Henri de Vere Stacpoole

L’ÎLE DES PALMIERS

traduction : Louis Postif

1929

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Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE. 4

CHAPITRE PREMIER  À BORD DE LA « DRYADE ». 4

CHAPITRE II  UNE ROULOTTE FLOTTANTE.. 10

CHAPITRE III  LE DÉJEUNER.. 22

CHAPITRE IV  L’HABIT DE PAPA.. 30

CHAPITRE V  LA VALISE.. 42

CHAPITRE VI  UNE HISTOIRE DE TRÉSOR.. 58

CHAPITRE VII  SKELTON S’EN VA.. 70

CHAPITRE VIII  CARQUINEZ.. 80

CHAPITRE IX  JUDE EXAGÈRE.. 92

CHAPITRE X  LE « JUAN » MET À LA VOILE.. 110

CHAPITRE XI  VILAINS MOTS. 123

CHAPITRE XII  L’ARRIVÉE DE CLEARY.. 133

CHAPITRE XIII  UN HONNÊTE HOMME.. 141

CHAPITRE XIV  PROBLÈMES. 149

CHAPITRE XV  FANTÔMES ET AUTRES PHÉNOMÈNES. 155

DEUXIÈME PARTIE. 174

CHAPITRE PREMIER  LE RÉCIF DE LA DÉSOLATION.. 174

CHAPITRE II  L’ÉPAVE.. 187

CHAPITRE III  MUTINERIE.. 192

CHAPITRE IV  LE BANC DE SABLE.. 203

CHAPITRE V  DANS LA NASSE.. 215

CHAPITRE VI  LES CRABES. 221

CHAPITRE VII  LE RETOUR.. 229

CHAPITRE VIII  UNE BOUTEILLE DE RHUM... 238

CHAPITRE IX  ON ALLUME LA MÈCHE.. 243

CHAPITRE X  LA CARGAISON.. 249

CHAPITRE XI  BRIS DE VAISSELLE.. 256

CHAPITRE XII  COURANT ET MARÉE.. 263

CHAPITRE XIII  SATAN EN PARADIS. 268

CHAPITRE XIV  LE SECRET DES SABLES. 278

CHAPITRE XV  LE CHAPEAU POUR DESCENDRE À TERRE   285

CHAPITRE XVI  CLEARY.. 294

CHAPITRE XVII  LA BATAILLE.. 299

CHAPITRE XVIII  « JE LA PRENDS ». 308

TROISIÈME PARTIE. 312

CHAPITRE PREMIER  LA LANTERNE QUI S’ÉTEINT.. 312

CHAPITRE II  LE CADEAU DE NOCES. 323

Ce livre numérique. 335

 

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

À BORD DE LA « DRYADE »

Sous le ciel nocturne des tropiques, pur de tout nuage, mais saupoudré d’étoiles d’un horizon à l’autre, la Dryade se balançait à l’ancre, mollement soulevée sur la houle accourue par delà le grand banc de Bahama.

C’était le bateau de Skelton, un yacht de six cents tonnes équipé de turbines de manœuvre et muni de tout ce qu’il y a de plus moderne en fait de soupapes et d’autres inventions brevetées.

Il avait jeté l’ancre au coucher du soleil devant l’île des Palmiers, simple îlot hanté par les mouettes et situé droit à l’ouest d’Andros.

Skelton appartenait à Christchurch[1], et Bobby Ratcliffe à Brasenose[2]. Ce soir-là, Bobby, accoudé au bordage de tribord et écoutant le bruissement des flots sur la grève, songeait à Skelton qui, en bas, était en train de mettre son journal à jour.

Avant de l’accompagner dans cette « croisière d’hiver aux Antilles sur mon yacht », Bobby ignorait que Skelton tînt un journal, qu’il fût si terriblement anglican, doué d’un caractère désagréable, précis, vétilleux, farci de convenances au point de dîner en habit même pendant un ouragan. Le dimanche soir, il récitait dans le salon des prières auxquelles étaient tenus d’assister le premier steward et ses deux suppléants, ainsi que les officiers relevés de quart… et Bobby lui-même.

Deux autres personnages inscrits pour la croisière s’étaient ravisés au dernier moment. Leur présence eût peut-être modifié la face des choses. En l’état actuel, Bobby constatait qu’il en avait plein le dos.

Skelton était un homme très comme il faut, mais un piètre compagnon de solitude ; Bobby, à même de dépenser sans compter, songeait aux joies que lui aurait procurées cette croisière hivernale s’il l’eût accomplie sur un transport à passagers, en société féminine, avec jeux de palet sur le pont et parties de cartes le soir.

À peine âgé de vingt-deux ans, Bobby était un garçon de bonne mine et de bonne tenue, assez bien équilibré, mais désireux de s’amuser. Oxford ne l’avait pas gâté le moins du monde. Sans affectation, il se laissait simplement aller à son naturel.

À la Barbade, il avait offusqué Skelton en appelant à bord une grande négresse, blanchisseuse de son état, venue dans un canot bleu faire ses offres de service, et en lui faisant boire du rhum, histoire de rire un brin. Skelton lui avait reproché « cette façon de débaucher une indigène avec de l’alcool ! »

Skelton interdisait la pêche au requin, sous prétexte que « cette pratique salissait les ponts ». Il était méticuleux comme une vieille dame au sujet de ses parquets.

« Savez-vous ce que vous devriez faire, Skelly, lui conseilla un jour Bobby, vous devriez ouvrir une blanchisserie modèle ! »

À la Guadeloupe, ils faillirent se quereller à propos de cette affaire de requins. À Saint-Pierre, devant la ville en ruines, Skelton ne trouva rien de mieux que de la comparer à Gomorrhe, déclarant qu’elle avait été détruite en châtiment de la méchanceté de ses habitants.

« Et les navires en rade ? demanda Bobby. Qu’avaient-ils à voir là dedans ? Pourquoi ne les a-t-on pas avertis de déguerpir ?

— C’est là un point que nous nous abstiendrons de discuter » répliqua Skelton.

Et deux mois de cette maudite croisière restaient à accomplir !

Ainsi rêvassait le jeune homme quand Skelton monta sur le pont. Son plastron de chemise brillait à la clarté des étoiles ! Se trouvant ce soir-là d’humeur aimable, il vint s’accouder près de Bobby et se mit à discourir sur la beauté des astres.

Grâce à l’initiative de Bobby, ils avaient jeté l’ancre devant cette île, avec l’intention de l’explorer le lendemain. Ils fumaient en causant, et la conversation passa des étoiles aux îles désertes, puis des îles désertes aux anciens Espagnols des Antilles, boucaniers, flibustiers, pirates et Frères de la Côte.

Était-ce le ciel constellé, le vent tiède soufflant du canal de Floride, ou la verdure confusément visible des palmiers de l’île qui déclencha la verve de Skelton et toucha dans sa nature une vie jusqu’alors insoupçonnée ? Quoi qu’il en soit, il se laissa échauffer par son sujet et, pour la première fois depuis le début du voyage, devint intéressant. Il savait parler.

Il fit revivre Nombre de Dios, Carthagène et Porto-Bello, remit à flot les antiques caravelles et leur fit donner la chasse par des pirates, évoqua devant Bobby le sac de cathédrales éblouissantes d’or et de bijoux, dépeignit Tortuga, grand rendez-vous des boucaniers, et son attaque par les Espagnols, lui montra des trésors enfouis, des hommes abandonnés en des endroits déserts comme l’île des Palmiers, puis tout à coup se referma et cessa d’être intéressant.

Ce qui restait en lui de l’adolescent venait de s’exprimer, le vieux pirate sommeillant au fond du cœur de la plupart des hommes avait un instant montré la tête. Peut-être éprouva-t-il quelque honte de l’ardeur et de l’enthousiasme suscités chez lui par ces vieilleries romantiques. Qui sait ? En tout cas, il se retira en lui-même, puis descendit reprendre la lecture du livre commencé, abandonnant le pont à Bobby et à la vigie d’avant.

Alors la lune surgit lentement de par-delà les îles Bahama, vaste et pleine rotondité à laquelle semblaient s’accrocher les flots tandis qu’elle se dégageait de leur étreinte. D’abord basanée, elle pâlit en s’élevant, et sous cette clarté apparurent distinctement les palmiers de l’île et sa grève de corail.

L’île des Palmiers est un impénétrable fouillis de cactus et de lauriers-cerises. Longue d’un demi-mille et large d’un quart, elle ne contient guère qu’une quarantaine d’arbres. Elle a pour uniques visiteurs des crabes, des tortues et des mouettes, et la désolation y trône, visible et nue. Mais au clair de lune, par une nuit comme celle-là, elle se pare d’un romanesque féerique.

Ratcliffe, l’esprit hanté de pirates et de boucaniers, d’Espagnols et de caravelles, se surprit à se demander si jamais des hommes ne s’étaient trouvés abandonnés sur cette île, si Morgan, Van Hord et toute cette bande avaient eu affaire sur cette plage, et ce que la lune en pourrait conter si elle était douée de mémoire et de parole.

Il en était là de ses réflexions lorsque son oreille perçut un grincement de poulies et de cordages, et vers l’arrière de la Dryade il vit glisser la voile d’avant d’un petit navire, guère plus grand qu’un bateau de pêche.

Cette embarcation avait dû surgir de la mer sans attirer leur attention pendant qu’ils parlaient. Skelton était descendu sans la remarquer. Maintenant elle passait si près qu’on percevait nettement le bris de la vague sous son étrave.

Bobby la regarda fuir vers le rivage comme un fantôme, puis sur l’eau se répercuta une voix flûtée comme celle d’un oiseau.

« Sept brasses ! »

Sur quoi une autre voix cria : « Lâchez tout ! »

Suivit la retentissante dégringolade d’une ancre, puis le silence nocturne se referma, à peine rompu par le lointain écroulement des vagues sur la plage.

Ce fantôme de la mer fascinait Ratcliffe. Il le voyait maintenant se bercer à l’ancre sur l’arrière-plan des palmiers et des lauriers-cerises.

On amenait ses voiles ; et bientôt un ver luisant, piquant d’or l’argent du clair de lune, monta et s’immobilisa au gré des soulèvements et descentes du bateau : c’était son fanal d’avant.

Il prêta l’oreille aux voix qui pourraient lui parvenir, et n’entendit rien. Il vit seulement une lanterne que quelqu’un promenait sur le pont et qui disparut bientôt probablement par une écoutille.

Alors, il descendit et, s’endormant à peine couché, il se vit, en rêve, abandonné sur l’île des Palmiers avec Skelton. Celui-ci essayait de le pendre comme pirate à un palmier, et les mouettes criaient : « Sept brasses ! Sept brasses ! » Puis vint l’oubli dans ce sommeil de la jeunesse qui défie les songes.

CHAPITRE II

UNE ROULOTTE FLOTTANTE

Le lendemain, une heure après le lever du soleil, Ratcliffe monta sur le pont en pyjama – un pyjama somptueux à raies bleues et rouges.

Pas un nuage au ciel. Le vent de la nuit s’était apaisé en un souffle tiède, à peine suffisant pour agiter le pavillon sur sa hampe ; dans l’immensité d’azur nouveau-né et de mer calme comme un miroir, nul autre bruit que les cris des mouettes se querellant sur les éperons des récifs avoisinants.

Au milieu de ce rayonnement de lumière et de couleurs, sur la verdure des palmiers et la blancheur de la grève, se profilait le fantôme du soir précédent, un bateau de piètre mine maté en yawl[3] et mesurant environ cinquante pieds, véritable vagabond de la mer, affichant de toutes parts des indices d’usure, de mauvais temps subis, avec un je ne sais quoi qui le rendait suspect même à Ratcliffe.

Simmons, le second, était sur le pont.

« Il a dû arriver hier soir, déclara-t-il. Quelque écumeur de mer exploitant les îles. Espagnol, probablement.

— Pardon, il n’est pas espagnol, dit Ratcliffe. Je l’ai vu arriver, et j’ai entendu crier le sondage en anglais. Regardez ! Il y a à bord un type en train de pêcher. »

L’éclair argenté d’un poisson hissé par-dessus bord venait de réveiller sa passion pour ce sport. On ne pêchait pas à bord de la Dryade.

Il emprunta le youyou à Simmons, y descendit dans le costume où il était et s’éloigna du navire.

« Demandez-leur de vous vendre du poisson, s’ils en ont trop, cria Simmons.

— Entendu ! » répliqua Ratcliffe.

Ratcliffe ramait, presque aveuglé par l’éclat de la mer et assourdi par les cris des mouettes volant autour de lui. Au moment où il abordait le yawl, le pêcheur amenait à bord un autre poisson. C’était un mousse barbouillé, en tricot de laine, qui ouvrit des yeux immenses à l’apparition de ce personnage en pyjama.

« Ohé, du navire ! cria Ratcliffe, s’accrochant avec sa gaffe.

— Ohé ! répondit l’autre.

— Avez-vous du poisson à vendre ?

— De quoi ?

— Du poisson. »

Le mousse disparut. Puis on l’entendit crier, évidemment par une écoutille.

« Ohé, Satan !

— Ohé !

— Il y a là un type tout à fait rigolo qui vient voir si nous avons du poisson à lui vendre. Grouille-toi un peu !

— Une minute, » répondit la seconde voix.

Le mousse reparut au bordage, en plein soleil.

« Le patron monte à la minute, dit-il. Mais pourquoi diable êtes-vous attifé de ces machins-là ?

— Quels machins ?

— Vos frusques. »

Ratcliffe se mit à rire.

« J’ai oublié que j’étais en pyjama. Je vous présente mes humbles excuses.

— Pyjama, qu’est-ce que c’est que ça ?

— Mon costume de nuit.

— Vous dormez dans ces trucs-là ?

— Naturellement.

— Eh bien, le diable m’emporte ! »

Le mousse s’affaissa dans un éclat de rire qui venait évidemment de l’asseoir sur le pont. En même temps apparut un autre personnage, de figure longue comme un jour sans pain, jeune et auréolée d’une chevelure en désordre, qui se frottait les yeux comme s’il venait de s’éveiller. Les arrêtant sur l’homme du canot, il ouvrit la bouche et proféra un seul mot :

« Mince ! »

Une voix à demi étranglée fusa du pont.

« Il dort dans ces frusques-là !… Satan, tiens-moi ou je meurs de rire !

— La ferme ! » dit Satan.

Puis s’adressant à Ratcliffe : « Ne faites pas attention à ce loufoque de Jude. Mais c’est vrai que vous êtes drôlement accoutré. Dites, vous venez de ce rafiau là-bas ?

— Oui.

— Qu’êtes-vous ?

— Rien du tout. »

Nouvelle explosion venant du pont, étouffée par un coup de pied de Satan.

« Mais que faites-vous ici ? »

Ratcliffe fournit des explications. Satan l’écouta, confortablement penché sur le plat-bord.

« Un yacht. Eh bien, nous autres, nous sommes la Sarah-Tyler. Papa, moi et Jude manœuvrions le bateau. Il est mort l’automne dernier. Tyler était son nom, et moi je m’appelle Satan Tyler. Il m’a donné ce nom-là parce qu’étant gosse je hurlais comme le diable. Dites donc, vous avez là un chic bateau. Il m’en faudrait un comme ça. Voulez-vous l’échanger contre le mien ?

— Il n’est pas à moi.

— Ça ne fait rien, dit Tyler en riant. Mais j’oubliais que vous n’êtes pas dans notre genre d’affaires.

— Hé là ! Ferme ça, Satan ! lança la voix du pont.

— Ma foi, papa était ce qu’on voudra ; mais nous sommes honorables, n’est-ce pas, Jude ?

— Passons sur ce qu’était papa, approuva la voix d’un ton plus calme ; et l’idée vint à Ratcliffe que si Jude restait invisible, c’est qu’il avait honte de se montrer après s’être moqué de lui.

— Nous venons de La Havane et nous grattons notre croûte de droite et de gauche, continua Tyler ; et comme le bateau nous appartient, nous joignons les deux bouts. Il y a des tas de choses à grappiller sur ces mers quand on ouvre l’œil.

— Vous manœuvrez le bateau tout seuls ?

— Depuis la mort de papa nous avions un nègre pour nous aider. Mais il s’est trotté à l’île des Pins voilà quinze jours. Depuis lors nous nous en sommes tirés comme nous avons pu. Jude vaut bien un homme et ne boit pas…

— Qui prétend que je ne bois pas ? »

Deux mains sales s’agrippèrent au plat-bord et soulevèrent la figure et le corps de Jude. Le tout resta fortement penché en avant, dans un équilibre si instable que la moindre poussée de derrière l’eût envoyée au bain.

« Qui prétend que je ne bois pas ? Et que s’est-il passé à notre dernier voyage en rade de La Havane ?

— Ils lui ont donné du rhum, dit Satan d’un air lugubre, dans un bouge au bord de l’eau… les salauds ! J’en ai descendu deux à coups de poing et elle, je l’ai ramenée à bord.

— Elle ? s’écria Ratcliffe.

— Ce jour-là, j’étais grise, hein ? interrompit précipitamment Jude.

— Pour sûr, tu étais grise, » déclara Tyler.

Judo lui fit une grimace. Ratcliffe pensa qu’il n’avait jamais rencontré un couple plus étrange… Jude surtout. Toujours cramponné à la gaffe, il contemplait ce visage malpropre et hardi dont les beaux yeux gris ombragés de longs cils constituaient le trait le plus joli.

« Quel âge avez-vous ? lui demanda-t-il.

— Cent un ans, répondit Jude. Avez-vous d’autres questions à me poser ?

— Elle a quinze ans passés, dit Tyler, et elle est aussi forte qu’un homme fait.

— Je la prenais pour un garçon, dit Ratcliffe.

— J’en suis un, dit Jude. Les filles, c’est des navets. Jamais je ne serai une fille. Les filles, c’est de la gnognote ! »

Comme pour prouver sa nature garçonnière, elle se pencha si hardiment sur le plat-bord qu’il craignait à chaque instant de lui voir faire la culbute.

« C’est bel et bien une fille, dit Tyler comme s’ils discutaient les mérites d’un animal. Mais je plains les jupes qu’elle mettra, si jamais on lui en fait mettre !

— Si l’on m’en faisait mettre, je les relèverais par-dessus ma tête et je courrais comme cela dans la rue, déclara Jude. J’aimerais autant m’affubler de votre pyjama ! »

Ratcliffe demeura un instant silencieux, étonné de la familiarité qui venait de surgir soudainement entre lui et ces deux êtres.

« Pourquoi ne monteriez-vous pas à bord jeter un coup d’œil ? demanda Tyler, comme frappé tout à coup de son propre manque d’hospitalité.

— Mais mon canot ?

— Attachez-le à une corde. Passe-lui un filin, Jude ! » Une corde claqua sur le youyou et Ratcliffe l’attacha à l’organeau. L’instant d’après il était à bord et le canot, pris par le courant, dérivait, à l’arrière.

Ses pieds n’eurent pas plus tôt touché le pont de la Sarah-Tyler que Ratcliffe se sentit comme enveloppé d’un charme. Il lui semblait n’être jamais monté auparavant sur un vrai navire. La Dryade n’était qu’une construction de fer et d’acier, solide et dure comme un train de chemin de fer, un moyen de transport, un mécanisme agencé pour avancer de tout son poids contre le vent et la mer, et différait de la Sarah autant qu’un aéroplane d’un oiseau.

Ce petit pont, ces hauts bordages, cette mâture et cette voilure maltraitées par le mauvais temps proclamaient à l’unanimité la vraie navigation. Tout suggérait ici l’audace, la distance, la liberté et le pouvoir de vagabonder à plaisir avec l’inconséquence des mouettes. Le vieux Tyler avait construit le bateau, mais la mer l’avait élaboré et transformé en ce qu’il était, une partie intégrante d’elle-même, tout comme un plongeon ou un albatros.

Malgré la mauvaise mine de la Sarah à distance, on ne voyait à bord aucun signe de désordre. Le vieux plancher était récuré à fond et les cuivres de la petite roue étincelaient. Pas un bout de corde ne traînait, rien n’encombrait le pont, sauf un canot qui était bien la plus bizarre embarcation du monde.

« Construit en toile, dit Tyler, en posant la main dessus. Une invention de papa ; guère plus lourd qu’un parapluie. Non, il n’est pas pliant : rien que de la toile, du noyer d’Amérique et du bambou. Là-bas, voilà une autre trouvaille de papa, cette ancre de cape, et en voici une autre encore, ce truc pour soulever l’ancre de fond. Ça prend un peu de temps, mais une moitié d’homme pourrait le manœuvrer, et je crois qu’il soulèverait un navire de guerre. Voyez cette ancre de rechange, pareille à celle qui est dans la vase. En avez-vous jamais vu une semblable ! C’est l’idée de papa. Il a pris un brevet, mais il en a été dépouillé par un requin de Boston.

— Ce devait être un homme intelligent, dit Ratcliffe.

— Et comment ! répondit Tyler. Descendons. »

Dans la cabine de la Sarah-Tyler on découvrait une table au centre, des sièges tapissés de cuir, un régime de bananes pendu au mur, une boussole renversée fixée au plafond, des râteliers d’armes et d’instruments de navigation et un casier contenant deux douzaines de livres. À l’arrière s’ouvrait une cabine de couchage, isolée par un rideau. Dans un cadre cloué près du casier, on voyait le portrait d’un homme à la barbe en pointe, aux sourcils en broussaille et au visage empreint d’une détermination obstinée.

« C’est lui, dit Jude.

Votre père ?

— Oui.

— Il s’est fait photographier après que maman l’a plaqué, dit Tyler.

— Elle a filé avec un ministre baptiste de la côte, expliqua Jude. Elle disait qu’elle ne pouvait pas s’accoutumer à l’impiété de papa.

— Le baptiste la fit travailler pour lui dans une blanchisserie, ajouta Tyler. C’était à Pensacola, dans le fond du Golfe, et un an après, quand nous y avons relâché de nouveau, elle est venue mourir à bord. Papa est allé trouver le baptiste.

— Il ne valait plus grand’chose pour remplir son ministère quand papa en eut fini avec lui, fit Jude. Voici ses livres, à papa. Il y en a encore un tas dans la couchette de réserve, là, au fond. »

Ratcliffe s’intéressait presque autant à la mentalité du père Tyler qu’à l’histoire de toute la famille. Il regarda les titres sur des ouvrages : Ben Hur, L’Âge de Raison et les Droits de l’Homme de Payne, la Mécanique Populaire de Browne et le Mécanisme de la Montre, Martin Chuzzlewit et quelques œuvres modernes, y compris une édition américaine de Jude l’Obscur.

« Quelques-uns de ces bouquins proviennent d’une épave où nous avons eu le premier choix, dit Tyler, un navire de mille tonnes qui s’était échoué devant l’île du Chat.

— C’était avant la naissance de Jude, remarqua Ratcliffe.

— Tiens, tiens ! comment le savez-vous ? » demanda Jude.

Ratcliffe montra le livre en riant.

« C’est d’après le titre de cette œuvre. Je n’en savais rien. J’ai tout bonnement deviné.

— Je crois que vous avez deviné juste, dit Tyler en ouvrant un placard où il prit des tasses et des soucoupes qu’il déposa sur la table. Peu importe d’où proviennent les livres. Mais vous savez vous servir de vos yeux, pour sûr. Dites, restez à déjeuner, maintenant, que vous êtes à bord.

— Ce serait un véritable plaisir, répondit Ratcliffe ; mais je dois m’en retourner. On va se demander ce que je suis devenu. En outre, je suis dans une singulière tenue.

— Ce point-là est facile à régler, dit Tyler. Jude, grouille-toi, prends le canot et va au rafiau dire que le monsieur reste à déjeuner et rentrera tout de suite après. Je vais m’arranger pour ses effets. »

Jude s’éclipsa et Tyler dénicha dans la cabine du fond un vieux costume de coutil blanc ayant appartenu à son père et une paire de souliers de toile, pointure 45.

« Toutes ces affaires-là ont été lavées depuis qu’il les a portées, dit Tyler. Vous n’avez qu’à les enfiler par dessus votre… comment déjà ?… et venir m’aider à la cuisine… Vous savez faire la cuisine ?

— Je crois bien ! » dit Ratcliffe.

Maintenant qu’il se sentait l’esprit libre en ce qui concernait la Dryade, son adolescence remontait en lui à la hauteur de cette petite aventure, délicieuse après plusieurs semaines de routine et vingt années de vie ordonnée et profondément honorable.

Il avait quelque peu excursionné en roulotte de luxe, en yacht, et s’imaginait avoir tout au moins côtoyé la vie libre, alors qu’en réalité il ne s’en était jamais approché. Ces bohémiens de la mer vivaient, eux, dans leur misérable petit bateau !

Un soupçon persistant, mais qui n’ôtait rien à leur charme, l’avertissait que ces survivants de la famille Tyler naviguaient à proximité dangereuse de la loi et que leurs glanes en mer étaient pour le moins… hétéroclites. Cependant il devinait d’instinct qu’il n’avait pas affaire à des coquins de la pire espèce.

Satan, avec sa figure à rallonge, n’avait pas l’air d’un saint : on pouvait même y déceler les indices éventuels d’un caractère infernal et d’une audace désespérée, mais on n’y trouvait pas la moindre trace de mesquinerie. Jude était d’une honnêteté étonnante autant qu’évidente. Et le père Tyler, dont la présence semblait encore hanter cette roulotte flottante, possédait certainement, de façon ou d’autre, des droits au respect.

Ratcliffe, dans la petite cuisine, aidait à faire frire du poisson sur le fourneau à pétrole, lorsque Jude revint chargée de renseignements qu’elle déversa par-dessus le bruit de la friture.

Tout allait bien : le message avait été communiqué à un type en paletot blanc qui montrait sa tête de lard par-dessus le bordage à tribord de la Dryade ; il l’avait avertie de faire attention à sa peinture ; elle lui avait conseillé de ne pas laisser tomber ses dents dans le bouillon ; et ils s’étaient enguirlandés d’autres aménités de même acabit. La Dryade était un navire rupin, mais il serait encore bien plus chic si on le trouvait échoué sur quelque plage où il serait facile de le délester.

Puis elle se mit à faire le café sur un fourneau supplémentaire, entremêlant sa besogne de critiques sur la cuisine en général et d’instructions particulières sur la bonne façon de frire le poisson.

« C’est ordinairement Jude qui fait la popote, expliqua Tyler. Elle nous aurait donné des petits pains chauds si nous n’avions pas navigué la nuit dernière et si elle avait trouvé le temps de faire lever la pâte. Nous serons obligés de les remplacer par du biscuit de mer.

Étant donné l’état douteux des mains de Jude, Ratcliffe n’éprouva pas trop de regrets.

CHAPITRE III

LE DÉJEUNER

La quantité de victuailles consommée par ces deux êtres fut pour Ratcliffe une révélation d’autant plus surprenante qu’ils ne cessèrent de bavarder du commencement à la fin du repas. Dès que l’un se taisait, l’autre rattrapait la balle au bond.

Ils s’étaient engoués de Ratcliffe, à première vue sans doute, car dès le début Tyler s’était montré communicatif sur lui-même, son navire et son genre de vie. L’émissaire ordinaire d’un navire eût obtenu d’eux du poisson à bon compte s’il s’était montré poli, ou en aurait reçu en pleine figure s’il avait voulu faire le malin. Ratcliffe avait trouvé mieux : de l’amitié.

Peut-être ce succès était-il dû à sa jeunesse et au fait que tous les jeunes gens constituent une sorte de franc-maçonnerie ; peut-être la drôlerie du superbe pyjama y avait-elle contribué. Quoi qu’il en fût, c’était un fait acquis. Il s’était assuré une chose que ne pouvaient acheter le savoir, la position ni la fortune : la bonne volonté et le franc-parler de ce couple, l’histoire des Tyler et plus d’une allusion à leur genre de vie dans ces parages.

Ils possédaient en banque à La Havane quatre mille dollars laissés par leur père, et ne devaient toucher à cette somme qu’en cas de naufrage de la Sarah. Ni loyer ni impôts à payer ; nulle autre dépense que les droits de port, la nourriture, le pétrole, le tabac ; quant à la nourriture ils ne dépensaient guère, pour le moment du moins.

Par-dessus la table, Tyler lança à Jude un clin d’œil auquel elle répondit par une grimace.

« Ferme ta boîte, dit Jude, et ne vends pas la mèche. » Puis soudain s’adressant à Ratcliffe : « Nous avons une cachette.

— Ah ! par exemple, lequel de nous deux vend la mèche à présent ? demanda Tyler.

— Oh ! il saura garder sa langue, répondit Jude.

— Elle se trouve sur cette île même, dit Tyler. Nous avons près d’une tonne de provisions, en boîtes de conserves, provenant d’un brick qui s’est échoué au sud de Mariguana. Nous avons recueilli l’équipage, qui nous a raconté l’histoire et indiqué le lieu du naufrage. Puis un grand cargo a passé qui a pris les hommes à son bord. L’épave n’était qu’à cent cinquante milles de là. Nous avons calculé que l’expédition de sauvetage n’atteindrait pas l’endroit avant une quinzaine de jours au moins, et qu’on nous devait bien quelque chose pour avoir sauvé l’équipage ; nous avons donc mis le cap sur l’épave. Nous y avons travaillé pendant quatre jours. Elle se trouvait à califourchon sur un récif, avec vingt brasses sous l’étambot, et il faisait calme plat, à peine un souffle de vent. Nous nous y sommes amarrés comme si nous étions à quai. Le nègre était là pour nous aider. Nous avons pris une quantité de provisions suffisante pour deux ans, plus quatorze boîtes de cigares de La Havane et un vieux chat vivant presque réduit à l’état de squelette.

— Il est claqué, interrompit Jude. Satan lui a fait manger une demi-boîte de bœuf coupé en petits morceaux, après quoi il a avalé un demi-seau d’eau, et il a tourné de l’œil.

— Nous ne nous serions pas servis si libéralement n’eût été la position dangereuse du rafiau sur le récif et le mauvais temps qui se préparait sûrement, remarqua Tyler. Nous connaissons bien le temps et toutes ses chances, et nous n’avons pas quitté l’épave une heure trop tôt ! Nous avons couru devant le grain pendant trois jours et quand nous avons repassé devant le récif en revenant vers l’ouest, il n’y avait plus de brick.

— Et vous avez caché les provisions ici ?

— Oui.

— Mais nous n’avons pas été obligés de faire un trou pour la cachette, intercala Jude. Papa en avait une ici. Elle se trouve parmi les broussailles… et ce n’est même pas lui qui l’avait creusée.

— C’est partout du rocher de corail à un pied sous la brousse, expliqua Tyler. On se laisse choir dans un trou de deux mètres menant à une caverne fraîche comme une glacière, les victuailles s’y conserveraient jusqu’à la trompette du Jugement dernier. Les Espagnols du vieux temps ont dû la creuser pour y cacher leurs affaires. Papa est tombé dessus par hasard. Selon lui, ils s’en servaient pour dissimuler de l’or et d’autre butin. Non pas qu’il crût aux histoires de trésors cachés… mais les navires échoués sont un autre truc. »

Jude, en train d’ouvrir une boîte de pêches, fit soudain à Satan une horrible grimace qui l’arrêta net. Ratcliffe refusa les pêches. Assis, il regardait ce couple de cormorans et se disait que la cachette devait être de belle dimension si elle contenait deux années de provisions pour eux deux.

Puis, tout à coup, il formula sa pensée en riant, et ils ne songèrent pas un instant à s’en formaliser. Tyler expliqua que la cachette ne constituait pas leur unique cambuse : il y avait le poisson, les tortues et leurs œufs, des oiseaux parfois, des fruits qu’on pouvait se procurer à un prix minime, souvent pour rien.

Leurs seules dépenses pouvaient être le tabac, et encore n’avait-il pas dépensé dix cents à cet effet depuis l’automne et n’en dépenserait-il guère plus pour une année à venir ; – les vêtements, – mais il ne leur en fallait pas beaucoup, Jude faisant les raccommodages ; – la peinture, – or la Sarah-Tyler n’était pas en peine pour se procurer de la peinture, du gréement et autres articles du même genre. Il cita un exemple remarquable de cette facilité d’approvisionnement.

Avant la Noël dernière, ils avaient noué des camaraderies à bord d’un gros yacht sur la côte de Floride, près de Cedar Cays. Le propriétaire du bateau, un certain Thelusson, de New York, s’était entiché de la Sarah et du genre de vie qu’on y menait, si bien que lui et son équipage aidèrent à la caréner dans un lagon derrière les récifs, nettoyèrent sa coque de cuivre encombrée de bernicles et d’algues, remplacèrent sa grande vergue de misaine et fournirent les voiles de rechange, le tout gratis. Le bonhomme n’avait pas de peinture, sans quoi il l’eût peinte. Il buvait du champagne à pleins seaux et voulait quitter le yacht pour faire une croisière avec eux, seulement sa bourgeoise était à bord et l’en avait empêché.

Ratcliffe se représentait le Thelusson comme s’il avait vu.

« La rombière avait une voix de mousquetaire, remarqua Jude.

— Elle voulait adopter Jude et lui coller une jupe, ajouta Tyler.

— Elle me donna un tas de sales bouquins pour dire des prières et des machines comme ça, interrompit Jude.

— Et comme coup de l’étrier elle l’embrassa, » conclut Tyler.

Le visage de Jude devint rouge comme une pivoine.

« Si vous autres types avez assez bâfré, je vais enlever le couvert, dit-elle.

— Ça va, » dit Satan en se levant.

Elle nettoya la table et disparut par l’écoutille avec la rapidité d’un lièvre.

Tyler alla chercher une boîte de cigares. C’étaient des « Ramon Alones ».

« Elle ne m’adressera plus la parole d’ici une demi-journée, déclara-t-il. Pour taquiner Jude on n’a qu’à lui rappeler qu’elle est une fille. Je ne vous l’aurais pas dit, seulement vous ne vivez pas comme nous et ne pouvez nous causer d’ennuis. Personne ne le sait. Nul homme d’aucun port n’est au courant : elle passe pour mon frère. Mais la mère Thelusson l’a deviné à première vue. Montons sur le pont. »

Jude, en train de vider un seau d’eau sale par-dessus bord, s’éclipsa aussitôt dans la cuisine, et Ratcliffe, bien repu, fumant paresseusement son cigare, s’appuya un moment sur le plat-bord pour causer avec Tyler avant de prendre congé.

À tribord gisait l’île des Palmiers : la mer s’écrémait tranquillement sur la plage de corail, le vent du matin agitait les cocotiers. À bâbord la blanche Dryade se berçait à l’ancre sur l’eau bleue au voisinage de la terre, et derrière le yacht le violet des glauques profondeurs sa prolongeait jusqu’à l’horizon lointain, au delà duquel se trouvaient Andros et d’autres îles, bas-fonds et bancs de sable depuis Great Abeco jusqu’à Rum Cay.

Pas une voile n’apparaissait sur cette étendue, pas un point noir sur cette splendeur ; seules les mouettes tournoyaient et criaient au-dessus des récifs vers le sud-ouest.

Mais Satan, appuyé près de Ratcliffe, ne se laissait pas accaparer par la beauté de cette matinée ni le charme de ce point de vue. Satan trafiquait de la mer et des choses qui proviennent de la mer ou qu’on peut rencontrer flottant sur ses vagues. Ratcliffe était une de ces choses-là.

« Vous n’avez jamais éprouvé la vocation du travail ? risqua Satan. Vous possédez beaucoup d’argent, il me semble, et vous pouvez vous laisser vivre.

— Oui, je vis comme il me plaît.

— Vous aimez la pêche ?

— Je vous crois !

— Eh bien, si jamais il vous prenait la fantaisie d’assister à de bonnes pêches et d’en apprendre plus long que le commun des mortels sur les îles de par-ici, écrivez-moi un mot à La Havane, à l’adresse de Kellerman, négociant en fournitures maritimes. C’est un de mes copains. Je touche à La Havane tous les six mois environ… et il y a autre chose que la pêche… »

Tyler s’arrêta court, puis cracha par-dessus bord et se mit à bourrer sa pipe. Il ne tenait pas aux cigares, ou guère.

« Qu’entendez-vous par autre chose que la pêche ?

— Ma foi, je ne sais trop. Nous manquons un peu de main-d’œuvre pour les grosses entreprises et je ne me lierais pas à la plupart des hommes. Il n’en pousse guère à La Havane qui soient dignes de confiance, ni dans les villes de la côte. Vous me plaisez, je ne sais trop pourquoi, et si jamais nous nous rencontrons de nouveau, peut-être vous dirai-je quelque chose que j’ai dans la tête. Voyez-vous, entre papa et moi et la vieille Sarah, voilà près de trente ans que nous bourlinguons sur ces mers depuis Caïcos jusqu’à la Nouvelle Orléans et jusqu’à Trinidad. À force de chasser les œufs de tortue, de pêcher et de trafiquer, il ne reste pas un récif ni une île basse que nous ne connaissions. La vieille Sarah pourrait trouver son chemin n’importe où, à l’aveugle. Gouvernez légèrement au vent, et laissez-la faire, elle flairera les écueils d’elle-même.

— Vous parliez de quelque chose autre que la pêche, insista Ratcliffe, dont la curiosité se trouvait en éveil.

— C’est vrai, dit Tyler. Mais je ne suis pas libre de parler de nos affaires personnelles en l’absence de Jude, et il est inutile de l’aborder quand elle est de mauvais poil. Écoutez cela ! »

Un tintamarre provenait de la cuisine, comme si quelqu’un lançait poêles et casseroles à la volée.

Tyler se mit à glousser.

« Il en est toujours ainsi quand son humeur est excitée… Elle se met à nettoyer, épousseter et bouleverser tout. Mère était de même. Une femme ne peut s’empêcher de rester femme, je crois, quand même elle porterait une centaine de culottes l’une par-dessus l’autre.

— Eh bien, dit Ratcliffe, j’aimerais à accomplir un voyage avec vous, et j’espère le faire un jour ou l’autre. Peut-être vous reverrai-je tantôt sur l’île. J’avais l’intention d’y descendre aujourd’hui pour y jeter un coup d’œil : c’est dans ce but que nous avons mouillé ici.

— En ce cas, peut-être vous reverrai-je à terre, dit Tyler. Mais si je n’y vais pas, ayez soin de ne pas souffler mot de la cachette.

— Soyez tranquille ! »

CHAPITRE IV

L’HABIT DE PAPA

Jude fut débusquée de sa cuisine et le canot de toile descendu par-dessus bord.

Ratcliffe avait proposé de se dépouiller de l’habit de papa et de retourner en pyjama comme il était venu ; mais Tyler combattit cette idée.

Satan, qui voyait de loin, Satan, qui avait tapé Thelusson d’un carénage et d’un nettoyage, sans compter la vergue et les voiles de rechange, Satan avait autre chose en vue.

« Ce n’est pas un dérangement, dit-il. Prenez le youyou, et nous emmènerons le canot pour rapporter les nippes. La matinée est un peu avancée pour que vous accostiez votre bateau avec ces frusques peinturlurées. »

Un des gros poissons attrapés dans la matinée fut jeté dans le bateau en guise de « présent pour le yacht, » et ils partirent tous trois dans leurs deux embarcations.

L’échelle était baissée, et Simmons et un quartier-maître reçurent Ratcliffe. En montant, il entendit Tyler crier quelque chose à Simmons au sujet du poisson. Skelton ne se montrait nulle part sur le pont. Ratcliffe en fut heureux et descendit vivement, pour se changer.

Il faut dire que l’habit de papa avait été taillé pour un homme de six pieds de haut et large en proportion, pour un homme qui, en outre, aimait à porter des vêtements amples et aisés. Sur le dos de Ratcliffe, ce costume rappelait l’habit du Dr Jekyll porté par M. Hyde[4].

La porte du salon était fermée. Il l’ouvrit et se trouva face à face avec Skelton, assis à un bout de la table du salon et lisant à haute voix dans un livre, tandis que le capitaine Strangways, le second Norton, le steward Prosser et divers autres se tenaient au port d’armes, rangés selon leur grade.

C’était dimanche matin ; il l’avait oublié, et toute retraite était impossible. Il atteignit sa cabine en murmurant des excuses dans le silence glacial qui semblait cristallisé autour de Skelton. La porte refermée, il se jeta sur sa couchette et enfouit sa tête dans les oreillers pour étouffer un accès de rire, puis se déshabilla.

Pendant qu’il reprenait ses vêtements habituels, il entendait le long du bord la voix de Tyler qui, sur un ton de conversation et s’adressant évidemment à Simmons, parlait de quelque chose comme une légère couche de peinture blanche.

Sa toilette achevée, le ballot d’effets et les souliers de toile sous son bras, Ratcliffe risqua un coup d’œil dans salon. Le service terminé, la pièce était vide. Il monta sur le pont, qu’il trouva désert, à part Simmons et quelques matelots à l’avant.

Puis il descendit l’échelle jusqu’à la plate-forme et remit le paquet d’habits à Satan.

Un fût de peinture et un rouleau de cordages étaient déposés dans le canot de Jude, et Satan causait avec Simmons de quelque chose comme une hache de réserve.

« Eh bien, si vous n’en avez pas, n’en parlons plus, » conclut Satan.

Puis, s’adressant à Ratcliffe.

« Je vous verrai à terre, peut-être. »

Jude le gratifia d’une grimace amicale, puis ils débordèrent la ligne de flottaison dépassée d’un joint sous le poids de leur butin.

Simmons à la grosse tête les regardait avec la mine d’un homme qui vient d’échapper aux passes d’un magnétiseur.

« Ce bougre-là vous prendrait votre chapeau sur votre tête, dit-il. Je vais avoir une scène de tous les diables avec Norton à propos de cette peinture ; très probablement j’y serai de ma poche. Ah, c’est un type convenable, celui-là, mais un roublard ! Si vous aviez vu sa façon de m’amorcer avec ce poisson-là !

— Il est un peu là, dit Ratcliffe.

— Et le mousse aussi, reprit Simmons. Il est venu, après votre départ, prévenir que vous restiez à déjeuner avec eux. Je lui ai recommandé de ne pas abîmer la peinture. Sur quoi il m’a lancé une bordée à m’en faire sonner les oreilles. Et Sir William Skelton était là qui écoutait !

— Où est Sir William en ce moment, Simmons ? Il n’était pas dans le salon quand j’ai eu fini de m’habiller.

— Dans sa cabine, je crois, » répondit Simmons.

Ratcliffe prit un livre et, assis sous la double tente qui abritait le gaillard d’arrière, essaya de lire. Il avait choisi une Histoire des Antilles, l’ouvrage où sans doute Skelton avait glané ses renseignements de la soirée précédente. Mais les pages imprimées paraissaient mornes en comparaison des paroles ailées, et il se demanda comment Skelly, si anguleux et cassant dans la vie ordinaire, si embourbé dans les préjugés, avait pu l’échauffer à ce point avec ces histoires-là. D’où venait donc la supériorité de ce personnage ? Pourquoi, à trente ans, en paraissait-il quarante, cinquante parfois, tandis que lui, Ratcliffe, le craignait par instants comme un écolier redoute un maître d’école ?

Il s’attendait maintenant à être censuré pour avoir coupé au déjeuner et s’être montré aux officiers en costume de carnaval, et il savait d’instinct quelle forme prendrait cette censure : une attitude glaciale et une abstention voulue de la moindre allusion au sujet, voilà tout ; quarante-huit heures de Christchurch par un dimanche pluvieux, avec exagération de l’accent et des manières d’Oxford par-dessus le marché.

Au même instant Sir William Skelton, Baronnet, fit son apparition sur le pont ; c’était un homme grand et mince, rasé de près, ressemblant à un grave maître-d’hôtel, dans un costume de yacht en coutil d’une blancheur immaculée. Son éducation se révélait particulièrement dans ses yeux, à demi voilés de lourdes paupières. Il tenait à la main un canif à manche de nacre, ouvert.

À peine dégagé de l’écoutille du salon et sans avoir aperçu Ratcliffe, il tomba en arrêt comme un chien de chasse devant le gibier et cria : « Quartier-maître ! »

Un quartier-maître accourut à l’arrière.

Sur le dalot près de l’escalier, on avait laissé à la traîne une brasse environ de vieille corde rejetée par Tyler comme n’étant pas de la qualité « dont il avait besoin. » Il donna l’ordre de l’enlever, puis aperçut Ratcliffe, fit un signe de tête et prononça « Bonjour. » Il marcha vers le plat-bord et y posa un instant la main, regardant l’île et la Sarah-Tyler.

Jude et Satan travaillaient à quelque chose sur l’arrière. Au bout d’un moment la nature de leur besogne devint évidente. Ils dressaient une tente à l’instar de celle de la Dryade, un impudent étalage de vieille toile brunie par les intempéries et raccommodée de toutes parts, qui faisait penser à une mendiante se pavanant sous une ombrelle.

Skelton renifla puis se retourna, et, le dos appuyé au bordage, s’escrima de son canif sur l’ongle de son auriculaire gauche.

« Ratcliffe, dit-il tout à coup comme s’il s’adressait à son petit doigt, je voudrais que vous vous abstinssiez ! »

Il s’exprimait doucereusement, d’une voix un peu triste, donnant l’impression que Ratcliffe s’était conduit en vulgaire intrus et, pis encore, donnant cette impression à Ratcliffe même. Le fait qu’il était son hôte ajoutait du poids à ses paroles. Tout cela était horrible.

« Que je m’abstinsse de quoi ? » demanda Ratcliffe.

Skelton s’était senti un peu froissé dans son respect des convenances en le voyant quitter son navire en pyjama et rester à déjeuner en pareil costume à bord d’une misérable barque comme la Sarah ; mais la véritable cause de son ressentiment était sa soudaine apparition aux prières du dimanche dans les habits de papa. Le steward en chef avait esquissé un sourire !

Skelton, bien que bon marin, excellent maître de navire et brave autant qu’un homme doit l’être, était un individu de nervosité extraordinaire. Un office général sur le pont pour tout l’équipage représentait une entreprise au-dessus de ses forces : en guise de compromis, il présidait un service réduit dans le salon, et cela même lui coûtait beaucoup de peine. L’entrée de Ratcliffe sous ce grotesque déguisement avait bouleversé son système nerveux.

« Si vous ne pouvez comprendre, je ne saurais vous expliquer, déclara-t-il. Au cas où la situation eût été intervertie, j’eusse fait des excuses. Quoi qu’il en soit, cela ne fait rien.

— Écoutez, Skelly, dit Ratcliffe. Je suis terriblement fâché de vous avoir marché sur les cors aux pieds, et suis prêt à vous offrir toutes les excuses possibles, mais le fait est que nous ne semblons pas faits l’un pour l’autre, n’est-ce pas ? Vous êtes la crème des hommes comme il faut, mais nos tempéraments diffèrent. Si ces deux passagers s’étaient joints à la croisière, les couches diverses se seraient mieux mélangées. Vous et moi, pour nous accorder, aurions besoin d’être fondus dans une société plus nombreuse.

— Je vous ai averti avant le départ que je n’aimais pas les cohues, dit Skelton, et que seuls Satherthwaite et Magnus viendraient avec nous. Et lorsqu’ils nous ont fait faux-bond, vous avez déclaré que cela importait peu, que nous serions plus libres et mieux à l’aise entre nous.

— Je sais, dit Ratcliffe. Je me trompais, et d’ailleurs je ne voulais pas vous obliger à différer votre croisière.

— Oh ! vous ne m’auriez pas obligé à la différer. Je serais parti seul. Je ne dépends de personne pour me tenir compagnie.

— Je crois que, seul, vous auriez été plus heureux.

— Peut-être, dit Skelton en pinçant les lèvres.

— Eh bien, mettez-moi à terre quelque part.

— Vous dites des absurdités ! »

Ratcliffe s’était levé et accoudé au plat-bord près de l’autre. Ses yeux se fixaient sur la Sarah-Tyler, sur la Sarah mal famée, et tout à coup Jude et Satan lui apparurent comme des êtres humains vraiment libres et vivants, tandis que Skelton lui semblait n’être pas entièrement vivant, ni libre, malgré toute sa fortune.

Leur contraste avec Skelton donnait aux Tyler, et spécialement à Jude, une auréole extraordinairement colorée et fascinatrice. Du reste, Jude possédait un pouvoir suffisant de fascination, même sans ce repoussoir.

« Ce que je dis n’est pas absurde le moins du monde, riposta-t-il, et si vous vous sentez disposé à rouler seul pour le restant de la croisière, je vous quitterai ici.

— Quoi, vous abandonner dans cette île déserte ?

— Non. J’aimerais à accomplir une tournée avec ce type dans le chaland boueux là-bas. Il m’a proposé de le faire, quand je voudrais.

— Parlez-vous sérieusement ?

— Très sérieusement. Ce serait un pique-nique sans fin et un véritable plaisir pour moi d’être cahoté à la ronde sur ces mers. À La Havane, je trouverai bien un bateau qui me ramènera chez moi. »

Skelton sentait là-dessous une réédition de la négresse de la Barbade… une faute de goût. Malgré sa courtoisie d’hôte, il était excédé de Ratcliffe, de ses manières et de ses points de vue. Solitaire d’inclination, il ne voyait aucun inconvénient à terminer ce voyage par lui même. Néanmoins, l’idée émise lui inspirait une forte aversion.

Pourquoi ? Se sentait-il insulté de ce qu’on abandonnât la Dryade en faveur de cette misérable et malpropre Sarah, de ce qu’on préférât la société des Tyler à la sienne ? Un vague instinct l’avertissait-il que leur compagnie valait mieux pour des gens disposés à se donner du bon temps ? Son profond respect des conventions était-il outragé comme si, se promenant dans Piccadilly avec Ratcliffe, il eût vu ce dernier saisir le bras d’un balayeur public ? Qui sait ? En tout cas, il éprouvait une amère et forte rancune. Or, comment et dans quels termes manifesta-t-il son aversion et sa colère ?

« Eh bien, allez-y, mon cher ami, allez-y ! dit-il du ton le plus bienveillant du monde.

— Parfait ! répondit Ratcliffe. Mais êtes-vous sûr de ne pas en être contrarié ?

— Contrarié ! Pourquoi le serais-je ?

— Une seule valise bien bourrée me suffira, dit Ratcliffe. J’ai près de cent cinquante dollars d’argent liquide et une lettre de crédit pour cinq cents sur le Lyonnais à La Havane. Si vous voulez me prêter un canot, je vais transborder mon bazar et serai de retour pour le déjeuner. Vous partez ce soir, sans doute, et je puis rester à bord jusqu’à ce que vous leviez l’ancre. Il est possible que je vous rejoigne à La Havane en revenant, mais ne vous tracassez pas de cela. Bien sûr tout dépend de ce type-là, s’il veut bien me prendre. Je vais emporter ma valise avec moi et le lui demander. »

Pas un instant il ne soupçonna ce qui se passait dans l’esprit de Skelton.

« Vous allez emporter vos affaires avec vous dans ce canot et, si ce… monsieur refuse de vous prendre, que ferez-vous ?

— Je reviendrai.

— Eh bien, maintenant, je vais vous parler très clairement, Ratcliffe, dit Skelton. Si vous quittez mon navire comme cela, à propos de rien… d’une pure fantaisie et de douteuses rencontres… avec de véritables écumeurs le mer… de la pire espèce… je vous le dis carrément et une fois pour toutes… je vous prierai de ne plus remettre les pieds à mon bord.

— Par exemple, je veux bien être pendu ! s’écria Rat-cliffe, s’enflammant soudain. Vous commencez par approuver mon départ et vous me blâmez ensuite ! Eh bien, en voilà assez. Vous m’avez pour ainsi dire flanqué hors de votre bateau.

— Ne déformez pas mes paroles, dit l’autre. C’est là un genre de tergiversation que je ne saurais supporter.

— Nous ferons mieux d’en rester là, fit Ratcliffe. Je m’en vais. Au cas où je ne vous reverrais pas, je vous dis adieu.

— Et veuillez comprendre, dit l’autre, les lèvres un peu blanches, veuillez comprendre…

— Oh ! ça va ! dit Ratcliffe. Au revoir ! »

Il plongea dans le salon et sonna le garçon de cabine.

Dans son état de colère et d’énervement, sentant qu’il avait été humilié, réprimandé, tourné en dérision et traité de façon incongrue, il n’osait entreprendre d’emballer ses affaires lui-même. Il s’assit sur sa couchette tandis que le garçon bourrait une valise de nécessaire et se demanda ce qu’il adviendrait si Tyler refusait de le prendre. Il serait obligé de se réfugier sur l’île des Palmiers.

La situation tournait à l’opéra-comique ; mais tel était son état d’esprit qu’il ne repoussait pas cette idée.

Il n’était plus question de « Skelly » ; ce diminutif avait fait place à l’explétif « cette brute de Skelton ».

Ratcliffe donna des pourboires au garçon et au maître d’hôtel, et leur dit qu’il allait faire un voyage « dans le cotre là-bas ». Il répéta la même histoire à Norton et Simmons qu’il rencontra sur le pont. Skelton avait disparu dans sa cabine. Ratcliffe informa les deux officiers qu’il avait pris congé de son hôte et leur demanda de faire mettre un canot à la mer.

« Je vous retrouverai sans doute à La Havane, dit-il pour sauver la situation. Je m’attends à mener une bonne vie, mais un peu rude. Je veux faire de la pêche.

Tout cela semblait un rêve, et un rêve dénué d’agrément. Maintenant qu’il s’était embarqué dans cette affaire, il souhaitait presque la voir terminée.

Le yacht était confortable, la cuisine excellente. Quand on désirait quelque chose, il suffisait de toucher un bouton.

À bord de la Sarah, il n’y avait pas de sonnettes. Un lavabo et une salle de bain imaginée par papa constituaient les seules commodités, et la baignoire s’avérait impraticable. C’était l’unique échec de papa. Le tuyau à soupape qui la reliait à l’océan était agencé de telle façon que, vraisemblablement, toute la mer des Caraïbes y serait entrée avant que l’on pût fermer le robinet.

Si maintenant, au dernier moment, Skelton eût fait demander à Ratcliffe de descendre pour une explication, la situation se serait peut-être aplanie. Mais Skelton n’était pas homme à faire des avances ; Ratcliffe non plus, dans son genre.

Cependant Simmons surveillait la mise à l’eau d’un canot. L’échelle était toujours en place. Le bagage fut descendu dans l’embarcation et Simmons, assis à l’arrière près de Ratcliffe, prit les cordons du gouvernail.

Pas le moindre signe de Skelton, pas même une tête aux sabords !

« En route ! » cria Simmons.

En approchant de la Sarah, Ratcliffe vit Satan qui, penché sur le bordage, les regardait venir. Jude ne se montrait nulle part.

« Eh bien ! cria Ratcliffe quand ils arrivèrent le long du bord, me voici de retour.

— Je m’y attendais presque, dit Satan en grimaçant un sourire.

— Êtes-vous disposé à m’emmener sur-le-champ pour cette tournée ?

— Pour sûr ! C’est là votre fourbi ?

— Oui. »

Satan alla se pencher sur l’écoutille et cria : « Jude !

— Ohé ! répondit une voix.

— Il est revenu ! »

CHAPITRE V

LA VALISE

Jude arriva sur le pont au moment où l’on hissait l’énorme valise par-dessus bord. Ratcliffe tendit à Simmons un billet de cinq livres pour l’équipage, et lui fit adieu de la main tandis que le canot s’éloignait. Puis, se retournant vers Satan, il entreprit de discuter avec lui les conditions financières de son séjour, mais le frère et la sœur lui imposèrent immédiatement silence : ils ne voulaient pas entendre parler d’argent. Habitués aux changements et événements étranges de la vie maritime, ils semblaient trouver l’affaire toute naturelle et, après les premiers mots échangés, ils se mirent à causer entre eux deux.

Le cours de leur conversation éveillait chez Ratcliffe une vague idée de sorcellerie. On eût dit que, prévoyant d’instinct son retour, ils avaient déjà réglé son arrivée à bord et la place à réserver pour lui et son bagage. L’énormité de la valise consternait Jude.

« Vous ne pouvez garder ce truc-là, dit-elle en y donnant un léger coup de pied. C’est beaucoup trop grand. Dites, qu’avez-vous là-dedans ?

— Des vêtements.

— Des pyjamas ?

— Oui, et des tas d’autres choses. »

Jude repoussa en arrière le vieux panama qu’elle portait et s’assit sur la valise. Elle avait les pieds nus et se tordait les orteils en proie à de profondes méditations.

« Vous pourrez fourrer vos affaires dans le compartiment de réserve, dit-elle enfin. Ce ne serait pas drôle pour vous de garder ça dans votre valise, pour buter dedans tout le temps. Vous feriez mieux de tout vider ici et de transporter les effets en bas.

— Très bien, dit Ratcliffe. Mais que faire de la valise ?

— Balancez-la dans la flotte ! fit Jude.

— Ferme ça ! intervint Tyler avec brusquerie. Qu’est-ce que tu racontes ? Jette-toi toi-même par-dessus bord si le cœur t’en dit ! »

Puis, s’adressant à Ratcliffe : « Elle a raison quand même ; il n’y a pas de place pour du bagage. Si vous voulez l’aider à porter les affaires en bas, je m’occuperai de la malle. Quand le voyage sera fini, vous trouverez bien un sac pour loger vos effets. »

Ratcliffe ouvrit la valise.

Le garçon de la Dryade était un expert ; il avait dû être rat-de-ballot[5] dans une précédente incarnation. Dans un espace donné il pouvait entasser moitié plus qu’aucun mortel ordinaire. Mais l’imagination n’était pas son fort, ou peut-être était-il trop occupé pour regarder le genre de bateau qu’allait rejoindre Ratcliffe ; et celui-ci avait l’esprit trop accaparé par Skelton pour remarquer ce qu’on emballait.

