Daniel Rinaudou

OUCHCHEN
ET
BOUMOHAND

roman

2003

édité par la bibliothèque numérique romande

www.ebooks-bnr.com

 

 


Table des matières

 

1. 4

2. 11

3. 16

4. 21

5. 25

6. 31

7. 38

8. 45

9. 54

10. 64

11. 74

12. 86

13. 93

14. 103

15. 106

16. 109

17. 117

18. 123

19. 134

20. 145

21. 156

22. 168

23. 174

Ce livre numérique. 179

 

Al mia patro

1

La demie de cinq heures vient de sonner pesamment au clocher de la chapelle vieille. Debout, face au large éventaire multicolore, Simon Meyral feuillette négligemment une revue. À deux pas derrière lui, du haut des tabourets de bois, des mains s’agitent et des voix se bousculent, troublées par la fuite éperdue d’un lapin entre deux raies de vigne. Les verres tintent sur le comptoir luisant.

« Simon, tu fais le quatrième ? » Échappée du brouhaha et des volutes fumeuses de la salle, la joviale question parvient jusqu’au jeune homme. Sans même se retourner, il décline l’invite des joueurs de manille.

Dans le lointain, un bourdonnement régulier chatouille l’oreille, puis s’enfle peu à peu, en un grondement plaintif. Et d’un seul coup, il se relâche, s’apaise en un roulement plus doux ; parvenu au faîte de sa course, peu après la poste, le car de Cavaillon, qui vibrait de toutes ses tôles dans la montée vers le village, se laisse glisser jusqu’à la placette, dans la courbe devant le bar du Philosophe. Et soudain, le gros pied de Martin écrase avec fureur la pédale de frein. Dans un long hurlement douloureux, le vieil autocar s’immobilise enfin devant la porte vitrée.

Prestement les lycéens en jaillissent avec des mines réjouies. Mais le car ne repart pas sur-le-champ, comme à l’accoutumée, dans la descente du lavoir. Il hoquette péniblement de son ralenti essoufflé. Simon relève la tête. Martin n’est plus au volant. Il a sauté lourdement de son siège pour ouvrir une des portes grinçantes sur les flancs de la carrosserie délavée. Avec une courbette cocasse, il dépose deux lourdes valises aux pieds d’une dame à la silhouette altière, toute de noir vêtue et couronnée d’un chapeau également noir.

 

Le hanneton vrombissant de Martin a disparu, happé par la route de Saint-Clapis. La dame en noir est dans le bar et s’adresse à Noël qui essuie posément des verres derrière son comptoir. Les parties de manille se sont arrêtées, les mains restent en l’air, comme suspendues par un fil invisible, attendant pour abattre leurs cartes, la fin de cette irruption importune. En un instant, la salle est silencieuse comme le vieux cimetière les matins de neige. Puis des murmures courent sous les moustaches : elle cherche une chambre pour quelques jours. Quelle idée ! Il n’y en a pas à Ventabel ! Noël est bien embarrassé pour répondre à la demande incongrue de cette inconnue.

Alors une voix troue le silence :

« Il y a de la place chez moi. »

Bien qu’elle ne soit qu’à quelques pas de lui, Simon ne voyait de l’étrangère qu’une silhouette sombre se découpant dans la lumière blafarde du comptoir. Elle se retourne et en même temps que son regard intense, Simon sent quelques dizaines d’yeux se poser sur lui.

« Depuis la mort de ma mère, explique-t-il, je suis seul et la bastide est bien grande. »

Très vite, ils se mettent d’accord sur le prix que Simon a bredouillé un peu au hasard.

« Mais il faudra que vous fassiez votre ménage et la cuisine » ajoute-t-il.

— Ce n’est pas un problème.

— C’est en campagne, à deux kilomètres d’ici. Je pourrai vous prêter le vélo de ma mère, mais ce soir, il faudra y aller à pied, je n’ai que le mien.

— Et bien allons-y », conclut-elle en saisissant ses valises avec détermination.

Dès qu’ils ont franchi la porte, le café, qui pendant quelques minutes avait retenu son souffle, explose soudain de voix en tous sens.

 

La rue Sainte-Barbe monte en oblique vers le haut du village, du côté où il s’appuie sur la colline, avant de s’échapper sur l’autre versant au milieu des vergers en terrasses. Ils ne sont pas trop de deux pour pousser le vélo de Simon lourdement lesté par les volumineux bagages de la dame.

Simon dirige la machine en tenant fermement son guidon sur lequel repose le sac de voyage noir et ventru. De l’autre côté du vélo, la voyageuse soutient les deux valises rebondies posées à l’arrière. La bicyclette – une Hirondelle de Saint-Étienne achetée avec ses premières paies d’apprenti boulanger – avance lentement au rythme des marcheurs, dans un délicat cliquetis de roue libre. De temps à autre, un rideau frémit sur leur passage aux fenêtres des maisons basses qui bordent l’étroite ruelle… Les nouvelles vont vite au pays et chacun brûle d’en savoir plus.

Comme d’un accord tacite, ils restent silencieux jusqu’à la dernière habitation, puis ménagent leur souffle dans l’ultime rampe. Au sommet, l’horizon s’ouvre et découvre un large vallon où le chemin, maintenant libre de tout bitume, serpente paisiblement. Ils s’attardent un moment pour se rafraîchir dans la brise de la crête. Pour la première fois, Simon se tourne vers la femme qui l’accompagne. Comme si tout ce qui a précédé n’était qu’un prélude et que ce n’est qu’à cet instant précis, en haut de la colline, qu’ils se rencontrent véritablement, elle lui tend une main en souriant :

« Je m’appelle Leslie Shark.

— Moi c’est Simon », répond-il simplement.

D’un geste ample, il balaie le paysage puis montre le chemin à parcourir.

« Là-bas, on rejoint la route de Bragalon, c’est le hameau de Peyre Blanque. La bastide est de l’autre côté, derrière cette butte, face au Luberon. »

Madame Shark suit des yeux les détours du programme déployé devant elle. Simon la dévisage comme elle semble dévisager le paysage de son regard incisif. La lumière dorée de l’été déclinant caresse sa figure et en souligne les traits. À travers les délicates plissures qui modèlent ce visage sans lui donner d’âge, il croit percevoir les traces du soleil, du vent mais aussi d’une souffrance sourde, contenue, un peu comme celle de sa mère, longtemps après la mort du mari aimé. Un sourire léger se dessine sur la bouche de l’étrangère, un sourire confiant, presque triomphant, qui semble dire : « Oui, je n’ai pas fait fausse route, c’est bien cela que je cherchais. »

D’un léger hochement de tête, elle indique à Simon qu’elle est prête à repartir. Entraînés par le poids des bagages, ils se lancent dans la descente d’un pas rapide. En quelques larges courbes au milieu des cerisiers torturés par le vent, le chemin atteint le fond du vallon et le longe ensuite sagement jusqu’aux maisons de Peyre Blanque. Ils suivent alors un moment la route de Bragalon, puis bifurquent à droite sur un nouveau chemin plus étroit et gagné par le chiendent, qui descend mollement vers les contreforts de la montagne. Ils contournent une colline surmontée d’une barre rocheuse grise et la bastide apparaît enfin.

Ils pénètrent dans la cour ouverte où trône un imposant mûrier de Chine. Devant les dépendances qui enserrent le bâtiment d’habitation, des herbes folles ont envahi le gravier.

« Nous y voilà », lâche Simon en guise de bienvenue, tandis qu’une petite chienne au pelage bigarré se précipite à leur rencontre. Madame Shark parcourt les alentours d’un regard visiblement satisfait. La maison est grise, presque terne malgré la lumière encore vive. Par endroits, le crépi s’écaille. Ailleurs, il est comme zébré de traînées brunes.

Simon a pris les valises et la précède dans la cuisine. Elle le suit dans une pièce attenante, plus petite. Il dépose les bagages auprès d’une armoire sombre. Entre les volets fermés, un filet de lumière s’insinue et raye la pièce, de haut en bas, d’un long trait jaune. Simon les ouvre. La lumière s’engouffre goulûment et se rue partout, sur les meubles, le lit, les murs.

« C’était la chambre de ma mère. J’espère qu’elle vous convient. » Leslie Shark acquiesce.

« J’ai oublié de vous dire que vous serez souvent seule la nuit. Je pars vers onze heures à la boulangerie et ne rentre qu’au matin. »

 

La nouvelle venue a vite pris ses repères dans la bastide. Au souper, ils se font face, de part et d’autre de la longue table.

« Vous êtes peut-être habituée à plus de confort en ville ? »

Leslie sourit et après une gorgée de soupe :

« J’ai beaucoup voyagé et cela apprend à se contenter de peu. Le confort ne m’importe guère. »

Malgré son français impeccable, un accent moelleux, ondoyant semble trahir une origine étrangère.

« Vous venez d’Angleterre ? » hasarde Simon.

« J’y ai longtemps vécu, mais cela fait aussi longtemps que je l’ai quittée. »

Sous la courtoisie du ton, derrière la douceur de la voix, transparaît une résolution inflexible. Inutile de pousser plus avant les questions, le rideau ne s’entrouvrira pas davantage sur son passé.

Après le repas, Leslie Shark se retire dans sa chambre. En attendant l’heure de partir, Simon s’allonge sur son lit, face à la fenêtre béante sur la nuit étoilée. L’air déjà frais des soirées de septembre pénètre par saccades dans la pièce, ponctuant de frémissements sourds le concert ininterrompu des grillons.

Couché sur le dos, bras et jambes en croix, Simon laisse son regard s’enfoncer dans l’obscurité. Curieusement, la présence de cette étrangère, chez lui, le solitaire un peu timide, lui apporte une sorte d’apaisement.

Avec son allure presque majestueuse, il l’imagine sur le pont d’un paquebot de luxe faisant route vers l’Amérique. Mais ses manières simples et son visage buriné de paysanne détonent dans ce tableau. Et ses yeux, tour à tour incisifs, doux, presque désespérés, quelle énigme cachent-ils ?

Quand la vie avait exigé de lui, un peu avant l’âge, qu’il devienne un homme, un homme seul, écrasé par le vide creusé autour de lui, Simon s’était recroquevillé sur lui-même comme un iule. Il refusait d’affronter ce monde confusément hostile. Mais, très vite, les picotements d’une curiosité insatiable avaient parcouru son échine. La même curiosité qui, dix années plus tôt, assaillait son père de questions, l’avait alors rouvert à la vie.

Et ce soir, près de cette inconnue installée sous son toit, devant l’inconnu qu’elle exhale comme la grille entrebâillée d’un château mystérieux, il sent, avec délectation, les picotements à nouveau courir sur son épiderme.

D’un bond, il se lève. Soudain pressé de plonger dans l’immensité paisible de cette nuit sans nuage, il se dirige à grands pas vers la remise où l’attend son vélo.

2

Assis sur un rocher maculé de lichens au bord de la draille, Simon s’éponge le front d’un geste las. À ses pieds, Nadia, la petite chienne, se trémousse à la recherche de caresses. Depuis plus de deux heures, ils arpentent en tous sens les flancs escarpés du vallon de Grimouret. La grotte étroite, où Adrien, son père, l’avait emmené enfant, demeure invisible. Au grand désespoir du jeune homme qui espérait bien montrer à Madame Shark les étranges dessins sur les parois sombres qui intriguaient tant Adrien.

Nadia, insensible aux interrogations de son maître, vient de disparaître au détour d’un bosquet de chênes verts. Elle revient bientôt, flanquée de sa copie parfaite, à quelques taches près sur les oreilles.

« Alors Simon, je ne te vois plus guère ces temps-ci ! »

Trop absorbé pour entendre l’homme qui approchait, Simon sursaute à ces mots. Louis Bertrand, le vieil instituteur, ami de son père, qui revient d’une balade sur les crêtes, est déjà près de lui.

Simon a toujours beaucoup de plaisir à rencontrer celui qui est pour lui bien plus qu’un ancien maître d’école. Il n’a pas oublié le moment où Louis Bertrand était venu à la bastide avec Monsieur Bouffian, l’ancien maire, tête basse et mine triste, annoncer à Laure le décès de son mari. Simon avait alors neuf ans.

Les Alliés venaient de débarquer sur la côte varoise. Les troupes allemandes en effervescence se préparaient à la hâte pour un repli désordonné. Un adolescent de Saint-Clapis, monté en asperge, exalté par les récits héroïques de résistance, avait abattu, d’un coup de carabine, le paisible sous-officier allemand basé au village, qui n’attendait que le moment de rentrer chez lui en Bavière. La compagnie en déroute, qui venait d’arriver d’Aix, s’était déployée à sa recherche dans les campagnes environnantes.

Adrien, qui assurait avec beaucoup de prudence la liaison entre deux groupes de résistants voisins, était bêtement tombé dans le piège qui ne lui était pas tendu. Une rafale d’arme automatique l’avait couché sur les cailloux blancs alors qu’il traversait à découvert le chemin des Cassandrons, pour gagner les hauteurs du Luberon où l’attendait son contact de Bragalon.

En petites phrases courtes, Louis Bertrand, de sa voix grave et douce, avait brossé la scène à Laure. Accoudée à la grande table de la cuisine, elle s’était mise à pleurer tout doucement. Simon se tenait raide près d’elle. L’instituteur l’avait serré dans ses bras. Et depuis ce jour, quand la vie le griffait un peu trop fort, Simon avait toujours trouvé auprès de Louis un réconfort quasi paternel.

Laure avait fait face vaillamment. Pendant quelques années, à la bastide, les visiteurs endimanchés pour l’occasion, se bousculaient presque pour s’offrir à consoler la jolie veuve aux yeux bleus qui avait presque perdu son accent pointu. Poliment, elle les avait tous remerciés et était restée seule avec Simon. Elle avait loué les terres à Émile Combes, le voisin le plus proche, et avait gardé pour elle le potager, quelques fruitiers et le rucher d’Adrien. Louis, qui avait appris l’apiculture à Adrien, lui enseigna les quelques manipulations qu’elle ignorait encore et elle devint très vite experte en mouches à miel. Et bon an mal an, ils avaient vécu ainsi. Pour les gros travaux à la bastide, Léon, le frère cadet d’Adrien, s’était d’abord proposé, mais il avait vite abandonné, vaincu par les récriminations de la jalouse Marthe, qui trouvait sa belle-sœur bien trop jolie. Alors les dépendances avaient commencé à se délabrer.

Laure en voulait toujours aux résistants, surtout ceux de la dernière heure, qui avaient rallié en hâte quand le vent commençait à tourner et qu’il devenait urgent d’effacer, à grand tapage de bravoure, quelques années moins flatteuses. Pour elle, la dernière mission d’Adrien, alors que rien ne semblait désormais pouvoir arrêter l’avance inexorable des troupes alliées, avait été un zèle superflu au service des profiteurs qui se construisaient fébrilement un passé honorable. Quelques années plus tard, elle avait même envoyé paître sans ménagement l’un d’entre eux devenu sénateur, qui voulait absolument décorer, à titre posthume, son mari prétendument mort pour la libération de la France !

Sur les conseils de Louis Bertrand, Laure avait poussé Simon à aller au lycée. Ensuite était venue la maladie. Le jeune homme avait abandonné à regret les études pour s’occuper de sa mère alitée. Et le mal avait eu raison d’elle. On l’avait enterrée dans le caveau familial du vieux cimetière, un glacial matin de mars où le mistral en furie secouait à les rompre les cyprès fastigiés.

Son oncle Léon, devenu son tuteur, avait laissé Simon libre de ses choix. Il était resté seul à la bastide et s’était engagé comme apprenti auprès de Pierrot, le boulanger du haut du village, qui depuis son infarctus ne pouvait plus assumer seul sa tâche.

Simon allait parfois chez son oncle. De ses deux cousines, Claudine, la blonde aînée et Yvette la brune cadette, il avait gardé le souvenir de deux fillettes espiègles avec lesquelles il jouait parfois. Mais la puberté leur avait donné à tous trois des corps d’adultes et une grande timidité était née entre eux. Pourtant, après les obsèques de Laure, alors que chacun tentait de s’abriter du vent derrière les arbres, Yvette s’était approchée de lui, resté seul près de la tombe encore béante. Elle avait posé une main sur l’épaule du jeune homme.

« Tu dois te sentir bien seul maintenant. »

Ils avaient tous deux les yeux embrumés de larmes car Yvette avait une affection sincère pour sa tante, si différente de sa propre mère et qu’elle venait voir, presque en cachette, quand il était trop difficile de parler à Marthe.

« Maintenant que papa est ton tuteur, je suis un peu ta petite sœur… si tu veux, bien sûr. Alors si tu as besoin, n’hésite pas. » Touché par sa démarche, Simon l’avait remerciée, mais dans les faits, ils ne se voyaient guère. Il avait gardé ses amis d’enfance, Estelle et Marc et quand il ne savait que faire, c’est Louis Bertrand, toujours attentif et disponible sans jamais s’imposer, qu’il allait voir.

 

« En effet, ton père m’avait parlé de cette grotte aux inscriptions qu’il avait découverte pendant la guerre, en prospectant des caches sûres. Il n’a pas eu le temps de m’y emmener, mais je ne pense pas qu’elle soit dans ce vallon. »

Simon ne répond pas. Dans le souvenir évanescent d’un gamin de huit ans, tous ces ravins se ressemblent, avec au fond, leur torrent de pierres noyé dans un maquis dense, et sur les versants, éparpillés au milieu d’amélanchiers, de nerpruns et de genévriers trapus, des rocailles éboulées, des rocs dressés et de-ci de-là des bouquets de chênes plus élevés ou quelques pins courbés.

Simon regarde les mains de son vieux maître s’agiter lorsqu’il parle et il pense à celles de son père, plus larges et plus calleuses. Il aimait leur caresse râpeuse sur sa joue.

« Ainsi ta locataire s’intéresse à l’archéologie ? »

Au village, Simon a vite compris que derrière les questions se cachaient des sourires narquois et que tout ce qu’il raconterait à propos de Leslie Shark serait très vite interprété et déformé. Avec Louis Bertrand, c’est différent, les demandes ne sont pas des pièges et la curiosité du vieil homme est sans arrière-pensée. Simon peut enfin parler sans retenue de celle avec qui, depuis deux semaines, il partage la bastide, et évoquer avec enthousiasme l’étendue de ses connaissances sur les plantes, la géologie, le monde, les langues et l’histoire des peuples. En revanche, d’elle-même, il ne sait presque rien.

« Elle n’en parle jamais et évite les questions. Je sais seulement qu’elle a vécu en Afrique du Nord. Quant à savoir pourquoi elle est venue en France, mystère ! En tout cas, malgré son air toujours un peu triste, j’ai l’impression qu’elle se plaît ici et qu’elle a envie d’y rester.

— Il y en a d’autres qui s’interrogent à son sujet. Tu connais les bavards du village ! Au café, ils n’arrêtent pas d’échafauder des scénarios rocambolesques. Certains n’ont toujours pas digéré que tu aies accueilli cette étrangère à la bastide. »

Simon hausse les épaules. Peu lui importent les racontars de comptoir. En son temps, l’arrivée de sa mère à Ventabel en avait fait bavasser bien d’autres !

Mais Louis brûle d’envie de connaître cette femme cultivée.

« Je pourrais vous emmener tous les deux au Ventoux. Ce serait l’occasion de lui faire découvrir la flore alpine de notre région. Qu’en penses-tu ?

— Pourquoi pas ! Je lui en parlerai… »

Et le ton faussement détaché de Simon dissimule à peine le plaisir et la fierté candide qu’il éprouve à cet instant.

3

L’air est encore gorgé de la fraîcheur nocturne mais le soleil s’élève déjà au-dessus de la colline de Barbenton. À demi allongé sur le muret qui borde la place de l’église au-dessus de l’à-pic, Simon s’abandonne, les yeux clos, à la douce chaleur qui gagne peu à peu son corps.

Ce matin, à la boulangerie, ils ont terminé plus tôt que d’habitude et il a eu soudain envie de pousser jusqu’en haut du village pour attendre l’aurore. Et maintenant, malgré la fatigue des heures de veille, il s’attarde et rêvasse. En contrebas, il contemple les étroites terrasses de vigne et de cerisiers, serrées les unes au-dessus des autres tant la pente est raide. Les murs de soutènement, hauts de deux ou trois mètres, sont noyés sous l’abondance du lierre et de la clématite.

Enfant, avec son copain Marc, ils y passaient des après-midi entières, s’agrippant aux tiges sarmenteuses pour grimper d’une terrasse à l’autre. Ils avaient découvert que les fibres creuses de la clématite laissaient passer l’air ; aussi coupaient-ils les rameaux en longues cigarettes beiges. Mais malgré leurs aspirations forcenées, elles ne dégageaient qu’une bien modeste fumée qui les décevait un peu. Au milieu de la végétation, qui dans les parcelles en friche leur apparaissait luxuriante, ce n’était que trilles et piaillements variés. Ils avaient baptisé l’endroit, le Domaine des oiseaux. Longtemps, ils avaient cherché un passage pour contourner la falaise et gagner le sommet du village, tout proche au-dessus d’eux. Puis un jour, ils avaient déjoué le labyrinthe, en découvrant du regard, depuis la place de l’église, un étroit sentier qui se faufilait, évitait l’à-pic par le sud et abordait l’ancienne citadelle à l’opposée, par une porte fortifiée à l’est.

Et ce matin, de l’endroit même où ils avaient aperçu le passage, Simon revit avec la même intensité, leur joie d’explorateurs quand, pour la première fois, ils l’avaient suivi avec succès. À cette heure matinale, tout semble calme dans le Domaine des oiseaux. Cependant, une silhouette apparaît bientôt au détour d’une terrasse courbe. C’est Estelle, Estelle Lebel ! Simon s’attendrit en regardant la jeune fille avancer sur le sentier. La perspective réjouissante de rencontrer bientôt son amie d’enfance, devenue une jeune fille au visage fin et aux formes attirantes, le réveille d’un coup. Mais son émoi joyeux est de courte durée, car à quelques pas derrière elle, une autre silhouette apparaît à son tour. Le visage de Simon se crispe. Horreur ! C’est Ghislain Fors, le fils du notaire, avec ses joues rondes et sa mine prétentieuse. Évidemment, Simon vomit ce jeune homme, qui du haut de sa fortune familiale, semble porter de plus en plus d’intérêt à la belle Estelle.

Que faisaient-ils là, de si bonne heure ? Simon les imagine déjà enlacés sous un cerisier. Et c’est intolérable ! Il se lève d’un bond.

Quelques instants plus tard, les deux jeunes gens débouchent sur la place et découvrent Simon, qui les attend, l’œil noir. Ils se séparent. Ghislain adresse un geste affectueux de la main à Estelle, décoche un regard méprisant à Simon et disparaît dans la rue haute qui mène à l’hôtel familial, blotti derrière ses grands murs. Souriante, Estelle se dirige vers Simon. Mais Simon ne voit plus les traits tendres et les rondeurs prometteuses de son amie. Sa colère explose en sarcasmes acérés.

« Tu prépares ton avenir à ce que je vois ! Remarque, tu as raison, c’est le plus gros portefeuille du village. Alors si l’odeur du moisi ne te rebute pas, fonce. Et si tu n’arrives pas à te faire à sa sale gueule prétentieuse, tu n’auras qu’à fermer les yeux et penser à Gérard Philippe. »

Estelle a pâli sous le feu de cette ironie blessante.

« Arrête Simon. Tu es ignoble. »

La voix cassée, elle est au bord des larmes.

« Comment peux-tu dire des choses pareilles ? »

Mais cela ne suffit pas pour calmer la fureur du jeune homme.

« Qu’est-ce que tu foutais alors, sous les cerisiers avec cette ordure ? »

Cette attaque plus franche semble ragaillardir Estelle. Après une longue respiration, elle peut y répondre avec une assurance retrouvée.

« Je ne t’ai jamais vu comme ça, Simon. Arrête et écoute-moi. D’abord, je peux quand même me promener avec qui je veux, sans que tu me fasses la leçon, comme un frère corse ou un mari jaloux. Ensuite, Ghislain n’est pas le salaud que tu essaies de décrire. Et enfin, entre se balader avec quelqu’un et coucher avec lui, il y a quand même une différence que tu as l’air d’oublier. »

Un silence gêné s’abat sur eux. C’est la première fois qu’ils ont un échange aussi violent et aussi cru. Simon, dégrisé, réalise la stupidité de son accès de jalousie. Il baisse la tête et n’ose même plus regarder la jeune fille.

« Excuse-moi. Je suis ridicule » murmure-t-il. Il se tourne pour cacher la honte qui l’envahit et commence à s’éloigner à pas lourds.

« Simon ! »

Il s’arrête, se retourne et lève vers elle un regard voilé de quelques larmes. Estelle sourit. Le soleil matinal des premiers jours d’octobre irise ses cheveux et dore son visage.

« Tu as vraiment exagéré, tu sais. Mais malgré ça, je ne t’en veux pas.

— Merci Estelle. Mais ce mec-là, c’est plus fort que moi, je ne peux vraiment pas le sentir, il pue trop le fric et le mépris. Je suis fatigué maintenant, je rentre me coucher.

— À bientôt Simon. »

 

Après plusieurs kilomètres à une cadence soutenue, Simon relâche enfin la pression sur les pédales. Tressautant sur les cailloux, l’Hirondelle est doucement emportée par la pente légère du chemin. Encore quelques tours de manivelle, dans le contour du mamelon, et il pourra se laisser glisser jusqu’à la bastide. Mais soudain, alors qu’elle apparaît au détour du virage, il sursaute et immobilise prestement son vélo sur le bas-côté. Dans la cour, la voiture de la gendarmerie profite de l’ombre du mûrier de Chine. Simon couche sa machine, s’accroupit derrière les herbes hautes et attend.

Le brigadier Paul et son subordonné, fraîchement arrivé d’Apt, sortent de la cuisine et après quelques mots à Madame Shark, remontent dans leur véhicule. Quand ils parviennent à la hauteur de Simon, celui-ci, revenu sur le chemin, marche en poussant son vélo. En le voyant, le brigadier lui fait un signe amical et s’arrête un instant.

« Pas de problème, Simon. Ta locataire est parfaitement en règle. »

Et comme pour s’excuser, il ajoute :

« À Apt, le capitaine a reçu plusieurs lettres anonymes prétendant que c’était une espionne étrangère. Alors il a fallu qu’on vienne contrôler. En fait, il n’y a aucun problème et comme elle a la nationalité française, elle est libre d’aller où elle veut et d’y rester aussi longtemps qu’elle veut. »

Une onde de soulagement parcourt Simon du sommet du crâne à la pointe des orteils. Il remonte sur sa bicyclette et, tout doucement, les jambes ballantes et écartées des pédales, il se laisse porter jusqu’à la bastide par la déclivité du faux plat.

4

Absorbé par ses verbeuses explications sur la vie des abeilles, Simon a un peu négligé de maintenir enfumée la ruche béante. Les butineuses sont remontées en masse et bourdonnent autour des deux visiteurs. Mais Simon, heureux et en confiance dans la vieille tenue d’apiculteur de son père, n’y prend garde et s’étourdit comme il étourdit Leslie Shark dans un tourbillon de paroles enthousiastes.

Adrien avait lui-même fabriqué tout son équipement apicole. Pour se protéger de l’agressivité de celles que Laure nommait ses mouches à miel, il s’était confectionné un vêtement qu’il appelait son voile. Avec un cordon élastique, il avait fixé une épaisse toile à un casque colonial. À l’autre extrémité, elle était cousue aux épaules d’une vieille veste. Sur le devant du visage, une ample fenêtre en fine grille métallique complétait le dispositif. Dès que Laure avait montré quelque intérêt pour les abeilles, Adrien s’était empressé, en grand secret, de lui fabriquer un voile. Mais au lieu d’utiliser la rude toile beige, il avait choisi, pour sa belle, un tissu imprimé jaune à petits motifs rouges, tout droit venu des fabriques d’Arles et l’avait cousu sur une chemise d’homme au même dessin fleuri.

« Ainsi, elles viendront te butiner au lieu de te piquer », avait-il annoncé en présentant son œuvre à Laure. Émue, la jeune femme avait un peu forcé sa curiosité pour les abeilles, afin que le voile fleuri serve vraiment. Et puis, assez vite, la passion de son mari pour ces insectes sociaux l’avait, elle aussi, saisie.

Après la mort d’Adrien, la tenue avait évidemment pris une toute autre valeur et Laure, qui n’aurait pu imaginer visiter les abeilles autrement vêtue, reprisait patiemment toutes les marques d’usure qui, avec les années, se multipliaient.

Depuis son enfance, Simon avait toujours vu sa mère s’occuper du rucher, « déguisée en champ de fleurs ». C’est presque pieusement qu’il avait rangé le voile, devenu inutile, sur une étagère de la remise, entre les enfumoirs et les plaques de cire gaufrée. Et jusqu’à ce jour où Leslie l’a revêtue, la tenue n’avait plus quitté le carton embaumé de naphtaline.

Passé le premier trouble, à revoir ainsi bouger la silhouette fleurie de sa mère, Simon s’est senti bien. À travers la grille des voiles, il devine à peine le visage de Leslie et sa voix lui parvient un peu assourdie. C’est ainsi que Simon a toujours imaginé le confessionnal où il n’est jamais entré. Enfant, il enviait ses camarades qui, après confesse, semblaient comme lavés de toutes leurs petites bêtises. Plus tard, il aimait, lorsqu’il accompagnait sa mère au rucher, se confier à elle, à l’abri des fines grilles. Sans cesser de manier la brosse ou l’enfumoir, Laure se prêtait au jeu, n’interrompant jamais son fils, et respectant les longs silences qui entrecoupaient son monologue. Et quand ils avaient retiré leurs tenues d’apiculteur, jamais plus ils n’en reparlaient.

Avec Leslie, alors qu’il extrait les cadres chargés de miel des colonies installées à l’orée de la pinède, Simon s’est donc mis tout naturellement à parler. Des abeilles d’abord. Puis de ses parents, de son enfance… Et les opérations, largement coupées de gestes et de commentaires, traînent un peu.

Dès qu’il comprend son erreur, Simon s’empresse auprès de la ruche afin d’en finir au plus vite. Un à un, il sort les cadres de la hausse et les brosse soigneusement, pour en chasser les ouvrières qui s’y cramponnent. Profitant de l’espace vide entre les cadres du corps de ruche et ceux de la hausse, les abeilles avaient bâti quelques amorces de rayons, vite remplies de miel. Dans sa précipitation, le garçon ne s’aperçoit pas tout de suite que, sous les cadres prélevés, des alvéoles ont été brisés ; pendant qu’il les manipule, le miel dégouline sur la ruche ouverte et dans l’herbe. Il le découvre en rangeant un des derniers cadres dans la hausse de transport. Prestement, avec la raclette de tôle fabriquée par Adrien, il détache les restes de rayons déchirés et les place dans un petit seau, qu’il recouvre aussitôt.

Mais il est déjà trop tard. Enivrées par l’odeur du miel répandu, les abeilles des colonies voisines se précipitent à l’assaut du précieux butin. Leslie se retourne et découvre, effrayée, la nuée effervescente qui les entoure. Simon essaie de dissimuler le trouble qui l’envahit. Laure l’avait maintes fois mis en garde. Il croit encore entendre sa voix. « Il ne faut pas que le miel coule. Sinon une folie meurtrière s’empare d’elles. Une vraie guerre fratricide entre colonies voisines ! »

Sans tarder, il débarrasse la ruche de sa hausse vide, replace le couvercle, puis la tôle qui sert de toit, avec les lourdes pierres qui la maintiennent et la préservent des assauts du mistral. Comme les butineuses s’acharnent sur les herbes engluées de miel, il enfume les environs à s’en faire tousser et arrache les plantes concernées. Puis, saisissant la lourde hausse pleine de rayons, il désigne du coude les outils épars à Leslie et commence à s’éloigner. Le nuage d’insectes s’étire peu à peu et, cent pas plus loin, il n’y a plus que quelques irréductibles à tournoyer autour d’eux.

Sans retirer le voile, ils s’assoient sur un talus et contemplent, à distance, le lent retour au calme du côté des ruches.

D’un geste machinal, Leslie déchire quelques feuilles de calament, les froisse entre ses doigts et, malgré la grille, essaie de les porter à ses narines. Leslie apprécie beaucoup les senteurs de la garrigue. Elle aime cueillir, yeux fermés, une grande brassée de plantes, puis les porter, une à une, à son nez pour en reconnaître le parfum. Au fil des promenades, en fin d’après-midi, quand Simon est reposé, ils en ont fait un jeu, chacun composant, à tour de rôle, un bouquet aromatique que l’autre doit identifier. Très vite, d’un commun accord, ils ont exclu de leurs sélections la rue d’Alep et la psoralée bitumineuse qui, à elles seules, gâchent tout le plaisir olfactif et sont en outre trop faciles à découvrir. Avec la flore très variée des alentours de la bastide, la palette odorante peut être renouvelée presque à l’infini, et Leslie est devenue experte pour distinguer les flaveurs associées.

Mais plus encore que la lavande aspic ou le pebre d’ase, c’est le calament qu’elle préfère. Elle aime cette plante presque grisâtre, aux fleurs discrètes, qui passe inaperçue tant qu’on ne l’a pas sentie. Elle aime son parfum, brutal et fin à la fois, toujours reconnaissable et pourtant si changeant.

« Cette plante me ressemble », aime-t-elle à dire, quand Simon la surprend à se griser de quelques feuilles froissées. Mais aujourd’hui, Simon est trop honteux de s’être laissé déborder comme un novice par les abeilles, pour taquiner son amie.

Autour des ruches, l’agitation persiste jusqu’à la tombée de la nuit, mais ne dégénère pas, au grand soulagement de Simon.

5

Avec précaution, Simon essuie le couteau à désoperculer, puis s’éponge le front d’un revers de bras. Tandis que le miel s’écoule doucement de l’extracteur, il achève de ranger, dans une hausse de ruche, les derniers cadres maintenant vides. Un bruit de pas sur le gravier lui fait lever la tête. Nadia, la petite chienne, n’a même pas grogné. Dans l’embrasure lumineuse de la porte, la silhouette familière d’Estelle apparaît. Avec son tricot et son pantalon également serrés, Simon la découvre plus désirable que jamais.

« Je te dérange ?

— Pas du tout, j’avais terminé.

Le contact furtif de la joue d’Estelle sous ses lèvres et la chaleur qui se dégage de son corps, suffisent à embraser les sens du jeune homme.

— On ne te voit plus au village.

— Les gens m’agacent avec leurs allusions voilées et leurs regards en biais. Si c’est pour entendre marmonner dans mon dos, je préfère aller dans la garrigue. Elle, au moins, elle ne pose pas de questions et ne juge pas.

— Justement, j’ai pensé qu’on pourrait faire une balade jusqu’à la lengue d’ase. Depuis que tu m’as vanté le coup d’œil vers le Luberon, tu ne m’y as jamais emmenée. »

Simon accepte avec empressement. Ils partent sur le sentier rocailleux qui s’élève derrière la bastide pour gagner la langue rocheuse grise et râpeuse comme une langue d’âne, qu’à Ventabel on a, pour cette raison, baptisée la lengue d’ase. L’étroitesse de la sente les contraint à marcher l’un derrière l’autre. Quand ils abordent un passage plus raide ou un éboulis à traverser, Simon se retourne et tend la main à Estelle. Avec un sourire très doux, elle s’y accroche. Le contact chaud de ses doigts attise le désir qui taraude le garçon depuis leur départ. Quand elle se retrouve près de lui, il se retient à grand-peine d’oser une caresse sur les seins lourds qui frémissent légèrement, au rythme de la marche.

Ils gagnent un petit replat au pied de la barre rocheuse où une vieille cabane n’en finit plus de s’effondrer. Au milieu des touffes desséchées de sarriette et de stéhéline, ils s’assoient, l’un près de l’autre, sur un petit rocher, face à la montagne de l’autre côté du ravin.

Le cœur de Simon cogne comme un forcené cherchant à s’évader. Sa respiration est presque haletante. Le contact de la jambe d’Estelle, tout contre la sienne, le tétanise. Depuis le dernier obstacle, la jeune fille n’a plus lâché sa main. Leurs regards se croisent. Leurs souffles tout proches se mêlent. Il murmure son nom. Elle sourit.

Alors tout doucement, Simon sent vaciller ses craintes. Il presse son amie entre ses bras, laisse sa tête rouler dans la chevelure éployée et s’enivre de son odeur. Puis, très vite, leurs bouches se cherchent, se trouvent et ne se quittent plus. Une saveur nouvelle assaille les papilles de Simon, son corps tressaille, le monde semble basculer. Mais il n’ose aller trop vite ou trop loin. Immobiles, ils restent longtemps blottis l’un contre l’autre.

« Simon ? »

Avec un grognement, le jeune homme sort de la torpeur où ils avaient tous deux sombré.

« Pourquoi elle reste là, l’Anglaise ?

— Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi, Estelle ! Qu’est-ce qu’elle vous a donc fait ?

— À moi rien. Mais elle te fait du tort. Tout le village…

— Mais je me fous de ce que pense le village !

Simon s’est levé d’un bond et a crié vers Ventabel, invisible derrière un mamelon.

— Et moi, tu te fous de ce que je pense ?

