J.-H. Rosny

ELEM D’ASIE

Idylle des temps primitifs

1896

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Table des matières

 

I  LA NUIT FAUVE. 4

II  L’ÎLOT. 15

III  TERRE INCONNUE. 29

IV  LA POURSUITE. 43

V  VAMIREH.. 52

VI  RETOUR.. 60

Ce livre numérique. 77

 

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I

LA NUIT FAUVE

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C’était il y a vingt mille ans.

Alors le pôle nord se tournait vers une étoile du Cygne.

Sur les plaines de l’Europe le Mammouth allait s’éteindre, pendant que s’achevait l’émigration des grands fauves vers les pays de la Lumière, la fuite du renne vers le Nord. L’Aurochs, l’Urus, le Cerf élaphe paissaient l’herbe des forêts et des savanes. L’Ours colosse avait trépassé depuis des temps immenses au fond des Cavernes.

Alors les Hommes d’Europe, les grands Dolichocéphales s’étendaient de la Baltique à la Méditerranée, de l’Occident à l’Orient. Habitants des cavernes, plus intimes que leurs ancêtres de l’âge du Moustier, mais toujours nomades, leur industrie déjà fut haute et leur art attendrissant. Esquisses tracées au frêle burin, timides mais fidèles, c’est la lutte du cerveau vers le rêve, contre la brutalité des appétits. Plus tard, lorsque viendra l’invasion asiatique, l’art décroîtra, et tel charmant type d’industrie ne se retrouvera qu’après de longues périodes.

Or, c’était à l’Orient méridional, dans la saison du renouveau, vers les deux tiers de la nuit. Dans la lueur cendreuse d’une grande vallée retentissaient les voix des bêtes carnivores. Un fleuve, dans les intervalles de silence, chantait la vie des fluides, l’harmonie des ondes ; les aulnes et les peupliers répondaient en chuchotements. L’étoile Vénus s’enchâssait dans le Levant. Les constellations immortelles apparaissaient entre les nues vagabondes, Altaïr, Wéga, les Chariots contournant avec lenteur la Polaire du Cygne.

Tandis que la vie palpitait dans les Ténèbres, féroce ou peureuse, ruée aux fêtes et aux batailles de l’amour ou de la nourriture, une pensée vint s’y joindre. À la rive du fleuve, au rebord d’un roc solitaire, une silhouette sortit de la Caverne des Hommes. Elle se tint immobile, taciturne, attentive aussi, les yeux parfois levés vers l’Etoile du Levant. Quelque rêve vague, quelque ébauche d’esthétique astrale préoccupait le veilleur, moins rare chez ces ancêtres de l’Art qu’en maintes populations historiques. Une santé heureuse palpitait dans ses veines, l’haleine nocturne charmait son visage, il jouissait sans crainte des rumeurs et des calmes de la nature vierge, dans la pleine conscience de sa force.

Cependant, sous l’étoile Vénus, il transparut une lueur fine. Le croissant de la lune s’esquissa, des rais allèrent sur le fleuve et les arbres, parsemés d’ombres très longues. L’homme alors découpa sa forme de haut chasseur, les épaules couvertes du manteau d’Urus. Sa face pâle, peinte de lignes de minium était large sous le crâne long et belliqueux. Sa sagaie à pointe de corne pendait de guingois à sa taille, il tenait à la main droite l’énorme massue de bois de chêne.

Au frôlement des rayons, le paysage entra dans une existence moins farouche. Dans les peupliers, des vibrations de feuilles blanches ; des coins de paradis entr’ouverts sur la plaine ; une palpitation visible des choses, une timide protestation contre les férocités de l’ombre. Les voix même décrurent, la bataille moins ardente aux profondeurs de la forêt voisine, les grands fauves repus d’amour et de sang.

L’homme, las d’immobilité, marcha le long du fleuve, du pas élastique d’un poursuiveur de proie. À quinze cents coudées, il s’arrêta, aux aguets, la sagaie prête à hauteur du front. Il vint, sur le bord d’un bosquet d’érables, une silhouette agile, un grand cerf élaphe à dix cors.

Le chasseur hésita, mais la tribu devait être pourvue de chair en abondance, car, dédaignant la poursuite, il regarda s’éloigner la bête, ses pattes grêles, sa tête projetée en arrière, tout le bel organisme de course lancé dans les lueurs rougeâtres :

— Llô ! Llô ! fit-il, non sans sympathie.

Son instinct lui prédisait une approche d’ennemi fauve, quelque puissant félin en chasse. Effectivement, une demi-minute après, un léopard surgit d’arrière le roc des Troglodytes, lancé en foudre, en bonds immenses. L’homme alors apprêta la sagaie et la massue, attentif, les narines au vent, les nerfs en tumulte. Le léopard passa comme une écume sur le fleuve, effacé bientôt dans l’horizon. L’oreille délicate du chasseur perçut plusieurs minutes encore sa course sur la terre molle.

— Llô ! Llô ! répéta-t-il, légèrement ému, dans une pose de défi grandiose.

Des minutes coulèrent, les cornes du Croissant déjà plus nettes ; des bestioles frôlaient les buissons de la rive ; de grands batraciens chantaient sur les plantes du fleuve. L’homme savoura la simple volupté de vivre devant le luxe des grandes eaux, les pleuvotements des ombres et des clairs, puis il s’éloigna de nouveau, aux écoutes, son œil accoutumé aux ombres épiant les embûches de la nuit !

— Hoï ? murmura-t-il d’une voix interrogative et en se réfugiant dans l’ombre d’un buisson.

Un bruit de galop, vague d’abord, se rapprochait, se précisait. Le cerf élaphe reparut, aussi rapide mais moins précis dans sa fuite droite, en sueur, le souffle court et trop sonore. À cinquante pas, le léopard, sans lassitude, plein de grâce, déjà victorieux.

L’homme s’étonnait, ennuyé de la prompte victoire du carnassier, avec une envie croissante d’intervenir, lorsque survint une péripétie redoutable. C’était, là-bas, près des érables, en plein dans la lueur lunaire, une silhouette massive, en qui, au profond rugissement, au bond de vingt coudées, à la lourde crinière, l’homme reconnut la bête presque souveraine : le Lion. Le pauvre cerf élaphe, fou d’épouvante, fit un crochet brusque et gauche, se replia, soudain se trouva sous les griffes tranchantes du léopard.

Une lutte brève, farouche, le sanglot du cerf agonisant et le léopard se tenait immobile, effaré : le lion approchait à pas tranquilles. À trente pas, il fit halte, avec un rauquement, sans se raser encore. Le léopard quaternaire, de taille haute, hésita, furieux de l’effort fait en vain, songeant à risquer la bataille. Mais la voix du dominateur, plus haute, trembla sur la vallée, sonnant l’attaque, et le léopard céda, partit sans hâte, avec un miaulement de rage et d’humiliation, la tête fléchie vers le tyran. Déjà l’autre déchirait le cerf, dévorait par larges pièces cette proie volée, sans souci du vaincu qui continuait la retraite en explorant les pénombres de ses yeux d’or-émeraude. L’homme, rendu prudent par le voisinage du lion, s’abritait scrupuleusement dans sa retraite feuillue, mais sans terreur, prêt à toute aventure.

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Après quelques instants de dévoration furieuse, le fauve s’interrompit : du trouble, du doute parurent dans toute son attitude, dans le frisson de la crinière, son attention angoisseuse. Soudain, comme convaincu, il saisit le cerf vivement, le jeta sur son épaule et se mit en course. Il avait franchi quatre cents coudées, lorsque émergea, presque à l’endroit où naguère lui-même était apparu, une bête monstrueuse. Intermédiaire d’allure et de forme entre le tigre et le lion, mais plus colossale, souveraine des forêts et des savanes, elle symbolisa la Force, là debout sous les lueurs vaporeuse... L’homme trembla, ému au plus profond de ses entrailles.

Après une pause sous les frênes, l’animal prit la chasse. Il alla comme le cyclone, franchissant les espaces sans effort, poursuivant le lion en fuite vers l’Ouest, tandis que le léopard, arrêté, regardait la scène. Les deux silhouettes décrurent, s’évaporèrent ; l’homme songea de nouveau à quitter sa retraite, car le léopard l’inquiétait peu, lorsque la scène se compliqua : le lion revenait en oblique, ramené par quelque obstacle, mare ou crevasse.

L’homme ricana, raillant la bête de n’avoir pas mieux calculé sa fuite, se rencoigna, car les colossaux antagonistes arrivaient presque droit sur lui. Seulement, retardé par le détour et le poids de l’élaphe, le fuyard perdait du terrain. Que faire ? Le chasseur inspecta l’alentour : pour atteindre quelque peuplier il fallait bondir à deux cents coudées, et, du reste, le Leo Spelacus gravissait les arbres. Quant au roc des Troglodytes, c’était dix fois cette distance : il préféra braver l’aventure.

Son hésitation fut courte. En deux minutes, les fauves atteignaient les abords de sa retraite. Là, voyant la fuite vaine, le lion laissa couler l’élaphe et attendit. Ce fut une trêve, un arrêt similaire à celui de tantôt, alors que le léopard tenait la proie. Tout autour le silence, l’heure annonciatrice, l’heure où les nocturnes vont s’endormir et les diurnes revivre à la lumière. Une lueur de songe, des cimes d’arbres noyées dans des laines pâles, des bandes de gramens tremblotants de toutes leur lancettes à l’haleine hésitante du Couchant, et sur tout le pourtour, le vague, le confus, l’embuscade de la nature faite de frontières arborescentes, de détroits, de bandes soyeuses de ciel.

En haut, les veilleuses stellaires, le psaume de la Vie éternelle.

Sur un tertre, le Leo Spelacus découpé sur les rayons de la lune, son haut profil de dominateur, sa crinière retombant sur un pelage tavelé de panthère, son front plane et ses mâchoires proéminentes, jadis roi de l’Europe chelléenne, maintenant au déclin, réduit à des bandes étroites de territoire. Plus bas, le lion, le souffle rauque, les flancs en tumulte, sa griffe lourde posée sur l’élaphe, hésitant devant le colosse comme naguère le léopard devant lui, une phosphorescence de crainte et de colère entremêlées dans ses prunelles. Dans la pénombre, déjà harmonisé au drame, l’Homme.

Un rugissement voilé plana, le Leo Spelacus secoua sa crinière et commença de descendre. Le lion, en recul, les dents découvertes, lâcha la proie deux secondes, puis, au désespoir, son orgueil fouetté, il revint avec un rugissement plus éclatant que celui de son adversaire, remit la griffe sur l’élaphe. C’était l’acceptation de la lutte. Malgré sa force prodigieuse, le Leo Spelacus ne répondit pas tout de suite. Un arrêt, replié, il examinait le lion, jaugeait sa force et son agilité. L’autre, avec la fierté de sa race, se tenait debout, tête au vent. Un second rugissement de l’agresseur, une réplique retentissante du lion, et ils se trouvèrent à un seul bond de distance.

— Llô ! Llô ! chuchota l’homme.

Le Leo Spelacus franchit la distance, sa griffe monstrueuse se leva. Elle rencontra les ongles de l’adversaire. Deux secondes, la patte rousse et la patte ocellée se firent face, dans la trêve finale. Puis l’attaque, un emmêlement de mâchoires et de crinières, des rauquements farouches, tandis que le sang commençait à couler. D’abord le lion plia sous l’assaut formidable. Dégagé bientôt, d’un saut oblique il mena une attaque de flanc, et la bataille devint indécise, l’élan du Leo Spelacus amorti.

Alors, la frénésie des organismes, les secousses de muscles géants, l’indécision de forces éperdues, le fourmillement de crinières dans les lueurs de la lune, un déferlement de chairs pareil aux palpitations d’un flot maritime, l’écume des gueules et la phosphorescence des fauves prunelles, les rauquements semblables aux sanglots de tempête sur les chênes…

Enfin, d’un coup terrible, le lion fut précipité, alla choir à six encolures, et, en foudre, le Spelacus était sur lui, commençait à lui ouvrir le ventre. Il se débattit, avec des rugissements épouvantables. Il réussit à se dégager encore, les entrailles pendantes, la crinière rouge. Comprenant et l’impossibilité de la retraite et que l’autre ne lui ferait nulle grâce, il refit face sans faiblesse, il réengagea le combat avec une furie si haute que le Spelacus ne put, durant plusieurs minutes, le ressaisir. Mais la finale approchait, une décroissance rapide des forces du vaincu : ressaisi, couché contre terre, arriva le supplice, l’acharnement du plus fort, les viscères du lion arrachés, ses os rompus entre des crocs tout-puissants, sa face broyée et difforme… et les rugissements de l’agonie répercutés à travers l’horizon, toujours plus rauques, plus débiles, éteints bientôt en soupirs, en râles, en tressaillements des vertèbres… Enfin, une convulsion de la gueule, un sanglot lamentable, et la bête souveraine s’éteignit.

D’abord le Leo Spelacus s’acharna sur le cadavre, sur la chair encore vibrante, dans la volupté de la vengeance et la crainte d’un retour de vie. Enfin, rassuré, il rejeta le lion d’une secousse dédaigneuse, il rugit son triomphe et son défi aux pénombres, les épaules, le thorax saignants de larges plaies. Le jour naissait, une lueur de vif argent au bas horizon, l’arc de la lune se dépolissant, se vaporisant. Le Leo Spelacus, après avoir léché ses blessures, sentant la faim revenir, s’en fut vers la carcasse de l’élaphe. Las, trop éloigné du repaire, il chercha une retraite, où il pût se repaitre à l’ombre. Le buisson où se cachait le chasseur, proche, attira ses prunelles : il se mit en devoir d’y traîner sa proie.

Cependant, fasciné par la magnificence du combat, l’homme contemplait encore le vainqueur, lorsqu’il le vit se diriger sur lui.

Un souffle d’épouvante charnelle, d’horripilation, passa sur son être, sans qu’il perdît l’instinct de lutte et de calcul. Il songea que, après un tel combat, avide de repos et de nourriture, sans doute le Leo Spelacus n’inquiéterait pas sa retraite. Toutefois, il n’en avait aucune certitude, il réécoutait les légendes des vieillards, disant, aux soirs de veillée, la haine du grand félin contre les hommes. Rare, en déchéance continue, il semblait avoir l’instinct du rôle des primates dans son extinction, il satisfaisait sa rancune confuse chaque fois qu’il rencontrait quelque individu solitaire.

