Charles Ferdinand Ramuz

LE GARÇON SAVOYARD

1941 (1936)

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Table des matières

 

I 3

II 15

III 28

IV.. 36

V.. 54

VI 76

VII 84

VIII 106

IX.. 118

X.. 143

XI 150

XII 172

Ce livre numérique. 193

 

I

Ils avaient, toute l’après-midi, déchargé la Vaudaire, poussant l’un derrière l’autre leurs brouettes sur la planche qui ployait sous le poids.

Vers huit heures, ils eurent terminé leur besogne. Ils étaient nus ; ils ont été mettre une veste. Ils ont descendu l’échelle qui menait sous le pont à une espèce de chambre où il y avait un fourneau à trois pieds posés sur un foyer de pierre, et où ils mangeaient et couchaient ; ayant ensuite remonté l’échelle, ils ont dit : « Eh bien, on y va ? »

On voyait la barque qui sortait de l’eau presque tout entière à présent, ayant retrouvé sa légèreté. Elle dansait sur place comme une femme délivrée.

Eux, ils avaient terminé aussi leur ouvrage ; c’était bien l’occasion, ou jamais, d’aller boire un coup, parce qu’ils ne devaient repartir que le lendemain matin.

On entendait le bruit des pianos mécaniques dans les cafés. De l’autre côté des tas de pierres et des tas de sable qui étaient alignés tout le long du quai et faisaient là comme une chaîne de montagnes, les automobiles roulaient.

Il y avait des vagons de marchandises qui attendaient sur une voie de garage ; ils étaient d’un rouge sombre avec des lettres peintes en blanc.

Le grand Clérici, Dubouloz, Métral, le père Pinget, Joseph Jacquet : ils étaient cinq, ils s’étaient roulé chacun une cigarette ; puis s’étaient dirigés du côté du Poisson, qui était le café où ils avaient l’habitude d’aller boire.

Mais, comme ils arrivaient sur la place du Port, ils ont vu Joseph prendre à gauche.

Ils lui ont dit :

— Où vas-tu ?

— Je vais faire un tour.

— Tu ne viens pas avec nous ?

Joseph ne leur avait rien répondu ; c’était un garçon pas comme les autres. Déjà il leur avait tourné le dos, s’étant engagé dans l’avenue qui mène dans le haut de la ville, et où les lumières électriques venaient justement de s’allumer. Clérici a haussé les épaules. Ils étaient habitués aux bizarreries du garçon et à ne lui voir jamais rien faire comme tout le monde. Ils l’avaient donc laissé aller. Et, lui, s’était vite perdu parmi les passants, nombreux à cette heure, dont les uns montaient l’avenue et les autres la descendaient, faisant un courant dans les deux sens sous les deux rangées d’arbres, entre lesquels de distance en distance des lunes violettes pendaient.

Il avait les mains dans les poches ; il passait de la lumière à l’ombre et puis de l’ombre à la lumière.

Il pensait à toute espèce de choses. Il se représentait sa maison : c’est de l’autre côté du lac, un peu au-dessus du débarcadère. À côté du débarcadère, il y a le petit port où sont logées les barques.

C’est de l’autre côté du lac ; là, elles étaient si nombreuses autrefois que leurs ponts se touchaient l’un l’autre, faisant un plancher continu comme celui d’un rond de danse.

Il se disait : « Voilà que c’est fini. Tout change. »

Il marchait la tête en avant ; l’avenue monte et elle est longue. Il montait l’avenue parmi les promeneurs ; il se disait : « Pourquoi est-ce que tout change ? »

Il y avait à côté du port un café qui s’appelait : Au Petit Marin. Le nom était peint en lettres jaunes sur fond bleu. « Et Georgette, où est-ce qu’elle est ? Elle est chez elle, et elle m’attend. »

Chez elle, c’était tout là-haut, plus haut que l’église, au-dessus des châtaigniers, sur un avancement de la montagne, et on aurait pu voir la maison d’ici, s’il n’y avait pas eu partout les murs des jardins pour se mettre entre vous et elle ; là-bas, de l’autre côté de quatre ou cinq lieues d’eau, de tout ce grand plan bleu qu’on laboure pour venir avec l’avant de la barque, qu’on va labourer au retour.

Et elle sera là, demain, parce qu’elle m’attend, et puis après ?

Voilà comment il était fait, il s’ennuyait vite.

Il se roula une nouvelle cigarette qu’il alluma entre ses mains ; et il se disait : « Où est-ce que je vais ? » Est-ce qu’on sait ? On a besoin de bouger, c’est tout.

Il voit donc qu’il n’a plus qu’à continuer dans la direction qu’il a prise ; et c’est bien ce qu’il a fait, étant arrivé dans le bas d’une dernière rampe plus raide encore que l’avenue et qui était coupée dans son milieu par un escalier. Il monte l’escalier ; il y en a eu un second, pris entre deux bâtiments qui le dominent de droite et de gauche.

Il a été amené ainsi sur une place au milieu de laquelle se dressait une vieille église et où circulaient de nombreux tramways dont les conducteurs faisaient sonner les timbres en frappant du talon sur une pièce mobile fixée dans le plancher sur le devant de la voiture ; ils la mettaient dans leur poche avant de passer à l’arrière, quand la voiture était arrivée au point terminus.

Elle s’appelait Georgette, ils étaient fiancés depuis plus d’une année, ils allaient se marier bientôt : et puis voilà, c’est tout. Qu’est-ce qu’on cherche dans la vie ?

Il ne savait pas, il a traversé la place ; tout à coup il s’était mis à descendre. C’est que c’est bâti sur des collines ; c’est une ville qui est toute en bosses et en creux. On s’enfonce, on remonte, on s’enfonce de nouveau. Il s’est enfoncé dans une étroite rue pavée qui l’a amené beaucoup plus bas sur une nouvelle petite place, d’où une nouvelle rue étroite et pavée s’attaquait à une autre pente devant lui. Il s’est trouvé devant une vieille fontaine où une femme de pierre peinte, aux yeux bandés, tenait une balance.

Elle s’appelait Georgette Borcard ; c’était le nom de sa fiancée.

À ce même moment, il remarque que les gens qui sont devant lui et autour de lui marchent par groupes, le père, la mère, les enfants, ou l’homme et la femme ou le garçon et la fille ; ils tendent tous vers un même point. C’est au bout d’une dernière rue qui monte un peu, mais moins, et de moins en moins, et au bout de laquelle, dans une espèce de brouillard, bougeaient toute espèce de lumières emmêlées, tandis que des bruits de musique venaient portés à vos oreilles comme par un léger vent. Joseph a continué d’avancer avec le monde qui avançait. Alors il a été frappé de face par ces réflecteurs, dont l’un était rouge, l’autre jaune, l’autre violet et leurs feux venaient se heurter à des miroirs tournants, où, cassés en morceaux, ils dégringolaient. Des nacelles à tringles de cuivre rayaient l’air de haut en bas, de bas en haut, vous faisant entrer dans une autre vie. Les nacelles tournaient en rond. Les musiques étaient seize pavillons de cuivre bien fourbis, superposés sur quatre rangs. Les personnes étaient dans les nacelles. Les personnes s’agitaient sous un nouveau système d’éclairage, rouges, jaunes, violettes tour à tour, transformées, métamorphosées. Il se laissa porter par la foule entre deux rangées d’échoppes et de tirs de pipes, où il se quittait peu à peu lui-même ; il a été amené devant une grande tente circulaire. On y lisait en grosses lettres : Cirque Continental. Trois ou quatre marches de bois menaient sous un lambrequin brodé de perles jusqu’à la caisse où une dame était assise, mais en même temps on est dans la forêt vierge. C’est ces grandes toiles peintes ; il y en a quatre. Il a été sous des arbres géants à fleurs inconnues ; il est sous des lianes qui vont de l’un à l’autre, où sont posés des perroquets jaunes et verts. Là, le grand gorille roux, les bras tendus, montrant ses dents qui sont trois fois plus grosses que celles d’un homme, faisait des pas trois fois plus longs que ceux d’un homme, pendant que devant lui un pauvre nègre court de toutes ses forces, cherchant à se réfugier parmi nous. On a envie de lui crier : « Hardi ! courage, plus qu’un pas, et tu y es. » Hélas non ! car on voit tout à coup qu’il y a entre lui et nous un abîme infranchissable.

C’est peint.

Mais on est en Afrique quand même, on est aux Indes en même temps, on est en Amérique parmi les cow-boys. La danseuse, c’est aux Indes. La danseuse a la peau brune.

Le serpent s’enroule deux fois autour de son corps rond et dur qu’il presse, faisant aux places où il appuie une dépression dans la peau. Eux, ils lèvent des lassos au-dessus de leur tête, les faisant tournoyer en l’air d’une main. Joseph regarde : où est-ce qu’on est ? Eh bien, se dit-il, à présent on est au pôle. On voit la cassure du champ de glace faire un mur bleu et blanc devant lequel il y a une petite largeur d’eau ; de ce côté-ci de cette largeur d’eau, le tireur relève son arme face à l’ours blanc qui est debout, ayant à la place du cœur une petite cocarde rouge.

Où est-ce qu’on est ? on est partout. On a quitté son pays, on est dans tous les pays à la fois. On a chaud et on a froid en même temps. À cause de la glace, à cause du climat des Indes. Le jet d’eau ne cesse plus de monter, peint au-dessus de la vasque peinte, mais voilà qu’il bouge. Et la danseuse, est-ce qu’elle est peinte ? non, elle n’est pas peinte, elle a bougé. Elle balance un peu ses belles hanches en même temps qu’elle élève les bras : alors ceux qui sont là montent les marches de l’escalier, l’homme et la femme, deux ou trois amis, et l’homme qui est seul : ô solitude ! tu nous quittes. Deux jeunes filles, puis toute une famille ; Joseph, parce qu’il monte aussi. On sort son porte-monnaie.

L’argent ne compte plus : un franc, deux francs, trois francs ; les pièces et les billets si souvent comptés et recomptés, soigneusement logés dans une poche du gilet qui se boutonne, dans un compartiment secret du porte-monnaie, dans une pochette du portefeuille se fermant au moyen d’une languette : parce que c’est de quoi manger, de quoi être à l’abri, de quoi avoir chaud ; c’est une réserve, c’est une assurance pour les mauvais jours ; mais, les mauvais jours, ça n’existe plus, ni les risques, ni les maladies. Parce qu’on est sorti de sa vie. C’est une fête. Deux francs, voilà. Deux francs pour moi, deux francs pour toi. Les voilà. Entrez. Ils passent à droite et à gauche de la caisse tendue de velours grenat, où la grosse femme vous tend des carrés de papier, un rouge, un vert, un bleu, un blanc, – ils entrent.

Elle, pendant ce temps, elle ôtait sa pauvre blouse de soie blanche à 5 fr. 95, comme elles en ont toutes. Sa pauvre jupe en serge bleu marine à 9 fr. 50, comme elles en ont toutes. Le triste linge qui vous esclavage, qui est marqué à vos initiales, qu’on donne à la blanchisseuse qui vous le rapporte, ou qu’on lave soi-même dans sa cuvette, – comme elles font toutes. Mais maintenant adieu. Et adieu à vous, les autres femmes. Elle les écarte d’elle en même temps qu’elle ôte les pièces de son habillement, les laissant une à une tomber sur le plancher ; et il n’y a plus eu que son corps, qui est beau. Elle le voit tout entier dans le miroir et de trois côtés éclairé, c’est-à-dire sans ombres, ou seulement très pâles et brèves, et comme contredites à chaque mouvement qu’elle fait. C’est miss Anabella qui est annoncée sur l’affiche. Elle a ce corps qui pèse, mais qui est fait pour ne plus peser, qui est lourd, mais est fait aussi pour être léger, qui a ses lois, mais j’ai les miennes. Adieu cette vie, qui n’est pas la vie, étant de marcher tristement, étant de se tenir penchée sur des ouvrages ennuyeux, adieu ; ou neuf mois de porter en soi un fardeau de chair, qu’il faut ensuite porter et bien plus longtemps encore dans ses bras.

Elle les lève, ses bras, comme si elle allait s’envoler. Elle lisse de la main sa chair à elle, pas déformée. Le ventre resté plat, la double rondeur de plus haut restée ronde. Elle voit ce qu’elle a, qui est la souplesse et la force, qui est la force et la liberté ; mais elle voit également ces tristes signes écrits quand même sur elle, qui sont les signes de son humanité. Elle porte par-dessus son épaule, du haut de son cou qu’elle tord, un long regard sur ses reins creux et toute sa peau satinée, qui brille en longs doux reflets là où un muscle la soulève, et s’éteint quand il se retire ; par-dessus une épaule, puis par-dessus l’autre ; mais il y a les veines sous la peau, il y a ses nuances, il y a ses taches, il y a son grain irrégulier. Il y a tout ce qui trahit dans notre corps une nature encore inférieure et ce par quoi il doit mourir. Car pour lui aussi il y a la mort. Mais je ne mourrai plus, pense-t-elle. Je serai comme si je ne devais plus mourir. C’est au-dessus de la mort qu’il faut encore qu’elle s’élève pour atteindre à la plénitude : il faut qu’elle sorte d’elle-même pour mieux se réaliser.

On a commencé à ne plus la reconnaître. Tout ce dont elle a besoin est ici préparé d’avance ; elle n’a qu’à tendre la main. À un crochet fixé dans la paroi, on voit pendre un long maillot de soie : elle lève une jambe. Elle commence par en bas, par le bas de sa personne. Elle allonge la jambe, elle ramène ses mains à elle, elle se redresse ; elle a eu les jambes d’une statue ; étant femme et ayant la vie, elle a quand même la pureté.

C’est fête ce soir sur la place, comme on entend quand on prête l’oreille, à cause de ces groupes de sons qui viennent et vont croissant en intensité : l’orchestrion et ses trompettes, un air de danse, les baudruches qui se dégonflent, une cloche qu’on fait sonner : « Mesdames, Messieurs, la représentation commence » ; – on est au delà de l’utilité pour le jeu et pour des images, au delà de la semaine pour un dimanche, au delà de la réalité par des arrangements qui viennent de nous. Sur un petit rayon mobile de verre sont les pots de pâte, les crayons de couleur : elle a été comme le peintre. Tout l’effort que les peintres ont porté sur leurs tableaux pour nous délivrer de nos nécessités et pour nous guérir, elle le porte sur elle-même. Ils transfiguraient ; elle se transfigure. Sa gorge, son cou, ses épaules. Ses bras qu’elle étend, puis élève pour bien s’assurer qu’ils sont sans défauts, se comparant sans cesse à ce qu’elle sera, qu’elle veut être, qu’elle est de plus en plus, par une élévation. Les nuances, les défauts s’en vont, à mesure qu’elle les découvre, s’étant assise, de plus en plus rapprochée du miroir, de plus en plus penchée sur lui.

C’est un flacon plein d’un liquide comme du lait qu’elle étend avec une éponge ; c’est de la poudre.

Elle est rose ; elle est blanche et bleue sous des reflets, sous des luisants, sous des feux doux et argentés.

Sous un collier faux qu’elle met, mais il n’est plus faux, étant mis ; sous des bracelets pas en or qu’elle fait glisser à son bras, mais ils deviennent en or d’être glissés à son bras.

Et il y a encore que notre bouche est rouge, mais pas assez rouge. Il y a quelque chose de pas abouti en nous. Notre nature se plaint en nous ; nos cheveux, nos sourcils se plaignent. Ceux-ci pas assez bien dessinés, trop touffus ; ceux-là pas assez bouffants, pas assez fournis : alors il y faut le crayon ou la pince, il faut faire chauffer le fer.

Il faut venir avec tout ce que l’homme a trouvé dans la nature pour réaliser sa nature, c’est-à-dire la dépasser.

 

Cependant Joseph ne savait plus s’il était dans du bruit ou dans du silence, parce qu’il y avait la musique, qui n’est ni silence ni bruit. Joseph avait pris place sur un des gradins superposés tout autour de la piste ronde qui était le point central où tous les regards étaient dirigés.

Il y avait devant Joseph, pour le moment, deux personnages dont l’un avait la lune peinte sur la poitrine et, sur la poitrine de l’autre, c’est le soleil qui était peint. Ils l’ont saluée d’avance, celle qui allait venir. Ils bougeaient devant nous dans leurs larges vêtements flottants, tout parcourus de plis comme un arbre que le vent tourmente. Ils riaient, ils cessaient de rire. Elle, la musique l’a annoncée, qui jouait, puis se taisait, étant comme les battements de notre propre cœur. Et finalement elle est parue, pendant que le soleil et la lune s’inclinaient : dans la nature et pas dans la nature, celle qui nous avait été promise, tellement blanche, tellement pure, tellement tout à vous et en même temps tellement loin, oh ! tellement loin au-dessus de vous.

Les astres la saluent encore, et Joseph l’a eue devant lui, qui était femme et plus que femme, n’étant plus que force et que beauté. Elle a porté les mains à ses lèvres, vous jetant un baiser d’une main et de l’autre main un autre baiser ; puis c’est comme si elle vous avait oubliés. Car elle a bondi sur ses deux pieds, – on regarde, – elle se détache de la terre qui ne la retient plus, car elle n’est plus liée à elle comme nous qui en sortons et qui y retournerons. Son corps monte verticalement. Elle s’élève à une corde. Elle quitte le sol qui est sous elle et la regrette, toute parée, étincelante, et comme trop belle pour lui qui n’est plus digne de la porter.

Ils la suivent tous du regard : où va-t-elle ? où nous mène-t-elle ? Les yeux montent tous à sa suite jusqu’à ce chemin dans les airs.

La pente du fil de fer, qui commence devant sa personne, se perd bientôt par une fuite oblique qui le laisse interrompu au milieu du vide : plus rien qu’elle et elle seule elle compte ; ils l’ont vue qui tendait la jambe, sa belle jambe rose, puis son autre belle jambe rose, et être suspendue dans rien au-dessus d’eux.

La lumière là-haut suffisait à la porter. Elle fait deux ou trois pas sur la lumière.

Elle est sur une poussière d’air, sur une colonne de vapeurs, elle est debout sur un nuage et la musique la balance pendant qu’elle s’est arrêtée ; elle a levé les bras, ses aisselles blanches ont brillé. Elle s’étire, elle est dans les airs comme chez elle. Sa cuisse a été en avant, se renfle, s’est mise à s’élargir de chaque côté du genou.

Son corps vient en avant, ses cheveux viennent en avant, ses bras viennent en avant.

Ils sont blancs avec des reflets roses, doux et purs. Ils ont été comme de la nacre, ils ont été comme l’ivoire. D’abord elle les a laissés pendre, puis voilà qu’ils s’agitent à petits coups comme quand le papillon bat des ailes. Transparents, pénétrés de jour, ils montaient lentement, la tête montait à leur suite. Et on a revu son visage, et son visage souriait.

Un beau sourire était autour de ses dents. Un sourire où il n’y avait ni effort, ni cesse, un sourire sans fin et sans commencement. Un sourire qui ne pourra plus jamais finir parce qu’il n’a jamais commencé. Les dents étaient blanches, la bouche était rouge ; ses cheveux tombaient avec douceur sur ses épaules en molles touffes ; et il y avait, entre ses épaules, une ombre chaude qui bougeait, comme du blé dans le van.

Car à présent elle était debout, toute tendue là-haut et dans l’air sur ses jambes, où on voyait sa chair par place se soulever, puis s’abaisser, se renfler à nouveau, décroître, comme sur le lac les petites vagues un jour de beau temps.

Elle n’a plus été que musique, avancements et puis retours ; fuites, passages, vapeur, nuée ; elle est montée toujours plus haut, toujours plus au-dessus de nous ; et Joseph avait dû lever la tête pour la suivre ; – tout à coup, elle nous a quittés.

Elle a frappé du pied un point sous elle qui la repousse.

Et Joseph ne l’avait plus vue. Elle avait percé un trou dans la toile et elle avait fui par le trou.

II

Ainsi, de l’autre côté de l’eau qu’il avait passée dans la barque, il y a eu le garçon savoyard ; de ce côté-ci, il y a maintenant Georgette, sa fiancée, qui l’attend.

C’était le lendemain, c’est-à-dire un dimanche matin. Ils devaient se mettre en route vers les sept heures, sur la Vaudaire ; mais tout dépend des vents qui soufflent. Tout dépend des airs, comme ils disent ; c’est pourquoi de bonne heure Georgette était sortie de chez elle, regardant tout là-bas, à travers une légère brume blonde, qui était sur l’autre rive comme le fard est sur un fruit, si elle ne voyait rien venir, mais elle ne voyait rien venir.

Elle n’avait eu que quelques pas à faire hors de la maison pour se trouver portée sur une avancée de terrain d’où on découvrait tout le lac, et la barque allait être facile à repérer parce qu’il n’en reste plus beaucoup aujourd’hui à faire leurs voyages, chargées de sable qui fait des tas ou de grosses pierres taillées qui font comme un mur le long du bordage.