Leurs regards se rencontrent. Simon esquisse un sourire contrit.

— Non, bien sûr.

Mais la silhouette sombre de Leslie Shark semble désormais s’interposer entre eux.

Silencieux, ils se sont levés et cheminent, l’un derrière l’autre, sur le sentier du retour. Quand la pente est trop raide et que les chaussures dérapent sur les pierres, Simon se retourne toujours, pour lui prendre la main et l’aider à franchir la passe délicate, mais il évite le regard d’Estelle. À la bastide, ils se quittent tristement, presque sans un mot.

Caresser Estelle, la serrer dans ses bras, la couvrir de baisers… Combien de nuits Simon en a-t-il rêvé ? Alors que ce désir fou se réalisait enfin, en un instant il a tout brisé ! Il en ressent comme une blessure, d’autant plus cruelle qu’il ne collectionne guère les idylles. Que des filles s’intéressent à lui ou soient sensibles à son charme, il n’ose l’imaginer. Il a plutôt acquis la conviction qu’elles préfèrent les mâles bien bâtis, à la pilosité abondante et aux muscles saillants, et il ne se voit pas dans cette catégorie. Devant une demoiselle, pour peu qu’elle soit jolie, il reste paralysé sous le faisceau de son regard. Mal à l’aise, emprunté, à aucun prix il ne risquerait une phrase ou un geste qui montre le désir ou le sentiment qu’il éprouve.

À Ventabel, cette froideur de façade l’a vite isolé des groupes. Et depuis qu’il travaille à la boulangerie, avec ses horaires de hibou, il ne rencontre presque plus les filles du village. Même si cela lui manque quelque part, au fond cela l’arrange un peu, en lui évitant de se retrouver face à ses propres craintes, ses doutes, ses émois. Constamment, il oscille entre l’envie de se mettre à l’abri de toute effervescence sensorielle et le désir de la découverte sensuelle qui le tourmente et le pousse vers les autres.

À la Saint-Louis, alors que la fête votive battait son plein, juste avant sa nuit de travail, attiré par les flonflons, il avait déambulé quelques instants au milieu de la foule venue des villages environnants. Devant la terrasse du bar, étendue pour l’occasion jusqu’aux abords de l’aire ovale qui servait au bal, il avait croisé un groupe de jeunes filles. Sa cousine Yvette s’était avancée vers lui en riant :

« Alors tu viens danser ce soir ? »

Comme il répondait par la négative, elle avait ajouté :

« Dommage, il y a des copines qui vont être déçues. »

Alors qu’il pétrissait la pâte, les mots de la jeune fille n’avaient cessé de trotter dans sa tête de sauvageon. Plus tard dans la nuit, alors que le pain levait, il était retourné vers les bouffées de musique tendre, que le vent lui apportait, et les lueurs blafardes où tournoyaient des insectes ivres. Dans la pénombre de la rue de la mairie, il avait failli heurter un couple, tapi dans le renfoncement d’une porte cochère. Simon s’était écarté prestement, mais il avait eu le temps de reconnaître sa cousine Claudine, dans les bras d’un robuste gaillard d’Espels, très occupé à pétrir, de ses grosses mains sous la jupe, les hanches lourdes de la jeune fille. Et puis, en approchant de la piste de bal, alors qu’il croisait d’autres couples enlacés louvoyant vers des destinations incertaines, il avait soudain rebroussé chemin, tant par peur de découvrir les liaisons nouées au gré de la nuit, que par honte de son pantalon maculé de farine. Au retour, il avait soigneusement évité de passer auprès de Claudine et de son partenaire.

Pour ses dix-huit ans, quelques jours plus tard, Yvette avait obtenu de ses parents la permission d’organiser une petite fête sous le tilleul de la cour, au son de l’électrophone familial. Simon avait été invité et pressé par Yvette d’amener son ami Marc. Mais au grand dam de la jeune fille, celui-ci avait décliné l’offre. D’autres avaient dû faire de même, car peu de garçons étaient là, lorsque Simon arriva à la ferme de son oncle, au milieu des airs à la mode. Dès que Marthe fut partie aux travaux des champs, Claudine s’éclipsa avec le garçon de la fête votive, et on ne les revit plus de l’après-midi.

Yvette avait averti Simon que son amie, la petite Élise, mignonne et timide, souhaitait mieux le connaître. Il ne fut donc pas trop surpris quand, venue l’heure de danser, elle se retrouva face à lui. La maladresse du garçon, qui n’avait quasiment jamais dansé, n’entravait nullement la bonne humeur de sa cavalière. À la première pause, prétextant qu’on manquait de boisson, elle l’entraîna dans la cuisine déserte. Là, la timide jeune fille le prit par les épaules et l’embrassa fougueusement. Simon, surpris, se laissa emporter par l’impétuosité d’Élise. Sa langue avait un léger goût de framboise fort agréable, et à travers les fines étoffes, il sentait la pointe de ses jeunes seins sur son torse.

Dès lors, Élise, dont la parole ne tarissait plus, ne lui lâcha plus la main. Simon dut prétexter une visite impérieuse au cagadou pour pouvoir s’écarter un peu. Tout allait trop vite et il se cabrait maintenant contre le licol qu’il sentait se nouer sur lui. En quelques instants, les bavardages d’Élise sur la robe de mariée et le prénom des enfants, avaient fait défiler, dans sa tête, une vie routinière au bras de la jeune fille. Malgré son charme et sa gentillesse, cette perspective effrayait soudain Simon.

Alors qu’il méditait, sous le figuier derrière la ferme, à la sortie honorable à trouver, des pas furtifs s’approchèrent. C’était Yvette, partie à sa recherche.

« Je m’en vais, dit-il. Peux-tu expliquer à Élise qu’elle est adorable mais… je ne suis vraiment pas fait pour elle. Trop compliqué, trop tordu dans ma tête, je suis un ours. »

Le ton suppliant fit sourire Yvette. Elle soupira :

« Je vais essayer. Allez file, tu as l’air d’un condamné à mort ! »

Et comme il s’approchait pour l’embrasser sur la joue, elle ajouta dans un souffle, en lui caressant l’oreille du dos de l’index :

« Pas de veine que tu sois mon cousin ! »

Et alors qu’il s’attardait :

« Allez, va, qu’Élise te cherche partout. »

6

Le vrombissement régulier du moteur emplit tout l’habitacle de la quatre-chevaux grise de Louis Bertrand. Les muscles lourds et les sens ivres de montagne, ils restent tous trois silencieux. Simon est lentement entraîné dans un tourbillonnement très doux. Il tente de résister, de s’agripper, mais tout s’effiloche, se dissout entre ses doigts. Après une nuit de travail, la longue promenade sur les flancs du Ventoux pèse lourdement sur ses paupières. Il n’imagine pas autrement les séances d’hypnotisme où les volontaires s’écroulent irrésistiblement, fascinés par le regard du magnétiseur.

Au gré des feuillages rencontrés, le soleil déclinant sautille sur son visage et l’illumine par intervalles. Mais la journée était trop belle ; Simon ne veut pas dormir, pas maintenant. Il veut revivre, pour mieux la savourer, cette parenthèse dorée de soleil automnal, dans le fil terne des jours.

Les premières neiges de novembre, fraîchement tombées en abondance, leur ont fermé la route du sommet et des plantes alpines. Au fond, cela importait peu, tant il y a à voir, à sentir, à toucher, sur les versants boisés de la montagne. Louis, infatigable et intarissable, avait toujours un site original ou une station intéressante à leur faire découvrir. Depuis trente ans qu’il arpente le Ventoux, avec ses amis de la Société Botanique de Vaucluse, il a amoncelé des trésors dans tous les recoins de sa tête. Avec Leslie et Simon, il laisse exploser sa joie de les partager enfin.

Simon entend la voix de Louis, décrire, expliquer, nommer et s’enflammer en parlant de Jean-Henri Fabre.

« Un jour, nous irons à l’Harmas. C’est un ami qui s’en occupe. L’herbier de Fabre regorge d’espèces intéressantes. Et puis, il y a ses aquarelles de champignons, qui sont vraiment fantastiques. »

Louis n’est pas un homme d’excès et, de sa bouche, les superlatifs sont rares. Mais son admiration pour le grand naturaliste de Sérignan, qu’il aurait tant aimé rencontrer, est immense.

La voix de Louis est calme, rassurante. Elle entraîne Simon dans une folle randonnée vers les cimes enneigées du Pelvoux. Guidé par son vieux maître, Simon ne redoute plus les précipices béants et les névés luisants de neige glacée. Inlassablement, ils vont à la rencontre de la renoncule des glaciers.

« Simon, tu dors ? »

Brutalement happé par le vide, le jeune homme dégringole depuis les sommets alpins et choit, sans ménagement, dans la plaine comtadine. Ébloui par le soleil rasant qui clignote au rythme des cyprès, le long de la route de Carpentras, il ne parvient à ouvrir les yeux qu’en interposant son bras sur la course des rayons lumineux.

La nuit a recouvert la campagne lorsqu’ils arrivent à la petite maison d’Honorine et Louis, au bord de la route qui passe au bas du village, du côté du Luberon. Leslie contemple un instant le plantureux figuier, courbé au-dessus des tuiles rouges d’un appentis. Simon s’approche et frappe légèrement le tronc gris du plat de la main, un peu comme on tape dans le dos d’un vieux copain.

« C’est le meilleur figuier de Ventabel ! Quand j’étais enfant, avec Marc, nous grimpions en cachette sur le toit, pour cueillir les figues. C’étaient des figues d’or, les plus sucrées, les plus savoureuses que j’aie jamais goûtées ! Mais lorsqu’il nous voyait, Louis se fâchait. Pas pour les figues, mais pour les tuiles qu’on risquait de casser. Un jour de colère, il nous avait même menacé de couper le figuier. »

Le vieux maître hoche la tête et sourit. Il n’était sans doute pas homme à exécuter une telle menace.

Venue au-devant d’eux, l’épouse de Louis se présente elle-même à Leslie :

« Honorine, comme la femme de Jules Verne. »

Elle aime évoquer cette similitude de prénom. Sans doute parce qu’issue de la petite bourgeoisie avignonnaise, elle se reconnaît dans son homonyme d’Amiens, mais surtout pour rapprocher son mari du grand romancier d’aventure.

À Ventabel, peu de gens semblent avoir conscience de la vaste érudition de l’ancien maître d’école. Honorine, en revanche, connaît le respect et l’admiration des naturalistes vauclusiens pour Louis. Elle aimerait le pousser à l’écriture, sur les traces du maître Fabre, mais Louis semble reporter à l’infini le moment de s’y attabler.

Leslie est aussitôt séduite par la simplicité et la gentillesse d’Honorine. Au lieu d’être jalouse, comme tant d’autres au village, de la curiosité de son mari pour cette étrangère, elle y fait écho, à sa manière. Entre ces deux femmes, en apparence si différentes, une grande chaleur, une attention réciproque se manifestent très vite. Leslie y est d’autant plus sensible, qu’à Ventabel, les femmes lui apparaissent toutes méfiantes, sinon hostiles.

Honorine, cuisinière émérite, a mitonné un navarin d’agneau, relevé de touches d’épices variées. Les parfums s’y mêlent en un bouquet vivace, d’où seuls émergent le cumin et l’odeur suave du broutard. Pour y faire honneur, Louis débouche une bouteille de ce vin rouge sombre, lourd de parfums, qu’il ramène de Gigondas à chaque balade dans les dentelles de Montmirail.

À l’image de l’hôtesse, le repas est gai. La conversation d’Honorine est pétillante. Sa verve, son humour délicat enchantent Leslie qui, peu à peu, se laisse gagner par l’atmosphère chaleureuse. Flatté par les quatorze degrés du Gigondas, un rire sonore la secoue parfois. Simon s’aperçoit alors, que jamais encore, il ne l’avait vue gaie, jamais encore il n’avait entendu son rire éclatant.

Louis, les yeux dans le vague, rêve aux ceps noueux et aux feuillages rougeoyants, tandis que le vin tourbillonne au creux de sa main. Pour Leslie, Honorine retrouve quelques mots d’anglais. Sa prononciation colorée ravit la visiteuse.

Au moment du fromage, enhardi par le ton libre et enjoué de la discussion, le vieux maître ose enfin aborder les sujets profonds qui lui tiennent à cœur.

« Vous qui avez séjourné longuement au Maroc, que pensez-vous de tous ces événements qui s’y bousculent depuis quelques mois ? »

Leslie Shark sourit et marque un silence avant d’entamer une réponse aux nuances soigneusement pesées.

« Je ne suis pas surprise par le retour du Sultan. Sa mise à l’écart était une erreur, une décision à courte vue, en contradiction totale avec tout ce que Lyautey avait mis en place… »

Tandis qu’elle poursuit ses explications sur un ton de plus en plus passionné, Simon, peu intéressé par l’actualité politique, décroche assez vite. L’humble allégeance du Glaoui ne représente rien pour lui et seule l’image de Lyautey, le bâtisseur à la moustache blanche des livres d’école, s’impose à son esprit.

Louis, en revanche, est tout à la conversation.

« Et l’indépendance dans l’interdépendance ? Cette formule énigmatique a-t-elle un sens pour vous ?

— Votre pays, comme le mien d’ailleurs, doit accepter l’idée que toutes les colonies seront bientôt indépendantes. Les Français n’y sont sans doute pas prêts, alors on jette sur cette évolution inéluctable le voile pudique de phrases ambiguës où chacun comprend ce qu’il veut.

— Vous êtes sûrement dans le vrai, mais comment reprocher aux gens de s’accrocher à cet empire colonial, présenté depuis des décennies comme un prodige, une réussite, le symbole même de l’orgueil national ? Pas facile après un zèle aussi unanime d’accepter pareil bouleversement. C’est tout un mode de pensée qu’il faut revoir. »

De son côté, Simon, revenu à la discussion, s’interroge sur les propos de son amie indiquant clairement que son pays reste l’Angleterre. Pourquoi alors a-t-elle pris la nationalité française ? Il aimerait la questionner sur ce point mais, où trouver l’audace d’aborder aussi directement un sujet qu’elle semble éviter avec tant de soin ?

Quand, bien plus tard, Louis les raccompagne à la bastide, Leslie a l’impression d’avoir gagné une amie sur cette terre vauclusienne. Elle a aussi, en poche, l’adresse du lycée de Cavaillon, où un emploi l’attend peut-être.

 

Le lendemain, comme après chaque vraie nuit de sommeil, Simon s’est levé tôt, et sans même déjeuner, a entraîné Nadia vers une course effrénée dans la garrigue.

Ils en reviennent fourbus, grisés d’odeurs, la faim au ventre. Avant de rejoindre la cuisine pour se restaurer, Simon passe par la buanderie, pour y déposer ses chaussures crottées.

D’une main lasse, il pousse la vieille porte délavée, franchit le seuil et se pétrifie soudain. Debout, dans une des cuves maçonnées du lavoir, auprès du gros robinet de cuivre jaune, Leslie, nue, les bras déployés, s’essuie sans hâte la nuque avec une serviette blanche. Au travers des toiles d’araignée et des années de poussière qui voilent le fenestron, la lumière glisse en caresses douces, sur son dos et ses fesses pâles.

En un instant, Simon revoit les baigneuses de Degas, qu’à la puberté il découvrait fébrilement dans le gros ouvrage sur la peinture que possédait sa mère. Avec ces pastels, il avait découvert la femme dans sa nudité, il avait percé son intimité. Les silhouettes féminines des autres tableaux semblaient irréelles. Les femmes au bain de Degas ressemblaient à de vraies femmes. Elles se dévoilaient sans pudeur, sans gêne et sans ostentation, comme indifférentes au regard posé sur elles.

Simon retrouve soudain tout cela en Leslie. Au grincement aigrelet de la porte, elle se retourne légèrement, dévoilant la pointe d’un sein, et continue à s’essuyer du même mouvement. Simon reconnaît la même impudeur sereine, les mêmes gestes simples et paisibles, qui vivent cette nudité comme naturelle. Il reconnaît le même alanguissement, tout en rondeur, des formes. Et même si Leslie n’a pas les courbes rebondies des modèles du peintre, la même pesanteur tranquille, qui se dégage de ce corps de femme mûre, l’émeut et le fascine.

Quelques secondes ou quelques minutes s’écoulent. Simon bredouille enfin quelques mots d’excuse et ressort sans même avoir retiré ses godillots.

Un besoin impérieux d’air frais le pousse derrière la bastide où il aspire, à grandes bouffées, le vent qui s’engouffre entre la colline et les bâtiments. Une évidence toute neuve emplit sa tête : Leslie, celle qui depuis deux mois partage son quotidien, celle qui est devenue une amie, presque une confidente, Leslie est femme ! Et cette femme, tout en courbes souples et en gestes posés, est belle ! Flattées par la lumière délicate de la buanderie, sa beauté et sa sensualité rayonnantes ont rendu clairvoyance aux yeux du jeune homme.

 

Quand, plus tard, ils se retrouvent dans la cuisine, Simon ne peut croiser le regard de Leslie. Rien n’a changé dans son attitude, mais malgré sa stricte tenue sombre, elle lui apparaît toujours nue. À chaque mouvement, il revoit sa peau blanche et satinée, ses hanches, ses épaules… Redoutant qu’elle perce à jour ses pensées, hantées par la toison brune brièvement aperçue à la toilette, il s’esquive très vite au dehors.

7

Depuis les premiers froids, la grande cheminée de la cuisine, éteinte depuis des années, s’est mise à revivre. Quand il était seul, Simon n’utilisait que la petite cuisinière installée par sa mère et qui servait aussi de poêle. Mais, lorsque la nuit a commencé à tomber tôt, Leslie a souhaité égayer leurs soirées d’une flambée colorée. Ils mangent de bonne heure puis, avant que Simon ne parte au travail, ils passent quelques heures à discuter en contemplant les braises qui flamboient.

Simon prend plaisir à laisser son regard s’enfoncer dans les flammes qui papillonnent autour des bûches embrasées. Dans cette contemplation muette, ses pensées se purifient, s’éclaircissent jusqu’à la limpidité. Il y puise une énergie mentale neuve et une sérénité profonde.

À gestes mesurés, Leslie entretient la combustion. Elle semble apprécier ces moments d’échange presque recueilli, meublés de longues pauses, comme pour mieux jouir du crépitement du feu. Elle est curieuse de tout. Simon a déjà l’impression d’avoir presque tout expliqué sur sa vie.

« Mais comment ta mère, cette citadine du Nord, comme tu l’appelles, en est-elle venue à s’installer à Ventabel ? », lui demande-t-elle un soir. Comme toujours, derrière les questions de Leslie, il y a une invite plus large à parler d’un sujet. Simon entreprend alors de lui raconter l’histoire, qui semble tenir tout à la fois du conte, de l’épopée et de la galéjade, et qui en son temps a fait le tour du village.

Deux ans avant les hordes des premiers congés payés, Adrien avait soudain décidé de partir découvrir la France à vélo. Ses parents avaient certes levé les bras au ciel, mais leurs arguments restèrent vains ; sa décision était prise. Sans doute les chroniques cyclistes du Chasseur Français avaient-elles nourri ce désir, ainsi que les discussions avec Louis Bertrand, alors jeune instituteur, qui s’était pris d’amitié pour son ancien élève de la classe de certificat.

Il était donc parti, un matin de juillet, avec une vieille bécane, un minuscule baluchon et une carte routière fournie par Louis. Il n’avait pas d’itinéraire très précis, seulement quelques buts, tout droit hérités des cours de géographie de son ancien maître : le mont Gerbier-de-Jonc, le château de Chambord et enfin la Normandie, où Adrien voulait tremper ses pieds dans la Manche. Et puis le retour, peut-être par Paris.

Évidemment, il dormait à la belle étoile et le temps ne fut pas toujours clément. Aussi finit-il par prendre froid. Et son aventure aurait pu très mal se terminer si, grelottant de fièvre dans les rues de Beaugency, il n’avait pas rencontré un pharmacien philanthrope, pris de sympathie pour ce méridional audacieux, qui l’avait accueilli chez lui afin de le soigner.

Comme dans les contes de fées, le pharmacien avait une fille jeune et jolie qui joua les infirmières. De part et d’autre des tasses de tisane, une chaude passion ne tarda pas à naître… La convalescence de l’impétueux cycliste les amena aux longues promenades romantiques sur les quais de la Loire.

Puis arriva le premier vrai baiser, quelques kilomètres en amont, tout en bas du coteau de Loire, là où la Mauve de Meung vient se perdre dans le fleuve. Premier baiser, si intense et si long, qu’il les avait laissés à bout de souffle, presque hagards. Ils avaient bien failli basculer dans les eaux grisâtres.

Et quelques mois plus tard, Adrien rentra triomphalement au village, une belle fille du Nord à son bras. Quand elle vit la bastide, Laure comprit que jamais plus elle n’aurait envie de vivre ailleurs. C’est effectivement ce qui se passa et elle ne quitta plus la Provence que pour de rares visites à la famille en Val de Loire.

Elle avait certainement souffert avec les habitants de Ventabel qui, surtout les premières années, n’avaient pas toujours ménagé sa différence. La guerre bien sûr, avait bouleversé tout cela, mais elle était longtemps restée pour eux une étrangère belle, énigmatique et un peu fière. Après la mort d’Adrien, elle avait fini par trouver sa vraie place dans la communauté villageoise.

 

Petit à petit, Leslie se raconte, elle aussi, un peu. Ou plutôt, elle parle de ce qu’elle a aimé, ce qui reste plus vague.

Quand elle évoque les Berbères du Maroc, auprès desquels elle a vécu assez longtemps pour connaître leur langue, ses yeux s’enflamment comme ceux d’un vieux marin décrivant un trésor perdu, enfoui dans quelque île lointaine. Simon aime ces noms aux sonorités rugueuses qu’il ne parvient jamais à retenir, les noms des villages, Tiznit, Tafraout, Foum el Hassane, Tarjicht, les noms des tribus qu’elle a côtoyées, les Ait Oussa, les Reguibat, les Id Brahim, les Azouafid, les Izargiyin… Il aime l’entendre raconter ces petits détails de leur vie quotidienne qu’elle a enregistrés avec tant de précision. Et il aime plus que tout la passion qui l’anime quand elle se laisse emporter par la fougue de son récit.

Mais Simon n’ose poser les questions qui lui brûlent les lèvres. Leslie a-t-elle toujours été une voyageuse solitaire et secrète ? A-t-elle aimé ? Simon essaie de l’imaginer dans les bras d’un homme et cela le met très mal à l’aise. Pourquoi est-elle venue en France ? Jamais elle ne lui a donné la moindre explication. Il ne sait pas plus si elle compte repartir. Il imagine parfois qu’un matin, en rentrant de la boulangerie, il la trouvera sur le seuil, vêtue comme au jour de son arrivée à Ventabel, les valises à la main. Elle dirait simplement, « voilà, je m’en vais », et puis s’en irait attendre le car au bord de la route de Bragalon. Et plus jamais il n’entendrait parler d’elle. Cette évocation est pour lui de plus en plus pénible, tant il a de difficulté désormais à concevoir sa vie à la bastide sans Leslie.

 

Quand le moment est venu pour Simon de se préparer à partir, Leslie apprête le feu pour la nuit et regagne sa chambre. Simon se couvre pour affronter le froid et enfourche sa bicyclette. Il aime ces longs moments de pleine solitude, enveloppé par la nuit. Seuls l’accompagnent le crissement rythmé de la dynamo et le halo jaunâtre de sa lanterne juste devant lui. Ce sont pour lui des instants de repos, hors du temps, hors du monde. Il se laisse glisser sur la route au milieu des ombres et il laisse aussi glisser ses pensées. Ce flottement mental lui permet de faire le point sur lui-même et les autres et lui assure aussi une lente transition entre l’univers clos de la bastide et le village qui lui apparaît de plus en plus hostile au fur et à mesure que son intimité avec Leslie croît.

Il rencontre pourtant peu de monde à Ventabel. Quand il arrive, les volets sont clos et seules quelques lumières filtrent encore. Avec Pierrot, le travail est agréable mais ils parlent peu. La plus prolixe envers lui est sans conteste Blanche, la femme de Pierrot. Il la côtoie souvent le matin, quand il s’occupe des dernières fournées de viennoiseries, ou le dimanche, lorsque parfois il donne un coup de main à la boutique.

Blanche aime beaucoup Simon et comme c’est une femme expansive, elle le montre. Au bar du Philosophe, quelques anciens ont un jour raconté à Simon qu’elle avait été très amoureuse d’Adrien. Quand il se maria, au retour de son périple cycliste, elle s’en remit à grand-peine. Le jovial Pierrot parvint à la consoler et petit à petit, elle se fit à l’idée de devenir boulangère. Elle n’avait sans doute pas oublié son premier amour, et lorsqu’elle apprit que Simon cherchait à travailler pour épauler sa mère, veuve et malade, c’est elle qui poussa Pierrot à l’embaucher. En prenant un peu sous son aile le fils de celui qu’elle avait aimé en vain, elle prenait une sorte de revanche sur le destin, mais s’acquittait aussi d’un devoir moral que ses sentiments lui dictaient.

Pierrot et Blanche ont eu une fille unique, Colette, et la boulangère caresse depuis longtemps le secret espoir de la voir un jour épouser Simon. Elle imagine pour cela d’innombrables stratégies tendant à favoriser les rapprochements et la naissance des sentiments entre les deux jeunes gens. Hélas, si Simon reconnaît volontiers la gentillesse de Colette, il ne supporte jamais très longtemps ses bavardages et à ses yeux, comme il l’a souvent dit à Marc, c’est une vraie bécasse !

Depuis l’arrivée de l’Anglaise à Ventabel, Blanche a vu Simon changer peu à peu. Il est devenu plus sérieux, plus lointain et maintenant il lui apparaît tourmenté, ombrageux. Elle aimerait aussi l’éloigner de cette étrangère qui l’inquiète et brouille quelque peu ses plans en rompant la solitude du jeune homme à la bastide. En le voyant ranger son vélo dans l’arrière-boutique, un soir où un mistral glacial faisait frissonner les volets, elle ose enfin aborder le sujet qui lui tient tant à cœur.

« Avec le froid qu’il fait, c’est de la folie de venir à bicyclette en pleine nuit. »

Simon ne répond pas. Il enlève ses gants et frotte l’une contre l’autre ses mains rougies.

« Si tu veux, tu peux venir habiter ici. Il y a une chambre vide, maintenant que ma belle-mère nous a quittés. Tu seras sur place pour le travail… Et puis, Colette sera ravie, elle t’adore ! »

Pour Simon, une telle restriction de son espace de liberté est inconcevable et maintenant moins que jamais il n’a envie de quitter la bastide. Et la déception annoncée de Colette, tout comme celle, bien visible, de Blanche, ne suffisent pas à le faire changer d’avis.

Tourmenté, Simon l’est. À la bastide, après sa nuit de travail, il dort mal. Il se tourne et se retourne dans son lit. Présente ou absente, Leslie le trouble, Leslie le hante. Quand il parvient à calmer son émoi, il s’interroge sur ce tumulte qui le secoue. Il ressent une envie furieuse de caresser Leslie, de pétrir ses seins, de la serrer contre lui. Il aimerait dessiner ses courbes sur le carnet de croquis que sa mère lui avait offert. Il aimerait la faire rire aux éclats et l’entraîner comme Nadia dans la montagne.

Elle occupe toutes ses pensées. Est-ce cela être amoureux ? Jusque là, il avait toujours considéré l’amour comme une invention des femmes, servant à assouvir leur goût du romanesque. Mais désormais, ses certitudes titubent. Dans son connu, il cherche les repères. Que ressentait Adrien pour Laure ? Simon s’assimilait volontiers au jeune aventurier parti conquérir le Nord à grandes pédalées, mais l’épilogue sentimental de l’histoire l’avait toujours fait sourire. Son père était-il romantique ? Sur un vieux cahier à la couverture ternie, Simon avait un jour trouvé le début d’un poème qu’Adrien avait sans doute composé pour son épouse. Il commençait ainsi : Elle s’appelait Laure mais je n’étais pas Pétrarque… Et puis, sans doute vaincu par une muse trop rétive, l’apprenti poète avait très vite abandonné.

Mais aujourd’hui, Simon a envie d’écrire pour Leslie. Confusément dans sa tête, il désire et redoute à la fois une liaison avec cette femme mûre. Comme si la différence de génération rendait cette envie condamnable. Mais plus que tout, ce qui l’effraie, c’est l’idée d’exprimer un sentiment, un désir qu’elle puisse réprouver. Et pourtant, Leslie ne l’ignore pas, elle montre de l’intérêt, de l’affection pour lui.

Comme elle s’étonnait, un jour, qu’il n’ait pas d’amis de son âge, il avait raconté ses amitiés d’enfance, Marc et Estelle. Il avait occulté sa brouille avec Estelle, pour expliquer, non sans quelque raillerie, comment Marc était tombé amoureux fou de Mariette, la fille du menuisier de Garabrun qu’il avait connue au lycée.

« On ne le voit plus. Par tous les temps, il file sur son vélo la rejoindre pour de longues promenades, main dans la main, à la Glissette ou au rocher de Boulon. »

Mais maintenant, Simon n’a plus du tout envie de se moquer de Marc.

8

Alors que Simon a dîné et s’apprête à sortir sa bicyclette pour rejoindre la boulangerie, Leslie arrive les bras chargés de plusieurs paquets difformes. Ce matin, elle était partie très tôt, avec le premier car pour Cavaillon, afin de prendre le train de Marseille. Elle en revient grisée d’exotisme.

Simon ne l’a jamais vue ainsi, enthousiaste, effervescente, volubile même. Étrangement, l’excitation de Leslie lui rappelle celle des gars du village encasernés à Sainte-Marthe et qui rentrent parfois à Ventabel encore ivres de leurs virées nocturnes dans la rue Thubaneau, à la recherche d’un exutoire tarifé à leur sensualité inassouvie. Il en ressent presque de la jalousie, comme si, à travers son soudain voyage dans la cité phocéenne, elle avait couru vers quelque aventure avec un marin tatoué en escale à la Joliette. Après avoir longtemps nié la féminité de Leslie, maintenant Simon ne voit plus qu’elle, quitte à en exacerber les manifestations. Mais devant le récit scrupuleux des multiples péripéties de la journée que Leslie tient à lui faire sans tarder, il réalise très vite l’absurdité de ses suppositions.

Dans le passé, Leslie avait transité à plusieurs reprises par Marseille, au cours de voyages apparemment multiples vers le Maroc. Au port, en retrouvant les bateaux en partance pour l’Afrique du Nord, une énorme bouffée de nostalgie l’a saisie, comme si un passé révolu lui sautait brutalement à la gorge. Simon ne comprend pas très bien pourquoi cela semble lui faire si mal, mais il ne se sent pas le droit de poser de question à ce sujet. Après les quais de la Joliette, Leslie a beaucoup marché, un peu à l’aventure, découvrant cette ville cosmopolite, bruyante qui semble offrir l’Afrique et l’Asie au beau milieu de la Provence. Elle a visité le vieux quartier du Panier, l’ancien Lacydon des Grecs, puis elle est montée au Pharo. Elle a ensuite longé la corniche et d’un coup, elle s’est arrêtée, subjuguée par le vallon des Auffes dans la lumière colorée du soleil déclinant à l’ouest. Elle est restée là, blottie contre une maisonnette blanche, à contempler jusqu’à la dernière lueur, le dégradé de teintes du soir tombant. Elle a dû alors courir de toute son énergie pour ne pas rater le dernier train vers Cavaillon.

D’une boutique marocaine du cours Belsunce, Leslie a ramené une théière à l’éclat mat, un paquet cubique de thé vert roulé en plombs de chasse et quatre petits verres ornés de motifs de dentelle blanche, miraculeusement intacts après la folle course du retour.

Avec la menthe poivrée qui pousse en abondance dans le potager, elle prépare désormais le thé, tous les jours en fin d’après-midi. Simon participe à ce nouveau rituel, qui semble puiser à la fois dans la tradition britannique et dans le savoir-faire acquis au-delà de la Méditerranée. Leslie sert le thé avec solennité, en relevant progressivement la théière presque à bout de bras. Peut-être par peur d’en rompre la magie, Simon n’ose l’interroger sur cette pratique, dont le seul effet perceptible est de créer, dans un délicat bruissement de ruisselet, un demi doigt de mousse blanche en haut des verres.

 

À l’approche de Noël, Simon ressent toujours une angoisse sourde. Il n’aime guère cette période de l’année. La nuit tombée dès cinq heures et la perspective de l’hiver à traverser lui pèsent. L’atmosphère de fête religieuse et les préparatifs, de plus en plus fébriles au fil des jours, l’agacent fortement. Bien qu’à Ventabel, ils soient nombreux à ne jamais fréquenter l’église, pendant cette période plus qu’à toute autre, Simon se sent isolé et comme exclu de la communauté. À la bastide, des tourbillons de souvenirs mêlés l’étreignent par vagues.

Malgré les réticences familiales vis-à-vis de la religion, Laure avait toujours tenu à créer un climat de fête au moment de Noël. Par sa nature forestière et sa distance avec la vision chrétienne, le sapin décoré l’attirait et lui semblait être un élégant compromis.

Après la bastide, le chemin se glisse mollement entre les vignes, puis au milieu de la garrigue. Après une large courbe, il parvient tout d’un coup au pied du Luberon. Butant sur une pente trop raide, il la contourne et s’engage dans un ravin sombre qui se rétrécit très vite. Il s’élève alors en zigzaguant au milieu des éboulis et des chênes verts. Plus haut, il se faufile auprès des falaises grises, puis disparaît.

Tout en bas, sur un replat, en face du débouché du ravin, un bouquet de cèdres avait poussé librement, non loin du chemin. Quand Adrien les avait découverts, les plus grands ne mesuraient pas vingt centimètres. Cette germination, qui à cet endroit pouvait sembler miraculeuse, l’avait séduit. Les rafales de vent qui balaient la montagne avaient sans doute entraîné quelques graines ailées des grands cèdres de la crête et les avaient fait tourbillonner jusqu’à la partie haute du ravin. Et puis le ruissellement des pluies d’orage les avait entraînées le long de l’étroit sentier qui se transforme parfois en torrent boueux.

Simon revoit son père, accroupi près de lui, décrivant à grands gestes le chemin hasardeux suivi par les graines. Il était bien petit et n’avait pas compris grand-chose. Mais c’était beau, féerique comme un conte vrai, raconté par les grosses mains calleuses de son papa. La scène s’était incrustée dans sa mémoire comme un de ses plus anciens souvenirs.

Adrien vouait à ces jeunes conifères, que le hasard avait fait germer ici, une sorte d’adoration. Il y voyait l’amorce d’une nouvelle forêt et se plaisait à imaginer le paysage, quand elle aurait grandi et formerait une masse sombre de lignes dressées, visibles depuis la bastide.

Quand, deux ans plus tard, Laure à son tour séduite par la silhouette fastigiée des cèdres en pleine croissance, lui avait demandé d’en sacrifier un, comme arbre de Noël, malgré son désir constant de contenter son épouse, Adrien avait catégoriquement refusé. Il répugnait également à mutiler l’un des pins d’Alep qui poussaient en abondance derrière la bastide. Alors, pour répondre au souhait de Laure, il avait ramené à la cuisine une branche élancée de cade, le genévrier oxycèdre qui prospérait en buissons denses dans les garrigues environnantes. Laure se trouva comblée par l’originalité de ce choix ; les fines rayures vertes et blanches des aiguilles piquantes donnaient à l’arbuste une teinte moins austère que celle du sapin traditionnel, comme si quelques flocons de neige s’étaient fondus dans le glauque sombre du feuillage.

Le rite annuel s’était installé, mais la mort d’Adrien, quelques années plus tard, l’avait brutalement rompu. Malgré sa volonté de maintenir présents les repères heureux de l’enfance de Simon, elle n’avait pu couper elle-même le genévrier ; comme si ce coup de cisaille empreint de solennité – car Adrien n’approchait et ne touchait les végétaux qu’avec beaucoup de respect – ne pouvait être accompli que par lui.

Les Noëls s’étaient succédé, sans arbre ni décor. Longtemps après, alors que la maladie la terrassait et sentant sans doute que la fin était proche, elle s’était, un matin, soulevée sur un coude, dans ce lit qu’elle ne quittait plus, pour supplier Simon d’aller couper la branche de cade. Tout se passait comme si sa mort prochaine autorisait à nouveau le rituel heureux qu’elle s’était interdit pendant son veuvage. Simon l’avait vécu comme un adoubement précipité. Plus ou moins consciemment, il avait compris que sa mère le poussait vers l’âge d’homme et que si elle agissait ainsi, c’est qu’elle allait mourir ; privé de parents, il faudrait alors qu’il soit adulte.

Les yeux noyés de larmes, il avait cisaillé, d’une main tremblante, un tronc gros de trois doigts. Il avait placé l’arbuste dans la cuisine, au seul endroit où sa mère pouvait le voir sans même lever la tête de son oreiller et l’avait décoré des boules et guirlandes de son enfance qui dormaient au fond d’un carton. Ce Noël autour du cade avec son fils avait sans doute été pour Laure le dernier moment de vrai bonheur.