Ces souvenances rôdant dans le cerveau du veilleur, il songeait lequel, en cas d’attaque, de l’abri ou de la rase savane, serait préférable ? Si l’un amortissait l’élan de la bête, l’autre rendait plus faciles le jet de la sagaie et les coups de massue. Il n’eut pas à hésiter longuement : déjà le Leo Spelacus écartait les feuillages. L’homme bondit, son choix soudain décidé, sortit du buisson par la ligne praticable, à angle droit avec la trouée où allait entrer le monstre. Aux froissements des branches, le Leo Spelacus s’inquiéta, tourna autour de la bordure et, voyant surgir la silhouette humaine, il rugit. À cette menace, toute hésitation éteinte, le chasseur leva la sagaie, les muscles souples et dociles, visa. L’arme vibra, alla droit sa route dans la gorge du félin.

— Ehô ! Ehô ! cria l’homme, la massue haute brandie à deux poings.

Puis il s’immobilisa, solide, beau géant humain, héros des âges de lutte, la prunelle lucide. Le Leo Spelacus avança, se ramassant, calculant son bond. L’homme, d’une aisance merveilleuse, obliqua, laissa passer le monstre, puis, au moment où il revenait de biais, sa massue descendit comme un formidable marteau et des vertèbres craquèrent. Un rugissement arrêté net, la chute, l’immobilité brusque du colosse et l’homme répéta son cri de bataille, victorieux :

— Ehô ! Ehô !

Il continuait toutefois à se tenir sur la défensive, redoutant quelque reprise, contemplant la bête, ses grands yeux jaunes ouverts, ses griffes longues d’une demi-coudée, ses muscles géants, sa gueule béante, pleine du sang du lion et de l’élaphe, tout ce miraculeux organisme de guerre au ventre très pâle sous le pelage jaune ocellé de noir... Mais il était bien mort le Leo Spelacus, il ne devait plus faire trembler les ténèbres. L’homme se sentit dans la poitrine un grand bien-être, le gonflement d’un orgueil très doux, un élargissement de personnalité, de vie, de confiance en soi, qui le tint rêveur et nerveux devant les fleurs lumineuses de l’aube.

Les premières fanfares écarlates s’élevèrent sur l’horizon en même temps que la brise. Les bestioles de la lumière une à une ouvrirent leurs prunelles, les oiseaux pépièrent leur ravissement, tournés vers le levant, leurs petites corne muses enflées. Sous les brumes fines, le fleuve sembla d’étain d’abord, légèrement dépoli, puis les splendeurs de la nue s’y plongèrent, un monde frissonnant de nuances et de formes. Les cimes des grands peupliers et des petits gramens de la Savane tremblèrent de la même ardeur de vie. Déjà l’astre survenait, plus haut que la forêt lointaine ; ses rais passèrent sur la vallée, entrecoupés d’ombres d’arbres frêles et interminables. L’homme étendait les bras, dans une religiosité confuse, sans culte précis, percevant la force des rayons, l’éternité du soleil, l’éphémère de sa propre personne. Puis, un rire lui vint, le cri de son triomphe :

— Ehô ! Ehô ! Ehô !

Et, sur le bord de la caverne, les hommes apparurent.

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II

L’ÎLOT

Dans le sourire matinal, alors que l’haleine du fleuve et de la Savane était régénératrice et voluptueuse, les tisons du premier repas s’éteignaient aux bordures de la caverne des hommes. L’Arbre Sépulcre[1], jusqu’à cent coudées, haussait ses arceaux pleins de squelettes pâles, de trépassés troglodytes. Aux chocs ralentis de la brise, l’ossuaire aérien élevait des voix soupirantes, et un vieillard, accroupi sur les talons, de ses yeux presbytes discernait tels crânes apparus dans les ombres ramusculaires, reconstruisait telles annales de chasseur glorieux, de compagnon de jeunesse dévoré par le néant.

La horde des Pzânns, éparse, subissait le charme de l’heure. Les enfants bondissaient par la savane jusqu’aux frontières des eaux ; parmi les saules, mystérieuse, quelque jeune femme mi-nue renouvelait sa fraîcheur et ses parures, nouait les vagues fauves de ses cheveux ; les mâles s’attardaient en projets de chasse ou de labeur, presque tous puissants de masse et de muscle, de crânes longs et développés en énergies belliqueuses. Dans les godets de silex, des guerriers broyaient et mêlaient le minium rouge aux moelles d’urus et se peignaient le visage et la poitrine au fin pinceau de libre ; dessins gauches, réticules entrecroisés, représentations vagues de formes de nature, maillons, filets rayonnants. Certains aux genoux, au col, au front, aux pieds s’accrochaient la bijouterie barbare, les pendeloques de canines trouées à la naissance (dents de lion, de loup, d’ours, d’aurochs, d’élaphe), les vertèbres de poissons, les fluorines aux feux d’améthyste, les cailloux gravés, et la frêle joaillerie marine : cyprea lurida, littorines, patelles.

La horde figurait une humanité déjà encline à l’idéal, industrieuse et artiste, chasseresse mais non belliqueuse, qui acceptait le mystère des choses sans avoir encore subi de culte, à peine en proie à de très vagues symbolismes.

Fils de la grande race dolichocéphale dominatrice de l’Europe quaternaire, vivant en paix de horde en horde, étrangers aux dépressions de l’esclavage, une noblesse âpre, une grandeur et une bonté qui ne se retrouveront plus pendant la néolithique les caractérisaient. Leurs terroirs étaient larges, abondants en nourriture, tellement que nul instinct de propriété directe, nulle basse ruse, n’avait pu naître. Les conducteurs de tribu, sans pouvoir effectif, librement élus et suivis par leur sagesse et leur expérience, n’avaient point intronisé de despotisme. Les seules querelles d’amour et d’émulation rougissaient la terre, parfois, de sang d’homme versé par l’homme…

Après le repas et les toilettes débuta le labeur des femmes et celui des mâles qui ne devaient point se mêler à la chasse de ce jour. Ah ! depuis les silex de Thenay, depuis l’Homme-Singe taciturne, alors qu’allait paraître le Chelléen au sein de la faune, que de frontières franchies dans l’univers cérébral : division du travail, tradition des outillages, souveraineté de la nature, organisation multipliant les forces humaines, ébauches artistiques !…

De la fine aiguille à chas, plusieurs cousaient des fourrures au préalable percées de petits trous à l’aide d’un poinçon de pierre. D’autres, au lissoir et au grattoir, raclaient les peaux fraîches.

Quelques-uns, sur des établis en plein air, de pierre ou de bois, martelaient, affilaient les haches, les couteaux, les scies, les burins. La taille, à petits éclats, faite avec une adresse et une patience merveilleuses, laissait lentement apparaître les lames et les pointes, et très rarement l’artisan taillait à découvrir les directions favorables à la percussion, familier avec la matière, doué de la divination acquise à de longues pratiques. Besogne plus délicate encore, certains découpaient les pointes, les hameçons, les harpons d’os et de corne, ceux-là armés d’outils fins et précis, tels que l’humanité ne les pourra dépasser qu’en allant de la pierre au métal.

Entre toutes, l’aiguille exprimait une industrie ingénieuse : esquilles arrondies aux dentelures d’un silex à coches, polissage et épointage au grès fin, chas creusé à la pointe tournante, avec des lenteurs calculées, avec mille périls de brisure.

Un jeune homme se leva d’entre les guerriers et marcha vers le fleuve. C’était celui qui, la nuit, avait tué le Spelacus Léo. Vamireh, fils de Zom, malgré sa jeunesse, était l’étonnement de la horde des Pzânns. Chasseur subtil et puissant, beau de stature et fort comme l’aurochs, il possédait aussi les dons mystérieux de l’Art. Les formes de la Bête et de la Plante captivaient sa rêverie. Il était celui qui rôde seul sur les collines et qui marche à travers la forêt ou vogue par le fleuve ou les ténèbres, pour la joie de surprendre les choses secrètes. Les Dolichocéphales d’Europe ne faisaient point risée de tels hommes ; ils tenaient en profonde estime Vamireh, pour savoir manier le burin qui grave sur l’os et la corne, et le ciseau qui taille le bois et l’ivoire en ronde bosse. Amoureux de son art, il était devenu le plus renommé des artistes parmi les tribus qui arrivaient vers le printemps dans l’Orient-méridional. Des jours, des semaines entières, il se dérobait du milieu de ses compagnons, explorant des solitudes, travaillant en quelque lointaine retraite, et les œuvres qu’il ramenait de ses errances faisaient le charme de sa horde. Ni Zom son père, ni Nantir sa mère, ne s’inquiétaient trop de ces absences, car ils avaient foi en sa fortune.

Or, ce matin, abandonnant la tribu, il s’embarqua sur le fleuve et se mit à descendre en aval, dans sa grêle embarcation, tremblante au moindre remous, qu’il poussait à coups de pagaie. À mesure qu’il perdait de vue le repaire des Troglodytes, le fleuve s’élargissait, moins profond, des quartiers de rocs entrecoupant sa marelle, vêtus de mousses et de lichens. Là l’hymne des grandes eaux, la basse grave du courant, les rumeurs de la pierre, une magie de résonnances, parfois les blocs rangés architecturalement, en salles ouvert aux quatre vents où sanglotaient des voix d’abime.

Sur les rives vierges, vint la forêt, en lisières de saules fragiles, en peupliers grisailles, frênes pleureurs, bouleaux sur les tertres et, à l’arrière, les populations d’arbres géants, le monde des lianes et des plantules en lutte, le mystère de la nature créatrice, des forces libres, les renaissances sur l’humus millénaire, dans les demi-ombres de temple et d’embuscade où palpitent à perpétuité la joie, la terreur et l’amour.

Vamireh abandonna sa pagaie, étreint par la solennité du spectacle, heureux du vacillement des ombres arborisées sur l’onde, de la senteur sauvage de l’endroit, tandis que des mufles d’herbivores glissaient entre les fûts et les herbages, que des bandes d’esturgeons remontaient le courant, rasaient les blocs erratiques.

Cependant, un îlot apparut, Vamireh se remit à pagayer : dans un havre, au bord méridional de la petite île, il engagea son canot, l’amarra parmi les saules. Des batraciens, des poules d’eau, une sarcelle s’effarouchèrent. Vamireh écarta les feuillages, se trouva dans un coin libre où la terre semblait piétinée, les herbes sauvages sarclées intentionnellement. Un sourire parut sur sa face pendant qu’il plongeait sa main dans le creux d’un aulne. Il en ramena des grattoirs, des lames, des pointes de silex, des morceaux d’os, de corde, de bois de chêne. Un instant il resta en contemplation devant une statuette, vague encore, dont le sommet de la tête, le front, les yeux, approchaient de l’achèvement. Une béatitude le secoua, religieuse, esthétique :

— Elle sera terminée avant la pleine lune.

Puis, il jeta son manteau, alla prendre dans son esquif les dents et les os qu’il avait apportés, et, plusieurs minutes, hésita s’il continuerait la statuette ou s’il travaillerait à des gravures. Les canines du Leo Spelacus le tentaient particulièrement. Il les prit, les reprit plusieurs fois. De la pointe aiguë d’un burin de silex, il ébaucha des contours imaginaires, l’œil cligné, la lèvre entre les incisives. Puis, épiant l’entour, flânant par l’ilot, il parut chercher quelque modèle : arbre, oiseau, poisson.

Une fleur dans une anse, une grande renoncule aquatique à la pâle corolle, il la cueillit, l’examina. Une douceur intelligente, une finesse d’être en contact cérébral avec la nature, une songerie d’artiste plissait son front et ses paupières. Grands pétales au vernis discret, subtiles anthères, pédoncule nué de rose, il goûta ces choses en amoureux de la forme, à rétine voluptueuse, mais surtout les lignes, les contours que son burin pourrait reproduire, les frontières de la fleur. La posant, l’étayant de branchettes, il s’essaya à lui redonner sa pose naturelle et il aiguisa son outil. Enfin, tenant une des canines du Leo Spelacus, dans une absorption profonde, une passion grave, il commença de tracer un profil léger, une esquisse de la renoncule.

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Sûre et tactile, sa main musculeuse d’athlète se prêtait au travail de l’Art ; déjà venait un tracé gracieux, le déploiement des pétales, les points des anthères sur les hampes frêles. Ému, Vamireh s’arrêta, la lèvre prise plus nerveusement entre les incisives, l’œil entrefermé ; les minutes avaient été bonnes, la fleur apparaissait aimable sur le fin ivoire. L’homme rit à voix basse, se pressa la poitrine entre ses bras. Mais, bientôt mécontent de quelques traits, il les effaça au grattoir, les recommença, tant qu’une contrariété vint à naître, la lutte, le moment où le labeur se fait dur, empreint de colère. Avec des gestes d’enfant colosse, des reproches à la matière, des chutes de bras au long du torse, deux ou trois fois il jeta le burin. L’opiniâtreté de sa race le ramenait bientôt au travail, tant qu’il finit l’ébauche, parvint à corriger les lignes maladroites. Las, alors, il se leva, il ne voulut plus regarder son œuvre. De la mélancolie envahit son cerveau, une humilité devant la nature. Longtemps, il resta près du fleuve. C’était la grande époque fécondeuse, l’eau pleine d’un tumulte de bêtes inférieures, beaucoup venues de la mer et remontant les courants. Les crues de l’équinoxe, depuis plus d’un mois avaient cessé, les branches et les troncs d’arbres déracinés devenaient rares.

Midi monta, le grand soleil, les ombres rapetissées, l’atmosphère tremblotante de chaleur, de colonnes d’air ascensionnelles, mais, dans la moiteur de l’îlot, sous les saules et les aulnes frais, cette heure fut charmante. Là-bas, sur la rive lointaine, une grande bête cornue se montra, en qui Vamireh reconnut l’aurochs. Il avança sans hâte jusqu’au bord du fleuve, au long d’une sorte de jetée pierreuse. Le cœur du chasseur tressaillit à la vue de l’énorme mammifère, il admira son crâne large penché sur le fleuve, ses jambes hautes, sa poitrine musculeuse :

— Ehô ! voici Vamireh !... Vamireh ! cria-t-il à la bête, d’une voix retentissante.