Aujourd’hui, c’est un temps où tout change ; on a inventé les moteurs. Autrefois, on aurait vu plusieurs de ces barques, qui ne vont pas vite, être, au-dessous de vous, comme des papillons blancs. Elles auraient été posées sur l’eau couverte de petites vagues contrariées, qui font des cloques et des veines à sa surface comme sur une feuille de chou ; aujourd’hui, il n’y a plus guère sur le lac que des espèces de vers noirs qui vont vite en se traînant sur le ventre, avec une corne de fumée.

Elle ne voyait rien, on voyait tout d’où elle était. Par-dessus les châtaigniers ronds, qui étaient disposés au-dessous d’elle comme beaucoup de ballons prêts à partir, on voyait sur la droite l’embouchure du Rhône et le Rhône hors de son embouchure faisait une barre jaune dans l’eau. On voyait la plaine du Rhône plate comme une feuille de papier. On voyait en face de soi les montagnes être carrées ou triangulaires. À leur extrémité supérieure, elles étaient séparées les unes des autres, mais plus bas elles se confondaient, formant ainsi un immense talus où des morceaux de verre auraient été enfoncés et au-dessous desquels des forêts, des vergers, avec des villages et des villes, s’alignaient le long de la rive. Et, sur toute la pente, il y avait des maisons éparses qui étaient comme un vol de pigeons qui se serait abattu pêle-mêle dans le vert des prés ; après quoi, vers l’ouest, venaient les vignes, avec leurs murs aux belles lignes, mis les uns au-dessus des autres, jaunâtres en ce matin de la fin de juillet, jaunâtres et gris, avec un peu de bleu, au-dessus de l’eau très bleue.

Elle regarde ; on n’a jamais fini de regarder, tellement c’est vaste. Et il y avait encore, là-bas, du côté de l’est, des espèces d’ailes blanches qui bougeaient doucement dans les sommets de l’air, comme si un ange venait d’y descendre et l’air bougerait sous son poids comme la branche sous celui de l’oiseau.

Les glaciers qui flottaient là-bas dans la lumière.

Le père de Georgette fumait sa pipe devant la maison. La maison était une petite maison basse, sans étage ; elle était blanche avec un toit brun. Le père Borcard ne disait rien, il ne disait jamais grand’chose. Il était assis sur le banc et à ses pieds le vieux Maraud, couché tout de son long sur le côté, laissait pendre sa langue, mouillant avec sa langue le pavé qui avait été gris, qui devenait bleu et blanc.

Le père Borcard est là avec son impériale grise comme du temps de Napoléon III ; les bras sur les genoux, il fume sa pipe, pendant que les deux cloches de l’église sonnent ensemble, mais pas d’accord, d’où des disputes ; l’une plus haute, l’autre plus basse, comme quand il y a dans un ménage quelque chose qui ne va pas.

Ça montait jusqu’à vous d’un étage qui était caché, parce que toute cette montagne est en étages tombant à pic jusque dans l’eau ; sur celui d’en bas, il y a le port, sur celui de plus haut l’église, tandis qu’ici on est sur un troisième étage, et ça sonne pour la messe quelque part au-dessous de vous.

Sous un chapeau savoyard à bords plats le père Borcard fumait sa pipe, le chien dort ; Georgette secoue de temps en temps un chiffon par la fenêtre. Puis elle a poussé de nouveau jusque sur le promontoire, où, de nouveau, c’était plein de soleil, c’était tout piqueté de points d’argent lumineux qui bougeaient, c’était moiré comme une belle soie ; – un vent doux lui caressait la joue droite, comme elle tournait un peu la tête vers le couchant où elle l’avait vue, cette fois, la Vaudaire, la drôlement nommée, la grande barque à deux voiles pointues et toute noire, qui s’en venait, ayant un nom de vent.

Il n’y avait qu’à attendre. Elle avait allumé le feu, elle avait mis la soupe sur le feu. Ayant passé ensuite dans sa chambre, elle avait pendu son petit miroir au croisillon de la fenêtre, elle avait rempli son pot à eau d’eau fraîche, elle avait sorti de l’armoire sa robe bleue à pois, qui avait un col blanc.

D’où elle était maintenant, par la fenêtre, on voyait seulement le jardin potager et les pentes voisines. Les eaux s’étaient retirées de vous avec tout ce qu’elles portent et balancent amoureusement sur leur sein. Le soleil venait seulement de sortir de derrière une crête qu’il avait d’abord surmontée : l’hiver, on est dans l’ombre ici pendant plus de trois mois ; l’été, on est dans l’ombre jusqu’à dix heures du matin, car le monde est plein d’imperfections, mais le monde est beau quand même.

C’est ce qu’elle se disait ; elle n’avait d’ailleurs qu’à fermer les yeux : alors la barque lui tenait compagnie. Elle fermait les yeux ; ils étaient dessus, ils étaient cinq. Ils n’ont rien à faire, les airs soufflent du bon côté. Elle voit Joseph qui est assis à califourchon sur une planche, à l’ombre d’une des voiles doucement gonflée en avant et de temps en temps elle bouge un peu faisant grincer la vergue dans son gros anneau de fer forgé ; doucement soulevée et tendue comme une poitrine qui soupire : et il y a Clérici à côté de Joseph et de l’autre côté de Joseph, Dubouloz. Dame d’atout.

La voile est lisse et dure sous la main comme de la pierre ; – Georgette a rempli d’eau la cuvette, puis prend son linge qu’elle y trempe par le bout. Ça clapote doux contre le bordage ; ça fait un bruit de bouche, c’est comme des baisers. Lui, Clérici, Dubouloz, Métral.

Ils sont quatre à jouer aux cartes. Le père Pinget est à la barre. Il est appuyé contre la barre ; quand il faut, il pousse du dos contre la barre sans se déranger ; alors de grandes rides se font dans les voiles et les vergues flottent un peu, après quoi elles s’immobilisent, tandis que la toile se tend à nouveau. Droit sur nous. Rien à faire qu’à laisser faire. Ils voient en arrière d’eux la rive vaudoise s’abaisser contre le ciel en même temps qu’elle fuit loin de vous ; détachant d’elle tour à tour une petite ville au fond de son golfe où les lettres d’or d’une enseigne d’auberge brillent au faîte d’un toit ; une pointe, une petite cascade, puis toute l’étendue de ses vignes. – Georgette se savonne la figure, le cou, les bras. Elle n’a qu’à rouvrir les yeux. Et, tout à coup, c’est elle qu’elle voit, parce que notre vue se retourne. Nous sommes dans beaucoup de mondes en même temps.

Elle se voyait avec sa peau toute rouge dans le petit miroir carré bordé d’un cadre noir à filet d’or où il n’y avait guère place que pour votre figure ; elle s’est dit bonjour, parce qu’on est contente. Je me fais belle. C’est pour lui. Puis, tout à coup, car le temps passe, on l’aurait vue sortir de la maison en courant, car voilà comment elle est : parce qu’elle s’était dit : « Et la Vaudaire ? »

Rien qu’avec son jupon, sa chemise, dans le soleil, avec sa peau qui brille, ses bras bruns et blancs, un cou brun et blanc.

Les airs avaient faibli, les voiles étaient retombées ; le youyou à l’arrière de la barque ne devait plus avancer qu’à peine, cheminant tête basse comme un chien qui a trop couru.

C’est ainsi que le temps passe. Le père Borcard s’était finalement mis à table ; il avait dit à sa fille : « Tu sors ? » Elle avait dit oui. Il avait dit : « Moi aussi. »

— Tu as la clé ?…

Il n’avait rien dit de plus. C’était un homme qui parlait peu.

Une heure sonne, deux heures sonnent à l’église qu’on ne voit pas. Georgette s’était engagée sur le chemin pierreux. On a tout le temps le lac en vue de sorte qu’il est facile de surveiller ce qui s’y passe. On voyait maintenant à nouveau les grands hôtels qui sont à Montreux et ceux qui sont au-dessus de Montreux. Ça faisait bleu sur sa joue gauche, à son épaule, ça faisait bleu sous l’aile de son chapeau, à cause de l’eau qui est là se balançant au-dessous de vous, allant en avant, puis allant en arrière (ou bien si c’est la pente qui penche et nous autres on penche avec ?). Georgette penchait avec la pente qui tombe tout d’un coup de la crête de la montagne à l’eau, c’est-à-dire de deux mille à trois cent septante mètres ; venant pour finir se mettre à nos pieds avec ses deux ou trois derniers petits étages, ses prés, ses vergers, quelques champs, de la vigne autour de ces champs, ses petits bois de châtaigniers.

C’est une jolie descente.

Devant l’église, des hommes jouaient aux boules. Ils étaient deux ou trois qui jouaient, et quelques autres qui regardaient.

Un homme avançait le genou ; il le pliait à demi, tout en faisant aller en arrière de son corps sa main droite qui tenait la boule.

La boule montait un peu en l’air, elle redescendait.

Il y avait son ombre qui courait à plat et avec lenteur un instant en avant d’elle sur la terre battue, puis tout à coup était rejointe par la boule au point même où celle-ci touchait le sol avec un bruit sourd.

On entendait : « À toi, Félicien. » Et alors Taponnier, qui était le voisin de la future belle-mère de Georgette, avait dit : « Ah ! c’est toi, Georgette », ayant une vieille barbe et les boutonnières de sa chemise toutes déchirées qu’il faisait tenir ensemble avec un bout de ficelle.

Il crachait ; il a recommencé.

— Où vas-tu comme ça ?

Puis il se met à rire avec sa vieille bouche sans dents :

— Est-ce que ça se demande, disait-il, est-ce que ça se demande à une jolie fille comme toi ?

Une seconde boule est montée en l’air.

C’est dimanche, c’est Georgette ; elle va rejoindre son fiancé. Elle marche un instant à plat entre deux rangées de maisons basses. Enfin, le chemin se met à dégringoler entre un mur à votre droite et un mur à votre gauche ; il n’y a plus rien eu alors que l’eau brillante et nuancée où un bateau à vapeur passe tout blanc avec ses roues qui font un bruit comme quand on bat du linge mouillé.

Des enfants, qui se baignaient, couraient tout nus sur le mur du quai. De ce mur partaient deux autres murs, qui se courbaient plus loin à angle droit allant à la rencontre l’un de l’autre. Ils faisaient comme une grande chambre, avec une porte, ou bien comme un soubassement de maison, qu’on aurait commencé à construire, puis qu’on aurait abandonnée.

C’était une maison qui en serait restée aux fondations. Entre ces commencements de murs, il y avait deux chalands, c’est tout. Les temps changent. On voyait les enfants courir tout nus sur les murs bas. Ils cherchaient une bonne place pour plonger ; puis ils levaient les bras, et ils se jetaient en avant, faisant un éclair avec leurs corps bruns qui trouaient l’eau. On les entendait rire et crier. Et plus en arrière, alors, à une place plus élevée, la Vaudaire se montrait, ayant énormément grossi, sous ses deux voiles bien tendues comme un ventre de femme enceinte, entrecroisées à leurs hauts mâts surmontés chacun d’un pommeau.

Georgette s’était assise : la Vaudaire approchait, elle allait bientôt être là. Les hommes, sur la barque, avaient lâché les écoutes ; les voiles se sont mises à pendre comme si elles avaient flétri tout à coup.

Les hommes, sur la Vaudaire, avaient empoigné leurs perches ; elle, elle tenait son mouchoir à la main pour faire signe à Joseph sitôt après qu’elle l’aurait découvert ; parce que, d’ordinaire, il était à l’avant de la barque. Pourquoi est-ce qu’il ne se montre pas ? Elle ne l’a pas vu encore, au lieu qu’elle voyait les hommes enfoncer maintenant leurs perches dans l’eau, puis ils marchaient le long du bord l’un derrière l’autre.

Qu’est-ce qu’il fait ? se disait-elle ; la Vaudaire entrait dans le port.

Les enfants nageaient avec des cris autour de la barque, s’accrochant à sa coque, cherchant à se hisser sur le pont ou bien grimpant dans le youyou ; – eux, ils ont couru, ils lèvent les bras, ils tirent sur des cordes, ils font du bruit avec les chaînes, ils jetaient l’ancre.

Ils avaient débarqué l’un après l’autre ; Joseph n’était venu qu’en dernier lieu et comme malgré lui.

Georgette l’apercevait maintenant. Il venait derrière les autres, la veste sur l’épaule, les mains dans les poches, la tête en avant. Et les autres l’ont appelé devant la porte du Petit Marin, mais il a secoué la tête. Elle n’avait eu qu’à l’attendre sans bouger d’où elle était. Et, quand il a été tout près d’elle, elle s’est seulement levée, et ensuite il a été là, ayant toujours les mains dans les poches, la casquette tirée sur les yeux.

— Ah ! c’est toi.

Elle lui a dit :

— Où étais-tu ?

Il lui a tendu la joue ; c’est tout.

— Oh ! Joseph, disait-elle, qu’as-tu ?

— J’ai rien.

— Tu es fâché ?

Mais il hausse les épaules.

— C’est que je ne t’ai pas vu sur la barque quand vous veniez. Est-ce que tu te cachais ?

— Moi ?

Il hausse de nouveau les épaules, étant maintenant les deux qui montaient et, comme le chemin était étroit, ils marchaient l’un derrière l’autre.

On a entendu le piano mécanique dans le café du Petit Marin. On a entendu des rires et puis il y a eu des voix, des voix d’hommes, une voix de femme. Eux, montaient entre les murs bas derrière lesquels on voyait des petits jardins bien soignés où les grands soleils n’étaient pas encore en fleurs au bout de leurs longues hampes vertes, où les boutons des passe-roses étaient enveloppés dans du papier comme les bonbons qu’on jette aux enfants dans les noces. Ils n’ont rien dit, il allait devant. Puis, étant arrivé à l’étage où est l’église :

— C’est ennuyeux, il va y avoir partout du monde, où est-ce qu’on va ?

— Tu sais bien.

Il a dit :

— Tu crois ?

Elle s’étonne de sa remarque parce que c’était déjà pour eux une vieille habitude, quand ils étaient ensemble, d’aller s’asseoir dans un petit bois de châtaigniers plus au couchant, où il n’y avait jamais personne. Il s’était dirigé quand même de ce côté-là. Ils sont allés entre les maisons, pendant que l’homme qui a dormi poussait ses contrevents et, les voyant venir, leur adressait une plaisanterie.

Plus loin, on jouait toujours aux boules ; ils avaient pris un peu de côté pour éviter la place de l’église.

Sous les châtaigniers il ne pousse rien, tellement leur ombrage est épais. Ils s’étaient assis sur la terre nue qui est une espèce de poussière à grain grossier comme du marc de café sec, qui vous entre dans la peau des mains. Mais il y avait sur la pente raide des espèces de ressauts qui faisaient des bancs aux angles arrondis où on était bien pour s’asseoir.

Elle avait recommencé :

— J’ai pensé que tu étais malade.

— Ma foi non !

— Tu as eu des ennuis avec tes collègues ?

— Ma foi non !

Elle était assise sur la terre chaude, lui couché à côté d’elle sur le ventre, ayant déplié sa veste sous lui, le menton sur ses bras rejoints.

Il vous répond, mais peut-être qu’il ne va plus longtemps vous répondre. C’est drôle, les hommes ; ça n’aime pas beaucoup à être interrogé. Et cependant elle ne pouvait pas s’empêcher de venir avec des questions : c’est le cœur qui s’inquiète.

— Où as-tu été ?

— Eh bien, j’ai été à Lausanne ; qu’est-ce que tu veux de plus ?

— Est-ce que tu y retournes ?

— Bien sûr, après-demain.

— Après-demain ?

— Sitôt qu’on aura chargé la barque.

— Alors tu vas me laisser seule encore une fois ?

— Qu’est-ce que tu veux ? c’est le métier.

— Pourquoi as-tu pris ce métier ?

— Ah ! a-t-il dit, parce que ça vous change.

— Ça vous change de quoi ?

Il ne répond plus.

Mais il s’était mis à la regarder, il la regarde bien attentivement, il lui a dit :

— Ouvre la bouche.

— Pourquoi faire ?

— C’est pour voir tes dents. Qu’est-ce que tu as là ?

— Je ne sais pas.

C’était une dent de travers.

— Tu vois, a-t-il dit. Ah ! c’est mal arrangé, les dents !

Il lui a pris la main, il la tenait dans les siennes :

— Pourquoi est-ce que tu as les ongles abîmés ?

— Oh ! Joseph, disait-elle, qu’est-ce que tu veux ? c’est le jardin.

Ses petites mains brunes et fines, mais en effet un peu gâtées parce qu’il y a la terre et l’eau, et qu’on travaille et qu’il faut bien.

— Ah ! a-t-il dit, c’est vrai. Mais ça ? a-t-il dit. Tendant de nouveau le doigt et il le lui pose au bas du cou, écartant un peu le col blanc.

Parce qu’il y a ces taches, parce que notre nature est gâtée.

Elle avait eu une grande envie de pleurer. Elle a bougé un peu les lèvres comme quand le lapin grignote une feuille de chou.

— Oh ! Joseph, disait-elle, qu’est-ce que j’y peux ? Est-ce que c’est ma faute ?

III

Toute l’après-midi, le Petit Marin avait été plein de monde. À présent, le lac était devenu rose ; le dernier bateau à vapeur venait de passer.

Il y avait un drapeau tricolore à sa poupe, un autre drapeau à croix blanche à sa proue. Il a fait un bruit bien plus grand que pendant le jour avec ses roues.

L’eau venait d’être quittée brusquement par les mouettes, car elles la quittent à heure fixe, sans qu’on sache très bien où elles vont passer la nuit.

L’eau n’avait plus été rose ; elle était verte, elle est devenue noire peu à peu. On avait vu, sur l’autre rive, des quantités de points de feu s’allumer tous ensemble, ce qui avait fait là-bas, le long de la rive, comme beaucoup de barres de lumière qui flottaient parallèlement sur l’eau tranquille.

Joseph avait descendu le raidillon.

Il pouvait bien être maintenant dix heures et demie. Joseph avait raccompagné d’abord Georgette jusque chez elle, puis s’était décidé à pousser jusqu’au Petit Marin, pensant qu’il y trouverait peut-être ses camarades.

Il y avait une femme qui était toute noire devant le lac faiblement éclairé, à cause de la lumière qui venait du café, passant par-dessous les platanes.

Cette femme lui tournait le dos ; Joseph s’approche d’elle, par derrière. Il a dit :

— Mademoiselle Mathilde…

La femme s’était retournée :

— Je ne suis pas Mlle Mathilde.

Joseph a dit :

— Ah ! excusez…

Il la regarde, il la voyait mal. Il la voyait assez pourtant pour distinguer qu’elle le regardait aussi, comme pour lui dire : « Je ne vous connais pas. » Il a vu qu’il s’était trompé et qu’il ne s’agissait pas de Mathilde, comme il avait cru.

— Ah ! a-t-il dit, vous êtes nouvelle ?

— Oui.

— Depuis quand êtes-vous ici ?

— Depuis hier matin.

— Et Mathilde ?

— Elle est partie.

— Oh ! a-t-il dit, je vous demande pardon, mais c’est que j’ai été absent ces deux ou trois derniers jours…

Il a repris :

— C’est vrai, vous êtes plus grande qu’elle.

Puis, comme elle ne répondait rien :

— Et les camarades ?

En même temps qu’il se tournait vers la devanture du Petit Marin qui était éclairée et montrait par la porte ouverte, entre deux lauriers-roses dans leurs tonneaux, une double rangée de tables vides.

— Il n’y a plus personne ?

— Allez voir, dit-elle, il y a deux vieux.

Il y avait le père Pinget dans un coin et, dans un autre coin, un petit homme à moustache grise, tous les deux qui étaient assis devant une chopine d’eau claire, c’est-à-dire de goutte, avec un petit verre qu’ils portaient par moment à leur bouche sans rien dire.

Joseph avait soulevé sa casquette ; le père Pinget lui avait dit : « Salut ! » puis n’avait plus rien dit.

Elle, elle avait mis du temps à venir ; on voyait qu’elle n’était pas pressée. Elle s’est arrêtée à quelques pas en arrière de Joseph et là attend encore avant de demander :

— Qu’est-ce que vous prenez ?

C’était la nouvelle servante.

— Ce que vous voudrez, a dit Joseph.

Elle hausse les épaules.

— Salut ! a repris Pinget. D’où sors-tu ?

— Vous êtes seul, disait Joseph, et les autres ?

— Ils avaient sommeil. Ils ont été se coucher.

— Donnez-moi un café, a dit Joseph.

— Nature ?

— Non, avec du lait.

Tout s’est tu alors un moment, pendant qu’il y avait au mur le président Loubet qui avait été en couleurs avec le grand cordon de l’ordre, mais avait perdu ses couleurs ; et il y avait au mur le président Félix Faure en noir avec le grand cordon de l’ordre. Il y avait aussi à côté du comptoir un vieux piano mécanique où on n’avait qu’à glisser deux sous dans une fente faite exprès et la musique vous sautait contre comme un chien hors de sa niche.

