Mansfield Scott

LE CERCLE NOIR

traduction : Michel Epuy

1931

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Table des matières

 

I  LA CHANCE….. 3

II  LA COURSE DANS LA NUIT. 13

III  SUR LA ROUTE. 27

IV  UN AMI 41

V  LA VISITE DE MISS STAPLES. 59

VI  LE PASSÉ DE THORNTON.. 73

VII  DÉLIBÉRATIONS. 89

VIII  PAR TÉLÉPHONE. 104

IX  LE BUT CACHÉ. 116

X  TRAHISON ! 128

XI  AU CERCLE NOIR.. 140

XII  LE SECRET DE CALDWELL. 155

XIII  POURPARLERS. 168

XIV  LA TENTATIVE DE MISS FRANCE. 180

XV  CE N’EST PAS LUI ! 197

XVI  LA VITRE BRISÉE. 211

Ce livre numérique. 231

 

I

LA CHANCE…

Richard Thornton se réveilla en sursaut et se souleva sur un coude. Les parois nues de sa cellule et la porte massive dont le guichet laissait passer quelques rayons de lumière, opposèrent leur brutale réalité à ses yeux encore pleins du beau rêve interrompu. Ses idées à peine rassemblées, il se demanda ce qui l’avait si brusquement tiré de son sommeil. C’était quelque chose de matériel et positif, il en était sûr… Mais quoi ?

Il n’avait pas dû dormir longtemps, et à mesure que sa mémoire se dégageait des fantasmagories du songe, il se rappelait qu’il avait longtemps arpenté le petit espace compris entre son lit et la porte avant de se coucher. Il s’était vite endormi, il avait revu en rêve des figures chéries… et puis tout à coup ce je ne sais quoi…

Mais alors, ses regards cessèrent d’errer çà et là et s’arrêtèrent sur une boulette de papier qui se trouvait par terre, juste devant sa porte.

Encore !

Le cœur battant de crainte que le surveillant ne vînt à passer, il se leva sans bruit. Il rampa jusqu’à la porte. Il saisit la petite boule blanche et revint se coucher. La lumière était très faible, mais il n’osa pas déplier le papier à la clarté venant du guichet. Il se tourna face au mur et ramena la couverture au niveau de ses yeux.

Thornton avait le bonheur d’occuper seul cette cellule. Et cela depuis le soir où il avait administré une formidable volée de coups de poing à son codétenu, Jack Dorgan. Celui-ci était robuste, mais n’en avait pas moins été mis en un piteux état. La punition réservée à ces sortes d’affaires était la mise au secret, et c’était cette solitude que Thornton avait voulue en cherchant querelle à Dorgan.

Pour cette fois, le gardien-chef s’était montré assez indulgent, il s’était borné à adresser une sévère réprimande à Thornton et l’avait laissé seul dans la cellule. Depuis quatre ans, Thornton n’avait pas reçu une telle marque de bienveillance. C’est pourquoi il avait éprouvé une soudaine sympathie pour Larkin, ce gardien-chef, et avait fini par lui faire quelques confidences…

Ayant donc ramené sa couverture presque sur sa tête, le prisonnier déploya lentement et patiemment la boulette serrée. Ses doigts tremblaient… Mais enfin, dans la pénombre, il parvint à lire :

L’occasion est venue. Le verrou est de nouveau dégagé et personne ne l’a remarqué. Si vous avez limé votre clé, faites comme je vous ai dit. Attendez minuit, et en tous cas que Wayne ait fait sa ronde. Très imprudent avant. Bonne chance, mon vieux !

Thornton étouffa une exclamation. Il cacha soigneusement le papier sous sa chemise. Ainsi, le mécanisme qui fermait automatiquement toutes les portes des cellules sur un côté du corridor ne fonctionnait pas toujours bien pour le verrou de Thornton ! Cela, le prisonnier en avait été averti par de précédentes communications survenues sous la même forme que celle de cette nuit. Mais comment ces petites boulettes de papier arrivaient-elles jusqu’à lui ? Cette fois, il en était sûr, elle n’était pas encore là à l’heure où d’autres détenus passaient dans le corridor. Elle avait été lancée de loin, et avec quelle habileté, pour passer juste à travers un interstice de la grille du guichet.

Qui donc était l’ami inconnu qui pour la troisième fois lui faisait parvenir une telle communication ? Depuis quatre ans qu’il était en prison, rien de pareil ne s’était encore produit. Les deux autres billets lui étaient parvenus de façons différentes. Le premier, il l’avait trouvé dans un coin de sa cellule en revenant du réfectoire, quelques jours auparavant. Le second s’était trouvé à côté de ses habits, un matin. Et ce troisième enfin avait dû être jeté pendant qu’il dormait. Maintenant, le moment était venu ! Durant quelques secondes, Thornton sentit son cœur battre à grands coups désordonnés, mais il se maîtrisa.

Alors des pas réguliers se firent entendre à l’extrémité du couloir, se rapprochèrent, passèrent devant la porte de sa cellule, s’éloignèrent. Thornton, immobile sous sa couverture, savait à une demi-minute près combien devait s’écouler de temps avant la ronde suivante. Se levant doucement, il alla prendre sur une tablette un tube de pâte dentifrice dont le contenu avait été remplacé par des objets plus précieux, savoir une lime, un crochet et un morceau de métal limé par lui en forme de clé. Les deux premiers billets enveloppant ces instruments aidaient à donner au tube la forme et la consistance normales. Thornton dissimula le tout sous sa couverture et reprit les billets pour se bien pénétrer de tous les détails. Le premier disait :

N° 1469 : Le verrou de votre porte est mal actionné par le mécanisme général de fermeture. Deux fois il est resté ouvert et personne ne s’en est aperçu. Si cela se produit de nouveau, l’occasion sera bonne. Tâchez de prendre à l’atelier une forte tige de métal.

En lisant cela, peu de jours auparavant, Thornton avait cru soit à une plaisanterie, soit à une manœuvre provocatrice, mais il avait réfléchi et avait pu s’emparer d’une baguette de fer qu’il pourrait courber en forme de crochet. Il savait que ce serait nécessaire pour ouvrir la serrure, même si le verrou ne fonctionnait pas.

La seconde missive avait été plus explicite, mais n’avait apporté aucune lumière sur l’identité de son auteur. Le papier enveloppait cette fois une petite lime et un morceau de métal. Le mystérieux inconnu écrivait :

Le verrou n’a pas été réparé. Il peut lâcher à n’importe quel moment. Il vous faut être prêt. Limez ce morceau de fer à la mesure de votre serrure. D’autre part, ayez votre crochet tout prêt. Si l’occasion surgit, agissez exactement comme je vous le prescris. Une fois hors de votre cellule, allez à l’extrémité sud du corridor. Il y a là, dans la muraille, à une certaine hauteur, une porte à glissière donnant sur une cheminée de ventilation. Vous pourrez sans doute passer par là, grimper jusque sur le toit et de là redescendre au dehors par le tuyau de la gouttière. N’essayez pas de sortir par la cour et l’entrée principale. Il y a un veilleur de nuit dans la salle des machines. Faites pour le mieux.

Après avoir relu cela, Thornton se redressa, tendit l’oreille. La ronde ne repasserait pas avant plusieurs minutes. Il retira ses outils de dessous la couverture. Sa clé grossièrement façonnée fonctionnerait-elle ? De cette question dépendait tout le succès de sa tentative. Il était impatient de l’essayer, mais n’osait rien risquer avant le moment voulu.

Durant cette période d’attente et de tension de toutes ses pensées, il se demanda une fois de plus qui avait bien pu préparer ainsi son évasion ? Évidemment quelqu’un qui était à même d’observer journellement le fonctionnement des verrous. Sans doute, l’un des occupants des quatre cellules situées de l’autre côté du corridor et dont les guichets pouvaient à la rigueur permettre cette observation sur sa propre porte. À deux détenus par cellule, cela faisait huit personnes à envisager. Plusieurs étaient hors de cause, étant des condamnés à court-terme qui n’auraient pas risqué pareillement de voir s’aggraver leur peine. Un autre, Hargrave, caissier infidèle, était trop timide. Un autre, Dorgan, était son ennemi Restait Drew, un bandit qui avait pillé un fourgon postal, ou encore Kendrick qui avait assassiné un homme célèbre, sans raison appréciable…

D’autre part, le troisième billet recommandait de ne pas agir avant la relève de minuit. C’était bien ce qu’il avait compté faire. Driggs, chargé de surveiller cette section jusqu’à minuit, était évidemment trop vif et vigilant. Wayne, qui devait le remplacer, était moins alerte, plus bienveillant aussi, homme consciencieux certes, mais routinier. Donc il fallait attendre que Wayne fût de garde, entre minuit et une heure du matin, pas plus tard.

Thornton replaça la clé et le fil de fer sous sa couverture… et se recoucha… Il s’efforça au calme. À supposer que sa clé s’adaptât bien, qu’il pût la manœuvrer avec son fil de fer… une fois dans le corridor, qu’arriverait-il ? Pourrait-il aller jusqu’au bout de ce long corridor violemment éclairé sans être vu ? Cela semblait inimaginable.

Si un surveillant l’apercevait, il y aurait lutte. Il savait qu’en pareil cas, les gardiens sont prompts à se servir de leurs armes. Il risquait la mort. C’était clair. Mais un pressentiment, plus fort que ses raisonnements, lui disait d’espérer malgré tout. Quoi qu’il en soit, même surpris, il jouirait d’une minute de liberté, il aurait la satisfaction de mourir en luttant… et cela était encore préférable à l’acceptation morne des six autres années de détention qui lui restaient à subir.

« Allons, se disait-il, du nerf et du courage ! Si cela tourne mal, j’aurai le plaisir d’administrer quelques bons coups de poing à quelqu’un… Pourvu que ce ne soit pas au gardien-chef Larkin qui a été gentil pour moi… Puis, sans doute, un éclair, une balle dans la peau et je sombrerai dans le néant et l’oubli total… Ah ! cela aussi sera le bienvenu ! »

Il ne s’était pas fait un seul ami parmi ses codétenus. Anéanti sous le coup de son déshonneur, il était demeuré hautain, sombre, secret. Au dehors, toutes ses connaissances mondaines l’avaient abandonné. Seul son ancien camarade de collège, Walter Stone, lui était resté fidèle, était venu le voir de temps en temps.

Thornton se tâta les muscles. Heureusement il était resté en forme. Il avait pâli et maigri, mais il avait conservé sa souplesse et sa force…

Enfin ! Enfin ! Les douze coups de minuit s’espacèrent dans le grand silence sinistre. La garde allait être relevée.

Thornton ne bougea pas.

Bientôt des pas se rapprochèrent. Le surveillant Wayne faisait sa première ronde. Tout à coup, le prisonnier frissonna. Les pas s’étaient arrêtés devant la porte de sa cellule. La défectuosité du verrou était-elle découverte ? Mais non, Wayne se borna à regarder par le guichet. La clarté blanche de sa lampe électrique se projeta en faisceaux clairs sur la paroi opposée ; puis l’homme reprit sa marche.

Thornton respira. Il affermit sa résolution. Après la prochaine ronde, il agirait. Il ne fallait pas attendre davantage. Tout retard diminuerait ses chances.

Ah ! que ces dernières minutes d’attente fiévreuse lui parurent longues ! Cependant, elles passèrent. Les pas de Wayne s’entendirent de nouveau au loin, devinrent de plus en plus perceptibles, rapprochés… Cette fois, ils ne s’arrêtèrent pas…

Premier triomphe. Le surveillant n’avait pas remarqué le verrou mal ajusté. Ses pas s’éloignèrent peu à peu. On n’entendit plus rien…

Maintenant !

Thornton se jeta à bas de son lit, s’approcha de la porte… chercha du bout des doigts le trou de la serrure, il y glissa sa clé… elle entra… elle tourna légèrement… Tremblant d’impatience, il y ajusta le fil de fer qui devait servir de poignée et de levier, il imprima à l’ensemble un mouvement de droite à gauche… le ressort de la serrure résista un instant, puis céda… Thornton poussa légèrement la porte qui s’entre-bâilla…

C’était un fait accompli ! Le premier pas vers la liberté ! Le prisonnier ne perdit pas la tête. Revenant à son lit, il roula rapidement une couverture sous une autre de manière à figurer un dormeur… Puis, il poussa la porte et regarda à l’extérieur. Le corridor était désert et devait vraisemblablement le rester durant quelques minutes encore… Un dernier regard à l’intérieur de la cellule… Il avait tout ce qu’il lui fallait ; il referma la porte, en tourna la clé… Mais quoi ! Qu’était-ce ? Dans la cellule en face, un léger bruit, une figure au guichet ! Était-ce Dorgan ? Non, c’était Kendrick, l’assassin. Thornton porta vivement ses doigts à ses lèvres en signe de silence. L’autre inclina la tête. Alors le fugitif s’avança à grands pas feutrés dans le corridor.

Vers le milieu de sa course, il avait à traverser un grand espace particulièrement inondé de lumière, parce qu’un côté du corridor donnait sur le hall central du bâtiment. Tête baissée, avec les plus grandes précautions, il traversa…

Un peu plus loin, s’ouvrait à sa gauche l’escalier de l’aile sud. Déjà, de là, il apercevait la porte du grand ventilateur.

Alors, ses jarrets fléchirent sous lui… Tout était perdu ! Cette porte de fer était hermétiquement close ! Oui, à la rigueur, si elle eût été ouverte, il eût pu sauter jusqu’à l’ouverture, mais l’ouvrir ainsi était impossible, car elle se trouvait certainement bien au-dessus de sa portée… Il chercha fiévreusement du regard quelque objet lui permettant d’atteindre cette porte… Et, avec un frémissement de joie, il aperçut tout à coup à moins de vingt pas, dans l’angle du corridor, un haut tabouret de bois, oublié sans doute par un surveillant paresseux. Six secondes plus tard, il était debout sur le tabouret, sous la porte du ventilateur. Il en atteignait la fermeture du bout des doigts. Il réussit à l’ouvrir sans bruit et jeta un regard à l’intérieur de la gaine. Elle n’était pas large mais il devait pouvoir y passer. Une bouffée d’air frais le frappa au visage. Ainsi, cela communiquait avec l’extérieur, par le toit, sans doute ; mais, dans sa partie inférieure, jusqu’où cette cheminée allait-elle ? Et s’il parvenait à s’y glisser, trouverait-il le point d’appui nécessaire pour ne pas être précipité jusque dans les caves ?

Il n’avait pas le temps de réfléchir longtemps. Se dressant sur la pointe des pieds, s’accrochant des deux mains au rebord de l’orifice béant, il tendait ses muscles pour opérer le rétablissement voulu, lorsqu’un bruit inattendu le terrifia. Des pas ! Des pas lourds qui montaient l’escalier ! Du haut de son escabeau, le prisonnier aperçut le képi d’un gardien…

Il se crut perdu. Il sauta légèrement à terre. Pas le temps de refermer la porte du ventilateur. Il s’accroupit à l’ombre qu’elle faisait sur les briques du corridor, derrière l’escabeau.

Les pas se rapprochèrent. Le gardien arriva au corridor, s’arrêta, poussa une exclamation. C’était la voix de Wayne : il faisait une ronde supplémentaire ! Son ombre se projetait déjà au loin sur les dalles luisantes ; il s’arrêta une seconde pour regarder l’orifice béant du ventilateur, puis fit volte-face.

Aucun doute pour Thornton : Wayne se dirigeait vers la sonnette d’alarme. Alors, le prisonnier prit son parti ; d’un bond il fut sur le gardien qui plia sous le choc et roula à terre. Thornton lui serra la gorge tandis qu’il râlait d’une voix déjà entrecoupée « Laissez… laissez donc… imbécile ! » Mais Thornton lui coupa le souffle. Cependant Wayne, ayant réussi à prendre du bout des pieds un point d’appui contre la paroi, se souleva brusquement, se dégagea… et fit un bond prodigieux en arrière pour éviter un second corps à corps… hélas, ils avaient, en luttant, roulé près de l’ouverture de l’escalier, et dans son brusque saut aveugle, Wayne tomba en arrière sur les marches de pierre. Il avait mis tant d’énergie à se dégager que son corps rebondit une seconde fois et, en deux secondes, alla s’abîmer au tournant où il demeura inerte.

Un nuage passa devant les yeux de Thornton ; il frémit d’horreur. Jamais le silence nocturne de la prison ne lui avait paru si solennel… Il lui sembla que l’univers entier restait là en suspens pour l’accuser de ce crime… de ce crime qu’il n’avait pas voulu commettre.

De sa vie, pourtant mouvementée, il n’avait dû faire un tel effort pour reprendre son sang-froid… Seul le léger espoir que peut-être Wayne n’en mourrait pas lui permit de se ressaisir.

D’un élan fou, il revint au ventilateur. Debout sur l’escabeau, il s’agrippa à l’orifice, pénétra dans la large gaine où un flot d’air froid lui vint battre les tempes. Des pieds et des mains il chercha convulsivement quelque interstice, arête ou boursouflure des parois métalliques pour y prendre un point d’appui… mais tout le pourtour était lisse comme du verre. Alors, quelque chose de mou vint le heurter à la figure, quelque chose d’oscillant qu’il n’avait pas aperçu à sa première inspection. Il s’en saisit. C’était une corde qui se balançait dans la gaine.

Une corde ! Oubliée peut-être par des ouvriers occupés à réparer ou nettoyer la cheminée d’aération. En tout cas le salut… Le salut, si elle était solidement fixée au toit et si elle supportait son poids ! N’importe, il n’avait pas le choix. Il l’étreignit des mains et des jambes et commença son ascension dans l’étroit boyau noir…

II

LA COURSE DANS LA NUIT

Cri déchirant et sinistre, l’appel de la sirène brisa le silence de la nuit humide, froide et tranquille. À ce lugubre signal, tous les habitants du quartier, réveillés en sursaut, se demandèrent si leur porte et leurs fenêtres étaient bien fermées, et les passants attardés se mirent à marcher plus vite et à boutonner leur pardessus comme au souffle d’un vent glacé… car le signal d’alarme d’une prison centrale n’est jamais chose bien gaie à entendre.

Il était une heure trente-cinq du matin exactement au poste de police de Charlestown lorsque retentit la sirène. C’est du moins ce qui fut inscrit au rapport avec un détail – plus intéressant évidemment – savoir que le factionnaire de garde dans la rue ne s’était pas trouvé au point précis où eût dû s’exercer sa surveillance. Interrogé un peu plus tard par ses supérieurs, il avoua qu’il était resté un peu plus que de raison appuyé à un tronc d’arbre de l’avenue au lieu de faire les cent pas sur le trottoir… Fautif ou non, cet homme manqua là une occasion unique de gagner de l’avancement… ou de perdre la vie.

S’il se fût trouvé en effet, comme c’était son devoir, à l’angle sud de la prison, au pied du mur extérieur, il aurait pu voir tomber devant lui un homme vêtu comme un mécanicien, un homme grand et robuste qui semblait arriver du ciel ou d’un ballon, toucha terre du bout des pieds et bondit avec la plus grande souplesse jusqu’en un coin plus obscur.

Mais, à défaut du policier, quelqu’un d’autre dut être témoin du fait, car, à peine Thornton avait-il surgi sur le trottoir qu’une ombre qui se confondait jusqu’alors avec un tronc d’arbre de l’avenue, se dégagea, s’approcha… L’évadé recula, mais trop tard. L’homme, petit et aux gestes prompts, le touchait presque.

— Très bien, dit-il, beau travail, mes félicitations… mais ne perdons pas de temps, la voiture est là !

Thornton avait encore la respiration coupée par le saut prodigieux qu’il avait fait. Il regarda le petit homme avec méfiance.

— D’abord… qui êtes-vous ? fit-il dès qu’il put souffler.

— Ted Linder, répondit l’autre d’un air étonné. Mais, de grâce, hâtons-nous. Venez vite. Voici l’auto. Les amis sont là.

— Les… les amis ? bégaya Thornton ahuri.

Qu’est-ce que cela signifiait ? Suivant du regard le geste de son interlocuteur, il aperçut dans l’ombre la forme élancée d’une grande auto noire… Mais, Ted Linder ? Qui était-ce ? Il ne connaissait personne de ce nom… Cependant pourquoi douter encore ? Ce ne pouvait être qu’un émissaire de l’inconnu qui avait facilité son évasion.

C’était si évident qu’il ne résista pas davantage et suivit le petit homme qui le tirait par la manche.

Avant d’arriver à l’auto, ils furent rejoints par un autre individu, sorti tout à coup de l’abri d’une porte cochère. Comme Linder, il avait des vêtements et un pardessus noirs.

— Où est Joe ? dit-il ?

— Je ne sais pas, répondit Linder, mais Brad arrive…

Des pas légers et rapides s’entendaient en effet. Et bientôt un troisième inconnu, venant du côté opposé de la prison, surgit auprès de l’auto.

— Montez vite, dit l’un des deux premiers à Thornton. Ça s’est très bien passé…

L’évadé obéit sans presque se rendre compte de ce qu’il faisait. Il n’était pas encore revenu de sa première stupeur à se voir ainsi entouré d’amis occupés à favoriser sa fuite. Il s’assit au fond de la voiture à côté d’un paquet de vêtements d’homme. Le dernier venu monta à la place du chauffeur, se pencha vers les autres :

— Tout est-il prêt ? Où est Burt ?

— Il arrive, répondit Linder, il tourne le coin de…

… La mise en marche du moteur étouffa le dernier mot de la phrase. L’homme qui avait demandé où était Joe monta alors à côté de Thornton. À ce moment accourait hors d’haleine un quatrième inconnu qui se plaça derrière le chauffeur.

Linder s’installa aux côtés de ce dernier et l’auto démarra. Thornton se poussa de côté pour faire place à l’inconnu debout derrière le chauffeur, mais l’autre déclina l’invite et dit :

— Il faut que je voie la route… Bien, Brad ; contourne Bunker Hill, et mets de la vitesse.

L’auto filait à belle allure, cahotant un peu sur des pavés inégaux. Un instant seulement, la voiture ralentit en passant devant un bec de gaz au pied duquel se tenait l’agent fautif… qui aurait dû être à ce moment devant la prison. Mais le policier ne jeta qu’un regard distrait sur le véhicule où s’entassaient apparemment quelques amis de retour d’une soirée, et, satisfait d’avoir d’un geste fait ralentir ces écervelés, il passa.

Après quelques autres minutes d’une course redevenue extrêmement rapide, l’individu resté debout se pencha à l’oreille du chauffeur. Celui-ci inclina la tête en signe d’assentiment. Alors, l’autre dit très distinctement :

— Maintenant, Jim, à l’œuvre. Enlève tout ce que tu as sur toi, et mets les vêtements qui sont à côté de toi… Mais où as-tu pris ces habits de mécanicien ?

Thornton ne comprit pas tout de suite que c’était à lui que s’adressaient ces mots… Lorsqu’il s’en fut rendu compte il répondit :

— C’est la veste du gardien de la salle des machines… Je la lui ai prise en passant… Mais… je ne comprends pas… Qui donc êtes-vous ? Et qui est-ce qui a combiné tout cela ?

Il n’avait pas achevé qu’il sentit toute la situation se modifier. L’homme assis à côté du chauffeur tourna la tête. Le voisin de Thornton saisit dans sa poche une petite lampe électrique et en projeta la lumière sur le visage de l’évadé.

— Ciel ! s’écria-t-il. Ce n’est pas Jim !

Linder apostropha Thornton :

— Qu’est-ce que diable vous faites là, vous ? Qu’est-ce que cela signifie ? Qui êtes-vous ? Parlez… ou bien…

— Oui, expliquez-vous. Pour qui nous prenez-vous ? cria l’autre inconnu. On va vous faire votre affaire !

— Messieurs… fit enfin Thornton retrouvant la voix, mes… mes amis, écoutez ! Je vous donne ma parole… je vous jure que je ne comprends rien à ce qui arrive… Écoutez…

Mais Linder lui imposa silence d’un geste brutal et, se penchant vers le chauffeur :

— Brad ! dit-il, ralentissez !

L’autre appuya sur les freins et tourna la tête.

— Ce n’est pas Jim ! lui dit Linder.

En proférant de grossiers jurons, l’homme rangea sa voiture au bord de la route et stoppa.

— Mille millions de bombes ! cria Linder. Quelle sale affaire ! Maintenant, où est Calendar ? Faut-il retourner à sa recherche ? Et vous, gros mufle, qui êtes-vous ? Où est Calendar ? Parlez, idiot ou préparez-vous à tomber en enfer en quatrième vitesse !

— Une minute, fit un autre avant que Thornton ait pu répondre. Expliquons-nous. J’ai l’impression que ce camarade n’a pas voulu nous faire tort.

— Sur l’honneur… je vous donne ma parole… commença l’évadé.

— Ta, ta, ta ; pas de ça ! Des faits ! Où est Jim Calendar ? A-t-il pu sortir ? Et sinon, comment êtes-vous sorti vous-même ?

À ces mots, Thornton devina enfin la vérité : il y avait erreur. Il avait bénéficié de préparatifs d’évasion combinés pour un autre, pour ce nommé Calendar ! Qu’allait-on faire de lui, maintenant ? Lui qui se croyait sauf, était là à cinq minutes de la prison, en compagnie de forbans…

— Les billets… bégaya-t-il enfin.

— Linder le saisit par le bras.

— C’est vous qui les avez reçus ? fit-il. Trois billets… à propos de la cheminée de ventilation ?

— Parlez donc ! cria un autre. Est-ce vous qui avez eu les billets de Billy ?

— Pas de nom ! intervint un troisième.

— J’ai bien reçu trois billets, dit Thornton.

— Voilà une opération manquée, reprit Linder. Je comprends tout. Billy a pris ce type-là pour Jim. Et tout ce qu’on a combiné a servi à celui-là.

— C’est très clair, prononça le chauffeur. Cet homme dit la vérité puisqu’il a connaissance des billets. Et rappelez-vous que Billy n’avait jamais vu Jim ! Ce gaillard et lui sont à peu près de la même taille…

— Je vous assure… dit encore Thornton.

— Évidemment, répondit Linder. C’est une sale erreur… pas de votre faute… bien sûr…

… À ce moment, la sirène de la prison retentit si fort et si soudainement dans la nuit que les cinq hommes sursautèrent tous ensemble.

— Mon Dieu ! s’écria Thornton ; ils ont trouvé Wayne.

— Wayne ! dit Linder en saisissant violemment Thornton par l’épaule. Qu’est-il arrivé à Wayne ?

Il y avait quelque chose dans le ton sur lequel furent prononcés ces derniers mots qui frappa Thornton. Wayne ? Il ne le connaissait que sous ce nom-là… mais quel était son prénom ? N’était-ce pas Billy ? Un frisson de terreur lui passa dans tout le corps à la pensée de ce qui avait pu advenir à Wayne, du châtiment qui l’attendait… des desseins mystérieux de ces quatre hommes vêtus de noir, qui l’entouraient, menaçants… Il s’entendit répondre, comme dans un rêve :

— Wayne… Je crains qu’il ne soit mort… Il est tombé sur la tête… dans les escaliers… Ce n’est pas moi, je vous le jure… Il a glissé…

— Vous voilà dans de mauvais draps, déclara Linder.

— Mauvaise affaire ! ajouta le chauffeur. S’il meurt, on n’ira pas chercher si loin… ce sera vous qui payerez… Mais, voyons, quels plans aviez-vous ? Où comptiez-vous aller ? Dépêchez-vous. Voilà la sirène qui crie encore !

— Je pensais aller à New-York, répondit Thornton. Ne pourriez-vous me mener dans cette direction… et me permettre de revêtir un de ces costumes que vous aviez apportés ?

— Eh bien, ce ne serait pas si mal, déclara Linder. Nous, nous allons à Springfield… Qu’en dites-vous, vous autres ?

— Ce n’est pas sa faute, prononça le chauffeur.

— C’est idiot de courir des risques pour un inconnu, fit un autre.

— Avec ou sans lui, c’est pareil pour nous, rétorqua Linder.

— Allons, déclara le quatrième, nous sommes trois contre un. C’est entendu, on l’emmène. C’est grâce à nous qu’il est sur le pavé. On lui doit ça. En route !

… L’auto démarra de nouveau. Hors des faubourgs de Charlestown, Thornton put changer de costume. Malgré l’habileté avec laquelle le chauffeur évitait les villes, il fallut passer à plusieurs reprises devant des postes de police de villages. Deux fois, des agents de planton, après avoir essayé de faire ralentir l’auto, sortirent leur calepin pour en prendre le numéro… Mais les quatre inconnus ne firent qu’en rire…

— Nos précautions sont prises, répondit l’un d’eux à une observation craintive de Thornton.

Celui-ci un peu rassuré, s’émerveillait de la tournure miraculeuse des événements… une seule question l’angoissait… Quelle catastrophe si Wayne était mort ! Et surtout s’il se trouvait que ce Wayne fût le Billy, complice de sa propre fuite !

En traversant le pont de Riverside, Linder fit arrêter la voiture, et, de la portière, jeta à l’eau le paquet de vêtements quittés par l’évadé. Et la course folle reprit à travers les campagnes endormies.

Une heure passa. Thornton sentait son cœur se gonfler d’espoir. À mesure qu’il s’éloignait des geôles de Charlestown, son visage prenait une expression plus énergique, plus mâle et en même temps, plus humaine, et il souriait au Destin plus juste que les hommes.

Mais, soudain, après un coup d’œil jeté en arrière il sursauta :

— Une auto qui nous suit ! s’écria-t-il.

Ses deux voisins se retournèrent : oui, au loin s’éployait le double faisceau lumineux des phares d’une grosse voiture. Linder se pencha à l’oreille du chauffeur… Le mouvement du moteur se précipita. Sur son cadran frémissant, l’aiguille du compteur de vitesse progressait par petits bonds successifs. Elle dépassa quatre-vingts kilomètres, atteignit successivement quatre-vingt-deux, quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-huit… Un moment elle resta à ce chiffre, reculant par instants, lors des virages.

Très vite, alors, les phares de la voiture lointaine diminuèrent d’intensité, puis disparurent. Même au bout d’un long ruban de route rectiligne, on ne les revit plus… L’auto ralentit un peu… Les champs, les arbres, les villages défilèrent dans la nuit.

Le passage de Worcester inquiétait Thornton. Il savait qu’il fallait traverser la ville d’un bout à l’autre. Si leur voiture avait été signalée par télégraphe, ils courraient grand risque d’être arrêtés là.

— J’ai une proposition à faire, se décida-t-il à dire enfin. Vous avez été très gentils de m’emmener, mais maintenant, je suis assez loin de Charlestown pour me tirer d’affaire. Laissez-moi descendre…

— Inutile. N’insistez pas, dit Linder.

— Cependant…

— Non. Nous ne vous lâcherons pas avant Springfield.

— Et si, à cause de moi, vous n’y pouvez arriver…

— N’importe.

À sa grande satisfaction, la traversée de Worcester s’effectua le plus facilement du monde. Les rues étaient désertes. Ils n’aperçurent sur tout le parcours urbain que deux agents de police qui ne parurent pas leur prêter la moindre attention. Très vite, ils furent de nouveau en rase campagne. La route était bonne et presque constamment en palier. Le chauffeur accéléra. Peu de phares aveuglants en sens inverse. La chance restait de leur côté.

Il était près de quatre heures, – et naturellement, comme on était en novembre, il faisait encore grand’nuit – lorsque Thornton poussa un nouveau cri d’alarme :

— Attention ! une voiture qui est tout près de nous rejoindre !

En même temps, les arbres, les haies et leur voiture même furent enveloppés de cette lueur blanche que projettent au loin les phares d’une puissante voiture de course. Les poursuivants n’étaient qu’à quelques centaines de mètres.

— Allons, cria Linder au chauffeur, montre-leur ce que nous pouvons faire !

Et de nouveau la voiture se mit à bondir comme une bête fantastique. Le vent de la course coupait la figure ; le moteur s’emballait sur un rythme de fièvre ardente.

— C’est la police ! gémit Thornton. Ils gagnent sur nous !

Linder cria :

— Ils vont à plus de quatre-vingt-dix !

Son voisin répondit calmement :

— Nous pouvons dépasser cent.

À cet instant, Thornton se leva.

— Idiot ! Que faites-vous ? lui cria Linder.

— Je vais sauter… Je peux… on ne me verra pas…

Linder le prit aux épaules et le força à se rasseoir. Puis :

— Plus vite ! cria-t-il au chauffeur.

Ce fut alors comme une trombe tropicale. L’auto décollait constamment de la route comme un aéroplane ; on eût dit une fusée glissante, un obus rasant la terre… Toute la voiture vibrait, tremblait, était secouée comme une feuille.

— Ils ne gagnent plus beaucoup… Encore un peu…

Un nouvel élan les emporta. Les bords de la route filaient des deux côtés comme des traits horizontaux… Cent kilomètres ! semblait clamer l’aiguille même du compteur. Elle oscilla, puis parut reprendre courage, marqua cent cinq… cent huit… cent dix…

Derrière eux, la double lumière blanche s’atténua, diminua, devint presque imperceptible…

— Bravo ! cria Linder. On les a semés une fois de plus ! Si seulement… Ah ! attention, il y a un pont devant nous, il faut…

Il n’acheva jamais sa phrase car, au train dont ils allaient, à peine aperçu, le blanc parapet du pont était déjà devant leurs roues. Un formidable coup de frein n’empêcha rien. Le pont était sur une légère courbe. L’accident était inévitable.

Il y eut d’abord comme une détonation d’arme à feu, puis, presque en même temps, la voiture pirouetta une première fois. Le parapet de bois parut entrer dans l’auto, qui, alors, exécuta deux tours sur elle-même et alla choir dans le lit boueux du petit ruisseau…

Quelques minutes, ou secondes, plus tard, Thornton reprit conscience. Il se trouvait à plat ventre dans une boue épaisse et gluante. Il s’étonna d’abord que tout fût si tranquille, silencieux et noir… puis il se souvint. Il se retourna et aperçut, se silhouettant contre le ciel nocturne, la carcasse de l’auto dressée sur le côté. Il essaya de se mouvoir et, après quelques efforts infructueux, se mit debout.

Autant qu’il en pouvait juger dans l’obscurité, il se trouvait au milieu des saules et des roseaux d’un tout petit ruisseau qui passait sous le pont. Sa première pensée fut pour l’auto lancée à leur poursuite. Il comprit que le tournant de la route avait dû empêcher les gens de cette voiture de voir l’accident. Ils avaient probablement passé à toute vitesse sans se rendre compte de rien… Mais un peu plus tard, sans doute, s’apercevant de l’absence de toute voiture devant eux, ils reviendraient. En tout cas, la route était déserte et silencieuse. Mais un gémissement venant des hautes herbes aquatiques lui fit songer à ses compagnons. Quels qu’ils fussent, ils avaient couru de grands dangers pour le sauver. Il fallait s’occuper d’eux.

Thornton revint près de la voiture. Un autre cri de souffrance parut sortir de dessous les débris épars. Mais dans ce creux, au milieu de ces arbustes, il faisait si obscur que Thornton ne pouvait rien faire d’utile. Il enfonçait jusqu’aux chevilles dans la vase ; il fouilla ses poches pour trouver des allumettes, puis se rappela qu’il portait le costume prêté par ses compagnons inconnus.

En avançant péniblement, il finit par heurter un corps étendu ; il se baissa, passa les mains dans les poches de l’homme, toujours à la recherche d’allumettes. Il en trouva, en frotta une, et, à la lumière vacillante et jaune qui jaillit, il reconnut Linder, le premier de ceux qui l’avaient accueilli, et, avec un frisson d’horreur, il vit que cet homme ne respirait plus…

Il laissa tomber l’allumette qui lui brûlait les doigts. La dernière lueur lui montra un objet brillant dans l’herbe, près de la main de Linder. Il s’en empara. C’était une petite lampe électrique. Avec cela, il put se mettre en quête des autres occupants de la voiture. Attiré par un autre gémissement, il aperçut celui que l’on avait appelé Joe pris sous les débris de l’auto. Il remuait faiblement. En s’arcboutant contre une tige d’arbuste, Thornton put soulever légèrement l’arrière de la voiture et tirer à lui le blessé.

Ce faisant, il aperçut le corps du chauffeur plié en deux sous le moteur. Impossible de le dégager, celui-là, et, d’ailleurs, il était très probablement mort.

Thornton le laissa et s’occupa de Joe qui, sérieusement blessé, semblait être, avec lui-même, le seul survivant de la catastrophe. Thornton l’étendit sur le dos, l’enveloppa d’une couverture. Le jeune homme reprenait conscience par moments et même une fois il dit :

— Ne vous en allez pas… Restez… Restez avec nous.

Quant au quatrième inconnu, Thornton le découvrit un instant plus tard, couché dans une touffe d’herbes. À sa grande surprise, il vivait et sa respiration était relativement régulière. Ne pouvant faire davantage, Thornton lui apporta aussi une couverture. En se penchant sur le blessé, il vit qu’il avait à la ceinture un revolver de gros calibre et un étui à cartouches. Il s’en empara.

Ayant agi de son mieux, il commençait à se demander comment il pourrait procurer un secours plus efficace à ses compagnons sans trop de danger pour lui-même, lorsqu’un ronflement de moteur se fit entendre au loin. Une lumière brilla sur la route… Thornton fit un bond de côté et s’aplatit dans les hautes herbes. La nouvelle voiture s’approchait rapidement du pont. Là, le crissement des freins retentit. Les occupants poussèrent de grands cris. Une lampe électrique promena son faisceau de lumière tout autour du lieu de l’accident. Des ombres descendirent précipitamment de l’auto et se dirigèrent vers la voiture renversée dans le lit du ruisseau.

III

SUR LA ROUTE

Sans hésitation, Thornton éteignit sa lampe électrique et se mit à ramper dans le fourré en remontant le cours du ruisseau. Son objectif était un groupe de grands arbres qu’il voyait se profiler vaguement à une centaine de mètres en amont, et où il serait en tout cas hors de vue pour les nouveaux venus.

Une fois là, il s’arrêta quelques secondes. Il entendit les exclamations que causait la découverte de chaque blessé ou cadavre. Si c’étaient les policiers revenus en arrière, ils découvriraient vite les empreintes de pas de l’évadé. Thornton se remit en marche sous le couvert des arbres, modifiant progressivement sa direction, de manière à opérer un large mouvement tournant qui le ramènerait en fin de compte à la route, bien au delà du lieu de l’accident.

Au bout de quelques minutes, il put sans risque se servir de la lampe électrique. La course était aisée sous ces grands arbres, et enfin, après une demi-heure d’un bon pas de gymnastique, il aperçut la route. Il décida de la suivre tant qu’elle offrait, de droite et de gauche, des haies ou des bois suffisamment touffus et proches pour s’y abriter instantanément en cas d’alerte. Il n’avait pas encore de plan bien arrêté, mais, pour le moment, il était indispensable de mettre le plus de distance possible entre lui et l’endroit de la catastrophe.

