Stanley Shaw
LA SIRÈNE DES NEIGES
traduction-adaptation : Michel Epuy
1929
bibliothèque numérique romande
Table des matières
CHAPITRE PREMIER L’AGENT SECRET
CHAPITRE II L’AFFAIRE B.M. 432
CHAPITRE III LES YEUX ET LES DENTS DU CANADIEN
CHAPITRE V LA DÉCOUVERTE DE CREWLY
CHAPITRE IX SUR LA PISTE DU MORT
CHAPITRE XII DES NOUVELLES DU NORD
CHAPITRE XIII LE LIT DU DIABLE
CHAPITRE XV UNE AVENTURE DANS LA NUIT
CHAPITRE XVIII LA LUMIÈRE QUI PARLE
CHAPITRE XIX LE RENARD DANS LA TRAPPE
CHAPITRE XXIV LA LUMIÈRE DE L’AMOUR
Pour la dixième fois peut-être dans le cours de l’après-midi, Jensen sortit le papier de sa poche et le relut :
« Partez immédiatement pour le campement de Little Babos conformément aux instructions qui vous ont été données et attendez-y un messager venant du Nord. Servez-vous de cet ordre pour vous faire reconnaître. »
C’était tout. Court et net… Très clair aussi, sans doute, pour son véritable destinataire, mais presque aussi incompréhensible pour Jensen que si ce morceau de papier avait été vierge de toute écriture.
Cet ordre, cependant, devait être fort important pour qu’on ait cru devoir le libeller sur ce fragment de vrai et épais parchemin et se servir de cette encre d’un noir intense, comme celle qu’emploient souvent les artistes. Jensen avait essayé de mouiller le billet, de le chauffer, mais l’écriture était restée indélébile et apparente, comme en relief.
Jensen jeta le parchemin sur la table en sapin adossée à la fenêtre et considéra d’un air pensif la rive opposée du fleuve.
Au-delà de l’Ungava s’étendaient sans fin les vastes solitudes arctiques. Était-ce donc de là que devait venir le mystérieux messager ? Serait-ce un blanc ou un Esquimau, un Indien ou quoi ? Un adversaire ou un ami ? Et surtout, de quelle nature serait son message ? Cette dernière question était assurément la plus importante. Toutes les autres, Jensen se sentait en mesure de les résoudre au mieux, à mesure que leurs solutions se présenteraient ; c’étaient, comme il se plaisait à dire, des équations personnelles, tandis que, au contraire, une angoisse l’étreignait en se demandant si l’inconnu allait lui apporter enfin la solution du grave problème qui l’avait conduit, d’étapes en étapes, dans ces terres de silence et de solitude, en plein désert polaire…
Quel voyage terrible ! Et, par certains côtés, miraculeux. D’abord, la piste suivie n’avait jamais cessé d’être facilement reconnaissable ; malgré les chutes de neige, les brouillards glacés, jamais il n’avait dû rechercher longtemps les traces des anciens campements, les marques et indices du passage d’autres hommes ; bien plus, cette piste devait être fréquentée, car, de place en place, des dépôts de provisions bien abrités en des « cairns », s’étaient échelonnés sur les trois cents milles qui séparaient le lac Lucan de la baie d’Ungava. Sans cela, évidemment, un homme seul, sans traîneau et sans chien, n’eût jamais pu franchir une telle distance, en un pareil climat. La cabane de Little Babos, où il était enfin arrivé, était spacieuse, contenait d’abondantes provisions et commandait une vue étendue. Ce n’était certes pas l’abri d’hiver d’un ou deux misérables trappeurs…
Comment expliquer alors que Jensen n’eût rencontré personne sur une telle piste ? Personne, en vérité, c’était trop dire, mais les quelques Indiens ou trappeurs métis qu’il avait aperçus, de loin en loin, s’étaient éclipsés, avaient fui comme des lièvres, sans retourner la tête ni répondre à ses appels. Quelques-uns même qui n’avaient pu l’éviter, et se trouvaient déjà installés dans quelque campement, avaient plié bagages et avaient disparu dans la nuit dès qu’ils l’avaient vu endormi.
Tout cela était étrange et insolite. Quoique jeune et encore inexpérimenté, Jensen était assez au courant des mœurs et des usages pratiqués en terres arctiques pour s’étonner aux aspects contradictoires de cette piste à la fois fréquentée et vide, que, faute d’autre nom, il appelait la « route mystérieuse ».
Évidemment, il pouvait se tromper, il était encore novice dans le métier. Au cours de ses études universitaires, il avait longtemps cru qu’il entrerait dans la diplomatie, mais son aptitude aux exercices physiques, son goût pour les aventures et les dangers personnels, lui avaient fait choisir le « Service Secret », et entrer dans cette vaste organisation chargée de maintenir l’ordre et la paix dans les vastes territoires des États-Unis, de protéger les chefs du gouvernement et de détruire les repaires des criminels, faux-monnayeurs et bandits de tous genres.
D’ailleurs, lié d’amitié avec le fils du Directeur Général du Service Secret, Dr Hilkie, Jensen avait presque tout de suite obtenu des missions de confiance. D’abord chargé de protéger la personne du Chef de l’État, il avait reçu l’ordre, avec tous les autres bons agents disponibles, d’enquêter sur la plus troublante et mystérieuse affaire qu’on eût vue depuis longtemps et qui s’appelait dans les rapports officiels l’Affaire B. M. 432.
En considérant le vaporeux ciel nordique par la fenêtre de la cabane, Jensen aperçut des bandes de nuées qui surgissaient çà et là et allaient s’amonceler sur les monts dénudés et rocheux de l’est. Une tempête s’annonçait. Chasserait-elle devant ses tourbillons de neige et ses coups de vent glacés le mystérieux messager ? À moins que le temps ne changeât miraculeusement ou que le voyageur inconnu n’arrivât bientôt, il allait être périlleux de se trouver dehors par un de ces orages de fin de saison, précurseurs d’un hiver terrible qui devait durer neuf mois.
Alors, plus de retour possible, et, à cette pensée, malgré toute son ardeur de néophyte et son vaillant désir d’accomplir quelque action d’éclat dans le Service, Jensen sentit ses vertèbres se glacer. La nuit venait. Jensen remit des bûches sur le feu et s’assit devant l’âtre, en proie à de sombres pensées.
Certes, quelle que fût la longueur de son séjour forcé à la cabane, il n’y mourrait ni de faim ni de froid. Elle était amplement approvisionnée de sucre, farine, jambon, lard, café et bois de chauffage. Le jambon et le lard n’étaient pas indemnes de quelques « habitants », la farine nourrissait déjà un petit peuple de charançons, mais le café était de qualité surfine ! Et avec cette boisson-là, Jensen se moquait un peu des charançons ! Après avoir découvert en outre des paquets d’excellent tabac, le détective trouvait que la Providence lui avait ménagé là de vraies vacances de prince.
Cependant, pas de chandelles, pas de lampes, point de pétrole… Des allumettes, du bois, de quoi se chauffer, et rien pour s’éclairer. C’était fort curieux.
Le vent précurseur de l’ouragan commençait à souffler en rafales et à ébranler de moment en moment les parois de la cabane. Par instant il repoussait violemment la fumée et les cendres du foyer, puis, dans sa rage inconstante, il produisait un si formidable appel d’air que des étincelles jaillissaient en gerbe jusque sur le toit. Deux fois, Jensen alla ouvrir la porte, croyant avoir entendu frapper à coups de poing, mais il n’aperçut au dehors que les ombres errantes de quelques loups affamés. Après six jours de solitude et d’attente, il avait les nerfs tendus ; il se sentait pris du désir de danser, de chanter, de faire n’importe quoi pour entendre autre chose que l’hululement du vent…
Cet état de dépression nerveuse n’était pas habituel chez cet homme jeune et robuste. Il ne se l’expliquait à lui-même que pour deux raisons : D’abord il se trouvait dans une position délicate et fausse devant le propriétaire de la cabane, surtout si ce propriétaire devait se révéler à l’improviste comme le mystérieux « envoyé du Nord », peut-être un ennemi mortel. En outre, une petite blessure qu’il s’était faite au poignet gauche en coupant du bois quelques jours auparavant, ne s’était pas cicatrisée comme elle aurait dû ; son bras était un peu enflé et, par moments, des élancements douloureux lui montaient jusqu’à l’épaule.
Il se leva, se versa une tasse de précieux café, bourra sa pipe et l’alluma à un tison rougeoyant. Alors, il se sentit plus calme et ses pensées se détournèrent vers de plus riantes perspectives…
Il se trouvait dans cet état de demi-conscience qui précède le vrai sommeil lorsqu’il sursauta et se dressa, tout prêt à l’action, coudes au corps, muscles bandés, tous ses sens en aguet… Cette fois, il en était sûr, quelqu’un était à la porte, et des abois de chiens se faisaient entendre. Un sentiment de soulagement et presque de joie l’envahit : Enfin, il allait agir, et savoir. Ce ne pouvait être que le messager du nord tant attendu. Il s’approcha de la porte en souriant, aussi disposé à attaquer qu’à se défendre, par ruse ou par force, et enleva rapidement la barre de sûreté.
— Enfin, qu’il fait bon trouver du feu tout allumé ! L’ouragan vient droit du pôle et m’a coupé le souffle !
Cette créature humaine empaquetée d’admirables fourrures jusque sur le visage, avait une voix de riche et profond contralto… Jensen tomba presque sur ses genoux… Ce n’était ni un Indien, ni un métis, ni un blanc qui entrait avec le grand tourbillon du vent et se dirigeait rapidement vers le feu en se découvrant le visage, mais une femme… jeune, blonde, aux traits fins, aux yeux brillants !
Elle enleva prestement ses grosses mitaines et Jensen aperçut des mains petites et blanches baguées d’or… D’entre les doigts fuselés le scintillement d’un gros diamant jaillit dans la hutte comme une fusée magique. Jensen se frotta les yeux, se demandant s’il rêvait… Mais, non, car la jeune créature, qu’elle fût déesse des vents ou sirène des neiges éternelles, s’écria :
— Sacré vent !
Non, il ne rêvait pas, mais il était trop stupéfait pour prononcer une parole et il demeurait cloué sur place, les bras ballants, les yeux fixes.
Elle, de son côté, ne semblait pas avoir remarqué sa présence. Elle s’était tranquillement assise devant le feu et étendait ses mains vers la flamme. Grande, mince, mais admirablement proportionnée, d’aspect résolu, respirant à la fois la grâce et la force, c’était un remarquable spécimen de l’anglo-canadienne jolie, saine et bien équilibrée. Elle était vêtue d’une courte robe rouge de gros drap, portait de longues bottes souples qui lui remontaient jusqu’au-dessus du genou. Aux épaules un manteau de renard noir qui devait valoir une fortune ; sur la tête un bonnet de fourrure qu’elle rejeta un peu en arrière, découvrant soudain une profusion de cheveux embrouillés, d’un blond chaud et lumineux…
Ce ne pouvait être une petite poupée mièvre et délicate ; chacun de ses gestes trahissait la femme entraînée aux sports et aux plus durs exercices physiques, mais encore, la finesse de ses traits, la délicatesse de ses mains soignées, et surtout l’impérieuse intelligence de sa physionomie dénotaient une femme riche, et qui devait faire partie de ce qu’on appelle communément les hautes classes de la société…
Jensen avait eu tout le temps de faire ces différentes observations, car l’étrangère, heureuse et rieuse devant le feu allumé, ne remarquait toujours pas sa présence…
Il fallait en finir…
Jensen se décida à tousser légèrement…
Elle sursauta, tourna la tête, regarda autour d’elle…
— Quoi ? Quoi ! s’écria-t-elle de l’air le plus surpris du monde. Me serais-je trompée ? Ne suis-je pas ici au refuge de Little Babos ?
Et comme le détective, inclinant affirmativement la tête, se préparait à répondre, elle poursuivit impétueusement : – Mais bien sûr, c’est le refuge ; je ne me suis pas écartée de la piste ! Mais, vous, qui êtes-vous ?
Ces paroles remplirent d’aise le jeune homme : de toute évidence c’était elle qui personnifiait le « messager du nord » si longtemps attendu… c’était une messagère, voilà tout.
Mais Jensen, peu accoutumé à parler aux femmes, ne savait comment débuter, ni surtout que répondre à la question directe de la jeune fille. Il baissa la tête devant les grands yeux brillants qui l’interrogeaient et se borna, d’un geste, à montrer le morceau de parchemin qui était resté déployé sur la table.
La jeune femme s’en saisit et se baissa devant le foyer pour lire à la lueur du feu. À en juger par le temps qu’elle garda les yeux fixés sur ces quelques mots, elle dut le relire plusieurs fois… ou faire semblant pour pouvoir y réfléchir à son aise…
Pendant qu’il attendait avec une légère angoisse de voir l’interprétation que l’inconnue donnerait au document, la tempête que les grandes rafales du vent avaient précédée, commençait à se déchaîner dans toute son horreur, sinistre et nocturne, faite d’éclairs immenses, de tourbillons de grésil, de tonnerre assourdissant.
Enfin, très calmement, la jeune fille remit la note sur la table et se retourna du côté de Jensen.
— Néanmoins, dit-elle, je continue à ne pas comprendre… Elle réfléchit encore une seconde, puis d’un air décidé, reprit : C’est absurde, tout cela. Pourquoi ne me dites-vous pas qui vous êtes ? Si vous savez vous-même ce que vous êtes venu faire ici, vous ne resteriez pas là, penaud et embarrassé comme un petit gamin ! En tout cas, n’essayez pas de m’en conter, n’est-ce pas… Et dites-moi vite que vous n’êtes pas un sacré menteur !
… Eh bien, ce n’étaient pas là paroles de fée ou d’apparition ; l’inconnue avait le verbe tranchant et résolu. Ce n’était pas une petite fille jamais sortie du salon de sa maman.
Il fallait répondre. Mais Jensen manquait de données pour savoir ce qu’il convenait de dire. Sous quel aspect se présenter ? Quel motif donner à sa présence ? Il n’avait résolu aucune de ces questions lorsqu’il commença à parler.
— On m’a envoyé ici, dit-il en espérant au fond de lui-même que ce « on » aurait plus de signification pour son interlocutrice que pour lui. Ils m’ont dit que le document suffirait à tout expliquer. Je suis tout nouveau dans l’affaire, et je crois que mon nom ne vous dirait rien…
Sur un geste d’impatience qu’elle fit alors, Jensen ajouta : Cependant, si vous y tenez, je peux vous dire que je m’appelle Kerrison, Alain Kerrison.
Ce disant, il eut le sentiment très net qu’il eût été préférable de dire son vrai nom, que l’inconnue savait qu’il mentait… C’était stupide pour un agent du service secret, mais les yeux magnifiques qui restaient attachés sur lui le remplissaient de confusion, de crainte inexprimable, d’inquiétude étrange… Pourquoi avoir choisi ce nom de Kerrison entre mille autres ? Il s’en repentait déjà, mais cela lui était venu à l’esprit sur le moment même parce que sa mission avait trait à de l’or et qu’il avait beaucoup pensé, durant tout ce jour-là, au vieux milliardaire J. J. Kerrison, propriétaire des mines d’or de Cobrain et de Communapair, les plus riches du monde. Il n’avait jamais eu affaire avec lui, ne le connaissait nullement, et ç’avait été sans plus de réflexion que ce nom lui était venu aux lèvres.
Mais l’inconnue eut une réaction inattendue, elle leva les mains et recula comme si elle eût aperçu un serpent.
— Kerrison ! s’écria-t-elle. Mais c’est mon propre nom ! Est-ce que vous vous moquez de moi, ou vous appelez-vous réellement Kerrison ? Mais non, je n’en crois rien, vous n’avez pas l’air d’un Kerrison. Vous mentez. Abandonnez vite ce masque stupide, dites-moi qui vous êtes et ce que vous êtes venu faire ici !
Elle montrait cette fois de l’impatience et de la colère. Ses yeux, décidément plus sombres que l’on n’aurait pu s’y attendre chez une femme si blonde, se chargeaient de méfiance et de mépris. Cependant, au prix même de sa vie, Jensen n’aurait pu deviner ce qu’il fallait dire. Il pensa que le silence ne pouvait gâter davantage la situation et se borna à émettre quelques vagues sons de la gorge en indiquant à nouveau du regard le document ouvert sur la table.
Mais elle, dédaignant désormais le morceau de parchemin, retourna s’asseoir auprès du foyer de l’air à la fois désabusé et digne d’une maîtresse d’école qui n’arrive pas à faire comprendre une notion d’arithmétique à un écolier trop grand pour être fouetté et trop bête pour qu’on perde du temps avec lui.
« Elle est aussi indécise et intriguée que moi », se dit Jensen. « C’est déjà un avantage. Profitons-en ». Et en même temps, une autre voix en lui disait : « C’est bien la plus jolie petite que j’aie jamais vue ».
Il est impossible de dire combien de temps le détective serait demeuré silencieux dans cette posture d’écolier indécrottable dont sa maîtresse ne sait plus que faire, car un indescriptible charivari le tira soudain de sa léthargie : De furieux abois de chiens mêlés d’imprécations bien humaines, de claquements de fouets et de heurts de traîneaux retentirent au dehors. Évidemment, de nouveaux visiteurs arrivaient à la cabane de Little Babos.
Ce fut en juin de cette année-là, au moment où l’on préparait la clôture des comptes semestriels, que la National Northern Banque, où se trouve le plus considérable dépôt d’or des États-Unis, fit une étonnante découverte. Les réserves de monnaie étaient sorties des caves et pesées. Au cours de cette opération, le nègre aux forces d’athlète Sam Kettle, était en train de soulever un sac pour le déposer sur la balance, lorsque la forte toile se déchira et une cascade de pièces d’or se répandit sur le sol.
Le nègre, pour les empêcher de se disperser dans les coins de la salle voûtée et plutôt sombre, fit un mouvement instinctif du pied et posa son lourd talon sur quelques-uns des disques de métal qui roulaient sur les dalles. Il exécuta ce mouvement brusque avec une telle force qu’une pièce coincée sur ses bords se cassa en deux. L’un des fondés de pouvoir, M. Atterbury, qui surveillait le pesage, remarqua la chose et ramassa les deux morceaux de la pièce d’or.
— Prenez garde à ce que vous faites ! cria-t-il. Il aida aux opérateurs à reconstituer la somme qui devait se trouver dans le sac, puis ajouta : Je garde la pièce cassée comme souvenir !
De retour à son bureau personnel, M. Atterbury sortit les deux morceaux de sa poche et, tout en sifflant un air d’opérette entendu la veille, essaya distraitement de les rapprocher l’un de l’autre.
Mais, tout à coup, sa physionomie, si joviale d’ordinaire, s’allongea et s’assombrit ; l’air de danse s’arrêta sur ses lèvres et ses yeux parurent sortir de leurs orbites. Il s’approcha de la fenêtre où passait un léger rayon de soleil et s’écria :
— Bonté divine !
L’intérieur de chacun des fragments de la pièce était d’une substance poreuse et blanchâtre ! À l’extérieur il y avait une couche d’or, sans aucun doute, mais qu’était-ce que le métal étranger ainsi recouvert ? Le fondé de pouvoir vaguement inquiet devant la découverte de cette fausse pièce, téléphona au garde des sous-sols et ordonna que le sac qui s’était malencontreusement ouvert lui fût immédiatement apporté.
Le grand nègre à la face épanouie arriva bientôt avec le sac dans les bras. Atterbury en brisa les scellés, en fit verser avec précaution le contenu sur son bureau, et, tandis qu’il retirait ses papiers pour faire place nette, les pièces d’or se déversaient avec un son pur et s’entassaient les unes sur les autres comme une rançon royale. Aux oreilles d’un caissier de banque, que ce bruit métallique était agréable ! Pas une fausse note ! L’or pur frappait de l’or pur. Atterbury prit ensuite une balance de précision qui trônait dans un coin sous sa cloche de verre et pesa quelques pièces : toutes étaient du poids réglementaire. Il poussa un soupir de soulagement.
Alors, comme le nègre, les mains dans les poches, surveillait la scène d’un air malin et naïf à la fois, Atterbury se décida à une troisième épreuve… tout à fait inutile, dans sa pensée, mais tout de même susceptible de lui rendre sa complète sécurité d’esprit :
— Tiens, dit-il à Sam en saisissant au hasard une des pièces, mets ça par terre et saute dessus de toute ta force et de tout ton poids… Avec le talon ! Attention ! Vas-y !
Le nègre ne se fit pas prier. Il se ramassa sur lui-même, bondit, et ses deux cent cinquante livres de bonne chair et d’os s’élevèrent et s’abattirent sur le plancher avec une force telle que tout l’immeuble en trembla.
— Si ’you plaît, M’sieu, dit-il, je crois ben que je l’ai encore cassée en deux…
Atterbury se baissa et ramassa la pièce : elle n’était pas séparée en deux, mais pliée fortement, et, à la plissure, une légère ligne blanchâtre révélait que l’intérieur, ici aussi, n’était pas de l’or !
Tremblant comme un homme frappé d’une attaque d’hémiplégie, le fondé de pouvoir donna l’ordre de lui apporter une poignée de pièces d’or prélevées sur chacun des sacs enfermés dans les coffres de réserve. Quelques instants plus tard, devant les dix chefs de service convoqués à la hâte, ces pièces furent mises à l’épreuve… et bientôt ces hommes si sûrs d’eux-mêmes, intelligents, raisonnables et bons citoyens furent pris de panique, crurent devenir fous tous ensemble, car toutes les pièces sans exception, se trouvèrent fausses !
Dans le courant de la nuit suivante, le Gouvernement fut mis au courant. Le Ministre des Finances câbla à toutes les grandes banques l’ordre d’examiner leurs réserves en monnaie d’or… et au matin, on sut dans les sphères officielles, que, sans être total, le désastre était immense et partout répandu.
C’était en effet un vrai désastre, si l’on y songe. L’or dont les États-Unis étaient si fiers ; cette richesse inouïe qui assurait au pays une grandeur et une force inégalables, voilà qu’en quelques heures, elle subissait une dépréciation formidable, tombait à un taux dérisoire !
Devant l’énormité de l’événement, les autorités décidèrent de faire le silence. On craignait au Ministère que le public ne fût pris de panique et que les nations étrangères ne veuillent profiter de la situation. Tout le crédit et la puissance presque tout entière de la plus grande République du monde étaient en jeu. On prit des mesures exceptionnelles. L’affaire fut confiée au Service Secret muni de pouvoirs renforcés et il fut décidé que dans les sphères les plus officielles elles-mêmes, on n’en parlerait que sous son N°d’ordre B. M. 432.
Extérieurement, les aigles et doubles-aigles de dix et de vingt dollars avaient toutes les apparences des pièces issues de l’Hôtel des Monnaies. Leur poids était exact, leur sonorité parfaite. Les savants les plus renommés reçurent mission d’étudier la substance blanchâtre qui, sous une mince couche d’or, les composait. Les résultats de leurs travaux ne furent naturellement jamais publiés, mais on sut plus tard que cette substance était un alliage dans lequel entrait pour une forte proportion un métal fort rare, connu comme l’un des sous-produits de la pechblende et obtenu durant la préparation du radium. Le son pur de la pièce d’or authentique était obtenu au moyen de la porosité de cet alliage mystérieux.
Il était d’autant plus difficile de découvrir l’origine de cette fausse monnaie qu’elle se trouvait – lorsqu’on s’aperçut de son existence – déjà répandue dans tout le pays. Dès lors, où concentrer les premières recherches ? Les États-Unis ont une superficie presque égale à celle de l’Europe entière. Étant donné le secret que le Gouvernement voulait garder à tout prix, l’enquête était lente et délicate à poursuivre. Elle révéla cependant que les aigles et doubles-aigles contrefaits avaient apparu simultanément dans les États de New-York, du Colorado, de Michigan et du Texas… Du moins, on le crut, car étant donné l’aspect parfaitement normal des pièces, il était à vrai dire impossible de déterminer l’époque où elles avaient commencé à circuler. Cela remontait peut-être à des années et il était très possible que les contrefacteurs se fussent réfugiés en quelque autre partie du globe après avoir réalisé d’énormes fortunes.
Les choses en étaient là, lorsque, le six juillet, M. Hilkie, Chef suprême du Service Secret des États-Unis, envoya à ses nombreux collaborateurs et agents une circulaire confidentielle assignant à chacun un point de départ d’où ils devaient reprendre leurs recherches en se dirigeant les uns vers le nord, les autres vers le sud… Or, tous ces points de départs se trouvaient sur une ligne courant de l’est à l’ouest et divisant les États-Unis en deux parties sensiblement égales. M. Hilkie avait une idée et ne reculait pas devant les grands moyens pour la mener à bonne fin.
C’est ainsi qu’Alain Jensen, attaché lui aussi à l’Affaire B. M. 432, s’était mis en route vers le nord. De la ville située au centre du pays et qui lui avait été assignée comme point de départ, il devait aller droit devant lui – jusqu’au Pôle s’il le fallait – en cherchant partout les traces de gens douteux qui auraient essayé de mettre en circulation quelques pièces d’or, et en tâchant de découvrir l’origine, le gisement, la manutention de toute substance qui pourrait avoir un rapport quelconque avec la pechblende.
Jensen, se trouvant déjà non loin de la frontière canadienne, dans le Haut Vermont, arriva un soir à un campement de bûcherons franco-canadiens. Se disposant à y passer la nuit, ses hôtes lui demandèrent s’il avait quelque connaissance médicale et le conduisirent auprès d’un étranger malade, en proie au délire et qu’ils avaient recueilli quelques jours auparavant. Ils racontaient que cet inconnu ne savait déjà plus ce qu’il disait lorsqu’il était venu s’abattre devant une de leurs huttes. Il avait jeté devant eux une poignée de pièces d’or en réclamant la livraison de « ces fourrures commandées par la banque ».
Jensen avait donc toutes raisons possibles, d’humanité et autres, à s’intéresser au malade. Il le soigna, sans succès d’abord. Il savait qu’en général, les banques, même de petite importance, ne traitent pas directement des affaires de fourrures. Il se procura aisément une des pièces jetées par l’étranger, prit une hache et, dans un coin retiré de la forêt, éprouva l’aigle d’or : il était faux.
Évidemment, cela pouvait être fort important… ou ne rien signifier du tout… L’inconnu n’était peut-être qu’un simple marchand de fourrures qu’on avait payé récemment en monnaie d’or… Il n’était pas le seul, hélas, à avoir en sa possession de ces pièces sans valeur ! Néanmoins, le détective différa son départ et se mit à veiller le pauvre homme délirant.
Quelles étranges et absurdes choses peut dire un fiévreux en de pareilles occasions ! Mais rien qui ait un sens. L’inconnu était assurément un déclassé ; il avait reçu une bonne éducation ; des citations latines et des formules algébriques s’échappaient par intermittences de ses lèvres brûlantes. De temps en temps revenait un nom propre, un nom de femme, Hélène… et deux ou trois fois, il fut question, dans ce chaos de mots et de phrases sans suite, des sirènes au cœur de glace qui réduisent les mortels au désespoir ou de satyres malins qui égarent les voyageurs au loin des terres inconnues.
L’aspirine que Jensen lui avait fait absorber de force et à haute dose produisit cependant quelque effet, et durant quelques minutes, le malade parut assembler quelques idées plus sensées. Son garde crut comprendre alors qu’il s’appelait Tom Springvale, qu’il était en route dans la direction du Lac Lucan qui se trouve sur les confins de la province de Québec et du Labrador… De là il semblait que son dessein – ou sa consigne ? – était de suivre la Piste N° 1 qui part du bout du lac, à Yellow Portage, en évitant soigneusement la Piste N° 2… L’étranger parla ensuite d’un certain paquet à prendre, à la fin de son voyage, à la cabane de Little Babos et à rapporter immédiatement à New-York…
Telles paraissaient être les préoccupations dominantes du malade et il devait s’agir d’ordres importants à exécuter sans délai, car il reparla de ces choses à plusieurs reprises, comme un homme hanté par l’idée fixe d’un grand devoir à accomplir. À certains moments, il appela la Piste N° 1 la « Piste du Mort »…
Jensen écoutait avec d’autant plus d’attention qu’il se souvenait d’un Tom Springvale qui avait été son condisciple au Collège d’Harvard. Il l’avait peu connu, car ce jeune homme terminait ses études lorsque Jensen les commençait. Était-ce le même ? Celui-ci portait la barbe, et sous des traits ravagés par la fatigue, la fièvre, la misère peut-être, il était difficile de reconnaître le brillant étudiant d’Harvard.
En outre, le fiévreux avait une forte cicatrice zébrant diagonalement sa joue entre la tempe droite et les lèvres. C’était la marque d’un coup de sabre ou de poignard, et le détective ne se rappelait pas cette particularité, pourtant remarquable.
Le lendemain, à l’aurore, au moment où les bûcherons commençaient à s’agiter sur leurs lits de camp, Springvale se souleva tout à coup sur son coude, et, de ses yeux déjà vitreux, fixa Jensen et murmura distinctement : « C’est le dernier lot, il faut le rapporter coûte que coûte… »
Il se laissa retomber en gémissant sur son grabat, ses doigts se mirent à s’agiter convulsivement sur la couverture… et, avant le lever du soleil il était mort.
Le sac de l’aventurier ne contenait absolument rien qui put servir à l’identifier ; il n’y avait là que l’ordinaire attirail d’un coureur des bois.
Jensen demeura un jour de plus avec les bûcherons, se demandant ce qu’il convenait de faire. Ce ne fut qu’après s’être assuré que ces hommes ne lui cachaient rien et au moment de bon départ qu’il découvrit le document. En rassemblant ses effets disséminés près du lit où était mort l’étranger, ses regards tombèrent sur un morceau de papier blanc tombé dans un recoin sombre. Il essuya la poussière qui le recouvrait et lut : « Partez immédiatement pour le campement de Little Babos, conformément aux instructions qui vous ont été données et attendez-y un messager venant du Nord. Servez-vous de cet ordre pour vous faire reconnaître ».
Ce nom de Little Babos avait été prononcé par le malade lui-même en ses moments les plus lucides. Il était donc probable que ce court document lui avait appartenu… Alors, sans plus hésiter, Jensen quitta le campement et se rendit à Burlington, le plus proche endroit habité. De là il entra en communication téléphonique avec son chef.
À l’ouïe de son rapport, M. Hilkie se montra plutôt sceptique : ces indices ne lui paraissaient pas valoir grand’chose. Il ajouta que l’aventurier décédé devait être un agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui se chargeait quelquefois d’opérations de banque en faveur des trappeurs disséminés fort loin sur les territoires de chasse.
— Cependant, conclut le Chef, il ne faut dédaigner aucune indication, si légère et absurde soit-elle, et puisque vous, Jensen, avez passé autrefois des mois de vacances en expéditions de chasse dans les grandes forêts du Nord, vous êtes mieux à même que quiconque de tirer cette affaire au clair. Allez donc au Lac Lucan, trouvez la piste qui conduit à Little Babos, suivez-la jusqu’au bout. Vous vous donnerez comme le successeur du nommé Springvale et verrez ce qui en est. Pendant ce temps, j’enverrai un autre agent dans la région où travaillaient vos bûcherons et le chargerai de rechercher d’où venait ce Springvale.
Muni de ces instructions, Jensen s’était rendu au Lac Lucan et n’avait trouvé aucune difficulté à reconnaître la « Piste N° 1 » qui partait de son extrémité nord et se dirigeait droit vers les solitudes arctiques. C’étaient, de distance en distance, des foulées nombreuses, des débris de toutes sortes, et, de journée de marche en journée de marche, des restes de campements, des abris bien conditionnés dont plusieurs contenaient des provisions.
Il suivit donc la piste jusque dans le Nord farouche, se sentant de plus en plus certain, à mesure de son avance, qu’il tenait un des fils mystérieux de l’Affaire B. M. 432. Arrivé enfin au bord de la rivière de Little Babos, il n’eut plus qu’à la suivre pour trouver la cabane du même nom où il attendit confortablement durant près d’une semaine l’arrivée du messager dont parlait le document.
En entendant des vociférations et des claquements de fouet à l’extérieur, Jensen s’était hâté d’ouvrir la porte. Dès lors la tempête de neige faisait rage et des flocons chassés par le vent glacé tourbillonnèrent jusqu’au fond de la cabane. Jensen put distinguer à peine un amas confus de chiens et de traîneaux, et au milieu de la meute hurlante une forme humaine manœuvrant un fouet à tour de bras. Au bout de peu d’instants, les aboiements s’apaisèrent, et l’homme suivi d’une seule bête se précipita vers l’ouverture éclairée de la cabane.
Le détective referma la porte sur eux. L’homme était petit, brun, barbu, d’une maigreur effrayante ; sa face était sillonnée de profondes cicatrices, qui, avec la barbe noire en pointe, et les longs cheveux qui lui couvraient les oreilles et le front, lui donnaient une apparence canine. Ses lèvres minces et retroussées sur ses dents jaunes ajoutaient encore à l’aspect extrêmement bizarre, mais non repoussant dans son ensemble, du nouvel arrivant. Il s’approcha vivement du feu.
— Eh ben, eh ben, quel sacré temps ! fit-il en se débarrassant de son bonnet fourré tout constellé de cristaux de glace qui se brisèrent en tombant sur le sol… Oui, oui, sacrrrée tempête, poursuivit-il en roulant les r… Mais c’est pas encore celle-là qui attrapera Pierre Quint, n’est-ce pas, mon Baby ?
Ces mots s’adressaient au grand chien-loup qui l’avait suivi et que l’homme se mit à caresser longuement.
— Eh ben, eh ben… pourquoi vous dites rien ? dit-il alors en se tournant vers Jensen. Vous croyez pas que c’est un sacrrré temps ! Ou quoi ?
À la vérité, Jensen voulait se compromettre le moins possible et ne désirait pas engager trop vite la conversation. Son étonnement muet devant l’aspect du nouveau venu s’était d’ailleurs accru en l’écoutant parler. Comment un être aussi hirsute et d’expression aussi bestiale pouvait-il avoir une voix aussi douce, bien modulée, musicale presque et où seuls les r roulés volontairement avaient quelque chose de viril ? Et puis, et surtout, Jensen se demandait maintenant qui des deux, de la jeune femme jolie ou de l’homme à figure de chien, était « l’envoyé du nord »…
L’arrivée de l’homme et du chien avaient détourné son attention de la jeune femme assise de l’autre côté du foyer, mais ce fut en la regardant qu’il répondit enfin aux remarques du nouveau venu.
— Oui, il fait en effet un sacré temps, comme vous dites, et vous avez de la chance d’avoir trouvé cet abri avant que cela ne devienne pire. Je suis arrivé avant l’orage, mais cette jeune dame, elle, en a ressenti les premiers coups.
Jensen avait accentué à son tour le mot… juron bien innocent en pareil milieu, mais qui semblait avoir pris sur les lèvres de son interlocuteur, comme sur celles de la jeune fille une signification toute particulière, voulue, aurait-on dit… Et en effet, le regard perplexe que lui jeta la jeune femme en l’entendant, le confirma dans cette impression.
— Eh ben, quoi ? interrogea vivement l’homme qui s’était nommé Pierre Quint. Cette jeune femme ? Pourquoi ne me dis-tu pas qu’il y a ici une dame, eh, Baby ?
Il tâta du pied les côtes du chien étendu devant le feu. La bête se leva, grogna, se dirigea vers la femme, lui mit ses pattes de devant sur les genoux et commença à émettre de petits cris presque articulés, comme dans un essai désespéré de former des mots.
— Très bien, Baby ! Bon, bon ! fit l’homme… C’est donc la dame aux cheveux blonds que tu m’annonces en ton langage de chien ? Une très belle jeune dame, n’est-ce pas, Baby, et même on peut dire que c’est une sacrrrée beauté, hein, mon chien ?
Il eut un rire malin en secouant la tête, puis il se recueillit comme s’il écoutait anxieusement ce qui pouvait lui être répondu.
— Allons, allons, reprit Jensen cachant son étonnement devant cette singulière façon d’agir et cette répétition si nettement voulue du juron… Allons, Pierre Quint, il s’agit avant tout de prendre nos dispositions pour passer la nuit et attendre la fin de la tempête avec tout le confort possible.
Ce disant, il s’était tourné vers Miss Kerrison comme pour se mettre à ses ordres. Il estimait que ce qu’il avait de mieux à faire était d’endormir tout soupçon dans l’esprit de la jeune femme, de ne rien dire d’important à l’homme et d’attendre l’occasion d’examiner le chargement des traîneaux laissés à l’extérieur de la cabane. Celle-ci comprenait trois petites chambres et Jensen espérait qu’une fois les deux nouveaux venus retirés et endormis, il pourrait satisfaire sa curiosité professionnelle.
Ce fut Pierre Quint qui lui répondit :
— Tout le confort possible ? Mais, oui, certainement, nous l’aurons… Mais, d’abord, présentons-nous, M’sieu ! Moi, je m’appelle Pierre Quint, comme vous le paraissez savoir déjà…
— Et moi, Alain Kerrison, répondit Jensen de son air le plus flegmatique. Et la jeune dame est Miss Kerrison. Maintenant, la première chose à faire, c’est de manger. Pour ma part, j’ai une faim de loup.
— Ça va, ça va, déclara l’homme. Vous pouvez seulement rester au coin du feu avec la jeune dame. Pierre Quint et Baby vont vous cuisiner le meilleur souper qu’on puisse trouver dans tout le Canada… Ah, Pierre Quint, du Lac Belle, est un fameux marmiton !
Il se leva et se mit à l’œuvre. Mais il avait des gestes indécis et agissait comme un homme absorbé et distrait par de très graves soucis. Le chien se tenait continuellement à ses côtés, suivant du bout du museau la main de son maître. Par moments, Pierre s’arrêtait pour caresser son favori ; à d’autres, il s’immobilisait, l’air perplexe et disait malicieusement :
— Eh ben, eh ben, où diable est le café, hein, Baby ?
Alors, le grand chien humait l’air, levait la tête et mettait le nez dans quelque recoin de l’étagère où se trouvait le paquet de café. L’animal se trompait rarement, et Jensen s’émerveillait, mais se demandait pourquoi l’homme se livrait à ce jeu.
Miss Kerrison demeurait assise au coin de l’âtre. Elle avait les sourcils froncés et l’air trop préoccupé pour songer à ce qui se passait autour d’elle. Une fois, Pierre Quint, au cours de ses préparations culinaires, la heurta par mégarde et manqua lui marcher sur les pieds ; il se répandit en excuses prolongées où le mot « sacré » revenait avec une persistance remarquable et certainement voulue. Alors, Jensen, d’un air bourru, l’interrompit et lui recommanda d’activer…
Deux fois le détective adressa à la jeune fille quelques remarques sur la force croissante de la tempête ; à un autre moment, il l’invita à se rapprocher du feu sur lequel il venait d’entasser de nouvelles bûches… mais elle ne lui répondit que par de brefs et indifférents monosyllabes.
Cependant, Pierre Quint, ayant achevé ses préparations culinaires, apportait des gobelets et des assiettes sur la table où se trouvait encore le morceau de parchemin de Jensen. Le chien fut le premier à remarquer cette chose blanche et froissée… Dressé, et les pattes sur la table, il flaira l’objet tout en faisant entendre ces mêmes petits cris dont il avait salué Miss Kerrison.
— Eh ben, eh ben, qu’est-ce qu’il y a de nouveau, Baby ? s’écria Pierre en s’emparant du document presque aussitôt que l’animal l’eût averti… C’est une lettre ?
Il abandonna les fourchettes qu’il tenait… Jensen se précipita pour lui reprendre le document, mais s’arrêta, frappé de stupeur. En effet, au lieu de se rapprocher de la lumière du foyer et de tenir la note devant ses yeux, Pierre Quint passait délicatement les doigts sur l’écriture du parchemin et se le lisait ainsi, lentement, à haute voix :
— « Partez immédiatement… pour le campement de Little Babos… conformément aux instructions qui… vous ont été données… » Eh ben, mon Baby, v’là ben une singulière lettre… ou quoi ?… « et attendez-y un messager venant du Nord… »… Eh ben ! « du Nord » qu’il dit ! Qu’en dis-tu, Baby ? Qu’est-ce que tu comprends à ça ? Et… « servez-vous de cet ordre pour vous faire reconnaître. »… Drôle de lettre, hein, Baby ?
Un long moment pétrifié d’étonnement, Jensen se ressaisit, prit l’homme par l’épaule, plongea son regard dans ses yeux : Ils étaient uniformément gris et sans vie. L’homme était aveugle !
— Comment ! s’écria-t-il. Vous êtes aveugle ! pourquoi ne me l’avoir pas dit tout de suite ?
— M’sieu Kerrison… vous faites erreur… oui, (grande erreur, dit l’homme de sa voix musicale et tendre qui s’accordait si mal avec son aspect de chien-loup ; Pierre Quint n’est pas aveugle ! Ah, non ! D’abord il distingue le jour de la nuit… oui, oui, parfaitement… Et puis il a de bons yeux à son service, n’est-ce pas, mon Baby ?
À cet appel, le grand chien se dressa et lui mit les pattes sur l’épaule comme un camarade.
— Oui, Baby a des yeux pour moi, et de meilleurs que ceux que je pourrais avoir, meilleurs que je n’en ai jamais eu ! Est-ce vrai, Baby ?
Et Baby répondit par un grognement qui n’avait rien d’un animal, par un léger cri qui donnait comme un « oui » amical et loyal.
… Comment donc cet aveugle avait-il si bien su se diriger dans la cabane, aller et venir autour de la table et dans les angles, trouver, même avec le secours de son chien, les différents objets et ustensiles dont il venait de se servir ? En se posant cette question, Jensen comprit cette inexplicable absence de chandelles et de lampes qui l’avait frappé à son arrivée. Il voulut en avoir le cœur net :
— Ainsi, dit-il, cette cabane où je me suis réfugié vous appartient, Pierre Quint ?
— C’est sûr, répondit l’autre. Que croyiez-vous, M’sieu ? Que Pierre Quint et son Baby se permettaient d’entrer dans toutes les cabanes qui se trouvent sur leur chemin ? C’est pas notre genre ! C’est chez moi, ici, et je vous y souhaite bienvenue, M’sieu. Et à la belle dame aussi !