L’aurochs releva la tête, étonné, et le nomade reprit :

— Vamireh te laisse vivre ! L’aurochs, ayant fini de boire, s’en alla. Vamireh avait apporté une tranche d’urus cuite d’avance pour la conservation, il l’avala, se laissa couler sur le sol et s’endormit. Après un temps indéterminé, un frôlement l’éveilla en sursaut. Il vit s’enfuir une demi-douzaine de rats aquatiques. Il se dressa d’un bond, les yeux éblouis, songea tout de suite à la gravure inachevée de la canine. Quand il la reprit, sa surprise fut douce : au lieu de l’ébauche douteuse qu’il imaginait, c’était un dessin ferme, exact, aux lignes élégantes. Il reprit le burin, il approfondit les contours avec soin, puis, creusant un trou de suspension, à la racine de la dent, il sourit de joie devant son nouveau bijou. Seulement, pour ce jour, sa puissance créatrice était épuisée, il tenta en vain de reprendre la statuette, un bâillement invincible, une maladresse continue accompagnaient chacun de ses efforts. Découragé, il remit ses matériaux et ses outils dans le creux de l’aulne, il leva les yeux au firmament pour calculer l’heure. Le soir était loin encore, le soleil à mi-route du couchant, quoique déjà descendit une fraîcheur dans le prolongement des ombres. Les némocères vibraient en colonnes, des nuées se formaient au-dessus de la forêt. Alors un ennui alourdit le cœur du Dolichocéphale – un ennui de santé trop riche, de force accumulée. Des vœux sans forme errèrent dans son crâne, désirs de chasse, de travaux périlleux, de génération…

Les pays de là-bas, à l’aval du fleuve, au-delà des forêts, le tentèrent. Inconnus de sa race, il en eut la curiosité âpre, hasardeuse et puérile.

Pourquoi n’irait-il pas voir ? Dans sa jeunesse hardie, encline aux rudes entreprises, accoutumée aux errances solitaires, dans son cerveau d’artiste fruste, aux imaginations brûlantes, l’envie germa, grandit, se précisa.

Alors, avec soin, il inspecta ses sagaies, sa massue, son harpon à deux rangs de barbelures, s’assura qu’aucune voie d’eau ne menaçait son esquif et, reprenant la pagaie, allègre, il se rembarqua. À mesure qu’il avançait, la forêt se faisait plus dense, les rives moins définies, faites d’humus vaseux, d’alluvions trop meubles, de décombres sylvestres. L’onde, noirâtre, allait plus tardive, les blocs avaient disparu, des arbres vieux de mille ans se dressaient par intermittences, de grands sauriens dormaient sur les promontoires et la clameur des perroquets couvrait les chuchotements augustes de la Vie.

 

Quand le soir engouffra le fleuve, Vamireh conçut qu’il était immensément loin des confins de la forêt. Il rôtit quelques tranches d’un esturgeon harponné au passage, et, sa faim satisfaite, rêva les légendes indécises des Pzânns : « Tâh, vieillard de cent vingt hivers, à la mémoire lucide, contait l’écroulement des montagnes. Trois générations avant Tâh, l’Orient méridional était barré de lacs et de montagnes que jamais les Pzânns, ni nul peuple connu des Pzânns, n’avaient franchi. Voilà que les feux qui sont sous la terre avaient tressailli, que le ventre des montagnes s’était entr’ouvert. L’abîme avait bu les grands lacs. L’épouvante en était demeurée sur les hommes. Toute une génération avait crû, sans que nul osât franchir les contrées neuves. Puis, Harm le grand chasseur, suivi du père de Tâh et de jeunes braves, s’aventura dans les défilés creusés par le cataclysme. Et c’est ainsi qu’ils découvrirent les grandes savanes de l’Orient méridional… »

Assis sous un tremble, la poitrine émue à ces souvenances, Vamireh envia d’être, comme Harm, un de ceux qui trouvent des terres lointaines. Il se remémora la suite d’autres légendes : l’histoire des Pzânns aventureux qui, depuis cent ans, avaient tenté de franchir la forêt, dont les uns avaient disparu sans laisser de traces et dont les autres étaient revenus en contant que le fleuve coulait éternellement entre de grands arbres, que les périls augmentaient à chaque journée de voyage. Mais tout cela ne décourageait point le nomade. Sa curiosité et son courage s’exaltaient aux rumeurs de la nuit, à tous les pièges qu’il percevait tendus dans l’ombre. Longtemps, il resta sous le tremble, sans sommeil. Lorsqu’enfin la lassitude pressa plus fort sa chair, il alla prendre son canot, le transporta sur la rive, puis, ayant trouvé un endroit sec, il y étala sa peau de spelacus leo et, retournant l’esquif, il s’en couvrit, s’abritant de surprises immédiates. Et la massue dans un poing, le dard de l’autre, il s’assoupit.

Or, cette nuit ni celles qui suivirent, Vamireh ne fut attaqué par les carnivores. Non que les monstres de l’ombre ne rôdassent autour de son canot, mais nul ne tenta de le forcer. Vamireh campa sur des îles autant que sur des rives sylvestres. Dans l’abondance de toutes choses, il ne manqua ni de la chair ni des fruits qui soutiennent la force de l’homme. Plus d’une fois, devant la forêt interminable, d’où de grandes rivières arrivaient se joindre au fleuve, son âme devint triste et il regretta l’aventure. Il songeait que la route de retour serait plus âpre que la route de départ, et l’histoire de ceux qui n’étaient pas revenus inquiétait sa mémoire ; son cœur s’emplissait de tendresse à la pensée de Zom et Namir, ses parents, et de ses frères et sœurs plus jeunes que lui. Certes, Namir et Zom l’ayant parfois attendu durant deux ou trois quartiers de lune, prenaient l’accoutumance de ses départs, mais, cette fois, quelle durée aurait le voyage ? Tous obstacles s’accumulaient, principalement les rapides que Vamireh ne pouvait plus franchir qu’en transportant son canot par les rives. Entre les palétuviers et la broussaille, sur des courbes enliseuses, parmi les reptiles et les fauves en embuscade, âpres étaient les passages, mais ces obstacles mêmes, à mesure qu’il les franchissait en plus grand nombre, le poussaient à persévérer, par le souci des périls sans récompense.

Un matin, il se leva du sommeil tandis que les oiseaux achevaient l’hymne aux rayons, que les rosées coulaient aux sous-bois comme des pluies légères. Un froissement de branches accrocha son attention. Il vit s’avancer une forme couleur de frêne, d’allure oscillatoire, sauteleuse, accroupie sur ses membres postérieurs ; sa taille dépassait celle de la panthère. À ses quatre mains, à son visage, à ses yeux circulaires, à ses oreilles délicatement ourlées, un souvenir frémit en Vamireh, des paroles de Sboz, celles de tous les Pzânns qui avait le plus loin pénétré l’inconnu de la forêt ; en l’être fantasque, aux bras démesurés, à la forte poitrine, il vit l’Homme des Arbres. Étranger aux peuples d’Europe et presque à ceux de l’Asie, chaque période le repoussait aux contrées de flamme : des forêts méridionales, rares et profondes, de ci de là conservaient, cent mille ans après l’exode de la race, quelques familles solitaires.

Un élan de sympathie courut en Vamireh. Se dressant, il poussa le cri d’appel des Pzânns. L’Homme des Arbres s’arrêta, inquiet, ses yeux ronds furetant sous l’épaisseur des ramures. Vamireh, écartant les branches, brusquement se découvrit :

— Hoï !… Bonheur à toi !

L’Homme des Arbres se mit debout. Couvert de poils duveteux, les cheveux rares, moins haut de taille que le nomade, plus large d’épaules, il semblait doué d’une puissance formidable. Vamireh s’étonna de sa physionomie farouche, de ses mâchoires énormes, de ses sourcils enchevêtrés par-dessus les prunelles jaunes, de son épiderme noir et grenu, sans que sa sympathie décrût, son plaisir de voir un semblable après une semaine de solitude, et il reprit en s’accompagnant du geste :

— Vamireh, ami… ami !

L’Homme des Arbres gronda, écartant ses lèvres, évidemment dans le doute des intentions de l’autre. Le nomade, voyant l’inutilité des paroles, tenta de correspondre par gestes, sans nul résultat que d’accroitre la défiance de l’inconnu. Dédaignant de s’en émouvoir, Vamireh fit quelques pas de plus, mais alors, fermant ses poings énormes, les prunelles tremblantes, l’Homme des Arbres se frappa la poitrine et menaça le Troglodyte. Celui-ci s’en indignait :

— Vamireh ne craint ni le Lion ni le Mammouth, ni les embûches des Hommes…

L’Homme des Arbres gronda de nouveau, sans toutefois avancer vers le Pzânn, simplement sur la défensive. Ce que voyant, Vamireh se tut, dans une curiosité croissante, sa colère disparue.

Tous deux restèrent quelque temps à se contempler. Cette pause parut inspirer quelque confiance à l’Homme des Arbres. Ses traits se détendirent, une paix d’herbivore parut sur la pesanteur de son masque. Lui aussi, avec moins d’analyse que Vamireh, percevait la présence d’un semblable. Mais des instincts vagues, des souvenirs directs peut-être, des craintes ataviques ne lui rendaient pas cette présence agréable. Sentait-il que jadis, au menstrue du tertiaire, il était au même échelon que le grand Dolichocéphale debout devant lui, que des misères, des habitats dépressifs, avaient fait de sa race l’agonisante et de l’autre la victorieuse ? Avait-il inscrites dans sa chair les douleurs, les révoltes, les nostalgies, les exodes perpétuels, les batailles perdues, tout ce qui se transmet de génération en génération, de sang à sang, et dont les éveils indéfinis, rêves de vies ancestrales subitement revenues dans les fibres héréditaires, valent la mémoire directe et précise ?

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Il restait là, maussade, son œil d’ambre scrutant Vamireh, moins défiant toutefois. Le Pzânn, à bout de gestes, concluant à l’impossibilité de correspondre, se retira vers son esquif afin de le remettre à flot. Comme il atteignait le fleuve, il vit, en se retournant, que l’Homme des Arbres l’avait suivi et le regardait avec curiosité. Lorsqu’enfin il se fut embarqué, une certaine bienveillance se marqua sur la bouche cendreuse et camuse, les bras velus ébauchèrent un vague geste amical. Vamireh y répondit tout de suite, rieur, excusant le Sylvain de sa défiance. Longtemps, pendant que s’éloignait la barque grêle, entre les palétuviers s’immobilisa une face attentive, et quel songe panique, quelle impression aussi emmêlée et sauvage que les broussailles riveraines errait dans la cervelle du Déchu, dans le crâne tardif de l’Homme des Arbres !

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III

TERRE INCONNUE

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Des jours encore et toujours la Forêt ! Vamireh commençait à douter qu’elle se terminât. Pourquoi ne serait-elle pas la frontière du monde ? Les rapides pourtant diminuaient de nombre. Sauf l’attaque d’une panthère fondant sur lui du haut d’un arbre et dont il avait déchiré les entrailles, sauf le tourment des infiniment petits qui harcelaient sa chair, sauf la menace des reptiles, Vamireh n’avait eu, d’ailleurs, à vaincre que les embûches de l’Inanimé, les perfidies de la terre marécageuse et des plantes enchevêtreuses des havres. Plus habile continuellement à deviner le péril, au seul aspect des eaux et de la terre, il s’accoutumait à rire de ces obstacles, un orgueil plus fort bondissait dans son cœur et dans ses chairs.

Cependant, vers le soixantième jour, voilà que parut s’éclaircir la végétation. Deux ou trois fois des trouées se montrèrent, des coins sylvestres neufs où les arbres poussaient plus chétifs, où les colosses séculaires se faisaient rares. À d’autres indices encore, à la présence de bêtes qui aiment la proximité des espaces libres, à la nature des terres, Vamireh put pressentir le succès de son entreprise. Deux jours plus tard ses derniers doutes disparurent ; la rive gauche lui montra de vieilles steppes à peines transmuées en forêt où les arbres se disséminaient toujours davantage.

Vers le milieu du soixante-huitième jour, il amarra son canot dans une crique choisie, il s’arma des sagaies et de la massue et entreprit une découverte à pied, vers l’Ouest. Le sol était ferme, les gramens et les plantules dominaient de plus en plus sur les arbres. Vamireh, après quelques heures, arriva sur une colline d’où il dominait la contrée. Au nord une perspective sinople, violescente, noircissante, la forêt-océan où coulaient les féeries du Rayon, où la vie se tapissait innombrable et subtile. Au Sud, le dévalement de steppes, entrecoupées d’oasis, la perspective d’une contrée de chasse et de libre circulation, la contrée nouvelle que Vamireh avait désiré connaître et dont l’apparition lui enfla la poitrine triomphalement.

Avec un rire bas, il songeait à la surprise des Pzânns lorsqu’il conterait son voyage, à la béatitude de Zom et de Nantir. Longtemps il resta sur la colline, dans l’extase. Mais le firmament, au-dessus de lui, s’enfiévra. Deux gros nuages s’unirent, charbonneux, ourlés de phosphorescences. Un souffle angoisseux, giratoire, étreignit les plantes ; les foudres croulèrent majestueusement sur la forêt. Vamireh aima cet orage ; tout son organisme y respira la force et le mouvement, des émotions concordantes à son état d’âme. Quand se mirent à ruisseler les eaux du ciel, il dénuda ses épaules, il reçut l’inondation fraîche avec volupté.

Pourtant se calma la fièvre, les nuages haillonnés, mus par les tiédeurs firmamentaires, poudroyés par les chocs électriques. À peine si les gramens gardaient l’humidité pluviale : la terre avide avait tout aspiré. Vamireh marcha avec délices vers le paysage d’après pluie ; les derniers vestiges sylvestres s’évanouirent. Rien ne demeura que les steppes immenses entrecoupées de massifs. Les nues éparpillées se jetaient en draperies éphémères devant le soleil, une ombre légère, à toute minute, rafraîchissait les perspectives.

D’ailleurs, le soir approchait. Vamireh s’arrêta vers le crépuscule au rebord d’une oasis et y passa la nuit. Il se remit le lendemain en route, résolu au retour s’il ne survenait pas d’aventure, ayant découvert ce qu’il désirait : de nouvelles terres de chasse. Des empreintes d’urus et d’aurochs, de cerfs élaphes, de chevaux, lui assuraient la fécondité du terroir et il projeta une grande expédition de jeunes Pzânns pour l’année suivante. Mais, vers les deux tiers de ce jour-là, il survint une aventure assez considérable. C’était durant une halte, alors que le nomade achevait de manger une couple de cailles abattues au passage. Abrité entre des figuiers sauvages, il vit s’avancer une femme.

