Arthur Schnitzler
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Mourir, La petite comédie,
Les morts se taisent, Le jour de gloire,
Le Lieutenant Gustl, L’aveugle et son frère,
La nouvelle chanson
1895-1912
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Table des matières
LA PETITE COMÉDIE MŒURS VIENNOISES
La tombée de la nuit approchait. Marie se leva. Depuis une demi-heure elle était assise sur un banc. Elle avait lu d’abord, puis elle avait tenu son regard fixé vers l’entrée de l’allée par laquelle Félix avait coutume d’arriver. D’habitude il ne se faisait pas attendre si longtemps. L’air s’était un peu rafraîchi, sans rien perdre de la douceur de cette journée de mai qui finissait.
Il n’y avait plus grand monde dans l’Augarten, et les pas des promeneurs se dirigeaient vers la porte, qui bientôt allait se fermer.
Marie était déjà près de la porte, quand elle aperçut Félix. Bien qu’il fût en retard, il venait d’un pas très lent qu’il hâta seulement un peu quand leurs regards se furent rencontrés. Elle s’arrêta pour l’attendre, et, comme il lui serrait en souriant la main qu’elle lui avait tendue sans empressement, elle lui demanda avec un peu de dépit dans la voix :
— Tu as donc eu à travailler jusqu’à présent ?
Il lui offrit le bras sans rien répondre.
— Eh bien ? interrogea-t-elle.
— Oui, enfant, répondit-il enfin, et j’ai oublié de regarder ma montre.
Elle le regarda à la dérobée. Il lui parut un peu plus pâle que de coutume.
— Ne crois-tu pas, dit-elle doucement, qu’il vaudrait mieux te consacrer maintenant un peu davantage à ta Marie ? Laisse donc tes travaux pour quelque temps. Il faut maintenant nous promener davantage. N’est-ce pas ? Désormais tu sortiras toujours avec moi ?
— Alors…
— Oui, Félix. D’ailleurs je ne te laisserai plus aller seul.
Il lui jeta un rapide coup d’œil, comme effrayé.
— Qu’as-tu donc ? demanda-t-elle.
— Rien !
Ils étaient arrivés à la porte de la promenade, et la vie des rues, la vie animée du soir, bourdonnait gaîment autour d’eux. On eût dit qu’il planait sur la ville quelque chose du bonheur inconscient que le printemps répand sur toute chose.
— Sais-tu ce que nous pourrions faire ? dit-il.
— Eh bien ?
— Aller au Prater !
— Ah ! non, l’autre jour il y faisait si froid.
— Mais, vois donc ! On étouffe presque ici dans la rue. Nous ne pouvons ne faire qu’aller et venir. Allons !
Il parlait d’un ton saccadé, distrait.
— Mais, Félix, qu’as-tu donc ?
— Comment ?
— À quoi penses-tu ? N’es-tu pas près de moi, près de ta bonne amie ?
Il la regarda d’un œil fixe, absent.
— Voyons ! dit-elle plus haut, comme anxieuse, serrant plus fort le bras de Félix.
— Oui, oui, dit-il, se reprenant. L’air est lourd, très certainement. Je ne suis pas distrait ! Et si je l’étais, il ne faudrait pas m’en vouloir.
Ils prirent, par les rues étroites, le chemin du Prater. Félix était encore plus taciturne que d’habitude. Les réverbères étaient déjà allumés.
— As-tu été chez Alfred aujourd’hui ? demanda-t-elle soudain.
— Pourquoi cela ?
— Mais, tu en avais l’intention.
— Comment ?
— Hier soir tu t’es senti si faible.
— C’est vrai.
— Et tu n’es pas allé chez Alfred ?
— Non.
— Dis-moi, hier encore tu étais malade, et aujourd’hui tu veux descendre dans ce Prater humide. C’est vraiment imprudent.
— Oh ! cela est bien indifférent.
— Ne parle donc pas comme cela, tu finiras par te faire beaucoup de mal.
— Je t’en prie, dit-il d’un ton presque larmoyant, allons, allons ! Il faut que je voie le Prater. Nous irons à l’endroit où c’était si beau, l’autre jour. Tu sais, là-bas, dans le salon d’été, il n’y fait pas froid.
— Oui ! je sais…
— Mais non, vraiment ! Et puis, aujourd’hui, il fait chaud partout. Nous ne pouvons pas rentrer à la maison. C’est trop tôt. Et je ne veux pas dîner en ville, parce que je n’ai aucune envie aujourd’hui de m’enfermer entre les murs d’un café, et puis la fumée ne me convient pas, – et je ne veux pas voir de monde, le bruit me fait mal.
Au début il avait parlé vite, et plus haut qu’à l’ordinaire, mais il laissa tomber faiblement les derniers mots.
Marie se tint plus fortement serrée à son bras. Une angoisse lui venait, elle ne parlait plus, sentant qu’elle avait des larmes dans la voix. Ce désir que Félix avait de la paisible auberge du Prater, et de ce soir de printemps dans la verdure et le silence, l’avait gagnée à son tour.
Ils se turent tous deux, un moment. Marie vit sur les lèvres de Félix un lent et pâle sourire auquel, en se tournant vers elle, il cherchait à donner une expression de bonheur. Mais elle, qui le connaissait bien, comprit sans peine son effort.
Ils étaient au Prater. La première allée qui s’écarte de l’avenue centrale, et qui disparaissait presque entièrement dans l’ombre, conduisait à leur but. Là-bas, c’était la simple auberge ; dans le grand jardin à peine éclairé, les chaises étaient appuyées contre les tables désertes. Dans les falots ronds, sur les grêles poteaux verts, tremblotaient des lueurs rougeâtres. Deux ou trois personnes étaient assises là, l’hôte au milieu. Quand Marie et Félix passèrent devant eux, l’hôte se leva, soulevant sa casquette. Ils ouvrirent la porte du salon d’été, où vacillaient quelques faibles flammes de gaz. Dans un coin, un petit garçon de café était assis, somnolent. Il se leva en sursaut, ouvrit plus grands les becs de gaz, fit accueil aux arrivants. Ils prirent place dans un coin, à l’écart, dans l’ombre, et serrèrent leurs sièges l’un contre l’autre. Ils commandèrent quelque chose à manger et à boire, sans choisir longuement, puis ils restèrent seuls. Quand ils regardaient au-dehors par la cloison vitrée, leurs regards ne rencontraient que la nuit. Seules les lumières rougeâtres des lanternes clignotaient à l’entrée de la salle, mais les angles disparaissaient dans la pénombre.
Ils gardaient tous deux le silence, jusqu’à ce que Marie, inquiète, reprit d’une voix qui tremblait :
— Parle-moi, Félix, qu’as-tu donc ? Je t’en prie, dis-le-moi.
Le même sourire reparut sur ses lèvres. – Rien, mon enfant, dit-il. Ne m’interroge pas. Tu connais mes lubies, n’est-ce pas, ou bien ne les connais-tu pas encore ?
— Tes lubies, oh ! oui, je les connais ! Mais ce n’est pas de la mauvaise humeur, aujourd’hui. C’est plus sérieux. Je le vois, et cela doit avoir une cause. Je t’en prie, Félix, qu’y a-t-il donc ? Dis-le-moi, je t’en prie.
Il eut un air d’impatience, car le garçon entrait, apportant le repas.
Et comme elle insistait, répétant encore : « Dis-le-moi, dis-le-moi », il cligna des yeux pour désigner le garçon et fit un geste de mauvaise humeur. Le garçon sortit.
— Maintenant nous sommes seuls, dit Marie. Elle se rapprocha de Félix et lui prenant les deux mains dans les siennes : – Qu’as-tu, qu’as-tu donc ? Il faut que je le sache. Ne m’aimes-tu donc plus ?
Il se taisait. Elle lui baisa la main, qu’il retira lentement. Il regardait de tous côtés, comme pour chercher du secours :
— Je t’en supplie. Laisse-moi. Ne m’interroge pas. Ne me tourmente pas.
Marie lâcha sa main et le regarda en plein visage :
— Je veux le savoir !
Il se leva et respira longuement. Puis, se prenant la tête de ses deux mains, il dit :
— Tu finiras par me rendre fou ! Ne m’interroge pas !
Il resta encore longtemps debout, l’œil fixe. L’angoisse de Marie suivait ce regard qui se perdait dans le vide. Enfin il s’assit, il respira plus calmement, et une douceur de lassitude se répandit sur ses traits. Encore quelques secondes, et toute trace d’effroi avait disparu, quand il dit à Marie, d’une voix douce et aimable :
— Bois donc, mange donc !
Elle prit docilement son couteau et sa fourchette, et demanda :
— Et toi ?
— Oui, oui, répondit-il ; mais il resta immobile, sans rien toucher.
— Alors je ne puis pas non plus manger, dit-elle.
Il se mit alors à manger et à boire. Mais bientôt il écarta, en silence, sa fourchette et son couteau, et appuya sa tête sur sa main sans regarder Marie. Elle le contempla un instant, serrant les lèvres, puis elle écarta le bras qui lui cachait son visage. Alors elle vit que sa bouche tremblait, que ses yeux étaient humides, et à l’instant où elle s’écriait : « Félix, Félix ! » il commença à pleurer des larmes chaudes mêlées de sanglots. Elle attira sa tête sur sa poitrine, elle lui passa la main dans les cheveux, elle lui baisa le front, elle voulut sécher ses larmes par son baiser. « Félix, Félix ! » Il pleurait plus doucement, toujours plus doucement.
— Qu’as-tu, mon chéri, mon adoré, mon unique, dis-le, dis-le donc !
Et lui, la tête encore serrée sur sa poitrine, en sorte que ses paroles ne lui parvinrent que confuses et pénibles :
— Marie, Marie, je n’ai pas voulu te le dire. Une année encore et puis c’est fini.
Maintenant il pleurait violemment, sans contrainte. Mais elle, les yeux grands ouverts, pâle comme une morte, ne comprenait pas, ne voulait pas comprendre. Quelque chose de froid et de terrifiant lui serrait la gorge. Enfin elle s’écria brusquement :
— Félix, Félix !
Il la vit qui s’agenouillait devant lui et murmura : « Lève-toi, lève-toi ! » Elle se leva, obéissant machinalement à ses paroles, et s’assit en face de lui. Elle ne pouvait parler, elle ne pouvait l’interroger. Et lui, après quelques secondes de silence profond, brusquement, disant sa plainte à haute voix, et les regards levés en l’air, comme si quelque chose d’insaisissable pesait sur lui :
— C’est terrible, terrible !
Elle retrouva l’usage de sa voix :
— Viens, viens.
Mais elle ne put rien dire autre chose.
— Oui, allons, dit-il, en faisant un mouvement, comme s’il eût voulu secouer quelque chose qui lui pesait. Il appela le garçon, paya, et tous deux quittèrent vite la salle.
Au dehors, la nuit de printemps les enveloppa dans son silence. Dans l’allée obscure, Marie fit halte et, prenant la main de son amant : – Explique-moi donc enfin.
Il était redevenu parfaitement calme, et ce qu’il lui dit alors fut dit simplement, tout uniment, comme si cela n’avait rien eu que de très naturel. Il avait dégagé sa main et caressait la joue de Marie. Il faisait si sombre qu’ils pouvaient à peine se voir.
— Il ne faut pas t’effrayer, Marie, une année est longue, si longue ! Car je n’ai plus qu’une année à vivre !
Elle eut un cri :
— Mais tu es fou, tu es fou !
Il continua :
— Il est pitoyable que je te parle de cela, à toi, et cela est même stupide. Mais, vois-tu, savoir cela tout seul, être tout seul à retourner éternellement cette idée, je crois que je n’aurais pu le supporter longtemps. Et peut-être même est-il bon que tu t’habitues à cela. Mais viens donc, pourquoi restons-nous plantés là ? Moi-même, Marie, je suis habitué maintenant à cette idée. Quant à Alfred, il y a longtemps que je ne le croyais plus.
— Alors ce n’est pas chez Alfred que tu es allé ! Mais les autres n’y comprennent rien.
— Vois-tu, enfant, j’ai tant souffert ces dernières semaines de cette incertitude ! Cela va mieux maintenant. Car maintenant du moins, je sais ! J’ai été chez le professeur Bernard, qui, lui, m’a dit la vérité.
— Non, il ne t’a pas dit la vérité. Bien sûr, il a voulu seulement te faire peur, pour que tu sois plus prudent !
— Ma chère enfant, j’ai parlé très sérieusement avec cet homme. Il fallait que je fusse au clair. Tu sais, il le fallait aussi, à cause de toi.
— Félix, s’écria-t-elle en l’entourant de ses deux bras, que dis-tu là ? Sans toi, je ne vivrai pas un jour, pas une heure !
— Viens, dit-il calmement. Sois tranquille !
Ils étaient sortis du Prater. Autour d’eux la vie renaissait, claire, bruyante. Roulements de voitures sur la chaussée, sifflements et sonnettes des tramways, et sur le pont, au-dessus d’eux, le grondement sourd d’un train qui passe. Marie tressaillit. Toute cette vie prenait soudain quelque chose d’ironique et d’hostile, qui lui faisait mal.
Elle entraîna Félix, et ils prirent le chemin du retour, non par la grande rue, mais par les petites rues tranquilles. Un instant l’idée lui vint qu’ils feraient mieux de prendre une voiture, mais elle hésita à le lui dire. Il suffirait de marcher lentement.
— Tu ne mourras pas, non, non, lui disait-elle à mi-voix, en appuyant sa tête sur son épaule, mais certainement, moi, je ne vivrai pas sans toi.
— Ma chère enfant, tes idées changeront. J’ai bien réfléchi à tout cela. Ah oui ! Si tu savais, quand le terme m’a été fixé, d’un seul coup, comme j’ai vu clair, comme j’ai bien vu.
— Il n’y a pas de terme.
— Sans doute, ma petite. On ne peut pas y croire, et, moi-même, je n’y crois pas dans cet instant. C’est une chose si incompréhensible, n’est-ce pas ? Pense donc, moi qui marche là à côté de toi, qui prononce des paroles à haute voix, des paroles que tu entends, dans un an je serai immobile, froid, peut-être déjà décomposé…
— Tais-toi, tais-toi.
— Et toi, tu seras la même qu’aujourd’hui. Exactement la même, peut-être encore un peu pâlie par les larmes, puis un autre soir viendra, puis d’autres soirs encore, et l’été, et l’automne, et l’hiver, puis un nouveau printemps, et il y aura un an que je serai mort et froid. Oui ! Qu’as-tu donc ?
Elle pleurait amèrement. Les larmes coulaient sur ses joues et sur son cou.
Alors, un sourire navré passa sur le visage de Félix, et il murmura entre ses dents, d’un ton rauque, durement :
— Pardonne !
Elle sanglotait toujours, tandis qu’ils continuaient leur route. Lui se taisait maintenant. Leur route passait le long du Stadtpark, par de larges rues sombres et muettes où les bosquets du jardin envoyaient un léger et triste parfum de sureaux. Ils avançaient lentement. De l’autre côté de la rue, de hautes maisons uniformément grises et jaunes. La puissante coupole de l’église Saint-Charles, dressée dans le bleu sombre du ciel, était devant eux. Ils prirent une rue latérale, et bientôt ils avaient atteint la maison où ils habitaient.
Lentement ils montèrent l’escalier faiblement éclairé, et, derrière les fenêtres et les portes de service, ils entendirent les servantes rire et caqueter. Quelques minutes après, ils avaient fermé leur porte derrière eux. La fenêtre était ouverte : deux roses foncées, dans un simple vase posé sur une table, répandaient leur parfum dans la chambre. De la rue un bourdonnement confus montait jusqu’à eux. Tous deux s’approchèrent de la fenêtre. Dans la maison en face tout était paisible et obscur. Alors il s’assit sur le divan, tandis qu’elle fermait les volets et tirait les rideaux. Elle alluma une bougie et la posa sur la table. Il n’avait rien vu de tout cela. Il était là, assis, absorbé en lui-même.
Elle s’approcha de lui : « Félix ! » cria-t-elle. Il la regarda et sourit. « Eh bien, enfant ? » dit-il. Et comme il avait dit cela d’une voix tendre et douce, un sentiment d’angoisse infinie la saisit. Non, elle ne voulait pas le perdre. Jamais, jamais, jamais ! Et puis, cela n’était pas vrai. Cela n’était pas possible. Elle essaya de parler. Elle voulut lui dire tout cela. Elle s’élança devant lui et ne trouva pas la force de parler. Elle appuya sa tête sur le sein de Félix et pleura. Lui, laissait reposer ses mains sur les cheveux de Marie.
— Il ne faut pas pleurer, murmura-t-il tendrement, il ne faut plus, Marion.
Elle releva la tête : une espérance étrange semblait l’avoir gagnée.
— Cela n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Cela n’est pas vrai ?
Il la baisa sur les lèvres, longuement, chaudement. Puis il lui dit, presque durement :
— C’est vrai ; et il se leva. Il alla vers la fenêtre et resta là dans l’ombre. Un peu après, il reprit :
— Il faut t’habituer à cette idée. Pense seulement que c’est de cette façon-là que nous nous séparerons l’un de l’autre. Il n’est pas du tout nécessaire que tu saches que je ne serai plus de ce monde.
Elle semblait ne pas l’écouter. Elle avait caché son visage dans les coussins du divan. Il continua :
— Quand on envisage la chose au point de vue philosophique, cela n’est pas si terrible. Nous avons encore tant de temps pour être heureux, n’est-ce pas, Marion ?
Elle le regarda brusquement de ses grands yeux sans larmes. Puis elle marcha rapidement vers lui, se cramponna à lui, et le tenant serré dans ses deux bras contre sa poitrine, elle murmura :
— Je veux mourir avec toi.
Il sourit.
— Ce sont des enfantillages. Je ne suis pas aussi mesquin que tu le crois. Je n’ai d’ailleurs aucunement le droit de t’entraîner avec moi.
— Je ne puis pas exister sans toi.
— N’as-tu pas été longtemps sans moi ? J’étais déjà perdu l’an dernier quand j’ai fait ta connaissance. Je ne le savais pas alors, mais j’en avais déjà comme un pressentiment.
— Tu ne le sais pas non plus aujourd’hui.
— Oui, je le sais, et c’est pourquoi dès aujourd’hui je te rends ta liberté.
Elle se serra plus fort contre lui.
— Accepte, disait-il, accepte !
Elle ne répondait rien, elle le regardait, comme si elle ne pouvait comprendre ses paroles.
— Tu es si belle, et si saine ! Ô quel droit superbe tu as à la vie ! Laisse-moi seul.
Elle poussa un cri :
— J’ai vécu avec toi, je mourrai avec toi.
Il lui donna un baiser sur le front.
— Tu ne le feras pas, je te le défends, tu dois chasser cette idée de ton esprit…
— Je te jure…
— Ne jure pas, tu me demanderais un jour de te délier de ton serment !
— C’est là ta confiance en moi !
— Oh ! tu m’aimes, je le sais. Tu ne m’abandonneras pas, jusqu’à ce…
— Jamais, jamais je ne t’abandonnerai.
Il secoua la tête. Elle se serra contre lui, lui prit les deux mains et les baisa.
— Tu es si bonne, dit-il, cela me rend tout triste.
— Ne sois pas triste. Quoi qu’il arrive, nous aurons tous deux le même sort.
— Non, dit-il d’un ton sérieux et résolu, laissons cela. Je ne suis pas comme les autres. Je ne veux pas l’être. Je comprends tout. Je serais un misérable, si je consentais à t’écouter plus longtemps, à me laisser griser par ces paroles que t’inspire le premier moment de douleur. Je dois partir et tu dois rester.
Elle s’était remise à pleurer. Il la caressa et lui donna un baiser pour la calmer, et ils restaient tous deux debout devant la fenêtre, sans rien dire. Les minutes passaient, la bougie touchait à sa fin.
Au bout d’un moment, Félix s’éloigna, vint s’asseoir sur le divan. Une lourde fatigue pesait sur lui. Marie s’approcha, vint s’asseoir à côté de lui. Elle lui prit doucement la tête et l’appuya sur son épaule. Il la regarda tendrement et ferma les yeux. Et il s’endormit.
Le matin arriva pâle et froid. Félix était éveillé, la tête encore appuyée sur la poitrine de Marie. Elle dormait profondément. Il s’éloigna doucement, gagna la fenêtre, regarda en bas dans la rue déserte, qui dormait sous le crépuscule gris. Il frissonnait. Quelques minutes plus tard, il s’étendait tout habillé sur le lit, regardant fixement le plafond.
Il était plein jour quand il s’éveilla. Marie était assise au bord du lit. Elle l’avait éveillé d’un baiser. Tous deux souriaient. Tout cela n’avait-il pas été un mauvais rêve ? Lui-même se trouvait si bien maintenant, si reposé. Et dehors riait le soleil. De la rue, le bruit montait, pénétrait jusqu’à eux : et tout cela était si vivant. Dans la maison en face, il y avait des fenêtres ouvertes. Et sur la table, comme tous les matins, le déjeuner était prêt. La chambre était si claire, la lumière pénétrait dans tous les recoins. Des grains de poussière dansaient dans les rayons de soleil, et partout, partout, c’était l’espérance.
Le docteur fumait encore son cigare de l’après-dîner, quand on lui annonça une dame. Ce n’était pas encore l’heure de la consultation, et Alfred fronça les sourcils.
— Marie ! s’écria-t-il étonné en la voyant entrer.
— Pardonnez-moi de vous déranger si tôt. Oh ! continuez seulement à fumer.
— Si vous permettez, – mais qu’y a-t-il donc ? qu’avez-vous donc !
Elle était debout devant lui, une main appuyée sur la table à écrire, tenant de l’autre son parasol.
— Est-ce vrai, fit-elle brusquement, que Félix est si malade ? Ah ! vous pâlissez ! Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit, pourquoi ?
— Qu’est-ce qui vous prend ? dit-il.
Et il se promenait de long en large dans la chambre.
— Vous êtes folle, vraiment. Asseyez-vous, je vous prie !
— Répondez-moi !
— Certainement il est souffrant, je ne vous l’apprends pas.
— Il est perdu ! s’écria-t-elle.
— Voyons, voyons !
— Je le sais, lui aussi le sait. Il a été hier chez le professeur Bernard qui le lui a dit.
— On a vu déjà plus d’un professeur se tromper.
— Vous l’avez souvent examiné, vous, dites-moi la vérité.
— Dans ces choses-là, il n’y a pas de vérité absolue.
— Oui, parce qu’il est votre ami. Vous ne voulez pas le dire, n’est-ce pas ? Mais je le vois à votre expression. Cela est donc vrai, cela est vrai ! Ô mon Dieu, mon Dieu !
— Ma chère enfant, calmez-vous.
Elle lui lança un coup d’œil rapide.
— C’est donc vrai ?
— Mon Dieu, oui, il est malade, vous le savez bien.
— Ah !
— Mais pourquoi donc le lui a-t-on dit ? Et alors…
— Eh bien, eh bien ? Mais, je vous en prie, ne me donnez pas d’espoir, s’il n’en faut plus avoir.
— On ne peut rien prévoir avec certitude. Cela peut durer si longtemps.
— Oui, je sais, un an.
Alfred se mordit les lèvres.
— Mais pourquoi diable a-t-il été consulter un autre médecin ?
— Pourquoi ? Mais, parce qu’il savait que vous ne lui diriez jamais la vérité, tout simplement.
— C’est trop bête, continua le docteur, c’est par trop bête. Je ne comprends pas cela. Comme s’il était absolument nécessaire…
À cet instant, la porte s’ouvrit et Félix entra.
— Je m’attendais à cela ; dit-il en apercevant Marie.
— Tu nous fais de belles équipées, s’écria le docteur, de belles équipées en vérité.
— Laissons les phrases, mon cher Alfred, répliqua Félix, je te remercie de tout mon cœur pour la bonne volonté. Tu as agi en ami, tu t’es comporté tout à fait bien.
Marie intervint.
— Il dit que sans doute le professeur…
— Laissons cela, dit-il l’interrompant. Aussi longtemps que cela a réussi, vous aviez le droit de me maintenir dans mon illusion. Maintenant, cela serait une stupide comédie.
— Tu n’es qu’un enfant, dit Alfred. Les rues de Vienne sont pleines de gens à qui l’on a prédit leur mort il y a vingt ans.
— La plupart de ceux à qui l’on a prédit cela sont déjà sous terre.
Alfred se promenait dans la chambre.
— Une bonne fois pour toutes, dit-il, rien n’a changé entre hier et aujourd’hui. Tu dois te ménager, tout est là. Tu suivras mieux mes conseils, c’est le bon côté de la chose. Tiens, il n’y a pas plus de huit jours j’avais chez moi un monsieur de cinquante ans…
— Oui, je sais, interrompit Félix. Connu le monsieur de cinquante ans, condamné dans sa jeunesse, aujourd’hui florissant et père de huit enfants en parfaite santé.
— Ces choses-là se voient, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, soutint le docteur.
— Tu sais, repartit Félix, je ne suis pas de cette race d’hommes à qui des miracles arrivent.
— Des miracles ? s’écria Alfred, ce sont là des phénomènes absolument naturels.
— Mais regardez-le donc, dit Marie. Je trouve qu’il a l’air beaucoup mieux maintenant que cet hiver.
— Il faut qu’il se ménage beaucoup, dit Alfred en s’arrêtant devant son ami. Vous allez partir pour la montagne, et là, il faut flâner, résolument.
— Quand nous faut-il partir ? demanda avec empressement Marie.
— Sottises que tout cela, dit Félix.
— Et, en automne, vous irez dans le Midi.
— Et au printemps prochain ? demanda Félix, ironique.
— Au printemps, tu seras guéri ! s’écria Marie.
— Oui, guéri, dit Félix en riant, guéri ! en tout cas je ne souffrirai plus.
— J’ai toujours dit, remarqua le docteur, que tous ces grands cliniciens sont de piètres psychologues.
— Parce qu’ils ne comprennent pas que nous ne savons pas supporter la vérité, lança Félix.
— Il n’y a pas là de vérité, je te le répète. Le personnage a cru devoir t’épouvanter, pour te rendre prudent. Ce n’est pas trop mal raisonné. Si tu guéris malgré sa prédiction, il ne se sera pas trompé. Il aura voulu simplement t’avertir.
— Assez d’enfantillages, interrompit Félix ; j’ai parlé très sérieusement avec cet homme. Je lui ai fait clairement comprendre que je voulais avoir une certitude absolue. Des circonstances de famille ! Cela leur en impose toujours ! Et puis, je dois te l’avouer sincèrement, l’incertitude m’était devenue trop odieusement insupportable !
— Comme si tu avais maintenant la certitude ! s’écria Alfred.
— Oui ! maintenant j’ai la certitude. Peine perdue que celle que tu prends. Il ne s’agit plus d’autre chose maintenant que d’employer aussi sagement que possible cette dernière année de vie. Tu verras bien, mon cher Alfred, que je suis l’homme qui prend congé de ce monde avec un sourire. Voyons, ne pleure pas, Marion ; tu ne te doutes pas combien ce monde t’apparaîtra encore beau, même sans moi. Qu’en penses-tu, Alfred ?
— Va ! tu la tourmentes, la pauvre fille, tout à fait inutilement.
— C’est vrai, il serait plus sage de faire une fin rapide. Quitte-moi, Marion, va, laisse-moi mourir seul.
— Donnez-moi du poison, cria tout à coup Marie.
— Vous êtes donc fous tous les deux ? dit le docteur.
— Du poison ! je ne veux pas vivre une seconde de plus que lui, et il faut qu’il le croie. Il ne veut pas me croire. Pourquoi pas, pourquoi ?
— Écoute, Marion, ce que j’ai à te dire. Si tu reparles encore une fois de cette folie, encore une seule fois, je disparais de ta présence, sans laisser de traces. Alors tu ne me reverras plus. Je n’ai aucun droit de lier ton sort au mien, et je ne veux à aucun prix de cette responsabilité-là !
— Sais-tu, mon cher Félix, reprit le docteur, que tu vas avoir la bonté de partir aujourd’hui même plutôt que demain ? Cela ne peut plus durer comme cela. Je vais vous mettre en wagon ce soir ; le bon air et le repos vous rendront, espérons-le, à tous deux la raison.
— Je suis tout à fait d’accord, dit Félix, il m’est tout à fait indifférent de savoir où…
— Il suffit, dit Alfred l’interrompant : il n’y a pas, pour le moment, le moindre motif de désespérer, et tu peux laisser résolument de côté tous ces tristes commentaires.
Marie sécha ses larmes, et jeta au docteur un regard de gratitude.
— Tu es un grand psychologue, dit Félix en souriant. Quand un docteur vous a dit quelques sottises, on se trouve tout ragaillardi.
— Je suis avant tout ton ami. Tu sais donc…
— Partir, demain, pour la montagne !
— Oui, c’est là l’important.
— Allons, je te remercie, en tout cas, dit Félix tendant la main à son ami. Et maintenant, allons ! Il y a là à côté quelqu’un qui commence à tousser. Viens, Marion !
— Merci, docteur ! dit Marie, prenant congé.
— Il n’y a pas de quoi me remercier. Soyez seulement prudente et prenez bien soin de lui. Allons, au revoir !
Dans l’escalier, Félix dit brusquement :
— Un bien aimable homme, ce docteur, hein ?
— Oh ! oui.
— Et jeune et solide, il a bien encore quarante ans devant lui, ou cent.
Ils étaient dans la rue. Autour d’eux une quantité d’hommes passaient, causaient, riaient, et ne pensaient pas à la mort.
Ils s’installèrent dans une petite maison tout au bord du lac. Elle était un peu à l’écart du village, comme un avant-poste isolé de la rangée de maisons qui s’étendait le long de la rive. Derrière la maison, les prés s’élevaient en collines, et plus haut des champs s’étalaient dans la splendeur de l’été. Tout au fond, et rarement visible, la ligne estompée des montagnes lointaines. Devant la maison, une terrasse, reposant sur quatre pilotis bruns, surgissait de la nappe claire de l’eau : et de là ils voyaient se dresser en face d’eux, sur l’autre rive, la longue chaîne des rochers escarpés, au-dessus desquels reposait la splendeur froide du ciel silencieux.
Dans les premiers jours de leur séjour, ils avaient senti descendre sur eux une paix étrange qu’ils avaient eux-mêmes de la peine à comprendre. C’était comme si la destinée commune n’eût eu de pouvoir sur eux que dans le lieu ordinaire de leur séjour. Ici, dans un monde nouveau, rien ne semblait plus exister de ce qui avait pesé sur eux dans l’ancien. Et puis, jamais depuis qu’ils se connaissaient, ils n’avaient encore trouvé une solitude aussi bienfaisante. Il leur arrivait souvent de se regarder comme si rien ne s’était passé entre eux qu’un incident futile – petite querelle, simple malentendu – dont on ne devait même plus parler. Par ces beaux jours d’été, Félix se sentait si bien que, peu de temps après leur arrivée, il voulut se remettre au travail. Marie ne le lui permit pas. « Tu n’es pas encore tout à fait guéri », dit-elle avec un sourire. Et sur la petite table où Félix avait entassé ses papiers et ses livres, les rayons du soleil dansaient, et par la fenêtre ouverte un air doux venait du lac, un air caressant qui ne savait rien de tout le malheur qui est dans le monde.
Un soir, ils se faisaient promener sur le lac, comme d’habitude, par un vieux rameur du pays. La barque était large et solide ; Marie s’asseyait sur un siège rembourré, tandis que Félix s’étendait à ses pieds, enveloppé dans un plaid gris très chaud, qui lui servait à la fois de tapis et de couverture. Sa tête était appuyée contre les genoux de Marie. Sur la vaste nappe immobile de l’eau flottaient des buées légères, et l’on eût dit que le crépuscule montait lentement du lac, pour s’étendre peu à peu sur la rive. Félix ce jour-là s’était hasardé à fumer un cigare : il regardait devant lui, au-delà des flots, les rochers dont la cime flottait dans un bain d’or pâle.
— Dis-moi, Marion, commença-t-il, oses-tu regarder là-haut, toi ?
— Où donc ?
Il lui montra du doigt le ciel.
— Là, droit au-dessus de nous, dans ce bleu sombre. Moi je ne peux pas. Cela m’est pénible.
Elle regarda en l’air, et son regard s’arrêta une ou deux secondes dans l’azur.
— Moi, cela m’est plutôt agréable, dit-elle.
— Vraiment ? Moi, quand le ciel est aussi clair qu’aujourd’hui, je me sens mal à mon aise. Ce lointain, cet effrayant lointain ! Quand il y a des nuages là-haut, cela m’est moins désagréable, les nuages ont encore quelque chose de commun avec nous : et je les regarde comme quelque chose de familier.
— Il pourrait bien pleuvoir demain, interrompit le vieux batelier, les montagnes sont trop proches aujourd’hui ! Il laissa retomber ses rames, et le canot glissa sur les flots, silencieusement, toujours plus lentement.
Félix toussotait : – C’est curieux : je ne supporte pas encore bien le cigare.
— Eh bien, jette-le.
Félix retourna deux ou trois fois son cigare allumé entre ses doigts, puis il le jeta à l’eau, et, sans regarder Marie, il dit : – Alors, je ne suis donc pas encore tout à fait guéri ?
— Allons, dit-elle, cherchant à détourner la conversation en passant doucement sa main dans les cheveux de Félix.
— Que pourrons-nous bien faire, demanda-t-il, si la pluie s’établit ? Il faudra bien alors que tu me permettes de travailler.
— Tu ne dois pas travailler.
Elle se pencha vers lui et le regarda bien dans les yeux. Il lui sembla que ses joues étaient bien rouges. – Je t’aiderai bien vite à chasser tes mauvaises pensées, dit-elle. Mais n’est-ce pas le moment de rentrer ? Il commence à faire froid.
— Froid ? moi, je n’ai pas froid.
— Toi, oui, avec ton gros plaid !
— Oh ! l’égoïste que je suis, s’écria-t-il, j’avais oublié ta robe d’été. Il se tourna vers le batelier : « À la maison ! » – Quelques centaines de coups de rames, et ils furent près de leur demeure. Marie remarqua alors que Félix tenait son poignet gauche dans sa main droite.
— Qu’as-tu donc ?
— Marion, c’est très vrai que je ne suis pas encore tout à fait bien.
— Mais…
— J’ai de la fièvre, hem, c’est trop bête !
— Tu te trompes certainement, dit Marie déjà inquiète, je vais immédiatement m’informer du docteur…
— Ah, oui ! il ne me manquerait plus que cela !
Ils avaient abordé, et mettaient pied à terre. Dans les chambres il faisait presque sombre.
Mais la chaleur du jour y restait encore. Pendant que Marie préparait la table pour le souper, Félix était assis paisiblement dans un fauteuil.
— Sais-tu, dit-il brusquement, les huit premiers jours sont passés.
Elle se détourna rapidement de la table, où elle avait dressé le couvert, vint à lui, et l’enveloppant de ses deux bras : – Qu’as-tu donc de nouveau ?
Il se dégagea : – Bah ! laissons cela.
Il se leva et se mit à table. Elle le suivit.
Il tambourinait avec les doigts sur la table.
— Je me fais l’effet tellement désarmé. Cela vous prend subitement.
— Mais, Félix, Félix ! Elle approcha sa chaise de la sienne. Il regardait çà et là dans la chambre, les yeux grands ouverts. Puis il secoua la tête avec dépit, comme s’il cherchait en vain à saisir quelque chose, et il marmotta entre ses dents : – Désarmé, désarmé ! Pas un homme ne peut me venir en aide. La chose en elle-même n’est pas si terrible, – mais c’est d’être ainsi livré sans défense !
— Félix, je t’en prie, tu t’agites. Voyons, cela n’est rien. Veux-tu, seulement pour te calmer, que je fasse chercher le médecin ?
— Je t’en prie, ne parlons plus de cela. Pardonne-moi d’avoir recommencé déjà à t’entretenir de mon mal.
— Mais…
— Cela ne m’arrivera plus. Va, verse-moi donc à boire. Oui, oui, à boire !… Merci ! – Et maintenant parlons de n’importe quoi…
— Oui, mais…
— De n’importe quoi. Lis-moi quelque chose, si tu n’as pas d’idée. Mais, pardon, après le repas, naturellement. Mange seulement, je mangerai aussi.
Il se servit.
— J’ai même bon appétit, je trouve cela excellent.
— Alors… dit Marie avec un sourire forcé.
Et tous deux se mirent à manger et à boire.
Les jours suivants, une pluie chaude tombait. Ils restaient assis, soit au salon, soit sur la terrasse, jusqu’à ce que vînt le soir. Ils lisaient tous les deux, ou regardaient par la fenêtre, ou bien, quand elle prenait un ouvrage à l’aiguille, il suivait de l’œil son travail. Quelquefois ils jouaient aux cartes, ou encore, il lui enseignait les principes du jeu des échecs. D’autres fois il s’étendait sur le canapé ; elle s’asseyait près de lui et lui faisait la lecture. Ce furent des jours et des soirées paisibles, où Félix se sentait tout à fait bien. Il avait du plaisir à voir que le mauvais temps ne lui faisait pas de mal. Et la fièvre n’était pas revenue.
Une après-midi, comme, pour la première fois après ces longues pluies, le ciel semblait s’éclaircir, ils étaient assis sur le balcon quand Félix dit tout à coup, sans que ses paroles se rattachassent à aucune conversation antérieure :
— À vrai dire, tous ceux qui se promènent sur la terre ne sont pas autre chose que des condamnés à mort !
Marie détourna les yeux de son ouvrage.
— Mais oui, continua-t-il, imagine-toi, par exemple, que quelqu’un te dise : « Très honorée mademoiselle, vous mourrez le 1er mai 1970. » Eh bien ! tu passeras tout le reste de ta vie dans une indicible anxiété de ce 1er mai 1970, alors même qu’aujourd’hui tu ne penses certainement pas devoir atteindre l’âge de cent ans.
Elle ne répondit rien.
Il continua à parler tout en regardant le lac, qui justement commençait à briller sous les premiers rayons du soleil traversant les nuages.
— D’autres s’avancent, aujourd’hui, fiers et brillants de santé, qu’un hasard imbécile emportera en quelques semaines. Ceux-là ne pensent pas à la mort, n’est-ce pas ?
— Ah ! dit Marie, laisse donc ces sottes pensées. Tu dois pourtant aujourd’hui te rendre compte clairement que tu reviens à la santé.
Il sourit.
— Mais oui, tu es justement de ceux qui guérissent !
Il rit tout haut.
— Ma chère enfant, tu t’imagines donc, vraiment, que je veux lutter avec la destinée ? Tu t’imagines que je suis la dupe de ce mieux apparent, dont la nature me favorise aujourd’hui ? Je veux te dire seulement que je ne suis pas si malheureux que j’en ai l’air. Je sais seulement par hasard où j’en suis, et la pensée de la mort prochaine me rend, comme d’autres grands hommes, philosophe.
— Ah ! cesse de parler ainsi ! N’est-ce pas ?
— Oh ! mademoiselle, je dois mourir, et vous ne devez pas même avoir le petit désagrément de m’entendre parler de cela ?
Elle jeta son ouvrage loin d’elle et s’avança vers lui :
— Je sens, dit-elle avec un accent de profonde conviction, que tu me resteras. Tu ne peux pas du tout te rendre compte toi-même des progrès que tu fais. Mais il faut seulement que tu ne penses plus à tout cela, et alors il n’y aura plus d’ombre mauvaise sur notre vie !
Il la regarda longuement.
— Il semble vraiment que tu sois absolument incapable de comprendre, dit-il. Il faut te faire voir les choses de tes propres yeux. Regarde cela.
Il prit un journal.
— Qu’y a-t-il là ?
— 12 juin 1890.
— Oui, 1890. Eh bien ! imagine-toi maintenant qu’il y ait là un un au lieu de zéro. Alors tout sera fini depuis longtemps. Tu comprends maintenant ?
Elle lui arracha le journal, et le jeta à terre, violemment.
— Le journal n’y peut rien, dit-il tranquillement. Et soudain, se levant vivement comme s’il eût voulu écarter de lui toutes ces idées par une résolution rapide, il s’écria :
— Vois donc un peu, que c’est beau ! Comme le soleil rit sur l’eau, et là-bas – il se pencha en dehors de la terrasse pour regarder l’autre côté, où s’étendait la plaine – comme les champs sont en mouvement ! Je voudrais bien sortir un peu, aller là-bas.
— Ne sera-ce pas encore trop humide ?
— Non, viens, il faut que je sois en plein air !
Elle n’osa pas trop lui résister.
Ils mirent tous deux leur chapeau et leur manteau, et prirent le chemin qui menait aux champs. Le ciel presque tout entier était redevenu clair. Sur les montagnes lointaines, des nuages blancs, aux formes changeantes, passaient. On eût dit que le vert des prairies se perdait dans la blancheur dorée qui semblait fermer l’horizon. Bientôt leur chemin passa dans un champ de blé, et ils durent marcher l’un derrière l’autre, frôlant les épis mûrs du bord de leurs vêtements. Ils se détournèrent pour pénétrer dans un bosquet d’arbres un peu clairsemés, où passaient des allées bien entretenues avec, de distance en distance, des bancs pour les promeneurs. Ils avançaient maintenant en se donnant le bras.
— N’est-ce pas beau ? s’écria Félix. Et cette odeur…
— Ne crois-tu pas, dit Marie, que maintenant, après cette pluie…
Mais elle n’acheva pas sa phrase.
Félix fit de la tête un mouvement d’impatience :
— Laissons cela, qu’est-ce que cela fait ? C’est désagréable d’être toujours ramené à cette idée.
À mesure qu’ils allaient plus avant, le bois devenait moins touffu. À travers le feuillage, on voyait le lac étinceler. Ils avaient à peine cent pas à faire pour y arriver. Une langue de terre assez large, où le bois venait se terminer en quelques maigres buissons, émergeait de l’eau. Il y avait là quelques bancs de sapin et des tables, avec, immédiatement au bord du lac, une barrière de bois. Un léger vent du soir s’était levé, qui poussait les vagues vers la rive. Et le vent allait plus loin, jusque dans le bois, agiter les arbres et, des feuilles humides encore, des gouttes d’eau tombaient en pluie sur le sol. Sur le lac, l’éclat languissant du jour qui s’en va, se posait.
— Je n’aurais jamais cru, dit Félix, que tout cela fût si beau.
— Oui, c’est charmant.
— Tu ne le sais pas, s’écria-t-il. Tu ne peux pas le savoir, toi, puisque tu n’as pas à prendre congé de tout cela. Il fit lentement quelques pas en avant, et s’appuya des deux bras sur la frêle palissade, dont l’eau venait baigner les planches étroites. Il contempla longtemps la surface étincelante du lac. Puis il se retourna. Marie était debout derrière lui. Son regard était triste, retenant ses larmes.
— Vois-tu, dit Félix sur un ton de plaisanterie, tout cela je te le lègue. Oui, oui, car tout cela m’appartient. C’est le secret de la sensation particulière de la vie, à laquelle j’en suis arrivé, qu’elle nous donne comme un sentiment violent d’infinie possession. C’est comme si je pouvais faire de toutes ces choses que je vois, ce que je veux. Sur ce roc dénudé là-bas, je pourrais faire pousser des fleurs, et ces nuages blancs là-haut, je pourrais les chasser du ciel. Si je ne le fais pas, c’est que tout cela est beau, tel que cela est. Ma chère enfant, c’est seulement quand tu seras toute seule, que tu me comprendras. Alors, tu auras le sentiment très net que tout cela aura passé en ta possession.
Il la prit par la main, et l’attira tout près de lui. Puis il étendit l’autre bras, comme pour lui montrer toutes ces splendeurs :
— Tout cela, dit-il, tout cela.
Et comme elle se taisait, et comme elle ouvrait tout grands ses yeux sans larmes, il s’arrêta brusquement, et dit :
— Maintenant, rentrons !
La nuit tombait. Ils prirent le chemin de la rivière, qui les ramena vite à leur demeure.
— Nous avons fait une belle promenade, n’est-ce pas ? dit Félix.
Elle fit de la tête un signe muet d’assentiment.
— Nous la referons souvent, Marion ?
— Oui, dit-elle.
— Et, ajouta-t-il avec un ton de pitié dédaigneuse, je ne te tourmenterai jamais plus.
Peu de jours après, une après-midi, Félix résolut de se remettre au travail. Et comme, pour la première fois, il s’apprêtait à poser son crayon sur le papier, il jeta sur Marie un regard de curiosité maligne, pour voir si elle chercherait à l’arrêter. Mais Marie ne dit rien. Bientôt il jeta de côté crayon et papier, et prit le premier livre venu, qu’il se mit à lire. Cela sembla lui plaire mieux. Il n’était pas encore capable de reprendre son travail. Il lui fallait d’abord arriver à un mépris complet de la vie, pour ensuite, regardant en face et d’un œil paisible l’éternité muette, formuler comme un sage sa dernière volonté. C’était là ce qu’il voulait. Mais sa dernière volonté n’était pas celle qu’exprime par écrit le commun des hommes, celle qui trahit toujours la secrète angoisse de la mort. Cet acte écrit ne devait pas davantage traiter des choses que l’on peut voir et toucher, des choses qui finalement devraient périr un jour ou l’autre, après lui : son acte de dernière volonté, à lui, devait être un poème, son adieu souriant et paisible à un monde qu’il aurait vaincu. Il ne dit rien à Marie de ce projet. Elle ne l’aurait pas compris. Il se faisait à lui-même l’effet d’être si différent d’elle. C’est avec un certain orgueil qu’il restait assis en face d’elle par les longues après-midi, quand elle s’était assoupie sur son livre, ce qui lui arrivait assez souvent, et que ses boucles défaites venaient s’enrouler sur son front. Son amour-propre croissait, en voyant tout ce qu’il était capable de taire. Il était si isolé alors, si grand !
Et cette après-midi là, comme les paupières de Marie s’étaient justement fermées, Félix se glissa doucement hors du salon. Il alla se promener dans la forêt. Le calme de cette chaude après-midi d’été l’enveloppait de toute part. Il sentit clairement que c’était pour aujourd’hui. Il respira profondément, il se sentait si léger, si libre. Il continua sa route sous l’ombre épaisse des arbres. La lumière adoucie du jour flottait au-dessus de lui, bienfaisante. Il ressentait tout comme du bonheur, l’ombre, le repos, l’air attiédi. Il en jouissait. Et aucune douleur ne se mêlait à l’idée qu’il devait perdre toute cette douceur de vivre.
— La perdre, se disait-il à mi-voix, la perdre !
Il aspira encore une fois profondément, et quand la douceur de l’air eut pénétré sans peine, et si délicieusement, dans sa poitrine, son esprit brusquement se refusa à comprendre qu’il pût seulement être malade. Pourtant il était malade, il était même perdu. Et soudain la lumière se fit en lui. Il n’y croyait pas, à ce mal. C’était bien cela, et c’était par ce motif qu’il se sentait si libre et si bien, et qu’aujourd’hui l’heure favorable lui semblait venue. Il n’avait pas vaincu le désir de vivre, mais l’angoisse de la mort l’avait quitté, parce qu’il ne croyait plus à la mort. Il savait qu’il appartenait à la race de ceux qui reviennent à la santé. Il lui semblait qu’il y eût, en un recoin caché de son âme, quelque chose d’endormi qui se réveillait. Un besoin lui venait d’ouvrir les yeux plus grands, de faire des pas plus grands, de respirer l’air à plus grands traits. Le jour se faisait plus clair, et la vie plus vivante. C’était donc cela, c’était cela ! Et pourquoi ? Pourquoi fallait-il qu’il fût ainsi grisé d’un seul coup, ivre d’espérance ? L’espérance ? Ah ! c’était plus que cela. C’était la certitude. Et ce matin encore il était torturé, ce matin encore il avait la gorge serrée : et maintenant il était guéri, guéri ! Il cria à haute voix ce mot : « Guéri ! » Il était à l’issue du bois. Devant lui, le lac d’un bleu gris tout uni. Il s’assit sur un banc, avec un profond sentiment de bien-être, les yeux tournés vers le lac. Il réfléchissait à cette chose étrange : son envie de faire un adieu superbe à la vie avait coïncidé avec ce moment joyeux de la guérison.
Derrière lui, un léger bruit. Il eut à peine le temps de se retourner. C’était Marie. Ses yeux brillaient, son visage était légèrement teinté de rouge.
— Qu’as-tu donc ? demanda-t-il.
— Pourquoi es-tu parti ? Pourquoi m’as-tu laissée seule ? J’ai eu très peur !
— Rassure-toi, dit-il ; et, l’attirant doucement, il la fit asseoir près de lui. Il lui sourit et lui donna un baiser. Elle avait des lèvres si chaudes, si fermes.
— Viens, dit-il ensuite doucement, et il l’attira contre sa poitrine. Elle se serra fortement contre lui, lui entourant le cou de ses deux bras. Et elle était belle ! De ses cheveux blonds s’échappait un parfum lourd et chaud : et une tendresse infinie montait en lui pour cet être souple et embaumé qu’il serrait contre son sein. Des larmes lui venaient aux yeux, et il lui prit les mains pour les baiser. Oh ! comme il l’aimait !
Du lac un faible sifflement parvint jusqu’à eux. Ils regardèrent tous deux, et s’approchèrent de la rive, en se donnant le bras. Ils virent le bateau à vapeur dans le lointain. Ils le laissèrent arriver juste assez près de la rive pour pouvoir distinguer sur le pont la silhouette des passagers, puis ils s’éloignèrent et rentrèrent chez eux par la forêt. Ils allaient bras dessus bras dessous, lentement, s’adressant parfois l’un à l’autre un sourire. Et ils retrouvaient d’anciennes paroles, les paroles des premiers jours de leur amour. De l’un à l’autre flottaient les douces questions de la tendresse qui doute, et les paroles intimes qui rassurent et qui caressent.
Ils étaient gais, et ils redevenaient des enfants, et le bonheur était là.
L’été était venu, un été brûlant, avec ses journées ardentes, ses nuits de tiède volupté. Chaque jour rappelait le jour précédent, chaque nuit était pareille à la nuit écoulée. Le temps semblait s’être arrêté. Et ils étaient seuls. Ils ne s’occupaient plus que l’un de l’autre : la forêt, le lac, la petite maison – c’était là pour eux l’univers. Une lourde chaleur de bien-être les enveloppait qui leur faisait oublier de penser. Les nuits sereines et riantes, les jours de douce lassitude s’enfuyaient sur eux.
C’est par une de ces nuits, la lumière brûlant encore, que Marie, étendue les yeux encore ouverts, se releva. Elle contempla le visage de son amant, sur lequel le calme d’un profond sommeil s’était répandu. Elle écouta attentivement sa respiration. Maintenant, cela était pour ainsi dire certain : chaque heure le rapprochait de la guérison. Une tendresse indicible l’envahit, et elle se pencha sur lui, prise du désir de sentir sur ses joues le souffle de son haleine. Oh ! que c’était donc beau, la vie ! Et lui, il était toute sa vie à elle, rien que lui ! Enfin, elle l’avait de nouveau, elle l’avait de nouveau, et elle l’avait pour toujours !
Une respiration de l’endormi, dont le son lui parut différent des précédentes, la troubla. C’était comme une plainte légère, un soupir d’oppression ! Autour de ses lèvres, légèrement entr’ouvertes, une trace de souffrance était visible, et Marie remarqua, avec terreur, des gouttes de sueur sur le front de Félix. Il avait un peu incliné la tête de côté. Puis ses lèvres se refermèrent. L’expression paisible du visage reparut, la respiration, après quelques efforts pénibles, redevint régulière, presque muette. Mais Marie se sentit prise soudain d’une inquiétude poignante. Elle eût voulu l’éveiller, le serrer contre elle, sentir qu’il était là vivant, chaud, présent. Un étrange sentiment de culpabilité l’envahit, et la foi joyeuse qu’elle avait en sa guérison lui apparut soudain comme une témérité. Elle voulut alors se persuader à elle-même, que cela n’avait jamais été une foi solide, oh, non ! mais seulement un doux, un reconnaissant espoir, pour lequel elle ne pouvait pas être châtiée si durement. Elle fit le vœu de ne jamais plus être heureuse ainsi, sans réflexion. D’un seul coup tout ce temps de joie folle et d’ivresse lui apparaissait comme un temps de frivoles péchés, pour lesquels ils devaient expier. Mais tout cela pouvait encore se réparer. Sans doute ! Et puis, ce qui peut être péché ailleurs, n’était-il pas autre chose pour eux ? N’était-ce pas l’amour, qui peut-être était capable d’accomplir des miracles ? Et n’étaient-ce pas peut-être ces dernières nuits si douces qui lui rendraient la santé ?
Un gémissement terrible sortit péniblement de la bouche de Félix. Pris d’une angoisse, à demi éveillé, il s’était dressé sur la couche, les yeux élargis, le regard fixé dans le vide. Marie poussa un cri, qui le réveilla tout à fait.
— Qu’y a-t-il, qu’y a-t-il donc ? s’exclamait-il.
Marie ne trouva rien à répondre.
— Est-ce toi qui as crié, Marie ? J’ai entendu crier.
Sa respiration devenait très courte :
— J’étais près d’étouffer. J’ai aussi rêvé, je ne sais plus quoi.
— Je suis si effrayée, balbutia-t-elle.
— Sais-tu, Marie, maintenant, j’ai froid aussi.
— Oui, oui, répondit-elle, c’est quand tu fais de mauvais rêves.
— Allons, quoi encore ? dit-il en jetant un regard de colère vers elle, j’ai de nouveau de la fièvre, ça y est.
Ses dents s’entrechoquaient. Il se recoucha et étendit la couverture sur lui-même.
Elle jetait autour d’elle des regards désespérés :
— Dois-je te… veux-tu que… ?
— Rien du tout. Dors seulement. Je suis fatigué, je dormirai aussi. Laisse la lumière allumée.
Il ferma les yeux et tira la couverture jusque sur sa bouche. Marie n’osait plus l’interroger. Elle savait combien sa pitié pouvait l’irriter quand il ne se sentait pas tout à fait bien. Au bout de quelques minutes il s’endormit, mais pour elle le sommeil ne revint plus.
Bientôt les lueurs grises du crépuscule commencèrent à glisser dans la chambre. Ces premiers signes indécis du matin firent du bien à Marie. Il lui sembla qu’une chose amicale, souriante, venait lui rendre visite. Elle avait comme une hâte étrange d’aller à la rencontre du matin. Elle se glissa doucement hors du lit, passa rapidement son peignoir et gagna sans bruit la terrasse. Le ciel, les montagnes, le lac, tout nageait encore confondu dans un gris sombre, indéterminé. Elle éprouva un plaisir étrange à contraindre ses yeux à un léger effort pour saisir plus distinctement les contours des choses. Elle s’assit sur un fauteuil, et plongea ses regards dans le crépuscule. Un bien-être indicible la pénétra, quand elle se pencha au-dehors dans le calme profond de ce matin d’été qui allait poindre. Tout autour d’elle était si paisible, si doux, si éternel. Oh ! la bonne chose, d’être ainsi seule un instant dans le grand silence calme, – loin de la chambre étroite à la lourde atmosphère.
Et tout d’un coup cette pensée la fit tressaillir, cet aveu : elle avait quitté volontiers la couche commune, elle était là volontiers, volontiers seule !
Pendant tout le jour les pensées de la nuit la poursuivirent, – non pas aussi douloureuses, aussi pénibles, mais d’autant plus nettes, d’autant plus suggestives de résolutions. La première de ses résolutions fut de repousser autant que possible la violence de l’amour de Félix. Elle ne pouvait pas comprendre qu’elle n’eût jamais encore pensé à cela. Ah ! elle se promettait d’être si douce, d’être si sage qu’il ne verrait pas là un refus, mais seulement une forme nouvelle et meilleure de son amour. Mais elle n’eut pas besoin de recourir à tant de prudence et de douceur. À partir de cette nuit toute la fougue de la passion sembla s’être subitement éteinte en lui : de lui-même il la traita avec une tendresse fatiguée, qui la rassura d’abord et finit par l’étonner. Il lisait beaucoup pendant la journée ou du moins faisait semblant de lire, car elle crut souvent remarquer que ses yeux se perdaient par-dessus le livre, dans le lointain. Leurs conversations touchaient à cent choses de la vie courante, mais à rien d’important, sans pourtant donner à Marie l’impression que Félix ne voulût plus l’initier à ses plus secrètes pensées. Tout lui semblait s’expliquer naturellement, comme si tout ce qu’il y avait d’indécis, d’indifférent dans sa manière d’être, n’était que la joyeuse lassitude du convalescent. Le matin il restait longtemps au lit, tandis qu’elle avait pris l’habitude d’aller en plein air aux premières lueurs du jour. Elle restait assise sur la terrasse, ou bien elle descendait au bord du lac, et, sans s’éloigner de la rive, se faisait balancer dans un canot par le mouvement des vagues. Quelquefois elle faisait une promenade dans la forêt, et ce n’était qu’à son retour qu’elle entrait dans la chambre pour éveiller Félix. Elle se réjouissait de son paisible sommeil qu’elle considérait comme un bon signe. Elle ne savait pas combien souvent il se réveillait dans la nuit ; elle ne voyait pas le regard plein d’une tristesse infinie qui reposait sur elle, tandis qu’elle était plongée dans le sommeil profond de sa saine jeunesse.
Un matin, elle était dans son canot ; le soleil dorait de ses premiers rayons la surface du lac. L’envie lui prit soudain de se hasarder une fois plus avant sur l’eau étincelante et claire. Elle s’avança assez loin du bord, et, comme elle était fort peu habile à ramer, elle fit des efforts exagérés, qui augmentèrent encore son plaisir. Même à cette heure matinale, on ne pouvait pas être absolument seul sur le lac. Quelques canots croisèrent le sien, et Marie crut remarquer que plus d’un ne passait pas sans intention près d’elle. Un élégant canot, monté par deux jeunes gens, passa très vite, frôlant le sien. Les deux messieurs laissèrent flotter leurs rames, soulevèrent leurs bérets, la saluèrent poliment, avec un sourire.
Marie les regarda avec étonnement, et leur répondit, sans y penser :
— Bonjour !
Puis elle les regarda, sans avoir bien conscience de ce qu’elle faisait. Ils s’étaient retournés eux aussi et saluaient une seconde fois. Elle eut alors soudain l’intuition qu’elle avait eu tort, et rama, aussi vite que le lui permettait son inexpérience, dans la direction de sa demeure. Elle mit presque une demi-heure pour rentrer ; elle arriva échauffée, les cheveux défaits. De loin elle avait vu Félix assis sur la terrasse, et elle s’élança dans la maison. Toute troublée, comme si elle eût eu conscience d’une faute, elle gagna rapidement la terrasse, et par derrière mettant les mains sur les yeux de Félix, elle lui demanda, trop gaiement :
— Qui est là ?
Il se dégagea lentement, et la regarda tranquillement de profil :
— Qu’as-tu donc ? Qu’est-ce donc qui te rend si gaie ?
— C’est de te retrouver.
— Pourquoi es-tu si échauffée ? Tu brûles vraiment !
— Ah ! mon Dieu, je suis si contente, si contente !
D’un geste prompt elle écarta le plaid de ses genoux et s’assit appuyée contre lui. Elle se fâcha de son propre embarras, puis de la mine ennuyée de Félix. Elle lui donna un baiser sur les lèvres.
— Qu’est-ce donc qui te rend si joyeuse ?
— N’ai-je donc pas de raisons de l’être ? Je suis si heureuse de ce que…
Elle resta court, puis continua : – De ce que ce qu’il n’y a plus pour toi…
— Quoi ? dit-il, et il y avait comme une défiance dans sa question.
Elle dut finir sa phrase, c’était trop tard.
— Eh bien, de ce qu’il n’y a plus pour toi de crainte.
— Ah ! de crainte de la mort, tu veux dire ?
— Ne parle pas de cela.
— Pourquoi dis-tu qu’il n’y a plus de crainte pour moi ? C’est bien sans doute aussi pour toi, n’est-ce pas ?
Et à ces mots son regard prit quelque chose d’inquisiteur, presque de méchant. Et comme, au lieu de répondre, elle passait les mains dans ses cheveux et approchait la bouche de son front, il retira sa tête un peu en arrière et continua impitoyablement, froidement :
— Tout au moins cela a été une fois ton intention ? Mon sort devait être ton sort ?
— Et cela sera bien ainsi, dit-elle vivement et gaiement.
— Non, cela ne sera pas, interrompit-il sérieusement. Pourquoi nous bercer de chansons ? Non, « cela » n’est plus éloigné de moi. « Cela » approche au contraire, toujours plus, je le sens.
— Mais…
Elle s’était insensiblement éloignée de lui, et s’appuyait maintenant à la barrière de la terrasse. Il se leva, se promena de long en large :
— Oui, je le sens. C’est d’ailleurs un devoir pour moi de te le dire. Si cela te tombait dessus soudain, cela t’effraierait sans doute par trop. Je te rappelle donc que le quart environ de mon délai est écoulé. Peut-être est-ce une illusion qui me fait croire que je dois te dire cela, – et c’est peut-être la lâcheté seule qui m’y pousse…
— Es-tu fâché, dit-elle toute inquiète, de ce que je t’ai laissé seul ?
— Quelle sottise ! répliqua-t-il rapidement, je pourrais te voir joyeuse, et moi-même, – autant que je me connais, – j’attendrai le jour fixé avec sérénité. Mais c’est ta gaieté, à franchement parler, que j’ai un peu de peine à supporter. Je te laisse donc libre de séparer ton sort du mien, dès que tu voudras.
— Félix !
Elle le saisit dans ses deux bras. Il se dégagea.
— Le moment le plus lamentable approche. Jusqu’à présent j’étais le malade intéressant. Un peu pâle, un peu toussotant, un peu mélancolique. Tout cela peut encore assez plaire à une femme. Mais ce qui va venir maintenant, mon enfant, épargne-toi plutôt cela. Cela pourrait empoisonner le souvenir que tu garderas de moi !
Elle cherchait en vain une réponse. Elle le regardait fixement, sans savoir que faire.
Il reprit :
— Il est difficile d’accepter cela, voilà ce que tu penses ! Cela aurait l’air d’un manque d’amour, cela n’aurait pas bonne façon. Eh bien, moi, je te déclare qu’il n’est pas question de cela, que bien au contraire c’est un grand service que tu me rendrais à moi et à mon amour-propre, que d’accepter ma proposition. Car ce que je veux du moins, c’est que tu te souviennes de moi avec regret, c’est que tu pleures sur moi des larmes vraies ! Ce que je ne veux pas, c’est que pendant des jours et des nuits tu sois penchée à mon chevet, avec cette idée : Ah ! si cela pouvait être déjà fini, puisqu’enfin cela doit tôt ou tard finir ! Ce que je ne veux pas, c’est que tu te sentes délivrée, quand je te quitterai !
Elle tendait son esprit pour trouver une parole. Enfin elle s’écria :
— Je reste près de toi, à jamais !
Il n’y fit pas attention.
— Ne parlons plus de cela. Dans huit jours, je pense, je rentre à Vienne. J’aimerais mettre en ordre encore bien des choses. Avant que nous quittions cette maison, je t’adresserai encore une fois ma question, non, plutôt, ma prière.
— Félix, moi…
Il lui coupa violemment la parole :
— Je te défends de dire un mot de plus sur ce sujet jusqu’au moment que j’ai fixé d’avance !
Il quitta le balcon, se dirigeant vers la chambre. Elle voulut le suivre.
— Laisse-moi maintenant, lui dit-il très doucement, je veux être un peu seul.
Elle resta sur le balcon, et son œil sans larmes demeura fixé sur la nappe miroitante de l’eau. Félix était rentré dans la chambre à coucher et s’était jeté sur son lit. Il regarda longtemps le plafond. Puis il se mordit les lèvres et ferma les poings. Alors, avec un mouvement dédaigneux des lèvres, il murmura :
— Du dévouement, du dévouement !
À partir de cette heure quelque chose d’étranger s’était interposé entre eux, et en même temps un besoin nerveux les avait pris de se parler beaucoup. Ils épuisaient, avec force paroles, les sujets les plus ordinaires. Une angoisse les gagnait chaque fois qu’ils cessaient de parler. Et c’étaient de longs entretiens : D’où venaient les nuages gris qui s’arrêtaient là-haut sur les montagnes ? Quel temps ferait-il demain ? Pourquoi l’eau avait-elle, aux différentes heures du jour, des colorations différentes ? Quand ils allaient se promener, ils quittaient plus souvent qu’autrefois les alentours immédiats de leur maison, et prenaient de préférence le chemin plus fréquenté de la rive. Les gens qu’ils rencontraient leur donnaient prétexte à faire toute espèce de remarques. S’il leur arrivait de croiser des jeunes gens sur leur route, Marie mettait dans son attitude une retenue singulière. Et quand Félix laissait échapper un mot sur le costume de sport d’un alpiniste ou d’un canotier, elle répondait avec une insincérité presque inconsciente qu’elle ne les avait pas vus. Il fallait insister pour qu’elle les regardât attentivement à une seconde rencontre. Et alors elle sentait glisser sur elle un regard de Félix qui la mettait mal à son aise. Il leur arrivait ensuite de marcher un quart d’heure l’un à côté de l’autre sans échanger une parole. Souvent aussi ils restaient assis sur leur balcon, sans rien dire, jusqu’à ce que Marie, sans bien savoir dissimuler qu’elle le faisait intentionnellement, prit l’habitude, pour rompre ce silence, de lui lire le journal à haute voix. Et quand même elle remarquait qu’il ne l’écoutait plus, elle continuait à lire, heureuse d’entendre le son de sa voix, heureuse de ne pas laisser entre eux ce silence absolu. Et pourtant, malgré toute la peine qu’ils prenaient à communiquer l’un avec l’autre, chacun d’eux, en fait, était absorbé dans ses propres pensées.
