, car il les évita en retournant, panier en main, vers le rivage.

Juste au moment où son pied touchait terre, Saji, débarqué auparavant, le saisit par le bras. L’effet fut instantané et extraordinaire. L’esprit de Macquart, ou ce qui en subsistait laissa tomber l’idée fixe et sauta sur une autre idée, celle qu’on voulait le retenir. D’un mouvement rapide comme l’éclair, il se dégagea et s’élança entre les arbres, poursuivi par le Dyak.

« Eh bien, pour une fois, nous voilà proprement refaits ! s’écria Hull. Ce maudit nègre ! S’il avait laissé l’autre tranquille, nous l’aurions suivi jusqu’à la cachette.

— Nous la trouverons sans lui, dit Tillman. Elle ne peut être bien loin. Suivez-moi, camarades : tenez, voilà la marque de ses pas. Regardez : il a tracé une vraie route. »

Tillman avait raison. Macquart, dans ses va-et-vient sans fin, avait tracé le chemin. Feuilles et plantes foulées aux pieds, lianes rompues, terre fraîchement répandue, constituaient autant d’indices pour le moins habile des poursuivants. Et tout s’éclaircit quand ils atteignirent la cachette.

Une caissette d’or crevée exposait son contenu aux rayons du soleil, levé maintenant. Macquart n’y avait pas touché. Désormais la terre et l’or étaient tout un pour lui. L’homme qui, dans un minimum de temps, devait vider le monde dans le gaillard du Barracouda, n’avait pas à s’inquiéter de minuties.

Du reste les chercheurs de trésors, de leur côté, n’avaient plus le temps de s’occuper de lui.

Hull, après le premier cri annonçant la découverte, s’était jeté à plat ventre ; maintenant, riant comme un fou, il jouait avec le contenu de la caissette et lavait dans l’or ses mains tatouées. Tillman, absolument déséquilibré, dansait comme un singe, en plein soleil.

Houghton seul restait maître de lui-même. Chaya était là. Non moins joyeux et aussi follement excité que les autres, il refrénait toute démonstration en présence de cette femme qui regardait avec étonnement les extravagances des autres. Il riait seulement et, comme Chaya en faisait autant, il l’attira contre son cœur. Elle n’opposa aucune résistance. Ils étaient aussi seuls que si Hull et Tillman se fussent trouvés à des milles de distance. L’or leur servait de paravent.

Hull reprit son bon sens et se mit à parler presque raisonnablement : il s’était assis et ponctuait ses remarques de coups de poing sur le sol.

« Mon Dieu, mon Dieu ! Dire que ce pauvre vieux Mac a perdu la boule, remue de la terre et laisse là ces jolies têtes couronnées ! »

La mentalité du capitaine se révélait dans le fait que toute sa colère contre Macquart s’était évanouie, ne lui laissant qu’une folle gaieté devant la tragédie que le destin jouait en leur présence.

« Toute ma vie depuis ma tendre jeunesse j’ai travaillé pour quatre sous et voyez-moi maintenant ! Macquart a essayé de me rouler et à présent regardez-le ! Cela devait arriver. Toute ma vie j’ai senti l’attraction de ces souverains et les voici. Je n’étais pas né pour mourir pauvre : désormais je roulerai dans ma voiture et mènerai une vie confortable. Me voilà assis sur le magot en train de fumer ma pipe tandis que Mac court les bois, devenu fou et poursuivi par un nègre. »

Tillman, un peu calmé, se sentait aussi d’humeur bavarde.

« Nous avons mis en plein dans le mille, il n’y a pas d’erreur, disait-il. C’est ce qui me fait plaisir. Nous avons trouvé ce que nous cherchions. Si nous étions tombés dessus par hasard, ce serait une tout autre affaire, mais nous avons trouvé en cherchant. Pour nous tous, c’est le champagne à perpétuité. Amen !

— C’est une belle chance, déclara Houghton, debout à côté de Chaya. Mais il y a une chose qui m’inquiète. Où sont Wiart et Jacky ?

— Vous n’avez pas besoin de vous tracasser à leur sujet, grogna Hull, qui jouait aux palets avec des pièces d’or. C’est Mac qui leur a fait leur affaire, sûrement ce n’est pas moi. En arrivant nous trouvons Mac privé de raison et les autres disparus : c’est clair comme le jour. Il aurait tué sa grand’mère pour deux sous et il se démenait ici tout seul avec le nègre et le vieux aux favoris en présence d’un demi-million de livres.