Elle approchait, vêtue de fibres d’écorces entremêlées de gramens de la savane. Vamireh se dissimulait davantage ; le flot qui clapotait en lui, du cœur à la cervelle, charriait l’angoisse et la suavité. La certitude qu’elle était jeune se vérifiait non seulement par l’approche, la visibilité accrue, mais par la cadence, la vacillation souple des hanches. À trente pas, elle se décela pubère à peine, frêle vierge aux très grands yeux, surprenant Vamireh de sa dissemblance avec la fille habituelle d’Europe, au crâne allongé, aux fortes allures.

Sa face un peu ronde, pâle comme les nuées printanières, ses cheveux pareils à la moire des étangs par les nuits sans astres, sa taille brève et plus comparable à celle des frênes qu’à celle des peupliers, et le port de sa personne, et la forme de ses lèvres comme celle de son front, et la coupe de ses paupières, tout évoquait la race lointaine, l’humanité grandie depuis des temps infinis sans contact avec les hordes nomades de l’Occident.

Vamireh, de même que l’herbivore étranger depuis des siècles aux contrées fauves garde un instinct atavique pour reconnaître le grand tigre, Vamireh percevait la distance de son organisme à celui de l’adolescente. Une divination lui prédit des choses toutes nouvelles en ce coin du monde où son caprice l’avait mené et cette prescience de l’inconnu le tint anxieux, hésitant à fondre sur la proie d’amour, un frémissement passant à travers ses fibres comme l’approche de l’orage sur les nerfs de l’oiseau. Mais dans son imagination barbare, fouettée par un sang électrique et tout l’amour de Mai, l’étrangère parut infiniment désirable. Enfant de l’art, enclin à la volupté des contrastes, il fut séduit par les longs cils de duvet noir, la démarche trembleuse, la précision des contours, l’animalité charmante de la prunelle. Sa résolution fut prise. Mais pendant son hésitation, la passante avait frôlé l’embuscade et déjà se trouvait à cent pas : Vamireh s’enleva d’un élan, avec la rapidité d’un étalon.

Au bruit, se tournant, la jeune fille vit venir Vamireh ; dans l’épouvante, avec une clameur plaintive, elle tenta la fuite. Elle froissait les grandes herbes, légère, mais sans espérance d’échapper au formidable chasseur et deux, trois fois, elle tenta de tourner, se dérober par des massifs. Il la serrait de plus près toujours, retardé uniquement par le plaisir de voir flotter les cheveux de la fugitive et s’infléchir en courbes charmantes son jeune corps. Enfin, elle le sentit contre elle, le vent de son haleine sur sa nuque.

Elle s’arrêta, elle se tourna. Les prunelles craintives, la poitrine gonflée sous les gramens de son vêtement, elle levait les bras en supplicatrice, avec un flot de confuses paroles. Le nomade écouta, immobile devant elle, bientôt convaincu de l’impossibilité de comprendre cette langue plus rapide que la sienne et plus sonore. Mais le langage de nature, la terreur inscrite sur les lèvres et les paupières de la passante, l’émurent de pitié. Moins vives, plus profondes errèrent des impressions neuves par son organisme, ébauche de poème sauvage et recul des brutalités voluptueuses devant la tendresse.

Comprit-elle, eut-elle l’instinct de son triomphe sur le grand occidental aux cheveux clairs ? Moins tremblante, elle continua de murmurer des syllabes où s’entremêlait une indécise malice. Il tenta de répondre, de faire comprendre qu’il ne voulait pas être terrible. Elle observa, attentive, ses gestes de statuaire : ils lui étaient neufs. Fille des races non plastiques, des races de culte, elle ne concevait que des mouvements amples et monotones, lointains de la nature. Mais plus encore qu’aux signes, elle partit surprise lorsque Vamireh, détachant un de ses ornements d’ivoire, le lui offrit : non sans défiance, elle contempla les lignes gravées sur la petite plaque, la course d’un urus poursuivi par un fauve, et elle tenait l’œuvre à contre-sens, sans comprendre. Le nomade, avec un sourire, se mit à indiquer les directions, à mimer le dessin, la troublant davantage.

Seulement, les yeux de Vamireh, et ses interjections, la rassuraient de plus en plus. Elle aussi se mettait à sourire. Alors, une joie au cœur, il posa la main sur l’épaule de la passante. Elle recula, revenue à la méfiance :

— Vamireh est bon ! murmura-t-il.

Subitement, elle fit un bond, elle frappa ses mains l’une contre l’autre en regardant l’horizon. Vamireh, en suivant la direction de ses prunelles, vit avec ennui un groupe d’hommes accourir. D’un geste un peu espiègle, elle fit signe de fuir à l’Occidental. Lui, la main crispée, tâtait ses armes, comptait les survenants : ils étaient douze, armés de grands arcs et de lances. Devant l’impossibilité de la lutte, une désespérance rageuse le saisit, d’idylle déçue et d’orgueil blessé :

— Vamireh n’a pas peur ! fit-il fièrement…

Et comme l’étrangère s’éloignait, il la suivit, il la prit au bras. Elle se débattit, elle cria d’une voix haute. Farouche il l’attira, il la souleva toute.

Terrifiée de se sentir légère comme une chevrette sur la poitrine du nomade, elle se défendit sans violence, à timides soubresauts. Lui, prenant du champ, maigre le faix, il tenta la course, il alla d’une rapidité surprenante, excité par la clameur des poursuivants, et plutôt, en ces premières minutes, fût-il victorieux. Ceux qui le traquaient, d’une race plus brève que la sienne, trapus, ne semblaient pas des poursuiveurs de proie, des hommes aux jarrets de fauve comme les Dolichocéphales occidentaux. Agiles pourtant, la lassitude leur viendrait moins prompte, sans doute, qu’à Vamireh, à moins qu’il n’abandonnât son fardeau. Il n’y songeait guère, mû du vouloir âpre de la lutte. Il fondait vers l’Est, vers la rive où il avait abandonné son canot. À supposer même qu’il gardât sa vitesse, il ne pouvait l’atteindre avant une demi-journée, longtemps après le crépuscule, après que la lune serait au zénith.

Après les premières minutes, la jeune fille cessa toute défense. Femme, après tout, emportée par un mâle qui ne la rudoyait point, une curiosité venait à naître, tellement qu’elle se laissait placer la tête et la naissance de la poitrine sur l’épaule de Vamireh. Au loin, sur la savane, elle voyait les hommes de sa tribu, elle distinguait leurs gestes. Armés de grands arcs et de lances légères, couverts de manteaux en étoiles tissées avec les fibres de la plante et la laine de l’animal, elle les comparaît confusément à Vamireh vêtu de la fourrure du Leo Spelacus, armé de la massue et de la sagaie. Elle souhaitait leur triomphe, sans doute, et pourtant aurait voulu sauver la vie du ravisseur. Des instincts vaniteux, l’impression féminine que la violence du mâle n’était point une injure, la force de Vamireh, l’attraction de l’inconnu, ces choses voguaient par son esprit de mi-barbare, éparpillaient ses vœux.

Une heure se passa, de course farouche, où Vamireh augmenta toujours l’avance.

Plus douce, plus courbe, la lumière ambrait la savane et l’ombre du chasseur et de sa proie galopait immense vers l’Orient. Soudain, se retournant. Vamireh ne vit plus les traqueurs. Il monta sur un tertre, il les aperçut à plus de cinq mille coudées. Un rire de triomphe lui sourdit aux lèvres et il cria :

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— Ehô ! Ehô !

Puis il dit à la jeune fille : Vamireh est le plus fort !

Elle détourna la tête, offensée de son rire et de son cri. Il s’assit. Ils restèrent en silence cinq minutes. Le souffle de Vamireh, rauque d’abord et dur, se régularisa, ses pectoraux se soulevèrent plus rythmiques. Alors il murmura quelques paroles. Elle ouvrit les yeux, leurs regards se frôlèrent. Celui de l’homme était calme et tendre. Elle plissa les paupières, une témérité féminine, malicieuse, dédaigneuse, parut sur sa face. Vamireh s’en inquiétait, en était charmé, la trouvait ainsi plus aimable encore, et répétait, moins convaincu :

— Vamireh est le plus fort !

Déjà les poursuiveurs apparaissaient plus proches : il fallait recommencer la fuite. Vamireh regagna de l’avance et il parut alors évident que c’était les autres, non lui, qui se lasseraient les premiers. D’ailleurs leur troupe maintenue ensemble jusque-là, se disjoignit, trois ou quatre trop fourbus pour suivre encore. Le reste se tenait à peu près en groupe, nul ne se souciant de devancer ses compagnons, retenus par le mystérieux de l’aventure, la taille haute et l’agilité extraordinaire du Dolichocéphale. De plus, ils perdaient souvent la piste.

Le jour s’alanguit davantage. L’heure jaune fut là. Sur la savane, un silence moins vibrant, une atmosphère mélancolique et fraîche, un stade de repos. Les oasis éparses épandirent de la vie autour d’elles. Les némocères volèrent en hautes colonnes par-dessus les surfaces moites. Partout s’éveilla un froissement, des balbutiements de passereaux. Heure de sécurité et de bien-être où les diurnes n’avaient pas encore à redouter la rôderie des fauves, où les grands ruminants se couchaient sur la plaine dans une sécurité charmante, où quelque chose de la jeunesse du matin revenait dans la chute du jour.

La course de Vamireh devint traînante et embarrassée. Mais, derrière lui, il semblait que la poursuite fût abandonnée. À l’extrémité de l’horizon les silhouettes des porteurs d’arcs s’étaient évanouies, et c’est en vain que le chasseur essaya de les apercevoir en gravissant un monticule. Pour la seconde fois il prit du repos, il déposa l’étrangère. Mélancolique, elle resta debout à côté de lui, comprenant l’inutilité de toute tentative de fuite. Lui, à présent, se sentait trop las pour exprimer son triomphe, inquiet d’ailleurs, car il sentait bien ne pouvoir recommencer cette course. Toutefois, il se consolait à la pensée qu’eux aussi devaient être hors de force, peut-être égarés.

Ils restèrent là sans une parole. Le soir vint. Avec une lenteur auguste les univers du nuage moururent sur le couchant et Vamireh tressaillit en voyant sa compagne s’incliner, étendre les bras vers l’horizon et parler au disque du soleil. Fils des Occidentaux non hiératiques, superstitieux vaguement mais sans culte, il ne comprenait guère l’acte de l’Orientale, il la regardait avec curiosité, peut-être avec inquiétude. Quand elle eut terminé, ils restèrent quelque temps encore, jusqu’à ce que la lune se levât.

— Viens, fit alors Vamireh.

Elle comprit le geste et, sans résistance marcha à côté de lui. D’ailleurs, dans la solitude de nuit, tandis que le loup et le chacal commençaient à hurler sur les steppes, il devenait l’abri. Elle admira plus profondément sa grande massue rejetée sur l’épaule et fixée de ligatures. C’était déjà, confuse, de l’intimité, de la confiance, une résignation moins farouche. Lui, taciturne, recru de fatigue, il n’avait pas son ardeur de naguère, le sang de Mai plein de forces généreuses épuisé en ses artères. Longtemps allèrent leurs silhouettes, tandis que montait la Lune préhistorique. Déjà la steppe se couvrait de plus d’oasis, déjà les arbres se multipliaient en massifs, annonçaient la forêt prochaine, déjà les rayons tombaient plus argentés sur les herbes, et Vamireh songea que sa compagne devait avoir faim et sommeil. Lui avait surtout soif.

— Repose-toi ! dit-il… Vamireh va guetter les bêtes !

Elle s’assit, soumise. C’était sous trois figuiers sauvages, trapus et tout parfumés de printemps. Le Rêve y coulait entre les ramures, le rêve éternel de la Lune et des Constellations : la fille orientale y plongea son âme confuse. Elle y percevait la fragilité de son être. Sa famille et sa tribu, les feux du soir, les prêtres, les troupeaux de bœufs asiatiques la hantaient et la tourmentaient jusqu’aux larmes. Mais, si seule, elle n’arrivait pas à haïr l’homme qui l’avait volée, le percevait trop comme la seule barrière devant la nuit formidable.

Vamireh, dans la steppe, attentif, surveillait l’espace. Des profils de félins apparaissaient par intervalles. Très loin un cervidé fuyait. Voilà que, nez au vent, un loup approcha des trois figuiers. Presque aussitôt, effrayé, un corps bondit, un lièvre. Lancé selon une oblique, Vamireh attendit le point de sa course où il serait le plus proche, puis sa sagaie se leva, siffla et le petit animal roula parmi les herbes. Au bondissement du chasseur, le loup prit la fuite et l’homme alla ramasser le lièvre.

Rapidement, il le dépouilla, le suspendit à une branche. Puis, amassant des herbes sèches, des rameaux secs, il prit dans un sachet les silex dont les Dolichocéphales faisaient le feu, il étendit des fibres très sèches, fit jaillir les étincelles. Après quelques tentatives, la flamme s’éleva, légère d’abord, puis avivée aux poignées de combustible adroitement disposées, et le lièvre commença de rôtir. L’Asiatique, à l’éclair du feu, s’inclina comme naguère devant le couchant, avec une semblable mélopée de paroles. Vamireh, impassible, fit rôtir le lièvre. Quand il fut à point, il l’offrit à sa compagne et ils mangèrent en silence.

Le repas fut court, l’un trop las et l’autre trop émue pour manger beaucoup, mais une soif vive les tourmentait : il ne fallait donc pas songer à faire halte avant d’avoir trouvé de l’eau. Ils se remirent en route. Leur recherche ne dura guère. Après moins de mille pas, Vamireh commença de percevoir le ruissellement d’une onde, et bientôt un petit cours d’eau se montra où ils s’abreuvèrent.

— Dormir ! dit l’homme.

Elle comprit le geste, s’effaroucha, scruta Vamireh. Dans la pâleur lunaire, il avait une face triste et lasse, nullement féroce. Alors, elle s’assit contre un bouleau, elle entreferma les paupières, mais, défiante encore, luttant contre la lassitude. Les forces la domptèrent, l’inconscience passa sur son être, elle succomba à la demi-mort quotidienne.

