George Sand
FRANCIA
UN BIENFAIT N’EST JAMAIS PERDU
GEORGE SAND AUX RICHES
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UN BIENFAIT N’EST JAMAIS PERDU PROVERBE
DERNIÈRES PAGES IMPRESSIONS ET SOUVENIRS
DIALOGUES ET FRAGMENTS PHILOSOPHIQUES
LE THÉÂTRE DES MARIONNETTES DE NOHANT
THÉÂTRE DE CAMPAGNE LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT SAYNÈTE
Le jeudi 31 mars 1814, la population de Paris s’entassait sur le passage d’un étrange cortège. Le tsar Alexandre, ayant à sa droite le roi de Prusse et à sa gauche le prince de Schwarzenberg, représentant de l’empereur d’Autriche, s’avançait lentement à cheval, suivi d’un brillant état-major et d’une escorte de cinquante mille hommes d’élite, à travers le faubourg Saint-Martin. Le tsar était calme en apparence. Il jouait un grand rôle, celui de vainqueur magnanime, et il le jouait bien. Son escorte était grave, ses soldats majestueux. La foule était muette.
C’est qu’au lendemain d’un héroïque combat des dernières légions de l’empire, on avait abandonné et livré la partie généreuse de la population à l’humiliante clémence du vainqueur. C’est que, comme toujours, en refusant au peuple le droit et les moyens de se défendre lui-même, en se méfiant de lui, en lui refusant des armes, on s’était perdu. Son silence fut donc sa seule protestation, sa tristesse fut sa seule gloire. Au moins celle-là reste pure dans le souvenir de ceux qui ont vu ces choses.
Sur le flanc du merveilleux état-major impérial un jeune officier russe d’une beauté remarquable contenait avec peine la fougue de son cheval. L’homme était de haute taille, mince, et d’autant plus serré dans sa ceinture d’ordonnance, dont les épais glands d’or retombaient sur sa cuisse, comme celle des mystérieux personnages qu’on voit défiler sur les bas-relief perses de la décadence ; peut-être même un antiquaire eût-il pu retrouver dans les traits et dans les ornements du jeune officier un dernier reflet du type et du goût de l’Orient barbare.
Il appartenait aux races méridionales que la conquête ou les alliances ont insensiblement fondues dans l’empire russe. Il avait la beauté du profil, l’imposante largeur des yeux, l’épaisseur des lèvres, la force un peu exagérée des muscles, tempérée par l’élégance des formes modernes. La civilisation avait allégé la puissance du colosse. Ce qui en restait conservait quelque chose d’étrange et de saisissant qui attirait et fixait les regards, même après la surprise et l’attention accaparées d’abord par le tsar en personne.
Le cheval monté par ce jeune homme s’impatientait de la lenteur du défilé ; on eût dit que, ne comprenant rien à l’étiquette observée, il voulait s’élancer en vainqueur dans la cité domptée et fouler les vaincus sous son galop sauvage. Aussi son cavalier, craignant de lui voir rompre son rang et d’attirer sur lui un regard mécontent de ses supérieurs, le contenait-il avec un soin qui l’absorbait et ne lui permettait guère de se rendre compte de l’accueil morne, douloureux, parfois menaçant de la population.
Le tsar, qui observait tout avec finesse et prudence, ne s’y méprenait pas et ne réussissait pas à cacher entièrement ses appréhensions. La foule devenait si compacte que si elle se fût resserrée sur les vainqueurs (l’un deux l’a raconté textuellement), ils eussent été étouffés sans pouvoir faire usage de leurs armes. Cette foulée, volontaire ou non, n’eût pas fait le compte du principal triomphateur. Il voulait entrer dans Paris comme l’ange sauveur des nations, c’est-à-dire comme le chef de la coalition européenne. Il avait tout préparé naïvement pour cette grande et cruelle comédie. La moindre émotion un peu vive du public pouvait faire manquer son plan de mise en scène.
Cette émotion faillit se produire par la faute du jeune cavalier que nous avons sommairement décrit. Dans un moment où sa monture semblait s’apaiser, une jeune fille, poussée par l’affluence ou entraînée par la curiosité, se trouva dépasser la ligne des gardes nationaux qui maintenaient l’ordre, c’est-à-dire le silence et la tristesse des spectateurs. Peut-être qu’un léger frôlement de son châle bleu ou de sa robe blanche effraya le cheval ombrageux ; il se cabra furieusement, un de ses genoux fièrement enlevés atteignit l’épaule de la Parisienne, qui chancela, et fut retenue par un groupe de faubouriens serrés derrière elle. Était-elle blessée, ou seulement meurtrie ? La consigne ne permettait pas au jeune Russe de s’arrêter une demi-seconde pour s’en assurer : il escortait le tout-puissant tsar, il ne devait pas se retourner, il ne devait pas même voir. Pourtant il se retourna, il regarda, et il suivit des yeux aussi longtemps qu’il le put le groupe ému qu’il laissait derrière lui. La grisette, car ce n’était qu’une grisette, avait été enlevée par plusieurs paires de bras vigoureux ; en un clin d’œil, elle avait été transportée dans un estaminet qui se trouvait là. La foule s’était instantanément resserrée sur le vide fait dans sa masse par l’incident rapide. Un instant, quelques exclamations de haine et de colère s’étaient élevées, et, pour peu qu’on y eût répondu dans les rangs étrangers, l’indignation se fût peut-être allumée comme une traînée de poudre. Le tsar, qui voyait et entendait tout sans perdre son vague et implacable sourire, n’eut pas besoin d’un geste pour contenir ses cohortes ; on savait ses intentions. Aucune des personnes de sa suite ne parut s’apercevoir des regards de menace qui embrasaient certaines physionomies. Quelques imprécations inarticulées, quelques poings énergiquement dressés se perdirent dans l’éloignement. L’officier, cause involontaire de ce scandale, se flatta que ni le tsar, ni aucun de ses généraux n’en avaient pris note ; mais le gouvernement russe a des yeux dans le dos. La note était prise : le tsar devait connaître le crime du jeune étourdi qui avait eu la coquetterie de choisir pour ce jour de triomphe la plus belle et la moins disciplinée de ses montures de service. En outre il serait informé de l’expression de regret et de chagrin que le jeune homme n’avait pas eu l’expérience de dissimuler. Ceux qui firent ce rapport crurent aggraver la faute en donnant ce dernier renseignement. Ils se trompaient. Le choix du cheval indompté fut regardé comme punissable, le regret manifesté rentrait dans la comédie de sentiment dont les Parisiens devaient être touchés. L’inconvenance d’une émotion quelconque dans les rangs de l’escorte impériale ne fut donc pas prise en mauvaise part.
Quand le défilé ennemi déboucha sur le boulevard, la scène changea comme par magie.
À mesure qu’on avançait vers les quartiers riches, l’entente se faisait, l’étranger respirait ; puis tout à coup la fusion se fit, non sans honte mais sans scrupule. L’élément royaliste jetait le masque et se précipitait dans les bras du vainqueur. L’émotion avait gagné la masse ; on n’y songeait pas aux Bourbons, on n’y croyait pas encore, on ne les connaissait pas ; mais on aimait Alexandre, et les femmes sans cœur qui se jetaient sous ses pieds en lui demandant un roi ne furent ni repoussées, ni insultées par la garde nationale qui regardait tristement, croyant qu’on remerciait simplement l’étranger de n’avoir pas saccagé Paris. Ils trouvaient cette reconnaissance puérile et outrée ; ils ne voyaient pas encore que cette joie folle applaudissait à l’abaissement de la France.
Le jeune officier russe qui avait failli compromettre toute la représentation de cette triste comédie, où tant d’acteurs jouaient un rôle de comparses sans savoir le mot de la pièce, essayait en vain de comprendre ce qu’il voyait à Paris, lui qui avait vu brûler Moscou et qui avait compris ! C’était un esprit aussi réfléchi que pouvaient le permettre l’éducation toute militaire qu’il avait reçue et l’époque agitée, vraiment terrible, où sa jeunesse se développait. Il suppléait aux facultés de raisonnement philosophique qui lui manquaient, par la subtile pénétration de sa race et la défiance cauteleuse de son milieu. Il avait vu et il voyait à deux années de distance les deux extrêmes du sentiment patriotique : le riche et industrieux Moscou brûlé par haine de l’étranger, dévouement sauvage et sublime qui l’avait frappé d’horreur et d’admiration, – le brillant et splendide Paris sacrifiant l’honneur à l’humanité, et regardant comme un devoir de sauver à tout prix la civilisation dont il est l’inépuisable source. Ce Russe était à beaucoup d’égards sauvage lui-même, et il se crut en droit de mépriser profondément Paris et la France.
Il ne se disait pas que Moscou ne s’était pas détruit de ses propres mains et que les peuples esclaves n’ont pas à être consultés ; ils sont héroïques bon gré mal gré, et n’ont point à se vanter de leurs involontaires sacrifices. Il ne savait point que Paris n’avait pas été consulté pour se rendre, plus que Moscou pour être brûlé, que la France n’était que très relativement un peuple libre, qu’on spéculait en haut lieu de ses destinées, et que la majorité des Parisiens eût été dès lors aussi héroïque qu’elle l’est de nos jours[1].
Pas plus que l’habitant de la France, l’étranger venu des rives du Tanaïs ne pénétrait dans le secret de l’histoire. Au moment de la brutalité de son cheval, il avait compris le Parisien du faubourg, il avait lu sur son front soucieux, dans ses yeux courroucés. Il s’était dit :
Ce peuple a été trahi, vendu peut-être !
En présence des honteuses sympathies de la noblesse, il ne comprenait plus. Il se disait :
— Cette population est lâche. Au lieu de la caresser, notre tsar devrait la fouler aux pieds et lui cracher au visage.
Alors les sentiments humains et généreux se trouvant étouffés et comme avilis dans son cœur par le spectacle d’une lâcheté inouïe, il se trouva lui-même en proie à l’enivrement des instincts sauvages. Il se dit que cette ville était riante et folle, que cette population était facile et corrompue, que ces femmes qui venaient s’offrir et s’attacher elles-mêmes au char du vainqueur étaient de beaux trophées. Dès lors, tout au désir farouche, à la soif des jouissances, il traversa Paris, l’œil enflammé, la narine frémissante et le cœur hautain.
Le tsar, refusant avec une modestie habile d’entrer aux Tuileries, alla aux Champs-Élysées passer la revue de sa magnifique armée d’élite, donnant jusqu’au bout le spectacle à ces Parisiens avides de spectacles ; après quoi, il se disposait à occuper l’hôtel de l’Élysée.
En ce moment, il eut à régler deux détails d’importance fort inégale. Le premier fut à propos d’un avis qu’on lui avait transmis pendant la revue : suivant ce faux avis, il n’y avait point de sécurité pour lui à l’Élysée, le palais était miné. On avait sur-le-champ dépêché vers M. de Talleyrand, qui avait offert son propre palais. Le tsar accepta, ravi de se trouver là au centre de ceux qui allaient lui livrer la France ; puis il jeta les yeux sur l’autre avis concernant le jeune prince Mourzakine, qui s’était si mal comporté en traversant le faubourg Saint-Martin.
— Qu’il aille loger où bon lui semblera, répondit le souverain, et qu’il y garde les arrêts pendant trois jours.
Puis, remontant à cheval avec son état-major, il retourna à la place de la Concorde, d’où il se rendit à pied chez M. de Talleyrand. Ses soldats avaient reçu l’ordre de camper sur les places publiques. L’habitant, traité avec tant de courtoisie, admirait avec stupeur ces belles troupes si bien disciplinées, qui ne prenaient possession que du pavé de la ville et qui installaient là leurs cantines sans rien exiger en apparence. Le badaud de Paris admira, se réjouit, et s’imagina que l’invasion ne lui coûterait rien.
Quant au jeune officier attaché à l’état-major, exclu de l’hôtel où allait résider son empereur, il se crut radicalement disgracié, et il en cherchait la cause lorsque son oncle, le comte Ogokskoï, aide-de-camp du tsar, lui dit à voix basse en passant :
— Tu as des ennemis auprès du père, mais ne crains rien. Il te connaît et il t’aime. C’est pour te préserver d’eux qu’il t’éloigne. Ne reparais pas de quelques jours, mais fais-moi savoir où tu demeures.
— Je n’en sais rien encore, répondit le jeune homme avec une résignation fataliste, Dieu y pourvoira !
Il avait à peine prononcé ces mots qu’un jockey de bonne mine se présenta et lui remit le message suivant :
« La marquise de Thièvre se rappelle avec plaisir qu’elle est, par alliance, parente du prince Mourzakine ; elle me charge de l’inviter à venir prendre son gîte à l’hôtel de Thièvre, et je joins mes instances aux siennes. »
Le billet était signé Marquis de Thièvre.
Mourzakine communiqua ce billet à son oncle qui le lui rendit en souriant et lui promit d’aller le voir aussitôt qu’il aurait un moment de liberté. Mourzakine fit signe à son heïduque cosaque et suivit le jockey, qui était bien monté et qui les conduisit en peu d’instants à l’hôtel de Thièvre, au faubourg Saint-Germain.
Un bel hôtel, style Louis XIV, situé entre cour et jardin, jardin mystérieux étouffé sous de grands arbres, rez-de-chaussée élevé sur un perron seigneurial, larges entrées, tapis moelleux, salle à manger déjà richement servie, un salon très confortable et de grande tournure, voilà ce que vit confusément Diomède Mourzakine, car il s’appelait modestement de son petit nom Diomède, fils de Diomède, Diomid Diomiditch. Le marquis de Thièvre vint à sa rencontre les bras ouverts. C’était un vilain petit homme de cinquante ans, maigre, vif, l’œil très noir, le teint très blême, avec une perruque noire aussi, mais d’un noir invraisemblable, un habit noir raide et serré, la culotte et les bas noirs, un jabot très blanc, rien qui ne fût crûment noir ou blanc dans sa mince personne : c’était une pie pour le plumage, le babil et la vivacité.
Il parla beaucoup, et de la manière la plus courtoise, la plus empressée. Mourzakine savait le français aussi bien possible, c’est-à-dire qu’il le parlait avec plus de facilité que le russe proprement dit, car il était né dans la Petite-Russie et avait dû faire de grands efforts pour corriger son accent méridional ; mais ni en russe, ni en français, il n’était capable de bien comprendre une élocution aussi abondante et aussi précipitée que celle de son nouvel hôte, et, ne saisissant que quelques mots dans chaque phrase, il lui répondit un peu au hasard. Il comprit seulement que le marquis se démenait pour établir leur parenté. Il lui citait, en les estropiant d’une manière indigne, les noms des personnes de sa famille qui avaient établi au temps de l’émigration française des relations, et par suite une alliance avec une demoiselle apparentée à la famille de madame de Thièvre. Mourzakine n’avait aucune notion de cette alliance et allait avouer ingénument qu’il la croyait au moins fort éloignée, quand la marquise entra. Elle lui fit un accueil moins loquace, mais non moins affectueux que son mari. La marquise était belle et jeune : ce détail effaça promptement les scrupules du prince russe. Il feignit d’être parfaitement au courant et ne se gêna point pour accepter le titre de cousin que lui donnait la marquise en exigeant qu’il l’appelât « ma cousine, » ce qu’il ne put faire sans biaiser un peu. Les rapports ainsi établis en quelques minutes, le marquis le conduisit à un très bel appartement qui lui était destiné et où il trouva son cosaque occupé à ouvrir sa valise, en attendant l’arrivée de ses malles qu’on était allé chercher. Le marquis mit en outre à sa disposition un vieux valet de chambre de confiance qui, ayant voyagé, avait retenu quelques mots d’allemand et s’imaginait pouvoir s’entendre avec le cosaque, illusion naïve à laquelle il lui fallut promptement renoncer ; mais, croyant avoir affaire à quelque prince régnant dans la personne de Mourzakine, le vieux serviteur resta debout derrière lui, suivant des yeux tous ses mouvements et cherchant à deviner en quoi il pourrait lui être utile ou agréable.
À vrai dire, le Diomède barbare aurait eu grand besoin de son secours pour comprendre l’usage et l’importance des objets de luxe et de toilette mis à sa disposition. Il déboucha plusieurs flacons, reculant avec méfiance devant les parfums les plus suaves, et cherchant celui qui devait, selon lui, représenter le suprême bon ton, la vulgaire eau de Cologne. Il redouta les pâtes et les pommades d’une exquise fraîcheur qui lui firent l’effet d’être éventées, parce qu’il était habitué aux produits rancis de son bagage ambulant. Enfin, s’étant accommodé du mieux qu’il put pour faire disparaître la poussière de sa chevelure et de son brillant uniforme, il retournait au salon, lorsque, se voyant toujours suivi du domestique français, il se rappela qu’il avait un service à lui demander. Il commença par lui demander son nom, à quoi le serviteur répondit simplement :
— Martin.
— Eh bien, Martin, faites-moi le plaisir d’envoyer une personne faubourg Saint-Martin, numéro ;… je ne sais plus ; c’est un petit café où l’on fume ;… il y a des queues de billard peintes sur la devanture, c’est le plus proche du boulevard en arrivant par le faubourg.
— On trouvera ça, répondit gravement Martin.
— Oui, il faut retrouver ça, reprit le prince, et il faut s’informer d’une personne dont je ne sais pas le nom : une jeune fille de seize ou dix-sept ans, habillée de blanc et de bleu, assez jolie.
Martin ne put réprimer un sourire que Mourzakine comprit très vite.
— Ce n’est pas une… fantaisie, continua-t-il. Mon cheval en passant a fait tomber cette personne ; on l’a emportée dans le café : je veux savoir si elle est blessée, et lui faire tenir mes excuses ou mon secours, si elle en a besoin.
C’était parler en prince. Martin redevenu sérieux s’inclina profondément et se disposa à obéir sans retard.
M. de Thièvre, après avoir été un des satisfaits de l’empire par la restitution de ses biens après l’émigration de sa famille, était un des mécontents de la fin. Avide d’honneurs et d’influence, il avait sollicité une place importante qu’il n’avait pas obtenue, parce qu’en se précipitant, les événements désastreux n’avaient pas permis de contenter tout le monde. Initié aux efforts des royalistes pour amener par surprise une restauration royale, il s’était jeté avec ardeur dans l’entreprise et il était de ceux qui avaient fait aux alliés l’accueil que l’on sait. Il devait à sa femme l’heureuse idée d’offrir sa maison au premier Russe tant soit peu important dont il pourrait s’emparer. La marquise, à pied, aux Champs-Élysées, avait été admirer la revue. Elle avait été frappée de la belle taille et de la belle figure de Mourzakine. Elle avait réussi à savoir son nom, et ce nom ne lui était pas inconnu ; elle avait réellement une parente mariée en Russie, qui lui avait écrit quelquefois, qui s’appelait Mourzakine, et qui était ou pouvait être parente du jeune prince. Du moment qu’il était prince, il n’y avait aucun inconvénient à réclamer la parenté, et du moment qu’il était un des plus beaux hommes de l’armée, il n’y avait rien de désagréable à l’avoir pour hôte.
La marquise avait vingt-deux ans ; elle était blanche et blonde, un peu grasse pour le costume étriqué que l’on portait alors, mais assez grande pour conserver une réelle élégance de formes et d’allures. Elle ne pouvait souffrir son petit mari, ce qui ne l’empêchait pas de s’entendre avec lui parfaitement pour tirer de toute situation donnée le meilleur parti possible. Légère pourtant et très dissipée, elle portait dans son ambition et dans ses convoitises d’argent une frivolité absolue. Il ne s’agissait pas pour elle d’intriguer habilement pour assurer une fortune aux enfants qu’elle n’avait pas ou à la vieillesse qu’elle ne voulait pas prévoir. Il s’agissait de plaire pour passer agréablement la vie, de mener grand train et de pouvoir faire des dettes sans trop d’inquiétude enfin, de prendre rang à une cour quelconque, pourvu qu’on y pût étaler un grand luxe et y placer sa beauté sur un piédestal élevé au-dessus de la foule.
Elle n’était pas de noble race, elle avait apporté sa brillante jeunesse avec une grosse fortune à un époux peu séduisant, uniquement pour être marquise, et il n’eût pas fallu lui demander pourquoi elle tenait tant à un titre, elle n’en savait rien. Elle avait assez d’esprit pour le babil ; son intelligence pour le raisonnement était nulle. Toujours en l’air, toujours occupée de caquets et de toilettes, elle n’avait qu’une idée : surpasser les autres femmes, être au moins une des plus remarquées.
Avec ce goût pour le bruit et le clinquant, il eût été bien difficile qu’elle ne fût pas fortement engouée du militaire en général. Un temps n’était pas bien loin où elle avait été fière de valser avec les beaux officiers de l’empire ; elle avait eu du regret lorsque son mari lui avait prescrit de bouder l’empire. Elle était donc ivre de joie en voyant surgir une armée nouvelle avec des plumets, des titres, des galons et des noms nouveaux ; toute cette ivresse était à la surface, le cœur et les sens n’y jouaient qu’un rôle secondaire. La marquise était sage, c’est-à-dire qu’elle n’avait jamais eu d’amant ; elle était comme habituée à se sentir éprise de tous les hommes capables de plaire, mais sans en aimer assez un seul pour s’engager à n’aimer que lui. Elle eût pu être une femme galante, car ses sens parlaient quelquefois malgré elle ; mais elle n’eût pas eu le courage de ses passions, et un grand fonds d’égoïsme l’avait préservée de tout ce qui peut engager et compromettre.
Elle reçut donc Mourzakine avec autant de satisfaction que d’imprévoyance.
— Je l’aimerai, je l’aime, se disait-elle dès le premier jour ; mais c’est un oiseau de passage, et il ne faudra pas l’aimer trop.
Ne pas aimer trop lui avait toujours été plus ou moins facile ; elle ne s’était jamais trouvée aux prises avec une volonté bien persistante en fait d’amour. Le Français de ce temps-là n’avait point passé par le romantisme ; il se ressentait plus qu’on ne pense des mœurs légères du Directoire, lesquelles n’étaient elles-mêmes qu’un retour aux mœurs de la régence. La vie d’aventures et de conquêtes avait ajouté à cette disposition au sensualisme quelque chose de brutal et de pressé qui ne rendait pas l’homme bien dangereux pour la femme prudente. Dans les temps de grandes préoccupations guerrières et sociales, il n’y a pas beaucoup de place pour les passions profondes, non plus que pour les tendresses prolongées.
Rien ne ressemblait moins à un Français qu’un Russe de cette époque. C’est à cause de leur facilité à parler notre langue, à se plier à nos usages, qu’on les appela chez nous les Français du Nord ; mais jamais l’identification ne fut plus lointaine et plus impossible. Ils ne pouvaient prendre de nous que ce qui nous faisait le moins d’honneur alors, l’amabilité.
Mourzakine n’était pourtant pas un vrai Russe. Géorgien d’origine, peut-être Kurde ou Persan en remontant plus haut, Moscovite d’éducation, il n’avait jamais vu Pétersbourg et ne se trouvait que par les hasards de la guerre et la protection de son oncle Ogokskoï placé sous les yeux du tsar. Sans la guerre, privé de fortune comme il l’était, il eût végété dans d’obscurs et pénibles emplois militaires aux frontières asiatiques, à moins que, comme il en avait été tenté quelquefois dans son adolescence, il n’eût franchi cette frontière pour se jeter dans la vie d’héroïques aventures de ses aïeux indépendants ; mais il s’était distingué à la bataille de la Moskowa, et plus tard il s’était battu comme un lion sous les yeux du maître. Dès lors il lui appartenait corps et âme. Il était bien et dûment baptisé Russe par le sang français qu’il avait versé ; il était rivé à jamais, lui et sa postérité, au joug de ce qu’on appelle en Russie la civilisation, c’est-à-dire le culte aveugle de la puissance absolue. Il faut monter plus haut que ne le pouvait faire Mourzakine pour disposer de cette puissance par le fer ou le poison.
Sa volonté à lui, ne pouvait s’exercer que sur sa propre destinée ; mais qu’elles sont tenaces et patientes, ces énergies qui consistent à écraser les plus faibles pour se rattacher aux plus forts ! C’est toute la science de la vie chez les Russes ; science incompatible avec notre caractère et nos habitudes. Nous savons bien aussi plier déplorablement sous les maîtres ; mais nous nous lassons d’eux avec une merveilleuse facilité, et, quand la mesure est comble, nous sacrifions nos intérêts personnels au besoin de reprendre possession de nous-mêmes[2].
Beau comme il l’était, Diomède Mourzakine avait eu partout de faciles succès auprès des femmes de toute classe et de tous pays. Trop prudent pour produire sa fatuité au grand jour, il la nourrissait en lui secrète, énorme. Dès le premier coup d’œil, il couva sensuellement des yeux la belle marquise comme une proie qui lui était dévolue. Il comprit en une heure qu’elle n’aimait pas son mari, qu’elle n’était pas dévote, la dévotion de commande n’était pas encore à l’ordre du jour ; qu’elle était très vivante, nullement prude, et qu’il lui plaisait irrésistiblement. Il ne fit donc pas grands frais le premier jour, s’imaginant qu’il lui suffisait de se montrer pour être heureux à bref délai.
Il ne savait pas du tout ce que c’est qu’une Française coquette et ce qu’il y a de résistance dans son abandon apparent. Horriblement fatigué, il fit des vœux sincères pour n’être pas troublé la première nuit, et ce fut avec surprise qu’il s’éveilla le lendemain sans qu’aucun mouvement furtif eût troublé le silence de son appartement. La première personne qui vint à son coup de sonnette fut le ponctuel Martin, qui, ne sachant quel titre lui donner, le traita d’excellence à tout hasard.
— J’ai fait moi-même la commission, lui dit-il, j’ai pris un fiacre, je me suis rendu au faubourg Saint-Martin, j’ai trouvé l’estaminet.
— L’esta… Comment dites-vous ?
— Ces cafés de petites gens s’appellent des estaminets. On y fume et on joue au billard.
— C’est bien, merci. Après ?
— Je me suis informé de l’accident. Il n’y avait rien de grave. La petite personne n’a pas eu de mal ; on lui a fait boire un peu de liqueur et elle a pu remonter chez elle, car elle demeure précisément dans la maison.
— Vous eussiez dû monter la voir. Cela m’eût fait plaisir.
— Je n’y ai pas manqué, Excellence. Je suis monté… Ah ! bien haut, un affreux escalier. J’ai trouvé la… demoiselle, une petite grisette, occupée à repasser ses nippes. Je l’ai informée des bontés que le prince Mourzakine daigne avoir pour elle.
— Et qu’a-t-elle répondu ?
— Une chose très plaisante : Dites à ce prince que je le remercie, que je n’ai besoin de rien, mais que je voudrais le voir.
— J’irais volontiers, si je n’étais retenu…
Mourzakine allait dire aux arrêts ; mais il ne jugea pas utile d’initier Martin à cette circonstance, et d’ailleurs Martin ne lui en donna pas le temps.
— Votre Excellence, s’écria-t-il, ne peut pas aller dans ce taudis, et il ne serait peut-être pas prudent encore de parcourir ces bas quartiers. D’ailleurs Votre Excellence n’a pas à répondre à une aussi sotte demande. Moi je n’ai pas répondu.
— Il faudrait pourtant répondre, dit Mourzakine, comme frappé d’une idée subite : n’a-t-elle pas dit qu’elle me connaissait ?
— Elle a précisément dit qu’elle connaissait Votre Excellence. J’ai pris cela pour une billevesée.
Un autre domestique vint dire au prince que la marquise l’attendait au salon, il s’y rendit fort préoccupé.
— C’est singulier, se dit-il en traversant les vastes appartements, lorsque cette jeune fille s’est approchée imprudemment de mon cheval, sa figure m’a frappé, comme si c’était une personne de connaissance qui allait m’appeler par mon nom ! Et puis, l’accident arrivé, je n’ai plus songé qu’à l’accident ; mais à présent je revois sa figure, je la revois ailleurs, je la cherche, elle me cause même une certaine émotion…
Quand il entra au salon, il n’avait pas trouvé, et il oublia tout en présence de la belle marquise.
— Venez, cousin ! lui dit-elle, dites-moi d’abord comment vous avez passé la nuit ?
— Beaucoup trop bien, répondit ingénument le prince barbare, en baisant beaucoup trop tendrement la main blanche et potelée qu’on lui présentait.
— Comment peut-on dormir trop bien ? lui dit-elle en fixant sur lui ses yeux bleus étonnés.
Il ne crut pas à son étonnement, et répondit quelque chose de tendre et de grossier qui la fit rougir jusqu’aux oreilles ; mais elle ne se déconcerta pas et lui dit avec assurance :
— Mon cousin, vous parlez très bien notre langue, mais vous ne saisissez peut-être pas très bien les nuances. Cela viendra vite, vous êtes si intelligents, vous autres étrangers ! Il faudra, pendant quelques jours, parler avec circonspection : je vous dis cela en amie, en bonne parente. Moi, je ne me fâche de rien ; mais une autre à ma place vous eût pris pour un impertinent.
Le fils de Diomède mordit sa lèvre vermeille et s’aperçut de sa sottise. Il fallait y mettre plus de temps et prendre plus de peine. Il s’en tira par un regard suppliant et un soupir étouffé. Ce n’était pas grand’chose, mais sa physionomie exprimait si bien l’espoir déçu et le désir persistant, que madame de Thièvre en fut troublée et n’eut pas le courage d’insister sur la leçon qu’elle venait de lui donner.
Elle lui parla politique. Le marquis avait été la veille aux informations, de dix heures du soir à minuit. Il avait pu pénétrer à l’hôtel Talleyrand ; elle n’ajouta pas qu’il s’était tenu dans les antichambres avec nombre de royalistes de second ordre, pour saisir les nouvelles au passage, mais elle croyait savoir que le tsar n’était pas opposé à l’idée d’une restauration de l’ancienne dynastie.
La chose était parfaitement indifférente à Mourzakine. Il avait d’ailleurs ouï dire à son oncle que le tsar faisait fort peu de cas des Bourbons et il ne pensait pas du tout qu’il en vint à les soutenir ; mais, pour ne pas choquer les opinions de son hôtesse, il prit le parti de la questionner sur ces Bourbons dont elle-même ne savait presque rien, tant la conception de leur rétablissement était nouvelle. La conversation languissait, lorsqu’il s’imagina de lui parler de modes françaises, de lui faire compliment sur sa toilette du matin, de la questionner sur le costume des différentes classes de la société de Paris.
Elle était experte en ces matières, et consentit à l’éclairer.
— À Paris, lui dit-elle, il n’y a pas de costume propre à une classe plutôt qu’à une autre : toute femme qui a le moyen de payer un chapeau porte un chapeau dans la rue, tout homme qui peut se procurer des bottes et un habit a le droit de les porter. Vous ne reconnaîtrez pas toujours au premier coup d’œil un domestique de son maître ; quelquefois le valet de chambre qui vous annoncera dans une maison sera mieux mis que le maître de la maison : c’est à la physionomie, c’est au regard surtout qu’il faut s’attacher pour bien spécifier l’état ou le rang des personnes. Un parvenu n’aura jamais l’aisance et la dignité d’un vrai grand seigneur, fût-il chamarré de broderies et de décorations ; une grisette aura beau s’endimancher, elle ne sera jamais prise par une bourgeoise pour sa pareille, et il en sera de même pour nous, femmes du grand monde, d’une bourgeoise couverte de diamants et habillée plus richement que nous.
— Fort bien, dit Mourzakine, je vois qu’il faut du tact, une grande science du tact ! Mais vous avez parlé de grisettes, et je connais ce mot-là. J’ai lu des romans français où il en était question. Qu’est-ce que c’est au juste qu’une grisette de Paris ? J’ai cru longtemps que c’était une classe de jeunes filles habillées en gris.
— Je ne sais pas l’étymologie de ce nom, répondit madame de Thièvre ; leur costume est de toutes les couleurs ; peut-être le mot vient-il du genre d’émotions qu’elles procurent.
— Ah ah ! j’entends ! grisette ! l’ivresse d’un moment ! elles ne font point de passions ?
— Ou bien encore… ; mais je ne sais pas ! les honnêtes femmes ne peuvent pas renseigner sur cette sorte de créatures.
— Pourtant, la définition du costume entraînerait celle de la situation : appelle-t-on grisettes toutes les jeunes ouvrières de Paris ?
— Je ne crois pas ! l’épithète ne s’applique qu’à celles qui ont des mœurs légères. Ah çà ! pourquoi me faites-vous cette question-là avec tant d’insistance ? On dirait que vous êtes curieux des sottes aventures que Paris offre à bon marché aux nouveaux-venus ?
Il y avait du dépit et même une jalousie brutalement ingénue dans l’accent de madame de Thièvre. Mourzakine en prit note et se hâta de la rassurer en lui racontant succinctement son aventure de la veille et en lui avouant qu’il était aux arrêts pour ce fait à l’hôtel de Thièvre.
— C’est, ajouta-t-il, parce que votre valet de chambre, en désignant la cause de ma disgrâce, s’est servi du mot grisette, que je tenais à savoir ce que ce pouvait être.
— Ce n’est pas grand’chose, reprit la marquise. Il faut lui envoyer un louis d’or, et tout sera dit ?
— Il paraît qu’elle ne veut rien, dit Mourzakine, qui crut inutile d’ajouter que la grisette demandait à le voir.
— Alors, c’est qu’elle est richement entretenue, répliqua la marquise.
— Richement, non ! pensa Mourzakine, puisqu’elle demeure dans un taudis et repasse ses nippes elle-même. Où donc ai-je déjà vu cette jolie petite figure chiffonnée ?
Mourzakine pensait plus volontiers en français qu’en russe, surtout depuis qu’il était en France ; c’est ce qui fait qu’il pensait souvent de travers, faute de bien approprier les mots aux idées. Figure chiffonnée était un mot du temps, qui s’appliquait alors à une petite laideur agréable ou agaçante. La grisette en question n’avait pas du tout cette figure-là. Pâle et menue, sans éclat et sans ampleur, elle avait une harmonie et une délicatesse de lignes qui ne pouvaient pas constituer la grande beauté classique ; c’était le joli exquis et complet. La taille était à l’avenant du visage, et en y réfléchissant Mourzakine se reprit intérieurement :
— Non pas chiffonnée, se dit-il, jolie, très jolie ! Pauvre, et ne voulant rien !
— À quoi songez-vous ? lui demanda la marquise.
— Il m’est impossible de vous le dire, répliqua effrontément le jeune prince.
— Ah ! vous pensez à cette grisette ?
— Vous ne le croyez pas ! mais vous m’avez si bien rembarré tout à l’heure ! vous n’avez plus le droit de m’interroger.
Il accompagna cette réponse d’un regard si langoureusement pénétrant, que la marquise rougit de nouveau et se dit en elle-même :
— Il est entêté, il faudra prendre garde !
Le marquis vint les interrompre.
— Flore, dit-il à sa femme, vous saurez une bonne nouvelle. Il a été décidé hier soir à la rue Saint-Florentin (manière de désigner l’hôtel Talleyrand où résidait le tsar) qu’on ne traiterait de la paix ni avec Buonaparte, ni avec aucun membre de sa famille. C’est M. Dessoles qui vient de me l’apprendre. Ordonnez qu’on nous fasse vite déjeuner ; nous nous réunissons à midi pour rédiger et porter une adresse à l’empereur de Russie. Il faut bien formuler ce que l’on désire, et l’appel au retour des Bourbons n’a encore eu lieu qu’en petit comité. Prince Mourzakine, vous devez avoir une grande influence à la cour du gzar, vous parlerez pour nous, pour notre roi légitime !
— Soyez tranquille, notre cousin est avec nous, répondit madame de Thièvre en passant son bras sous celui de Mourzakine. Allons déjeuner.
— Inutile, dit-elle tout bas au prince en se rendant à la salle à manger, de dire au marquis que vous êtes pour le moment en froid avec votre empereur. Il s’en tourmenterait…
— Vous vous appelez Flore ! dit Mourzakine d’un air enivré en pressant contre sa poitrine le bras de la marquise.
— Eh bien ! oui, je m’appelle Flore ! ce n’est pas ma faute.
— Ne vous en défendez pas, c’est un nom délicieux, et qui vous va si bien !
Il s’assit auprès d’elle en se disant :
— Flore ! c’était le nom de la petite chienne de ma grand’mère. C’est singulier qu’en France ce nom soit un nom distingué ! Peut-être que le marquis s’appelle Fidèle, comme le chien de mon grand-oncle !
Le temps n’était pas encore venu où toutes les jeunes filles bien nées devaient se nommer Marie. La marquise datait des temps païens de la Révolution et du Directoire. Elle ne rougissait pas encore de porter le nom de la déesse des fleurs. Ce ne fut qu’en 1816 qu’elle signa son autre prénom Élisabeth, jusque-là relégué au second plan.
Le marquis, tout plein de son sujet, entretint loquacement sa femme et Mourzakine de ses espérances politiques. Le Russe admira la prodigieuse facilité avec laquelle ce petit homme parlait, mangeait et gesticulait en même temps. Il se demanda s’il lui restait, au milieu d’une telle dépense de vitalité, la faculté de voir ce qui se passait entre sa femme et lui. À cet égard, le cerveau du marquis lui apparut à l’état de vacuité ou d’impuissance complète, et, pour aider à cette bienfaisante disposition, il promit de s’intéresser à la cause des Bourbons, dont il se souciait moins que d’un verre de vin et à laquelle il ne pouvait absolument rien, n’étant pas un aussi grand personnage qu’il plaisait à son cousin le marquis de se l’imaginer.
Celui-ci, ayant engouffré une quantité invraisemblable de victuailles dans son petit corps, venait de demander sa voiture, lorsqu’on annonça le comte Ogokskoï.
— C’est mon oncle, aide de camp du tsar, dit Mourzakine ; me permettrez-vous de vous le présenter ?
— Aide de camp du gzar ? Nous irons ensemble à sa rencontre ! s’écria le marquis, enchanté de pouvoir établir des relations avec un serviteur direct du maître.
Il oubliait, l’habile homme, que le rôle des serviteurs d’un grand prince est de ne jamais vouloir que ce que veut le prince avant de les consulter.
Le comte Ogokskoï avait été un des beaux hommes de la cour de Russie, et, quoique brave et instruit, étant né sans fortune, il n’avait dû la sienne qu’à la protection des femmes. La protection, de quelque part qu’elle vint, était à cette époque la condition indispensable de toute destinée pour la noblesse pauvre en Russie. Ogokskoï avait été protégé par le beau sexe, Mourzakine était protégé par son oncle : on avait du mérite personnel si on pouvait, mais il fallait, pour obtenir quelque chose, ne pas commencer exclusivement par le mériter. Le temps était proche où la monarchie française profiterait de cet exemple, qui rend l’art de gouverner si facile.
Ogokskoï n’était plus beau. Les fatigues et les anxiétés de la servitude avaient dégarni son front, altéré ses dents, flétri son visage. Il avait dépassé notablement, disait-on, la cinquantaine, et il aurait pris du ventre, si l’habitude qu’ont les officiers russes de se serrer cruellement les flancs à grands renfort de ceinture n’eût forcé l’abdomen à se réfugier dans la région de l’estomac. Il avait donc le buste énorme et la tête petite, disproportion que rendait plus sensible l’absence de chevelure sur un crâne déprimé. Il avait en revanche plus de croix sur la poitrine que de cheveux au front ; mais si sa haute position lui assurait le privilège d’être bien accueilli dans les familles, elle ne le préservait pas d’une baisse considérable dans ses succès auprès des femmes. Ses passions, restées vives, n’ayant plus le don de se faire partager, avaient empreint d’une tristesse hautaine la physionomie et toute l’attitude du personnage.
Il se présenta avec une grande science des bonnes manières. On eût dit qu’il avait passé sa vie en France dans le meilleur monde ; telle fut du moins l’opinion de la marquise. Un observateur moins prévenu eût remarqué que le trop est ennemi du bien, que le comte parlait trop grammaticalement le français, qu’il employait trop rigoureusement l’imparfait du subjonctif et le prétérit défini, qu’il avait une grâce trop ponctuelle et une amabilité trop mécanique. Il remercia vivement la marquise des bontés qu’elle avait pour son neveu et affecta de le traiter devant elle comme un enfant que l’on aime et que l’on ne prend pas au sérieux. Il le plaisanta même avec bienveillance sur son aventure de la veille, disant qu’il était dangereux de regarder les Françaises, et que, quant à lui, il craignait plus certains yeux que les canons chargés à mitraille. En parlant ainsi, il regarda la marquise, qui le remercia par un sourire.
Le marquis implora vivement son appui politique, et plaida si chaudement la cause des Bourbons que l’aide de camp d’Alexandre ne put cacher sa surprise.
— Il est donc vrai, monsieur le marquis, lui dit-il, que ces princes ont laissé d’heureux souvenirs en France ? Il n’en fut pas de même chez nous lorsque le comte d’Artois vint implorer la protection de notre grande Katherine. Ne ouïtes-vous point parler d’une merveilleuse épée qui lui fut donnée pour reconquérir la France, et qui fut promptement vendue en Angleterre ?…
— Bah ! dit le marquis, pris au dépourvu, il y a si longtemps !...
— M. le comte d’Artois était jeune alors, ajouta la marquise, et M. Ogokskoï était bien jeune aussi ! Il ne peut pas s’en souvenir.
Cette adroite flatterie pénétra Ogokskoï de reconnaissance. Avec la subtile pénétration que possèdent les femmes en ces sortes de choses, Flore de Thièvre avait trouvé l’endroit sensible et beaucoup plus gagné en trois mots que son mari avec ses torrents de paroles et de raisonnements.
M. de Thièvre, voyant qu’elle plaidait mieux que lui, et sachant que la beauté est meilleur avocat que l’éloquence, les laissa ensemble. Mourzakine restait en tiers ; mais au bout d’un instant il reçut, des mains de Martin, un message auquel il demanda la permission d’aller répondre de vive voix.
Il trouva dans l’antichambre un personnage dont la pauvre mine contrastait avec celle des luxuriants valets de la maison. C’était un garçon de quinze à seize ans, petit, maigre, jaune, les cheveux noirs, gras et plaqués prétentieusement sur les tempes, la figure assez jolie quand même, l’œil noir et lumineux, le menton garni déjà d’un précoce duvet. Il était misérablement étriqué dans un habit vert à boutons d’or qui semblait échappé à la hotte d’un chiffonnier ; sa chemise était d’un blanc douteux, et sa cravate noire bien serrée avait une prétention militaire qui contrastait avec un jabot déchiré, assez ample pour cacher les dimensions exiguës du gilet ; c’était le gamin de Paris, comiquement et cyniquement endimanché.
— Pour qui donc veux-tu te faire passer ? lui dit involontairement Mourzakine en le toisant avec dégoût. Qui t’envoie et que veux-tu ?
— Je veux parler à Votre Hautesse, répondit tranquillement le gamin avec un dédain égal à celui qu’on lui manifestait. Est-ce que c’est défendu par la coalition ?
Son effronterie divertit le prince russe, qui vit un type à étudier.
— Parle, lui dit-il avec un sourire, la coalition ne s’y oppose pas.
— Bon ! pensa le gamin, tout le monde aime à rire, même ces cocos-là. — Mais il faut que je vous parle en secret, ajouta-t-il. Je n’ai point affaire à messieurs les laquais.
— Diable ! reprit Mourzakine, tu le prends de haut. Alors suis-moi dans le jardin.
Ils franchirent la porte, entrèrent dans une allée couverte qui longeait la muraille, et le gamin sans se déconcerter entama ainsi la conversation.
— C’est moi le frère à Francia.
— Très bien, dit Mourzakine ; mais qu’est-ce que c’est que Francia ?
— Francia, excusez ! vous n’avez pas seulement demandé le nom de celle que votre cheval a bousculée…
— Ah ! j’y suis ! non vraiment, je n’ai pas demandé son nom. Comment va-t-elle ?
— Bien, merci, et vous ?
— Il ne s’agit pas de moi.
— Si fait ; c’est à vous qu’elle veut parler, rien qu’à vous. Dites si vous voulez qu’elle vous parle ?
— Certainement.
— Je vais l’aller chercher.
— Non, je ne peux pas la voir ici.
— À cause donc ?
— Je ne suis pas chez moi. Je la verrai chez elle.
— En ce cas, je marche devant, suivez-moi.
— Je ne peux pas sortir ; mais dans trois jours…
— Ah oui ! vous êtes en pénitence ! on a dit ça dans l’antichambre, ça venait d’être dit dans le salon. Allons ! voilà notre adresse, ajouta-t-il en lui remettant un papier assez malpropre ; mais trois jours, c’est long, et en attendant on va se manger les moelles.
— Vous êtes donc bien pressés ?
— Oui, monsieur, oui, nous sommes pressés d’avoir, si c’est possible, des nouvelles de notre pauvre mère.
— Qui, votre mère ?
— Une femme célèbre, monsieur le Russe, Mademoiselle Mimi la Source, que vous avez vue danser, ça n’est pas possible autrement, au théâtre de Moscou, dans les temps, avant la guerre.
— Oui, oui, certainement, je me souviens, j’ai vécu à Moscou dans ce temps-là ; mais je n’ai jamais été dans les coulisses. Je ne savais pas qu’elle eût des enfants… Ce n’est pas là que j’ai pu voir votre sœur.
— Ce n’est pas là que vous l’avez vue. D’ailleurs, vous n’auriez peut-être pas fait attention à elle, elle était trop jeune ! Mais notre mère, monsieur le prince, notre pauvre mère, vous l’avez bien revue à la Bérézina ! Vous y étiez bien avec les cosaques qui massacraient les pauvres traînards ! Je n’y étais pas, moi, j’ai pas été élevé en Russie ; mais ma sœur y était ; elle jure qu’elle vous y a vu.
— Oui, elle a raison, j’y étais, je commandais un détachement, et à présent je me souviens d’elle.
— Et de notre mère ? Voyons, où est-elle ?
— Elle est probablement avec Dieu, mon pauvre garçon ! Moi, je n’en sais rien !
— Morte ! répéta le gamin, dont les yeux enflammés se remplirent de larmes. C’est peut-être vous qui l’avez tuée !
— Non, ce n’est pas moi : je n’ai jamais frappé l’ennemi sans défense. Sais-tu, enfant, ce que c’est qu’un homme d’honneur ?
— Oui, j’ai entendu parler de ça, et ma sœur se souvient que les cosaques tuaient tout. Alors vous commandiez des hommes sans honneur ?
— La guerre est la guerre ; tu ne sais de quoi tu parles. Assez ! ajouta-t-il en voyant que l’enfant allait riposter. Je ne puis te donner de nouvelles de ta mère. Je ne l’ai pas vue parmi les prisonniers. J’ai vu, à la première ville où nous nous sommes arrêtés après la Bérézina, ta sœur blessée d’un coup de lance ; j’ai eu pitié d’elle, je l’ai fait mettre dans la maison que j’occupais, en la recommandant à la propriétaire. J’ai même laissé quelque argent en partant le lendemain, afin que l’on prit soin d’elle. A-t-elle encore besoin de quelque chose ? J’ai déjà offert…
— Non, rien. Elle m’a bien défendu de rien accepter pour elle.
— Mais pour toi ?… dit Mourzakine en portant la main à sa ceinture.
Les yeux du gamin de Paris brillèrent un instant, allumés par la convoitise, par le besoin peut-être ; mais il fit un pas en arrière comme pour échapper à lui-même, et s’écria avec une majesté burlesque :
— Non ! pas de ça, Lisette ! On ne veut rien des Russes !
— Alors pourquoi ta sœur voulait-elle me voir ? Espère-t-elle que je pourrai l’aider à retrouver sa mère ? cela me paraît bien impossible !
— On pourrait toujours savoir si elle a été faite prisonnière ? Moi je ne peux pas vous dire au juste où c’était et comment ça c’est passé ; mais Francia vous expliquerait…
— Voyons, je ferai tout ce qui dépendra de moi. Qu’elle attende à dimanche, et j’irai chez vous. Es-tu content ?
— Chez nous,… le dimanche,… dit le gamin en se grattant l’oreille, ça ne se peut guère !
— Pourquoi ?
— À cause de parce que ! Il vaut mieux qu’elle vienne ici.
— Ici, c’est complètement impossible.
— Ah ! oui, il y a une belle jolie dame qui serait jalouse…
— Tais-toi, maraud !
— Bah ! les larbins se gênent bien pour le dire tout haut dans l’antichambre, que la bourgeoise en tient !…
— Hors d’ici, faquin ! dit Mourzakine, qui avait appris dans les auteurs français du siècle dernier comment un homme du monde parlait à la canaille.
Mais il ajouta, dans des formes plus à son usage :
— Va-t’en, ou je te fais couper la langue par mon cosaque.
Le gamin, sans s’effrayer de la menace, porta la main à sa bouche en tirant la langue comme si la douleur lui arrachait cette grimace, puis, sans tourner les talons, avisant devant lui le mur peu élevé du jardin, il grimpa au treillage avec l’agilité d’un singe, enjamba le mur, fit un pied de nez très accentué au prince russe, et disparut sans se demander s’il sautait dans la rue ou dans un autre enclos dont il sortirait par escalade.
Mourzakine demeura confondu de tant d’audace. En Russie, il eût été de son devoir de faire poursuivre, arrêter et fustiger atrocement un homme du peuple capable d’un pareil attentat envers lui. Il se demanda même un instant s’il n’appellerait pas Mozdar pour franchir ce mur et s’emparer du coupable ; mais, outre que le délinquant avait de l’avance sur le cosaque, le souvenir de Francia dissipa la colère de Mourzakine, et il s’arrêta sous un gros tilleul où un banc l’invitait à la rêverie.
« — Oui, je me la remets bien à présent, se disait-il, et son esprit faisant un voyage rétrospectif, il se racontait ainsi l’événement. « C’était à Pletchenitzy, dans les premiers jours de décembre 1812. Platow commandait la poursuite. La veille nous avions donné la chasse aux Français, qui avaient réussi à se dégager après avoir délivré Oudinot, que mes cosaques tenaient assiégé dans une grange. Nous avions besoin de repos ; la Bérézina nous avait mis sur les dents. J’avais trouvé un coin, une espèce de lit, pour dormir sans me déshabiller. Puis arrivèrent nos convois chargés du butin, des blessés et des prisonniers. J’avisai une enfant qui me parut avoir douze ans au plus, et qui était si jolie dans sa pâleur avec ses longs cheveux noirs épars ! Elle était dans une espèce de kibitka pêle-mêle avec des mourants et des ballots. Je dis à Mozdar de la tirer de là et de la mettre dans l’espèce de taudis qui me servait de chambre. Il la posa par terre, évanouie, en me disant :
» — Elle est morte.
» Mais elle ouvrit les yeux et me regarda avec étonnement. Le sang de sa blessure était gelé sur le haillon qui lui servait de mante. Je lui parlai français ; elle me crut Français et me demanda sa mère, je m’en souviens bien, mais je n’eus pas le loisir de l’interroger. J’avais des ordres à donner. Je dis à Mozdar, en lui montrant le grabat où j’avais dormi :
» — Mets-la mourir tranquillement.
» Et je lui jetai un mouchoir pour bander la blessure. Je dus sortir avec mes hommes. Quand je rentrai, j’avais oublié l’enfant. J’avais une heure à moi avant de quitter la ville ; j’en profitai pour écrire trois mots à ma mère : une occasion se présentait. Quand j’eus fini, je me rappelai la blessée qui gisait à deux pas de moi. Je la regardai. Je rencontrai ses grands yeux noirs attachés sur moi, tellement fixes, tellement creusés, que leur éclat vitreux me parut être celui de la mort. J’allai à elle, je mis ma main sur son front ; il était réchauffé et humide.
» — Tu n’es donc pas morte ? lui dis-je : allons ! tâche de guérir.
» Et je lui mis entre les dents une croûte de pain qui était restée sur la table. Elle me sourit faiblement, et dévora le pain qu’elle roulait avec sa bouche sur l’oreiller, car elle n’avait pas la force d’y porter les mains. De quelle pitié je fus saisi ! Je courus chercher d’autres vivres, en disant à la femme de la maison :
» — Ayez soin de cette petite. Voilà de l’argent ; sauvez-la.
» Alors l’enfant fit un grand effort. Comme je sortais, elle tira ses bras maigres hors du lit et les tendit vers moi en disant :
» — Ma mère !
» Quelle mère ? Où la trouver ? Puisqu’elle n’était pas là, c’est qu’elle était morte. Je ne pus que hausser les épaules avec chagrin. La trompette sonnait ; il fallait partir, continuer la poursuite. Je partis. — Et à présent… peut-on espérer de la retrouver, cette mère ? Ce n’était pas du tout une célébrité, comme ses enfants se le persuadent ; elle était de ces pauvres artistes ambulants que Napoléon trouva dans Moscou, qu’il fit, dit-on, reparaître sur le théâtre après l’incendie pour distraire ses officiers de la mortelle tristesse de leur séjour, et qui le suivirent malgré lui avec toute cette population de traînards qui a gêné sa marche et précipité ses revers. Des cinquante mille âmes inutiles qui ont quitté la Russie avec lui, il n’en est peut-être pas rentré cinq cents en France. Enfin je verrai l’enfant, elle m’intéresse de plus en plus. Elle est bien jolie à présent !
» — Plus jolie que la marquise ?
» — Non, c’est autre chose. »
Et après ce muet entretien avec sa pensée, Mourzakine se rappela qu’il avait laissé la marquise en tête-à-tête avec son oncle.
— Arrivez donc, mon cousin ! s’écria-t-elle en le voyant revenir. Venez me protéger. On est en grand péril avec M. Ogokskoï. Il est d’une galanterie vraiment pressante. Ah ! les Russes ! Je ne savais pas, moi, qu’il fallait en avoir peur.
Tout cela, débité avec l’aplomb d’une femme qui n’en pense pas un mot, porta différemment sur les deux Russes. Le jeune y vit un encouragement, le vieux une raillerie amère. Il crut lire dans les yeux de son neveu que cette ironie était partagée.
— Je pense, dit-il en dissimulant son dépit sous un air enjoué, que vous mourez d’envie de vous moquer de moi avec Diomiditch ; c’est l’affaire des jeunes gens de plaire à première vue, n’eussent-ils ni esprit, ni mérite ;… mais ce n’est pas ici le cas, et je vous laisse en meilleure compagnie que la mienne.
— Puis-je vous demander, lui dit Mourzakine en le reconduisant jusqu’à sa voiture de louage, si vous avez plaidé ma cause ?…
— Auprès de ta belle hôtesse ? Tu la plaideras bien tout seul !
— Non ! auprès de notre père.
— Le père a bien le temps de s’occuper de toi. Il est en train de faire un roi de France ! Fais-toi oublier, c’est le mieux ! Tu es bien ici, restes-y longtemps.
Mourzakine comprit que le coup était porté. La marquise avait plu à Ogokskoï, et lui, Mourzakine, avait encouru la disgrâce de son oncle, celle du maître par conséquent. — À moins que la marquise… ; mais cela n’était point à supposer, et Mourzakine était déjà assez épris d’elle pour ne pas s’arrêter volontiers à une pareille hypothèse.
Il s’efforça de s’y soustraire, de faire bon marché de sa mésaventure, de consommer l’œuvre de séduction déjà entamée, d’être pressant, irrésistible ; mais ce n’est pas une petite affaire que le mécontentement d’un oncle russe placé près de l’oreille du tsar ! C’est toute une carrière brisée, c’est une destinée toute pâle, – toute noire peut-être, car, si le déplaisir se change en ressentiment, ce peut être la ruine, l’exil, – et pourquoi pas la Sibérie ? Les prétextes sont faciles à faire naître.
La marquise trouva son adorateur si préoccupé, si sombre par moments, qu’elle fut forcée de le remarquer. Elle essaya d’abord de le plaisanter sur sa longue absence du salon, et, ne croyant pas deviner si juste, elle lui demanda s’il l’avait quittée pendant un grand quart d’heure pour s’occuper de la grisette.
— Quelle grisette ?
Il n’avait plus le moindre souci d’elle. Ce qu’il voulait se faire demander, c’était la véritable cause de son inquiétude, et il y réussit.
D’abord la folle marquise ne fit qu’en rire. Elle n’était pas fâchée de tourner la tête au puissant Ogokskoï, et il ne pouvait pas lui tomber sous le sens qu’elle dût expier sa coquetterie en subissant des obsessions sérieuses. Mourzakine vit bien vite que cette petite tête chauve et ce corps énorme lui inspiraient une horreur profonde, et il n’eut pas le mauvais goût de sa secrète intention, mais il crut pouvoir louvoyer adroitement.
— Puisque vous prenez cela pour une plaisanterie, lui dit-il, je suis bien heureux de sacrifier la protection de mon oncle, dont je commençais à être jaloux ; mais, je dois pourtant vous éclairer sur les dangers qui vous sont personnels.
— Des dangers, à moi ? vis-à-vis d’un pareil monument ? Pour qui donc me prenez-vous, mon cousin ? Avez-vous si mauvaise opinion des Françaises…
— Les Françaises sont beaucoup moins coquettes que les femmes russes, mais elles sont plus téméraires, plus franches, si vous voulez, parce qu’elles sont plus braves. Elles irritent des vanités qu’elles ne connaissent pas. Oserai-je vous demander si M. le marquis de Thièvre désire la restauration des Bourbons par raison de sentiment…
— Mais oui, d’abord.
— Sans doute ; mais n’a-t-il pas de grands avantages à faire valoir ?…
— Nous sommes assez riches pour être désintéressés.
— D’accord ! Pourtant, si vous étiez desservis auprès d’eux…
— Notre position serait très fausse, car on ne sait ce qui peut arriver. Nous nous sommes beaucoup compromis, nous avons fait de grands sacrifices. – Mais en quoi votre oncle peut-il nous nuire auprès des Bourbons ?
— Le tsar peut tout, répondit Mourzakine d’un air profond.
— Et votre oncle peut tout sur le tsar ?
— Non pas tout, mais beaucoup, reprit-il avec un mystérieux sourire qui effraya la marquise.
— Vous croyez donc, dit-elle après un moment d’hésitation, que j’ai eu tort de railler sa galanterie tout à l’heure ?
— Devant moi, oui, grand tort !
— Cela pourra vous nuire, vraiment ?
— Oh ! cela, peu importe ! mais le mal qu’il peut vous faire, je m’en soucie beaucoup plus… Vous ne connaissez pas mon oncle. Il a été l’idole des femmes dans son temps ; il était beau, et il les aimait passionnément. Il a beaucoup rabattu de ses prétentions et de ses audaces ; mais il ne faut pas agacer le vieux lion, et vous l’avez agacé. Un instant, il a pu croire…
— Taisez-vous. Est-ce par… jalousie que vous me donnez cette amère leçon ?
— C’est par jalousie, je ne peux pas le nier, puisque vous me forcez à vous le dire ; mais c’est aussi par amitié, par dévouement, et par suite de la connaissance que j’ai du caractère de mon oncle. Il est aigri par l’âge, ce qui ajoute au tempérament le plus vindicatif qu’il y ait en Russie, pays où rien ne s’oublie. Prenez garde, ma belle, ma séduisante cousine ! Il y a des griffes acérées sous les pattes de velours.
— Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, voilà que vous m’effrayez ! Je ne sais pourtant pas quel mal il peut me faire !...
— Voulez-vous que je vous le dise ?
— Oui, oui, dites ; il faut que je le sache.
— Vous ne vous fâcherez pas ?
— Non.
— Ce soir, quand le père, comme nous appelons le tsar, lui demandera ce qu’il a vu et entendu dans la journée, il lui dira, oh ! je l’entends d’ici ! il lui dira :
» — J’ai vu mon neveu logé chez une femme d’une beauté incomparable. Il en est fort épris.
— Bien, tant mieux pour lui ! dira le père, qui est encore jeune, et qui aime les femmes avec candeur.
Demain il se souviendra, et il demandera le soir à mon oncle :
— Eh bien ! ton neveu est-il heureux ?
— Probablement, répondra le comte.
Et il ne manquera pas de lui faire remarquer M. le marquis de Thièvre dans quelque salon de l’hôtel de Talleyrand. Il lui dira :
— Pendant que le mari fait ici de la politique et aspire à vous faire sa cour, mon neveu fait la cour à sa femme et passe agréablement ses arrêts…
— Assez ! dit la marquise en se levant avec dépit ; mon mari sera noté comme ridicule, il jouera peut-être un rôle odieux. Vous ne pouvez pas rester une heure de plus chez moi, mon cousin !
Le trait avait porté plus profondément que ne le voulait Mourzakine, la marquise sonnait pour annoncer à ses gens le départ du prince russe, mais il ne se démonta pas pour si peu.
— Vous avez raison, ma cousine, dit-il avec une émotion profonde. Il faut que je vous dise adieu pour jamais ; soyez sûre que j’emporterai votre image dans mon cœur au fond des mines de la Sibérie.
— Que parlez-vous de Sibérie ? Pourquoi ?
— Pour avoir levé mes arrêts, je n’aurai certes pas moins !
— Ah çà ! c’est donc quelque chose d’atroce que votre pays ? Restez, restez ;… je ne veux pas vous perdre. Louis, dit-elle au domestique appelé par la sonnette, emportez ces fleurs, qui m’incommodent.
Et, dès qu’il fut sorti, elle ajouta :
— Vous resterez, mon cousin, mais vous me direz comment il faut agir pour nous préserver, vous et moi, de la rancune de votre grand magot d’oncle. En conscience, je ne peux pas être sérieusement aimable avec lui, je le déteste !
— Soyez aimable comme une femme vertueuse qu’aucune séduction ne peut émouvoir ou compromettre. Les hommes comme lui n’en veulent pas à la vertu. Ils ne sont pas jaloux d’elle. Persuadez-lui qu’il n’a pas de rival. Sacrifiez-moi, dites-lui du mal de moi, raillez-moi devant lui.
— Vous souffririez cela ! dit la marquise, frappée de la platitude de ces nuances de caractère qu’elle ne saisissait pas.
Il lui prit alors un dégoût réel, et elle ajouta :
— Cousin, je ferai tout ce qui pourra vous être utile, excepté cela. Je dirai tout simplement à votre oncle que vous ne me plaisez ni l’un ni l’autre… Pardon ! il faut que j’aille m’habiller un peu, c’est l’heure où je reçois.
Et elle sortit sans attendre de réponse.
— Je l’ai blessée, se dit Mourzakine. Elle croit que, par politique, je renonce à lui plaire. Elle me prend pour un enfant parce qu’elle est une enfant elle-même. Il faudra qu’elle m’aime assez pour m’aider de bonne grâce à tromper mon oncle.