Par la suite, la branche de genévrier n’avait jamais reparu dans la cuisine. Et quand Leslie, elle aussi tentée par les jeunes cèdres grandis auprès de leurs aînés, a suggéré d’en ramener un pour égayer le solstice, Simon a tout naturellement proposé un rameau de cade à la place. Et même s’il a la gorge nouée par le souvenir, en maniant à nouveau la cisaille de son père, ce geste lui semble naturel, comme si la vie à nouveau tentait de reprendre un cours normal.

Leslie dispose l’arbuste près de la cheminée, sans savoir que c’est ce même emplacement qui avait naguère été choisi par Simon. Elle y accroche les décorations de la vieille boîte de Laure, mais prend aussi un plaisir évident à en fabriquer elle-même, avec des feuilles de papier crépon qu’elle a ramenées de Cavaillon. Simon la regarde, un peu surpris car elle n’a jamais montré d’ardeur particulière pour les travaux manuels et encore moins pour la décoration de la maison. Tout se passe comme si, elle aussi, reconstruisait un morceau de son enfance à travers ces gestes anciens.

 

Les derniers jours avant le vingt-quatre décembre, une fébrilité croissante gagne peu à peu la boulangerie. Les commandes se multiplient, avec les mêmes échéances à honorer : les fougasses pour le repas du soir et les pâtisseries diverses pour le réveillon ou la journée du vingt-cinq. Simon est habitué à ce rythme infernal, qui lui convient d’autant mieux qu’il lui évite de s’abandonner à ses pensées.

Toute la journée précédant Noël, il s’active avec Pierrot, selon un scénario précis et rodé, pour que tout soit prêt en fin d’après-midi. Puis ils s’accordent deux heures de pause, avant d’enchaîner sur la nuit la plus trépidante de l’année, où ils préparent pains et gâteaux pour le lendemain.

Simon aurait aimé rejoindre Leslie à la bastide pour le dîner, mais ce n’était guère raisonnable ; trop de fatigue, pas assez de temps. Il se résout, la mort dans l’âme, à accepter l’invitation de Blanche et à laisser Leslie seule pour cette soirée.

Pour compenser son absence du soir, Simon a résolu de passer la journée de Noël avec Leslie. Une tradition bien établie l’amène tous les vingt-cinq décembre à la table de son oncle Léon. Comme il était hors de question que Marthe, ce jour-là encore moins qu’un autre, tolérât l’étrangère sous son toit, Simon a décliné l’invitation, soulevant un brouhaha de réprobation dans les fermes environnantes.

Quand, peu avant midi, fourbu de fatigue, il s’apprête à quitter la boulangerie, Blanche tente à nouveau de le retenir.

« Tu es sûr que tu ne veux pas rester avec nous ? »

En souriant, Simon hoche la tête, enfourche son Hirondelle et se laisse emporter par la pente raide vers le centre du village.

À la bastide, Leslie a préparé un petit repas de fête et joliment disposé la table. Pour l’occasion, elle a revêtu une élégante robe bleue dont la fraîcheur lui donne un air de jeune fille. Dès qu’il entre dans la cuisine, Simon, pourtant peu attentif aux tenues vestimentaires, remarque et apprécie ce changement, même s’il n’ose pas complimenter son amie. Ils s’assoient de part et d’autre de la grande table et commencent à manger. Mais très vite, alors que Simon, gagné par le manque de sommeil, peine à animer la conversation, le visage de Leslie semble envahi par une profonde tristesse.

« Pour toi aussi, Noël évoque des souvenirs qui font un peu mal ? » lui demande Simon.

Leslie s’échappe un peu de sa torpeur.

« C’est plus compliqué que cela », répond-elle en tentant d’esquisser un sourire.

« J’ai d’excellents souvenirs de mes Noëls d’enfant, là-bas dans le Yorkshire. »

Et à la grande joie de Simon, elle parle, pour la première fois, de son pays, des vallonnements verdoyants autour de Layworth, des murs de pierres sèches qui bordent les étroites routes et du repas de Noël dans la maison de son enfance. Mais elle sombre ensuite dans un abattement douloureux, comme si sa mémoire était à nouveau gagnée par des pensées lugubres qu’elle ne peut exprimer.

Simon ne veut pas la questionner, pas maintenant. D’ailleurs, elle ne répondrait sans doute pas. Le repas s’achève, morne comme une longue solitude à deux. Comme elle reste prostrée, Simon s’approche et lui parle d’une voix qu’il ne se connaissait pas, très tendre mais nouée d’angoisse :

« Leslie, qu’as-tu ? »

Elle semble alors reprendre conscience, le dévisage, lui sourit et lui prend la main entre les deux siennes.

« Ne t’en fais pas, cela va passer. »

Ils restent ainsi plusieurs minutes. Simon n’ose même pas tressaillir. Puis Leslie reprend d’une voix raffermie mais pleine de douceur :

« Si tu n’es pas trop fatigué, j’aimerais qu’on fasse une belle promenade dans la montagne. »

Ils cheminent l’un près de l’autre, silencieux, jusqu’à un sentier caillouteux qui s’élève tout droit le long d’une arête rocheuse. À gauche, la silhouette allongée de Ventabel vient d’apparaître au-dessus de la barre de rochers qui la dissimulait jusque-là. Vu d’ici, le village semble plaqué sur les campagnes à l’arrière-plan, comme un ruban de maisons claires. La vieille citadelle se détache de l’ensemble par ses angles droits, et le haut de la rue Sainte-Barbe reste masqué par des chênes buissonnants au premier plan. Comme Simon ouvre la bouche pour lui indiquer quelques lieux précis, du bout des doigts, Leslie arrête les mots sur ses lèvres, pour jouir en silence de ce regard dominant le village.

Une soudaine rafale de mistral les secoue. Instinctivement, Leslie se serre contre lui, comme pour ne plus laisser place au vent. Elle lui prend la main et murmure :

« Grâce à toi, je suis heureuse. »

 

Le vingt-six décembre, la boulangerie de Pierrot reste fermée. Devant la perspective de cette nuit de récupération, Simon a dédaigné la sieste pour profiter pleinement de la journée de Noël avec Leslie. Au fil des heures, la fatigue devient pourtant trop intense. Ils dînent rapidement, puis chacun se retire dans sa chambre.

Mais malgré l’épuisement, Simon tourne en rond. Il commence à enfiler sa tenue de nuit, puis ressentant la soif, il retourne vers la cuisine. Elle est dans la pénombre. Par la porte entrebâillée de la chambre de Leslie, une étroite bande de lumière l’éclaire faiblement. Sans réfléchir, Simon pousse le battant et entre dans la pièce. Assise au bord du lit, Leslie est occupée à retirer un à un ses vêtements. Levant le regard, elle l’aperçoit et lui sourit. Pris d’une soudaine confusion, il s’arrête et bredouille : « Leslie, je… » Mais les mots ne viennent pas. Sans parler, elle se lève et s’approche de lui. La pointe de ses seins dodeline doucement au mouvement de ses pas.

Simon est fasciné par cette poitrine nue au grain laiteux. Leslie le prend par la main et l’entraîne lentement près du lit. Du bout des doigts, elle caresse son torse, ses épaules, puis, très lentement, elle fait glisser le pantalon de son pyjama, dévoilant soudain l’ardeur de son désir. Maladroitement, Simon achève de la déshabiller. Ils s’étreignent et s’effondrent sur les draps entrouverts.

Après l’amour, Simon s’est endormi, comme une pierre tombant au fond de l’eau, sans même quitter Leslie. Mais maintenant qu’à son tour elle dort, paisiblement blottie contre lui, il ne parvient plus à trouver le sommeil.

« Leslie est ma maîtresse, je suis son amant ! » se murmure-t-il, encore étourdi par ce qui vient de se passer. De toute sa peau, il savoure la chaleur et la souplesse de ce corps de femme abandonné à ses côtés. Il en ressent une fierté toute neuve et revit, comme pour mieux les graver dans sa mémoire, les minutes intenses qu’ils ont vécues. Leslie l’a étonné, émerveillé même.

« Réchauffe-moi », lui a-t-elle soufflé, alors qu’ils se glissaient au milieu des draps encore froids. Puis avec délicatesse, elle a guidé ses gestes malhabiles. Ensuite, à la grande surprise de Simon, elle a crié le plaisir qu’il lui offrait.

Le jeune homme est heureux, mais une nausée sourde l’envahit pourtant, comme le sentiment coupable d’avoir mal agi.

Les jours suivants, Simon ressent une gêne devant Leslie. Il n’ose lui confier qu’il se sent honteux, comme s’il avait sali l’image qu’il se faisait d’elle. À mi-mot, elle comprend, le rassure et peu à peu lui confie les réticences et les barrières qu’elle aussi a dû vaincre en elle, avant de s’abandonner à cet amour qui lui semblait inacceptable. Alors, le malaise de Simon s’estompe, pour laisser tout l’espace au bonheur de cette intimité partagée.

9

Leslie et Simon vivent intensément la nouvelle étape de leur relation. Un peu comme si leur attirance mutuelle, trop longtemps réprimée, appelait une compensation.

La solitude de la bastide leur laisse tout le temps de s’aimer, mais le métier de Simon les prive de vraies nuits ensemble. Et depuis que Leslie travaille quatre après-midi par semaine au lycée de Cavaillon, comme lectrice d’anglais, ils se croisent souvent. À l’heure où il rentre se coucher, elle s’apprête à partir.

Quand ils se retrouvent enfin, ils aiment courir main dans la main à travers la campagne. Leslie rit comme une jeune fille quand Simon l’embrasse dans le cou. Simon a l’impression de connaître enfin le vrai bonheur de vivre.

Un jour, alors qu’il revient de la boulangerie, il aperçoit Leslie, assise à l’abri du vent sous un pin, un peu à l’écart de la bastide. Sans même prendre le temps de ranger sa bicyclette, il s’élance vers elle et l’entraîne dans une folle course sur le chemin qui va vers la montagne.

Mais Leslie s’essouffle rapidement et ils s’arrêtent bientôt. Simon ne la laisse même pas reprendre sa respiration et l’enlace en un fougueux baiser.

« Doucement, Simon ! », proteste-t-elle mollement en riant. Pour se reposer un peu, elle s’adosse sur le tuteur d’un vieux cep. Ils se regardent en silence. Soudain, un claquement métallique jaillit quelques raies de vigne plus loin, puis un autre et encore un autre. Ils se retournent et découvrent Émile Combes qui, après une courte pause, reprend la taille de ses vignes en mâchouillant un bâton de réglisse. Une lueur d’inquiétude passe dans leurs yeux, comme si la présence d’un témoin à leur amour ravivait ce sentiment de culpabilité qui les hantait au début de leur relation. Ils avaient fini par oublier les autres et que les autres pouvaient porter un regard sur eux et juger leur conduite.

Qu’Émile soit le premier à savoir n’a rien d’étonnant. Les vignes qu’il loue à Simon sont disposées tout autour de la bastide. Elles bordent le chemin qui descend de la route de Bragalon, même au-delà des bâtiments, en direction du Luberon. Quand Émile taille ses vignes, cela lui prend tout le mois de février. Depuis la cour, on entend le bruit sec du sécateur marteler l’air frais à intervalles réguliers. Et quand il n’y a pas de vent, l’odeur âcre des brassées de sarments qu’il brûle en bout de raie s’insinue jusque dans la maison.

Mais Émile est un homme discret, taciturne même. Tout au long de la journée, il mâchonne un bâton de réglisse. Ah la réglisse ! À Ventabel, Émile est un peu Monsieur Réglisse. C’est presque avec dévotion qu’il entretient les pieds qui poussent spontanément au milieu des vignes. À force de soin, la production a largement dépassé ses besoins personnels pourtant élevés. Les racines en surplus, soigneusement lavées et débitées en bâtonnets d’un empan, sont alors confiées à Simon et à son Hirondelle qui les transportent en minuscules fagots jusqu’à la boulangerie. Quelques jours plus tard, après que la scrupuleuse Blanche, redoutant toujours qu’un peu de terre ne soit restée collée, les ait à nouveau brossés et rincés, les bâtonnets de réglisse se retrouvent, disposés en bouquet, dans un petit bocal sur le comptoir de la boutique. Et quand la gourmandise des gamins du village a fait son œuvre, Simon ramène le produit de la vente à Émile qui lui montre beaucoup de reconnaissance pour ce service pourtant bien menu. Mais Émile le perçoit comme une caution morale auprès de la boulangère, toujours méfiante envers ce vieux célibataire renfrogné qui ne soigne guère sa toilette.

« Ce n’est pas lui qui ira raconter ce qu’il a vu au bar du Philosophe. Et d’ailleurs, je suis à peu près sûr qu’il s’en fiche complètement. » Passé le premier émoi, Simon ne ressent plus aucune inquiétude. Au contraire, cette sorte de complicité avec Émile, qui laisse intact le secret de leur amour, semble mettre le village encore plus à distance.

Une fois par semaine seulement, ils peuvent s’endormir ensemble dans le grand lit de Leslie. Pour ses siestes de récupération, Simon retourne dans sa chambre, comme à une oasis de tranquillité, à l’abri de toute émotion. Cela le tourmente en effet de se coucher dans le lit de ses parents, ce lit où il a sans doute été conçu, ce lit où sa mère s’est éteinte peu à peu. Jamais il n’aurait pu imaginer que cette pièce où il n’entrait plus et qu’il laissait dans une perpétuelle pénombre, un peu comme un sanctuaire vaguement redouté, deviendrait un jour sa chambre. Une chambre où il découvrirait l’amour et apprendrait à connaître la femme aimée, au fil des semaines.

Quand repus, ils se séparent, Simon se retourne et s’endort comme une masse, en chien de fusil, jusqu’au matin. Mais une nuit, alors que le froid vif l’a contraint à se recouvrir de la couverture jusqu’au haut de la tête, il est brutalement réveillé.

Près de lui, Leslie s’agite, Leslie parle dans son sommeil, Leslie transpire et se débat dans un cauchemar tenace. Simon essaie de saisir le sens des flots de paroles désordonnées que laisse échapper son amie, mais cela reste incompréhensible. Par moments, il croit reconnaître de l’anglais, mais d’autres sonorités plus gutturales évoquent plutôt l’arabe ou une des langues berbères connues de Leslie.

Cela dure ainsi longtemps et Simon a vraiment l’impression que ce sont les mêmes phrases qu’elle répète. Quelques mots, quelques syllabes, sans aucun sens pour lui, reviennent très souvent parmi d’autres plus variés : « smara », « ouchchen », « boumohand » et puis un long cri douloureux martelé presque à l’infini, « Alison, Alison, Alison… ». À défaut de comprendre, Simon essaie de les fixer dans sa mémoire.

Et puis, comme Leslie s’agite de plus en plus, il ose enfin poser une main sur son front et lui parle doucement. Elle se calme un peu et s’éveille, inondée de sueur.

Si Leslie paraît embarrassée d’avoir troublé le sommeil de Simon, elle ne montre aucune surprise et ne cherche pas à savoir ce qu’elle a dit au cours de son rêve. Elle semble accepter tout cela avec une fatalité lasse. Et tandis qu’au creux de l’épaule de Simon, elle essaie de se rendormir, il se souvient, avant Noël, d’avoir entendu, comme dans un songe, des cris qui l’avaient dérangé au milieu de la nuit. Il réalise alors que ce qu’il prenait pour ses propres rêves étaient sans doute les cauchemars de Leslie.

 

Quand Leslie voit Simon préparer la sacoche de toile kaki, elle sait qu’il va partir pour une longue balade, seul avec Nadia, à la recherche des rabasses. Depuis le début de l’hiver, la scène s’est répétée plusieurs fois, toujours à l’identique. Dans ces moments-là, Simon semble porté par une allégresse toujours renouvelée. Il jugule une excitation d’écolier au soir des vacances, par l’enchaînement méthodique de gestes posés pour préparer tout l’attirail nécessaire. Il y a le flacon au bouchon hermétique, pour que l’odeur des truffes déjà récoltées ne trouble pas la chienne, et les petits beurres, friandise préférée de Nadia, qu’il découpe soigneusement en petits morceaux, avant de les replacer dans le paquet. « Ce n’est pas la taille du morceau qui compte pour elle, explique-t-il, alors pas la peine de la rendre obèse ! » Mais l’outil essentiel est le creusoir, constitué d’une pièce de métal épaisse et allongée, enchâssée par Adrien dans un tronçon de tuyau d’arrosage noir tenant lieu de manche. Cette précieuse relique paternelle justifie à elle seul tout le plaisir de Simon.

« Sans le creusoir de papa, je crois que je n’aurais plus le goût d’aller aux truffes », avait-il un jour confié à Louis Bertrand.

Ces préparatifs ont tout d’un rituel. Leslie sent bien qu’elle en est exclue, et la sortie aux truffes reste un domaine privé de Simon que leur intimité nouvelle ne lui permet pas encore de forcer. Et pourtant, grand est son désir de l’accompagner sur les versants arides du Luberon.

Au fil des semaines, Simon remarque bien le regard de Leslie qui suit, une à une, les étapes qui précèdent le départ aux truffes. Il comprend la demande forte que cache le silence de son amie, mais il l’ignore, feignant, à travers son extrême concentration, d’être aveugle à tout ce qui se passe autour de lui.

Les moments intenses de solitude partagée avec Nadia, au milieu des éboulis rocailleux de la montagne, demeurent en effet pour lui un refuge, peut-être l’ultime, où il se retrouve seul avec lui-même.

Dès qu’il est sur la draille, l’excitation longtemps retenue explose. Malgré la raideur de la pente, il court presque. Sur ses talons, la petite chienne, qui partage son enthousiasme furieux, trottine en haletant. Il ne ralentit l’allure qu’après la première suée, quand il sent enfin une onde presque brûlante parcourir tout son corps jusqu’à la pointe de ses doigts encore engourdis de froid. Il savoure alors pleinement cette chaleur interne, surtout quand le froid est intense. Ce sont pourtant ces matinées glaciales qu’il préfère, quand le bleu du ciel est profond, pur et intense comme une mer de roman, et que le soleil apparaît enfin comme un immense soulagement pour dissoudre peu à peu les cicatrices de gelée blanche disséminées ça et là, comme autant de morsures, par le froid de la nuit.

Mais la terre reste longtemps glacée en surface, et quand Nadia a repéré l’odeur des rabasses, ses pattes s’acharnent sur cette croûte dure. Alors la frénésie de l’homme se conjugue à celle de la chienne. Avec son creusoir, avec ses mains vite rougies de froid et de sang par les mottes gelées, il brise la couche glacée. Puis ensemble, ils creusent plus calmement la terre meuble et tiède en dessous, et de plus en plus délicatement jusqu’à ce que la truffe se révèle à leurs yeux.

À quatre pattes au-dessus du trou, Simon sent l’haleine de la chienne sur son visage. Les panaches blancs qui s’échappent de leurs bouches se mêlent en de fugaces arabesques. Et quand l’objet noir de leurs recherches apparaît au fond du trou, quand ils se disputent presque à qui le touchera en premier, quand de ses mains glaiseuses il le présente au nez de la chienne comme pour lui dire, « ça y est, on l’a ! » et quand la chienne se précipite sur lui pour lui lécher les mains et le visage, Simon ressent un bonheur absolu.

Plus qu’une réticence à partager ces instants avec Leslie ou la crainte d’en rompre la magie, c’est une espèce de honte pudique qui le retient d’inviter son amie. Comme si cette joie partagée avec Nadia, joie trop frustre, trop animale, était inavouable ou d’une certaine manière incompréhensible pour les autres humains.

Mais les cauchemars de Leslie, chaque fois plus intenses, se renouvellent de plus en plus fréquemment. Smara, ouchchen, boumohand et Alison, les quatre seuls îlots qui émergent de cette mer de mots en écume, hantent les pensées de Simon, comme ils hantent les nuits de Leslie. Sans en percer le sens, il s’y raccroche comme à des bouées, cherchant en vain d’autres repères dans ces vagues déferlantes de paroles incompréhensibles.

Alison est un prénom anglais, cela il l’a vite découvert, mais qui est donc cette personne qui revient si souvent dans les rêves de Leslie ? Quant aux autres mots, aux sonorités si différentes, que signifient-ils ? Leslie n’explique rien, ne justifie rien, ne demande rien sur ces monologues enfiévrés que Simon ne lui cache pas. Comment alors, Simon se sentirait-il le droit de la questionner, même si les interrogations le torturent ?

Et peu à peu, étrangement, il en vient à relier mentalement ces orages nocturnes à son refus tacite d’associer Leslie à la sortie aux rabasses. Comme si toutes les paroles criées, hurlées par Leslie étaient le contrepoids de sa demande muette, comme si le refus obstiné de Simon était la cause du déchaînement de ses rêves furieux.

Un matin, un de ces rares matins où ils sont ensemble, Simon est éveillé très tôt par des bruits tout proches. Près de la fenêtre, les branches entrecroisées du figuier, tancées par un vent du sud irascible, gémissent et grincent dans la nuit encore noire. Plus encore que le mistral, le vent marin s’engouffre dans la cour de la bastide, largement ouverte vers le sud. Il s’enroule en sifflements lugubres autour des bâtiments, ponctuant son passage du craquement des huis. Même les meubles semblent frissonner sous son souffle tiède qui se glisse dans tous les interstices, d’autant plus traîtreusement que tout ici est prévu pour se préserver du nordique mistral. Simon se redresse et écoute un instant la maison vibrer sous l’assaut des bourrasques. Puis, presque sans y penser, il pose une main sur l’épaule de Leslie et la secoue doucement.

« Leslie, je voudrais que tu viennes avec moi aux truffes. »

Ces quelques mots si longtemps retenus, si longtemps interdits, représentent pour Simon une étape cruciale dans sa relation avec Leslie, une étape aussi difficile que le moment où il avait poussé la porte de la chambre de son amie, au soir du vingt-cinq décembre.

Et ces mots coulent si facilement, si naturellement de ses lèvres que Simon en est presque ébahi.

Alors l’immense espace réservé de l’homme et de la chienne s’ouvre à la femme, avec une facilité que Simon n’avait pas imaginée. Loin d’être indifférente ou même hostile comme Simon le redoutait, Nadia semble ravie d’élargir le cercle des adeptes des sorties hivernales. Et maintenant, ils sont trois à s’activer autour des trous, mêlant leurs panaches blancs, enthousiastes, surexcités, au comble de la joie partagée.

Quiconque les verrait ainsi s’agiter, rire, gesticuler, crier parfois, au milieu des rafales de vent, les prendrait sans doute pour fous. Mais il y a bien peu de risques, car Simon a une prédilection pour les truffières reculées, loin sur les hauteurs à l’arrière de Mouret, Espels ou Garabrun. Il évite les Champs-Élysées de la truffe, ces voies royales, ces larges vallons connus de tous et faciles d’accès, où les truffières réputées généreuses sont vite repérées, tant la terre est retournée par les visiteurs qui s’y succèdent. Simon préfère aller plus loin, plus haut, là où les seuls concurrents sont les sangliers en bande qui dévastent parfois des versants entiers à la recherche des rabasses.

Quand ils vont à Poussieù, un des ravins préférés de Simon, ils laissent les bécanes près de la source qui coule dans un creux de rocher à hauteur d’homme. La marche d’approche est longue. Le sentier serpente en évitant d’énormes blocs rocheux et s’élève rapidement. En se retournant, on découvre bientôt l’entrée du vallon, tout en bas, qui paraît déjà bien petite. De part et d’autre, deux jetées rocheuses terminées par des semblants de phares, dégringolent chacune de son versant pour enserrer un port étrange, empli de buissons et de pierres.

Et puis, on arrive face à la falaise infranchissable. Seuls ceux qui savent, peuvent continuer en suivant l’étroite sente, à peine visible, qui part sur la droite, franchit quelques marches sobrement taillées dans le rocher et par un long détour contourne l’obstacle. Dès lors, on ne voit plus les vignes au pied de la montagne, ni même le village d’Espels un peu plus loin. C’est comme un autre monde, fermé à la civilisation en bas et ouvert sur la vie sauvage vers le haut. Il faut encore marcher un bon moment pour arriver aux premières truffières, près de quelques yeuses qui s’accrochent et se redressent à grand peine au milieu d’éboulis abrupts.

Là, ils sont tranquilles. La montagne leur appartient. Ils peuvent courir, dévaler les éboulis à grandes enjambées, sauter, crier… Simon et Leslie jouissent intensément de ces moments heureux dans le froid et les bourrasques de mistral. Aussi saisissent-ils toutes les occasions de rejoindre l’âpre solitude des combes reculées, le matin quand Simon rentre tôt ou l’après-midi dès que sa sieste est terminée et que Leslie ne travaille pas.

Avec passion, Leslie apprend les gestes du rabassier. Elle s’essaie à découvrir des endroits qui marquent, là où l’absence d’herbe semble indiquer la présence souterraine des truffes. Mais son jeu préféré consiste à tenter de prendre de vitesse la petite chienne. Elle sait se placer à contre-jour pour mieux voir les mouches rousses s’envoler, montrant ainsi l’endroit où creuser. Mais la lutte est inégale ; les mouches ne sont pas toujours là et le flair de Nadia est presque infaillible…

Dans l’action, parmi les trous, les tas de terre et les cailloux, Simon découvre un nouveau visage de Leslie, un visage rayonnant, concentré et obstiné sur sa tâche. Bien différent est le visage, ravagé par des rêves ténébreux, qui lui apparaît la nuit dans la lumière brutale de la lampe de chevet allumée en hâte pour tenter d’apaiser les tourments de son amie.

Simon s’étonne toujours que le visage de Leslie puisse changer à ce point, un peu comme s’il s’agissait d’une femme différente à chaque fois. Mentalement, il a dressé une sorte d’album, de catalogue de tous ces visages.

Le premier, c’est celui du premier jour, de la femme altière qui a résolument poussé la porte du bar du Philosophe, un soir de septembre. Un visage déterminé, où se mêlent un calme puissant et les marques d’une souffrance enfouie.

Et puis, il y a le visage de la tristesse muette où Leslie sombre parfois, un visage terne, fermé comme un rempart. Et à l’opposé, le visage gai, éclairé de joie, secoué par le rire, tel que Simon l’a découvert pendant la soirée chez Louis Bertrand.

Il y a bien sûr les visages de l’amour, celui de la femme amoureuse qui l’a pris par la main le soir du vingt-cinq décembre, et celui de la femme comblée qui a crié son plaisir, la bouche grande ouverte tout contre sa joue.

Et Simon ajoute à sa liste deux visages antagonistes, le visage radieux de la femme tendue dans l’action, libérée des pensées hostiles, et le visage révulsé, submergé par les cauchemars.

Au fil de leurs sorties dans la montagne, les rêves furieux de Leslie s’espacent et s’estompent, comme si l’intuition de Simon était juste, ou comme si, à travers les longues courses dans le vent, elle retrouvait peu à peu un calme intérieur. Mais les interrogations de Simon, toujours en suspens, demeurent aussi vives.

10

Depuis plusieurs jours, le ciel est d’un bleu sans ride. Le mistral est si glacial, que même l’alcool rouge du vieux thermomètre publicitaire, dont l’émail s’écaille sur la porte délavée de la buanderie, ne se hasarde plus au-dessus de zéro que sur le coup de midi.

C’est la dure saison pour Amédée le facteur. Alors qu’à Ventabel, beaucoup se calfeutrent en attendant des jours meilleurs, il est contraint, tous les matins, d’affronter les éléments. Aussi, au long de sa tournée, cherche-t-il tous les prétextes pour délaisser son vélo postal quelques instants et réchauffer ses mains rougies auprès d’une cheminée, en sirotant un fond de verre d’eau-de-vie.

À la bastide, Leslie, amusée par son manège, lui accorde parfois cette très païenne eucharistie. Mais pour Amédée, les étapes de la tournée deviennent vite rituelles et Leslie doit parfois déjouer ses approches pour conserver la liberté de ne l’inviter que quand elle le souhaite vraiment.

Ainsi, peu avant Noël, Simon a assisté, non sans amusement, à une rapide passe d’armes.

« Qu’est-ce qu’il fait froid ce matin ! Une petite goutte, Madame Shark ? Ça serait pas de refus !

— Non, pas de petite goutte aujourd’hui ! » avait sèchement répondu Leslie en le repoussant presque jusqu’à la porte.

 

Et ce lundi matin, où le froid est particulièrement vif, Amédée, désespéré, a dû sauter plusieurs de ses étapes favorites, simplement par manque de courrier à y apporter ! Aussi est-il bien décidé à ne pas se laisser éconduire par cette Anglaise à l’humeur changeante, à qui il a, précisément aujourd’hui, une lettre à remettre.

Afin de pénétrer le plus avant possible dans la place avant de la rencontrer, il évite les gravillons de la cour qui annoncent sa venue et longe les dépendances pour se garer sans un crissement de frein près de la porte de la cuisine. Nadia, qui l’a reconnu, ne daigne même pas quitter son abri pour venir à sa rencontre. Saisissant la poignée, Amédée pénètre alors d’un bond dans la pièce, en lançant, d’une voix qui se voudrait charmeuse comme un ruisseau de miel, « Madame Shark, une lettre pour vous ».

Un silence immense lui répond. Un peu dépité, il s’avance à petits pas au milieu de la cuisine. De la pièce attenante, faiblement éclairée, lui parviennent quelques bruits. Il s’approche jusqu’au seuil pour appeler à nouveau, mais sa voix s’étrangle quand ses yeux, s’habituant à la pénombre, distinguent l’intérieur de la chambre et le lit ; deux corps enlacés apparaissent sous les couvertures. Au-dessus des draps, il reconnaît la tête de Simon plongée dans la chevelure éployée de Madame Shark.

De stupeur, il laisse tomber la lettre et soudain gêné de se trouver là, fait volte-face. Et tandis que les dormeurs, dérangés par son appel, s’agitent dans leur sommeil, il remonte sur sa bicyclette et s’enfuit à toutes pédales, comme un maraudeur poursuivi par quelque chien de garde.

Lorsque Simon découvre le courrier abandonné dans la fuite, il comprend que sa liaison avec Leslie sera, avant midi, le grand sujet de discussion au bar du Philosophe.

 

« Ça t’ennuie que tout le monde soit au courant ? », s’inquiète Leslie. Simon hausse les épaules.

« De toute manière, certains le racontaient bien avant que ce soit vrai, peut-être même dès le soir de ton arrivée ! Alors, cela ne change pas grand-chose. »

 

Simon n’avait qu’à moitié raison. La nouvelle s’est répandue à travers le village comme une traînée de poudre. Et même si, l’air entendu, beaucoup hochent la tête en disant, « je vous l’avais bien dit ! » ou encore, « je m’en doutais depuis le début ! », cet événement, qui semble ne pas en être un, bouleverse les habitants de Ventabel, comme si une botte étrangère avait soudain pris possession du village. On ne parle pas de sorcellerie, ce n’est pas le genre du pays, mais l’Anglaise est plus que jamais maudite. Quant à Simon, selon les personnes, on le présente en complice ou en victime.

Lorsqu’il entre dans une boutique, chez le boucher ou l’épicier, les conversations s’arrêtent, les gestes se figent, comme si le contacteur, qui déclenche la sonnette derrière la porte d’entrée, coupait du même coup le mouvement des clients-automates. Simon sent les regards se poser sur son dos, mais dès qu’il se retourne, ils s’écartent de lui. Tout au plus entend-il parfois murmurer un « si c’est pas malheureux ! » complice et lourd de sous-entendus.

Même Blanche, la prolixe, l’exubérante Blanche, reste muette face à cette péripétie qui semble mettre un terme à ses espérances. Elle n’ose pas même une remarque, mais Simon sent qu’elle n’a plus le même entrain, le même plaisir à le rencontrer.

Tout le village ne s’est pourtant pas dressé d’indignation face à cette nouvelle. Mais la réprobation silencieuse que Simon lit sur les visages des connaissances qu’il croise dans la Grand-rue a ravivé douloureusement le sentiment de culpabilité qui s’était peu à peu évanoui. Alors, pour se protéger, il se coupe un peu plus des habitants de Ventabel.

Même Leslie, qui ne vient plus au village, semble sensible à cet opprobre, tant la tension à son égard est perceptible et pesante, jusque dans le car qui l’emmène à Cavaillon avec les lycéens.

Alors, Simon et Leslie préfèrent éviter les rencontres, même avec ceux qui leur ont toujours montré de la sympathie ou de l’attachement. Ainsi en est-il pour Honorine et Louis, qui les ont toujours défendus contre les critiques et les allusions en tout genre.

« Que doivent-ils penser de nous maintenant ? » se demande anxieusement Simon. « Ils nous ont toujours soutenus, ils ont toujours nié la rumeur et voilà qu’aujourd’hui la rumeur a raison… Nous les avons un peu trahis, tu ne crois pas, Leslie ? » Leslie soupire. Elle aussi ressent ce malaise vis-à-vis de ses seuls amis au village. Et autant le jugement public du bar du Philosophe les indiffère totalement, autant ils redoutent celui d’Honorine et Louis…

Alors ils évitent aussi la petite maison au gros figuier, sur la route en bas du village, s’isolant ainsi encore un peu plus.

Le seul avec qui Simon pourrait se sentir à l’aise à propos de Leslie, c’est son vieil ami Marc. Hélas, depuis plusieurs mois ils ne se voient plus, Marc étant trop occupé par ses propres émois, son idylle brûlante avec Mariette et ses folles pédalées vers Garabrun.

Mais le premier amour de Marc n’a pas passé l’hiver. Le grand bal de la Saint-Sylvestre, à Garabrun, a eu raison de lui. La dernière nuit de l’année, baignée de lumière par une lune presque ronde, s’annonçait exceptionnellement douce. Pour ce soir-là, Marc avait rêvé d’une grande promenade romantique, à deux sur une draille du Luberon, suivie d’un bivouac d’amoureux, sur les crêtes, au bastidon du Pradon. Mais Mariette ne l’entendait pas ainsi ; elle voulait la foule, elle voulait rire et danser. Marc avait baissé la tête. Dans ces bals populeux, ceux qui ne dansent pas, ne vont pas sur la piste. Tous les envieux en profitent pour entourer la jeune fille délaissée et se moquer du maladroit. Marc avait cela en horreur et Mariette le savait. Ils s’étaient séparés sans projet commun.

Le lendemain, alors qu’il retournait à toutes pédales vers sa dulcinée, Marc fut hélé dès les premières maisons de Garabrun, par un groupe de jeunes gens. En ricanant, ils lui apprirent que la belle Mariette avait terminé la nuit dans les bras d’un beau garçon de Sadaillan et crié bien fort à tous que son précédent amoureux n’était qu’un minable dont elle ne voulait plus entendre parler.

Marc aurait pu s’effondrer, tant il était mordu de sa Mariette. Mais en définitive, il a plutôt bien supporté l’événement. Il est vrai que, même s’ils couraient toujours l’un vers l’autre, dès qu’ils étaient ensemble, ils avaient bien du mal à s’accorder et très vite, ils s’ennuyaient mutuellement. Alors, malgré le vide soudain créé, Marc parvient à se convaincre que c’est mieux ainsi. D’un coup, il se retrouve libre et il réalise soudain à quel point, aveuglé par ses sentiments pour Mariette, il a négligé ses amis et au premier rang d’entre eux, Simon. Cette brutale prise de conscience est si aiguë, qu’il a presque honte et hésite à reprendre contact, comme un fugueur qui reviendrait longtemps après son départ inexpliqué. Il n’ose même pas aller à la bastide, il préférerait rencontrer Simon, ailleurs, comme par hasard.

Et puis, quand avec tout le village il apprend la liaison de Simon et Madame Shark, quand il découvre toute l’hostilité qui se dresse face à son vieux copain, alors il se dit que sa honte, sa pudeur ne sont rien à côté de cela et que l’essentiel est que Simon sache qu’il a encore des amis à Ventabel. Au moins un, en tout cas, et un qui a compris qu’avec les femmes, on ne maîtrise pas toujours ce qui vous arrive.

Alors, un après-midi où il savait que Madame Shark était à Cavaillon, Marc a repris le chemin de la bastide. Quand Simon l’a vu, il lui a souri. Ils se sont assis à même le sol, au soleil devant la porte de la maison, bien à l’abri du vent et ils ont discuté, franchement, librement, comme cela n’était pas arrivé depuis longtemps, ni à l’un, ni à l’autre.

Et depuis ce jour, Marc revient souvent à la bastide où les visiteurs sont devenus si rares, puisque même Amédée, un peu gêné par l’ouragan qu’il a déchaîné, évite maintenant de rencontrer Leslie et préfère glisser le courrier sous la porte de la cuisine, avant de repartir sans un mot.

Petit à petit, Marc et Leslie apprennent à se connaître, et Leslie apprécie presque autant que Simon la présence amicale de ce garçon loyal et discret. Et Marc qui les voit vivre tous les deux, qui croit assister à leur bonheur sans nuage, s’étonne :

« Je ne te comprends pas, Simon. Tu devrais être heureux avec Leslie et pourtant, on dirait parfois que tu portes toute la misère du monde ! »

Comment lui répondre ? Comment lui expliquer que Leslie, toujours enjouée avec lui, se dévoile davantage dans l’intimité ? Comment lui décrire les cauchemars affreux qui, après une période de répit, la secouent à nouveau et la laissent ruisselante et épuisée au fond de son lit ? Comment lui répéter les mots incompréhensibles qu’elle crie dans son sommeil, un peu plus fort chaque nuit ? Simon ne trouve pas de réponse. Alors il se tait et garde, pour lui seul, la pesante énigme que lui pose Leslie, au fil des heures tourmentées qu’il passe auprès d’elle.