L’homme s’inclina à la ronde en riant silencieusement comme s’il se fût livré à une innocente plaisanterie. Puis il reprit son sérieux et ajouta :
— Vous m’avez posé beaucoup de questions, M’sieu, et j’y ai répondu de bon cœur, mais alors p’t-être, M’sieu voudra-t-il répondre à une seule question de Pierre Quint : Cette lettre, que mon Baby a trouvée sur la table, qui est-ce qui l’a apportée à la pauvre cabane de Pierre Quint ? Est-ce vous, M’sieu Kerrison ?
Tout cela fut dit de cette voix harmonieuse et caressante que l’homme à la barbe noire maniait d’une façon merveilleusement insinuante.
Malheureusement pour le succès de sa mission, Jensen sous-estima la perspicacité de ce franco-canadien qui parlait si doucement. Il se fia à la voix plutôt qu’à la figure et s’imagina que le bonhomme ne doutait pas que ce fût lui, Jensen, qui avait apporté le document. Il répondit donc en conséquence :
— Mais, c’est moi, certainement ! Je devais attendre ici un messager venant du Nord. J’ai d’abord cru que c’était cette jeune personne, Miss Kerrison, mais il semble maintenant qu’elle ignore tout de cette affaire.
— Je crois ben, M’sieu, répondit l’autre d’un ton plus vif, que vous faites encore erreur. Mon Baby se comporte comme si cette lettre appartenait à quelqu’un d’autre que vous, M’sieu ; et c’est un chien très intelligent…
— Allons donc ! répliqua le détective en riant et déterminé à bluffer jusqu’au bout, votre Baby est assurément une bête remarquable, mais il se trompe du tout au tout, cette fois. Ce papier émane de nos chefs. Puisque vous avez un refuge à vous sur cette rive de la Little Babos, vous me comprendrez parfaitement sans qu’il me soit nécessaire d’en dire davantage. Mais je peux vous prouver mon affirmation. Cette jeune dame et moi avons été les seuls à pénétrer ici ; et elle voudra bien, je pense, vous affirmer que ce n’est pas elle qui a apporté ce document ?
En prononçant ces derniers mots, Jensen se tourna du côté de Miss Kerrison. Ainsi directement appelée à fournir son témoignage, la jeune femme se leva, secoua la tête et dit gravement :
— Cet homme, qui prétend s’appeler Kerrison, avait cette lettre en sa possession quand je suis arrivée, mais elle ne lui appartient pas. Il ne sait absolument rien de plus que ce qu’elle contient. Il a dû évidemment s’en emparer traîtreusement et il essaye de nous en faire accroire. Ce qu’il est venu faire ici, je n’en sais rien, mais cela ne me paraît pas de bon augure, Pierre Quint !
Tant que la jeune femme parlait, Jensen avait naturellement continué à lui faire face, mais à ses derniers mots le secret instinct qui veille toujours chez les hommes du Service Secret comme chez tous les grands aventuriers des terres sauvages, l’avertit d’un danger imminent. Il se détourna très légèrement et entrevit la figure crispée de Pierre Quint, et surtout son attitude étrangement changée : Il s’était rapproché de lui, et, légèrement penché, sur les pointes des pieds, les bras en avant, il était visiblement prêt à sauter à la gorge du faux messager.
Jensen fit un bond de côté juste à temps pour éviter l’impétueuse attaque du franco-canadien. Celui-ci avait bondi si fort et se croyait si sûr d’atteindre Jensen qu’il s’étala par terre. Le détective se baissait pour lui administrer une bonne volée de coups de poings, lorsque son bras fut immobilisé comme en un étau par la mâchoire du chien-loup. Baby le tira et le renversa sans effort apparent, se coucha sur lui et, les poils hérissés, les flancs palpitants, approcha de sa gorge les grands crocs qui sortaient de ses babines retroussées. Jensen essaya de se rouler à terre pour échapper à l’étreinte de la bête, mais le chien gronda férocement et resserra la mâchoire… En de telles conditions, la plus complète immobilité pouvait seule sauver le détective… Il ne bougea plus.
Pierre Quint se releva en se frottant un genou froissé.
— M’sieu a vu tout à l’heure que Pierre Quint avait des yeux ; maintenant, M’sieu sait que Pierre Quint a aussi des dents, dit-il en ricanant. Et elles sont pointues ces dents ! Je recommanderai à M’sieu de se tenir tout à fait tranquille pendant que je le mettrai hors d’état de faire des rêves extravagants à propos de lettres qui ne lui appartiennent pas.
L’aventurier alla prendre une grosse corde dans un tiroir et vint ficeler Jensen des pieds à la tête… tandis que la jeune femme, la tête penchée, un ironique sourire errant sur ses rouges lèvres, regardait.
Tant que dura l’opération, Baby garda ses crocs menaçants à portée du cou du détective. Il était inutile de protester contre le flair de cet animal presque humain. Baby avait bien reconnu, à quelque imperceptible odeur ou relent, que le premier possesseur du document n’était pas l’homme garrotté qui gisait sur le sol de la Cabane de Little Babos.
Après lui avoir enlevé son revolver et l’avoir solidement ligoté, Pierre Quint alla étendre Jensen sur un banc au fond de la cabane. Le maître de Baby pouvait bien paraître fluet et presque émacié, il n’en avait pas moins des muscles d’acier et Jensen s’en aperçut en se sentant ainsi soulevé et emporté sans effort.
En le déposant sur le banc, Pierre se pencha à son oreille et lui dit d’un air malin :
— Que M’sieu me veuille bien excuser de le faire tenir tranquille, mais c’est indispensable.
Plus le détective songeait à cet homme et moins il savait ce qu’il fallait en penser : Quand on l’entendait parler, sans le regarder, Pierre Quint ne pouvait être à tous égards qu’un bon et honnête Franco-Canadien, au grand cœur et d’une loyauté à toute épreuve. Quand il cessait de parler et qu’on considérait sa face sillonnée de cicatrices, enfouie dans une vaste barbe noire, percée de petits yeux agiles, barrée de dents jaunâtres, on eût juré que c’était un sinistre bandit… Cependant, tout compte fait, Jensen conclut qu’un homme capable de se faire aimer d’un chien ne pouvait être en aucun cas un criminel bien endurci. C’est pourquoi il décida de faire appel à son bon sens sinon à sa magnanimité.
— Voyons, Pierre Quint, dit-il : C’est complètement idiot de m’immobiliser comme cela ; vous m’avez pris mon revolver, et je vous donne ma parole d’honneur de rester tranquille dans un coin, sans rien tenter contre vous, si vous relâchez ces cordes ; elles sont diablement serrées. D’ailleurs, si vous ne voulez pas me laisser mourir de faim, il vous faudra me donner la becquée comme à un petit oiseau…
Tout en parlant, Jensen tournait les regards vers la jeune femme. Il croyait avoir aperçu sur son visage quelque signe de compassion et il résolut de recourir à sa pitié.
— Et puis, reprit-il, votre chien m’a sérieusement blessé à l’épaule et il faudrait panser cela… Allons, Pierre Quint, soyez gentil et détachez mes liens. Il doit y avoir quelque malentendu au sujet de cette fameuse lettre, et je suis sûr que tout s’expliquera très bien si nous pouvons en causer tranquillement tout en partageant ce repas au parfum exquis que vous venez de préparer.
— Eh ben, eh ben, fit l’homme, tout glorieux des compliments adressés à son art culinaire, Pierre Quint n’a pas un cœur de glace, loin de là… et nous pourrions peut-être laisser la jeune dame décider : Si elle me permet de détacher l’homme qui a menti à propos de cette lettre, eh ben, soit, je lui obéirai…
Là-dessus il se tourna vers Miss Kerrison, l’interrogeant du regard.
De son côté, Jensen entreprit de se tourner de façon à laisser voir le sang qui commençait à couler le long de son bras. Il éprouvait bien quelque remords à provoquer de façon aussi mesquine la pitié de la belle petite, mais il se dit qu’après tout il ne risquait pas de tirer au clair l’affaire B. M. 432 s’il restait ainsi ligoté.
Baby avait enfoncé ses crocs dans le bras déjà blessé du détective, et les efforts qu’il fit pour se retourner lui provoquèrent de telles douleurs fulgurantes entre l’épaule et l’extrémité des doigts qu’il n’eut aucun besoin de simuler des grimaces de vraie souffrance. Couché comme il l’était, le sang lui coulait à la fois du bout de la manche et sur le visage… et, tout d’un coup, au moment même où Miss Kerrison permettait à Pierre Quint de défaire ses liens, tout s’embrouilla devant ses yeux, et il crut sombrer dans un obscur néant… D’un dernier effort conscient, il appela la jeune fille, se souvint plus tard d’avoir entendu alors comme les échos de plus en plus faibles de sa propre voix… puis tout s’effaça.
… Lorsqu’il reprit ses sens, il reposait sur une moelleuse et épaisse fourrure à la meilleure place de la cabane, devant le feu ; il n’avait plus son manteau et les manches de son veston et de sa chemise étaient fendues jusqu’à l’épaule ; une main douce épongeait son sang et recouvrait sa blessure d’un liquide cuisant qui sentait le formol.
Il n’ouvrit pas tout de suite les yeux. Au dehors, la tempête faisait encore rage ; de loin en loin un des chiens de l’attelage poussait un grognement plaintif en voyant les rais de lumière qui passaient sous la porte. La substance qu’on lui appliquait sur le bras lui causait des piqûres extrêmement vives d’une main si légère qu’il n’osait pas ouvrir les yeux de peur de faire cesser l’opération. Cependant, au bout d’un moment d’attente, il se décida à relever les paupières… et se sentit tout désappointé : c’était Pierre Quint qui était agenouillé près de lui et badigeonnait sa blessure avec un morceau de coton… Ce n’était pas Miss Kerrison, comme il l’avait cru et espéré.
Son évanouissement n’avait dû être que de peu de durée, car la cafetière fumante se trouvait encore sur la table, et Miss Kerrison achevait les derniers préparatifs du repas. Le délicieux arôme du café frais lui fit secouer sa torpeur ; il s’assit sur la fourrure tandis que Pierre Quint fixait un pansement antiseptique sur son bras.
— Par Jupiter Olympien ! s’écria-t-il, que votre café sent bon, Pierre Quint ! J’en ai fait moi-même ces jours-ci, et de ce même paquet, mais son arôme n’avait rien de comparable à celui-ci ! Cela réveillerait une momie. Maintenant que vous m’avez si bien soigné, une tasse de ce breuvage exquis suffira à me remettre sur pied !
Le Canadien eut une grimace de plaisir en entendant ces louanges. Jensen se leva et, rencontrant les regards de Miss Kerrison, chercha à y lire quelque signe de satisfaction à la vue de son rétablissement, mais si elle ressentait un sentiment de ce genre, elle n’en montra rien. Au contraire, elle avait toujours cet air perplexe qu’il lui avait vu dès son arrivée.
— M’sieu est bien bon de dire ça de mon café, dit le Canadien ; tout le monde ici sait faire du bon café, mais celui-ci est de qualité ; c’est le cadeau d’un ami, d’un M’sieu…
Il s’arrêta si brusquement que Jensen leva les yeux : Était-il le jouet d’une hallucination provoquée par les douleurs lancinantes qui lui traversaient l’épaule, ou bien, était-il vrai que, dans la pénombre de la cabane, Miss Kerrison avait bondi vers Pierre Quint et avait posé la main sur ses lèvres avant qu’il ait pu prononcer le nom de l’ami fournisseur de si bon café ?
Ce n’était qu’une petite circonstance mystérieuse à ajouter à tant d’autres qui sollicitaient l’ingéniosité du détective depuis la mort de Springvale dans la hutte des bûcherons. En tout cas, il était visible que pendant son évanouissement, Miss Kerrison et Pierre Quint s’étaient parlé et entendu, à moins qu’ils ne fussent déjà d’anciennes connaissances. Dans ce dernier cas, ils avaient bien joué l’indifférence l’un vis-à-vis de l’autre…
Quoi qu’il en fût, il se leva pour se mettre à table, mais la douleur et la chaleur ambiante le firent chanceler. Sur un signe de la jeune fille, Pierre Quint vint à lui.
— Appuyez-vous à mon bras, M’sieu, dit-il en s’inclinant.
Le Canadien l’aida à s’installer avec toute la douceur et l’adresse d’une mère, et de sa voix harmonieuse lui murmura des mots de sympathie, tandis que sa face couturée, hirsute, démoniaque, grimaçait à faire peur.
— Miss Kerrison, dit Jensen, vous voyez que Pierre Quint et moi avons conclu une trêve pour la nuit. J’espère que cet arrangement a votre approbation et que nous allons faire tous trois un bon repas sans rancune ni arrière-pensée. Je suis prêt à donner toutes explications désirables sur le document et serais heureux que vous vouliez bien m’écouter aussi.
La jeune femme ne se fit pas prier davantage, mais ne daigna pas non plus marquer grand intérêt aux efforts conciliants de Jensen. Elle s’assit sans mot dire, et Pierre Quint les servit avec une habileté surprenante. Il ne tâtonnait ni n’hésitait jamais en prenant les plats, en offrant à boire, même en découpant le jambon fumé. Baby se tenait à ses côtés et recevait de son maître des morceaux de viande ou des rebuffades avec une égale reconnaissance. Le Franco-Canadien servit de bonnes galettes légères et friables, un plat de haricots en cassoulet qu’on n’aurait jamais dit tirés d’une boîte de conserves, et un jambon ! Grillé juste à point, craquant sans être carbonisé, juteux sans nager dans sa graisse ! Là-dessus, ce café, breuvage des dieux ! Ah, l’on peut dire que les quatre convives – car Baby comptait bien pour un ! – firent là, dans cette cabane perdue au fond des terres arctiques, un repas mémorable !
Lorsque fut apaisé leur premier appétit si terriblement aiguisé par l’air glacial et pur des plaines nordiques, Jensen crut bon de fournir des explications au sujet du fameux ordre sur parchemin qui l’avait amené là. Après y avoir bien réfléchi, il supposait maintenant – avec toute apparence de raison – que c’était Pierre Quint que visait la notice. Cette écriture empâtée, qui devait paraître en relief sous un doigt exercé et très sensible, semblait nettement destinée à un aveugle comme le Franco-Canadien.
— Maintenant, Pierre Quint, commença tranquillement le détective, je vais tout vous dire : Votre excellent chien Baby a raison. Cette lettre ne m’appartenait pas. Mais son premier et légitime possesseur étant mort, j’ai…
Un profond soupir, un gémissement plutôt interrompit Jensen. Miss Kerrison, devenue brusquement toute pâle et les deux mains serrées convulsivement au rebord de la table, regardait le narrateur avec des yeux pleins de stupeur. Elle s’écria :
— Mort ! Mort ? Dites-moi vite comment, quand, où ?
— C’est ce que j’allais faire, reprit Jensen. Tom Springvale et moi nous sommes rencontrés par hasard dans un campement de bûcherons, dans les forêts du Haut-Vermont. Mon ami Springvale était porteur de ce document et était en route pour venir ici-même. Malheureusement, il fut blessé à la tête par la chute d’un arbre ; cela lui donna une fièvre cérébrale dont il ne se releva pas. Je me trouvais auprès de lui à ce moment-là et il me fit promettre de mener à bien à sa place la mission dont il était chargé. Il s’agissait d’apporter ici la lettre que vous avez vue et de rapporter le colis dont elle parle.
— Le rapporter… où ?
Jensen avait donné si facilement sa version de l’affaire et tout semblait couler de source d’une façon si naturelle dans son récit que la question soudaine de Miss Kerrison manqua le prendre de court. Il put tout juste affecter un air détaché pour répondre :
— À New-York.
Ce disant, il souhaita ardemment que la jeune fille ne lui demandât pas à qui le colis devait être remis. Cet espoir fut immédiatement déçu, car elle ne le quitta pas des yeux en lui posant la question redoutée :
— Et à qui à New-York ?
— À la banque, fit-il sans sourciller.
Il se rappelait juste à temps les quelques mots que Springvale avait proférés durant son délire.
Selon toute apparence, Miss Kerrison fut satisfaite, car elle abandonna aussitôt son attitude inquiète et méfiante et, comme soulagée, s’appuya au dossier de sa chaise…
— Springvale m’avertit que le mot de passe à la cabane de Little Babos consistait à répéter plusieurs fois dans la conversation « sacré »… quelque chose. Cela devait suffire à me faire reconnaître. Je regrette bien la confusion qui s’est produite, mais, vous comprenez, je ne savais pas à qui je devais avoir affaire, à vous ou à Pierre Quint… Et d’ailleurs, vous pouviez être tous les deux des voyageurs quelconques entrés ici uniquement pour chercher un abri contre la tempête.
Jensen avait concentré toute son intelligence et sa volonté à donner une explication naturelle, simple, vraisemblable, à parler d’une façon dégagée et sincère. Il sentait que tout le succès de sa mission dépendrait du degré de confiance qu’il inspirerait à ses deux auditeurs.
Miss Kerrison ajouta foi à ses déclarations sans doute, car elle le gratifia d’un sourire sympathique en lui répondant :
— C’est bien, c’est bien. Je vous ai pris d’abord pour un agent de la police secrète…
Et, dites-moi, reprit-elle après un instant de silence, connaissiez-vous Springvale depuis longtemps ? Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Sa voix était devenue très douce et confiante, mais elle le regardait fixement comme pour pénétrer ses plus intimes pensées. Jensen ne pouvait se débarrasser de l’impression qu’elle continuait à douter de sa bonne foi, qu’elle avait deviné son secret et cherchait simplement à le mettre en contradiction avec lui-même. Il fallait cependant maintenir sa position. Sa vie peut-être en dépendait. Mais, en même temps, il désirait jouer aussi franc-jeu que possible avec cette jeune femme dont la beauté faisait de minute en minute une plus profonde impression sur lui.
Ce fut encore le bruyant attelage de chiens laissés au dehors qui le tira d’embarras. Il se préparait à faire remonter son récit jusqu’aux années de collège où il avait en effet connu un Springvale, lorsque les chiens élevèrent la voix tous ensemble dans un brusque éveil de surprise ou de colère. En même temps, et dominant à peine la clameur des bêtes, une rude voix criait à la porte :
— Eh là ! Eh bien, là, donc ! Pierre Quint, es-tu mort ? Pourquoi n’ouvres-tu pas à Big-Dan ?
Le Canadien se précipita pour enlever la barre de sûreté, tandis que Miss Kerrison se levait promptement, et l’air effrayé, semblait chercher un coin sombre pour s’y cacher.
Elle dit à voix basse :
— C’est Dan, le Suédois ! Je craignais bien qu’on l’envoie ici. Pourquoi ont-ils choisi cette brute parmi tant d’autres !
Jensen comprit que pour une raison ou pour une autre, la jeune fille redoutait le nouvel arrivant que la tempête amenait au refuge de Little Babos. Il voulut la rassurer.
— N’ayez aucune crainte, dit-il. Vous pensez bien qu’il ne peut rien vous arriver de mauvais tant que Pierre, son chien et moi sommes là. Et même si je ne puis me servir de mon bras, ajouta-t-il en sentant un élancement douloureux lui courir de l’épaule au poignet, je crois que Baby est une suffisante protection contre une bonne douzaine de brutes.
— Oui, dit-elle en cherchant à se dominer, oui, sans doute, mais cet homme, je le redoute à l’égal d’un démon déchaîné… Cependant, pour des raisons que je ne puis vous dire, il me faut chercher à lui être agréable. Et quel être abominable ! En tout cas, sachez bien que le rôle que je vais jouer m’est imposé…
Elle parlait vite comme pour s’assurer de la sympathie de Jensen quoi qu’il pût arriver, et s’était rapprochée de lui, si près, si près, qu’il sentit le délicat parfum de sa chevelure et qu’il fut tenté de la serrer dans ses bras pour apaiser sa frayeur puérile.
— C’est tout ce que je puis vous dire, acheva-t-elle en un souffle au moment où le nouveau venu pénétrait dans la cabane avec un tourbillon d’air glacé et de neige.
On eût dit un de ces géants blonds dont les races nordiques peuplent les déserts des anciens âges. Sept pieds de haut, des bras de la grosseur d’une cuisse d’homme ordinaire, un crâne aplati et une mâchoire de prognathe, des sourcils broussailleux et une barbe rousse, tout en cette créature bestiale correspondait bien à l’image que l’on se fait de nos ancêtres des siècles farouches.
Sur un tel corps, la morsure des vents du pôle ne devait pas faire plus d’effet qu’une légère brise hivernale au commun des mortels. Il n’avait en effet aucune fourrure et même sa chemise était entr’ouverte sur sa poitrine velue comme s’il sortait d’un chantier européen. Il portait sur l’épaule un lourd sac de grosse toile.
Après avoir salué Pierre Quint d’une affectueuse bourrade entre les côtes, le géant s’approcha de la table servie et y saisit sans façon des morceaux de nourriture qu’il engouffra comme une bête affamée. Jensen, debout devant le feu, regardait avec curiosité et dégoût la vorace créature à face humaine, tandis que Miss Kerrison, encore près de lui, gardait une main tremblante appuyée sur son bras.
Un grognement de colère détourna l’attention de Jensen. C’était Baby qui saluait à sa façon le grand Suédois. De toute évidence, il ne l’accueillait pas comme un ami. Couché au centre de la cabane, les poils hérissés, les crocs découverts, l’œil étincelant, l’animal se préparait visiblement à sauter à la gorge du géant. Mais Pierre Quint l’arrêta à temps, l’appela, le prit au collier et le retint de toutes ses forces.
— Baby ! s’écria-t-il. Voyons, à quoi penses-tu ? C’est Dan, Big-Dan, de Camp-Argyle ! Ne le reconnais-tu pas ? Et tu le reçois comme ça !
Mais Baby, à peine dompté par ce maître qu’il aimait cependant si éperdument, continuait à grogner si terriblement que le Suédois lui-même s’arrêta d’avaler et se retourna.
En apercevant le chien dressé vers lui et retenu avec peine par son maître, le grand diable eut une grimace d’épouvante.
— Pierre Quint ! s’écria-t-il d’une voix littéralement tremblante, tiens-le, ne le laisse pas aller, hein ! C’est un loup ! Retiens-le bien !
Il recula pour mettre la table entre la bête et lui. Malgré sa taille herculéenne, cet homme ne devait être qu’un poltron…
Un poltron… ou un lâche. Car les haines des chiens intelligents et bons ne viennent pas sans cause. Qui sait ce qui avait pu se passer entre Baby et Big-Dan ?
Quoi qu’il en fût, le chien continua à gronder et à montrer les dents, à un tel point que Pierre Quint dut l’enchaîner dans le coin le plus reculé de la cabane. Et même alors, il grognait de temps en temps, et ses crocs luisaient dans l’ombre.
À New-York, le chef de la Sûreté, Hilkie, se donnait beaucoup de mal pour percer le mystère de l’Affaire B. M. 432. Il avait cru arriver très vite à une solution en faisant surveiller toutes les exploitations existantes de la pechblende. Mais cela n’avait rien donné. Partout où l’on traitait ce minerai c’était pour en extraire principalement du radium. Quant aux sous-produits, leur quantité, leur destination, leur emploi étaient parfaitement connus.
En fait, ce métal blanc et poreux que l’on avait baptisé « ithite » n’était obtenu nulle part, ne semblait connu d’aucun ingénieur, ne se prêtait d’ailleurs à aucun usage. De nombreux chimistes qui avaient réussi assez facilement à le réaliser, se livraient à des expériences dans le but d’en découvrir une utilisation commerciale possible. En attendant, tout ce qu’il existait d’ithite dans le monde était connu, catalogué, pesé. Il y en avait fort peu.
— Il est après tout possible, dit un jour un jeune et savant adepte des théories moléculaires modernes à M. Hilkie que, dans certaines conditions – inconnues – quelque subtile transmutation puisse s’opérer et change l’or en ithite… Je fais des recherches dans cette direction… mais il y faut du temps… beaucoup de temps, Monsieur !
Entendant cela, et d’autres propos analogues, le chef du Service Secret jurait entre ses dents contre la science, les savants, les laboratoires, les chimistes et les alchimistes des temps passés, présents et futurs, et courait s’enfermer dans son bureau pour y écouter – sans plus de fruit – les rapports verbaux des agents qui revenaient de mission.
C’est ainsi qu’un matin il reçut un certain Crewly qu’il avait chargé de rechercher ce qu’était et d’où était venu l’individu signalé par Jensen.
Les agents du Service Secret travaillent généralement deux par deux. Cela n’a pas seulement pour but d’assurer plus d’efficacité à leur service, mais cela permet aussi à l’un d’eux de revenir faire rapport tandis que son camarade demeure sur les lieux. Et si M. Hilkie n’avait pas envoyé un second à Jensen dans son expédition vers l’extrême-Nord, c’est qu’il avait jugé la piste trop peu sérieuse. Néanmoins il avait fait faire une enquête sur Springvale.
Les deux agents à qui cette mission avait été confiée étaient revenus et l’un d’eux, Crewly, Attendait respectueusement que le Chef voulût bien le questionner.
— Qu’avez-vous appris ? lui demanda-t-il enfin.
— Springvale était originaire de Duluth. Anglais de naissance, et riche, il a été à l’Université d’Harvard où il suivit surtout des cours de géologie, de chimie et de minéralogie à l’École des Mines, annexe de l’Université. Après ses études, il se rendit en Amérique du Sud où il prit part à l’insurrection argentine contre Vastro. Revenu au pays, il fut engagé par le Syndicat Kerrison pour « prospecter » des mines en Alaska.
— Il travaillait pour les Kerrison ! interrompit le Chef. Voilà qui est curieux… et peut-être important !
Le Chef de la Sûreté n’en savait pas beaucoup plus que la moyenne du public sur les deux frères Kerrison, dont l’association s’appelait Syndicat Kerrison. On les désignait aussi très souvent sous le nom de « Rois de l’Or ». Ils avaient beaucoup contribué à développer les ressources de l’Alaska, mais n’étaient pas très populaires. L’aîné, J. J. Kerrison, le « J. J. d’Or » comme on l’appelait, possédait deux grands journaux, mais n’était même pas sénateur. Depuis de nombreuses années, il s’était constamment produit des troubles et des grèves dans son personnel. On prétendait qu’il était un vrai tyran et qu’il était fort pénible de travailler pour lui.
— Nous nous sommes rendus, Varick et moi, reprit Crewly, au campement des bûcherons signalé par Jensen. Nous avons pu y retrouver le corps de Springvale et le faire ramener à sa ville natale où nous avons été voir sa mère qui a eu le cœur brisé en apprenant la fatale nouvelle. Il était fils unique. Son père est mort. Je n’ai pas pu me rendre compte pourquoi sa mère en veut si fort aux Kerrison. Certes il a trouvé la mort en travaillant pour eux, mais il semble qu’il y avait autre chose…
— Quel genre de caractère avait-il ?
— Il n’aimait que l’aventure, le risque, le danger. Très savant ingénieur, il aurait pu avoir une situation stable et de tout repos, mais il préférait les missions périlleuses au confort et même à l’argent. Du reste, sa mère avait une jolie fortune.
— Avez-vous vu quelques-uns de ses amis intimes ?
— Oui, et tous sont unanimes à faire son éloge. À part son amour pour la vie sauvage, il était l’homme le moins taré du monde ; du reste, l’honneur et la probité même.
— Incapable donc d’entrer dans une association de faux-monnayeurs ?
— Absolument ! En tout cas pour ce qui concerne une ordinaire affaire de ce genre… mais, étant donné son esprit chimérique, il aurait bien pu entrer dans quelque vaste machination qui lui aurait plu par son envergure et sa hardiesse plutôt que par l’attrait du gain. Cela n’eût pas été surprenant de sa part. Mais je dois ajouter que Varick et moi connaissons ses faits et gestes depuis son retour d’Argentine, et que nous n’y avons rien vu d’obscur ni de mystérieux.
— Était-il marié ?
— Non. Comme la plupart de ces âmes farouches, il était plutôt timide vis-à-vis des femmes.
— Avez-vous pu savoir où il se rendait lorsqu’il arriva au campement de bûcherons ?
— Il se dirigeait vers le Nord, du côté de l’Ungava, dans le Haut-Labrador. Les Kerrison semblent s’intéresser beaucoup à ces régions depuis quelques années. Ils y ont envoyé à plusieurs reprises leurs meilleurs prospecteurs. Ils doivent y flairer des mines d’or ou de minerais précieux. Springvale revenait de leur présenter un rapport et retournait dans ces mêmes districts lorsqu’il eut son accident.
— Oui… oui… dit M. Hilkie d’un air pensif. Évidemment, ce Springvale a dû se trouver en possession de ces fausses pièces, comme cela aurait pu nous arriver, à vous ou à moi, puisqu’il y en a tant en circulation. Il venait sans doute de recevoir de forts honoraires… Oui… oui…
… Ah, mais, j’y songe !…
Le Chef resta un moment la tête entre les mains, puis se leva vivement comme sous le coup d’une inspiration soudaine :
— Écoutez ! Varick et vous allez repartir tout de suite ! Retrouvez aussi vite que possible la piste qu’a suivie Jensen. Il a dû partir du Lac Lucan dans la direction d’un refuge situé sur la rivière de Little Babos. Ce n’est pas très précis… Tâchez d’obtenir des renseignements à l’institut Géographique… Mais, n’importe, suivez ses traces le plus promptement que vous pourrez. Retrouvez-le et alors renvoyez immédiatement Varick à la plus voisine station télégraphique et renseignez-moi. La saison est déjà avancée pour s’enfoncer dans l’extrême-Nord, mais il le faut… Vous comprendrez pourquoi. Je crois maintenant qu’il était sur la bonne voie.
Crewly se leva, boutonna son pardessus d’un air résolu comme s’il se mettait en route à cette minute même pour l’Arctique. Il était habitué à ces ordres soudains.
— Actuellement, demanda-t-il, qui est-ce qui est chargé de la police dans ces régions de trappeurs, d’indiens et d’aventuriers ?
— C’est le Corps de Police Montée du Nord-Est… Mais, vous savez, dans de pareils pays, cela ne signifie pas grand’chose. Ces territoires d’Ungava et autres, au-delà des lacs, sont inexplorés pour la plupart. Faites de votre mieux. Je vais dicter vos lettres de créance et vos instructions. Tâchez de prendre le rapide de minuit quarante pour Québec. Vous vous équiperez là en vous renseignant sur le chemin à suivre pour atteindre le Lac Lucan. Restez le plus longtemps possible en communication téléphonique avec moi. Munissez-vous d’un de ces petits appareils portables de T.S.F. Varick sait s’en servir. Il se peut que vous puissiez m’atteindre ainsi. Il y a un relai de T.S.F. au Cap Sable.
La façon dont parlait le Chef indiquait une grave préoccupation. Craignait-il tout d’un coup que Jensen ne fût en butte à de grands dangers ? Ou, bien plutôt, avait-il vu une corrélation inattendue se dessiner entre l’aventure de Springvale et l’Affaire B. M. 432 ?
Crewly se hâta de faire ses préparatifs de départ. Pendant ce temps, M. Hilkie téléphonait à plusieurs sous-directeurs de police dans de nombreuses villes, proches ou lointaines. Il envoyait des télégrammes, ordonnait tout un nouveau plan de campagne avec la fougue qui lui était habituelle lorsqu’une grande idée lui venait. Jusqu’alors, il avait concentré toutes ses recherches sur les origines inconnues du mystérieux métal… Maintenant il désirait savoir tout ce qu’on pouvait humainement découvrir sur le caractère, la mentalité, les mœurs, le genre de vie, les faits et gestes des deux frères Kerrison, milliardaires et rois de l’Or. M. Hilkie n’était certes pas infaillible, mais dans ses erreurs comme dans ses grandes trouvailles, il agissait toujours avec une rapidité déconcertante.
Au moment où Dan le Suédois arrivait à la cabane, le feu baissait dans l’âtre et ne répandait plus à l’intérieur qu’une faible lueur. Affamé comme il l’était et occupé à se garer du chien, le nouveau venu n’avait aperçu tout d’abord ni Jensen ni Miss Kerrison qui se tenaient ensemble dans un coin obscur. Mais, après avoir enchaîné Baby, Pierre Quint vint jeter du bois sur les braises, et Dan poussa une exclamation de surprise. Il dévisagea Jensen et tendit sa grosse main velue et sale à la jeune fille.
— Oh ! Hé ! Quelle bonne aubaine ! Miss Mallabie qu’est là ! Allô, Miss Mallabie, ça va comme vous voulez ? Big Dan vous salue !
Sa face hideuse se crispa en une grimace qui voulait être un sourire.
Jensen fut stupéfait. Ainsi, elle l’avait trompé, lui avait donné un faux nom ; elle ne s’appelait pas Kerrison, elle non plus, mais Mallabie… Le détective, sur qui la prestigieuse beauté de la jeune fille avait déjà fait une forte impression, se sentit accablé sous ce nouveau coup. Néanmoins, pour l’heure, son devoir était clair : Il s’avança d’un pas.
— Allons, allons, dit-il d’une voix ferme ; tâchez d’être respectueux pour les dames, mon brave !
Le Suédois laissa retomber sa main crasseuse et noire et poussa un si formidable juron que les chiens laissés à l’extérieur donnèrent tous ensemble de la voix. Alors, à la grande stupéfaction de Jensen, celle qui semblait désormais s’appeler Miss Mallabie s’avança à son tour, prit la main gluante entre les siennes et la serra cordialement.
— Il ne comprend pas, Dan, dit-elle avec un petit rire affectueux. Mais ce qu’il peut dire n’a pas d’importance, n’est-ce pas, pour deux vieux amis comme nous ?
— Ah, bon ! Ah, bien ! cria le géant. On est de vieux amis, encore, hein… Quant à ce M’sieu…
— Permettez-moi de vous présenter… interrompit vivement Miss Mallabie. M. Alain Kerrison. M. Daniel Larsen. Serrez-vous la main, Messieurs.
Ce disant, elle effleura imperceptiblement le poignet de Jensen. Il comprit qu’il fallait jouer le même jeu qu’elle. Mais ce fut avec la plus vive répugnance cependant qu’il obéit.
— Eh bien, M’sieu Kerrison, fit l’homme, je suis sacré-ment heureux de faire votre connaissance !
Et, comme tout homme fier de sa force, il apprécia d’un coup d’œil la musculature de Jensen qui ne lui parut pas méprisable.
— On peut s’entendre avec un sacré bel homme comme vous, conclut-il.
… Très nettement, lui aussi appuyait à dessein sur ce fameux mot… Et Jensen eut soudain la conviction irraisonnée mais absolue que de tous les hôtes actuels de la cabane, c’était ce dernier venu seul qui était le « messager » attendu. D’ailleurs, le document ne parlait-il pas d’un colis à y prendre ? Ce colis devait avoir grande valeur… Or, Dan était le seul qui eût gardé à ses épaules un gros sac, dont il n’avait pas l’air de vouloir se séparer.
— Et moi aussi, dit le détective, je suis sacré-ment heureux de vous voir !
Big-Dan exécuta une nouvelle grimace de plaisir :
— Bravo ! Bon ! s’écria-t-il. Vous avez dit le mot !
— Parce que, reprit Jensen, je crois que vous êtes l’homme avec qui j’ai rendez-vous ici. Sauf erreur, votre sac contient la chose dont je dois prendre livraison.
Tout en achevant ces mots, il étendit la main et toucha le sac. Big-Dan recula légèrement.
— Peut-être que oui, peut-être que non, dit-il. Nous recauserons de cela plus tard. Pour le moment, je veux encore manger. Venez, Miss Mallabie, achevons ces haricots tandis que ces Messieurs, Pierre Quint et Kerrison, fumeront leur pipe au coin du feu.
Il prit la jeune fille par la main et ils allèrent s’asseoir à table l’un à côté de l’autre comme les meilleurs amis du monde. Jensen les regardait avec un étonnement mêlé de dégoût. La jeune fille était peut-être contrainte de jouer ce rôle… mais était-il nécessaire qu’elle y mît tant d’empressement et de naturel ?
Plus Jensen considérait l’athlétique Suédois, plus il se sentait d’antipathie pour lui.
Pierre Quint faisait des préparatifs pour la nuit. Baby grondait dans son coin et tirait sur sa chaîne. Au dehors, la meute était tranquille. La tempête battait toujours les parois de la cabane. Jensen bourra sa pipe et s’étendit sur un banc dans un angle obscur, d’où il voyait nettement Miss Mallabie et Big-Dan.
Ce dernier, doué d’un appétit bestial, mangeait gloutonnement, mais, malgré toute sa grossièreté de manières, il paraissait avoir certains égards pour la jeune fille qu’il écoutait avec attention et respect.
Jensen ne pouvait entendre ce qu’ils disaient, car ils parlaient à voix basse, mais il vit à plusieurs reprises Miss Mallabie montrer le sac du doigt et faire des gestes comme si elle invitait l’homme à se débarrasser de ce fardeau. Lui, cependant, refusait visiblement.
Lorsqu’ils eurent fini leur repas, ils allèrent s’asseoir côte à côte devant le feu. Au bout d’un instant, Miss Mallabie se leva, et, comme par jeu, tout en riant et en frôlant de ses belles mains la face du Suédois, elle essaya de déboucler les courroies de son sac. Il protesta d’abord, mais elle, lui caressant légèrement le front d’une main, finit par avoir gain de cause. Elle se disposait à jeter le sac dans un coin, mais Dan ne le lui permit pas. Il lui prit l’objet des mains et le plaça soigneusement à terre, entre ses deux pieds. Alors, la jeune fille se rassit à ses côtés et ils se remirent à causer à mi-voix.
Le bras de Jensen lui faisait de plus en plus mal, mais en restant parfaitement immobile, il put croire que la douleur s’apaiserait peu à peu. Et puis, grâce au bon repas préparé par Pierre Quint et à la bonne chaleur répandue dans la cabane, il sentit sa tête s’alourdir et ses paupières se fermer. Ne voulant pas céder au sommeil, il chercha à découvrir par la seule force du raisonnement quelle pouvait être la suite logique des faits dont il venait d’être témoin. Et d’abord, y avait-il entre ces faits et l’affaire B. M. 432, une corrélation quelconque ? Sans doute et très visiblement les trois personnages arrivés successivement à la cabane de Little Babos redoutaient l’intrusion des agents du Service Secret. En second lieu, ils connaissaient Springvale qui avait eu en sa possession une certaine quantité de fausses pièces d’or. En troisième lieu, le document… Oui, il semblait bien que cette piste était la bonne.
Mais jusqu’à quel point Miss Mallabie, Pierre Quint et Dan entraient-ils dans l’affaire ? Que savaient-ils ? N’étaient-ils pas de simples agents inconscients, ou, au contraire, étaient-ils plus ou moins responsables de l’entreprise criminelle ? Ni le Canadien, ni le Suédois ne paraissaient assez intelligents pour être à la tête d’une affaire de cette envergure. Cependant il convenait de ne pas tirer des conclusions trop hâtives à ce sujet, en ce qui concernait Pierre Quint en tout cas. Cet homme n’était peut-être qu’un habile comédien…
Quant à Miss Mallabie, Jensen se perdait en conjectures sur son compte. Très à regret, il pouvait vraisemblablement la considérer comme complice consciente, sœur ou amie sans doute du principal auteur de la fraude. Et pourtant, elle n’avait rien que de frais et de pur dans la physionomie. Les coquines qui font cause commune avec des maîtres-chanteurs, des faussaires ou autres gibiers de potence peuvent avoir des traits de madones… on y lit cependant presque toujours les stigmates du vice. Rien de cela chez Miss Mallabie. Au contraire, Jensen avait été frappé de la noblesse un peu triste de ses yeux, du pli un peu hautain de ses lèvres, de la grâce un peu mélancolique de son front.
Certes, il fallait se rendre à l’évidence : elle lui avait d’abord donné un faux nom, et maintenant, pour quelle raison vile s’humiliait-elle au point de séduire par des frôlements et des caresses trop habiles le dégoûtant et bestial Suédois ?
Jensen rouvrit tout à coup les yeux. Il croyait avoir poursuivi sans discontinuité ses réflexions, mais à l’ankylose qui lui tenait toute une moitié du corps, il comprit qu’il avait dormi. Il faisait de plus en plus chaud dans la cabane, et cependant il ne transpirait pas ; il avait la bouche sèche, le front brûlant. Pierre Quint avait disparu. Aux vagues lueurs du feu mourant, Jensen vit Baby endormi, les pattes en avant et tendues, semblait-il, pour bondir. Dan et Miss Mallabie se trouvaient encore assis l’un à côté de l’autre au même endroit.
Jensen essaya de se soulever, mais à ce léger effort seul, il fut pris de vertige, tandis que d’intolérables douleurs partant de son épaule meurtrie lui envahissaient tout le corps. Il s’aperçut alors que son bras blessé était enflé à tel point qu’il remplissait sa manche et que les bandages apposés par Pierre Quint le serraient affreusement. En soulevant un peu la tête, seul mouvement qu’il pût faire sans trop souffrir, il regarda sa main : elle était enflée aussi et d’un rouge violacé… Rien de tout cela ne pouvait être l’effet d’une blessure ordinaire… et, tout à coup, une idée affolante le fit frémir d’horreur : il avait tous les symptômes d’un empoisonnement du sang ! Était-ce du fait de la morsure du chien ? Ou bien plutôt cela venait-il du coup de hache qu’il s’était maladroitement donné quelques jours auparavant ? Il l’ignorait, mais ce qu’il savait, c’est qu’il était en danger de mort… et des pensées illogiques et surprenantes lui vinrent… Sa mission ? Qu’importait ? Ses rêves de gloire ? Finis… Il ne connaîtrait rien des grandes choses de la vie et de l’amour…
En considérant le couple toujours assis devant le foyer, et hésitant encore à appeler, il remarqua que Big-Dan demeurait étrangement immobile du buste et des bras tandis que sa tête dodelinait régulièrement de gauche et de droite… Il dormait. Alors, Miss Mallabie s’écarta lentement et avec précaution du grand corps affalé, contre la paroi.
Après s’être dégagée, la jeune fille se baissa et avec mille précautions, une prudence et une lenteur dignes d’une sauvagesse, elle atteignit un pied du grand Suédois, elle le souleva doucement, puis l’écarta du sac sur lequel il reposait et, l’accompagnant d’un mouvement insensible, le laissa reposer à terre, à côté du sac. Elle répéta ensuite l’opération sur l’autre pied du dormeur.