Une demi-heure plus tard, le salon de madame de Thièvre était rempli de monde. Le grand événement de l’entrée des étrangers à Paris avait suspendu la veille toutes les relations. Dès le lendemain, la vie parisienne reprenait son cours avec une agitation extraordinaire dans les hautes classes. Tandis que les hommes se réunissaient en conciliabules fiévreux, les femmes, saisies d’une ardente curiosité de l’avenir, se questionnaient avec inquiétude ou se renseignaient dans un esprit de propagande royaliste. Madame de Thièvre, dont on savait le mari actif et ambitieux, était le point de mire de toutes les femmes de son cercle. Elle ne leur prêcha pas la légitimité, plusieurs n’en avaient pas besoin, elles étaient toutes converties ; d’autres n’y comprenaient goutte et flairaient d’où viendrait le vent. Madame de Thièvre, avec un aplomb remarquable, leur dit qu’on aurait bientôt une cour, qu’il s’agissait de chercher d’avance le moyen de s’y faire présenter des premières, et qu’il serait bien à propos de délibérer sur le costume.
— Mais n’aurons-nous pas une reine qui réglera ce point essentiel ? dit une jeune femme.
— Non, ma chère, répondit une dame âgée. Le roi n’est pas remarié ; mais il y a Madame, sa nièce, la fille de Louis XVI, qui est fort pieuse, et qui remplacera vos nudités par un costume décent.
— Ah ! mon Dieu ! dit la jeune femme à l’oreille de sa voisine en désignant celle qui venait de parler, est-ce que nous allons toutes être habillées comme elle ?
— Ah çà ! dit une autre en s’adressant à la marquise, on dit que vous avez chez vous un Russe beau comme le jour. Vous nous le cachez donc ?
— Mon Russe n’est qu’un cosaque, répondit madame de Thièvre ; il ne vaut pas la peine d’être montré.
— Vous hébergez un cosaque ? dit une petite baronne encore très provinciale ; est-ce vrai que ces hommes-là ne mangent que de la chandelle ?
— Fi ! ma chère, reprit la vieille qui avait déjà parlé ; ce sont les jacobins qui font courir ces bruits-là ! Les officiers de cosaques sont des hommes très bien nés et très bien élevés. Celui qui loge ici est un prince, à ce que j’ai ouï dire.
— Revenez me voir demain, je vous le présenterai, dit la marquise. En ce moment, je ne sais où il est.
— Il n’est pas loin, dit un ingénu de douze ans, jeune duc qui accompagnait sa grand’mère dans ses visites ; je viens de le voir traverser le jardin !
— Madame de Thièvre nous le cache, c’est bien sûr ! s’écrièrent les jeunes curieuses.
Le fait est que la marquise avait depuis quelques instants, pour son beau cousin, un dédain qui frisait le dégoût. Elle l’avait quitté sans lui offrir de le présenter à son entourage, et il boudait au fond du jardin. Elle prit le parti de le faire appeler, contente peut-être de produire ce bel exemplaire de la grâce russe et d’avoir l’air de s’en soucier médiocrement ; vengeance de femme.
Il eut un succès d’enthousiasme ; vieilles et jeunes, avec ce sans-façon de curiosité qui est dans nos mœurs et que les bienséances ne savent pas modérer, l’entourèrent, l’examinant comme un papillon exotique qu’il fallait voir de près, lui faisant mille questions délicates ou niaises, selon la portée d’esprit de chacune, et s’excusant sur l’émotion politique de l’indiscrétion de leurs avances. Les dernières impressions de l’empire avaient préparé à voir dans un cosaque une sorte de monstre croquemitaine. L’exemplaire était beau, caressant, parfumé, bien costumé. On aurait voulu le toucher, lui donner du bonbon, l’emporter dans sa voiture, le montrer à ses bonnes amies.
Mourzakine, surpris, voyait se reproduire dans ce monde choisi les scènes ingénues qui l’avaient frappé dans d’autres milieux et d’autres pays. Il eut le succès modeste ; mais son regard pénétrant et enflammé fit plus d’une victime, et, quand les visites s’écoulèrent à regret, il avait reçu tant d’invitations qu’il fut forcé de demander le secours de la marquise pour inscrire sur un carnet les adresses et les noms de ses conquêtes.
Madame de Thièvre lui vanta l’esprit et la bonne grâce de ses nombreuses rivales avec un désintéressement qui l’éclaira. Il se vit méprisé, et dès lors une seule conquête, celle de la marquise, lui parut désirable.
Elle devait sortir le soir après le dîner ; elle alla s’habiller de nouveau, le laissant seul avec M. de Thièvre, et, par un raffinement de vengeance, elle vint en toilette de soirée, les bras nus jusqu’à l’épaule, la poitrine découverte presque jusqu’à la ceinture, réclamant le bras de son mari, exprimant à son hôte l’ironique regret de le laisser seul. M. de Thièvre s’excusa sur la nécessité d’aller s’occuper des affaires publiques. Mourzakine resta au salon, et, après avoir feuilleté en bâillant un opuscule politique, il s’endormit profondément sur le sofa.
Mourzakine goûtait ce doux repos depuis environ une heure, quand il fut réveillé en sursaut par une petite main qui passait légèrement sur son front. Persuadé que la marquise, dont il venait justement de rêver, lui apportait sa grâce, il saisit cette main et allait la baiser, lorsqu’il reconnut son erreur. Bien qu’il eût éteint les bougies et baissé le chapiteau de la lampe pour mieux dormir, il vit un autre costume, une autre taille, et se leva brusquement avec la soudaine méfiance de l’étranger en pays ennemi.
— Ne craignez rien, lui dit alors une voix douce, c’est moi, c’est Francia !
— Francia ! s’écria-t-il, ici ? Qui vous a fait entrer ?
— Personne. J’ai dit au concierge que je vous apportais un paquet. Il dormait à moitié, il n’a pas fait attention ; il m’a dit : « — Le perron. » J’ai trouvé les portes ouvertes. Deux domestiques jouaient aux cartes dans l’antichambre ; ils ne m’ont pas seulement regardée. J’ai traversé une autre pièce où dormait un de vos militaires, un cosaque ! Celui-là dormait si bien que je n’ai pas pu l’éveiller ; alors j’ai été plus loin devant moi, et je vous ai trouvé dormant aussi. Vous êtes donc tout seul dans cette grande maison ? Je peux vous parler, mon frère m’a dit que vous ne refusiez pas…
— Mais, ma chère,… je ne peux pas vous parler ici, chez la marquise…
— Marquise ou non, qu’est-ce que cela lui fait ? Elle serait là, je parlerais devant elle. Du moment qu’il s’agit…
— De ta mère ? je sais ; mais, ma pauvre petite, comment veux-tu que je me rappelle ?…
— Vous l’aviez pourtant vue sur le théâtre ; si vous l’eussiez retrouvée à la Bérézina, vous l’auriez bien reconnue ?
— Oui, si j’avais eu le loisir de regarder quelque chose ; mais dans une charge de cavalerie...
— Vous avez donc chargé les traînards ?
— Sans doute, c’était mon devoir. Avait-elle passé la Bérézina, ta mère, quand tu as été séparée d’elle ?
— Non, nous n’avions point passé. Nous avions réussi à dormir, à moitié mortes de fatigue, à un bivouac où il y avait bon feu. La troupe nous emmenait, et nous marchions sans savoir où on nous traînait encore. Nous étions parties de Moscou dans une vieille berline de voyage achetée de nos deniers et chargée de nos effets ; on nous l’avait prise pour les blessés. Les affamés de l’arrière-garde avaient pillé nos caisses, nos habits, nos provisions : ils étaient si malheureux ! Ils ne savaient plus ce qu’ils faisaient ; la souffrance les rendait fous. Depuis huit jours, nous suivions l’armée à pied, et les pieds à peu près nus. Nous allions nous engager sur le pont quand il a sauté. Alors, vos brigands de cosaques sont arrivés. Ma pauvre mère me tenait serrée contre elle. J’ai senti comme un glaçon qui m’entrait dans la chair : c’était un coup de lance. Je ne me souviens de rien jusqu’au moment où je me suis trouvée sur un lit. Ma mère n’était pas là, vous me regardiez… Alors vous m’avez fait manger, et vous êtes parti en disant : « — Tâche de guérir. »
— Oui, c’est très exact, et après, qu’es-tu devenue ?
— Ce serait trop long à vous dire, et ce n’est pas pour parler de moi que je suis venue…
— Sans doute, c’est pour savoir… Mais je ne peux rien te dire encore, il faut que je m’informe ; j’écrirai à Pletchenitzy, à Studzianka, dans tous les endroits où l’on a pu conduire des prisonniers, et dès que j’aurai une réponse…
— Si vous questionniez votre cosaque ? Il me semble bien que c’est le même que j’ai vu auprès de vous à Pletchenitzy ?
— Mozdar ? C’est lui en effet ! Tu as bonne mémoire !
— Parlez-lui tout de suite…
— Soit !
Mourzakine alla sans bruit éveiller Mozdar, qui n’eût peut-être pas entendu le canon, mais qui, au léger grincement des bottes de son maître, se leva et se trouva lucide comme par une commotion électrique.
— Viens, lui dit Mourzakine dans sa langue.
Le cosaque le suivit au salon.
— Regarde cette jeune fille, dit Mourzakine en soulevant le chapiteau de la lampe pour qu’il pût distinguer les traits de Francia ; la connais-tu ?
— Oui, mon petit père, répondit Mozdar ; c’est celle qui a fait cabrer ton cheval noir.
— Oui, mais où l’avais-tu déjà vue avant d’entrer en France ?
— Au passage de la Bérézina : je l’ai portée par ton ordre sur ton lit.
— Très bien. Et sa mère ?
— La danseuse qui s’appelait…
— Ne dis pas son nom devant elle. Tu la connaissais donc, cette danseuse ?
— À Moscou, avant la guerre, tu m’envoyais lui porter des bouquets.
Mourzakine se mordit la lèvre. Son cosaque lui rappelait une aventure dont il rougissait, bien qu’elle fût fort innocente. Étudiant à l’université de Dorpat et se trouvant en vacances à Moscou, il avait été, à dix-huit ans, fort épris de Mimi La Source jusqu’au moment où il l’avait vue en plein jour, flétrie et déjà vieille.
— Puisque tu te souviens si bien, dit-il à Mozdar, tu dois savoir si tu l’as revue à la Bérézina.
— Oui, dit ingénument Mozdar, je l’ai reconnue après la charge, et j’ai eu du regret… Elle était morte.
— Maladroit ! Est-ce que c’est toi qui l’as tuée ?
— Peut-être bien ! Je ne sais pas. Que veux-tu, mon petit père ? Les traînards ne voulaient ni avancer, ni reculer ; il fallait bien faire une trouée pour arriver à leurs bagages : on a poussé un peu la lance au hasard dans la foule. Je sais que j’ai vu la petite tomber d’un côté, la femme de l’autre. Un camarade a achevé la mère ; moi, je ne suis pas méchant : j’ai jeté la petite sur un chariot. Voilà tout ce que je puis te dire.
— C’est bien, retourne dormir, répondit Mourzakine.
Il n’était pas besoin de lui recommander le silence : il n’entendait pas un mot de français.
— Eh bien ! eh bien ! mon Dieu ! dit Francia en joignant les mains ; il sait quelque chose ; vous lui avez parlé si longtemps !
— Il ne se rappelle rien, répondit Mourzakine. J’écrirai demain aux autorités du pays où les choses se sont passées. Je saurai s’il est resté par là des prisonniers. À présent, il faut t’en aller, mon enfant. Dans deux jours, j’aurai en ville un appartement où tu viendras me voir, et je te tiendrai au courant de mes démarches.
— Je ne pourrai guère aller chez vous ; je vous enverrai Théodore.
— Qui ça ? ton petit frère ?
— Oui ; je n’en ai qu’un.
— Merci, ne me l’envoie pas, ce charmant enfant ! J’ai peu de patience, je le ferais sortir par les fenêtres.
— Est-ce qu’il a été malhonnête avec vous ? Il faut lui pardonner ! Un orphelin sur le pavé de Paris, ça ne peut pas être bien élevé. C’est un bon cœur tout de même. Allons !… si vous ne voulez pas le voir, j’irai vous parler ; mais où serez-vous ?
— Je n’en sais rien encore ; le concierge de cette maison-ci le saura, et tu n’auras qu’à venir lui demander mon adresse.
— C’est bien, monsieur ; merci et adieu !
— Tu ne veux pas me donner la main ?
— Si fait, monsieur. Je vous dois la vie, et si vous me faisiez retrouver ma mère,… vous pourriez bien me demander de vous servir à genoux.
— Tu l’aimes donc bien ?
— À Moscou, je ne l’aimais pas, elle me battait trop fort ; mais après, quand nous avons été si malheureuses ensemble, ah ! oui, nous nous aimions ! Et depuis que je l’ai perdue, sans savoir si c’est pour un temps ou pour toujours, je ne fais que penser à elle.
— Tu es une bonne fille. Veux-tu m’embrasser ?
— Non, monsieur, à cause de mon… amant, qui est si jaloux ! Sans lui, je vous réponds bien que ce serait de bon cœur.
Mourzakine, ne voulant pas lui inspirer de méfiance, la laissa partir et recommanda à Mozdar de la conduire jusqu’à la rue, où son frère l’attendait. Quand elle fut sortie, il s’absorba dans l’étude tranquille de l’émotion assez vive qu’il avait éprouvée auprès d’elle. Francia était ce que l’on peut appeler une charmante fille. Coquette dans son ajustement, elle ne l’était pas dans ses manières. Son caractère avait un fonds de droiture qui ne la portait point à vouloir plaire à qui ne lui plaisait pas. Délicatement jolie quoique sans fraîcheur, son enfance avait trop souffert, elle avait un charme indéfinissable. C’est ainsi que se le définissait Mourzakine dans son langage intérieur de mots convenus et de phrases toutes faites.
La marquise rentra vers minuit. Elle était agitée. On lui avait tant parlé de son prince russe, on le trouvait si beau, tant de femmes désiraient le voir, qu’elle se sentait blessée en pensant avec quelle facilité il pourrait se consoler de ses dédains. – Persisterait-il à la désirer, quand un essaim de jeunes beautés, comme on disait alors, viendrait s’offrir à sa convoitise ? Peut-être, ne s’était-il soucié d’elle que très médiocrement jusque-là : c’était un affront qu’elle ne pouvait endurer. Elle revenait donc à lui, résolue à l’enflammer de telle manière qu’il dût regretter amèrement la déception qu’elle se promettait de lui infliger, car en aucun cas elle ne voulait lui appartenir.
Elle avait congédié ses gens, disant qu’elle attendrait M. de Thièvre jusqu’au jour, s’il le fallait, pour avoir des nouvelles, et elle avait gardé sa toilette provocante, si l’on peut appeler toilette l’étroite et courte gaine de crêpe et de satin qui servait de robe dans ce temps-là. Elle avait gardé, il est vrai, un splendide cachemire couleur de feu dont elle se drapait avec beaucoup d’art, et qui, dans ses évolutions habiles, couvrait et découvrait alternativement chaque épaule ; sa tête blonde, frisottée à l’antique, était encadrée de perles, de plumes et de fleurs ; elle était vraiment belle et de plus animée étrangement par la volonté de le paraître. Mourzakine n’était point un homme de sentiment. Un Français eût perdu le temps à discuter, à vouloir vaincre ou convaincre par l’esprit ou par le cœur. Mourzakine, ne se piquant ni de cœur ni d’esprit en amour, n’employant aucun argument, ne faisant aucune promesse, ne demandant pas l’amour de l’âme, ne se demandant même pas à lui-même si un tel amour existe, s’il pouvait l’inspirer, si la marquise était capable de le ressentir, lui adressa des instances de sauvage. Elle fut en colère ; mais il avait fait vibrer en elle une corde muette jusque-là. Elle était troublée, quand la voiture du marquis roula devant le perron. Il était temps qu’il arrivât. Flore se jura de ne plus s’exposer au danger ; mais la soif aveugle de s’y retrouver l’empêcha de dormir. Bien que son cœur restât libre et froid, sa raison, sa fierté, sa prudence, ne lui appartenaient plus, et le beau cosaque s’endormait sur les deux oreilles, certain qu’elle n’essayerait pas plus de lui nuire qu’elle ne réussirait à lui résister.
Le lendemain, il fit pourtant quelques réflexions. Il ne fallait pas éveiller la jalousie de M. de Thièvre, qui, en le trouvant tête-à-tête avec sa femme à deux heures du matin, lui avait lancé un regard singulier. Il fallait, dès que les arrêts seraient levés, quitter la maison et s’installer dans un logement où la marquise pourrait venir le trouver. Il appela Martin et le questionna sur la proximité d’un hôtel garni.
— J’ai mieux que ça, lui répondit le valet de chambre. Il y a, à deux pas d’ici, un pavillon entre cour et jardin ; c’est un ravissant appartement de garçon, occupé l’an dernier par un fils de famille qui a fait des dettes, qui est parti comme volontaire et n’a pas reparu. Il a donné la permission à son valet de chambre, qui est mon ami, de se payer de ses gages arriérés en sous-louant, s’il trouvait une occasion avantageuse, le local tout meublé. Je sais qu’il est vacant, j’y cours, et j’arrange l’affaire dans les meilleures conditions possible pour Votre Excellence.
Mourzakine n’était pas riche. Il n’était pas certain de n’être pas brouillé avec son oncle ; mais il n’osa pas dire à Martin de marchander, et, une heure après, le valet revint lui apporter la clef de son nouvel appartement en lui disant :
— Tout sera prêt demain soir. Votre Excellence y trouvera ses malles, son cosaque, ses chevaux, une voiture fort élégante qui est mise à sa disposition pour les visites ; en outre mon ami Valentin, valet de chambre du propriétaire, sera à ses ordres à toute heure de jour et de nuit.
— Le tout pour… combien d’argent ? dit Mourzakine avec un peu d’inquiétude.
— Pour une bagatelle : cinq louis par jour, car on ne suppose pas que Son Excellence mangera chez elle.
— Avant de conclure, dit Mourzakine, effrayé d’être ainsi rançonné, mais n’osant discuter, vous allez porter une lettre à l’hôtel Talleyrand.
Et il écrivit à son oncle :
« Mon cher et cruel oncle, quel mal avez-vous donc dit de moi à ma belle hôtesse ? Depuis votre visite, elle me persifle horriblement et je sens bien qu’elle aspire à me mettre à la porte. Je cherche un logement. Vous qui êtes déjà venu à Paris, croyez-vous qu’on me vole en me demandant cinq louis par jour, et que je puisse me permettre un tel luxe ? »
Le comte Ogokskoï comprit. Il répondit à l’instant même :
« Mon frivole et cher neveu, si tu as déplu à ta belle hôtesse, ce n’est pas ma faute. Je t’envoie deux cents louis de France, dont tu disposeras comme tu l’entendras. Il n’y a pas de place pour toi à l’hôtel Talleyrand, où nous sommes fort encombrés ; mais demain tu peux reparaître devant le père : j’arrangerai ton affaire. »
Mourzakine, enchanté du succès de sa ruse, donna l’ordre à Martin de conclure le marché et de tout disposer pour son déménagement.
— Vous nous quittez, mon cher cousin ? lui dit le marquis à déjeuner ; vous êtes donc mal chez nous ?
La marquise devint pâle ; elle pressentit une trahison : la jalousie lui mordit le cœur.
— Je suis ici mieux que je ne serai jamais nulle part, répondit Mourzakine ; mais je reprends demain mon service, et je serais un hôte incommode. On peut m’appeler la nuit, me forcer à faire dans votre maison un tapage du diable…
Il ajouta quelques autres prétextes que le marquis ne discuta pas. La marquise exprima froidement ses regrets. Dès qu’elle fut seule avec lui, elle s’emporta.
— J’espérais, lui dit-elle, que vous prendriez patience encore quarante-huit heures avant de voir mademoiselle Francia ; mais vous n’avez pu y tenir et vous avez reçu cette fille hier dans ma maison. Ne niez pas, je le sais, et je sais que c’est une courtisane, la maîtresse d’un perruquier.
Mourzakine se justifia en racontant la chose à peu près comme elle s’était passée, mais en ajoutant que la petite fille était plutôt laide que jolie, autant qu’il avait pu en juger sans avoir pris la peine de la regarder. Puis il se jeta aux genoux de la marquise en jurant qu’une seule femme à Paris lui semblait belle et séduisante, que les autres n’étaient que des fleurettes sans parfum autour de la rose, reine des fleurs. Ses compliments furent pitoyablement classiques, mais ses regards étaient de feu. La marquise fut effrayée d’un adorateur que la crainte d’être surpris à ses pieds n’arrêtait pas en plein jour, et en même temps elle se persuada qu’elle avait eu tort de l’accuser de lâcheté. Elle lui pardonna tout et se laissa arracher la promesse de le voir en secret quand il aurait un autre gîte.
— Tenez, lui dit Mourzakine, qui, des fenêtres de sa chambre au premier étage, avait examiné les localités et dressé son plan, la maison que je vais habiter n’est séparée de la vôtre que par un grand hôtel…
— Oui, c’est l’hôtel de madame de S…, qui est absente. Beaucoup d’hôtels sont vides par la crainte qu’on a eue du siège de Paris.
— Il y a un jardin à cet hôtel, un jardin très touffu qui touche au vôtre. Le mur n’est pas élevé.
— Ne faites pas de folies ! Les gens de madame de S… parleraient.
— On les payera bien, ou on trompera leur surveillance. Ne craignez rien avec moi, âme de ma vie ! je serai aussi prudent qu’audacieux, c’est le caractère de ma race.
Ils furent interrompus par les visites qui arrivaient. Mourzakine procura un vrai triomphe à la marquise en se montrant très réservé auprès des autres femmes.
Le jour suivant, l’Opéra offrait le plus brillant spectacle. Toute la haute société de Paris se pressait dans la salle, les femmes dans tout l’éclat d’une parure outrée, beaucoup coiffées de lis aux premières loges ; aux galeries, quelques-unes portaient un affreux petit chapeau noir orné de plumes de coq, appelé chapeau à la russe, et imitant celui des officiers de cette nation. Le chanteur Laïs, déjà vieux, et se piquant d’un ardent royalisme, était sur la scène. L’empereur de Russie avec le roi de Prusse occupait la loge de Napoléon et Laïs chantait sur l’air de vive Henri IV certains couplets que l’histoire a enregistrés en les qualifiant de « rimes abjectes. ». La salle entière applaudissait. La belle marquise de Thièvre sortait de sa loge deux bras d’albâtre pour agiter son mouchoir de dentelle comme un drapeau blanc. Du fond de la loge impériale, le monumental Ogokskoï la contemplait. Mourzakine était tellement au fond, lui, qu’il était dans le corridor.
Au cintre, le petit public qui simulait la partie populaire de l’assemblée applaudissait aussi. On avait dû choisir les spectateurs payants, si toutefois il y en avait. Tout le personnel de l’établissement avait reçu des billets avec l’injonction de se bien comporter. Parmi ces attachés de la maison, M. Guzman Lebeau, qu’on appelait dans les coulisses le beau Guzman, et qui faisait partie de l’état-major du coiffeur en chef, avait reçu deux billets de faveur qu’il avait envoyés à sa maîtresse Francia et à son frère Théodore.
Ils étaient donc là, ces pauvres enfants de Paris, bien haut, bien loin derrière le lustre, dans une sorte de niche où la jeune fille avait le vertige et regardait sans comprendre. Guzman lui avait envoyé un mouchoir de percale brodée, en lui recommandant de ne s’en servir que pour le secouer en l’air quand elle verrait « le beau monde » donner l’exemple. À la fin de l’ignoble cantate de Laïs, elle fit un mouvement machinal pour déplier ce drapeau ; mais son frère ne lui en donna pas le temps : il le lui arracha des mains, cracha dedans, et le lança dans la salle, où il tomba inaperçu dans le tumulte de cet enthousiasme de commande.
— Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que tu fais ? lui dit Francia, les yeux pleins de larmes, mon beau mouchoir !...
— Tais-toi, viens-nous-en, lui répondit Dodore, les yeux égarés ; viens, ou je me jette la tête la première dans ce tas de fumier !
Francia eut peur, lui prit le bras et sortit avec lui.
— Non ! pas de contremarque, dit-il en franchissant le seuil. Il fait trop chaud là-dedans ; on s’en va.
Il l’entraînait d’un pas rapide, jurant entre ses dents, gesticulant comme un furieux.
— Voyons, Dodore, lui dit-elle quand ils furent sur les boulevards, tu deviens fou ! Est-ce que tu as bu ? Songe donc à tous ces soldats étrangers qui sont campés autour de nous ! ne dis rien, tu te feras arrêter. Qu’est-ce que tu as ? dis !
— J’ai, j’ai,… je ne sais pas ce que j’ai, répondit-il.
Et, se contenant, il arriva avec elle sans rien dire jusqu’à leur maison.
— Tiens, dit-il alors, entrons chez le père Moynet. Guzman m’a donné trois francs pour te régaler ; nous allons boire de l’orgeat, ça me remettra.
Ils entrèrent dans l’estaminet-café qui occupait le rez-de-chaussée, et qui était tenu par un vieux sergent estropié à Smolensk ; quelques sous-officiers prussiens buvaient de l’eau-de-vie en plein air devant la porte.
Francia et son frère se placèrent loin d’eux au fond de l’établissement, à une petite table de marbre rayé et dépoli par le jeu de dominos. Dodore dégusta son verre d’orgeat avec délices d’abord, puis tout à coup, le posant renversé sur le marbre :
— Tiens, dit-il à sa sœur, c’est pas tout ça ! je te défends de retourner chez ton prince russe ; ça n’est pas la place d’une fille comme toi.
— Qu’est-ce que tu as ce soir contre les alliés ? Tu étais si content d’aller à l’Opéra, en loge,… excusez ! Et voilà que tu m’emmènes avant la fin !
— Eh bien ! oui, voilà ! J’étais content de me voir dans une loge ; mais de voir le monde applaudir une chanson si bête !… C’est dégoûtant, vois-tu, de se jeter comme ça dans les bottes des cosaques... C’est lâche ! On n’est qu’un pauvre, un sans pain, un rien du tout, mais on crache sur tous ces plumets ennemis. Nos alliés ! ah ouiche ! Un tas de brigands ! nos amis, nos sauveurs ! Je t’en casse ! Tu verras qu’ils mettront le feu aux quatre coins de Paris, si on les laisse faire ; léchez-leur donc les pieds ! N’y retourne plus chez ce Russe, ou je le dis à Guguz.
— Si tu le dis à Guzman, il me tuera, tu seras bien avancé après ! Qu’est-ce que tu deviendras sans moi ? Un gamin qui n’a jamais voulu rien apprendre et qui, à seize ans, n’est pas plus capable de gagner sa vie que l’enfant qui vient de naître !
— Possible, mais ne m’ostine pas ! Ton Russe…
— Oui, disons-en du mal du Russe, qui peut nous faire retrouver notre pauvre maman ! Si tu savais t’expliquer au moins ! Mais pas capable de faire une commission ! Il paraît que tu lui as mal parlé ; il a dit que, si tu y retournes, il te tuera.
— Voyez-vous ça, Lisette ! Il m’embrochera dans la lance de son sale cosaque ! Des jolis cadets, avec leurs bouches de morue et leurs yeux de merlans frits ! J’en ferais tomber cinq cents comme des capucins de cartes en leur passant dans les jambes ; veux-tu voir ?
— Allons-nous-en, tiens ! tu ne dis que des bêtises… Ceux qui sont là, c’est des Prussiens, d’ailleurs !
— Encore pire ! Avec ça que je les aime, les Prussiens ! Veux-tu voir ?
Francia haussa les épaules et frappa avec une clé sur la table pour appeler le garçon. Dodore le paya, reprit le bras de sa sœur et se disposa à sortir. Le groupe de Prussiens était toujours arrêté sur la porte, causant à voix haute et ne bougeant non plus que des blocs de pierre pour laisser entrer ou sortir. Le gamin les avertit, les poussa un peu, puis tout à fait, en leur disant :
— Voyons, laissez-vous cerculer les dames ?
Ils étaient comme sourds et aveugles à force de mépris pour la population. L’un d’eux pourtant avisa la jeune fille et dit en mauvais français un mot grossier qui peut-être voulait être aimable ; mais il ne l’eut pas plus tôt prononcé qu’un coup de poing bien asséné lui meurtrissait le nez jusqu’à faire jaillir le sang. Vingt bras s’agitèrent pour saisir le coupable ; il tenait parole à sa sœur, il glissait comme un serpent entre les jambes de l’ennemi et renversait les hommes les uns sur les autres. Il se fût échappé, s’il ne fût tombé sur un peloton russe qui s’empara de lui et le conduisit au poste. Dans la bagarre, Francia s’était réfugiée auprès du père Moynet, le vieux troupier, son meilleur ami : c’est lui qui l’avait ramenée en France à travers mille aventures, la protégeant quoique blessé lui-même, et la faisant passer pour sa fille.
La pauvre Francia était désolée, et il ne la rassurait pas. Bien au contraire, en haine de l’étranger, il lui présentait l’accident sous les couleurs les plus sombres : être arrêté pour une rixe en temps ordinaire, ce n’était pas grand’chose, surtout quand il s’agissait d’un frère voulant faire respecter sa sœur ; mais avec les étrangers il n’y avait rien à espérer. La police leur livrerait le pauvre Dodore et ils ne se gêneraient pas pour le fusiller. Francia adorait son frère ; elle ne se faisait pourtant pas illusion sur ses vices précoces et sur son incorrigible paresse. Au retour de la campagne de Russie, elle l’avait trouvé littéralement sur le pavé de Paris, vivant des sous qu’il gagnait en jouant au bouchon, ou qu’il recevait des bourgeois en ouvrant les portières des fiacres. Elle l’avait recueilli, nourri, habillé, comme elle avait pu, n’ayant pour vivre elle-même que le produit de quelques bijoux échappés par miracle aux désastres de la retraite de Moscou. Ses minces ressources épuisées, et ne gagnant pas plus de dix sous par jour avec son travail, elle avait consenti à partager l’infime existence d’un petit clerc de notaire qui lui parut joli et qu’elle aima ingénument. Trahie par lui, elle le quitta avec fierté, sans savoir où elle dînerait le lendemain. Par une courte série d’aventures de ce genre, elle était trop jeune pour en avoir eu beaucoup, elle arriva à posséder le cœur de M. Guzman, qui était relativement à l’aise et qu’elle chérissait fidèlement malgré son humeur jalouse et son outrecuidante fatuité. Francia n’était pas difficile, il faut l’avouer. Médiocrement énergique, étiolée au physique et au moral, elle reprenait à la vie depuis peu et n’avait pas encore tout à fait l’air d’une jeune fille, bien qu’elle eût dix-sept ans ; sa jolie figure inspirait la sympathie plutôt que l’amour, et, tout en donnant le nom d’amour à ses affections, elle-même y portait plus de douceur et de bonté que de passion. Si elle aimait véritablement quelqu’un, c’était ce petit vaurien de frère qui l’aimait de même, sans pouvoir s’en rendre compte, et sans soumettre l’instinct à la réflexion ; mais ce soir-là une transformation s’était faite dans l’âme confuse de ces deux pauvres enfants : Théodore s’éveillait à la vie de sentiment par l’orgueil patriotique ; Francia s’éveillait à la possession d’elle-même par la crainte de perdre son frère.
— Écoutez, père Moynet, dit-elle au limonadier, mettez-moi dans un cabriolet ; je veux aller trouver un officier russe que je connais, pour qu’il sauve mon pauvre Dodore.
— Qu’est-ce que tu me chantes là ? s’écria Moynet qui était en train de fermer son établissement tout en causant avec elle ; tu connais des officiers russes, toi ?
— Oui, oui, depuis Moscou, j’en connais, il y en a de bons.
— Avec les jolies filles, ils peuvent être bons, les gredins ! C’est pourquoi je te défends d’y aller, moi ! Allons, remonte chez toi, ou reste ici. Je vais tâcher de ravoir ton imbécile de frère. Un gamin comme ça, s’attaquer tout seul à l’ennemi ! C’est égal, ça n’est pas d’un lâche, et je vas parlementer pour qu’on nous le rende !
Il sortit. Francia l’attendit un quart d’heure qui lui sembla durer une nuit entière, et puis une demi-heure qui lui sembla un siècle. Alors, n’y tenant plus, elle avisa au passage un de ces affreux cabriolets de place dont l’espèce a disparu, elle y monta à demi folle, sachant à peine où elle allait, mais obéissant à une idée fixe : invoquer l’appui de Mourzakine pour empêcher son frère de mourir.
Bien qu’elle eût pris le cabriolet à l’heure, il alla vite, pressé qu’il était de se retrouver sur les boulevards à la sortie des spectacles ; il n’était que onze heures, et Francia lui promettait de ne se faire ramener par lui que jusqu’à la porte Saint-Martin.
Elle alla d’abord à l’hôtel de Thièvre, personne n’était rentré ; mais le concierge lui apprit que le prince Mourzakine devait occuper le soir même son nouveau logement, et il le lui désigna.
— Vous sonnerez à la porte, lui dit-il, il n’y a pas de concierge.
Francia, sans prendre le temps de remonter dans son cabriolet, dont le cocher la suivit en grognant, descendit la rue, coupa à angle droit, avisa un grand mur qui longeait une rue plus étroite, assombrie par l’absence de boutiques et le branchage des grands arbres qui dépassait le mur. Elle trouva la porte, chercha la sonnette à tâtons et vit au bout d’un instant apparaître une petite lumière portée par le grand cosaque Mozdar.
Il lui sourit en faisant une grimace qui exprimait d’une manière effroyable ses accès de bienveillance, et il la conduisit droit à l’appartement de son maître, où M. Valentin, le gardien du local, apprêtait le lit et achevait de ranger le salon.
C’était un petit vieillard très différent de son ami, le formaliste et respectueux Martin. Le jeune financier qu’il avait servi menait joyeuse vie et n’avait eu qu’à se louer de son caractère tolérant.
En voyant entrer une jolie fille très fraîchement parée, car elle avait fait sa plus belle toilette pour aller en loge à l’Opéra, il crut comprendre d’emblée, et lui fit bon accueil.
— Asseyez-vous, mam’selle, lui dit-il d’un ton léger et agréable ; puisque vous voilà, sans doute que le prince va rentrer.
— Croyez-vous qu’il rentrera bientôt ? lui demanda-t-elle ingénument.
— Ah çà ! vous devez le savoir mieux que moi : est-ce qu’il ne vous a pas donné rendez-vous ?
Et, saisi d’une certaine méfiance, il ajouta :
— J’imagine que vous ne venez pas chez lui sur les minuit sans qu’il vous en ait priée ?
Francia n’avait pas l’ignorance de l’innocence. Elle avait sa chasteté relative, très grande encore, puisqu’elle rougit et se sentit humiliée du rôle qu’on lui attribuait ; mais elle comprit fort bien et accepta cet abaissement, pour réussir à voir celui qu’elle voulait intéresser à son frère.
— Oui, oui, dit-elle, il m’a priée de l’attendre, et vous voyez que le cosaque me connaît bien, puisqu’il m’a fait entrer.
— Ce ne serait pas une raison, reprit Valentin ; il est si simple ! Mais je vois bien que vous êtes une aimable enfant. Faites un somme, si vous voulez, sur ce bon fauteuil ; moi, je vais vous donner l’exemple : j’ai tant rangé aujourd’hui que je suis un peu las.
Et, s’étendant sur un autre fauteuil avec un soupir de béatitude, il ramena sur ses maigres jambes frileuses, chaussées de bas de soie, la pelisse fourrée du prince et tomba dans une douce somnolence.
Francia n’avait pas le loisir de s’étonner des manières de ce personnage poliment familier. Elle ne regardait rien que la pendule et comptait les secondes aux battements de son cœur. Elle ne voyait pas la richesse galante de l’appartement, les figurines de marbre et les tableaux représentant des scènes de volupté ; tout lui était indifférent, pourvu que Mourzakine arrivât vite.
Il arriva enfin. Il y avait longtemps que le cocher de Francia avait fait ce raisonnement philosophique, qu’il vaut mieux perdre le prix d’une course que de manquer l’occasion d’en faire deux ou trois. En conséquence, il était retourné aux boulevards sans s’inquiéter de sa pratique. Mourzakine ne fut donc pas averti par la présence d’une voiture à sa porte, et sa surprise fut grande quand il trouva Francia chez lui. Valentin, qui, au coup de sonnette, s’était levé, avait soigneusement épousseté la pelisse et s’était porté à la rencontre du prince, vit son étonnement et lui dit comme pour s’excuser :
— Elle prétend que Votre Excellence l’a mandée chez elle, j’ai cru…
— C’est bien, c’est bien, répondit Mourzakine, vous pouvez vous retirer.
— Oh ! le cosaque peut rester, dit vivement Francia en voyant que Mozdar se disposait aussi à partir. Je ne veux pas vous importuner longtemps, mon prince. Ah ! mon bon prince, pardonnez-moi ; mais il faut que vous me donniez un mot, un tout petit mot pour quelque officier de service sur les boulevards, afin qu’on me rende mon frère qu’ils ont arrêté.
— Qui l’a arrêté ?
— Des Russes, mon bon prince ; faites-le mettre en liberté bien vite !
Et elle raconta ce qui s’était passé au café.
— Eh bien ! je ne vois pas là une si grosse affaire ! répondit le prince. Ton galopin de frère est-il si délicat qu’il ne puisse passer une nuit en prison ?
— Mais s’ils le tuent ! s’écria Francia en joignant les mains.
— Ce ne serait pas une grande perte !
— Mais je l’aime, moi, j’aimerais mieux mourir à sa place !
Mourzakine vit qu’il fallait la rassurer. Il n’était nullement inquiet du prisonnier. Il savait qu’avec la discipline rigoureuse imposée aux troupes russes, nulle violence ne lui serait faite ; mais il désirait garder un peu la suppliante près de lui, et il donna ordre à Mozdar de monter à cheval et d’aller au lieu indiqué lui chercher le délinquant. Muni d’un ordre écrit et signé du prince, le cosaque enfourcha son cheval hérissé et partit aussitôt.
— Tu resteras bien ici à l’attendre ? dit Mourzakine à la jeune fille qui n’avait rien compris à leur dialogue.
— Ah ! mon Dieu, répondit-elle, pourquoi ne le faites-vous pas remettre en liberté tout bonnement ? Il n’a pas besoin de venir ici, puisqu’il vous déplaît ! Il ne saura pas vous remercier, il est si mal élevé !
— S’il est mal élevé, c’est ta faute ; tu aurais pu l’éduquer mieux, car tu as des manières gentilles, toi ! Tu sauras que j’ai écrit pour retrouver ta mère là-bas, si c’est possible.
— Ah ! vous êtes bon, vrai ! vous êtes bien bon, vous ! Aussi, vous voyez, je suis venue à vous, bien sûre que vous auriez encore pitié de moi mais il faut me permettre de rentrer, monsieur mon prince. Je ne peux pas m’attarder davantage.
— Tu ne peux pas t’en aller seule à minuit passé !
— Si fait, j’ai un fiacre à la porte.
— À quelle porte ? il n’y en a qu’une sur la rue, et je n’y ai pas vu la moindre voiture.
— Il m’aura peut-être plantée là ? Ces sapins, ils sont comme ça ! Mais ça ne me fait rien ; je n’ai pas peur dans Paris, il y a encore du monde dans les rues.
— Pas de ce côté-ci, c’est un désert.
— Je ne crains rien, moi, j’ai l’œil au guet et je sais courir.
— Je te jure que je ne te laisserai pas t’en aller seule. Il faut attendre ton frère. Es-tu si mal ici, ou as-tu peur de moi ?
— Oh ! non, ce n’est pas cela.
— Tu as peur de déplaire à ton amant ?
— Eh bien ! oui. Il est capable de se brouiller avec moi.
— Ou de te maltraiter ? Quel homme est-ce ?
— Un homme très bien, mon prince.
— Est-ce vrai qu’il est perruquier ?
— Coiffeur, et il fait la barbe.
— C’est une jolie condition !
— Mais oui : il gagne de quoi vivre très honnêtement.
— Il est honnête ?
— Mais !… je ne serais pas avec lui, s’il ne l’était pas !
— Et vraiment tu l’aimes ?
— Voyons ! vous demandez ça ; puisque je me suis donnée à lui ! Vous croyez que c’est par intérêt ? J’aurais trouvé dix fois plus riche ; mais il me plaisait, lui. Il a de l’instruction ; il va souvent dans les coulisses de l’Opéra et il sait tous les airs. D’ailleurs, moi, je ne suis pas intéressée ; j’ai des compagnes qui me disent que je suis une niaise, que j’ai tort d’écouter mon cœur et que je finirai sur la paille. Qu’est-ce que ça fait ? que je leur réponds, je n’en ai pas eu toujours pour dormir, de la paille ! Je n’en aurais pas eu pour mourir en Russie ! Mais adieu, mon prince. Vous avez bien assez de mon caquet, et moi…
— Et toi, tu veux t’en aller trouver ton Figaro ? Allons, c’est absurde qu’une gentille enfant comme toi appartienne à un homme comme ça. Veux-tu m’aimer, moi ?
— Vous ? Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que vous me chantez là ?
— Je ne suis pas fier, tu vois…
— Vous auriez tort, monsieur ! dit Francia à qui le sang monta au visage. Il ne faut pas qu’un homme comme vous ait une idée dont il serait honteux après ! Moi, je ne suis rien, mais je ne me laisse pas humilier. On m’a fait des peines, mais j’en suis toujours sortie la tête haute.
— Allons, ne le prends pas comme ça ! Tu me plais, tu me plais beaucoup, et tu me chagrineras si tu refuses d’être plus heureuse, grâce à moi. Je veux te rendre libre… Te payer, non ! Je vois que tu as de la fierté et aucun calcul ; mais je te mettrai à même de mieux vêtir et de mieux occuper ton frère. Je lui chercherai un état, je le prendrai à mon service, si tu veux !
— Oh ! merci, monsieur ; jamais je ne souffrirai mon frère domestique ; nous sommes des enfants bien nés, nous sortons des artistes. Nous ne le sommes pas, nous n’avons pas eu la chance d’apprendre, mais nous ne voulons pas dépendre.
— Tu m’étonnes de plus en plus ; voyons, de quoi as-tu envie ?
— De m’en aller chez nous, monsieur ; ne me barrez donc pas la porte !
Francia était piquée. Elle voulait réellement partir. Mourzakine, qui en avait douté jusque-là, vit qu’elle était sincère, et cette résistance inattendue enflamma sa fantaisie.
— Va-t’en donc, dit-il en ouvrant la porte, tu es une petite ingrate. Comment ! C’est là la pauvre enfant que j’ai empêchée de mourir et qui me demande de lui rendre sa mère et son frère ? Je le ferai, je l’ai promis : mais je me rappellerai une chose, c’est que les Françaises n’ont pas de cœur !
— Ah ! ne dites pas cela de moi ! s’écria Francia, subitement émue ; pour de la reconnaissance, j’en ai, et de l’amitié aussi ! Comment n’en aurais-je pas ? Mais ce n’est pas une raison…
— Si fait, c’est une raison. Il ne doit pas y en avoir d’autre pour toi, puisque tu ne consultes en toute chose que ton cœur !
— Mon cœur, je vous l’ai donné, le jour où vous m’avez mis un morceau de pain dans la bouche, puisque je me suis toujours souvenue de vous et que j’ai conservé votre figure gravée comme un portrait dans mes yeux. Quand on m’a dit : « Viens voir, voilà les Russes qui défilent dans le faubourg, » j’ai eu de la peine et de la honte, vous comprenez ! On aime son pays quand on a tout souffert pour le revoir ; mais je me suis consolée en me disant : — « Peut-être vas-tu voir passer celui… Oh ! je vous ai reconnu tout de suite ! Tout de suite, j’ai dit à Dodore : — C’est lui, le voilà ! encore plus beau, voilà tout ; c’est quelque grand personnage ! — Vrai, ça m’avait monté la tête et j’ai eu la bêtise de le dire après devant Guzman ; il tenait un fer à friser qu’il m’a jeté à la figure… Heureusement il ne m’a pas touchée, il en aurait du regret aujourd’hui.
— Ah ! voilà les manières de cet aimable objet de ton amour ? C’est odieux, ma chère ! Je te défends de le revoir. Tu m’appartiens, puisque tu m’aimes. Moi, je jure de te bien traiter et de te laisser une position en quittant la France. Je peux même t’emmener, si tu t’attaches à moi.
— Vous n’êtes donc pas marié ?
— Je suis libre et très disposé à te chérir, mon petit oiseau voyageur. Puisque tu connais mon pays, que dirais-tu d’une petite boutique bien gentille à Moscou ?
— Puisqu’on l’a brûlé, Moscou ?
— Il est déjà rebâti, va, et plus beau qu’auparavant.
— J’aimais bien ce pays-là ! nous étions heureux ! mais j’aime encore mieux mon Paris. Vous n’êtes pas pour y rester. Ce serait malheureux de m’attacher à vous pour vous perdre tout à coup !
— Nous resterons peut-être longtemps, jusqu’à la signature de la paix.
— Longtemps, ça n’est pas assez. Moi, quand je me mets à aimer, je veux pouvoir croire que c’est pour toujours ; autrement je ne pourrais pas aimer !
— Drôle de fille ! Vraiment tu crois que tu aimeras toujours ton perruquier ?
— Je l’ai cru quand je l’ai écouté. Il me promettait le bonheur, lui aussi. Ils promettent tous d’être bons et fidèles.
— Et il n’est ni fidèle, ni bon ?
— Je ne veux pas me plaindre de lui ; je ne suis pas venue ici pour ça !
— Mais ton pauvre cœur s’en plaint malgré lui. Allons, tu ne l’aimes plus que par devoir, comme on aime un mauvais mari, et comme il n’est pas ton mari, tu as le droit de le quitter.
Francia, qui ne raisonnait guère, trouva le raisonnement du prince très fort et ne sut y répondre. Il lui semblait qu’il avait raison et qu’il lui révélait le dégoût qui s’était fait en elle depuis longtemps déjà. Mourzakine vit qu’il l’avait à demi persuadée et, lui prenant les deux mains dans une des siennes, il voulut lui ôter son petit châle bleu qu’elle tenait serré autour de sa taille, habitude qu’elle avait prise depuis qu’elle possédait ce précieux tissu français imprimé, qui valait bien dix francs.
— Ne m’abîmez pas mon châle ! s’écria-t-elle naïvement, je n’ai que celui-là.
— Il est affreux ! dit Mourzakine en le lui arrachant. Je te donnerai un vrai cachemire de l’Inde ; quelle jolie petite taille tu as ! Tu es menue, mais faite au tour, ma belle, comme ta mère, absolument !
Aucun compliment ne pouvait flatter davantage la pauvre fille, et le souvenir de sa mère, invoqué assez adroitement par le prince, la disposa à un nouvel accès de sympathie pour lui.
— Écoutez ! lui dit-elle, faites-la-moi retrouver, et je vous jure…
— Quoi ? que me jures-tu ? dit Mourzakine en baisant les petits cheveux noirs qui frisottaient sur son cou brun.
— Je vous jure… dit-elle en se dégageant.
Un coup discrètement frappé à la porte força le prince à se calmer. Il alla ouvrir : c’était Mozdar. Il avait parlé à l’officier du poste ; tous les gens arrêtés dans la soirée avaient déjà été remis à la police française. Théodore n’était donc plus dans les mains des Russes et sa sœur pouvait se tranquilliser.
— Ah ! s’écria-t-elle en joignant les mains, il est sauvé ! Vous êtes le bon Dieu, vous, et je vous remercie !
Mourzakine en lui traduisant le rapport du cosaque, s’était attribué le mérite du résultat, en se gardant bien de dire que son ordre était arrivé après coup.
Elle baisa les mains du prince, reprit son châle et voulut partir.
— C’est impossible, répondit-il en refermant la porte sur le nez de Mozdar sans lui donner aucun ordre. Il te faut une voiture. Je t’en envoie chercher une.
— Ce sera bien long, mon prince ; dans ce quartier-ci, à deux heures du matin, on n’en trouvera pas.
— Eh bien ! je te reconduirai moi-même à pied ; mais rien ne presse, il faut que tu me jures de quitter ton sot amant.
— Non, je ne veux pas vous jurer ça. Je n’ai jamais quitté une personne par préférence pour une autre ; je ne me dégage que quand on m’y oblige absolument, et je n’en suis pas là avec Guzman.
— Guzman ! s’écria Mourzakine en éclatant de rire, il s’appelle Guzman ?
— Est-ce que ce n’est pas un joli nom ? dit Francia interdite.
— Guzman, ou le Pied de mouton ! reprit-il riant toujours, on nous a parlé de ça là-bas. Je sais la chanson : Guzman ne connaît pas d’obstacles !…
— Eh bien ! oui, après ? Le Pied de mouton n’est pas une vilaine pièce et la chanson est très bien. Il ne faut pas vous moquer comme ça !
— Ah ! tu m’ennuies, à la fin ! dit Mourzakine, qui entrait dans un paroxysme insurmontable ; c’est trop de subtilités de conscience et cela n’a pas le sens commun ! Tu m’aimes, je le vois bien, je t’aime aussi, je le sens ; oui, je t’aime, ta petite âme me plaît comme tout ton petit être. Il m’a plu, il m’a été au cœur lorsque tu étais une pauvre enfant presque morte ; tu m’as frappé. Si j’avais su que tu avais déjà quinze ans !… Mais j’ai cru que tu n’en avais que douze ! À présent te voilà dans l’âge d’aimer une bonne fois, et que ce soit pour toute la vie si tu veux ! Si tu crois ça possible, moi, je ne demande pas mieux que de le croire en te le jurant. Voyons, je te le jure, crois-moi, je t’aime !
Le lendemain, Francia était assise sur son petit lit, dans sa pauvre chambre du faubourg Saint-Martin. Neuf heures sonnaient à la paroisse, et ne s’étant ni couchée, ni levée, elle ne songeait pas à ouvrir ses fenêtres et à déjeuner. Elle n’était rentrée qu’à cinq heures du matin ; Valentin l’avait ramenée, et elle avait réussi à se faire ouvrir sans être vue de personne. Dodore n’était pas rentré du tout. Elle était donc là depuis quatre grandes heures, plongée dans de vagues rêveries, et tout un monde nouveau se déroulait devant elle.
Elle ne ressentait ni chagrin, ni fatigue ; elle vivait dans une sorte d’extase et n’eût pu dire si elle était heureuse ou seulement éblouie. Ce beau prince lui avait juré de l’aimer toujours, et en la quittant il le lui avait répété d’un air et d’un ton si convaincus, qu’elle se laissait aller à le croire. Un prince ! Elle se souvenait assez de la Russie pour savoir qu’il y a tant de princes dans ce pays-là que ce titre n’est pas une distinction aussi haute qu’on le croit chez nous. Ces princes qui tirent leur origine des régions caucasiques ont eu parfois pour tout patrimoine une tente, de belles armes, un bon cheval, un maigre troupeau et quelques serviteurs, moitié bergers, moitié bandits. N’importe ; en France, le titre de prince reprenait son prestige aux yeux de la Parisienne, et le luxe relatif où campait pour le moment Mourzakine, riche en tout des deux cents louis donnés par son oncle, n’avait pas pour elle d’échelle de comparaison. C’était dans son imagination un prince des contes de fées, et il était si beau ! Elle n’avait pas songé à lui plaire, elle s’en était même défendue. Elle avait bien résolu, en allant chez lui, de n’être pas légère, et elle pensait avoir mis beaucoup de prudence et de sincérité à se défendre. Pouvait-elle résister jusqu’à faire de la peine à un homme à qui elle devait la vie, celle de son frère, et peut-être le prochain retour de sa mère ? Et cela, pour ne pas offenser M. Guzman, qui la battait et ne lui était pas fidèle !
D’où vient donc qu’elle avait comme des remords ? Ce n’est pas qu’elle eût une peur immédiate de Guzman : il ne venait jamais dans la matinée et il ne pouvait pas savoir qu’elle était rentrée si tard. Le portier seul s’en était aperçu et il la protégeait par haine du perruquier, qui l’avait blessé dans son amour-propre. Francia tenait énormément à sa réputation. Sa réputation ! elle s’étendait peut-être à une centaine de personnes du quartier qui la connaissaient de vue ou de nom. N’importe, il n’y a pas de petit horizon, comme il n’y a pas de petit pays. Elle avait toujours fait dire d’elle qu’elle était sincère, désintéressée, fidèle à ses piètres amants ; elle ne voulait point passer pour une fille qui se vend et elle cherchait le moyen de faire accepter la vérité sans perdre de sa considération ; mais ses réflexions n’avaient pas de suite, l’enivrement de son cerveau dissipait ses craintes : elle revoyait le beau prince à ses pieds, et pour la première fois de sa vie elle était accessible à la vanité sans chercher à s’en défendre, prenant cette ivresse nouvelle pour un genre d’amour enthousiaste qu’elle n’avait jamais ressenti.
Enfin l’arrivée de Théodore vint l’arracher à ses contemplations.
— Pas plus habillée que ça ? lui dit-il en la voyant en jupe et en camisole, les cheveux encore dénoués. Qu’est-ce qu’il y a donc ?
— Et toi ? Tu rentres à des neuf heures du matin quand je t’attends depuis…
— Tu sais bien que j’ai été arrêté par ces tamerlans du boulevard ! T’as donc pas vu ?
— Tu as été mis en liberté au bout d’une heure !
— Comment sais-tu ça ?
— Je le sais !
— C’est vrai ; mais j’avais encore vingt sous de Guzman dans ma poche… Fallait bien faire un peu la noce après ? Vas-tu te fâcher ?
— Écoute, Dodore, tu ne recevras plus rien de Guzman ; il faut t’arranger pour ça.
— Parce que ?
— Je t’avais déjà défendu…
— J’ai pas désobéi. Ce qu’il m’avait donné hier, c’était pour te régaler, puisqu’il ne pouvait pas venir lui-même ; eh bien ! j’avais encore vingt sous, je me suis amusé avec. Voilà-t-il pas !
— Il faudra lui rendre ça. C’est bien assez qu’il paye notre loyer, ce qui me permet d’épargner de quoi t’empêcher d’aller tout nu.
— Jolie épargne ! Tous tes bijoux sont lavés ; tu es bien bête de rester avec Guguz ! Il est joli homme, je ne dis pas, et il est amusant quand il chante ; mais il est panné, vois-tu, et il n’a pas que toi ! Un de ces jours, il faudra bien qu’il te lâche, et tu ferais mieux…
— De quoi ? qu’est-ce qui serait mieux ?
— D’avoir un mari pour de bon, quand ça ne serait qu’un ouvrier ! J’en sais plus d’un dans le quartier qui en tiendrait pour toi, si tu voulais.
— Tu parles comme un enfant que tu es. Est-ce que je peux me marier ?
— À cause ?… Je ne suis plus enfant, moi ; comme disait Guguz l’autre jour, je ne l’ai jamais été. Y a pas d’enfants sur le pavé de Paris : à cinq ans, on en sait aussi long qu’à vingt-cinq. Faut donc pas faire de grimaces pour causer… Nous n’avons jamais parlé de ça tous les deux, ça ne servait de rien ; mais voilà que tu me dis qu’il ne faut plus prendre l’argent à Guzman. Tu as raison, et moi je te dis qu’il ne faut plus en recevoir non plus, toi qui parles ! Je dis qu’il faut le quitter, et prendre un camarade à la mairie. Y a le neveu au père Moynet, Antoine, de chez le ferblantier, qui a de quoi s’établir et qui te trouve à son goût. Il sait de quoi il retourne ; mais il a dit devant moi à son oncle : — « Ça ne fait rien ; avec une autre, j’y regarderais, mais avec elle… – Et le père Moynet a répondu : — T’as raison ! Si elle a péché, c’est ma faute, j’aurais dû la surveiller mieux. J’ai pas eu le temps ; mais c’est égal, celle-là c’est pas comme une autre ; ce qu’elle promettra, elle le tiendra. » Voyons, faut dire oui, Francia !
— Je dis non ! pas possible ! Antoine ! Un bon garçon, mais si vilain ! Un ouvrier comme ça ! C’est honnête, mais ça manque de propreté,… c’est brutal… Non ! pas possible !
— C’est ça ! il te faut des perruquiers qui sentent bon, ou des princes !
Francia frissonna ; puis, prenant son parti :
— Eh bien ! oui, dit-elle, il me faut des princes, et j’en aurai quand je voudrai.
Dodore, surpris de son aplomb, en fut ébloui d’abord. L’accès de fierté patriotique qu’il avait eu la veille, et qui l’avait exalté durant la nuit au cabaret, se dissipa un instant. Ses yeux éteints s’arrondirent et il crut faire acte d’héroïsme en répondant :
— Des princes, c’est gentil, pourvu qu’ils ne soient pas étrangers.
— Ne revenons pas là-dessus, lui dit Francia. Nous n’avons pas de temps à perdre à nous disputer. Il faut nous en aller d’ici. On doit venir me prendre à midi et payer le loyer échu. J’emporte mes nippes et les tiennes. Tu resteras seulement pour dire à Guzman : « — Ma sœur est partie, vous ne la reverrez plus. Je ne sais pas où elle est ; elle vous laisse le châle bleu et la parure d’acier que vous lui avez donnés… Voilà. »
— C’est arrangé comme ça ? dit Théodore stupéfait… Alors tu me plantes là aussi, moi ? Deviens ce que tu pourras ? Et allez donc ! Va comme je te pousse !
— Tu sais bien que non, Dodore, tu sais bien que je n’ai que toi. Voilà quatre francs, c’est toute ma bourse aujourd’hui ; mais c’est de quoi ne pas jeûner et ne pas coucher dehors. Demain ou après-demain au plus tard, tu trouveras de mes nouvelles ; une lettre pour toi chez papa Moynet, et, où je serai, tu viendras.
— Tu ne veux pas me dire où ?
— Non, tu pourras sans mentir jurer à Guzman que tu ne sais pas où je suis.
— Et dans le quartier, qu’est-ce qu’il faudra dire ? Guguz va faire un sabbat !…
— Je m’y attends bien ! Tu diras que tu ne sais pas !
— Écoute, Fafa, dit le gamin, après avoir tiraillé les trois poils de ses favoris naissants, ça ne se peut pas, tout ça ! Je vois bien que tu vas être heureuse, et que tu ne veux pas m’abandonner ; mais les bonheurs, ça ne dure pas, et quand nous voudrons revenir dans le quartier, faudra changer toute notre société pour une autre ; moi, je vais avec les ouvriers honnêtes, on ne m’y moleste pas trop. On me reproche de ne rien faire, mais on me dit encore : — Travaille donc ! te v’là en âge. T’auras pas toujours ta sœur ! et d’ailleurs, ta sœur, elle ne fera pas fortune, elle vaut mieux que ça !...
« T’entends bien, Fafa ? quand on ne te verra plus, ça sera rasé, et, si on me revoit bien habillé avec de l’argent dans ma poche, on me renverra avec ceux qu’on méprise, et dame !… il faudra bien descendre dans la société. Tu ne veux pas de ça, pas vrai ? Il ne vaut pas grand’chose, ton Dodore ; mais il vaut mieux que rien du tout ! »
Francia cacha sa figure dans ses mains, et fondit en larmes. La vie sociale se déroulait devant elle pour la première fois. La vitalité de sa propre conscience faisait un grand effort pour se dégager sous l’influence inattendue de ce frère avili jusque-là par elle, à l’insu de l’un et de l’autre, qui allait l’être davantage et sciemment.
— Tu vaux mieux que moi, lui dit-elle. Nous avons encore de l’honnêteté à garder, et, si nous nous en allons dans un autre endroit, nous ne connaîtrons pas une personne pour nous dire bonjour en passant ; mais qu’est-ce que nous pouvons faire ? Je ne dois pas rester avec Guzman et je ne veux rien garder de lui.
— Tu ne l’aimes plus ?
— Non, plus du tout.
— Ne peux-tu pas patienter ?
— Non, il faudrait le tromper. Je ne peux pas !
— Eh bien, ne le trompe pas. Dis-lui que c’est fini, que tu veux te marier.
— Je mentirais et il ne me croirait pas. Pense au train qu’il va faire ! Ça nous fera bien plus de tort que de nous sauver !
— Il ne t’aime déjà pas tant ! Dis-lui que tu sais ses allures, mets-le à la porte, je t’aiderai. Je ne le crains pas, va, j’en mangerais dix comme lui !
— Il criera qu’il est chez lui, qu’il paie le logis, que c’est lui qui nous chasse !
— Tu n’as donc pas de quoi le payer, ce satané loyer, lui jeter son argent à la figure, quoi !
— J’ai quatre francs, je te l’ai dit. Je ne reçois jamais d’argent de lui ; ça me répugne, il me donne tous les jours pour le dîner puisqu’il dîne avec nous ; le matin, nous mangeons les restes, toi et moi.
— Ah ! s’écria Dodore en serrant les poings, si j’avais pensé ! Je prendrai un état, Fafa, vrai ! Je vais me mettre à n’importe quelle pioche ! Faut travailler, faut pas dépendre comme ça !
— Quand je te le disais ! Tu voyais bien qu’à coudre chez nous des gilets de flanelle dans la journée, je ne pouvais pas gagner plus de six sous ; avec ça, je ne pouvais pas t’élever et vivre sans mendier. Les amoureux sont venus me dire : — « Ne travaille donc pas, tu es trop jolie pour veiller si tard, et d’ailleurs, tu auras beau faire, ça ne te sauvera pas. » Je les ai écoutés, croyant que l’amitié empêcherait la honte, et nous voilà !
— Faut que ça finisse, s’écria Dodore ; c’est à cause de moi que ça t’arrive ! faut en finir ! Je vas chercher Antoine ! Il paiera tout, il te conduira quelque part d’où tu ne sortiras que pour l’épouser !
Antoine adorait Francia ; elle était son rêve, son idéal. Il lui pardonnait tout, il était prêt à la protéger, à la sauver. Elle le savait bien. Il ne le lui avait dit que par ses regards et son trouble en la rencontrant ; mais c’était un être inculte. Il savait à peine signer son nom. Il ne pouvait pas dire un mot sans jurer, il portait une blouse, il avait les mains larges, noires et velues jusqu’au bout des doigts. Il faisait sa barbe une fois par semaine, il semblait affreux à Francia, et l’idée de lui appartenir la révoltait.
— Si tu veux que je me tue, s’écria-t-elle en allant éperdue vers la fenêtre, va chercher cet homme-là !
Il fallait pourtant prendre un parti, et toute solution semblait impossible, lorsqu’on sonna discrètement à la porte.
— N’aie pas peur ! dit Théodore à sa sœur, ça n’est pas Guzman qui sonne si doux que ça.
Il alla ouvrir et M. Valentin apparut. Il apportait une lettre de Mourzakine ainsi conçue :
« Puisque tu es si craintive, mon cher petit oiseau bleu, j’ai trouvé moyen de tout arranger. M. Valentin t’en fera part, aie confiance en lui. »
— Quel moyen le prince a-t-il donc trouvé ? dit Francia en s’adressant à Valentin.