Félix s’avouait à lui-même qu’il avait naguère joué devant Marie une comédie ridicule. S’il avait voulu sérieusement lui épargner la fin lamentable qui approchait, ce qu’il aurait eu de mieux à faire, c’eût été de disparaître lui-même, loin de sa vue. Il ne lui aurait pas été bien difficile de trouver quelque petit endroit tranquille où mourir en paix. Il s’étonnait lui-même de l’indifférence absolue avec laquelle il réfléchissait à ces choses. Mais quand il commença à réfléchir sérieusement à l’exécution de ce plan, quand, dans une nuit d’insomnie effroyablement longue, il chercha à se représenter clairement les détails précis de cette exécution : comment aux premières lueurs grises du matin il se lèverait et s’en irait, sans un adieu, dans la solitude et dans la mort prochaine, en la laissant, elle, au milieu de cette vie perdue pour lui, la vie ensoleillée et riante, alors seulement il sentit toute son impuissance, il sentit profondément qu’il ne pouvait pas faire cela, qu’il ne le pourrait jamais !… Alors quoi, que faire ? Le jour vient pourtant inexorable, il approche toujours plus, le jour où il devra s’en aller et la laisser derrière lui. Toute son existence n’est plus qu’une attente de ce jour, plus qu’un répit odieux, pire que la mort elle-même. Ah ! si du moins il n’avait pas appris, dès sa jeunesse, à s’étudier soi-même ! Tous les symptômes de son mal, il aurait pu alors ne pas les apercevoir, ou du moins ne pas s’en préoccuper. Il lui revenait à la mémoire le souvenir de gens qu’il avait connus, consumés par la même maladie qui le consumait et qui, peu de semaines avant leur fin, regardaient encore l’avenir d’un œil confiant et joyeux. Comme il maudissait maintenant l’heure où son incertitude inquiète l’avait conduit chez ce grand médecin, auquel, à force de mensonge et de fausse fermeté, il avait enfin arraché l’entière, l’inexorable vérité.
Et maintenant il était couché là, cent fois condamné, tout pareil au condamné à mort que le bourreau, chaque matin, peut venir chercher pour le conduire à l’échafaud. Et il comprit alors que jamais, pas un instant, il n’avait pu se rendre compte clairement de toute l’horreur de son existence. Toujours dans un recoin caché de son cœur l’espérance était aux aguets, l’espérance flatteuse et perfide qui ne voulait pas l’abandonner tout à fait. Mais la raison était plus forte en lui, qui lui donnait et lui redonnait sans cesse son même conseil, clair et froid. Et dix fois et cent fois dans les interminables nuits sans sommeil, dix fois et cent fois dans les jours monotones, encore trop vite écoulés, elle lui répétait qu’il n’y avait plus pour lui qu’une issue, plus qu’un moyen de salut : ne plus attendre, pas une heure, pas une seconde, et mettre fin lui-même à sa souffrance. Cela serait moins lamentable. Et c’était presque une consolation pour lui, cette idée que rien ne le forçait à attendre. À chaque instant, pourvu qu’il le voulût, il pouvait mettre un terme à tout cela.
Mais elle, elle ! De jour, il est vrai, quand elle allait et venait autour de lui, ou quand elle lui faisait la lecture, il avait souvent l’impression qu’après tout, cela ne lui serait pas si difficile de se séparer de cette femme. Qu’était-elle pour lui, sinon une partie de l’existence ? Elle appartenait à la vie extérieure, à cette vie qu’il devait quitter, elle ne faisait pas partie de lui-même.
Mais, en d’autres moments, la nuit surtout, quand, profondément endormie, les paupières lourdement fermées, elle reposait auprès de lui dans la beauté de sa jeunesse, alors il l’aimait d’un amour sans limites.
Et plus son sommeil était paisible, plus son rêve semblait la séparer du monde, plus son rêve éloignait son âme de l’insomnie douloureuse du malade, plus follement aussi il l’adorait. Une fois, c’était la nuit avant le jour fixé pour leur départ, une envie presque irrésistible l’envahit de la saisir, de la secouer de ce sommeil exquis, qui lui semblait une infâme infidélité, et de lui crier à l’oreille : « Si tu m’aimes, meurs avec moi, meurs maintenant ! » Mais il la laissa dormir paisiblement. Il lui dirait cela demain, demain – peut-être.
Plus souvent qu’il ne le croyait, dans ces nuits-là, Marie avait senti les yeux de Félix fixés sur elle. Plus souvent qu’il ne le croyait, elle fit semblant de dormir parce qu’une angoisse paralysait sa paupière, l’empêchait de s’ouvrir tout à fait, cette paupière qui clignotait pour lui laisser voir, dans la demi-obscurité de la chambre, Félix assis sur son lit, ne dormant pas. Le souvenir de leur dernière et lugubre conversation la poursuivait sans cesse, et elle tremblait à l’idée du jour où il lui poserait une seconde fois la même question. Mais pourquoi redouter cette question ? La réponse se présentait si claire à son esprit. Rester auprès de lui, jusqu’à la dernière seconde, ne pas le quitter un instant, écarter d’un baiser tout soupir de ses lèvres, toute larme amère de ses joues ! Pouvait-il douter d’elle ? Une autre réponse était-elle possible ? Comment ? Laquelle ? Celle-ci peut-être : « Tu as raison, je veux l’abandonner. Je ne veux garder en moi que le souvenir du malade intéressant. Je le laisse seul maintenant, pour pouvoir mieux aimer ton souvenir. » Et alors ? Une force irrésistible l’obligeait à se représenter tout ce qui arriverait après cette réponse-là. Elle le voit devant elle, froid, souriant. Il lui tend la main et lui dit : « Merci ! » Puis il se détourne d’elle et elle s’enfuit.
C’est une matinée d’été splendide dans l’éveil de mille joies. Elle marche, elle marche toujours plus vite dans l’aube dorée, pour s’enfuir loin de lui plus promptement. Et d’un seul coup elle a écarté d’elle toute contrainte. Elle est de nouveau seule, elle est veuve de la pitié. Elle ne sent plus peser sur elle son regard, ce regard triste, interrogeant et mourant, qui l’a si affreusement torturée dans ces derniers mois. Elle appartient à la joie, à la vie, elle a retrouvé le droit d’être jeune. Elle marche rapide et le vent du matin voltige en riant autour d’elle.
Ah ! comme elle souffre quand cette image de ses rêves confus reparaît devant elle ; comme elle souffre à la seule idée que cette image ait pu lui apparaître !
Et comme sa compassion pour lui devenait déchirante, comme elle frissonnait, quand la pensée lui venait du savoir de Félix, de son dénuement d’espérance ! Et comme elle l’aimait d’un amour plus intime à mesure qu’approchait le jour où elle devait le perdre. Ah ! non, il ne pouvait y avoir le moindre doute sur ce qu’elle serait, sa réponse.
Rester à côté de lui, souffrir avec lui, que c’était peu de chose ! Contempler cette attente de la mort, savourer avec lui l’amertume de ces mois entiers d’angoisse mortelle, tout cela était peu de chose. Elle veut faire plus pour lui, ce qu’il y a de plus grand, de plus bienfaisant. Si elle lui promettait de se tuer sur sa tombe, il pourrait encore partir avec le doute au cœur, ignorant si elle tiendrait sa promesse. Non ! ce n’est pas avec lui, c’est avant lui qu’elle veut mourir. Quand il lui fera sa question, elle aura la force de lui dire : « Mettons un terme à ce supplice ! Mourons ensemble et mourons tout de suite ! » Et, tandis qu’elle se grise de cette idée, cette femme dont elle venait de voir l’image – cette femme qui court à travers champs, dans la caresse de cet air matinal, qui se précipite à la rencontre de la vie et de la joie, cette femme qui est elle-même – lui apparut pitoyable et vulgaire.
Le jour fixé pour leur départ était là. Une matinée d’une étrange douceur, comme si le printemps revenait.
Marie était assise sur la terrasse, et le déjeuner était tout prêt, quand Félix sortit du salon. Il respira profondément.
— Ah ! la merveilleuse journée !
— N’est-ce pas ?
— J’ai quelque chose à te dire, Marie.
— Quoi donc ?
Et, très vite, comme si elle eût voulu lui arracher sa réponse, elle ajouta :
— Nous restons ici ?
— Non, mais nous ne rentrerons pas directement à Vienne. Je ne me trouve pas mal aujourd’hui, pas mal du tout. Nous nous arrêterons encore quelque part sur la route.
— Comme tu voudras, mon chéri.
Elle sentit en elle un bien-être qu’elle ne connaissait plus depuis longtemps. De toute la semaine, il n’avait pas une seule fois parlé d’un ton si dégagé d’arrière-pensée.
— Je pense, ma chère enfant, que nous pourrions nous arrêter à Salzbourg.
— Comme il te plaira.
— Nous arriverons toujours assez tôt à Vienne, n’est-ce pas ? Et puis le trajet en chemin de fer est trop long pour moi.
— C’est vrai, dit vivement Marie, nous n’avons rien qui nous presse.
— N’est-ce pas, Marion, tous les paquets sont faits ?
— Sans doute, il y a longtemps ; nous pouvons partir immédiatement.
— Je pense que nous pourrions prendre une voiture. Nous n’aurions que quatre ou cinq heures de trajet, et infiniment plus d’agrément qu’en train. Toute la chaleur d’hier doit être encore dans les wagons…
— Comme tu voudras, mon ami.
Elle le força à boire son verre de lait, puis elle lui fit admirer un beau reflet d’argent qui se jouait à la pointe des vagues. Elle parlait beaucoup, avec trop de gaieté. Il répondait amicalement, doucement. Elle lui offrit d’aller retenir la voiture qui devait les conduire à Salzbourg dans l’après-midi. Il accepta avec un sourire, elle mit vite son grand chapeau de paille, donna à Félix quelques baisers sur la bouche et s’enfuit, légère.
Il n’avait pas fait sa terrible question, il ne la ferait pas ! Cela se voyait à la gaieté de son visage. Aujourd’hui du moins sa gaieté n’avait rien de soupçonneux, comme c’était le cas trop souvent, quand il coupait volontairement une paisible conversation par une parole méchante. Quand cette parole devait venir, Marie la prévoyait toujours, et aujourd’hui il lui semblait que Félix lui eût octroyé une véritable grâce. Il y avait dans sa douceur comme un don gracieux, comme une réconciliation.
Quand elle revint sur le balcon, elle le trouva qui lisait le journal arrivé pendant son absence.
— Marie, cria-t-il en lui faisant de l’œil le signe de s’approcher, quelque chose d’étrange, de bien étrange !…
— Qu’est-ce donc ?
— Lis cela ! Cet homme, enfin ! le professeur Bernard est mort hier.
— Qui donc ?
— Celui, celui chez qui je… enfin celui qui m’a ouvert de si sombres perspectives.
Elle lui prit le journal qu’il tenait à la main.
— Comment, le professeur Bernard ?
Elle avait sur les lèvres : – Cela lui vient bien ! Mais elle ne le dit pas. Il leur sembla à tous deux que cet événement fût pour eux d’une grande importance. Oui, l’homme qui du haut de sa sagesse et de son inébranlable santé avait enlevé tout espoir au malade implorant son secours, c’était lui-même qui venait d’être emporté en quelques jours ! C’est en cet instant que Félix sentit pour la première fois combien il avait haï cet homme. Et cette vengeance du destin qui l’avait frappé brusquement apparut au malade comme le plus favorable des présages. C’était comme si un spectre maudit eût disparu de son horizon.
Marie jeta loin le journal et dit :
— Oui, que savons-nous de l’avenir, nous autres hommes ?
Félix saisit cette parole au vol :
— Que savons-nous de demain ? Rien, absolument rien !
Il se tut un instant, puis sautant brusquement à un autre sujet :
— Tu as commandé la voiture ?
— Oui, dit-elle, pour onze heures.
— Alors nous avons le temps de faire encore une petite promenade sur l’eau, n’est-ce pas ?
Elle prit son bras, et ils allèrent ensemble vers le hangar du bateau. Ils avaient le sentiment qu’une juste réparation venait de leur être accordée.
Ils arrivèrent à Salzbourg à la fin de l’après-midi. Ils furent étonnés de trouver la ville presque entièrement pavoisée. Les gens qu’ils rencontraient étaient en habits de fête, quelques-uns portaient des cocardes. À l’hôtel, où ils prirent une chambre ayant vue sur le Mönchsberg, on leur expliqua que c’était une fête de chanteurs. Et on leur offrit des billets pour le concert et la grande illumination qui devaient avoir lieu à huit heures dans le parc du Kurhaus. Leur chambre était au premier étage, et la Salzach coulait sous leur fenêtre. Tous deux avaient un peu sommeillé en route, et ils se sentaient si dispos, qu’ils ne restèrent que peu de temps à l’hôtel et redescendirent dans la rue avant le coucher du soleil.
C’était par toute la ville un mouvement joyeux. Toute la population semblait s’être transportée dans la rue. Les chanteurs, ornés de leurs insignes, se promenaient en groupes animés. Beaucoup d’étrangers aussi. Des villages environnants la foule était accourue, et les paysans endimanchés se dandinaient paisiblement. Aux pignons flottaient des drapeaux aux couleurs de la ville. Dans les rues principales, des arcs de triomphe se dressaient parés de fleurs, et dans toutes les rues ondulait le flot humain sur lequel flottait la douce moiteur de ce soir vaporeux d’été. Du bord de la Salzach, où régnait un calme bienfaisant, Félix et Marie étaient tombés dans la houle de la ville, et au premier instant ce tumulte inusité, succédant au temps de calme monotone qu’ils venaient de passer au bord du lac, leur fit presque tourner la tête. Mais ils reprirent vite leur supériorité de citadins et se trouvèrent à l’aise au milieu de ce mouvement. Félix, selon son habitude, ne goûtait guère ce contact de la joie populaire. Mais Marie semblait s’y complaire : elle s’arrêtait comme un enfant, pour contempler des femmes en costume de Salzbourg, ou de grands gaillards de chanteurs qui passaient revêtus de leurs écharpes de soie. Ou bien elle regardait en l’air pour admirer une maison particulièrement bien pavoisée. Parfois elle se tournait vers Félix, qui marchait à côté d’elle sans paraître s’intéresser beaucoup à tout cela, et lui lançait un : « Regarde cela, que c’est joli ! » auquel il ne répondait que par un signe de tête silencieux.
— Dis-moi, sérieusement, dit-elle enfin, n’est-ce pas que nous avons eu de la chance ?
Il lui jeta un regard dont elle ne comprit pas bien le sens. Enfin, il lui dit :
— Cela te ferait peut-être aussi plaisir d’aller au concert dans le parc ?
Elle ne fit que sourire. Puis elle répondit :
— Oh ! nous ne pouvons pas tout de suite nous remettre à faire la fête !
Ce sourire le blessa.
— Tu serais vraiment capable de me demander cela ! s’écria-t-il.
— Quelle idée as-tu là ? dit-elle, effrayée, et ses yeux se portèrent sur l’autre côté de la rue où passait justement un joli couple élégant de jeunes mariés, en voyage de noces sans doute. Ils se parlaient doucement en souriant. Marie marchait auprès de Félix, mais sans prendre son bras. Souvent la foule les séparait pour quelques secondes, et quand elle le retrouvait, il rasait les murs des maisons, furieux évidemment du contact de tous ces gens qui le coudoyaient.
Cependant il faisait plus sombre, les réverbères étaient allumés, et en plusieurs endroits, autour des arcs de triomphe surtout, on avait placé des lampions de couleur. Le grand courant de la foule se portait maintenant du côté du Kurhaus. L’heure du concert approchait. D’abord Félix et Marie avaient été entraînés par la foule, mais soudain il prit son bras, et, tournant brusquement par une ruelle étroite, il la conduisit dans un quartier plus tranquille et moins brillamment illuminé. Après avoir marché ainsi quelques minutes en silence, ils arrivèrent à un endroit absolument isolé, au bord de la Salzach, où le murmure monotone du fleuve montait seul jusqu’à eux.
— Que venons-nous faire ici ? demanda-t-elle.
— Paix ! dit-il d’un ton presque impérieux.
Et comme elle ne répondait rien, il continua d’une voix qui marquait son irritabilité nerveuse :
— Notre place n’est pas là-bas. Les lumières éclatantes ne sont plus pour nous, ni la gaîté des fanfares, ni les hommes qui chantent, et qui sont jeunes. C’est ici qu’est notre place, ici où rien ne résonne plus de cette allégresse, où nous sommes seuls. C’est ici notre place.
Et sa voix jusqu’alors emportée se baissa pour ajouter avec une froideur de dédain :
— C’est la mienne, du moins.
Quand Félix prononça ces paroles, Marie sentit qu’elle n’en était pas aussi fortement émue qu’à l’ordinaire. Mais elle se l’expliquait à elle-même : elle avait entendu cela si souvent, et puis maintenant il exagérait, décidément. Elle lui répondit avec une douceur conciliante :
— Je ne mérite pas cela, oh non !
Alors de ce ton rancunier qu’il avait souvent :
— Pardonne-moi !
Elle continua, en lui prenant le bras qu’elle serra fortement contre elle-même :
— Non, ce n’est pas là notre place à tous deux !
— Si ! cria-t-il presque.
— Non ! répliqua-t-elle doucement. Moi non plus je ne veux pas retourner dans cette cohue. Cela me répugnerait autant qu’à toi. Mais quelle raison pourrions-nous avoir de nous sauver, comme si nous étions des proscrits ?
À ce moment les sons de l’orchestre retentirent, apportés jusqu’à eux par le calme immobile de l’air. Ils ne perdaient pas une note. C’étaient des éclats joyeux de trompettes, une ouverture de fête qui servait de prélude aux chants.
— Allons ! dit Félix tout à coup, après être resté un instant immobile auprès d’elle à écouter. La musique dans le lointain, il n’y a rien au monde qui me rende plus triste.
— Oui, approuva-t-elle, c’est très mélancolique.
Ils regagnèrent vite la ville. Là, on entendait la musique moins distinctement qu’au bord du fleuve, et quand ils se retrouvèrent dans les rues éclairées et animées, Marie sentit revenir l’ancienne tendresse de sa pitié pour son amant. Elle le comprenait de nouveau, et elle lui pardonnait tout.
— Rentrons-nous ? dit-elle.
— Non, pourquoi donc ? As-tu sommeil ?
— Du tout.
— Alors restons encore un peu en plein air, veux-tu ?
— Très volontiers, comme tu voudras. Il ne fait pas trop frais ?
— On étouffe ! Il fait par trop chaud, ajouta-t-il, nerveux. Soupons en plein air.
— Très volontiers.
Ils étaient tout près du parc. L’orchestre s’était tu, et l’on n’entendait plus dans le jardin illuminé que la rumeur confuse de la foule égayée et loquace. Des retardataires, qui voulaient entendre le concert, arrivaient, pressés. Deux chanteurs attardés passèrent très vite devant eux. Marie les suivit du regard et tout de suite, comme si elle avait une faute à réparer, elle jeta un coup d’œil inquiet sur Félix. Il avait les lèvres pincées, et une colère péniblement réprimée pesait sur son front. Elle crut qu’il allait parler, mais il se tut. Son regard assombri se détourna d’elle pour se porter sur ces deux hommes, qui disparaissaient justement à l’entrée du parc. Il comprenait bien ce qu’il éprouvait. Il voyait marcher là, devant lui, ce qu’il haïssait le plus au monde : une parcelle de ce qui sera encore là, quand lui n’y sera plus, quelque chose qui sera encore vivant et qui rira, quand il ne pourra plus, lui, ni rire, ni pleurer. Et à côté de lui, plus fortement serrée à son bras par le sentiment de la faute commise, c’était aussi un peu de jeunesse qui marchait, de cette jeunesse vivante et rieuse, qui sentait inconsciemment sa parenté avec cette autre jeunesse. Et lui comprenait cela, et une douleur furieuse grondait en lui. Enfin il poussa un profond soupir. Elle voulut regarder son visage, mais il avait détourné la tête. Tout à coup il dit :
— Ici, cela irait très bien.
Elle ne comprit pas tout d’abord ce qu’il voulait dire :
— Quoi donc ?
Ils étaient devant un jardin restaurant, à côté du parc, avec de grands arbres qui étendaient leurs branches sur les nappes blanches des tables, et des lanternes qui éclairaient faiblement. L’endroit était un peu désert ce jour-là, et ils n’eurent pas de peine à trouver des places. Ils s’assirent dans un coin du jardin. Il n’y avait là qu’une vingtaine de personnes. Tout près d’eux était assis le couple élégant qu’ils avaient déjà rencontré dans la rue. Marie reconnut tout de suite les deux jeunes gens. En face d’eux, dans le parc, le chœur entonna un chant. Le son des voix leur arrivait un peu atténué, mais encore parfaitement net, et l’on eût dit que les feuilles se mouvaient, quand passait sur les arbres le son puissant des voix joyeuses.
Félix avait commandé une bouteille d’un bon cru du Rhin, et il restait là assis, les paupières mi-closes, dégustant son vin goutte à goutte, s’abandonnant au charme de la musique, sans pensée. Marie s’était approchée de lui, et il sentait la chaleur de son genou qui touchait le sien. Après la surexcitation terrible des derniers instants, une bienfaisante indifférence était soudain descendue en lui, et il se réjouissait à l’idée qu’il était arrivé par sa propre volonté à cette indifférence. Car à peine s’étaient-ils mis à table, il en était venu à la ferme résolution de dominer sa poignante douleur. Il était trop à bout de forces pour examiner de très près jusqu’à quel point c’était sa volonté qui avait contribué à ce résultat. Et puis il se calmait en réfléchissant qu’il avait donné à ce regard de Marie plus d’importance qu’il n’en méritait, qu’elle aurait sans doute regardé de même une personne quelconque, et que maintenant elle ne regardait pas ce couple étranger autrement qu’elle n’avait regardé tout à l’heure les chanteurs. Le vin était bon, la musique passait sur eux comme une caresse, le soir d’été les enivrait de sa douceur, et quand Félix regardait Marie, il voyait rayonner dans ses yeux un éclat de bonté et d’amour infini. Il résolut de plonger tout son être dans le moment présent. Il fit un suprême appel à sa volonté pour le délivrer de tout le passé et de tout l’avenir. Il voulait être heureux, ou du moins ivre. Et soudain, une impression neuve lui traversa l’esprit, et lui fut un étrange soulagement. Il se dit qu’en ce moment il lui faudrait à peine une résolution pour s’ôter la vie. Oui ! dans ce moment même. Sans doute il serait toujours libre de le faire, et une disposition d’esprit analogue se retrouverait facilement. De la musique, une légère ivresse, et une douce femme à ses côtés. Ah oui ! c’était Marie. Il réfléchissait. Après tout, toute autre femme lui aurait peut-être été aussi chère !
Marie, elle aussi, semblait beaucoup apprécier ce vin. Félix fit apporter bientôt une seconde bouteille. Il y avait longtemps qu’il n’avait été si content. Et il se rendait bien compte que tout cela venait de ce peu d’alcool qu’il avait bu, contre son habitude. Mais qu’importait la cause, pourvu que l’effet fût produit ? Vraiment la mort n’avait plus d’effroi pour lui ! Ah ! comme tout lui était indifférent !
— N’est-ce pas, Marion ? dit-il.
Elle se serra contre lui.
— Que demandes-tu ? dit-elle.
— Tout est si indifférent, pas vrai ?
— Oui, répondit-elle, tout, si ce n’est que je t’aime pour l’éternité !
Il fut très étonné du ton sérieux dont elle avait dit cela. La personnalité de Marie lui était devenue presque indifférente. Elle flottait confondue avec toutes les autres. Oui, c’était bien ainsi, c’était comme cela qu’il fallait traiter les choses. Mais ce n’est pas le vin qui fait miroiter devant lui cette idée… Le vin ne fait que nous délivrer de ce qui nous rend si tristes et si lâches, il ôte aux choses et aux gens leur importance. Là, maintenant, un peu de poudre blanche jetée là, dans ce verre, comme cela serait simple ! À ce moment il s’aperçut que quelques larmes lui venaient aux yeux. Il s’était un peu attendri sur lui-même.
Là-bas le chœur avait fini. On entendit des applaudissements éclater et encore des applaudissements, puis l’orchestre joua une mélodie joyeuse, une Polonaise. Félix battait du doigt la mesure sur la table. Une idée traversa son esprit : Ah ! ce peu de vie qui me reste encore, je veux le vivre aussi bien que possible. Et il n’y avait rien de frissonnant dans cette idée, mais de la fierté, une fierté royale. Comment ? Attendre dans l’angoisse le dernier soupir, le sort commun à tous les hommes ? Empoisonner ses jours et ses nuits par des songes creux, quand il sent dans tout son être qu’il est encore prêt à toutes les jouissances, quand il sent que la musique l’enchante, que le vin lui plaît délicieusement, et qu’il ne demanderait qu’à attirer cette jeune femme frémissante tout près de lui et à lui donner un baiser ? Non, le temps n’est pas encore venu de se laisser aigrir l’humeur. Et quand l’heure sera là, où il n’y aura plus pour lui ni enthousiasme, ni désir, alors une fin rapide, volontaire, royale de fierté ! Il prit la main de Marie et la garda longtemps dans la sienne. Puis il l’approcha de sa bouche, et fit passer lentement son souffle sur elle :
— Mais, murmurait Marie avec un air de satisfaction.
Il la regarda longuement. Et elle était belle, si belle !
— Viens, dit-il alors.
Elle lui répondit calmement :
— Si nous écoutions encore un chant ?
— Oui, dit-il. Nous ouvrirons notre fenêtre, et nous laisserons le vent nous apporter le chant jusque dans la chambre.
— Es-tu déjà fatigué ? demanda-t-elle, légèrement inquiète.
Il sourit, lui passant la main dans les cheveux :
— Oui !
— Eh bien ! allons.
Ils se levèrent et quittèrent le jardin. Elle prit son bras, s’y appuya fortement, la tête inclinée sur l’épaule de Félix. Le chœur des chanteurs accompagnait leur marche, toujours plus lointain. C’était un air gai, un mouvement de valse au refrain pétulant, qui leur faisait faire de grands pas rapides. L’hôtel n’était distant que de quelques minutes. Quand ils furent au haut de l’escalier, on n’entendait plus rien de la musique. Mais à peine dans la chambre, le refrain de la valse retentit à leurs oreilles avec sa folle gaieté.
La fenêtre était grande ouverte, et le clair de lune azuré entrait dans la chambre en ondulations molles. En face d’eux le Mönchsberg et le château se dessinaient en contours nets. Il n’était pas nécessaire de faire de la lumière. Le plancher était éclairé par une large raie d’argent, et le clair de lune ne laissait dans l’obscurité que les coins de la chambre. Dans l’un de ces coins près de la fenêtre, il y avait un fauteuil. Félix s’y jeta et attira violemment Marie à lui. Il lui donna un baiser et elle le lui rendit. Là-bas, dans le parc, le chant était fini, mais on l’applaudit si fort que les chanteurs le reprirent tout entier. Tout à coup Marie se leva et gagna rapidement la fenêtre. Félix la suivit.
— Qu’as-tu donc ? demanda-t-il.
— Non, non !
Il frappa du pied le plancher.
— Pourquoi donc non ?
— Félix !
Elle étendit les mains, suppliante.
— Non ? répétait-il entre ses dents. Non ? Ah oui ! je ferais mieux sans doute de me préparer dignement à la mort ?
— Félix !
Elle s’était jetée à ses pieds, entourant ses genoux de ses bras.
Il la fit relever, l’attirant à lui :
— Tu n’es qu’une enfant, murmura-t-il.
Et il ajouta lui parlant à l’oreille :
— Je t’aime, le sais-tu bien ? Soyons heureux pour ce peu de vie qui me reste. Je renonce à une année d’angoisse et de tourments, je ne veux plus que quelques semaines, quelques jours et quelques nuits. Mais je veux les vivre, je ne veux rien me refuser, rien, et ensuite, si tu veux, là en bas ! Et tandis que d’un bras il la tenait enlacée, de l’autre il montrait le fleuve qui coulait à leurs pieds. Les chanteurs s’étaient tus, et l’on pouvait entendre le murmure léger des flots.
Marie ne répondit rien. De ses deux mains, elle avait fortement entouré son cou. Félix aspirait le parfum de ses cheveux. Comme il l’adorait !
Oui, encore quelques jours de bonheur, et après…
Autour d’eux tout était tranquille, et Marie s’était endormie auprès de lui. Le concert était fini depuis longtemps, et sous la fenêtre ne passaient plus que les traînards de la fête, qui parlaient haut et riaient en passant. Et Félix s’étonnait en songeant que ces braillards attardés étaient peut-être les mêmes hommes dont le chant l’avait si profondément ému. Puis les derniers sons de voix se perdirent dans le lointain, et il n’entendit plus que le murmure plaintif du fleuve. Oui, encore quelques jours et quelques nuits et ensuite… Mais elle aimait trop la vie. Oserait-t-elle jamais ? Mais elle n’avait pas besoin de rien oser, pas même de rien savoir. À une heure quelconque elle sera là, endormie dans ses bras comme à présent – et elle ne se réveillera plus. Et quand il en sera bien sûr, alors il pourra lui aussi en finir. Mais il ne lui dira rien, elle aime trop la vie ! Elle aurait peur de lui, et alors il devrait enfin, tout seul… Affreux ! – Le mieux serait d’agir tout de suite… Elle dort si bien. Une forte pression, là au cou, et ce serait fait. Non, cela serait bête. Il a encore devant lui tant d’heures de félicité, il saura bien voir quelle devra être la dernière. Il regarda Marie, et il lui sembla qu’il tenait dans ses bras son esclave endormie.
La résolution, qu’il avait enfin prise, le calma. Un sourire mauvais passait sur ses lèvres, quand, les jours suivants, il se promenait dans les rues avec Marie, et qu’il voyait parfois un regard d’homme la frôler de son admiration. Et quand ils sortaient en voiture, quand ils restaient assis au jardin le soir, ou quand, la nuit, il la tenait enlacée, il éprouvait une fierté de la possession qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant. Une seule chose le troublait souvent, l’idée que ce ne serait pas volontairement qu’elle s’en irait avec lui. Mais certains indices lui faisaient croire qu’il obtiendrait même cela. Elle n’osait plus se révolter contre ses désirs impétueux, jamais elle n’avait été d’une soumission aussi complète que dans ces dernières nuits, et c’était avec une joie tremblante qu’il voyait approcher le moment où il pourrait oser lui dire :
— C’est aujourd’hui que nous allons mourir !
Mais il renvoyait ce moment.
Parfois un tableau, romantique de couleurs, se présentait à ses yeux : il se voyait la frappant au cœur d’un coup de poignard, et elle, rendant le dernier soupir, lui baiserait la main. Il se demandait continuellement si elle était déjà bien prête à cela, et il était encore obligé d’en douter.
Un matin, Marie eut, en se réveillant, une peur violente. Félix n’était pas à côté d’elle. Elle se dressa dans le lit, et le vit assis dans le fauteuil auprès de la fenêtre, pâle comme un mort, la tête penchée en avant, la chemise ouverte sur la poitrine. Saisie d’un angoisse terrible, elle se précipita vers lui :
— Félix !
Il ouvrit les yeux :
— Quoi ? Comment ?
Il serra sa poitrine dans ses mains et poussa un gémissement douloureux.
— Pourquoi ne m’as-tu pas réveillée ? cria-t-elle en se tordant les mains.
— Oh ! maintenant, cela va bien, dit-il.
Elle alla d’un pas rapide vers le lit, prit la couverture et l’étendit sur les genoux du malade.
— Au nom du ciel, dis-moi, que t’est-il arrivé ?
— Je ne sais pas. Je dois avoir rêvé. Quelque chose me serrait la gorge. Je ne pouvais pas respirer. Je ne pensais pas du tout à toi. Je me suis senti mieux ici près de la fenêtre.
Marie avait rapidement passé une robe et fermé la fenêtre. Un vent désagréable s’était levé, et du ciel gris une pluie fine commençait à tomber, qui faisait pénétrer dans la chambre un air chargé d’une humidité malfaisante. D’un seul coup c’en était fait de la douceur intime des nuits d’été. Tout maintenant était gris et comme étranger. D’un seul coup une lugubre matinée d’automne était là, qui dissipait dédaigneusement le rêve enchanté qu’ils avaient fait.
Félix était parfaitement calme.
— Pourquoi as-tu des yeux si effarés ? Qu’y a-t-il donc là d’extraordinaire ? J’ai eu de mauvais rêves dans mes meilleurs jours.
Marie ne se laissa pas rassurer.
— Je t’en prie, Félix, rentrons chez nous, retournons à Vienne.
— Mais…
— L’été est autant dire fini. Regarde là dehors, comme c’est laid, comme c’est morne ! Et puis, c’est dangereux, si le froid revient.
Il l’écoutait attentivement. À sa propre surprise, il avait alors une sensation de bien-être, pareille à la douce lassitude d’un convalescent. Sa respiration était facile, et, dans la tiédeur qui l’enveloppait, il y avait quelque chose de très doux qui le berçait. Il voyait très clairement qu’il leur fallait quitter Salzbourg, et l’idée de ce changement n’avait rien qui lui déplût. Il se réjouissait à l’idée de s’étendre dans le coupé, par cette fraîche journée de pluie, la tête appuyée sur Marie.
— C’est bien, dit-il, partons.
— Aujourd’hui ?
— Oui, aujourd’hui. Par l’express de midi, si tu veux.
— Mais ne seras-tu pas trop fatigué ?
— Quelle idée ! Ce n’est pas une fatigue, le voyage ! Et puis, c’est toi qui prends soin de tout ce qui me ferait du mal en voyage, n’est-ce pas ?
Marie eut une joie infinie de l’avoir si facilement décidé au départ. Elle se mit aussitôt à faire les paquets, paya la note de l’hôtel, commanda la voiture et fit retenir un coupé dans le train. Félix s’était habillé ; il ne quitta pas la chambre et passa toute la matinée étendu sur le canapé. Il regardait Marie, très active, allant de-ci de-là par la chambre, et parfois il souriait. Mais le plus souvent, il sommeillait. Il était si las, si las ! Quand il ouvrait les yeux et les dirigeait sur Marie, il se réjouissait à l’idée qu’elle resterait avec lui partout, et son imagination rêvait à ce grand repos où ils entreraient ensemble. Bientôt ! pensait-il, bientôt ! Mais en fait, jamais ce moment ne lui avait paru si éloigné.
Comme il en avait eu le pressentiment le matin, Félix était étendu, l’après-midi, dans le coupé, commodément, la tête appuyée sur Marie, le plaid étiré sur lui. Par les fenêtres closes, il regardait fixement le jour gris du dehors, la pluie qui tombait doucement, et son regard plongeait dans le brouillard d’où surgissait parfois la forme rapprochée d’une colline ou d’une maison. Les poteaux de télégraphe défilaient ; les fils s’élevant et s’abaissant semblaient danser. De temps en temps le train stoppait à une station, mais Félix, étendu, ne voyait pas les voyageurs sur le perron. Il n’entendait que confusément le son des voix, des cloches ou des signaux. D’abord il se fit lire le journal par Marie, mais ils renoncèrent vite à cette lecture qui l’obligeait à hausser la voix. Tous deux étaient joyeux de rentrer à la maison.
Le crépuscule approchait, la pluie ruisselait sur les vitres. Félix sentait l’impérieux besoin de se rendre parfaitement compte de ses sentiments, mais ses pensées, malgré lui, ne pouvaient pas prendre de contour précis. Il réfléchissait. – C’est un homme gravement malade qui est étendu là, songeait-il… Il a été à la montagne, parce que c’est là qu’on envoie ceux qui sont gravement malades… Sa maîtresse est là, elle l’a fidèlement soigné, et maintenant, elle en est fatiguée… Est-elle vraiment si pâle, ou bien est-ce seulement un effet de lumière ?… Ah ! oui, c’est la lampe qui brûle déjà là-haut. Dehors la nuit n’est pas encore tombée… Pourtant c’est l’automne qui vient… c’est si triste l’automne, si tranquille… Ce soir nous serons rentrés chez nous, à Vienne, dans notre chambre, et il me semblera que je n’ai jamais été absent… Ah ! Marie dort, tant mieux ! je n’aimerais pas l’entendre parler maintenant… Il doit y avoir dans le train des gens de cette fête de chant ? Moi, je ne suis que fatigué, absolument pas malade. Il y a bien des gens plus malades que moi dans ce train… Ah ! ce que c’est bon d’être seul !… Comment toute cette journée a-t-elle bien pu passer ? Est-ce vraiment aujourd’hui que j’étais à Salzbourg étendu sur le canapé ? Il y a si longtemps de cela… Ah ! l’espace et le temps, qu’en savons-nous ?… L’énigme du monde ! Peut-être quand nous mourrons la résoudrons-nous…
Une mélodie résonnait dans son oreille. Il savait bien que ce n’était que le bruit du train en marche… Et pourtant c’était une mélodie… un chant populaire… un air russe, monotone… si beau !
— Félix !
Qu’est-ce bien que cela ? Ah ! c’est Marie, debout devant lui, qui lui caresse les joues.
— Bien dormi, Félix ?
— Qu’est-ce qu’il y a donc ?
— Dans un quart d’heure, nous serons à Vienne !
— Ah ! pas possible.
— Tu as bien dormi, cela t’aura fait du bien.
Elle rangeait les paquets. Le train glissa plus loin dans la nuit. De minute en minute éclatait un sifflement clair, prolongé, et par les vitres brillait une lueur qui disparaissait avec la rapidité de l’éclair. C’étaient les stations de la banlieue de Vienne.
Félix se leva.
— Je suis fatigué d’être resté si longtemps étendu, dit-il.
Il gagna un coin du coupé et regarda par la fenêtre… De loin il apercevait déjà les rues étincelantes de la ville. Le train allait plus lentement. Marie ouvrit une fenêtre et se pencha dehors. On entrait sous le hall vitré. Marie fit de la main un signe dehors. Puis elle se tourna vers Félix, criant :
— Il est là, il est là !
— Qui ?
— Alfred !
— Alfred ?
Elle continuait à faire des signes, agitant la main. Félix s’était levé et regardait par-dessus l’épaule de Marie. Alfred s’approcha rapidement de leur coupé et tendit la main à Marie :
— Bonjour ! bonjour, Félix !
— Comment es-tu là ?
— Je lui ai télégraphié que nous arrivions, dit rapidement Marie.
— Tu es un drôle d’ami, dit Alfred, tu n’as pas encore découvert l’existence de la poste et des lettres. Mais viens donc !
— J’ai tant dormi, dit Félix, que je suis encore un peu ébaubi.
Il souriait, en descendant du wagon, un peu chancelant.
Alfred prit son bras, et Marie prit l’autre, comme si elle eût voulu s’y suspendre.
— Vous devez être tous les deux joliment fatigués, hein ?
— Moi je suis absolument abîmée, dit Marie. N’est-ce pas, Félix, que ce bête de train vous brise de fatigue ?
Ils descendaient rapidement les escaliers de la gare. Marie cherchait le regard d’Alfred, qui évitait le sien. Au bas de l’escalier, Alfred héla un cocher.
— Je suis bien aise de t’avoir vu, mon cher Félix, je viendrai te voir demain, pour bavarder plus longuement.
— Oui, je suis encore tout étourdi, répéta Félix.
Et comme Alfred voulait l’aider à monter en voiture :
— Oh ! nous n’en sommes pas encore là, oh ! non ! Regarde !
Il monta dans la voiture, tendant la main à Marie, qui le suivit.
— À demain ! dit-elle, en serrant la main à Alfred par la portière.
Il y avait dans son regard une telle angoisse d’interrogation qu’Alfred fit un effort pour sourire :
— À demain, cria-t-il, je vous demanderai à déjeuner !
La voiture partit. Alfred resta immobile un instant, l’air sérieux :
— Mon pauvre ami ! murmura-t-il.
* * *
Le lendemain, Alfred arriva de très bonne heure. Marie le reçut à la porte.
— Il faut que je vous parle, dit-elle.
— Laissez-moi le voir d’abord. Quand je l’aurai examiné, nous pourrons parler plus utilement de tout cela.
— Un seul mot, Alfred, je vous en supplie. Quelle que soit votre impression sur son état, je vous en conjure, ne lui dites rien !
— Mais à quoi pensez-vous ! Hum ! cela ne va pas si mal que cela. Dort-il encore ?
— Non, il est réveillé.
— Comment a été la nuit ?
— Il a bien dormi jusqu’à quatre heures, puis il a été agité.
— Laissez-moi le voir seul. Allons, mettez-moi un peu de paix sur ce petit visage pâle. Il ne faut pas qu’il vous voie comme cela ! Il lui serra la main en souriant, et entra seul dans la chambre.
Félix était au lit, le duvet remonté jusque sur le menton. Il fit un signe de tête à son ami. Alfred s’assit au bord du lit, et lui dit :
— Eh bien, nous voilà bien rentrés à la maison. Tu t’es fameusement remis, et tu as, je l’espère, laissé ta mélancolie à la montagne.
— Mais oui, répondit sans sourciller Félix.
— Ne veux-tu pas te mettre un peu sur ton séant ? C’est seulement mes visites de médecin que je fais de si bon matin.
— Si tu veux, dit Félix d’un ton tout à fait indifférent.
Alfred examina le malade, lui posa quelques questions auxquelles il répondit laconiquement. Puis il ajouta :
— Hum ! nous pouvons vraiment être contents.
— Laisse-moi donc cette blague, répliqua Félix, irrité.
— Laisse plutôt tes folles idées. Il s’agit maintenant d’attaquer cela énergiquement. Il faut avoir la volonté de guérir, et ne pas jouer au résigné. C’est un rôle qui ne te va pas du tout.
— Alors que faut-il faire ?
— D’abord, il faut rester au lit un jour ou deux, compris ?
— Oh ! je n’ai pas la moindre envie de me lever.
— Tant mieux !
Félix reprit, plus vivement :
— La seule chose que je voudrais savoir, c’est ce qui a bien pu m’arriver hier. Là, sérieusement, Alfred, explique-moi cela. Tout me fait l’effet d’un rêve confus : le voyage, l’arrivée, comment je me suis mis au lit…
— Qu’est-ce qu’il y a à expliquer là ? C’est entendu, tu n’es pas un Hercule, et quand on est à bout de fatigue, cela arrive à tout le monde.
— Non, Alfred ! Une lassitude comme celle d’hier est pour moi quelque chose d’absolument nouveau. Aujourd’hui je suis encore fatigué, mais j’ai toute ma clarté d’esprit. Hier, je n’étais pas positivement mal à mon aise, mais j’ai un souvenir affreux de cette journée. Quand je pense que quelque chose de pareil pourrait m’arriver une seconde fois…
À ce moment, Marie entra dans la chambre.
— Adresse tes remerciements à Alfred, dit Félix. Il te constitue garde-malade. Dès aujourd’hui je reste au lit, et c’est mon lit de mort que j’ai l’honneur de te présenter.
Marie eut une expression d’épouvante.
— Ne vous laissez pas bouleverser l’esprit par ce mauvais plaisant, dit Alfred. Il doit garder le lit quelques jours, et vous aurez la bonté de le surveiller.
— Ah ! si tu savais, Alfred, quel ange j’ai à mes côtés !
Il dit cela sur un ton d’enthousiasme ironique.
Le docteur donna des indications minutieuses sur la manière dont Félix devait se traiter, puis il ajouta :
— Je t’avertis, mon cher Félix, que je ne te ferai ma visite médicale que tous les deux jours. Cela suffit. Les autres jours nous ne dirons pas un mot de ta santé. Je viendrai en ami, pour bavarder avec toi, comme d’habitude !
— Mon Dieu ! s’écria Félix. Quel psychologue que cet Alfred ! Mon cher ami, garde tes petits trucs pour tes autres patients, du moins ceux qui sont aussi primitifs.
— Mon cher Félix, je te parle, à toi, d’homme à homme. C’est vrai, tu es malade. Mais ce qui est vrai aussi, c’est qu’en te soignant convenablement tu guériras. Je ne puis te dire ni plus ni moins que cela.
À ces mots, il se leva. Félix le suivait d’un regard méfiant :
— On serait presque tenté de le croire !
— C’est ton affaire, mon cher Félix, répliqua le docteur laconiquement.
— Ah ! Alfred, tu viens de gâter ton effet, dit le malade. Ce ton brusque en parlant aux malades condamnés, connu le truc !
— À demain ! dit Alfred en se dirigeant vers la porte. Marie le suivit, voulant l’accompagner.
— Restez là, lui ordonna-t-il à voix basse. Il sortit et Marie ferma la porte derrière lui.
— Viens vers moi, petite, lui dit Félix, au moment où, s’efforçant de sourire gaiement, elle se préparait à travailler à la machine à coudre. Oui, approche-toi. C’est bien. Tu es une brave, une très brave petite femme !
Il disait ces paroles d’amitié, d’un ton dur, tranchant.
Les jours suivants Marie ne quitta plus le chevet du malade, pleine pour lui de bonté et de dévouement. De toute sa personne se dégageait comme une lueur de gaieté paisible et sans affectation, qui devait faire du bien au malade, et qui lui en faisait parfois. Mais souvent aussi, la douce sérénité que Marie cherchait à faire régner autour de lui, l’exaspérait. Quand elle se mettait à bavarder sur une nouvelle qu’elle venait de lire dans le journal, quand elle lui disait qu’elle le trouvait mieux, et développait devant lui des plans de vie pour le temps où il serait tout à fait guéri, il lui coupait la parole, et la priait de lui laisser la paix, de le ménager.
Alfred venait tous les jours, quelquefois même deux fois par jour, et affectait de s’occuper à peine de la santé de son ami. Il parlait de leurs amis communs, racontait des histoires d’hôpital, mettait la conversation sur des sujets d’art ou de littérature, s’arrangeant toujours de telle façon que Félix n’eût pas trop à parler. Et tous deux semblaient si libres de souci, que Félix avait souvent de la peine à se défendre des téméraires espoirs, qui l’assaillaient impétueusement. Il se disait bien que c’était leur devoir à tous deux de jouer devant lui la comédie que de tout temps on a jouée, avec plus ou moins de succès, aux malades condamnés. Mais tout en s’imaginant qu’il ne faisait qu’entrer dans leur comédie pour y jouer son rôle, il se surprit plus d’une fois à bavarder sur le monde et sur les hommes comme s’il était destiné à se promener encore de longues années sous le soleil, parmi les vivants. Alors il se rappelait que cet étrange sentiment de bien-être est souvent chez les malades de son espèce un signe de la fin prochaine, et il repoussait avec colère tout espoir loin de lui. Il en vint même jusqu’à prendre ses moments de malaise indéterminé ou d’humeur sombre pour des signes de bon augure, et il n’était pas loin de s’en réjouir. Ensuite il s’apercevait de l’insanité d’une pareille logique, et finissait par se convaincre qu’il n’y avait là aucune certitude à avoir, rien à savoir clairement.
Il s’était remis à lire, mais ne prenait aucun plaisir aux romans, qui l’ennuyaient ou l’irritaient, ceux surtout qui décrivaient devant lui une existence exubérante et remplie d’évènements. Il s’adressa aux philosophes, et se fit donner, par Marie, Schopenhauer et Nietzsche qu’il avait dans sa bibliothèque. Mais cette sagesse ne répandit que pour peu de temps sa paix sur lui.
Un jour Alfred le trouva qui venait de laisser retomber sur sa couverture un volume de Schopenhauer, et qui regardait devant lui d’un air désolé. Marie était assise auprès de son lit et travaillait à un ouvrage à l’aiguille.
— J’ai quelque chose à te dire, cria-t-il d’une voix presque surexcitée au docteur, je vais me remettre à lire des romans.
— Qu’y a-t-il donc ?
— Dans les romans, il y a au moins une part de sincérité dans l’invention, bonne ou mauvaise, qu’elle soit d’un artiste ou d’un bousilleur. Tandis que ces gens-là, et il désignait du regard le volume gisant sur la couverture, sont d’infâmes poseurs…
— Oh !
Félix se dressa sur son lit.
— Mépriser la vie, quand on se porte comme un dieu, regarder la mort en face, quand on se promène en Italie et que la splendeur de l’existence vous enveloppe de ses mille couleurs, j’appelle cela de la pose, tout simplement. Qu’on enferme une fois un de ces messieurs dans une chambre, qu’on le condamne à la fièvre et à l’asphyxie, qu’on lui dise : « Entre le 1er janvier et le 1er février de l’an prochain vous serez quelques pieds sous terre », et qu’on lui fasse alors exposer sa philosophie.
— Va donc ! dit Alfred. Quel paradoxe encore est-ce là ?
— Tu ne comprends pas cela, tu ne peux pas le comprendre. Moi cela me répugne absolument. Ce sont tous des poseurs !
— Et Socrate ?
— Un comédien ! Quand on est un homme naturel, on a de l’angoisse devant l’inconnu : tout au plus peut-on la dissimuler. Parlons franchement. On fausse la notion psychologique de la mort, parce que tous les grands personnages historiques, ceux dont on connaît la mort, se sont crus obligés de jouer une comédie pour la postérité. Et moi ? Que fais-je donc ? Qu’est-ce que je fais, quand je vous parle tranquillement de tout au monde, de choses qui ne m’intéressent plus ?
— Va, ne parle pas tant, surtout pour dire de telles insanités.
— Eh bien ? moi aussi je me sens obligé de me déguiser, mais en réalité j’éprouve une angoisse sans borne, furieuse, dont aucun homme bien portant ne peut se faire une idée, et cette angoisse de la mort, tous l’éprouvent, les héros et les philosophes aussi bien que les autres, seulement ce sont ces gens-là qui sont les meilleurs comédiens.
— Calme-toi, Félix ! implora Marie.
— Vous deux, continua le malade, vous croyez regarder en face l’éternité, parce que vous n’en avez pas encore la moindre idée. Il faut être condamné comme un criminel – ou comme moi, pour pouvoir parler de cela. Et le pauvre diable qui marche à l’échafaud d’un pas ferme, et le grand sage qui énonce des maximes après avoir vidé la coupe de ciguë, et le héros qui regarde en souriant les canons des fusils dirigés contre sa poitrine, tous ceux-là sont des hypocrites, je le sais, – et leur fermeté, leur sourire n’est que de la pose, car ils ont tous l’angoisse, l’angoisse horrible de la mort ; et cette angoisse est aussi naturelle que la mort elle-même !
Alfred s’était assis tranquillement et, quand Félix eut achevé, il lui répondit :
— En tous cas c’est absurde à toi de tant parler et à si haute voix. Ensuite, tu es aussi dénué de bon goût que possible, et tu parles comme un méchant hypocondre !
— Voyons, tu es si bien maintenant, s’écria Marie.
— Est-il possible enfin qu’elle le croie encore ? demanda Félix en se tournant vers Alfred. Explique-lui donc une bonne fois la chose, n’est-ce pas ?
— Mon cher ami, répliqua le docteur, il n’y a que toi ici qui aies besoin d’une explication. Mais tu es récalcitrant aujourd’hui, et je renonce à te la donner. D’ici deux ou trois jours, si tu veux bien dans l’intervalle ne plus faire de longs discours, tu pourras te lever, et ce sera alors le moment de te donner une consultation sur ton état d’esprit.
— Ah ! si seulement je ne te déchiffrais pas si facilement, dit Félix.
— C’est bon, c’est bon, répliqua Alfred. Ne prenez donc pas un air si navré, ajouta-t-il en se tournant vers Marie. Monsieur lui-même reviendra un jour à la raison. Maintenant, dites-moi donc pourquoi il n’y a pas une fenêtre ouverte ici. Dehors, c’est la plus belle journée d’automne que l’on puisse imaginer.
Marie se leva et ouvrit une fenêtre. L’ombre du soir approchait, et l’air était si frais que Marie éprouva le désir de se laisser longtemps caresser par lui. Elle resta debout devant la fenêtre, et pencha la tête en dehors. Il lui sembla tout à coup qu’elle avait quitté la chambre. Elle se sentait en plein air et seule. Depuis plusieurs jours elle n’avait pas eu une sensation aussi agréable. Alors quand elle retira sa tête en arrière, toute la lourdeur épaisse d’une chambre de malade vint la frapper au visage et peser, accablante, sur sa poitrine. Elle vit que Félix et Alfred causaient ensemble, mais elle ne pouvait pas entendre distinctement ce qu’ils disaient, et elle n’éprouvait nullement l’envie de prendre part à leur conversation. Elle se pencha de nouveau en dehors. La rue était assez tranquille et déserte, et du boulevard voisin ne venait que le son adouci des voitures qui roulaient. Sur le trottoir quelques promeneurs marchaient à pas lents. Devant la porte de la maison d’en face, des femmes de chambre bavardaient en riant. À une fenêtre, vis-à-vis d’elle, une jeune femme regardait dans la rue, comme Marie. Et Marie ne pouvait comprendre comment cette femme ne préférait pas s’aller promener. Elle enviait tous les hommes, car, tous, ils étaient plus heureux qu’elle.
De douces, de délicieuses journées de septembre se suivaient. Les soirées venaient tôt, mais chaudes et sans vent.
Marie avait pris l’habitude d’écarter sa chaise du lit du malade toutes les fois que la chose était possible, et de s’asseoir auprès de la fenêtre ouverte. Elle y restait, surtout quand Félix sommeillait, pendant des heures entières. Une dépression profonde l’avait gagnée, une incapacité de se rendre compte clairement des circonstances, et même une répugnance prononcée à penser. Il y avait des heures entières, où il n’y avait plus pour elle ni souvenirs, ni idées d’avenir. Les yeux ouverts, elle se laissait aller à sa rêverie, satisfaite pour peu qu’un souffle d’air vînt passer sur son front. Puis, tout à coup, si une toux légère parvenait jusqu’à elle, elle s’effrayait. Elle découvrit que peu à peu le don de compatir l’avait abandonnée. Sa compassion s’était transformée en surexcitation nerveuse, et la douleur avait fait place à un mélange d’anxiété et d’indifférence. Sans doute elle n’avait rien à se reprocher, et quand le docteur l’appelait très sérieusement un ange, comme il l’avait fait tout dernièrement, elle avait à peine à rougir de l’éloge. Mais elle était trop lasse, infiniment lasse. Depuis dix ou douze jours déjà elle n’avait pas quitté la maison. Et pourquoi, pourquoi donc ?
Elle se le demandait, réfléchissant. Un trait de lumière traversa son esprit : « Ah oui ! c’est que cela aurait blessé Félix ! » Et elle aimait à rester auprès de lui, sans doute. Sans doute elle l’adorait, autant que jamais. Seulement elle était fatiguée, et cela était humain. Son désir de quelques heures en plein air devenait toujours plus pressant. C’était enfantin à elle de ne pas s’accorder ce plaisir. Félix lui-même finirait par s’en apercevoir. Alors elle vit clairement combien il fallait qu’elle l’aimât infiniment, pour qu’elle voulût ainsi écarter de lui jusqu’à l’ombre incertaine d’une offense. Elle avait laissé tomber son ouvrage, et regardait le lit qui disparaissait tout entier dans l’ombre du mur. Le soir tombait, et le malade, après une journée paisible, s’était endormi.
Elle aurait pu sortir maintenant, sans même qu’il s’en aperçût. Ah ! descendre dans la rue, tourner à l’angle, et se retrouver parmi les hommes, aller au Parc, aller au Ring, passer devant l’Opéra, à la lueur des lampes électriques, être dans la foule, dans la foule qu’elle désirait revoir ! Mais quand reverrait-elle tout cela ? Cela ne sera possible que quand Félix sera guéri. Que sont pour elle la rue, et le parc, et les hommes, qu’est-ce pour elle que la vie, sans lui ?
Elle resta. Elle approcha sa chaise du chevet du malade. Elle prit la main de l’endormi, et elle versa sur cette main de paisibles, de tristes larmes, et elle pleurait longtemps encore après que ses pensées se furent envolées bien loin de l’homme sur la main blanche duquel ses larmes coulaient.
Le lendemain après midi, Alfred faisant sa visite à Félix trouva le malade en meilleur état, et lui dit :
— Si cela continue comme cela, je te permettrai de te lever dans deux ou trois jours.
Le malade accueillit ces paroles avec méfiance comme tout ce qu’on lui disait, et répondit seulement par un : Oui, oui ! de dépit. Mais Alfred se tournant vers Marie, assise auprès de la table, ajouta :
— Et vous, vous pourriez bien avoir un peu meilleure mine.
Félix lui-même qui, à ces paroles, regarda Marie avec plus d’attention, fut surpris de son extrême pâleur. Il avait pris l’habitude de repousser bien vite loin de son esprit les idées qui lui venaient parfois en voyant cette bonté qui se sacrifiait pour lui. Souvent ce martyre de la jeune femme ne lui paraissait pas absolument authentique, et il s’irritait de l’air résigné qu’elle avait toujours. Souvent il souhaitait qu’elle témoignât de l’impatience. Il épiait le moment où elle se trahirait par un mot, par un regard, et où il pourrait lui jeter au visage une parole méchante pour lui faire comprendre qu’il n’avait pas été sa dupe une seule minute, que son hypocrisie lui répugnait, et qu’elle eût à le laisser mourir en paix.
Mais, quand Alfred eut parlé à Marie de sa mine, elle rougit légèrement et dit avec un sourire :
— Je me sens très bien.
Alfred s’approcha d’elle :
— Non, ce n’est pas tout à fait cela, dit-il. Votre Félix ne jouira guère de sa guérison, si vous tombez malade à votre tour.
— Mais je vous assure que je suis très bien.
— Voyons, vous ne sortez pas un peu pour respirer en plein air ?
— Je n’en éprouve pas le besoin.
— Dis-moi donc, Félix, elle ne bouge donc pas de ton chevet ?
— Tu sais bien qu’elle est un ange, répondit Félix.
— Eh bien ! excusez ma franchise, Marie, mais c’est tout simplement absurde. Il est puéril et inutile de s’épuiser ainsi. Il vous faut le plein air. Je vous déclare que cela vous est absolument nécessaire.
Marie eut un faible sourire :
— Mais puisque je vous dis que je n’en éprouve pas la moindre envie.
— Cela n’importe absolument pas, ou plutôt c’est déjà un mauvais signe que vous n’en ayez pas envie. Vous allez sortir aujourd’hui même. Vous vous installerez pour une bonne heure au Stadtpark. Ou, si cela vous ennuie, prenez une voiture et allez faire une promenade au Prater. C’est superbe dans cette saison.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais ! Si vous continuez ainsi à vous transformer complètement en ange, vous ruinerez votre santé. Oui, regardez-vous au miroir. Vous ruinez votre santé.
Tandis qu’Alfred prononçait ces paroles, Félix se sentit le cœur serré par une douleur poignante. Une fureur contenue grondait en lui. Il crut remarquer sur le visage de Marie une expression de souffrance consciente qui réclamait la compassion, et, comme une vérité inébranlable, l’idée lui traversa le cerveau que cette femme était obligée de souffrir avec lui, de mourir avec lui. Elle ruine sa santé, eh bien, oui ! quoi de plus naturel ? Avait-elle par hasard l’intention de garder ses joues roses et ses yeux brillants, tandis que lui marchait à sa fin ? Et Alfred peut-il bien croire que cette femme, qui est à lui, a le droit de voir plus loin que l’heure qui sera pour lui la dernière ? Elle-même oserait-elle… ?
Félix étudiait avec une colère ardente l’expression de Marie pendant que le docteur répétait impétueusement ce qu’il venait de dire. Alfred obtint enfin de Marie la promesse de sortir ce jour-là même, et ajouta :
— Tenez votre promesse, cela rentre dans vos devoirs de garde-malade.
— Du moment que je ne compte plus, pensa Félix. Du moment qu’on laisse aller celui qui de toute façon est perdu !…
Quand Alfred partit, le malade lui tendit mollement la main. Il le haïssait.
Marie n’accompagna le docteur que jusqu’à la porte de la chambre et revint immédiatement auprès de Félix. Il était là, étendu, les lèvres serrées, un pli profond de colère creusé au front. Marie le comprit, elle le connaissait si bien. Elle se pencha vers lui et sourit. Il respira, il voulut parler, voulut lui jeter au visage quelque insulte inouïe. Il lui semblait qu’elle l’avait mérité. Mais elle, passant sa main dans ses cheveux, avec son sourire las et résigné, murmura tendrement, penchée sur ses lèvres :
— Je ne sors pas.
Il ne répondit rien. Et pendant toute cette longue soirée, et bien avant dans la nuit, elle resta assise à son chevet, jusqu’à ce qu’elle s’endormît dans son fauteuil.
Quand Alfred revint le lendemain, Marie s’efforça d’éviter tout entretien avec lui. Mais il ne semblait plus aujourd’hui prendre aucun intérêt à elle, et il ne s’occupa que de Félix. Il ne parlait plus de le laisser se lever bientôt, et le malade avait peur de le lui demander. Il se sentait aujourd’hui plus faible que les jours précédents. Il éprouvait à parler une répugnance plus grande que jamais, et il fut joyeux de voir le docteur s’en aller. Aux questions de Marie, il ne fit que des réponses brèves, sèches. Et, comme, après un silence de plusieurs heures, vers la fin de l’après-midi, elle lui demandait :
— Comment te sens-tu maintenant ?
Il répondit :
— C’est tout à fait indifférent.
Il s’était entouré la tête de ses bras, il ferma les yeux et ne tarda pas à s’endormir. Marie resta un instant auprès de lui à le regarder, puis ses idées se mirent à flotter au hasard et se perdirent dans le rêve. Quand elle revint à elle au bout d’un moment, un merveilleux bien-être lui semblait couler dans ses membres, comme si elle se fût éveillée d’un profond, d’un salutaire sommeil. Elle se leva et releva les stores qui étaient baissés. C’était comme si un parfum de floraisons tardives fût venu du parc voisin s’égarer aujourd’hui dans la petite rue étroite. Jamais l’air ne lui avait paru aussi délicieux que celui qui se répandait maintenant dans la chambre.
Elle se retourna vers Félix, et le vit qui continuait à dormir respirant paisiblement. Souvent, dans de pareils moments, une émotion l’avait prise qui la retenait dans la chambre, qui la pénétrait tout entière d’une mélancolie indolente. Mais aujourd’hui elle resta calme, contente de voir que Félix dormait, et, sans combat intérieur, aussi naturellement que si elle l’eût fait tous les jours, elle prit son parti d’aller passer une heure en plein air. Elle sortit sur la pointe des pieds, donna à la servante l’ordre de veiller dans la chambre du malade, prit vite son chapeau et son parasol, et se précipita par l’escalier plutôt qu’elle ne le descendit.
Maintenant elle était dans la rue, et prenant d’un pas rapide par deux ou trois petites rues paisibles, elle arriva au Parc : elle eut une joie à sentir auprès d’elle des buissons et des arbres, et à contempler, là-haut, au-dessus d’elle, le grand ciel bleu qu’elle avait tant désiré revoir. Elle s’assit sur un banc. À côté d’elle et sur les bancs voisins, des bonnes d’enfant et des nourrices. Des enfants jouaient dans les allées. Mais il commençait à faire sombre, tout ce mouvement allait s’arrêter : les bonnes rappelaient les petits, les prenaient par la main et quittaient le jardin. Bientôt Marie se trouva presque seule : quelques personnes passèrent devant elle, un Monsieur faisait les cent pas devant elle en se retournant.
Elle était donc là, en plein air. Comment, pourquoi ? Le moment lui parut venu de considérer d’un œil calme la situation présente. Elle voulait trouver à ses idées des formules claires qu’elle pût se répéter intérieurement. Je suis auprès de lui, parce que je l’aime. Ce n’est pas un sacrifice que je fais, car je ne pourrais pas agir autrement. Mais que va-t-il se passer ? Combien de temps cela durera-t-il encore ? Il n’y a pas de guérison à attendre. – Et alors, après ? Un jour j’ai voulu mourir avec lui. – Pourquoi sommes-nous devenus si étrangers l’un à l’autre ? – Il ne pense plus qu’à lui-même. Est-ce qu’il voudrait encore maintenant mourir avec moi ? Et alors la certitude la pénétra, qu’il le voudrait encore. Mais ce n’était plus l’image d’un homme jeune et aimant qui lui apparaissait, et qui lui demandait de s’étendre à son côté pour le sommeil de l’éternité. Non ! c’était un égoïste, un jaloux qui l’entraînait de force avec lui, simplement parce qu’elle était à lui.
Un jeune homme s’était assis sur le banc à côté d’elle. Il fit une remarque quelconque, et Marie était si plongée dans ses réflexions qu’elle lui répondit d’abord : Comment ? Mais elle se leva brusquement et partit d’un pas précipité. Dans le parc les regards des passants lui faisaient un effet désagréable. Elle gagna le Ring, prit une voiture et se fit promener dans la ville. Le soir était venu. Marie s’était installée commodément dans un coin de la voiture. Elle prenait plaisir à ce mouvement de la voiture qui ne lui coûtait pas d’effort, et aux images changeantes qui passaient devant elle dans le clair-obscur de la nuit et des flammes vacillantes du gaz. Cette belle soirée de septembre avait attiré la foule dans les rues. En passant devant le Jardin du peuple, Marie entendit les sons éclatants d’une musique militaire, et involontairement son esprit se reporta à leur soirée de Salzbourg. En vain elle s’efforçait de se persuader que toute cette vie qui l’entourait n’était que chose passagère, nulle, et que peu importait de s’en séparer. Elle ne pouvait écarter de ses sens ce bien-être qui peu à peu la pénétrait. Oui, elle se sentait bien. Oui, cela lui faisait du bien, de voir se dresser là devant elle le théâtre imposant avec la lumière blanche de ses candélabres, de voir les gens qui quittaient d’un pas flâneur le parc de l’Hôtel de Ville pour regagner la rue, et ceux qui étaient assis là aux terrasses des cafés, et de penser qu’il y eût des hommes dont elle ignorât les soucis, et qui peut-être n’en avaient pas ! Et que l’air flottât si doux et si chaud autour d’elle, et qu’elle eût devant elle encore tant de soirées pareilles, encore des milliers de journées et de nuits splendides, et qu’une sensation de santé et de joie de vivre coulât dans ses veines, tout cela lui faisait du bien. Et quoi ? Allait-elle peut-être se faire des reproches de ce que, après des heures innombrables de mortelle tension, elle reprenait possession d’elle-même pour une minute ? N’était-ce pas son droit de revenir à son existence normale ? Elle était jeune, elle était saine, et de partout, comme de sources innombrables, la joie de vivre coulait en elle. Cela était aussi naturel que de respirer l’air et de voir le ciel au-dessus de sa tête, et elle en aurait honte ? – Elle pense à Félix. Si un miracle se produit et qu’il guérisse, ils continueront certainement leur vie d’autrefois.