Elle releva la tête, parut écouter anxieusement la respiration régulière de Big-Dan, puis s’enhardit, avança vivement les deux mains et s’empara du sac désormais libéré. Elle le souleva et l’emporta comme une proie précieuse devant les braises qui rougeoyaient dans l’âtre. Accroupie là, elle sortit un couteau de sa ceinture et se mit à éventrer le sac à petits coups nerveux et rapides.
Évidemment, ce qu’avait si jalousement gardé le Suédois était également d’un grand intérêt pour Miss Mallabie ; et Jensen, malgré sa souffrance aiguë suivait attentivement les mouvements saccadés de la jeune fille. Ayant pratiqué une ouverture dans la grossière toile, elle y glissa la main, chercha un moment, puis retira un morceau de papier froissé qu’elle mit rapidement dans son corsage, replongea vite la main dans le sac et en sortit quelques morceaux d’une substance blanchâtre qu’elle examina attentivement tout près de la faible lueur du feu mourant. Jensen à qui elle tournait le dos n’en pouvait voir davantage, mais à un vif mouvement qu’elle fit de côté pour s’assurer que Dan dormait toujours, le détective vit nettement au bout des doigts roses de la jeune fille un disque de métal blanc portant en relief les aigles de la monnaie d’or américaine !
Miss Mallabie prit alors une vraie pièce d’or dans sa ceinture et l’appliqua sur le disque blanc comme pour en comparer l’épaisseur et le diamètre.
Dans son aigu désir de ne rien perdre de vue, Jensen fit alors un mouvement brusque qui lui arracha, avant qu’il ait eu le temps de faire l’effort de volonté nécessaire, un long cri de pitoyable agonie.
Prompte comme l’éclair, la jeune fille rejeta les disques dans les cendres du foyer et s’accroupit sur le sac. Dan dressa la tête, ouvrit les yeux ; d’un bond il fut sur Miss Mallabie et la saisit à la gorge.
— Menteuse, misérable espionne ! cria-t-il. Vous êtes pire qu’une louve ! Ah, vous vous êtes moquée de Big-Dan !
Soulevant la jeune fille, il se rassit et la plia sur ses genoux, puis il rapprocha sa face brutale des clairs yeux agrandis d’épouvante… Un moment, Miss Mallabie se débattit violemment, puis ses bras se détendirent, ses yeux se fermèrent, elle s’évanouit.
À la vue de cette lâche brutalité et craignant pire encore, Jensen fit un effort surhumain pour se mettre debout. Ce ne fut, hélas, que pour retomber, tout de son long sur la peau d’ours qui lui avait servi d’oreiller et qui avait glissé à terre. Le corps tout brûlant d’une fièvre intense, il se sentait plus impuissant qu’un petit enfant.
Un moment, Big-Dan, la face distordue en un horrible rictus, continua à plonger ses regards de bête dans les yeux éperdus et chavirés de la jeune fille, puis il eut un grossier rire et se mit à couvrir ses joues, son front, ses lèvres de baisers, tout en proférant des mots d’amour mêlés à d’affreux jurons.
Jensen se tordait de douleur et de folle impuissance. Ne pouvant plus supporter un pareil spectacle, il ferma les yeux… puis les rouvrit aussitôt : Comme Baby grognait en tirant sur sa chaîne, une idée lui vint… Baby qui nourrissait une si terrible Haine contre le Suédois ! Baby seule pouvait sauver Miss Mallabie ! Jensen, sans force, était incapable de faire les quelques pas qui le séparaient de l’animal. Alors, surmontant les douleurs aiguës qui lui cinglaient tout le corps, il se roula sur lui-même, une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à ce qu’il pût, de son bras valide, détacher le mousqueton qui retenait la chaîne du chien.
— Va, Baby, va ! À lui ! Va vite ! râla-t-il.
Ce fut assez.
L’âme du loup s’était réveillée dans le corps du chien. Il ne fit qu’un bond jusque sur l’épaule droite de Big-Dan qu’il renversa sous lui. Puis, avec une sorte d’aboiement, ou plutôt de cri de triomphe et de haine, il lui planta ses crocs dans la gorge.
Big-Dan n’eut pas le temps de pousser plus d’un juron. Son imprécation se fondit en un faible gémissement d’effroi mortel. Il se défendit vaillamment. Couché sur le dos, il saisit d’abord le chien par les oreilles en essayant d’écarter sa gueule, mais il lui fut impossible de lui faire lâcher prise. Certain de perdre bientôt conscience s’il ne parvenait rapidement à se dégager de ces dents acérées qui s’enfonçaient de plus en plus dans sa chair, Dan prit le parti de se glisser de côté de façon à coucher la bête d’abord sur le flanc, puis sur le dos… Dans cette manœuvre, le poids de son corps le servit plus efficacement que la force de ses muscles ; après deux ou trois tentatives infructueuses, il réussit à intervertir les positions et se trouva sur le chien renversé. Mais celui-ci ne lâcha pas prise pour cela, et plus Dan s’efforçait de repousser les mâchoires serrées à sa gorge, plus les dents s’implantaient en sa gorge. La douleur, le manque de souffle, la perte de sang l’affolaient, lui enlevaient rapidement toute capacité défensive… Les deux mains accrochées aux mâchoires du chien, il se roulait sur lui et se débattait vainement.
Enfin, au paroxysme d’une volonté de vivre désespérée, le Suédois, d’un immense effort se leva tout droit, avec le chien toujours agrippé à son cou, et enfonçant ses doigts, puis son poing au fond du gosier de Baby, il lui fit enfin lâcher prise.
Trop tard ! En poussant un gros soupir, les yeux révulsés, le gigantesque corps du Suédois tomba comme une masse, raide mort, la tête et le haut du corps au beau milieu du foyer dont cendres et étincelles volèrent dans toutes les directions.
Miss Mallabie reposait, toujours inerte, à l’endroit où Dan l’avait lâchée, lors de l’attaque du chien. Celui-ci, sa haine apaisée, était allé gémir devant une porte donnant accès à une petite pièce au fond de la cabane. Déjà une étincelle avait mis le feu à une peau d’ours étendue entre la table et le foyer, et, à d’autres endroits le bois résineux du plancher commençait à brûler… En peu d’instants la cabane tout entière allait être la proie des flammes.
Dans son fiévreux délire, Jensen ne savait si les lueurs qui dansaient autour de lui étaient réelles ou imaginaires. Incapable du moindre mouvement, son seul désir un peu lucide était de voir enfin réapparaître Pierre Quint. Où était-il ? Que faisait-il ? Pourquoi n’était-il pas accouru au cri poussé par le Suédois ? Et comment n’entendait-il pas les appels de son chien ? Se serait-il retiré à dessein, d’entente avec Miss Mallabie, pour lui permettre de dérober le sac de Dan ?
Ce moment d’attente parut une éternité à Jensen. Cependant, ce fut peut-être au bout de quelques secondes seulement que la petite porte intérieure s’ouvrit et que le Canadien montra une tête ébouriffée, une physionomie toute ensommeillée.
— Baby, veux-tu bien te tenir tranquille ? Paix, là ! Pourquoi ne me laisses-tu pas dormir ? Qu’y a-t-il, eh ?
Jensen eut juste assez de force pour crier :
— La cabane brûle ! C’est Big-Dan qui est tombé dans le feu… Il est mort ! Sauvez Miss Mallabie, vite !
Puis il perdit conscience.
Pierre Quint avait déjà senti la fumée et entendu le pétillement des flammes. Il prit le chien par le collier.
— Sûr que ça brûle par là, dit-il. Eh ben, mon Baby, mène-moi vite à la jeune dame… Miss Mallabie… Mallabie, Baby !
Le chien comprit et conduisit son maître auprès de la jeune fille évanouie. Les flammes léchaient déjà le bord de sa jupe ; un moment de plus, et tous ses vêtements prenaient feu.
Pierre Quint la prit dans ses bras, courut à la porte dont il enleva la barre sans lâcher son fardeau, alla déposer Miss Mallabie au dehors et revint en courant.
— Maintenant, l’homme, Baby ! Montre-moi où est l’homme !
Malgré sa cécité, le Canadien se rendait compte, d’après l’attitude et les gémissements du chien peut-être qu’il n’y avait rien à faire qu’à chercher à sauver leurs vies et quelques provisions indispensables.
Il transporta Jensen au dehors où l’air froid le ranima un peu, puis, toujours accompagné de son chien, il retourna prendre des couvertures, des boîtes de conserve, des fourrures.
Maudissant la fièvre et la faiblesse qui le rendaient incapable de prêter la moindre assistance, Jensen demeura immobile sur le traîneau du Canadien, entouré d’une meute de chiens excités et hurlants. La sueur de son front se glaçait à ses tempes, de la cabane s’élevaient de hautes flammes jaunes avec des gerbes d’étincelles qui se tordaient dans le vent ; au milieu des hululements de la tempête, s’entendaient les crépitements des pièces de charpente qui tombaient… Était-ce un rêve, une vision de l’enfer ? En tout cas, les funérailles de Big-Dan le Suédois ne manquaient pas de grandeur.
Sous l’influence de l’air glacé, le détective sentit sa fièvre s’apaiser, il reprit un peu de lucidité. Il enfonça son bras enflé dans la neige fraîche qui venait de tomber et cela calma un moment ses plus violentes douleurs. Alors, il put s’asseoir sur le traîneau et chercher des yeux Miss Mallabie. Elle était à côté de lui, et le regardait fixement d’un air grave, interrogateur, un peu étonné…
Immédiatement Jensen comprit la signification de ce regard étrange : Pierre Quint et son chien se dépensaient en efforts surhumains pour sortir tout ce qui était possible de sauver, tandis que lui demeurait là à les regarder. Évidemment elle le prenait pour un lâche… Cela lui était insupportable, mais que dire ? Ce n’était pas à lui à révéler qu’il avait détaché le chien, avec quelle peine, ni qu’à ce moment même tout semblait tourner devant lui…
Mais, quelque chose dans son attitude, peut-être l’éclat fébrile de ses yeux, frappa la jeune fille.
Elle s’agenouilla vivement à ses côtés, dans la neige, lui tâta le bras et s’écria :
— Vous souffrez ! Votre bras est terriblement enflé… et brûlant ! Pourquoi ne le disiez-vous pas ? La morsure de Baby a dû vous empoisonner le sang !
Soit que la douleur devint plus aiguë à ce moment-là, soit que la compassion inattendue de Miss Mallabie l’eût ému, Jensen se laissa retomber en arrière en poussant un faible gémissement. Comme dans un rêve, il entendit la jeune fille crier à Pierre Quint :
— Pierre ! Pierre ! Apportez-moi vite ma trousse de pharmacie ! Cet homme est au plus mal. Il lui faut de la quinine et des piqûres tout de suite !
Le Canadien et son chien arrivèrent en courant à travers les tourbillons de neige.
— Eh ! qu’est-ce que vous demandez, Miss ? Cette boîte à médecine ? Elle est restée dans la cabane.
— Il me la faut ! répondit-elle d’une voix pressante. C’est une question de vie ou de mort. Il faut, il faut ! cria-t-elle de toutes ses forces. Tâchez de comprendre ! Cet homme est atteint d’un empoisonnement du sang causé peut-être par les dents de votre chien !
Le Canadien leva les épaules, agita le bras dans la direction de l’incendie.
— Mais, dit-il, la cabane brûle toute maintenant !
— Envoyez Baby ! Il peut sûrement y entrer encore une fois ! plaida Miss Mallabie en serrant les mains de Pierre. Baby saura bien trouver ma trousse si vous lui dites exactement où elle est. J’en suis sûre ! Il est si intelligent !
— Bon ! Bon, fit Pierre heureux du compliment fait à son chien… Il y a p’t-être ben une chance… Eh, quoi, mon Baby ? Essayons-nous d’apporter cette boîte noire de Miss Mallabie ? Cette boîte noire qui est dans le coin de l’étagère… Dans-le-coin-de-l’é-ta-gè-re ! Va, Baby, va, apporte…
Après avoir répété plusieurs fois ces mêmes mots, Pierre Quint flatta son chien et le laissa aller. Baby avait paru comprendre et il s’élança à travers les flammes.
Mais le Canadien le rappela :
— Mon Baby, je vais t’arranger pour que le feu ne t’attrape pas trop vite !
Il lui enveloppa le corps d’un gros drap mouillé, puis, au moment de le lâcher, se ravisa encore. Il se frotta lui-même les vêtements avec des morceaux de neige avant de s’élancer avec le chien dans la cabane embrasée.
— Mille bombes ! s’écria-t-il en partant. Il ne sera pas dit que Pierre Quint envoie son chien là où il ne veut pas aller lui-même ! Ah, pour ça, non !
Miss Mallabie essaya de le dissuader, lui criant que ce n’était pas le moment de risquer sa vie, mais il ne l’écouta pas et l’homme et le chien disparurent dans les tourbillons d’étincelles, de fumée et de longues flammes. Il semblait qu’ils né pussent en sortir vivants. Mais, heureusement pour eux, le vent ne soufflait pas dans la direction du coin de la cabane où ils devaient aller. Ils durent cependant traverser toute la zone embrasée pour arriver à l’endroit où se trouvait la boîte de pharmacie.
Lorsqu’ils réapparurent, on eût dit qu’ils n’avançaient qu’avec une peine et une lenteur infinie. Le chien respirait difficilement et avait été presque aveuglé par la fumée. Enfin, ils arrivèrent et se laissèrent tomber sur la neige au moment même où la charpente de la cabane, minée par le feu, s’abîmait dans le brasier. Pierre tenait la précieuse caisse serrée sur sa poitrine. Il la jeta plutôt qu’il ne la tendit à Miss Mallabie et se mit à se rouler sur la neige pour éteindre le feu qui avait pris à plusieurs endroits de ses vêtements.
— Bravo ! cria la jeune fille qui avait les larmes aux yeux devant tant de dévouement.
Jensen était resté étendu sur le dos ; il rassemblait toutes ses énergies pour lutter contre le délire, sachant bien que s’il s’y abandonnait, il risquait fort de révéler sans le savoir quel était le vrai but de son voyage dans ces régions désertes. Déjà il murmurait des paroles sans suite qui avaient trait avec sa préoccupation dominante, lorsque Miss Mallabie se rapprocha de lui avec une potion au fond d’un gobelet…
— Non, non, disait-il, je ne renonce pas… je vous le répète… ça se trouvera…
Il serrait convulsivement les mains sur le bord du traîneau…
— Tenez, prenez cela… pour vous guérir… dit la jeune fille d’un ton maternel.
En l’entendant, le détective desserra les dents et avala le remède.
Très promptement ensuite, et presque sans qu’il s’en aperçut, Miss Mallabie lui fit une piqûre antitétanique.
Presque aussitôt, un soulagement lui vint, son cœur battit moins vite… Il essaya de se soulever.
— Non, non, dit alors Miss Mallabie, restez tranquillement couché, tâchez seulement de vous guérir et de reprendre des forces pour le long voyage que nous avons à faire. Maintenant que la cabane est détruite, il nous faudra repartir le plus tôt possible vers le nord. Pourrez-vous supporter un trajet de quelques centaines de kilomètres ? C’est cela qu’il faut envisager.
Ce disant, elle passa délicatement sa main fraîche sur le front du malade et fixa sur son visage tourmenté ses beaux yeux lumineux, si pleins de sympathie que même sur un homme bien portant et sans souci ils eussent fait une étrange et attirante impression. Mais sur Jensen, affaibli, encore en proie à de violentes souffrances et hanté de la crainte de délirer encore, ces regards tendres suscitèrent une émotion salutaire qui amena presque des larmes au bord de ses paupières. Un moment de plus, et, dans son immense désarroi, il se fût abandonné complètement, eût oublié le Chef Hilkie, sa mission de confiance, tout son devoir.
Miss Mallabie se douta peut-être de cet état d’esprit chez l’homme dont la présence à la cabane lui restait encore inexplicable, mais elle ne voulut pas profiter de cet avantage pour lui faire dire son secret, elle se détourna et appela Pierre Quint qui essayait de construire un abri temporaire avec quelque matériel sauvé de la cabane.
— Chargez les traîneaux, lui dit-elle, et partons le plus vite possible pour Camp-Argyle. Mettez le plus possible de la charge sur mon traîneau ; des fourrures sur le vôtre pour y coucher ce malade.
— Mais… mais, fit le Canadien interloqué devant une telle rapidité de décision, mais Camp-Argyle, c’est loin, Miss ! Et l’orage n’est pas fini !… Vaudrait mieux attendre meilleur temps ! J’ai presque fini de dresser une tente…
— Non, non ! Empaquetez tout du mieux possible, mais faites vite. Cet homme est dangereusement malade, et ce n’est qu’à Camp-Argyle qu’il pourra recevoir tous les soins nécessaires.
— Mais… mais Miss… le patron… qu’est-ce qu’il veut dire de ça ?… Y aurait grand danger de…
Il n’acheva pas. Miss Mallabie s’était vivement rapprochée et lui avait mis la main sur les lèvres…
— Taisez-vous, dit-elle à mi-voix. Je crois qu’on peut être sûr de cet homme. Il est bien possible qu’en effet ce soit Tom Springvale qui l’ait envoyé… Tout cela s’éclaircira à Camp-Argyle… Jusque-là, faites bien attention à ce que vous dites…
— Bien, bien, bon, Miss… on fera comme vous voudrez… Mais… votre père…
De nouveau elle l’empêcha de continuer et lui donna des ordres minutieux pour les préparatifs de départ. Elle-même d’ailleurs prêcha d’exemple, attela les chiens, empaqueta la toile de tente, emballa les provisions que Pierre Quint avait jetées pêle-mêle sur le sol en les sortant de la cabane.
Quelques mots ici et là, échangés entre le Canadien et la jeune fille, donnèrent beaucoup à penser au détective que la fièvre tenait éveillé, les oreilles tendues et les yeux vigilants… Allusions plus ou moins incompréhensibles à des choses mystérieuses, oui, mais en aucun cas, rien qui pût être rapporté avec certitude à l’affaire B. M. 432. Ce qui y avait trait, c’était la curiosité si vive que Miss Mallabie avait eue pour le sac du grand Suédois, c’était ce sac lui-même et son contenu… Mais, quant au reste, Jensen n’apprit absolument rien de nouveau.
Chaque traîneau du petit convoi comportait un attelage de six chiens, plus un de réserve par véhicule. C’étaient tous de ces superbes bêtes du Labrador, de soixante-dix livres ou davantage, plus légers cependant que les chiens du Mackenzie, mais plus rapides et plus endurants. Pierre Quint et Miss Mallabie les attelèrent en tandem, contrairement à l’usage des Esquimaux, obtenant ainsi une action d’ensemble plus efficace tout en exigeant moins d’efforts de la part du conducteur.
Pendant que ces événements tragiques se déroulaient sur les confins des déserts arctiques, le Ministère des Finances harcelait fort le Chef du Service Secret, Hilkie. Les principaux fonctionnaires du Trésor, très effrayés, voulaient que l’enquête sur l’Affaire B. M. 432, aboutisse à tout prix. Et dans les grandes banques privées, le même désarroi et le même désir se manifestaient par de très fréquentes démarches auprès de M. Hilkie.
Le fondé de pouvoir Atterbury, qui avait le premier découvert l’existence de la fausse monnaie d’or, avait cru bon de convoquer une réunion de banquiers pour y procéder à un échange de vues sur ce grave sujet ; il alla jusqu’à dire qu’il sacrifierait un de ses yeux pour savoir d’où venait le fameux métal blanc et combien il y avait déjà de fausses pièces en circulation…
— Au nom du Ciel, Messieurs, s’écria-t-il, sachez bien qu’à l’heure actuelle, les deux tiers peut-être de l’or monnayé américain sont de l’ithite ! Cette idée seule me fait frémir, car enfin, imaginez ce que cela signifie ! Si cela arrive à se savoir à l’étranger, nous sommes à la merci de n’importe quelle nation ennemie…
À ce point de son discours, un de ses collègues lui frappa sur l’épaule et l’interrompit vivement.
— Taisez-vous, lui dit-il à mi-voix. Toutes choses ne sont pas bonnes à dire à haute voix, même entre nous. Nous entrevoyons tous, croyez-le bien, les conséquences désastreuses de cette gigantesque affaire… Mais, pour le moins, qu’on ne puisse nous accuser d’intempérance de langage !
Le Directeur de banque qui prononçait ces sages avertissements, était lui-même si pâle et défait, si tremblant et affolé que son aspect seul eût suffit à arrêter la verbosité d’Atterbury, mais cela ne l’empêcha pas de téléphoner, dès la fin de la séance, au Chef Hilkie pour lui demander une fois de plus où en était l’Affaire B. M. 432.
M. Hilkie ne put fournir aucune lumière nouvelle, pour l’excellente raison qu’il n’en avait point lui-même. Il était à ce moment-là fort désireux de connaître à fond le Syndicat Kerrison et de pénétrer les détails de son organisation.
De toute évidence, il était absurde de suspecter un seul instant les agissements de J. J. Kerrison lui-même, dont la fortune personnelle pouvait être évaluée à un bon milliard de dollars. Mais M. Hilkie n’était pas de ceux qui se contentent de suivre des sentiers battus et de remonter lentement des cours d’eau ; il aimait aller aux sources, et pour satisfaire pleinement sa curiosité, il cherchait à interviewer le grand patron du Syndicat en personne. Il voulait connaître cet homme, lui demander l’autorisation d’enquêter parmi son personnel. Il y avait là des milliers d’employés de toutes sortes et de tous grades. Qui sait s’il n’y avait pas quelques « brebis galeuses » parmi eux ? Et si le patron était au-dessus de tout soupçon, on ne pouvait évidemment pas en dire autant de tous ces gens que la police ne connaissait pas.
J. J. Kerrison avait une réputation de vieil original, très capricieux, autoritaire, avare. On prétendait qu’il était aussi accessible que s’il avait habité dans un sous-marin perpétuellement en voyage au fond des océans.
Ce fut même cette circonstance-là qui, en irritant le Chef de la Sûreté, le poussa, par instinct de contradiction, à vouloir à tout prix faire la connaissance du milliardaire. Celui-ci avait une villa à Butte, dans l’État de Montana, un palais sur la Cinquième Avenue, à New-York, un autre en l’île Derrick, qu’il possédait tout entière, près des côtes de la Caroline du Sud ; un château au centre d’un immense territoire de chasse réservée dans le nord de l’état de Vermont. En outre, son yacht princier, l’Ondine, était toujours sous pression, et J. J. Kerrison faisait à son bord plusieurs mois de croisières chaque année. Ses déplacements n’avaient jamais rien de régulier, et ses subordonnés, ceux même qui l’approchaient de plus près, savaient rarement à un jour près où se trouvait leur patron.
Quant à son frère, Henry T. Kerrison, il ne paraissait pas moins insaisissable. Bien qu’il eût, par son autoritarisme, engendré de vifs mécontentements parmi ses milliers d’ouvriers, il semblait se préoccuper fort peu de ces questions, passait l’hiver sur la Côte d’Azur et l’été en son château de Frontenac, près de Québec. En dernier lieu, d’après les rapports de police réclamés par M. Hilkie, il était en croisière depuis six mois sur le yacht de son frère, et l’on n’attendait guère son retour que six autres mois plus tard.
Il était veuf, et sa fille, jeune personne très jolie et sportive, l’accompagnait dans tous ses voyages et déplacements.
Tenant compte de ces renseignements et surtout du fait que c’était J. J. Kerrison qui était vraiment l’âme et l’animateur de l’Association, le Chef Hilkie dépêcha une poignée de ses plus fins limiers avec mission de découvrir au plus vite la résidence du milliardaire.
Entre temps, le Ministère des Finances lui fit parvenir quelques informations qui le confirmèrent dans l’idée qu’il y avait peut-être quelque relation entre le Syndicat Kerrison, d’une part, et l’organisation mystérieuse qui émettait de la fausse monnaie d’or, d’autre part. Non sans doute, relation de cause à effet, mais très probablement quelque chose de beaucoup plus simple : quels qu’ils fussent, les criminels avaient en effet tout intérêt à faire des affaires commerciales avec les Kerrison, leur acheter de l’or en barre pour l’extérieur des fausses pièces, se couvrir peut-être de leur nom ou de ces relations, pour mieux cacher leur jeu…
Les faits mêmes que les fonctionnaires du Trésor apportèrent à la Direction de la police cadraient bien avec ces suppositions. D’abord, il était établi que les Kerrison livraient les produits de leurs mines aux fondeurs officiels des Monnaies sous la forme de lingots, et qu’ils réclamaient surtout en échange des pièces d’or. C’était assez bizarre, étant donné qu’ils auraient pu se faire payer en billets ou en chèques.
M. Hilkie chargea quelques agents secrets de faire des enquêtes discrètes au moment de la paye hebdomadaire et mensuelle des employés ou ouvriers du Syndicat. Il apprit ainsi que les Kerrison payaient invariablement en or leur personnel. De plusieurs côtés, on se procura des pièces ayant servi à ces payements, et elles furent toutes trouvées bonnes.
M. Hilkie avait bien essayé à plusieurs reprises de rechercher les différents possesseurs successifs des dépôts d’or faux dans les banques, mais il fut reconnu impossible d’identifier les lots, et d’ailleurs, il y en avait dans les caves des grandes banques qui dataient de plusieurs années. Sans doute, il apprit que les Kerrison avaient opéré des dépôts d’or dans les banques où l’on avait trouvé des sacs de pièces fausses, mais pour ce qui était de séparer les pièces des Kerrison des autres, c’était comme si on avait voulu reconnaître de quel fleuve provenait une bouteille d’eau puisée au milieu de l’Océan.
En fin de compte, ce fut tout à fait par hasard que M. Hilkie put faire la connaissance de J. J. Kerrison. Sortant un soir d’un grand théâtre de New-York, il alla se rafraîchir au bar du Waldorf-Hôtel. Tout en buvant son citron glacé, son attention fut attirée par l’allure un peu excentrique d’un gentleman assis non loin de lui et qui paraissait en vive discussion avec le garçon.
C’était un homme grand et maigre, en smoking et chapeau démodés. Nez pointu, teint de vieil ivoire, gestes brusques, voix impérieuse. Il refusait de payer en entier le siphon d’eau gazeuse dont il n’avait vidé qu’une faible partie dans son verre de lait.
— Pouf ! Pouf ! criait-il. Je ne me laisserai pas voler comme cela, mon ami ! Vous allez porter ce siphon à d’autres consommateurs, comme je vous ai vu faire… Donc, je ne le paye pas tout, c’est compris ?
En entendant cela, le Chef de la Sûreté détourna un instant les yeux pour voir ce qu’en pensait le barman qu’il connaissait et qui venait de le servir lui-même. Le voyant sourire, il lui dit : — On dirait un vieux riche très avare… Est-ce juste ?
— Vous pouvez dire aussi très riche, riposta le barman. C’est un de nos quatre ou cinq « rois »… C’est Kerrison aîné, ajouta-t-il en baissant la voix.
M. Hilkie reposa brusquement son verre sur le comptoir…
— Il a ses appartements ici ?
— Oui, sous le nom de Mac Cann. Il a toujours peur qu’on lui demande un sou de trop, mais tout le monde le connaît.
— Quel étage ? demanda encore le Chef.
— Au second, appartement C.
M. Hilkie prit une de ses cartes dans son portefeuille et s’approcha du vieux milliardaire. Il posa la carte sur la table et dit :
— Pourrais-je avoir un moment d’entretien avec vous, M. Kerrison ?
L’autre fronça du sourcil, fit un geste d’impatience et prit la carte.
— Eh bien, qu’est-ce donc ? cria-t-il. Que me voulez-vous, M. Riltie… Rilter… Hilkie ?
Il éloignait la carte de ses yeux pour la mieux lire, tout en cherchant ses lorgnons dans sa poche. Il ajouta vivement :
— Je suppose que je ne peux pas vous empêcher de me parler, car ces garçons de bar et d’hôtel me paraissent bien trop stupides pour protéger la tranquillité de leurs clients. Asseyez-vous, M. Hilkie… Ne restez pas là debout comme un solliciteur… Asseyez-vous à ma table comme un gentleman, si vous en êtes un !
Il parlait d’un ton rogue et méprisant. Mais ce petit discours avait déjà permis à M. Hilkie d’étudier son homme avant d’engager la conversation. Il s’assit et commanda aussi un lait à l’eau gazeuse.
— Attention, garçon ! s’écria le vieux milliardaire, inutile d’apporter un autre siphon pour Monsieur. Le mien est à peine entamé !
Le Chef de la Sûreté sourit bénévolement et crut bon de prendre son interlocuteur par son faible.
— Très juste, répondit-il. Ce siphon fera très bien. Ah ! une goutte de brandy dans mon lait… Excellent pour bien dormir.
— Vraiment ? dit M. Kerrison. Il faut que j’essaye. Garçon, un autre verre de lait comme Monsieur !
Hilkie avait lu quelque part l’interview qu’un habile journaliste avait su arracher au roi de l’or et au cours duquel celui-ci avait avoué ses trop fréquentes insomnies. L’entrée en matière était donc excellente.
— Maintenant, M. Hilkie, dit J. J. Kerrison, votre carte m’apprend que vous êtes à la tête de ces gens qui voient partout des assassins, des voleurs, des faussaires… Dans quelle catégorie me rangez-vous ? Et, d’une façon générale, en quoi puis-je vous être agréable ?
— C’est bien simple, répondit M. Hilkie en affectant un bon gros rire cordial. Je voudrais que vous permettiez à quelques-uns de mes hommes de devenir vos employés temporaires, afin qu’ils puissent se rendre compte de la façon dont on traite l’or depuis la découverte d’un gisement jusqu’au coup de balancier qui le change en monnaie.
Si le Chef de la Sûreté avait demandé un milliard à J. J. Kerrison, il eût peut-être suscité une moins vive émotion chez le vieil original. Il crut une seconde que son interlocuteur allait avoir une attaque d’apoplexie, tant ses mains tremblaient et si violente parut la rougeur qui envahit sa face. Kerrison toussa, s’étrangla, cracha avant de retrouver la voix.
— Non, Monsieur ! cria-t-il enfin en agitant un long index crochu, je ne donnerai jamais cette autorisation-là ! À des imbéciles qui, au lien de travailler, mettraient le nez dans mes affaires ! Rien ne m’y obligera, Monsieur ! Je suis sans attache avec le Gouvernement. Je ne ferai de faveur pareille à personne !
… Mais à mesure qu’il protestait de la sorte, loin de s’échauffer, il parut se rasséréner. Il eut un petit sourire malin et se mit à se frotter les mains.
— Excusez-moi, reprit-il enfin. Je suis excédé par des demandes de ce genre qui émanent la plupart du temps de journalistes à cervelle creuse.
— Certes, répondit M. Hilkie de son air le plus aimable, je vous comprends parfaitement. Je suis moi-même trop souvent importuné par les reporters à l’affût d’événements sensationnels.
Sous ses apparences agitées et son air maladif, le « roi de l’or » avait encore la robustesse et la vivacité d’intelligence d’un homme qui a su amasser des milliards ; tout en gesticulant et criaillant comme un petit boutiquier, il observait à fond son interlocuteur, le jugeait, le pesait, et même, malgré la face inscrutable du Chef de la Sûreté, devinait presque ses pensées. M. Hilkie était habile – il devait l’être pour remplir comme il faut ses fonctions – mais J. J. Kerrison avait du génie, en tout cas le génie des affaires et la connaissance des hommes.
— Vous dites, répondit le vieillard de sa voix la plus affable, que vous voudriez fournir à quelques-uns de vos agents une occasion d’étudier les procédés mécaniques de l’extraction de l’or et le traitement qu’il subit avant d’être frappé de l’effigie de nos aigles… Mais puis-je savoir quelle est la cause de cette étrange requête ?
— Naturellement, répondit le Chef de la Sûreté sans se départir de sa bonhomie tranquille et souriante. Il se pencha et à voix basse, d’un ton confidentiel, il expliqua :
Je prends sur moi de vous révéler un secret officiel, mais je sais à qui je parle. Je vous dirai donc que l’on a découvert récemment un très grand nombre de pièces d’or contrefaites. Jusqu’à présent leur origine nous est restée inconnue. Nous avons fait surveiller les centres habituels de faux-monnayeurs, cela sans résultat. Il nous faut maintenant faire des investigations plus étendues, rechercher en particulier d’où viennent les substances étrangères qui entrent dans la composition de ces pièces…
— Je vois, je vois, dit Kerrison en toussotant. Et vous avez pensé qu’un de mes employés pouvait être auteur ou complice ?
— Je vous avoue que cela a été envisagé…
— Dans ces circonstances, il n’y aucune raison d’opposer un refus à votre légitime demande, répondit Kerrison qui repoussa son verre vide et ajouta en posant cordialement la main sur le bras du Chef de la Sûreté : Je veillerai à ce que toutes facilités vous soient données pour la conduite de votre enquête. Et vous pouvez être certain qu’en dépit de mes opinions politiques qui ne sont pas précisément celles du Gouvernement actuel, je ferai tous mes efforts pour seconder la justice dans une affaire aussi grave que celle-là. Revenez me voir ici demain matin, Monsieur ; je vous donnerai une lettre pour le Directeur Général de mes mines, et cette lettre vous ouvrira toutes les portes de mes ateliers et chantiers. J’aurais été heureux de vous la donner tout de suite, mais ma secrétaire particulière, dont la mère est dangereusement malade, est en ce moment à l’autre bout de New-York. Mais j’espère que demain matin, ce sera encore utile ?
— Oh, certainement, merci infiniment, répondit M. Hilkie, sachant bien d’ailleurs qu’il eût été tout à fait inutile d’insister auprès d’un pareil autocrate.
— Très bien. À demain neuf heures ; mon appartement est au second étage. Bonsoir, Monsieur.
Hilkie s’était déjà éloigné de quelques pas après leur échange de poignée de mains, lorsque Kerrison le rappela :
— À propos, dit-il, puis-je vous demander si la quantité de fausses pièces en circulation est très importante ?
— Je ne puis vous dire exactement, mais ce que je sais, c’est que l’affaire est très grave.
— Hem ! oui, c’est déplorable, murmura Kerrison en se dirigeant vers l’escalier.
Bientôt ses larges épaules disparurent au tournant, tandis qu’on entendait encore sa canne frapper régulièrement les marches de marbre.
— Le « roi de l’or » n’a pas l’air très brillant, dit M. Hilkie au barman en regardant Kerrison s’éloigner.
… S’il avait pu le suivre jusque dans les luxueux appartements que le Palace lui avait réservés, M. Hilkie aurait eu sans doute une impression contraire. Dès son entrée en effet, M. Kerrison appela ses secrétaires, ses valets, tous ses gens et leur donna des ordres variés et rapides comme si c’était l’heure d’une séance de Bourse au lieu d’être plus de minuit.
En moins d’une demi-heure, Kerrison n’envoya pas moins de cinq longs câblogrammes à l’étranger, douze télégrammes et demandes de communication téléphonique interurbaine avec quatre personnes. La plupart de ces messages étaient chiffrés, mais deux d’entre eux au moins, rédigés en clair, et communiqués le lendemain matin à la police, étaient adressés aux Directeurs de grandes banques et leur demandaient des renseignements sur la quantité approximative de fausse monnaie d’or en circulation. M. Atterbury reçut un de ces télégrammes.
Un peu avant neuf heures, le lendemain matin, l’auto du Chef de la Sûreté s’arrêta devant le Waldorf-Palace ; M. Hilkie en descendit, tendit sa carte au secrétaire en demandant à être conduit à l’appartement C du second étage.
— L’appartement C est inoccupé, dit distraitement le secrétaire, avant même d’avoir regardé la carte.
— Comment ! s’écria M. Hilkie. N’est-ce pas l’appartement de M. Kerrison… je veux dire de M. Mac Cann ?
— M. Mac Cann est parti ce matin de bonne heure avec sa suite.
Le Chef de la Sûreté jura entre ses dents.
— Où est-il allé ? N’a-t-il laissé aucun message pour moi ? Je suis le Chef de la Sûreté.
Le secrétaire lut enfin la carte que M. Hilkie lui avait remise.
— Oh, excusez-moi, Monsieur, dit-il, je n’avais pas remarqué… Mais je suis navré… Nous n’avons aucune idée de la direction prise par M. Kerrison. Il ne laisse jamais sa nouvelle adresse. Cependant, le porteur de bagages, ou le détective de la maison pourront sans doute vous renseigner. S’il y a eu une destination indiquée sur l’un des bagages, ce sera chose facile.
… Mais ni le porteur, ni le détective privé, ni personne ne put fournir le moindre renseignement. M. Kerrison et sa suite étaient partis – comme ils partaient toujours, d’ailleurs – sur un simple caprice du milliardaire, sans dire ni peut-être bien savoir eux-mêmes où ils allaient.
La seule chose qu’apprit M. Hilkie ce fut l’envoi nocturne de ces nombreux télégrammes, mais cela était fréquent dans la vie agitée et affairée du vieux J. J. Kerrison.
— Le fin renard ! s’écria le Chef de la Sûreté. Il m’a roulé comme un gamin. Mais rira bien qui rira le dernier !
À quatre heures trente de l’après-midi, ce même jour, le Directeur de Banque Atterbury essaya d’appeler M. Hilkie au téléphone. Mais M. Hilkie resta introuvable. On pensait généralement dans ses bureaux qu’il était parti en voyage sans prévenir personne, comme cela lui arrivait quelquefois. Le lendemain, le surlendemain encore, de très nombreuses personnes qui tentèrent d’entrer en communication avec lui ou se présentèrent à son bureau reçurent la même réponse : M. Hilkie, chef de la Sûreté Générale des États-Unis d’Amérique, avait disparu.
En quittant la cabane incendiée de Little Babos, en compagnie de Pierre Quint et de Miss Mallabie, l’agent secret, Alain Jensen, partait pour le plus terrible voyage qu’il eût fait de sa vie. Il devait, par la suite, ne s’en souvenir qu’avec horreur et en se demandant comment il n’était pas mort cent fois dès le premier jour.
Pour assurer son équilibre sur le traîneau, il avait fallu l’attacher, et alors, à chaque soubresaut du véhicule, ces lanières s’enfonçaient cruellement dans sa chair. De plus, la tempête avait repris de plus belle et lui projetait continuellement sur la figure une pluie de petits cristaux qui le piquaient comme des milliers d’aiguilles.
Dans l’immense espace désertique et découvert ils subissaient tous trois les plus directes morsures du vent. Cependant Jensen ne souffrit pas tout d’abord du froid intense. Cela atténuait plutôt et calmait sa fièvre ardente. Il luttait énergiquement contre l’évanouissement et le délire menaçants. Il s’efforçait de penser calmement, de réfléchir, ou bien il s’obligeait à répéter sans arrêt la même phrase ; ou encore il mordait sa couverture, serrait frénétiquement les doigts, cherchait de toute sa volonté tendue un sujet de réflexion rationnel et susceptible de lui prouver à lui-même qu’il lui restait de la lucidité d’esprit.
Ils étaient déjà en route lorsque l’aube triste et grise se leva sur la plaine sans fin. Jensen pouvait voir devant lui la file des chiens dont les dos ondulaient régulièrement de gauche à droite, se baissaient et se relevaient d’un mouvement uniforme et continu. Autour de leurs grands corps s’élevait la vapeur de leur haleine et de leur transpiration comme une fumée mouvante. Jensen, brisé, aurait donné tout au monde pour arrêter une seconde au moins ce balancement qui le meurtrissait jusqu’aux os…
Par moments, il entrevoyait la silhouette du Canadien qui jouait du fouet sur les reins des bêtes avec une vigueur impitoyable. Il criait :
— Marchons ! Marchons donc ! Qu’est-ce que vous pensez, mes agneaux, pour aller comme ça au pas de parade ? Allons, marchons, marchons donc, tas de gros escargots !
Alors, les chiens s’emballaient sur quelques centaines de mètres. Puis ils reprenaient leur trot cadencé dans la neige, dans le vent, sur la plainé sans borne, reconnaissant la piste avec un flair infaillible là où aucune trace n’était visible aux yeux humains les mieux exercés.
Aux étapes, on dressait les traîneaux pour s’abriter un peu contre le vent mordant. Miss Mallabie venait voir le malade. Elle passait sa tiède petite main sous la mitaine fourrée du fiévreux et lui tâtait le pouls. Si besoin était, elle lui faisait avaler du chloral ou de la quinine. Depuis qu’elle le savait si souffrant, elle ne le désignait plus comme « l’homme qui prétend s’appeler Kerrison », mais, profitant de ses fonctions de garde-malade, s’était mise à l’appeler familièrement « mon ami ».
— Comment ça va-t-il, mon ami ? lui disait-elle en comptant ses rapides et désordonnées pulsations.
— Mieux, répondait-il toujours, et quel que fût son état réel ; et souvent il ajoutait : Merci mille fois pour vos bons soins ; je crois bien que je ne les mérite pas.
— Je ne m’inquiète pas de savoir si vous les méritez ou non, mais bien plutôt si vous en avez besoin, répondait-elle. Et, voyant son regard plein de fervente gratitude, elle ajoutait : J’en aurais sans doute fait autant, même pour Big-Dan, s’il s’était trouvé dans votre cas.
Au souvenir de ce qui s’était passé à la cabane, Jensen s’affligeait et s’ingéniait à rechercher les raisons possibles de l’inexplicable attitude de la jeune fille… et en premier lieu de sa présence en ces contrées désertes.
Chaque soir, le Canadien dressait une toile grossière en guise de tente, allumait du feu et faisait du café. Il portait à Jensen, dont on avait placé le traîneau à l’endroit le plus abrité de la tente, une tasse de café avec une poignée de biscuits. Le malade prenait avec plaisir le chaud et vivifiant breuvage, mais ne pouvait rien avaler d’autre, malgré les instantes prières de Pierre Quint qui l’adjurait de se nourrir un peu pour lutter avec plus de chance contre le froid terrible.
Miss Mallabie soupait légèrement, se roulait dans de grandes fourrures au pied de la toile de tente et s’endormait, tandis que Pierre Quint allumait sa pipe et, son chien entre les genoux, s’accroupissait devant le feu en se livrant à quelque réparation de courroie ou de traîneau.
Baby n’était pas attelé avec les autres chiens, mais à son collier était fixée une longue lanière de peau de caribou dont Pierre avait l’autre extrémité attachée à son poignet gauche. C’était en somme Baby qui guidait la caravane quoique les chiens des attelages parussent de leur côté bien connaître la piste.