— Le prince n’a rien trouvé du tout, répondit Valentin avec le sourire d’un homme supérieur : il m’a raconté votre histoire et fait connaître vos scrupules. J’ai trouvé un arrangement bien simple. Je vais dire à votre propriétaire et dans le café d’en bas que votre mère est revenue de Russie, que vous partez pour aller au-devant d’elle à la frontière et que c’est elle qui vous envoie de l’argent. Soyez tranquille ; mais allez vite, le fiacre n° 182 est devant la Porte Saint-Martin, et il a l’adresse du prince, qui vous attend.
— Partons ! dit Francia en prenant le bras de son frère. Tu vois comme le prince est bon ; il nous sauve la vie et l’honneur !
Dodore, étourdi, se laissa emmener. Sa morale était de trop fraîche date pour résister davantage. Ils évitèrent de passer devant l’estaminet, bien que le cœur de Francia se serrât à l’idée de quitter ainsi son vieil ami Moynet ; mais il l’eût peut-être retenue de force. Ils trouvèrent le fiacre, qui les conduisit au faubourg Saint-Germain ; Mozdar les reçut et les fit monter dans le pavillon occupé par Mourzakine. Il y avait à l’étage le plus élevé un petit appartement que Valentin louait au prince moyennant un louis de plus par jour, et qui prenait vue sur le grand terrain où se réunissaient les jardins des hôtels environnants, celui de l’hôtel de Thièvre compris.
— Excusez ! dit Dodore en parcourant les trois chambres, nous voilà donc passés princes pour de bon !
Une heure après, Valentin arrivait avec un carton et un ballot ; il apportait à Francia et à Théodore les pauvres effets qu’ils avaient laissés dans leur appartement du faubourg.
— Tout est arrangé, leur dit-il. J’ai payé votre loyer et vous ne devez rien à personne. J’ai renvoyé à M. Guzman Lebeau les objets que vous vouliez lui restituer. J’ai dit à votre ami Moynet ce qui était convenu. Il n’a pas été trop surpris ; il a paru seulement chagrin de n’avoir pas reçu vos adieux.
Deux grosses larmes tombèrent des yeux de Francia.
— Tranquillisez-vous, reprit Valentin ; il ne vous fait pas de reproche. J’ai tout mis sur mon compte. Je lui ai dit que vous deviez prendre la diligence pour Strasbourg à une heure et que vous n’aviez pas eu une minute à perdre pour ne pas manquer la voiture. Il m’a demandé mon nom. Je lui ai dit un nom en l’air et j’ai promis d’aller lui donner de vos nouvelles. Je l’ai laissé tranquille et joyeux.
Dodore admira Valentin et ne put s’empêcher de frapper dans ses mains en faisant une pirouette.
— Le jeune homme est content ? dit Valentin en clignotant ; à présent, il faut songer à lui donner de l’occupation. Le prince désire qu’on ne le voie pas vaguer aux alentours. Je l’enverrai à un de mes amis qui a une entreprise de roulage hors Paris. Sait-il écrire ?
— Pas trop, dit Francia.
— Mais il sait lire ?
— Oui, assez bien. C’est moi qui lui ai appris. S’il voulait, il apprendrait tout ! Il n’est pas sot, allez !
— Il fera les commissions, et peu à peu il se mettra aux écritures ; c’est son affaire de s’instruire. Plus on est instruit, plus on gagne. Il sera logé et nourri en attendant qu’il fasse preuve de bonne volonté, et on lui donnera quelque chose pour s’habiller. Voici l’adresse et une lettre pour le patron. Quant à vous, ma chère enfant, vous êtes libre de sortir ; mais, comme vous désirez rester cachée, ma femme vous apportera vos repas, et, si vous vous ennuyez d’être seule, elle viendra tricoter auprès de vous. Elle ne manque pas d’esprit, sa société est agréable. Vous pourrez prendre l’air au jardin le matin de bonne heure et le soir aussi ; soyez tranquille, vous ne manquerez de rien et je suis tout à votre service.
Ayant ainsi réglé l’existence des deux enfants confiés à ses soins éclairés, M. Valentin se retira sans dire à Francia, qui n’osa pas le lui demander, quand elle reverrait le prince.
— Eh bien ! te voilà content ? dit-elle à son frère. Tu voulais travailler,… tu vas te faire un état !
— Bien sûr, que je veux travailler ! répondit-il en frappant du pied d’un air résolu. Je suis content de ne rien devoir aux autres. Il y a assez longtemps que ça dure. Alors, je m’en vais, je prends un col blanc pour avoir une tenue présentable, un air comme il faut, et mes souliers neufs, puisqu’il y aura des courses à faire. Quand j’aurai besoin d’autre chose, je viendrai le chercher. Adieu, Fafa ; je te laisse heureuse, j’espère !… D’ailleurs je reviendrai te voir.
— Tu t’en vas comme ça, tout de suite ? dit Francia, dont le cœur se serra à l’idée de rester seule.
Elle n’était pas bien sûre de la fermeté de résolution de son frère. Habituée à le surveiller autant que possible, à le gronder quand il rentrait tard, elle l’avait empêché d’arriver au désordre absolu. N’allait-il pas y tomber maintenant qu’il ne craindrait plus ses reproches ?
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ici ? répondit-il le cœur gros ; c’est joli, ici, c’est cossu même. J’y serais trop bien, je m’ennuierais, je serais comme un oiseau en cage. Il faut que je trotte, moi, que j’avale de l’air, que je voie des figures ! Celle de ton prince ne me va guère, et la mienne ne lui va pas du tout. Et puis, c’est un étranger, un coalisé ! Tu auras beau dire…, ça me remue le sang.
— C’est un ennemi, j’en conviens, dit Francia ; mais sans lui tu ne m’aurais pas, et sans lui nous n’aurions pas de chance de retrouver notre mère.
— Eh bien ! si on la retrouve, ça changera ! Elle sera malheureuse, on travaillera pour la nourrir. Je m’en vais travailler !
— Vrai ?
— Quand je te le dis !
— Tu m’as promis si souvent !
— À présent, c’est pour de vrai. Faut bien, à moins d’être méprisé !
— Allons, va ! et embrasse-moi !
— Non, dit le gamin en enfonçant sa casquette sur ses yeux ; faut pas s’attendrir, c’est des bêtises !
Il sortit résolument, se mit à courir jusqu’au bout de la rue, s’arrêta un moment, étouffé par les sanglots, et reprit sa course jusqu’à Vaugirard, où il se mit à la disposition du patron à qui M. Valentin le recommandait.
Francia pleurait de son côté ; mais elle prit courage en se disant :
— Sans tout cela, il ne serait pas encore décidé à se ranger, il se serait peut-être perdu ! Si Dieu veut qu’il tienne parole, je ne regretterai pas ce que j’ai fait.
Elle le regrettait pourtant sans vouloir se l’avouer. Sa pauvre petite existence était bouleversée. Elle quittait pour toujours son petit coin de Paris où elle était plus aimée que jugée dans un certain milieu d’honnêtes gens ; elle y avait attiré plus d’attention que ne le comportait sa mince position.
Une enfant de quinze ans échappée aux horreurs de la retraite de Russie et au désastre de la Bérézina, jolie, douce, modeste dans ses manières, assez fière pour n’implorer personne, assez dévouée pour se charger de son frère, ce n’était pas la première venue, et si on lui reprochait d’avoir des liaisons irrégulières, on l’excusait en voyant qu’elle ne voulait être à charge à personne.
L’égoïsme réclame toujours sa part dans les jugements humains. On repousse une mendiante qui vous dit :
— Donnez-moi pour que je ne sois pas forcée de me donner.
Et on a raison jusqu’à un certain point, car beaucoup exploitent lâchement cette prétendue répugnance à l’avilissement. On aime mieux que l’innocence succombe fièrement sans demander conseil, et qu’elle porte sans se plaindre la fatalité du destin.
Francia laissait donc derrière elle un groupe qu’elle appelait le monde, et qui était le sien. Elle se trouvait seule, ayant pour tout appui un étranger qui promettait de l’aimer, pour toute relation un inconnu, ce Valentin, dont la perversité, voilée sous un air suffisant, lui inspirait déjà une vague méfiance. Elle regarda son joli appartement sans trop se demander si dans quelques jours les alliés ne quitteraient point Paris, et ce qu’elle deviendrait, si Mourzakine l’abandonnait. Cette prévision ne lui vint pas plus à l’esprit qu’elle n’était venue à Théodore. Elle défit ses paquets, rangea ses hardes dans les armoires, se fit belle et se regarda dans une psyché en acajou qui avait pour pieds des griffes de lion en bronze doré. Elle admira le luxe relatif que lui procurait son beau prince, les affreux meubles plaqués de l’époque, les rideaux de mousseline à mille plis drapés à l’antique, les vases d’albâtre avec des jacynthes artificielles sous verre, le sofa bleu à crépines orange, la petite pendule représentant un Amour avec un doigt sur les lèvres ; mais elle plaça sous ses yeux les quelques chétifs bibelots que Valentin lui avait apportés de chez elle, bien que, par leur pauvreté vulgaire, ils fissent tache dans son nouveau logement. Ensuite elle se mit à la fenêtre pour admirer le beau jardin et les grands arbres ; mais elle le trouva triste en se rappelant les laides mansardes et les toits noirs qu’elle avait l’habitude de contempler. Elle chercha sur sa fenêtre le pot de réséda qu’elle arrosait soir et matin.
— Ah ! mon Dieu, dit-elle, ce Valentin a laissé là-bas le réséda !
Et elle se remit à pleurer sur cet ensemble de choses à jamais perdues, dont la valeur lui devenait inappréciable, car il représentait des habitudes, des souvenirs et des sympathies qu’elle ne devait plus retrouver.
Que faisait Mourzakine pendant que le complaisant Valentin procédait à l’installation de sa maîtresse dans les conditions les plus favorables à leurs secrets rapports ? Il était en train d’endormir les soupçons de son oncle. Ogokskoï avait revu madame de Thièvre à l’Opéra dans tout l’éclat de sa plantureuse beauté, il avait été la saluer dans sa loge : elle avait été charmante pour lui. Sérieusement épris d’elle, il était résolu à ne rien épargner pour supplanter son neveu. Mourzakine, sans renoncer à la belle Française, voulait paraître céder le pas à l’oncle dont il dépendait absolument.
— Vous avez, lui dit-il, consommé ma disgrâce hier à l’Opéra. Ma belle hôtesse n’a plus un regard pour moi, et pour m’en consoler je me suis jeté dans une moindre, mais plus facile aventure. J’ai pris chez moi une petite ; ce n’est pas grand’chose, mais c’est parisien, c’est-à-dire coquet, gentil, propret et drôle ; vous me garderez pourtant le secret là-dessus, mon bon oncle ? Madame de Thièvre, qui est passablement femme, me mépriserait trop, si elle savait que j’ai si vite cherché à me consoler de ses rigueurs.
— Sois tranquille, Diomiditch, répondit Ogokskoï d’un ton qui fit comprendre à Mourzakine qu’il comptait le trahir au plus vite.
C’est tout ce que désirait ce prince sauvage, doublé d’un courtisan rusé. Madame de Thièvre était déjà prévenue ; elle savait ce qu’il avait plu à Mourzakine de lui confier. Francia, selon lui, était une pauvre fille assez laide dont il avait pitié et à laquelle il devait un appui, puisque, dans une charge de cavalerie, il avait « eu le malheur d’écraser sa mère. » Il l’avait logée dans sa maison en attendant qu’il pût lui procurer quelque ouvrage un peu lucratif. Il avait arrangé et débité ce roman avec tant de facilité, il avait tant de charme et d’aisance à mentir, que madame de Thièvre, touchée de sa sincérité et flattée de sa confiance, avait promis de s’intéresser à sa protégée ; et puis, elle comprit que ce hasard amenait une combinaison favorable à la passion de Mourzakine pour elle en détournant les soupçons de l’oncle Ogokskoï.
Elle se prêtait donc maintenant à cette lâcheté qui l’avait d’abord indignée : elle était secrètement vaincue. Elle ne voulait pas se l’avouer ; mais elle se laissait aller, avec une alternative d’agitation et de langueur, à tout ce qui pouvait assurer sa défaite sans compromettre le prince.
Quant à lui, ce n’était plus en un jour qu’il espérait désormais triompher d’elle. Il craignait un retour de dépit et de fierté, s’il brusquait les choses. Il se donnait une semaine pour la convaincre, il pouvait prendre patience : Francia lui plaisait réellement.
Le soir, en soupant avec elle dans sa petite chambre, il se mit à l’aimer tout à fait. Il était capable d’aimer tout comme un autre, de cet amour parfaitement égoïste qui se prodigue dans l’ivresse sauf à s’éteindre dans les difficultés ultérieures. Il est vrai que dans l’ivresse il était charmant, tendre et ardent à la fois. La pauvre Francia, après lui avoir naïvement avoué l’effroi et le chagrin de son isolement, se mit à l’aimer de toute son âme et à lui demander pardon d’avoir regretté quelque chose, quand elle n’eût dû que ressentir la joie de lui appartenir.
— Tenez, lui disait-elle, je n’ai jamais su jusqu’à ce jour ce que c’est qu’aimer. Regardez-moi, je n’invente pas cela pour vous faire plaisir !
En effet, ses yeux clairs et profonds, son sourire confiant et pur comme celui de l’enfance, attestaient une sincérité complète. Mourzakine était trop pénétrant, trop méfiant, pour s’y tromper. Il se sentait aimé pour lui-même dans toute l’acceptation de ce terme banal qui avait été son rêve, et qui devenait une rare certitude. Il se surprenait par moments à ressentir, lui aussi, quelque chose de plus doux que le plaisir. Il possédait une âme, et il étudiait avec surprise cette espèce de petite âme française qui lui parlait une langue nouvelle, langue incomplète et vague qui ne se servait pas des mots tout faits à l’image des femmes du monde, et qui était trop inspirée pour être élégante ou correcte.
Elle dormit deux heures, la tête sur son épaule, mais, avec le jour, elle s’éveilla chantant comme les oiseaux. Elle n’était pas habituée à ne pas voir lever le soleil. Elle avait besoin de marcher, de sortir, de respirer. Ils montèrent en voiture, et elle le conduisit à Romainville, qui était alors le rendez-vous des amants heureux. Le bois était encore désert. Elle ramassa des violettes et en remplit le dolman bombé sur la poitrine du prince tartare, puis elle les reprit pour les mettre classiquement sur son cœur. Ils déjeunèrent d’œufs frais et de laitage. Elle était en même temps folâtre et attendrie ; elle avait la gaîté gracieuse et discrète, rien de vulgaire. Ils causaient beaucoup. Les Russes sont bavards, les Parisiennes sont babillardes. Il était étonné de pouvoir causer avec elle, qui ne savait rien, mais qui savait tout, comme savent les gens de toute condition à Paris, par le perpétuel ouï-dire de la vie d’expansion et de contact. Quel contraste avec les peuples qui, n’ayant pas le droit de parler, perdent le besoin de penser ! Paris est le temple de vérité où l’on pense tout haut et où l’on s’apprend les uns aux autres ce que l’on doit penser de tout. Mourzakine était émerveillé et se demandait presque s’il n’avait pas mis la main sur une nature d’exception. Il était tenté de le croire, surtout en voyant la bonté de cœur qui caractérisait Francia. Sur quelque sujet qu’il la mît, elle était toujours et tout naturellement dans le ton de l’indulgence, du désintéressement, de la pitié compatissante. Cette nuance particulière, elle la devait à ce qu’elle avait souffert et vu souffrir dans une autre phase de sa vie.
— Eh quoi ! lui disait-il dans la voiture en revenant, pas un mauvais sentiment, pas d’envie pour les riches, pas de mépris pour les coupables ? Tu es toute douceur et toute simplicité, ma pauvre enfant, et si les autres Françaises te ressemblent, vous êtes les meilleurs êtres qu’il y ait au monde.
Il avait peu de service à faire et il prétendit en avoir un très rude pour se dispenser de paraître à l’hôtel de Thièvre. Il lui semblait qu’il ne se plaisait plus avec personne autre que Francia, qu’il ne se soucierait plus d’aucune femme. Il l’aima exclusivement pendant trois jours. Pendant trois jours, elle fut si heureuse qu’elle oublia tout et ne regretta rien. Il était tout pour elle ; elle ne croyait pas qu’un bonheur si grand ne dût pas être éternel. Tout à coup elle ne le vit plus, et l’effroi s’empara d’elle. Un grand événement était survenu. Napoléon, malgré l’acte d’abdication, venait de faire un mouvement de Fontainebleau sur Paris. Il avait encore des forces disponibles, les alliés ne s’étaient pas méfiés. Enivrés de leur facile conquête, ils oubliaient dans les plaisirs de Paris que les hauteurs qui lui servaient alors de défense naturelle n’étaient pas gardées. L’annonce de l’approche de l’empereur les jeta dans une vive agitation. Des ordres furent donnés à la hâte, on courut aux armes. Paris trembla d’être pris entre deux feux. Mourzakine monta à cheval, et ne rentra ni le soir ni le lendemain.
Pour rassurer Francia, Valentin lui apprit ce qui se passait. Ce fut pour elle une terreur plus grande que celle de son infidélité, ce fut l’effroi des dangers qu’il allait courir. Elle savait ce que c’est que la guerre. Elle avait maintes fois vu comment une poignée de Français traversait alors les masses ennemies, ou se repliait après en avoir fait un carnage épouvantable.
— Ils vont me le tuer ! s’écria-t-elle ; ils vont reprendre Paris et ils ne feront grâce à aucun Russe !
Elle se tordit les mains et fit peut-être des vœux pour l’ennemi. Elle était dans cette angoisse, quand le soir son frère entra chez elle.
— Je viens te faire mes adieux, lui dit-il ; ça va chauffer, Fafa, et cette fois j’en suis ! L’âge n’y fait rien. On va barricader les barrières pour empêcher messieurs les ennemis d’y rentrer, aussitôt qu’ils en seront tous sortis, et quand l’AUTRE leur aura flanqué une peignée, nous serons là derrière pour les recevoir à coups de pierres, avec des pioches, des pinces, tout ce qu’on aura sous la main. On ira tous dans le faubourg, on n’a pas besoin d’ordres, on se passera d’officiers, on fera ses affaires soi-même.
Il en dit long sur ce ton. Francia, les yeux agrandis par l’épouvante, les mains crispées sur son genou, ne répondait rien : elle voyait déjà morts les deux seuls êtres qui lui fussent chers, son frère et son amant.
Elle chercha pourtant à retenir Théodore. Il se révolta.
— Tu voudrais me voir lâche ? Tu ne te souviens déjà plus de ce que tu me disais si souvent : Tu ne seras jamais un homme ! Eh bien ! m’y voilà, j’en suis un. J’étais parti pour travailler ; mais tous ceux qui travaillent veulent se battre et je suis aussi bon qu’un autre pour taper dans une bagarre. Y a pas besoin d’être grand et fort pour faire une presse ; les plus lestes, et j’en suis, sauteront en croupe des Cosaques et leur planteront leur couteau dans la gorge. Les femmes en seront aussi : elles entassent des pavés dans les maisons pour les jeter par la fenêtre ; qu’ils y viennent, on les attend !
Francia, restée seule, sentit que son cerveau se troublait. Elle descendit au jardin et se promena sous les grands arbres sans savoir où elle était : elle s’imaginait par moments entendre le canon ; mais ce n’était que l’afflux du sang au cerveau qui résonnait dans ses oreilles. Paris était tranquille, tout devait se passer en luttes diplomatiques et, après une dernière velléité de combat, Napoléon devait se résigner à l’Île d’Elbe.
Tout à coup Francia se trouva en face d’une femme grande, drapée dans un châle blanc, qui se glissait dans le crépuscule et qui s’arrêta pour la regarder ; c’était madame de Thièvre, qui, connaissant les localités et traversant le jardin de madame de S…, son amie absente, venait s’informer de Mourzakine. Elle aussi était inquiète et agitée. Elle voulait savoir s’il était rentré ; elle avait déjà envoyé deux fois Martin, et, n’osant plus lui montrer son angoisse, elle venait elle-même, à la faveur des ombres du soir, regarder si le pavillon était éclairé.
En voyant une femme seule dans ce jardin où personne du dehors ne pénétrait, la marquise ne douta pas que ce ne fût la jeune protégée du prince et elle n’hésita pas à l’arrêter en lui disant :
— Est-ce vous, mademoiselle Francia ?
Et comme elle tardait à répondre, elle ajouta :
— Ce ne peut être que vous ; n’ayez pas peur de me parler. Je suis une proche parente du prince et je viens savoir si vous avez de ses nouvelles.
Francia ne se méfia point et répondit qu’elle n’en avait pas. Elle ajouta imprudemment qu’elle s’en tourmentait beaucoup et demanda si on se battait aux barrières :
— Non, Dieu merci ! dit la marquise ; mais peut-être y a-t-il quelque engagement plus loin. Vous n’êtes pas rassurée, je vois cela ; vous êtes très attachée au prince ? N’en rougissez pas, je sais ce qu’il a fait pour vous et je trouve que vous avez bien sujet d’être reconnaissante.
— Il vous a donc parlé de moi ? dit Francia, stupéfaite.
— Il l’a bien fallu, puisque vous êtes venue lui parler chez moi. Je devais bien savoir qui vous étiez !
— Chez vous ?… Ah ! oui, vous êtes la marquise de Thièvre. Il faut me pardonner, madame, j’espérais,… à cause de ma mère…
— Oui, oui, je sais tout, mon cousin m’a donné tous les détails. Eh bien ! votre pauvre mère, il n’y a plus d’espoir, et c’est pour cela…
— Plus d’espoir ? Il vous a dit qu’il n’y avait plus d’espoir ?
— Il ne vous a donc pas dit la vérité, à vous ?
— Il m’a dit qu’il écrirait, qu’on la retrouverait peut-être ! Ah ! mon Dieu, il m’aurait donc trompée !
— Trompée ? pourquoi vous tromperait-il ?…
Madame de Thièvre fit cette interpellation d’un ton qui effraya la jeune fille ; elle baissa la tête et ne répondit pas : elle pressentait une rivale.
— Répondez donc ! reprit la marquise d’un ton plus âpre encore… Est-il votre amant, oui ou non ?
— Mais, madame, je ne sais pas de quel droit vous me questionnez comme ça !
— Je n’ai aucun droit, dit madame de Thièvre en reprenant possession d’elle-même et en mettant un sourire dans sa voix. Je m’intéresse à vous, parce que vous êtes malheureuse, d’un malheur exceptionnel et bizarre. Votre mère a été écrasée sous les pieds du cheval de Mourzakine et c’est lui justement qui vous adopte et vous recueille ! C’est tout un roman cela, ma petite, et si l’amour s’en mêle,… ma foi, le dénoûment est neuf, et je ne m’y serais pas attendue !
Francia ne dit pas une parole, ne fit pas entendre un soupir. Elle s’enfuit comme si elle eût été mordue par un serpent, et laissant madame de Thièvre étourdie de sa disparition soudaine, elle remonta dans sa chambre, où elle se laissa tomber par terre et passa la nuit dans un état de torpeur ou de délire dont elle ne put rien se rappeler le lendemain.
Au demi-jour pourtant elle se traîna jusqu’à son lit, où elle s’endormit et fit des rêves horribles. Elle voyait sa mère étendue sur la neige et le pied du cheval de Mourzakine s’enfonçant dans son crâne, qu’il emportait tout sanglant comme l’anneau d’une entrave. Ce n’était plus qu’un informe débris ; mais cela avait encore des yeux qui regardaient Francia, et ces yeux effroyables, c’étaient tantôt ceux de sa mère et tantôt ceux de Théodore.
Au milieu de ces rêves affreux, Francia s’éveilla en criant. Il faisait grand jour. Madame Valentin l’entendit, entra chez elle, et voulut savoir la cause de son agitation : Francia fit un effort pour lui répondre ; mais elle ne voulait pas se confier à cette femme, et madame Valentin fut réduite à parler toute seule.
— Voyez-vous, ma chère enfant, lui disait-elle, si c’est parce que vous craignez la guerre, vous avez tort ; il n’y aura plus de guerre. Le tyran sera mis dans une tour où on prépare une cage de fer. Nos bons alliés sont en train de s’emparer de sa personne, et votre cher prince n’aura pas une égratignure : les cartes me l’ont dit hier soir. Ah ! vous l’aimez bien, ce beau prince ! Je comprends ça. Il vous aime aussi, à ce qu’il paraît M. Valentin me disait hier : C’est singulier comme ces Russes se prennent d’amour pour nos petites Françaises ! Ça ne ressemble pas du tout aux fantaisies de notre ancien maître, qui avait fait arranger l’appartement où vous voilà pour mener sans bruit ses petites affaires de cœur. Eh bien ! il en changeait comme de cravate, et il y tenait si peu, si peu, qu’il oubliait quelquefois de renvoyer l’une pour faire entrer l’autre. Alors, ça amenait des scènes, et même des batailles ; il y avait de quoi rire, allez ! Mais le prince n’est pas si avancé que ça ; c’est un homme simple, capable de vous épouser, si vous avez l’esprit de vous y prendre. Vous ne croyez pas ? ajouta-t-elle en voyant tressaillir Francia. Ah ! dame, ce n’est pas tout à fait probable ; pourtant on a vu de ces choses-là. Tout dépend de l’esprit qu’on a, et je ne vous crois pas sotte, vous ! Vous avez l’air distingué, et des manières… comme une vraie demoiselle. Quel malheur pour vous d’avoir écouté ce perruquier ! sans cela, voyez-vous, tout serait possible. Vous me direz que bien d’autres ont fait fortune sans être épousées, c’est encore vrai. Le prince parti, vous en retrouverez peut-être un autre de même qualité. Ça fait très bien d’avoir été aimée d’un prince, ça efface le passé, ça vous fait remonter dans l’opinion des hommes. Allons, ne vous tourmentez pas ; M. Valentin connaît le beau monde, et si vous voulez vous fier à lui, il est capable de vous donner de bons conseils et de bonnes relations.
Madame Valentin bavardait plus que ne l’eût permis son prudent mari. Francia ne voulait pas l’écouter ; mais elle l’entendait malgré elle, et la honte de se voir protégée et conseillée par de telles gens lui faisait davantage sentir l’horreur de sa situation.
— Je veux m’en aller ! s’écria-t-elle en sortant de son lit et en essayant de s’habiller à la hâte ; je ne dois pas rester ici !
Madame Valentin la crut prise de délire et la fit recoucher, ce qui ne fut pas difficile, car les forces lui manquaient et la pâleur de la mort était sur ses joues. Madame Valentin envoya son mari chercher un médecin. Valentin amena un chirurgien qu’il connaissait pour avoir été soigné par lui d’une plaie à la jambe, et qui exerçait la médecine, depuis qu’estropié lui-même il n’était plus attaché effectivement à l’armée. C’était un ancien élève et un ami dévoué de Larrey. Il avait la bonté et la simplicité de son maître, et même il lui ressemblait un peu, circonstance dont il était flatté. Aussi aidait-il à la ressemblance en copiant son costume et sa coiffure ; comme lui, il portait ses cheveux noirs assez longs pour couvrir le collet de son habit. Comme lui, du reste, il avait la figure pâle, le front pur, l’œil vif et doux. Francia s’y trompa au premier abord, car ses souvenirs étaient restés assez nets, et, en le voyant auprès d’elle, elle s’écria en joignant les mains :
— Ah ! monsieur Larrey, je vous ai souvent vu là-bas !
— Où donc ? répondit le docteur Faure, que l’erreur de Francia toucha profondément.
— En Russie !
— Ce n’est pas moi, mon enfant, je n’y étais pas ; mais j’y étais de cœur avec lui ! Voyons, quel mal avez-vous ?
— Rien, monsieur, ce n’est rien, c’est le chagrin. J’ai eu des rêves, et puis je me sens faible ; mais je n’ai rien et je veux m’en aller d’ici.
— Vous voyez, docteur, dit la Valentin, elle déraisonne ; elle est ici chez elle et elle y est fort bien.
— Laissez-moi seule avec elle, dit le docteur. Vous paraissez l’effrayer. Je n’ai pas besoin de vous pour savoir si elle a le délire.
La Valentin sortit.
— Monsieur le docteur, dit Francia recouvrant une vivacité fébrile, il faut que vous m’aidiez à retourner chez nous ! Je suis ici chez un homme qui m’a tué ma mère !
Le docteur fronça légèrement le sourcil ; l’étrange révélation de la jeune fille ressemblait beaucoup à un accès de démence. Il lui toucha le pouls ; elle avait la fièvre, mais pas assez pour l’inquiéter. Il lui fit boire un peu d’eau, l’engagea à se tenir calme un instant et l’observa ; puis, la questionnant avec ordre, laconisme et douceur, il fut frappé de la lucidité et de la sincérité de ses réponses. Au bout de dix minutes, il savait toute la vie de Francia, et se rendait un compte exact de sa situation.
— Ma pauvre enfant, lui dit-il, il ne me paraît pas certain que ce prince russe soit le meurtrier de votre mère. Vous avez pu être trompée par une rivale, à l’effet de vous faire souffrir ou de rompre vos relations avec son amant ; mais je suis pour le proverbe Dans le doute, abstiens-toi ! Vous ferez donc bien, dans quelques heures, ce soir,… quand vous pourrez sortir sans inconvénient pour votre santé, de vous en aller d’ici.
Francia fit un geste d’angoisse.
— Vous n’avez rien, je sais, reprit le docteur, et vous ne voulez plus rien recevoir de ce prince. Moi, je ne suis pas riche, je suis même pauvre ; mais je connais de bonnes âmes qui, sans même savoir votre nom et votre histoire, me donneront un secours suffisant pour vous permettre d’aller loger ailleurs. Dame ! après ça, il faudra bien essayer de travailler !
— Mais, monsieur, je travaille ! Voyez, mon ouvrage est là. J’ai des pièces à finir et à renvoyer.
— Oui, dit le docteur, des gilets de flanelle ! Je sais ce que ça rapporte. Ce n’est pas assez ; il faut entrer dans quelque hospice ou dans tout autre établissement public pour travailler à la lingerie avec des appointements fixes. Je m’occuperai de vous. Si vous êtes courageuse et sage, vous vous tirerez honnêtement d’affaire ; sinon, je vous en avertis, je vous abandonnerai. Je vois qu’en ce moment vous avez de bonnes intentions ; je vais vous mettre à même d’y donner suite. Tâchez de dormir une heure, à présent que vous voyez le moyen de réparer votre faute. Et puis vous vous lèverez, vous vous habillerez tout doucement, et je viendrai vous prendre pour vous conduire au logement provisoire que vous voudrez choisir. Il me faut deux ou trois jours au plus pour vous caser.
Francia lui baisa les mains en le quittant. Elle était si pressée de s’en aller qu’elle ne put dormir ; elle se leva, réussit à se débarrasser des obsessions de la Valentin, s’enferma et se mit à refaire ses paquets, croyant à chaque instant entendre revenir le bon docteur qui devait délivrer sa conscience au prix d’une aumône dont elle ne rougissait plus.
À deux heures, elle entendit frapper à sa porte ; elle y courut, ouvrit, et se trouva dans les bras de Mourzakine qui, la saisissant comme une proie, la couvrait de baisers.
— Laissez-moi ! laissez-moi ! s’écria-t-elle en se débattant ; je vous hais, je vous ai en horreur ! Laissez-moi, vous avez le sang de ma mère sur les mains, sur la figure ; je vous déteste ! ne me touchez pas, ou je vous tuerai, moi !
Elle s’enfuit au fond de sa chambre, cherchant avec égarement le couteau dont elle avait coupé son pain pour déjeuner. Valentin, entendant ses cris, était monté.
— Prince, disait-il, ne l’approchez pas, c’est un transport au cerveau. Je vous le disais bien, elle déraisonne depuis ce matin. Je l’ai entendue dire au médecin qu’elle ne voulait pas rester chez un homme qui avait tué sa mère ; or je vous demande un peu…
— Allez-vous-en ! flanquez-moi la paix, dit le prince en mettant Valentin dehors et en s’enfermant avec Francia.
Puis, allant à elle, il ouvrit son dolman en lui présentant son poignard :
— Tue-moi, si tu crois cela, lui dit-il ; tu vois ! c’est très facile, je ne t’en empêcherai pas. J’aime mieux la mort que ta haine ; mais auparavant dis-moi qui t’a fait ce lâche et stupide mensonge ?
— Elle ! votre autre maîtresse !
— Je n’ai pas d’autre maîtresse que toi.
— La marquise de Thièvre, votre prétendue cousine !
— Elle est fort peu ma cousine, et pas du tout ma maîtresse.
— Mais elle le sera !
— Non, si tu m’aimes ! J’ai été un peu épris d’elle, le premier jour. Le second jour, je t’ai vue ; le troisième, je t’ai aimée : je ne peux plus aimer que toi.
— Pourquoi dit-elle que vous avez tué…
— Pour t’éloigner de moi ; elle est peut-être piquée, jalouse, que-sais-je ? Elle a menti, elle a arrangé l’histoire de tes malheurs, qu’il m’a bien fallu lui raconter le jour où tu es venue me parler chez elle ; mais je peux te jurer par mon amour et le tien que je n’étais pas à l’endroit où tu as été blessée et où ta mère a péri !
— Elle a donc péri ! Vous le saviez et vous me trompiez ?
— Devais-je te mettre la mort dans l’âme quand tu conservais de l’espérance ? D’ailleurs est-on jamais absolument sûr d’un fait de cette nature ? Mozdar a vu tomber ta mère ; mais il ne sait pas, il ne peut pas savoir si elle n’a pas été relevée vivante encore, comme tu l’étais après l’affaire. J’ai écrit, nous saurons tout. Je ne t’ai jamais dit de compter sur un bon résultat ; mais tu dois savoir que je suis humain, puisque je t’ai sauvée, toi !
Francia sentit tomber sa fièvre et sa colère.
— C’est égal, dit elle, je veux m’en aller, le docteur l’a dit : « — Dans le doute, abstiens-toi ! »
— Quel docteur ? de quel âne me parles-tu ? as-tu fait la folie de te confier à quelqu’un ?
— Oui, dit Francia, j’ai tout raconté à un très brave monsieur, un ami du docteur Larrey que madame Valentin m’a amené. Il va venir me chercher.
Pressée par les questions de Mourzakine, elle raconta son entretien avec M. Faure.
— Et tu crois, s’écria le prince, que je te permettrai de me quitter avec l’aumône des âmes charitables du quartier ? Toi, si fière, tu passerais à l’état de mendiante ? Non ! voilà un billet de banque que je mets sous ce flambeau. Quand tu voudras partir, tu pourras le faire sans rien devoir à personne, sans me consulter, sans m’avertir ; donc tu n’es plus retenue par rien que par l’idée de me briser le cœur. Va-t’en, si tu veux, tout de suite ! Je ne souffrirai pas longtemps, va ; si la guerre recommence, je me ferai tuer à la première affaire et je ne regretterai pas la vie. Je me dirai que j’ai été heureux pendant trois jours dans toute mon existence. Ce bonheur a été si grand, si délicieux, si complet, qu’il peut compter pour un siècle !
Mourzakine parlait avec tant de conviction apparente que Francia tomba dans ses bras en pleurant.
— Non ! dit-elle, ce n’est pas possible qu’un homme si bon et si généreux ait jamais tué une femme ! Cette marquise m’a trompée ! Ah ! c’est bien cruel ! Pourvu qu’elle ne te dise pas quelque chose contre moi qui me fasse haïr de toi, comme je te haïssais tout à l’heure !
— Moquons-nous d’elle, dit le prince.
Et, faisant aussi bon marché de madame de Thièvre qu’il avait fait de Francia en parlant d’elle à la marquise, il jura qu’elle était trop grande, trop grasse, trop blonde, et qu’il ne pouvait souffrir ces natures flamandes privées de charme et de feu sacré. Il n’en savait rien du tout, mais il savait dire tout ce qui le menait à ses fins. La bonne Francia n’était pas vindicative, mais une femme aime toujours à entendre rabaisser sa rivale. Les hommes le savent, et souvent une raillerie les disculpe mieux qu’un serment. Mourzakine ne se fit faute ni de l’un ni de l’autre, et peut-être se persuada-t-il qu’il disait la vérité.
— Voyons, dit-il à sa petite amie quand il eut réussi à lui arracher un sourire, tu t’es ennuyée d’être seule, tu as eu des idées noires, je ne veux pas que tu sois malade ; achève de t’habiller, nous allons sortir en voiture. J’ai vu aux Champs-Élysées des petites maisons où l’on mange comme si on était à la campagne. Allons dîner ensemble dans une chambre bien gaie, et puis à la nuit nous nous promènerons à pied. Ou bien veux-tu aller au spectacle ? dans une petite loge d’en bas où tu ne seras vue de personne ? Valentin nous suivra. Nous nous arrangerons pour que tu ne sois pas vue au bras d’un étranger en uniforme, puisque tu crains de passer pour traître envers ta patrie ! Nous irons où tu voudras, nous ferons ce que tu voudras, pourvu que je te voie me sourire comme l’autre jour. Je donnerais ma vie pour un sourire de toi !
Pendant qu’elle s’habillait, on apporta des cartons où elle dut choisir rubans, écharpes, voiles, chapeaux et gants. Elle accepta moitié honteuse, moitié ravie. Elle était prête, elle était parée, émue, heureuse, quand le docteur reparut. Elle redevint pâle. Le prince reçut M. Faure avec une politesse railleuse.
— Votre petite malade est guérie, lui dit-il, elle sait que je n’ai massacré personne de sa famille. Nous allons sortir ; veuillez me dire, docteur, ce que je vous dois pour vos deux visites.
— Je ne venais pas chercher de l’argent, répondit M. Faure, j’en apportais, je croyais avoir une bonne action à faire ; mais puisque j’ai été, selon ma coutume, dupe de ma simplicité, je remporte mon aumône et je vais chercher à la mieux placer.
Il s’en alla en haussant les épaules et en jetant à Francia confuse un regard de moquerie méprisante qui lui alla au fond du cœur comme un coup d’épée. Elle cacha sa tête dans ses mains, et resta comme brisée sous une humiliation que personne jusqu’alors ne lui avait infligée.
— Voyons, lui dit le prince, vas-tu être malheureuse avec moi, quand je fais mon possible pour te distraire et t’égayer ! Te sens-tu malade ? veux-tu te recoucher et dormir ?
— Non ! s’écria-t-elle en lui saisissant le bras ; vous vous en iriez chez cette dame !
— Te voilà jalouse encore ?
— Eh bien ! oui, je suis jalouse malgré tout ce que vous m’avez dit, je suis jalouse malgré moi ! Ah ! tenez, je souffre bien ; je sens que je suis lâche d’aimer un ennemi de mon pays ! Je sais que pour cela je mérite le mépris de tous les honnêtes gens. Ne dites rien, allez, vous le savez bien vous-même, et peut-être que vous me méprisez aussi au fond du cœur. Peut-être qu’une femme de votre pays ne se donnerait pas à un militaire français ; mais je supporterai cette honte, si vous m’aimez, parce que cette chose-la est tout pour moi ; seulement il faut m’aimer ! Si vous me trompiez !...
Elle fondit en larmes. Le prince, voyant l’énergie de cette affection dans un être si faible, en fut touché.
— Tiens, lui dit-il en reprenant le poignard persan qu’elle avait jeté sur la table, je te donne ce bijou ; c’est un bijou, tu vois ! c’est orné de pierres fines, et c’est assez petit pour être caché dans le mouchoir ou dans le gant. Ce n’est pas plus embarrassant qu’un éventail ; mais c’est un joujou qui tue, et en te l’offrant tout à l’heure je savais très bien qu’il pouvait me donner la mort. Garde-le, et perce-moi le cœur, si tu me crois infidèle !
Il disait ce qu’il pensait en ce moment-là. Il n’aimait pas la marquise ; il lui en voulait même. Il était content de ne pas se soucier de sa personne, qu’elle lui avait trop longtemps refusée, selon lui.
Francia, rassurée, examina le poignard, le trouva joli, et s’amusa de la possession d’un bijou si singulier ; elle le lui rendit pourtant, ne sachant qu’en faire et frémissant à l’idée de s’en servir contre lui. Elle était prête à sortir. Mourzakine l’entraîna, lui fit oublier sa blessure en la caressant et la gâtant comme un enfant malade. Ils allèrent dîner aux Champs-Élysées, et puis il lui demanda quel théâtre elle préférait. Elle se sentait faible, elle avait à peine mangé, et par moments elle avait des frissons. Il lui proposa de rentrer. Elle le voyait disposé à s’amuser du bruit et du mouvement de Paris ; il avait copieusement dîné, lui, bu d’autant. Elle craignit de le priver en acceptant de prendre du repos, et céda au désir qu’il paraissait avoir d’aller à Feydeau entendre les chanteurs en vogue. L’Opéra-Comique était alors fort suivi et généralement préféré au grand Opéra. C’était un théâtre de bon ton, et Mourzakine n’était pas fâché, tout en écoutant la musique, de pouvoir lorgner les jolies femmes de Paris. Il envoya en avant Valentin pour louer une loge de rez-de-chaussée, et, quand ils arrivèrent, le dévoué personnage les attendait sous le péristyle avec le coupon. Francia baissa son voile, prit le bras de Valentin et alla s’installer dans la loge, où peu d’instants après le prince vint la rejoindre.
Quand elle se vit tête à tête avec lui dans cette niche sombre, où, en se tenant un peu au second plan, elle n’était vue de personne, elle se rassura. En jetant les yeux sur ce public où pas une figure ne lui était connue, elle sourit de la peur qu’elle avait eue d’y être découverte, et elle oublia tout encore une fois, pour ne sentir que la joie d’être dans un théâtre, dans la foule, parée et ravie, dans le souffle chaud et vivifiant de Paris artiste, seule et invisible avec son amant heureux. C’était la sécurité, l’impunité dans la joie, car Francia, élevée dans les coulisses du spectacle ambulant, aimait le théâtre avec passion. C’est en l’y menant quelquefois que Guzman l’avait enivrée. Elle aimait surtout la danse, bien que sa mère, en lui donnant les premières leçons, l’eût souvent torturée, brisée, battue. Dans ce temps-là, certes elle détestait l’art chorégraphique ; mais depuis qu’elle n’en était plus la victime résignée, cet art redevenait charmant dans ses souvenirs. Il se liait à ceux que sa mère lui avait laissés. Elle était fière de s’y connaître un peu et de pouvoir apprécier certains pas que Mimi La Source lui avait enseignés. On jouait, je crois, Aline, reine de Golconde. Si ma mémoire me trompe, il importe peu. Il y avait un ballet. Francia le dévora des yeux, et, bien que les danseuses de Feydeau fussent de second ordre, elle fut enivrée jusqu’à oublier qu’elle avait la fièvre. Elle oublia aussi qu’elle ne voulait pas être vue avec un étranger ; elle se pencha en avant, tenant naïvement le bras de Mourzakine et l’entraînant à se pencher aussi pour partager un plaisir dont elle ne voulait pas jouir sans lui.
Tout à coup elle vit immédiatement au-dessous d’elle une tête crépue, dont le ton rougeâtre la fit tressaillir. Elle se retira, puis se hasarda à regarder de nouveau. Elle dut prendre note d’une grosse main poilue qui frottait par moments une nuque bovine, rouge et baignée de sueur. Enfin elle distingua le profil qui se tournait vers elle, mais sans que les yeux ronds et hébétés parussent la voir. Plus de doute, c’était Antoine le ferblantier, le neveu du père Moynet, l’amoureux que Théodore lui avait conseillé d’épouser.
Elle fut prise de peur. Était-ce bien lui ? Que venait-il faire au théâtre, lui qui n’y comprenait rien, et qui était trop rangé pour se permettre un pareil luxe ? L’acte finissait. Quand elle se hasarda à regarder encore, il n’était plus là. Elle espéra qu’il ne reviendrait pas, ou qu’elle avait été trompée par une ressemblance. Antoine avait une de ces têtes pour ainsi dire classiques par leur banalité, qu’on ne rencontre plus guère aujourd’hui dans les gens de sa classe. Les types tendent à se particulariser sous l’action d’aptitudes plus personnelles. À cette époque, un ouvrier de Paris n’était souvent qu’un paysan à peine dégrossi, et si quelque chose caractérisait Antoine, c’est qu’il n’était pas dégrossi du tout.
Mourzakine sortit pour aller chercher des oranges et des bonbons. Francia l’attendit en se tenant d’abord bien au fond de la baignoire ; mais elle s’ennuya, et, voyant la salle à moitié vide, le parterre vide absolument, elle s’avança pour se donner le plaisir de regarder la toile. En ce moment, elle se trouva face à face avec le regard doux et le timide sourire d’Antoine qui rentrait, et qui la reconnaissait parfaitement. Il était trop naïf pour croire déplacé de lui adresser la parole. Bien au contraire, il eût pensé faire une grossièreté en ne lui parlant pas.
— Comment donc, mademoiselle Francia, lui dit-il, c’est vous ? Je vous croyais bien loin ! Vous voilà donc revenue ? Est-ce que votre maman…
— Je l’ai rencontrée en route, répondit Francia avec la vivacité nerveuse d’une personne qui ne sait pas mentir.
— Ah ! bien, bien ! vous êtes revenues ensemble ? Et Dodore, il est revenu aussi ?
— Oui, il est là avec moi, il vient de sortir, dit Francia, qui ne savait plus ce qu’elle disait.
— Tant mieux, tant mieux ! reprit pesamment Antoine. À présent, vous voilà contents, vous voilà heureux, car vous êtes habillée,… très bien habillée, très jolie ! Et la santé est bonne ?
— Oui, oui, Antoine, merci !
— Et la maman ? sans doute qu’elle a fait fortune là-bas, dans les voyages ?
Et Antoine soupira bruyamment en croyant dissimuler son chagrin.
Francia comprit ce soupir : Antoine se disait qu’il ne pouvait plus aspirer à sa main. Elle saisit ce moyen de le décourager.
— C’est comme cela, mon bon Antoine, reprit-elle ; maman a fait fortune, et nous partons demain pour les pays étrangers, où elle a du bien.
— Demain, déjà ! vous partez demain ! mais vous viendrez bien dire adieu à mon oncle, qui vous aime tant ?
— J’irai, bien sûr, mais ne lui dites pas que vous m’avez vue ; il aurait du chagrin de savoir que je vais au spectacle avant de courir l’embrasser.
— Je ne dirai rien. Allons ! adieu, mademoiselle Francia ; est-ce demain que vous viendrez chez l’oncle ? Je voudrais bien savoir l’heure, pour vous dire adieu aussi.
— Je ne sais pas l’heure, Antoine, je ne peux pas décider l’heure… Je vous dis adieu tout de suite.
— J’aurais voulu voir votre maman. Est-ce qu’elle va rentrer dans votre loge ?
— Je ne sais pas ! dit Francia, inquiète et impatientée. Qu’est-ce que ça vous fait de la voir ? Vous ne la connaissez pas !
— C’est vrai ! D’ailleurs je ne peux pas rester. Il est déjà tard, et il faut que je sois levé avec le jour, moi !
— Et puis le spectacle ne vous amuse sûrement pas beaucoup ?
— C’est vrai, que ça ne m’amuse guère ; les chansons durent trop longtemps, et ça répète toujours la même chose. J’étais venu rapporter à ce théâtre une commande de pièces de réflecteurs, et comme je ne demandais pas de pourboire, ils m’ont dit dans les coulisses :
— Voulez-vous une place debout, à l’entrée du parterre ? J’ai trouvé une place assis. J’ai regardé, mais j’en ai assez, et puisque vous voilà riche,… c’est-à-dire puisque vous viendrez…
— Oui, oui, Antoine, j’irai voir votre oncle. Adieu ! portez-vous bien !
Antoine soupira encore et s’en alla ; mais, comme il traversait le couloir, il vit le beau prince russe qui entrait familièrement dans la loge de Francia, et une faible lumière se fit dans son esprit, lent à saisir le sens des choses. Je ne sais s’il était capable de débrouiller tout seul le problème, mais l’instinct du caniche lui fit oublier qu’il voulait s’en aller. Il resta à flâner sous le péristyle du théâtre.
Francia n’osa raconter à son prince la rencontre qui venait de la troubler et de l’attrister profondément, car, si elle n’avait que de l’effroi pour l’amour d’Antoine, elle n’en était pas moins touchée de sa confiance et de son respect.
— Il croit des choses impossibles à croire, se disait-elle, et ce n’est pas tant parce qu’il est simple que parce qu’il m’estime plus que je ne vaux !
Et puis, ce vieux ami, ce limonadier à la jambe de bois, qu’elle n’avait pas embrassé en partant, qu’elle n’avait pas eu le courage de tromper, et qui l’attendrait tous les jours jusqu’au moment où, las d’attendre, il prononcerait sur elle l’arrêt que méritent les ingrats !
Mourzakine lui apportait des friandises qu’elle se mit à grignoter en rentrant ses larmes. Le rideau se releva. Elle essaya de s’amuser encore, mais elle avait des éblouissements, des élancements au cœur et au cerveau ; elle craignait de s’évanouir ; elle ne put cacher son malaise.
— Rentrons ! lui dit Mourzakine.
Elle ne voulait pas l’empêcher d’entendre toute la pièce. Elle espéra que cinq minutes d’air libre la remettraient. Il la conduisit sur le balcon du foyer, où elle se débarrassa de son voile et respira. Elle redevint gaie, confiante, et quand la cloche les avertit, sans songer à cacher son visage, elle retourna avec lui à sa loge.
Au moment où, après l’y avoir fait entrer, Mourzakine allait s’y placer auprès d’elle, une main lui frappa l’épaule, et le força à se retourner.
C’était l’oncle Ogokskoï qui, l’attirant dans le couloir, lui dit en souriant :
— Tu es là avec ta petite. Je l’ai aperçue ; mais je suis curieux de voir si elle est vraiment jolie.
— Non, mon oncle, elle n’est pas jolie, répondit à voix basse Mourzakine, qui frémissait de rage.
— Je veux entrer dans la loge, ouvre ! Fais donc ce que je te dis ! ajouta le comte d’un ton sec qui ne souffrait pas de réplique.
Mourzakine lutta comme on peut lutter contre le pouvoir absolu.
— Non, cher oncle, dit-il en affectant une gaîté qu’il était loin de ressentir, je vous en prie, ne la voyez pas. Vous êtes un rival trop dangereux ; vous m’avez mis au plus mal avec la belle marquise, laissez-moi ce petit échantillon de Paris, qui n’est vraiment pas digne de vous.
— Si tu dis la vérité, reprit tranquillement le comte, tu n’as rien à craindre. Allons, ouvre cette porte, te dis-je, ou je l’ouvrirai moi-même.
Mourzakine essaya d’obéir, il ne put le faire ; il se sentit comme paralysé. Ogokskoï ouvrit la loge et, laissant la porte ouverte pour y faire pénétrer la lumière du couloir, il regarda très attentivement Francia, qui se retournait avec surprise. Au bout d’un instant, il revint à son neveu en disant :
— Tu m’as menti, Diomiditch, elle est jolie comme un ange. Je veux savoir à présent si elle a de l’esprit. Va-t’en là-haut saluer monsieur et madame de Thièvre.
— Là-haut ? Madame de Thièvre est ici ?
— Oui, et elle sait que tu t’y trouves. Je t’avais aperçu déjà, je lui ai annoncé que tu comptais venir la saluer. Va ! va donc ! m’entends-tu ? Sa loge est tout juste au-dessus de la tienne.
Ogokskoï parlait en maître, et, malgré la douceur railleuse de ses intonations, Diomiditch savait très bien ce qu’elles signifiaient. Il se résigna à le laisser seul avec sa maîtresse. Quel danger pouvait-elle courir en plein théâtre ? Pourtant une idée sauvage lui entra soudainement dans l’esprit.
— Je vous obéis, répondit-il ; mais permettez-moi de dire à ma petite amie qui vous êtes, afin qu’elle n’ait pas peur de se trouver avec un inconnu, et qu’elle ose vous répondre si vous lui faites l’honneur de lui adresser la parole.
Et, sans attendre la réponse, il entra vivement, et dit à Francia :
— Je reviens à l’instant ; voici mon oncle, un grand personnage, qui a la bonté de prendre ma place,… tu lui dois le respect.
En achevant ces mots, que le comte entendait, il glissa adroitement à Francia le poignard persan qu’il avait gardé sur lui, et qu’il lui mit dans la main en la lui serrant d’une manière significative. Son corps interceptait au regard d’Ogokskoï cette action mystérieuse, que Francia ne comprit pas du tout, mais à laquelle une soumission instinctive la porta à se prêter. Il hésitait toutefois à se retirer, quand Ogokskoï le poussa sans qu’il y parût, mais avec la force inerte et invincible d’un rocher qui se laisse glisser sur une barrière. Diomiditch dut céder la place et monter à la loge de madame de Thièvre, dont, sans autre explication, son oncle lui jeta le numéro en refermant la porte de celle de Francia.
La marquise le reçut très froidement. Il l’avait trop ouvertement négligée ; elle le méprisait, elle le haïssait même. Elle le salua à peine et se retourna aussitôt vers le théâtre, comme si elle eût pris grand intérêt au dernier acte.
Mourzakine allait redescendre, impatient de faire cesser le tête-à-tête de son oncle avec Francia, quand le marquis le retint.
— Restez un instant, mon cher cousin, lui dit-il, restez auprès de madame de Thièvre : je suis forcé, pour des raisons de la dernière importance, de me rendre à une réunion politique. Le comte Ogokskoï m’a promis de reconduire la marquise chez elle ; il a sa voiture, et je suis forcé de prendre la mienne. Il va revenir, je n’en doute pas, veuillez donc ne quitter madame de Thièvre que quand il sera là pour lui offrir son bras.
M. de Thièvre sortit sans admettre que Mourzakine pût hésiter, et celui-ci resta planté derrière la belle Flore, qui avait l’air de ne pas tenir plus de compte de sa présence que de celle d’un laquais, tandis qu’il sentait sa moustache se hérisser de colère en songeant au méchant tour que son oncle venait de lui jouer. Il n’était pas sans crainte sur l’issue de cette mystification féroce, lorsqu’au bout de quelques instants il vit l’ouvreuse entr’ouvrir discrètement la loge et lui glisser une carte de visite de son oncle, sur le dos de laquelle il lut ces mots au crayon :
« Dis à madame la marquise qu’un ordre inattendu, venue de la rue Saint-Florentin, me prive du bonheur de la reconduire et me force à te laisser l’honneur de me remplacer auprès d’elle. Vous trouverez en bas mes gens et ma voiture. Je prends un fiacre, et je laisse la petite personne aux soins de M. Valentin, ton majordome, qui la reconduira chez toi. »
— Eh bien, pensa Mourzakine, il n’y a que demi-mal, puisqu’elle est débarrassée de lui ! Elle sera jalouse, si elle me voit sortir avec la marquise ; mais celle-ci me reçoit si mal qu’elle ne me gardera pas longtemps, et peut-être même ne me permettra-t-elle pas de l’accompagner.
Le spectacle finissait. Il offrit à madame de Thièvre le châle qu’elle devait prendre pour sortir.
— Où donc est le comte Ogokskoï ? lui dit-elle sèchement.
Il lui expliqua la substitution de cavalier, et lui offrit son bras. Elle le prit sans répondre un mot, et comme, d’après son air courroucé, il hésitait à monter en voiture auprès d’elle, elle lui dit d’un ton impérieux :
— Montez donc ! vous me faites enrhumer.
Il s’assit sur la banquette de devant, elle fit un mouvement de droite à gauche pour ne pas rester en face de lui et pour se trouver aussi loin de lui que possible.
Il n’en fut point piqué. Il aimait vraiment Francia, il ne songeait qu’à elle. Il l’avait cherchée des yeux à la sortie. Il n’avait vu ni elle, ni Valentin ; mais cela n’était-il pas tout simple ? Les spectateurs placés au rez-de-chaussée avaient dû s’écouler plus vite que ceux du premier rang. Une seule chose le tourmentait, l’inquiétude et la jalousie de sa petite amie. Il ne doutait point que, pour parfaire sa vengeance, Ogokskoï ne lui eût dit en la quittant : — Mon neveu reconduit une belle dame, ne l’attendez pas.
Mais Diomiditch comptait sur l’éloquence de Valentin pour la rassurer et lui faire prendre patience. D’ailleurs elle était en fiacre, la voiture louée par Ogokskoï allait très vite. Il ne pouvait manquer d’arriver en même temps que Francia au pavillon.
Quand il eut fait ces réflexions, il en fit d’autres relativement à la belle marquise. Il avait des torts envers elle, elle était furieuse contre lui : devait-il accepter platement sa défaite et l’humiliation que son oncle lui avait ménagée ? Nul doute qu’Ogokskoï n’eût dit à la marquise en quelle société il avait surpris son beau neveu, et qu’il n’eût compté les brouiller à jamais ensemble pour se venger de ne pouvoir rien espérer d’elle. Mourzakine se demanda fort judicieusement pourquoi la marquise, qui affectait de le mépriser, l’avait appelé dans sa voiture au lieu de lui défendre d’y monter. Il est vrai que cette voiture n’était pas la sienne et qu’elle pouvait avoir peur de se trouver à minuit dans un remise dont le cocher lui était inconnu. Pourtant un de ses valets de pied était resté pour l’accompagner, et il était sur le siège. Elle n’avait nullement besoin de Mourzakine pour rentrer sans crainte. Donc il lui plaisait d’avoir Mourzakine à bouder ou à quereller. Il provoqua l’explosion en se mettant à ses genoux et en se laissant accabler de reproches jusqu’à ce que toute la colère fût exhalée. Il eût volontiers menti effrontément si la chose eût été possible ; mais la rencontre de la marquise avec Francia ne lui permettait pas de nier. Il avoua tout, seulement il mit le tout sur le compte de la jeunesse, de l’emportement des sens et de l’excitation délirante où l’avaient jeté les rigueurs de sa belle cousine. Ce reproche, qu’elle ne méritait guère, car elle ne l’avait certes pas désespéré, fit rougir la marquise ; mais elle l’écrasait en vain du poids de la vérité, elle perdit son temps à lui démontrer que tout ce qu’il lui avait dit de ses relations avec Francia était faux d’un bout à l’autre. Il coupa court aux explications par une scène de désespoir. Il se frappa la poitrine, il se tordit les mains, il feignit de perdre l’esprit en se montrant d’autant plus téméraire qu’il avait moins le droit de l’être. La marquise perdit l’esprit tout de bon et le défia de rester chez elle à attendre le marquis de Thièvre jusqu’à deux ou trois heures du matin, comme cela leur était déjà arrivé.
— Si vous êtes capable, lui dit-elle, de causer raisonnablement avec moi sans songer à celle qui vous attend chez vous, je croirai que vous n’avez pour elle qu’une grossière fantaisie et que votre cœur m’appartient. À ce prix, je vous pardonnerai vos folies de jeune homme, et, ne voulant de vous qu’un amour pur, je vous regarderai encore comme mon parent et mon ami.
Le prince s’était mis dans une situation à ne pouvoir reculer. Il baisa passionnément les mains de la marquise et la remercia si ardemment, qu’elle se crut vengée de Francia et le fit entrer chez elle en triomphe.
Elle se fit apporter du thé au salon, annonça à ses gens qu’ils eussent à attendre M. de Thièvre et à introduire les personnes qui pourraient venir de sa part lui apporter des nouvelles. La conspiration royaliste autorisait ces choses anormales dont les valets n’étaient point dupes, mais que le grave et politique Martin prenait au sérieux, se chargeant d’imposer silence aux commentaires des laquais du second ordre, lesquels étaient réduits à chuchoter et à sourire. Quant à lui, croyant fermement à des secrets d’État et comptant que sa prudence était un puissant auxiliaire aux projets de ses maîtres, il se tint dans l’antichambre, aux ordres de la marquise, et envoya les autres valets plus loin, pour les empêcher d’écouter aux portes.
Mourzakine avait assez étudié la maison pour se rendre compte des moindres détails. Il admira l’air dégagé et imposant avec lequel une femme aussi jeune que la marquise savait jouer la comédie de la préoccupation politique pour s’affranchir des usages et se débarrasser des témoins dangereux. Il se reprit de goût pour cette fière et aristocratique beauté qui lui présentait un contraste si tranché avec la craintive et tendre grisette. Il pensa à son oncle, qui avait compté par ses railleuses délations le brouiller avec l’une et avec l’autre, et qui ne devait réussir qu’à lui assurer la possession de l’une et de l’autre. Il jura à la marquise qu’il l’aimait avec son âme, qu’il la respectait trop pour l’aimer autrement ; mais il feignit d’être fort jaloux d’Ogokskoï, et coupa court à ses récriminations en lui reprochant à son tour de vouloir trop plaire à son oncle. Elle fut forcée de se justifier, de dire que son mari était un ambitieux qui la protégeait mal et qui l’avait prise au dépourvu en invitant le comte à dîner chez elle, à l’accompagner au théâtre et à la reconduire.
— Et vous-même, ajouta-t-elle, n’êtes-vous pas un ambitieux aussi ? Ne m’avez-vous pas négligée ces jours-ci pour ne pas déplaire à cet oncle que vous craignez tant ? ne m’avez-vous pas conseillée d’être aimable avec lui, de le ménager, pour qu’il ne vous écrasât pas de son courroux ?
— La preuve, lui répondit Mourzakine, que je ne le crains pas pour moi, c’est que me voici à vos pieds jurant que je vous adore. Vous pouvez le lui redire. Un sourire de votre bouche de rose, un doux regard de vos yeux d’azur, et que je sois brisé après par le tsar lui-même, je ne me plaindrai pas de mon sort !
Diomiditch n’avait pas beaucoup à craindre que la marquise trahit sa propre défaite, devenue imminente ; elle n’en fut pas moins dupe d’une bravoure si peu risquée, et se laissa adorer, supplier, enivrer et vaincre.
Les larmes et les reproches vinrent après la chute ; mais il était fort tard, trois heures du matin peut-être. M. de Thièvre pouvait rentrer. Elle recouvra sa présence d’esprit, et sonna Martin.
— Le marquis ne rentre pas, lui dit-elle, il sera peut-être retenu jusqu’au jour ; je suis fatiguée d’attendre, reconduisez le prince…
Mourzakine s’éloigna fier de sa victoire, mais impatient de revoir Francia, qu’il continuait à préférer à la marquise. Il avait, non pas des remords, il se fût méprisé lui-même s’il n’eût profité de l’occasion que lui avait fournie son oncle en croyant le perdre dans l’esprit de madame de Thièvre ; mais la douleur de Francia gâtait un peu son triomphe, et il avait hâte de la rejoindre pour l’apaiser. Il était aussi très impatient d’apprendre ce qui s’était passé entre elle et le comte Ogokskoï. Il est étrange que, malgré sa pénétration et son expérience des procédés du cher oncle, il ne l’eût pas deviné. Il commençait pourtant à en prendre quelque souci en franchissant la rue sombre qui le ramenait à son pavillon.