Elle pense à lui avec une douleur douce, apaisée. C’est bientôt le moment de le rejoindre. Est-il du moins content, quand elle est près de lui ? Sait-il apprécier sa tendresse ? Que ses paroles sont rudes ! Que son regard est perçant ! Et son baiser ! Qu’il y a longtemps qu’ils n’ont pas échangé un baiser ! Elle pense aux lèvres du malade, qui maintenant sont toujours si sèches, si livides. Désormais elle ne veut plus le baiser qu’au front. Son front est froid et moite. Que c’est hideux d’être malade !
Elle s’adossa au fond de la voiture. Volontairement elle détourna ses pensées du malade. Et pour n’être pas forcée de penser à lui, elle regardait fixement dans la rue, examinant toutes choses avec une attention minutieuse, comme si elle eût voulu se les graver fortement dans la mémoire.
Félix ouvrit les yeux. Une bougie brûlait près de son lit, éclairant faiblement la chambre. Auprès du lit la vieille femme était assise, une main dans son corsage, indifférente. Elle tressaillit, quand le malade lui cria : – Où est-elle ?
La femme lui répondit que Marie était sortie et qu’elle allait rentrer.
— Vous pouvez aller, lui dit Félix. Et comme elle hésitait : – Allez seulement. Je n’ai pas besoin de vous.
Il resta seul. Une inquiétude, lancinante, comme il n’en avait jamais éprouvé, l’envahit.
Où est-elle ? où est-elle ? Il ne tenait plus au lit, mais il n’osait pourtant pas se lever. Tout à coup une idée lui traversa l’esprit. Elle a fini par s’en aller ! Elle veut le laisser seul, seul pour toujours. Elle ne supporte plus cette existence auprès de lui. Elle a peur de lui. Elle a lu dans ses pensées. Ou bien, il aura parlé un jour en rêve et dit à haute voix ce qui sommeille toujours au fond de sa pensée, alors même que pendant des jours entiers il n’en a pas clairement conscience. Et elle ne veut pas mourir avec lui.
Les pensées se chassaient l’une l’autre dans son cerveau. La fièvre, qui revenait tous les soirs, était là. Il y a si longtemps qu’il ne lui a pas dit une parole amicale ; peut-être est-ce simplement cela. Il l’a torturée par ses caprices, par son regard méfiant, par ses paroles amères, elle qui voulait de la reconnaissance, non pas même cela, de la justice seulement !
Oh ! si elle pouvait revenir ! Il lui faut l’avoir. Il le reconnaît avec une douleur brûlante : il ne peut plus se passer d’elle. S’il le faut, il lui demandera pardon de tout. Il recommencera à faire tomber sur elle des regards de tendresse, à trouver pour elle des paroles de profond amour. Il ne laissera plus voir, par une seule syllabe, qu’il souffre. Il saura sourire, même quand un poids de plomb pèsera sur sa poitrine. Il lui baisera la main, même quand il fera effort pour respirer. Il lui dira qu’il fait des rêves insensés, et que ce qu’il dit en rêve n’est que délire de fiévreux. Il lui jurera qu’il l’adore, qu’il souhaite, qu’il veut pour elle une longue vie de bonheur : il lui demandera seulement de rester jusqu’au dernier moment, de ne pas quitter son chevet, de ne pas le laisser mourir à l’abandon. Il verra venir avec sagesse et en paix l’heure épouvantable, pourvu qu’il sache qu’elle est auprès de lui ! Et cette heure peut venir si vite, elle peut survenir d’un jour à l’autre. Il faut donc bien qu’elle soit toujours près de lui, car il est dans l’angoisse, quand il est sans elle.
Où est-elle ? où est-elle ? Le sang bouillonnait dans sa tête, ses yeux se troublaient, sa respiration devenait pénible, et personne n’était là. Ah ! pourquoi a-t-il renvoyé la vieille femme ? C’était au moins un être humain. Maintenant il est seul, sans secours. Il se souleva, se trouva plus fort qu’il n’aurait cru, mais c’était le souffle, le souffle ! C’était effroyable, cette torture-là. Il n’y tint plus, sauta à bas du lit et, à peine vêtu, se précipita vers la fenêtre. C’était de l’air, enfin. Il aspira, deux ou trois fois, profondément. Dieu ! que c’était bon. Il passa la vaste robe de chambre posée au dos du lit, et se laissa tomber sur une chaise. Pendant quelques secondes toutes ses idées se confondirent, puis l’idée unique, l’idée fixe revint avec la rapidité de l’éclair.
Où est-elle ? où est-elle ?
Peut-être l’a-t-elle souvent abandonné ainsi, pendant qu’il dort ? Qui sait ? Où peut-elle bien aller ? A-t-elle voulu échapper seulement pour quelques heures à l’atmosphère étouffante de cette chambre de malade, ou a-t-elle voulu lui échapper à lui, parce qu’il est malade ? Est-ce son contact qui lui répugne ? Est-ce l’ombre de la mort, qui plane déjà sur lui ? Est-ce la vie qu’elle regrette, la vie qu’elle cherche ? N’est-il plus pour elle un vivant ? Que cherche-t-elle ? Que veut-elle ?
Où est-elle ? Où est-elle ?
Et ses pensées flottantes se transformèrent en syllabes murmurées, puis en paroles entrecoupées par la toux. Il criait, il hurlait : Où est-elle ? Et il croyait la voir, descendant l’escalier à la précipitée, le sourire de la délivrance aux lèvres, s’enfuyant n’importe où, là où il n’y aurait pas de maladie, pas de dégoût, pas de mort lente, quelque part dans l’inconnu, où il y aurait des parfums et des fleurs. Il la voyait disparaître, plonger dans une nuée lumineuse d’où lui venait son clair éclat de rire, son rire de bonheur et de joie. La nuée s’entr’ouvrait, et il la voyait danser. Elle tourbillonnait, toujours plus lointaine, et elle disparaissait… Alors un sourd roulement se fit entendre, toujours plus rapproché, et cessa brusquement. Où est-elle ? Il tressaillit, et se précipita vers la fenêtre. C’était un roulement de voiture qu’il avait entendu, et la voiture était là, arrêtée devant la porte de la maison.
Il la voit bien. Quelqu’un descend de la voiture. C’est Marie ! C’est elle ! Il se précipite à sa rencontre, dans le vestibule qui était plongé dans l’obscurité. Il n’arriva pas à trouver le bouton de la porte. Une clef tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit. Marie entra, et la faible lueur du bec de l’escalier vint se jouer autour d’elle. Elle se heurta à Félix qu’elle ne pouvait pas voir et poussa un cri. Mais lui, la saisissant par les épaules, la poussa violemment dans la chambre.
— Qu’as-tu donc ? s’écria-t-elle épouvantée. As-tu perdu la raison ?
Elle se dégagea. Félix restait debout. On eût dit que sa taille grandissait. Enfin il trouva ces paroles :
— D’où viens-tu ? d’où ?
— Au nom du ciel, Félix, reviens à toi. Comment as-tu pu ?… Je t’en prie, assieds-toi au moins.
Il répétait plus doucement, maintenant, comme dans un murmure :
— D’où viens-tu ? d’où ?
Elle lui prit les mains qui étaient brûlantes.
Il se laissa conduire sans résister, presque inconscient, jusqu’au divan, où elle le fit asseoir doucement. Il regardait autour de lui, comme s’il eût voulu reprendre peu à peu possession de lui-même. Puis il répéta, d’un ton très intelligible, toujours sans inflexion : – D’où viens-tu ? Elle avait repris peu à peu son calme, et, jetant son chapeau derrière elle, sur une chaise, elle vint s’asseoir auprès de lui et d’une voix caressante, elle lui dit :
— Mon chéri, je suis sortie pour une heure au grand air. Je craignais de tomber malade à mon tour. Alors qu’aurais-tu fait ? J’ai pris une voiture pour être plus vite revenue auprès de toi.
Il restait dans son coin, tout à fait à bout de forces, maintenant. Il la regardait de côté sans rien répondre.
Elle reprit, tout en passant doucement sa main caressante sur les joues brûlantes de Félix :
— N’est-ce pas, tu ne m’en veux pas ? J’avais ordonné à la servante de rester auprès de toi jusqu’à mon retour. Ne l’as-tu pas vue ? Où est-elle donc ?
— Je l’ai renvoyée.
— Pourquoi cela, Félix ? Elle n’avait qu’à attendre jusqu’à mon retour. Ah ! comme je t’ai regretté ! À quoi me sert le bon air, dehors, quand je ne t’ai pas ?
— Marion ! Marion !
Il reposa sa tête sur la poitrine de Marie, comme un enfant malade. Comme aux jours passés, elle effleura de ses lèvres les cheveux de Félix. Alors il la regarda avec des yeux suppliants :
— N’est-ce pas, Marion, tu resteras toujours auprès de moi, toujours ?
— Oui, répondit-elle en mettant un baiser sur ses cheveux en désordre et moites. Elle souffrait tant, d’une souffrance infinie. Volontiers elle aurait pleuré, mais il y avait dans son émotion quelque chose de sec, de fané. Elle ne trouvait de consolation nulle part, pas même dans sa douleur. Et elle enviait Félix, car elle voyait des larmes couler le long de ses joues.
Tous les jours suivants, et toutes les soirées, elle resta assise à son chevet. Elle lui apportait ses repas, lui donnait ses remèdes, lui faisait la lecture d’un journal ou d’un chapitre de roman, quand il avait assez d’entrain pour le demander. Le lendemain de sa promenade, la pluie s’était mise à tomber et un automne précoce commençait. Alors, pendant des heures et des journées entières ce fut, devant les fenêtres, un défilé ininterrompu de légers nuages gris, humides.
Parfois, ces derniers temps, Marie avait entendu, la nuit, le malade proférer des paroles incohérentes. Presque machinalement alors, elle passait la main sur son front et sur ses cheveux et murmurait : Dors, Félix ! comme font les mères pour calmer leur enfant agité. Il devenait visiblement plus faible, mais il ne souffrait pas beaucoup, et les courts accès de suffocation passés, qui lui rappelaient sa maladie, il retombait le plus souvent dans un état d’affaissement, qu’il ne pouvait lui-même arriver à s’expliquer. Quelquefois il s’étonnait : « Pourquoi donc tout m’est-il devenu si indifférent ? » Quand il entendait dehors la pluie tomber, il pensait : « Ah ! l’automne ! » et sa pensée n’allait pas plus loin. À vrai dire, il ne pensait nullement à quelque changement possible, pas à sa fin, pas à sa maladie. Marie elle-même, dans ces jours-là, perdit complètement la perspective de la possibilité d’un changement. Les visites d’Alfred avaient même passé dans leurs habitudes. Mais pour le docteur, qui venait du dehors, pour qui la vie suivait son cours, l’aspect de la chambre du malade changeait chaque jour. Pour lui, toute espérance était perdue. Il remarquait qu’une période nouvelle avait commencé aussi bien pour Félix que pour Marie, période que traversent souvent ceux qui ont éprouvé les plus profondes émotions. C’est le temps où il n’y a ni espoir, ni crainte, et où la sensation du moment présent – par là même qu’elle n’a ni regard en avant vers l’avenir, ni retour en arrière vers le passé – est obscure elle-même et pesante. Le docteur lui-même n’entrait jamais sans un sentiment pénible de malaise, et il se réjouissait presque de les retrouver tels qu’il les avait quittés. Car il faudrait bien que l’heure vînt, où ils seraient forcés de penser à ce qui était imminent…
Un jour qu’il avait fait, une fois de plus, cette réflexion en montant l’escalier, il trouva dans l’antichambre Marie, les joues pâles, se tordant les mains de douleur.
— Venez, venez ! lui cria-t-elle.
Il la suivit précipitamment.
Félix était assis sur son lit. Il jeta un regard méchant sur eux et s’écria :
— Ah ça ! qu’est-ce que vous comptez faire pour moi ?
Alfred s’était vivement approché de lui :
— Que te manque-t-il donc, Félix ? demanda-t-il.
— Je veux savoir ce que tu comptes faire pour moi.
— Qu’est-ce que ces questions enfantines ?
— Vous me laissez dépérir, dépérir misérablement ! répliqua Félix criant presque.
Alfred se rapprocha encore du malade, voulut lui serrer la main. Mais lui, retirant vivement sa main :
— Laisse-moi ! Et toi, Marie, cesse de te tordre les mains. Je veux savoir ce que vous avez l’intention de faire. Je veux savoir comment cela va aller…
— Cela irait beaucoup mieux, répondit calmement Alfred, si tu ne te surexcitais pas inutilement.
— C’est cela, je suis étendu là depuis longtemps, si longtemps. Et vous, vous me regardez et vous me laissez là immobile.
Il se tourna brusquement vers le docteur :
— Voyons, toi, qu’est-ce que tu comptes faire de moi ?
— Ne dis pas de bêtises.
— On ne fait rien pour moi, absolument rien. L’ennemi fond sur moi, et personne ne lève un doigt pour le repousser !
— Félix, dit Alfred d’une voix pénétrante, en s’asseyant sur le lit et cherchant à prendre la main du malade.
— Eh bien ! oui, tu m’abandonnes, tout simplement. Tu me plantes là et tu me fais prendre de la morphine.
— Prends patience quelques jours encore.
— Mais tu vois bien que cela ne me sert à rien ! Je sens bien moi-même comment je me porte. Pourquoi donc me laissez-vous dépérir ainsi sans un secours ? Vous voyez bien qu’ici je coule à fond ! Je n’y tiens plus. Il doit pourtant y avoir encore un moyen de salut, un espoir de salut. Réfléchis donc, Alfred, tu es médecin, voyons, c’est ton devoir, cela !
— Sans doute il y a un moyen, dit Alfred.
— Et s’il n’y a pas de moyen humain, peut-être un miracle ? Mais ce n’est pas ici qu’un miracle pourra se produire. Il faut que je parte, je le veux.
— Mais oui, dès que tu auras repris un peu de forces, tu quitteras le lit.
— Alfred, je te le déclare, cela sera trop tard. Pourquoi veux-tu que je reste dans cette affreuse chambre ? Je veux partir, sortir de la ville. Je sais ce dont j’ai besoin. Il me faut le printemps, il me faut le Midi. Que le soleil reparaisse, et je suis guéri.
— Tout cela est parfaitement raisonnable, dit Alfred. Il va sans dire que tu iras dans le Midi, mais il te faut avoir encore un peu de patience. Tu ne peux pas partir aujourd’hui, ni demain. Dès que cela sera possible…
— Je peux partir aujourd’hui, je le sens. Aussitôt que je serai sorti de cette abominable chambre de mort, je serai un autre homme. Chaque jour que tu me retiens ici, est un danger.
— Mon cher ami, réfléchis donc que je suis ton médecin…
— Oui, tu es médecin et tu juges selon ta routine. Ce sont les malades qui savent le mieux ce qui leur est nécessaire. C’est de la légèreté et de l’inconscience que de me planter là et de me laisser aller à la dérive. Dans le Midi, on voit souvent des miracles. Tant qu’il y a une ombre d’espoir, et il y en a toujours, de l’espoir, on ne se croise pas les mains derrière le dos. C’est inhumain d’abandonner quelqu’un à son sort, comme vous le faites pour moi. Je veux retourner dans le Midi, dans le printemps !
— Eh bien ! fais-le.
Marie intervint vivement :
— N’est-ce pas que nous pouvons partir demain ?
— Si Félix me promet de se tenir tranquille pendant deux jours, je le laisse partir. Mais aujourd’hui, maintenant, – ce serait un crime ! Cela, je ne le permets à aucun prix. Mais voyez donc ce temps ! Il pleut, il fait un vent du diable, et je ne conseillerais pas à l’homme le mieux portant de se mettre en route aujourd’hui.
— Alors, demain ! s’écria Félix.
— Si le temps s’éclaircit un peu, répondit le docteur, d’ici à deux ou trois jours, je t’en donne ma parole.
Le malade lui jeta un regard droit, interrogateur. Puis il demanda :
— Ta parole d’honneur ?
— Oui.
— Eh bien, tu entends ? s’écria Marie.
— Tu ne crois pas, reprit le malade en se tournant vers Alfred, qu’il n’y ait plus aucune chance de salut pour moi, n’est-ce pas ? Et tu as voulu me laisser mourir dans ma patrie, pas vrai ? – Eh bien ! c’est du faux humanitarisme ! Quand on en est à la mort, il n’y a plus de patrie. Pouvoir vivre, voilà la patrie ! Et je ne veux pas, moi, mourir ainsi sans résistance !
— Mon cher Félix, tu sais parfaitement que mon intention est de te faire passer tout l’hiver dans le Midi. Mais je ne peux pourtant pas te laisser partir par un temps pareil !
— Marie ! dit le malade, prépare tout pour le voyage.
Marie regardait le docteur, une interrogation inquiète dans le regard.
— Eh bien, dit-il, cela ne peut en tout cas pas faire de mal.
— Prépare tout ! Je vais me lever dans une heure. Au premier rayon de soleil, nous partons.
L’après-midi, Félix se leva. On eut dit que l’idée d’un changement de séjour avait sur lui une action bienfaisante. Il restait éveillé, étendu sur le divan, mais sans les accès de désespoir et sans la morne indifférence des jours précédents. Il s’intéressait aux préparatifs de Marie, il donnait ses conseils, il faisait certains arrangements, il indiquait les livres de sa bibliothèque qu’il désirait emporter. Il alla même prendre dans le tiroir de sa table à écrire un gros paquet de manuscrits qui devaient être mis dans la malle. – Je veux revoir d’anciennes choses de moi, dit-il à Marie. Et plus tard, comme elle était occupée à ranger ses papiers dans la malle, il revint à la même idée :
— Qui sait, si ce temps de repos n’aura pas été très bon pour mon esprit ? Je me sens arriver à maturité. À certains moments une étonnante clarté se répand sur tout ce que j’ai pensé jusqu’ici.
Après la tourmente de vent et de pluie du matin, le temps s’était remis au beau. Le lendemain, la chaleur était si bien revenue que l’on put ouvrir les fenêtres. L’éclat d’une chaude et douce après-midi d’automne se répandit dans la chambre, et quand Marie se mettait à genoux devant la malle, les rayons du soleil venaient se jouer dans sa chevelure ondoyante. Alfred arriva juste au moment où Marie rangeait avec soin les papiers dans la malle, tandis que Félix, étendu sur le sopha, se mettait à parler de ses plans.
Alfred lui dit en souriant :
— Faut-il encore que je te permette cela ? En tout cas, j’espère que tu seras assez prudent pour ne pas te remettre trop vite au travail.
— Oh ! répondit Félix, ce ne sera pas un travail pour moi. Des clartés sans nombre, toutes neuves et toutes fraîches, viennent éclairer toutes les idées, qui jusqu’ici étaient restées pour moi dans l’obscurité.
— C’est très bien, répliqua Alfred tout en considérant le malade, dont les yeux regardaient fixement dans le vide.
— Comprends bien ce que je veux te dire, continua Félix. À vrai dire, ce ne sont pas des idées nettement dessinées que j’ai. C’est bien plutôt comme quelque chose qui se préparerait…
— Ah, ah !
— Vois-tu, il me semble que j’entends les instruments d’un orchestre prendre l’accord. Cela m’a toujours fait, dans la réalité, une forte impression. D’un instant à l’autre, de pures harmonies vont sans doute retentir, tous les instruments partant bien ensemble.
Et, sautant brusquement à autre chose, il ajouta :
— As-tu retenu le coupé ?
— Oui, répondit le docteur.
— Alors, à demain matin, s’écria Marie gaîment.
Elle allait et venait, active, de la commode à la malle, de la malle à la bibliothèque, rangeant, empaquetant. Alfred se sentait étrangement ému. Était-il chez des jeunes gens joyeux, qui se préparaient à un voyage d’agrément ? Ils semblaient si pleins d’espoir, si libres de soucis, qu’il eût pu le croire. Quand il sortit, Marie l’accompagna :
— Mon Dieu, s’écria-t-elle, que nous faisons bien de partir ! Ce que je suis contente ! Il est absolument transformé, depuis que ce départ est décidé.
Alfred ne savait que répondre. Il lui tendit la main, comme pour partir. Mais au bout d’un instant, il se retourna et lui dit :
— Il faut que vous me promettiez…
— Quoi donc ?
— Vous savez, un ami vaut encore mieux qu’un médecin : rappelez-vous que je suis toujours à votre disposition. Vous n’avez qu’à télégraphier.
Marie parut effrayée :
— Vous croyez que cela pourrait être nécessaire ?
— Oh ! je dis cela à tout hasard.
Et il s’en alla.
Elle resta là à réfléchir, un instant, puis elle se hâta de rentrer dans la chambre, craignant que son absence eût inquiété Félix.
Mais le malade semblait n’avoir attendu son retour que pour continuer à exposer ses idées.
— Sais-tu, Marie, dit-il, le soleil m’a toujours réussi. S’il fait plus froid, nous irons plus au sud, à la Riviera, et, plus tard, en Afrique ; qu’en penses-tu ? Oui. Sous l’Équateur, mon chef-d’œuvre aboutirait, j’en suis certain.
Il continua à bavarder ainsi, jusqu’à ce que Marie s’approchât de lui, lui passa la main sur les joues, et lui dit en souriant :
— Maintenant, cela suffit. Il ne faut pas du premier coup se remettre à plaisanter. Pour le moment, il faut te recoucher, car il s’agit de se lever tôt, demain.
Elle vit alors que les joues de Félix étaient enflammées, que ses yeux étincelaient presque, et, quand elle prit ses mains pour lui aider à se lever du sopha, ces mains lui parurent brûlantes.
À la première lueur du matin, Félix était éveillé. Il était joyeux et surexcité, comme un enfant qui part en vacances. Deux heures avant le moment de partir pour la gare, il était assis sur le divan, prêt de pied en cap pour le voyage.
Marie aussi était toute prête. Elle avait déjà son long manteau gris, son chapeau à voilette bleue, et, debout devant la fenêtre, se penchait dehors pour voir arriver de loin la voiture commandée.
Toutes les cinq minutes, Félix demandait si la voiture était là. Il s’impatientait. Il parlait déjà d’en faire chercher une autre, quand Marie s’écria :
— La voilà ! la voilà !
Et elle ajouta immédiatement :
— Ah ! voilà aussi Alfred !
Alfred avait tourné l’angle de la rue en même temps que la voiture et saluait amicalement de la main. Un instant après, il entrait.
— Ah ! vous voilà déjà tout prêts à partir. Que voulez-vous aller faire de si bonne heure à la gare ? D’autant plus que vous avez déjà déjeuné, à ce que je vois.
— Félix est si pressé, répliqua Marie.
Alfred s’avança vers le malade qui lui dit, avec un sourire joyeux :
— Quel temps pour se mettre en voyage !
— Oui, vous allez avoir un temps superbe, répondit le docteur. Il prit sur la table la moitié d’un zwieback :
— Vous permettez ?
— Vous n’avez pas encore déjeuné ? s’écria Marie, comme effrayée.
— Si, si. J’ai pris un verre de cognac.
— Attendez, il y a encore du café dans la cafetière.
Elle voulut lui verser elle-même le reste du café, puis elle s’éloigna pour donner des ordres à la servante. Alfred s’arrangea à ne pas écarter de ses lèvres la tasse de café. Il lui était pénible de se trouver seul avec son ami, et il ne lui eût pas été possible de parler.
Marie rentra bientôt, annonçant que rien ne les empêchait plus de partir.
Félix se leva, et alla le premier vers la porte.
Il avait un long manteau gris, un chapeau de feutre mou foncé, une canne à la main. Arrivé à l’escalier, il voulut marcher le premier. Mais à peine avait-il posé la main sur la balustrade, qu’il se mit à chanceler. Alfred et Marie, qui étaient tout près de lui, le retinrent.
— J’ai un peu de vertige, dit Félix.
— C’est tout naturel, dit Alfred, quand on sort pour la première fois, après tant de semaines passées au lit.
Il prit le malade par un bras, Marie le prit par l’autre, et tous deux l’aidèrent à descendre. Quand il aperçut le malade, le cocher se découvrit. Aux fenêtres de la maison d’en face, des femmes le suivaient d’un regard compatissant. Et, tandis qu’Alfred et Marie hissaient dans la voiture le malade pâle comme un mort, le concierge se précipita vers eux pour leur offrir son aide. Et quand la voiture partit, le concierge et les femmes compatissantes échangèrent, émus, des regards d’intelligence.
Alfred debout sur le marchepied du wagon causa avec Marie jusqu’au dernier coup de cloche. Félix s’était assis dans un coin, et paraissait étranger à ce qui l’entourait. Pourtant, quand le sifflet de la locomotive retentit, il sembla redevenir attentif, et fit à son ami un signe d’adieu. Le train se mit en mouvement.
Alfred resta encore un instant debout sur le perron, regardant le train partir. Puis il s’en alla à pas lents.
À peine le train fut-il sorti du hall, Marie s’approcha de Félix pour lui demander ce qu’il désirait : voulait-il la bouteille de cognac, un livre, ou qu’elle lui fît la lecture ?
Il parut reconnaissant de tant d’attentions et lui pressa doucement la main. Puis il demanda : Quand arrivons-nous à Méran ? Et, comme elle ne savait pas l’heure exacte, il la pria de lui lire dans l’Indicateur toutes les principales stations. Il voulut savoir à quelle station se ferait l’arrêt du dîner, à quel endroit ils seraient à la tombée de la nuit, et s’intéressa à une quantité de petits faits extérieurs, qui, à l’ordinaire, lui étaient absolument indifférents. Il chercha à calculer combien il pouvait y avoir de voyageurs dans le train, et se demanda s’il y avait parmi eux des jeunes mariés. Au bout d’un moment il demanda du cognac : mais le cognac le fit tousser si violemment, qu’il pria, sur un ton irrité, Marie de ne plus lui en donner à aucune condition, même s’il en demandait. Plus tard, il se fit lire dans le journal le bulletin météorologique, saluant d’un signe de tête satisfait tous les pronostics favorables. Ils passaient le Semmering. Il regardait attentivement les images changeantes qui se présentaient à ses yeux, mais il se bornait à dire à voix basse : « Joli, très beau, » sans aucune expression de joie dans son intonation. À midi, il prit un peu des mets froids qu’ils avaient emportés, et se fâcha très fort quand Marie lui refusa du cognac. Elle dut même se résigner à lui en donner, il le supporta très bien, se sentit mieux et reprit intérêt à tout ce qu’il voyait. Il se remit aussitôt à parler, d’abord de ce qu’il voyait par la fenêtre du coupé en marche ou dans les stations, puis ensuite de lui-même :
— J’ai lu que des somnambules ont vu parfois apparaître en songe des remèdes, auxquels aucun médecin n’avait pensé, et qui les ont guéris. Il faut que le malade suive son inspiration, voilà ce que je dis.
— Sans doute, répondit Marie.
— Le Midi ! l’air du Midi ! Ils s’imaginent que toute la différence c’est que là-bas il fait chaud, qu’il y a des fleurs toute l’année, qu’il y a plus d’ozone, pas de vent et pas de neige. Mais qui sait si c’est bien là toute la différence ? Qui sait tout ce qui flotte dans cet air du Midi ? Des éléments mystérieux, peut-être, que nous ne connaissons pas.
— Sans doute, tu guériras là-bas, dit Marie, en prenant la main du malade qu’elle pressa sur ses lèvres.
Il continua à parler : des peintres innombrables que l’on rencontrait en Italie, de l’attrait puissant qui a amené à Rome tant d’artistes et tant de rois, de Venise, où il avait été autrefois, bien avant de connaître Marie. Enfin il se lassa de parler, et s’étendit tout de son long sur les coussins du coupé. Et il resta ainsi, plongé le plus souvent dans une légère somnolence, jusqu’au soir.
Elle était assise en face de lui et le regardait. Elle se sentait rassurée. Une seule chose l’attristait un peu. Il était si pâle. Et il était si vieilli. Comme son beau visage avait changé depuis ce printemps ! Et c’était une pâleur bien différente de celle qu’elle sentait sur ses propres joues. Sa pâleur à elle la rendait plus jeune, presque virginale. Comme elle était mieux que lui, pourtant ! Jamais cette idée ne s’était présentée à elle avec une telle évidence. Pourquoi ne peut-elle pas s’apitoyer plus profondément sur Félix ? Pourquoi sa douleur n’est-elle pas plus poignante ? Ah certes ! ce n’est pas faute de sympathie, c’est simplement une lassitude infinie, qui depuis tant de jours ne la quitte plus un instant, même quand parfois elle paraît reposée. Elle se réjouit de sa lassitude, car elle redoute les douleurs qui viendront, quand elle aura cessé d’être lasse.
Marie s’éveilla en sursaut, effrayée, de la somnolence qui l’avait gagnée. Elle regarda autour d’elle, il faisait presque nuit. Un rideau avait été baissé sur la lampe du plafond qui ne répandait plus qu’une faible lueur d’un vert mat. Au dehors, par les fenêtres, on ne voyait que la nuit, la nuit partout. Il lui sembla qu’ils traversaient un long tunnel. Pourquoi donc pouvait-elle bien être si terrifiée ? Tout était paisible, et l’on n’entendait que le bruit monotone des roues courant sur les rails. Peu à peu elle s’accoutuma à cette demi-obscurité, et elle put distinguer les traits du malade. Il paraissait dormir très paisiblement, étendu, immobile. Tout à coup il poussa un gémissement profond, pénible, plaintif. Marie sentit son cœur battre plus vite. Il avait sans doute déjà poussé auparavant un soupir pareil, qui l’avait éveillée. Qu’y avait-il donc ? Elle le regarda de plus près. Il ne dormait pas. Il était couché là, les yeux grands ouverts, elle le voyait bien maintenant. Elle eut peur de ces yeux fixes qui regardaient dans le vide, dans le lointain, dans la nuit. Un nouveau gémissement, plus plaintif encore que le premier. Il fit un mouvement, et soupira de nouveau, soupir plus de colère que de souffrance. Il s’était redressé brusquement, il avait posé les deux mains sur la banquette, rejeté du pied le manteau gris qui le couvrait, et il cherchait à se lever. Mais le mouvement du train ne lui permit pas de rester debout, et il retomba dans un coin. Marie s’était levée, voulant écarter le rideau vert de la lampe. Mais elle se sentit soudain entourée par les deux bras de Félix qui la jetait, tremblante, à ses genoux :
— Marie, Marie ! dit-il d’une voix enrouée. Elle voulut se dégager, elle n’y réussit pas. Toute la force de Félix semblait lui avoir été rendue, et il la serrait violemment contre lui.
— Es-tu prête, Marie ? murmura-t-il, approchant ses lèvres de son oreille.
Elle ne comprenait pas, elle n’avait que l’impression d’une angoisse infinie. Elle se sentait sans défense, elle était sur le point de crier.
— Es-tu prête ? demanda-t-il une seconde fois, en la serrant moins fort contre lui, en sorte que ses lèvres, son souffle, sa voix étant moins près d’elle, Marie put respirer plus librement.
— Que veux-tu ? demanda-t-elle anxieusement.
— Tu ne me comprends pas ? répondit-il.
— Laisse-moi, laisse-moi ! cria-t-elle ; mais sa voix se perdit dans le roulement bruyant du train. Félix ne fit aucune attention à ce cri. Il laissa retomber ses mains. Marie se releva et alla s’asseoir en face de lui, au coin du coupé.
— Me comprends-tu ? demanda-t-il de nouveau.
— Que veux-tu ? murmura-t-elle.
— C’est une réponse que je veux, répondit-il.
Elle se tut, tremblante, désirant ardemment le retour du jour.
— L’heure approche, dit-il plus doucement, en se penchant en avant, pour qu’elle entendît mieux ses paroles. Je te demande si tu es prête.
— Quelle heure ?
— Notre heure ! La nôtre !
Elle comprit, mais l’émotion lui serrait la gorge.
— T’en souviens-tu, Marie ? continua-t-il, et sa voix prit une intonation douce, presque suppliante. Il lui prit les deux mains dans les siennes :
— Tu m’as donné le droit de te poser cette question, continua-t-il. T’en souviens-tu ?
Elle avait un peu repris contenance, car, encore que les paroles qu’il prononçait fussent épouvantables, ses yeux avaient perdu leur fixité, sa voix ne menaçait plus. Il avait maintenant l’air d’un suppliant. Et il lui demanda de nouveau, pleurant presque :
— T’en souviens-tu ?
Elle eut enfin la force de répondre, d’une voix toute tremblante encore :
— Tu parles comme un enfant, Félix !
Il ne parut pas entendre. D’une voix monotone, comme s’il eût évoqué avec une clarté retrouvée, des souvenirs à demi oubliés, il continua :
— C’est la fin qui arrive, et nous devons partir ; Marie, notre temps est accompli.
Il y avait dans ces mots, si doucement fussent-ils murmurés, quelque chose de précis, d’impérieux, d’inévitable. Elle aurait mieux aimé qu’il menaçât, car elle aurait mieux pu se défendre. Pendant un instant, comme il se rapprochait encore d’elle, une peur horrible la saisit, qu’il ne se précipitât sur elle pour l’étrangler. Elle songeait déjà à s’enfuir à l’autre bout du coupé, à enfoncer la fenêtre, à crier au secours. Mais, au même moment, Félix lâcha ses mains et s’appuya en arrière, comme s’il n’avait plus rien à dire.
Marie, alors, prit la parole :
— Que me dis-tu là, Félix ! Maintenant que nous partons pour le Midi, où tu vas te guérir parfaitement.
Il restait adossé en face d’elle, comme plongé dans ses pensées. Elle se leva, et tira brusquement l’abat-jour vert qui voilait la lampe. Oh ! quel bien cela lui fit ! C’était la lumière qui revenait, et son cœur se mit à battre moins fort ; sa peur s’en allait. Elle regagna sa place, tandis que Félix, après avoir regardé par terre, relevait les yeux sur elle. Puis il lui dit lentement :
— Marie, je n’aurai plus maintenant l’illusion du lendemain, ni celle du Midi. Aujourd’hui, je sais !
Marie pensait : Pourquoi me parle-t-il si doucement maintenant ? Veut-il me rassurer ? A-t-il peur que j’essaie de me sauver ? Et elle se promit de se tenir sur ses gardes. Elle ne le perdait plus de vue, écoutant à peine ses paroles, mais suivant attentivement chacun de ses mouvements, chacun de ses regards.
Il continua :
— Tu sais, tu es libre, ton serment lui-même ne te lie pas. Est-ce que je puis te forcer ? – Tu ne veux pas me donner la main ?
Elle lui donna la main, mais elle prit soin de tenir la main de Félix dans la sienne.
— Ah ! si le jour pouvait paraître ! murmura-t-il.
— Un conseil, Félix, dit-elle. Tâche de te rendormir un peu. Le matin est bientôt là, et dans quelques heures nous arrivons à Méran.
— Je ne peux plus dormir, répondit-il en la regardant.
Leurs regards se rencontrèrent. Félix remarqua dans le regard de Marie une méfiance, une inquiétude aux aguets. D’un seul coup, il comprit tout.
Elle voulait qu’il se rendormît, pour pouvoir, à la prochaine station, descendre sans bruit et s’enfuir.
— Que vas-tu faire ? cria-t-il.
Elle tressaillit :
— Rien !
Il essaya de se lever. Dès qu’elle s’en aperçut, elle se précipita à l’autre bout du wagon, loin de lui.
— De l’air, cria-t-il, de l’air !
Il baissa la glace, et avança la tête dans la nuit. Marie était rassurée. Ce n’était qu’un étouffement qui l’avait fait se lever si brusquement. Elle se rapprocha de lui, et l’attira doucement loin de la fenêtre.
— Cela ne peut te faire que du mal, dit-elle.
Il retomba à sa place, respirant péniblement. Elle resta un instant debout devant lui, une main appuyée au bord de la portière, puis elle reprit sa place en face de lui. Au bout d’un instant sa respiration se calma, et un léger sourire vint flotter sur ses lèvres. Marie le regardait embarrassée, inquiète.
— Je vais fermer la fenêtre, dit-elle.
Il fit un signe d’assentiment.
— Le jour, le jour ! s’écria-t-elle.
À l’horizon, des bandes d’un gris rougeâtre apparaissaient.
Ils restèrent longtemps assis en face l’un de l’autre, sans dire un mot.
Félix reprit le premier, avec ce même sourire sur les lèvres :
— Tu n’es pas prête !
Elle voulut lui répondre, comme à l’ordinaire, par une de ses phrases insignifiantes : Tu n’es qu’un enfant, à quoi penses-tu ? Elle n’en eut pas la force. Ce sourire repoussait toute réponse.
Le train ralentissait sa marche. Encore une ou deux minutes, et il arriva à la station où l’on déjeunait. Sur le perron, des garçons de café couraient, portant du café et des petits pains. Des voyageurs descendaient de wagon, allaient et venaient, avec des cris, des appels. Il sembla à Marie qu’elle sortait d’un mauvais rêve. La trivialité de ce mouvement de gare lui faisait beaucoup de bien. Pleinement rassurée maintenant, elle se leva, regarda sur le perron. Elle fit un signe à un garçon qui lui apporta une tasse de café. Félix la regarda avaler son café, mais il secoua la tête quand elle lui en offrit une tasse.
Bientôt le train se remit en marche, et quand ils eurent quitté la gare, il faisait plein jour. Et quel spectacle ! Là-bas, baignées dans le soleil levant, les montagnes surgissaient. Marie se promit à elle-même de ne plus jamais avoir peur de la nuit. Félix regardait obstinément par la fenêtre, comme s’il eût cherché à éviter le regard de Marie. Celle-ci pensa qu’il avait un peu honte de la nuit qu’il lui avait fait passer.
Le train ne s’arrêta que peu de fois, pour un instant, à de petites stations, et c’était une superbe matinée qui commençait, quand il pénétra dans la gare de Méran.
— Nous voici arrivés, s’écria Marie. Enfin, enfin !
Ils avaient pris une voiture, et parcouraient les environs pour trouver une demeure convenable.
— Nous n’avons pas besoin d’économiser, disait Félix, mon argent ira bien jusqu’au bout. Devant plusieurs villas ils firent arrêter leur voiture, et, tandis que Félix l’attendait, Marie allait visiter les appartements et les jardins. Ils eurent bientôt trouvé la maison qu’il leur fallait. C’était une toute petite habitation, d’un seul étage très bas, avec un petit jardin. Marie pria la femme qui gardait la maison de l’accompagner jusqu’à la voiture, et d’expliquer au malade les avantages de sa villa. Félix se déclara d’accord sur tous les points, et quelques minutes plus tard ils avaient loué la villa.
Sans prêter la moindre attention au zèle de Marie qui, déjà, faisait ses premiers arrangements de maison, Félix s’était retiré dans la chambre à coucher. Il procéda à un examen sommaire de la pièce. Elle était vaste et agréable, avec des tentures verdâtres très claires, et une grande fenêtre, qui était ouverte et laissait pénétrer l’air embaumé du jardin emplissant la chambre. En face de la fenêtre étaient les lits : Félix épuisé se laissa tomber de tout son long sur l’un des deux.
Pendant ce temps Marie se faisait tout montrer par la bonne femme. – Le petit jardin la ravit. Il était entouré d’une haute grille, et l’on pouvait y entrer aussi par une petite porte, sur le derrière, sans passer par la maison. Et, de ce côté-là, il y avait un large sentier, qui conduisait directement à la gare, plus court que la grande route au bord de laquelle était située la maison.
Quand Marie rentra dans la chambre, où elle avait laissé Félix, elle le trouva étendu sur le lit. Elle s’approcha ; il était plus pâle encore que d’habitude. Elle l’appela, il ne répondit rien. Elle l’appela une seconde fois. Pas de réponse. Il ne bougeait pas. Une frayeur terrible s’empara d’elle, elle appela la femme et l’envoya chercher un médecin. À peine la femme partie, Félix rouvrit les yeux. Mais au moment où il voulut parler, il se leva, le visage décomposé, retomba en arrière, râlant. De ses lèvres coulait un peu de sang. Marie, ne sachant que faire, désespérée, se pencha sur lui. Puis elle courut à la porte pour voir si le médecin arrivait, revint à la hâte et appela de nouveau le malade par son nom. « Si seulement Alfred était là ! » pensait-elle.
Enfin le docteur arriva, un vieux monsieur aux favoris grisonnants.
— Aidez-nous, aidez-nous ! lui cria Marie. Puis elle lui donna les explications voulues, autant que son agitation le lui permit. Le médecin regarda le malade, lui tâta le pouls, dit qu’il ne pouvait pas l’examiner immédiatement après le crachement de sang, et ordonna le nécessaire. Marie l’accompagna, pour lui demander ce qu’elle avait à attendre.
— Peux pas encore dire, répondit le docteur, un peu de patience ! Il faut espérer.
Il promit de revenir le soir même, et par la portière, il salua Marie, restée debout sur le seuil, aussi amicalement et aussi gracieusement que s’il lui eût fait une simple visite de politesse.
Pendant une minute, Marie resta indécise : puis, comme si cette idée lui eût promis le salut du malade, elle courut à la poste pour lancer une dépêche à Alfred. Ensuite, elle se sentit soulagée. Elle remercia la brave femme qui avait veillé le malade pendant son absence, s’excusa du dérangement qu’on lui donnait dès le premier jour, et lui promit qu’elle n’obligerait pas des ingrats.
Félix était toujours étendu sur son lit, tout habillé, sans connaissance, mais la respiration était devenue plus régulière. Tandis que Marie s’installait au chevet du lit, la femme cherchait à la consoler, en lui énumérant de nombreux cas de malades gravement atteints qui avaient retrouvé la santé à Méran. Elle ne lui cacha point qu’elle avait été elle-même malade dans sa jeunesse, et qu’elle s’était, comme on pouvait le voir, merveilleusement guérie. Et puis, elle se mit à lui conter tous les malheurs qui l’avaient atteinte dès lors : son mari mort après deux ans de mariage, ses fils partis à l’étranger, bien loin. Oui ! elle aurait pu avoir plus de chance. Mais elle était si contente d’avoir cette place dans cette maison ! On ne pouvait pas se plaindre du propriétaire, un homme qui venait tout au plus deux fois par mois de Bozen, pour voir si tout était en ordre. Elle parla de tout et de quelque chose encore, se montra d’une amabilité exubérante. Elle offrit de défaire les malles, ce que Marie accepta avec reconnaissance ; plus tard, elle apporta le dîner. Elle avait déjà préparé du lait pour le malade. De faibles mouvements, que l’on commençait à percevoir, semblaient annoncer son prochain réveil.
Enfin Félix reprit connaissance, tournant et retournant la tête en tous sens, fixant ensuite son regard sur Marie penchée sur lui. Il sourit alors, et lui serrant faiblement la main :
— Qu’est-ce qui m’est donc arrivé ? demanda-t-il.
Le médecin, qui revint dans l’après-midi, le trouva beaucoup mieux et permit qu’on le déshabillât et qu’on le mît au lit. Félix se laissa tout faire avec indifférence.
Marie ne bougea pas du chevet du malade. Quelle interminable après-midi ! Par la fenêtre, restée ouverte sur l’ordre exprès du docteur, les tièdes parfums du jardin pénétraient, et quel calme ! Marie suivait de l’œil, machinalement, le papillotement des rayons du soleil sur le parquet. Félix tenait presque toujours sa main dans la sienne. Cette main froide et moite du malade causait à Marie une impression désagréable. Souvent elle interrompait le silence par quelques mots, qui lui coûtaient un violent effort :
— Cela va mieux, n’est-ce pas ? – Eh bien, eh bien ! – Ne parle pas, c’est défendu ! – Après-demain tu pourras déjà sortir, aller au jardin !
Et il approuvait d’un signe de tête, souriait. Marie cependant calculait combien il faudrait de temps à Alfred pour arriver. Il pouvait être là le lendemain soir. Ainsi encore toute une nuit et tout un jour. Ah ! si seulement il était là, maintenant !
Interminable, interminable, cette après-midi. Le soleil disparaissait, la chambre elle-même était dans une demi-obscurité, mais quand Marie regarda dans le jardin, elle vit encore les rayons dorés danser sur le gravier des allées et sur les barreaux de la grille. Soudain, comme elle se penchait en avant pour regarder, elle entendit la voix du malade :
— Marie !
Elle retourna vivement la tête.
— Je vais beaucoup mieux, maintenant, dit-il à haute voix.
— Tu ne dois pas parler haut, dit-elle tendrement.
— Beaucoup mieux, murmura-t-il. Cela a été bien cette fois. C’était peut-être la crise.
— Sans doute, appuya-t-elle.
— J’espère beaucoup du bon air. Mais il ne faut pas que cela me reprenne une seule fois, ou je suis perdu.
— Mais tu vois bien que tu vas déjà beaucoup mieux.
— Tu es gentille, Marie, je te remercie. Mais soigne-moi bien. Prends garde, prends garde.
— Est-ce bien toi qui me dis cela ? répondit-elle avec un léger reproche dans la voix.
Mais lui, murmurant, continuait :
— Car, si je dois partir, je t’emmène avec moi !
Elle tressaillit. Involontairement elle saisit les deux mains du malade. Il répéta lentement :
— Oui, je t’emmène avec moi !
Une angoisse mortelle la secoua, quand Félix eut prononcé ces paroles. Pourquoi donc ? Il n’y avait plus rien à craindre de lui, il était trop faible pour faire un mauvais coup. Elle était maintenant dix fois plus forte que lui. À quoi peut-il bien penser ? Que cherche-t-il du regard en l’air, sur la paroi, dans le vide ? Il ne peut pas se lever et il n’a pas d’armes. Du poison peut-être ? Il pourrait s’être procuré du poison, et vouloir le jeter dans le verre où elle boit. Mais où l’aurait-il caché ? C’est elle-même qui l’a aidé à se déshabiller. Peut-être a-t-il une poudre dans son portefeuille ? Mais son portefeuille est dans sa redingote. Non, non ! C’étaient là des paroles que lui dictait la fièvre, ou le besoin de la tourmenter, rien de plus. Mais si la fièvre peut inspirer de telles pensées et de telles paroles, pourquoi pas l’acte ? Ou bien il compte simplement profiter d’un moment où elle sera endormie, pour l’étrangler. Cela n’exige pas beaucoup de force. Il se peut qu’elle perde connaissance tout de suite, et alors elle est sans défense. Aussi, elle ne dormira pas cette nuit, et, demain, Alfred sera là.
La soirée avançait, la nuit vint. Félix n’avait plus dit un mot, et tout sourire avait disparu de ses lèvres. Il regardait fixement devant lui avec un sérieux invariablement sombre. Quand la nuit fut venue, la femme apporta des bougies allumées et se mit à préparer le lit à côté de celui du malade.
Marie lui fit de la main un signe pour lui faire comprendre que cela n’était pas nécessaire. Félix avait remarqué ce geste.
— Pourquoi pas ? demanda-t-il.
Et il ajouta immédiatement :
— Tu es vraiment trop bonne, Marie. Il faut te coucher : je me sens beaucoup mieux.
Il lui sembla qu’il y avait une ironie dans ces paroles. Elle resta debout. Elle passa toute cette longue nuit silencieuse au chevet du malade, sans fermer les yeux. Félix dormit presque tout le temps, absolument tranquille. Parfois l’idée vint à Marie qu’il faisait seulement semblant de dormir, pour la rassurer et la surprendre. Elle le regardait alors de plus près, mais la lueur incertaine de la bougie lui donnait l’illusion de mouvements convulsifs des yeux ou de la bouche du malade qui la déconcertaient. Une fois elle s’approcha de la fenêtre et regarda dans le jardin. Le jardin baignait dans une pâle lumière d’un gris bleuâtre, et en se penchant en avant, Marie pouvait voir la lune qui semblait se balancer au-dessus des arbres. Pas un souffle d’air, et dans le silence infini et l’immobilité qui l’enveloppait, il lui sembla que les barreaux de la grille, qu’elle distinguait parfaitement, s’inclinaient lentement en avant, pour ensuite reprendre leur position immobile.
Félix se réveilla après minuit. Marie lui remit son oreiller en place, et, obéissant à une inspiration soudaine, elle profita de l’occasion pour tâter sous l’oreiller s’il n’aurait pas caché là quelque chose. Ces mots résonnaient à son oreille : – Je t’emmène avec moi, je t’emmène avec moi ! Mais aurait-il dit cela s’il y avait pensé sérieusement ? Était-il seulement capable encore de s’occuper d’un plan ? Et, dans ce cas, sa première idée n’aurait-elle pas été de ne pas se trahir ? Elle était vraiment trop enfant de se laisser épouvanter par les fantaisies incohérentes d’un malade. Elle commençait à avoir sommeil, et elle retira sa chaise loin du lit, à tout hasard. Mais elle ne voulait pas s’endormir. Seulement, ses pensées commençaient à se confondre, à s’éloigner de la clarté consciente pour tomber dans la brume des rêves grisâtres. C’étaient des souvenirs qui remontaient à son esprit. Des jours et des nuits de bonheur radieux. Elle évoquait des heures où il l’avait tenue dans ses bras, tandis que passait sur eux dans la chambre le souffle de jeunesse du printemps. Elle avait maintenant un vague sentiment que le parfum du jardin n’osait pas pénétrer jusqu’à eux. Elle allait alors à la fenêtre pour l’aspirer à longs traits : des cheveux moites du malade, une odeur fade semblait se répandre qui pénétrait l’air de la chambre, répugnante. Et puis, quoi encore ? Ah ! si seulement c’était fini ! Oui, fini ! Elle n’avait plus peur de cette idée-là. Le mot perfide lui venait aux lèvres, qui transforme en hypocrite compassion le plus épouvantable des souhaits : S’il pouvait être délivré ! – Et quoi encore ? Elle se voyait assise sur une liane au pied d’un grand arbre, là dehors, dans le jardin, toute pâle et défaite par les larmes. Mais ces signes de deuil n’existaient que sur son visage. Sur son âme un repos délicieux était descendu, qu’elle ne connaissait plus depuis longtemps, depuis si longtemps ! Et elle voyait encore une forme humaine, la sienne, se lever, gagner la rue et s’en aller lentement. Car maintenant elle pouvait s’en aller où il lui plaisait.
Mais, au milieu même de sa rêverie, elle restait assez éveillée pour épier le souffle du malade, qui parfois se changeait en gémissement. Enfin le matin approchait, hésitant encore. Aux premières lueurs du jour, la femme de ménage se montra à la porte, et offrit amicalement à Marie de la remplacer. Marie accepta avec une véritable joie. Elle jeta un coup d’œil rapide sur Félix, quitta la chambre, et entra dans la pièce voisine où un canapé était tout préparé en lit de camp. Elle se jeta tout habillée sur le divan, et ferma les yeux.
Elle ne se réveilla que bien des heures plus tard. Une demi-obscurité agréable l’environnait. Par les intervalles des stores baissés les grêles rayons de soleil passaient. Elle se leva rapidement, et aussitôt elle eut la perception très nette de la situation. C’est aujourd’hui qu’Alfred doit arriver ! Cette pensée lui permit d’envisager avec plus de courage les heures mauvaises de la veille. Sans hésiter, elle se rendit dans la chambre voisine. En ouvrant la porte, elle fut comme éblouie pendant une seconde par la couverture blanche qui était étendue sur la couche du malade. La femme qui avait veillé Félix quitta son siège, vint à sa rencontre sur la pointe des pieds, un doigt sur la bouche, et lui dit à voix basse :
— Il dort ferme.
Puis elle lui raconta que tout le temps le malade était resté éveillé, en proie à une fièvre violente, et qu’il avait demandé Madame deux ou trois fois. Depuis une heure seulement il dormait. Le docteur était venu de grand matin et n’avait pas trouvé de changement dans l’état du malade. Elle avait alors voulu réveiller Madame, mais le docteur ne le lui avait pas permis : il avait dit qu’il reviendrait dans l’après-midi.
Marie écouta attentivement la vieille femme, la remercia de ses soins et reprit sa place au chevet du malade.
C’était une chaude journée, presque étouffante. On approchait de midi. Un soleil immobile et lourd pesait sur le jardin. En regardant vers le lit, Marie aperçut d’abord les deux mains effilées du malade, qui reposaient sur la couverture, avec, parfois, de légères contractions. Le menton était affaissé, le visage d’une pâleur mortelle, les lèvres entrouvertes. La respiration s’arrêtait parfois pendant des secondes : puis quelques aspirations légères se produisaient.
— Il finira par mourir avant l’arrivée d’Alfred, pensa Marie. Maintenant Félix avait repris son expression de jeunesse souffrante, avec cette détente qui suit les indicibles douleurs, cette résignation qui succède aux luttes désespérées. Marie comprit aussitôt ce qui les jours derniers avait si effroyablement altéré ces traits, ce qui précisément leur manquait maintenant. C’était l’amertume qui se gravait sur les traits du malade, quand il la regardait, elle ! Maintenant il n’y avait pas de haine dans ses rêves, et il était redevenu beau. Elle souhaita qu’il se réveillât. Car à le revoir ainsi, elle se sentait remplie d’une indicible peine, d’une angoisse pour lui qui la consumait. C’était de nouveau l’aimé, qu’elle voyait mourir là, devant elle. D’un seul coup, elle comprenait tout ce que ce mot signifiait pour elle, et la tristesse lamentable de cet inéluctable et de cet effroi descendait sur elle. Elle recommençait à comprendre, à comprendre tout : qu’il avait été pour elle le bonheur et la vie, et qu’elle avait voulu l’accompagner dans la mort, et que maintenant l’instant était tout proche, où l’irréparable serait accompli. Et la froideur glacée qui avait pris place dans son cœur, cette morne indifférence de tant de jours et tant de nuits, tout cela flottait devant ses yeux comme une chose obscure, incompréhensible. Maintenant, dans l’instant présent, rien n’est encore perdu. Il vit encore, il respire, il rêve, peut-être. Mais ensuite, il sera étendu là, rigide, mort ; on l’enterrera, et il dormira profondément sous la terre, dans un paisible cimetière, sur lequel les journées passeront uniformes, pendant qu’il se décomposera. Et elle, elle vivra, elle sera parmi les hommes, pendant qu’elle saura là dehors une tombe muette où il repose, lui, celui qu’elle a aimé !
Ses larmes coulèrent impétueusement, jusqu’à ce qu’un sanglot éclatât. Félix fit un mouvement, et tandis que Marie passait rapidement son mouchoir sur ses joues humides, il ouvrit les yeux, la regarda longtemps avec une question dans le regard, sans rien dire. Au bout de quelques minutes, il murmura :
— Viens !
Elle se leva, se pencha sur lui. Il leva les bras, comme s’il eût voulu l’embrasser. Mais il laissa retomber ses bras, et lui demanda :
— Tu as pleuré ?
— Non ! répondit-elle à la hâte, rejetant en arrière ses cheveux qui lui tombaient sur le front.
Il la regarda longtemps, sérieusement. Il semblait réfléchir profondément. Marie se demandait si elle devait lui parler de son télégramme à Alfred. Fallait-il le préparer à cette arrivée ? Non, à quoi bon ? Le mieux sera de paraître elle-même toute surprise de voir Alfred. Tout le reste de la journée se passa dans la lourde tension de l’attente. Les faits extérieurs défilaient devant elle, comme dans un nuage. La visite du docteur fut vite faite. Il trouva le malade dans une apathie complète, se secouant parfois de son demi-sommeil oppressé pour poser des questions, exprimer des souhaits indifférents. Il demandait l’heure, il demandait de l’eau ; la femme de ménage allait et venait, Marie ne quittant pas la chambre, le plus souvent assise à côté du malade. Parfois elle se levait, allait s’accouder au pied du lit ; souvent elle allait à la fenêtre, regardait le jardin, où l’ombre des arbres s’allongeait toujours plus, jusqu’à ce que le soir tombât sur les prairies et sur les chemins. La soirée était lourde, la lumière de la bougie, posée sur une table au chevet du malade, ne vacillait pas. À peine, quand la nuit fut venue, et quand la lune parut sur les montagnes grisâtres perdues dans le lointain, un léger souffle de vent se leva. Marie se sentit soulagée, quand ce souffle vint caresser son front, et le malade lui-même parut s’en bien trouver. Il bougea la tête et dirigea ses yeux grands ouverts du côté de la fenêtre. Enfin il respira profondément du fond de la poitrine :
— Ah !
Marie lui prit la main qu’il laissait pendre en dehors de la couverture :
— Veux-tu quelque chose ? demanda-t-elle.
Il retira lentement sa main et dit :
— Marie, viens !
Elle s’approcha et mit sa tête tout près du coussin. Alors, comme pour la bénir, il mit sa main sur la tête de Marie et l’y laissa reposer. Puis il dit doucement :
— Je te remercie de tout ton amour.
Elle avait laissé sa tête retomber sur le coussin à côté de celle de Félix, et elle sentait que ses larmes lui remontaient aux yeux.
Pas un bruit dans la chambre. Parfois, de loin, on entendait le sifflement aigu d’un train. Puis le silence de cette lourde soirée d’été retombait sur eux, très lourd, très doux, mystérieux.
Soudain Félix se dressa sur le lit, si rapidement, si violemment que Marie en fut effrayée. Elle se releva et regarda Félix en face, fixement. Il lui saisit la tête des deux mains, comme il l’avait fait souvent dans ses transports d’amour :
— Marie, il faut que je te rappelle…
— Quoi donc ? demanda-t-elle, cherchant à dégager sa tête.
Mais il semblait avoir retrouvé toute sa force, et il la tenait ferme.
— Il faut que je te rappelle ta promesse, dit-il rapidement, la promesse de mourir avec moi !
À ces mots il s’était serré contre elle. Elle sentait son souffle sur sa bouche et ne pouvait pas reculer. Il lui parlait de tout près, comme si elle eût dû boire ses paroles de ses lèvres :
— Je t’emmène avec moi, je ne veux pas m’en aller seul. Je t’aime, et je ne le laisserai pas derrière moi !
La terreur avait comme paralysé Marie. Un cri rauque, si étouffé qu’elle-même l’entendit à peine, s’échappa de sa gorge. Sa tête était immobile entre les mains de Félix qui la serraient fiévreusement aux tempes et aux joues.
Il continuait à parler, et son souffle chaud, humide, la brûlait :
— Ensemble ! ensemble ! C’était bien ta volonté, à toi ! Et puis, moi, j’ai peur de mourir seul ! Veux-tu ? veux-tu ?
Elle avait écarté du pied la chaise, et tout à coup, comme si elle eût voulu se dégager d’un anneau de fer, elle arracha violemment sa tête que Félix tenait serrée entre ses mains. Les mains de Félix restèrent en l’air, comme si elles tenaient encore la tête de Marie, et il se mit à la regarder fixement, comme s’il n’eût pu comprendre ce qui était arrivé.
— Non ! non ! cria-t-elle. Je ne veux pas !
Et elle se précipita vers la porte. Félix se leva comme pour sauter hors du lit. Mais alors ses forces l’abandonnèrent, il retomba, comme une masse inerte, avec un bruit sourd. Mais Marie ne le voyait plus. Elle avait tiré violemment la porte derrière elle, gagné l’antichambre, et courait vers la porte d’entrée. Elle n’était plus maîtresse d’elle-même.
Il avait voulu l’étrangler. Elle sentait encore ses mains descendre sur ses tempes, sur ses joues, sur son cou. Elle se précipita devant la maison. Il n’y avait personne. Elle se rappela que la femme de ménage était sortie pour commander le souper. Que faire ? Elle rentra précipitamment dans le jardin. Comme si on l’eût poursuivie, elle courut par les allées, par les plates-bandes, jusqu’à l’autre bout du jardin. Alors elle se retourna et aperçut la fenêtre ouverte de la chambre qu’elle venait de quitter. Elle y vit la flamme de la bougie qui tremblotait, mais n’aperçut rien d’autre. – Que s’est-il passé ? que s’est-il passé ? répétait-elle. Elle ne savait pas que faire. Elle allait au hasard par l’allée qui longeait la grille, sans but. Une idée lui traversa l’esprit : – Alfred va venir ! Il faut qu’il vienne !
Elle regarda à travers les barreaux de la grille le chemin, baigné par la lune, qui venait de la gare. Elle se précipita vers la petite porte du jardin et l’ouvrit. Le chemin s’étendait devant elle, blanc, long, désert. Peut-être viendra-t-il par l’autre route. Mais non ! Là-bas une ombre vient, toujours plus rapprochée, vite, toujours plus vite, une forme d’homme. Est-ce lui ? est-ce lui ? Elle se précipita à sa rencontre, lui cria de loin :
— Alfred !
— Est-ce vous, Marie ?
C’était lui. Elle aurait pleuré de joie. Quand il fut près d’elle, elle voulut lui baiser la main.
— Qu’y a-t-il ? demanda Alfred.
Mais elle l’entraîna sans lui répondre.
Félix était resté un instant étendu, immobile ; puis il se releva et regarda autour de lui. Elle était loin, il restait seul ! Une angoisse poignante le saisit. Il ne voyait clairement qu’une chose : il fallait qu’elle fût là, là près de lui. D’un bond il fut à bas du lit. Mais il ne pouvait se tenir sur ses jambes, et il retomba en arrière sur le lit. Il sentait dans sa tête un bourdonnement, un grondement. Il s’appuya sur la chaise et, la poussant devant lui, il s’avança péniblement.
— Marie, balbutia-t-il, Marie ! Je ne veux pas mourir seul, je ne peux pas !
Où était-elle ? Où pouvait-elle être ?
Il était arrivé, poussant toujours la chaise devant lui, jusqu’à la fenêtre. Sous lui, le jardin ; sur lui, l’éclat bleuâtre de la chaude nuit. Comme elle étincelait, et comme elle bruissait ! Comme les prés et les astres dansaient devant lui ! Oh ! c’était le printemps qui devait lui rendre la santé ! Et cet air, cet air ! Ah ! s’il avait longtemps un pareil air à respirer, il faudrait bien qu’il se guérît. Et là-bas ? Qu’était-ce donc là-bas ? Et il vit, quittant la grille qui lui semblait si bas, comme dans un abîme, une femme s’avancer sur le gravier blanc de l’allée, baignée dans la lumière bleuâtre de la lune. Elle bougeait, elle flottait, mais elle ne se rapprochait pas.
— Marie ! Marie !
Derrière elle, un homme marchait. Un homme avec Marie, d’une taille gigantesque… La grille se mit à danser devant lui, derrière eux, et tout dansait derrière eux, le ciel noir là-bas, et tout, tout… Puis un son se fit entendre, et des accords, et des voix lointaines, si belles, si belles. Puis les ténèbres vinrent.
Marie et Alfred arrivaient. Tous deux couraient. Arrivée devant la fenêtre, Marie s’arrêta et regarda anxieusement dans la chambre.
Elle cria :
— Il n’y est pas ! Le lit est vide !
Tout à coup elle poussa un cri perçant, et tomba à la renverse dans les bras d’Alfred. Alfred l’écarta doucement, se pencha en avant, et alors, droit devant la fenêtre, il vit, gisant sur le sol, son ami, étendu dans sa chemise blanche, les jambes largement écartées, et à côté de lui une chaise renversée dont il tenait fermement le dossier dans ses mains. De la bouche une traînée de sang coulait sur le menton. Les lèvres parurent remuer, et les paupières.
Mais, en regardant de plus près, Alfred s’aperçut que c’était seulement la lueur trompeuse de la lune qui se jouait sur le visage blême.
ARTHUR SCHNITZLER
Alfred de Wilmers à Théodore Dieling, à Naples.
Mes meilleurs remerciements pour ta lettre. Cher ami, comme je t’envie ! Comme la vie que tu mènes ressort pour moi d’une façon éclatante des lignes que tu m’écris ! Ah ! tu t’y entends à vivre dans la solitude, et quand tu as, pendant une heure seulement, contemplé l’azur du ciel, tu as derrière toi un plus long passé que nous autres, lorsque nous avons erré à l’aventure pendant six mois entiers.
Je t’en supplie : n’appelle pas mon état d’âme « le mal de la vie », – c’est tout simplement le vulgaire mal du « moi », – mais non, même pas cela, c’est l’ennui, pas davantage. Je ne puis pas me le dissimuler : le monde et ses souffrances me sont absolument indifférents.
L’autre jour, j’étais en train de t’écrire, lorsque j’ai été interrompu par Fritz.
Dieu du ciel, quelle soirée ! Et je voulais pourtant être gai ! Ce devait être ma dernière expérience. Je me mis à boire, et, au lieu d’ivresse, je n’attrapai qu’un mal à la tête. Sa maîtresse fit la coquette avec moi ; cela me mit en colère, au lieu de m’amuser. Tout cela est vide, vide ; je te dis.