Baby avait eu les poils brûlés sur tout un côté du corps dans l’incendie de la cabane, et depuis lors préférait rester auprès du feu à l’étape. Les chiens de trait, eux, dormaient paisiblement, le ventre plein de pemmican, dans la neige, aussi à leur aise par cette température de trente degrés sous zéro qu’auprès d’un bon feu. Heureusement, on était encore dans la belle saison, mais le court été arctique déclinait, et cette tempête annonçait le retour des mois farouches et des températures effroyables.
Dès le soir du second jour, la fièvre de Jensen ayant beaucoup baissé, il commença à se sentir mieux. Il est très probable que la ventilation intense et glacée de ses poumons fut pour beaucoup dans l’amélioration de son état. Avec des doses massives de quinine et de fréquentes piqûres antitétaniques, son sang se débarrassait rapidement des germes de septicémie.
Lorsqu’il vit la jeune fille profondément endormie, le détective essaya de lier conversation avec le Canadien.
— Il est bien curieux, lui dit-il après quelques vagues remarques sur le temps et l’état de la neige, que nous n’ayons encore rencontré personne sur cette piste. C’est le moment où les indigènes et les trappeurs prennent leur quartier d’hiver.
Pierre Quint eut un petit rire sec et inclina à plusieurs reprises sa face de satyre…
— Sûrement… Sûrement, fit-il. Y a jamais grand monde sur la piste de Pierre Quint… Et vous savez ben p’t-être pourquoi…
— Non, pas du tout, je vous assure.
— Eh ben, reprit l’homme, ça s’appelle la Piste du Mort… et y a que le diable qui y passe… Partout par là on dit : Pierre Quint ? Lui et son chien sont deux diables. Autrement comment y verraient-ils mieux dans la nuit que dans le jour ? Et l’homme est aveugle !
— Mais pourquoi l’appelle-t-on Piste du Mort ?
— Eh ben, eh ben, répondit le Canadien en frottant lentement une courroie sur sa paume pour l’assouplir, y en a qui disent que sur cette piste passent beaucoup, beaucoup de voyageurs… mais que ce sont des fantômes. Vous avez p’t-être entendu parler d’Antoine Labouchère ? Un fin trappeur, ce type-là… Eh ben, y dit qu’une fois, par une belle nuit de lune, y vit par là vingt, trente, quarante hommes tout blancs qui portaient des sacs blancs et qui couraient le long de la piste comme des diables affolés.
… Et ce qu’il y a alors de tout à fait pas ordinaire, M’sieu, reprit le Franco-Canadien en baissant la voix après un instant de silence, c’est que ces gens-là ne laissent point de trace sur la neige la plus fraîche… jamais d’empreintes de pas, jamais des restes de campement… rien… rien…
— C’est absurde, ce sont des contes de bonne femme, dit Jensen. Vous ne prenez pas ça au sérieux, vous ?
— Ah ! v’là… Quant à moi, je sais pas trop… Mais, en tout cas, c’est ça qui écarte les gens de la Piste du Mort… c’est pour ça, j’en suis ben sûr…
En y réfléchissant un peu, Jensen crut comprendre pourquoi ces contes à dormir debout avaient été répandus. Il était probable que certaines personnes avaient intérêt à raréfier le plus possible la circulation sur cette piste, en vue peut-être d’y passer eux-mêmes plus librement avec des marchandises prohibées… Et ces marchandises ? De quelle sorte pouvaient-elles être ? Jensen aurait bien aimé le savoir. En attendant, et puisque Pierre était loquace ce soir-là, Jensen résolut de le faire causer un peu plus.
— Springvale m’avait parlé, reprit-il, d’une Piste N° 1 et d’une autre N° 2, en m’avertissant de me garder de cette dernière. Est-ce aussi une piste hantée, celle-là ?
— C’est pas la même chose, répondit Pierre. Le N° 2 se dirige vers le Sud ; l’autre, on la prend pour remonter vers le Nord. Big-Dan en venait… Les pistes se croisent à la cabane de Little Babos… C’est pour ça qu’on l’a appelée…
Jensen ne sut jamais jusqu’où Pierre Quint serait allé dans ses intéressantes révélations, car le Canadien s’arrêta brusquement, et, se détournant, le détective aperçut Miss Mallabie qui, du bout de son long bâton de voyage, touchait légèrement le causeur à l’épaule.
— Vous feriez mieux de vous coucher et de dormir, Pierre Quint, dit la jeune fille. J’ai horriblement froid. Je vais ranimer le feu.
Le Canadien protesta qu’il n’avait nullement besoin de sommeil, mais Miss Mallabie insista, et enfin, après avoir regarni le feu, Pierre Quint s’enveloppa dans une couverture et s’endormit bientôt d’un lourd sommeil. Son corps maigre et sec semblait invulnérable aux morsures du froid, car il ne se préoccupa même pas de se coucher avec les pieds tournés du côté du feu, selon l’usage.
Jensen, que la fièvre tenait éveillé, et intrigué par ce que venait de lui dire le Canadien, sentait s’éveiller une vive curiosité pour ce mystérieux mélange de pistes hantées, de transports clandestins et de personnages étranges.
Il pensait bien que Miss Mallabie aurait pu lui expliquer tout cela si elle avait voulu, mais il était douteux justement qu’elle le voulût. Certes, son attitude s’était modifiée sous bien des rapports à l’égard du « prétendu Kerrison », et aucune femme, parmi les meilleures gardes-malades elles-mêmes, n’aurait pu traiter un patient comme elle s’il n’y avait eu autre chose là qu’un devoir élémentaire d’humanité. De son côté, Jensen sentait que ses sentiments à l’égard de la jeune fille avaient dépassé déjà le stade du simple intérêt. Était-il vrai, comme il l’avait lu quelque part, qu’une vie d’aventures communes et d’aide mutuelle contre de terribles dangers crée extraordinairement vite une sympathie qui ressemble fort à l’amour.
Oui… mais l’Affaire B. M. 432 ? Jensen, à force d’y réfléchir, décida que la suite de son enquête serait tout à fait indépendante de Miss Mallabie. À aucun prix, il ne voulait désormais se servir d’elle. Cette solution adoptée, il se sentit l’esprit plus tranquille.
De son côté, la jeune fille assise devant le feu du campement, sentant à la respiration inégale de Jensen qu’il ne dormait pas encore, finit par lui dire :
— Comment ça va-t-il, mon ami ?
Cette voix fraîche et tendre fit à Jensen l’effet d’un baume sur son front brûlant. Il rouvrit les yeux et aperçut la jeune fille, le menton dans la main, la face illuminée aux étranges reflets des braises, auréolée de cheveux rebelles qui sortaient du bonnet de fourrure et prenaient une teinte d’or sombre sur le rose délicat de la peau. Elle fixait sur le malade ses grands yeux tristes où toujours un souci secret semblait se voiler sous le battement des longs cils.
— Je me sens beaucoup mieux, répondit-il.
— C’est ce que vous me dites depuis deux jours toutes les fois que je vous demande de vos nouvelles, dit Miss Mallabie d’un ton d’amical reproche. Et si chaque fois ç’avait été vrai, vous seriez un peu plus que guéri maintenant.
— C’est pourtant vrai, « vraiment vrai », cette fois, dit-il en souriant. L’enflure de mon bras a certainement diminué et la douleur est maintenant très supportable. Je crois que, comme l’on dit vulgairement, « ça a donné le tour ». Voyez, fit-il en levant le bras, les taches rouges ont disparu de la main.
— La couleur n’est pas encore bien naturelle, observa la jeune fille qui s’était levée pour examiner la main tendue. En tout cas, je vais profiter de la tranquillité et de la chaleur – relative ! – dont nous jouissons pour changer votre pansement. Brrr ! Ce n’est pas aussi confortable que la grande salle d’un hôpital de New-York, mais enfin, si vous serrez les dents bien fort, et si je me hâte, nous y arriverons.
Au prix d’un très gros effort, car elle tremblait de froid, Miss Mallabie parvint à enduire d’antiseptique le bras de Jensen et à rajuster les bandages.
— Vous ai-je fait mal ? demanda-t-elle anxieusement lorsqu’elle replaça le bras enflé sous les fourrures. Jensen avait pâli de douleur, mais il trouva la force de sourire.
— Pas le moins du monde, répondit-il.
Et, en fait, il aurait joyeusement consenti à souffrir plus longtemps et davantage pour avoir le bonheur de la sentir présente.
— Merci de tout mon cœur, reprit-il en reprenant une position relativement plus confortable. Vous êtes un médecin merveilleux. Avec votre quinine, vos piqûres, vos pansements, je me sens devenir un nouvel homme.
— Pas au point de ne plus être Kerrison ? fit-elle avec une petite moue non exempte de malice.
Cette répartie atteignit son but et rappela à Jensen que Miss Mallabie n’avait jamais paru bien convaincue de sa bonne foi. Mais il avait de quoi retourner le trait.
— Non, non, pas à ce point-là, Miss Mallabie, dit-il… Ou plutôt, ne devrai-je pas vous appeler Miss Kerrison. Vous m’avez dit que vous vous appeliez comme moi, mais Big-Dan vous nommait Miss Mallabie…
— Kerrison est mon petit nom, répondit-elle un peu sèchement en replaçant le flacon d’antiseptique dans la trousse. Je m’appelle Kerrison Mallabie, et mes amis me disent Kerry.
— Oh, pardon, je n’avais pas compris, dit Jensen d’un air contrit. J’ai été stupide.
… Il y eut un long silence durant lequel Kerry Mallabie remit du bois sur le feu et s’en rapprocha pour essayer de se réchauffer un peu. Puis elle se tourna de nouveau vers son malade et, baissant un peu ses regards mélancoliques, elle dit avec effort :
— Racontez-moi donc ce qui s’est passé exactement dans la cabane juste avant l’incendie. Depuis longtemps je voulais le savoir, mais n’ai pas encore eu l’occasion de vous le demander. La dernière chose dont je me souvienne, c’est du geste de Big-Dan pour me serrer la gorge. Je vous ai vu essayer de ramper vers nous, puis je me suis évanouie. Pierre Quint m’a dit que Big-Dan était mort ; est-ce vous qui l’avez tué ?
— C’est Baby, répondit Jensen.
Et comme elle le regardait d’un air interrogateur, il lui décrivit l’atroce bataille entre l’homme et la bête, oubliant cependant de mentionner la part initiale qu’il y avait prise.
— Mais, dit-elle, Baby était attaché dans un coin. Avait-il cassé sa chaîne ?
— Peut-être, fit Jensen évasivement.
Kerry Mallabie continuait à scruter la physionomie de son interlocuteur. À la fin elle dit d’un air rêveur :
— Je ne comprends pas… Pierre m’a dit que quelqu’un avait dû détacher le chien. Ce n’est sûrement pas Big-Dan… cela ne lui ressemblerait guère…
— Oh, bien, si vous voulez tout savoir, fit Jensen gaiement, je vous dirai que c’est moi qui ai décroché la chaîne de Baby. Je vous voyais courir un si grand péril, en butte aux entreprises de cette brute de Dan, j’étais moi-même si impuissant à vous secourir que je n’ai vu d’autre moyen que de me traîner jusqu’auprès du chien et de le détacher. C’est bien peu de chose…
— Peu de chose ! s’écria la jeune fille, mais vous m’avez sauvé la vie ! Je n’aurais pas survécu aux outrages de cet horrible aventurier. Et vous appelez ça peu de chose !
Et, après un silence, voyant que Jensen ne répondait pas, elle ajouta :
— Vous êtes un brave, brave garçon ! Je ne me suis pas trompée en vous appelant « mon ami »…
Elle se leva et se mit à arranger les fourrures qui couvraient son malade…
— Maintenant, conclut-elle, il vous faut dormir. Nous aurons encore une journée très fatigante demain, et vous aurez besoin de toutes vos forces pour la supporter. Je veux vous trouver demain matin capable de faire honneur au meilleur repas que Pierre puisse préparer.
Sa main effleura la joue de Jensen lorsqu’elle remonta la couverture à son menton.
— Bonne nuit, mon ami, et faites de beaux rêves !
De nouveau Jensen se trouva en proie à une grande anxiété. Le dernier geste de Kerry Mallabie pouvait avoir été purement fortuit, ou bien encore le mouvement naturel d’une sollicitude maternelle… Mais… mais… n’avait-elle pas eu un geste tout pareil lorsqu’elle avait essayé de persuader à Big-Daü de quitter son sac ?
Hélas, que penser ?
Enfin, Jensen sombra dans un sommeil agité où il rêva de sirènes de neige merveilleusement belles qui tentaient de l’égarer hors de la piste et qui l’engageaient à les suivre avec des sourires enchanteurs, des voix harmonieuses et des gestes attendrissants. Et ces sirènes de rêve avaient des corps transparents où il pouvait voir battre des cœurs perfides qui préparaient sa propre mort… Plein de dégoût, il s’arrachait à elles et reprenait la piste…
Alors, il se réveilla. C’était le matin. Pierre Quint, penché sur le feu, faisait d’appétissantes grillades, et, à côté de lui, un pot de café bouillant exhalait un parfum capable de ressusciter des morts. Jensen fit un excellent déjeuner.
La tempête s’était un peu calmée pendant la nuit, mais à l’aube, le vent se remit à souffler avec une intensité nouvelle et à secouer rageusement la toile de tente. Pierre Quint hocha la tête en reniflant le vent ; il enleva une de ses mitaines pour éprouver la température…
— Eh ben, mon Baby, dit-il, ça va être encore une de ces dures journées que nous connaissons, hein ? On ne fera pas ce qu’on voudra, eh, qu’en dis-tu, Baby ?
Le chien donna un coup de gueule plein d’entrain, comme s’il se moquait bien du mauvais temps, et tira sur sa lanière de cuir…
— Bon, bon, Baby, je comprends ce que tu me dis, mais je crois bien qu’avant la fin du jour tu ne chanteras pas la même chanson… mon petit !
— Ne vous découragez pas, Pierre, dit Kerry Mallabie en affectant un air gai. Les tempêtes en cette saison ne durent jamais très longtemps.
Mais le Canadien protesta :
— Ça va être diablement mauvais, dit-il en attelant les chiens.
Jensen ne se sentait plus aussi bien que la veille au soir. Les fortes doses de remèdes absorbés l’avaient mis dans un état de bien-être et d’excitation factice, et, après quelques heures de sommeil, il se retrouvait encore bien faible. Sans doute l’enflure de son bras continuait à diminuer, ses mains reprenaient une couleur naturelle, mais il subissait maintenant la réaction inévitable qui suit ces terribles accès de fièvre.
De son côté, Kerry Mallabie paraissait lasse, chancelante et pâle dans la douteuse clarté de l’aurore de cendre et de frimas. Elle ne répondait que par monosyllabes, et au bout d’un moment avoua qu’elle avait eu des frissons toute la nuit, même à côté du feu. Jensen remarqua vite cette dépression et, rassemblant tout son courage, dit à Pierre Quint :
— Je vais essayer de marcher un peu aujourd’hui. Je me sens beaucoup mieux et avec quelques minutes pour souffler de temps en temps, je puis parfaitement aller de l’avant. D’ailleurs, Miss Mallabie semble à bout de forces et doit absolument prendre ma place sur le traîneau.
La jeune fille protesta vivement.
— Non, non, s’écria-t-elle. Vous ne pouvez pas mettre un pied devant l’autre, mon ami. C’est de la folie. Notre étape d’aujourd’hui sera pénible et fatiguerait même un trappeur endurci, mais dans l’état où vous êtes, c’est impossible.
— Impossible ou non, je sors de là, fit Jensen d’un ton résolu en rejetant les fourrures qui le couvraient. Et je me couche dans la neige et m’y laisse geler jusqu’à ce que vous vous installiez sur le traîneau. D’ailleurs, Dieu vous bénisse, mon enfant, j’ai absolument besoin d’un peu d’exercice.
Elle le considéra curieusement :
— Est-ce que vous délirez de nouveau ? Vous ne pourriez même pas vous tenir debout sur vos jambes.
— C’est ce que nous allons voir, répliqua-t-il en sautant hors du traîneau… Vous voyez !
Et, debout à côté d’elle, il ajouta en souriant :
— Vous ne savez peut-être pas ce que c’est que d’être attaché tout le long du jour comme un paquet de pemmican. Eh bien, vous allez vous en rendre compte. Je vais serrer les courroies sur vous aujourd’hui.
Sans se faire prier davantage, car elle était vraiment à bout de forces, Miss Mallabie s’étendit sur le traîneau. Elle se borna à faire promettre à Jensen de l’avertir s’il se sentait trop las.
Ils partirent. L’ordre de marche de la veille fut renversé. Ce furent Pierre Quint et Baby qui assumèrent la conduite du traîneau chargé de provisions, tandis que la jeune fille couchée dans le véhicule du Canadien, dont l’attelage était plus sûr, venait derrière.
Les chiens de trait bondirent en avant au cri encourageant de Pierre Quint :
— Marchons ! Marchons donc !
Après ce premier élan, il fallut déchanter. Ils allaient contre le vent. La neige couvrait la piste, et, à plusieurs reprises, Pierre Quint dut arrêter sa petite caravane et aller seul en avant, avec Baby, reconnaître les lieux. Assurément, sans le secours du chien, ils se seraient tous perdus dans l’immense désert blanc. Mais Baby avait à la fois l’intelligence et l’instinct, et après avoir erré et flairé çà et là, il s’élançait immanquablement sur la bonne voie en poussant son petit jappement familier et joyeux.
Il ne fallut pas longtemps à Jensen pour se rendre compte qu’il avait trop présumé de ses forces. Sans les haltes fréquentes que l’on faisait pour retrouver la piste, le pauvre convalescent n’aurait certes pas pu suivre. Mais, pouvant ainsi, de temps en temps, reprendre son souffle, il marcha plusieurs heures en dépit des douleurs lancinantes qui revenaient à son bras malade.
Vers la fin de la matinée, Kerry Mallabie l’obligea à reprendre sa place sur le traîneau pour un long repos. Un peu plus tard, Pierre Quint s’arrêta pour faire chauffer un peu de café qu’ils burent sans lait condensé ni sucre. Ainsi réchauffés, ils firent encore un long trajet avant la tombée de la nuit.
— Nous allons bientôt voir la Tête de Loup au bout de la plaine, dit Pierre Quint à Jensen. C’est un rocher solitaire qui nous abritera du vent et il y a du bois dans les environs. Marchons ! Marchons donc !
Les chiens eux-mêmes, quelque endurcis qu’ils fussent, commençaient à ressentir les effets combinés de la fatigue et du froid ; leur trot se faisait plus lent et moins régulier. Jensen avait de nouveau changé de place avec Kerry Mallabie qui s’était chaudement enveloppée de fourrures sur le traîneau de queue. Les chiens de cet attelage paraissaient plus fatigués que les autres, et Pierre Quint dut à plusieurs reprises les attendre au passage pour brandir son fouet et les encourager de la voix.
Le long crépuscule de ces jours d’arrière-saison se traînait déjà depuis longtemps dans l’espace blanc. Pierre Quint n’abandonnait pas son projet de camper cette nuit-là au rocher de la Tête-de-Loup. Il fallut remettre Jensen sur le traîneau… Il s’y endormit un moment. Lorsqu’il se réveilla, il se sentit si dispos qu’il exigea aussitôt un arrêt pour permettre à Miss Mallabie de prendre sa place. Ils repartirent encore… Au bout d’une demi-heure peut-être, Jensen qui marchait aux côtés du Canadien eut l’impression que le traîneau de queue se laissait distancer ; il se retourna : le traîneau n’était plus en vue. La longue piste de neige qu’ils venaient de fouler s’étendait, très nette, jusqu’à l’horizon… mais elle était vide !
Jensen resta une seconde pétrifié. Kerry Mallabie perdue dans le désert glacé et illimité où aucun être humain ne pouvait subsister longtemps seul ! C’était abominable ! D’un bond, il rattrapa Pierre Quint et le saisit par le bras.
— Arrêtez, au nom du ciel ! cria-t-il. Le traîneau de Miss Mallabie n’est plus là ! On ne le voit plus !
— Palsambleu ! fit le Franco-Canadien. Il s’arrêta, se fit un cornet de sa main. Je n’entends rien ! Pauvre Miss Mallabie ! Elle va se perdre !
— Vite ! dit Jensen. Que faut-il faire ? Ne perdons pas une minute !
— Il n’y a rien d’autre à faire qu’à resuivre la piste jusqu’au point où les traces de son traîneau s’écarteront…
En un instant, on fit faire volte-face à l’attelage et l’on repartit sur la piste fraîchement marquée – heureusement pour les chercheurs, car le crépuscule avait lentement fait place à la nuit. Affolés, Pierre Quint et Jensen couraient presque plus vite que les chiens, le Canadien en tête, courbé sur la lanière que tirait Baby.
Tout à coup, Pierre heurta du pied un objet sombre et tomba en jetant un cri. Jensen le rejoignit et reconnut une fourrure et une mitaine de Miss Mallabie. Ces objets avaient dû tomber du traîneau au moment où celui-ci s’écartait brusquement de la piste.
Le Canadien se releva, mais retomba aussitôt.
— Qu’y a-t-il ? dit Jensen en s’agenouillant à côté de lui.
— J’ai peur de m’être cassé la cheville, répondit le Canadien. Je ne peux me tenir debout.
Il essaya cependant de se redresser, mais ce fut inutile ; il ne pouvait s’appuyer sur la jambe qu’il avait heurtée en tombant.
— Ventrebleu ! fit-il, je crois ben que Pierre Quint est fichu.
Il restait piteusement étendu sur la neige tandis que Baby tirait sur sa lanière comme s’il avait hâte de suivre la trace du traîneau de Miss Mallabie.
Alors, malgré son mal, le Canadien remarqua l’excitation de son chien. Il l’écouta un moment grogner…
— Ah, ah ! fit-il. Je comprends ! Tu as raison, Baby. C’est nous qui nous sommes trompés, hein ? Et c’est Miss Mallabie qui a pris le bon chemin…
Par ses petits cris presque humains, Baby parut confirmer la chose.
— Voyons, êtes-vous bien sûr, maintenant ? questionna Jensen.
— Plus sûr que si je « voyais » devant moi une grande route macadamisée, répondit Pierre.
— Alors, c’est au mieux, nous la rattraperons… Je vais vite vous bander votre cheville, vous mettre sur le traîneau, et… départ !
Avec quelques étroites planchettes et des courroies, Jensen immobilisa rapidement la cheville fracturée de son compagnon, l’établit confortablement sur le traîneau, prit à sa place la lanière de Baby et le fouet et ils se remirent en marche sur la bonne piste qu’ils avaient manquée dans l’obscurité.
Ordinairement, les chiens attelés n’aboient pas, ils gémissent ou grondent seulement ; et cependant cette fois la meute prit le départ en donnant furieusement de la voix, comme lancée sur les traces d’un gros gibier. Ils sentaient visiblement qu’il fallait rattraper l’autre attelage et comprenaient quel effort on attendait d’eux. Jensen les encourageait de ses cris incessants, oublieux de son propre mal et anxieux de rejoindre au plus vite la jeune fille avant que rien de fâcheux ne pût lui arriver.
Au bout de peu de temps, des aboiements retentirent dans le lointain. Jensen poussa un cri de joie. Il s’époumonna à lancer des appels auxquels il crut bien une fois entendre une faible réponse. Bientôt une masse sombre parut sur la piste. C’étaient le traîneau et les chiens de Miss Mallabie, arrêtés là… mais la place de la jeune fille était vide, elle avait disparu.
… Elle n’avait rien emporté avec elle : toutes ses fourrures, tous les colis de provisions du traîneau, les bêtes de l’attelage étaient dans un ordre parfait, comme si on les avait arrêtées pour un court instant de repos.
Jensen se dit d’abord que Miss Mallabie ne pouvait pas être très loin. Il poussa quelques cris pour l’avertir de leur arrivée, espérant qu’elle ne tarderait pas à réapparaître. Mais aucune réponse ne vint. Le jeune homme fut repris d’une inquiétude folle. Cette fois, le cas paraissait plus grave et pouvait être désespéré si la jeune fille demeurait seule toute la nuit, égarée dans ces régions désertes et mortelles, sans abri, sans feu, sans nourriture. Sous ces coups répétés du mauvais sort, encore chancelant lui-même, Jensen crut qu’il allait se laisser tomber sur la neige et abandonner la lutte, mais la voix assurée du Canadien le rappela.
— Écoutez, lui dit l’intrépide aveugle, il ne neige plus guère ; elle a sûrement laissé des traces, il suffit de les suivre…
— Et comment le faire assez vite, maintenant qu’il fait nuit ?
— Vous oubliez le meilleur guide du monde, répliqua Pierre Quint qui appela son chien : Tiens, Baby, sens, et va !
Il lui fit flairer la mitaine de Miss Mallabie et le caressa en lui disant : Va, va, cherche, Baby, cherche.
La bête partit aussitôt, suivit un instant la piste, puis prit à gauche. Jensen courait derrière lui, et apercevait en effet, de place en place, les traces des pas de Miss Mallabie. De loin, Pierre Quint criait par intervalles pour continuer à encourager son chien et pour que Jensen le repérât plus facilement à son retour. Baby répondait par de petits jappements intelligents et Jensen lançait de toutes ses forces, dans la nuit, le nom de Miss Mallabie…
Le chien allait vite, ne s’arrêtant guère pour flairer les traces… Jensen trébuchait, glissait, tombait, se relevait avec de plus en plus de peine. Une fois il enfonça dans une masse de neige accumulée par le vent ; il s’en tira difficilement et crut un moment qu’il allait mourir là… Ses tempes battaient, des lueurs sans réalité objective dansaient devant ses yeux, il crut assister à des gerbes de feux d’artifice… Ce n’était que l’effet du froid intense sur le globe oculaire, mais il pensa être en proie à une de ces attaques de folie qui saisissent soudain les explorateurs polaires… « Je n’en puis plus, » murmura-t-il à plus d’une reprise… Et il fut pris tout à coup de ce terrible sommeil des neiges qui jette souvent les plus vigoureux tout de leur long sur le sol glacé et dont ils ne se réveillent jamais… Déjà, ses genoux ployaient, lorsqu’il crut entendre, après un nouvel éclat de voix du chien, un léger cri, aigu, cristallin, comme un rire ou un sanglot, dans le lointain… « Les sirènes des neiges au corps transparent, » pensa-t-il… mais un éclair de raison lui revint et, de toutes ses forces, il lança :
— Est-ce vous, Miss Mallabie ?
Le son frêle revint à ses oreilles. C’était plus un soupir qu’une voix, mais la note, cette fois, n’était plus fantastique ou imaginaire, c’était le timbre d’une voix connue, d’une voix aimée – ah, comme l’amour était venu !… En un sursaut de ses dernières énergies, il se remit à courir… De plus en plus net lui venait maintenant la voix de Kerry Mallabie… Comme un homme ivre, à l’aveuglette, il allait, tombait, se rattrapait, perdait le souffle…
Enfin, il aperçut deux petits points brillants, immobiles. Le chien s’était arrêté et retourné vers lui… Encore quelques pas et il vit à côté de Baby une mince forme noire…
… Miss Mallabie s’appuya à son épaule en sanglotant.
— Enfin ! enfin… disait-elle, c’est vous !
Tout tremblant de joie et sans bien se rendre compte de ce qu’il faisait, il étreignit la jeune fille en balbutiant :
— Vous voilà ! Quel bonheur ! Je vous ai cru perdue… Nous avions pris une fausse piste… Mais vous… vous… vous ?…
Sans attendre sa réponse, dans son bonheur de l’avoir retrouvée, il l’enserrait de ses bras… D’abord, elle se laissa aller toute à cet enveloppement protecteur et tendre, puis se dégagea un peu et ils furent face à face, de très près, dans la nuit qu’une lune dorée éclairait maintenant…
— Vous ? interrogea-t-il encore.
Elle baissa ses yeux tristes, n’offrit aucune explication… et, au bout d’un instant, se borna à dire :
— Il nous faut retourner vite auprès de Pierre qui doit s’inquiéter. Pouvez-vous marcher ?
— C’est à moi de vous le demander, répondit-il. Appuyez-vous à mon bras. La clarté de la lune nous permettra un retour plus facile.
— Merci, fit-elle un peu froidement. Je peux très bien aller toute seule.
Et elle passa devant avec le chien.
Mais l’instant délicieux durant lequel Jensen avait tenu dans ses bras le corps tremblant de Kerry Mallabie devait demeurer toujours dans sa mémoire. Il sentait que si elle ne s’était si vite dégagée de l’étreinte, il en eût oublié l’Affaire B. M. 432 et tout le reste de l’univers. Mais la froideur soudaine de la jeune fille eut un effet inverse et éveilla en lui des remords inattendus. En somme il avait été tout près de trahir la confiance de ses chefs et de perdre de vue son devoir.
Comment concevoir d’ailleurs que cette enfant à l’admirable, fin et sérieux visage, fût une complice de faux-monnayeurs ?
Il avait été sur le point de lui parler d’amour, mais elle, par sa brusque décision, le sauvait peut-être du déshonneur. Eh bien, puisqu’il en était ainsi, il resterait fidèle à son devoir et ne se laisserait plus emporter par des émotions passagères.
Ils arrivaient aux traîneaux. Pierre Quint fut si heureux de leur bon retour qu’il saisit son chien et se mit à l’embrasser.
— C’est le meilleur chien du Canada, c’est mon trésor, ma vie, mon ami, la prunelle de mes yeux.
… Sur la bonne piste désormais, ils ne tardèrent pas à voir se dessiner dans l’ombre la forme confuse du grand roc isolé qui s’appelait Tête-de-Loup. Ce rocher offrait à sa base un abri précieux, presque une caverne, qu’un bon leu égaya et réchauffa bientôt. Assis à côté du brasier, Pierre Quint, oubliant sa cheville cassée, fit du café, réchauffa une boîte de conserves de haricots et fit griller du jambon.
Kerry Mallabie se comporta comme avant sa fuite solitaire et mystérieuse ; elle traita Jensen en camarade, en malade qui avait besoin de soins, et ce fut avec la même cordialité souriante dans la voix qu’elle lui demanda s’il avait encore de la fièvre et lui conseilla de prendre encore un grain de quinine. Et comme auparavant aussi, il y avait certainement une certaine retenue, une réticence, je ne sais quoi d’obscur, dans son attitude et sa conversation…
Le lendemain matin, les trois voyageurs campés sous la Tête-de-Loup ne se réveillèrent que fort tard. Pierre Quint lui-même, qui dormait si peu d’habitude, profita d’un long sommeil réparateur en dépit de son accident de la veille. Le vent et le grésil avaient fortement faibli et la température était remontée. Les chiens, couchés en rond hors du campement, tiraient la langue. Pierre Quint s’étira en baillant.
— Mille bombes ! s’écria-t-il en essayant de se mettre debout, quelle guigne ! Sans ce maudit pied, nous pourrions atteindre Camp-Argyle avant le coucher du soleil !
— N’importe, dit Kerry Mallabie ; il y aura un beau clair de lune. Je savais bien que cette tempête ne durerait pas. C’est trop tôt. Nous ne devons avoir de la vraie neige que dans quelques semaines. Il y a sept ans que je n’ai vu de la neige si tôt dans l’année.
Le Canadien huma l’air, s’assit dans la neige, enleva les bandes de toile et les planchettes que Jensen lui avait mises sur la cheville. Il n’y avait pas de grosse enflure.
— Voulez-vous que je vous arrange cela de nouveau ? fit Jensen.
— Attendez… je veux d’abord me rendre compte…
Il se mit à se masser vigoureusement. Lentement, mais avec une sûreté admirable, il suivait chaque muscle, remettait en place les ligaments, palpait les os. Il devait se faire abominablement mal, mais ne s’arrêta pas.
Jensen entendit craquer les os. Cela lui faisait mal au cœur et il se détournait juste au moment où, poussant un cri à la fois de douleur et de joie, Pierre Quint remettait l’articulation en place…
— Ce n’était pas cassé ! cria-t-il. Je m’en doutais un peu… Hourrah !
Il se pencha sur le traîneau, y prit une courroie très souple et se banda fortement la cheville. Par-dessus il passa ses socques et se mit debout.
— Alors, mille pipes en bois, c’est fini ! s’écria-t-il encore. Pierre Quint boitera encore un peu, comme un vieux canard, mais il marchera ! Marchons ; marchons donc !
Il remua les cendres chaudes, sous lesquelles luisaient encore des braises, confectionna un succulent déjeuner et l’on partit.
Certes, le Canadien n’avançait pas très vite, mais un Européen à sa place en eût eu pour quinze jours d’immobilité au moins.
Il s’animait à la pensée du gîte proche, et les chansons de « vieille France » qui vibrent encore dans l’air glacé des plaines canadiennes lui montaient du cœur aux lèvres :
Oh, Jean-Baptiste ! pourquoi ?
Oh, Jean-Baptiste ! pourquoi ?
Oh, Jean-Baptiste ! pourquoi ?
Pourquoi graisses-tu le nez de mon chien,
Le nez de mon chien avec du goudron ?
Tout en marchant, Jensen se demandait ce que pouvait bien être ce Camp-Argyle dont chaque pas le reprochait. Était-ce une cabane ? Un fort ? Un poste de trappeurs ? Qui allait-il y trouver ? Quel accueil recevrait un étranger que Kerry Mallabie démasquerait peut-être en avertissant qu’il s’était affublé d’un faux-nom ?
Il lui paraissait évident que la solution de l’Affaire B. M. 432 se trouverait à Camp-Argyle. Ces pièces d’un métal blanc et déjà frappées à l’effigie des aigles que Miss Mallabie avait jetées dans le feu de la cabane au moment d’être surprise… n’était-ce pas un sûr indice, puisque le sac de Dan venait de Camp-Argyle ?
Cet endroit ne devait pas être fort éloigné des côtes de la Baie d’Ungava. Il estimait en effet qu’il avait dû traverser à peu près tout le Labrador, et il était presque certain que la piste, dans sa direction générale, ne courait pas vers la Baie d’Hudson, car il connaissait assez bien les caractères topographiques des régions occidentales, et comme ils avaient traversé une contrée très plate, parsemée de quelques bouquets de sapins et d’épicéas, il voyait bien à peu près où ils se trouvaient.
D’une autre chose encore Jensen se sentait assuré : c’était qu’en aucun cas il ne pouvait songer à revenir en arrière par ses propres moyens. Un voyage de retour, seul, sans traîneau et sans chien eût été folie pure. Il avait désormais les ponts coupés derrière lui.
À quelques mètres en avant, Kerry Mallabie marchait, le fouet à la main, et cette présence tout de même encore chère lui était un réconfort, une sorte d’assurance contre l’inconnu.
Cependant, quelle confiance lui faire à cette jeune indomptable dont la conduite l’intriguait de plus en plus ? Que savait-elle ? Pourquoi le conduisait-elle à Camp-Argyle ? Sa blessure, plus d’à moitié guérie, n’inspirait plus aucune inquiétude et ne justifiait plus une marche forcée vers des lieux habités. Lorsqu’il l’avait retrouvée, perdue dans la neige, elle s’était réfugiée dans ses bras en pleurant comme une petite fille au cœur lourd, mais depuis elle s’était ressaisie et semblait ne faire aucune différence entre Jensen et Pierre Quint.
De temps à autre, elle échangeait avec ce dernier quelques mots à voix basse, dont Jensen à coup sûr faisait les frais…
Enfin, tout bien vu, il ne restait au détective d’autre alternative que d’aller de l’avant. Quoi qu’il arrivât, il ne devait plus oublier qu’il était un agent du Service Secret et qu’il avait mission de découvrir l’origine des fausses pièces d’or qui inondaient le marché de son pays.
À mesure que son sang se débarrassait des germes empoisonnés que l’infection de sa blessure avait engendrés en lui, l’air vif des plaines glacées et la joie de revenir à la vie, d’être fort et dispos, envahissaient ensemble sa poitrine. Il était bon d’être là, l’œil vif, l’esprit alerte, et d’entendre une fois de plus l’appel de la grande aventure…
Et s’il y avait à se battre, il espérait pour le moins que ce serait contre des hommes et non contre cette exquise Déesse des neiges qui lui avait sauvé la vie.
… Ils firent halte au milieu du jour et se restaurèrent avec un peu de pemmican, puis ils reprirent la piste.
Comme le crépuscule venait, Miss Mallabie ralentit le pas de façon à se trouver à côté de Jensen. Il s’en trouva ravi, car, malgré la sympathie engendrée par des dangers surmontés ensemble et le dévouement dont Pierre Quint avait fait preuve à plusieurs reprises, les deux hommes ne se liaient guère, et cheminaient à quelque distance l’un de l’autre sans se parler beaucoup. Jensen vit donc avec joie Miss Mallabie se rapprocher de lui, et sa physionomie dut en témoigner, car elle lui adressa un gentil sourire.
— Vous avez l’air de vous ennuyer tout seul, dit-elle d’un air gai. Aussi, je viens vous tenir compagnie.
— Oui, répondit le jeune homme franchement, et je commençais à craindre d’avoir fait quelque chose qui vous ait déplu, ou d’être importun en continuant à voyager avec vous…
Elle le regarda d’un air perplexe, mais il poursuivit :
— En fait, je ne sais trop ce que je fais là. Mon bras est presque guéri, grâce à vos bons soins, et rien ne m’appelle à Camp-Argyle. Mon but était de prendre à la cabane de Little Babos le paquet que devait y apporter Big-Dan, mais cela a brûlé avec le reste. Je devrais vraiment être en route vers Québec au lieu de m’en éloigner avec vous et Pierre Quint.
Ce disant, il la regardait d’un air interrogateur.
— Vous venez à Camp-Argyle, répliqua-t-elle avec douceur, parce que je le désire. Est-ce un motif insuffisant ?
— Certes non, fit-il avec chaleur. Je vous dois trop, Miss Mallabie, pour ne pas rester à votre entière disposition, et ce serait me montrer bien ingrat que de ne pas vous accompagner si vous le désirez… Non, ce que je voulais savoir c’était la raison même de ce désir… Pourquoi voulez-vous que j’aille jusque là-bas ?
Assurément, Jensen lui-même désirait particulièrement aller à Camp-Argyle puisqu’il espérait y trouver la clef de la mystérieuse affaire B. M. 432, mais il trouvait plus sage de déguiser ce sentiment.
… Déjà la nuit était venue et la lune aux trois quarts pleine montait dans le ciel de jacinthe au milieu d’un cortège d’innombrables étoiles. Sa clarté était presque bleue sur les champs de neige et répandait une sorte d’enchantement mystique dans cette atmosphère inviolée d’où toute vie naturelle semblait absente. Seuls, ces deux créatures ardentes et amies de l’aventure, un homme et une femme, tous deux jeunes et forts, hantaient cette solitude pure, tandis que, au loin, sous la lueur lactée, les traîneaux et les chiens faisaient une longue ombre palpitante…
Alors, Kerry Mallabie s’arrêta, se tourna vers lui, plaça sa main sur son bras et dit très lentement d’une voix tendrement persuasive :
— Pourriez-vous, voudriez-vous faire quelque chose de très important pour moi… et surtout le faire aveuglément, sans poser de questions ?
Il essaya de lire sur son visage, mais elle tournait le dos à la source de la faible clarté et il ne vit que ses grands yeux mélancoliques briller sous le rebord du bonnet de fourrure tout givré. Il voulut lui prendre la main, mais elle évita son geste en esquissant, par hasard ou à dessein, un mouvement pour relever une mèche de ses cheveux dorés qui était tombée sur sa joue.
— Je me crois capable, répondit-il, de faire beaucoup de grandes choses pour vous, mais je ne suis qu’un homme plein d’idées préconçues et j’aimerais savoir ce que vous me demanderez, et pourquoi…
Elle secoua la tête et réfléchit un instant.
— Non, dit-elle, ce dont je parle doit être accompli aveuglément et sans explication… pour le moment du moins, si vous acceptez. Si je vous disais ce qui en est, cela seul vous rendrait la tâche impossible.
Elle parlait avec confiance et comme assurée de son acceptation. Cependant, comme il baissait les yeux en méditant ses dernières paroles, elle ajouta vivement :
— Ne croyez pas qu’il s’agisse de quelque chose de mal, non, mais la connaissance que vous en auriez serait en elle-même un très considérable obstacle… Acceptez-vous ?
… Elle était tout près de lui, toute nimbée de lune. Elle était trop belle, il y avait en elle trop de mystère pour ne pas subir entièrement son prestige. L’inexplicable ajoutait encore à la fascination qu’elle exerçait. Son corps dont il sentait la chaleur à ses côtés égarait ses pensées. Il la dévisagea longuement de toute la force de son désir, sans oser cette fois la serrer dans ses bras… Et alors il entendit, comme au loin, une voix qui était la sienne mais qui disait des mots dont il se sentait à peine responsable…
— Oui, disait-il sérieusement et posément, oui, j’accepte.
Il trouva alors sa tiède petite main sous la sienne et la serra.
— Merci ! fit-elle ; je savais bien que vous accepteriez.
Elle retira sa main et ce fut soudain comme s’il était transporté hors d’un monde enchanté et se retrouvait sur la terre froide et désolée des basses réalités. Miss Mallabie reprit, sur le ton de la plus ordinaire conversation :
— La première chose que je vous demanderai sera de faire la connaissance de mon père, Stephen Mallabie.
Cette simple phrase acheva de refroidir l’enthousiasme de Jensen.
— Certes, dit-il, et ce n’est pas terrible !
— Ah, répondit-elle, c’est que vous ne savez pas ! Ce que je voudrais, c’est que vous causiez avec lui et l’écoutiez d’une oreille sympathique. Mon père est un homme extrêmement intelligent. S’il s’intéresse à vous, comme je l’espère, il vous confiera des choses extraordinaires. Je voudrais que vous l’écoutiez – comme je l’ai dit – sans prévention et que vous tâchiez de lui plaire.
Ces paroles, d’apparence simples, éveillèrent de graves soupçons dans l’esprit du détective. Se pouvait-il que ce Stephen Mallabie fût à la tête de l’entreprise de faux-monnayage ? Était-ce déjà de la part de Kerry Mallabie une tentative de l’embaucher dans l’affaire ? Et il se remémora tout à coup les indistinctes paroles balbutiées par Springvale à son lit de mort sur ces « sirènes trompeuses et ces satyres qui mènent les pauvres mortels trop confiants à la perdition ». Pierre Quint était-il le satyre et Kerry la sirène ? Springvale avait-il déjà été en butte à leurs maléfices ?