Or ce qui s’était passé, s’il l’eût pressenti plus tôt, eût beaucoup gâté l’ivresse de sa veillée auprès de la marquise.
Reprenons la situation de Francia où nous l’avons laissée, c’est-à-dire en tête-à-tête avec Ogokskoï dans sa loge du rez-de-chaussée à l’Opéra-Comique.
D’abord il se contenta de la regarder sans rien lui dire, et elle, sans méfiance aucune, car Mourzakine lui avait fort peu parlé de son oncle, continua à regarder le spectacle, mais sans rien voir et sans jouir de rien. Elle sentait revenir une migraine violente dès que Mourzakine n’était plus auprès d’elle. Elle l’attendait comme s’il eût tenu le souffle de sa vie entre les mains, lorsque le comte lui annonça que son neveu venait de recevoir un ordre qui le forçait de courir auprès de l’Empereur.
— Ne vous inquiétez pas de votre sortie, lui dit-il, je me charge de vous mettre en voiture, ou de vous reconduire si vous le désirez.
— Ce n’est pas la peine, répondit Francia, toute attristée. Il y a M. Valentin qui m’attend avec un fiacre à l’heure.
— Qu’est-ce que c’est que M. Valentin ?
— C’est une espèce de valet de chambre qui est pour le moment aux ordres du prince.
— Je vais l’avertir, reprit Ogokskoï, afin qu’il se trouve à la sortie.
Il alla sous le péristyle, où se tenaient encore à cette époque tout un groupe d’industriels empressés qui se chargeaient, moyennant quelque monnaie, d’appeler ou d’annoncer les voitures de l’aristocratie en criant à pleins poumons le titre et le nom de leurs propriétaires. Ogokskoï dit au premier de ces officieux d’appeler M. Valentin ; celui-ci apparut aussitôt.
— Le prince Mourzakine, lui dit Ogokskoï, vous avertit de ne pas l’attendre ici davantage ; remmenez la voiture, et allez l’attendre chez lui.
Malgré sa puissante intelligence, Valentin ne se douta de rien et obéit.
Le comte rentra dans les couloirs, écrivit à la hâte le billet qui devait mettre son neveu aux arrêts forcés dans la loge de la marquise, et revint dire à Francia que M. Valentin, n’ayant sans doute pas compris les ordres de Mourzakine, était parti.
— En ce cas, répondit Francia, je prendrai tout de suite un autre fiacre ; je suis fatiguée, je voudrais rentrer.
Venez, dit le comte en lui offrant son bras, qu’elle eut de la peine à atteindre, tant elle était petite et tant il était grand.
Il trouva très vite un fiacre et s’y assit auprès d’elle en lui jurant qu’il ne laisserait pas une jolie fille adorée de son neveu sous la garde d’un cocher de sapin.
Il avait dit tout bas au cocher de prendre les boulevards et de les suivre au pas en remontant du côté de la Bastille. Francia, qui connaissait son Paris, s’aperçut bientôt de cette fausse route et en fit l’observation au comte.
— Qu’importe ? lui dit-il ; l’animal est ivre, ou il dort, nous pouvons causer tranquillement, et j’ai à causer avec vous de choses très graves pour vous. Vous aimez mon neveu, et il vous aime ; mais vous êtes libre, et il ne l’est pas. Une très belle dame que vous ne connaissez pas…
— Madame de Thièvre ! s’écria Francia frappée au cœur.
— Moi, je ne nomme personne, reprit le comte ; il me suffit de vous dire qu’une belle dame a sur son cœur des droits antérieurs aux vôtres, et qu’en ce moment elle les réclame.
— C’est-à-dire qu’il est, non pas chez l’empereur, mais chez cette dame.
— Vous avez parfaitement saisi ; il m’a chargé de vous distraire ou de vous ramener. Que choisissez-vous ? Un bon petit souper au Cadran-Bleu, ou un simple tour de promenade dans cette voiture ?
— Je veux m’en aller chez moi bien vite.
— Chez vous ? Il paraît que vous n’avez plus de chez vous, et je vous jure que vous ne trouverez pas cette nuit mon neveu chez lui ! Allons, pleurez un peu, c’est inévitable, mais pas trop, ma belle petite ! Ne gâtez pas vos yeux qui sont les plus doux et les plus beaux que j’aie vus de ma vie. Pour un amant perdu, cent de retrouvés quand on est aussi jolie que vous l’êtes. Mon neveu a bien prévu que son infidélité forcée vous brouillerait avec lui, car il vous sait jalouse et fière. Aussi m’a-t-il approuvé lorsque je lui ai offert de vous consoler. Dites oui, et je me charge de vous. Vous y gagnerez. Mourzakine n’a rien que ce que je lui donne pour soutenir son rang, et moi je suis riche ! Je suis moins jeune que lui, mais plus raisonnable, et je ne vous placerai jamais dans la situation où il vous laisse ce soir. Allons souper ; nous causerons de l’avenir, et sachez bien que mon neveu me sait gré de l’aider à rompre des liens qu’il eût été forcé de dénouer lui-même demain matin.
Francia, étouffée par la douleur, l’indignation et la honte, ne pouvait répondre.
— Réfléchissez, reprit le comte ; je vous aimerai beaucoup, moi ! Réfléchissez vite, car il faut que je m’occupe de vous trouver un gîte agréable, et de vous y installer cette nuit.
Francia restait muette. Ogokskoï crut qu’elle mourait d’envie d’accepter, et, pour hâter sa résolution, il l’entoura de ses bras athlétiques. Elle eut peur, et, en se dégageant, elle se rappela la manière étrange dont Mourzakine lui avait glissé son poignard ; elle le sortit adroitement de sa ceinture, où elle l’avait passé en le couvrant de son châle.
— Ne me touchez pas ! dit-elle à Ogokskoï ; je ne suis pas si méprisable et si faible que vous croyez.
Elle était résolue à se défendre, et il l’attaquait sans ménagements, ne croyant point à une vraie résistance, lorsqu’elle avisa tout à coup, à la clarté des réverbères, un homme qui avait suivi la voiture et qui marchait tout près.
— Antoine ! s’écria-t-elle en se penchant dehors.
À l’instant même la portière s’ouvrit, et, sans que le marchepied fût baissé, elle tomba dans les bras d’Antoine, qui l’emporta comme une plume. Le comte avait essayé de la retenir, mais on était alors devant la Porte Saint-Martin, et les boulevards étaient remplis de monde qui sortait du théâtre. Ogokskoï craignit un scandale ridicule ; il retira à lui la portière, poussa vivement son cocher de fiacre à doubler le pas, et disparut dans la foule des voitures et des piétons.
Francia était presque évanouie ; pourtant elle put dire à Antoine : — Allons chez Moynet.
Au bout d’un instant, reprenant courage, elle put marcher. Ils étaient à deux pas de l’estaminet de la Jambe de bois ; c’est ainsi que les gens du quartier désignaient familièrement l’établissement du sergent Moynet. Il était encore ouvert. L’invalide jeta un grand cri de joie en revoyant sa fille adoptive ; mais, comme elle était pâle et défaillante, il la fit entrer dans une sorte d’office où il n’y avait personne et où il se hâta de l’interroger. Elle ne pouvait pas encore parler ; il questionna Antoine qui baissa la tête et refusa de répondre.
— Elle vous dira ce qu’elle voudra, dit-il ; moi, je n’ai qu’à me taire !
Et comme il pensait bien qu’elle ne voudrait pas s’expliquer devant lui, l’honnête garçon eut la patience et la délicatesse de renoncer à savoir la vérité. Il se retira en disant à Francia :
— Je m’en vais aider le garçon à fermer l’établissement. Si vous avez quelque chose à me commander, je suis là.
Francia, touchée profondément, lui tendit une main qu’il serra dans les siennes avec une émotion bien vive dont sa figure épaisse et tannée ne trahit pourtant rien.
— Voyons, parleras-tu ? dit en jurant Moynet à Francia, dès qu’ils furent seuls. Il y a quelque chose de louche dans tout ça ! Je n’ai rien dit ; mais je n’ai pas cru un mot de cette histoire du retour de ta mère, d’autant plus que j’ai su des choses qui ne m’ont pas plu. Pendant que je courais l’autre soir pour faire relâcher ton vaurien de frère, tu sortais malgré ma défense ; tu n’es rentrée qu’au jour, et ce même jour-là tu disparais sans me dire adieu ! Il faut avouer la vérité, entends-tu ? Si tu essayes encore de me tromper, je te méprise et je t’abandonne !
Francia se jeta à ses genoux en sanglotant. La dernière crise de cette cruelle soirée avait dissipé subitement sa migraine ; son cœur était plein d’une indignation énergique contre ces Russes qui avaient tenté de l’avilir. Elle raconta avec une grande netteté et une sincérité absolue l’histoire de ses relations avec Mourzakine. Ce fut avec une énergie égale, mais accentuée de nombreux jurons, que le sergent, tout en ménageant les reproches à la pauvre fille, flétrit la conduite des deux étrangers. Il ne voulut pas admettre de circonstances atténuantes en faveur du prince, et quand Francia essaya de se persuader à elle-même que sa conduite avait pu être moins coupable que le comte ne la lui avait présentée, Moynet s’emporta contre elle et se défendit de toute pitié pour le chagrin qui l’accablait.
— Tu es une sans cœur et une lâche, lui dit-il, tu as trahi ton pays et le souvenir de ta mère ! Tu t’es donnée à l’homme qui l’a tuée ! Il l’a dit à son autre maîtresse, ça doit être vrai, et à l’heure où nous sommes ils en rient ensemble, car elle est aussi canaille que lui et que toi ! Elle trouve ça drôle ! Ah ! les femmes ! comme c’est vil, et comme j’ai bien fait de rester garçon ! Tiens, finis de pleurer, fille entretenue par l’ennemi, ou je te mets sur le trottoir avec les autres !… Les autres ? Non, j’ai tort, j’oubliais,… les filles publiques valent mieux que toi ! Le jour de l’entrée des ennemis dans Paris, il n’y en a pas une qui se soit montrée sur le pavé… Ah ! j’en rougis pour toi ! pour moi aussi, qui t’ai ramenée de là-bas, et qui aurais mieux fait de te flanquer une balle dans la tête ! Voilà un beau débris de la grande armée, voilà un bel échantillon de la déroute ! Et comme ces ennemis doivent avoir une belle idée de nous !
Francia l’écoutait, le coude sur son genou, la joue dans sa main, la poitrine rentrée, les yeux fixes. Elle ne pleurait plus. Elle envisageait sa faute et commençait à y voir un crime. Ses affreuses visions de la nuit précédente lui revenaient. Elle contemplait, tout éveillée, la tête mutilée de sa mère et le cheval de Mourzakine galopant avec ce sanglant trophée.
— Papa Moynet, dit-elle à l’invalide, je vous en prie, ne dites plus rien ; vous me rendrez folle !
— Si ! Je veux dire, et je dirai encore, reprit Moynet, à qui elle avait oublié de faire savoir combien elle était malade depuis vingt-quatre heures : je ne t’ai jamais assez dit, je ne t’ai jamais dit ce que je devais te dire ! J’ai été trop doux, trop bête avec toi. Tu m’as toujours dupé, et ce qui arrive, c’est ma faute. Nom de nom ! C’est aussi la faute de la misère. Si j’avais eu de quoi te placer, et le temps de te surveiller, et un endroit, des personnes pour te garder ! Mais avec une seule jambe, pas un sou d’avance, pas d’industrie, pas de famille, rien, quoi ! je n’étais bon qu’à faire un état de cantinière ; grâce à un ami, j’ai pu louer cette sacrée boutique, qui me tient collé comme une image à un mur, et où je n’ai pas encore pu joindre les deux bouts. Pendant ce temps-là, mam’zelle, que je croyais si sage et qui logeait là-haut dans sa mansarde, ne se contentait pas de travailler. Il lui fallait des chiffons et des amusements. On se laissait mener au spectacle et à la promenade avec les autres petites ouvrières, par les garçons du quartier, qui faisaient des dettes à leurs parents pour trimballer cette volaille. Je t’avais dit plus d’une fois : N’y va pas ; il t’arrivera malheur ! Tu me promettais tout ce que je voulais : tu es douce, et on te croirait raisonnable ; mais tu n’as pas de ça (Moynet frappait sur sa poitrine) ! Tu n’as ni cœur, ni âme ! Une chiffe, quoi ! Un oiseau qui ne veut pas de nid, et qui va comme le vent le pousse. Tu as écouté des pas grand’chose, tu as méprisé tes pareils, tu aurais pu épouser Antoine, tu le pourrais peut-être encore ! Mais non, tu te crois d’une plus belle espèce que ça. On a eu une mère qui pirouettait sur les planches, devant les Cosaques, et on dit : Je suis artiste. On se donne à un perruquier parce qu’il est artiste, lui aussi ! Tiens, tout ce qui sort du théâtre et tout ce qui y rentre, c’est des vagabonds et des ambitieux ! On s’habille en princes et en princesses, et on rêve d’être des rois et des empereurs. J’ai vu ça à Moscou, moi ; il y avait des comparses de théâtre qui buvaient bien la goutte avec nous, mais qui n’auraient jamais pris un fusil pour se battre. Tu as été élevée dans ce monde-là, et tu t’en ressens : tu seras toujours celle qui ne fait rien d’utile et qui compte sur les autres pour l’entretenir.
— Mon papa Moynet, dit Francia, humiliée et brisée, je n’ai jamais été si bas que ça. Je n’ai jamais rien voulu recevoir de vous et de ceux qui travaillent avec peine et sans profit. Voilà toute ma faute, je n’ai pas voulu me mettre dans la misère avec Antoine qui ne gagne pas assez pour être en famille et qui aurait été malheureux. Ceux dont j’ai accepté quelque chose n’auraient jamais trouvé de maîtresses qui se seraient contentées d’aussi peu que moi, et je ne suis jamais restée sans gagner quelques sous pour habiller mon frère ; enfin je ne me suis jamais égarée que par inclination : vous ne m’avez jamais vue avec des riches, et vous savez bien qu’il n’en manque pas pour nous offrir tout ce que nous pourrions souhaiter.
— Je sais tout ça ; jusqu’à présent tu avais été plus folle que fautive, c’est pourquoi je te pardonnais ; je t’aimais encore, je ne souffrais pas qu’on dît du mal de toi. Je me figurais que tu rencontrerais quelque amant convenable dont tu saurais faire un mari par ta gentillesse et ton bon cœur ; mais à présent ! à présent, petite, quel honnête homme, même amoureux de toi, voudrait prendre à tout jamais le reste d’un Russe ! Ça sera bon pour un jour ou deux, la fantaisie de te promener, et puis il faudra passer de l’un à l’autre, jusqu’à l’hôpital et au trottoir !
— Si c’est comme ça que vous me consolez, dit Francia, je vois bien que je n’ai plus qu’à me jeter à l’eau !
— Non, ça ne répare rien du tout, ces bêtises-là ! on n’en a pas le droit ; un homme se doit à son pays, une femme se doit à son devoir.
— Quel devoir ai-je donc à présent, puisque vous me trouvez déshonorée, perdue ?
Moynet fut embarrassé, il avait été trop loin. Il n’était pas assez fort en raisonnement pour sortir de son dilemme. Il ne trouva qu’une issue. Ce fut de lui offrir le pardon et l’amour d’Antoine.
— Il n’y a, lui dit-il, qu’un homme assez bon et assez patient pour ne pas te repousser. Tu n’as qu’un mot à lui dire ; il n’est pas sans point d’honneur pourtant, mais il me consulte, et quand je lui aurai dit : « L’honneur peut aller avec le pardon, » il me croira. Voyons, finissons-en, je vais l’appeler, et pendant que vous causerez tous deux, j’irai mettre une paillasse pour moi dans le billard. Tu dormiras dans ma chambre sur un matelas ; demain nous verrons à te trouver une mansarde.
Il sortit. Francia resta seule, effrayée, hésitante quelques instants. Il fallait à Moynet le temps d’avertir et de persuader son neveu. Si l’explication eût été immédiate et prompte, Francia eût été sauvée. Attendrie par l’aveugle dévouement d’Antoine, elle eût vaincu sa répugnance, sauf à mourir à la longue dans ce milieu de gêne et de réalisme qui froissait la délicatesse de ses goûts et de son organisation ; mais Antoine, qui s’était fait un devoir d’attendre, ne savait pas veiller : c’était un rude travailleur, chaque soir il tombait de fatigue. Pour ne pas s’endormir, il avait allumé sa pipe et, comme l’atmosphère chaude et visqueuse de la tabagie le narcotisait, il était sorti pour marcher en fumant ; il était assez loin dans la rue. Moynet envoya le garçon à sa recherche. Quand il fut revenu, on s’expliqua ; mais, si vite que Moynet pût résumer une situation tellement anormale, il fallut quelques minutes pour s’entendre, et Francia avait eu le temps de la réflexion.
— Il hésite, pensa-t-elle. Il ne se décide pas comme cela tout d’un coup. Le temps se passe, Moynet est obligé de lui dire beaucoup de paroles pour lui donner en moi une confiance qu’il ne peut plus avoir. Ah ! voilà qui est plus humiliant que toutes mes abjections ! Prendre pour maître un homme qui rougit de vous aimer ! Non ! ce n’est pas possible, mieux vaut mourir !
La porte de l’arrière-boutique était ouverte. Elle s’élança dehors, elle courut comme une flèche. Quand Antoine vint pour lui parler, elle était déjà loin ; il la chercha au hasard toute la nuit. Il ne savait pas où elle demeurait ; il lui fut impossible de la rejoindre.
D’abord Francia, en proie au vertige du suicide, ne songea qu’à gagner la Seine ; mais un instinct plus fort que le désespoir, un vague sentiment de l’amour que Mourzakine lui portait encore l’arrêta au bord du parapet. Qui sait si le prince n’était pas innocent ? Le comte avait peut-être tout inventé pour la perdre. C’était sans doute un homme indigne, infâme, puisqu’il avait voulu lui faire violence. Sans doute aussi Mourzakine le savait capable de tout, puisqu’il avait donné à Francia une arme pour se défendre. Ce poignard en disait beaucoup. Le prince n’avait pas voulu livrer sa maîtresse, puisqu’il avait fait cette action qui signifiait : tue-le, plutôt que de céder.
Avant de mourir, il fallait savoir la vérité, ne fût-ce que pour mourir avec moins de haine dans le cœur et de honte sur la tête.
Elle pouvait toujours en venir là ; elle avait le poignard, elle le tira et regarda à la lueur du réverbère sa lame effilée sa fine pointe ; elle le regarda longtemps, elle perça le bout de sa ceinture de soie repliée en plusieurs doubles. Rien n’est plus impénétrable à l’acier, la plus forte aiguille s’y fût brisée ; le stylet s’y enfonça sans que Francia fit le moindre effort.
— Eh bien ! se dit-elle, rien n’est plus facile que de se mettre cela dans le cœur. Me voila sûre d’en finir quand je voudrai. J’ai été blessée à la guerre ; je sais que dans le moment cela ne fait pas de mal. Si on meurt tout de suite, on ne souffre pas ! Elle roula trois fois autour de sa taille la belle écharpe de crêpe de Chine que Mourzakine lui avait fait choisir. Elle y cacha le poignard persan et reprit sa course jusqu’à l’hôtel de Thièvre, où elle voulait passer avant de se rendre au pavillon.
Il était trois heures du matin lorsqu’elle y arriva. Une voiture en sortait et se dirigeait vers la grille du jardin où le pavillon était situé. Elle suivit cette voiture qui allait vite ; elle la suivit avec la puissance exceptionnelle que donne la surexcitation : elle arriva en même temps que Mourzakine en descendait. Elle se plaça de manière à n’être pas vue, et, profitant du moment où, après avoir ouvert la grille, Mozdar se présentait à la portière pour recevoir son maître, elle se glissa dans le jardin si rapidement et si adroitement, que ni le Cosaque, qui lui tournait le dos, ni le prince, qui avait le grand et gros corps du Cosaque devant les yeux, ne se doutèrent qu’elle fût entrée.
Elle s’élança dans le jardin, au hasard d’y rencontrer Valentin, qu’elle ne rencontra pas, alla droit à la chambre de Mourzakine et se cacha derrière les rideaux de son lit. Elle voulait le surprendre, voir sur lui le premier effet de son apparition, l’accabler de son mépris avant qu’il eût préparé une fable pour la tromper encore, et se tuer devant lui en le maudissant.
Mourzakine, en gagnant son appartement, avait déjà demandé à Mozdar si Francia était rentrée, et, sur sa réponse négative, il s’était dit :
— Voilà ! je m’en doutais ! mon oncle me l’a enlevée. Du moment où il a deviné que j’aimais mieux celle-ci que l’autre, il m’a laissé l’autre et s’est vengé en me prenant mon vrai bien !
Il rentra chez lui en proie à un accès de rage et de chagrin qui ne dura pourtant pas très longtemps, car il était dans cette situation de l’esprit et du corps où le besoin de repos est plus impérieux que les secousses de la passion. Pourtant il voulut avant de se coucher connaître les circonstances de l’enlèvement, et, en homme qui paye cher toutes choses, il ne se gêna pas pour faire éveiller et appeler Valentin.
Francia observait tous ses mouvements, elle attendait qu’il fût seul. Elle voulait se montrer, quand Valentin entra. Mourzakine allait parler en français ; allait-il parler d’elle ? Elle écouta et ne perdit rien.
— Il paraît, mon cher, dit le prince à l’homme d’intrigues, que vous m’avez laissé voler ma petite amie ! Je ne vous aurais pas cru si facile à tromper. Comment se fait-il que vous soyez rentré sur les minuit sans la ramener ?
Valentin montra une très grande surprise, et il était sincère. Il raconta comment le comte lui avait donné congé de la part du prince. Il était impossible de soupçonner un projet d’enlèvement.
— N’importe ! vous avez manqué de pénétration. Un homme comme vous doit tout pressentir, tout deviner, et vous avez été joué comme un écolier.
— J’en suis au désespoir, Excellence ; mais je peux réparer ma faute. Que dois-je faire ? me voilà prêt.
— Vous devez retrouver la petite.
— Où, Excellence ? À l’hôtel Talleyrand ? Certes ce n’est pas là que le comte l’aura menée.
— Non ; mais je ne sais rien de Paris, et vous devez savoir où en pareil cas on conduit une capture de ce genre.
— Dans le premier hôtel garni venu. Votre oncle est un grand seigneur, il aura été dans un des trois premiers hôtels de la ville : je vais aller dans tous, et je saurai adroitement si les personnes en question s’y trouvent. Votre Excellence peut se reposer ; à son réveil, elle aura la réponse.
— Il faudrait faire mieux, il faudrait me ramener la petite. Mon oncle n’attendra pas le jour pour retourner à son poste auprès de notre maître ; il doit y être déjà, et je suis sûr que Francia aura la volonté de vous suivre.
— Votre Excellence est bien décidée à la reprendre après cette aventure ?
— Elle a résisté, je suis sûr d’elle !
— Et, après avoir échoué, le comte Ogokskoï n’aura pas de dépit contre Votre Excellence ? Elle n’a pas daigné me confier sa situation ; mais cela est bien connu à l’hôtel de Thièvre, où je vais souvent en voisin. Les gens de la maison m’ont dit que le comte Ogokskoï était un puissant personnage, que Votre Excellence était dans sa dépendance absolue… Je demande humblement pardon à Votre Excellence d’émettre un avis devant elle ; mais la chose est sérieuse, et je ne voudrais pas que mon dévouement trop aveugle pût m’être reproché par elle-même. Je la supplie de réfléchir une ou deux minutes avant de me réitérer l’ordre d’aller chercher mademoiselle Francia. Si mademoiselle Francia était bien contrariée de l’aventure, elle se serait déjà échappée, elle serait déjà ici.
Mourzakine fit un mouvement.
— Admettons, reprit vite Valentin, qu’elle se soit préservée ; elle peut réfléchir demain, et juger sa nouvelle position très avantageuse. Admettons encore qu’elle soit tout à fait éprise de Votre Excellence et très désintéressée, elle va être un sujet de litige bien grave ! En la revoyant ici, et il l’y reverra, si vous ne la cachez ailleurs…
— Il faudra la cacher ailleurs, Valentin, il le faudra absolument !
— Sans doute, voilà ce que je voulais dire à Votre Excellence. Il ne faut donc pas que je ramène la petite ici ?
— Non, ne la ramenez pas. Trouvez-lui une cachette sûre, et venez me dire où elle est.
— À la place de Votre Excellence, je ferais encore mieux. J’écrirais au comte un petit mot bien aimable pour lui demander s’il consent à renoncer à ce caprice, et comme il y renoncera certainement de bonne grâce, Votre Excellence n’aurait rien à craindre.
— Il n’y renoncera pas, Valentin !
— Et bien ! alors, si j’étais le prince Mourzakine, j’y renoncerais. Je ne m’exposerais pas pour la possession d’une petite fille comme cela, l’amusement de quelques jours, au ressentiment d’un homme qui peut tout et qui tiendrait mon avenir dans le creux de sa main. Je tournerais mes vœux vers un objet plus désirable et plus haut placé. Certaine marquise qui n’est pas loin d’ici a envoyé trois fois le jour de la grande alerte…
— Valentin, taisez-vous, je ne vous ai pas parlé et je ne vous permets pas de me parler de celle-là.
— Votre Excellence a raison, et c’est parce qu’elle fait plus grand cas de l’une que de l’autre qu’elle ferait bien d’écrire à son oncle. Je porterais la lettre de bonne heure, j’apporterais la réponse. C’est le moyen de tout concilier, et je gage qu’en voyant la soumission de Votre Excellence, M. le comte ne se souciera plus autant de la petite. Peut-être même ne s’en souciera-t-il plus du tout.
— C’est possible, il faut réfléchir à tout. Retirez-vous, Valentin ; à mon réveil, je vous dirai ce qu’il faut faire.
Et Mourzakine, incapable de résister davantage au sommeil, se déshabilla vite et tomba sur son lit où il s’endormit comme frappé de la foudre, car il ne prit pas même la peine de ramener ses couvertures sur sa poitrine.
Il dormait comme on dort à vingt-quatre ans, après une nuit d’agitation et de plaisir. Il faisait peut-être des rêves d’amour où tantôt la marquise, tantôt la grisette lui apparaissaient. Plus probablement il ne rêvait pas. Il était plongé dans l’anéantissement du premier sommeil. Francia sortit de sa cachette et marcha dans la chambre avec précaution, puis sans précaution ; il n’entendait rien. Elle tira les verrous de la porte, après avoir écouté les pas de Valentin qui s’éloignaient. Mozdar ne bougeait plus ; il couchait sous le péristyle, non dans un lit, les Cosaques ne connaissaient pas ce raffinement, mais sur un divan, sans se déshabiller, afin d’être toujours prêt à recevoir un ordre de son maître.
Francia s’assit sur une chaise et regarda Mourzakine. Comme il était calme ! Comme il l’avait oubliée ! Combien peu de chose elle était pour lui ! Il sortait des bras de la marquise, et déjà il ne se souciait presque plus de son petit oiseau bleu. Il le laissait au puissant Ogokskoï, il n’osait pas le lui disputer ; il essaierait, quand il aurait bien dormi, de se le faire rendre par une lâche supplication ; peut-être même ne ressaierait-il pas du tout !
Francia mesura l’abîme où elle était tombée. La fièvre faisait claquer ses dents. Elle sentait son cœur aussi glacé que ses membres. Ella repassa dans son esprit encore lucide tous les événements de la soirée : la soumission avec laquelle Mourzakine l’avait abandonnée au ravisseur était pour elle le plus poignant affront. Guzman lui était infidèle aussi, lui ; mais il lui faisait encore l’honneur d’être brutalement jaloux. Il l’eût tuée plutôt que de la céder à un autre. Mourzakine s’était contenté de lui fournir un moyen de tuer son rival.
— Pourquoi a-t-il eu cette pensée, se dit-elle, puisqu’à présent le voilà qui dort et ne se souvient plus que j’existe ? Sans doute qu’il hérite de son oncle et qu’il m’aurait su gré de le faire hériter tout de suite !
Elle eut un rire convulsif et crut entendre résonner à ses oreilles les paroles de l’invalide : « Il a tué ta mère, cela doit être vrai, il rit de t’avoir pour maîtresse malgré cela ! il en rit avec son autre maîtresse, qui ne vaut pas mieux que lui. »
Francia se leva dans un transport d’indignation. Elle eut chaud tout à coup ; cette chaleur dévorante se portait surtout à la tête, et il lui sembla qu’une lueur rouge remplissait la chambre. Elle tira le poignard, elle essuya la lame sans savoir ce qu’elle faisait.
— À présent, pensait-elle, je vais mourir ; mais je ne veux pas mourir déshonorée. Je ne veux pas qu’on dise : Elle a été la maîtresse du Russe qui a tué sa mère, et elle l’aimait tant, cette misérable, qu’elle s’est tuée pour lui. J’ai si peu vécu ! Je ne veux pas avoir vécu pour ne faire que le mal et pour amasser de la honte sur ma mémoire. Je veux qu’on me pardonne, qu’on m’estime encore quand je ne serai plus là. Je veux qu’on dise à mon frère :
« — Elle avait fait une lâcheté, elle l’a bien lavée, et tu peux être fier d’elle, tu peux la pleurer. Toi, qui voulais tuer des Russes, tu n’as pas trouvé l’occasion, elle l’a bien trouvée, elle ! Elle a vengé votre mère ! »
Que se passa-t-il alors ? Nul ne le sait. Francia se rassit, reprise par le froid et l’abattement. Elle contempla ce beau visage si tranquille qui semblait lui sourire ; la bouche était entr’ouverte, et, du milieu des touffes de la barbe noire, les dents éblouissantes de blancheur se détachaient comme une rangée de perles mates. Il avait les yeux grands ouverts fixés sur elle.
Il essaya de porter la main à sa poitrine, comme pour se débarrasser d’un corps étranger qui le gênait. Il n’en eut pas la force ; la main retomba ouverte sur le bord du lit. Il était frappé à mort. Francia n’en savait rien. Elle lui avait planté le poignard persan dans le cœur ; elle avait agi dans un accès de délire dont elle n’avait déjà plus conscience : elle était folle.
Mourzakine avait-il poussé un cri, exhalé une plainte ? lui avait-il parlé, lui avait-il souri, l’avait-il maudite ? Elle ne le savait pas. Elle n’avait rien entendu, rien compris ; elle croyait rêver, se débattre contre un cauchemar. Elle ne se souvenait plus d’avoir voulu se tuer. Elle se crut éveillée enfin, et n’eut qu’une volonté instinctive, celle de respirer dehors. Elle sortit de la chambre, traversa brusquement le vestibule sans que Mozdar l’entendit, arriva à la grille, trouva la clé dans la serrure, sortit dans la rue en refermant la porte avec un sang-froid hébété, et s’en alla devant elle sans savoir où elle était, sans savoir qui elle était.
Mourzakine respirait encore ; mais de seconde en seconde, ce souffle s’affaiblissait. Il n’avait sans doute éprouvé aucune souffrance ; la commotion seule l’avait éveillé, mais pas assez pour qu’il comprît, et maintenant il ne pouvait plus comprendre. S’il avait vu Francia, s’il l’avait reconnue, il ne s’en souvenait déjà plus. Ce qui lui restait d’âme s’envolait au loin vers une petite maison au bord d’un large fleuve. Il voyait des prairies, des troupeaux ; il reconnut le premier cheval qu’il avait monté, et se vit dessus. Il entendit une voix qui lui criait :
— Prends garde, enfant !
C’était celle de sa mère. Le cheval s’abattit, la vision s’évanouit, le fils de Diomède ne vit et n’entendit plus rien : il était mort.
À l’heure où il avait l’habitude de s’éveiller, Mozdar entra chez lui, le crut endormi encore profondément et l’appela à plusieurs reprises son petit père ! N’obtenant pas de réponse, il alla ouvrir les persiennes, et vit des taches rouges sur le lit. Il y en avait très peu, la blessure n’avait presque pas saigné, le poignard était resté dans la poitrine, enfoncé peu profondément, mais il avait atteint la région où la vie s’élabore et se renouvelle. Il y avait eu étouffement rapide sans convulsion d’agonie. Le visage, calme, était admirable.
Aux cris et aux sanglots du Cosaque, Valentin accourut. Il envoya chercher la police et le docteur Faure. En attendant, il examina toutes choses. Par un hasard presque miraculeux, car à coup sûr elle n’avait songé à rien, Francia n’avait laissé aucune trace de sa courte présence dans la maison ni dans le jardin. La terre était sèche, il n’y avait pas la moindre empreinte. La clé de la grille était dans la serrure où Valentin se souvenait de l’avoir laissée. Mozdar jurait que personne n’avait pu passer dans le vestibule sans qu’il l’eût entendu. Le docteur Faure examina avec un autre chirurgien la blessure et en dressa procès-verbal. Son confrère conclut au suicide. Quant à lui, il n’y crut pas et ne voulut pas conclure. Il songea à Francia et ne la nomma point. Il n’était pas chargé de rechercher les faits : il se retira en pensant que cette petite avait plus d’énergie qu’il ne lui en avait supposé.
Valentin, qui craignait beaucoup d’être accusé, vit avec plaisir les soupçons se porter sur le pauvre Mozdar, qui était une excellente bête féroce apprivoisée, et qui pleurait à fendre l’âme. Le comte Ogokskoï, appelé en toute hâte, vint pleurer aussi sur son neveu, et son chagrin fut aussi sincère que possible chez un courtisan. Il fit arrêter Mozdar pour la forme ; mais quand il eut délibéré militairement sur son sort, il le disculpa et déclara que son pauvre neveu avait eu un chagrin d’amour qui l’avait porté à se donner la mort. Il ne s’accusa pas tout haut de lui avoir causé ce chagrin ; mais il se le reprocha intérieurement et ne s’en consola qu’en se disant que le pauvre enfant avait la tête faible, l’esprit romanesque, le cœur trop tendre, enfin qu’il était dans sa destinée d’interrompre par quelque sottise la brillante carrière qui lui était ouverte.
Le tsar daigna plaindre le jeune officier. Autour de lui, quelques personnes se dirent tout bas que le comte Ogokskoï, jaloux de la jeunesse et de la beauté de son neveu, s’était trouvé en rivalité auprès de certaine marquise et s’était fait débarrasser de lui. L’affaire n’eut pas d’autre suite. Il n’y eut pas un des Russes logés ou campés à l’hôtel Talleyrand qui ne fit à Diomède Mourzakine cette oraison funèbre qui manque de nouveauté, mais qui a le mérite d’être courte :
— Pauvre garçon ! si jeune !
L’enterrement ne se fit pas avec une grande solennité militaire. Le suicide est toujours et partout une sorte de dégradation.
Le marquis de Thièvre suivit toutefois le cortège funéraire de son cher cousin, disant à qui voulait l’entendre :
— Il était le parent de ma femme, nous l’aimions beaucoup, nous avons été si saisis par ce triste événement, que madame de Thièvre en a eu une attaque de nerfs.
La marquise était réellement dans un état violent. En revenant du cimetière, son mari lui dit tout bas :
— Je comprends votre émotion, ma chère ; mais il faut surmonter cela et rouvrir votre porte dès ce soir. Le monde est méchant, et ne manquerait pas de dire que vous pleurez trop pour qu’il n’y eût pas quelque chose entre vous et ce jeune homme. Calmez-vous ! je ne crois point cela ; mais il faut vous habiller et vous montrer : mon honneur l’exige !
La marquise obéit et se montra. Huit jours après, elle était plus que jamais lancée dans le monde, et peut-être un mois plus tard se disait-elle que le ciel l’avait préservée d’une passion trop vive, qui eût pu la compromettre.
Personne ne soupçonnait Francia, et, chose étrange, mais certaine, Francia ne se soupçonnait pas elle-même ; elle avait agi dans un accès de fièvre cérébrale. Elle s’en était retournée instinctivement chez Moynet, elle s’était jetée sur un lit où elle était encore, gravement malade, en proie au délire depuis trois jours et trois nuits, et condamnée par le médecin qu’on avait mandé auprès d’elle. Certes, la police française l’eût facilement retrouvée, si Valentin l’eût accusée ; mais il n’y songeait pas, il ne soupçonnait que le comte Ogokskoï, qu’il détestait pour s’être joué de lui si facilement et pour avoir réglé son mémoire après le décès du jeune prince. Quand sa femme lui disait que la petite avait pu s’introduire à leur insu dans le pavillon la nuit de l’événement, il haussait les épaules en lui répondant :
— Tout ça, c’est des affaires entre Russes, n’en cherchons pas plus long qu’eux. Je sais que l’empereur de Russie n’aime pas qu’on voie les preuves de la haine des Français contre sa nation. Silence sur la petite Francia : nous ne la reverrons pas, elle n’est rien venue réclamer, elle nous a même laissé un billet de banque que le prince lui avait donné. Qu’il n’en soit plus question.
Une personne avait pourtant pressenti et comme deviné la vérité, c’était le docteur Faure. Le regard profondément navré que Francia avait fixé sur lui, le jour où il l’avait quittée avec mépris, lui était resté sur le cœur et pour ainsi dire devant les yeux ; ce pauvre petit être qui s’était fié à lui avec tant de candeur, et qui à une heure de là était retombé sous l’empire de l’amour, n’était pas une intrigante : c’était une victime de la fatalité. Qui sait si lui-même ne l’avait pas poussée au désespoir en voulant la sauver ?
Il résolut de la retrouver, et, comme il avait bonne mémoire, il se rappela qu’en lui racontant toute sa vie, elle lui avait parlé d’un estaminet de la rue du Faubourg Saint-Martin, et d’un invalide qui tenait l’établissement. Il s’y rendit, et trouva la jeune fille entre la vie et la mort. Son frère était auprès d’elle. Après l’avoir vainement cherchée chez Mourzakine, où il avait appris la catastrophe, il était retourné au faubourg Saint-Martin, certain qu’on y aurait de ses nouvelles.
Francia était dans une petite chambre humide et misérable, qui ne recevait de jour que par une cour de deux mètres carrés, sorte de puits formé par la superposition des étages, et imprégné de toutes les souillures et de toutes les puanteurs des pauvres cuisines qui y déversaient leurs débris dans les cuvettes des plombs. C’était la chambre de Moynet, il n’en avait pas de meilleure à offrir, il n’avait pas le moyen d’en louer une autre et de payer une garde. Dodore heureusement ne quittait pas sa sœur d’un instant. Il la soignait avec un dévouement et une intelligence qui réparaient bien des choses. Il était comme transformé par quelques jours de fièvre patriotique et par la résolution de travailler. Antoine, qui s’était arrangé pour travailler cette semaine-là dans le voisinage, venait le matin, à midi et le soir, apporter tout ce qu’il pouvait se procurer pour le soulagement de la malade. La fruitière du coin, qui était une bonne Auvergnate, parente d’Antoine, et qui aimait Francia, venait la nuit relayer Théodore, ou l’aider à contenir les accès de délire de sa sœur. Francia ne manquait donc ni de soins, ni de secours ; mais le contraste entre le lieu écœurant et sinistre où il la trouvait, après l’avoir laissée dans une sorte d’opulence, serra le cœur du docteur Faure. Il dut faire allumer une chandelle pour voir son visage, et après s’être bien informé de la marche suivie jusque-là par la maladie, il espéra la guérir, et revint le lendemain. Peu de jours après, il la jugea hors de danger. Théodore, qui secoua tristement la tête, lui dit en causant tout bas avec lui dans un coin :
— S’il faut qu’elle vive comme la voilà, mieux vaudrait pour elle qu’elle fût morte !
— Vous la croyez folle ? dit le docteur.
— Oui, monsieur, car c’est quand la fièvre la quitte un peu qu’elle a le moins sa tête. Avec la fièvre, elle dit qu’elle a tué le prince russe, et nous ne nous étonnons pas, c’est le délire ; mais quand on la croit bien revenue de ça, elle vous dit qu’elle a rêvé de mort, mais qu’elle sait bien que le prince est vivant, puisqu’il est là endormi sur un fauteuil, et que nous sommes aveugles de ne pas le voir.
— Pourquoi donc lui avez-vous appris cette mort dans la situation où elle est ?
— Mais… c’est elle qui l’a apprise ici. Quand je suis arrivé de Vaugirard, personne ne le savait. On croyait qu’elle avait rêvé ça, et moi je leur ai dit que c’était la vérité.
— Eh bien ! mon garçon, vous avez eu tort.
— Pourquoi ça, monsieur le médecin ?
— Parce qu’on pourrait soupçonner votre sœur, et qu’il faut vous taire. À présent, le délire est tombé, mais le cerveau est affaibli et halluciné il faut l’emmener dans un faubourg qui soit un peu la campagne, lui trouver une petite chambre claire et gaie avec un bout de jardin, du repos, de la solitude, pas de voisins curieux ou bavards, et vous, ne répétez à personne ce qu’elle vous dira de sang-froid ou autrement sur le prince Mourzakine. Ne vous en tourmentez pas, n’en tenez pas compte, laissez-lui croire qu’il est vivant, jusqu’à ce qu’elle soit bien guérie.
— Je veux bien tout ça, dit Théodore ; mais le moyen ?
— Nous le trouverons, dit le docteur en lui remettant un louis d’avance. J’avais déjà récolté quelque chose pour votre sœur dans un moment où elle voulait quitter le prince. Je payerai donc cette petite dépense. Occupez-vous vite du changement d’air et de résidence ; demain elle pourra être transportée. La voiture la secouerait trop, j’enverrai un brancard, et vous me ferez dire où vous êtes, j’irai la voir dans la soirée.
Théodore fit les choses vite et bien. Il trouva ce qu’il cherchait du côté de l’hôpital Saint-Louis, près des cultures qui dans ce temps-là s’étendaient jusqu’à la barrière de la Chopinette. Le lendemain à midi, Francia fut mise sur le brancard et s’étonna beaucoup d’être enfermée dans la tente de toile rayée comme dans un lit fermé de rideaux qui marchait tout seul. Puis des idées sombres lui vinrent à l’esprit. Ayant entrevu, à travers les fentes de la toile, de la verdure et des arbres, tandis que son frère et Antoine marchaient tristement à sa droite et à sa gauche, elle crut qu’elle était morte, et qu’on la portait au cimetière. Elle se résigna, et désira seulement être enterrée auprès de Mourzakine, qu’elle aimait toujours.
Pourtant cette locomotion cadencée et le sentiment d’un air plus pur, qui faisait frissonner la toile autour d’elle, lui causèrent une sorte de bien-être, et durant le trajet elle dormit complètement pour la première fois depuis son crime involontaire.
Elle fut couchée en arrivant, et dormit encore. Le soir, elle put répondre aux questions du docteur sans trop d’égarement, et le remercia de ses bontés : elle le reconnaissait. Elle n’osa pas lui demander s’il était envoyé par Mourzakine ; mais elle se souvint d’une partie des faits accomplis. Elle pensa qu’elle était, par ses ordres, transférée en lieu sûr, à l’abri des poursuites du comte, réunie à son frère, chargé de la protéger. Elle serra faiblement les mains du docteur, et lui dit tout bas comme il la quittait :
— Vous me pardonnez donc de ne pouvoir pas haïr ce Russe ?
Peu à peu elle cessa de le voir en imagination, et elle se souvint de tout, excepté du moment où elle avait perdu la raison. Comment pouvait-elle se retracer une scène dont elle n’avait pas eu conscience ? Elle avait fait tant de rêves affreux et insensés depuis ce moment-là, qu’elle ne distinguait plus dans ses souvenirs l’illusion de la réalité. Le docteur étudiait avec un intérêt scientifique ce phénomène d’une conscience pure et tranquille chargée d’un meurtre à l’insu d’elle-même. Il tenait à s’assurer de ce qu’il soupçonnait, et il lui fut facile de savoir de Francia, qu’elle s’était introduite chez son amant la nuit de sa mort. Elle se souvenait d’y être entrée, mais non d’en être sortie, et quand il lui demanda dans quels termes elle s’était séparée de lui cette nuit-là, il vit qu’elle n’en savait absolument rien. Elle avoua qu’elle avait eu l’intention de se tuer devant lui avec un poignard qu’il lui avait donné et qu’elle décrivit avec précision : c’était bien celui que le docteur avait aidé à retirer du cadavre. Elle croyait avoir encore ce poignard et le cherchait ingénument.
Quand il demanda à la jeune fille si c’était Mourzakine qui l’avait détournée du suicide, elle essaya en vain de se souvenir, et ses idées recommencèrent à s’embrouiller. Tantôt il lui semblait que le prince avait pris le poignard et s’était tué lui-même, et tantôt qu’il l’en avait frappée.
— Mais vous voyez bien, ajouta-t-elle, que tout cela c’est mon délire qui commençait, car il ne m’a pas frappée, je n’ai pas de blessure, et il m’aime trop pour vouloir me tuer. Quant à se tuer lui-même, c’est encore un rêve que je faisais, car il est vivant. Je l’ai vu souvent pendant que j’étais si malade. N’est-ce pas qu’il est venu me voir ? Ne reviendra-t-il pas bientôt ? Dites-lui donc que je lui pardonne tout. Il a eu des torts ; mais, puisqu’il est venu, c’est qu’il m’aime toujours, et moi, j’aurais beau le vouloir, je ne réussirai jamais à ne pas l’aimer.
Il fallut attendre la complète guérison de Francia pour lui apprendre que les alliés étaient partis après treize jours de résidence à Paris, et qu’elle ne reverrait jamais ni Mourzakine, ni son oncle. Elle eut un profond chagrin, qu’elle renferma, dans la crainte d’être accusée de lâcheté de cœur. Les reproches de l’invalide n’étaient pas sortis de sa mémoire, et, en perdant l’espérance, elle ne perdit pas le désir d’être estimée encore. Elle pria le docteur de lui procurer de l’ouvrage. Il la fit attacher à la lingerie de l’hôpital Saint-Louis, où elle mena une conduite exemplaire. Les jours de grande fête, elle venait embrasser Moynet et tendre la main à Antoine, qui espérait toujours l’épouser. Elle ne le rebutait pas, et disait qu’ayant une bonne place elle ne voulait se mettre en ménage qu’avec quelques économies. Le pauvre Antoine en faisait de son côté, travaillait comme un bœuf et s’imposait toutes les privations possibles pour réunir une petite somme.
Théodore était occupé aussi. Il apprenait avec Antoine l’état de ferblantier. Il se conduisait bien, il se portait bien. L’enfant malingre et débauché devenait un garçon mince, mais énergique, actif et intelligent.
Dans le quartier, comme disaient Francia et son frère en parlant de cette rue du Faubourg Saint-Martin qui leur était une sorte de patrie d’affection, on les remarquait tous deux, on admirait leur changement de conduite, on leur savait gré de s’être rangés à temps, on leur faisait bon accueil dans les boutiques et les ateliers. Moynet était fier de sa fille adoptive et la présentait avec orgueil à ceux de ses anciens camarades aussi endommagés que lui par la guerre, qui venaient boire avec lui à toutes leurs gloires passées.
Dans sa joie de trinquer avec eux, il oubliait souvent de leur faire payer leur dépense. Aussi ne faisait-il pas fortune ; mais il n’en était que plus gai quand il leur disait en montrant Francia :
— En voilà une qui a souffert autant que nous, et qui nous fermera les yeux !
Il s’abusait, le pauvre sergent. Il voyait sa fille adoptive embellir en apparence : elle avait l’œil brillant, les lèvres vermeilles ; son teint prenait de l’éclat. Le docteur Faure s’en inquiétait, parce qu’il remarquait une toux sèche presque continuelle et de l’irrégularité dans la circulation. L’hiver qui suivit sa maladie, il constata qu’une maladie plus lente et plus grave se déclarait, et au printemps, il ne douta plus qu’elle ne fût phthisique. Il l’engagea à suspendre son travail et à suivre, en qualité de demoiselle de compagnie, une vieille dame qui l’emmènerait à la campagne.
— Non, docteur, lui répondit Francia, j’aime Paris, c’est à Paris que je veux mourir.
— Qui te parle de mourir, ma pauvre enfant ? Où prends-tu cette idée-là ?
— Mon bon docteur, reprit-elle, je sens très bien que je m’en vais et j’en suis contente. On n’aime bien qu’une fois, et j’ai aimé comme cela. À présent, je n’ai plus rien à espérer. Je suis tout à fait oubliée. Il ne m’a jamais écrit, il ne reviendra pas. On ne vit pourtant pas sans aimer, et peut-être que, pour mon malheur, j’aimerais encore ; mais ce serait en pensant toujours à lui et en ne donnant pas tout mon cœur. Ce serait mal, et ça finirait mal. J’aime bien mieux mourir jeune et ne pas recommencer à souffrir !
Elle continua son travail en dépit de tout, et le mal fit de rapides progrès.
Le 21 mars 1815, Paris était en fête. Napoléon, rentré la veille au soir aux Tuileries, se montrait aux Parisiens dans une grande revue de ses troupes, sur la place du Carrousel. Le peuple surpris, enivré, croyait prendre sa revanche sur l’étranger. Moynet était comme fou ; il courait regarder, dévorer des yeux son empereur, oubliant sa boutique et faisant résonner avec orgueil sa jambe de bois sur le pavé. Il savait bien que sa pauvre Francia était languissante, malade même, et ne pouvait venir partager sa joie.
— Nous irons la voir ce soir, disait-il en s’appuyant sur le bras d’Antoine, qu’il forçait à marcher vite vers les Tuileries. Nous lui conterons tout ça ! Nous lui porterons le bouquet de lauriers et de violettes que j’ai mis à mon enseigne !
Pendant qu’il faisait ce projet et criait vive l’empereur ! jusqu’à complète extinction de voix, la pauvre Francia, assise dans le jardin de l’hôpital Saint-Louis, s’éteignait dans les bras d’une des sœurs qui croyait à un évanouissement et s’efforçait de la faire revenir. Quand son frère accourut avec le docteur Faure, elle lui sourit à travers l’effrayante contraction de ses traits, et, faisant un grand effort pour parler, elle leur dit :
— Je suis contente ; il est venu, il est là avec ma mère ! il me l’a ramenée !
Elle se retourna sur le fauteuil où on l’avait assise et sourit à des figures imaginaires qui lui souriaient, puis elle respira fortement comme une personne qui se sent guérie : c’était le dernier souffle.
Un jour que l’on discutait la question du libre arbitre devant le docteur Faure :
— J’y ai cru, dit-il, je n’y crois plus d’une manière absolue. La conscience de nos actions est intermittente, quand l’équilibre est détruit par des secousses trop fortes. J’ai connu une jeune fille faible, bonne, douce jusqu’à la passivité, qui a commis d’une main ferme un meurtre qu’elle ne s’est jamais reproché parce qu’elle ne s’en est jamais souvenue.
Et, sans nommer personne, il racontait à ses amis l’histoire de Francia.
* * *
ANNA DE LOUVILLE.
M. DE VALROGER.
LOUISE DE TRÉMONT.
M. DE LOUVILLE.
Au château de Louville. – Un salon.
* * *
LOUISE, ANNA.
ANNA, debout, agitée.
Enfin, tu diras ce que tu voudras, je refuse de le recevoir.
LOUISE, assise, brodant, calme.
Pourquoi ?
ANNA.
Un homme qui compromet toutes les femmes est l’ennemi naturel de toutes les femmes honnêtes.
LOUISE.
Dis-moi, je t’en prie, ce que signifie ce grand mot-là : compromettre les femmes !
ANNA.
Est-ce sérieusement que tu me fais cette question de sauvage ?
LOUISE.
Très sérieusement. Je suis une sauvage.
ANNA.
Quelle prétention ! Est-ce qu’il y a encore des sauvages au temps où nous vivons ? Il n’y en a même plus à Carpentras.
LOUISE.
C’est pour ça qu’il y en a peut-être ailleurs. Tu ne veux pas me répondre ? C’est donc bien difficile ?
ANNA.
C’est très aisé. Un homme qui compromet les femmes, c’est M. de Valroger.
LOUISE.
Ça ne m’apprend rien ; je ne le connais pas.
ANNA.
Tu ne l’as jamais vu ?
LOUISE.
Où l’aurais-je vu ? C’est un astre nouveau dans le monde de Paris, dont je ne suis plus depuis mon veuvage.
ANNA.
Eh bien ! moi qui habite ce château depuis deux mois, je ne connais pas non plus ce monsieur, mais mon mari le connaît ; il dit que c’est un vrai marquis de la régence.
LOUISE.
Bah ! c’est une race perdue. M. de Louville s’est moqué de toi.
ANNA.
Qui sait ? Je suis sûre qu’il me blâmerait beaucoup de le recevoir en son absence.
LOUISE.
Alors tu as bien fait de le renvoyer ; parlons d’autre chose.
ANNA.
Oh ! mon Dieu, rien ne nous empêche de parler de lui.
LOUISE.
Nous n’avons rien à en dire, ne le connaissant ni l’une ni l’autre.
ANNA.
D’autant plus que, si nous le connaissions, nous en dirions du mal.
LOUISE.
Réjouissons-nous donc de ne pas aimer les épinards, car si nous les aimions…
ANNA, allant à une fenêtre et regardant.
Oh ! que tu as de vieilles facéties ! — Tiens, il est affreux !
LOUISE.
Qui ?
ANNA.
Lui, M. de Valroger, ce beau séducteur ; il est très laid.
LOUISE.
Comment se fait-il qu’il soit dans ton parc, sachant que tu ne reçois pas ?
ANNA.
Il aura voulu voir au moins mon parc, et, comme le jardinier ne sait pas refuser vingt francs… Je le chasserai.
LOUISE.
Le jardinier ?
ANNA.
Certainement. Il aura reçu de l’argent pour fournir à ce monsieur le moyen de m’apercevoir.
LOUISE.
Voilà de l’argent bien mal employé !
ANNA.
Ah ! tu trouves que ma figure ne vaut pas la dépense ?
LOUISE.
Si fait, mais il aurait dû se dire qu’il la verrait pour rien !
ANNA, fermant brusquement le rideau.
Il ne m’a pas vue.
LOUISE.
C’est qu’il n’aura pas voulu ! Alors il a moins de curiosité que toi.
ANNA.
Tu n’es pas curieuse, toi, de voir un homme dont on parle tant ? Il est là, tout près !
LOUISE.
Au fait, la vue n’en coûte rien. (Elle va à la fenêtre et regarde.) Franchement, eh bien ! je ne suis pas de ton avis. Il est très agréable.
ANNA.
Agréable ! comme monsieur le bourreau de Paris !
LOUISE, revenant.
Ah ! mais, tu le détestes, ce pauvre M. de Valroger !
ANNA.
Et toi, tu le protèges ?
LOUISE.
Contre qui ?
ANNA.
Je ne sais pas, mais enfin tu meurs d’envie que je le reçoive.
LOUISE.
Ça vaudrait peut-être mieux que de s’en priver avec tant de regret.
ANNA.
Parle pour toi.
LOUISE.
Moi ? je suis sûre de le voir chez moi. Sa visite m’a été annoncée par ma mère.
ANNA.
Et tu comptes le recevoir ?
LOUISE.
Certainement.
ANNA.
Ah ! — Au fait, tu es veuve, toi, tu as des enfants…
LOUISE.
Et je suis beaucoup moins jeune que toi ; dis-le, ça ne me fâche pas, bien au contraire ; quand on n’a rien à se reprocher à mon âge, on compte ses années avec plaisir.
ANNA.
Coquette de vertu, va !
LOUISE.
Chère enfant, tu connaîtras ce plaisir-là, à la condition pourtant que tu ne mettras pas trop de curiosité dans ta vie.
ANNA.
Encore ? Je n’entends pas.
LOUISE.
Si fait. Tu sais bien que la curiosité est un trouble de l’âme, une maladie ! La vertu, c’est le calme et la santé.
ANNA.
Très bien ! un sermon ?
LOUISE.
Que veux-tu ? je vieillis !
ANNA, LOUISE, UN DOMESTIQUE.
M. le marquis de Valroger fait demander si madame veut le recevoir.
ANNA.
Toujours ? vous n’avez donc pas dit que j’étais sortie ?
LE DOMESTIQUE.
Je l’ai dit ; mais il a vu madame à la fenêtre, et, pensant qu’elle était rentrée…
ANNA.
L’impertinent ! Dites que je ne reçois pas.
LOUISE, au domestique.
Attendez… (Bas à Anna.) Reçois-le !
ANNA, bas.
Ah ! tu vois ! c’est toi qui le veux ! (Au domestique.) Faites entrer. (Le domestique sort.)
LOUISE.
Oui, je veux que tu voies cet homme dangereux, et que tu reconnaisses avec moi qu’il n’y a pas de tels hommes pour une honnête femme.
ANNA.
Mais mon mari… Il est vrai qu’il ne m’a pas défendu de le recevoir !
LOUISE.
Ton mari t’estime trop pour s’inquiéter de rien ; d’ailleurs je suis là.
LE DOMESTIQUE, annonçant.
M. le marquis de Valroger.
LOUISE, ANNA, VALROGER.
VALROGER, allant à Anna.
Si j’ai eu l’audace d’insister, madame…
LOUISE.
C’est que vous m’avez vue à cette fenêtre ? (Bas à Anne étonnée.) Laisse-moi faire !
VALROGER, désignant Anna.
C’est madame que j’ai vue.
LOUISE.
Madame est mon amie, madame de Trémont, et vous êtes ici chez moi ; c’est moi seule qui dois vous demander pardon de vous avoir fait attendre.
VALROGER, railleur.
Vous êtes bien bonne de vous excuser, madame, je ne savais pas avoir attendu.
LOUISE.
C’est que… on vous avait dit que j’étais sortie. Je ne l’étais pas.
VALROGER.
Vous êtes adorable de franchise, madame ! Je dois donc me dire que votre premier mouvement avait été de me mettre à la porte ?
LOUISE.
Absolument.
VALROGER.
C’est-à-dire une fois pour toutes ?
LOUISE.
J’en conviens, puisque je me suis ravisée.
VALROGER.
J’en suis bien heureux ; mais à qui dois-je ?…
LOUISE.
Vous le devez à madame, qui m’a dit de vous le plus grand bien.
ANNA.
Ah ! par exemple !… (Louise lui fait signe de se taire.)
VALROGER, à Anna.
Je dois donc vous remercier encore plus que votre amie...
ANNA, sèchement.
Ne me remerciez pas. Je ne mérite pas tant d’honneur !
VALROGER, railleur.
Oh ! madame, vous me dites cela d’un ton… Me voilà éperdu entre la crainte et l’espérance !
ANNA, avec hauteur.
L’espérance de quoi ?
LOUISE.
L’espérance de nous plaire. (Tendant la main à Valroger.) Eh bien ! monsieur, c’est fait ; vous nous plaisez beaucoup.
VALROGER, lui baisant la main.
Vraiment ! (À part.) La drôle de femme !
LOUISE.
Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Je ne savais pas moi, que vous étiez le meilleur des hommes, et que tous nos pauvres avaient été comblés par vous. C’est mon amie qui vient de me l’apprendre.
VALROGER, à Anna stupéfaite.
Comment ! vous saviez… Vraiment me voilà réhabilité à bon marché ! Est-ce qu’il y a le moindre mérite ?
LOUISE.
Oui, il y a toujours du mérite à savoir secourir avec intelligence et délicatesse. Ce n’est peut-être pas bien méritoire pour nous autres femmes, nous n’avons à faire que ça ; mais un homme du monde que ses plaisirs n’emportent pas dans un tourbillon d’égoïsme et d’oubli !… Allons, je vois que je vous embarrasse avec mes louanges… c’est fini. Je vous devais cette explication, et nous n’en parlerons plus.
VALROGER.
Eh bien, non, madame ! puisque vous le prenez ainsi, je veux tout savoir. Avant que madame de Trémont prît la peine de vous apprendre que j’étais un ange, vous pensiez que j’étais un démon, puisque vous me repoussiez sans merci de votre sanctuaire ?
LOUISE.
Vous saurez tout, car vous êtes de trop bonne compagnie pour me demander d’où je tenais ces renseignements ; on m’avait dit que vous étiez méchant.
VALROGER.
Méchant ! Voilà un mot terrible. Voulez-vous me l’expliquer, madame ?
LOUISE.
Je ne puis vous l’expliquer que comme je l’entends. Un méchant, c’est un cœur haineux, et on vous accusait de haïr les femmes.
VALROGER.
Comment peut-on haïr les femmes ?
LOUISE.
C’est les haïr que de les rechercher pour le seul plaisir de les compromettre. Les compromettre, c’est leur faire perdre l’estime et la confiance qu’elles méritaient, c’est leur faire le plus grand tort et le plus grand mal : voilà ce que c’est qu’un méchant.
VALROGER.
Très bien. Et une méchante, qu’est-ce que c’est ?
LOUISE.
C’est la même chose. C’est une coquette au cœur froid.
VALROGER.
Voilà une bizarre aventure, madame de Louville ! On m’avait dit à moi que vous étiez une méchante dans le sens que vous donnez à ce mot !
ANNA, s’échappant.
Moi ?
VALROGER, s’apercevant de la mystification.
Vous ? (À part.) Bien ! ces dames s’amusent à mes dépens ! (Haut à Anna.) Oh ! vous, madame de Trémont, vous passez à bon droit, j’en suis certain, pour une femme sincère et indulgente ; mais elle, votre amie, madame de Louville, qui vient de si bien définir la méchanceté, elle est réputée méchante comme Satan !
ANNA.
Eh bien ! voilà une belle réputation ! mais c’est indigne !… Je… (À Louise.) Tu ne te fâches pas ?
LOUISE.
Me fâcher de cela serait avouer que je le mérite.
ANNA.
Mais monsieur l’a cru, il le croit sans doute encore !
LOUISE.
Dame ! qui sait ? c’est à lui de répondre.
VALROGER.
Eh ! eh !
ANNA, en colère.
Comment ? vous dites eh ! eh !
VALROGER.
Oh ! oh !
ANNA.
Ce ne sont pas là des réponses !
VALROGER.
Que voulez-vous ? Certes, madame a le ciel écrit en toutes lettres sur la figure, et l’accueil qu’elle vient de me faire tournerait la tête à un novice ; mais le plus souvent ces êtres angéliques sont les plus dangereux et les plus perfides. Ils s’arrangent pour vous mettre à leurs pieds, et quand vous y êtes, ils jettent leur soulier rose et vous font voir la double griffe.
ANNA.
Alors, puisque vous ne croyez à la franchise d’aucune de nous, et que vous étiez si mal disposé contre… madame en particulier, pourquoi donc venez-vous chez-elle ? Personne ne vous y avait appelé ni attiré, que je sache.
VALROGER.
Pardonnez-moi, j’étais impérieusement sommé de comparaître pour répondre à une provocation.
ANNA.
Ah ! je ne savais pas !
VALROGER.
Non, vous ne saviez pas ; mais peut-être que madame de Louville le sait !
LOUISE.