— Cela me paraît plausible, dit Houghton. Et bien inutile d’en parler. Je suis pressé de mettre cet or à l’abri. Voyez comme le terrain a été brisé à la surface : ils ont fait cela pour dénicher la cachette. Ils n’ont réellement fouillé qu’en cet endroit et n’ont pas creusé beaucoup. Ils venaient à peine de découvrir l’or quand la querelle a éclaté et que Mac les a tués. Allons, maintenant, ramassons le trésor et cherchons le reste. »

Tillman avait pris le panier que Macquart avait laissé tomber dans sa fuite et ils se mirent à le remplir de l’or visible, opération qui fut vivement accomplie par trois paires de mains tandis que Chaya tenait le panier ouvert. Puis ils cherchèrent la prochaine caissette et ne tardèrent pas à la découvrir.

« Elles sont arrimées côte à côte, dit Houghton. Il n’y aura aucune difficulté à les déterrer, seulement il nous faudrait des paniers. Je propose que nous rapportions cette charge au Barracouda et que nous bâclions un récipient quelconque pour le transport. Un morceau de toile à voile fera très bien l’affaire. »

Les autres approuvèrent cette idée. Mais, au moment de partir, Hull souleva une objection.

« Si vous voulez mon opinion, je ne tiens guère à laisser l’or ici sans personne pour y veiller. Je ne suis pas froussard, mais cette idée me donne la chair de poule.

— Personne n’y touchera, observa Tillman.

— Possible, dit le capitaine. Quand même, cette idée ne me sourit pas.

— Je monterai la garde ici, dit Houghton. Chaya et moi resterons assis l’un près de l’autre pendant que vous deux irez à bord chercher une toile.

— Je serai plus tranquille », dit le capitaine.

Tillman et lui partirent et se relayèrent pour porter le panier jusqu’au bateau.

« Nous trouverons bien une place pour mettre cela dans le salon, dit Hull ; le reste ira dans la cale. Je préférerais le garder sous mes yeux sur le pont, mais ce n’est pas pratique. »

Il disparut par l’écoutille du salon. Tillman se disposait à le suivre avec son fardeau lorsqu’un cri de Hull le fit tressaillir. Il déposa son panier sur le pont et se précipita dans la cabine. Hull se tenait près du cadavre de Jacky étendu sur le plancher.

« Grand Dieu ! s’écria Tillman.

— Il est mort, dit Hull, levant un bras du cadavre et le laissant retomber. Selon toute apparence il a le cou rompu. C’est Macquart qui a fait cela. Je vous le disais bien. »

Tillman resta un instant trop bouleversé pour répondre.

« Le diable seul pourrait dire comment il s’y est pris, reprit Hull, aussi calme maintenant qu’un professeur d’anatomie faisant des commentaires sur un cadavre. Je ne lui vois pas la moindre égratignure : pas une goutte de sang ; le cou est brisé tout simplement. Il se peut qu’il ait dégringolé du haut de l’échelle et se soit assommé, mais ce n’est pas probable. Il a sans doute été tué par Mac et l’homme aux favoris, et celui-ci aura écopé plus tard. Qui sait ? Il faut, au plus vite sortir ce cadavre d’ici. Le mieux est d’installer un palan à la grande vergue pour le hisser. Mettons-nous à l’œuvre tout de suite. »

En dix minutes ils installèrent le palan et se débarrassèrent du corps en le faisant passer par-dessus bord avec un saumon de plomb attaché aux pieds. Le capitaine, toujours impassible, aida à enlever le palan, puis il trouva la toile à voile destinée à servir de sac pour le transport de l’or.

CHAPITRE XXX

JUSTICE

Demeurés seuls, Houghton et Chaya s’assirent à côté l’un de l’autre près de la cachette. Si jamais l’homme réalisa les ambitions de sa vie, ce fut bien Houghton. La seule femme qu’il désirât au monde se trouvait près de lui et toute la fortune dont il rêvait était à sa portée.

« Chaya, dit-il en indiquant la cachette, voici ce que nous sommes venus chercher. Nous l’avons trouvé et nous devons repartir. Voulez-vous venir avec moi ? »

Chaya se mit à rire doucement, comme à elle-même. La femme qu’on appelait sa mère n’avait aucune part dans ses affections. La chose qu’on appelle amour lui était demeurée totalement inconnue jusqu’au jour où Houghton était entré dans sa vie.

Elle écarta les mains comme si elle parcourait toute la terre en imagination, se tourna vers Houghton, lui rit dans les yeux et lui tendit ses lèvres.