Jude, à genoux, aidait au déballage.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle en tombant sur une doublure de satin noir.

— Au diable cet imbécile de garçon ! dit Ratcliffe. Qu’avait-il besoin d’emballer ce fatras ? C’est un frac pour le dîner.

— Vous voulez dire que vous vous mettez à table en habit ? »

Jude émit une série de gloussements et de grognements, tandis que Ratcliffe, à genoux, s’empressait de retirer le pantalon et le gilet allant avec le frac.

« C’est seulement la doublure… ça se porte à l’envers. Je sais bien que c’est ridicule. Faites-en un seul paquet. Seigneur ! voyez donc les chemises qu’il a fourré là-dedans !

— Elles ont des plis comme les fesses d’un navire en bois, dit Jude en regardant les devants empesés.

— Je sais. Ça va avec cet idiot d’habit. On ne peut faire entrer une once de bon sens dans la tête d’un garçon de cabine. Allons porter tout ça en bas. »

Tandis qu’il descendait le fatras, Satan, assis sur le panneau, s’était coupé un gros morceau de tabac. Il chiquait parfois. Ses longues mâchoires fonctionnaient avec régularité comme celles d’un ruminant, et il contemplait la valise qui se vidait rapidement.

Il avait conçu un plan au sujet de cette valise et projetait d’en tirer profit. Les plans de Satan avaient généralement un profit pour objet. Il avait sincèrement pris Ratcliffe en affection : mais, chose curieuse, les sympathies mêmes de Satan le guidaient ordinairement vers un bénéfice quelconque, peut-être parce qu’elles s’inspirent d’une intelligence alerte, aiguisée par les vadrouilles au milieu de coquins, d’écumeurs de plage, de rats de quai, aussi bien que d’honnêtes gens.

Quand Ratcliffe remonta après avoir transporté la dernière charge, Satan et la valise avaient disparu.

Le bateau de toile, qui n’avait pas été hissé à bord, se balançait à l’arrière au bout d’une corde. Ratcliffe regarda par-dessus le bordage. Satan était dans l’embarcation avec la valise, en train de démarrer.

« Je vais la rapporter au yacht, » dit-il.

Ratcliffe fit un signe d’approbation.

À ce moment Jude arriva sur le pont en clignant des yeux et remontant son pantalon d’un cran. Elle s’était débarbouillée et rajustée un peu, sans doute parce qu’elle s’était rappelé que c’était dimanche, ou peut-être parce qu’il était venu de la compagnie à bord. Évidemment elle s’était plongé dans l’eau la tête entière, car celle-ci ruisselait.

Pendant qu’elle restait debout en plein soleil, son panama à la main, pour sécher ses cheveux, Ratcliffe l’observa mieux, et se dit qu’il n’avait jamais vu de visage si aimable. Jude ne serait jamais jolie, mais elle était plus que jolie, saine, honnête, confiante et intrépide reflétant facilement le rire, avec une trace de l’insouciance de la jeunesse. Elle possédait une figure absolument originale et caractéristique. Sale, c’était une face de gavroche : lavée, c’était celle que nous venons de décrire ; et les yeux extraordinaires, d’un gris liquide, prenaient un regard lointain quand elle devenait sérieuse, un regard acquis probablement au cours de sa vie sur les vastes espaces de la mer.

« Où est Satan ? » demanda Jude.

Ratcliffe indiqua du doigt la direction, Jude mit une main en auvent sur ses yeux, regarda et se mit à rire.

« Je pensais bien qu’il avait quelque chose en tête dit-elle. Il va faire sa cour à un officier pour gratter du boni. »

En un éclair, Ratcliffe comprit le motif de l’activité déployée par Satan ; en un autre éclair, à tort ou à raison, Satan et Jude lui apparurent de nouveau comme un couple de bohémiens de la mer.

Une roulotte de romanichels campés auprès d’une coquette villa, telle était la relation entre la Sarah et la Dryade ; et Satan, le chef de caravane, allait se présenter à la porte de la villa pour rendre une valise vide et soutirer aux domestiques des vieux chiffons et objets hétéroclites, peut-être pour se saisir d’un poulet ou mettre la main sur quelque paillasson, ou Dieu sait quoi encore.

Il se souvint de l’enthousiasme que Satan avait manifesté pour le youyou. Et lui, Ratcliffe, venait d’associer son destin à celui de pareilles gens ! Une croisière de pêche ? Quelle blague ! Une escampette de tziganes, de joueurs de bonneteau, de ramasseurs d’épaves, et peut-être de chapardeurs opérant de la Guadeloupe à la sèche Tortuga, voilà l’aventure où il s’était fourvoyé.

La Sarah-Tyler, si l’on pouvait la traîner devant un tribunal quelconque, serait condamnée rien que sur sa mine ! Jude était assez honnête à sa manière, mais sa manière était celle de Satan, et elle avait avoué, avec les yeux les plus candides et les plus limpides du monde, le pillage d’un brick dont ils avaient caché le butin. Ils disaient bien : « Passons sur ce qu’était papa, » mais ils n’en restaient pas moins sa progéniture, et sans doute la loi représentait pour eux ce qu’elle avait représenté pour lui : une chose à éviter ou à dépister comme un animal dangereux.

Toutes ces pensées lui trottaient par la tête sans le troubler le moins du monde. Loin de là ! Son insouciante témérité avait fait des progrès depuis qu’il avait tranché le câble le reliant à la Dryade, et pour tout l’or du monde n’eût pas voulu troquer la Sarah contre un navire d’aspect plus convenable, ni transformer Satan, de ce qu’il était, en un personnage de respectabilité garantie.

Il supputait que Satan, s’il donnait une entorse à la loi, serait assez habile pour en esquiver les conséquences. Rien qu’avec sa langue, ce garçon-là était capable de se tirer des plus mauvais pas. D’ailleurs, cette simple vie de bohème donnait à la vie une nouvelle saveur, celle que recherchent les gamins quand ils pillent les vergers ou les nids de poule, la figure mâchurée au bouchon et armés de sabres de bois.

« Il monte à bord, » annonça Jude.

La valise avait été prise par un homme de l’équipage, pour l’instant Satan, sans doute sur l’invitation de l’un des individus vêtus de blanc qui se penchaient sur le bordage de la Dryade, montait l’échelle, laissant le canot de toile se débarbouiller dans l’eau bleue près de la plate-forme.

Ratcliffe devina qu’un des personnages en blanc était Skelton et qu’il avait invité Satan à monter à bord. Il se sentit vaguement inquiet. Dans quelle intention Skelton agissait-il ainsi ? Se proposait-il de mettre des bâtons dans les roues ?

Mais il n’eut guère le temps de se tracasser, car Jude qui maintenant l’avait tout à elle sans interruption possible, venait de démasquer ses batteries et ouvrait le feu après avoir craché dans l’eau.

« Dites-moi donc, cria-t-elle sans le regarder, encore penchée sur le plat-bord où la tente projetait son ombre, que faites-vous, en définitive, quand vous êtes à terre ?

— Je fais ce que font les riches oisifs, répondit Ratcliffe en allumant sa pipe.

— En tout cas, vous ne serez pas oisif ici à bord, dit nettement Jude. Que faisait votre papa ? Était-ce un riche oisif, lui aussi ?

— Non, il était propriétaire de navires.

— Combien de navires possédait-il ?

— Une quarantaine.

— De quel genre ?

— Des bateaux à vapeur.

— De quelle jauge ?

— Oh ! toutes sortes, de deux à cinq mille tonnes. » Elle se retourna pour voir s’il se moquait d’elle.

« Il y avait une autre personne dans l’affaire, dit Ratcliffe, un associé ; la raison sociale était Ratcliffe et Holt. Mon père mourut intestat.

— Quelque chose marchait de travers dans son intestin ?

— Non, il est mort d’une attaque. On l’a trouvé raide dans son fauteuil. Il est mort en travaillant.

— A-t-on découvert le type qui a fait le coup ? demanda Jude.

— Non, ce n’était pas un homme qui l’avait attaqué ; une maladie, l’apoplexie, et comme il mourut sans avoir fait de testament, tout l’argent fut partagé entre mes deux frères et moi.

— Combien avez-vous eu ?

— Plus de cent mille.

— Dollars ?

— Non, livres sterling, quatre cent mille dollars.

— Vous les avez encore ?

— Oui.

— À la banque ?

— En partie ; le reste est placé en obligations. »

Elle sembla soudain perdre tout intérêt aux affaires d’argent et se pencha un moment par-dessus bord, en sifflant tout doucement et rythmant la mesure avec son talon nu. Puis elle demanda :

« Qui est le type avec qui vous naviguiez ?

— Il se nomme Skelton.

— C’est à lui ce bateau-là ?

— Oui.

— Eh bien, dit-elle tout à coup comme s’éveillant d’une rêverie, tout cela ne fera pas bouillir mes pommes de terre. Il faut que je prépare le dîner. Venez m’aider si le cœur vous en dit. »

Il y avait un demi-sac de pommes de terre dans la cuisine. Elle mit la poêle en train, puis, s’agenouillant devant le sac ouvert, l’envoya chercher un demi-seau d’eau par-dessus bord. Il trouva le seau attaché à la corde, apporta l’eau et remplit la casserole, puis rapporta de l’eau pour laver les pommes de terre.

Elle les lava, assise sur les talons, devant le seau.

« Où les avez-vous prises ? demanda Ratcliffe.

— Pris quoi ?

— Les pommes de terre.

— Nous les avons achetées, dit Jude ; puis, comme saisie d’un remords de conscience : « Du moins, non, nous ne les avons pas achetées. Nous les avons soutirées à un fruitier. »

— À un fruitier ?

— Un vapeur chargé de fruits. C’est Satan qui l’a retenu.

— Retenu ? Comment cela ?

— Oh ! il n’y a pas de mal à retenir un vapeur pourvu qu’on ne le détourne pas de sa route, ou pas beaucoup. Ce sont les propriétaires qui trinquent, et ils ne peuvent pas sentir le tapage. L’équipage est charmé et s’il y a des passagers à bord, ils sont enchantés.

— Vous voulez dire que vous arrêtez des vapeurs ?

— Oui.

— Mais comment vous y prenez-vous ?

— Oh ! c’est simplement de temps à autre. Quoi de plus facile que de se trouver sur le chemin d’un navire, avec le pavillon en berne ? Alors il s’arrête.

— Et vous montez à bord demander des patates, ou ce dont vous avez besoin ?

— Pas si bêtes ! dit Jude. Ils vous chasseraient du navire à coups de pied. C’est de l’eau que vous demandez, prétendant que vous mourez de soif ; alors vous buvez presque au point d’en crever et vous remplissez le tonnelet que vous avez apporté avec vous. Tout cela est très franc. Satan n’arrêterait jamais un navire sans avoir du poisson à donner en échange de ce qui lui manque, pommes de terre, fruits ou tabac. Le poisson est dans son bateau et il le leur offre. Toujours contents d’avoir du poisson frais, ils proposent de l’acheter. Lui n’accepte pas d’argent, mais il dit : « Si vous aviez quelques pommes de terre sous la main, cela me serait égal de les prendre pour le poisson. Quelquefois c’est des fruits qu’il désire, ou autre chose. Après quoi il démarre… et si c’est un bateau à passagers, ceux-ci, croyant vous avoir sauvés d’une mort cruelle, s’alignent le long du bord et vous acclament. C’est rigolo comme tout.

— Sous quel pavillon naviguez-vous ?

— Américain, naturellement. Voyez-vous, continua Jude, en mettant les pommes de terre dans la casserole, le poisson ne nous coûte rien et ils sont très contents de l’avoir, mais je crois qu’ils nous abîmeraient le portrait s’ils soupçonnaient le truc de la soif.

— Mais supposons que vous tombiez deux fois sur le même navire ?

— Ce n’est pas une chose à faire tous les jours, dit Jude avec une nuance de mépris dans la voix, mais Satan ne porte pas d’œillères ; et c’est un truc que l’on ne pourrait pas pratiquer du tout si l’on ne connaissait pas l’existence des bancs de poissons au voisinage de la route que suit le vapeur. Je crois qu’il vous reste bien des choses à apprendre.

— Je le crois aussi, dit Ratcliffe en riant, et je parie bien que vous me les enseignerez !

— Eh bien, pour commencer, videz cela par-dessus bord » dit Jude en lui tendant le seau d’eau sale.

Il lança l’eau à la mer, en même temps qu’un coup d’œil à la Dryade. Satan était dans le canot et s’éloignait du yacht à l’instant même. Quand Ratcliffe rapporta cette nouvelle à la cuisine, Jude se préparait à frire du poisson : non pas le poisson pris au début de la matinée, mais du tout frais, pêché juste avant le retour de Ratcliffe.

Celui-ci retourna au plat-bord au moment précis où Satan abordait.

Satan revenait avec une cargaison assortie. Son insatiable appétit pour la toile à voile et les cordages était trahi par le ballot arrimé à l’arrière. Il rapportait aussi des paquets, et n’avait pas perdu sa peine en ramenant la valise vide.

« Voici du café, dit-il à Ratcliffe en lui tendant l’article. Nous étions à court. Et voilà des biscuits… attrapez !… Et voici des saletés de fantaisie en boîtes et du lait condensé… J’ai dit au type que notre vache était claquée hier. « Prenez tout ce que vous voudrez, a-t-il dit. Ne faites pas attention à moi, je ne suis que le propriétaire. » Il m’a offert la grand’voile au moment où je m’en allais et m’a crié de revenir prendre le youyou ; je lui ai répondu que j’en étais amoureux – ce qui l’a mis en gaieté – et peut-être irai-je le chercher… Empoignez paquet de boîtes d’allumettes, un vrai présent du Ciel. Voici encore une boîte de tomates de conserve… et c’est tout. »

L’ironie de Skelton n’avait évidemment eu aucune prise sur Satan, qui l’attribuait à la gaieté du personnage, mais Ratcliffe pouvait l’apprécier, comprenant que sa propre tête servait de cible.

Les tomates de conserves firent leur apparition parmi les mets du dîner, et au cours du repas de nouvelles révélations précisèrent l’attitude de Skelton. Il avait offert à Satan des boissons alcooliques, espérant, comme le soupçonna vaguement Ratcliffe, le renvoyer à la Sarah dans un état inquiétant, en guise de leçon pratique sur les dangers de la mauvaise compagnie ; mais le rusé Satan n’usait pas de liqueurs fortes : il voyageait dans le compartiment des buveurs d’eau.

« Je laisse ça à Jude, » dit-il en grimaçant un sourire.

Ceci était une allusion à la cuite de La Havane dont elle s’était vantée et Ratcliffe, placé en face du couple, la vit allonger le menton. Mais pourquoi se vantait-elle d’une chose à un moment donné et s’indignait-elle qu’on en parlât en d’autres circonstances ? Ce problème le dépassait.

Un instant elle sembla sur le point de coiffer Satan d’un plat de tomates, mais elle se contint… à part la langue.

« Tu aurais mieux fait de travailler ici à bord et de réparer le crochet de cet espar de rechange que d’aller extorquer de vieilles toiles à ce bonhomme, dit-elle. Nous sommes déjà encombrés de vieilleries dont nous n’avons que faire, pas plus que de la tante de Salomon. C’est dans la famille, il me semble, à en juger par ce qu’était grand-père.

— Oh, fourre-toi une patate dans la bouche ! dit Satan.

— Il colportait des trucs à la frontière canadienne, dit-elle à Ratcliffe, des jambons.

— La ferme ! cria Satan.

— … Des jambons en bouleau et des muscades en bois.

— C’était une plaisanterie favorite de papa, dit Satan. Et, si tu ajoutes un seul mot, je te renverse sur mon genou et je baisse ton p…

— Alors qu’as-tu besoin de me lancer de vieilles rengaines à la face ? cria Jude, oscillant entre la colère et les larmes. Un de ces jours je décamperai comme a fait maman.

— Pas un ministre baptiste ne voudrait te regarder, dit Satan avec un clin d’œil à Ratcliffe.

— Au diable les ministres baptistes ! Tu pourras manœuvrer ton vieux sabot tout seul. Je filerai ! Deux mille de ces dollars m’appartiennent et la prochaine fois que nous toucherons à La Havane j’en jouerai un air.

— Et où iras-tu ?

— J’ouvrirai une blanchisserie.

— Alors il faudra te noircir la figure et porter un turban comme les autres… et épouser un noir. Je te vois venant chercher le linge à bord. »

Jude ne put se défendre d’un accès de rire, mais aussitôt elle s’apaisa et continua son repas. On ne savait jamais si ses colères aboutiraient aux larmes, au fou rire ou à rien du tout.

Pas un mot de plus ne fut prononcé au sujet de l’histoire de la famille, du moins à ce repas ; quand il fut terminé, Jude réquisitionna l’aide de Ratcliffe pour laver la vaisselle et la batterie de cuisine.

« Satan est capitaine, dit Jude. Jamais il ne m’aide à laver ou rincer… Pas de l’eau froide, grand dieu ! Où avez-vous appris à faire la vaisselle ? De l’eau chaude !… J’en ai laissé dans cette bouilloire sur le poêle. »

Elle avait enlevé son vieux paletot et retroussé les manches de son tricot presque jusqu’aux épaules.

Ratcliffe, tout en travaillant, se mit à songer que, sans un mot de protestation, tout naturellement, comme une partie s’adapte à l’économie de l’ensemble, il était descendu à la situation de laveur de vaisselle et d’aide à tout faire dans la famille Tyler, prenant la place du nègre qui s’était sauvé.

Il s’aperçut également que Satan était moins une personne qu’une influence subtile. Le diable d’homme semblait parvenir à son but plutôt par le désir que par la volonté. Il lui fallait un aide, et le charme de son souhait s’était abattu sur Ratcliffe. Son vœu avait fait jaillir de Simmons un tonnelet de peinture… et voilà que Skelton, le cynique et supérieur Skelton, envoyait à la peu recommandable Sarah-Tyler des largesses de café et de tomates, allant jusqu’à offrir sa grand’voile au rapace Satan sous couvert de raillerie ! Était-il autre chose qu’une marionnette mue par les fils de cette convoitise satanique ?

N’eussent été Jude, et la Sarah, et ce sentiment étrangement neuf de libération de toutes les associations jadis familières, et ce je ne sais quoi d’aimable chez Satan, cette puissance de cajolerie qui lui permettait de plier les gens à son gré, Ratcliffe eût peut-être réagi contre l’hypnotisme des Tyler. Telle qu’elle se présentait, toute l’affaire lui semblait gaie comme une pantomime, excitante comme un roman d’un nouveau genre dont les personnages étaient réels et lui-même un des héros.

Sans tenir compte de Satan et de la vieille Sarah, ainsi que de l’extraordinaire fascination des mâts et des voiles, du pont étroit et de la mer toute proche, sans parler du plaisir d’attraper son propre poisson, de cuire ses propres victuailles, de trafiquer parmi les vents, les vagues, les récifs et les îles pour gagner sa vie, – même à défaut de tout cela, Jude aurait suffi pour le retenir ; car Jude lui redonnait ce qu’il possédait à l’âge de neuf ans – le pouvoir de jouer, d’envisager toutes choses sous un jour frais et nouveau.

C’était un amusement que de laver les plats avec elle. Pour cette fille à l’âme sans réserves tout était récréation, hisser les voiles, pêcher, faire la cuisine, résister à l’ouragan avec une ancre flottante, ramasser les épaves et ainsi de suite ; et elle lui communiquait son état d’esprit. Déjà une franche camaraderie régnait entre eux deux, et quand ils se trouvaient ensemble, ils se sentaient du même âge, neuf ans environ, bien qu’elle en eût quinze et lui plus de vingt.

« Collez les assiettes sur cette étagère, dit Jude. Oh, Seigneur ! Qu’avez-vous dans les doigts ? Laissez-moi faire ! Ça, c’est la tringle pour les empêcher de glisser quand le navire roule. Maintenant fourrez les couteaux dans ce placard. Vous n’êtes pas fâché que je vous dise comment faire, hein ?

— Pas le moins du monde.

— Eh bien, c’est fini. »

Ils trouvèrent Satan sous la tente, occupé à réparer le crochet du vieil espar.

Jude s’assit sur le pont, s’entoura les genoux de ses bras, s’avisa de critiquer le travail de Satan, reçut avis de tenir sa langue, puis s’affaissa le dos à plat, les genoux en l’air, se cachant les yeux du revers de la main. Elle possédait la faculté de s’endormir dès qu’elle en avait le loisir.

CHAPITRE VI

UNE HISTOIRE DE TRÉSOR

L’horizon s’était évanoui dans la brume, les mouettes avaient cessé leurs cris, et les vagues, en s’étalant sur la plage de l’île, fredonnaient leur indolente berceuse.

Une fumée légère montait de la cheminée jaune de la Dryade, posée comme un navire peint en blanc sur un océan peint en bleu. Les chaudières chauffaient.

« Si nous descendions à terre ? proposa Ratcliffe. Je voudrais voir cette cachette dont vous m’avez parlé. Venez-vous ?

— J’aimerais autant remettre cela jusqu’après leur départ, déclara Satan en indiquant d’un geste la Dryade. On ne sait s’ils ne nous guetteraient pas avec des jumelles ; et ils partent ce soir… le type me l’a dit. Laissez-moi faire et je me charge de vous montrer une cachette autrement intéressante d’ici un jour ou deux. »

Une voix somnolente surgit à ras du pont :

« Satan, ferme ça !

— Ferme ça toi-même ! riposta Satan. Je ne veux pas parler de ce que tu crois : je parle du récif à ormiers… Regarde-moi ça, vautrée là comme une chienne paresseuse et interpellant ses supérieurs !

— Qui sont mes supérieurs ? cria Jude, redressée tout d’un coup comme un diable sortant de sa boîte.

— Moi. Je suis ton supérieur.

— Toi !

— Moi ! »

Jude éclata d’un rire spasmodique.

« Écoutez-le parler ! cria-t-elle à l’univers en général. Ça ne sait même pas faire bouillir des pommes de terre ! »

Elle se remit sur pied d’un bond, et il la poursuivit autour du mât, armé d’un bout de corde.

« Ose me toucher et je lui raconte tout ! »

Un petit coup l’atteignit. L’instant d’après, cramponnée à Ratcliffe, et se servant de lui comme d’un bouclier :

« C’est un vieux bateau échoué au sud de Rum Cay ! cria-t-elle. Au sud de Rum Cay ! Je t’avais prévenu que je le lui dirais si tu me touchais ! »

Satan laissa tomber le bout de corde et se remit à l’œuvre sur son espar.

« Maintenant c’est fait, dit-il.

— Je t’avais prévenu. »

Elle se rassit sur le pont et dorlota ses genoux comme si rien ne s’était passé.

« Inutile d’avoir peur, dit Ratcliffe. Je n’en soufflerai mot à qui que ce soit.

— Oh ! là n’est pas la question, dit Satan. Mais papa tenait beaucoup à ce que le secret fût gardé. Il avait repéré le rafiau trois mois seulement avant d’être pris de la fièvre, et même il n’était pas tombé dessus par hasard. Et voilà que Jude vend la mèche !

— Je t’avais prévenu que je le lui dirais, gronda Jude.

— Tu m’avais prévenu. Comment ! depuis l’automne dernier tu me rabâchais de tenir ma langue à ce sujet et tu es la première à manger la consigne. Ça, c’est bien d’une femme !

— Qui appelles-tu une femme ?

— Ma tante. Ferme ta bouche et cesse tes balivernes. Empoigne cet espar et tiens-le bien pendant que j’y fixe cet anneau ! »

Il se mit au travail en silence. Ratcliffe, assis, les regardait, vaguement intrigué par ce qui venait de se passer, moins impressionné par les paroles que par l’endroit et la circonstance… le petit pont de la Sarah, la mer bleue et indolente, le bruit du ressac sur l’île des Palmiers, les silhouettes de Jude et de Satan.

Rum Cay ne lui était pas inconnue. La Dryade avait passé devant par une aurore rose et nacrée. Le maître d’hôtel l’avait appelé pour qu’il vînt voir l’île. C’est au sud de cet endroit solitaire et enchanteur que le vieux Tyler avait repéré un navire échoué. Il devinait instinctivement de quel genre de navire il s’agissait, les Tyler n’étant pas gens à faire du bruit à propos de rien. Ils connaissaient ces mers aussi bien que les mouettes. Cependant il ne dit rien. Ce fut Satan qui reprit le premier la parole.

« Papa projetait de s’y arrêter au printemps dernier, dit-il. Mais la fièvre le prit. Et depuis nous manquons de main-d’œuvre. Jude et moi nous nous débrouillons pour faire marcher le bateau et gagner notre vie, mais nous ne pouvons pas entreprendre une grosse affaire. Rien que l’enlèvement de ce fatras du brick, dont je vous ai parlé, nous a presque mis sur le flanc ; pourtant nous avions le nègre pour nous aider, et l’épave était soulevée de telle façon que c’était comme si nous chargions à quai.

— Écoutez, dit Ratcliffe, je vous aiderai si vous voulez tenter l’entreprise. Je ne vous demanderai aucune part : je le ferai rien que pour m’amuser. Qu’y a-t-il dedans ?

— Ma foi, dit Satan, sans beaucoup d’entrain, peut-être y jetterons-nous un coup d’œil. Mais c’est une affaire qui demande plus de trois paires de bras. Papa valait trois hommes à lui seul : il en serait venu à bout. Il faudra recourir à la dynamite et faire sauter l’épave.

— J’ai entendu raconter des histoires de trésors enfouis dans ces îles… » commença Ratcliffe.

Jude tourna la tête.

« C’est de la blague, dit-elle.

— Des boniments à dormir debout, appuya Satan. Papa avait l’habitude de tourner en ridicule quiconque parlait de monnaie enterrée. D’abord, disait-il, les gens n’enfouissent pas de l’or ; ensuite, s’ils le faisaient, on pourrait pas le retrouver, à cause des tremblements de terre, des déplacements de bancs de sable et autres phénomènes semblables ; enfin, jamais une once d’or, ni même d’argent, n’a été découverte par les jobards qui livrent à cette recherche.

« La Havane est saturée de grosses histoires de trésors enfouis… Des gens y gagnent leur vie à vendre des emplacements et des cartes truquées et le reste. C’est un jeu espagnol, rapportant tous les ans de bonne monnaie américaine. Voyez-vous, papa était un homme qui lisait beaucoup – il avait appris à lire tout seul, et seulement à près de quarante ans, aussi savait-il se servir de sa tête, bien que pour une raison ou une autre il n’ait jamais gagné autant d’argent qu’il aurait dû le faire. S’il était resté dans les villes ou sur place, il serait devenu un Rockefeller. Mais il aimait à courir en liberté, disant que l’air du bon Dieu vaut mieux que tous les dollars du monde. Cependant il avait plus ou moins conscience de n’avoir pas réussi. Aussi devint-il un incroyant, et il se disait soci…, comment déjà, Jude ?

— Quelque chose dans ce genre-là, dit Jude.

— Socialiste ? suggéra Ratcliffe.

— C’est cela. Il affirmait qu’un temps viendrait où tous ceux qui sont en bas passeraient par-dessus ceux qui sont en haut, et où se produirait un tel bouleversement que l’argent ne servirait plus à rien ; il prédisait qu’un jour les œufs vaudraient un dollar pièce et qu’il n’y aurait pas de dollars pour en acheter, si bien qui Jude et moi serions plus tranquilles en gagnant notre vie sur mer. C’était un vrai chant d’enterrement quand il mettait le cap sur ce sujet-là. Néanmoins il était hanté du regret de n’être pas à la hauteur.

« Un soir qu’il se trouvait au bar Diégo, il entendit trois Espagnols qui causaient à têtes rapprochées. Il connaissait la langue assez bien pour la comprendre. Papa ne fréquentait pas le compartiment des buveurs d’eau, mais ce n’était pas non plus un ivrogne. Ce soir-là, il était assis dans ce bar, éreinté comme le serait n’importe qui après une journée pareille, passée à fuir devant la douane…

— Lofe ! dit Jude d’un ton d’avertissement.

— Oh ! ferme ta boîte ! Crois-tu que je cause avec un officier de gabelous ? Il s’en fiche.

— Absolument, dit Ratcliffe. Allez-y !

— Eh bien, il était assis les yeux fermés, et il entendait ces types-là comploter ensemble. Il ne saisissait guère que la moitié de ce qu’ils disaient, mais il en entendait assez pour désirer en savoir plus long. Puis ils quittèrent le bar et passèrent dans une salle de derrière avec leurs citronnades et leurs cigarettes.

« Dix minutes après, l’enfer se déchaîna dans cette salle du fond et quand papa et le bistro ouvrirent la porte, les types étaient là, l’un par terre avec une balle dans la tête et les deux autres à peu près fichus. Deux d’entre eux avaient attaqué celui qui était mort, mais n’avaient pu l’abattre avant qu’il eût commencé à tirer, et il les avait percés comme des écumoires à coups de pistolet automatique Colt…

— Voilà des outils épatants ! déclara Jude. Je mets de l’argent de côté pour en acheter un. Ça coûte vingt-cinq dollars…

— La ferme ! Ils lui avaient probablement arraché le pistolet des mains et réservé la dernière balle.

— Toute sa cervelle avait coulé sur le plancher, précisa Jude dans le ravissement. Papa disait que ça ressemblait à du blanc d’œuf battu et qu’il y avait de quoi remplir un grand bol.

— Papa aperçut autre chose sur le plancher, continua Satan, un papier plié en quatre. Il le mit dans sa poche pendant qu’on enlevait les blessés pour les conduire à l’hôpital, où ils moururent la nuit même. Il pouvait prendre ce papier sans scrupule, et je vais vous dire pourquoi :

« Six mois auparavant, en revenant de la Guadeloupe, nous avions repéré une épave. Elle était située, comme vous le verrez peut-être vous-même un jour, de telle façon qu’une centaine de navires auraient pu passer devant sans s’en douter ; d’ailleurs elle ne se trouvait pas sur la route ordinaire des navires. Papa avait entendu ces Espagnols parler d’une épave avant de quitter le bar pour la salle du fond, et se doutait que c’était notre trouvaille qu’ils avaient éventée ! Le bout de papier lui montra qu’il avait deviné juste, et les paroles surprises lui donnèrent à penser que c’était la plus grosse affaire qu’il eût jamais affrontée dans ces mers. Il disait qu’il y avait cent mille dollars à bord. »

L’histoire était alléchante ; cependant il sembla à Ratcliffe que Satan ne témoignait pas grand enthousiasme.

« Vous ne paraissez pas positivement emballé pour cette aventure ?

— Ma foi, répondit Satan, le morceau me semble un peu gros, je l’avoue. Le rafiau est bien là, c’est vrai ; mais je ne m’imagine pas qu’il y ait à bord une pareille fortune.

— Elle y est pour sûr, dit Jude.

— En ce cas il reste à la prendre, continua Satan, et c’est une rude besogne à affronter. Des mois de travail non payé, et des chances d’être déçu en fin de compte.

— Satan préfère ramasser des ormiers, dit Jude. Il est paresseux comme une couleuvre, voilà la vérité. Je sais que l’or est là, et je l’aurai, quand même je devrais creuser pour le sortir de mes propres mains.

— Eh bien, vas-y donc, dit l’autre, ce serait un fameux débarras ! »

Puis, s’adressant à Ratcliffe :

« Nous ferons un tour par là, un jour ou l’autre, et vous vous rendrez compte par vous-même. Si vous avez de l’argent à gaspiller, peut-être voudrez-vous le mettre dans cette spéculation. Il nous faudrait de la main d’œuvre supplémentaire. Jude parle sans réfléchir. Nous ne pouvons nous attaquer seuls à cette besogne ; papa lui-même l’a bien vu, bien qu’il eût grande envie de l’entreprendre sans aide. Et puis voilà l’ennui : l’île est espagnole ; et les moricauds nous réclameraient ce que nous aurions pris s’ils le savaient.

— Il faudrait engager une douzaine d’hommes et leur donner une part, suggéra Ratcliffe. De cette façon ils tiendraient leur langue. Mais je prévois une foule de difficultés. Supposons que vous trouviez le magot, comment feriez-vous pour vous en débarrasser ?

— Je l’emporterais dans un port du Brésil, dit Satan, ou bien à Caracas, ce qui serait encore plus facile. Les Vénézuéliens sont des types les plus accommodants en fait d’affaires louches.

— Après tout, dit Ratcliffe, on pourrait l’emporter droit en Angleterre. Il y a des quantités d’endroits où nous pourrions débarquer ; mais il faut d’abord l’avoir.

— C’est vrai, dit Satan. Regardez, ils mettent un canot à la mer. »

Et, du doigt il indiquait la Dryade.

Une embarcation de côté avait été descendue et s’éloignait du navire. À mesure qu’elle approchait, Ratcliffe vit que Skelton en personne tenait la barre. Skelton venant évidemment pour créer des ennuis ou tenter une réconciliation.

Les avirons se relevèrent et frappèrent à l’unisson le fond du canot lorsque l’homme de proue accrocha sa gaffe au flanc de la malpropre et vieille Sarah.

— Ohé ! cria Ratcliffe.

— Ohé ! répondit Skelton !

— Ne voulez-vous pas monter à bord ?

— Non, merci. »

Jude fit entendre un reniflement.

« Je viens seulement vous prévenir que nous partons. »

Ratcliffe voyait qu’il aurait voulu dire bien des choses mais qu’il retenait sa langue devant l’équipage du canot et les Tyler.

« Vous feriez mieux de monter à bord, dit-il, et de venir causer avec moi dans la cabine avant votre départ. »

Skelton hésita un moment, puis s’exécuta. Il gratifia Satan d’un signe de tête, n’accorda même pas un regard à Jude, et descendit, suivi de Ratcliffe. En bas, il changea de manières. Debout, après avoir refusé un siège comme s’il craignait de tacher ses vêtements de toile d’une blancheur de lis, il se mit à parler comme s’il s’adressait au portrait du vieux Tyler.

« Je ne puis croire que vous vouliez absolument faire cette folie, dit-il. Je puis comprendre un accès de mauvaise humeur, mais…, mais…, vous poussez trop loin la plaisanterie.

— Mon cher Skelton, répondit l’autre, à quoi bon revenir là-dessus ? Je professe à votre égard le respect le plus sincère, mais nos caractères sont à l’opposé l’un de l’autre et nous nous rendrons mutuellement malheureux. À quoi bon s’obstiner ? Ce serait différent si vous éprouviez de l’aversion pour la solitude. Mais vous l’aimez ; et moi j’aime ce vieux baquet et son équipage. Eh bien, que chacun de nous suive son penchant. Je me trouve ici heureux comme un prince.

— Ce n’est pas à votre bonheur que je songe, c’est à la situation. Vous êtes un hôte à bord de mon yacht, et me quitter comme cela… eh bien, je n’ai pas besoin du broder sur le fait pur et simple !

— Désirez-vous que je revienne ?

— Pas le moins du monde. Vous êtes libre de von actes ; du moins, je l’espère. »

Ratcliffe commençait à sentir la moutarde lui monter au nez. Il savait parfaitement que Skelton tenait à son retour, mais était trop fier pour le dire ; et il se rendait également compte que Skelton voulait le voir revenir, non par amour pour lui, mais simplement parce que la situation était irrégulière, que les gens, s’ils entendaient parler de tout cela, en bavarderaient, et la chose pourrait aussi paraître étrange à l’équipage du yacht.

« Eh bien, si vous n’avez pas précisément besoin de moi, je reste, dit-il.

— Très bien, dit Skelton. À votre aise. Je me lave les mains de l’affaire et, si elle se termine mal pour vous, cela vous regarde. Je ferai envoyer chez vous le reste de votre bagage lorsque j’arriverai en Angleterre.

— Peut-être vous verrai-je à La Havane lorsque cette croisière sera finie, dit Ratcliffe sans conviction.

— J’en doute, répondit Skelton. Il est très possible que je ne relâche pas. »

Il tourna le dos et monta l’escalier. Sur le pont, il fit de la tête un signe glacial à Satan et enjamba le bordage.

Satan, penché sur le plat-bord, le regardait de haut.

« Et cette grand’voile ? dit-il d’un ton de plaisanterie.

— Je regrette de n’avoir plus de toile disponible ni de provisions de réserve, répondit Skelton, faisant allusion à la rapacité de l’homme aux longues mâchoires. S’il y a quelque chose autre que vous désiriez, je serai charmé de vous en faire cadeau.

— Eh bien, alors, vous pourriez me prêter le youyou, dit Satan. Nous sommes à court de canots.

— Vous l’aurez, dit Skelton, en jetant à Ratcliffe, penché lui aussi sur le plat-bord, un regard qui voulait dire : « Voilà le genre d’homme à qui vous avez lié votre sort. »

Le canot démarra.

« Adieu, cria Ratcliffe, moitié rieur, moitié irrité contre Satan, mais parfaitement incapable de s’opposer à la libéralité promise.

— Adieu, » répondit l’autre, en agitant la main.

Jude, qui n’avait pas prononcé une parole, commença soudain à se tordre.

« Qu’est-ce qui te prend ? demanda Satan.

— Je n’en sais rien, répondit Jude, mais il y a quelque chose chez ce mannequin-là qui me donne envie de rigoler. »

CHAPITRE VII

SKELTON S’EN VA

La brise s’était élevée au déclin du soleil et autour de la Dryade la mer ressemblait à un ruissellement de saphirs brisés.

Ils virent Skelton monter à bord, puis le youyou descendu et pris en remorque par le canot. Cinq minutes après, tel un caneton blanc dans le sillage d’une poule d’eau, le youyou se balançait au bout d’un filin derrière la Sarah, et le canot regagnait le yacht à force de rames.

Le désir de Satan était comblé et Ratcliffe se sentait exactement dans l’état d’esprit où Skelton avait voulu mettre, comme une brute à qui l’on fait des politesses. Puis on vit les hommes hisser le canot à bord, prendre leur poste d’appareillage, et les voiles s’enfler sous la brise propice.

« Il aura le vent en poupe, et cela lui épargnera du charbon, déclara Satan. Si ses machines cessaient de fonctionner, cela ne le gênerait guère, avec toute cette toile pour le faire marcher.

— Ils manœuvrent bien, dit Jude. Voilà l’ancre qui remonte. »

Le vacarme du treuil à vapeur se répercuta sur les ondes, puis cessa. Jude courut à l’armoire à pavillons, prit un vieux drapeau américain plus ou moins propre, l’attacha, le hissa, et l’abaissa au moment où la Dryade se mettait en branle.

Le yacht rendit le salut et glissa sur l’eau, y traçant déjà un léger sillage d’écume. Lorsqu’il dépassa les récifs du sud et changea sa direction, brassant carré pour prendre le vent, le rugissement de sa sirène souleva un nuage de mouettes criardes. Puis l’île s’interposa devant lui, et la solitude régna sur les flots.

Le sentiment de son isolement s’abattit sur Ratcliffe avec la brusquerie d’une porte qui se ferme. La passerelle était retirée entre lui et la civilisation. Le pont de la Sarah lui parut plus petit que jamais, Jude et Satan de plus en plus insouciants et énigmatiques, et sa propre audace comme une innovation assez risquée. Il venait de renoncer aux services domestiques, aux horaires établis, à la sécurité, aux lettres et journaux, à toutes les délicatesses de la vie !

Sa dépression ne dura guère qu’une minute, puis, dans la brise du soir qui balayait la mer teinte d’un bleu de pensée, il sentit passer le grand souffle de l’aventure et de l’indépendance.

En cet instant quelque esprit lui révéla le véritable sens de la vie, – de la vie telle que la comprenaient les Argonautes, telle que la connaissaient les mouettes, – de la liberté dans le présent intense et vivant, sans regret d’hier, presque sans souci de demain.

Il s’assit sur une vieille chaise placée par Satan sous le lambeau de tente et alluma sa pipe. Les bouffées qu’il tira lui parurent le comble du délice dans ce nouveau monde où il venait d’entrer. Il observait les Tyler, si absorbés dans leurs propres affaires qu’ils semblaient l’oublier. Après avoir halé le youyou le long du bord, ils y étaient descendus ; maintenant il ne les voyait plus ; mais il entendait leurs voix et celle de Jude vibrait de plaisir et d’animation.

« Oh ! n’est-ce pas un trésor, une vraie merveille ? Oh ! regarde les coussins ! – Un éclat de rire. – Pour l’amour de Dieu, regarde les coussins… des coussins, dans un canot ! Hisse-les sur le pont ! »

Les coussins volèrent par-dessus le bordage, en même temps que la voix de Satan, évidemment penché sur autre chose.

« Laisse-les où ils sont, ou tu vas recevoir des coups d’écope… Eh bien, laisse-les sur le pont s’ils y sont. C’est un bijou, et tout neuf par-dessus le marché… du bois de teck, des attaches en cuivre, tout ce que l’argent peut acheter de mieux. Cesse de le balancer et va rejoindre les coussins. »

Jude grimpa à bord, radieuse dans la gloire du soleil couchant, puis elle prit un des coussins et s’y assit, sur le pont, près de Ratcliffe.

« Il faut que le vieux pantin soit aussi mou que ses coussins pour se laisser taper d’un canot pareil, dit-elle, en cherchant dans la semelle de son pied nu une écharde imaginaire. Pendant que vous étiez en bas avec lui, Satan m’avait dit qu’il essayerait de l’empaumer. Je ne croyais pas qu’il y réussirait. Le bonhomme avait l’air aussi raide que son grand mât… mais on ne sait jamais… Dites donc, j’ai entendu ce que vous lui disiez dans la cabine.

— Ah ! vraiment ?

— Je n’écoutais pas. Seulement j’ai entendu par la claire-voie. Vous lui disiez que vous nous aimiez, nous et la vieille Sarah, mieux que lui et son bateau. Qu’est-ce qui fait qu’on aime ?

— Je n’en sais rien.

— Moi non plus. Mais nous vous avons eu à la bonne à première vue, de même que vous vous êtes entendu avec nous. Avez-vous jamais pêché des ormiers ?

— Non.

— Eh bien, je vous garantis que vous n’aurez pas envie de recommencer une fois que vous aurez essayé. Il y aura forte marée basse demain après le lever du soleil, et ce sera pour vous une occasion de voir ce que c’est. Votre pipe est finie ? Eh bien, venez me prêter la main pour le dîner. »

Pour toute l’aide que lui fournit Ratcliffe, elle eût pu aussi bien faire le dîner toute seule. La plupart du temps il gênait ses mouvements ; mais c’était sa présence qui aidait. Frères et sœurs font assez piètre compagnie. Ratcliffe était quelque chose de nouveau, d’absolument neuf, depuis ses pyjamas rayés et ses vêtements de bonne coupe jusqu’à son état d’esprit ; et elle aussi était une nouveauté pour Ratcliffe.

Jamais deux êtres ne s’accordèrent si bien ou ne créèrent si rapidement avec les mesquineries de la vie un petit monde d’intérêts mutuels ; ou, si l’on veut, jamais le plus faible ne domina si complètement le plus fort.

« Savez-vous faire le pain ? demanda Jude quand il eut rempli la bouilloire pour elle. Eh bien, il faudra apprendre. La levure est là, dans cette grosse boîte de fer-blanc, et la farine dans le placard à tribord… Que faites-vous avec la boîte ? Bonté divine ! Vous ne croyez pas que je vais faire du pain pour dîner, comme on fait du thé ? Où diable êtes-vous venu au monde ?

— Dans le Hampshire.

— Je pensais bien que ce devait être dans quelque patelin de ce genre, » dit Jude.

Elle le renseigna sur la méthode primitive de la boulangerie qui prévalait à bord de la Sarah, et conclut en l’informant qu’ils seraient réduits à la diète de biscuit de mer pour le dîner du soir et le déjeuner du lendemain, parce qu’elle « en avait jusqu’au plat-bord » d’autre besogne à faire. Entre autres choses, elle devait raccommoder son pantalon ; pas celui qu’elle portait, qui était son numéro deux, mais le plus mauvais des trois. Le vieux chandail qu’elle avait sur elle était aussi son numéro deux. Des paletots ? Oh ! les paletots étaient bons pour le dimanche ou pour descendre à terre, mais ne servaient guère à bord, à part un veston de toile cirée pour le mauvais temps. On pouvait en dire autant des souliers et des bas. Il fallait des souliers, naturellement, pour marcher sur les rochers ou dans la brousse comme celle qui couvrait l’île voisine.

« Vos trucs de pyjamas feraient un effet « bœuf » en plein jour, seulement ils effrayeraient le poisson. Quant à dormir dans de pareilles nippes, elle aimerait autant se coucher en tuyau de poêle. Pourquoi ne portait-il pas une chemise comme elle et Satan ? Les yeux de papa lui seraient sortis de la tête s’il avait vu des inventions de ce genre. Il était « terriblement vieux jeu », et les avait habitués, Satan et elle, à se passer tous les soirs un fil de coton entre les dents pour les empêcher de se gâter. Ils continuaient à le faire. Elle exhiba à l’appui de son dire une denture d’une blancheur éblouissante. En outre, papa les obligeait à brosser leurs quenottes tous les matins. Les gens qui ne le faisaient pas avaient mal aux dents.

— L’eau bout ! acheva soudain Jude. Maintenant mettez-vous au travail. Vous avez dit que vous saviez faire le thé, nous allons vous voir à l’œuvre. Voici la boîte. Vous oubliez de chauffer la théière d’abord… Comment allez-vous vous y prendre ? Laissez-moi la tenir. Maintenant, jetez l’eau. Une cuillère par tête, une pour la théière, et une autre pour Satan – il l’aime fort – si vous réussissez à la porter dans la cabine sans renverser une goutte, je vous suis dans une minute avec les assiettes et le reste. »

Satan, qui ne mettait jamais la main aux basses besognes et qui, sans offense pour personne, maintenait sa double situation de capitaine et de propriétaire, descendit pour dîner, enthousiasmé des bonnes qualités du youyou. Il l’avait pris pour faire un tour et l’on aurait cru entendre un homme racontant une promenade avec sa bonne amie, si tant est que les hommes racontent de pareilles choses.

Avant de remonter sur le pont pour fumer, il indiqua à Ratcliffe son cantonnement pour la nuit. C’était la cabine de papa, le réduit était séparé du reste par un rideau. Jude et lui dormaient toujours dans des hamacs accrochés dans le salon.

Puis il alla chercher une vieille boîte de fer-blanc et, versant des herbes sèches dans une soucoupe, y mit le feu et les laissa se consumer lentement sur la table. C’était pour écarter les moustiques. La recette avait été donnée à papa par un Indien Séminole aux environs de Cedar Cays. C’était un remède infaillible. Pas un moustique n’approchait quand il y en avait la moindre bouffée dans l’air.

Après la vaisselle faite et juste au moment où la lune se levait, ils s’assirent sur le pont, fumant, écoutant le brisement des vagues sur la plage et regardant les poissons sauter dans la traînée du clair de lune.

Ils causèrent de la pêche, et deux faits s’imposèrent à l’esprit de Ratcliffe : la profonde et impressionnante connaissance que possédait Satan de la mer et de tout ce qui y vit, et son indifférence absolue pour le sport. Satan pêchait pour se nourrir. Le tarpon et les pêcheurs de tarpon ne lui inspiraient que dégoût et dédain. Le tarpon n’est pas comestible, et les gens qui viennent de New York et d’ailleurs passer leurs journées à pêcher le tarpon avec une gaule de dix onces et une ligne à vingt et un fils lui semblaient privés de raison.

Jude, assise sur le pont et raccommodant son pantalon au clair de lune, était du même avis.

« Mais c’est l’amusement que procure ce sport, dit Ratcliffe. C’est une lutte d’habileté et de force contre le poisson. »

Il parla de la joie de la pêche au saumon.

« Quel appât employez-vous pour le prendre ? demanda Satan.

— Des mouches. »

Jude cria d’étonnement.

« Pas des mouches vivantes, expliqua-t-il, des mouches artificielles. »

Il essaya de décrire ces imitations de mouches et éprouva un sentiment d’échec, comme quelqu’un qui serait entré en lice pour défendre une affaire compliquée et peu comique.

Au beau milieu de cette causerie nocturne éclata un bruit retentissant comme un fort coup de canon. Ratcliffe faillit laisser tomber sa pipe.

« C’est un poisson, dit Satan.

— Un poisson volant, confirma Jude d’un ton indifférent.

— Un poisson qui fait ce bruit-là ?

— Un poisson qui saute. Tenez, en voilà d’autres. Il doit y en avoir tout un cirque qui se joue autour des récifs. C’est un gros poisson plat, pesant une bonne tonne.

— Leur queue est aussi longue que leur corps, et leurs yeux sont grands comme des assiettes à soupe, ajouta Jude. Ce sont des monstres gluants, capables de remorquer un navire en se collant à son ancre, n’est-ce pas Satan ?

— Le bruit se rapproche, dit Satan. Le courant doit les porter par ici. Venez voir à l’avant. »

Penchés sur le plat-bord, ils regardèrent l’eau éclaboussée de lune. Les bruits avaient cessé.

« Ils ont fini de jouer, dit Satan, comme s’il savait exactement ce qu’ils faisaient.

— Il n’y a pas assez de profondeur ici pour eux, remarqua Jude.

— Pas assez de profondeur ! Cinquante pieds d’eau sur fond de sable. Qu’est-ce que tu racontes ?… Tenez, je vous le disais bien ! »

Les abîmes de la mer venaient de s’illuminer. De vastes formes passaient en dérive, semblables à des voiles de navire phosphorescentes, se retournant comme des feuilles gigantesques fouettées par le vent. Leurs queues se détachaient en fouets flamboyants. Lorsqu’elles se renversaient, on entrevoyait des yeux luisants dans des faces démoniaques, et leurs nageoires ondulaient comme des franges de feu.

Puis elles disparurent.

Les Tyler témoignaient peu d’enthousiasme pour ce spectacle merveilleux ; ils reconnurent cependant que c’était le plus gros banc de poissons volants qu’ils eussent jamais rencontré ; mais il sembla à Ratcliffe que la mer venait de lui laisser entrevoir le mystère de son âme.

Ensuite ils allèrent se coucher et, dans la cabine de papa, Ratcliffe, écoutant le gargouillement intermittent de l’eau contre les planches et le grincement du gouvernail à la cadence de la houle, se disait que l’audace, sous sa forme quotidienne et de sang-froid, ne pouvait guère porter un homme plus loin qu’au point où il en était lui-même.

Ces poissons volants venaient de souligner pour lui le mystère de l’Océan et le danger de voyager sur un si petit bateau ; la dureté de la couchette de papa lui rappelait les conforts auxquels il avait renoncé ; et sa conversation avec les Tyler lui avait révélé chez eux une morale assez bonne sans doute en son genre, mais qui sentait vaguement la maraude, présageait des ennuis avec les autorités des ports et des divergences d’opinion avec la douane. Respect absolu pour les droits de l’homme, respect mitigé pour les droits des Compagnies de navigation et des lignes de paquebots, pas de respect du tout pour les gouvernements et les douanes, tel était le sommaire de leur moralité.

Qu’est-ce qui lui avait fait abandonner la Dryade pour la Sarah ? Pourquoi, couché sur cette dure paillasse, se sentait-il satisfait de l’échange ? L’amour de l’aventure et de la nouveauté y contribuait sans doute, mais il savait que le principal mobile de sa conduite résidait chez les Tyler : Satan avec son étrange mentalité et ses méthodes originales ; Jude absolument différente de toutes les créatures qu’il eût jamais rencontrées.

Il était plongé dans ces réflexions quand des voix assourdies lui parvinrent du « salon ». D’abord celle de Satan :

« As-tu passé le coton entre tes dents ? »

Puis celle de Jude somnolente :

« N… on… laisse-nous tranquille !

— Descend de ton hamac, fainéante, et arrange tes dents, ou je t’installe sur le plancher en te tirant par les cheveux ! »

Encore la voix de Jude, plaintive et étouffée :

« Ferme ça ou tu vas l’éveiller… Au diable mes dents !… je ne trouve pas le coton… Empêcher les gens de dormir pour de pareilles bêtises !… Je te dis que je le cherche… Ah ! je l’ai ! »

Un long silence, durant lequel Ratcliffe s’assoupit ; mais son sommeil fut troublé une heure après par les lamentations de Jude et les coups que Satan lui donnait dans les côtes pour l’éveiller d’un cauchemar de mauvaise digestion, où il semblait à son âme inquiète qu’elle devait faire frire pour le déjeuner un poisson volant dans la petite poêle de la cuisine.

CHAPITRE VIII

CARQUINEZ

La marée avait commencé à descendre au coucher des étoiles, et le brisement des flots sur la grève se réduisait à un murmure presque imperceptible.

Puis, dans le silence des récifs lointains, vers le sud, on perçut le cri lamentable d’une mouette solitaire, prélude d’un chœur discordant ; et là-bas sur le vague azur de l’orient, disséminés comme des feuilles emportées par le vent devant une fenêtre faiblement éclairée, on distingua des vols d’oiseaux déjà en route vers la haute mer pour la pêche.

Ratcliffe fut éveillé par Jude qui lui criait de sortir du lit.

« Satan est sur le pont, et, si vous êtes un fervent du lavage, il vous donnera une douche avec un seau. Dépêchez-vous de redescendre, car je veux une douche, moi aussi… Nager ? N’en faites rien, si vous tenez à la vie. Il y a des requins par ici. »

La voix sortait d’un hamac contre lequel il s’était heurté dans la pénombre.

Sur le pont, après avoir reçu sa douche et s’être essuyé avec une vieille serviette fournie par Satan, il s’arrêta un moment à regarder le soleil sortant des flots, la grande mer rayonnante de vie et le vol blanc des mouettes.

Une faible brise leur parvenait de l’île, un souffle tiède chargé d’odeurs de terre, de cactus et de lauriers-cerises, auxquelles se mélangeaient un arrière-goût d’eau salée et les émanations d’étoupe goudronnée de la Sarah.

Toutes ces odeurs, tous ces bruits et ces spectacles, depuis l’éclair du soleil sur la mer jusqu’au tremblement des feuilles de palmiers sur le rivage, semblaient un immense bouquet présenté par la jeunesse et le matin.

Oh ! la merveille d’être vivant, libre, heureux, sans aucun souci, et de sentir sous ses pieds le pont de la vagabonde Sarah !

D’en bas monta une voix ensommeillée :

« N’aurez-vous pas bientôt fini ?

— On y va, » répondit Ratcliffe.

Il enfila son pyjama et descendit.

« Entrez dans votre cabine et fermez la porte ! recommanda entre deux bâillements la voix du hamac.

— Il n’y a pas de porte.

— Eh bien tirez le rideau. Oh ! mon Dieu, à quoi sert-il de se lever ? je suis presque morte de sommeil. »

Puis la voix de Satan descendit en cascade par l’échelle de l’écoutille : « Pas encore debout ! Attends un peu, tu vas voir ! »

Un coup sourd sur le plancher, un piétinement rapide sur les marches, puis, sur le pont, des lamentations frissonnantes et le ruissellement de la douche, mêlés aux avertissements prodigués d’en bas par Satan.

« Oh, là là, que c’est froid ! Aïe, je gèle !

— Vas-y, espèce de tortue ! Tu ne te laves pas, tu éclabousses l’eau sur le pont. Débarbouille-toi avec !

— Je me débarbouille !

— Crois-tu que je ne sais pas à quoi m’en tenir ? Tu n’as pas encore haleté une seule fois. Halète, ou je monte avec une garcette ! Ah, à la bonne heure ! »

Ça marchait mieux, en effet…

Le soleil était déjà haut quand Ratcliffe remonta sur le pont, et une brise légère soufflait tranquillement du canal de Floride. Les mouettes semblaient des flocons de neige tourbillonnant autour des récifs lointains sur l’azur matinal de la mer.

Jude avait mis la bouilloire sur le feu. Elle s’était habillée sur le pont, où elle avait emporté ses hardes, et elle préparait maintenant une ligne pour la pêche. Elle se penchait sur sa besogne lorsque Satan surgit de l’écoutille une brosse à dents à la main.

« Tu as oublié tes dents, gronda-t-il ?

— Pas du tout, répondit Jude. J’ai rempli la bouilloire… Je les laverai quand j’aurai fini de pêcher.

— La pêche attendra. »

Il alla chercher de l’eau dans une petite casserole.

« Tu me donnes plus de mal qu’une douzaine de mioches. Que dirait papa, s’il te voyait ?

— Je les nettoierai quand j’aurai fini de pêcher.

— Tu vas les nettoyer tout de suite !

— Non, je ne veux pas ! »

Satan déposa la casserole et la brosse. Elle lui échappa comme un éclair et grimpa dans la mâture jusqu’aux barres.

À peine parvenue là, elle redescendit en glissant, saisit la brosse à dents et la casserole, et commença à se frotter les dents au-dessus du dalot avec une rapidité et une fureur voisines de la démence.

« Voilà les sardines, expliqua-t-elle entre deux rinçages. Grouille-toi et va chercher un seau ! »

Ratcliffe examina la surface de la mer, où cet œil d’oiseau avait distingué le banc de sardines dérivant comme un nuage gris devant les poissons lancés à poursuite. Les sardines, bondissant sur les bords, y dessinaient une frange d’argent ondoyante, et les gros poissons en chasse apparaissaient de temps à autre comme des éclairs de sabre.

Elles venaient du sud au nord et l’aile gauche du banc passerait à une encablure de l’île.

Satan se tenait prêt avec un seau au bout d’une corde et Ratcliffe, penché sur le plat-bord, guettait l’approche du banc.