Je m’en doute. J’ai, sans vous connaître, et sur la foi d’autrui, dit beaucoup de mal de vous. Je me suis irritée de vos faciles victoires sur les femmes légères. Je vous ai haï comme on hait celui qui vous confond avec les autres, et, tout en disant que je ne vous verrais de ma vie, j’ai eu envie de vous voir pour vous braver en face. C’est à cette provocation que vous avez répondu en venant ici.
VALROGER.
Au moins voici de la franchise.
LOUISE.
J’en ai beaucoup, c’est ma manière d’être coquette ; c’est celle des grands diplomates.
ANNA.
Je hais, je méprise la coquetterie, moi !
LOUISE.
Et moi, j’avoue que nous en avons toutes ! Il vaut bien mieux confesser nos travers que de nous les entendre reprocher à tout propos. Oui, j’avoue que, de vingt-cinq à trente ans surtout, nous sommes toutes un peu perverses, parce que nous sommes toutes un peu folles. Nous sommes enivrées de l’orgueil de la beauté quand nous sommes belles, et de celui de la vertu quand nous sommes vertueuses ; mais quand nous sommes l’un et l’autre, oh ! alors il n’y a plus de bornes à notre vanité, et l’homme qui ose douter de notre force devient un ennemi mortel. Il faut le vaincre, à tout risque, et pour le vaincre il faut le rendre amoureux ; quel prix aurait son culte, s’il ne souffrait pas un peu pour nous ? Ne faut-il pas qu’il expie son impiété ? Alors on s’embarque avec lui dans cette coquille de noix qu’on appelle la lutte, sur ce torrent dangereux qu’on appelle l’amour ; on s’y joue du péril et on s’y tient ferme jusqu’à ce qu’un écueil imprévu, le moindre de tous, peut-être un léger dépit, une jalousie puérile, vous brise avec votre aimable compagnon de voyage. Et voilà le résultat très ordinaire et très connu de ces sortes de défis réciproques. On commence par se haïr, puis on s’adore, après quoi on se méprise l’un et l’autre quand on ne se méprise pas soi-même. Il eût été si facile pourtant de se rencontrer naturellement, de se saluer avec politesse et de passer son chemin sans garder rancune d’un mot léger ou d’une bravade irréfléchie !
ANNA.
Ma chère, tu parles d’or ; mais moi, bonne femme, paisible et connue pour telle, je ne vois pas le but de cette confession, et je trouve qu’elle dépasse mon expérience. Je te laisserai donc implorer de monsieur l’absolution de tes fautes, et je me retire…
LOUISE.
Sans l’inviter chez toi ?
ANNA.
Sans l’inviter. Je n’ai rien à me faire pardonner, puisqu’il est convaincu que je le tiens pour un ange !
VALROGER.
Me sera-t-il permis d’aller au moins vous présenter mes actions de grâces ?
ANNA.
Oui, monsieur, au château de Trémont, (Bas à Louise.) où je ne remettrai jamais les pieds ! (Elle sort.)
LOUISE, VALROGER.
LOUISE.
Savez-vous bien que me voilà brouillée avec madame de Trémont ?
VALROGER.
Je vois, madame de Trémont, que vous voilà en délicatesse à propos de moi avec madame de Louville.
LOUISE.
Ah ! vous avez deviné ce que j’allais vous révéler ?
VALROGER.
Oui, madame ; j’ai vu qu’en bonne amie vous avez voulu couper le mal dans sa racine.
LOUISE.
Le mal ?
VALROGER.
Oui ; je venais ici, vous l’avez fort bien compris, pour me venger, n’importe comment, du mépris, de l’aversion que madame de Louville affecte pour ma personne. À présent il n’y aura pas moyen ; vous lui avez trop clairement montré le danger. Et puis vous m’avez rendu ridicule en sa présence, car je n’ai pas vu tout de suite le piège que vous me tendiez. Je dois donc renoncer à ma vengeance ; mais ne triomphez pas trop, j’y tenais médiocrement.
LOUISE.
Alors il me reste à vous remercier du pardon que vous accordez aux femmes vertueuses dans la personne de ma jeune amie, et à prendre acte de votre promesse.
VALROGER.
Quelle promesse ?
LOUISE.
Celle de laisser tranquille à tout jamais cette petite femme qui aime son mari, un mari excellent, un honnête homme que vous connaissez…
VALROGER.
Il n’est pas mon ami.
LOUISE.
Il le sera bientôt, puisque vous voilà établi dans notre voisinage. Vous chasserez ensemble, vous vous rencontrerez partout, vous l’estimerez, vous verrez que son ménage est heureux et honorable ; mais il n’est si bon ménage où le plus léger propos ne puisse jeter le trouble. Vous êtes un homme dangereux, en ce sens que vous ne pouvez plus faire un pas sans qu’on vous attribue un projet ou une aventure ; mais vous êtes un galant homme quand même, et vous me jurez de renoncer…
VALROGER.
Permettez ! Avant de m’engager, je voudrais comprendre…
LOUISE.
Quoi ?
VALROGER.
Je voudrais comprendre comment, pourquoi, vous, la femme proclamée vertueuse et pure par excellence, vous semblez faire bon marché de la vertu des autres femmes, au point de demander grâce pour elles ?
LOUISE.
Oh ! je vais plus loin que cela. Je fais bon marché de ma propre vertu dans le passé. Je ne sais nullement si, poursuivie et tourmentée par un séducteur habile, j’eusse gardé dans ma jeunesse le calme dont je jouis maintenant.
VALROGER.
Dans votre jeunesse ?
LOUISE.
Oui, et comme j’ai été très heureuse en ménage et très respectée de tout ce qui m’entourait, je suis très indulgente pour celles qui se trompent dans les chemins embrouillés.
VALROGER.
Savez-vous bien, madame, que me voilà tenté de vous prendre pour la véritable coquette que je comptais trouver ici ?
LOUISE.
Ah oui-da !
VALROGER.
Madame de Louville est une enfant. Beauté, jeunesse, orgueil et témérité, cela est bien connu, bien peu redoutable et bien peu excitant ; mais une femme vraiment forte, habilement humble, généreuse envers les autres, soi-disant vieille, et plus belle que les plus jeunes, tenez, vous aurez beau dire, vous savez bien que tout cela est d’un prix inestimable, et qu’il y aurait une gloire immense...
LOUISE.
À l’immoler ?
VALROGER.
Non, mais à la conquérir.
LOUISE.
Conquérir ! Comment donc ? le mot est charmant ! Est-ce une déclaration que vous me faites ?
VALROGER.
Si vous voulez.
LOUISE.
Et si je ne veux pas ?
VALROGER.
Il est trop tard. Vous l’avez provoquée, et vous n’avez point paré à temps.
LOUISE.
Au fait, c’est vrai. Eh bien ! monsieur, vous êtes très aimable, et je vous remercie.
VALROGER.
Cela veut dire que vous prenez mes paroles pour un hommage banal ?
LOUISE.
Je n’ai garde ; j’en suis trop flattée pour cela.
VALROGER.
Ah çà mais, vous êtes atrocement railleuse ! Je commence à vous croire coquette tout de bon.
LOUISE.
C’est dans mon rôle.
VALROGER.
Le rôle d’ange gardien de madame de Louville ?
LOUISE.
C’est cela ! Si je ne m’empare pas de votre cœur aujourd’hui, mon proverbe est manqué.
VALROGER.
Eh bien ! il est manqué ; je vous déteste !
LOUISE.
Oh ! que non.
VALROGER.
Vous croyez le contraire ?
LOUISE.
Pas du tout. Je vous suis parfaitement indifférente.
VALROGER.
Et sur ce terrain-là vous me payez largement de retour !
LOUISE.
Ah ! mais non.
VALROGER.
J’entends ! vous me détestez aussi, vous.
LOUISE.
C’est tout le contraire. Regardez-moi en face.
VALROGER.
Bien volontiers.
LOUISE.
Eh bien ?
VALROGER.
Eh bien ?
LOUISE.
Trouvez-vous que j’ai l’air de me moquer de vous ?
VALROGER.
Parfaitement.
LOUISE.
Oh ! l’homme habile ! Eh bien ! on vous a surfait, vous êtes un bon jeune homme, vous n’avez jamais rien lu dans les yeux d’une femme.
VALROGER.
D’une femme comme vous, c’est possible.
LOUISE.
Quelle femme suis-je donc !
VALROGER.
Un sphinx ! Je n’ai jamais vu tant d’aplomb dans le dédain.
LOUISE.
Et moi, je n’ai jamais vu tant d’obstination dans la méfiance. Voyons, par quoi faut-il vous jurer que je vous aime ?
VALROGER, riant.
Vous m’aimez, vous !
LOUISE.
De tout mon cœur !
VALROGER, à part.
C’est une folle ! (Haut.) Jurez-le sur l’honneur, si vous voulez que je vous croie.
LOUISE.
L’honneur d’une femme ? Vous n’y croyez pas. Dans les mélodrames, on jure par son salut éternel ; mais vous n’y croyez pas davantage.
VALROGER.
Par votre amitié pour madame de Louville !
LOUISE.
Encore mieux : par l’innocence de ma fille !
VALROGER.
Quel âge a-t-elle ?
LOUISE.
Six ans.
VALROGER.
J’y crois. Donc vous m’aimez, comme ça, tout doucement, de tout votre cœur, comme le premier venu ?
LOUISE.
Je n’aime pas le premier venu. Écoutez-moi, vous allez comprendre que je ne ris pas, et que mon affection pour vous est très sérieuse.
VALROGER.
Ah ! voyons cela, je vous en prie !
LOUISE.
Vous souvenez-vous d’un jeune garçon qui s’appelait Ferval ?
VALROGER.
Non, pas du tout !
LOUISE.
Augustin de Ferval.
VALROGER.
C’est très vague…
LOUISE.
Alors, puisqu’il faut mettre les points sur les i, vous vous souviendrez peut-être d’une certaine demoiselle qui s’appelait Aline, et qui n’était pas du tout reine de Golconde ?
VALROGER.
Eh bien ! madame ?
LOUISE.
Eh bien ! monsieur, cette jolie personne, que vous protégiez, fut prise au sérieux par un jeune provincial, mauvaise tête…
VALROGER.
J’y suis, je me souviens ! Il y a de cela cinq ou six ans. Vous le connaissez, ce petit Ferval ?
LOUISE.
C’était mon frère, un enfant qui eut la folie de vous provoquer et dont vous n’avez pas voulu tirer vengeance, car, après lui avoir laissé la satisfaction de vous envoyer une balle, vous avez riposté sur lui avec une arme chargée à poudre. Il ne l’a jamais su ; mais des amis à vous l’ont dit en secret à sa mère, qui l’a répété à sa sœur. Vous voyez bien que cette sœur ne peut pas rire quand elle prétend qu’elle vous aime !
VALROGER.
Alors on a bien raison de prétendre qu’un bienfait n’est jamais perdu, car votre amitié doit être une douce chose ; pourtant…
LOUISE.
Pourtant ?...
VALROGER.
Vous avez tort de l’offrir pour si peu, madame ! C’est un excitant dangereux.
LOUISE.
Dangereux pour qui ?
VALROGER.
Pour moi.
LOUISE.
Pourquoi me répondez-vous comme cela, voyons ! À quoi bon poursuivre l’escarmouche de convention et garder le ton plaisant, quand je vous dis tout bonnement les choses comme elles sont ?
VALROGER.
C’est que vous oubliez vos propres paroles : je suis un méchant, et j’ai le cœur froid comme glace.
LOUISE.
Je n’ai jamais cru cela.
VALROGER.
Eh bien ! vous avez eu tort ; il fallait le croire.
LOUISE.
Pourquoi mentez-vous ? Je ne comprends plus.
VALROGER.
Je ne mens pas. Je suis amoureux de vous.
LOUISE.
Si c’était vrai, cela ne prouverait pas que vous eussiez le cœur froid.
VALROGER.
Attendez ! je suis amoureux de vous à ma manière, sans vous aimer.
LOUISE.
Je comprends ; ma confiance vous humilie, ma loyauté vous blesse. Vous vous vengez en me disant une chose que vous jugez offensante.
VALROGER.
Oui, madame, j’ai l’intention de vous offenser.
LOUISE.
Pourquoi ?
VALROGER.
Pour que vous me détestiez.
LOUISE.
Parce que l’amitié d’une honnête femme vous fait l’effet d’un outrage ?
VALROGER.
C’est comme ça. Je ne veux pas de la vôtre.
LOUISE.
Vous êtes brutalement sincère !
VALROGER.
Oui. Je suis un séducteur percé à jour, comme vous êtes une coquette classique.
LOUISE.
Alors me voilà déjouée et rembarrée ! Je suis coquette tout de bon, et j’ai voulu me frotter à un vindicatif plus malin que moi, qui me remet à ma place et compte faire de moi un exemple. Est-ce cela ?
VALROGER.
Précisément.
LOUISE.
Comment vais-je sortir de là ?
VALROGER.
Vous n’en sortirez pas.
LOUISE, élevant la voix avec intention.
C’est-à-dire que vous allez faire pour moi ce que vous comptiez faire pour madame de Louville ?
VALROGER.
Oui, madame.
LOUISE.
Vous viendrez me voir ?
VALROGER.
Tous les jours.
LOUISE.
Et si la porte vous est fermée ?
VALROGER.
Je resterai sous la fenêtre. Je coucherai dans le jardin, sous un arbre.
LOUISE.
Je suis sauvée ! vous vous enrhumerez !
VALROGER.
Je tousserai à vous empêcher de dormir. Vous m’enverrez de la tisane !
LOUISE.
Vous refuserez de la boire ?
VALROGER.
Au contraire. Je la boirai.
LOUISE.
Et alors ?
VALROGER.
Alors vous aurez pitié de moi, vous me recevrez.
LOUISE.
Et puis après ?
VALROGER.
Je reviendrai.
LOUISE.
Je me laisserai compromettre ?
VALROGER.
Non ! vous fuirez, mais je vous suivrai partout. Partout vous me trouverez pour ouvrir la voiture et vous offrir la main.
LOUISE.
C’est bien connu, tout ça.
VALROGER.
Tout est connu. Je n’ai rien découvert de neuf, il n’y a rien de mieux que les choses qui réussissent toujours.
LOUISE.
Alors c’est cela, c’est bien cela qui s’appelle compromettre une femme ?
VALROGER.
Pas du tout ! Compromettre une femme, c’est se servir des apparences qu’on a fait naître pour la calomnier ou la laisser calomnier. Je ne calomnie pas, moi. Je suis homme du monde et gentilhomme. Je dirai à toute la terre que je fais des folies pour vous en pure perte, ce qui sera vrai jusqu’au jour où vous en ferez pour moi.
LOUISE.
Et pourquoi en ferai-je ?
VALROGER.
Parce que la folie est contagieuse.
LOUISE.
Et je deviendrai folle, moi ?
VALROGER.
Ne vous fiez pas au passé.
LOUISE.
Vous savez bien que je n’en tire pas vanité. Pourtant ce qui est passé est acquis.
VALROGER.
Non ! vous l’avez dit vous-même, votre vertu a été aidée par l’absence de péril. Pourtant vous avez dû allumer des passions ; mais il y a à peine un homme sur mille qui soit doué d’assez de persévérance pour consacrer des mois et des années à la conquête d’une femme… Or je sais, je vois que vous n’avez pas rencontré cet homme-là.
LOUISE.
Et vous vous piquez de l’être ?
VALROGER.
Je le suis.
LOUISE.
Ça vous amuse ?
VALROGER.
C’est mon unique amusement.
LOUISE.
Vous êtes né hostile et vindicatif, comme on naît poète ou rôtisseur ?
VALROGER.
Le bonheur de l’homme est de développer ses instincts particuliers.
LOUISE.
Même les mauvais ?
VALROGER.
Enfin vous reconnaissez que je suis mauvais ?
LOUISE.
C’est à quoi vous teniez ? Vous vouliez faire peur ; sans cela vous croyez votre effet manqué, et la confiance vous humilie. C’est une manie que vous avez, je le vois bien ; avec moi, elle ne sera pas satisfaite. Je vous crois bon.
VALROGER.
Vous éludez la question. Si je suis tel que je m’annonce, vous devez me haïr.
LOUISE.
Et vous voulez être haï ?
VALROGER.
Oui ; pour commencer, cela m’est absolument nécessaire.
LOUISE.
Eh bien ! comme, en ne vous accordant pas le commencement, je serai, espérons-le, préservée de la fin, je déclare que, méchant ou non, je ne puis haïr le bienfaiteur de mes pauvres et le sauveur de mon frère.
VALROGER.
Vaine invocation au passé ! Vous me haïrez quand même !
LOUISE.
Comment vous y prendrez-vous ?
VALROGER.
D’abord je vais faire la cour à madame de Louville.
LOUISE, regardant vers une portière en tapisserie.
À quoi bon, si je n’en suis pas jalouse ?
VALROGER.
Vous m’avez demandé grâce pour elle. Il faut que je sois inexorable pour vous prouver que je ne vaux rien.
LOUISE, lui montrant la portière, dont les plis sont agités.
Vous pouvez lui faire la cour ; à présent qu’elle a tout entendu, elle saura se défendre. Vos plans sont livrés, et peut-être… (Elle va à la fenêtre.) Cette voiture qui roule... Oui, c’est un renfort qui lui arrive.
VALROGER.
Son mari ?
LOUISE.
Précisément.
VALROGER.
Si madame de Louville est hors de cause, on se passera de ce moyen-là.
LOUISE.
C’est tout ce que je voulais. Merci, mon cher monsieur ; elle est sauvée, et moi, je ne vous crains pas.
VALROGER.
Merci, ma chère madame, voilà que vous acceptez le défi !
LOUISE.
Le défi de quoi ? Vous voulez que je vous craigne pour arriver à vous aimer ? C’est un prologue inutile, puisque nous voici d’emblée au dénouement. Ce que vous voulez, ce n’est pas l’amour, vous en êtes rassasié, vous n’y tenez pas, et c’est ma vertu, c’est-à-dire ma tranquillité seule, que vous voudriez ébranler. Eh bien ! sachez que, dans les âmes fermées aux malsaines agitations de la passion folle, il y a des émotions plus douces et plus pures qu’on peut être fier d’avoir fait naître et de conserver toujours jeunes. Il n’est pas humiliant d’être maternellement aimé par une femme mûre, et il ne serait pas du tout glorieux de lui tourner ridiculement la tête.
VALROGER.
Une femme mûre !…
LOUISE.
J’ai trente-six ans, mon bon monsieur !
VALROGER.
Ce n’est pas vrai, votre fille n’en a que six !
LOUISE.
Mais mon fils en a quinze !
VALROGER.
Allons donc !
LOUISE.
Je n’ai pas son extrait de naissance dans ma poche, sans cela… Mais vous voilà calmé et un peu honteux, convenez-en, de vous être trompé, vous si clairvoyant, sur l’âge d’une femme. Vous verrez mon fils, cela vous guérira tout à fait, car vous viendrez chez moi, tous les jours si vous voulez, et sans être condamné à coucher préalablement sous un arbre. Vous vous enrhumerez pour d’autres, il y aura toujours de la tisane chez moi. Vous me trouverez toujours entourée d’êtres qui ne me quittent jamais, mon fils, ma fille et mon neveu, le fils de cet Augustin de Ferval à qui vous avez sauvé la vie en dépit de lui-même ; plus ma mère qui vous bénit et prie pour vous tous les jours, plus ma belle-sœur, la femme du même Augustin, qui est dans le secret, et qui vous regarde comme un saint, tout perverti que vous passez pour être. Voyez s’il y aura moyen d’entrer chez nous comme un loup dans une bergerie ! Tout ce cher monde s’est réjoui en vous sachant fixé près de nous. Notre pauvre Augustin n’est plus, il est mort l’an dernier, et c’est son deuil que je porte ; mais nous vous devons de l’avoir conservé six ans, de l’avoir vu heureux, marié et père. Sa femme et son enfant sont des trésors qu’il nous a laissés. Toute cette famille reconnaissante, grands et petits, vous sautera au cou et aux jambes, et, quand vous aurez été bien et dûment embrassé sur les deux joues comme un ami qu’on attendait depuis longtemps et à qui l’on ne sait comment faire fête, vous sentirez que vous êtes un homme de chair et d’os comme les autres, – non le spectre de don Juan, le héros d’un autre siècle et d’un autre pays. Vous laisserez fondre la glace artificielle amassée autour de ce cœur-là, qui est vivant et humain, puisqu’il est généreux et compatissant. Votre génie du mal rira de lui-même et vous laissera consentir à aimer les honnêtes gens, à les protéger même, ce qui est bien plus facile que de leur tendre des pièges, et bien moins triste que de se battre les flancs pour les méconnaître. Vous garderez votre science, vos ruses pour celles qui les provoquent et qui ont de quoi mettre à ce jeu-là. On vous pardonnera d’avoir ce goût bizarre, vous, honnête homme, de perdre votre temps à contempler, à étudier, à mesurer la faiblesse de notre sexe, tout en excitant sa perversité. Tenez ! on vous pardonnera tout, même d’être incorrigible. On pensera que ce métier de punisseur des torts féminins est une tâche navrante, et que vous devez être un homme malheureux. On s’efforcera de vous soigner comme un malade, ou de vous distraire comme un convalescent ; si par moments vous êtes tenté de faire la guerre à vos amis, ils se diront : c’est une épreuve ; il veut savoir si nous méritons l’estime qu’il nous accorde. Alors on se tiendra de son mieux pour vous montrer qu’on y attache le plus grand prix. Et, si on ne réussit pas à mettre dans votre existence une affection pure et bienfaisante, on en aura beaucoup de chagrin, je vous en avertis, parce que l’amitié, qui n’est pas une chose convulsive, n’est pas non plus une chose froide. Donc vous aurez, sans vous donner aucune peine pour cela, un triomphe assuré chez nous, celui d’avoir touché, ému, réjoui ou attristé des âmes qui ne sont pas banales, et qui ne se donnent pas à tout le monde.
VALROGER.
Tenez, madame de Trémont, je vous aime tant, telle que vous êtes, que je me regarderais comme un sot et comme un lâche si j’avais prémédité d’entamer cette noble et touchante sérénité. Vous avez fort bien compris que je valais mieux que cela, que d’ailleurs je n’eusse jamais osé menacer sérieusement une personne telle que vous ; mais je cesse de rire, et vous rends les armes. On me l’avait bien dit : vous êtes la plus sincère, la plus tendre et la plus forte des femmes, et il y a longtemps que je sais une chose, c’est que la bonté est l’arme la plus solide de votre sexe. Toute vertu sans modestie est provocation, comme toute résistance sans conviction est grimace. Je suis heureux et fier de vous répéter que je vous comprends, que je vous respecte… Et, puisque vous m’acceptez pour frère, voulez-vous consacrer ce lien qui m’honore ?
LOUISE.
Comment ?
VALROGER.
Vous avez parlé tout à l’heure de m’embrasser sur les deux joues…
LOUISE.
C’était une métaphore !
VALROGER.
Pourquoi ne serait-ce pas la formule qui scelle un pacte d’honneur ?
LOUISE.
N’avez-vous pas encore une autre raison à donner ?
VALROGER.
Une autre raison ?
LOUISE.
Vous ne voulez pas la dire ! Non ! ce n’en est pas une pour vous. Vous avez trop de générosité pour exiger une réparation ; mais voulez-vous savoir une chose ? C’est qu’au moment où vous êtes entré ici, si j’avais écouté mon premier mouvement, je vous aurais sauté au cou ; ne prétendez pas que c’eût été une reconnaissance exagérée. Je sais tout, monsieur de Valroger, je sais qu’une de ces joues-là a été frappée par le gant de mon pauvre étourdi de frère, et, comme je ne sais pas laquelle...
VALROGER.
Toutes deux, madame, toutes deux !
LOUISE.
Je ne dis pas le contraire ; mais toute réparation demande des témoins, et justement en voici qui nous arrivent. (Elle l’embrasse sur les deux joues devant M. de Louville et sa femme qui viennent d’entrer. Anne pousse un grand cri de surprise, M. de Louville éclate de rire. Valroger met un genou en terre et baise la main de Louise.)
VALROGER.
Merci, madame, merci !
M. DE LOUVILLE, riant.
Bravo, mon cher ! voilà qui s’appelle enlever d’assaut les citadelles imprenables.
VALROGER.
C’est-à-dire que c’est moi la forteresse, et que je me suis rendu à discrétion ! (Bas, pendant que Louise va en riant auprès d’Anna.) Dites-moi, Louville, est-ce qu’il n’y a pas moyen d’épouser cette femme-là ?
M. DE LOUVILLE.
Allons donc ! Elle a peut-être quarante ans !
VALROGER.
En eût-elle cinquante !
M. DE LOUVILLE.
Ah bah ! mais elle a aimé son mari, elle adore son fils... Non, c’est impossible !
VALROGER.
C’est dommage ; c’eût été pour moi le seul moyen de devenir un homme sérieux !
FIN
« La grande crainte, ou le grand prétexte de l’aristocratie à l’heure qu’il est, c’est l’idée Communiste. S’il y avait moyen de rire dans un temps si sérieux, cette frayeur aurait de quoi nous divertir. Sous ce mot de Communisme, on sous-entend le peuple, ses besoins, ses aspirations. Ne confondons point : le Peuple, c’est le Peuple ; le Communisme, c’est l’avenir calomnié et incompris du Peuple.
» La ruse est ici fort inutile ; c’est le peuple qui vous gêne et vous inquiète ; c’est la république dont vous craignez le développement. C’est le droit de tous que vous ne supportez pas sans malaise et sans dépit. Un peu de réflexion vous remettrait pourtant l’esprit. La conquête que le peuple a faite de son droit vous arrache-t-elle donc des mains le droit que vous exerciez ? Vous croyez-vous sous le régime de la Terreur ? Avons-nous demandé la tête du roi, de la reine, des princes et princesses ? Avons-nous rasé les châteaux, persécuté les prêtres ? Demandons-nous la loi agraire ?
» D’ailleurs, outre que les fatales nécessités du passé n’existent plus et qu’il serait impolitique de faire des victimes, vous nous outragez, vous nous calomniez ; vous vous rabaissez vous-mêmes, si vous niez que, depuis plus d’un demi-siècle, nous ne soyons pas devenus plus humains, plus sages, plus éclairés, plus religieux. Prenez garde, la peur que vous avez nous prouve peu de confiance en vous-mêmes, et si vous méconnaissez le progrès que nous avons pu faire, vous révélez que vous n’en avez fait aucun.
» Cependant le temps a marché pour tous. À moins que vous ne regrettiez la violence et la tyrannie, vous n’avez pas le droit de supposer gratuitement que nous les regrettons.
» Vous voilà donc épouvantés d’un fantôme créé par une panique dont tout Français devrait rougir, car la France est vaillante ; ses femmes et ses enfants même sont des soldats intrépides. Voulez-vous donc que le peuple dise que vous n’avez pas le cœur français, et que la possession des richesses rend poltron et visionnaire ?
» Ce fantôme que vous n’osez même pas regarder en face, il vous plaît de l’appeler Communisme. Vous voilà terrifiés par une idée, parce qu’il existe des sectes qui croient à cette idée, parce que c’est une croyance qui doit un jour se répandre et modifier peu à peu l’édifice social. En supposant que son triomphe soit prochain, savez-vous que si vous lui montrez tant de couardise ou d’aversion, si vous mettez vos mains devant vos yeux pour ne pas le voir, de même que si, vous armant de résolution, vous provoquez contre lui des haines aveugles, vous allez lui donner une importance, un ensemble, une lumière qu’il ne se flatte pas encore de posséder ? Vous êtes toujours les hommes d’hier, vous croyez toujours que c’est par la lutte hostile et amère que vous pouvez sauver votre opinion. Vous êtes dans une erreur inconcevable. Vous ne voyez donc pas que l’Égalité, à laquelle vous avez droit comme le peuple, ne s’établira que par la Liberté ? J’invoquerais aussi la Fraternité, si je pouvais croire qu’il existât parmi vous un cœur assez desséché pour que ce mot ne portât pas en lui-même toute sa définition, la santé de l’âme.
» J’augure mieux de vos sentiments, mais je crains pour vos idées : je ne les trouve ni logiques ni rassurantes. Si vous ne les transformez pas, elles amèneront l’anarchie ; non pas une anarchie sanglante : si elle éclatait sur quelques points, le peuple, tout le premier, ce peuple généreux et ami de l’ordre, que vous ne connaissez pas encore, vous sauverait des fureurs du peuple ; mais une anarchie morale qui paralysera les travaux de la nouvelle constitution et par conséquent la vie morale et matérielle de la France.
» Vous, riches, vous êtes plus intéressés que personne à empêcher cet engorgement de la sève qui coule dans les veines du corps social ; car tous les premiers vous y succomberez pécuniairement. Le pauvre sait souffrir et attendre. Il se passera plutôt de travail et de pain, que vous ne vous passerez de luxe ou d’aisance. Il a la vertu du désespoir, vous n’aurez pas celle de la résignation.
» Vous avez vu cette vertu, cette grandeur du Peuple ; et comme il vous est impossible de les nier, vous motivez votre répugnance à proclamer son droit, sur la crainte qu’il ne soit Communiste ; et cependant la France est appelée à être Communiste avant un siècle. Le Communisme dans le peuple, c’est l’infiniment petite minorité : or vous savez que si les majorités ont la vérité du présent, les minorités ont celles de l’avenir. C’est pourquoi il faut témoigner aux minorités de l’estime, du respect et leur donner de la liberté. Si on leur en refuse, elles deviennent hostiles, elles peuvent devenir dangereuses, on est réduit à les contenir par la force, elles subissent le martyre ou exercent des vengeances.
» Le martyre tue moralement ceux qui l’infligent, comme la vengeance tue physiquement ceux qui la subissent. Laissez donc vivre en paix le Communiste ; car il vivra encore plus vite dans la guerre, et vous n’inspirerez de sagesse, de mesure et de patience à ses adeptes qu’en ne leur refusant pas la liberté de présenter leurs théories. Si elles sont folles et injustes, soyez tranquilles, le bon sens pratique du peuple les laissera tomber en souriant, comme il a laissé tomber la royauté ; si elles sont bonnes et applicables par degrés, vous serez forcés vous-mêmes de les reconnaître, puisqu’au lieu de porter atteinte au droit actuel de la propriété, elles lui assureront sa durée nécessaire.
» Mais il existe quelque part, dit-on, des Communistes immédiats qui veulent par le fer et le feu, détruire la propriété et la famille. Où sont-ils ? Je n’en ai jamais vu un seul, moi qui suis communiste. Il y en a donc peu, ou leurs théories sont bien inconciliables avec celles de la majorité communiste. S’il existe une poignée de pauvres fanatiques qui ne se rattachent ni au plan inachevé et essentiellement pacifique de Pierre Leroux, ni à la doctrine non moins pacifique de M. Cabet, n’existe-t-il pas aussi parmi vous des fanatiques de la richesse, des monarchistes exaltés qui auraient applaudi à un massacre général du peuple le 24 février ? Nous faisons grâce à ces insensés, nous ne les recherchons pas, nous ne les comptons pas, nous ne vous rendons pas responsables de leur coupable démence, nous ne vous calomnions pas, bien que vous portiez comme eux le titre de conservateurs. Nous ne pensons pas même à eux, et surtout nous n’en avons pas peur.
» Tranquillisez-vous donc ! Le Communisme ne vous menace point. Il vient de donner des preuves signalées de sa soumission légale à l’ordre établi, en proclamant son adhésion à la jeune République. Il a beaucoup d’organes différents, car c’est à l’état d’aspiration qu’il a le plus d’adeptes. Il en a jusque parmi les riches. Il en a chez toutes les nations et à tous les étages de la science et de la hiérarchie sociale ; car le Communisme, c’est le vrai Christianisme, et une religion de fraternité ne menace ni la bourse, ni la vie de personne.
» Eh bien ! de tous les organes de la Foi communiste, pouvez-vous en citer un seul qui ait protesté contre les lois qui régissent la propriété légitime et la sainteté de la Famille ?
» Qu’ont-ils donc fait pour vous épouvanter ? Rien, en vérité ; et vous êtes troublés par un cauchemar !
» Quant au Peuple, vous le calomniez en disant qu’il penche vers le Communisme immédiat. Le Peuple, plus sage et plus brave que vous, ne s’alarmerait pas de quelques démonstrations coupables, il les réprimerait ; et, loin de perdre sa foi dans l’avenir, il tirerait de ces excès une patience plus belle et une justice plus ferme. »
GEORGE SAND.
* * *
Propriétaires et Riches, que votre erreur est grande, quand vous frissonnez au nom des Communistes-Icariens !
On vous trompe en nous calomniant, comme on trompait le Peuple à la naissance du Christianisme, en calomniant les premiers Chrétiens.
Sans doute, nous voulons recouvrer nos droits et obtenir justice ; mais nous ne voulons ravir ses droits à personne ni refuser justice à personne.
Sans doute, nous ne voulons plus être opprimés ni spoliés ni exploités ; mais nous ne voulons être ni oppresseurs, ni spoliateurs, ni exploiteurs.
Fidèles à notre principe de Fraternité, nous ne pouvons être heureux qu’en voyant tous nos Frères aussi heureux que nous.
Ce n’est pas la haine qui est notre religion : c’est l’amour de nos Frères.
Ennemis consciencieux et résolus des mauvaises institutions qui engendrent les vices, nous sommes pleins d’indulgence et de bienveillance pour les vicieux, qui sont victimes plus encore que coupables !
On nous accuse de vouloir le partage des terres : mais personne n’est plus ennemi du partage que nous, puisque nous demandons l’Association en tout et la Communauté.
On prétend que nous voulons l’abolition de la Famille : mais personne n’a rompu plus de lances que nous pour défendre le Mariage et la Famille, tout en les purifiant et en les perfectionnant.
On nous présente comme des anarchistes : mais personne n’est plus ami de l’ordre que nous, plus partisan de l’organisation que nous, plus convaincu que c’est au Peuple surtout que l’ordre et la discipline sont indispensables pour qu’il puisse jouir des fruits de son travail.
On nous signale comme entachés d’immoralité : mais notre morale est la plus pure, car c’est celle de l’Évangile, celle du Christianisme dans toute sa pureté.
On nous accuse de vouloir tout faire par violence, en imposant nos idées : mais nous n’invoquons au contraire que la discussion et la persuasion ; nous adoptons un Régime transitoire de progrès successif et de Démocratie ; nous préférons émigrer pour aller au loin défricher et cultiver des déserts, plutôt que de troubler et d’inquiéter.
On crie contre nous comme contre des pillards et des incendiaires : mais c’est une horrible calomnie ; car, au contraire, nous nous jetons partout en avant pour arrêter les violences et les excès.
D’autres Partis ne parlent que de force ; mais nous, nous prêchons l’instruction et la moralisation.
D’autres ne s’occupent qu’à démolir ; mais nous, nous nous occupons surtout de construire.
Dans notre système, nous ne voulons personne au-dessus de nous, mais personne au-dessous ; nous ne voulons personne plus heureux que nous, mais personne moins heureux.
Oui, Propriétaires et Riches ! quand vous nous connaîtrez mieux, vous serez convaincus que, dans la tempête, c’est nous qui, mieux qu’aucun autre Parti, pouvons être l’ancre et le salut de l’Humanité !
Les Icariens.
Le temps, toujours admirable, nous a permis de retourner dans les bois. J’étais curieux de définir la scabieuse, qui y fleurit encore en plein janvier. Et je ne l’ai pas définie. Elle offre des caractères qui ne s’accordent avec la description exacte d’aucune espèce enregistrée dans les nomenclatures, et, comme je n’ai pas la prétention d’en faire une espèce nouvelle, comme elle est probablement des plus vulgaires, je suis forcée d’attribuer les anomalies qu’elle me présente aux anomalies de la saison, qui lui procure une floraison intempestive. Le fait est sans importance ; mais ce qui en a davantage, le voici : les manuels de botanique négligent trop de nous décrire les divers états par lesquels passe la plante avant d’arriver à l’anthèse. Ils ne la considèrent qu’à cet état de complet développement, puis ils sautent aussitôt à la fructification complète, qui leur sert à la classer ; mais, de ses états intermédiaires et surtout de ses premiers efforts vers la floraison, il est bien rare qu’on nous parle, et il faut que l’expérience supplée à l’absence de certains caractères essentiels, ou à la présence de certains autres qui disparaissent à mesure que l’anthèse s’effectue. Tout le monde sait le rôle que joue la spathe, cette longue enveloppe boliacée qui sert à protéger les ombelles naissantes de l’angélique et des plantes de cette tribu. C’est ce qu’on est convenu d’appeler une prévision de la nature, n’en déplaise à ceux qui lui refusent toute prévision et toute conscience d’elle-même. La spathe se déchire ou se déroule juste au moment où la fleur a besoin de dépouiller ce lange solide et frais, qui dès lors se retire en se contractant, se sèche ou se roule, et parfois tombe tout à fait. Le bouton de certaines papavéracées est protégé par un procédé de végétation plus curieux et plus simple encore. Les pétales plissés et enroulés dans un calice pointu, formé lui-même de sépales pétaloïdes enroulés, poussent, détachent et jettent par terre cet entonnoir complaisant qui a rempli sa mission. La nature, qui sait se pourvoir de ce qui lui est nécessaire, se débarrasse de ce qui lui devient inutile. Je sais bien que des savants très considérables disent le contraire ; ils basent leur raisonnement sur des faits d’exception qui, à mon sens, confirment la règle.
Mais je ne suis pas là pour philosopher ; je demande humblement des livres qui, sans être des traités trop lourds, tiennent compte, dans la description sommaire, de toute l’existence de la plante. Le physiologiste qui ne s’attacherait qu’aux résultats de l’âge mûr, sans avoir jamais étudié l’enfant, ne connaîtrait pas la race humaine.
L’état de la végétation libre est, cette année, très digne d’observation. Hâtée en apparence par une chaleur exceptionnelle, elle ne l’est réellement pas beaucoup. Les fleurs qui s’entr’ouvrent ne sont que des fleurs qui s’étaient formées à l’arrière-saison et qui n’ont point rencontré l’arrêt de développement des gelées d’hiver. Les genêts pileux, qui fleurissaient encore le mois dernier, n’ont pas fait apparaître un bouton nouveau. Les bois sont loin de bourgeonner comme les arbres de nos jardins ; là où la nature est livrée à elle-même, elle ne se trompe pas tant qu’on croit.
Mais ce qui m’a frappé dans cette promenade, c’est un surcroît de précaution, c’est-à-dire de vêtement, dans ces fleurs tardives qui ont traversé les premiers froids sans périr. Les calices, les involucres, les spathes, les bractées, tout l’outillage de l’emmaillottement des boutons a pris des proportions doubles, en longueur et en épaisseur, de leurs conditions ordinaires. Les feuilles découpées restées vertes se sont effilées et déchiquetées au delà de leurs habitudes, comme pour offrir moins de prise aux intempéries. Les feuilles caulinaires qui se sont hasardées à sortir de terre sont presque à l’état coriace. En somme, si la plante cultivée obéit aux soins de l’homme, si les jeunes blés semés tardivement et poussés d’engrais regagnent le temps perdu, si les plantes d’utilité ou d’ornement se pressent de profiter de leurs abris et semblent compter qu’on les préservera de tout dommage, la Flore sauvage ne fait pas les imprudences dont je m’effrayais il y a quelques jours ; tout est rentré dans l’ordre au fond des bois. Excepté Erica scoparia, qui vient à son heure, les bruyères ne s’apprêtent pas à fleurir. Leurs nombreuses légions pourraient cependant braver de mauvais jours, sans danger de compromettre les espèces. J’ai pu, cette fois, en compter cinq dans une région où les nomenclateurs du centre ne les savent pas réunies : Erica ou calluna vulgaris, E. cinerea, E. scoparia, E. tetralix, E. vagans. Il se pourrait bien que, dans une nouvelle exploration, je vinsse à trouver ciliaris, qui n’a pas été signalée chez nous. Alors, nous aurions tout le genre réuni dans la même localité.
Vous croyez que j’ai pris la plume pour vous parler botanique ? Pas du tout, je signale malgré moi la situation florale, car je comptais parler des souvenirs et des réflexions qui me sont venus sur un sujet bien différent.
Oh ! oui, bien différent, car bien diverses sont les destinées humaines et les préoccupations des esprits. Celui-ci, enfermé dans le cercle d’une modeste existence, s’en va, comme moi aujourd’hui, marcher tout un jour pour savoir si telle ou telle fleurette habite telle ou telle lande. – Et celui-là, celui à qui j’ai pensé aujourd’hui et dont tout l’univers va parler demain, s’est agité toute sa vie pour réaliser les rêves superstitieux d’une ambition démesurée. Il y a des hommes qui ne peuvent se passer de dominer les autres. Il en est qui n’aiment pas à contrarier un brin d’herbe. Tous les goûts sont, dit-on, dans la nature, mais quels abîmes entre les différents types humains !
Quand j’ai lu hier dans un journal que l’état du malade de Chislehurst était grave, j’ai senti qu’il était mort au moment où nous lisions cette dépêche. « N’était-il pas déjà mort à Sedan ? Pourquoi ne s’y est-il pas fait tuer ? » s’écrie-t-on de toutes parts. – Sans doute il a manqué là une belle occasion de mourir, mais la raison qui la lui a fait manquer est bien simple : un mort ne peut pas courir à la mort.
Il y avait déjà trois ans que Napoléon III n’existait plus. Les événements n’agissaient plus sur lui que comme la pile de Volta sur un cadavre. Ses velléités libérales de la dernière heure étaient, dans la situation où il se plaçait, des illusions que le raisonnement ne contrôlait plus. La guerre avec la Prusse ne fut même pas une illusion, car il ne sut pas cacher que le spectre de la défaite lui était apparu et l’emmenait fatalement à sa perte. Alexandre Dumas fils a dit qu’en se rendant prisonnier, il crut sauver son armée et la France. Cette illusion étant insensée, elle est possible chez un moribond dont l’âme flottante n’est plus capable de lâcheté ni d’héroïsme, et ne distingue plus le songe de la réalité.
Au reste, pour qui aurait étudié de près, sans prévention d’aucun genre, toute la vie de cet homme funeste, je crois que l’observateur se serait assuré d’une chose nouvelle à dire, mais ancienne dans l’histoire : c’est que certains personnages historiques n’ont pas eu de libre arbitre et n’ont pas existé dans l’acception que nous donnons au mot existence comme conscience de la vie. Celui-ci a été traité d’homme chimérique. Le mot est juste s’il désigne un cerveau nourri de chimères, encore plus juste s’il dépeint un être problématique, insaisissable à l’analyse. Moi, je dirai simplement l’impression qu’il m’a causée personnellement.
Au temps de Ham, par correspondance, écriture et rédaction d’un jeune homme sans énergie, dominé par une vision énergique, vision conçue dès l’enfance, entretenue par un entourage dont il subissait la pression avec une lassitude résignée ; point d’instruction réelle, beaucoup d’intelligence, les rudiments et même les éclairs d’un génie plutôt littéraire que philosophique et plutôt philosophique que politique. Santé perdue, vitalité chancelante, inégale, suspendue par moments avec des reflux d’expansion et des refoulements douloureux. Point d’amertume cependant, point de rancunes, peu de courroux ; trop contemplatif pour être passionné ; aimable, aimant, fait pour être aimé dans l’intimité, désintéressé de tout pour son compte, et pourtant – voyez quels contrastes formidables ! – capable des plus grands crimes politiques, parce que ses notions de droit humain différaient entièrement des nôtres.
Quand je lui ai parlé, quand je l’ai vu à l’Élysée, deux fois en une semaine, j’ai été complètement abusée par lui, et ensuite, me croyant jouée, je n’ai plus voulu le revoir. J’ai quitté Paris et manqué à un rendez-vous donné par lui. On ne m’a pas dit : « Le roi a failli attendre, » on m’a écrit : « L’empereur a attendu. »
Mais j’ai continué à lui écrire quand j’espérais sauver une victime, à commenter ses réponses et à l’observer dans tous ses actes ; je me suis convaincu qu’il n’avait voulu jouer personne ; il jouait tout le monde et lui-même. Il croyait à ce qu’il disait ; mais, se regardant comme unique moyen de salut, comme l’instrument investi d’une mission inévitable, ne se sentant pas l’énergie physique et morale nécessaire, mais comptant la trouver dans l’arrangement fatal des circonstances, il adoptait toutes les idées qu’on voulait lui suggérer, sous forme d’oracles : « Allons toujours ! se disait-il ; si telle chose est impossible, je passerai à une autre, et si elle est mauvaise, le résultat me l’apprendra. » L’exercice du pouvoir absolu aidant, cette illusion de jouer à pile ou face avec les événements devint une monomanie, et le fatalisme tranquille et patient prit toutes les apparences d’une force et d’une habileté.
L’habileté était nulle. L’homme était naïf sous son air contenu et réfléchi. Il ne posait pas comme son oncle. Il n’avait pas appris à se draper dans la toge antique. Il était petit, voûté, flétri, et ne cherchait point à paraître majestueux. Louis Blanc, qui l’avait vu à Ham, lui avait trouvé un profil et un regard d’aigle en cage. Le regard d’aigle avait disparu quand je le vis ; la cage était restée ; quelque chose d’inquiet, de contraint, de timide, qui se résolvait en expression affectueuse et triste. Je n’ai pas à raconter ici les paroles échangées entre nous sur le rôle qu’il jouait à cette époque. Je n’allais point le voir pour l’interroger. Il me répondit quand même et ses promesses ne furent point tenues. Mais je trouvai une grande sensibilité et une spontanéité de bonne résolution qui me frappèrent vivement. Je crus, pendant une quinzaine, qu’il réparerait tout et qu’il lutterait véritablement pour tout réparer. Je me méfiais de son énergie, elle fut au-dessous de ce que j’attendais. La persécution ne se relâcha à l’égard de quelques-uns que pour peser plus cruellement sur le grand nombre. Une prétendue, une fausse raison d’État frappa d’impuissance l’homme de sentiment qui déplorait, dans le principe, les moyens dont on s’était servi pour lui donner le pouvoir, qui paraissait en ignorer les excès, être prêt à les désavouer. Il ne désavoua rien et accepta avec une lâche douleur les meurtres de la rue et les iniquités de la persécution dans toute la France. Lui, sans haine et sans ressentiment, chevaleresque au besoin quand il s’agissait d’oublier une injure personnelle, il servit les haines aveugles, les vengeances odieuses, je ne dirai pas d’une classe de citoyens, ce ne serait pas vrai, mais de la légion de ces gens de proie qui, dans toute localité et en toute circonstance, sont sur la brèche dans les mauvais jours pour dénoncer, maudire et calomnier leurs ennemis personnels ou seulement les adversaires dont ils redoutent l’influence et la moralité. C’est à ces meneurs de réaction qu’au grand scandale et à la grande tristesse des honnêtes gens de tous les partis, l’aveugle souverain, grisé par le succès du premier plébiscite et n’en comprenant pas les causes profondes, se fit l’esclave et l’obligé des moyens apparents de son succès. Il ne comprit pas qu’il pouvait être humain sans danger. En cela comme en tout, il se trompait. Il se trompait comme se trompait le parti radical en attribuant l’élan du vote des campagnes à la pression des meneurs. Cette pression existait, mais elle était parfaitement inutile. La légende napoléonienne et l’effroi d’une république sans force et sans union servaient l’Empire en dépit de ses agissements sans pudeur.
L’Empire était proclamé, je ne saurais dire fondé ; le titulaire en sapait la base lui-même en montant sur ce pavois souillé que lui tendaient les mauvaises passions. Né honnête homme, il se faisait porter en triomphe par des ambitieux dépourvus de tout scrupule. Ce qu’il y avait d’impur dans la nation française allait travailler pour lui et le rendre solidaire de tout le mal commis et à commettre. La France passa condamnation. Et alors il se crut grand et fort. Il entreprit de grandes choses qui ne pouvaient aboutir. Il parut devoir mener à bien tout ce qui répondait au sentiment public. Homme à principes erronés, il gouverna une nation qui manquait de principes et qui mettait un idéal de prospérité romanesque à la place de la vraie civilisation, le succès et la chance à la place du droit et de la justice.
C’est donc par le sentiment seul qu’il pouvait la conduire ; il l’avait compris un instant en voulant sauver l’Italie. Il manqua de confiance pour son dénouement et tomba au dernier acte. Dès lors son étoile pâlit, et il ne la vit plus. Peut-être cessa-t-il d’y croire, peut-être cet illuminé devint-il sceptique ; son intelligence ne pouvait survivre à une telle transformation. Il commença à mourir durant la guerre du Mexique.
La France l’avait trop accepté, elle était devenue chimérique comme lui, elle partagea sa décadence en la précipitant. Elle se trouva désorganisée, anarchique et sans conscience d’elle-même. Elle le maudit avec excès quand elle se vit perdue, l’implacable colère ne s’avoua pas qu’elle était trop tardive pour être digne.
Une colère plus logique et plus noble fut celle de Victor Hugo, qui, dès le début, lança le plus éloquent de ses anathèmes à Napoléon le Petit. Mais le grand poète romantique n’eut pas ici le sens suffisant de la réalité. Son chef-d’œuvre restera comme un monument littéraire, il n’a pas de valeur historique. Napoléon III ne mérita jamais « ni cet excès d’honneur ni cette indignité » d’être traité comme un monstre. Il ne mérita pas davantage d’être rabaissé jusqu’à l’idiotisme. Il eut, comme homme privé, des qualités réelles. J’ai eu l’occasion de voir en lui un côté vraiment sincère et généreux. Il eut aussi un rêve de grandeur française qui ne fut pas d’un esprit sain, mais qui ne fut pas non plus d’un esprit médiocre. Vraiment la France serait trop avilie si elle avait subi pendant vingt ans la toute-puissance d’un crétin travaillant pour lui seul. Il faudrait désespérer d’elle à tout jamais. La vérité est qu’elle prit ce météore pour un astre et ce songeur silencieux pour un homme profond. Puis, quand elle le vit succomber à des désastres qu’elle eût dû prévoir et prévenir, elle le prit pour un lâche.
Il ne l’était pas, il avait un courage froid et je ne crois pas qu’il tînt à la vie. Il se sentit écrasé, désillusionné de son rôle, peut-être las de lui-même.
On a sans doute conspiré beaucoup autour de lui dans son dernier exil. On doit avoir hâté sa fin en stimulant ce reste de vie, qui fut employé, des gens bien informés me l’ont dit, devinez à quoi ? à faire des paysages à l’aquarelle qui lui plaisaient beaucoup.
Il s’est cru l’instrument de la Providence. Il ne fut que celui du hasard. Le parti, d’abord minime, et tout à coup immense, qui le porta au faîte du pouvoir ne fut même pas un parti, si, par là, on entend une fraction de nation obéissant à une doctrine, à un système, à une croyance quelconque. Ce fut un essaim d’aventuriers d’abord, et puis une réunion d’intéressés spéculant sur l’aventure, et puis l’engouement soudain des masses, dégoûtées d’une république en dissolution. La France, devenue industrielle sous Louis-Philippe, n’était pas redevenue politique ; ne sachant pas se gouverner elle-même, elle se jeta dans l’inconnu. La république s’était suicidée en juin par une effroyable scission entre le peuple et la bourgeoisie. Nous n’étions plus dignes de la liberté. L’inconnu étrange, triste, poli et froid, passait dans la rue sur un cheval dressé aux courbettes. Je lui trouvai, ce jour-là, le profil de don Quichotte. Des gens, arrivés à ce spectacle pour le siffler, l’acclamèrent ; je n’ai jamais su pourquoi. Une sorte de vertige s’était emparé de ce Paris des boulevards qu’il avait mitraillé la veille. Ce fut un triomphe. Il en parut étonné, et peut-être, car il avait ses moments d’esprit et de malice discrète, comprit-il qu’il devait cette ovation à la grâce de son cheval. Paris est artiste, Paris est enfant. Paris est sublime et niais, admirable aujourd’hui, absurde demain. Il vit cela et il osa, lui qui avait un grand fonds de timidité modeste. On le voulait impudent, il le fut. Il commanda, dit-on, son manteau impérial. Des ouvrières étaient occupées à en broder les abeilles d’or, qu’il disait encore à ceux qui le poussaient en avant : « Non, je ne trahirai pas la République ! » Et le merveilleux de l’affaire, c’est qu’il le disait de bonne foi. Il était dupe de lui-même jusqu’au dernier moment. On le persuadait tout d’un coup, en lui montrant le succès obtenu en dépit de son inaction, de ses scrupules ou de sa gaucherie. Il se disait alors : « C’est ma destinée, donc c’est mon devoir. » Et rien ne comptait plus dans sa conscience ni dans sa mémoire. C’était le fanatisme d’un autre siècle mettant l’aigle dans le nimbe à la place du calice. Il ne connaissait pas le remords, pouvant toujours se dire : « Ce n’est pas moi qui l’ai voulu ; c’est la fatalité qui me commande. »
Ce portrait n’a pas la prétention de s’imposer à l’histoire. Il sera nié, discuté, refait de mille manières ; moi, je le crois, non bien fait, mais ressemblant. Je l’ai reconstruit en me promenant dans les bois et en me rappelant l’ensemble des détails qui m’ont frappé. Le premier venu des êtres humains est très difficile à connaître et à classer. Le plus difficile de tous est celui dont la vie a été l’objet de l’émotion et de la curiosité publiques. Ni la haine ni l’engouement n’ont pu le juger.
De grandes prospérités apparentes, cachant des plaies profondes et des cataclysmes imminents, caractérisent les deux règnes des deux Napoléon, essentiellement dissemblables. La ressemblance, c’est que l’étoile des Napoléon est terrible. C’est le fatalisme oriental servi par la légèreté française, et, si l’on me dit que j’ai parlé du trépassé de Sedan avec trop d’indulgence, je répondrai ceci pour me résumer : « Le grand coupable, c’est l’esprit aventureux de la France. » Je voudrais avoir encore plus de bien à dire du caractère privé de Napoléon III ; je voudrais pouvoir affirmer qu’il a été angélique, irréprochable, servi absolument malgré lui, qu’il fut tout à fait trompé sur la nature des infamies commises pour le triomphe de sa cause, comme il fut trompé sur la possibilité de soutenir l’effort de l’Allemagne. – Et devant cet homme investi du pouvoir suprême, homme parfait, je le suppose tel, qui ne sait pas, qui ne voit pas, qui marche dans un rêve, qui dispose d’une nation dont il ignore les ressources et dont il contrarie les besoins en lui supposant ceux qu’elle n’a pas, je crois qu’il y aurait enfin à reconnaître que le meilleur des hommes peut être le plus funeste des souverains, que remettre les destinées de tous à un seul est l’acte le plus coupable et le plus insensé que puisse commettre un peuple civilisé. Ah ! nous sommes des Français du dix-neuvième siècle, et nous voulons encore nous payer « des enfants du miracle » : Henri V, le futur sauveur ; des « hommes du destin » : Napoléon le foudroyé ; des empereurs « à mission » : Napoléon le néfaste ! Continuons ! Après Waterloo et Sedan, il y a encore des abîmes pour nous reposer de nos gloires, de nos splendeurs et de nos fêtes.
Il faudrait pourtant bien nous amuser un brin, me dit mon frère. A-t-on jamais passé un plus triste carnaval ? Le baron a parlé politique toute la soirée, et le voilà qui va se coucher à dix heures du soir, me laissant là, moi qui ne suis pas gris, avec toi qui n’es pas gaie.
— Je suis gaie quand on me rend gaie. Tu es chargé d’avoir l’initiative. Voyons, que veux-tu faire de gai, à dix heures, quand toute la maison dort ?
— Il n’y a rien de gai à faire ici. Allons nous promener.
— À cheval ? Il fait diablement froid. Quant à la voiture, il faudrait que Vincent se levât ; je doute qu’il goûte la proposition.
— Prenons tout simplement la clef des champs.
— Soit. Où allons-nous ?
— Nous irons relancer Duteil, qui trouvera quelque chose de drôle.
— Alors, nous allons à la ville ?
— Nous y allons.
— Il faudrait être déguisés !
— Déguisons-nous. Je vais mettre le costume de paysanne que tu m’avais préparé dimanche dernier. Toi, prends le costume de garçon, tu seras mon petit frère.
Un quart d’heure plus tard, nous nous retrouvions au salon, lui habillé en femme, moi en gamin, gros pantalon de drap, gros souliers ferrés, blouse de roulier sur un gros gilet de laine tricotée, les cheveux cachés par un bonnet de coton bleu à haute mèche rouge, le masque attaché à la boutonnière.
— Si nous faisons du bruit, dis-je à mon frère, nous n’irons pas loin. Le baron ne voudra pas que tu m’emmènes.
— Il n’en saura rien ; et d’abord, nous allons sortir par la fenêtre. Je t’aiderai à sauter.
— Ce ne sera pas la première fois.
Nous voilà sur la route. Un froid de loup. La gelée craque sous nos pieds. Mais la nuit est claire et les étoiles sont gaies.
Nous prenons à travers champs, c’est le plus court. Nous gagnons le chemin de Montgivray. Le pont n’est pas raccommodé, mais la rivière est prise. Nous la passons sur la glace en deux endroits. Après une petite heure de marche, nous arrivons à la ville par le chemin qui longe le cimetière, et nous montons la rue des Capucins. Tout dort. L’horloge sonne la demie après onze heures. La ville est muette. Pas une lumière aux fenêtres, pas un chien dans les rues, pas un réverbère allumé. C’est comme tous les jours.
Mais, en approchant de l’hôtel Saint-Germain, nous entendons les violons et les cris des danseurs de bourrée. C’est le bal des ouvriers. Nous mettons nos masques, nous payons six sous chacun et nous entrons.
Personne n’est déguisé. Notre entrée fait sensation. On nous traite de chienlits. Nous prenons place à la danse, moi faisant l’homme et conduisant ma colossale danseuse dont on commence à s’émerveiller.
— La belle femme ! dit l’un.
— Ça ? c’est un homme.
— Mais non. Ça danse très décemment.
— Et puis ça a le cou blanc comme du lait. C’est une femme, et pas paysanne du tout.
Le docteur Verneuil, qui est le coq de village des belles ouvrières, se trouve fort intrigué. Il ne reconnaît pas celle-là. Il me bouscule pour arriver jusqu’à elle. Je lui campe un soufflet. Il veut me battre, mon frère me protège. J’invite Ursule, qui me reconnaît avant que je lui aie dit un mot, et qui me garde le secret. On trouve que nous dansons la bourrée en vrais enfants du Berry. Donc, nous ne sommes pas des étrangers.
L’incognito m’encourage. Je me livre à des fioritures chorégraphiques dans le bon style du pays. Le succès augmente, mon frère fait des grâces inouïes. Nous improvisons une montagnarde très applaudie. L’assistance s’écrie, enthousiaste :
— C’est des Auvergnats !
Mon masque tombe. Je continue sans m’en apercevoir, mais personne ne me reconnaît. Ils sont tous si loin de penser à moi ! Pourrait-on jamais supposer… ? Et moi-même, personnage grave en dedans, et en possession d’un sang-froid souvent mis à l’épreuve, je ne pense pas que ce soit moi. Non, ce n’est pas moi, c’est l’autre. C’est le petit qui s’amuse, comme dit mon frère.
Les ouvriers sont très bons camarades avec nous. Au fait, beaucoup d’entre eux sont des camarades d’enfance. Fils d’artisans souvent employés chez notre grand’mère lorsqu’elle fit bâtir une grande partie de la maison inachevée, ils ont travaillé chez nous avec leurs parents maçons, peintres et charpentiers, et se sont volontiers dérangés de leur tâche pour courir avec nous dans le jardin, grimper aux arbres et piétiner les plates-bandes. Ils ont fraternellement partagé les coups de balai et les arrosades que nous administrait le jardinier. Ils pourraient fort bien nous reconnaître et se déclarer enchantés de notre visite. Mais ces bals d’artisans, comme on dit ici, sont hantés par des hétérogènes, les jeunes bourgeois du cru épris des grâces de nos grisettes. Dame, elles sont jolies et d’humeur légère ! elles aiment mieux les messieurs qui ont des bottes et des cols de chemise que les pauvres tabayons (porteurs de tabliers de cuir). Ceux-ci épousent, pourtant ; ils ont donc grand tort de permettre l’entrée de leur bal à ces jolis cœurs.
Mais nous ne sommes pas venus là pour faire de la morale. J’ai remis mon masque, mon frère n’a pas ôté le sien ; nous nous esquivons, car nous voulons que Duteil nous aide à faire quelque chose d’excentrique et nous allons le trouver.
Tout est fermé, tout dort chez lui. Nous chantons une romance sous sa fenêtre. Il reconnaît nos voix, se lève en prenant soin de ne pas éveiller sa femme, descend et, sans témoigner aucune surprise :
— Or donc, dit-il, qu’est-ce que nous pourrions faire de gai ?
— C’est ce que nous venons te demander.
— Faisons quelque chose de bête.
— Ça ne changera rien à nos habitudes.
— Si fait, il y aura préméditation.
— Eh bien, insultons les passants.
— S’il en passe !
— Réveillons les gens paisibles. Sonnons aux portes.
— C’est bien connu, mais c’est toujours bon.
— Non, non ! attendez, voilà M. Cuinat qui rentre chez lui. Arrêtez-le et mystifiez-le un peu. Moi, je me tiens à l’écart, ou mieux, je vais chercher un déguisement, car on ne peut rien faire sans cela.
Il court, je ne sais où, et nous allons à la rencontre de notre vieux ami M. le maire. Mon frère se jette dans ses bras en lui demandant aide et protection et lui fait une histoire d’enlèvement à laquelle le bonhomme ne comprend rien. Nous le suivons jusqu’à sa porte, qu’il nous ferme au nez en nous menaçant des gendarmes, disant qu’il ne sait pas si nous sommes des voleurs ou des farceurs. Duteil revient avec une vieille robe de chambre et un bonnet de nuit à rosette. Il a l’air du Malade imaginaire. Nous parcourons les faubourgs en aboyant. Duteil a un talent extraordinaire. Il connaît la note qui irrite le chien le plus paisible et le plus endormi. De proche en proche, la clameur gagne, et bientôt tous les échos de la ville ne forment plus qu’un hurlement entrecoupé de grincements furieux. La police s’en émeut et intervient en la personne du valet de ville.
— Pourquoi ce tapage nocturne, messieurs ?
— Croyez-vous, lui répond gravement Duteil, que je veuille avoir le dernier avec des chiens ?
Cette bonne raison persuade l’agent, qui nous laisse continuer. Nous crions sous les fenêtres de la bourgeoisie, appelant chaque citoyen par son nom. Plusieurs s’éveillent, ouvrent leur fenêtre et demandent ce que nous leur voulons.
— C’était simplement pour savoir si vous n’étiez pas morts, leur répond mon frère.