 

Et les jours succèdent aux jours, en allongeant tout doucement. Le printemps est encore loin, mais à travers la rigueur de l’hiver, quelques prémices se manifestent déjà. Dans la journée, le soleil s’élève plus haut, la lumière s’intensifie peu à peu. Sous les écorces, on sent la sève monter. Mais en ces derniers jours de février, si les journées sont superbement lumineuses, les gelées matinales sont encore féroces.

Pour conjurer ce froid qui persiste, Simon décide, après une nuit de repos, de partir pour une virée solitaire à bicyclette. Le visage emmitouflé ne laisse apercevoir que ses yeux, son nez et sa bouche. En guise de moufles, il a glissé ses mains dans d’épaisses chaussettes de laine grise.

En quittant la bastide en direction de Bragalon, la route que l’on rejoint bientôt, monte légèrement pendant un ou deux kilomètres, en serpentant au gré des contreforts du Luberon. Simon se lance éperdument dans ce premier effort, qui lui permet de ressentir assez vite une agréable chaleur se couler dans tout son corps. Puis, après un virage vers la gauche, la route redescend en une très longue ligne droite jusqu’à l’embranchement avec l’autre route, celle qui contourne le village par l’arrière. En soufflant longuement de grands panaches blancs, il se laisse glisser, debout sur les pédales de son Hirondelle, pour détendre ses cuisses durcies par la côte.

Dès que les rêves sombres de Leslie sont revenus en force, Simon a senti à nouveau le besoin de s’évader par épisodes de son intimité avec elle. Il a trouvé dans les longues balades à vélo un nouveau refuge de solitude.

À bicyclette, il se sent à la fois actif et inactif, mobile et immobile. Tandis que l’Hirondelle glisse sur la route dans un fin cliquetis, bien calé sur ses mains, immobile, il dévore l’espace. Et le paysage qui défile l’aide à faire défiler ses pensées, à mettre des images entre lui et les questions qui le minent. Cette immobilité en mouvement l’aide à retrouver la sérénité. Mais en même temps, mû par ses seuls muscles que les raidillons rendent vite douloureux, il se sent au cœur de l’action, mobile, rapide, vif, poursuivant âprement sa destinée. Simon ressent intensément ce délicat équilibre entre l’immobilité et le mouvement, entre l’action et l’inaction. Il le perçoit comme un prolongement, un contrepoint humain de l’étonnant équilibre du vélo, un équilibre, une stabilité presque magiques, puisqu’ils ne sont possibles que par le mouvement et la vitesse.

Sur le flanc nord de la montagne, on aperçoit des buissons de romarin, bleus de fleurs. Au long de la route, de temps à autre, un amandier éclatant de blancheur neigeuse semble faire écho au décor gelé. Après le carrefour, la route remonte, toujours tout droit, puis se lance, au milieu des cerisiers, dans une série de courbes ascendantes que Simon connaît bien. C’est un peu plus loin, juste avant de passer sur la commune de Saint-Clapis, que se trouve, à droite sur un replat, le mas des Lebel. Combien de fois Simon a-t-il suivi cette route qu’il trouvait longue et un peu pénible, pour venir jouer avec Estelle ?

Mais aujourd’hui, plus question de s’arrêter dans la cour bien tenue où, au printemps, une large rangée d’iris violets monte la garde dans un garde-à-vous impeccable. Jusqu’aux gelées, les taches sanguinolentes des géraniums, que Léa, la mère d’Estelle, bouture et entretient avec passion, éclatent sur les cailloux blancs de la cour. Mais quand Simon, tête baissée, passe devant l’entrée du mas, il entend un bruit de galopade sur les graviers et une voix joviale qui l’interpelle :

« Eh, Simon ! »

Louison, la plus jeune sœur d’Estelle, l’a reconnu malgré son accoutrement et se précipite vers lui. Simon n’est pas trop surpris. Estelle est l’aînée des trois filles des Lebel. Étrangement, Marion, la cadette, brune autant que sa grande sœur est blonde, n’aime guère Simon. En revanche la benjamine, qui a les cheveux clairs d’Estelle, lui a toujours manifesté beaucoup d’affection. Et du haut de ses onze ans, elle a déjà la langue bien pendue, comme dit Blanche. À dire vrai, Estelle et Louison ne sont pas vraiment blondes, comme on imagine volontiers les Scandinaves. Tout au plus leur chevelure est-elle châtain clair. Mais dans une famille où, à part une vieille tante du nom de Georgette, tous sont d’un brun foncé, le contraste est si saisissant qu’à Ventabel on les a vite qualifiées de blondes.

Louison saute au cou de Simon et se lance dans un joyeux et bruyant bavardage. Sans doute alertée par le vacarme, Estelle apparaît sur le pas de la porte. L’apercevant, Louison poursuit en criant presque :

« Et puis tu sais, Simon, depuis que tu ne la vois plus, Estelle, elle fait un peu n’importe quoi. Franchement, tu vas pas me dire que ce Ghislain Fors, c’est un garçon… »

« Louison ! » tonne dans un cri la voix furieuse de l’aînée.

Apparemment très fière de l’effet obtenu, la petite fille se tait, écarte les deux bras, se dresse sur la pointe des pieds et s’enfuit en virevoltant, sans qu’on sache très bien si par son mouvement elle évoque une danseuse étoile quittant la scène sous les bravos, un Spad qui décroche après un raid victorieux ou un merle chapardeur de raisin que n’effraient pas vraiment les hurlements du jardinier. Peut-être d’ailleurs sont-ce les trois à la fois.

Simon et Estelle ne s’en soucient guère. Pour la première fois depuis leur idylle rompue à la lengue d’ase, ils se retrouvent, seuls, l’un en face de l’autre.

Estelle s’approche. Leurs joues se frôlent un peu sèchement. Après un silence et quelques banalités, Estelle, un peu gênée par la pesante allusion de sa sœur, éprouve le besoin de se justifier.

« Tu sais que je fréquente Ghislain ?

— Oui, je ne vais plus guère au bar du Philosophe, mais certains ont tenu à m’en informer, la dernière fois que j’y suis entré. »

Le ton est neutre, presque dépassionné.

« Tu ne l’aimes guère, mais je crois que tu le connais mal. Sa personnalité a plusieurs facettes et tu te bloques sur l’une d’elles qui te déplaît.

— C’est possible, répond calmement Simon, mais j’ai peur que tu ne sois aveuglée justement par l’une de ces facettes qui te séduit, et oublies d’en voir les autres. »

Il n’y a pas d’agressivité entre eux, mais une gêne certaine.

« Comment va Madame Shark ? » demande alors Estelle.

— Bien, je te remercie. »

Simon ne doute pas un instant qu’Estelle, comme tout Ventabel d’ailleurs, soit au courant de sa liaison. Pour couper court aux développements sur ce thème, prétextant une route encore longue, il prend rapidement congé et se lance à toutes pédales dans la petite côte. Sentant le regard d’Estelle posé sur sa nuque, il tente de soutenir cette cadence infernale jusqu’au virage, avant de relâcher brutalement son effort pour reposer ses cuisses douloureuses après la courbe.

11

Chaque année, quand le printemps arrive et s’installe à grand tapage de bourgeons éclos et de floraisons colorées, Simon ressent une effervescence, un bourdonnement diffus, partout à l’intérieur de son corps. La sève qui monte et explose dans les plantes brûle aussi ses artères. Plus que jamais, il a besoin de bouger, de courir jusqu’à l’épuisement. C’est l’époque où, pour revenir de la boulangerie dans l’air tiède du matin, il quitte le village par la route de Saint-Clapis et rentre en faisant le grand tour à bicyclette à un rythme plus que soutenu.

À la bastide, on a toujours fêté le printemps le vingt-quatre mars. Il n’y avait pas là une volonté délibérée d’originalité, mais c’était le jour de la naissance d’Adrien, qui prenait plaisir à associer la fête d’équinoxe à son propre anniversaire.

Aussi pour Simon, les deux événements sont-ils restés indissociables ; il ne se considère au printemps qu’à partir du vingt-quatre mars et inversement, l’équinoxe évoque irrésistiblement en lui le souvenir de son père. Et aujourd’hui, bien qu’il ait choisi de s’offrir le détour par la route de Saint-Clapis, il se hâte de rentrer afin de déguster avec Leslie les viennoiseries qu’il ramène pour fêter le double événement. Il parvient trempé de sueur au chemin qui glisse mollement vers la bastide et s’abandonne, épuisé, à l’élan de la pente douce qui l’amène tranquillement jusqu’à la cour.

 

La cuisine est silencieuse et sombre, tous les volets sont encore clos. Aveuglé par la pénombre, Simon s’avance presque à tâtons vers la chambre.

Sous les couvertures, Leslie recroquevillée comme un iule, grelotte et claque des dents. Simon se précipite.

« Leslie, qu’as-tu ?

— Ne t’inquiète pas, mon amour. »

Sa voix est douce, mais hachée par les spasmes qui la secouent.

« C’est une crise de paludisme, un vieux souvenir du Maroc qui se réveille de temps en temps. »

Ses phrases sont courtes, sa respiration haletante.

Elle reprend son souffle et poursuit :

« Ce n’est pas grave, mais il faut appeler le docteur sans tarder. »

Il ne faut que quelques minutes à Simon pour remonter le chemin et atteindre le hameau de Peyre Blanque où le contremaître, qui loge à l’entrée des carrières, a le téléphone. Puis il revient vite au chevet de Leslie.

Alors que le vent amène par saccades les coups de midi depuis le clocher de la chapelle vieille, le docteur Paulet arrive et gare sa voiture sous le mûrier de Chine.

Simon l’accompagne auprès de Leslie. Comme le docteur pose sa sacoche près du lit et l’ouvre d’un geste calme, il se sent soudain importun entre le médecin et la patiente. Il n’ose même pas rester dans la cuisine et sort de la maison, comme un enfant qui redouterait d’être accusé d’écouter aux portes. Assis sur le seuil, les coudes sur les genoux, Simon abandonne sa tête entre ses mains. Alors que Nadia vient se frotter à ses jambes, il ferme les yeux et se laisse voguer sur l’océan incertain de ses pensées.

Quand le docteur Paulet ouvre la porte, il n’a pas bougé et sursaute presque. Tandis qu’ils marchent côte à côte jusqu’à la voiture, le médecin devance la question que Simon peine à formuler.

« Cet après-midi, tu iras à la pharmacie de Garabrun. Je lui ai administré un traitement, mais il faudra qu’elle le prenne à nouveau ce soir.

— C’est bien une crise de paludisme ?

— Il y a le paludisme, oui. La quinine en viendra à bout assez vite. Mais l’infection pulmonaire sera plus longue à éliminer totalement. Tout devrait aller, mais il faudra être patient… »

Une tape amicale sur la joue de Simon, la portière claque et la voiture démarre. Simon est abasourdi, comme si le docteur Paulet l’avait violemment giflé. Immobile, il suit du regard les paquets de poussière soulevés par les roues, que le vent tourbillonnant éparpille en fugaces volutes.

 

Après un paroxysme fébrile d’une dizaine de jours, la température s’abaisse enfin. Leslie, très affaiblie, est incapable de se lever, mais son esprit semble apaisé, comme soulagé d’une partie du poids qui l’écrasait.

Jamais elle n’est apparue à Simon aussi encline à raconter des bribes de sa vie et elle le fait avec un plaisir manifeste. Simon l’écoute et laisse, bien sûr, ses paroles s’écouler comme une fontaine d’eau claire trop longtemps tarie.

« C’est drôle, Simon. C’est quand je suis malade que je ressens une grande nostalgie pour le pays de mon enfance. J’ai toujours voulu aller dans les régions chaudes, connaître le désert, et jamais, jamais, le Yorkshire ne me manquait. Et maintenant, alors que s’achève cet hiver provençal qui t’a paru si rude et que le printemps éclate de toutes parts, je sens brutalement un manque profond, presque une souffrance à ne pas avoir vu la bastide, la garrigue et le Luberon, tous blanchis d’une éclatante couche de neige.

Chez moi, c’est le pays des landes austères où vécurent les sœurs Brontë, Emily, Charlotte et Anne, dans un village tout proche du mien. Les jours de ciel gris – et Dieu sait s’il y en a – on ressent vraiment l’atmosphère de Wuthering Heights, ce long roman d’Emily Brontë que vous avez joliment rebaptisé Les Hauts de Hurlevent en français. Heureusement, ces landes un peu sinistres sont coupées de vallées plus riantes qu’on appelle les Dales. Et si la lande semble partout identique où qu’on aille, les Dales, en revanche, sont toutes singulières, et leurs paysages se renouvellent à chaque pas. Là-bas, l’hiver ne passe jamais sans qu’une fois au moins, landes et vallées soient uniformément recouvertes d’un épais manteau neigeux. Et moi, qui ai toujours ri de ces évocations vraiment traditionnelles de Noëls blancs, voilà qu’aujourd’hui, je soupire après ! »

Elle s’arrête, secouée par un léger rire, presque un hoquet, puis sourit à Simon, le temps de reprendre un peu de souffle.

« Connais-tu l’histoire des amandiers de l’Algarve ? J’en avais entendu parler de manière assez floue, il y a très longtemps, et un jour, en feuilletant une revue française spécialisée je l’ai retrouvée par hasard. Mais je n’ai pu véritablement savoir si c’était une histoire vraie ou seulement une légende… Sans doute les deux sont-elles inextricablement mêlées.

Cela se passait au neuvième siècle, je crois, à peu près à cette époque où votre Charlemagne était empereur. En ce temps-là, il n’y avait ni Espagne, ni Portugal, et toute la péninsule ibérique était occupée par les Arabes, qu’on appelait alors les Maures.

Le personnage qui nous intéresse dans cette histoire, était un émir – son nom m’échappe – qui habitait dans son palais de Cordoue. Ce n’était pas du tout le genre d’émir conquérant ou tyrannique qu’on pourrait imaginer. Il était très doux et ses seules vraies passions étaient les arbres et les oiseaux. Il parcourait tout le sud du pays et aimait tout particulièrement se poster à l’ouest, au bord de l’océan, pour contempler le passage des oiseaux migrateurs. Il était littéralement tombé amoureux d’un bel échassier très fin au plumage blanc et aux longues pattes, noires comme s’il avait enfilé des bas. Il faut dire qu’elle ne manque pas d’allure, cette aigrette garzette, avec ses airs de grande dame très chic. Et puis, il y avait le côté mystérieux de son départ annuel vers le nord. La seule véritable ambition de notre émir était, semble-t-il, de découvrir où elle allait passer la saison chaude.

Alors, un jour, il décida de partir en expédition navale et de longer les côtes à la recherche du lieu de villégiature estivale de la belle aigrette. Le voyage fut sans doute long et de nouveaux paysages, plus boisés, plus verdoyants, leur apparaissaient jour après jour. Puis, alors qu’ils approchaient d’un littoral à la végétation particulièrement généreuse, l’émir eut soudain l’intuition de toucher au but. Il fit accoster le bateau et partit avec ses hommes, dans l’intérieur des terres. Comme ils atteignaient un château imposant, au milieu d’une vaste forêt, notre émir comprit que les gens qui l’accueillaient n’étaient autres que ces Vikings, connus et redoutés pour leurs incursions meurtrières dans les contrées du sud. Mais ils n’étaient pas du tout agressifs et il tenta de leur expliquer le but pacifique de son voyage. Il parla avec flamme du bel oiseau blanc aux bas noirs, essayant tant bien que mal de se faire comprendre de ces étrangers.

Alors ses hôtes l’emmenèrent dans une autre pièce du château, où se tenait – oh, surprise ! – une belle jeune femme blonde, toute vêtue de blanc à l’exception de ses bas, qui étaient noirs. Je ne sais si notre émir comprit la méprise, mais ce qui est certain, c’est qu’oubliant l’aigrette, il tomba sur-le-champ amoureux de la belle princesse scandinave. Comme elle avait, de son côté, succombé au charme du beau Méditerranéen, ils repartirent, ensemble et mariés, vers le sud.

Pour sa belle, l’émir fit bâtir un nouveau palais, à l’ouest de ses terres, pas très loin de l’océan, dans cet Algarve qui est aujourd’hui l’extrême sud du Portugal.

Mais malgré leur amour réciproque toujours aussi fort, la princesse se consumait tout doucement. Elle finit par avouer à son mari que les neiges, qui dans son pays recouvraient pendant l’hiver tout le paysage d’une belle couche blanche, lui manquaient énormément. Pour trouver une solution, l’émir convoqua alors tous ses conseillers. Mais que faire ? Il finit par se résoudre à tenter la seule proposition, faite par un de ses jardiniers venu d’Orient. Il fit donc planter, à des lieux à l’entour du palais, des centaines, des milliers d’amandiers. Et un matin d’hiver, la princesse eut soudain la joie de découvrir le paysage, couvert par les amandiers en fleur, uniformément blanc jusqu’à l’horizon.

Oh, je ne me prends pas pour la belle princesse ! Mais je comprends maintenant ce qu’elle pouvait ressentir. Ici, il y a des amandiers, mais ce n’est pas comme dans l’Algarve, ils sont éparpillés, disséminés dans le paysage, comme de petits lampions blancs. Là-bas, il y en a partout, la floraison éclate d’un coup et on la découvre, un matin, comme s’il avait neigé pendant toute la nuit. »

Épuisée par ce long monologue, Leslie ferme les yeux et s’endort presque aussitôt.

 

Au fil des jours qui s’égrènent mollement, elle se remet peu à peu. Le temps paraît interminable à Simon, agacé de son impuissance à l’aider à retrouver la santé. Autour de la bastide, le printemps semble maintenant pressé de s’imposer définitivement. Simon perçoit douloureusement le contraste entre la vivacité de la nature débordante de sève qui triomphe partout et la faiblesse de Leslie, toujours clouée à son lit, qui peine à retrouver quelques forces et vaincre définitivement la maladie.

Pour distraire ses longues journées dans la pénombre de la chambre, Simon lui amène des bouquets variés. Tantôt ils sont aromatiques, rappelant ainsi le temps de leur amitié naissante et cet automne tout proche qui paraît maintenant si lointain, et tantôt ils sont fleuris pour lui annoncer la floraison des nouvelles espèces de la garrigue. Simon entre presque timidement dans la chambre et dépose délicatement les fleurs sur les couvertures, comme une offrande somptuaire au pied de quelque autel.

Dès qu’elle a retrouvé assez d’énergie pour écrire, à demi redressée contre deux oreillers, Leslie s’amuse à noter chaque jour, dans un petit carnet, les fleurs qui ont fait leur apparition sur le lit. Elle dresse ainsi une sorte de calendrier printanier des environs de la bastide. À quelques jours d’intervalle, plusieurs espèces d’ophrys, les orchidées favorites de Leslie, se succèdent sur le lit : l’ophrys oiseau, l’ophrys araignée et l’ophrys abeille.

« Ces fleurs sont vraiment fascinantes. Regarde, ce gros pétale bombé qu’on appelle le labelle, il est aussi velouté que l’abdomen d’un bourdon. La fleur imite si bien un insecte que certains s’y trompent et viennent de se poser sur elle en croyant s’accoupler. Et ainsi, bien involontairement, l’amoureux dépité assure la pollinisation de la fleur. Fabuleux, tu ne trouves pas ? »

Simon écoute et suit du regard le doigt de Leslie qui caresse délicatement la corolle finement velue. Pour conserver l’image de ces délicates orchidées, impossibles à garder en herbier, tant elles noircissent et deviennent méconnaissables, Leslie toujours assise dans son lit, tente de les dessiner dans un carnet à croquis. Mais le résultat, très éloigné des aquarelles du maître Jean-Henri Fabre, reste décevant et elle abandonne bientôt.

La maladie de Leslie, même si elle amène quelques contraintes, laisse à Simon de grandes plages de temps libre. Et l’isolement, dans lequel ils se sont tous deux plongés, transforme ces périodes en longs moments de solitude. Simon redécouvre les balades dans la montagne, seul avec la petite chienne. Et même s’il se fixe des buts concrets, comme celui de ramener des fleurs toujours nouvelles à Leslie, il laisse son esprit et ses jambes vagabonder presque à l’unisson dans les ravins et sur les crêtes. Il ne pense guère à sa vie avec Leslie et n’envisage pas l’avenir.

Simon rencontre parfois ses connaissances sur les sentiers du Luberon, comme d’autres les croisent au marché du lundi, à Cavaillon. En général, le contact est bref, se limitant à un salut du bras et quelques mots, sans même ralentir la cadence. Parfois on s’arrête, on échange une poignée de main et quelques banalités, puis chacun repart de son côté.

Un jour pourtant, Simon qui montait le long de la draille de l’arbre mort, aperçoit une silhouette au-dessus de lui. Il reconnaît la démarche et la carrure de son oncle, Léon Meyral, qui redescend de la crête, précédé par ses deux petites chiennes. En un éclair, Simon revoit son père, plus élancé, moins large d’épaules, mais avec ce même pas, mesuré et efficace. Ils s’embrassent. À travers les mains de son oncle, Simon revoit aussi celles de son père, épaisses, calleuses, râpeuses et pourtant si douces, pour l’enfant de huit ans qu’il était.

Léon semble heureux de rencontrer Simon, ici, loin du monde.

« Cela fait bien longtemps qu’on ne s’était pas vu », dit-il avec une pointe de regret. Mais comme Simon, sur la défensive, semble déjà se refermer sur lui-même, il ajoute bien vite :

« Je ne te le reproche pas, tu sais. Tu es libre de vivre à ta guise. Je n’ai pas à te juger. D’ailleurs, je ne connais pas assez Madame Shark pour cela. »

Après une pause, il reprend et à cet instant, des larmes perlent presque à ses yeux, tandis que sa voix semble se fissurer.

« Ce qui me fait mal, c’est toutes ces saloperies que certains racontent sur vous. Mais ce qu’il faut que tu saches, Simon, c’est qu’il y en a beaucoup au village qui ne te blâment pas. Seulement eux, ils ne hurlent pas avec les loups. »

Un nouveau silence et il poursuit, sur un ton plus rapide, plus saccadé.

« Et puis, quoi qu’il arrive, rappelle-toi que je serai toujours là pour t’écouter et t’aider. Quoi qu’il arrive ! »

Les derniers mots sont martelés d’une voix plus forte mais qui se brise à nouveau.

« Je l’ai promis à ta mère sur son lit de mort et en plus, ça me ferait plaisir, moi qui n’ai pas de gars. »

À cette double révélation, les yeux de Simon se voilent de larmes.

« Merci tonton. »

En silence, les deux hommes s’étreignent, échangent un long regard puis se séparent.

De fait, Simon n’a pas coupé tout contact avec Ventabel. Ses trajets quotidiens avec la boulangerie de Pierrot l’obligent à traverser le village, soir et matin. Et puis, il faut bien faire quelques courses.

Mais si, dans beaucoup de regards qu’il croise, il croit lire une réprobation silencieuse, il n’en va pas de même avec les jeunes filles de son âge. Auparavant, auprès d’elles, Simon avait souvent l’impression de ne pas être vu, d’être insignifiant, un peu comme un arbuste terne dans le paysage. Il faut dire que sa discrétion naturelle, lestée d’une pesante timidité devant les demoiselles, ne contribuait guère à le mettre en valeur.

Bien sûr, cela n’était pas vrai pour toutes les filles. Il y a celles que Simon aurait pu considérer comme ses amies, et au premier rang d’entre elles, Estelle, qu’il n’a pas revue depuis ce froid matin de février où il s’est arrêté un instant dans la cour des Lebel. Mais elles ne sont qu’une poignée, et Simon, un peu gêné, les évite presque.

Pour les autres, en revanche, tout semble avoir basculé. Alors qu’au village on ne cesse de pépier sur sa liaison scandaleuse avec une femme mûre et de surcroît étrangère, Simon se sent maintenant paré, aux yeux des jeunes filles, d’une aura de mystère un peu sulfureux et d’un prestige tout neuf. Il n’est plus transparent, il se sent observé avec une curiosité nouvelle mêlée d’attrait.

Ainsi, Paulette Vayre, que beaucoup considèrent comme la plus belle fille de Ventabel, ne lui avait jamais accordé la moindre attention, tout au plus un mépris un peu distant, quand il osait parfois la saluer. Et voilà que la Paulette, qui ne manque pourtant pas de prétendants, s’empresse auprès de lui dès qu’elle le croise, lui décochant de larges sourires et se plaignant même de ne pas le rencontrer plus souvent !

Simon, amusé par cette mutation soudaine, en ressent néanmoins une certaine fierté intérieure, constatant, pour lui-même, que les réactions de ces demoiselles et les ressorts qui les gouvernent restent énigmatiques et imprévisibles.

Mais au fond, tout cela ne le touche guère, car ce qui lui importe avant tout, c’est la santé de Leslie, Leslie qui parvient enfin à se lever et se remet peu à peu à vivre normalement. Et comme ses réminiscences douloureuses semblent enfin apaisées, Simon veut croire en l’épilogue de cette période tourmentée.

Peu à peu, ils reprennent tous deux les promenades dans la montagne. Au début, Leslie s’essouffle au bout de quelques mètres et les sentiers qui s’élèvent autour de la bastide sont de véritables calvaires tant ils sont abrupts.

Mais malgré les quintes de toux qui la secouent encore par épisodes, sa respiration courte et sifflante et la pesanteur de ses jambes comme vissées au sol, elle persévère pour répondre à l’impatience de Simon.

« Il y a une fleur que je ne t’ai pas amenée, car je la réservais pour ta première sortie. C’est cette aphyllante de Montpellier, que tu sembles ne pas connaître et qui est ma fleur printanière préférée. »

Une semaine après ses premiers pas, Leslie peut enfin atteindre un flanc de colline ensoleillé, non loin de la lengue d’ase, et découvrir cette fleur délicate dont Simon lui parle depuis l’automne. Quelques étoiles d’azur limpide délicatement posées sur une touffe de tiges longilignes d’un vert lumineux, Leslie est immédiatement séduite. Et Simon est intarissable.

« Tu as vu cette couleur ? Il n’y a que le lin de Narbonne qui soit d’un aussi joli bleu ! Les chèvres et les moutons aussi en sont friands. Là où ils pâturent, il faut être rapide si on veut la voir ! »

En souriant, Leslie porte délicatement une fine corolle bleue jusqu’à ses narines et la hume avec la même concentration sérieuse que Louis Bertrand devant son verre de Gigondas.

Simon sent soudain une ère heureuse s’ouvrir devant eux. Il oublie la maladie de Leslie et le poids de ses peines passées, mais aussi l’isolement où ils se sont installés depuis plusieurs mois. À nouveau, il rêve de folles découvertes avec Leslie, de randonnées toujours plus longues, toujours plus belles. Certes la fatigue persistante de Leslie entrave sérieusement ses projets, mais elle semble partager son enthousiasme et cela suffit à le combler de joie.

Marc les accompagne parfois, sur les hauteurs, au-dessus de Saint-Clapis ou de Mouret. Comme pour purifier définitivement ses poumons, Leslie s’enivre de brassées de calament froissées entre ses doigts. De leur côté, Simon et Marc retrouvent les gestes de leur enfance, dans le Domaine des oiseaux. Entre le pouce et l’index, ils plient en deux une feuille de clématite brûlante, jusqu’à ce qu’elle se fende. Puis ils la portent à la bouche et touchent la déchirure du bout de la langue, pour sentir perler le liquide brûlant. Leslie les regarde, à peine étonnée.

« Ce qui est amusant, c’est que dans la vallée du Dra, là-bas dans le sud marocain, j’ai vu des Berbères faire exactement la même chose. Cette clématite-là, ils l’appellent azenzou. »

« Azenzou, azenzou ! » Marc et Simon répètent ce mot qui sonne drôlement dans la bouche et donne presque un goût nouveau au suc de la plante, puis éclatent de rire.

Pour Simon, le bonheur c’est décidément ici et maintenant.

12

Depuis qu’il fréquente à nouveau assidûment la bastide, cette retraite où Leslie et Simon se préservent des commérages de Ventabel, Marc est devenu une sorte d’intermédiaire entre le couple et les villageois, un bateau ravitailleur qui vient accoster sur leur île déserte pour leur apporter des nouvelles du monde. Et ce rôle de passeur lui va à merveille. C’est auprès de lui que les amis de Simon, qui n’osent plus venir à la bastide, prennent des nouvelles ; Honorine et Louis, bien sûr, qui respectent la réserve de Simon, mais aussi Estelle et sa cousine Yvette qui veulent s’assurer que tout va bien pour lui.

Et inversement, c’est par Marc que Simon apprend que tous ces gens-là ne lui en veulent pas, contrairement à ce qu’il redoutait. Et même si, au fond, il ne ressent pas vraiment le besoin de réduire la distance qui s’est installée avec ses vieux amis, il est apaisé de savoir que ceux qu’il aime ne le blâment pas.

Mais à peine cette inquiétude s’est-elle évanouie, qu’une autre plus lancinante réapparaît. L’enthousiasme de Leslie faiblit brutalement et une grande lassitude la gagne à nouveau, tandis que son visage devient de plus en plus tourmenté. Et Simon découvre avec désespoir que ses cauchemars reprennent, plus violents, plus éprouvants que jamais.

Marc comprend vite, cette fois-ci, quels sont les nuages qui obscurcissent le bonheur de son ami, car l’abandon qui gagne Leslie est frappant.

Alors Simon peut enfin s’ouvrir à quelqu’un des terreurs nocturnes de Leslie et de ces mots énigmatiques qu’elle crie à nouveau, ouchchen et boumohand toujours ensemble, smara et cette Alison, dont le nom revient si souvent avec des accents dramatiques. Bien sûr, Marc n’a pas de réponse aux interrogations de son ami, mais Simon se sent soulagé d’une petite partie de son fardeau. Cependant, la douleur de Leslie reste pour lui un mystère qu’il voudrait percer.

Simon connaît la souffrance des femmes. Le visage de sa mère en portait les marques, comme si Adrien n’en finissait plus de perdre son sang sur le chemin des Cassandrons. Le chagrin de Laure était muet, sans doute pour préserver son fils. Simon n’avait découvert sa profondeur que par accident, plusieurs années après le décès de son père. Un soir d’été, alors qu’il ne dormait pas, il avait entendu des gémissements venir de la chambre de Laure. Il avait poussé le battant et l’avait trouvée sur le lit, roulée en boule comme un chat, la tête enfouie sous l’oreiller, laissant sourdre sa douleur de femme par tous les pores de sa peau. Le lit lui était apparu immense comme le chagrin de Laure, Laure si petite, pelotonnée contre le traversin.

Devant la tristesse de Leslie, Simon a d’abord pensé qu’elle pleurait, elle aussi, un homme aimé trop tôt disparu. Mais assez vite, il s’est convaincu que la cause était ailleurs, car les peines des deux femmes sont bien différentes.

Malgré la plaie béante, Laure avait peu à peu retrouvé une certaine sérénité. Durant des périodes de plus en plus longues, elle semblait heureuse. Puis, soudain, le chagrin fondait sur elle, comme l’aigle de Bonelli sur sa proie. Mais il finissait toujours par la relâcher et chacun de ces combats semblait la guérir un peu plus.

Au fil des semaines, Leslie semble, au contraire, écrasée par un poids de plus en plus lourd, comme si le temps qui passe, au lieu d’atténuer sa peine, ne faisait que l’amplifier. En contrepoint de cette immense douleur morale, les violentes quintes de toux réapparaissent aussi. Un effroi nouveau gagne Simon lorsqu’il découvre qu’elle évacue des crachats sanguinolents.

Et l’histoire semble recommencer ; la fièvre s’installe et la voiture du médecin revient sous le mûrier de Chine. Cette fois-ci, en sortant de la chambre de Leslie, le docteur Paulet a le visage des mauvais jours. Sa bouche se déforme en un étrange rictus comme si elle cherchait à adoucir les mots qu’elle va devoir prononcer. Simon se souvient avoir déjà, par le passé, lu ce trouble sur cette figure si souvent impassible.

Le docteur Paulet s’assoit près de lui, devant la porte. Puis il se met à parler tout doucement.

« Simon, ton amie est très malade. Cette fois-ci le paludisme n’y est pour rien. Le poumon s’est infecté à nouveau. Elle a une plaie interne, due sans doute à une blessure ancienne, qui n’a jamais complètement guéri. Il y a des paroxysmes et des rémissions, mais il est toujours très difficile d’enrayer totalement ce type d’infection. »

Simon comprend alors la cicatrice très marquée sous le sein gauche de Leslie. Dès la première vision, dans la buanderie, il avait remarqué cette marque en creux dans la peau blanche. Par la suite, il avait pris plaisir à la suivre du doigt mais ne s’était jamais vraiment interrogé sur son origine.

Après un temps d’arrêt, comme si cet homme, pourtant habitué à annoncer les mauvaises nouvelles ne savait plus comment s’y prendre, le docteur Paulet poursuit :

« Tu es très jeune, même si tu as déjà vécu beaucoup de choses difficiles mais, pour Madame Shark, il faut que tu saches qu’il n’y a pas que la maladie. C’est comme si elle ne voulait plus vivre, comme un boxeur qui jette l’éponge. Cette femme porte sans doute un fardeau trop lourd. Elle n’en peut plus de vivre ce calvaire et elle abandonne. Tu n’y es pour rien. C’est plus profond, plus enfoui dans son passé. Sans doute un pesant secret qu’elle ne révélera pas.

Alors, mon pauvre Simon, le pire est pour très bientôt. Je suis vraiment désolé que tu vives cela à nouveau. Ce n’est pas la peine de l’hospitaliser. Cela ne changerait plus rien et elle ne le souhaite pas. »

Simon ne réagit pas, ne proteste pas, ne cherche pas d’esquive. Même s’il sentait confusément tout cela, il est foudroyé et comme rivé au sol par les mots du docteur.

Leslie sommeille dans la pénombre des volets clos. Simon ne peut garder pour lui seul l’immensité de la douleur qui l’assaille. Malgré le soleil ardent, il enfourche sans tarder son Hirondelle et pédale comme un automate jusqu’à la maison de Louis Bertrand. Son bonheur, ce petit bonheur intime dans l’univers retiré de la bastide, vient de voler en éclats comme un vulgaire ballon de baudruche.

Louis est absent, parti pour la journée dans la hêtraie du grand Luberon.

« Oh ! Honorine, c’est trop affreux ! »

Simon se réfugie contre la poitrine d’Honorine et enfouit entre ses seins son visage torturé par la souffrance. Et Honorine qui n’a jamais pu avoir d’enfant, l’accueille en mère. Elle glisse tout doucement une main dans les cheveux du garçon, tandis que le chagrin de Simon s’écoule en grosses larmes sur la cotonnade bleue de sa robe. Et d’un balancement dolent, elle berce cette peine infinie comme pour l’endormir. Sa tendresse maternelle, vierge et en jachère depuis tant d’années, lui fait trouver les mots justes pour apaiser Simon. Elle l’assoit sur le banc de bois près de la table et pose une casserole de lait cacaoté sur la cuisinière émaillée de gris. Puis elle s’assoit à ses côtés et ils parlent tous les deux de Leslie.

« C’est vraiment une femme extraordinaire. Elle aurait pu écrire des livres passionnants sur le Maroc. Je savais par ton ami Marc qu’elle était à nouveau malade. C’est pour cela qu’hier matin, alors que tu étais encore à la boulangerie, je lui ai rendu visite. Ce que t’a dit le docteur Paulet, je l’ai alors à peu près compris. Quelle histoire tourmentée elle a dû connaître ! Elle parlait difficilement et ne voulait sans doute pas se confier à moi, mais ses yeux s’exprimaient pour elle. Ils semblaient dire et même crier, « ah si vous saviez, mon amie, si vous connaissiez ce qui me fait ainsi souffrir ! »

Une semaine passe, comme dans un cauchemar gluant. Leslie ne cesse de s’affaiblir et Simon sent maintenant que ce déclin touche à sa fin. Aussi a-t-il fait prévenir Pierrot qu’il ne pourrait pas venir à la boulangerie ce soir.

Depuis plusieurs heures Leslie est inconsciente ou peut-être est-elle simplement endormie. Simon, assis près d’elle sur le lit, lui tient la main, immobile et silencieux. Peu avant minuit, elle ouvre les yeux et manifeste soudain une présence forte.

« Simon, appelle-t-elle faiblement, je vais mourir. »

C’est la première fois qu’elle évoque ainsi sa mort prochaine. Alors que Simon s’agite, comme pour la contredire, elle poursuit.

« Ne proteste pas. Tu sais que j’ai raison. Avant de te quitter, j’ai un secret à te confier et un service à te demander. »

Elle s’arrête pour reprendre son souffle, Simon retient le sien.

« Je n’aurai ni la force, ni le temps de tout te dire, j’aurais dû le faire plutôt, mais je n’y suis jamais parvenue. J’ai honte au fond de moi, tu sais. »

Nouvelle pause essoufflée.