Les sardines en retraite ne faisaient aucune attention à la Sarah. Le banc la souffleta comme une vaste main d’argent, bouillonna et passa. L’armée poursuivante passa à son tour et s’évanouit de même. L’eau redevint claire ; mais Satan avait hissé à bord un seau plein d’argent frémissant.

Les Tyler, parfaitement indifférents à la merveille de cette scène, firent passer les sardines, telles quelles, de l’océan dans la poêle à frire et, le déjeuner terminé, Satan et Ratcliffe prirent le youyou pour aller chercher les ormiers sur les écueils découverts à marée basse.

Les récifs situés au sud formaient deux éperons séparés par une anse d’eau bleue et, quand le youyou fut entré dans cette anse, Ratcliffe le manœuvra tandis que Satan cherchait les ormiers.

Satan en quête de perles était admirable à voir. Il mettait à la besogne son cœur, son âme et son esprit. On eût dit un chien cherchant des truffes. Chaque trouvaille était annoncée par un hurlement ou un cri de Peau-Rouge.

Ratcliffe voyait des tentacules de seiches grimper en zigzag sur ses bras, tandis qu’il fouillait dans les fentes de rocher. Satan se dégageait et jetait au loin ces sales bêtes gluantes.

Presque toujours, les gros ormiers étaient profondément enfoncés sous des saillies de roc, et il fallait les arracher avec un gros couteau, en barbotant dans l’eau. À ces moments-là, Ratcliffe aurait pu croire son compagnon égaré ou noyé, n’était le langage profane qui s’envolait sur les ailes de la brise.

Cependant cette chasse était assez monotone pour l’homme du bateau. N’ayant rien de mieux à faire, il pensa à Jude, et tout ennui se dissipa devant cette évocation.

On n’est pas du tout la même personne à midi qu’à minuit ; rencontrer Jude après avoir tenu longtemps compagnie à Skelton, c’était passer sans transition de la grisaille du soir à la radieuse aurore ; et l’on avait peine à croire que Skelton et Jude fussent des vertébrés de même espèce.

Et puis il y avait une chose que les femmes surtout auraient trouvée déplorable. En général, Ratcliffe ne s’inquiétait guère des conventions ; cependant il ne pouvait s’empêcher de percevoir que toute existence tend vers un but défini, et que dans l’ordre des choses la fin d’un vieux matelot n’était pas ce que la vie destinait à Jude. Que deviendrait-elle plus tard ?

Il pensa à toutes les jeunes filles qu’il avait connues. Il n’y en avait pas une aussi gaie que Jude ; mais de quelle gaieté, terrible, monstrueuse ! Il se rappelait sa menace de courir dans la rue jupes relevées par-dessus la tête si on lui en imposait le port. Il évoquait d’une part son mépris de toute féminité, et d’autre part ses instincts de ménagère et le fait qu’en dépit de la garcette de Satan et de ses fanfaronnades affectées, c’était elle qui gouvernait la Sarah tout comme n’importe quelle femme gouverne sa maison.

Malgré tout, c’était lamentable. Que lui réservait le lointain avenir ? Que deviendrait-elle en vieillissant ?

Il fut vaguement hanté d’idées paternelles : la soustraire à cette vie, la faire élever et éduquer convenablement ; mais la réalité se chargeait de dissiper ces lubies. Comment s’imaginer Jude dans une école de filles, ou prenant le thé en société ?

Satan l’éveilla de ces méditations : Satan, les bras surchargés d’ormiers, Satan saignant de multiples écorchures et mariné dans l’eau salée, mais triomphant.

À l’entendre, c’étaient les plus beaux « poissons » qu’on eût jamais trouvés sur ces rochers. Il y en avait bien une douzaine et demie en tout et, dès qu’ils furent casés à bord, le youyou se remit en route.

Après avoir doublé l’éperon ouest du récif, ils virent que Jude avait quitté la Sarah, ce qui constituait une faute grave, et ramé jusqu’à terre.

Le canot de toile était échoué sur la plage et plus loin, parmi les lauriers-cerises et les cactus bordant le bois de palmiers, on pouvait distinguer la tête et les épaules en mouvement de la fugitive. Elle semblait chercher quelque chose.

« Ça, c’est un peu fort ! » s’écria Satan.

Il fit aborder le youyou, aida Ratcliffe à le tirer sur sable, puis se mit à courir en criant, suivi de son compagnon : « Eh ! tête de bois ! Pourquoi as-tu quitté le navire ? Ne t’avais-je pas dit de rester à bord ? Que cherches-tu ? Des œufs de tortue ?

— Qu’as-tu fait de tes yeux ? fut la riposte. Tu n’y vois pas clair. »

Instantanément, averti par le son de sa voix ou par une sorte de sixième sens, Satan se calma, comme s’il venait de flairer un danger. Il se rendit compte de la nature de son travail ; elle perfectionnait le camouflage de la cachette. Il promena ses regards sur l’île et sur la mer à l’ouest, puis se retourna et s’immobilisa tout à coup, une main au-dessus des yeux.

Au large, dans la direction de la Sarah, une voile surgissait des flots de pourpre violette. La brise de terre était tombée, et le navire étranger arrivait avec la brise de mer. Il apparaissait maintenant comme une goélette à hunier, toutes voiles dehors, et cinglant droit vers l’île.

« C’est lui, dit Satan.

— Je l’ai repéré depuis une demi-heure, dit Jude. Il gouvernait nord-nord-ouest et a changé d’orientation en nous voyant. »

Les buissons de lauriers-cerises se mirent à frissonner sous la brise nouvelle. Ratcliffe se sentait fort impressionné par la désolation de l’endroit où il se trouvait, l’isolation qu’accentuaient les odeurs des cactus et des broussailles, la chanson des flots sur la grève et les soupirs du vent dans les arbres.

« C’est après nous qu’il est en chasse, dit Satan. Le diable l’emporte !

— Qui est-ce ? demanda Ratcliffe.

— C’est un ami de papa…

— Ou se donnant pour tel, rectifia Jude.

— Un Espagnol, continua Satan, et depuis la mort de papa, il est presque tout le temps sur nos talons. Jude et moi, après réflexion, en sommes venus à conclure que, de la bouche de papa, probablement, il avait eu vent du bateau dont je vous ai parlé.

— L’épave ?

— Oui. Papa désirait fort trouver un appoint monétaire pour entreprendre le sauvetage, et je crois qu’il avait sondé Carquinez – tel est son nom – et Dieu sait ce que papa a pu laisser échapper en opérant le sondage ! Carq est dans le commerce des tabacs. Il fait un peu de tout : il tient boutique à La Havane, dans la Calle Pedro, avec un tripot de bas étage, et il possède des navires. Celui-ci en est un, et Matt Sellers le commande pour lui : car lui-même ne s’en donne pas la peine ; il reste assis toute la journée dans la cabine à fumer des cigarettes.

— Il est à nos trousses depuis la mort de papa, dit Jude.

— Ce fut un de ses hommes qui entraîna Jude dans ce bouge du quai et la saoula de rhum, fit Satan en abaissant le bord de son panama. Je vous l’ai dit, vous vous rappelez… Et Dieu sait ce qu’elle a pu raconter !

— Je n’ai rien raconté du tout… dit Jude, sinon que nous allions naviguer vers l’est dans la tournée actuelle cela je l’avoue.

— Eh bien, voilà le résultat de ton bavardage, dit Satan. Nous allions à l’est, cela suffisait à Carq ; il irait en enfer pour ramasser un rouge liard. Et ne viens pas nous dire que tu n’as commis aucune indiscrétion : en arrivant, je t’ai entendue parler de tout l’argent que tu avais et je t’ai prise au collet ! Carq croit que papa a trouvé la galette et l’a cachée ; voilà ce qu’il croit, ou je ne m’appelle pas Tyler.

— En tout cas retournons à bord, dit Jude. S’ils nous voient ici en train de discuter, ils pourront croire que le magot est caché dans l’île.

— Il y a belle lurette qu’ils nous ont vus, mais ils sont trop loin pour distinguer qui nous sommes, » dit Satan en rabaissant son panama pour se cacher la figure.

Il les conduisit à l’endroit où étaient les canots sur le sable, et ils se rembarquèrent.

Une fois les ormiers transportés à bord, ils restèrent à observer l’approche du bateau étranger.

Ses voiles avaient perdu leur blancheur. À courte distance elles paraissaient crasseuses et rapiécées. Le franc-bord était de faible hauteur. Puis, après avoir mouillé et viré sur l’ancre, il se présenta par le travers à la Sarah, l’inclinaison de ses mâts et sa mauvaise mine en général devinrent tout à fait évidents.

Ratcliffe était dans l’état d’esprit d’un homme qui, s’étant joint à une compagnie vulgaire mais plaisante, se trouve entraîné soudain dans une compagnie aussi déplaisante que vulgaire.

Passe encore la vieille Sarah avec les Tyler ; mais ce nid à rats de goélette avec son équipage ne lui disait rien qui vaille. D’ailleurs ce nouveau voisinage n’ajoutait ni honnêteté ni stabilité morale à l’aspect de la Sarah ; les demi-révélations faites sur le caractère et les agissements du sieur Carq ne versaient aucun lustre sur le vieux Tyler ni sur ses actuels représentants.

Cependant, il était entré dans cette galère les yeux grands ouverts, et ce n’était pas à lui de grommeler contre les amis et relations de ses hôtes ; en outre, il faisait confiance à Satan et à son esprit pour les mettre à couvert de la loi.

Satan avait caché le tas d’ormiers sous une toile à voile ; debout, il exerçait ses mâchoires à rallonges sur un bout de gomme à chiquer, les yeux fixés sur le navire étranger comme s’il était de verre et qu’il pût voir Carquinez assis dans la cabine en train de fumer ses cigares.

— Ils n’ont pas donné signe de vie, remarqua Jude.

— Ils bluffent pour nous faire croire qu’ils ne savent pas qui nous sommes, dit Satan. Carq ne veut pas nous laisser soupçonner qu’il nous cherche.

— Eh bien, proposa Jude, levons l’ancre et filons. Ils n’auront pas le toupet de nous suivre.

— C’est cela, dit Satan, pour qu’ils fouillent l’île et trouvent la cachette ! Ils enlèveraient jusqu’à la dernière boîte de bœuf. Ils nous ont vus dans les broussailles. Tu n’aurais pas dû descendre.

— Je suis allée voir si nous n’avions pas laissé de traces.

— Au diable les traces ! Carq n’a pas besoin de ça. S’il se met en chasse, il retournera l’île sens dessus dessous et la secouera par le fond. Il se dira en lui-même : « Que diantre fichaient-ils ici ? Pourquoi battaient-ils les buissons ?… » Non. Nous devons rester ici jusqu’à son départ quand il faudrait attendre jusqu’à l’an prochain.

— Comment s’appelle sa goélette ? demanda Ratcliffe.

— Le Juan-Bango, répondit Satan, d’après le nom de sa firme de tabac. Regardez, ils mettent un canot à la mer. C’est Sellers, et il vient à bord. »

Soudain il s’accroupit derrière le bordage.

« Débite-leur des boniments, dit-il à Jude. Conte-leur que je suis au lit avec la petite vérole. Cela les fera déguerpir.

— Laisse-moi faire, » dit Jude.

C’était bel et bien Matt Sellers, un gros bonhomme asthmatique qui évoquait le souvenir de Tammany Hall[6], mais connaissant bien son métier de marin. On le surnommait « le plus gros coquin de la côte ». C’était l’homme-lige de Carquinez. Sa carrière n’était pas dépourvue d’intérêt, ni d’une sorte de romanesque. C’est lui qui avait acheté l’épave de l’Isidore, échoué contre les falaises abruptes près de la grève noire de la Martinique. Il y trouva dix mille dollars en or : une affaire honnête et, à tout prendre, un beau travail ; mais ce qui en faisait la rareté c’était qu’il fût honnête. Les entreprises louches de Matt Sellers auraient rempli un livre.

Comme le vieux Tyler, Sellers ne prêtait nulle attention aux gens qui parlaient de trésors enfouis ; il connaissait trop bien la mer des Caraïbes et le golfe du Mexique.

S’il ouvrait l’œil sur les histoires de naufrages, c’est qu’il avait d’excellentes raisons pour cela.

À l’approche du canot, Ratcliffe remarqua les mines patibulaires des Espagnols de l’équipage, dont plusieurs portaient des foulards rouges enroulés autour de la tête.

CHAPITRE IX

JUDE EXAGÈRE

« Ohé, le gosse ! cria Sellers quand le canot vint se ranger le long de la Sarah.

— Ohé ! répondit Jude. Quel vent vous amène ?

— Qu’est devenu Satan ? N’est-il pas à bord ? demanda Sellers sans répondre à la question.

— Satan est mort, dit Jude.

— Satan est quoi ?

— Mort de la petite vérole.

— Sacrebleu ! dit Sellers, parcourant des yeux la Sarah et les arrêtant sur Ratcliffe. Quand est-ce arrivé ?

— Voilà une semaine. »

Sellers donna un ordre au premier rameur et le canot s’écarta un peu, les hommes courbés sur leurs avirons.

« Je croyais avoir vu trois personnes sur le pont, cria-t-il.

— L’autre type est descendu, » répondit Jude.

Le canot du Juan resta un moment en suspens, comme plongé dans la méditation. Il formait un curieux tableau, avec l’eau bleue tournant au vert sous sa quille, et le soleil flambant sur les madras écarlates des rameurs.

Puis, sans autre échange de paroles, il retourna vers le Juan.

Satan, blotti dans le dalot, semblait sur le point d’avoir une attaque de nerfs.

« Qu’y a-t-il encore ? demanda Jude.

— Ce qu’il y a ? Pourquoi as-tu dit que j’étais mort ? Ne t’avais-je pas recommandé de dire que j’étais couché avec la petite vérole ?

— Eh bien ! quelle différence cela fait-il ?

— Espèce de gourde, si j’étais mort, n’aurais-tu pas fait des pleurnicheries et jérémiades ? Au lieu de cela, tu lui débites ton boniment comme s’il s’agissait d’un matou ! Je ne t’ai pas cru moi-même.

— Mais je lui ai dit que tu avais cassé ta pipe depuis une semaine ! s’écria Jude. Penses-tu que je pleurerais et me lamenterais pendant une semaine si tu étais mort ? Hé là ! pour qui te prends-tu ? »

Satan ne répondit pas. Il se disait qu’il avait commis une erreur stratégique, et que Jude avait mis le comble à la bévue. Maintenant Carq serait sûr qu’il y avait quelque chose de caché dans l’île.

Satan se débattait entre les cornes d’un dilemme. L’une de ces cornes était la cachette, qui contenait bien pour deux mille dollars de provisions ; l’autre la vieille épave, qui peut-être ne renfermait rien du tout.

À quoi bon s’attarder ici ? Carq n’en bougerait pas plus que lui, et même, s’il partait, il reviendrait sûrement fouiller l’île.

Assis et adossé au bordage, il chiquait et méditait. Tout à coup, sans s’inquiéter si on le verrait ou non du Juan-Bango, il se mit debout et appuya le dos au plat-bord. Il venait de prendre une décision. Jude, qui l’observait, ne prononça pas une parole, et Ratcliffe attendit sans rien dire. Cette petite comédie maritime l’intéressait prodigieusement, surtout dans ce cadre de solitude et sur ce fond de mer bleue où se chamaillaient les mouettes.

Ce fut à Ratcliffe que Satan adressa d’abord la parole.

« Dites donc ! vous restez en dehors de tout ceci, hein ?

— De quoi ? de l’affaire de l’épave ?

— Oui. Vous ne tenez pas à y mettre de l’argent et à prendre une part ?

— Oh ! non. Si vous le désirez, je le ferai volontiers. Mais si vous préférez que je me tienne à l’écart, moi aussi. Je ne tiens pas à l’argent, en tout cas ; mais je serais content d’assister à la farce.

— Oh ! de la farce, vous en verrez, pour sûr, dit Satan. Je vais mettre Carq dedans. D’abord, si je ne le faisais pas, il resterait accroché dans ces parages et finirait par flairer la cachette ; en second lieu, il accomplira la besogne pour nous avec son équipage.

— Il s’appropriera jusqu’au dernier sou, objecta Jude.

— Et comment ? demanda Satan. Nous lui donnerons part égale et le dénoncerons s’il ne joue pas franc jeu. Suppose que nous trouvions la galette là-bas, et que cela se sache, crois-tu qu’on nous la laisserait garder ? Nous avons besoin d’aide, et autant vaut la sienne qu’une autre. Si la braise n’y est pas, il aura donné tout son travail à l’œil.

— Ce que je ne puis comprendre, dit Ratcliffe, c’est sa façon de partir de La Havane juste à temps pour vous trouver. Comment diable s’attendait-il à vous rencontrer ?

— Oh ! c’est facile à expliquer, dit Satan. Étant avec papa, il connaissait les lignes que nous fréquentions ; par exemple, il savait que nous venions en cet endroit pêcher des ormiers. S’il ne nous avait pas trouvés ici, il aurait essayé la petite île des Pins, encore plus solitaire. Voyez-vous, autant que je puis comprendre, il s’est mis dans la caboche que papa avait enlevé le butin et l’avait caché ; et cette île-ci ou l’île des Pins seraient les cachettes les plus vraisemblables. À notre départ de La Havane il s’est dit que nous venions enlever le fourbi définitivement. Venez avec moi, je vais aller le trouver. Toi, Jude, reste là et nettoie les ormiers.

Il descendit dans le youyou, suivi de Ratcliffe, et ils s’éloignèrent du bord.

À mesure qu’ils approchaient, le Juan-Bango se révélait plus nettement pour ce qu’il était.

C’était une de ces vieilles goélettes qui trafiquent entre La Havane et les ports du golfe ; mais elle avait dévié de l’honnêteté commerciale, tout au moins en apparence, peut-être parce que Carquinez ne s’inquiétait guère des apparences. Même en faisant tous ses efforts on n’aurait pu endommager sa peinture, tant elle était boursouflée par le soleil et verdie ; cependant sa coque de cuivre paraissait nette et claire à travers la transparence extraordinaire de l’eau, sans aucune trace d’algues ni de bernicles.

Sellers était penché sur le bordage quand ils accostèrent le navire.

S’il éprouva quelque surprise à cette résurrection, il n’en laissa rien voir.

« Ohé, Satan, cria-t-il, je vous croyais mort !

— Carq est-il à bord ? demanda Satan sans perdre de temps en explications.

— Il est en bas, dit Sellers, adoptant l’attitude de Satan. Qui est votre ami ?

— Oh ! simplement un monsieur venu en croisière. Ainsi donc vous m’avez déniché !

— Il me semble, dit Sellers. Mais amarrez-vous et montez à bord. »

Satan attacha l’amarre à un porte-hauban et grimpa par-dessus bord, toujours suivi de Ratcliffe.

Le pont du Juan était gondolé et la crasse empêchait de distinguer les chevilles des planches.

À l’avant, quelques hommes de l’équipage grattaient un bout-dehors de rechange et d’autres, groupés sur le gaillard d’avant, fumaient des cigarettes. Le vent, réduit à une brise tiède, soufflait en proue et apportait une vague senteur d’acétylène : c’était l’odeur de l’ail.

Du poste provenait un grattement assourdi de guitare.

C’était la première fois que Ratcliffe mettait le pied sur un bateau espagnol. Précédé de Satan, qui lui-même suivait Sellers, il descendit un escalier raide et entra dans une cabine où les rayons du soleil, pénétrant par la claire-voie, se frayaient une large route à travers un brouillard de fumée de cigarette.

Il embrassa d’un coup d’œil la pièce lambrissée d’érable moucheté, les sièges tapissés de soie à grosses côtes, usée et salie ; le tapis de la meilleure qualité, mais usé par endroits jusqu’à la corde et brûlé par des cendres de cigares ; les appliques de métal beaucoup trop riches pour une goélette de commerce comme le Juan.

Tout annonçait une splendeur de jours évanouis : en fait, ces appliques avaient été arrachées à un yacht acheté par Carquinez pour un prix dérisoire.

Au bout de la table du salon, lisant quelques paperasses, une cigarette à la bouche, trônait Carquinez en personne ; et sa personne méritait d’arrêter les regards.

Tout le côté gauche du visage de ce gentilhomme était couvert d’un bandeau vert. On disait que sa figure n’avait pas de côté gauche, rongée qu’elle était par la maladie, et que, s’il la dévoilait, elle épouvanterait le spectateur.

Quoi qu’il en fût, ce qui restait visible suffisait à effrayer un honnête homme, avec ce nez de vautour surmontant un menton pointu d’usurier.

« Bonjour, Carq ! dit Satan.

— Entrez, répondit Carq.

— Mouillez l’ancre, fit Sellers en indiquant deux des sièges fixés de chaque côté de la table et en s’asseyant lui-même près du propriétaire du Juan. Que prenez-vous ?

— Oh ! je ne sais trop, dit Satan. Quelque chose de doux fera notre affaire.

— Antonio ! cria Carquinez d’une voix aiguë de volatile.

— Si, señor, répondit une voix du dehors, dont le possesseur s’entrevit dans la pénombre de la porte.

— Apportez-moi deux zins et deux zin-zibirs pour ces deux zentlemen, s’il vous plaît !

— Pas de gin ! cria Satan avec l’assentiment de Ratcliffe. Le ginger-beer suffira.

— Deux zin-zibirs ! » confirma Carquinez.

Ce fut à peu près tout ce qu’il devait dire au cours de l’entrevue, le fidèle Sellers se chargeant de la conversation.

Sellers dit à Satan :

« Ma foi, c’est extraordinaire que nous soyons tombés sur vous de cette façon : c’est épatant ! Nous étions allés à Acklin pour repérer un emplacement que Carquinez voulait examiner, et au retour j’ai modifié ma route en vous voyant ici, sans reconnaître la vieille Sarah. Je croyais que c’était le bateau de Gundyman. »

Satan répondit, en prenant le verre que venait de lui présenter Antonio :

« Mes respects à vous deux. Vous me preniez pour Gundyman, hein ? Eh bien, moi, je vous ai reconnus à première vue. Et je ne tenais guère à vous voir, d’ailleurs. Ce monsieur vous dira que j’étais accroupi dans le dalot pendant que Jude vous débitait cette fumisterie à propos de la petite vérole.

— Est-il possible ? dit Sellers avec un rire franc et cordial.

— C’est la vérité. Coupons court aux blagues et jouons cartes sur table, voulez-vous ?

— Nul n’y est mieux disposé que nous.

— Eh bien, j’abats mon jeu. Vous et Carq me talonnez sans répit depuis l’automne dernier. Motif : l’épave dont papa a parlé à Carq.

— Quelle épave ?

— J’ai dit : coupons court aux blagues, » dit Satan d’un air sévère.

Carq s’affaissa et leva les doigts en guise de protestation et Sellers trancha :

« Oui, jouons franc jeu. Il a été question d’une épave entre votre papa et nous, et je ne nie pas que nous ayons l’œil ouvert là-dessus. Vous voyez que je suis franc et honnête avec vous. Allez de l’avant.

— J’arrive au point capital, dit Satan ; vous et Carq vous vous êtes mis dans la tête que vous n’aviez qu’à me suivre, découvrir remplacement de l’épave, et réclamer un bon morceau pour prix de votre silence.

— Allez toujours, dit Sellers.

— Eh bien, vous vous êtes fourré le doigt dans l’œil, continua Satan. Vous pouvez me suivre jusqu’à ce que le vieux Juan tombe en morceaux, et vous ne saurez jamais rien si je ne vous mets au courant… c’est clair, n’est-ce pas ?

— Clair comme le jour, dit Sellers.

— Eh bien, alors, voici autre chose. Si cette épave est ce que l’on croit, il faut plus d’un homme pour enlever le butin et le mettre en banque. J’ai besoin d’aide, et si nous pouvons nous arranger, j’aimerais autant avoir affaire à vous deux qu’à n’importe qui.

— Voilà qui est parler, » dit Sellers.

Carquinez ne dit rien, mais sa main tremblait, et Ratcliffe éprouva une commotion en le regardant. Une spirale de fumée de cigarette s’échappait de dessous le bandeau vert qui lui cachait la joue. Ratcliffe aurait bien voulu voir l’entretien terminé et se retrouver à bord de la saine Sarah.

L’idée lui vint tout à coup qu’il s’était laissé prendre dans une toile dont Carquinez était l’araignée : Satan et Jude s’y étaient laissé attirer également. Cependant il ne pouvait rien faire, du moins pour le moment, sinon observer et attendre. Et le visage de Satan méritait d’être observé pendant que ce rusé diplomate restait assis en face de Sellers.

« Non que j’ignore que vous me rouleriez dans cette combine si vous en trouviez l’occasion, continua Satan. Je suis certain que vous le feriez ; néanmoins je puis manœuvrer au vent par rapport à vous, sachant ce que je sais sur votre compte, et je n’aurais pas le même avantage avec des étrangers.

— Pour sûr, dit Sellers.

— Eh bien, donc, dit Satan, ce point réglé, il ne reste qu’à fixer les conditions. Quelle part sera la vôtre pour nous aider à enlever la galette et à en disposer à La Havane ?

— Deux dollars sur trois de tout le bénéfice, dit vivement Sellers. Il y a le sauvetage que vous ne pouvez opérer seuls, sans quoi votre papa l’eût fait tout de suite ; puis il y a sa conversion en espèces ; et vous seriez perdus si vous l’entrepreniez vous-mêmes. Nul autre que Carq ne pourrait s’en tirer à La Havane, et encore ne pourra-t-il pas amener le fourbi en rade de La Havane. Il faudra débarquer derrière l’île, au nord de Santiago. Dieu sait ce qu’il aura à payer ! »

Satan réfléchit un moment.

« Je serai coulant, dit-il enfin. J’accepte vos conditions. Je ne tiens pas à la forte somme. Y a-t-il autre chose ?

— Non, c’est tout, » dit Sellers.

Carquinez fit un signe d’approbation et, se renversant sur son siège, alluma une autre cigarette.

« Et que fait ce monsieur dans l’affaire ? demanda Sellers en parlant de Ratcliffe.

— Oh ! il reste en dehors, dit Satan. Il fait simplement une croisière avec nous.

— Oui, je reste neutre, dit Ratcliffe. Je ne suis là que pour m’amuser, bien que disposé à donner un coup de main à l’occasion.

— Oh ! je crois que vous aurez de quoi vous divertir, dit Sellers, si nous entrons en collision avec la douane, ou si quelque autre rafiau vient fourrer le nez dans nos affaires pendant que nous opérons le sauvetage. Vous êtes Anglais, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Je le pensais. Vous êtes venu en partie de plaisir ?

— Si vous voulez.

— Ne proviendriez-vous point par hasard d’un grand yacht blanc qui cinglait hier vers l’est ?

— Oui. Comment le savez-vous ?

— Oh ! dit Sellers, il est facile de voir que vous n’êtes pas de nos pareils, et vos habits vous trahissent. On devine facilement que vous mangez à l’ordinaire de la vieille Sarah depuis peu de temps. Je n’ai pas saisi votre nom.

— Ratcliffe.

— Vous n’êtes pas dans les affaires ?

— Du tout. Mon père était propriétaire de navires. La maison Holt et Ratcliffe.

— Nom… d’une pipe ! Rien que ça ?… Vous n’attendez pas après l’argent, n’est-ce pas ? Eh bien, j’en suis estomaqué. Holt et Ratcliffe ! Je vous crois que je connais la firme.

— Antonio ! glapit Carquinez.

— Si, señor. »

Antonio se montra.

« Des Pedro Murias, » commanda Carquinez.

Antonio s’éclipsa, puis reparut avec une boîte de cigares, des cigares gigantesques, valant vingt-cinq guinées le cent sur le marché de Londres. Ils furent disposés sur la table et poussés vers Ratcliffe.

Satan grimaça un sourire.

« Ainsi, dit-il, c’est bien entendu, deux dollars sur trois pour vous et pas de déductions ?

— C’est cela, dit Sellers.

— Et maintenant que nous avons réglé les conditions, dit Satan, je voudrais en savoir plus long au sujet de ce rafiau.

— Quel rafiau voulez-vous dire ? demanda Sellers.

— L’épave en question.

— Écoutez-moi ça ! s’écria Sellers. Vous voulez nous faire croire que vous n’êtes pas renseigné sur son compte ?

— Pas plus que le père Adam. J’ai entendu papa dire qu’il s’appelait le Nombre de Dios et était rempli de vaisselle d’or enlevée aux églises ; mais tout cela n’est guère qu’un nom et un racontar. Et je n’aime pas beaucoup miser sur un conte. À mon avis, c’est trop beau pour être vrai.

— Eh bien, vous vous trompez peut-être, dit Sellers.

— Alors dégoisez-nous ce que vous savez là-dessus, fit Satan. Vous avez le contrat, donnez-nous les nouvelles.

— Soit, je vais tout dire. Ce n’était pas un navire rempli de vaisselle d’or : votre papa était mal renseigné sur ce point. C’était un gros bateau espagnol allant de Vera-Cruz en Espagne. Il avait un chargement de charpente, entre autres de ces bois lourds qui ne flottent pas. Il transportait, outre le bois, plus d’un million de dollars d’or… la majeure partie en or mexicain, le reste en monnaie espagnole. Lopez était le nom du patron, et il conçut l’idée de déposer cet or en banque à son propre compte. Il avait navigué quarante ans sur ces mers et connaissait comme sa poche les moindres îles et récifs.

« Seuls à bord lui et son second étaient au courant de la présence de cet or, outre un subrécargue nommé Pérez.

« Il s’entendit avec ces deux types pour échouer le rafiau sur un fond de six pieds en dehors de la route des navires, laisser croire qu’il avait sombré pendant un ouragan, et revenir au bout d’un an ou deux reprendre la galette. Ils avaient percé des trous dans la coque et les avaient obstrués de tampons qu’ils retirèrent une fois parvenus sur le bas-fond, et le navire coula sans éternuer, comme un bon chrétien qui casse sa pipe.

« Ils mirent les canots à la mer en bon ordre, et l’équipage fut sauvé jusqu’au dernier homme ; mais cet équipage n’aborda nulle part. Peut-être y avait-il quelque chose de louche dans les vivres ou l’eau, on ne saurait affirmer, mais personne ne revint à terre pour servir de témoin. Cependant l’eau et les victuailles étaient en bon état dans le youyou. Il fut recueilli avec ses trois occupants, qui débarquèrent gros et gras quelque part dans le Golfe. »

Pendant tout le récit de Sellers, Carquinez était resté assis en approuvant de la tête. Il regardait maintenant Satan et Ratcliffe comme pour mesurer l’effet produit sur eux. Puis il referma à demi les yeux et se retira en lui-même comme une tortue dans sa carapace.

« Ils débitèrent leur boniment, reprit Sellers, et arrangèrent les affaires. Il ne leur restait plus qu’à attendre quelque temps et louer un bateau passable pour ramasser le fourbi quand le subrécargue et le second furent pris de la fièvre jaune, et Lopez resta seul pour faire la pêche.

« Il retourna à La Havane, son pays natal, et s’y établit avec son fils qui faisait le commerce des tabacs. Il fit bâtir une espèce d’usine pas plus grande qu’un poulailler, et lança une marque de cigares presque entièrement fabriqués de rebuts et de papier brun.

« Il mit son fils au courant du naufrage, mais ne voulut pas lui indiquer le gisement de l’épave avant qu’il fût temps d’aller ramasser l’or, c’est-à-dire avant une année encore.

« Puis il ne trouva rien de mieux que de mourir, et le fils se mit à chercher, sans pouvoir la trouver, la carte indiquant le lieu du naufrage. Le vieux lui avait tout donné excepté cela. Encore n’était-ce pas une carte proprement dite : c’était un simple bout de papier avec un dessin grossièrement tracé, mais donnant la latitude et la longitude.

« Ce papier ne fut jamais trouvé… par le fils. Le petit-fils le découvrit… et savez-vous en quel endroit ? Collé dans la doublure d’un vieux chapeau. Il n’y a pas si longtemps de cela : et que croyez-vous que fit ce niais de petit-fils ? Eh bien, je vais vous le dire. Il vint tout de suite trouver Carq que voilà et essaya de l’entraîner dans l’affaire en lui promettant dix pour cent des bénéfices ; Carq devait engager son argent et sa réputation pour un malheureux dixième, au risque de ne trouver que la carcasse d’un vieux bateau ! Il lui avait donné le nom du navire, son histoire et tout, sauf l’emplacement.

« Carq ne voulut rien savoir à de pareilles conditions – hein, Carq ? – et l’envoya faire lanlaire. L’imbécile s’en alla et ne trouva rien de mieux que d’essayer de fonder un syndicat avec deux chenapans qui n’avaient pas une quille vaillante. L’un s’appelait Perrira, et Da Silva était le nom de l’autre. Certain soir, ils tinrent conseil dans le bar de Diégo et se canardèrent mutuellement à coups de pistolet dans le salon de derrière.

« Silva et Perrira avaient projeté de se débarrasser du petit-fils et de s’emparer de la carte, et ils l’auraient fait, seulement l’autre n’était pas manchot pour tirer. Votre papa était dans le bar, ce soir-là, et il surprit quelque-chose de leur conversation pendant qu’ils se rendaient à la salle du fond pour tenir leur réunion. Quand la fusillade commença, il fut le premier à entrer dans la pièce et s’empara de la carte, qui gisait sur le plancher. Il était toujours leste quand il s’agissait de ramasser, votre papa. En homme intelligent, il pensa que Carq était le seul type de La Havane qui pût l’aider à enlever et liquider les espèces. Il savait que le magot était là d’après ce qu’il avait entendu dans le bar avant l’entrée des trois types dans la salle du fond. Mais, avant qu’il pût conclure l’affaire avec Carq, il mourut lui aussi. »

Carq fit un signe d’assentiment.

« C’est ainsi que les choses se sont passées, dit-il.

— Eh bien ! dit Satan, nous connaissons maintenant tous les détails, et je désire en finir avec cette histoire. J’en ai plein le dos de vous sentir tous deux accrochés à mes trousses. Je vais vous dire mon avis ; prenez-le pour ce qu’il vaut. Il ne me paraît guère vraisemblable qu’on trouve de l’or dans un sabot comme cela, rien qu’en se baissant pour le ramasser, et je vendrais volontiers mes chances à n’importe qui pour un millier de dollars. J’ignore ce qu’il y a là-bas. Je vous dis seulement ce que je pense. Vous savez ce que je suis : je gagne ma vie et suis content de la gagner au jour le jour ; c’est peut-être ce qui me met en garde contre les grosses aventures. De toute façon, il faut aller jusqu’au bout de l’entreprises, puisque nous avons fait un contrat. Je ne tiens pas à ce qu’il soit écrit et signé, vu que la loi ne pourrait me protéger. Si vous ne jouez pas franc jeu avec moi, je vous dénoncerai, voilà tout. C’est compris ? »

Les parties contractantes de l’autre côté de la table acquiescèrent de la tête.

« Ce point réglé, dit Satan, voici la carte. »

Il exhiba une boîte à tabac en métal et y prit un bout de papier plié qu’il posa sur la table, devant Sellers.

L’effet produit fut magique.

Carquinez bondit de son siège avec l’agilité d’un jeune homme, vint se placer derrière Sellers et se pencha pour regarder par-dessus son épaule. Ratcliffe, bien qu’en dehors de l’affaire, paraissait aussi troublé que les autres. Satan seul restait calme.

Cet objet qu’il portait depuis si longtemps avait perdu pour lui l’intérêt de la nouveauté.

Sellers, sans prononcer une parole, regardait le plan étalé devant lui.

Rum Cay était indiqué, avec, au sud-ouest, une ligne d’écueils portant l’inscription « Récif de la Désolation » ; on distinguait assez bien le nom Nombre de Dios, écrit à l’encre rouge, et relié au récif par un trait de même couleur, bien que le mot « Dios » fût peu distinct sur le bord froissé du papier. Dans le coin supérieur à droite étaient inscrites la longitude et la latitude, mais en caractères si pâles qu’il aurait fallu regarder de près et sous une vive lumière pour reconnaître les chiffres.

Personne, d’ailleurs, ne s’inquiétait de le faire. Le « Récif de la Désolation » se trouvait sur toutes les cartes, et le nom suffisait.

« Je suis allé par là, dit enfin Sellers, et je n’ai jamais vu la moindre trace d’épave.

— Vous ne pouviez pas la voir, dit Satan. Elle gît à ras du corail dans un renfoncement entre deux arêtes de récifs, et il n’y reste pas un tronçon de mât. La surface même du récif a dû s’élever depuis le naufrage, car l’eau ne couvre pas l’épave à marée haute, et à marée basse le renfoncement est presque vide. Cependant elle a dû être bel et bien sous l’eau, voilà des années, car les ponts sont couverts de corail, panneaux et tout, le soleil et les intempéries ont durci l’ensemble comme du ciment armé. Nous devrons employer la dynamite pour faire une ouverture.

— Sûrement, » dit Sellers.

Puis, après un moment de réflexion : « Ce sera une grosse affaire, si les choses sont dans l’état que vous dites. Je m’imaginais qu’il suffisait de plonger à faible profondeur. Je n’ai jamais songé à ce sale corail. »

Carquinez ne dit rien. Il reprit son siège au bout de la table et alluma une autre cigarette. Son silence semblait presque fantastique à Ratcliffe, ainsi que la façon dont Sellers, sans le consulter, parlait constamment, comme si une communication télépathique les reliait l’un à l’autre.

Une certitude s’imposait peu à peu à son esprit : c’était là le plus abominable couple de coquins qu’on pût imaginer ; et il était surpris de la naïveté dont Satan faisait preuve en s’adressant à eux pour une telle affaire. Ils l’escroqueraient sûrement, malgré toutes les précautions prises par lui. Jamais ils ne lui donneraient une part d’un tiers sur aucun trésor ; et, s’ils en découvraient un, ils l’assassineraient très probablement avant qu’il pût les dénoncer.

Ratcliffe en était tellement convaincu qu’il essaya de lui faire des signes d’avertissement par-dessus la table ; mais Satan semblait aveugle aux clins d’œil et froncements de sourcils.

« Et il y en a, du corail ! dit Satan ; près d’un pied d’épaisseur. Il faudra creuser des trous de mine, y fourrer des cartouches et y mettre le feu. Avez-vous de la dynamite à bord ?

— Pas une once.

— Nous pourrions essayer avec de la poudre.

— Oui, si nous en possédions, dit Sellers. Inutile de se lamenter : il faut absolument retourner à La Havane chercher des explosifs. La question est de savoir qui de nous doit y aller.

— Pas moi, dit Satan, dût l’épave rester où elle est jusqu’au Jugement dernier. D’abord, je suis à court de main-d’œuvre, et ensuite l’affaire me rapportera trop peu, telle quelle, pour que je me dérange.

— En ce cas, nous irons, dit Sellers. L’aller et retour ne nous prendra pas plus d’une semaine. Mettons dix jours, en faisant la part des accidents, et nous vous retrouverons ici.

— Pourquoi pas au récif ? demanda Satan.

— Peu importe, dit Sellers. Ici ou là, c’est tout un pour nous, n’est-ce pas, Carq ? »

Celui-ci fit un signe d’assentiment, et Satan, reprenant la carte, la replia et la renferma dans la boîte.

« Ça va, dit-il en mettant la boîte dans sa poche. Vous nous trouverez ici. »

CHAPITRE X

LE « JUAN » MET À LA VOILE

Les parties contractantes se levèrent de table. Carquinez resta debout, retenant son paletot d’une main noueuse et veinée tandis que les visiteurs prenaient congé.

« Vous n’auriez pas quelques pieds de fil de fer galvanisé à bord, par hasard ? demanda Satan en sortant à la suite de Sellers.

— Venez sur le pont, » dit Sellers.

Sur le pont, le malheureux Sellers, s’arrêta pour écouter l’autre, qui, après le fil de fer, demanda des boulons et autres bagatelles, dont il avait le plus pressant besoin. Tel un volatile hypnotisé entre les mains de Satan, c’est à peine s’il offrait la moindre résistance.

Il n’avait pas de boulons, mais on apportait le fil de fer galvanisé, ainsi qu’un petit baril pour servir de bouée, de la poix, un vieux pinceau, un petit bidon d’essence et environ deux livres de ficelle.

Une petite ancre de canot, qui avait éveillé les désirs de Satan, arrêta la conférence et rompit le charme auquel Sellers paraissait en proie.

Du diable si Satan n’allait pas lui demander ses molaires ! Prenait-il donc le Juan pour un entrepôt maritime ? Que voulait-il emporter encore, Carquinez en personne ?

Ils s’éloignèrent à la rame avec leur butin. Sellers, penché sur le plat-bord, les pressait amoureusement d’accepter encore quelques menus objets, entre autres une guitare.

Sur la Sarah, Jude les attendait. La jeune fille venait de nettoyer les ormiers et le résultat ne la satisfaisait guère… un quart de boîte à allumettes de petites perles… elle le déclara net.

Quand son regard se posa dans le canot sur le bric-à-brac que Satan avait soutiré à Sellers, elle sourit d’un air mélancolique.

« De quoi ris-tu ? demanda Satan.

— De rien, » répondit-elle.

Elle s’assit sur un petit baril renversé pendant qu’ils apportaient le fatras à bord. Puis, se caressant un genou et tortillant ses doigts de pied nus à la chaleur du soleil, elle resta muette, attendant des explications.

Il sembla tout à coup à Ratcliffe qu’un critique venait d’entrer sur la scène. Il avait oublié Jude dans la discussion à propos de l’épave, et se demandait maintenant comment elle prendrait la chose. La femme ne voit pas toujours du même œil que nous, comme plus d’un homme d’affaires s’en est aperçu en révélant une transaction à l’épouse de son choix.

Appuyé au plat-bord, il bourra sa pipe et attendit la révélation avec intérêt ; mais Satan, le révélateur, ne semblait pas pressé de remplir sa fonction. Il s’activait à mettre en place les fournitures nouvellement acquises ; l’essence et la poix à l’avant dans le petit trou où l’on rangeait la peinture, le fil de fer galvanisé dans un placard et le petit baril derrière le canot de toile.

Puis il revint à l’arrière, alluma sa bouffarde et resta à côté de Ratcliffe.

« Eh bien, qu’as-tu fait, en fin de compte ? demanda Jude, ouvrant brusquement le feu.

— Fait quoi ? demanda Satan. Oh ! tu veux dire avec Carq ? Je me suis arrangé avec lui pour qu’il nous aide.

— De quelle façon ?

— Eh bien, à enlever le fourbi, s’il est là… que veux-tu de plus ? Il représente notre unique chance d’accomplir convenablement nos projets.

— Que demande-t-il ?

— Au point de vue des conditions ?

— Oui.

— Voici la chose : il devra faire toute la besogne pour fouiller l’épave et, si l’or est là, le transporter à terre, et après cela s’en débarrasser. Je lui laisse deux dollars sur trois.

— Oh, tout de même ! s’écria Jude.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Pourquoi ne pas lui avoir donné tout ?

— Allons, écoute-moi bien ! cria Satan. Je ne veux pas de reproches. Qui mène la barque ici, toi ou moi ? Comment peux-tu savoir quel tour je réserve dans mon sac ? M’as-tu encore jamais vu me faire empaumer dans un marché ? Eh bien, accepte mes ordres en ce qui concerne Carq, et accepte-les sans piper, sans poser de questions ; sinon, arrange-toi avec lui, prends le commandement de la Sarah et dirige-la comme tu voudras. Cette façon de tenir tête à ses supérieurs ! »

Jude ôta son galurin et en regarda le fond comme pour chercher une inspiration : puis elle le revissa sur sa tête, ramena ses deux pieds, entoura ses genoux de ses bras, et demeura assise sur son baril, plongée dans une méditation sans paroles, regardant fixement le Juan.

Satan lui tourna le dos et descendit.

« Jude, dit Ratcliffe.

— Que voulez-vous ? fit Jude sans détourner les yeux.

— Supposons que vous ayez tout l’argent que contient cette vieille épave, s’il y est encore… qu’en feriez-vous ?

— À quoi bon me demander de pareilles choses ? répondit Jude. Je trouverais bien vite moyen de l’employer.

— Que non ! Vous le placeriez dans une banque, et alors commenceraient vos soucis.

— Comment cela ?

— Eh bien, cet argent déposé en banque ou bien placé dans quelque entreprise vous rapporterait, mettons vingt mille dollars par an. Vous ne pourriez pas utiliser cette somme à quai dans un bassin, n’est-ce pas ? Impossible de tout dépenser à moins d’abandonner la Sarah et de vivre à terre dans une belle maison, avec voiture, chevaux et domestiques ; et pour cela il vous faudrait devenir une dame… ou un gentleman rectifia-t-il vivement en voyant l’idole du baril disposée à lancer ses foudres. Vous seriez obligée de faire cela, et bien plus encore : il vous faudrait apprendre toutes sortes de choses.

— Quelles choses ?

— Oh, un tas ! Savez-vous écrire, Jude ?

— Parbleu !

— Vous me disiez l’autre jour que vous ne saviez pas.

— Ma foi, j’ai à peu près oublié. Papa avait commencé à m’enseigner, puis il trouva que j’étais plus apte à faire des puddings ; mais il m’apprit à écrire mon nom.

— Eh bien, si jamais vous devenez riche, il faudra apprendre à écrire autre chose que votre nom.

— Quoi donc ?

— Des chèques et des lettres et, qui pis est, il vous faudra pouvoir les lire.

— Bah ! dit Jude avec philosophie, je crois que j’aurai bien le temps de me tracasser de tout cela quand je serai riche, et il me semble que je ne le deviendrai jamais tant que ces deux chenapans rouleront Satan comme ils viennent de le faire.

— Oh ! si. Un jour vous le serez autant que moi. Je sais dire la bonne aventure. Montrez un peu votre main. »

Jude tendit une main et Ratcliffe en examina les lignes peu nombreuses, mais droites et nettement tracées. C’était une belle petite main, malgré la rude besogne accomplie par elle, pleine de caractère et de vigueur, dénotant bienveillance, honnêteté et capacité.

Ratcliffe avait l’intuition des mains : elles l’attiraient ou le repoussaient aussi fortement que les visages ; plus même, car une main ne ment jamais.

« Oh oui, dit-il, vous allez être riche ; vous ne pouvez pas y échapper ; vous apprendrez à lire, à écrire et à compter, et vous vivrez jusqu’à cent ans.

— Autant me couper la gorge tout de suite, dit Jude. Continuez.

— Un jour vous irez en Angleterre, et vous deviendrez Anglaise.

— Mieux vaut aller en enfer… Satan !

— Ohé ? parvint sourdement une voix d’en bas.

— Rat dit que je vais devenir Anglaise.

— On ne voudrait pas de toi dans ce pays-là. Cesse tes blagues et viens préparer le déjeuner. »

Jude descendit du baril, courut vers l’écoutille ouverte, et elle allait répondre en personne quand elle aperçut quelque chose qui l’arrêta net.

On hissait les voiles à bord du Juan.

« Carq s’en va, » cria-t-elle.

Satan monta sur le pont. À travers l’étendue bleue on entendait nettement le cliquetis des barres du guindeau qui remontait l’ancre.

« Je pensais que Sellers viendrait à bord avant leur départ, remarqua Ratcliffe. Ils sont bien pressés, dites donc.

— Je vous crois, dit Satan en grimaçant un sourire. Ils passeront par-dessus n’importe quoi pour aller à La Havane chercher cette dynamite : ils ne prendront même pas le temps de manger avant d’être revenus… Voilà ce qu’ils voudraient nous faire avaler, ces salauds-là.

— Comment ! vous ne croyez pas qu’ils aillent à La Havane ?

— Oh ! ils vont à La Havane, pour sûr, dit Satan, Attendez et vous les verrez mettre le cap dessus. Regardez ! Ils orientent les voiles dans ce but. »

L’ancre était levée, et ils virent les voiles se gonfler tandis que le navire prenait la direction déjà suivie par la Dryade. Il abaissa son pavillon ; les autres rendirent le salut ; puis il doubla les récifs du sud : la coque disparut, et on ne vit que le haut des voiles se détachant sur le bleu de l’occident.

Dix minutes après, en bas, pendant qu’ils déjeunaient, Jude, qui n’avait pas prononcé un mot depuis le départ du Juan, prit soudain la parole.

« Tu ne m’avais pas dit que ce type-là s’en allait à La Havane chercher de la dynamite. Dans quel but ? Pour faire sauter l’épave ?

— C’est cela même, répondit Satan. Crois-tu que c’était pour la boulotter ?

— On ne sait jamais ce que peut avaler un type, étant donné que tu as avalé ce boniment-là, riposta Jude. Il va à La Havane pour nous vendre, voilà mon opinion.

— De quelle façon ?

— Bah ! Il ne manque pas de façons de vendre les imbéciles. »

Ratcliffe se dit que Jude était dans le vrai : il éprouvait la conviction désagréable qu’il s’était laissé rouler. Le départ précipité de Carquinez semblait mettre le sceau à toute l’affaire. Il regarda Satan, s’attendant à une explosion : mais Satan, parfaitement calme, se servait de la langue de bœuf en conserve.

« Étant donné que j’ai la carte, dit-il, comment pourraient-ils me vendre ?

— Mais tu leur as donné la position, dit Jude. Tu disais toi-même que, l’endroit étant marqué sur toutes les cartes, il suffisait d’avoir dans la tête le nom du « Récif de la Désolation » pour mettre le grappin sur l’épave.

— C’est vrai, dit Satan. Mais la position ne sert à rien sans la carte.

— Où veux-tu en venir ?

— À éveiller ton intelligence. Combien de fois as-tu vu cette carte ?

— Des douzaines de fois.

— Et tu n’y as rien trouvé de bizarre ? Parbleu ! Tu es plus disposée à insulter tes supérieurs qu’à te servir de tes yeux. »

Il repoussa son assiette, tira sa boîte à tabac, prit la carte et la déplia sur la table.

Jude se leva et vint se placer derrière lui, tandis que Ratcliffe se penchait en avant.

« Voilà la carte, dit Satan. Voici le récif et voilà le nom du rafiau indiqué en face, et voici la longitude et la latitude écrites dans le coin. C’est clair, n’est-ce pas ?

— C’est assez clair en effet, » dit Ratcliffe.

Jude, qui mâchait du biscuit, fut du même avis.

« Assez clair, hein ? reprit Satan. Donnez à quelqu’un le nom du « Récif de la Désolation », il s’y rendra avec n’importe quelle vieille carte de l’Amirauté : il n’aura qu’à débarquer sur le récif pour trouver l’épave piquée là dans l’anse entre deux arêtes de corail. Jude l’a vue, je me suis promené dessus et je l’ai examinée ; et sans doute aurait-elle pu être ouverte avant maintenant, sauf que les gens n’abordent pas sur des récifs comme cela, à moins d’y être débarqués par un orage. Nous étions tombés dessus en cherchant des ormiers. Tout cela est assez clair, n’est-ce pas ?… Eh bien, j’affirme que tout cela ne sert de rien à quiconque ne tient pas cette carte à la main et ne sait pas lire ce qui est écrit secrètement dessus. Voilà : regardez bien et longuement, et je vous donne dix dollars si vous devinez ce que je veux dire. » Ratcliffe étendit la carte devant lui sur la table.

« Je n’y vois rien, dit-il enfin, sauf ce qui est écrit assez nettement. Voilà Rum Cay, voici le récif, le nom de l’épave, et dans un coin la latitude, et la longitude. Non, je ne peux rien trouver d’autre ; tout cela semble clair comme le jour. D’ailleurs je ne m’intéresse pas aux cryptogrammes.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Les cryptogrammes ? De l’écriture secrète.

— Eh bien, c’est justement ce que vous avez sous les yeux, dit Satan. Papa ne s’en est jamais aperçu, ni aucun de ceux qui ont eu le papier entre les mains. Il n’y a qu’un mois que je l’ai deviné.

— Tu ne m’en as jamais soufflé mot, intercala Jude.

— Retourne à ta place et ne viens pas me chiquer dans l’oreille, fit Satan en prenant la carte et la remettant dans sa poche. Te le dire ? Pas de danger. Tu l’aurais répété à Ratcliffe, comme tu as fait l’autre jour pour la blague du récif. Continue à manger. Pourquoi n’avons-nous pas de pommes de terre ?

— Je n’ai pas eu le temps d’en faire bouillir, avec tes sales ormiers à nettoyer.

— Tu as bien trouvé le temps de bavarder et de te faire dire la bonne aventure.

— C’est ma faute, dit Ratcliffe. C’est moi qui ai amorcé la chose.

— Ce n’est pas vous. Je l’ai entendu commencer en racontant ce qu’elle ferait d’une fortune si elle en avait une, et finir en disant du mal de moi.

— Eh bien, tu es un fieffé menteur ! J’ai déclaré seulement que ces deux types t’avaient roulé dans l’affaire de l’épave, s’écria Jude. Ne me mets pas dans la bouche des paroles que je n’ai pas prononcées.

— Comment êtes-vous parvenu à deviner le cryptogramme ? demanda Ratcliffe, désireux de couper court à la discussion.

— Le quoi ? dit Satan. Oh ! oui… Ah ! bien tout naturellement. Je me suis fait cette réflexion : voici une chose qui a été cachée et tenue secrète, et pourtant tout est aussi clair que de l’eau de roche. C’est par trop simple. Quelqu’un qui sait où de l’argent est caché ne va pas en inscrire l’emplacement sur un bout de papier qui peut être perdu et ramassé par n’importe qui.

« Laissez tomber cette carte dans les rues de La Havane, et le premier passant doué d’un peu de jugeote qui la ramassera pourra la convertir en dollars en un rien de temps. De toute façon, c’est un appât irrésistible pour les sots. Une expédition de sauvetage serait en route avant la fin de la semaine. On n’aurait qu’à regarder n’importe quelle carte imprimée depuis cent ans pour trouver le « Récif de la Désolation » aussi facilement que les Rochers du Nageur.

« Puis je me suis dit : Pourquoi diable le type avait-il besoin de faire une carte ? Pourquoi ne pas avoir écrit sur un bout de papier : « Le Nombre de Dios gît sur le « Récif de la Désolation », au sud-ouest de Rum Cay » ? C’est tout ce qu’indique la carte ; et pourtant le voilà qui trace des dessins ; il lui a bien fallu gribouiller pendant une heure pour faire cette carte !

« En mettant les deux choses ensemble, j’ai pensé ceci : Le camarade en question doit avoir été doublement sot, si ce truc-là est véritable : sot en rédigeant la chose aussi clairement qu’une réclame de pilules, et sot en perdant son temps à dessiner cette réclame au lieu de l’écrire tout simplement. Mais je me disais que ce n’était pas un sot. Papa nous citait toujours l’exemple de ce satané idiot qui répétait que le monde était peuplé d’imbéciles. Eh bien, d’après mon expérience, cela ne tient pas debout. Ça prendrait peut-être en Europe, mais pas à La Havane ni dans les ports du Golfe, en tout cas. Alors je me suis mis en tête d’essayer de voir où ce type-là voulait ni venir.

— Et vous ne voulez pas nous dire comment vous avez deviné le secret ?

— J’aime mieux pas.

— Pourquoi ?

— Parce que, dit Satan, je peux me tromper, bien que je sois à peu près sûr d’être dans le vrai. Et puis, je crois qu’il est toujours bon de tenir sa langue.

— Tu ne l’as pas tenue avec Carq, en tout cas, observa Jude.

— Je t’ai déjà dit une fois et je ne te le répéterai pas, si j’entends encore sortir un mot de ta bouche, je te passe une dégelée à coups de pantoufles ! Naturellement j’ai délié ma langue avec lui. Voulais-tu le voir toujours pendu à nos trousses et finissant par éventer la cachette ? Ne sommes-nous pas débarrassés de lui ? Assez de bavardages. Mon plan est tiré et désormais tu n’as qu’à accepter mes ordres sans discuter. »

Il se tourna vers Ratcliffe :

« Cela ne vous fait rien de m’aider à faire marcher le bateau, en me laissant libre d’aller où je voudrai ?

— Cela m’est égal, dit Ratcliffe. Je serai parfaitement satisfait d’aider et de regarder, en vous laissant la direction des événements. Quelle sera votre première manœuvre ?

— Je quitterai cet endroit demain.

— Comment ! Je croyais que tu attendrais le retour de Carq, observa Jude.

— Ne t’inquiète pas de ce que tu croyais. Je m’en irai demain. En attendant, j’ai besoin d’autres provisions de la cachette. Tu feras bien de prendre le youyou et d’y aller tout de suite. Il me faut un mois de vivres pour nous trois. »

CHAPITRE XI

VILAINS MOTS

Les assiettes lavées et replacées sur leur étagère, Jude réquisitionna l’aide de Ratcliffe pour le youyou. Satan, après avoir donné des ordres, s’était retiré en lui-même et s’ingéniait à rapiécer une vieille voile. Assis à l’œuvre sous la tente, il sembla à peine voir le couple s’éloigner dans le canot.

« Satan prépare quelque chose en sous-main, dit Jude en ramant. Je crois qu’il tire des plans pour rouler Carq.

— Si vous voulez mon avis, dit Ratcliffe, je crois qu’il l’a déjà roulé de façon ou d’autre. Je ne sais pas comment, et ne tiens pas à le savoir. Je préfère attendre les événements. C’est intéressant comme une partie d’échecs.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Les échecs ? C’est un jeu. Je vous l’enseignerai un jour. Jouez-vous quelquefois, Jude ?

— Je vous crois. J’ai gagné cinq dollars la veille de notre départ en misant contre la rouge chez Charlie le Chinois. Vous connaissez La Havane ? C’est dans la Calle San-Pedro. On y joue le faro, mais surtout la roulette.