Il en est qui se fâchent et nous menacent on sait de quoi. Nous n’attendons pas que l’effet s’ensuive ; nous décampons pour passer à un autre divertissement, qui est de contrarier les couples amoureux qui rasent les murs, et de les suivre pas à pas en parlant entre nous avec animation, comme si nous ne faisions nulle attention à eux, nous arrêtant quand ils s’arrêtent et reprenant le pas quand ils poursuivent, mais sans cesser de causer à haute voix de nos prétendues affaires.
Un paysan qui a fêté Bacchus, passe, dormant sur sa bête qui dort aussi. Nous la faisons doucement tourner de tête en queue, et elle emmène le bonhomme Dieu sait où.
Tout cela nous a ramenés au centre de la ville ; le bal est fini. Mon frère a soif et veut entrer à l’hôtel Saint-Germain. Je m’y oppose. Je le connais : s’il boit, il se grisera, et je serai forcée de revenir seule. Duteil m’approuve. Nous lui permettons d’entrer à l’auberge, nous l’attendrons à la porte.
Je suis un peu lasse, et j’ai encore six kilomètres à faire avant de retrouver mon lit. Je m’assieds sur une borne. Duteil me fait vis-à-vis de l’autre côté de la rue, étroite, comme on sait.
— Eh bien, me dit-il, vous êtes-vous amusée ?
— Beaucoup ; et toi ?
— Moi, je m’amuse d’autant plus que je recommence ce qui m’a amusé cent fois.
— C’est assez profond, ce que tu dis là. C’est toute une philosophie.
— Au fait…, oui, philosophons. Et, d’abord, qu’est-ce que la vie ?
— Un rêve, disait le maréchal de Saxe, et il ajoutait : « Le mien a été beau ».
— Belle parole pour un homme qui voit venir la mort. Mais vous, vous et moi, si vous voulez, que dirions-nous de notre rêve, si le moment était venu de le résumer ?
— Nous dirions qu’il a été gai.
— Le mien, oui. Quand je ris, je suis gai jusque dans mes moelles. Mais vous, sainte tranquille ?
— Qu’est-ce que tu dirais, si je te prouvais que je suis plus gaie que toi ?
— Voyons !
— Tranquille ou contenu, le personnage que je suis n’est pas démonstratif, il ne fait pas de bruit, il ne rit pas fort. Mais il s’amuse de tout et toujours. Par exemple, me voilà sous l’apparence d’un gars berrichon, assise sur cette borne et causant avec toi sur les trois heures du matin par une jolie nuit d’hiver, quand je pourrais être chaudement roulée dans mes couvertures et dormant comme un loir. La chose n’est pas plus plaisante que cela. Elle m’amuse pourtant, non pas parce qu’elle paraîtra drôle, personne ne doit en savoir un mot ; elle m’amuse parce qu’elle est le contraire de l’inaction, du sommeil et de l’oubli, trois choses qui n’existent pas, puisqu’on ne les sent pas.
— Bien raisonné, dit Duteil en se drapant dans ses loques. Donc, vivre est tout et la vie est un bien ! — Ô ami ! qu’en penses-tu !
Il s’adressait à un passant attardé et quelque peu gris qui traversait notre dissertation d’un pas inégal, la tête dans les épaules et le nez dans son manteau.
Le passant s’arrête, réfléchit un instant, et répond sans se troubler :
— La vie est un bien, tant qu’il y a du vin.
— Tiens, c’est *** ! Va te coucher, ivrogne ! tu as la figure salée et tu me donnerais envie de boire si je te regardais plus longtemps. Sache qu’en ce moment ma lyre est montée sur le mode ionien et que je méprise tes joies grossières.
— Avec qui parlais-tu donc ? dit le quidam en cherchant des yeux autour de lui.
— Avec les étoiles du ciel, animal ! Bonsoir.
Il passe et Duteil reprend :
— Oui, la vie est un bien et chacun le sent ; mais le sage se rend compte de ses joies, et peut-être le plus sage est-il celui qui, comme vous, ma chère amie, savoure sans bruit cette liqueur dont les autres s’enivrent. On prétend que la vie est pleine de maux, de périls, de fatigues et de troubles. Parbleu ! nous en avons notre part souvent lourde ou irritante ; mais à qui la faute ? Ce n’est pas celle de la vie ; c’est la nôtre, à nous qui oublions de vivre pour aspirer à des plaisirs ou à des travaux qui la détériorent ou la détruisent. À quoi songent tous ces bourgeois qui vont se lever de grand matin pour aller surveiller le rendement de leurs terres et le prix courant de leurs blés ? Des terres ! avoir des terres ! voilà leur rêve à tous, et voilà pourquoi ils se privent de tout. Et la terre est là pourtant, qui leur dit : « Je suis précieuse et bonne, parce que la vie est en moi. Mettez une poignée de moi dans un pot et semez-y quelques petites graines de réséda ou de violettes, je vous ferai pousser de quoi vous enivrer des plus doux parfums. » Quant à nous, chère amie, vivons pour vivre et réjouissons-nous dans tout ce qui vit, comme nous nous amusons de tout ce qui n’est pas la mort. — Voyons ! n’es-tu pas mort ? ajoute-t-il en voyant revenir mon frère.
— Partons, dit celui-ci. Ne viens-tu pas nous reconduire un peu ?
— Si fait bien. Je vous reconduis jusqu’à Montgivray. J’ai besoin de prendre l’air.
L’idée est étrange, car nous l’avons pris toute la nuit. Mais, chemin faisant, il nous démontre que l’air qu’on prend sans y faire attention et en pensant à autre chose ne vivifie pas comme celui qu’on prend pour le prendre. La nuit est plus douce à mesure que la lune monte dans un grand lac de petites nuées blanchâtres. Nous suivons les méandres de la rivière glacée, que borde une frange diamantée. Le courlis sanglote dans les roseaux desséchés. On dirait d’un petit enfant abandonné dans les herbes du rivage. La solitude est absolue. Les arbres jettent leurs ombres grêles sur le sentier de telle façon qu’on lève instinctivement le pied pour monter ou descendre des escaliers imaginaires. On se dit adieu au carrefour de la Croix-Blanche, mauvais endroit hanté par les meneux de loups. Mais Duteil nous raconte des légendes et nous le reconduisons jusqu’au cimetière, d’où, à son tour, il revient avec nous jusqu’au grand arbre. Enfin on se sépare, en promettant le secret sur mon équipée. Duteil s’éloigne en chantant à pleine voix :
Ego sum pauper !
Et nous lui répondons en canon, jusqu’à la sortie des Chottes. Alors, nous cessons nos chants et nos rires, nous allégeons nos pas et nous rentrons sans bruit par la fenêtre, comme nous sommes sortis. Il n’y a pas de temps à perdre pour dormir une heure avant le réveil des bouviers et des moineaux.
À J.-N.
Je ne veux pas te priver du récit de cette mémorable journée d’hier ; tu nous avais prédit que nous déjeunerions chez M. Blaise avec des coquilles d’œuf, pas même avec des coquilles de noix, vu que ça se brûle et que l’avare modèle ne laisse rien perdre. Eh bien, nous avons pantagruéliquement banqueté. Il est vrai que la chose n’a rien coûté à notre hôte. – Hydrogène, en nous invitant à déjeuner sur l’herbe en pleine vallée Noire, dans les prairies de son joli papa, avait tout prévu et tout envoyé chez lui. D’autre part, les convives appartenant à la famille avaient tous porté quelque chose, café, dessert, sucre, etc.
Nous sommes arrivés, mon frère et moi, comme le dernier des quatre-z-officiers de Malbrouck, c’est-à-dire ne portant rien, qu’un terrible appétit, excité par une longue course équestre dans des chemins endiablés et l’air piquant de la saison.
Comme nous entrions au galop dans la cour, – il faut toujours se payer une belle entrée, – le premier objet agréable qui frappa nos regards, entre un tas de fumier et une paire de bœufs crottés jusqu’à l’échine, fut celle que nous avons baptisée « Rose-du-Bengale ». Elle avait les manches retroussées jusqu’au coude et fouettait une crème dans une écuelle de terre. Après elle, nous apparut Caroline au long nez, à l’œil noir, au teint vermeil. Rondelette et mieux que jolie, charmante : elle remuait, au seuil de la maison, une casserole d’où s’exhalait un doux parfum d’oignon et de graisse chaude.
Alors apparut Hydrogène, qui ne tenait rien que ses mains au bout de ses bras, mais en les laissant pendre d’une si étrange façon, que je crus, à les voir si molles et si flottantes, qu’il secouait une paire de gants.
— Dieu vous bénisse ! s’écrièrent-ils d’une commune voix. Nous avons cru que vous aviez oublié le rendez-vous.
— J’avais trop faim pour l’oublier, répondis-je en sautant sur le pavé, qui n’était pas très propre et d’où je fis jaillir je ne sais quel liquide noir à la figure de mes hôtes.
— Bah ! dit Hydrogène en s’essuyant, à la campagne !
J’embrassai ces dames, qui sentaient fort le ragoût, s’étant mises bravement à l’œuvre et dévouées au salut de tous :
— Vous êtes des anges, leur dis-je, et j’ai honte de ne savoir rien faire d’utile. Ne puis-je vous servir de marmiton ?
— Et moi de sommelier ? dit mon frère.
— Non, non, vous êtes les invités, lui répondit Rose-du-Bengale. Pourtant vous avez quelque chose à faire : vous surveillerez le râtelier pour que M. Blaise n’aille pas enlever le foin et l’avoine qu’on donnera à vos chevaux et aux nôtres. Votre sœur va fouetter la crème pendant que j’irai mettre la broche.
Elle me confia l’écuelle et disparut. Mais je n’eus pas essayé de ce passe-temps plus de deux minutes qu’il me sembla singulièrement monotone et que je posai l’écuelle sur la margelle d’un vieux puits qui se trouvait là fort à propos. Tout aussitôt un bataillon de guêpes vint brutalement goûter la crème et s’y plonger comme des sauvages qu’elles étaient. Je les chassai, et j’allais reprendre mon travail, quand arriva un groupe d’abeilles discrètes, proprettes, dorées par le pollen des ficaires fraîchement écloses. Avec quelle grâce délicate elles trempèrent leurs petites pattes dans la mousse sucrée qui marbrait les bords du vase !
— Ô sages et honnêtes ouvrières, m’écriai-je, que je ne mange jamais de crème en neige, si je vous dérange avec ce balai impie, formé de branches de groseillier !
Et je m’absorbai si bien dans la contemplation de ces charmantes créatures descendues de l’Hymette pour m’inviter au repos, que la crème ne prit aucune consistance et que Rose, en venant me demander compte du dépôt sacré, s’étonna du peu de succès de mes efforts.
— Il faut, lui dis-je, honteuse de mon oubli, que ce soit le voisinage du puits et la fraîcheur qui s’en exhale qui aient contrarié l’opération.
La bonne ménagère se paya de cette raison et se rapprocha de la cuisine. Elle n’eut pas plutôt fouetté pendant un quart d’heure et sué d’autant, que le mets prit une consistance et une blancheur admirables. Hydrogène, qui étudie la chimie, trouva une explication pour ce phénomène et je ne fus pas grondée.
Je m’en allai promener mes remords dans le verger. C’est un endroit délicieux, où volaient déjà les coliades et où les grimpereaux tournaient gaiement autour des branches chargées de mousses humides. Je ne sais pas si tu es venu herboriser dans cet enclos, qui ne porte, en ce moment du renouveau, aucune trace de pas humains. Un gazon, court et encore jauni par les dernières gelées, descend en pente rapide vers le fond de la vallée où coule la Vauvre. Plantés en quinconce irrégulier, de vieux arbres à fruits, jadis taillés, aujourd’hui abandonnés à leur libre croissance, étendent et entrelacent leurs rameaux anguleux au point de départ, de manière à empêcher la circulation. Puis, tout à coup, ils se redressent et s’épanouissent en bouquets vigoureux qui bientôt formeront une voûte de fleurs.
Je m’assis sur un de ces troncs noueux ; une pluie fine mouillait mes cheveux, qui se mirent à pendre en saules pleureurs, comme s’ils voulaient se mêler au travail printanier de la végétation. Le chant d’un coq rompait seul par moments le silence de la campagne encore engourdie à la surface. À travers le fouillis des branches, je découvrais un des sites les plus mélancoliques et les plus doux de notre vallée, les eaux frissonnantes de la Vauvre avec ses buissons de presle, ses prés coupés d’arbres et ses petits moulins d’où s’échappent de minces filets de fumée bleue. Pas un seul village, pas de clocher, pas de maison bourgeoise, pas de ruines, pas de routes, rien que des sentiers encaissés et bordés d’épine, des troupeaux blancs sur des prés verts, des ponts de bois sur la rivière, des oies devisant gravement sur le sable des rives, des horizons fermés d’arbres, rien pour le peintre, rien pour le chroniqueur ; et, sur tout ce paysage positivement simple et sans intérêt, planait pourtant je ne sais quelle poésie qui se sent et ne peut guère se traduire. Est-ce le sentiment de l’isolement intellectuel ? Peut-être. On peut marcher ici du matin à la nuit sans rencontrer une trace de civilisation. Le pays est pourtant cultivé partout et plus habité qu’il ne le paraît, les nombreuses chaumières cachant leurs toits bas et incolores sous les arbres ou dans les plis du terrain. Mais la pensée d’aucun des êtres qui sont là ne franchit les limites de son petit domaine. Le paysan est tellement identifié à la nature, qu’il n’en dérange pas la tranquille solennité et qu’il ne semble point peupler la solitude. Le sentiment qui s’empare de nous autres liseurs, quand nous pénétrons dans ces retraites bocagères, est celui-ci : le repos dans l’oubli. Et, ne t’en déplaise, si c’est une pensée égoïste, elle est diablement douce et salubre.
J’en étais là de ma rêverie lorsque Hydrogène arriva, avec ses mains. Il se fit un siège d’un arbre voisin et me narra l’histoire de ce verger.
— La maison, dit-il, n’a jamais été qu’une maison de paysan riche, et mon grand-père n’était rien de plus qu’un paysan. Mais il avait amassé du bien et fit planter ces arbres et bien d’autres, car le verger s’étendait autrefois jusqu’au lit de la rivière. Il l’entoura d’un large fossé dont vous voyez les vestiges et son enclos passait pour le plus riche du pays. Mais le grand-père eut quatorze enfants qui ont partagé les terres, démeublé la maison et démembré la réserve. Les uns arrachèrent les plants, les autres les laissèrent grandir incultes. Le tout fut morcelé, coupé par des buissons, et, de l’ouvrage qui avait coûté tant de soins, il ne reste que ces vieux arbres qu’on oublie plus qu’on ne les respecte, mais qui, tout vieux qu’ils sont, dureront encore plus que nous.
Duteil nous appela pour le dîner. Il n’était plus question, à mon grand regret, de manger sur l’herbe. Il pleuvait tout de bon, et le couvert avait été mis dans une grande chambre à plafond bas, aux solives noircies, avec une seule petite fenêtre. L’obscurité me rend toujours triste et la pluie avait traversé facilement mon petit vêtement de drap léger. Je vis alors une scène curieuse en me réchauffant sous la haute cheminée. Hydrogène la remplissait à la hâte de bûches et de fagots. À peine avait-il le dos tourné et le feu commençait-il à flamber, que le joli papa de notre ami, M. Blaise, approchait doucement et emportait furtivement les bûches. Le fils revenait, et, croyant le combustible épuisé, remplissait de nouveau la cheminée ; tout aussitôt le papa recommençait à la vider. Heureusement on l’emmena à l’autre bout de la table et je pus présenter mon dos à une belle flambée qui égaya enfin le local.
— Heureux les avares ! pensais-je. Ils n’ont jamais froid ni faim. Ils arrivent à surmonter toutes les exigences de la nature et à se pétrifier au physique comme au moral.
Celui-ci est un type qui serait odieux s’il n’était burlesque. Croirais-tu que je ne l’avais jamais vu ? Il s’était mis sur son dimanche pour nous recevoir, c’est-à-dire qu’il avait son habit de noces du Directoire, un drap jaunâtre usé jusqu’à la corde ; un grand gilet jaune d’une époque antérieure, je crois, lui tombait jusqu’aux genoux. Sa queue, ficelée d’un ruban immonde, remontée par son grand collet d’habit dans une position horizontale, allait caresser l’oreille de son voisin chaque fois qu’il tournait la tête, et il la tournait souvent, inquiet du zèle que ses servantes, plus hospitalières que lui, mettaient à nous servir. Il ne songea pas à profiter des douceurs culinaires qui ne lui coûtaient rien que le bois et le charbon. Il refusa les mets choisis qu’on lui offrait, disant qu’il n’avait pas coutume de manger le bien des autres et que les autres feraient sagement de penser comme lui.
Le repas fut copieux. Duteil s’était chargé des vins, et réussit à en faire boire à M. Blaise. Il le poussa même si vivement, que l’avare finit par consentir à nous raconter ses campagnes, qui ne sont pas moins curieuses que sa personne.
— On prétend, lui dit mon frère, que vous avez déserté deux fois.
— C’est des mensonges ! répondit M. Blaise, j’ai déserté cinq fois. À dix-huit ans, je suis parti dans la réquisition des trois cent mille hommes. À Angers, j’ai été incorporé dans la légion nantaise, où je me suis vite ennuyé et où j’ai pris mon congé sous la semelle de mes souliers. J’étais royaliste et philosophe. Je ne voulais pas me battre. Les gendarmes m’ont rattrapé à Loches ; ils ont voulu me persuader, à coups de plat de sabre, que j’étais bon républicain et m’ont conduit de brigade en brigade jusqu’à Rennes, où un représentant du peuple nous fit un discours pour nous prouver que le jour de gloire était arrivé. Je ne voulais point de gloire, moi, et je m’en revins chez nous sans rien dire. On m’a fait repartir quatre autres fois. La dernière fut la pire. J’étais couché, quand les gendarmes vinrent pour me prendre, je me cachai sous le lit. Ces gredins-là burent deux pichets de mon vin, tuèrent mes deux coqs et les mangèrent sous mon nez, en me jetant les os, car ils me savaient là et s’amusaient à mes dépens. Quand ils eurent bien déjeuné, ils firent semblant de s’en aller et je crus pouvoir aller dans ma cour m’assurer du dégât qu’ils m’avaient fait. Mais ils s’étaient cachés derrière la grange, et, tombant sur moi, ils m’attachèrent à la queue de leurs chevaux qui avaient mangé du vert. – Je vous laisse à penser ! Enfin, je reçus mon congé et je me croyais sauvé, quand on m’envoya deux médecins pour constater que j’étais trop malade pour servir. Je n’étais point malade du tout, et je me plaignais sans pouvoir dire où j’avais mal. Alors, ils m’ont signé un certificat bien drôle qui disait :
« Nous avons trouvé M. Blaise
De la légion nantaise,
Assis sur sa chaise
Fort mal à son aise,
» Parlant peu, maladroitement et sans raison. – En foi de quoi, etc… »
— Ne nous raconterez-vous pas, lui dit Duteil, pourquoi, à la Châtre et dans tout le pays, on vous a surnommé Queue-de-veau ?
— C’est bien simple, répondit M. Blaise. Une fois libéré du service, je songeai à me marier. Je m’habillai de mon mieux et je me poudrai tout à blanc avec de la belle manivolle[3]. Je m’en allai trouver M. Mauduit à la Châtre.
» — Qu’est-ce que vous voulez, monsieur Blaise ?
» — Pas grand’chose, monsieur Mauduit. Je vous demande votre fille.
» — Ah ! oui-da ! monsieur Blaise ! Pas grand’chose ? Et laquelle de mes filles demandez-vous ?
» — Celle que vous voudrez, monsieur Mauduit ; ça m’est égal.
» Là-dessus, il me prend par les épaules, m’arrête un petit moment sur le pas de sa porte, et me pousse dehors. Voilà tous les galopins de la ville à me suivre en me criant :
» — Blaise, queue de veau ! »
» Je ne savais à qui ils en avaient. Enfin, rentré chez moi, je m’aperçois que M. Mauduit m’avait pendu au dos une grande queue de veau. Je l’ai vitement fait cuire et j’en ai dîné pendant trois jours ; elle était diablement bonne et le plus bête n’était pas moi.
M. Blaise devenait expansif, mais, au dessert, apparurent certains pruneaux et certains fromages qu’il crut reconnaître comme siens, et, subitement dégrisé, il quitta la table pour aller arrêter le pillage.
Nous ne le revîmes plus. La pluie avait cessé. On alla causer et s’ébattre au gué de la Vauvre ; puis au moulin d’Angibault, qui est une délicieuse oasis de verdure et de belles eaux courantes. Enfin, comme la nuit arrivait, on rentra pour monter à cheval et partir. Ma jument Colette était fort impatiente de rentrer chez elle. J’eus toutes les peines du monde à lui faire attendre que Rose et Caroline fussent hissées en croupe, l’une derrière son mari, l’autre derrière Hydrogène. Dans son empressement à nous aider, Hydrogène s’était laissé choir dans le fumeriou, et, comme mon frère l’en avait retiré vite, il voulait se jeter dans ses bras pour l’en remercier.
— Ne va pas m’embrasser au moins ! lui cria mon frère.
— Si fait, répondit Hydrogène en le serrant sur sa poitrine, c’est de bon cœur, va !
Caroline ne voulait plus chevaucher derrière lui dans l’état où il était. Duteil et mon frère l’essuyèrent avec des bouchons de paille et enfin on se mit en route.
Nous étions venus sans nous tromper par le chemin de la mare verte, laquelle mare n’a rien de dangereux pour peu qu’on serre le buisson du bon côté. Hydrogène prétendit qu’à la nuit, il y avait du danger, et qu’il valait mieux gagner Montipouret par un chemin plus long. Comme il ne faisait pas nuit du tout, je pense bien que c’était un prétexte pour se montrer dans le bourg en belle compagnie, et nous le suivîmes pour ne pas le contrarier. Nous n’avions pas fait cent pas qu’un lièvre traversa le chemin devant nous, sans se presser, comme s’il se moquait de notre cavalcade.
— Diable ! dit Duteil, mauvaise affaire ! Un lièvre qui vous regarde, c’est un sorcier qui vous nargue. — Ma femme, dit-il à Rose, tu devrais faire un beau signe de croix pour conjurer le charme, autrement il nous arrivera ce soir quelque fâcheuse aventure.
Puis il fit un grand cri : sa femme l’avait pincé pour l’empêcher de se moquer de la religion.
Pour se venger, Duteil se mit à prêcher d’une voix tonnante, et il traversa Montipouret en déclamant :
— Mes très chers frères, écoutez la parole du Seigneur !
Les habitants qui étaient en train de souper accoururent sur leurs portes, et le curé, qui rentrait chez lui, s’arrêta stupéfait, émerveillé peut-être de l’éloquence et des poumons du cavalier.
— Soyez béni, monsieur l’abbé Rochou ! lui beugla le sermonneur. Allez souper, mon fils, vous êtes un bel homme ; que la paix du Seigneur soit avec vous !
La nuit était venue, l’abbé Rochou ne reconnut personne et demeura perplexe. Nous prîmes le galop pour arrêter la prédication de notre ami ; mais ce fut en vain. Il prêcha au galop avec encore plus d’onction et d’énergie. En vain Rose lui tira son habit et lui déchira sa cravate pour mettre fin au scandale. La jument effrayée de l’altercation conjugale fit un écart et laissa les deux époux, Rose, assise dans une ornière, Duteil debout et prêchant toujours.
Mon frère mit pied à terre pour relever Rose, qui n’avait aucun mal ; mais Duteil avait perdu une de ses bottes, qu’il chercha longtemps dans l’obscurité en nous faisant remarquer qu’il l’avait bien prédit : le lièvre nous avait jeté un sort et nous n’étions pas au bout de nos aventures.
Il ne croyait pas si bien dire. Tout en rattrapant la jument effrayée et réparant les sangles qu’elle avait brisées, nous avions perdu le sens de la direction à suivre, et, quand nous nous remîmes en route, nous tournions le dos à notre but sans nous en douter.
Il est facile de se perdre dans cet entre-croisement de chemins creux de notre bocage, et nous marchâmes au petit trot pendant une demi-heure, croyant arriver à la grande route et n’arrivant point.
Enfin l’air plus vif nous fit connaître que nous n’étions plus dans la vallée, mais sur un plateau. Lequel ? Une nuit grise, opaque, uniforme, enveloppait tous les objets. Le chemin était plus large que de raison. Étions-nous sur un chemin ou sur une lande ?
— Nous sommes bel et bien perdus, dit Duteil. Cela devait arriver. Le lièvre avait son idée.
— Allons donc ! répondit mon frère, se perdre aux environs de Montipouret, à une lieue de chez nous ! est-ce que c’est possible ? Marchons toujours, nous allons nous reconnaître.
Nous marchâmes deux grandes heures sans nous faire aucune idée du pays que nous parcourions.
Il est vrai que nous ne songions plus à nous orienter. Nous causions, et Duteil nous captivait par son esprit original et brillant. Il s’était mis à soutenir une drôle de thèse :
— Nous sommes ensorcelés, cela est évident, nous disait-il ; mais qu’est-ce que cela prouve ? c’est que l’homme n’est jamais sûr de lui-même, et que, par conséquent, c’est lui qui crée les choses qui lui apparaissent. Ainsi, en ce moment nous croyons être à cheval, devisant de bonne amitié à travers champs ; nous nous prenons pour des personnes raisonnables ; qui sait si nous ne rêvons pas ? Nous sommes peut-être, à cette heure, bien endormis dans nos lits, et nous nous promenons en songe dans un lieu vague que nous ne connaissons pas. C’est assez fréquent dans les rêves. On a des perceptions confuses d’une nuit terne comme celle-ci et d’un monde voilé où l’on erre à l’aventure sans but déterminé. Je m’imagine que c’est vous autres qui êtes là, que j’ai ma femme en croupe, que je vous parle et que vous me répondez. La conviction, la certitude font partie essentielle du rêve ; je pourrais vous jurer que je ne me trompe pas, que je vous entends, que je vous parle et que vous m’entendez. Je n’en serais pas moins la dupe d’un songe, et vous auriez beau me jurer que nous sommes bien ici et non ailleurs, cela ne prouverait absolument rien, sinon que l’imagination est tout, et que l’on n’est, en réalité, que là où l’on croit être.
Cette fantaisie me plaisait et je ne songeais pas à la contredire. Hydrogène la trouva folle et voulut la réfuter.
— Toi, lui dit Duteil, tu affirmes d’autant plus que tu es plus abusé par la vision de ton rêve. Pourrais-tu me jurer qu’en ce moment tu as ta raison ?
— Je m’en flatte ! répondit Hydrogène ; je n’ai pas bu comme vous une rivière de bordeaux et un fleuve de Champagne.
— Tu me reproches ma nourriture, ô fils de ton père !
— Dieu m’en garde ! je dis seulement qu’en ce moment je suis lucide et que vous ne l’êtes pas.
— Eh bien, voilà ce qui te trompe : en ce moment, tu crois écouter les divagations de ton parent Duteil ; ce n’est qu’un souvenir passé à l’état de rêve. Tu es couché sur une botte de paille dans un hôpital de fous. La personne que tu prends pour moi est le médecin qui te soigne, et l’air de la nuit que tu crois respirer à pleins poumons en pleine campagne ne t’arrive qu’à travers les barreaux d’une lucarne grillée. Malheureux jeune homme ! la bonne dame nature a eu pitié de toi. Elle a jeté sur la lanterne magique de ton cerveau les images de la patrie absente. Tu y vois les champs paternels, les amis de ton enfance, tu es heureux, tu divagues ! tu vois ce qui n’est pas ou ce qui n’est plus, et tu es persuadé que ce sont des choses réelles. Mais il ne suffit pas de dire que ce ne sont pas des fantômes, il faut le prouver. Prouve-le-moi, voyons, essaie !
La discussion continua ainsi, je ne l’écoutais plus. Je m’étais levée matin et le pas régulier de mon cheval me berçait agréablement. La thèse de Duteil se confondit dans mon cerveau avec une ébauche de rêve sur le même sujet.
— Pourquoi ne serais-je pas, me disais-je, sur une barque au milieu d’un lac argenté, ou dans un traîneau sur la neige des steppes ?
Mon cerveau me promena ainsi à travers de douces visions, jusqu’à ce que le fer de ma Colette, frappant sur un caillou, en fît jaillir un éclair qui me réveilla.
D’autres éclairs dus à la même cause se produisirent sous les pieds des autres chevaux.
— Ah çà ! dit mon frère, nous ne nous rapprochons pas du tout de chez nous. Nos chevaux battent le briquet sur des silex et nous devrions être depuis longtemps sur le calcaire.
— Mais on ferre toute la route de Châteauroux avec des cailloux de rivière, répondit Duteil ; nous sommes sur la route postale.
— Allons donc ! nous sommes sur les coteaux de la Chassaigne !
— Non pas, reprit Hydrogène, nous descendons depuis une demi-heure. Je crois que nous retournons à Montipouret.
Mon frère mit pied à terre et dit :
— Aïe ! nous sommes dans les échaussis[4] jusqu’aux genoux.
— Alors, reprit Duteil, nous traversons la chaume de Chavy ?
— Vous êtes fous, leur dis-je ; ce que vous prenez pour des chardons, ce sont des créneaux. Nous sommes sur le haut des ruines de Saint-Chartier.
— Pourquoi non ? dit Duteil, tout est illusion dans la vie, et l’imagination peut nous promener aussi commodément là qu’ailleurs.
Encore un quart d’heure de marche et de causerie, lorsque je pris les devants, me fiant à l’instinct de ma Colette plus qu’aux notions de mes amis. La bonne créature s’arrêta, et, par un mouvement que je connaissais bien, me demanda la permission de boire.
— Qu’y a-t-il ? cria Duteil.
— Il y a, lui dis-je, que nous sommes dans la rivière. Reste à savoir si c’est l’Indre, la Vauvre ou la Couarde.
— Ça, une rivière ? reprit Duteil, dont la bête clapotait lourdement dans l’eau ; encore une hallucination ! Vous êtes sur les galets de la mer Caspienne.
— Y a-t-il des galets dans la mer Caspienne ?
— Pourquoi pas ? il y en a bien dans l’Indre ! Allons, toujours.
J’avançai, mais Colette refusa d’aller plus avant. Le vent agitait la cime des aulnes, et, devant nous, une ligne blanchâtre annonçait, par un bruit frais et charmant, que nous marchions droit sur une écluse. Caroline riait, mais Rose commençait à avoir peur, à gronder Hydrogène et à craindre qu’il ne nous menât noyer.
— Restez là, nous dit mon frère. Je vais explorer l’autre rive. Il s’enfonça dans des prairies humides et revint sans avoir trouvé d’issue.
— Voulez-vous m’en croire ? leur dis-je. Mettons la bride sur le cou de nos chevaux et nous serons vite chez nous. Il y a longtemps que Colette m’avertit que nous tournons le dos à son gîte.
Colette étant reconnue comme la plus intelligente de nous tous, on me laissa prendre la tête. Elle s’enfonça dans un dédale de petits chemins couverts où je la laissai absolument libre de choisir, et, un quart d’heure après, galopant en liberté sur la route, nous entendions la voix de nos chiens saluant notre retour au bercail.
Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’après nous être consultés autour d’un bon feu et avoir examiné la carte de Cassini, il n’a été possible à aucun de nous de savoir par où nous avons passé et quel est le gué de rivière où Duteil a cru reconnaître les rives de la mer Caspienne. Hydrogène continue à affirmer que ces messieurs étaient parfaitement gris, ce qui n’explique nullement comment, ne l’étant pas, à ce qu’il assure, il n’a pas su se reconnaître mieux que les autres. Je proteste aussi, mais on me répond que je suis distraite et ne compte pas. Rose et Caroline ne connaissent pas mieux l’une que l’autre les replis et détours de la vallée Noire.
— Vous êtes bien bons de chercher, répond Duteil. Voilà qui prouve bien que tout est apparence dans ce que nous prenons pour la réalité. Nous ne nous sommes probablement pas égarés du tout. Nos chevaux ont suivi raisonnablement le bon chemin, pendant que nous errions en songe dans des ténèbres fantastiques.
— Mais alors, lui dis-je, comment avons-nous mis quatre heures pour faire une lieue ?
— Nous dormions, et nos chevaux ont dormi aussi.
— Nous dormions ! et tu n’as pas cessé de parler !
— Vous avez rêvé que je parlais. Je me souviens à présent de n’avoir pas dit un mot.
— Ah ! par exemple ! s’écria Hydrogène, et prêché, et chanté la messe !
— Moi, j’ai chanté ? Prouve-le !
— Je le prouverai par témoins.
— Que les témoins prouvent ! Voyez, prouvez, prouvez tous.
— Notre unanimité, la concordance des témoignages…
— Phénomène bien connu d’hallucination contagieuse. Devant les témoignages d’une bande de fous, un juge sage ne se trouve pas éclairé.
— Alors, lui dis-je, prouve que nous sommes fous !
— Ceci, mes enfants, répondit-il, me serait trop facile. Je vous renvoie au tribunal de votre conscience.
Ceci est un souvenir qui me traverse l’esprit. Un personnage dont je n’ai jamais parlé et qui n’a guère fait que m’apparaître, me revient à la mémoire. C’était un type ; fille noble de la province, mariée à un assez riche gentilhomme de campagne, elle était venue dans la petite ville pour ne pas se séparer de son fils unique qui entrait au collège.
Cette personne ne me fournira pas de récit intéressant, ce ne sera qu’un portrait ; un portrait est une étude comme une autre, puisque tout est dans tout.
Elle avait, quand je la connus, environ vingt-huit ans. Elle n’était ni jolie ni belle, et pourtant elle était fort séduisante. C’était une blonde très blanche et très grande. Trop grande des jambes, car elle avait la tête, le buste et les bras d’une femme délicate et de moyenne taille ; les jambes n’en finissaient pas. Quand on la voyait assise, on ne se doutait de rien. Elle se levait et l’on était presque épouvanté. Mais on s’y faisait, car cette géante était d’une souplesse et d’une gaucherie charmantes ; elle avait des pieds d’enfant toujours chaussés avec recherche. Ses mains étaient petites aussi et chargées de bagues. Elle avait d’admirables cheveux d’un blond roux, le teint assez coloré, les épaules un peu carrées, la poitrine un peu plate, le dos un peu rond par l’habitude de se casser en deux à l’endroit de la ceinture, comme si ce buste fragile eût trop pesé à la base presque masculine du corps.
Ses traits n’étaient pas irréguliers, le nez était assez grand, la bouche encore plus, le front et la mâchoire étaient assez proéminents, l’oreille était petite et délicate, l’œil clair et caressant. On eût dit que la nature s’était ravisée au moment de faire un homme et que, pour effacer vite son premier jet, elle lui avait donné certains charmes étonnés de se trouver mariés aux hardiesses du premier plan.
C’est à la promenade que je fis connaissance avec elle. À cette époque, je courais beaucoup à cheval avec mon frère. Nous avions des bêtes assez ardentes, et nous nous trouvâmes dans un petit chemin encaissé, avec cette personne qui marchait devant nous.
J’ai oublié de vous dire son nom de baptême, le seul que je veuille vous dire. Mais ce nom lui allait très bien, il était étrange comme elle : elle s’appelait Phœbé.
Comme elle faisait toutes choses à sa manière, elle ne montait pas à l’anglaise. Elle était assise tout à fait de côté sur une belle selle de velours noir à clous dorés, faite comme les selles à âne où l’on assied les enfants, avec un très grand rebord en arrière, un véritable dossier.
Elle n’avait aucun costume d’amazone ; une petite coiffure de velours et de rubans qui n’était à la mode d’aucun temps et qui paraissait être une chose commode de son invention, laissait paraître ses beaux cheveux tombant en longues boucles sur un châle rouge croisé sur la poitrine et noué derrière le dos. Elle me parut très singulière, mais assez agréable à voir ; mon frère me la nomma, il l’avait rencontrée déjà à la ville et connaissait, je crois, un peu sa famille.
Comme on parlait déjà beaucoup d’elle dans le pays, j’étais assez curieuse de la voir de près, mais elle avait quelque avance sur nous, et, quand sa monture sentit approcher les nôtres, elle prit le galop pour n’être pas dépassée.
C’était une toute petite bête assez gentille, malgré la vulgarité de sa race marchoise.
— Voilà, me dit mon frère, une petite pouliche de landes qui ne manque pas d’ardeur. Mais que cette dame est donc mal installée là-dessus ! Si la bête faisait le moindre écart à gauche…
Comme il disait cela, la jument fit un notable écart à gauche, et la dame se trouva debout sur ses pieds, sans avoir fait de mouvement apparent pour s’y mettre. La petitesse de l’animal et les longues jambes de l’écuyère expliquaient la facilité de leur séparation.
Elle se trouvait donc plantée devant nous comme un peuplier, dont elle avait la sveltesse penchée, et, quand elle entendit mon frère s’écrier :
— Ah ! j’en étais sûre, qu’elle tomberait !
— Je ne tombe jamais, répondit-elle, avec un calme enjoué. Quand mon cheval me fait des folies, je le quitte, voilà tout.
Il l’avait si bien quittée, que mon frère dut faire un temps de galop pour le rattraper. Il le ramena et descendit pour serrer les sangles, qui étaient tout à fait lâches.
— Quand on monte de cette manière, disait-il, manière qui n’offre jamais de véritable solidité, il faut au moins veiller à ce que la bête soit fortement sanglée. Vous êtes adroite pour sauter en avant ; mais, si la selle tournait en arrière, vous pourriez vous tuer ou être traînée par vos jupes, et permettez-moi de vous dire que vous ne devriez pas sortir seule, dans ces conditions-là, avec une jeune bête qui ne me paraît pas bien raisonnable.
— Il paraît, répondit malicieusement la blonde Phœbé, que nous ne sommes pas plus raisonnables l’une que l’autre, selon vous. Mais, moi, je sais que je ne peux pas tomber en arrière, parce que j’ai l’habitude de me plier en avant, et que je ne peux pas être traînée par mes jupes, vu que je ne me sers pas d’étrier.
— Je vois bien, répliqua mon frère, je vois que vous ne tenez à rien, et, si vous étiez ma sœur, je ne vous laisserais pas faire une pareille équitation.
— Vous croyez que je ne suis pas solide ? vous vous trompez. Voulez-vous que nous lancions nos chevaux tous les trois ?
Elle était remontée sans le secours de personne, sur la pouliche, qu’elle stimula d’un grand coup de houssine et qui partit ventre à terre. Nous la suivîmes, étonnés de son adresse et de sa tranquillité.
Comme nous devions rentrer par le même chemin, nous la reconduisîmes jusqu’à sa porte, et elle nous engagea à revenir la voir.
Elle vint aussi chez nous, et, pendant quelques mois, nous nous vîmes souvent. Elle était bien élevée, et, quoiqu’elle n’eût jamais quitté sa province dont elle avait l’accent prononcé, elle avait de bonnes manières. Je l’avais prise d’abord pour un casse-cou pire que moi, puisque le plaisir de courir la campagne lui faisait accepter et aimer des dangers dont j’avais su me préserver ; mais elle n’était pas réellement active, et, après deux ou trois cavalcades où elle continua à tomber sur ses pieds au moindre imprévu, elle nous montra qu’elle était, avant tout, nonchalante. Je ne sais quelle éducation elle avait reçue, elle n’aimait aucun art, elle ne s’intéressait à rien en politique, elle n’avait pas de ménage, son mari étant resté dans ses terres et ne venant la voir que le samedi, jour de marché. Elle n’avait donc pas de milieu et paraissait fort désœuvrée. Elle aimait à causer, pourvu qu’elle n’eût qu’à faire des questions, et, comme elle manquait d’instruction, ses curiosités ne portaient que sur des choses inutiles et frivoles. Elle m’ennuya vite et je la quittai souvent, sous prétexte de vaquer à mon ménage, pour aller lire dans ma chambre. Elle n’était pas gênante et on pouvait l’oublier sur un fauteuil du salon sans qu’elle y trouvât à redire. Il n’était pas agréable d’aller chez elle : elle voulait recevoir sans être installée. Je ne pouvais pas souffrir sa cuisine marchoise fortement épicée. Après dîner, on dansait dans une chambre où il y avait des lits, entre autres celui de son petit garçon, qui arrivait du collège, dînait et s’endormait à huit heures, au son des violons, après s’être déshabillé tranquillement en plein bal. Le mari assistait quelquefois à ces réunions, où il paraissait ne connaître personne et ne disait pas un mot. J’ignore s’ils vivaient en bonne intelligence. Ils se disaient vous et se parlaient froidement. Dans tous les cas, ce qui arriva par la suite parut être fort indifférent à ce mari philosophe.
J’avais découvert chez madame Phœbé une tendance qui était en réalité l’unique amusement de sa vie. Elle était profondément coquette sans en avoir l’air ; sa gracieuse nonchalance cachait une préméditation incessante ; elle voulait plaire et passionner.
Mon gros bonhomme de frère y fut pris et me cacha son jeu. Je découvris le secret de la manière la plus baroque.
Un vieux galant, qui venait quelquefois chez nous et qui était d’une laideur bien conditionnée, avec une fatuité à l’avenant, me trouva un jour en train de dessiner. Je me servais d’estompes et de fusain écrasé.
— Vous broyez du noir ? s’écria-t-il avec emphase, en me voyant essuyer mes mains.
— Mais pas du tout, lui répondis-je, je n’ai aucun sujet de tristesse.
— Eh bien, moi, reprit-il, je suis un homme désespéré, un cœur brisé. Vous savez bien ce que je veux dire.
— Je ne m’en doute seulement pas.
— Allons donc ! vous savez bien qui madame Phœbé me préfère, et pour qui elle me chasse.
— Je vous jure que je ne sais rien de tout cela et n’y comprends goutte.
— Eh bien, elle m’aimait ! j’étais heureux ! votre frère a exigé qu’elle me mît à la porte.
— Mon frère ? Il n’a aucun droit sur elle.
— Il est aimé !
— Ah ! c’est possible. En ce cas, il faut vous résigner à ne pas l’être, si tant est…
— Je vous jure…
— On jure souvent, on ne prouve pas toujours.
— Vous voulez que je prouve ?
— Non, tout cela m’ennuie et ne me regarde pas. Permettez-moi de garder mon opinion.
— Qui est que je mens ?
— Qui est que vous vous êtes trompé.
— Lisez ces lettres.
— Non, je ne veux pas.
— Je vous les laisse, vous les lirez.
— Je n’en ferai rien.
— Vous devez à la justice et à la vérité de les lire. Si vous vous assurez de mes droits, vous prononcerez.
— Prononcer quoi ? Vous me dites des choses insensées ! Comment puis-je m’établir juge en pareille affaire ?
— Si cette femme ne me doit aucun égard, tout ce que je vous ai dit sera non avenu. Je laisserai la place à votre frère et me tiendrai tranquille.
— Et si vous avez des droits, comme vous dites ?…
— Vous tâcherez d’empêcher votre frère de tomber dans le piège où j’ai été pris ; et, si vous n’y réussissez pas, vous chasserez de votre intimité et de votre maison une personne indigne de votre accueil.
— C’est-à-dire que je servirai votre vengeance ? Eh bien, non, remportez vos lettres, je ne veux rien savoir, – à moins que vous ne m’autorisiez à les rendre à celle qui les a écrites ?
— Et vous la chasserez ?
— Non, je la prierai très poliment de ne plus revenir ; car, s’il est vrai qu’elle ait des intrigues bizarres, j’aime mieux n’en pas être le témoin.
— Lisez donc !
Et il étala sur la table cinq ou six lettres d’une fine écriture avec orthographe douteuse, – bien tournées d’ailleurs, d’une amabilité assez chatte, mais d’une parfaite innocence.
Je les rendis en riant au vieux amoureux, et lui déclarai qu’il pouvait les montrer à tout le monde sans compromettre en aucune façon madame Phœbé. Il fut en colère contre moi : vraiment, l’amour rend bête. Il ne concevait pas que mon interprétation ne fût pas d’accord avec la sienne.
— Voyons, lui dis-je pour en finir, si vous avez été heureux, vous ne le prouverez à personne, et, comme vous aurez de la peine à le faire croire, je vous engage à vous conduire en galant homme, c’est-à-dire à vous taire, car les rieurs seraient contre vous. Je ne crois pas que mon frère soit plus favorisé que vous, mais je sais que, s’il en est ainsi, il se conduira mieux.
Quand je revis mon frère, je lui demandai l’explication de l’algarade de M. ***.
— Il n’y a rien du tout, me répondit-il. Il était fort assidu auprès de la blonde Phœbé. Je l’ai trouvé ridicule. Je m’en suis moqué. Elle a eu un peu honte, je crois, d’avoir fait la coquette avec ce barbon. Elle l’a reçu plus froidement. Il s’est fâché, elle l’a mis à la porte. S’il veut que nous nous allongions quelque bon coup de sabre, je suis encore assez hussard pour le lui servir.
— Allons donc, un homme de cet âge-là ! J’espère que, s’il était assez fou pour te chercher noise, tu ne le prendrais pas au sérieux. Mais la blonde Phœbé, ne la prends-tu pas au sérieux plus qu’il ne faudrait ?
— Ma foi, je ne te cache pas qu’elle m’occupe beaucoup ; mais je ne suis pas un imbécile et je me tiens sur mes gardes. Tu l’avais bien jugée, elle est d’une insatiable coquetterie.
— Je ne l’ai pas jugée en dernier appel. C’est peut-être tout simplement une femme sans intérieur, qui s’ennuie et n’a pas l’énergie de se distraire par une passion intellectuelle.
— Eh bien, c’est justement cela, elle joue à la galanterie platonique. Dans une petite ville, ce jeu-là est impossible. Une femme a beau se garder, on la calomnie et sa vertu ne sert de rien à sa réputation.
Quelques semaines plus tard, je vis mon frère très agité. Un nouveau soupirant s’était introduit dans l’intimité de la dame.
— Tu ne vas pas, j’espère, dis-je à mon hussard, me donner le spectacle des fureurs du vieux *** ?
— Si fait, répondit-il ; mais je ne le donnerai qu’à toi seule, et je ne menacerai personne de ma vengeance. Seulement je puis bien t’avouer que j’étais amoureux comme une bête de cette géante qui n’est ni belle ni spirituelle, mais qui a un charme et des yeux ! Je t’assure que, si elle est vulgaire à beaucoup d’égards, c’est faute de développement. Il y a en elle l’étoffe d’une princesse de roman. Écoute une anecdote.
» L’autre jour, j’étais avec elle dans son jardin. Elle était assise, avec une de ses grandes jambes repliée contre le pied de sa chaise ; elle avait des fleurs sur ses genoux. Tout à coup elle se baisse, regarde, et, avec un sang-froid admirable, me dit :
» — Regardez ma jambe et ne bougez pas !
» Je regarde, et vois une vipère entortillée à sa jambe et au pied du fauteuil. J’allais m’élancer, elle m’arrête en disant :
» — Vous voulez donc qu’elle me morde ? Un peu de calme, elle n’est pas en colère ! elle s’enroule pour descendre. Je le sens, elle me quitte.
» En effet, la vipère avait posé la tête sur le sable en retirant à elle ses anneaux ; je l’écrasai lestement avec le talon de ma botte, et je regardai ce petit pied et ce bas de soie toujours si bien tendu ; elle n’était ni émue ni pâle, elle souriait en me voyant contempler son pied. Elle ne pensait déjà plus à la vipère, elle pensait à l’effet que son bas et son soulier produisaient sur moi. »
Il la revit encore pendant quelques jours et puis il ne la revit plus jamais.
— Je ne veux pas être ridicule, me dit-il, et je ne veux pas non plus être méchant. C’est une aimable femme après tout, et je la crois très bonne. Elle est pleine de gâteries charmantes pour ceux qui l’approchent. Tant pis pour eux s’ils prennent ses dragées pour argent comptant. Je suis puni par où j’ai péché. Je suis cause qu’elle a mis le vieux *** à la porte, j’ai eu tort, je n’étais pas jaloux ; maintenant le nouveau sigisbée est jaloux de moi. Je le vois à l’embarras de la dame, et je ne veux pas le faire évincer ; car, alors, je serais pris pour tout de bon. Il me faudrait être toujours là et faire le métier de mari pour chasser les oiseaux de passage. Non, c’est trop sérieux pour moi qui suis un homme marié et ne veux pas de scandale.
Le troisième sigisbée sut se faire garder. Il n’avait rien à faire. On en glosa beaucoup, et avec méchanceté. Il était un pauvre diable. La dame était assez riche et s’était installée à la ville dans les conditions d’une certaine élégance et d’un certain goût. Elle ne sortait plus de son jardin et ne voyait plus personne. Elle mourut oubliée, et son cavalier servant retomba dans la misère sans avoir profité en rien de la situation.
Novembre 1875.
J’ai parlé, dans l’Histoire de ma vie, de ce grand-oncle qu’on appelait encore, dans mon enfance, l’abbé de Beaumont, bien qu’il se fût volontairement sécularisé, et qui, depuis la Révolution, signait Godefroid de Beaumont-Bouillon, bien qu’il n’eût jamais été légitimé. C’était une figure intéressante, une de ces aventureuses destinées qui, en subissant le contre-coup des révolutions, marquent d’une façon invraisemblable et romanesque les époques de transition entre une société qui finit et une société qui se reconstitue sous l’empire de l’imprévu.
À l’époque où j’écrivis l’Histoire de ma vie, je n’avais pas de détails précis sur la jeunesse de mon grand-oncle. Je n’en savais que ce que m’avaient raconté mes parents, sans pouvoir contrôler l’exactitude de leurs souvenirs. Je reçois aujourd’hui, d’une personne amie qui fut recueillie et élevée par lui, une sorte de notice sur lui et ma famille. Ce petit travail est si agréablement rédigé et si curieux, que je n’aurais qu’à le publier tel quel, s’il ne contenait certaines erreurs dont la recherche et la rectification n’auraient point d’intérêt. Ce qui est vrai et touchant dans cette notice dont on veut bien me faire présent, c’est la partie qui concerne mon grand-oncle et qui rectifie d’autres erreurs, commises par moi sur son compte. Cette partie, écrite sous sa dictée ou au sortir d’entretiens intimes, mérite d’être lue, et j’en vais donner le résumé aussi rapide que possible.
Charles-Godefroid-Marie de Beaumont naquit le 31 octobre 1750, du duc de Bouillon, prince de Turenne, et de mademoiselle Verrières, déjà mère d’Aurore de Saxe, qui fut ma grand’mère. Le nom de Beaumont était celui d’une terre, Beaumont-le-Royer, que le duc possédait en Normandie. C’était l’usage des grands seigneurs d’alors de nommer ainsi leurs bâtards, sans pourtant leur assurer la possession des fiefs dont ils prenaient le titre. Ainsi, dès l’enfance, Charles-Godefroid fut le chevalier de Beaumont, sans aucun revenu ni droit de propriété.
La duchesse de Bouillon, princesse de Lorraine, n’avait eu que deux fils. L’aîné, ayant fait une chute à la chasse, était demeuré bossu ; il mourut à vingt et un ans. Le second, très beau de visage, était encore plus disgracié. Il était cul-de-jatte. Aussi, quand la duchesse voyait le jeune chevalier, si grand, si beau, si bien tourné, elle pleurait de regret. Elle eût voulu être sa mère. Elle le prit en vive affection lorsqu’elle vit l’intelligence et la bonté se développer en lui en même temps que la beauté physique. Le chevalier adorait le jeune prince et l’entourait des plus tendres soins. Celui-ci ne chérissait au monde que le bâtard, ne se tenait tranquille et ne se sentait heureux que quand il était là. La duchesse obtint que Charles habitât l’hôtel de Bouillon. En proie à une maladie longue et cruelle, elle reçut de lui des soins assidus. Il la quittait à peine et lui faisait la lecture. À la veille de mourir, elle fit venir le jeune prince dans sa chambre. On le portait, il ne marchait pas.
— Mon fils, lui dit-elle en lui montrant le chevalier, si je me résigne à la volonté de Dieu, qui est que je vous quitte, c’est que je laisse un ange gardien auprès de vous. Jurez-moi de l’aimer toujours. — Et vous, chevalier, promettez-moi de vous consacrer à votre frère, et de donner, s’il le faut, votre vie pour conserver la sienne.
Le chevalier jura avec effusion. La duchesse les bénit tous deux, « et mourut saintement ».
Jusque-là, M. le duc, qui avait quatorze cent mille livres de rente, revenu énorme à cette époque, ne s’était occupé ni de ses enfants, ni de son intérieur. Un jour, il appela Charles et lui dit :
— Chevalier, je t’ai fait donner de l’éducation ; en as-tu profité ? Saurais-tu répondre à cette lettre ?
Charles fit un brouillon et le porta en tremblant à son père, qui était rude et violent.
— Comment me faites-vous parler, m’sieur ? s’écria-t-il en lui jetant le papier au nez. Refaites ceci au plus vite, et qu’il n’y ait pas un seul mot de ce que vous y avez mis.
Le chevalier, éperdu, se remet à l’œuvre et apporte son second brouillon.
— Encore pis que l’autre ! s’écrie le duc. Refaites cela et que je n’y trouve pas un mot des deux premiers essais.
Le chevalier recommence et revient.
— C’est bien, dit le duc. Je vois qu’on ne m’a pas volé mon argent.
Et il l’embrasse.
— Ta première lettre était bien, la seconde était mieux, la troisième est parfaite. J’ai voulu t’éprouver. À présent, je te nomme mon secrétaire intime.
Dès lors, le chevalier, chargé de connaître et de surveiller une maison au pillage, fut un objet de crainte et de haine pour deux gredins qui jurèrent sa perte. C’étaient Le Bas et Cerson, le maître d’hôtel et l’intendant.
Ici se place une anecdote qui ne manque pas de couleur.
Le duc possédait auprès d’Évreux le château de Navarre, au milieu d’une forêt de vingt-cinq lieues de parcours. Le cardinal de Bouillon, oncle du duc, annonce à celui-ci qu’il désire chasser chez lui le jeudi suivant. Mais, ce jour-là, le duc est de service chez le roi. Il appelle le bâtard.
— Chevalier, il faut me remplacer à Navarre. Fais les invitations, organise tout et que tout aille bien. Il s’agit de traiter le cardinal, fais attention à mes gens. Ils ont le parler un peu leste. Veille à ce que mon oncle n’entende pas une parole déplacée, pas un juron surtout !
Le chevalier part pour Évreux, organise tout à merveille et voit bientôt arriver le cardinal dans son carrosse, escorté de toute une élégante gentilhommerie à cheval. Dès le lendemain, on se met en chasse ; mais, malgré les excellents préparatifs du chevalier, tout va de travers. Hommes et chiens sont comme paralysés par la consigne. Il s’évertue en vain. Le cardinal ne reconnaît ni la vaillante meute, ni les piqueurs émérites de son neveu.
— Mon enfant, dit-il au chevalier, tant que vous vous contenterez de dire : « Tayaut !… tayaut !… » nous ne ferons rien qui vaille. Je vais vous apprendre comment on parle aux chiens.
Et là-dessus, le cardinal apostrophe bêtes et gens en termes si énergiques, que les piqueurs enthousiasmés se réveillent et que les chiens bien stimulés retrouvent l’ardeur et le flair. Monseigneur donna lui-même le coup de grâce au sanglier, et, à quelques jours de là, il racontait l’aventure au petit coucher du roi, en faisant force éloges du jeune chevalier en présence de son père. Le duc parut témoigner alors une sorte d’affection à son fils.
Une seconde partie de chasse à Navarre eut lieu peu après et le chevalier fut encore chargé de remplacer son père. Auprès d’Évreux, on rencontre une noce de bons paysans et la brillante jeunesse du cortège de monseigneur la suit pour se livrer à la danse.
Le paysan qui mariait sa fille était un riche fermier du duc. Le chevalier fut accueilli avec joie et chargé de donner le bras à la jeune sœur de la mariée. L’histoire ne dit pas si le cardinal prit part à la fête ; mais il est dit qu’elle dura plusieurs jours, et mon grand-oncle a raconté les faits qui le concernent, en plaçant à cette date le second grand chagrin de sa vie. Le premier avait été la mort de la duchesse.
Il avait alors dix-neuf ans, il n’avait aucun traitement fixe chez son père, aucun état défini, aucun rêve d’ambition. Il adorait la campagne, il faisait déjà des vers dans le goût champêtre de son temps. La seconde fille du fermier était jolie. Il en devint amoureux et demanda sa main.
Le père répondit que c’était grand honneur pour lui, si M. le duc y consentait.
Le chevalier consulta d’abord sa mère. Mademoiselle Verrières, qu’on appelait alors madame Rinteau, accueillit avec joie l’idée d’aller vivre à la campagne avec lui. Mais il fallait le consentement paternel. M. le duc écouta l’idylle du chevalier en souriant et lui défendit de songer jamais à cette billevesée. Peu après, il le nomma colonel du régiment de dragons qui lui appartenait. La mère fut joyeuse et fière, le jeune homme se crut en possession d’une carrière brillante. Mais Cerson et Le Bas veillaient, avides de le trouver en faute. L’occasion ne tarda pas à se présenter. Une dame de haut parage, maîtresse du prince, ayant rencontré dans le monde le jeune et beau colonel, l’invita à venir chez elle.
Il ignorait, paraît-il, l’intimité de son père avec cette personne. Il lui rend visite. Cerson, qui l’épiait sans cesse, avertit le duc. À peine le colonel est-il assis que le carrosse paternel arrive grand train. La dame, effrayée, pousse le jeune homme dans son cabinet de toilette et le cache sous un monceau de robes et de chiffons. Le duc entre en fureur l’épée au poing, ouvre toutes les portes, pénètre dans le cabinet, perce à plusieurs reprises le tas de chiffons. Le colonel effleuré ne bouge pas. Le duc croit qu’on l’a trompé, demande pardon à sa maîtresse et se retire. Cerson était aux aguets. Il voit, quelques moments après, sortir le colonel, et de nouveau avertit son maître, qui court chez le roi et obtient pour monsieur son fils une lettre de cachet.
Rentré chez lui, il mande le colonel et lui dit :
— Je me suis trompé, m’sieur, en vous faisant militaire. Ça ne vous convient pas. Demain, vous entrez au séminaire.
— Prêtre, moi ? jamais !
— Vous ! je le veux.
— Ce sera un sacrilège, je n’ai pas la vocation.
— Vous l’aurez, sinon la Bastille à tout jamais. Savez-vous lire ?
Il lui montre la lettre royale.
— Mon prince, reprend le colonel, mon corps est à vous, mais mon âme est à Dieu, et il me défend de vous obéir.
Il salue et sort ; en passant devant la chambre de ce pauvre frère infirme qu’il a juré de ne point abandonner et qu’il chérit toujours, il hésite, il lui crie un adieu déchirant et sort de l’hôtel précipitamment. Où va-t-il ? où trouvera-t-il un refuge contre cette odieuse autorité paternelle qu’aucun lien social ne consacre ? Il n’en sait rien, il marche au hasard, la tête perdue. Il n’ose aller chez sa mère, il craint sa terreur et son désespoir. Il se trouve, sans savoir comment, dans le jardin des Tuileries, et se jette sur un banc, où, dans un mouvement d’angoisse fébrile, il frappe la terre du bout de sa canne. Un bruit métallique se fait entendre, il voit luire quelque chose ; il se baisse et ramasse une pièce de douze sous. Il gratte un peu et en trouve une seconde.
— Allons ! se dit-il, le Ciel vient à mon aide. J’ai quitté l’hôtel sans songer à prendre le moindre argent, et je ne puis en aller chercher ; mais je ne mourrai pas encore de faim aujourd’hui !
Il allait s’éloigner avec ses vingt-quatre sous, quand une idée superstitieuse le retient : c’est la Providence qui lui a fait faire cette trouvaille, il faut aider la Providence. Il se rassied, fouille encore avec sa canne, et trouve deux louis de vingt-quatre francs. Il s’éloigne alors, va déjeuner au Palais-Royal avec ses vingt-quatre sous, et, tout aussitôt, il court jeter ses quarante-huit francs sur le tapis vert d’une maison de jeu. Il gagne soixante mille livres à la roulette !
Quelle fortune pour un garçon de vingt ans qui n’a encore rien possédé au monde et qui n’a vécu sur un certain pied qu’à la condition d’une soumission absolue, voisine de la domesticité ! Avec soixante mille francs, on pouvait à cette époque-là, vivre modeste et libre, en rompant avec le funeste milieu où notre colonel avait été élevé. Mais où eût-il pris la notion d’un meilleur sort ? L’idéal de la vie de campagne avec une jolie fermière et de bons paysans était déjà loin. On avait été dragon, on connaissait le plaisir et le bruit. Dès le lendemain, on s’installe en plein Paris, dans un bel appartement, rue de Bourbon (aujourd’hui rue de Lille), on se meuble somptueusement, on achète voiture et chevaux et on s’en va passer fièrement devant les fenêtres de l’hôtel de Bouillon pour narguer le tyran qui peut, d’un geste et d’un mot, vous envoyer mourir à la Bastille.
Le duc, violent et sans scrupule, n’était pas méchant au fond, car il le laissa faire et ne sévit point. Il savait bien que la faim ramènerait l’indocile sous le joug. Le trésor dura quelques semaines ; lorsque l’enfant prodigue vit approcher le terme inévitable de sa splendeur, il alla trouver sa mère pour lui demander conseil. Elle savait tout, elle avait vu la lettre de cachet, elle l’exhorta à la soumission et se mit à ses genoux. Il avait le cœur tendre et généreux, il chérissait sa mère. Il disait d’elle sur ses vieux jours :
— J’ai connu bien des femmes charmantes, je n’en ai jamais rencontré aucune qui, pour la grâce, l’esprit et la bonté, approchât de ma mère.
Il fut ému, bouleversé ; il céda et partit pour le séminaire d’Évreux, où il devait faire son temps d’étude et d’épreuve.
L’aimable biographe que je résume croit savoir le véritable nom des demoiselles Verrières ; selon le texte que j’ai sous les yeux, elles s’appelaient de Rainteau, et la mère de ma grand’mère et de mon grand-oncle serait devenue comtesse de Furcy à l’époque que je viens de retracer. Le titre est au moins de trop. Les deux sœurs sont historiquement connues sous les noms de Marie et Geneviève Verrières, qu’elles portaient comme dames d’Opéra, et ma grand’mère ne leur en a jamais donné d’autres en me parlant d’elles. Dans un acte de procédure du temps, le mari de mon aïeule, en 1748, est qualifié tout simplement de sieur de la Rivière, bourgeois de Paris. La femme s’appelle Marie Rainteau.
Les demoiselles Verrières, après la vie brillante que l’on sait, devinrent dévotes et songèrent à quitter le monde. Voici une lettre qui peint la situation. On verra que la signature ajoute Furcy à Rainteau. Qu’était-ce que Furcy ? Je ne sais et ne l’ai jamais su.