Une fois seulement il entendit la trépidation lointaine d’un moteur ; il se jeta aussitôt dans le champ voisin et se blottit derrière une haie. L’auto se rapprocha et passa, elle se dirigeait du côté de Springfield. C’était une conduite intérieure, et Thornton ne put se rendre compte si elle transportait la police et les victimes de l’accident.

Revenu sur la route, Thornton estima qu’il avait parcouru au moins cinq milles. Exténué de fatigue, l’évadé ne pouvait songer à continuer sa marche… d’autant plus que le jour allait poindre. Observant que les bois s’étendaient assez loin sur sa gauche, il résolut d’y chercher un refuge momentané. Il quitta donc la grand’route et s’avança de cinq ou six cents mètres dans la forêt. Il s’assit enfin sur un tronc d’arbre tombé et examina la situation.

L’état de ses vêtements le préoccupa d’abord. Ils étaient tout maculés de boue ; le sang d’une petite blessure qu’il s’était faite au bras en tombant de l’auto avait coulé sur toute sa manche ; ses pantalons étaient tout déchirés. Or, il ne s’écoulerait certainement pas beaucoup de temps avant que tout le monde ne sût dans la région qu’on cherchait un individu portant les traces d’un accident d’automobile. En outre, il ne lui semblait pas possible d’acheter d’autres vêtements avant de communiquer avec Walter Stone, le seul ami sur qui il pût compter… Avant de renoncer à tout espoir, il explora cependant les poches du complet fourni par Linder et ses étranges compagnons. Il fit bien, car, au fond d’un gousset, il trouva, roulé en boule, un papier qui ressemblait fort à un billet de banque ; il le déplia et, à la lumière indécise de l’aube, il reconnut une coupure de dix dollars !

Dix dollars, ce n’était pas assez pour acheter des vêtements très corrects, mais il devait être possible avec cela de se procurer un veston et des pantalons usagés… ou de prendre un billet pour New-York… Mais il écarta cette idée : il lui fallait éviter les gares, tous les lieux publics. Pourrait-il au moins télégraphier à Stone ? Moins encore, car Stone s’était déclaré publiquement son ami, était venu le voir à la prison, et les autorités n’auraient sans doute rien de plus pressé que de surveiller et filer Stone lui-même, comptant que c’est à lui qu’irait Thornton…

Cependant, aucun obstacle ne pouvait contraindre l’évadé à renoncer à se rendre à New-York ; c’était le but formel qu’il s’était fixé et vers lequel il n’avait cessé de tendre dès la première minute, car c’était là qu’il avait certains devoirs à accomplir…

Aussi, dès que le jour fut venu, il se remit en marche, mais il resta cette fois à l’abri de la forêt, se bornant à garder d’une façon générale la direction voulue. Avant tout, il devait trouver un moyen de se débarrasser de ces vêtements révélateurs, mais comme ce n’était pas sous bois qu’il le pourrait rencontrer, il suivit les ornières d’une charrette qui avait dû transporter les troncs d’arbres morts, et, en effet, arriva bientôt à la lisière, en vue d’une ferme entourée de champs cultivés. Tout était encore endormi et silencieux à cette heure matinale de novembre. Il s’approcha, et découvrit à sa grande joie, dans un hangar ouvert près des piles de bois, de grossiers pantalons de bûcheron et une chemise de flanelle usée jusqu’à la corde. Il les endossa immédiatement. Un peu plus loin, à côté de l’écurie, il ramassa un vieux manteau de roulier qui devait servir maintenant de couverture de cheval.

Avec ce butin, il courut jusqu’en une clairière isolée où il cacha le complet noir et maculé sous un tas de fagots, ne gardant naturellement que le revolver et la lampe électrique.

Ainsi, il courait beaucoup moins de danger. À moins de le bien reconnaître à sa physionomie, on le prendrait pour un vagabond ordinaire ou un très pauvre ouvrier de ferme. Malgré cela, il résolut d’éviter le plus possible les routes fréquentées et tout à fait les chemins de fer. De toutes façons, il voulait également contourner la ville de Springfield. Mais il lui fallait s’orienter d’une façon plus sûre… Tout ce qu’il savait, c’était qu’à quinze ou vingt milles de là, vers le nord, devait passer la grand’route de Stafford Springs à Hartford. Certes, il ne faudrait pas non plus traverser cette ville, mais il serait temps d’aviser plus tard.

Tout cela serait très long, mais enfin, étant capable de faire de longues marches et ayant de l’argent pour sa nourriture, il devait finir par arriver à New-York. Il tâta ses poches pour s’assurer de la présence de son billet de banque et le sortit pour le contempler maintenant en plein jour… Hélas ! dans la grisaille du jour naissant, il n’avait pas bien vu c’était un billet de cent dollars !

Il eut un rire amer. Cette fois, la chance l’abandonnait. Vêtu comme il l’était, en mendiant, un billet de cette valeur lui était plus inutile qu’un chiffon de papier. Rien que cela suffirait à éveiller mille soupçons…

Non, il demanderait plutôt l’aumône aux portes des fermes… S’affermissant dans sa volonté immuable de réussir malgré tout, il se dirigea vers le sud.

 

*     *     *

 

Le premier jour fut fécond en incidents de toutes sortes :

Il gagna un repas et un demi-dollar en aidant un fermier à sortir son auto d’une ornière pleine de boue où elle s’était enlisée.

Vers le soir, il dormit deux heures dans un tas de feuilles mortes, au milieu d’un petit bois. Avant minuit, il se remettait en marche, préférant de beaucoup poursuivre son chemin dans l’obscurité. Il n’y avait alors que les autos à redouter, et plus d’une fois, à cause des murs ou des clôtures barbelées qui bordaient la route, il manqua d’être pris sous la lumière aveuglante des phares surgissant tout à coup à un contour.

Il lui arriva même, à l’un de ces moments-là, de se trouver entre deux autos arrivant en sens inverse. Évidemment, avec de la chance, il aurait pu être accueilli par de bienveillants automobilistes, et il se serait trouvé ainsi transporté très rapidement et sûrement à destination ; il songea un instant à se mettre en pleine lumière et à faire des signaux à la première voiture qui passerait… Mais non, c’est trop risqué.

Et il en revenait toujours à sa première impression : il fallait poursuivre seul, en évitant le plus possible tout regard humain… là était la sagesse, là était probablement le salut. Il refaisait pour la centième fois ce même raisonnement lorsqu’une grande et puissante berline de grand luxe surgit, souple et silencieuse, derrière lui. Il n’eut que le temps de se jeter dans la haie, comme il l’avait fait si souvent depuis deux nuits.

Il était tard. La route, après le passage de la princière voiture, restait toute silencieuse et déserte ; un vent glacé soufflait par intermittence, et de gros nuages couraient sous la lune.

Alors, tout à coup, à un contour, Thornton aperçut, à quelques dizaines de mètres devant lui, le petit œil rouge et fixe du fanal arrière d’une grande auto… Il s’immobilisa instantanément. La voiture était arrêtée au bord de la route. Saisi de crainte, il se tint prêt à bondir en arrière. Était-ce un piège de la police ? Il étreignit dans sa poche la crosse de son revolver.

Puis il reprit courage. La police n’employait pas des voitures de ce genre. C’était une longue et forte auto… en fait, très probablement, celle qui venait de le dépasser. Mais où étaient ses occupants ? Rien ne bougeait autour de la machine. On n’entendait aucun son, aucun bruit de voix…

Imprécise d’abord, puis plus claire, la pensée lui vint de monter dans cette auto momentanément abandonnée et de partir vite… Avec cela il pourrait aller jusqu’aux portes de New-York… où il la laisserait intacte… Quelle tentation ! Il s’avança avec précaution. Plus près, il vit que la plaque portait la marque de l’État de New-York… Encore quelques pas sur la pointe des pieds… Il arriva au niveau de la voiture… Oui, c’était une machine de luxe et de grande marque. Les sièges étaient vides… Il se penchait pour ouvrir la portière lorsque, par-dessus le radiateur, il aperçut une femme presque agenouillée à côté du moteur. Il réprima un léger cri et ils se trouvèrent face à face. Elle était très jeune et portait un ample et riche manteau de fourrure ; ses yeux noirs et ses traits fins étaient chargés d’anxiété. À la vue de Thornton, elle marqua plus de surprise que de crainte.

Instinctivement, l’évadé enleva son chapeau.

— Je vous demande pardon, madame, dit-il ; je me suis permis de m’approcher pour le cas où vous auriez besoin d’aide…

Elle hésita.

— Oui… en effet, répondit-elle en le toisant de regards fiers et directs, mais non sans aménité… Je crois qu’il n’y a rien de cassé ; je me suis un peu tordu le poignet, de sorte que je n’arrive pas à actionner le levier de commande.

Un moment, Thornton parut considérer avec une extrême attention le bouchon du radiateur : en réalité, il se demandait si d’importants changements avaient été apportés aux automobiles durant ses quatre ans de réclusion. Enfin, il se décida à poser une question :

— Y a-t-il longtemps que vous ne pouvez plus embrayer ?

— Je me suis aperçue de quelque chose en voulant changer de vitesse, il y a une vingtaine de minutes… Il s’est produit un drôle de bruit ; j’ai mis les freins, et mon moteur s’est arrêté… C’est alors que j’ai poussé si fort sur le levier que mon poignet en est tout endolori…

— Si vous permettez, je vais voir ce que je puis faire.

Il s’installa au volant, manœuvra quelques manettes, tira le levier, pressa les pédales, et, tout à coup, le moteur s’ébranla…

— Vous avez dû débrayer à contre-temps, dit-il en remettant les pieds sur la route. Maintenant, je vous conseillerais de partir doucement afin d’essayer si votre direction n’est pas faussée et si les changements de vitesse s’opèrent normalement.

— Oh ! merci infiniment ! s’écria la jeune fille. Je ne sais ce que j’aurais fait si je ne vous avais pas rencontré. Je suis très pressée d’arriver, car un télégramme vient de m’apprendre que mon frère est très malade. J’espère pouvoir continuer à conduire malgré mon poignet froissé…

Pendant qu’elle parlait, Thornton la contemplait d’un air pensif. Elle était vraiment très belle et son anxiété visible affinait encore ses traits délicats et charmants.

— Je vais suivre votre conseil, dit-elle… mais je n’ai pas remarqué de quel côté vous veniez, et si nous allons dans la même direction, ce serait avec plaisir…

Mais sous l’amabilité de ces paroles, Thornton fut prompt à discerner une nuance d’étonnement… En effet, il parlait et agissait en gentleman et était vêtu comme un mendiant. Certes, il eût désiré de toutes ses forces accepter l’invitation, mais l’étonnement de la jeune femme n’allait-il pas bientôt se changer en crainte et sa crainte en soupçon ?

— Merci, madame, dit-il, je vais tout près d’ici.

Elle lui jeta un regard franchement interrogateur, monta dans l’auto et démarra.

Thornton la suivit des yeux en se reprochant amèrement de n’avoir pas su profiter de la circonstance. Cependant, il vit la voiture zigzaguer sur la route, faire même un peu plus loin une embardée inquiétante, après laquelle elle se rangea au bord de la route et s’arrêta.

Il la rejoignit.

— Impossible de tenir fermement le volant, dit la jeune fille d’une voix altérée… mon poignet me fait trop mal ! Mon Dieu, que vais-je faire ? Serait-ce abuser de votre complaisance de vous demander de me conduire jusqu’au prochain village où se pourrait trouver un chauffeur ? Je vous ferais reconduire chez vous par une autre voiture… Excusez-moi… Vous m’avez dit que vous habitiez près d’ici ; vous savez sans doute s’il existe un garage à proximité…

Thornton réfléchit quelques secondes. Cette fois, la chance se précisait.

— Il vous faut quelqu’un pour vous conduire jusqu’à New-York ? dit-il enfin.

— Oui… et le plus vite possible.

— Eh bien ! madame, je peux le faire moi-même… Naturellement, vous vous chargeriez du prix de mon billet de retour par chemin de fer…

— Oh ! oui, certes ! s’écria-t-elle, et une bonne récompense en outre… Quand pourriez-vous partir ?

— Tout de suite.

— C’est merveilleux ! Mais peut-être voulez-vous aller prendre un manteau chez vous… La nuit est froide…

— Non, dit-il, cela prendrait passablement de temps, et je ne veux pas vous retarder davantage…

Elle remercia encore.

— Je crois, ajouta-t-elle, qu’il y a quelque chose comme une veste de cuir dans le caisson… Peut-être pourrez-vous la mettre… il doit y avoir aussi des gants de chauffeur.

— Merci, madame.

Thornton trouva, en effet, ces objets et les passa rapidement. Une fois au volant, il avait toute l’apparence d’un chauffeur de métier. La voyageuse s’installa à côté de lui :

— Vous savez conduire, naturellement ? dit-elle au dernier moment.

— Oh ! oui, madame.

— Vous êtes chauffeur ?

— Pas pour le moment… Je suis employé au garage Forbes… à quelques milles derrière nous…

— Ah ! bien. J’espère que vous n’aurez pas d’ennuis si vous n’allez pas à votre travail demain matin…

— Non, non, fit-il… Je suis de service de nuit…

— Eh bien ! partons, allons aussi vite que possible. Je pourrai peut-être télégraphier en cours de route. Quelle est la première ville où nous devons passer ?

… Thornton n’en avait pas la moindre idée. Il mit le moteur en marche, fit semblant de reconnaître les commandes…

— Je ne suis pas habitué à ce modèle, dit-il, mais c’est vite vu…

— Oh ! oui, et très simple, dit-elle…

Puis elle ajouta :

— Puis-je savoir votre nom ?

— Pardon ? fit-il comme s’il n’avait pas bien entendu… Ah ! oui, je m’appelle Benton… Pierre Benton.

Ils partirent.

La question de la jeune fille révélait au chauffeur improvisé, mais non pas novice, un nouvel aspect du problème. Qu’adviendrait-il si quelque circonstance lui faisait affronter un agent ? On lui demanderait son permis de conduire. Il n’en avait naturellement point. Cela seul était un gros risque. Néanmoins, le sort en était jeté… Il fallait aller de l’avant et payer d’audace, le cas échéant.

L’auto, merveilleusement conditionnée, filait à belle allure.

Ils traversèrent deux petites villes, en ralentissant un peu pour ne pas donner prise à une contravention. Ils arrivaient à une troisième agglomération lorsque, à un contour, aux premières maisons, sous une très forte lampe à arc, deux hommes postés de chaque côté, de la rue levèrent simultanément le bras.

C’étaient deux agents de police.

L’un d’eux fit signe au chauffeur de se ranger au bord du trottoir.

Thornton obéit, gardant la main sur le volant et, de l’autre, cherchant instinctivement son revolver.

L’agent s’approcha du côté où il devinait la propriétaire de la voiture.

— Désolé de vous retarder, madame, dit-il, mais nos ordres sont formels. Un prisonnier dangereux s’est évadé de la maison centrale de Charlestown et nous devons en aviser tout le monde. N’avez-vous pas remarqué, sur la route, un homme grand et fort, se dirigeant vers New-York ? Bien habillé, mais probablement sale et déchiré, parce qu’il a eu depuis sa fuite un accident d’auto…

Affolé, Thornton ne pouvait rassembler ses idées ; il serra le volant pour éviter que sa compagne ne le vît trembler.

— Un évadé ? dit alors la jeune femme d’une voix claire et tranquille. Non, je n’ai vu personne de ce genre. Où l’a-t-on vu en dernier lieu ?

L’agent secoua la tête.

— On ne sait trop, répondit-il. Tout ce que je puis dire c’est qu’il s’appelle Richard Thornton et qu’il a jeté en bas des grands escaliers de la prison un de ses gardiens. Méfiez-vous, madame, de tout passant qui vous demanderait de le prendre dans votre voiture. Il a quitté Charlestown avec des complices, en auto, mais ils ont capoté près de Springfield ; deux ont été tués, deux sont blessés, lui seul a pu prendre le large.

En achevant ces mots, le policier se tourna vers Thornton.

— Et vous, dit-il, vous n’avez rien vu non plus ?

Il fallait répondre et bien se rappeler ce qu’il avait dit à la jeune femme… Thornton avait la tête en feu ; il s’entendit dire négligemment :

— Non, mais je ne viens pas de très loin.

L’agent parut un peu intrigué. Il fronça les sourcils.

— D’où venez-vous donc, madame ? dit-il à la jeune femme. Votre voiture est enregistrée à New-York…

— Oui, et je reviens du New Hampshire.

— Et… c’est là votre chauffeur ?

— Non, répondit-elle gentiment et d’une voix un peu lasse. C’est un mécanicien que j’ai pris en route parce que je m’étais fait mal au poignet. Je ne pouvais attendre, car je venais d’apprendre que mon frère est gravement malade. Je suis miss Dorothée Staples, de New-York. Mon père est M. Ellison Staples, de la maison Staples et Bannister.

— Très bien, très bien, miss, dit l’agent. Je regrette beaucoup de vous avoir retardée, mais les ordres sont les ordres… Toute voiture doit être examinée, quelle qu’elle soit. Je dois encore vous donner rapidement connaissance du signalement de l’évadé. Ce sera vite fait.

Il sortit un papier de sa poche et lut :

— Homme grand, d’aspect robuste, de teint clair, mais figure pâle ; yeux bleus. Six pieds et deux pouces et demi ; âge, trente ans ; portait un complet de drap noir, une chemise blanche, un col « Okeh », une cravate brune, des souliers bas, marque Walker-Redding, pourvus de talonnettes caoutchouc neuves, une casquette de drap brune. Il est présumé qu’il tente de gagner New-York.

… Eh bien ! miss, ajouta l’agent, notre devoir accompli, nous n’avons plus qu’à vous souhaiter bon voyage. Vous comprenez, cette évasion a fait grand bruit, et nos chefs sont très désireux de retrouver cet individu au plus tôt.

… Sur le point de replacer le papier dans sa poche, il eut tout à coup un geste d’hésitation… « Homme grand et d’aspect robuste », répéta-t-il comme se parlant à lui-même. Alors, à la grande frayeur de Thornton, il se tourna vers lui, le considéra une demi-seconde et, prenant enfin son parti :

— Si miss Staples veut bien m’excuser, dit-il, je voudrais prendre aussi votre nom, au cas où mon chef demanderait la liste exacte des personnes qui ont passé ici cette nuit. Vous disiez que vous n’êtes pas chauffeur de profession ?

— Non, répondit Thornton en concentrant toute son énergie à s’exprimer d’une voix indifférente. Je suis employé au Garage Forbes. Je m’appelle Pierre Benton.

— Benton… Garage Forbes. Bien. Oui. J’ai entendu parler de cet établissement. Maintenant, le numéro de cette voiture… fit-il en se penchant de côté pour lire la plaque ; c’est 387600, New-York… Bon. Bien.

Le cœur de Thornton battait follement. La question suivante concernerait – de toute évidence – le permis de conduire. Employé dans un garage, il devait nécessairement en avoir un… Tout allait à la catastrophe…

Il n’avait plus qu’un espoir – bien léger – qui consistait à répondre rapidement un numéro quelconque comme étant celui de son permis. Si le policier insistait, il n’aurait pas d’autres alternative que de se soulever laborieusement comme pour chercher le papier dans une poche intérieure, d’étourdir l’agent d’un coup de poing et de se fier à la rapidité de sa course pour éviter les balles de revolver que le second policier ne manquerait pas de lui envoyer aussitôt.

IV

UN AMI

Une fois de plus, l’agent de police regarda successivement miss Staples et son compagnon, puis, refermant son carnet d’un coup sec :

— C’est parfait, dit-il, vous pouvez aller ; encore mille excuses !

Comme sous l’impulsion d’un ressort subitement déclenché, les pieds de Thornton s’appuyèrent sur les pédales ; l’impression de délivrance était si vive qu’il agissait comme en rêve, et c’est miracle s’il sut manœuvrer correctement. Ah ! il devait longtemps se souvenir du regard indécis, interrogateur et trouble que lui avait lancé l’agent avant de lui demander son nom !

Mais il était sauf, et c’était à miss Staples qu’il le devait. Le naturel avec lequel elle avait donné son nom et expliqué sa hâte avait parfaitement satisfait le policier. Sans le faire à dessein, elle avait omis de dire elle avait rencontré ce chauffeur d’occasion. Évidemment, pour l’agent, elle l’avait pris au garage Forbes. Tout cela eût été voulu et préparé avec le plus grand soin que cela n’eût pas mieux réussi.

Miss Staples l’avait certainement sauvé, car les précisions que possédait la police étaient vraiment effarantes ! La description physique de l’évadé, passe encore : elle avait dû être fournie par le service anthropométrique de la prison… mais les détails concernant ses vêtements, ses chaussures ? C’était extraordinaire. Fallait-il supposer que les semelles portaient en relief les marques de fabrique et les avaient imprimées dans la boue du ruisseau ? Il y avait là une énigme vraiment déconcertante. En tout cas, Thornton était averti qu’il n’échapperait qu’au prix des plus minutieuses précautions et d’une méfiance sans cesse en éveil.

… Près d’une heure après cette terrible alerte, et comme l’auto passait dans une rue très éclairée d’un autre village, Thornton s’aperçut que miss Staples le regardait.

— Je me demande si nous serons interpellés de nouveau, dit-elle alors.

— Je ne sais trop, répondit Thornton. En somme, les circonstances étant données, ils font leur devoir.

— Oui, mais c’est bien triste, fit la jeune fille. Le pauvre diable ! Quel qu’il soit, je le plains. Ces sortes de choses m’émeuvent toujours… L’agent n’a-t-il pas dit que cet homme avait tué un gardien en s’enfuyant ?

— Oui, je crois, dit Thornton, et sur-le-champ il revit avec une acuité singulière le grand escalier de pierre blanche sur lequel roulait le corps inanimé de Wayne… Il frémit, et l’auto fit une embardée inattendue.

— Excusez-moi, dit-il, l’emplacement des commandes ne m’est pas familier.

Il y eut un long silence.

— Vous rappelez-vous le nom de cet évadé ? fit-elle tout à coup.

— Non… À vrai dire, cela m’a échappé.

— J’aurais voulu m’en souvenir. Cela ne sonnait pas comme un nom de criminel… Je me demande pourquoi il était en prison… Et maintenant il aura à répondre d’un meurtre pour avoir résisté à ce gardien…

— Oui, dit Thornton sentant qu’elle attendait une réponse. Et, d’ailleurs, la sincère pitié de la jeune fille pour le fugitif lui allait au cœur.

— Il sera sûrement repris, poursuivit-elle. La police est bien organisée… Du reste, il ne faut pas oublier que c’est peut-être un être foncièrement méchant ou vil, quoique, en général, il n’y ait pas d’homme entièrement mauvais…

— On ne sait jamais, dit Thornton.

Elle n’ajouta rien et garda son air méditatif et un peu triste qui s’accordait si bien avec ses traits fins et la pâleur de son tendre visage. Et, quelque absorbé que fût Thornton par ses propres anxiétés, il ne put s’empêcher, à plus d’une reprise, de reconnaître le charme subtil et fort qu’exerçait autour d’elle l’aristocratique jeune fille. Pour l’instant, il lui était profondément reconnaissant de l’avoir sauvé – sans le vouloir, il est vrai – et de la sympathie qu’elle avait exprimée pour le fugitif inconnu.

En passant à New-Hawen, miss Staples put téléphoner chez elle. À son intense soulagement, elle apprit qu’une légère amélioration s’était produite dans l’état de son frère.

Enfin, aux premières lueurs d’un jour gris et humide, ils arrivèrent aux faubourgs de New-York. Dès qu’ils furent dans un quartier desservi par le Métro, miss Staples s’écria :

— Je crois que je serai beaucoup plus vite chez moi par le métro, car il y a une bonne partie de la ville à traverser, et la circulation commence déjà à nous retarder…

— Très bien, miss Staples.

Thornton stoppa, descendit, ouvrit la portière. Une fois sur le trottoir, elle demeura un instant indécise et comme frappée par l’aspect et la pâleur de son chauffeur.

— Je crains que vous n’ayez eu froid, monsieur Benton, dit-elle gentiment. Je vous suis très reconnaissante. Et si j’ose vous demander encore un service, ce serait de conduire la voiture à l’Hudson Garage, à la Soixante-dix-neuvième Rue. Je voudrais rentrer vite à la maison.

— Certainement, miss Staples. C’est entendu.

— Merci. On connaît ma voiture au garage. Je vais vous payer maintenant, monsieur Benton. Trente dollars, est-ce assez pour votre voyage de retour et votre temps ?

— Oh ! oui, merci.

— Vous préférez sans doute des billets plutôt qu’un chèque ?

— Si c’est possible, oui.

— Je peux très bien le faire.

Elle lui compta trente dollars et il salua. Elle reprit :

— Tous mes remerciements encore. Vous m’avez rendu grand service. Et si quelque membre de ma famille passe un jour de vos côtés, il se pourrait que nous ayons recours à vous… avec la plus grande confiance.

Là-dessus, elle descendit vivement les escaliers du métro.

Dès qu’elle eut disparu, Thornton prit un air affairé et décidé. Autour de lui, la circulation augmentait rapidement. Il renonça d’emblée à traverser toute la ville et à arriver au garage vêtu comme il l’était. D’autre part, selon toute probabilité, la police, pensant bien qu’il chercherait en premier lieu à voir chez lui ou à son bureau son ami Stone, celui-ci était étroitement surveillé. Ce serait presque aussi dangereux de lui écrire, bien qu’il se souvînt d’un petit « code » dont ils se servaient entre eux au temps de leurs années de collège et qui était assez ingénieux, mais un échange de correspondance prendrait trop de temps. Il fallait obtenir immédiatement l’aide de Stone, et cela sans éveiller nulle part le moindre soupçon. Pour cela, le téléphone serait sans doute le meilleur moyen de communication.

Cependant, avant toute tentative de ce genre, l’évadé voulait se débarrasser de ces habits de mendiant de campagne qui ne pouvaient pas ne pas être remarqués en ville. Dans ce but, il imagina un assez plaisant stratagème : il se rappelait l’existence d’une de ses anciennes connaissances mondaines, un certain Vickery Hayward, qui était fort connu pour son luxe vestimentaire et passait autrefois pour le meilleur client d’une bonne demi-douzaine de grands tailleurs.

Thornton consulta un bottin dans un petit magasin et eut le plaisir d’y voir que Vickery Hayward occupait toujours le même appartement de la Cinquième Avenue, devait être toujours le snob qu’il avait connu. En conséquence, il alla dans un autre magasin et demanda à téléphoner…

— Voilà ! Maison Martin, tailleur, lui répondit-on au bout du fil.

— C’est de la part de M. Vickery Hayward, dit Thornton. M. Hayward désire savoir si son complet est prêt.

— Une minute, je vais voir.

Au bout d’un moment, ce fut une autre voix, celle du coupeur, sans doute, qui se fit entendre. Thornton répéta sa question.

— Duquel voulez-vous parler ? répondit le tailleur. Celui que M. Hayward nous a commandé hier n’est pas encore coupé… mais l’autre peut-être, celui qu’il nous a envoyé à remettre en état…

— Bien. Pourrait-on l’avoir maintenant ?

— Je crois que oui.

— Bon. M. Hayward en sera enchanté. Je vous enverrai un petit commissionnaire… dans une heure, voulez-vous ?

— Entendu, déclara le tailleur.

Thornton se frotta les mains. À moins d’avoir bien maigri, Hayward était de même corpulence que lui. L’essentiel était que le tailleur ne consultât pas M. Hayward au sujet de quelque détail avant l’arrivée du messager. Il y aurait encore à acheter chemise, col, cravate et chapeau, mais pour cela les trente dollars donnés par miss Staples suffiraient amplement et l’achat de ces articles n’éveillerait pas la curiosité comme pour un complet qu’il aurait dû payer avec son billet de cent dollars.

Il déjeuna dans un restaurant de pauvre apparence. Puis, en sortant, il avisa un petit vendeur de journaux :

— Dis donc ! fit-il. Veux-tu gagner cinq dollars en une demi-heure ?

— Oui, alors ! Mais comment ?

— En faisant rapidement une commission pour moi en ville.

— Je suis prêt.

— Bon. Débarrasse-toi de tes journaux. Confie-les à un camarade. Et puis cours à la maison Martin, tailleur, Trente-deuxième Rue… Tu sais où c’est ? Et demande le costume de M. Vickery Hayward… Ils sont prévenus. Tu me l’apporteras ici. Il ne te faut pas plus d’une demi-heure…

Le gamin partit au trot.

… Qu’arriverait-il si, la ruse étant découverte trop tôt, on questionnait le messager ? Là était le danger, mais Thornton calculait que l’interrogatoire et l’appel à la police prendraient plus d’une demi-heure, et il avait décidé de ne pas attendre davantage…

Au bout de vingt-cinq minutes, le gamin arriva tout triomphant avec le carton et reçut ses cinq dollars.

Les autres emplettes furent très faciles. Thornton les enveloppa ainsi que le carton avec la veste de cuir trouvée dans l’auto et alla louer une petite chambre dans une maison de modeste apparence. Il paya d’avance, s’enferma et revêtit le complet à la mode dont Hayward ne se souciait sans doute plus du tout…

Cela fait, il guetta le moment où l’escalier était désert et ressortit sans se faire remarquer. Désormais, le mécanicien Pierre Benton avait complètement disparu pour faire place à M. Walter Cole, d’aspect très cossu, et qui portait sur le bras une vieille veste de chauffeur destinée sans doute à préserver son beau costume quand il graisserait son auto.

Il reprit sans encombre la voiture qu’il avait laissée dans un parc voisin et se rendit directement au garage désigné par miss Staples.

— Miss Staples m’a chargé de ramener sa voiture ici, dit-il à un employé souriant et obséquieux.

— Très bien, monsieur, dit l’homme en désignant l’endroit réservé.

Thornton remisa l’auto, replaça la veste de cuir et les gants dans le caisson à outils. De nombreuses voitures de grand luxe se trouvaient là. Dans le box voisin, un chauffeur nettoyait une superbe limousine ; Thornton crut un instant que cet homme le regardait du coin de l’œil avec un certain étonnement, mais il ne s’attarda pas à s’en assurer et se retira le plus rapidement possible, d’un air digne.

Il prit ensuite une chambre dans un hôtel ; il paya un jour d’avance et expliqua que ses bagages s’étaient égarés en cours de route ; il s’inscrivit sous le nom de Walter Cole, de Cleveland.

Jusque-là, tout était bien, mais il n’avait pas encore trouvé le moyen de communiquer librement avec son ami Stone. Après vingt minutes d’intense réflexion, il alla téléphoner dans une cabine publique.

Ce fut Stone en personne qui lui répondit.

— C’est M. Snell ? demanda Thornton en déguisant le mieux possible sa voix.

— Non, ici c’est M. Stone.

— Ce n’est pas M. Snell, de la maison Gately et Cromwell[1] ?

— Non, c’est Stone ! Stone de la Compagnie Brooks-Thompson… Mais… voyons… quoi ? Quelle maison disiez-vous ?

— La maison Gately et Cromwell. Ne la représentez-vous pas ?

— Comment ? s’écria Stone.

— Je vous en prie, veuillez accueillir mes propositions avec plus de sang-froid. Je pensais bien que vous seriez surpris de notre loyale tentative de réconciliation… Je suis donc Thorry, de la maison Cartwright et Brown.

— Ciel ! fit encore M. Stone.

— J’ai d’importantes transactions à vous proposer… mais ne risquons-nous pas d’être entendus ?

Il y eut une seconde de silence. Stone, évidemment, tâchait de reprendre tout son sang-froid.

— Non, non, dit-il enfin. Personne… Mais, quelle affaire ! Si je vous ai bien compris, monsieur Thorry, c’est une proposition toute nouvelle que votre maison a à nous faire… J’en avais vaguement entendu parler ce matin… Ah ! il faut que nous en causions librement… Je ne crois pas que personne puisse nous entendre… Où êtes-vous ?

— Votre téléphone est-il relié directement à la ligne, ou bien à un autre appareil dans vos bureaux ?

— Au bureau de la sténographe qui me donne la communication, mais elle n’écoute jamais.

— Risquons-nous donc, mais restons dans le vague : pouvez-vous venir me trouver et m’aider ?

— Certes ! où et quand vous voudrez ! Je ferai tout au monde… Vous le savez… Mais où êtes-vous ?

— Attendez ! N’allons pas si vite. Les détails de la transaction proposée doivent être tenus absolument secrets et – ici Thornton baissa la voix – j’ai toute raison de craindre que vous ne soyez constamment suivi et surveillé… Ne vous êtes-vous aperçu de rien ?

Stone réfléchit un instant.

— Non, je ne crois pas, dit-il enfin… Quoique, maintenant que vous m’y faites penser, plusieurs petits faits hier et ce matin m’aient paru étranges.

— J’en étais sûr ! Faites attention, ils sont très forts, et vous ne vous méfierez jamais assez ! Mais il vous faut en venir à bout, si vous voulez que nous causions tranquillement ensemble. Si vous êtes filé, tout sera perdu. Cela m’ennuie de vous mêler…

— Mettez cette considération de côté, interrompit vivement Stone. Je vous ai dit cent fois que je serais toujours et tout entier à votre service… Je saurai bien me débarrasser des importuns auxquels vous faites allusion… Ne vous inquiétez pas ! Maintenant, vite, dites-moi où ?

— Eh bien, écoutez, avez-vous un crayon et du papier sous la main ? Oui ? Bon. Veuillez prendre d’abord copie du télégramme que je viens de recevoir de mes chefs. Vous y êtes ? Bien. Je dicte :

Vos ordres sont télégraphiés et sérieusement étudiés. S’ils ne valent le terrain, faites collationner les nues propriétés, mais ne rompez pourparlers qu’à condition rentabilité parfaitement unifiée.

Voilà. Vous êtes au courant, n’est-ce pas, des méthodes de la maison Gately et Cromwell. Relisez donc le télégramme.

Stone répéta la dépêche, puis, sur un autre morceau de papier, il se borna à transcrire de deux mots en deux mots la première syllabe…

Il obtint le résultat suivant :

o, tél, sé, s’ils, val, ter, col, nu, mais, ro, qu’à, rent, un…

Et, très vite, il recopia :

Hô-tel Cé-cil Wal-ter Cole nu-mé-ro quarante-un.

Il déchira rapidement ce dernier papier et dit :

— Ça y est. Dois-je apporter quelque chose ?

— Oui, peut-être. Vous souvenez-vous de nos représentations théâtrales ?

— Ah, oui ! J’apporterai un assortiment d’articles… de la maison Huc… père et fils… Le père Huc, quel bon type !

— Parfait. Je conseillerais aussi quelques produits de la maison Browning… Et puis, vous rappelez-vous le docteur Roberts et George Lamb ?

— Certes oui ! répliqua Stone. Je n’oublierai pas non plus leurs appareils.

Les docteurs Roberts et George Lamb étaient deux professeurs qui portaient de grosses lunettes d’écaille.

 

*     *     *

 

À trois heures de l’après-midi, les deux vieux amis conversaient tranquillement dans la chambre d’hôtel de Thornton. Stone était un homme de caractère éprouvé et sûr, un peu plus âgé que Thornton, de taille moyenne, mais solide et trapu. Pour l’heure, sa physionomie habituellement placide était tout animée et ses yeux brillaient.

Thornton venait de lui conter ce qui lui était arrivé, et tous deux demeuraient silencieux, perdus dans leurs pensées.

Enfin Stone reprit le journal déplié qui se trouvait sur la table. Quoiqu’il l’eût déjà lu, il voulut se rendre compte de l’état de l’affaire à la lumière des détails qu’il venait d’apprendre.

En fait, ni les autorités ni les reporters ne semblaient savoir grand’chose. Sur les procédés mêmes de l’évasion, sur la fuite en auto, on ne faisait guère que des suppositions. Il n’avait pas été possible de découvrir d’où venait et à qui appartenait l’automobile. De ses cinq occupants, tous sauf Thornton étaient retrouvés, mais deux étaient morts et les deux autres, grièvement blessés, n’avaient pu être interrogés ; leur identité restait inconnue.

Un autre passage de l’article intrigua fort l’ami de Thornton. Il le relut :

Durant plusieurs heures après la découverte de l’évasion, le gardien-chef Larkin refusa tout entretien avec les journalistes. Et quand enfin il se laissa interviewer, il déclara qu’il ne comprenait absolument rien à cette affaire. Interrogé au sujet du mauvais fonctionnement de l’appareil commandant la fermeture des verrous, il répondit : « Je ne puis encore savoir si ce mécanisme a été dérangé à dessein ou non. » Il ajouta qu’un pareil fait ne s’était jamais produit, et enfin il affirma très énergiquement qu’il avait une confiance absolue en tous ses subordonnés.

Le journal annonçait, en outre, que le gardien John Wayne, qui avait surpris Thornton hors de sa cellule, n’était pas mort, mais que les médecins ne pouvaient encore se prononcer sur son état.

Stone reposa la feuille sur la table et regarda fixement son ami :

— Dick, lui dit-il, c’est de l’intérieur même de la prison que vous avez reçu assistance !

Thornton ne baissa pas les yeux.

— Je le sais, dit-il.

— Mais qui était-ce ?

— Je l’ignore.

— Mais vous devez avoir quelque soupçon… quelque indice ?…

— Absolument rien !

Stone avait peine à le croire.

— Cependant, reprit-il, puisque vous dites vous-même que vous le savez !

— Je le sais parce que c’est évident. Les trois billets n’ont pas été jetés de l’extérieur.

— Alors… en procédant par élimination ?

— J’ai essayé. Tous les gardiens me détestaient. La seule explication est qu’on m’a confondu avec un autre prisonnier du nom de Jim Calendar.

— Oui, mais vous ne connaissiez pas cet homme ?

— Nullement. Je n’en avais jamais entendu parler. D’ailleurs, je ne connaissais pas la moitié de mes co-détenus.

— Eh bien, fit Stone après un instant de silence, que comptez-vous faire maintenant ?

Et comme Thornton semblait hésiter, il ajouta :

— Pour le moment, veux-je dire… vous comptez, n’est-ce pas, rester… hors du jeu ?

— Oui, pour quelque temps.

— Comment ! Vous ?…

— Aussi longtemps que possible.

— Mais, à présent ? Allez-vous garder la chambre ?… Vous feriez mieux de me le dire, reprit-il d’une voix pressante en constatant que Thornton ne répondait pas, je puis vous être utile… Allons… confiez-moi…

— Non, Walt, fit enfin l’évadé ; il vaut beaucoup mieux que vous ne sachiez rien…

— Eh bien… si c’est réellement plus sage… mais, au moins, n’avez-vous fait part de vos projets à personne d’autre ?

— Pas une âme… commença Thornton, puis il s’arrêta, hésita une seconde, et reprit :

— Oh ! si, au fait, j’en avais dit quelque chose au gardien-chef !

— À ce Larkin ? Comment cela ?

— Eh bien, voilà : après ce pugilat avec mon compagnon de cellule, il y a trois semaines, Larkin me fit appeler. Je m’attendais à une sévère punition : au lieu de cela, Larkin fit pour la première fois preuve d’indulgence et de compréhension à mon égard. Il se borna à m’avertir que de tels actes me priveraient d’une grâce possible, puis il s’intéressa à mon sort, me demanda ce que je ferais une fois libéré… Je me suis laissé émouvoir, et je lui ai dit… trop de choses…

— Qu’a-t-il répondu ?