Assis au bord du ruisseau. Vamireh contemplait les facettes de l’eau, les réticules de la végétation, les meneaux des saules interposés devant la Lune. Un songe vaste, et paisible comme la nuit, naviguait par sa cervelle. Attendri par la fatigue, toute son aventure lui apparut dans des notes lentes, profondes et tendres. L’ascension de la Lune, le hurlement des bêtes, la parlerie des fluides, les fantômes arborescents debout sur la steppe, semblaient lui dispenser le temps et l’espace. Pour avoir emporté la vierge, il la sentait sienne, autant que la peau du Spelacus qui lui pendait sur les épaules. Mais le firmament vacilla, les arbres se transmuèrent en physionomies mouvantes. Vamireh sentit à son tour la pesanteur de l’ambiance, le recul de son être, ses chairs soumises au repos. Vaguement il se traîna sous le bouleau, il saisit le vêtement de la jeune fille dans sa main, il croula sur les herbes.

Le temps passa, la lune se mit à descendre la pente du déclin. Elle était à moins de trente degrés de l’horizon lorsque Vamireh s’éveilla. D’un coup d’œil, il s’assura de la présence de sa compagne, puis il se mit debout, explorant la steppe. Rien ne s’y montrait d’équivoque et il conclut que les poursuivants avaient abandonné la jeune fille ou que leur fatigue, plus considérable que la sienne, les avait condamnés au repos. Comme il se sentait allègre, ses forces reparues, il résolut d’augmenter encore ses chances et de se remettre en route. Un quartier du lièvre restait qu’il divisa en deux à l’aide de son couteau de silex et dont il mangea une part. Puis, après s’être trempé la tête au ruisseau quelques minutes il resta en contemplation devant la dormeuse.

Elle avait croulé sur le sol. Sa tête délicate reposait sur son coude. Toute sa personne, repliée en zigzag, avait un charme exotique dont s’inquiétait Vamireh. Un afflux de sang lui gronda par les tempes, sa sauvagerie s’éveilla toute et il se pencha. Quel instinct, quelle douceur poétique le releva, plein de pitié ?

Incapable de l’analyser, il ne subit pas moins l’impression, il éveilla d’une secousse légère sa compagne. Elle se dressa lente, effarée, les yeux dans le chaos du sommeil. Puis la perception des choses revenue, elle fut triste, regarda sombrement les steppes lunaires, la chute rougissante de l’Astre, dans les abîmes occidentaux. Cependant, une joie vague la pénétra, la sensation du jour approchant, l’énergique appel du bonheur dans les chairs jeunes. Aussi ne refusa-t-elle pas le sommaire repas que lui offrit Vamireh et même, son appétit revenu, elle prit plaisir à mordre la cuisse rôtie du lièvre. Lui, charmé, regardait ses dents de louve, sa chevelure roulée au long du cou, et je ne sais quelle maternité se mêlait dans le jeune préhistorique à son amour croissant.

Furtive, entre ses cils baissés, elle se réaccoutumait à la présence du chasseur, le trouvait plus beau et plus puissant encore que la veille, mais le souvenir sacré de la tribu s’interposait entre elle et lui et la remplissait de regrets.

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IV

LA POURSUITE

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Un peu après l’aurore, Vamireh et sa compagne atteignirent enfin le fleuve. L’esquif abandonné était toujours dans le buisson où il l’avait caché, il n’eut qu’à le charger sur son épaule et à le remettre à flot. Mais quand il voulut y placer l’étrangère, elle manifesta une répugnance violente. Il fallut presque la contraindre. Au reste, dès qu’elle fut embarquée, sa résignation revint, son fatalisme d’Orientale.

Vamireh, se tenant près de la rive où le courant était maniable, se mit à remonter le fleuve avec lenteur. L’heure était délicieuse, dans les rayons obliques, non chauds encore, toute la nature rajeunie sur les steppes. Des arbres plus nombreux annonçaient l’approche de la forêt. Vamireh espéra l’atteindre avant que le soleil fût à mi-route vers les zéniths. À peine pagayait-il depuis une demi-heure, qu’il eut une alerte. Son œil aigu, là-bas, sur la plaine, apercevait une troupe confuse, hommes ou animaux. Après quelques minutes, le doute ne fut plus permis ; c’étaient des hommes semblables aux poursuiveurs de la veille et, selon toute probabilité, les mêmes. Grâce au rideau des arbres, il y avait toute chance qu’ils n’aperçussent pas de suite l’esquif, tandis que Vamireh, proche de ces mêmes rideaux, et pour qui, en conséquence, toutes les trouées étaient autant d’observatoires, était en position de suive leurs mouvements sur la surface déclive qui menait au fleuve. Ils n’allaient pas vite d’ailleurs, ils s’arrêtaient souvent, et il fut bientôt évident pour le nomade qu’ils suivaient sa piste, avec toutes les haltes que comporte ce mode de poursuite. Vamireh dissimula son impression à sa compagne et se mit à pagayer plus ardemment, avec l’idée d’atteindre la forêt et de débarquer à l’autre rive. Mais après quelques minutes, la jeune fille aperçut à son tour les arrivants et ses traits s’animèrent, une exclamation jaillit de sa poitrine, puis, tournée vers son ravisseur, elle le regarda d’une manière suppliante et humble. Ému, il baissa les paupières. Mais un dépit lui vint, une résolution farouche qui lui fit dire comme la veille :

— Vamireh est le plus fort !

Elle se tint raide, en apparence indifférente, épiant obliquement la venue des autres. Vamireh calcula que s’il pouvait être hors de vue au moment où ils atteindraient la rive d’assez près pour percevoir les détails du fleuve entre les végétations de bordure, ils hésiteraient nécessairement entre trois idées : qu’il avait descendu le courant, qu’il l’avait remonté ou qu’il avait traversé le fleuve et continué sa route vers l’Est. En maintenant la vitesse actuelle de son esquif, il serait possible d’atteindre l’île longue et étroite, couverte d’arbres, qu’il apercevait en amont du fleuve, à deux mille coudées.

Là, en obliquant à droite, il deviendrait impossible aux poursuivants de rien distinguer. D’ailleurs, à évaluer les distances et les vitesses respectives, Vamireh n’arrivait qu’à un à peu près, et tout son salut dépendait d’une dizaine de coudées. Aussi concentra-t-il ses forces dans un effort suprême et il approcha rapidement de l’île. Mais en même temps les autres approchaient du fleuve. À un moment son inquiétude fut immense : un des Asiatiques venait de s’arrêter et, la main en abat-jour sur le front, semblait regarder dans la direction de Vamireh. Au geste dont sa main retomba, Vamireh devina qu’il n’avait rien vu, mais il ne resta pas moins acquis que déjà les rideaux d’arbres devaient sembler moins opaques aux autres pour que l’un d’eux eût tenté de les sonder. Par bonheur l’île approchait. Encore quelques coups de pagaie et Vamireh allait toucher la pointe. Alors, soudain, ayant compris la manœuvre désespérée, sa compagne se mit debout dans la barque et poussa un cri. Impuissant, Vamireh donna les derniers coups de pagaie, doubla le promontoire, puis, à l’ombre enfin, invisible, il atterrit dans une petite crique, il se leva furieux :

— Tais-toi !…

Sa main rude enlevait la jeune fille, la secouait toute. Elle eut peur, se tut, dominée, revenue à son fatalisme. Deux minutes, il resta colère, les tempes chaudes, puis il se calma, certain que le cri n’avait pas porté et se remit à surveiller la steppe. Décidément, il avait l’avance. Eux, là-bas, plus lents, plus hésitants, parvenus à une zone où des traces d’urus se mêlaient au passage de Vamireh, visiblement ne pouvaient encore explorer le fleuve. Vamireh les montra d’un doigt triomphant à l’Orientale :

— Ils ne te reprendront jamais… jamais !

Et, la forçant à se rasseoir dans le canot, il reprit la pagaie, il remonta en serrant l’île de près.

Pendant un temps indéterminé, la petite embarcation avança dans le silence. L’île s’élargissait, enchevêtrée, emplie d’une végétation farouche, les arbres dévorés de lianes. Des crapauds colosses, des échassiers, des palmipèdes se découvraient par intervalles. À travers l’encens printanier, la joie parfumée des corolles, un fleur d’humus, de bois moisis, d’organismes sauriens émanait de la pénombre. Partout des caps à doubler, des plantes fluviatiles sournoises entravant le canot. Les ogives des aulnes et des frênes attouchaient Vamireh et sa compagne et l’image tremblante des choses rebondissait sur les flots, revêtue tout ensemble d’une grâce plus discrète et d’une navrance vertigineuse.

Vamireh atteignit ainsi la moitié de la route, puis l’île se remit à décroître, à s’effiler en proue. Les eaux bleuirent. Enfin la pointe parut, le fleuve se montra large et limpide, la forêt se profila à trois mille coudées. Le nomade songea que, en gardant la gauche, l’interposition du vaisseau de l’île le maintiendrait sûrement invisible tant que ses adversaires n’auraient pas atteint la région riveraine correspondant au centre, en supposant qu’ils eussent continué la poursuite. Quand bien même ils auraient changé de rive (auquel cas le péril était plus proche) il atteindrait probablement la région forestière sans avoir été aperçu et là, l’entravement de leur marche donnait tout avantage à l’embarcation librement lancée sur les flots.

 

Le canot glisse dans l’abondante fraîcheur sur le fleuve élargi. Du jour puissant coule par la travée ouverte en haut à l’intervalle de frondaisons. Au loin, des îles s’échelonnent et l’image des arbres près de la rive, leurs ombres noires, leurs vies frissonnantes possèdent une beauté vertigineuse. Autour, la forêt est comme un antre obscur à mille ouvertures béantes, toute peuplée des bruits de la vie, formidable couvert de l’éternelle lutte, abriteuse des races adverses, propice aux pièges de l’attaque et aux remparts de la défense, soute aux vivres commune à la bête frugivore et à la carnivore, au reptile et à l’oiseau.

Vamireh tient le harpon à crans, désireux de frapper quelque poisson. Une quiétude lui est venue. Après les longues courses des derniers jours, une nécessité de repos l’arrête souvent à de petites besognes : réparation d’armes ou de vêtements, affût d’animaux à la chair friande. Ce matin, la pêche le passionne. Déjà deux fois il a manqué sa victime, car plus prompte fuit la bête des eaux dans les remous de son hélice que ne s’élance la main de l’homme ; une troisième fois le harpon s’abaisse et Vamireh tenant la hampe darde la pointe aigue au flanc d’un jeune esturgeon. Le poisson ondule et tressaute ; les crans s’opposent à la sortie de l’arme, mais sous les bonds électriques de la proie les liens courent grand risque de rompre, et il faut que Vamireh manœuvre habilement pour éviter les coups trop nets ou trop perpendiculaires. Il pagaie de la main gauche, pousse devant lui sa prise jusqu’au bord du fleuve : là il enfonce davantage le harpon, le soulève enfin et jette sur le rivage l’esturgeon sanglant.

Il se hâte de préparer le repas. Bientôt, rongées par les flammes, les branches sèches, les tiges herbacées ont fait un tas de cendres grises où des tranches de la proie sont enfouies… Elles en sortent savoureuses, de chair tendre, et les deux jeunes gens les dévorent.

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Un peu engourdis du bon repas, leurs yeux explorent la diversité des choses : ils sont assez loin de la rive, dans un cirque bordé de hêtres énormes. Les broussailles abondent, travaillant à recoudre l’hiatus produit là par une vieille catastrophe, à refaire l’intégrité de la forêt. De larges composées s’ouvrent avec un fleur amer et des chardons colosses, hérissés, barbelés, croissent superbes et terribles.

Elem et Vamireh rêvent doucement dans une parfaite quiétude et voilà qu’une flèche passe à une coudée du Pzânn. Il se dresse, saisit ses armes. Son œil expert découvre des silhouettes humaines derrière les troncs des hêtres. Ces silhouettes bientôt émergent et une volée de flèches plane. À cette heure de péril, l’instinct jette Elem sur la poitrine de Vamireh, tandis que la lutte s’engage, tandis que les ennemis, au nombre de sept, se rapprochent vivement. Trapus, ce sont les hommes d’Orient, aux yeux d’Érèbe. Ils savent la rapidité de Vamireh et se rabattent sur lui en éventail de manière qu’il ne puisse échapper à leurs coups… Déjà les arcs sont tendus, les flèches envenimées prêtes à parcourir leurs redoutables paraboles, mais des voix s’élèvent dénonçant le danger d’Elem, et toutes les mains abandonnent l’arc pour la lance.

Fier, Vamireh les regarde et son cri de bataille remue le cœur des plus braves. Il reconnaît dans ses ennemis la race d’Elem, le crâne large, la peau brune, les yeux sombres. Des tatouages ornent leur front et leurs bras, un robuste vieillard les guide. Vamireh a pris sa sagaie… Des bruns s’abritent derrière les troncs proches… Alors Vamireh étreint Elem et commence sa retraite vers le fleuve où il espère pouvoir s’embarquer… Un ordre du chef, les flèches pleuvent, le Pzânn les pare adroitement et sa fuite s’accélère.

Tactique très bonne dont les Orientaux se dépitent, car trois d’entre eux s’élancent. Mais la sagaie de Vamireh frappe le plus agile et le Pzânn rit du grand rire triomphal de sa race à songer que les deux survivants ne sont point de force à lutter contre lui… Sa massue tournoie dans le vide avec défi, sa robuste poitrine laisse partir des rauquements farouches, son bras se plaît à l’extermination…

Le chef voit la perte des siens, il leur ordonne d’attendre et, sous les paroles impérieuses, ils obéissent.

Une trêve. Parmi les grands chardons, les Asiatiques se dissimulent, coupant la retraite sur le fleuve. La cendre des hêtres, leur colonnade obscure, les pénombres éternelles sous les frêles croisillons de la branche, Vamireh les revit dans une mélancolie belliqueuse, tandis que le soleil éclaire le grand cirque, la levée incohérente des broussailles d’où les Orientaux épient l’ennemi. Dans la tête longue du Pzânn, à travers la fièvre de la lutte, une impression de lutte pesante, l’effroi de reperdre Elem, de se retrouver pour les longues journées du retour dans le mutisme pétrifiant des choses.