— Oh ! je ne voulais pas dire des jeux de ce genre.

— Quel genre de jeux vouliez-vous dire ? demanda Jude au moment où le nez du canot piquait dans le sable et où ils en sortaient. Vous voulez dire boire un whisky, s’enivrer et faire du boucan ?

— Oh ! mon Dieu non ! Je voulais dire des jeux, rien que des jeux ordinaires. »

Une fois le canot tiré sur la plage, Jude s’assit sur le sable ardent. Il était deux heures, et un vent d’est rafraîchissant tempérait la chaleur du jour ; la marée était étale, et les lointaines lamentations des mouettes se mêlaient aux vagues qui déferlaient, des vagues d’un pied de haut à peine, claires comme du cristal, moins des vagues que des rides géantes.

Au delà de la Sarah qui se reflétait dans l’eau s’étendaient à l’infini la mer couleur de violette et le bleu du ciel à peine rayé par le vol d’une mouette, blanche comme du spath dans cet éblouissement.

Ratcliffe s’assit auprès de sa compagne. Jude, comme tous les loups de mer, avait ses moments de profonde paresse. Active d’ordinaire comme un poussin, elle se laissait aller soudain, quand la fantaisie l’en prenait ; elle « lâchait tout » pour tirer sa flemme, comme disait Satan : et alors, ajoutait-il, les coups de pied n’avaient plus de prise sur elle.

Elle avait apporté une vieille paire de souliers pour passer à travers les buissons de lauriers-cerises. Il ne faisait pas bon marcher pieds-nus, à cause des tarentules et des scorpions, sans parler des aiguilles de cactus. Elle avait posé ses chaussures sur le sable, pour ne les mettre qu’au dernier moment.

« Qu’entendez-vous par des jeux ordinaires ? demanda-t-elle soudain quand elle eut terminé l’examen d’une nouvelle variété de crabe à carapace molle qu’elle venait d’attraper, et en le rejetant à la mer.

— Oh ! les jeux de tout le monde, » dit Ratcliffe, qui avait presque oublié ce dont ils avaient parlé.

Il essaya d’expliquer la chose, mais s’aperçut que ce n’était pas facile, surtout quand on était soumis à un contre-interrogatoire.

Jude semblait incapable de comprendre comment des grandes personnes, hommes et femmes, pouvaient gaspiller une demi-journée à lancer une balle dans tous les sens ».

« Quand nous étions à Pensacola, dit-elle, je jouais aux billes avec les gosses de Mike le Hollandais. Mike tenait une boutique à whisky, et ses gamins étaient assez mal élevés. Quand on avait fini de jouer aux billes, on faisait un concours de gueule.

— Que diantre est-ce là ?

— Eh bien, vous avez entendu parler des concours de récitation, où celui qui récite le mieux obtient un prix ? Dans un concours de gueule on commence à s’engueuler, et le prix est à qui lance les plus gros mots. Papa n’en savait rien, jusqu’au jour où ayant reçu une raclée pour une chose ou une autre, je lâchai ma bordée contre lui. Il découvrit alors que les enfants de Mike m’avaient enseigné le truc, et rencontrant Mike sur le quai il eut avec lui une explication qui laissa l’autre boiteux pour le restant de ses jours. Juriez-vous quand vous étiez petit ?

— Non, dit Ratcliffe. J’ai appris cela plus tard.

— Êtes-vous un as pour ce truc-là ?

— Ma parole, je n’en sais rien.

— Eh bien, essayons ! dit Jude, sortant de son indolence. Fermez les poings et commencez à m’engueuler, et je vous répondrai : il n’y a personne pour nous écouter Faites comme si vous étiez le patron et moi un matelot qui ait halé le filin qu’il ne fallait pas.

— Non, dit Ratcliffe. Je ne suis pas bon à ce jeu-là, et ce n’est pas un joli jeu. J’aimerais mieux jouer à autre chose. »

Jude renifla. Elle se sentait évidemment mouchée.

« Je ne suis pas un bébé pour m’amuser à des jeux, dit-elle. Allez jouer tout seul si bon vous semble. »

Elle s’étendit sur le dos, les genoux en l’air, la figure couverte de son vieux chapeau. Puis une voix sortit de dessous :

« Vous entendrez jurer tant que vous voudrez par le vieux grincheux dans une minute.

— C’est Satan que vous voulez dire ?

— Oui, dès qu’il tournera les yeux vers le rivage et nous verra tirer notre flemme au lieu de turbiner.

— Eh bien, mettons-nous à l’œuvre.

— Pas de danger, dit Jude. Pas avant que Satan ouvre le feu. Je suis trop bien ici. J’ai trimé toute la matinée pendant que vous étiez à bord du Juan en train bavarder avec Sellers et de boire, je parie. Je vais me « poser… Qu’est-ce que vous avez pris ?

— Du ginger-beer et un cigare.

— Avez-vous remarqué la bobine de Carq ?

— Je vous crois !

— On dit qu’il lui en manque tout un côté. Je voudrais pas le voir sans son bandeau, et vous ?

— Bigre non ! Je l’ai assez vu tel quel. Allons, levons-nous et mettons-nous à la besogne.

— Je ne marche plus pour le turbin, murmura Jude d’une voix somnolente. J’en ai plein le dos d’aller chercher des choses et de les trimarder. Que Satan y aille lui-même. Moi je reste là.

— Sur l’île ?

— Ouais.

— Et vous abandonnerez Satan et la Sarah ?

— Ouais.

— Mais que ferez-vous pour vivre ?

— J’ouvrirai une blanchisserie.

— Mais il n’y a personne ici pour vous donner linge à blanchir.

— Raison de plus. J’aurai moins à faire.

— C’est vrai. L’idée est merveilleuse. Je reste avec vous, je porterai le panier à linge.

— Non. Je veux rester seule. »

Soudain une voix venant de la Sarah se répercuta sur l’eau et dispersa cette fantaisie. C’était la voix de Satan lointaine et portée sur les ailes de la brise. Ratcliffe crut distinguer l’épithète de « bougre de fainéante ».

Il se leva. Jude, le vieux panama sur la figure, s’était raidie comme un cadavre. Il essaya de la retourner du pied, puis se tut à demi effrayé. Aurait-elle attrapé un coup de soleil et débité toutes ces balivernes dans le délire ?

Il s’agenouilla près d’elle et la secoua.

« Jude, qu’avez-vous ? »

Pas de réponse.

Il lui ôta le panama de dessus le visage. Les yeux étaient clos et les traits figés dans le repos.

Sérieusement alarmé, il se releva d’un bond, courut au canot, se saisit de l’écope et la remplit d’eau de mer. Il n’avait jamais vu de cas d’insolation, mais savait que l’eau froide versée sur la tête constituait un remède.

Quand il se retourna l’écope en main, le cadavre assis mettait ses souliers.

« Que voulez-vous faire de cet ustensile ? demanda Jude.

— Je vais vous le montrer à l’instant, dit-il, courant vers elle. Cette idée de faire la morte ! »

Mais avant qu’il pût l’atteindre, elle disparaissait déjà dans les broussailles, un soulier au pied, l’autre à la main. Jetant au loin l’écope, il la rejoignit, l’aida à mettre le second soulier, et ils s’éloignèrent ensemble.

Jude, comme pour faire amende honorable, lui avait pris la main avec une confiance amicale et la balançait en marchant. À l’approche de leur destination elle la rejeta loin d’elle, et s’élança comme un chien de chasse en fouillant les buissons jusqu’à ce qu’elle eût trouvé ce qu’elle cherchait, une longue corde à nœuds.

« Pourquoi faire, cette corde ? demanda-t-il.

— Attendez et vous verrez, répondit Jude. Voici la cachette. Faites attention où vous poserez les pieds si vous ne voulez pas tomber dedans. »

La cachette était bien dissimulée parmi les lauriers-cerises. L’ouverture, de huit pieds de long sur six de large, était barrée de perches courtes sur lesquelles on avait étendu des branches, séchées par le soleil. Cette couverture enlevée, Jude attacha un bout de la corde à un arbre voisin et laissa tomber l’autre dans la cachette. Puis elle y descendit, et Ratcliffe la suivit.

Du sol de cette entrée, une marche de deux pieds de haut donnait accès dans la caverne.

« Vous voyez, dit Jude. Il peut pleuvoir tant et plus, jamais la caverne ne sera inondée. L’eau est absorbée avant d’avoir pu atteindre la hauteur de cette marche. »

À l’entrée, il y avait une bougie et des allumettes. Elle alluma la bougie et passa devant.

Ratcliffe fut étonné, moins par les dimensions de ce réduit que par l’entassement des marchandises, conserves de bœuf, boîtes de tomates et de pêches, lait condensé, pickles de Heinz, gaufrettes de Nabisco, etc… Le vieux brick, à destination de quelque port du Golfe avec une cargaison pareille, avait dû ressembler à un magasin flottant.

« Je comprends que Satan ne tienne pas à ce que Sellers et Carquinez y mettent le nez, dit-il. Il doit bien y avoir ici pour cinq cents livres sterling de provisions. Ne craignez-vous pas que le nègre qui vous a plaqué à l’Île des Pins vende la mèche ?

— Pas de danger. Il avait trop peur de Satan, qui le menaçait toujours de l’écorcher vif. En outre, il ignore cette cachette. Nous lui avons dit que cet endroit-ci était l’île de la Tortue, qui se trouve à cent cinquante milles au sud. Vous pouvez vous en rapporter à Satan quand il s’agit de cacher quelque chose. Allons, tenez la chandelle pendant que je ferai mon choix. »

Deux sacs pliés gisaient sur le sol. Elle réunit divers articles, et quand les sacs furent à moitié pleins, Jude, grimpant hors du trou, les hissa par la corde.

« Et avec ça ? demanda-t-il d’en bas.

— Je crois que cela suffira, dit Jude le regardant d’en haut. Il nous faudra tout notre temps pour transporter les sacs au bateau, et si Satan n’est pas content, qu’il vienne lui-même en chercher davantage.

— Alors envoyez-moi le bout de la corde. Je voudrais sortir d’ici. »

Jude, agenouillée au bord de la cachette, abaissa la corde. Il allongea le bras, et allait en saisir le bout quand elle lui échappa.

« Pourquoi ne l’attrapez-vous pas ? demanda Jude.

— Comment pourrais-je l’attraper, quand vous la retirez ? Allons, laissez-la tomber et ne faites pas la sotte.

— Qui fait la sotte ?

— Vous. »

La corde, au lieu de descendre, fut enlevée complètement de la cachette. Puis un visage s’encadra sur le fond du ciel. Il ne se souvenait plus de la rebuffade qu’il lui avait infligée sur la grève, mais elle ne l’avait pas oubliée.

« Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit là-bas sur le sable ? demanda Jude.

— Non ; à quel propos ?

— À propos de gros mots.

— Ah, oui.

— Vous avez dit que je voulais vous faire jouer à des jeux pas convenables.

— Je n’ai rien dit de pareil.

— Vraiment ? Eh bien, que vous l’ayez dit ou non, vous allez jurer avant que je vous laisse sortir.

— Très bien, j’y resterai. Allons, Jude, ne faites pas la sotte. Il fait froid là-dedans. »

La corde descendit, et il était sur le point d’en saisir le bout quand elle échappa à sa main comme la mèche d’un fouet.

« Zut, alors ! s’écria Ratcliffe.

— Voilà qui est parler, » dit Jude.

Comme un gamin pêchant des têtards, elle abaissa sa ligne et la releva soudain ramenant un autre juron.

Mais la troisième fois il fut plus vif qu’elle. Au moment où il apparaissait à l’orifice, les jointures écorchées et la rage au cœur, elle s’enfuit. Il lui donna la chasse, esquivant les buissons de-ci de-là, puis la poursuivant autour d’un arbre, l’attrapa, et, de colère, d’irritation ou quelque chose d’approchant, l’embrassa.

La maîtresse gifle qu’il reçut en pleine figure fut pour lui une révélation et compromit à tel point son équilibre qu’il s’assit par terre comme si on lui avait coupé les jarrets.

CHAPITRE XII

L’ARRIVÉE DE CLEARY

Elle demeura un instant immobile, effrayée de son œuvre. Puis, comme il reprenait ses esprits, elle recula.

« Qu’y a-t-il de cassé ? » demanda-t-elle.

Ratcliffe, assis, se tenant la tête d’une main, gémissait.

Elle fit un pas en avant ; puis, le voyant rire, en refit un en arrière.

« Levez-vous et ne faites pas l’imbécile, dit-elle.

— Faire l’imbécile ! Et qui donc a commencé ? » demanda-t-il.

Jude ne répondit pas. Lui tournant le dos, elle approcha de la cachette, traîna les sacs un peu plus loin de l’ouverture et commença à replacer les perches en travers de celle-ci. Quand il la rejoignit pour l’aider, elle garda un silence obstiné. Évidemment, elle était mortellement offensée.

Tout de suite, en vertu de quelque instinct subtil, il comprit ce qu’elle éprouvait. À l’instar de la dame de Thelusson, il avait empiété sur sa dignité ; il l’avait traitée en enfant, c’est-à-dire comme une jeune fille, car ces deux mots étaient synonymes dans l’esprit de Jude, pour qui les réalités du sexe demeuraient lettre morte.

Lorsqu’elle ouvrit enfin la bouche, ce fut pour lui donner des ordres railleurs.

« Dites donc ! Vous ne vous êtes jamais servi de vos mains ? En voilà une façon de coller les traverses ! À ce compte, il en faudrait vingt douzaines pour couvrir le trou ! Laissez un pied et demi entre deux !

— Bien, dit humblement Ratcliffe.

— Je n’ai pas dit deux pieds !

— Excusez-moi.

— À présent, les branches et le reste ! »

Elle avait mis de côté l’une des traverses ; il comprit vite dans quel but.

Chaque sac étant trop lourd pour être transporté par une seule personne, elle en attacha un au milieu de la perche, et ils s’acheminèrent vers la grève, portant chacun un bout du bâton sur l’épaule, lui devant.

Pénible besogne ! Ils devaient marcher au pas, et ce n’était point facile : les buissons leur barraient le chemin ; par suite de leur différence de taille, le sac glissait constamment vers Jude, et la pression du bois sur son épaule à lui était insupportable ; en outre le vent avait tourné et venait de la direction du Golfe, tiède et humide comme l’haleine d’une bouche monstrueuse.

Dès qu’ils atteignirent la plage, Ratcliffe s’assit. Inaccoutumé aux durs travaux et au climat, il transpirait, éreinté. Jude, en comparaison, semblait fraîche et vigoureuse.

« Allons, grand paresseux ! » dit-elle.

Puis elle se laissa tomber assise à son tour, et entoura ses genoux de ses bras.

Elle semblait avoir oublié le sac, Ratcliffe et tout le reste, et sifflait entre ses dents en regardant d’un air rêveur dans la direction de la Sarah.

D’une secousse, elle avait envoyé promener ses souliers, et ses orteils nus jouaient avec le sable. Libérés des chaussures, ses pieds étaient aussi expressifs que ses nains.

« Vous allez entendre Satan hurler dans une minute, dit-elle.

— Laissez-le hurler, dit l’autre. Je ne bougerai pas l’un pied avant de m’être reposé.

— Oh ! ce n’est pas après vous qu’il hurlera. C’est à moi qu’il s’en prendra. Vous êtes le passager de première classe.

— Pas du tout, je suis un marsouin de l’équipage. »

Jude éclata d’un rire sans gaieté.

« Je me considère comme tel, en tout cas, dit-il. Je ne serais pas venu à bord si je n’avais été capable d’aider au service du bateau.

— Oh ! Satan ne trouvera rien à redire à ce que vous aidiez, répliqua-t-elle ; mais ce n’est pas pour cela qu’il vous a pris à bord.

— Je le sais, et c’est très gentil de sa part. Il a cru simplement que le voyage me ferait plaisir. »

Jude fit entendre une sorte de reniflement.

« Je crois que vous ne connaissez guère Satan.

— Comment cela ?

— Satan ne fait jamais rien pour rien.

— Eh bien, pourquoi m’a-t-il amené à bord ?

— Dieu sait ! dit Jude. Mais il a une idée derrière la tête, pour sûr. Comprenez-moi bien : Satan est aussi droit que possible à moins qu’il n’ait affaire aux gens de loi ou leurs pareils ; et vous n’auriez rien à craindre de lui, même si vous étiez aveugle, sourd-muet et couvert de bijoux. Voyez-vous, vous êtes honnête, et tous les honnêtes gens sont traités honnêtement par Satan. Il en va autrement avec les hommes de loi ou les types comme Carq et Sellers, prêts à assommer leurs grand’mères pour leur chiper leurs dents de rechange. Quand même, ouvrez l’œil sur Satan. Il a un plan à votre sujet, c’est certain.

— Quelle espèce de plan croyez-vous que ce soit Jude ?

— Dieu sait ! Rien qui puisse vous faire du mal, en tout cas ; peut-être est-ce pour que vous mettiez de l’argent dans quelque affaire… je ne sais pas.

— Eh bien, je suis prêt à en placer dans toute affaire qu’il proposera et dont il pourrait tirer profit. Autant d’argent qu’il voudra.

— Satan ne court pas après l’argent, dit Jude, pas outre mesure. Il ressemble à papa. Papa se donnait énormément de peine pour gagner quelques dollars, mais il ne tenait pas réellement à devenir riche. Je crois qu’il avait entrepris cette vieille épave, histoire de s’amuser plutôt que pour les dollars. Il disait souvent qu’une grosse fortune ne peut qu’importuner un homme et que lui se contentait de respirer l’air du bon Dieu et d’avoir assez pour vivre.

— Eh bien, peut-être avait-il raison, dit Ratcliffe.

— Je crois que Satan vous a eu à la bonne parce qu’il vous a cru honnête, dit Jude.

— Mais j’espère bien l’être.

— Il m’a dit, tout de suite après votre retour du yacht : « Je crois que ce type-là est loyal. » Voilà ce qu’il a dit. »

Ratcliffe se mit à rire.

« Dans ces parages, voyez-vous, continua Jude, on ne ramasse pas les braves gens à la pelle. Vous pourriez fouiller toute La Havane à la recherche de types qui ne soient pas prêts à vous rouler, vous n’en trouveriez pas. C’est la même chose tout autour du Golfe, depuis la Nouvelle Orléans jusqu’à Campêche ; on ne peut fourrer le nez nulle part sans y être piqué, à moins d’être un malin.

— Ainsi je lui reviens parce qu’il m’a cru honnête ? Et vous, pourquoi vous ai-je plu, Jude ?

— Non, mais, ce que vous vous gobez ! Qui vous a dit que vous me plaisiez ?

— N’avez-vous pas dit hier au soir que vous et Satan m’aviez pris en affection à première vue ?

— Oh ! j’ai dit cela ? Eh bien, peut-être que ces pyjamas y étaient pour quelque chose… Tiens !… »

Les notes aiguës d’un sifflet de manœuvre venaient de leur parvenir de la mer. Elle se releva d’un bond.

On apercevait Satan par-dessus le bordage de la Sarah. Il agitait les bras comme pour leur faire des signaux, et Jude répondit par un geste analogue.

Puis, s’abritant les yeux, elle regarda vers le large.

« Qu’y a-t-il ? demanda Ratcliffe.

— Venez, » dit Jude.

Elle saisit le sac, l’appela à son aide, et à eux deux ils le transportèrent au rivage. Puis ils mirent le youyou à l’eau, le sac à bord, et partirent.

« Qu’y a-t-il ? demanda de nouveau Ratcliffe, en ramant.

— Une voile, » dit Jude.

Lui n’avait rien vu, soit à cause de la réverbération du soleil sur l’eau, soit qu’il n’eût pas regardé dans la bonne direction. La sensibilité des Tyler à l’approche d’étrangers et leur vue perçante d’oiseaux de proie le frappaient comme des phénomènes tenant presque de la sorcellerie.

Satan avait installé un palan, et, sans qu’un mot fût prononcé, le sac fut hissé à bord et descendu dans la cale. Alors seulement Satan parla.

« C’est Cleary, » dit-il.

Jude prit les vieilles jumelles dont s’était servi Satan, examina le bateau étranger, puis les tendit à Ratcliffe. Dans le champ visuel, le flocon de toile vers lequel il venait de diriger l’instrument s’enfla tout à coup en un gros bâtiment gréé en goélette, louvoyant vers l’île ; son étrave soulevait une vague d’écume où se reflétaient les rayons du soleil à son déclin.

« Qui est Cleary ? demanda Ratcliffe en rendant les jumelles.

— L’associé de Carq, dit Satan, une sorte d’associé à parts égales. Ils passent leur temps à se rouler l’un l’autre. Cleary est sur le point de s’établir démolisseur de bateaux et marchand de bric-à-brac. Il possède une ou deux vieilleries de goélettes outre cet antique cotre à tapecul. Je me demande ce qu’il fait par ici. Le diable l’emporte !

— Il court après Carq, très probablement, dit Jude. Peut-être a-t-il flairé l’épave.

— C’est possible, répondit Satan. Il est toujours en train de l’espionner. Bien peu de choses lui restent inconnues, et s’il a eu vent que Carq soit sur la piste d’une affaire, il le talonnera de près. »

Ratcliffe ne put s’empêcher de comparer l’épave échouée sur ce récif imperceptible à une carcasse gisant dans le désert ; il assistait au rassemblement des vautours pour la curée.

Carquinez d’abord, maintenant Cleary. Combien de ces oiseaux-là allaient s’abattre de tous les points de l’azur ?

Il formula cette pensée, et Satan fut de son avis.

« La nouvelle a dû transpirer de quelque façon, dit Satan, et Dieu sait s’il n’y en a pas une demi-douzaine d’autres sur la piste. Voyez-vous, le simple fait que Carq est parti en mer lui-même a dû éveiller les soupçons de la moitié des habitants de La Havane ; mais, en dehors de Carq, Cleary est le seul homme qui connaisse mes points de relâche. Il sait que je viens ici chercher des ormiers et que je fréquente l’île des Pins, sans parler des autres endroits. »

Satan demeura un instant plongé dans la méditation. Puis il reprit :

« Et voilà ! C’est après moi qu’il s’est mis en chasse, comme Carq, mais pour des raisons différentes. Maintenant, attendez la suite… Jude ?

— Ouais ! fit Jude.

— As-tu recouvert la cachette comme il faut ?

— Je te crois ! Mais il y a encore un sac plein que nous n’avons pu emporter : il est dans les broussailles.

— Qu’il y reste.

— Comment s’appelle le bateau de Cleary ? demanda Ratcliffe en observant l’approche du cotre.

— Le Natchez, dit Satan, un vieux sabot pour la pêche à la morue, construit à Marthas-Vineyard. Seigneur ! Ce qu’ils en mettent un coup ! Cleary est pressé, aucune erreur possible. »

Accoudé au bordage, il se mit à siffler d’un air satisfait ; et Ratcliffe, en regardant son profil anguleux, se demanda ce qui allait se passer maintenant. Il commençait à se sentir certain d’une chose en tout cas : c’est que Cleary, Carquinez, Sellers et tous les vautours accourus de La Havane en quête de pillage, trouveraient en Satan un adversaire à leur taille.

CHAPITRE XIII

UN HONNÊTE HOMME

Le ketch[7] avançait toujours, droit sur la Sarah ; puis ses voiles se dégonflèrent tandis qu’il virait de bord ; il présenta en plein sa vieille coque sale et mouilla à deux encablures.

Presque aussitôt après le dernier grincement de la chaîne d’ancre, un canot fut mis à l’eau et se dirigea vers la Sarah.

« C’est Cleary, » dit Satan en s’abritant les yeux.

C’était Cleary en personne. Il enjamba le bordage, salua Satan avec l’affabilité d’une vieille connaissance et gratifia le pont d’un jet de jus de tabac. Du coup, Ratcliffe se demanda quelle espèce de pays était La Havane et quels immondes personnages elle pourrait bien présenter encore.

Sellers était mauvais, Carquinez était pire, mais Cleary était… Cleary. Dans l’or et l’azur de l’après-midi, Ratcliffe fut saisi d’étonnement et d’abattement à la vue de cet homme fané qui semblait avoir connu de meilleurs jours et évoquait l’idée d’un maître d’école dans la débine. On eût dit que l’atmosphère éblouissante venait de se fendre pour vomir un brouillard londonien.

« Ohé ! ohé ! dit le personnage. Il me semblait bien reconnaître votre vieux baquet. Que diantre faites-vous ici ? »

Jude fit un plongeon vers la cuisine, et Ratcliffe l’entendit pouffer de rire. Cette hilarité dissipa lentement le sentiment de dépression et de répulsion provoqué chez lui par le nouveau venu, et le ragaillardit un peu.

Le clown de la pantomime venait de monter à bord.

« Ce que je fais ? dit Satan, je pêche des dossiers de chaise. Et vous-même ? »

Cleary cracha sa chique par-dessus bord, puis, penché sur le bordage, le dos tourné aux autres, aussi à l’aise qu’à bord de son propre bateau, il regarda la mer et se mit à rire.

« Vous pêchez des dossiers de chaise ? »

Puis, tournant à demi la tête, il demanda :

« Comment va la pêche aux ormiers ?

— Jude ! appela Satan.

— Oui.

— Apporte ces perles. »

Cleary se retourna et, s’appuyant du dos contre le plat-bord, commença à bourrer une vieille pipe d’un air alangui, nonchalant. Puis, quand on lui présenta les perles, il les vida de la boîte à allumettes dans la paume de sa main.

« Combien ? demanda-t-il.

— Quarante dollars, dit Satan.

— Quarante quoi ?

— Dollars.

— Ça ne vaut pas quarante cents.

— Eh bien, qui vous demande de les acheter ? »

Cleary versa soigneusement les perles dans la boîte, la referma et la mit dans sa poche.

Satan ne parut pas s’en inquiéter.

« Jude ! cria-t-il.

— Quoi ?

— Apporte les cigares.

— Qui est ce monsieur ? demanda Cleary.

— Un gentleman venu d’un yacht pour faire une croisière. Ne vous en inquiétez pas. Il n’est ici que pour son plaisir. »

Cleary fit un signe de tête à Ratcliffe, qui lui rendit la politesse. Puis l’action se ralentit un instant, tandis que Jude apparaissait avec la boîte de cigares. Le nouveau venu, après avoir secoué le tabac de sa pipe, choisit un cigare, l’alluma, et toujours adossé au plat-bord, les pouces accrochés aux entournures de son vieux gilet, se mit à souffler des nuages. Pour le moment, il semblait perdu dans ses pensées.

Ratcliffe, qui regardait Satan et lui – Jude s’était éclipsée de nouveau, atteinte d’un autre accès de rire, se creusait en vain la tête pour découvrir le sens caché de cette comédie. Les malheureuses perles varient à peine cinq dollars – il l’avait entendu dire à Satan – et Cleary, évidemment expert, n’était pas homme à les payer huit fois leur valeur, mais Satan l’était pas homme à les lui laisser empocher.

Soudain Cleary prit la parole :

« Carq est un malin, n’est-ce pas votre avis ?

— Ma foi, étant donné qu’il est votre associé, vous êtes meilleur juge que moi, répondit Satan.

— Après tout, c’est possible, dit Cleary. Associés nous sommes, associés nous resterons jusqu’à ce que je l’attrape et le crève.

— Tiens, que vous a-t-il donc fait ?

— Eh bien, je vais vous le dire, répondit Cleary. Je suis un honnête homme. Je ne dis pas que, dans les affaires, il ne m’arrive pas parfois de raser le barbier, mais, je puis l’affirmer entre nous, je suis honnête ; et je vous déclare tout net que Carq et moi nous vous guettons depuis que votre vieux papa a eu la sottise de donner un tuyau à Carq à propos de cette affaire de trésor. Je ne m’y intéressais pas autant que lui. Je reconnaissais qu’il pouvait y avoir quelque chose là-dessous… mais peu importe. Ce qui m’échauffe la bile, c’est que tout à coup Carq s’enflamme d’amitié pour Sellers et se refroidit d’autant pour la recherche du trésor.

« Voilà une quinzaine de jours, il manigance une entreprise à Pensacola et me charge de la surveiller, ce qui m’aurait pris deux mois et plus. Je me dis en moi-même : « Il y a quelque chose de louche là-dessous. » Sans souffler mot à Carq, je prends le vieux Natchez et je file. Je n’avais pas atteint la latitude de Key West que je reviens et trouve Carq disparu avec Sellers et le Juan.

« Je compris alors qu’il était reparti à vos trousses, me laissant tout seul à geler dehors. Il vous poursuit depuis l’automne dernier, en vérité ; mais jamais il ne m’avait laissé à la traîne. Il m’informait toujours des résultats. Je vous dis qu’il est après vous maintenant, et ce qui me surprend, c’est qu’il ne vous ait pas trouvé, sachant que c’est ici un de vos parages.

— Qui vous fait croire qu’il ne m’ait pas trouvé ?

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, il était ici ce matin et vient de partir voilà quelques heures à peine.

— Sacrebleu !

— Lui et Sellers.

— Nom de nom !

— Venant de l’ouest, vous auriez dû l’apercevoir.

— Je n’ai rien vu qu’un bateau-citerne, presque retourné la quille en l’air.

— Eh bien, si vous aviez été ici quelques heures plus tôt, non seulement vous auriez vu le vieux Juan, mais vous l’auriez senti.

— Était-il ici pour affaires ?

— Parfaitement. Il cherchait cette épave dont papa lui a parlé. Vous venez de dire qu’il me pourchasse et m’espionne depuis l’automne dernier. Je le sais et j’en ai plein le dos. En outre, autant vaut lui qu’un autre pour m’aider dans cette affaire. J’ai donc passé un contrat avec lui.

— Allons donc ! Un contrat avec Carq ! »

Cleary s’immobilisa un moment comme pour se donner le temps d’absorber la nouvelle, puis se mit à rire, du rire le plus bizarre que Ratcliffe eût jamais entendu, pareil au hennissement d’un poulain. Il entrevit au panneau de la cabine la tête de Jude, qui plongea et disparut soudain comme si le corps s’était plié en deux.

« Un contrat avec Carq !

— Eh bien, de quoi riez-vous ?

— De rien. Puis-je vous demander quelles sont les conditions du contrat ?

— Nous nous sommes mis d’accord pour nos parts respectives.

— Vos parts de butin ?

— De quoi voulez-vous que ce soit ?

— Lui avez-vous donné la position ?

— Mais oui.

— Vous lui avez donné la position et vous les avez laissés filer… lui et Sellers ?

— Qu’y a-t-il de drôle ? Il faudra un mois pour faire un trou à la dynamite et chercher la galette. Demain, j’irai le rejoindre. »

Cleary se croisa les bras et demeura figé sur place, le bout de cigare planté au coin de la bouche et pointant vers le ciel, les regards rivés sur le pont et l’œil gauche à demi fermé.

La figure de Jude reparut au-dessus de l’écoutille et son sourire épanoui se communiqua à Ratcliffe.

Satan seul demeurait impassible, assis d’une fesse sur le baril et coupant du tabac en carotte.

« Eh bien, finit par dire Cleary, vous avez conclu un marché, il n’y a pas à revenir là-dessus. Je n’ai pas l’intention de fourrer le nez dans vos affaires, ni de vous demander le montant de votre part ; mais je suis l’associé de Carq, et vous voyez avec quel dédain il me traite : ne pourriez-vous pas me donner un tuyau ?

— Dans quel sens ?

— Un tuyau sur la position de l’épave. Il ne vous en coûtera pas un centime.

— Comment cela ?

— Vous devez bien comprendre que je ne réclamerai rien sur votre part. C’est sur Carq que je vais me rabattre, et j’en ai le droit, puisque nous sommes associés. »

Satan sembla ruminer un instant la chose. Puis il proposa :

« Si nous revenions à cette petite affaire de perles ?

— C’est juste, répondit Cleary d’un ton guilleret. Combien en demandiez-vous donc ? Quarante dollars ? Eh bien, vous les aurez. »

Tirant de sa poche un vieux portefeuille brun, il y prit quatre billets de dix dollars et les lui tendit.

Satan examina les billets l’un après l’autre, les plia et les mit dans sa poche.

« Maintenant, dit Cleary, passez-moi le tuyau.

— Vous l’aurez demain, répondit Satan. Je lève l’ancre dans la matinée. Vous n’aurez qu’à me suivre.

— Je préférerais des indications par écrit.

— Peut-être, mais vous n’en aurez pas. J’ai fait mon marché avec Carq, et rien dans le contrat ne m’oblige à révéler la position à une tierce partie. Mais je ne puis vous empêcher de me suivre.

— Compris, » dit Cleary.

CHAPITRE XIV

PROBLÈMES

Le soleil touchait presque à l’horizon lorsque le visiteur descendit dans son canot et s’éloigna à force de rames.

« Dites donc ! fit Ratcliffe. Avez-vous parlé sérieusement à ce type-là ?

— Certainement, répondit Satan.

— Vous allez le mener au « Récif de la Désolation » ?

— Oui.

— Mais que faites-vous de Carquinez ? Nous devions attendre qu’il revînt de La Havane avec la dynamite.

— C’est exact. Nous devions l’attendre une semaine, ou dix jours, en tenant compte du temps. Où êtes-vous né ?

— Comment cela ?

— Carq essayait de me vendre un chien de sa chienne, voilà tout ! Il n’est pas allé à La Havane : il cingle à toutes voiles vers l’épave. Il compte l’ouvrir à la mine et rafler la galette pendant que nous sommes ici à nous frotter le nez en l’attendant. Je puis me tromper, mais telle est mon opinion.

« Il a pourtant mis le cap sur La Havane ?

— Voyons, n’a-t-il pas un gouvernail ?

— Quand même, serait-ce une bonne politique de sa part.

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, s’il vous jouait un sale tour, ne craindrait-il pas d’être dénoncé par vous ?

— Dénoncé à qui ?

— Aux autorités de Cuba.

— Vous rappelez-vous ce qu’a dit Sellers au sujet du débarquement ? demanda Satan. Il a déclaré qu’il serait obligé de transporter l’or jusqu’à Santiago. Ils croyaient me faire avaler ce boniment. S’il y avait des dollars dans l’affaire, pensez-vous qu’ils toucheraient à Cuba ? Pas de danger ! Ils les mettraient en sûreté dans un port quelconque. Je riais sous cape pendant qu’ils débitaient leurs blagues. Maintenant vous allez me prendre pour un bougre soupçonneux. Il n’en est rien : mais dans ce monde on doit naviguer à la boussole sous peine de perdre sa route, et ma boussole, en cette occurrence, c’est Carq. Je dis qu’il m’a donné un croc-en-jambe dans cette affaire et qu’il est allé au « Récif de la Désolation », et ma boussole, c’est qu’il ne peut marcher droit ; pas plus que Sellers et Cleary. Si ces gens-là étaient honnêtes, je leur rendrais la pareille et les traiterais loyalement. En réalité, ils ressemblent à une bande de loustics jouant à colin-maillard, courant de tous côtés autour de moi, essayant de m’empaumer et se faisant rouler eux-mêmes. Quarante dollars pour ces perles de rebut, et toutes sortes de bibelots soutirés à Sellers… et je n’en ai pas encore fini avec eux. »

À bord du Juan, il avait semblé à Ratcliffe que Carquinez était l’araignée de ce tissu d’intrigues. Il lui semblait maintenant que Satan occupait le centre de la toile.

Il commençait à se demander s’il existait une épave d’aucune sorte, et si cette histoire de trésor était un mythe. L’idée que Satan incitait ces coquins à des rêves de fortune pour pouvoir les taper de pots de peinture, de bidons d’essence, et de quelques dollars le séduisait prodigieusement.

Il se souvenait de Thelusson et de Skelton ; il se remémorait l’histoire racontée par Jude à propos de cargos à fruits arrêtés en route ; il se rappelait Carquinez et Sellers, il venait à l’instant de voir Cleary ; et soudain l’activité de Satan lui apparut vaste comme l’océan, en contraste effarant avec la mesquinerie de ses résultats. De grands vapeurs s’arrêtaient pour lui donner un régime de bananes, des yachts s’immobilisaient pour caréner la Sarah, des navires faisaient voile de La Havane. Sous prétexte de chercher des trésors enfouis, en réalité pour fournir à la vagabonde Sarah des bidons d’essence et quelques dollars ! Existait-il le moindre trésor, ou toute cette histoire n’était-elle qu’une vaste fumisterie inventée par le papa Tyler et transmise en héritage à sa famille ? Il ne put retenir une question :

« Dans cette carte que vous nous avez montrée, demanda-t-il, y a-t-il quelque chose de sérieux ? »

Satan comprit tout de suite où il voulait en venir.

« La carte est excellente, dit-il, pour qui sait la lire : pour ceux-là, elle est sincère, si c’est là ce que vous voulez dire. Nous verrons un jour si j’ai tort ou raison. Mais, parole d’honneur, je ne m’en inquiète guère, la chasse aux trésors comporte tellement de risques ! Et même si nous tombions dessus, de quelle utilité seraient des tonnes d’or pour un type de mon genre ? Si vous me demandez mon avis, je me soucie plus de la petite que de la course à l’argent.

— De qui parlez-vous ?

— De Jude. Supposez que je reçoive de ces saligauds-là un coup sur la tête, ou que j’attrape la petite vérole, comme j’ai voulu le faire croire à Sellers, que deviendrait la gosse ? »

À la question se mêla le bruit de la poêle où la « gosse » faisait frire le poisson pour souper.

« Je sais, dit Ratcliffe. C’est un problème qui doit souvent vous tourmenter.

— Vous avez vu le genre d’équipes qu’on trouve à La Havane, continua Satan. Il est difficile de dire qui sont les pires, des Yankees ou des Espagnols, et il n’y a pas un port de mer qui vaille mieux que les autres. Quand je me vois mort et elle abandonnée, cela me fiche le cafard. Ce serait tout différent si elle était un garçon.

— En outre, dit l’autre, elle ne peut pas continuer indéfiniment comme maintenant.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Eh bien, habillée comme elle l’est. Elle grandira.

— Assurément.

— Quelque jour elle devra se vêtir d’une autre façon.

— Vous voulez dire, porter des jupes ?

— Oui. »

Satan émit un rire creux. L’idée semblait si futile qu’il ne s’y arrêta pas, ou ne sembla pas s’y attarder.

« Avez-vous des femmes dans votre famille ? demanda-t-il.

— Des tas, répondit Ratcliffe en se remémorant ses cousines et ses tantes, personnes de la classe riche et de haute respectabilité, et se demandant vaguement ce qu’elles penseraient de Jude si elles pouvaient la voir.

— L’ennui, dit Satan, c’est qu’elle ne s’entend pas avec les femmes. Elle a toujours été contre elles, et cette vieille Thelusson a mis le comble en l’embrassant et en lui racontant des balivernes. Ma foi, je ne sais trop. Je crois qu’elle devra continuer la vie qu’elle mène jusqu’à ce qu’il arrive quelque chose ; mais c’eût été bien plus commode si elle était née garçon. »

Il tourna le dos et descendit.

Le soleil venait de s’enfoncer derrière l’île des Palmiers, et une pénombre violette, avant-coureuse de l’obscurité, se répandait sur tout le ciel. Par-dessus et par-delà le Natchez, la mer parut un instant durcie comme un plancher de béryl, puis s’effaça dans le vague.

Ratcliffe, attardé à contempler ce brusque changement de décor, songeait à Jude et au problème de sa destinée. Les Tyler lui tenaient fort à cœur. Il les connaissait plus intimement que certains membres de sa famille, ou du moins le croyait, et s’imaginait les connaître depuis des années.

Une fois cette croisière terminée, il plierait bagage et les quitterait, probablement pour ne jamais les revoir. Jude et Satan s’en iraient de leur côté, lui du sien. À supposer que Satan mourût d’un coup sur la tête ou de la petite vérole, qu’arriverait-il à Jude ?

Cette pensée lui était douloureuse, presque autant qu’à Satan ; car, de façon ou d’autre, Jude avait capturé son esprit et touché son cœur ; sa jeunesse et son insouciance absolue devant les réalités essentielles de la vie le préoccupaient de la plus extraordinaire façon.

Là-bas, sur l’île, engagés dans la tâche sérieuse d’approvisionner le bateau, ils s’étaient comportés comme des enfants, sans y penser. Maintenant qu’il réfléchissait sérieusement, cet incident se représentait devant lui avec tout le reste de cette étrange randonnée ; et pendant un instant toute l’affaire lui parut folle, absolument folle.

Le visage super-sensé de Skelton se dressa devant lui et, par delà, Oxford, la saine campagne anglaise, où les Tyler eussent paru une impossible anomalie ; et les rigides conventions bourgeoises de la haute société, ces oncles et cousins, ces cousines et ces tantes pour qui le « rang social » représentait une chose aussi sacro-sainte que le dimanche, et pour qui Jude, telle qu’elle était, fût restée un être absolument invisible.

Il était plongé dans ces réflexions quand le calme du soir fut rompu par une voix moitié lasse, moitié grondeuse, la voix d’une ménagère surmenée qui vient de faire frire du poisson tandis que les autres se prélassent.

« N’allez-vous pas venir me prêter la main ? » demanda la voix.

CHAPITRE XV

FANTÔMES ET AUTRES PHÉNOMÈNES

À table, pendant le dîner, la ménagère offensée, visiblement consciente de ses griefs, fit face à l’accusation que le poisson était trop frit. L’accusateur était Satan.

La défenderesse, échauffée au rouge, répliqua dans le langage de la mer :

« Et ta poire, est-elle trop frite ? Ça fait claquer ses orteils sur le pont et ça me laisse me dégrouiller au turbin : oui, tous les deux, vous faites la paire ! C’est tout ce à quoi les hommes sont bons.

— Tiens, je croyais que tu étais un homme ! dit Satan. Tu prends des airs de mâle et, quand on te gratte, ta langue marche des deux bouts comme celle d’une femelle. Tu entreprends une besogne et tu t’assois avant qu’elle soit à moitié faite. Je t’ai vue flemmarder sur la grève, et regarde maintenant où nous en sommes avec ce sac resté à la traîne. Comment ferons-nous pour l’apporter à bord, à la barbe de Cleary ?

— Ce n’est pas ma faute, » dit Jude.

Puis elle s’arrêta et ses yeux rencontrèrent ceux du Ratcliffe.

« C’est ma faute à moi, dit-il. J’étais fatigué. »

Jude le regarda. Cette façon de prendre sa défense, même pour une vétille, tissait un nouveau lien entre eux. Il lui sembla que Ratcliffe devenait tout à coup un autre être. Elle eût été bien incapable de dire en quoi consistait la différence, comment elle s’était établie, et pourquoi elle éprouvait une velléité de ressentiment à se sentir protégée par lui, même dans une si petite affaire ; puis elle baissa les yeux et fixa la table.

« Ce n’était pas votre faute, dit-elle, c’était la mienne. Je faisais la folle quand j’aurais dû travailler, et maintenant le fourbi est resté en plan… »

Elle suffoqua, puis, à l’ébahissement de Satan, repoussa son assiette et fondit en larmes, se cachant le visage de ses bras croisés. Avant que, muets de surprise, aucun des deux pût dire un mot, elle se leva et s’élança hors de la cabine.

« Bonté divine ! s’écria Satan. Qu’est-ce qui lui prend ? Pleurer ! Cela ne lui était encore jamais arrivé… et pour un misérable sac qui peut bien pourrir là où il est, pour ce que je m’en soucie ! »

Il continua son repas d’un air contrarié.

« Un peu de fatigue sans doute, dit Ratcliffe. Attendez, je vais la ramener. »

Il quitta la cabine et monta sur le pont.

La lune n’était pas encore levée, et le fanal, hissé avant le dîner, faisait une tache jaune parmi les étoiles.

Pas la moindre trace de Jude.

Il marcha vers l’avant et l’y trouva blottie.

« Jude ! »

Le paquet renifla.

« Descendez dîner, Satan n’est pas fâché.

— Qui diable – autre reniflement – se soucie qu’il soit fâché ou non ? Laissez-moi tranquille !

— Mais pourquoi pleurez-vous ?

— Je ne pleure pas.

— Eh bien, pourquoi restez-vous là affaissée sur le pont ?

— Parce que cela me plaît.

— Descendez nous aider à desservir la table.

— Desservez-la vous-même ! »

Il se pencha, essayant de la prendre par le bras. Elle se libéra d’une secousse, se releva soudain comme un ressort qui se détend, courut au flanc du navire où le youyou était amarré et enjamba le bordage.

Il regarda par-dessus bord. Elle était dans le canot en train de détacher l’amarre.

« Où diantre allez-vous ?

— À terre. »

Elle déborda le canot.

Ratcliffe descendit dans la cabine.

« Elle est allée à terre.

— Elle va chercher ce sac, dit Satan d’un ton indifférent. Elle compte le rentrer avant le lever de la lune, sans doute.

— Mais il est trop lourd pour une seule personne.

— Elle s’en tirera bien. Vous lui avez fait monter la moutarde au nez en la poussant à avouer que c’était sa faute. De toute sa vie elle n’avait fait une concession pareille. Elle est naturellement fière et préférerait se couper la langue que de reconnaître qu’elle a tort. Je n’aurais jamais pu lui en faire dire autant, et je me demande comment vous vous y êtes pris.

« Vous ne continuez pas votre dîner ? demanda Satan ni bout d’un instant de silence.

— Oh ! j’ai assez mangé. Je me demande si elle a ses souliers pour marcher dans la brousse.

— Que oui ! Ils étaient dans le youyou : elle ne les avait pas rapportés à bord. Vous vous tracassez beaucoup trop pour la gamine.

— Peut-être. C’est la gosse la plus joyeuse que j’aie jamais rencontrée, et je ne voudrais pas lui voir arriver du mal ; c’est aussi la plus hardie. Il n’y a pas beaucoup de gens capables de s’en aller seuls en pleine obscurité dans un endroit comme celui-ci.

— Bah ! s’écria Satan. Ce n’est rien pour elle, pas plus que de marcher dans la rue. Croyez-vous que la navigation dans ces mers soit toujours une fête de printemps ? À vrai dire, depuis sa naissance nous avons bien des fois côtoyé notre perte. Elle ignore ce que c’est que la peur.

— On le devine rien qu’à voir sa figure.

— C’est précisément sa figure qui m’inquiète, dit Satan. Passez-moi la cruche d’eau, voulez-vous ? Elle commence à prendre du côté de sa mère. Voilà quelques mois elle était la plus laide petite chienne qu’on puisse voir dans une portée. Maintenant ses traits s’améliorent, et si elle vient à ressembler à sa mère comme physique et comme manières… Dieu nous protège !

— Votre mère était jolie ?

— Ma foi, dit Satan, je ne sais trop ce que vous appelez jolie. Papa disait qu’elle était une calamité naturelle ; il le disait après sa fuite avec le ministre baptiste, et, ajoutait-il, ce n’était pas tant son joli minois qu’un je ne sais quoi qui aurait poussé un aveugle à lui emboîter le pas en passant dans la rue. Papa ne faisait jamais de prières, mais je lui ai entendu faire bien des fois en parlant de Jude : « Remercions le Seigneur de ce qu’elle ne tienne pas de sa mère ! » Et maintenant la ressemblance apparaît, comme l’as de pique qu’un « grec » a caché dans sa manche, et ce qu’il adviendra, Dieu seul le sait !

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, je ne sais trop moi-même, mais papa disait que ce genre de femmes attiraient les types et mettaient le monde sens dessus dessous. Quand elles ont posé le grappin sur un homme, disait-il, ce n’est plus qu’une volaille hypnotisée. Vous avez entendu ce que Jude disait à propos des jupes ? Eh bien, mon opinion est que tout cela n’est que bavardage enfantin ; et, le jour où elle recevra son ordre naturel d’embarquement, elle mettra bel et bien des jupes, comme le caneton retourne à l’eau, et elle hypnotisera les types, comme sa mère l’a fait avant elle.

— Je n’en serais pas surpris, dit Ratcliffe, mais je crois pas qu’elle devienne une calamité naturelle. D’après ce que j’ai vu, je pense qu’elle a bon caractère, qu’elle est honnête comme le jour et franche comme l’or.

— Peut-être, dit Satan, mais on ne sait jamais ce qu’est une femme, il me semble, avant qu’elle se soit frottée à un homme. Telles sont les paroles mêmes de papa, et il avait une bonne caboche sur ses épaules. Enfin, qui vivra verra ! »

Ils montèrent sur le pont.

La lune n’était pas encore levée, et l’île gisait comme une ombre difforme à la clarté des étoiles. De la plage s’élevait la berceuse des petites vagues s’alanguissant sur le sable. Du côté de la mer, le feu d’avant du Natchez piquait son point jaune.

« Si nous n’étions pas de nos jours, dit Satan, je serais plus qu’à moitié disposé à filer tout droit maintenant, au lieu de rester toute la nuit près de ce coquin de Cleary.

— Qu’entendez-vous par « de nos jours » ?

— Eh bien, au bon vieux temps des coupeurs de gorges, je crois bien que Cleary nous aurait passé dessus, coulant la vieille Sarah et me prenant à bord pour m’obliger, un pistolet sur la tempe, à lui indiquer la route de l’épave. Mais les choses sont changées aujourd’hui. La loi fait peur à ces gens-là. Carq redoute mortellement la loi, Cleary aussi.

— À quelle heure partez-vous demain ?

— Après le lever du soleil, si le vent se maintient.

— Quelle bonne blague si nous trouvons Carquinez au récif ! Que dira-t-il, à votre avis ?

— Carq ? Il s’en fiche. Le personnage est dénué de toute pudeur. Il aura rompu son contrat en n’allant pas à La Havane, et se sera signalé comme un sale voleur. Mais cela lui est égal : le contrat n’étant pas régulier, la loi n’a point de prise sur lui.

— Cleary lui sautera sûrement à la gorge ?

— Peut-être, dit Satan, alors nous nous amuserons. Voici Jude. »

Quelque chose comme un rat d’eau à la nage brisait le reflet frémissant des étoiles sur la mer. C’était le youyou.

Jude pagayait à l’arrière, sans bruit. L’embarcation vint se ranger à tribord comme une ombre, et en même temps parvint la voix de Jude demandant le moufle. Puis le sac remonta à bord, et Jude le suivit.

« Eh bien, tu t’en es tirée habilement, dit Satan, il n’y a pas d’erreur. Maintenant descends prendre ton dîner. Nous devons partir frais et dispos de bon matin. »

Jude ne dit rien. Sa colère et son irritation semblaient oubliées. À coups de pied elle se débarrassa de ses souliers, remonta son pantalon d’un cran et descendit.

« Elle ne garde jamais rancune, » dit Satan.

Au milieu de la nuit, Ratcliffe fut éveillé par un cri étouffé, auquel répondit promptement la voix de Satan.

« Réveille-toi ! Qu’as-tu ?

— Pour l’amour de Dieu, où suis-je ?

— Dans ton hamac. De quoi rêvais-tu ?

— De… fantômes. Ils avaient des gueules noires et me poursuivaient tout autour des arbres.

— Voilà ce que c’est que de te bourrer juste avant de te mettre au lit. Ne reste pas sur le dos, mets-toi sur le côté. Éveiller les gens de cette façon ! À quoi ressemblaient-ils ?

— Les fantômes ?

— Oui.

— Je ne veux pas parler de peur de l’éveiller.

— Il dort ; je l’entends ronfler. Comment étaient-ils ?

— Ils avaient des gueules noires et des queues comme ces vaches. J’aime autant ne pas en parler.

— Je me demande ce que cela veut dire quand on rêve de ces choses-là ?

— Rien de bon… du mauvais temps, probablement.

— Le baromètre est tranquille.

— Eh bien, peut-être crèverons-nous sur ce récif ou quelque chose dans ce genre.

— Oh ! ferme ta boîte !

— Ferme la tienne. Je veux dormir… »

Ratcliffe entendait l’eau chatouiller les flancs de la vieille Sarah. Les vagues devenaient plus grosses, et elle se laissait soulever avec une légèreté de ballon. Ses mouvements s’accompagnaient d’un tumulte de petites voix, depuis les claques et ruissellements de l’eau sur le bordage jusqu’au cliquetis de la chaîne du gouvernail.

L’idée de fantôme poursuivant Jude autour de l’arbre du rêve lui rappela qu’il l’avait poursuivie autour d’un arbre réel, et embrassée… embrassée de colère.

Je ne sais quoi dans son état de demi-sommeil l’avertissait qu’il avait agi sottement. Ce n’était qu’un jeu, comme quand un garçonnet embrasse une fillette. Mais il n’était pas un petit garçon. Qu’est-ce qui l’avait poussé à faire cela ?

Au moment où il se dissolvait dans l’anéantissement, les charpentes de la Sarah gémissaient quelque chose comme « calamité naturelle » ; puis la porte du sommeil s’ouvrit toute grande, et il se promenait avec Cleary sur une plage éblouissante. Le Natchez et le Juan étaient à l’ancre sur la mer bleue du rêve ; une grande épave gisait sur le sable, et quand ils l’atteignirent, Cleary frappa sur les poutres en prononçant les mots « calamité naturelle » ; devant ce sésame un sabord s’ouvrit, et la figure de Jude, fraîche et rieuse, s’encadra dans l’ouverture.

Il admirait cette délicieuse vision quand le sabord se referma et Carquinez arriva à cheval, déclarant qu’il allait faire sauter l’épave à la dynamite pour trouver le trésor.

Satan vint le secouer avant l’aurore. La lampe de la cabine était allumée, la table servie, et Jude apportait le café. Elle semblait de mauvaise humeur, et en enfilant ses vêtements il l’entendait geindre :

« Je me cogne partout dans ce noir ! Cette vieille lampe poisseuse de la cuisine n’éclaire pas du tout. Qu’as-tu besoin de mettre à la voile à pareille heure ? »

Et Satan répondait :

« Le vent va se lever avec le soleil. Où sont les biscuits ? Nous avons encore le youyou à remonter à bord, et tout ce fatras de l’avant à ranger, et il fera assez jour dans dix minutes.

— Où est Rat ?

— Il vient. »

Il s’assit à table en face de Jude. C’est à peine si elle lui dit bonjour. Ce visage, qui lui avait paru si beau dans le sabord du navire de rêve, se montrait boudeur, presque renfrogné. Il pensa un moment que sa mauvaise humeur s’adressait autant à Satan qu’à lui-même ; puis, par quelque canal subtil, il fut averti qu’il se trompait, mais lui-même en était la cause directe. Qu’avait-il fait ? Il ne pouvait s’en rendre compte.

Il se souvint de son attitude lorsqu’il avait pris son parti la veille au soir. Ce matin elle gardait précisément la même attitude.

Satan déclara que le café était brûlé, qu’il avait un goût d’orge germée, et qu’on devrait le jeter dans le baquet d’eau grasse. Ratcliffe, qui prenait la défense du café, fut brusquement interrompu par Jude.

« C’est vrai qu’il est ignoble, dit Jude, mais je n’ai que deux mains pour mettre le couvert et bouillir le café… pendant que d’autres ronflent dans leur couchette.

— Ferme ça ! dit Satan, agacé de cette sortie injustifiable contre leur invité. Pour ce qui est de ronfler, je crois que tu peux rendre des points à n’importe quel homme et mériter le premier prix quand tu t’y mets. Tu fais trembler le navire de telle façon que je m’éveille souvent la nuit croyant que nous sommes en dérive et en train de racler les bas-fonds.

— Comme menteur, tu es un peu là ! » fut toute la réponse de Jude.

Elle refusa l’aide de Ratcliffe pour desservir et les rejoignit sur le pont quelques minutes après, juste au moment où le jour apparaissait à l’orient.

Jusqu’à l’heure actuelle le problème de hisser le youyou à bord ne s’était pas encore présenté à l’esprit de Ratcliffe. La Sarah, ne possédait pas de portemanteaux, et si le vieux canot de toile était facile à manier comme un parapluie, il en allait tout autrement du solide petit canot.

Debout dans le demi-jour, humant la faible brise qui apportait l’odeur de la mer matinale, aiguë comme celle d’un sabre sortant du fourreau, il questionna Satan à ce sujet.

« Le prendre à bord ? dit Satan. Oh ! ce sera vite fait. Des portemanteaux ? Dieu vous bénisse ! Que voulez-vous que j’en fasse ?

— À moins que ce ne soit pour hisser les simples d’esprit au-dessus du pont ? lança la voix de Jude dans la pénombre. N’allez-vous pas vous grouiller ? Vous avez la vieille tente à démonter et à ramasser. Peut-être l’aviez-vous oubliée ? »

Ils abattirent la tente et la remisèrent, puis, tandis qu’une traînée de feu embrasait l’horizon et s’épanouissait en une gerbe de clarté, transformant le monde en un vestibule de féerie, Satan s’occupa à résoudre le problème du youyou. Il avait sans doute une demi-douzaine de moyens de s’en tirer. Celui qu’il adopta consistait simplement à détacher la grande drisse et à la fixer à la cheville à boucle de l’avant.

Tandis qu’ils tiraient sur le palan, et en réponse aux grincements de la poulie et au chant aigu entonné par Satan, le chœur des mouettes éclata. Celles qui pêchent en eau profonde étaient depuis longtemps déjà en pleine mer ; mais les mouettes de rivage, comme si elles attendaient un convoi à suivre, se pressaient à l’arrière de là Sarah. Puis, le youyou hissé à bord, les drisses de pic et de mât furent manœuvrées, et la grand’voile monta en claquant dans la splendeur du matin.

Le soleil était maintenant au-dessus de l’horizon, le vent se levait pour le recevoir, et à tribord, sur la mer d’un bleu frais qui montait à contre-vent, se détachait le Natchez avec ses voiles que hissaient les matelots groupés autour des cordages.