C’est absolument certain : pour me secouer, il faudrait qu’il arrivât quelque chose d’extraordinaire. Mais ces choses extraordinaires, pourrais-je seulement les saisir, si elles avaient la bonté d’apparaître ? Et puis je serais toujours tourmenté d’un doute : ce que je rêve d’extraordinaire n’est-ce pas simplement les choses ordinaires de la vie, cachées sous un déguisement, que je suis trop stupide pour pouvoir pénétrer ?
Vois-tu, je prévois le moment où je vais regretter de n’avoir pas de talent, un talent quelconque ! Je me souviens maintenant, avec une sorte de honte, du temps où parfois je me moquais de toi, parce que tu avais du talent. Cela ne me paraissait pas « chic » du tout, et j’avais un souverain mépris pour les gens qui voulaient faire quelque chose. Et maintenant je te le dis, si seulement je savais peindre des portraits, je serais heureux.
La photographie même, je l’ai complètement laissée de côté ; là non plus, je ne suis arrivé à rien de bon. Mes deux derniers chefs-d’œuvre étaient : le Kahlenberg vu du Léopoldiberg, et le Léopoldiberg vu du Kahlenberg. Le voilà donc perdu aussi l’unique et modeste talent qui me restait pour me distraire. Oui, j’évite avec frayeur toute occasion où la distraction serait possible ; mes dernières déceptions m’ont rendu maussade.
Mal de tête au lieu d’ivresse. Voilà la caractéristique de toute mon existence. Il est donc bien naturel que je me garde du vin.
C’est aujourd’hui dimanche, et, en ce moment, pendant que je fais le veau sur mon divan et que je griffonne ces lignes au crayon, ils sont tous aux courses. À deux heures, Fritz m’a fait demander si je ne voulais pas les accompagner. De la fenêtre je lui ai fait signe que non. Alors il a filé avec son fiacre, et Stangelberger, son cocher, me voyant à la fenêtre en costume du matin, s’est mis à cligner de l’œil en ayant l’air de se dire : « Ah ! ah ! une bonne fortune qui se prolonge jusqu’au lendemain. » Hélas ! où est le temps où Stangelberger aurait pu avoir raison.
Maintenant, il est cinq heures. Il fait encore assez chaud ; mes stores sont baissés. Tout est calme et tranquille. En sortant de table, j’ai dormi pendant une heure. Je vais m’habiller et aller me promener tout simplement à pied au Prater, et assister au retour du Derby.
Te rappelles-tu cette belle journée du 1er mai, avec ces deux jolies fillettes, là même, au Prater ? – il y a dix ans de cela ? Nous avons suivi les deux petites « poupées » pendant une heure et demie, jusqu’à ce que la maman ait été perdue. Et alors nous leur avons montré le chemin ! Te rappelles-tu ? D’ailleurs elles le connaissaient bien, le chemin ! Aujourd’hui je voudrais bien voir qu’on me proposât de courir après une femme pendant une heure et demie ! Où est-elle, celle pour laquelle je serais capable d’un pareil sacrifice ?
J’ai rendez-vous avec Fritz, Weidenthaler, etc…, au « Constantinhügel ».
Naturellement, les femmes y seront ! Je n’irai pas. Que Mizi trompe Fritz avec un autre, car il s’agit pour elle beaucoup plus de tromper son amant, que de m’aimer.
Non, je n’irai pas à Constantinhügel ; j’irai aujourd’hui au Wurstelprater m’encanailler.
D’abord je m’installerai devant un « wurstel », et lorsqu’on assommera le juif, je m’amuserai comme un ouvrier tailleur. J’irai de là au manège vélocipédique, voir pédaler les petites dames avec leurs bas couleur arc-en-ciel ; ensuite chez la tireuse de cartes et chez Praüscher, même dans la salle réservée, puis chez Calafatti.
Ton serviteur, mon cher. Écris-moi un peu. Mes amitiés aux belles Napolitaines.
Ton ALFRED.
Joséphine Weninger à Hélène Beier, à Paris.
Chère et bonne Hélène !
Une grande nouvelle ! – Tu la devines, n’est-ce pas ? C’est fini avec Émile. Il n’y a pas à dire, c’est tout de même un peu triste, car une rupture est toujours une rupture, et se dire adieu, adieu pour toujours, comme je viens de te l’annoncer, rend malgré tout un peu mélancolique. Mais lorsque je n’y pense pas, je me trouve en réalité beaucoup mieux que dans les derniers temps. Elles étaient en vérité bien désagréables, ces journées qui ont précédé la rupture. Il y avait longtemps que je la pressentais, comme je te l’écrivais dernièrement, ma chère Hélène. Tous les soirs il devait venir chez moi ; je recevais contre-ordre au moins deux fois par semaine, et puis souvent il me laissait aller au Prater toute seule, m’envoyait même au théâtre, sans y aller lui-même.
On connaît ça, ce n’est plus ça le véritable amour ! Je ne lui en veux pas ; car moi-même, dans les derniers temps, je n’étais plus très folle de lui. Mais il faut que je te raconte tout, comme c’est arrivé.
Mardi dernier, il y a juste huit jours, arrive à 7 h. ½ un billet : il ne peut pas venir. Le lendemain, à midi ; il prendra la liberté de se présenter chez moi pour me demander comment j’ai passé la nuit. Tu sais qu’il a toujours observé ces formules de politesse, ce qui me plaisait beaucoup d’ailleurs : jamais un mot incorrect, jamais. On aurait dit qu’il osait tout au plus me baiser la main.
Il faisait très beau ce soir-là ; je prévoyais que j’allais m’ennuyer épouvantablement, et je me dis : « Tiens, prenons une voiture et allons nous promener. » Comme il faisait à moitié nuit, je ne pris qu’un manteau et descendis. Je fis le tour du Ring ; j’étais bien comme tout, l’air était doux et agréable, et je pensais en moi-même : C’est très heureux que toute cette histoire soit enfin finie. À ce moment-là, tous les hommes m’étaient complètement indifférents – mais complètement, tous ; pour lui il y avait longtemps que c’était déjà fait.
Je dis au cocher d’aller doucement, je descends au « Stadtpark », la voiture me suit, je remonte devant le Musée, et je fais tout le tour du quai et du Ring ; au moment où je rentrais à la maison, il était juste neuf heures.
Je rentrais toute gaie, Lina me dit :
— Mademoiselle, monsieur est là, depuis une heure.
— Quoi ? dis-je.
Et j’entre au salon ; il n’y avait pas de lumière, je passe dans la chambre rouge. Il était là, assis sur le divan ; il avait gardé son pardessus, et avec sa canne il tapait des petits coups sur le parquet.
Il lève la tête à mon entrée et demande :
— D’où venez-vous, mademoiselle ?
Moi très calme, je dis la vérité, car il n’y avait pas lieu de mentir :
— Quand tu m’as écrit que tu ne viendrais pas, j’ai pris une voiture, et je suis allé faire le tour du Ring ; il faisait si beau.
— Ah ! fait-il.
Il se lève, et, toujours sans ôter son pardessus, il se promène dans la chambre sans me regarder.
— Qu’as-tu donc ? demandai-je.
Pas de réponse. Je le laisse et vais au salon d’où je l’entends encore aller et venir. Je donne mon manteau à Lina et l’envoie me chercher des cigarettes ; les miennes étaient épuisées ; puis je vais retrouver Émile, car c’était trop bête à la fin.
— Mon cher Émile, commençai-je, je ne peux pas supporter cela. S’il ne te convient pas que j’aille me promener seule, dis-le, car pour moi, je n’y tiens pas du tout. D’ailleurs, lorsque tu m’écris que tu ne peux pas venir, je ne suis pourtant pas forcée de m’enfermer dans ma chambre et de me désespérer. J’aurais une jolie tête ; car maintenant cela se répète environ trois fois par semaine, etc…
Le voilà brusquement qui se met à parler, debout au milieu de la chambre, les mains croisées derrière le dos ; sa canne s’agitait en l’air par-dessus sa tête.
— Tu as raison, dit-il, cela ne peut durer ainsi. Je ne peux pas évidemment prendre sur moi, d’exiger de toi, que tu restes seule à la maison, trois jours par semaine, j’en conviens !
— Ah ! ah ! pensais-je.
Et je lui demande :
— Que veux-tu donc, et pourquoi me fais-tu cette tête ? Et pourquoi viens-tu, après m’avoir écrit que tu ne viendrais pas, et pourquoi m’écris-tu que tu ne viens pas, si tu dois cependant venir ?
Là-dessus il me répond :
— Il fut un temps, Pépi, où tu étais bien heureuse, lorsque je venais sans être attendu.
Ce temps-là est loin, paraît-il.
À mon tour de faire ma tête. Il continue :
— C’est la vie, cela ; il y a longtemps que je me suis aperçu de tout, et, si je n’avais pas su que cela ne te faisait pas beaucoup de peine, je t’aurais sans doute envoyé moins souvent contre-ordre. Mais je présume que mon absence ne t’est pas trop douloureuse.
C’était à peu près ça ; je me rappelle avoir répondu :
— Je ne courrai jamais après toi.
— Je ne te le demande pas non plus, fait-il, au contraire.
Enfin il y venait.
— Comment, au contraire ? lui dis-je. Tu veux dire qu’il t’est très agréable que je ne coure pas après toi ?
À ce moment il fait un mouvement d’impatience et se met devant la fenêtre en me tournant le dos. Puis il murmure :
— Ne dénature donc pas le sens de mes paroles.
Je vais me mettre tranquillement près de lui et je lui dis :
— Mon Dieu, dis-le de suite, ce que tu as à me dire ; il y a assurément une raison pour que tu m’écrives d’abord que tu ne viendras pas, puis que tu viennes tout de même, et qu’à présent tu sois si contrarié.
Me voyant ainsi à côté de lui, il me prend tout à coup la tête entre ses mains, et m’embrasse sur le front ; tout cela se passait près de la fenêtre, mais les stores étaient baissés. Il m’embrasse une fois, puis une seconde, puis encore, et finalement très, très longtemps. Je ne bouge pas, je le laisse faire tranquillement, et je lui dis seulement tout bas, pendant qu’il continuait à m’embrasser.
— Tu viens aujourd’hui pour me dire adieu ?
Il se dégage brusquement.
— Quelle idée, fait-il avec un sourire contraint.
Je lui prends les deux mains.
— Sois donc content que je te rende la chose si facile. Tu n’aurais jamais pu trouver une occasion meilleure.
Il éclate.
— C’est cela ! parce que toi-même tu es contente, et parce que tu voudrais bien être débarrassée de moi, n’est-ce pas ?
Et le voilà qui se met à me faire des reproches, qu’il y avait longtemps qu’il s’était aperçu que je ne l’aimais plus, que ma tendresse n’était que comédie, et que sais-je encore ?
— Nous n’aurions jamais dû en arriver là, ajouta-t-il, non, jamais… Mais un homme s’apercevait bien de ça, et puis, il n’y a rien d’étonnant, quand on est poussé d’un autre côté, qu’on aspire à un véritable amour…
Et ainsi de suite.
Moi, j’étais très calme.
— Tu as absolument raison, lui dis-je, mais je ne crois pas que ça soit ma faute, pas plus que la tienne d’ailleurs ; cela devait en arriver là ; toute la faute est aux événements. Tout ce que je puis te dire, c’est que je t’ai bien aimé, et je te souhaite de trouver un être[3] qui t’aime autant que je t’ai aimé, et qui te rende heureux, etc…
Enfin tout ce qu’on peut dire en pareil cas, mais j’ai senti à ce moment que je l’avais véritablement aimé, et qu’une séparation est toujours quelque chose de troublant, même lorsqu’on s’en est réjoui par avance depuis longtemps.
Là-dessus nous nous asseyons sur le canapé, il retire enfin son pardessus et nous nous mettons gentiment à causer. Je lui raconte comme je lui ai été fidèle, pendant ces deux années, et comme c’était bien de ma part. Lui me répond qu’il me sera reconnaissant jusqu’à sa mort, de la bonté et de la tendresse dont je l’ai entouré, et, qu’en réalité, ce n’était pas vrai qu’on cessait d’aimer, que les circonstances étaient plus fortes que nous, et qu’en tous les cas il restera mon ami, et que, comme tel, il venait me dire franchement qu’il fallait nous quitter. Il m’attire à lui, me caresse les cheveux, et recommence à m’embrasser, mais pas seulement sur le front. Je dois t’avouer que j’ai même un peu pleuré, ma bonne Hélène, tu comprends cela, n’est-ce pas ?
Finalement il était minuit lorsque nous eûmes terminé nos adieux. Ce fut vraiment touchant quand, à genoux, devant le divan il m’embrassa les mains. C’est la dernière chose dont je me souviens, car pendant qu’il m’embrassait ainsi les mains, je me suis endormie, et, lorsqu’au milieu de la nuit je me réveillai, la lampe était éteinte et il était parti… Parti !
Bah ! Depuis, je ne l’ai pas revu, et je n’ai pas même entendu parler de lui et… l’histoire est finie.
Qu’en dis-tu ? Si tu me demandes ce que je fais et quelles sont mes intentions, je te dirai que je n’en sais rien moi-même. Pour le moment, je suis tout à fait contente. Je me repose, je dors fameusement bien, je fume mes vingt cigarettes par jour, et je me dis : « Si cela pouvait durer toujours ainsi. » Tout n’est qu’affaire d’habitude. Il est vrai qu’il n’y a encore que huit jours, mais si cela ne dépendait que de moi, je vivrais bien tout l’été ainsi. Je lis à présent des romans toute la journée, un entr’autres que je te recommande particulièrement. J’y ai lu quelque chose que je pensais depuis fort longtemps, à savoir qu’en réalité c’est nous autres qui sommes les femmes comme il faut. Non, nous ne valons pas moins que les autres, le roman le dit : nous avons plus de qualités, au contraire, parce que nous sommes naturelles ; l’auteur le prouve dans son livre. Il faut que tu le lises ; tiens, je vais le faire emballer par Lina et te l’envoyer.
Je suis curieuse de savoir si tu m’écriras une lettre aussi longue que la mienne. Comment passez-vous votre temps ? Allez-vous souvent au théâtre ? Es-tu sérieuse, et ne fais-tu pas trop la coquette avec messieurs les Parisiens ?
Qui nous aurait prophétisé tout cela, ma bonne Hélène ? Dieu ! quand je pense à « Wieden » autrefois, alors que j’allais sérieusement à mon théâtre, parce que je pensais que cinquante florins par mois étaient bons à prendre. Antoine venait me chercher tous les soirs et nous allions au cabaret manger un rôti aux pommes !
Ma mère, dont tu me demandes des nouvelles, va très bien, elle est venue me voir ces jours derniers, et m’a priée de te faire ses amitiés.
Mais en voilà assez. Tu serais bien gentille de me répondre par une lettre aussi longue que celle-ci.
Bonjour à ton ami.
Avez-vous déjà fait vos projets pour cet été ? Je t’en prie, ne fais pas d’imprudences. J’ai comme un pressentiment : tu es dans une bonne voie, tu pourrais très bien devenir une madame ! Ainsi laisse les beaux Parisiens pour plus tard. Ou plutôt n’y fais pas attention du tout.
Quand il t’aura épousée, il ne sera pas nécessaire pour cela de t’en croire ; tu liras dans le roman, que tu vaudras alors, beaucoup moins que maintenant.
Je t’embrasse.
Ta JOSÉPHINE.
Alfred de Wilmers à Théodore Dieling à Naples.
Cher ami, cher poète,
Je m’en doutais bien ! Ce n’est pas sans raison qu’on reste tout un été à Naples ! Tu t’exprimes, il est vrai, d’une façon si discrète que je ne sais pas s’il s’agit d’une princesse ou d’une marchande d’oranges, et si c’est la clarté de la lune à travers les oliviers, ou bien la lumière azurée d’une lampe de cristal qui est le « témoin de tes félicités » ; mais ce n’est qu’un détail.
Ces amours en pays étranger ont un charme si particulier. Elles se terminent si naturellement, un beau matin on part, après avoir omis la veille de faire ses adieux. Jamais elle ne vous suit ; d’abord cela coûte trop cher, ensuite le traître n’en vaut pas la peine, et enfin on a toujours d’autres hommes sous la main.
Pour ce qui est de moi, très honoré poète, je n’ai rien de nouveau à te dire, si ce n’est que je suis devenu encore plus solitaire depuis la dernière fois que je t’ai écrit, le jour du Derby.
Tu sais, ce jour-là, je suis bien allé au Wurstelprater, mais – c’était écœurant ! Tant que les parfums et les bains de vapeur ne seront pas entrés dans les habitudes du peuple, il me sera impossible de frayer avec ces gens-là. C’est sans doute une singularité de ma part, mais je n’y puis rien. J’aimerais tant que tout le monde fût heureux, mais je me suis souvent posé cette question : Si les heureux de la terre étaient toujours malheureux, de ce qu’il y ait des malheureux, où seraient donc les gens heureux ?
Heureux, – c’est bientôt dit. J’appartiens à la classe de ces gens qu’on considère comme heureux. Mais, en réalité, n’y a-t-il pas plus de bonheur pour tant de gens qui, avec quatre sous de rhum, peuvent acheter la joie de vivre ?
Je l’avoue : en quittant le Prater, je suis allé, malgré tout, au Constantinhügel.
Et oui ! je comptais que le contraste agirait sur moi, et je m’efforçais d’en saisir toutes les nuances. Fais bien attention, me disais-je. Tout à l’heure, tu étais entouré d’hommes aux pantalons effrangés, aux chapeaux crasseux, aux voix éraillées, au « brûle-gueule » culotté toute la semaine, avec, dans les cheveux, l’odeur faubourienne de leurs taudis moisis ; de femmes éreintées par leur cuisine, leurs gosses et toute leur popote ; de filles qui, ce soir, vont se faire embrasser dans les bosquets du Prater. Et maintenant te voilà en compagnie de beaux messieurs tirés à quatre épingles dans leurs complets d’été, qui parlent doucement, qui ont pris leur bain ce matin de bonne heure, qui fument des cigarettes égyptiennes ou des cigares de deux florins cinquante, et peuvent boire douze verres de fine champagne, sans en avoir le teint plus animé ; en compagnie de belles dames aux ongles roses bien soignés, qui portent des bas de soie noire, quelques-unes aussi des chemises de soie noire (c’est du moins ce qu’affirme Fritz, et Weidenthaler sourit d’un petit air entendu), qui embaument la violette de Parme, et qui n’ont toute leur banalité que dans leur âme. Comme tout cela est joli, plein de tact ! Me souciant peu de leur âme, je les trouve tout simplement délicieuses.
Comme je l’ai dit, je me réjouis d’avance et je monte. Là, sous une des tentes, ils sont précisément tous réunis, Fritz et son amie, Malkowsky et la sienne, Weidenthaler tout seul ; ils avaient aussi amené le fameux Fellner. Tu sais bien, celui qui imite Girardi, qui chante des chansons cracoviennes et qui, en somme, est beaucoup plus drôle que ne le croient, en général, ses amis, à chacun desquels il doit, selon l’âge et la fortune, de cinq à deux cents florins.
Ainsi me voilà tout à coup au milieu de cette bande, et je cherche à bien saisir le contraste. Je hume les parfums qui montent des toilettes froufroutantes de ces dames, je frôle des petits pieds délicieusement chaussés, tout cela, pour ainsi dire, par pur intérêt scientifique. J’écoute les chansons de Fellner, je ris et je me dis : C’est décidément un garçon charmant. Je bois dans le même verre avec la petite de Fritz, et celui-ci ne cesse de me répéter :
— Allons, embrassez-vous donc ! C’est ridicule, ces manières, entre camarades.
Et je me laisse embrasser, et je sens ses petites dents sur mes lèvres, ce qui, je crois, même entre camarades, n’est pas tout à fait indifférent.
Je bois quatre petits verres de cognac Prunier six étoiles, et fume un cigare de 2 florins 80, et toujours, toujours la même impression malencontreuse vient me troubler. Tout cela n’est décidément pas amusant, pensais-je.
Il se fait tard. En bas les voitures attendent.
Dans l’une, Weidenthaler s’installe avec Malkowsky et son amie, et Fellner grimpe sur le siège, comme si c’était très spirituel, car le pauvre garçon aurait été obligé de rentrer en ville à pied.
Je monte dans la deuxième voiture avec Fritz et sa dame ; elle s’assied entre nous deux.
Pour continuer la fête par cette belle soirée, nous filons à toutes brides vers le Lusthaus. Les allées étaient si sombres, qu’il était impossible à chacun de voir son amie, et… naturellement Mizi en a profité.
Puis nous revenons, et Fellner, sur le siège, se met à chanter le Cœur d’un vrai Viennois… La petite de Malkowsky veut changer ; il faut que Weidenthaler aille dans l’autre voiture, et que je vienne avec elle ; mais Mizi ne veut pas me céder. En un mot, c’était la grande fête.
— Et maintenant au Prater !
— Mais où ?
— Chez Sacher, en cabinet particulier. On jouera un peu de piano et on dansera.
— Parfait ! va pour Sacher.
Fellner se précipite du siège, fait le valet de pied, ouvre les portières ; ces dames descendent en sautant. Le petit salon avec le piano est libre ; on commande du champagne et du cognac. Weidenthaler s’installe au piano et joue une valse. Fritz insiste pour que je danse avec Mizi fraternellement… fraternellement. Nous valsons donc.
La noble dame de Malkowsky se trouve mal et se couche sur le divan ; Weidenthaler la dégrafe, et son corset rose fait l’admiration générale. Brusquement elle se relève :
— Ça va mieux, mes enfants.
Et on se remet à valser. Fellner exécute des entrechats extraordinaires. Il improvise un cavalier seul ; on se roule, il imite la Céréale, la Rathner et enfin Girardi. Fritz s’affale dans un coin et s’endort à moitié. Weidenthaler tape sur le piano d’un air idiot. Un garçon, l’air inquiet, apparaît à la porte.
Silence général. On s’assied en groupes pittoresques autour de la table. Malkowsky, très homme du monde, se lève et règle la note. On a bu du champagne et du cognac ; on reboit du cognac et du champagne, et la grande fête est terminée.
Nous sortons tous. Les deux couples dans leurs fiacres nous disent gracieusement au revoir. Weidenthaler, Fellner et moi nous restons seuls.
Nous voulons entrer encore chez Scheidl, mais les chaises sont déjà empilées sur les tables, les garçons balayent et le gaz est à moitié éteint. Il ne reste plus qu’un café de nuit. Il faut absolument que Weidenthaler et Fellner y fassent un tour ; je leur serre amicalement la main et les quitte.
Alors, commence une grande promenade solitaire tout autour du Ring.
Le jour commençait à poindre, l’air était délicieux, et je me disais : – « Il faut que tout ça change. Cela ne peut continuer ainsi, cette société, ce ton, ce vide, ce crétinisme, non, non. Les femmes et les hommes me répugnent également. Les parfums et les bas de soie ne sont pas tout dans la vie. ».
Je longeais le « Stadtpark », déjà brillaient les premières lueurs du jour.
Alors vinrent les souvenirs. Je pensais à ce que j’appelle « l’amour de jeunesse ». Je ne parle pas de l’amour platonique qui se résume en promenades sous des fenêtres pendant qu’Elle se fait épouser par un autre, parce qu’on n’a que dix-sept ans. Non, je parle de l’autre amour, celui qu’on dédaigne trop, le premier amour qui naît en vous, en même temps que la raison, pour une petite fille des faubourgs qui travaille toute la journée, que l’on va attendre le soir au coin de sa rue, qu’on accompagne jusqu’à « Fünfhaus » ou à « Mariahilf », et qui ne désire rien de plus qu’une promenade à la campagne le dimanche, une soirée au café concert, une place de troisième galerie pour la nouvelle opérette, ou bien un bracelet d’un florin, et beaucoup, beaucoup, beaucoup d’amour.
Dieu ! que c’était beau dans ce temps-là ! Des courses en omnibus en revenant de Hietzing. Des promenades à pied à Weidling, au fond des bois, tout au fonds des bois. Oui, c’est cela, c’est cela dont j’ai besoin.
C’est incroyable comme mon goût s’est corrompu depuis que je suis si prodigieusement à la mode, et que j’ai l’ambition de posséder la maîtresse la mieux habillée de Vienne. Dieu sait à côté de combien de créatures délicieuses j’ai passé, sans même y faire attention. Et qui sait si je compterais encore pour elles, pour elles, qui ont besoin de beaucoup, de beaucoup d’amour, et qui, avec leur délicat instinct de femmes, auraient bien vite lu dans mes yeux et sur mon front la fatigue et l’insensibilité.
Ah ! si on pouvait être de nouveau un homme jeune, enjoué, amoureux, ne désirant qu’air pur, parfums des bois, que tendresse. Ah ! les douces filles, elles vous reconnaissent bien, elles, qui veulent le printemps et l’amour. Un beau jour, une de ces tendres créatures s’attache à votre bras, et, au lieu d’une maîtresse, on possède une femme amoureuse.
Ces désirs d’amour m’apprennent que je suis plus jeune que je ne le pensais, et je me sens un peu mieux que dans ces derniers temps. Qui sait si ce n’est pas toi, avec tes amours napolitaines, qui es la cause de cette découverte, que je viens de faire en moi ?
Il se fait tard, mon cher, voilà trois heures que je t’écris. Je vais descendre déambuler un peu par les rues. Qui sait ? Il flotte des aventures dans l’air !
Par ma fenêtre ouverte, entre la brise parfumée du soir, qui me rend tout bête et rajeunit de dix ans.
Peut-être en ce moment, en ce moment même, dans le faubourg de Fünfhaus ou d’Alser, devant un méchant miroir de quatre sous, se mire, une fleur au corsage, une fillette de seize ans, qui ne se doute pas qu’elle m’est destinée.
Si seulement je savais exactement dans quel faubourg : À Alser ? ou à Fünfhaus ?
Ne pas avoir d’indication précise !
Au revoir,
Ton fidèle ALFRED
Joséphine Weninger à Hélène Beier à Paris.
Ma chère Hélène,
Tu me demandes ce qu’il y a de nouveau. Ma foi, depuis la dernière lettre que je t’ai écrite, c’est à peine si j’ai mis les pieds dehors. J’ai été me promener deux ou trois fois en voiture ; j’ai été aussi au théâtre.
J’y étais précisément hier soir. Devine à quelle place ? Au balcon, premier rang ; l’on est véritablement moins gênée qu’en bas. La pièce a un tel succès que, bien qu’on la donne déjà depuis six semaines, la salle était pleine.
Et du monde très chic ! Beaucoup de connaissances ; à l’orchestre, au premier rang, quelques types assez bien.
L’occasion m’a servi pour voir où j’en suis réellement. Voici : j’ai passé en revue tout le premier rang. C’était tout à fait curieux. Dans les derniers temps d’Émile, il m’est arrivé de-ci de-là d’avoir un caprice ; même une fois, je puis bien te l’avouer aujourd’hui, j’ai eu une toquade pour un de tes anciens, Karl Zabelberger, qui a une si jolie figure, mais qui n’a à peu près que ça.
Précisément il se trouvait à l’orchestre, ce Karl Zabelberger, mais cela ne m’a fait aucun effet, mais absolument aucun.
À côté de lui, un de ses amis, que j’ai connu aussi, mais dont je ne sais pas le nom, très chic, plus chic que Karl lui-même ; puis un volontaire de dragons, pas mal ; puis le baron Zenger, long, fade, qui a dormi pendant toute la pièce ; puis deux étrangers, sûrement des Roumains ou des Italiens, très bruns, avec des dents très blanches, et très élégants ; puis encore un vieux monsieur que je connais de vue et qui m’a beaucoup plu aussi autrefois. Mais que veux-tu que je te dise ? Je me suis posé cette question : lequel de tous ceux-là aurait une chance auprès de moi en ce moment ? Et à ma propre stupéfaction la réponse fut : aucun.
Avec le public des loges, cela n’a pas mieux été.
Je ne puis te dire combien j’étais heureuse de souper à la maison, toute seule, avec des petits plats que j’avais commandés pour moi. Oh ! ce souper d’un seul couvert, et après le bon sommeil tranquille !
Girardi a été merveilleux. Il m’a semblé un moment qu’il me saluait d’un signe de tête. À part cela, j’ai passé inaperçue.
À la fin de la pièce, je suis sortie avec tout le monde ; il faisait une belle et chaude soirée, et je me suis rappelé bien nettement le temps où je me glissais le soir, par la petite porte des artistes, il y a de cela quelques années, alors qu’Antoine venait me chercher.
C’est incroyable, toutes les idées qui vous arrivent ainsi, parfois, le soir, lorsqu’on revient à l’air pur, en sortant de l’atmosphère lourde du théâtre. C’est avec douceur que je me rappelle ces aventures du temps passé, de ce temps où je pouvais pleurer même de bonheur. Par Dieu ! je ne suis pas encore trop vieille pour cela. Cela ne doit pas être de ma faute. Il me faudrait quelque chose de nouveau. C’est clair ; survienne une de ces aventures de jeunesse, je redeviens jeune et je défie tous les petits trottins de seize et dix-sept ans. Il faudrait, par exemple, que ce fût un homme intéressant.
Il y a quelques mois, Émile m’a amené un artiste qui passait pour intéressant, et qui était d’un fade ! d’un insipide ! Il était exactement pareil aux autres, sauf qu’il parlait moins et qu’il disait toujours qu’il avait mal à la tête.
Ce n’est pas à un artiste de ce genre-là que je pense ; je rêve d’un vrai artiste, sans mal de tête, exubérant de vie, quand même il aurait de longs cheveux et pas d’argent. Bref, un de ces artistes comme on en voit dans les romans d’autrefois. Oui, un de ceux-là aurait eu des chances hier ; mais, où étaient-ils les artistes, hier soir ?…
Cependant, qui sait si un de ceux-là auxquels je pense m’aurait osé aborder, en voyant ma superbe toilette et mes turquoises aux oreilles ; j’avais aussi de la poudre et même un peu de fard.
Et maintenant, que je me regarde dans mon miroir, maintenant que je suis en déshabillé, je dois m’avouer que je ne suis pas trop mal non plus, même sans fard et sans poudre.
Ce serait une expérience à tenter de sortir ainsi pour faire des conquêtes, n’est-ce pas ?
Pour ne te cacher rien, mon désir de rester sage n’est pas sérieux. En réalité, j’aspire à un changement complet. Sais-tu qu’un moment, j’ai pensé à venir à Paris ? Mais seule !…
De quoi cela aurait-il eu l’air ? Et celui que j’attends alors ? non, non ! Cela n’est pas possible.
D’ailleurs, les gens qui peuvent aller à Paris, je ne les envie pas du tout, en ce moment.
As-tu lu le roman que je t’ai fait envoyer par Lina ? Écris-le-moi, et beaucoup de choses encore.
Ta fidèle PÉPI>.
Alfred de Wilmers à Théodore Dieling à Naples.
Bonjour, mon cher,
Aujourd’hui, j’ai de quoi raconter ! Je suis de nouveau jeune ! J’ai joué mon va-tout : Ohé !
Tu ne comprends pas, n’est-ce pas ? Je ne t’en veux pas !
Cela se passait dimanche dernier… Voilà toujours un commencement.
Donc, c’était dimanche, à trois heures de l’après-midi. Il faisait très chaud, et le soleil brillait sur la ville. De tous les faubourgs des groupes partaient tout joyeux de passer la barrière, pris d’un désir furieux de grand air et de verdure. À l’heure où le rideau se lève sur ma petite histoire (que dis-tu de mon style ?) les rues n’étaient plus très animées.
Au milieu de la foule, qui, à pied gagnait la barrière, se trouvait…… non, je ne sais décidément pas, je ne sais pas écrire de romans. Je vais te dire l’essentiel en deux mots.
Voici : il m’était venu une idée cocasse ; j’avais imaginé de me déguiser. Je voulais, une fois au moins, n’être plus moi. Je m’ennuyais tant en ma compagnie.
J’endossai donc un costume de velours ; avec cela un col rabattu, une cravate flottante, un chapeau mou ; je laissai mes gants à la maison, et me voilà parti. Tu ne peux t’imaginer combien je me trouvais moi-même déguisé.
Je ressemblais à un peintre en bâtiment.
Tu penses bien que toute cette mascarade n’était pas sans raison. J’avais un but bien déterminé. Je voulais avoir la certitude que si je faisais une conquête, je n’aurais à en remercier ni mon porte-monnaie ni mon tailleur.
J’avais changé aussi ma démarche. Je flânais avec un petit air naïf, insouciant, léger. J’étais, par Dieu, méconnaissable. Me vois-tu d’ici, avec un chapeau mou tout cabossé et une cravate flottante !
À trois heures, j’arrivai à la barrière. Là, je m’appuie pendant quelques instants contre un bec de gaz, j’allume une cigarette, et je regarde passer les braves bourgeois et les couples amoureux. Je vois passer aussi quelques jeunes filles, par bandes de deux et trois, gentilles et adorables comme tout. En voilà justement deux, qui font des signes vers une fenêtre d’où une vieille grosse bonne femme regarde, toute joyeuse. Et, à d’autres fenêtres, je vois des hommes en bras de chemise et des femmes débraillées. À l’endroit où je suis, le soleil frappe ; des enfants jouent sur la chaussée.
Tout à coup, voilà quelque chose de triste qui me tombe de nouveau sur le cœur. Pourquoi ? Je ne le sais même pas. Je sentais monter jusqu’à moi la nullité répugnante de tous ces bourgeois endimanchés. Ces deux jeunes filles qui venaient de passer, je me les représentais, chez elles, en train de faire la cuisine ou de préparer la lessive, puis, pour toute distraction, absorbées dans la lecture du Weltblatt.
Et leur père, l’entends-tu geindre sur les impôts ? Et que sais-je ? Penser que tous ces gens sentent la différence d’aujourd’hui dimanche avec les autres jours de la semaine qui ne sont pas des dimanches. Ah ! c’est dégoûtant !
Tout à coup, j’aperçois quelque chose de ravissant. Une jeune fille, pas tout à fait jeune, vingt-deux ou vingt-trois ans, mais superbe – toute seule. Une robe simple à petites fleurs, très élégante, un large chapeau de paille, des yeux magnifiques, pas très grande, mais le corps svelte et souple ; à la main une ombrelle ouverte.
En passant devant moi, elle me regarde de ses grands yeux et sourit.
Elle se détourne, revient sur ses pas, puis repasse devant moi, cette fois sans me regarder. Elle fait vingt pas à peu près et revient… Ah ! un rendez-vous ! J’ai le temps, j’attendrai avec elle.
Ce que je n’osais espérer arrive ; la délicieuse créature attend en pure perte.
Je la regarde de plus près ; elle est vraiment adorable. Ce n’est plus la première jeunesse ; mais, Dieu merci ! ce n’est plus aussi la première innocence. Autour des yeux, de petites rides accusatrices et un pli autour de la bouche, ce pli qui ne vient qu’après beaucoup de baisers et de morsures. La taille flexible et habituée à fléchir. Mais, sur tout cela, quelque chose de naïf, qui persiste au milieu des manèges savants de son rôle de femme. Elle est exquise. Et lui, lui qui ne vient toujours pas !
Je la regarde se promener ; elle fait à peine attention à moi, ce qui n’est en somme que pure coquetterie. Enfin, au bout de dix minutes environ, elle fait une moue moitié fâchée moitié dédaigneuse, et d’un pas rapide, s’en va, non pas du côté de la ville, mais vers la grande rue de Waehring.
Je la suis, et, sans perdre une seconde, je tente l’aventure. Je lui adresse quelques mots insignifiants ; elle se retourne, et, d’un ton bref :
— Qu’est-ce que vous voulez, vous ?
Je ne me laisse pas intimider, et la conversation s’engage. Justement son intention était d’aller à la campagne ; mais il s’agissait plutôt de respirer le bon air que de se promener avec Lui. Elle ne m’interdisait pas d’ailleurs de marcher à côté d’elle si cela me faisait plaisir.
C’est merveilleux comme nous en arrivâmes vite à causer familièrement ! Il est vrai que je jouai mon rôle dans la perfection.
Elle me demanda :
— Qui êtes-vous donc, au juste ?
Je répondis :
— Devinez.
— Comment voulez-vous que je devine ? dit-elle ; … un artiste ?
— Et quelle espèce d’artiste croyez-vous que je sois ? lui demandai-je.
J’étais véritablement curieux de savoir ce qu’elle allait répondre.
— Vous êtes un poète ! dit-elle tout à coup d’un air entendu.
Je la regardai d’un air qui voulait dire : « Tu n’es pas seulement une jolie fille, tu es encore une femme très intelligente. »
— Eh bien ! ai-je deviné ? dit-elle en souriant.
Les questions continuent ; elle me demande si je fais des vers depuis longtemps, si mes vers sont bien faits, si cela me fait plaisir d’écrire, et ainsi de suite. Oh ! alors je commence à mentir d’une façon amusante :
C’est incroyable, tout ce que je lui ai raconté ; il faut croire que mes histoires étaient non seulement intéressantes, mais encore vraisemblables, car elle buvait mes paroles presque avec dévotion.
Tout d’abord les luttes de ma jeunesse, les souffrances au milieu desquelles je me suis débattu ; ma vieille mère, loin dans une petite ville, et puis les femmes, les grands chagrins, l’amour mort pour moi. C’était vraiment touchant, et je suis navré de n’avoir pas fait plus attention à tous les incidents de ma vie.
Tout à coup nous voilà dans la campagne, au milieu de la belle nature. Nous allons à travers bois ; c’est le calme et la solitude.
Nous nous asseyons sur un banc. Des gens passent devant nous ; à travers les arbres on aperçoit une prairie, puis, plus loin, encore des bois, et là-bas, couchés à l’ombre de leurs parasols, les braves promeneurs du dimanche. De temps à autre nous entendons, de leur côté, des cris et des rires. Puis, de nouveau tout redevient tranquille, dans le silence de cette après-midi accablante.
Elle se mit aussi à parler d’elle. Toujours la vieille histoire ; mais l’histoire allait bien à sa figure.
Elle était brodeuse d’art, n’avait plus de parents ; elle habitait chez une tante jusqu’en ces derniers temps ; mais cela, paraît-il, ne pouvait durer ; une histoire d’amour à laquelle elle fit allusion (pas la première certainement), ne devait pas être étrangère à son départ de chez cette tante. Cet amour, d’ailleurs, paraît toucher aussi à sa fin.
— L’aimez-vous beaucoup ?
Elle baisse les yeux.
— Oh oui ! « Il est vrai que l’habitude y est pour beaucoup », ajoute-t-elle.
Puis, subitement :
— « Mais vous, vous avez sûrement aussi une bonne amie ? » Je ne voulais pas nier tout à fait la bonne amie ; cela m’aurait certainement nui dans son esprit, – mais, mon amour aussi était en train de mourir tout doucement.
Je ne voulus pas en dire davantage : elle n’en demanda pas plus, d’ailleurs.
Quoi qu’il en soit, nous découvrîmes bientôt que ce ne pouvait être seulement le hasard qui avait amené notre rencontre. La similitude de notre situation, notre rencontre au moment précis, où nous étions, tous les deux, fatigués d’un amour agonisant, si ce n’était pas là de la prédestination !
Nous causâmes ainsi sous la verdure de la forêt, et il faisait lourd, lourd ! Enfin, après avoir tant bavardé, nous nous tûmes.
Elle était assise tout près de moi, et c’était adorable le parfum qui montait de ce doux corps de jeune fille. C’est si gentil, ces petites ouvrières, qui sont toujours si soignées. La petite s’est certainement fait donner en cadeau pour sa fête un flacon d’un très bon parfum. Mais de sa chevelure bouclée s’exhalait un parfum plus doux encore.
Je l’attirai vers moi. « Vous avez envie de dormir ? » demandai-je. Elle fit signe que oui, et, appuyant sa tête contre ma poitrine, elle ferma les yeux. Mon devoir n’était-il pas de les embrasser, ces yeux charmants ?
Elle me laissa faire, j’embrassai ses yeux, sa bouche. Elle dit : « Mais ! » et m’embrassa à son tour.
Des gens passèrent. Nous nous levâmes.
Il était entendu maintenant qu’une force mystérieuse du destin nous avait réunis, et naturellement, pour notre bonheur. En attendant, nous nous tutoyions déjà.
Il est impossible de dire combien nous étions bien disposés l’un pour l’autre. Elle prétendait que son secret désir avait toujours été d’aimer un poète. « Et le tien ? » me demanda-t-elle. Je fus on ne peut plus galant et prétendis que mon seul désir à moi avait toujours été de la rencontrer, elle, cette douce petite Pépi, qui, tout à l’heure, en ce dimanche du mois de juin, passait la barrière de Waehring avec son ombrelle et son chapeau de paille.
Comme le temps passait ! Déjà le jour commençait à baisser.
— Eh bien, que fait-on ?
On va dîner ensemble, naturellement !
Dans tous les cas elle voulait être rentrée chez elle avant dix heures.
Nous voilà donc partis pour le restaurant qui se trouve à l’entrée du bois ; c’était une de ces auberges de petits bourgeois que j’avais l’habitude d’éviter autrefois. Mais tout cela me paraît beau aujourd’hui ! Dans le jardin, sous de grands arbres, des tables avec dessus des lampes et, à des distances convenables, de grandes lanternes. Il n’y avait pas énormément de monde. Autour de tables isolées, des familles entières, effroyablement fatiguées et altérées. Ailleurs, de tendres couples, se tenant par la main et, çà et là, des bandes de gens en partie de plaisir.
En regardant de plus près, je vis qu’il y avait aussi un public un peu plus choisi, des gens en villégiature, autour de tables réservées.
Nous nous assîmes à une petite table écartée, je commandai un dîner très simple, – nous avions tous les deux un fameux appétit, et nous étions énormément heureux.
La nuit était venue, complètement, et nous étions dans une profonde obscurité.
Je fus saisi d’une sorte de tendresse ! D’une sorte de pitié, pourrais-je dire ; car, n’est-ce pas toujours ce qui se cache au fond de toute tendresse ?
Elle me décrivit sa vie chez elle. Représente-toi une petite chambre au troisième étage, avec vue sur la cour, une petite chambre bien simple naturellement, mais où une seule chose n’a pas le droit de manquer jamais : les fleurs.
Autrefois, paraît-il, c’était toujours Lui qui les envoyait ; dans les derniers temps, il était devenu plus négligent. Alors, c’est elle qui achetait de temps en temps des violettes ou du lilas, qu’elle mettait dans un petit vase à la fenêtre, près d’elle.
Enfin, nous partîmes ; elle se suspendait à mon bras.
— Il est donc bien tard ? demanda-t-elle.
Il était neuf heures et demie.
À la grille du jardin, stationnaient des fiacres ; nous en prîmes un. Elle ne voulait à aucun prix aller plus loin que la barrière de Waehring ; elle habite dans le voisinage. Elle ne voulait pas arriver en voiture dans sa petite rue, à cause des voisins et du propriétaire.
— Et puis aussi à cause d’Émile, dis-je.
Elle était plutôt étendue qu’assise dans la voiture, son chapeau de paille posé sur ses genoux, et sa tête, ses cheveux parfumés, appuyés contre mon épaule.
— Émile, mais c’est fini avec lui, fit-elle, et même depuis des semaines. Il ne veut plus rien savoir de moi, et c’est tant mieux, et, si tu tiens à me revoir, ne me parle plus jamais d’Émile. Je ne te questionne pas moi, n’est-ce pas ?
Elle se tut et nous continuâmes à rouler ; je lui caressai les joues.
En un quart d’heure, nous arrivâmes à la barrière. Nous descendîmes.
Je voulais l’accompagner jusqu’à sa porte. « À quoi penses-tu ? s’écrie-t-elle, mais tous les enfants du quartier me connaissent. »
Elle me donne un baiser, me quitte et se sauve en courant.
J’étais d’une humeur charmante. Je rentrai chez moi en me promenant.
Mais, avant, je m’installe à la terrasse d’un café pour prendre une demi-tasse ; avec mon accoutrement, il m’était impossible de songer à aller chez Kremser ou à l’Impérial.
Me voilà donc assis ; j’éprouvais ce sentiment de bien-être qu’on ressent toujours au début d’un nouvel amour. Je me réjouissais d’avance des baisers du lendemain, et de tout le reste, qui arriverait demain, me disais-je, ou, à mettre les choses au pis, après-demain.
Ce demain, c’est aujourd’hui même. Et comme il n’est que temps de mettre mon masque, je termine enfin, très cher ami et poète, cette longue lettre, et je compte bien avoir bientôt de tes nouvelles.
ALFRED, jeune premier.
Joséphine Weninger à Hélène Beier, à Paris.
Ma chère Hélène,
J’ai baissé les stores, je m’installe en déshabillé pour te raconter une grande nouvelle en toute tranquillité.
As-tu reçu ma lettre ? Bien. Alors, tu dois savoir tout ce qui m’est passé par la tête ces derniers temps, et comment, tout à coup, je n’ai plus trouvé aucun plaisir à faire la grande fête. Mais aucun, tu entends ; et je me suis dit : « Mon prochain ami, il faut qu’il soit beau ; mais, pour l’amour de Dieu, pas comme il faut. Je voudrais tant, encore une fois avoir une petite aventure amoureuse dans le genre de celles d’autrefois. »
Figure-toi que l’idée me vint alors de ressusciter pour une fois l’ancienne Pépi. Je vais donc chercher dans mon armoire une robe d’indienne que j’avais portée, il y a quelques années, dans un rôle de soubrette ; je mets un chapeau de paille très simple ; bref, je m’habille en petite ouvrière des faubourgs. Lina ne cessait de s’écrier :
« Que mademoiselle est jolie, mais jolie ! »
Et moi-même, en me regardant dans la glace, j’étais assez satisfaite. D’ailleurs, je vais me faire photographier dans ce costume et je t’en enverrai une épreuve, car, comme tu vas le voir, je la remettrai encore plus d’une fois, cette robe.
Hier, dimanche, je l’ai mise pour la première fois. Mon projet était bien arrêté : ce jour-là même, il fallait faire une conquête, mais pour le plaisir.
Je prends la grande rue de Waehring (simple hasard, j’aurais aussi bien pu passer par la rue d’Alser), et, de dessous mon ombrelle, je dévisage les passants. Je te l’avoue : tout d’abord, l’envie a failli me passer de toute cette histoire.
Enfin, j’arrive à la barrière, j’étais déjà de très mauvaise humeur. Là, un jeune homme était adossé contre un bec de gaz. Il me regarde avec un mélange de naïveté et d’admiration. Ma première impression fut qu’il attendait quelqu’un. La seconde, c’est qu’il était beau garçon. Un artiste, certainement : un costume en velours marron, une cravate flottante, pas élégant du tout, mais un joli teint bien soigné, une petite moustache et une jolie tournure. – Voilà ce qu’il me faudrait !
— Eh bien, me dis-je, essayons, il en vaut la peine. Je fais donc semblant d’attendre aussi quelqu’un. Je vais, je viens, et finalement je m’en vais. Il me suit et m’aborde. Je dois dire que cela me fut très agréable ; je ne fis que très peu de manières, puis je le laissai marcher à côté de moi, et… le tour fut joué.
Naturellement, mes suppositions étaient exactes, et il fut prodigieusement étonné lorsque tout de suite je lui dis qu’il était poète. Il a une façon si charmante de parler, si douce, si caressante, et avec cela, toujours d’un ton si respectueux. Il a certainement eu une vie très agitée, et, dans ces derniers temps, une femme a dû joliment se moquer de lui. Sinon je ne connais plus les hommes.
Avec celui-là, je n’ai à craindre ni la fortune, ni les soupers chez « Sacher, » ni les cadeaux de prix.
Tout ce que je lui ai raconté l’a énormément touché. Non, mais j’aurais voulu que tu entendisses tout cela ! Une histoire de brigands : un amant que je n’aime plus, une vieille tante avec laquelle je me suis querellée, et une petite chambre ; j’étais soi-disant une personne pauvre, mais sérieuse… et tout ce qu’on peut raconter dans ce genre.
Pense donc, nous sommes allés à pied jusqu’au village de Pœtzlein. Dans la forêt, nous sommes restés assis pendant des heures, et je ne me suis pas ennuyée une minute.
Pendant qu’assis sur le banc, il avait son bras passé autour de ma taille et m’embrassait, j’ai éprouvé une sensation très agréable, comme je n’en ai pas éprouvée depuis bien longtemps. Je ne sais pas de quoi j’aurais été capable s’il n’avait pas fait grand jour et s’il n’était passé des gens à tout moment.
J’ai eu, à vrai dire, une espèce d’attendrissement. Je pensais à toutes les épreuves qui accablent un pauvre homme de lettres comme lui, qui doit porter à sa mère la moitié de ce qu’il gagne, et qui naturellement est poursuivi par la jalousie de ses confrères.
Le soir, nous sommes allés dans un petit restaurant, et là, il a été d’un tendre !… Et ces yeux !… Rien que son regard me faisait plus jeune de je ne sais combien d’années. Et avec ça une réserve !
J’étais ravie de voir qu’il était resté si réservé et si calme toute la soirée ; ce fut vraiment très bien de sa part. Je crois qu’il n’aurait pas agi autrement avec sa propre fiancée.
Et ce retour en voiture, comme c’était exquis ! Tu me croiras si tu veux, mais j’aurais été navrée si à ce moment il était devenu plus pressant. Mais non, pas le moindre mot. Il m’a demandé simplement un rendez-vous pour le lendemain, et c’est tout.
À la barrière, je suis descendue de voiture ; car pour lui je demeure dans une des petites rues du quartier, au quatrième étage. J’ai dû courir au moins pendant un quart d’heure avant de trouver une voiture.
Je suis arrivée chez moi toute contente. Dans mon appartement tout me parut changé. Et puis, ô bonheur extraordinaire ! Dire qu’il n’est pas seulement un pauvre diable, mais encore un poète ! un artiste ! Vois-tu, nous allons jouer une comédie dont je tirerai certainement quelque chose.
Il faut que je m’arrête, car dans une heure je rentre en scène.
Je t’embrasse,
Ta fidèle JOSÉPHINE
Alfred de Wilmers à Théodore Dieling à Naples.
Mon cher Théodore,
Combien de temps y a-t-il que je ne t’ai écrit ? Huit jours ou 24 heures ? Un mois peut-être, ou dix ans ?
Pourquoi ai-je en ce moment une plume entre les mains ? Pourquoi ne suis-je pas resté étendu sur mon divan, ce que je fais maintenant pendant des heures à rêvasser sur ces moments adorables, dont je rapporte le souvenir chez moi ?
Qui m’aurait prédit cela, il y a une semaine ?… Ah ! très bien, me voilà remis au courant de la marche du temps !
Aujourd’hui, c’est de nouveau dimanche…
Parfaitement, il n’y a pas plus de huit jours que cela a commencé.
Eh bien ! mon cher Théodore, c’est une délicieuse idylle : chaque jour ressemble au précédent, l’aventure ne semble pas devoir prendre fin. Il est même difficile de s’imaginer qu’elle ait eu un commencement. Oui, c’est ma vie, cette idylle ; je ne sens plus que ce n’est qu’une comédie.
Quand, le soir, je mets mon large chapeau mou et mon costume de velours, il me semble que cela a toujours été ainsi. Et lorsque je me promène avec la chère créature, lorsque, bras dessus bras dessous, nous flânons ensemble, jusqu’aux portes de la ville ou dans les bois, c’est à peine si je me souviens que tout ce que je lui ai raconté de moi n’est que mensonge.
N’y a-t-il pas quelque chose de vrai dans tout cela ? Et n’est-ce pas l’essentiel que depuis longtemps, bien longtemps, je ne me suis senti si heureux ?
Oui, c’est de nouveau « l’amour de jeunesse », le premier amour, si l’on veut, que l’on peut vivre et revivre, quand on est né sous une heureuse étoile, ou que le sort veut vous récompenser d’avoir eu une bonne inspiration.
Sais-tu que, par moments, je crois que ces dernières années je marchais dans la vie sous un déguisement, et que maintenant j’ai jeté le masque ?
Je ne comprends pas moi-même les paroles qui me viennent aux lèvres, et les sensations qui m’enveloppent lorsque je suis avec elle.
Quelles heures que celles que nous passons à la campagne !
Dernièrement, un matin, nous nous sommes réveillés quelque part, pas loin de Vienne, dans un village, où jamais n’est venu un Viennois, dans une petite auberge. Comme le ciel était beau et comme il riait le rayon de soleil qui entrait par la fenêtre ! Nous fîmes transporter une table dans le verger, pour déjeuner. Comme le vent murmurait doucement à travers les arbres !
Quand nous sommes loin l’un de l’autre, qu’elle retourne à son travail, et moi, soi-disant au mien, alors j’éprouve un besoin enfantin d’aller me promener sous ses fenêtres, rien que pour être plus près d’elle. Et le plus drôle, c’est que, depuis hier seulement, je connais sa fenêtre. Je connaissais déjà sa rue, mais la fenêtre derrière laquelle elle travaille, il me fallait (c’était une des idées sentimentales qui se pressent dans son cerveau d’enfant) la découvrir moi-même ; je devais la reconnaître, si réellement je l’aimai.
Et me voilà examinant les soixante-seize croisées des troisièmes étages de toutes les maisons de la rue, et tu riras si tu veux... au milieu de ces soixante-seize fenêtres (je les ai comptées) j’ai découvert la sienne. Elle était aux anges, lorsque je le lui annonçai. Je l’avais reconnue à cause des fleurs.
Il faut que je te l’avoue : la nuit dernière je me suis promené au clair de lune, dans cette rue, et je suis resté planté devant sa fenêtre, comme un imbécile.
Ce qui rend l’aventure si extraordinaire et si nouvelle pour moi, c’est ce mélange d’amour jeune et pudique et de volupté expérimentée. Et pense donc : je suis aimé pour moi-même ! Elle dépose mille baisers sur les violettes que je lui apporte !
Et nos soirées, sous les tonnelles des auberges des faubourgs ! Et mes récits, lorsque, assis tous les deux, devant un verre de « gespritzen », je lui parle de ma vie passée !
J’espère que tu ne m’en voudras pas de t’avouer que c’est en partie ta biographie, et particulièrement tes années d’étude et d’amour à Munich, dont je me sers en cette occasion, naturellement avec les variantes auxquelles m’oblige mon manque de mémoire. Je me permets de faire servir à mon usage tes voyages à pied à travers la Thuringe et la Suisse, et même ton aventure à Genève avec ta peintresse anglaise.
Dieu ! comme elle est alors suspendue à mes lèvres ! Comme l’émotion se lit sur son visage !
Puis, je la fais parler encore d’elle ; et souvent, je t’assure, les larmes me viennent aux yeux. Dieu, que souvent nous passons devant des tristesses remplies de douceur pour courir à des amusements insipides ! Ma passion ne me rend pas aveugle, et je suis persuadé qu’il existe des centaines de créatures semblables à ma petite Joséphine.
Il me semble parfois qu’à présent seulement la petite voit clair dans tout ce qui lui est arrivé jusqu’ici. Je sens combien elle m’est reconnaissante de la façon dont je me conduis vis-à-vis d’elle.
Je me sens envahi d’une émotion toute particulière quand je pense à son avenir ; car, vois-tu, je la quitterai un jour, je le sais bien. Je n’en aurai peut-être même pas beaucoup de tristesse, et c’est cela qui me fait mal. N’est-ce pas étrange ?
Quelquefois, je me demande ce qu’elle ferait si, brusquement, je lui apparaissais sans mon déguisement. Tout le charme, alors, ne serait-il pas rompu ? N’est-ce pas précisément ce déguisement qu’elle aime en moi ?
Elle serait, j’en suis sûr, douloureusement peinée si elle s’apercevait combien nous sommes loin l’un de l’autre dans la vie, car elle s’est prise à aimer plus d’un événement de mon passé. Il y en a qu’elle prend plaisir à se faire raconter. Ainsi j’ai dû recommencer trois ou quatre fois déjà le récit d’une histoire invraisemblable ; je lui ai raconté que pendant quelques jours de désespoir j’avais été tout près du suicide, parce que je mourais presque de faim.
Notre pauvreté nous rapproche. En ce moment, je crois qu’elle gagne de quoi se suffire et ne manque de rien. Mais tu n’as pas idée comme de temps en temps il me prend une envie folle d’assurer à la chère et pauvre petite une vie riche et exempte de soucis, et pourtant je n’ose pas, pour rien au monde, faire même la plus légère allusion dans ce sens. Car alors, tout serait fini.
Elle accepte des fleurs, c’est tout. Un de ces jours, je risquerai un petit cadeau, un rien, par exemple un de ces petits cœurs en or, qu’on porte autour du cou.
Mais en voilà assez, d’autant plus que je ne puis pas t’expliquer tout cela en termes suffisamment clairs. « Amour de jeunesse », je ne trouve pas d’autre expression. Je ne t’envie même plus Naples et les Napolitaines.
Ce soir nous retournons à la campagne. Je ne sais vraiment pas ce qui a le plus de charme : les tendres moments passés dans les bois, ou le retour.
Nous sommes revenus déjà plusieurs fois de la campagne, – en omnibus, naturellement ; c’est meilleur marché. « Il ne faut pas dépenser tant d’argent, » me disait-elle dernièrement, un jour que je voulais encore prendre une voiture.
Sur ce qu’elle a pu faire avant de me connaître, je lui pose peu de questions. Il me suffit de sentir que je suis pour elle comme une sorte de rédemption. Je ne voudrais pas, à aucun prix, qu’elle n’eût rien à oublier ! Ce ne serait pas alors la femme que je cherchais.
Non, je n’aurais pas voulu d’une jeune fille que j’aurais séduite et qui m’aurait pleuré. Je veux être un des événements de ses années d’expérience, le meilleur, celui qu’elle ne pourra reprocher plus tard, ni à moi, ni à elle-même.
Un jour je disparaîtrai de son existence, comme je suis venu. Dès que je sentirai que le dénouement s’approche, je m’en irai et je lui écrirai d’où je serai, mais sans lui dire que je n’ai joué qu’une comédie. J’aurai été pour elle un beau rêve.
Mais en voilà assez. Tu auras bientôt de mes nouvelles, mais pas de Vienne, car nous avons l’intention de nous retirer pour quelques jours à la campagne, en pleine solitude, sous les arbres, pour rêver doucement, comme dit le poète à la comtesse Mélanie.
Au revoir, et écris-moi bientôt.
ALFRED.
Joséphine Weninger à Hélène Beier à Paris.
Ma chère Hélène,
Non, ce que j’ai ri de ta lettre !
Mais si tu crains tant que cela pour moi, je ne vais plus oser t’écrire une ligne.
Je me risque tout de même.
Je suis amoureuse, c’est vrai, et même furieusement. C’est un si charmant garçon !
As-tu jamais eu une liaison avec un poète ? Je parle d’un vrai poète et non pas d’un de ces personnages qu’on représente dans les comédies et les opérettes. Un véritable poète, qui n’est rien, n’a rien et ne sera vraisemblablement jamais rien, qui fait des vers, enfin, et vous emporte dans les nuages. Ah ! je te le dis, ces hommes-là forment une race à part.
L’amour qu’il a pour moi, ce n’est pas de cela que je veux parler, non ; mais si tu savais le respect qu’il me témoigne ! Lorsque nous nous promenons ensemble, le soir, deux fiancés ne pourraient être plus purs.
Dernièrement, nous avons passé une nuit à la campagne, et cela nous a tellement plu que nous avons décidé d’aller nous retirer, pour une semaine ou deux, en pleine solitude.
Il est probable que nous donnerons suite à ce projet. Je n’ai qu’une seule peur, c’est qu’il ne soit obligé d’emprunter l’argent nécessaire. Car le pauvre garçon a si peu le sou, que cela en devient comique. Je vois bien comme il est content, lorsque je lui évite une grosse dépense ; quand, par exemple (tu vas rire), je l’empêche de prendre une voiture.
Naturellement je ne peux rien lui offrir. Ce serait une gaffe ! tu comprends, moi, la pauvre brodeuse d’art !…
Ah ! tu serais bien étonnée, si tu connaissais l’histoire de ma vie, telle que je la lui ai racontée.
J’ai pourtant été amoureuse autrefois, et j’ai beaucoup menti, – mais jamais je n’ai tant menti, et jamais je n’ai été aussi amoureuse. Certes, je ne peux pas lui raconter des histoires aussi touchantes que tout ce qu’il me raconte ; cela ne s’invente pas.
Je suis trop paresseuse pour t’en écrire plus long, mais la prochaine fois que nous nous verrons, je te conterai l’histoire qui lui est arrivée à Berlin.
Je suis si contente de pouvoir lui donner un peu de bonheur, après tout ce que le monde, et surtout les femmes, lui ont fait souffrir. Il m’est reconnaissant, et il me dit, qu’il voit bien, que moi, je suis différente des autres.
Pour combien de femmes, la vie aurait pu être toute autre…
Non, ma petite Hélène, n’aie pas peur. Celui-ci est beaucoup trop consciencieux pour vouloir enchaîner ma vie à son avenir « incertain », car il en parle souvent de son avenir « incertain », et cela le rend triste.
Tu sais bien que je n’ai jamais aimé éternellement. Donc tes craintes, ma chère Hélène, n’ont pas le sens commun.
Ce serait beau pourtant !
Mais, peut-on passer sa vie à revenir de la campagne en omnibus ?
Au revoir donc et fais mes amitiés à ton petit Félix, mais ne lui parle pas de tout cela : il faut penser à plus tard !
Ta JOSÉPHINE.
Alfred de Wilmers à Théodore Dieling à Naples.
Mon cher Théodore,
Regarde bien le timbre de ma lettre.
Tu ne vois pas d’où elle vient, n’est-ce pas ?
D’abord, il n’y a pas de bureau de poste ici, c’est le facteur qui vient chercher les lettres.
Nous ne sommes qu’à deux heures de Vienne et pourtant nous sommes aussi cachés que si nous en étions à cent lieues.
Une petite auberge, toute riante, près de la grande route, dans la forêt ; en réalité, la dépendance d’un moulin.
C’est la solitude. De temps en temps, entrent quelques paysans. Habituellement, nous sommes seuls. C’est tout au plus si l’aubergiste vient quelques fois s’assoir à notre table.
Nous nous levons dès l’aurore, – ici on peut parler d’aurore. De la forêt, qui commence derrière la maison, montent les doux parfums du matin.
La moitié de l’après-midi ou l’après-midi entière, nous la passons là-haut, dans les bois, étendus tous les deux, sur une couverture de voyage, à regarder le ciel et à respirer l’air pur et calme dont la douceur nous enveloppe.
Oui, nous nous aimons beaucoup ; car, tu l’avoueras, il faut s’aimer beaucoup, pour supporter une telle solitude.
Mais c’est vraiment superbe ici ! et à l’auberge on n’est pas trop mal.
Après déjeuner, nous restons généralement assez longtemps dans notre chambre, et elle dort un peu, comme en ce moment par exemple. Je m’assieds alors près de la fenêtre, et je laisse arriver jusqu’à moi les senteurs de la forêt, ce qui, à vrai dire, est la seule distraction qu’on puisse avoir ici. Mais, ce qui est exquis, c’est qu’on ne sent pas le besoin d’autre chose.
Lorsqu’elle est réveillée, nous allons faire une promenade, – dans la forêt, naturellement, car il n’y a pas ici d’autres promenades. Un petit sentier ravissant, ombragé, conduit au village voisin, un pauvre petit village, rien que des chaumières. Nulle trace de bourgeois venu pour la saison. C’est précisément cela qui est agréable. On ne voit âme qui vive, sauf quelques paysans.
Après nous être bien promenés dans la forêt, nous revenons le soir, quand le soleil est couché, par la grande route, à notre auberge.
Sur les grandes routes nous ne rencontrons que des diligences, des charrettes, et surtout des garçons meuniers.
Puis, nous dînons dans le jardin.
Il n’y a que le dimanche, paraît-il, que quelques Viennois s’égarent, de temps en temps, jusqu’ici. À ce moment, nous fuirons naturellement ; nous ne sommes venus ici que pour être seuls, complètement seuls. Cette solitude a un charme incomparable.
Le premier et le second jour, c’était particulièrement charmant ; quand on s’aime on supporte tout.
Ce qui m’a gêné un peu, par exemple, c’est que ma chambre est peinte et non tapissée, et c’est vraiment désagréable, quand on passe la main sur les murs. Mais c’est rustique, – et d’ailleurs nous y sommes si peu, dans la chambre, – n’avons-nous pas la forêt ?
En un mot, ce sont des jours heureux, que ceux que nous passons ici, et ma douce aimée – ici on peut dire ma douce aimée – est jolie et pleine de tendresse.
Lorsque je la regarde, couchée comme en ce moment, souriante dans son sommeil, cela me fait de la peine de penser qu’il y aura une fin, une séparation.
Elle bouge ; il faut que je ferme ma lettre. Dans un instant, elle sera réveillée et me demandera ce que j’ai fait comme vers aujourd’hui, – car pendant qu’elle dort je suis censé faire des vers. J’avais, à vrai dire, commencé à en faire le premier jour pour lui faire plaisir, mais, tu sais, c’est vraiment difficile, – avec cela j’avais choisi un sujet tout à fait banal : l’amour. Cela n’a pas été du tout. Elle est tout à fait désolée d’avoir pour amant un poète, et de n’avoir encore…
La voilà qui ouvre les yeux.
Au revoir,
Ton ALFRED
Joséphine Weninger à Hélène Beier à Paris.
Ma bonne petite Hélène,
Deux mots à la hâte. Il ne me laisse pas seule une seconde. Nous sommes à la campagne, absolument seuls.
Nous nous aimons toujours énormément, c’est pour cela, d’ailleurs, que nous nous sommes retirés à la campagne ; ici nous ne sommes pas dérangés, et nous pouvons donner libre carrière à notre amour.