« Paris, 1771. – Je vous suis pas à pas, mon cher enfant. Je sais, à peu près, l’heure de vos exercices et je me joins à vous autant que me le permet tout ce qui m’entoure, m’ennuie et me fatigue. Ne riez pas si je vous dis que je travaille avec vous. Ah çà ! monsieur Charles, voilà qui n’est pas bien du tout, vous riez au nez de votre mère ! Je m’explique.
» Quand je crois que vous êtes enfoncé dans vos auteurs, dans vos Pères de l’Église, moi, bien humblement, je prends la Vie des saints. Saint Augustin me rassure et me raffermit ; je veux, à son exemple, et quel exemple ! tout quitter, tout fuir, tout briser… Et vous voyez bien maintenant que je travaille avec vous.
» C’est surtout à l’heure de vos exercices de piété que vous me trouverez toujours à vos côtés, si ce n’est pas toujours en réalité, détournée que je suis encore, c’est au moins par mon désir constant et ma bonne volonté. Je prie avec vous, je prie pour vous, je vous tiens les mains, mon Moïse bien-aimé, quand vous les élevez vers le Seigneur ! Levez-les souvent pour votre pauvre mère, et ne les laissez pas tomber jusqu’à ce qu’elle ait obtenu miséricorde.
» Votre bonne marraine vous aime chaque jour davantage. Pauvre sœur, elle se désole quand elle me voit souffrante, et je le suis beaucoup. Adieu, mon ami, je vous embrasse.
» RAINTEAU DE FURCY. »
Malgré les conseils maternels et ses propres résolutions, le colonel de dragons se résignait difficilement à son nouvel état. La même année 1771, sa mère lui écrit encore :
« Je souffre d’ajouter à toutes vos peines, mon pauvre et si cher ami, mais il faut pourtant que je vous le dise. Il faut que vous ayez de grands ennemis auprès du prince de Turenne (le duc de Bouillon). Il ne veut pas, et cela absolument, que vous veniez à Paris durant les vacances qui arrivent ! Il m’a défendu de vous recevoir si vous y veniez. Mon ami, voyez-vous mes larmes ? Le prince est bon pourtant, il vous aime, mais il est si malade et si mal entouré !… Plaignons les méchants. Pardonnons-les toujours, et notre lot, malgré tous les chagrins qu’ils nous causent, vaut bien le leur, allez ! Adieu. Vos lettres et vos bons sentiments soutiennent seuls mon courage pour pouvoir supporter vos peines, qui sont tant miennes !
» Votre bonne marraine me fait rire à travers mes larmes. Les méchants ! dit-elle, je voudrais les étrangler ! Elle si bonne et si douce, la voyez-vous étrangler quelqu’un !
» Cela vous dit encore comme elle vous aime,
» Votre meilleure amie,
» RAINTEAU DE FURCY. »
Quatre ans plus tard, Charles, désormais abbé de Beaumont, perdit cette bonne mère, trop faible et trop dépendante pour le défendre et le protéger.
En ce temps, la mère ne comptait pas, même dans la famille légale, à plus forte raison quand cette mère devait son existence à quelque grand seigneur qui commandait chez elle.
Dans ses dernières années, Marie Verrières alla vivre avec Geneviève au couvent de Sainte-Avoye. Elle ne laissa rien à ses enfants. Ma grand’mère, Aurore de Saxe, veuve du comte de Horn, dut s’établir au couvent des Anglaises, vivant d’une modique pension de la dauphine sa tante. L’abbé, toujours exilé de Paris, dut accepter la fonction de vicaire dans une petite cure de Normandie. La mort de sa mère lui fut si sensible, qu’il en faillit mourir. Son père lui écrivit à cette occasion.
« Ce 25. – Je ne sais encore que par vous, mon bien cher enfant, la cruelle nouvelle que vous m’avez mandée hier. Votre douleur est bien juste et je la partage bien vivement et bien sincèrement. Soyez assuré que, si vous vous conduisez bien, vous trouverez toujours dans mon cœur les sentiments les plus vrais et les plus tendres. Méritez-les par votre conduite, et par là mettez-moi à même de pouvoir décemment m’occuper de votre fortune.
» Adieu, mon bien cher fils, je vous embrasse et vous aime bien tendrement. – Votre père, le DUC DEB OUILLON. »
Ce tendre père qui avait failli le tuer dans un accès de jalousie et qui lui avait donné le choix entre la Bastille et la tonsure, le laissa encore quelques années en Normandie, puis il se décida à l’exiler encore plus loin, en le nommant curé de Tartas, dans les Landes.
À cette occasion, Geneviève Verrières, restée au couvent après la mort de sa sœur, écrivait au jeune abbé son neveu :
« Sainte-Avoie, 1784. – Quelle nouvelle ! Je suis atterrée, anéantie ! Pauvre et si cher ami, si encore, en vous plaignant, je pouvais vous consoler ! Adieu toutes mes espérances, adieu toutes les espérances de notre bonne amie, votre pauvre mère ! Elle était si persuadée, et je l’étais avec elle, que le prince vous attacherait à sa personne ! Il n’en est rien, il n’en sera jamais rien, puisqu’il vous envoie aux antipodes !
» Comme je me figure les habitants des Landes ! Devrez-vous donc marcher sur des échasses, comme eux ? Mon Dieu ! et c’est vous qui êtes envoyé là ! Courage, ami : Dieu compte tout, il voit tout, et nous aurons toute l’éternité pour nous. »
Comment le duc de Bouillon avait-il le droit de nommer un curé à Tartas ? Voici le détail historique : Éléonore de Bergue, duchesse de Bouillon, avait, en 1652, échangé la principauté de Sedan et Raucourt, qui était l’antique apanage de la maison de Bouillon, contre le duché d’Albret. La ville de Tartas et le chef de la maison de Bouillon s’étaient réservé le droit de nommer à tour de rôle le curé de cette ville. C’était alors une ville de noblesse et de bourgeoisie qui avait ses attaches dans des familles depuis longtemps domiciliées au pays. Tout le monde s’y connaissait donc de père en fils, et l’abbé y trouva bon accueil et bonne compagnie. Il se fit à son exil, subit sa destinée, aima et se fit aimer. Il était essentiellement généreux, enthousiaste et sensible. Je l’ai connu dans sa vieillesse, colère et parfois injuste, comme son père, bon et charmant comme sa mère. À Tartas, il prit son parti d’exercer la charité chrétienne à la lettre, sans creuser les questions théologiques dont je l’ai, depuis, entendu faire très bon marché. Il acheta son presbytère huit mille francs et s’y meubla pour six mille francs. Il faut croire qu’il avait encore quelque argent par devers lui, car son premier soin fut de créer à ses frais une immense marmite pour les pauvres, puis un grenier de réserve pour les années de misère. Tous les dimanches, les paysans chefs de famille avaient leur couvert mis chez lui. On ne le comprenait pas, ces braves gens ne sachant pas un mot de français ; mais on l’aimait pour son beau visage, ses manières sympathiques et ses grandes façons d’agir.
Il eut un procès à propos d’une usurpation de droit qui avait été faite contre lui. La cause fut portée à Bordeaux et gagnée. Ses adversaires furent condamnés à lui payer vingt-quatre mille francs qu’il distribua aussitôt aux pauvres de sa paroisse.
Le duc de Bouillon était toujours aux mains de Cerson et de Le Bas. Au lieu d’admirer le désintéressement et la loyauté de son fils, il prit parti contre lui et lui écrivit un torrent d’injures intraduisibles, ce qui ne corrigea nullement l’abbé de sa générosité.
En voici une preuve des plus romanesques :
Il y avait à Tartas un peintre en bâtiments nommé Cobet, qui tenta de voler, dans l’église où il travaillait, une lampe, laquelle n’était pas même en argent. Il fut jeté en prison, les fers aux pieds. L’abbé alla le voir, et, touché de son repentir, frappé de son intelligence et apprenant qu’il avait à Auch une femme et cinq enfants dont il était l’unique soutien, il se mit en tête de le sauver, non-seulement en l’autre monde, mais dans celui-ci. Il conseilla à Cobet de faire le malade afin d’être transféré à l’hôpital. Cobet joue si bien son rôle, que, dans la nuit, le gardien de l’hospice le croit à l’extrémité et court chercher le curé. Celui-ci arrive ; on le laisse avec le prétendu moribond qui demande à se confesser.
— Partons, dit-il à Cobet ; ne perdons pas une minute !
Mais Cobet ne peut marcher ; on ne lui a pas ôté ses fers, qui sont rivés à ses pieds. L’abbé n’hésite pas, il le charge sur ses épaules, s’esquive adroitement, traverse toute la ville par une nuit noire, arrive chez lui, grimpe à son grenier et y dépose son Cobet sur un tas de foin. Il l’y garda six semaines, ne le voyant que la nuit, lui portant alors à manger et l’aidant à limer ses fers, opération qui fut très longue et très difficile, et lui prêchant le travail et la probité. Enfin, il réussit à le faire partir secrètement, et il eut la satisfaction d’apprendre plus tard qu’il avait tenu ses promesses, qu’il travaillait bien et ne péchait plus.
M. de Beaumont avait agi avec tant d’habileté et de mystère, qu’on ne sut jamais ce que Cobet était devenu et comment, à l’article de la mort et chargé de fers, il avait pu disparaître. On crut à un miracle, on crut à son innocence.
La Révolution arrivait, rapide et menaçante. On donna pour vicaire à l’abbé un M. Pomirau, qui donna ardemment dans les idées nouvelles. Un matin, comme il allait sortir de la sacristie après sa première messe, il voit arriver son vicaire coiffé du bonnet phrygien aux trois couleurs. L’abbé se sentait bien encore d’avoir été dragon. Il saisit sa canne, la pose sur les lèvres de Pomirau et lui dit :
— Ôtez ce bonnet ou je vous fais manger ma canne comme un radis !
Il était alors très opposé à l’établissement de la république. On verra plus tard qu’il transigea et fit bien.
Le duc de Bouillon venait de marier le prince son fils avec une princesse de Hesse. Que se passa-t-il entre eux ? Le lendemain du mariage, le prince « déclara que sa femme lui avait fait un affront qu’il ne lui pardonnerait jamais et qu’il ne voulait plus la voir ». L’infirme était fort têtu ; rien ne put le fléchir, et la princesse fut forcée de retourner dans sa famille. Le duc vit que sa maison allait s’éteindre avec lui et regretta d’avoir sacrifié le beau et bon bâtard, mais il ne songea point à le dédommager. Envoyé en mission royale en Angleterre, il séjourna quelque temps dans l’île de Jersey et y fit connaissance avec un M. d’Auvergne, son parent au huitième degré, dont il imagina d’adopter le fils aîné, lui léguant, après le décès du prince, son propre fils, le duché de Bouillon dans les Pays-Bas.
Peu de temps après (1791), le pauvre cul-de-jatte écrivait de son énorme écriture d’enfant, ce peu de mots qui remplissaient deux grandes pages :
« Mon cher abbé, notre père est enflé comme une barrique. Il a toujours été bien bon pour moi, mais je ne peux pas lui pardonner de t’avoir tant fait souffrir. Adieu, mon cher frère ! adieu, mon meilleur ami ! Ton frère qui t’aime,
» DE BOUILLON. »
Le duc, hydropique et mourant, avait une effroyable peur des événements qui se pressaient autour de lui. Il n’avait plus qu’une idée, mourir dans son hôtel et dans son lit ! Il inventa d’épouser mademoiselle La Guerre, sa dernière maîtresse, fille d’un artisan, faisant ainsi alliance intime avec le peuple qu’il redoutait. Les Bourbons n’ont jamais pardonné cette lâcheté à sa mémoire.
De son côté, l’abbé était brave. Il fut arrêté et incarcéré à Mont-de-Marsan. Mais il est rare qu’un caractère parfaitement droit et noble ne fasse pas fléchir les circonstances autour de lui. On lui témoigna de grands égards, et, sur sa parole, on lui donna la ville pour prison. Puis Dumont, un homme du peuple, élu maire de Tartas, partit pour Mont-de-Marsan et plaida avec tant de chaleur pour l’abbé, racontant tout le bien qu’il avait fait, qu’on relâcha le prévenu et que Dumont le ramena à sa paroisse. Ils furent reçus avec enthousiasme, et M. de Beaumont a mis ce jour au nombre des plus beaux de sa vie.
Mais le temps des grandes rigueurs révolutionnaires arrivait. M. La Neuville, évêque de Dax, lui écrit : « Mon ami, le temps n’est plus seulement à l’orage. Le tonnerre tombe sur toute la France. Nous n’avons que le temps de fuir. J’ai, en Espagne, des amis qui m’attendent. Vous venez avec moi. Préparez-vous, il n’y a pas un moment à perdre. »
L’abbé fait ses apprêts de départ, dit adieu à ses amis qui le pleurent, mais qui le pressent de fuir les dangers, car il s’agissait de prêter le serment à la Constitution, et l’abbé n’y voulait pas entendre. L’exigence de ce serment était arbitraire, la résistance n’était pourtant pas de devoir religieux, car le serment ne portait aucune atteinte à la croyance personnelle, mais il blessait l’opinion politique, et tout royaliste un peu fier le repoussait comme une lâcheté. Donc l’abbé était au moment d’émigrer lorsqu’il reçoit une lettre de Paris et tombe comme foudroyé. C’était la nouvelle de la mort de ce père qu’il avait toujours aimé, malgré sa rigueur et son injustice. La lettre est trop curieuse pour qu’on ne nous permette pas de la transcrire.
« Notre j.-f… de père vient de mourir. Arrive dans les bras et sur le cœur de ton frère. Je voudrais te rendre aussi heureux que tu as été malheureux. Si tu ne te hâtes pas, tu me trouveras guillotiné. Souviens-toi que tu as promis à ma mère de me défendre. Je t’aime et je t’attends avec impatience. – Ton frère, DE BOUILLON. »
Rien de plus net que l’égoïsme concis de ce malheureux infirme, abandonné, au milieu de la crise suprême, aux soins d’une valetaille prête à le trahir et à le livrer. Il ne sait rien de mieux à dire pour condamner le sort fait au bâtard que de traiter son père de j.-f…, – et c’est le bâtard qui pleure et respecte !
L’abbé fut comme anéanti pendant trois jours. Peut-être mûrissait-il une résolution suprême. Enfin il se ranime, se relève et court chez l’évêque.
— Mon frère est un grand enfant, orphelin, impotent, élevé sur un fauteuil par des valets, incapable au moral comme au physique de lever un doigt pour se défendre ou se préserver ; j’ai juré à sa mère mourante de donner au besoin ma vie pour conserver la sienne. Fuyez seul ; moi, je vais à Paris.
— Mais c’est la mort ! vous allez au foyer de la Révolution.
— Je le sais. J’y vais.
— Vous ne traverserez pas la France sans être arrêté !
— Si fait : je prêterai le serment !
— Mon enfant, dit l’évêque en le pressant dans ses bras, que Dieu bénisse votre sainte entreprise ! Partez !
Il n’était que temps ! Dumont, ayant appris que les commissaires du gouvernement étaient en route pour sévir dans le département des Landes, avait été au-devant d’eux à Bayonne pour plaider avec chaleur la cause du curé de Tartas. Il eut affaire au plus humain des quatre, à Cavaignac, qui lui répondit :
— Dans peu de jours, nous serons chez vous avec la guillotine ; votre curé est le premier sur nos listes : il a refusé le serment, c’est un aristocrate, un fils de prince. Puisque c’est un digne homme, dites-lui de partir au plus vite, car il me serait absolument impossible de le sauver.
Quand Dumont revint avertir l’abbé, celui-ci avait prêté serment et il partait pour Paris.
La diligence marchait à grand’peine. L’abbé, qui avait su organiser si bien les secours que la misère n’était pas entrée dans sa paroisse, vit sur sa route des paysans manger de l’herbe et ne fit autre chose que donner l’aumône tout le long du voyage.
Il trouva son frère dans son hôtel, mangeant dans sa vaisselle plate fleurdelisée, servi par ses laquais en livrée, c’est-à-dire n’ayant, malgré sa frayeur, rien prévu, rien préparé pour se soustraire au péril. Le Bas était mort, mais Cerson était toujours là, et l’abbé frémit d’arriver trop tard. Il commença par jeter aux commodités toutes les pièces d’argenterie armoriées ; puis, sachant bien qu’il ne maintiendrait l’ennemi que par la crainte, il appela Cerson pour lui dire qu’il lui pardonnerait tout, à la condition qu’il resterait fidèle au prince. Cerson le haïssait si mortellement, qu’il se jette sur lui pour l’étrangler ; l’abbé assis, pris à l’improviste, vient pourtant à bout de se dégager. Ses gens accourent au bruit :
— Jetez cet homme à la porte, dit l’abbé, mais qu’on ne lui fasse aucun mal.
Ce paladin d’abbé, ce descendant de Godefroid de Bouillon, eût dû étrangler Cerson, puisque c’était le cas de légitime défense. Cerson s’échappe sain et sauf et va dénoncer le prince. Le lendemain, un domestique effaré accourt au salon où causaient tranquillement les deux frères :
— On vient arrêter Son Altesse. Ils sont là !
— Prie pour moi, dit l’abbé au prince.
Et il s’élance dans l’antichambre.
— Qui demandez-vous, citoyens ?
— Nous venons arrêter le ci-devant duc de Bouillon.
— Me voici, marchons !
On le mène au comité de salut public.
— Es-tu le ci-devant duc de Bouillon ?
— Non, je suis son frère.
— Pourquoi n’est-il pas venu ?
— Citoyens, accordez-moi la parole.
— Parle.
Il parle avec feu, avec simplicité, avec esprit. Il sait fort bien l’énergie du langage populaire et ne répugne pas à s’en servir. Il plaide l’inoffensivité du pauvre infirme et demande qu’on lui délivre un sauf-conduit pour l’emmener à la campagne. Il parle si bien qu’on lui répond :
— Tu es un bon b… Tu auras ton sauf-conduit !
Il tend déjà la main pour le recevoir, mais tous ne l’ont point signé. Il y a quelque hésitation.
— Il nous faut en délibérer. Va-t’en et reviens dans une demi-heure.
On le pousse dans la rue. Il avise devant lui un café, il y entre : il attend, il compte les minutes, puis il se présente de nouveau à la porte.
— On ne passe pas, lui disent les hommes de faction.
— Pardon, ils m’ont dit de revenir au bout d’une demi-heure.
— Ils nous ont dit que, quand tu reviendrais, il fallait te renvoyer, tu ne passeras pas !
Et on le repousse dans la rue.
Il rentre au café, prend une plume qu’il met en travers dans sa bouche, s’empare d’une feuille de papier, et, avec l’allure délibérée et pressée d’un garçon de bureau attardé, il pousse, il culbute tout en criant : « Gare ! gare donc ! » et il entre dans la salle du conseil.
— Par où es-tu entré ? s’écrie un des membres stupéfait.
— Par la porte, citoyens !
— La consigne était de ne pas te laisser revenir.
— J’avais votre parole, j’étais sûr que vous me recevriez.
On sourit, on l’écoute encore, tous signent le sauf-conduit. Il lui est permis de conduire son frère au château de Navarre ; il remercie avec effusion. Il retourne au café, car il est très nerveux et il sent que la tête lui tourne. Il paie sa dépense, se sent défaillir, se ranime et court à l’hôtel de Bouillon pour dire à son frère :
— J’ai tenu ma parole, je t’ai sauvé. Ta mère est contente de moi. En route pour Navarre !
Mais, pour être à Navarre, était-on sauvé ? On traversait la Terreur. Le prince se rassurait et se réjouissait comme un enfant. L’abbé voyait bien qu’il y avait quelque chose à faire encore. Ce qu’il inventa était dans ses habitudes de générosité et dans ses instincts de grand seigneur. Il demanda carte blanche au prince, manda tous les fermiers, se fit approvisionner par eux pour des distributions pantagruéliques et appela tous les nécessiteux d’alentour à la nourriture. Il y eut foule au château, car la riche Normandie était dans la misère comme le reste de la France. L’abbé dépensa des sommes considérables, sans prodigalité pourtant, car il était essentiellement organisateur et administrateur. Il fit si bien, que les libéralités de la maison de Bouillon devinrent, en ces mauvais jours, une nécessité dont il eût été impolitique de priver les paysans affamés et désespérés. La Terreur passa sans encombre pour les réfugiés du château de Navarre. Le prince fut fort gai et ne manqua de rien. Il imagina, pour tuer le temps, d’entreprendre un amusement littéraire en partie double avec son frère. Il voulait faire un roman d’amour par lettres. L’abbé écrirait celles de la dame ; le duc, celles de l’amant. La chose n’alla pas plus loin que la première querelle entre les deux amants, le duc y mettant trop de réalités. « Madame, disait-il, vous êtes une f… poupée, une f… bégueule, une f… pimbêche ! » L’abbé lui fit comprendre en riant qu’il était impossible de continuer sur un ton si haut monté, et on en resta là.
Après la tourmente, les deux frères revinrent à Paris. L’abbé avait une grosse liquidation à faire pour que son frère ne fût pas ruiné, car le temps était venu où les grands seigneurs étaient tenus de payer leurs dettes, et, depuis un passé immémorial, la maison de Bouillon n’avait jamais mis ses affaires au pair. L’abbé vint à bout de cette tâche réputée impossible. Il satisfit tous les créanciers, il nettoya les écuries d’Augias, comme je le lui ai entendu dire. – Ce qu’il n’a dit qu’à ses intimes amis, c’est qu’il y porta un désintéressement admirable et que, dans une affaire où on lui offrait un pot-de-vin de trois cent mille francs, il n’accepta qu’à la condition d’employer cette somme au rachat des dernières créances. Le prince le pressait d’accepter les trois cent mille francs pour sa part des bénéfices, et, ne pouvant vaincre sa résistance, il lui dit :
— Fais donc comme tu voudras, f… bête !
Il le gratifia de la même épithète lorsque, voulant lui faire accepter vingt-quatre mille livres de rente en toute propriété, au lieu de douze mille francs de pension viagère que son père lui avait légués, il le trouva inaccessible à toute vue d’intérêt personnel. Mais, s’il était grossier, il était reconnaissant, et l’abbé fut la seule affection réelle de sa vie.
Et pourtant il mourut brouillé avec ce bon ange de frère. La duchesse de Bouillon, cette princesse de Hesse qu’il avait épousée et répudiée dès le lendemain, était venue trouver M. de Beaumont pour le supplier de la réconcilier avec son mari. Le prince prit la chose très mal et l’envoya faire f…, en ajoutant :
— Va au diable et mènes-y ma femme avec toi !
M. de Beaumont savait qu’il aurait raison de lui en feignant de le bouder. Il resta deux jours sans le voir ; le troisième, il apprit que son frère était mort subitement dans la nuit.
Le bon abbé aimait ce malheureux en raison du dévouement absolu qu’il avait eu pour lui, il fut longtemps inconsolable.
Sous l’Empire, M. de Talleyrand, qui venait le voir souvent et qui faisait grand cas de lui, vint lui annoncer qu’il était nommé évêque d’Arras. Il refusa et fit nommer son ami M. de Latour-en-Lamagnai à sa place. Plus tard, Talleyrand voulut l’attacher à l’ambassade de Russie. Il refusa encore. S’il avait caressé quelque chimère d’ambition dans sa jeunesse, le temps de fièvre et d’espoir avait été si court, qu’il s’en souvenait à peine. Sa vie extérieure brisée, il n’avait plus voulu, il ne voulait plus vivre que par le cœur. Et puis il avait subi une contrainte si contraire à ses instincts, que la liberté lui paraissait le premier des biens. Je l’ai souvent entendu dire à ma grand’mère que la Révolution l’avait délivré, et qu’il n’avait pas le droit de la maudire. Tous deux détestaient 93, mais ils respectaient 89.
Le reste de la notice que j’ai sous les yeux devient personnelle à mes parents et à moi. Elle traite beaucoup de nos relations de famille ; j’ai parlé de ces relations et j’ai fait le portrait de mon grand-oncle dans l’Histoire de ma vie. Tout ce qui précède m’était inconnu ou mal connu ; peut-être n’ai-je pas parlé de lui avec tout le respect que mérite un caractère si pur et si généreux. Dans une nouvelle édition de mon ouvrage, j’ajouterai au bien que j’ai dit de lui, car je me suis vraiment trompée en voyant toujours en lui une manière d’abbé de cour. J’ignorais quelle tyrannie il avait subie et par quels dévouements il s’était vengé. C’est un portrait à refaire, car il m’apparaît sous un jour nouveau. Ce n’est plus un débris de l’ancien régime prenant la nouvelle société avec une légèreté de cœur philosophique : c’est une victime de ce passé où les notions de la famille et les liens du sang sont si étrangement confondus et méconnus dans les grandes familles. C’est un opprimé plein de tendresse et de mansuétude, rendu à la possession de lui-même, resté aimable, souriant et paternel sur les ruines de sa propre existence.
Il vécut paisible, adonné aux arts, qu’il effleura d’une main légère, entouré de vieux amis et d’enfants adoptifs dont quelques-uns vivent encore et bénissent sa mémoire, entre autres mademoiselle Virginie Cazeaux, une personne de grand mérite qui lui a fermé les yeux à Brunoy, et qui s’est retirée à Tartas, d’où elle m’a envoyé les éléments du résumé qu’on vient de lire.
M. de Beaumont a vécu dans l’aisance avec sa modique pension, grâce à sa science des choses pratiques. Il a eu le grand art de rendre beaucoup de services et de donner beaucoup de secours en menant une vie d’apparence assez somptueuse et de réel bien-être. Il est mort d’un anévrisme au cœur, dont il avait, je crois, toujours souffert, à l’âge de soixante-treize ans.
Nohant, décembre 1875.
Je suis de ceux pour qui un livre de M. Renan est comme un jour doux et clair où passent beaucoup de nuages tour à tour brillants et sombres, tous beaux de couleur et de forme. Le soleil est souvent voilé et puis les nuées se dissipent, et il reparaît triomphant pour se voiler encore. On aime ces alternatives, qui sont l’image exacte de la conscience humaine aux prises avec l’idéal. L’immuable sérénité ne se trouve, pour l’homme de recherches, que dans les sciences positives : celui qui cherche la vérité au delà doit combattre sans relâche le grand combat.
Ce combat terrible entre la foi et l’expérience est aujourd’hui dans tous les esprits moyens. Nulle époque autant que la nôtre ne l’a poussé à ses extrêmes péripéties. L’Église, dernière gardienne de la révélation, tente les derniers efforts pour imposer le divorce entre la croyance et la raison. La science lutte tranquillement, dans son domaine imprescriptible, pour rejeter le miracle, c’est-à-dire l’interversion des lois naturelles au gré d’un pouvoir placé en dehors de la nature. Entre ces deux pôles, la majorité des bons esprits se débat, ne voulant renoncer ni à son idéal, ni à sa raison. L’humanité pensante en est arrivée à cette impasse, à cette porte de fer devant laquelle se brisent tous les efforts de l’orthodoxie et de l’athéisme. Il faut que les écoles extrêmes en prennent leur parti. L’homme ne se passera ni du pain de l’âme, ni de celui du corps.
Si cette lutte agite les esprits moyens, elle est ardente quand elle se concentre dans des esprits de premier ordre comme ceux de MM. Berthelot et Renan ; car le livre des Dialogues et Fragments philosophiques, pour n’être signé que d’un de ces noms illustres, n’en est pas moins sorti d’une double inspiration. M. Renan le proclame avec la chaleur de l’amitié dans une touchante dédicace, et, dans le cours de l’ouvrage, une lettre de M. Berthelot, page capitale qui répond à toute la logique du livre et qui la confirme victorieusement, prouve de reste que ces deux grandes intelligences ont agi l’une sur l’autre à la manière de deux éléments qui se pénètrent sans se transformer et sans rien perdre de ce qui constitue leur force. Ils ne se sont pas fait de concessions mutuelles, on le voit bien. Rien en eux-mêmes ne s’est désagrégé. C’eût été bien dommage, car il est rare que deux esprits de nature différente se confondent sans s’atténuer mutuellement. M. Renan a gardé son idéal de logique et de sentiment. M. Berthelot garde sa puissance expérimentale, sa certitude basée sur l’évidence, et il s’est produit un fait rare, digne de notre admiration. Ils ne se sont pas heurtés dans la discussion, ils n’ont pas même songé à se combattre. C’est peut-être la première fois, dans l’histoire de la philosophie, qu’un pareil fait se produit, et je ne sais si on l’a remarqué autant qu’il le mérite. C’est pourquoi j’en parle, tout indigne que je suis de m’élever à de si hautes visées.
Il est vrai que, dans toute la première moitié du livre, les Dialogues, M. Renan fait à la science la part si belle, il rend à la méthode expérimentale de tels hommages, qu’elle aurait mauvaise grâce à ne pas reconnaître l’autorité que l’idéal conserve dans son domaine. Ce qui sera lu avec le plus d’empressement dans ce volume, ce qui soulèvera le plus d’objections, de colères peut-être, mais ce qui, à coup sûr, présentera le plus d’attrait à la curiosité et d’aliments à la discussion, c’est le quatrième dialogue, intitulé Rêves.
Il y a là un certain Théoctiste qui va loin, je l’avoue, et qui me paraît logique jusqu’à la férocité. Ce n’est pas un personnage réel qui parle, ne l’oublions pas ; ce n’est pas une théorie que l’auteur recueille et raconte ; c’est un raisonnement éclos et mené jusqu’au bout, un des lobes de son propre cerveau qui a fonctionné, en ce moment-là, jusqu’à épuisement d’induction. Les autres lobes cérébraux, représentés par les autres personnages des dialogues, sont un peu scandalisés de la véhémence de Théoctiste ; mais, si j’avais été admise, pauvre hère, en cette illustre compagnie, j’aurais réclamé plus haut pour les pauvres d’esprit menacés d’extermination finale par les puissants moyens de force brutale que posséderont un jour, au dire de cet exalté, les hommes de science, et voici ce que le paysan du Danube se fût permis de lui répondre :
« Vous dites que l’avenir du monde appartient aux savants, qu’ils sont tout, et nous autres ignorants rien qui vaille. Vous décrétez que la démocratie ne peut rien pour le progrès et qu’elle doit le subir, sauf à être exterminée par lui, si, ne le comprenant pas, elle y fait obstacle. Vous admettez qu’elle ne peut le comprendre que par ses résultats. Donc, si elle combat des expériences et en trouble l’application, qu’elle soit anéantie par ces engins, qui, en dehors des mains savantes, seront des ustensiles de nulle efficacité. » Ce serait donc la fin de la race humaine, car, d’après votre raisonnement, il n’y aura jamais qu’un petit nombre d’hommes éclairés, et les masses, les nations entières accepteront bien moins les décrets de l’incompréhensible dans l’ordre positif que dans l’ordre merveilleux. Il faudra des centaines, peut-être des milliers de siècles, pour que ces masses soient arrivées par la pratique à ne plus douter de votre infaillibilité scientifique, car il aura fallu tout ce temps-là pour vous la faire acquérir à vous-mêmes. Nous voici donc lancés dans des guerres atroces où vous régnerez par la terreur, et votre science de destruction augmentant toujours, chaque nouvelle guerre sera plus meurtrière que les autres, jusqu’à ce que vous restiez seuls en face de vos instruments formidables, n’ayant plus d’autre ressource que de faire sauter la planète pour en finir. Voilà un petit rêve qui n’est pas gai, et que vos amis ont eu raison de traiter d’affreux cauchemar.
Le pouvoir absolu qui s’appuierait sur la science du fait serait le pire de tous, parce qu’il détruirait l’amour de la liberté qui commence à nous venir et dont nous n’avons pas abusé jusqu’ici. Il nous rejetterait dans la barbarie des superstitions. Les hommes ne se laissent pas convaincre malgré eux. L’évidence n’a pas d’empire sur celui à qui on ôte le choix entre le vrai et le faux. Être libre, c’est la première condition pour voir clair. Laissez la foudre aux mains du vieux Zeus. Au moins celui-là ne savait pas s’en servir. Ne rêvez plus d’être la souche future des empereurs légitimes et des papes infaillibles. Il ne faut plus de ces pouvoirs-là. Honneur à la masse vulgaire si elle sait les supprimer sans violence, tandis que vous rêveriez de les rétablir par la force !
Mais j’ai tort d’insister sur cette petite débauche d’imagination du philosophe, et je demande qu’au contraire les lecteurs sérieux en fassent bon marché et suivent M. Renan sur son véritable terrain, qui est l’idéal. Je le soupçonne presque, car c’est un esprit aussi malicieux que tendre, d’avoir mis cette thèse dans la bouche de Théoctiste, pour nous montrer qu’en allant trop loin dans la passion de la science positive, on peut arriver à des conclusions pareilles à celles de l’inquisition. Ou bien encore, consultons sa préface et reportons-nous à l’époque de mai 71, où ces dialogues furent écrits. La force brutale dominait partout le droit moral. Le philosophe éprouvait le besoin de les mettre d’accord à tout prix, dans les hypothèses de l’avenir.
Mais ce n’est pas dans ce passage brillant, et admirablement écrit d’ailleurs, qu’il faut chercher la force réelle des idées et des réflexions de M. Renan. La vraie puissance de ce merveilleux talent est dans sa douceur, dans sa modestie généreuse, dans l’esprit de véritable charité qui le pénètre et qui émane de lui. C’est un rare type de penseur. Épris de raison et de liberté jusqu’à tout sacrifier s’il le fallait à ces lois sublimes, il reste l’apôtre fervent du sens divin dans l’homme ; sa conviction désarme le positivisme le plus méfiant, et voici que l’âme la plus ferme dans la voie du matérialisme bien entendu lui répond :
« Le sentiment du bien et du mal est un fait primordial de la nature humaine ; il s’impose à nous en dehors de tout raisonnement, de toute croyance dogmatique, de toute idée de peine ou de récompense. Il en est de même de la liberté, sans laquelle le devoir ne serait qu’un mot vide de sens. La discussion abstraite si longtemps agitée entre le fatalisme et la liberté n’a plus de raison d’être ; l’homme sent qu’il est libre, c’est un fait qu’aucun raisonnement ne peut ébranler. Les anciennes opinions, nées trop souvent de l’ignorance et de la fantaisie, disparaissent pour faire place à des convictions nouvelles fondées sur l’observation de la nature. J’entends de la nature morale aussi bien que de la nature physique. Les premières opinions avaient sans cesse varié, parce qu’elles étaient arbitraires ; les nouvelles subsisteront, parce que la réalité en devient de plus en plus manifeste, à mesure qu’elles trouvent leur application dans la société humaine, depuis l’ordre matériel et industriel jusqu’à l’ordre moral et intellectuel le plus élevé. La puissance qu’elles donnent à l’homme sur le monde et sur l’homme lui-même est leur plus solide garantie. Quiconque a goûté de ce fruit ne saurait plus s’en détacher. Tous les esprits sont ainsi gagnés sans retour, à mesure que s’efface la trace des vieux préjugés, et il se constitue, dans les régions les plus hautes de l’humanité, un ensemble de convictions qui ne seront plus jamais renversées. »
Voilà de grandes paroles et que tous nous ferons bien de méditer. C’est Marcelin Berthelot, un savant de premier ordre, un adepte inébranlable de la méthode expérimentale, qui reconnaît dans l’homme le sentiment primordial du bien, du beau et du bon. Il fait à ce sentiment la première part dans le droit humain. La liberté n’est pour lui que le moyen de l’exercer. Nous voici bien loin du matérialisme proprement dit, qui détruit toutes les notions du devoir et du droit. Cette constatation du fait primordial nous suffit. Elle légitime l’affirmation de M. Renan que l’univers a un but et que l’homme est vertueux ou coupable selon qu’il se soumet à ce but ou qu’il cherche à le combattre.
Dire que le livre est beau, c’est dire ce qui frappe tous les lecteurs de M. Renan. Mais disons aussi qu’il est bon ; que son mérite n’est pas purement littéraire ; qu’il nous réconcilie avec le bon sens, tout en développant de plus en plus en nous le sentiment de l’idéal, enfin qu’il assure nos pas sur la terre, tout en aidant nos ailes à pousser. N’est-ce pas là, en effet, le grand, le vrai problème ? Ne faut-il pas que nous échappions radicalement aux illusions du passé, et qu’en même temps nous gardions la foi et le culte des vérités sacrées sans lesquelles nous assimilerions les idées aux faits et perdrions la notion de la grande synthèse ? La nature est immorale, nous disent les savants. Elle ne fait pas de choix ; elle frappe sans souci du mérite des êtres, elle obéit à des lois qu’aucune considération morale n’entrave et ne fait même hésiter. Voilà qui est vrai pour les forces de la matière ; mais, que l’homme soit matière ou esprit, le voilà qui entre en lutte contre cette force aveugle et qui la combat à son profit ; aussitôt que vous lui accordez le discernement de ce qui est utile ou nuisible, il faut bien lui accorder la liberté et la connaissance du bien et du mal. Si la morale est un fait primordial, vérifié par l’expérience et au-dessus de tout raisonnement, la morale est, d’une certaine manière, dans la nature ; car, non seulement l’homme appartient à la nature, mais encore il en est, quant à notre monde, l’expression la plus haute, l’expression raisonnée.
Nohant, mai 1876.
De toutes les manières de s’amuser à la campagne ou dans les salons, la plus émouvante et la plus artiste est certainement le théâtre ; qu’il soit musique, drame ou comédie, il met en jeu toutes les volontés et en lumière toutes les aptitudes des personnes qui s’y emploient. Il est un exercice d’esprit et une étude de plastique pour les jeunes gens des deux sexes. Durant les longues soirées d’hiver, j’imaginai, il y a environ trente ans, de créer, pour ma famille, un théâtre renouvelé de l’antique procédé italien, dit comédia dell’ arte, c’est-à-dire des pièces dont le dialogue improvisé suivait un canevas écrit affiché dans la coulisse.
Cela ressemblait aux charades que l’on joue en société et qui sont plus ou moins développées selon l’ensemble et le talent qu’on y apporte. Nous avions débuté par là. Peu à peu le mot de la charade disparut et l’on joua d’abord des saynètes folles, puis des comédies d’intrigues et d’aventures, puis enfin des drames à événements et à émotions. Le tout avait commencé par la pantomime, et ceci avait été de l’invention de Chopin ; il tenait le piano et improvisait, tandis que les jeunes gens mimaient des scènes et dansaient des ballets comiques. Je vous laisse à penser si ces improvisations admirables ou charmantes montaient la tête et déliaient les jambes de nos exécutants. Il les conduisait à sa guise et les faisait passer, selon sa fantaisie, du plaisant au sévère, du burlesque au solennel, du gracieux au passionné. On improvisait des costumes afin de jouer successivement plusieurs rôles. Dès que l’artiste les voyait paraître, il adaptait merveilleusement son thème et son accent à leur caractère. Ceci se renouvela durant trois soirées, et puis le maître, partant pour Paris, nous laissa tout excités, tout exaltés, et décidés à ne pas laisser perdre l’étincelle qui nous avait électrisés.
Je ne raconterai pas ici l’histoire de notre théâtre improvisé. Je dirai celle du théâtre des marionnettes de Nohant, qui a marché à côté et qui a fini par prendre un développement complet, tandis que l’autre s’est arrêté faute d’acteurs. Si j’ai parlé de celui-ci, où nous remplissions des rôles, et où, pendant des années, nous ne voulûmes point de spectateurs, c’est pour en venir à ceci, que, si la comédie est le plus vif amusement de la vie intime, elle exige un concours de circonstances qui ne se créent pas à volonté et une réunion d’amis exceptionnellement disposés à y prendre part. Le théâtre toujours possible est celui des marionnettes, parce qu’il réclame peu d’espace, de moindres frais et une seule personne, deux tout au plus, pour manier les personnages et tenir le dialogue. Il est donc à la portée de quiconque a de l’esprit ou de la faconde, du talent ou de la gaieté, et, si l’on y ajoute l’invention et le goût, il peut prendre des proportions singulièrement intéressantes.
Mais la marionnette élémentaire a besoin de notables perfectionnements, et nous voulons donner au public tous les petits secrets du métier. C’est pourquoi nous raconterons toute l’histoire de ces pupazzi que nous avons vus naître et qui sont devenus pour nous de véritables personnages associés à toutes les impressions gaies ou poétiques de notre vie intime.
Disons, avant tout, ce que c’est que la marionnette et quelle place elle tient dans l’histoire de l’art.
La marionnette n’est pas ce qu’un peuple vain pense. Il y a là en effet tout un art spécial, non pas seulement nécessaire dans la confection et l’emploi du personnage qui représente l’être humain en petit, mais encore dans la fiction plus ou moins littéraire qu’il doit interpréter.
Tout le monde connaît l’excellent et charmant ouvrage que M. Magnin, de l’Institut, a publié d’abord en chapitres dans la Revue des Deux Mondes, puis en volume (chez Michel Lévy, 1852). C’est bien l’Histoire des marionnettes en Europe, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, mais c’est aussi l’histoire du théâtre européen, car ces deux modes de représentation scénique ont toujours été contemporains ; leur commune origine se perd dans la nuit du passé, et ils ont suivi les mêmes destinées jusqu’à nos jours. Quand ils ont été proscrits ou délaissés, c’est pour les mêmes causes, la persécution religieuse ou les malheurs publics. En tout temps, ils ont répondu à un besoin impérissable de l’homme, celui de la fiction, et l’art qu’ils ont exprimé a été l’histoire de l’imagination humaine, mythologies de l’ancien monde, mystères du moyen âge, exploits de la chevalerie, féeries de la renaissance, drames et galanteries des temps modernes. Ils ont présenté au regard sous le relief de la rampe toutes les rêveries de l’homme associées à toutes ses réalités.
La marionnette obéit sur la scène aux mêmes lois fondamentales que celles qui régissent le théâtre en grand. C’est toujours le temple architectural, immense ou microscopique, où se meuvent des appétits ou des passions. Entre le Grand Opéra et les baraques des Champs-Élysées, il n’y a pas de différence morale. Le Méphisto de Faust est le même Satan que le diable cornu de Polichinelle. Polichinelle, Faust, don Juan ne sont-ils pas le même homme, diversement influencé par l’éternel combat entre la chair et l’esprit ?
Il n’y a donc pas deux arts dramatiques, il n’y en a qu’un. Mettre des marionnettes en scène est un acte qui réclame autant de soin et de savoir que celui d’y mettre de véritables acteurs. Les procédés ont même des points de ressemblance. Les gens qui ne sont ni de l’un ni de l’autre métier croient généralement que tous les mouvements et toutes les intonations s’improvisent librement à la représentation. Ils ne savent pas que le long et minutieux travail des répétitions consiste à emprisonner, à garrotter l’acteur dans la convention de son rôle avec une précision automatique.
La longue histoire des marionnettes prouve qu’elles peuvent tout représenter, et que, jusqu’à un certain point, ces êtres fictifs, mus par la volonté de l’homme qui les fait agir et parler, deviennent des êtres humains bien ou mal inspirés pour nous émouvoir ou nous divertir. Tout le drame est dans le cerveau et sur les lèvres de l’artiste ou du poète qui leur donne la vie. Il n’est donc pas étonnant que certains maîtres en l’art des marionnettes aient passionné beaucoup de lettrés, et que de grands esprits aient, ou travaillé pour elles, ou puisé leurs inspirations dans les traditions séculaires de leurs répertoires. M. Magnin nous apprend, et nous prouve par des citations, qu’ils contenaient de grandes beautés, comme on en trouve dans ces chansons populaires dont les auteurs sont restés inconnus.
La marionnette est d’ailleurs un être multiple, qui tantôt se résume en une tête et des mains de bois adaptées à un sac d’étoffe, tantôt devient un objet d’art dans les mains du mécanicien, du sculpteur, du peintre et du costumier. Les marionnettes à corps entier, dont les articulations sont mues par des fils, ne devraient pas être confondues, comme l’a fait M. Magnin, avec les automates proprement dits, dont le mérite appartient exclusivement à l’art mécanique, comme les poupées parlantes qu’on met aujourd’hui dans les mains de nos enfants, et qui ne sont pas, disons-le en passant, une médiocre invention. Pourtant, comme les enfants seront toujours des enfants, c’est-à-dire de petits hommes et de petites femmes qui obéissent au besoin d’exprimer la vie dans leurs jeux, les poupées mécaniques les étonnent plus qu’elles ne les amusent. Quand la surprise est passée, c’est-à-dire au bout d’un jour ou deux, l’enfant a brisé l’automate pour voir ce qu’il y a dedans, ou il le délaisse, préférant les poupées ou les animaux articulés, qu’il peut ployer à sa guise et faire crier ou parler par sa propre voix.
C’est pour cela que les marionnettes de la première catégorie, les véritables guignols ou burattini, qui n’ont point de jambes, et qui, vues à mi-corps, remuent les bras dont les manches vides sont remplies par le pouce et le médius de l’opérant, tandis que l’index soutient la tête, sont et seront toujours plus animées et plus amusantes que celles qui obéissent au système des fils et des ressorts. Je ne veux pas dire de mal des fantoccini italiens, que j’ai vus à Gênes et qu’on voit à Milan réciter des tragédies et danser des ballets avec une précision de gestes et de pas vraiment extraordinaire. Mais un tel spectacle est déjà très compliqué ; il exige une troupe d’operanti qui sont en même temps recitanti, hommes et femmes ; et, s’ils disent bien leurs rôles, on regrette de ne pas les voir en scène à la place de leurs figurines aux gestes trop précis, aux physionomies inertes.
Nous avons toujours cru qu’il était possible de créer, en petit, un théâtre dont une seule personne serait l’inspiration, le mouvement et la vie. Ce problème semblait tout réalisé déjà par les guignols des baraques, dont la verve et la gaieté ont le monopole de la place publique. Mais, à ces divertissements élémentaires, ne pouvait-on ajouter l’illusion théâtrale, la poésie ou la réalité du décor, le mérite ou le charme littéraire ? Avec des moyens aussi simples que la marionnette sans jambes, vue à mi-corps, pouvait-on obtenir l’illusion de la scène et sortir des classiques lazzi de Polichinelle ? C’était un problème, et voici comment il a été résolu par mon fils Maurice Sand, que j’appellerai Maurice tout court, puisqu’il ne peut pas être monsieur sous ma plume.
C’est en 1847 que, pour la première fois, avec l’aide d’Eugène Lambert, son ami et son camarade à l’atelier d’Eugène Delacroix, et sans autre public que moi et Victor Borie, alors journaliste en province, Maurice installa une baraque de marionnettes dans notre vieux salon. Nous venions d’être assez nombreux pour jouer en famille la comédie improvisée (voir Masques et Bouffons, Maurice Sand). La troupe s’était dispersée, nous n’étions plus que quatre à la maison : deux de nous se consacrèrent à charmer les longues soirées d’hiver des deux autres.
La première représentation n’eut pourtant pas lieu sur un théâtre. L’idée naquit derrière une chaise dont le dos, tourné vers les spectateurs, était garni d’un grand carton à dessin et d’une serviette cachant les deux artistes agenouillés. Deux bûchettes, à peine dégrossies et emmaillottées de chiffons, élevèrent leur buste sur la barre du dossier, et un dialogue très animé s’engagea. Je ne m’en rappelle pas un mot, mais il dut être fort plaisant, car il nous fit beaucoup rire, et nous demandâmes tout de suite des figurines peintes et une scène pour les faire mouvoir.
Ce théâtre se composa d’un léger châssis garni d’indienne à ramages et de sept acteurs taillés dans une souche de tilleul : M. Guignol, Pierrot, Purpurin, Combrillo, Isabelle, della Spada, capitan, Arbaït, gendarme, et un monstre vert. Je réclame la confection du monstre, dont la vaste gueule, destinée à engloutir Pierrot, fut formée d’une paire de pantoufles doublées de rouge, et le corps, d’une manche de satin bleuâtre ; si bien que ce monstre, qui existe encore et qui n’a pas cessé de porter le nom de « monstre vert », a toujours été bleu ! Le public nombreux qui depuis l’a vu fonctionner ne s’en est jamais aperçu.
On joua des féeries ; les deux jeunes artistes, habitués déjà à l’improvisation, furent si comiques, que les deux spectateurs, à l’unanimité, les engagèrent à augmenter la troupe et à soigner le décor. Ils répondirent que le théâtre était trop petit et ne comportait qu’une paire de coulisses et une toile de fond. On verrait l’année suivante.
Il ne fut pas possible d’attendre jusque-là. Victor Borie, voulant représenter un incendie, incendia pour tout de bon le théâtre, et il fallut en construire un autre, dont les dimensions furent doublées. Dans le courant de l’hiver, on joua sept pièces : Pierrot libérateur, Serpentin vert, Olivia, Woodstoke, le Moine, le Chevalier de Saint-Fargeau, le Réveil du lion.
En 1848, on en joua une douzaine. On apportait toujours le châssis au salon, après le dîner ; on dressait le décor, et on constatait chaque soir un nouveau progrès. Cromwell, Léon, Lacroix, Valsenestre, Cléanthe, Louis, Rose, Céleste, Ida et Daumont avaient vu le jour, et, à peine sortis de la bûche, avaient paru sur la scène avec l’aplomb de vieux comédiens. On avait amélioré l’éclairage, la chose la plus difficile à obtenir, sans risque d’incendie, dans un théâtre portatif ; mais le système était encore trop imparfait pour qu’on s’appliquât beaucoup aux décors. Et puis on jouait encore la comédie improvisée plus souvent et plus volontiers que les marionnettes. Ce qui n’empêchait pas certaines soirées d’être consacrées à la lecture. Chacun lisait à son tour, pendant que les autres travaillaient aux costumes ou à la sculpture des figurines. Nous achevions les Girondins de Lamartine, quand, par une préoccupation très naturelle, Maurice et Lambert eurent l’idée de représenter toute la révolution française en une série de pièces conçues comme un roman historique à la Walter Scott. Il y en eut seulement deux de jouées. La révolution de Février nous surprit au beau milieu de notre vie de campagne et nous dispersa de nouveau.
En 49, on se remit à l’œuvre : la troupe, composée de dix-sept personnages, s’installa dans une petite pièce voûtée qui servait de garde-meuble et que, dans mon enfance, on appelait, je ne sais pourquoi, la salle des archives. En 49, elle fut nettoyée, restaurée et classiquement consacrée « aux muses ». Un ou deux ans plus tard, on perça un gros mur, où l’on pratiqua une arcade ; la salle des marionnettes devint la loge d’un public de soixante personnes bien placées sur une estrade qui se démontait et se remontait en peu d’instants. Au delà de l’arcade se trouvait une grande pièce assez élevée pour qu’on pût y planter le théâtre des acteurs vivants, et dont on enleva le billard pour établir un second plancher. Cette combinaison fut très heureuse. On plaça le luminaire sur la face du mur qui regardait le théâtre, et le spectateur, assis dans l’ombre, fut absolument trompé sur la dimension et la profondeur des objets exhibés devant lui. On avait obtenu un effet de diorama qui permit des lointains et des reliefs remarquables dans un espace chétif en réalité.
Quant aux marionnettes, leur théâtre, établi dans la partie de la salle des archives qui ne faisait point face à l’arcade, resta tranquille et intact derrière une cloison mobile qui en masquait entièrement la façade. Quand on le rouvrit, on lui appliqua le même système d’éclairage qu’à l’autre théâtre. La charpente à demeure étant solide, on établit une rampe et des montants cachés à l’œil du spectateur et munis de puissants réflecteurs. Plus tard, on mit une herse dans les frises, et, plus tard encore, on en ajouta deux autres au milieu et au fond, si bien que la scène fut éclairée comme celle d’un vrai théâtre, et on put se permettre un grand luxe de décors, dont il fut permis de régler l’éclairage selon les besoins de l’effet. Rien n’était plus simple que de rendre la lumière rouge ou bleue par le moyen des verres de couleur et des transparents ; mais on ne s’arrêta pas au nécessaire. On voulut avoir le soleil, la lune, les étoiles et le reflet des astres dans les eaux. Maurice, devenu promptement menuisier, serrurier et mécanicien, fut bientôt un habile machiniste. On voulut, plus tard, voir le soleil et la lune se lever et se coucher. On était exigeant ; on trouvait insupportables ces astres immobiles. On peignit des ciels sur calicot et on fit monter et descendre derrière, frisant la toile, une boîte de lanterne magique, dont la lentille fut réglée selon l’éclat voulu. Au moyen d’un simple tournebroche, dont on régla également le mouvement et dont on éteignit le bruit, on eut le lever et le coucher du soleil et de la lune relativement aussi muets et aussi lents que dans la réalité. Il ne s’agissait que de monter la machine avant le lever du rideau et de la faire marcher au moment nécessaire. Le changement de lumière sur la scène fut obtenu par des ficelles dont l’opérateur se sert avec la plus grande facilité, sans interrompre son dialogue. Tout cela exigea d’assez longs tâtonnements. Aujourd’hui, tout fonctionne au gré de l’opérant, et une lanterne à lumière électrique lui permet les apothéoses. Disons, pour finir ce qui a trait à l’éclairage, ce point essentiel des effets de théâtre, qu’on ne souffrit point de lustre dans la salle. Quelques bougies placées contre la muraille du fond, derrière le spectateur, suffisent pour lui faire trouver sa place, et tout l’éclat du véritable luminaire, dont il n’aperçoit point les foyers, se concentre sur le théâtre. C’est toujours l’effet de diorama, qu’on n’a jamais essayé d’appliquer ailleurs, et qui donnerait à la scène la magie et la profondeur qu’elle n’a point. Les Italiens savent bien que les salles doivent être sombres pour que la scène soit lumineuse, et que l’œil perd la faculté de bien voir quand la clarté l’assiège et le pénètre de près et de tous côtés. Mais les Français, les Françaises surtout, vont au théâtre pour se faire voir, et le spectacle passe souvent par-dessus le marché.
Les progrès obtenus par Maurice dans l’art d’adapter par des moyens faciles et peu coûteux c’est-à-dire à la portée de beaucoup de personnes, les merveilles du théâtre à une bonbonnière, furent souvent interrompus par l’étude de choses plus sérieuses. Quand nous avions des loisirs, ce qui n’arrivait pas tous les ans, le Grand Théâtre, comme nous l’appelions par antithèse forcée, bien qu’il fût une bonbonnière aussi, nous occupait davantage ; mais, par le soin que nous apportions à nos costumes, à notre mise en scène, et par l’habitude que nous prenions d’improviser le dialogue, le don de faire agir et parler des marionnettes ne se perdait pas chez nos jeunes artistes. En 1848 et 49, ils nous avaient joué dix-huit pièces nouvelles. En 1854, Thiron, aujourd’hui de la Comédie-Française, débuta chez nous, non seulement dans la comédie improvisée, mais encore au théâtre des marionnettes et fut éblouissant d’esprit et de verve sur ces deux scènes. Lambert, très brillant aussi et très original, reprit ensuite son emploi. Puis Alexandre Manceau l’année suivante et Thiron encore. Plus tard, Victor Borie, Sully-Lévy, Édouard Cadol, Charles Marchal, Porel ; enfin plus tard encore, notre ami Planet et deux de mes neveux furent les associés de mon fils dans la mise en scène, la convention des canevas et la récitation des marionnettes. Avec gens qui ont de l’esprit à revendre, il était difficile que ces représentations ne fussent pas d’exquis divertissements. De 1854 à 1872, il y en eut environ cent vingt. Et puis Maurice travailla et opéra tout seul et c’est alors que ce théâtre entra dans une voie nouvelle qui n’est sans doute pas son dernier mot, mais qui est la voie d’un art complet, en ce sens qu’il peut aborder des genres jusqu’ici interdits à ses moyens d’exécution.
En effet, la marionnette classique, tenue dans la main, est, par la nature de son agencement, un être exclusivement burlesque. Ses mouvements souples ont de la gentillesse, mais ses gestes sont désordonnés et le plus souvent impossibles. C’est donc un personnage impropre aux rôles sérieux, et il avait fallu tout le talent de nos operanti pour nous attendrir et nous effrayer dans certaines situations. Presque toujours ils nous donnaient des parodies de mélodrames ou des pièces bouffonnes. Les titres de quelques-unes en font foi, comme Oswald l’Écossais, l’Auberge du Haricot vert, Sang, Sérénades et Bandits, Robert le Maudit, les Sangliers noirs, une Femme et un Sac de nuit, les Filles brunes de Ferrare, le Spectre chauve, Pourpre et Sang, les Lames de Tolède, Roberto le bon voleur, l’Ermite de la marée montante, une Tempête dans un cœur de bronze, le Cadavre récalcitrant, etc. Les sujets bouffons étaient souvent inspirés par les impressions du moment, une aventure ridicule dans le monde politique ou artiste, une chronique locale, un récit amusant ou singulier, la visite de quelque personnage absurde, un intrus dont on faisait la charge sans qu’il se reconnût, tout servait de thème à la pièce établie en canevas en quelques heures et jouée quelquefois le soir même. Nous avons dû à ce charmant petit théâtre des distractions bienfaisantes, des soirées d’expansion et d’oubli d’un prix inestimable.
La dispersion de la famille et la difficulté de se réunir, la mort de quelques amis bien chers qui avaient brillé sur notre Grand Théâtre (Bocage y avait joué, et d’autres non moins célèbres), enfin le manque de temps pour les loisirs avaient amené la suspension indéfinie de la comedia dell’ arte. Les marionnettes seules nous restaient, et mon fils, à mesure que ma vie se fixait davantage à la campagne, tenait à m’y donner les plaisirs de la fiction, si nécessaires à ceux qui la cultivent pour leur compte et qui s’en lasseraient, si l’invention des autres ne les distrayait point de leur propre contention d’esprit. Mais il était seul la plupart du temps.
L’heure du travail ou du mariage était venue pour ses jeunes associés. Nous avions de jeunes enfants qu’il tenait à divertir aussi et pour qui la charge exclusive eût été, ou incompréhensible ou d’une mauvaise influence sur le goût naissant. Il fallait un théâtre plus châtié et dès lors une plus fidèle observation des lois de la scène. Ceci paraissait impossible, car on n’a que deux mains, et les pièces ainsi rendues par un seul opérant ne peuvent être qu’une suite de monologues ou de scènes à deux personnages. Avec un compère, on ne pouvait dépasser le nombre de quatre, et, si on avait besoin de comparses, on plaçait au fond une sorte de râteau sur les longues dents duquel plusieurs marionnettes étaient fichées. Ce râteau, excellent pour les effets comiques, présentait une rangée de têtes immobiles sur des robes flasques, avec des bras pendants du plus piteux aspect. C’était comme une apparition de pendus. Rien de plus impossible à prendre au sérieux que la marionnette quand elle n’est pas chaussée par la main humaine, et les dimensions du théâtre ne permettaient pas la liberté d’action de plus de deux opérants.
Ces dimensions, qui, chez nous, ne sont pas tout à fait ce qu’il faudrait, vu le manque d’emplacement, devraient être, quant au cadre de la scène, d’un mètre de hauteur sur deux mètres de largeur ; ce seraient les plus grandes qu’on puisse mettre en harmonie avec la taille de la figurine, c’est-à-dire avec sa tête, ses mains et son buste, qui représentent sa hauteur fictive, 70 centimètres. Plus petite, la tête ne se verrait qu’à une distance trop rapprochée. Plus grosse, elle fatiguerait le doigt qui la supporte et serait trop accentuée pour produire l’illusion. Cette figure doit être toujours en mouvement. Tant qu’elle remue, elle paraît vivante. Elle doit être sculptée avec soin, mais assez largement ; trop fine, elle devient insignifiante. Elle doit être peinte à l’huile sans aucun vernis, avoir de vrais cheveux et de vraie barbe. Les yeux peuvent être en émail comme ceux des poupées. Nous les préférons peints, avec un clou noir, rond et bombé pour prunelle. Ce clou verni reçoit la lumière à chaque mouvement de la tête et produit l’illusion complète du regard. Il peut faire aussi l’illusion d’une prunelle bleue si on l’entoure d’un léger coup de pinceau trempé dans le cobalt ; dans ce cas, il faut faire la pupille avec un clou noir plus petit. Les mains doivent être en bois ; en porcelaine elles se casseraient trop vite. Il les faut nécessairement assorties à l’importance ou à la délicatesse de la face. Celles qui sont d’un dessin élémentaire sont préférables à des mains très finies dont la position étendue ou fermée frapperait par son immobilité. Il faut qu’elles ne soient en réalité ni fermées ni ouvertes, et que, par leur aspect un peu vague et grâce au mouvement qui les anime sans cesse, elles échappent à l’œil qui chercherait à en saisir le détail.
On voit que, malgré l’aide d’un compère, mon fils avait toujours eu de grandes difficultés à vaincre pour éviter les scènes à cinq personnages ou pour les obtenir. On ne pouvait pas asseoir la marionnette et l’abandonner sans que sa tête fût fixée à son siège. À cet effet, le siège était muni d’un crochet, et un piton était caché dans la chevelure de la marionnette ; mais il fallait une grande adresse pour faire entrer vite le crochet, et quelquefois le personnage s’agitait convulsivement sur son siège sans parvenir à se fixer. L’improvisation tirait parti de tout. — « Qu’avez-vous donc ? lui demandait une autre personne ; êtes-vous souffrant ? — Oui, répondait le patient condamné à s’accrocher. C’est une maladie grave qu’on appelle le piton. — Bah ! je connais ça, nous y sommes tous sujets. » Dès lors, si un récitant s’embarrassait dans le scénario et qu’il fit attendre sa réplique, les autres personnages lui demandaient si, lui aussi, avait le piton. Pendant longtemps, avoir le piton, c’est-à-dire manquer de mémoire, fut une locution consacrée dans les coulisses de l’Odéon, dont les acteurs avaient vu ou fait jouer nos marionnettes. Le souffleur surtout la connaissait, lui qui était forcé d’être attentif au piton.
En outre de ces difficultés, il arrivait souvent que l’on était forcé de laisser la scène vide pour introduire les mains dans de nouveaux personnages et pour préparer quelque accessoire ; c’était autant de loups, nom que l’on donne, en argot de théâtre, à ces maladresses, aujourd’hui bien rares, de la composition littéraire, qui consistent à laisser le théâtre vide. Nos spectateurs étaient prévenus que les loups nous étaient nécessaires. S’ils s’impatientaient, on proposait de nommer le théâtre : Théâtre des loups, pour couper court à toute récrimination. Mon fils voulut supprimer les loups, les scènes à nombre limité de personnages, la nécessité de les tenir debout ou accrochés, les quelques répétitions auxquelles ses associés devaient s’astreindre sous peine d’embrouiller la pièce, enfin se passer d’eux du moment qu’ils étaient absents. Il imagina d’établir, sur le premier plan du théâtre, deux traverses à coulisseaux glissant dans des rainures, et, dans ces coulisseaux, des trous où l’on plante la marionnette munie d’un support. Ce support est une tige de fil de fer en spirale dont chaque extrémité est garnie d’un bouchon de bois, l’un qui entre dans le cou du personnage et remplace le doigt de l’opérant, l’autre qui s’enfonce dans le trou du coulisseau. Au moyen de la double traverse, les personnages en scène peuvent être aussi nombreux qu’on le désire, et chacun peut passer derrière ou devant les autres pour être au premier ou au second rang. Les fauteuils, les trônes, les tables, les divans sont portés par d’autres rainures à coulisseaux, qui partent des côtés et se plient ou se déplient suivant les besoins de la mise en état[6]. De semblables rainures pour porter des personnages assis ou debout sur les côtés se déplient et se replient également pour les besoins de la mise en scène. Enfin, quatre autres traverses avec le même système de coulisseaux sont établies au fond et permettent la présence d’une nombreuse assemblée, ou des plans de décors, si ceux de l’extrême fond ne suffisent pas. En résumé, c’est un faux plancher dont les intervalles permettent à l’opérant d’aller de l’un à l’autre de ses acteurs, de passer sa main sous leur vêtement pour mettre ses doigts dans les manches et faire mouvoir les bras, de les tirer du coulisseau pour les faire marcher, danser, sortir, se coucher ou s’asseoir. Ils s’asseient parfaitement en apparence, le support entrant dans le trou du coulisseau qui porte le siège ; ils peuvent se mettre au lit, se soulever, se lever, se recoucher sans qu’on voie le support, et, au besoin, on le retire sans que personne s’en aperçoive.