Joseph a bu une gorgée de café ; il était tiède.

Et le père Pinget alors avait dit :

— Tu retournes avec la barque ?

Joseph avait répondu que oui.

Alors le père Pinget avait dit :

— Pour moi, ça va être fini.

— Cinq cents francs, avait dit le père Pinget, j’avais mis cinq cents francs de côté… C’est cette charogne… Dans une boîte… Et à présent on dit qu’ils vont vendre la barque. Toi, tu iras sur ces chalands. Moi, je peux pas, je suis trop vieux.

— Dans une boîte à corned-beef, disait-il, et encore que je l’avais cachée sous le manteau de la cheminée, là où ça fume, parce que je pensais que la fumée l’empêcherait… Si tu crois ! Il faut te dire que c’est ma fille. Elle n’a eu qu’à attendre que le feu soit éteint. Tu comprends, je vis seul. Et, si je sors, il n’y a plus personne. Cinq cents francs…

La servante a bâillé, la main sur la bouche, tout en revenant sur ses pas.

— Un bout de corde… a dit le père Pinget.

Puis il n’a plus rien dit. Et l’autre vieux ne disait rien non plus et le piano mécanique non plus, et elle pas davantage, s’étant adossée au beau comptoir tout neuf avec une garniture de zinc, et, derrière une espèce de barrière à claire-voie, beaucoup de bouteilles alignées.

La journée était finie ; on attend seulement pour aller se coucher que les clients qui sont encore là s’en aillent, mais ils ne s’en vont pas : c’est des vieux, ça ne dort plus, ça n’a même point de chez soi. Ça reste des heures devant une consommation pas chère à ne rien dire ou des bêtises ; et il n’est pas encore l’heure de la fermeture légale qui permettrait de les mettre dehors.

Mais on va tâcher de leur faire comprendre qu’on aimerait bien leur voir les talons. Elle bâille. Elle a dit à Joseph :

— Vous n’avez pas sommeil, vous ?… Parce que c’est bien vous qui êtes sur la Vaudaire ? À quelle heure êtes-vous parti ?

— À sept heures.

— Ça fait un moment.

Elle bâille ; on entend le père Pinget qui recommence :

— Cinq cents francs.

Puis de nouveau il ne dit plus rien et sa tête s’est mise à pendre entre ses épaules rentrées.

Alors Joseph avait commencé une petite conversation avec la nouvelle servante ; était-ce seulement pour faire connaissance ? était-ce seulement la curiosité ?

— D’où êtes-vous ?

— De Lyon.

— Ah ! c’est une grande ville.

Et puis tout à coup :

— De Lyon, vous dites ?

Il a réfléchi :

— C’est que c’est justement de là qu’il venait.

— Qui ?

Il n’a pas répondu tout de suite. Ça vient dans des voitures qui sont tirées par des tracteurs. C’est rond ; ça se démonte, ça se remonte. On dresse un mât qu’on enfonce solidement dans la terre et puis il y a un système de cordes qui tend les toiles.

Ça se monte, ça se démonte ; ça arrive, ça s’en va : l’ours blanc, le gorille, la danseuse, les cow-boys sur leurs chevaux.

Il a dit :

— C’est tout à moteurs. Vous connaissez ?

— Non.

Il dit :

— C’était hier à Lausanne, mais il vient de Lyon, c’était écrit au-dessus de l’entrée.

— Ah ! dit-elle, c’est un cirque.

— Vous ne connaissez pas ? c’est dommage.

On entendait de nouveau le père Pinget qui disait :

— Un bout de corde, et ça y est.

Elle alors s’est mise à dire :

— Pourquoi me demandez-vous ça, ce cirque ? Eh bien, il fait la région. Est-ce que vous voulez vous y engager ?

— Peut-être bien.

— Comme quoi ? comme chauffeur ?

— Peut-être bien.

Elle s’est mise à rire.

Une vieille voix cassée avait commencé à chanter. C’est une chanson qu’on chante dans les barques, seulement on l’avait commencée par le milieu :

 

« … blanche comme la lune

au-dessus des rochers ;

si j’avais la fortune

de pouvoir l’approcher… »

 

Et puis on a dû sauter un verset, parce que la chanson continuait ainsi :

 

« À l’autre bord du monde,

s’il faut, vivant ou mort ;

et, si la terre est ronde,

on sortira dehors. »

 

— C’est une chanson qu’on chante dans les barques, disait Joseph. Elle est jolie. Hé ! père Pinget, quand est-ce qu’on repart ?

— Après-demain.

— Eh bien, à après-demain, disait Joseph.

— Oh ! moi, disait le père Pinget, c’est bien fini. Un bout de corde…

IV

Ils s’étaient donc mis en route, les cinq, une seconde fois pour Lausanne sur la Vaudaire et, le lendemain, ils étaient rentrés, mais voilà que Joseph n’était pas avec eux. C’est le garçon savoyard. On disait : « Où est-ce qu’il est ? » Ils disaient : « On n’en sait rien. Il est resté en route. »

Taponnier revenait d’aller chercher de l’eau à une source qui est à un quart d’heure du village vers le couchant.

Il marchait à côté de sa bête, parlant à sa bête : « Allons ! qu’est-ce qu’il y a, Jacob ? »

Le chemin était un mauvais chemin, assez défoncé, mais qui s’en allait presque à plat au flanc de la côte, étant tantôt bordé par les hauts plants de vigne qu’on fait grimper à des branchages morts et dépouillés de leur écorce, ce qui les rend semblables à des ossements ; étant tantôt sous le couvert d’un bois de châtaigniers. Et Taponnier remplissait sa futaille, puis s’en venait vendre son eau aux gens du village qui n’en avaient plus.

Il la vendait deux sous le seau, ce qui n’est pas cher.

— Hé ! Jacob !

Il disait :

— Qu’as-tu ? Est-ce les mouches ou la mauvaise volonté ?

C’est que le mulet venait de s’arrêter ; Taponnier, qui allait devant, se retourne :

— Qu’est-ce qui te prend ? allons, Jacob !

La bête alors tire sur ses traits qui se tendent, et toute la lourde machine s’ébranle à nouveau, c’est-à-dire un tonneau de six cents litres, assujetti au moyen d’une corde qu’un arc de frêne tenait tendue, sur une vieille charrette à herbe disloquée. On voyait la charrette pencher d’un côté, pencher de l’autre, pendant que le seau de fer-blanc brinqueballait avec bruit entre les roues.

Taponnier tapotait son pantalon avec une baguette qu’il avait cueillie dans la haie.

Pas rasé depuis huit jours, avec une mousse de barbe grise au creux des joues, une chemise sale, un chapeau de jonc crevé, et encore une pipe en terre toute suintante de rogomme, c’est un brave homme, c’est un bel homme, et c’est encore un homme heureux, les clients depuis trois semaines ne lui manquant guère, de sorte qu’il faisait jusqu’à quatre voyages par jour.

À deux sous le seau. Ça rapporte.

Mais, tout à coup, il avait fait obscur autour de lui, en même temps que la charrette devenait silencieuse : on était arrivé dans le bois de châtaigniers. Là, on tombe d’un beau jour d’été à un triste jour de novembre. On roule doux dans une espèce de brouillard que fait l’ombre. Puis de nouveau la lumière vient à votre rencontre et l’été reparaît soudain dans le porche percé devant vous parmi la retombée des branches.

Les cailloux éclatent avec bruit sous le poids des roues, la charrette balance et penche, le tonneau penche et balance, l’eau gicle par la bonde ; et l’on rentrait dans le grand monde où l’eau d’en bas vous tire dessus avec des coups de feu silencieux, mais signalés par des flammes blanches, où la montagne d’en haut vous fait signe au moyen d’un petit nuage qu’elle agite au bout de son bras, comme un mouchoir.

Une femme venait de sortir d’une des maisons qui étaient au bord du chemin.

— Bonjour, disait Taponnier.

— Bonjour.

— En voulez-vous ?

— Eh ! mon Dieu, bien sûr.

— Combien ?

— Deux seaux.

C’était la mère de Joseph ; elle s’appelait Marie.

C’était une grosse femme avec d’énormes sourcils gris comme des moustaches qui surplombaient des yeux enfoncés et vifs ; elle avait un mouchoir rouge noué autour de la tête et un tablier à rayures sous une forte poitrine prise dans un corsage en pilou gris.

Elle habitait, à l’étage de l’église, la première des maisons qui font suite à l’église ; et Taponnier venait justement d’y arriver avec sa futaille, sa charrette, son mulet, tout le commerce, comme il disait, mais un commerce pas inutile, comme il disait ; – ayant empoigné son seau : « La preuve, disait-il, c’est que Jacob engraisse. »

Il va à la bonde qui était percée à l’arrière de la futaille et qu’on fermait à l’aide d’un long bouchon de bois sur le bout duquel il n’y avait qu’à appuyer : alors Taponnier d’une main approchait le seau, de l’autre il était comme Moïse qui fait jaillir l’eau du rocher.

— Hein, disait-il, et puis elle est fraîche !

Autour de vous, la sécheresse aplatissait contre terre les pommes fanées des laitues ; autour de vous, la sécheresse avait déposé une fine poussière sur les buissons à petits fruits, groseilliers, cassis, framboisiers, les faisant ressembler à des fumées blanches qui auraient traîné par terre.

Taponnier a vidé le seau dans la pierre à eau qui est au-dessus de l’évier dans la cuisine ; puis revient et remplit une seconde fois le seau.

Mme Jacquet lui a dit :

— Ça fait quatre sous. Les voilà.

Il a dit :

— Merci.

Ayant le temps, il bourre sa pipe et d’ailleurs Jacob est à l’ombre.

— Et votre fils ?

Mme Jacquet lève la main :

— Ah ! dit-elle, ne m’en parlez pas !

— Il n’est pas rentré ?

— Non, dit-elle.

C’était ce second voyage.

Taponnier s’était assis sur l’escalier. La maison n’avait qu’un étage. C’était une jolie maison blanche avec des contrevents verts et quatre fenêtres de façade. Un petit perron de trois marches précédait la porte d’entrée.

Taponnier allumait sa pipe.

— Vous l’avez gâté !

— Qu’est-ce que vous voulez ? disait Mme Jacquet ; son père est mort trop jeune.

— Oui, disait Taponnier, c’est comme ça, les fils uniques. Et puis il y a l’âge…

— Je vous demande un peu, disait Mme Jacquet, pourquoi est-ce qu’il est allé se fourrer sur ces barques ? est-ce qu’il en avait besoin ? Un garçon qui est fiancé.

Taponnier tire encore une ou deux bouffées de sa pipe, puis il s’est levé sans rien dire. Il avait vu de loin Georgette qui venait.

Il a dit :

— Bonjour, Mademoiselle Georgette… Au revoir, Madame Jacquet, à demain.

Mme Jacquet attendait Georgette devant la porte.

— Eh bien ?

Mais il a fallu d’abord que Georgette reprenne haleine, mettant la main sur sa poitrine. « Attendez », disait-elle. « Entre toujours », disait Mme Jacquet.

Les deux femmes, c’est la mère et sa future belle-fille, ont suivi le corridor qui mène sur le derrière de la maison ; là, Georgette se laisse tomber sur un tabouret. Elle a dit : « J’ai monté trop vite. »

— Veux-tu du sirop ? Il y a de l’eau fraîche. Taponnier vient de l’apporter.

— Oh ! merci bien, disait Georgette.

Mme Jacquet a été prendre une bouteille et un verre dans l’armoire :

— Alors ?

— Eh bien, disait Georgette, ils étaient tous les quatre au Petit Marin, oui, les quatre, c’était pour la paie… Ils étaient fâchés contre Joseph, parce qu’ils avaient perdu du temps à l’attendre.

— Et puis ?

— Oh ! ils m’ont dit : « Ne vous inquiétez pas, vous savez bien comment il est ; il a ses lubies. » Ils m’ont dit : « Il est assez grand pour revenir tout seul. » Moi, j’ai dit : « Comment allait-il ? » ils m’ont dit : « Il allait bien, il allait très bien ; ne vous en faites pas pour sa santé, c’est pas ça, Dieu sait… » Ils se sont mis à rire. Moi, je suis partie.

— Qui est-ce qui servait ?

— Mme Tâcheron.

Georgette a bu. C’était du sirop de framboises. Il avait une belle couleur rose sombre que la buée qui couvrait le verre troublait un peu.

— Écoute, a dit Mme Jacquet.

Elle se tenait debout devant Georgette, les mains sur les hanches, avec son mouchoir rouge qui lui barrait le front qu’elle avait haut et finement ridé, ses gros sourcils :

— Écoute, il ne vous faut plus attendre… Tu lui as parlé de la date de votre mariage ! Non ? Je t’avais pourtant dit de le faire.

— J’ai pas pu.

— Eh bien, moi, je dis qu’il faut que ça finisse et qu’il faut que vous vous dépêchiez de vous marier avant que ça tourne mal. Qu’est-ce qui s’est passé, l’autre dimanche ?

— Il ne s’est rien passé.

— Qu’est-ce qu’il te disait ?

Elle cherche, elle ne trouve rien.

— Il ne m’a rien dit.

— Voyons, la dernière fois que vous étiez ensemble… Tu n’as pas vu de différence ?

Alors Georgette a dit :

— Que oui, un peu.

Mme Jacquet a dit :

— C’est bien ce que je pensais. Il ne faut pas laisser ces garçons faire toutes leurs fantaisies.

Elle disait :

— Août, septembre, octobre, on aura tout le temps de réparer l’appartement ; vous pourrez vous marier en novembre…

Il revenait à ce même moment par le bord du lac. Il avait manqué la barque la veille au soir et, de bonne heure le matin, il avait pris le bateau à vapeur qui l’avait mené jusqu’au Bouveret. De là, il lui avait fallu continuer à pied. C’est une course de deux heures. On est à l’ombre. La route est bien entretenue et assez fréquentée, surtout l’été où il y a beaucoup d’automobiles.

Il y avait un grand désordre dans sa tête pendant qu’il était au bord de l’eau, puis il traversait une forêt, puis il retrouvait le lac, avec ses petites vagues courtes qui faisaient parmi les pierres un bruit de ruisseau de montagne.

La montagne lui tombe dessus, l’eau est plate. La montagne est une masse verticale à sa gauche, l’eau est comme un plancher à sa droite, un vieux plancher de sapin tellement de fois frotté, savonné avec la brosse de rizette (comme on dit) et ensuite lavé à grande eau, que les nœuds du bois font des bosses.

Est-ce qu’on pourrait pas tendre un fil de fer par-dessus la route, entre les sapins ?

Il y avait un premier petit village, puis des maisons dans les prés dont les carrés se découpaient parmi les forêts sur la pente.

On a vu venir ce garçon vêtu d’un pantalon bleu, d’un maillot de coton blanc, avec une vieille veste jetée sur les épaules, une casquette, des espadrilles ; il marchait vite, puis s’arrêtait, puis marchait vite, puis s’arrête encore ; et le ciel au-dessus de vous est comme une toile de tente qui est tendue de la crête de la montagne jusque sur les collines de l’autre rive ; et c’était plein de lumière et de bruits dans sa tête, pendant qu’il était lui-même dans l’ombre et était lui-même dans le silence, où il y avait seulement un oiseau qui appelait.

Les feux des projecteurs s’entre-choquaient dans sa tête. Il y avait des lettres de feu ; elles étaient rouges, violettes, jaunes, bleues. Les musiques étaient douze pavillons de cuivre, mais il y a longtemps de ça. C’était quand ? C’était lors de son premier voyage. Il faut qu’il débrouille les temps dans sa tête et pas seulement les lieux qui y sont : les lieux et les êtres, les choses et les gens ; et qu’il mette avant ce qui va avant, et après ce qui va après ; – tandis qu’il y avait, au bord de la route, des pensions, de petites pensions bon marché, assez isolées, près de la frontière où il y a aussi la douane dans un village, c’est-à-dire deux douanes, l’une et l’autre de chaque côté d’un vieux pont de pierre.

Il est sur la route, il rentre chez lui ; et, en même temps, il balance encore une fois sur la planche (c’était la veille) pas plus large que les deux mains.

Il avait encore les secousses de la brouette dans le dos et dans les muscles de la poitrine pendant qu’il montait à la ville et quand est-ce ? c’est hier soir, c’est tout près de nous et comme c’est vieux ! De nouveau, il avait dit non à ses camarades, parce qu’ils avaient été boire. Lui, monte vers la ville le plus vite qu’il peut et pourquoi ? pour « la » retrouver. Le bruit, les lumières, la fête, – et elle. Et puis aussi se retrouver soi-même, ou quoi ? Et encore un peu plus que soi. Et la vie, mais encore un peu plus que la vie : ce qui fait que la vie est vraiment la vie (on ne sait pas bien s’expliquer) – et il n’y avait plus rien. La place était déserte. Là où il y avait eu la fête, il n’y avait plus de fête. Quelques papiers qui traînent, les traces grasses du pétrole, et, dans le sol, des trous qu’on venait de boucher.

Oh ! comme la montagne est haute. De temps en temps un bon-oiseau la quitte allant à plat dans les airs comme une feuille de papier.

Il était sur la place où la fête avait eu lieu et il demandait aux gens : « Vous ne savez pas où ils sont allés ? » On lui disait : « Qui ça ? » – « Le cirque. » – « Il vous faut demander à la police. »

« Moi, je sais, avait dit quelqu’un, ils sont partis pour Genève, mais sûrement qu’ils s’arrêteront en chemin. »

On lui disait : « C’est à moteur, ça suit la route. Ça s’est probablement arrêté à Morges. »

Il disait : « Le Grand Cirque Continental. Il vient de Lyon. »

— Essayez toujours d’aller voir à Morges.

C’est pourquoi ses camarades avaient attendu Joseph, puis ne l’avaient plus attendu.

Il avait pris le train. Il avait été jusqu’à Morges. Là, il s’était informé dans un café.

« On n’a rien vu. »

— Que si, avait dit un client. C’est à moteur, hein ? trois voitures ? peintes en bleu ? Eh bien, elles ont passé par ici ; voyons, quand est-ce que c’était ? c’était hier, vers les onze heures… Oh ! ils ont déjà fait du chemin !

Il avait dit :

— Je vous remercie.

Il était revenu à Lausanne où il avait passé le reste de la nuit dans la salle d’attente sur un banc.

À présent, il se disait : « C’est fini. » Des folies et puis des folies ! Il cherche à se rappeler « son » nom, il voit qu’il ne sait même plus son nom. Il était pourtant écrit en lettres rouges au-dessus de l’entrée :

 

MISS…

 

mais il ne se souvient pas de ce qui venait ensuite, – au-dessus des prairies où galopent les chevaux, de la banquise fendue, d’une cour intérieure carrelée de noir et de blanc. Elle ? c’est fini, elle n’a plus de nom.

Cependant elle est montée encore avec légèreté en avant de lui dans le paysage. Il avait passé la frontière où il avait montré une carte qu’il avait, qui avait fait qu’on lui avait dit : « Ça va bien » ; il s’avance vers des lieux plus sauvages où la roche perçait par bancs superposés et noirs que l’eau faisait briller comme des feuilles de fer-blanc : elle, elle est blanche et pure, elle n’a plus de poids, elle est délivrée de la pesanteur, notre commune pesanteur. Elle voyage à travers l’air où elle est portée, elle est soutenue et portée par quelque chose qu’on ne voit pas. Elle s’achemine là-haut à petits pas, elle s’arrête, elle monte et descend, elle balance ; – mais la route tournait et, la rive plus loin étant dérobée à la vue parce qu’elle se retirait en arrière, on débouchait là sur le vide et sur un grand espace d’eau qui était comme celui de la mer. Elle a été là encore et bougeait, écartant les bras et pliant la jambe ; ou bien si c’est un petit nuage qui est rose, qui est blanc et rose, léger, doux, tout là-haut dans les lointains de l’air ? Femme et en même temps plus que femme, ayant échappé à son poids, aux nécessités de notre nature, et la lumière suffit à la porter…

— Hé ! dis donc, toi ! Attention !

C’était un homme avec un drapeau rouge.

Joseph a été arrêté. Joseph voit qu’il y a déjà là, pareillement arrêtées sur la route, deux automobiles et un garçon boulanger, la hotte sur le dos, qui est descendu de sa bicyclette. C’est les carrières. L’homme est un homme des carrières qu’on a posté sur la route et, de l’autre côté des carrières, il y a un autre homme qui arrête de même au passage tout ce qui se présente, ce qui va à pied, en voiture, sur des semelles ou sur des roues.

Il est onze heures et demie ; on va faire sauter les mines.