« Avant d’arriver à la bastide, j’ai vécu. C’est presque comme une autre vie, tant la coupure est profonde. Là-bas, en Angleterre, j’ai une fille. Elle a presque ton âge. Comme elle a dû changer ! »

Puis dans un sursaut d’énergie, elle se soulève à demi, s’agrippant au bras de Simon et d’une voix rauque, impérieuse, elle supplie.

« Tu iras la voir, Simon, je t’en prie. Elle s’appelle Alison, Alison Cramble. Tu trouveras son adresse dans mon carnet noir. Promets-moi. Va et parle-lui. Il faut qu’elle sache. Elle comprendra, j’en suis sûre. Ma petite fille chérie. »

Elle éclate en sanglots et retombe sur l’oreiller. Quelques minutes, interminables pour Simon, s’écoulent puis elle ouvre à nouveau les yeux. Simon, solennel, promet. Elle poursuit plus faiblement.

« Il faudrait aussi que je te parle du Maroc, mon amour. J’aurai dû le faire depuis longtemps. Ils m’ont obligée, tu sais, je n’avais pas le choix. La vie a été trop cruelle pour moi. Même ta tendresse n’est pas parvenue à me guérir. »

Elle lui sourit faiblement puis reprend dans un souffle presque inaudible.

« Je regrette de t’avoir entraîné dans cette impasse. Tu es jeune, ta vie est à construire. Il ne faut pas avoir de peine pour moi. Vis ta vie, Simon ! Tu n’es pas aussi seul que tu le penses. »

Elle s’interrompt à nouveau et ses paupières se ferment. Simon reste immobile. Tenant la main qui s’abandonne, il se répète mentalement toutes les paroles de Leslie, cherchant en vain leur sens profond.

La nuit est longue. Simon ne bouge pas. Parfois il s’assoupit, sans lâcher la main de la femme aimée. Elle s’agite souvent comme en proie à une lutte interne, mais ses yeux ne s’ouvrent plus.

Une nouvelle fois, Simon s’éveille en sueur. La main de Leslie lui semble soudain lourde, inerte, presque froide. Il se penche vers elle, son visage paraît détendu ; elle ne respire plus. Simon serre cette main molle contre lui. Des larmes envahissent ses yeux. Il reste ainsi jusqu’à l’aube, laissant s’écouler la peine muette qui le secoue par spasmes. Puis la somnolence l’envahit.

Lorsque le soleil enfin levé s’infiltre à travers les volets disjoints et balise le mur de la chambre de fins liserés jaunes, il parvient à sortir de sa torpeur et se lève pour faire appeler le docteur Paulet.

En revenant, Simon se laisse tomber sur la terre durcie par plusieurs semaines de sécheresse. La tête à même le sol, il pleure interminablement comme pour imbiber de son chagrin toute la poussière du monde. Nadia, qui a reconnu l’odeur de la mort, essaie en vain de le secouer de la pointe de sa truffe humide. Elle se blottit contre le dos de son jeune maître et laisse échapper un long gémissement plaintif.

Sur le coup de midi, Louis Bertrand, accouru dès la nouvelle connue, les trouve là tous deux.

13

« J’entends bien, Simon, que cette dame souhaitait être enterrée dans le vieux cimetière du village, mais outre le fait que c’est une étrangère et que cela ne simplifie rien, ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a plus de concession libre depuis longtemps. »

Victor Mourgue, le secrétaire de mairie, est un petit homme sans âge, aux cheveux blancs et au visage ridé comme une reinette du Mans à la mi-avril. La mairie de Ventabel, vieille bâtisse un peu grise, est surmontée d’un campanile perché tout en haut d’une tourelle lézardée. Le secrétariat est une petite pièce à l’étage, que l’on gagne par un étroit escalier qui s’enroule abruptement comme la double hélice de l’ADN fraîchement découvert par les biologistes américains (la comparaison est de Louis Bertrand).

Assis derrière la grande table qui lui sert de bureau, au milieu de hautes piles de documents à l’équilibre précaire, Victor Mourgue regarde Simon, Simon le front buté, qui lui fait face de l’autre côté des gratte-ciel de papier.

Victor poursuit son raisonnement avec de grands gestes.

« Évidemment, il y a de la place dans le nouveau cimetière, en bas du village. Mais de toute manière, je ne sais même pas si elle a le droit d’être enterrée ici. Ce n’est pas son pays, tu comprends. Et le cas ne s’est jamais présenté jusqu’à maintenant. »

— Mais elle n’a plus de pays. Ou plutôt, son pays c’est la France, puisqu’elle a la nationalité française ! C’est ici qu’elle a fini sa vie. C’est ici qu’elle doit être enterrée ! »

— Soit, Simon. Soit ! Si tout est en règle et que le maire est d’accord, cela sera sans doute possible, mais au nouveau cimetière. »

Simon s’approche alors de la table et se penche vers le vieil homme, au risque de renverser les paperasses municipales qui les séparent.

« J’ai pensé à une solution qui arrangerait tout. »

Victor lève vers lui un regard attentif et vaguement inquiet de la froide détermination de son jeune interlocuteur.

« Il reste une place dans le caveau familial où sont enterrés mes parents et mes grands-parents.

— Mais tu n’y penses pas, Simon ! On ne peut pas mettre cette étrangère avec tes parents ! »

Victor Mourgue a levé les bras au ciel et il a presque crié, signe certain, chez cet homme posé, d’une grande agitation. Mais Simon s’obstine sur son idée.

Leslie n’a pourtant jamais manifesté de désir précis quant à sa sépulture. Au mois de novembre, avec Simon, elle avait visité le vieux village, ces quelques rues étroites au-dessus de la boulangerie de Pierrot, enserrées entre les vieilles fortifications et les rochers. Simon lui avait montré l’église et, en contrebas, les terrasses verdoyantes du Domaine des oiseaux de son enfance. Puis ils étaient entrés dans le vieux cimetière. Leslie avait longuement admiré les sobres dalles tombales auréolées de lichens aux couleurs variées et les strictes croix de métal rouillé.

Installé à la proue du village, le cimetière s’étale sur une pente douce. Ceint d’un muret de pierres, il domine abruptement les environs, en contrebas, sur trois côtés. En face, au-delà du vallon, le Luberon se dresse, large bande sombre.

Simon et Leslie avaient longtemps erré au milieu des allées gagnées sur les bords par de hautes tiges de graminées, et contemplé les divers panoramas qui s’offraient aux regards. Leslie avait doucement caressé la pierre chaude et le lichen orangé d’une tombe ancienne.

« C’est un endroit merveilleux, un des rares cimetières où je ressens l’envie de résider après ma mort. Il n’y a qu’à Agadir, face à l’océan, que j’ai déjà eu une impression similaire. En général je n’aime guère ces lieux et au fond, peu importe le devenir de nos restes après notre mort. »

Jamais plus elle n’avait évoqué ce sujet et jusqu’à son dernier soupir, elle a semblé indifférente à ce qu’il adviendrait d’elle après son trépas. Mais ses paroles exaltées de l’automne sont restées présentes dans la mémoire de Simon et le moment venu, il a, sans aucune hésitation, considéré comme souhaitable et même indispensable que Leslie trouve sa place dans le cadre suranné du vieux cimetière.

La délicate question est évoquée le soir même, lors d’une réunion impromptue du conseil municipal. Si certains, comme Paul Salavin, le père de Marc, gardent le silence en attendant les explications du maire, d’autres s’enflamment sans tarder. Les passions et les langues se déchaînent comme si, même morte, l’Anglaise menaçait encore l’intégrité du village. Léon Meyral, spécialement convié en tant que principal intéressé, semble presque oublié. Assis dans un coin, il reste silencieux. Un moment plus tard, le maire arrive enfin. Les bavards se calment et les regards se tournent vers Léon, arbitre ultime du débat.

« Léon, tu ne dis rien ? Il exagère quand même ton neveu ! »

Alors Léon, habituellement plutôt discret, se lève avec solennité, et répond posément en homme qui a mûrement réfléchi et qui pèse ses mots.

« J’ai longuement discuté de cette question avec Simon. Cette pauvre femme – Madame Shark – a quitté son pays natal pour ne plus y revenir. Ventabel a été son dernier port d’attache, le lieu de ses dernières joies et aussi de son dernier soupir. Notre terre provençale a toujours été hospitalière et ceux qui voudraient encore rejeter Madame Shark, maintenant qu’elle a cessé de vivre, me font un peu honte.

C’est vrai, il reste une place dans le caveau de mes parents. Mon frère Adrien y repose avec sa femme Laure. Que pourrais-je faire de cette place unique ? Après notre mort, Marthe et moi, nous resterons ensemble – notez bien que je ne suis pas pressé. Ce n’est donc pas moi qui occuperais la place vacante du caveau. Par conséquent, je trouve l’idée de Simon excellente. Cela ne lèse personne et nous procure en outre la satisfaction d’apporter une sorte de bonheur posthume à cette pauvre femme. D’autant plus qu’au fond, elle faisait un peu partie de la famille. »

Les derniers mots de Léon achèvent d’assommer ceux, dans son auditoire, que ses premières phrases avaient déjà désarçonnés. Mais d’autres se lèvent pour l’applaudir. Le combat vient de se terminer par un KO sans appel. Sans un mot, chacun reprend sa casquette ou son béret, se lève et quitte la salle.

Et quand Simon écoute Marc, mis au courant par son père, lui rapporter le petit discours de Léon, il sent son corps parcouru d’une douce vibration émotive ; derrière l’écran de sa pudeur, son oncle le soutient encore mieux qu’il n’osait espérer.

Le lendemain, ils ne sont qu’une poignée à accompagner Leslie à sa dernière demeure. Les amis fidèles entourent Simon : Marc, Honorine et Louis. L’oncle Léon a également tenu à être présent, afin de réaffirmer clairement l’approbation de la famille. Émile Combes suit à quelques pas, en voisin discret et sans histoire. À ses côtés, marche un monsieur élégant, venu de Cavaillon, un professeur d’anglais qui avait sympathisé avec Leslie. Entre ces deux hommes cheminant l’un près de l’autre, le contraste est si fort qu’il donne presque à la scène une allure cocasse. Mais nul n’a le cœur à en rire.

Parvenus devant le caveau béant, tous s’immobilisent en arc de cercle derrière Simon. Sans plus attendre, les deux employés municipaux en bleu de travail y descendent le cercueil en ahanant. Comme pour annoncer le début de l’été et accélérer une cérémonie déjà brève, les énormes cumulus noirs qui se bousculent dans le ciel depuis le matin, s’entrechoquent soudain à grand fracas. De grosses gouttes se mettent à tomber, vérolant la poussière du chemin d’auréoles brunes. Devant la tombe maintenant close, chacun étreint brièvement Simon. D’un seul regard, il embrasse alors tous ses amis, et d’une voix douce, leur demande de ne pas l’attendre.

« S’il vous plaît, j’ai besoin d’être seul maintenant. Je vous verrai tous, plus tard. »

Le petit groupe se retire, silencieux, tandis que l’orage s’intensifie. Simon reste immobile, tête baissée face à la tombe. De la terre craquelée de sécheresse et maintenant martelée par la pluie, s’élève une odeur âpre et chaude de poussière humide qui s’impose à ses narines. Englouti par ses pensées, il aspire goulûment et presque mécaniquement cette exhalaison fugace vite noyée par l’ondée. Sa rêverie l’entraîne alors dans son enfance, quand il s’asseyait à même le sol, sous l’avancée du toit de la grange, les jambes nues et éclaboussées par les gouttes, pour se griser de bouffées chaleureuses.

Soudain une main se pose sur son épaule. Il se retourne. Estelle, les yeux humides, lui sourit.

« Je n’ai pas osé venir avec les autres. J’avais peur de paraître déplacée, et aussi de vous gêner. Mais je voulais absolument être là. »

Simon la regarde, un peu hébété. Elle poursuit :

« J’ai rencontré Madame Shark, un jour, par hasard en attendant le car à Cavaillon. Nous sommes rentrées ensemble et nous avons bien discuté. Par la suite, sans que tu le saches, j’allais parfois lui rendre visite dans la journée, surtout depuis qu’elle était alitée. J’avais un peu honte, tu sais, de venir chez toi presque en cachette, mais on ne se parlait plus beaucoup tous les deux, et je redoutais ta réaction. Madame Shark l’a bien compris et elle a gardé le silence. Chaque fois que je la voyais, j’apprenais plein de choses sur la vie. Je crois aussi qu’elle appréciait ma compagnie. Nous parlions parfois de toi. Je comprends que tu l’aies aimée. Elle était vraiment… »

Sa voix, ne trouvant pas de mot assez fort, se brise dans un sanglot. Ils s’assoient sur le bord d’une vieille tombe, au milieu des taches orange de lichens et ils pleurent, tous les deux, en silence. La pluie qui ne faiblit pas, se mêle aux larmes et ruisselle sur leurs visages en petits torrents.

Les derniers mots de Leslie s’éclairent soudain dans l’esprit de Simon. « Tu n’es pas aussi seul que tu le penses. » Ainsi Leslie et Estelle s’étaient liées d’amitié. Simon cherche à les imaginer ensemble, non sans quelque trouble. Leslie sentant sa fin approcher, avait-elle voulu qu’Estelle se rapproche de lui ?

Ils se lèvent. Les vêtements mouillés leur collent à la peau.

« J’ai rompu avec Ghislain, il y a bien deux mois de cela. Je crois que tu avais un peu raison sur son compte. Il n’a pas que des défauts, mais cette façon de se trouver plus beau, plus fort et plus intelligent que tout le monde, m’a vite exaspérée ! »

Simon ne répond pas. Ce petit triomphe sur son pire ennemi parmi les jeunes du village, ne lui procure même plus de satisfaction. Ces querelles d’adolescents lui semblent maintenant appartenir à une époque révolue et déjà lointaine.

« Tu vas partir ?

— Oui, il faut que j’aille en Angleterre, rencontrer la famille de Leslie. »

Simon préfère éluder les explications sur le véritable motif de son voyage.

« Et après, tu reviendras à Ventabel ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Le village me pèse. J’y ai vécu trop de chagrins. Et puis, maintenant, je me sens un peu étranger ici. Alors, si l’occasion se présente de vivre autre chose, ailleurs, je la saisirai sûrement.

— Quand comptes-tu partir ?

— Le plus tôt possible, dès que tout sera réglé.

— Tu me promets de ne pas m’oublier trop vite ? »

Simon opine de la tête.

« Je t’écrirai, Estelle. »

Mais avant de quitter Ventabel, Simon tient à ranger toutes les affaires de Leslie. Il lui faut aussi trouver ce carnet noir qui contient l’adresse d’Alison en Angleterre.

Tant que le corps de Leslie était dans la maison, il n’a pas pu fouiller dans ses bagages. Il aurait eu l’impression de la trahir, de trahir leur amour, leur confiance mutuelle. Il redoutait aussi de percer le secret de Leslie et c’était encore trop tôt. Il lui fallait être complètement seul pour cela.

Après l’enterrement, malgré son désir de prendre au plus vite le chemin de l’Angleterre, il tergiverse longtemps et ce n’est qu’après maints évitements et hésitations qu’il se décide enfin à ouvrir l’armoire plaquée de noyer. Il espère et craint tout à la fois d’y trouver la clé de l’énigme, une énigme si pleine des souffrances de son amie.

En découvrant les vêtements de Leslie, minutieusement rangés sur les rayonnages, les souvenirs l’étreignent brutalement, en même temps qu’un relent de naphtaline. Au travers de ces piles ordonnées, intactes et comme insensibles à la tourmente qui a secoué la maison, Leslie semble encore présente, encore vivante. Chaque vêtement évoque pour Simon des moments vécus ensemble. La robe de voyage, noire et stricte, dans laquelle elle était apparue à Simon pour la première fois, dans l’embrasure de la porte du bar du Philosophe. La robe bleue du jour de Noël, soigneusement pliée, prête à être à nouveau revêtue. L’émotion submerge Simon, il s’affale sur le vêtement, froissant l’étoffe sur son visage pour y retrouver l’odeur de la femme aimée. Et puis ses larmes se tarissent, il se redresse et retape la pile dérangée à gestes lents. Il veut laisser les habits intacts. Même si le souvenir de la peau froide et des mains inertes de Leslie martèle dans son esprit qu’elle est morte, vraiment morte, il ne veut pas déranger l’illusion de vie qui se dégage des étagères. Pas encore, il est trop tôt pour cela.

Il poursuit ses recherches, dans les bagages, en bas de l’armoire. Quand après l’examen infructueux des deux valises presque vides, vient le moment d’aborder le sac de voyage, Simon sent soudain la pulsation dans sa poitrine s’emballer et résonner partout sous sa peau. Il ouvre délicatement la fermeture éclair. La clé des souffrances de Leslie se trouve-t-elle ici ? Il ne découvre ni photo, ni document, juste le fameux carnet de cuir noir, glissé dans une petite poche intérieure.

Les premières pages du carnet ont été arrachées sans précaution et Simon redoute tout à coup que l’adresse recherchée ait disparu. Après quelques pages blanches, des notes éparses, quelques-unes datées de Casablanca l’année dernière, la plupart sans indication. Sur la dernière page, dans un cadre hâtivement tracé au stylo bleu, il trouve enfin :

 

Alison Cramble

27 Manor Lane

Keighley (Yorkshire)

 

Au total, tout cela ne lui apporte rien de plus que les papiers d’identité trouvés dans le portefeuille de Leslie. Rien, sauf bien sûr l’adresse d’Alison, son sésame pour l’Angleterre.

Cette adresse, c’est comme une brèche, une ouverture vers l’ailleurs. Aller ailleurs, pour vivre à nouveau, pour ne pas s’engluer dans la douleur des souvenirs ressassés. Au-delà de la promesse faite à Leslie, ce départ pour l’Angleterre est une fuite loin du malheur. Louis Bertrand le comprend vite, tandis que Simon lui explique ses projets. Si pour beaucoup de villageois, la mort de Madame Shark a sonné le retour vers la normale, Louis a bien réalisé que pour Simon rien ne serait plus pareil et que vivre comme auparavant serait impossible. Et puis, ce deuil s’ajoute aux autres deuils déjà vécus dans la bastide.

« Je dois aller en Angleterre, dans le Yorkshire. Leslie m’a confié une mission et je lui ai promis de la mener à bien. »

Louis n’en demande pas plus. Cela ne semble guère l’étonner, car il avait bien senti que cette femme portait une histoire, une histoire enracinée ailleurs qu’à Ventabel. Et si Simon ne souhaite pas en dire davantage, son vieux maître, qui ne doute pas un instant que cette histoire soit complexe et tourmentée, l’accepte.

Il se borne donc, avant le départ, à quelques conseils pratiques pour le voyage, revivant intérieurement les préparatifs de l’épopée cycliste d’Adrien, une bonne vingtaine d’années plus tôt.

« Prends ce dictionnaire, il te servira outre-Manche. Son éditeur l’appelle le Tom Pouce et tu peux l’avoir toujours en poche, tant il est petit. Je dois aussi te donner cela, de la part d’Estelle. Elle est partie chez sa tante à Bandol et tenait absolument à te le remettre. »

Il tend à Simon un livre à la jaquette bleue.

« C’est un roman de Stanislas Beren, Les temps heureux. Je ne peux qu’approuver son choix », conclut-il en souriant.

14

En gravissant, d’un pas alerte, les deux niveaux du marchepied métallique et en pénétrant presque sans se retourner dans le couloir grisâtre du wagon, Simon a l’esprit vide de toute pensée. Il est tout entier dans ce mouvement, cet élan qui l’entraîne vers une nouvelle époque de son existence. Il se sent soudain comme un coureur cycliste échappé qui franchit solitaire la ligne d’arrivée dans un ultime coup de pédale puis, le but atteint, relâche son effort ; ces dernières enjambées le mettent à distance et le délestent des décombres douloureux qui consument sa mémoire.

Mais, dès qu’il s’abandonne pesamment au contact tiède de la banquette vert sombre, l’oisiveté contrainte du voyageur ferroviaire au long cours s’abat sur lui.

Le temps, qui a orchestré presto ses dernières journées, ne répond plus à son impatience et s’écoule maintenant avec lenteur, au gré des innombrables gares de campagne où le train s’arrête dans une interminable plainte suraiguë.

Par la vitre largement abaissée, l’odeur un peu écœurante du métal chaud vient lui tracasser les narines. Il essaie de se perdre, de s’oublier dans les paysages encadrés qui lui font face au-dessus de la banquette opposée, mais en vain. Son esprit s’échappe sans cesse de l’image figée de la cathédrale d’Amiens et le ramène vers Ventabel qu’il vient de fuir.

Il se revoit, la veille au soir, fermant pour longtemps les volets bleu délavé de la bastide, presque du même geste que tous les autres soirs, et le lendemain, ce matin même, gratifiant d’une ultime caresse Nadia, qui prend pension chez Louis Bertrand.

Louis l’a accueilli chez lui pour cette dernière nuit, puis l’accompagne, avec sa quatre-chevaux grise, jusqu’à la gare d’Avignon, dans le petit jour à peine éclos. Sur le quai, ils s’étreignent brièvement, presque sans un mot. Louis lui glisse sobrement un « bonne chance Simon », et ils se séparent.

Et maintenant que le train serpente presque paresseusement au milieu des haies de cyprès qui s’esquivent en tous sens de chaque côté des glaces, Simon balancé mollement par les à-coups de la locomotive, est submergé par une vague de nostalgie. Ce pays qu’il a tant voulu quitter lui manque déjà. Les souvenirs bannis se pressent à nouveau dans sa tête, en un défilé arrogant, rythmé, à chaque jonction de rails, par le double claquement mat des roues, ostinato dérisoire et vaguement moqueur. Indifférent aux va-et-vient des voyageurs, qui montent, descendent, discutent ou charrient leurs bagages, Simon gît, inerte, terrassé par ce fulgurant retour de mémoire.

Puis, plus au nord, alors que le soleil d’abord voilé d’une brume légère s’efface derrière un vaste édredon cotonneux, les images douloureuses s’estompent elles aussi peu à peu.

À Paris, l’entrelacs confus des couloirs du métro le tire définitivement de sa torpeur. Aux quais lumineux et aux bruissements joyeux de la gare de Lyon, succèdent les masques tristes des Parisiens qui se bousculent, sans un mot, aux portes des rames. Au sortir de l’escalier souterrain, la gare du Nord, avec sa verrière terne, lui apparaît froide, sombre, éminemment nordique ; Ventabel est désormais très loin.

Et tandis qu’il s’accoude à la vitre de son compartiment, pour dévisager la banlieue morose qui défile sous ses yeux dans la lumière du jour déclinant, il éprouve un soudain bonheur à se sentir ailleurs, sur la voie ouverte à tous les lendemains, comme si son insatiable curiosité lui ouvrait à nouveau les portes de la joie de vivre.

 

Il est plus de minuit quand le train s’immobilise dans la gare maritime de Dunkerque. L’air est frais et le ciel sans étoile. L’attente et les formalités paraissent interminables, les voyageurs sont harcelés par les moustiques tournoyant à l’aplomb des lampadaires et l’odeur entêtante des pissotières qui les poursuit longtemps. Puis Simon peut enfin rejoindre, à grandes enjambées un peu lasses, la silhouette sombre du ferry-boat qui, malgré ses guirlandes de lumière, se distingue à peine dans l’obscurité au bout du quai.

Deux heures plus tard, immobile sur le pont avant malgré la fraîcheur, les yeux plongés dans la nuit vers les points lumineux qui apparaissent peu à peu, il tente de distinguer un ruban de terre au-dessus de l’horizon. Puis tout se précipite ; alors que l’obscurité s’efface, le bateau se rapproche rapidement du port.

La première impression de Simon en vue du sol britannique est plutôt favorable. Cela tient à peu de choses sans doute, le bleu très pâle du ciel apparaissant de place en place entre les cumulus qui s’effilochent au-dessus des falaises de craie dans la lueur blême de l’aube, quelques maisons coquettes aperçues au loin juste avant l’accostage ; une sensation diffuse et agréable de douceur proprette l’envahit soudain et le ravit par sa nouveauté.

En pénétrant dans le wagon de seconde classe stationné en gare de Douvres, il se sent accueilli par le calme de la vaste salle presque vide. De toute la pesanteur de sa fatigue, il se laisse tomber sur une banquette qui le reçoit sans un gémissement. Du plat de la main, il en apprécie le tissu qui contraste chaleureusement avec la moleskine froide et impersonnelle des compartiments français.

Le bruissement régulier du train, qui démarre bientôt en direction de Londres, l’entraîne irrésistiblement vers des abîmes moelleux. Il tente un long moment de maintenir ses paupières levées, pour plonger avidement, par la vitre, son regard dans la campagne verdoyante, puis sombre, bouche ouverte, dans un sommeil lourd.

15

Le 27 Manor Lane est une vaste bâtisse anguleuse, située quelques rues derrière le parc de Keighley. Sur la plaque terne, placée près de l’entrée, Simon déchiffre qu’il s’agit d’une sorte de pensionnat de jeunes filles, placé sous la bienveillante protection de St Ann.

Il doit agiter énergiquement la cloche à deux reprises, avant qu’une femme de ménage boulotte ne se décide à montrer un visage ahuri à la porte et le laisse pénétrer dans un petit hall au pied d’un large escalier. Au fond, derrière une vitre, on devine un jardin.

Sans même attendre que Simon hasarde une phrase en anglais, son hôtesse impromptue s’empresse de le conduire vers la gauche, le long d’un petit couloir gris, jusqu’à l’embrasure d’une porte entrebâillée sur un bureau. Simon se présente à une femme sans âge, manifestement terrassée par un mortel ennui. Elle daigne néanmoins quitter des yeux le magazine ouvert devant elle, pour prêter une attention vague aux explications confuses de Simon, puis l’interrompt soudain ; Alison Cramble a quitté l’établissement. Elle est maintenant à l’université de Birmingham, sans que Simon comprenne vraiment si c’est pour étudier, pour travailler, à moins qu’elle n’y travaille pendant les vacances d’été avant d’y étudier à la rentrée.

Et revoilà Simon dans la rue, avec une nouvelle adresse en main. Tout s’est passé très vite, si vite que la crainte de perdre à tout jamais la trace d’Alison n’a pas eu le temps de l’assaillir. Il n’a certes pas appris grand-chose sur la jeune fille. Tout au plus peut-il déduire qu’elle est sans doute à peine plus jeune que lui. Et pourtant, tandis qu’il traverse à nouveau le parc municipal, indifférent à l’atmosphère feutrée de ce cadre verdoyant et fleuri, une onde d’allégresse le parcourt des pieds à la tête ; Alison Cramble, jusque-là très irréelle, puisque matérialisée par la seule mention dans le carnet de Leslie, Alison Cramble existe vraiment ! Et si rien n’est encore clair dans les relations d’Alison avec sa mère dont elle ne porte même pas le nom, Simon a cependant l’intuition grisante de toucher au but.

Malgré la lassitude accumulée par ses trente-six heures de voyage, il n’a qu’une idée en tête, repartir pour rencontrer la jeune fille au plus tôt.

Son billet en poche, il se précipite sur le quai, sans trop savoir à quelle heure il parviendra à Birmingham. Hébété de fatigue, il monte dans le premier wagon et s’effondre sur le tissu moucheté de la banquette, tandis que le train s’ébranle déjà.

Les versants mollement marqués d’une ample vallée souriante défilent de part et d’autre des vitres, alternant inlassablement bosquets et pâturages. Sur la droite, en contrebas de la voie ferrée, une rivière claire déroule paisiblement ses molles sinuosités le long de la pente douce du thalweg. Aux abords des bourgades, de longues cheminées tubuleuses en briques rouges émergent au-dessus des arbres et se découpent sur le ciel pâle.

Simon, l’œil vague, suit le paysage du regard, sans vraiment le voir, un peu comme dans un rêve. Mais lorsque le contrôleur grimace puis hoche négativement la tête en regardant son ticket, il se réveille d’un coup et réalise alors que dans sa précipitation il s’est trompé de train. Celui-ci va vers Manchester et il ne sera plus possible d’atteindre Birmingham avant la nuit. Simon choisit donc de s’arrêter dès la gare suivante afin de chercher un gîte.

La petite ville où il débarque, alors que la vallée a laissé place à une large plaine, a tout d’une banlieue morne, presque sordide. Simon erre dans les rues, recherchant un de ces Bed & Breakfast que Louis Bertrand lui a chaudement recommandé d’utiliser. Mais aucun panonceau n’en signale et ses demandes n’obtiennent que des réponses négatives.

Presque désespéré, il trouve enfin une chambre à l’étage d’un pub un peu douteux. La moquette rase est tâchée en de multiples endroits et par la lucarne en vitrail, la lumière blême du soir vomit des losanges aux couleurs criardes sur l’étoffe défraîchie du couvre-lit. Par l’escalier qui monte de la salle de billard, des bouffées de fumée, de musique et de voix fortes s’insinuent jusqu’à lui. Au bord de la nausée, Simon n’a qu’une envie : s’enfuir de cet endroit répugnant. Mais pour aller où ? Sans même se dévêtir, il se roule en boule sur sa médiocre couche. Il pleure longtemps son désarroi, puis finit par s’endormir.

Dès que l’aube s’annonce au travers de la lucarne, il s’échappe dans la brume humide de la rue, encore hagard de son mauvais sommeil.

16

« My name is Rose. » La jeune femme articule avec emphase en toquant sa poitrine de l’index. Et comme Simon ne réagit pas, elle reprend en détachant chaque mot, « My name is Rose, Rose, Rose », et à chaque Rose, sa voix s’élève un peu plus dans les aigus. Cela se répète jusqu’à ce que Simon, comprenant enfin son attente, opine nettement et, la désignant à son tour du doigt, réponde « Yes, yes, Rose ». Alors, comme si le simple fait de prononcer son nom était déjà lui adresser un compliment bien tourné, son visage blanc s’empourpre légèrement pour prendre la teinte adéquate, et elle se tortille de plaisir.

Elle n’est pas laide, sans pour autant que Simon la trouve véritablement jolie. Ses formes sont amollies, comme gommées sous des vêtements amples aux lignes vagues. Sa poitrine est opulente, distendant fièrement l’étoffe blanche de son chandail.

Elle s’agite beaucoup en parlant et quand elle s’agite, ses seins dodelinent doucement. Sans y penser, Simon suit des yeux cet indolent mouvement de balancier. Il n’y a pas de désir – la mort de Leslie est encore trop présente dans sa chair – pas d’attrait physique dans ce regard qui suit, presque hypnotisé, le nonchalant va-et-vient au rythme des paroles de Rose.

Devinant cet innocent manège, Rose s’immobilise et son visage vire presque au cramoisi. Quand le balancement s’arrête, Simon reprend pied dans la réalité et, soudain gêné, lève promptement les yeux vers la jeune femme. Mais Rose ne semble pas fâchée, elle sourit et son sourire semble dire, « Ah, ces Français tout de même ! »

Pour dissiper son embarras, Simon se présente à son tour,

« My name is Simon ». Devant la perplexité de Rose, il rectifie, « Saïmeun ». Les yeux de Rose s’éclairent, « Saïmeun, yes, Saïmeun, I know ! »

Simon aime la prononciation anglaise de son prénom, l’arrondi souple du saï ponctué par le meun bref, incisif, presque tranchant, un peu comme un point-virgule, ou plutôt une virgule-point. Déjà au lycée, il avait trouvé cela agréable, mais dans la bouche de Rose, le moelleux du saï et l’aridité du meun touchent au sublime.

Il se sent soudain autre, virgule-point ou Saïmeun, accueillant avec délectation cette sensation d’évasion de sa propre identité, de sa propre histoire, et tente alors d’expliquer le but de sa visite. Le bonheur de Rose, bien visible sur son visage radieux, semble soudain terni lorsqu’elle comprend que Simon cherche une jeune fille. Pour couper court à la réserve hostile qui se substitue au sourire accueillant, Simon se lance, cahin-caha, dans une justification elliptique pourtant longuement mûrie dans son esprit.

« I have a message from her mother. Her mother is in France. »

Une onde de soulagement secoue les épaules de Rose et se prolonge jusqu’à la pointe de ses seins qui oscillent doucement en signe d’approbation. Les mots message et mother agissent bien selon les espérances de Simon, comme un sésame, un laissez-passer qui le dédouane de toute intention pernicieuse. Le large sourire revient sur le pâle visage, et sans plus de difficulté, Rose lui communique sur un rectangle de papier l’adresse d’Alison facilement trouvée dans un épais dossier, accompagnant cette information d’une foule d’explications orales presque inintelligibles pour lui.

Avec ses vêtements froissés par le voyage et sa barbe de trois jours, Simon est peu présentable et, malgré sa fièvre, bien trop las pour se rendre sur le champ chez la jeune femme. Et comme Rose, dans son bureau vitré à l’étage du bâtiment administratif de l’université, s’occupe précisément de loger les étudiants, elle lui procure sans difficulté une chambre pour quelques jours.

Muni du plan méticuleusement tracé par Rose, Simon traverse sans difficulté une partie de la ville, pour atteindre le quartier de Cheylesmore où se trouve le logis retenu. Les rues s’étirent en monotones enfilades de petites maisons toutes semblables, accolées les unes aux autres. La pesante mélancolie qui se dégage de cette uniformité terne est à peine tempérée par les couleurs vives des portes d’entrée et des encadrements de fenêtres, tantôt rutilants de peinture fraîche, tantôt délavés par les pluies ou les années et comme gagnés par la morosité contagieuse des façades. Mais cela altère à peine l’allégresse de Simon. Derrière l’une de ses portes, songe-t-il tout en cherchant l’adresse indiquée par Rose, dans l’un de ces pavillons de poupée, une famille m’attend ! Et cette pensée, mêlée à la curiosité de découvrir pour la première fois un intérieur anglais, lui fait chaud au cœur.

Dès qu’il sonne, une dame d’âge moyen, vêtue sans élégance, l’entraîne à sa suite à l’étage. Un épais tapis rouge dévale l’escalier étroit et raide, et Simon regrette de ne pas avoir ôté ses chaussures avant de le gravir.

La chambre mansardée paraît minuscule et la lucarne de toit béante sur le ciel, plus petite encore, mais Simon est sensible à l’atmosphère proprette et confortable de ce petit cocon pourtant modestement meublé. D’un geste las, la femme écarte le chat noir qui sommeillait, roulé en boule sur le lit, puis lui tend une feuille de papier où elle a noté le prix en gros caractères. Simon acquiesce d’un mouvement de tête puis, tandis qu’elle se retire, il s’assoit sur le couvre-lit côtelé pour mieux visiter du regard cette plaisante chambrette. De la paume de la main, il parcourt l’empreinte presque circulaire et encore chaude laissée par le matou délogé. Ici il se sent bien. Allongé sur le lit, genoux levés et mains croisées sous la tête, il peut enfin s’abandonner.

Depuis qu’il s’est mis en route, pas une seule fois Simon ne s’est interrogé sur l’apparence physique d’Alison. Tout occupé, préoccupé même, par cette quête, cette recherche emplie d’interrogations, il a enchaîné les actions un peu mécaniquement, sans réfléchir au-delà de la difficulté de l’instant.

Alors qu’il attend l’arrivée de la jeune fille, avachi dans le sofa moelleux de Mrs. Grosvenor, la question lui traverse soudain l’esprit.

Plus tôt dans l’après-midi, il est déjà venu, lavé et vêtu de frais, jusqu’au coquet pavillon de Kingston Street. Mrs. Grosvenor, élégante quinquagénaire aimable et rondelette, lui a alors suggéré, en logeuse avertie, de revenir vers 17 heures 30.

Et maintenant qu’après l’avoir à nouveau accueilli, elle le laisse seul dans le salon et s’en va prévenir Alison dans sa chambre à l’étage, les demandes se bousculent dans sa tête jusqu’au trouble. Sa réflexion inquiète est cependant de courte durée ; déjà l’escalier de bois laisse échapper un craquement étouffé par l’épaisse moquette, et une jeune fille au teint pâle apparaît. Simon se sent défaillir. En un éclair il revoit Leslie, avec ses cheveux noirs aux reflets rougeoyants, mais la silhouette est plus mince, plus élancée. Le visage d’Alison évoque certes celui de sa mère avec les mêmes yeux gris anthracite, mais les traits sont plus fins, plus doux, la peau plus juvénile, encore préservée des marques du temps, et au-dessus de la lèvre gauche une discrète tâche de beauté semble proclamer, « non, non, je ne suis pas elle ».

Simon parvient péniblement à s’extraire du sofa guimauve et s’avance vers elle.

« Alison Cramble ? »

La jeune fille comprend vite qu’il vaut mieux poursuivre en français, langue qu’elle semble maîtriser, au grand soulagement de Simon. Tandis qu’elle se laisse aller dans un large fauteuil lui aussi guimauve, Simon se rassoit prudemment, du bout des fesses, sur le devant du sofa. Un silence s’installe, qui paraît immense à Simon, Simon un instant envahi par la panique et prêt à se dérober. Mais il est trop tard, il est maintenant au pied du mur et il se doit, en mémoire de Leslie, de ne pas reculer devant l’obstacle.

Il se racle longuement la gorge puis ose enfin se lancer, comme pour un plongeon dans le ciel infini, alors que Mrs. Grosvenor, gardienne de la bienséance, ne s’éloigne guère et sous prétexte de servir le thé au visiteur, tournoie autour d’eux comme une abeille affolée.