Il n’a plus au jet que le harpon. Le capitaine oriental veut une attaque d’ensemble où, s’il faut qu’un périsse, les autres aient au moins la chance de le venger. Éparpillés afin de ne point offrir une mire trop certaine, ils courent sus au ravisseur… Le harpon ne fait pas de victime, la corne trop tôt détachée de la hampe. Mais Vamireh trouve une ressource nouvelle dans un silex ovoïde qu’il porte sur lui. Il s’en sert comme d’un projectile qui va frapper le vieillard commandant. Celui-ci s’affaire, stoïque, en lutte silencieuse contre la douleur. Il la vainc, il se relève, rejoint ses hommes, et ses traits respirent l’angoisse avec la haine.

Vamireh veut encore essayer de fuir. Il saisit Elem, bondit. Des flèches le suivent : une blessure et c’est la mort… D’ailleurs, chargé d’Elem, n’ayant qu’un champ restreint à fournir, presque pas d’avance, il sera rattrapé au bord de la rivière avant que le canot puisse prendre le large. Il dépose la jeune fille, la laisse libre. Elle ne s’éloigne pas pleine d’anxiété pour le Pzânn. Il la comprend, et avec une pensée dernière à Zom, à Namir, aux grottes et aux grandes plaines, il accepte le combat…

Corps à corps, les flèches rendues impossibles, la mêlée débute mal pour les Orientaux ; une lance est brisée par la massue de Vamireh, une autre par lui conquise, et, terrible, il fait usage à la fois de ses deux armes… Reculant, avançant, selon les chances, il parvient à tenir en respect les cinq orientaux, et même il en blesse un légèrement à la poitrine… Mais ces péripéties l’ont éloigné d’Elem… il la voit entre les mains ennemies et s’aventure pour la reprendre… Une lance lui ouvre le côté, le sang coule… Sa formidable revanche brise le crâne d’un Oriental, en jette un deuxième par terre, l’épaule fracassée, tandis que le chef reçoit un coup de pique à travers la cuisse…

Pourtant le Pzânn s’affaiblit ; ses dernières forces se coercent pour la défensive. Elem pousse des clameurs hurlantes tandis que ceux de sa race se préparent à l’assaut ultime, tandis qu’une ardeur guerrière fait se traîner l’énergique vieillard lui-même auprès de l’ennemi blessé… C’est la fin. Vamireh s’apprête à fuir. Sa massue fait encore un tour, encore une victime… puis il ramasse en hâte une lance et un harpon, il court jusqu’au fleuve, arrive au canot, s’y place et trois coups de pagaie le livrent au courant. Ses adversaires pèsent le danger d’une lutte aquatique. Le chef interdit d’en courir le risque… Alors tous s’emparent de leurs arcs, mais le tir même devient inutile, car la barque disparaît derrière un îlot.

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V

VAMIREH

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Étendu au fond de la petite barque, Vamireh fermait de la main sa blessure. Du sang figé la couvrait. Il attendait depuis une heure que vint une réaction favorable pour gagner la rive, car la perte du sang le jetait aux limbes du rêve, à un demi-évanouissement très doux, où la perception nette de son corps lui échappait. Les choses circulaient comme amincies, frêles, tandis que sa poitrine se perdait dans les délices d’un flot tiède, asphyxiant et angoissant.

Puis, la crise passa. Avec la fièvre du mal la force naquit. Le Pzânn put mener sa barque jusqu’à la rive, il put descendre et recueillir les feuilles balsamiques et la résine convenables au pansement. D’abord, il lava sa blessure à grande eau, puis il en rapprocha les lèvres, appliqua des feuilles enduites de résine et une large bande de peau par-dessus. Ce pansement, d’une solidité à toute épreuve, permettait une évaporation suffisante et même livrait passage à la suppuration. Au bout de huit jours, il faudrait le renouveler ; mais, en attendant, grâce aux feuilles aromatiques et à la résine, les complications étaient peu à craindre.

Vamireh sentit un grand soulagement ; l’inquiétude vague que tout mal porte en soi disparut et il lui vint un orgueil considérable, une joie de victoire. Voluptueusement il apaisa sa soif et sa faim, puis se mit en quête du bois nécessaire à la fabrication de nouvelles armes. Il eut vite les hampes : douze petites pour des sagaies, une grande pour la lance. Comme il y travaillait, la tentation lui vint d’avoir un arc et des flèches à la manière orientale, en bois durci au feu. La barre de l’arc était plate mais large avec une encoche ronde très légère pour diriger la flèche. Vamireh déracina un jeune frêne dont il brûla les extrémités, puis il passa de longues heures à racler le bois pour l’amincir en se servant tour à tour du feu et du silex.

Le soleil se coucha avant qu’il pût achever, et il reconnut qu’il faudrait au moins deux jours sans compter la besogne d’affûter les flèches. Aussi, tout en cherchant le meilleur abri nocturne, se promit-il de terminer d’abord la lance, les sagaies, les harpons, afin de se prémunir contre les attaques, d’ailleurs improbables. Les Orientaux avec leurs deux morts, leurs blessés dont le chef, ne se soucieraient guère d’ouvrir les hostilités. Ils allaient, au plus vite, regagner leurs steppes en emportant la jeune fille. Vamireh sourit en pensant qu’ils ne la tenaient pas définitivement et il s’endormit tard, enfiévré des stratagèmes qu’il combinait pour la reprendre.

Le lendemain, à son réveil, une grande faiblesse le tint couché. La cicatrisation débutait. À peine put-il se traîner jusqu’à la rive, où il s’endormit tout de suite après avoir bu, au risque d’être dévoré par les fauves. Le soleil tenait le zénith lorsqu’il reprit connaissance. Il se désaltéra de nouveau. Sa tête bruissait, ses veines palpitaient, sa pensée était lourde.

Il comprit que la journée était perdue, s’y résigna et se fortifia dans son canot près de la berge du fleuve. Avec des pauses où il allait s’abreuver comme dans un rêve, les ténèbres furent sur sa vie jusqu’à l’aube prochaine. Il frôla le Néant. Toute la nuit sa robuste poitrine agonisa dans l’ombre. Les périodes de la crise s’escaladaient les unes les autres comme des vagues de marées. Mais, avec l’aube, le calme vint, le sommeil réconforta et, au quart du jour, Vamireh s’éveilla de faim.

Il vérifia son pansement. Toute douleur avait cessé ; les chairs, presque unies en première intention, n’avaient qu’un bourgeonnement léger ; la rougeur disparaissait de la poitrine. La tête était libre. Vamireh se mit en quête de nourriture, armé de ses deux uniques armes restantes, un harpon et une lance. Le sous-bois, à ce moment, offrait peu de ressource et, par surcroit, l’embuscade seule était possible, car le blessé n’eût pu fournir un élan quelconque. Trois heures coulèrent où il ne passa que de petits carnivores à la chair répugnante, et déjà la faim commençait à tordre terriblement les entrailles du chasseur quand parut un harpail conduit par un bel élan mâle. C’était de gros gibier dangereux, mais d’autant plus séduisant que le bois du mâle défrayerait tout ce qu’il fallait en pointes de lances, de harpons et de sagaies. Vamireh regretta davantage, à cette heure, de ne pas avoir d’arc qui permit l’attaque lointaine, car l’élan vengeait souvent avec énergie le meurtre de ses biches. Celui-ci était un cerf colosse, grand comme nos grands chevaux actuels, et son bois s’empaumait par-dessus sa tête en ramure de hêtre défeuillé : deux fourches d’abord, puis une large table garnie de pointes recourbées.

Le Troglodyte, sous le couvert, avec d’infinies précautions, se rapprocha du groupe ; mais la distance restait trop considérable pour espérer de pouvoir lancer fructueusement l’unique harpon. Il attendit donc. Les animaux broutaient, jouaient, si bien qu’à un moment une biche folâtra à portée du bras de l’homme. Le harpon siffla, s’enfonça. Un bramement d’agonie et la bête s’abattit, tandis que le troupeau s’ébrouait, filait dans les halliers, laissant le mâle immobile à scruter les épaisseurs feuillues. Après une minute, le grand cerf s’approcha de la victime et il piétina nerveusement le sol, partagé entre le désir de se venger et la crainte de l’inconnu. Cependant, la passion du bois superbe de la bête hanta Vamireh ; par un mouvement irréfléchi, et tout maladif, il sortit du couvert, la lance en arrêt et la fourrure du Leo Spelacus à la main.

L’herbivore hésita, sa prunelle oblongue perdue dans le rêve des futaies ; mais déjà l’homme reculait et l’instinct de la bête connut en cela une faiblesse. Prompte, sa tête rasant le sol, elle fondit sur le barbare. Il la vit venir, s’effaça, suspendit aux pointes fourchues son lourd manteau, puis, tandis que le cerf se débarrassait en un hochement formidable, il pointa la lance entre les côtes et la poussa jusqu’au cœur. L’animal chut. Vamireh s’abattit également, épuisé par l’effort. Mais il se releva bientôt, alluma du feu, fit cuire un morceau de la biche.

Son appétit satisfait, une grande tristesse lui vint. Elem lui manqua. Il la revit bien plus précieuse, ses yeux bruns, son air farouche et tendre à la fois. Il se souvint des péripéties de la lutte où elle ne l’avait pas abandonné. Son regard la chercha aux sous-bois, et ce fut une constriction du cœur, bientôt intolérable. Il cria le nom de la jeune fille, rêva âprement aux moyens de la reprendre.

Les bois se taisaient, dans l’heure chaude. Le soleil miroitait sur le fleuve, pleuvait par petites ellipses à travers la densité frêle des arbres. Les fourrés reposaient comme de grandes nuées et l’espace couvert aux frondaisons hautes, pleines de lueurs éparses, avait des échappées confuses, des enfoncements de gouffres. Affiné de douleur et de solitude, la vue de ces choses remuait l’être du Troglodyte jusqu’à la souffrance. Il eut tour à tour envie de sommeil et d’art, il revécut une journée de travail qu’il sculptait aux grottes un bâton de commandement et cela le ramena à l’élan et aux nouvelles armes.

Armé d’un silex à fines dents de scie, il se mit à la besogne. Au soir, il avait détaché le bois de la tête. Un peu de fièvre le reprit alors, car le va-et-vient du bras avait irrité sa blessure. Dans l’oisiveté, et ne pouvant dormir, l’envie le tenailla d’une expédition pour reconnaître les traces d’Elem. Il se glissa dans son canot, descendit le fleuve.

La nuit le cachait dans la grande ténèbre. Le fleuve semblait une voix de silence, toute basse et chuchoteuse où seuls des batraciens isolés coassaient, rauques et tristes. Par les surfaces alternatives d’ombre et de reflet, le vol ballant et sûr de l’aveugle chauve-souris se perdait et se retrouvait sans cesse. La bande du ciel étoilé élargie au-dessus des arbres plongeait un abîme dans les flots.

Quelques coups de pagaie l’approchèrent de la rive où il avait lutté contre les Orientaux, puis il s’abandonna au courant, cachant sa silhouette de manière que la pirogue pût sembler de loin un tronc déraciné. D’abord ce furent des solitudes certaines où la faune restait quiète, puis des indices vagues révélèrent une présence redoutée. Enfin il aperçut des tas de pierres marquant la place de tombes et, une heure plus tard, la flamme d’un brasier dénonça la veillée des adversaires.

Longtemps, Vamireh observa. Elem devait être couchée à l’opposite du feu. Un guerrier veillait qui levait, de temps à autre, une de ses mains vers le ciel afin de ne point dormir. Le foyer projetait ce mouvement en une ombre gigantesque par-delà le fleuve. Le Pzânn serrait son harpon, mesurait l’éventualité d’une attaque, sa fièvre et sa faiblesse le poussant à être téméraire.

La rumeur des bois grandissait sous la brise. L’eau s’éclairait d’un phosphore pâli, un fond de halo où vivaient des branches lointaines, des havres semés de roseaux. Le travail des nues changeait à tout coup la face de l’onde, y jetait un voile de plomb, une vieillesse tremblante ou un ruisseau de constellations.

Un drame émut l’âme de Vamireh. Derrière le bûcher, le visage dans la lumière, Elem se montra. Ah ! la reprendre, l’emporter comme jadis ! Mais, à l’effort intérieur, il sentit sa blessure mal close, son bras impuissant ! Quelques jours encore, il aurait reconquis toutes ses énergies. En attendant il pouvait suivre la piste et choisir son heure. Il déposa doucement le harpon, empoigna la pagaie et, avant de retourner à son dernier gîte, il laissa le courant le mener à l’autre rive. De là, il pagaya avec prudence sa vitesse presque nulle d’abord, grandissant à mesure.

Une heure avait coulé. Le canot avançait péniblement, quoique Vamireh se tînt près de la berge. Outre le courant, il devait lutter contre des algues où sa proue s’enlisait, qui surchargeaient sa rame. Et il allait se résoudre à prendre terre, lorsqu’une sorte de chenal parmi les roseaux le tenta. Il y poussa sa barque, et, un temps très court, la navigation redevint heureuse, puis le chenal se clôtura de longues herbes aquatiques.

Dans l’espoir de retrouver les eaux libres à une courte distance, le Pzânn, tout fébrile, écarta l’obstacle, y entra. Avec de courtes chances, de petites mares seulement couvertes de lentilles, les roseaux, les algues, les joncs persévérèrent, si bien qu’une extrême lassitude pesa sur la poitrine de l’homme et qu’il dut s’étendre un moment au fond de sa pirogue.

La nuit avançait, un pressentiment d’aube pâlissait le zénith, des cris de coq sylvestre sonnaient par les massifs. La légère parlerie des feuilles aiguës se froissant et bruissant comme des pennes, le clapotis d’une loutre et l’éternelle rumeur du fleuve piquée de notes claires étaient les seuls bruits de la solitude. Les choses paraissaient plongées dans une brunie grise semi-transparente ; à peine si on apercevait sur l’autre rive la lisière noire de la forêt, entre l’onde et le ciel pâlis.

Vamireh se releva. Une torpeur extraordinaire l’engourdissait, le jetait au sommeil. Il eut hâte de trouver le gîte et mesura la distance du rivage. Elle parut considérable, d’autant que la végétation s’épaississait toujours plus. Une minute, il pensa d’abandonner l’effort, de dormir dans son canot ; mais il suffirait d’un mouvement pour verser l’embarcation et la blessure ne permettait pas le geste ample de la nage. Résigné, il se dirigea vers le bord, s’aidant de la pagaie, ensanglantant ses mains aux feuilles coupantes des roseaux, tirant, poussant la frêle pirogue, très las, très nerveux, avec de longues haltes.