Maintenant que la grand’voile était établie, Satan avait relâché la roue du gouvernail et se tenait à côté, criant des ordres à son équipage ; et l’idée vint soudain à Ratcliffe, occupé avec Jude à hisser la voile de misaine et le foc, qu’il entrait dans la réalité des choses. La paresse des deux derniers jours venait de s’évanouir. L’activité, l’aventure et le danger semblaient tout à coup avoir abordé la vieille Sarah pour la livrer à des forces énormes et inconnues.

Jusqu’à ce jour il ne soupçonnait pas l’énergie potentielle de la toile. La grand’voile paraissait terriblement vaste, hors de toute proportion avec la coque ; pendant qu’ils hissaient le foc, ses claquements annonçaient une force nouveau-née, invisible et sans rapport apparent avec la brise tiède et bénigne.

Mais il n’avait guère le temps de penser. Restait à lever l’ancre et tandis qu’avec Jude il s’activait au guindeau, la voix de Satan et les battements des voiles, dont toutes les écoutes étaient encore lâches, l’incitaient à se presser.

Puis, une fois la petite ancre rentrée et les voiles orientées, la paix survint. Avec le vent à tribord et sa toile bien tendue sur l’azur, la Sarah se mit à la besogne. Déjà l’île des Palmiers s’effaçait à l’occident, et au sud-ouest, le Natchez, toutes voiles dehors, se lançait à la poursuite.

Le vent semblait avoir emporté la mauvaise humeur de Jude, et la bouderie s’était effacée de sa figure. Debout près de Ratcliffe, elle regardait par-dessus le bordage au vent, et pour le moment Cleary accaparait évidemment son esprit.

« Il marche bien, dit Jude ; mais il sent notre allure. Il ne fait guère que maintenir la sienne. Et il a eu le toupet de me dire un jour que son vieux baquet pourrait décrire des cercles autour de la Sarah ! »

Satan, à la roue, darda un œil vers le Natchez par dessus « l’épaule, cracha et fixa de nouveau son regard sur la boussole.

« Où sont tes yeux ? demanda-t-il à Jude.

— Dans ma tête, répondit-elle. Où veux-tu en venir ?

— Il est en train de nous rattraper. Je m’étonne qu’il ne soit pas encore à notre hauteur. Le temps que tu as mis à lever cette ancre et à hisser ce foc ! »

Ratcliffe allait revendiquer sa part de blâme, mais, se rappelant l’incident du café, il se contint et resta coi.

Satan avait raison. Le Natchez se maintenait à l’allure de la Sarah, du moins dans l’état actuel du vent et sous voilure ordinaire. Évidemment les deux bateaux n’avaient jamais encore rivalisé de vitesse et le silence des Tyler donnait la mesure de leur mécontentement. Satan ne voulait pas se séparer de Cleary : mais il avait promis de lui donner une « conduite », et l’impudent étalage des meilleures qualités nautiques du Natchez soulignait cette façon dérisoire.

Cleary, en cette affaire du moins, manquait de sagesse. Il aurait dû modérer sa vitesse par des fausses manœuvres. Au lieu de cela, il tenait bon, évidemment résolu à ternir la réputation de la Sarah et à déverser son ironie sur la tête de Satan.

Ratcliffe, si peu versé qu’il fût dans l’art nautique, devina la situation. Par prudence, il ne dit rien.

Soudain Jude parla :

« C’est sa largeur qui lui donne l’avantage. Prenez-le par un grand vent et nous le ferons claquer. Seigneur ! Être battus par ce vieux morutier ! Voyons, ne pourrions-nous rien y faire, installer un clinfoc ou quelque chose ? »

Satan fit entendre un rire sans gaîté.

« Autant avouer au bougre que nous sommes battus. Crois-tu que Cleary n’ait pas de clinfocs en réserve ? As-tu perdu le nord ? »

Ils poursuivirent leur route. Le Natchez les rattrapa peu à peu jusqu’à ce qu’il fût sur la même ligne à un demi-mille de distance et poussant de l’avant.

Puis, ayant démontré sa supériorité, il commença à réduire sa voilure de façon à céder le pas à la Sarah.

Jude tourna le dos et s’appuya contre le plat-bord ; sur quoi Satan l’appela pour prendre la roue et descendit se débarbouiller.

Ratcliffe, assis sur le fond du youyou, la regardait gouverner : elle avait rejeté en arrière son vieux panama et ses yeux allaient et venaient de l’habitacle au lof de la grand’voile. Un vent tiède était survenu et dans l’univers d’azur ambiant on n’entendait d’autres bruit que le jaillissement de la vague de proue, le léger grincement de quelque poulie et le déclic intermittent de la chaîne du gouvernail.

À plus d’un mille en arrière, le Natchez se découpait comme un triangle de nacre. L’île des Palmiers avait disparu, et dans le cirque immense de la mer rien n’apparaissait qu’une traînée de fumée vers le sud, provenant de quelque vapeur dont la coque était cachée sous l’horizon.

Solide à son poste, la gaillarde semblait avoir oublié l’existence de Ratcliffe. Il se demandait si elle lui gardait rancune, à propos de quoi, et si cette indifférence était réelle ou feinte, quand sa voix le fit sursauter.

« Dites donc ! Est-ce que vous avez avalé votre langue ?

— Non, mais je craignais de vous parler.

— Pourquoi ?

— Dame ! J’ai entendu dire qu’on ne devait pas causer avec l’homme de barre.

— Qui vous a fait avaler cette bourde ?

— Oh, j’en ai vu l’avis placardé sur les vapeurs. En outre, je vous croyais fâchée avec moi.

— Pour quelle raison ?

— Vous avez dit que les portemanteaux n’étaient bons qu’à hisser les simples d’esprit.

— C’est vrai.

— J’ai cru que vous faisiez allusion à moi.

— Vous vous croyez simple d’esprit, hein ?

— Hier soir vous vous êtes radoucie.

— Oui.

— Ce n’est rien ; seulement… il ne faut pas nous quereller, nous n’étions plus les mêmes depuis… pas tout à fait.

— En quoi ?

— Oh, je ne sais trop. Vous n’avez pas voulu que je vous aide à enlever la vaisselle ce matin.

— Vraiment ? Eh bien, vous pouvez m’aider maintenant à diriger le bateau. Savez-vous gouverner ?

— Je sais mener un canot, rien de plus.

— Eh bien, c’est facile à apprendre, et vous ne servirez pas à grand’chose à bord tant que vous ne saurez pas tenir la roue. »

Il resta silencieux une minute, admirant la dextérité du coup de barre par lequel elle avait détourné la conversion de son sujet initial.

« Je veux bien, dit-il enfin. J’apprendrai un jour ou autre… vous pourrez m’enseigner. »

Jude arrêta ses regards sur lui. Puis soudain, avec la véhémence d’un prédicateur méthodiste cherchant à enfoncer un argument dans la tête de ses ouailles, elle écria :

« Avez-vous le derrière collé au fond de ce youyou avec de la poix de bouif ? »

Il éclata de rire et se leva.

« C’est bien, dit Jude. Venez prendre la roue tout suite. Un jour ou l’autre… autant dire jamais… Profitez de l’occasion. Mettez-vous derrière moi et regardez par-dessus mon épaule. C’est cela. »

Il se tint debout derrière elle, se demandant quel nouvel ordre il allait recevoir. Le commandement ne se fit pas attendre.

« Fixez un œil sur le cadran de la boussole.

— Ça y est.

— Tant que l’aiguille est comme cela, le navire marche comme il faut. Maintenant je vais tourner la roue d’un cran ou deux : regardez bien le cadran. »

L’aiguille changea de direction, et la grand’voile parut soudain attaquée de la danse de Saint-Guy.

« Le voilà remis dans la bonne route, dit Jude, redressant le gouvernail. Prenez la roue. Je vais rester près de vous pour vous aider en cas de besoin. »

Il saisit les poignées au moment même où elle les lâchait, et la première sensation qu’il éprouva fut celle de tenir quelque chose de vivant, quelque chose de remuant et de sensitif comme un lièvre. La roue semblait posséder une puissance motrice et une volonté propre, et le maudit cadran de la boussole paraissait s’offusquer du moindre mouvement du gouvernail.

Jude posa une menotte ferme sur sa main gauche pour lui montrer la manière et lui inspirer confiance, et ce contact dissipa le trac qui s’empare de tous les timoniers à leur début.

Au bout de cinq minutes il avait saisi le coup de main, ou du moins le croyait.

« Pouvez-vous manœuvrer seul ? demanda Jude.

— Je le pense. C’est simple comme bonjour.

— Très bien, » dit Jude.

Elle alla s’asseoir sur le youyou.

« C’est facile, hein ?

— Un véritable jeu d’enfant. »

La brise fraîchit un peu, et la Sarah, donnant légèrement de la bande, se paya une petite déviation de sa route. Il ramena la roue un peu trop fort et, comme un cheval effrayé, le bateau se mit à plonger dans la direction opposée : les voiles battirent au vent et la grande vergue menaça de se rabattre à bâbord.

En un clin d’œil Jude était près de lui, les mains sur les poignées, et la Sarah remise dans le droit chemin.

Une voix parvint d’en bas. Satan, comme une sensitive, avait évidemment perçu la déviation.

« Que diable fichez-vous là-haut ?

— J’apprends à Rat à gouverner, » cria Jude.

Ratcliffe, ayant repris possession de ses esprits et de la roue, se tourna vers elle.

« Pour l’amour de Dieu, dit-il ne m’appelez pas comme cela.

— Comment ?

— Rat.

— Au nom du Ciel, qu’est-ce qui vous prend ?

— C’est un nom dégoûtant. Si vous voulez écourter mon nom, appelez-moi comme tout le monde.

— C’est-à-dire ?

— Bobby.

— Voilà que vous recommencez à manœuvrer de tra-ers… à tribord !… C’est cela. Voici Satan. Il va continuer à vous apprendre. Moi je descends me débarbouiller. »

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

LE RÉCIF DE LA DÉSOLATION

C’était le matin de leur troisième jour de voyage, vers quatre heures. La lune s’était couchée ; la Sarah se soulevait contre une faible houle vent debout et repoussait l’écume de son étrave sous la clarté d’un million d’étoiles.

Satan était au gouvernail, Jude en bas dans son hamac, et Ratcliffe s’appuyait au bordage au vent, près de Satan. Il se penchait pour regarder l’eau, des gouttes et traînées d’écume lumineuse, des surfaces d’ébène et de temps à autre, dans les profondeurs, des phosphorescences s’épanouissaient comme la vie au cœur d’une opale noire.

« À quelle heure pensez-vous que nous arrivions au récif ? demanda Ratcliffe.

— Nous sommes en plein dessus maintenant, répondit Satan, et si nous avions une brise de plus de cinq nœuds, je mettrais en panne.

— Vous ne craignez pas de toucher dessus ?

— Fichtre, non ! Je ne le flaire pas encore.

— Voulez-vous dire que vous pourriez le percevoir à l’odorat ?

— Ma foi, dit Satan, je ne sais pas au juste si c’est par l’odorat ou l’ouïe ou quoi, mais j’en serais averti, même avec le vent tel qu’il est. Sans doute l’impression vient de l’eau. Celle des bas-fonds diffère de l’eau profonde, et c’est partout des bas-fonds à partir de quatre milles autour de la Désolation. La différence est également sensible à la vue.

— Comment cela ?

— La mer est hachée plus menu… je ne sais quoi… ce n’est pas la même chose, Jude vous en dirait autant. Papa aussi le sentait. Les navigateurs du Pacifique flairent la glace plusieurs milles avant le passage des icebergs. Je crois que c’est la même chose. Ah ! voici le soleil ! »

Droit devant eux, comme si un sorcier les eût touchées de sa baguette, les étoiles venaient de s’effacer au-dessus de l’horizon, et plus haut le ciel paraissait malade, faisant tache sur la splendeur veloutée de la nuit.

Une grande mouette passa près de la Sarah, volant à hauteur du grand mât, puis à grande distance et comme si le son passait à travers un trou d’épingle, on perçut un lamentable croassement, – le cri des mouettes.

« Je sens l’odeur maintenant, dit Satan. Toutes ces mouettes que vous entendez viennent de la Désolation. Il y a un fort grain du côté de l’est, et elles volent contre le vent. Dites, voulez-vous faire un pari ?

— De quel genre ?

— Je vous parie ce que vous voudrez que Cleary n’a pas tenu bon depuis les six dernières heures. Il était déjà bien distancé la dernière fois que je l’ai aperçu. Sur la carte il aura vu le récif droit devant lui, et il n’a pas le sens de la mer. Il aura mis en panne sur ce couplet : « Conduis-moi, céleste lumière ! » et tendu l’oreille au bruit des brisants. Combien avez-vous dit ?

— J’aimerais mieux parier sur la Sarah.

— Vous avez probablement raison, » dit Satan.

Maintenant on distinguait nettement les voiles supérieures exposées à l’est. À peine une seconde après, un trait lumineux apparut au-dessus d’une bande de brume opalescente qui passa et se dissipa rapidement, laissant sur l’horizon une traînée de feu pâle comme de l’or de Guinée.

Au même instant, et comme esquissée d’un coup de crayon sur le fond lumineux de l’orient, se profilèrent les mâts nus d’un navire à l’ancre dans l’aurore.

« C’est Carq, dit Satan. Je vous l’avais bien dit que nous le trouverions ici, le salaud !

— Eh bien, je ne pouvais pas le croire, » dit Ratcliffe.

Il se rappelait le départ présumé du Juan pour La Havane, et bien qu’il eût estimé Sellers et Carquinez à leur juste valeur, la preuve de leur duplicité, évidente sous ses yeux, le choquait.

En un instant tout cela fut effacé par le soleil, noyé par le bouillonnement de la clarté, par la trombe de lumière qui s’abattit sur eux comme au signal d’une fanfare.

Satan jeta un regard par-dessus son épaule. Ratcliffe en suivit la direction. À l’ouest la mer était déserte : aucune voile ne se montrait.

« Plus de Cleary, dit Ratcliffe.

— Oh ! il ne tardera pas à montrer son nez, dit Satan. Il est sûr d’arriver assez près pour voir le haut des mâts de Carq, et alors il foncera dessus. »

Il donna un tour de roue, et la Sarah fila vers le nord pour doubler l’éperon septentrional du récif.

« Voilà l’épave, dit Satan, cette ligne qui ressemble à un bloc de rocher. »

Ratcliffe, s’abritant les yeux, voyait maintenant le récif, blanc et couvert d’écume, s’étendant du nord au sud. Absolument rien dans cette ligne de rochers ne suggérait l’idée d’une épave. Au-delà apparaissaient les mâts et vergues du Juan, et autour des éperons, les mouettes voltigeaient et tournoyaient, mais en dépit de leurs évolutions et de la splendeur de cette matinée, l’endroit frappa le jeune homme comme le plus désolé qu’il eût jamais vu.

« Rien ne bouge, dit Satan lorsqu’ils eurent doublé l’éperon nord et que le gui se renversa. Ces pouilleux d’Espagnols sont tous dans leurs couchettes. Frappez sur le pont pour appeler Jude. Hé ! paresseuse, mets un pied dehors ! Que fais-tu donc ?

— Voilà ! » cria une voix, suivie d’un remue-ménage et de questions adressées au Seigneur sur l’endroit où pouvaient bien être ses maudites nippes.

Puis à l’écoutille apparut une figure aveuglée par le sommeil. Elle accourut avec Ratcliffe pour jeter l’ancre, aida à lâcher les drisses et, dès que la Sarah eut mouillé à deux encablures du Juan, elle s’assit sur le pont comme une personne s’affaissant sous un pesant fardeau.

La vue du Juan ne semblait pas l’émouvoir le moins du monde. Telle une marmotte un instant éveillée à la vie et au mouvement, dont le mécanisme cesse de fonctionner dès que le stimulant cesse d’agir, elle bâilla, se retourna sur le flanc et cacha son visage au creux de son bras pour le préserver du soleil. Satan, sifflant entre ses dents, les mains appuyées au plat-bord, regardait le Juan.

« Ils s’éveillent ! » dit-il.

Un type à la tête enveloppée d’un foulard rouge venait d’apparaître sur le pont. Il vint au bordage regarder la Sarah, puis s’éclipsa.

« Il est allé éveiller Carq de son sommeil de Belle au bois dormant, dit Satan. Voyez ! En voilà deux autres qui déambulent comme des mouches malades. Regardez-moi la façon dont ils ont cargué leurs voiles ! Et ils ont mouillé un peu trop près du récif. Vienne une houle du Pacifique et que l’ancre dérape, ils seraient dans de jolis draps ! »

Il se retourna et contempla Jude prostrée sur le pont.

« Voilà une autre Belle au bois dormant ! dit-il. On devrait la marier avec Carq. Ils auraient bonne mine dans le même hamac avec Sellers pour leur chasser les mouches. »

La forme féminine affalée sur le pont se retourna sur le dos, étendit les bras, bâilla, puis s’assit en se tenant les genoux.

L’adolescence peut bien rire de la vieillesse : mais les gens âgés ne soupçonnent guère la lassitude qui, par une belle matinée, peut accabler la jeunesse.

Satan, satisfait de cette demi-résurrection, était à peine descendu que la forme féminine s’étalait de nouveau sur le dos, les bras écartelés.

« Levez-vous, dit Ratcliffe.

— Je me lève… Dites ?

— Quoi ?

— Je… oh… c’est terrible d’être fatiguée à ce point.

— Ça ira mieux quand vous serez sur pied. Levez-vous !

— Je me lève… Dites : vous savez où sont les lignes de pêche ? Dans le placard à tribord. Allez les chercher, ainsi que le morceau de poisson que j’ai mis de côté pour amorcer… dans le baquet.

— Entendu. »

Quand il remonta elle se séchait la tête, après l’avoir trempée dans un seau d’eau.

Puis ils jetèrent une ligne.

À travers trente pieds d’eau d’une limpidité de diamant, ils distinguaient le mou de la chaîne d’ancre rampant comme un congre sur les coraux et les éponges.

Un requin passa comme un fantôme gris, suivi d’un banc de sardines, puis d’une jeune raie, pas plus grande qu’une assiette ; ensuite une dorade vint pousser du nez l’hameçon, l’avala et fut hissée à bord.

« Cela nous suffira, dit Jude. Nettoyez-la pendant que je prépare la poêle à frire. Tiens, le diable m’emporte si Carq ne met pas un canot à la mer ! »

Effectivement, une embarcation descendue à tribord tournait l’arrière du Juan.

« C’est Sellers, dit Jude, s’abritant les yeux. Ohé, Satan !

— Ohé !

— Sellers, viens à bord.

— Je monte dans une minute. »

Le bateau vint se ranger le long de la Sarah, tout comme à l’île des Palmiers : même canot, même équipage, et Sellers toujours le même.

« Ohé, moussaillon !

— Ohé ! Je vous croyais à La Havane.

— Je croyais que vous attendiez à l’île des Palmiers, dit Sellers. Ohé, Satan, c’est vous ? Et ce contrat que vous avez passé avec nous ? »

Satan, qui venait de monter sur le pont, se pencha sur le plat-bord et regarda Sellers.

« Dieu tout-puissant ! »

Il le contempla longuement comme on contemple un prodige. Puis il éclata :

« Un contrat ! Par Saint-Georges ! Vous dites : un contrat ? Essayez de vous amarrer à mes porte-haubans et je vous envoie ce poisson par la figure ! Que fichez-vous ici, en tout cas ? Pourquoi n’êtes-vous pas allé à La Havane chercher la dynamite ?

— Pourquoi n’êtes-vous pas à nous attendre à l’île des Palmiers ? répondit logiquement Sellers. Si vous voulez savoir pourquoi nous sommes ici, je vais vous le dire. C’est à la suite d’un pari que j’ai fait avec Carq.

— Comment cela ?

— Je lui ai parié que jamais vous ne viendriez ici pour prendre la galette pendant que nous ferions les serins à La Havane. Il me semble que j’avais raison, n’est-ce pas ? »

Ce comble d’impudence coupa la respiration à Ratcliffe, mais laissa Satan complètement insensible.

« Si nous cessions de conter des craques ? proposa-t-il.

— Je suis prêt à vous emboîter le pas, répondit Sellers.

— Eh bien alors, dit Satan, emboîtez le pas vers l’épave et mettez votre équipe à la besogne comme une bande de démons. J’irai vous aider dès que j’aurai déjeuné. Vous n’avez pas de temps à perdre.

— Pourquoi donc ?

— Cleary est à vos trousses. »

Cette nouvelle sembla décontenancer Sellers. Il resta assis un moment sans parler.

« Comment le savez-vous ? demanda-t-il enfin.

— Il est arrivé à l’île des Palmiers pas plus de quatre heures après votre départ, disant que vous et Carq l’aviez roulé et qu’il avait soif de votre sang. Je lui ai répliqué que cela ne me regardait pas. Il m’a demandé si je vous avais vu.

— Qu’avez-vous répondu ?

— La vérité. Croyez-vous que j’irais me parjurer et mentir pour des gaillards comme vous et Carq ? Je lui ai dit que j’allais vous rejoindre.

— Mille millions de sabords ! Vous avez marché en plein dedans cette fois-ci. Continuez au lieu de rester là à vous pavaner. Qu’a-t-il dit ?

— Il n’a rien dit, mais quand j’ai mis à la voile, il en a fait autant.

— Il vous a suivi ?

— Oui. Je ne l’ai perdu de vue que la nuit dernière, mais il y a dix à parier contre un qu’il va nous tomber sur le dos. Il démolira tout ici.

— C’est certain, dit Sellers, et il voudra sa part, sans compter le foie de Carq à dévorer. Carq a traité ce type-là cruellement, je l’avoue. Il l’a fait contre mon gré. Avait-il beaucoup de monde avec lui ?

— Je vous crois. Le vieux Natchez était plein comme une ruche d’un équipage à mine patibulaire. »

En voyant la figure de Sellers à cette nouvelle, Jude ne put y tenir. Elle saisit son poisson et s’élança vers la cuisine.

Sellers, après un moment de méditation, reprit la parole :

« La route de la malhonnêteté n’est pas bonne à suivre, déclara ce moraliste. Je l’ai toujours dit à Carq. Je lui ai représenté que nous n’avions pas de dynamite à bord – ce qui est la vérité, – mais il y a un petit baril de poudre dans la cale, et Carq comptait prendre un échantillon des marchandises sans votre aide. Voilà ! J’ai lâché le secret. Vous auriez eu votre part tant qu’il me serait resté une jambe sur laquelle m’appuyer, je vous le déclare honnêtement, en ce qui me concerne, et c’est tout ce que j’ai à dire personnellement sur cette affaire. Voici où je veux en venir : si Cleary arrive, il va y avoir une bagarre d’enfer. Serez-vous de notre côté au cas où l’on viendrait aux coups ?

— Cela dépend, dit Satan.

— De quoi ?

— Je ne me fie plus à vous avant d’avoir l’argent en main. Carq doit me verser un acompte, quand ce ne serait qu’un millier de dollars. Sinon, je pars pour La Havane et je mange le morceau. Vous avez inspecté l’épave ?

— Oui.

— Alors vous pouvez juger quelles sont les chances. Retournez en vitesse rapporter à Carq ce que je viens de vous dire. La somme en or doit être déposée entre mes mains ce matin, ou je vends la mèche. C’est sa propre faute. S’il avait marché droit avec moi, j’aurais eu confiance en lui. Ayant triché, il doit casquer. Mille dollars, ou je retourne à La Havane et vous aurez bientôt un torpilleur sur le dos, sans parler de Cleary.

— Je vais lui répéter vos paroles, dit Sellers. Venez au récif dès que vous serez prêt et je vous rapporterai ce qu’il m’a dit. Je crois que tout ira bien. Mille dollars ?

— En or, et dites-lui que la somme sera doublée après onze heures.

— Oh ! il ne va pas ruer dans les brancards, » dit Sellers.

Le canot s’éloigna.

Ratcliffe se rappela ce que Satan lui avait dit au sujet de la carte et de sa signification secrète : selon toute probabilité, la carcasse du Nombre de Dios gisait ailleurs qu’ici. Plus que jamais Satan lui parut être l’araignée maligne, car les mouches qu’il attrapait sous forme de Carquinez et Sellers, et peut-être Cleary, avaient tissé elles-mêmes le filet où elles s’empêtraient. Satan ne faisait que profiter des circonstances pour prélever un péage.

« Écoutez, dit Ratcliffe. Supposons que Carquinez vous verse un millier de dollars d’avance et que l’on ne trouve aucun trésor, les lui rendrez-vous ?

— Pourquoi les lui rendrais-je ? demanda Satan. Je lui ai révélé la position, et cela vaut bien mille dollars quoi qu’il arrive.

— Mais vous avez dit qu’il n’y avait rien sur la carte, que c’était un trompe-l’œil.

— Tonnerre ! Jamais je n’ai affirmé chose pareille ! J’ai dit qu’à mon avis la galette n’était pas ici ; mais je peux me tromper… Voici Jude qui nous crie de venir déjeuner. Descendons et je vous expliquerai mon point de vue. »

Il prononça à peine une parole pendant le repas. Quand ce fut fini, il sortit la boîte à tabac de sa poche et déplia la carte sur la table.

« Maintenant, je vais vous montrer ce que j’entends en prétendant que la galette peut être ici, mais qu’il y a dix chances pour une qu’elle n’y soit pas. Ne m’écrasez pas. Tenez-vous derrière moi de chaque côté et fixez les yeux sur la carte. Eh bien, voici le Récif de la Désolation avec l’anse indiquée et le nom du navire, et voilà Rum Cay à gauche, puis la latitude et la longitude dans le haut… Tout cela est clair, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Bon. Étant donné que Rum Cay est indiqué, et que le Récif de la Désolation est marqué sur toutes les cartes et aussi connu que Cuba de tous les gens de mer, quel besoin le bonhomme avait-il de coller dans ce coin la latitude et la longitude ? Ceci n’est pas une carte pour la navigation. Un singe aveugle ne voudrait pas s’en servir et ne s’inquiéterait pas d’examiner la latitude et la longitude écrites là-dessus. Il se dirait simplement : « Le Récif de la Désolation est l’endroit où je dois aller », et il s’y rendrait au moyen de la carte ordinaire de son navire.

— Parfaitement.

— Eh bien, dit Satan, à mon avis le type qui a coulé le Nombre de Dios connaissait la vieille épave gisant là-bas sur le Récif de la Désolation et s’en est servi comme d’écran, car la latitude et la longitude, inscrites là d’une plume si faible que personne ne prend la peine de les déchiffrer, n’indiquent pas l’emplacement du Récif de la Désolation ; il s’en faut de cent dix milles. C’est la position du Cormorant Cay, un sale banc de sable situé dans le sud, rien que des bas-fonds et des mouettes ; et c’est là que gît le Nombre de Dios, selon moi. »

Ratcliffe fit entendre un sifflement.

« Évidemment je peux me tromper, dit Satan. On ne sait jamais.

— Je comprends, dit Ratcliffe. Ce type a prévu que quiconque prendrait ou volerait la carte tiendrait pour certain que la latitude et la longitude marquées là sont celles du Récif de la Désolation, sans se donner la peine de regarder de plus près, ni de vérifier les chiffres, n’ayant d’ailleurs aucun motif de le faire, puisque le Récif est bien connu de tous les marins.

— C’est ce qu’il me semble, dit Satan. Je ne dis pas que j’aie raison, mais je le crois. Et lui n’a pas eu tort de compter que personne ne se soucierait de vérifier les chiffres. Papa ne l’a pas fait, et c’est seulement par hasard que je l’ai fait moi-même, voilà un mois.

— Connaissez-vous Cormorant Cay ?

— Bien sûr. C’est une sablonnière avec un lagon au milieu et le rafiau peut être dans le lagon ou enfoui sous le sable. C’est tout ce que j’en sais ; ou bien je m’illusionne d’un bout à l’autre, et c’est peut-être lui qui est collé sur ce récif-ci. Il faudra voir. De toute façon, je ne risque rien si je réussis à taper Carq de ce millier de dollars. »

Ratcliffe partageait cet avis.

CHAPITRE II

L’ÉPAVE

Après déjeuner, laissant Jude à la garde du navire, ils mirent à l’eau le youyou et ramèrent jusqu’au récif. De ce côté-est, il était facile de l’aborder, grâce à un bout de plage d’une centaine de mètres sur laquelle se trouvait déjà le canot du Natchez qui avait débarqué Sellers et son équipe de travailleurs.

Satan prit les devants et s’aidant des mains et des pieds, franchit les rochers jusqu’à la crique, où, entre les deux éperons de corail et au milieu d’une sorte d’étang, gisait l’épave.

Celle-ci, vue du pont de la Sarah, ne révélait guère sa nature. Il fallait monter dessus pour découvrir que ce long dos d’âne rocailleux, surgissant de l’anse, possédait une structure. Rien n’indiquait même la place des anciens mâts ni celle du beaupré, et il était difficile de distinguer l’avant de l’arrière.

Cependant, debout devant cette masse rocheuse, encerclé par le vol des mouettes et assourdi par la complainte de la mer, Ratcliffe se rendit compte que ce qu’il regardait était un navire. La structure s’impose : on peut la détruire, mais on ne peut guère la déguiser.

Entre l’éperon droit du récif et le tribord avant de la coque, une arête de rochers donnait accès au pont. Pendant que les autres la franchissaient, Ratcliffe s’assit un moment à contempler cette curiosité.

Pour voir le sphinx comme il faut, on doit le visiter seul ; il en était de même de la grande épave du Nombre de Dios, – si tel était son nom, – tapie en silence, camouflée sous des excroissances de coraux et d’algues, enflée et sinistre en plein soleil, assoupie au bruit des carillons et glouglous de la mer.

Coulée en eau peu profonde, disait la légende, soulevée ensuite par l’altération du niveau en progrès constant parmi les récifs et les îles, chargée de trésors, inculpée de la mort d’un grand nombre d’hommes, – et sur place la légende paraissait vraisemblable. À bord de la Sarah on pouvait en douter, mais ici, en dépit même de cette carte apparemment truquée, on y croyait, surtout peut-être parce qu’on voulait y croire.

Ici, en s’asseyant sur le récif, on devenait partie intégrante de l’histoire, tout comme au théâtre, quand les lustres sont éteints dans la salle, on participe à la pièce. Le ciel de bleuet, l’océan de saphir, le vent tiède et les mouettes criardes s’y associaient comme accessoires et figurants.

On voyait, dans le passé lointain, le Nombre de Dios mettant à la voile, la figure tragique de Lopez sur le gaillard d’arrière ; on voyait le navire s’enfoncer dans l’eau peu profonde et semée de récifs, la fuite de l’équipage dans les canots, les hommes crevant de faim. Les années s’écoulaient ; Lopez mourait sans que l’épave eût révélé son secret ; et le Récif de la Désolation se redressait au-dessus de la mer pour mieux exposer la nef assassinée.

Le récif avait toujours été là, car il était marqué sur les cartes les plus anciennes. S’était-il vraiment soulevé ? Cette carte mentait-elle, comme le supposait Satan ?

Selon l’histoire racontée par Sellers, le Nombre de Dios avait coulé par six brasses trente-six pieds d’eau. Si ce détail était vrai, Satan avait raison, car le plus haut point du récif ne dépassait pas six pieds au-dessus de la surface ; à l’époque du naufrage, il se serait, trouvé à trente pieds au-dessous et, par conséquent, n’aurait pas été indiqué sur les cartes.

Il se pouvait que Lopez eût fait entrer son navire dans l’anse, plus profonde en ce temps-là, et que le fond de l’anse se fût soulevé au niveau actuel, sans que le récif participât à ce mouvement. Mais cette hypothèse paraissait peu vraisemblable.

Cependant le pont devait jadis être resté sous l’eau, sans quoi le vieux dépôt de corail devenait inexplicable.

Actuellement la marée était basse dans la crique : la marque de haute mer se voyait à six pieds au-dessous du pont. Ratcliffe essaya de calculer de combien l’épave avait pu être soulevée, puis y renonça, se leva et traversa l’arête de rocher menant au pont.

Cette arête constituait un nouveau facteur de l’insoluble problème. Elle semblait placée là par quelque architecte marin, privé de raison, construite de gros fragments qu’on aurait pu croire détachés de quelque pic ou aiguille.

« Marchez avec précaution ! » cria Satan.

L’avertissement arrivait à point, car le pont était glissant comme de la glace en certains endroits où avait poussé une mousse fine, grise, grasse et mortellement traîtresse, recouvrant la fiente d’innombrables oiseaux de mer.

Il se dirigea vers l’arrière, où se tenaient Satan avec Sellers et une demi-douzaine d’Espagnols formant l’équipe de travail. Des forets et des pics gisaient çà et là, et des marques indiquaient les endroits où la besogne avait été commencée la veille.

« Quoi que ce soit, c’est épais d’un pied et plus dur que du ciment, disait Sellers. Du rocher ? Ceci n’est pas du rocher de corail, du moins je n’en ai jamais vu de pareil. Ça ressemble plutôt à de l’acier durci par le procédé Harvey ; et en dessous il y a le plancher à percer.

— Je vous disais bien, remarqua Satan, que c’était une affaire à la dynamite. Si, jouant franc jeu, vous étiez allé en chercher, l’entreprise serait diantrement plus avancée, même si nous avions commencé une semaine plus tard. Mais il est inutile de revenir là-dessus maintenant, ainsi que de perdre son temps à creuser des trous de ci, de là. La seule chose à faire est de pratiquer une ouverture assez grande pour y loger votre baril de poudre. Vous l’enfoncerez à moitié, vous placerez une mèche et vous ferez sauter tout à la fois à vos risques et périls. Vous avez dix chances pour une d’ouvrir le pont d’un seul coup. Tandis que si vous vous amusez à forer de menus trous et à employer de petites charges, vous y mettrez dix ans. »

Sellers s’épongea le front et examina la mer du côté de l’occident, évidemment préoccupé de Cleary.

« Je ne suis pas certain que vous ayez raison, dit-il, néanmoins je suivrai votre conseil. Mais ce sera long avec les outils que nous possédons.

— Peut-être bien, dit Satan. Maintenant revenons à la question de dollars.

— Oh ! j’ai parlé à Carq et il consent.

— Vraiment ? Eh bien, alors, je vais aller à bord avec vous, pendant que le fer est chaud, pour qu’il me les donne de la main à la main. Mettez vos hommes à la besogne et venez avec moi. »

Après un instant d’hésitation, Sellers y consentit ; il donna ses ordres et passa le premier sur l’arête du rocher.

Il s’installa dans le canot du Juan avec Satan. Celui-ci demanda à Ratcliffe de ramener le youyou à la Sarah.

« Il n’est pas nécessaire que vous restiez sur le récif, dit-il. Vous serez mieux à bord. Et dites à Jude de ne pas manquer de laver la vieille veste que j’ai laissée sur le plat-bord. Elle doit l’avoir oublié, car je la vois encore pendue.

— Entendu, » dit Ratcliffe.

CHAPITRE III

MUTINERIE

En godillant le long de la Sarah, Ratcliffe ne vit pas trace de Jude. Il amarra le canot et enjamba le bordage.

« Jude, où êtes-vous ?

— Que désirez-vous ? » répondit d’en bas une voix grognonne.

Elle était dans le « salon », car il n’entendait rien remuer.

« C’est vous que je désire.

— Eh bien, vous pouvez continuer à me désirer. Je suis malade.

— Au nom du Ciel, qu’avez-vous ? »

Une pause. Puis la voix reprit, accompagnée d’un bruit d’assiettes que l’on range.

« J’ai mal au cœur du traintrain de cette bicoque : toujours à faire la vaisselle et la cuisine pendant que vous deux vous prenez de l’agrément !

— Venez sur le pont.

— Non ! je vais me trotter dès que j’aurai fini de ranger la vaisselle. Quelle vie de chien ! »

Grondements indistincts à l’orchestre. Decrescendo. Silence. Il alluma sa pipe et attendit.

Bientôt l’escalier craqua et une tête apparut à l’écoutille. Il ne souffla mot tandis qu’émergeait le reste du corps. Debout sur le pont, Jude s’abrita les yeux et observa le Juan. Puis, toujours muette, elle s’appuya sur le plat-bord et contempla le récif, apparemment perdue dans ses pensées.

Les manches de son tricot de laine étaient retroussées jusqu’au milieu des bras ; la mauvaise humeur semblait s’être dissipée pour faire place à l’indolence. Penchée sur l’eau, elle sifflait, et d’un talon nu battait la mesure.

Elle paraissait ignorer entièrement la présence de Ratcliffe, peut-être à dessein. Puis ses regards s’abaissèrent sur le youyou. Elle cessa de siffler et se tourna vers lui.

« Dites donc, où avez-vous appris à amarrer les canots ? »

Il vint se placer près d’elle.

« Qu’y a-t-il ?

— Rien pour le moment, mais donnez-lui une demi-heure et il sera dégagé de ce nœud de vache.

— Je vais descendre le rattacher.

— Ne vous en donnez pas la peine. Je descends moi-même dans une minute, et il attendra bien que je sois prête.

— Où allez-vous ?

— Ne vous tracassez pas. Vous vous êtes amusé sur le récif, maintenant il vous faudra rester là et faire bouillir les pommes de terre. M’avoir laissée seule toute la matinée !

— Comment ? Je ne me suis attardé qu’une demi-heure sur le récif, et j’ignorais complètement votre intention de quitter le bateau. Sans quoi je serais resté, je vous en donne ma parole. »

Jude l’examina un instant d’un air plus amène.

« Bon, dit-elle. En tout cas, je m’en vais.

— Où cela ?

— Chercher des nids de mouettes.

— Sur le récif ?

— Pensez-vous ? Sur le promontoire là-bas à l’est. Vous ne pouvez pas le voir, il est à près de sept milles de distance.

— Mais vous serez incapable de ramer jusque là toute seule ?

— Vous croyez ? Je vous parie d’y aller et de revenir avant le coucher du soleil.

— Mais que dira Satan ? »

Elle se mit à rire.

« Il deviendra fou, et c’est ce que je désire. Ça lui apprendra. Il m’embête avec ses vestons ! »

Elle saisit le vêtement étendu sur le plat-bord, le roula et le jeta sur le pont. Puis elle fit un plongeon dans la cabine et reparut avec une dame-jeanne d’eau et des provisions ficelées dans un paquet. Elle avait évidemment prémédité sa fugue.

« Écoutez ! dit Ratcliffe. Si vous partez, je vous accompagne.

— Pas du tout ! Vous devez rester ici à garder le bateau. Vous verrez si c’est amusant !

— Très peu pour moi ! Et je n’oserais plus affronter Satan. D’ailleurs, si vous voulez le rendre fou, il le sera doublement en constatant que nous sommes partis tous les deux. Et puis moi aussi j’en ai plein le dos du bateau ! Venez : je n’ai jamais déniché de mouettes. »

Jude, évidemment amollie, déposa son paquet.

« Mais il n’y a pas assez de mangeaille pour deux, dit-elle d’un ton plaintif. Je crois cependant qu’il y a de l’eau en quantité suffisante.

— Eh bien, prenez un supplément de vivres. »

Elle promena ses regards indécis de Ratcliffe au Juan puis, dans une de ces sautes d’humeur dont elle était coutumière, se décida et descendit prestement.

Cinq minutes après elle reparut avec un autre petit paquet.

Pendant son absence, Ratcliffe avait déchiré le dos d’une vieille enveloppe. Avec un bout de crayon trouvé dans sa poche, il griffonna ces mots : « Partis pour chasse aux nids de mouettes sur le promontoire de sable. » Il piqua ce message au mât avec la lame de son canif. Puis, ayant arrimé l’eau et les vivres dans le youyou, ils s’éloignèrent.

Il prit d’abord les avirons. Jude gouvernait, les yeux fixés droit devant elle sous l’ombre de son vieux panama. Elle savait exactement l’endroit où se trouvait le promontoire, bien qu’elle ne pût le voir ; mais de temps à autre, au-dessus, dans le ciel, elle apercevait une trace presque imperceptible, comme une fumée qui s’égrènerait, se dissiperait et se reformerait. C’étaient les mouettes. Par instants elle se retournait pour regarder la Sarah abandonnée, le Juan qui, maintenant, paraissait tout près d’elle, et le récif derrière les deux navires. Ils devenaient de plus en plus petits et l’océan de plus en plus vaste, une immensité de lazulite resplendissante, sans horizon, silencieuse mais vibrante de clarté.

Le courant était pour eux.

Satan avait fabriqué pour le youyou un petit mât et une voile trapézoïdale. C’est à cette besogne qu’il s’occupait le jour où Jude et Ratcliffe avaient débarqué sur l’île des Pins pour prendre des provisions à la cachette. Il s’y était appliqué avec autant de soin qu’une mère confectionnant un vêtement pour son enfant chéri. Le petit mât, gratté et verni, la voile faite d’un morceau choisi de la toile soutirée à M. Thelusson, étaient dans l’embarcation ; et comme une brise se levait actuellement du sud-ouest, Jude donna l’ordre de dresser le mât. Puis elle prit l’écoute : lui se glissa de son siège au fond du canot et le youyou, s’inclinant sous une brise de trois nœuds, se mit à danser sur la houle légère.

Un énorme marsouin passa près d’eux, puis un poisson volant aux yeux fixes et aveugles manqua le mât d’une main et replongea en se trémoussant en avant du canot ; ensuite une mouette d’aspect étrange, sortant du néant, descendit vers eux, plana un instant les ailes étendues et dorées comme du miel par le soleil, puis s’élança en proférant un cri dans le grand silence rompu seulement par le clapotis des flots sur le bordage.

Ratcliffe alluma sa pipe. Jude, en gouvernant, avait totalement oublié sa rancune contre lui ; elle avait oublié Satan et son veston ; oublié que les deux hommes l’avaient abandonnée à la solitude pendant qu’ils s’amusaient sur le récif ; oublié son désir d’envoyer promener toute la baraque et d’ouvrir une blanchisserie. Elle semblait en ce moment une personne tout autre, sociable, amicale et sensée. Apparemment, la cuisine, le nettoyage et tous les ennuis et tracas de la Sarah avaient été enlevés comme un couvercle de dessus son âme emprisonnée.

C’était la première fois qu’ils se trouvaient réellement seuls, et la camaraderie engendrée par la solitude aidait au rapprochement.

La mouette lui rappela celles qu’elle avait vues sur la côte de la Louisiane, où les marécages à cyprès viennent, rejoindre la mer et où l’on entend les grenouilles-bœufs croasser toute la nuit :

Paddy boit trop !

Paddy boit trop !

Paddy boit trop !

Tandis qu’un autre chœur, à distance, leur donne la réplique :

Bouteille à rhum !

Bouteille à rhum !

Bouteille à rhum !

et que les alligators viennent le long du bord gratter les planches et renifler pour quêter les morceaux de rebut.

« Avez-vous jamais vu des alligators ?

— Empaillés seulement.

— Où ça ?

— Dans les musées.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Des endroits où l’on conserve des oiseaux et des animaux empaillés.

— Appuyez un peu à tribord pour équilibrer le canot : à tribord, j’ai dit, pas à bâbord !… Et pourquoi conservent-ils ces oiseaux-là ?

— Jude… dit-il d’un ton indolent.

— Quoi ?

— Voici l’instant le plus agréable de ma vie. Je voudrais faire plusieurs fois le tour du monde dans ce youyou, et oublier la civilisation, cet endroit où l’on conserve des oiseaux empaillés pour les faire voir dans les musées, et où les hommes et les femmes sont des idiots empaillés. Vous rappelez-vous le matin où je suis venu pour la première fois à bord de la Sarah ?

— En pyjama ?

— Oui. Sans ce pyjama vous ne vous seriez pas moquée de moi, et si vous ne vous étiez pas moquée de moi, peut-être ne serais-je pas monté à bord.

— Oh ! que si !

— Pourquoi ?

— Satan avait besoin de vous.

— Vraiment ? béni soit Satan ! Il m’a rendu ma jeunesse.

— Seigneur ! Vous n’avez pas l’air si vieux que ça !

— J’ai plus de vingt et un ans, et vous n’avez que…

— Je vais sur mes seize ans, » dit Jude, regardant droit devant elle les mouettes maintenant bien visibles au-dessus du banc de sable.

Il rebourra sa pipe et l’alluma en se courbant derrière le plat-bord.

« Vous avez l’air d’aimer beaucoup cette vieille pipe, dit Jude.

— Voulez-vous tirer une bouffée ?

— Pas de danger. J’ai allumé autrefois un cigare ; Dick Peterson m’en avait défiée ; un de ces cigares tortillés, noirs, qui ont l’air de suinter. Lui et moi avec un autre garçon étions allés voir les négresses se baigner pour leur jeter des mottes de terre…

— Et où cela se passait-il ?

— À Vera-Cruz.

— Ah ! Qui était ce Dick Peterson ?

— Le fils d’un vieux bonhomme qui exploitait une drague dans le port ; un Yankee de onze ans, moitié hollandais, qui n’avait qu’un œil, et qui était bien le plus grand menteur d’ici au Connecticut. Il avait la figure toute rongée, et prétendait avoir été arrangé comme cela et avoir perdu l’œil en se battant avec un tigre. Papa disait que c’était par suite de petite vérole. Mais les gosses le croyaient jusqu’à ce jour dont je vous parle, où il alla chercher un bout de cigare volé ou ramassé quelque part et une boîte d’allumettes-bougies, et me mit au défi de fumer…, et moi, comme une sotte, je l’allumai.

— Et alors qu’arriva-t-il ?

— Oh, toutes sortes de choses, dit Jude. D’abord le port se mit à tourner et continua, au point que j’étais prête à rendre l’âme, quand Dick appela les autres gosses en leur disant de venir voir Jonas essayant de vomir sa baleine. Cela me mit en colère, et d’un croc-en-jambe je le flanquai par terre et faillis lui casser la tête. Puis je me renversai sur lui, et il se réfugia chez sa mère, poursuivi par tous les gamins qui lui demandaient des nouvelles de son tigre.

— Il ne savait pas se battre ?

— Il était mou comme de la gelée.

— Vous êtes-vous souvent battue avec les garçons ?

— Non, car Satan était toujours prêt à le faire pour moi. Je n’avais qu’à leur dire : « Essayez voir un peu de me toucher et je mets Satan à vos trousses », et ils se dégonflaient.

— Ma foi, moi-même je ne tiendrais pas à m’attaquer à Satan, avoua Ratcliffe. Et Sellers paraît bien l’estimer de la même façon, car je l’ai entendu lui demander s’il prendrait leur parti au cas où Cleary voudrait se battre.

— Bah ! dit Jude, Cleary ne vaut rien, Sellers pas davantage. Aujourd’hui dans ces parages il n’existe pas un homme qui ait au ventre autant d’humeur combative qu’un simple matou. C’est ce que disait papa. Lui-même était un fameux gaillard dans le temps ; il racontait des histoires de pirates et les hauts faits d’alors, et déclarait que tous nous n’étions qu’une bande de marins d’eau douce… et c’est la vérité. Si Cleary rejoint Carq, ils se serreront la main et s’embrasseront, tout en se fouillant mutuellement les poches pour essayer de se voler quelques sous. Au temps jadis ils se seraient coupé la gorge.

— Seriez-vous contente d’être pirate, Jude ?

— Je vous crois !

— D’assassiner les gens ?

— Oh, non, pas ça.

— Aimeriez-vous à embrasser Carq ?

— Et vous ? Écoutez les mouettes ! »

Les cris lamentables poussés par ces oiseaux au-dessus de la sablonnière leur parvenaient maintenant contre le vent, à travers l’étendue bleue et solitaire.

« Nous ne sommes guère qu’à un mille de distance, dit Jude. En vous levant vous pouvez apercevoir le banc. C’est cette ligne blanche qui court du nord au sud ; mais les mouettes paraissent moins nombreuses que l’année dernière. C’est un peu tôt pour la pleine saison de ponte ; en tout cas, nous trouverons sûrement des œufs de tortue. Vous ferez bien de retirer vos souliers et chaussettes et de relever les jambes de votre pantalon car la grève est en pente douce et il faudra pousser le canot jusqu’en haut.

— Ne voulez-vous pas enlever la voile et ramer ?

— Ah mais non ! Il n’y a plus de houle et je vais le faire aborder tel quel. »

Les mouettes criaient au-dessus de leurs têtes et les soupirs du sable, sur lequel fumaient en se brisant les vagues indolentes, leur résonnaient aux oreilles. La marée était haute. Dès que la quille toucha la grève, lâchant l’écoute et laissant la voile claquer au vent, ils passèrent par-dessus bord et tirèrent l’embarcation à sec.

Puis Jude releva la toile.

« Vous n’avez pas encore faim ? demanda-t-elle.

— Non ; et vous ?

— Ma foi, je puis attendre. Nous laisserons les vivres et la dame-jeanne dans le bateau en les couvrant de la voile pour les garantir du soleil. Aidez-moi. »

Ils couvrirent les provisions, halèrent le canot d’un pied ou deux encore pour plus de sûreté. Cela fait, Ratcliffe regarda autour de lui.

CHAPITRE IV

LE BANC DE SABLE

Ce fut un des instants les plus étranges de sa vie. Il n’avait jamais rien vu de comparable à cette longue rue de sable blanc bordée de vagues d’émeraude, n’aboutissant nulle part, perdue, inutile, désolée, brillant d’un éclat qui frappait le cœur autant que les yeux, et survolée par les mouettes blanches.

Les sables susurraient sous le vent de mer et dans le lointain, au nord et au sud, paraissaient trembler et onduler sous la chaleur : mais le plus étrange était qu’en dépit de la solitude, on ne se sentait pas solitaire. L’endroit semblait populeux, rempli d’une foule qui pour l’instant se rendait invisible. Peut-être en fallait-il chercher la cause dans la débauche des couleurs et l’éclat de la lumière ; mais l’effet n’en subsistait pas moins.

Jude regardait de tous côtés et semblait préoccupée d’une chose : l’absence des mouettes.

« La dernière fois que je suis venue, dit-elle, tout le banc jusqu’ici même, au milieu, était couvert de nids de mouettes. Maintenant, elles semblent s’être réfugiées aux deux extrémités. Je me demande ce qui leur est arrivé.

— Peut-être la saison n’est-elle pas assez avancée pour elles.

— C’est un peu tôt, mais pas beaucoup. Non, elles en ont joué un air. Les mouettes sont comme cela. Il va falloir que nous allions les chasser aux deux bouts. Vous irez au nord et moi au sud.

— Très bien, dit-il, mais c’est terriblement loin. Si nous commencions par nous restaurer un peu ?

— Je veux bien », dit Jude.

Ils prirent au canot les provisions et la dame-jeanne et s’assirent sur le sable. Il était plus de midi et il faisait moins chaud, car la brise devenait plus vive. La marée descendante laissait à découvert une bande de sable mouillé étincelant comme une épée d’or, et une vapeur s’élevait au-dessus de la grève qui résonnait au rythme berceur des vagues.

Ils mangèrent, inclinés sur le flanc, comme d’anciens Athéniens. N’ayant pas de verre, ils burent tour à tour à la dame-jeanne. Puis il alluma une pipe.

« On est joliment bien ici, dit-il.

— On n’est pas mal, » répondit Jude.

Elle se construisit un oreiller de sable, puis, se renversant sur le dos et y posant la tête, elle s’étala comme une étoile de mer, les membres écartelés, son chapeau sur les yeux.

Il en fit autant.

« Et ces nids de mouettes ? demanda-t-il.

— Quels nids ?

— Ceux que vous deviez chercher.

— Oh !… je crois que nous avons bien le temps.

— Largement… Écoutez le sable !

— C’est le vent qui le soulève.

— Je le sais. Néanmoins, c’est un singulier endroit. Savez-vous, quand nous avons débarqué ici, tout à l’heure, quelle est la première chose qui m’a frappé ?

— Non.

— Eh bien, j’ai eu l’impression que l’endroit était rempli de gens.

— Comment cela ?

— Oh ! je ne sais trop : des gens qu’on ne peut pas voir, des fantômes.

— Des revenants ?

— Oui.

— Qui vous le faisait croire ?

— Je n’en sais trop rien. Cela me rappelle une histoire que j’ai lue un jour.

— Quelle histoire ?

— Il était question d’une plage dans le Pacifique, où des sorciers venaient ramasser des coquillages.

— Des sorciers ? Qu’est-ce que c’est ?

— Des individus qui font de la magie et se vendent au diable : ils possèdent la faculté de se rendre invisibles. Ils venaient sur cette plage ramasser des coquillages et les transformaient en dollars d’argent. On ne pouvait les voir, mais on entendait le froissement de leurs habits comme ce sable, et les paroles qu’ils échangeaient entre eux ; et de temps à autre, on voyait s’allumer un petit feu. »

Jude, intéressée, roula sur elle-même, appuya son menton dans ses mains, et lança vers le soleil des coups de son talon nu.

« Je crois que vous ne vous trompez guère, dit-elle.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai éprouvé la même sensation ; il semble que des revenants vous entourent et qu’en tournant la tête bien vite, on verrait quelqu’un derrière soi. Maintenant que vous en avez parlé, j’y penserai tout le temps, si je reviens ici. Je regrette que vous n’ayez pas gardé votre langue. »

Jude se redressa sur son séant et regarda autour d’elle.

« Je le regrette aussi, dit Ratcliffe, se soulevant sur un bras. Mais si vous revenez ici, j’y reviendrai avec vous, ce qui éloignera les fantômes… à moins que je ne sois parti.

— Que voulez-vous dire ?

— Dame, une fois cette excursion terminée, il me faudra vous quitter tous les deux et retourner chez moi. Je n’en ai pas la moindre envie. »

Jude ne dit rien. Regardant la mer sous le bord de son chapeau, elle ne semblait pas avoir entendu.

« Je préférerais infiniment rester ici avec vous et Satan. Qu’est-ce qui flotte là-bas ?

— Une tortue, dit Jude. Regardez : la voilà qui plonge. »

Il s’assit à côté d’elle.

« C’est vrai. Eh bien, elle est partie. »

Il rapprocha les genoux du menton, et contempla la mer. Ici, seule avec lui. Jude semblait une personne différente de celle qu’il connaissait à bord de la Sarah. L’étrange antagonisme qui s’était manifesté tout à coup chez elle, et dont il restait encore trace le matin, paraissait entièrement dissipé. Peut-être était-ce l’effet des revenants ou de la solitude, ou des deux à la fois, mais la jeune fille était évidemment calmée.

« Vraiment, je ne vois pas pourquoi vous vous en allez si vous n’en avez pas envie, dit-elle tout à coup en ramenant ses genoux et en les entourant de ses mains.

— Bah, n’y pensons plus ! dit-il. Nous trouverons un moyen d’arranger les choses. Je ne tiens pas à partir. De ma vie, je n’ai passé des heures si agréables, et je ne veux point vous quitter, à moins que vous ne l’exigiez.

— Comment ? Mais il n’en est pas du tout question !

— Alors, tout va bien. Nous resterons ensemble, et au diable le vieux monde ! Nous irons à la chasse aux ormiers et à la pêche. Faisons des projets. »

Il lui glissa un bras autour de la taille, d’un geste presque machinal, comme on poserait la main sur l’épaule de quelqu’un. Lorsqu’il s’en rendit compte, il s’aperçut qu’elle ne semblait pas s’en inquiéter ; bien plus, elle lui rendit jusqu’à un certain point la pareille en appuyant plus librement son épaule contre la sienne. C’était pure et simple camaraderie ; son esprit paraissait lointain, enveloppé, et comme vêtu de plein soleil, errant Dieu sait où.

« Allez-y, dit-elle d’un ton rêveur. Quels sont vos projets ?

— Oh ! j’en ai des tas. Faisons le tour du monde sur la vieille Sarah. Nous prendrons deux hommes de supplément.

— Où les logerez-vous ?

— Eh bien, vous avez un gaillard d’avant.

— Pas assez grand pour un chat. Le nègre le remplissait. Il disait qu’il était obligé de passer la tête par le panneau pour pouvoir respirer.

— Alors, nous nous débarrasserons de la Sarah et nous nous procurerons un bateau plus grand.

— Grands dieux ! Que Satan vous entende dire chose pareille ! Il y tient comme à sa peau.

— En ce cas, nous nous passerons des hommes de supplément et nous ferons la manœuvre à nous trois. Je sais très bien gouverner, maintenant.

— Vous en êtes sûr ?

— Vous le savez bien.

— Quels sont les points de la rose des vents ? Récitez-les.

— Nord, nord-nord-est, nord-est… hum, hum ! »

Jude se mit à rire sous cape.

« Continuez.

— J’ai oublié.

— Vous n’avez jamais su.

— Possible. »

L’épaule confiante s’abandonna davantage contre la sienne, comme sur un coussin, et Jude se mit à fredonner. Elle semblait avoir oublié les points de la rose des vents et lui tout le reste, comme un enfant oublie tout dans le pays où l’on rêve les yeux ouverts.

La complète satisfaction de ne rien faire, de se reposer en écoutant les vagues, s’était communiquée à lui, et il se sentait gagné par autre chose, par une sorte de magnétisme émané de sa compagne, par le sentiment étrange que Jude faisait partie de son être, comme s’il eût passé son bras autour d’un autre lui-même, beaucoup plus agréable que l’ancien, moins raide, plus humain et, en quelque sorte, plus vivant.