— Il m’a conseillé d’oublier tout cela, mais il a bien vu, je crois, que je n’y consentais pas… J’ai été bien sot de me confier à lui…

Stone garda longtemps le silence, puis enfin reprit avec plus d’insistance :

— Il faut me dire ce que vous avez l’intention de faire !

— Pourquoi le faut-il ?

— Parce que… quoi qu’il arrive, je veux vous suivre, rester tout au moins en contact avec vous, et vous aider.

— Naturellement, je vais essayer de quitter les États-Unis.

— Comment vous y prendrez-vous ?

— J’ai une idée.

— J’espère bien ! quelle est-elle ? En quoi puis-je concourir ?…

— Merci, Walt ! Oui, vous pouvez faire beaucoup… Je voudrais modifier complètement mon visage.

— Ce n’est que cela ! J’ai apporté ici tout ce qu’il faut.

— Très bien, mais faites attention, rien de trop violent !

— Ne vous inquiétez pas… Je savais bien vous grimer pour les représentations du collège ! Vous souvenez-vous de ces joyeuses soirées ? Et de votre succès dans le personnage du Roi de La Chambre secrète ? Ah ! c’était…

— Arrêtez-vous, ne rappelez pas ce passé, interrompit Thornton.

— Excusez-moi, mon vieux ; j’oubliais…

Stone se mordit les lèvres, il savait pourtant bien que de cette mémorable soirée datait le grand chagrin de la vie de Thornton, et parce qu’Hélène Durant avait joué avec son ami… Mais tout cela n’était-il pas oublié ? Il reprit :

— Il faut m’expliquer comment vous espérez passer la frontière. J’ai bien peur que ce ne soit impossible. Votre photographie sera répandue partout. Évidemment ce maquillage va vous transformer, mais peut-être pas au point d’empêcher des interrogatoires ennuyeux… Et il vous faut des papiers en règle !

— Je sais, je sais, fit Thornton… et je ne connais qu’une façon de réussir…

— Qui est ?

— De m’entendre avec certaines personnes… dont l’association est si riche et si puissante… que tout leur est possible…

Thornton avait parlé à voix basse et avec difficulté, comme s’il ne trouvait pas ses mots. Son ami sursauta et répondit précipitamment :

— Vous ne faites pourtant pas allusion à… Walker et à ses amis ?

— Si fait.

— Mais, mon cher, ce serait un comble… Eux, favoriser votre fuite !

— Eux seuls le peuvent.

— Mais dans le monde entier, c’est eux qui ont au contraire intérêt…

— Écoutez-moi : vous vous rappelez cet envoi de marchandises… qui fut à l’origine de toute l’affaire… Eh bien, tant pis… cela me permet de discuter avec eux… et pour l’instant, tout ce que je veux, c’est obtenir d’eux le moyen de fuir… Pour commencer, je…

Il s’interrompit brusquement, fit un geste de désespoir. Stone aussi avait pâli, car, les circonstances étant données, le léger coup frappé à la porte avait sans doute une signification terrible.

Qui donc pouvait en effet avoir affaire avec M. Walter Cole, un inconnu arrivé de Cleveland peu d’heures auparavant et n’ayant donné son adresse à personne ?

D’une main tremblante, Thornton ouvrit la porte. C’était un garçon de l’hôtel qui avait frappé.

— M. Walter Cole ? fit-il.

Le garçon hésita.

— J’ai un message à vous remettre en particulier, monsieur.

— Un message ? Vous pouvez parler devant mon ami.

Mais l’employé ne se décidait pas.

— C’est que, dit-il, j’ai des ordres très précis. Cette dame m’a particulièrement recommandé…

— Une dame ?

— Oui, monsieur !

Après avoir jeté de nouveaux regards méfiants à Stone, il tendit une carte de visite à Thornton… qui se sentit pris de vertige en y lisant :

 

Miss Dorothée Staples

V

LA VISITE DE MISS STAPLES

Ainsi, miss Staples, qui ne connaissait Thornton que comme un humble mécanicien du nom de Pierre Benton, venait chercher le gentleman Walter Cole à cet hôtel où il se croyait si parfaitement à l’abri ! C’était déconcertant.

Devant le garçon qui attendait, il fit effort pour se dominer. Il songea à s’enfuir au plus vite par quelque porte de service et à aller s’abriter ailleurs sous un autre nom… Mais quoi ! la démarche de miss Staples prouvait qu’elle connaissait tout ou partie de son secret… Il était dès lors bien inutile de chercher à lui échapper ; mieux valait l’affronter, savoir si elle comptait le trahir, se rendre compte de ce qu’elle voulait faire.

Thornton suivit le garçon dans le corridor.

— C’est une dame, expliqua enfin le messager, qui attend en bas dans son auto. Elle vous fait dire qu’elle désirerait beaucoup avoir un entretien avec vous seul. Elle ne veut pas entrer à l’hôtel et vous prie de venir à sa voiture un moment.

— Bien, dit Thornton ; dites-lui que je descends immédiatement.

Il mit un demi-dollar dans la main du garçon, rentra en coup de vent dans sa chambre et mit Stone au courant.

— Quelle affaire ! s’écria son ami. Croyez-vous qu’elle ait amené la police ? Quelle sorte de femme était-ce ?

— Je ne l’ai pas beaucoup regardée, vous comprenez… mais elle m’a paru plutôt indulgente, pleine d’assurance… Que faire, maintenant ? Dois-je chercher à m’échapper par les toits ?

— Non, répondit Stone après un instant de grave réflexion, je crois que puisqu’elle vous a retrouvé, il vaut mieux aller vous rendre compte de ce qu’elle sait et de ce qu’elle veut.

— D’accord, décida Thornton… Mais, consentez-vous à m’accompagner ?

— Elle veut vous voir seul.

— Alors, venez au moins jusqu’au grand hall.

— Certainement.

Ils descendirent rapidement. Stone demeura à l’intérieur tandis que Thornton, ouvrant résolument la porte, s’avança sur le trottoir. À la place de la voiture qu’il avait pilotée la nuit précédente, il aperçut, stationnant devant l’hôtel, une superbe limousine tout étincelante et fraîchement vernie. Une jeune femme le regardait à travers la glace relevée ; il tressaillit en reconnaissant miss Staples.

Aucun agent en uniforme ou en civil dans le voisinage. Seul un chauffeur en livrée assis au volant et qui regardait ailleurs. Miss Staples ouvrit la portière.

— Très heureuse de vous revoir, monsieur Cole, dit-elle.

— Miss… miss Staples…

Dans son affolement, Thornton ne trouvait rien d’autre à dire.

— Je suppose, reprit-elle, que cette façon de vous faire appeler vous a surpris, mais j’ai plusieurs choses importantes à vous dire, et je trouvais qu’il n’était pas très prudent d’en discuter à l’hôtel.

— Oui… oui… bégaya encore Thornton, mais je… je ne comprends pas…

Il ne s’était jamais senti si stupide.

— Je me rends très bien compte des difficultés où vous vous trouvez, dit gentiment la jeune fille, et j’estime que ce que j’ai à vous communiquer peut vous être fort utile. Nous serons plus tranquilles que partout ailleurs dans la voiture, et, si vous voulez, nous pourrons faire un tour dans le quartier. Je suis convaincu que vous ne vous en repentirez pas, monsieur Cole !

Elle accompagna ces derniers mots d’un regard appuyé et direct.

— Ce sera avec le plus grand plaisir, répondit-il enfin, mais j’ai un ami qui m’attend dans le hall, et il me faut en tout cas aller le prévenir.

— Est-ce un véritable ami ? fit-elle en le regardant encore droit dans les yeux.

— C’est mon meilleur, mon plus intime ami.

— Alors, notre conversation l’intéressera peut-être aussi. Naturellement, je ne sais pas quel est le degré de votre intimité, mais si vous le croyez utile, amenez-le avec vous.

— Merci. Je vais… je vais voir, déclara Thornton.

Un instant après, il revenait avec Stone.

— Miss Staples… mon ami, M. Stone.

Elle accueillit gracieusement le nouveau venu, se retira au coin opposé de la voiture et fit asseoir les deux hommes en face d’elle. Un porte-voix se trouvait à portée de sa main.

— Dwight, dit-elle au chauffeur, conduisez-nous lentement tout autour du quartier.

L’auto démarra.

— Je crois, miss Staples, dit lentement Thornton, qu’il me faut maintenant me présenter moi-même…

Elle lui sourit d’un air à la fois entendu et plein de sympathie.

— C’est inutile, dit-elle.

— Mais, reprit-il confondu, comment avez-vous fait ? C’est inimaginable ! Vous devez avoir perdu toute confiance…

— Pas du tout. J’ai parfaitement compris la situation.

— Puis-je savoir quand et comment vous avez découvert… qui je suis ?

— J’en ai été presque certaine dès que l’agent nous a avertis cette nuit…

Involontairement Thornton sursauta et regarda le chauffeur.

— N’ayez pas peur de Dwight, reprit-elle. Il est discret et fidèle. D’ailleurs, il lui est impossible de nous entendre… Donc, dès les premiers mots de l’agent, cette nuit, j’ai eu l’intuition que c’était vous… Je m’étais étonnée déjà de votre présence sur la route… J’avais remarqué que vous cherchiez à parler comme un homme du peuple… Et quand le policier eut lu votre signalement, j’étais fixée.

Thornton garda un moment le silence.

— Je vois, dit-il enfin, que c’est votre intervention seule qui lui a fait oublier de poursuivre son interrogatoire… Je ne saurais trop vous remercier, miss Staples.

— J’ai peut-être eu tort, répondit-elle ingénument, mon devoir n’était-il pas d’avertir les autorités ? Mais il me semblait lâche de trahir un isolé traqué par des centaines et des milliers d’hommes. Toujours, quelque chose en moi s’est révolté contre ces dénonciations… L’avenir seul montrera si j’ai eu raison ou non. Je ne sais encore rien de vous ni des circonstances de votre passé. Pour le moment, je n’ai d’autre renseignement que ce que publient les journaux… et je sais qu’on ne peut pas toujours s’y fier…

Thornton baissa les yeux.

— Ils disent vrai, miss Staples ; j’ai tué quelqu’un.

— Quelle sottise, Dick, s’écria Stone, vous savez bien que c’est en vous défendant contre lui, et d’ailleurs il n’est pas mort.

— En effet, le gardien Wayne peut encore très bien se rétablir, dit-on, reprit la jeune fille. Mais tout à l’heure je faisais plutôt allusion aux premières causes de votre… malheur.

Thornton secoua la tête :

— Je regrette de ne pouvoir en dire grand’chose.

Elle tourna un instant des regards interrogateurs vers Stone, mais celui-ci, étonné de l’attitude prise par son ami, garda le silence. L’auto continuait à rouler doucement.

— Puis-je vous demander encore, reprit Thornton, comment vous avez découvert mon adresse actuelle ?

— C’est très simple, répondit miss Staples en souriant. Mais cela a trait aux choses importantes que j’ai justement à vous dire. Je crains que vous ne courriez de grands dangers… Il se peut que je fasse fausse route en vous avertissant, néanmoins je ne puis m’en empêcher…

Elle se tut un instant. Les deux interlocuteurs attendaient anxieusement ses explications.

— Vous vous rappelez, dit-elle enfin à Thornton, que je vous ai quitté ce matin auprès d’une station du métro ?

— Oui, et pardonnez-moi l’oubli causé par mes propres soucis : comment avez-vous trouvé votre frère ?

— Beaucoup mieux ; la période critique était passée ; les docteurs croient pouvoir le sauver. C’est donc pour aller plus vite que j’ai voulu prendre un express du métro. Alors, soupçonnant déjà votre véritable identité, j’ai pris tout de même deux minutes pour téléphoner…

— À qui ? implora Thornton.

— À notre chauffeur qui habite une petite maison particulière, loin de chez nous. Je l’ai prié de se rendre immédiatement au garage et de suivre l’homme mal vêtu qui ramènerait mon auto. Je voulais savoir si vous prendriez le train comme vous aviez dit… ce que vous feriez enfin…

Thornton restait stupéfait de son propre aveuglement. Il avait pourtant bien remarqué les regards inquisiteurs de ce chauffeur… Comment n’avait-il pas supposé que miss Staples pouvait posséder plusieurs autos, qui, naturellement, devaient être rangées côte à côte au garage !

— Vous avez beaucoup intrigué ce brave Dwight, continua miss Staples, car vous n’étiez pas du tout l’homme mal habillé que je lui avais signalé. Cependant, c’était bien ma voiture, et il vous suivit jusqu’à l’hôtel où il vous entendit vous nommer Walter Cole.

Comme vous le voyez, conclut-elle avec force, vous avez été très imprudent. Et si moi, pauvre ignorante, ai su vous retrouver aussi aisément, que n’aurait pu faire un détective professionnel !

Thornton poussa un soupir d’intense soulagement.

— Miss Staples, dit-il, une fois de plus, je ne trouve pas de mots pour vous exprimer ma gratitude…

— Et notez, ajouta-t-elle doucement, que je ne sais pas encore si j’ai bien ou mal fait. C’est pourquoi j’aurais aimé savoir…

— Pourquoi ne pas tout dire à miss Staples ? intervint Stone.

Son ami lui posa la main sur le bras.

— Je ne saurais admettre, lui dit-il, que miss Staples fût exposée à de nouveaux dangers à cause de moi.

Et, se tournant vers la jeune fille.

— Vous comprenez bien, n’est-ce pas, que si la protection que vous m’avez accordée venait à être connue, vous seriez en très mauvaise posture devant la loi. Je vous prie seulement de bien vouloir nous déposer à proximité de l’hôtel… et de nous bannir de vos pensées.

Un instant, miss Staples eut l’air offensé, puis, retrouvant son sourire charmant, elle reprit le tube acoustique et donna au chauffeur l’ordre d’arrêter un peu avant l’hôtel.

Lorsque la voiture stoppa, il y eut un moment de silence embarrassé de part et d’autre.

— Mon ami et moi, dit alors Stone, nous vous remercions encore de vos bons avis.

— Certes, ajouta Thornton, et j’espère que vous me pardonnerez ma hâte et mon impolitesse.

— Je crois, dit-elle gentiment, que je pourrais tout pardonner à quelqu’un qui est dans une si terrible situation. Je vous en prie, monsieur Thornton, prenez ma carte où se trouve mon numéro de téléphone et faites-nous savoir, à n’importe quel moment, si mon père ou moi pouvons vous être utiles de quelque façon.

Thornton referma la portière et, silencieuse et souple, la grande limousine s’éloigna.

Cinq minutes plus tard, les deux amis se retrouvaient dans la chambre de Thornton.

— Dick, déclara Stone, à votre place j’aurais tout confié à cette jeune fille.

L’autre secoua la tête sans répondre.

— Je suis convaincu qu’elle est sincèrement désireuse de vous traiter en ami, acheva Stone.

— Et moi, riposta gravement Thornton, quelle sorte d’ami serais-je pour elle ? Vous n’y songez pas ! Ce serait bien mal la remercier que de la laisser se mêler à ma triste affaire, se compromettre… Ah ! mille fois non ! D’ailleurs, je n’ai plus qu’un but dans la vie, mon cher, et vous-même ne l’entrevoyez pas encore. Je ne devrais pas vous permettre à vous non plus d’y tremper davantage.

Quant à recourir à miss Staples, c’est hors de question. Je la crois sincère, mais qui peut dire ce qu’elle ferait ou dirait dans le péril ? Non, je ne saurais m’y fier absolument et aveuglément au cours de ma tâche.

— Qu’allez-vous faire ?

— Quitter cet hôtel au plus vite, mais auparavant, je vous demande votre parole d’honneur, Stone, de ne pas révéler ma nouvelle adresse à miss Staples, même si elle vous en prie.

— Je vous le promets, puisque vous y tenez.

— Et de ne rien lui dire de mon passé.

— Bien, mais ce ne sera pas avantageux pour vous.

— Ce le sera pour elle. Elle est à l’âge où les impressions sont trop souvent soudaines et ineffaçables. Pour l’amour du Ciel, ne la laissez pas s’imaginer que je suis un innocent persécuté ; ne l’encouragez pas à voir en moi un martyr. Qui sait alors de quoi elle serait capable. Elle était très excitée aujourd’hui ; elle aurait tant voulu savoir si j’étais un vrai criminel. Ne lui révélez rien, c’est mon désir !

Tout en bouclant la valise que son ami avait apportée, Thornton poursuivit :

— Mes projets sont très circonscrits. Ils ne visent en somme qu’à traiter avec Walker et ses associés. Je peux leur fournir des renseignements sur l’envoi de marchandises dont je leur avais fait perdre la trace. En échange de quoi, ils devront me faciliter la sortie du pays. Je crois que cela leur agréera. Dès que je serai un peu tranquille hors de cet hôtel, j’entamerai les négociations.

— Pourrez-vous communiquer avec Walker ?

— J’espère que l’ancien procédé employé avec lui opérera encore.

— Et s’il a trop peur de vos révélations ?

— Ses amis le pousseront à marcher quand même. Il n’osera pas ne pas leur en parler. Et ils considéreront surtout la valeur immense qu’ont prise les marchandises en question.

— Oui, acquiesça Stone, c’est un appât formidable. J’espère qu’ils accepteront le marché. J’aimerais bien vous savoir en sûreté à l’étranger. C’est ce que vous avez de mieux à faire pour le moment. Et peut-être, quelque jour, la vérité se fera-t-elle jour. Il ne faut jamais en désespérer… Mais, pour le quart d’heure, où allez-vous vous réfugier ?

— À la pension de famille Anderson. Vous la connaissez. Et – écoutez bien – je m’y appellerai M. Winfield Clyde.

Dix minutes plus tard, M. Walter Cole quittait l’hôtel et disparaissait pour toujours. Par contre, un M. Winfield Clyde allait s’installer à la pension Anderson avec une lourde valise pourvue des initiales W. B. C.

 

*     *     *

 

Cinq jours s’étaient écoulés. Richard Thornton n’avait pas été repris. Son évasion, qui avait d’abord fait l’objet de grands articles en première page des journaux de Boston et de New-York, n’était plus mentionnée qu’en maigres entrefilets à Boston et complètement oubliée à New-York.

Mais les autorités n’en étaient pas là, leur vigilance s’était à peine ralentie. Tous les paquebots en partance étaient minutieusement visités ; une forte prime avait été promise à qui ferait découvrir la retraite du prisonnier. Rien n’avait été épargné, et c’était assez naturel, étant donné qu’il pouvait avoir à répondre de l’assassinat du gardien Wayne si, comme on le craignait encore, celui-ci venait à décéder de sa blessure.

Pendant ce temps, de jour et de nuit, à son bureau, au restaurant, chez lui ou dans la rue, Stone se sentait filé, observé, surveillé dans ses moindres mouvements. Il n’essaya nullement d’y échapper, car il n’avait pas revu son ami depuis sa première visite à l’hôtel, ni ne devait communiquer de près ou de loin avec lui, tant que le péril était si constant.

Dans l’après-midi du cinquième jour, Stone ne fut pas peu surpris de recevoir à son bureau la visite de miss Dorothée Staples.

Il l’accueillit de son mieux.

— Je n’abuserai pas de votre temps, monsieur Stone, dit-elle en s’excusant. Je ne sais pas vraiment ce que vous allez penser de ma démarche ; j’en suis un peu confuse moi-même. Cependant, je dois vous avouer que j’aurais le plus vif désir de venir en aide à M. Thornton… et si vous pouviez me dire en quoi je pourrais lui être utile, je vous en saurais gré…

— Je ne puis, répondit-il, que vous redire notre vive gratitude, à tous deux, pour ce que vous avez déjà fait. Je crois que mon ami préfère en ce moment ne compter que sur lui-même. Il ne cherche pas de faveur…

— Il a peut-être raison, dit la jeune fille, mais tout de même tout ne lui serait-il pas plus facile s’il avait quelques personnes prêtes à le tirer d’embarras. Il m’a dit que vous étiez son seul ami…

— C’est la vérité, miss Staples, mais je suis un peu intrigué, je l’avoue, par votre visite… Le nom que je porte est très répandu et…

— Oh ! fit-elle en rougissant un peu, pardonnez-moi. Cela n’a pas été très difficile, grâce à vos nombreuses initiales que j’ai pu observer dans votre chapeau le jour de notre rencontre en auto. En fait, j’ai attendu anxieusement depuis lors des nouvelles de M. Thornton, dont les malheurs m’ont vivement touchée. Je ne sais pas si vous me comprenez bien. J’ai eu l’impression, la conviction intime, dès le premier jour, que M. Thornton est innocent… Ne voulez-vous pas me dire si j’ai raison ?

Malgré ce qu’il y avait de pathétique dans cette prière, Stone garda tout son sang-froid.

— Je regrette beaucoup, articula-t-il, mais il m’est défendu de répondre à cette question.

— Défendu ! Et par qui ? Par M. Thornton ?

— Eh bien… oui.

— Ah ! je crois que je commence à y voir plus clair. Et mon impression s’en trouve fortifiée. Pouvez-vous alors me dire où se trouve maintenant votre ami, et sous quel nom ?

— Hélas, je le voudrais ! répartit Stone, car votre bonté me touche profondément, mais je, ne dois pas non plus répondre à cela.

Stone resta un moment plongé dans ses réflexions tandis que la jeune fille, les yeux brillants d’émotion, attendait. Il reprit enfin :

— Écoutez, miss Staples, je sens que malgré toutes les défenses de Thornton, la vérité vous est due, et j’ai une idée à vous soumettre à ce propos. Puisqu’il ne m’est pas permis de parler moi-même, je serais peut-être en droit de vous désigner la personne qui pourra vous révéler tout ce que vous brûlez d’apprendre.

Elle eut un geste vif.

— Oh ! oui, je vous en prie ! s’écria-t-elle.

Il prit une feuille de papier et y écrivit quelques mots.

— Voici, dit-il. Je vous donne l’adresse de la direction du Service Secret de New-York. Là, vous demanderez à voir le grand chef, M. Malcome Steele. Et j’insiste pour que vous ne parliez de cette affaire à personne d’autre qu’à M. Steele lui-même.

— Oui, je vous promets. Je me souviendrai M. Malcome Steele.

— Bien. Je le connais un peu. En fait, il était ici-même avant-hier, dans l’espoir que je pourrais lui indiquer où se trouve Thornton. Il s’occupe de cette affaire, paraît-il, concurremment avec la police.

Miss Staples parut consternée.

— Mais, balbutia-t-elle, si le « Service » est aussi contre votre ami… je ne vois pas…

— Vous comprendrez… si M. Steele consent à vous expliquer le cas… qui est, dit-on, par certains côtés, une affaire gouvernementale. Naturellement, pour moi, j’ai répondu négativement à M. Steele… Enfin, voyez-le, vous ne risquez rien… et peut-être vous confiera-t-il le secret de Thornton. Pour moi, je suis lié, je vous le répète.

Mais encore une fois, je vous en prie solennellement, ne parlez de Thornton à personne d’autre qu’à M. Steele ! Cela pourrait avoir les plus graves conséquences pour notre ami !

— Je vous le promets ! Merci beaucoup !

Après le départ de miss Staples, Stone chercha son nom dans le bottin. Il trouva Stables, Henry-Ellison, agent de change, chef de la raison sociale : Staples et Bannister.

Stone fronça du sourcil. Quelle bizarre aventure ! Une jeune fille si riche, prise d’un intérêt inexplicable pour un condamné de droit commun !

VI

LE PASSÉ DE THORNTON

Dans l’immense immeuble dont M. Stone lui avait donné l’adresse, miss Staples trouva difficilement la petite plaque de cuivre portant : Service Secret des États-Unis. Direction de New-York. Renseignements : Bureau 304. Inspecteurs : Bureau 306. Inspecteur-chef Malcome Steele : Bureau 308.

Arrivée à l’étage désigné et prête à frapper à la porte du bureau 308, elle y lut l’inscription : Prière de s’adresser au bureau 306.

Trois hommes d’allure distinguée se trouvaient dans ce dernier bureau. Pas de sténographe, pas de cliquetis de machine à écrire. Un silence de bon ton, mais un peu impressionnant. L’un des occupants se leva et vint à la rencontre de miss Staples.

— Madame ?

— J’ai un mot pour M. Malcome Steele, répondit-elle.

— Bien, madame. Vous désireriez lui parler… à lui-même ?

— Oui, si possible.

— Il est généralement très occupé. Je suis l’inspecteur Clapp, si je pouvais…

— Excusez-moi, monsieur, mais l’affaire qui m’amène est très importante et j’aimerais beaucoup voir M. Steele. Je suis miss Dorothée Staples. Mon père est M. Ellison Staples, de la maison Staples et Bannister.

L’inspecteur s’inclina.

— Bien, miss Staples. M. Steele est là. Je vais voir s’il peut vous recevoir.

— Veuillez lui donner ma carte.

Il lui offrit un siège et passa dans une pièce voisine. Quelques instants après, il revenait :

— M. Steele vous recevra dans un instant, dit-il. Veuillez me suivre.

Il la fit entrer dans un petit salon d’attente où se trouvait déjà un gros homme qui relisait des documents dactylographiés.

La jeune fille se sentit vaguement mal à l’aise. Jusqu’alors, partout où elle s’était présentée, son nom avait suffi à lever toute difficulté, avait éveillé une immédiate et générale obséquiosité. Ici, tout paraissait grave et sévère, et elle allait passer à son tour comme tout le monde… Cela ne lui déplaisait pas, mais l’étonnait un peu.

Un employé ouvrit une porte et appela :

— M. Henderson !

Le gros homme se leva et passa chez le chef.

Miss Staples attendit encore un quart d’heure. Elle éprouvait plus d’énervement que de réelle impatience, car elle n’était pas bien certaine de ce qu’elle voulait dire à M. Steele ; elle avait pensé qu’elle s’inspirerait de l’attitude de ce personnage, et, à mesure que le temps s’écoulait, elle était de moins en moins sûre d’elle.

Enfin on l’appela.

Introduite dans un bureau de grandes dimensions et confortablement meublé, elle resta un instant interdite sous le regard aigu de l’homme assis devant la table chargée de livres et de documents qui se trouvait en face d’elle. Une très vive lumière pénétrait par de larges fenêtres.

L’homme se leva et s’inclina courtoisement. Il pouvait avoir quarante-cinq à cinquante ans. Face rasée ; tempes grisonnantes ; toute l’allure d’un parfait gentleman.

— Miss Staples ? dit-il. Veuillez prendre la peine de vous asseoir.

Au lieu du siège qu’elle allait prendre, il lui désigna un fauteuil plus rapproché du bureau, mais en pleine lumière. Elle comprit et réprima avec peine un léger sourire amusé. Elle était très calme et très lucide maintenant, la personne du chef ne lui inspirait que sympathie et confiance. Elle sortit de son sac à main une enveloppe.

— J’ai un mot pour vous de M. Walter Stone, dit-elle en le lui tendant.

Il le prit, le lut attentivement, mais apparemment ce billet ne lui expliquait rien, car il reporta sur la visiteuse des regards interrogateurs.

— Je serais désolée d’abuser de votre temps, dit-elle, mais M. Stone m’a conseillé de venir vous voir au sujet de quelque renseignement sur un certain… Richard Thornton.

Son interlocuteur eut un geste de surprise. Il lui jeta un vif regard.

— Je ne comprends pas très bien, miss Staples, dit-il lentement. S’agit-il de renseignements que vous désirez obtenir… ou d’informations que vous seriez en mesure de nous donner ?

Elle ouvrait la bouche pour répondre, mais se ravisa. Une idée nouvelle lui était suggérée par la question qui lui était posée.

— Il se peut, dit-elle enfin, que je sois en effet en mesure de vous donner quelque information sur M. Thornton. Mais j’en désirerais moi-même d’abord.

Elle ne s’était pas trompée sur le premier geste de son interlocuteur ; cette fois sa physionomie témoignait un intérêt extrême. Il étendit la main et d’un geste apparemment négligent pressa sur un bouton placé à côté de son bureau.

— Veuillez vous expliquer d’une façon plus précise, miss Staples, dit-il.

Elle avait observé son geste et cru d’abord qu’il appelait un sténographe, mais elle comprit bientôt qu’il avait simplement déclenché le mouvement d’un dictographe caché quelque part à portée de sa voix.

L’affaire Thornton était donc si importante ! Elle réfléchit qu’il serait peut-être bien imprudent de dire en de telles circonstances tout ce qu’elle savait. Stone l’avait prévenue, et elle n’était pas venue pour accroître les dangers que courait Thornton ou pour s’en susciter à elle-même.

Rapidement, elle essaya de se faire une opinion sur le caractère de son interlocuteur : non, son impression première ne se démentait pas : cet homme était sensible et bon, elle en aurait juré, et elle se trompait rarement dans ces sortes d’appréciations.

— Ne pouvez-vous vraiment préciser davantage ? reprit-il.

Elle se décida :

— J’ai des motifs, dit-elle, d’éprouver pour Thornton une très vive gratitude. J’aurais bien aimé pouvoir lui être utile dans les circonstances difficiles qu’il traverse… Et M. Stone m’a laissé entendre que vous pourriez m’éclairer sur cette affaire.

L’inspecteur en chef resta un instant pensif à son tour.

— Vous dites, répondit-il, que votre reconnaissance envers Thornton repose sur des motifs sérieux, réels ?

— Oui.

Il eut une légère flamme dans les yeux et jeta vivement :

— Vous l’avez donc vu depuis son évasion ?

Elle demeura un moment déconcertée, mais comme il lui souriait avec bonté, elle hasarda :

— Eh bien… eh bien… je… je ne sais si je dois répondre…

— Pourquoi hésitez-vous ?

— Parce que… je désirais seulement savoir ce qui avait conduit autrefois M. Thornton à de tels… embarras. D’autre part, je ne veux absolument rien dire qui puisse lui nuire actuellement.

— Je puis vous assurer, miss Staples, qu’en aucun cas nous ne désirons lui nuire, nous non plus. Si nous collaborons avec les autorités ordinaires à la recherche de Thornton, c’est pour son bien.

— Pour son bien ?

— Oui, en vérité. Et si vous pouviez nous fournir quelque indice nous permettant de le retrouver, ce serait lui qui en tirerait le plus grand avantage.

— Même si vous parlez sérieusement, répondit la jeune fille, je ne me sens pas en droit de faire de telles révélations. Cela ressemblerait trop à une trahison de ma part, après les services qu’il m’a rendus… Et cependant, tenez, j’ai une telle confiance en vous que je vous propose de vous raconter les détails de ma rencontre avec M. Thornton, à condition que vous me promettiez de ne pas vous en servir pour le retrouver.

L’inspecteur secoua la tête.

— Je crains bien de ne pouvoir prendre un tel engagement, dit-il. Tous les renseignements qui nous parviennent, quelle que soit leur origine, doivent être utilisés pour assurer l’observation des lois…

— Alors, fit-elle désappointée, je ne parlerai pas.

Il réfléchit un moment, puis à la grande surprise de son interlocutrice, il reprit :

— Tout bien considéré, miss Staples, je puis vous faire la promesse que vous demandez. Nous n’avons qu’à donner à notre entretien un caractère purement privé et personnel. Vous parlerez à Malcome Steele et non au chef du Service Secret.

Après quelque hésitation – bien compréhensible devant une invite aussi insolite – miss Staples se décida cependant à dévoiler les circonstances de sa rencontre nocturne avec l’évadé. Elle dit ensuite comment elle l’avait retrouvé et averti…

M. Steele l’écouta avec la plus grande attention.

— Est-ce bien tout ? demanda-t-il lorsqu’elle s’arrêta. Vous ne savez pas où il se cache maintenant ?

— Non… là-dessus je ne sais rien… de positif.

— Vous voulez dire qu’au besoin vous pourriez plus facilement que quiconque faire des suppositions ?

— Des suppositions, non ; des recherches, peut-être, car je l’ai vu récemment, et je sais en quoi la photographie qu’on a publiée n’est pas très ressemblante.

— C’est bien ce que je pense aussi. Pourriez-vous me décrire son aspect extérieur actuel ?

— J’ai toujours votre promesse ?

— Absolument.

— Bien.

Elle expliqua minutieusement ce qu’elle avait remarqué à ce sujet.

— Je vous remercie beaucoup, dit alors M. Steele. Maintenant, n’avez-vous pas fait allusion à des renseignements que vous-même désiriez posséder ? Je suis tout à votre service pour cela…

— Oui. Je voulais savoir ce qu’il y avait dans le passé de cet homme.

— Vous voulez connaître, je pense, le motif de sa condamnation.

— Précisément. Les journaux n’en ont rien dit.

— C’est pour vol qu’il a été condamné à dix ans de prison.

— Oh ! s’écria-t-elle douloureusement… Et… sa famille ?

— Il n’en a point.

— Dix ans ! répéta-t-elle. Et… qu’avait-il volé ?

Cette question parut troubler immensément le chef du Service Secret ; il réfléchit et baissa les yeux avant de répondre :

— Rien.

— Ah ! fit miss Staples d’une voix où tremblait malgré elle une note de joie infinie. Cela signifie qu’il fut victime d’une erreur judiciaire ?

— Précisément. Une mystérieuse et puissante intrigue a été montée contre lui. Des témoins ont été achetés. Bref, il n’a pu faire la preuve de son innocence, il a été reconnu coupable par les juges, la loi a été appliquée.

Les yeux brillants, presque haletante, miss Staples écoutait passionnément.

— Ah ! s’écria-t-elle, que de bandits dans ce monde ! Pourriez-vous me dire qui est responsable d’une pareille iniquité ?

— C’est une longue histoire, miss Staples ! répondit le chef.

— Mais à l’époque du procès, vous n’avez rien su ?

— Si fait, déjà des détails insolites nous ont frappés.

— Et lui, Thornton, il doit bien savoir d’où partait le coup ?

— Peut-être…

— Oh ! que j’aimerais connaître tous les détails de cette tragique affaire… mais vous m’avez déjà accordé beaucoup de temps…

— N’importe, reprit paternellement M. Steele. Je vous dois bien cela en retour de ce que vous m’avez dit. Mais il me faut remonter un peu haut pour que vous y voyiez clair. Thornton avait débuté très jeune dans les affaires et il y réussissait bien. Malheureusement pour lui – je dis malheureusement à cause des tristes conséquences que cela a entraînées – il aimait depuis longtemps une jeune fille qui s’appelait Hélène Durant. Celle-ci, malgré une inclination marquée pour Thornton, suivit le conseil de ses parents et épousa Allen Walker, jeune homme de grand avenir, mais sans caractère. Au moment de son mariage, Walker occupait une brillante situation dans une grande maison de commerce. Mais peu après, il quitta tout à coup cette maison pour entrer dans une autre.

Financièrement, ce changement parut très profitable, mais ses nouvelles occupations l’obligeaient à de longues absences. Néanmoins, la jeune Mme Walker, ignorant encore l’absence de scrupules de son mari et recevant de lui beaucoup plus d’argent que par le passé, était encore très heureuse. Un jour, elle découvrit par hasard que son mari gagnait – et dépensait – encore bien plus d’argent que ce qu’il avouait…

— Quel était donc le commerce de la maison dans laquelle il était entré ? demanda miss Staples.

— Cette maison, fit le chef, elle n’a jamais eu d’existence réelle. Ce n’était qu’une façade derrière laquelle opérait en sûreté une bande de criminels de grande envergure.

— Des escrocs ?

— Non, bien pire. Mme Walker n’en eut d’abord que de vagues soupçons, mais elle fut enfin forcée de reconnaître que son mari s’était associé avec des gens sans honneur ni conscience. Il y avait aussi une jeune femme, une mystérieuse miss France qui manœuvra si bien que Walker se trouva pieds et poings liés sous sa domination et sous celle des autres membres de l’association. Ce fut Mme Walker qui découvrit l’identité de cette jeune femme dans un billet égaré par son mari. Elle confia son chagrin à Thornton qui était resté son meilleur ami. Il essaya, longtemps sans succès, de découvrir quel était le genre d’affaires auxquelles se livrait Walker.

— Cependant… si on connaissait le nom de la firme ?

— Oh ! ils étaient extrêmement habiles. À la surface, il s’agissait de négociations très simples, mais qui ne pouvaient pas rapporter des sommes folles. Alors, en désespoir de cause, Thornton résolut de se lier avec Walker lui-même. Celui-ci l’accueillit bien. Ils devinrent amis et, en fin de compte, Walker lui offrit d’entrer dans sa maison. Il accepta et découvrit enfin de quoi il s’agissait…

— Qu’était-ce donc ?

M. Steele baissa les yeux comme il le faisait chaque fois qu’il réfléchissait ou qu’un mot paraissait lui échapper.

— Eh bien, dit-il enfin, Walker et quelques autres étaient à la tête d’une vaste organisation internationale pour l’importation prohibée des stupéfiants… l’opium, la morphine, l’héroïne, etc. Tout le commerce, achat dans le vieux monde et vente en Amérique, était confié à des sous-agents bien rétribués mais ne se connaissant pas entre eux et surtout sans attache directe avec le siège central. Ainsi, les dirigeants ne risquaient à peu près rien : si un de leurs subordonnés était pris, c’était une petite affaire qui n’allait jamais très loin. Ils gagnaient des sommes considérables par le groupement des commandes et la vente en gros de ces poisons et stupéfiants.

Thornton entra donc dans l’association.

Il fut mis à la tête des agents opérant à San-Francisco. C’est à ce port qu’arrivait la plupart de leurs marchandises, et c’était un poste important. Malgré tout, il n’arriva jamais à découvrir la véritable identité de ses collègues, et Walker lui-même ne se laissa pas aller à des confidences.

Ils se surveillaient tous mutuellement, et le traître eût été immédiatement sacrifié. À San-Francisco, ils étaient trois Thornton, un inconnu et Walker lui-même. Il ne communiquait avec ce dernier que sous un faux nom.

— A-t-il fini par savoir tous leurs secrets ?

— Non pas ! Il ne leur a peut-être jamais inspiré une confiance absolue. Quoi qu’il en soit, à la suite d’une fausse manœuvre de sa part, ils commencèrent à se méfier de lui, mais ne le lui montrèrent pas. S’il avait été au courant de tout, il aurait probablement payé cela de sa vie. Mais ils se bornèrent à élaborer une machination pour se débarrasser momentanément de lui.

— Et ils l’ont fait condamner à la prison ! s’écria miss Staples.

— Oui, mais pas sans complication ni difficulté. Presque tout de suite, Thornton sentit qu’on se méfiait de lui. Il est très intelligent. Il comprit qu’on cherchait à le perdre. Alors, il voulut mettre le plus possible d’atouts dans son jeu. Or, justement, un des plus considérables chargements de stupéfiants était annoncé. Ne se doutant pas que leurs intentions étaient percées à jour, les chefs laissèrent Thornton s’en occuper comme d’habitude. Il en profita très habilement pour donner au chargement une fausse direction… Il sut et seul sait encore où cet envoi se trouve actuellement. Il faut croire qu’en effet ils n’ont pu le découvrir, car ils ont envoyé des agents à Thornton jusque dans sa prison pour l’interviewer à ce sujet.