À la campagne, c’est peu dire ! Nous logeons dans une auberge au fond des bois, à cent lieues du monde habité.
L’endroit est magnifique. L’air est délicieux, peut-être un peu accablant ; je dors des après-midis entières. Pour des gens qui s’aiment, l’endroit est fait exprès. Tu ne peux t’imaginer comme on est peu dérangé. C’est un vrai bonheur que nous nous aimions tant, sinon, ce serait à devenir enragé d’ennui. Mais c’est un charmant garçon, vraiment ! Et je sens que cela lui fait tant de bien, après tous ses malheurs, de pouvoir se reposer ici dans la solitude des bois.
Je le plains seulement d’avoir si peu d’argent. Je me figure comme ce serait charmant de pouvoir voyager avec lui ; ce serait une vraie surprise, si tout à coup on me voyait débarquer à Dieppe avec mon poète ! Mais il n’y faut pas songer.
C’est un véritable bonheur que je l’aime tant ; sans cela, j’irais peut-être tout de même à Dieppe cet été.
Non, c’est très bien aussi. Aimer et être aimée, voilà le vrai bonheur ! On se trouve bien partout, on supporterait même le désert, j’en suis persuadée.
Par exemple, il ne faudrait pas qu’il plût. Ce serait alors, je dois le dire, absolument désespérant.
Écris-moi de nouveau à Vienne, car je ne crois pas que nous restions bien longtemps ici. – Nous sommes de si pauvres diables.
Au revoir ; beaucoup de baisers de ta
PÉPI.
Alfred de Wilmers à Théodore Dieling, à Naples.
Mon cher Théodore,
Nous sommes de retour à Vienne depuis deux jours. Nous sommes restés deux semaines entières là-bas, et, lorsque j’y songe, je me dis que c’était vraiment très beau.
Le dernier jour, seul, n’a pas été très agréable, – figure-toi une averse qui a duré depuis le matin jusqu’au soir, –heureusement, c’était le dernier jour ; sans cela !
Pense donc : être forcé de rester pendant des heures entières, à la fenêtre, dans cette misérable chambre, et ne pouvoir mettre les pieds dehors de crainte de disparaître dans la boue. C’était affreux ! Aussi, prîmes-nous la résolution de rentrer à Vienne. Et, te l’avouerai-je ? Jamais, pendant ces huit jours, nous n’avons été si gais qu’au moment de faire nos malles.
Il semble, d’ailleurs, qu’une trop grande tendresse exclut la gaieté. Décidément, la mélancolie dans l’amour a du bon, et j’avais raison d’avoir encore une fois des aspirations de ce genre !
Mélancolie… non, ce n’est pas tout à fait cela. Mais à quoi sert de raisonner ? C’était délicieux, voilà ce qu’il y a de certain. C’était ? Hum ! non, c’est délicieux, et j’espère que cela le sera longtemps encore, comme tu vas le comprendre.
Il y a une chose qui, là-bas, a été pour moi parfaitement claire, c’est que toutes ces histoires de col rabattu, d’omnibus et d’essais de poésies, ne pouvaient pas durer. Voyager en troisième classe, n’est pas non plus mon fort.
Ainsi donc, écoute bien ! En prenant le train pour Vienne le soir, je me risque et prends des billets de première classe. Non, j’aurais voulu que tu visses la tête de la petite.
Quand le train s’arrête, je passe avec elle devant tous les wagons et m’arrête tranquillement devant un compartiment de première classe qui, naturellement, était vide.
— Eh bien ! que fais-tu ? me crie-t-elle.
Moi comme si je voulais lui faire fête :
— Viens, viens donc !
Et nous voilà installés dans de confortables fauteuils de velours, aux housses de dentelle blanche. Elle regarde curieusement autour d’elle. À ce moment, c’était absolument la petite fille des faubourgs qui entre dans un salon.
— À quoi penses-tu ? s’écrie-t-elle ; mais, au lieu de bouder comme je m’y attendais dans le premier moment, elle se précipite à mon cou, m’embrasse, saute comme une enfant dans le compartiment, si bien qu’à un mouvement brusque du train, elle tombe dans mes bras !
Ce fut certainement une des heures les plus délicieuses que nous ayons jamais passées ensemble.
Je pouvais désormais être plus hardi. À la gare de Vienne je me risque de nouveau et prends un fiacre.
Elle me regarde et me dit :
— Mais tu es fou !
Je crus devoir essayer une explication : notre départ prématuré de la campagne nous avait fait faire quelques jours d’économies.
Elle me dit tendrement au revoir ; naturellement il ne fallait pas que le fiacre allât jusqu’à sa porte.
Tout cela se passait hier. Et voici ce qui va se passer aujourd’hui :
Dans une heure je serai devant elle, et cette fois, sans déguisement. Tant pis ! je me risque, car elle m’aime.
Notre rendez-vous est comme d’habitude, là-bas, près de la barrière. Mais, aujourd’hui je ne mettrai pas de cravate flottante, je ne serai pas à pied, je n’aurai pas de regard langoureux. Non, j’arriverai en voiture, dans un costume d’été d’une suprême élégance, une cravate de huit florins, un chapeau de paille anglais ; avec une aimable inclination de tête, j’inviterai Mlle Pépi à prendre place à côté de moi, je lui avouerai que j’ai joué vis-à-vis d’elle une infâme comédie et que je suis riche, et que je ne sais pas, hélas ! faire de vers !
Ce sera un rude coup pour elle ; mais son attitude dans le coupé de première classe me laisse espérer, que je réussirai à la consoler.
Tout est prêt. Ah ! je suis heureux de pouvoir de nouveau sortir ce soir habillé comme un homme raisonnable.
En ce moment même, elle doit mettre son travail de côté et se préparer à la promenade.
Pauvre enfant ! Cela me fait du bien de penser qu’il va m’être possible d’améliorer un peu sa situation.
Et… j’ai été aimé pour moi-même, longtemps, quinze jours entiers.
Que peut-il maintenant m’arriver de mauvais ?
Il se fait tard, mon cher Théodore, je t’écrirai encore demain.
Ton ALFRED.
Joséphine Weninger à Hélène Beier à Paris.
Ma bonne petite Hélène,
Avant tout, je vais te faire une prière : ne regarde pas la dernière page de cette lettre avant d’en avoir lu la première ; sinon, toute la plaisanterie perdrait son sel.
Mais, attends, il faut que je me rappelle ce que je t’ai écrit la dernière fois. Ah ! c’est de la campagne que je t’ai écrit… Bon.
Imagine-toi, que depuis une semaine nous étions là-bas, lorsqu’il s’est mis à pleuvoir. Tu comprends notre consternation. Mais, Dieu merci, il existe des voitures et des chemins de fer, et le soir même nous nous décidions à retourner à Vienne.
Figure-toi qu’à la gare, mon pauvre poète a pris des billets de première classe ! Je me dis naturellement que s’il fait le généreux, c’est pour que nous soyons seuls, et, dans le compartiment je me suis comportée en conséquence.
En descendant de wagon, il fait signe à un cocher ! Du coup, j’étais ébaubie ! Mais je dois le dire : c’est singulier, comme cela me faisait plaisir de retrouver un peu de confort.
Près de la barrière je descends de voiture, et, comme d’habitude, j’en reprends une autre.
En me retrouvant chez moi, dans ma chère petite chambre, si riante – et tapissée ! – en me couchant dans mon lit à baldaquin, il me vient une idée. Cela ne peut pas continuer ainsi, pensai-je. Il faut que cette comédie finisse. Mais, dans cette comédie, il y a pourtant quelque chose de réel. Faut-il donc que cela aussi finisse ? Mon poète, je n’en ai jamais été plus éprise, je l’ai bien remarqué quand, après ces huit jours, je me suis retrouvée brusquement seule dans ma chambre.
Ainsi donc, me suis-je dit, puisqu’il faudra me démasquer un jour ou l’autre, mieux vaut plus tôt que plus tard.
Une idée surtout me tourmentait : j’aurais voulu l’avoir là, près de moi, dans ma bonne petite chambre, pour bien lui montrer combien je l’aime.
Bref, pour finir, quand je m’endormis, j’étais fermement décidée à lui tout dévoiler, le lendemain.
Aussi que fait la Pépi le lendemain soir ? Elle s’habille, non plus d’une modeste robe de femme de chambre, mais d’une élégante toilette de ville (la verte, que tu connais), se coiffe d’un chapeau « chic » (tu ne le connais pas, je l’ai acheté en juin dernier), elle prend son ombrelle à manche d’écaille, un cadeau du baron Lenghausen, monte dans un fiacre et se fait conduire à la barrière, lieu habituel de nos rendez-vous.
Il était sept heures et demie. Il faisait déjà presque nuit. Je fais arrêter la voiture, mais je reste dedans. Sais-tu que mon cœur battait très fort, car, enfin, cela aurait pu rater.
Je me le représentais, arrivant dans son costume de velours, là-bas, au coin de la rue. En me reconnaissant il prend un air sombre, et me traite avec mépris – ou, tout au moins me fait une scène.
Me voilà donc, à attendre.
Il ne vient pas.
Il est presque tout à fait nuit.
Je n’y comprends rien, et je finis par croire qu’il m’a peut-être déjà vue, et qu’il est reparti de suite.
Car jamais il ne m’a fait attendre. Je remarque alors qu’à environ vingt pas de moi stationne une voiture.
Elle doit être là depuis quelque temps déjà, car je ne l’ai pas vue arriver.
Quelqu’un descend de la voiture. Un monsieur chic, très chic.
Il va et vient sur le trottoir. Tout d’abord, je ne peux pas bien distinguer sa figure, mais au moment où il passe devant ma voiture – je ne puis en croire mes yeux, c’est lui ! – mon poète ! ce monsieur si chic qui vient de descendre de voiture !
Je suis tellement ahurie, que je le laisse passer sans rien dire. Mais il se retourne immédiatement, comme s’il avait oublié de regarder dans ma voiture ; il ouvre de grands yeux et ne dit que deux mots : « Tiens, Pépi ! Quoi ! est-ce donc possible, reprend-il. Pépi, c’est Pépi ! » Tu ne te figures pas, ma petite Hélène, comme nous fûmes contents tous les deux.
Et moi, à mon tour : « Alfred, Alfred ! »
Nous éclatons de rire si fort que les passants s’arrêtent.
Il me fait descendre, renvoie ma voiture, et nous montons tous les deux dans la sienne sans avoir pu échanger une parole sensée.
Dans la voiture (la nuit était venue complètement), il me dit :
— Mais c’est de l’opérette, c’est de l’opérette !
Il répète la phrase au moins dix fois.
Le cocher se retourne et nous regarde d’un air interrogateur :
— Tiens, c’est vrai ! s’écrie mon faux poète, où allons-nous ?
Et sans attendre ma réponse :
— Au Prater !
Dans le trajet on s’explique.
Figure-toi que cette même comédie que je jouais vis-à-vis de lui, il l’a jouée vis-à-vis de moi. Nous nous sommes fait réciproquement les plus beaux compliments. Mais, au fond, je me suis toujours un peu défiée de lui.
Au Prater, il faisait délicieusement bon ! Nous avons poussé jusqu’au « Lusthaus ». Là, nous avons repassé gaiement toute notre histoire, depuis le dimanche où nous nous sommes rencontrés pour la première fois.
Et puis, à neuf heures, nous sommes montés au « Constantinhügel ».
Il n’y a plus que très peu de monde à Vienne en ce moment ; il n’y avait presque que des étrangers là-haut. Nous nous sommes fait servir, sous une des tentes, un de ces soupers comme nous n’en avions pas vu depuis longtemps. Nous étions bientôt prodigieusement gais et en train.
Au champagne, il m’a promis que nous irions ensemble à Dieppe. C’est pour toi la chose essentielle, – car j’espère bien que tu y seras avec ton ami. Ensuite, nous irons sans doute à Paris.
En somme, je crois que c’est une bonne acquisition, et, quand on pense qu’avec cela, je l’aime véritablement, tu avoueras que je n’ai pas perdu à jouer ma petite comédie.
Ah ! quand je pense qu’avant-hier encore, je l’ai pris pour un poète !
Je termine ma lettre sur le souper au « Constantinhügel » ; car en revenant en voiture à la maison, je me suis presque endormie dans ses bras ; j’avais pris beaucoup de champagne !
Au revoir donc ma bonne petite Hélène, n’attends plus de lettre de moi, je te télégraphierai lorsque je partirai.
Je t’embrasse,
Ta JOSÉPHINE.
Alfred de Wilmers à Théodore Dieling à Naples.
Mon cher ami,
Les malles sont faites – je pars, mais pas seul – adresse tes lettres à Dieppe. En deux mots, voici ce qui m’arrive.
Je me réserve de te raconter de là-bas tout ce qui m’est arrivé depuis cinq jours.
Aujourd’hui, je n’ai pas le temps.
L’aventure avec la petite brodeuse est finie. Elle a pris fin, précisément le soir où j’ai jeté le masque.
Nous avons beaucoup ri, car elle avait, de son côté, joué la même comédie. Hélas ! mon pauvre Théodore, elle n’est pas plus brodeuse que moi poète. Elle porte des toilettes de cinq cents à mille florins et des chapeaux de quatre-vingts florins. Elle a des perles et des brillants : son passé est très accidenté. Je pars avec elle pour Dieppe et… je paie ses notes.
Je l’entretiens, et après-demain elle me trompera. Ne me traite pas d’optimiste, parce que je ne parle que d’après-demain ; en chemin de fer, il n’y a pas d’occasion.
La petite comédie est terminée, comme tu le vois.
Mais du drame qui pourrait y faire suite, je saurai m’échapper à temps ; à la fin du premier acte (la scène est à Dieppe), je disparaîtrai en souriant dans la coulisse.
Ton ALFRED.
ARTHUR SCHNITZLER
Il lui fut impossible de rester plus longtemps là, immobile, dans la voiture. Il descendit et se mit à marcher de long en large. Il faisait déjà sombre : les lumières des réverbères, rares dans cette rue isolée et tranquille, vacillaient au vent. La pluie avait cessé ; les trottoirs étaient presque secs, mais la chaussée de macadam était encore humide, et, par places, des flaques s’étaient formées.
« C’est curieux, – songeait Franz : – ici, à cent pas du Prater, on pourrait se croire transporté dans quelque petite ville de Hongrie. En tout cas, on est en sûreté : ce n’est pas ici qu’elle rencontrera des gens de connaissance, comme elle le redoute tant !… »
Il regarda sa montre :
« Sept heures, et déjà nuit noire… L’automne est précoce, cette année… Et ce maudit ouragan !… »
Il releva le col de son pardessus et marcha plus vite. Les vitres des réverbères cliquetaient.
« Une demi-heure encore, – se dit-il, – et je m’en irai… Ah ! je voudrais presque en être là… »
Il s’arrêta à l’angle des deux rues : il surveillait ainsi les deux chemins par lesquels elle pouvait arriver.
« Oui, elle viendra aujourd’hui, – pensait-il, tout en retenant son chapeau qui menaçait de s’envoler ; – c’est vendredi, il y a séance à la Faculté : elle osera sortir, et même elle pourra rester assez longtemps… »
Il entendit la sonnerie du tramway ; puis la cloche de Saint-Népomucène, qui était tout près, se mit à tinter.
Aussitôt la rue s’anima : des passants le croisèrent en assez grand nombre, des employés pour la plupart, à ce qu’il lui sembla, dont les bureaux fermaient à sept heures. Tous se hâtaient et luttaient contre le vent, qui rendait la marche difficile. Personne ne prenait garde à lui ; quelques trottins seulement lui lancèrent un regard curieux. Soudain, il aperçut une silhouette connue ; elle avançait vite : il s’élança à sa rencontre.
« Pas de voiture ? – se dit-il. – Est-ce bien elle ? »
C’était elle, et dès qu’elle le reconnut, elle pressa le pas.
— Tu es venue à pied ? – dit-il.
— J’ai renvoyé ma voiture devant le Carltheater… Il me semblait que j’avais déjà pris une fois ce cocher-là…
Un monsieur passa près d’eux et la dévisagea rapidement. Le jeune homme le regarda d’une façon presque provocante, et l’autre s’éloigna précipitamment ; elle le suivit des yeux.
— Qui est-ce ? – demanda-t-elle, inquiète.
— Je ne le connais pas… Nous ne rencontrerons personne ici ; rassure-toi… Mais viens vite, montons en voiture.
— C’est ta voiture ?
— Oui.
— Découverte ?
— Il y a une heure, il faisait si beau encore !
Ils se dirigèrent vers le fiacre. La jeune femme s’installa.
— Cocher ! – héla le jeune homme.
— Où est-il donc ? – demanda-t-elle.
Franz jeta les yeux autour de lui.
— C’est trop fort ! – s’écria-t-il ; – pas moyen de découvrir cet animal !
— Au nom du ciel ! – fit-elle sans élever la voix.
— Attends une minute, ma chérie. Je vais certainement le trouver par là.
Le jeune homme ouvrit la porte d’un cabaret : le cocher était attablé avec deux autres individus. Aussitôt il se leva :
— Voilà, patron, voilà !
Et, debout, il vida son verre de vin.
— Eh bien, à quoi pensez-vous ?
— Faites excuse, patron, me v’là.
Et, titubant un peu, il se hâta d’aller reprendre sa place sur le siège.
— Et où allons-nous, patron ?
— Au Prater, du côté du Pavillon…
Le jeune homme à son tour monta en voiture.
La jeune femme s’enfonçait dans son coin, toute ramassée sur elle-même et se dissimulait sous la capote baissée.
Franz lui prit les deux mains. Elle ne bougea pas.
— Tu ne veux même pas me dire bonsoir ? – fit-il.
— Je t’en prie, laisse-moi, un instant… Je suis encore toute hors d’haleine.
Le jeune homme s’appuya dans le coin opposé. Tous deux restèrent silencieux. Le fiacre venait de s’engager dans la rue du Prater, passa devant le monument de Tegetthoff, et, quelques secondes après, roula dans la sombre et large allée du Prater. Alors, brusquement, Emma jeta ses bras au cou du bien-aimé. Il releva doucement la voilette qui le séparait des lèvres, et les baisa.
— Enfin me voilà près de toi ! – dit-elle.
— Sais-tu combien il y a de temps que nous ne nous sommes vus ? – s’écria-t-il.
— Depuis dimanche.
— Oui… et encore, de loin seulement !
— Comment, de loin ? tu étais chez nous !
— Justement !… chez vous… Ah ! cela ne peut plus continuer ainsi, je ne veux plus aller chez vous… Mais qu’as-tu donc ?
— Une voiture vient de passer à côté de nous.
— Chère petite, les gens qui se promènent ce soir au Prater ne s’occupent guère de nous.
— Je le sais bien… Pourtant, si par hasard quelqu’un regardait…
— Il serait impossible de nous reconnaître.
— Je t’en prie… allons d’un autre côté…
— Comme tu voudras…
Il appela le cocher, qui parut ne pas entendre. Il se leva à demi et le toucha de la main ; alors l’homme se pencha vers lui.
— Tournez !… Et ne fouettez pas tant vos bêtes… Nous ne sommes pas pressés, entendez-vous ! Conduisez-nous… vous savez… dans l’allée qui mène au Pont Impérial.
— Sur la route Impériale ?
— Oui, mais n’allez pas comme un fou. Ça n’a pas le sens commun.
— Faites excuse, patron… c’est le vent qui excite les chevaux.
— Oui, c’est vrai… le vent !…
Franz se rassit.
Le cocher fit faire demi-tour à la voiture. Ils rebroussèrent chemin.
— Pourquoi ne t’ai-je pas vu hier ? – demanda-t-elle.
— Comment aurait-ce été possible ?
— Je te croyais invité chez ma sœur ?…
— Ah !… c’est juste !…
— Pourquoi n’es-tu pas venu ?
— Parce que je ne peux pas supporter de me trouver avec toi, au milieu d’autres personnes… Non… Plus jamais…
Elle haussa les épaules.
— Où sommes-nous donc ? – demanda-t-elle au bout d’un moment.
Ils passaient sous le pont du chemin de fer et débouchaient sur la grand’route.
— C’est le chemin qui mène au Danube, – dit Franz ; – nous allons au Pont Impérial. Il n’y a pas de gens de connaissance par ici, – ajouta-t-il avec ironie.
— On est horriblement cahoté dans ce fiacre !
— C’est que nous sommes de nouveau sur du pavé.
— Pourquoi va-t-il ainsi en zig-zag ?
— Tu te figures cela !
Mais lui-même trouvait qu’ils étaient, plus que de raison, lancés de droite et de gauche. Il ne voulut rien en laisser voir, pour ne pas l’alarmer davantage.
— J’ai beaucoup de choses à te dire, Emma… des choses sérieuses.
— Alors, dépêche-toi, car il faut que je sois rentrée à neuf heures.
— Tout peut se décider en deux mots.
— Grand Dieu ! Qu’arrive-t-il ? – cria-t-elle.
La roue de leur voiture s’était prise dans un rail du tramway, et, en voulant, la dégager, le cocher avait failli les faire verser, Franz tira l’homme par son manteau :
— Arrêtez ! – ordonna-t-il. – Décidément, vous êtes ivre.
À grand’peine, le cocher retint ses chevaux.
— Mais, patron…
— Viens, Emma, descendons.
— Où sommes-nous ?
— À l’entrée du pont… Du reste, il n’y a presque plus de vent. Marchons un peu : il n’y a pas moyen de causer posément en voiture.
Emma baissa son voile et obéit.
— Tu appelles cela « pas de vent » ! – s’écria-t-elle. À peine descendue, elle était saisie par un tourbillon. Il la prit par le bras.
— Suivez-nous ! – cria-t-il au cocher.
Ils avancèrent jusqu’au milieu du pont sans rien dire ; là, en entendant l’eau bruire au-dessous d’eux, ils s’arrêtèrent un moment. La nuit les enveloppait. Le Danube, large et gris, s’étendait jusqu’à des limites indéterminées ; au loin, des lumières rouges semblaient flotter sur l’eau où elles se reflétaient. Sur la rive qu’ils venaient de quitter, des rayons lumineux se penchaient en tremblant vers le fleuve ; devant eux, les eaux paraissaient se perdre dans les prés noirs. Un grondement comparable au tonnerre s’éleva dans le lointain, puis se rapprocha peu à peu. Involontairement, ils tournèrent les yeux vers les lumières rouges : un train aux vitres éclairées passa entre des arceaux de fer qui semblaient brusquement grandir hors des ténèbres, puis s’y replonger aussitôt. Le grondement s’affaiblit insensiblement ; tout redevint tranquille ; le vent seul mugissait en rafales soudaines.
— Nous devrions partir, – dit Franz après un long silence.
— Oui, – répondit doucement Emma.
— Nous devrions partir, – continua Franz avec vivacité ; – j’entends partir tout à fait.
— Mais… c’est impossible !…
— Parce que nous sommes lâches, Emma ; voilà pourquoi c’est impossible.
— Et mon enfant ?…
— Il te le laisserait ; j’en ai la ferme conviction.
— Mais comment partir ? – murmura-t-elle. – Nous enfuir dans la nuit ?…
— Non, pas du tout. Tu n’as qu’à lui déclarer simplement que tu ne peux plus vivre avec lui, parce que tu appartiens à un autre.
— Es-tu fou, Franz ?…
— Si tu veux, je t’épargnerai même cette peine. Je le lui dirai bien moi-même.
— Tu ne feras pas cela, Franz !
Il chercha à voir son visage ; mais, dans les ténèbres, il distingua seulement qu’elle avait levé la tête et tourné les yeux vers lui. Il garda le silence un moment, puis il ajouta d’un ton calme :
— Ne crains rien, je ne le ferai pas.
Ils approchaient de l’autre rive.
— Tu n’entends pas ? – lui demanda-t-elle. – Qu’est-ce que cela ?
— Cela vient de la route, – dit-il.
Le roulement d’une voiture grandissait lentement dans la nuit. Une petite lueur approchait en se balançant ; bientôt ils reconnurent que c’était une lanterne accrochée au timon d’une charrette de paysan, mais ils ne purent discerner si elle portait des marchandises ou des gens. Deux autres carrioles suivaient immédiatement ; sur la dernière, ils virent un homme qui allumait sa pipe. Les voitures s’éloignèrent, et, de nouveau, ils n’entendirent plus rien que le roulement sourd du fiacre à vingt pas derrière eux. Le pont maintenant s’inclinait légèrement vers la rive opposée et, devant eux, la grand’route, bordée d’arbres, s’allongeait dans l’ombre. À droite et à gauche, les prés semblaient d’obscurs abîmes.
Après un long silence, Franz dit tout à coup :
— C’est donc pour la dernière fois…
— Quoi ? – demanda Emma, d’un air inquiet.
— Que nous nous voyons. Reste avec lui. Je te dis adieu !
— Parles-tu sérieusement ?
— Très sérieusement.
— Tu vois, c’est toujours toi, pas moi, qui gâtes les quelques heures que nous avons à passer ensemble.
— Oui, oui, tu as raison, – dit Franz, – viens, nous allons rentrer.
Elle se serra plus étroitement contre son bras.
— Non, – répondit-elle avec tendresse, – maintenant c’est moi qui ne veux pas. Je ne me laisse pas congédier ainsi.
Elle l’attira à elle et l’embrassa longuement.
— Où arriverions-nous, – fit-elle alors, – en continuant sur cette route ?
— Nous irions directement à Prague, ma chérie.
— Oh ! pas si loin ! – répondit-elle en souriant ; – mais, si tu veux, nous pourrions encore aller dans cette direction.
Elle indiquait d’un geste l’obscurité.
— Hé ! cocher ! – appela Franz.
Mais il ne répondit pas.
La voiture les avait dépassés et continuait son chemin. Franz courut après. Il vit que le cocher dormait ; enfin, à force de crier, il parvint à le réveiller.
— Nous irons encore un peu plus loin sur la grande route, tout droit, vous comprenez ?
— Ça va bien, patron !
Emma monta dans le fiacre, Franz la suivit. Le cocher fouetta ses chevaux, qui se mirent à galoper sur la chaussée humide ; mais les deux amants, enlacés, ne sentaient pas les cahots de la voiture.
— Est-ce qu’on n’est pas bien ainsi ? – souffla Emma tout près des lèvres du jeune homme.
Au même instant, elle eut l’impression que la voiture faisait un bond prodigieux, et se sentit projetée en avant. Elle voulut se retenir à quelque chose, mais elle ne rencontra que le vide. Il lui sembla qu’elle tournait sur elle-même avec une rapidité vertigineuse, et ne put s’empêcher de fermer les yeux : tout à coup, elle se trouva couchée à terre. Un silence lourd, extraordinaire, pesait sur elle comme si elle était loin de tout, dans une solitude profonde. Puis elle perçut des bruits confus : tout près d’elle, des sabots de cheval frappant le sol, un gémissement léger… mais elle ne pouvait rien voir. Alors, elle fut prise d’une terreur folle. Elle cria… et sa terreur augmenta, car elle n’entendait pas le son de sa propre voix. Soudain, elle se rendit très bien compte de ce qui était arrivé : la voiture avait dû accrocher quelque obstacle, sans doute l’une des bornes de la route, elle-même avait été précipitée à terre.
« Où est-il ? » – Telle fut sa première idée.
Elle l’appela par son nom. Cette fois, elle s’entendit, très faiblement encore, mais elle s’entendit. Elle n’obtint pas de réponse. Elle essaya de se relever et ne réussit qu’à s’asseoir. En tâtonnant autour d’elle, ses mains rencontrèrent un corps humain étendu à ses côtés et, comme ses yeux commençaient à percer l’obscurité, elle le reconnut : c’était Franz, complètement inanimé. Elle lui toucha le visage et elle sentit quelque chose de chaud et d’humide qui coulait. Sa respiration s’arrêta… Du sang ? Qu’était-il arrivé ? Franz était blessé… sans connaissance… Et le cocher ? Que faisait-il donc ? Elle l’appela. Pas de réponse. Et elle restait toujours assise sur le sol.
« Moi, je n’ai rien, – pensait-elle, bien qu’elle éprouvât des douleurs dans tous les membres. – Que vais-je faire ? Que vais-je faire ?… »
— Franz ! – cria-t-elle.
Une voix, tout près d’elle, répondit :
— Où qu’vous êtes, ma petite dame ?… Où qu’est le monsieur ?… Il n’est pas arrivé de malheur ?… Attendez, qu’j’allume la lanterne, qu’on voie quelque chose… Je n’sais pas ce qu’avaient ces rosses-là, ce soir… ce n’est, pardieu ! pas ma faute… elles sont allées se fourrer dans un tas de cailloux, les sacrées bêtes !…
Emma, malgré les douleurs qu’elle ressentait dans tous les membres, s’était mise debout, et, comme elle n’avait rien de brisé, ni le cocher non plus, elle se rassurait un peu. Elle entendit l’homme ouvrir la vitre de la lanterne et frotter l’allumette. Pleine d’anxiété, elle attendit la lumière. Elle n’avait plus le courage de toucher Franz étendu à ses pieds ; elle se disait :
« Quand on ne voit rien, tout paraît terrible. Il a certainement les yeux ouverts, ça ne sera rien. »
Un rayon de lumière, venu de côté, glissa près d’elle : Emma vit soudain la voiture qui, à sa grande surprise, n’était pas renversée, mais seulement appuyée contre le rebord du fossé, comme si une roue s’était rompue. Les chevaux ne bougeaient pas. La lueur se rapprocha, elle éclaira d’abord la borne kilométrique, puis le tas de cailloux, le fossé ; ensuite, elle atteignit les pieds de Franz, et rampa le long de son corps jusqu’au visage, où elle se fixa. Le cocher avait déposé la lanterne par terre, juste à côté du blessé. Emma se laissa tomber à genoux et son cœur cessa de battre, lorsqu’elle aperçut la figure de son amant. Il était livide, ses yeux à demi fermés ne laissaient voir que le blanc. Un filet de sang coulait lentement de la tempe gauche sur la joue et allait se perdre dans l’évasement du col. Les dents s’incrustaient dans la lèvre inférieure.
— Ce n’est pas possible !… murmura Emma.
Le cocher, à son tour, s’était agenouillé et regardait fixement le jeune homme. Tout à coup, il saisit la tête entre ses deux mains et la souleva.
— Que faites-vous ? – cria Emma d’une voix étouffée.
Et elle eut peur de cette tête qui semblait se dresser d’elle-même.
— Je crois, ma petite dame, qu’il est arrivé un grand malheur.
— Ce n’est pas vrai ! – dit Emma, – ce n’est pas possible. Vous n’avez rien, vous… ni moi non plus…
Le cocher laissa doucement retomber la tête inanimée sur les genoux d’Emma. Elle frémit.
— S’il venait seulement quelqu’un !… Si ces paysans avaient passé un quart d’heure plus tard…
— Qu’allons-nous faire ? – balbutia-t-elle, les lèvres tremblantes.
— Dame ! si la voiture n’était pas démolie… mais dans l’état où elle est… nous n’avons qu’à attendre que quelqu’un vienne…
Il continuait à parler, mais Emma ne comprenait pas le sens de ses paroles. Peu à peu, cependant, elle reprit possession d’elle-même et se rendit compte de la situation.
— Combien y a-t-il d’ici aux maisons les plus proches ? – demanda-t-elle.
— Oh ! pas bien loin, ma p’tite dame… Il y a là, tout près, les maisons de Franzjosephsland. S’il faisait clair, on les verrait. On y est en cinq minutes.
— Courez-y. J’attendrai ici. Allez chercher du secours.
— Hem !… ma p’tite dame… je crois que je ferais mieux de rester avec vous. Ça ne peut pas durer longtemps… Il finira bien par passer quelqu’un. Nous sommes sur la route Impériale.
— Ce sera trop tard… Ce sera trop tard peut-être… Il faut un médecin tout de suite.
Le cocher jeta un coup d’œil sur le visage rigide, puis regarda Emma en secouant la tête.
— Vous n’en savez rien ! – lui cria la jeune femme, – et moi non plus…
— Oui, mais où trouver un médecin dans ce faubourg ?
— Vous enverrez quelqu’un en ville et…
— Savez-vous, ma p’tite dame ? Ils doivent avoir un téléphone par là. Nous pourrions téléphoner au poste de secours.
— Oui, oui, voilà ce qu’il faut faire. Allez-y, courez, au nom du ciel, et ramenez du monde !… Mais, je vous en conjure, allez donc ! qu’est-ce que vous faites là ?
Le cocher regardait toujours la face livide posée sur les genoux d’Emma.
— Le poste de secours… le docteur… ça ne servira plus à grand’chose.
— Courez, pour l’amour de Dieu, courez donc !
— J’y vais… j’y vais… Mais tâchez de ne pas avoir peur, ma p’tite dame, là, toute seule dans la nuit.
Et il s’éloigna vivement.
— Je n’y peux rien, – marmonnait-il entre ses dents, – je n’y peux rien, que diable ! Quelle idée aussi… par cette obscurité… sur la route Impériale…
Emma était seule près du corps inanimé sur la route sombre.
— Ce n’est pas possible, – ne cessait-elle de se répéter, – ce n’est pas possible…
Elle crut soudain l’entendre respirer : elle se pencha vers les lèvres pâles. Non, aucun souffle n’y passait. Sur la tempe et sur la joue, le sang paraissait déjà sec. Elle examina les yeux, ces yeux éteints, et frissonna.
« Pourquoi ne le croyais-je pas ? Oui, c’est certain, c’est bien la mort. »
Elle grelotta de peur et n’eut plus qu’une pensée :
« Un mort ! Je suis seule ici avec un mort… j’ai un mort sur mes genoux… »
Et, de ses mains tremblantes, elle repoussa la tête et la laissa retomber sur le sol. Alors, un sentiment d’effroyable abandon s’empara d’elle. Pourquoi avait-elle renvoyé le cocher ? Quelle folie de sa part ! Que devenir là, sur la route, seule avec ce mort ?… S’il venait du monde ?… oui, que ferait-elle, s’il venait du monde ?… Combien de temps allait-il falloir attendre ?… Et, de nouveau, elle considéra le cadavre. Elle eut cette idée :
« Je ne suis pas seule avec lui, il y a la lumière. »
Et cette lumière devint pour elle quelque chose de cher, d’amical, à qui elle devait être reconnaissante. Il y avait plus de vie dans cette petite flamme que dans toute la vaste nuit qui l’environnait. Oui, c’était presque une protection contre ce corps immobile, effrayant, qui gisait là, près d’elle, sur le sol. Et elle regarda la lumière, fixement, jusqu’à ce que ses yeux se missent à papilloter, jusqu’à ce que la flamme dansât devant elle… Et soudain, elle eut comme un brusque réveil. Elle se leva précipitamment :
« Grand Dieu ! c’est impossible !… Il ne faut pas qu’on me trouve ici seule auprès de lui… »
Elle se voyait debout sur la chaussée, avec le mort et la lumière à ses pieds, et il lui sembla qu’elle grandissait démesurément dans l’obscurité.
« Qu’est-ce donc que j’attends ? » – se demanda-t-elle.
Et les pensées se heurtaient dans sa tête :
« Qu’est-ce donc que j’attends ?… Que quelqu’un vienne ?… Quel besoin aura-t-on de moi ?… On viendra… on me posera des questions… Et moi ? qu’est-ce que je fais ici ?… Tout le monde me demandera qui je suis… Que répondrai-je ?… Rien… Je ne prononcerai pas un mot… je n’ouvrirai pas la bouche… pas un mot… On ne peut pourtant pas me forcer… »
Au loin des voix se firent entendre.
« Déjà ! » – pensa-t-elle.
Elle prêta l’oreille, anxieuse. Les voix venaient du côté du pont. Ce ne pouvait donc pas être les personnes que le cocher était allé chercher. Mais, qui que ce fût, on remarquerait la lumière et, alors, elle serait découverte…
Du pied, elle renversa la lanterne, qui s’éteignit. Elle était plongée, dans de profondes ténèbres, elle ne distinguait plus rien, plus même lui.
Seul, le tas de cailloux blanchâtres luisait un peu. Les voix se rapprochaient. Elle trembla de tout son corps… « Pourvu qu’on ne la découvre pas ici… c’est la seule chose qui compte… oui, c’est cela qui importe, et cela seul… Au nom du ciel ! elle est perdue si quelqu’un apprend qu’elle a été la maîtresse de… » Elle joint les mains convulsivement.
Elle prie le Ciel de faire passer ces gens de l’autre côté de la route, sans qu’ils l’aperçoivent. Elle écoute. Oui, c’est de l’autre côté… Qu’est-ce qu’on dit ? Ce sont deux femmes… ou trois… Elles ont vu la voiture, car elles en parlent… on distingue leurs paroles : « Une voiture versée… » Que disent-elles encore ? Impossible de comprendre. Elles passent… elles sont passées… Dieu soit loué !… Et maintenant ?… maintenant ?… Oh ! pourquoi n’est-elle pas morte, elle aussi ? Son sort est enviable, à lui : tout est fini pour lui ; il ne connaît plus ni danger ni crainte… tandis qu’elle a peur de tant de choses !… Elle a peur qu’on ne la découvre, qu’on ne lui demande : « Qui êtes-vous ? » qu’on ne l’emmène au commissariat de police, que tout le monde n’apprenne son aventure… que son mari… que son enfant…
Et elle ne conçoit pas qu’elle ait pu rester là si longtemps, comme enracinée au sol… Elle peut bien partir : elle n’est utile à personne, ici, et elle se perd… Elle fait un pas… avec précaution, elle traverse le fossé… un pas encore pour monter… oh ! que c’est glissant !… puis deux pas, et la voilà au milieu de la route… Alors, elle s’arrête un instant et regarde devant elle. Elle parvient à distinguer la chaussée grisâtre qui se perd dans l’obscurité. C’est par là, c’est par là qu’est la ville… Elle n’en voit rien, mais elle est sûre de la direction. Elle se retourne, une fois encore. Il ne fait pas si sombre que cela, car elle aperçoit parfaitement la voiture, les chevaux… et, avec quelque effort, les contours d’un corps humain, qui gît par terre. Elle écarquille les yeux, il lui semble que quelque chose la retient sur place… et elle imagine que c’est lui… c’est lui qui veut la retenir, elle subit sa puissance… Mais, violemment, elle se libère, et elle comprend alors ce qui l’empêchait d’avancer : c’était la boue gluante du sol. Elle marche, à présent… elle va plus vite… elle fuit… elle court vers la lumière, vers le bruit, vers la vie… Elle se hâte sur la route, en relevant sa jupe, pour ne pas tomber. Elle a le vent dans le dos, il la pousse. Elle ne sait plus bien ce qu’elle fait… Il lui semble qu’elle fuit le mort qui repose là-bas, loin derrière elle, près du fossé… Mais elle songe que c’est aux vivants qu’elle veut échapper, aux vivants qui vont arriver et qui la chercheront. Que penseront-ils ? Vont-ils la poursuivre ? Il n’est pas possible qu’ils la rattrapent : elle a une grande avance, elle va atteindre le pont, et alors tout danger sera passé.
On ne peut pas soupçonner qui elle est, personne ne devinera le nom de la femme qui était en voiture avec cet homme, sur la route Impériale. Le cocher ne la connaît pas, et, à supposer qu’il la revoie plus tard, il ne la reconnaîtra pas. Du reste, qui s’inquiétera de savoir son nom ? Cela ne regarde personne.
Oui, elle a eu bien raison de ne pas rester là-bas : c’est prudent, et, d’ailleurs, ce n’est pas vil… Franz lui-même l’aurait approuvée. Il faut qu’elle rentre chez elle : elle a un enfant, un mari ; elle aurait été perdue, si on l’avait trouvée près de ce mort, son amant…
Voici le pont, la route s’éclaire… Elle entend bruire l’eau comme avant, et voici la place où elle marchait à son bras… Quand était-ce ? quand était-ce ? Il ne doit pas y avoir longtemps… Pas longtemps ? Qui sait ? Peut-être a-t-elle eu un long évanouissement ?… peut-être est-il plus de minuit… peut-être le jour va-t-il bientôt paraître, et alors… on s’est aperçu de son absence à la maison, on la cherche…
Non, non, c’est impossible. Elle est certaine de ne pas avoir perdu connaissance, elle se souvient de tout, à présent, bien mieux qu’au premier moment. Elle sait qu’elle a été jetée hors de la voiture et qu’elle s’en est tout de suite rendue compte. Elle traverse le pont en courant et elle entend résonner ses pas. Elle ne regarde ni à droite ni à gauche…
Mais voici quelqu’un qui vient en sens inverse : elle ralentit son allure… Qui cela peut-il bien être ? Elle distingue un uniforme… Elle marche lentement : il ne faut pas qu’elle se fasse remarquer… Elle croit voir que l’homme la regarde fixement… S’il allait l’interroger ?… Elle le croise, et elle reconnaît l’uniforme : c’est un agent de police. Elle passe, et elle entend qu’il s’est arrêté derrière elle. Elle se retient à grand’peine de courir : cela paraîtrait suspect. Elle continue à marcher aussi lentement. Elle entend la sonnerie du tramway : il doit être encore bien loin de minuit.
Elle recommence à presser le pas et se hâte vers la ville, dont elle voit déjà briller les lumières au bout du viaduc et dont elle croit entendre le bruit sourd… Encore cette rue solitaire, et, après, ce sera le salut… Et voici qu’elle perçoit des coups de sifflet aigus, toujours plus aigus et plus rapprochés ; une voiture passe comme un tourbillon à côté d’elle. Involontairement, elle s’arrête et la suit des yeux : c’est une voiture d’ambulance. « Je sais bien où elle va !… Quelle allure ! – se dit-elle, – c’est fantastique… » Une seconde, il lui semble qu’elle doit appeler ces gens, courir après eux, retourner avec eux là d’où elle vient. Un instant elle est envahie par une honte indicible, comme jamais encore elle n’en a éprouvé… Elle sait que sa conduite a été lâche et mauvaise… Mais, à mesure que le roulement de la voiture et les coups de sifflet décroissent dans le lointain, une joie folle grandit en elle, et, comme délivrée d’un danger, elle se précipite.
Des passants la croisent ; elle ne ressent plus aucune inquiétude : le plus dur est fait.
Le bruit de la ville devient plus distinct de minute en minute, il fait de plus en plus clair ; déjà elle voit s’aligner les maisons de la rue du Prater, et il lui semble qu’elle est attendue là par une foule où elle pourra se perdre et se confondre. Et, comme elle passe sous un réverbère, elle a assez de sang-froid déjà pour regarder sa montre : il n’est que neuf heures moins dix. Elle approche la montre de son oreille : elle n’est pas arrêtée.
Et Emma se dit :
« Je suis en vie, saine et sauve ; ma montre ne s’est même pas arrêtée… Et lui, lui… il est mort… c’est la destinée ! »
N’est-ce pas la preuve qu’elle n’a rien à se reprocher, que tout lui est pardonné ?
— Oui, c’est la preuve, la preuve…
Elle s’aperçoit qu’elle prononce ces mots à voix haute. Mais, si le sort en avait décidé autrement… Si c’était elle qui fût là-bas, dans le fossé, tandis que lui serait en vie… Il n’aurait pas fui, lui, non… Mais, c’est que c’est un homme ! Elle n’est qu’une femme… et elle a un enfant, un mari… Elle a bien agi, elle a fait son devoir, oui, son devoir.
Elle sait bien, cependant, qu’elle n’a pas agi ainsi par sentiment du devoir… Mais elle a fait ce qu’il fallait, instinctivement, comme tous les cœurs honnêtes…
À présent, on l’aurait déjà découverte, les médecins s’informeraient : « Et votre mari, madame ?… » Oh ! Dieu, et demain, les journaux !… et sa famille… Elle aurait été perdue à tout jamais, et pourtant elle n’aurait pas pu le rappeler à la vie… Eh ! oui, voilà la vérité. Elle se serait perdue pour rien.
Elle passe sous le pont du chemin de fer, elle va… elle va… voici la colonne de Tegetthoff, et le grand carrefour. Aujourd’hui, par cette pluvieuse soirée d’automne, avec ce vent, il n’y a plus grand monde dans les rues, mais elle a l’impression que toute la vie de la grande cité bourdonne puissamment autour d’elle, car là-bas, d’où elle vient, c’était l’épouvantable silence.
Elle a du temps devant elle. Son mari, ce soir, ne rentrera pas avant dix heures, elle le sait ; elle pourra même changer de vêtements. Et soudain, elle songe à regarder sa robe : elle s’aperçoit avec effroi qu’elle est couverte de boue !
Que dire à sa femme de chambre ?… Demain on pourra lire le récit de l’accident dans tous les journaux. Il y sera question d’une femme qui se trouvait dans la voiture et qui a disparu… Et, à cette pensée, elle recommence à trembler : une seule imprudence, et elle aura commis cette lâcheté en pure perte…
Mais elle a sur elle la clef de l’appartement : elle ouvrira la porte, elle entrera sans bruit.
Vite, elle prend un fiacre. Au moment de donner son adresse, elle se ravise : ce serait peut-être dangereux ; elle jette au cocher le premier nom de rue qui lui passe par la tête.
En traversant le Prater, elle voudrait éprouver une émotion quelconque : elle en est incapable. Elle n’a qu’un désir : être chez elle, en sûreté. Tout le reste lui est indifférent. Depuis l’instant où elle s’est décidée à abandonner le mort sur la route, elle a imposé silence à toute douleur, à toute pitié. Elle ne peut plus s’inquiéter que d’elle-même. Ce n’est pas qu’elle soit sans cœur… oh ! non ! Elle sait fort bien qu’un temps viendra où elle sera désespérée, qu’elle en mourra peut-être… mais, pour le moment, elle n’a qu’un désir : c’est d’être, chez elle, tranquille et les yeux secs, assise à table entre son mari et son enfant.
Elle regarde par la portière : la voiture roule dans l’intérieur de la ville, les rues sont bien éclairées, et les passants, nombreux, se hâtent.
Soudain il lui semble que ces quelques heures qu’elle vient de vivre n’ont rien de réel : c’est un mauvais rêve ; il est impossible que ce soit vrai, irrévocablement vrai.
Sur le Ring, à un coin de rue, elle fait arrêter le fiacre ; elle saute à terre, tourne brusquement dans la rue, prend une autre voiture et donne son adresse.
Elle ne se sent absolument plus capable de penser. Où est-il, à présent ? Cette question lui vient à l’esprit. Elle ferme les yeux et le voit couché sur la civière, dans la voiture d’ambulance, et, tout à coup, elle croit être à ses côtés, elle l’accompagne… Le fiacre s’arrête. Elle tressaute.
Elle est devant chez elle. Elle se hâte de descendre, franchit le porche sur la pointe des pieds : le concierge, dans sa loge, ne lève même pas les yeux. Elle monte l’escalier, elle ouvre la porte tout doucement, pour qu’on ne l’entende pas… Elle traverse l’antichambre, pénètre dans sa chambre à coucher… Dieu soit loué !… Elle allume ; elle enlève fiévreusement ses vêtements et les cache au fond d’une armoire : ils sécheront pendant la nuit, et, demain, elle les brossera et les nettoiera elle-même… Puis elle se lave le visage et les mains, et enfile un peignoir.
On sonne à la porte d’entrée. Elle entend que la femme de chambre va ouvrir. Elle reconnaît la voix de son mari et le bruit de sa canne qu’il dépose. Elle se rend compte qu’à présent il faut être forte ; autrement, tout est perdu, tous ses efforts auront été inutiles. Elle se dirige bien vite vers la salle à manger ; elle y arrive en même temps que son mari.
— Tiens ! tu es déjà rentrée ? – dit-il.
— Mais oui, – répond-elle, – depuis longtemps !
— Il paraît qu’on ne t’a pas entendue revenir…
Elle sourit sans avoir l’air de se contraindre, mais elle est bien lasse d’avoir à sourire… Son mari la baise au front.
Leur petit garçon est déjà à table ; il a attendu longtemps et s’est endormi, le nez dans le livre qu’il tient sur son assiette. Elle s’assied à côté de l’enfant, en face de son mari qui prend un journal et y jette un coup d’œil rapide. Puis il le met de côté en disant :
— La séance dure encore, à la Faculté ; ils discutent toujours.
— Sur quoi ? – interroge-t-elle.
Et il se met à lui donner de longues explications. Emma a l’air d’écouter ; par instants, elle fait des signes d’assentiment. Mais elle n’écoute rien, elle ne sait pas ce qu’il dit ; elle est toujours dans l’état d’une personne qui a miraculeusement échappé à un grand danger. Elle ne pense qu’à une chose :
« Je suis sauvée, je suis chez moi… »
Et tandis que son mari continue à parler, elle se rapproche de son enfant, lui prend la tête et la presse contre son cœur. Une lassitude inexplicable l’envahit, elle ne peut se dominer : le sommeil va la vaincre… elle ferme les yeux…
Tout à coup, une idée lui traverse l’esprit, une hypothèse à laquelle elle n’a pas songé depuis qu’elle s’est relevée pour sortir du fossé… S’il n’était pas mort ? S’il… Oh ! non, aucun doute n’est possible… Ces yeux… cette bouche… et puis aucun souffle ne passait sur ces lèvres. Mais il y a la léthargie… il y a des cas où l’œil le plus exercé peut se tromper… et son œil, à elle, n’est pas exercé, non, certes !… S’il vit ?… s’il a repris connaissance… s’il s’est trouvé seul, abandonné sur la grand’route… s’il l’appelle par son nom… s’il croit qu’elle doit être blessée, s’il dit aux médecins qu’une femme était avec lui, que peut-être elle a été projetée plus loin ?… Et alors… alors, on l’aura cherchée. Le cocher sera revenu de Franzjosephsland avec du secours… il aura expliqué : « Cette dame était encore là quand je suis parti… » Et Franz devinera, Franz saura… il la connaît si bien !… il saura qu’elle s’est sauvée… et il sera pris d’une colère affreuse, et, pour se venger, il la nommera… Car il se sait perdu… et il sera si profondément indigné qu’elle l’ait abandonné dans ses derniers moments, qu’il dira tout, sans conserver d’égards : « C’était Emma… c’était ma maîtresse, aussi sotte que lâche… Car, n’est-ce pas, messieurs, vous ne lui auriez pas demandé son nom, si l’on vous avait priés d’être discrets ? Vous l’auriez laissée partir tranquillement ; moi aussi, je l’aurais laissée… mais elle aurait dû rester jusqu’à ce que vous fussiez là… Mais, puisqu’elle a commis cette infamie, je vais vous dire qui elle est… c’est… ah !… »
— Qu’as-tu ? – dit le mari, très grave, en se levant.
— Quoi ?… qu’y a-t-il ?…
— Oui, qu’y a-t-il donc ?
— Rien !
Elle serre l’enfant plus étroitement contre elle.
Le professeur la regarde longuement.
— Sais-tu que tu t’es endormie et que…
— Et que ?…
— Et que tu as tout à coup poussé un cri.
— Vraiment ?…
— Tu as crié comme dans un cauchemar. Qu’as-tu rêvé ?
— Je n’en sais rien, je n’en sais absolument rien…
Et, en face d’elle, dans la glace, elle voit un visage aux traits crispés qui grimace un sourire affreux. Elle comprend que ce visage, c’est le sien ; et pourtant elle en a peur. Et elle s’aperçoit qu’il se pétrifie : elle ne peut plus remuer la bouche, et, elle le sait, ce sourire demeurera sur ses lèvres aussi longtemps qu’elle vivra. Elle essaie de parler. Alors deux mains se posent sur ses épaules et, entre son visage et celui qu’elle voyait dans la glace, la figure de son mari s’interpose : ses yeux interrogateurs et menaçants plongent dans les siens. Elle sent que tout sera perdu si elle ne sort pas victorieuse de cette dernière épreuve.
Elle redevient forte, elle se sent maîtresse de sa physionomie, de ses gestes, elle peut en faire, en ce moment, ce qu’elle veut ; mais il faut bien vite profiter de cet instant… Et, de ses deux mains, elle prend celles qui appuient toujours sur ses épaules, elle attire son mari à elle et le regarde tendrement, gaiement.
Et, tandis que les lèvres de son mari effleurent son front, elle songe :
« Oui, c’est un mauvais rêve… il ne révélera rien à personne, il ne se vengera pas… car il est mort, il est bien mort… et les morts se taisent… »
— Pourquoi dis-tu cela ? – demande soudain la voix de son mari.
Elle est terrifiée :
— Qu’ai-je dit ?
Et il lui semble qu’elle vient de tout raconter à haute voix, de dire, là, à table, toute l’horrible histoire de cette soirée, et, une fois encore, elle murmure, en s’effondrant sous le regard anxieux de son mari :
— Qu’ai-je dit ?
— « Les morts se taisent », – répète-t-il lentement.
— Oui, – fait-elle, – oui…
Dans ses yeux, elle lit qu’elle ne peut plus rien lui cacher et, longuement, ils se regardent.
— Va coucher l’enfant, – dit-il alors ; – je crois que tu as quelque chose à me raconter.
Et elle sait qu’à cet homme, qu’elle trompe depuis des années, elle va, dans quelques minutes, dire toute la vérité.
Et, tandis qu’avec l’enfant elle sort de la pièce, le regard de son mari toujours fixé sur elle, elle se sent inondée d’une grande paix, comme si tout allait être réparé…
ARTHUR SCHNITZLER
Depuis plus d’une demi-heure, Auguste Witte attendait son ami au café ; les journaux s’entassaient devant lui, mais il ne les regardait même plus, quand Emmeric Berger arriva enfin, tout courant.
— Ah ! te voilà ! ce n’est pas trop tôt ! – lui cria Auguste, – il n’est que temps !… Tu me laisses faire seul toute la besogne.
— Pardon, – dit Emmeric en s’asseyant, – j’ai été obligé de faire une visite et je ne parvenais pas à m’en aller. Je n’ai rien manqué, j’espère ?… Tout est arrangé ?
— Bien entendu, – répliqua Auguste avec un léger froncement de sourcils ; – je suis là, moi, heureusement !
— Alors, il n’y a plus rien à faire avant que la chose commence ?
— Rien, pour l’instant. J’ai donné rendez-vous ici à Dobrdal pour lui dicter mes dernières instructions.
— Ici ? c’est ici que tu donnes rendez-vous à Dobrdal ?
— Pourquoi pas ? Il a très bonne façon… Et puis on sait bien qu’il n’est pas de notre monde !
Emmeric fit un signe d’assentiment, puis il demanda :
— Et les couronnes de laurier ?
— Elles sont au théâtre.
— Bon ! alors tout va bien… Et personne ne se doute de rien, en dehors de nous, n’est-ce pas ?
— Personne… À Fred, cependant, il faudra bien le dire, puisqu’il vient dans notre loge.
Emmeric hocha la tête.
— Tu ne crois pas qu’à Fred aussi, il vaudrait mieux… faire une surprise ?
— Pourquoi donc ?
— Tu sais, Fred est si drôle quelquefois ! Il est capable de ne pas nous approuver.
— Tant pis ! Nous avons bien le droit de nous permettre cette plaisanterie, je suppose. Nous en prenons seuls la responsabilité, pas vrai ?
— Évidemment, toi seul.
— Oui, oui, moi seul. Aucun de vous, certainement, n’aurait eu une idée aussi originale !
— Sans doute, – fit Emmeric en souriant, – mais il y a de la Blandini là-dessous, je le parierais… Et je crois même…
Un regard sévère d’Auguste l’arrêta net, et, au lieu de continuer, il secoua la tête avec embarras, puis jeta un morceau de sucre dans son café et se mit à siffloter.
— Bonsoir ! – dit Fred, qui entrait au même instant. Il tendit la main aux deux jeunes gens.
— Je te remercie pour la place que tu m’offres dans ta loge, – dit-il en s’adressant à Auguste, – mais pourquoi, s’il te plaît, retournons-nous voir cette opérette absurde ?
— Tu vas le savoir, – repartit Auguste. – Du reste, voici monsieur Dobrdal.
— Qui ça ? – demanda Fred.
— Garçon ! – appela Auguste. – Allez donc dire à ce monsieur qui est debout, là, près du billard, de venir ici.
— Dobrdal ! répéta Fred en se tournant vers Emmeric ; qu’est-ce que c’est que ça, Dobrdal ?
Emmeric lui indiqua d’un signe celui que le garçon était allé chercher et qui s’approchait des jeunes gens, en saluant.
C’était un petit homme, vêtu d’un mac-farlane brun et coiffé d’un bonnet de fourrure. Un lorgnon, au bout d’un cordon, se balançait sur son gilet.
Auguste le salua d’un air de condescendance.
— Bonsoir, monsieur Dobrdal. Peut-on vous offrir quelque chose ?
— Oh ! ce n’est pas la peine.
— Alors, asseyez-vous.
— Si vous le permettez.
— Je vous ai fait venir pour que nous nous entendions sur les dernières… Mais… est-ce que vraiment vous ne voulez rien prendre ? Voici justement le garçon.
— Apportez-moi un grog, – dit M. Dobrdal, en ôtant son bonnet de fourrure, qu’il mit sur la table.
Emmeric le prit délicatement et le déposa sur une chaise.
— Oh !… merci, – dit M. Dobrdal.
— Donc, – continua Auguste, – combien d’hommes aurez-vous dans la salle ?
— Quarante, et bien répartis.
— Même aux fauteuils d’orchestre ?
— Certainement ! Avec les galeries seules, on n’obtient rien. C’est l’orchestre qui a le plus d’importance.
— Et les verrez-vous encore avant le lever du rideau ?
— Naturellement. J’ai tous les billets dans ma poche.
— Parfait. Eh bien, écoutez, monsieur Dobrdal, nous récapitulons ; au premier acte…, rien… Oui, il me serait même agréable qu’à la fin du premier acte, les applaudissements fussent moins tièdes qu’à l’ordinaire.
— Monsieur de Witte, ceci n’est pas possible. Le directeur exige trois rappels.
— Voilà qui est fâcheux.
— Mais, savez-vous, monsieur de Witte ? je ne ferai pas donner le parterre après le premier acte.
— Bon !… Passons au second acte. C’est pour celui-là que nous avons besoin de nous entendre. D’abord, il y a le chœur…
— Je sais, monsieur de Witte.
— Écoutez-moi, je vous prie. Après le chœur, la Blandini reste seule. Elle semble horriblement triste et se jette sur un canapé. C’est le moment où Roland entre en scène…
— Et c’est alors que ça éclate ! – acheva Dobrdal.
— Roland ? – s’écria Fred.
— Oui, c’est ça, la farce ! – lui chuchota Emmeric.
— À l’instant, – continua Auguste, – où Roland paraît, un tonnerre d’applaudissements.
— Très bien ! – fit Dobrdal.
— À ces applaudissements, – poursuivit Auguste, – se mêlent des cris « Bravo ! bravo ! » et, tandis que les acclamations continuent, de l’orchestre, on tend des couronnes. À ce moment, Roland doit dire : « Belle dame » ou : « Noble dame, ces joyaux vous sont envoyés par mon maître… » Là-dessus, vient le grand air de la Blandini, pendant lequel Roland reste debout près de la porte. Puis, la Blandini se dirige vers Roland et lui rend les bijoux.
— C’est bien le genre de la Blandini ! – fit observer Emmeric.
Auguste lui lança un coup d’œil sévère. Emmeric rougit et Auguste reprit :
— Roland prend les bijoux en disant : « Que dois-je répondre à mon maître ? » Ou quelque chose comme ça. Et la Blandini : « Rien. » Sur quoi Roland s’incline et sort. Et alors des applaudissements à faire crouler la salle.
— Enthousiasme ! – précisa Dobrdal.
— Parfaitement ! Enthousiasme, frénésie, cris de rappel. Et vous ne laisserez pas vos gens s’arrêter avant que Roland ait été forcé de revenir sur la scène et de saluer… Vous m’avez bien compris, monsieur Dobrdal ?
— Monsieur de Witte, comptez sur moi.
— Eh bien, – conclut Auguste, – nous avons fini.
Dobrdal ne se le fit pas répéter. Il avala bien vite le reste de son grog et partit après s’être incliné.
— Et maintenant, – dit Fred, – je ne serais pas fâché de savoir ce que tout cela signifie.
— Je vais te le dire, – répondit Auguste.
— Je suis curieux !… – dit Fred.
Emmeric prêta l’oreille.
— D’abord, – fit observer Auguste, – je ne sais pas pourquoi il serait nécessaire que tout eût une signification…
Emmeric parut déçu, et Fred se mit à rire.
— Ensuite, – se hâta d’ajouter Auguste d’un ton irrité, – si vous étiez capables, tous les deux, d’aller au fond des choses, vous ne m’interrogeriez pas. Je ne prétends pas avoir eu de prime abord une autre idée que d’organiser une bonne plaisanterie ; mais dans ce que nous faisons il y a mieux qu’une farce, il y a une intention généreuse, je dirai même plus, profonde : procurer enfin une joie à ce pauvre diable auquel nul ne songe. À mon avis, on fête bien assez les grands acteurs, et les petits ne sont pas moins nécessaires au succès d’une pièce.
— Très juste ! – approuva Emmeric.
— Voilà pourquoi cette plaisanterie a un sens profond ; et, ce soir, quand les spectateurs se laisseront entraîner à applaudir, ce qui ne peut manquer, ils feront, sans s’en douter, et en la personne de Roland, une ovation à tous les petits rôles qu’ils oublient d’ordinaire.
— Sans s’en douter, certainement, – dit Fred – car il y a cinq minutes, tu ne savais pas toi-même à quel point tu es, en somme, une noble nature.
— Emmeric avait bien raison !… – dit Auguste brusquement.
Emmeric se rengorgea avec importance, tout en se demandant en quoi il avait eu raison.
— … de dire qu’il ne fallait rien te raconter, – acheva Auguste.
Emmeric, inquiet, regarda Fred avec une sorte de tendresse.
— Tu es un trouble-fête, – poursuivit Auguste.
— Je ne te comprends pas, – dit Fred en riant, – tu te montes comme si tu étais coupable. On accomplit les belles actions sans en avoir conscience : autrement, elles ne seraient pas belles. Qu’une plaisanterie vienne à l’esprit d’un cuistre, il en résultera une grossièreté ; mais qu’elle te vienne à l’esprit, à toi, c’est tout naturellement une belle action.
Auguste lui lança un mauvais regard.
— Est-ce que tu nous priveras du plaisir de ta société, ce soir, pendant la représentation ?
— Pas du tout, – répondit tranquillement Fred. – D’ailleurs, tu m’as invité à souper, après le théâtre, avec la Blandini et Emmeric.
— Je l’avais oublié.
— Pas moi.
— Il est temps de partir, – dit Auguste.
Ils payèrent, sortirent et prirent une voiture pour aller au théâtre. En chemin, Emmeric les considérait l’un après l’autre. Il sentait que, sur quelque point important, ces deux hommes n’étaient pas d’accord. Il rassembla donc tout son courage et, en montant l’escalier du théâtre, il leur dit :
— Voyons, mes enfants, soyez raisonnables.
Auguste ne répondit rien, mais Fred lui serra la main en disant :
— Je tâcherai.
La porte de l’avant-scène s’ouvrit et les premiers accords de l’ouverture résonnèrent gaiement aux oreilles des trois amis.
Le premier acte venait de finir.
Frédéric Roland était seul dans sa loge. Il portait un costume de fantaisie, pourpoint de velours rouge et noir, maillot bleu foncé, perruque aux magnifiques boucles châtain surmontée d’une toque. Il avait posé son épée sur ses genoux et se regardait fixement dans le miroir qui lui renvoyait son visage rajeuni par le fard et la moustache postiche.
Il attendait ainsi, sur cette chaise, presque immobile, depuis le commencement de l’opérette. Alors il perçut, à travers la porte fermée, les voix et les pas des choristes qui remontaient en hâte à leur loge, puis tout redevint silencieux.
Roland était content d’être seul : il aimait cette nouvelle opérette parce que les deux acteurs avec lesquels il partageait d’ordinaire sa loge n’y avaient pas de rôle. Il n’avait pas la même manière de voir qu’eux : satisfaits de leur sort, ils avaient, dès le début, rempli leurs modestes fonctions comme de braves artisans, ne leur demandant rien de plus que d’assurer leur existence. Roland savait bien qu’aujourd’hui il passait pour leur égal, mais il sentait qu’en réalité il était très différent. Il aurait pu devenir quelque chose de mieux, s’il avait eu de la chance. C’est à cela qu’il songeait en attendant, fardé, devant son miroir ; c’est à cela qu’il songeait tous les jours, pendant des heures.
Aujourd’hui encore, après dix années d’engagement à ce théâtre, il ne parvenait pas à en franchir le seuil sans un sentiment confus de colère et de honte, et jamais il n’avait réussi à dissimuler cette impression. Aussi ses collègues, avec le flair subtil des gens vulgaires, avaient-ils bientôt deviné son point sensible ; et toutes les manifestations de sa personnalité, sa façon de parler bas, d’un air fatigué, sa démarche lente, qui semblait orgueilleuse, et même une certaine habitude de pencher la tête de côté en fermant à demi les yeux, furent considérées par eux comme des signes comiques de son mécontentement.
Avait-il jamais eu du talent ? On n’en savait rien et jamais il n’en avait été question. Les rôles dans lesquels il paraissait depuis nombre d’années étaient des rôles de pages, de valets, de serviteurs, de conjurés anonymes : le plus souvent il était « second valet » ou « troisième conjuré ». Il n’y avait pas lieu de croire qu’il eût plus le droit de se plaindre qu’aucun de ceux qui étaient désignés pour les mêmes rôles. Ils avaient le même passé que lui ; eux aussi, ils avaient jadis, sur des scènes de troisième ordre, joué les jeunes premiers ou les premiers rôles. Peut-être, parmi eux, s’en trouvait-il aussi qui se souvenaient de leurs débuts avec amertume et, on eût pu s’en apercevoir, mais c’était sur lui que s’abattaient toutes les plaisanteries, toutes les méchancetés, parce qu’on voyait que c’était lui qui en souffrait le plus.