Joseph a dit : « Bon, j’attends » ; il fait comme les automobiles, la bicyclette. On ne voit plus personne sur tout cet espace rocheux, d’un bout à l’autre de cette grande entaillure qui a été pratiquée dans la montagne et l’a creusée, faisant une blessure blanche au flanc du haut talus boisé ; plus personne, au lieu qu’on les voit d’ordinaire tout petits et foncés à cause de leurs pantalons de velours qui s’affairent là-haut, pas plus gros que des fourmis à deux cents mètres au-dessus de vous.

Ayant allumé leurs longues mèches de salpêtre, ils avaient couru se mettre à l’abri derrière un quartier de roc.

On attend, on attend encore. Et puis le lac comme une peau de tambour accueille le son qui est dur et sec, le rendant nombreux et retentissant.

De ce qui n’est qu’un coup, il fait un roulement qui dure.

Tout l’espace est creux et fermé, et l’eau renvoie cette espèce de grosse toux au ciel d’en haut et le ciel tousse.

Ils font sauter jusqu’à huit mines, dix mines : et chaque fois, après un premier craquement bref, tout l’espace est longuement ébranlé ; ça tonne jusqu’à Lausanne, à Morges, à Nyon, et même jusqu’à Genève ; tandis qu’on ne voit plus là-haut dans les carrières que comme des houppes de roseaux ; c’est-à-dire quatre, cinq, six fumées qui se défont peu à peu, en même temps que toute la montagne dégringole, par des grosses pierres et des plus petites, semblables à un troupeau de moutons pris de peur, les plus grosses devant qui sautent et bondissent, les petites derrière qui roulent, enfin les fines qui coulent comme de l’eau.

Les hommes aux drapeaux rouges abaissent leurs drapeaux rouges : à quoi est-ce qu’il a pensé ?

Il voit au sommet de l’escarpement les hommes de la carrière, pas plus grands que le petit doigt, qui sont sortis de leurs cachettes, allant se rendre compte de l’effet des explosions ; il se dit : « Ah ! c’est que je rentre. » Il se dit : « Ah ! c’est fini. »

Les automobiles sont reparties, le garçon boulanger est remonté sur sa bicyclette ; on l’appelle ; il se dit : « C’est les carrières », et on y travaille tout le matin et on fait sauter les mines à midi.

Un peu plus loin, il voit aussi qu’il y a deux chalands qui ont été approchés de la rive et ont été rejoints à elle par une passerelle de planches ; la barque n’est pas là. Elle ne sera plus jamais là.

Des automobiles qui viennent à sa rencontre le soufflettent en passant avec le vent qu’elles soulèvent et le brillant de leur vernis ; puis la route tourne de nouveau, il y a une pointe où elle se recourbe.

« C’est fini, se dit-il, c’est fini ; on va être sage. »

Il est monté le raidillon sous le ciel vide, il arrive au pied de l’église ; il longe le jardin, il voit que les laitues meurent de soif dans le jardin ; « mais j’irai chercher de l’eau avec un tonneau comme Taponnier, parce que je vais avoir le temps ; j’aurai tout le temps, pense-t-il ; j’aurai tout le temps qu’il faudra et plus même qu’il ne m’en faudra… »

Mme Jacquet était justement en train de dresser la soupe.

— Mon Dieu, a-t-elle dit, d’où sors-tu ?

Il a dit :

— C’est que je me suis mis en retard et ils n’ont pas voulu m’attendre.

Elle a dit :

— Où est-ce que tu as été ?

Il a dit :

— C’était une fête.

— Une fête ?

— Oui, a-t-il dit, j’étais monté faire un tour en ville où il y avait une fête. Mais, à présent, elle est finie…

Elle a haussé les épaules :

— Une fête ? Qu’allais-tu faire à cette fête ?

— T’inquiète pas !

— Alors tu es venu à pied ?

Il dit :

— Oui, depuis le Bouveret.

— Oh ! Joseph, disait-elle, tu ne penses pas assez à nous. Tu es fiancé, n’oublie pas, et tu as ta mère aussi, mais tu n’en fais jamais qu’à ta tête. Alors on est là à attendre et à s’inquiéter, les deux, parce que Georgette est venue et elle me disait : « Où est-il ? » Qu’est-ce qu’il fallait que je lui réponde ? Et elle est descendue au port où elle a vu tes camarades, mais ils ne savaient rien non plus.

Il a dit tout bas :

— C’est fini.

Elle a dit :

— Qu’est-ce qui est fini ?

— Ces histoires.

— Quelles histoires ?

— Ces barques. Il n’y en aura plus. Ils ont acheté un chaland. Ça vaut au moins deux cent mille francs. C’est tout en fer, et puis il y a le moteur, cent chevaux, et puis il y a des mécaniques.

— Et alors, la Vaudaire ? dit Mme Jacquet.

— On la vendra comme bois à brûler.

— Oh ! dit-elle, et puis toi ?

— Moi, dit-il, eh bien ! c’est facile, puisque je te dis que c’est fini. Je n’y retourne plus, sur ces barques.

C’est le temps des grandes chaleurs ; on tient les contrevents fermés. Il faisait nuit dans la cuisine. À peine s’ils se voyaient l’un l’autre, bien qu’assis en vis-à-vis, pendant qu’un verre brillait pourtant dans l’ombre ou le rebord d’une assiette et puis le coquemar de cuivre sur le fourneau, à cause d’un rayon égaré. Mais eux, ils se distinguaient mal, encore qu’elle le cherchât des yeux :

— Est-ce vrai ?

Il hochait la tête.

— Oh ! Joseph, est-ce vrai ? mais est-ce que tu pourras t’arranger ? C’est que tu avais un engagement…

— Oui, mais s’ils changent de navigation…

— Et ils te doivent de l’argent.

— J’irai ce soir, dit Joseph.

On n’entendait rien, sauf une grosse mouche qui était restée prise derrière les carreaux de la croisée dont on avait rabattu les battants contre le mur et de temps en temps le klaxon d’une automobile sur la route.

Joseph a recommencé :

— Le jardin a besoin d’eau.

— Terriblement.

— Eh bien, j’irai en chercher. Parce que pour le moment tu l’achètes ?…

— Je l’achète.

— Tu ne l’achèteras plus. Et puis je me remettrai au bien.

— Mais alors, disait-elle, pourquoi t’es-tu engagé sur ces barques ?

— Je ne sais pas, pour voir du pays, parce que c’est un peu petit ici… J’avais besoin d’air.

— Et alors ?

— Et alors, voilà, c’est changé.

La mouche bleue faisait bien plus de bruit, étant tout près de vous, que les klaxons lointains et les moteurs ; une grosse mouche velue qui grimpe à la vitre et se tait, puis en retombe et recommence.

— Ah ! dit Mme Jacquet, c’est Georgette qui va être contente, parce que, comme ça, vous allez pouvoir vous marier.

— Si tu veux.

— Bien sûr que je veux. Et encore le plus tôt possible, cet automne. Il ne vous manque plus qu’un lit et des draps…

Elle a dit :

— Il te faudra passer tout de suite chez Agostino pour qu’il vienne retapisser les pièces et refaire les vernis. Par ce beau temps, ce sera vite sec. Et puis il te faudra aller dire aux locataires qu’ils ne doivent pas compter sur leurs locations pour l’année prochaine, puisque tu reprendras le bien.

Il dit oui.

— Qu’est-ce que vous voulez de plus ? trois belles pièces remises à neuf ? Seulement, a-t-elle dit, tu n’as pas encore vu Georgette, elle ne sait rien.

Il a dit :

— Je monte changer de chemise et j’y vais. Je lui expliquerai tout. On viendra souper ensemble.

V

C’était après le souper. Clérici mit deux sous dans le piano mécanique. Quand on se penchait sur le piano, on entendait d’abord des roues qui tournaient très vite, faisant un bruit comme dans une ruche où il y a beaucoup d’abeilles ; la pièce tombait.

Et c’est une polka qui vous éclate à la figure.

— Dites donc, Madame Tâcheron, voulez-vous la danser avec moi ?

— Oh ! patientez un peu, Monsieur Clérici ; Mercédès va venir, elle se prépare.

Mme Tâcheron était toute petite et énorme. C’est une seule femme pour beaucoup d’hommes.

Elle avait une perruque noire. On ne voyait même plus la place de sa taille, malgré qu’elle eût serré la ceinture de sa jupe le plus étroitement qu’elle avait pu.

Le président Loubet, qui était d’un gris fait de rouge, de bleu et de jaune passés, avec le grand cordon de l’ordre, et le président Félix Faure, qui était noir avec le grand cordon de l’ordre, vous regardaient chacun de dedans un cadre sans verre, pendus tous deux de biais à la paroi.

— C’est qu’on a de l’argent, Madame Tâcheron…

— Cinq cents francs, disait le père Pinget, c’est fini… Cinq cents francs et puis plus rien. Ils m’avaient payé d’avance.

Tout petit, lui, et diminué, de plus en plus resserré sur lui-même, et de plus en plus rétréci ; et ce qu’on voyait de son corps était comme du vieux bois brûlé du soleil, seul à sa table, le haut de sa poitrine avec les clavicules, son cou, ses mains, sa figure.

— Si la Vaudaire ne part plus…, parce que, moi, je suis trop vieux pour les chalands.

— Madame Tâcheron !

— Un moment de patience ! disait Mme Tâcheron. Elle est montée changer de robe.

Les deux douaniers étaient sortis sur ces entrefaites. Ils avaient des uniformes de fantaisie, une veste kaki, le pantalon bleu horizon, un col de celluloïd. Ils sont passés sous la belle enseigne, à lettres jaunes sur fond d’azur, avec une tête d’homme à béret de matelot d’un côté, la même tête d’homme avec le même béret de l’autre…

— Dans la cheminée, disait le père Pinget.

On ne l’écoute pas. Ils étaient là une bonne quinzaine de clients : des hommes des carrières, les quatre de la barque, deux ou trois garçons et deux ou trois filles du village.

— Eh bien, disait Clérici, et Joseph ? Il ne vient pas ?

— Que si ! il va venir, disait Dubouloz.

— Tu as sa paie ?

— Je l’ai, disait Dubouloz.

— Mais, disait Clérici, qu’est-ce qu’il lui a pris ? sais-tu ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi est-ce qu’il nous fait la tête ?… Hé ! Madame Tâcheron, à boire, si ça vous convient, disait-il, en attendant Mlle Mercédès.

— Elle va venir.

— Merci bien.

— Elle se fait belle.

— Merci bien… Mais ce Joseph… Ah ! disait-il, c’est grâce à lui que j’ai perdu deux francs aux cartes, tu t’en souviens bien, l’autre jour… S’il n’avait pas envie de jouer, il aurait mieux fait de le dire. On joue ou on ne joue pas. Où est-ce qu’il a la tête ?…

— N’y pense plus, disait Dubouloz. Est-ce que tu t’engages sur ce chaland ?

On a entendu encore le père Pinget qui a dit :

— Un bout de corde… Et, si un de ces jours vous ne me voyez plus, vous n’aurez qu’à aller trouver ma fille. Dites-lui : « C’est ces cinq cents francs. Est-ce qu’ils n’étaient pas cachés dans la cheminée ? » Ça l’ennuiera, c’est toujours ça…

Mais on avait mis de nouveau deux sous dans le piano mécanique, de sorte qu’on n’a plus entendu le père Pinget, ni les autres conversations. C’était une valse jouée fortissimo.

Si bien qu’elle non plus, on ne l’a pas entendue entrer ; elle avait été tout à coup au milieu de nous entre les tables.

Clérici a crié bravo. Clérici a dit :

— C’est bien le moment…

Elle s’était frisé les cheveux. Elle s’était peint la bouche en rouge, les joues en rose. Elle s’était mis du noir autour des yeux.

Elle a dit :

— Eh bien quoi, je fais mon métier.

— Et notre métier à nous ? disait Clérici, c’est-il de charrier des pierres ?

Il se lève :

— Il va falloir allumer toutes les lampes. C’est triste ici. Madame Tâcheron…

Mais Mme Tâcheron avait disparu.

— Mademoiselle Mercédès, vous ne savez pas comment on s’y prend ?… Bien sûr, qu’on peut… Il vous faudrait voir ça, le Quatorze Juillet. Seulement il y a un truc ; la mère Tâcheron est regardante…

Il tourne les commutateurs au hasard. Une grande nuit est venue, en même temps que tout le monde faisait silence.

— Charrette ! disait Clérici.

Il frotte une allumette, le père Pinget s’était mis à chanter :

 

« J’irai suivant sa trace,

tandis qu’elle me fuit,

jusqu’au fond de l’espace,

jusqu’au bout de la nuit… »

 

— Dis donc, Dubouloz, tu viens ? J’y connais rien à ce système.

 

« À l’autre bout du monde,

s’il faut, vivant ou mort ;

et, si la terre est ronde,

on sortira dehors… »

 

Dubouloz est venu : lumière. Dubouloz dit :

— Et puis, si tu en veux davantage, tu vois, c’est l’autre tableau…

Et, à présent, double lumière. Et Dubouloz dit :

— Et puis il y a les ampoules rouges, attends… Tu vois, c’est là.

— Bravo ! Quatorze Juillet ! crie Clérici.

Lui, descendait sous les étoiles calmes. Il était ce soir-là très raisonnable sous les étoiles qui vous donnent des conseils de détachement, bougeant un peu, puis ne bougeant plus ; vous disant : « Tu nous vois, est-ce qu’on s’agite ? » Elles sont fidèles à une place ; elles sont fidèles à une couleur. « Moi, je suis rouge, moi, je suis bleue et petite, moi, blanche. » De l’un à l’autre bout du ciel elles étaient partout répandues ; le ciel était comme une feuille percée à jour par les chenilles. Le ciel était noir, mais tout criblé de trous. Ils faisaient entre eux des dessins, des losanges, des carrés, ou comme un cerf-volant avec sa queue ; c’est Andromède, c’est le Centaure, c’est la grande et la petite Ourse, mais Joseph ne savait pas les noms des étoiles.

Il s’était assis un moment sur un mur dans le haut du raidillon, considérant ces multitudes, mais comment faire pour s’y débrouiller ? tandis qu’il y avait au milieu du ciel une espèce de route blanche comme quand un sac a crevé.

Le lac était venu encore, avec un soupir fatigué comme celui que pousse le chemineau, quand, après une longue route, il se jette au flanc d’un talus. On entend le lac, on n’entend plus le lac ; tout à coup, c’est le piano mécanique qui s’était fait entendre, puis des rires.

Quelque chose de confus et de désordonné ; le contraire des étoiles. Ah ! comme c’est calme là-haut, pense-t-il, et pas ici, chez nous, pas chez les hommes. Ils ont bu ; ils font tout le bruit qu’ils peuvent pour ne plus s’entendre penser. Il avait même songé un instant à s’en retourner d’où il était venu ; seulement il y avait l’argent qu’on lui devait et qui a fait qu’il s’est remis en marche.

Il a vu qu’une rangée de lampes de trois couleurs, rouge, blanc, bleu, avait été allumée au-dessus de l’enseigne, faisant briller le nom du café et les deux matelots.

Il voit qu’au-dessous de l’enseigne, la porte était fermée, malgré la chaleur.

Il voit qu’on a tiré les rideaux de toile derrière le vitrage et fallait-il que, là dedans, on en fît du vacarme tout de même pour qu’il fût entendu jusque dans le haut du chemin ; mais il voit qu’il y a dans le haut de la devanture un carreau mobile, par où le bruit vous venait contre comme par la gueule d’un canon. Ils chantent, ils donnent des coups de poing sur les tables, ils font marcher le piano mécanique, ils rient tous ensemble, ils se taisent tous ensemble.

Joseph s’est approché, collant sa figure contre le côté du vitrage là où le rideau laissait une fente par où on pouvait glisser un regard. Il ne voit rien que de la fumée.

Comme c’est calme sous les étoiles, c’est-à-dire où « elle » est, mais comment l’y retrouver ? Il est dans la nuit qui est vide et voit seulement dans la fumée le père Pinget assis tout seul devant sa chopine d’eau-de-vie, les coudes sur la table, la tête en avant.

Alors il s’est passé quelque chose, et c’est qu’une grande colère lui est venue, tandis qu’il secoue le poing deux ou trois fois à hauteur de son oreille comme pour dire : « Pas de ça ! »

Les deux femmes là-haut l’attendent ; lui, pèse sur la poignée de la porte avec tant de force qu’on a entendu le bruit qu’elle a fait.

Il a dit : « C’est moi », on se retourne ; il dit de nouveau : « C’est moi. »

— Hé ! Mademoiselle Mercédès, criait Clérici, venez vite, c’est Joseph, c’est un ami, c’est un beau garçon, c’est pour vous. Vous le connaissez ?

— De vue.

Lui, se tient bien droit au milieu de la pièce ; il a dit :

— Je venais pour cet argent.

— Je l’ai, a dit Dubouloz. C’est le patron qui me l’a remis.

Il sort une enveloppe de sa poche ; c’est une enveloppe grise avec un nom écrit maladroitement à l’encre dessus.

Joseph regarde si c’est bien son nom, et c’est bien son nom.

— Et puis, a-t-il dit alors, sans avoir bougé, je venais vous dire aussi que je n’irais plus sur les barques.

— Bon ! a dit Clérici, mais pour le moment on boit. Mademoiselle Mercédès, encore un litre et puis on va en danser une ensemble et une toute belle, cette fois-ci, qu’en dites-vous ?

Joseph est debout au milieu de la pièce et n’a pas bougé, pendant que les garçons allaient se rasseoir à leurs tables.

— Viens t’asseoir, disait Clérici ; je paie une tournée. Et puis tu nous en paieras une autre, qu’en dis-tu ? puisque tu es riche…

Il avait pris Joseph par le bras, mais Joseph lui a dit :

— Lâche-moi !

Et Clérici le lâche et Joseph s’est assis quand même avec lui à une des tables ; alors Mercédès était revenue apportant un verre et un demi-litre de blanc.

— Santé !… dit Clérici. Et à présent de la musique… Hé ! vous autres…

Parce qu’ils s’étaient tus pour le laisser parler : « Allons, Joseph ! qu’est-ce que tu as ? Mademoiselle Mercédès, c’est notre tour, ou quoi ? »

Musique de nouveau, c’est une polka. Les filles se lèvent, les garçons se lèvent. Et Mercédès était tout près de lui comme il éprouvait dans sa chair, mais il ne la regardait toujours pas. Il voyait seulement qu’il allait falloir qu’il s’en aille ; et c’est ce qu’il avait commencé à dire, quand il s’est aperçu que Clérici n’était plus là.

Où est-ce qu’il est ? il lève la tête.

Elle était grande avec des bras blancs. Elle avait les cheveux comme ils ne sont pas dans la nature. Ils étaient finement frisés derrière la nuque et sur les oreilles où ils semblaient beaucoup de petits coquillages mis les uns à côté des autres. Il la voyait de dos. Il la voyait à présent de face. Alors il voit aussi qu’elle le regarde et, quand elle passe à côté de lui, ses yeux à elle vont de côté.

Il pense : « C’est moi qu’elle regarde. »

Clérici dit quelque chose à l’oreille de Mercédès ; ils se sont mis à danser. Il la voit de dos, il la voit de face. Elle le regarde de nouveau.

Tout à coup Joseph a dit :

— Hé ! ça suffît.

Le piano se tait tout à coup.

Mais on criait déjà : « Musique ! musique ! » On voit l’un des garçons qui sort de sa poche une poignée de monnaie, cherchant dans le tas une pièce qu’il a trouvée et il s’approche du piano.

Joseph se lève :

— Je te dis que ça suffit, Clérici. D’ailleurs, je m’en vais. Combien est-ce que je vous dois, Mademoiselle ?

Le piano éclate de nouveau. Elle ne vient pas.

Il est debout et, eux, les deux, sont là tout près ; Clérici l’a prise par la taille, c’est un tango, c’est lent, c’est sourd, c’est douloureux : à peine s’ils bougent ; de sorte qu’il la voit de nouveau de dos, puis de profil, puis un moment après de face ; il voit qu’elle le regarde toujours et puis sourit.

Il a été poussé en avant, une chaise tombe. Il pose la main sur l’épaule de Clérici, voilà comment il est : « Tu as entendu, Clérici ? »

L’autre hausse les épaules.

Il a pris Clérici par les deux épaules ; Clérici lâche sa danseuse :

— Qu’est-ce qu’il te prend ?

Et les autres danseurs ont lâché leurs danseuses ; mais Joseph :

— Je te défends.

— À qui est-ce que tu parles ?

Elle, elle lève les bras.

Clérici a dit :

— Il est fou !