— Cet avantage n’aurait-il pas dû le sauver ?

— Non, car la machination était déclenchée. Walter le convoqua en une certaine ville des Massachussetts où le piège était préparé et où Thornton fut convaincu – avec toutes preuves à l’appui – d’avoir dérobé la caisse d’un négociant. On put prouver sa culpabilité.

— C’est abominable ! fit la jeune fille. Mais n’aurait-il pas pu alors le dénoncer ?

— Il l’a tenté, mais sans succès. Porter plainte contre inconnu, c’est trop facile. Walker paraissait au-dessus de tout soupçon, et, à cause de sa femme, Thornton n’osait le nommer. Il ne connaissait aucun autre dirigeant. Personne n’ajouta foi à ses déclarations touchant un prétendu commerce de stupéfiants. Nous, au Service Secret, savions bien que cela se pratiquait, et cela nous donna l’éveil, mais des preuves… nous n’en avions aucune…

Depuis lors, miss Staples, nous cherchons vainement. Le négoce de ces bandits continue ; on nous blâme de ne pas pouvoir l’empêcher, et notre brave police régulière cherche à remettre en prison le seul homme qui pourrait nous aider…

— Cependant, si tous les autres sont inconnus, reste ce Walker…

— Il a disparu. Il n’est plus jamais revenu chez lui depuis la condamnation de Thornton. Il a d’abord envoyé, sous de faux noms, quelque argent à sa femme, puis plus rien… D’ailleurs, depuis lors, Mme Walker est morte de chagrin. Nous avons tout essayé. Nous avons interrogé Thornton et il nous a appris de quelle façon il correspondait autrefois avec Walker. Nous avons fabriqué une lettre et l’avons envoyée à l’adresse indiquée par Thornton. La souricière était toute préparée… Eh bien ! Walker a dû recevoir la lettre, mais n’a pas bougé… Par qui lui fut-elle remise ? Nul ne le sait… Ces gens-là sont trop riches et peuvent fort bien acheter un employé des postes.

… Une idée nouvelle parut frapper miss Staples.

— Expliquez-moi, dit-elle, comment il fallait adresser une telle lettre afin d’atteindre l’Association.

Son interlocuteur secoua la tête.

— Je ne crois pas pouvoir divulguer ce détail, dit-il.

Elle parut fort désappointée.

— Y a-t-il longtemps que vous avez fait cette tentative ? demanda-t-elle encore.

— Il y a deux ans… pour la première fois. Ces temps-ci, comme l’opinion publique réclamait une action énergique, nous avons recommencé… sans plus de résultat. Notre lettre a disparu. Nous avons essayé alors d’envoyer nos meilleurs détectives à San-Francisco où Walker doit venir souvent… Ils ont fait de leur mieux, mais n’ont pu découvrir personne qui ait la moindre ressemblance avec lui… Il a dû se grimer…

— Et, pendant tout ce temps, M. Thornton souffrait injustement !

— Oui, mais pendant ce même temps nous avons fait tout au monde pour déterrer l’organisation criminelle dont il fut victime. Un de nos agents a même trouvé la mort dans cette ardente poursuite… Une fois seulement, nous avons été près du but… c’était à la suite d’un rapport d’un de nos meilleurs détectives, un M. Decker…

À ce mot, M. Steele s’interrompit, se pencha sur son bureau, puis, relevant la tête :

— Non, reprit-il, je ne me sens pas en droit de vous dire cela…

Il y eut un moment de silence, puis le chef du Service Secret se leva :

— Je crois, miss Staples, que je vous ai renseignée à fond ; M. Thornton est très certainement innocent et digne de l’intérêt que vous lui avez témoigné.

Ce qu’il faut craindre actuellement, c’est qu’il soit repris par la police et qu’il ne provoque quelque malheur, ou mort d’homme en défendant sa liberté. À ce propos, j’aurais une intéressante proposition à vous faire, miss Staples : si vous pouviez, maintenant ou par la suite, connaître l’endroit où il se cache, voulez-vous venir aussitôt nous le dire ?

— Oh, non, pas cela !

— Écoutez-moi. Notre Service entrerait en rapport avec lui, mais ne le livrerait à la police que s’il y consentait. Nous aurions plutôt pour but de le protéger en nous servant de lui pour découvrir enfin les malfaiteurs que nous poursuivons.

— Non, non ! riposta vivement miss Staples. Vous ne me ferez pas croire que le Service Secret – qui n’est au fond qu’un corps de police spécial – puisse faire cela. Vous livrer un évadé, c’est le ramener directement en prison. Et même si vous obteniez la remise de sa peine, resterait l’affaire de ce gardien qu’il a jeté en bas des escaliers… Si cet homme mourait, Thornton serait condamné à mort ou à la prison perpétuelle… quoi que vous puissiez faire… Je ne suis qu’une jeune fille, mais je sais cela.

— C’est bien, miss Staples ; je comprends votre décision tout en la déplorant… Je ne saurais tout vous expliquer en détail, mais sachez bien que le Service Secret est tout à fait indépendant de la police régulière, qu’il a ses desseins particuliers, et qu’il est chargé, notamment dans cette affaire de stupéfiants, de la sûreté de l’État… Il ne me reste plus qu’à vous remercier de votre démarche et de votre confiance.

Il la reconduisit à la porte privée qui donnait sur un long corridor et la salua respectueusement. Et comme elle se trouvait encore sur le seuil, une autre porte s’ouvrit un peu plus loin dans le couloir, livrant passage à un homme grand et d’aspect imposant qui, sans bouger, regarda la jeune fille. Durant la brève seconde où elle lui fit face, elle se sentit observée d’une façon si perçante qu’elle tressaillit et s’éloigna vivement.

VII

DÉLIBÉRATIONS

C’était un mercredi soir. Au premier étage d’un bel immeuble d’un quartier suburbain, de nombreux domestiques débarrassaient la table où venait d’être servi un somptueux dîner. Le maître de la maison et ses invités s’étaient retirés à l’étage au-dessus.

Quiconque se fût présenté ce soir-là devant la massive porte de cet hôtel particulier eût été rapidement éconduit par un valet de haute taille prêt à déclarer avec aplomb que son maître n’était pas chez lui.

Il s’y trouvait cependant, avec ses amis, dans une belle salle du second étage. Cette grande pièce, aux solides meubles de chêne, était à la fois bibliothèque et cabinet de travail. Ses fenêtres donnaient sur la rue, la paroi en face disparaissait sous des rayons chargés de livres ; près de la porte, un coffre-fort imposant et du dernier modèle était profondément encastré dans la muraille.

Au centre, autour d’une grande table vernie, se trouvaient les cinq membres de la réunion de ce soir-là. Au haut bout, le plus âgé paraissait présider. De physionomie régulière, presque belle, brun, avec quelques fils d’argent aux tempes, il avait généralement le maintien assuré, le geste aisé, la parole facile et brève d’un homme habitué à commander. La seule chose qu’un physionomiste exercé eût pu observer à son désavantage était sa façon de détourner brusquement le regard de ses yeux bleu pâle lorsqu’un interlocuteur le fixait un peu vivement.

C’était lui qui recevait. Une rangée de bouteilles était à sa portée. La chère avait dû être fine, les vins parfaits : les convives conversaient joyeusement dans cette salle aux épaisses boiseries et où aucun bruit autre que ceux de la rue ne pouvait pénétrer. Le maître de la maison profita cependant d’un léger arrêt dans les conversations pour réclamer l’attention en frappant vivement sur la table avec un coupe-papier de bronze.

— Mes bien chers amis, dit-il d’un ton aussi grave que possible en de telles circonstances, nous allons maintenant, si vous le voulez bien, profiter de ce que le septième anniversaire de la fondation de notre Société nous a ainsi joyeusement réunis pour discuter et expédier différentes petites affaires et formalités.

Tous se mirent à écouter attentivement, à l’exception d’un gros homme qui, à l’autre bout de la table, vida son verre d’un trait et s’écria :

— Tout en applaudissant à cet excellent préambule, je me permets de faire remarquer que c’est notre huitième, et non septième anniversaire.

Le maître de la maison sourit.

— Je crois, dit-il, que vous comptez comme anniversaire notre réunion de fondation… mais peu importe… Je reprends en vous priant de ne pas interrompre le beau discours que j’ai préparé.

Il m’a semblé, en effet, mes chers amis, qu’après six réunions annuelles où tout était sacrifié aux mesures de précaution et à l’étude ardue de grands projets, nous pouvons, à la fin de cette septième année, nous réjouir librement et hautement, sans faux orgueil, du succès constant de nos entreprises.

D’autre part, après de longues périodes de défiance et de danger, il semble que nos minutieuses précautions et notre continuelle vigilance aient porté leurs fruits, et que nous sommes maintenant en passe de développer tranquillement nos affaires en toute sécurité.

En considérant tous ces motifs de satisfaction, je songe – dois-je le dire ? – à notre vénérable et sincère admirateur qui dirige l’organisation adverse, à cet excellent Steele. Vous savez tous de quel cœur il nous considère et nous apprécie… Eh bien ! vous apprendrez sans doute avec plaisir que j’ai pris la liberté d’aller lui rendre visite il y a environ un mois.

Il s’arrêta une seconde pour savourer la stupéfaction de ses auditeurs, puis il reprit :

— Je ne sais pas quel bandit s’était débarrassé entre mes mains d’un faux billet de vingt dollars… c’est pourquoi je suis allé montrer le corps du délit au chef du Service Secret. Il m’a fait l’honneur de me recevoir, et je suis revenu enchanté de sa réception, de sa cordialité, de sa finesse de caractère. Il ne faut pas croire les gens qui nous le dépeignent comme un vieillard décrépit, fini… Il m’a chaleureusement serré les mains en me remerciant de lui avoir montré le bel échantillon de fausse monnaie que j’avais découvert.

Un éclat de rire général interrompit l’orateur.

— D’ailleurs, poursuivit-il, je ne suis pas seul à pouvoir me vanter d’une pareille prouesse. Notre ami Walker ici présent, et qui rit d’avance à la pensée de la bonne histoire qu’il a à raconter, a joui du même privilège que moi.

… Allen Walker dit alors avec malice :

— Oui, j’ai eu le grand honneur de jouer aux cartes avec notre excellent ami, et…

— Allons donc ! fit une voix féminine.

— C’est la vérité pure, ma chère France, affirma Walker.

La jeune femme qui l’avait interrompu avait un pur visage de madone ; elle était de celles que le vice ne flétrit pas en apparence. Seule une lueur inquiétante au fond de ses yeux admirables décelait peut-être d’étranges et condamnables pensées.

— Quand cela ? demanda-t-elle encore.

— Il y a quelques semaines. C’était au club. Un de mes amis – pas très intime – cherchait quelqu’un pour faire le quatrième… Parmi les trois autres joueurs, j’eus le plaisir de reconnaître notre bon Steele.

— Et qui a gagné ?

— Moi, naturellement… car j’avais toutes les bonnes cartes. Lui, il jouait très bien, mais, comme il le dit lui-même à la fin de la partie « On ne peut pas gagner sans atouts, monsieur Walker. »

— Vous lui avez été présenté sous votre vrai nom ! s’écria alors un des assistants, jeune homme d’à peine trente ans, aux traits fins, mais sans caractère.

— Oh ! oui, il y a trois ans que je n’ai pas modifié mon état civil. À quoi bon, tant que tout va bien ? Je ne vois pas pourquoi je dissimulerais au monde l’existence du bon, brave et honnête garçon que je suis ! Il y a tant de Walker par le monde !

— J’ai entendu dire, reprit le jeune homme, que Steele allait démissionner prochainement.

Le président sourit et répondit :

— Oui, c’est exact, mais il a annoncé qu’il ne quitterait pas le « Service » avant d’avoir mené à bien une certaine tâche… que vous devinez.

— Vous savez sans doute pourquoi il tient tant à nous ? fit alors Morrill qui n’avait pas encore pris part à la conversation.

— Pur entêtement, sans doute…

— Non, non, c’est pour venger son jeune employé Fred Warren, qui avait réussi à s’introduire parmi nous comme agent provocateur. Si Garson ne l’avait pas tué, c’en aurait été fait de nous…

— Eh là ! Que dites-vous, s’il vous plaît ? s’exclama Garson. Warren a été exclu à la suite d’un vote régulier. Pourquoi parlez-vous ainsi à la légère ?

— Ne vous fâchez pas, je rétracte, fit l’autre avec un sourire complice.

Cependant, le président sortit un portefeuille du coffre-fort et reprit la parole :

— Conformément à nos statuts, je dois vous relire aujourd’hui l’acte constitutif de notre association, votre silence durant cette lecture devant être interprété comme une acceptation entière…

Il prit une enveloppe portant les traces de six cachets brisés et fermée par un septième intact. Il lut :

 

Nous soussignés prenons par la présente convention résolution solennelle et faisons serment : 1. de garder secret pour tout autre que nous l’existence du présent document et de notre association, cela sous peine de mort ; 2. de travailler de toutes nos forces à la prospérité de notre association à qui nous donnons le nom de Cercle Noir ; 3. de respecter en tous points la règle inaltérable qui est à la base de notre association, savoir qu’aucune personne attachée de près ou de loin à nos travaux ne doit connaître l’un de nous de nom ou de vue ; 4. de ne sortir de notre association avant dix ans depuis ce jour, ce sous peine de mort ; 5. en cas de partage égal des voix dans un vote, d’accepter la décision du premier des soussignés ; 6. de démontrer qu’une association de quelques hommes intelligents peut les mener à la fortune par le mépris de toutes les lois humaines ou divines.

Fait le 25 novembre 1923.

Ont signé :

FRÉDÉRICK MERRIVALE,

WILLIAM GARSON,

FRANCE H. BLAKE,

GEORGES MORRILL.

Cinquième membre entré le 22 juin 1925 :

ALLEN B. WALKER.

 

Ayant lentement replacé la charte du Cercle Noir dans son enveloppe, le président sortit un autre document de son portefeuille.

— Il vous intéressera peut-être, reprit-il, d’entendre encore la lecture du procès-verbal de notre première réunion. Voici :

Après quelques propos voilés et échanges de vues générales, les quatre premiers membres du Cercle Noir ont été unanimes à décider de réunir leurs efforts jusqu’à présent dispersés pour développer un certain commerce auquel ils s’intéressent. Tout préliminaire écarté, ils ont résolu de s’associer solennellement sous la foi du serment et ont rédigé un acte constitutif valable sous peine de mort pour dix ans et l’ont tous signé, avec une seule restriction présentée par Georges Morrill, le quatrième signataire, qui a fait quelque objection à la phrase impliquant « le mépris de tordes lois humaines ou divines » – dont acte lui a été donné en marge.

Le président releva les yeux.

— Je crois, dit-il d’un ton persifleur, que notre cher ami Morrill a eu maintenant l’occasion et le temps de chasser de son esprit ses honorables scrupules.

— Mais non, fit Morrill.

— Vous n’avez pourtant témoigné d’aucun remords en touchant votre part de nos coquets bénéfices.

— Il ne s’agit pas de cela, Fred, reprit Morrill d’une voix mal assurée. Je n’ai absolument rien à objecter à notre organisation ni à la nature de nos affaires. Je suis membre fondateur du Cercle Noir, je suis l’un de vous… irrévocablement. Ma restriction – comme je l’ai dit dès le début, n’est pas une affaire de scrupule, mais bien plutôt, je l’avoue, de crainte… irraisonnée, instinctive.

— Cependant, mon cher, cet article est à la base même de notre institution.

— Oui, et je le regrette. Nous oublions qu’il existe une justice immanente, en dehors de celle des juges, et qui tôt ou tard…

— Morrill, interrompit un des assistants, vous rappelez-vous ce que j’ai dit la dernière fois que vous vous êtes mis à prêcher ?

— Je ne prêche pas ! s’écria Morrill. J’essaie d’expliquer ce que je ressens profondément… pour votre bien à tous… Croyez-moi, nous avons été trop loin… Arrêtons-nous !

— Hem ! fit Merrivale. C’est bien la première fois que l’un de nous ose parler ainsi. Nos statuts sont formels à l’égard de pareilles propositions… Mais comme la question est soulevée en séance régulière, je dois la mettre aux voix. Je vous rappelle qu’une fois déjà, dans le passé, nous avons eu à décider si le Cercle Noir subsisterait ou non, qu’un premier vote, secret, fut émis avec une seule voix pour la dissolution ; et, lorsque la signature des bulletins fut requise, cette voix disparut. Maintenant, finissons-en !

Allen Walker avait pâli pendant cette brève allocution, mais le président reprenait déjà d’une voix forte :

— J’use de mon droit en réclamant la signature de chaque bulletin de vote.

Il distribua de petits cartons à chaque assistant, et, vivement, remplit lui-même son bulletin. Garson en fit autant. Allen Walker hésita, regarda ceux qui n’avaient pas encore écrit leur vote, jeta un rapide regard sur Merrivale, puis se décida. France et Morrill, un peu plus lents, donnèrent enfin leur bulletin.

Merrivale les prit tous, les compta, les retourna…

— Le dissentiment persiste, annonça-t-il, car, cette fois, il n’y a que trois voix en faveur du maintien de notre association… N’importe, c’est la majorité : en conséquence, je scelle pour la huitième fois devant vous notre acte constitutif. Ce sceau ne peut être brisé que par l’un de nous, et dans trois cent soixante-cinq jours.

 

*     *     *

 

Le lendemain matin, Richard Thornton était en conférence avec son ami Stone dans la luxueuse chambre qu’il occupait à la pension de famille Anderson. C’était la première fois que le prétendu Winfield Clyde y recevait quelqu’un depuis son arrivée.

À peine Stone entré, Thornton ferma les volets et alla s’assurer que la porte était bien close.

— Êtes-vous toujours résolu à écrire à Walker ? demanda Stone.

— Oui, j’ai composé la lettre hier, et je vais vous la montrer.

— Comment la ferez-vous parvenir ?

— Je l’adresserai à M. John Crane, Bureau Central, Case N° 1769… C’est la même adresse qu’autrefois.

— Il est extraordinaire alors qu’on n’ait jamais réussi à les découvrir en suivant cette piste !

— On a bien essayé, mais ils doivent avoir un agent ou un complice dans l’administration postale, car les lettres adressées à John Crane n’arrivent jamais dans la case 1769.

— Oui, vous m’aviez déjà dit cela… Oh ! voilà donc votre lettre ?

Il déplia la feuille de papier que lui tendait Thornton et s’écria :

— Oh ! mais vous n’avez même pas déguisé votre écriture !

— Certes, non. Ces gens ont des spécimens de mon écriture et ainsi ils verront tout de suite qu’elle est authentique.

— Je comprends, fit Stone.

Il lut :

 

Messieurs,

Comme vous le savez sans doute, j’ai quitté la prison centrale de Charlestown. Je vous dirai tout de suite que je désire vivement passer à l’étranger sans être inquiété. Je suis convaincu que vous pouvez me faciliter grandement ce projet. Un certificat d’une de vos firmes me présentant et me décrivant comme l’un de vos agents me permettrait certainement – avec votre influence occulte – de franchir la frontière sans péril.

En échange de cette protection de votre part, je vous offre des renseignements précis sur la situation actuelle du chargement que j’ai fait égarer il y a quelques années. Je peux prouver que ces marchandises sont toujours au même endroit, intactes, si de votre côté vous m’assurez que vos certificats me permettront de voyager librement.

Vous comprendrez qu’une réponse immédiate est indispensable. Je suis constamment en danger d’être repris. Adressez votre réponse à Thomas Bush, Bureau de poste 7, Case 381.

Je présume que nous pouvons discuter d’égal à égal. Vous m’avez envoyé en prison. J’ai le secret concernant vos marchandises. Faisons-nous l’affaire que je vous propose ?

RICHARD THORNTON.

 

— Comment ! Vous signez de votre vrai nom ! s’étonna encore Stone.

— Pourquoi pas ? Celle lettre ne tombera pas dans d’autres mains, croyez-le bien.

— Oui, mais s’ils l’envoient à la police ?

— Ce serait perdre leur dernière occasion de recouvrer leurs précieuses marchandises.

— Quand attendez-vous leur réponse ?

— Très vite. Walker aura cette lettre demain dans la matinée, à moins qu’il n’ait changé ses méthodes, ce qui me semble peu probable.

— Qui est ce Thomas Bush qui a une case au Bureau 7 ?

— Ce sera vous si vous y consentez. J’ai loué cette case hier sous le nom de Thomas Bush.

— Je suis à votre service.

— Merci, mais il faudra bien vous assurer que vous n’êtes pas suivi ni observé.

— Je prendrai mes précautions ; je ne reviendrai pas vous voir auparavant ; c’est plus sage, n’est-ce pas ?

Ne recevant pas de réponse, Stone regarda son ami et fut surpris de l’intensité de sentiments qu’exprimait sa physionomie. Ses traits étaient comme subitement déformés par une sorte de volonté farouche et redoutable…

— Oui, dit-il enfin comme en rêve, c’est plus sage.

 

*     *     *

 

Le vendredi matin, dans la grande bibliothèque où avait eu lieu l’avant-veille l’assemblée annuelle du Cercle Noir, les quatre promoteurs de l’association étaient de nouveau réunis. Seule, la jeune femme était absente.

Aucun cérémonial cette fois. Merrivale prit un papier dans sa poche et, le posant sur la table :

— Nous avons, dit-il brièvement, à examiner la proposition de Thornton. Vous vous souvenez tous de lui et vous savez qu’il s’est évadé récemment de prison. Je vous ai donné connaissance de sa lettre. Qu’en pensez-vous ?

— Je déclare tout de suite, dit Willard Garson, que je suis opposé à toute transaction de ce genre.

— Je ne discute pas, Will, répondit le président, je vous demande simplement votre avis.

— Naturellement, dit Walker, nous savons tous qu’il serait bien intéressant de retrouver ces marchandises, mais le tout est de mesurer les risques que nous affrontons. Ne sont-ils pas trop grands ?

— C’est ce que Garson redoute, riposta Merrivale, mais je ne vois pas que nous courrions grand danger. Ce Thornton a été des nôtres, oui ; il connaît Walker, c’est entendu, mais après ? S’il n’a pu se servir de ce qu’il savait à son procès, il est peu probable qu’il puisse faire mieux aujourd’hui…

— Eh bien ! répondit Walker, à condition que je n’aie rien à faire avec lui…

— Certes, affirma Merrivale, nous arrangerons cela.

— Tout cela est très joli, reprit Garson, mais l’enjeu en vaut-il vraiment la peine ?

— Assurément ! répliqua Merrivale. Puisque nous devons continuer pendant trois ans, il nous faut ce lot de marchandises ; nous n’arrivons pas à servir toutes les commandes… Rentrer en possession du stock, c’est de l’or en barre. Une fois les marchandises distribuées dans nos différents magasins, dont les gérants ne se connaissent pas les uns les autres, nous ne risquons absolument rien.

Walker et Morrill firent des signes d’assentiment.

— J’admets que nous avons diablement besoin de ce stock, reprit Garson, mais j’avoue que j’ai de sombres pressentiments sur l’issue de cette affaire… Ce n’est pas que je craigne personnellement Thornton, je l’ai à peine connu, mais je le sais habile, plein de ressources… Ah ! nous avons eu bien de la chance en le faisant mettre à l’ombre, il y a quatre ans !

— Bien dit ! s’écria Walker.

— Méfions-nous donc, poursuivit Garson ; il ne faut pas traiter avec lui, pas même répondre à sa lettre. Quelque chose me dit que c’est un piège.

— Allons donc ! fit Merrivale. Vous êtes nerveux aujourd’hui, Will. Voyons : si vous veniez de sortir de prison, en grand danger d’être repris, est-ce que vous songeriez à préparer des guet-apens à vos ennemis ? Vous n’auriez qu’un but, celui de Thornton : partir pour l’étranger. Et puis, encore une fois, songez à la valeur actuelle de ces marchandises !

— Oui, oui, bien sûr… admit Garson.

— Mais comment voulez-vous vous y prendre ? interrogea Walker. Lui, aussi bien que nous, doit craindre un piège. Il ne voudra rien dire sur les marchandises avant de se trouver en sûreté, et, d’autre part, nous ne voulons pas lui faciliter la fuite sans avoir les bonnes indications promises…

— Oui, dit Merrivale, c’est bien là le nœud du problème, mais je crois que j’ai à ce sujet une idée qui aplanira toutes les difficultés.

— Vous vous proposez de vous rencontrer avec lui ?

— Oui.

— Où ?

— En quelque endroit agréé à la fois par lui et par moi.

— Et où vous trouverez la police bien installée pour vous cueillir, goguenarda Garson.

— Mon idée serait de le convoquer ici même, répliqua Merrivale d’un ton sec.

— Ici ?

— Oui, parfaitement, dans les appartements spéciaux, à l’étage supérieur. La limousine fermée irait le prendre en un lieu désigné.

— Où, encore une fois, seraient postés des détectives, grommela Garson.

— Nous prendrons nos précautions. Ce qui a réussi pour Westmann et Hall doit réussir avec Thornton. Et puis, voyons, qu’est-ce qu’on pourrait trouver à redire à un gentleman du nom de John Crane qui a rendez-vous avec Thornton ? D’ailleurs, je le répète, notre homme a autre chose à penser, c’est son point de vue à lui qu’il faut considérer.

— Après tout, cela peut se risquer, dit Morrill. Merrivale prit des bulletins blancs dans un tiroir.

— Ne perdons pas davantage de temps à discuter, dit-il ; votons… Nous sommes quatre ; en cas d’égalité des voix, nous appellerons France. Pesez bien votre décision, mais n’oubliez pas nos intérêts !

… Au bout d’un instant, Merrivale annonça le résultat d’une voix pleine de satisfaction :

— Par trois voix contre une, il est décidé d’entrer en pourparlers avec Thornton.

VIII

PAR TÉLÉPHONE

Au début de l’après-midi du vendredi de cette semaine-là, miss Dorothée Staples se présentait de nouveau aux bureaux du Service Secret. L’inspecteur Clapp la reçut avec empressement.

— M. Steele m’a priée de passer à son bureau, dit-elle.

— Oui, je sais, répondit-il. Le chef a donné l’ordre de vous introduire immédiatement.

Il fit passer la jeune fille dans le petit salon d’attente qu’elle connaissait déjà, puis, de là, dans le couloir, et la conduisit jusqu’à une porte située tout au fond du passage. Dans le nouveau bureau où on la fit entrer, elle aperçut le personnage qui avait silencieusement observé son départ lors de sa première visite.

Elle hésita sur le seuil, mais l’inconnu la salua courtoisement et lui avança un fauteuil :

— Je ne vous retiendrai pas longtemps, miss Staples, dit-il. Je vous prie de m’excuser de vous avoir fait venir au lieu de me rendre moi-même chez vous, mais il est certaines choses dont je ne puis vraiment parler qu’ici.

Elle fit un pas en avant…

— Je… je ne comprends pas très bien, dit-elle enfin. C’est de la part de M. Malcome Steele que j’ai reçu un message, et c’est lui que je m’attendais à trouver ici…

L’inconnu s’inclina.

— Je suis Malcome Steele, dit-il.

— Mais, s’écria la jeune fille, j’ai causé avec M. Steele mercredi dernier dans un bureau voisin…

— Indirectement, répliqua-t-il en souriant avec malice. Et il ajouta : Asseyez-vous, miss Staples ; je vais vous expliquer…

Il alla refermer soigneusement la porte, puis reprit :

— Je vous dois des excuses, mais soyez sûre que ce n’est nullement à votre égard seulement que nous avons opéré une certaine substitution de personnes. En fait, c’est avec l’inspecteur William Davis que vous avez eu l’autre jour une intéressante conversation. Depuis quelques mois déjà, il a pour tâche de figurer le Chef de Service Secret.

— Pourquoi ? interrogea miss Staples.

— Parce qu’il m’a paru opportun de me soustraire pendant quelque temps à la vue des nombreux visiteurs qui se présentent quotidiennement à mon bureau…

Encore très déconcertée, la jeune fille considéra silencieusement son interlocuteur. Moins imposant peut-être que son remplaçant, il avait certainement plus de pénétration et de force dans le regard, plus de gravité dans la physionomie.

— Alors, dit miss Staples d’une voix où perçait une vive inquiétude, la promesse qui m’avait été faite ne sera peut-être pas tenue ?

— L’inspecteur Davis ne vous a fait aucune promesse, miss… C’est moi qui vous l’ai faite, et c’est avec moi que vous avez parlé – par l’intermédiaire de Davis.

Et comme la jeune fille le regardait sans comprendre :

— Venez, dit-il, je vais vous expliquer. Vous voyez cet appareil ressemblant à un haut-parleur : il me transmet tout ce qui se dit, même à voix basse, dans le bureau de Davis. J’ai donc entendu absolument toute votre conversation, mercredi dernier. Mais il y a mieux : c’est moi-même qui vous répondais. En effet, regardez ce clavier ; c’est celui d’une machine à écrire ordinaire, semble-t-il… Eh bien ! toutes les touches que je frappe, toutes les phrases que j’y compose, au lieu d’être « tapées » sur du papier, apparaissent en caractères rouges, très visibles, sur la table même de l’inspecteur Davis. Il n’a qu’à répéter lentement ce qu’il lit au fur et à mesure sur le verre dépoli qui se trouve à la place du sous-main ordinaire d’une table de bureau… Et voyez, une légère pression sur ce bouton, tout ce que j’ai écrit disparaît à la vue de Davis.

— C’est merveilleux ! s’écria Dorothée Staples.

— C’est fort utile. J’ai donc pu, l’autre jour, vous entendre et vous répondre en restant invisible… Ce n’est naturellement que pour les affaires importantes que nous employons ce système. Et vous avez dû remarquer que l’inspecteur Davis a appuyé sur un bouton spécial dès que vous avez prononcé le nom de Thornton…

Maintenant, si vous le permettez, venons-en au fait. Comme vous le présumez sans doute, c’est encore à propos de Thornton que j’ai pris la liberté de vous demander de passer à mon bureau. Puis-je vous demander si vous l’avez revu ou si vous avez eu de ses nouvelles depuis mercredi dernier ?

— Non, en aucune façon, je n’ai point de nouveaux renseignements à son sujet.

— Et pourrais-je savoir pourquoi vous avez témoigné tant d’intérêt à sa sûreté ?

Elle s’aperçut qu’elle ne s’était pas encore posé cette question à elle-même.

— Il m’est très difficile de vous répondre, dit-elle.

— Je n’insisterais pas s’il ne s’agissait de son intérêt, croyez-le.

— Eh bien ! je ne sais comment vous expliquer… je ne me rends pas clairement compte moi-même des mobiles qui me font agir… Je crois, sincèrement, que j’ai cherché à le protéger parce que je le voyais seul contre tous. Je sais bien que tous ces policiers ne font que leur devoir en cherchant à le reprendre… Mais, lorsque, l’autre jour, j’ai appris qu’il était innocent, je ne sais trop ce que j’ai ressenti… En tout cas, j’ai comparé instinctivement mon existence avec la sienne. Tandis que je menais une vie frivole et mondaine, cet homme souffrait injustement, en prison, mêlé à des brigands et à des canailles… Et alors, je me suis dit que je le défendrai envers et contre tous, quoi qu’il en puisse résulter.

Steele l’écouta en silence.

— Je crois donc, répondit-il gravement, que je puis vous confier sans risque mes idées au sujet de cette affaire. Mais je dois d’abord exiger de vous la promesse de n’en rien révéler à âme qui vive. Je crois qu’à nous deux nous pouvons lui apporter une aide efficace, mais il faudrait que vous puissiez communiquer prochainement avec lui…

— J’ai peur que ce ne soit impossible, dit miss Staples. Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où il se trouve… et ce n’est pas M. Stone qui consentira à me renseigner. Je crains que M. Thornton lui-même ne veuille me laisser dans l’ignorance. Je ne vois donc pas comment je pourrais le retrouver… à moins de le rencontrer par hasard… Je suis sûre que je le reconnaîtrais.

M. Steele secoua la tête.

— Chances trop minimes, déclara-t-il.

— Alors, je ne vois pas comment je réussirais là où les détectives ont échoué.

— Il existe peut-être un moyen… mais qui ne peut donner des résultats sans vous.

— Je veux bien… puisque vous avez promis de ne pas le dénoncer… Qu’est-ce que vous proposez ?

Le chef du Service Secret parut étudier longuement la physionomie de son interlocutrice avant de répondre :

— Le téléphone.

— Le téléphone ? Mais c’est la dernière chose à laquelle j’aurais pensé… Comment serait-il possible de déterminer…

— Le téléphone offre d’infinies possibilités, miss Staples, je vais vous montrer cela.

M. Steele alla prendre une petite table pliante qu’il plaça devant sa visiteuse, puis s’assura que toutes les communications acoustiques ou autres avec les autres bureaux étaient coupées, ferma sa porte à double tour et revint s’asseoir devant la petite table à côté de la jeune fille. Muni d’un crayon et d’un cahier de papier, il commença sa démonstration…

 

*     *     *

 

Le lendemain samedi, à midi moins quelques minutes, une lettre adressée à M. Thomas Bush fut placée par un commis des postes dans la case 381 du Bureau 7.

Moins d’une heure plus tard, Stone en prenait possession. Il était venu à la poste en venant de déjeuner et avait remarqué avec plaisir que personne ne pouvait l’observer au moment où il prenait la lettre. Cela ne l’empêcha pas de faire mille crochets et détours dans le métro pour se rendre chez Thornton.

Deux heures venaient de sonner lorsqu’il remit enfin la missive à son ami dans sa chambre bien close. Ils lurent ensemble :

Cher Monsieur Thornton,

Nous possédons votre lettre qui nous a beaucoup surpris. La possibilité de rentrer en possession de nos marchandises nous intéresse. Mais il nous faut des garanties. Veuillez donc bien tenir compte de nos observations.

Vous savez que ni vous ni nous ne pouvons rechercher des renseignements à l’extérieur ; nous devons donc prendre des deux côtés les plus minutieuses précautions. Vous avez compris sans doute à l’heure actuelle que vous avons été contraints de nous défendre autrefois contre vous et espérons qu’il n’y a plus d’animosité entre nous.

Actuellement, nous voulons jouer franc jeu, mais pour le cas où il y aurait encore en vous quelque désir de vengeance, il nous faut bien songer à nous protéger.

Il est donc indispensable que nous ayons une conversation avec vous, et cela à notre siège où habite un de nos directeurs. Nous ne pouvons évidemment pas vous en indiquer l’adresse ici. Mais nous pourrions vous faire prendre par notre auto à un endroit convenu, si vous êtes d’accord.

Nous ne pouvons accepter sans preuve les renseignements promis sur la situation de notre stock de marchandises. Il faudra que nous nous assurions de leur exactitude pendant que vous serez chez nous. D’ailleurs, nous vous remettrons un certificat et ferons le nécessaire pour votre passage à l’étranger dès que nous aurons la certitude d’être en possession des marchandises. Si vous acceptez de venir discuter des détails avec nous, nous traiterons avec vous sur la base que vous indiquez ; sinon, non. Répondez immédiatement à la même adresse que votre première lettre. Le cas échéant, nous vous indiquerons où vous trouverez notre auto.

La lettre était dactylographiée et signée : JOHN CRANE.

— Eh bien ! interrogea Stone, allez-vous risquer ce qu’ils proposent ?

— Vraiment, Walt, cela me paraît acceptable.

— Mais personne ne sait où se trouve ce logis !

— Tant mieux, la police ne m’y atteindra pas.

— Et puis, si, une fois là, ces gens vous dénoncent ?

— Je prendrai quelques précautions.

— Quand leur répondrez-vous ?

— Tout de suite… Et je vous demanderai de mettre ma lettre à la poste.

Sa réponse fut brève :

J’accepte vos propositions et j’attends les indications promises.

Il l’adressa également à Monsieur John Crane.

Pendant ce temps, Stone avait repris la missive émanant du Cercle Noir et l’étudiait avec le plus grand soin… Mais à la fin il la rejeta en s’écriant :

— Pure énigme !

— Oui, fit Thornton en la déchirant en petits fragments qu’il jeta au feu, mais énigme qui portait en tête mon nom en toutes lettres !… Voici, mon cher ami, ma réponse ; pourrez-vous la faire partir en sortant d’ici ?

— Certainement. Ils l’auront lundi matin. Ah ! à propos, j’oubliais de vous dire que miss Staples est revenue à mon bureau cet après-midi. Elle aimerait beaucoup vous revoir.

— Très flatté, fit Thornton, mais je crains de ne pouvoir la recevoir…

— Je crois, reprit Stone, que vous vous méprenez un peu au sujet de cette jeune fille. J’ai longuement causé avec elle ; elle n’est pas poussée par un simple sentiment de curiosité, elle prétend qu’elle a mené une vie inutile jusqu’à ce jour, et qu’elle est déterminée à faire tout au monde pour vous. J’ai l’impression que le Service Secret lui a révélé une grande partie de la vérité…

— Allons donc !

— Oui. En tout cas, elle a vu Steele, qui lui a parlé d’un moyen de vous protéger, et lui a promis qu’en tout cas, lui, Steele, ne vous trahirait pas… Tout cela est étrange, j’en conviens, mais nous savons tous que le chef du « Service » est un grand honnête homme, et habile aussi… Quelle chance ce serait d’avoir son appui ! De toutes façons, il ne serait peut-être pas mauvais de savoir ce que miss Staples a à vous dire.

— Mais comment faire ?

— Elle voudrait que vous lui téléphoniez chez elle dans la soirée.

— Au fait… pourquoi pas ?

— Faites-le, vous pouvez avoir confiance, ajouta vivement Stone. Mais, naturellement, ne téléphonez pas d’ici.

— Certes non !

— Ni même du voisinage. Si j’étais vous, j’irais ce soir, une fois la nuit venue, lui téléphoner dans un quartier excentrique…

— Parfaitement, répondit Thornton, je n’agirai pas à la légère et, du reste, ne lui parlerai pas plus de quatre ou cinq minutes. Je veux bien la croire sincère, mais de là à risquer ma liberté et ma vie pour causer avec elle, il y a loin. Merci, Walt ; je suis très touché de ce que vous faites pour moi. Peut-être pourrons-nous nous voir demain…

 

*     *     *

 

Le soir de ce jour, une jeune fille discutait les offres d’un représentant d’automobiles. Elle l’avait fait entrer dans son salon particulier, au second étage de la princière maison qu’elle habitait avec son père, le puissant financier Ellison Staples.

Tout à coup, la sonnerie du téléphone retentit et miss Dorothée Staples, interrompant son intéressante conversation avec l’homme d’affaires, alla s’asseoir à la table où se trouvait son appareil de bureau et décrocha le récepteur.

Le vendeur d’autos, resté respectueusement debout dans un coin, attendait, mais, aux premiers mots prononcés par sa cliente devant le téléphone, il eut un geste inattendu : il se précipita à la fenêtre, l’ouvrit et releva vivement les persiennes. Cela fait, il revint reprendre sa place auprès de ses catalogues.