Le jour venait, tout parut pâle à l’être exténué : les eaux, le ciel, la forêt. Le large fleuve sortait d’un horizon de buée et se perdait dans la buée encore.

La berge fut là. Il chargea son canot sur ses épaules, entra sous-bois, dépensa sa dernière vigueur à recueillir de grosses branches pour la consolidation de son abri sous la barque. Lourd, trébuchant, il commençait d’enfoncer en terre, au pied d’un arbre, celles des branches les mieux faites à cet usage, mais il dut interrompre sa besogne ; la torpeur plus forte le domina et, tandis qu’il essayait de s’asseoir, il roula anéanti au Nirvana du sommeil.

Quatre heures après l’aube, Vamireh sortit de sa longue torpeur, rafraîchi et fortifié comme d’un bain en rivière par les jours torrides.

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VI

RETOUR

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Après cinq jours de marche languissante, semée de continuels repos, une grande amélioration se marqua chez les blessés orientaux. L’étape du sixième jour fut sérieuse et ils purent opérer revoir le campement de la tribu avant la fin de la débutante lunaison. Premier debout, le chef n’avait jamais une plainte. Il supportait la meurtrissure de son épaule en robuste et stoïque vieillard dont les souffrances locales n’influencent pas l’organisme entier. Chaque soir, chaque matin, il visitait, pansait les blessures de ses hommes et la sienne, y appliquait les simples connus pour écarter l’inflammation et récitait des paroles plus bienfaisantes que le baume.

Le jour, silencieuse et farouche, Elem suivait la troupe ; mais elle s’éveillait fréquemment la nuit, se souvenait et pleurait. Le grand Nomade manquait à son âme de primitive : la face blanche aux énergies douces, les larges épaules, les muscles impérieux. Et les colères, les allégresses, la supériorité intellectuelle de l’œil bleu, les préoccupations d’art et de travail, tout émouvait sa chair en fleur, émouvait les affinités des races aux mélanges propices. Elle soupirait d’amour, tandis que les heures tournaient au firmament, rêvait d’évasion avec la crainte d’être immolée par ses frères.

Déjà, ils prenaient ombrage des louanges qu’elle accordait au Pzânn lorsqu’ils la questionnaient. Le chef seul, interrogateur pensif, suivait une tranquille enquête. Les détails sur la force, l’agilité et davantage encore, sur l’industrie, l’art de l’homme fauve, sur les mœurs de la contrée lointaine, il les recueillit avec ferveur. Ses haines apaisées par l’âge se noyaient à l’attrait de l’énigme. Il regrettait que le grand homme blond n’eût pas été capturé. Peut-être savait-il jusqu’où s’étendait la forêt, d’où venait le fleuve, où la terre touchait au ciel.

… Plus féroces de mœurs, moins artistes que les grands Dolichocéphales des plaines occidentales, les Orientaux avaient de bonne heure accepté les hiérarchies saintes. Sur les terres fertiles de l’Est, ils avaient le rêve du pasteur, immobile et monotone. Leur organisation sociale était plus parfaite ; mais ces races n’avaient pas l’avenir des races plastiques, volontaires, travailleuses et individualistes d’Europe.

Nomades et chasseurs, les Orientaux tiraient déjà profit du végétal, ils préparaient des pâtes farineuses avec des graines diverses et réussissaient ainsi à augmenter leur stabilité. Des récoltes de foin leur permettaient de nourrir quelques troupes de chevaux et de bœufs asiatiques, maintenus prisonniers dans des enclos, car la bête à peine domptée se refusait aux domestications régulières et ne pouvait servir qu’à la nourriture.

Tout cela, et la fertilité des terroirs, rendait les courses des Brachycéphales d’Asie moins vastes que celles des Dolichocéphales d’Europe. Dans leurs forêts, une faune de transition habitait où se retrouvaient des espèces déjà émigrées de l’Occident, des variétés rares de singes, des chacals, des daims mêlés aux bêtes des steppes froides, mammouth, ours, hyène, aurochs, urus, bœuf musqué. Par les frimas commençait l’exode des singes, des chacals, des daims, vers les grands bois du Midi ; l’été les ramenait.

Aux Savanes de l’Est, les Asiatiques avaient fait alliance avec le chien dont les villages s’espaçaient largement, le chien moins vaincu que l’anthropoïde, fort de discipline et d’intelligence et qui menait avec l’homme la lutte contre les grands fauves, aidait à chasser l’urus ou le cheval sous réserve d’une part au butin. Comme l’homme, les chiens avaient compris le bénéfice des sociologies, ils avaient l’assemblée délibérante, l’armée mâle, les chefs blanchis sous l’épreuve du temps… Par les âges légendaires, ils furent l’ennemi terrible de la race humaine naissante. Déjà le père du Neandertal broyait la face du lion et domptait le Dinothérium aux défenses inversées, déjà la terre tremblait à sentir les pas ralentis d’un rêveur de la genèse civilisatrice ébauchée aux mondes de l’insecte, que le chien défendait encore son règne. Et qui pouvait prévoir l’issue, puisque l’homme-singe s’attardait aux groupements familiaux, à la horde primitive, tandis que l’autre confédérait ses tribus, élargissait la patrie, levait des armées, fortifiait ses villes et enseignait ses enfants !…

Les vieillards chenus, sagesse des tribus nomades, surmontaient l’instinct farouche, pleins d’émulation dans l’enseignement des connaissances, pénétrés du mystère des choses, tentant des explications primitives sur les phases de la lune, la course des étoiles. On leur devait l’alliance avec les chiens, et ils encourageaient les tentatives d’apprivoisement sur les insectes, les oiseaux, l’urus, le cheval, l’ours, le loup. Cela tenait une grande place dans leurs annales. Ils savaient le caprice des bêtes et que, si quelques-unes cèdent à la force, d’autres préfèrent la mort à la contrainte. Ils allaient à des distances considérables voir la tribu des Pluies où le sorcier Nadda élevait des abeilles, la tribu de la Lune où un jeune guerrier montait sur le dos des étalons, la tribu du Tonnerre où trois ours vivaient parmi les hommes.

Le chef oriental, à ces souvenirs, sentait croître son dépit de n’avoir pas connu Vamireh. Avec ces géants blonds, hardis et industrieux, combien la paix eût été préférable ! Les deux peuples lointains communiquant à travers la distance auraient élargi le patrimoine de l’homme. Les parages inconnus seraient explorés ; l’ouverture du grand abîme, le pays des éléphants cornus, la bête des eaux, le serpent monstrueux, tout ce que la légende contait depuis des siècles.

Il protégea la jeune fille. Non seulement il interdit toute violence à son égard, mais encore il lui accorda pleine liberté d’allures. De jour, de nuit, il la laissait errer, soit qu’elle prît les devants ou qu’elle s’attardât, et il réprimait la mauvaise humeur de ses hommes d’une manière si ferme qu’ils n’osaient plus dire un mot. Elem fut reconnaissante au bon sorcier. Avec les jours son chagrin mûrissait tel qu’un fruit au soleil d’été. Dans la solitude elle levait les bras vers l’invisible, suppliait, priait. Ses yeux attentifs exploraient le fleuve, le fleuve ami où la barque du Pzânn durant des semaines l’avait emportée. La vue des plantes aquatiques, des brumes errantes à l’horizon l’enivrait et l’étouffait. Une soif de mourir, un profond instinct de survie, du sang trop rouge et trop vivant prêt à jaillir des veines, un esprit de révolte et de folie, ces choses, fondamentales encore à nos amours, la rendaient trouble, mortellement amante et désespérée.

Pourtant, au septième jour, il vint une accalmie.

Dans les brumes de l’aube, parmi les roseaux, elle crut apercevoir le canot de Vamireh. C’était loin et diffus, mais par toute son énergie de primitive, elle se persuada de la présence du Pzânn. Plusieurs fois, durant la marche, elle faillit se perdre à battre les fourrés, à s’attarder sur la berge. Distraite et songeuse, quand arriva l’heure du sommeil, elle ne put dormir, et sous ses paupières entrecloses son regard fouillait la Ténèbre.

 

Or, la nuit, tandis que la troupe dormait, le sorcier lisait, dans la flamme, le ruissellement éperdu de la vie de branches ; la flamme, nombreuse en êtres subtils et colorés, bondissants et crépitants, teinte de bleu fin, de jaune clair, de pourpre ; rase sur les cendres et court vibrante ; haute et onduleuse sur les ramilles, perdue dans des frontières de fumée qui, par endroits, s’allume et se déchire ; la flamme où surgissent mille chimères, des grottes, des forêts, de grands lacs rutilants, un monde fugace que des souffles inconnus attisent ou éteignent, un monde qui s’encolère et s’apaise et reprend plus furieux, dompté et redoutable, dévorateur de forêts soumis à la main d’un enfant.

— Salut, feu, dit l’Oriental, plus beau que l’onde ton ennemie, doux à la terre que tu fécondes, et doux à l’homme que ta caresse chauffe.

Il parut y rêver profondément. Peut-être y pressentait-il la grande merveille du futur, l’ère des métallurgies. Déjà, des parties de terre ou de pierre avaient fondu à la chaleur, on retrouvait dans la cendre de petits lingots solides. Chacun gardait soigneusement ces larmes de métal. Il en était de diverses couleurs, des jaunes, des grises, des blanches. À les frapper d’une pierre on leur donnait des formes, on les amincissait en lames : mais ces lames étaient fragiles, ployantes ou cassantes, et personne encore ne pensait y voir le rival de la pierre, de l’os ou de la corne.

— Le feu coule dans nos veines, murmura le vieillard revenu à des mysticismes, et c’est pourquoi notre bouche fume comme un brasier où l’on répand de l’eau.

Il respira voluptueusement dans l’orgueil de cette pensée et son cœur fut large tandis qu’il contemplait la nuit. La lueur du foyer éteignait les étoiles zénithales, mais à l’horizon du fleuve elles scintillaient nombreuses et fines.

— Le feu de la lune, celui des étoiles, est un feu froid ainsi que le regard des hommes…

Il se tut. La clameur nocturne des futaies semblait moins haute. Très loin, un lion rugissait et sa belle voix guerrière sonnait des creux d’abime, des échos de montagne, puissante et grave infiniment. Il ne régnait pas un souffle. Sur la clarté du fleuve partout des feuillées s’estompaient en masses lourdes, une angoisse venait de l’ombre.

Le vieillard eut le frisson de ces choses. Il se dressa. La lumière du bûcher éclaira tout entière sa silhouette trapue. Alors il parut s’inquiéter de voir Elem les yeux ouverts et il écouta : un bruit léger comme d’une bête lampante survenait des profondeurs obscures, il s’y joignit bientôt de brusques tressauts de feuilles, puis un très petit coup sec comme d’une pierre contre une pierre.

Debout ! cria-t-il, l’arc tendu vers le point suspect.

Une flèche sortit du couvert, rasant la tête du chef, et les Orientaux étaient encore demi-étendus que, d’un bond, Vamireh se trouvait près de la flamme. À son tour, le vieillard décocha une flèche ; mais elle se perdit vers la gauche du Pzânn. Celui-ci la massue haute, allait broyer son unique adversaire, lorsqu’Elem intervint suppliante. Prompt, le grand Nomade se porta vers les hommes couchés par terre et son geste disait clairement qu’il tuerait le premier agresseur. Se sentant vaincus, les Orientaux attendirent la loi de Vamireh. Le vieillard, sans crainte, regardait l’intrus. Il fit à ses hommes un signe d’apaisement.

— Parle et préfère la justice à la violence.

Vamireh comprit qu’il pouvait dicter ses conditions : sa mimique indiqua qu’il voulait Elem.

— Va ! dit le vieillard à la jeune fille. Mais pourquoi prendre de force la fille de nos tribus ? Que ton sang se mêle à notre sang, que la paix unisse les fils de la Lumière à l’homme des Contrées Inconnues.

Elem prit la main de Vamireh avec des paroles douces et l’entraîna vers le sorcier. Il se laissait faire, capté par la voix grave et digne de l’Oriental ; mais derrière lui les trois autres se levèrent brusquement avec des clameurs enthousiastes. Vamireh crut à une perfidie, saisit Elem et commença de fuir. À quelque distance dans la nuit il s’arrêta.

— Vieillard menteur cria-t-il, ta voix chante la paix, mais ton esprit veut la guerre ; Vamireh te méprise.

Il armait un arc et visait.

Elem de nouveau s’interposa : la flèche, déviée, s’enfonça dans les ténèbres. Alors, les autres s’armèrent ; mais Vamireh disparut tandis que le chef, triste, arrêtait la poursuite :

— Ne courez pas à la mort… Il n’a pu comprendre mes paroles et vos cris l’ont effrayé !

Le feu reçut de nouveau combustible, et, pendant que la flamme brûlait clair, les Orientaux se rendormirent, affligés de cette scène où leur naïveté à se croire compris avait rendu inutile la prudence du chef.

 

On approchait de la période diluvienne d’été qui venait tous les ans couvrir le ciel quaternaire. Alors le vent fraîchissait, le froid souvent tuait la fleur ou le fruit sur la branche et d’immenses famines consécutives exterminaient les frugivores. Les rivières et les fleuves débordaient. L’homme cloîtré aux grottes du haut pays, approvisionné, hibernait, passait les heures à construire des outils et des armes.

Vamireh, en prévision de ces jours néfastes, pagayait tout le jour. Elem, soumise, conquise, aidait. De la chair d’élaphe cuite servait à l’alimentation. Il s’y ajoutait des fruits sauvages, des racines fraîches, des œufs dérobés aux nids tardifs. Vamireh veillait Elem tendrement et leurs nuits sur les berges fluviales avaient l’immense poésie des enfances. Ils vivaient bien abrités contre le torrent des pluies : le canot soutenu par quatre piliers servait de toiture, la peau du Leo Spelacus fermait le côté du vent, de larges ramures débordaient partout sur les côtés. Et ce fut en ces jours que le grand nomade d’Occident devint l’époux de la fille des Contrées Inconnues…

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La pluie crépitante, le grand bruissement de la forêt criblée par l’invasion des gouttes, déjà cela contait l’hiver et la joie du Refuge. La première froidure confirma le pronostic. Vamireh, dépouillé en faveur d’Elem, grelotta sous la bise précoce. Il dut dépenser la matinée du lendemain à découvrir quelque bête à fourrure. Un ours fut pris à l’embuscade, le cœur traversé d’un coup de sagaie. Sa cervelle, jointe à la cervelle et à la moelle d’un renne, servit à oindre la peau au préalable bien grattée, débarrassée de ses graisses et de ses tendons.