Au commencement, il avait tâché de se défendre, de riposter, mais il l’avait fait avec maladresse ; il avait songé à montrer les dents, mais n’en avait pas eu le courage. De sorte qu’il finit par se résigner à tout. Il devint taciturne et, pendant des journées entières, on n’entendit pas une parole sortir de ses lèvres. Et ceci encore allait bien avec l’idée qu’on s’était faite de lui : toujours l’orgueil ridicule du génie méconnu !
Sa réputation avait franchi peu à peu les limites étroites du cercle où il se mouvait, et toutes les personnes qui s’intéressaient au monde du théâtre connaissaient ce nom auquel se rattachaient tant de plaisanteries. Les journalistes dans leurs spirituelles chroniques, le public dans ses conversations malicieuses, se servaient du nom de Roland pour désigner brièvement le type de l’acteur médiocre et vaniteux.
Il était donc devenu populaire en son genre, et son désir de renommée commençait à se réaliser… autrement, hélas ! qu’il ne l’avait espéré jadis. Il en était arrivé à envier les inconnus : ceux-là, du moins, pouvaient croire encore à un changement favorable de leur destinée ; peut-être parviendraient-ils un jour, à sortir de leur obscurité ? Pour lui, c’en était fait, à jamais.
Il y avait deux ans que, pour la dernière fois, il avait eu le courage de demander au directeur un rôle plus important. L’autre l’avait renvoyé en riant, et Roland avait compris. Alors, il avait eu l’idée de quitter la capitale, de retourner en province, pour aller d’un théâtre à l’autre, comme dans les dix premières années de sa carrière ; mais les agences lui déclarèrent toutes que c’était trop tard… Et les souvenirs qu’il avait gardés, de ses tentatives, du temps où il jouait les rôles principaux dans les petites villes de Bohême et de Moravie, n’étaient pas faits pour lui donner l’énergie de renouveler l’expérience à ses propres risques.
Il valait donc mieux se contenter de remplir sa tâche journalière, comme tant d’autres travailleurs résignés, car il fallait bien vivre.
Peu à peu, il s’était isolé, ne se souciant pas plus d’entrer en rapport avec les grands qu’avec les petits. Autrefois, après la représentation, il allait régulièrement dans un café où se réunissait une paisible société d’employés de théâtre et de petits bourgeois, glorieux de fréquenter des acteurs. Mais, là non plus, les lazzi ne manquaient pas, chaque fois qu’arrivait Roland, et, comme sa méfiance croissait de jour en jour, il en vint même à voir de l’ironie dans les paroles cordiales qui l’accueillaient souvent. Il finit par ne plus s’y sentir à l’aise et par ne plus y aller qu’après avoir, tout seul, bu ailleurs quelques verres de vin. Alors il croyait plus facilement à l’amitié de ses semblables, et leurs railleries n’altéraient plus son humeur. Par moments, même, d’étranges espérances naissaient en lui : sa situation se transformait magnifiquement, il imaginait des événements qui, tout à coup, lui assuraient un autre rang, et il méprisait les taquineries qui résonnaient autour de lui. Mais, à présent, le vin ne lui donnait plus que rarement ces illusions et il s’en allait dans la vie avec l’air d’un homme profondément blessé : on ne saurait jamais l’apprécier.
Naguère de petites aventures amoureuses avaient éclairé son existence d’une dernière lueur de jeunesse, mais cela aussi avait disparu depuis deux ou trois ans : il ne croyait plus aux regards tendres et suppliants qui parfois encore s’arrêtaient sur lui.
Depuis quelques semaines, il lui arrivait souvent de trouver un bouquet de violettes sur la table de sa loge. Il ne s’inquiéta pas de leur provenance. C’était sans doute une mauvaise plaisanterie, comme on lui en avait fait maintes fois, comme les billets doux par lesquels on l’avait attiré à des rendez-vous, où il n’avait rencontré que le souffleur ou bien quelques choristes qui s’amusaient royalement de sa mine déconfite.
Ce soir, encore, les violettes étaient là ; il n’y avait pas touché. En admettant même que ce fût un envoi sincère, que lui importait ? Il était trop abattu pour éprouver aucune joie. Il ne sentait que son isolement et son ridicule.
Souvent cette idée lui passait par la tête : « Comment cela finira-t-il ?… » Et alors il lui venait des pensées bizarres, qu’il écartait toujours.
Une fois seulement, une idée l’avait tourmenté assez longtemps : il voulait expliquer dans les journaux combien il était malheureux, à quel point on le faisait souffrir ; il adresserait au public un appel débutant par ces mots : « Hommes généreux !… » Il avait commencé à l’écrire dans sa loge : – dans sa chambre, la table branlait sans cesse ; – mais il n’avait pu l’achever : cela lui faisait l’effet d’une demande de secours… Et puis, on n’aurait fait qu’en rire.
Plus tard, il eut un autre projet : il résolut de parler sérieusement à la Blandini, – l’étoile du théâtre, – qui, pendant les répétitions, lui adressait de temps à autre une bonne parole. Il lui expliquerait qu’il n’était pas du tout si ridicule qu’on se l’imaginait. Mais il n’osa pas.
Une autre fois, un soir qu’il rentrait un peu gris de la brasserie, il conçut quelque chose de tout à fait extravagant. À la prochaine occasion, il se jetterait à genoux, en pleine scène, et se mettrait à implorer : « Hommes généreux !… » Et il dirait son chagrin, sa misère ; il trouverait, il en était sûr, des accents auxquels nul ne résisterait. On serait bien forcé de reconnaître qu’il était un grand acteur ; bien des gens verseraient des larmes, et lui-même peut-être… Et cette pensée l’obsédait souvent, non pas comme une entreprise réalisable, mais comme le souvenir vivant d’un beau songe.
La sonnette qui l’appelait retentit. Il se leva, sortit dans le corridor et descendit posément les dix marches en bois. Il se trouva alors derrière la toile de fond ; quelques figurants lui dirent bonsoir. Roland avança et il se plaça tout contre la porte par laquelle il devait entrer en scène. Il entendait chanter la Blandini, il guettait sa réplique…
Voilà… C’était le moment. Le régisseur, près de lui, fit un geste. Deux machinistes, des deux côtés, ouvrirent la porte et Roland parut en scène.
Mais c’était un peu tôt : le régisseur s’était trop hâté de donner le signal, car, précisément, de vifs applaudissements s’élevaient, destinés sans doute à la Blandini.
« Sa faveur croît de plus en plus, – se dit-il ; – pour ces quelques mesures, de tels applaudissements ! »
Et ils ne cessaient pas.
Involontairement, Roland regarda la Blandini, qui s’était tournée d’abord vers le public, puis vers lui. Il l’entendit chuchoter :
— Y comprenez-vous quelque chose ?
Et les applaudissements devenaient de plus en plus bruyants. Roland leva les yeux vers les galeries… Soudain, au milieu des bravos, il crut percevoir distinctement son nom… Oh ! il s’était trompé, sans doute ? La Blandini lui dit :
— Entendez-vous ?
Roland répondit :
— Oui.
— Votre nom ! – dit la Blandini.
Les acclamations continuaient avec la même violence et les cris de « Roland ! » s’accentuaient.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » se dit Roland, suis-je devenu fou ?… Est-ce que je rêve ?… »
— Parlez, – souffla la Blandini.
— Quoi ? – demande-t-il troublé.
— Eh ! votre réplique… les joyaux…
Et Roland commença :
— « Belle dame, ces joyaux… »
Mais sa voix se perdit dans le vacarme. Les applaudissements persistaient ; quelques coups de sifflet s’y étant mêlés, ils augmentèrent encore.
— Des couronnes, à présent ! – dit la Blandini.
Et Roland, convaincu qu’elles étaient pour la Blandini, se dirigea vers la rampe, se pencha et saisit une gigantesque couronne de laurier qu’il voulut présenter à la chanteuse.
Mais elle murmura :
— C’est pour vous.
Il ne comprit pas.
Alors ses regards tombèrent sur le ruban noué à la couronne et il y vit son nom. Pendant l’espace d’une seconde, il se passa en lui quelque chose d’indéfinissable ; il se dit : « Je suis un grand acteur : le public l’a reconnu, bien que je remplisse les rôles les plus infimes. »
Machinalement, il prit le ruban dans sa main gauche et il y lut, en lettres d’or : À Frédéric Roland, l’acteur génial ! ses admirateurs reconnaissants !
Et soudain, il entendit un rire fou rouler comme un tonnerre à travers toute la salle ; sa main laissa retomber l’écharpe et il regarda le public. Il vit le mouvement de mille mains levées, il vit des visages rayonnant de gaieté.
Il ne comprit pas.
On riait aux éclats, de plus en plus fort. Tout à coup, il comprit…
Et il eût voulu être englouti, disparaître, se cacher, car on riait de lui, on se moquait de lui. Tout ce public était pris d’une gaieté frénétique parce qu’on avait eu l’extravagante idée de le fêter, lui, Frédéric Roland.
Il le sentit bien, il venait d’atteindre au faîte de sa célébrité… Il le sentit si profondément qu’il ne vit et n’entendit plus rien, et ses yeux contemplèrent la salle bruyante comme si elle eût été vide et silencieuse. Et, – subitement, il sembla vraiment qu’il l’y eût contrainte, – la foule se tut, en effet.
Il se souvint qu’il n’avait pas achevé sa phrase. Est-ce que la Blandini ne lui avait pas ordonné de parler ? Et, sans émotion dans la voix, dévisageant tranquillement l’actrice, il prononça :
— Belle dame, ces joyaux vous sont envoyés par mon maître.
La Blandini prit les bijoux en lui lançant un long regard, il en fit la remarque :
« Voilà une nuance qu’elle n’avait pas aux autres représentations ! »
Il se demanda :
« Pourquoi ? »
Et il entendit qu’elle murmurait :
— N’y faites pas attention…
Il s’aperçut alors que l’orchestre avait recommencé à jouer. C’étaient les couplets de la Blandini : elle chanta.
L’air était interminable. Debout à la porte, Roland écoutait les sons bien connus, et la Blandini chantait toujours. Il lui parut que cela durait depuis une éternité. Il était comme insensible, mais devant lui la scène s’élevait et s’abaissait régulièrement, et il entendait tout près de ses oreilles le bourdonnement confus de mille petites voix sans aucun sens.
Le grand air de la Blandini sonnait clair comme s’il voulait percer les murailles, se répandre au-dehors : Roland avait l’impression que partout, dans le monde entier, quiconque prêterait l’oreille pourrait l’entendre. Il lui était reconnaissant de chanter si longtemps ; il redoutait le moment où elle s’arrêterait. Il entendait encore les rires et les applaudissements de tout à l’heure ; ils allaient reprendre certainement. Et il sentit qu’il fallait être fort pour les supporter encore une fois : car ç’avait été épouvantable.
L’air était achevé. La Blandini lui tendit la parure, Roland demanda :
— « Que dirai-je à mon maître ? »
Et la Blandini répondit :
— « Rien. »
Elle le dit d’une voix tremblante, qu’elle n’avait jamais eue jusque-là, et son regard, en même temps, semblait le conjurer de rester là, sur la scène.
Mais il devait s’en aller. Il s’inclina, la porte s’ouvrit, il fit un pas… Et le vacarme se déchaîna de nouveau :
— Bravo, Roland !… Roland !…, bravo !…
Il se trouvait déjà derrière la scène ; à côté de lui, le régisseur, quelques figurants qui s’étaient avancés. Le jeune premier était là aussi.
— Quel succès ! – dit-il à Roland.
Le directeur accourait :
— Mais qu’est-ce qui se passe ? le public a donc perdu l’esprit !… Savez-vous, Roland, ce que cela veut dire ?
Roland secoua la tête.
— Que faire ? – s’écria le directeur. – Ils continuent à applaudir. Il n’y a pas à dire : il faut retourner saluer.
— Oui, – fit Roland.
Il s’aperçut qu’il tenait encore la couronne à la main, et voulut la laisser tomber.
— Gardez ça ! – dit le directeur, – ça fait très bien… Allons ! – cria-t-il.
La porte s’ouvrit et Roland reparut en scène. Les bravos et les rires redoublèrent. Le jeune premier dit au directeur :
— À mon avis, il s’agit d’une gageure.
— Possible ! – répondit le directeur. – Voilà comment chacun finit par avoir son jour de gloire.
Roland revint, la porte se referma ; il lâcha la couronne et se dirigea lentement vers sa loge. Quelques choristes femmes s’approchèrent pour lui serrer la main, en riant ; il ne les vit pas et laissa pendre ses bras le long de son corps.
Il se sentit retenu par-derrière.
— Il faut y aller encore une fois : le public ne se calme pas !
Roland retourna sur ses pas, rentra en scène, et s’inclina de nouveau. Il paraissait accepter la situation avec tant d’humour que les rires sonnaient avec une gaieté de plus en plus franche : beaucoup de personnes à ce moment-là éprouvaient une véritable sympathie pour lui.
Et son fameux rêve lui revint soudain à la mémoire ; il se demanda si le moment n’était pas venu de tomber à genoux et de crier :
« Hommes généreux ! pitié ! pitié !… »
Mais, il le savait, là-bas il n’y avait nulle pitié. Au milieu de cette allégresse, de ces rires qui l’entouraient, il éprouva une telle sensation d’isolement, une si terrible détresse que son cœur cessa de battre.
En sortant, il jeta un regard vers la Blandini. Elle avait les larmes dans les yeux et se détournait. Dans la salle le bruit s’était apaisé. Le directeur frappa sur l’épaule de Roland et lui dit en riant :
— Jour de gloire !
Dans les coulisses, des acteurs, des figurants, des machinistes s’étaient groupés et semblaient disposés à reprendre, à leur tour, la plaisanterie ; mais Roland passa devant eux, la tête baissée ; il ne voyait et n’entendait rien.
Il monta lentement les degrés de bois, se glissa dans le couloir, ouvrit la porte de sa loge et la referma à clef derrière lui. La serrure grinça… Sur la scène, l’opérette continuait.
Depuis une heure déjà, les trois jeunes gens étaient installés dans un cabinet particulier et attendaient. La Blandini n’était pas encore là.
— Elle ne viendra pas ! – dit Fred.
— C’est impossible ! – répondit Auguste ; – nous avons pris rendez-vous hier, et, de plus, je lui ai écrit, cette après-midi, pour le lui rappeler.
— Sais-tu ce que je pense ? – fit Emmeric.
— Quoi ? – demanda Auguste.
— Nous devrions bien à Roland…
— Ne me parle plus de ça. La farce est jouée, on s’est amusé, c’était nouveau… Et maintenant, n… i… ni… fini.
— Oui, je sais, – dit Emmeric, – mais je trouve que demain nous devrions envoyer quelque chose à Roland.
— De l’argent ? – demanda Fred.
— Eh ! oui… de l’argent… Ce serait convenable… Qu’en penses-tu, Auguste ?
— Ça peut se faire ! – répondit Auguste sèchement.
Fred regardait dans le vide ; tous trois restaient silencieux. Soudain Auguste se leva.
— J’y vais, – dit-il.
— Au théâtre ? – demanda Emmeric.
— Non, chez elle. Elle ne peut plus être au théâtre. Il est trop tard.
— Tu crois donc possible qu’elle ait oublié ton invitation ?
— Tu m’ennuies avec tes questions ! – répliqua Auguste, impatienté, en enfilant son pardessus.
— Reviendras-tu, sûrement ?
— Oui, sûrement… avec elle… Au revoir !
Il s’éloigna rapidement. En passant devant les portes des autres cabinets, il entendit les sons d’une valse quelconque, qu’un médiocre exécutant tapotait sur un mauvais piano. Puis il se trouva dehors.
La rue silencieuse n’était pas sombre : la neige qui la couvrait répandait une clarté nette et uniforme ; elle continuait à tomber en gros flocons paresseux. Auguste se décida à aller à pied. Il était agacé : il espérait que la nuit blanche et paisible le calmerait.
Il fut sur le point de rendre Fred responsable de sa mauvaise humeur : ne lui avait-il pas gâté toute la soirée par son ton ambigu, presque sarcastique ?… Cependant, quelque envie qu’il en eût, il ne pouvait accuser Fred de l’absence de la Blandini. À cela, il devait y avoir un autre motif.
Sans doute, elle était mécontente de lui… Très bien ! En somme, il n’avait pas cherché autre chose. Et il ne lui serait pas venu à l’esprit de combiner et de mettre à exécution toute la farce de ce soir si la Blandini ne l’y avait poussé, pour ainsi dire, elle-même, par l’obstination avec laquelle elle prétendait depuis quelque temps que ce méchant cabotin avait la tête la plus intéressante qu’elle eût jamais vue et qu’au fond il avait plus de talent que bien d’autres. Au début, elle avait voulu plaisanter, c’était évident ; mais depuis qu’Auguste l’avait imprudemment contredite, elle s’était entêtée dans son dire et elle avait fini par lui déclarer qu’il était jaloux.
Cela l’avait mis hors de lui. Jaloux de ce Roland ?… il savait bien de qui il avait lieu d’être jaloux… Le jeune premier, il fallait bon gré mal gré l’accepter pour rival… Mais ce Roland !… Franchement, ce n’était pas la peine de se fâcher. Chaque fois qu’il devait voir la Blandini, il prenait la résolution de ne plus parler de Roland, et, à peine étaient-ils ensemble depuis cinq minutes, la querelle reprenait. Il se rendait compte de sa maladresse, car il excitait ainsi la Blandini à faire ce dont il avait peur depuis longtemps.
Et maintenant, tandis qu’il se hâtait par les rues, il savait de quoi il avait peur.
Il savait aussi qu’en organisant la farce de ce soir il n’avait pas eu pour unique but de s’amuser, ni même de causer un plaisir spécial à M. Roland, bien qu’il eût la ferme conviction que M. Roland en aurait du plaisir. Non, il avait caressé le secret espoir de rendre ce méchant acteur ridicule et à jamais impossible aux yeux de la Blandini. Elle rirait de l’invention, et, après, ils seraient meilleurs amis que jamais… Et M. Roland, grâce à cette plaisanterie, serait définitivement relégué à la place qui lui convenait.
Avant la représentation, il s’était figuré la Blandini se jetant à son cou, en présence de ses amis, comme dans les premiers et heureux temps de leur liaison, et lui disant :
« Tu es bien toujours mon malicieux petit singe adoré… »
Mais au théâtre, il s’était aperçu que les choses ne prenaient pas la tournure désirée. Pendant le tonnerre d’applaudissements, à l’entrée de Roland, la Blandini avait lancé un mauvais regard vers l’avant-scène où il était avec ses amis, et, lorsque Roland était sorti pour la dernière fois, elle l’avait suivi des yeux, l’air si absorbé, qu’Auguste avait senti la colère monter en lui.
Et maintenant, à mesure qu’il se rapprochait de la demeure de la Blandini, il se dissimulait de moins en moins ce qu’il redoutait : il avait peur de les trouver ensemble.
Il pressa le pas… Ce coin de rue encore : il était devant la maison…
C’était une de ces larges rues qui sont derrière le Ring ; elle était à cette heure complètement déserte. Il prêta l’oreille et entendit sur le pavé ouaté de neige le roulement étouffé d’une voiture. La main déjà sur la sonnette, il attendit.
La voiture tourna le coin de la rue et s’arrêta devant la porte. Il connaissait bien le coupé : c’était lui qui le louait pour la Blandini… Il s’écarta en hâte ; toute son exaltation était tombée, car il était fermement persuadé que, dans un instant, elle allait descendre de voiture avec Roland, et alors tout serait rompu, fini…
La portière s’ouvrit et une femme, sautant de la voiture, la referma violemment. C’était la Blandini. Auguste s’avança vite et jeta un coup d’œil dans la voiture : elle était vide. Il respira.
Alors, il appela :
— Albine !
Elle se retourna brusquement et, en le reconnaissant, elle fit un pas vers lui.
— Toi ! – dit-elle, – tu oses venir ici !
— Ah ! elle est bonne ! – s’écria Auguste, reprenant soudain conscience de ses droits. – Si j’ose ?… Et toi ! où te caches-tu ? Que deviens-tu ? Depuis deux heures que je t’attends ! Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Mon cher, – répliqua la Blandini, – tu pourras attendre longtemps. Entre nous deux, c’est fini.
— Pourquoi ?
— Tu le demandes ?
— D’abord, ne crie pas si fort ; le cocher n’a pas besoin d’entendre. Ensuite…
Mais la porte de la maison s’ouvrait : la Blandini s’engouffrant sous le porche, la fit claquer derrière elle.
Auguste frémissait de rage. Mais il ne voulait pas se rendre ridicule devant le cocher et le concierge : il resta tranquille. Il réfléchit… Que faire ?… Attendre ?… Courir après elle ? risquer de ne pas être reçu ?… Se promener là, de long en large, jusqu’au matin, et, à la première heure, faire un tapage infernal dans la rue ?
Il était dans une telle colère qu’il entendait son souffle bruyant, presque haletant.
Au bout de deux minutes, la porte se rouvrit et Albine reparut. Elle courut à la voiture et cria quelque chose au cocher. Auguste la rattrapa et la saisit par le bras :
— Où vas-tu ?
— Cela ne te regarde pas.
Elle se dégagea et s’élança dans le coupé, lui derrière elle.
— Il me sera permis, je suppose, de monter dans ma voiture ! – dit-il, les dents serrées.
— À ton aise !
La voiture partit.
— Puis-je te demander une explication ? – fit Auguste.
Elle ne répondit pas.
— D’où viens-tu ?
Pas un mot.
— Étais-tu avec lui ?
— Non, – dit-elle, – mais je le cherche.
— Comment !…
— Oui.
— Tu es sa maîtresse ?
— Non, mais tu peux être tranquille : ce soir même, je le serai.
Auguste fit un geste pour arrêter la voiture. Elle lui retint violemment le bras.
Il regarda par la portière ; ils traversaient le Ring. Albine tourna les yeux vers lui :
— Cela t’intéresse de savoir où nous allons ?
Auguste, blême de fureur, ne répondit rien. Elle poursuivit, prenant plaisir à se montrer cruelle :
— Je l’ai attendu au théâtre, mais il était déjà parti… Alors, je suis allée chez lui : il n’y était pas… Je suis allée au café où il a l’habitude de se rendre : on ne l’avait pas vu non plus… Et sais-tu pourquoi je viens de rentrer chez moi ? Parce que j’avais bien recommandé, chez lui et au café, qu’on me l’envoyât sur-le-champ. Et maintenant, nous retournons encore au théâtre. Je n’aurai pas de repos avant de l’avoir trouvé. Comprends-tu ?
Auguste ne prononça pas un mot, mais il l’eût volontiers étranglée.
La voiture roula sur le pont du Danube, et, quelques minutes après, elle s’arrêtait dans une rue étroite, derrière le théâtre, près de la petite porte de service qui conduit sur la scène.
La Blandini sauta à terre, Auguste derrière elle.
La porte était fermée depuis longtemps. Un veilleur de nuit qui passait regarda curieusement cette jeune femme qui sonnait là, après minuit.
Au bout de quelques secondes, la porte s’ouvrit et le concierge parut, une lanterne à la main.
— Bonté divine ! Mademoiselle Blandini ! qu’y a-t-il ? qu’est-il arrivé ?… Avez-vous oublié quelque chose ?…
— Éclairez-moi.
Auguste était sur ses talons.
— Ce monsieur-là n’a rien à voir ici, – déclara la Blandini, – fermez la porte !
Elle repoussa Auguste et poussa elle-même la porte à laquelle le concierge donna un tour de clef.
Tout en se hâtant avec l’homme dans l’étroit corridor qui mène à la scène, elle l’interrogeait.
— Avez-vous vu sortir Roland ?
Il réfléchit.
— Mademoiselle, – répondit-il, – c’est sûr qu’à présent il n’y a plus personne dans les loges. J’ai tout fermé, il y a bien deux heures !
— L’avez-vous vu sortir ? – répéta-t-elle d’un ton presque suppliant.
Ils étaient maintenant sur la scène profonde et obscure. La lanterne jetait une clarté sur la boîte du souffleur. Des deux côtés, les coulisses, dans l’ombre, semblaient se perdre à l’infini. Le rideau de fer avait l’air d’une muraille géante.
— Mon Dieu ! vu… – répéta le concierge, – je ne peux pas bien me rappeler… Mademoiselle comprend, on voit passer tant de gens, on ne regarde pas chacun, n’est-ce pas ?
La Blandini demeura pensive, un moment, puis elle traversa précipitamment la scène et se dirigea vers le petit escalier. Elle mit le pied sur la première marche.
— Mais, mademoiselle, – lui cria le concierge en la suivant avec la lanterne, – c’est les loges des hommes, par là !
Elle ne répondit pas et monta si vite qu’arrivée en haut, elle se trouva subitement dans l’obscurité et qu’elle dut l’attendre : il grimpait en trébuchant avec sa lanterne.
Elle respira profondément. Lorsqu’il fut près d’elle et qu’une faible lueur éclaira le couloir, elle demanda :
— Où est la loge de Roland ?
— Ah ! mademoiselle, je n’en sais rien moi-même. Je ne viens presque jamais ici. Mais les noms sont sur les portes.
Elle lui enleva la lanterne des mains et essaya, au hasard, d’ouvrir une porte.
— Mademoiselle, vous ne pourrez pas. C’est fermé. Ces messieurs ferment toujours à clef en partant… Et puis, ce n’est pas la loge de M. Roland…
La Blandini alla plus loin. À chaque porte, elle élevait la lanterne pour lire les noms. Enfin elle trouva ce qu’elle cherchait. Sur un papier blanc, trois noms étaient inscrits :
Engelbert Brunner. – Oswald Friedmann. – Frédéric Roland.
Elle saisit le bouton de la porte, mais celle-là aussi était fermée.
Le concierge secoua la tête.
— Voyez-vous, mademoiselle, si vous avez oublié quelque chose là-dedans, il faut attendre. Demain, ça y sera encore.
— Dites-moi… dites-moi… – fit la Blandini en se tournant vers lui, – Roland n’a plus rien à jouer après le deuxième acte : il a donc dû partir avant les autres… Vous auriez donc dû le voir passer.
— Oui, mademoiselle, il est possible que je l’aie vu, comme on voit souvent, mais je ne peux pas me souvenir…
Là-dessus, la Blandini resta un moment immobile, ne sachant que faire.
Soudain, elle eut une inspiration. Elle fouilla dans sa poche, et, avec un soupir de soulagement, murmura :
— Peut-être ira-t-elle…
Elle tenait la clef de sa propre loge. Elle donna la lanterne au concierge et, fiévreusement, elle introduisit la clef dans la serrure : cela allait. Elle la tourna une fois, deux fois ; elle saisit le bouton : la porte s’ouvrit.
Devant elle, tout contre la fenêtre, un corps démesurément long semblait appuyé.
« C’est un costume », – se dit-elle tout d’abord.
Elle arracha la lanterne au portier, la leva… et poussa un grand cri d’épouvante.
— Au nom du ciel ! – s’écria le concierge en se précipitant vers la fenêtre.
On aurait dit que Roland se tenait là debout et vivant ; ses bras pendaient le long de son corps et sa tête penchait sur sa poitrine. Il était habillé comme dans la pièce, il avait même encore sa moustache postiche ; seule la perruque était tombée : on voyait ses cheveux gris et rares, tout ébouriffés.
— Il s’est pendu, – dit le concierge effaré, – pendu…
Il posa la lanterne sur la petite table, au milieu des perruques et des pots de fard, puis il saisit les mains du mort ; il lui toucha les bras, remonta jusqu’au cou.
— Avec son mouchoir ! – dit-il. – Que faut-il faire, mademoiselle ?
La Blandini, immobile, regardait fixement le cadavre.
— Savez-vous, mademoiselle ? – dit l’homme, – je pourrais appeler le monsieur qui est en bas et, pendant ce temps, j’irais avertir la police ?…
Alors elle eut un léger sursaut, puis elle répondit d’une voix étouffée :
— Oui, descendez ; moi, je resterai ici… Mais ce monsieur, en bas, vous lui direz qu’il s’en aille, qu’il s’en aille vite… que je ne le voie plus… Dites-lui ça… car, si je le rencontre, dites-lui ça… je lui cracherai à la figure…
Elle cria si fort ces derniers mots que le concierge recula, effrayé, et qu’ils lui résonnaient encore aux oreilles tandis qu’il traversait en courant la scène obscure et vide.
ARTHUR SCHNITZLER
— Combien de temps encore ce concert va-t-il durer ? Il faut cependant que je regarde ma montre… Cela ne se fait certainement pas en pleine exécution d’un oratorio ? Mais s’en apercevra-t-on ? Celui qui le remarquera me donnera la preuve qu’il n’est guère plus attentif que moi, et devant celui-là, je n’ai pas à me gêner… Dix heures un quart… Seulement ? Il me semblait que j’étais assis depuis trois bonnes heures… C’est que je n’en ai point l’habitude… Au fond, qu’est-ce que dit le programme ?… Oui, parfaitement, il s’agit bien d’un oratorio… On se croirait à la messe… Ces choses-là n’appartiennent vraiment qu’à l’église… Mais l’église a ça de bon qu’on en peut sortir à n’importe quel moment… Si j’avais pu trouver une place de coin… Enfin ! Patience, patience… Il y a des oratorios qui finissent tout de même…
C’est peut-être très beau et ne dois-je m’en prendre qu’à ma mauvaise humeur ?… Au fait, pourquoi suis-je de mauvaise humeur ? Sans doute parce que je vins ici pour m’amuser… Si j’avais eu la bonne idée de donner mon billet à Benedek, ces machines-là le réjouissent… lui-même joue du violon… Mais Kopetzky se serait froissé… Il a été très aimable et il a cru bien faire… Un brave garçon, ce Kopetzky… le seul sur lequel on puisse absolument compter… Sa sœur chante là-bas avec les autres… Mais comment la reconnaître au milieu de cent dames, toutes habillées en noir ? C’est parce que sa sœur chante dans l’oratorio que Kopetzky a eu ce billet… alors il aurait bien pu venir lui-même, car toutes ces femmes chantent admirablement… C’est une belle œuvre musicale, bien sûr !… Bravo !… Bravo !… Oui, applaudissons aussi… Mon voisin claque des mains avec frénésie… à faire croire qu’il est fou… Est-ce que cette musique lui plaît tant que ça ?… Il y a une jeune fille adorable dans la loge qui est là… Me regarde-t-elle ? ou est-ce à ce monsieur blond qu’elle en veut ?… Ah ! un solo… Qui est-ce ? « Contralto : Mlle Walker ; soprano : Mlle Michalek »… C’est probablement le soprano… Je ne m’y connais plus beaucoup… Il y a si longtemps que je n’ai mis les pieds à l’Opéra… À l’Opéra, au moins, je m’amuse, même quand c’est ennuyeux… Alors j’irai après-demain à « la Traviata » à moins qu’après-demain je ne sois mort… Car n’oublions pas que j’ai un duel stupide sur les bras avec ce sacré docteur… Enfin, on verra !…
Si je pouvais regarder à fond dans cette loge… Il me faudrait emprunter la lorgnette de mon voisin ; mais, si je le trouble, il est capable de me dire un mot désobligeant… Son recueillement me touche, laissons-le…
Dans quel recoin de l’estrade est donc la sœur de Kopetzky ? Et puis, d’ailleurs, pourrai-je la reconnaître ? Je ne l’ai vue que deux ou trois fois… Est-ce que toutes ces chanteuses sont honnêtes ? Oh ! là là… « Avec le concours de la Société de chant »… Société de chant ! Comique ! Certes, elles ne valent pas les danseuses de l’opéra de Vienne… Les danseuses, c’est autre chose… Il y en a une qui a été bien gentille avec moi, une danseuse… Comment s’appelait-elle donc ?… Un jour qu’elle était en voyage, elle m’a envoyé une carte illustrée de Belgrade… Beaux souvenirs !!…
Kopetzky est heureux, lui… Il y a longtemps qu’il est installé au café et qu’il fume un bon cigare.
Pourquoi ce type qui est à gauche me regarde-t-il toujours ainsi ? Il a dû s’apercevoir que je m’embêtais et que je n’écoutais guère… « Mon vieux, je te conseille de ne pas me dévisager plus longtemps, sans quoi je t’attendrai à la sortie… » Il regarde ailleurs… Il a flanché devant mon œil… « Tu as les plus beaux yeux que j’aie jamais rencontrés », m’a dit dernièrement ma petite Steffi. Ah ! Steffi ! Steffi ! c’est de ta faute si je suis assis devant cet oratorio depuis des heures… Oh ! l’affreux griffonnage de Steffi, elle peut dire qu’il me porte sur les nerfs… Comme cette soirée aurait pu être belle dans les bras de ma maîtresse !… J’ai une envie folle de relire son indéchiffrable billet. Il est dans ma poche… Mais si je sors l’enveloppe, si j’en retire la lettre, je ferai du bruit et mon voisin manifestera quelque impatience… C’est bon, je ne lirai pas la lettre de Steffi… Et puis je sais ce qu’elle me dit, parbleu !… Elle me dit de ne pas venir, elle passe la soirée avec « lui ». Mon Dieu ! que c’était drôle il y a huit jours, au café-concert. Elle était précisément avec « lui », et moi vis-à-vis d’eux, en compagnie de ce brave Kopetzky… Tout le temps, elle me clignait des yeux, gentiment, comme pour me prouver qu’elle ne m’oubliait pas… Il n’a rien remarqué, « lui ». Incroyable ! C’est sûrement un Juif… C’est bien le type des boursiers. Je parie qu’il doit être officier de réserve… Il sera prudent de sa part de ne pas se risquer à la salle d’escrime de mon régiment… Il y a beaucoup de Juifs parmi les officiers… après tout, je me fiche de l’antisémitisme. C’est pourtant, chez les Mannheimer que j’ai eu cette ridicule affaire avec le docteur… les Mannheimer sont des Juifs… baptisés naturellement. Le mari est quelconque, mais la femme, si blonde, est ravissante… Et quelle taille ! Ils m’ont donné un fameux dîner… et leurs cigares sont épatants… Quel est celui des deux qui a le sac ? En somme, c’était très amusant…
Bravo ! bravo ! Oui, applaudissons. Est-ce que ça va être bientôt fini ? Tout le public est debout… Cet enthousiasme a quelque chose d’imposant… L’orgue aussi… J’aime l’orgue… Ça me plaît, c’est très beau. On devrait aller plus souvent au concert… Je dirai à Kopetzky que la séance a été extraordinaire… Passerai-je au café en sortant ? Vaut mieux pas, car j’ai été joliment ratissé hier de 160 florins dans une seule partie… C’est trop bête. Et qui a tout gagné ? Ballert naturellement. Celui qui n’en a pas besoin. C’est donc également par la faute de Ballert que je suis ici… Évidemment, s’il ne m’avait pas décavé, je jouerais en ce moment avec les amis, et j’aurais peut-être du jeu… Néanmoins, je me félicite de m’être donné ma parole d’honneur que je ne toucherais pas une carte de tout un mois… C’est maman qui en fera une tête, quand elle recevra ma lettre…
Dieu qu’il fait chaud ! Et ce concert qui n’en finit pas ! J’aspire à un peu d’air… Irai-je me promener sur le Ring ?… Non… Aujourd’hui, on se couche tôt et on prendra de l’air frais demain après-midi, en compagnie du docteur… C’est comique tout de même à quel point cette rencontre me laisse indifférent. À ma première affaire, je n’avais pas peur, mais j’étais nerveux : c’est que mon adversaire, l’officier Bisanz, me paraissait être un sérieux adversaire… Et pourtant il ne m’est rien arrivé. Il y a déjà un an et demi de cela… Comme le temps passe ! Si Bisanz ne m’a pas touché, le docteur ne me touchera pas davantage… Néanmoins les escrimeurs ignorants sont parfois dangereux… Doschintzky m’a conté un jour qu’un type qui n’avait jamais tenu un sabre de sa vie avait manqué le tuer, qu’il s’en était fallu d’un cheveu… et Doschintzky est aujourd’hui prévôt d’armes… L’important, c’est d’avoir du sang-froid… Je n’en manquerai pas, car il n’y a plus l’ombre de colère en moi… Ce docteur a été tout de même d’une effronterie !… Et puis il avait bu trop de champagne… C’est sûrement un socialiste… quelle bande d’idiots, ces socialistes ! Ils ne veulent de rien, ils vont jusqu’à demander qu’on supprime l’armée, toute l’armée… Alors qui est-ce qui les défendra quand les Chinois les envahiront… oh ! ils n’y pensent pas une minute aux Chinois !… Quels idiots ! J’ai très bien agi, il fallait un exemple… Je suis content de l’avoir empêché de continuer ses paradoxes… Je me sentais devenir sauvage, je m’emportais… J’en connais qui l’auraient laissé parler… Müller, par exemple, eût pris cela d’une manière objective… L’objectivité est toujours blâmable… Rien qu’à la façon dont ce docteur a souligné « monsieur le lieutenant », je compris l’insolence… Je ne sais plus exactement comment la dispute s’est allumée… Est-ce que la dame brune que j’ai conduite au buffet n’assistait pas à la scène ? D’ailleurs, tout cela, c’est de la faute du petit jeune homme qui peint des sujets de chasse… Comment s’appelle-t-il déjà ? c’est lui qui est cause de l’affaire. Il a parlé des manœuvres, il a dit là-dessus des choses qui m’ont déplu ; il a blagué les « jeux de la guerre »… On en est arrivé à citer l’École des cadets… C’est alors que j’ai raconté une fête patriotique. Ça s’est embrouillé à la fin… Le docteur m’a dit : « Monsieur le lieutenant, vous conviendrez bien avec moi que tous vos camarades ne se sont pas engagés exclusivement pour défendre la Patrie »… Qu’un homme ose dire ça à la figure d’un officier !… Qu’est-ce que je lui ai donc répondu ? Ah ! oui… qu’il y avait des gens qui se mêlaient de choses auxquelles ils ne comprenaient absolument rien… Il y a eu un vieux monsieur qui voulait tout arranger… Mais j’étais hors de moi… Cet imbécile de docteur était sur le point d’ajouter qu’on m’avait flanqué à la porte du collège et que ma famille m’avait alors collé à l’École des cadets… Pendant qu’il y était, il aurait pu le dire. Ces gens ne peuvent pas nous comprendre, ils sont trop nuls… Je me souviens de la première fois que j’ai endossé mon uniforme… J’ai éprouvé là une rude émotion… L’année dernière, aux manœuvres, j’aurais donné gros pour que ça devînt soudainement sérieux… Mon camarade Mirovic m’a confié qu’il avait ressenti la même chose. Et lorsque Son Altesse a passé devant le front de l’armée… et le discours du commandant… Il faut être une loque immonde pour ne pas sentir battre son cœur dans ces occasions-là. Et voilà qu’une espèce de rond-de-cuir, qui n’a rien fichu de toute son existence, arrive par là-dessus et se permet de l’ironie !… Oh ! attends, mon vieux, qu’on te mette dans l’impossibilité de combattre les Chinois… Tu peux compter sur moi pour te rendre ce service… Tu seras incapable de défendre ta peau désormais, je ferai de toi un infirme.
Qu’est-ce qu’il y a ? Ça doit tirer à sa fin… « Soyez loué, seigneur ! »… Veine ! c’est le dernier chœur… Admirable ! il n’y a pas à dire, c’est admirable… Tiens, j’ai oublié complètement la jeune fille de la loge… Où est-elle donc ?… Partie ?… Il y en a une autre qui n’est pas mal, à côté. C’est grotesque de ne pas avoir apporté ma lorgnette… Brunthaler est plus malin, il a toujours son lorgnon sur le nez… même au café… alors rien ne lui échappe… Si la petite qui est devant moi pouvait se retourner… Comme elle est sage, quand elle est assise… C’est sa mère qui l’accompagne… Il faudra que je songe un jour au mariage… Willy n’était pas plus âgé que moi, quand il s’y est décidé… C’est tout de même adorable de penser qu’on a une jolie femme à soi, rien qu’à soi, qui vous attend à la maison… Je suis désolé que Steffi n’ait pas eu le temps aujourd’hui. Si je savais seulement où elle est, j’irais m’installer devant elle, comme l’autre jour, au music-hall… Cependant si « lui » s’apercevait de quelque chose, je serais propre ! Steffi me resterait bel et bien sur les bras… Ça me fait penser à Fliess qui est avec la Winterfeld… Elle le mène et elle le trompe tant qu’elle peut… Ah ! non, pas ça.
« Bravo ! bravo !… » Ouf ! Fini !… Ah ! ça fait du bien de pouvoir se lever et se remuer… Mon voisin ne se presse guère à remettre sa lorgnette dans l’étui… « Pardon, monsieur, voulez-vous me laisser passer… » En voilà une bousculade !… Laissons filer les gens devant… Une belle fille… et élégante… Sont-ce de vrais brillants ?… L’autre, là, n’est pas mal non plus… Elle me regarde… « Oui, Mademoiselle, je voudrais bien… » Oh ! ce nez… C’est encore une Juive… C’est inouï, il n’y a que des Juifs ici… On ne peut même plus jouir en paix des oratorios… Voilà que nous nous tassons. Quel est l’imbécile qui me pousse ?… Je vais lui donner une leçon… Oh ! c’est un vieux monsieur… Qui est-ce qui me salue là-bas ? Je ne reconnais pas du tout… « Bonjour ! bonjour ! » Qui est-ce donc ?…
Le plus simple serait d’aller souper chez Ledinger, à moins que je ne termine la soirée au café-concert… Steffi doit y être. Au fait, pourquoi ne m’a-t-elle pas dit où elle allait ?… Elle ne le savait peut-être pas… Au fond, c’est dur de dépendre de quelqu’un… Pauvre Steffi !…
Enfin ! voilà la sortie…
Ah ! celle-ci est complètement belle… Toute seule… Et elle me sourit… Pardi, je vais la suivre… descendons l’escalier… Oh ! le major du 95e… Il me salue très aimablement… Je n’étais donc pas le seul officier là dedans… Où est passée la jolie fille ?… Je la vois… Elle a le coude sur la rampe… Il s’agit encore d’arriver au vestiaire… Pourvu que la belle madame ne m’échappe pas ! Il y en a déjà un qui s’approche d’elle… Il est même rudement laid… Elle lui donne son carton de vestiaire et elle se tord en me regardant… Oh ! oh ! c’est une personne qui ne vaut pas cher…
Quelle cohue autour de ces paletots ! « Dites donc, l’employé ! Passez-moi le 224 ?… Là… Il pend là !… Vous êtes donc aveugle ?… Là, je vous dis… » Il y a un géant qui encombre tout le vestiaire… « Pardon, monsieur ! »
… — De la patience ! De la patience !
— Qu’est-ce qu’il dit, cet imbécile ?
… — Un peu de patience !
Oh ! mais… je m’en vais lui répondre… « Faites-donc de la place ! »
— Ce n’est pas ça qui manque.
Qu’est-ce qu’il dit ? C’est à moi qu’il parle ? Ça, c’est fort… Je ne vais pas laisser tomber ça :
— Taisez-vous !
— Hein ? Quoi ?
Il en prend un ton pour me parler ! Ça va chauffer… Avançons encore.
— Ne poussez donc pas !
— Tais ta gueule !…
Je crois que j’ai été un peu loin… c’est plutôt grossier de ma part… Tant pis ! C’est fait…
— Vous dites ?
Le voilà qui se retourne… Je le connais… Sacré nom ! c’est le boulanger qui vient à mon café… Que fiche-t-il ici ? Il a sûrement une fille ou une nièce au Conservatoire… Oui, mais qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il lui prend ? Il me semble que… mais oui… il a mis la main sur la poignée de mon sabre… Est-ce que cet homme est fou ?…
— Dites-donc, Monsieur ?
— Vous, monsieur l’officier, tâchez de vous tenir tranquille…
Personne ne l’a entendu… Non, il m’a parlé à mi-voix… Pourquoi ne lâche-t-il plus mon sabre ?… Quoi ?… Il recommence… Soyons énergique… Sa main se colle à cette poignée… je ne puis pas l’en arracher… Surtout point de scandale à présent… Pour comble, le major est derrière moi… Pourvu que personne ne remarque qu’il tient la poignée de mon sabre… Il me parle… Que me dit-il donc ?…
— Monsieur le lieutenant, si vous dites un mot, je tire votre sabre, je le casse et j’en envoie les morceaux à votre commandant… Comprenez-vous, stupide gamin ?
Qu’est-ce qu’il a dit ? Il me semble que je rêve… Est-ce bien à moi qu’il s’adresse ? Il faut que je lui réponde quelque chose… Mais il a l’air de faire comme il dit… Il sort le sabre… Je sens qu’il va le casser… Qu’est-ce qu’il raconte ?… Mon Dieu, pas de scandale surtout… Que me dit-il encore ?
— Mais je ne veux pas briser votre carrière… Aussi, tâchez d’être sage… Allons, n’ayez pas peur… personne ne m’a entendu… tout va bien… et pour qu’aucun ne puisse croire que nous nous sommes disputés, je vais être aimable… Joli concert, mon lieutenant… Venez-vous souvent ici ?
Nom de nom, quel cauchemar !… A-t-il vraiment parlé ainsi ? Où est-il passé ?… Le voilà qui s’en va… Il faut que je le tue… Personne n’a entendu, surtout ! Non, non, il m’a chuchoté tout ça à l’oreille… Pourquoi est-ce que je ne cours pas après pour lui casser la tête ?… Mais non, c’est impossible… c’est impossible maintenant… J’aurais dû le faire tout de suite. Pourquoi n’ai-je pas bondi sur lui immédiatement ? Je ne le pouvais pas, il avait une main de fer sur la poignée de mon sabre. Ce géant est dix fois plus fort que moi… Un mot de plus et il brisait la lame… Je dois encore m’estimer heureux qu’il n’ait pas parlé à haute voix… Si une seule personne l’avait entendu, je n’aurais plus qu’à me tuer…
C’est un rêve !… Ce n’est qu’un cauchemar !…
Pourquoi ce monsieur me regarde-t-il fixement, là, près de cette colonne ? Est-ce qu’il a entendu ? Je vais le lui demander… lui demander quoi ?… Je suis toqué. Quelle figure ai-je ? Remarque-t-on quelque chose d’anormal en moi ? Je dois être livide… Où est cette brute, que je la tue ?… Il est parti… Où ai-je mis mon manteau ?… Je l’ai sur le dos et je ne sais plus qui m’a aidé à passer les manches… Ah ! c’est celui-là… Un pourboire… voilà… Mais qu’y a-t-il ? Est-ce vraiment arrivé ? Est-ce qu’on m’a positivement parlé de la sorte ? M’a-t-on irréparablement traité de gamin ? Et je n’ai pas anéanti l’individu !… C’est que je n’ai pas pu le faire… il avait trop de poigne… Alors je suis resté là, comme cloué au sol… J’ai perdu la raison durant un court instant… j’avais une main sur la sienne, mais mon autre main était libre… S’il avait sorti et brisé mon sabre, c’en était fait de moi !… Tout était fini, tout… Et puis lorsqu’il est parti, ma fureur ne signifiait plus rien… Pouvais-je lui passer mon sabre à travers le corps en l’attrapant par derrière ?…
Quoi ? Je suis déjà dans la rue ? Comment ça se fait-il ?… l’air est frais… Ah ! du vent, c’est bon… Pourquoi me regarde-t-on ? Ils ont donc entendu quelque chose, ces gens-là ? Mais non, personne n’a rien entendu… Je le sais bien, puisque j’ai tout de suite jeté un coup d’œil autour de moi et que je n’ai rien remarqué sur les visages… C’est épouvantable, c’est fou !… Ce voyou me connaît, il me connaît, il sait qui je suis… Il peut raconter au premier venu ce qu’il m’a dit… Non, non, il ne le fera pas… car il m’a parlé doucement, tout doucement, à voix basse, pour que je sois seul à l’entendre… Mais quelle garantie ai-je qu’il ne le racontera pas tout à l’heure ou même demain à sa femme, à sa fille, à ses amis du café ?… Je le reverrai demain, au café, oui, demain… il sera assis à sa table de tous les jours, et il jouera sa consommation avec M. Schleisinger et avec le négociant en fleurs artificielles… Non, non, ce n’est pas possible… Si je le vois, je le tuerai… Trop tard ! J’aurais dû agir sur-le-champ… Si seulement j’avais agi immédiatement !…
J’irai voir le commandant, c’est un homme aimable, et je lui dirai : « Mon commandant, je vais être très franc… ça s’est passé ainsi… cet individu tenait la poignée de mon sabre, il ne la lâchait pas… C’était exactement comme si j’avais été sans arme… » Que me dira-t-il, le commandant ? Ce qu’il dira ? Mais c’est tout indiqué… « Quittez le régiment, quittez-le honteusement… Donnez vite votre démission… »
Tiens, des volontaires !… La nuit, ils ont l’air d’officiers, c’est roide !… Ils me saluent… S’ils savaient ! s’ils savaient !… Ah ! le café Hochleitner… J’ai des camarades là dedans… Si je choisissais le meilleur d’entre eux, le plus gentil, et si je lui racontais l’histoire en lui disant qu’elle est arrivée à un autre ! Mais non, je suis complètement ridicule… Où vais-je ? qu’est-ce que je fiche dans la rue ? Je devais souper chez Leidinger… M’asseoir au milieu de tout le monde, servir de point de mire… qu’en résulterait-il ? Rien… rien du tout. Puisque personne n’a entendu… personne ne le sait. Si j’allais plutôt chez cette immonde brute pour la supplier de ne pas me trahir ? Il vaudrait mieux m’envoyer une balle dans la tête… Ce serait plus raisonnable… Plus raisonnable ? Certainement, il n’y a pas à tergiverser… Si je demandais un avis au commandant, à Kopetzki ou à Blany, ou à Friedmaer… ils me répondraient tous : « Il ne te reste pas autre chose à faire. » Si j’en parlais cependant à Kopetzky ! Il a du bon sens, celui-là…
Et c’est demain à quatre heures que je dois me battre au quartier de cavalerie… Le puis-je maintenant ? Évidemment, imbécile ! puisque personne ne le sait, absolument personne… Il y a bien des gens par le monde à qui des choses pires sont arrivées…
« Stupide gamin !… Stupide gamin !… » Et je suis resté planté là… Cela n’a aucune importance que personne ne le sache ; mais je le sais, moi, et c’est important… c’est même la chose principale… Je sens, dès maintenant, que je suis tout autre qu’il y a une heure… Je me fais l’effet d’être un homme taré et je dois disparaître… Je n’aurais pas une minute de repos et cela durerait toute ma vie… Je craindrais toujours qu’on ne me fît un affront, un beau jour !… Si on m’envoyait l’histoire en pleine figure !…
Certes, j’étais un heureux homme, il y a une heure… Pourquoi Kopetzky m’a-t-il imposé cette carte de concert ? Pourquoi Steffi m’a-t-elle décommandé ?… À quoi tiennent les événements ?… Cet après-midi avait été radieux… À présent, je suis un homme fini, perdu, et je dois me supprimer… Toutefois rien ne presse… Quelle heure sonne ?… 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11… onze heures… Il faudrait pourtant songer à souper… Je meurs de faim… Je souperai n’importe où… J’irai m’asseoir dans un bastringue quelconque où je ne rencontrerai personne… L’homme doit manger, même s’il doit se suicider… Oh ! oh ! la mort n’est pas un jeu d’enfant… Où ai-je lu ça ?… Je voudrais bien savoir si c’est maman ou Steffi qui s’affligera le plus de ma mort… Laquelle des deux ?… Au fait, Steffi ne pourra même pas avoir l’air d’en éprouver un immense chagrin, sinon « lui » l’enverra promener… Pauvre fille !… Au régiment, ils seront estomaqués… ils ne comprendront rien, ils se casseront la tête à chercher pourquoi Gustl s’est tué… Aucun ne pourra supposer que je me suis tué parce qu’un boulanger quelconque, un ignoble personnage a, par hasard, un poing phénoménal… C’est imbécile… Pour cette raison, un homme comme moi, jeune et courageux…
Je sais bien que plus tard ils diront tous : « Il n’aurait pas dû se tuer pour une telle stupidité ; c’est très dommage… » Cependant si je leur demandais maintenant ce que je dois faire, ils seraient unanimes… Moi-même, quand je m’interroge…
C’est infernal… nous sommes sans défense devant les civils… Les gens s’imaginent que nous devons être les plus forts, parce que nous avons un sabre… Mais si par hasard nous sortions ce sabre, on nous traiterait d’assassins…
Dans le journal on lira : Suicide d’un jeune officier… Telle est la formule ?… – Les motifs sont d’ordre privé… – Ah ! ah ! c’est vrai, je dois me tuer… Je ne puis attendre que Kopetzky et Blany me rendent leur parole et me disent : « Nous ne pouvons plus être tes témoins. » Je serais un misérable d’exiger le contraire… Je n’avais qu’à ne pas me laisser traiter de gamin…
Demain tout le monde le saura… car je suis naïf de croire qu’il ne le racontera pas partout… Sa femme le sait déjà… demain tout le café… M. Schleisinger… la caissière… Et même s’il s’est promis d’être discret, il dira tout après-demain… et si ce n’est pas après-demain, la semaine prochaine… Et à supposer qu’il n’en parle jamais à personne, je le sais, moi, et je suis honteux… Je demeure indigne de porter un uniforme et un sabre… Allons, c’est entendu… Il est certain que demain le docteur pourrait me tuer d’un coup de sabre, ça s’est vu… Je puis être aussi emporté en quarante-huit heures d’un transport au cerveau, comme ce pauvre Bauer… Je puis aussi tomber de cheval et me tuer net comme Brenitsch… Il n’y a rien pour moi dans tout ça… Je sais qu’il y en a qui prendraient la chose plus légèrement… Kingenier a bien donné un soufflet à une espèce de Fleistslcher qu’il avait trouvé avec sa femme, et celui-ci a quitté le régiment, s’est retiré à la campagne et puis s’est marié… Il y a encore des femmes qui épousent de telles crapules ! Je lui refuserais la main si je le rencontrais à Vienne… Ainsi, c’est entendu, mon cher Gustl… fini… Bien fini avec la vie… C’est des plus simples… D’ailleurs, je suis très calme… On a ces principes-là en soi… Il est certain que je ne savais pas que ça m’arriverait un jour… que je serais dans l’obligation de me tuer… parce qu’un… Au fond, je ne l’ai peut-être pas très bien compris… Il se peut qu’il ait voulu dire autre chose… J’étais tellement abruti par la musique et la chaleur… Si j’étais devenu fou, subitement, et qu’il n’y eût rien de vrai !… Rien de vrai, ai-je dit ? Rien de vrai ? Ah ! ah ! je l’entends encore… La phrase résonne toujours dans mon oreille… et mes doigts se souviennent d’avoir essayé de détacher cette main d’hercule de la poignée de mon sabre… oui, un véritable hercule, cet homme !… Et moi, je ne suis pas une moule, cependant… Il n’y a au régiment, que Franziski qui soit plus vigoureux que moi.
Le pont d’Aspern ! Jusqu’où irai-je encore ? Si je continue, je serai à Kagran au milieu de la nuit… Ce que nous étions joyeux, aux manœuvres de septembre, quand nous nous y sommes arrêtés !… Encore deux heures, puis Vienne… notre dernière étape… J’étais fourbu… J’ai dormi comme un pieu tout l’après-midi, et le soir nous étions déjà chez Ronacher[8], avec Kopetzky, Ladmser et… Qui donc était encore avec nous ?… Ah ! oui, Fresivillige qui nous a raconté de si jolies anecdotes juives pendant la marche… Encore des volontaires là-bas !… Ce sont de bons types, mais ils ne servent qu’un an et ils ont exactement la même tenue que nous… à peu de chose près… C’est une injustice… Et puis pourquoi est-ce que je m’inquiète de ça ? un simple soldat est plus que moi à présent… puisque je ne suis plus rien, que j’ai perdu l’honneur, que je n’ai plus qu’à prendre mon revolver et… Gustl ! Gustl ! il me semble que tu ne te rends pas à l’évidence… Il n’y a pourtant pas d’autre solution… Quand bien même tu te creuserais la cervelle, tu ne trouverais rien, rien, rien… Tu n’as qu’à bien te tenir, qu’à être un homme… Il ne s’agit pour toi que de te comporter en soldat, pour que le commandant dise : « C’était un brave, conservons de lui un bon souvenir… »
Combien il y a-t-il de compagnies à un enterrement d’officiers ? Je devrais savoir ça… Ah ! il pourrait y avoir tout le bataillon, toute la garnison, on tirerait vingt salves que je ne me réveillerais plus de ce sommeil définitif.
Je reconnais ce café… Au printemps dernier, j’y fus avec M. de Engel, après un steeple-chase militaire… Je ne l’ai pas revu depuis… Je me souviens qu’il avait l’œil gauche bandé et que je n’osais pas lui demander pourquoi… Tiens, deux artilleurs… Ils doivent s’imaginer que je suis cette jeune personne… Sûrement elle va me regarder… Juste !… Elle est effroyable… Comment cette créature arrive-t-elle à gagner son pain ?… Au plus fort de la misère, le diable trouve toujours à manger des mouches… Ce proverbe dit vrai… Quand j’étais en garnison à Przemysl, je me suis contenté parfois d’aventures très ordinaires… Quel épouvantable séjour dans cette Galicie ! Ce que j’étais heureux de rentrer à Vienne !… Bokorny est toujours là-bas, à Sarnbor. Il peut y grisonner encore pendant dix ans… Au fait, si j’y étais resté, il ne me serait pas arrivé ce qui m’est arrivé aujourd’hui… Je me laisserais vieillir tranquillement et honorablement dans cette sinistre Galicie… Mais quoi ? Suis-je devenu fou que j’oublie toujours ça ? C’est pourtant vrai que je l’oublie tout le temps… Il est inconcevable qu’un homme qui doit s’envoyer une balle dans la tête avant une heure ou deux, pense à des choses qui ne doivent plus l’intéresser du tout… C’est à croire que je suis ivre… À moins que je ne sois extraordinairement bien disposé à ce genre d’exercice… C’est peut-être inné en moi… On raconterait ça à quelqu’un qu’il hausserait les épaules… Si j’avais le petit instrument dans ma poche, tout serait terminé en une seconde.
On ne meurt pas toujours si rapidement ; il y en a qui souffrent le martyre pendant des mois entiers… Ma pauvre cousine a été étendue plus de deux ans, hurlant de douleur… Quelle misère ! Ne vaut-il pas mieux en finir soi-même ? Il s’agit de faire très attention, de ne pas se rater… Le pauvre diable du régiment qui a voulu se suicider l’année dernière a mal calculé son coup, il n’est pas mort, mais il est resté aveugle… Où est-il ? Que peut-il faire ainsi ? Il s’est sauvé, il erre je ne sais où… Est-il capable d’errer seulement ? Il faut qu’on le conduise… Il était tout jeune… Il a mieux visé sa maîtresse, elle est morte sur le coup… C’est incroyable… Pourquoi ces gens se tuent-ils ? Et puis comment peut-on être jaloux ? Je ne sais pas ce que c’est que la jalousie… Steffi est au concert, elle rentrera avec « lui » tout à l’heure : eh bien ! ça m’est absolument indifférent… Quelle gentille installation chez Steffi ! Une petite salle de bains avec une lanterne rouge au plafond… Elle se promène dans l’appartement, habillée d’une robe de chambre en soie verte… Je ne la verrai plus, la robe de chambre verte… Et Steffi, je ne la verrai plus… Je ne monterai jamais plus le bel escalier de la rue Guszhaus. Et ma chère Steffi continuera de s’amuser comme si de rien n’était ; elle ne pourra conter à personne que son Gustl s’est tué, mais elle pleurera… elle pleurera énormément… Du reste, beaucoup de gens pleureront… Maman d’abord… Ne pensons pas à la maison… sans quoi je suis fichu… Pas la moindre allusion à maman, « c’est compris, Gustl » ?
Me voilà dans le Prater… Si on m’avait dit ce matin que je me baladerais dans le Prater cette nuit… Que va penser ce sergent de ville ? Continuons, il fait doux… Naturellement, il n’est plus question de souper… L’air est délicieux, la nuit est si calme, si calme… Tout à l’heure je serai tranquille aussi… En attendant, me voilà hors d’haleine… J’ai couru comme un fou… « Doucement, doucement, mon Gustl… Tu n’es pas pressé, puisque tu n’as plus rien à faire…, plus rien du tout… absolument plus rien… »
Je crois que je frissonne… C’est un peu d’exaltation, et puis je n’ai rien mangé… Quelle est donc cette odeur si particulière ? Pourtant rien ne fleurit encore. Nous sommes le… C’est le 4 avril… Il a plu tous ces jours derniers, mais les feuilles poussent à peine… Quelle solitude ! Comme il fait noir ! On pourrait presque avoir peur… Je n’ai eu peur qu’une fois dans ma vie, j’étais enfant alors, j’avais quatorze ou quinze ans… Il y a neuf ans de ça… À dix-huit ans j’étais sous-lieutenant ; à vingt ans, lieutenant et, l’année prochaine, je serai… Qu’est-ce que je serai l’année prochaine ? Mon Dieu qu’est-ce que ça signifie l’année prochaine ? Que veut dire : la semaine prochaine ?… Que veut dire : après-demain ?… Comment ! tu claques des dents, Gustl ? Oh ! là là. Eh bien, laisse-les claquer un peu... tu es tout seul, tu n’as besoin d’épater personne… « Mon lieutenant, c’est dur, c’est très dur. »
Je vais m’asseoir sur ce banc… J’en ai fait, du chemin. Où suis-je dans le Prater ? Ce qu’il fait noir !… Je m’y retrouve, je m’y reconnais… C’est là le restaurant où je suis venu l’été dernier avec Kopetzky et Küttner, le jour où la musique du régiment donna son grand concert… Nous étions toute une bande…
Quelle fatigue ! Je suis esquinté comme si j’avais marché dix heures de temps… M’endormir sur ce banc ?… Jamais !… j’aurais l’air d’un officier sans domicile… Si je rentrais chez moi ?… Qu’est-ce que j’y ferais ! Eh bien ! Et ici, qu’est-ce que je fais ici ?… Néanmoins, si je pouvais m’endormir là, m’endormir pour ne plus me réveiller du tout… C’est ça qui serait commode… « Vous n’avez pas l’air de vous décider bien carrément, mon lieutenant, on dirait que c’est difficile… »
Comme il fait doux ! On devrait venir plus souvent la nuit au Prater ! C’est une idée que j’aurais pu avoir plus tôt… C’en est fait maintenant du Prater, de son air et de ses promenades !… J’enlève mon képi… il pèse mille kilos sur ma tête… il m’empêche de penser sainement, intelligemment… Allons, rassemblons nos esprits, prenons nos dernières dispositions… C’est demain matin, à sept heures… Sept heures, c’est une belle heure… À huit heures, quand ce sera terminé, l’instruction des sous-officiers commencera, mais Kopetzky ne pourra faire son cours, l’émotion l’étranglera… À moins qu’il n’en sache encore rien. On n’a trouvé le corps de Max Lippay que l’après-midi, et il s’était tué le matin… Personne n’avait entendu la détonation… Qu’est-ce que ça peut me faire que Kopetzky fasse ou ne fasse pas son cours aux sous-officiers ?… J’ai dit à sept heures… Je n’ai plus le choix… Je me tuerai dans ma chambre et ce sera fini… L’enterrement aura lieu lundi… J’en connais un qui se réjouira de l’affaire… C’est le docteur. – Le duel n’a pu avoir lieu à cause du suicide inattendu de l’un des adversaires.