Le rythme de métronome selon lequel les petites vagues déferlaient sur le sable brouillait et estompait ses pensées. Cependant il voyait Skelton, sir William Skelton, baronnet ; il apercevait une jeune fille à laquelle, lui, Ratcliffe, avait été fiancé ; il distinguait dans un groupe nébuleux des hommes et des femmes de toute sorte, tous ces gens apparemment connus de lui, pas tout à fait vivants ni morts, ils paraissaient dormir dans l’état de transe que nous appelons civilisation : leurs journées se réglaient au métronome : — Levez-vous, lavez-vous, habillez-vous ! Travaillez ou amusez-vous, mangez ! Travaillez ou amusez-vous, couchez-vous, dormez ! Levez-vous, lavez-vous, habillez-vous, etc., etc.

Tous ces pantins gesticulaient en mesure, ordonnés dans leurs rires et jusque dans leurs larmes, sauf quand ils s’enivraient ou devenaient fous.

Il lui apparut que l’animation de l’existence était moins une affaire de vitalité que de liberté.

Était-ce là le secret découvert par Satan, cet être sans prétention à la fortune, mais libre comme une mouette ? Satan et Jude étaient des oiseaux de mer, des mouettes, indomptables et hors de toute civilisation. Il éprouva la sensation de serrer un oiseau contre lui, calme par miracle et se laissant dorloter, qui lui communiquait par une voix mystérieuse le secret de sa vigueur, son besoin d’indépendance.

« Ce que j’aime dans la vieille Sarah, dit-il, c’est sa façon d’aller n’importe où, sans avoir rien à y faire.

— Rien à faire ?

— Ma foi, vous et Satan pouvez bien en prendre à votre aise.

— Vraiment ? Voilà du nouveau ! Qu’appelez-vous « en prendre à notre aise » ?

— Vous n’avez pas de travail déterminé, vous pouvez planter là la besogne quand le cœur vous en dit ; vous n’avez pas de cargaison à transporter, pas d’armateurs pour vous tracasser, aucun souci d’arriver à l’heure. Vous êtes libres comme des mouettes. »

Jude lui prit la main et lui ôta le bras d’autour de sa taille comme on enlève une ceinture. Elle désirait changer de position. Elle sembla perdre tout intérêt à la conversation.

Du sable s’était insinué entre ses orteils ; elle l’enleva en y passant ses doigts. Elle n’avait pas de mouchoir ; elle ne s’en servait pas, et, comme tout animal en parfaite santé, elle n’en éprouvait jamais le besoin.

Puis, se croisant les jambes en tailleur, elle s’accroupit devant lui, plongea la main dans la poche droite de son pantalon et en sortit un dollar, un dollar sale, gras, de mine suspecte. Elle avait sans doute complètement oublié la chasse aux nids et la fuite du temps, et lui, peu passionné pour l’affaire, se gardait bien de la lui rappeler.

« Jouons à pile ou face, » dit Jude.

Ce n’était plus la personne de tout à l’heure. Elle redevenait le gamin des ports qui lapidait les négresses au bain, le gamin qu’évitaient les enfants bien élevés et munis de pécune. La pièce tournoya en l’air.

« Pile pour moi, s’écria Jude.

— Face pour moi !

— Pile ! Vous me devez un dollar. »

La pièce tournoya de nouveau.

« Face ! Nous sommes quittes… Encore face !… Le diable vous emporte ! Pourquoi vous en tenez-vous à face tout le temps ? Ça fait deux dollars que je vous dois. Je joue face !… Pile ! Ça fait trois. Pile encore, quatre ! Pourquoi jouez-vous encore pile ? Pourquoi ne changez-vous pas pour laisser une chance à l’autre ? Je joue pile ! Face ! Nom de nom ! Qu’est-ce qui ne va pas dans ce sale truc ? Cinq dollars perdus en un rien de temps !

— Nous ne jouons pas comme il faut, dit-il. Nous devrions appeler alternativement.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— L’un après l’autre.

— Je ne joue plus, dit Jude. Je suis décavée. La banque a sauté et je ne peux pas vous payer, pas avant que nous arrivions à La Havane… à moins de jouer quitte ou double. Appelez, je lancerai le dollar.

— Face ! »

Elle envoya la pièce à six pieds en l’air, et celle-ci retomba sur le sable, la face en dessus.

« Cela tranche la question, dit Jude. Ça fait dix dollars que je vous dois. Il vous faudra attendre que nous soyons à La Havane, car si Satan savait que je joue de l’argent, il me scalperait. Je pourrai retirer une petite somme, sous un autre prétexte. Je n’ai pas un sou vaillant sur moi, et ce vieux dollar n’est bon à rien, il est faux.

— Vous ne me devez rien du tout, dit Ratcliffe. Nous jouions à pile ou face pour nous amuser. »

Les mots n’étaient pas sortis de sa bouche qu’il les regretta.

Jude rougit sous ses taches de rousseur et son hâle.

« Je ne veux pas de votre argent », dit-elle.

Puis éclatant : « Pourquoi diable croyez-vous que nous avons joué, et pour qui me prenez-vous ? Si j’avais gagné, vous auriez payé, n’est-ce pas ?

— Je n’avais aucune mauvaise intention, plaida-t-il.

— Alors, il ne fallait pas le dire.

— Eh bien, pardon, je retire mes paroles. »

Elle s’amusa un moment avec le faux dollar, le lançant en l’air et le rattrapant. Puis elle le mit dans sa poche, décroisa les jambes et se coucha à plat ventre, le menton appuyé sur le revers de ses mains.

Elle avait retiré son chapeau et l’avait posé près d’elle. Leur querelle était évidemment terminée ; Jude semblait plongée dans une rêverie. Puis il remarqua que ses yeux le regardaient fixement. Instantanément, elle les baissa et changea de position de façon à se cacher le visage sous le bras.

Il alluma sa pipe et fuma un instant en silence.

« Jude ! »

Pas de réponse.

« Qu’avez-vous ? »

Silence. Se rappelant comment elle avait fait la morte dans l’île des Palmiers, il posa sa pipe, rampa vers le cadavre raidi et, pour le ressusciter, lui versa du sable sur le front.

« Cessez vos âneries, » grogna une voix.

Puis, comme si le sable ravivait soudain sa mémoire et la galvanisait, elle se remit sur pied :

« Mes œufs ! Le soleil baisse et nous restons là à faire les fous ! (Elle ramassa son chapeau.) Je prends de ce bout-ci, prenez de l’autre.

— Mais je n’ai rien pour mettre les œufs.

— Fourrez-les dans votre chapeau et faites attention aux sables mouvants. Si vous y tombez, hurlez et jetez-vous sur le dos. Mais vous les verrez facilement ; ils n’ont pas l’aspect de sables ordinaires.

— Comment cela ?

— Je ne sais pas, mais ils sont différents. Quand vous verrez devant vous du sable qui ne ressemble pas aux autres, faites un détour. » Et elle s’en alla.

CHAPITRE V

DANS LA NASSE

Il se dirigea vers le nord. Par là, au large, le bleu de la mer se nuançait d’une teinte violette que soulignait l’étincelante blancheur des sables.

La promenade par elle-même ne manquait pas d’intérêt : sur la frange de la grève s’étalaient toutes sortes de curiosités : coquillages colorés, os de seiches, algues bizarres, débris de bois flotté ; à quelques mètres du rivage croisait une escadrille d’argonautes, ouvrant au vent leurs voiles minuscules ; ces doyens de tous les navires, défiant siècles et tempêtes, voguaient tels qu’ils furent lancés à l’aurore du monde.

Ratcliffe les regarda quelque temps, oubliant les œufs de mouettes, les sables mouvants et le soleil qui maintenant déclinait de manière sensible.

Si jamais but fut assigné à des créatures, ces nautiles en poursuivaient un. Ils allaient quelque part avec quelque chose en vue, se maintenaient en formation régulière et devaient posséder cartes, boussoles et baromètres, aussi sûrement que voiles et gouvernails. Ils le firent penser à Dieu, puis à Satan, cet homme mieux servi par le sens de la mer que par aucune science exacte.

Puis il se souvint de Jude et regarda derrière lui. Très au sud, il l’aperçut. De ce côté, les sables moutonnaient et parfois elle échappait à ses yeux : le cœur lui battait à l’idée qu’elle pût s’enliser dans les sables mouvants ; puis elle reparaissait et il reprenait son chemin ; et, à mesure qu’il marchait, il croyait s’enfoncer dans la solitude, peuplée de chose invisibles et de voix à demi-perçues.

L’air se remplissait parfois de sonorités pareilles à un carillon confus et lointain, – la chanson des sables. Il ne l’avait pas remarquée en compagnie de Jude, mais il l’entendait dans l’isolement. À plusieurs reprises lui parvint de très loin un éclat de rire distinct, humain, saisissant, l’appel d’une mouette en gaieté ; et toujours, pénétrant les divers autres bruits avec une subtilité d’osmose, ce susurrement soyeux et sinistre du vent folâtrant avec les grains de sable. Il poursuivait son chemin. Un obstacle le fit trébucher. C’était une grosse vergue à moitié enfouie, relique de quelque navire perdu peut-être sur le banc de sable même.

La vue de cette épave colora sa rêverie d’une teinte nouvelle et passagère. « Gascoigne, le marchand de bois de santal[8] » et autres vieilles histoires lues dans son enfance se représentèrent vaguement à sa mémoire ; il sentit passer le souffle d’un monde à demi oublié, une bouffée de l’air qu’on respire à quinze ans.

Il constata, non sans quelque plaisir, que les mouettes étaient hors de sa portée : devant lui, un large canal coupait en deux le banc. Il s’assit un moment sur la vergue pour se reposer en regardant les environs ; et les cris des mouettes décrivant leurs cercles entretenaient autour de lui cette subtile atmosphère de récits d’aventure. Tout l’or du monde n’aurait pu lui procurer cet état d’esprit ! Il ne l’eût pas trouvé s’il avait débarqué là d’un yacht en compagnie de grandes personnes.

Il en vint à se féliciter de sa veine extraordinaire et aussi un peu de la sagesse instinctive qui lui avait fait abandonner Skelton et la civilisation pour Jude et Satan ; ceux-ci le conduisaient dans un monde de choses jamais vues, jamais imaginées ou à demi oubliées par lui.

Carquinez était à lui seul une révélation, sans parler de Sellers et de Cleary. Dans ce ciel de rêve, il ne voyait qu’un nuage, pas plus grand qu’une main humaine ; mais voilà : comment cela finirait-il ? C’était très bien de proposer à Jude de faire le tour du monde : mais on ne peut sortir du temps ; et un temps viendrait… un temps viendrait…

Jude tissait autour de lui des fils ténus comme ceux d’un cocon, des fils aussi solides que fins. Elle semblait devenir part de lui-même, part du soleil, de la liberté et de la mer bleue, comme si, construite elle-même de ces choses, elle possédait le pouvoir de l’identifier avec elles.

Rien ne servait de se tracasser ; et, tandis qu’il se disait cela, le petit nuage grand comme la main s’enflait, tourbillonnait devant lui sur le banc de sable et se résolvait en une troupe de femmes et d’hommes de sa famille, de ses amis, gens aussi éloignés de Satan et Jude que les perroquets diffèrent des mouettes, perruches satisfaites de leur sort dans la grande cage dorée des conventions.

Que diraient de Jude tous ces êtres-là ? Il devinait d’instinct ce que Jude pourrait dire d’eux, si jamais ils se rencontraient, ce qui paraissait invraisemblable.

L’idée déconcertante lui vint qu’ils s’étaient déjà rencontrés en quelque sorte. Jude avait positivement rencontré Skelton, le grand-prêtre de toute la bande, Sir William Skelton, baronnet. « Vieux pantin », telle était l’étiquette qu’elle lui avait collée, qui semblait tenir dur et convenir à merveille. Quelle étiquette collerait-elle à ses tantes, à ces deux vieilles filles du milieu de l’époque de Victoria, si jamais le destin les mettait en présence ?

Un faible appel venu du sud fit envoler les tantes et toutes autres considérations. Il se retourna de ce côté. Jude, à grande allure sur les sables, venait vers le youyou. Elle portait quelque chose et courait comme si elle était poursuivie : puis il la vit trébucher et tomber.

En une seconde elle fut remise sur pied ; l’être qui la poursuivait avait évidemment abandonné la chasse, car elle restait debout à examiner quelque objet ramassé, et ne semblait plus s’inquiéter d’autre chose.

Il l’attendait près du canot, et, à son arrivée, devina la tragédie. En tombant elle avait brisé les œufs dont son chapeau était rempli. Le couvre-chef en témoignait avec éloquence.

« Je les ai cassés jusqu’au dernier, dit-elle en faisant quelques pas dans la mer pour laver le galurin. Et c’est entièrement votre faute.

— Ma faute ? comment ? au nom du ciel !

— C’est vous qui m’avez farcie de vos contes à dormir debout.

— Quels contes ?

— Vos histoires de revenants.

— Qu’est-ce qui vous faisait courir ?

— Qui est-ce qui courait ?

— Vous.

— Oh, moi ? Je crois bien que vous auriez couru aussi.

— Vous avez vu quelque chose ?

— Oui.

— Quoi donc ?

— Peu importe. »

La voyant d’humeur détestable et intraitable, il prit le parti de s’asseoir sur le sable en attendant qu’elle se calmât.

Bientôt, le chapeau à la main, elle vint s’asseoir tout près de lui, par désir de compagnie plutôt que par amitié, pensa-t-il ; puis, mettant le panama à sécher, elle procéda à l’examen de la semelle de son pied droit, écartant les orteils et enlevant le sable.

« Eh bien, je suis très contrit, dit-il au bout d’un certain temps. Mais, dites-moi, qu’avez-vous vu, en réalité ?

— Un sorcier.

— À quoi ressemblait-il ?

— À rien. »

Puis soudain, comme si elle se déboutonnait l’âme :

« Je venais à peine de ramasser les derniers œufs lorsqu’on me retournant je le vis qui marchait sur le sable… un petit vieux, une longue-vue sous le bras, habillé bizarrement d’un long manteau, coiffé d’un chapeau ressemblant à je ne sais quoi. Je n’avais pas peur, je le voyais réel, et je le vis coller son œil à la lunette comme pour observer un navire.

— Et alors ?

— Alors, il disparut… pfutt… comme une chandelle qu’on éteint avec les doigts… brr… ! »

Elle se cramponna à lui.

« C’est entièrement ma faute, dit-il. Je n’aurais pas dû vous conter ces balivernes. N’y pensez plus. C’est une simple illusion d’optique.

— Il ne jetait aucune ombre. Je me le rappelle maintenant.

— C’est la preuve de ce que j’avance. J’ai souvent entendu citer des cas pareils. Walter Scott vit un jour une apparition de ce genre, et il savait que c’était une hallucination ; ayant du vin à sa portée, il en but un verre et l’illusion se dissipa.

— J’aurais pu boire, je crois, un baril de rhum, si je l’avais eu sous la main, dit Jude en se reculant d’un pas. Partons ! Regardez le soleil, il est à moitié couché ! Venez m’aider à lancer le canot. »

Ils se levèrent, saisirent le youyou par les plats-bords et se mirent à le haler vers la mer. Mais à peine s’étaient-ils avancés de deux mètres que Jude, comme sous l’effet d’une soudaine réminiscence, se redressa et se frappa le front.

« Nous sommes bel et bien dans la nasse ! » déclara-t-elle.

CHAPITRE VI

LES CRABES

« Qu’entendez-vous par là ? » demanda-t-il.

Elle s’expliqua. C’était bien d’elle de perdre la tête et un temps précieux à paresser et s’amuser avec des sorciers ! Le soleil se plongeait déjà dans la mer, la nuit allait leur tomber sur le dos et elle était incapable de retrouver sa route dans l’obscurité. La lune ni les étoiles ne lui serviraient à s’y reconnaître. Les maigres mâtures de la Sarah et du Juan, invisibles du banc de sable, ne leur apparaîtraient, même en plein jour, qu’au bout de quelques milles. En outre, un fort courant s’établissait vers le nord-est, qui pourrait les emporter jusqu’à Tombouctou.

Satan s’en serait tiré avec un bandeau sur les yeux ; mais elle avouait sa frousse de la nuit, qui lui faisait perdre la tête et confondait tout dans son esprit, à tel point que l’est devenait ouest et le devant derrière, outre que le monde se peuplait de fantômes. L’autre soir, elle avait failli mourir de frayeur en allant chercher ce sac près de la cachette.

Tout cela était débité d’une voix lugubre et grosse de larmes imminentes, tandis qu’ils se tenaient face à face, éclairés par un soleil qui se couchait sans remords.

« Tout va bien, dit Ratcliffe. Ne vous faites pas de mauvais sang pour si peu. Nous n’avons qu’à demeurer ici jusqu’à l’aurore. Il nous reste un peu à manger et de l’eau en abondance. Inutile de descendre le canot plus loin. Mais je soupçonne que Satan sera sur le gril.

— Je crois qu’il devinera la situation, dit Jude. Il fait beau temps. Si nous étions dans l’ennui, il en serait averti et emprunterait le canot de Carq pour venir nous chercher.

— Vous dites qu’il serait averti. Et comment ?

— Il flairerait le danger. Il est terriblement sensitif.

— Une sorte de télépathie.

— De quoi ?

— De lecture de la pensée.

— Je n’en sais rien, mais je crois qu’il ne s’inquiétera pas ; au contraire, il serait ici en un rien de temps. »

Sa figure semblait un bouton d’or à la clarté extraordinaire de ce coucher de soleil. Tout le firmament était de la même couleur dorée ; la vaste mer frémissait autour du grand globe de feu déjà plongé plus qu’à mi-corps dans les bouillonnements de ce métal en fusion.

Les mouettes en or, la mer en or, le ciel en or… tout finit par s’effacer, et le rideau de la nuit fut tiré de l’orient sombre à l’occident de pourpre.

Nos marins échoués perdirent leurs faces et leurs mains dorées, et s’assirent adossés au youyou. Pendant qu’ils se partageaient le reste de leurs vivres, les mouettes passant comme des fantômes dans le crépuscule les narguaient de leurs cris, et les étoiles se penchaient pour regarder de haut l’obscurité et le vent tiède.

Rien de tel qu’une collation pour entretenir la bonne humeur. Jude se montrait moins dolente. Dans la confusion mentale occasionnée par les nouvelles circonstances, elle avait complètement oublié les « revenants » et n’y pensa plus pendant un bon moment, bavardant avec un entrain dû à la collation et à la certitude qu’il ne servirait à rien de se lamenter.

« Je suis une fameuse andouille, dit-elle. J’ai dû naître un vendredi ; il paraît que c’est le jour où toutes les andouilles viennent au monde. Nous aurions dû partir deux heures avant le coucher du soleil, tandis que je restais là à bavarder et écouter vos histoires de brigands. »

Puis, après une longue pause :

« Que sont ces étoiles, à votre avis ?

— Des soleils.

— Quelle blague !

— C’est la vérité.

— Dites donc ?

— Quoi ?

— Avez-vous remarqué quelque chose qui apparaissait au nord avant le coucher du soleil, ou bien dormiez-vous assis sur cette vergue ?

— J’ai vu quelque chose dans le ciel de ce côté-là : on aurait dit le fantôme d’un nuage.

— Il flottait au-dessus de Rum Cay, et c’est un signe certain que le beau temps va continuer. Il se soulève dans le ciel comme cela le soir ; on l’aperçoit aussi du Récif de la Désolation.

— Si j’avais su, je l’aurais regardé plus attentivement. Je songeais à autre chose.

— À quoi songiez-vous ? »

Il se mit à rire.

« Aux gens de ma famille.

— Qui vous faisait songer à eux ?

— Vous.

— Moi ?

— Oui. Je me demandais ce que vous penseriez d’eux si vous les voyiez, mes tantes surtout.

— Eh bien, vous avez du toupet, vous ! Rester là assis à penser à vos tantes pendant que je courais avec mes œufs ! »

Elle s’arrêta court ; sa mémoire venait d’évoquer le « sorcier ».

« L’animal ! dit-elle.

— Qui ça ?

— Le bonhomme que j’ai vu… »

Elle se rapprocha de lui au point que leurs flancs se touchèrent.

« Supposons…

— Quoi ?

— Supposons qu’il se mette en tête de venir faire un tour par ici ?

— Ne vous tracassez pas à son sujet, dit Ratcliffe. Je l’enverrais à coups de pied dans la mer. En outre, ce n’était qu’une stupide illusion d’optique. Mon ridicule bavardage a été la cause de tout.

— Je ne me tracasse pas, dit Jude, seulement c’est diantrement long de rester là jusqu’au matin. Ça ne fait rien… »

Elle appuya une main contre son épaule avec toute la familiarité d’une franche camaraderie ; puis elle transféra sa main de l’épaule gauche à l’épaule droite, de façon à lui entourer le dos de son bras ; ensuite elle se tut, et il sentit quelque chose s’enfoncer dans son épaule gauche : c’était son nez ! Évidemment, sous sa protection, elle avait oublié revenants et sorciers. Elle l’avait oublié lui-même, car elle chantonnait à demi-voix.

Il se rendait parfaitement compte de son état mental, de ses divagations d’esprit, et c’était une étrange sensation d’être dorloté de la sorte par une jeune personne qui oubliait à demi son existence, si ce n’est comme refuge contre ses terreurs ; surtout quand il se souvenait de l’hostilité récente qui s’était si mystérieusement développée et évanouie plus mystérieusement encore. Il glissa son bras gauche autour de sa taille pour la mettre plus à l’aise. Alors, la joue prit la place du nez sur son épaule, et elle poussa un bâillement. Il sentait ses côtes sous le jersey et les battements de son cœur juste au-dessous du gentil renflement de la poitrine. Il se souvint que son paletot était resté sur le youyou. Elle l’y avait jeté au dernier moment, prévoyant le cas de mauvais temps, mais ne s’en était pas servie.

« Peut-être feriez-vous bien de mettre votre paletot ? suggéra-t-il.

— Mais je n’en ai pas besoin !

— Cependant, l’air de la nuit…

— Il ne peut faire aucun mal. C’est un vent qui vient du Golfe, tiède comme une couverture. N’avez-vous pas assez chaud comme cela ?

— Oh, que si !

— Avez-vous jamais dormi à la belle étoile ?

— Seulement sous une tente. Et vous ?

— Bien des fois. Mais je ne voudrais pas le faire à la pleine lune.

— Pourquoi ?

— Je ne tiens pas à m’éveiller avec la figure toute déviée de côté comme un poisson plat. Comment ! vous ne saviez pas ? C’est ce qui arrive, ou alors on devient maboul. Mais nous n’avons rien à craindre cette nuit : il n’y a qu’une demi-lune. La seule chose qui m’effraie, ce sont les crabes. Il nous faudra tenir l’œil ouvert sur eux. Peut-être n’est-ce pas ici un banc de crabes, mais on ne sait jamais.

— Que diable peut bien être un « banc de crabes ? »

Jude leva son visage de dessus l’épaule de son compagnon et se redressa un peu sur son séant, comme si cette question l’eût éveillée.

« Un endroit où les crabes viennent par centaines de millions, comme Crab Cay. On en trouve partout, bien sûr, mais non en cargaison comme à Crab Cay. Un jour, trois hommes y échouèrent et après le coucher du soleil les crabes arrivèrent ; ils se battirent contre eux toute la nuit, et le lendemain, il ne restait plus que leurs squelettes. Nous ferions bien de prendre chacun notre quart de veille. »

Elle se dégagea de son bras et, à quatre pattes, sous la clarté des étoiles, se mit à construire un oreiller de sable.

« Voilà ! dit-elle. Collez votre tête là-dessus. Je prends le premier quart : vous serez la bordée de sabord et moi celle de tribord.

— Pas du tout. C’est moi qui vais prendre le quart. Je n’ai pas la moindre envie de dormir.

— Moi non plus. Collez votre tête là-dessus. Il faut dormir, sans quoi vous ne serez bon à rien demain. »

Il fit ce qu’elle lui ordonnait et Jude prit place, assise sur le sable, près de lui.

« Appelez-moi s’il arrive quelque chose, dit-il.

— Vous pouvez y compter ! » répondit Jude.

Il ferma les yeux. Un instant auparavant il était à mille lieues du sommeil, mais, ainsi obligé de clore les paupières, il s’abandonna à une sorte d’engourdissement. Le vent s’était réduit à rien, et dans le silence absolu de la nuit le bruit des vagues se brisant sur un mille et demi de sable lui parvenait fort et profond, sur un rythme qui l’hypnotisait. Ce fut comme si une vague de sommeil s’enflait et l’emportait à la dérive.

Maintenant, tout à coup il se promenait en plein soleil sur le banc de sable ; à sa rencontre venait le « sorcier », un petit bonhomme en chapeau pointu avec une longue-vue sous le bras ; il s’évanouissait pour faire place à Jude, qui portait un chapeau rempli d’œufs de mouettes.

Puis Skelton débarquait de quelque part, et Jude, se retournant, le traitait de « brute malfaisante ».

Ces paroles rompirent le rêve et il ouvrit les yeux. La lune venait de se lever et à sa clarté, sur le sable, perché sur ses échasses, un crabe « revenant », blanc comme neige avec des yeux de rubis, regardait fixement Jude.

Saoul de fatigue et d’ozone, il ferma les yeux pour une minute, bien décidé à chasser la bête dans un instant.

Quand il les rouvrit, le soleil se levait.

CHAPITRE VII

LE RETOUR

Les mouettes piaillaient en plein air au-dessus de lui. Il se trouvait couché sur le dos, le bras gauche étendu, et la tête de Jude reposait sur son épaule.

Elle s’était blottie contre lui dans son désir de compagnie, puis endormie, sans plus s’inquiéter des revenants, des crabes fantastiques ou autres crustacés qui pourraient atterrir par cargaisons entières pour les dévorer ; et elle lui avait jeté un bras en travers de la poitrine. Délicieux au réveil était cet embrassement d’enfant fatiguée, délicieux comme la fraîcheur de l’air, comme la vie renouvelée du monde et l’innocence du ciel de bleuet ; et délicieux le souffle léger et tiède qui lui effleurait la joue. Dès qu’il remua elle déplaça la tête, lui laissant le bras libre, murmura quelque chose entre les dents, et se retourna de l’autre côté, le bras droit allongé sur le sable.

Il se leva. La marée était revenue et il n’y avait qu’à lancer le youyou. Pas une voile, pas un point noir n’apparaissait sur la mer.

Rum Cay avait pronostiqué juste : le beau temps continuait ; mais la provision d’eau était presque épuisée, et il ne restait plus du tout de victuailles. Ils n’auraient pas à déjeuner avant leur retour à bord de la Sarah.

Ratcliffe se retourna vers l’endroit où gisait la bordée de tribord, encore enfermée dans les bras de Morphée, et la poussa doucement du pied. Jude gigota d’un flanc sur l’autre, poussa un grognement, puis, comme sous un choc électrique, se redressa sur son séant, se fourra les poings dans les yeux et se mit à bâiller. Ensuite elle s’assit et contempla la mer d’un air éberlué.

« Allons, dit Ratcliffe, il faut partir. Il n’y a plus rien à manger et presque rien à boire. Avez-vous bien dormi ?

— Oh, mon Dieu ! répondit Jude. J’ai trotté toute la nuit avec un chapeau rempli d’œufs. Je suis morte de fatigue. De quel côté vient le vent ? Du sud-est. Il nous ramènera en un rien de temps. »

Elle s’affaissa de nouveau en prenant ses aises.

« Rappelez-vous, dit-il, que nous avons le courant contre nous.

— Oh ! ce n’est pas loin, fit Jude, et quelques minutes de plus ou de moins ne comptent pas. Je me demande ce que fait Satan. »

Sachant qu’il ne servait à rien de la harceler jusqu’à ce que l’esprit l’animât, il s’assit sur le sable à côté et s’amusa à ramasser de menus coquillages qu’il lançait dans la mer.

« Dieu sait ! répondit-il. Je m’inquiète de ce qu’il va dire à notre retour.

— Il va nous en dégoiser, dit Jude d’un ton rêveur et fatal, les yeux fermés. Je l’entends comme s’il était là. Il dira : « À quoi songes-tu d’abandonner le bateau, et où sont tes œufs ? » Inutile de lui raconter que je les ai cassés. Seigneur ! j’en ai par-dessus la tête de toute la boutique. Je voudrais rester ici et mourir. »

Il se mit à lui jeter des coquillages sur la poitrine.

« Cessez vos blagues !

— Alors levez-vous et partons. Il faut en finir et comme quand il s’agit de se faire arracher une dent, le plus tôt est le mieux. Vous êtes-vous jamais fait arracher une dent ?

— Quel effet cela produit-il ?

— Épouvantable sur l’instant, mais c’est vite passé.

— Avez-vous craché du sang ?

— Pour sûr. Allons, venez.

— Je viens à la minute. »

Soudain elle se redressa, mit son chapeau, se leva, jeta sur la mer un regard circulaire, puis se dirigea vers le youyou.

« Mettez-y la dame-jeanne, » dit Jude.

Il obéit, saisit le plat-bord de l’autre côté et ils poussèrent l’embarcation.

En une minute ils furent à flot, la voile au vent, Jude gouvernant et tenant l’écoute. Des mouettes les poursuivaient, et la forte brise qui soufflait de flanc, contrairement à la marée et au courant, lançait à bord des volées d’embrun.

La traversée fut plus rude qu’à l’aller, et plus silencieuse. Ratcliffe, blotti au fond du bateau, n’avait guère autre chose à faire qu’à fumer et regarder Jude. Celle-ci, perdue dans ses propres pensées, et cherchant attentivement des yeux les indices du Récif de la Désolation, semblait l’avoir totalement oublié.

Rien ne rappelait le compagnon qui, la veille au soir, était resté assis, plus amoureusement qu’inconsciemment, l’épaule entourée de son bras à elle, lui encerclant la taille, et sur qui elle-même avait posé son bras en dormant.

Il se dit soudain et avec un bizarre serrement de cœur que jamais Jude ne serait pour lui autre chose que cela, une bonne camarade tant qu’il se trouveraient ensemble, tout comme elle pourrait l’être avec Satan ou n’importe quel étranger dont la société lui plairait.

Instinctivement, il sentait entre eux une barrière qu’il avait franchie le soir où il avait pris sa défense et où, pour la première fois de sa vie, elle s’était avouée en faute ; curieuse barrière, qui cependant se raccommodait toute seule. On eût pu croire à un empiétement de sa part sur l’indépendance de Jude, que pourtant Satan transgressait quotidiennement par ses ordres et observations. Oui, mais Satan était son frère, faisait presque partie d’elle-même : elle ne lui eût pas donné une calotte pour un baiser.

Renonçant à se creuser la tête, il observa son habileté à mener le canot. Les cris des mouettes au-dessus du banc de sable ne parvenaient plus à leurs oreilles ; de l’horizon bleu jusqu’au bordage du youyou, on n’entendait que la voix de la mer, silencieuse comme la mort, même quand elle parle.

« Le voilà ! s’écria soudain Jude.

— Quoi donc ?

— Le Récif de la Désolation. J’aperçois les mâts du Juan et de la Sarah. Tournez la tête et vous les verrez aussi. »

Il se retourna, un coude posé sur le banc, et distingua la mâture sur l’horizon.

« Et voilà le Natchez, ajouta Jude. Regardez, tout près du Juan. Cleary est arrivé et nous n’étions pas là ! Je l’avais oublié ; je ne pensais pas qu’il trouverait l’endroit si tôt. Le voilà ! Oh, diable soit de lui !

— Qu’importe ! fit Ratcliffe. Nous n’y pouvons rien.

— La peste soit de ces mouettes ! Si elles étaient restées à leurs lieux de ponte habituels, nous aurions eu les œufs tout de suite en débarquant et serions revenus hier soir. Je me demande ce qui a pu se passer.

— Bah, dit-il, Satan n’a rien à craindre. Cleary ne lui en veut pas. S’il y a eu du grabuge, ce doit être entre Cleary et Sellers.

— Peut-être, » dit Jude.

Une heure plus tard, ils étaient assez près pour apercevoir la ligne du récif et celle de l’épave sur laquelle des hommes travaillaient. Quoi qu’il fût arrivé, la besogne se poursuivait comme de coutume.

Les trois bateaux à l’ancre, se balançant à la marée, semblaient assez paisibles. Comme ils approchaient de la Sarah, Satan, qui venait d’apparaître sur le pont, se dirigea vers le bordage à tribord et s’y appuya pour les regarder.

Ils amarrèrent le canot, attendant une explosion qui n’eut pas lieu.

« Nous n’avons pu revenir hier au soir, dit Jude quand ils furent à bord. Nous nous sommes attardés jusqu’au coucher du soleil, et alors j’ai eu peur du courant.

— Dis donc que tu as eu peur de la nuit, répondit Satan. Je m’y attendais. Où sont tes œufs ?

— Envolés ! J’ai tout cassé. Il y en avait seulement plein mon chapeau. Ces sales mouettes ont renoncé à faire leurs nids partout ailleurs qu’aux deux bouts. Et puis, Satan, j’ai découvert un sorcier ! Je portais les œufs quand je l’ai aperçu, et c’est en courant que je les ai cassés.

— Un quoi ?

— Un revenant – un vieux petit bonhomme qui se baladait sur le sable. Te rappelles-tu la figure de proue de cette vieille barque démolie l’an dernier à La Havane – un homme avec une longue-vue sous le bras et agitant son chapeau de l’autre main ? C’était son portrait tout craché. Il a levé sa lunette et j’ai poussé un cri. Rat peut te le dire : il m’a vue courir.

— Oh ! va-t’en au diable avec tes revenants ! Je comptais sur ces œufs-là, et voilà que tu reviens bredouille comme un faucon borgne avec des contes à dormir debout. Tu aurais dû en rapporter plein ton bateau. Tu n’as pas trouvé d’œufs de tortue ?

— Non.

— Eh bien, descends si tu veux croûter. Il y a plus d’une heure que je vous ai aperçus, et le café vous attend. Regarde un peu. »

Il montra une veste récemment lavée qui séchait au soleil sur le plat-bord.

« J’avais la berlue, dit Jude, sans quoi je l’aurais blanchie avant de partir.

— Descendons, » fit Satan.

Ratcliffe soupçonna que la tranquillité de Satan en cette circonstance provenait d’une autre raison que sa bonne humeur habituelle. Leur désertion de la Sarah constituait un acte de mutinerie, un véritable crime. Ils l’avaient laissé en plan avec sa cuisine à faire et sa veste à laver ; sa sœur avait passé toute une nuit seule avec un jeune homme presque inconnu… et il ne paraissait pas mécontent.

Si Jude avait fait cette escapade toute seule, il l’aurait sûrement gourmandée. Évidemment, la participation de Ratcliffe servait de bouclier et changeait son courroux en complaisance. Pourquoi ?

Était-ce par suite de sa qualité d’hôte ? Pas le moins du monde. Satan, s’il eût été en colère, n’aurait pas tenu compte de ce détail. Il les suivit en bas, et, au cours du déjeuner, l’affaire Cleary fut tirée au clair.

« Il s’est amené hier au soir, dit Satan, une heure avant le coucher du soleil, et son ancre avait à peine touché le fond qu’il était à bord du Juan. J’attendais le commencement de la fusillade mais il n’y eut pas de feu d’artifice ; après la tombée de la nuit je me rendis à bord du Juan dans le canot. Les hommes des deux équipages étaient dans le gaillard d’avant en train de manger de l’oignon et de jouer de la guitare, pas de vigie au bossoir, et la bande de Cleary réunie au salon, tous amis comme cochons, fumant des cigares gros comme le bras, Carq remuant le punch et Cleary le sirotant, puis se renversant sur son fauteuil en éclatant de rire, les pouces aux entournures de son gilet. Voilà dans quel état je les ai trouvés.

— J’avais bien raison, dit Jude à Ratcliffe, de vous prédire qu’ils s’embrasseraient et…

— Si tu fermais ta boîte ? interrompit Satan. Je répète qu’ils étaient tous assis là, s’entendant comme larrons en foire. Je suis resté une heure avec eux. Ils se montraient doux comme miel avec moi, mais je vous avoue que j’avais une frousse terrible.

— Pourquoi ?

— À cause de Cleary. Voyez-vous, Carq et Sellers ne comptent guère par eux-mêmes, mais Cleary, maintenant qu’il est raccommodé avec Carq, représente dans la combinaison la dent de vipère, la queue de scorpion. Cleary est un composé d’Irlandais mal tourné du côté paternel et de Gallois ivrogne du côté maternel ; papa m’avait renseigné sur sa généalogie. Selon lui, c’était un chien d’enfer pur sang qui devait avoir la peau du gosier noire depuis le palais jusqu’au cœur. Or, j’ai tapé Cleary de quarante dollars pour ces perles de rebut, et Carq de mille dollars comme acompte. Vous voyez dans quelle situation je vais me trouver. Si l’épave n’est qu’une défroque, vous pensez bien qu’ils me tomberont dessus pour reprendre leur argent. Et à supposer que l’or soit là, vous pouvez être sûrs qu’ils m’escroqueront de ma part.

— Que comptez-vous faire ?

— J’ai tout combiné hier soir avant de me rendre à leur bord. Voyant qu’il n’y avait pas de bataille, j’en ai conclu qu’ils s’étaient entendus de bonne amitié. Alors j’ai tiré mes plans, et je n’ai pas posé de fanal d’avant. Au moment où je quittais le Juan, Sellers m’a demandé : « — Où est votre fanal ? — Je n’ai presque plus de pétrole, ai-je répondu. Pouvez-vous m’en donner un peu ? » Il a cru que j’essayais de le taper et s’est dérobé en déclarant qu’il en était à court lui-même.

— Dans quelle intention n’as-tu pas mis de fanal ? demanda Jude.

— Peut-être le verras-tu, répondit Satan, si tu gardes les yeux bien ouverts et si tu tiens ta langue. Eh bien, voilà où nous en sommes. Demain ils mettront le baril en place pour faire sauter le pont de l’épave, et tout de suite après nous saurons à quoi nous en tenir. C’est de la poudre de mine, et s’ils la placent comme il faut, le pont devrait être mis en pièces. Je ne pense pas qu’il soit recouvert de corail. Si vous Voulez mon avis, je crois que c’est du vieux guano pétrifié ; quoi qu’il en soit, c’est assez dur.

— Par ma foi ! dit Ratcliffe. S’il en est ainsi, cela confirme mon opinion. J’en suis venu à conclure que selon le récit de Lopez, le vieux sabot ne s’était jamais trouvé sous l’eau ; seulement je ne pouvais m’expliquer les dépôts de corail. Je crois que vous avez raison et que la véritable épave gît comme vous le dites à l’endroit dont sont données la latitude et la longitude. Eh bien, écoutez ! Pourquoi ne pas lever l’ancre et filer tout de suite vers cet autre endroit ? Ils ne nous suivraient pas.

— Pensez-vous ? dit Satan. Le Natchez se lancerait à nos trousses comme un chat après une souris. Non, je préfère rester ici, si cela vous est égal, et assister au feu d’artifice. Après cela je me charge d’eux. Il n’y a pas beaucoup de gens qui puissent venir à bout de moi quand on m’échauffe les oreilles. Et maintenant, Jude, si tu as fini de t’empiffrer, peut-être daigneras-tu venir donner un coup de main sur le pont, qu’il faut laver. »

CHAPITRE VIII

UNE BOUTEILLE DE RHUM

Ratcliffe aida à racler et polir. Jamais ménagère ne se montra plus méticuleuse que Satan sur ce chapitre. C’était un fanatique de la propreté et pour le fourbissage, il n’y avait qu’à regarder les cuivres de la roue, de l’habitacle et du châssis vitré ; même la peinture et le vernis n’étaient que des divinités secondaires en comparaison du Cuivre Astiqué !

Cependant que besognaient les Sarahites, le Natchez et le Juan, vautrés dans une cynique négligence et une saleté sinistre, ne donnaient guère signe de vie. L’équipe de travail paraissait assez active sur le récif : quant aux bateaux, à part quelques matelots accroupis près du gaillard au plat-bord, on aurait pu les croire abandonnés.

Vers dix heures, un canot se détacha du Natchez. Cleary, assis à l’arrière, héla la Sarah en approchant.

Satan se montra au bordage.

« Sellers va faire sauter l’épave aujourd’hui, dit Cleary. Il vient de m’en prévenir.

— Je croyais qu’il ne serait prêt que demain, fit Satan.

— On l’a averti que le trou était presque assez profond, ainsi que les échancrures en toile. Il a fait sortir la poudre et compte y mettre le feu à midi. Il désire que vous veniez donner un coup de main.

— Ah, vraiment ?

— Il a quelques ennuis avec la mèche, n’ayant guère eu de travail de ce genre à accomplir auparavant, et il pense que, comme vous avez l’esprit ingénieux, vous pourriez lui donner de bons conseils.

— En vérité ? Eh bien, j’y serai. »

Cleary enjamba le bordage.

« On ne crache pas ici ! » cria Satan.

Cleary, ayant tourné la tête juste à temps pour envoyer le jet de jus de tabac dans la mer et non sur le pont, promena les yeux autour de lui.

Il regarda Ratcliffe, n’accorda pas la moindre attention à Jude, considéra l’habitacle et les baguettes luisantes du châssis vitré.

« Coquet navire ! remarqua-t-il. Où comptez-vous remporter un premier prix ?

— Là où votre vieux baquet aurait honte de montrer le nez. Comment poussent les pommes de terre sur votre pont ? »

Cleary changea sa chique de joue et jeta un nouveau coup d’œil à la ronde.

« Ma foi, prononça-t-il d’un ton délibéré et réfléchi, les uns aiment ceci, les autres préfèrent cela ; mais je n’ai jamais vu que ces attifements de franges, de cuivres et tout le saint-frusquin ajoutent quelque chose aux qualités nautiques d’un bateau. »

Jude, se redressant de dessus le câble qu’elle enroulait à la mode hollandaise, lança cette apostrophe :

« Peut-être ça n’ajouterait rien aux qualités d’un vieux morutier dont les voiles se gonflent sous les bouffées de sa propre puanteur.

— Ferme ça ! » s’exclama Satan ; puis, se tournant vers Cleary :

« Voulez-vous prendre quelque chose ?

— J’accepte, dit Cleary. Mais je croyais que vous étiez un navire sec. »

Satan cligna de l’œil, se glissa en bas, et revint avec une bouteille de rhum, un verre et un pot à eau. Il gardait à bord trois ou quatre bouteilles de rhum « pour frictionner les cors aux pieds », déclarait-il, car lui-même n’en buvait jamais. Il y avait aussi un revolver et un fusil à bord. Il ne s’en était jamais servi : mais les armes mortelles peuvent trouver leur emploi en temps et lieu.

Déposant sur le pont la bouteille et le pot, Satan tira de sa poche un autre verre, versa quatre doigts de liquide pour Cleary et une rasade égale pour lui-même.

« À votre santé ! dit Cleary.

— À la vôtre ! On ne crache pas ici ! »

Ils vidèrent leurs verres d’un trait.

« Dieu tout-puissant ! s’écria Cleary, les yeux hors de la tête et le visage congestionné. Quelle mort-aux-punaises m’avez-vous administrée là ?

— Marine britannique : trente degrés au-dessus de l’ordinaire. »

Cleary, un œil fermé, sembla analyser en esprit les manœuvres qui s’opéraient dans son estomac, et, en somme, les approuver.

« Eh bien, dit-il, j’ai bu du cognac à la guêpe et une drogue ou deux pour les nègres… mais ça n’approche pas de ceci, il s’en faut de plusieurs nœuds. Il faudrait peut-être un mille-pattes, je crois, pour supporter une bouteille de cet ingrédient-là. Non, c’est assez, merci. Je me sauve, et je hisserai un pavillon quand Carq donnera le signal que la mèche est prête. »

Il s’en alla.

« Pour l’amour du Ciel, Satan ! Qu’est-ce qui t’a fait avaler ce tord-boyaux ? » demanda Jude.

Satan s’assit sur le bord du châssis vitré, puis déglutit de l’air et rota.

« Mets-toi sur tes pattes de derrière et descends la bouteille et les verres, dit-il. Bon sang ! Passe-moi le pot à eau que je m’inonde la cale.

Il but tant d’eau que Ratcliffe croyait qu’il n’allait jamais s’arrêter, puis alla se pencher sur le bordage à bâbord et régla sa petite affaire.

« C’est du Black John de la Guyane, dit-il en manière d’excuse à Ratcliffe, en s’essuyant la bouche du dos de la main. Il y en a qui aiment ça, mais je n’ai pas de goût pour la boisson. »

Ratcliffe, sur le point de lui demander pourquoi il l’avait avalée, se contint. Mais Jude, qui venait de reparaître, lui posa la question.

« Pourquoi diantre as-tu absorbé ce jus de vipère ? » Satan regarda tour à tour le soleil, le récif et le Juan. « Allons dit-il. Finis de ranger ce fatras et prépare le dîner. Je n’ai pas le temps de causer. »

Il se remit à passer le papier d’émeri et le chiffon sur le plat-bord dont il s’occupait au moment de l’apparition de Cleary ; Jude et Ratcliffe reprirent leur besogne, et la vie de la Sarah continua son cours comme si l’incident de la bouteille ne s’était jamais produit.

Néanmoins, le travail ne pouvait empêcher Ratcliffe de ruminer le sombre problème de Satan et de ses manières d’agir.

Pourquoi n’avait-il pas posé le fanal d’avant la nuit dernière ? Pourquoi avoir dit à Sellers qu’il se trouvait à court de pétrole ? Pourquoi avaler un verre de rhum et le rendre ensuite ?

Puis, au cours de sa monotone besogne, son esprit passa de ces considérations à un état de plaisante expectative. Qu’allait-on trouver dans l’épave, et comment se produirait l’explosion du baril de poudre ?

Il se sentait joyeux comme un jeune garçon qui va faire partir un canon de cuivre sans savoir s’il éclatera ou non.

CHAPITRE IX

ON ALLUME LA MÈCHE

Satan, pour gratter le pont de son navire, employait un racloir modifié, consistant en une boîte remplie de pierres sous laquelle était cloué un grossier paillasson. Après avoir répandu du sable sur le pont, il fallait pousser cet instrument en avant et en arrière à la façon d’un balai à tapis. Cette besogne était dévolue à Ratcliffe, et il ne fut pas fâché d’en voir la fin.

Le déjeuner fut servi à midi, et à l’approche d’une heure le Natchez et le Juan déployèrent à la brise tiède des pavillons de toutes sortes, pour signaler que le moment était venu de se mettre à l’œuvre.

Ratcliffe distingua le pavillon rouge et blanc indiquant la lettre H, puis un triangle bleu avec une boule blanche, une croix rouge au fond blanc, en enfin un pavillon blanc avec carré bleu, H. D. V. S.

« Qu’essaient-ils de nous dire ? demanda-t-il.

— Avec ces pavillons ? répondit Satan. Oh ! ils n’essayent pas de dire quoi que ce soit, c’est seulement pour indiquer que le moment est venu. Carq ne possède pas une série complète de pavillons du Code commercial, et, s’il les avait, il ne saurait pas s’en servir. Maintenant, que vous êtes prêt, nous allons partir, Jude restera là pour garder le navire. »

Jude protesta.

« Mais d’ici tu verras l’explosion bien mieux que du canot, dit Satan.

— Je veux voir l’intérieur quand le pont aura sauté, répondit-elle.

— Eh bien, tu auras des journées entières pour satisfaire ton envie, dit Satan. En outre on ne sait jamais ce qui peut arriver au moment de l’explosion, avec ces poutres et ces saletés volant dans tous les sens. Je reviendrai te chercher après le coup de mine. Je ne puis te dire mieux. »

Ils descendirent dans le youyou, et Jude les regarda s’éloigner.

Sellers et Cleary les attendaient sur le récif. Sur le bout de plage les équipages étaient groupés autour des deux canots, et sur l’épave deux hommes mettaient la dernière main aux préparatifs. Sellers tenait une sorte de long cordon blanc.

« Voilà la mèche, dit-il. Ce bout me restait depuis la dernière fois que nous avons fait sauter une épave, à l’automne. Elle est faite pour brûler pendant cinq minutes.

— Ah ! vraiment ? dit Satan, prenant la mèche en mains. Quelle garantie avez-vous ? Supposons qu’elle ne dure qu’une minute ? D’ailleurs cinq minutes ne sont pas de trop pour que l’homme qui l’allume ait le temps de quitter l’épave et de se mettre à l’abri.

— C’est vrai, reconnut Sellers, et pourtant il faut que l’un de vous se charge de l’allumer, étant donné que je boite.

— Par suite de quoi boitez-vous ?

— J’ai trébuché ce matin contre un baquet d’eau sale qu’un de ces moricauds avait laissé sur le pont dans l’obscurité, et me suis presque démis le genou.

— Alors Cleary s’en chargera, » dit Satan.

Cleary se mit à rire :

« Pas de danger ! Je ne suis pas boiteux, mais ce n’est pas mon affaire. Je ne suis pas bon à courir sur les rochers, et je m’imagine que celui qui allumera cette mèche devra bondir comme un kangourou.

— Au lieu d’être un bougre d’âne comme vous ! dit Satan. Soit, je l’allumerai, je n’ai pas peur. »

Ils grimpèrent sur les rochers, franchirent le petit pont naturel, et passèrent sur l’épave.

Le petit baril était habilement disposé ; son sommet ne dépassait guère le niveau de la carapace qui recouvrait le pont.

« Nous avons percé le plancher, dit Sellers, du moins jusqu’à une poutre transversale. Le bois est en grande partie vermoulu, et ce sera miracle si l’explosion ne fait pas sauter toute la boutique jusqu’au fond du récif. Voilà le trou pour insérer la mèche. »

Tandis qu’ils examinaient le trou, Ratcliffe remarqua les échancrures en étoile pratiquées dans l’enveloppe du pont. Lorsqu’il se retourna, Satan, avec l’aide de Sellers, venait de fixer la mèche. Les matelots espagnols qui avaient achevé le travail s’étaient déjà retirés près des canots, ne laissant sur l’épave que quatre hommes, Satan, Sellers, Cleary et lui-même.

Satan se releva, frappa sur les genoux de son pantalon comme pour les épousseter, et tira de sa poche une boîte d’allumettes suédoises.

« Écoutez ! dit Ratcliffe. Ce n’est pas juste. Tirons au sort à qui mettra le feu à la mèche.

— Pas de danger ! répondit Satan. Je ne confierais pas une boîte d’allumettes à ces deux oiseaux-là, encore moins un dollar. Allons, courez aux canots ! »

Puis, s’adressant à Ratcliffe pendant que Sellers et Cleary s’éloignaient :

« Tenez-vous prêt à pousser le youyou à l’eau dès que vous me verrez venir.

— Entendu, dit l’autre. Mais je reste avec vous si vous voulez.

— Je ne vois pas qu’à deux on puisse courir plus vite que seul, répondit Satan. Allez, et si je suis mis en miettes, je vous confie la gosse. »

Quand Ratcliffe atteignit la petite grève, les canots du Juan et du Natchez s’en étaient déjà écartés. Il distingua Carquinez qui regardait à l’arrière du Juan et Jude qui observait de la Sarah. Il poussa le youyou un peu plus près de l’eau, puis se retourna vers l’épave.

Satan se détachait sur l’horizon : d’abord à genoux, il se relevait. Il venait évidemment d’allumer la mèche, mais il ne bougeait pas, voulant voir si elle brûlait comme il faut.

Puis il s’éloigna sans courir, sans même presser le pas. Il franchit les rochers, atteignit le youyou, et ils poussèrent au large.

« Eh bien, vous êtes un gaillard de sang-froid, dit Ratcliffe. Moi j’aurais couru.

— Au risque de vous casser une jambe ! Il n’y a pas de danger, à moins qu’une étincelle ne saute dans la poudre. Quand je suis parti, cette bougresse de mèche étincelait et crachait comme tous les diables. Je crois que c’est pour cela que Sellers avait la frousse. Nous sommes assez loin maintenant. »

Il cessa de ramer, et ils s’abandonnèrent à la dérive.

Ratcliffe regarda autour de lui. Les autres canots stationnaient beaucoup plus loin. Le vent tiède était presque tombé, si bien que les pavillons du Juan et du Natchez pendaient inertes. On entendait le brisement du flot sur le récif, et, par intervalles, le cri lamentable d’une mouette. Aucun autre son ne troublait le silence de cet après-midi superbement bleu.

« Ne dirait-on pas que toute la nature nous écoute ? dit Satan en s’épongeant le front. L’explosion aurait dû déjà se produire. Pourvu que cette saleté de mèche n’ait pas fait long feu ! »

Une mouette lança une réponse ironique et par-dessus la houle soyeuse un cri leur parvint du Juan.

« C’est Carq qui demande aimablement un renseignement, dit Satan. Que la peste l’étouffe !

— Voilà ! » s’écria Ratcliffe.

Un jet de flamme et une colonne de fumée surgirent du récif, suivis d’un coup de tonnerre qu’on aurait pu entendre de Rum Cay.

Un panache de débris et de planches retomba dans l’air, et par-dessus tout éclata le croassement d’un millier de mouettes.

Le youyou fit un bond comme frappé d’un violent coup de poing… puis le silence se rétablit aussitôt, et au-dessus du récif un nuage de fumée d’un brun sale s’éleva avec des contorsions de djinn.

Satan saisit les avirons et rama vers la plage. Les canots du Juan et du Natchez, déjà en route, souquaient comme dans une course de vitesse, mais le youyou tenait la tête. Ils l’échouèrent, le halèrent d’un pied sur le sable, et se lancèrent à travers les rochers, courant cette fois sans souci de se casser les membres ; Satan menait le train, bondissant comme le kangourou dont avait parlé Cleary, et poussant le cri de guerre des Peaux-Rouges.

La passerelle de rochers était intacte, mais presque tout l’arrière du pont du navire avait disparu.

« Avancez avec précaution ! » recommanda Satan.

Il se mit à quatre pattes, et rampant sur les mains et sur les genoux, suivi de Ratcliffe, se pencha sur la brèche.

Ratcliffe laissa échapper un cri d’horreur.

CHAPITRE X

LA CARGAISON

Dans le vaste et sombre intérieur de l’épave, les grands baux ressemblaient aux côtes de quelque monstre éventré, et la franche lumière du jour tombait à contrecœur sur la cargaison – une cargaison de crânes, de côtes, de vertèbres et de squelettes entiers empilés les uns sur les autres, comme si cinq cents hommes, dans une ruée folle vers l’arrière, s’étaient entretués pour sortir, entassés comme de la vermine. Une fade odeur de charnier empoisonnait l’air.

« Grand Dieu ! s’écria Ratcliffe.

— Un négrier ! déclara Satan. Que vous disais-je ? Le Nombre de Dios est au diable ! Ceci est un vieux négrier qui a fait naufrage avec sa cargaison humaine enfermée sous les panneaux. Voici Sellers ! »

Sellers, haletant, le visage marbré, arrivait sur le pont suivi de Cleary.

« Qu’est-ce que c’est, les enfants ? cria-t-il.

— De l’or ! répondit Satan. Marchez doucement, tout le pont a sauté. Mettez-vous à quatre pattes. De l’or en barres et des diamants… nous voilà tous riches ! »

Les deux coquins, rampant comme des crabes, allongeaient la tête au-dessus de la brèche.

« Oh ! enfer ! s’écria Sellers.

— C’est un négrier, » dit Satan.

Cleary cracha et fut le premier à rire.

« Un sale tour pour Carq, hein ? dit-il. Combien de dollars croyez-vous qu’il en ait coûté à notre firme pour faire sauter le couvercle de cet infernal sarcophage, sans parler du temps perdu ? Et lui qui m’avait envoyé à Pensacola pour ne pas me trouver, sur son chemin ! Oh ! envoyez-le chercher pour qu’il jette un coup d’œil là-dessus !

— Pas besoin de l’envoyer chercher, le voilà qui s’amène, » dit Satan, montrant la yole du Juan qui approchait de la plage.

Carquinez franchit les rochers et s’avança sur le pont, serrant son vieux paletot autour de lui et poussant de petits cris d’oiseau. Arrivé à la brèche, il s’accroupit comme les autres et regarda.

Le spectacle d’en bas ne sembla pas lui inspirer d’horreur.

« C’est un négrier, dit Satan pour la troisième fois, en se détournant un instant de ces reliques qui paraissaient le fasciner.

— Peuh, peuh, peuh ! fit Carquinez. Je crois que vous êtes dans le vrai.

— Ce n’est pas un navire à transporter de l’or, remarqua Sellers.

— Il se peut qu’il y ait de l’or dans la cabine arrière, interposa soudain Cleary, que les nègres aient franchi la cloison et se trouvent en plein dessus.

— Où voyez-vous des cloisons ? demanda Sellers. Il n’y avait pas de cabine dans ce baquet-là. Partout en bas c’était la cale à bétail, et les nègres constituaient le cheptel.

— C’est juste, » admit Carquinez.

Le vieux gentleman semblait prendre son désappointement avec une facilité extraordinaire ; il en était de même de Sellers et de Cleary. Évidemment, en affaires ils étaient habitués aux revers ; d’ailleurs la chasse aux trésors comporte toujours mille risques contre une chance de fortune colossale.

— C’est juste, » répéta Carquinez.

Puis il se mit à dépeindre la cale d’un négrier, les hommes serrés côte à côte et quelque fois entassés les uns sur les autres. Il n’y avait pas de cabine arrière, pas même de latrines, aucun ustensile de propreté ; rien qu’une vaste étable sans la moindre botte de paille pour les bêtes humaines.

Les officiers et l’équipage couchaient dans les superstructures ; parfois l’équipage, n’ayant rien pour s’abriter, dormait à même sur le pont.

Carquinez parlait en connaissance de cause. Son grand-père avait été du métier, et lui-même citait ces faits avec une sorte d’orgueil.