« Je suis un ami français de votre mère, Leslie. »

Bien qu’il ait, à de nombreuses reprises, répété les phrases qu’il comptait alors prononcer, les mots s’entrechoquent dans sa bouche et s’accrochent à ses lèvres, surtout maintenant, à l’instant le plus difficile.

« Je suis vraiment désolé, mais j’ai la tristesse de devoir vous apprendre qu’elle est décédée. »

La phrase est sortie d’un jet, comme une flèche, puis Simon s’est tu, attendant la réaction d’Alison. Or Alison n’a pas frémi. Elle le considère avec un certain étonnement, mais son visage ne montre pas la moindre émotion. Un nouveau silence, plus insupportable que le premier, se glisse entre eux.

Alison croise ses jambes et, relevant légèrement la tête, prend enfin la parole.

« Vous êtes venu de France, seulement pour me dire cela ? »

Le ton un peu sec, presque narquois, et l’insistance appuyée sur le seulement achèvent de désarçonner Simon. Il balbutie presque.

— Mais oui… bien sûr. Cela vous étonne ?

— Ce qui m’étonne, reprend-elle vivement, c’est que l’on vienne maintenant m’annoncer la mort de ma mère, décédée voilà plus d’un an ! »

Simon se sent vaciller, ses certitudes titubent. Il s’écrie en agitant les bras comme un dormeur qui cherche à échapper à un mauvais rêve.

« Mais ce n’est pas possible ! Elle était encore en vie il y a trois semaines ! »

La stupeur se peint maintenant sur le visage d’Alison. Les deux jeunes gens se regardent, partageant désormais le même trouble, chacun sentant que ce qu’il prenait pour la réalité lui échappe peut-être et qu’une nouvelle vérité s’élabore dans la confusion.

Montée en hâte jusqu’à sa chambre, Alison en revient bientôt, brandissant un certificat officiel français, vieux d’un an, attestant le décès de sa mère à Agadir (Maroc), et un courrier en anglais de la même époque, qu’elle s’empresse de traduire à Simon, annonçant lui aussi le décès de Leslie Cramble au Maroc, au cours d’une mission archéologique et ethnologique au service du gouvernement britannique.

« Leslie Cramble ? Votre mère ne s’appelait-elle pas Leslie Shark ? »

Devant les dénégations de la jeune fille, Simon extirpe alors de la poche de sa veste, l’arme ultime pour défendre sa vérité – une photo de Leslie, rayonnante ce jour-là, au milieu des cerisiers de la bastide – et la tend à Alison.

« J’ai pris cette photo, il y a tout juste trois mois. »

La jeune fille contemple longuement le cliché, suivant délicatement de l’index, le contour du visage baigné de lumière matinale.

« Elle a l’air heureuse », monologue-t-elle songeuse. Puis elle se tourne vers Simon.

« Aucun doute, c’est bien elle. »

Des larmes commencent à perler à l’angle de ses yeux.

« C’est incompréhensible ! Pourquoi nous a-t-on dit qu’elle était morte ? Pourquoi se faisait-elle appeler Leslie Shark ? »

Simon partage son désarroi, les mêmes interrogations le taraudent.

« D’après ses papiers d’identité, elle avait la nationalité française. »

Alison enserre son crâne entre ses mains et explose en sanglots, à la grande surprise de Mrs. Grosvenor qui ne comprend décidément rien à cette étrange entrevue en français.

« C’est vraiment fou, je n’y comprends rien ! »

Agenouillée sur le tapis, la tête enfouie dans les coussins du fauteuil, son corps svelte secoué de spasmes, elle pleure longuement, comme si sa mère venait de mourir une seconde fois. Puis, sans que Mrs. Grosvenor ni Simon n’aient osé le moindre geste, elle se redresse soudain. Du plat des mains, elle essuie son visage ruisselant, jette un regard à sa montre-bracelet et achève de se lever.

« Je dois partir maintenant, j’ai un rendez-vous. Mais il faut qu’on se revoie, Simon. Demain à 17 heures, à la bibliothèque universitaire. C’est possible ? »

Et comme il acquiesce, elle saisit son sac, posé près de la porte d’entrée et s’échappe, ne laissant derrière elle qu’un sillage embaumé de jasmin.

17

Tout en cheminant à pas lents, le long des trottoirs luisants en direction de l’université, insensible à la pluie fine et tiède qui imbibe peu à peu ses vêtements et dégoutte de ses cheveux en longues larmes, Simon tente de restaurer les repères désormais vacillants qui jalonnent sa mémoire.

Auparavant, il estimait, peut-être innocemment, que la difficulté majeure serait de retrouver Alison et de lui annoncer la triste nouvelle, et qu’ensuite les parties encore obscures du puzzle s’éclaireraient. Tout à l’inverse, les paroles d’Alison ont sonné comme une claque sur sa joue, et bien loin d’éclaircir la situation, elles n’ont fait que l’embrumer dans un voile confus d’interrogations nouvelles. La femme qui l’aima et la mère d’Alison ne sont, il en a maintenant la certitude, qu’une seule et même personne, mais une personne unique avec deux noms, deux nationalités et deux fois décédée à douze mois d’intervalle !

Tandis qu’il pénètre, un peu hésitant et tout à fait dégoulinant, dans une sorte de snack-bar fourmillant d’étudiants serrés autour de petites tables rondes entre lesquelles on se faufile avec peine, un ton de voix connu l’interpelle soudain, « Saïmeun, Saïmeun ». Du fond de la salle, étrangement seule près d’un minuscule guéridon en marbre, Rose l’appelle à grands gestes de bras, au milieu du brouhaha.

Dans la touffeur moite du bistrot, au milieu de ces inconnus qui l’ignorent bruyamment, Simon ressent un plaisir spontané et un vrai soulagement à reconnaître dans la foule un visage presque familier, à se sentir accueilli avec chaleur.

Alors qu’il s’assoit en face d’elle, Rose l’enveloppe d’un regard attendri qui apprécie, malgré les fâcheux effets de l’averse, les changements notables de sa tenue. Mais après un moment de douce béatitude à se laisser bercer par le gazouillis ininterrompu de la jeune femme, Simon éprouve soudain un besoin impérieux de silence et de solitude. Rose, toujours active et empressée, qui lui ramenait un petit sandwich rond comme les tables du bar, s’inquiète de son visage rembruni. Simon reste évasif, elle est si gentille ! Comment lui exprimer que sa compagnie qui l’enchantait à l’instant, l’indispose maintenant ? Il tente de sourire et d’alimenter pauvrement une conversation qui reste ténue, mais elle ne s’y trompe guère. Les sourcils légèrement froncés, elle l’examine avec compassion, désapprouvant, d’un même mouvement de la tête et la pointe des seins, la désinvolture de cette jeune étudiante qui semble avoir causé tant de peine à ce sympathique garçon.

Quand il se retrouve enfin seul dans la tiédeur pelucheuse de sa mansarde, Simon tente enfin d’ordonner ses idées, de discipliner les interrogations qui foisonnent en tous sens dans son esprit.

L’aura de mystère qui entoure Leslie n’a fait que s’élargir. En revanche, Alison d’abord froide et distante, hostile même, lui apparaît maintenant comme une alliée, aussi troublée que lui, mais prête à coopérer dans une recherche coude à coude d’explications probantes.

Le lendemain, quand elle le rejoint et s’assoit en face de lui, de l’autre côté d’une table carrée dans un angle délaissé de la bibliothèque, Simon pense savoir que lui dire et que lui demander. Mais avant que son flot puisse s’écouler librement, la conversation doit d’abord être amorcée, comme la vieille pompe à main aux caoutchoucs poreux du puits d’Émile Combes à Ventabel. Passé un court silence où chacun semble observer l’autre et hésite à engager la discussion, Alison brise la première l’émotion sourde qui les sépare.

« J’ai essayé de réfléchir à tout cela et je n’arrive toujours pas à comprendre. Pourquoi maman a-elle été déclarée décédée alors qu’elle était vivante ? Pourquoi n’est-elle pas revenue me voir ? Pourquoi est-elle partie en France ? Pourquoi a-t-elle changé de nom ? »

Elle s’interrompt, mais Simon sent que le flux des interrogations n’est pas tari. Il sent néanmoins que le moment est venu pour lui de s’exprimer.

« Je n’ai pas de réponse à toutes ces questions. Comme toi, elles m’interpellent. En revanche, je peux te parler de ses derniers mois, ces mois où je l’ai connue, après son arrivée dans mon village en Provence, en septembre l’année dernière. »

Et Simon raconte alors, la voix parfois chevrotante d’émotion, la vie de Leslie à Ventabel, depuis son irruption dans le bar du Philosophe, jusqu’à son enterrement dans le vieux cimetière. Une pudeur rétive lui interdit toujours d’évoquer clairement sa relation amoureuse avec Leslie, mais la tension émotive qui transparaît à certaines étapes de son récit semble le faire pour lui et montre à quel point les liens qui l’unissaient à la défunte étaient puissants.

« Des dizaines de fois, elle a hurlé ton nom dans son sommeil et je ne savais pas ce que cela voulait dire. »

Comme un adret enneigé qui n’en finit pas de se consumer en eau sous le soleil de juin, Alison pleure à petites larmes syncopées qui s’écoulent lentement sur son visage.

« Elle ne m’a presque rien dit de son passé. Je savais seulement qu’elle venait du Yorkshire et avait vécu au Maroc. Elle ne m’a parlé de toi que quelques minutes avant sa mort. Il était alors trop tard pour tout m’expliquer. Elle semblait porter un secret trop lourd. Elle souffrait moralement, cette souffrance était même immense, mais je n’ai jamais pu comprendre pourquoi. »

Il se tait, presque ivre de ces souvenirs capiteux promptement réveillés, et Alison à son tour tente de puiser dans sa mémoire ce qui pourrait éclairer Simon.

« Avant-guerre, ma mère avait séjourné plusieurs fois au Maroc. Elle n’était pas encore mariée et effectuait alors des recherches sur les peuplades du sud, leur mode de vie, leur langue, leur histoire. Dans mon enfance elle évoquait parfois cette époque avec peut-être un peu de nostalgie, mais je n’ai jamais eu l’impression qu’elle aurait souhaité y retourner. Elle en parlait comme d’une période heureuse certes, mais révolue, sans amertume.

Mon père, Georges Cramble était un chercheur, il s’occupait de physique nucléaire. Toute la semaine il restait à Londres dans son laboratoire et souvent aussi il voyageait à l’étranger. Mais malgré ses absences nombreuses et répétées, il était curieusement très présent auprès de moi et j’ai gardé l’image d’un bonheur familial équilibré, sans à-coup et sans crainte.

Et puis, voilà deux ans, mon père est décédé brutalement d’une crise cardiaque. Ce fut très dur pour moi, comme si tout autour de moi s’était écroulé d’un seul coup. Maman aussi fut très touchée, même si, vus de l’extérieur, ils ne ressemblaient pas à un couple très uni.

Notre vie quotidienne n’en fut cependant guère changée, mais subitement, quelques mois plus tard, maman m’annonça, le visage morne, qu’elle devait repartir au Maroc pour une nouvelle mission. Elle me présentait ce départ comme une nécessité impérieuse – c’était pour subvenir à nos besoins matériels, disait-elle, il n’y avait pas d’alternative – et pourtant je ne la sentais même pas convaincue par ses propres arguments, elle semblait agir à contrecœur.

Je pleurai, je criai, je la suppliai de ne pas partir, de ne pas me laisser – j’avais trop peur de la perdre, elle aussi – rien ne put fléchir sa décision. »

Entre deux sanglots à peine esquivés, Alison avale péniblement sa salive.

« Elle est partie et… elle n’est jamais revenue. »

Une cascade de larmes secoue bruyamment la jeune fille. Ému, Simon pose une main sur son bras pour essayer d’apaiser ce chagrin lourd qui se déverse par spasmes, comme de longues coulées de lave incandescente.

À cet instant, un flot torrentueux de paroles criées, détonant tapageusement avec l’ambiance feutrée de la bibliothèque, s’abat sur eux. Avant que Simon n’ait eu le temps de se retourner, un jeune homme hirsute est près d’eux, invectivant Alison à grands renforts de roulements de gorge et de mouvements de bras. La jeune fille stoppée net dans son épanchement, se relève, lui fait face et en quelques phrases fermes semble régler le problème, puisque le garçon, brusquement silencieux, hausse les épaules et repart comme il était venu.

Alison se rassoit, le visage encore humide.

« C’était Neil, mon ami.

— Il a une étrange façon de s’exprimer, non ?

— C’est son accent, Neil est écossais. Et en plus, il est plutôt jaloux. »

 

Lorsque, le lendemain, ils se retrouvent auprès de la même table, Alison semble un peu moins désemparée.

« J’ai réfléchi, dit-elle. Peut-être, ne sais-je pas tout sur ma mère. Peut-être, estimant que j’étais trop jeune, m’a-t-on caché certaines choses. Il serait sans doute opportun que tu rendes visite à ma grand-mère à Layworth. Il est parfois plus facile de confier de pesantes vérités à un étranger plutôt qu’à quelqu’un de très proche. »

Comme Simon accepte sans plus attendre cette proposition – il n’a, à vrai dire, aucune autre piste à envisager – elle ajoute :

« Je vais la prévenir de ta visite. Tu as de la chance, dans ma famille, la tradition a toujours été d’apprendre le français ! »

18

Lorsque le soir, à Ventabel, il se rendait à la boulangerie, Simon décidait parfois de partir plus tôt et de musarder à pas lents au long des maisons qui bordent la route du village. Passé le crépuscule, chaque lumière qui s’allumait était un fanal dans la nuit et il avançait de l’une à l’autre, presque à tâtons, comme un équilibriste sur son fil.

Quand il apercevait une famille réunie autour de la table ou de la cheminée, il s’attardait parfois auprès de la fenêtre, pour distinguer leurs visages, entrevoir leurs gestes et écouter, l’espace d’un instant, leurs voix joyeuses s’interpeller. Il avait ainsi l’impression de picorer quelques miettes d’un bonheur familial qui lui était interdit, comme un rouge-gorge sautillant qui, l’air de rien, s’approche des pique-niqueurs absorbés par leur conversation.

Et quand les volets étaient déjà clos et que seuls leurs pourtours s’éclairaient d’un étroit liseré jaune, les voix lui parvenaient feutrées, presque lointaines et il se sentait rejeté.

En rentrant à Cheylesmore à la nuit tombée, il savoure alors son plaisir ; une des lumières qui scintillent dans ces modestes maisons, l’une de ces lampes qui éclairent les familles assemblées brille aussi un peu pour lui, et lorsqu’il poussera la porte, des voix et des regards l’accueilleront.

Comme les Lebel, les Dyson ont trois filles. Deborah, l’aînée est mariée depuis peu – des photos de la noce trônent dans presque toutes les pièces – et Simon occupe sa chambre désormais vacante. Susan, la benjamine a tout juste six ans et par sa pétulance et son regard coquin, elle rappelle furieusement Louison, la sœur d’Estelle, quelques années plus tôt. Et tout comme Louison, elle adore Simon.

Par épisodes, lors de visites chez son oncle Léon ou dans la famille d’Estelle, Simon avait déjà éprouvé une sensation inconnue et très douce, la sensation d’appartenance à un cercle familial avec sa chaleur, ses complicités et ses heurts.

Tout cela lui était étranger, lui l’enfant unique dont les parents avaient trop tôt disparu l’un après l’autre. Il n’avait pas droit à ces joies-là, et ces éclairs de vie familiale avaient créé chez lui un sentiment de malaise et d’envie que seul le temps avait peu à peu dilué.

En découvrant, de manière brutale et inattendue chez ses hôtes de Cheylesmore, cet espace de bonheur qu’il avait par le passé tant désiré, Simon se laisse volontiers conquérir par le sentiment tout à la fois grisant et rassurant de faire partie d’un foyer, ne serait-ce que temporairement.

Dès qu’il rejoint, dans le salon, parents et enfants tous absorbés par l’écoute quasi religieuse du poste de TSF, afin de humer tout à loisir les embruns de la vie familiale, Susan se précipite vers lui et s’installe d’autorité sur ses genoux. Et Simon, flatté et heureux, accepte volontiers ce rôle de grand frère improvisé.

Ces instants lui sont précieux et il cherche à les renouveler. Aussi planifie-t-il avec soin son déplacement à Layworth ; plus question de se laisser piéger pour une nuit de cauchemar au hasard du voyage.

Avec l’intention claire de rentrer le soir même, il quitte Birmingham tôt le matin par le premier train en partance pour le nord. Plutôt que d’aller jusqu’à Keighley, il descend à Bradford et poursuit sa route avec un autocar, aussi poussif et délavé que celui de Martin à Ventabel, qui dessert tous les villages bordant les vastes landes désertes et l’amène paisiblement à Layworth.

Simon sait qu’il arrive ici dans le village d’enfance de Leslie, et tous les récits qu’elle lui en fait rejaillissent de sa mémoire tandis qu’il aborde à pied les derniers kilomètres jusqu’au hameau où réside toujours Mrs. Whitney.

La petite route tourne résolument le dos aux landes désolées et, blottie entre deux murs de pierres veloutées de mousses émeraude, elle se faufile en contrebas, au milieu des pâturages luisants. Le regard peine à se hausser au niveau du paysage, et l’horizon ne se dégage vraiment qu’au sommet des vallonnements. Simon découvre alors le ruban gris de la route, ourlé des murettes, se déroulant en creux, très loin, au rythme des ondulations du terrain. Les reliefs sont très modestes – à peine oserait-on parler de vagues collinettes – mais le chemin ignore les approches en courbes souples qui adoucissent la pente, il plonge tout droit et remonte à l’identique sur l’autre versant.

Simon regrette presque de ne pas avoir son Hirondelle pour éprouver ses cuisses à la raideur des rampes et se délecter des courtes descentes vertigineuses.

Se déplacer librement au hasard des routes, jouir des paysages qui défilent à la vitesse de son coup de pédale… Simon imagine soudain le plaisir de voyager à bicyclette dans cette nature si différente de la Provence et cela l’amène à penser à l’épopée cycliste de son père. Jamais encore il n’avait compris ce qu’avait pu ressentir alors Adrien. Et là, dans la campagne du Yorkshire, l’intensité de ce bonheur de découverte le subjugue soudain.

Sur la gauche, apparaît bientôt une église trapue, posée au beau milieu d’un jardin gazonné et hérissé de pierres tombales, puis des maisons : Simon arrive au terme de sa balade et son esprit se recentre sur le but de sa visite.

 

À chaque fois qu’il toque, de quelques petits coups presque trop discrets, à une porte inconnue, Simon ressent, le temps d’un souffle retenu, une tumultueuse palpitation intérieure. Qui sera ce nouvel interlocuteur ? À quoi ressemblera-t-il ? Par quelle pente douce parviendrai-je à le conduire jusqu’au motif de ma visite ?

Et son trouble s’accentue encore si la personne qui se présente n’est pas celle qu’il espérait et qu’il doit alors s’en remettre à cet intermédiaire imprévu. Il imagine la réaction vive, peut-être assortie d’un geste d’humeur de celui ou celle qu’il venait rencontrer – « Quel est cet intrus ? Que me veut-il ? » – et cette pensée qui se développe dans son esprit tandis qu’il attend sur le seuil entrouvert, le remplit d’une rose confusion.

Mais aujourd’hui, à Layworth, le destin semble épargner à Simon de tels émois ; Mrs. Whitney lui ouvre en souriant et aussitôt Simon se sent tout à fait à l’aise.

Au bout du couloir en angle droit qui succède à l’entrée, ils pénètrent dans un salon plutôt vaste, ouvert par une large baie sur le jardin et, au-delà d’une haie d’aubépines, les prés en contrebas. À l’instant précis où ils entrent dans la pièce, le soleil apparaît aussi par une brèche entre des nuages ventrus, et sa lumière vive sautille joyeusement sur les meubles lustrés.

Bien que d’assez petite taille, Mrs. Whitney ne semble pas le moins du monde ratatinée. Elle se tient bien droite sans effort apparent et tout en elle exhale une sagesse, une mesure, une douce économie de la vie qui donne envie d’oublier ses tracas pour un bonheur simple. Ses cheveux sont blancs, comme si toute couleur, tout artifice étaient devenus superflus, blancs tout simplement, tout naturellement. En la voyant, on ne pense pas, « tiens, elle a les cheveux blancs » mais on s’interroge plutôt, « pourquoi toutes les chevelures ne sont-elles pas ainsi ? »

Son visage, qui ne rappelle que très vaguement celui de Leslie, est élégamment pailleté de fines rides. Mais alors que celui de Victor Mourgue, à la mairie de Ventabel, était un champ labouré profondément et en tous sens par un cultivateur romantique et trop fougueux, chez Mrs. Whitney, toutes les délicates plissures obéissent à un ordonnancement d’ensemble et concourent à l’expression tout en finesse d’un repliement, d’une concentration organisée de l’essence de la vie plus à l’intérieur d’elle-même.

Dès qu’elle le regarde avec ses yeux limpides et bleus, Simon est frappé par la lueur qui semble en irradier. Avec son sourire, ses gestes calmes et précis et son français à peine teinté d’accent, elle impose autour d’elle une lumineuse sérénité, et Simon en vient presque à se demander qui du soleil ou de la vieille dame éclaire si joliment la pièce.

Au téléphone, Alison lui a expliqué les raisons de la visite du jeune Français, mais elle semble accueillir toutes ces informations et les interrogations qu’elles drainent sans grande émotion. Ce n’est pas qu’elle doute de leur véracité, mais elle a le détachement bienveillant des personnes âgées, cette prise de distance paisible avec les choses de ce monde qui lui procure la sagesse et la quiétude profonde si lisibles sur son visage.

Ils s’assoient de part et d’autre d’une table basse. Les bras croisés sur la jupe, la tête légèrement inclinée, elle écoute avec attention Simon, Simon qui lui brosse par petites touches parfois gorgées d’une émotion mal dissimulée, la vie de Leslie en Provence. Quand de lui-même le flot de ses paroles se tarit, des pépiements d’oiseaux envahissent l’espace sonore de la pièce un moment vacant. Mrs. Whitney semble attendre que Simon reprenne son souffle et ses esprits après ce long monologue tendu.

« Vous êtes bien jeune, mais à la façon dont vous parlez d’elle, je sens que vous avez aimé ma fille. »

Il y a des phrases qui derrière leur apparence anodine ont une puissance de feu imparable. Il y a des regards très doux qui ont pourtant le pouvoir de vous mettre à nu en un éclair. Simon simultanément foudroyé par les deux, est désarçonné par la clairvoyance et la franchise de la vieille dame. Mais ce n’est sans doute pas le but qu’elle recherchait et son sourire bienveillant semble dire, « je voulais simplement montrer que je mesure l’importance que cela a pour vous ».

« Je n’ai, je le crains, pas grand-chose à vous apporter qui puisse éclairer les questions que vous soulevez. Vous avez eu la gentillesse de me parler de la vie de ma fille à une époque où je la croyais morte et je peux au moins vous décrire, peut-être avec plus de précision qu’Alison a pu le faire, comment elle était dans sa jeunesse.

C’était une enfant intrépide – elle m’en a fait des frayeurs ! – toujours à la recherche d’une aventure ou d’une découverte. »

Mrs. Whitney, plongée dans cette évocation d’un passé lointain et enjoué, marque une pause et semble se sourire à elle-même.

« À huit ans, elle compulsait les atlas avec passion. Un continent surtout la fascinait : l’Afrique, avec ses mystères et ses grands explorateurs. Puis, en grandissant, son attention s’est peu à peu focalisée sur une zone plus précise : le Sahara et les pays qui le bordent.

Avec une boulimie de savoir impressionnante, elle se jeta sur les études, histoire, archéologie, sociologie, ethnologie et elle enchaîna les diplômes avec une surprenante facilité. Ensuite, le couronnement espéré arriva très vite : à vingt-deux ans elle décrochait une bourse pour financer sa première expédition dans le sud du Maroc et le Rio de Oro espagnol, une expédition d’études des peuplades berbères dont elle fixait elle-même les buts et définissait elle-même les contours !

Elle débordait d’enthousiasme et parlait de ses projets avec exaltation. Parfois cela m’effrayait. Un de ses grands modèles était un Français qui, quelques années plus tôt, s’était introduit clandestinement, déguisé en femme berbère, parmi les tribus du sud marocain. Il voulait atteindre une forteresse un peu mythique, à demi abandonnée, dans le Rio de Oro. Il était parvenu à y rester quelques heures – triomphe bien dérisoire à mes yeux ! – mais miné par la fatigue et la dysenterie, il était mort sur le chemin du retour. Ses carnets de route avaient été publiés et Leslie les lisait et les relisait avec passion. Vous imaginez bien que cela n’était pas fait pour rassurer une mère ! Ma Leslie était intrépide comme un gars, mais je tremblais de la voir partir ainsi, seule, vers ces civilisations mal connues de moi, où la femme semblait avoir si peu de pouvoir. Elle tentait d’apaiser mes inquiétudes en évoquant Isabelle Eberhardt qui s’était travestie pour explorer sans tourment le sud de l’Algérie. Elle avait réponse à tout et il n’était pas envisageable d’infléchir la ligne qu’elle s’était tracée.

Elle partit donc, seule, comme elle l’avait prévu et revint, quelques mois plus tard, enthousiaste et débordante d’idées nouvelles pour y retourner au plus vite. Il lui fallut deux ans pour bâtir son nouveau projet. Elle repartit, cette fois-ci accompagnée de son amie Ann Milton, moins aventureuse qu’elle, mais qui pouvait lui apporter un soutien appréciable.

Quand elles rentrèrent du Maroc, la faim d’aventure de Leslie n’était pas encore assouvie, mais elle rencontra, dans une soirée à l’université, un jeune physicien, Georges Cramble, et, pour un temps, la passion des sentiments amoureux éclipsa celle pour les traditions berbères. Ils se marièrent et bien vite notre petite Alison montra le bout de son nez.

Leslie, dans la conversation, manifestait parfois le souhait de repartir en mission, quand sa fille aurait quatre ou cinq ans, mais cela restait vague. Puis la guerre éclata et, avec elle, tous les projets que chacun avait bâti dans sa tête volèrent eux aussi en éclats. Quand la paix revint, le temps avait passé, le monde avait bien changé et Leslie aussi. Il n’était plus du tout question de voyage en Afrique. Sa vie s’était organisée autrement et l’exploration des îles Shetland avec sa famille, pendant les vacances, semblait désormais contenter son besoin de découverte.

La mort brutale de Georges vint briser net le bonheur tranquille qu’ils s’étaient sagement construit. Leslie eut d’énormes difficultés à surmonter l’événement. Prise au dépourvu par cette disparition soudaine, elle était submergée, engloutie comme un village en aval d’un barrage qui se rompt. Toutes ces années de calme vie cotonneuse avaient sans doute endormi ses défenses et pour la première fois, je voyais ma fille désemparée. Elle dut se battre pour faire face, se battre contre elle-même et contre les autres. L’avenir d’Alison la souciait énormément.

Quelques mois plus tard, elle vint m’annoncer qu’elle repartait au Maroc. C’était, pour elle, une opportunité unique de reprendre pied dans ce monde universitaire qu’elle avait abandonné tant d’années auparavant. Je ne reconnaissais pas l’enthousiasme qui l’animait avant-guerre – j’avais même l’impression qu’elle cherchait à se persuader elle-même du bien-fondé de son propos – mais je compris cela comme une tentative désespérée pour retrouver une certaine maîtrise de sa vie.

Je n’ai pas grand-chose d’autre à vous apprendre. Ce n’était un secret pour personne que le sud marocain était en proie à des troubles que les autorités françaises peinaient à maîtriser. Elle allait au-devant de dangers prévisibles et lorsque sa mort me fut annoncée, je la perçus comme un mauvais coup du destin, une marque de puissance de la fatalité qu’elle avait crânement voulu braver.

— Vous ne vous êtes pas demandée comment cela était arrivé ?

— Si, bien sûr. J’ai écrit là-bas, au Maroc, et j’ai reçu une assez longue réponse d’un officier français qui me racontait les circonstances de l’accident. Leslie se déplaçait avec un groupe de Berbères nomades. À l’occasion d’un contrôle de routine par les soldats français, un des hommes du groupe avait brandi une arme et Leslie s’était interposée. Le coup était parti et elle l’avait reçu en pleine poitrine. Transportée d’urgence à Agadir, elle avait succombé rapidement, malgré les soins prodigués par le médecin militaire.

C’était évidemment la version officielle des faits. Je pensais certes que les choses s’étaient peut-être passées autrement – les militaires s’étaient clairement laissé le beau rôle – mais je n’avais jamais imaginé que Leslie puisse encore être vivante à ce moment-là !

— Mais, y a-t-il eu un enterrement ? Comment cela s’est-il déroulé ?

— Ce qui s’est réellement passé, je n’en sais, en définitive, rien. Les autorités françaises nous ont transmis une lettre de sa main, retrouvée sur elle après son décès. Elle y disait simplement qu’en cas de mort brutale au cours de sa mission, elle souhaitait être enterrée au Maroc, dans le vieux cimetière d’Agadir. J’ai tout de suite reconnu son écriture et cela ne m’a guère surprise, Leslie avait toujours trouvé absurde de faire voyager les morts. « Ici ou ailleurs, qu’est-ce que cela change ? » me disait-elle déjà avant son premier voyage.

Comme il n’était plus en mesure de garantir la sécurité des ressortissants étrangers dans la région, le colonel de la garnison d’Agadir avait fait procéder, sans plus attendre, à l’inhumation, selon les volontés de la défunte, dans le cimetière local. C’était du moins ce qu’il écrivait, puisqu’il apparaît maintenant que cela n’a jamais dû avoir lieu.

Mais pourquoi, grands dieux, nous a-t-on construit une telle fable ? Et pourquoi est-elle réapparue bien vivante, trois mois plus tard, en France sous une autre identité ? Pour ces deux questions, je n’ai pas la moindre explication à proposer, mais malgré le trouble que cela crée, quelque part cela me réconforte de savoir qu’elle a pu poursuivre plus longtemps sa route. Je retrouve là ma petite fille intrépide qui parvenait toujours à se sortir des pires situations. »

Elle s’arrête un instant, recherchant avec un léger balancement de tête ce qu’elle pourrait encore indiquer à Simon.

« La seule personne, qui puisse en savoir davantage sur cette ultime mission au Maroc, est son amie Ann Milton. Elles n’ont jamais cessé de se rencontrer, et après la mort de Georges, Ann a efficacement soutenu Leslie. Allez la voir de ma part, elle enseigne le français dans notre belle ville d’York. Cela vous permettra en outre de faire un peu de tourisme ! »

Puis, brusquement, Mrs. Whitney se lève avec une vivacité étonnante.

« Mais je parle, je parle, le temps passe et je ne vous ai même pas offert une tasse de thé ! »

Et soudain pressée de réparer ce manquement caractérisé aux règles de l’hospitalité britannique, elle se précipite vers la cuisine, rajeunie et comme momentanément privée par cette évocation ardente du passé, de la sagesse et de la distanciation acquises au fil des ans.

 

Dans l’autocar qui le ramène à Bradford, au milieu d’un brouhaha de voix aux résonances élastiques à peine assourdies par le vrombissement monotone du moteur, Simon sommeille à demi. De l’entrevue avec Mrs. Whitney, il ramène le sentiment plaisant d’une après-midi claire au royaume d’enfance de Leslie, mais pas vraiment d’élément nouveau pour sa recherche. Comprendra-t-il un jour ce qui est arrivé à son amie ? Sa vie épouse plus que jamais cette quête, et il en suit méthodiquement les détours, avec une sorte de fatalisme, comme s’il lui était impossible de vivre pour autre chose tant que le voile ne serait pas levé.

19

« Ann Milton, bien sûr ! C’était la meilleure amie de maman. Si maman a confié un secret à quelqu’un avant de partir, ce ne peut être qu’à Ann. Comment n’y ai-je pas pensé moi-même ? »

Assise en tailleur sur son lit, vêtue d’un pantalon étroit et d’un fin tricot qui lui collent à la peau, Alison apparaît étonnamment frêle à Simon, Simon qui lui fait face, assis en cavalier sur une chaise, les avant-bras appuyés sur le dossier, cherchant à dissimuler sa gêne de se trouver ainsi dans l’intimité de la jeune fille.

« Montons dans ma chambre, nous serons plus au calme pour discuter. »

Le regard pesamment désapprobateur de Mrs. Grosvenor les a accompagnés tout au long de l’escalier. Il glissait sur Alison sans l’atteindre mais Simon avait l’impression d’essuyer une rafale de mitraillette.

De fait, Alison semble très détendue. L’ébranlement sévère de la nouvelle apportée par Simon est maintenant apaisé. Elle est pleine de cette gaieté légère qui oublie les soucis d’un haussement d’épaules, et n’hésite pas à taquiner Simon comme s’ils se connaissaient depuis très longtemps.

« Ainsi Grannie t’a charmé. Je ne savais pas qu’elle pouvait ainsi séduire les hommes jeunes ! Pour moi, ce n’était qu’une gentille grand-mère aux cheveux blancs. »

Simon redoute ces chatouillements, il en regrette presque le récit enthousiaste de sa visite à Layworth. Il laisse son regard s’échapper et parcourir la pièce autour d’eux. Quelques poupées sur une étagère, un vieux teddy-bear érodé par les câlins sagement assis sur l’oreiller, traces éparses de son enfance mêlées aux bibelots de l’adolescente, Simon croit voir un raccourci dense des étapes de la vie d’Alison assemblées dans ce petit espace clos sur lui-même. Dans ce minuscule univers, elle lui apparaît soudain fragile, immensément vulnérable. Et comme en écho, il prend alors conscience de sa propre solitude, sa propre vulnérabilité.

Un coup de sonnette appuyé, sur la porte d’entrée en bas, grésille faiblement jusqu’à eux, suivi par quelques échanges de voix sourdes, puis c’est à nouveau le silence dans la maison.

« J’ai faim. Allons manger quelque part, tu veux bien ? Il est grand temps que tu connaisses les endroits sympathiques de Birmingham ! »

Elle se lève d’un bond élastique et Simon la suit dans l’escalier, happé par le fin tourbillon de jasmin.

Dans la rue, ils prennent la direction du quartier de l’université. À peine ont-ils couvert quelques mètres, qu’ils entendent des pas précipités ; Neil, tapi dans un retrait de porte, se rue sur eux. L’accent écossais, que Simon reconnaît maintenant sans pourtant rien en comprendre, est certes rocailleux avec ses r roulés, mais cette fois-ci, cela ressemble véritablement à un volcan en pleine éruption. Aucun doute possible, ce garçon fait une grosse colère. L’air menaçant, il s’approche de Simon. Avant même que celui-ci n’ait le temps de décider quelle conduite adopter, Alison s’interpose et des mots, sans doute durs, claquent dans sa bouche. Furieux, Neil décoche un regard enduit de curare à Simon puis s’en va, en proférant quelque malédiction, comme un prédicateur chassé du temple.

« C’est lui qui a sonné tout à l’heure. Il avait dû te suivre et te voir entrer dans la maison. Et quand Mrs. Grosvenor lui a dit que je n’étais pas disponible, Monsieur n’a pas supporté.

— Je suis désolé, tout cela est de ma faute.

— Non, ne te tracasse pas. Il fallait que cela arrive un jour. Il était de plus en plus jaloux, cela devenait insupportable. J’ai quand même le droit de vivre à ma guise sans lui rendre de comptes, non ? Au moins, maintenant c’est terminé, ter-mi-né ! »

À cet instant, Simon reconnaît la force intérieure, la détermination, la volonté farouche qui l’avaient toujours fasciné en Leslie.

The Yellow Grouse est un pub ancien, aux boiseries extérieures peintes avec élégance. Son enseigne, illustrée d’une perdrix au plumage citron, capte le regard de très loin. Alors qu’ils s’apprêtent à entrer, une voix les interpelle à nouveau :

« Saïmeun, Saïmeun ! »

De l’autre côté de la rue, Rose, le visage fendu d’un immense sourire, agite les bras en direction de Simon. Alison se tourne vers lui en souriant aussi.

« Je vois que tu as déjà fait des conquêtes ! Les Français tiennent donc tant à rester fidèles à leur réputation ? »

Et comme Simon, tout en répondant du bout des doigts au salut enthousiaste de Rose, balbutie quelque dénégation en rougissant, elle ajoute avec un rire franc :

« Mais, toi non plus, tu n’as pas de comptes à me rendre ! »

 

Le lendemain, tandis qu’il sillonne les rues animées d’York, Simon cherche du regard les enseignes de pub, tentant d’y retrouver l’étrangeté de la perdrix jaune, prétexte futile pour détourner l’émotion qui l’étreint. Le rempart d’enceinte lui apparaît plus modeste que celui d’Avignon qu’il connaît depuis l’enfance. Ici, cela ressemble plutôt à un chemin de ronde, très utilisé pour la promenade et à peine plus haut que les maisons qu’il enserre. Au-dessus des toits, les deux tours carrées de la cathédrale se détachent en fines stries sur le gris du ciel.