Cependant, sur le trottoir en face, un homme qui semblait attendre patiemment l’autobus porta vivement à ses lèvres un sifflet dès qu’il vit s’ouvrir une fenêtre au premier de l’hôtel Staples. Il émit quatre notes graves et légèrement espacées, puis se perdit dans la foule. D’autre part, à peine ces quatre coups de sifflet avaient-ils retenti, un petit homme perché auprès des lignes téléphoniques, sur un toit voisin, ajusta vivement des prises métalliques à deux fils qui passaient à sa portée… Ces prises étaient reliées par un double fil souple à une autre ligne…

… La scène qui se passait au même moment à la Centrale téléphonique n’était pas moins étrange. Une des employées, pourvue du casque écouteur, fit un geste. Un homme en complet noir l’aperçut et décrocha un récepteur ; il entendit :

— C’est Martin ?

— Oui, monsieur, dit-il. Ils causent.

— Bien. Mettez toutes les communications avec mon appareil. Mais d’abord, d’où est parti l’appel ?

— Du N° 300 Bradhurst.

— Qui est-ce qui se trouve le plus près ?

— Gregory et Scovil, dans une petite Buick ; et, pas très loin non plus, Thomson et Brown, avec une voiture de course.

— Envoyez-les tous au point désigné… mais Gregory d’abord.

— Bien, chef.

 

*     *     *

 

Thornton tourna le coin de la Huitième Avenue en se répétant les encourageantes paroles de miss Staples. Il s’étonnait d’avoir été si heureux de l’entendre. L’espoir d’être protégé par le Service Secret n’était pas pour beaucoup dans sa joie intime ; c’était autre chose et qu’il ne comprenait pas très bien lui-même.

Cependant, à ces heureuses pensées en succédèrent d’autres… de couleur plus sombre. N’avait-il pas été bien imprudent de quitter, ne fût-ce que pour une heure nocturne, l’abri de sa chambre close en la paisible pension de famille de Mme Anderson ? Il y jouait depuis plusieurs jours le rôle facile d’un voyageur de commerce fatigué… Quelle folie de courir les rues, même pour entendre la voix persuasive et réconfortante de Dorothée Staples ! Il avait décidé de rentrer à pied, mais son angoisse se fit si violente qu’il se mit à hâter le pas. Il dut faire effort pour ne pas courir… Quelqu’un ne le suivait-il pas ? Il n’osait se retourner. À l’embouchure d’une station du métro, il se précipita dans l’escalier.

Saisi d’une peur instinctive, irraisonnée, hallucinante, il avait perdu tout sang-froid. Ce fut un homme livide, aux traits convulsés, qui monta dans le train. Si quelque policier se fût trouvé là, il l’aurait assurément soupçonné rien qu’à son allure de bête traquée.

Pour une fois, et après une si longue tension nerveuse, Thornton perdait toute possession de lui-même. Arrivé à la pension, il se précipita dans sa chambre, boucla sa valise, bredouilla quelques explications à la bonne Mme Anderson et s’enfuit, abandonnant à tout jamais le nom et la personnalité de M. Winfield Clyde.

IX

LE BUT CACHÉ

Le lundi suivant, à neuf heures du matin, Willard Garson entra dans la chambre des délibérations du Cercle Noir. Merrivale et Morrill s’y trouvaient déjà.

— Nous vous attendions avec impatience, lui dit le président.

— Je ne suis pourtant pas en retard. Où est Al ?

— Il a pris le coupé pour aller chercher la réponse de Thornton. Il vient de la recevoir.

— Comment le savez-vous ?

— Il m’a téléphoné.

— Est-ce… qu’il avait déjà ouvert la lettre ?

— Je pense bien que non, répondit Merrivale.

— Où est France ?

— Elle ne viendra pas ce matin.

— J’espère que Thornton n’accepte pas, dit encore Garson en s’asseyant.

— Pourquoi ? fit Merrivale d’un air candide. L’affaire serait excellente pour les deux parties. Nous aurions une énorme provision de marchandises, et lui, de son côté, pourrait franchir tranquillement la frontière.

Garson fronça les sourcils.

— La franchira-t-il… vraiment ?

Merrivale leva lentement les yeux ; les regards des deux hommes, lourds d’interrogations informulées, de sous-entendus sinistres, se croisèrent un instant.

— Assurément, avec notre protection, répondit Merrivale d’un air un peu gêné.

— Alors, vous consentiriez à laisser courir librement – même à l’étranger – un homme aussi bien renseigné que Thornton ?

— Que voulez-vous que j’y fasse ! Voyez-vous un moyen de l’envoyer autre part qu’à l’étranger ?

— Et vous-même ? répliqua Garson.

— Moi ? Oh ! tout dépend… de la tournure que prendraient les événements.

— Hum ! Vous ne vous êtes pas encore rendu compte du risque qu’il y a à le convoquer ici…

— Voyons, mon cher ! Nous avons déjà opéré de même avec d’autres… Le risque est nul !

— Pas tant que cela ! S’il arrivait à indiquer à ses amis où il se trouve ?

— Vous vous laissez emporter par votre imagination. Comment pourrait-il donner seulement signe de vie quand il sera sous notre garde ? Comment saurait-il lui-même où il est s’il vient dans une voiture bien fermée, s’il ne ressort pas et si personne ne lui donne d’indication ?

— Et s’il s’évade ?

— Nous ne sommes pas des enfants.

— Les gardiens de la prison de Charlestown n’étaient pas non plus des enfants.

— Ce n’était pas la même chose. Il a eu des complices. Ici, il ne peut communiquer avec personne. J’y veillerai. Et il ne sortira de cette maison que dans une voiture bien close. Avec nos trois hommes de confiance, et nous-mêmes, il sera bien possible de le tenir en respect.

— Très bien, fit Garson. Tout ce que j’en dis est pour vous mettre sur vos gardes. Je ne vous refuserai d’ailleurs pas de coopérer… mais, à mon avis, une fois entré ici, il ne devrait plus en sortir.

— Il est une autre question, reprit Merrivale, cherchant visiblement à détourner la conversation, que je voudrais discuter avec vous deux, pendant l’absence de Walker et de France. C’est celle-ci : ne serait-il pas opportun de nous partager entre nous trois la plus grande part des gros bénéfices que nous allons faire avec ces marchandises de Thornton ? Nous n’annoncerions qu’une certaine somme à diviser, comme d’habitude, en cinq parts, et le reste serait pour nous.

— Cela ne me semble pas indiqué, déclara Garson. Vous savez que Walker s’intéresse particulièrement à toute l’affaire… Il peut très bien se rendre compte…

— Lui ? moqua Merrivale, il est bien incapable de discerner la valeur de ces marchandises, et les comptes ne lui passeront pas sous les yeux.

— Bon, si vous voulez ; mais ne jouez pas ce tour-là à France.

— Elle n’y connaît rien non plus.

— Elle ? N’en croyez rien ! Elle a plus de malice que nous tous réunis. D’ailleurs, elle a bien gagné part entière aux bénéfices. Dans bien des cas, c’est à elle que nous avons dû le succès… Et souvenez-vous de la maîtrise avec laquelle elle a amadoué ce secrétaire d’État… Ah ! non, non, elle a du mérite, cette petite !

— Je vous l’abandonne… mais Walker ?

— Si vous frustrez Walker, elle lui dira qu’il n’a pas reçu son dû.

Merrivale ne répondit pas… Mais alors Morrill, qui avait écouté en silence ce vil débat, s’écria tout à coup :

— Vous voyez où vous en êtes ! J’avais prévu cela. Nous commençons à nous manger entre nous ! C’est la ruine de notre organisation à brève échéance !

— Morrill, fit Garson, vous rappelez-vous ce que j’ai dit la dernière fois que vous vous êtes mis à prêcher ?

— Je ne prêche nullement, Garson.

— Il me semble, remarqua alors Merrivale, que vous êtes sur le point de nous offrir votre démission.

— Je le ferais sur l’heure, répondit Morrill, si ce n’était la honte qui rejaillirait sur ma femme et mes enfants…

— Oui, dit tranquillement le président, ce serait dur pour eux.

 

*     *     *

 

— M. Georges Caldwell ! M. Georges Caldwell ! M. Caldwell… On demande M. Georges Caldwell au téléphone ! Le téléphone pour M. Caldwell !

Ainsi criait le chasseur à l’entrée du grand salon de l’Hôtel Brewster. Les personnes présentes s’entre-regardèrent, puis, voyant un gentleman répondre à l’appel, elles reprirent leurs journaux ou leur conversation.

Caldwell remit soigneusement dans sa poche le guide du métro qu’il était en train de consulter. C’était un homme de haute stature, large d’épaules, vêtu à la dernière mode et dans lequel il eût été difficile de reconnaître l’évadé de la prison de Charlestown.

Il entra dans la cabine que lui désignait le chasseur.

— Ici, M. Caldwell, dit-il.

— Le Ciel soit loué ! fit à l’autre bout du fil la voix de Stone. Quelle joie de vous entendre !

— Très heureux aussi, répondit calmement M. Caldwell.

— Vous ne semblez pas vous douter de ma mortelle inquiétude !

— Je m’excuse vivement, mais j’ai dû agir très vite. Quand avez-vous découvert que je n’étais plus au même endroit ?

— Eh bien ! de toute la journée de dimanche je ne me suis douté de rien… mais hier je suis allé vous voir et l’on m’a dit votre départ précipité. J’ai été malade d’anxiété jusqu’à réception de votre petit mot… que j’ai mis longtemps, du reste, à déchiffrer. J’étais stupide, c’est vrai, mais si énervé… J’espère que ce léger retard n’aura pas de conséquences fâcheuses ?

— Non, pas du tout.

— Alors, dites-moi, pourquoi ce départ ?

— Il me paraît difficile de vous expliquer cela par téléphone. J’ai eu des idées noires samedi soir… Mais vous, avez-vous reçu une nouvelle lettre ?

— Oui, c’est pour cela que je vous téléphone. Je l’ai trouvée dans la case postale, il y a un peu plus d’une heure. Que dois-je faire ?

— Pourriez-vous me l’apporter ici ?

— Oui, mais est-ce prudent ?

— Oui, si vous prenez vos précautions habituelles.

— Bon, c’est entendu. À tout à l’heure !

Lorsque les deux amis furent réunis dans la chambre bien close de Thornton, Stone s’étonna de nouveau du brusque départ de la pension Anderson et en demanda la cause. Thornton tâcha de lui décrire la soudaine et irrésistible panique qui l’avait saisi sans raison apparente.

— Cela a dû être un terrible moment, Dick, dit Stone compatissant.

— Je crois, reprit son ami, qu’il vaudra mieux dorénavant que vous m’appeliez Georges, même quand nous sommes seuls… On ne sait jamais… on ne peut être trop prudent. Je ne sais pourquoi, ces jours-ci, je suis obsédé par l’idée, l’impression si vous voulez, que je suis suivi, épié. Mais, voyons, vous avez la réponse de ces gens ?

— Oui, la voici.

Comme la précédente, la lettre du Cercle noir portait en suscription M. Thomas Bush, mais débutait par ces mots :

Cher monsieur Thornton,

Celui-ci lut à la suite :

Puisque vous voulez bien venir causer avec nous, nous sommes disposés à accepter votre proposition. Il est sans doute inutile de vous dire que, n’ayant pas de preuve absolue de la pureté de vos intentions, nous nous prémunissons d’avance contre toute tentative de tromperie de votre part. Nous vous avertissons que vous auriez à vous repentir cruellement de tout acte contraire à notre entente de principe.

Veuillez bien noter ce qui suit : vous devez trouver notre auto demain soir mercredi à neuf heures. L’endroit précis, ainsi que le signal auquel vous reconnaîtrez notre envoyé vous seront indiqués quelques heures seulement avant le moment de la rencontre. Il vous faut passer fréquemment demain après-midi au bureau où se trouve votre case postale ; notre dernière lettre s’y trouvera aux environs de cinq heures trente.

Encore une fois, si vous tenez à ne pas être dénoncé à la police, n’essayez pas de faire suivre notre auto ou de faire arrêter notre envoyé – ce qui serait d’ailleurs sans résultat efficace contre nous-mêmes.

Envoyez-nous immédiatement une description complète des vêtements que vous porterez demain soir.

Votre dévoué,

JOHN CRANE.

 

Dès qu’il en eut achevé la lecture, Thornton déchira la lettre et en brûla les fragments. Puis il se mit en devoir d’y répondre. Au bout d’un instant son ami l’interrompit :

— Dites donc, Dick… c’est-à-dire, Georges… je suis en train de me demander…

— Quoi donc ?

— Oh ! rien… je « me fais des idées », comme on dit.

— Mais encore ? Vous savez, nous ne pouvons être trop prudents.

— Eh bien, c’est à propos de cette lettre que je viens de vous apporter : j’ai fait les tours et détours habituels au sortir du bureau de poste, avant de venir ici, mais auparavant j’étais allé tout droit de mon bureau à la poste. Et si la police m’a vu prendre une lettre dans la boîte 381, il n’en faut pas plus pour qu’elle s’empare de celle où l’on vous donnera les derniers renseignements…

— Évidemment, il y a là un danger, dit Thornton. Mais heureusement que vous m’avez prévenu.

— Vous voyez un moyen de l’éviter ?

— Certes, en louant une autre case dans un autre bureau.

— Bien, mais il faut en prévenir ces gens du Cercle noir.

— J’ajouterai un post-scriptum et le soulignerai.

— Très bien.

— Cependant il convient de leur donner une indication précise. Voulez-vous être assez bon pour aller retenir une case dans un autre bureau du quartier ? Prenez-la sous un autre nom, n’importe lequel.

Stone se trouva quelques minutes plus tard devant un guichet où il put louer la case 707 sous le nom de Andrew Brown. Il revint très satisfait de lui-même parce qu’il avait réussi à passer seul devant le guichet, et que jetant les yeux autour de lui, il n’avait aperçu à proximité qu’un petit vieux à lunettes qui écrivait une carte postale sur la tablette d’un guichet voisin.

Thornton ajouta son important post-scriptum et cacheta sa lettre.

— Il n’est que dix heures, dit-il en se levant. Ils peuvent avoir ma réponse ce soir s’ils résident en ville, ce qui me semble probable.

— Je vais donc la mettre dans une boîte.

— Oui. Avez-vous un timbre ?

— Non, j’en achèterai un au bureau. J’y cours et je reviens à l’instant, car j’ai encore à vous parler.

Quelques instants plus tard, Stone pénétrait de nouveau dans le bureau de poste du quartier et prenait place dans la file qui se pressait devant le guichet de vente des timbres-poste, tandis que derrière lui passait à son tour un petit vieux à lunettes qui désirait affranchir sa carte postale.

Stone revint rapidement à l’hôtel, prit l’ascenseur et se dirigea droit à la chambre occupée par Thornton. Il fut surpris de trouver la porte simplement fermée au loquet, il entra sans façon.

Thornton, qui ne l’avait pas entendu entrer, se tenait au milieu de la pièce. Profondément absorbé dans ses pensées, il avait cette physionomie dure, tendue, empreinte d’une violente détermination qui avait déjà frappé son ami une fois. Il semblait transfiguré et son expression était de celles qui glacent d’effroi et d’étonnement les amis les plus intimes et les plus chers.

— Dick ! s’écria Stone, qu’y a-t-il ? Qu’avez-vous ?

Thornton sursauta. Il parut lutter pour reprendre sa physionomie ordinaire.

— Vous m’avez fait peur, dit-il.

— Non, ce n’est pas cela, répliqua Stone. Vous pensiez à autre chose… à quelque chose d’horrible, Dick, mon ami ; qu’avez-vous ?

— Walt, répondit gravement Thornton, il vous faut renoncer à vous occuper de moi…

— Jamais de la vie ! Vous savez bien que rien au monde ne m’empêchera…

— Si, une chose, une seule, et afin que vous ne soyez pas impliqué dans ce qui arrivera, je dois vous avertir de ce que je compte faire.

— Faire ? Quand ?

— Quand je serai chez ces gens.

— Eh bien, vous allez discuter avec eux, traiter, comme vous l’avez proposé, sur la base d’un échange de services…

— L’avez-vous cru ? Avez-vous supposé un seul instant que je désirais réellement quitter le pays ?

— Mais vous avez dit…

— Non, mon cher ami, non. Je ne le veux pas. Je n’ai nulle envie d’être, ici ou ailleurs, l’homme perpétuellement traqué, toujours sur le qui-vive, craintif, secret, dissimulé, prêt à fuir à la moindre alarme. Non, jamais.

— Alors, pourquoi avez-vous essayé de traiter avec ces gens du Cercle noir ?

— Traiter ?… Le mot claqua comme un coup de feu. Vous voulez rire ! Ah ! la bonne farce ! Traiter avec des êtres sans foi ni scrupule, non je n’ai jamais été si naïf ! Traiter ? Leur offrir des indications sur leurs marchandises ? Ah ! ah ! oui, je sais où elles sont, elles sont dans la mer, par cent mètres de fond. Traiter, non, mais trouver un moyen d’entrer dans leur repaire… oui, bien.

— Écoutez… si vous ne vous tenez pas au marché conclu, ils vous livreront à la police !

Thornton ne l’écoutait pas. Il poursuivit d’une voix ravie :

— Pénétrer chez eux, retrouver Walker, ah ! enfin, quelle joie ! Mais c’est tout ce que je demande, tout ce que j’appelle de mes vœux les plus ardents depuis quatre ans.

— Cependant… Avez-vous des preuves ? Je veux dire…

Stone s’arrêta. De nouveau, une volonté farouche se lisait sur les traits durcis et contractés de son ami. C’était la marque indélébile qu’y avaient apposée les quatre années de prison, de torture morale, de révolte et de douleur, c’était le sceau de la vengeance, la griffe de l’irrévocable.

D’un souffle, Thornton dit encore :

— Dieu m’en est témoin, Walt, ce Walker, je l’étranglerai de mes propres mains.

X

TRAHISON !

Vers la fin de l’après-midi du mardi, les cinq membres fondateurs du Cercle noir se trouvaient réunis dans la salle ordinaire de leurs délibérations.

Le président lut à haute voix la réponse de Thornton :

 

Messieurs,

C’est entendu. Je ne projette rien contre votre envoyé. Je porterai un complet de drap noir, un pardessus brun foncé, chapeau de feutre de même teinte, des souliers noirs et des lunettes d’écaille. J’attends que vous me désigniez l’endroit du rendez-vous. J’ajoute que j’ai fait subir à ma physionomie des modifications considérables.

RICHARD THORNTON.

 

Et il y a un post-scriptum dans lequel notre homme nous avertit qu’il a pris une autre case postale sous un autre nom… Ah ! il est habile !

— Quand lui répondez-vous ? demanda Garson.

— Immédiatement.

Merrivale prit une plume et se mit à établir un projet de lettre. Pendant qu’il était ainsi occupé et que ses collègues causaient à mi-voix autour de lui, il y eut un léger heurt à la porte.

Garson alla ouvrir et le grand majordome qui avait pour fonctions spéciales de veiller à la porte du rez-de-chaussée, entra avec un télégramme.

— Qu’est-ce, Garrish ?

— Un télégramme pour le patron.

Merrivale leva la tête :

— Ouvrez-le, Garson.

— C’est de Howard, annonça ce dernier lorsque Garrish se fut retiré.

Merrivale fit un brusque mouvement.

— De Howard ? C’est bizarre.

— Oui, il doit y avoir là-dedans quelque chose d’important car Howard ne télégraphie que dans les cas graves… C’est chiffré.

Garson se leva, alla prendre dans le coffre le code secret de leurs communications et se mit en devoir de traduire le télégramme en clair. Pendant ce temps, Merrivale achevait sa réponse à Thornton et la faisait lire à ses collègues ; elle était ainsi conçue :

 

Cher monsieur Thornton,

Veuillez observer strictement les instructions suivantes : demain soir – mercredi – soyez à la station du métro de la Cent-vingt-cinquième Rue, du côté de l’entrée pour la ligne de Broadway. Un représentant de notre association – dont il est inutile de vous donner le signalement – s’approchera et se tiendra immobile près de vous. Vous l’informerez alors que vous êtes M. Andrew Brown et que vous cherchez un taxi. Il vous offrira de vous conduire dans sa voiture, vous le suivrez, monterez dans l’auto. Une fois de plus, soyez bien averti que toute tricherie de votre part serait désastreuse pour vous. Nous notons votre changement d’adresse et que vous serez grimé.

Sincèrement,

JOHN CRANE.

 

— C’est très bien, dit miss France, après avoir lu à son tour le projet, mais qui allez-vous envoyer ?

— Cela, c’est encore à voir, répondit Merrivale. Nous avons tout le temps de décider…

— Mille diables ! s’écria alors Garson achevant de déchiffrer le télégramme.

— Qu’y a-t-il ? fit Merrivale.

— Deux de nos agents ont été arrêtés à San-Francisco, au milieu de la nuit, par le Service Secret.

— Je pensais bien que quelque chose se préparait, observa Walker ; tout était trop calme là-bas depuis quelque temps. J’avais averti Howard.

Merrivale se leva.

— Howard donne-t-il des détails ? demanda-t-il.

— Il ajoute que le « Service » va faire visiter à fond tous les navires qui se trouvent dans le port.

— Qu’y avons-nous ?

— Rien, mais l’Elsie doit arriver un de ces jours avec dix-sept caisses pour nous.

Walker et Garson se mirent à grommeler d’affreux blasphèmes.

— Eh bien, déclara Merrivale, il faudra donner l’ordre de jeter les marchandises à la mer. Tant pis. Mais il est indispensable que l’un de nous parte immédiatement pour « Frisco ». On ne peut laisser Howard arranger cela tout seul. Les agents arrêtés vont être jugés très rapidement.

— J’irai, s’écria Walker. Il faut empêcher à tout prix l’arrestation d’Howard ; il doit se cacher et je prendrai sa place. Aucun de nos agents de San-Francisco ne me connaît et, mon Dieu, si les deux qui se sont laissés prendre sont condamnés, tant pis pour eux ! Ils ne peuvent pas dire grand’chose, c’est Howard qui risque le plus…

— C’est curieux, observa Merrivale, tous nos ennuis nous viennent de San-Francisco. Il y a quatre ans c’était Thornton qui nous jetait des bâtons dans les roues, aujourd’hui c’est Howard qui se montre au-dessous de sa tâche. Enfin, défendons-nous. Garson, voulez-vous préparer un télégramme chiffré ordonnant à Howard de suspendre toute opération, de ne plus communiquer jusqu’à nouvel ordre avec aucun de nos agents et de se bien terrer en attendant l’arrivée de l’un de nous. Et vous, Walker, quand pouvez-vous partir ?

— Aujourd’hui même… mais Garson ne pourrait-il m’accompagner ? Ces menées souterraines du « Service » m’inquiètent un peu… il serait bon d’être deux.

— Soit, dit Merrivale, si Garson y consent.

— En principe, je veux bien, déclara Garson, mais l’affaire Thornton ?

— Oh ! cela ! fit Merrivale, nous pouvons le remettre à plus tard… quand nous serons plus tranquilles.

— Cependant, objecta France, il peut à tout moment être repris par la police.

Merrivale, d’un battement de paupière, imposa silence à la jeune femme.

— Pas de danger, dit-il, la chose peut attendre.

Walker et Garson allèrent aussitôt se préparer pour leur voyage inattendu. Morrill, croyant les délibérations terminées, sortit également.

Lorsqu’ils furent seuls, Merrivale s’approcha de France :

— C’est excellent, dit-il. Garson n’était pas d’avis de traiter avec Thornton et Walker en avait peur. Je ne redoute pas grand’chose de l’affaire de San-Francisco, nos agents ne peuvent dénoncer des gens qu’ils ne connaissent pas. Le Service Secret n’y a que des subordonnés à peu près idiots… Ici aussi, d’ailleurs, sauf le chef… que nous laisserons tranquille. Je pose en fait qu’il n’y a aucun homme dans tout New-York qui soit capable de résister à votre séduisant sourire, France, s’il le fallait…

Mais, pour en revenir à Thornton, j’aime mieux laisser croire au pusillanime Morrill que nous remettons à plus tard… Nous pouvons plus sûrement à nous deux…

— Expliquez-vous.

— C’est très simple, écoutez-moi bien…

 

*     *     *

 

Le soir de ce même jour, le prétendu M. Caldwell s’était retiré de bonne heure dans sa chambre. Son seul ami venait de le quitter et peut-être ne le reverrait-il jamais. Une angoisse infinie le saisit. Il lui fallait demeurer libre encore vingt-quatre heures au moins… Mais de secrets et noirs pressentiments le hantaient. N’avait-il pas été suivi lors de sa sortie du soir précédent ? Et Stone qui n’avait pas pris toutes les précautions indispensables avant d’aller prendre sa lettre, n’avait-il pas été filé jusqu’à l’hôtel ? Qui sait si, à ce moment même, l’immeuble n’était pas cerné, si des agents n’allaient pas monter, frapper à sa porte ?…

Il voulut s’assurer d’avoir tout au moins à sa portée le moyen de se défendre et peut-être de se libérer pour toujours… Oui, son revolver était prêt et chargé, il y avait des cartouches dans l’étui, l’arme était à cinq coups ; il l’ouvrit… et tout à coup, poussa un léger cri il n’y avait là que des cartouches à blanc… Il regarda vivement dans l’étui : la même chose ! Elles étaient parfaitement imitées, mais un connaisseur ne pouvait s’y tromper…

Quoi donc ! Cette dernière ressource lui échapperait-elle ? Et comment cela se faisait-il ? Le malheureux qui avait trouvé la mort dans l’accident d’auto était-il si pauvrement armé ? Ou bien, ces cartouches avaient-elles été substituées à d’autres depuis lors et à son insu ? Cela lui paraissait impossible.

Poussant une exclamation pareille à un sanglot de désespoir, Thornton jeta l’arme et l’étui dans une armoire.

Dès lors, son inquiétude s’accrut, devint intolérable. Ne pouvant rester en place, il résolut de descendre un moment au salon.

Mais là non plus, il ne retrouva pas le calme. Durant ses douloureuses réflexions, les heures avaient coulé… Maintenant, la grande pièce du rez-de-chaussée était vide à l’exception d’un vieux monsieur à barbe blanche qui lisait des journaux de médecine et de deux jeunes gens qui discutaient dans un coin au sujet d’un match de football. De temps à autre, devant les grandes portes vitrées, passaient des gens qui rentraient du théâtre ou d’une séance de club.

Malgré sa volonté tendue, Thornton ne put rester là plus d’une demi-heure. Ne réussissant pas à vaincre son agitation, il remonta à sa chambre.

Ce fut en rouvrant sa porte qu’il reçut la première confirmation de ses craintes. Sa lampe était éteinte, mais dans la faible clarté venant du corridor d’une part et des lumières de la rue d’autre part, il crut distinguer une silhouette humaine se profiler derrière les vitres. Sans prendre le temps de rallumer l’électricité, il courut à sa fenêtre et l’ouvrit toute grande. La silhouette avait disparu, mais au bas de la série de crampons de fer disposés là pour les cas d’incendie, il aperçut nettement un groupe d’hommes dont l’un au moins était en uniforme…

Aucun doute n’était plus possible trahi, dénoncé, ou découvert par hasard, Thornton allait être repris !

Il se redressa. Devant la réalité du péril, il tremblait moins qu’en proie à ses appréhensions ; la lutte allait être chaude. Il retraversa sa chambre pour rallumer l’électricité, ne trouva pas tout de suite le commutateur, et tandis que sa main tâtonnait autour du chambranle de la porte, il aperçut une forme accroupie entre la paroi et la tête de son lit. Il n’eut pas une seconde d’hésitation, mais saisit une chaise et l’abattit à toute volée sur le paquet sombre que faisait l’individu replié sur lui-même. Celui-ci, voyant venir le coup, s’aplatit sur le tapis et la chaise alla se briser contre le mur. Le dossier seul resta entre les mains de Thornton. À ce moment, un léger bruit de pas se fit entendre à sa droite. Il se retourna. Une autre forme noire s’avançait vers lui. Il lui asséna le dossier de la chaise si violemment que l’homme roula à terre en poussant un gémissement de douleur.

Mais que préparait celui qui avait échappé au premier coup de Thornton ? Tandis qu’il le cherchait du regard dans l’obscurité, il y eut soudain un déclic, et la chambre se trouva inondée de clarté. Sur le seuil de la porte ouverte se tenait le policier en uniforme qui avait tourné le commutateur. Derrière lui, deux autres agents, et enfin, un homme en civil, de haute taille, et aux yeux perçants. Le premier leva son revolver :

— Rendez-vous ! Toute résistance est inutile !

Il n’avait pas achevé les dernières syllabes de cette phrase qu’il recevait sur la tempe un si formidable coup de poing qu’il tomba sur les genoux, essaya de se relever, mais, étourdi, alla rouler sous la table au milieu de la pièce en lâchant son revolver.

Tout le reste de la scène fut comme une vision de cauchemar. Un policier, essayant de sauter aux poignets de Thornton, fut rejeté si violemment qu’il s’aplatit contre la muraille ; un autre, revolver au poing, criait : « Haut les mains ! » mais Thornton avait bondi à la fenêtre. De là, il aperçut un agent qui remontait le long de l’échelle de fer. Simultanément il eut conscience d’une nouvelle invasion dans sa chambre. Nombre de policiers s’y précipitaient à la fois. Au moment où Thornton enjambait l’appui de la fenêtre, le premier policier, qui avait été frappé à la tempe, essayait de se relever et de le retenir par la jambe. Thornton le repoussa aisément, mais aperçut alors à la place où le blessé s’était trouvé le revolver qu’il avait lâché sous le coup. Prompt comme l’éclair, Thornton se baissa, le ramassa, sauta hors de la fenêtre, se glissa le long de la corniche, passa devant plusieurs volets clos, et enfin, avisant une fenêtre ouverte et éclairée, sauta dans une chambre où un homme et une femme en vêtements de nuit se mirent à hurler.

— Silence, ou je tire ! leur cria Thornton en brandissant son arme, qu’il savait chargée à balles cette fois.

Il ouvrit la porte, passa dans le corridor, sauta dans les escaliers si promptement que malgré les cris qui retentissaient maintenant dans tout l’hôtel, personne n’eut le temps ou la présence d’esprit de lui barrer le passage.

Mais restait le grand hall à traverser avant d’arriver à la porte de la rue. À son grand soulagement, Thornton vit qu’il n’y avait là que trois personnes : le secrétaire de l’hôtel qui, à la vue du revolver, s’empressa de se jeter sous son pupitre ; le détective de l’hôtel qui se baissa pour bondir à la tête du fugitif, mais reçut du poing gauche de Thornton un coup dans l’œil ; enfin un policier en uniforme qui, accourant au secours de son collègue privé, fut projeté à terre par un magistral croc-en-jambe.

En deux bonds, Thornton fut dans la rue. Il mit le revolver dans sa poche. Mais à deux pas, sur le trottoir, quatre policiers veillaient. L’un d’eux, apercevant le fugitif, poussa un cri. Au même instant les agents qui avaient essayé de l’arrêter dans sa chambre sortaient aussi de l’hôtel.

Sans regarder en arrière, Thornton s’élança, tête baissée.

Les passants, à cette heure tardive, étaient peu nombreux, mais il y en avait encore assez pour empêcher les policiers de tirer sur le fugitif. Celui-ci comprit vite, cependant, qu’il n’échapperait pas à la poursuite que menaient vivement les agents et quelques civils qui s’étaient joints à eux. Même s’il arrivait à les distancer, il rencontrerait forcément une ronde et son aspect le dénoncerait suffisamment : son faux-col avait été arraché, il était nu-tête, une manche de son veston était déchirée de l’épaule au poignet et l’une de ses mains était couverte de sang. Il courait néanmoins avec tant d’agilité et en ménageant si bien son souffle qu’il crut pouvoir au bout d’un moment perdre un quart de seconde en jetant un regard en arrière : hélas, le groupe de policiers maintenait sa distance, et, en outre, une puissante auto noire, dont le chauffeur avait parlementé avec les agents, se mettait à sa poursuite. Il traversa la rue. Peine perdue ! L’auto arrivait à sa hauteur. Alors, Thornton se précipita sur la première porte venue elle s’ouvrit. Il entra, repoussa le battant entrouvert, sentit sous ses doigts fiévreux le verrou de sûreté qu’il mit en poussant un soupir de joie.

Mais il n’avait gagné que quelques secondes, le temps nécessaire aux policiers pour sonner et se faire ouvrir. Et déjà, tandis qu’il hésitait sur le parti à prendre, des coups ébranlaient la porte, une sonnerie retentit dans le vestibule de la maison.

Thornton s’élança dans le corridor qui faisait suite au vestibule, essayant toutes les portes qu’il apercevait. La première était fermée à clé, la seconde lui permit d’entrevoir une chambre éclairée où deux personnes se mirent à crier ; la troisième enfin s’ouvrait sur les escaliers des caves.

Il referma la porte et descendit. Arrivé au bas de l’escalier, une bouffée de chaleur l’avertit qu’il n’était pas loin de la chaudière du chauffage central. Il avança avec précaution, cherchant quelque recoin ou passage où une lumière soudaine ne révélerait pas immédiatement sa présence. Après avoir fait quelques pas, il aperçut un soupirail grillé à la clarté duquel il vit se dessiner la forme massive de l’appareil de chauffage. Tout à côté se trouvait une porte qu’il essaya. Elle résista d’abord, mais d’un coup d’épaule il l’ouvrit. Il se trouva dans une autre cave à l’extrémité de laquelle il entrevit une seconde porte. Celle-ci était solidement fermée, mais en cherchant la serrure du bout des doigts, Thornton s’aperçut que la clé y était. Il ouvrit et arriva au bout d’un court passage au pied d’un escalier au haut duquel lui apparut le ciel étoilé. C’était en tout cas l’air libre. Il gravit rapidement les marches qui l’amenèrent dans une petite cour intérieure et entourée de toutes parts des hauts murs de l’immeuble. Une vraie trappe !

Thornton se crut perdu. Cependant, en considérant bien tout le pourtour de cette cour, il vit qu’en face de lui s’ouvrait un étroit passage voûté donnant accès à la rue parallèle à celle qu’il venait de quitter.

Rasant les murs et passant du côté le plus obscur, il contourna la cour. Il n’y était pas encore lorsque des lumières s’allumèrent dans la maison, des pas retentirent dans les corridors. Impossible de revenir en arrière ; coûte que coûte, il fallait sortir de là.

Enfin il atteignit l’entrée du passage, y fit deux pas… et s’immobilisa. Bien en face de la sortie, rangée au bord du trottoir se trouvait la grande auto noire qui l’avait poursuivi, et, adossé à la portière, un homme attendait.

Thornton était pris. On avait deviné et prévenu sa tentative dernière. Chose curieuse, l’auto était vide, l’homme était seul. C’était évidemment un civil, mais d’aspect robuste et large d’épaules.

Alors, s’il n’y avait que lui pour garder cette sortie… Thornton avait un moyen de passer… un seul. Il étreignit la crosse de son revolver. L’homme silhouetté dans le cadre lumineux de l’ouverture du passage offrait une cible parfaite.

Non… Thornton n’était pas capable d’agir en lâche, de frapper dans l’ombre. Il ne se fierait qu’à ses muscles. Mais, hélas, sa lutte à l’hôtel, sa course éperdue l’avait épuisé. Par réaction, il se sentait maintenant aussi faible qu’un enfant.

En vérité, il n’y avait que le coup de feu, rapide, mortel. Des cris, des appels retentirent dans la cour, des lumières y erraient çà et là. Dans quelques secondes il serait trop tard.

Thornton fit encore quelques pas sous la voûte, puis il leva le bras, visa soigneusement…

Mais il lui sembla que son arme lui brûlait les doigts… et il l’abaissa… Décidément, il tremblait de peur, de peur, non de mourir, mais de tuer.

XI

AU CERCLE NOIR

Dans la spacieuse et confortable salle à manger du bel immeuble qui servait de siège social au Cercle Noir, Fred Merrivale achevait son petit déjeuner en lisant les journaux du matin. Un titre en gros caractères avait attiré son attention. À mesure qu’il lisait, son expression, d’abord étonnée, avait marqué de l’admiration, de l’appréhension, puis enfin une satisfaction très visible. Il relut l’extraordinaire reportage :

L’évadé de Charlestown a failli être repris
Une bataille à l’hôtel Brewster

Richard Thornton, qui s’était évadé récemment de la prison centrale de Charlestown dans des circonstances dramatiques, a ajouté hier soir de nouveaux exploits à ceux que vous avons relatés en leur temps. Après de longues et patientes investigations, la police a cru savoir qu’il avait pris une chambre à l’hôtel Brewster sous le nom de Georges Caldwell. Mais Thornton a tenu tête à une dizaine d’agents ; sans autre arme que son poing, il en a blessé deux.

Les vêtements en lambeaux et la main droite en sang, il est sorti de sa chambre par la fenêtre, a pénétré en suivant la corniche dans le grand hall de l’hôtel en renversant tous ceux qui tentaient de l’arrêter. Ayant évité les inspecteurs qui surveillaient la porte, il a parcouru à la course une partie de la Soixante-treizième Rue. Enfin, près d’être atteint, il a pénétré dans une maison particulière, en a traversé les caves, est ressorti par la cour jusque dans la Soixante-douzième Rue.

Un civil, qui avait participé à la poursuite avec son auto avait deviné son intention et l’attendait à cette sortie, mais Thornton se précipita inopinément sur lui et le renversa. L’évadé parut hésiter à s’emparer de l’auto, puis s’enfuit et disparut dans la foule aux environs de la station du métro. Jusqu’à l’heure où nous écrivons ces lignes, il n’a pas été retrouvé. L’automobiliste de bonne volonté qui a été frappé en dernier lieu par le forcené a refusé de donner son nom

Le président du Cercle Noir alluma un cigare, se renversa dans son fauteuil et se surprit à dire tout haut « Quel homme ! Quelle audace ! Quel sang-froid ! Quelle force herculéenne ! »

Un heurt à la porte arrêta ce soliloque. Le grand majordome se présenta.

— Miss France est là, patron ! dit-il d’une voix rude.

— Si tôt ! fit Merrivale. Oh ! après tout, c’est parfait. Faites-la monter, Garrish.

La jeune femme entra.

— Bonjour, France ! Ça va bien ? Que vous êtes gentille d’avoir répondu si vite à mon appel !

— J’ai pensé que ça pressait.

— Oui, oui. Vous avez sûrement lu que notre ami Thornton a manqué être repris hier soir…

— Oui.

— Et qu’est-ce que vous pensez de ses exploits ?

— Magnifiques ! C’est un homme d’une force et d’une agilité peu communes.

— Vous avez raison, et il a d’autres qualités encore. Quel dommage qu’il n’ait pas cru devoir rester notre associé et que vous ne l’ayez pas connu ! Il vous aurait plu. Mais… nous avons à causer sérieusement, allons à la bibliothèque.