Puis il s’écarta de la brèche à reculons comme un reptile désappointé, se redressa sur ses pieds et resta à contempler la mer.

Satan se releva aussi, de même que Ratcliffe.

« Je m’en vais, dit Satan. Ce charnier manque de charme pour moi. Qu’en dites-vous ?

— Un instant, dit Carq.

— Qu’y a-t-il ? demanda Satan.

— Carq veut savoir où nous en sommes au sujet du contrat, dit Sellers.

— Comment cela ?

— Comment ? Nous restons là avec une cargaison de squelettes, mais vous… eh bien, vous avez un millier de dollars en poche !

— Aucune clause dans le contrat ne prévoyait que je devais les rendre, dit Satan. En outre, le contrat est périmé. Ces mille dollars étaient un acompte sur ce qu’on trouverait. Est-ce ma faute si l’on n’a découvert que des squelettes ? Cependant, écoutez, donnez-nous quelques heures pour réfléchir à la chose, et venez à bord de la Sarah un peu avant le coucher du soleil, nous causerons. Nous sommes tous dans le pétrin, ce me semble, et je ne veux pas me montrer dur à votre égard.

— Nous irons à bord, » dit Sellers.

Cleary ne répondit rien.

Depuis son éclat de rire, il demeurait muet.

« Eh bien, je m’en vais, annonça Satan. À dire vrai, j’ai besoin de boire un coup. L’odeur des squelettes suffirait à donner envie de se saouler à un ministre baptiste. »

Il se retourna vers Carquinez :

« Que vous disais-je, lors de notre séance dans votre cabine ? Je vous ai prévenu que je ne misais pas sur cette affaire, peut-être vous en souvenez-vous. Au diable la pêche aux trésors ! À part le sauvetage avez-vous jamais vu personne repêcher une once d’or au cours de toutes ces années ?

« Une centaine de millions de dollars gisaient au large de Tortuga-la-Sèche, les a-t-on jamais retrouvés ? Combien de navires sont allés à la Trinidad chercher l’or des pirates ? Knight est le dernier qui ait tenté l’aventure : à quoi cela l’a-t-il avancé ? Les seuls à s’enrichir dans ce métier-là sont les malins qui vendent à des jobards le secret des emplacements de trésors. Voilà mon avis. Eh bien, je compte vous voir à bord tantôt.

Il s’éloigna, suivi de Ratcliffe.

Quand ils abordèrent la Sarah, Jude était penchée sur le plat-bord.

« Avez-vous eu de la chance ? Qu’avez-vous trouvé ? demanda-t-elle dès qu’ils furent à bord.

— Des squelettes, dit Satan, une cargaison de squelettes et de tibias. C’était un navire négrier. Des ossements, voilà ton trésor !

— Mon Dieu ! Et moi qui ne les ai pas vus !

— Ma foi, il n’y a pas grand’chose à voir, dit Satan avec la nonchalance d’un spectateur rassasié. Comme rince-l’œil, on peut trouver mieux.

— Je veux voir ces squelettes, insista Jude.

— Je te dis que ça ne vaut pas la peine de les regarder.

— Je veux les voir.

— Oh ! bien, alors, descends dans le canot, et je vais t’y mener. »

Ratcliffe suivit des yeux le youyou. Il vit Jude s’agenouiller sur l’épave et se pencher sur la cargaison, évidemment en proie à la fascination que les horreurs exercent sur la jeunesse.

À leur retour, Satan ordonna de remonter le youyou à bord.

« Comptez-vous partir maintenant ? demanda Ratcliffe.

— Partir ? dit Satan en faisant la grimace. J’ai invité ces bonshommes-là à venir à bord un peu avant le coucher du soleil, et, de toute façon, si je soulevais un pied de la chaîne d’ancre, ils me tomberaient sur le dos au premier grincement du guindeau. Je vous déclare que nous sommes dans une sale passe ! Cleary n’a rien dit, vous avez dû le remarquer, mais il rentrera en possession de ses quarante dollars s’il en trouve le moyen, et il en est de même de Sellers… Il veut ses mille dollars… Nous voilà retenus pour mille quarante dollars, et nous ne sommes pas assez forts pour nous mesurer avec eux.

— Eh bien, écoutez, dit le conciliateur. Payez-les. Je supporterai les dommages. Ils ne dépassent guère deux cents livres, et je vous remettrai un chèque pour cette somme.

— Vous ne me comprenez pas, continua Satan. Je pense moins aux dollars qu’à l’affaire en elle-même, Carq m’a joué un vilain tour en levant l’ancre pour venir ici mettre la main sur le magot, et Cleary s’est moqué de moi en me battant à la course avec son vieux morutier. Il faut qu’ils expient. En outre, si je leur rendais cet argent, je ne pourrais plus jamais montrer mon nez à La Havane.

— Comment cela ?

— Parbleu ! ces deux moineaux-là se paieraient ma tête et partout où j’irais je m’entendrais demander à quel prix sont les squelettes. Vous saisissez ? C’est moi qui serais alors le dindon de la farce. Ce sont eux les poires actuellement, vu qu’ils ont payé mille quarante dollars pour leur trouvaille.

— Je comprends maintenant. Mais étant donné que si vous bougez ils se mettront à vos trousses, et que nous ne sommes pas assez forts pour nous colleter avec eux, que comptez-vous faire ?

— Ma foi, dit Satan, quand ils seront à bord, il faudra bien choisir entre rendre les dollars ou se battre. Vous avez remarqué que je les ai priés de venir, attendu qu’ils auraient rappliqué, que je le leur demande ou non. Eh bien, peut-être réussirai-je, en les cajolant, à différer la réponse jusqu’à demain. Et je leur glisserai entre les pattes cette nuit. La lune se lève tard.

— Mais ils vous entendront lever l’ancre et établir la voilure.

— Pas avec un cornet acoustique, dit Satan, si je peux les enjôler et les faire patienter jusqu’à demain. Maintenant, Jude, donne-nous un coup de main pour le youyou. »

CHAPITRE XI

BRIS DE VAISSELLE

Une heure avant le coucher du soleil, Jude, qui se tenait en observation, donna l’alarme.

« Sellers s’apprête à venir ! » cria-t-elle.

La tête de Satan parut à l’écoutille.

« Tu es sûre ?

— Le canot est le long du Juan, tout plein d’Espagnols, et Sellers et Cleary sont en train d’y descendre.

— Où as-tu mis cette bouteille de drogue à peindre les nez de poivrots ?

— Dans le placard tribord avant.

— Attends un peu. »

Il reparut au bout d’une minute, une bouteille de rhum sous le bras.

« Maintenant, écoute bien, je suis ivre, déclara Satan, ivre et d’humeur batailleuse, et il ne faut me déranger à aucun prix. Qu’ils repassent demain matin. »

Il brisa la bouteille de rhum sur le pont.

« Laisse les morceaux de verre sur place. »

Jude regarda Ratcliffe et se mit à rire.

« Frotte-toi le nez et fais semblant de pleurer, cria une voix d’en bas.

— Pourquoi veux-tu que je pleure ? demanda Jude.

— Dieu tout-puissant ! Je te ferai voir pourquoi si je remonte sur le pont ! Ne suis-je pas saoul et querelleur ? Et que ferais-tu d’autre en ce cas ? Piaille ou je vais t’en donner lieu ! »

Un bruit de vaisselle brisée fit bondir la ménagère au châssis de la cabine.

« Cesse de faire l’imbécile ! cria-t-elle. Je veux bien me frotter le nez à me l’écorcher, mais ne casse pas les assiettes. Laquelle viens-tu de casser ? »

Nouveaux bris de vaisselle.

« Je frotte de toutes mes forces !

— Les voici ! » cria Ratcliffe.

Le nez de Jude n’avait plus besoin d’être frotté ni son visage. Née d’une génération de ménagères soigneuses de vaisselle, haïssant d’instinct les Cleary, Sellers, Carq et compagnie, attribuant à leur intervention, avec un parfait manque de logique, sa déconvenue au sujet du trésor réduit à l’état de squelettes, elle entra dans une colère qui n’avait rien de simulé.

Satan, avec une astuce extraordinaire, l’avait mise en état de jouer un rôle avec conviction. Elle ne pleurait pas ; sa rage dominait son chagrin.

« Ohé, le gosse ! cria Sellers au moment où le canot pinçait le long du bord et où un bandit répugnant la tête entourée d’un mouchoir rouge, y accrochait sa gaffe. Que se passe-t-il, gosse ? Qu’est-ce qui va de travers ? Où est Satan, gosse ?

— Qui traitez-vous de gosse ? s’écria Jude, comme Sellers montait à bord, suivi de Cleary. Où diable sont vos tampons ? Pourquoi venez-vous érailler notre peinture, vous et vos squelettes ? Où est Satan ? En bas saoul comme trente-six bourriques et en train de tout démolir dans le bateau.

— Il a dû boire le tord-boyaux dont je vous parlais dit Cleary à Sellers. Voyez, il en a cassé une bouteille. Bon Dieu ! que ça pue !

— Ivre ou non, il devra mettre les pouces, fit Sellers. Je suis convaincu qu’il ne fait que se payer notre tête d’un bout à l’autre.

— Se payer la tête de qui ? cria Jude.

— Celle de Cleary et la mienne.

— Celle de Carq et la vôtre ! Satan se payer cette vieille face de cuir et la vôtre ! Couple de maraudeurs que vous êtes ! Satan est honnête. C’est le seul honnête homme à La Havane ! Débarrassez ce bateau de votre présence ! Revenez demain matin si vous voulez essayer de le dévaliser. Allons, ouste !

— Voyez donc ! cria Sellers, moitié riant, moitié furieux. Qu’est-ce qui lui prend, à ce gosse ? Qu’est-ce qu’il a avalé de poivre ! »

En guise de réponse, le bruit d’une autre assiette cassée leur parvint d’en bas.

Jude bondit vers un faubert qui se trouvait à sa portée, le fit tournoyer de façon à s’entourer d’un arc-en-ciel d’eau sale, et se lança à l’attaque.

Cleary se laissa glisser par-dessus bord.

« Ouste ! cria Jude.

— Quitte ce faubert ! s’écria Sellers dans un accès soudain de colère. Quitte ce faubert, espèce de chienne babillarde ! Va mettre tes jupes ! Tu n’es pas un garçon ! Je ne l’ai jamais cru, depuis ces six mois, et maintenant j’en suis sûr. Tu t’es trahie dans les grandes largeurs. Regardez-moi ce postérieur rond comme un baril ! Tu es une femme ! »

Ratcliffe demeura pétrifié. Jude, les joues rouges et les yeux brillants, venait de révéler son sexe. Dans cet instant d’exaltation elle paraissait presque belle, et sa langue avait fait le reste. Le fracas de la vaisselle avait suscité en elle la femme, comme un prestidigitateur fait sortir un lapin d’un chapeau.

« Dépose ce faubert ! »

Sur les joues de Jude, le rose avait fait place à une terrible pâleur ; tout à coup, avec l’élan et l’ardeur d’un coq de combat, elle chargea. Le tampon mouillé atteignit le coquin au beau milieu de sa figure plate, et il s’étala sur le pont avec fracas.

En une seconde il s’était relevé et essayait d’enjamber le plat-bord. Mais Jude revenait à la charge. Cette fois le tampon aborda l’homme… à l’opposé du visage, et le bascula dans le canot comme un sac d’avoine.

Un baquet d’eau grasse, heureusement à demi-plein, et qu’un pressentiment avait fait remarquer à Jude, lui fournit une nouvelle arme. Le contenu s’abattit en trombe sur la figure de Cleary, et comme le canot s’éloignait dans un affolement d’avirons maniés en tous sens, elle le bombarda des volées de sa langue jusqu’à ce qu’il fut hors de portée. Alors, le cœur navré, elle fondit en larmes en se couvrant le visage d’un bras, puis, congestionnée, plongea par l’écoutille pour cacher sa honte.

Ratcliffe comprenait.

En entendant proclamer son sexe à haute voix par l’éhonté Sellers, elle s’était sentie comme déshabillée en public. Dès le premier jour, Satan avait mis Ratcliffe au courant et, bien que celui-ci leur fût parfaitement étranger, elle ne s’en était pas formalisée. Mais maintenant elle prenait la chose tout autrement. C’était comme si son état de garçon venait de prendre fin. Sellers ne manquerait pas de publier le secret à La Havane.

Il entendit des voix dans la cabine.

« Ça me serait bien égal si je l’avais tué ! J’aurais été contente ! Laisse-moi tranquille ! Pour deux sous j’irais me noyer ! Regarde ces assiettes ! Tu as cassé les deux à dessins bleus et celle de porcelaine avec un oiseau dessus, les plus belles que nous possédions, et tu n’as pas touché à une seule de celles qui étaient fendues ! Tu n’as pas le moindre bon sens.

— Ça ne fait rien, je t’en procurerai d’autres.

— Je n’en veux pas ! Cette vaisselle-là venait de mère. Tu t’en fiches ! J’en prenais soin comme si je maniais des œufs ; maintenant la voilà brisée, et il ne reste que les assiettes en vieux Delft. Si tu voulais mettre en pièces, ou démolir, pourquoi ne pas avoir cassé celles qui étaient fêlées ? Et il n’y avait aucune raison d’en casser du tout !

— Ma foi, je comptais que ça t’exciterait d’entendre casser la vaisselle.

— M’exciter ? je finirai par croire que tu as vraiment bu le rhum, à t’entendre parler. Où est le sens de tes actes ? Le bateau empeste l’alcool, la vaisselle est en miettes, et à quoi bon tout cela ?

— Tu le verras après la tombée de la nuit. Je te dis que je veux me débarrasser de ces étrangleurs ; et si je n’avais pas pris les devants en feignant d’être ivre, ils me seraient rentrés dedans.

— Eh bien, ils te rentreront dedans à leur aise demain matin.

— Pas du tout.

— Comment cela ?

— Je serai parti.

— Parti ! Au premier grincement du guindeau, ils seront à bord.

— Laisse-moi faire.

— En tout cas, tu aurais pu partir avant de faire valser les assiettes.

— Au diable les assiettes !

— C’est facile à dire. Ça me met hors de moi de voir ces vieux Delft me regarder en face, ronds et entiers, tandis que les assiettes à dessins bleus n’y sont plus ! »

Suivit un moment de silence, au bout duquel la tête et le buste de Satan apparurent à l’écoutille.

Il cligna de l’œil à Ratcliffe et pointa le pouce vers les régions inférieures, comme pour lui signaler ses ennui domestiques.

« Il n’y a pas d’indice que ces torchons-là reviennent ! demanda-t-il.

— Non, dit Ratcliffe. Je crois qu’ils en ont eu assez.

La bouteille de rhum s’était brisée nettement par le milieu, sans éclats.

« Vous seriez bien gentil de jeter ça par-dessus bord, dit Satan. Je ne puis me montrer sur le pont, de peur d’être aperçu par ces chenapans. Dans une heure il fera nuit, et je monterai. Vous sentez-vous capable d’attendre jusque après notre départ pour dîner ?

— Parfaitement, dit Ratcliffe. Je ne suis pas pressé. »

CHAPITRE XII

COURANT ET MARÉE

Il alluma une pipe, jeta par-dessus bord les fragments de la bouteille, prit le faubert et un seau d’eau pour laver le pont taché de rhum. Puis il alla s’asseoir à l’avant et contempla le coucher du soleil.

L’astre, à demi privé de ses rayons et considérablement élargi, restait suspendu au-dessus du récif dans un ciel de cytise doré se dégradant en aigue-marine. Les mouettes, foncées comme des feuilles sèches, devenaient des mouettes d’or.

Le vent soufflant du Golfe et le courant portant vers l’ouest, à l’encontre de la marée finissante, brisaient la surface de la mer en un million de petites vagues dansantes, miroirs instantanés qui reflétaient en tous sens d’éblouissantes clartés.

Le Récif de la Désolation méritait bien son nom. L’aurore ni le crépuscule, pas plus que l’éclat du plein jour, ne réussissaient à en atténuer la tristesse ; et, ce soir-là, la sinistre silhouette de l’épave dominait tout le reste, convertissant la gloire elle-même du soleil en un embrasement de bûcher funéraire.

La Sarah, se balançant à la houle, craquait et gémissait. De temps à autre, Ratcliffe entendait surgir de ses profondeurs les voix de Jude et de Satan. D’au delà lui parvenaient les murmures du récif et les claquements d’ailes des mouettes, et parfois une bribe de chanson espagnole venant du Juan.

Puis le soleil s’enfonça derrière le récif, la marée se mit en retraite, et la Sarah, commençant à virer sur son erre, lui laissa voir le Juan et le Natchez, vaisseaux de pénombre dans un monde crépusculaire saupoudré d’une poussière d’étoiles. Bientôt une lumière parut sur le Natchez ; puis le Juan hissa son feu de mouillage ; alors Satan apparut comme une forme vague se dégageant de l’écoutille. Jude le suivait.

Ils vinrent à l’avant. Jude s’accroupit sur le pont et Satan s’approcha de Ratcliffe.

« Maintenant, si ces putois avaient tant soit peu de cervelle, ils enverraient un canot de patrouille, dit-il. Mais je crois leur avoir jeté de la poudre aux yeux, et ils n’ont pas vu où je voulais en venir en prétextant que j’étais à court de pétrole pour mon feu de mouillage. Ils sont bons à mettre en nourrice. Dans une demi-heure, nous aurons déguerpi.

— Comment allez-vous vous y prendre ?

— En coupant l’attache de la chaîne d’ancre et en laissant dériver le bateau. La marée et le courant nous entraîneront à une vitesse de quatre nœuds.

— Mais, même sans fanal, ils nous verront à la clarté des étoiles ?

— Pensez-vous ? À cette distance, c’est à peine s’ils pourraient nous entrevoir. Et notre déplacement sera si lent qu’ils ne le remarqueront pas. S’ils mettent une vigie – et il y a dix chances contre une qu’ils n’en mettent pas – l’homme nous verra ici parce qu’il croira nous y voir.

— Bon Dieu ! je voudrais voir leurs têtes demain matin, murmura Jude.

— Mais ne nous retomberont-ils pas dessus lors de votre retour à La Havane ? demanda Ratcliffe.

— Pas de danger ! répondit Satan. Ils ne diront rien, vu qu’ils seront refaits et qu’on rirait d’eux. Au fond, cette affaire m’attirera plus de respect de la part de Carq que si j’avais agi honnêtement avec lui dans quelque marché bien plus important. Si, les rôles étant intervertis, il m’avait soutiré les dollars, je n’aurais plus compté pour rien à ses yeux. Remarquez bien qu’au cas où je resterais ici jusqu’à demain, ils viendraient à bord et peut-être nous maltraiteraient si je ne mettais pas les pouces ; mais, une fois de retour à La Havane, l’affaire sera terminée et passée au compte profits et pertes. »

Le son d’une guitare leur parvint à travers le crépuscule, porté sur les ailes du vent tiède et langoureux d’une parfaite nuit d’été ; Ratcliffe se représenta Séville, qu’il n’avait jamais vue, avec ses jardins d’orangers hantés de lucioles et de jolies filles, le tout évoqué par les réminiscences d’un chant licencieux :

Quand j’étais étudiant à Cadix !

« C’est le vieux ménétrier qui constitue l’orchestre à bord du Juan, dit Satan, Antonio, Alonzo, Alfonso, comment diable s’appelle-t-il déjà ?

— Pas du tout, dit Jude. C’est le vieux gueux à peau de cuivre que Cleary a pris avec lui. Je l’ai entendu dans le port. Je lui ai donné un jour une carotte de tabac en échange d’un appât pour la pêche, et il m’a montré son instrument : il y a une sorte de fente, ou quelque chose comme cela, et ça fait du bruit comme un bourdon dans une cruche, ou une sorte de froissement de planchettes l’une sur l’autre. Il a sur la jambe un ulcère qui laisse voir l’os à nu. Il a enlevé les chiffons pour me le montrer. C’est un Portugais.

— Allons, voici le moment de se mettre à la besogne, dit Satan. Hisse-toi sur tes jambes et viens me donner un coup de main ! »

Ratcliffe s’approcha de l’avant, tandis qu’ils faisaient sauter l’attache de la chaîne. On entendit un fort clapotement, puis ils reprirent leur conciliabule.

« S’ils ont entendu cet éclaboussement, dit Satan, ils l’attribueront au saut d’un poisson. Maintenant, observez les fanaux. »

Ratcliffe regarda les feux ombrés du Natchez et du Juan. Leur position ne semblait pas se modifier le moins du monde. Entre chien et loup, c’est à peine si l’on pouvait distinguer les mâts et la coque des deux bateaux.

Mais bientôt il constata que les feux semblaient s’être retirés un peu en arrière et rapprochés l’un de l’autre. On sentait également une différence à bord de la Sarah, qui se balançait plus librement à la houle.

Les accords de la guitare arrivaient légèrement atténués.

De temps à autre la mer astucieuse donnait une petite claque, vraie tape de fillette, sur le bordage inférieur de la Sarah, comme pour plaisanter avec elle à propos de quelque secret commun.

Effectivement, les sons de la guitare devenaient plus faibles ; les mâts et coques des navires ne se voyaient plus du tout, apparemment dissous dans l’obscurité.

Seuls les feux de mouillage indiquaient la position des navires.

« Tout va bien pour nous maintenant, dit Satan ; pour plus de sûreté, je leur donne encore cinq minutes. As-tu des allumettes pour le fanal de l’habitacle ?

— Oui, » dit Jude.

Cinq minutes s’écoulèrent, puis ils hissèrent les voiles, et Satan saisit les poignées de la roue, prenant comme point de repère pour sa direction les feux déjà lointains de ses ennemis mystifiés.

« Pour quel endroit faisons-nous voile ? demanda Ratcliffe.

— Pour Cormorant Cay, répondit Satan. La fantaisie m’a pris de visiter ce coin-là ! »

CHAPITRE XIII

SATAN EN PARADIS

Satan avait réparti son équipage en deux bordées de quart, bâbord et tribord.

Jude rentra la première et releva Ratcliffe vers deux heures du matin. Quand celui-ci, à six heures, revint prendre son quart sur le pont, il trouva Satan à la roue abandonnée par Jude, et le jour poursuivant la Sarah sur une mer ridée de tourmaline et teintée d’un soupçon de bleu. Loin devant eux, quelque part vers le sud, gisait Cormorant Cay, le véritable tombeau du Nombre de Dios, si les indications de la carte étaient exactes.

Une forte brise soufflait en bonne direction, et Satan estimait leur vitesse à sept nœuds. Il refusa de céder la roue.

« J’ai fait un somme sur le pont, dit-il, pendant que la gosse était de service. Nous sommes à près de soixante milles au sud de la Désolation et si ce vent se maintient, nous serons à Cormorant vers les huit coups.

— Nos types ne donnent pas signe de vie, dit Ratcliffe, regardant à l’arrière la mer, libérée de Cleary, de Sellers et de leur sale bande.

— Non, en ce moment ils ne font guère que se lever et se frotter les yeux.

— Ne pensez-vous pas qu’ils essayeront de nous suivre ?

— Ce n’est guère vraisemblable. Ils gaspilleraient leur temps et leur argent. Carq a ses affaires à La Havane, dont il doit s’occuper et il en va de même pour Cleary. Ce qui me tracasse, c’est que Sellers ait identifié la gosse. Le bruit en sera répandu dans toute La Havane, et elle le sait.

— Après tout, la chose devait se produire un jour ou l’autre.

— Peut-être.

— Écoutez, Satan. J’ai beaucoup pensé à la gosse et à ce qu’elle deviendra. Elle ne peut continuer à vivre de cette façon. Il faut trouver une combinaison.

— C’est facile à dire…

— Je me suis attaché à elle plus qu’à aucune personne que j’aie jamais rencontrée, je l’avoue. Il n’y en a pas comme elle. Elle vaut son pesant d’or.

— Elle n’est pas une mauvaise fille.

— Ce genre de vie lui allait très bien tant qu’elle était fillette, continua Ratcliffe. Mais elle ne l’est plus ; elle grandit. Même depuis le peu de temps que je suis à bord, je la trouve changée.

— Ma foi, si vous voulez mon avis, répondit Satan, vous paraissez avoir exercé une grande influence sur elle. Elle semble plus animée, plus vivante. Voyez-vous, depuis la mort de papa quand nous naviguions à trois, elle, moi et le nègre, il n’y avait pas beaucoup de compagnie pour elle, et je la sentais abattue. Puis, quand vous êtes venu à bord, elle s’est reprise. Elle n’avait pas ri depuis des semaines lorsqu’elle vous vit arriver avec votre pyjama ; et tout de suite elle vous a traité en camarade.

— C’est vrai.

— Vous lui avez plu dès la première minute. Elle n’a pas deux façons d’être : c’est tout l’un où tout l’autre.

— Eh bien, je suis à peu près de même… et je compte bien ne pas la perdre de vue… ni vous non plus.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Oh ! je le dis comme je le pense. Je m’inquiète du jour où ce voyage sera fini. Cela m’ennuie beaucoup. Enfin, restons-en là pour le présent. »

Satan détourna vivement sa longue figure pour cracher par-dessus le bordage à tribord, peut-être aussi pour cacher un sourire.

« Je crois que tout s’arrangera de façon ou d’autre, reprit-il. Nous ne tenons pas grand’place dans le monde, mais nous sommes honnêtes. Je vous crois loyal aussi. C’est tout ce que je demande. Ce type de Thelusson, vous vous rappelez, je vous ai dit qu’il voulait venir en croisière avec nous… eh bien, il était assez franc en ce qui concerne les dollars, mais je n’aurais pas tenu à l’avoir à bord de ce navire, quand même il m’aurait payé un dollar par minute et une gratification pour chaque nœud parcouru – pas avec Jude à bord. Tenez la roue une seconde, pendant que je vais faire du café, voulez-vous ? »

Vers midi, une guirlande de mouettes dans le ciel leur annonça Cormorant.

Jude était à la roue, Satan, en vigie, au bossoir. Vingt minutes après, Satan courut à l’arrière, sortit les vieilles jumelles de leur étui et les rapporta à l’avant.

« Il y a un rafiau sur les sables ! s’écria-t-il. On dirait un petit navire à fruits ou quelque chose en panne. »

Ratcliffe, debout près de lui, ne voyait rien. Les sables étaient trop bas pour qu’on pût apercevoir du pont de la Sarah. Cependant, à force de regarder, il distingua un point sur l’horizon de mer.

« Il est démâté, dit Satan. Peint en blanc, pas plus de quinze tonnes, et il se trouve dans le lagon. Il a dû y entrer par-dessus le banc à l’endroit où il se rétrécit vers l’ouest. Il y a là une langue de sable qui se trouve presque sous l’eau à marée haute, et les vagues passent par-dessus quand un grain survient de l’est. »

Il tendit les jumelles à Ratcliffe.

« Ce serait bizarre, observa celui-ci, si vous aviez raison de dire que le Nombre de Dios est échoué ici et si, venus pour le chercher, nous trouvions une autre épave.

— Ma foi, je ne prendrais pas d’actions sur le Nombre de Dios, déclara Satan. Je suis venu là, histoire d’aller quelque part plutôt qu’attiré par l’idée du Nombre de Dios, qui doit être enfoui sous une centaine de pieds de sable, à supposer qu’il y soit. Mais, quand même, c’est une vraie chance : nous allons trouver des choses à ramasser. Voilà deux semaines, il y a eu un fort coup de vent de l’est, c’est ce qui a jeté ce navire à la côte, et l’expédition de sauvetage n’arrivera pas d’ici un bon bout de temps, si même il en vient une. »

Il se colla la longue-vue sur les yeux.

« C’est un yacht, un de ces petits navires équipés pour les croisières, de cinquante à soixante tonnes au plus, et ses accessoires, si on ne l’en a pas dépouillé, feraient parfaitement notre affaire. Toutes sortes de gens viennent de New York, de Philadelphie et de la Nouvelle Orléans pour voyager dans ces mers sur des bateaux de ce genre – et surtout pour la pêche. »

La Sarah poursuivait sa route presque droit au sud, avec l’audace d’un oiseau de mer. Satan donnait ses ordres au timonier sans paraître se soucier le moins du monde de la mort ni des dangers qui les menaçaient de tous côtés, pointes de récifs qu’ils frôlaient, rochers déployant de longs rubans d’algues à quelques pieds sous l’eau, qu’il évitait avec une parfaite maîtrise.

Au sud, à l’est et à l’ouest, les parages de Cormorant Cay sont dépourvus de tout danger. C’est seulement au nord qu’affleurent les récifs et pointes de rochers, et c’est précisément de ce côté que se trouve l’entrée du lagon.

Cette île basse se compose en réalité de deux bancs de sable largement séparés du côté nord, de façon à former une rade ou sorte d’étang de cinq à six pieds de profondeur. Plus au sud les bancs se rejoignent pour constituer une large avenue, analogue au banc situé à l’est du Récif de la Désolation.

Ils avançaient toujours. Le faible bruit du ressac sur le sable leur parvenait à présent, et ils découvraient tout le lagon, où le soleil se reflétait comme dans un miroir.

Sur cette surface calme, qui produisait un étrange effet de stéréoscope entre les deux bras de sable retenant la mer houleuse, gisait le navire, flottant sur sa quille horizontale et profilant sur le ciel un tronçon de grand mât. D’après ses lignes, ce devait être un yacht.

« Dieu me pardonne, il est à l’ancre ! s’écria Satan. À l’ancre et abandonné ! Les gens ont dû le quitter dans un canot ou quelque chose comme ça. Bâbord, toute ! bâbord ! – tout droit ! – Doucement ! Ça y est ! »

Il courut larguer les drisses.

Satan avait fixé une autre ancre à une chaîne de rechange. Ils la jetèrent par-dessus et la Sarah, virant sur son ancre, se balança à moins de cinquante mètres du navire étranger.

Celui-ci offrait un tableau intéressant. C’était un yacht de pêche de quarante tonnes, peint en blanc, svelte comme un poisson, démâté, abandonné et se balançant au bout de sa chaîne d’ancre tendue. Derrière, par-delà l’émeraude du lagon, se prolongeait la vaste étendue des sables, drapée de chaleur, parsemée d’étangs d’aigue-marine et sillonnée par des trombes de mouettes.

L’ancre jetée, Satan demeura les yeux fixés sur sa proie. Jude aussi. Ils l’examinaient comme un boucher regarde une carcasse qu’il va dépecer.

« N’allez-vous pas à bord ? demanda Ratcliffe.

— Avez-vous jamais vu un ours mort ? dit Satan. Parfois un ours mort est moins mort qu’il ne paraît et parfois un navire abandonné n’est pas aussi vide qu’il n’en a l’air. C’est une pratique courante parmi les gens de Floride de se cacher dans un canot à la dérive et de se relever pour se payer la tête de ceux qui viennent le ramasser. Je ne puis comprendre pourquoi cette chaîne d’ancre a été jetée, et je leur accorde une heure de grâce pendant que nous dînerons. »

De retour sur le pont après le repas, ils mirent le youyou à l’eau, et tous trois gagnèrent l’épave.

Elle avait dû être démâtée et lancée par-dessus les sables sur une grosse vague, avec son équipage cramponné à elle, car aucun espar ne flottait sur l’eau ambiante. Sur la proue se lisait son nom : Haliotis.

Ils amarrèrent le youyou et grimpèrent à bord. Le pont était de niveau d’un bout à l’autre. La roue semblait en bon état, bien que coincée. La vitre de l’habitacle était brisée.

Satan resta un instant debout, sifflant et promenant ses regards à la ronde. Puis il s’engouffra en bas, et ses compagnons le suivirent.

La cabine paraissait en bon ordre : un peu surchargée de dorures, au goût d’un homme simple ; mais tout y était de premier choix, et la lampe de cuivre oscillait encore au-dessus de la table de milieu. Les cloisons étaient en érable moucheté, les coussins en drap bleu de la meilleure qualité, et les accessoires des petites cabines à coucher à l’avenant.

Une foule d’objets restaient épars, livres, vêtements, chaussures. Les gens avaient évidemment déguerpi en toute hâte, s’inquiétant plus de s’en aller que de ce qu’ils emportaient. Peut-être avaient-ils profité du passage fortuit de quelque vapeur.

Ratcliffe ramassa un volume, une œuvre d’O. Henry. Sur la première page était inscrit un nom : J. Seligmann.

Jude, qui farfouillait dans la petite cabine à tribord, en sortit tenant à la main une paire de bottines de femme vernies avec bouts renforcés en cuir de Suède, et des talons hauts de trois pouces.

« Regardez-moi ça, dit-elle en pouffant de rire.

— Ce sont des bottines de femme, fit Ratcliffe. Essayez-les, Jude.

— Si je portais ces machines-là, répondit-elle, je serais obligée de marcher sur les mains. Il y a là dedans des quantités de trucs, et à l’odeur on croirait qu’un putois y a habité. »

Ratcliffe avança la tête dans la petite cabine. Elle sentait le pavot de Californie comme si on y avait répandu un flacon de ce parfum, le pavot et le cosmétique. Des vêtements étaient jetés en pagaïe de tous côtés ; une casquette blanche de yacht pour femme, des souliers de pont, une mousse de lingerie débordant d’une malle de cabine, ajoutaient leur note à cette scène de désordre effréné.

On pouvait se représenter l’occupante de cette cabine se précipitant pour choisir et sauver ses objets précieux, laissant tout le reste et prenant le Ciel à témoin que jamais elle ne remettrait les pieds sur un petit yacht pour un voyage de plaisir dans les îles.

Jude prit dans la malle à lingerie une chemise garnie de volants, la regarda, la roula et la jeta en gloussant sur la couchette, puis elle leva les bras et ouvrit le hublot.

Ratcliffe la laissa poursuivre ses investigations, attiré par les cris de Satan qui semblait mener une chasse sur le pont.

Les cheveux en broussaille et les yeux ardents, Satan venait de passer rapidement en revue ses trésors. On avait laissé là tout ce dont il avait besoin. La découverte du Nombre de Dios regorgeant d’or jusqu’aux panneaux ne lui eût peut-être pas inspiré une allégresse aussi intense.

« Regardez-moi ça ! cria-t-il en indiquant le treuil du mât… Si j’en avais besoin ? Je vous crois ! Venez voir ! »

Il le mena à l’avant, vers un tas de ferraille et d’espars brisés :

« Regardez ces mâchoires de gui, galvanisées et recouvertes de peau ; justement les seules que je possède sont en bois et craquent comme des vieux croquenots ! Et voilà des tampons pour l’écoute de grand’voile ! Des Camper Nicholson ! du caoutchouc, des pattes ! Venez à la timonerie ! »

Ils allèrent à la timonerie, puis à la cuisine, faisant partout des trouvailles merveilleuses, dont voici un aperçu :

Dans la timonerie, soixante brasses de corde de Manille toute neuve, une seine et un filet de fond de quatre-vingts pieds, des harpons ordinaires et barbelés, un tapecul, des voiles carrées et deux focs ; dans la cuisine, des ustensiles divers, un fourneau Atkey chauffant au coke ou au charbon ; en outre des super-poulies à réas brevetées roulant sur billes, bien supérieures aux poulies ordinaires, plus une poulie d’écoute de grand’voile et deux poulies de retour ; enfin plusieurs brasses de chaîne galvanisée et deux ancres Nicholson. Il y avait aussi des lampes, une paire de jumelles, un sextant et un chronomètre, des cartes marines et en dernier lieu, trouvaille de premier ordre mais inutile, un moteur auxiliaire Kelvin à pétrole raffiné, de 13 à 15 chevaux-vapeur, à deux cylindres, avec arbre de couche traversant l’arrière pour actionner en cas de besoin une hélice Bergius se fermant ou s’ouvrant automatiquement en marche.

Quand ils remontèrent sur le pont après une rapide inspection de ces merveilles, une idée illumina soudain le cerveau de Ratcliffe.

« Écoutez ! dit-il. Pourquoi ne pas prendre ce bateau en remorque jusqu’à La Havane et réclamer la prime de sauvetage ? Il vaut une grosse somme et il est abandonné.

— Pas si bête ! dit Satan. Avez-vous jamais réclamé une indemnité de sauvetage ? D’abord il y a le remorquage, et nous n’avons pas assez de main-d’œuvre. Ensuite il y a des gens de loi. Qui empêche ce Seligmann de reparaître tout à coup et de prêter serment contre moi, disant qu’il a abandonné son navire à l’ancre dans un port ? C’est à peu près cela, bien qu’il soit abandonné pour tout de bon. Pas de danger que je m’y frotte ! Je prendrai ce dont j’ai besoin sans l’aide des avocats. L’épave m’appartient, d’après toutes les lois de la mer, et c’est une affaire réglée. »

Jude apparut à l’écoutille de la cabine, tenant pour aller à terre un chapeau qu’elle avait déniché quelque part, un chapeau de paille couleur de fraise écrasée, un chapeau… à moins que ce fût une capeline ? Il s’ornait de longs rubans et d’une rose sur le côté.

« Regardez ce que cette mijaurée a laissé à la traîne ! cria-t-elle.

— Assez blagué, répondit Satan, et viens nous donner un coup de main. Tiens, fourre tout ceci dans le youyou ! »

Jude précipita le chapeau par le châssis vitré, et le pillage en règle de l’Haliotis commença.

CHAPITRE XIV

LE SECRET DES SABLES

Au cours des journées suivantes, il sembla à Ratcliffe qu’il n’avait jamais su ce que c’était que le travail. L’idée se présentait parfois à son esprit que lui-même, membre riche et respecté de la haute société britannique, ex-membre de l’Église du Christ, et actuellement membre du Club des Détrousseurs, aidait Satan Tyler à vider comme un poulet le yacht d’un autre gentleman. C’était un fait indéniable, mais en quelque sorte déformé, brouillé et obscurci par l’atmosphère éclatante dans laquelle ils besognaient, par la solitude absolue et déconcertante qui les enveloppait, par la personnalité de Satan et la compagnie de Jude.

D’après toutes les lois de la mer, au dire de Satan, ce bateau appartenait au premier occupant. Tout cela était très admissible d’après Satan, et même d’après le vulgaire bon sens ; néanmoins, et malgré tous ses dires, la loi maritime n’était pas tout à fait la même chose que ce qu’il appelait les lois de la mer. Bien qu’appartenant à une famille de gros armateurs, Ratcliffe n’était pas au courant des droits respectifs en pareille matière ; elle lui paraissait parfois, quand il se donnait la peine d’y penser, terriblement analogue à du cambriolage, un cambriolage justifié par une foule de considérations et rendu pittoresque par l’ambiance, mais que dans l’ambiance dépourvue de tout pittoresque d’une session judiciaire à Londres, un juge aurait été sans doute enclin à qualifier de vol.

Quelquefois il se représentait un navire de guerre, un de ces petits croiseurs sournois et zélés qui font la police des mers, se rabattant sur l’île et envoyant un canot dans le lagon.

D’autres fois il se demandait ce que pouvait bien être ; ce M. Seligmann, un Américain, sûrement, un des familiers du Golfe, appartenant sans doute à l’un des nombreux clubs de la côte de Floride, accompagné de Mme Seligmann – ou mademoiselle – ou moins encore.

Une chose certaine, c’est que Seligmann était riche. Ils ne dévalisaient pas un pauvre diable.

À la fin du troisième jour, Jude abandonna la besogne, non par lassitude, mais par dégoût.

« Mon Dieu ! n’en as-tu pas assez de ce vieux baquet ? s’écria-t-elle. Pour ma part, je crois que je ne pourrai jamais plus regarder un bout de corde ni une voile. »

Ratcliffe se sentait à peu près dans les mêmes dispositions.

« Je terminerai la besogne moi-même, dit Satan. Vous pouvez la laisser en plan si bon vous semble. Allez chercher des œufs de tortue.

— J’y cours, fit Jude.

— Je vous accompagne », déclara Ratcliffe.

Satan les transporta en canot sur le sable.

C’était environ deux heures avant le coucher du soleil ; une brise rafraîchissante soufflait de l’est, faisant frissonner l’eau du lagon et murmurer les grains de sable.

Jude suivait le bord de la mer sans entrain et sans rien trouver.

« Savez-vous, dit Ratcliffe, que nous n’avons même pas cherché trace du Nombre de Dios ? Je me demande s’il s’est enfoui, réellement, quelque part dans ces parages ?

— Je n’en sais rien, répondit Jude, et je m’en fiche. Satan est tellement emballé pour ses sales affûtiaux qu’il n’a pas le temps de penser à autre chose.

— Déridez-vous, Jude !

— Je suis très bien, merci.

— Ce n’est pas vrai. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Des tas de choses.

— Quand nous retournerons à La Havane… » commença Ratcliffe.

Elle l’interrompit. « Je ne veux pas retourner à La Havane. Je n’y mettrai plus les pieds. »

Elle s’assit carrément sur le sable, jeta son chapeau près d’elle, se dorlota les genoux et regarda la mer. Il resta debout un moment, puis s’assit à son tour. Il avait deviné tout de suite ce qui lui occupait l’esprit depuis plusieurs jours.

« Vous vous tracassez de ce qu’a dit Sellers, ce sale coquin ! Je lui aurais volontiers cogné la tête si la chose ne s’était passée si vite et si vous ne l’aviez pas attaqué avec votre faubert. Ne vous faites pas de mauvais sang. »

Pas de réponse.

« À quoi bon ? » continua Ratcliffe ; puis avec précaution et sentant qu’il foulait un terrain dangereux : « Au fond, il n’y a pas plus de mal à être fille que garçon. »

Toujours pas de réponse.

Une mouette passa au-dessus d’eux en poussant un cri moqueur. Jude la suivit des yeux. Presque inconsciente de sa présence, Jude ne paraissait pas avoir entendu ce qu’il venait de dire. Il regarda son profil se détachant sur le ciel, remarqua ses cils qui semblaient plus longs et recourbés que jamais, ainsi que la jolie forme de sa tête, délivrée du vieux panama.

Elle se retourna, s’appuya sur un coude et leva les veux sur lui, puis les fixa à terre.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que je m’inquiète de Sellers ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien, dit Ratcliffe. Je l’ai seulement pensé. Je pense beaucoup à vous, vous me tenez fort au cœur, voilà tout. »

Elle le regarda de nouveau, droit dans les yeux, avec une expression qu’il ne lui avait jamais vue, un air perplexe, à demi alarmé, comme celui d’une personne s’éveillant soudain dans un entourage inconnu.

Puis ses yeux s’abaissèrent.

Elle prit une poignée de sable et en laissa couler les grains entre ses doigts.

« Voilà tout, » répéta Ratcliffe.

Elle jouait toujours avec le sable, le faisant tomber lentement entre ses doigts comme si elle essayait d’en compter les grains. Puis elle le lança au loin, s’essuya la paume de la main et se mit sur son séant.

S’approchant un peu d’elle, il lui passa une main autour de la taille, comme il l’avait fait sur le banc de sable près du Récif de la Désolation ; et, de même qu’alors, elle le laissa faire un instant. Puis, avec un petit rire étrange, elle écarta sa main et se remit sur pied.

Il se leva, et ils poursuivirent leur route en silence. Après quoi il se mit à parler de choses indifférentes comme si rien ne s’était passé.

Ils trouvèrent un nid d’œufs de tortue, et Jude le marqua ; plus loin ils découvrirent quelque chose de bizarre, une sorte de plate-forme à demi recouverte de sable. Jude déclara que c’était la hune de misaine d’un navire profondément enfoui.

« C’est peut-être le Nombre de Dios, dit Ratcliffe.

— Possible, répondit Jude, c’est la hune de misaine d’un vieux navire, en tout cas. Voyez, voilà l’endroit où le mât s’est brisé. Le bateau est à trente ou quarante pieds au-dessous.

— Même si c’était le Nombre de Dios, nous n’en serions guère plus avancés.

— Pour sûr ! »

Cette constatation sembla recevoir l’approbation des mouettes, ainsi que des menues vagues, claires comme le cristal, qui s’affaissaient sur la plage.

Justement à cet endroit ils se trouvaient presque au bout du banc ; les sables descendaient en pente pour se perdre dans l’immense solitude marine qui s’étend jusqu’à Mariguana, aux îles Caïcos et à l’épaulement septentrional de l’Amérique du Sud.

Jude, à genoux, un morceau de bois flotté à la main, grattait le sable sur le bord de la hune ensevelie, lorsque quelque chose attira ses regards.

Une tortue venait d’aborder à l’endroit où ils avaient marqué le nid. C’était si loin que l’animal ne semblait pas plus gros qu’une piécette d’argent.

Jude jeta un morceau de bois, se releva et se mit à courir, choisissant l’extrême bord de l’eau où le sable était ferme. Ratcliffe la suivait. Ils arrivèrent une demi-minute trop tard. La tortue était rentrée dans la mer, les laissant essoufflés et joyeux. Jude s’agenouilla et, riant toujours, entassa les œufs dans son chapeau. Ratcliffe l’aida, en fourra dans son couvre-chef et dans ses poches, et ils retournèrent vers le bord du lagon. Jude semblait envahie soudain de la gaieté la plus ardente. Jamais Ratcliffe ne l’avait vue d’humeur si vive, si enjouée. Cette animation persista lorsqu’ils furent à bord. Même au dîner, quand Satan manifesta sa manie pour les vieux cordages en exprimant sa résolution de passer encore deux jours à ramasser et gratter toutes sortes de choses sur l’Haliotis, elle n’en éprouva aucun abattement et ne fit qu’en rire.

« Tu pleureras avant peu si tu continues à rigoler de la sorte, dit Satan. De quel esprit es-tu donc possédée ? »

La prophétie ne devait pas tarder à se réaliser. Ces paroles produisirent l’effet d’un coup d’épingle sur une bulle de savon.

Rougissant jusqu’aux cheveux, elle repoussa son assiette, se leva à demi, puis se rassit.

« Tu es toujours après moi. Que veux-tu que je fasse ? Si je pleure, je suis bonne à pendre, et si je ris je devrais pleurer. Je rirai tant que cela me plaira… »

Sur quoi, logiquement, elle éclata en larmes, se leva et s’enfuit sur le pont.

« Quelle mouche a bien pu la piquer ? demanda Satan.

— Je n’en sais rien, » répondit Ratcliffe.

CHAPITRE XV

LE CHAPEAU POUR DESCENDRE À TERRE

Ce soir-là, Ratcliffe, dans sa couchette, réfléchit longuement.

Il se demanda, entre autres choses, quel charme l’attirait vers Jude et l’attachait à elle.

Était-ce la séduction indéfinissable qui avait fait de sa mère une « calamité naturelle » à l’égard des hommes, ou simplement la puissance de sa jeunesse ? Cette dernière hypothèse lui parut peu vraisemblable. Il avait rencontré en son temps des quantités de jeunes personnes sans guère subir leur attraction ; en outre, quand il suffit de se regarder dans la glace pour voir de la jeunesse, celle-ci perd de son prix.

Après avoir retourné le problème sous toutes ses faces, il en vint à cette solide conclusion sur la nature de son extraordinaire pouvoir : en sa présence, il se sentait plus vivant qu’il ne s’était jamais senti nulle part.

Tout le reste mis à part, il constatait chez elle une honnêteté, une loyauté et une simplicité qui l’éloignaient de la catégorie des bipèdes et l’élevaient au niveau moral du chien.

Un instinct l’avertissait que cette qualité complexe valait plus que tout l’or gisant sous les panneaux du Nombre de Dios, plus que tous les diamants du Rand, lorsqu’elle se combinait avec cette autre qualité visible dans son regard droit, la fermeté, ce je ne sais quoi qui la maintenait à la roue du gouvernail par tous les temps.

Cependant ces supériorités auraient perdu de leur valeur sans les impossibilités auxquelles elles se trouvaient associées – véritables impasses au point de vue social et conventionnel. Les unes réagissaient sur les autres et réciproquement, formant un ensemble irrésistible avec le quelque chose d’autre qui était Jude.

Il se souvint de l’étrange petit rire qu’elle avait fait entendre en dégageant sa taille de sa main… puis il s’endormit et rêva que Jude et lui, avec un tas de gamins, se mettaient en embuscade près d’une rade bleue comme la mer aux environs de la Jamaïque, pour jeter des mottes de terre aux négresses en train de se baigner ; après quoi il poursuivait Jude dans une ronde sans fin autour d’un arbre, pour s’apercevoir, en la saisissant, qu’il avait attrapé Carquinez.

En montant sur le pont le lendemain matin, il trouva le navire abandonné. Les autres étaient descendus sur le banc de sable. Il s’amusa à pêcher en les attendant.

À leur retour, Jude ne portait aucune trace des larmes versées la veille au soir, et Satan paraissait ravi. Il avait examiné le bois de l’épave ensevelie, et son œil expérimenté lui faisait appuyer la déclaration de sa sœur. C’était bien la hune de misaine d’un navire, et il y avait cent à parier contre un, à son avis, qu’elle appartenait au Nombre de Dios.

Ratcliffe, vaguement surpris du plaisir que semblait lui inspirer cette découverte, étant donné la position de l’épave, l’interrogea sur les chances de la remettre au jour. Satan parut tourner son regard à l’intérieur, sur sa profonde connaissance de la mer et de ses façons, avant de faire la déclaration suivante :

« Vous pourriez amener ici toutes les dragues qui existent depuis La Havane jusqu’à Pensacola et draguer au point que les yeux vous sortent de la tête et la langue de la bouche jusqu’au nombril, et vous ne réussiriez pas à la dégager. Mais, ajouta-t-il en s’asseyant, elle constitue une excellente trappe à andouilles.

— Comment cela ?

— Eh bien, avec cette histoire, cette carte et cette vieille hune de misaine, je pourrais attirer ici la moitié des gens de La Havane, et les faire creuser comme des chiens à la recherche d’un os, sans parler des entreprises privées, des syndicats et de tout le tremblement… et peut-être m’y déciderai-je un jour. »

Après le déjeuner ils retournèrent tous trois sur l’Haliotis chercher un autre chargement de « vieilles cordes », que Satan rapporta dans le youyou, laissant Jude et Ratcliffe à bord ; Ratcliffe glanait à l’avant et Jude faisait la cueillette dans le salon.

Après avoir réuni un monceau de bric-à-brac, Ratcliffe tourna les yeux vers la Sarah. Satan avait amarré le youyou et s’occupait à transférer le butin.

Puis ses regards furent attirés par la beauté matinale de la mer qui montait dans le lagon. Il vit la couleur émeraude se changer en bleu, puis se foncer en pourpre ; il suivit le vol des mouettes et perçut au delà des récifs l’éclair d’un poisson qui sautait. Ensuite il se rappela Jude, qui était en bas.

Il descendit.

La cabine était illuminée par le soleil et par ses reflets qui, entrant par les sabords ouverts, se jouaient sur le plafond, sur l’érable poli et veiné des cloisons. Par-dessus une pile d’objets de literie entassés sur la table, il entrevit Jude à mi-corps.

Se croyant bien seule, et cédant à quelque impulsion, elle avait ramassé le chapeau dédaigneusement jeté la veille et s’en était coiffée. Elle se mirait dans la glace fixée à la cloison arrière, la tête tantôt droite, tantôt penchée ; puis elle se retourna, mais sans voir Ratcliffe : les yeux toujours rivés sur le chapeau, elle se regardait de côté.

Tous ses mouvements, parfaitement inconscients, auraient pu convenir à quelque grande dame essayant, dans un esprit critique, un chapeau chez sa modiste.

Elle ne l’avait pas entendu descendre, car il était pieds nus, et elle ne l’entendit pas remonter.

Sur le pont, il prit pour siège une vieille caisse renversée près du tronçon du grand mât et réfléchit en philosophe à la scène dont il venait d’être témoin.

Il lui semblait avoir vu une chrysalide perçant sa coque et laissant dépasser une aile de papillon.

Si Jude n’était pas en train de s’admirer sous ce chapeau, alors ses propres yeux mentaient et leur témoignage était sans valeur. Mais Jude était honnête comme le jour. Elle avait accueilli l’objet avec moquerie, l’avait apporté sur le pont pour en faire un objet de risée et l’avait jeté par le châssis avec dédain, pas plus tard qu’hier matin.

Que s’était-il passé, depuis, qui pût l’y faire songer de nouveau, ou mieux encore la pousser à s’en parer devant la glace ?

L’avait-elle remis par dérision pour voir de quelle déguisée de carnaval elle aurait l’air ? Pas du tout ! Elle s’était réconciliée avec ce chapeau ! Ces quelques mouvements de tête indiquaient de la considération plutôt que de la moquerie, selon un code d’expression vieux comme la première plume piquée dans un chignon et plus universel que l’espéranto.

Puis il se remémora ce qui était arrivé la veille au soir sur le banc de sable, son passage soudain de l’abattement à la bonne humeur, l’étrange petit rire avec lequel elle lui avait retiré la main d’autour de la taille. Était-ce là le premier bruit de la chrysalide perçant sa coque ?

Un instant, il faillit céder au désir de descendre voir si le papillon était vraiment survenu. Mais il se contint. Il avait le temps. En outre, Satan, comme un ivrogne ou un dément, éprouvait des accès de chaleur et des accès de froid. Il venait d’être saisi d’une fièvre ardente.

Le moteur à pétrole s’était mis soudain à l’implorer de le prendre. En même temps, une idée admirable germait dans sa cervelle : pourquoi ne pas l’adapter à la Sarah, pas ici au lagon, naturellement, mais dans quelque port de mer ? Il suffirait de quelques modifications de structure et d’un trou à percer à l’arrière pour l’arbre de couche : il calculait que la réparation lui coûterait moins de trois cents dollars.

En réalité, il n’en avait pas besoin ; les mâts et les voiles suffisaient amplement pour son travail de bricole ; mais il éprouvait quelque chose comme la passion d’une femme pour les bijoux. Un moteur auxiliaire rehausserait la noblesse de la Sarah. Pure jactance de marin, révélant le seul point faible de son caractère !

Depuis plusieurs jours, l’hélice Bergins avait commencé à lui tourner dans la tête : frout, frout, frout ! – Voyez-moi, voyez-moi donc conduire la Sarah ! Il avait examiné l’hélice déjà en place, dont toutes les palettes étaient brisées. Mais l’arbre de couche restait intact, et en échouant l’arrière de l’Haliotis dans ce lagon bien tranquille, on pourrait y adapter l’hélice de rechange et emmener le navire démâté, marchant par ses propres moyens.

Il possédait une vague notion de la structure des machines et une dose suffisante d’ingéniosité pour faire marcher le navire, mais toute idée de sauvetage se trouvait écartée par le fait que le bateau était à l’ancre, et que Satan l’avait déjà vidé, avait pillé la timonerie et la cambuse, enlevé les accessoires de cuivre qu’il eût fallu des semaines pour remettre en place, et l’avait laissé à l’état d’un fromage dont il ne reste plus que la croûte.

En remorquant l’Haliotis dans un port, il devrait le déclarer comme une boîte de cigares, mais une boîte appartenant à autrui et vidée de la moitié de son contenu.

Quand Satan enjamba le plat-bord, Ratcliffe remarqua la nouvelle flamme dans ses yeux et se demanda ce qu’elle présageait.

« J’ai réfléchi que ce serait idiot de laisser ce moteur, dit Satan, debout près du tronçon de mât et examinant le monceau d’objets réunis par son compagnon. »

Jude, attirée par le bruit du youyou le long du bord, apparut au haut de l’escalier du salon. Elle ne portait pas de chapeau.

« Grand Dieu ! s’écria Ratcliffe, effaré. Vous n’avez pas l’intention… mais c’est impossible. Nous ne possédons pas les moyens de l’enlever !

— Il reste assez du mât pour y installer un palan, dit Satan, et cette écoutille mène droit à la chambre de chauffe. Les pièces lourdes sont faciles à enlever de leurs supports, et elles ne sont pas trop lourdes pour le youyou. Nous pourrons remorquer celui-ci avec le canot de toile.

— Mais que voulez-vous faire de cette machine ?

— L’installer sur la Sarah, bien sûr !

— Ici, dans le lagon ? demanda Ratcliffe, éberlué.

— Oh ! je le ferais si j’avais la main-d’œuvre et les outils nécessaires, répondit Satan. Mais je ne puis pas. Je devrais l’emporter dans un port pour la faire installer, et pas à La Havane, où il y a trop de gens au courant de ma profession. Vera-Cruz est le bon endroit. Je connais là un atelier espagnol qui s’en chargera.

— Dans deux ans d’ici, remarqua ironiquement Jude, en supposant que tu réussisses à la mettre à bord. Tu sais ce que sont ces Espagnols. Et tu démoliras tout l’intérieur de la Sarah. Ce ne sera plus le même bateau avec cet engin de traction dans le ventre. Je voudrais bien n’être jamais venue ici ! »

Elle s’assit sur l’hiloire du châssis vitré et se croisa les mains. Ratcliffe ne l’avait jamais vue faire ce geste auparavant. Il se sentait tiraillé entre le désir d’être agréable à Satan et celui de ne pas déplaire à Jude. Et la balance pencha en faveur de celle-ci, parce qu’il prévoyait l’énorme travail que nécessiterait ce projet. Cela ne l’effrayait pas ; mais il lui semblait qu’ils en avaient pris assez et qu’ils devraient se tenir pour satisfaits. A-t-on jamais vu des voleurs aller chercher la bouilloire de la cuisine après avoir enlevé de la maison l’argenterie, les meubles et jusqu’aux draps de lit ?

Quand même, il ne pouvait s’empêcher d’admirer Satan. Le temps passait : à n’importe quel moment on devait s’attendre à voir un bateau de sauvetage montrer son nez dans le lagon. Satan le savait aussi bien que lui, et ne s’en émouvait pas le moins du monde.