Dès lors, ils furent tous deux au chaud pendant le sommeil. Elem, ravie du confort, riait doucement, infiniment confiante. Mais Vamireh gardait le souci des grandes pluies proches. Elles rendaient la forêt inhabitable. Les fauves, plus agressifs, les hordes de loups aux faims dangereuses, allaient amplifier la lutte sous les halliers. Aux combats perpétuels les armes seraient brisées. Il faudrait, durant des semaines, séjourner en quelque grotte pour refaire des harpons et des sagaies, sans compter la rudesse nocturne aux campements volants, les féroces averses sous le ciel découvert.

Pour peu que le début de la période diluvienne fût doux, on atteindrait les grottes vers la fin de juillet, mais en se hâtant, en employant toutes ses journées. Vamireh n’y manqua : de l’aurore au crépuscule sa main vigoureuse tourna la pagaie. Malheureusement des avaries survinrent à la pirogue et il fallut dépenser trois jours à un soigneux radoubage. Enfin, on reprit l’eau. Le fleuve gonflé se teignait de limon, débordait déjà ses rives les plus basses. Le courant s’opposait davantage ; il fallait tenir la côte ; de gros troncs flottants menaçaient et de terribles algues embrouillaient leurs écheveaux.

Elem passait la grosse partie du jour enfouie sous la fourrure, dans la stupeur de l’eau filante. Le repas était sa principale occupation. Pour le prendre, on amarrait la barque dans quelque havre. Grâce à une provision de brindilles mise à couvert, le feu flambait assez pour achever de cuire une portion d’élaphe, un palmipède, un poisson harponné en route.

Le climat sec et froid des temps de la Madelaine aux steppes d’Europe, quoique adouci dans l’Orient méridional, comportait aussi, néanmoins, la subite reprise du froid avant l’équinoxe d’automne. Cette reprise donnait lieu à des migrations partielles parmi les singes, les daims, les chacals, les rongeurs, les oiseaux palmipèdes et échassiers. L’Anthropoïde, alors, reculait vers le tropique, tandis que les hordes du mammouth arrivaient plus nombreuses, et que les pères de l’éléphant indien, les fils du grand anticus de Chelles descendaient les monts.

Vamireh parfois arrêtait sa pagaie quand arrivait sur les bords du fleuve une troupe de daims ou de chacals en route ; mais il se passionnait véritablement pour l’exode du singe à quelque défilé où, par des îles, il pouvait de cime en cime gagner l’autre rive. S’écoulant par centaines avec des clameurs d’orage, on les voyait se balancer, bondir à vingt coudées, rattraper la branche et de nouveau bondir. Leur face grimaçait comme mue par des idées. Ils avaient des gestes tout humains, se grattant le front, s’épouillant, assis sur le derrière, épluchant du doigt et de la dent quelque fruit. Leurs oreilles bien ourlées, leurs yeux à la visée très droite, l’adresse, l’intelligence de leurs mouvements charmaient Vamireh à l’extrême.

Il arriva qu’une mère furieuse lança son petit sur l’herbe. Le jeune singe blessé gémit en vain : les autres parurent peu soucieux d’encombrer leur colonne d’un invalide. Ému, le grand Nomade courut ramasser l’enfantelet. Il le trouva geignant, ses paumes appliquées à la poitrine... Mis au chaud, des fruits proches, la bête fut gentille. Elle aimait dormir au giron d’Elem, s’installer sur l’épaule de Vamireh, puiser de l’eau dans sa main, quereller son image dans les flots, et rien qu’à la voir, mobile, pleine de caprices, attachée à de menus jeux, le cœur de Vamireh se dilatait.

Était-ce une race d’hommes-nains ? Sur ce point il interrogea Elem et sut qu’on ne leur connaissait pas de langage, qu’ils vivaient comme des animaux. Cependant elle parla de l’homme des arbres, constructeur de huttes, et Vamireh se souvint de l’être aux yeux d’ambre, aux cheveux rares, au corps velu rencontré naguère.

Un jour, à l’heure où le rouge indécis tremblant dans la clarté annonce le coucher de l’astre souverain, Elem poussa un cri, la pagaie du Pzânn cessa de remuer les flots. Sur la rive droite des hommes avaient paru. Ils étaient bas de stature, courbés, et sur leur visage une laideur triste et humble s’immobilisait. Armés seulement de l’antique massue, des cheveux noirs disposés par petites houppes leur descendait jusqu’au menton.

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— Ce sont les « mangeurs de vers », murmura Elem avec dégoût. L’été, ils pénètrent aux Forêts et se nourrissent des bêtes molles cachées dans les coquilles ; au temps des pluies, ils descendent au bord de la mer et nulle tribu sacrée ne tolère leur voisinage !

En fièvre. Vamireh observait les « mangeurs de vers ». Leur mâchoire proéminait, leur front coulait en pente douce jusqu’à d’énormes arcades à sourcils, l’arrière de leur tête, démesuré, semblait trop lourd, leurs reins ne cambraient pas et ils s’étayaient sur la massue pour assurer leur marche. Quelque temps, parmi les plantes aquatiques, ils cherchèrent des racines, des fruits à pépins, et tous déposaient leur prise sur un tas devant le chef de la troupe. Déjà, au long de leur route, ils avaient amassé des mollusques univalves, des tubercules, des feuilles potagères ; aussi le tas était-il considérable. Quand le soir fut très proche, ils se groupèrent autour du chef et celui-ci distribua équitablement les vivres.

— Ils sont justes ! murmura Vamireh satisfait. Puis leur voyant allumer du feu, il céda au cri de son cœur, il dirigea vers eux la pirogue avec des gestes de fraternité.

Ils s’émurent d’abord ; mais le petit nombre des survenants les tranquillisa. Graves et silencieux ils contemplaient le grand nomade et sa compagne. La taille de l’homme, inconnue dans l’Orient, les stupéfia ; pourtant, ils furent prompts à sympathiser avec lui, tandis qu’ils gardaient une visible méfiance d’Elem où se retrouvait le type de leurs plus féroces persécuteurs.

Ils n’avaient pas de femmes parmi eux. Celles-ci, en hordes confuses, suivaient de très loin. Le printemps réunissait les sexes en des endroits traditionnels, puis les bandes mâles abandonnaient les bandes femelles pour l’été, l’automne et l’hiver. C’étaient des vaincus. Tôt jaillis de la matrice anthropomorphe du tertiaire, entrés dans les voies externes de l’humain par l’adoption d’armes, de méthodes sociales, trop loin du processus animal pour y rentrer brusquement sans faiblir, ils avaient perdu devant les cadets vigoureux l’espérance organique, cette force singulière qui abandonne le haut type du Rouge devant l’Aryen. Relégués, au surplus, dans les steppes arides ou à la profondeur des forêts, faibles, mal armés pour la chasse des rapides faunes sylvestres, ils tombaient de plus en plus à la phytophagie, adroits à découvrir les tubercules qui sont sous la terre, à reconnaître les tiges, les racines comestibles, s’approvisionnant du pépin de la pastèque, de la graine de l’hélianthe, friands de tout mollusque, passant l’hiver sur les côtes du lac Caspien on de la mer Noire, à vivre de pêche rudimentaire.

Une bonté, un instinct adorable rendait la vie de l’individu précieuse à la masse ; la plus stricte égalité réglait les partages et chacun se dévouait pour sauver son frère de la griffe des fauves. Par là, ils étaient encore les maîtres du lion, de l’ours, du léopard et même de l’anthropoïde. Mais leur effroi des Brachycéphales, chasseurs des steppes fécondes, était immense ; ils avaient vu périr les leurs par milliers sous les flèches et les sagaies.

Jamais ils n’approchaient des campements ennemis à moins de six journées de marche et ils évitaient jusqu’aux groupes solitaires.

Vamireh les capta par son rire puéril, sa générosité à offrir les vivres de son canot : des tranches d’élaphe et d’esturgeon, des œufs de canard. Ces provisions furent encore soigneusement réparties, à la joie du Pzânn. Celui-ci ayant fait présent au chef d’une fourrure de renard, resta confondu de surprise lorsqu’il vit gravement déchiqueter cette fourrure et un morceau en être offert à chacun. Son large rire, ses essais de faire comprendre l’absurdité d’une telle pratique, induisirent les « mangeurs de vers » à quelque défiance, mais plus manifeste encore apparaissait leur terreur d’Elem et le dégoût éprouvé par la jeune fille, tellement que Vamireh décida, à regret, la séparation. Il se réembarqua donc. Mais lorsqu’il fut loin, caché par les roseaux, il regarda longtemps avec des exclamations basses : les « mangeurs de vers » activant leurs feux se groupaient tout autour, et, après avoir construit en branchages une hutte légère où se glissa le chef, ils s’accroupirent sur les talons, en plein air, la face enfouie dans les genoux, les paumes sur la tête ; et le sommeil les prit ainsi.

Alors le Pzânn conçut une grande pitié pour le sort de ses frères inférieurs. Tandis qu’il atterrissait, le murmure de ses lèvres fut plein d’amertume. Il resta sombre durant le repas soiral, s’endormit tard. Levé avant l’aube, il assista au départ des « mangeurs de vers ». Il les vit traverser le fleuve à la nage et s’enfoncer dans l’Est. Lorsqu’ils eurent disparu, il soupira mélancoliquement puis il éveilla sa compagne et mit sa pirogue à flot.

Quatre jours coulèrent dans le labeur du voyage. La nuit du quatrième l’ouragan déchaîna ses furies, des arbres s’abattirent avec fracas, l’eau du fleuve se souleva en vagues énormes, la forêt trembla toute. À l’abri, sous un pan de rocher, Vamireh dormit, résigné et paisible, Elem passa la nuit en prières, dans l’imploration de l’Inconnu. La force insinuante sifflait à travers les halliers, courbait les hautes ramures et des voix confuses y lançaient des appels.

La tempête baissa vers l’aube. Le jour fut doux, du soleil vint parmi les nuées, la forêt revécut une vie humide et tiède. Le fleuve teinté de limon, large, abondant et tranquille, charriait les débris de la bataille d’hier. La descente vers la mer des poissons remonteurs de fleuve commençait. Ils filaient par bandes, très près de la surface, amincis, épuisés du travail de la fécondation. Elem, lasse, dormait ; Vamireh, le cœur allègre, pagayait vers la lointaine patrie.

Par les heures monotones, l’idée d’espace à franchir, le vertige de la course apaisait le cerveau du Pzânn. Il n’était plus guère qu’une volonté tendue, un organisme plongé au sommeil des fluides, l’eau, l’air ; les clapotements de l’une, la caresse sans fin de l’autre, endormaient sa chair, immobilisaient sa mémoire sur quelques mots, sur l’image de son père, de sa mère, de son vaillant frère Khouni ou de sa jeune sœur aux bonds de chevrette, sans qu’il parvînt à réaliser l’effort qui lie les choses et les crée parlantes.

Par les défilés des îles, sous l’ombre des arbres et par les vastes chenaux clairs, le petit canot allait remontant le courant gonflé par les averses. Elem et le petit singe y jouaient ou y dormaient tandis que Vamireh ramait au long du jour.

Que le vent soulevât l’onde en vagues écailleuses, ou que la pluie la criblât de trous et la couvrît de petites bulles sautantes, toujours le canot marchait vers le Nord, depuis l’aube jusqu’au crépuscule. Le bramement des cerfs, le barrit du mammouth, la voix grondante des lions saluaient au passage la petite barque frêle et l’homme ennemi.

Par les défiles des îles, par les chenaux clairs, les semaines s’ajoutèrent aux semaines, parfois le soleil versait sa douceur ardente ou se levaient les quasi bises, l’âpre fouet de l’hiver, ou s’abattaient les rafales éperdues. Il fallait s’abriter dans les havres, dans les cavernes propices et perdre des jours entiers jusqu’à l’éclaircie.

Mais Vamireh avait la poitrine gonflée d’un gros orgueil, car il avait vaincu les embûches de la nature, l’agression des bêtes féroces et l’attaque ingénieuse de l’homme. Il réentendait, aux brasiers du soir. Tâh, le vieillard de cent vingt hivers contant l’écroulement des montagnes, la déchirure du sol, l’abime buvant les grands lacs. Il se voyait plus grand que Harm. L’histoire de son voyage, aux soirs tièdes, murmurée par les centenaires ferait tressaillir le cœur des jeunes : les pièges du fleuve, la perversité des reptiles, la férocité des fauves, l’Homme des Arbres, la contrée nouvelle, les Hommes trapus. Elem, les Mangeurs de Vers. Et ils diraient, les vieillards, qu’il faut un vouloir invincible pour vaincre la nostalgie, l’effroi des longues solitudes !

Encore les sourires du ciel et les rudes averses, le fleuve vert ou limoneux, le courant plus raide, les rapides et les cascades et toujours la barque, alerte au retour avec Elem joueuse ou endormie et Vamireh tournant la rame…

On sentait les pluies proches, les pluies sans fin. La tribu réfugiée aux grottes du haut pays, ne quitterait pas les Savanes de « l’Orient méridional » avant le milieu de l’automne et Vamireh retrouverait Zom et Nantir ses ascendants, ses vaillants frères et sa jeune sœur aux bonds de chevrette. Humble, devant les vieux, il leur présenterait l’épouse lointaine.

Par les défilés des îles, sous l’ombre des arbres et par les vastes chenaux clairs, au déclin de la Magdeleine, lorsque le pôle du Septentrion gravitait vers la brillante du Cygne…

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a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

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en janvier 2019.

 

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Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Monique, Françoise.

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Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Rosny, J.-H., Elem d’Asie, Idylle des temps primitifs, Paris, Borel, 1896. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Étude de chevaux dans la grotte Chauvet, aurignacien, c. 3100 ans avant J. C., a été prise par Thomas T. (Wikimédia, Flikr, licence CC Attribution-Share Alike 2.0 Generic). Les illustrations dans le texte sont de Mittis.

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[1] C’est-à-dire un arbre où les Nomades suspendaient les squelettes de leurs morts.