— Dis donc, reprend-il, qu’est-ce que tu veux ? est-ce dans les règles ? Est-ce qu’on n’a pas été gentil avec toi, vieux lâcheur ?…

Elle lève les bras. Elle repousse du bout des doigts ses boucles de l’autre côté de ses oreilles. Et il voit encore briller ses dents trop blanches, puis il n’a plus rien vu du tout. Car il lance son poing en avant, mais il reçoit en même temps un coup sur la tempe. Il y a une table qui tombe. Clérici l’avait pris à bras-le-corps, Joseph est soulevé, et maintenant c’est lui qui tombe à la renverse. Il cherche à se remettre debout, mais ils sont quatre ou cinq qui se sont jetés sur lui. Il se défend mal, il ne se défend plus ; il entend qu’on dit :

— Nom de Dieu !

Puis :

— Tenez-le, tenez-le, le salaud !

Puis quelqu’un :

— Qu’est-ce qu’on en fait ?

On a répondu :

— On va le foutre au lac.

Il cherche encore à faire des mouvements avec les jambes, mais ils sont deux à lui tenir les jambes, et deux autres le tiennent par les bras. Il sent l’air frais de la nuit lui venir sur la figure, pendant qu’on l’emporte ; puis on le balance par-dessus le mur du quai.

Elle avait fait quelques pas sur la place où il n’y avait plus personne. Le café un instant a brillé encore derrière elle, l’éclairant de dos ; ensuite on a vu les lumières s’éteindre par degrés, les lampes rouges, les lampes bleues, enfin les blanches. C’était Mme Tâcheron, qui est une femme économe.

Il n’est plus resté qu’une ou deux lumières, pendant qu’elle s’est avancée encore ; puis s’arrête, parce qu’elle avait entendu marcher.

C’était l’un des douaniers.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Oh ! c’est rien, ils se sont battus.

— J’ai bien vu, dit le douanier.

— Et ils en ont fichu un à l’eau.

— Où est-ce qu’il est ?

— Savoir, dit-elle.

— Voulez-vous que je vous aide ?

— Non, merci bien. Et puis, dit-elle, c’est pas la peine ; ça sait nager.

Elle se penche par-dessus le mur du quai ; elle ne voit rien. C’était un trou noir. Il fallait se réhabituer à l’obscurité, après toutes ces lumières.

Elle distinguait seulement qu’il y avait dans le port deux chalands outre la Vaudaire et les trois embarcations faisaient trois vagues formes noires, avec les mâts de la Vaudaire qui s’apercevaient plus nettement parce qu’ils montaient jusque dans le ciel. Les trois embarcations étaient amarrées par l’avant au mur du quai où il y a de gros anneaux, l’ancre étant jetée à l’arrière, de sorte que les ponts faisaient des taches claires, mais entre eux il y avait deux fossés profonds, gras, huileux, pleins d’obscurité.

Elle se penche davantage :

— Monsieur Joseph !

Elle a dit :

— C’est moi. Vous pouvez venir, ils sont loin.

Elle continuait à ne rien voir, mais on entendait très bien à présent le bruit léger qu’on fait quand on nage. Elle regarde mieux et, au bout d’un moment, elle a aperçu un point plus sombre encore que l’eau et qui s’en allait vers le large. Plus on s’éloignait de la rive, plus aussi le noir de la nuit diminuait d’intensité par l’intervention d’un faux jour, et de la poussière des étoiles qui était comme du pollen tombé sur le lac ; alors elle a vu que c’était bien Joseph, parce que le point arrivait dans cette partie mieux éclairée.

— Monsieur Joseph !

Le douanier devait regarder de loin, mais est-ce qu’on s’occupe d’un douanier ? « À présent, se disait-elle, il ne pourra plus se passer de moi. »

Elle appelle, on ne répond rien ; la tête s’éloignait toujours plus de la rive ; où est-ce qu’on allait ? Mais elle a compris. Les chalands et la Vaudaire sont à vide. Les chalands et la Vaudaire n’ont rien dans le ventre ; alors l’eau les expulse hors d’elle-même, de sorte qu’ils avaient grandi d’un bon mètre depuis qu’ils avaient été déchargés.

Elle a compris que Joseph allait chercher la chaîne de l’ancre. Elle le voit, en effet, qui est arrivé à l’arrière de la Vaudaire et là tend une main hors de l’eau.

Elle n’a eu qu’à attendre. On entend grincer la chaîne, on entend le bruit qu’il a fait, l’ayant empoignée, pour se tirer sur le pont ; il se montre tout noir ensuite dans cette espèce de farine d’étoiles qui flottait vaguement autour de lui. Il venait sur le pont avec difficulté, passant de temps en temps la main sur ses bras et sur les jambes de son pantalon pour en exprimer l’eau qui lui collait ses habits au corps, l’embarrassant de leur mouillure.

— Monsieur Joseph !…

Elle parlait bas :

— Vous n’avez pas entendu quand je vous ai appelé ?

— Que si !

— Vous n’avez pas répondu.

— Oh ! a-t-il dit, c’est que je venais.

Elle a dit :

— Alors, venez vite.

— Non, je remonte.

— Où ça ?

— Chez moi.

— Oh ! a-t-elle dit, c’est pas pressant.

Il saute sur le quai.

— Vous avez bien un petit moment ; il faut vous sécher d’abord… Il n’y a plus personne, vous savez…

— Oh ! je sais, a-t-il dit.

— Ils se sont tous sauvés ; c’est des lâches.

La porte du café, qui était grande ouverte, laissait voir la salle vide et par terre des flaques de vin, avec des débris de verres cassés. C’était son chemin, à elle ; lui, c’est son chemin, ou presque. Il s’était mis à la suivre, ayant été amené ainsi jusqu’aux lumières. Et là, tout à coup, elle s’était retournée :

— Eh ! vous saignez !

— Oh ! dit-il, c’est rien.

Mais il porte la main à son front, écartant ses cheveux qui sont collés dessus, et ramène sa main toute rouge, alors elle dit : « Vous voyez… Venez vite ! » étant entrée.

— Asseyez-vous !

— Oh ! c’est rien.

— Asseyez-vous !

Et il se laissait faire, pendant qu’il s’était assis, en effet, et elle lui lavait le front, puis a déchiré la serviette pour lui faire un pansement.

Il ne la regardait toujours pas, parce qu’elle était au-dessus de lui.

— C’est seulement la peau qui est fendue. Attendez !

Et, repliant le linge, elle en avait fait une bande :

— Vous n’avez pas froid ?

Il disait non.

Elle lui a noué le bandage autour de la tête, l’ayant fixé ensuite par derrière au moyen d’une épingle de nourrice, puis a dit : « Voilà, ça y est ! »

Puis a dit :

— Écoutez, je vais vite fermer le café…

Il a dit :

— Je remonte.

— Attendez. Je vais mettre les volets et puis on ira voir si on ne trouve pas une chemise sèche. Vous n’aurez plus qu’à remonter chez vous, a-t-elle dit, si vous voulez…

Il restait là ; elle empoignait les volets un à un. Elle les a fixés à l’extérieur du vitrage. Il n’y a plus eu ensuite que celui de la porte, alors elle a dit :

— Il nous faut aller.

— Où est-ce que vous allez ?

— Oh ! je ne couche pas ici, j’habite la dépendance.

— Ah ! a-t-il dit.

Elle avait été prendre la clé de la porte dans un tiroir avec une autre clé plus petite qui était celle du cadenas. Elle ferme la porte, elle tourne la clé dans le cadenas.

— C’est l’escalier plus loin. On va voir dans l’armoire si on ne trouve pas ce qu’il vous faut. Vous allez avoir des frissons.

Il y avait une sorte de remise qui faisait suite au bâtiment du Petit Marin, c’est là qu’elle avait sa chambre. Le rez-de-chaussée de la remise servait à loger des bateaux, des rames, des filets ; et, au-dessus, était d’abord une terrasse où on montait par un escalier, de là on passait dans la chambre, laquelle faisait ainsi, sur le côté, un premier étage à la construction.

Elle monte l’escalier.

— Vous ne connaissez pas, disait-elle. C’est encore à Mme Tâcheron. Elle loue le bas ; moi, je loge à l’étage.

Elle ne s’était pas retournée ; elle ne semblait pas s’occuper de savoir s’il la suivait. Elle est parvenue ainsi sur la terrasse où il y avait une vigne qui grimpait par des piliers à un balcon, comme on voyait très bien, parce que tout était peint en clair par les étoiles. Ce qu’on voyait aussi, c’était sous le balcon une grande armoire qu’elle a été ouvrir.

Elle disait :

— C’est plein de choses. C’était au père Tâcheron.

Il y avait dans l’armoire un vieux chapeau de paille, une hotte à sulfater, toute espèce de vieux habits :

— C’est peut-être pas beau, mais c’est sec. Et puis, disait-elle, la nuit tous les chats sont gris.

Elle a fait un paquet des vêtements qu’elle avait trouvés dans l’armoire et le jette sur son bras.

Il y avait deux portes. La première porte était fermée à clé ; la seconde n’était que poussée. Elle a passé la main par l’ouverture, puis elle a tourné le commutateur.

— Entrez vite, a-t-elle dit.

— Non, il faut que j’aille, a-t-il dit.

On voyait un vieux lit bateau en bois de noyer, couvert d’une étoffe rouge, une table ronde, une toilette-commode avec des tiroirs à boutons de bois, une chaise de paille, un fauteuil tendu de velours grenat. Et c’était là le mobilier, mais il y avait aussi dans la chambre les choses qui lui appartenaient, à elle : c’est-à-dire beaucoup de photographies découpées dans des journaux et fixées au mur par des épingles, du linge, des robes qui traînaient sur les chaises, sur la table une boîte de poudre de riz, un miroir carré bordé de nickel.

— Vous excuserez le désordre, mais, vous savez, dans le métier… Mettez-vous là.

Elle avait jeté le paquet d’habits sur le lit :

— On ne sait jamais ce qu’on va faire dans le métier… Ce n’est même pas toujours la peine de vider sa valise.

— Ah ! a-t-il dit, vous n’êtes pas sûre de rester ?

— On ne sait jamais ; on va, on vient, on est nomades…

Alors il a dit :

— Elle aussi…

— Qui ça ?

Il ne répond rien.

— Allons, disait-elle, ne vous gênez pas. Ôtez votre veste… Oh ! vous savez, moi, Monsieur Joseph… Ôtez seulement votre chemise… Voilà qui doit vous aller.

C’était un pantalon de toile bleue qu’elle avait déplié sur le lit, pendant que l’eau continuait à couler le long des habits de Joseph, faisant une mare sur le plancher ; mais il a secoué la tête. Et il disait :

— C’est quand même pas ça… Enfin, peut-être que ça ne fait rien.

Il lui touche le bras :

— C’est beau blanc.

— Bien sûr, dit-elle, c’est blanc, gros bêta, crois-tu qu’on ne se soigne pas ?… C’est le métier. Dépêche-toi de changer d’habits et puis tu retourneras chez tes femmes.

Il dit :

— Elle est plus mince que vous.

— Tu es fiancé, hein ?

— Oui, a-t-il dit, mais c’est pas ça !

— Oh ! dit-elle, c’est pourtant bien moi qui t’ai sauvé quand ils t’ont jeté à l’eau, dis, grand fou… Eh bien, il va falloir que je te sauve une seconde fois, sans quoi gare aux pneumonies. Qu’attends-tu ?…

Parce qu’ils se parlaient en face l’un de l’autre, mais alors elle s’approche ; elle l’empoigne par sa veste :

— Allons, disait-elle, dépêche-toi.

 

***  ***  ***

 

Il voit que le matin allait venir, et il se disait : « C’est pas ça. » La lampe était éteinte, mais la lumière de la lune, qui entrait par la fenêtre, faisait comme une feuille de papier blanc étalée sur le plancher. Il s’est dit : « C’est faux. Où est-ce qu’on trouve la vérité ? » La lune sur le plancher envoyait un reflet qui se heurtait au plafond et de là tombait sur le lit, où elle était, et lui près d’elle : il n’a eu qu’à se tourner un peu de côté pour la voir. Il ne s’est pas pressé, il était raisonnable ; il se disait : « Il y a une chose qu’on cherche, seulement est-ce qu’on peut l’avoir, cette chose, et qu’est-ce que c’est ? » Puis il se disait : « C’est pas ça. » Il la voyait dans la lumière de la lune, qui était assez faible, mais égale et soutenue ; il voyait dans cette lumière sa poitrine, à elle, se soulever régulièrement et très lentement. C’est une femme qui dort. Elle avait faim, l’appétit lui a passé. Mais moi ? Moi, j’ai toujours faim, se dit-il. Oh ! il ne faut pas la déranger.

Elle avait les mains sous la tête ; les fausses boucles de ses cheveux étaient répandues autour de sa tête comme les copeaux sur l’établi du menuisier. Les baisers, ça gâte le rouge. Il voyait que le dessin de ses lèvres s’était étalé autour de la bouche, comme quand un enfant a mangé de la confiture. Les baisers, ça gâte les yeux, parce que le noir en avait coulé, et c’est moi qui l’ai sur les lèvres et du rouge aussi, pense-t-il, parce qu’il avait un goût sucré sur les lèvres. Du noir, du rouge, du rose, parce que tout est faux, rien ne tient, tout s’en va, toutes ces belles choses sont seulement posées sur vous ; toutes ces belles couleurs sont une tromperie. Il se mouille le doigt, il le lui a passé sur la joue. Elle grogne, elle dit : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Il dit : « C’est rien. » Elle dit : « Ah ! c’est toi, chéri. » Elle se rendort. On se laisse tromper par ce qui est faux. Tout ça, c’est de la fausseté, bien qu’elle soit vêtue seulement de sa peau, mais même la peau ment, se parant pour vous mieux séduire des apparences de la beauté. Il voit sa gorge qui est trop blanche. Il voit son ventre qui est blanc et bleu. Elles se frottent le corps avec un liquide fait exprès ; elles imitent la fleur, le parfum de la fleur, les couleurs de la nature. Elles prennent à la nature ce qu’elle a de beau et se l’attribuent, pour vous attirer.

Seulement ça ne dure pas. Il voyait bien que ça ne durait pas, à cause de la fatigue de ce corps en sueur qui s’abandonnait devant lui. Elles le serrent volontairement pour le faire mince. Il a une forme, mais elles le reforment. Elles le font valoir par des attitudes ; elles le rendent artificiellement léger par la démarche et l’allure, parce que le désir de séduire est en elles ; elles s’allongent les jambes par la hauteur de leurs talons. Mais tout à coup leur volonté s’en va, parce que le sommeil est venu…

Il se disait : « Même leur nom est faux. Mercédès… »

Il l’a considérée encore une fois, voyant ce corps qui s’avouait, qui disait : « Voilà comment je suis », qui se dévoilait comme par deux fois, étant privé de vêtements, étant ensuite privé de sa conscience : tout amolli, vieilli, fatigué, criant son âge et son usure ; et il a dit :

— Bouge pas !

Elle disait :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Il a passé par-dessus elle, puis a sauté sur le plancher.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je m’habille.

— Quelle heure est-il ?

— Je ne sais pas, mais il va faire jour.

Elle bâille et s’étire, elle se frotte les yeux.

— Oh ! tu as le temps, dit-elle. Viens…

S’étant à demi réveillée :

— Petit ! tu as le temps, viens vite.

Mais il avait déjà passé son pantalon. Alors elle se tourne vers lui :

— Tu es bête. Ils sont tout mouillés, tes habits.

— Ça ne fait rien, disait-il, j’aime mieux remettre les miens.

— Alors, tu t’en vas ?

— Oui.

— Eh bien, a-t-elle dit, fais comme tu voudras.

Elle s’est tournée du côté du mur, ayant tiré le drap sur elle, pendant qu’il finissait de s’habiller.

L’aurore était du côté du levant comme un linge vaguement gris qui pendrait à un cordeau. L’aurore dans le haut de sa couleur faisait au fond du ciel une ligne droite ; mais plus bas, toute découpée par les inégalités de la montagne, elle semblait avoir été effilochée par le vent.

La lune était dans le milieu du ciel. Elle était blanche, mais pâlissait ; elle devenait transparente et de plus en plus mince comme un morceau de glace qui fond dans l’eau.

Il avait froid et il montait vite pour tâcher de se réchauffer ; seulement ses habits, qui lui collaient au corps, le gênaient dans ses mouvements.

Il avait mal à la tête. Un coup qu’il avait reçu au genou faisait qu’il boitait tout bas.

VI

Comme il continuait à faire sec, le père Taponnier continuait à faire ses voyages. Il allait jusqu’à la source qui sortait de terre au bas d’un pré où elle faisait une tache d’un vert cru, comme si on avait renversé un pot de couleur dans l’herbe brûlée ; il s’en revenait ensuite vers le village.

Il avait arrêté de nouveau Jacob devant la maison de Mme Jacquet :

— Alors quoi ? a-t-il dit.

Les mouches devenaient méchantes. Il faisait si chaud que Mme Jacquet avait ôté son mouchoir de tête rouge. On voyait son front qui était blanc au-dessus d’une figure brune ; trois grandes rides s’y marquaient comme une portée de musique.

Et puis deux plis se sont creusés à la racine de son nez.

— Qu’est-ce que vous voulez !

Les bras lui sont tombés le long du corps, de découragement :

— Cette femme, vous la connaissez ?

— Non.

— La nouvelle servante que la patronne du Petit Marin a engagée… Il est faible, il s’est laissé faire. Mais, vous voyez ça, un garçon qui est fiancé !… Voilà quatre ou cinq jours qu’elle n’est pas revenue.

— Qui ça ?

— Georgette.

— Ma foi, dit Taponnier, ça se comprend.

— Oui, disait Mme Jacquet, seulement c’est un bon garçon. Et d’où est-ce que ça peut bien sortir, ces femmes, que ça ait le droit de venir ainsi faire du tort aux honnêtes gens ?…

— Eh bien, au revoir, disait Taponnier. J’espère bien que, la prochaine fois que je viendrai, les choses se seront arrangées. Tout s’arrange avec le temps, tout s’arrange à la fin des fins !…

Et il s’en est allé, disant :

— Le bon Dieu, pour nous faire, souffle sur un peu de poussière ; il souffle de nouveau dessus et on est défaits…

Joseph, pendant ce temps, rôdait sur les chemins, parce qu’il pensait : « Georgette sait tout ; elle est fâchée. Comment faire pour qu’elle ne soit plus fâchée ? Parce que c’est simple, après tout. »

Il avait poussé jusque chez Georgette, mais sans doute qu’elle l’avait vu venir. Il avait eu beau heurter, la porte était restée fermée ; il avait eu beau l’appeler, l’appeler encore, elle n’avait rien répondu.

Alors il s’était mis à la guetter, s’étant embusqué derrière une haie, non loin du chemin, jusqu’à ce qu’il l’eût vue enfin paraître. Elle descendait au village. Il n’a eu qu’à attendre qu’elle en remontât.

Mais elle, l’ayant vu sortir de sa cachette, s’était mise à courir, car elle avait un peu d’avance, droit devant elle, sur le chemin.

— Georgette !

Il lui courait après, elle n’avait pas l’air d’entendre. Et il ne l’aurait pas rejointe, si, à ce même moment, le père Taponnier n’avait paru en avant d’elle avec son mulet et son tonneau, ce qui l’avait forcée à prendre à travers prés. Il s’était jeté à sa suite, pendant que Taponnier avait été caché par une bosse de terrain ; et, tout ce qu’on voyait encore de lui, c’était la fumée de sa pipe qui faisait une boule bleue, puis se dissipait peu à peu dans l’air.

— Georgette, tu n’as pas compris.

Il continuait de courir derrière elle.

— Georgette, laisse-moi t’expliquer…

Elle courait toujours, mais elle ne savait plus très bien où elle allait, sur cette pente toujours plus raide, qui tombait là d’un seul coup vers le lac ; et où le bois de châtaigniers était venu soudain se mettre en travers de sa course.

Elle s’était brusquement retournée ; elle lui a dit :

— Laissez-moi passer !

Il a étendu les bras pour lui barrer le chemin.

Elle avait fait de nouveau demi-tour ; il s’était remis à la suivre ; elle s’arrête de nouveau :

— Laissez-moi tranquille, malhonnête, sans quoi j’appelle… Un homme comme vous ! Un homme qui est fiancé et puis il va avec des femmes !

— C’est pas une femme.

— Hein ?

C’est tout ce qu’elle avait dit. L’étonnement a fait qu’elle restait là, la bouche entr’ouverte. Lui, il se tenait devant elle. Ils étaient maintenant arrivés dans le bois. Les branches faisaient au-dessus d’eux comme la voûte d’une grotte où ils seraient entrés comme par un trou de souris ; et lui :

— Georgette, tu n’as pas compris… Cette femme, c’est que c’était faux. Cette femme, ça ne compte pas. Je me suis laissé tromper, mais c’est fini… Qu’est-ce que tu veux ? je suis un pauvre garçon, je cherche.

Elle l’a laissé parler ; elle lui a répondu :

— J’ai cru que tu avais trouvé…

— On ne sait jamais si on a trouvé.

— Ah ! bon.

Et elle fait encore un mouvement d’épaules comme pour lui tourner le dos, mais lui :

— Je ne savais pas ; à présent, je sais. Et je n’ai plus que toi, Georgette.