« Ce n’est pas un atelier espagnol, dit Satan, éludant le trait de l’engin de traction. C’est un atelier français. Et voilà des années que je désire un moteur auxiliaire. Papa était de mon avis, seulement il n’en finissait jamais en affaires. Or, en voici un pour rien. Je vais y jeter un coup d’œil. »

Il disparut par l’écoutille.

Jude restait pensive.

« Ne vous inquiétez pas, dit Ratcliffe. Ce n’est pas une grosse machine : lui et moi pourrons nous en tirer avec un palan. Je ne le laisserai pas vous atteler à cette corvée.

— Ce n’est pas ça qui me tracasse, fit Jude d’un ton résigné. C’est pour quand elle sera mise en place.

— Comment cela ?

— Il voudra que ce soit moi qui fasse marcher la sale patraque.

— Que non !

— Qu’est-ce qui l’en empêchera ?

— Un tas de choses… Laissez-moi faire. »

Il fut interrompu par la voix de Satan l’invitant à descendre. En bas, il dut écouter toutes sortes de détails démontrant les avantages de la prise et la facilité extraordinaire avec laquelle on pouvait l’enlever.

Puis ils remontèrent sur le pont et regagnèrent la Sarah pour déjeuner. Cependant ce moteur n’était pas destiné à être enlevé par Satan. La fatalité le fixait à ses plaques de couche, plus solidement que vis ni écrous ne pouvaient le faire.

CHAPITRE XVI

CLEARY

Le déjeuner terminé, Jude était remontée sur le pont. Soudain, sa voix descendit par le châssis ouvert.

« Ohé, en bas ! Voici Cleary ! »

Satan bondit de son siège comme atteint d’un coup de feu. L’instant d’après, il était sur le pont. Jude lui indiqua un point de l’horizon et lui tendit les jumelles dont elle venait de se servir.

« Ce sont eux ! dit Satan après un examen prolongé. Le diable emporte cette sale engeance ! »

Il passa les jumelles à Ratcliffe.

Loin dans le nord, deux voiles pointaient à l’horizon. Deux navires surgirent dans le champ visuel : une goélette à hunier et un bateau plus petit gréé en goélette.

Même avec la longue-vue lui-même n’aurait pu reconnaître avec certitude le Natchez et le Juan, ce couple de mauvais chiens chassant de compagnie. Mais Satan savait à quoi s’en tenir et Jude aussi.

« Ils viennent droit sur le banc de sable, » affirma Jude.

Satan ne dit rien. Il bourrait sa pipe au moment où l’appel lui était parvenu ; il l’alluma, marcha vers le bordage à tribord pour être seul, et resta là, les yeux fixés sur l’Haliotis.

La situation était aussi mauvaise que possible. Tout d’abord ces coquins l’obligeraient sûrement à rendre plus qu’il ne leur avait extorqué ; ensuite, ils se paieraient sa tête et en feraient la risée de La Havane ; en troisième lieu, ils le dénonceraient au sujet de l’Haliotis, s’ils s’apercevaient qu’il l’avait pillé.

Après avoir fumé un moment en silence, il revint vers ses compagnons.

Satan se vantait volontiers de n’avoir jamais perdu un espar, fait qu’on pouvait attribuer en partie à sa chance, en partie à sa prévoyance. Tel un bon général, il tenait un plan en réserve pour toute éventualité.

« En tenant compte du vent, ils ne seront guère dans le lagon avant deux heures environ, dit-il. Retournons à bord du vieux baquet.

— Que comptes-tu faire ? demanda Jude. Le couler sur place ?

— Nous n’en aurions pas le temps ; en outre ils le verraient au fond du lagon. Il faut lever l’ancre et le laisser échouer sur le sable.

— À quoi bon ?

— Zut ! Ne bavarde pas ! J’ai mon plan. Descends dans le youyou. »

Ils ramèrent vers l’Haliotis.

La seule chose que Satan n’eût pas convoitée était, par bonheur, le cabestan ; c’était un treuil du genre en usage dans les contrées occidentales et qui, du moins aux yeux de Satan, ne venait pas à la cheville de l’invention de papa.

Ils se mirent à l’œuvre, relevèrent l’ancre, l’attachèrent puis retournèrent à la Sarah. De là, ils regardèrent l’Haliotis s’en aller à la dérive. La marée descendait. Le navire était près du bras oriental du banc de sable, et ce bras dessinait une courbe vers l’entrée rétrécie.

Satan calculait que le navire s’échouerait à une centaine de mètres de cette passe, et son calcul était juste.

Mais ils n’avaient pas le temps de regarder. Le pont de la Sarah était encombré d’un tas d’objets qu’il importait de dissimuler aux regards. Il leur fallut près d’une heure pour tout remettre en ordre, et à ce moment les arrivants étaient tout près, leurs voiles gonflées de vent, se dirigeant vers la passe.

Ils entrèrent dans le lagon, le Juan en tête, le Natchez à quelque deux encablures derrière ; puis, les voiles claquant et les mouettes criant alentour, ils jetèrent l’ancre, le Juan à tribord et le Natchez plus loin dans le lagon. Ratcliffe s’attendait à des démonstrations d’hostilité : il n’y en eut pas.

Ils apercevaient Sellers lançant des ordres à l’avant, et pouvaient distinguer Cleary sur le pont du Natchez. Puis Sellers descendit, et avec les jumelles ils virent Cleary comme s’il était à quelques mètres. Il fumait et donnait des instructions aux matelots. Il vint cracher par-dessus bord et regarda la Sarah en s’abritant les yeux ; l’inspection terminée, il descendit à son tour.

« Je préférerais cent fois les voir montrer le poing, dit Satan. Ils savent qu’ils nous tiennent, pour sûr ! »

Puis Sellers reparut sur le pont, et le Juan mit un canot à la mer.

« Le voici, dit Jude, et, qu’il nous tienne ou non, il ne mettra pas les pieds à bord de ce navire. »

Elle courut à l’avant et sortit le faubert du trou où il était fourré.

« Reste tranquille, conseilla Satan. Je ne veux pas de bataille. Je te répète que j’ai un plan : les fauberts n’y rentrent pas.

— Il ne mettra pas les pieds à bord, » répéta Jude.

Au moment où le canot du Juan arrivait le long du bord, Sellers à l’arrière, leva la main droite avec un geste seigneurial et léger, comme il convient à un supérieur daignant remarquer un subalterne.

« Ohé, Satan ! dit-il quand l’homme de proue accrocha sa gaffe.

— Ohé ! répondit Satan. Que venez-vous faire par ici ?

— Je vous l’apprendrai quand je serai à bord, déclara Sellers. Tiens, voilà la gosse. Ohé, petite !

— Bas les griffes ! cria Jude. N’essayez pas de monter à bord ou je vous colle ce torchon sur la figure ! Vous pouvez nous parler du canot. »

Sellers se rassit à l’arrière.

« Elle ne vous laissera pas venir à bord, dit Satan, comme si Jude n’était pas là. Vous n’auriez pas dû la taquiner comme vous l’avez fait là-bas à la Désolation.

— En vérité, je vous demande pardon, fit Sellers. Je suis certainement fâché d’avoir froissé les susceptibilités d’une femme. Mais voici ce qui m’amène, et je puis le dire ici aussi bien que sur le pont : il faut que vous veniez à bord du Juan, avec les mille dollars que vous avez reçus de Carq, sans parler de l’argent que vous avez soutiré à Cleary, pour être jugé en conseil de guerre et entendre prononcer le verdict. Si vous ne venez pas, nous vous aborderons, Cleary et moi ; nous passerons à travers de votre bateau, et vous jetterons, tous tant que vous êtes, dans le lagon. Vous me comprenez ? Je ne plaisante pas.

— J’irai, dit Satan. Il faut que je cause avec Carq, de toute façon.

— Et lui aussi désire s’entretenir avec vous.

— Très bien. Allez-vous-en, et je vous suis.

— Le faubert ! dit Jude. Vas-tu leur rendre ces mille dollars ? J’aimerais mieux les jeter dans le lagon !

— Je paierais bien un millier de dollars pour voir Carq en recevoir un coup sur l’œil, répondit Satan. Mais je n’y perdrai rien. J’ai emmagasiné plus de deux mille dollars de fourbi provenant de ce rafiau abandonné. Laisse-moi m’occuper de ces pleutres-là. »

CHAPITRE XVII

LA BATAILLE

Comme ils suivaient du regard la retraite de Sellers, ils virent le Juan descendre un canot.

« Tiens ! » dit Satan.

Il porta la jumelle à ses yeux.

« Carq vient. Il est à l’arrière, avec son emplâtre. Que veut dire cette manigance ? »

Les deux canots s’approchèrent l’un de l’autre, puis s’arrêtèrent bord à bord, évidemment en consultation. Au bout d’un instant les rames retombèrent à l’eau, et les deux embarcations se remirent en route vers la Sarah, celle de Sellers en tête.

Satan, qui avait trouvé dans sa poche un morceau de gomme, l’inséra dans sa bouche et se mit à chiquer, lentement, comme un bœuf qui rumine, tout en surveillant l’approche des canots.

« Que désirez-vous ? cria-t-il dès qu’ils furent à portée de la voix.

— Carq désire que vous veniez à bord tout de suite, répondit Sellers. Vous lui avez joué un tour, et il ne veut pas que vous lui en jouiez un second.

— Ah ! vraiment ?

— C’est très sérieux. »

Satan cracha dans l’eau et s’accouda à l’aise sur le plat-bord. Carquinez était aussi près de la Sarah que Sellers, mais ne soufflait mot, laissant à son délégué le soin de parler, et se contentant d’émettre de légers pépiements de temps à autre.

« Eh bien, dit Satan, irrité malgré tout son calme apparent, vous pouvez lui déclarer que j’irai quand bon me semblera, et que cela ne sera pas avant demain matin, en dépit de son formidable culot ! Ohé Carq ! Est-ce que vous avez avalé votre langue ?

— On dirait un vrai serin ! commenta Jude. Hé, Sellers ! qu’avez-vous fait de sa cage ?

— Est-ce là votre ultimatum ? demanda Sellers à Satan, sans répondre à Jude.

— Mon outil à quoi ?

— C’est tout ce que vous avez à dire ?

— Oh, fichtre non ! répondit Satan.

— Eh bien, alors, dites-le ! »

Ratcliffe n’avait encore jamais vu Satan échauffé, jusqu’à ce moment où, se redressant de toute sa hauteur et serrant convulsivement le plat-bord, il cria d’une voix de stentor : « Ce que j’ai à dire ? Eh bien, si je me mettais à dégoiser d’ici la fin de la semaine prochaine, je ne pourrais même pas vous dire le commencement de ce que je pense de vous tous, depuis la poulie de corne du vieux morutier de Cleary jusqu’à cette vieille saleté que vous avez vidée de ses tripes quand c’était un yacht… vous et votre bande de cancrelats espagnols… depuis la plante des pieds plats de Cleary jusqu’au bout de votre nez en cul-de-bouteille… Voilà ce que je pense de vous et, quant à votre outil-mate-hommes, je m’en fiche comme d’un bouton de culotte !

« C’est tout ! Je n’ai pas de temps à gâcher avec vos pareils. J’irai si ça me chante et quand cela me plaira, sans attendre vos ordres… Et maintenant, rompez les rangs !

— Bien ! » dit Sellers.

Il donna un ordre aux rameurs ; le canot vira de bord, et, suivi de celui de Carquinez, retourna vers le Juan.

Satan, les mains sur le plat-bord, les regardait, sans cesser de chiquer. Il ne disait rien : sa joue faisait saillie et ses yeux ne quittaient pas les embarcations.

Puis il se retourna brusquement.

« Ces étrangleurs vont maintenant essayer de nous prendre à l’abordage, dit-il. Il va falloir se battre. Voilà Cleary qui quitte son bord, et en un rien de temps nous aurons toute l’arche de Noé sur le dos. Il s’agit de préparer les munitions.

— Il y a des armes à feu en bas, dit Ratcliffe.

— Des armes à feu ? Dieu vous bénisse ! dit Satan… Nous n’avons pas besoin d’armes à feu ! Carq a trop peur de la loi pour permettre à ses hommes de se servir de couteaux ou de pistolets. Jude, où est ce baquet d’appât qui pue si fort ? Tu ne l’as pas jeté par-dessus bord, hein ?

— Non.

— Traîne-le ici. Rat, allez chercher ces cinq bouteilles, de whisky, elles valent toutes les bombes de ce monde, et il y a dans la cuisine une vieille poêle percée. Rien de tel qu’une poêle pour cingler les gens : on ne peut pas rater son coup. Que cherches-tu, Jude ?

— Le faubert. Ça me suffit pour balayer ces ordures !

— Ma foi, peut-être ; mais ils se battront mieux que tu, penses. Bon sang ! si nous avions seulement un rouleau de fil barbelé ! Les voici ! Pressez-vous, Rat ! »

Les trois canots, Sellers et Cleary en tête, se mettaient en mouvement vers la Sarah.

« Nous n’aurons affaire qu’à deux canots, dit Satan au moment où Ratcliffe arrivait et où Jude le débarrassait d’une partie des munitions. Carq ne s’en mêlera pas ; il craint trop pour sa précieuse peau. Allons, apprêtez vos armes ! »

Il disait vrai. Le bateau de Carq, à une demi-encablure de distance, demeura en arrière tandis que les redoutables Cleary et Sellers se précipitaient comme des faucons sur leur proie, manœuvrant pour attaquer la Sarah à tribord, Cleary en avant, Sellers à la suite.

Mais les rameurs n’étaient pas habitués à ce genre de travail. Dans leur enthousiasme, en dépit des jurements de leurs capitaines, ils continuèrent trop longtemps à souquer ; ils faillirent briser leurs proues contre le flanc de la Sarah, et se bousculèrent dans une folle confusion en essayant de reprendre leurs avirons sous le bombardement qui se déchaînait du pont.

Par-dessus la clameur des mouettes s’élevaient les jurons sonores et les hurlements des Espagnols, les cris de Peau-Rouge de Satan, les explosions des bouteilles, cependant que de toutes parts se répandait le relent du poisson pourri et du whisky empoisonné ; mais les attaquants tenaient bon, s’agrippant des dents, des griffes et des gaffes, tandis que le rusé Carquinez, toujours prêt à la fuite, mais retrouvant sa voix pour une fois, clamait des ordres auxquels nulle oreille ne prêtait attention.

Deux fois Sellers faillit monter sur le pont, et deux fois le faubert le culbuta la tête en bas ; mais maintenant Cleary se hissait sur l’avant, soutenu par deux hommes de son équipage ; et pendant que Jude, accourant au secours de Ratcliffe, le repoussait d’un coup de faubert au creux de l’estomac, Sellers, les yeux fermés, la tête enfoncée dans les épaules, et se battant contre Satan comme un diable, gagna le pont, s’agrippa à son adversaire, glissa, tomba et roula avec lui dans le dalot.

Trois Espagnols, l’ayant suivi, se jetèrent comme des chiens sur les combattants ; Jude et Ratcliffe, libres pour l’instant, s’élancèrent contre eux, intervinrent dans la mêlée, dégagèrent Satan et précipitèrent toute la horde par-dessus bord, y compris Sellers, mais seulement pour constater que Cleary avait repris pied à l’avant, et avec lui la moitié de ses rameurs.

Conduits par Satan, qui venait d’empoigner la poêle à frire, les défenseurs se ruèrent sur Cleary.

Satan avait raison : on ne peut manquer son but avec une poêle : Cleary, noir et meurtri, tomba sous ses coups. Ratcliffe, sans autre arme que ses poings, abattit le plus gras des Espagnols ; les autres reculaient pêle-mêle, lorsqu’une vocifération de Sellers, remonté sur le pont, provoqua un arrêt dans la lutte.

« Cessez de vous battre, tas d’idiots ! tonna-t-il.

— Regardez, regardez ! » glapit Jude en même temps. Le flanc bâbord de la Sarah était tourné vers la passe et dans le lagon se glissait un long et mince contre-torpilleur, fendant de son étrave l’eau d’un bleu verdâtre. Les assaillants, se trouvant à tribord, ne l’avaient pas vu venir, et les gens du pont étaient trop occupés pour y prendre garde. Carquinez seul l’avait aperçu.

L’effet produit fut magique. La paix descendit soudain comme un couvercle sur un plat fumant, et par-dessus le plat-bord arrivèrent Carquinez et une autre demi-douzaine de rameurs espagnols.

« Nous voilà frits ! dit Sellers. C’est un navire de guerre britannique et ce maudit banc de sable appartient à l’Angleterre. Nous allons être traînés devant la Cour d’enquête de Bahamas, et Dieu sait quoi, puis ils s’adresseront à La Havane pour les renseignements. Ils nous ont vus à l’œuvre, impossible de nier. Regardez tous ces cochons saignant du nez, et celui de Cleary aplati ! Faites-le revenir à lui à coups de pieds, tas d’andouilles ! Les voici qui arrivent ! »

Le contre-torpilleur avait jeté l’ancre et mis un canot à la mer. Avec la terrible précision d’un faucon, il s’abattit sur la Sarah. Un homme en costume bleu et or tenait les cordons du gouvernail, et les avirons des rameurs frappaient la mer en parfaite cadence.

« Regardez-moi ce portrait à l’arrière, dit Satan.

— Quelle combine méditez-vous ?

— La ferme ! Le voilà ! »

Le canot vint se ranger le long du bord. Les avirons, relevés comme un seul, sonnèrent sur les bancs, le brigadier accrocha la gaffe, et par-dessus le plat-bord arriva un sous-lieutenant de la marine britannique, satiné de peau et propre comme si on venait de le retirer d’un carton.

« Que diable fichez-vous là, vous autres, à vous battre ? » demanda le sous-lieutenant.

Satan éclata de rire.

« Nous faisons du ciné.

— Du quoi ?

— Du cinéma.

— Oh ! du cinématographe ?

— C’est cela ! »

Ratcliffe, plein d’admiration pour cet expédient Satanique, se mit à rire aussi.

« Avez-vous cru que nous nous battions pour tout de bon ? C’est un compliment, ma foi. Comment s’appelle votre navire ?

— L’Albatros, répondit le sous-lieutenant, bel et bien berné. Vous êtes Anglais, n’est-ce pas ?

— Oui. J’appartiens à cette troupe depuis quelque temps.

— Quel est ce bateau échoué sur le sable ?

— Oh ! il fait partie de notre figuration et représente un navire naufragé. Ces hommes sont des soi-disant pirates.

— Fameuse mise en scène, » remarqua l’autre en regardant les forbans, particulièrement Carq et Cleary qui, ressuscité à temps, s’appuyait au plat-bord, chiquant et crachant dans l’eau.

Par bonheur, la redoutable question : « Où est votre prise de vues ? » ne fut pas formulée. Satan y aurait sans doute trouvé une réponse. Mais le sous-lieutenant, novice en ce genre d’affaires, n’en cherchait pas plus long. L’explication était palpable et évidente. Aucune plainte de la part des gens attaqués : assaillants et assaillis semblaient les meilleurs amis du monde. Les mots « troupe cinématographique » éclairaient entièrement la situation.

Il donna quelques renseignements sur l’Albatros. Le navire s’était arrêté pour une petite réparation et repartait le lendemain matin.

Puis il descendit dans son canot et l’incident fut clos.

« Tas de boutures d’andouilles ! dit Satan. Voyez-vous dans quel guêpier vous vous étiez fourrés ! Qu’auriez-vous fait sans moi ?

— Ma foi, je ne le nie pas, vous avez bandé les yeux à cet Anglais avec beaucoup d’adresse, » dit Sellers.

Cleary tourna la tête et regarda Sellers.

« Vous ne le niez pas ? Bougre de décolleur de bernicles, ne vous avais-je pas conseillé de laisser cette affaire de côté ? Satan, je vous pardonne ce coup de bouclier sur la tête. Désormais je ne porterai plus de revolver. En fait d’armes, parlez-moi d’une poêle à frire ! On ne peut l’esquiver, pas plus que la foudre et l’ouragan !

— Eh bien, dit Satan, rentrez tous mijoter dans vos chaudrons. Je serai à bord du Juan en moins d’une demi-heure et je réglerai mon compte avec vous. Si Carq avait fermé son claquet au lieu de me donner des ordres, ce serait fini maintenant et il n’y aurait pas eu de caboches fêlées.

— Nous vous attendrons, » dit Sellers.

Ils dégringolèrent dans les canots et s’éloignèrent.

« Ils n’ont pas même tiré un couteau, remarqua Ratcliffe.

— Oh ! Carq leur avait enlevé leurs surins, fit Satan. Il ne voulait pas de sang versé ni d’ennuis. Il a trop peur de la loi. »

Jude, qui s’était assise essoufflée sur le pont, se mit à rire comme une folle.

« Qu’est-ce qui te prend ? demanda Satan.

— Je n’en sais rien, » répondit-elle.

CHAPITRE XVIII

« JE LA PRENDS »

Dix minutes après, Satan et Ratcliffe abordèrent le Juan. Cleary, déjà à bord, était dans la cabine avec les autres ; Carq et une bouteille de gin présidaient au bout de la table. Satan salua la compagnie d’un hochement de tête et fit signe à Ratcliffe de s’asseoir en face de lui.

On eût dit une réunion de conseil d’administration, car il y avait largement place pour six personnes à la table.

Cela aurait pu être aussi une partie de cartes, où Satan, pour le moment, représentait le perdant.

En tout cas, Ratcliffe, peu habitué à de pareils contrastes, fut frappé d’étonnement par l’amabilité de tout le monde.

« Eh bien, dit Satan, à combien se monte la note ? »

Il y avait sur la table une abondance de verres et une boîte de cigares, que Sellers fit passer à la ronde tout en parlant.

« Il y a la perte de temps de Carq, dit Sellers, sans parler de la mienne et de celle de Cleary. Nous vous avons cherchés aux environs de Rum Cay quand vous nous avez glissé entre les mains, puis nous sommes venus ici. La course représente mille dollars pour nous, et cinq cents pour Cleary.

— Ce qui fait en tout deux mille cinq cent quarante, dit Satan. Nous sommes d’accord, et le navire abandonné est à moi.

— Quel navire abandonné ? » demanda Sellers d’un air innocent.

Satan, dédaignant absolument de répondre, alluma un cigare.

« Il vaut largement dix mille dollars, dit-il, et à combien se montent là-dessus les droits de sauvetage ?

— Oh ! vous parlez de cette vieille barque démâtée collée là-bas sur le sable ? fit Cleary. Elle ne vaut-pas cinq dollars. En outre, elle nous revient. »

Satan laissa tomber Sellers et se tourna vers Carquinez.

« Expliquons-nous, si vous le voulez bien. Vous connaissez les droits d’après la loi. Si vous essayez de vous emparer de ce rafiau, je ferai valoir ma réclamation d’antériorité, et voici un gentleman qui me soutiendra pour les frais de justice. Vous le connaissez : M. Ratcliffe, de la Maison Holt et Ratcliffe.

— Je vous soutiendrai certainement, confirma Ratcliffe.

— Et il me semble que la légalité n’est pas de votre côté, Carq, continua Satan. Nous sommes arrivés ici hier, et nous avons abordé ce navire comme premiers occupants. J’étais en train d’installer l’appareil de remorque quand vous êtes apparus. La chose est claire comme le jour en plein midi. Il est à nous pour le sauvetage, et vous n’y entrez pour rien.

— Écoutez ! » débuta Sellers avec violence…

Puis il se tut : Carq venait de lui donner un coup de pied sous la table. Le silence régna un instant, durant lequel les deux compères semblèrent méditer en communion télépathique.

Carq prit ensuite la parole, s’adressant à Satan.

« Voudriez-vous aller prendre l’air un moment sur le pont avec votre ami ? dit-il.

— Volontiers, » répondit Satan.

Quelques minutes après ils furent rappelés en bas.

« Écoutez, dit Sellers, agissant comme truchement pour les autres. Nous ne voulons pas nous montrer durs envers vous, mais nous avons perdu lourd dans cette affaire.

— Et qui vous y a embobelinés ? demanda Satan. Ne me poursuiviez-vous pas depuis l’automne à propos du Nombre de Dios ? Est-ce ma faute s’il ne se trouvait pas là ?

— Eh bien, de toute façon, nous sommes les perdants. Mais revenons à cette épave abandonnée. Vous ne pourrez jamais la prendre en remorque avec la Sarah, qui n’est pas plus grosse qu’elle, et d’ailleurs vous manquez de main-d’œuvre.

— C’est vrai, admit Satan.

— Or, voici ce que je vous propose. Nous abandonnons nos réclamations pour la course fournie jusqu’ici, nous ne vous demanderons que mille quarante dollars, et vous laisserez là vos prétentions sur cette épave. »

Satan se mit à rire.

« Peut-être ignorez-vous qu’elle contient un moteur auxiliaire qui vaut quatre mille dollars comme un sou ? L’hélice est brisée, mais il y en a une de rechange à bord et si je m’y connaissais en machines, je la ramènerais avec ses propres moyens de locomotion. Non, je m’en tiens à l’épave si c’est tout ce que vous pouvez m’offrir, et voici vos dollars, bien que je sois obligé de vous donner un chèque pour parfaire la somme. »

Il sortit une liasse et posa la main dessus.

« Si vous préférez prendre l’épave pour ce qu’elle vaut et que nous soyons quittes, j’y consens. C’est l’un ou l’autre. Je ne tiens pas à faire ce remorquage. Mais c’est à vous de décider : vous connaissez le pour et le contre.

— Je la prends ! » interrompit vivement Carquinez ; et l’affaire fut conclue.

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

LA LANTERNE QUI S’ÉTEINT

Une semaine après, vers le coucher du soleil, la Sarah remonta le fameux canal d’un demi-mille et jeta l’ancre dans le port de La Havane près de l’ancien mouillage du Maine. Un grand courrier de la poste royale la fit danser sur son sillage en passant tandis qu’elle virait sur son erre, puis un cotre de la douane vint se ranger le long du bord ; les gabelous, saluant Satan comme un ami et frère, montèrent à bord et réglèrent les formalités avec lui dans la cabine. Un vent tiède agitait les pavillons des navires et apportait des parfums et des sons à travers la vaste rade ; Ratcliffe, debout au plat-bord, ébloui par l’éclatante animation du paysage, se disait que la croisière était terminée.

Il se sentait arrivé à la fin d’un livre que le destin lui avait soudain donné à lire, et dont lui incombait le soin d’écrire la suite.

Il se souvenait de cette matinée à l’île des Palmiers, où pour la première fois il avait abordé la Sarah ; et le tableau de l’Haliotis se représentait en vives couleurs à son esprit tel qu’il l’avait vu pour la dernière fois dans le lagon de Cormorant : il entendait encore les hommes de Cleary et de Sellers bourdonner alentour et frapper à grands coups de marteau. Ils voulaient mettre en place, l’hélice et ramener le navire par ses propres moyens au port le plus proche, à Nassau, dans les îles de Bahama.

Le moteur et la coque les absorbaient à tel point qu’ils n’avaient même pas remarqué avec quel scrupule l’intérieur du navire avait été nettoyé ; ils ignoraient, les malheureux, qu’on l’avait abandonné à l’ancre ! Il les revoyait s’activant, comme des fourmis en plein soleil, à la tâche que leur avait assignée l’humour féroce de Satan.

Celui-ci sortait vainqueur de la partie qu’ils lui avaient imposée, enrichi de mille quarante dollars des « tripes » de l’Haliotis, et du secret de la « trappe à andouilles » dont peut-être il disposerait plus tard à des conditions avantageuses.

Sans nul doute Satan mettrait plus tard d’autres infortunés à piocher le sable au-dessus du Nombre de Dios, comme il avait mis Sellers et Cleary à marteler et remorquer l’Haliotis, Thelusson et son équipage à radouber la Sarah, arrêté des transports pour se procurer un régime de bananes, enrôlé Ratcliffe comme complice de ses plans et auxiliaire disponible pour sa besogne courante ; et le trait le plus bizarre de ce gaillard-là, c’est qu’on pouvait compter sur lui, tant qu’il n’avait pas affaire aux compagnies, aux gouvernements ou aux navires abandonnés. Ratcliffe lui eût confié jusqu’à son dernier sou.

Inoffensif et sûr quand on le prenait par la poignée et non par le tranchant ! Honnête avec qui se fiait à lui !

Puis Jude monta sur le pont dans son attirail de port, c’est-à-dire avec des souliers et un manteau.

« Satan est en train de bavarder avec les gabelous et le médecin sanitaire, dit-elle. Dans la cabine on n’y voit goutte à cause de la fumée de tabac, et j’ai dû me changer dans la cuisine.

— Vous allez à terre ? demanda Ratcliffe.

— Non, Satan y va. Il faut que je garde le bateau. Vous l’accompagnez ?

— Bien sûr. »

Satan apparut, suivi des autorités du port, qui descendirent dans leur canot et s’éloignèrent.

« Vous allez à terre ? demanda-t-il. Eh bien, je vous mettrai à quai, quand nous aurons mangé un morceau. Jude ramènera le canot, et nous pourrons en reprendre un sur le quai pour un demi-dollar. »

Une demi-heure plus tard, au moment où les globes électriques commençaient à s’embraser et les feux de position des navires à pointiller le bleu sombre du ciel, ils partirent. Ils s’arrêtèrent sur les marches du quai pour voir Jude s’en retourner à la rame, puis s’enfoncèrent dans la ville.

Les odeurs de La Havane ne ressemblent à celles d’aucun port. Il empeste le rhum, l’ail, la crasse, le cigare et la terre de Cuba, qui diffère de toutes les autres terres. Le port et la ville font des échanges d’arômes, auxquels participent les noirs, les cigarettes espagnoles, l’eau de Floride et les légumes pourris. Satan ouvrait la marche. Il connaissait l’endroit comme ses poches, et en conduisant Ratcliffe sous les lampadaires des grandes places ou par les raccourcis à mine de coupe-gorge, il lui indiquait les points remarquables, le Dutch-Pete, l’usine Alvarez, le Grand Opéra, la Calle Commacio, la cathédrale.

Ils passèrent devant le Florio avec ses tables de marbre, ses buveurs et ses joueurs de domino. Satan s’arrêta soudain.

« Où voulez-vous aller, maintenant ? demanda-t-il. Voulez-vous vous rafraîchir ?

— Non, je n’en éprouve pas le besoin, dit Ratcliffe. Venez par ici. »

Un cinéma-palace flamboyait de l’autre côté de la rue. Ils y entrèrent, et Ratcliffe prit les billets.

La salle était plongée dans l’obscurité. Sur l’écran un cow-boy franchissait une barrière. Un employé muni d’une lampe de poche les mena à leurs places.

Ils s’assirent et regardèrent. De temps en temps Satan critiquait les acteurs à voix haute et parfois sans ménagements. Le cow-boy disparut de l’écran en tirant des coups de revolver, l’électricité se ralluma une demi-minute, puis la représentation continua.

Ratcliffe reçut un coup de coude dans les côtes, et dans l’obscurité lui parvint la voix de Satan, assourdie maintenant, et lui murmurant à l’oreille :

« Dites donc, l’avez-vous vu ?

— Qui ça ?

— Le type qui vous a lâché à l’île des Palmiers.

— Skelton ?

— Lui-même. Il est assis droit devant nous.

— Êtes-vous sûr ?

— Aussi sûr que me voilà. »

Skelton ici ! Mais alors où était la Dryade ? Lui avait-il fait faire naufrage, ou quoi ?

Les paroles de Satan semblaient avoir tout changé, depuis la musique jusqu’à l’image de John Bunny, sur l’écran.

L’obscurité, remplie des senteurs natives de La Havane, s’alourdissait d’une atmosphère de respectabilité britannique. Skelton au cinéma ! Mais il aurait dû être à l’Opéra ou dans un des théâtres, ou se promener sur l’Alameda en digérant son dîner, tout en songeant au protectionnisme ou à l’anglicanisme ! La chose paraissait invraisemblable.

Pourtant, quand l’électricité étincela de nouveau, Skelton était bien là, en chair et en os, assis en compagnie d’un autre personnage. Voici qu’il se levait, évidemment fatigué du spectacle, et sortait suivi de son ami, grave comme s’il assistait aux funérailles de sa mère et non au mariage de John Bunny et de Flora Finch dans un wagon Pullman avec accompagnement de musique noire.

Il portait un habit de soirée couvert d’un pardessus léger. Ratcliffe se leva, et suivi de Satan, le rejoignit et lui toucha l’épaule à la sortie, sous la pleine clarté des lampadaires.

« Tiens ! s’écria Skelton. Ratcliffe !

— Je viens d’arriver, dit celui-ci. J’ai mené une vie épatante. Où est la Dryade ?

— À quai, en train de faire du charbon, répondit Skelton, embrassant d’un coup d’œil la mise inélégante de Ratcliffe et sa casquette de drap, puis la personne de Satan. Je réside au Matanzas : mais j’irai à bord demain matin et nous partirons dans la soirée. Qu’êtes-vous devenu ?

— Oh ! je me suis amusé follement d’un bout à l’autre. Nous avons découvert un vieux navire à trésor que nous avons fait sauter, et nous l’avons trouvé plein de crânes et d’ossements. Vous connaissez Satan ? »

Skelton, qui feignait de ne pas voir Satan, reconnut son existence d’un léger signe de tête.

« Qui est votre ami ? demanda Ratcliffe, regardant le compagnon de Skelton qui s’était écarté de quelques pas.

— Ponsonby, du Service diplomatique. Voyons, venez dîner à bord demain, à une heure et quart.

— Entendu.

— J’ai des effets à vous.

— Bien. Je m’en occuperai.

— Bonne nuit !

— Bonne nuit ! »

Skelton s’éloigna.

Satan et Ratcliffe en avaient assez du cinéma ; n’éprouvant aucune envie d’entrer dans les cafés, tavernes ou maisons de jeu, ils retournèrent vers les quais. Satan marchait dans un profond silence, Ratcliffe songeait.

Toute la soirée, il s’était senti en proie à une sorte d’abattement ; ce sentiment presque pénible, provenant de son retour à la civilisation, s’était d’abord manifesté chez lui sur le pont de la Sarah, puis avait réussi à décolorer ces quelques semaines passées et à neutraliser le magnétisme de Jude.

Son esprit conscient ne s’était jamais pleinement rendu compte de l’emprise exercée par elle, et maintenant je ne sais quel démon subconscient évoqué au contact de la civilisation, telle une bulle de gaz s’élevant de son passé conventionnel, crevait à la surface comme un miasme nocif, dépouillant la Sarah de son charme maritime et romanesque, ternissant l’éclat de ces semaines écoulées. Jude, pâlissant en même temps que tout le reste, devenait partie intégrante de ce qui lui semblait une illusion.

Ce fut au cours de cette séance de cinéma au sein d’une obscurité profonde, et au voisinage malsain de Skelton, que l’atmosphère recommença à s’éclaircir, les vagues à se briser sur Cormorant Cay, les mouettes à voler et à crier, et Jude à revivre.

De nouveau il entendait ce petit rire étrange avec lequel elle avait écarté sa main, et sentait le corps tiède qui s’était appuyé au sien avec tant de confiance sur le banc de sable.

Et elle était là-bas, seule dans la rade sombre, tandis que Satan et lui regardaient les tableaux du cinéma ! Si quelque lourdaud de voilier remorqué au mouillage ou quelque vapeur postal entrait en collision avec la Sarah ! Si, revenant à la rame dans un canot, ils ne trouvaient plus rien, plus de Jude !

Cette pensée le faisait presque bondir de son siège pour quitter la salle. Cependant, il ne pouvait expliquer à Satan son état d’esprit, et dut rester assis jusqu’à l’entr’acte. Mais tout le temps, en contraste moqueur avec les images projetées sur l’écran, il évoquait les images animées de Jude, en plein soleil, vivantes et fraîches comme elle.

Puis, après avoir quitté Skelton, pendant qu’ils poursuivaient leur route vers le quai, son impatience ne fit que croître. L’obscurité de la nuit, les lumières de la ville, la vie bruyante des rues, l’orgie des cafés lui apaisaient sinistres, se liguaient en une conspiration contre lui et cette petite figure solitaire.

L’indifférence de Skelton, sa façon de prendre congé à la hâte, son affectation de ne pas reconnaître Satan, s’alliaient en cette occurrence avec les tavernes flamboyantes, avec la cohue des Chinois, des gens de couleur, des Espagnols et des Américains, avec toute cette gaieté brillante et sans âme qui s’élevait comme une barrière entre lui et l’humble petite Sarah, entre lui et cette Jude perdue là-bas dans l’ombre, en train de l’attendre !

Il comprit soudain que Jude était la seule et unique chose qu’il désirât dans ce monde cruel et froid, éclairé à l’électricité.

Et il l’avait laissée !

Ils franchirent des rues étroites comme dans un cauchemar et des voies resplendissantes dans un hideux tumulte. Enfin, ils atteignirent le quai, déversant ses lumières ombrées sur l’eau noire et mouvante.

Satan loua un canot et ils s’embarquèrent. Deux Espagnols ramaient, et Satan tenait les cordons du gouvernail.

La Sarah était mouillée à un mille de distance. La rade, large de trois milles, vaguement visible sous les étoiles dans son cercle de collines, parut à Ratcliffe plus immense que dans la journée.

Des lumières, partout des lumières, des fanaux de position les uns tout près, les autres très loin, des masses piquées de cabochons lumineux qui étaient de grands paquebots à l’ancre, des voix et des chants et le grincement des avirons dans les tolets. Puis soudain des feux verts, rouges et bleus surgirent devant eux ; un petit remorqueur rageur et tapageur faillit les couler et les laissa en balançoire sur son sillage.

« Espèces de propres à rien ! » s’écria Satan.

Et il ajouta :

« Je ne puis découvrir nulle part le fanal de la Sarah. »

Ratcliffe éprouva un serrement de cœur, empoigné derechef par cette hantise froide et maligne qui le poursuivait au moment de sa rencontre avec ce Skelton de mauvais augure.

Ils étaient maintenant si loin que les bruits de la ville et des quais s’étaient presque réduits à rien ; mais le grincement des avirons dans les tolets continuait sans relâche.

Soudain la voix de Satan s’éleva :

« La voilà, plus loin que ces trois feux à tribord avant. »

Ratcliffe respira et sentit son cœur bondir dans sa poitrine en apercevant le fanal.

Satan modifia la direction.

« Êtes-vous sûr ? demanda Ratcliffe.

— Parfaitement.

— Vous m’avez donné une frousse de tous les diables.

— Comment cela ?

— Je pensais qu’elle aurait pu être coulée par quelque navire entrant, ou quelque chose comme cela.

— Oh ! elle est bien en dehors de la route, dit Satan.

— Néanmoins, je ne me sentais pas à l’aise. »

Puis ils attendirent en silence, Ratcliffe les yeux fixés sur le fanal et la main à la poche, cherchant des dollars pour les rameurs.

« Qu’y a-t-il à payer ? demanda-t-il.

— Un dollar, vu qu’ils sont deux, répondit Satan. Ohé, la Sarah !

— Ohé ! » arriva la voix de Jude, et le fanal fut balancé le long du bordage.

Satan se hissa à bord, et Ratcliffe fourra un billet de cinq dollars entre les mains du premier rameur. Puis il monta à son tour, et les deux matelots s’éloignèrent.

« Ils l’ont pris sans se faire prier ! dit Satan. Vous parlez d’une aubaine ! »

Puis il dégringola l’escalier pour faire du café.

Jude éteignit la lanterne avec ses doigts.

Au moment où elle s’écartait du bordage et de Ratcliffe, il la saisit par la taille. Elle ne résista point. Il la serra sur son cœur.

« Jude !

— Qu’y a-t-il ? murmura-t-elle en retenant son souffle. Que voulez-vous ? »

Et leurs lèvres se rencontrèrent en plein.

Cinq minutes après, Satan, en train de faire le café sur le réchaud Primus de l’Haliotis, entendit un bruit de lutte entrecoupé de rires étouffés, et Ratcliffe apparut à la porte de la cabine. Il traînait Jude qui résistait un peu en se cachant le visage sous le bras.

« Satan, dit Ratcliffe je vais épouser Jude.

— Dieu ait pitié de vous ! » répondit Satan.

CHAPITRE II

LE CADEAU DE NOCES

« Je vais épouser Jude ? »

Le fait fantastique énoncé en ces termes ne lui apparut dans toute sa plénitude que le lendemain à une heure. Au nord, le ciel déversait sa chaleur sur la rade de La Havane comme une bouche de four bleu. Des pavillons flottaient au vent. Les tambours et fifres d’un navire-école américain retentissaient sur l’eau, et un remorqueur entraînait la Dryade vers son mouillage à un demi-mille au plus près de la terre.

La rougissante fiancée qui, la veille au soir, se cachait le nez sur l’épaule de Ratcliffe, assis près d’elle sur la couchette, devant Satan qui la taquinait à propos des jupes dont elle serait désormais obligée de s’affubler, était redevenue Jude.

Descendue sur le youyou, elle en faisait la toilette pour conduire son fiancé à la Dryade.

Elle fredonnait en s’activant à écoper, fixer les coussins et ainsi de suite ; Satan la regardait, songeur, par-dessus le bordage.

Une horrible crainte torturait le cœur de Satan, la peur que Skelton ne voulût se faire rendre le youyou.

« Écoute maintenant, dit-il ; par-dessus toute chose, ramène le canot ! J’aimerais mieux me faire couper la tête que de le perdre. Si tu reviens sans lui, je te fiche à l’eau. C’est sérieux ! »

Ratcliffe qui, habillé pour la circonstance, venait de monter sur le pont, arriva au plat-bord. Jude leva les yeux vers lui et se mit à rire.

Il l’avait vue rire auparavant ; il l’avait vue bouder, méditer, rêver, pleurer, rougir de colère, gronder ; mais il ne lui avait jamais vu, comme actuellement, l’air heureux.

Depuis la nuit dernière, quand leurs yeux se rencontraient, quelque chose apparaissait dans les siens qui la rendait belle. On eût dit qu’une flamme venait de s’y allumer, et il éprouvait de l’enchantement à penser qu’il en était la cause.

Lui-même avait créé ce je ne sais quoi de nouveau dont l’appel manifeste lui allait droit au cœur, droit à l’âme !

Il descendit dans le youyou, fit un signe de tête à Satan, et ils partirent, Jude aux avirons, le pantalon retroussé à moitié du mollet et le vieux panama rejeté en arrière.

« Allez lentement, dit-il. Nous aurons largement le temps. »

Puis, lorsqu’ils furent hors de portée de la voix et enfin seuls :

« Jude !

— Quoi ?

— Vous rappelez-vous m’avoir demandé hier si je m’en allais, maintenant que l’ancre était jetée ?

— Oui.

— Qu’auriez-vous fait, si j’étais parti ?

— Je me serais noyée dans la rade, dit-elle sans un moment d’hésitation. À quoi bon me demander cela ?

— Quand avez-vous commencé à m’aimer un peu ?

— Vous vous rappelez le banc de sable ? demanda Jude. Je ne sais pas. Peut-être encore plus tôt. Vous souvenez-vous de la cachette ?

— Quand je vous ai poursuivie autour de l’arbre et quand… »

Jude fit une petite moue.

« … Vous m’avez donné un formidable coup sur la tête.

— Vous m’aviez retournée de frayeur, dit Jude, et je n’ai plus été la même depuis ce soir-là.

— Je me rappelle. Je vous ai entendue dire à Satan que des revenants vous poursuivaient en rêve.

— Le revenant, c’était vous.

— Mais vous ne m’aimiez pas alors. Vous disiez que les portemanteaux étaient bons pour hisser les simples d’esprit au-dessus du pont.

— Je crois que c’était une sorte d’amour à l’envers, » dit Jude.

Elle tourna la tête pour voir s’ils allaient bien vers la Dryade.

« Vous déviez de la bonne route, observa-t-elle, à moins que vous ne vouliez aborder ce brick.

— J’irais là tout aussi volontiers qu’où je vais, dit-il en rectifiant la direction, à moins qu’il ne s’agisse d’aborder au banc de sable. Jude !

— Eh bien ?

— Imaginez-vous que nous soyons sur ce banc de sable, vous et moi, comme ce jour-là, au lieu d’être dans cette sale vieille rade… Allons-y !

— Je veux bien.

— Quand ?

— Quand vous voudrez.

— Nous pourrions emporter une tente et des vivres. Satan nous conduirait et nous ramènerait… Au diable ! Voici la Dryade ! »

Le capitaine de la Dryade, penché sur le plat-bord, les regardait venir. Le débarcadère était abaissé, et Jude fit aborder le youyou.

De la plate-forme, il la regarda s’éloigner. Il agita une main vers elle, et elle répondit.

En atteignant le pont, il trouva Skelton, également au plat-bord.

« Bonjour, dit Ratcliffe. C’est la sœur de Satan.

— Qui ? demanda Skelton. Cette… euh… personne dans le canot ?

— Oui. Mais vous l’avez déjà vue sur le pont à l’île des Palmiers, n’est-ce pas ?

— J’avais oublié, » dit Skelton, et il n’en parla plus.

Il n’y avait pas d’invités. Ponsonby, qui devait venir se trouvait indisposé ; cependant le déjeuner fut aussi formel que s’ils eussent été une douzaine de convives au lieu de deux.

Vers le milieu du repas, pourtant, l’humour de Ratcliffe commença à s’alléger sous l’effet du Perrier Jouet et d’une pensée bouffonne qui lui dansait dans la tête : « J’irai passer ma lune de miel sur le banc de sable avec Jude ! »

De temps à autre, il se mettait à rire à propos de rien. Skelton trouvait ses façons étranges, décousues, impétueuses, et commençait à remercier sa bonne étoile de l’indisposition de Ponsonby.

Il remarqua aussi que les mains de Ratcliffe, bien que brossées avec soin, portaient les traces de certaines besognes rudes où le goudron avait dû jouer un rôle, enfin il y avait quelque chose d’étrange dans sa chevelure.

En effet : Satan l’avait massacrée à Cormorant avec la paire de ciseaux dont il se servait pour Jude.

Skelton, en invitant Ratcliffe à déjeuner à bord, s’était considéré comme un homme très indulgent. Sans parler de leur petite querelle à l’île des Palmiers, Ratcliffe en fin de compte avait quitté son navire, l’avait déserté pour la compagnie de ces écumeurs de mer, et, pour comble, semblait enchanté de ce changement.

Maintenant, en tête à tête avec le délinquant, il commençait à regretter sa bonhomie. L’homme était dégénéré !

Sous le coup de cette impression, ses manières devinrent plus raides ; il se sentait irrité et ennuyé.

Le maître d’hôtel s’était retiré après avoir mis le dessert sur la table, et Skelton était en train de découper un ananas de l’unique façon dont on doit le découper, – avec un couteau et une fourchette, – quand Ratcliffe, qui, depuis un moment, contemplait l’opération, comme hypnotisé, se mit tout à coup à pouffer de rire.

Ce fruit, lui rappelant sans doute les ananas de conserve empruntés à la cambuse de l’Haliotis, venait d’évoluer devant lui la vision de Satan.

Satan, sous un nouveau jour, Satan comme un entremetteur de mariages !

Toutes sortes de choses, dont certaines presque oubliées, concouraient à le présenter sous ce nouvel aspect. Il se remémorait la sollicitude de Satan pour l’avenir de Jude, sa complaisance lors de leur fugue au banc de sable, ses conversations au sujet de sa sœur, l’absence complète de surprise avec laquelle il avait accueilli l’annonce d’hier au soir – cent indices divers s’accordant à montrer que Satan avait souhaité cette union tout comme il avait désiré que Skelton lui donnât son youyou, tout comme il avait voulu voir Ratcliffe s’embarquer sur la Sarah.

Lui, Ratcliffe, faisait partie des grappillages de ce romanichel des mers ; il rentrait dans la catégorie des régimes de bananes, des pots de peinture, de la toile à voile, des tampons d’écoute, des erseaux, et ainsi de suite ! On l’avait annexé pour l’adapter à Jude, tout somme le treuil de l’Haliotis pour l’adapter à la Sarah !

Jude elle-même avait déclaré que Satan l’avait amené à bord parce qu’il avait besoin de lui.

Skelton s’arrêta dans son dépeçage d’ananas et le regarda les yeux écarquillés.

« Je vous demande pardon, dit Ratcliffe, mais je viens d’être frappé d’une idée si terriblement drôle que je n’ai pu m’empêcher de rire, – en tout cas, c’est une plaisanterie à mes dépens. Écoutez, Skelton, je veux vous confier quelque chose… Je vais… hum… me marier avec une jeune fille.

— Vraiment ? Mais qu’y a-t-il là de si terriblement drôle ?

— Rien, ce n’est pas cela, c’est autre chose de plus drôle. Mais commençons par là. Je vais épouser cette fillette qui m’a amené en canot tout à l’heure, la sœur de Satan. »

Skelton déposa sa fourchette. Tout son empois venait de fondre. Surpris au delà de toute expression, il sembla devenir soudain plus jeune et plus naturel.

« Grand Dieu ! s’écria-t-il en le dévisageant. Vous n’allez pas me raconter…

— Si. Je ne sais pas pourquoi je vous le dis, mais voilà. Vous ne pouvez pas le moins du monde me comprendre, et je n’essaierai pas de vous expliquer. »

Or, Skelton, une fois désempesé, était à l’occasion un homme raisonnable et d’aussi bon cœur qu’aucun autre mortel.

Son œil ne laissait échapper aucun détail, même les plus futiles. Il avait vu Jude à l’île des Palmiers, il l’avait entendue parler, il venait de la revoir une demi-heure auparavant, et les manières de Ratcliffe ne lui laissaient aucun doute sur son absolue sincérité.

Ce garçon-là allait commettre un suicide, un suicide social ! Il avait vu des hommes en faire autant de façon différente.

Il repoussa l’ananas et se leva de table.

« Venez au fumoir, » dit-il.

Dans le fumoir, il sonna pour demander du café. Pas un mot au sujet de Jude. Un silence mortel.

Puis, le café servi et la porte fermée, il se tourna vers son compagnon :

« Ratcliffe, vous ne pouvez pas commettre une pareille bêtise. Je sais ! Laissez-moi vous parler un instant. Vous êtes votre propre maître et libre d’agir à votre guise ; mais je dois parler. Je vous aime beaucoup. Nos caractères sont diamétralement opposés et nous ne nous accordons guère en compagnie ; mais vous possédez beaucoup d’excellentes qualités, et je ne voudrais pas vous voir tomber dans la boue. Vous allez choir dans le filet en deux minutes ; mais en deux cents ans vous ne pourrez vous en dépêtrer, une fois la chose faite. Vous prenez du sucre dans votre café ? Oui, je me rappelle. Voyez ! J’avais jadis un jeune frère qui tenait à faire la même sottise que vous, se perdre absolument. J’ai réussi à l’arrêter, à sauver son avenir et son nom. »

Il prit un cigare dans une boîte et, s’arrêtant net dans ses remarques, en coupa le bout.

« Mon cher ami, dit Ratcliffe sans lui laisser le temps de poursuivre, je devine exactement vos impressions à ce sujet et ce que vous voulez me dire. Je l’ai senti et me le suis dit déjà à moi-même.

« J’ai commencé à l’aimer dès le début. Vous en auriez fait tout autant à ma place. Personne ne pourrait s’empêcher de l’aimer.

« Puis, au bout de quelque temps, j’ai découvert dans quelle direction je me laissais entraîner, et je me suis avoué que c’était absurde. Je me représentais toutes les femmes que je connais, ainsi que ma situation dans ce monde extraordinaire que vous appelez la société.

— Ne vous moquez pas de la société, prononça gravement Skelton. C’est le genre de cant à meilleur marché que la folie puisse mettre dans la bouche d’un homme. Continuez.

— Vous avez raison, reconnut Ratcliffe. Néanmoins, la société vous dégoûte parfois, lorsqu’elle se dresse contre quelque chose de vivant, de frais, de libre de toute affectation comme l’est Jude.

« Eh bien, les choses ont suivi leurs cours. Je n’avais guère le temps de penser, manquant de main-d’œuvre comme nous le faisions ; et c’est en cela que réside la fatalité ; car je l’ai absorbée sans y songer, non pas son visage ni son corps, mais son caractère. Vous savez que quand on se trouve si peu nombreux et si à l’étroit dans un baquet comme la Sarah, le caractère est la chose qui s’impose et compte le plus ; or à chaque détour le sien s’affirmait et m’empoignait de plus en plus fort. Ce n’était pas non plus un caractère tout en sucre, mais quelque chose sur quoi l’on peut compter, quelque chose de réel comme la mer… vous ne pouvez pas me comprendre.

— Si fait, dit Skelton pour l’encourager. C’est un beau caractère.

— Oh ! fichtre non ! répondit Ratcliffe. Ne vous emballez pas. Un caractère réel : voilà le mot qui convient.

— Mais, mon cher…

— Je sais ce que vous allez dire. Elle ne parle pas un anglais très pur, eh bien, je le lui enseignerai. Elle est vêtue… à sa façon. Eh bien, je la ferai s’habiller à la mode au bout d’un certain temps. »

Skelton manifesta soudain un éclair d’irritation.

« Venons-en au point essentiel, dit-il. Après ce que je vous ai dit, persistez-vous dans votre dessein ? Allez-vous l’épouser ?

— Dès que je pourrai trouver un prêtre et l’amener à bord de la vieille Sarah, répondit Ratcliffe.

— C’est votre dernier mot ?

— Oui.

— Très bien, » dit Skelton.

Il changea de façons. Il avait fait son possible, mais en vain. Ratcliffe n’était pas de sa famille, après tout. Et maintenant, regardant l’événement avec autant de détachement que s’il s’agissait d’un cheval perdant ou d’un match de boxe pour lequel il n’aurait pas misé, il alluma le cigare qu’il tenait depuis longtemps entre ses doigts, et se montra presque aimable.

« Très bien, dit-il. Allez-y ! Après tout, ce n’est pas mon affaire ; cependant je m’intéresserai toujours à savoir ce que vous devenez. À propos, j’ai à bord des effets qui vous appartiennent.

— Remportez-les, voulez-vous ? Vous serez bien gentil, dit l’autre, et laissez-les aux gens du yacht à Southampton. Je les reprendrai à mon retour.

— Vous reviendrez ?

— Oh ! certainement ; mais pas avant un an ou deux, peut-être. J’ai des tas de choses à faire, et quand je vous reverrai, peut-être serez-vous d’accord… »

Il s’arrêta net et alluma son cigare, puis ils demeurèrent silencieux, plongés chacun dans ses propres pensées.

En ce moment, sur l’air tiède et chargé d’odeurs marines qui entrait par les sabords ouverts, une voix leur parvint.

C’était la voix du second, s’adressant à quelqu’un par-dessus bord.

« Hé, là-bas ! Ramenez-le aux portemanteaux de la dunette ; nous devons le rentrer à bord.

— Il s’agit du youyou, dit Skelton. J’ai donné l’ordre de le rentrer à bord. Je vous renverrai dans le canot. »

La voix se fit entendre de nouveau.

« Hé, là-bas ! Êtes-vous sourd ? Ramenez-le aux portemanteaux ! Nous devons le rentrer à bord. »

Puis la voix jeune et fraîche de Jude :

« Allons donc ! Il est à nous ; le vieux pantin l’a donné à Satan. Qu’est-ce que vous nous chantez ?

— Très bien, cria l’autre. Attendez que Sir Williams monte sur le pont. »

Skelton, grimaçant un sourire, se tourna vers la porte, indiqua du doigt la pendule sur la cloison.

« Je monte sur le pont, dit-il. Voyez cette pendule : promettez-moi de rester là deux minutes près d’elle et de réfléchir une dernière fois à toute l’histoire. Ne vous laissez pas influencer par rien de ce que j’ai pu vous dire. »

Il monta sur le pont et, se tenant à distance du bordage, entra en conversation avec le capitaine.

Trois minutes s’écoulèrent et la tête de Ratcliffe apparut à l’écoutille du salon.

« Vous vous en allez ? demanda Skelton.

— Oui, répondit Ratcliffe.

— Bien. Vous pouvez garder le youyou. C’est mon cadeau de noces. Bonne chance !

— À vous de même. »

Il serra la main de Ratcliffe, qui étreignit la sienne en retour. Jamais auparavant ces deux hommes n’avaient été si près l’un de l’autre, et jamais l’avenir ne les rapprocherait davantage.

Deux heures après la Dryade, soulevant sa traîne de satin dans la rade, abaissa son pavillon devant l’humble petite Sarah, qui rendit le salut ; et quelqu’un qui se trouvait dans le cadeau de noces rangé le long du bord agita son chapeau.

Skelton, à la lisse d’arrière, pointa sa jumelle vers le porteur du chapeau. C’était Satan.

 


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnr.com/

en octobre 2022.

 

– Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle, Marie-Joelle, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : H. de Vere Stacpoole, L’île des palmiers, Paris, Hachette, 1929. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo dont est dérivée l’illustration de première page, Palmier sur une plage de Martinique, a été prise par Patrick Verdier en mars 2003.

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[1] Le collège le plus aristocratique de l’Université d’Oxford.

[2] Autre collège d’Oxford, pépinière d’athlètes réputés.

[3] Yawl : petit bateau gréé comme un cotre et possédant, en plus, à l’arrière, un mât dénommé mât de tapecul.

[4] Dr Jekyll et M. Hyde : célèbre roman de R.-L. Stevenson.

[5] Pack-Rat.

[6] Tammany Hall était un chef indien qui donna son nom à une vaste association de malfaiteurs.

[7] Voilier à deux mâts.

[8] De R. M. Ballantyne, romancier anglais d’aventures, très en vogue à la fin du siècle dernier.