Lorsqu’ils furent confortablement installés dans la grande pièce bien close, Merrivale reprit :

— Nous avons souvent conféré ici avec nos amis, ma chère France, mais nous avons eu rarement l’occasion de nous trouver tous deux seuls pour décider d’une affaire importante, et je m’en réjouis. En ce moment, Al et Will sont dans le train de San-Francisco ; Morrill doit faire des plans pour nous lâcher un jour ou l’autre ; et Thornton est encore en liberté.

— Vous n’avez pas l’intention de suspendre les pourparlers avec lui ?

— Non, à aucun prix. La lettre lui fixant le rendez-vous est partie.

— Mais l’atteindra-t-elle ?

— Je le crois. Si la police n’a pu le retrouver de toute la nuit, c’est qu’il est de nouveau en sûreté quelque part. Et il aura notre lettre. Ah ! ce n’est pas un imbécile !

— Qui donc ira le chercher avec la voiture ? demanda France.

— Voilà… fit Merrivale d’un air méditatif, tandis qu’il regardait à la dérobée l’expression de la jeune femme. Je ne sais si nous pouvons confier une mission aussi délicate à notre brave Garrish ; c’est un hercule, mais il manque de finesse. Quant à Morrill, j’aimerais autant qu’il ne se mêlât pas de cette affaire, du moins actuellement. Non ; il faut que ce soit l’un de nous deux.

— Et lequel ? Vous, bien sûr ?

— Eh bien, dit-il avec quelque hésitation dans la voix, s’il y avait le moindre péril, je ne voudrais pas en charger un autre que moi, mais avec Barnes pour conduire, Garrish comme garde, je crois qu’il n’y a réellement rien à redouter. Au surplus, voulez-vous que nous tirions qui de nous deux ira ?

— Si vous voulez.

Merrivale prit un jeu de cartes.

— Mêlez, dit-il à France.

— Coupez, fit-elle lorsqu’elle eut battu les cartes.

Elle disposa le jeu, retourné, en éventail sur la table.

— La carte la plus basse gagne, reprit Merrivale, c’est-à-dire que celui de nous qui tirera la plus forte ira chercher Thornton. À vous…

Elle prit une carte qu’elle ne retourna pas tout de suite. Il jeta un coup d’œil au jeu, puis se décida à son tour.

— Ah ! dit-il, vous devez m’avoir battu… j’ai un dix.

Elle retourna sa carte… c’était un roi.

— En somme, reprit Merrivale en rassemblant vivement les cartes, le hasard fait bien les choses ; vous vous acquitterez de cette mission beaucoup mieux qu’un homme.

Voici la description que Thornton nous donne de lui-même, et sa photographie publiée lors de son évasion… mais il sera grimé.

— N’importe, s’il se tient à l’endroit précis que vous lui avez désigné, je le trouverai bien… Où laisserai-je l’auto ?

— Au coin de la Cent-vingt-cinquième Rue, pas sur l’avenue. Mettez-la, si possible, au milieu de plusieurs autres. Avant de repartir, regardez bien autour de vous. Faites faire au chauffeur de multiples zigzags au début. Enfin, prenez toutes les précautions possibles. Garrish enlèvera à Thornton toutes les armes qu’il pourrait avoir sur lui. Veillez surtout à ce que les rideaux soient bien mis aux glaces afin que Thornton ne puisse rien apercevoir au dehors en cours de route.

 

*     *     *

 

Devant l’entrée du métro, un homme et une femme faisaient, chacun de son côté, depuis cinq minutes, les cent pas, sans oser s’aborder.

Miss France ne pouvait croire que ce gentleman impeccable, à la physionomie intelligente, fût l’évadé qui avait mis la police aux abois.

De son côté, l’homme ne parvenait pas à prendre cette jeune femme en grand manteau de zibeline, à l’air candide et doux, pour l’émissaire du Cercle Noir.

La situation aurait pu durer longtemps si miss France avait été aussi innocente qu’elle en avait l’air. Ce fut elle qui osa la première s’adresser à l’inconnu :

— Qu’il fait froid, ce soir ! dit-elle en passant devant lui.

Il salua gravement.

— Oui, cela surprend après le temps doux de ces derniers jours, répondit-il.

— N’auriez-vous pas aperçu par là un gentleman ayant l’air d’attendre quelqu’un ? demanda la jeune femme.

L’expression de l’homme témoigna d’un grand étonnement, mais il répondit :

— Je crois avoir vu un certain M. Andrew Brown qui attendait un taxi.

— Oh, bien ! Et savez-vous s’il est toujours là ?

— C’est moi-même.

— Quelle chance ! Je crois qu’en passant de ce côté vous trouverez le taxi en question.

Sans répondre, le gentleman la suivit. Ils traversèrent la rue et arrivèrent devant la limousine. Barnes attendait.

— Si vous voulez monter, dit la jeune femme.

Il entra dans la voiture et se trouva assis entre un gros bonhomme vêtu comme un domestique, et la gracieuse miss France.

— Je pense, dit celle-ci, que vous n’êtes M. Andrew Brown que momentanément ?

— En effet, et peut-être dois-je dès maintenant me présenter.

— Non, non ! répondit-elle vivement. Nous avons décidé de ne pas vous appeler Thornton à la maison où nous allons, de peur que les domestiques ne l’entendent. Nous ne faisons exception que pour Garrish, ici présent, et en qui on peut avoir toute confiance.

Pendant qu’elle parlait, l’auto avait démarré. Miss France poursuivit :

— De quel nom voulez-vous que nous vous appelions ? J’avais pensé que celui que vous aviez à l’hôtel Brewster ferait bien… C’était Georges Caldwell, n’est-ce pas ?

— Mais oui, certainement, à moins que vos domestiques n’aiment beaucoup à lire les journaux.

— Oh ! il y a gros à parier qu’ils n’ont fait aucune attention à ce détail. Georges Caldwell ! Cela va à merveille !… Fumez-vous ? acheva-t-elle en tendant son étui à cigarettes.

— Quelquefois, répondit-il, mais pour l’instant, merci.

— Maintenant, excusez-moi si je vous pose une autre question : Avez-vous des armes sur vous, monsieur Caldwell ?

— Oui, un revolver.

— Voulez-vous avoir la bonté de me le confier ?

— Volontiers… et voici ma provision de cartouches. Prenez garde, l’arme est chargée.

— Tenez, Garrish, mettez cela en lieu sûr, dit la jeune femme.

Mais en même temps elle aperçut les initiales gravées sur la crosse.

— Dites donc, reprit-elle, cette arme appartient à la police de New-York.

— Nul doute que l’individu qui me l’a fournie n’appartienne à cette honorable corporation, fit Caldwell.

Elle leva sur fui des yeux brillants.

— J’ai lu avec le plus grand intérêt le récit de vos exploits, dit-elle ; vous avez terrassé je ne sais combien d’homme sans recevoir une égratignure !

Il secoua la tête.

— On exagère, répondit-il. Les articulations de ma main droite ne sont pas très souples aujourd’hui.

Il se déganta et montra une main recouverte de taffetas.

— Ce n’est pas étonnant, dit-elle, mais tout de même, vous vous en êtes tiré à bon compte. Cela vous ennuierait-il que Garrish s’assurât que vous ne conservez pas d’autre arme ?

— Nullement.

Garrish se pencha et palpa les poches de Caldwell.

— Il n’a rien, miss, dit-il.

— Maintenant, reprit la jeune femme toujours plus souriante, j’arrive à une question… vraiment… bien indiscrète Portez-vous une perruque ?

— Mais oui, n’est-ce pas qu’elle s’ajuste bien ?

— Merveilleusement ! Je ne m’en serais jamais aperçue… Mais vous avez les cheveux coupés ras, n’est-ce pas ?

— Oui, mais elle me serre trop ; ce n’est pas confortable.

Elle considéra un moment son interlocuteur d’un air tout à fait approbateur.

— Assurément, déclara-t-elle, quelqu’un a dû vous dénoncer, car vous êtes absolument méconnaissable… Puis-je vous demander votre âge ?

Un peu surpris, Caldwell répondit :

— Trente ans.

— C’est à peu près ce que je supposais. La prison vous a vieilli.

— Oui, et pas seulement de visage, répondit-il.

… L’auto virait sans cesse… À droite, à gauche… Elle ne parcourait pas deux minutes de suite la même rue, en tout cas dans le même sens.

Néanmoins, pour plus de sûreté, miss France fit arrêter à deux reprises pour donner au chauffeur l’occasion de s’assurer qu’aucune autre voiture ne les suivait. Naturellement, elle donnait ses ordres par le porte-voix, et pendant tout ce temps, la limousine demeurait hermétiquement close.

Remarquant ces innombrables précautions, Caldwell déclara sur l’honneur qu’il n’avait mis absolument personne dans le secret de ce rendez-vous.

— Je ne doute pas de votre parole, répondit miss France, car vous saviez ce que vous risquiez, mais encore ne devons-nous ne rien négliger.

— Quelle voiture confortable ! fit Caldwell pour changer de conversation.

— Oui, elle offre des particularités remarquables…

— Sa fermeture, je suppose ?

— Oui, et son numéro.

… Caldwell resta pensif. Impossible de se rendre compte de la direction prise par la voiture… Impossible d’apercevoir le moindre point de repère à l’extérieur… Et qu’est-ce qui pouvait l’attendre, lui, l’ennemi juré du Cercle Noir, lorsqu’il serait entre les mains de ceux qui faisaient profession de mépriser les lois divines et humaines… lorsqu’ils sauraient surtout la destruction, la perte irrémédiable de ces marchandises sur lesquelles ils comptaient ?… Allen Walker ? Serait-il présent tout à l’heure ? C’était la suprême question… C’était avec lui qu’il avait affaire, avec lui que devait se débattre la question de vie ou de mort… D’un geste il pourrait peut-être lui faire payer tous ses crimes.

Ah ! mais serait-il là ? Même s’il n’y avait pour cela qu’une chance sur dix, il était bon de l’espérer, de risquer le tout pour le tout… D’autres, des amis chers dont Caldwell revoyait confusément les visages, avaient couru de pareils dangers pour se venger… qui d’une insulte, qui d’une atteinte à l’honneur. Plusieurs avaient perdu la partie. N’importe, l’essentiel était de poursuivre l’infamie… par tous les moyens.

Inscrutable et grave demeurait son visage tandis qu’il était plongé en ces pensées. Et miss France elle-même n’osait rompre le silence. Enfin, sentant qu’elle l’observait avec inquiétude :

— Quelle longue course ! s’écria-t-il. Où est donc votre quartier général ?

— Vous plaisantez ! dit-elle.

— Pas le moins du monde.

— Mon cher monsieur, c’est bien la dernière chose que vous saurez !

— Vous voulez dire que quand je le saurai, je n’aurai plus rien d’autre à apprendre ?

— Voyons… voyons, fit-elle, pourquoi parler de cela ?

— Parce que, je vous en avertis, c’est ce que je m’occuperai de découvrir en premier lieu.

— Plaisanterie à part, répliqua la jeune femme, je dois vous avertir que toute tentative de ce genre aurait pour vous les conséquences les plus graves.

— Merci.

— Alors, j’espère que vous serez raisonnable. Nous savons que vous désirez quitter le pays sans être inquiété. Et nous sommes réellement disposés à vous le permettre. Mais vous savez combien notre association est puissante et qu’il est malsain de se jouer de nous… J’espère de tout cœur qu’il ne vous arrivera pas malheur pendant que vous serez notre hôte.

De nouveau la conversation tomba. L’auto virait moins fréquemment, elle allait plus vite. Caldwell consulta sa montre-bracelet et vit qu’il y avait déjà cinquante-cinq minutes qu’ils roulaient.

Cependant la curiosité de la jeune femme paraissait inépuisable ; elle lui fit tant de questions sur les événements de la veille qu’il finit par lui conter en détail la lutte contre les policiers, la fuite par la fenêtre, la course éperdue à travers les corridors de l’hôtel, puis dans la rue, le passage dans des caves.

— Monsieur Caldwell, dit-elle enfin, vous êtes trop modeste, vous diminuez volontairement la part que vous avez prise dans cette affaire, vous semblez tout attribuer à la chance, quand c’est votre force, votre adresse, votre présence d’esprit qui vous ont permis d’échapper. Est-ce que vraiment vous croyez si fort au hasard ?

— À condition de savoir en profiter, oui, dit-il gravement.

Après quelques minutes de silence, miss France reprit le porte-voix :

— Sommes-nous encore loin, Barnes ?

Caldwell ne put saisir la réponse.

— Bien, poursuivit la jeune femme. N’oubliez pas les recommandations que l’on vous a faites : ne ralentissez pas avant d’arriver.

Caldwell comprit l’utilité de cette précaution : l’homme qui avait étourdi de son seul poing tant de policiers, qui avait couru sur les toits et sauté les murs d’une prison centrale eût été bien capable en sentant la voiture ralentir, d’assommer Garrish, de sauter sur le pavé et de disparaître en sachant désormais au moins approximativement où se trouvait le siège du Cercle Noir.

Au lieu de cela, et pendant que précisément il y songeait, Caldwell sentit que les freins étaient brusquement mis en pleine vitesse. Les trois occupants furent jetés les uns contre les autres et presque simultanément des individus surgirent aux portières.

Caldwell n’avait pas eu le temps de se reconnaître qu’un bandeau lui était appliqué sur les yeux et que, pris par les poignets, il était rapidement entraîné, presque porté par des bras vigoureux. Quelques marches d’escalier, une lourde porte vite refermée… On le lâcha… Quelqu’un détacha son bandeau et il se trouva au centre d’un groupe d’hommes taillés en hercules, dans un hall brillamment éclairé.

D’une porte latérale, un gentleman aux yeux d’un bleu aigu et froid, aux tempes grisonnantes, sortit, s’avança et tendit la main à Caldwell :

— Soyez le bienvenu en notre quartier général, lui dit-il en souriant.

— Ne devriez-vous pas dire plutôt votre citadelle ? répliqua Caldwell en riant.

Le maître de la maison s’inclina…

— Ce serait plutôt un sanctuaire, dit-il. Je suis très heureux de vous y voir enfin sain et sauf, après toutes vos aventures.

Caldwell allait répondre, mais miss France s’interposa :

— M. Caldwell m’en a conté quelques-unes, dit-elle, et je puis dire qu’elles sont passionnantes.

— Garrish, reprit le maître, conduisez immédiatement M. Caldwell à ses appartements.

Le géant fit un pas vers l’escalier tandis que son maître ajoutait à l’adresse de Caldwell :

— J’espère que vous aurez tout le confort désirable durant votre séjour…

— Merci, répondit Caldwell, mais… veuillez m’excuser… si j’ignore encore votre nom.

— Je crains, dit l’autre, de devoir attendre encore un peu avant de pouvoir vous donner ce renseignement… Pour le moment, vous pouvez m’appeler Fred, comme le font plusieurs de mes amis… et je vous assure que je n’en serai nullement offensé.

La jeune femme intervint de nouveau :

— Moi non plus, dit-elle, je ne vous ai pas dit mon nom, et ne puis encore le faire. Mais je vous reverrai… Bonsoir, monsieur Caldwell.

Elle lui tendit la main et ajouta :

— Le récit de vos exploits m’a vivement intéressée… et même émue… j’adore les héros… et vous allez être le mien… pendant quelque temps.

Elle rit très fort en achevant cette cynique déclaration. Caldwell serra la main tendue et hocha la tête.

— Cela ne durera guère, dit-il.

— En tout cas, dites-moi encore, reprit-elle, que vous ne nourrissez pas d’arrière-pensée au sujet de… notre affaire ?

Il ne répondit pas tout de suite. Ses regards erraient autour de lui comme en quête d’une physionomie qu’il eût craint de ne pas reconnaître.

— Non, dit-il enfin d’une voix grave. Aucune arrière-pensée… mais peut-être…

Il s’interrompit. Le maître de la maison, un peu à l’écart, demeurait immobile et silencieux. La jeune femme fit un pas en avant, ses yeux brillèrent.

— Quoi donc ? fit-elle.

— Eh bien, madame, répondit Caldwell d’une-voix glaciale, je le répète : point d’arrière-pensée, mais beaucoup de mépris.

XII

LE SECRET DE CALDWELL

Garrish monta pesamment l’escalier, précédant de quelques marches Fred Merrivale et Georges Caldwell. Celui-ci en profita pour s’excuser du mot qu’il venait d’employer :

— Je ne visais ni vous ni cette jeune dame, dit-il.

— Mais peut-être quelque autre membre de notre association ? suggéra Merrivale.

— Vous faites allusion à Allen Walker ?

— Oui, j’ai pensé que c’était à lui que vos paroles s’adressaient…

— À peine, répondit Caldwell ; c’était plutôt à votre association prise dans son ensemble et au genre d’affaires dont elle s’occupe. Mais je n’ai nulle intention provocante et je suis prêt à retirer.

— N’en parlons plus, dit Merrivale en souriant. Quant à moi, j’ai à vous féliciter pour vos exploits. Tenir tête à tant de monde, passer par la fenêtre, vous échapper dans la rue, tout cela est remarquable. J’espère que votre blessure à la main n’est pas grave ?

— Une légère contusion… ce n’est rien.

Ils arrivèrent au troisième étage. Garrish alla à une porte, manœuvra quelque serrure compliquée dont Caldwell ne put rien voir, le gros homme masquant complètement la porte.

Ils entrèrent dans un salon spacieux, confortablement meublé et brillamment éclairé.

— Vous serez ici chez vous, dit Merrivale, et je souhaite vivement que vous y jouissiez de tout le confort possible. À la suite de celle-ci, il y a trois autres chambres qui communiquent et dont l’une servira à Garrish. L’ensemble forme un appartement indépendant dont la seule et unique entrée est la solide porte où nous venons de passer. Elle est pourvue d’un système de serrure des plus perfectionnés. J’ose donc croire que sous la protection de Garrish – qui est toujours armé – vous ne craindrez ici aucune intrusion fâcheuse.

Caldwell remercia d’un sourire.

— Et maintenant, monsieur, reprit Merrivale, ayez la complaisance de vous laisser fouiller… je vous prie instamment d’excuser ce procédé, mais…

— Est-ce bien nécessaire ? interrompit Caldwell.

— Hélas, étant donné les circonstances, oui ; vous comprenez, nous ne serions pas tranquilles…

Merrivale et Garrish procédèrent avec le plus grand soin à cette investigation. Ils paraissaient soucieux surtout de s’assurer que leur hôte ne possédait pas d’arme cachée, mais ils ne négligèrent pas les autres détails. C’est ainsi qu’ils découvrirent un calepin ayant appartenu à Stone et un canif. Ce dernier fut confisqué. Garrish ouvrit et examina attentivement l’étui à cigarette et la boîte d’allumettes. Pendant ce temps, Merrivale dévissait le stylo de Caldwell, retirait une paire de pince-nez de leur étui, soupesait d’un air soupçonneux une petite lampe électrique de poche.

— Ah ! cela, dit-il, je crains de ne pouvoir vous le laisser !

— Cependant… c’est un souvenir auquel je tiens beaucoup.

— Nous vous le rendrons lors de votre départ.

— Voulez-vous que j’en enlève la batterie pour vous montrer qu’il n’y a rien d’extraordinaire là-dedans ?

— Si vous voulez.

Merrivale examina le tout, puis le rendit.

— Après tout, vous pouvez conserver cela. Mais je vois qu’il y a de nombreux papiers dans la poche intérieure de votre veston. Me permettez-vous d’y jeter un coup d’œil ?

Caldwell sortit une liasse de billets et de lettres et les tendit en silence à son interlocuteur. Parmi ces papiers se trouvait une petite photo… qui retint l’attention de Merrivale.

— Je vous demande pardon, dit-il enfin, n’est-ce pas là le portrait de la femme d’Allen Walker ?

— Oui.

— Ah ! c’est vrai… j’avais entendu parler de cette ancienne histoire. Eh bien, je comprends que vous haïssiez… Walker… après tout. Maintenant, monsieur Caldwell, je crois que nous ne vous avons pas trop importuné. Nous vous laissons reposer en paix… Vous aviez dîné, je pense ?

— Oui, merci.

— Si vous désirez quoi que ce soit, vous n’avez qu’à demander à Garrish. Il sonnera. Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous maintenant ?

— Oui, me dire où se trouve Allen Walker.

— Ah, cela ? Eh bien, après tout, je ne vois pas pourquoi je ne vous dirais pas que Walker a reçu tout dernièrement d’assez mauvaises nouvelles de San-Francisco. Le Service Secret faisait des ennuis à nos agents – comme cela est arrivé une fois ou deux quand vous étiez de la partie…

— Je comprends, dit Caldwell.

— Mais nous nous étions alarmés à tort, poursuivit Merrivale, nous avons reçu de meilleures nouvelles depuis le départ de Walker et d’un autre de nos collègues ; nous avons pu les atteindre et leur donner l’information à leur passage à Chicago, de sorte qu’ils renoncent à leur voyage. Ils peuvent être de retour demain soir.

Un presque imperceptible éclat du regard fut la seule réponse de Caldwell.

— Mais pourquoi m’avez-vous demandé cela ? reprit son interlocuteur. Êtes-vous si désireux de le revoir ?

— Mon seul désir, répondit Caldwell, est d’obtenir les moyens de passer à l’étranger.

— Je comprends cela. Vous avez eu de dures épreuves, mais vous avez eu de la chance, et soyez sûr que nous ferons de notre mieux pour vous faciliter les choses… le cas échéant. Je suis convaincu que vous jouez franc-jeu, mais nous pourrons causer plus longuement de tout cela, demain matin.

Caldwell acquiesça à contre-cœur. Il eût de beaucoup préféré une discussion immédiate.

— Bonne nuit, reprit Merrivale. Je vous laisse aux bons soins de Garrish. Je veux espérer que vous ne chercherez pas à nous fausser compagnie, comme vous l’avez fait à vos gardiens de Charlestown.

— Si cela peut vous faire plaisir, je vous dirai que la chose serait certes plus difficile, déclara Caldwell en souriant.

— Très heureux en effet de vous l’entendre dire, répondit Merrivale. Nous avons aussi des gardes bien armés en bas. Vous ne risquez vraiment rien. Bonne nuit !

Le maître de la maison une fois sorti, Caldwell examina les lieux. D’un air désœuvré, il parcourut l’appartement. D’abord, son garde du corps crut devoir le suivre pas à pas, mais voyant que rien d’anormal ne se produisait, il alla s’asseoir dans un coin du salon.

Rien dans l’ameublement ni sur les objets disséminés dans l’appartement ne décelait une origine particulière. Articles courants, sans marque… nulle part un indice quelconque.

Caldwell alla à une fenêtre : les rideaux étaient baissés, les volets tirés. Il essaya de les ouvrir, mais un mécanisme spécial les empêchait de s’écarter de plus de quelques centimètres. Il essaya les autres fenêtres avec le même résultat. Il ne réussit qu’à apercevoir, à quelque distance, un réverbère.

Cet appartement était donc une véritable prison. Le jour venu, il pourrait peut-être se rendre mieux compte des environs, mais déjà il devinait que la maison était isolée et se trouvait probablement au milieu de milliers d’autres, de même genre, dans les immenses faubourgs de la grande ville.

Enfin, il revint à Garrish.

— Resterez-vous encore avec moi, demain ? lui demanda-t-il.

L’homme ne répondit que par un regard tout à fait inexpressif. Caldwell le considéra curieusement. Au fond, ce n’était qu’une brute, un remarquable assemblage de muscles, de chair et d’os, rien de plus.

— Je vous demande, reprit Caldwell, si ce sera vous ou quelqu’un d’autre qui sera de garde ici demain ?

Nouveau silence.

— Vous avez reçu l’ordre de ne pas me parler ?

— Oui, là-dessus.

— Ah ! mais à propos d’autres choses ?

— Oh ! pas la peine !

Caldwell prit un fauteuil, sortit son étui à cigarettes, en choisit une et frotta une allumette. Après avoir aspiré la première bouffée, il se retourna vers Garrish :

— Fumez-vous ? Cela fait passer le temps.

Il tendit l’étui. L’homme hésita, avança la main, la retira…

— Allons, mon brave, reprit Caldwell, n’ayez pas peur.

Lentement et lourdement, Garrish finit par se dire qu’il pouvait sans danger fumer les mêmes cigarettes que son prisonnier. Il en prit une.

— Excellent tabac, dit-il après avoir allumé.

— Oui, pas mauvais. Servez-vous sans vous gêner, je laisse l’étui sur la table.

Un long silence suivit. Sa cigarette achevée, Caldwell se leva et annonça qu’il allait se coucher. Il savait bien qu’il ne pourrait pas dormir et, en prévision s’était levé très tard ce jour-là ; néanmoins il se retira dans la chambre à coucher contiguë et s’étendit sur le lit.

Il avait laissé la porte ouverte. Au bout d’un moment, il entendit son gardien se lever, s’approcher de la porte de communication… Garrish contempla un instant la forme immobile sur le lit, puis se retira et alla s’installer dans le fauteuil du salon.

Une longue heure s’écoula. Caldwell méditait ses projets pour le lendemain. Ce serait la journée décisive. Merrivale devinerait-il sa ruse ? L’affaire qu’ils allaient débattre tournerait-elle à son avantage ? Il faudrait pour cela convaincre Merrivale que le fameux stock de marchandises était bien en sûreté quelque part, mais ne pas préciser l’endroit… Serait-ce possible sans éveiller les suspicions du président du Cercle Noir ?

Le prisonnier ne pouvait songer à tout cela sans un certain frisson, car de l’issue de la négociation dépendait bien plus que sa liberté, bien plus que sa vie même… mais cela, c’était son secret

Il regarda sa montre : il était plus de minuit. Garrish ne bougeait plus : s’était-il endormi dans son fauteuil ? Pour s’en assurer, Caldwell prit une pièce de monnaie et la frotta sur le fer de son lit. Cela produisit un léger grincement pareil à celui d’une petite lime.

Au bout de quinze secondes, Garrish se leva vivement et vint à la porte de la chambre à coucher.

— Qu’est-ce que ce bruit ? fit-il.

Caldwell fit semblant de s’éveiller.

— Quoi ? Quel bruit ? demanda-t-il en se frottant les yeux.

— Du bruit… Ce bruit… vous l’avez certainement entendu.

— Oui, peut-être… quelque chose comme un grignotement de souris ?

— Allons donc ! C’est vous…

— Moi ? Écoutez, Garrish, maintenant que vous m’avez réveillé dans mon premier sommeil, je ne pourrai pas me rendormir… C’est ennuyeux.

— Pas d’histoire, hein ! Qu’est-ce que vous essayiez de faire ?

— Je n’arrive pas à comprendre ce que vous voulez dire, fit calmement Caldwell d’un air sincèrement étonné.

— Enfin, conclut le gardien, vous n’avez rien pu faire de bien terrible, mais ne recommencez pas !

Entre six et sept heures, le jour commença à pénétrer dans l’appartement. Caldwell n’avait pas fermé les yeux. Lorsqu’un surcroît de clarté lui annonça le lever du soleil, il se leva et alla fumer une cigarette. Il remarqua que Garrish en avait pris deux autres pendant la nuit : c’était très bien. Il fallait rester en bons termes avec cet homme.

Caldwell rouvrit les fenêtres. Par les interstices que le secret mécanisme ménageait entre chaque volet, il étudia longuement les environs. Profitant de ce que Garrish sonnait pour le déjeuner et préparait le couvert, il sortit de sa poche son autre paire de lunettes ; les deux verres s’en enlevaient aisément et, mis l’un devant l’autre, faisaient office de longue vue. Par ce moyen, le prisonnier se rendit compte de la situation de l’immeuble… Hélas ! il n’y avait rien à espérer du voisinage. Les maisons les plus proches étaient à une centaine de mètres. À supposer qu’il vît quelqu’un à une fenêtre et se mît à crier pour appeler l’attention, il serait évidemment terrassé aussitôt par son geôlier, bâillonné, attaché… Au surplus, ces immeubles avaient de grandes façades mornes et devaient être des entrepôts plutôt que des maisons d’habitation…

Caldwell referma les fenêtres. Sa volonté de vaincre et de détruire enfin la malfaisante association du Cercle Noir restait entière… Walker était absent, c’était une chance. Il s’en produirait d’autres.

Presque sans qu’il s’en aperçût, la porte s’était ouverte et refermée aussitôt. Garrish avait pris des mains d’un domestique un plateau. Caldwell avait faim ; il fit honneur aux œufs et au café du Cercle Noir.

Il avait à peine terminé lorsqu’il y eut un coup à la porte. Garrish alla ouvrir et fit entrer le maître de la maison.

— Bonjour, monsieur Caldwell ! s’écria Merrivale. Avez-vous passé une bonne nuit ?

— Très confortable, oui, merci, mais je n’ai pas beaucoup dormi.

— Que c’est fâcheux ! Je vous avouerai que je n’ai pas moi-même reposé très paisiblement… Garrish, vous allez être relevé par Barnes et Ward, vous reprendrez le service ce soir.

Vous comprenez, acheva-t-il en se tournant de nouveau vers Caldwell, il faut bien deux hommes de force moyenne pour remplacer Garrish.

— C’est juste, dit le prisonnier.

— Je vous demanderai encore un moment de patience, monsieur Caldwell. Dès que mon collègue sera là, nous viendrons discuter avec vous.

Il sortit avec Garrish tandis que Barnes et Ward s’installaient dans l’appartement. Le premier était silencieux et poli, le second vif et belliqueux, mais Caldwell les remarqua à peine tant il était préoccupé de ce qui allait suivre.

Vers neuf heures, Merrivale revint enfin en compagnie d’un gentleman plus jeune, mais aux yeux hagards, aux traits tirés, et qui n’avait pas l’air d’assister très volontiers à l’entrevue.

Le maître de la maison appela les deux gardiens :

— Barnes, dit-il, allez attendre dans la chambre contiguë et fermez la porte ; quant à vous, Ward, ressortez et restez sur le palier de l’étage.

Il invita ensuite Caldwell et son ami à s’asseoir.

— Maintenant, monsieur Caldwell, dit-il, nous pouvons discuter tranquillement…

Votre proposition, n’est-ce pas, peut se ramener à deux points essentiels. D’une part, vous nous demandez de vous procurer des papiers d’identité et toute facilité propre à vous assurer le passage à l’étranger. D’autre part, et en échange de ce service, vous offrez de nous donner des renseignements précis sur la situation actuelle du stock de marchandises à qui vous avez fait prendre une fausse direction, il y a quelques années. Est-ce bien cela ?

— Exactement, répondit Caldwell.

— Bien. Maintenant, ce seront sans doute les détails qui offriront quelque difficulté… Vous comprenez pourquoi… Nous ne pouvons naturellement pas nous engager sans preuve… vous non plus, d’ailleurs…

— Évidemment, répondit Caldwell, mais je serais néanmoins disposé à accepter votre simple parole moyennant un premier gage de sécurité…

— Ah ! Et ce serait ?

— Eh bien… puis-je parler tout à fait librement ?

— Je vous en prie !

— Je suis bien obligé de vous demander quelque chose avant de vous renseigner au sujet des marchandises, car il vous serait trop facile, après cela, de me dénoncer et de me livrer à la police… Vous l’avez déjà fait une fois.

— D’accord, répliqua Merrivale sans prendre ombrage des paroles de Caldwell, mais, de notre côté, qui nous garantit que vous ne nous donnerez pas de fausses indications sur ces marchandises et vous rendrez tranquillement à l’étranger, où nous ne pourrions plus vous retrouver ? C’est un cercle vicieux…

— En effet, mais pour en sortir, je consentirai à courir le plus de risques, à vous donner les renseignements que vous désirez, avant de recevoir passeports et papiers d’identité que vous me promettez. Je me contenterai d’un petit gage préliminaire…

— Qui serait ?

— De connaître d’une façon précise où je suis… l’emplacement de cette maison.

— Impossible ! s’écria Merrivale. Toute autre chose… on pourrait l’examiner… mais pas cela.

Caldwell ne répondit pas.

— Permettez-moi à mon tour de faire une proposition, reprit Merrivale. Nous vous procurerions vos papiers d’identité, vous les remettrions ici. Pendant ce temps, sur vos indications, nous nous assurerions de l’existence des marchandises et de leur emplacement. Dès lors, et avant même d’en prendre possession, notre voiture fermée vous conduirait au port…

Caldwell restait toujours silencieux.

— Vous voyez bien, n’est-ce pas, poursuit Merrivale, que nous ne pouvons faire mieux sans courir de gros risques ! Nous jouons franc jeu, mais en gardant l’avantage de la situation, telle qu’elle nous est offerte… ce qui est assez naturel, après tout ! Voyons, qu’en pensez-vous ?

… Enfin Caldwell releva les yeux où se lisait une froide détermination.

— Je regrette fort de ne pouvoir entrer dans vos vues, dit-il lentement. Si vous refusez de me dire où se trouve cette maison, il me faut pouvoir en sortir avec mes papiers d’identité en poche avant de rien vous révéler au sujet de vos marchandises.

XIII

POURPARLERS

Le président du Cercle Noir eut un sourire énigmatique sous lequel il chercha à cacher sa déception :

— Une telle prétention est inadmissible, mon cher monsieur, dit-il.

— Je ne vois pas bien pourquoi, riposta Caldwell. Vous ne me donnez – à supposer que j’en veuille faire usage – aucune prise contre vous… Je ne sais même pas où vous résidez. Avant de m’embarquer, je vous livre – à vous ou à votre représentant – le secret concernant les marchandises… Libre à vous, si vous reconnaissez par la suite que je vous ai trompé, de signaler ma présence à bord de tel ou tel navire…

— Est-ce vraiment votre dernier mot ?

… C’était la question décisive. Sans s’émouvoir, Caldwell répondit :

— Il me serait certainement difficile d’accepter d’autres conditions.

Merrivale resta songeur. Sa première manœuvre déjouée, il se demandait quel stratagème employer.

— Écoutez, dit-il enfin, vous êtes un sportif, je le sais… Un moyen un peu original de nous départager ne doit pas vous déplaire. Voulez-vous que nous laissions aux cartes le soin de décider qui de nous deux imposera ses conditions ?

Ce disant, il sortit de sa poche un jeu de cartes au dos composé de quantité de petits cercles bleus enchevêtrés.

— Voulez-vous brasser ?

Caldwell regarda longuement son interlocuteur, puis prit les cartes et les mêla avec le plus grand soin, répétant l’opération de plusieurs manières, à trois reprises. Il disposa le jeu en éventail sur la table…

— Maintenant, reprit Merrivale, nous allons tirer chacun une carte. La plus basse gagne. L’as compte pour un seulement. Voulez-vous commencer ?

… L’autre membre du Cercle, qui n’avait fait encore qu’approuver du geste les paroles du président, se croisa les bras et considéra tour à tour les physionomies des joueurs.

Caldwell se pencha, parut scruter longuement le dos des cartes, puis enfin, se décidant, alla saisir au beau milieu du jeu une carte qu’il déposa devant lui sans la retourner.

Le visage de Merrivale eut aussitôt une expression d’ennui vite réprimée… car la carte de Caldwell était un deux, et, pour Merrivale, c’était aussi visible que si elle avait été retournée. C’était ennuyeux… mais qu’y faire ? Les lèvres serrées, Merrivale scruta le jeu à son tour et enfin saisit et retourna immédiatement un as de carreau.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il, mon cher hôte, je crains de vous avoir battu !

Caldwell eut un léger sourire et retourna sa propre carte. Instantanément, l’air de surprise affectée disparut de la physionomie de Merrivale pour faire place à la consternation, car Caldwell avait retourné l’as de trèfle, au lieu du deux de pique que Merrivale lui avait clairement vu prendre.

Les deux joueurs se regardèrent un moment, les yeux dans les yeux, sans ciller… puis, d’un geste insouciant, Caldwell ramassa les cartes et les remit à Merrivale en disant :

— Vraiment, mon cher monsieur, laissons cela… Notre affaire est trop sérieuse pour rien abandonner au hasard !

Merrivale répondit d’un air gêné :

— Oui… oui… vous avez peut-être raison… Je m’excuse…

— Inutile, coupa Caldwell. Vous persistez à penser que ma dernière concession ne convient pas ?

— Personnellement, je n’y saurais souscrire, répondit Merrivale, mais je voudrais en conférer seul à seul avec mon collègue, et peut-être attendrons-nous l’arrivée de nos amis.

— Ce qui signifie qu’il me faut rester ici encore tout le jour ?

— Je pense que oui… mais vous êtes parfaitement en sûreté…

— Peut-être… mais sait-on jamais…

— Tout sera fait pour vous assurer du plus grand confort possible. Avez-vous quelque désir à exprimer ?

— Oui… peut-être, une petite faveur, mais je crains…

— Dites toujours !

— Eh bien, j’ai un ami qui s’appelle Walter Stone… Peut-être en avez-vous entendu parler ?

— Oui, il me semble.

— C’est mon plus intime ami, et le seul qui ait gardé des relations avec moi depuis mon entrée en prison… Je l’ai revu depuis mon évasion et lui ai dit ce que je comptais vous proposer. Il s’en est fort alarmé, et il doit penser que ses craintes étaient fondées, étant sans nouvelles de moi…

— Je comprends.

— J’aimerais beaucoup lui faire parvenir un message pour le rassurer… une simple carte, non signée, naturellement.

Les deux directeurs du Cercle échangèrent de rapides regards.

— Ce n’est peut-être pas impossible, dit Merrivale. Mais, évidemment, il me faut voir la carte avant de rien décider. Pourquoi ne l’écririez-vous pas tout de suite ? Il y en a dans ce tiroir… Ne mettez qu’un mot ou deux pour rassurer votre ami, et pas de signature…

Caldwell remercia et écrivit rapidement :

Cher Walt, suis sauf, mais encore rien de conclu. Pas de danger imminent ici et suis bien reçu. Naturellement, vous ne pouvez me répondre. Vous récrirai si le retard persiste. Ne vous inquiétez pas cette nuit. Tout est calme ici. – Votre ami.

Caldwell mit l’adresse et tendit la carte à Merrivale qui la lut, la tourna et retourna et la passa à son collègue en disant :

— Après tout, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas envoyer cela…

— Oui, dit l’autre, en prenant toutes nos précautions habituelles.

— Eh bien ! c’est entendu, reprit Merrivale, et puis nous discuterons votre proposition, mon ami et moi.

 

*     *    *

 

La conférence des deux directeurs dura peu. Moins d’une heure plus tard ils étaient de retour auprès de Caldwell.

— J’ai le regret de vous dire, annonça Merrivale, que nous n’avons pas cru devoir prendre de décision avant le retour de nos amis. Je comprends bien votre hâte d’en finir, mais considérez que nous ne sommes que deux et qu’il nous faudrait au moins représenter la majorité de notre Comité…

Caldwell inclina la tête sans répondre… Le moment d’agir était venu…

— Votre carte est partie, poursuivit Merrivale. Pouvons-nous faire quelque autre chose pour vous ?

— Eh bien… non, merci, pas pour le moment, mais depuis notre conversation de tout à l’heure, j’ai pensé à une nouvelle combinaison : que diriez-vous si je parvenais d’une façon sûre à vous prouver ma bonne foi sans cependant vous livrer les renseignements définitifs au sujet des marchandises ?