Plutôt replète, les cheveux raides sobrement coupés à mi-cou, Ann Milton ne ressemble guère à Leslie. Elle porte un tailleur élégant et quelques bijoux. Elle habite une petite maison – sorte d’appartement de plain-pied sur la rue – coquette, décorée avec goût et presque surpeuplée de bibelots divers, le type même de logis de poupée où la crainte vous tient toujours de briser quelque objet précieux d’un coup de coude maladroit. Cependant, ses gestes énergiques et son regard curieux semblent démentir cette impression marquée de petite bourgeoisie installée.

Elle introduit dans le salon ce voyageur étranger qui s’est annoncé la veille sans vraiment préciser l’objet de sa visite. Au centre de la pièce, la table ronde est déjà dressée pour le thé, avec de fines tasses de porcelaine et une colline de petits scones dorés et rebondis, soigneusement empilés sur une assiette ovale.

Alors que Mrs. Whitney, finalement captivée par le récit de son visiteur, avait reporté puis presque oublié l’heure et le cérémonial du thé, Ann Milton l’a maintenu, lui donnant peut-être même une pompe plus marquée qu’à l’accoutumée, sans doute pour permettre à Simon et à elle-même de laisser mûrir leurs pensées plus sereinement et d’échanger de façon plus posée, plus réfléchie, sur ce sujet dont la gravité lui est vite apparue.

La conversation se développe à petits pas, entrecoupée par le service et, en regardant les gestes méticuleux d’Ann Milton, Simon retrouve la solennité qu’avait Leslie en préparant le thé à la menthe dans les petits verres aux arabesques colorées. Et au delà des différences d’habitudes et de classes sociales, c’est ce même rituel qu’il retrouve encore chez les Dyson, où l’on sert le thé sans façon, dans d’épaisses chopines de grès, garnies d’avance de deux doigts de lait froid.

Tandis qu’il s’applique à fendre un de ces appétissants scones en deux parties égales et à les beurrer avec soin, il sent soudain combien les silences deviennent légers quand ils sont meublés d’actes simples. Il ne se sent plus contraint de choisir dans l’urgence entre des phrases mal préparées et un blanc d’autant plus pesant que chacun autour de la table est oisif.

Lorsque Simon a terminé son récit, avant de parler à son tour, Ann Milton s’accorde une ample gorgée de thé, qu’elle savoure longuement puis avale à petits coups, le temps de clarifier ses idées.

« J’ai toujours pensé que Leslie ne m’avait pas tout dit sur cette mission au Maroc.

— Pour quelles raisons précisément ?

— Tout un ensemble de choses, à vrai dire. Leslie et moi, nous nous connaissions depuis le lycée, une amitié qui n’a jamais failli malgré nos trajectoires différentes. Elle m’a même entraînée avec elle, lors de sa deuxième expédition au Maroc. Une sacrée épopée pour une casanière comme moi ! Mais, je ne regrette rien, croyez-le bien ! Ce fut une aventure superbe. J’en garde un souvenir émerveillé et, aujourd’hui encore, cela reste dans ma mémoire comme un point culminant, une sorte d’exploit que je n’aurai jamais l’audace de renouveler. »

Emportée par le chatoiement de ses souvenirs, Ann Milton s’anime, son regard s’éclaire et ses gestes s’arrondissent, mais elle s’exprime toujours posément, en termes choisis, conservant scrupuleusement l’élocution soignée de l’enseignante de français qui refuse de s’abandonner au moindre relâchement de langage. Simon écoute avec une sorte de passion, ce récit qui lui parle de la femme qu’il a aimée.

« Parties de Marrakech, nous descendîmes par étapes, suivant de nombreux détours, toujours plus loin vers le sud. Le dépaysement était évidemment total. Les djebels succédaient aux oueds et les oueds aux djebels. Leslie avait déjà partiellement parcouru ces régions, lors de son premier voyage, et elle voulait explorer de nouvelles contrées encore plus au sud, au delà de la chaîne de l’Anti Atlas. L’ascension du flanc nord se fit au milieu de forêts claires d’arganiers, semblables à celles que nous traversions depuis notre départ mais, passée la crête, nous découvrîmes soudain l’aridité désolée du versant sud. Toute végétation semblait avoir déserté les montagnes, pour se réfugier au creux des vallées les plus encaissées où subsistait un peu d’humidité et là, nous découvrions avec stupéfaction des palmeraies presque luxuriantes. Les villages aussi changeaient d’aspect ; ils semblaient tapis au ras du sol, avec de curieuses galeries couvertes où les hommes s’abritaient de l’intensité du soleil.

Le désert paraissait s’avancer presque jusqu’à nous, ce Sahara immense, ouvert très loin au sud jusqu’à la Mauritanie, désert vide d’hommes et pourtant intensément habité par une circulation perpétuelle de caravanes. Oh ! Le désert de sable était encore loin, il restait invisible, caché derrière d’autres sommets, mais nous le sentions pourtant tout proche. Dans les villages, des Noirs venus du sud s’étaient métissés aux Berbères.

Les règles de vie, les coutumes étaient différentes de celles que nous avions connues plus au nord, mais les modes d’organisation n’étaient pas encore ceux des tribus nomades du Sahara. C’était une zone intermédiaire où tout se transformait, la nature et les institutions humaines, mais ce basculement était progressif, perceptible par divers détails modifiés un à un, et c’était précisément cela qui passionnait Leslie. Elle ne se lassait pas d’étudier le fonctionnement de ces petites sociétés, et en particulier les relations entre les jardiniers des palmeraies de la vallée du Dra et les Berbères montagnards qui descendaient labourer les terres fertiles après les pluies. Nous passions quelques jours dans un village puis tentions de repartir avec un groupe de nomades. Pour cela, Leslie parlementait pendant des heures en tachelhait, la langue des Berbères du Sud et ils finissaient toujours par nous accepter. Pour quelques jours, nous partagions leur vie itinérante avant de les quitter pour de nouvelles découvertes. La nuit, nous dormions comme eux, à la belle étoile, enroulées dans une couverture et blotties l’une contre l’autre par le froid du matin. Leslie observait et notait leurs habitudes, leur façon de se vêtir, de se nourrir.

Mais au-delà de ses recherches, elle avait une idée fixe, un projet fou. Elle voulait marcher sur les traces de votre compatriote Vieuchange, passer clandestinement dans le territoire espagnol du Rio de Oro et filer vers le sud jusqu’à la vieille cité abandonnée de Smara. »

À ces mots, Simon sursaute, un cri rauque lui échappe.

« Smara, oui !

— Elle vous en a parlé, sans doute ?

— Non, jamais, mais cela peuplait ses cauchemars et, du fond de son sommeil, elle criait souvent ce nom au milieu d’autres mots inintelligibles.

— Est-ce donc cela ? A-t-elle voulu aller coûte que coûte à Smara ? Je ne peux le croire. Avec toutes ces tensions dans le Sud marocain, c’eût été pure folie et Leslie le savait. Elle prenait des risques certes, mais ils étaient toujours mesurés.

Pour en revenir à notre voyage d’avant-guerre, la perspective de nous rendre à Smara me déplaisait au plus haut point. Nous étions déjà en pleine zone insoumise et les lois en vigueur échappaient totalement au contrôle des Français. Les conflits se réglaient fréquemment par des barouds meurtriers entre les tribus hostiles qui étaient nombreuses à se croiser en ces lieux de passage. J’étais parfois prise de terreur en prenant conscience de notre totale vulnérabilité face aux mauvais desseins des uns ou des autres. Mais il n’y eut jamais d’incident grave. Leslie finit par se ranger à ma prudente opinion et nous ne franchîmes l’oued Dra que symboliquement, au sud de Tiglit. Il est certain que cela lui avait laissé un goût d’inachevé. Elle comptait repartir, pour atteindre ce but, un jour ou l’autre.

Cependant quand la guerre arriva, son enthousiasme s’était déjà déplacé vers des pôles plus intimes. Chacune de nous s’était installée dans sa petite vie tranquille et nous nous voyions de temps à autre.

La mort de Georges, son mari, resserra brutalement entre nous l’intimité que sa vie de couple avait naturellement effilochée. Il y avait bien longtemps qu’elle ne parlait plus de repartir au Maroc.

Un jour, elle m’annonça qu’elle était convoquée à Londres, dans je ne sais quel service officiel. À son retour, elle était transformée. Ce qu’elle me racontait, sonnait faux dans sa bouche de femme droite qui n’a jamais su mentir. Elle se mit à préparer une mission au Maroc avec son sérieux habituel, mais j’avais pourtant l’impression qu’elle y allait à reculons.

— Vous a-t-elle dit pourquoi elle y retournait ?

— C’est bien là, le cœur du problème. Elle invoquait des raisons financières, les études d’Alison qui étaient coûteuses et l’impossibilité pour elle de trouver un autre métier. Tout cela me semblait un peu exagéré, mais il est vrai qu’elle était plutôt déboussolée à cette époque, et dans ces moments-là, le moindre tas de sable ressemble à une montagne. Néanmoins, j’ai toujours gardé le sentiment qu’il y avait autre chose derrière ce départ.

— Mais quoi ? »

Ann Milton lève les bras en signe d’ignorance, puis se sert une ultime tasse de thé déjà refroidi.

« Vous pensez bien qu’à l’annonce de sa mort je me suis à nouveau posé la question. J’ai tenté de faire quelques recherches avec Michael Cramble, le frère de Georges. J’avais connu Michael lorsque Leslie et Georges s’étaient fiancés. Nous avions sympathisé et même un peu flirté. Finalement, chacun avait préféré garder sa liberté, mais nous sommes restés bons amis. Michael a entrepris des démarches pour en savoir plus sur ce décès, mais il s’est vite trouvé face à un mur. L’administration qui avait commandité la mission était très avare d’informations. Personne ne semblait dupe que la version des militaires français était sans doute arrangée, mais il y avait, côté britannique, une volonté claire de ne pas nuire, par des questions dérangeantes, aux bonnes relations entre nos deux pays. Michael tenta d’obtenir des visas, afin de se rendre à Agadir, mais les prémices de l’indépendance alors toute proche secouaient déjà le Sud marocain et on lui opposa un refus net au motif de notre sécurité.

J’ai alors imaginé des tas d’hypothèses, Leslie franchissant illégalement l’oued Dra, abattue par une patrouille, ou encore prise en otage et exécutée par des rebelles…

Ce que vous m’avez raconté, confirme mes soupçons mais ne fait qu’épaissir le mystère. Je crains qu’il ne soit désormais bien difficile de trouver la vérité. »

Ann Milton s’interrompt. Le visage plissé par une réflexion intense, elle essaie en vain d’assembler dans son esprit les pièces éparses de ce puzzle insensé. Profondément ému par ce récit dominé par l’image forte d’une Leslie fougueuse et passionnée, Simon reste lui aussi silencieux. Il prend conscience que, au delà de la jeunesse enfuie, la Leslie qu’il a connue était une femme brisée. Se peut-il vraiment qu’ils ne découvrent jamais pourquoi elle a tant souffert ? Pour la première fois depuis son départ de France, Simon se sent véritablement au fond d’une impasse. Il refuse pourtant d’accepter le découragement qui l’envahit. Un ultime espoir lui apparaît soudain.

« Ouchchen et boumohand, cela vous dit quelque chose ? Ces deux mots aussi revenaient sans cesse dans ses rêves.

— Cela sonne bien comme des noms berbères, mais que signifient-ils ? Même si on le trouvait dans un dictionnaire, je doute que cela puisse maintenant nous conduire à la vérité. »

 

En retrouvant les boiseries chaleureuses du Yellow Grouse, en se retrouvant face à Alison, de part et d’autre d’une pinte de cette bitter anglaise claire et légèrement amère, posée sur un petit guéridon rond en bois ciré, Simon éprouve à nouveau cette agréable sensation de confort cotonneux qui l’accompagne en pointillé depuis les banquettes en tissu du train de Douvres. Peut-être à cause du lien qui les unit à travers la mémoire de Leslie, ou de la complicité créée par leurs recherches, Simon se sent bien auprès d’Alison, toute gêne semble dissipée. Dans une douce rêverie, il brise soudain le silence paisible qui les unit au milieu du bruit de la salle grouillante.

« Tu as un très joli regard. »

Simon a parlé tout doucement, presque pour lui-même, comme on suit sa pensée en la mettant en paroles. Alison le regarde, un peu étonnée, se demandant s’il s’est trompé de mot ou si sa propre connaissance du français l’induit en erreur. Mais Simon n’en dit pas plus, il est tout entier à sa réflexion songeuse. Presque tout le monde a de jolis yeux. Certes, les couleurs, les nuances diffèrent et chacun les apprécie à sa guise, mais cela n’est pas essentiel. Le regard, en revanche, est variable comme un cours d’eau. Ce peut être un fleuve large qui se traîne paresseusement ou au contraire un torrent guilleret et impertinent. Il y a de petits ruisseaux discrets, timorés presque, et des rivières puissantes, bruyantes, sûres d’elles et suffisantes.

Le regard d’Alison ressemble à celui de Leslie, vif, pétillant, acéré parfois comme une lame, mais là où chez Leslie se devinaient une usure, une souffrance, on trouve en Alison une indolence, une douceur, la même indolence, la même douceur qu’ont ses gestes, presque une lassitude.

La cloche annonçant la fermeture prochaine retentit, clarine incongrue dans le brouhaha enfumé du bar.

Dehors, la nuit tombe à peine. Une averse maintenant éloignée a lavé les trottoirs où les réverbères luisent en longues traînées jaunes. L’air a fraîchi. Simon raccompagne la jeune fille jusqu’à Kingston Street. Ils marchent d’un pas soutenu. Devant la porte du pavillon de Mrs. Grosvenor, ils se font face un instant. Sans qu’ils aient échangé un mot pendant le trajet, leurs pensées se rejoignent sur les questions lancinantes qui ne les quittent pas. La clé du mystère est au-delà de la Méditerranée, quelque part dans la vallée de cet oued Dra si cher à Leslie. Simon sait qu’il doit absolument la trouver pour que la vie puisse reprendre ses droits. Il sait que le seul moyen de comprendre est d’aller là-bas. Alison aussi l’a compris, elle voudrait l’accompagner mais cela ne paraît guère possible. Quelques mots suffisent pour se dire tout cela, quelques mots d’une désolante banalité. C’est trop peu pour Simon. Il veut encore parler, il veut apaiser les regrets et les craintes sourdes d’Alison.

« Ne t’inquiète pas, je reviendrai dès que je le pourrai, avec les réponses à nos interrogations. »

Comme pour mieux masquer à quel point il doute lui-même de ses dernières paroles, Simon laisse son regard s’engloutir dans les yeux gris anthracite d’Alison. Tout doucement, il s’approche et pose ses lèvres sur celles de la jeune fille. Et puis, très vite, comme s’il s’était brûlé, il se rejette en arrière.

« À bientôt, Alison. »

Il se retourne et s’éloigne, troublé de cette audace qu’il ne se connaissait pas. Qui a-t-il vraiment embrassé, Alison ou le souvenir flou de Leslie ?

20

Avec un délicat bruit de grelot, les quatre minces filets limpides, jaillis des quatre faces sculptées de l’imposante fontaine de roche brune, s’écoulent symétriquement dans le bassin circulaire. Assis sur un banc de pierre ombragé par l’un des vigoureux palmiers qui entourent la pièce d’eau, Simon étire ses bras en arc de triomphe au-dessus de sa tête. La rumeur de la ville s’est tue, écrasée par la chaleur oppressante de l’après-midi. Simon abaisse à demi les paupières pour atténuer la violence excessive de la lumière réverbérée par les hautes demeures, blanches de chaux et éblouies de soleil, juste en face de lui.

Son voyage au Maroc a été court et intense, si intense que les images et les sensations s’entrechoquent encore dans son esprit, si court qu’il donnerait presque à croire que ce ne fut qu’un rêve. Simon voudrait partager les impressions puissantes qui l’ont assailli sans relâche durant ce bref séjour. Seule Alison, qui depuis l’Angleterre l’accompagne en pensées dans sa quête insensée, aurait pu les recevoir, mais les images, les odeurs et les émotions échappent aux mots que Simon tente de dérouler dans sa tête, espérant les coucher ensuite sur le grain du papier.

La mer, Simon ne pouvait la revoir sans ressentir à nouveau, au creux de l’estomac, le roulis implacable qui secouait sans répit le paquebot pendant la traversée entre Marseille et Tanger. Un malaise si tenace, qu’il a préféré, pour le retour, franchir la Méditerranée au plus court, là où, sur les cartes, l’Afrique et l’Europe viennent se frotter le nez à la manière des bisous esquimaux. Avant même que le ferry ne touche la côte espagnole à Algeciras, la terre d’Afrique encore toute proche avait disparu dans une brume poussiéreuse, comme les images d’un songe épique et lumineux qui s’estompent dans les limbes du réveil.

Avant le train de nuit pour Madrid, Simon a devant lui une longue après-midi vacante. Il erre, sans but, dans les ruelles en pente et sur les grèves sablonneuses. De l’autre côté de la baie, le rocher de Gibraltar ressemble à un îlot que rien ne rattacherait au continent.

Après le déjeuner tardif à l’heure andalouse, les passants disparaissent un à un et il se retrouve presque seul sur la place arborée, près de la fontaine. Mais cette solitude abrutie de chaleur ne lui pèse pas. Elle est un contrepoint paisible aux trépidantes journées marocaines qu’il vient de vivre, un refuge opportun et presque inespéré pour ramener quelque quiétude dans son esprit et ordonner enfin toutes les pensées qui s’y bousculent à foison.

De sa première traversée méditerranéenne, Simon voudrait oublier les heures pénibles et interminables, pour ne conserver dans sa mémoire que les ultimes instants, chargés de l’excitation presque convulsive des voyageurs pressés d’arriver au port.

Hagard, ballotté par la turbulence incessante des flots, éperdu de nausées, il s’est blotti dans un angle de la vaste salle commune où s’entassent pêle-mêle les bagages de toutes sortes et la foule disparate des passagers qui ont fait l’économie d’une cabine.

Autour de lui, les conversations, stimulées par la monotonie houleuse de la traversée, s’enflamment comme des braises attisées par le vent du large. Simon les écoute à peine, comme le ronronnement fade d’une radio. Le Glaoui, Mohammed ben Youssef, Arafa, l’armée royale, l’armée de libération, tout cela n’a guère de sens pour lui. Pourtant, peu à peu son attention s’éveille, puis la surprise le gagne et devient confusion. Autour de lui, on s’en étonne. Comment ? Il ignorait que le Maroc était indépendant ? Cela fait déjà plusieurs mois ! Est-il possible de ne pas être au courant ?

Un tourbillon de paroles exaltées l’enveloppe, avec les interrogations, les craintes, le désarroi de ces Français du Maroc ballottés par la rapidité des événements. Mais ce qui l’interpelle avec violence, c’est l’agitation dans le Sud et le retrait précipité des fonctionnaires et des militaires français. Que l’état-major encore en garnison à Agadir vienne à se retirer comme le demandent les Marocains, et toute chance de retrouver la trace de Leslie disparaîtrait définitivement ! Alors, au malaise de la traversée tumultueuse s’ajoute la peur d’arriver trop tard. La nuit lui semble interminable au milieu de ce capharnaüm aux odeurs âpres où se mêlent les dormeurs roulés dans une couverture, les passagers accroupis qui discutent à voix basse et ceux qui tournent en rond sans relâche.

Bien avant le lever du jour, il suit tous ceux qui, pour tromper l’attente, gagnent le pont avant afin de guetter dans la nuit sans lune l’apparition des premières lueurs de la côte. Près de lui, un homme entre deux âges, établi de longue date à Tanger, vêtu d’un élégant costume trois-pièces beige, étonnamment fringant après cette longue traversée agitée et heureux de rencontrer un nouvel arrivant, lui brosse par avance le tableau avec de grands gestes.

« Croyez-moi, l’arrivée sur Tanger dans le soleil levant, c’est ce qu’il y a de plus beau en Afrique. Ensuite vous pouvez descendre jusqu’au Cap, jamais plus vous n’éprouverez à nouveau une telle sensation ! »

L’attente paraît longue, puis soudain quelques points lumineux apparaissent faiblement à tribord, déclenchant les exclamations de la foule impatiente assemblée dans l’obscurité ; ce n’est pas encore l’Afrique, mais le rocher de Gibraltar, gardien scrupuleux du détroit où s’engage le navire. Alors, tout s’accélère. À bâbord, les lumières de Ceuta surgissent à leur tour des ténèbres, voici enfin l’Afrique ! Le jour se lève presque brutalement, découvrant les deux horizons qui bordent le large chenal, puis le bateau s’éloigne peu à peu de l’Espagne et tandis que le soleil s’élève au-dessus de la mer, un cri jaillit du pont et des doigts se pointent vers le sud : Tanger la blanche, tache claire sur le littoral sombre, Tanger l’Africaine terme du calvaire maritime de Simon, Tanger vient d’apparaître à son tour.

Simon, serré au milieu des passagers impatients, toujours plus nombreux à l’avant du paquebot, est presque ébloui par la lumière matinale qui inonde son visage livide et mal rasé, cette lumière chaleureuse des premiers rayons qui rosit aussi la chaux des maisons cubiques anarchiquement disposées en un amphithéâtre confus autour de la baie et qu’on distingue à chaque instant avec plus de netteté.

Près de lui son cicérone tangérois ne tarit plus de recommandations.

« Pour se baigner tranquille, l’idéal c’est le cap Spartel, là-bas à l’ouest. Le cadre est superbe. »

Simon, étourdi par autant de verbosité, l’écoute distraitement. La baignade, il s’en fiche pas mal.

Au port, une foule grouillante, cosmopolite, mêlant avec bonheur les costumes européens aux burnous marocains, s’agite dans la gaieté ; des mains se dressent, de petits fanions de calicot s’agitent, des cris fusent en écho à ceux lancés depuis le navire.

Sur le quai, Simon se fraie péniblement un passage parmi tous ces gens qui se retrouvent, s’apostrophent ou s’embrassent avec enthousiasme. Nul ne semble lui prêter attention en cette contrée inconnue, et un sentiment aigu de solitude lui saute soudain au visage. La terre ferme, qu’il était si pressé de retrouver et sur laquelle il pensait retrouver la stabilité du monde, cette terre ferme semble maintenant osciller comme le bateau. Mais dans le grouillement sympathique de cette foule bigarrée, dans les ruelles de la médina, où il tente à grandes enjambées de calmer ce roulis intérieur, la griserie de l’Afrique l’envahit doucement et dissipe peu à peu son malaise ; images d’Afrique, avec les riches cours intérieures aperçues dans l’embrasure d’une porte refermée en hâte, avec les silhouettes de femmes voilées dans le clair-obscur des rues tortueuses, odeurs d’Afrique qui s’exhalent des échoppes du grand Socco.

Dès qu’il se sent mieux, l’empressement à gagner au plus vite le Sud s’empare à nouveau de lui. Il n’y a pas une minute à perdre, dans ce Maroc qui mue, qui s’émancipe et qui secoue de plus en plus violemment tous les Français qui s’y accrochent. Tout est clair pour Simon : il lui faut rejoindre Agadir sans tarder. Là seulement pourront vraiment commencer ses recherches, là peut-être trouvera-t-il un fil d’Ariane à dérouler sur les traces de Leslie.

Une peur sourde, massive, se noue en lui, sensation oppressante d’un inexorable compte à rebours largement entamé, égrenant les secondes avec la férocité froide d’un sablier, sans répit pour ses espoirs qu’il ensevelit peu à peu.

Il se précipite pour prendre le train, comme pour une fuite vers le sud. Le wagon de quatrième classe, sans banquette ni fenêtre, est encore désert. Peu avant l’heure du départ, une foule bruyante de Marocains s’installe à son tour et Simon se retrouve au fond du fourgon, coincé dans une position inconfortable.

Il n’y a plus le roulis du navire, mais le voyage est tout aussi pénible. Chauffée à blanc par le soleil au dehors, la paroi métallique du wagon, près de son visage, est brûlante. Exaspérées par la chaleur, les odeurs de transpiration de tous ces hommes serrés les uns contre les autres deviennent suffocantes. À grand renfort de cahots et de crissements sinistres, le train avance avec une lenteur désespérante. Simon est le seul Français, mais il ne lit dans les regards autour de lui, ni curiosité ni hostilité, juste une indifférence un peu distante. Autour de lui, les conversations s’entremêlent jusqu’à l’étourdissement.

 

Agadir. Les rues des quartiers modernes sont presque vides et les vastes terrasses des cafés complètement désertées. Il n’a aucune difficulté à trouver une chambre d’hôtel, mais le patron, un Français à l’allure débonnaire et au visage avenant, l’accueille cependant avec une curiosité inquiète, une méfiance vaguement hostile. Sa présence, insolite en ces temps troublés, surprend, dérange même.

À l’état-major militaire, Simon n’est pas davantage le bienvenu. Trop de problèmes se bousculent ici, ses questions tombent dans le vide, interrogeant un passé qui s’est déjà évanoui devant un présent confus, lourd de dangers et d’incertitudes.

Plusieurs visites, de longs palabres avec les officiers subalternes et une attente infinie entre les murs gris de la caserne sont nécessaires avant que le chef de la garnison accepte de le recevoir.

Le colonel Desgranges est un homme énergique et pressé. Alors que Simon tente, par des approches obliques et quelque peu embarrassées, de lui présenter sous un jour favorable le but de sa démarche, une moue ennuyée se dessine bientôt sur son visage, et ses mains qui s’agitent sans cesse témoignent d’une impatience mal contenue. Sans attendre la fin de l’exposé de son jeune visiteur, il l’interrompt soudain.

« Aller dans la vallée du Dra, mais vous n’y pensez pas ! C’est en plein dans la zone de dissidence. Les Français installés là-bas de longue date s’en vont les uns après les autres, et même l’armée royale marocaine ne maîtrise pas grand-chose à ce qui s’y passe. Dans ces conditions, il est absolument hors de question que vous vous y rendiez. »

En quelques phrases sèches, les espoirs de Simon sont cisaillés net, comme les sarments de vigne qu’Émile Combes taille à deux yeux, de la lame tranchante de son sécateur. La consternation se peint sur son visage. D’une voix sourde mais qui se refuse à trembler, il argumente.

« Je suis allé au petit cimetière, à côté de la kasbah, tout en haut de la colline. Il n’y a pas de tombe au nom de Leslie Cramble. C’est contradictoire avec ce qui est écrit dans ce document. »

Il brandit alors l’acte officiel établi par un autre officier supérieur, sans doute dans un des bureaux de ce même bâtiment, et pendant que le colonel parcourt sans un mot le certificat d’un regard méfiant, il fait valoir sa motivation, son mépris des dangers possibles, puis s’arrête net, les bras ballants, découragé. Le colonel achève sa lecture, puis dévisage un instant ce jeune visiteur, porteur d’une étrange requête, qui a parcouru tant de chemin pour échouer dans sa tentative, ici, devant lui.

« Votre histoire m’est totalement inconnue. Je n’étais pas dans le secteur à l’époque et les officiers de mon état-major pas davantage, car les militaires bougent beaucoup ces temps-ci. »

Un nouveau silence s’écoule, long et pesant d’incertitude, le colonel semble hésiter puis il reprend, d’une voix toujours ferme mais nuancée d’une délicatesse manifeste.

« Tout ce que je peux faire pour vous, c’est vous autoriser à accompagner le détachement qui assure la liaison hebdomadaire avec notre poste avancé de Tiznit. Là-bas, vous rencontrerez le sergent Cabrol, un vieux soldat qui connaît à fond la région du Dra. Rien de ce qui a pu s’y passer depuis dix ans ne peut lui être inconnu. Vous aurez une paire d’heures pour le questionner avant le retour. »

Simon, brusquement ragaillardi et prêt à sauter au cou de cet austère militaire, se lève pour le remercier et approuver chaudement la proposition. Le colonel se redresse alors et avec un brusque mouvement de sourcils, ajoute, comme pour tenter une dernière fois de le dissuader :

« Je vous préviens que cela n’est pas sans risque. Un officier des affaires indigènes a été enlevé le mois dernier, sur la route de Goulimine et j’ai bien peur qu’on ne le revoie jamais vivant. Par ailleurs, vous serez soumis à la discipline militaire sous les ordres de l’adjudant Poivert, et il n’est pas vraiment commode. »

Ces derniers arguments ont peu de poids, face à la farouche détermination de Simon, détermination encore plus résolue maintenant qu’il sait qu’à Tiznit un homme a peut-être, enfin, des réponses à ses interrogations.

Il reste insensible à la peur qu’il lit dans les yeux et dans la voix des Français d’Agadir qui lui parlent avec émoi des dangers du bled, tout comme à l’hostilité sourde des regards qui se détournent, se cachent derrière la capuche d’un burnous ou montrent ouvertement leur antipathie au passage du camion militaire français. Pour plus de discrétion, l’adjudant Poivert lui a fait revêtir la même tenue kaki que les jeunes soldats du détachement, assis avec lui, à l’arrière, l’arme au pied. Sur les deux côtés du camion, la bâche sombre, relevée pour rafraîchir les visages de l’air en mouvement et accrochée aux ridelles à la diable, dessine une étrange ligne brisée. Simon se penche vers cet espace ouvert sur la lumière éblouissante de l’extérieur et regarde le paysage défiler, avec ses arbustes rabougris, poudrés de blanc tout au long de la route.

À chaque fois que les cahots contraignent le camion à ralentir, les conversations déjà ténues s’arrêtent, les soldats se tendent comme s’ils redoutaient un guet-apens, et le nuage de poussière soulevé par les roues les rattrape, les enveloppe et les suffoque à demi. Le voyage est long, brûlant et monotone mais sans incident.

 

Le sergent Cabrol a un visage oblong et jovial, et il semble ravi de rencontrer quelqu’un qui s’intéresse à ses connaissances du pays. Il entraîne Simon à l’écart, dans la cour du poste militaire et ils s’assoient à l’ombre d’un mur blanc de chaux. Après les explications du jeune homme, il réfléchit un instant puis hoche la tête.

« Ce nom ne me dit rien, mais je me souviens de l’histoire d’une Anglaise, il y a à peu près un an. C’est sans doute la même personne, car les étrangers sont rares par ici et les femmes encore davantage. Elle avait été arrêtée un peu plus au sud, vers Bou Izakarn et soupçonnée d’espionnage. Elle est restée assez longtemps à la garnison d’Agadir mais je ne l’ai jamais vue. Les officiers sont toujours très discrets sur ce genre d’affaires et en définitive, je n’ai jamais su si c’était un malentendu. Je crois qu’elle est ensuite repartie à Casablanca avec le colonel Pichot que je connais très bien. Il pourrait sûrement vous en apprendre davantage. »

Et comme Simon le presse pour obtenir l’adresse du colonel, il ajoute en hochant la tête :

« Vous avez de la chance. Lors de ma dernière virée à Casa, il y a plus de six mois – je me tiens plutôt à l’écart du fracas des villes – je lui ai rendu visite. Il venait de prendre sa retraite et, lassé des aléas de l’indépendance qui s’annonçait alors, il s’apprêtait à regagner sa petite maison familiale, dans un coin perdu de l’Ariège. Comme je suis moi-même de l’Aveyron, il m’a invité à passer le voir, ce qui fait que je peux vous donner son adresse. »

À la satisfaction presque sans borne que Simon ressent à détenir l’adresse d’une personne qui a côtoyé Leslie durant la période charnière où quelque chose a basculé dans sa vie, s’oppose un sentiment aigu de frustration. Il aurait voulu rencontrer ces Berbères dont Leslie lui parlait tant, communiquer avec eux, comme s’ils détenaient en eux-mêmes une part de la vérité sur le destin de son amie, vérité qu’il aurait pu ainsi atteindre par leur entremise. Mais l’heure n’est plus à la fraternisation avec les Français. Simon a l’impression très nette d’arriver un peu trop tard ou beaucoup trop tôt. Rien ne sera plus possible avant qu’un nouvel équilibre ne soit établi, avant que les plaies ouvertes par les violences mutuelles ne se referment doucement.

Que pouvait-il donc espérer de ces quelques heures au sud d’Agadir, sous la coupe de l’adjudant Poivert, grand bonhomme sec, qui veille au grain et l’a mis en garde sans ambages dès les premiers mots :

« Je vous interdis tout contact avec les indigènes. Il en va de votre sécurité. Est-ce clair ? »

Dans ces conditions, un seul instant, aussi bref soit-il, n’a pas de prix, la moindre opportunité mérite d’être saisie et le plus insigne épisode, sanctifié par le risque et par l’interdit, vaut d’être vécu.

Sur la route du retour, peu après la sortie d’un village désert, l’adjudant Poivert accède soudain à la demande générale pour une pause. Les hommes s’écartent pour dégourdir leurs muscles et s’isoler un instant. À quelques pas de lui, Simon remarque alors un Marocain accroupi près d’un buisson. Son visage reste invisible dans l’ombre de la capuche du burnous. Intrigué, Simon s’avance et s’aperçoit soudain qu’il froisse une feuille de clématite brûlante pour la porter ensuite à ses lèvres. Les discussions avec Leslie lui reviennent brutalement en mémoire. Il s’approche un peu plus et, maintenant tout près de l’homme, il se baisse, arrache à son tour une feuille et l’amène pliée en deux jusqu’à la pointe de sa langue. Puis il la présente à l’homme qui s’est tourné vers lui et articule avec la solennité d’un sésame, « azenzou ». Après un mouvement de recul lorsque Simon s’est approché, l’homme reconnaît le geste et la parole. Un sourire se peint sur son visage maintenant visible, il ouvre les bras, se précipite vers Simon et lui prend les mains tout en parlant d’une voix saccadée, « azenzou azenzou… ». Le reste de ses propos, incompréhensible pour Simon, est bientôt couvert par une voix tonitruante.

« Meyral, qu’est-ce que vous foutez, bon Dieu ? Et toi, retourne dans ta tribu ! »

L’adjudant Poivert est déjà près d’eux. Le Berbère, redoutant quelque mauvais coup, s’enfuit précipitamment, et Simon subit sans un mot le torrent de reproches du sous-officier. Que lui importe tout ce qu’il peut dire, que lui importe qu’il ait raison, il se retient à grand-peine de sourire tant il est heureux de ce fugace moment de fraternité.

 

En descendant une large avenue claire en direction de la gare d’Algeciras, tandis que, sur les façades tournées vers l’ouest, le soleil presque rasant enflamme les vitres d’une intense lueur rougeoyante, Simon ose enfin sourire en évoquant ce souvenir, il ose enfin se sourire à lui-même, pour cet instant de communion, cet instant sublime, chapardé au temps et à la fureur des hommes.

21

Au téléphone, le colonel Pichot paraît à peine surpris par la démarche de Simon, et même l’annonce de la mort de Leslie n’a pas l’air de l’étonner beaucoup. Il l’accueille avec ce ton de fatalisme un peu forcé qu’on réserve d’ordinaire aux événements qui semblaient inéluctables. À travers de petits tressautements nettement perceptibles, sa voix, tout en souplesse avec de soudaines inflexions chaleureuses, trahit néanmoins une émotion indéniable.

« Vous êtes à Toulouse ? Venez donc chez nous, nous pourrons y discuter plus à notre aise. »

L’invite est nette et sans détour, et Simon pressent que cet homme a des choses importantes à lui apprendre.

Un autocar poussif et délavé, comme celui qui ramenait naguère Simon du lycée de Cavaillon, le conduit au-delà de Saint-Girons. En sautant à terre et en embrassant d’un coup d’œil circulaire le paysage neuf autour de lui, Simon revoit en un éclair l’arrivée de Leslie à Ventabel, quand, descendue du car de Martin, elle avait promené son regard sur la placette et les rues alentour avant de s’avancer vers le bar du Philosophe.

Simon poursuit son chemin à pied, sur la route qui longe la rivière du Salat en remontant vers l’amont, puis, selon les indications du colonel Pichot, il la quitte au niveau d’un renfoncement dans le versant droit de la vallée. Le chemin où il s’engage, d’abord plat, vire en angle droit au bout de quelques pas et escalade rudement la colline à flanc de coteau, raide comme un fil tendu. Il suit une saignée en creux, lit improbable d’un ruisseau saisonnier ne laissant à sa gauche, du côté de la vallée, qu’une étroite langue de terrain, en surplomb au-dessus de la rivière et grossière­ment horizontale, occupée par des jardinets clos à la végétation dense d’où émerge parfois quelque toit.

Simon, soufflant sans bruit, s’élève à pas mesurés puis pousse enfin le portillon de bois de l’un des jardinets. Un chien noir et blanc, aux allures débonnaires de gardien dilettante, affalé sur le seuil de la bâtisse étroite et haute, daigne tout juste tourner la tête dans sa direction pour maugréer quelques grognements indistincts. Le colonel Pichot apparaît alors et pousse l’animal de la semelle de son espadrille et s’avance au-devant du visiteur.

Simon descend les quelques marches au milieu des hémérocalles. La poigne du colonel est ferme et chaude. La rondeur de son visage est soulignée, accentuée même par la courbe luisante de son crâne largement dégarni. Le jardin, serré entre la maison et une petite grange, paraît exigu mais il s’en dégage la quiétude paisible d’un balcon en forêt. Au-delà de la clôture basse, le talus dégringole rudement sous les herbes folles. Quelques dizaines de mètres plus bas, derrière un rideau de peupliers dressés, on devine le ruban sombre de la route et la rivière qui scintille par endroits.