Ce qu’on en dira chez les Mannheimer ! Le mari n’y attachera aucune importance, mais sa femme, la jolie blonde… c’est autre chose… Il y avait une aventure à tenter avec celle-là… Je crois même que je pouvais être facilement agréé… Il aurait fallu faire quelque effort… C’eût été une autre amie que Steffi !… Mais combien compliqué ! Envoyer des fleurs, parler discrètement, être persuasif… Elle n’est pas de celles à qui l’on dit sans plus de façon : « Viens me voir demain dans la journée… » Une amie de cette condition, ce n’eût pas été banal. Une liaison pareille fait de soi un autre homme… On se dirige mieux dans la vie ; on se respecte davantage… Plutôt que de vivre éternellement avec des filles !… J’ai commencé si jeune… J’étais un adolescent lorsque je passai les vacances à Gratz, chez mes parents, et que je connus une bohémienne deux fois plus âgée que moi… Je ne suis rentré que le lendemain matin à la maison… Mon père m’a regardé de travers, et ma sœur Clara… J’étais gêné surtout devant Clara… Ma pauvre sœur, elle était fiancée alors, et le mariage n’a pas eu lieu… Pauvre Cendrillon ! Elle n’a jamais eu de bonheur et voilà qu’elle va perdre son frère unique ! Oui, tu ne me reverras plus, Clara ! Chère petite sœur ! tu ne te doutais guère en m’accompagnant à la gare, à la nouvelle année, que tu ne retrouverais plus jamais, jamais ton Gustl. Et ma maman ! Ah ! mon Dieu, je ne dois plus songer à elle, sans quoi je suis capable de commettre une lâcheté… Je pourrais aller à Gratz… S’ils s’étonnaient de me voir, je leur dirais que j’ai une permission de vingt-quatre heures… Je prendrais le train de sept heures, je serais rendu à une heure… « Bonjour père, maman, Clara… C’est une surprise… Je viens seulement vous embrasser… » Ils se douteront peut-être de quelque chose… Non, ils ne remarqueront rien… Il n’y a que Clara… elle est si fine, si intelligente… Sa dernière lettre était tellement affectueuse… Je n’y ai même pas encore répondu… Elle me fait toujours de la morale… Mais si tendrement… C’est un ange… Si je n’avais pas quitté la maison, j’aurais fait de l’agriculture chez mon oncle, – il le voulait tant, – et je serais marié avec une simple, douce et brave fille… Sûrement avec Anna, qui m’a toujours aimé… Je l’ai encore remarqué la dernière fois… Malgré qu’elle soit mariée et mère de deux enfants, elle m’a regardé drôlement et elle m’a appelé « Gustl » tout court, comme jadis… Celle-là tressaillira de tout son être quand elle apprendra quelle fin j’ai eue… Son mari dira : « Ça ne m’étonne pas, ce garçon-là était un abruti ! » Ils croiront tous que j’avais des dettes fantastiques… Et ce n’est pas vrai, je ne dois rien à personne, j’ai tout payé, sauf les 160 gulden de Ballert… Il faut même que je l’écrive à mon père avant de me tuer… Me tuer ! C’est épouvantable ! C’est formidable…
Si je filais en Amérique, personne ne se douterait de la scène de ce soir… Dernièrement, on parlait dans le journal d’un jeune comte qui avait dû quitter Vienne après une sale histoire et qui possède aujourd’hui un hôtel à New-York. Il se fiche bien du reste ! Au bout de deux ans je reviendrais… pas à Vienne naturellement, ni même à Gratz… mais je me fixerais à la campagne, et les miens seraient ravis de me savoir vivant. Je me moque des gens… Je n’ai pas tellement d’amis… À part Kopetzky… C’est à lui que je dois le billet de faveur du concert, ce sacré billet qui est cause de tout… Il me semble que j’ai vécu cent ans depuis ce soir… Il y a deux heures, quelqu’un m’a traité de « stupide gamin » et a voulu briser mon sabre… Pourquoi tout cela a-t-il eu lieu ? N’aurais-je pas pu attendre que le vestiaire fût moins encombré ? Pourquoi ai-je crié « Tais ta gueule ! » Comment ça m’a-t-il échappé ? Je suis plutôt un homme bien élevé, pas une fois je n’ai été grossier avec mes camarades… Mais j’étais extrêmement énervé… toutes les guignes m’arrivaient en même temps… La guigne au jeu, le perpétuel contre-ordre de Steffi et le duel pour demain… Et puis je dors trop peu depuis une quinzaine ; à la fin, on n’en peut plus… Oui, sous peu, j’allais tomber malade. J’aurais dû demander un congé… Cela n’est plus nécessaire à présent… Je vais, moi-même, m’en donner un congé qui peut compter… Ah ! oui.
Est-ce que je vais rester assis sur ce banc ? Il doit être minuit, il y a longtemps que j’ai entendu sonner onze heures. Tiens, une voiture… Qui peut se promener si tard ? Des amants ? Ils sont plus heureux que moi, ceux-là… C’est peut-être Ballert avec Bertha… Pourquoi précisément Ballert ?… « Allez trotter plus loin !… » Ah ! le joli attelage que Son Altesse promenait le soir hors de Przemysl… Il allait jusqu’à Rosenberg. Un charmant homme, Son Altesse, un délicieux camarade, tutoyant tout le monde. C’était le bon temps ! Nous étions dans un pays assommant, sans aucune espèce de ressources… un été à éclater… Trois hommes de ma compagnie sont morts d’insolation… L’après-midi, nous nous étendions à moitié nus sur nos lits. Un jour, Wiesner est entré brusquement chez moi. Je somnolais… je me suis réveillé en sursaut, j’ai bondi sur mon sabre… Je devais avoir une bonne tête ! Wiesner se mourait de rire.
Il est capitaine de cavalerie depuis un an… Quel dommage que je ne sois pas entré dans la cavalerie ! Mon père n’a pas voulu, il trouvait la plaisanterie un peu chère. Quelle importance ça a-t-il aujourd’hui ? Puisque je dois disparaître…
Voyons, mon cher Gustl, tu es allé au Prater à une heure où l’on ne rencontre personne, pour que personne au monde ne puisse te déranger, pour faire en paix ton examen de conscience… Eh bien ! avoue-toi tranquillement que ce serait une pure bêtise de songer à filer en Amérique ou ailleurs… Tu n’es pas assez intelligent ni entreprenant pour tenter une nouvelle carrière. Et d’ailleurs, tu vivrais cent ans, en Amérique ou autre part, que tu serais incapable d’oublier que quelqu’un t’a traité de « gamin », a voulu briser ton sabre, et que tu es resté immobile et pétrifié. Ne cherche pas midi quatorze heures, ce qui est arrivé est arrivé… Quant à aller voir père, maman et Clara, c’est aussi une sottise, ils se consoleront peu à peu… Maman a bien oublié que son frère était mort… tout finit par s’oublier… Tout d’abord maman était inconsolable, puis au bout de quelques semaines… Au début, elle allait au cimetière tous les jours, puis tous les huit jours… Ensuite, tous les mois… Maintenant, elle n’y va que le jour des Morts… Demain, c’est mon jour des Morts… le 5 avril. Conduira-t-on mon corps à Gratz ? Irai-je pourrir à Gratz ? Je laisse tous ces tracas aux autres. Qu’ils s’en occupent, ça les regarde, je m’en désintéresse complètement ; car rien ne peut plus m’intéresser maintenant… Si, je dois 160 gulden à Ballert… C’est tout… Je n’ai point d’autres préoccupations… Écrire des lettres ? Dans quel but ? À qui ? Faire mes adieux ? Je me suicide, c’est assez clair… On le remarquera bien, que je prends congé de tout le monde ! Et puis, si les gens savaient à quel point ça m’est égal, ils ne me plaindraient pas. Ce n’est désastreux que pour moi… Et qu’ai-je eu de bonheur dans cette vie ? Je n’ai même pas fait la guerre, et je n’aurais aimé que ça… J’aurais pu l’attendre longtemps, la guerre… J’ai goûté à tout le reste… Des maîtresses ? Si peu d’importance ! Que l’une s’appelle Steffi, que l’autre soit Cunégonde, toujours la même chanson… Les arts ? La musique ? Les opérettes joyeuses ?… J’ai entendu douze fois Lohengrin. Tout ça, c’est du temps perdu… Je connais tout, j’ai tout vu… Ce soir encore, j’écoutais un oratorio… C’est même là qu’un boulanger m’a traité de « stupide gamin »… En voilà assez !… Et puis je m’en fiche des arts ! je ne suis pas curieux. Aussi, rentrons à la maison doucement, tout doucement… sans me presser… Encore un peu de repos dans le Prater, sur un banc… en ne pensant à rien… Je ne coucherai tout de même plus jamais dans un lit… J’ai l’éternité pour dormir… Jouissons de cet air si frais dont je ne jouirai plus demain…
……
……
« Jean ? eh ! Jean ? Apporte-moi un verre d’eau fraîche… » Qu’est-ce qu’il y a ?… Quoi ?… Est-ce que je rêve ?… Ah ! ma tête ! Nom de nom ! Quelle honte !… Je ne peux plus ouvrir les yeux… Je suis tout habillé… Où suis-je ?… Quoi ? Je m’étais endormi ?… Comment ai-je pu dormir ? Il fait déjà jour… Combien de temps ai-je dormi ? C’est pourtant vrai que je me suis tout de même endormi… Quelle heure est-il ? Pas assez clair pour voir à ma montre… Où sont donc mes allumettes ? Je les ai… En voilà une qui prend… Trois heures… Et j’ai un duel à quatre heures de l’après-midi… Non, le duel n’a plus lieu… Je dois me suicider… Le duel ne compte pas… Je dois me suicider parce qu’un boulanger herculéen m’a… D’abord, est-ce vraiment arrivé ? Est-ce bien sérieux ? Ce qui passe par ma caboche est tellement extraordinaire… Mon cou est dans un étau… Je ne peux plus me remuer… J’ai des fourmis dans la jambe droite… Aïe !… Debout ! debout !
Ah ! ça va mieux. Il fait presque clair… C’est le jour… L’air est frais… La même lumière, le même air frais que la semaine dernière, lorsque j’ai campé dans les bois et que j’étais aux avant-postes… Oh ! ce fut un autre réveil… une autre journée aussi !…
L’avenue est grise, vide… Je suis le seul être humain du Prater… Un matin, je suis venu ici à quatre heures avec Pausinger… Nous étions à cheval, moi, sur la bête du capitaine Mirovic et Pausinger sur l’alezan qui lui appartient… C’était au mois de mai… Tout était presque en fleurs, tout était vert… À présent, il fait frisquet… Le printemps ne tardera pas… Dans quelques jours, bientôt, il sera là… Le muguet, les violettes… Les mômes en cueilleront… Et moi je serai loin… Quelle misère ! Et les autres iront souper au café-concert, comme si rien n’était arrivé. Ne sommes-nous pas allés au restaurant après l’enterrement de Lippay ? Et Lippay était très aimé… On l’aimait beaucoup plus que moi, au régiment… Ils n’iraient pas au café parce que j’ai plié bagage ? Est-ce une raison ?…
Il fait chaud tout d’un coup, plus chaud qu’hier… Ça sent bon… Les arbres vont fleurir…
Steffi m’apportera-t-elle des fleurs ? Non, ça ne lui viendra pas à l’esprit… À moins qu’elle n’ait envie de faire une promenade en voiture. Ah ! si c’était Adèle !… Il y a longtemps que je n’ai pensé à celle-là. Elle m’en a fait des histoires, quand je l’ai quittée… Je n’ai jamais vu tant pleurer… En somme, elle a été ma plus jolie maîtresse… Intelligente et sans prétention… Je peux jurer qu’elle m’aimait… Elle était bien supérieure à Steffi… Pourquoi l’ai-je lâchée ? Imbécile ! C’est que ça devenait monotone, qu’elle ne variait pas… Presque tous les soirs, on sortait ensemble. Je n’avais plus la moindre liberté… Elle me cramponnait… Néanmoins, Gustl, tu aurais pu patienter encore… parce qu’elle est la seule qui t’ait bien aimé… Que fait-elle à présent ? Ce qu’elle fait ? Elle est avec un autre, naturellement… Auprès de Steffi, la vie est plus commode, je n’en ai pas le moindre embarras… au contraire. Est-ce une raison pour qu’elle vienne au cimetière ? Qui est-ce qui ira s’il n’y est pas obligé ? Kopetzky ? Oui, peut-être Kopetzky, et c’est tout… Pas gai de n’avoir personne… Père, maman et Clara ? Oui, certainement… Je suis le fils, le frère… Mais qu’y a-t-il de plus entre nous ? Ils ne me connaissent pas ou ils me connaissent mal… Que savent-ils de moi ? Que j’ai fait mon service, que je joue aux cartes et que je cours après les femmes… Et puis ?
Ont-ils jamais su que j’étais souvent dégoûté de moi ?… Non, puisque je ne leur ai pas écrit… Dieu ! que c’est triste ! C’est à pleurer… Ah ! mon pauvre vieux Gustl, il ne te manquerait plus que de pleurer maintenant, ce serait complet… Marche droit, si tu peux… il faut toujours marcher droit, qu’on aille à un rendez-vous, à son poste ou à la bataille. Qui a dit cela ? Ah ! oui, le major Lederer au mess, quand on a raconté que Wingleder tremblait à son premier duel, qu’il était devenu tout pâle et qu’il avait vomi… Certainement, un officier ne doit pas laisser deviner, ni à sa démarche, ni à sa physionomie, s’il va à un rendez-vous ou à une mort certaine. Tu entends, Gustl ? Le major Lederer l’a dit… Oui…
Il fait jour, on pourrait lire son journal… Qu’est-ce qui siffle ? Une locomotive ; c’est la gare du Nord… La colonne de Tegetthoff… Elle ne m’a jamais paru si haute… Des voitures… Un balayeur… mon dernier balayeur. Trois heures trois quarts à l’horloge de la gare… Voyons, me tuerai-je à sept heures, heure de la gare ou heure de la ville ?…
Sept heures ! Pourquoi spécialement à sept heures ? Comme si je ne pouvais pas décider d’un autre moment ? J’ai faim, je crève de faim… Ce n’est pas étonnant, je n’ai pas mangé depuis hier, à six heures du soir, au café… C’est même là que Kopetzky m’a donné le billet de faveur… J’ai dîné d’un café au lait et de deux petits pains… Que dira ce sale boulanger quand il apprendra ?… La sale brute ! Au fond, il aura le trac des officiers maintenant, il saura ce que c’est qu’un officier… Un civil peut se laisser rosser en pleine rue, ça n’a pas d’importance ; mais quand l’un de nous est insulté entre quatre-z-yeux, il doit mourir.
Si ce voyou consentait à se battre. Mais non, il ne se battra pas, il est bien trop prudent de sa peau… Aussi il vivra, il vivra longtemps, et moi, je serai dans la tombe… C’est lui qui m’aura tué… Tu saisis, Gustl ! c’est lui qui te tue. Oh ! nous ne sommes pas quittes si facilement… Oui, oui, oui… je vais écrire toute l’histoire à Kopetzky, je la lui expliquerai au complet, ainsi qu’au commandant. Je ferai au commandant un rapport de service… « Et nous verrons si tu oses encore te risquer dans un café, en public, sale brute ignoble ! Je voudrais bien voir la suite… » Je voudrais bien voir est comique… puisque ça ne m’est pas possible, puisque tout est fini, fini pour moi, fini…
À présent, Jean entre dans ma chambre, il constate que « mon lieutenant » a découché… Il s’imagine tout ce qu’il veut, mais pas que « mon lieutenant » a passé la nuit au Prater… Ah ! ça, il ne s’en doute pas… Tiens, le 44e qui va aux exercices de tir. Laissons-le passer, rasons les murs… Une fenêtre qui s’ouvre… l’adorable fille… À votre place, Mademoiselle, je mettrais un fichu sur mes blanches épaules… Dimanche dernier, c’était mon dernier jour d’amour avec Steffi… Si nous nous étions imaginé, Steffi et moi, que c’était notre dernier baiser !… Au fond, il n’y a que ça de vrai, l’amour…
Oui, dans deux heures, mon colonel aussi chevauchera noblement… Les officiers du 44e ont l’air d’avoir la vie facile, ce matin… Si vous saviez, mes amis, comme je me fiche de vous… Allons, marche droit, Gustl… Tiens, Katzer ! Depuis quand est-il au 44e? Il m’a vu… Bonjour, Kalzer ! La drôle de figure qu’il me fait ! Pourquoi me montre-t-il sa tête du doigt ? Est-ce pour me dire que j’ai mal aux cheveux ?… Va toujours, Katzer, que ce soit pour ça ou pour autre chose, ton crâne m’intéresse peu… Non, mon ami, tu te trompes, je n’ai passé la nuit qu’au Prater… Tu liras la suite dans les journaux du soir… « Ce n’est pas possible, dira-t-il. Ce matin, en allant au tir, j’ai rencontré Gustl près de la gare du Nord. » Quelle affaire !
Qui est-ce qui héritera de mon peloton ? Sans doute, Walterer… Ça sera du propre… Un type sans l’ombre d’intelligence, qui aurait pu être aussi bien cordonnier…
Le soleil se lève, une belle journée se prépare… Il y a de quoi envoyer tout promener… Le moindre cocher sera encore en vie à huit heures du matin, et moi, à sept heures, je ne serai plus rien… « Qu’est-ce que c’est ? Gustl… tu te démoralises, parce que tu viens de voir un cocher sur son siège ?… Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu faiblis ? Tu as des battements de cœur ? Oh ! non, ce n’est pas à cause… Alors c’est que tu as faim, que tu n’as pas mangé… Dis donc, sois loyal, tu as peur… C’est simple, tu as peur, parce que tu n’as jamais passé par ces angoisses-là… C’est encore du nouveau pour toi… Sache que chacun doit y passer… les uns plus tôt, les autres plus tard… Pour toi, c’est plus tôt, voilà tout… Il s’agit de considérer maintenant… » Quoi ?… C’est inouï, je veux toujours considérer quelque chose…
Ah ! oui… il est dans le tiroir de ma table de nuit, tout chargé… Il suffit de presser la détente, ce n’est pas un tel tour de force…
Toutes les demoiselles de magasin vont à leur besogne… Adèle aussi était dans un magasin… J’allais la chercher le soir… Quand les femmes sont occupées, elles ne tournent pas mal si vite… Ah ! si Steffi m’appartenait complètement, j’en ferais une modiste ou une essayeuse… Comment l’apprendra-t-elle ? Par le journal aussi… Elle sera furieuse que je ne lui aie rien dit, rien écrit… Je m’en moque un peu qu’elle se fâche… Combien de temps aura duré notre liaison ?… Ça date de janvier… Non, c’était avant Noël, puisque je lui ai apporté une boîte de bonbons de Grog, et elle m’a écrit une petite lettre à la nouvelle année… Ça me fait penser que j’ai pas mal de lettres à détruire… D’abord la lettre de Falstein… Si on la trouvait, le pauvre diable pourrait avoir des embêtements… Qu’est-ce que ça peut me faire ? À moins de prendre le tout et de le brûler… Est-ce que j’ai le temps de me mettre à trier des lettres ? Je puis bien brûler tout le paquet, à quoi est-il bon ? Tout ça, c’est des griffonnages sans intérêt… À qui laisserai-je mes livres ? À Blany… Je ne relirai plus Vers le Pôle, quel dommage !… J’ai peu lu ces derniers temps… De l’orgue… Des bouffées d’orgue… Ah ! ça vient de l’église… une messe matinale… Il y a belle lurette que je ne vais plus à la messe… La dernière fois, c’était en février, quand on y a envoyé mon peloton… Mais ça ne compte pas, je surveillais mes hommes pour qu’ils fussent convenables et attentifs, je regardais s’ils se tenaient bien… Si j’entrais dans cette église… Au fond, il y a quelque chose de vrai dans la religion… Je le saurai exactement aujourd’hui, après déjeuner… Après déjeuner ? Parfait. Alors quoi ? Faut-il entrer ? Il me semble que ce serait une consolation pour maman, si elle savait que j’ai prié avant… Quant à Clara, elle y attache peu d’importance… Entrons tout de même, ça ne peut pas me faire de mal…
De l’orgue, des chants… Hum ! j’ai le vertige… C’est odieux, odieux… Je voudrais bien avoir auprès de moi quelqu’un à qui je puisse confier… Je devrais me confesser… Il en fera des yeux, le curé, quand je lui dirai en terminant : « Maintenant, mon père, je vais aller me tuer… » À la vérité, je devrais m’effondrer sur les dalles et hurler ma douleur, et pleurer… Mais ces choses-là ne se font pas… Pouvoir pleurer cependant, ça me ferait tant de bien… Asseyons-nous… Mais pas pour m’endormir comme sur le banc du Prater… Les gens qui ont de la religion sont plus calmes… Mes mains tremblent… J’ai la tremblote maintenant… c’est du propre… Je finirai par me dégoûter tellement de moi-même que je me tuerai d’écœurement… Cette vieille femme là-bas qui prie… pour qui peut-elle prier ? Si je lui disais : « Madame, voulez-vous prier pour moi, je ne sais plus mes prières… » L’idée de la mort rend vraiment faiblard… Levons-nous !… À quoi me fait penser ce cantique ? À hier soir, pardi, à l’oratorio… Assez ! assez ! Je n’en supporterai pas davantage… Filons… J’en fais un bruit, avec mon sabre qui traîne… Ne troublons pas les fidèles dans leurs dévotions…
Dehors… De la lumière et de l’air… Je voudrais bien que ce fût fini… J’aurais dû, dans le Prater… On ne devrait jamais sortir sans avoir son revolver en poche… Dieu ! que j’ai faim !…
Autrefois, quand je lisais que les condamnés à mort avalaient une tasse de café et fumaient une cigarette avant l’exécution, je n’y comprenais rien… C’est bien naturel pourtant… Sacré nom ! Je n’ai pas encore fumé… Je n’ai pas envie de fumer… mais je voudrais bien déjeuner… Mon café est ouvert à cette heure-ci et je n’y rencontrerai sûrement personne… Et même s’il y a quelqu’un, je prouverai que j’ai eu du sang-froid jusqu’au bout… « À six heures, le lieutenant Gustl a déjeuné à son café habituel et il s’est tué à sept heures. »
Le calme revient… C’est si bon de marcher… Si je voulais, je pourrais encore biffer d’un trait toute cette histoire… avec l’Amérique… Allons ! allons ! J’ai reçu un coup de soleil… Est-ce que je suis calme parce que je me figure que je ne dois pas ?… Si ! je le dois, je le dois… c’est-à-dire que je le veux. « Du reste, te vois-tu, Gustl, retirer ton uniforme pour décamper ?… Le boulanger s’en tiendrait les côtes et Kopetzky ne me tendrait même plus la main. » J’en pique un fard…
Le sergent de ville me salue… Bonjour !… Le pauvre bougre est tout réjoui de mon salut… Moi je ne suis pas fier. Dans mon service, je fus toujours très chic… Aux manœuvres j’ai entendu un jour derrière moi un homme qui murmurait : « Ces sales rosses d’officiers »… Eh bien ! je ne l’ai pas envoyé au rapport, je me suis contenté de lui dire : « Une autre fois, tâchez qu’on ne vous entende pas, hein ? Ou alors ça finirait mal. »
La Hofburg… Qui est de garde ? Les Bosniaques… Ils ont de l’allure… Le lieutenant-colonel nous a dit tout récemment : « En 78, nous n’aurions jamais cru que ces gens-là nous obéiraient un jour. » Ah ! que j’aurais voulu être là. Voilà qu’ils se lèvent tous de leur banc… Bonjour ! bonjour ! C’est tout de même beau et propre de mourir sur un champ de bataille, pour la patrie… « Mais oui, monsieur le docteur, ça vous fait tordre… » Je devrais m’arranger pour que Kopetzky ou un autre se batte à ma place avec ce socialiste imbécile… Alors ça serait autre chose… Il ne s’en tirerait pas facilement… Et puis, et puis ça m’est égal.
En voilà qui taillent les arbres dans le jardin public. C’est dans ce jardin-là que j’ai fait une fois des propositions à une petite robe rose… qui demeurait dans la Strozzigasse… Plus tard, c’est Rochlitz qui l’a entreprise… Ils sont toujours ensemble, mais il ne nous parle jamais d’elle, il a honte… À cette heure, Steffi dort encore… Elle est ravissante quand elle dort : une tête d’ange ; on dirait une enfant qui ne sait pas encore compter jusqu’à cinq. Dès qu’elles dorment, elles ont toutes cet air-là. Je vais lui envoyer un mot. Pourquoi pas ? On écrit toujours dans un cas pareil. J’écrirai aussi à Clara de consoler père et maman, et de leur dire ce qu’on dit dans de telles occasions. J’écrirai également à Kopetzky… je le chargerai de faire mes adieux à plusieurs personnes. Et mon rapport détaillé au commandant ?… Et mes 160 guldens à Ballert ? J’ai encore beaucoup de choses à faire…
Personne ne m’a intimé l’ordre de me tuer à sept heures… À huit heures, il sera encore temps de mourir… Mourir ! Oui, c’est ainsi que ça se dit, et on ne changera pas ce mot-là de sitôt :
Kingstrasse… je suis tout à côté de mon café… C’est à n’y pas croire que je me réjouisse de déjeuner… Après le déjeuner, j’allumerai un cigare et je rentrerai chez moi… Oui, avant tout, il faut faire le rapport au commandant, puis la lettre à Clara, celle à Kopetzky et celle à Steffi… Que lui dirai-je à cette petite peste ? « Ma chère enfant, tu ne te doutais pas… » Non, c’est idiot… » Ma chère enfant, je te remercie beaucoup »… « Ma chère enfant, avant de m’en aller, je ne veux pas manquer de… » Non, là, vrai, ça n’est pas mon côté fort d’écrire des lettres… « Ma chère enfant, un dernier adieu de ton Gustl… » Quels yeux elle va faire ! C’est de la veine que je n’en sois pas amoureux !… Ça doit être affreux lorsqu’on aime et qu’il… « Voyons Gustl… tu es assez triste, n’insiste pas… Après Steffi, il y en aurait eu une autre… et ensuite pour finir une vraie jeune fille avec dot… C’eût été bien… « J’expliquerai à Clara que je n’ai pas pu faire autrement… « Il faut me pardonner, ma sœur chérie… Je te prie de consoler aussi nos bons parents… Je sais que je vous ai donné beaucoup de soucis à tous et que je vous prépare encore des chagrins… Mais sache bien que je vous ai toujours aimés… J’espère que tu auras de beaux jours et que tu n’oublieras pas ton malheureux frère… » Ça y est… mes yeux me piquent… J’ai le cœur gros… je vais pleurer… Je n’écrirai à personne… Tout au plus un mot à Kopetzky, un simple adieu de camarade et il annoncera la chose aux autres…
Est-il déjà six heures ?… Non, cinq heures et demie… La jolie frimousse qui passe… c’est le trottin aux yeux noirs que je rencontre continuellement dans la Floriagasse… Je me proposais de lui parler un jour ; car elle m’aguiche chaque fois… Elle est trop jeune tout de même… Elle sera étonnée de ne plus me voir, cette gosse… « Allons, Gustl, ne remets pas à demain ce que tu t’es juré d’accomplir aujourd’hui !… Allons, Gustl, sois sérieux !… n’oublie pas que tu es brave… » Où suis-je donc ? Voilà mon café… On vient d’ouvrir… On balaye… Entrons…
La table où les gens jouent toujours aux tarots… C’est insensé, dire que le type de malheur qui s’assoit là, contre le mur, est le même qui… Il n’y a encore personne… Où est le garçon ?… Il sort de la cuisine… Il endosse vite son habit… Ça n’en vaut vraiment pas la peine… Il servira d’autres consommateurs aujourd’hui !!!
— Bonjour, mon lieutenant !
— Bonjour.
— Vous venez de bonne heure, mon lieutenant.
— Non, je garde ma capote… Je n’ai pas beaucoup de temps, servez-moi vite.
— Mon lieutenant désire ?…
— Un café au lait et des petits pains.
— Tout de suite, mon lieutenant.
Les journaux… les journaux d’aujourd’hui déjà… Qu’y a-t-il dedans ? Il me semble que je vais y lire que je me suis tué ce matin… Au fait, je pourrais bien m’asseoir… Pourquoi suis-je debout ?… Mettons-nous là, près de la fenêtre… Mon café est déjà servi… Je vais tirer les rideaux… je n’aime pas que les gens du dehors plongent dans l’intérieur… Oh ! oh ! il ne passe personne… Il est rudement fameux, ce café… Ce n’est pas une mauvaise idée de déjeuner… On se sent un autre homme… Toute ma faiblesse venait de ce que je n’avais rien dans le corps… Pourquoi le garçon est-il planté là, devant moi ? Ah ! il m’apporte des petits pains…
— Mon lieutenant sait-il que ?…
— Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez que je sache ?
— M. Habetswallner…
Hein ! il va me parler du boulanger maintenant ?… Qu’est-ce qu’il va me dire ? Est-il déjà venu ? Il s’est donc précipité ici hier soir, le boulanger, pour tout raconter… Le garçon continue :
— … a eu une attaque d’apoplexie dans la nuit…
— Quoi ?…
Je pourrais me dispenser de crier si fort… Ai-je besoin de faire remarquer ?… Certainement je rêve encore… Il faut qu’il me répète ça une seconde fois…
Cette fois je le questionne d’une voix compatissante.
— Qui a eu une attaque ?
— Le boulanger. Mon lieutenant le connaissait bien… Le grand gros qui faisait sa partie de tarots à côté de la table de messieurs les officiers… il jouait habituellement avec M. Schlesinger et avec M. Wasner, le fabricant de fleurs artificielles… là, en face…
Je suis bien réveillé… tout est net… Je ne puis cependant pas le croire… Si je le lui demandais encore une fois ?…
— Ah ! il a eu une attaque ?… Mais comment le savez-vous ?
— Le gamin qui nous apporte les petits pains à quatre heures et demie, nous l’a raconté… C’est M. Habetswallner qui fournit le pain ici.
« Mon ami Gustl, ne te trahis pas !… » J’ai tout de même une rude envie de crier et de rigoler… Il aura un bon pourboire, Rodolphe… Mais il faut qu’il m’en raconte encore… D’abord il ne m’a pas dit qu’il était mort… Je vais lui demander s’il est mort… Mais, cette fois, je parlerai de ça tranquillement ; car la vie d’un boulanger doit me laisser indifférent… Je ferai semblant de parcourir les journaux tout en interrogeant Rodolphe…
— Est-il mort ?
— Naturellement, mon lieutenant. Il est mort sur place.
Exquis ! délicieux ! Tout ça, c’est parce que je suis entré dans l’église.
— Il est allé au concert hier soir… C’est en rentrant chez lui… Il a dégringolé dans l’escalier… Le propriétaire a entendu le bruit… On l’a porté sur son lit… Quand le docteur est venu, il était trop tard…
— C’est triste… Il était encore jeune.
J’ai joliment bien dit ça. Personne ne pourrait se douter que… Je me tiens à quatre pour ne pas sauter par-dessus le billard à pieds joints…
— Ah ! oui, que c’est triste, mon lieutenant !… C’était un si brave homme… Il y a au moins vingt ans qu’il venait ici… Le patron l’aimait beaucoup, ils étaient amis… Et sa pauvre femme !
Je crois que c’est la plus violente joie de ma vie…
Il est mort ! Il est mort ! Personne ne sait rien… il ne s’est rien passé… Quelle riche idée d’avoir voulu déjeuner ici !… Sans cette idée-là, j’allais me tuer gratis… Ça, c’est voulu par le Destin… Ou est Rodolphe ?… Il aide l’autre garçon à allumer le poêle…
Alors il est mort ! Il est bien mort ! Je devrais peut-être aller m’en assurer de visu… Oui, il faut que j’y aille et que je constate… En somme, il a eu son attaque à la suite d’un accès de rage, de colère rentrée… Voilà qui m’est égal… Le principal, c’est qu’il soit mort, que je vive et que l’avenir m’appartienne… Je suis là, à engouffrer les petits pains que M. Habetswallner a cuits… « Ils sont excellents, monsieur Habetswallner ; ils sont incomparables, vos petits pains ! » Et maintenant, un bon cigare !
— Rodolphe ?
— Mon lieutenant…
— Laisse donc le poêle tranquille !
— Je vous demande pardon, mon lieutenant.
— Et apporte-moi un cigare… Un havane…
Dieu ! que je suis content… Qu’est-ce que je vais fiche ? Il faudrait faire quelque chose, sans quoi j’aurais aussi une attaque d’apoplexie… de joie… Du calme… Dans un quart d’heure, j’irai à la caserne et je me ferai doucher par Jean… À sept heures et demie, maniement des armes… À neuf et demie, l’exercice… Je vais écrire tout de suite à Steffi qu’elle doit se rendre libre ce soir, que je l’exige…
Et n’oublions pas que je me bats à quatre heures avec ce docteur ridicule… « Toi, je ne te raterai pas. Je suis disposé à t’abattre comme un gibier… »
Arthur SCHNITZLER.
L’aveugle se leva du banc et prit sa guitare, posée près de lui sur la table, à côté du verre qu’il venait de vider : il avait entendu le roulement lointain des premières voitures. À tâtons, par le chemin familier, il gagna la porte et descendit les étroites marches de bois qui conduisaient à la cour couverte. Son frère le suivit et tous deux se postèrent aussitôt, à côté de l’escalier, le dos au mur, pour se garantir de la bise glaciale qui, par le portail ouvert, soufflait à travers la cour humide et boueuse.
Toutes les voitures qui franchissaient le col de Stilfer étaient obligées de passer sous la sombre voûte de la vieille hôtellerie. Pour les voyageurs qui se rendent de l’Italie dans le Tyrol, c’est le dernier relai avant d’atteindre le sommet de la montagne. Mais l’endroit n’invite guère aux longs séjours, car la route court sur un plateau monotone, entre des hauteurs dénudées, sans aucune échappée sur le paysage.
Pendant les mois d’été l’aveugle Geronimo et son frère Carlo élisaient domicile à l’auberge.
La malle-poste fit son entrée dans la cour, et fut bientôt suivie d’autres voitures. La plupart des voyageurs restèrent à leur place, chaudement emmitouflés dans leurs plaids et leurs manteaux ; quelques-uns arpentèrent avec impatience le sol détrempé. Le temps devenait de plus en plus mauvais, une pluie froide tombait à torrents, et, après une série de beaux jours, un automne prématuré semblait s’avancer à grands pas.
L’aveugle chanta en s’accompagnant sur sa guitare. Il chantait d’une voix inégale qui, par moments, devenait subitement criarde, la voix qu’il avait toujours après avoir bu. De temps à autre il levait la tête en l’air, comme pour adresser au ciel une supplication vaine. Mais les traits de son visage à la courte barbe noire, aux lèvres bleuies, restaient absolument impassibles. Debout à côté de lui, son frère ne faisait presque aucun mouvement.
Lorsqu’un voyageur laissait tomber une pièce de monnaie, dans le chapeau qu’il lui tendait, il remerciait d’un signe de tête et jetait au bienfaiteur un regard rapide et comme égaré, puis, aussitôt, il détournait les yeux, presque anxieusement, et regardait dans le vide, comme Geronimo. On eût dit que ses yeux avaient honte de jouir de la lumière dont ils ne pouvaient communiquer à son frère le moindre rayon.
— Apporte-moi du vin, dit Geronimo.
Carlo partit bien vite, obéissant comme toujours, et tandis qu’il montait les marches de l’escalier, l’aveugle se remit à chanter. Depuis longtemps il n’écoutait plus sa propre voix, ce qui lui permettait de concentrer son attention sur ce qui se passait autour de lui.
Il entendit, tout près, deux voix qui chuchotaient : celle d’un jeune homme et celle d’une jeune femme. Il se demanda combien de fois déjà ce couple pouvait avoir franchi le col. Car dans sa cécité et sa demi-ivresse il avait l’impression que c’étaient toujours les mêmes personnes qui défilaient devant lui, tantôt descendant du Nord vers le Sud, tantôt remontant du Sud vers le Nord. Aussi connaissait-il de longue date ces deux jeunes gens.
Carlo, redescendu, tendait à son frère un verre de vin que celui-ci leva, dans la direction des deux voyageurs en disant :
— À votre santé, Monsieur et Madame.
— Merci, répondit le jeune homme.
Mais la jeune femme l’entraîna vivement : la vue de cet aveugle lui était pénible.
Au même instant une voiture fit son entrée dans la cour. Elle contenait toute une famille, assez bruyante : le père, la mère, trois enfants et une bonne.
— Famille d’Allemands, dit tout bas Geronimo à son frère.
Le père donna une pièce à chacun de ses enfants avec permission de la jeter lui-même dans le chapeau du mendiant. Chaque fois, Geronimo remercia d’un signe de tête. L’aîné des garçons examinait l’aveugle avec une curiosité inquiète. Carlo, de son côté, considérait le bambin. Il ne pouvait s’empêcher, – comme chaque fois qu’il voyait des enfants de cet âge – de penser que Geronimo avait précisément le même quand était arrivé le malheur qui lui avait enlevé la vue.
Car aujourd’hui encore, après bientôt vingt ans, il se souvenait de ce jour avec une netteté parfaite.
Aujourd’hui encore retentissait à son oreille le cri perçant avec lequel le petit Geronimo était tombé sur le gazon, aujourd’hui encore il voyait le soleil se jouer en y traçant des arabesques, sur le mur blanc du jardin, et il entendait sonner les cloches du dimanche, qui s’étaient mises à tinter au même moment.
Il s’amusait, comme il l’avait fait tant de fois, à tirer à l’arbalète contre le frêne qui se dressait près du mur et, dès qu’il entendit le cri, il comprit qu’il avait dû blesser son petit frère, qui venait précisément de passer en courant. Il laissa glisser l’arme à terre et, sautant par la fenêtre dans le jardin, se précipita vers l’enfant qui gisait dans l’herbe et, les deux mains sur la figure, poussait des cris de douleur. Le sang ruisselait le long de la joue droite jusque sur le cou. Au même instant le père, qui revenait des champs, entrait dans le jardin par la petite porte et tous deux restaient, ne sachant que faire, à genoux, près du petit blessé, qui gémissait toujours. Des voisins accoururent : la vieille Vanetti réussit la première à lui écarter les mains du visage. Puis vint le forgeron, chez qui Carlo était alors en apprentissage, et qui était quelque peu guérisseur : sur-le-champ celui-là se rendit compte que l’œil droit était perdu. Le médecin de Poschiavo, qui arriva le soir, ne put rien faire non plus. Il signala même le danger qui menaçait également l’autre œil. Et il ne se trompait pas : un an après Geronimo était complément aveugle.
Au début on essaya de lui persuader qu’on réussirait plus tard à le guérir, et il paraissait le croire. Carlo qui, lui, savait la vérité, passait alors des jours et des nuits à errer sur la grand’route, entre les vignes et les bois, et peu s’en fallut qu’il ne se tuât. Mais le père, auquel il se confia, lui fit comprendre que son devoir était de vivre pour consacrer sa vie à son frère : Carlo se résigna et se sentit dès lors pénétré d’une pitié infinie. Ce n’était que près du petit aveugle, quand il pouvait lui caresser les cheveux, lui baiser le front, lui raconter des histoires et le promener dans les champs, derrière la maison ou le long des vignes, que sa douleur s’apaisait un peu. Aussitôt après l’accident, il avait négligé son apprentissage de forgeron, parce qu’il ne voulait pas quitter son frère et, dans la suite, il ne put se décider à reprendre son métier, malgré les objurgations de son père que l’avenir inquiétait.
Un jour, Carlo se rendit compte que Geronimo ne parlait plus jamais de son malheur. Il comprit bientôt pourquoi : l’aveugle s’était convaincu que jamais il ne reverrait le ciel, les collines, les routes, les hommes, la lumière. Cette constatation aviva encore la souffrance de Carlo, quelque effort qu’il fît pour se calmer, en se disant qu’il n’était que la cause involontaire de cet affreux malheur. Maintes fois, au petit matin, quand il contemplait son frère endormi à côté de lui, il était saisi d’une telle anxiété à l’idée de le voir se réveiller, qu’il s’élançait dans le jardin pour ne pas assister à ce spectacle déchirant : les pauvres yeux morts cherchant, à chaque aube nouvelle, la lumière, pour eux à jamais éteinte.
C’est à cette époque que l’idée vint à Carlo de faire apprendre la musique à Geronimo, qui avait une voix assez agréable. Le maître d’école de Tola, qui venait assez souvent les voir le dimanche, lui apprit à jouer de la guitare. L’aveugle ne se doutait pas alors que cet art deviendrait plus tard son gagne-pain.
En ce triste jour, le malheur semblait être entré pour toujours dans la maison du vieux Lagardi. Les mauvaises récoltes se succédèrent d’année en année ; un parent déloyal fit perdre au vieux père une petite somme d’argent qu’il avait réussi à économiser. Bref, quand il mourut, frappé d’apoplexie, en pleins champs, par une lourde journée d’août, il ne laissait que des dettes. Le petit domaine fut vendu, et les deux frères, désormais sans abri et réduits à la misère, quittèrent le village.
Carlo avait vingt ans, Geronimo quinze. Alors commença pour eux cette existence de vagabonds et de mendiants qu’ils menaient encore. Au début, Carlo avait bien songé à exercer un métier quelconque qui pût les faire vivre, son frère et lui, mais il n’y réussit pas. D’ailleurs, Geronimo ne trouvait le repos nulle part : il voulait toujours être en route. Et il y avait vingt ans maintenant qu’ils traînaient leurs misères sur les grands chemins et les défilés des montagnes, du Nord de l’Italie au Sud du Tyrol, toujours aux endroits où affluaient le plus les voyageurs.
Sans doute, après tant d’années, Carlo n’éprouvait plus cette douteur brûlante dont le traversait autrefois chaque lever de soleil, la vue du moindre paysage riant, mais c’était une pitié qui le rongeait sans répit, incessante et inconsciente, comme les battements de son cœur ou les mouvements de sa respiration.
Et il était content quand Geronimo se grisait…
* * *
La voiture qui portait la famille allemande était repartie. Carlo s’assit sur une des marches les plus basses de l’escalier – c’était sa place favorite ; Geronimo, lui, resta debout, les bras ballants, la tête levée.
Marie, la servante, sortit de la salle de l’auberge.
— La recette est-elle bonne, aujourd’hui ? cria-t-elle, du haut de l’escalier.
Carlo ne se retourna même pas. L’aveugle se baissa pour prendre son verre et, le levant en l’air, but à la santé de la jeune fille. Souvent, le soir, elle s’asseyait à côté de lui dans la salle : il savait bien qu’elle était jolie.
Carlo alors, se penchant en avant, regarda dans la direction de la route. Le vent soufflait et la pluie tombait avec un tel fracas que le bruit d’une voiture qui approchait s’y perdait presque. Il se leva et reprit sa place à côté de son frère.
Geronimo se remit à chanter tandis que la voiture entrait dans la cour. Elle ne contenait qu’un voyageur. Le cocher détela vivement ses chevaux puis monta dans la salle d’auberge. Le voyageur resta un moment assis dans son coin ; tout enveloppé dans son imperméable gris, il semblait ne prêter aucune attention au chant de l’aveugle. Puis, au bout d’un instant, il descendit et se mit à marcher de long en large, à grands pas, mais sans s’éloigner de la voiture. Il se frottait les mains sans discontinuer, pour les réchauffer. Et alors seulement il parut remarquer les mendiants. Arrêté devant eux il les considéra longuement, d’un regard scrutateur. Carlo inclina légèrement la tête, comme pour saluer.
Le voyageur était un très jeune homme, au joli visage imberbe, aux yeux inquiets. Quand il fut resté un bon moment devant les deux frères, il courut de nouveau au portail qu’il allait franchir pour continuer sa route et, à l’aspect désolant de la pluie que chassait le vent, il secoua la tête avec mauvaise humeur.
— Eh bien ? demanda Geronimo.
— Encore rien, répondit Carlo ; il donnera sans doute au moment de partir.
Le voyageur revint et s’appuya au timon de la voiture. L’aveugle se mit à chanter et, soudain, le jeune homme parut l’écouter avec grand intérêt.
Bientôt le palefrenier vint ratteler les chevaux.
Alors, comme s’il y songeait tout à coup, le jeune homme mit la main à sa poche et donna un franc à Carlo.
— Merci, merci, dit celui-ci.
Le voyageur monta en voiture et s’enveloppa dans son manteau. Carlo ramassa le verre posé par terre et monta les degrés de bois. Geronimo, cependant, chantait toujours. Le voyageur se penchant par la portière secoua la tête avec une expression de supériorité et de tristesse à la fois. Tout à coup, une idée sembla lui traverser l’esprit : il sourit et dit à l’aveugle, qui n’était guère qu’à deux pas de lui :
— Comment t’appelles-tu ?
— Geronimo.
— Eh bien, Geronimo, ne te laisse pas mettre dedans.
Au même instant, le cocher se montrait sur la première marche de l’escalier.
— … Mettre dedans ? Comment cela, Monsieur ?
— J’ai donné à ton compagnon une pièce de vingt francs.
— Oh ! merci, Monsieur, merci.
— Ainsi, méfie-toi.
— C’est mon frère, Monsieur ; il ne me trompe pas.
Le jeune homme resta une seconde interdit, mais il hésitait encore que déjà le cocher, monté sur son siège, avait porté ses chevaux en avant. Le voyageur, se rejetant en arrière, fit un mouvement de tête qui semblait dire : « Advienne que pourra », et la voiture s’éloigna.
Des deux mains l’aveugle faisait des signes pour exprimer sa gratitude. Bientôt il entendit Carlo sortir de la salle et lui crier :
— Monte vite, Geronimo, il fait bon ici : Marie a allumé le feu.
Geronimo mit sa guitare sous son bras et monta les marches en se tenant à la rampe. Et, tout en grimpant, il criait à son frère :
— Laisse-moi la toucher : il y a si longtemps que je n’ai touché une pièce d’or !
— Qu’y a-t-il, demanda Carlo ; que dis-tu ?
Arrivé en haut, Geronimo tendit les deux mains pour prendre la tête de son frère : c’était sa manière habituelle de manifester sa joie ou sa tendresse.
— Carlo, mon cher frère, il y a tout de même de braves gens !
— Bien sûr, dit Carlo. Jusqu’ici nous avons ramassé deux francs et trente centimes ; et puis voilà encore de l’argent autrichien, une demi-lire peut-être.
— Et vingt francs, cria Geronimo, et vingt francs. Je le sais !
Il pénétra dans la salle en titubant et se laissa tomber lourdement sur le banc.
— Qu’est-ce que tu sais ? lui demanda Carlo.
— Assez de blagues, voyons. Donne-la-moi dans ma main. Ah ! il y en a un temps que je n’ai eu une pièce d’or dans la main !
— Qu’est-ce que tu veux ? Où diable prendrais-je bien une pièce d’or ? Il y a là en tout deux ou trois francs.
L’aveugle frappa du poing sur la table.
— En voilà assez, n’est-ce pas, assez ! Tu ne prétends tout de même pas me la cacher ?
Carlo regarda son frère avec autant de surprise que d’inquiétude. Il s’assit tout près de lui, poussant sa chaise à côté du banc, et lui prit le bras comme pour le calmer.
— Je ne te cache rien du tout. Comment peux-tu croire cela ? Personne n’a eu l’idée de me donner une pièce d’or.
— Il me l’a pourtant bien dit.
— Qui ça ?
— Eh bien, ce jeune homme qui marchait dans la cour.
— Comment ? Je ne comprends pas.
— Il m’a dit : « Comment t’appelles-tu ? » et puis : « Prends garde, prends garde : ne te laisse pas mettre dedans. »
— Tu as rêvé, Geronimo, pour sûr ; c’est absurde.
— Absurde ? Je l’ai pourtant bien entendu, et je ne suis pas sourd. « Ne te laisse pas mettre dedans, je lui ai donné une pièce d’or »… Non, il a dit : « Je lui ai donné une pièce de vingt francs. »
L’aubergiste entrait.
— Eh bien ! qu’est-ce qui vous prend ? Vous avez donc renoncé aux affaires ? Il vient d’arriver une voiture à quatre chevaux.
— Viens s’écria Carlo, viens.
Mais Geronimo ne bougea pas.
— À quoi bon ? Qu’est-ce que j’irais faire ? À quoi cela me servira-t-il ? Tu seras là, à côté de moi et…
Carlo lui toucha le bras.
— Allons, tais-toi et descends avec moi.
Geronimo, sans rien ajouter, suivit son frère. Mais, sur les marches de l’escalier il lui dit encore :
— Nous en reparlerons, nous en reparlerons.
Carlo ne comprenait pas ce qui s’était passé. Est-ce que Geronimo serait subitement devenu fou ? Sans doute il s’emportait facilement, mais jamais encore il n’avait parlé sur ce ton.
La voiture qui venait d’arriver amenait deux Anglais. Carlo souleva son chapeau et l’aveugle se mit à chanter. L’un des étrangers était descendu et jeta quelques pièces de monnaie dans le chapeau de Carlo qui dit : « Merci », et ajouta, comme pour lui-même : vingt centimes.
Le visage de Geronimo resta impassible et il commença une nouvelle chanson, tandis que la voiture s’éloignait.
Les deux frères remontèrent alors l’escalier sans mot dire. Geronimo s’assit sur le banc, Carlo resta debout près du poêle.
— Pourquoi ne dis-tu rien ? demanda Geronimo.
— Il n’y a pas d’autre explication que celle que je t’ai donnée, répliqua Carlo. Sa voix tremblait un peu.
— Et qu’est-ce que tu m’as dit ?
— C’était probablement un fou.
— Un fou ? Elle est bonne, celle-là ! Parce que quelqu’un m’a dit : « J’ai donné vingt francs à ton frère », c’est un fou. Hé ! Et pourquoi donc a-t-il ajouté : « Ne te laisse pas mettre dedans », hein ?
— Après tout, ce n’est peut-être pas un fou… Mais il y a des gens qui, avec de pauvres diables comme nous, se permettent des plaisanteries.
— Ah ! oui, des plaisanteries, hurla Geronimo. Il ne manquait plus que ça ! Je m’y attendais !
Et il vida le verre de vin posé devant lui.
— Mais voyons, Geronimo ! cria Carlo, et il se sentait si bouleversé qu’il pouvait à peine parler, voyons, pourquoi te… Comment peux-tu croire… ?
— Pourquoi ta voix tremble-t-elle ? hein, pourquoi ?
— Je t’assure, Geronimo, que je…
— Eh bien ! moi, je ne te crois pas. Tiens, en ce moment tu ris… je le sais que tu ris en ce moment.
D’en bas, la voix d’un valet appelait :
— Hé ! l’aveugle, il y a du monde.
Machinalement, les deux frères se levèrent et descendirent. Deux voitures venaient d’arriver ensemble, amenant, l’une, trois messieurs, l’autre un vieux couple.
Geronimo se mit à chanter. Carlo se tenait à côté de lui, décontenancé : Que faire, maintenant ? Son frère ne le croyait pas ! Comment était-ce possible ? Et, plein d’anxiété, il regardait de côté Geronimo qui débitait ses chansons d’une voix brisée. Il lui semblait voir passer sur ce front des pensées qu’il n’y avait jusqu’alors jamais soupçonnées.
Les voitures étaient reparties mais Geronimo chantait toujours. Carlo n’osait pas l’interrompre. Il ne savait que dire et craignait que sa voix ne tremblât encore. Soudain un éclat de rire retentit en haut de l’escalier et la voix de Marie cria :
— Pourquoi continues-tu à chanter ? Ce n’est pas moi qui te donnerai grand’chose !
Geronimo s’arrêta au milieu de son air, comme si sa voix et les cordes de sa guitare s’étaient brisées en même temps. Puis il gravit l’escalier, suivi de son frère, qui, dans la salle, vint s’asseoir à côté de lui. Que faire ? se disait toujours Carlo. Il n’y avait pas autre chose à tenter : il fallait essayer encore une fois de convaincre son frère.
— Geronimo, commença-t-il, je te jure… réfléchis un peu, voyons Geronimo, comment peux-tu croire que je…
L’aveugle ne répondit rien ; ses yeux morts semblaient, par la fenêtre, contempler le brouillard gris qui enveloppait le paysage. Carlo continua :
— Je veux bien admettre qu’il n’était pas fou, il se sera trompé, oui, c’est cela, il s’est trompé…
Mais il sentait bien qu’il ne croyait pas lui-même à ce qu’il disait.
Impatienté, Geronimo s’éloigna de lui. Mais Carlo continua à lui parler avec une vivacité soudaine.
— Pourquoi donc aurais-je… tu sais pourtant bien que je ne mange ni ne bois plus que toi… et quand je m’achète un vêtement neuf tu le sais bien… alors, quel besoin aurais-je de tout cet argent ? Qu’est-ce que j’en ferais ?
Geronimo grogna entre ses dents.
— Ne mens donc pas, j’entends que tu mens.
— Je ne mens pas, Geronimo, non je ne mens pas, répliqua l’autre épouvanté.
— Hein, est-ce que tu la lui as déjà donnée ? Ou bien ne l’aura-t-elle que plus tard ? hurla Geronimo.
— Marie ?
— Et qui donc, si ce n’est Marie ? Menteur que tu es. Voleur !
Et, comme s’il ne voulait pas rester plus longtemps à côté de son frère, il lui lança un coup de coude dans les côtes.
Carlo se leva. D’abord il regarda fixement son frère, puis il quitta la salle et descendit dans la cour. Les yeux grands ouverts il examinait la route qui, devant lui, se perdait dans un brouillard brunâtre. La pluie avait cessé. Carlo mit ses deux mains dans ses poches et sortit.
Il avait l’impression que son frère l’avait chassé. Que s’était-il donc passé ?… Il n’arrivait toujours pas à le comprendre. Quelle espèce d’homme cela pouvait-il bien être ? Il donnait un franc et prétendait ensuite que c’en étaient vingt ! Il fallait pourtant bien qu’il ait eu un motif pour agir ainsi. Et Carlo cherchait dans ses souvenirs pour voir s’il ne se serait pas fait un ennemi qui aurait ensuite envoyé quelqu’un d’autre à l’auberge afin de se venger. Mais si loin qu’il remontât, jamais il n’avait offensé personne, jamais il n’avait eu avec personne une querelle sérieuse. Depuis vingt ans il n’avait pas fait autre chose que se poster, le chapeau à la main, dans les cours ou au bord des routes… Quelqu’un lui en voudrait-il par hasard à cause d’une femme ? Mais qu’il y avait longtemps qu’il n’en avait connu une… la servante de « La Rosa » avait été la dernière, au printemps précédent. Mais de celle-là, sûrement, personne ne pouvait être jaloux… C’était à n’y rien comprendre.
Quelles espèces d’hommes pouvait-il donc bien y avoir, là-bas, dans ce monde qu’il ne connaissait pas ? Il en venait de tous les côtés… Mais que savait-il d’eux ? Pour cet étranger, cela avait sans doute eu un sens de dire à Geronimo : « J’ai donné vingt francs à ton frère. » Oui, sans doute… Mais qu’y faire maintenant ?… Il était soudain devenu évident que Geronimo se méfiait de lui. Et cela, il ne pouvait pas le supporter. Il fallait absolument entreprendre quelque chose là contre…
Et, en toute hâte, il retourna à l’auberge.
Quand il rentra dans la salle, Geronimo était étendu tout de son long sur le banc et ne parut pas remarquer son arrivée. Marie leur apporta leur dîner. Pendant ce repas, ils n’échangèrent pas une parole. Quand Marie revint pour desservir, Geronimo éclata soudain de rire et lui demanda :
— Eh bien ! qu’est-ce que tu vas acheter avec cet argent ?
— Quel argent ?
— Voyons, quoi ? Une robe neuve ou des boucles d’oreilles ?
— Qu’est-ce qu’il me veut ? fit la jeune fille en se tournant vers Carlo.
À ce moment, on entendit en bas, dans la cour, un roulement de voitures lourdement chargées ; des voix bruyantes montèrent vers eux et Marie descendit vivement l’escalier. Quelques minutes après trois voituriers entraient dans la salle et s’installaient à une table. L’aubergiste s’approcha d’eux et leur souhaita le bonjour. Ils pestaient contre le mauvais temps.
— Cette nuit, vous aurez de la neige, dit un des arrivants.
Le second raconta comment, dix ans plus tôt, en plein août, il avait été surpris en passant le col par une tempête de neige et avait failli mourir de froid. Marie vint s’asseoir à côté d’eux. Le palefrenier survint lui aussi et demanda des nouvelles de ses parents, qui habitaient à Bormio, dans la vallée.
Une nouvelle voiture venait d’arriver avec des voyageurs. Les deux frères descendirent dans la cour, Geronimo chanta, Carlo tendit son chapeau et les étrangers y déposèrent leur aumône. Geronimo paraissait tout à fait calmé. À plusieurs reprises il demanda : Combien ? Et aux renseignements que lui donnait son frère, il répondit par un léger signe de tête. Cependant Carlo, lui aussi, cherchait à se ressaisir. Mais il avait toujours le sentiment obscur qu’il s’était passé quelque chose d’affreux et qu’il était dans l’impossibilité de se défendre.
Lorsque les deux frères remontèrent l’escalier, ils entendirent les voituriers rire et causer bruyamment. Le plus jeune cria à Geronimo, dès qu’il parut sur le seuil :
— Chante-nous quelque chose, à nous aussi ; nous te paierons. N’est-ce pas ? ajouta-t-il en se tournant vers ses camarades.
Marie, qui entrait à ce moment, une bouteille de vin à la main, dit :
— Ne lui demandez rien aujourd’hui : il est de mauvaise humeur.
Pour toute réponse, Geronimo s’avança au milieu de la salle et se mit à chanter. Dès qu’il eut fini, les voituriers applaudirent.
— Arrive un peu ici, Carlo, cria l’un d’eux, que nous te jetions notre argent dans ton chapeau, comme les gens d’en bas.
Et, prenant une petite pièce de monnaie, il leva la main très haut, comme s’il voulait laisser retomber la pièce dans le chapeau, que lui tendait Carlo. Mais l’aveugle saisit le bras du voiturier et lui dit :
— Non, à moi, donne-la-moi, à moi. Elle pourrait tomber… à côté.
— Comment ça, à côté ?
— Parbleu, oui… entre les pattes de Marie.
Ils éclatèrent tous de rire, même l’aubergiste et Marie ; seul Carlo restait comme pétrifié. Jamais Geronimo n’avait fait de plaisanteries de ce genre.
— Assieds-toi à côté de nous, crièrent les voituriers à l’aveugle. Tu es un joyeux compagnon.
Et ils se serrèrent pour faire place à Geronimo. La conversation devenait de plus en plus brillante et confuse ; Geronimo s’y mêlait, parlant plus fort et plus gaiement que d’ordinaire et ne cessant pas de boire. Quand Marie rentra, il voulut l’attirer à lui, sur quoi un des voituriers lui dit en riant.
— Tu te figures donc qu’elle est jolie ? C’est une vieille guenon.
Mais l’aveugle fit asseoir Marie sur ses genoux.
— Vous n’êtes tous que des imbéciles, dit-il. Est-ce que vous croyez que j’ai besoin d’yeux pour voir ? Je sais aussi très bien où se tient Carlo en ce moment… tenez… il est debout là-bas, près du poêle les mains dans ses poches, et il rit.
Ils tournèrent tous les yeux vers Carlo qui, adossé au poêle, la bouche entr’ouverte, se forçait en effet à ricaner, comme s’il n’osait pas donner un démenti à son frère.
Le palefrenier entra : si les voituriers voulaient atteindre Bormio avant la tombée de la nuit, ils feraient bien de se hâter. Ils se levèrent donc et prirent congé au milieu d’un grand vacarme.
Les deux frères se retrouvaient seuls dans la salle. C’était l’heure où ils aimaient assez souvent à faire la sieste. Le calme le plus profond régnait dans l’auberge, comme toujours en ces premières heures de l’après-midi. La tête appuyée sur la table, Geronimo semblait dormir. Carlo marcha d’abord un peu de long en large, puis il s’assit sur le banc : il était très fatigué. Il avait l’impression de vivre dans un pénible cauchemar : il songeait à toutes sortes de choses, à hier et à avant-hier, à tous les jours écoulés, et surtout à de chaudes journées d’été et à des routes éblouissantes de blancheur, sur lesquelles il cheminait d’habitude avec son frère, et tout cela était si lointain, si mystérieux, comme si jamais plus cela ne devait revenir.
Vers la fin de l’après-midi arriva la malle-poste du Tyrol et peu après, à de courts intervalles, plusieurs voitures qui se dirigeaient également vers le Sud. Quatre fois encore les deux frères durent descendre dans la cour. Quand ils remontèrent pour la dernière fois, la nuit était déjà venue et la petite lampe à huile suspendue au plafond jetait sa lueur fumeuse. De nouveaux clients arrivèrent, des ouvriers qui travaillaient dans une carrière voisine et qui avaient installé leurs cabanes en bois à quelques centaines de pas au-dessous de l’auberge. Geronimo s’assit près d’eux, Carlo resta seul à sa table. Il lui semblait que son isolement durait depuis très longtemps déjà. Il entendait son frère, à l’autre bout de la salle, raconter des souvenirs de son enfance, d’une voix très haute, en criant presque. Il se rappelait très bien, disait-il, tout ce qu’il avait vu de ses yeux, personnes et objets : son père, qui travaillait dans les champs, le petit jardin, avec le grand frêne le long du mur, la pauvre maison toute basse qui leur appartenait, les deux petites filles du cordonnier, la vigne derrière l’église, et même son visage d’enfant, tel que le miroir le lui renvoyait. Que de fois déjà Carlo avait entendu tout cela ! Aujourd’hui ces histoires lui semblaient intolérables. Elles étaient dites avec un accent tout différent ; chaque mot que prononçait Geronimo prenait une signification nouvelle et paraissait à Carlo dirigé contre lui. Il se glissa dehors et gagna la grand’route, maintenant plongée dans une obscurité complète. La pluie avait cessé, l’air était très froid et Carlo fut tenté de poursuivre son chemin plus loin, toujours plus loin, de s’enfoncer dans les ténèbres et finalement de se coucher quelque part, dans un fossé, de s’y endormir pour ne plus se réveiller… Brusquement il entendit le roulement d’une voiture et aperçut la clarté projetée par deux lanternes qui se rapprochaient. Dans la voiture, qui passa près de lui, étaient assis deux voyageurs. L’un d’eux, au visage mince et imberbe, tressaillit de peur quand la silhouette de Carlo émergea soudain de l’obscurité à la lueur des lanternes. Carlo, qui s’était arrêté, souleva son chapeau, la voiture et les lumières disparurent, et il se retrouva dans la nuit noire. Tout à coup il fut secoué d’un frisson d’angoisse : pour la première fois de sa vie les ténèbres lui faisaient peur. Il lui sembla impossible de les supporter une minute de plus. Le frisson qu’il éprouvait se compliquait de façon étrange et confuse d’un sentiment de pitié torturante pour son malheureux frère, et il reprit en hâte le chemin de l’auberge.
Quand il pénétra dans la salle, il vit les deux voyageurs qui étaient passés devant lui sur la route : assis à une table, devant une bouteille de vin rouge, ils causaient avec animation et levèrent à peine les yeux à son entrée.
À l’autre table étaient toujours assis les ouvriers et, au milieu d’eux, Geronimo.
— Où donc étais-tu fourré, Carlo ? lui dit l’aubergiste dès qu’il ouvrit la porte. Pourquoi laisses-tu ton frère seul ?
— Qu’y a-t-il donc ? demanda Carlo inquiet.
— Geronimo est en train de régaler ces gens-là. Moi, ça m’est bien égal, mais vous ne devriez tout de même pas oublier que les mauvais jours vont revenir.
Carlo alla vivement à son frère et le prit par le bras.
— Viens, lui dit-il.
— Qu’est-ce que tu me veux ? cria Geronimo.
— Viens au lit, dit Carlo.
— Laisse-moi, laisse-moi. C’est moi qui gagne l’argent, je peux bien en faire ce qui me plaît, hein, et tu ne voudrais tout de même pas fourrer tout dans ta poche ? Vous croyez peut-être qu’il me donne tout ? Pas de danger : je suis aveugle. Mais il y a des gens, de braves gens, qui me disent : j’ai donné vingt francs à ton frère.
Les ouvriers se mirent à rire.
— En voilà assez, dit Carlo, viens.
Et il entraîna son frère, le traînant presque jusqu’en haut de l’escalier qui menait au grenier où ils avaient leurs lits. Tout le long du chemin Geronimo criait :
— Oui, j’ai découvert le pot-aux-roses. Je sais tout, maintenant. Ah, attendez un peu ! Où est-elle ? où est Marie ? Tu lui mets peut-être de l’argent à la Caisse d’épargne ? Hein, je chante pour toi, je joue de la guitare, c’est moi qui te fais vivre, et tu me voles !
Et il tomba sur sa paillasse.
Un rai de lumière venant du corridor entrait dans la pièce. En face se trouvait l’unique chambre que l’aubergiste pût mettre à la disposition des voyageurs ; la porte en était ouverte et Marie préparait les lits pour la nuit. Carlo, debout devant son frère, le regardait : étendu sur le lit, le visage bouffi, les lèvres bleuies, les cheveux mouillés et collés sur le front, il avait l’air bien plus âgé qu’il n’était en réalité. Et lentement, la lumière se faisait en lui. Ce n’était pas d’aujourd’hui que pouvait dater cette méfiance de l’aveugle ; depuis longtemps elle devait sommeiller en lui, seul le courage, ou une occasion favorable, lui avait manqué pour la manifester. Et tout ce que Carlo avait fait pour son frère avait été inutile : inutile son repentir, inutile le sacrifice de toute sa vie ! Et que devait-il faire maintenant ? Fallait-il continuer à le conduire, de jour en jour, qui sait pendant combien de temps, à travers la nuit éternelle, veiller sur lui, mendier pour lui, sans autre récompense que la défiance et les injures ? Puisque son frère le prenait pour un voleur, le premier étranger venu pouvait lui rendre les mêmes services aussi bien, mieux même que lui. Vraiment oui, le laisser seul, se séparer de lui pour toujours, c’était ce qu’il y avait de mieux à faire. Alors il faudrait bien que Geronimo reconnût ses torts, alors il verrait ce que c’est que d’être trompé, volé, que d’être seul et misérable. Et lui, Carlo, qu’allait-il entreprendre pour son compte ? Il n’était pas encore âgé ; n’ayant plus à s’occuper que de soi, il pourrait faire bien des choses. Comme domestique tout au moins il gagnerait toujours et partout de quoi vivre.
Mais tandis que toutes ces pensées lui traversaient l’esprit, ses regards ne quittaient pas son frère. Et soudain il le voyait devant lui, assis tout seul sur une pierre, au bord d’une route brûlée de soleil, ses yeux blancs, grands ouverts fixés sur le ciel qui ne pouvait plus l’aveugler, les mains tendues en avant, tâtonnant dans la nuit qui l’enveloppait sans trêve. Et il sentait que si l’aveugle n’avait personne que lui au monde, lui non plus n’avait personne que ce frère ; il comprenait que sa tendresse pour ce frère était toute sa vie ; pour la première fois il voyait avec une netteté parfaite que seule la conviction que l’aveugle lui avait pardonné et répondait à son affection, lui donnait la force de supporter tant de misères. Il ne pouvait pas tout d’un coup renoncer à cette espérance. Son frère lui était aussi nécessaire, il le sentait bien, qu’il pouvait l’être, lui, à l’infirme. Non, il ne pouvait pas, il ne voulait pas l’abandonner. Il fallait supporter sa défiance ou trouver un moyen de lui prouver que ses soupçons n’étaient pas fondés. Ah, s’il pouvait, d’une façon quelconque, se procurer cette malheureuse pièce d’or !… S’il pouvait, demain matin, dire à l’aveugle. « Je l’avais simplement mise de côté pour t’empêcher de boire avec ces ouvriers, pour qu’on ne te la vole pas. »
Des pas firent craquer l’escalier de bois : les voyageurs montaient se coucher. Soudain une idée lui traversa le cerveau : il allait frapper à la porte des étrangers, leur raconter fidèlement ce qui s’était passé dans la journée et leur demander vingt francs. Mais c’était absolument impraticable, il le comprit bien vite. Ils ne croiraient pas un mot de son histoire. Il se rappelait maintenant comme l’un d’eux, le pâle, avait tressailli de peur quand lui, Carlo, avait brusquement surgi de l’ombre devant la voiture.