« Eh bien, réfléchit-il, si cette sirène bien réelle à qui je parle joue un double jeu, ce sera tout au moins avec moi qu’elle aura affaire, et rien ne va être plus amusant. »
— Que dois-je dire de moi à votre père ? demanda-t-il.
… Est-ce qu’une légère courbe ironique ne se dessina pas sur les lèvres de la jeune fille lorsqu’elle entendit cette question ? Ou bien était-ce le clair de lune qui le trompait ?
Elle répondit cependant sur un ton parfaitement sérieux :
— Exactement les mêmes choses que vous nous avez dites à la cabane. Il sera particulièrement désireux d’avoir des détails sur la maladie de Springvale et heureux de connaître celui qui assista ce pauvre ami à sa dernière heure.
La main de la jeune fille effleura de nouveau celle de Jensen quand elle ajouta :
— Vous ne pouvez vous figurer à quel point en ce moment je vous fais confiance, et je ne peux vous en dire assez pour vous le faire comprendre, mais je suis convaincue que vous ne tromperez pas mon espoir.
— Est-ce vraiment tout ce que vous pouvez me dire ? demanda-t-il un peu anxieusement.
— Pour le moment, oui ; mais peut-être pourrai-je vous en confier davantage quand vous aurez fait la connaissance de mon père. Lui-même, sans doute, vous expliquera bien des choses. Laissez les circonstances venir et vous apporter d’elles-mêmes des éclaircissements.
— À ce moment les deux jeunes gens rejoignirent Pierre Quint qui s’était arrêté un moment pour laisser souffler les chiens. Lorsque le signal du départ fut donné, la meute de Kerry Mallabie s’emballa… Après un mot à Jensen pour lui rappeler sa promesse, elle s’élança, le fouet haut, pour calmer ses bêtes.
Le moindre obstacle rencontré par le Chef de la Sûreté Hilkie dans l’exécution d’un de ses plans favoris avait le don de surexciter ses instincts combatifs. Et l’on savait bien dans son service qu’il payait d’autant plus de sa personne que le cas était plus difficile.
Sans doute, J. J. Kerrison, le milliardaire, ne connaissait pas cette particularité, sans quoi il eût hésité à jouer à M. Hilkie la mauvaise farce de le convoquer un matin à neuf heures à l’Hôtel Waldorf pour en partir lui-même plusieurs heures auparavant avec armes et bagages, sans laisser d’adresse.
Lorsque le Chef de la Sûreté découvrit la chose, sa première pensée fut que Kerrison avait quelque chose d’important à cacher. À la réflexion, il chassa cette idée. Connaissant Kerrison comme un vieux renard, il se rendit compte que s’il avait réellement eu quelque chose à cacher, il aurait très probablement accueilli ses enquêteurs à bras ouverts et les aurait dupés par de bonnes paroles et de longues visites dans des mines et des usines remarquables… C’est ce qu’il avait fait récemment au cours d’une affaire de corruption électorale : Il avait beaucoup parlé sans rien dire, avait fait voyager les membres de la Commission d’enquête en train spécial, leur avait fait voir ses grandioses entreprises, leur avait offert des chasses et des banquets, et en fin de compte on n’avait jamais pu mettre la main sur un témoin sincère des faits reprochés…
Néanmoins, M. Hilkie tenait à son idée et comme il était un homme de ressources, il se remua si bien qu’au bout d’une heure après son rendez-vous manqué avec M. Kerrison, il savait que celui-ci avait pris le matin même sur une de ses lignes de chemin de fer un train spécial à destination de son territoire de chasse du Haut-Vermont. Si le vieux Kerrison espérait jouir là d’une tranquillité parfaite, il se trompait, car très peu de temps après, M. Hilkie et trois de ses meilleurs lieutenants montaient dans un grand express qui se dirigeait également vers le Nord de l’État de Vermont.
— En somme, dit-il à son assistant Beck, il n’y aura pas grand’chose de modifié à nos dispositions : un simple changement d’heure et de lieu. Je devais voir Kerrison mardi matin au Waldorf-Palace : je le verrai mardi soir dans sa propriété de Craggmorie, c’est tout.
Avant de prendre le train, M. Hilkie avait passé à son bureau et avait demandé s’il y avait du nouveau. Son premier secrétaire était justement en train de mettre en clair un télégramme chiffré qu’il venait de recevoir et qui était signé des deux agents Varick et Crewly, envoyés sur les traces de Jensen. Ce télégramme avait subi bien des vicissitudes avant d’être délivré à son destinataire : il avait voyagé dans des portefeuilles de trappeurs, il avait franchi certaines distances par sans-fil, il avait été expédié et réexpédié bien des fois, mais enfin il apportait des nouvelles…
Et quelles nouvelles pour le Chef de la Sûreté ! M. Hilkie lut la traduction dactylographiée que lui remettait son subordonné :
« Arrivés ce matin par grande tempête à cabane Little Babos. Cabane récemment détruite par le feu. Y avons trouvé le corps d’un homme de grande taille et un millier de pièces double-aigles fausses. Semble que deux voyageurs avec traîneaux et chiens en sont partis depuis incendie. Traces d’une femme. Autre voyageur probablement Jensen. Suivons, mais tempête rend marche difficile.
VARICK ET CREWLEY. »
— Splendide ! s’écria M. Hilkie. Voici le premier indice sérieux ! Jensen avait raison, il était sur la bonne voie. Mais, sapristi, ça se trouve au Canada et ça va compliquer les affaires ! Il me faut avertir le Ministère.
Le Chef de la Sûreté étudia encore un moment le télégramme en se mordant les moustaches :
— Hum ! Une femme. Curieux. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Je me le demande… Oh ! si c’était… ? Non, je sais où est celle-là…
M. Hilkie se hâta de téléphoner à Washington avant de prendre l’express.
— Nous allons faire d’une pierre deux coups, dit-il à Beck. Voir le vieux Kerrison et nous rapprocher des pays où Jensen a découvert de si belles choses.
Vers la fin de l’après-midi, le Chef et ses trois hommes débarquaient à Carldale, sur la ligne du Canadian-Pacific, et qui était la gare la plus rapprochée des forêts de Craggmorie. Une liasse de télégrammes et une auto trépidante attendaient M. Hilkie. Après avoir jeté un coup d’œil aux dépêches, il aperçut à sa grande satisfaction le wagon-salon spécial de Kerrison remisé sur une voie de garage.
Au lieu de monter dans l’auto, le Chef entra dans le bureau de la petite gare et causa assez longuement avec l’employé.
— Il sera là dans une quarantaine de minutes, entendit-on cet employé dire à M. Hilkie au moment où il sortait. Je viens d’en recevoir avis depuis l’embranchement, et il n’y a plus de convoi devant.
Durant ces quarante minutes, le Chef de la Sûreté se promena nerveusement sur le quai étroit de la petite gare ; il mordait sa moustache, allumait des cigares qu’il jetait à peine entamés, recommençait. Enfin, une grande locomotive à laquelle n’était attelé qu’un seul wagon arriva en sifflant et stoppa dans un grand bruit de freins et de vapeur… Un seul voyageur descendit de l’unique wagon, et, aussitôt la locomotive se rendit sur la voie de garage où se trouvait la voiture de luxe de Kerrison ; la machine refoula son wagon sur cette voie qui était en cul-de-sac terminé par un buttoir, et resta là elle-même, bloquant l’accès à la voie principale.
L’unique passager descendu sur le quai était un petit homme élégamment vêtu, de physionomie rubiconde et gaie, d’environ cinquante ans. C’était évidemment ce personnage qu’attendait M. Hilkie, car il se porta vivement au devant de lui. Les deux hommes se serrèrent la main et entamèrent une conversation animée. Après quoi, le nouvel arrivant se mit à rire interminablement et, quittant le Chef, alla s’installer confortablement dans le wagon d’où il était descendu et se mit à lire un passionnant roman d’aventures.
Après sa conversation avec cet étrange voyageur qui devait être un personnage important à en juger d’après la déférence que lui témoignèrent les employés du train, M. Hilkie rentra dans le bureau du chef de gare.
— Je vous serais reconnaissant, lui dit-il, de téléphoner dans trente minutes exactement à M. Kerrison, à sa maison-château de Craggmorie et de lui annoncer que le Directeur Général de la Sûreté des États-Unis vient d’arriver et est en train de faire une enquête dans les environs. S’il vous demande où je suis à ce moment-là, dites que vous ne savez pas, mais que vous croyez que j’ai pris une chambre à l’Hôtel Skepard pour la nuit. Parlez à M. Kerrison lui-même si vous pouvez.
Ce ne fut qu’après avoir donné ces instructions précises que M. Hilkie monta, avec deux de ses hommes, dans son auto, et partit pour Craggmorie dans la direction de la frontière canadienne. L’agent que son chef laissait à la gare avait pour consigne de rappeler à l’employé de la gare le coup de téléphone à lancer et, d’une façon générale, d’observer ce qui se passait, tout en fumant des cigares dont M. Hilkie lui avait donné une bonne prévision. Cet agent, nommé Widden, s’acquitta consciencieusement de tous ces devoirs. Tout à coup, il sortit de son gousset une énorme montre en argent et dit :
— Les trente minutes sont passées, c’est le moment de téléphoner.
Le chef de gare se leva, appela Craggmorie et demanda à parler à M. Kerrison. Après un instant d’attente, il l’eut évidemment au bout du fil, car il répéta exactement ce que lui avait dit M. Hilkie. Puis il raccrocha et se rassit en riant.
— Qu’a-t-il répondu ? demanda Widden.
— Il a crié : « Le diable l’emporte ! » c’est tout, et il a coupé.
— Eh bien, ça va. Fumons ces bons cigares.
À ce même moment, à quatorze milles de là, l’auto du Chef de la Sûreté suivait la barrière de fils barbelés qui entouraient les forêts privées du milliardaire. Arrivée par la grand’route, la voiture se trouva bientôt devant les grilles du château de Craggmorie. Là on éteignit les phares et détourna l’auto pour se placer un peu de côté, sous l’ombre épaisse des grands arbres. Le Chef sortit sa montre et regarda l’heure avec sa lampe de poche.
— Trente et une minutes exactement, dit-il à Beck. On doit téléphoner en ce moment de la gare. Je voudrais voir la figure que fait Kerrison en apprenant les événements. S’il décide qu’il vaut mieux ne pas me voir, nous allons entendre passer son auto d’ici quelques minutes.
Ils attendirent encore un quart d’heure, toujours à l’abri de l’ombre dense des arbres de haute futaie. Alors, on entendit au loin un moteur qui se mettait en marche ; et bientôt une grande limousine sortit à toute vitesse de la propriété. M. Hilkie put quand même entrevoir comme en un éclair au fond de l’auto la silhouette caractéristique et bien connue du « roi de l’or ».
— Je n’aurais pas cru cela de lui, dit-il. C’est une fausse manœuvre. Il ferait presque croire qu’il n’a pas la conscience tranquille… Ou bien, il a perdu l’esprit. Malheureusement pour lui, je ne crois pas qu’il aille très loin cette nuit.
Le concierge de Craggmorie s’attendait sans doute à ce que la voiture de son maître revînt presque aussitôt, car il n’avait pas refermé la grille. Après une nouvelle attente d’une douzaine de minutes, M. Hilkie fit rallumer les phares, reculer la voiture de quelques centaines de métrés sur la route, puis entrer en pleine vitesse dans la propriété. Jetant un coup d’œil en arrière, le chef de la Sûreté vit le concierge ensommeillé sortir de sa loge et refermer la grille sans se douter que ce n’était pas la voiture du château qui était rentrée.
— Je suis peut-être trop curieux, dit M. Hilkie, mais, pendant l’absence de Kerrison, j’éprouve le plus vif désir de voir d’un peu près à quoi ressemble son château de Craggmorie.
La Piste du Mort, comme l’appelait Pierre Quint, s’était insensiblement élevée sur des hauteurs rocheuses où paraissaient plus fréquemment des bouquets de résineux tordus par les tempêtes. Cependant aucun signe de présence humaine n’expliquait encore l’excitation très marquée des chiens.
Quelques heures plus tard, Jensen, dont l’attention était dès lors très vivement éveillée, aperçut au loin deux haut mâts s’élevant sur une éminence. D’un peu plus près, il vit les fils qui reliaient ces mâts et reconnut les antennes d’une station de sans-fil. Mais que signifiait une telle installation dans un endroit où l’on ne voyait aucune habitation, aucun être humain, au centre des régions inexplorées de l’Ungava ?
Il continua à avancer en faisant mille conjectures.
La caravane gravissait une sorte de côte. En arrivant en haut, Jensen ralentit son pas et ouvrit de grands yeux : À ses pieds se creusait, presque à pic, une sorte de canyon profond et large au fond duquel coulait une forte rivière. À sa droite, un nuage semblait s’élever du cours d’eau, un bruit d’eau mugissante lui parvint : C’était une forte cascade qui produisait cette vapeur d’eau brisée par sa chute sur les rochers. Au bas de la falaise, une construction en ciment contenait évidemment des turbines et des générateurs de force électrique.
Au fond du canyon, étaient groupés plusieurs bâtiments, logements, cuisines, hangars, et un peu à l’écart une grande habitation à un seul étage, entourée d’une spacieuse piazza. Un peu plus haut, et plus près des dynamos, se remarquaient des tas uniformes d’une substance concassée et paraissant noire aux endroits que la neige n’avait pas recouverts. Dans la paroi même de la falaise s’ouvrait une ouverture évidemment artificielle qui devait être l’entrée d’une mine, mais d’après les agencements disposés tout autour, Jensen se rendit compte qu’il ne s’agissait d’extraire là ni or, ni argent, ni cuivre. Autour des bâtiments des turbines, quelques formes humaines s’agitaient.
La découverte soudaine d’un pareil établissement en une contrée désertique et encore fort mal connue plongea Jensen dans l’étonnement. Il s’attendait bien à une surprise, mais pas à quelque chose d’aussi considérable. Les lumières électriques inondaient de clarté blanche toute l’agglomération blottie au fond du canyon, tandis que des deux côtés de la coupure rocheuse, s’étendaient les terres sauvages baignées de lune.
Tandis que, médusé, Jensen se tenait sur l’extrême bord de la falaise et se demandait s’il allait bien trouver là la solution de l’Affaire B. M. 432 et quelle part y pouvait prendre Miss Mallabie, celle-ci se dressa à ses côtés en souriant.
— Voici, dit-elle, Camp-Argyle où j’habite. Qu’en dites-vous ?
— Ici, en plein Ungava ! fit-il. Eh bien, je n’avais pas la moindre idée qu’il y eût un endroit habité dans ces régions. Je vois qu’il y a là une mine et si j’en juge d’après l’âge apparent des bâtiments, elle est en exploitation depuis plusieurs années, mais alors comment se fait-il qu’elle ne soit marquée sur aucune carte et qu’on en ignore l’existence aux États-Unis ? Je m’étais pourtant renseigné aux meilleures sources avant de partir…
Elle secoua la tête et eut une jolie petite moue du bout des lèvres.
— Voilà déjà des questions, s’écria-t-elle gaiement. Et vous m’avez promis de n’en point faire ! Si vous commencez comme ça…
— Mais… je ne peux pas croire que vous me demandiez de fermer constamment les yeux…
— Non ! Pas à ce point-là. Mon père ne s’attend pas, naturellement à ce que je vous amène à lui les yeux bandés… Ce serait abuser de votre obéissance…
Il y a ici, reprit-elle après une seconde de silence, une mine de pechblende. Elle fut découverte, il y a plusieurs années, par mon père qui garda la chose secrète dans le but d’assurer l’exécution de certains projets qu’il avait dans l’esprit. On n’en a jamais su l’existence aux États-Unis parce que tout le matériel a été apporté directement d’Angleterre par le détroit d’Hudson et la baie d’Ungava, et parce que ses produits ne sont pas mis sur le marché américain.
… Une mine de pechblende ! Rien que cela ! Ce seul mot suffit à mettre le comble à l’exaltation du jeune détective. Il triomphait, il découvrait par ses seuls moyens le mystère de la fausse monnaie qui avait tenu en échec les plus fins limiers… Et en même temps, un grand désespoir l’envahit : le père même de Kerry Mallabie devait être à la tête de l’entreprise et ses sentiments pour elle en recevaient un terrible contre-coup.
— Maintenant, reprit-elle, nous allons descendre dans le canyon. On l’appelle le « Lit du Diable », et la rivière est L’Eau Noire. Le canyon a été creusé par la rivière qui a trouvé là de l’argile au sortir des rochers ; il était, il y a quelques années encore, à demi rempli d’eau, mais mon père a fait construire un barrage au-dessus des chutes pour abaisser le niveau de l’eau et lui permettre de creuser ses mines. Tous nos ouvriers sont étrangers, Suédois ou Finlandais ; mon père les recrute dans leur pays et leur promet le retour gratuit. Ils n’ont pas la moindre idée de l’endroit de la terre où ils se trouvent, et ils ne sauraient s’en aller si nous ne sommes pas prêts à les transporter. Mon père choisit très soigneusement ces hommes et les prend plus pour leurs muscles que pour leur intelligence. Big-Dan était un excellent contremaître, mon père avait grande confiance en lui parce qu’il suivait toujours ses prescriptions à la lettre. Ses camarades l’aimaient beaucoup…
— Mais, objecta Jensen, on ne doit pouvoir travailler que très peu de temps chaque année – la bonne saison est si courte ! – si vous dépendez entièrement de la chute d’eau.
— Nous travaillons douze mois par an, répliqua la jeune fille en souriant. Il y a une petite source naturelle d’eau chaude au bord de la rivière et cela suffit pour empêcher la masse de geler. Nous disposons de sept mille kilowatts qui ne nous coûtent rien. Nous nous éclairons, nous chauffons, faisons la cuisine et actionnons toutes nos machines à l’électricité.
— Je m’étonne de n’avoir jamais entendu parler de votre père, dit encore Jensen en suivant Miss Mallabie le long d’un étroit sentier en zigzag dans les gorges de l’Eau Noire.
— Peut-être cela vous est-il arrivé, répondit-elle, car il a plusieurs noms : Il s’appelle Stephen Mallabie, baron Arbuthnot, Lord Cannonquest… Il a été Premier Ministre du Canada, mais s’est retiré depuis longtemps de la vie politique.
… « Bonté divine ! pensa Jensen. Pas étonnant que cette petite me fît l’impression d’une grande dame ! »
Certes, oui, il avait entendu parler de Lord Cannonquest, ex-Premier du Dominion du Canada, célèbre par son énergie, et son ascension rapide ! Il avait été ouvrier mineur, employé de chemin de fer, puis, grâce à des dons exceptionnels, avait bâti une fortune, fait construire des lignes de chemins de fer, était devenu premier magistrat de son pays. Jamais Jensen n’aurait songé que Lord Cannonquest, parti de si bas, avait dû avoir un autre nom… Ainsi, lui, jeune détective américain, il avait traité la fille de Lord Cannonquest comme une sœur ou une bonne camarade durant tous ces jours de périlleux voyage ! C’était inouï !
Sa physionomie dut marquer quelque chose des pensées qui lui bouleversaient l’esprit, car la jeune fille reprit avec un léger rire cristallin :
— Ne vous frappez pas, mon ami ! J’ai été élevée en grande partie aux États-Unis, et c’est peut-être pourquoi je ne suis pas toujours d’accord avec les idées et notions purement anglaises de mon père.
Son sourire s’éteignit lorsqu’elle prononça ces derniers mots, les coins de sa bouche se plissèrent et ses yeux magnifiques reprirent leur usuelle expression de tristesse.
— Mais, riposta Jensen, je ne puis tout de même plus oublier que vous êtes la fille d’un Lord, alors que je vous croyais la bonne et simple Miss Mallabie…
— Oh, alors, si vous le prenez comme cela, vous n’avez qu’à vous instituer mon chevalier servant et à faire mes quatre volontés. Pour l’heure, je désire que vous vous fassiez apprécier de mon père… autant que de moi, acheva-t-elle avec un sourire engageant.
Ces paroles et la simplicité d’attitude de la jeune fille eurent vite raison des scrupules que Jensen pouvait avoir. Imbu d’ailleurs, comme tout bon Américain, des idées d’égalité, il réfléchit que le père de Kerry avait été Stephen Mallabie, un pauvre homme, et que sa fille n’avait jamais témoigné d’orgueil ni d’arrogance aristocratique.
— Vous voulez donc bien avouer que vous m’appréciez quelque peu, dit-il vivement.
— Certes, et je vous estime. Croyez-vous que je vous ferais confiance comme cela m’arrive maintenant si je n’avais pas bonne opinion de vous ? Ne vous ai-je pas dit qu’il s’agissait de quelque chose de très important ?… Comprenez-moi.
Ils arrivaient au bas des falaises. Kerry Mallabie s’arrêta devant une petite construction située au coin d’une sorte de quai surplombant la rivière. Elle ouvrit la porte de cette sorte de chalet, tourna un bouton électrique.
— Voici, dit-elle, votre quartier général, votre logis pendant votre séjour ici. J’espère qu’il vous plaira. Je vais vous envoyer Mon-Tang tout de suite. C’est un Chinois. Tous nos domestiques sont Chinois. Mon-Tang est très habile et vous servira fidèlement, j’en suis sûre…
— Comment, s’écria Jensen. Une petite maison pour moi tout seul !
— Oh ! elle n’est pas si grande que cela ! Nous donnons toujours à nos hôtes un de ces petits logis séparés. Mon père vous priera sans doute à dîner. Venez comme vous êtes. Nous nous habillons rarement le soir. Mon père comprendra d’ailleurs. Nous habitons la grande maison entourée d’une piazza.
… « Miséricorde ! se dit Jensen lorsque Miss Mallabie se fut retirée, je m’attendais bien à quelque surprise à Camp-Argyle, mais ceci surpasse tout… Qu’en penser ? Ça ne ressemble guère jusqu’à présent à un antre de faux-monnayeurs. »
Jensen explora son domaine : D’abord un petit salon bien meublé, pourvu de confortables fauteuils ; ensuite une chambre à coucher pourvue d’un lit de cuivre ; de là une porte donnait accès à une chambre de bains où rien ne manquait.
… Un bain ! Depuis plus de six semaines, Jensen vivait hors des contrées civilisées et devant la possibilité de prendre un bain, il aurait presque crié de joie.
Il tourna le robinet marqué « chaud » et fut émerveillé de voir de l’eau presque bouillante couler dans la baignoire… Comment, une salle de bains, de la lumière électrique, de l’eau chaude à profusion par plus de 56 degrés de latitude nord ! Il entendit un petit clic dans un angle de la pièce, se retourna et aperçut un radiateur électrique. Il alla y poser la main : Il était brûlant.
Jensen n’avait jamais encore pris un bain qui lui apportât une si pénétrante détente des muscles ; toute sa fatigue se dissolvait ; il se sentait renaître… Il en goûtait béatement toute l’influence réparatrice lorsqu’il entendit des pas légers dans la chambre à coucher ; on frappa discrètement à la porte, et une drôle de petite voix fêlée dit :
— Ce n’est que moi… Mon-Tang… Moi apporter vêtements, souliers, chemises, sous-vêtements, linges…
Jensen riait tout seul. Avoir des vêtements propres après ce bain, c’était du sybaritisme…
— Très bien, Mon-Tang, dit-il, passe-moi tout ça ici.
La porte s’entr’ouvrit, il aperçut une figure grimaçante et ridée ; une main fluette déposa les vêtements sur une chaise, près de la porte.
— Massage ? s’enquit le Céleste. Mon-Tang sait frotter, frictionner, ping, pang ! pom-pom ! Enlève tout mal… Très bon !
Jensen sortit rouge comme une écrevisse de son bain et le Chinois le frotta, massa, frictionna à fond. Rhabillé, il se crut un nouvel homme. Les vêtements lui allaient suffisamment bien pour n’être pas ridicule.
Pendant que Jensen s’habillait, Mon-Tang allumait du feu dans la cheminée du petit salon, disposait un fauteuil devant, un guéridon auprès, avec un journal.
Lorsqu’il s’assit, il déplia machinalement le journal : C’était un numéro du Times, déjà vieux de plusieurs semaines. Il le rejeta bientôt et se mit à réfléchir : Évidemment, il n’y avait rien autour de lui qui ressemblât à un de ces souterrains obscurs et malodorants où l’on a l’habitude de rechercher les faux-monnayeurs. Et puis, qu’est-ce qu’un homme richissime comme Lord Cannonquest pouvait bien avoir affaire avec l’entreprise criminelle que Jensen avait mission de découvrir ? Et cependant Jensen était moralement sûr que le foyer même de l’Affaire B. M. 432 était là, à Camp-Argyle. Un instinct secret, impossible à faire taire, l’avertissait également que Stephen Mallabie n’était pas hors de cause. Car enfin, ce n’étaient pas les quelques manœuvres suédois qui étaient capables de mener à bien la confection d’une grande quantité de pièces d’or assez bien imitées pour tromper des experts !
Tout cela demeurait inexplicable, mais le détective croyait bien être sur la bonne piste. Tous les indices concordaient. Il réfléchit peu à ce qu’il ferait si ses investigations lui procuraient des certitudes. Si l’origine de la fausse monnaie était à Camp-Argyle et si Stephen Mallabie en dirigeait la fabrication, Jensen devrait trouver un moyen, soit de rentrer en contact avec les pays civilisés, soit de prévenir immédiatement les autorités… Pour cela, la station de T.S.F. de Camp-Argyle lui servirait peut-être…
Il voulait croire, en outre, que si ses soupçons étaient confirmés, la fille de Stephen Mallabie n’était en tout cas pas complice. Il se rappela sa phrase sur ses divergences d’opinion avec son père et songea à la constante tristesse qui remplissait ses yeux.
Il se leva, secoua ces pensées lourdes d’interrogations et sortit de la maisonnette avec un vif sentiment de confiance et de joie. Il allait dîner avec Kerry et son père, et, quoi qu’il arrivât, ce serait certainement un appel à l’action… or l’action, c’était sa vie.
La lune penchait à l’horizon, et les myriades d’étoiles si brillantes dans le ciel arctique, éclairaient vivement les constructions de ciment de ce mystérieux village. Quelque part, vers les maisons ouvrières, les mineurs devaient célébrer un heureux événement à en juger par les cris et les chants grossiers qui s’élevaient dans la nuit. La plus importante maison du groupe avait toutes ses fenêtres brillamment éclairées. Jensen s’y dirigea en continuant de s’étonner de trouver tant de luxe et de confort au milieu de ces régions que les meilleurs géographes des États-Unis lui avaient déclarées inconnues et glacées deux mois auparavant.
Il gravit quelques marches, passa sur la large véranda et pressa le bouton électrique de la porte d’entrée.
Ce fut Miss Mallabie elle-même qui lui ouvrit. Sauf son manteau de fourrure et son bonnet, elle était habillée de la même façon qu’en arrivant à la cabane de Little-Babos. Jensen y vit l’intention de le mettre à l’aise et lui adressa un regard reconnaissant.
— Soyez le bienvenu à Argyle-House ! dit-elle cordialement. Entrez vite. Mon père est si désireux de vous voir qu’il était sur le point d’aller vous chercher tout de suite ; mais je l’ai persuadé de vous envoyer plutôt Mon-Tang avec quelques effets de rechange… Est-ce que cela a pu vous être utile ?
Elle regarda ses larges épaules avec une sorte d’admiration et ajouta : Mon père et vous êtes à peu près de même taille…
— Cher Monsieur, entrez donc, dit une voix forte mais d’un timbre agréable… Jensen entendit des pas fermes s’approcher. La portière du salon s’écarta et un homme grand, maigre, de soixante ans environ vint à lui la main tendue.
— Ma fille m’a déjà parlé de vous, dit-il affablement, de sorte que les présentations sont inutiles…
Jensen serra la main de M. Mallabie, murmura quelques paroles polies tandis que ses regards rencontraient ceux de son interlocuteur. Celui-ci avait d’aussi beaux yeux que sa fille, moins tristes, mais plus hardis, et pleins d’intelligence et de feu. Des cheveux encore drus, une forte barbe grise complétait la physionomie de force et d’ardeur du maître d’Argyle-House. Avec sa voix mâle, mais aux modulations riches tour à tour impérieuses ou tendres, cette allure souple, on sentait que cet homme, en dépit des années, avait encore une grande surabondance d’énergie physique et d’indépendance d’esprit.
À certains moments cependant, ses paupières battaient : on eût dit qu’une soudaine pensée importune passait en lui… Mais dans l’ensemble Jensen le jugea très sympathique.
— Êtes-vous parents des Kerrison du Montana, propriétaires des mines d’or ? demanda M. Mallabie en passant à la salle à manger.
Jensen sentit dès lors qu’il serait difficile de tromper les pénétrants regards de son hôte et se félicita de pouvoir répondre en toute franchise :
— Non, je ne crois pas. Les Kerrison du Montana, sont, dit-on, de souche écossaise ; tandis que nous, nous sommes du Connecticut… depuis toujours.
Ils s’assirent tous trois à table. La salle à manger avait des boiseries de vieux chêne, un plafond à caissons ouvragés, de lourds rideaux de velours vert aux portes et aux fenêtres. Un grand foyer de pierre polie était flanqué de chaque côté d’une idole Yamuk supportant un manteau de cheminée de bois noir curieusement sculpté. Çà et là, quelques spécimens d’art indien, des statues de dieux à becs d’oiseau, animaux fantastiques de toutes sortes. Des peaux d’ours couvraient le parquet. Ces spécimens d’art barbare et de nombreux trophées de chasse donnaient une impression singulière. Déjà, dans le hall, Jensen avait remarqué plusieurs poteaux solaires et totems indiens.
Des abat-jours de soie faisaient flotter une pénombre douce dans la pièce, et les reflets du feu illuminaient étrangement l’or des cheveux de Kerry et la barbe de reître de son père.
Celui-ci était impatient de connaître les circonstances de la mort de Springvale, et Jensen put lui en donner un récit détaillé et fidèle sans rien révéler de sa propre mission. D’après ce que dirent ses hôtes à ce sujet, il comprit tout de suite que ce Springvale était bien celui qu’il avait connu à l’Université d’Harvard, et ceci le mit plus à l’aise pour poursuivre la conversation.
Le dîner était servi par un valet chinois, et s’il n’avait pas su que tous ces produits comestibles venaient de plusieurs milliers de kilomètres, Jensen aurait pu se croire dans l’appartement d’un riche New-Yorkais de la cinquième avenue.
Stephen Mallabie paraissait fort curieux de connaître l’état général des affaires et des choses financières aux États-Unis. Il en entretint longuement son convive. Jensen répondit du mieux qu’il put, sans oser encore faire dévier la conversation sur d’autres sujets.
— J. J. Kerrison est un magnifique animateur et créateur, dit-il. C’est un homme dont les États-Unis n’apprécient pas assez la valeur. L’Alaska serait aujourd’hui un immense pays riche et prospère si Kerrison avait eu les mains libres. Au lieu de cela, on l’a entravé, entouré de règlements, emprisonné dans des formules toutes faites, bref on a tout fait pour tuer ses initiatives, et il est devenu un vieil original aigri et hargneux.
— Mais n’a-t-il pas essayé d’acheter une des plus hautes charges de notre République ? répondit Jensen. Il a montré qu’il manquait vraiment trop de scrupules…
— Ah ! pour ça, évidemment, il y a la manière, dit Stephen Mallabie, mais vous savez que ces sortes de transactions se sont déjà produites… On n’achèterait pas ce qui n’est pas à vendre… Non, d’ailleurs, ce que je vous reproche, aux États-Unis, c’est de ne plus voir grand ! Vous avez perdu le sens de l’empire que vous apportiez d’Angleterre ; vous avez des hommes, mais vous les attachez. Votre horizon s’est rétréci terriblement depuis un siècle.
Il ne parlait pas à la façon pompeuse d’un orateur politique, mais sur un ton de conversation, familier, encore que ferme et convaincu.
— Allons, fit alors Kerry en souriant doucement, vous voilà, mon père, emporté encore par vos chers préjugés anglais. Mais peut-être notre hôte s’explique-t-il d’une autre façon ce que vous appelez les fautes de son pays, tout en se taisant par patriotisme et politesse…
Et se tournant vers Jensen, elle ajouta : Vous voyez : Mon père trouve que sa Patrie, et spécialement la partie de la Grande-Bretagne qui s’appelle Dominion du Canada, est le plus merveilleux pays de la terre… Et si vous voulez que je vous le dise en confidence, eh bien, il ne cesse d’entendre les échos des cloches par lesquelles vos pères ont salué leur déclaration d’indépendance ; il croit que cela a été une grande faute.
— Petite impertinente ! s’écria M. Mallabie en riant. Voilà les résultats que l’on obtient en faisant élever nos filles aux États-Unis. Ah, quelle décadence !
Il fit un grand geste de la main. Ce fut une occasion pour Jensen de remarquer que M. Mallabie n’avait pas les mains d’un oisif : elles étaient rugueuses, pleines de cicatrices, décolorées par place et couvertes de veines saillantes. C’étaient les mains d’un homme qui continuerait, malgré son énorme richesse, à limer, tailler, souder.
Jensen avait-il bien devant lui Lord Cannonquest ? Il essaya de se souvenir des photographies publiées autrefois dans les journaux : Oui, c’était évidemment à peu près la même barbe, le même port de tête, mais cela datait de plusieurs années, il ne pouvait être certain. D’ailleurs, Kerry Mallabie aurait-elle été capable de le tromper à ce point ? Justement, elle le regardait en souriant et d’un air légèrement interrogateur ; elle l’avait vu observer les mains de son père. Elle n’en marquait point de déplaisir. Assurément il fallait la croire… et pourtant…
Le Chinois plaça le plateau portant le café devant Miss Mallabie. Jensen cherchait à orienter la conversation sur des sujets qui pourraient apporter quelque lumière à l’affaire B. M. 432… qu’il prétendait ne pas négliger.
— Vous avez bien raison d’estimer que le Canada est un pays merveilleux, dit-il à M. Mallabie. Jugez de notre surprise aux États-Unis en apprenant que dans ces régions de l’Ungava que nous avons la naïveté de croire désertes, inconnues, stériles, inutiles, vous avez établi des usines, monté une entreprise avec tous les perfectionnements modernes. Je pense bien que vous recevez très peu de visites, sans quoi, tout de même, cela se saurait…
Le vieil homme sourit et eut à nouveau dans les yeux cette lueur d’inquiétude que Jensen avait déjà remarquée, mais ce ne fut qu’une fraction de seconde.
— Nous ne recevons jamais personne, dit-il en riant, excepté les gens que nous amenons avec nous et que nous n’invitons pas à la légère. Si par hasard, quelque trappeur ou chasseur nous arrive, il ne sort d’ici qu’à notre bon plaisir.
Cette dernière phrase frappa vivement Jensen. Il jeta un regard aigu à la jeune fille qui était en train de verser le café dans les tasses.
— Alors, dit-il d’un ton poli mais un peu froid, je ne pourrai rentrer aux États-Unis que quand vous le voudrez bien ?
Ce fut Miss Mallabie qui répondit, tandis que son père fixait attentivement le visage de son visiteur.
— Mon père veut dire, je crois, expliqua-t-elle, qu’il vous serait extrêmement difficile de partir si nous ne nous y prêtions pas. D’abord, il vous faudrait un équipement, puis un guide… C’est nous qui disposons de tout cela. Et si nous nous disputons trop, ami, nous pourrions très bien vous refuser toute aide… Mais soyez bien convaincu que ce n’est pas notre façon habituelle de traiter nos invités.
L’enjouement avec lequel elle répondit à Jensen enleva un peu de la gravité de ce qu’avait dit son père. Mais au fond, elle le confirmait, et Jensen en resta préoccupé.
— Que pense-t-on chez vous des théories annexionnistes ? demanda M. Mallabie. Je veux dire, dans les classes moyennes, et non parmi les politiciens, dont je connais assez les sentiments.
— Je crois qu’on envisagerait assez favorablement l’entrée du Canada dans notre fédération d’états, déclara Jensen, pourvu que ce soit volontairement de la part du Canada, ce qui ne paraît pas près d’être le cas…
M. Mallabie éclata de rire.
— Je vois, dit-il, que comme presque tout le monde aux États-Unis, vous vous méprenez entièrement sur ma question. Ce que je voulais dire, c’est ceci : Comment envisage-t-on chez vous la possibilité d’être annexé au Canada ?
Les yeux perçants de l’ancien Ministre se posèrent longuement sur Jensen. Mais l’idée énoncée était si révolutionnaire que le détective, interloqué, demeura un bon moment sans pouvoir exprimer une réponse sensée.
— Je crois, dit-il enfin, que cette éventualité n’a jamais été envisagée chez nous, mais si elle l’était, elle serait unanimement combattue… Ce serait comme si un enfant adoptait ses parents.
— Pas du tout, répliqua M. Mallabie, ce serait bien plutôt comme si un enfant prodigue revenait, repentant, chez ses parents.
— Maintenant, interrompit la jeune fille qui voyait Jensen rougir d’émotion patriotique, vous allez me faire le plaisir, Messieurs, de renoncer à ces discussions politiques pour le reste de la soirée. Demain, sans doute…
Elle s’arrêta court et se leva d’un air effrayé… En effet des pas nombreux et lourds se faisaient entendre au dehors, sur la véranda, et des coups furent frappés à la porte d’entrée. Le domestique chinois sortit dans le hall, mais en revint aussitôt, tout tremblant, tandis que des voix rudes s’élevaient à l’extérieur et réclamaient « le grand patron » ; en même temps des coups plus violents retentirent à la porte.
Jensen considérait tour à tour le père et la fille et se demandait ce que signifiait cet incident.
— Encore ces damnés Suédois ! s’exclama M. Mallabie. Qu’est-ce qu’ils ont bien pu se fourrer dans la tête ? Ils sont impossibles depuis le départ de Big-Dan. Ils ont eu une demi-journée de congé aujourd’hui à cause d’une panne de dynamo ; on a distribué des grogs. Je crains que le cuisinier ne leur en ait laissé trop prendre…
Il chassa le Chinois d’un geste… et ajouta : — Cours à la cuisine, va, Li, va-t-en, je vais recevoir ces crétins.
Li, tout heureux d’être débarrassé d’un devoir ennuyeux s’enfuit en trottant, et le maître de la maison alla lui-même ouvrir au groupe d’ouvriers avinés. Jensen et Miss Mallabie se levèrent et le suivirent dans le hall.
Sur le seuil se dressait la haute silhouette de Stephen Mallabie qui criait :
— Tas de mauvais sujets, pourquoi venez-vous frapper à ma porte à ces heures-ci ?
Une trentaine d’hommes, hirsutes, farouches, vêtus de grossiers velours à côtes, étaient rassemblés sous le porche. L’un d’eux tenait attaché à une corde le chien – soigneusement muselé – de Pierre Quint. Mais Jensen n’aperçut nulle part le Canadien.
Un homme à grosse moustache retombante, aux cheveux longs, enveloppé d’un immense manteau dix fois trop grand pour lui, se détacha du groupe…
— Ce chien, dit-il en désignant du doigt Baby qui tirait sur sa corde, a tué notre collègue Big-Dan à Little Babos. On a décidé de le pendre pour ça. Mais, v’là Pierre Quint qui dit qu’il veut être pendu à sa place… Ça peut s’accepter, mais y en a qui disent qu’i faut vous demander lequel des deux doit être pendu…
Là-dessus, deux gigantesques gaillards, qui maintenaient Pierre Quint par les épaules et les poignets apparurent au centre du groupe.
— Y en a qui disent qu’un chien vaut ben deux aveugles, reprit le porte-parole des mineurs… Alors, donc, on va pendre Pierre et garder le chien… Qu’est-ce que vous en dites, patron ?
Pour toute réponse, M. Mallabie poussa un vrai rugissement de colère et se précipita au milieu du groupe en distribuant à droite et à gauche de formidables coups de poing.
— Détachez ce chien et laissez aller Pierre Quint, idiots, imbéciles ! criait-il.
On eût dit qu’il avait quarante ans de moins à voir la vigueur avec laquelle il démolissait quelques épaules et quelques mâchoires suédoises. Avant qu’ils n’aient pu rassembler leurs esprits et se concerter, Mallabie rentrait dans le hall avec le chien et Pierre Quint, puis il se retourna vers le groupe d’où s’élevaient des grognements et des protestations.
— Rentrez immédiatement chez vous, tous, ou bien je vous mets à demi-ration pendant un mois ! Têtes d’ânes, de mulets, affreux crétins, faites-moi le plaisir de déguerpir au plus vite !
Les mineurs firent quelques pas en arrière, un peu déconcertés, et Mallabie se mit en devoir de les disperser comme une bande de moineaux.
Jensen s’était élancé pour seconder le maître de la maison dès qu’il le vit distribuer ses coups de poing, mais Kerry le retint.
— Ne vous en mêlez pas, lui dit-elle. Je crois que mon père en fera façon. Il y est habitué et ces gens le craignent trop pour oser lever la main sur lui. Il lui arrive de les cravacher quand ils sont insolents et ils ne lui en veulent pas. C’est la seule façon de procéder avec eux.
Mais en cette occasion, les Suédois, sans doute échauffés par de trop nombreuses libations, ne se montrèrent pas aussi soumis que d’habitude. Ils restèrent sur la véranda tout en parlant avec animation entre eux. Finalement, leur porte-parole s’avança de nouveau :
— Nous pensons, déclara-t-il d’un air entêté, que nous devons avoir Pierre Quint ou son chien. Un de nous a été tué… Quelqu’un doit être pendu pour ça… Donnez-nous l’homme ou le chien…
M. Mallabie ne se possédait presque plus.
— Vous n’aurez ni l’un ni l’autre ! cria-t-il. Et si vous ne vous dispersez pas d’ici deux minutes, je vous fais mettre les poucettes…
— Oui, Patron, c’est bien dit… Mais qui nous les passera aux pouces ?
Le solide gaillard parlait lentement et d’une voix triste. Il avait l’air aussi facile à ébranler qu’une masse de granit de dix tonnes.