Il lui prit la main et ils demeurèrent assis, épaule contre épaule, sans se donner la peine de parler.

Tout à coup Chaya tressaillit et tourna la tête tandis que Houghton se relevait. À travers l’air calme leur parvenait d’assez loin une voix qui semblait les héler.

« C’est Saji, déclara Chaya, qui avait souvent entendu cet appel dans leurs expéditions de chasse. C’est moi qu’il appelle. »

Devinant au son de sa voix que Saji était blessé ou en détresse, elle répondit à ce cri, qui se renouvela avec la fidélité d’un écho.

« Maintenant nous allons voir ce qu’il y a, dit Chaya ; il va revenir ici aussi sûrement que le serpent retourne à son rocher. »

Ils écoutèrent, mais aucun appel ne répondit. En chasseur avisé, Saji, renseigné sur la direction, réservait son souffle, sans doute.

Ils l’entendirent bientôt remuer dans les feuilles et un moment après il apparut entre les arbres, rampant sur les mains et les genoux. Il tenait le parang entre ses dents, car sa ceinture avait été déchirée dans quelque lutte violente. Mortellement blessé lui-même, il traînait par les cheveux la tête de Macquart. En voyant Chaya il cria et, se soulevant sur la main gauche à son approche, de la main droite il lui tendit la tête coupée.

C’était le don entre tous les dons, le présent d’amour du guerrier dyak. C’était quelque chose de plus encore : c’était la tête de l’homme qui avait assassiné le père de Chaya.

Chaya ne savait pas cela, Houghton et Saji pas davantage. Tous ces acteurs du drame demeuraient parfaitement inconscients du fait que la justice distributive s’accomplissait en ce moment : ici même, outre l’or pour lequel Macquart avait assassiné Lant, la tête de Macquart était offerte en cadeau à la fille de Lant.

Houghton poussa un cri d’horreur ; mais Chaya, tout comme le jour où elle avait suivi la bataille entre le scorpion et le mille-pieds, regarda d’un air impassible Saji et son odieux trophée.

Elle comprenait le but de son offrande et l’amour qu’elle-même éprouvait pour Houghton lui avait fait deviner la passion secrète de Saji. Il lui semblait entrevoir non seulement la sauvagerie à laquelle elle échappait, mais encore tout son héritage maternel, tout ce mystérieux passé pendant lequel les hommes, pour obtenir l’amour des femmes, leur offraient des têtes.

Saji, dans un suprême effort, essaya de se lever, retomba sur les genoux, sur les mains, sur le flanc, frissonna comme si une brise lui passait dans les membres et rendit le dernier soupir.

Au moment où Saji se tournait sur le flanc, ils comprirent la cause de sa mort. Le manche brisé de son propre javelot lui sortait du corps.

Macquart, en luttant pour sa vie, avait sans doute mis la main sur cette arme et s’en était servi efficacement, mais seulement pour succomber, lui, aux coups du terrible parang.

Houghton s’approchait du cadavre de Saji, lorsque Hull et Tillman apparurent entre les arbres, munis de la toile à voile qui devait servir au transport du trésor.

CHAPITRE XXXI

LE RÉCIF AUX ÉTOILES

Au matin du sixième jour après la mort de Saji, Hull et ses compagnons étaient étendus sur le pont du Barracouda, fumant et bavardant à l’ombre des arbres. Peu d’hommes ont jamais trimé comme ces trois-là l’avaient fait ces derniers jours. Non seulement ils avaient embarqué tout l’or, mais ils s’étaient assurés du fait en creusant tous les coins de la cachette. Ils avaient enlevé du gaillard d’avant une assez grande quantité de terre et l’avaient jetée à l’eau après l’avoir passée au crible. Le navire, sa toilette faite, était prêt à prendre l’eau.

Le leste de fonte en gueuse avait été lancé par-dessus bord et remplacé par de l’or. Il y avait de l’or emmagasiné dans la cabine, dans la cale et dans le poste d’équipage. Ils avaient travaillé dans une auréole, dans un rêve, dans un conte de fées.

Presque sous leurs pieds gisaient les restes du Terschelling, le navire qui, voilà quinze ans, emportait toutes ces richesses au port chinois. Son absence à la date fixée avait dû affecter des assureurs et autres intéressés ; après avoir fait jaser les gens, l’affaire était tombée dans l’oubli. Ici l’or semblait mort et enterré, mais son âme toujours active rapprochait des vies et les unissait comme des fils pour tisser et tramer les événements sur lesquels roule cette histoire.