Sans doute pour esquiver la gêne qui s’installe, le colonel Pichot se tourne de ce côté-là.

« Un vieux militaire comme moi a toujours besoin de s’établir dans un lieu stratégique. De ce perchoir, on surveille la vallée du Salat en enfilade. Autrefois, on y guettait l’arrivée des Sarrasins. »

Le regard s’enfuit au loin vers le sud. Dans le lointain, il se heurte enfin à une ligne de montagnes sombres et, au-dessus d’elles, un bouquet de cimes étincelantes de neige.

« Le mont Vallier, avec son bonnet blanc. Il domine tous les autres sommets. Sur l’autre flanc, c’est l’Espagne. »

Un long silence s’ensuit, le temps pour la pensée de gagner les pics enneigés et en revenir à son allure. Quand Simon tourne à nouveau les yeux vers son hôte, sa gêne s’est dissipée comme une écharpe de nuages effilochée par le vent d’autan.

Sous la tonnelle, d’où pendent de-ci de-là des grappes de petits raisins verts à peine plus gros que des cassis, ils s’installent autour d’une table de pierre. Simon retrouve face à lui le mont Vallier au bout de la longue perspective de la vallée, comme si en le plaçant ainsi, le colonel Pichot voulait lui laisser un axe de fuite, l’aider à éclaircir sa pensée et à la fondre en phrases.

Les sourcils légèrement froncés, le visage concentré dans l’écoute, le vieil officier suit avec attention le récit de son visiteur et, pour la première fois, Simon sent, à travers quelques signes d’acquiescement, que l’histoire qu’il raconte n’étonne pas et que les faits qu’il relate s’inscrivent dans le droit fil de ceux que son interlocuteur connaissait. Celui-ci s’empresse d’ailleurs de confirmer cette impression dès que Simon s’interrompt.

« J’ai effectivement connu Madame Cramble au Maroc, il y a un peu plus d’un an, dans des circonstances un peu particulières que je vais vous raconter. »

Le colonel se cale dans son fauteuil, comme pour un long voyage, et tout en souriant, amorce ses explications d’un ton grave.

« Comme vous le savez donc, elle était revenue dans le Sud marocain pour une mission de recherche sur les peuplades berbères de l’Anti Atlas et de la vallée du Dra. Malgré la tension entre notre pays et la Grande-Bretagne pour tout ce qui touchait à l’Afrique du nord, l’autorisation d’entamer ses recherches lui avait été accordée. Elle était cependant assortie de restrictions territoriales très marquées, car nos généraux se méfiaient beaucoup de la curiosité britannique sur la zone la plus instable de cette région. La plus grande partie du secteur qu’elle souhaitait prospecter lui était interdite, et en particulier l’accès au Sahara espagnol et à la fameuse forteresse de Ma El Aïnin, la mythique Smara. »

Simon sursaute. Cette Smara tant de fois appelée par Leslie dans ses cauchemars fébriles, identifiée grâce à Ann Milton, Smara est à nouveau au cœur de l’histoire. Le colonel marque une pause puis, comme Simon reste silencieux, il poursuit son récit.

« En femme d’action, Madame Cramble ne pouvait supporter bien longtemps d’être cantonnée dans une zone où presque tout avait déjà été étudié et répertorié. Comme ses illustres devanciers, Isabelle Eberhardt et Michel Vieuchange, elle décida alors d’enfreindre les règles et, comme eux habillée en Berbère, elle passa dans la zone interdite. Ce qu’elle n’avait pas mesuré, c’est qu’en vingt ans les choses avaient bien changé. Les Espagnols avaient pris Smara et bâti un poste militaire aux environs. La cité mythique avait perdu de son mystère et surtout il était impensable de s’y rendre clandestinement comme Vieuchange l’avait fait. La frontière avec le Sahara espagnol, le long de l’oued Dra, avait pris de la consistance et les Espagnols avaient quasiment fermé tout accès aux étrangers. Par ailleurs, en ces temps troublés, son statut d’étrangère valait à Madame Cramble une attention accrue des militaires. Elle fut vite repérée du côté de Bou Izakarn et arrêtée sur la piste du Sud, par un jeune officier zélé, le capitaine Dumont.

Fier de sa prise comme un adolescent qui vient de ferrer son premier brochet, Dumont la soumit à un interrogatoire musclé où il ne rencontra que le désarroi de Madame Cramble. Elle avoua très facilement que sa mission avait été arrangée par l’Intelligence Service, les services secrets britanniques, mais au-delà, il ne put rien en tirer.

Devant l’abattement de sa prisonnière, la crainte le prit alors qu’elle soit un officier britannique de haut vol et qu’on puisse lui reprocher de l’avoir quelque peu malmenée. Il la rapatria donc à la garnison d’Agadir, pour la laisser entre les mains du colonel Jacquot. Lorsqu’il vit l’état de prostration de la présumée espionne, celui-ci préféra changer de registre et l’assigna à résidence au quartier des officiers, en attendant de décider quelle conduite adopter.

À cette époque-là, j’étais détaché pour quelque temps à ses côtés, afin d’assurer une mission de liaison plutôt floue auprès de quelques caïds du Sud, mission qui demandait surtout de la patience et me laissait beaucoup de temps libre. Je n’avais alors jamais entendu parler de Madame Cramble.

Un soir, alors que je regagnais ma chambre par le couloir un peu sinistre de l’aile réservée aux officiers, mon attention fut attirée par des gémissements presque ininterrompus qui provenaient d’une chambre voisine. Je m’approchai et écoutai un instant derrière la porte close ; aucun doute possible, quelqu’un était au plus mal. Je frappai à la porte et appelai, ce qui ne fit que renforcer les plaintes. Je me décidai donc à appuyer sur la poignée et à pousser la porte qui s’ouvrit sans résistance. Au milieu de la pièce, une femme gisait dans une petite flaque de sang, avec près d’elle un pistolet, de toute évidence responsable de sa blessure.

La plaie guérit assez vite, mais la tentative de suicide de Madame Cramble, avec l’arme qu’un officier avait malencontreusement oubliée au fond d’un tiroir, donnait des soucis supplémentaires au colonel Jacquot.

Les tensions avec les Britanniques semblaient s’estomper, et comme il apparaissait clairement que quel qu’ait été le but de son voyage au Maroc, mis à part le passage en zone interdite, Madame Cramble n’avait eu aucun comportement répréhensible qui puisse justifier les mauvais traitements qu’elle avait subis, il était à redouter que nos alliés puissent utiliser diplomatiquement cet incident pour nous adresser quelques reproches malvenus. Le hasard m’ayant placé opportunément sur la route de votre amie, le colonel Jacquot me confia le soin de veiller à sa convalescence et d’essayer de négocier avec elle une solution honorable pour tous, qui puisse régler définitivement cette affaire.

Le plus étonnant était que Leslie Cramble craignait apparemment plus que tout que l’on prenne contact avec son pays. Alors qu’elle n’avait manifestement rien fait pour que sa mission d’espionnage, qui restait pour le moins ténébreuse, réussisse, elle semblait terrifiée à l’idée que l’Intelligence Service apprenne qu’elle était dévoilée et avait donc échoué.

Au-delà de ma mission officieuse, nous discutions beaucoup, du Maroc et des Berbères surtout. Une franche relation d’amitié s’installa petit à petit. Oh ! N’allez pas croire qu’il y ait eu la moindre liaison amoureuse entre nous. L’aurais-je souhaité, qu’elle en était certainement incapable tant elle était bouleversée par ces événements et restait abattue. »

À ces mots, Simon rougit en pensant à sa propre intimité avec Leslie. Sans paraître remarquer le trouble de son visiteur, le colonel Pichot poursuit son récit.

« Un mois s’écoula ainsi. Ma présence à Agadir ne se justifiait plus, et l’état-major décida de me renvoyer à ma garnison habituelle de Casablanca où je résidais. Je proposai à Madame Cramble d’achever sa convalescence chez moi, où ma femme lui apporterait une compagnie féminine. Elle accepta et, de son côté, l’autorité militaire, peu pressée de trancher sur le sort de cette hôte encombrante, se satisfit facilement de cette solution d’attente.

Après quelques semaines paisibles dans notre maison près de la mer, Madame Cramble osa enfin nous confier la vérité. Pour que vous puissiez mieux comprendre, il n’est pas inutile de revenir en arrière. Sans doute savez-vous que son mari, Georges Cramble était un physicien et travaillait dans un secteur assez pointu de la recherche nucléaire. C’était aussi un homme de convictions. Avant la guerre, il s’était engagé politiquement aux côtés des communistes, et après la fin du conflit, il avait noué plusieurs amitiés dans des pays devenus des satellites de l’URSS. Cela tourmentait beaucoup certains responsables britanniques, prompts à voir dans ce type de relation un danger de fuite d’informations sensibles. Georges Cramble avait peu à peu cédé aux pressions ouvertes dont il était l’objet ; il avait abandonné toute activité politique et coupé tout contact avec les pays jugés ennemis. Cela se passait plusieurs années avant sa mort.

Quand Mme Cramble, quelques mois après le décès de son mari, fut convoquée à Londres, elle pensa qu’il s’agissait d’une ultime formalité qu’elle avait oubliée. La vérité était tout autre et ce qu’on lui expliqua alors, la laissa sans voix. Les services secrets avaient acquis la certitude que son mari avait été impliqué dans des affaires d’espionnage et il était accusé d’avoir communiqué, à un pays du bloc communiste, des informations ultrasecrètes liées à ses recherches. Vous imaginez sans peine le désarroi de votre amie. Elle était encore dans l’émotion du décès, et voilà son mari disparu, cet homme droit et intègre, maintenant accusé de trahison… Les deux officiers de l’Intelligence Service qui la recevaient n’en restèrent pas là. Ils lui dirent en termes très directs que l’affaire allait éclater au grand jour. La réputation de son mari serait salie à jamais et la pension prévue, pour elle-même et pour sa fille, supprimée pour activités contraires à la sûreté nationale. C’était évidemment le coup de grâce. Que n’aurait-elle pas accepté pour éviter à sa famille cette mise au ban de la société ? D’une voix douce, celui qui semblait être le chef lui glissa alors qu’il y avait peut-être un moyen d’échapper à tout cela. Il s’agissait, en quelque sorte, d’un marché moral. Madame Cramble pouvait par sa conduite racheter les fautes de son mari et réparer le préjudice subi par le Royaume-Uni. Ce marché, qu’elle le pressa de clarifier, était simple. Elle devait assurer une mission secrète dans le Sud marocain – car ces messieurs évidemment bien renseignés savaient précisément ce qu’elle en connaissait – et leur rapporter des informations sur la manière dont les Français géraient la situation là-bas, ainsi que sur cette fameuse armée de libération du Sahara.

Madame Cramble était trop affectée pour objecter quoi que ce soit. Elle ne pensait qu’à préserver sa fille, préserver pour elle l’image du père chéri et préserver les ressources matérielles qui permettraient d’assurer ses études. Elle accepta donc sur-le-champ cette mission qui lui donnait pourtant la nausée. »

Le colonel Pichot s’arrête de parler. Il a besoin de reprendre son souffle pendant que Simon intègre ce qu’il vient d’apprendre dans son esprit. Le départ subit de Leslie, ce départ qu’elle avait préparé à contrecœur, s’éclaire maintenant. Mais pour le reste…

Le colonel, qui semble avoir suivi la pensée de son visiteur, reprend alors son récit.

« Elle ne voulait pas retourner en Angleterre pour deux raisons. Elle redoutait que, sa mission ayant échoué, la menace brandie au-dessus de sa tête ne s’exécute, mais elle était aussi hantée par un profond sentiment de honte à l’idée de reparaître devant les siens après s’être ainsi salie, sans même avoir réussi à sauver ce qui pouvait l’être. La situation ne pouvait pourtant plus se prolonger. Cela faisait plusieurs mois qu’elle était au Maroc et elle n’avait donné aucune nouvelle. C’est alors que j’imaginai une solution un peu rocambolesque pour venir à bout de cet épineux dilemme.

Puisqu’elle me répétait souvent que tout serait plus simple si elle était morte, je lui proposai donc de mourir fictivement, pour réapparaître sous un autre nom. Un décès accidentel permettait de sauver la mise vis-à-vis des services secrets et préservait son image auprès de ses proches. Évidemment cela ne réglait pas tout. Elle ne verrait plus jamais sa fille et devrait recommencer une autre vie, sous une identité française. Elle hésita longtemps puis finit par accepter ce plan qui, entre-temps, avait été validé par l’état-major militaire. »

Tout s’éclaire maintenant pour Simon, mais une dernière question lui brûle cependant les lèvres. Il ne parvient plus à la formuler et articule seulement, non sans difficulté, « ouchchen et boumohand ? »

Le colonel a un ample mouvement de la tête, puis il s’immobilise et, intensément recueilli, il semble explorer en lui-même un brouillard de souvenirs évanescents.

 

« Boumohand imnaqqar riyed ouchchen, innas salamou âlikoum, innas mani trit, innas ad-sigilr rrezq-inou ar-ftoun. »

 

Avec une clarté cinglante, avec une précision limpide, Simon reconnaît l’enchaînement de mots que Leslie criait à l’horreur fuligineuse de ses nuits. Tant de fois, il avait tendu toute son attention pour tenter de les comprendre ! Ces sons, qu’il n’aurait pu répéter – mis à part ouchchen et boumohand qui claquaient plus fort que les autres – ces sons s’étaient cependant incrustés au fond de sa mémoire dans leurs moindres détails.

Le colonel Pichot a prononcé ces phrases, lentement, comme on récite un verset sacré. Puis en voyant Simon pâlir, il s’est interrompu.

« Vous pouvez le dire à nouveau ? S’il vous plaît ! »

Et Simon, par la magie de ces syllabes reconnues, plonge à nouveau, avec une délectation presque cruelle, au cœur de son passé, au cœur de ces moments intenses et tumultueux auprès de Leslie. Un instant, il croît même entendre le tronc du vieux figuier secoué par le mistral, grincer contre le volet de la chambre, à la bastide. Mais ce n’est sans doute que la porte mal graissée d’une maison voisine.

Simon tente à son tour de répéter ces phrases, comme un précieux sésame, comme une formule magique qui pourrait exorciser toute la souffrance de Leslie, et le colonel Pichot l’aide, de ces mots soufflés en connivence à l’élève peinant à réciter une poésie mal étudiée.

« Mais, qu’est-ce que cela signifie ?

— C’est une histoire traditionnelle dans la langue des Berbères du Sous, une sorte de fable que Madame Cramble avait apprise dans le manuel de berbère marocain d’Émile Laoust, au début des années trente.

Boumohand, c’est le hérisson, petit animal rusé qui parvient à triompher grâce à son intelligence, un peu comme le renard dans notre tradition européenne, mais en plus sympathique. Ouchchen, c’est le chacal, le charognard beaucoup moins apprécié et qui malgré sa taille n’est pas vraiment courageux.

Lors de son premier voyage au Maroc, Madame Cramble s’était taillé un beau succès en lisant cette fable dans un village où elle séjournait. Émerveillés par cette étrangère qui les amusait ainsi dans leur langue, ils l’avaient surnommée Boumohand, comparant sa malice et ses yeux pétillants à ceux du hérisson. Ils ne se lassaient pas de lui faire répéter cette histoire pourtant très connue, mais qui prenait à leurs yeux une saveur singulière dans la bouche de cette Européenne. Pour elle, Ouchchen et Boumohand avaient peu à peu pris une signification toute symbolique, ils étaient l’alpha et l’oméga de son univers, les deux extrêmes de la vie, le bien et le mal, le bonheur et le malheur.

Dans notre propriété de Casa, nous avions un jardin assez vaste. Un Berbère du plateau du Sous qui s’était pris d’affection pour moi, avait souhaité venir y travailler pour mon compte, l’année précédente. Pour se distraire de son ennui désespéré, elle lui raconta un jour cette fable qu’elle connaissait de mémoire. Par la suite, il la redemandait sans cesse ; elle s’exécutait de bonne grâce, tant il y prenait plaisir, mais le cœur n’y était plus.

Pour elle, tout avait basculé. Elle me disait souvent, « je ne suis plus boumohand maintenant, je suis ouchchen le chacal ». Ouchchen, c’était pour elle l’hypocrisie, la honteuse hypocrisie qu’elle avait eu la faiblesse d’accepter. La solution bien imparfaite que j’avais proposée, lui donnait l’impression d’atténuer le poids de cette erreur. Comme il était convenu que sa tombe imaginaire serait à Agadir, elle voulut y retourner une dernière fois. Ensemble nous allâmes tout en haut de la kasbah, dans le vieux cimetière où est enterré Vieuchange et qu’elle avait choisi pour cette raison-là. Elle resta longtemps silencieuse devant sa tombe puis se tourna vers moi, le regard éteint.

« J’aurais voulu mourir ici, comme lui. Lui au moins a vu Smara. Il a atteint son but ultime. Moi, j’ai tout raté, même ma sortie. »

Quelques jours plus tard je l’accompagnai au port de Casa où elle avait choisi d’embarquer pour Sète. Je la revois encore sur le pont arrière du paquebot qui s’éloignait lentement du quai. Elle agitait la main dans ma direction. Son bras me parut frêle et son geste incertain, décomposé comme un film au ralenti. Je compris soudain la part importante d’elle-même qui était morte avec Leslie Cramble, et réalisai alors quelles difficultés cette Leslie Shark, qui venait de naître sans racine aucune à quarante-cinq ans passés, aurait à trouver de bonnes raisons de vivre et d’être heureuse. »

Le colonel Pichot se tait à nouveau et Simon comprend qu’ils sont parvenus au terme. Maintenant que l’écheveau de la vérité est dénoué, une immense lassitude s’empare de lui. Il se sent soudain très lourd, la bouche pesante, les mâchoires clouées, incapable de dire un mot. Il se sent aussi cloué sur sa chaise, incapable de bouger, encore moins de se lever. La vérité sur la troublante histoire de Leslie, cette vérité qu’il avait recherchée avec tant d’ardeur, cette vérité qui l’avait empêché de dormir, cette vérité s’est brutalement abattue sur lui avec une férocité froide. Il se croyait prêt à la recevoir et découvre qu’il ne l’était sans doute pas… Un instant il craint s’évanouir.

À petits pas, la nuit s’est avancée sur la vallée, le soleil s’est glissé derrière la montagne à l’ouest. Madame Pichot s’approche et lui parle doucement.

« Il n’y a plus de car pour Saint-Girons à cette heure-ci. Vous allez rester avec nous pour la nuit. Je vais préparer la chambre. »

Vaincu par tant de gentillesse simple, Simon n’a ni la force, ni l’envie de refuser, malgré son désir intense d’être seul.

« Et puis, je crois que vous en avez beaucoup à digérer pour aujourd’hui, pas vrai ? », ajoute-t-elle.

Sans vraiment acquiescer, Simon pousse un long soupir et lui sourit. Leslie aussi, pense-t-il alors, s’est un jour abandonnée à l’hospitalité si douce des Pichot.

22

Connaître enfin les raisons cachées du destin tourmenté de Leslie a libéré Simon d’un poids énorme. Peu à peu, les idées s’ordonnent dans son esprit, les pièces du puzzle s’ajustent et il peut enfin dérouler dans sa tête le film émouvant des deux dernières années de la femme qu’il a aimée. Il prend alors conscience de la place véritable qu’elle a tenue dans sa vie à lui et il mesure, du même coup, la profondeur de l’entaille laissée par sa mort. Mais le fond du précipice a été atteint, il peut maintenant relever la tête et regarder vers le haut. Le temps peut désormais commencer son œuvre et combler petit à petit la plaie béante et douloureuse.

Les contours de Leslie se sont précisés et, dans le même temps, ceux d’Alison ont également acquis plus de clarté, plus de netteté. Jusque-là, l’image de la mère se surimposait sans cesse à celle de la fille, en masquait les détails dans un flou déroutant et lui ôtait presque toute identité propre. Ce filtre vaporeux, qu’il n’était jamais parvenu à retirer, s’efface soudain et Alison apparaît enfin distinctement.

Alors, lui revient brutalement en mémoire le souvenir du baiser d’adieu, baiser furtif mais baiser brûlant, baiser volé mais baiser donné, puisque Alison ne l’a pas repoussé. Avec le recul, son audace lui paraît presque inconcevable, inacceptable. Quel ressort impérieux l’a ainsi poussé ? Ce baiser, ce contact physique bref mais intense, était-il une tentative désespérée pour donner une réalité concrète à la jeune fille qui restait pour lui inconsistante et presque irréelle ? Ou était-ce la manifestation d’un sentiment profond jailli du tréfonds de son âme et qui avait brisé toute retenue en lui ? Une honte infinie le submerge. Que dire, que faire face à Alison ? Sans tous les éclaircissements qu’il doit lui apporter, peut-être n’oserait-il même plus reparaître devant elle.

Pour s’annoncer et en quelque sorte s’abriter, il lui écrit une lettre brève, de la gare Matabiau à Toulouse. En quelques mots secs, il la prévient de son arrivée prochaine à Birmingham, se bornant à lui indiquer qu’il rapporte les réponses aux questions attendues. Juste avant de rejoindre le train, il glisse son message dans une boîte.

Deux jours plus tard, la famille Dyson l’accueille comme un vieil ami et Susan lui saute au cou avec un enthousiasme revigorant. En chemin, il a réalisé que son courrier arriverait sans doute après lui. Alors, il s’accorde trois jours pleins avant de téléphoner à Alison, trois jours vides où tantôt il laisse courir ses rêveries au fond de sa mansarde et tantôt il arpente, à pas lents, les petites rues du quartier ouvrier, cherchant à se perdre dans l’uniformité de ses lignes et de ses couleurs ternes comme d’autres s’égarent en s’enivrant.

Quand il retrouve Alison dans la solitude grouillante du Yellow Grouse, elle l’accueille d’un sourire tendre, fragile même. Mais cette impression de vulnérabilité s’estompe rapidement, et Alison apparaît décidée à structurer et maîtriser le déroulement de leurs rencontres.

« Ne me dis pas tout maintenant, je pressens que le choc serait trop rude. »

Elle demande à Simon de répartir sur plusieurs jours toutes ces informations qu’il ramène du Maroc et de découper, en quelque sorte, son récit en épisodes. En un sens, Simon est soulagé d’avoir à concentrer toute son attention pour respecter la demande de la jeune fille et transformer son histoire en feuilleton ; il en oublie du même coup toutes ses appréhensions. Alors, selon le rituel voulu par Alison, ils se retrouvent tous les soirs à la même heure, à la même table du Yellow Grouse, et Alison arrête d’elle-même le flot de paroles de Simon, dès qu’elle estime qu’il est temps de remettre la suite au lendemain.

Mais, le troisième jour, l’émotion et l’impatience de savoir sont les plus fortes. N’y tenant plus, elle presse Simon d’aller jusqu’au bout. Ses traits se figent alors en un masque douloureux et elle se mure dans un silence blessé. Simon se tait, attendant qu’elle émerge de son affliction. Le brouhaha de la salle les envahit complètement. Soudain elle s’agite et se tourne vers lui.

« J’ai besoin de temps et d’isolement pour accepter cela. Va, je te ferai signe. Sois patient. »

Simon se lève comme un automate. Il se retrouve dans la rue, seul avec ses interrogations, totalement vacant et dans la plus troublante expectative.

Une semaine se passe, interminable. Simon tente d’oublier cette attente, mais le vide de ses journées ramène inlassablement ses pensées vers Alison. Qui est-il pour elle ? Lorsqu’elle a des élans de tendresse vers lui, lorsqu’elle lui prend la main, qu’attend-elle de lui ? Quand ils se reverront, et elle a clairement souhaité qu’ils se revoient, quelle sera son attitude à elle, quelle devra être son attitude à lui ? Simon décide alors que, par honnêteté vis-à-vis d’Alison et par loyauté envers la mémoire de Leslie et de leur amour, il se doit de faire connaître à la jeune fille quels furent vraiment les liens qui l’unirent à sa mère.

Un soir lumineux, Alison vient enfin le chercher dans son petit refuge chez les Dyson. Simon veut alors très vite lui avouer cette vérité dont le secret lui pèse désormais. Entraînés par leurs pas jusqu’à un quartier plus cossu, ils s’arrêtent un instant à l’entrée d’un vaste parc retentissant de cris d’oiseaux. Simon se tourne vers elle, la regarde droit dans les yeux et commence à parler avec une solennité un peu empressée.

« Alison, tu sais, Leslie et moi, nous nous sommes… »

D’un doigt, qu’elle lui pose sur les lèvres avec une douce fermeté, elle coupe net le flux de sa confidence.

« On ne fait pas un tel voyage sans raison impérieuse », lui dit-elle simplement, « mais maintenant tu dois penser au présent et à l’avenir ».

Le présent et l’avenir, Simon ne cesse d’y penser ou plus exactement ils ne cessent de le tourmenter. Si Alison l’exhorte ainsi à tourner la page, peut-être est-ce parce qu’elle-même n’est pas encore tout à fait capable d’y parvenir. Les accusations portées contre son père la dérangent et bousculent l’image d’homme intègre qu’elle a gardée de lui.

« Au fond, je me fous de savoir si mon père a été un agent de l’Est, mais je suis plutôt persuadée que tout cela est faux. Il avait beaucoup d’amis en Hongrie et en Tchécoslovaquie, ses sympathies pacifistes étaient connues, mais d’après mon oncle Michael, il s’était depuis longtemps détourné des communistes. En quelques années, ses amis tchèques étaient passés d’un enthousiasme rayonnant à un mutisme sombre. L’espérance était brisée et la désillusion immense. Mon père avait alors, d’une certaine manière, pressenti toutes les atrocités que l’on vient juste de découvrir, depuis la mort de Staline. Blessé par cet espoir anéanti, il s’était détourné, sans mot dire, de ce qui ne pouvait plus être un idéal. Alors, pourquoi aurait-il trahi son pays pour une cause qui ne lui semblait plus juste ?

— Dans ce cas, toute cette histoire aurait été inventée par les services secrets, juste pour obliger Leslie à travailler pour eux ?

— C’est écœurant, n’est-ce pas ? Écœurant et révoltant. J’ai prévenu Ann Milton. Elle aimerait en discuter avec nous. Elle nous attend, chez elle à York. Nous pouvons y aller dès demain, si tu es d’accord. »

Simon revoit les rues médiévales et l’intérieur soigné d’Ann Milton ; Alison continue décidément d’orchestrer avec application leurs rencontres, à les mettre en scène avec une théâtralité affectée. Quel rôle entend-elle lui voir jouer dans tout cela ? Et lui-même, quelle place veut-il y occuper ? Quel type de relation désire-t-il avec Alison ? Qui est-elle donc pour lui, la sœur, l’amie, l’amante ?

Le déplacement à York leur fournit l’occasion d’un premier voyage ensemble, et Simon découvre qu’il la connaît bien peu. La silhouette élancée qui s’avance devant lui entre les banquettes alignées du train, cherchant du regard la meilleure place où s’installer, cette silhouette presque frêle lui paraît encore étrangère.

Un même émoi semble les nouer tous deux. Assise en face de lui, Alison lui sourit. Toute cette mise en scène ne servirait-elle qu’à dissimuler son propre trouble ? Simon sent qu’il faudrait lui parler maintenant, mais les mots ne sont pas mûrs dans sa bouche.

Une sensation déroutante l’accompagne durant tout l’après-midi qu’ils passent chez Ann Milton, une impression tenace de décalage avec cette quiétude feutrée, avec ces sourires et cette atmosphère chaleureuse, une envie convulsive d’être loin de tout cela. Les mots, qu’il était sur le point de susurrer à Alison, avaient-il un sens ? Il comprend soudain que sa décision est prise.

Alison a prévu de passer quelques jours chez l’amie de sa mère. Un moment avant l’heure du dernier train, elle raccompagne Simon sur le chemin de la gare. À leurs pieds, en contrebas d’un talus terreux, le filet ténu d’une rivière à l’étiage s’écoule paresseusement. La brume, qui depuis leur arrivée voilait les tours de la cathédrale, a laissé place à un petit crachin froid aux gouttelettes fines, denses et serrées comme des points de couture qui les imprègnent peu à peu et scintillent dans leurs cheveux.

Sans que Simon ne comprenne pourquoi, une complainte jaillie de sa mémoire s’impose soudain à son esprit. Sur le ferry entre Tanger et Algeciras, un vieil andalou martelait sur sa guitare un air de fandango endiablé, et sa voix râpeuse empoignait aux tripes tous les passagers qui l’écoutaient. Ressurgies avec force, cette voix et cette musique ne quittent plus Simon. Lancinantes, obsédantes même, elles le poursuivent pendant tout le temps où ils parlent à voix basse, les yeux baissés, comme gênés de se voir enfin vraiment.

23

À l’infini, tout est blanc, l’horizon reste invisible. Un brouillard épais, presque opaque, masque indistinctement ciel et mer. Accoudé au bastingage, Simon reste immobile. À sa gauche, une chaloupe coiffée d’une bâche cirée orange émerge encore du décor grisâtre. De là, sans même y prendre garde, le regard glisse le long de la silhouette terne du bateau pour se perdre dans la brume illimitée. Simon laisse ses pensées se dissoudre dans cette immensité cotonneuse qui voile le paysage jusqu’à ses pieds. De temps à autre, la corne du ferry lance un long meuglement presque désespéré. Simon se demande avec amusement combien de fois depuis qu’ils ont quitté Newhaven, il y a bientôt trois heures, elle a déjà tenté sans succès de percer le rempart de gouttelettes qui les enserre.

Comme il n’avait plus de destination précise, il s’est laissé allécher par cette route détournée qui le ramène en France par Dieppe. La perspective de paysages nouveaux à découvrir ne suffit pas à expliquer ce choix. Un retour par Dunkerque lui aurait donné la désagréable impression de revenir sur ses pas, mais la vraie raison est encore ailleurs. En choisissant de passer par la Normandie, Simon a l’impression de terminer enfin le périple inachevé de son père. Celui-ci avait toujours manifesté une nostalgie marquée pour cette époque enfuie de jeunesse libre, et un regret profond que son voyage à bicyclette n’ait pu atteindre son terme normand. Bien qu’il fût alors bien jeune, Simon s’était imprégné de ce sentiment d’incomplétude. En accrochant le dernier maillon de l’épopée paternelle, fût-ce à rebours, il accomplit presque un devoir, comme pour apporter à Adrien une sérénité posthume. Ainsi pense-t-il mettre un terme à la préface de sa propre vie, période tourmentée où il n’a été qu’un frêle jouet entre les griffes du destin.

Avec le recul, l’univers de la bastide lui apparaît presque maudit ; tous ceux qui l’ont illuminé pour lui, qui l’aimaient et qu’il aimait, ont été fauchés chacun leur tour, le laissant à chaque fois un peu plus désemparé devant la vie, comme si le bonheur là-bas était interdit. Le voyage en Angleterre et ses épisodes de part et d’autre de la Méditerranée, lui ont donné la distance nécessaire pour en prendre vraiment conscience. Mais en parcourant ces étapes sur les traces de la femme qui lui a offert tout l’amour qu’elle gardait encore en elle, en cherchant à reconstituer le vase brisé de sa vie, il s’acquittait avant tout d’une dette envers elle. Il n’avait rien décidé, le destin des morceaux épars du puzzle avait seul guidé ses pas.

La vérité retrouvée sur l’itinéraire de Leslie, son honneur en quelque sorte réhabilité et la transmission de cette vérité à Alison l’ont définitivement délié ; Leslie peut reposer en paix et il peut vivre libre. Son amour pour elle appartient désormais au passé, un passé toujours prégnant, encore douloureux mais qui n’entrave plus son avenir.

En atteignant les côtes normandes, Simon se libère aussi du poids de l’histoire familiale. Justice étant, dans son esprit, rendue à son père comme à Leslie, Simon sent soudain son avenir étonnamment vide et cette vacuité, pour lui symbole de liberté, apparaît plaisamment prometteuse.

« Alors jeune homme, on rêve à ses amours ? »

Simon sursaute. L’homme qui s’est accoudé à ses côtés lui sourit.

Avant que Simon ne reprenne ses esprits et puisse répondre, le nouveau venu se lance dans une longue dissertation sur l’absence du soleil en ce début d’été et sur son incapacité sans doute irréversible à l’accepter, malgré l’expérience de nombreuses récidives. Simon se sent immédiatement à l’aise dans ce torrent de paroles colorées. L’intonation méridionale, plus marquée que la sienne et presque outrancière à ses oreilles, lui apporte par rafales des bouffées parfumées de garrigue. Quand il parle à son tour, l’homme reconnaît aussi son accent. Ils se découvrent Provençaux. Aux anges, l’homme veut sans tarder connaître le lieu d’origine de Simon.

« Et moi, tu sais d’où je suis ? Tu l’entends à mon parler ? »

Simon n’a guère de doutes, mais il ose à peine répondre que cela lui évoque irrésistiblement Marseille.

Heureux d’être reconnu, l’homme entraîne Simon à la découverte du navire, tout en lui contant avec force détails, comment il est venu s’égarer dans la purée de pois normande.

Roland Vergnes était un Marseillais pur fruit de la Belle de Mai. Son premier voyage avait été le départ pour la drôle de guerre. À la débâcle avait succédé la captivité. On l’avait envoyé travailler chez divers artisans, du côté de Heidelberg. Il était rentré à Marseille à sa libération, plusieurs années plus tard, et n’avait pas reconnu cette ville qu’il n’avait quasiment jamais quittée auparavant. Elle avait changé ou peut-être était-ce son regard qui était différent. Ses proches, lassés de son absence, ne l’attendaient plus. Le trou qu’avait creusé son départ s’était refermé sur lui. Il avait eu soudain l’impression d’être de trop. Alors, plutôt que de chercher à rebâtir douloureusement un passé révolu, il avait choisi de repartir. Ses errances de tâcheron l’avaient conduit jusqu’à la région dieppoise. Le pays lui avait plu, et cette mer si grise lui faisait oublier la grande bleue qui l’avait rejeté. Profitant des premiers élans du tourisme d’après-guerre, il s’était installé, malgré ses faibles moyens financiers.

Dix ans plus tard – dix ans de dur travail –, il possède un restaurant connu et apprécié, près de la plage de galets à Étretat.

« On vient même de Paris pour y déjeuner ! » Et dans sa bouche, ces derniers mots ont la saveur douce-amère d’une revanche sur son mauvais destin.

Quand, sous le feu roulant des questions, Simon doit à son tour se raconter, il ne s’étend guère sur les motifs de son voyage. Mais en apprenant qu’il ne veut pas rentrer au pays, tout au moins pas maintenant, et que de surcroît il a été boulanger, Roland Vergnes n’hésite pas une seconde.

« Veux-tu venir travailler dans mon restaurant ? J’ai besoin d’un pâtissier, le chef ne peut plus tout assurer seul », dit-il en lui tapotant l’épaule. Puis il ajoute :

« Cela me plairait d’entendre l’accent du pays. Et puis, tu seras libre de repartir quand tu voudras. »

Simon reste silencieux. La proposition l’intéresse mais elle arrive presque trop vite, à peine a-t-il goûté l’ampleur de sa liberté.

« Tu as encore trois heures pour réfléchir avant que nous arrivions à Dieppe. Si tu te décides, attends-moi au débarquement des voitures. J’ai une 203 bleue, tu la reconnaîtras facilement, je ne crois pas qu’il n’y en ait d’autre dans le bateau. »

Songeur, Simon retourne vers ses bagages déposés dans la vaste salle de bar à l’arrière du ferry. Il commande une bière au gingembre, sort le roman de Stanislas Beren qu’il n’a pas ouvert depuis son départ de Ventabel, et se laisse glisser sur la moleskine de la banquette, jusqu’à ce que ses genoux pliés buttent contre le rebord de la table fixe.

Pensif, il appuie son menton dans la gouttière du livre. Décidément, Étretat semble être une excellente idée pour débuter sa vraie vie. Une plage déjà célèbre, une échappée ouverte sur la mer, à mi-chemin entre Estelle et Alison, c’est l’endroit idéal pour réfléchir sereinement. Il se rappelle alors qu’avant son départ il a promis d’écrire à son amie d’enfance.

« Dans trois heures, je roulerai à travers la campagne cauchoise, dans une 203 bleue, vers mon nouveau destin », murmure-t-il comme pour mieux y croire.

La vie lui semble soudain radieuse. Il se sourit à lui-même et d’un geste décidé ouvre le livre à la première page.

 

avril 2001


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

http://www.ebooks-bnr.com/

en avril 2016.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’édition, aux corrections, aux conversions et à la publication de ce livre numérique : Daniel, Sylvie, Françoise.

— Sources :

Ce roman, achevé en 2003, a fait l’objet de deux éditions :

– une édition originale, aux éditions Scripta, 2004.

– la présente édition numérique publiée en avril 2016 par la Bibliothèque numérique romande.

La maquette de première page utilise une photo tirée de Wikimédia : Cerisiers dans le Luberon, Vaucluse, France prise par Véronique Pagnier, le 03.04.2011 (licence CC BY-SA 3.0).

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Ouchchen et Boumohand de Daniel Rinaudou est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons CC BY-NC-ND/2.5/ch (Attribution-Pas d’utilisation commerciale-Pas de modification). Tout lien vers notre site est bienvenu…

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