Au moyen de ces traverses et de ces coulisseaux qu’on place sur les lignes de la perspective dans les décors à plusieurs plans, on introduit une foule, une armée, un corps de ballet. Mais ici les personnages sont représentés par des poupées de grandeurs différentes, proportionnées au plan où elles se trouvent. Elles entrent et sortent avec leur coulisseau, par bandes de trente ou quarante comparses à la fois. Il y en a, pour les derniers plans, qui n’ont pas plus d’un pouce de haut et qu’on distingue parfaitement. Il arrive aussi qu’on veut amener à grand effet un personnage du fond d’un grand décor ouvert. Il suffit de lui substituer rapidement à chaque plan une poupée plus grande à mesure qu’il se rapproche. Dans les apparitions, ce truc si simple est d’une illusion qui ne peut être réalisée que par des marionnettes. Un spectre se compose de cinq ou six poupées pareilles, mais de grandeurs différentes, qui traversent chacune un plan de ruines ou descendent de terrasse en terrasse en se succédant l’une à l’autre jusqu’à ce que la dernière arrive sur le devant de la scène dans sa dimension normale.
Toute cette machination étant obtenue par des moyens d’une extrême simplicité, on voit que l’on peut réaliser sur une scène de marionnettes ce qui est impossible ailleurs et manier le fantastique bien au delà de ce que comportent les théâtres d’acteurs vivants. La mécanique peut obtenir plus de précision ; mais c’est là un autre art, d’où la vie est exclue, quelle que soit la récitation qui accompagne et explique le mouvement des figures. J’ai vu autrefois sur la place des Esclavons, durant les fêtes du Redentore, à Venise, des drames de chevalerie exécutés par de merveilleux automates. C’était de savantes petites machines, des chevaliers d’une coudée de haut se livrant à des combats équestres, des dames ruisselantes d’or et de pierreries donnant le prix au vainqueur, des pages sonnant du cor sur le haut des tours, que sais-je ? Mais des vers du Tasse ou de l’Arioste étaient braillés dans la baraque pour expliquer l’action, et ce n’était point là qu’il fallait espérer les jouissances de l’illusion.
La vraie marionnette doit être, je le dis encore, dans la main de l’homme qui parle. Quand Maurice fait parler les siennes dans une scène de fond, il laisse glisser le support et les fait mouvoir à la manière classique, qui est la meilleure. Quand elles ne sont plus que spectateurs de l’action, ou qu’elles écoutent en plaçant de temps en temps une réplique, il les réintègre sur le support et ne s’occupe plus d’elles que pour passer lestement ses doigts dans les manches lorsque vient leur réplique. Il les retire pour passer à un autre et peut animer ainsi plusieurs groupes prenant part à la même action. Pour aider à la rapidité du dialogue, il y a encore d’autres expédients fort simples. Un personnage n’a qu’un mot ou deux à lancer dans une scène à plusieurs. Un fil de soie est passé à son bras et dans un piton imperceptible caché dans son nœud de cravate ; en tirant le fil, on obtient un geste suffisant ; ces détails sont essentiels, car la marionnette, qui ne remue pas les lèvres, doit remuer le corps pour avoir l’air de parler ; grâce à son support légèrement élastique, il suffit de souffler dessus pour lui imprimer le mouvement. Mais, pour arriver à faire vivre une trentaine de personnages en scène sans en toucher plus de deux à la fois, il fallait obtenir de la marionnette une attitude convenable quand elle est au repos, et c’est par quoi l’on dut commencer. Ceci fut l’objet d’une discussion passionnée entre mon fils et moi. Je ne prévoyais pas les heureuses innovations qu’il méditait, et je fus vivement contrariée quand il m’apporta une marionnette qui avait des épaules et une poitrine en carton. C’était très bien exécuté, admirablement modelé, garni de peau et peint d’un ton excellent qui permettait à nos femmes de porter des corsages ajustés et décolletés. Jusque-là, nous avions triché pour simuler la taille et les épaules. Chargée depuis trente ans de faire leurs costumes et de les habiller pour la représentation, j’avais passé bien des soirées et quelquefois des nuits à ce minutieux travail. Avec le nouveau système, il fallait refaire tous les costumes, et il y en avait des caisses entières. J’avais même fait bon nombre d’uniformes militaires, des costumes renaissance ou moyen âge, enfin des habits de cour Louis XV et Louis XVI brodés ad hoc en soie, en chenille, en or et argent sur soie et velours. Je tirais aussi un juste orgueil de ma lingerie, car ces dames possédaient des chemises, des jupons, des collerettes de toute sorte. Il fallait tout recommencer !
Mais ce n’était pas là mon plus grand chagrin. Je craignais de ne plus reconnaître nos chers petits personnages quand ils auraient un buste. Ils étaient nombreux et tous d’un type excellent, pouvant exprimer les caractères qui leur sont confiés ; mais quelques-uns nous étaient particulièrement sympathiques, et nous ne nous faisions pas à l’idée de leur voir une autre tournure et d’autres attitudes. Une représentation, qui avait pour sujet la lutte des acteurs épaulés contre ceux qui ne l’étaient pas encore, donna raison à l’inventeur. La cuirasse de carton, assez courte par devant et plus courte encore par derrière, permettait d’animer le personnage autant que par le passé et de le laisser reposer sur son support sans qu’il prît une attitude fâcheuse. Le corps ne tombait plus comme un parapluie qui se ferme, les bras ne ballottaient plus sur les flancs avec les mains retournées à l’envers. Une nouvelle innovation avait fixé l’avant-bras au corps sous forme de manches aisées où les doigts, n’entrant plus jusqu’à l’épaule du personnage, donnaient une apparence de coude articulé. La marionnette au repos conserve donc le bras légèrement replié sans gaucherie et sans efforts. Le support fut d’abord un ressort à boudin ; on y renonça parce que la souplesse et le tremblement du corps étaient exagérés ; le fil de fer formant seulement trois ou quatre spirales fut adopté. Il suffit à donner aux personnages un très léger balancement qui se communique à ceux qui l’avoisinent et qui fait merveille à la danse. L’immobilité est donc supprimée, les gestes ne sont plus convulsifs, à moins qu’on ne les veuille tels en les exagérant. On n’a rien perdu de ce qui servait au burlesque, on a gagné tout ce qu’il empêchait de se produire. On pourrait jouer des pièces sérieuses si on en avait envie. On peut, en tout cas, aborder des situations d’un réel intérêt, sans qu’un geste déplacé ou une attitude ridicule les compromettent.
L’adresse de l’opérant et son délicat outillage font le reste, ses personnages portent leurs sièges pour s’asseoir à la place qui convient, ils font un lit en scène, ils prennent un flambeau ou une lampe sur un meuble pour le mettre sur un autre. Ils servent un repas, ils se déshabillent et se rhabillent devant le spectateur, ils ôtent leurs chapeaux et les remettent, ils se battent en duel, ils valsent et dansent avec beaucoup de grâce et d’entrain. En réalité, ils ne prennent rien ; l’objet qui leur est nécessaire leur est présenté au bout d’une mince tige de fil de fer qui accompagne leur mouvement et leur permet de le saisir en apparence avec une seule main, sans que leurs deux pattes serrées au corps les rendent ridicules.
Et tout ceci est si bien agencé et réglé, que l’opérant tout seul a pu faire agir les deux ou trois cents personnages d’une féerie, faire surgir ou disparaître des forêts, des palais enchantés, démolir des forteresses, incendier des villes, voler des génies, des chars de fées tirés par des colombes, pourfendre des guivres et des hippogriffes, promener des navires sur la mer agitée, figurer à distance des joutes et des tournois dans la proportion voulue, ramener en un instant ces personnages agrandis sur la scène, faire passer des éléphants, des chameaux et des chevaux, des tigres, des loups et des lions, simuler une chasse, imiter à lui seul toutes les voix, tous les airs, tous les bruits, avec une mise au point parfaite, même les convois de chemins de fer avec leurs sifflements et le souffle haletant de la chaudière. Une multitude de petits objets accrochés autour de lui, dans la partie du théâtre où il se tient debout (il castello, terme consacré), lui servent à donner à ces bruits accessoires une vérité surprenante. Timbres de plusieurs calibres, gongs, sifflets, trompettes, cor de chasse, pluie, vent, tonnerre, grêle, chants d’oiseaux, grelots, roulement de voiture, vagues qui déferlent, tout est rendu à point et rien n’est omis. L’intensité des sons a été étudiée pour ne pas rompre la proportion qui doit exister entre ce petit monde fictif et les bruits qui s’y produisent. Un trop fort roulement de voiture ou de tonnerre écraserait le décor et les personnages. L’harmonie savamment établie dans tous ces détails produit un phénomène auquel aucun spectateur n’échappe. Au lever du rideau, comme à l’apparition des premiers personnages, il se rend bien compte qu’il a affaire à des marionnettes ; mais bientôt il oublie de comparer leur stature à la sienne. La demi-obscurité où il est efface les autres points de comparaison ; la vérité de l’action qui se produit devant lui le saisit au point qu’il y croit et que l’apparition d’une tête humaine au milieu des personnages, comme il arrive quelquefois quand l’opérante masqué se montre en géant ou en ogre, devient monstrueuse et véritablement effrayante.
On fait aujourd’hui de très jolis jouets d’enfants. On peut les utiliser en les choisissant dans la proportion voulue et en les corrigeant si les formes sont défectueuses et l’enluminure trop crue.
On peut en avoir qui se montent comme une montre et marchent tout seuls. Mais ils coûtent fort cher et font moins d’effet que ceux qu’on promène au bout d’une tige à la hauteur du plan. Les automates n’obéissent qu’à eux-mêmes et ne font rien d’imprévu. Les plus vulgaires animaux en bois, corrigés et repeints, sont préférables. Pour les grands monstres de la féerie, ce sont des tarasques comme on les fabriquait jadis en osier pour les fêtes populaires du Midi. Les nôtres sont en baleine revêtue d’étoffe, ou mieux encore en acier ; tous nos anciens jupons-cage, si fort à la mode dans ces derniers temps, y ont passé et ont fourni la souple carcasse d’animaux fantastiques qui sont de véritables objets d’art.
Il s’agissait encore de pouvoir organiser vite les représentations, car le plaisir est toujours pris à la volée dans l’existence de gens qui travaillent sérieusement à autre chose. Le plus long, c’était, à chaque pièce nouvelle, de déshabiller et de rhabiller les personnages, cela prenait des heures que nous n’avions pas toujours à leur service. Il valait mieux avoir une troupe habillée une fois pour toutes, sauf les excentricités imprévues. C’est pourquoi, en l’espace de quelques jours, Maurice sculptait de temps en temps à la veillée une vingtaine de personnages nouveaux. Il y en a maintenant cent vingt-cinq, sans compter les nombreux petits comparses des différents plans. Ce grand nombre de types et de costumes est nécessaire. Bien plus que l’auteur dramatique qui désire trouver, dans les acteurs qu’on lui propose, les tempéraments qu’il a rêvés pour ses caractères, le maître du jeu de marionnettes doit se préoccuper de l’expression des figures de ses sujets, de leur regard, de leur sourire, de leur forme craniale, de leur chevelure, enfin de leur tempérament particulier, bien plus essentiel à leur effet que celui de l’acteur vivant. Dès qu’on sort des masques pétrifiés de l’ancienne comédie italienne qui n’exprimaient que des types élémentaires, on rencontre une foule de nuances dans l’être humain. Ces nuances, l’habileté du comédien les apprécie plus ou moins, et il se transforme selon le besoin de son rôle. Le comédien de bois n’a pas cette ressource. Il faut qu’il soit, une fois pour toutes, le type qu’on attend de lui. J’ai vu souvent Maurice hésiter longtemps entre plusieurs figures dont aucune ne réalisait l’idée qu’il s’était faite d’un certain caractère à produire, et se décider à fabriquer un nouvel acteur avant de monter sa pièce. Ces cent vingt-cinq personnages, qui tous ont un nom et une histoire, surtout les anciens, qui, légèrement retouchés, sont restés nos favoris, se prêtent à tous les emplois sans jalousie de métier et sans reculer devant les plus mauvais rôles, certains d’avoir affaire à un directeur intègre qui leur fera prendre leur revanche à l’occasion. Ils nous sont maintenant doublement chers, depuis qu’ils charment nos enfants en les instruisant, car on apprend de tout et partout quand la substance de l’amusement est bonne en soi. Nous arrivons à aimer les marionnettes de Nohant comme nos petites filles aiment leurs poupées, et, quant à elles, elles deviennent plus soigneuses et plus maternelles en voyant ce qu’on peut attribuer et jusqu’à un certain point communiquer d’esprit, de grâce et de sentiment à ces êtres fictifs. Le lendemain d’une représentation, elles rejouent la pièce dans tous les coins de la maison et du jardin avec leurs poupées. Elles les costument, les disposent et les font parler avec cette mémoire surprenante des enfants qui saisit de préférence ce qu’on croyait au-dessus de leur portée. Je me rappelle combien notre ancienne comédie improvisée eut de prompts et de bons effets pour éclaircir les idées de nos enfants d’alors, en débrouillant leur parole et en les contraignant à suivre le fil d’une logique serrée dans la fièvre de leur divertissement. Je crois que c’est là une bonne école pour l’enfance et la jeunesse, non pas un fond d’enseignement suffisant par lui-même, mais le meilleur des exercices pour amener l’esprit à s’élargir et à vouloir apprendre mieux pour se manifester davantage.
Examinons maintenant, en racontant toujours, le côté littéraire de la récitation du théâtre des marionnettes ainsi perfectionnées, car il y a une littérature à improviser en vue des ressources dont un pareil théâtre dispose. L’opérant, qui fait ses pièces et les joue à lui tout seul, les joue mieux qu’une troupe de théâtre stylée à interpréter des pensées qui ne sont pas les siennes. C’est pourtant la même voix qui parle pour tous ; mais, outre que chaque marionnette accompagne son débit d’attitudes et de gestes expressifs, l’inflexion et les intonations parfaitement justes du récitant donnent un dialogue d’une clarté complète : il n’est pas nécessaire qu’il change beaucoup son diapason ; chaque personnage a bien, comme dans la réalité, son intonation et sa prononciation particulières en rapport avec ses tendances ou ses prétentions personnelles ; mais il faut bien peu d’effort pour mettre sa diction d’accord avec sa figure, son costume et son rôle. Dans les bonnes troupes de théâtre, la récitation tend toujours à s’harmoniser et à faire disparaître ce que la manière personnelle aurait de trop tranché. Il en est de même pour les marionnettes ; les nuances légères sont plus agréables que les exagérations d’individualité, et même elles se prêtent mieux à la clarté du dialogue. Mais il ne faut pas oublier que le maître du jeu improvise et qu’il ne débite pas sa pièce comme un bon lecteur, tranquillement assis devant son manuscrit avec un verre d’eau sous la main. Il a bien son manuscrit placé sur un léger pupitre mobile, à moins qu’il ne l’apprenne par cœur et que la mémoire ne lui fasse jamais défaut ; mais encore cette ressource ne lui suffirait pas s’il n’était pas doué de la présence d’esprit nécessaire pour combler des vides inévitables. La marionnette n’obéit pas à la main qui la dirige aussi passivement que l’acteur à la réglementation de la mise en scène. Elle ne marche pas toute seule, elle ne remue pas d’elle-même, elle ne se gare pas d’un obstacle ; elle peut s’accrocher à un décor, elle peut sortir de son support ou du doigt de l’opérant et s’évanouir hors de propos. Il est donc fort difficile, sinon impossible, de s’en tenir à la lettre du texte, et il faut être prêt à expliquer les accidents. Les vrais acteurs, quand ces accidents se produisent, ne peuvent y obvier. J’ai vu les plus spirituels et les plus intelligents rester court et se décontenancer en scène quand leur interlocuteur attendu manquait son entrée. Cela est tout simple, l’acteur eût-il d’excellentes idées à son service, n’a pas le droit de mettre son improvisation à la place du texte. L’auteur et le public, sans compter la censure, pourraient lui faire un mauvais parti. Dans son castello, le maître du jeu de marionnettes a ses coudées franches, il est seul responsable. Il dit son propre texte et le modifie à chaque instant. S’il joue plusieurs fois la même pièce, il y ajoute les mots plaisants ou énergiques qui lui viennent ou supprime ceux qui n’ont pas porté aux représentations précédentes. Le propre de l’improvisateur est, d’ailleurs, de ne pas aimer à se répéter, et, s’il se soumet au canevas, il éprouve le continuel besoin de changer le dialogue. C’est même le principal attrait de ce genre de spectacle, sur lequel l’auditeur ne se blase pas. La forme littéraire propre aux marionnettes est donc le canevas écrit avec un dialogue élémentaire très rapide sur lequel le récitant peut broder. Quel est en dehors de la scène l’effet de ce travail à la lecture ? Nous avons voulu le savoir, et il nous a paru très original. En resserrant davantage l’action, le texte nous a été agréable encore. Plus rapide et plus enlevé que celui qui passe par plusieurs bouches, ce dialogue concis, qui fait contraste avec les développements de l’improvisation, apporte un mérite de plus au talent net et solide de l’auteur.
Le grand attrait des marionnettes dans la vie de campagne, c’est de représenter des histoires, romans comiques, merveilleux ou dramatiques en plusieurs soirées. Plus l’histoire est longue, plus l’esprit s’y attache et voit avec regret arriver la fin de la soirée. L’improvisation permet à l’auteur récitant de faire de chaque acte un chapitre développé qui remplit la soirée, ou d’en montrer plusieurs rapidement enlevés. Me comprendra-t-on si je dis que ce théâtre est celui des lenteurs charmantes et que nous préférons ici l’improvisation étoffée et les détails de réalité minutieuse, à la charpente sobre et au dialogue concis qui sont de rigueur au véritable théâtre ? Chaque chose est bonne en son lieu. La marionnette est bavarde et musarde. Elle a, quoi qu’on fasse, des gestes courts et des yeux étonnés qui semblent faire effort pour comprendre toute chose, et cette naïveté d’expression est toujours comique ou touchante. Quand un incident du drame la surprend, sa stupéfaction est éloquente. Quand elle a trouvé un moyen d’échapper au danger, on dirait qu’elle digère son idée et qu’elle demande au spectateur si elle est bonne. Le jeu ne doit donc pas se presser, car le personnage a ses ressources particulières, ses singularités qui amusent les yeux et calment les impatiences de l’esprit. Ce qui irriterait au vrai théâtre, les hors-d’œuvre, les scènes épisodiques sont ici des flâneries divertissantes dont nul ne se plaint. Elles rentrent dans la vérité absolue de la vie, qui est un combat acharné contre l’empêchement perpétuel. Avant l’invention des timbres-poste, nous avions un facteur classique, personnage chantant, qui apportait la lettre fatale, nœud de l’intrigue, et qui, pendant que l’acteur en scène l’ouvrait « d’une main tremblante » et s’efforçait de la déchiffrer, rentrait dix fois pour réclamer le port et raconter ses peines de cœur. Certain tailleur bègue arrivait aussi pour réclamer sa note au moment où le héros partait pour le bal ou pour le duel. Tous ces incidents étaient tellement acceptés, qu’aux moments les plus intéressants de l’action, on partageait avec angoisse les souffrances de l’acteur, sans songer à s’en prendre aux fantaisies du récitant.
Se servir de ses avantages et n’en pas abuser, c’est la science du maître de jeu ; lorsqu’il s’en sert bien, la fiction prend une couleur de vitalité frappante. Un de nos amis, auteur dramatique d’un ordre supérieur, assista un jour à une pièce militaire du répertoire, et son attention n’eut pas un sourire ; nous pensions qu’il s’ennuyait d’un passe-temps si léger. Le lendemain, il nous dit : « Je n’ai pas dormi de la nuit et je ne voudrais pas voir souvent ce théâtre. Il m’a bouleversé, il m’a fait douter de l’art ; je me suis demandé ce que valaient nos conventions, à côté de ce dialogue libre, vulgaire, rompu ou renoué comme dans la réalité, de ces expressions spontanées si bien appropriées à la situation, de ce pêle-mêle d’entrées et de sorties, ingénieux résumé de l’agitation et du tumulte. J’ai oublié absolument hier au soir que je voyais des marionnettes ; je me suis cru dans la forêt de l’Argonne, attelant précipitamment le cheval de la vivandière, me couchant comme le jeune conscrit pour éviter les coups de fusil, m’intéressant avec passion aux morts et aux blessés, et ne me souciant plus de la fiction littéraire que j’étais hors d’état de juger, tant elle me tenait par les entrailles. Je me questionne en vain pour savoir ce qui m’a tant ému. Est-ce le résultat de l’absence d’art ou la vision d’un art nouveau qui essaie d’éclore, ou enfin d’un art consommé que je ne connais pas ? »
Jamais pareil honneur n’avait été fait à nos marionnettes, d’autant plus qu’à cette époque, elles étaient bien loin d’avoir accompli les progrès matériels dont elles disposent maintenant. Mon fils n’accepta ni l’idée trop flatteuse d’avoir créé un art nouveau, ni celle trop sévère de s’être soustrait à toute notion d’art. Il disait ce que je pense aussi de cette manière de traduire le mouvement de la vie : C’est la recherche d’une convention très bien réglée qu’on ne voit pas. L’opérante, dans son étroit castello, invisible, ignoré, supprimé pour ainsi dire, a toute sa pensée parfaitement libre de préoccupation extérieure. Au bout de ses mains élevées au-dessus de sa tête, il fait mouvoir un monde qui réalise et personnifie les émotions qui lui viennent. Il voit ces personnages qui lui parlent de près, et qui, de sa main droite, demandent impérieusement une réponse à sa main gauche. Il faut qu’il reste court ou qu’il s’enfièvre, et, une fois enfiévré, il se sent lucide, parce que ses fictions ont pris corps et parlent pour ainsi dire d’elles-mêmes. Ce sont des êtres qui vivent de sa vie et qui lui en demandent une dépense complète sous peine de s’éteindre et de se pétrifier au bout de ses doigts. Il faut qu’elles disent et fassent ce qui est dans leur nature. Ce ne sont pas des rôles bien écrits qu’elles exigent, ce ne sont pas des fioritures littéraires, ni des expressions triées sur le volet : ce sont des raisons qui portent, c’est le parce que de toutes leurs actions et le pourquoi de leur situation. Les paroles les plus ingénieuses ne masqueraient pas les invraisemblances du caractère quand c’est une statuette et non un être humain qui agit. On lui demanderait pourquoi elle a pris cette figure et endossé ce costume, si ce n’est pour aller au fait et saisir la vérité.
Dans le fantastique, chose singulière, l’effet contraire se produit. Le personnage est d’autant plus dans le rêve que sa stature invraisemblable et sa figure immobile le mettent en dehors de la réalité. La féerie fait ici agir et parler des êtres impossibles, même des choses inanimées, comme dans Jouets et Mystère, une fantaisie du répertoire de Maurice, où l’apparition d’un ballet de balais nous a fait l’effet d’une hallucination, qui, du principal personnage de la pièce, se communiquait à nous-mêmes.
J’ai engagé l’auteur à recopier ses canevas, lisibles pour lui seul, et à les publier. Ce ne sont pas de simples scénarios ; ils comportent, comme je l’ai dit, un dialogue net et serré, dont il se sert quand bon lui semble, et qui serait suffisant pour un maître de jeu, c’est-à-dire pour toute personne adroite de ses mains qui aurait des guignols à sa disposition et voudrait leur faire représenter une pièce au pied levé. C’est, je le répète, un amusement de famille ou d’intimité qui a sa valeur dans la vie générale dont la culture intellectuelle doit être le but. Plaisirs d’enfants si l’on veut, mais plaisirs d’artistes comme tous ceux que recherche l’esprit français, amoureux de la fiction dans tous les genres.
L’art du décorateur trouve aussi sa part dans ce divertissement, et, pour qui s’occupe ou veut s’occuper de peinture, la détrempe est le meilleur apprentissage qu’on puisse faire. Ce n’est pas un art secondaire, comme pourraient le croire les gens superficiels. C’est l’art type, au contraire, l’art mathématique, le grand art exact dans ses procédés, sûr dans ses résultats. Le peintre en décors doit connaître la perspective assez parfaitement pour savoir tricher avec elle sans que l’œil s’en aperçoive. Il doit connaître aussi d’une façon mathématique la valeur relative et l’association nécessaire des tons qu’il emploie. Ce que ces tons doivent perdre ou gagner aux lumières, c’est une question de métier ; mais ici le métier n’est pas tout. Il faut être aussi bien doué que savant pour donner à ces grands tableaux praticables l’aspect de la nature. Les maîtres décorateurs de nos théâtres sont donc en général d’éminents artistes, et Delacroix les tenait en haute estime. Dans ses jours de paradoxes féconds en enseignements, il les plaçait au-dessus de lui-même. « Ces gens-là, disait-il, savent ce que l’on ne nous apprend jamais, ce que nous ne trouvons qu’après de longs tâtonnements et bien des jours de désespoir. Nous nous battons contre la vérité avant de la saisir, et eux, sans en chercher si long, ils y arrivent par la science exacte de leur art. »
Delacroix, je m’en souviens, allait plus loin encore. Il avait, pour les papiers peints dont on décore les appartements, une admiration enfantine, et je l’ai vu s’extasier devant des scènes militaires reproduisant des tableaux connus, sur des papiers de salles d’auberge ou de cabaret. Devant ces reliefs habilement enlevés et ces rudes effets si simplement obtenus, il s’écriait que ces copies naïves étaient plus savantes et plus dans les lois de l’art vrai que les tableaux qu’elles reproduisent. À un certain point de vue, il avait raison. Je l’ai vu, chez nous, faire des bouquets de fleurs, les arranger à sa guise et les peindre hardiment et largement pour en saisir les tons et en comprendre ce qu’il appelait l’architecture. Cet homme du monde si fin, si réservé, si porté à railler les artistes exubérants (les artistes chevelus d’alors), ne travaillait guère sans fièvre et sans expansion vibrante : « Ces fleurs me rendront fou, disait-il. Elles m’éblouissent, elles m’aveuglent. Je ne peux pas me décider à les éteindre, tant je suis amoureux de leur fraîcheur et de leur éclat. Il faut pourtant que j’en sacrifie les trois quarts pour les mettre à leur plan et faire sortir de la toile celles qui viennent à moi. » J’avais alors de nombreux échantillons de papiers peints, que je m’étais procurés pour les imiter en tapisserie. Il s’extasiait devant ces échantillons, devant ces bouquets, ces semis et ces guirlandes de fleurs d’un effet si puissant et d’un travail si sobre. « Ces gens-là sont nos maîtres, disait-il ; si j’avais à recommencer ma vie, j’irais à leur école ! »
Qu’il eût été heureux, notre ami, si le théâtre des marionnettes eût existé chez nous à cette époque ! Quels décors il nous eût faits ! Il ne cessait de dire à Maurice : « Peins à la colle, mon cher enfant, peins à la colle ! Il n’y a que cela de vrai. C’est de la peinture par A + B et c’est parce que nous avons perdu l’A + B de la peinture à l’huile, que le public patauge, quand nous ne pataugeons pas nous-mêmes. Nous ne savons plus faire d’élèves, et ce que j’ai appris, moi, je ne peux pas te l’enseigner. Je l’ai trouvé trop péniblement, et nous en sommes tous là ; il faut tout trouver soi-même, tandis que les peintres en décors ont encore des lois qu’ils se transmettent les uns aux autres, et ces lois-là, c’est le nécessaire, la chose précisément qui nous manque, et sans laquelle le génie ne nous sert de rien. » Maurice s’est souvenu, et, quand, en se jouant, il a essayé de distribuer de grands sites sur les divers plans de ses petites toiles, il s’est aperçu de la difficulté et des ressources du procédé. Il s’est trompé souvent avant de se rendre maître des moyens et il a trouvé un extrême intérêt à faire ce cours rétrospectif de peinture, en songeant aux paroles de notre illustre et cher ami, si vraies parfois, si intéressantes toujours. Je me les rappelais avec lui, en lui voyant faire l’épreuve décisive de l’éclairage sur ses essais. Nous avons prolongé des soirées bien avant dans la nuit, lui travaillant dans son castello à combiner ses quinquets, moi assise et jugeant l’effet, à la distance nécessaire.
J’y prenais un vif plaisir. La métamorphose qui s’opère au feu combiné des rampes est surprenante, les tons semblent changer, les reliefs sortir, les profondeurs se creuser, les transparences s’opérer par magie. Je m’amusais tant à voir ces jolies toiles révéler leurs secrets et devenir forêts, monuments, eaux et montagnes, nageant dans un air factice qui donnait l’impression du chaud et du froid, que je priais parfois mon fils de me donner une représentation de décors. Il en a fait tout un magasin, et, comme, suivant la loi voulue, ils sont tous éclairés du même côté, il pouvait me composer des aspects nouveaux jusqu’à l’infini, en plaçant les diverses parties à leur plan, et mettant les ciels en harmonie avec le caractère général des sites. Je voyageais ainsi en rêve et j’y aurais passé ma vie, car, à l’âge où je suis maintenant, le plus agréable des voyages est celui qu’on peut faire dans un fauteuil.
Sans doute, le théâtre de Nohant, peint, machiné, sculpté, éclairé, composé et récité par Maurice tout seul, offre un ensemble et une homogénéité qu’on réaliserait difficilement ailleurs et qui n’a certainement pas encore son pendant au monde. Mais la construction et l’organisation de ces sortes de spectacles n’en est pas moins la plus réalisable des fantaisies d’artiste, car on peut s’y employer à plusieurs. Il nous importait d’établir le fait palpable que nous avons vu se produire : c’est qu’un artiste tout seul peut donner un spectacle complet, même celui d’une féerie à grand spectacle, à plus grand spectacle que celui de nos grands théâtres, puisque nous pouvons y introduire la foule à son vrai plan, grâce aux personnages de taille graduée[7]. En se bornant à la comédie et aux saynètes, on peut encore, sans beaucoup de peine, donner de très jolies soirées ; les marionnettes de M. Lemercier de Neuville ont, m’a-t-on dit, beaucoup de finesse et d’esprit ; il ne tiendrait qu’à lui de donner plus de développement aux moyens matériels que nous venons d’indiquer et de les mettre à la portée de tout artiste ou amateur doué comme lui de talent et d’invention.
La musique peut concourir au succès des représentations des marionnettes. On se rappelle que Haydn écrivit et fit exécuter plusieurs opérettes pour les marionnettes du prince Esterhazy. Quand on a un orchestre ou seulement un instrument à son service, la féerie ou le drame prennent un vol plus élevé. Nous avons souvent de délicieuses improvisations ou réminiscences bien adaptées par un charmant violon de nos amis. Quand nous ne l’avons pas, une boîte de Genève, un orgue de barbarie, une flûte harmonica font le nécessaire dans les pièces franchement bouffonnes ; l’ouverture de mirlitons, avec cymbales et tambours, est d’autant plus désopilante et de meilleure préparation au rire, que chacun joue un air différent en charivari. Certaines pièces, pantomime ou ballet, ne peuvent se passer de musique. Maurice a fabriqué une douzaine de personnages classiques que nous appelons la troupe italienne et qui fonctionnent d’après un système de son invention, Arlequin, Pierrot, Cassandre, Scapin, Polichinelle, Colombine, etc. Ce sont des marionnettes à jambes et à corps complet qui marchent, remuent les bras, s’assoient, dansent et prennent toute sorte d’attitudes gracieuses ou plaisantes sans fils ni ressorts. Elles agissent comme les guignols ordinaires au moyen de la main de l’opérant cachée sous leurs vêtements. Mais son bras qui serait vu du public est masqué par de légères balustrades placées à différents plans et figurant les terrasses d’un jardin à l’italienne. Les personnages se meuvent le long de ces balustrades, les enjambent, s’y mettent à cheval, s’y couchent ou dansent en les effleurant, de manière que cette mince découpure se trouve entre la partie inférieure de leurs corps et le bras qui les conduit. C’est un très joli spectacle, applicable seulement à un genre spécial dont l’esprit est surtout dans les jambes et les poses des acteurs. On peut s’en servir dans les intermèdes ainsi que des saltimbanques et des équilibristes à ressorts mus en dessous.
Mais le véritable esprit des marionnettes est comme le nôtre, dans la tête, et le système des supports permet à celles qui n’ont point de jambes de se montrer aux deux tiers et d’étaler le luxe de leurs costumes : ce qui reste caché de leur stature, gêne si peu l’œil du spectateur, qu’on croit les voir entières et que certaines personnes ne s’aperçoivent nullement qu’elles n’ont ni pieds ni jambes. D’autres se lèvent pour voir le terrain où elles sont censées marcher.
Et maintenant que nous avons dit minutieusement comment ce divertissement ingénieux est réalisable, voyons un peu quelle est la moralité, la philosophie, si l’on veut, de la chose.
Nous vivons dans une époque ennuyeuse et triste. Au lendemain de nos grands malheurs publics, nous nous agitons dans la lutte des partis, beaucoup trop préoccupés de nos intérêts particuliers ou de nos théories personnelles. Nous passons les trois quarts de notre vie à essayer de savoir comment nous vivrons le lendemain, sous quel régime et dans quelles conditions. La politique nous rend véritablement assommants, surtout au fond des provinces, où l’on parle d’autant plus que la sphère d’action est plus étroite : paroles perdues, prévisions inutiles, craintes chimériques, espérances vaines, théories incomplètes ou fausses, problèmes insolubles et toujours mal posés, sotte importance de la plupart de ceux qui parlent, crédulité funeste de la plupart de ceux qui écoutent, temps gaspillé sans résultat, voilà la vie intellectuelle de cette époque troublée d’où la sagesse de l’avenir se dégagera quand même, nous l’espérons bien, et nous l’espérons même sérieusement aujourd’hui ! Mais combien nous marcherions plus vite vers la solution, si nous nous occupions dix fois moins de la définir chacun à notre point de vue ! Sans doute la conversation à son heure et en son lieu est intéressante et profitable. On comprend une certaine dépense de temps pour se renseigner et commenter les événements qui se succèdent, afin de les comprendre autant que possible. Mais comme il serait bon d’être sobre de discussion et avare de dispute ! que d’assertions fausses et de prédictions absurdes, que de vain orgueil et de niaiseries oiseuses on s’épargnerait ! Que de bonnes lectures et de sages réflexions on porterait au profit de sa cause ! Rien ne s’arrangera plus en ce monde que par la raison et l’équité, la patience, le savoir, le dévouement et la modestie. On dit qu’autrefois l’esprit français était charmant, et on se demande pourquoi la conversation est devenue chez nous un pugilat. L’esprit de jadis était trop léger, sans doute, puisque l’art du causeur était d’effleurer sans approfondir, mais l’esprit d’aujourd’hui est tombé dans l’excès contraire. Il est lourd comme le pas de l’éléphant ou menaçant comme celui du cheval de bataille. Tout ce que l’on évitait autrefois pour maintenir la bonne harmonie, on se le jette à la tête à présent avec une âpreté grossière. C’est que nous sommes une race d’artistes, et que, quand notre cerveau n’est pas rempli de la recherche d’un idéal, beau ou joli, gai ou dramatique, il s’emballe dans le noir, l’incongru, le bête ou le laid. Voilà pourquoi je prêche le plaisir aux gens de ma race ; oui, le plaisir ; tous les hommes y ont droit et tous les hommes en ont besoin : le plaisir honnête, désintéressé en ce sens qu’il doit être une communion des intelligences ; le plaisir vrai avec son sens naïf et sympathique, son modeste enseignement caché sous le rire ou la fantaisie. Toutes les autres occupations utiles de l’esprit sont plus sérieuses et s’appellent étude, recherche, travail, production. Les grands divertissements publics sont émouvants ou fatigants. L’amusement proprement dit est pour chacun de nous un joli petit idéal à chercher et à réaliser au coin de son feu, à la place du jeu où l’on s’étiole et de la causerie où l’on se dispute quand on ne dit pas du mal de tous ses amis. Trouvons autre chose pour nos enfants, n’importe quoi, des comédies, des charades, des lectures plaisantes et douces, des marionnettes, des récits, des contes, tout ce que vous voudrez, mais quelque chose qui nous enlève à nos passions, à nos intérêts matériels, à nos rancunes, à ces tristes haines de famille qu’on appelle questions politiques, religieuses et philosophiques, et qui ne devraient jamais être abordées légèrement, ni traitées sans compétence suffisante.
PERRETTE.
M. CROCHARD.
PIERROT[8].
MADELON.
Dans la salle à manger de M. Crochard, à la campagne ; porte au fond donnant sur une cuisine ; porte à droite allant chez M. Crochard. Cheminée à gauche ; une table avec un couvert.
MADELON, puis PERRETTE.
MADELON.
De la crème sans lait et du lait sans eau ! aux environs de Paris ! suis-je sorcière, moi, suis-je fée pour trouver ça ? — Ah ! tiens, voilà Perrette ; peut-être… Bonjour, Perrette ! comment ça va-t-il, Perrette ?
PERRETTE, avec un pot au lait sur la tête.
Ça va bien ; et vous, madame Madelon ?
MADELON.
Oh ! moi, je ne suis pas madame et ne le serai jamais.
PERRETTE, posant son pot au lait sur la table.
Bah ! qui sait ? un bourgeois peut bien épouser sa gouvernante, ça s’est vu !
MADELON.
J’ai affaire à un maître trop difficile à contenter. Un gourmand… ça n’est pas un mal, un cordon bleu aime à être apprécié ; mais celui-là, s’il a de bons moments, il a encore plus de caprices : il demande des choses impossibles, et, avec ça, monsieur ne veut pas payer le prix des choses. Il épluche les notes, faut voir !
PERRETTE.
Il est chiche. Je sais ça, mais je croyais que, pour sa bouche, il ne se refusait rien.
MADELON.
Pas grand’chose ; mais il est méfiant et dit qu’il ne veut pas être volé. Par exemple, il prétend que toutes les laitières du pays sont des empoisonneuses.
PERRETTE.
Dame ! il y a du vrai !
MADELON.
Mais toi, Perrette, tu es une honnête fille, tu ne voudrais pas… ?
PERRETTE.
Moi, je n’empoisonne pas mon lait ; mais quelquefois, dame ! il le faut bien, j’allonge la sauce avec de l’eau ; ça n’est pas malsain, on a tant de pratiques à contenter !
MADELON.
Mais ça ne les contente pas ! Monsieur dit que sa crème est du lait, et que son lait n’est que de l’eau. J’ai beau lui dire que c’est la faute des herbes du pays, qui sont fades, il ne se paie d’aucune raison. Voilà huit laitières que nous faisons ! Mais toi, Perrette, si tu voulais y mettre de la bonne foi, tu aurais la pratique.
PERRETTE.
Et je ne serais pas payée plus cher que les autres ?
MADELON.
Si fait ! j’y mettrais du mien pour contenter monsieur, sauf à me rattraper sur autre chose.
PERRETTE.
Combien donneriez-vous ?
MADELON.
Pour aujourd’hui, tout ce que tu voudras. Je n’ai pas le temps de marchander. Monsieur va demander son café ; si je pouvais le servir à son gré, il serait aimable pendant huit jours et je pourrais lui demander tout ce que je voudrais !
PERRETTE, à part.
Ah ! oui-da ! (Haut.) Je ne peux pas vous contenter aujourd’hui, Madelon. (Montrant son pot.) Toutes mes vaches sont tirées et tout ce lait-là est baptisé. Puisqu’il s’y connaît… mais demain…
MADELON.
Ah ! bien, oui, demain ! voilà déjà neuf heures ! Dans une demi-heure, il va sonner. Il faut que je coure chez la Claudine ; je lui ferai tirer sa vache devant moi et je paierai ce qu’elle voudra. Adieu, Perrette. (Appelant.) Pierrot ! Pierrot !… (Elle va à la porte de la cuisine.) Pierrot ! m’entends-tu ? (Regardant dans la cuisine.) Personne ! le drôle est sorti ! Juste au moment où j’ai besoin de lui pour garder la maison.
PERRETTE.
Vous allez le trouver par là en sortant. Allez, allez, Madelon, je reste jusqu’à ce qu’il revienne.
MADELON.
Ah ! bien, merci, Perrette, tu me rends service. Mais, si monsieur sonnait,… n’y va pas, tu m’entends ! Envoie-lui Pierrot.
PERRETTE.
Il est donc… ?
MADELON.
Oui, oui, très entreprenant.
PERRETTE.
À son âge !
MADELON, qui a pris son panier dans la cuisine.
Oui, oui ! c’est comme ça !
Elle sort.
PERRETTE, puis PIERROT.
PERRETTE.
Quelle bonne idée j’ai eue ! et comme le hasard m’a bien servie ! Faut dire aussi que j’ai bien manœuvré ça ! Tiens, voilà Pierrot.
PIERROT, venant de l’intérieur.
Ah ! ma Perrette !
Il veut l’embrasser.
PERRETTE.
Non, c’est trop tôt ! Notre mariage n’est pas si décidé que ça !
PIERROT.
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a donc ?
PERRETTE.
Il y a que mon pauvre père ne peut pas me marier sans un sou.
PIERROT.
Qu’est-ce que ça me fait ?
PERRETTE.
Ça me fait, à moi. Je ne peux pas m’établir comme une malheureuse, sans un brin de toilette et sans une seule vache. M. Crochard, ton maître, menace de tout faire saisir chez nous, parce que nous lui devons mille écus. Il ne veut plus attendre, l’usurier, et il fera vendre notre bétail aux enchères. Comme ça, nous serons ruinés.
PIERROT.
Ah ! le vilain homme, le mauvais cœur !
Il pleure.
PERRETTE.
Voyons, ne te désole pas ! J’ai eu une idée qui peut nous sauver. Mais il faut que tu m’aides.
PIERROT.
Tout de suite, voyons.
PERRETTE.
Fais-moi avoir une entrevue, tête à tête, avec ton maître.
PIERROT.
Tête à tête… une… quoi ?
PERRETTE.
Une entrevue, une conversation.
PIERROT.
J’ai bien compris ; j’en serai ?
PERRETTE.
Non, ce ne serait plus un tête-à-tête.
PIERROT.
Tu as donc des secrets que je ne sais pas ?
PERRETTE.
Non, mais… il est libertin, tu sais ?
PIERROT, soupirant.
Oh ! oui !
PERRETTE.
C’est un vieux fat, affreux, qui veut faire croire à ses bonnes fortunes. Avec lui, pour peu qu’on se défende, on ne court pas grand risque, je sais cela par la petite Charlotte, qui a tenté l’épreuve et qui s’en est bien tirée. Elle l’a gifflé en douceur et sans bruit ; sans bruit, remarque bien ! Ton maître lui a remis les intérêts de sa dette, et, comme elle lui a laissé espérer qu’elle serait plus gentille une autre fois, elle espère se faire exempter de la dette entière. Tu vois, c’est bien simple.
PIERROT.
C’est bien simple, c’est bien simple !… pas tant que ça, peut-être !
PERRETTE.
Ce sera tout simple avec moi, car j’ai plus d’un moyen de séduction… Tiens ! regarde ce pot, c’est pure crème, tout ce qu’il y a de plus frais, de plus moelleux, une vraie fleur !
PIERROT.
Ah ! voyons !
Il touche le pot.
PERRETTE.
Laisse ça, ce n’est pas pour ton bec ! Figure-toi que justement la Madelon en cherche partout ; elle n’en trouvera pas, et moi, je tiens mon gourmand…
PIERROT.
Par le bec ! c’est ça !
PERRETTE.
Tu comprends, avec cette friandise, quelques jolies paroles…
PIERROT.
Des paroles ?
PERRETTE.
Quelques doux regards au besoin ?…
PIERROT.
Des regards ?
PERRETTE.
Il n’en faudra guère, va ! la crème est si bonne !
PIERROT.
Elle est donc bien bonne ? Laisse-moi goûter pour voir !
Il veut boire à même le pot.
PERRETTE.
Prends une tasse au moins ! Tu as peut-être mangé de l’oignon, tu ferais tourner…
PIERROT, apportant une tasse.
Je n’ai rien mangé encore, et j’ai grand soif !
PERRETTE, lui versant un peu de crème.
Oh ! je ne t’en donnerai guère !
PIERROT.
Rien qu’une goutte ! (Il l’avale.) C’est comme tu dis, une vraie fleur ! un sirop de toutes les herbes des prés !
Il veut s’en verser encore.
PERRETTE.
C’est assez, gourmand ! Tu es donc gourmand aussi, toi ?
PIERROT.
Oh non ! Mais, quand je pense que tout cela a passé par tes jolis doigts ! — Tiens ! ils sont tout froids. Tu es glacée, ma Perrette ! chauffe-toi donc !
Il met du bois dans la cheminée.
PERRETTE, à la cheminée.
Sais-tu, Pierrot, que, si je réussis à attendrir l’usurier, nous en aurons aussi, nous, du bon feu, dans notre petite maison, et du bon temps quelquefois ? pourquoi non ?
PIERROT, qui est retourné auprès du pot au lait.
Pourquoi non ? Certainement ! Mais…
Il se verse de la crème.
PERRETTE, sans le voir.
Mais quoi ? nous avons à nous deux pour dix mille francs de terres et de bétail. Tu es bon jardinier et je m’entends à soigner les bêtes.
PIERROT, qui a avalé la tasse pleine.
Les bêtes ! les bêtes ! est-ce pour moi que tu dis ça ?
PERRETTE, se retournant.
Quelle idée ! Viens donc te chauffer aussi. On dirait que tu es contrarié ?
PIERROT, s’approchant, et parlant le dos à la cheminée pendant qu’elle est assise devant le feu.
Non, mais je pense…
PERRETTE.
À quoi ?
PIERROT.
La crème est bonne : je pense moi, sais-tu Perrette ? je pense que ça suffirait.
Il retourne à la table.
PERRETTE.
Tu te trompes, il faut que je plaise à ton patron.
PIERROT.
Ah ! oui ! tu veux lui plaire ! (À part.) Eh bien, alors…
Il boit une seconde tasse de crème et s’essuie du revers de sa manche dès que Perrette le regarde.
PERRETTE.
Dis donc, Pierrot, sais-tu une chose, toi ?
PIERROT, inquiet, regardant le pot au lait.
Tu t’imagines… ?
PERRETTE.
J’en suis sûre, tu es jaloux !
PIERROT.
Ah ! dame ! je ne dis pas ! si…
PERRETTE.
Si… si je te trompais, n’est-ce pas ? Je n’appelle pas cela être jaloux. Tu serais dans ton droit de me mépriser et de me battre. J’appelle jaloux un ingrat, un injuste, un fou, qui se méfie d’une honnête femme et qui, pour un mot, un regard, une apparence, un rien, l’accuse d’être infidèle et la tyrannise. Je t’avertis, Pierrot, que, si tu es comme ça, je ne serai jamais ta femme.
PIERROT, allant à elle.
Jamais ma femme ? qu’est-ce que tu dis là ?
PERRETTE.
Oui, oui, je vois bien que tu as du souci parce que je veux parler à M. Crochard.
PIERROT.
Mais non, mais non, Perrette ! ça m’est égal va ! Je sais bien que !… seulement je trouve que… c’est à cause des choses que…
PERRETTE.
Que, que, que… t’expliqueras-tu ?
PIERROT, à part.
Je ne saurai pas dire… (versant de la crème dans la tasse.) Allons ! pour me donner du courage !
Il avale.
PERRETTE.
Parleras-tu, à la fin ?
PIERROT, revenant à elle.
Voilà ce que c’est, Perrette : quand on aime, on est jaloux de tout. Je suppose que mon patron te regarde… comme je te regarde à présent, comme ça, tiens ! qu’il examine ton joli menton, ta jolie bouche…
PERRETTE.
Eh bien, c’est ce qu’il faut !
PIERROT.
D’accord ! mais, s’il a envie de tâter ta main douce, comme ça… de la baiser, comme ça ! et de regarder de plus près tes beaux yeux, comme je fais à présent.
PERRETTE.
Après ?
PIERROT.
Après, après… s’il lui prend envie… ça lui viendra bien sûr, de baiser tes beaux cheveux, comme ça, et ton front blanc, comme ça, et puis…
PERRETTE.
En voilà assez. À l’idée de ces hardiesses-là, je sens pousser mes ongles pour le griffer.
PIERROT.
Bien ! Mais, si tu griffes, il sera furieux, parce que ça se verra, et il ne pourra pas faire croire que tu as été aimable avec lui. Donc, tu n’obtiendras rien, à moins de lui laisser prendre quelques baisers, et tu n’as pas ce droit-là. Tu es ma promise, et je te veux avec toute ta dot d’agréments et de primeurs. Tes mains, tes yeux, ton front, tes joues, tout cela est à moi et je n’en veux pas céder l’étrenne au patron, tu m’entends ? Je ne veux pas !
PERRETTE.
Et si je veux, moi, qu’est-ce que tu feras ?
PIERROT.
J’en mourrai de chagrin, et tu seras bien avancée !
PERRETTE.
Ne meurs pas et ne sois pas si simple. Comment peux-tu croire… ? Voyons, faut-il te jurer qu’il ne me touchera pas seulement le bout du doigt ? Je m’en tirerai par des promesses.
PIERROT.
Eh bien, voilà ce qui est plus mauvais que tout. Tu ne peux pas promettre ce que tu m’as promis.
PERRETTE.
Mais songe donc ! Pas de mariage sans ça. Au lieu que, avec du temps, en deux ou trois ans, nous serions quittes. Oui, je t’en réponds, avec mes œufs, mes fruits, mon laitage, je te jure que nous paierons les mille écus sans nous gêner. Mon père m’a dit que, si je voulais me charger de la dette, il me donnerait son plus beau pré avec la petite maison. Elle n’est pas grande, c’est vrai, mais tu bâtiras à côté une étable pour trois vaches, un appentis pour le cochon gras et les poules ; avec ça, nous aurons la maison à nous seuls. Elle n’est pas jolie, nous planterons une vigne, une belle vigne pour l’enguirlander, et des rosiers pour qu’il y sente bon… (Elle s’est approchée de Pierrot pour lui parler, et s’interrompt tout à coup en entendant remuer au-dessus.) Ah ! mon Dieu, voilà ton maître qui est levé ! Est-ce qu’il va venir ?
PIERROT.
Sans doute ! aussitôt éveillé, il crie la faim ! Il ne faut pas qu’il te trouve ici. Emporte tes sabots et va-t’en dans la cuisine.
PERRETTE.
Tu vas lui demander de me recevoir ?
PIERROT.
Oui, va ! dépêche-toi !
PERRETTE.
Je ne trouve pas mon autre sabot ! (Elle cherche dans la cheminée.)
PIERROT, à part.
Elle y tient, à le voir. Eh bien, moi, je n’y tiens pas… Attends, attends ! (Il avale lestement le reste de la crème et verse la carafe dans le pot au lait. – À Perrette.) Eh bien, va donc ! il sera de mauvaise humeur s’il te trouve ici…
PERRETTE.
C’est mon sabot… le voilà…
M. Crochard paraît.
PIERROT, à part.
Trop tard !
CROCHARD, LES MÊMES.
CROCHARD, sans voir Perrette, qui est à la cheminée.
Il va vers la table.
Eh bien, ce premier déjeuner, où est-il ? Où est Madelon ? Réponds donc, animal ! Es-tu sourd ? dors-tu encore à l’heure qu’il est, paresseux ? Va chercher mon café.
PIERROT.
Oh ! oui, monsieur, merci de vos bontés, j’ai très bien dormi.
CROCHARD.
Est-il devenu fou ? (Il voit Perrette.) Ah ! oui-da ! Je surprends monsieur en bonne fortune… avec Perrette ! (À part.) Un beau brin de fille ! (Haut.) C’est donc pour ça, petite, que Pierrot perd la tête et réponds de travers ?
PERRETTE.
Pardon, excuse, monsieur Crochard, je le tourmentais pour qu’il me procurât le plaisir de vous voir.
CROCHARD.
Et il ne voulait pas ? (À part.) Je comprends ça ! (Haut.) Je vais le renvoyer et tu me conteras tes petites affaires. (À Pierrot.) Va-t’en dire à Madelon que je ne prends pas de café ce matin, qu’elle me fasse une tasse de chocolat. Allons, réveille-toi, obéis.
Il le secoue et le pousse vers la cuisine.
PIERROT, effrayé.
Voilà, monsieur, j’y vas !
Il sort, mais il reste derrière la porte et montre sa tête de temps en temps.
CROCHARD.
Je devine ce que tu me veux, poulette !
PERRETTE, à part.
Poulette ? (Haut.) Je m’appelle Perrette, monsieur Crochard, c’est moi la fille au grand Jacques à qui vous avez prêté dans le temps.
CROCHARD.
Je sais ton nom, je sais tout ça, ton père ne veut pas payer.
PERRETTE, tristement.
Il ne peut pas, monsieur !
CROCHARD.
Vas-tu pleurnicher ? Non, je t’en prie ! Ça enlaidit, les larmes, et une fille qui n’a que sa beauté doit toujours sourire. Voyons, souris-moi un peu et ne baisse pas tes yeux si tu veux que j’en voie la couleur ! Souris-moi donc !
PERRETTE, à part.
Je ne peux pas. (S’efforçant pour prendre un air riant.) Monsieur, pardonnez-moi… j’ai peur de vous !
CROCHARD.
On peut m’apprivoiser, c’est ton affaire ! Tu ne dis plus rien, es-tu si sotte que cela ?
Pierrot passe sa tête, et montre le poing à Crochard sans qu’il le voie.
PERRETTE.
Que voulez-vous que je vous dise, monsieur Crochard ? mon pauvre père…
CROCHARD.
Laisse là ton père, parle de toi !
PERRETTE.
Eh bien, moi,… je serai bien à plaindre si vous ne voulez pas me faire crédit, car c’est moi et Pierrot qui allons être vos débiteurs.
CROCHARD.
Tu épouses cet âne de Pierrot ?
PERRETTE.
Pierrot n’est pas un âne, monsieur Crochard ! c’est un bon et brave garçon que j’aime et qui vous paiera bien, si vous voulez attendre encore deux ans, trois tout au plus !
Même jeu de Pierrot, qui, sans être vu, envoie un baiser à Perrette.
CROCHARD.
Pas une semaine, pas un jour. Tu te maries, tu prendras sur ta dot. Tu aimes Pierrot ? Tant mieux pour toi. Mille écus pour avoir ce beau mari, ce n’est pas trop cher ! Ton père verra les huissiers aujourd’hui.
PERRETTE, à part.
Vieux monstre, va !
CROCHARD.
Tu dis… ?
PERRETTE.
Je dis que vous me ferez peut-être grâce quand vous aurez goûté ma crème.
CROCHARD.
Ah ! tu as de la crème ? de la vraie ?
PERRETTE.
Goûtez, monsieur, et, si vous n’êtes pas trop méchant, vous en aurez de la même tous les jours.
CROCHARD.
Voyons d’abord. Oh ! c’est qu’on ne me trompe pas, moi ! Mais quelqu’un l’a déjà goûtée ! on a bu dans ma tasse ! Est-ce ce polisson de Pierrot ?
PIERROT, paraissant.
Monsieur ?
CROCHARD.
Je ne t’appelle pas.
PIERROT.
Monsieur a demandé une tasse ?
Il va en chercher une au buffet.
CROCHARD, à part.
Le drôle écoute aux portes et la petite me tend un piège. (À Pierrot qui lui présente une tasse.) Qui a bu dans ma tasse ?
PIERROT.
Moi, monsieur. Vous dites que le lait du pays est empoisonné. Mon devoir était de ne pas vous en laisser boire une goutte sans avoir fait l’épreuve sur moi-même. Je peux vous répondre de celui-ci, monsieur. Goûtez, goûtez !
CROCHARD goûte la crème. – En colère.
C’est de l’eau, et de l’eau claire ! Ah ! on se moque de moi ?
Il veut jeter le reste de la tasse à Perrette ; il se ravise et le lance au nez de Pierrot, qui fait semblant de pleurer.
PIERROT.
Oh ! la la ! oh ! la la ! (À part.) Ça va bien, il est furieux !
CROCHARD, le poussant dehors et fermant la porte au verrou.
Toi, je te chasse et je te retiendrai sur ton compte tout le mobilier que tu m’as usé et toute la vaisselle que tu m’as cassée ! (À Perrette.) Quant à vous, la belle, vous ne sortirez pas d’ici sans m’avoir payé votre malice.
PERRETTE, ramassant son sabot, qu’elle n’a pas eu le temps
de remettre.
N’approchez pas, ou je cogne !
CROCHARD.
Elle le ferait comme elle le dit ! Voyons, Perrette, es-tu folle ? qu’espères-tu de moi avec ces manières-là ?
PERRETTE.
Rien, je n’espère plus rien ! j’étais venue avec l’espérance de vous attendrir.
CROCHARD.
On peut toujours m’attendrir. Promets-moi…
PERRETTE.
Rien, vous dis-je ! j’ai eu une mauvaise idée, le bon Dieu m’en punit.
CROCHARD.
Quelle idée avais-tu ? Elle était peut-être bonne ?
PERRETTE.
Non ! elle était indigne de moi ! je voulais faire la coquette avec vous, j’avais ouï dire… c’était mal, je n’ai pas pu seulement vous faire un sourire.
CROCHARD.
Donne-moi un baiser, je te tiens quitte du sourire !
Pierrot paraît à la porte de droite, armé d’un manche à balai.
PERRETTE.
Et de la dette ?
CROCHARD.
Et de tout, si…
PERRETTE.
Assez ! vous êtes un vieux coquin, laid, bête et méchant ! N’avez-vous pas de honte de ruiner le pauvre monde ? Ah ! vous faites le brave homme, vous, et il y a des gens qui croient que vous rendez des services ! Ah ! vous voulez être conseiller municipal, vous faites même le généreux quand on vous regarde ! Vous diriez volontiers que vous avez fait grâce à beaucoup de débiteurs. Je me le suis laissé dire aussi, à moi ; mais je vois comment vous agissez ! vous prêtez aux maris et aux pères, avec l’espoir de perdre et d’avilir leurs femmes et leurs filles ? Eh bien, je vous le dis, vous êtes un infâme et je vous méprise !
CROCHARD.
Sotte fille ! (À part.) Elle me fera du tort, il faut… (Haut.) Oui, tu es une sotte, Perrette ! une prude qui monte sur ses grands chevaux et qui fait d’une plaisanterie une grosse affaire. La preuve que je ne te faisais pas de conditions, c’est que je consens à ce que tu désires, et que je ne prétends pas à ta reconnaissance. Je te donnerai du temps, mais tu paieras l’intérêt ?
PERRETTE.
En argent, oui, monsieur !
CROCHARD.
Est-ce que je te demande autre chose ? Tu n’es pas déjà si belle ! (À part.) Si, elle est belle, mais l’argent est plus beau que tout. (Il va pour sortir à droite et trouve Pierrot sur le seuil.) Eh bien, qu’est-ce que tu fais là, toi ?
PIERROT, grattant le plancher avec le bout de son manche
à balai.
Je balayais votre escalier, monsieur, je balaie !
CROCHARD, à part.
Il m’aurait bien balayé les côtes ! Allons, soyons généreux ! (Haut, à Perrette.) Je te donne quatre ans et j’augmente l’intérêt tous les ans.
PERRETTE.
Soit, monsieur.
Il sort.
PERRETTE, PIERROT.
PIERROT.
Eh bien ?
PERRETTE.
Peu importe l’intérêt, c’est du temps qu’il nous fallait.
PIERROT.
Et la crème ? que veux-tu ! elle était trop bonne pour ce vieux gueux.
PERRETTE.
Comment ! c’est toi… ? Eh bien, tu m’as rendu un grand service, Pierrot ! tu m’as avertie et protégée. Sans toi, je me serais peut-être décidée à lui sourire, et, rien que pour ce sourire-là, j’aurais été honteuse devant toi et en colère contre moi tout le reste de ma vie !
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en août 2021.
– Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Marc, Lise-Marie, Sylvie, Françoise.
– Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Œuvres complètes de George Sand, Francia – Un Bienfait n’est jamais perdu, Paris Calmann Lévy, 1899. George Sand aux riches, suivi d'une note : « Propriétaires et riches... » signée Les Icariens, 1848. Œuvres complètes de George Sand, Dernières pages, partie : Impressions et Souvenirs, Paris, Calmann Lévy, 1877, p. 2-181. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Coucher de soleil, a été prise par Sylvie Savary.
– Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
– Qualité :
Nous sommes des bénévoles, passionnés de littérature. Nous faisons de notre mieux mais cette édition peut toutefois être entachée d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rapport à l’original n’est pas garantie. Nos moyens sont limités et votre aide nous est indispensable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et à les faire connaître…
– Autres sites de livres numériques :
Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui répertorie un ensemble d’ebooks et en donne le lien d’accès. Vous pouvez consulter ce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.
[1] Janvier 1871.
[2] Ivan Tourguenef, qui connaît bien la France, a créé en maître le personnage du Russe intelligent, qui ne peut rien être en Russie parce qu’il a la nature du Français. Relisez les dernières pages de l’admirable roman : Dimitri Roudine.
[3] Fleur de farine.
[4] Chardon-Roland, panicaut.
[5] Par Ernest Renan.
[6] On appelle mise en état l’arrangement des meubles et accessoires nécessaires à la mise en scène.
[7] Certainement, à l’Opéra et aux théâtres de féerie, on se préoccupe de cette gradation, puisqu’on place, aux second et troisième plans des grands décors, des figurants femmes et enfants ; il est rare que l’effet de cette figuration soit heureux. Les personnages vivants, si petits qu’on les choisisse, sont toujours trop grands pour la distance où l’on est forcé de les mettre. Ils écrasent le décor et détruisent l’idée de profondeur et de transparence.
[8] En costume de domestique villageois, ou en pierrot de la Comédie, au choix.