Cet or avait attiré à lui Hull, Tillman, Macquart, Jacky, Wiart, Chaya et Screed et, chose plus étrange encore, ressuscitant le passé, il en avait fait subir les conséquences au coupable. Qui soutiendra que l’or est dénué de vie, qu’il ne soit pas plutôt une sorte de dieu ? Maintenant, emmagasiné et emprisonné, sur le point d’être déporté dans un pays où son activité pourrait reprendre, il ne donnait d’autre signe de sa présence que la fatigue de ses esclaves couchés sur le pont.

Chaya, en bas dans la cabine, mettait le ménage en ordre. Hull et Tillman, au courant de la situation, n’avaient fait aucune objection à la présence de Chaya, bien que par suite le retour dût leur être moins confortable que l’aller. Il fut convenu qu’elle aurait la cabine à elle seule pour y dormir et aussi pendant le jour, sauf à l’heure des repas. Le reste de l’équipage serait relégué dans le gaillard d’avant. Cela n’était pas grave, l’équipage étant si peu nombreux que sa présence sur le pont serait requise presque tout le temps.

Cet épisode amoureux retint à peine la pensée de Hull et de Tillman. La fièvre de l’or et une rude besogne accaparaient leur esprit et leur tête. C’était peut-être la fatigue qui poussait Hull, allongé sur le pont, à prévoir les difficultés encore à résoudre.

« Nous aurons bien des milles marins à parcourir avant d’être arrivés à destination, dit-il en s’étirant. Mais tout le reste m’est égal pourvu que nous soyons hors de vue des côtes. Je voudrais être loin de ce lagon.

— Que trouvez-vous à redire à ce lagon ? demanda Tillman. Il me semble qu’il s’est montré assez bon pour nous.

— Je n’en dis pas de mal, répondit Hull, mais je voudrais en être à des milles de distance.

— Eh bien, nous en sortirons demain, dit Houghton, nous n’avons plus qu’à embarquer la provision d’eau et nous pouvons le faire ce soir. Il nous est impossible de partir avant demain matin.

— Tous les os de mon corps sont endoloris. Je ne me serais jamais cru capable de fournir un pareil labeur. Savez-vous que depuis cinq jours nous sommes attelés à une besogne sans répit ?

— Cela me fait plutôt l’effet de cinq années », dit Tillman.

Il s’était levé pour secouer dans l’eau les cendres de sa pipe et s’accoudait au bordage lorsqu’un objet en mouvement frappa son regard. C’était la proue d’un prahou de pêche. Au même moment, Chaya montait sur le pont et son œil vif aperçut la barque. Elle appela Houghton et celui-ci et Hull se levèrent vivement.

Le prahou, qui était entré dans le lagon à vive allure, fit brusquement demi-tour. On vit l’eau écumer comme du lait autour des pagaies de tribord et l’embarcation s’évanouit presque instantanément, comme elle était apparue.

« Voilà qui est adroitement fait ! dit Tillman. Ces gens-là sont évidemment venus pour nous jeter un coup d’œil. Je me demande comment ils savaient que nous étions ici.

— Je crois qu’ils n’en savaient rien, dit Hull. Ils sont tombés sur nous par hasard et ont eu peur. »

Mais Houghton, qui venait de causer avec Chaya, re partageait pas cet avis.

« Je n’aime guère la mine de ces gens-là, dit-il. Chaya non plus. Elle est persuadée qu’ils ont eu vent de ce que nous sommes venus faire et qu’ils l’ont aperçue. La vieille femme qui se prétend sa mère, ne la voyant pas rentrer, a dû soulever toute la tribu. Voilà une semaine que Chaya est avec nous et elle croit que les pêcheurs, en revenant de la mer au village, ont appris ce qui se passait et se sont mis à notre poursuite.

— C’est rassurant, observa Tillman.

— Je disais bien que je voudrais être sorti de ce lagon ! grogna Hull.

— Chaya est d’avis que c’est sa présence parmi nous qui cause ces ennuis, reprit Houghton ; plutôt que de vous mettre tous deux en danger ainsi que le trésor, elle se déclare prête à retourner chez elle. En ce cas, je l’accompagnerai.

— Allons, nous n’avons que faire de pareilles sornettes, dit Hull. Nous nous sommes engagés à enlever la fille aussi bien que l’or. Ce ne sont pas ces gens-là qui nous feront manquer à notre parole.