Elle l’a bien regardé encore une fois ; elle a commencé à dire :

— Alors tu t’es battu à cause de cette femme ?

Elle le regarde de la tête aux pieds :

— Tu n’as pas tant bonne façon, tu sais. Faut-il que tu en aies, du toupet, pour me courir après, bosselé comme tu es là ! Qui est-ce qui t’a fait ça ?

— Clérici.

— Eh bien, disait-elle, c’est signé.

Mais il disait :

— Écoute, asseyons-nous. Parce que, dit-il, tu me pardonnes ?

Ils étaient sur une de ces marches d’escalier que la pente projetait par place en avant d’elle ; c’est comme des bancs avec un dossier. Encore une fois, ils étaient là ensemble : et l’endroit semble fait exprès pour être deux. Rien ne bougeait sous la voûte de feuilles et de branches, ni autour de vous sur le sol nu où il y avait des taches de soleil qui étaient comme des sous tout neufs. On entendait de temps en temps, au loin, le bruit d’une rame contre le bordage d’un canot.

— Alors quoi ? disait-elle, il était jaloux, Clérici ?

Elle s’était assise, il s’était assis à côté d’elle ; ils avaient commencé une conversation…

— C’est que tu es toujours plein d’inventions. Qu’est-ce que tu as dans la tête ?

Il a dit :

— J’ai toi dans la tête.

— Moi, toute seule ?

— Toi, toute seule.

— Tu le jures ?

— Je le jure.

Alors elle s’est mise à rire, il voyait bien qu’il était pardonné. Elle était assise, les mains dans le creux de sa jupe ; il était assis à côté d’elle, il avait, lui, les mains sur les genoux. Ils regardaient chacun droit devant soi et ainsi leurs regards allaient jusqu’à la naissance des grosses branches que les arbres qui poussaient plus bas élevaient juste à hauteur de leurs yeux, tandis qu’il y avait, par-ci par-là dans le feuillage, des espèces de fenêtres garnies de verre bleu.

— Tu es un peu fou, disait-elle.

— Je sais bien, mais ça va passer.

— Tu es sûr que ça va passer ?

Il lui a tendu la main, elle l’a prise ; elle disait : « On verra ça… »

— On verra bien, disait-elle, si tu es sage… Mais il y a encore une chose que je voudrais savoir, c’est si elle a aussi des taches.

— Qui ?

— Cette femme du Petit Marin.

Il a dit :

— Quelles taches ?

— Tu ne te rappelles déjà plus ? L’autre jour, quand tu revenais de Lausanne… Tu n’étais pas de bonne humeur ; tu me disais : « Qu’est-ce que tu as là ? »

— Georgette, je vais t’expliquer…

— Est-ce qu’elle a aussi les mains abîmées ? Oh ! je sais bien, a-t-elle repris, elle lave les verres au café ; ça fait les ongles courts…

— Georgette…

— Non, dit-elle. Et je voulais te demander : est-ce qu’elle a les dents de travers comme moi ? C’est que, tu comprends, disait-elle, on n’a pas le temps de les soigner, nous autres, quand on est petites. Et il faudrait allez chez le dentiste, seulement ça coûte cher.

— Georgette, je vais te dire, moi, j’aime les dents de travers…

Il a dit :

— C’est une chose qui existe.

Mais, elle, elle recommençait :

— Il y a quand même des choses pas claires. Écoute, Joseph, tu m’as dit : « Cette femme, ça ne compte pas », et je te crois, puisque tu l’as juré, mais il y en a eu une avant. La première fois que tu m’as dit : « Qu’est-ce que c’est que cette tache ? » tu ne la connaissais pas encore, cette femme du Petit Marin.

— Ah ! a-t-il dit, non, c’est vrai ; mais cette fois-là c’était en l’air. C’était sur un fil de fer, c’était dans un cirque, c’était une fête. Il y avait des toiles. Il y avait le Pôle nord avec un ours blanc, il y avait l’Arabie, il y avait aussi des cow-boys sur leurs chevaux… Et la tête vous tourne un peu.

— Alors c’est que ça n’existe pas, tout ça ?

— Que si, ça existe, mais c’est loin, c’est peut-être trop loin, disait-il. Et puis, disait-il, c’est fini.

— Oh ! j’ai pas peur, disait-elle, mais c’est tout ?

— Non.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Une dame. Une belle dame toute blanche qui était sur un fil de fer. Et puis elle s’est envolée.

— Oh ! dit Georgette, si elle s’est envolée…

— Oui, dit-il, elle était dans le monde, mais elle n’est plus nulle part dans le monde… Il n’y a plus que toi, Georgette…

On a entendu, sur le chemin, Taponnier qui revenait.

VII

Cependant Mme Jacquet avait fait venir Agostino : c’était un vieil Italien à moustache grise, qui était établi plâtrier-peintre depuis plus de trente ans dans le pays.

Il était arrivé, un matin, une échelle double à l’épaule et un pot de colle à la main, ayant en outre dans la poche de devant de son tablier cinq ou six rouleaux de papier peint qu’il avait remis à Mme Jacquet pour qu’elle pût faire son choix.

Agostino chantait à l’étage d’en haut ; et, eux, ce même matin-là, car tout va bien, étaient dans la cuisine, c’est-à-dire Joseph, sa mère et Georgette. Ils n’arrivaient pas à se décider au sujet d’un de ces papiers que Mme Jacquet trouvait trop salissant, tandis que Joseph trouvait trop sombre le papier qu’elle proposait.

— Je n’aime pas les fonds blancs ; la moindre tache s’y voit.

— C’est pourtant joli, disait Joseph ; qu’est-ce que tu en penses, Georgette ?

Des bouquets de fleurs des champs tenus attachés par des rubans roses.

— Et puis, disait-il, ça fait clair, ça fait dimanche, disait-il, c’est gai. Et on n’est pas des vieux, qu’en dis-tu, Georgette ?

— Moi, disait Georgette, je vous laisse choisir.

À ce moment, on avait heurté à la porte d’entrée. Joseph avait été ouvrir.

Il a vu avec assez d’étonnement que c’était Dubouloz, qui avait l’air embarrassé de la commission qu’il avait à faire, qui a dit : « Salut ! Joseph ! » et lui : « Tiens, Dubouloz ! qu’est-ce que tu veux ? »

Mais Dubouloz fait signe à Joseph de s’avancer jusque sur le chemin, ayant descendu lui-même les trois marches du perron, comme si ce qu’il avait à dire était quelque chose de secret :

— Écoute, Joseph, tu sais, j’ai été bien ennuyé de ce qui s’est passé l’autre soir…

— Il y a longtemps que je n’y pense plus.

— Bien sûr, ce n’était pas par méchanceté ; seulement qu’est-ce que tu veux ? on avait bu et, moi, j’ai bien essayé de te défendre, seulement ils s’y étaient mis à cinq ou six.

Joseph avait dit en riant :

— C’est tout ?

Et Dubouloz est étonné de voir Joseph de si bonne humeur, ce qui l’encourage à poursuivre :

— Et, disait-il, tu ne t’en es pas trop ressenti ?…

— Tu vois.

Joseph montre une tache rose qu’il a encore sur le côté du front, puis se touche le genou, et puis :

— C’est fini, mais qu’est-ce que tu voulais me dire ?

— Ah ! justement, dit Dubouloz.

Il s’est mis à parler tout bas :

— C’est à cause du père Pinget… Il a disparu de chez lui. Il y a quatre jours que personne ne l’a vu…

— Entre, disait Joseph, c’est pas un secret.

— C’est pas un secret, bien sûr, tout le monde en parle au village… Seulement…

Et il recommence à parler plus bas :

— C’est la servante, tu sais bien, Mercédès. Eh bien, elle dit que tu as été seul tout un soir, au Petit Marin, avec le père Pinget et que tu dois savoir mieux qu’un autre ce qui s’est passé…

— Entre quand même, a dit Joseph ; il y a Georgette, ça ne fait rien. Tu boiras un verre de vin frais… Allons, entre vite.

Il avait ouvert la porte ; il criait dans le corridor : « C’est Dubouloz… » Si bien que Dubouloz n’a pas pu faire autrement que d’entrer, s’étant trouvé tout à coup dans la fraîcheur et dans l’obscurité du corridor peint en jaune, au bout duquel il est arrivé dans la cuisine où il y avait les deux femmes.

Il y avait sur la table les rouleaux de papier peint que des verres posés aux deux bouts tenaient à moitié déroulés.

— On choisissait, disait Joseph, c’est qu’on va se mettre en ménage… Oh ! oui, bientôt… Mère, dit-il, va nous chercher à boire…

Dubouloz s’était assis. Mme Jacquet était remontée de la cave avec une bouteille de vin blanc. Et, au premier étage, Agostino continuait à chanter (c’était à présent Santa-Lucia) d’une belle voix de ténor.

— Eh bien, parle.

Joseph expliquait aux femmes :

— Il ne voulait pas entrer, il avait peur de vous peut-être.

— C’est que vous ne savez pas, le père Pinget…

— Moi, je savais, a dit Georgette.

— Moi, je ne sais rien, disait Mme Jacquet.

— Eh bien, demande à Dubouloz.

— Oui, disait Dubouloz, c’est bien malheureux… Vous savez que le patron vient d’acheter un nouveau chaland, alors on ne va plus se servir de la Vaudaire. Elle va être vendue comme bois à brûler. Et Pinget avait l’habitude des barques et de la navigation à voiles ; il était trop vieux pour changer de métier… Ces moteurs, ces coques en fer, ces grues, ces tapis roulants, toutes ces mécaniques : ça n’était pas fait pour lui, c’est bien sûr. Et, vous comprenez, voilà quatre jours…

— Où est-ce qu’il a été ? a dit Mme Jacquet.

— Justement, c’est ce qu’on ne sait pas ; personne ne l’a vu au village…

— Et sa fille ?

— Sa fille non plus. Et alors…

— Continue seulement, disait Joseph.

— Eh bien voilà, c’est la servante, la servante du Petit Marin.

Il a baissé les yeux parce que Georgette était assise en face de lui :

— Elle dit comme ça qu’il n’y a que Joseph qui puisse dire ce qui s’est passé, parce que Pinget lui a parlé et qu’il faudrait que Joseph vienne.

— Ma foi non !

Mais voilà que Georgette a dit :

— Pourquoi est-ce que tu n’irais pas, Joseph ?

Elle a dit à Dubouloz :

— Vous croyez que ça me fait quelque chose ?…

— Et puis, toi, si tu peux être utile, disait-elle à Joseph, si tu peux donner des renseignements…

— Qu’est-ce que le père Pinget t’a dit ? demandait Dubouloz.

— Ma foi, a dit Joseph, c’était pas facile à comprendre. Il disait que c’était fini…

— Tu vois bien, disait Georgette.

— Il parlait de cinq cents francs.

— Tu vois bien.

— Il parlait de sa cheminée, et puis aussi d’un bout de corde.

— Il te faut aller, dit Georgette.

— Oui, a dit Dubouloz, je crois bien qu’il te faut venir.

Ils avaient fini la bouteille ; il était dix heures du matin.

Tout s’est passé parfaitement bien au Café du Petit Marin. Elle avait été très naturelle et polie avec Joseph. Elle lui avait dit : « Bonjour, Monsieur Joseph. » Il lui avait dit : « Bonjour, Mademoiselle. »

Il y avait beaucoup de monde, ce jour-là, dans la salle à boire. Il y avait les deux douaniers qui étaient venus prendre l’apéritif. Il y avait le maire et des hommes du village. Il y avait aussi Métral.

Il se lève, il vient à Joseph, il lui dit : « Salut ! » Il lui tend la main.

Joseph lui demande :

— Et Clérici ?

— Il n’est pas là.

— Quand est-ce que vous repartez ?

— Oh ! pas avant un ou deux jours… On est en train de charger le chaland.

Joseph s’était assis à la table où était le maire devant un vermouth-citron, en compagnie de Dubouloz.

— Oh ! disait le maire, si c’est sa fille qui l’a volé, on ne lui peut rien, à elle. Il n’y a pas délit en cas de descendance directe, c’est la loi… Il faudrait seulement tâcher de voir d’un peu près comment la chose s’est passée. Mais, moi, si j’allais, vous comprenez, ça aurait l’air trop officiel. Vous n’iriez pas, vous, chez sa fille ?

On écoutait ce que disait le maire.

— Je veux bien, disait Joseph. Tu viens avec moi, Dubouloz ?

— Si tu veux, disait Dubouloz.

— Eh bien, on va y aller tout de suite… Mais, disait Joseph, Monsieur le maire, si cette visite ne donnait rien, il faudrait aller le chercher, il n’est peut-être pas bien loin…

— Oui, mais où ? disait le maire.

— Écoutez, disait Joseph, il y a mon futur beau-père. Il a un chien qui a du nez.

Ils sont pêcheurs, ils sont navigateurs, ils sont vignerons, mais ils sont aussi chasseurs sur cette côte qui monte raide et longuement derrière vous, avec des coins de pré où il y a du lièvre, des ravines qui sont fréquentées par les renards, enfin haut dans le ciel des cornes de rocher où est le séjour des chamois :

— Et on trouvera bien, disait Joseph, un bout d’habit ou un reste de chemise qui lui appartienne.

— Il faudra voir, disait le maire, mais, en attendant, si vous voulez bien…

Joseph a vidé son verre de vermouth-cassis, puis se lève. Dubouloz se lève.

Mercédès était sur le pas de la porte ; elle lui a dit :

— On se reverra, Monsieur Joseph ?

Il lui a dit :

— Il y a des chances. Au revoir, Mademoiselle.

— Au revoir, Monsieur Joseph.

Ils n’ont eu qu’à prendre, Dubouloz et lui, par le chemin qui monte à gauche de la place.

Il est bordé de vieilles maisons basses, à demi ruinées, quelques-unes même pas crépies ou dont le crépi est tombé ; elles ont des toits plats dont les tuiles qui dépassent laissent pendre, quand il pleut, un léger feuillage d’eau.

C’était la dernière des maisons, peu avant d’arriver à la route.

La porte de la cuisine ouvrait directement sur le chemin et la fumée qui en sortait, comme rabotée par le linteau, faisait un long copeau flexible appliqué contre le mur.

Ils ont dit : « Y a-t-il quelqu’un ? »

Une grosse femme est venue. Elle avait des bras rouges et un corsage noir à pois blancs.

Deux enfants à moitié nus, dont l’un marchait à peine, étaient pendus à sa jupe.

Elle a dit : « Qu’est-ce que vous voulez ? »

Et tout de suite :

— Il vous faudra repasser, mon mari n’est pas là ; il travaille aux carrières.

— Oh ! a dit Joseph, ce n’est pas à votre mari qu’on a affaire, c’est à vous. Parce qu’on est en train de chercher votre père ; mais peut-être que vous savez où il est, vous.

— Moi ! dit-elle. Et comment est-ce que je le saurais ? Et puis est-ce que ça vous regarde ?

— Ah ! a dit Joseph, si c’est comme ça. Enfin, il n’est pas là, ou quoi ?

— Bien sûr que non qu’il n’est pas là ! Avez-vous seulement passé chez lui ?

— Vous avez la clé ?

— Il n’y a pas besoin de clé. Il n’a jamais fermé sa porte. Ça n’est pas, disait-elle, pour ce qu’il possédait, le pauvre !…

— Et où est-ce ?

— Je sais, dit Dubouloz.

Ils sont redescendus le chemin jusque devant une maison encore plus ruinée que les autres. Un escalier de pierre extérieur menait au premier étage. Il y avait eu une rampe de pierre tout le long de cet escalier, mais la rampe avait disparu, de sorte qu’on y montait à découvert jusqu’au bas des jambes. Les marches elles-mêmes, qui ne tenaient plus, s’enfonçaient drôlement sous votre poids comme des touches de piano. On arrivait à une vieille porte de chêne qui avait été consolidée avec des planches de sapin pour l’empêcher de tomber en morceaux. Et elle n’était que poussée, quoique frottant du bas par suite de son affaissement sur le carreau tout inégal et dégradé, ce qui vous amenait sous le toit, car il n’y avait plus de plafond ; et on se trouvait pour finir dans une espèce de soupente sous des constellations et beaucoup d’astres clairs qui étaient des trous dans les tuiles. Les fenêtres avaient été bouchées, faute de vitres, avec des planches.

Dans un coin il y avait une espèce de lit sans draps, avec une paillasse crevée. Au milieu de la pièce, une table se tenait tout juste debout, n’ayant que trois pieds. Sur la table, on voyait une pipe de terre, un reste de paquet de tabac, sept ou huit bouteilles vides, une paire de vieux souliers. Enfin, tout le fond de la chambre était occupé par une cheminée à crémaillère, où traînaient divers ustensiles, entre autres une casserole en terre rouge encore pleine de polenta.

Joseph avait glissé la tête sous le manteau de la cheminée ; il a appelé Dubouloz qui était en train de fureter dans la pièce :

— Hé ! Dubouloz.

Et, de dedans la cheminée :

— Tu te souviens, il disait que c’était là qu’il avait caché son argent.

Joseph s’était redressé à l’intérieur du conduit ; il s’est aperçu qu’il y faisait jour. Les parois enduites de suie brillaient comme de l’argent : c’est que le chapeau de la cheminée avait été emporté par un coup de bise. Et on voyait à hauteur d’homme, sur l’un des côtés du canal, une sorte de trou ou de niche où il était facile d’atteindre de la main.

Il y avait dans cette niche une boîte à corned-beef. Elle était vide.

Joseph la montre à Dubouloz :

— Eh bien, disait-il, il ne nous reste plus qu’à aller trouver le maire et puis on ira chez Borcard parce qu’on aura besoin de son chien…

C’est ainsi qu’ils s’étaient mis en route, le lendemain matin de très bonne heure. Ils étaient trois : Borcard, Joseph et Dubouloz. Borcard tenait son chien en laisse.

Le temps était couvert, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps : il était couvert et orageux.

Les trois hommes sont descendus, avant que personne eût encore bougé au village, jusqu’à la maison de Pinget où ils ont introduit Maraud, le laissant flairer à sa guise sous les meubles et dans les coins, puis le font sortir ; et il faisait presque nuit encore, mais peut-être qu’il va continuer à faire nuit.

Et Borcard, ayant détaché Maraud :

— Eh bien, vas-y…

On voyait Maraud qui hésitait et allait de droite et de gauche sur le talus bordant la route du côté de la montagne.

— C’est que tout est sec, disait Borcard. Depuis combien de temps est-ce qu’il n’a pas plu ? Et il n’y a même point de rosée, ce matin.

Maraud avait disparu sous les buissons ; et, eux, entendaient à présent le morceau de village qui était au-dessous d’eux, peu à peu, par des bruits, remonter à la vie ; – pendant que l’aube ne se marquait en aucun point précis du ciel, mais était partout répandue, à cause des nuages qu’elle éclairait uniformément par derrière.

Maraud était reparu, puis il s’est mis à suivre la route, et on le suivait.

C’était un chien à longues oreilles pendantes et à manteau feu.

— Cherche, Maraud !

Comme ils ne savaient pas trop jusqu’où la piste qu’ils trouveraient (à supposer qu’ils en trouvassent une) allait bien pouvoir les mener, Borcard avait pris avec lui une musette en cuir où il y avait, outre son fusil démonté, du pain, du fromage et une gourde d’eau-de-cerises. Ils suivaient le chien qui de temps en temps se tournait vers eux, la patte levée ; ayant été menés ainsi jusque tout près de l’église, puis sur la gauche vers un ravin où ils s’étaient enfoncés et qu’ils remontaient à présent dans le lit à sec du torrent. Les pierres que le frottement avait arrondies rendaient la marche difficile.

De temps en temps, Maraud bougeait la queue, puis partait brusquement sur un des versants du ravin, mais pour revenir au bout d’un instant.

— Voyons, disait Borcard, c’est pas ça, tu sais bien… Qu’est-ce que tu as senti ?… Une martre, une pie ? Allons, Maraud ! va vite…

La bête obéissait. Ils sont arrivés ainsi à un nouvel étage de la montagne, où il y avait un carré de prés tout entouré de bois, qui se trouvait un peu au-dessous du fenil de Borcard qu’ils avaient laissé à l’ouest.

Maraud s’était mis à tourner en rond.

— Qu’est-ce qu’on fait ? disait Borcard.

Ils se sont assis un moment ; ils étaient découragés.

— Eh bien, explique-moi l’affaire encore une fois, disait Borcard à Joseph. Qu’est-ce qu’il lui est arrivé, à Pinget ?

C’était pour gagner du temps. Ils s’étaient assis tous les trois sur l’herbe dans le haut du pré et fumaient, Joseph et Dubouloz une cigarette, Borcard sa pipe ; et Joseph :

— Eh bien, c’est qu’il a été volé. Cinq cents francs. J’ai trouvé la boîte, c’est sa fille… Il aura perdu la tête. Oh ! il ne doit pas être bien loin…

— Savoir, disait Borcard.