— Qui ? s’exclama Mallabie en essayant de se contenir… mais le contre-maître de la mine. Il vous réserve quelque chose de sa façon, allez. Et vous savez qu’il a assez d’armes et de munitions dans la salle des turbines pour vous faire marcher droit.
— Oui, Patron, répondit l’homme de sa voix traînante ; nous savons ça, mais nous avons mis le cuisinier, l’électricien, le mécanicien et le contre-maître dans la salle des turbines… Ils disaient tous qu’il fallait pas pendre Pierre Quint… Alors, on a pris les armes, et, à la place, on a enfermé tous ces gens-là…
— Quoi ! lança M. Mallabie. Mais c’est une révolte ! Je vous ferai tous pendre, mes bons apôtres !
— P’t-être ben que nous serons pendus, répliqua le Suédois, toujours plus tristement, mais nous brûlerons qu’é-ques cartouches… d’abord.
Plusieurs de ses camarades s’avancèrent alors en sortant des fusils de dessous leurs pèlerines.
… Nous attendrons que vous nous donniez l’homme ou bien le chien, à votre choix… et alors nous rentrerons chez nous, conclut le Suédois sans élever la voix.
Stéphen Mallabie ne parut pas s’émouvoir davantage devant ce déploiement qu’à l’ouïe de leurs premières réclamations. Depuis des années, il employait des hommes de ce genre et les gouvernait avec une règle de fer. À ses yeux, ils n’étaient guère plus que des bêtes et il les traitait en conséquence.
D’un ton sévère, mais sans colère cette fois, il ordonna :
— Déposez ces armes !
Il s’avança vers eux avec l’évidente intention de leur enlever les fusils un par un si son ordre n’était pas exécuté. Mais cette fois, les prétendues bêtes n’étaient pas d’humeur à plier sous le fouet. Ils avaient perdu leur camarade le plus aimé, Big-Dan, et ils n’avaient plus qu’une idée, bien implantée dans leur cervelle, c’était qu’il fallait pendre quelqu’un en retour. Ils avaient coutume de pendre des animaux convaincus de meurtre : pourquoi n’auraient-ils pas agi de même en cette circonstance ? Ils ne sortaient pas de là.
Comme M. Mallabie s’approchait d’eux, un homme le visa. Même alors, il aurait continué à vouloir les désarmer, mais sa fille prit peur. En criant : C’est une folie ! elle se jeta en avant, le prit par le bras et le fit rentrer dans le hall malgré ses protestations.
— Eh bien, que prétendez-vous faire ? grogna M. Mallabie, tandis que sa fille refermait à clef la porte d’entrée et le reconduisait à la salle à manger. Vous ne pensez pas que je vais laisser ces chacals commander ici !
Il s’adossa à la cheminée et Baby vint se mettre à côté de lui comme s’il savait que c’était lui qui l’avait délivré.
— Je crois qu’il n’y a rien à faire pour le moment, répondit Kerry. Nous sommes enfermés ici sans autres armes que nos couteaux à dessert, et ces gens se sont emparés des fusils de réserve.
— Je me demande, reprit son père, s’ils ont réellement enfermé Evans, Pettyjohn, Truesdale et le cuisinier dans la salle des turbines.
Il décrocha le récepteur de son téléphone privé qui communiquait avec les machines et les ateliers. Il n’obtint pas de réponse.
— Les brigands ! cria-t-il, saisi d’une nouvelle rage ; ils ont coupé les fils… Mes hommes doivent bien être aux dynamos, puisque la lumière n’est pas enlevée.
… Des pas lourds et réguliers se faisaient entendre sur la véranda. M. Mallabie écarta légèrement les rideaux d’une fenêtre et jeta un coup d’œil au dehors.
Une demi-douzaine de mineurs, le fusil sur l’épaule, étaient postés en file régulière de sentinelles devant la maison.
— Ils ont tous fait du service militaire, dit Mallabie, et ils savent s’y prendre, malgré leur pauvreté d’esprit.
L’orateur du groupe s’approcha de la fenêtre par laquelle regardait M. Mallabie. La lumière venant de l’intérieur lui faisait une drôle de figure jaune, carrée, sans expression.
— Quand vous serez disposé, cria-t-il, à nous livrer Pierre Quint ou le chien, vous le direz… Jusqu’alors, restez chez vous, ou bien nous tirons…
Stephen Mallabie lui montra le poing à travers les vitres, rajusta les épais rideaux et tourna un commutateur qui donnait la lumière à une rangée de lampes extérieures, placées le long de la véranda. Malgré leur lenteur d’esprit, les Suédois eurent l’idée de casser toutes ces ampoules du bout de leurs fusils, et par là ils purent rester eux-mêmes dans l’ombre, tandis que l’intérieur de la maison était éclairé.
— M. Kerrison, dit Stephen Mallabie, en se tournant vers Jensen, je m’excuse de vous avoir invité à un repas qui finit si mal et je crains de ne pouvoir assurer la sécurité de votre sortie, tant que ces ânes bâtés nous tiennent en état de siège. Heureusement, nous pourrons vous offrir une chambre ici-même pour cette nuit, ou peut-être davantage, car je n’ai aucune intention de livrer Pierre Quint ou son chien à ces aimables bandits.
— Si M’sieu voulait, dit alors Pierre Quint avec chaleur, nous sortirions ensemble, mon Baby et moi, et je crois qu’on saurait se défendre tous les deux… hein, mon Baby ? Y nous ont pris pendant que nous dormions, sans ça, on les aurait assez fait danser…
— Ne dites pas de sottise, grommela M. Mallabie en tapant familièrement sur l’épaule du Canadien. Ils peuvent tourner autour d’Argyle House jusqu’à ce que leurs pieds leur rentrent dans le corps, mais vous n’en sortirez pas, ni vous, ni votre chien. Ils sont ivres d’ailleurs, demain ils auront sans doute un peu plus de sang-froid, et ce que nous pouvons faire de plus sage est d’aller dormir.
Cette façon détachée de parler d’une affaire qui semblait fort sérieuse surprit Jensen.
— Ne serait-il pas prudent de nous permettre de rester dans le hall, Pierre Quint, son chien et moi, pour empêcher les mineurs de s’introduire dans la maison ? dit-il.
— Aucun risque, répondit M. Mallabie en riant. Même si j’ouvrais la porte toute grande et les invitais à entrer pour se saisir en toute liberté de Pierre Quint, il n’en est pas un qui osât franchir le seuil ! Ils sont superstitieux comme de vieilles négresses, ils appellent Argyle House « la maison des mille diables » et croient que toutes ces idoles indiennes que vous avez vues par là ont été fabriquées en enfer. Le paysan Scandinave est ordinairement très dépourvu d’imagination, mais quand il a une folle idée dans la tête, cette idée mange toutes les autres dans son cerveau et domine toute sa mentalité.
Stephen Mallabie paraissait s’être considérablement calmé depuis quelques minutes. Mais Jensen restait grave. Alors, Kerry se mit à lui expliquer que son père était habitué à ces sortes de soulèvements et qu’il éprouvait un certain plaisir à les mater d’une façon ou d’une autre.
— D’ailleurs, ajouta-t-elle, tout cela sera très différent demain matin, et je crois bien qu’en effet ce que nous avons de mieux à faire est d’aller nous coucher. Mon-Tang va vous montrer votre chambre, conclut-elle en pressant un bouton électrique.
Le Céleste fut un peu lent à répondre à l’appel. Il arriva enfin en trébuchant un peu et la face convulsée comme s’il s’attendait à voir surgir un gibet devant lui.
— N’ayez pas peur, lui dit Kerry d’un ton ferme. Il n’y a aucun danger ; ces mineurs ont simplement trop bu.
Mon-Tang se rasséréna aussitôt.
— Moi, pas peur, dit-il. Mais Li m’a dit comme ça qu’il avait entendu les mineurs qui disaient qu’ils allaient tuer tout le monde… Ah, alors, c’est seulement qu’ils ont bu ! Moi, pas peur… Moi boire aussi quelquefois…
Les grimaces du Chinois firent plus que beaucoup de discours pour calmer les esprits. Après quelques mots de remerciements, Jensen suivit Mon-Tang le long d’un corridor intérieur jusqu’à la chambre qui lui était réservée.
Cette chambre était également très confortable, pourvue d’un bon lit et d’un radiateur électrique. Se sentant très fatigué par le voyage et à peine rétabli de son empoisonnement du sang, Jensen se coucha immédiatement et éteignit la lumière. Il pensait s’endormir aussitôt, mais, comme il arrive souvent lorsque la fatigue a dépassé une certaine mesure, c’est plutôt un état fébrile qui prend la place de l’abandon réparateur. Jensen avait beau se tourner et se retourner sous ses couvertures, il ne parvenait pas à trouver le sommeil. D’ailleurs, les pas réguliers et pesants de la sentinelle qui passait et repassait devant sa fenêtre résonnaient lugubrement dans le silence. Et puis, la crainte de ne pas faire tout ce qui était possible dès maintenant pour percer le mystère de l’affaire B. M. 432 l’obsédait. Évidemment, les circonstances n’étaient guère favorables. Seul, dans un pays étranger, hôte d’un des plus riches et influents personnages du Canada, que pouvait-il, sinon attendre les événements ? Cependant, dans sa juvénile ardeur, il se sentait terriblement impatient d’agir, de faire quelque chose… et cette impétuosité d’esprit l’empêchait de dormir.
Son agitation devint telle qu’il se releva, s’habilla dans l’obscurité, décidé à se promener dans sa chambre au lieu de se morfondre dans son lit. Il alla ensuite à la fenêtre : Un des mineurs, le fusil à l’épaule, tout le corps enveloppé d’un grand manteau, passa justement devant lui, et ses gros souliers ferrés résonnaient étrangement dans l’atmosphère cristalline de la nuit. Jensen le suivit des yeux.
Il fit une vingtaine de pas du côté sud de la véranda, rencontra là une autre sentinelle, fit alors volte-face, repassa devant la fenêtre, fit une autre vingtaine de pas dans le sens opposé, c’est-à-dire jusqu’au coin de la maison, où arrivait une autre sentinelle, fit demi-tour et recommença.
Jensen remarqua que le camarade du côté nord avait le pas moins rapide que l’homme qui passait devant sa fenêtre. Ce dernier était obligé de l’attendre quelques secondes chaque fois, et, pour ne pas s’arrêter, faisait deux ou trois pas à sa rencontre, de l’autre côté de l’angle de la maison. Donc, pendant un bref espace de temps, toutes les cinq à six minutes, toute la partie de la façade où se trouvait la fenêtre de Jensen n’était pas gardée. Le détective entr’ouvrit sans bruit les battants, s’assura qu’il n’y avait pas d’autre sentinelle en vue et se demanda s’il pourrait sauter de sa fenêtre et traverser la véranda durant les trente secondes environ où le mineur allait à la rencontre de son camarade. La véranda était surélevée de deux ou trois pieds, et s’il pouvait la traverser, il n’avait qu’à se baisser en s’éloignant pour se perdre dans la nuit. En cas de succès, il pourrait aller à la salle des machines et délivrer les hommes que les mineurs y retenaient prisonniers. De toutes façons, il lui serait probablement facile de rentrer de la même manière, après avoir inspecté les lieux. La chose était fort tentante ; il résolut de la risquer.
Dès que la sentinelle eut passé devant sa fenêtre, il sauta, attendit que l’homme fût au coin, traversa la véranda et s’aplatit à terre. Il attendit le tour suivant, puis s’éloigna quelque peu… Ainsi de suite… Lorsqu’il se crut en sûreté, il chercha à s’orienter : À peu de distance s’élevaient les logements ouvriers, plus loin, on apercevait les lumières de la salle des turbines : De toutes façons, il fallait se risquer à traverser des espaces découverts et plus ou moins éclairés… mais il n’y avait personne dans les environs, sauf les sentinelles qui tournaient autour de la maison des Mallabie… Au moment où Jensen s’élançait, trois hommes sortirent d’une maison voisine et se dirigèrent rapidement vers les sentinelles : allaient-ils les relever ? Quoi qu’il en fût, Jensen n’avait d’autre alternative que de battre en retraite… C’est ce qu’il fit, mais les nouveaux venus allaient plus vite que lui… Il arriva au pied de la véranda et s’y étendit tout de son long… Les hommes se rapprochaient… Il rampa quelques mètres en levant un peu la tête pour voir où se trouvaient les sentinelles et guetter le moment propice de traverser vivement devant sa fenêtre… Mais il n’eut pas le temps d’attendre, la nouvelle patrouille était presque sur lui ; il se déplaça encore un peu, et, toujours couché, il se tint prêt à bondir pour défendre sa vie… Il se trouvait à ce moment contre l’ouverture grillée d’un large soupirail qui devait donner jour à des caves ; il s’agrippa aux barres de fer qui en défendaient l’entrée… Alors, à sa grande surprise, les barres cédèrent au moment où les trois hommes passaient si près que leurs chaussures effleurèrent son épaule… Mais Jensen s’était laissé aller contre la grille du soupirail qui tournait sur ses gonds et se rabattit à l’intérieur de la cave… Il se trouva déposé sans trop de heurt sur un sol macadamisé, dans l’obscurité la plus complète… Au dehors, les hommes avaient passé sans rien remarquer… Il entendit leurs pas lourds résonner au-dessus de lui sur les dalles de la véranda.
Jensen se tâta, se releva, tâtonna un peu autour de lui… Il se fouilla, trouva une boîte d’allumettes dans une de ses poches. Il en frotta une, regarda autour de lui… puis, ses doigts tremblants la laissèrent retomber…
Cette rapide et faible clarté lui avait permis de reconnaître nettement la nature des machines montées en bon ordre dans ce sous-sol.
En brûlant allumettes sur allumettes, et en faisant le moins de bruit possible, Jensen inspecta de son mieux la grande pièce voûtée où il avait trouvé refuge. Elle devait mesurer quelque chose comme trente pieds sur quinze et s’étendait sous toute la partie nord d’Argyle House. Montées sur le sol bétonné se trouvaient une demi-douzaine de machines pourvues chacune d’un moteur particulier. Des ampoules électriques étaient suspendues en grand nombre au-dessus des rouages, mais Jensen n’osa pas les allumer.
Il y avait là un creuset pour la fonte du métal, un laminoir d’où sortait une bande de métal blanc, une découpeuse au pied de laquelle une corbeille contenait un grand nombre de disques blancs de la grandeur des pièces de dix dollars. Plus loin, une balance à trébuchet, un balancier pour la frappe des monnaies… Il semblait évident que seule la partie en ithite des fausses pièces était fabriquée là ; elles devaient recevoir leur revêtement d’or dans quelque autre atelier.
Cette découverte remplit Jensen d’étonnement et d’orgueil. D’étonnement devant la parfaite organisation de cette fabrication criminelle, en un coin perdu du Labrador, loin de toute agglomération et de tout lieu civilisé, à la porte même de la mine de pechblende qui fournissait l’ithite. D’orgueil, à la pensée d’avoir été le premier, parmi tous les fins limiers du Service Secret Américain, à repérer la source de la fausse monnaie qui inondait le marché depuis si longtemps.
Mais à côté de cet étonnement et de cet orgueil, il y avait aussi en lui une étrange douleur… Car enfin, nul doute n’était possible ; c’était Stephen Mallabie, qu’il fût Lord Cannonquest ou non, en tout cas, le père de Kerry Mallabie, qui était à la tête de cette entreprise, c’était lui qui menaçait de la sorte la fortune et le prestige d’un des plus grands pays du monde, lui qui était le criminel responsable !
Et qui sait si celle qu’il aimait, loin d’être simple témoin, n’était pas complice ?
Jensen, perdu dans ses réflexions, se brûlait les doigts à ses dernières allumettes. Quelles que fussent désormais les preuves obtenues, il ne pouvait être question de procéder à des arrestations. Même bien armé, il ne pouvait obliger Stephen Mallabie, sous la menace d’un revolver, à lui abandonner la direction des choses. Camp-Argyle se trouvait sur territoire canadien, et si M. Mallabie était bien Lord Cannonquest, cette affaire ne pouvait être réglée que par la diplomatie… et échanges de notes entre ambassades.
Mais, plus il y songeait, plus il doutait que cet ingénieur, ce faux-monnayeur habile, fût réellement l’ex-Premier Ministre du Canada… Cela paraissait invraisemblable. Un homme qui avait construit et possédait une des plus importantes lignes de chemin de fer du monde, le Transcanadien-Pacific-Railway, pouvait-il être tenté de fabriquer de la fausse monnaie ? L’idée même en paraissait absurde. Peut-être Lord Cannonquest, comme tant d’autres grands travailleurs, était-il atteint, sur le déclin de sa vie, d’une sorte de folie, de monomanie ? Mais, rien dans son attitude ni dans sa conversation ne permettait cette supposition. Les monomanes ont toujours tendance à revenir sur certains sujets, ou à les refouler, ce qui revient au même pour l’observateur. Sans doute, il y avait une très légère marque de mélancolie dans les yeux vifs de M. Mallabie, mais cela ne signifiait rien… Non, la seule explication vraisemblable devait être toute autre, et Jensen admit pour le moment que Mallabie n’était qu’un habile faussaire se parant – pour une raison ou pour une autre – du nom et du titre de Lord Cannonquest.
En tout cas, pour Jensen, il n’y avait pas à tergiverser, son devoir était simple : il lui fallait s’en aller au plus tôt et avertir ses chefs. Et, cela fait, tout serait fini ; on lui enlèverait le soin de cette affaire – devenue internationale – et on l’enverrait à la recherche de quelque petit escroc. Et puis, il allait être obligé de mentir à Kerry, de parjurer la promesse qu’il lui avait faite, de l’abandonner… Enfin, cet état de siège dans lequel se trouvait Argyle-House ? Il ne pouvait songer à partir avant que ces troubles ne fussent calmés.
Absolument décidé à croire à l’innocence de Kerry jusqu’à preuve absolue du contraire, il estima que pour le moment, ce qu’il avait de mieux à faire était de rentrer à sa chambre à coucher, de ne rien dire à personne de sa découverte et d’attendre les événements.
Il n’essaya pas de trouver sa voie de retour par l’intérieur, car il ne connaissait pas assez la disposition des pièces de la maison, mais il jugea plus facile de rentrer par le même chemin qu’il avait pris pour sortir.
Les pas des sentinelles se faisaient toujours entendre sur la véranda. Jensen attendit le moment propice et, grâce à un rétablissement rapide, sortit du sous-sol… Se retrouvant au pied de la véranda, il se mit à ramper dans la direction du coin de la maison où se rencontraient les sentinelles. Mais, avant d’arriver en face de la fenêtre de sa chambre, il eut une surprise désagréable. À l’endroit même où il aurait dû traverser la véranda, deux mineurs causaient avec la sentinelle au grand manteau. Ils semblaient se disputer comme des ivrognes et cela menaçait de durer. Jensen s’avança le plus près possible, en rampant toujours contre le talus de la véranda ; il espérait surprendre quelque chose de leur conversation, mais ces gens parlaient en suédois ; l’un d’eux désigna du doigt à plusieurs reprises le haut de la cascade, comme s’il pressait ses compagnons d’y aller, mais eux semblaient opposer à ses désirs un refus opiniâtre, enfin, ils durent s’entendre, car la sentinelle reprit sa marche régulière, et les deux autres, en le quittant, se dirigèrent droit vers le point où Jensen était couché… En sortant de la véranda, ils devaient infailliblement lui passer sur le corps. L’un d’eux, très grand, large d’épaules, à tête carrée, portait un fusil sur l’épaule ; son compagnon, plus petit, semblait sans arme. Ils continuaient à discuter en suédois.
Jensen jugea de la situation d’un coup d’œil. Puisqu’il allait être inévitablement découvert, il valait certes mieux lutter debout. Donc, au moment où le porteur de fusil allait lui mettre son gros soulier dessus, il se dressa d’un bond, sauta sur l’arme et s’en empara. Ce premier coup de surprise ayant réussi, il prit le fusil par le canon et asséna un grand coup de crosse sur la tête du Suédois. Jensen faisait un quart de tour pour en faire autant à l’autre compère, lorsqu’il se sentit saisi aux jambes et violemment renversé à terre. Mais en tombant, il put tourner le canon de son arme dans la direction d’une tête sombre qui remuait près de ses genoux et il pressa la détente. La tête éclata en mille morceaux comme une bombe, et Jensen eut les jambes libres. Des pas pressés, des appels se firent entendre ; il se dégagea rapidement du corps sans tête tombé à ses pieds et se précipita vers la fenêtre de sa chambre.
Mais, en même temps, le pas lourd de la sentinelle de la véranda s’arrêtait ; Jensen sentit qu’il épaulait. Il se baissa instinctivement. Le coup partit presque à son oreille, il sentit comme un coup de cravache sur la figure. Il se releva, brandit sa crosse sur la tête de la sentinelle ; le coup l’atteignit à l’épaule, mais cela suffit pour lui faire tomber son fusil des mains. Tandis que l’homme se baissait pour ramasser son arme, Jensen se hissa sur la fenêtre et se jeta dans ce qu’il croyait être sa chambre. Il y eut un bruit de meubles renversés, un grand cri de femme épouvantée, puis un globe électrique s’alluma d’une façon si inattendue devant ses yeux qu’il resta un instant comme aveuglé.
Après avoir vu la grande limousine de Kerrison sortir du parc à toute vitesse, le Chef de la Sûreté, Hilkie, était entré à son tour dans la propriété du milliardaire. Ce faisant, M. Hilkie obéissait à son intuition plutôt qu’à un raisonnement précis. Il ne soupçonnait nullement M. J. J. Kerrison d’être un faux-monnayeur… mais peut-être le roi de l’or avait-il autre chose à cacher… quelque chose que l’on aurait découvert si on avait laissé des agents officiels contrôler ses exploitations ? Il n’est pas même certain que M. Hilkie fût poussé par autre chose que le pur et simple instinct de contradiction : Puisque M. Kerrison paraissait s’esquiver, lui, Hilkie, voulait le voir, et puisque l’occasion se présentait d’examiner d’un peu près une des retraites du fameux milliardaire, il n’allait pas la manquer.
C’est ce que le Chef de la Sûreté tâcha d’expliquer à ses collaborateurs, tandis que leur auto traversait le parc de Craggmorie.
— Nous avons tout le temps, leur dit-il, de jeter un coup d’œil à la tanière du vieux renard. Il ne soupçonne pas la trappe que nous lui avons préparée : il s’apprête sans doute à faire attacher son wagon-salon à l’express de Springfield qui doit passer à deux heures du matin, mais nous avons embouteillé la voie de garage… Ça va l’immobiliser un peu…
La voiture des policiers longea une avenue bordée de grands arbres touffus et arriva enfin devant une très grande villa dressée dans une clairière de la forêt. Des lumières brillaient aux fenêtres. La porte du hall s’ouvrit au bruit de l’auto et deux domestiques en livrée s’avancèrent… Ils parurent confondus en s’apercevant que ce n’était pas leur maître qui revenait.
L’un d’eux, un grand et gras majordome à favoris imposants, s’interposa immédiatement.
— Je vous répète, Monsieur, qu’il est inutile d’insister ; vous n’entrerez pas ici. C’est une propriété privée, Monsieur. Le gardien, là-bas, à la grille, n’aurait jamais dû vous laisser pénétrer… Il a une consigne formelle. Il lui en coûtera quelque chose…
M. Hilkie se borna à tirer une carte de sa poche…
— J’ai rendez-vous avec M. J. J. Kerrison, dit-il d’une voix tranchante. Portez-lui immédiatement ma carte et dites-lui que le Chef de la Police Secrète des États-Unis l’attend.
— Mais, Monsieur, répliqua le majordome un peu ébranlé cependant par le titre du visiteur, je dois vous dire que notre maître n’est pas chez lui. Vous devez l’avoir rencontré en route. Il est parti, il y a une vingtaine de minutes, pour la gare.
— J’attendrai, déclara M. Hilkie. Il ne tardera sans doute pas à revenir.
Il appela ses deux lieutenants et ajouta :
— Nous attendrons dedans…
— Non, Monsieur, s’écria le valet indigné. Vous attendrez dehors, s’il vous plaît. Ce sont les ordres formels de M. Kerrison que personne – absolument personne – n’entre ici pendant son absence.
De toute sa masse de graisse il bloqua l’entrée.
— J’en prends sur moi la responsabilité, dit le Chef gravement. Comprenez, mon ami, que vous avez affaire à un Représentant officiel du Gouvernement des États-Unis. Conduisez-nous au salon où nous attendrons le retour de M. Kerrison.
Pour toute réponse, l’épais majordome fit demi-tour et claqua la porte au nez de M. Hilkie. De l’intérieur, il cria :
— Et vous, mon ami, comprenez que je me moque un peu de votre Gouvernement. Nous sommes ici en territoire privé, Monsieur, et sachez qu’il ne vous est pas permis d’y venir jouer aux quilles à votre fantaisie, Monsieur ! Et puis, Monsieur, si vous ne partez pas immédiatement, j’appelle les gardes forestiers et vous fais chasser à coups de fusil, Monsieur !
Le Chef, n’ayant pas de mandat de perquisition et ne voulant pas d’ailleurs faire une affaire de sa velléité de visite, n’insista pas. Les trois hommes remontèrent dans leur auto qui démarra. Mais, une fois dans l’allée, hors de vue de la maison, M. Hilkie fit stopper.
— Restez ici, dit-il au chauffeur. Attendez-nous quelques instants ; nous allons explorer les environs.
Suivi de ses deux hommes, il remonta l’allée. En restant à l’ombre des arbres, ils firent le tour de la maison. Derrière elle s’élevaient d’autres bâtiments, logements des gardes ou communs. Tout y était tranquille, pas une fenêtre éclairée. Évidemment, ceux qui habitaient là dormaient. Plus loin, un garage désert. Enfin, un peu au-delà, se dressait une petite éminence couverte d’arbres. Un sentier s’y dirigeait. En regardant bien, M. Hilkie crut voir se dégager confusément de la masse de feuillage une haute construction bâtie au sommet du monticule. Il lui sembla même voir une petite lumière briller à travers les arbres. Les trois hommes gravirent la pente.
En se rapprochant, ils virent qu’en effet une sorte de tour ou d’observatoire se dressait au point culminant de la petite colline. Cela ressemblait à un phare, avec un étroit balcon courant au-dessous d’un toit en forme de dôme. Il y avait une porte au niveau du sol, et une fenêtre éclairée à côté de cette porte. Mais des rideaux étaient tirés à l’intérieur, et l’on n’apercevait qu’une clarté confuse ainsi que l’ombre, bien silhouettée sur le rideau, d’un buste et d’une tête…
M. Hilkie considéra un instant cette ombre, puis poussa une exclamation étouffée…
— Arrivez ! dit-il à voix basse à ses compagnons. Il y a là un homme qu’on a tué ou qui s’est pendu !
En effet, la tête se balançait bizarrement sur les épaules de l’ombre, et du cou partait une corde qui montait, rigide, vers le plafond invisible.
Se ruant sur la porte, le Chef essaya de l’ouvrir. Elle était fermée à clef. Alors, unissant leurs forces, les trois policiers l’enfoncèrent d’un coup…
Ils entrèrent dans une chambre brillamment éclairée où un jeune homme, plongé dans la lecture de quelque palpitant roman, sursauta à leur approche. D’un geste instinctif, il voulut prendre un revolver placé sur la table au milieu de petites pièces mécaniques éparses. De physionomie agréable, tout rose et blond, ce petit jeune homme n’avait pas plus de dix-huit ou dix-neuf ans. Il avait sur la tête le casque ordinaire des employées de téléphone avec un écouteur à chaque oreille et un fil souple qui reliait le casque à une prise électrique située au-dessus de lui. C’était l’ombre de cet appareil qui lui avait donné l’air d’un pendu… d’autant plus que la seule silhouette de la partie supérieure de son corps se dessinait sur le rideau et qu’il balançait légèrement la tête en lisant.
Voyant sa main tendue vers son revolver, Beck, un des plus anciens lieutenants du Chef de la Sûreté, sortit lui-même son browning de gros calibre et cria :
— Haut les mains, mon bonhomme !
— Jamais de la vie, répondit le jeune homme qui, sans crier gare, se jeta aux jambes de Beck et le renversa avec l’aisance d’un bon joueur de football.
Le browning du policier lui échappa des mains et lui-même resta abasourdi par terre, mais au moment où le jeune homme s’élançait vers la porte, l’autre lieutenant de Hilkie le saisit de flanc, à bras le corps et le replaça sur sa chaise près de la table.
— Moi aussi, je connais les coups de football, dit-il en riant. Mais vous savez, nous sommes trois, et je ne vous conseille pas de continuer le match.
M. Hilkie montra sa médaille.
— Nous ne voulons aucun mal, dit-il en parcourant la chambre des yeux.
Le jeune homme se rasséréna aussitôt.
— Oh, c’est la police ! s’écria-t-il. Moi qui vous prenais pour des cambrioleurs ! À qui en avez-vous ?
— Pas à vous, en tout cas, répondit le Chef de la Sûreté. Nous avions des renseignements à demander à M. Kerrison, mais il n’est pas chez lui. Le premier valet nous a vigoureusement éconduits. Et, en nous promenant par là, nous avons vu l’ombre de votre tête et de vos épaules sur le rideau de la fenêtre, nous avons cru que vous vous étiez pendu et sommes venus vous détacher…
— Oh ! je vois, c’est l’ombre du fil de mon récepteur ! s’écria le jeune homme en riant et en ramassant son casque de téléphoniste tombé à terre pendant la lutte… Eh bien, non, je ne suis pas encore pendu, mais ça va bien m’arriver un de ces quatre matins si je reste encore longtemps dans ce coin perdu. Il y a huit jours que je suis ici et il n’y a eu que six messages à recevoir…
… Mais oui, continua-t-il en réponse à un regard interrogateur de M. Hilkie, je suis l’opérateur de la Sans-Fil de M. Kerrison. Vous n’avez pas remarqué les antennes au-dessus de la tour ?
M. Hilkie n’avait rien vu, mais ce qui paraissait l’intéresser c’étaient les six messages reçus par le poste.
— Faites-moi voir votre registre, dit-il à l’opérateur. J’attends moi-même une dépêche sans fil en provenance du Nord ; peut-être l’avez-vous captée ?
Un instant, le jeune homme hésita, regardant tour à tour les trois policiers.
— Oh, après tout, dit-il, je ne tiens pas tellement à ce travail !
Il ouvrit un tiroir et en tira un classeur…
— Le vieux singe, continua-t-il, va sauter en l’air quand il saura ça, mais je suppose que les affaires officielles priment les siennes. Voici donc les transcriptions de tous les messages reçus ou envoyés depuis un mois.
M. Hilkie feuilleta le classeur sans marquer d’abord grand intérêt. La plupart des dépêches reçues avaient été envoyées par Kerrison avant son arrivée pour donner des ordres aux domestiques ou aux gardes forestiers. Celles que l’on avait envoyées étaient surtout des commandes à des grands magasins de New-York, de Boston et de Springfield.
— Ça m’a l’air aussi intéressant qu’un livre de cuisine, dit le Chef en arrivant aux deux derniers feuillets du classeur. Mais, alors, ses yeux brillèrent, son front se plissa et il poussa une vive exclamation.
— Étrange ! fit-il. Voilà un message que je ne comprends pas. Quand l’avez-vous reçu ? D’où venait-il et qui est « Or, Vermont » ?
Il lut à haute voix :
« Or, Vermont :
Dernière commande brûlée à Little Babos. La remplaçons et l’envoyons par messager spécial. Prière accuser réception.
MOLARI, Canada. »
— Ah, ça ! dit flegmatiquement le jeune opérateur, eh bien, je ne sais vraiment pas d’où cela vient ni à qui c’est adressé. Ça m’a été répété plusieurs fois depuis une demi-heure, et je ne l’ai transcrit que parce qu’il y avait une autre dépêche « Or, Vermont » dans les papiers laissés par mon prédécesseur. J’ai téléphoné au patron pour l’avertir et lui demander ce que cela signifiait, mais il venait de partir, et personne n’a rien pu me dire à ce sujet.
Durant cette explication, M. Hilkie ne cessa d’attacher des regards scrutateurs sur le visage de l’opérateur, puis il répondit :
— Cherchez-moi l’autre dépêche dont vous nous parliez et qui débutait aussi par « Or, Vermont ». Je crois qu’il y a là quelque chose qui m’intéressera.
Après quelques minutes de recherches parmi de vieux papiers en désordre, le jeune homme trouva la feuille désirée et s’excusa en disant :
— Mon prédécesseur n’avait pas d’ordre et a tout laissé ici pêle-mêle.
Le Chef de la Sûreté lut le message et sur sa physionomie se peignit une vive satisfaction. Il plaça la feuille dans sa poche, arracha les copies des deux dernières transmissions classées par l’opérateur et se leva.
— Jeune homme, dit-il, comment vous appelez-vous ?
— Levering… Samuel Levering…
— Eh bien, M. Samuel Levering, veuillez-vous considérer dès cette minute comme attaché au Service Secret des États-Unis. Votre fonction consiste à rester ici, à votre poste de T.S.F., à recevoir et enregistrer toute communication qui vous parviendrait, cela pour l’usage exclusif de la Sûreté. Je me rends maintenant à la gare, mais je vous laisse en compagnie de mes deux agents ici présents, qui veilleront à ce que votre travail ne soit pas troublé. J’aurai moi-même quelques dépêches à expédier à mon retour.
Il sortit en faisant signe à Beck de le suivre.
— Je n’y vois pas encore très clair, dit-il à ce dernier, mais il y a réellement quelque chose de mystérieux dans les agissements des Kerrison. Ces messages doivent me suffire à forcer le vieux Kerrison à s’expliquer. Je vais l’interviewer à la gare. Je serai de retour ici dans une couple d’heures. Attendez-moi.
M. Hilkie se hâta de rejoindre son auto arrêtée au bord de l’allée principale de la villa et ordonna au chauffeur de regagner la gare le plus rapidement possible.
Une vive lumière avait soudainement aveuglé Jensen dans la pièce dont il venait d’enjamber la fenêtre. Mais, cet éblouissement dissipé, il aperçut une forme blanche debout à l’autre bout de la chambre. C’était Kerry Mallabie. Il s’était évidemment trompé de chambre !
— Éteignez l’électricité ! dit-il vivement… Ils peuvent nous tirer dessus !
Le commutateur tourna avec un bruit sec.
— Ah ! c’est vous ! fit la jeune fille d’une voix encore toute tremblante. Mais je ne vous reconnaissais pas… Vous étiez tout couvert de sang ! Qu’est-il arrivé ?
Jensen se passa la main sur la figure et la retira toute mouillée et chaude de sang ; il avait une longue éraflure entre l’oreille et le menton, et il se souvint de cette sensation de coup de fouet ressentie lorsque la sentinelle avait tiré… S’il n’avait détourné un peu la tête à ce moment-là, la balle lui aurait fracassé le crâne. Mais il n’avait pas le temps de songer à sa blessure pour le moment ; il se rapprocha de la fenêtre, prêt à défendre sa vie ; le fusil arraché à son premier assaillant n’était pas chargé, mais pouvait servir de massue.
Une demi-douzaine de mineurs parlaient à haute voix sur la véranda ; ils ne firent aucune tentative pour le poursuivre à l’intérieur. Jensen les observa : l’homme qu’il avait renversé était assis par terre et se frottait les jambes en geignant ; les autres étaient assemblés autour du cadavre à la tête fracassée. Cette vue paraissait les fasciner et ils se retournaient fréquemment vers la maison en montrant du doigt la fenêtre par où Jensen était rentré.
À ce moment, Jensen sentit une main lui toucher l’épaule et Kerry Mallabie lui dit à l’oreille :
— Qu’est-il arrivé, ami ? Ne m’en veuillez pas d’avoir allumé. Je croyais que c’était un de ces mineurs qui entrait par la fenêtre… J’avais si peur…
Il n’avait pas encore bien réalisé sa position et il répondit vivement :
— Mais c’est à moi de vous faire des excuses ! Je croyais rentrer dans ma propre chambre. J’en étais sorti par la fenêtre, il y a un moment, dans l’espoir de pouvoir aller dans l’obscurité jusqu’à la salle des dynamos et de délivrer les hommes qui y sont enfermés. Mais, en ayant vu l’impossibilité, je me disposais à rentrer lorsque j’ai été surpris par une patrouille ; j’ai reçu un coup de fusil et n’ai pas assez fait attention à l’endroit où je me réfugiais… Pardonnez-moi… je vais immédiatement regagner ma chambre…
— Non, dit-elle, nous allons d’abord au cabinet de travail de mon père ; il y a là des objets de pansement dont vous avez besoin. Votre blessure est-elle profonde ?
— Ce n’est qu’une égratignure… Je sortirai dans le corridor pendant que vous vous habillerez si vous ne craignez pas que les mineurs ne reviennent à la fenêtre…
Il s’en approcha de nouveau et regarda au dehors. Les Suédois avaient ramassé le corps de leur camarade et l’emportaient vers leur logis, laissant toute cette façade de la maison sans surveillance. C’était assez bizarre, mais Jensen n’y prêta guère d’attention sur le moment tant il avait d’autres préoccupations.
— Il n’y a aucun risque, répondit la jeune fille. Comme mon père vous l’a dit, toute la maison est « tabou » pour eux. Ils vous ont sans doute pris pour un des diables qui la hantent quand vous vous êtes dressé contre eux dans l’obscurité et que vous avez fait sauter la tête d’un des leurs… D’ailleurs, je suis toute habillée, je n’avais fait que changer ma robe contre un peignoir et, ne pouvant dormir, je m’étais assise dans un fauteuil.
Elle prit Jensen par la main et le guida dans l’obscurité hors de sa chambre et dans le couloir intérieur. Au bruit de leurs pas, la voix de M. Mallabie s’éleva :
— Qu’y a-t-il, Kerry ? Je viens d’être réveillé par un coup de feu ? Est-ce dans la maison ?
— Non, répondit-elle. M. Kerrison a essayé de sortir pour aller délivrer nos amis de la chambre des dynamos, mais les sentinelles ont tiré sur lui…
M. Mallabie sortit de sa chambre.
— Je crains, dit-il à Jensen, que vous ne preniez cette affaire trop au sérieux. Tout s’arrangera demain matin quand ces brutes auront cuvé leur whisky…
Il ne semblait pas cependant qu’un tel optimisme fût de mise, surtout maintenant qu’un autre mineur avait été tué. Jensen se disait qu’il comprenait la mentalité fruste et farouche de ces hommes au moins aussi bien que M. Mallabie et qu’on ne pouvait pas savoir ce qui allait se produire lorsque les mineurs seraient rassemblés tout à l’heure autour du cadavre de leur camarade.
M. Mallabie introduisit les deux jeunes gens dans son bureau particulier. Kerry alluma l’électricité, prit une boîte de pansements et se mit à aseptiser la blessure de Jensen. C’était une éraflure, si l’on veut, mais assez profonde, et qui saignait abondamment. Il fallut la brûler un peu et ce ne fut pas sans douleur.
Jensen était confortablement installé dans un grand fauteuil de cuir ; Kerry avait recouvert la large coupure de coton stérilisé et était en train d’appliquer par dessus une bande d’adhésif, lorsque, tout à coup, l’ampoule électrique suspendue au plafond s’éteignit.
M. Mallabie, qui était assis près de la cheminée, se dressa…
— Qu’est-ce encore ? grogna-t-il. Ces abrutis n’ont tout de même pas coupé le courant ! Ils n’ont pas les outils nécessaires, et ils n’oseraient pas toucher les fils… ils savent ce qu’il en coûte ! Il doit être arrivé quelque chose aux turbines ou aux dynamos…
Il alla à la fenêtre et chercha à percer l’obscurité… Le grand silence qui régnait à ce moment-là frappa Jensen. Ses oreilles avaient commencé à s’habituer au bruit de pas régulier des sentinelles et il fut fort étonné de constater leur absence. Cet arrêt était-il dû à l’extinction soudaine des lumières ?
Mais il n’eut pas le loisir de réfléchir longtemps ; M. Mallabie avait à peine fini de parler que la lumière revint… Elle ne revint que pour un très court instant, puis s’éteignit de nouveau.
L’étrangeté de l’événement semblait présager quelque catastrophe imminente. Les Mallabie et Jensen demeuraient debout, anxieux… attentifs au moindre bruit…
De nouveau, les ampoules s’éclairèrent, puis s’obscurcirent aussitôt. Après un instant légèrement plus long, même phénomène…
Le cabinet de travail était silencieux comme une tombe. Alors, la voix de la jeune fille s’éleva… elle paraissait parler comme en rêve… Elle s’était penchée et appuyée à une table, le menton dans les mains, les yeux fixes, elle articulait lentement, avec une rapide et nerveuse inspiration entre chaque syllabe.
— L… E… S…, oui, balbutia-t-elle… Oui, oui, je comprends… mais qu’est-ce que cela veut dire ?
Les clignotements plus ou moins espacés de la lumière continuaient tandis que Kerry Mallabie reprenait :
— L, E, S, Les… et puis ?… M… I… N… E… U… R… S… Oui… « Les mineurs »… je comprends !
… Elle se redressa et saisit le bras de Jensen comme pour prendre appui dans l’effort désespéré qu’elle faisait…
— Ne comprenez-vous pas ? s’écria-t-elle. C’est un message de nos amis enfermés auprès des dynamos… en alphabet morse… Un point, un trait… Une lumière longue… une courte… Voyez-vous, j’épèle… Oh, pourquoi ne vont-ils pas plus vite ? Je suis très habile… Ils répètent : « Les mineurs… » Oh, ça continue… « o… n… t…, ont… f… o… r… c… é…, forcé… n-o-t-r-e… p-o-r-t-e… » C’est bien cela… « Les mineurs ont forcé notre porte… »
Maintenant :
« Cassez une ampoule si vous comprenez… j’en sentirai le contre-coup sur le transformateur… »
Miss Mallabie se dressa et d’un rapide coup de poing cassa une ampoule allumée… Et la petite détonation que le fragile cristal vide d’air fit en se brisant parut un coup de tonnerre dans l’atmosphère sursaturée d’attente du petit bureau…
Alors, l’opérateur sentant qu’il était compris, manœuvra plus rapidement. La lumière se mit à clignoter vivement, presque comme une étoile… Et Kerry Mallabie, les yeux fixes, appuyée au bras de Jensen traduisait au fur et à mesure en langage clair le scintillement électrique :
… « Ils… ont… pris… douze… caisses… de… » dit-elle lentement… Puis il y eut une longue pause… Le mot suivant était-il long ou difficile à comprendre ? Ou bien, y avait-il hésitation, lutte, carnage à l’autre extrémité du fil ?