— Nous avons nos fusils, dit Tillman.

— Au diable les fusils ! dit le capitaine. Des bâtons sont assez bons pour taper dessus. »

Il descendit chercher une hache dans la cabine, puis passa par-dessus bord et disparut dans la forêt.

Il revint au bout d’une demi-heure portant sous le bras trois jeunes troncs d’arbres qu’il avait abattus et dégrossis en forme de gourdins de quatre pieds de long. Assis sur le pont, il se mit à gratter ces armes avec son couteau et à formuler pour les autres les lois de l’escrime au bâton.

« Je vais vous apprendre quelque chose, dit-il. N’essayez jamais de frapper un bonhomme à coups de bâton sur la tête avant de l’avoir jeté par terre. C’est la pointe du bâton qui est le bon bout pour se battre. Servez-vous-en comme d’une baïonnette. Il n’y a pas d’homme vivant capable de résister à un coup de pointe lancé par quelqu’un sachant manier le bâton. Or, voici des gourdins assez courts pour parer un coup de lance ou briser l’arme et assez longs pour donner à un nègre un renfoncement dans l’estomac. Voilà où il faut viser. »

Il passa presque la demi-journée à finir ces armes. Au coucher du soleil, pendant que Chaya et lui montaient la garde à bord, Houghton et Tillman s’en allèrent à la corvée d’eau. Ils ne tardèrent pas à découvrir, à la lisière de la forêt, une source où remplir leurs récipients.

Tous dormirent cette nuit-là sur le pont, chacun veillant à son tour. Mais aucun indice ne leur parvint du fleuve.

Un peu avant l’aurore, ils larguèrent les amarres, puis le capitaine et Tillman descendirent dans le canot et remorquèrent le Barracouda jusqu’à l’embouchure du fleure ; la brise, soufflant de terre, heureusement pour eux, ridait l’eau à l’intérieur du récif. Ils remontèrent le canot, hissèrent la grande voile et le foc, tandis que le bateau, commençant à marcher et à frémir, cherchait sa route parmi les brouillards du fleuve que maintenant le vent dissipait en spirales.

La marée descendait et comme ils passaient à quelque distance devant des caps et des masses profondes de palétuviers, Hull, qui était en vigie, aperçut sur la mer calme, éclairée par l’aurore, au-delà du Récif aux Étoiles, de vagues formes semblables à des mouches aquatiques posées sur l’eau ridée.

« Ce sont eux, dit-il. Voyez, ils nous attendent. À présent, acceptez mes ordres et exécutez-les bien. Nous faisons cinq nœuds, il faut en faire neuf ; mettez toutes voiles dehors et je vais prendre le gouvernail. »

Il se mit à la roue pendant que les autres se précipitaient pour lui obéir. Le Barracouda, couvert de toile, avec son gui se balançant à tribord, fila grand’erre devant le vent qui courbait les têtes des palmiers et frisait la surface de la mer. Les fusils chargés furent déposés sur le pont, tout prêts à servir en cas d’urgence, en dernière ressource.

Chaya s’agenouilla près de Houghton, lui tendant son arme ; Tillman, un pied sur son fusil et son gourdin à la main, se tenait près de Hull.

Houghton entendait le bruit de la mer qui lui parvenait contre le vent, ainsi que la voix de ce récif qui leur avait fourni leur premier point de repère et constituait actuellement leur dernier obstacle. Jamais il n’avait vécu de minute aussi intense que celle-ci, dans l’attente des événements qui pouvaient se produire à la vague clarté du matin, dans un silence interrompu seulement par l’écroulement des vagues sur l’écueil et le brisement des flots sous l’étrave du navire.

Puis soudain s’éleva une clameur pareille au cri d’une bande d’oiseaux de mer. Les six prahous se formèrent en ligne et se précipitèrent à leur rencontre. Houghton regarda Hull et le vit aussi calme que s’il se fût agi d’une croisière d’agrément, debout, une joue gonflée de sa chique, ses grandes mains jouant doucement avec la petite roue. Tout à coup celle-ci vola vers bâbord et le Barracouda passa à grand fracas à travers quelque chose dont les débris grincèrent en fuyant sous sa quille. Au même moment un projectile frappa la grande voile.

C’était une légère lance venimeuse comme la piqûre d’une guêpe, qui resta plantée là, retenue par ses barbes et claquant sur la toile. Hull renvoya la roue à tribord et une vingtaine de lances pareilles tombèrent à l’eau derrière le navire.