Il tirait sur sa pipe.

Il a repris :

— Il n’y a pas meilleur que mon chien, mais qu’est-ce qu’il peut faire par cette sécheresse ? Ça s’est passé quand ?

— Il y a quatre ou cinq jours.

— Quatre ou cinq jours !

Ils avaient le lac juste à la pointe de leurs souliers. Le lac, ce matin-là, était couleur de terre battue, ce qui faisait au-dessous d’eux une immense plaine où des routes plus claires allaient s’entre-croisant. Elle était lisse et inhabitée. Il y avait à sa surface toute la place qu’il fallait pour des villes, des villages, toute espèce de constructions, de cultures et une grande circulation d’hommes : alors on s’étonnait de ne voir personne, ni sur les chemins qui étaient sur l’eau, ni entre eux.

— Est-ce qu’on y va ? a dit Borcard.

Ils sont repartis ; ils ont été amenés dans la forêt ; ils se sont arrêtés de nouveau.

Et finalement Borcard avait dit : « On peut essayer d’aller jusqu’à mon fenil ; on y sera au moins à l’abri s’il tombait de l’eau » ; parce qu’il a dit : « C’est bien possible », tournant sa tête vers le ciel qui était toujours immobile, mais où de temps en temps une barre de fausse lumière, par un trou qu’elle s’y perçait, se tendait vers vous comme un bras.

Les trois hommes ont donc poussé jusqu’au fenil de Borcard où ils se sont installés sous l’avant-toit ; c’était une petite maison faite en troncs de sapin équarris, où il y avait une fenêtre qui éclairait une espèce de chambre servant en même temps de cuisine, juste ce qu’il faut pour y passer la nuit quand on vient faire les foins.

Ils mangent, ils vont remplir le gobelet à la fontaine. Ils ne parlaient guère ou plus guère.

Pourtant on domine d’ici plus singulièrement encore toute l’étendue du haut lac qui se creuse au-dessous de vous, ayant la forme d’un arrière de barque. Il était à présent comme un dedans de coque : l’eau, c’est le plancher du pont et dessous il y a la quille, et tout autour le haut bordage des montagnes avec les rapiéçures du bois, l’ajustement grossier des planches, leurs gonflements et leurs retraits, mais qu’on distinguait mal dans une sorte de buée, parce que partout des vapeurs montaient comme quand on fait fondre du goudron. Et rien, toujours rien, ni personne, un grand silence ; tandis qu’ils étaient assis là, ayant mangé et bu, ayant aussi donné à manger au chien qui s’était couché sur le flanc en tirant la langue.

C’est alors qu’on avait vu le père Borcard se lever.

Il fumait sa pipe ; il la retire de sa bouche.

On le voit qui se lève, il ne disait rien. Il a fait quelques pas de manière à être amené au bord même de l’escarpement ; on le voit qui hoche la tête.

Puis on le voit qui se tourne vers vous.

Il a fait signe aux deux autres de venir ; alors il leur a montré quelque chose un peu au-dessous d’eux, sur leur droite, de l’autre côté du ravin ; c’était dans le bout d’un éperon rocheux, cinq ou six points noirs qui montaient et descendaient, tournant en tous sens sur eux-mêmes comme les flammèches éteintes qui sont au-dessus des feux de broussaille.

— Il a bien choisi sa place, hein ? disait le père Borcard.

— Sa place ?

— Les corbeaux, a dit le père Borcard. Tu ne les vois pas ?… Ces points noirs.

À ce moment, les corbeaux s’étaient abattus tous ensemble, en même temps qu’ils se rapprochaient les uns des autres, visant tous le même point :

— Et on aurait pu le chercher longtemps, disait Borcard. Heureusement que les corbeaux ont meilleure vue que nous.

Cette fois, ils avaient compris ; et ils ont hoché la tête à leur tour.

Borcard siffle son chien.

— Ma foi, Maraud, ça n’est pas toi qui auras la prime aujourd’hui.

Il avait été prendre sa musette, il a monté son fusil qu’il a chargé de deux cartouches, il disait :

— J’y mets de la chevrotine, parce que, le plomb plus mince, ça glisse contre les plumes. Et il nous faudra peut-être les chasser : c’est têtu, les corbeaux.

Ils s’étaient remis en marche, tous les trois. Il leur a fallu traverser le ravin, puis descendre dans les rochers par des passages pas toujours commodes. Borcard avait commencé par tirer de loin ses deux coups de fusil sur les corbeaux qui s’étaient éparpillés avec des cris au-dessous d’eux dans l’immense coupe de l’air, où ils se sont mis à faire de grands cercles. Les hommes cependant s’avancent et d’abord ils ne virent rien.

Il a fallu qu’ils s’avancent encore et s’appuient de la main aux troncs qui dépassaient, puis se penchent en avant ; c’était à quatre ou cinq mètres plus bas.

Là, on voyait le dessus d’une tête. Et à cette tête un corps faisait suite, mais il ne pouvait pas être bien distingué, à cause de la verticale, encore qu’il tournât un peu sur lui-même. Le père Pinget s’était passé la corde autour du cou ; puis avait sauté. On ne voyait que le derrière de son crâne, qui était tout rongé déjà, avec des taches blanches aux places où l’os était à nu.

— Ah ! c’est qu’ils ont vite fait, disait Borcard, mais ce qu’ils aiment surtout… Tranquille ! disait-il à Maraud, qui s’agitait dans ses jambes… Oui, c’est les yeux…

On ne pouvait pas voir les yeux, parce que la tête était inclinée de côté sur la poitrine.

— Couché ! disait le père Borcard.

Il disait :

— Enfin c’est un homme soigneux. Il s’est donné de la peine, il ne voulait pas salir…

Il a plu un peu, il est tombé quelques gouttes ; elles cessent de tomber.

Joseph avait dit :

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Il ne faut pas le toucher. Il faut aller chercher le maire et la justice. Veux-tu y aller, Dubouloz ? Je t’attendrai ici avec Joseph.

Dubouloz voulait bien.

— Seulement, lui criait Borcard, dis-leur de prendre un sac, des cordes et un bout d’échelle… Et pas rien qu’un sac, mais deux ou trois, et épais…

De temps en temps, Borcard tirait un coup de fusil sur les corbeaux qui revenaient.

Il avait recommencé à pleuvoir, ce qui avait obligé les deux hommes à aller s’abriter sous un sapin, où ils avaient attendu quatre bonnes heures.

L’orage ne se décidait toujours pas à éclater. De moment en moment, une averse crevait au-dessus du sapin, venant battre les branches richement fournies d’aiguilles et, eux, ils s’étaient retirés dessous jusqu’à être adossés au tronc ; puis l’averse cessait brusquement, comme quand on tourne un robinet et on referme le robinet.

Ils sortaient alors de dessous le sapin, et Borcard tirait un coup de fusil.

— C’est ces sales bêtes… Et puis, disait-il, c’est aussi pour indiquer aux autres où nous sommes.

Borcard lâche encore un coup de fusil, il recommence à pleuvoir :

— Alors, tu te maries ?

Ils étaient de nouveau sous le sapin.

— Vous savez bien.

— Je sais, mais je voulais te dire : cette fois, c’est décidé ?

— C’est décidé.

— C’est pour quand ?

— Pour cet automne.

— C’est ennuyeux, a dit Borcard.

Les deux sous le sapin, pendant qu’il pleuvait et, un peu plus bas, il y avait le père Pinget qui tournait au bout de sa corde.

— J’ai point de permis, tu comprends, mais je suis bien avec le garde-chasse. Et l’automne, c’est le grand moment.

De temps en temps, les corbeaux apparaissaient au-dessus de la crête, remontant de la profondeur comme portés par une immense vague à la cime de laquelle ils tournoyaient, pareils à des débris d’écorce ; et Borcard écartait les branches, montrant le canon de son fusil.

— Tu comprends, c’est Georgette qui tient le ménage, c’est elle qui m’apporte à manger.

Joseph ne répondait rien.

— Il vous faudra renvoyer ça, disait Borcard.

Mais on appelait.

Borcard et Joseph s’avancent, ils entendent qu’on marche dans les pierres au-dessous de la petite paroi. Borcard crie : « Hohé ! par ici, prenez à droite. » Et les hommes étaient apparus l’un après l’autre parmi les éboulis, c’est-à-dire Dubouloz, le maire, le juge de paix, deux gendarmes ; l’un des gendarmes portant une corde et des sacs, l’autre une espèce d’échelle pas beaucoup plus longue qu’un homme.

— Eh bien, disait le maire, il nous a fait grimper, le bougre…

Et il disait : « Où est-il ? »

Il a été conduit où il fallait et les autres avec lui, qui se sont mis alors à regarder de haut en bas.

— Il faut couper la corde, disait un des gendarmes.

— On pourrait peut-être le remonter.

— Il ne tiendra pas, disait le gendarme.

— Vous croyez ?

— Quatre jours, disait le gendarme.

— Et s’il roule en bas des rochers ?

— Risque rien, disait le gendarme.

Les hommes se penchant davantage ont vu qu’en effet, juste au-dessous des pieds du père Pinget, le roc faisait ressaut et que quelques petits sapins poussaient sur le bord de la plate-forme, ce qui allait retenir le corps.

— On va couper la corde et on le mettra dans le sac… Le plus difficile sera fait… Il ne doit pas peser lourd.

Le gendarme avait sorti son couteau.

— J’y vais ?

— Allez-y, dit le maire.

Ayant passé le bras gauche autour du tronc du sapin, le gendarme avance le bras droit jusqu’à la place où la corde était nouée (et puis le père Pinget avait sauté dans le vide). Le gendarme avait attaqué la corde d’en dessus, de manière que la branche offrît un point d’appui et que lui-même fût plus à main, car c’était une vieille corde toute noircie par l’usage et pas très grosse, mais grasse et résistante. Ils étaient six ou sept à faire groupe derrière lui, les yeux fixés sur la lame du couteau qu’on a vu pénétrer dans l’épaisseur du chanvre, y faisant une première entaille que le poids avait élargie, si bien que l’intérieur des fibres s’est montré, qui était blanc comme la chair d’une pomme de terre sous cette première écorce sombre.

Le poids du corps continuait à tirer sur les bords de la coupure qui se sont rapidement écartés, ne laissant plus subsister que quelques fibres ; elles ont fini par se rompre.

Le gendarme a dit : « Ça y est ! »

Eux, avaient fermé les yeux et détourné la tête, pendant qu’il se faisait un bruit mou et flasque comme quand un fruit trop mûr s’écrase sur le sol.

Et puis plus rien de nouveau.

On a entendu le gendarme dire :

— Ça va bien.

Ils l’ont vu qui était penché en avant, regardant entre ses pieds. Ils regardent à leur tour : c’était quelque chose de plat. C’était un petit tas d’habits de couleur sombre, d’où sortaient les bras et les jambes drôlement emmêlés au corps ; tandis qu’à côté on voyait comme une boule à quilles usée, qui aurait longtemps roulé dans de la terre rouge.

Borcard a dit : « Qu’est-ce que je vous disais, hein ? il est mangé. »

— Allons, dépêchons-nous ! a dit le maire. Je descends avec vous pour les constatations.

Il s’adressait aux deux gendarmes qui ont déroulé une seconde corde qu’ils avaient apportée. L’ayant attachée autour du tronc du sapin, ils se sont laissés descendre et le maire avec eux.

On n’a eu qu’à détacher la corde et à la leur lancer.

Et les autres alors sont descendus à leur tour jusqu’au-dessous de la petite paroi où ils attendent et ils entendaient un des gendarmes dire à l’autre :

— Ouvre le sac tout grand… Tu y entres les pieds… Il n’y aura qu’à faire glisser ensuite le sac sous le corps… Heureusement qu’il est assez large.

— Doucement, disait le maire, doucement.

— Attends, disait le gendarme.

Il a dû se détourner un moment pour respirer.

— Ça y est ! l’autre sac… Oh ! à présent ça va aller tout seul. Combien y en a-t-il ?

— Quatre.

— On va les mettre l’un par-dessus l’autre.

Il dit :

— Attention, là en bas.

Et le sac s’est montré par-dessus le bord de l’escarpement entre les buissons, un tout petit sac qui pendait au bout de la corde.

— Oh ! disait le gendarme, c’est pas lourd, ça va bien ; vous avez l’échelle ?…

Et d’en bas on disait :

— Encore deux mètres, encore un mètre…

La corde se déroulait.

— Combien crois-tu ?

— Ma foi !… dans les trente kilos.

— Même pas.

VIII

Ce même soir, vers les huit heures, Dubouloz est entré au café du Petit Marin :

— Eh bien, disait-il, vous êtes gais par ici !

Il a repoussé en arrière sa casquette sous laquelle il suait à grosses gouttes, bien que ses habits fussent trempés ; et, comme Clérici lui demandait :

— Pourquoi pas ?

— Eh bien, si tu savais d’où je viens.

Il a dit :

— On l’a retrouvé.

— Ah !

Le piano mécanique venait de se taire.

— Ça suffit pour le moment, a recommencé Dubouloz… Silence ! a-t-il dit à la musique.

On lui demandait :

— Où ?

— Là-haut.

Tous ceux qui étaient dans le café avaient pris place autour de lui.

— Alors, vous l’avez descendu ?

— Oui.

— Et où l’avez-vous trouvé ?

Dubouloz a fait le geste de se passer une corde autour du cou :

— À un sapin. Là-haut, dans la montagne… Et on ne se serait même jamais douté de la place où il était sans…

— Sans quoi ?

— Ces sales bêtes…

Mlle Mercédès qui était debout un peu en arrière d’eux a dit : « Ah ! » et détourna la tête.

— C’est comme ça, disait Dubouloz. Dites donc, Mademoiselle Mercédès, il ne vous faut pas trop faire la difficile. C’est comme ça que ça va dans la vie. On était partis les trois, avec le chien, Joseph, son beau-père et moi, mais tout était sec. Et s’il n’y avait pas eu les corbeaux…

— Et lui ?

— Oh ! lui… vous comprenez, ça faisait cinq jours. Les corbeaux avaient eu le temps…

— Eh bien, a dit l’un des douaniers, ça n’est pas juste ! Il faut que le monde soit mal fait. Un homme qui avait travaillé toute sa vie !

Quelqu’un dit :

— C’est sa fille.

— Sa fille ou non, il n’en reste pas moins qu’il n’avait rien pour vivre, à soixante-cinq ans.

On disait au douanier :

— De quoi vous plaignez-vous ? vous, vous êtes payés par l’État…

— Oh ! ce n’est pas pour moi que je parle…

— Vous avez une retraite.

— Justement, mais lui ?… Soixante-cinq ans et plus de travail !

Ils hochaient la tête ; c’est à ce moment que Joseph est arrivé. On a été surpris de le voir ; on ne comptait pas sur lui, ce soir-là. Il devait être fatigué d’avoir couru tout le jour. Et voilà qu’il venait quand même.

Et, dès que Clérici l’eut vu entrer, Clérici se lève :

— Écoute, Joseph, a-t-il dit, je voudrais te parler.

Joseph le regarde sans répondre.

— Oui, l’autre soir, disait Clérici… Tu comprends, j’ai bien regretté.

Joseph hausse les épaules.

— J’étais saoul et on était gai… Toi, tu n’étais pas de bonne humeur, ça se voyait ; alors, qu’est-ce que tu veux ? on a fait une bêtise. Est-ce que tu me donnes la main ?

Joseph lui a tendu la main.

Tout se passait assez drôlement, ce soir-là, parce qu’ils étaient tout remués par l’événement, sans vouloir le dire ; et Joseph avait la figure en sueur, mais le teint pâle, pendant qu’on lui avait fait place à une des tables ; puis Mercédès s’était approchée et lui avait dit : « Bonsoir, Monsieur Joseph, comment allez-vous ? »

Il n’avait pas eu l’air d’entendre. Dubouloz disait :

— Eh bien ?

— Eh bien, quoi ?

— Ton beau-père ?

— Il a été se coucher.

— Et l’autre, où l’avez-vous mis ?

— Dans sa chambre.

— Et sa fille ?

— Elle n’a rien voulu savoir. Elle dit qu’elle a déjà assez à faire dans son ménage.

— Il est seul ?

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Ah ! c’est malheureux, disait le douanier. Et on est au vingtième siècle, dans des pays civilisés !

— En tout cas, c’est des corvées, disait Dubouloz.

Lui, Joseph, se taisait de nouveau ; on avait apporté à boire. Il n’y avait point encore eu d’orage, mais l’orage se préparait. De temps en temps, des éclairs étaient visibles du côté du couchant. On les voyait monter à travers le vitrage ; ils étaient rouges et lents comme des flammes de Bengale.

La nuit était noire, le lac silencieux. Parfois un coup de vent se levait, mais, parce qu’il venait du sud, c’est de l’autre côté du lac qu’il chassait les vagues. Ici tout était tranquille encore, pendant qu’on voyait plus au large l’eau bouger en se soulevant.

— Dans quatre sacs, recommençait Dubouloz, sur un bout d’échelle. Quatre sacs mis l’un sur l’autre…

Il se tournait vers Joseph :

— Est-ce vrai, ce que je dis ?

Ils écoutaient et ils n’ont pas fait attention que Mercédès était sortie. Comme le vent se levait, elle avait refermé la porte derrière elle. Ils ne l’avaient pas vue sortir ; ils ne l’ont pas vue rentrer l’instant d’ensuite. Ils étaient trop occupés à écouter l’histoire de Dubouloz. Mais tout à coup elle avait été là et pose la main sur l’épaule de Joseph :

— Monsieur Joseph, il y a quelqu’un qui vous demande.

— Qui ça ?

— Allez voir.

Il se lève à son tour ; tout le monde le suit des yeux. Il est sorti, lui aussi, sur la terrasse. Il y avait des flaques dans le gravier. Quelquefois les platanes vous égrenaient sur la tête quelques gouttes comme les perles d’un collier dont le fil se serait rompu ; mais c’est à peine si les feuilles remuaient, à cause de leurs tiges trop courtes. La nuit était si sombre qu’il n’avait rien vu d’abord. Il a dit :

— Y a-t-il quelqu’un ?

On l’avait appelé par son nom.

Il se tourne du côté d’où venait la voix, et, à la lueur d’un nouvel éclair, il a aperçu Georgette qui se dédoublait de la nuit, étant toute noire elle-même sur le fond rouge de l’éclair qui s’est éteint.

— Ah ! c’est toi, qu’est-ce que tu fais là ?

Elle a dit :

— Je venais te chercher.

— Il va faire gros temps, dit Joseph, tu aurais mieux fait de rester chez vous.

Mais elle :

— Oh ! Joseph, a-t-elle dit, c’est moi.

— Je vois bien.

— Alors, a-t-elle dit, est-ce que tu viens ?

— Si tu veux, mais il faut que j’aille payer d’abord ce que je dois.

— Oh ! non, ne rentre pas, disait-elle. Tu paieras un autre jour.

Elle l’avait pris par le bras :

— C’est à cause d’elle.

— Qu’est-ce que tu racontes ? a-t-il dit.

— Oui, dit-elle, j’ai peur.

— Peur de quoi ?

— Je ne sais pas, j’ai peur…

Et, tout à coup :

— Et lui ?

— Qui ça ?

— Pinget.

— Il est dans sa chambre.

— Il est seul ?

Joseph hoche la tête.

— Oh ! disait-elle, ça n’est pas juste. Il n’y a personne pour le veiller ? Eh bien, il y a toi, il y a toi et moi. Si on y allait ?

— À quoi penses-tu, Georgette. Et ton père ?

— Oh ! il dort depuis longtemps, disait-elle. Et, si tu ne viens pas, j’y vais seule.

Il s’est dit : « Voilà bien comme sont les femmes ! » Il est de mauvaise humeur, il s’est arrêté ; mais il la voit qui s’en va droit devant elle, d’un pas rapide, sans même s’être retournée : alors il avait bien été forcé de la suivre.

Et, elle, l’entendant marcher derrière elle :

— Seulement il nous faudrait des bougies. La boutique doit être encore ouverte.

Ils ont fait un petit détour ; ils sont arrivés devant la boutique qui était éclairée. Il était entré.

Il s’était mis ensuite à frotter des allumettes ; il les tenait entre ses mains, éclairant ainsi l’escalier branlant qu’ils avaient monté l’un et l’autre ; ils avaient allumé deux bougies qu’ils ont fait tenir debout en laissant couler un peu de suif sur une vieille caisse dressée sur son petit bout.

Ainsi ils avaient pu le voir. On l’avait posé sur le lit et puis on s’en était allé. Il était là sur ce vieux bois de lit à la paillasse crevée : il faisait dessus un tout petit tas. Eux, s’étaient assis, l’un et l’autre, sur deux escabeaux. Et le lit bougeait par moment un peu à cause de la flamme des bougies, et celui qui était dessus bougeait aussi un peu et puis ne bougeait plus.