Il s’étendit sur sa paillasse. Il faisait absolument noir dans la chambre. Il entendit les ouvriers descendre à pas lourds, en parlant très haut, l’escalier de la cour. Peu après on ferma les deux vantaux du portail. Le palefrenier monta puis redescendit une dernière fois les marches, et ce fut le silence complet. Carlo n’entendait plus que les ronflements de Geronimo. Bientôt ses idées se brouillèrent : il commençait à rêver.
Quand il s’éveilla, l’obscurité était encore complète autour de lui. Il chercha la place de la fenêtre et, en écarquillant les yeux, il distingua, dans l’épaisseur des ténèbres un carré grisâtre. Geronimo dormait toujours du lourd sommeil de l’ivresse. Et Carlo songeait au jour qui serait demain, et il frissonnait. Il songeait à la nuit qui suivrait ce jour, au jour qui suivrait cette nuit, à tout l’avenir qui s’étendait devant lui et il tremblait d’horreur à l’idée de l’isolement qui l’attendait. Pourquoi avait-il manqué de courage hier soir ? Pourquoi n’avait-il pas été trouver les étrangers pour leur demander ces vingt francs ? Peut-être auraient-ils eu pitié de lui. Et pourtant… peut-être valait-il mieux qu’il ne les leur eût pas demandés… Pourquoi cela valait-il mieux ?… Il s’assit sur son séant et sentit son cœur battre à grands coups : il savait pourquoi cela valait mieux. Si les voyageurs l’avaient éconduit, il leur serait resté suspect, tandis que comme cela… et il fixait la tache grise qui commençait à s’éclairer peu à peu. C’était une idée qui, malgré lui, lui avait traversé le cerveau, mais elle était irréalisable… absolument irréalisable : la porte, en face, était fermée à clef, et puis ils pourraient se réveiller… Oui, là, cette tache brillante dans l’obscurité, c’était l’aube qui venait.
Carlo se leva ; il se sentait comme attiré et appuya son front contre la vitre froide. Pourquoi donc s’était-il levé ? Pour réfléchir ? Pour essayer ? Mais… quoi ? C’était impossible… sans compter que c’était un crime. Un crime ? Que représentent vingt francs pour des gens comme ceux-là, qui, pour leur seul plaisir, font des milliers de kilomètres. Ils ne s’apercevraient même pas que cette somme leur manquât…
Il se dirigea vers la porte et l’ouvrit doucement. En face se dressait l’autre, fermée…, deux pas suffiraient pour l’atteindre. À un clou fixé dans le chambranle pendaient des vêtements ; Carlo les tâta rapidement de la main… Ah, si les gens laissaient leur bourse dans leur poche, comme la vie serait simple ; personne n’aurait plus besoin de mendier… Mais les poches étaient vides. Que restait-il à faire ? Rentrer dans le grenier, se jeter sur la paillasse. Il y avait peut-être une meilleure manière de se procurer vingt francs, une manière moins dangereuse et plus honnête : s’il retenait vraiment quelques centimes sur les aumônes qu’il recevait, jusqu’à ce qu’il eût amassé vingt francs et pût se procurer une pièce d’or ?… Mais combien de temps cela demanderait-il ? des mois, un an peut-être. Ah s’il avait le courage… Il était toujours sur le palier et regardait la porte… Qu’était-ce que cette raie lumineuse qui descendait perpendiculairement du plafond jusqu’au parquet ? Était-ce possible ? La porte n’était que poussée, pas fermée à clef ? Pourquoi s’en étonnait-il ? Il y avait des mois qu’elle ne fermait plus. À quoi bon d’ailleurs ? Il s’en souvenait bien : trois fois seulement de tout l’été cette chambre avait été occupée : deux fois par des ouvriers et la troisième par un touriste qui s’était foulé le pied. La porte ne ferme pas !… il ne faut que du courage… et un peu de chance. Du courage ? Le pire qui puisse arriver en somme c’est que les voyageurs se réveillent et dans ce cas il pourra toujours trouver une excuse.
Par la fente de la porte il regarde dans la chambre. Il ne fait pas assez clair encore pour qu’il puisse distinguer autre chose que la forme de deux corps étendus sur les lits. Il prête l’oreille : leur respiration est calme et régulière. Il ouvre la porte doucement et, comme il a les pieds nus, pénètre dans la pièce sans faire le moindre bruit. Les deux lits sont le long du même mur, en face de la fenêtre. Au milieu de la chambre il y a une table vers laquelle Carlo se glisse. Il passe la main dessus et rencontre un trousseau de clefs, un canif, un carnet… c’est tout. Parbleu ! Comment avait-il pu imaginer qu’ils mettraient leur argent sur la table ? Ah, il n’a plus qu’à filer vivement. Et pourtant… avec un peu de chance… Et il s’approche du lit qui est voisin de la porte ; sur la chaise, à côté, il y a quelque chose… il tâte… c’est un revolver. Carlo tressaille. Ne ferait-il pas mieux de s’en saisir ? Car pourquoi cet homme a-t-il ainsi préparé son arme ? S’il se réveille et aperçoit un intrus… Mais non, il dira simplement : « Monsieur, il est trois heures, il est temps de vous lever ». Et il laisse le revolver sur la chaise.
Puis il se glisse plus avant dans la chambre. Là, sur une autre chaise, des vêtements, et dessous… Dieu !… la voilà… C’est une bourse… il la tient dans sa main. Au même instant, il perçoit un léger craquement : vite il s’étend, tout de son long, au pied du lit… Encore ce même craquement… un profond soupir… une petite toux, puis le silence, un silence absolu. Carlo reste étendu à terre et, la bourse dans la main, il attend. Rien ne bouge plus. Les premières lueurs pâles du matin pénètrent dans la chambre. Carlo n’ose pas se relever, il rampe sur le parquet jusqu’à la porte suffisamment ouverte pour lui livrer passage, puis jusqu’au palier, et, là seulement, se relève lentement ; il respire enfin. Il ouvre le porte-monnaie : il est à trois compartiments : à droite et à gauche il n’y a que quelques pièces d’argent. Il soulève le fermoir du milieu et sent trois pièces de vingt francs. Une seconde il songe à en prendre deux, mais bien vite il repousse cette tentation, ne prend qu’une pièce d’or et referme la bourse. Puis il s’agenouille, regarde dans la chambre à travers la fente et, comme tout y est parfaitement tranquille, il pousse vigoureusement le porte-monnaie et le fait glisser ainsi jusque sous le second lit. À son réveil l’étranger sera bien obligé de croire que sa bourse est tombée de la chaise. Carlo se redresse tout doucement, et au même moment il entend une voix qui dit dans la chambre. – « Quoi donc ? Qu’est-ce que c’est ? »
Deux pas rapides en arrière et Carlo, retenant sa respiration, se glisse dans son grenier. Il est en sûreté et il prête l’oreille. De l’autre côté le lit craque encore une fois, puis c’est le grand silence.
Il tient la pièce d’or entre ses doigts… il a réussi son coup ! Il tient les vingt francs et il peut dire à son frère : « Tu vois que je ne suis pas un voleur. » Et aujourd’hui même ils partiront, vers le Sud, vers Bormio, puis plus bas, à travers la Valteline, vers Tirano, Edole, Breno, et ils arriveront au lac d’Iseo, comme l’année précédente. Leur départ n’aura rien de suspect, car l’avant-veille, il a dit à l’aubergiste : « Dans quelques jours nous partirons. »
Il fait de plus en plus clair, une lumière grise emplit maintenant toute la pièce. Si seulement Geronimo pouvait se réveiller bientôt : il fait si bon marcher de grand matin ! Ils partiraient avant le lever du soleil. Un au revoir à l’aubergiste, au palefrenier et à Marie, et puis en route, en route… Et seulement quand ils auront marché deux heures, quand ils seront près de la vallée, il dira tout à son frère.
Geronimo se redresse et s’étire. Carlo l’appelle.
— Geronimo.
— Eh bien, qu’y a-t-il ? – Et l’aveugle s’appuyant sur ses deux bras se met sur son séant.
— Geronimo nous allons nous lever.
— Pourquoi ? Et il fixe sur son frère ses yeux morts. Carlo sait parfaitement que Geronimo pense en ce moment à ce qui s’est passé la veille, mais il sait aussi qu’il n’en soufflera pas mot tant qu’il ne sera pas ivre.
— Il fait froid, Geronimo, nous allons partir… Il ne reviendra plus de belles journées ici, il vaut mieux nous en aller. À midi nous pouvons être à Boladore.
Geronimo se leva. On commençait à entendre les bruits d’une maison qui s’éveille. En bas, dans la cour, l’aubergiste parlait à son valet. Carlo descendit. Il était toujours debout de bonne heure et souvent déjà il était allé sur la grand route aux premières clartés de l’aube. Il s’approcha de l’aubergiste et lui dit :
— Nous allons vous quitter.
— Ah, vous partez dès aujourd’hui ?
— Oui. On gèle déjà quand on reste dans la cour et le vent vous coupe la figure.
— Eh bien, dis bonjour de ma part à Baldetti quand tu arriveras à Bormio, et qu’il n’oublie pas de m’envoyer mon huile.
— Je ferai la commission. Et puis, le prix de la chambre pour cette nuit… et il mettait la main à son sac.
— Laisse-donc, Carlo. Ces vingt centimes-là, j’en fais cadeau à ton frère : je l’ai écouté chanter, moi aussi. Allons, bien le bonjour.
— Merci, dit Carlo. D’ailleurs nous ne sommes pas si pressés. Nous te reverrons encore, quand tu reviendras des cabanes. Bormio ne va pas se sauver, pas vrai ?
Il se mit à rire et remonta l’escalier.
Geronimo était debout dans leur grenier et lui dit :
— Je suis prêt à partir.
— Tout de suite, dit Carlo.
D’une vieille commode placée dans un coin de la chambre, il tira quelques effets et en fit un paquet. Puis il reprit :
— Nous aurons une belle journée, mais froide.
— Oui, je le sais, dit Geronimo. Et tous deux quittèrent la pièce.
— Va doucement, dit Carlo. Les deux voyageurs arrivés hier soir dorment là.
Et ils descendirent avec précaution.
— L’aubergiste te souhaite le bonjour, dit Carlo. Il nous a fait cadeau des vingt centimes pour cette nuit. Pour le moment il est aux cabanes dans la forêt et n’en reviendra pas avant deux heures. Mais nous le retrouverons l’année prochaine.
Geronimo ne répondit rien. Ils s’engagèrent sur la grand route qui s’étendait devant eux dans la lumière grise du matin. Carlo prit le bras gauche de son frère et, sans échanger une parole, ils descendirent vers la vallée. Ils arrivèrent bientôt à l’endroit où la route commence à faire de nombreux lacets. Devant eux, le brouillard semblait monter à leur rencontre et au-dessus d’eux les hauteurs se perdaient dans les nuages. Alors Carlo se dit : « Maintenant je vais lui parler. »
Mais il ne dit rien et se contenta de tirer la pièce d’or de sa poche et de la tendre à son frère. Celui-ci la prit entre les doigts de sa main droite puis la porta à sa joue, à son front et dit enfin :
— Je le savais bien.
— Vraiment ? répliqua Carlo en le regardant avec surprise.
— Même si l’étranger ne m’avait rien dit, je l’aurais su quand même.
— Oui, sans doute, fit Carlo perplexe. Mais tu comprends, n’est-ce pas, pourquoi là-haut, devant les autres… je craignais que tu ne dépenses tout, d’un coup : et puis je me suis dit qu’il serait grand temps de t’acheter une veste neuve, et une chemise, et aussi des souliers, je crois. Voilà pourquoi je…
L’aveugle secoua vivement la tête.
— À quoi bon ? et il passait la main sur sa veste – elle est encore bonne et assez chaude. Nous descendons vers le sud, maintenant. Carlo était surpris : Geronimo n’avait pas l’air de se réjouir, il ne s’excusait pas. Il continua :
— Voyons, Geronimo, est-ce que je n’ai pas eu raison ? Pourquoi n’es-tu pas content ? Maintenant nous l’avons cet argent, n’est-ce pas ? Nous avons tout. Si je te l’avais dit là-haut, qui sait… Oh oui, j’ai bien fait de ne pas te le dire, pour sûr.
Mais Geronimo se mit à crier :
— Assez de mensonges, Carlo, j’en ai assez.
Carlo s’arrêta et lâcha le bras de son frère.
— Je ne mens pas.
— Si, je sais que tu mens… tu mens toujours… plus de cent fois déjà tu as menti… Cet argent-là aussi, tu aurais bien voulu le garder pour toi, mais tu as eu peur, voilà tout.
Carlo baissa la tête et ne répondit rien. Il souffrait d’entendre Geronimo lui parler ainsi, mais au fond il était surpris de ne pas se sentir plus triste.
Le brouillard se dissipait. Après un long silence Geronimo reprit :
— Il commence à faire chaud.
Il disait cela d’un ton indifférent, comme une chose toute naturelle, comme il l’avait dit cent fois déjà, et Carlo sentit alors nettement une chose : pour Geronimo il n’y avait rien de changé ; pour lui son frère avait toujours été un voleur.
— As-tu faim ? lui demanda-t-il.
Geronimo fit signe que oui, et, tirant de sa poche un morceau de pain et de fromage, il se mit à manger.
Et ils continuèrent leur chemin. Ils rencontrèrent bientôt le courrier de Bormio. Le cocher leur cria :
— Vous descendez déjà ?
Puis passèrent d’autres voitures qui, toutes, remontaient vers le col.
— Voici la brise de la vallée, dit Geronimo.
Au même instant, après un brusque tournant, la Valteline se déroula à leurs pieds.
« Non vraiment, pensait Carlo, rien n’est changé. J’ai été jusqu’à voler pour lui, mais cela non plus n’a servi à rien. »
Le brouillard, au-dessous d’eux, devenait de plus en plus léger et le soleil maintenant y creusait de larges trouées. Carlo se disait : « Ça n’a peut-être tout de même pas été malin de quitter l’auberge si vite. On retrouvera la bourse sous le lit ; ce sera suspect… » Mais qu’importait tout cela, après tout ? Que pouvait-il encore lui arriver de pénible ? Son frère, à qui il avait fait perdre la vue, se croyait volé par lui, il le croyait depuis des années, il le croirait toujours… Que pouvait-il encore lui arriver de pénible ?
Au-dessous d’eux se dressait le grand hôtel tout blanc, baigné dans la lumière du matin, et un peu plus bas, à l’endroit où la vallée s’élargit, s’étendait le village. En silence, les deux frères continuaient à marcher, la main de Carlo tenant toujours le bras de l’aveugle. Ils passèrent devant le parc de l’hôtel et Carlo aperçut des voyageurs qui, en vêtements clairs, déjeunaient, assis sur la terrasse.
— Où veux-tu t’arrêter ? demanda-t-il.
— Mais, à l’Aigle, comme toujours.
Arrivés à la petite auberge, à l’extrémité du village, ils entrèrent.
Ils s’assirent dans la salle et demandèrent du vin.
— Vous voilà bien tôt chez nous, dit l’hôtelier.
Carlo tressaillit légèrement à cette remarque.
— Vous trouvez qu’il est si tôt que ça ? répondit-il. Nous sommes le onze… ou le douze septembre, n’est-ce pas ?
— L’année dernière vous n’êtes sûrement descendus que bien plus tard.
— Il fait si froid là-haut, dit Carlo. Cette nuit nous avons gelé. Au fait, j’ai une commission à te faire : n’oublie pas d’envoyer de l’huile.
L’atmosphère de la salle était lourde et épaisse. Carlo éprouva un singulier malaise : il avait hâte de se retrouver en plein air, sur la grand route qui conduit à Tirano, à Edole, au lac d’Iseo, là-bas, bien loin. Il se leva brusquement :
— Nous partons déjà ? demanda Geronimo.
— Si nous voulons être aujourd’hui à midi à Baladore… Les voitures s’arrêtent au Cerf pour le repas de midi : c’est un bon endroit.
Et ils partirent. Le coiffeur Benozzi fumait sur le pas de sa porte.
— Bonjour, leur cria-t-il. Eh bien, comment ça va-t-il là-haut ? Vous avez dû avoir de la neige, cette nuit ?
— Oui, répondit Carlo, et il pressa le pas.
Ils avaient dépassé le village, et toute blanche s’étendait devant eux la route qui courait entre des prairies et des vignobles, le long de la rivière bruyante. Le ciel était bleu, l’air calme. « Pourquoi ai-je fait cela ? » se disait Carlo, et il regardait son frère de côté. « Est-ce que son visage n’a pas toujours la même expression ? J’ai toujours été seul, toujours il m’a haï. » Et il lui semblait qu’il avançait en portant un fardeau écrasant dont il ne pourrait jamais débarrasser ses épaules, il lui semblait voir la nuit dans laquelle Geronimo marchait à son côté, tandis que le soleil inondait tous les chemins de sa lumière.
Et pendant des heures et des heures ils poursuivirent leur route. De temps à autre Geronimo s’asseyait sur une borne, ou bien tous deux s’adossaient au parapet d’un pont pour souffler un peu. Ils atteignirent un autre village. Des voitures stationnaient devant l’auberge, des voyageurs descendus faisaient les cent pas ; mais les deux mendiants ne s’arrêtèrent pas. Sur la grand route, plus loin, toujours plus loin. Le soleil était très haut dans le ciel : il devait être près de midi. C’était un jour pareil à des milliers d’autres.
— La tour de Boladore, dit soudain Geronimo.
Carlo leva les yeux, émerveillé de la précision avec laquelle son frère évaluait les distances. En effet, la tour de Boladore paraissait à l’horizon. En même temps Carlo aperçut dans le lointain quelqu’un qui venait vers eux. Cet homme, semblait-il, s’était levé brusquement de l’endroit où il était assis au bord de la route. Quand il fut un peu plus près, Carlo reconnut que c’était un gendarme, comme ils en rencontraient si souvent sur les grands routes. Cependant il eut un léger frisson de crainte. Mais quand l’homme ne fut plus qu’à quelques pas, il le reconnut et fut rassuré. C’était Pietro Tenelli : au début de mai les deux frères avaient vidé une bouteille avec lui dans l’auberge de Raggazzi à Morignone, et il leur avait raconté l’histoire terrifiante d’un bandit qui avait failli le poignarder.
— Quelqu’un vient de s’arrêter, dit Geronimo.
— C’est Tenelli, le gendarme, répondit Carlo.
Ils étaient arrivés devant lui.
— Bonjour, monsieur Tenelli, dit Carlo, en s’arrêtant en face de lui.
— Je n’y puis rien, répliqua le gendarme, mais il faut pour le moment que je vous conduise tous les deux au poste de Boladore.
— Hein ? cria l’aveugle.
Carlo pâlit : « Comment est-ce possible ? » se disait-il. « Mais cela ne peut avoir aucun rapport avec mon affaire, on ne peut encore rien savoir ici. »
— Ça m’a l’air d’être votre chemin, continua le gendarme en riant, ça ne vous gênera pas de m’accompagner.
— Pourquoi ne dis-tu rien, Carlo ? demanda Geronimo.
— Mais si… je parle… Je vous en prie, Monsieur le Gendarme, comment est-il possible… Qu’est-ce que nous avons, ou plutôt qu’est-ce que j’ai donc… vraiment, je ne sais pas…
— C’est comme ça. Il se peut bien que tu sois innocent, est-ce que je sais, moi. En tous cas, nous avons été avisés par télégramme, à la brigade, d’avoir à vous arrêter : vous êtes soupçonnés, très fortement soupçonnés, d’avoir volé de l’argent, là-haut. Mais après tout il se peut que vous soyez innocents. Et maintenant, en route.
— Pourquoi ne dis-tu rien, Carlo ? répéta Geronimo.
— Mais si… je parle… oh oui, je parle.
— Marcherez-vous à la fin ? On n’a pas idée de rester là, planté sur la route : le soleil est brûlant. Dans une heure nous y serons. En avant.
Carlo prit le bras de son frère, comme toujours, et lentement il se remirent en route, le gendarme derrière eux.
— Carlo, pourquoi ne parles-tu pas ? demanda encore Geronimo.
— Mais que veux-tu que je dise, Geronimo ? Je ne sais pas moi-même… tout finira par s’éclaircir.
Et une idée lui traversa l’esprit : « Faut-il tout lui dire avant que nous soyons devant le juge ? Non, ça ne s’arrange pas : le gendarme nous entend… Bah, qu’est-ce que ça peut faire ? Au tribunal je dirai toute la vérité. « Monsieur le juge, dirai-je, le vol que j’ai commis ne ressemble pas aux autres. Voici ce qui s’est passé… »
Et il peinait à trouver des mots pour expliquer son affaire à la justice de façon claire et intelligente : « Hier, un Monsieur franchissait le col… il se peut bien que ce soit un fou… ou bien après tout il s’est peut-être trompé… et ce Monsieur… »
Mais quelle absurdité ! Qui donc le croira ? On ne le laissera même pas parler si longtemps… Personne ne voudra croire une histoire aussi stupide… Geronimo lui-même n’y croit pas. Et il lui jeta un regard de côté.
La tête de l’aveugle, tandis qu’il marchait – c’était une vieille habitude – se balançait en mesure, mais son visage était impassible et ses yeux morts fixaient le vide. Carlo devina subitement les pensées qui s’agitaient derrière ce front. « Voilà où il en est, se disait certainement Geronimo ; Carlo ne me vole pas seulement moi, il vole aussi les autres. Ça ne lui est pas difficile : il a des yeux qui voient, et il s’en sert. »
« Oui, voilà bien certainement ce que pense Geronimo… et le fait qu’on ne trouvera pas d’argent sur moi ne me servira guère, ni aux yeux du tribunal, ni à ceux de Geronimo. Ils me mettront en prison et lui… eh bien lui aussi, tout comme moi, car c’est lui qui a la pièce d’or. »
Il ne put pas penser davantage, tant il était bouleversé. Il avait l’impression de ne plus comprendre un traître mot à cette affaire, il ne savait plus qu’une chose : il ferait volontiers un an, dix ans de prison même, pourvu que Geronimo sût que c’était pour lui seul qu’il était devenu voleur.
Soudain Geronimo s’arrêta, si bien que Carlo dut en faire autant.
— Eh bien, quoi donc ? dit le gendarme avec mauvaise humeur. En avant, en avant !
Mais il vit avec stupeur l’aveugle laisser glisser à terre sa guitare, lever les bras et des deux mains chercher en tâtonnant les joues de son frère. Puis, approchant ses lèvres de la figure de Carlo, qui ne savait pas d’abord ce qui lui arrivait, il lui donna un baiser.
— Est-ce que vous perdez la boule ? demanda le gendarme. En avant, en avant, je n’ai pas envie de rôtir ici.
Geronimo ramassa sa guitare sans mot dire. Carlo poussa un grand soupir et reprit le bras de son frère. Et il souriait avec une expression de félicité extraordinaire.
— En avant, répéta le gendarme. Vous n’allez pas bientôt…
Et il donna une bourrade à Carlo, entre les côtes. Carlo, tenant toujours solidement le bras de son frère, se remit en marche. Mais il allait d’un pas bien plus rapide qu’auparavant. Le même sourire éclairait toujours sa figure. Il lui semblait que désormais aucun malheur ne pourrait plus l’atteindre, ni devant la justice, ni n’importe où, nulle part au monde. Il avait retrouvé son frère… Non, il l’avait pour la première fois.
ARTHUR SCHNITZLER
— Ce n’est pas ma faute, Monsieur de Breiteneder… je vous assure, personne ne pourrait le dire !
Il sembla à Charles Breiteneder que ces mots venaient « de très loin » frapper son oreille et il savait cependant bien que celui qui les avait prononcés marchait à côté de lui – il en sentait même l’haleine avinée. Mais il ne répondit rien. Il lui était impossible d’entrer dans des explications ; il était trop fatigué et ses nerfs avaient été trop ébranlés par le terrible événement de la nuit précédente. Il désirait, avant tout, la solitude et l’air pur. C’est pourquoi, d’ailleurs, il n’était pas rentré chez lui ; il avait préféré continuer à suivre, sous la caresse de la brise matinale, la rue déserte ; il avait atteint la pleine campagne et allait vers les collines boisées qui, là-haut, surgissaient des légers brouillards de mai. Mais, à chaque instant, il était secoué d’un frisson qui le traversait des pieds à la tête ; la fraîcheur bienfaisante qui lui faisait d’habitude après les nuits de veille, l’effet d’un bain délicieux, ne lui était même plus agréable. Il avait toujours devant les yeux le tableau effrayant qu’il avait essayé de fuir.
L’homme qui marchait à côté de lui l’avait justement rattrapé. Qu’est-ce qu’il lui voulait donc ?… pourquoi se défendait-il ?… et pourquoi se défendait-il précisément devant lui ?… Charles Breiteneder n’avait, certes, jamais pensé à adresser véritablement des reproches au vieux Rebay quoiqu’il le tînt pour le principal coupable dans tout ce qui était arrivé. Il le regarda alors à la dérobée. De quoi cet homme avait-il l’air ! Sa redingote noire était fripée et tachée, un bouton y manquait, les autres en étaient frangés ; à une boutonnière était piquée une fleur flétrie. La veille, Charles avait vu cette fleur encore toute fraîche. Orné de ce même œillet, le chef d’orchestre était assis à un piano discordant et il avait accompagné la troupe Ladenbauer dans tous ses numéros, comme il le faisait depuis près de trente ans. La petite auberge était pleine. Il y avait des tables et des chaises jusque dans le jardin, car, ce jour-là, c’était (comme on pouvait le voir écrit en noir et en rouge sur de grandes affiches jaunes) « la rentrée de Mlle Marie Ladenbauer », surnommée « l’alouette blanche », après une grave maladie.
Charles soupira profondément. Il faisait grand jour, maintenant ; depuis longtemps, le chef d’orchestre et lui n’étaient plus les seuls passants sur la route. Des promeneurs venaient derrière eux, il en venait aussi des chemins de traverse et même du bois. À ce moment seulement, Charles se rappela que c’était dimanche. Il fut heureux de penser que rien ne l’appelait en ville, bien que, même en semaine, son père lui eût bien pardonné une absence. Le vieux magasin de son père, le tourneur, dans l’Alserstrasse, marchait pour le moment, sans lui, et son père savait par expérience que les Breiteneder s’étaient décidés, toujours au bon moment, à mener une vie sérieuse. Il est vrai que cette histoire avec Marie Ladenbauer ne lui avait jamais beaucoup plu : « Tu peux bien faire ce que tu veux, avait-il dit doucement à Charles, « moi aussi, j’ai été jeune… mais je n’ai jamais fréquenté dans les familles de mes petites amies ! Car je faisais trop grand cas de moi-même. »
S’il avait écouté son père, bien des choses lui auraient été épargnées. Mais il avait beaucoup aimé Marie. C’était une bonne créature qui lui était attachée sans phrases ; et quand, son bras sous le sien, elle allait promener avec lui, personne n’aurait jamais deviné qu’elle avait déjà beaucoup vécu. D’ailleurs, chez ses parents, tout se passait aussi convenablement que dans une maison bourgeoise. L’appartement était bien tenu ; sur l’étagère, il y avait des livres ; très souvent, on voyait venir en visite le frère du vieux Ladenbauer – employé à l’Hôtel de Ville – et alors, on causait de choses très sérieuses, de la politique, des élections et des affaires de la commune. Le dimanche, Charles jouait quelquefois aux cartes, en haut, avec le vieux Labenbauer et Jedek, le fou, celui qui exécutait le soir, en costume de clown, des valses et des marches sur le bord des verres et des assiettes ; quand Charles gagnait, on lui comptait sans difficulté son argent, ce qui n’arrivait pas aussi régulièrement à son café. Dans la niche, près de la fenêtre, devant laquelle étaient suspendus des clichés de paysages suisses, était assise la longue et pâle Mme Jedek qui, le soir, à la représentation, récitait d’ennuyeuses poésies : elle bavardait avec Marie et ce faisant, n’arrêtait presque pas de hocher la tête. Mais Marie regardait du côté de Charles, lui faisait signe, en plaisantant, ou s’asseyait auprès de lui et regardait ses cartes. Le frère de Marie travaillait dans une grande maison et quand Charles lui donnait un cigare, il en offrait tout de suite à son tour. Il apportait aussi quelquefois à sa sœur, pour laquelle il avait la plus grande estime, quelque friandise venant de chez un pâtissier de la ville. Et quand il prenait congé, il disait les yeux mi-clos :
— Malheureusement, je suis invité autre part…
Naturellement, ce que Charles aimait le mieux, c’était d’être soûl avec Marie. Et il pensait à un matin où il avait, avec elle, pris le même chemin qu’il suivait à présent, du côté de la colline que recouvrait la forêt aux arbres frissonnants. Tous deux étaient fatigués, car ils sortaient du café où ils étaient restés jusqu’à l’aurore avec toute la troupe de chanteurs populaires ; alors, ils s’étaient étendus sous un hêtre et s’étaient endormis. Ils ne s’étaient réveillés que dans la chaleur tranquille de l’après-midi ; ils avaient continué leur route sous-bois, bavardé et ri toute la journée, sans savoir pourquoi ; et il ne l’avait ramenée en ville que tard, dans la soirée, pour la représentation… Beaux souvenirs ! il en avait plusieurs ! Tous deux vivaient gaiement sans penser à l’avenir. À l’entrée de l’hiver, Marie, subitement, tomba malade. Le docteur avait interdit sévèrement toute visite ; c’était une méningite, ou quelque chose d’approchant et toute excitation devait être évitée. Charles alla d’abord tous les jours chez les Ladenbauer, pour prendre des nouvelles ; puis comme la maladie se prolongeait, il n’y alla plus que tous les deux ou trois jours. Une fois, Mme Ladenbauer lui dit à la porte :
— Aujourd’hui, vous pouvez entrer, Monsieur de Breiteneder. Mais, n’est-ce pas, n’allez pas vous trahir.
— Pourquoi ne faut-il pas me trahir ? demanda Charles, qu’est-il donc arrivé ?
— Eh bien, oui, il n’y a malheureusement plus rien à faire avec ses yeux.
— Comment donc ?
— Elle ne voit presque plus…, cela lui est, hélas ! malheureusement resté de sa maladie. Mais elle ne sait pas encore que c’est incurable.
Alors, Charles avait seulement bégayé quelques mots et s’en était allé, il avait soudain frémi à la pensée de revoir Marie. Il lui semblait qu’il n’avait jamais rien aimé en elle autant que la limpidité de ses yeux rieurs. Il reviendrait demain. Mais il ne revint ni le lendemain, ni le surlendemain. Et il continua à différer, à différer encore. Il ne voulait la revoir, que quand elle serait résignée à son triste sort. Un voyage d’affaires pour lequel son père le pressait depuis longtemps l’éloigna. Il alla à Berlin, à Dresde, à Cologne, à Leipzig et à Prague. Il envoya une fois à la vieille Mme Ladenbauer une carte postale dans laquelle il disait que dès son retour, il monterait chez eux et qu’il envoyait ses amitiés à Marie. Au printemps, il revint, mais il n’alla pas chez les Ladenbauer. Il ne pouvait pas… De jour en jour, il pensait moins à Marie et il se promettait de l’oublier tout à fait. Pour elle, il n’avait été ni le premier, ni le seul. Il n’en avait d’ailleurs pas de nouvelles ; il se calma de plus en plus, et, pour je ne sais quelle raison, il s’imaginait parfois que Marie vivait à la campagne, chez des parents, dont il l’avait quelquefois entendu parler.
Mais, hier soir, – il voulait aller justement chez des amis qui demeuraient de ce côté, – le hasard l’avait conduit près de l’auberge où les représentations de la troupe Ladenbauer avaient lieu d’ordinaire. Tout à ses pensées, il allait passer sans s’arrêter, quand l’affiche jaune attira ses regards ; il sut alors où il était, un coup de poignard lui traversa le cœur avant même d’avoir lu un seul mot. Mais ensuite, quand il vit écrit, devant ses yeux, en lettres noires et rouges : « Rentrée de Marie Ladenbauer, surnommée l’alouette blanche après sa guérison », il resta cloué au sol comme paralysé. Et, au même moment, Rebay était à son côté, comme s’il avait surgi du sol, sa tête blanche ébouriffée et découverte, le haut de forme noir et usé à la main et une fleur épanouie à la boutonnière. Il salua Charles :
— Monsieur Breiteneder, non, est-ce possible ! N’est-ce pas, vous nous ferez bien encore l’honneur ?… Mlle Marie va être ravie quand elle apprendra que les amis d’autrefois se souviennent encore d’elle. La pauvre petite ! Elle nous a donné bien du souci, Monsieur de Breiteneder ; mais maintenant, elle s’est ressaisie !
Il bavarda pendant encore longtemps et Charles ne bougeait pas quoiqu’il eût préféré s’en aller. Tout d’un coup, un espoir surgit dans son âme et il demanda à Rebay si Marie ne voyait pas du tout, si elle ne voyait pas un tout petit peu…
— Un tout petit peu ? repartit l’autre. À quoi pensez-vous donc, Monsieur de Breiteneder ?… Elle ne voit pas du tout, pas du tout !
Il criait cela avec une sorte de joie étrange.
— Tout, devant elle, est d’un noir de corbeau, d’un noir de charbon… Mais vous vous convaincrez bien vite, monsieur de Breiteneder, que tout a ses bons côtés, si on peut dire, et cette petite a une voix plus belle que jamais !… Oui, oui, vous verrez, monsieur de Breiteneder. Et elle est bonne, elle a un cœur d’ange. Elle est encore beaucoup plus affectueuse qu’autrefois. Oui, c’est vrai, vous la connaissez, eh, oh ! Ah, aujourd’hui, il en vient plusieurs qui la connaissent… Mais, naturellement pas aussi bien que vous, monsieur de Breiteneder ; car maintenant il n’est plus question de certaines choses. Mais elles auront de nouveau leur tour. J’en ai connu une qui était aveugle et qui a mis au monde des jumeaux, eh ! Voyez donc qui est là, dit-il tout à coup, et Charles se trouva avec lui près de la caisse à laquelle était Mme Ladenbauer. Elle était bouffie et pâle et le regarda sans dire un mot. Elle lui donna un billet, il paya, sachant à peine où il était. Mais soudain il s’écria :
— Pour l’amour de Dieu, Mme Ladenbauer, ne dites pas à Marie que je suis là !… Madame ! Rebay, ne lui dites rien.
— C’est bon, c’est bon, dit Mme Ladenbauer, et elle s’occupa d’autres gens qui réclamaient des billets.
— Rien à craindre de ma part, dit Rebay. Mais après, ça en sera une surprise ! Vous viendrez bien avec nous ? Ce sera une grande fête.
— Oh oui !
— J’ai bien l’honneur, monsieur de Breiteneder.
Rebay partit. Charles traversa la salle comble et, dans le jardin qui y attenait immédiatement, il s’assit tout au fond, à une table à laquelle, avant lui, deux vieilles gens avaient déjà pris place. Ils ne se disaient rien ; ils contemplèrent, muets, le nouvel arrivant et se firent tristement des signes de tête. Charles, assis là, attendit. La représentation commença ; Charles entendit, à nouveau, toutes ces vieilles choses bien connues. Seulement, tout lui paraissait singulièrement changé, parce qu’il n’avait jamais été si loin de la scène. Le chef d’orchestre Rebay joua d’abord ce que les programmes appelaient une « ouverture » seuls, quelques accorda durement plaqués arrivèrent aux oreilles de Charles ; puis, la Hongroise Ilka, en robe rouge clair, en bottes éperonnées, ouvrit la représentation par des chansons de son pays et des czardas. Vint ensuite une conférence humoristique du comique Wiegel-Wagel ; il apparut en habit vert serin, expliqua qu’il arrivait d’Afrique et raconta toutes sortes d’histoires ineptes qui finissaient par son mariage avec une riche veuve. Après lui M. et Mme Ladenbauer chantèrent un duo ; tous deux portaient des costumes tyroliens. Ils furent remplacés par le petit Jedek, le fou, qui, en costume de clown d’un blanc plutôt sale, fit preuve de ses talents de jongleur, circula, en écarquillant les yeux, parmi les spectateurs, comme s’il cherchait quelqu’un, plaça, en rangs devant lui, des assiettes et, à l’aide d’un bâton, tambourina dessus une marche, disposa des verres et, de ses doigts humectés, joua sur leurs bords un mélancolique air de valse. Ce faisant, il regardait le plafond et souriait d’un air béat. Il céda la place à Rebay qui se remit au piano et fit entendre de solennels accords. Un murmure courut de la salle au jardin, les gens se mirent à chuchoter et, tout à coup, Marie se trouva sur la scène. Son père, qui l’y avait fait monter, avait disparu comme par enchantement, et elle était seule. Et Charles la vit là-haut, avec, ses yeux éteints, son doux et pâle visage ; il vit distinctement la façon dont elle remuait les lèvres, en souriant un peu. Sans même s’en apercevoir, il avait bondi de son siège ; il était appuyé contre le réverbère peint en vert et il aurait volontiers crié, tant son cœur était plein de pitié et d’angoisse. Et elle commença alors à chanter. Sa voix était très étrange ; elle était douce, beaucoup plus douce qu’autrefois. C’était une chanson qu’elle avait toujours chantée et que Charles avait entendue au moins cinquante fois, mais sa voix lui restait étrangère et ce ne fut que quand elle arriva au refrain : « Ils m’appellent l’alouette blanche, à la boutique, comme à la maison » qu’il crut en reconnaître le son. Elle chanta les trois strophes, Rebay l’accompagnait, et, selon son habitude, il la regardait parfois sévèrement. Quand elle eut fini, un tonnerre d’applaudissements bruyants se fit entendre. Marie sourit et s’inclina. Sa mère gravit les trois marches qui conduisaient à la scène, Marie battit l’air de ses bras, comme si elle cherchait les mains de sa mère, mais les applaudissements étaient si nourris qu’il lui fallut tout de suite chanter sa deuxième chanson que Charles avait entendue aussi une cinquantaine de fois. Elle commençait ainsi : « Aujourd’hui, je vais à la campagne avec mon bien-aimé » et Marie redressait sa tête d’un air aussi joyeux, se balançait de droite et de gauche aussi légèrement que si elle pouvait vraiment aller encore à la campagne avec son bon ami, voir les prairies et danser en plein air, comme le disait la chanson. Enfin, elle chanta la troisième, la nouvelle chanson.
— Il me semble qu’il y a ici un petit jardin, dit M. Rebay ; et Charles tressaillit. Il faisait grand soleil ; au loin, la route s’étendait, lumineuse, tout autour, ce n’était que vie et lumière.
On pourrait s’y asseoir, continua Rebay, pour boire un verre de vin : j’ai déjà une soif terrible, la journée sera chaude.
— Bien sûr, il fera chaud ! dit quelqu’un derrière eux. Breiteneder se retourna… Comment celui-là aussi avait couru après lui ? que lui voulait-il donc ?… C’était Jedek, le fou ; on ne l’avait jamais appelé autrement ; mais il était hors de doute que, sous peu, il deviendrait vraiment et complètement fou. Quelques jours auparavant, il avait voulu tuer sa femme, la longue et pâle Mme Jedek et c’était une véritable énigme qu’on le laissât ainsi courir en liberté. Maintenant, il se glissait, tel un petit nain, aux côtés de Charles ; dans sa figure au teint jaunâtre des yeux s’écarquillaient, grands ouverts, pleins d’une gaité inexplicable ; il avait sur la tête son petit feutre gris garni d’une plume effilée que connaissait toute la ville ; à la main, une mince badine de promenade. Tout à coup, devançant les autres, il bondit dans le petit jardin du restaurant et prit place sur un banc de bois adossé à la maisonnette basse ; il frappa violemment sur la table verte et appela le garçon. Les deux autres, Breiteneder et Rebay, le suivirent. Le long de la barrière de bois vert, la route poudreuse se continuait, allant vers la hauteur et passant devant de tristes petites villas : elle se perdait ensuite dans la forêt.
Le garçon apporta du vin. Rebay posa son haut de forme sur la table, passa sa main dans ses cheveux blancs, frotta ensuite, selon son habitude, ses deux joues glabres de ses deux mains, poussa de côté le verre de Jedek et se penchant vers Charles par dessus la table :
— Je ne suis tout de même pas idiot, monsieur de Breiteneder ! Je sais ce que je fais ! Pourquoi serait-ce ma faute ?… Savez-vous pour qui j’ai écrit des couplets dans mon jeune temps ?… Pour Matras ! Ce n’était pas une petite affaire ! Et ils ont fait du bruit ! Paroles et musique de votre serviteur ! Et beaucoup d’entre eux ont été insérés dans d’autres morceaux !
— Laissez-donc mon verre, dit Jedek, en riant sous cape.
— Je vous en prie, monsieur de Breiteneder, continua Rebay en repoussant le verre une deuxième fois. Vous me connaissez, n’est-ce pas, et vous savez que je suis un homme convenable ? Dans mes couplets, il n’y a jamais rien d’inconvenant, jamais une obscénité !… Et le couplet, pour lequel le vieux Ladenbauer a été condamné, jadis, était d’un autre que moi !… Aujourd’hui, j’ai soixante-huit ans, monsieur de Breiteneder, c’est un âge qui compte ! Et savez-vous depuis combien de temps je suis dans la troupe Ladenbauer ? À ce moment-là, Édouard Ladenbauer vivait encore, celui qui a fondé la troupe. Et Marie, je la connais depuis sa naissance. Depuis vingt-neuf ans, je suis chez les Ladenbauer ; en mars prochain, ce sera le jubilé de mon entrée chez eux. Et je n’ai pas volé mes mélodies, elles sont de moi, tout est de moi ! Et savez-vous combien, pendant tout ce temps, on en a joué sur les orgues de barbarie ?… Dix-huit ! Pas vrai, Jedek ?…
Jedek continua à rire silencieusement, en écarquillant les yeux. Il avait maintenant, réunis près de lui, les trois verres et il commença à en effleurer les bords de ses doigts. Ils résonnaient délicatement, presque attendrissants, tels des sons éloignés de hautbois et de clarinettes. Breiteneder avait toujours beaucoup admiré ce talent de Jedek, mais, actuellement, il ne pouvait pas supporter cette musique. Aux autres tables, on prêtait l’oreille ; quelques personnes hochaient la tête d’un air satisfait, un gros monsieur battait des mains. Tout à coup, Jedek repoussa les trois verres, croisa les bras et fixa la route sur laquelle passaient, toujours plus nombreux, les promeneurs qui allaient vers la forêt. Les yeux de Charles papillotaient, il lui sembla que ces gens sautillaient et voltigeaient derrière des toiles d’araignées. Il se frotta le front et les yeux : il voulait revenir à lui. Il n’y pouvait rien. C’était certainement un terrible malheur, mais il n’en était, certes, pas coupable ! Et soudain, il se leva, car en pensant à la fin de l’histoire, son cœur semblait près d’éclater.
— Allons, dit-il.
— Oui, un peu d’air frais est ce qui vaut le mieux, répondit Rebay.
Jedek s’était tout d’un coup fâché, sans qu’on sût pourquoi. Il s’arrêta devant une table à laquelle était assis un couple paisible, fit le moulinet avec sa badine de promenade et cria à voix haute :
— Que le diable lui-même devienne vitrier ! Sacristi !
Les deux personnes paisibles prirent une contenance embarrassée et voulurent le calmer ; les autres rirent et le crurent ivre. Breiteneder et Rebay étaient déjà sur la route poudreuse et Jedek, redevenu très calme, arriva derrière eux en dansant. Il ôta son chapeau gris et raccrocha au bout de sa canne qu’il mit sur son épaule comme un fusil, pendant que son autre main, agitée violemment, semblait saluer le ciel.
— Vous n’avez pas besoin de croire que je désire m’excuser, dit Rebay en claquant des dents. Car, oh ! je n’en ai pas besoin ! Pas besoin du tout ! J’ai eu les meilleures intentions du monde ! et tout le monde en conviendra ! N’ai-je pas moi-même étudié cette chanson avec elle ?… Mais si, certainement ! Oui, lorsque, assise dans sa chambre, elle avait encore les yeux bandés, je l’ai étudiée avec elle… Et savez-vous comment je suis venu à cette idée ? C’est un malheur, ai-je pensé, mais tout n’est pas encore perdu. Elle a encore sa voix et sa jolie figure… Et c’est ce que j’ai dit à sa mère qui était toute désespérée. Madame Ladenbauer lui ai-je dit, il n’y a encore rien de perdu, faites seulement attention à une chose ! Et d’ailleurs, au jour d’aujourd’hui, où il y ces instituts pour aveugles, dans lesquels ils apprennent, avec le temps, à lire et à écrire… » Et, ensuite, j’en ai connu un – un jeune homme qui, à l’âge de vingt ans, est devenu aveugle. Celui-là rêvait, toutes les nuits, des plus beaux feux d’artifice, de toutes sortes d’illuminations.
Breiteneder se mit à rire.
— Parlez-vous sérieusement ? lui demanda-t-il.
— Allons donc ! répartit Rebay grossièrement. Que voulez-vous donc ? Faut-il que je me tue, moi ?… Pourquoi donc ? Par ma foi, j’ai déjà eu assez de malheur dans la vie ! Croyez-vous que ce soit une vie, Monsieur de Breiteneder ? Quand on a écrit des pièces de théâtre, comme j’ai fait dans ma jeunesse et que, arrivé à soixante-huit ans, on doit accompagner, sur un misérable chaudron, pour quelques liards crasseux, de sales gens enroués et leur écrire des couplets !… Savez-vous ce que je reçois pour un couplet ?… Vous pourriez vous en étonner, Monsieur de Breiteneder.
— Mais on les joue sur l’orgue de Barbarie, dit Jedek qui, maintenant tout à fait sérieux et en frais de bonnes manières, marchait auprès d’eux, élégant, oui ma foi !
— Que voulez-vous donc de moi ? dit Breiteneder. Il lui sembla tout à coup que ces deux hommes le poursuivaient et pourquoi ? Qu’avait-il à faire à eux ?… Mais Rebay continuait :
— J’ai voulu créer à cette petite une si belle existence ! Comprenez-vous, une existence toute nouvelle ! Et justement à l’aide de cette nouvelle chanson ! justement ! À moins que vous ne la trouviez pas belle !… N’est-elle pas touchante ?
Le petit Jedek tira tout à coup Breiteneder par la manche de son habit, leva l’index de sa main gauche pour attirer son attention, avança les lèvres et se mit à siffler. Il siffla la mélodie de cette nouvelle chanson que Marie, surnommée « l’Alouette blanche » avait chantée cette nuit même. Il siffla d’une manière vraiment parfaite ; car c’était là aussi un de ses talents.
— Ce n’est pas la mélodie qui est coupable, dit Breiteneder.
— Comment donc ? cria Rebay. Ils marchaient vite, ils couraient presque, quoique le chemin montât sensiblement. Comment donc, monsieur de Breiteneder ?… C’est le texte qui est coupable, vous croyez ?… Mais pour l’amour de Dieu, y a-t-il donc autre chose dans le texte que ce que Marie elle-même savait parfaitement… Et, dans sa chambre, quand je le lui apprenais, elle n’a pas pleuré une seule fois. Elle a dit : « C’est une chanson triste, monsieur Rebay, mais elle est belle !… » « Elle est belle » qu’elle disait… Oui, certainement, c’est une chanson triste, monsieur de Breiteneder, mais c’est aussi une triste destinée qui est échue en partage à Marie. Je ne pouvais cependant pas écrire pour elle une chanson gaie !…
La route se perdait dans la forêt. On voyait le soleil briller à travers les branches ; parmi les taillis, des rires et des appels résonnaient. Ils allaient tous trois l’un à côté de l’autre, si vite qu’on aurait dit qu’ils voulaient se fuir l’un l’autre. Tout d’un coup, Rebay recommença :
— Et tous les spectateurs, tonnerre de Dieu ! n’ont-ils pas applaudi comme des fous ? »… Je l’avais bien dit d’avance : avec cette chanson, elle aura un énorme succès ! Et cela lui a fait un tel plaisir !… Véritablement, son visage tout entier riait et il lui a fallu bisser la dernière strophe. Et c’est aussi une strophe touchante ! Quand cette strophe m’est venue à l’esprit, les larmes m’en sont, à moi qui vous parle, montées aux yeux ; savez-vous pourquoi ? À cause de l’allusion à l’autre chanson que Marie chante toujours…
Et il chanta, ou plutôt il dit, s’arrangeant seulement pour que les rimes fussent soulignées comme par un orgue : « Comme tout, autrefois, était beau dans la vie ! – quand le soleil, pour moi, brillait dans la forêt et dans la prairie, – quand, le dimanche, j’allais, avec mon bien-aimé, promener par vaux et par chemins – et que, plein d’amour, il me conduisait par la main. – Pour moi, le soleil, maintenant, ne se lèvera plus au matin, – Bonheur et amour sont maintenant si lointains !
— Assez ! cria Breiteneder, je l’ai déjà entendue !
— N’est-ce pas beau, hein ? dit Rebay en agitant son haut-de-forme. Il n’y en a plus beaucoup qui puissent faire de tels couplets, au jour d’aujourd’hui. Le vieux Ladenbauer m’a donné cinq florins… ce sont mes honoraires, monsieur de Breiteneder. Et, par dessus le marché, je les ai fait étudier à Marie.
Et Jedek leva encore son index et chanta à voix très basse le refrain : « Ô Dieu ! quels tristes événements ! – Dire que je ne dois plus voir le printemps ! »
— Mais pourquoi ? c’est ce que je demande, cria Rebay.
Tout de suite après, j’étais près d’elle… Pas vrai, Jedek ?… Et elle était assise, un sourire bienheureux sur les lèvres. Elle buvait son quart de vin. Et j’ai caressé ses cheveux en lui disant : « Eh bien ! vois-tu, Marie, comme cela a plu au public. Sûrement, maintenant, des gens viendront chez nous qui ne sont pas de la ville. La chanson fera du bruit… Et vraiment, tu chantes merveilleusement »… Et ainsi de suite, ce qu’on dit toujours dans de telles occasions… Et l’hôtelier est entré aussi et il l’a félicitée. Et elle a reçu des fleurs. Ce n’était pas de votre part qu’elles venaient, monsieur de Breiteneder… Et tout était dans le meilleur ordre du monde. Par conséquent, pourquoi mon couplet serait-il fautif ? C’est vraiment une stupidité !
Tout à coup, Breiteneder s’arrêta et empoignant Rebay par les épaules :
— Mais pourquoi lui avez-vous dit que j’étais là ? Pourquoi cela ? Ne vous avais-je pas prié de ne pas le lui dire ?
— Laissez-moi tranquille ! Je ne lui ai rien dit. Elle l’aura sans doute appris de la vieille.
— Non, dit Jedek, courtois, en s’inclinant, c’est moi qui me suis permis, monsieur de Breiteneder. Je me suis permis. Quand j’ai appris que vous étiez là, je le lui ai dit. Et c’est parce que, si souvent, quand elle était malade, elle demandait après vous, que je lui ai dit : « M. de Breiteneder est là… il est debout, là, derrière, près du réverbère », lui ai-je dit, « et il s’est joliment amusé ! »
— Vraiment ? dit Breiteneder.
Sa gorge se serrait et il dut détourner ses yeux du regard fixé de Jedek. Anéanti, il se laissa tomber sur un banc, devant lequel il passait justement et il ferma les yeux. Il se revoyait assis dans le jardin et la voix de la vieille Mme Ladenbauer lui résonnait aux oreilles : « Marie vous fait dire bien le bonjour et demande si vous ne voudriez pas venir avec nous après la représentation ? » Il se rappelait, il s’était senti heureux, miraculeusement heureux, comme si Marie lui avait tout pardonné. Il finit son verre de vin et s’en fit donner de meilleur. Il but tellement que la vie lui parut plus légère. Tout égayé, il vit et entendit les numéros suivants, applaudit comme les autres gens, et quand la représentation fut finie, il traversa, de charmante humeur, le jardin et la salle pour aller dans le salon réservé du restaurant, autour de la table ronde, où la troupe se réunissait d’ordinaire après les représentations. Quelques-uns d’entre eux étaient déjà là, Wiegel-Wagel, Jedek avec sa femme, un monsieur quelconque à lunettes que Charles ne connaissait pas ; tous lui dirent bonsoir et ne parurent pas particulièrement surpris de le revoir. Et, tout d’un coup, il entendit derrière lui la voix de Marie :
— Je le trouverai bien, mère, je connais le chemin.
Il n’osa pas se retourner, mais déjà, elle était assise à côté de lui et disait :
— Bonsoir, monsieur de Breiteneder, comment allez-vous ? Et à ce moment, il se rappela aussi que, de son temps à lui, elle avait toujours dit « vous » et « monsieur » à un certain jeune homme qui, auparavant, avait été amoureux d’elle. Alors, elle prit part au souper ; on lui avait tout placé devant elle, bien préparé, et toute la société était gaie et joyeuse, comme si rien n’était changé.
— Ça a bien marché, dit le vieux Ladenbauer, des temps meilleurs vont revenir. Mme Jedek raconta que tout le monde avait trouvé la voix de Marie beaucoup plus belle qu’auparavant ; et M. Wiegel-Wagel leva son verre en s’écriant :
— À la santé de la malade rétablie !
Marie tint son verre levé et tous trinquèrent avec elle ; Charles lui-même heurta son verre au sien. Il lui sembla, alors que les yeux morts de la jeune fille voulaient s’enfoncer dans les siens et qu’elle pût regarder dans les profondeurs de son être. Son frère aussi était là, très élégamment vêtu ; il offrit un cigare à Charles. La plus gaie de tous était Ilka : son adorateur, un gros jeune homme au front inquiet, était assis en face d’elle et s’entretenait vivement avec M. Ladenbauer. Mais Mme Jedek n’avait pas ôté son imperméable jaune et regardait dans un coin où il n’y avait rien à voir. Deux ou trois fois, des gens d’une table voisine vinrent à eux et félicitèrent Marie ; elle répondait tranquillement comme autrefois, comme si rien au monde n’avait changé. Et tout à coup, elle dit à Charles :
— Mais pourquoi donc ce silence ?
Alors seulement, il s’aperçut qu’il était resté là, tout le temps, sans ouvrir la bouche. À partir de ce moment, il devint plus animé qu’eux tous, il prit part à la conversation ; seulement il n’adressa pas un mot à Marie elle-même. Rebay parla du beau temps où il écrivait des chansons pour Matras, raconta le sujet d’une farce qu’il avait écrite trente-cinq ans auparavant, et en mima, dans la mesure du possible, les différents rôles. Il excita une grande gaieté, surtout en jouant un rôle de musicien bohémien. À une heure du matin, on leva la séance. Mme Ladenbauer prit le bras de sa fille, tous riaient, criaient… c’était bien bizarre ; personne ne trouvait plus rien d’étrange à ce qu’autour de Marie l’univers fut, à présent, tout noir. Charles marchait à côté de Marie et de sa mère ; celle-ci l’interrogeait innocemment sur toutes sortes de sujets ; comment on allait chez lui, s’il s’était bien amusé en voyage ; et Charles parla précipitamment de toutes sortes de choses qu’il avait vues, particulièrement des théâtres et des cafés concerts dans lesquels il avait été, et il s’étonnait toujours de ce que Marie allât si sûrement son chemin, conduite par sa mère, et de ce qu’elle écoutât, toute tranquille et calme. Ensuite, ils se trouvèrent assis dans un café, dans un local vieux et enfumé qui, à cette heure, était déjà vide ; et le gros ami de la Hongroise Ilka régala la compagnie. Au milieu du bruit et du vacarme, Marie s’était approchée tout près de Charles comme elle faisait quelquefois dans le vieux temps ; et il sentait la chaleur de son corps. Tout à coup, il s’aperçut même qu’elle touchait et caressait sa main sans dire un mot. Il aurait tant aimé lui dire quelque chose… quelque chose de gentil, de consolant ! – mais il ne le pouvait pas. Il la regarda à la dérobée, et, de nouveau, il lui sembla que quelque chose dans ses yeux, à elle, le regardait : non pas un regard humain, mais quelque chose d’étrange, d’angoissant qu’il n’avait pas connu autrefois – et il fut secoué d’un frisson de terreur, comme si un fantôme était assis à côté de lui… La main de Marie trembla et se dégagea doucement de la sienne ; et la jeune femme dit à voix basse :
— Pourquoi donc as-tu peur ? Je suis toujours la même.
Il ne put rien répondre et causa tout de suite avec les autres.
Quelque temps après, on entendit une voix s’écrier :
— Mais où donc est Marie ?
C’était la voix de Mme Ladenbauer. Ils s’aperçurent tous alors que Marie avait disparu :
— Où est donc Marie ? crièrent d’autres.
Quelques-uns se levèrent ; le vieux Ladenbauer alla à la porte du café et cria dans la rue :
— Marie !
Ils étaient tous excités, parlaient tous ensemble. Quelqu’un dit :
— Mais enfin comment a-t-on pu permettre à cette pauvre fille de s’éloigner toute seule ?
Tout à coup, un appel, parti de la cour de la maison, arriva jusqu’à eux.
— Apportez des bougies !… Apportez des lanternes ! Et une femme cria :
— Jésus, Maria !
C’était de nouveau la voix de la vieille Mme Ladenbauer. Tous se précipitèrent dans la cour en passant par la petite cuisine du café. La lumière indécise du matin glissait déjà sur les toits. Autour de la cour de la vieille maison à un étage courait une galerie ; en haut, appuyé à la balustrade, un homme en manches de chemise, tenait à la main un bougeoir allumé, et regardait en bas. Deux femmes, en vêtements de nuit, apparurent derrière lui, un autre homme descendit, en courant, l’escalier qui craquait sous ses pas. Ce fut ce que Charles vit d’abord. Une lueur indécise vient ensuite frapper ses yeux ; quelqu’un éleva en l’air un châle de dentelle blanche et le laissa retomber. Il entendit prononcer des mots à côté de lui.
— Il n’y a plus rien à faire… elle ne bouge plus… Mais allez donc chercher un docteur !… N’y a-t-il pas une Société de sauvetage ?… Un policier ! Un policier !
Tous chuchotaient ; quelques-uns couraient dans la rue ; Charles suivit involontairement des yeux une des silhouettes : c’était la longue Mme Jedek dans son manteau jaune ; elle porta désespérément ses deux mains à son front, s’enfuit et ne revint plus. Derrière Charles se pressaient des gens. Il lui fallut donner des coups de coude, derrière lui pour ne pas être précipité sur Mme Ladenbauer qui, à genoux par terre, tenait dans sa main les deux mains de Marie, les agitait à droite et à gauche, et criait :
— Mais parle donc !… Mais parle donc !
À ce moment, arriva enfin avec une lanterne le gérant de la maison, enveloppé dans une robe de chambre brune, les pieds dans des savates ; il éclaira la figure de Marie couchée.
— En voilà un malheur, dit-il. Dire qu’elle est tombée et qu’elle a donné de la tête contre le puits ! Et Charles vit alors que Marie était couchée à côté de la margelle de pierre du puits. Tout à coup, l’homme en manches de chemise sur la galerie déclara :
— J’ai entendu le bruit d’une chute, il n’y a pas encore cinq minutes de cela !
Et tous le regardèrent, mais il ne faisait que répéter toujours : « Il n’y a pas encore cinq minutes, j’ai entendu le bruit d’une chute… »
— Comment a-t-elle donc pu trouver son chemin pour monter là-haut ? murmura quelqu’un derrière Charles.
— Mais permettez, répondit un autre, la maison lui est bien connue ; elle a d’abord trouvé son chemin en tâtonnant à travers la cuisine, ensuite elle a monté les degrés de bois, a enjambé la balustrade et est tombée – c’est pas si difficile !
C’est ainsi qu’on chuchotait autour de Charles, mais il ne reconnaissait pas les voix, quoique ce ne fussent certainement pas des inconnus qui causaient ; et, d’ailleurs, il ne se retourna pas. Quelque part dans le voisinage, un coq chanta. Il semblait à Charles qu’il vivait dans un rêve. Le gérant de la maison posa la lanterne sur la margelle du puits.
— Est-ce qu’il ne va pas bientôt arriver un docteur ? cria la mère.
Le vieux Ladenbauer souleva la tête de Marie de telle sorte que la lueur de la lanterne lui éclairât la figure. Alors Charles vit très distinctement que les ailes de son nez frémissaient, que ses lèvres tremblaient ; et ses yeux, ouverts et morts, le regardèrent tout à fait comme autrefois. Il vit aussi que l’endroit où reposait un instant auparavant la tête de Marie, était rouge et humide. Il cria :
— Marie ! Marie !
Mais personne ne l’entendit et il ne s’entendit pas lui-même. L’homme, en haut, sur la galerie, était toujours là ; il était appuyé à la balustrade, les deux femmes à côté de lui, comme si elles assistaient à une représentation. La bougie était éteinte. L’aube violette s’étendait sur la cour. Mme Ladenbauer avait posé la tête de Marie sur le châle de dentelle blanche bien plié ; Charles restait là debout, et il regardait fixement dans cette direction. Tout d’un coup, il fit plus jour. Il vit alors que tout, dans le visage de Marie, était parfaitement tranquille et que rien ne bougeait plus, sauf les gouttes de sang qui coulaient lentement, venant du front et des cheveux, passant sur les joues, sur le cou pour arriver sur le pavé humide ; et il sut alors que Marie était morte…
Charles ouvrit les yeux, comme pour chasser un mauvais rêve. Il était assis tout seul, sur le banc, au bord du chemin, et il vit que le chef d’orchestre Rebay et Jedek, le fou, descendaient rapidement la route par laquelle ils étaient montés ensemble. Tous deux semblaient s’entretenir avec beaucoup d’animation, leurs mains s’agitaient et leurs gestes étaient violents ; la canne de Jedek se profilait à l’horizon en ligne fine ; ils allaient toujours plus vite, accompagnés d’un léger nuage de poussière, mais leurs paroles étaient emportées par le vent. Tout autour, le paysage était ensoleillé, et tout en bas, sous l’ardeur du soleil de midi, la ville était noyée dans une brume tremblante.
ARTHUR SCHNITZLER
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en janvier 2023.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Monique, Denise, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Semaine littéraire (Genève) du 27 avril au 1er juin 1895 et F. Payot, Lausanne, 1896 pour Mourir ; La Liberté du 19 au 28 novembre 1895 pour La Petite Comédie ; La Revue de Paris du 1er juin 1902 pour Les Morts se taisent ; La Revue Bleue des 14 et 21 juin 1902 pour Le Lieutenant Gustl ; La Revue de Paris du 1er août 1903 pour Le Jour de Gloire ; Le Journal des Débats du 3 au 7 avril 1908 pour La Nouvelle Chanson ; La Grande Revue du 25 avril 1912 pour L’Aveugle et son Frère. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Steffansdom au crépuscule, a été prise par Sylvie Savary.
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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— Autres sites de livres numériques :
Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui répertorie un ensemble d’ebooks et en donne le lien d’accès. Vous pouvez consulter ce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.
[1] Titre original Sterben, 1894/1895. Traduit par Gaspard Vallette. Publié en feuilleton dans la Semaine littéraire (Genève) du 27 avril au 1er juin 1895. Édition en volume par F. Payot, Lausanne, 1896. (BNR.)
[2] Titre original Die kleine Komödie, 1895. Traduit par Mme Georges Aubry. Publié en feuilleton dans La Liberté du 19 au 28 novembre 1895. (BNR.)
[3] Corrigé pour suivre le texte allemand : « ein Wesen ». (BNR.)
[4] Titre original Die Toten schweigen, 1897. Traduit par Noémi Valentin et Maurice Rémon. Publié dans La Revue de Paris, 1er juin 1902. (BNR.)
[5] Titre original Ehrentag, 1897. Traduit par Noémi Valentin et Maurice Rémon. Publié dans La Revue de Paris du 1er août 1903. (BNR.)
[6] Titre original Lieutenant Gustl, 1900. Traduit par Maurice Vaucaire. Publié en feuilleton dans La Revue bleue des 14 et 21 juin 1902. (BNR.)
[7] M. Arthur Schnitzler, médecin aide-major dans les cadres de réserve de l’armée autrichienne, a dû donner sa démission après l’apparition du « Lieutenant Gustl ». Ainsi qu’en témoigne une lettre à son traducteur, M. Arthur Schnitzler s’étonne que cette Nouvelle « ait pu blesser dans son honneur et dans sa considération l’armée austro-hongroise. » Nos lecteurs seront aussi de cet avis. (Note de l’éditeur de la Revue.)
[8] Grand café-concert de Vienne.
[9] Titre original Der blinde Geronimo und sein Bruder, 1900/1901. Traduit par Maurice Rémon et Wilhelm Bauer. Publié dans La Grande Revue du 25 avril 1912. (BNR.)
[10] Titre original Das neue Lied, 1905. Traduit par Anna Schlegel-Riemann. Publié en feuilleton dans Le Journal des Débats du 3 au 7 avril 1908 (BNR.)