— Peut-être, mais comment pourriez-vous nous fournir cette preuve même ?

Caldwell, sous ses paupières à demi baissées, scruta la face des directeurs du Cercle Noir… Oui, la minute décisive était venue… De ce qu’il allait dire dépendait non seulement la réussite… mais sa vie même.

— C’est moi, dit-il, qui me demande ce que vous voudriez bien accepter comme preuve…

— Cela dépend ! Il peut en exister de plusieurs sortes…

— Eh bien ! par exemple, hasarda Caldwell, la parole d’une tierce personne ?

Merrivale répéta d’un air indécis :

— La parole d’une tierce personne ?

— Oui, de quelqu’un qui m’a aidé à faire prendre à vos marchandises une fausse direction.

— Quelqu’un qui aurait fait partie de notre Cercle ?

— Non, il ne serait alors pas neutre ni désintéressé. Je pense à quelqu’un qui est au courant de l’opération susdite, mais qui ignore ce dont il s’agissait, particulièrement mes motifs et la nature des marchandises. Est-ce que l’assurance donnée par une telle personne vous satisferait ?

— Je ne sais pas, répondit Merrivale. Qui est-ce ?

De nouveau, Caldwell concentra ses pensées sur ce qu’il allait dire. Ses premiers mots avaient porté, mais le résultat restait hasardeux.

— Il s’appelle Ralph Hollister. J’ai fait sa connaissance à New-York durant la période où je travaillais pour le Cercle. Il était de santé assez misérable. Je lui proposai de m’accompagner à San-Francisco où vous veniez de m’envoyer. C’est pendant ce séjour que, en reconnaissance de quelques petites choses que j’avais faites pour lui, il s’occupa de vos marchandises… sans me demander des précisions. Au bout de quelque temps, il revint à New-York, et j’ai échangé quelques mots avec lui depuis mon évasion.

— Je vois. Et vous croyez… ?

— Je me suis demandé si le récit de cet homme, non prévenu, ne vous paraîtrait pas suffisant… et probant ? On le retrouverait, j’imagine, assez facilement.

— Bien, dit l’autre, mais – sans intention blessante, croyez-le – je me demande pourquoi j’aurai plus de confiance en cet homme qu’en vous-même ? Il est votre ami et vous l’avez revu depuis votre évasion… c’est troublant. Il nous faudrait en savoir davantage… Quelle est sa profession ?

— C’est une de celle qu’on n’avoue guère…

— Oh ! Et où croyez-vous qu’on le dénicherait ?

— Très probablement au Bailey… Vous connaissez… ?

— Oui… un peu.

— Vous savez donc que c’est l’hôtel préféré des bandits et des repris de justice.

— Par ouï-dire… Mais, dites donc, est-ce au Bailey que vous avez revu ce… gentleman, ces derniers temps ?

— Non, répondit Caldwell. Il est resté d’abord assez longtemps à Brooklyn où il habitait avec sa femme. Le jour de notre rencontre, il venait de louer un petit appartement à la Quatre-vingt-sixième Rue. Il ne demeure jamais longtemps au même endroit… vous comprenez, mais il m’a dit cette fois-là qu’il espérait trouver un abri moins temporaire, un peu plus tard, au Bailey.

— Et… qu’attendiez-vous de lui en le revoyant ainsi ?

— Je pensais qu’il pourrait peut-être m’aider à me cacher, mais le voyant lui-même aux abois, j’y ai renoncé. Je ne lui ai plus reparlé que par téléphone durant son bref séjour à la Quatre-vingt-sixième Rue.

— Avait-il le téléphone dans ce petit appartement ?

— Oui, c’est un homme très prudent… Il voulait sans doute donner au propriétaire l’impression qu’il resterait longtemps…

— Il se peut, décida Merrivale après un instant de réflexion, qu’il y ait quelque chose à retenir dans votre idée, mais, vraiment, il m’est impossible de rien faire avant d’avoir pris conseil de tous mes collègues.

— Même si je vous assure que ce Ralph Hollister vous dirait volontiers tout ce qu’il vous importe de savoir ?

— Excusez-moi, mon cher Caldwell, mais encore une fois, ne vous fâchez pas si je vous réponds que rien ne nous prouve que vous n’avez pas combiné tout cela avec votre ami avant de venir ici ! Il nous faut faire une petite enquête préliminaire…

 

*     *     *

 

— Eh bien, Morrill, dit Fred Merrivale, lorsque les deux directeurs se furent installés dans la spacieuse bibliothèque du premier étage, je voudrais que vous me disiez quelle impression vous fait ce curieux spécimen du second…

— Ce que je pense de Thornton ?

— Tu, tu, tu ! soyez plus prudent, mon cher ami. Il a été entendu une fois pour toutes que ce nom ne devait plus être prononcé dans cette maison. Conformons-nous les tout premiers à cette sage décision. Je vous parlais donc de Caldwell… mais, à propos, qu’est donc devenue France ? J’ai essayé de lui téléphoner à plusieurs reprises ce matin… sans succès.

— Elle a rendez-vous chez un artiste tous les jeudis matin.

— Si ces affaires-là passent avant celles du Cercle, je ne sais plus que penser d’elle. Sa présence est indispensable, et j’ai quelque idée qu’elle saurait bien mieux que nous faire bavarder Caldwell. Enfin ! Mais vous, qu’en pensez-vous ?

— Je ne sais trop…

— Cependant, vous devez avoir une impression générale… Croyez-vous qu’il joue franc jeu ?

— C’est précisément là-dessus que j’hésite à me prononcer. Un moment, on se croit sûr de lui, l’instant d’après, on doute… C’est un homme impénétrable. Ce qui m’a paru le plus louche, c’est son désir de repérer cette maison… À quoi cela peut-il lui servir s’il ne veut pas nous jouer quelque mauvais tour ?

— Oh ! cela, c’est assez compréhensible ! Ce serait une protection pour lui ; vous comprenez : il pourrait plus tard nous atteindre si nous le trompions… Mais inutile de dire que c’est une arme que nous ne lui fournirons pas.

— Et puis, cette carte postale envoyée à son ami ! N’a-t-il pu se servir d’un langage convenu ?

— C’eût été difficile de chiffrer un message en quelques secondes… Et, en outre, qu’aurait-il pu dire ? Il ne sait pas où il est ! Non, non, cela n’est rien… mais ce qui m’a intrigué, moi, c’est sa façon de tirer les cartes !

— Heureusement que cela n’a pas donné de résultat ! s’écria Morrill. N’était-ce pas bien imprudent de s’en remettre au sort ?

— Oui… mais j’aurais dû gagner. Il avait un deux, le deux de pique !

— Il a tourné l’as de trèfle !

— Alors qu’il avait le deux de pique ! Le diable l’emporte ! Je l’ai bien vu pourtant… et les cercles bleus ne trompent pas !

— Les cartes étaient marquées ?

— Bien sûr, naïf que vous êtes ! Mais ce qui me confond, c’est que Caldwell ait pu substituer un as à son deux sans que je m’en aperçoive… Il est sorcier, cet homme !

— Et il a la main droite endommagée, observa Morrill.

— Tous les sorciers sont ambidextres, grogna Merrivale.

— Enfin, que signifie cette référence à un nommé Hollister ? Je n’y comprends rien, reprit Morrill.

— Ah ! ça, c’est la question épineuse, répliqua le président.

— Cherche-t-il seulement à hâter son départ pour l’Europe ?

— Peut-être. Vous a-t-il paru sincère ?

— Non, pas au début, en tout cas… Toute cette histoire ne semblait pas tenir debout.

— Morrill ! Vous êtes d’une subtilité extraordinaire aujourd’hui !

— Vous trouvez aussi que cela sonne faux ?

— Je l’ai trouvé… mais à l’heure actuelle, je lui accorde une part de vérité.

— Qu’est-ce qui vous fait modifier votre opinion ?

— Je sais bien que j’ai l’air d’un imbécile, riposta Merrivale d’un air hypocrite, mais en fait, je me méfie autant qu’un autre. Pensez-vous que je n’aie pas eu l’idée de vérifier les dires de cet excellent Caldwell ?

— Mais comment ?

— Il y avait plusieurs manières possibles. J’ai choisi la plus prompte et la plus facile. Je me suis assuré – en quelques secondes – que Ralph Hollister avait, en effet, loué un petit appartement, il y a quelque temps, dans la Quatre-vingt-sixième Rue, et qu’il y était demeuré fort peu. En cela du moins, Caldwell n’a pas menti.

— Vous êtes sorcier aussi, dit Morrill !

— Non, je n’ai que quelques atomes d’intelligence, fit modestement Merrivale. La préposée au service des renseignements à la Centrale téléphonique Rhinelander – dont dépend la Quatre-vingt-sixième Rue – vient de m’annoncer que le nommé Ralph Hollister n’avait été abonné que peu de temps… C’était tout simple… Il suffisait d’y songer.

Cependant, mon chef Morrill, ce n’est pas le tout. Je me demande maintenant comment cet individu a pu ou voulu prêter la main à cette affaire de marchandises, et surtout en quoi il était besoin de quelqu’un pour donner de fausses adresses à l’envoi du stock… Ce n’est pas logique, Morrill.

— Non.

— Et si Hollister n’a pas su ce dont il s’agissait, se souviendra-t-il des détails ? Quant à moi, je suppose qu’Hollister est au courant de tout et qu’ils ont machiné quelque chose à eux deux. Mais quoi ? Voilà ce qui me préoccupe. Vais-je envoyer quelqu’un auprès de Ralph Hollister ? Et, dans l’affirmative, qu’en sortira-t-il ?

— Au bout du compte, voir n’êtes pas du tout certain de la bonne loi de Caldwell ?

— Non, je l’avoue… et même je trouve dangereux de le laisser courir le monde, sachant ce qu’il sait…

XIV

LA TENTATIVE DE MISS FRANCE

L’après-midi était déjà avancé lorsque France Blake arriva chez Merrivale.

— J’ai essayé de vous téléphoner je ne sais combien de fois, ce matin ! s’écria-t-il en l’apercevant.

Il se promenait de long en large dans la vaste bibliothèque du premier étage et semblait fort impatient.

— Vraiment ? dit-elle. Mais vous auriez pu m’atteindre à l’atelier Gregory. Qu’est-ce qui se passe ?

— Ah, ma chère ! Mais je suis à bout…

— Allons donc, vous ? C’est impossible.

— Si fait. Je ne sais que décider…

— Puis-je savoir à propos de qui ou de quoi ?

— À propos de ce bonhomme que vous m’avez amené hier. Il aurait peut-être mieux fait de rester où il était !

— Qui est-ce qui m’a supplié d’aller le chercher ? Mais qu’a-t-il fait ? A-t-il tenté de s’évader ?

— Mais non ! Que le diable l’emporte ! Il n’a rien fait ni rien tenté… Et c’est précisément ce qui me torture l’esprit. Je sens qu’il prépare quelque mauvais coup contre nous, mais je n’arrive pas à deviner ce que cela peut être.

— Qu’est-ce qui vous fait croire à des intentions cachées ?

— Tout et rien. C’est une impression très nette, mais indéfinissable. Morrill pense comme moi. Mais nous ne voyons rien de précis… C’est un tigre en cage que nous avons là-haut, France ; il est venu à nous pour nous casser les reins ; il n’a pas d’autre but ; cela se voit, se sent dans toute son attitude… Mais qu’est-ce qu’il essaye de faire ?

— Vous avez pris toutes les précautions voulues ? Il ne peut pas s’échapper ?

— Aucun risque de ce côté ! Il y a deux hommes armés dans l’appartement spécial. J’en ai posté un en haut de l’escalier, deux en bas. Quant aux fenêtres, impossible d’ouvrir les volets, et puis elles sont à quarante pieds !… Et cependant, je ne me sens pas en sécurité… Il a combiné quelque chose, vous dis-je… mais quoi ? On ne peut se prémunir contre l’inconnu… Ah ! Garson avait raison ! Mais il est trop tard. Il faut absolument arriver à savoir ce que ce Thornton de malheur a bien pu machiner, et c’est pour cela que je vous ai attendue avec tant d’impatience.

— Moi ? Vous croyez que je pourrais deviner ses projets ? Mais comment ?

— Écoutez. Je suis sûr que vous réussirez. Je ne me rends pas bien compte d’avance des méthodes qu’il vous conviendra d’employer… Je ne puis que vous suggérer une ou deux idées, mais je crois fermement que vous réussirez…

— Je ne sais trop, répondit la jeune femme. La conversation que j’ai eue avec lui dans la voiture m’a plutôt portée à penser qu’il ne disait que ce qu’il voulait bien dire.

— Quelle impression avez-vous eue à ce moment-là ?

— Il m’a semblé qu’il n’était pas si anxieux de quitter le pays que ses lettres ne le laissaient supposer…

— C’est cela ! Mais en outre ?

— Absolument rien… Non, vraiment, je ne crois pas pouvoir le faire parler.

— Allons donc ! cria sauvagement Merrivale. Vous, avec tout le charme qui émane de vous, de votre beauté, vous pouvez faire d’un homme ce que vous voulez ! Rappelez-vous Decker, du Service Secret, et, plus récemment encore, Allen Walker…

— Merrivale, je ne vous permets pas… Walker, je n’ai jamais voulu l’entraîner ici… vous le savez bien… et je suis assez punie… maintenant…

— Excusez-moi, France ; je regrette mes paroles, mais, je vous en supplie, aidez-moi encore… Cette fois, c’est différent. Vous voulez bien, n’est-ce pas ?

— Je crois que je n’ai pas le choix, répondit-elle amèrement.

— Je vous promets une part extraordinaire sur les bénéfices de cette affaire… Laissez-moi vous expliquer…

— Allez.

— Je voudrais faire croire à Thornton qu’il y a un traître parmi nous…

— Oh ! fit-elle avec un frisson… Une « traîtresse », vous voulez dire ?

— Oui, et dites-lui tout ce que vous pourrez pour qu’il croie que vous nous haïssez, que vous en avez assez de notre commerce… mais, évidemment, ne révélez rien d’important… restez dans le vague… Ah ! vous êtes assez fine !

— Où voulez-vous que je lui parle ? Ici ?

— Non, il ne doit quitter son appartement spécial sous aucun prétexte.

— Mais ses deux gardiens ?

— Ils se retireront sur le palier… Je leur ferai dire d’obéir à vos moindres gestes… Vous pourrez rester à portée du bouton de sonnette… et à la moindre algarade ou menace de notre prisonnier, trois hommes se jetteraient sur lui en deux secondes… Vous ne craignez absolument rien. C’est dit ?

— J’essayerai.

— Et vous réussirez. Écoutez encore…

Il se pencha à son oreille, lui dit quelques mots à voix basse…

— Il croit que je l’ai fait, conclut-il en relevant la tête. Et vous pourrez l’éclairer à ce sujet… Vous voyez ce que je veux dire…

 

*     *     *

 

Georges Caldwell attendait impatiemment le soir. Walker et son acolyte allaient arriver, et alors… Immobile devant une fenêtre de son appartement-prison, il avait aperçu des ouvriers qui posaient ou réparaient des câbles souterrains dans la rue. Aussitôt il lui était venu l’idée de leur jeter un billet… S’il pouvait l’écrire, les ouvriers l’apercevraient-ils ? Il essaya d’abord avec un morceau de papier blanc qu’il sortit de sa poche sans éveiller l’attention de ses gardiens, mais, hélas ! le vent soufflait du mauvais côté… Néanmoins, Caldwell se disposait à préparer son message de façon à pouvoir le laisser tomber dès que le vent cesserait, lorsqu’un coup fut frappé à la porte.

L’homme posté sur le palier entra avec une jeune femme en qui Caldwell reconnut miss France.

— Le chef a fait dire à Barnes et à Ward de se tenir à la disposition de miss France, dit l’homme.

La jeune femme sourit à Caldwell.

— Je suis venue discuter certains points délicats de notre affaire avec M. Caldwell, dit-elle, et pour faciliter l’échange de vues, nous prions Barnes et Ward de se retirer un moment sur le palier avec Mac Clurg… Si j’ai besoin de quelqu’un je sonnerai.

Barnes eut un geste indécis, puis obéit.

— Très bien, miss, dit-il, mais prenez mon revolver.

Elle sourit de nouveau :

— Je ne crois vraiment pas que ce soit nécessaire !

— Alors, placez-vous tout près de la sonnette.

— Oui, dit-elle en riant de tout son cœur. Je suis bien tranquille, Barnes ; merci. Maintenant, tenez-vous avec Ward derrière la porte.

Les deux hommes sortirent, fermant la porte au loquet. France ne tourna pas la clé ; elle alla seulement écouter, l’oreille tendue, près de la serrure. Les voix des trois hommes ne lui parvenaient que comme un indistinct murmure.

Satisfaite, elle vint s’asseoir auprès de Caldwell.

— Là ! dit-elle, je suis sûre que nous pouvons causer tranquillement sans être entendus.

Il la regardait d’un air perplexe.

— Excusez-moi, dit-il… C’est, à miss France que j’ai le plaisir de parler ?

— Oui… Vous me connaissez bien ! J’ai quelque chose d’important à vous dire… à vous seul. J’ai imaginé un prétexte, mais personne ne sait réellement ce dont il s’agit. Je vous en prie, asseyez-vous, monsieur Caldwell ; nous n’avons peut-être pas beaucoup de temps…

Le prisonnier, profondément surpris, s’assit.

— Voici, dit-elle. On m’a demandé conseil sur la conduite qu’il convenait de tenir à votre égard. J’ai répondu qu’il me fallait causer avec vous avant de donner mon opinion.

— Je comprends, dit Caldwell.

— J’espère que vous ne voudrez pas profiter de la situation…

Elle jeta un coup d’œil à la sonnette.

— … Car, poursuivit-elle, pour obtenir la permission de vous rendre visite, j’ai dû promettre que je ne vous laisserais pas vous enfuir. Vous ne ferez aucune tentative de ce genre, n’est-ce pas ?

— Pour le moment, je n’en ai pas la moindre intention, répondit galamment le prisonnier.

— Merci ; vous me rassurez pleinement. Je crois que notre entrevue pourra nous être fort utile à tous deux.

Caldwell, restant sur l’expectative, s’inclina.

— Je suppose, reprit-elle, qu’il est inutile de vous appeler M. Caldwell en ce moment.

— Ce pourrait être plus sûr, cependant… à cause de ces hommes derrière la porte…

— Peut-être bien. Mais je vous assure qu’ils ne peuvent rien entendre. Je viens de m’en rendre compte… Voyons, ne voulez-vous pas causer un moment avec moi ?… Dans la négative, je n’insisterai pas.

— Je suis à vos ordres, miss France, et avec le plus grand plaisir.

— Je vous demandais cela parce que… parce que, sans doute, vous avez dû entendre parler de moi… d’une manière peu flatteuse… mais j’espère bien que vous n’y avez pas toujours ajouté foi…

Il la regarda gravement. Ses traits si purs n’étaient pas dépourvus d’un certain air de sincérité ; sa physionomie, son maintien n’étaient pas absolument cyniques… Il y avait peut-être quelque chose de bon en cette créature.

— Dans certains cas, la calomnie est trop facile, dit-il enfin.

— Merci. Maintenant, me permettrez-vous quelques questions peut-être indiscrètes ?

— Dites.

— Eh bien… que comptez-vous faire… dans l’avenir ? Vous avez du temps à rattraper, de belles années perdues, gâchées… Vous devez vous préparer une revanche, n’est-ce pas ?

— Je n’y ai pas encore pensé.

— Mais vous comptez bien… ne pas vous laisser reprendre ?

À ces mots, les yeux de Caldwell prirent un éclat dur, presque métallique.

— Certes ! s’écria-t-il avec feu.

— Alors, comment espérez-vous sortir de l’impasse où vous êtes actuellement ?

Caldwell se borna à secouer la tête.

— Vous avez l’intention de vous rendre en Europe ?

— Oui.

— Mais ne serait-ce pas une mesure provisoire ? Ne vous sentiriez-vous pas également poursuivi, traqué là-bas ?

— Probablement.

— Dites-moi donc quelles sont vos intentions… car je crois que je pourrais… vous être d’un grand secours.

— Vous ? fit Caldwell surpris. Mais de quelle façon ?

— En vous avertissant.

Sans répondre, Caldwell regarda longuement son interlocutrice, puis, d’une voix tranquille :

— Avant de faire des plans pour l’avenir, il me faut terminer mes négociations avec votre Cercle.

— Je sais ! s’écria-t-elle vivement, et c’est à cet égard que je puis vous être utile !

— Je me demande où vous voulez en venir.

— Ne le devinez-vous pas ?

— Non, vraiment.

— Vous ne voyez pas pour quel motif je me suis ménagé cette entrevue avec vous ?

— Non. Pourquoi ?

— Mais parce que… dit-elle d’un souffle et en baissant les yeux, parce que je sais tout ce qui se trame contre vous.

Mal à l’aise sous les regards pénétrants du prisonnier, elle poursuivit vivement :

— J’en suis sûre ! Et il m’est insupportable de vous voir de nouveau exposé à leurs embûches.

— Comment savez-vous qu’ils ne jouent pas franc-jeu avec moi ?

Elle eut un léger rire, plein d’amertume.

— Les en croyez-vous capables ? dit-elle.

— Pas même avec vous ? répondit Caldwell.

— Non, pas même avec moi ! avoua-t-elle tristement.

— Alors, je crois que je commence à comprendre, conclut le prisonnier.

— Vous ne les connaissez pas ! poursuivit-elle rapidement. Ils ne vous ont encore trahi qu’une fois, mais ils n’ont aucune parole ; ils n’emploient jamais que la fourberie et le mensonge, même entre eux… Ah ! je les fréquente depuis trop longtemps pour ne pas le savoir ! Tenez, voici les morceaux de l’innocente carte postale qu’ils vous avaient promis de mettre à la poste ce matin. Vous voyez ce qu’ils valent.

Et ils sont prêts à faire bien pire s’ils y trouvent leur intérêt.

Ne voyez-vous pas, insista-t-elle d’une voix tremblante, qu’il faut essayer de leur échapper… par tous les moyens ?… Je cours moi-même de grands risques en vous avertissant… mais croyez-moi… il le faut.

D’un air pensif et ses yeux clairs toujours fixés sur son interlocutrice, Caldwell répondit lentement :

— Pourquoi faites-vous cela ?

— Ah ! s’écria-t-elle d’une voix contenue, je ferais tout au monde pour arracher quelqu’un de leurs griffes et me libérer moi-même.

Caldwell regarda les fragments de sa carte postale qu’il tenait à la main puis, relevant les yeux :

— Miss France, dit-il, quelle est votre situation dans le Cercle Noir ?

— Ma… situation ?

— Oui, êtes-vous employée payée, ou faites-vous partie du comité ?

— Eh bien, fit-elle avec quelque hésitation, on peut plutôt m’appeler une employée.

— Et vous désirez échapper à la domination des directeurs ?

— Je l’essaye depuis plusieurs années sans y réussir.

— Plusieurs années, dites-vous ?

— Oui.

— De quoi êtes-vous spécialement chargée ?

Elle hésita de nouveau, chercha ses mots. D’une façon subtile et inattendue, il semblait que les rôles étaient renversés, que France était soumise à un interrogatoire serré et précis. Elle se troublait de plus en plus.

— De quoi je suis chargée ? répéta-t-elle, mais, mon Dieu, de nombre de choses. C’est difficile à expliquer.

— Mais non, c’est très compréhensible, reprit froidement Caldwell. On vous confie les missions délicates, où il faut de la ruse, de l’artifice ; par exemple, c’est vous qui devez dompter les hommes qui résistent trop aux invites du Cercle, qui lui font la guerre.

Ces paroles étaient si justes et si directes que, pour un instant, France oublia son rôle et baissa les yeux.

— C’est un don merveilleux, poursuivit impitoyablement le prisonnier, celui qui permet de ruiner d’âme et de corps un honnête homme. Combien de victimes de ce genre avez-vous à votre actif, miss France ?

— Plusieurs… je le crains. Je…

— En combien de temps ?

— Six ans.

— Pourquoi n’avez-vous pas pu vous dégager de ce honteux trafic ?

— Eh bien, parce que… je crois que je ferai aussi bien de tout vous dire, répondit-elle avec le sentiment très net qu’elle n’échapperait plus que difficilement à l’emprise de cet interrogatoire serré et cruel… parce que… ma sœur… qui est plus jeune que moi… ne sait pas… ne sait rien. Elle est à l’Université… elle me croit une artiste.

— Ce n’est pas une raison !

— Mais si ! Et puis, dans ce que je fais, il y a ce goût de l’aventure, cette atmosphère stimulante du péril. Enfin, quoi, que pouvais-je faire ? Une fois sous la domination de ces hommes, je ne pouvais plus rien leur refuser… ils m’auraient aussitôt perdue, dénoncée, fait mettre en prison.

Sans qu’elle s’en rendît compte, sa voix avait pris en prononçant ces derniers mots un accent vraiment sincère. Elle devenait émouvante dans son inconscient effort pour paraître moins mauvaise aux yeux de Caldwell.

— Votre sœur est donc à l’Université, répéta lentement Caldwell. Quel est donc vôtre vrai nom, miss France ?

— Oh ! je ne peux vous dire cela !

— Et cependant vous avez manifesté le désir de m’aider.

— Oui, oui… mais…

— Vous avez donc confiance en moi !

— Certainement.

Elle se sentait toute désemparée.

— D’autre part, reprit Caldwell avec bonté, vous cherchez à rompre avec le Cercle Noir. C’est votre principal objectif, ne l’oubliez pas. Il vous faut donc me dire maintenant votre vrai nom.

Elle leva sur lui des yeux bouleversés.

— Ne comprenez-vous pas, s’écria-t-elle, que si… ces gens l’apprenaient… ils seraient capables de me tuer !

Quelle étrange domination dans le regard de Caldwell ! Un mélange de bonté et de sévérité ; une clairvoyance inouïe, une magistrale fermeté. Non, elle ne s’était pas attendue à cela !

— J’en reviens à votre sœur. Vous dites qu’elle n’a jamais soupçonné que vous étiez… autre chose qu’une artiste.

— Non, jamais, je le jure !

— Eh bien, miss France, conclut Caldwell, j’avoue que je suis incapable de discerner si vous me dites ou non la vérité. Mais dans les deux cas vous êtes à plaindre. Et, quoi qu’il en soit, il y a une chose que je dois vous dire. C’est ceci : si vous êtes réellement désireuse de vous libérer, de briser toute attache avec cet infâme Cercle Noir, alors, partez, partez vite. Ne demeurez pas un jour ni une heure de plus dans cette maison du crime et du déshonneur. Aussi vite que possible, en sortant de cette chambre, partez, allez-vous-en !

Si impressionnante et dominatrice était la voix de Caldwell que la jeune femme se leva… mais quelque chose en elle résistait encore.

— Vous ne vous rendez pas compte, s’écria-t-elle. C’est impossible. Il me faudrait… des années peut-être pour échapper.

Caldwell leva la main.

— Vous vous trompez, dit-il calmement. L’existence du Cercle Noir est à son terme. Ce n’est plus une affaire d’années, de mois ou de jours. Dans quelques heures, c’en sera fait. Je puis vous le dire. Vous le répéteriez à vos complices qu’ils ne le croiraient pas. Si donc vous reconnaissez l’énormité de vos erreurs, n’hésitez pas une minute. Pour le moment, je ne suis pas votre juge, mais votre conseiller. Je n’ai peut-être pas le droit de vous fournir ainsi une chance… mais je le fais parce que vous m’avez confié votre révolte intime.

— Mais… mais… articulait péniblement la jeune femme.

— Je vous avertis solennellement qu’aujourd’hui même, vous êtes à la croisée des chemins. Il vous faut nécessairement choisir. Si vous prenez le parti de vous repentir, vous aurez devant vous une montée longue, difficile, pleine d’embûches et de mauvais retours, mais peut-être arriverez-vous au sommet où l’air est pur et le ciel secourable. D’autre part, si vous demeurez sur le chemin du mal, il vous sera impossible, dès ce soir, de revenir en arrière… et le châtiment qui vous attend sera horrible pour votre corps délicat et votre âme puérile.

Elle l’écoutait, comme hypnotisée, mais lorsqu’il se tut, elle agita les mains, reprit haleine, se leva d’un bond.

— Je crois, dit-elle, que nous n’avons plus rien à nous dire.

 

*     *     *

 

En rentrant dans la salle des délibérations, France fut frappée du changement qui s’était opéré sur la physionomie de Merrivale. Elle l’avait laissé joyeux et confiant sous son masque de cynisme, et elle le retrouvait livide, les traits contractés, les yeux hagards, les mains tremblantes. Il referma vivement la porte et s’écria :

— Grands Dieux ! France ! Nous sommes perdus ! Jacques a été filé cet après-midi !

— Eh bien, riposta dédaigneusement la jeune femme, a-t-il été assez bête pour montrer poliment le chemin de cette maison aux gens qui le suivaient ?

— Non, bien sûr, il est allé d’un tout autre côté. Après bien des détours, il a pris un taxi et est venu me conter son aventure. Mais, c’est terrible tout de même. Jacques, pas plus qu’aucun de nous, ne doit être soupçonné… sans quoi, tout est perdu, et un beau jour, sans que nous ne nous soyons rendu compte de rien, la police sera ici. Ah ! sur ma-vie, que faut-il faire ?

Elle sentait croître son mépris pour cet homme, instruit, cultivé, mondain accompli, le plus arrogant des criminels dans le succès, le plus misérablement lâche devant l’adversité.

— Décidez quelque chose au lieu de gémir, fit-elle avec hauteur.

— Mais quoi ? au nom du Ciel ?

Il la regarda, une lueur mauvaise s’alluma dans ses prunelles.

— Écoutez, reprit-il, je sais ce qu’il faut faire. Pendant qu’il en est temps, avant le retour des autres, prenons les capitaux et fuyons, fuyons ensemble. Que dites-vous d’un voyage en Égypte. Vous êtes adorable. Voyons, voulez-vous ?

La jeune femme recula d’un bond comme pour échapper à la morsure d’une bête immonde.

Et Morrill, qui attendait dans le vestibule, fut frappé d’étonnement à la vue de France qui descendait l’escalier en courant, blanche comme une morte et les yeux pleins de larmes.

Elle ne savait plus où se réfugier. Humiliée par Caldwell, terrifiée par les pâteuses menaces de Merrivale, elle se serait peut-être précipitée au poste de police le plus voisin pour tout dire. Mais, ô ironie du sort, telle était la subtile et machiavélique organisation du Cercle Noir que personne n’aurait ajouté foi à ses récits. En fait, elle ne savait rien de précis, ne pouvait donner aucune preuve… contre personne. Seul le grand coffre de la salle des délibérations aurait pu livrer des secrets effarants, mais avant qu’il fût ouvert, certes, tout le comité aurait eu le temps de se mettre à l’abri.

En vérité, maintenant, elle aurait voulu fuir à jamais l’emprise des maîtres criminels. Maintenant, elle était sincère, et dans son émoi, elle revoyait les faces de tous ces honnêtes gens qu’elle avait, de ses yeux brillants, attirés au gouffre, ruinés, avilis, perdus. Decker qui était mort, Walker dont la femme était morte de chagrin… et tant d’autres…

Et derrière ces faces misérables, elle entrevoyait les masques cyniques de Merrivale, de Garson, qui ricanaient et l’assuraient de leur vengeance, dût-elle s’exercer à l’autre bout du monde, s’ils se croyaient trahis.

Ah ! malgré tout, fuir ! fuir !…

« Eh bien, se disait Morrill en montant lentement à la salle des délibérations, je me demande si ce n’est pas le commencement de la fin. »

XV

CE N’EST PAS LUI !

Quelques minutes avant sept heures, le valet Jacques vint servir le dîner de Caldwell. En même temps, les deux gardiens furent remplacés par Garrish. Ce dernier reçut des mains de Barnes un revolver de gros calibre. D’après les paroles échangées entre ces hommes, le prisonnier comprit qu’un autre garde était posté en permanence sur le palier, devant la lourde porte de l’appartement.

Lorsque Jacques se fut retiré et que Garrish eut bien refermé la porte, Caldwell demeura assis à l’extrémité du salon, tandis que son repas attendait sur la table. Enfin, s’apercevant que Garrish l’observait curieusement, il se leva :

— Bonsoir, Garrish, dit-il.

— ’soir ! fit l’homme.

Traversant lentement la chambre, le prisonnier vint découvrir et examiner les plats contenant son repas.

— Vous êtes ici pour toute la nuit, Garrish ?

— Oui… probablement.

— Très bien. Vous êtes de compagnie plus agréable que Bernes et Ward.

Là-dessus, Caldwell se dirigea vers la fenêtre.

— Vous ne mangez pas ! s’écria Garrish.

— Non, merci, Garrish. Je ne crois pas. Je n’en ai pas la moindre envie.

— C’est le souci, hein ?

— Peut-être, admit Caldwell.

En fait, ce dernier se méfiait. Il avait absorbé sans suites fâcheuses le déjeuner et le lunch, mais depuis lors il avait eu cet entretien solennel avec miss France, et si elle l’avait fidèlement rapporté à Merrivale, il pouvait s’attendre à tout.

Sept heures. À tout moment, Allen Walker pouvait survenir, et Caldwell était encore irrésolu sur le meilleur moyen d’accomplir sa mission.

Il pouvait d’abord essayer de s’échapper. Sans doute, il y avait Garrish et les volets cadenassés. Cependant, ces deux obstacles n’étaient pas insurmontables.

Mais encore, même au prix de difficultés plus grandes, il ne croyait pas que la fuite fût la bonne solution : elle lui permettrait assurément de localiser le repaire du Cercle Noir, mais après ? Il reviendrait à la tête d’une importante force de police, et alors, devant une attaque ouverte, les maîtres de la maison auraient le temps de détruire les preuves les plus marquantes de leur infâme négoce.

Caldwell secoua la tête : non, il ne fallait pas tant laisser de choses au hasard, il était nécessaire de jouer encore un peu. Et si Walker arrivait avant la fin de la partie, eh bien il l’affronterait.

Il s’assit et s’assura qu’il avait bien sous la main ses deux derniers atouts, armes à employer comme ultime défense, et qu’il avait réussi à dissimuler jusque-là. Oui, il avait toujours en poche la petite lampe électrique dont Merrivale avait enlevé les batteries afin que son prisonnier ne pût s’en servir pour faire des signaux. Mais ce qui était resté dans la gaine, c’était un petit objet cylindrique et allongé, ressemblant à une cigarette, mais beaucoup plus lourd.

Et dans une autre poche, le prisonnier palpa une sorte de boîte métallique contenant un liquide.

Oui, ses armes étaient prêtes, mais il espérait encore n’avoir pas à s’en servir. Elles n’étaient là que comme suprême ressource. Pour achever de se préparer à l’action imminente, Caldwell alla dans sa chambre à coucher et enleva le bandage de sa main droite. Cela avait suffisamment servi au dessein qu’il s’était proposé.

Puis, revenant au salon, il s’approcha de Garrish :

— Eh bien, mon brave, lui dit-il, nous voici encore ensemble pour une longue nuit.

— Eh oui, peut-être, fit le gros homme qui avait reçu l’ordre de ne pas converser trop longuement avec le prisonnier.

— Vous dites « peut-être ». Vous n’en êtes pas sûr ? reprit Caldwell.

L’homme ne répondit que par un grognement indistinct.

— Oh ! fit le prisonnier, si vous ne savez pas, tant pis ! Nous tâcherons de ne pas trop nous ennuyer ; si vous avez un jeu de cartes, nous pourrions faire quelques parties. Et enfin, on peut toujours fumer.

Il sortit son étui à cigarettes et en prit une, puis le posa tout ouvert sur la table :

— Servez-vous, Garrish, ne vous gênez pas.

Le gardien eut une grimace de plaisir. Il conservait le meilleur souvenir des cigarettes fumées la nuit précédente. Il en alluma rapidement une et s’assit.

Il était fort comme un bœuf, mais n’avait pas le don d’observation, ce pauvre Garrish : en quelques secondes, il avait manqué de faire deux remarques essentielles : d’abord que Caldwell n’avait plus son bandage sur la main et, en second lieu, que la cigarette qu’il avait prise était d’un tabac beaucoup plus brun que celui de la veille. Au lieu de cela, il aspira béatement une grosse bouffée de fumée bleue. Il se carra dans son fauteuil.

— C’est bon, ça ! dit-il en contemplant d’un air languissant son généreux prisonnier qui fumait de son côté tranquillement et baissait à demi les paupières pour dissimuler les vifs regards qu’il fixait sur son geôlier.

Comme celui-ci avait l’habitude d’avaler la fumée, il ne lui en fallut pas beaucoup. Il se renversa davantage dans son fauteuil, ses yeux devinrent vagues, hébétés. Encore une aspiration et la cigarette lui tomba des lèvres.

Caldwell bondit. Saisissant la cigarette qui brûlait encore, il la tint sous le nez de son geôlier en détournant lui-même le plus possible la tête. Puis, s’emparant d’une des assiettes déposées sur la table, il y plaça la cigarette et disposa le tout sur un des larges bras du fauteuil.

Il ne lui fallait pas respirer la fumée soporifique qui se dégageait de la cigarette ; c’est pourquoi il se hâta de s’éloigner, alla prendre des draps, des serviettes et des coussins dans la chambre à coucher, aspira une bonne gorgée d’air avant de revenir auprès de Garrish. Il jeta alors la cigarette dans un verre d’eau et se mit en devoir de ligoter solidement les membres musclés et épais de son formidable gardien. Il le coucha sur le parquet, lui lia de son mieux les poignets et les chevilles, lui couvrit la tête de coussins bien tassés après lui avoir pris ses clés et son revolver.

Il examina cette arme, de fort calibre, en parfait état et dont les balles devaient être mortelles. Il émit mentalement le vœu de n’avoir pas à s’en servir… mais Garrish n’avait pas absorbé assez de soporifique pour rester longtemps endormi, déjà il commençait à s’agiter et à pousser des grognements inarticulés.

Bientôt, d’un coup de tête, il écarta un peu les coussins qui lui couvraient le visage et considéra Caldwell d’un regard encore hébété. Le prisonnier revint, montra le revolver :

— Écoutez-moi bien, mon ami, dit-il à Garrish, et tâchez de rester sagement étendu où vous êtes. Ne bougez pas, n’appelez pas… sans quoi…

Il lui mit le canon du revolver sous le nez. Garrish se calma instantanément. Alors, le prisonnier alla écouter derrière la porte. Y avait-il un ou deux hommes sur le palier ? Dans le premier cas, il lui suffirait d’inciter ce gardien à ouvrir la porte en imitant la voix de Garrish, et de l’étourdir d’un seul coup… mais s’ils étaient deux ?

À travers les panneaux massifs, Caldwell n’entendait absolument rien ; le trou de la serrure était oblitéré à l’extérieur par quelque cliquet métallique.