« Leur affaire est faite », dit le capitaine.

Houghton se retourna, ne pouvant croire que tout fût terminé. Cependant il vit les prahous en désordre dans le sillage du Barracouda, l’embarcation naufragée flottant comme un parapluie en morceaux et les têtes des nageurs au sauvetage desquels s’empressaient leurs amis.

« Ils nous attendaient un de chaque côté, fit Hull. Si je n’avais pas donné un coup de barre pour rentrer dedans à celui-là, il aurait plu des javelots sur nous. Enfin, il n’y a pas eu d’effusion de sang et cela vaut mieux. Cette fois, mes enfants, nous le tenons, le trésor ! »

Ce fut le soleil qui lui répondit en faisant son apparition sur la mer. La longue côte déserte qu’ils quittaient se déroula dans toute sa désolation par-dessus les flots ridés d’or et couverts d’écume.

Houghton, tenant la main de Chaya, regardait le récif protecteur qui avait guidé les aventuriers vers l’or et qui maintenant chantait sous le vol des mouettes, tandis que devant eux, dans le lointain, les fronces bleues de l’océan, à travers la brume matinale, se fondaient avec un ciel d’azur plein de promesses d’avenir.

CHAPITRE XXXII

ÉPILOGUE

Deux mois plus tard, par une belle matinée, le Barracouda, après avoir croisé toute la nuit en vue de Macquarie, entra en rade de Sydney. Il s’y glissa sans être remorqué. Battu par le mauvais temps, gondolé par le soleil, couvert d’algues tropicales, c’était bien le plus étrange bateau qui eût jamais jeté l’ancre dans ce port.

Le Barracouda et son équipage, bronzé et déguenillé, invisible mais présent, auraient pu provenir de ces époques lointaines où les hommes rendaient le monde prodigieux par leurs actes, avant que la mécanique eût rendu les hommes aussi vulgaires qu’elle-même.

Chaya, brunie par le soleil, rieuse et étonnée des merveilles de ce nouveau pays, présentait tout un roman à elle seule.

Cependant personne ne fit attention à eux, sauf peut-être quelques pêcheurs matinaux et quelques débardeurs de la petite baie où ils avaient jeté l’ancre près de Farm Cove et dont l’un fut dépêché en toute hâte vers M. Screed avec une lettre au crayon ainsi conçue :

« Gros succès. Venez tout de suite et, pour l’amour de Dieu, apportez des provisions avec vous. »

Il serait impossible de décrire ce déjeuner dans la petite cabine moisie et malodorante, avec le soleil entrant en plein par les sabords et la claire-voie.

La richesse était présente auprès de chacun des convives et le prosaïque Screed, en écoutant les bribes du merveilleux voyage, oublia lui-même l’or sur lequel il était assis devant l’auréole plus rayonnante qui entourait les travaux de ces aventuriers.

Chaya était assise près de Houghton, le seul d’entre eux qui fût à la fois favorisé par la fortune et l’amour.

Dans cette peinture rétrospective, le fleuve et les forêts, l’angoisse et la férocité de cet étrange pays dont ils avaient dérobé les trésors, n’étaient plus que des souvenirs fuyants, des images à peine perceptibles et de plus en plus voilées par les brumes de la mer.

Tout le tableau était encadré par l’océan d’azur qui s’étend par-delà Holmes Reef et la mer de Corail, pour se briser en chantant sur le Récif aux Étoiles.

 

FIN

 


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnr.com/

en novembre 2022.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Isa, Alain, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : H. de Vere Stacpoole, le récif aux étoiles, Paris, Hachette, 1930. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Côte et palmiers, a été prise par Laura Barr-Wells en 1982.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…

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[1] Sorte d’holothuries, appelées aussi limaces de mer, dont les Chinois font une grande consommation.

[2] Prison.

[3] Pirogue.

[4] Yawl : petit bateau gréé comme un cotre, et possédant en plus, à l’arrière, un petit mât dénommé mât de tapecul.

[5] Radeau de pêche indien.

[6] Nom indigène d’un énorme brochet des Antilles, aussi dangereux qu’un requin.

[7] La bêche-de-mer est un poisson comestible qui se rencontre dans les eaux du Pacifique. Il s’en fait, dans les îles océaniennes, un commerce important.

[8] Corrigé pour suivre le texte original : “He watched them as they parted, Wiart going to the house for his gun and Macquart going to the tent. Then they appeared again, coming along down to the landing-stage, Macquart leading the way, Jacky and Wiart following.” (BNR.)