— Hâtez-vous ! criait-elle, comme si l’opérateur pouvait l’entendre… Douze caisses de quoi ?
… « D… y… n-a-m-i-t-e »…
Ce mot fit frémir les deux hommes qui attendaient à côté d’elle…
Alors, le message se fit encore plus rapide. On eût dit qu’elle avait peine à le suivre :… « Ils… vont… faire… sauter… le… barrage… pour… noyer… la… vallée…
Kerry regarda autour d’elle d’un air égaré comme si elle allait s’évanouir :
— Forcez-vous… courage… traduisez encore…, dit Jensen.
— Oui, dit-elle… Ce n’est pas fini… « Ils… ont… tué… Pettyjohn, Vetch, Truesdale… Ils… me… cherchent… mais… j’ai… encore… quelques… minutes… Hâtez-vous… de… gravir… la… falaise… car… la… dynamite… va… faire… monter… le… niveau… de… l’eau… Ils… arrivent… je ne peux rien… »
Là, le message s’arrêta, la lumière s’éteignit, en même temps sans doute que la vie du courageux Dick Evans.
… M. Mallabie se mit à gesticuler et à crier des injures.
— Mes cinq meilleurs collaborateurs assassinés ! s’exclama-t-il. Pauvres gens ! Et maintenant ces triples bandits se préparent à détruire en une seconde l’œuvre de ma vie entière ! Si le barrage saute, le canyon se remplira d’eau en très peu de temps ! Ah, ils veulent nous noyer comme des rats dans un trou ! Mais peut-être pourrais-je en envoyer quelques-uns en enfer avant nous !
Il se précipita vers la porte.
— Père ! s’écria Kerry en frottant une allumette avec laquelle elle alluma la bougie d’un candélabre placé sur le manteau de la cheminée… Père, qu’allez-vous faire ?
— Ce que je vais faire ? hurla-t-il, mais je vais réduire en bouillie une bonne partie de ces ânes avant qu’ils ne fassent leur intelligente opération ! Il y a des mines toutes préparées sous le barrage. J’avais prévu quelque belle affaire comme celle-ci, et j’avais pensé qu’un jour pourrait arriver où je voudrais effacer de la surface de la terre toute mon installation… Il me suffit de presser un bouton électrique secret… et tout saute… ce qui me console, c’est que ces excellents Suédois qui s’essoufflent autour du barrage en ce moment vont sauter les premiers…
… Cette pensée ne le consolait effectivement pas du tout, car des larmes brillaient au bord des paupières de cet homme fort qui ne devait pas se laisser facilement vaincre par l’émotion. Il se jeta dans un fauteuil en faisant un geste d’impuissance désespéré.
— C’est abominable, reprit-il d’une voix brisée ; ils sont plus de cinquante, tandis que nous n’avons avec nous que Pierre Quint et une poignée de petits domestiques chinois qui ne comptent pas. Nous ne pouvons rien…
Il se releva serrant les poings et conclut :
— Mais je vais d’abord en envoyer quelques-uns dans l’autre monde…
— Maintenant, dit alors la jeune fille en lui mettant la main sur l’épaule, calmez-vous !
Elle le fit rasseoir et ajouta :
— Je crois qu’il vaut beaucoup mieux aller d’abord, si possible, aux dynamos pour voir s’il y reste quelqu’un de vivant parmi nos amis. Après quoi, nous monterons sur la falaise pour nous mettre hors d’atteinte des eaux qui envahiront tout ici quand le barrage sautera.
— Permettez-moi d’y aller, dit Jensen. J’ai ce fusil qui peut me servir, mais il est probable que tous les mineurs sont maintenant rassemblés auprès du barrage. Ils ont même relevé les sentinelles.
— Oui, mais prenez Pierre Quint et Baby avec vous, répondit vivement Kerry. Pierre sait le chemin et peut vous être aussi utile que s’il y voyait.
Elle alla appeler le Canadien.
— Allez vite, ami, dit-elle encore à Jensen sur le seuil, et s’il reste quelqu’un en vie auprès des machines, ramenez-le ici. Je crois que nous ne courons pas le danger d’être submergés avant une heure ou deux, car il faut du temps pour disposer cette dynamite…
Ils partirent avec le chien. Il n’y avait personne en vue, et ils eurent vite atteint le bâtiment des turbines et des dynamos au pied des chutes. Il y avait là de la lumière et l’on entendait le ronflement des machines. Jensen se demanda pourquoi, dans ce cas, la lumière manquait à Argyle House.
La porte du bâtiment était fermée à clef et les fenêtres trop hautes pour être escaladées. Jensen frappa vigoureusement, mais aucune réponse ne lui parvint.
— Attendez une seconde, dit Pierre Quint. Je crois que nous pourrons entrer… Les outils sont à côté, sous un hangar ouvert.
Il y alla et en revint avec deux fortes barres de fer qui, en effet, leur permirent de faire sauter la serrure.
Le spectacle qui les attendait à l’intérieur était horrible : Truesdale, Vetch, le cuisinier, Pettyjohn, encore garrottés, avaient leur tête en bouillie… Devant le tableau de distribution se tenait encore Dick Evans, l’électricien, un grand et beau garçon, la main fermement cramponnée au commutateur, tué à bout portant. Le sang avait coulé de sa tête le long de son bras. Son dernier geste avait été pour transmettre aux hôtes d’Argyle House l’annonce de la catastrophe…
Jensen n’eut qu’à tourner le commutateur auquel s’agrippait encore la main du mort pour rendre la lumière à la maison des Mallabie. Il couvrit ensuite les corps des malheureux, sortit avec Pierre Quint et le chien. Il n’y avait rien de plus à faire. À moins d’accident, les turbines et les dynamos allaient continuer de tourner durant plusieurs heures sans qu’on ait besoin d’y toucher, et seul le manque de lubrifiant les arrêterait tôt ou tard.
Craignant que les mineurs ne réussissent plus vite qu’on ne pensait à faire sauter le barrage et à submerger ainsi tout le canyon du Lit-du-Diable, Jensen et le Canadien se hâtèrent de retourner à Argyle House.
Et, certes, en cette heure confuse et dramatique, le détective ne songeait plus du tout à l’Affaire B. M. 432, mais rassemblait toutes ses énergies pour sauver Miss Mallabie du flot qui tout à l’heure allait tout submerger et transformer la vallée en un lac profond.
En arrivant dans la cour de la petite gare, le Chef de la Sûreté vit que les deux wagons privés étaient toujours remisés hors de la voie principale et étaient éclairés. M. Hilkie se rendit d’abord au bureau de la station.
Son agent se présenta à la porte.
— Il est venu vous parler, Widden ? demanda le Chef.
— Oui, répondit l’autre ; et si vous avez jamais vu un ours en colère, vous pouvez vous représenter la figure qu’il faisait. Il a d’abord apporté un ordre télégraphique pour faire arrêter ici l’express de Springfield. J’ai pris l’ordre et ai montré ensuite à M. Kerrison le wagon du Sous-Secrétaire d’État Francis. Quand il a vu que son propre wagon était ainsi bloqué – et par qui ! – il est entré dans une rage effroyable. Il a bondi sur la locomotive du Sous-Secrétaire d’État et a ordonné au mécanicien de le conduire immédiatement à Springfield… Voyant que ses paroles n’avaient aucun effet, il est monté dans le wagon du Secrétaire. Il y est depuis plus d’une demi-heure ; il gronde, l’autre rit…
En ouvrant la porte du wagon-salon, M. Hilkie vit J. J. Kerrison se promenant de long en large comme un tigre en cage, tandis que l’homme d’État, rose, souriant et replet, était commodément assis, les jambes croisées, dans un large fauteuil.
— C’est un acte inqualifiable ! tonnait le milliardaire. Je suis président du Conseil d’administration de cette ligne, Monsieur, et vous venez ici bloquer mon wagon privé, comme si vous étiez le Directeur de notre Compagnie !!
— L’intérêt public, mon cher Monsieur ! Le Gouvernement a le droit…
— Un droit que je ne lui reconnais pas ! coupa le vieux roi de l’Or…
Mais à ce moment il aperçut M. Hilkie debout à l’embrasure de la porte. Son regard arrogant fléchit, il pinça les lèvres, il recula d’un pas… Et quand il releva la tête, sa physionomie était devenue toute débonnaire et cordiale…
— Vous voyez, dit le Chef de la Sûreté, que je n’épargne rien pour être exact à mes rendez-vous…
— Je suis navré de vous occasionner tant de peine, dit M. Kerrison affablement en serrant la main de M. Hilkie. Mais une affaire inattendue m’a appelé inopinément à Craggmorie ; et, dans la précipitation de mon départ, j’ai complètement oublié notre rendez-vous à Waldorf Palace… Je vous prie bien de m’excuser. Mon secrétaire est là tout près dans mon wagon privé ; il doit dormir, mais je vais le réveiller et lui faire écrire un ordre pour que les directeurs de mes établissements vous facilitent toutes choses…
— Très aimable à vous, Monsieur, répondit le Chef, mais je voudrais auparavant vous demander un ou deux renseignements qui peuvent m’être utiles dans l’enquête que je poursuis au sujet de cette affaire de fausse-monnaie…
— Je me ferai un plaisir de vous donner toute information possible, répondit M. Kerrison.
Les deux hommes s’assirent en face l’un de l’autre.
— Qui est « Or, Vermont » ? interrogea soudain M. Hilkie avant que son interlocuteur ait eu le temps de se caler confortablement dans son fauteuil.
— « Or, Vermont », répondit tranquillement le milliardaire, est le nom sous lequel, dans notre code télégraphique privé, nous recevons par sans-fil des messages d’un de nos ingénieurs envoyés en mission au Canada. Comme vous le pensez bien, il nous est indispensable de garder le secret sur les résultats de nos prospections et découvertes de mines jusqu’à ce que nous nous soyons légalement assurés du droit de fouille et d’exploitation. Sans ces précautions, nous serions constamment frustrés. Nos dépêches ordinaires ou par sans-fil sont donc généralement chiffrées. Je présume que vous en avez intercepté une sur l’un de vos appareils et si vous voulez me la montrer, je vous la traduirai très volontiers en langage clair.
Ce disant, le vieux roi de l’Or sortit ses lorgnons et tendit la main en avançant le menton d’un air si déférent et insinuant que le Sous-Secrétaire d’État, témoin de la conversation, eut un bon sourire de soulagement ; mais M. Hilkie ne quittait pas des yeux le visage couperosé du milliardaire.
— Oui, dit-il, cela explique bien des choses en effet. Maintenant, qui est Molari ?
À cette nouvelle question, Kerrison ne perdit rien de sa contenance aimable et empressée, mais il dut, cette fois, se râcler deux ou trois fois la gorge, avant de pouvoir répondre :
— Voyons… Molari ? Je crois que, dans notre code, ce nom désigne un jeune homme que nous employons quelquefois, un nommé Springvale. Oui… ce doit être lui… Thomas Springvale. C’est un ingénieur et un géologue extrêmement fort qui nous rend de très grands services au Canada. J’attends précisément de ses nouvelles depuis assez longtemps, avec quelque inquiétude…
… De nouveau il tendit la main vers le papier que M. Hilkie avait sorti de sa poche…
Le Chef de la Sûreté eut de la peine à réfréner une exclamation de satisfaction. « Maintenant, je sais qu’il ment, » pensa-t-il, « car Springvale est mort depuis plusieurs semaines, et ce message est de cette nuit » ; mais il ne dit rien et se borna à tendre la dépêche à Kerrison. Celui-ci la lut lentement en retenant ses lorgnons constamment prêts à tomber de son nez.
— Oui, oui, dit-il enfin, c’est tout simple. Ceci a trait sans doute à quelque spécimen de minerai que nous attendons. Je l’interprète ainsi : « Kerrison, Vermont : Derniers échantillons aurifères du terrain 32 brûlés à Little Babos. En enverrons d’autres par messager spécial. – Springvale. »… Et c’est tout.
M. Kerrison regarda le Chef de l’air le plus innocent du monde et reprit :
— Vraiment, mon cher Monsieur, je n’arrive pas à voir ce qui a pu vous paraître intéressant là-dedans. C’est un des milliers d’avis, d’ordres et de contre-ordres que nous échangeons continuellement avec nos innombrables subordonnés… Cela n’a aucune importance, d’aucune sorte.
Et il froissa dédaigneusement le papier…
Jusque-là, M. Hilkie avait affecté un ton des plus courtois, mais sa voix se fit un peu mordante lorsqu’il répondit :
— M. Kerrison, votre explication n’en est pas une. Il est impossible en effet que ce message sans-fil ait été expédié par Tom Springvale, pour la bonne raison que Tom Springvale est mort il y a quinze jours. Son corps a été ramené à sa famille par deux de mes agents. Il est même assez curieux que vous n’en ayez pas été averti…
Si M. Hilkie s’attendait à confondre son interlocuteur en lui mettant les faits sous les yeux, il se trompait. Le roi de l’Or se borna à sourire légèrement.
— Vous devez faire quelque erreur, répondit-il avec bonne humeur. Je suis très certain que le vrai Springvale est bien vivant, ou du moins l’était encore quand il nous a envoyé ce message.
Le Chef de la Sûreté ne discuta pas. C’était bien inutile. Il se contenta de sortir de sa poche le premier message adressé à « Or, Vermont » et que le nouvel opérateur avait trouvé dans les archives de son prédécesseur.
— Et ceci ? dit-il, en se mettant à lire à haute voix :
« Or, Vermont :
Filon d’ithite épuisé à soixante pieds, au dernier puits foré. Dites-nous exactement quantité nécessaire pour vos besoins actuels.
Molari. »
Alors toute l’affabilité du milliardaire s’évanouit. Il se leva vivement ; les veines de son Iront gonflées, les yeux injectés… Il gesticula, les poings serrés, comme s’il voulait frapper le Chef de la Sûreté. Il ne se maîtrisa que pour crier d’une voix haineuse :
— M. Hilkie, je n’attendais pas cela de vous ! Ce n’est pas loyal. Vous avez suborné mon ancien opérateur ; j’ai chassé ce bandit il y a une dizaine de jours. Il a dû garder des copies de mes dépêches et il vous les a vendues. Dans ces circonstances je ne vous donnerai plus aucune explication. Bien que ce document soit aussi insignifiant que l’autre et n’ait aucune valeur, je ne vous en donnerai pas la traduction, je m’y refuse absolument, Monsieur !
Là-dessus, le vieillard furieux quitta le wagon sans daigner saluer le Sous-Secrétaire d’État pas plus que le Chef de la Sûreté. En le regardant s’éloigner, les deux hommes réalisèrent en même temps qu’en somme cette conversation avait tourné tout entière à l’avantage de Kerrison. On ne savait rien de plus qu’auparavant. Et, d’autre part, si le milliardaire avait trempé d’une façon ou d’une autre dans la fameuse Affaire B. M. 432, il savait désormais qu’on le soupçonnait, et, avec les immenses ressources dont il disposait, il prendrait certainement ses mesures en conséquence.
À peine la portière du wagon s’était-elle refermée sur lui, qu’elle se rouvrit livrant passage à Beck, l’agent que M. Hilkie avait laissé à Craggmorie, avec Martin, pour surveiller l’opérateur du poste de sans-fil.
Beck était essoufflé à ne pouvoir articuler un mot. Ce ne fut qu’au bout d’un moment qu’il put se faire comprendre :
— Venez vite… à Craggmorie… Chef !… Quelqu’un vous demande… par le sans-fil… ne veut… adresser son… message… qu’à vous… vous seul !… Suis venu à bicyclette… mais ai commandé… auto… pour vous ramener… Vite !
— D’où télégraphie-t-on ? De New-York ? interrogea M. Hilkie en s’apprêtant à le suivre.
— Je ne sais pas… mais je ne crois pas… On refuse de rien communiquer avant que vous ne soyez-là.
— Je retourne vite là-bas, dit M. Hilkie au Secrétaire d’État.
— Et moi, je vous accompagne, répondit l’autre en se levant vivement. Ça m’a tout l’air de devoir être intéressant.
Cinq minutes après, une grande auto lancée à toute vitesse transportait à Craggmorie le Secrétaire d’État, le Chef de la Sûreté et son lieutenant Beck. Il commençait à faire jour et le chauffeur viola délibérément tous les règlements de la circulation de l’État de Vermont.
En rentrant à Argyle-House, après avoir visité la salle des dynamos, Jensen trouva tout le monde en grande confusion. La demi-douzaine de domestiques chinois étaient affolés et en proie à une vive panique. À l’exception du toujours souriant Mon-Tang, il semblait bien impossible d’attendre d’eux le moindre service.
M. Mallabie les apostrophait rageusement en essayant de leur faire empaqueter les quelques effets personnels qu’il voulait soustraire à l’inondation menaçante. Il avait beau leur mettre dans les mains des habits et des papiers importants, ces braves Célestes persistaient à ne vouloir emporter que des aliments… L’un partait déjà avec un pot de confitures pour toute charge, un autre avec une poignée de thé dans un sac…
— Non ! Non ! hurlait M. Mallabie. Rien n’y faisait.
Li parut armé d’une casserole en aluminium :
— Jetez-moi ça ! cria-t-il encore. Et prenez-moi ces dessins ! Il y aura là-haut thé, café, tout ce qu’il faut ! Prenez plutôt des habits ; rien d’autre ! Comprenez-vous ?
Il se tourna vers Jensen et ajouta :
— Ces gens sont des enfants ! Ils ne peuvent se mettre dans la tête que les caves du poste de Sans-Fil, là-haut, sur la falaise, sont abondamment garnies de toutes sortes de provisions, suffisantes pour plusieurs semaines. Tout ce que je désire emporter, ce sont quelques vêtements et mes livres et papiers. Le reste, tant pis ! Quelle folie a été la mienne d’espérer faire quoi que ce soit avec ces damnées brutes ! Dans quel état avez-vous trouvé les dynamos ? Plus d’espoir pour ces pauvres amis ?
Jensen décrivit le carnage dont il avait vu les épouvantables restes. Cela ne fit qu’allumer un peu davantage la rage impuissante de M. Mallabie. Lorsqu’il eut repris un peu de sang-froid, Jensen l’aida à rechercher ses plus importants documents tandis que Pierre Quint, avec le secours des mâchoires menaçantes de Baby, tâchait de mettre un peu plus de cohérence dans l’agitation des Chinois. L’aveugle allait et venait parmi les clairvoyants comme s’il y voyait parfaitement et il savait se faire obéir de ces lièvres effarés.
Enfin, il fallut se décider à quitter la maison et M. Mallabie appela sa fille. Le premier soin de Kerry fut de s’informer du sort des surveillants des machines, et elle ne put retenir ses larmes en apprenant le dévouement et le sort tragique de l’électricien Dick Evans. En proie à cette émotion, elle regarda longuement son père, et Jensen ne put se défendre de l’impression qu’elle tenait Mallabie pour responsable de cette abominable tuerie… Mais ce ne fut qu’un instant ; bientôt la jeune fille reprit son calme.
— Venez, dit-elle aux domestiques ; nous n’avons pas de temps à perdre.
Les Chinois n’avaient pas la moindre idée de la nature du danger qu’ils couraient, mais n’en étaient pas moins complètement fous de peur et prêts à courir n’importe où…
Pierre Quint n’oublia pas ses meutes de chiens et passa devant tandis que Baby, sur les talons des Célestes, les faisait avancer comme un troupeau de moutons. Jensen, Kerry et M. Mallabie quittèrent les derniers le confortable home d’Argyle-House.
Les étoiles très brillantes dispensaient une suffisante clarté pour que l’étroit sentier conduisant au rebord du canyon fût parfaitement visible.
Plus d’une fois, M. Mallabie s’arrêta pour contempler l’étroite vallée où allait s’ensevelir son grand rêve et pour lancer à l’adresse des mineurs des malédictions bien sonnantes.
Le silence était absolu. À droite, les lumières de la salle des dynamos étaient encore visibles, mais le roulement des machines s’était éteint dans la distance. Toutes les fenêtres d’Argyle-House brillaient au fond de la gorge, et rien dans le ciel ni sur la terre n’évoquait l’idée d’une destruction prochaine.
Les fugitifs n’avaient pas mis beaucoup de temps à faire leurs préparatifs et Jensen estimait qu’ils avaient encore une bonne demi-heure devant eux avant la destruction du barrage, lorsqu’ils arrivèrent en haut de la falaise. Ils avaient déjà fait un assez long trajet en plaine lorsque soudain ils crurent avoir le tympan brisé sous le coup d’une détonation si violente que le sol même qui les portait trembla sous leurs pieds.
Leurs nerfs étaient à peine remis de cet affreux ébranlement et leurs oreilles semblaient en saigner encore, lorsqu’une seconde explosion, plus forte que la première, retentit. Une immense gerbe de fumée épaisse s’éleva de la vallée et voila toute l’étendue du ciel étoilé.
— Voilà… c’est fait… prononça gravement M. Mallabie, dès qu’il fut en état de dire un mot. Il m’en avait coûté trois ans de travail, l’achat des meilleures machines qui existent et plus de cinquante mille livres pour construire ce barrage ; et cinquante brutes, avec trente livres d’explosifs, ont réduit cette œuvre à néant. Il n’en a pas tant fallu à bien d’autres pour devenir fous…
Durant, les cinq minutes qui suivirent, le silence se rétablit, profond et mystérieux comme l’ombre qui avait envahi tout le fond des gorges. Alors, tout à coup, un roulement s’éleva, dur et pénible comme celui d’un univers sortant du chaos, lointain et sourd d’abord, puis de battements plus rapides, et s’enflant enfin en une rumeur gémissante et formidable.
Instinctivement, les spectateurs retournèrent en courant vers les chutes. Sur le moment, il ne semblait rien s’y passer d’extraordinaire : l’eau tombait régulière et lisse comme un fil d’argent… Et un peu en arrière, un léger panache de vapeur annonçait la source chaude… Mais, comme s’amplifiait de plus en plus la rumeur des choses, une monstrueuse muraille d’eau noire parut s’élever à l’extrême bord du précipice ; elle se tint un moment comme suspendue au-dessus du vide, puis elle s’abîma dans les profondeurs du canyon avec un bruit de tonnerre. Comme des grains de sable et des feuilles mortes, les maisons, les installations, Argyle-House furent saisies par le tourbillon des eaux, se désagrégèrent, disparurent… En moins de soixante secondes, tout le « Lit-du-Diable » n’était plus qu’un lac aux remous rapides où flottaient des poutres et des planches, débris sans forme…
Stephen Mallabie fut le premier à recouvrer la parole.
— Qu’est-ce donc ? cria-t-il en désignant du doigt une petite masse sombre que le flot semblait rouler vers eux…
On eût dit un nageur épuisé et faisant de vains efforts pour sortir de l’eau. Jensen descendit de quelques mètres pour mieux voir… C’était la sentinelle au grand manteau qui avait passé et repassé devant sa fenêtre au début de cette nuit de tragique horreur. Ses mouvements apparents n’étaient qu’un jeu des flots furieux. L’homme était mort, il lui manquait un bras et la moitié de la tête… Et, comme Jensen regardait ce corps que le flux semblait vouloir leur offrir en expiation, ils aperçurent un peu plus loin quantité de membres mutilés, bras, jambes, thorax et têtes qui tourbillonnaient, flottaient, replongeaient, reparaissaient à la surface des eaux noires.
— Vous voyez ? dit M. Mallabie d’une voix étrange et solennelle. Il est probable qu’aucun de ces hommes n’a échappé à la mort. En faisant sauter le barrage, ils ont provoqué l’explosion des mines qui y étaient préparées déjà et qui avaient des prolongements sur tout le pourtour. Ils ont détruit mon ouvrage, et mon ouvrage les a détruits… Pauvres aveugles, plus bêtes que méchants !
Tous les hommes avaient dû se rassembler en un lieu qu’ils croyaient sûr et avaient sauté en même temps. Le flot les apportait ensemble et, dans le même remous, les faisait défiler devant les survivants.
Au nombre des débris humains qui composaient ce funèbre cortège, il était facile de voir que pas un n’avait échappé aux effets de la seconde explosion.
Jensen et Mallabie détournèrent enfin les yeux de ce macabre spectacle. À une courte distance, la station de sans-fil dressait devant eux ses mâts déliés. Kerry avait passé devant, mais Jensen sentait de son devoir de rester aux côtés du vieil homme dont la peine devait être terrible.
Pierre Quint, les chiens et les Chinois étaient déjà là. M. Mallabie montra à Jensen les sous-sols, petits mais bien aménagés, qu’il avait fait établir. Une forte batterie d’accumulateurs produisait un courant suffisant pour la télégraphie, la lumière et la chaleur.
— Je n’avais pas été sans prévoir que je pourrais être contraint d’abandonner subitement mes mines, dit M. Mallabie en faisant visiter à Jensen le caveau des accumulateurs ; mais il nous faut être très ménagers du courant, puisque nous ne pouvons plus en fabriquer de nouveau. Ce sont ici des batteries d’ithite, que j’ai inventées et qui sont très puissantes ; cependant, elles finiront tout de même par s’épuiser.
Ils allèrent s’asseoir dans une petite pièce centrale aménagée comme un étroit boudoir.
— Nous n’aurons pas, d’ailleurs, à rester très longtemps ici, poursuivit Mallabie. Mon yacht croise constamment dans les parages de la Baie d’Ungava tant qu’elle est libre de glaces ; Kerry va entrer en communication avec eux immédiatement. Ils enverront une expédition à notre aide pour nous ramener à la côte. Mais où donc est ma fille ?
— Je crois l’avoir vue sur la terrasse ; elle semble très affectée… C’est en effet bien triste de voir une pareille catastrophe…
— Oui, c’est un grand malheur ! Et je regrette fort que votre arrivée ait coïncidé avec tout cela. En tout cas, j’espère pouvoir vous assurer d’un voyage de retour plus confortable. Si vous désirez rentrer par où vous êtes venu, je vous donnerai l’équipement voulu, un traîneau, des chiens et Pierre Quint pour guide. Personne ne connaît mieux que lui les pistes de la région des lacs jusqu’à Québec. D’ailleurs, la récente tempête était un phénomène tout passager, nous ne sommes pas encore à la mauvaise saison, et vous aurez très beau temps.
Jensen ne savait trop que répondre à ces offres aimables. Il n’aurait pas hésité une seconde à les accepter s’il n’avait pressenti tristement que son retour en pays civilisé ne devait apporter que de nouveaux ennuis et chagrins à ses hôtes.
Il était tout agité de pensées contradictoires… Où était le devoir ? Où était l’honneur ? Il ne put cependant que remercier chaleureusement M. Mallabie sans accepter positivement.
M. Mallabie s’excusa de le laisser seul un moment et monta aux appareils de T.S.F. Pendant ce temps, le détective se mit à se promener de long en large dans l’étroite pièce, en proie à une terrible indécision.
Il se rappela la bravoure de Dick Evans mourant en essayant d’avertir ses patrons de l’effroyable danger, Pierre Quint se précipitant dans les flammes de la cabane pour rapporter les remèdes qui devaient le sauver, Kerry Mallabie le soignant avec un dévouement sans borne dans les plaines glacées et mortelles de l’Arctique…
« Mon Dieu ! s’écria-t-il à voix haute, comment un homme doué d’un peu de cœur pourrait-il maintenant faire sciemment – et sournoisement – le moindre mal à ces gens-là ? Non, non, je ne saurais m’y laisser aller… je ne saurais les dénoncer… Ce ne serait pas propre…
Et pourtant, le devoir, l’honneur, n’étaient-ils pas plutôt du côté de la Loi de son Pays qu’il représentait en l’occurrence ? Y avait-il une Loi plus haute ? Non, non, il n’y en avait pas, et c’était la Loi suprême… Servir sa Patrie…
… Mais encore ? La reconnaissance la plus élémentaire ne lui commandait-elle pas de fermer les yeux, d’oublier ce qu’il avait vu ?
Il serra les poings. Dans n’importe quelle alternative, il se sentait perdu ; il se mépriserait lui-même, la vie lui serait à charge.
En proie à une telle émotion, il se précipita au dehors. Il allait, farouchement, à la recherche de Kerry, tout lui dire et trancher le dilemme en se précipitant dans les eaux tumultueuses du « Lit-du-Diable ». Pour garder l’honneur, c’était la seule issue. Il courut vers le rebord de la falaise, aperçut la jeune fille seule, debout dans la neige.
Elle lui tournait le dos et ne l’entendit pas venir. Jensen arrivait à ses côtés et allait parler lorsqu’il aperçut au loin quelques formes noires sur la piste par où il était lui-même arrivé à Camp-Argyle. Il pensa d’abord que c’étaient quelques mineurs miraculeusement échappés à l’explosion et qui s’enfuyaient.
Mais non, ces hommes se rapprochaient, et, d’ailleurs, à mesure qu’il les voyait plus distinctement, il reconnaissait que ce n’étaient pas des mineurs. L’un d’eux était assurément un Indien, les deux autres des blancs avec des figures livides et qui avançaient très péniblement. Kerry Mallabie et Jensen se précipitèrent à leur rencontre.
À leur vue, un des blancs s’arrêta et cria quelque chose, puis tomba la face contre terre. Son compagnon s’agitait, chancelait, semblait incapable de faire un pas de plus. L’Indien, plus résistant sans doute, se mit à courir. Avant que la jeune fille et Jensen fussent auprès d’eux, le blanc s’était mis à genoux et avançait péniblement à quatre pattes… mais au bout de quelques secondes d’effort, il roula dans la neige et y demeura immobile.
— Qui cela peut-il être ? cria Jensen à l’oreille de Kerry comme il courait à côté d’elle.
— Je n’en ai pas la moindre idée, mais ils paraissent exténués !
Ils rencontrèrent l’Indien d’abord. C’était un vieillard, encore solide, la face brune et toute sillonnée de rides profondes ; il paraissait avoir plus souffert de faim et de fatigue que de froid. Il s’arrêta, montra sa bouche, se frappa l’estomac, mimique qui sur toute la surface de la terre indique le besoin de nourriture.
— Oui, oui, bientôt, manger ! lui répondit Miss Mallabie en faisant des gestes rassurants, mais il faut d’abord amener ces deux voyageurs à la maison. Elle saisit le bras de l’Indien et l’entraîna vers le blanc étendu dans la neige. Jensen se hâta vers l’autre, resté couché à quelques pas de son compagnon.
Il s’agenouilla, retourna le corps. L’homme avait les yeux ouverts, mais n’avait plus besoin d’aucune aide humaine. Ses lèvres déjà durcies par le gel et sa face noircie par la congestion en disaient assez long… Jensen tâta le cœur sous le vêtement et ne sentit aucun battement. Il se releva, chercha des yeux l’autre groupe où Kerry et l’Indien avaient réussi à ranimer un peu le premier voyageur tombé dans la neige.
— Qu’y a-t-il ? cria la jeune fille. Cet homme est-il évanoui ?
— Pire que cela, dit-il ; il est mort !
— Alors, venez m’aider à transporter celui-ci, répondit-elle ; cet Indien ne comprend rien à ce que je lui dis.
Jensen accourut et, les deux jeunes gens soutenant le malade chacun d’un côté, ils réussirent à le conduire aux sous-sols du poste de T.S.F. L’Indien les suivait en grognant comme un loup et en répétant le seul mot qu’il sût : « Faim ! Faim ! »
L’inconnu que l’on tentait de sauver était un homme grand et corpulent, mais en ce moment plus faible qu’un enfant. Sa face décolorée portait une barbe de plusieurs semaines ; il marmottait incessamment des syllabes incohérentes, comme s’il délirait, et cependant il n’avait pas de fièvre.
M. Mallabie les avait vus ou entendus. Il parut à l’entrée des souterrains au moment où le petit groupe y arrivait.
— Qu’y a-t-il ? Qui est cet homme ? demanda-t-il vivement.
— Je ne sais pas, répondit sa fille. J’ai vu trois hommes arriver par la piste N° 1. Celui-ci est très malade, mais nous pourrons peut-être le sauver. L’Indien n’a besoin que de nourriture. Quant à l’autre voyageur, il est tombé mort en faisant ses derniers efforts pour nous joindre. Appelez Pierre, s’il vous plaît, et dites-lui de donner à manger à l’Indien. Il sait quelles précautions il faut prendre.
Ils étendirent le moribond sur un canapé dans la salle principale des souterrains. Kerry Mallabie apporta une tasse de lait mêlé d’eau-de-vie et tâcha d’en verser quelques gouttes à travers les dents serrées du malade.
Celui-ci avait une partie du corps gelé. Ses mains et ses pieds étaient entourés de longues bandes de linge que Jensen défit sous la direction de Kerry. Ses mains n’étaient pas complètement insensibles, mais les pieds paraissaient bien mal en point. Jensen lui frictionna les membres avec de la neige, puis les enduisit d’une pommade spéciale. L’inconnu se ranima un peu. Il cessa de marmotter des mots incompréhensibles et avala plus facilement une cuillerée de la boisson préparée par la jeune fille.
À ce moment, Mon-Tang vint annoncer que le déjeuner était servi dans une autre chambre du souterrain.
— Allez déjeuner avec mon père, dit Miss Mallabie à Jensen. Revenez quand vous aurez fini et j’irai moi-même prendre quelque nourriture. Ayez la bonté de dire à Foun-Lô de me préparer quelques tasses de fort café noir… j’en aurai besoin après toutes ces émotions.
L’inconnu paraissait vraiment bien atteint, et la jeune fille avait besoin de toute sa force d’âme pour le soigner convenablement, mais elle rassembla tout son courage et envoya les autres déjeuner malgré leurs protestations.
Après le repas, M. Mallabie s’en alla examiner les restes de son barrage, tandis que Jensen revenait auprès du malade. Celui-ci s’était endormi. Miss Mallabie avait un air inhabituel, étrange… dont Jensen n’arriva pas à deviner la cause.
— Je crois, lui dit-elle, qu’il n’y a pas autre chose à faire que de le laisser dormir, rester là, le surveiller, attendre… S’il se réveille, donnez-lui encore un peu de lait que vous prendrez dans ce thermos… mais pas beaucoup à la fois… Et s’il arrive de l’imprévu, n’hésitez pas à m’appeler. Où est mon père ?
— Il vient de partir pour visiter les chutes et se rendre compte de l’état actuel du barrage.
— Pauvre père, je ne dois pas le laisser y aller seul, dit Kerry en quittant la chambre précipitamment.
Jensen se jeta sur une chaise ; il était trop accablé de corps et d’âme pour pouvoir réfléchir sainement. Il était comme un homme qui, ayant marché tout le jour, se trouve en face d’un mur et n’a plus la force de décider s’il doit le sauter ou le contourner.
À part quelques vagues bruits de vaisselle d’aluminium dans la cuisine du souterrain, le silence était complet. Une fois, le malade rouvrit les yeux. Jensen lui administra une cuillerée de lait et essaya de lui poser quelques questions. Mais il était trop affaibli ou trop malade pour comprendre. Cependant, quelques lueurs d’intelligence se ranimaient déjà dans ses yeux qui fixèrent assez longuement la figure de Jensen et semblèrent s’arrêter curieusement sur la balafre causée par le coup de feu de la sentinelle. L’inconnu murmura alors quelques syllabes, où Jensen penché sur lui crut discerner le mot Springvale, mais sans certitude. Cet étranger était-il donc quelque agent des faux-monnayeurs ? Mais il eût été alors bien étrange que ni Miss Mallabie ni son père ne l’aient reconnu. Il est vrai que la figure gelée, une barbe inculte, le manque de nourriture ont vite métamorphosé une physionomie.
Le malade, après quelques minutes, était retombé dans une sorte de pénible léthargie, et Jensen s’installa dans un fauteuil pour attendre le retour de Kerry.
Il ferma insensiblement les yeux…
Évidemment il avait dû céder au sommeil, mais il ne se doutait pas qu’il avait vraiment dormi lorsqu’il sursauta violemment au contact d’un objet froid autour de ses poignets, tandis que claquait le ressort de deux menottes qu’on lui passait aux poignets.
Jensen ouvrit les yeux et aperçut son malade debout devant lui, un revolver à la main.
— Silence, grogna l’homme… Pas un cri… ou je tire ! Levez-vous et aidez-moi… je n’ai pas plus de force qu’une souris… Donnez-moi cette bouteille d’eau-de-vie !
Sur le moment, Jensen était trop abasourdi pour comprendre ce que faisait ou disait l’inconnu. Mais celui-ci, répétant son ordre, Jensen se leva et, de ses deux mains menottées put aller prendre la bouteille sur une étagère… L’homme mit le goulot entre ses lèvres et leva la bouteille… Cela lui donna des forces, car il parla ensuite plus distinctement.
— Maintenant, aidez-moi à aller jusqu’aux transmetteurs du sans-fil dont j’ai vu les antennes en arrivant…
Bien que l’inconnu tînt encore son arme pointée sur lui, Jensen hésita. L’agresseur était si peu assuré et si chancelant sur ses pieds gelés qu’il devait être possible de le renverser d’une simple poussée avant que de ses doigts encore bandés il pût presser la gâchette.
— Allons, plus vite, pas le temps d’attendre… dépêchons, fit encore l’homme en voyant l’hésitation de Jensen.
Voyant que l’homme s’apprêtait réellement à tirer, le détective crut plus prudent d’obéir. Ce n’était pas, d’ailleurs, une bien grosse affaire. Il se leva, l’homme s’appuya à ses deux épaules, et ils arrivèrent tant bien que mal à la petite salle du poste…
— Ugly… Ugly… Ugly ! C’est moi, répétait l’inconnu d’une voix pâteuse, comme si le délire le reprenait. Mais dès qu’il fut en présence des appareils d’émission, il agit d’une façon plus logique. Il s’assit, s’ajusta le récepteur d’une main, prit le revolver de la main gauche et, sans cesser de tourner l’arme dans la direction de Jensen, il essaya de manœuvrer les boutons et commutateurs d’appel… Jensen se croyait le jouet d’un cauchemar… Mais, avec sa main bandée, l’homme ne réussit pas à actionner le manipulateur morse. Il faisait jaillir quelques étincelles bleuâtres, mais sans succès. Ses doigts gelés n’avaient pas l’agilité suffisante. Il continuait à répéter : Ugly ! Ugly !
Voyant qu’il ne parviendrait pas à envoyer de message, l’homme poussa un soupir et se passa la main sur le front, oubliant de tenir levé son revolver. Jensen vit l’occasion. Il levait déjà les deux mains pour asséner un coup de ses menottes d’acier sur la tête de l’inconnu, mais il se ravisa.
« À quoi bon ? se dit-il. Pourquoi empêcher cet individu ? Cela risque d’être très intéressant. Attendons la suite des événements. »
Il baissa les mains. L’homme se retournait au même instant et, devinant ce que Jensen avait voulu faire, leva les bras pour se protéger… Puis, voyant qu’il ne courait plus le danger d’être assommé, il les laissa retomber.
— Voyons, dit-il, si je vous enlève les menottes, vous tiendrez-vous tranquille et m’aiderez-vous à envoyer une dépêche ?
— Assurément, répondit Jensen, je le ferai très volontiers. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous me les avez mises ; je ne suis pas un malfaiteur.
— Ne vous occupez pas de ça, je sais ce que je fais…
Étant donné la quantité d’eau-de-vie que cet homme épuisé et affamé avait absorbée, il était peut-être ivre… Jensen voulut se montrer beau joueur. Il tendit ses mains pour se faire enlever les menottes :
— Et maintenant, que voulez-vous que je fasse ?
— Asseyez-vous là et appuyez sur ce manipulateur, sur ces touches, selon ce que je vous dirai. Je mets ma main sur votre épaule, et toutes les fois que j’appuierai, vous presserez le manipulateur… Dès que je cesserai, vous le laisserez relever… Essayez, maintenant…
Jensen se souvenait d’avoir appris le maniement du télégraphe morse et il prit facilement la position voulue.
— Je veux entrer en communication avec quelqu’un qui s’appelle Kin, et avec lui seul… Je m’appelle Ugly… Ce sont des noms de convention… expliqua l’étranger. Je vais épeler ces mots en morse… en appuyant plus ou moins longuement sur votre épaule… comprenez-vous ?
Après un instant d’essai, les étincelles jaillirent comme il faut et l’homme, satisfait, s’écria :
— C’est ça ! Vous n’êtes pas maladroit. Maintenant, répétons sans nous lasser : Kin, Kin, Kin…
Ça va. Ce doit être assez. Suivez-moi bien. Je dicte autre chose : « Je suis Ugly… » prononça-t-il à voix basse pour mieux faire comprendre les signes morse à Jensen. « Je suis Ugly et veux Kin, Kin, Kin… lui seulement… personne d’autre… J’appelle Kin, Kin, Kin… »
… Qu’il fût assis là, en train d’émettre une dépêche sans fil pour le compte d’un inconnu à demi-mort, était bien l’aventure la plus étrange que Jensen eût courue depuis son arrivée à la cabane de Little Babos. Il en oublia ses propres tourments et se surprit à désirer la communication avec Kin aussi vivement que l’homme aux membres gelés.
À côté de lui, les étincelles bleues crépitaient chaque fois qu’il pressait le manipulateur, et l’air était chargé de courants qui allumaient des aigrettes à ses cheveux… Enfin, l’inconnu poussa un soupir de satisfaction et murmura :
— Ah, voilà, nous y sommes ; ils m’ont… Ah, non ! Voyez, répétez : « Merci, mais je veux Kin seul… seulement Kin. Mais, vite ! »
Il s’arrêta un moment. On lui répondait. Il s’exclama : « Dans dix minutes ! Bien ! Mais dépêchez-vous ! Je télégraphie au prix d’extrêmes difficultés… » Transmettez, dit-il à Jensen. Je reprends ce que je viens de dire.
Cela fait, l’homme enleva l’écouteur et se laissa tomber sur le premier siège venu.
— Pour l’amour du Ciel, donnez-moi encore de cette eau-de-vie, sans quoi je vais m’évanouir…
Si vif était le désir de Jensen de découvrir le vrai motif de ces étranges propos qu’il n’hésita pas à satisfaire la nouvelle demande de l’inconnu. Celui-ci absorba encore une grande lampée d’eau-de-vie.