Alors, Caldwell conçut un nouveau projet. Il alla tirer Garrish par les épaules et le plaça derrière la table, de façon à ce qu’il ne pût être aperçu du seuil de la porte. Cela fait, il émit quelques appels étouffés devant le trou de la serrure :

— Ssst ! Ssst !

Rien ne bougea à l’extérieur.

Il frappa légèrement au panneau.

Alors une voix rude se fit entendre :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Caldwell imita de son mieux la basse grasseyante de Garrish pour dire :

— Où est le chef ?

— Quoi ? fit le gardien du palier plus distinctement.

— Où est le chef ?

— En bas. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Le type ici est malade. Appelez le chef !

— Malade ? Qu’est-ce qu’il a ?

Caldwell sourit en songeant qu’après tout la chose était plausible. Si son dîner avait été drogué, son indisposition était naturelle. Il répondit :

— Je ne sais pas. Allez chercher le patron !

À ce moment Garrish, comprenant l’intention de son prisonnier, essaya de crier. Ce ne fut heureusement, sous les coussins qui étouffaient sa voix, qu’un sourd grognement. Caldwell se retourna et le menaça de son arme, puis reprit la conversation à travers la porte :

— Il gémit, dit-il ; il est très malade ; je ne sais que faire. Allez vite prévenir le chef.

— J’y vais ! fit l’autre.

Caldwell revint à Garrish :

— Mon ami, lui dit-il, l’affaire est sérieuse… si tu tiens à la vie, tais-toi !

Mais déjà la voix de Merrivale se faisait entendre devant la porte. Il appelait :

— Garrish ! Qu’est-ce qu’il y a ?

Caldwell prit la clé enlevée à son gardien et ouvrit de la main gauche. Se dissimulant derrière le battant, il laissa passer Merrivale, puis, d’un geste rapide, repoussa la porte, la referma, s’y adossa et leva son revolver sur Merrivale stupéfait.

— Un mot ou un cri ! lui dit froidement Caldwell, et je fais feu… Ah ! je vois que vous comprenez. Ayez la bonté de passer dans la chambre à coucher.

Le président du Cercle Noir restait pétrifié ; la surprise et la terreur troublaient ses regards ordinairement froids et méprisants.

— Le diable… commença-t-il.

— Attention, cher monsieur, interrompit Caldwell ; n’élevez pas la voix… et passez dans la chambre à coucher.

Merrivale fit un pas, puis sa main chercha sa poche, mais Caldwell lui mit son revolver sur la poitrine.

— Je ne vous conseille pas… dit-il.

Merrivale se mit à jurer entre ses dents et se dirigea vers la chambre contiguë, suivi pas à pas par Caldwell. Chemin faisant, il aperçut Garrish couché par terre derrière la table.

— Imbécile ! dit-il à Caldwell, de par tous les diables, à quoi voulez-vous arriver avec tout ça ?

— Asseyez-vous, répondit le prisonnier.

Merrivale obéit, mais reprit :

— C’est idiot, ce que vous faites là ! J’ai deux hommes armés sur le palier et prêts à surgir à mon moindre appel. Plusieurs autres sont dans la maison. Vous êtes fou. Il vous est impossible de vous enfuir. Et si je tarde à réapparaître, mes gens viendront et vous tueront.

— Peut-être, répondit Caldwell, mais, en attendant, je vous serais bien obligé de ne pas élever la voix.

— Et qu’est-ce qui m’en empêcherait, je vous prie ?

— Absolument rien, monsieur, je le confesse ; mais je dois vous prévenir qu’à la seconde même où vos hommes ouvriraient la porte, vous ne seriez plus qu’un cadavre.

— Bien, riposta Merrivale, mais je ne vois pas à quoi toute cette mise en scène peut finalement vous servir. Car vous ne pouvez d’aucune manière sortir d’ici. Allons, soyez raisonnable, remettez cette arme dans votre poche et causons.

— Pas avant que vous ne m’ayez remis votre revolver.

Merrivale s’exécuta en soupirant.

— Maintenant, videz vos poches.

— Que voulez-vous dire ?

— Parlez plus doucement, commanda Caldwell, enlevez votre veston et jetez-le sur cette chaise.

— C’est idiot ! C’est fou !

— Allez !

Merrivale dut obéir. De la main gauche, Caldwell fouilla les poches du veston, en retira quelques lettres, jeta un coup d’œil aux enveloppes.

— Ah ! fit-il, voilà enfin votre identité révélée !

— Dans quelques minutes ou quelques secondes, vous emporterez ce secret dans la mort, mon ami.

— Que ce soient des minutes plutôt que des secondes ! riposta Caldwell. Elles nous seront utiles à tous deux. Mais qu’est-ce que ceci ?

Il sortait d’une autre poche un volumineux carnet de notes à fermeture métallique et contenant de nombreuses feuilles dactylographiées. C’était le code de correspondance secrète des membres du Cercle. En outre, entre les feuillets se trouvait un télégramme chiffré dont la traduction en clair était inscrite au crayon sur une feuille volante.

Caldwell eut une lueur de joie aux yeux. Par ce télégramme annonçant à Merrivale que l’alerte de San-Francisco était minime, la preuve était enfin faite de la complicité du Cercle Noir dans le trust des stupéfiants.

Il fallait à tout prix empêcher la destruction de ce précieux document. Caldwell considéra Merrivale qui le regardait avec des yeux de bête fauve prête à bondir, il affermit son revolver dans sa main. Garrish, dans le salon, s’agitait comme un démon pour se débarrasser de ses liens. Comment remettre le document à l’abri ? Caldwell regarda tour à tour son étui à cigarette et la fenêtre. Merrivale comprit son intention :

— Je vous répète, dit-il en serrant les dents, que vous ne quitterez pas cette maison vivant.

Ce ne fut pas sous l’effet de cette menace que Caldwell renonça à jeter le document par la fenêtre, mais c’était un moyen vraiment trop aléatoire.

Tandis qu’il débattait en lui-même cette question, il vit que Garrish se démenait de plus en plus fort et arriverait sans doute en plus ou moins de temps à se libérer de ses liens imparfaits. Mais alors, soudain, un coup de poing énergique retentit à la porte de l’appartement. Caldwell se retourna. Pourrait-il dicter à Merrivale une réponse satisfaisante ? Il n’y avait pas apparence. Il lui mit le canon du revolver sur la tempe.

— Pas un mot ! lui ordonna-t-il.

Les heurts à la porte redoublèrent. Puis une voix forte s’éleva :

— Fred ! Que faites-vous ? Fred, répondez !

Même devant l’arme menaçante, Merrivale eut un petit rire de plaisir.

— Vous avez perdu la partie, dit-il tout bas à Caldwell. Savez-vous qui arrive ? C’est Will Garson. Il est revenu.

Caldwell l’avait deviné.

— Fred ! Merrivale ! grondait le nouveau venu, que se passe-t-il donc ?

Le président du Cercle sourit.

— Au prochain appel, je répondrai, dit-il à voix basse.

Et, après un temps, il ajouta :

— Savez-vous ce qui arrivera quand je répondrai ?

— Oui, dit Caldwell, vos hommes feront irruption dans l’appartement et ils vous trouveront, comme je vous en ai averti, à l’agonie, baignant dans votre sang. Ce ne sera pas un beau spectacle, Merrivale. Il est vrai que vous ne vous en rendrez pas compte.

Pour la quatrième fois, la voix de Garson s’éleva impérieusement tandis que ses coups ébranlaient la porte :

— Enfin, Merrivale, êtes-vous là ? Et que diable faites-vous ?

Merrivale demeurait silencieux et attentif. Des pas rapides se firent entendre dans le vestibule et les escaliers. Caldwell baissa son arme et dit à Merrivale :

— Au fond, vous n’êtes qu’un poltron et un lâche, vous…

Un grand cri sauvage qui retentit presque à ses oreilles l’interrompit.

— Garson ! À nous ! Enfoncez la porte !

C’était Garrish qui, par un suprême effort, s’était débarrassé de son bâillon. En deux bonds, Caldwell fut sur lui, revolver levé, mais l’appel avait été entendu. Des voix nombreuses y répondaient déjà.

Caldwell regarda son arme, puis, relevant les yeux, rencontra les regards de Garrish fixés sur lui : ils n’étaient pas dépourvus d’une certaine malice, ces yeux-là, et à ce moment, Caldwell comprit que son geôlier n’était peut-être pas une simple brute… puisqu’il avait deviné que son prisonnier ne se laisserait jamais aller à tuer un homme sans défense.

Il y eut alors un grand tumulte de l’autre côté de la porte. Caldwell, immobile, tenait précisément sous sa main gauche les documents arrachés à Merrivale. Il regarda la porte… Avait-il le temps ? Il fit un pas en avant… Trop tard ! Un bruit métallique… la clé laissée dans la serrure parut tourner d’elle-même et, sous l’effort des pinces appliquées à l’extérieur, le pêne joua, la porte s’ouvrit. Garson et trois hommes armés s’élancèrent.

Caldwell ne leva pas son revolver. Les circonstances étant données, c’eût été un suicide, mais il demeura tranquillement au milieu de la pièce, fixant sur Garson des regards interrogateurs.

Les hommes s’arrêtèrent derrière Garson qui embrassa la scène d’un coup d’œil : Garrish achevant de dénouer ses liens, Caldwell debout et hautain, Merrivale sortant furtivement de la chambre à coucher.

Il y eut une seconde de tragique silence. Enfin Merrivale cria :

— Attention ! Il est armé ! Il a le code !

Garson leva son browning, ses hommes s’avancèrent. Caldwell ne bougea pas.

— Eh bien, fit Garson, voilà une jolie petite réception, et plutôt improvisée, n’est-ce pas ? Il n’est peut-être pas mauvais que je sois arrivé sans y être invité. Eh ! eh ! Merrivale, qu’en dites-vous ? Vous serez peut-être plus enclin désormais à suivre mes conseils ! En attendant, dites donc, homme ou diable, conclut-il en s’adressant à Caldwell, nous attendons votre bon plaisir ; lâchez cette arme immédiatement.

Caldwell s’inclina et obéit. Un des hommes s’empara du revolver. À ce moment, des pas se firent entendre dans l’escalier et bientôt une voix bien timbrée s’écriait :

— Que se passe-t-il donc ici ?

Garson eut un gros rire.

— Entrez donc, Al, dit-il, nous vous invitons cordialement. Il paraît que Fred a reçu M. Thornton à sa façon pendant notre absence et cela a manqué lui jouer un mauvais tour.

En poussant une exclamation d’étonnement, Allen Walker franchit le seuil. D’abord, le groupe d’hommes qui occupait le centre de la pièce lui cacha Caldwell, mais tout à coup l’un d’eux s’écarta et Walker s’arrêta, comme frappé d’horreur. Il devint livide, ses mains se mirent à trembler. Garson lui-même, l’apercevant, redouta une catastrophe et pâlit :

— Au nom du Ciel, Al ! Qu’y a-t-il ? Qu’avez-vous ?

Une seconde d’intense silence, puis la voix tremblante de Walker s’éleva :

— Mon Dieu ! dit-il en détournant les yeux, cet homme… qui est là… ce n’est pas Thornton ! C’est Steele, chef du Service Secret !

XVI

LA VITRE BRISÉE

La lumière se faisait graduellement dans les esprits ; et avec quelle rage au cœur les directeurs et subalternes du Cercle Noir se rendaient peu à peu compte qu’ils étaient en présence de leur plus redoutable ennemi, de celui qui avait juré la ruine et la destruction finale de leur criminelle association.

Ce fut Merrivale qui rompit le premier le tragique silence.

— Vous, vous… s’écria-t-il, qui donc êtes-vous ?

— Walker vous l’a dit, répondit le prisonnier.

— Mais, au nom du Ciel, comment… Will, comment a-t-il pénétré ici ?

Garson ne répondant pas, il se retourna vers le prisonnier.

— Vous êtes Steele ? Ce n’est pas possible, voyons ! Je n’y comprends rien. Thornton ne s’était-il pas échappé de prison ?

— Oui, dit Steele, et il avait l’intention bien arrêtée de venir ici, mais il ne l’a pas réalisée.

Garson se tourna vers Merrivale :

— Ah ! c’est bien lui, je le reconnais ! C’est Steele en personne. Quelle infernale affaire ! Mais, dites donc, il a notre code, là, dans sa main.

Il se jeta sur Steele et lui arracha le carnet.

— Eh bien, monsieur Steele, dit-il d’un air goguenard, qu’avez-vous gagné maintenant ? Quel est votre but ? Qu’êtes-vous venu faire ici ?

— Je pense que vous vous en doutez.

— Peut-être, répliqua Garson, mais c’est ce qui va précisément causer votre perte.

— La vôtre, corrigea Steele.

— Vraiment ! Et comment, s’il vous plaît ?

— Vous le savez bien, répliqua froidement le chef du Service Secret. Vous êtes dès maintenant démasqués, vous et tous vos complices. Vous êtes au bout de votre carrière de criminel. Dans moins d’une heure, tous les habitants de cette maison seront en cellule… et vous ne pouvez rien pour l’empêcher.

Une violente poussée de haine contracta les traits de Garson. Il secoua Merrivale par le bras :

— Quand cet homme est-il arrivé ici ?

— Hier soir.

— De quelle façon ?

— Dans la limousine bien fermée, après avoir pris toutes les précautions d’usage.

— Alors ! cria Garson. Vous ne savez rien, Steele ! Et vous vous figurez que vous nous avez joué un bon tour ! Eh bien, qu’avez-vous découvert ? Savez-vous où vous êtes ? Qui nous sommes ?

Merrivale intervint :

— Il sait, dit-il, il a trouvé des lettres qui m’étaient adressées.

— Quand ? fit Garson.

— Cinq minutes avant votre arrivée. Il avait le revolver de Garrish.

— Il ne sait rien d’autre ?

— Impossible.

— Bon ! Ainsi, mon bon monsieur Steele, vous avez cru nous surprendre ! Mais qui viendra jamais vous chercher ici ? Ah ! on aura beaucoup de peine à retrouver votre cadavre ! Voyons, qu’en dites-vous ?

Steele ne répondit pas.

— Ne vous en prenez qu’à vous-même, reprit Garson. C’est vous qui vous êtes mis dans le guêpier. Maintenant, Fred, qu’a-t-il encore en sa possession ?

— Le télégramme de Howard avec la traduction.

— Sur lui ?

— Sans doute.

— Ne l’a-t-il pas caché par là ?

— Il n’en a pas eu le temps. Il le tenait à la main lorsque vous êtes entré.

Garson agita le poing devant la face parfaitement calme du chef du Service Secret.

— Voyons, lui cria-t-il, qu’êtes-vous venu faire ? Êtes-vous fou ? Allons, dites ; qu’est-ce que cette histoire de cellule dont vous parliez tout à l’heure ? Vous feriez aussi bien de vous expliquer !

— J’allais vous demander si vous vouliez vous rendre sans hésiter davantage, répondit flegmatiquement Steele.

— Nous rendre ! Ah ! la bonne histoire ! Vous désirez nous arrêter, n’est-ce pas ? C’est magnifique ! Mais vous figurez-vous un instant que vous sortirez vivant d’ici ?

— Cela, dit Malcome Steele avec un sourire tranquille, n’entre pas en ligne de compte.

— Si vous le prenez comme cela, tant mieux pour vous… mais vous voyez, poursuivit Garson avec un grand geste circulaire, il y a ici cinq hommes armés, quatre autres en bas.

Il s’interrompit en apercevant Garrish qui s’acharnait laborieusement à défaire les liens de ses jambes.

— Coupez cela, dit-il à un de ses hommes, et rendez à M. Merrivale son revolver que j’aperçois là-bas sur un guéridon.

— Maintenant, reprit Garson en revenant à Steele, ces papiers !

— Quels papiers ? Je n’en ai point.

— Vous mentez ! s’écria Merrivale. Je vous ai vu prendre le télégramme jaune et la transcription sur une feuille bleue épinglés ensemble. Rendez-nous cela.

— Je répète, dit Steele, que je n’ai rien de pareil en ma possession.

— Grogan ! cria Garson à l’un de ses hommes, venez m’aider à le fouiller !

Barnes tint son revolver braqué contre Steele pendant qu’on se livrait à cette recherche. Garson marmottait des imprécations en ne trouvant rien. Après un court moment d’arrêt, il recommença ; il découvrit et saisit alors la lampe électrique du prisonnier.

— Vous lui aviez laissé cela ! dit Garson à Merrivale d’un ton de reproche.

— Oui, mais après en avoir enlevé la pile.

Garson rouvrit l’étui.

— Oui, bon, dit-il sans apercevoir lui non plus le petit tube qui y était dissimulé.

Pas de trace des télégrammes.

— Voulez-vous que je déchire tous ses vêtements ? offrit Garrish.

— Non… pas encore, répondit Garson. Il doit avoir caché ces papiers par là. Cherchez tous… sous les tapis, dans les vases de la cheminée, partout.

— Je vous assure, Will, reprit Merrivale, qu’il n’a pas eu le temps de cacher ces documents ailleurs que sur lui.

— C’est ce que nous allons voir !

Trois hommes procédèrent à une minutieuse recherche dans le salon, la chambre à coucher et les autres pièces. Garrish regarda jusque dans les plats du dîner restés intacts sur la table. De longues minutes s’écoulèrent. Garson allait et venait, revolver à la main. Enfin, devant le résultat négatif de toutes les recherches, il revint à Steele.

— Vous feriez mieux de parler, lui dit-il.

— Encore une fois, je n’ai pas ces papiers.

— Assez ! Vous l’avez dit. Et je ne vois pas ce que vous pouvez bien espérer en continuant à nier. Il n’y a pas trente-six moyens d’en finir, il n’y en a qu’un… et vous le savez bien. Voyons, Fred, poursuivit Garson en se tournant de nouveau vers Merrivale, aurait-il pu jeter ces papiers par la fenêtre ?

— Non. Impossible. Il y a songé… je l’ai vu dans ses yeux, mais il ne s’est approché de la fenêtre à aucun moment.

— Est-ce qu’il a été constamment sous surveillance depuis son arrivée ?

— Il n’est pas resté seul une minute.

— Et vous dites qu’il a été fouillé ?

— Oui, avec le plus grand soin et dès son entrée ici.

— Il n’avait aucun moyen de communiquer avec l’extérieur par lettres, signaux ou autre chose de ce genre ? Par exemple, un de ces tout petits appareils de sans-fil qu’on fabrique maintenant ?

— Mais non, voyons ; absolument pas ! J’ai examiné moi-même toutes ses poches et palpé ses vêtements.

— Eh bien, conclut Garson en s’adressant de nouveau à Steele, vous voyez, cher monsieur, que vous n’avez pas grand’chose à espérer, à moins d’un miracle ; vous savez très bien que nous retrouverons ces documents d’ici quelques minutes. Voyons, qu’attendez-vous ? Une aide de l’extérieur ? Mais même si vous avez découvert, vous, l’emplacement de cette maison, personne au monde ne sait où la chercher pour vous porter secours…

Tenez, continua-t-il en se rapprochant de la fenêtre du salon, jetez un coup d’œil au dehors, Steele ; ces maisons que vous apercevez à quelque distance, savez-vous qui y habite ? Ce sont des gens qui ne se mêlent jamais de ce qui ne les regarde pas. Et nos murs sont épais. La rue ? Vous pensez appeler des passants ? Eh bien, il n’y en a point !

En riant cyniquement, il repoussa les battants de la fenêtre, négligeant de ramener les rideaux pour apostropher plus vite sa victime :

— Soyez donc raisonnable, Steele. Il se peut que nous vous laissions la vie si vous nous restituez rapidement ces papiers.

— Je regrette… Je ne puis vraiment pas donner ce que je n’ai pas.

— Je vous casserai la tête, s’il le faut, gronda Garson, mais j’aurai raison de vous ! Alors, Grogan, une dernière fois… que rien de ce qu’il a sur lui ne passe inaperçu !

Chose curieuse, Grogan mit presque tout de suite la main sur la petite boîte métallique qui avait échappé jusqu’alors à toutes les investigations.

— Oh ! s’écria l’homme, comment se fait-il que nous n’ayons pas encore vu cela ?

— Qu’est-ce ? Donnez ! fit vivement Garson.

Il examina curieusement l’objet, l’agita à son oreille et entendit un léger bruit de liquide.

— Qu’est-ce ? demanda-t-il à Steele.

— Il ne me plaît pas de répondre, riposta Steele d’un air hautain.

— Ah ! il ne vous plaît pas ! Eh bien, je crois que vous allez assister à quelques petites choses qui vous plairont encore moins, mon bonhomme. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? Comment l’ouvre-t-on ?

Un moment, il chercha à dévisser une capsule qui semblait servir de couvercle, mais, n’y parvenant pas, il se mit à jurer effroyablement. De son côté, Steele, comme ranimé tout à coup, et tous les nerfs tendus, surveillait avec la plus extrême attention les essais malhabiles des gros doigts de Garson. À la fin, celui-ci, perdant patience, rejeta l’objet entre les mains du prisonnier :

— Ouvrez-moi cela, dit-il, et dépêchez-vous !

Malcome Steele obéit en effet assez vite, mais sans hâte apparente. Il retourna la mystérieuse boîte, l’assura dans la main droite et, de sa gauche, fit jouer un imperceptible ressort. Il y eut un petit déclic et, avec une telle violence que personne n’en put suivre la trajectoire, l’objet sauta hors de l’étreinte de Steele et alla briser une vitre, passer à travers l’intervalle libre des volets et tomber dans la rue.

Merrivale poussa un cri. Garson, immobile, regardait tour à tour Steele et la fenêtre.

— Vous êtes nerveux, ce soir, dit-il enfin d’un ton qui voulait être ironique. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Les papiers doivent être là-dedans… suggéra Barnes.

Il se précipita dans les escaliers. On entendit ses pas décroître peu à peu, puis la lourde porte d’entrée s’ouvrir… de nouveau ses pas sur le trottoir, et aussitôt, un bruit sourd, suivi d’un gémissement. Au même instant, d’autres pas, légers, vifs, nombreux se firent entendre dans le vestibule, dans l’escalier, et, enfin, avec une rapidité inouïe, deux, quatre, huit, dix hommes, revolver au poing, envahirent l’appartement du prisonnier. Les précédant, un gentleman de haute stature, ganté de blanc, vint s’incliner devant Steele :

— Réponse à votre signal… d’une fenêtre brisée, monsieur !

— C’est bien, Marwin, répondit le chef du Service Secret.

Puis, d’un geste désignant le groupe pétrifié de Merrivale et de ses acolytes, il ajouta :

— Faites désarmer ces individus !

Garrish lâcha un coup de revolver, mais Steele qui l’observait du coin de l’œil lui assénait en même temps un coup de poing sur le bras et fit dévier le projectile qui alla se perdre dans les boiseries de la porte. Allen Walker leva aussi son arme, mais la laissa instantanément retomber, la balle d’un policier lui ayant traversé le bras.

Personne d’autre, pas même Merrivale, n’osa résister devant le brusque envahissement de leur quartier général.

— Vous êtes-vous emparé de l’homme qui sortait à l’instant ? demanda M. Steele.

— Oui, monsieur. Il a ouvert juste au moment où nous nous apprêtions à forcer la serrure.

— Amenez-le ici et faites fouiller toute la maison, arrêtez toutes les personnes qui s’y trouvent.

— Bien, monsieur. Et ces personnes qui vous entouraient ici ?

— Doivent être conduites en cellule. Vous avez devant vous M. Frédéric Merrivale, président du Cercle Noir. À côté de lui, Garrish. À votre droite, Barnes… tous deux repris de justice à la solde du Cercle. L’homme au bras cassé est M. Allen Walker. Celui que vous avez cueilli dans la rue est M. Will Garson. Tous deux sont des administrateurs du Trust des stupéfiants. Laissez assez d’agents ici pour les maintenir.

— Oui, monsieur.

Marwin fit un pas vers la porte, puis se retourna et reprit :

— L’inspecteur Clapp est en bas, monsieur, avec… la personne que vous savez et trois de ses amis.

— C’est contraire à mes ordres, dit le chef du Service Secret.

— Je sais, monsieur. Mais c’est l’inspecteur Clapp qui a voulu venir, et je n’ai pu l’en empêcher. C’est d’ailleurs la jeune dame qui, avec son père, a fortement insisté pour raccompagner. Nous sommes tous dans les parages depuis plusieurs heures. Mes hommes, habillés en électriciens, ont paru vouloir réparer des câbles souterrains. J’étais moi-même dissimulé à la fenêtre de la maison la plus voisine.

— Vous avez très bien manœuvré, Marwin. Dites à l’inspecteur Clapp de monter et prévenez la police ordinaire.

Les agents du Service Secret se répandirent dans tout l’immeuble. Marwin revint bientôt en poussant devant lui Garson, menottes aux mains.

— Il n’a pas été sage, expliqua Marwin, et il a fallu l’immobiliser.

— Vous avez bien fait. Faites-en autant à Garrish et ajoutez pour lui des entraves aux pieds ; c’est un homme dangereux.

Quelques minutes plus tard, l’inspecteur Clapp, suivi de Thornton, de miss Dorothée Staples, de Walter Stone et d’un gentleman âgé, aux beaux yeux bleus et à la moustache blanche, vinrent saluer M. Malcome Steele. Derrière eux, des agents de police en uniforme et un commissaire.

Ce dernier serra la main du chef du Service Secret et lui dit en désignant Thornton :

— Je vous demande pardon, mais n’ayant reçu aucun ordre contraire, je crois de mon devoir d’arrêter cet homme qui n’est autre que le prisonnier récemment échappé de la prison centrale de Charlestown.

— N’en faites rien, répliqua vivement Steele. Je vous apporterai dans un instant la preuve qu’il est officiellement libéré. Mais, ajouta-t-il en allant refermer la porte de l’appartement, il me faut d’abord donner aux personnes présentes quelques mots d’explication… Marwin, veuillez prendre note de mes paroles.

— Bien, monsieur, mais ces prisonniers, doit-on les emmener auparavant ?

— Ils peuvent rester, répondit Steele en regardant d’un air grave les bandits encore pétrifiés de surprise. Je serais particulièrement heureux d’être entendu de M. Fred Merrivale et de M. Will Garson… Ah ! Merrivale, il y a quatre ans que je vous cherche ! Et depuis quelque temps, je le sais, vous avez défié le Service Secret de venir à bout de sa tâche qui était de découvrir et de démasquer les véritables chefs du Cercle Noir. Croyez bien, cependant, que ce n’est pas par simple amour-propre que j’ai voulu moi-même arriver jusqu’à vous. C’est par devoir professionnel d’abord, mais aussi pour venger plusieurs de mes meilleurs agents qui ont perdu la vie dans vos inextricables filets. C’est cela, je vous le déclare, qui cause aujourd’hui votre perte.

Un blasphème sorti des lèvres de Garson répondit seul à ces paroles solennelles.

— Avant d’aller plus loin, reprit Steele, je vous prie, Marwin, de vouloir bien fouiller dans la poche droite de l’homme qui vient d’émettre des mots malsonnants et d’y prendre un carnet contenant le code secret du Cercle Noir.

Marwin sortit le code de la poche de Garson.

— Bien, ouvrez-le, vous y trouverez un télégramme chiffré et sa traduction en clair sur une feuille de papier bleu.

Merrivale et Garson poussèrent ensemble une exclamation.

— Oui, continua Steele, vos papiers étaient là ; vous les aviez.

Puis il se tourna vers le commissaire de police :

— Je serai aussi bref que possible : il y a trois semaines environ, j’eus l’idée d’aller visiter la prison de Charlestown et peut-être de faire parler le détenu Richard Thornton qui avait eu des relations avec le Cercle Noir.

Lorsque j’arrivai, j’appris que Thornton s’était battu avec son compagnon de cellule. Le directeur, M. Larkin, se demandait comment il convenait de le punir ; il avait causé longuement avec Thornton qui lui avait confié qu’il n’avait plus qu’un but dans la vie, celui de se venger de Allen Walker, auteur du guet-apens d’où l’on avait faussement conclu à sa culpabilité.

C’est en entendant cela que je conçus le projet, assez risqué peut-être, dont la réussite a été laborieuse et qui a bien manqué d’échouer à plusieurs reprises.

Je n’allai pas voir Thornton, mais je me rendis chez le ministre de la Justice et lui exposai aussi clairement que possible les raisons qui me faisaient croire à l’innocence de Thornton. Je lui parlai en outre de mes vains efforts pour détruire le Trust des stupéfiants qui s’appelait le Cercle Noir.

Ayant vu une relation mystérieuse entre les deux affaires, j’osai présenter au Ministre une requête peu commune.

Sachant, d’une part, que Thornton en voulait à mort à Walker, d’autre part, qu’il avait, peu de temps avant son arrestation, réussi à égarer un important envoi de marchandises appartenant au Cercle Noir, j’expliquai au Ministre que Thornton, une fois libre, tâcherait vraisemblablement d’atteindre Walker en offrant aux criminels de les renseigner sur ces marchandises.

Je demandai donc au Ministre de gracier Thornton en promettant que le Service Secret mettrait tout en œuvre pour suivre dès lors ses faits et gestes et profiter de ses pourparlers avec le Cercle Noir. Je le savais un homme intelligent et plein de ressources et j’espérais déjà qu’il n’hésiterait pas à entrer en relations avec les dirigeants du Cercle Noir afin d’arriver lui-même jusqu’à Walker.

Il y avait cependant une difficulté, et c’est à ce sujet que je dus faire appel à toute la généreuse clairvoyance du Ministre. Il ne fallait pas, en effet, que Walker pût se douter un instant que Thornton était protégé par les autorités. Pour agir librement, Thornton non plus ne devait pas se douter de notre sympathique attention. Donc il était indispensable que la libération de Thornton prît l’aspect d’une fuite… Après bien des hésitations, le Ministre finit par partager ma manière de voir. Muni de son autorisation, je retournai voir le directeur de la prison. Et là tout fut arrangé. Le prisonnier reçut des billets, une lime, des encouragements. La fuite par l’orifice de ventilation, l’arrêt du mécanisme de fermeture des verrous, l’alternance des rondes de nuit, tout fut combiné. Un escabeau fut placé près de la cheminée du ventilateur… l’homme de garde auprès des machines fut éloigné… bref toutes dispositions furent prises. Il y eut dès le début un premier contretemps ; un gardien se trompa d’heure et refit sa ronde au moment où Thornton venait de sortir de sa cellule ; il y eut lutte et c’est miracle si le gardien Wayne, en tombant dans les escaliers, ne fut pas une victime innocente de notre combinaison.

Une auto et plusieurs de nos agents secrets attendaient Thornton. La sentinelle avait été écartée. Tout se passa à souhait. Thornton monta en auto, changea de vêtements, mais ils furent tous pris de panique en voyant derrière eux une voiture – chargée sans doute de joyeux fêtards – les poursuivre et les gagner de vitesse. L’auto capota au passage d’un pont ; deux de mes agents y trouvèrent la mort, un troisième fut sérieusement blessé ; seul Thornton en réchappa complètement et s’enfuit seul dans la campagne…

Depuis lors, nous perdîmes ses traces. Durant toute une semaine, nous fûmes très inquiets. Tout le succès de notre entreprise était compromis si nous ne retrouvions pas l’évadé avant qu’il eût le temps de se mettre en communication avec le Cercle Noir. Son ami Stone fut surveillé ; j’allai lui parler. Ce fut en vain. C’est alors que miss Dorothée Staples vint me voir, et c’est grâce à l’intérêt qu’elle portait à l’évadé que nous pûmes reprendre la chasse. J’ajoute que le père de miss Staples, ici présent, fut consulté et nous facilita la tâche.

Avertis dès lors que des négociations avaient commencé entre Thornton et le Cercle Noir, il fut convenu que, le moment venu, nous nous assurerions de la personne de l’évadé et que moi, qui suis à peu près de sa taille et de sa corpulence, je me déguiserais et me rendrais à sa place au rendez-vous que ne manquerait pas de lui donner le président du Cercle.

Restait un point délicat : Walker était sans doute le seul membre dirigeant du Cercle qui connût Thornton. Pour éloigner Walker, j’imaginai une perquisition à San-Francisco. Je savais qu’en cas d’alerte dans cette ville, ce serait probablement Walker qui s’y rendrait. Et cela ne manqua pas.

L’arrestation de Thornton présenta quelque difficulté. Nous le savions adroit et robuste, mais pas à ce point… Il me fut très difficile de le rattraper lorsqu’il bondit hors de la cour intérieure d’un immeuble où il s’était réfugié, mais enfin, je pus le prendre dans ma voiture. Naturellement, on laissa les journalistes croire qu’il s’était de nouveau échappé.

Il fallut de longues conversations avec lui pour le persuader de nous laisser agir. Lorsqu’il y eut consenti, il me donna tous renseignements nécessaires pour me permettre de jouer son rôle. Je me grimai, je pris sa montre, un revolver d’ordonnance, et je me présentai au rendez-vous fixé par la lettre du Cercle Noir.

… Je crois, messieurs, que c’est tout. Si l’un de vous veut bien téléphoner au ministère de la Justice, il apprendra que, depuis avant-hier, M. Thornton a été l’objet d’une mesure de clémence et qu’il est en liberté jusqu’à révision de son procès… dont l’issue ne fait maintenant plus de doute.

… Eh bien ! Merrivale, conclut le chef du Service Secret, êtes-vous satisfait maintenant, et voyez-vous l’enchaînement des effets et des causes ?

Devant le regard déconcerté du président du Cercle, Steele réfléchit une seconde et reprit :

— Ah ! oui, vous devez encore vous demander comment un homme conduit dans une voiture hermétiquement close, à travers des détours sans nombre, jusqu’à votre repaire, a pu néanmoins y amener la police ? Question très logique, monsieur Merrivale, surtout quand vous aviez pris tant de précautions ! Eh bien ! voici : Hier matin, l’inspecteur Clapp a fait remplacer deux téléphonistes de la Centrale par deux de nos employées. Celles-ci avaient l’ordre précis d’attendre toute demande de communication avec un certain Hollister, habitant supposé de la Quatre-vingt-sixième Rue, et d’informer le numéro appelant que cet abonné avait résilié ; en même temps, l’inspecteur Clapp devait être prévenu de l’endroit d’où l’appel avait émané.

Merrivale poussa un cri de fureur en comprenant enfin dans quel piège il était tombé en croyant à l’existence de ce Ralph Hollister…

— Mais, monsieur Steele, s’écria alors Thornton, vous couriez de grands risques ! Que serait-il arrivé si Merrivale n’avait pas téléphoné à Hollister, ou bien s’il avait été le faire dans une cabine publique ?

— Je pense, reprit Steele, qu’il ne serait pas allé dans une cabine très éloignée, et cela aurait suffi pour amener mes hommes dans le voisinage… Le vrai danger était qu’il ne fût pas suffisamment intéressé pour essayer d’entrer en communication avec Hollister…

— Alors ? Qu’auriez-vous fait ? s’écria miss Staples, dont les yeux brillants et la voix altérée disaient assez la part qu’elle prenait à l’aventure.

— Eh bien ! dans ce cas, répondit flegmatiquement le chef du Service Secret, il me restait encore deux moyens à employer en dernier ressort :

D’abord, j’avais pu dissimuler dans l’étui de ma lampe électrique un petit tube contenant du cæsium, métal rare de la famille du sodium et du potassium. Cette substance était placée dans un tube de gélatine qui se dissout très vite, mais pas immédiatement dans l’eau. Ce tube, jeté dans le tout-à-l’égout des toilettes, se serait dissout en arrivant dans le collecteur de la rue ; alors, le cæsium aurait fait explosion… et le Service du Feu – qui était prévenu – n’aurait pas tardé à amener sous ces fenêtres une escouade d’agents.

Enfin, j’avais une petite bombe à main, que de bons exercices de prestidigitation m’avaient appris à dissimuler, et c’est elle que j’ai lancée par la fenêtre pour signaler à mes agents l’endroit précis où je me trouvais et les appeler au moment voulu.

— Malgré tout, reprit Thornton, votre vie a été en danger, et peu d’hommes eussent consenti à s’exposer ainsi.

— Par intérêt, non, peut-être, riposta Steele, mais par devoir, et par amour du bien public, j’aime à croire que j’eusse trouvé beaucoup d’émules… Vous-même, sans tant de précautions, vous vouliez en faire autant…

Néanmoins, il y a en toutes choses une part de chance. Sans miss Staples, vous auriez été ramené en prison ; et, un peu plus tard, sans sa visite, je n’aurais jamais été capable de vous retrouver… Mais tout est bien qui finit bien.

Me permettrez-vous, en terminant, de vous souhaiter à tous deux, miss Staples et monsieur Thornton, une prospérité digne de vos sacrifices…

… Ce ne fut pas sans une certaine malice que le chef du Service Secret unit ces deux noms dans ses vœux. Thornton et miss Staples rougirent en se tendant la main.

— Des mains plus loyales et des cœurs plus aimants, vous n’en trouverez pas beaucoup d’autres, murmura encore Steele en s’esquivant.

— N’a-t-il pas raison ? demanda Thornton à la jeune fille.

— Je le crois, dit-elle en baissant les yeux.

 

*     *     *

 

Comme M. Steele traversait le vestibule, l’inspecteur Clapp l’appela :

— Nous avons trouvé dans le coffre, lui dit-il, un curieux document, une sorte de constitution solennelle du Cercle Noir, mais il y a cinq signatures. Nous avons arrêté trois de ces personnages : Merrivale, Garson et Walker. Restent Morrill et une femme, France…

— Morrill ne se trouve-t-il pas dans la maison ? demanda Steele.

— Il y a encore quelqu’un là, répondit l’inspecteur Clapp en ouvrant la porte d’une petite pièce du fumoir attenant à la salle à manger…

Ils poussèrent la porte. À leur vue, un homme d’un certain âge, au visage livide et contracté, essaya de se lever, mais retomba sur son siège. Lorsque les policiers approchèrent, il les regarda avec des yeux où ne perçait plus aucune frayeur, aucune épouvante, car Morrill, dans un dernier sursaut de sa conscience, avait préféré comparaître tout de suite devant un plus haut Tribunal que celui qui devait juger ses complices.

 

*     *     *

 

— Quant à cette jeune France Blake, reprit l’inspecteur en sortant de la chambre où Morrill expirait, je pense qu’il nous faut organiser par ici une souricière afin que si elle arrive, non prévenue nous puissions la cueillir…

Steele secoua la tête :

— En ce qui la concerne, dit-il, je ne sais trop que vous dire. Arrêtez-la si elle vient, oui, car c’est notre devoir… mais peut-être qu’en ne la poursuivant pas de trop près, nous lui ménagerons un désirable retour dans la bonne voie… Elle ne m’a pas paru foncièrement mauvaise…

 

FIN

 


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnr.com/

en août 2022.

 

– Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Éric, Yves, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Mansfield Scott (traduction Michel Epuy), Le Cercle Noir, Paris, Librairie des Champs-Élysées (Le Masque n° 85), 1931. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page a été réalisée par Elena Bartholomé.

– Dispositions :

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[1] Nom du Collège où Thornton et Stone avaient étudié ensemble.