— Ça me permettra peut-être de dire ce que j’ai à dire… s’il se hâte…
Alors, ils attendirent en silence. Cela leur parut un siècle. L’homme respirait avec peine et ses mains serraient convulsivement le rebord de la table, tous ses sens tendus pour saisir le premier signe de la réponse tant désirée…
Une fois, il tourna la tête et dit à Jensen :
— Mettez la main sur le manipulateur afin d’être tout prêt à transmettre… Ma tête me fait si mal… et nous n’avons pas un moment à perdre…
Jensen avait les nerfs aussi ébranlés peut-être que ceux de son énigmatique malade. Il demeura immobile, la main sur le manipulateur, les yeux fixés sur le gros homme qui pressait l’écouteur sur ses oreilles. À un moment donné, il crut entendre des pas légers dans la pièce voisine pensa que c’était Kerry Mallabie qui revenait et se demanda ce qu’elle ferait si elle entrait et apercevait l’étrange scène qui se jouait là.
… Enfin… enfin ! après cette éternité d’attente ! L’inconnu avait fait un geste, tendu son regard… une énergie neuve s’allumait en lui… Il se leva d’un bond et mit la main sur l’épaule de Jensen.
— Il est là ! cria-t-il. Nous l’avons. Attention ! Envoyez ceci. Je commence !
Et, par petits coups répétés, accentuant ou relâchant tour à tour sa pression sur l’épaule de l’opérateur improvisé, il dicta son message dont il annonçait et répétait au fur et à mesure chaque mot à mi-voix.
Ces mots que l’inconnu épelait l’un après l’autre, Jensen les transmettait avec d’autant plus d’ardeur qu’il en pressentait de plus en plus l’importance.
« Ne sais exactement où je me trouve ; c’est à quatre journées de marche de Little Babos, d’où nous sommes partis avec provisions et guides indiens. Mais Indiens, effrayés pour cause inconnue, nous ont abandonnés première nuit et tout volé. Avons suivi la piste et arrivés à une station de T.S.F. où il y a peut-être ce que nous cherchons. Ai pieds gelés. Crewly mort. Il y a ici une femme, mais avons pas trouvé Jensen… »
À ce point, Jensen abandonna le manipulateur et cria :
— Mais, juste Ciel, je suis Jensen ! Et vous, qui êtes-vous donc ?
— Effarant ! fit l’autre en arrachant l’écouteur. Mais moi, je suis Varick, agent secret. Je suis envoyé à votre recherche. Qu’est-ce qui vous est arrivé à la figure ? C’est ce bandage qui vous rend méconnaissable… D’ailleurs je ne vous connaissais que sur photographie… Alors, dites donc, où sommes-nous ? Qui est cette jeune femme ?
Varick était si excité qu’il en oublia la fin de sa dépêche et aurait sans doute continué à assaillir son collègue de questions s’il n’avait remarqué l’étrange regard qu’il avait en s’entendant demander qui était Kerry Mallabie…
C’est que le moment décisif était venu. À cette question concernant la jeune fille, Jensen sentit instantanément que de sa réponse dépendait tout le reste de sa vie. Acculé ! Il n’y avait pas d’autre mot. Il fut soudain saisi du désir impulsif, irraisonné, violent, de lutter pour Elle, de se jeter sur cet homme et de le mettre définitivement dans l’impossibilité d’envoyer de nouvelles informations à leur chef Hilkie. Puis, ses pensées prirent une autre direction : il se représenta ces deux hommes, deux collègues, qui ne le connaissaient même pas et qui avaient souffert le martyre, seuls, dénués de tout, dans les solitudes glacées, pour le retrouver lui. L’un d’eux en était mort, mort sous ses yeux. Et qu’est-ce qui les avait poussés, ces hommes-là ? Rien que le sentiment du devoir. Ils auraient pu s’en retourner de la cabane incendiée en sûreté, mais ils avaient obéi à l’ordre supérieur de leur conscience.
Le devoir ! Le devoir ! Ce mot sonnait bien haut maintenant dans le cœur de Jensen. Il sonnait comme un appel aux armes, comme un coup de clairon qui emporte tout un régiment aux champs d’honneur. Il savait mieux maintenant. Plus grand que l’amour, plus grand que tout au monde, se dressait le devoir… et il devait être accompli à n’importe quel prix.
Jensen n’hésita plus ; il fit à Varick le récit détaillé de ses aventures et de la découverte qu’il avait faite dans les sous-sols de l’Argyle-House.
Son collègue ponctuait ce récit de cris d’étonnement.
— Mais, pour l’amour du Ciel, quel est son mobile dans tout cela ? s’exclama-t-il. J’ai beaucoup entendu parler de Lord Cannonquest ; il a des millions ! C’est non seulement l’homme le plus riche du Canada, mais aussi le plus populaire. S’il demandait à tous les Canadiens de marcher sur les mains un quart d’heure par jour, ils le feraient sans murmurer. Qu’est-ce qu’un homme comme cela peut bien vouloir tirer d’une fabrication de fausse-monnaie, même sur une grande échelle ? J’aurais plutôt soupçonné le Président des États-Unis d’être un pickpocket ! Non, ce ne doit pas être le vrai, l’authentique Lord Cannonquest !
— Cela m’intrigue autant que vous, répondit Jensen. Et je ne suis pas encore arrivé à résoudre le problème. J’ai souvent douté aussi de l’identité de cet homme.
Tout à coup, Varick se redressa et remit le récepteur à son oreille.
— Malepeste ! cria-t-il. J’oubliais le Chef ! Il doit être furieux. Il nous faut tout lui expliquer et lui demander des ordres.
Jensen reprit sa place d’opérateur et tous deux répétèrent l’appel : kin, kin, kin !
Le fait d’avoir retrouvé Jensen semblait décupler les forces de Varick.
— Ils ne répondent plus, murmura-t-il déçu. Ils ont dû penser que je n’avais plus la force de faire marcher le manipulateur… Ah, non, les voici ! Transmettez :
… « Ici Varick… Jensen est ici. Il a découvert atelier de fausse-monnaie et la mine d’ithite. Mais depuis les mineurs se sont mutinés, ont fait sauter barrage des forces hydrauliques. Toute l’installation est sous l’eau. Homme se disant Lord Cannonquest, ex-Premier du Canada, était à la tête de l’entreprise… »
… Il y eut une longue pause durant laquelle parvenait la réponse du Chef…
— « N’y pouvons rien, reprit enfin Varick. Çà a bien l’air d’être lui ; allure d’un grand patron. L’organisation était parfaite, très perfectionnée, coûteuse. Lord Cannonquest ignore ce que nous avons découvert. Il a offert à Jensen équipement et guide pour retourner à Québec. Vous dites ? Répéter les détails ? Très bien. »
Au prix de douleurs aiguës dans ses pauvres membres gelés, Varick retransmit tous les incidents de la découverte faite par Jensen et termina en demandant ce qu’il fallait faire.
Un autre long silence suivit durant lequel Varick prenait les ordres du Chef, tout en murmurant de temps en temps entre ses dents : « Bon, bon… bien… bien… »
Il avait l’air profondément écœuré lorsqu’il enleva enfin le récepteur. Il jeta l’écouteur sur la table et grommela :
— Voilà pourquoi on se dévoue ! Je me suis gelé les quatre membres pour arriver ici et m’entendre dire… savez-vous quoi ?
— Quoi donc ? demanda Jensen avec lassitude. Il s’était repris à songer à Kerry et il se demanda quelle serait son attitude si elle savait qu’il venait de dénoncer son père comme contrefacteur et faussaire ? Dans son ardeur à ne plus considérer que son devoir absolu, son amour avait été relégué momentanément au second plan. Maintenant, par réaction naturelle, il pensait à Kerry avec tendresse et douleur.
— Le Chef nous ordonne de prendre les équipements et de nous rendre à Québec aussi tôt que possible, dit Varick. Le Sous-Secrétaire d’État et lui nous y rencontreront. Ils sont tous deux actuellement dans un endroit qui s’appelle Craggmorie, dans l’État de Vermont, près de la frontière canadienne. Mais voici le plus fort : il nous est expressément défendu d’inquiéter le vieux Mallabie. Il paraît que désormais c’est une affaire à traiter par les chancelleries. Tout cela signifie que notre tâche est terminée.
Évidemment Varick était fort dépité de ne pouvoir amener Mallabie, menottes aux mains, aux États-Unis.
Jensen demeurait silencieux, méditatif. Il ne voyait pas encore bien comment il pourrait décemment accepter les facilités que Mallabie lui avait offertes pour retourner à Québec.
— Pourquoi ne dites-vous rien ? grogna Varick en le regardant avec étonnement. On dirait que vous êtes content d’être débarrassé de l’Affaire B. M. 432.
— Je n’en suis pas non plus très affligé, répondit Jensen avec sincérité. Maintenant que toute leur fabrication est impossible, à quoi cela aurait-il servi ? Et nous n’avons plus de preuves.
— Mais c’est vous-même qui êtes une preuve vivante, s’écria Varick. Et vous allez venir avec moi affirmer sous serment ce que vous avez vu. C’est du reste assez pour perdre à tout jamais le vieux bonhomme, même s’il se trouve qu’il est réellement Lord Cannonquest.
La physionomie de Jensen ne témoignait encore d’aucun enthousiasme. Alors, Varick entrevit la vérité. Il lui adressa un sourire malicieux.
— Ah, ah ! fit-il. Je vois ! La petite, hein ? La fille de Mallabie ? Ventrebleu, mon bonhomme, je ne saurais vous trouver tort. Elle est vraiment jolie. Si je n’étais pas marié, j’aurais été conquis… La façon dont elle m’a soigné, dont elle m’a abreuvé de lait condensé aurait fait fondre le cœur d’un ours blanc… Mais, voyons, toute plaisanterie à part, mon cher, croyez-m’en : un agent du Service Secret n’est pas fait pour tomber amoureux, surtout de la fille d’un faux-monnayeur. Oubliez ça, mon cher ! D’ailleurs, qui sait ? Qui sait si elle ne cherche pas à vous acheter ? Vous fait les yeux doux parce qu’elle sent son papa en mauvaise posture ? Quoi qu’il arrive, songez que nous ne reverrons plus ces gens-là. Que fait-elle pour le quart d’heure ? Je l’ai entendue vous dire qu’elle irait déjeuner quand vous reviendriez… Si elle est toujours à table, elle y met le temps.
— Son père est allé constater l’étendue du désastre, et elle est allée le retrouver quand je suis revenu de déjeuner. Ils ne vont pas tarder…
— Eh bien, voici ce que nous allons faire, dit rapidement Varick. Poussez d’abord ce canapé contre la porte qui donne accès à la chambre des appareils télégraphiques. Personne n’y entrera plus qu’en me passant sur le corps. Je détruirais le manipulateur si je ne craignais d’en avoir besoin moi-même. Vous direz que l’on a changé le canapé de place pour que j’aie plus d’air.
… Je prétendrai être malade encore quelque temps, et ce ne sera pas loin de la vérité… En attendant, vous vous arrangerez avec Mallabie pour avoir ce qu’il nous faut pour le voyage de retour. Alors, en route pour Québec ! Je dirai que Crewly et moi étions en expédition de chasse et que nos guides nous ont abandonnés… Ne laissons pas voir que nous nous sommes entendus !
Avec l’aide de Jensen, il se recoucha.
— Ah, s’écria-t-il, qu’il fait bon reposer mes pauvres pieds ! Maintenant, surveillez ces Mallabie, ils restent bien longtemps loin ! Et coupez court à ce flirt, si vous m’en croyez… Les agents secrets n’ont ni le temps ni la possibilité de songer à l’amour… Et puis, cette jeune fille n’est pas de notre monde… Nous sommes des chiens courants, et elle, elle est la petite antilope que nous poursuivons… Je suis convaincu qu’elle est tout aussi coupable que son père… N’en croyez pas trop ses beaux yeux !
Là-dessus le vétéran du Service Secret se retourna et ferma les yeux.
… « Il se peut qu’elle se soit jouée de moi, songeait Jensen en se dirigeant lentement quelques instants plus tard vers les chutes, mais l’essentiel pour moi est de n’avoir plus à m’occuper de cette fatale fausse-monnaie… J’ai fait maintenant tout mon devoir. »
Jensen alla jusqu’aux chutes sans rencontrer personne. Arrivé au bord de l’eau, il se rendit compte de la puissance inouïe des explosions de dynamite. D’énormes blocs de béton avaient été projetés au loin et éparpillés comme une poignée de sable… À la naissance du canyon, s’arc-boutaient, des deux côtés, les substructures du barrage colossal, et, au milieu, une déchirure informe et béante livrait passage aux eaux tumultueuses du torrent déjà encombrées de glaces.
Le lac que devait former la digue était vide et rien n’égalait en désolation tout ce spectacle de terres ravagées…
N’apercevant nulle part le père et la fille, Jensen pensa qu’ils avaient dû rentrer pendant qu’il télégraphiait en compagnie de Varick. Kerry n’avait dû déjeuner qu’après avoir été chercher son père. Elle s’étonnerait peut-être que Jensen ait déserté son poste de garde-malade, mais il n’avait aucun désir d’y retourner pour le moment.
En considérant les ruines de la grande entreprise de Mallabie, il lui sembla que c’était l’image de sa propre vie. En entrant dans le Service Secret, il avait rêvé d’accomplir de vastes et merveilleux exploits, mais voici qu’une force étrangère brisait son élan, le détachait de tout son passé, l’emportait ailleurs… ; l’amour qui ne rend de compte à rien ni à personne, était venu.
Ah ! Varick pouvait bien s’en retourner à Québec, s’il voulait…, et s’attribuer tout le mérite d’avoir découvert le mystère de l’affaire B. M. 432…, il n’en avait cure ; il ne l’accompagnerait pas !
En proie à ces méditations passionnées, Jensen n’entendit pas que quelqu’un s’approchait, ou il l’entendit sans s’en rendre compte, mais, comme il tournait la tête, il aperçut miss Mallabie tout près de lui.
Au premier coup d’œil elle parut deviner la nature des pensées qui déchiraient l’âme du jeune homme. Il baissa les yeux.
— En voilà un bon garde, qui abandonne son malade ! s’écria-t-elle plaisamment.
— Il s’est réveillé, expliqua Jensen et paraissait si bien que j’ai pu le quitter pour venir voir ce qui vous retenait si longtemps ici, votre père et vous ! Je craignais que vous n’ayez rencontré quelque survivant des mineurs.
— Vous me paraissez bouleversé, ami, reprit Kerry. Dites-moi ce que vous avez. Mon père vous a-t-il fait des confidences en déjeunant ?
— Non, mais il m’a annoncé, un moment avant, qu’il comptait quitter bientôt Camp Argyle et aller s’embarquer sur son yacht. Il m’a offert tout le nécessaire pour mon voyage de retour avec Pierre Quint pour guide. Mais c’est ce malade qui devrait en profiter.
— Assurément, répondit la jeune fille en cherchant le regard de Jensen. Mais, vous, ne partirez-vous pas aussi ?
Il la regarda, puis baissa de nouveau les yeux. Il se préparait à lui faire une réponse quelconque, évasive… lorsqu’il sentit soudain qu’il ne lui était plus possible de mentir devant elle.
— Je ne peux pas ! s’écria-t-il d’une voix désespérée.
— Pourquoi ?
— Parce que… parce que… vous ne comprendriez pas…
— Mais si. Pourquoi ?
— Parce que je suis un agent du Service Secret !
Il s’attendait à une marque de colère et de mépris.
— Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? dit-elle sans changer d’expression ni de ton.
… Était-il possible, après tout, qu’elle ne sut rien des agissements de son père ? – Alors, il fallait les lui révéler. Il n’y avait pas autre chose à faire. Il baissa la tête et répondit en tremblant :
— J’étais envoyé à la recherche d’un atelier de fausses pièces d’or… et… j’ai découvert que c’était… ici.
Après ces premières paroles, il continua plus rapidement. En phrases presque incohérentes, hachées, il conta sa découverte des machines situées dans les sous-sols d’Argyle-House et le message qu’il venait d’envoyer à son Chef.
Pas une seconde elle ne détourna les yeux. Il lui dit tout.
— Évidemment, conclut-il, toute fabrication est désormais arrêtée, mais les autorités vont me demander de déposer mon rapport, et cela seul suffira à rompre tous les liens qui m’attachent désormais à votre père et à vous… Je ne puis m’y résoudre. Et pourtant… que faire d’autre ? Je ne crois pas être un lâche, mais je ne peux pas… je ne peux pas…
Kerry Mallabie se rapprocha et lui mit la main sur l’épaule. Ses beaux yeux, toujours embués d’un peu de mélancolie, se firent encore plus graves.
— Ami, dit-elle, je savais tout cela. Je le sais depuis notre première rencontre…
Elle sourit en ajoutant : Votre physionomie ne sait pas mentir. Quand je vous ai dit à Little Babos que je vous avais soupçonné d’être un agent secret, votre regard m’a assuré que je ne m’étais réellement pas trompée… Vos yeux, ami, m’ont toujours dit la vérité, quel que fût le sens de vos paroles.
— Vous saviez… vous saviez…, balbutia-t-il au comble de l’effarement. Vous saviez qui j’étais, et vous m’avez délibérément amené ici ?
— C’est parce que je savais ce que vous étiez que je vous ai amené ici, répondit-elle doucement et faisant de la main un geste qui effleura sa joue.
Cela suffit à rappeler à Jensen la manière un peu risquée dont la jeune fille avait essayé de s’attirer les bonnes grâces de cette brute de Big-Dan à la cabane. Il n’eut plus que du mépris pour elle.
— Vous vous êtes jouée de moi ! s’écria-t-il. Exactement comme vous avez fait avec Big-Dan ! Et Springvale aussi, sans doute !
Un coup de vent agita les cheveux de la jeune fille. Ses yeux se remplirent d’une tristesse infinie.
— Vous vous jouez de vous-même en ce moment, dit-elle lentement. Ou plutôt, vous agissez comme un enfant… que vous êtes. Un homme m’écouterait avant de lancer de pareilles infamies…
— Pardonnez-moi… je ne sais pas… je ne comprends pas…
— Alors, écoutez-moi : C’est en effet mon père qui faisait fabriquer ces pièces ici, du moins en partie, car on les revêtait ailleurs de leur couche d’or. Et sachez bien que si la mine d’ithite n’avait pas été submergée aujourd’hui, ou si le Gouvernement des États-Unis n’avait mis obstacle à ses plans, mon père aurait continué jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une seule pièce d’or véritable dans tout votre pays.
L’énormité de cette affirmation révolta Jensen.
— Mais votre père est un malfaiteur public ! s’écria-t-il. Ce que vous me dites est incroyable.
— Mon père n’est pas un malfaiteur, répondit-elle fièrement. Depuis des années, une idée fixe le possède et anime tous ses actes : Il croit que les États-Unis doivent se réunir au Dominion du Canada pour rentrer sous l’hégémonie de leur mère commune, la Grande-Bretagne. Mais il répugne absolument à toute idée de guerre entre deux grands peuples frères, même pour réaliser ce rêve d’une Amérique une et indivisible.
C’est devenu une obsession chez lui. Il y a une dizaine d’années, il a découvert ici cette mine d’ithite et il a commencé à en extraire du radium. En expérimentant l’ithite, il remarqua que ce nouveau métal avait le même poids spécifique que l’or et qu’on pouvait lui donner la même sonorité, même en alliage avec lui.
Vers cette époque, le célèbre Américain, J. J. Kerrison, surnommé le roi de l’or, que mon père avait beaucoup connu dans sa jeunesse, vint nous voir à Québec. Il était chagrin, aigri, mal disposé vis-à-vis de son pays. Mon père l’entretint de son utopie d’un bloc américain, et M. Kerrison fut si enthousiasmé qu’il offrit toute sa fortune pour la réalisation de cette idée. Il proposa de provoquer une guerre entre le Canada et les États-Unis. Mais mon père n’a jamais voulu envisager la possibilité d’une vraie guerre, et, continuant à étudier la chose durant la visite de M. Kerrison, ils finirent par élaborer le plan de ce qu’ils appelaient « la guerre sans effusion de sang ». Et c’était très simple.
M. Kerrison et son frère possèdent ou dirigent une grande partie des mines d’or des États-Unis. Le produit de ces mines est livré aux ateliers des monnaies sous la forme de lingots. En échange, ils pouvaient recevoir des billets de banque, des chèques, des effets de commerce ou de l’or monnayé. C’est ceci qu’ils choisissaient.
Leur plan était de fabriquer des pièces fausses en ithite, qui est relativement bon marché, et de les substituer progressivement à la vraie et saine monnaie, jusqu’à ce qu’il n’existe plus une seule bonne pièce d’or aux États-Unis.
— Mais comment pouvait-on opérer cette substitution ?
— Très facilement, répondit la jeune fille. Cela se passait pendant le transfert des pièces d’or, des ateliers des monnaies aux banques où Kerrison faisait des dépôts. Ces banques avaient des encaisses métalliques importantes, de sorte que l’or qu’y déposait Kerrison se mélangeait peu à peu au reste… Il y a des années que cela se pratiquait, et la proportion de fausse monnaie d’or en circulation était devenue très grande.
— D’après ce que je comprends, observa Jensen, rien de tout cela n’avait pour but un gain matériel quelconque ?
— Pas le moindre, au contraire, car mon père a dépensé là une grosse partie de sa fortune. D’autre part, M. Kerrison conserve soigneusement chaque pièce d’or véritable dans de vieux puits de mine abandonnés au milieu des forêts de sa propriété de Craggmorie.
— Mais, après tout, quel était le but final de toute l’opération ?
— Vous ne le voyez pas ? C’était de déposséder les États-Unis de tout leur or. Alors, sous quelque futile prétexte, aidé des journaux à leur solde, tant au Canada, que chez vous, mon père et les Kerrison auraient fomenté une querelle entre les deux États et envenimé les choses jusqu’à ce qu’on en vint à craindre une guerre.
Alors, par les journaux, on aurait dévoilé au public qu’il n’y avait plus d’or aux États-Unis. Cela aurait ruiné le crédit de ce pays et l’aurait rendu absolument incapable d’entreprendre ou, en tout cas, de soutenir une guerre. Là-dessus, le Canada, sous l’impulsion de mon père, aurait fait preuve de la plus grande magnanimité en offrant aux États-Unis de relever ses finances à condition qu’ils entrent dans l’Union des Dominions anglais…
Mon père se sentait certain de procurer ainsi une entière victoire au Canada sans qu’un coup de fusil ait été tiré. Il croit énergiquement que toutes les nations de langue anglaise devraient se grouper autour de la mère-patrie, la Grande-Bretagne.
L’idée fondamentale n’est pas si mauvaise… Vous en tomberiez d’accord si c’étaient les États-Unis qui s’offraient comme centre de l’Union anglo-saxonne… Mais mon père a eu le tort de négliger les impondérables, de ne pas tenir compte en particulier du caractère des Yankees. Il ne pouvait connaître leur passion pour l’indépendance et ne savait pas qu’ils considéraient leur liberté et leur autonomie comme leurs biens les plus précieux.
— C’était aussi insensé que colossal ! s’écria Jensen lorsque Miss Mallabie eut achevé de lui exposer le projet de son père. Et croyez bien, poursuivit-il, que même sans crédit et sans argent, le peuple américain ne consentirait jamais à se laisser annexer ainsi ! Mais nous nous battrions tous jusqu’à la mort.
— C’est ce que j’ai toujours dit à mon père, répondit Kerry. Mais il ne voulait pas me croire. M. Kerrison lui affirmait constamment que chez vous la classe riche qui exerce le plus d’influence politique, envisagerait assez volontiers l’idée de redevenir anglaise.
À plusieurs reprises, j’ai essayé de décourager mon père de tenter une si manifeste utopie, mais sans le moindre succès. Kerrison et lui avaient une confiance aveugle l’un dans l’autre. Mon père m’aime tendrement, mais n’a pas beaucoup d’estime pour le jugement des femmes. C’est ainsi qu’il m’a fallu dernièrement me livrer à une sorte d’espionnage pour savoir où en était exactement l’affaire. Springvale, qui aurait pu me renseigner, était constamment absent, et d’ailleurs était tout acquis aux idées de mon père.
— Mais je ne vois toujours pas pourquoi vous m’avez amené ici, observa Jensen.
— Parce que je savais bien que mon père reconnaîtrait comme moi votre absolue franchise, votre incapacité foncière à cacher vos sentiments. Je prévoyais qu’il vous interrogerait sur l’état des esprits aux États-Unis, et que cela pourrait peut-être modifier ses vues.
— Et vous ne craigniez pas que je découvre les machines du sous-sol d’Argyle-House et que je m’empresse d’en informer mes chefs ?
— Oui… et s’il faut tout vous dire, j’espérais que vous le feriez au cas où mon père ne renoncerait pas de lui-même à ses projets insensés !
Abasourdi et confondu, Jensen restait muet.
— … Et maintenant, reprit-elle avec feu, hâtez-vous, acceptez l’offre de mon père et allez révéler à Washington tout ce que vous avez découvert.
Rappelez-vous, mon cher chevalier-servant, que vous m’avez promis de m’obéir aveuglément. La lettre que portait Big-Dan dans son fameux sac annonçait une crise prochaine. Ce qui est survenu depuis n’a fait que précipiter les événements. La révolte des mineurs et la ruine des installations ont beaucoup contribué à détruire les illusions de mon père. Il est très affecté et je crois que j’arriverai à le convaincre. Mais il faut compter encore avec les Kerrison. J. J. Kerrison est plein de haine contre son Gouvernement. C’est vous seul qui pouvez le calmer en révélant que c’est lui qui a l’or substitué. On le forcera à rendre ces milliards de bonne monnaie d’or qu’il a enterrés dans sa terre de Craggmorie. Tant pis pour lui, il n’était poussé que par de mauvais sentiments. Une fois l’or vrai retrouvé, personne n’aura rien perdu. Et quant à mon père dont le rêve était beaucoup plus pur – puisqu’il ne s’agissait que de réunir sous une seule loi tous les peuples de langue anglaise, je crois qu’on se contentera de demander à son Gouvernement de lui infliger un blâme officiel. Ce ne sera plus qu’une affaire à régler entre diplomates, et vous pouvez être assuré d’avance que la part que Lord Cannonquest y a prise sera enterrée dans les archives officielles…
— Votre père est donc bien Lord Cannonquest.
— Certainement. En avez-vous douté ?
— Oui, je l’avoue… je me demandais…
— Si Lord Cannonquest travaillait encore de ses mains ? Je vous ai vu les observer, hier soir. Eh bien, oui, il cherchait et sondait lui-même les filons d’ithite.
… Êtes-vous suffisamment renseigné, maintenant ? C’est à Craggmorie que l’on achevait les pièces en les recouvrant d’or. C’est là qu’allait Big-Dan, là qu’allait Springvale. Lorsque je vous ai questionné à Little Babos et vous ai demandé où vous deviez porter le colis, si vous m’aviez répondu « à Craggmorie » au lieu de « à la banque », je ne vous aurais pas soupçonné…
Allez, mon cher ami, vous recevrez des éloges à Washington !
… « Allez », disait-elle, et dans son cœur, Jensen disait : « non ». Certes, si maintenant, toutes ses affirmations étaient vraies, il partirait… mais ne se souvenait-il pas de la créature que Springvale, dans son délire, appelait une « sirène au cœur double et aux lèvres menteuses » ? Et c’était de Kerry qu’il parlait… Il résolut d’éclaircir encore ce point.
— Tom Springvale m’avait dit… commença-t-il, mais il s’arrêta devant le regard sombre qu’elle lui jeta…
— Dites-moi, répondit-elle vivement, Tom Springvale… est-il bien vrai, bien sûr, qu’il est mort ?
— Oui, dit-il. J’étais auprès de lui. Mais il ne m’a fait aucune confidence. J’avais cru reconnaître en lui un ancien camarade d’études. C’est pas pur hasard que j’ai découvert, après sa mort, la note que j’ai apportée à la cabane de Little Babos… Il est mort sous mes yeux… sans avoir repris connaissance.
… Il vit alors qu’elle avait les yeux pleins de larmes, et, avant de bien songer à ce qu’il disait, il s’écria :
— Il y avait… quelque chose entre vous ?
— Je l’ai cru un moment, dit-elle. Mon père le désirait, mais nous n’étions même pas fiancés. D’ailleurs, nous n’étions pas souvent d’accord, Tom et moi.
Ces dernières paroles éveillèrent un nouvel espoir dans le cœur de Jensen. Si Lord Cannonquest n’avait pas dédaigné un gendre aussi roturier que Springvale, il se pourrait que lui-même ne fût pas éconduit. Il sentait bien qu’il n’était pas indifférent à Miss Mallabie, mais il n’osait encore prononcer les paroles décisives…
— Eh bien, mon chevalier-servant, reprit-elle, vous ne dites plus rien ?
Il l’enveloppa toute d’un regard passionné… il semblait qu’elle aurait dû comprendre… mais elle demeura droite, immobile comme une statue profilée sur le ciel gris et glacé du nord…
— Je partirai donc, dit-il tout à coup résolu. Mais son cœur se glaçait à cette seule pensée.
Ces trois petits mots qu’il venait de prononcer détruisaient tout le bonheur de sa vie.
Même à supposer, en effet, que la jeune fille eût raison de croire que son père ne serait pas inquiété par les autorités américaines, il n’en demeurait pas moins vrai qu’en allant faire son rapport officiel, Jensen agirait en ennemi d’un homme qu’il admirait grandement, et de la femme qu’il aimait. Partir, c’était la perdre. Et cependant, comme elle semblait le désirer, il partirait.
— Ce voyage, reprit-il, va être d’assez longue durée. Pourquoi ne pas abréger le cours des événements en télégraphiant encore par sans-fil à mon Chef ? Cela lui permettrait d’agir tout de suite contre J. J. Kerrison.
… « Si elle est entièrement sincère, elle ne s’opposera pas à cette idée… » songea Jensen.
Loin de s’y opposer, elle y applaudit.
— Nous aurions seulement dû y penser tout de suite, s’écria-t-elle. À quel endroit avez-vous atteint votre Chef tout à l’heure ?
— À Craggmorie, dans le Vermont, je crois.
— Craggmorie ! Mais il est donc déjà sur la piste de J. J. Kerrison ! C’est le nom de la propriété où l’or est déposé… comme je vous ai dit. Nous sommes en communication fréquente avec la station privée de Craggmorie. Mon père y a envoyé, hier soir encore, un message, juste après votre arrivée… Nous demandons « Or, Vermont » pour cette station… Allons vite essayer.
De retour au logis souterrain, Miss Mallabie conseilla à Jensen d’aller informer Varick de ce qu’il avait appris de nouveau, pendant qu’elle allait voir son père.
— Je l’ai laissé couché dans sa chambre, dit-elle ; il est encore très affecté de tout ce qui est arrivé. Je crois qu’il vaut mieux que je lui parle tout de suite ; il sera plus facile de lui faire accepter certaines choses maintenant que plus tard.
Varick ne montra guère d’enthousiasme au récit que lui fit Jensen de sa conversation avec Miss Mallabie.
— Ça me semble une drôle d’histoire, dit Varick. Vous venez d’entendre la sirène, ça se voit. Bien, bien ! Mais, en ce qui me concerne, je me méfie des femmes, surtout de celles qui sont si séduisantes. Celle-ci vous fascine, oui, vous, mais pas moi. Annexer les États-Unis en ruinant leur crédit. Ça sent la blague, ça, mon bon. Moi, je crois que c’est tout bonnement une ruse de la trop jolie pour hâter notre départ et avoir le temps d’emmener son vieux papa avant que le Chef ne nous ordonne de l’arrêter…
Varick fut empêché de développer plus amplement ses vues sur cette affaire par l’entrée inattendue de Kerry Mallabie et de son père. Celui-ci était presque méconnaissable, ses larges épaules étaient voûtées et la vive lueur de ses yeux avait fait place aux brumes d’une tristesse ineffable.
— Messieurs, dit-il en s’asseyant d’un air profondément las, ma fille vient de m’apprendre qui vous êtes. Vous connaissez le plan que j’avais conçu dans le but de réunir en un empire homogène toutes les nations de langue anglaise. Je crains maintenant que ce ne soit là qu’un beau rêve et que ma guerre sans effusion de sang soit une impossibilité. Déjà plus de cinquante vies humaines ont été sacrifiées à cette utopie. Quatre de ceux qui sont morts pour elle étaient des braves. Je n’aurais pas voulu perdre Dick Evans seul même au prix de la réalisation de mes rêves. Je croyais, j’espérais pouvoir aboutir d’une manière pacifique… Je me suis trompé, je le reconnais… je le regrette profondément… Je suis prêt à faire tout mon possible pour réparer…
Vivement ému, Jensen aurait voulu pouvoir crier sa sympathie à l’homme au grand cœur qui leur faisait une si pénible confession. Et surtout, il remarqua qu’il ne cherchait nullement à rejeter une part des responsabilités sur Kerrison.
— Ma fille me dit, reprit le vieillard, que vous vous proposez de communiquer par sans-fil avec votre Chef et de le mettre en possession de tous renseignements utiles pour qu’il puisse faire remettre en circulation le dépôt de bonne monnaie d’or dont Kerrison a la garde… J’approuve entièrement ce projet. Ma fille connaît très bien la T.S.F. Elle transmettra tout ce que vous voudrez. Soyez assez bons pour m’excuser. Les événements de ces dernières vingt-quatre heures m’ont littéralement épuisé. Je veillerai à ce que vous soyez pourvus de tout le nécessaire pour votre voyage de retour à Québec ; mais j’espère que vous prendrez tout le temps nécessaire pour vous remettre de vos fatigues et que, d’ici-là, vous voudrez bien vous considérer ici comme chez vous.
Il ne fallut que quelques minutes à Kerry pour se mettre en communication avec le Chef de la Sûreté. Il était encore à Craggmorie.
Jensen dicta à la jeune fille le récit de ses aventures et bientôt, M. Hilkie fut pleinement informé de la part qu’avait prise le vieux J. J. Kerrison dans toute cette affaire.
Moins d’une heure après, il télégraphiait à son tour au poste de Camp-Argyle que le roi de l’or avait tout avoué et, fait essentiel, que l’on avait retrouvé intact l’immense dépôt de monnaies d’or qu’il avait enfoui dans de vieilles caves de sa propriété.
M. Hilkie n’était guère démonstratif ; un seul mot de sa part avait généralement plus de valeur qu’un long discours dans la bouche d’un autre, mais encore, après avoir télégraphié à ses agents l’heureuse issue de l’affaire B. M. 432, il envoya un message spécial et personnel à Jensen pour le féliciter et le remercier de son courage et de sa persévérance.
Varick lui-même, une fois bien convaincu de la sincérité de Miss Mallabie, ajouta ses congratulations à celles du Chef :
— Mon vieux, lui dit-il, si vous voulez me faire plaisir, serrez-moi – mais pas trop fort – ma main gelée… C’est un honneur pour moi. Je m’excuse de n’avoir pas cru un mot de votre histoire… Mais vous êtes plus fort que moi !
Jensen restait froid devant tous ces éloges. Il ne croyait vraiment pas les mériter, et le fait que Kerry ne s’était pas associée à ce chœur de louanges suffisait à abattre sa fierté. Il est vrai qu’elle avait été appelée auprès de son père à peine avait-elle achevé de recevoir le dernier message de M. Hilkie. Mais Jensen estimait qu’après avoir fait tout ce qu’elle désirait, elle aurait bien pu lui marquer quelque satisfaction, sinon quelque reconnaissance.
Plusieurs jours longs et monotones passèrent. Varick n’était pas assez bien pour partir. M. Mallabie, souffrant, restait enfermé dans sa chambre où sa fille le soignait avec la plus touchante sollicitude. Jensen ne l’aperçut qu’une fois ou deux au hasard d’une rencontre dans le corridor du logement souterrain et leur conversation resta limitée aux questions et réponses relatives à la santé de son père.
On avait pu communiquer avec le yacht de Lord Cannonquest qui croisait dans les parages de la baie d’Ungava et avait reçu l’ordre d’envoyer une expédition à Camp-Argyle pour en ramener Stephen Mallabie et sa fille.
Pierre Quint soignait Varick avec une habileté si remarquable que bientôt le vieil agent secret put envisager sans trop d’appréhension un nouveau voyage en traîneau dans les plaines désertes du Labrador.
En attendant ce départ, Jensen excursionnait dans les environs et explorait spécialement le cours de la rivière et les abords du Lit du Diable. Il n’éprouvait aucun plaisir à la pensée de revenir en pays civilisé. Il allait quitter la femme qu’il aimait, la quitter pour toujours – à vues humaines – et il n’avait pas le courage de lui déclarer son amour. Il redoutait trop un refus possible, il ne se croyait pas payé de retour et se disait qu’il avait simplement intéressé un moment la fille de Lord Cannonquest… mais de là à l’amour…
Un beau matin, Pierre Quint déclara que Varick pouvait désormais supporter les fatigues du voyage et qu’il y avait urgence, vu l’approche de la mauvaise saison.
Par une curieuse coïncidence, l’expédition partie du yacht arriva la veille du jour fixé pour le départ de Jensen et Varick. M. Mallabie, se sentant également beaucoup mieux, il décida de rejoindre aussitôt son bateau de plaisance…
Au matin du grand jour, l’aube se leva, grise et triste sur les champs de glace. Un premier déjeuner fut servi dans la plus grande pièce du souterrain et, pour la première fois depuis l’arrivée de Varick, Kerry Mallabie et son père s’assirent à la même table que les deux agents du service secret. Varick, heureux de repartir pour des régions plus peuplées, était d’excellente humeur et fit tous les frais de la conversation.
Jensen était mélancolique et sombre… Kerry lui adressa plusieurs fois des paroles joyeuses, M. Mallabie l’entretint aussi de questions scientifiques intéressantes, mais rien de tout cela n’allait au cœur du pauvre garçon désespéré…
Après avoir aidé Pierre Quint à ficeler les bagages et les sacs de provisions sur les traîneaux, Jensen revint, d’un pas lourd, au logis pour saluer une dernière fois Kerry et son père. Il les trouva à la salle à manger. M. Mallabie était assis devant un radiateur électrique ; il avait perdu son air accablé et était redevenu l’homme affable et un peu distant qui avait accueilli Jensen à Argyle House quelques jours auparavant. Kerry, qui venait de lui faire prendre une potion, posa le flacon de médicament sur la table lorsque Jensen entra. Elle dit :
— Vous voilà donc sur le point de partir, ami !
— Oui, répondit-il en rassemblant tout son courage pour cacher son émotion, et je ne saurais vous quitter sans vous dire combien j’ai de gratitude pour votre accueil. Je ne l’avais pas mérité. Le destin s’est servi de moi pour jouer un certain rôle dans votre vie, mais ce fut bien sans me consulter et contre mon gré. J’espère seulement que vous me connaissez assez maintenant pour être assuré de ma sincérité…
Il ne put en dire davantage, il s’inclina et se dirigea vers la porte. À ses premiers mots, M. Mallabie s’était levé, et Jensen s’était presque attendu à un déluge de reproches ou en tout cas à un glacial adieu, mais d’aucune manière il n’était préparé à entendre le petit discours suivant :
— M. Jensen, commença le vieillard de cette voix un peu fougueuse et tranchante qu’il avait lors de leur première rencontre, vous n’avez pas d’excuses à nous faire. Ma fille Kerry m’a tout révélé, et je sais que rien dans votre conduite n’a été indigne d’un homme d’honneur… Je sais, reprit-il avec plus de force encore, que vous êtes chevaleresque, courageux, loyal, bon serviteur de votre Patrie, fidèle à vos amis. Je suis heureux, Monsieur, de vous serrer la main. J’espère de tout cœur, que très prochainement, vous voudrez bien accepter une hospitalité moins dangereuse qu’ici, à ma villa de Montréal. Je désire vivement faire plus ample connaissance avec vous, et si les États-Unis ont beaucoup d’autres hommes de votre caractère, je serais enclin à modifier les sentiments que j’avais à leur égard. Je crains de m’être trompé du tout au tout sur la valeur de votre race neuve et forte, Monsieur. Je laisse à ma fille le soin de fixer, d’accord avec vous, la date de votre visite à Montréal, où nous allons demeurer tout l’hiver… pendant que je vais donner mes dernières instructions à votre guide Pierre Quint.
Après avoir serré chaleureusement la main de Jensen, Stephen Mallabie sortit. Ses paroles si cordiales et si émues avaient vivement touché le jeune homme. Il lui sembla sortir d’un rêve accablant. Il se retourna vers la jeune fille dont le visage était dans l’ombre d’un épais abat-jour…
— La maladie de mon père, dit-elle alors, m’a empêché jusqu’à présent de vous dire combien je vous sais gré d’être resté, malgré tant d’épreuves, un galant et fidèle « chevalier-servant ». Mon père a bien compris maintenant que j’ai toujours agi pour son bien et m’a pardonné. Et vous, Ami, me pardonnerez-vous de m’être servi de vous pour arriver enfin à faire comprendre à mon père ce qu’il y avait de chimérique dans ses vastes projets ?
Elle se rapprocha, lui tendit la main ; dans ce mouvement, son visage charmant se retrouva baigné de lumière dans le halo de ses cheveux blonds… En ses yeux un peu tristes, une lueur naquit, attirante et grave…
Il considéra longuement ces traits qui lui étaient devenus plus chers que la vie, ce regard si hardi le premier jour et qui maintenant, tendre, subjugué, caressant, était le plus clair des aveux…
Et comme elle relevait la tête, étonnée qu’il ne prit pas sa main tendue, il l’entoura de ses bras et lui dit à l’oreille :
— Mon amour ! Je ne partirai pas d’ici sans vous avoir dit que je vous aime… que je vous aime… que je vous aime !
Il chercha de nouveau ses yeux. Leur tristesse douce s’était fondue à la flamme nouvelle qu’il avait vue s’allumer tout à l’heure… Il la serra contre lui.
— M’aimerez-vous un peu ? demanda-t-il.
— Ne vous l’ai-je pas avoué déjà de mille manières ?
— Je ne savais pas… je ne comprenais pas, dit-il.
— Vous êtes donc aveugle, Ami ! Mais je ne vous en aime que davantage !
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en octobre 2022.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Laura C. , Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Shaw, Stanley, Epuy, Michel (trad), La Sirène des neiges, Lausanne, Spes, s. d. [1929]. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page.
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