Joseph a dit tout bas :

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— On va le veiller un moment et puis on ira chercher quelqu’un. C’est pour qu’il ne reste pas seul, parce que ce n’est pas juste.

— Tu as pris ta clé ?

— Que oui.

— Tu n’as pas froid ?

— Je n’ai pas froid.

— C’est que tu trembles.

Elle n’a pas répondu. Ils continuaient à regarder ce qu’il y avait sur le lit : c’était quelque chose de bien plus court qu’un homme ordinaire. On n’avait pas défait les sacs dont le père Pinget était enveloppé. Il ne bougeait pas sous sa couverture, puis les deux flammes des bougies le faisaient de nouveau bouger un petit peu.

Tout à coup elle avait dit :

— Est-ce qu’on peut le voir ?

— À quoi penses-tu ?

Il dit :

— On ne peut pas le toucher.

— Ah ! c’est les corbeaux, dit-elle.

— Comment sais-tu ?

— C’est mon père.

Ils parlaient bas. De temps en temps la pièce était éclairée jusque dans les recoins par une grande lueur qui, entrant par les trous du toit, venait se glisser passagèrement derrière la lumière des bougies. Ils avaient fini par se taire, étant assis bizarrement l’un à côté de l’autre, elle les mains au creux de sa jupe, lui les coudes sur les genoux.

Il ne pleuvait plus.

C’est ainsi qu’ils ont entendu marcher dans la rue, puis on s’arrête devant la maison, puis on monte l’escalier.

Joseph avait eu soin en entrant de pousser la porte derrière lui ; mais voilà qu’on heurte à la porte.

Il a dit : « Qui est-ce que ça peut bien être ? » Il se lève et va ouvrir.

Elle disait : « Est-ce qu’on peut entrer ? »

Elle disait :

— Il va faire de l’orage ; je vous ai apporté un parapluie.

Il l’avait laissée entrer dans sa surprise et elle s’était avancée vers le lit, en disant : « Bonsoir, Mademoiselle. » Puis elle montre le petit tas brun qui est là : « C’est lui ? »

— C’est rien que ça, disait-elle, mon Dieu que c’est petit ! Il est vrai qu’il n’était pas gros. Vous comprenez, disait-elle, c’était un bon client… Je pensais bien que vous seriez là. Je peux m’asseoir un moment ?

Ils ne répondaient ni l’un ni l’autre ; elle ne semblait pas s’en apercevoir ; elle s’est assise.

— On est des amis. Et puis quoi ? dans une occasion comme celle-là, est-ce qu’on est pas tous des amis ? Vous avez bien fait de venir. On ne peut pas vivre comme des bêtes, j’irai lui commander une couronne demain matin… Et puis, vous savez, quand vous en aurez assez, je suis là… J’irai chercher Mme Tâcheron… C’est bien le moins qu’elle vienne lui tenir compagnie… Un client et un bon client… Vous vous souvenez, disait-elle à Joseph. Il chantait une chanson. Comment est-ce qu’elle allait déjà ?

Il a recommencé à pleuvoir, tandis qu’on entendait au lointain le grondement du tonnerre.

— Il cherchait quelque chose, dans cette chanson ; qu’est-ce qu’il cherchait dans cette chanson ?

Elle a dit :

— Il cherchait une personne… Vous vous souvenez, il y avait : « Jusqu’au bout du monde… » Le bout du monde, c’est vite là. Qu’est-ce que vous en pensez, Monsieur Joseph ? Et, dit-elle encore, est-ce qu’on a prévenu le curé ?… Ah ! c’est vrai, c’est un suicide. Ça ne fait rien, j’irai le trouver demain matin.

La toiture maintenant ruisselait au-dessus d’eux, et l’eau, s’introduisant par les trous de la toiture, faisait sur le plancher un bruit de petite cascade.

— Vous voyez, disait-elle, si j’ai bien fait de venir.

Le roulement du tonnerre était presque continuel, avec des éclats brusques comme quand on joue aux quilles, et le petit garçon qui les relève (et qu’on appelle le raguilleur) est habile dans son métier.

— Ça fera du bien aux jardins, disait-elle. Monsieur Joseph, vous ne dites rien ? Monsieur Joseph, vous êtes triste… Vous savez qu’ils vont faire grève, vos camarades, sur les chalands ?

Il s’était assis sur le bord de la table, les mains croisées devant lui ; elle disait :

— Ah ! c’est vrai, vous n’y êtes plus, on me l’a dit. On m’a dit que vous alliez vous marier. Est-ce bientôt ?

Il la regarde d’en dessous.

— C’est que je ne sais pas si je serai là, le jour de votre mariage ; je m’ennuie, je vais peut-être m’en aller… Vous vous ennuyez aussi, vous ?

— Moi ?

— Oui, vous, oh ! je sais bien, allez… C’est que c’est petit, ici. C’est que c’est petit, la vie, hein ? Et puis, c’est qu’elle est vite finie.

Il a dit :

— Il y a quand même des belles choses dans la vie.

— Quoi ?

Il ne sait pas pourquoi il parle, mais il parle :

— Oui, dit-il, des fois… Il y a une belle lumière des fois. C’est blanc, c’est rose, c’est léger.

— Ah ! c’est votre cirque… Mademoiselle, a-t-elle dit, est-ce qu’il vous a déjà parlé de son cirque ? Vous savez le soir de la barque ; lui, il n’était rentré que le lendemain… Mais les cirques, disait-elle, ça voyage… Et puisque vous vous mariez…

IX

« Il y a des choses qui sont fausses et des choses qui sont vraies, voilà ce qu’il se disait ; comment faire pour s’y débrouiller ? Il y a des choses qu’on imagine et il y a des choses qui existent : comment savoir où celles-ci commencent, où celles-là finissent ? Une chose brille et on la suit : est-ce seulement parce qu’elle brille qu’elle n’est pas vraie ? »

Il rêvassait ainsi sur les chemins où on l’arrêtait et on lui disait : « Comment vas-tu ? »

Et, lui, il se disait : « Qui est-ce ? » voyant vaguement devant lui des hommes qui se sont arrêtés : un jeune homme avec un calot ou bien il y en a un qui est debout sur le pas de sa porte, un homme dans la quarantaine : « Eh ! Joseph, on ne te voit plus » ; il répond quelque chose et il passe, car est-ce bien là qu’est la vie ? mais où est-ce qu’elle est, si elle n’est pas là ?

Taponnier ne faisait plus ses voyages. Il disait : « Pour le moment, je suis rentier. » Il s’était installé sur un banc devant sa maison qui était toute proche de celle de Mme Jacquet et à ce même étage de la montagne.

C’est que les fontaines avaient recommencé à couler ; la terre avait changé de couleur dans les jardins où l’escargot reparaît, traînant entre les planches sa coquille qui penche comme un chapeau mis de côté.

Tout à coup les laitues avaient reverdi, les tiges des zinnias s’étaient redressées ; une grande force qui est dans la terre, et qui s’y était assoupie, se manifestait à nouveau.

Et Taponnier, alors, qu’est-ce que vous voulez ? il n’avait qu’à laisser faire, et il laissait faire, ayant à côté de lui sur le banc un paquet de caporal.

— Salut, Joseph, où vas-tu comme ça ?…

Mais Joseph est obligé premièrement de chasser de devant lui beaucoup d’autres images avant qu’il ait distingué qui c’est qui lui parle, c’est-à-dire Taponnier ; et quel âge peut-il avoir ? cinquante ans ? encore fort et corpulent dans une chemise bleue, avec une ceinture rouge et une grosse tête rouge aux cheveux rares et blancs, tondus court sur un crâne brun, – qui lui fait signe d’approcher.

— Eh bien, tu es sage à présent ? disait Taponnier.

Joseph dit que oui, il dit que non, il répond quelque chose, il se met à rire.

— Tu es rentré dans le bon chemin ?

Pendant ce temps, Mme Jacquet était dans sa cuisine ; elle disait à Georgette :

— Il a été jusque chez Duchoud pour lui dire qu’on va lui reprendre la vigne ; et puis il ira chez Rappaz qui nous a loué le pré…

Elle continue :

— Ce qui m’inquiète, moi, c’est cette femme. Qu’est-ce qu’elle vous a dit, l’autre soir ?…

— Oh ! elle nous parlait de Pinget.

— Et puis de quoi ?

— Et puis c’est tout… Ah ! oui, elle nous a encore parlé d’elle.

— Et puis ?

— Elle nous a parlé de nous.

— Six paires de draps, disait Mme Jacquet, est-ce que vous en aurez assez ? J’en ai encore deux vieux que je vous donnerai. Ça vous en fera huit paires… Et une douzaine de serviettes… Note ça sur un papier.

Georgette avait déchiré une page à un vieux carnet qui était dans le tiroir de la cuisine ; c’était un papier quadrillé avec une marge à l’encre rouge.

Elle mouille entre ses lèvres le bout de son crayon.

— C’est pour qu’on n’oublie rien, disait Mme Jacquet. Six paires de draps, des serviettes : il te restera à coudre les taies d’oreiller, combien y en a-t-il ?

— Six.

— Six aussi ? tu les as notées ? Bon. À présent il y a la vaisselle…

Puis elle a repris :

— Lui, il est mort et mis en terre. Mais il y a elle…

— Oh ! elle nous a dit qu’elle voulait s’en aller.

Mme Jacquet a dit :

— Bonne affaire, mais quand ?

— Bientôt.

— Tant mieux, dit Mme Jacquet, mais ça ne m’explique quand même pas pourquoi vous êtes allés là-bas, l’autre soir… Vous n’avez d’escient ni l’un, ni l’autre.

— Oh ! c’est moi qui en ai eu l’idée.

— Qu’est-ce qui t’a pris ?

— Je ne sais pas.

— Et, elle, pourquoi est-ce qu’elle est venue ?

— Je ne sais pas.

— Eh bien, a dit Mme Jacquet, je te conseille de le surveiller. (Elle parlait de Joseph.) Fais attention qu’il n’aille plus boire. Le voilà sorti de ces barques, c’est tant mieux, mais il est capricieux, et puis il y a les tentations…

Les zinnias qui se sont redressés poussent en grand nombre sous les fenêtres leurs rejets latéraux, où de nouveaux boutons se forment, tendant de tout côté leurs petits pétales roulés sur eux-mêmes en forme d’aiguilles, lesquelles s’ouvrant à leur tour montrent les belles couleurs dont elles sont peintes en dedans.

On a entendu la porte de la cuisine qui s’ouvrait.

Joseph a dit :

— C’est arrangé avec Duchoud, seulement il demande qu’on lui fasse une réduction sur le versement qu’il a encore à faire.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il dit qu’on ne l’a pas prévenu à temps et il dit qu’il comptait sur cette vigne pour l’année prochaine et qu’alors il a fait des frais.

— Des frais ?

— Oui, il dit qu’il a acheté plus de sulfate qu’il ne lui en fallait pour cette année.

— Eh bien, tu n’as qu’à le lui reprendre. J’irai, dit Mme Jacquet.

Et, passant à autre chose :

— Agostino a fini de donner la première couche… Il reviendra dans trois ou quatre jours pour donner la seconde.

Puis elle a dit à Georgette :

— Veux-tu venir voir ?

Ils étaient montés, tous les trois, à l’étage où les chambres avaient un papier neuf. Celui de la chambre à coucher était le papier à fond clair et à petits bouquets de fleurs des champs dont Mme Jacquet ne voulait pas, mais elle avait fini par céder à son fils.

Les croisées étaient grandes ouvertes. Par-dessus les jardins et les toits en tuiles roses, on voyait le lac se balancer avec lenteur ; une grande lumière en venait et du ciel une autre lumière. Ici le jour ne vient pas seulement d’en haut, mais aussi d’en bas ; la lumière ne descend pas seulement : elle monte.

Il y a eu une détonation qui a fait craquer la montagne ; il y a eu une deuxième, une troisième et jusqu’à six détonations.

C’est midi, ils font sauter les rochers.

Joseph a dit :

— Ils se dépêchent. C’est que le nouveau chaland vient d’arriver.

Mais où est la vérité ? Où se tient ce qui existe véritablement et non pas seulement dans nos idées ? Où se tient ce qui existe à toujours et pas seulement pour un temps ?

Il se rappelait le jour où il avait pris la main de Georgette et il lui disait : « Il y a des taches » ; peut-être que tout ce qui existe véritablement est taché. Et ce qui n’a pas de taches est seulement dans nos idées.

Il avait dit à Georgette : « Tu as les dents de travers » ; mais peut-être est-ce seulement parce qu’elle est vivante ; c’est pourquoi une autre fois il lui avait dit : « J’aime les dents qui sont de travers. »

Car faut-il aimer ce qui est, tel qu’il est ? ou bien faut-il aimer une chose qui n’est pas, à cause de sa beauté plus grande ? Ou encore, est-ce qu’il y a un lieu où ce qui est et ce qui n’est pas se trouvent enfin réconciliés ?

C’est le garçon savoyard : c’est un drôle de garçon.

Il devait, ce soir-là, aller chez Rappaz pour régler la question du pré que Rappaz leur avait loué. Rappaz habitait à l’autre bout du village une maison qui était située dans le haut du chemin qui menait sur le port du côté des carrières, un peu au-dessus de celle du père Pinget. Joseph a dit : « Eh bien, j’y vais. » Il était six heures.

— Je serai là pour le souper, attendez-moi.

Les deux femmes l’avaient attendu. On soupait à sept heures et demie ; à huit heures, il n’était pas encore rentré.

Elles avaient mangé ensemble, les deux femmes, sans plus l’attendre ; mais il allait maintenant être huit heures et demie et Mme Jacquet disait : « Il sera resté chez Rappaz. »

— Je vais aller le chercher, a dit Georgette.

— Crois-tu ?

— Ça vaut mieux.

— Peut-être bien, dit Mme Jacquet.

Georgette n’avait eu qu’à jeter un châle sur ses épaules. La nuit venait déjà, parce qu’on avançait dans la saison. Les étoiles perçaient partout dans le ciel encore clair ; à peine plus claires que lui, elles ressemblaient à des pâquerettes dans un pré couvert de poussière. Un chaland qu’on ne voyait pas rentrait au port, faisant quelque part dans le fond de l’air un bruit comme quand on fouette de la crème. Puis le chaland s’est tu ; mais alors c’est le piano mécanique qu’on a commencé à entendre, ce qui a fait que Georgette s’est arrêtée, parce qu’elle s’est dit : « Il n’est peut-être pas chez Rappaz. »

Le piano, le Petit Marin : « Dieu sait ! pense-t-elle… Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux que j’aille voir d’abord au café s’il n’y est pas ? »

On entend le bruit des chaînes du chaland qui jette l’ancre ; le piano mécanique s’était tu à son tour. Georgette a descendu le raidillon. Les hommes du chaland n’avaient pas encore débarqué. Il n’y avait personne sur la place, laquelle était comme une grande chambre à cause des platanes bas, dont les feuilles bien fournies avaient fini par réunir les branches en une seule surface opaque, comme quand on garnit de plâtre les lattes d’un plafond. Et sur la place tout était sombre, tandis que le Petit Marin brillait plus en arrière, laissant voir, dans l’encadrement de sa porte éclairée, une forme noire qui était debout, les poings sur les hanches.

Voilà que Georgette s’était approchée ; elle avait dit : « Bonsoir, Mademoiselle. »

On ne lui répond pas tout de suite ; elle voit au mouvement de tête qu’on a fait qu’on l’a d’abord dévisagée, parce qu’elle, c’est par devant que la lumière l’éclairait.

Elle est vue, mais elle voit mal. Et elle avait dit : « Bonsoir Mademoiselle », mais on se tait. Alors Georgette : « Est-ce que M. Jacquet est là ? »

On lui a dit :

— Non, il n’est pas là.

— Où est-il ?

— Je ne sais pas.

Et peut-être que Georgette a fait un geste qui a pu faire penser qu’elle ne croyait pas à ce qu’on lui disait, parce qu’on s’écarte :

— Vous pouvez voir ; avancez-vous, Mademoiselle. Vous vous rendrez compte vous-même.

Georgette voit qu’en effet, il n’y a dans le café que deux hommes qui discutent à une table sans prendre garde à ce qui se passe autour d’eux.

Elle a dit :

— Je vous remercie bien, Mademoiselle.

On disait :

— Pas de quoi… Et puis, vous comprenez, il serait là si je voulais.

Et on lui a dit encore :

— Vous le cherchez ?

On s’était mis à rire :

— C’est votre métier de chercher.

On riait. Elle n’a rien pu répondre. Les hommes débarquaient justement ; elle, elle s’était enfoncée dans l’ombre de la ruelle. Elle entendait qu’on criait derrière elle : « Ah ! voilà Mlle Mercédès. » Et l’un des hommes : « Mademoiselle Mercédès, j’ai quelque chose pour vous. Attendez-nous, on va vite manger un morceau et puis on revient. »

Les hommes du chaland se mettent à monter la ruelle derrière Georgette, pendant que justement Joseph était à l’autre bout ; et il devine que c’est elle plus encore qu’il ne la voit. Il descendait dans sa direction ; mais, tout à coup, il s’est caché derrière l’angle de la maison du père Pinget, se disant : « Si elle devine que je suis là, tout ira bien ; si elle ne devine pas que je suis là, tant pis pour elle. Si elle devine que je suis là, c’est qu’elle m’aime. »

Il jouait à pile ou face, pourquoi ?

« Elle vient du Petit Marin et elle ne m’y a pas trouvé ; me trouvera-t-elle là où je suis ? » étant tout à côté de l’escalier à demi écroulé parmi les pierres et les orties.

Elle venait, elle passe ; elle n’avait même pas tourné la tête de son côté.

Alors il s’est assis sur un gros moellon qui avait été poussé là contre le mur ; il s’était mis à rire au dedans de lui-même avec amertume, se disant : « Voilà comme elles sont, ces filles. Elle va aller chez Rappaz ; il lui dira que je n’y suis pas. »

Cependant on entendait la voix de Clérici :

— Combien est-ce qu’il te donne ? C’est pas assez, disait Clérici. Cent cinquante chevaux, tu vois ça ; on fait le voyage en deux heures par tous les temps. Ça fait un voyage par jour, ça peut même en faire deux, avec le déchargeur mécanique. Et deux fois moins de main-d’œuvre. Autant de gagné pour le patron.

— C’est vrai, disait Dubouloz.

Un troisième homme (qui était le mécanicien) :

— Il faudra voir ça.

Ils s’étaient arrêtés au milieu de la rue, juste en face de Joseph et lui : « Alors est-ce que l’amour n’est pas vrai ? puisqu’elle m’aime, mais elle passe et ne sait pas que je suis là. »

— Il faudrait aller trouver le patron.

— Où est-ce qu’il habite ?

— Au Bouveret.

— Oui, mais c’est une société…

— Ça ne fait rien, il est directeur. On lui dira : « Monsieur le directeur… » ça le flatte.

Georgette revenait. Elle redescendait la rue. Elle refaisait en sens inverse le chemin fait par elle tout à l’heure. Elle allait moins vite. Entre la maison de Pinget et la maison voisine, il n’y avait qu’un étroit passage obscur, de sorte qu’elle ne pouvait pas mieux apercevoir Joseph en descendant qu’en montant.

— Et on lui dira : « C’est tant. Ou bien on fait grève. » Il faudra s’entendre avec ceux des carrières.

— Eh ! c’est vous, Monsieur Clérici.

Il s’est tu brusquement pendant que Georgette venait, puis il dit :

— Ah ! c’est vous, Mademoiselle Georgette. Qu’est-ce que vous faites par ici ?

— Vous ne l’avez pas vu ?

— Qui ?

— Joseph.

— Ma foi non, vous voyez, on arrive… Et, comme vous savez, il n’est plus avec nous dans la navigation. Qu’est-ce que vous voulez ? il fait grève. Il a commencé avant nous…

On rit.

— Vous avez été voir au Petit Marin ? S’il y est, dites-lui de nous attendre, on va vite manger un morceau ; dans vingt minutes, on y sera.

Mais elle dit :

— Il n’y est pas.

— Ah ! a dit Clérici, qu’est-ce qu’il fait ? Comment va-t-il ?

Il a dit :

— C’est un lunatique.

Mais, lui, derrière son mur : « Qu’est-ce qui est vrai ? Si c’était justement ce qui n’existe pas ? Parce que ça ment, ce qui existe. »

— Si on le trouve, on vous préviendra… Au revoir, Mademoiselle.

— Au revoir.

Et les hommes ont recommencé à discuter en montant la ruelle, tandis qu’elle l’a descendue, puis Joseph la voit qui tourne vers la place du port.

« Et c’est petit ce qui existe, se disait-il ; ça se répète tout le temps. Et puis ça ne dure pas, ça s’use. Est-ce qu’il y a des choses qui ne s’usent pas ?… »

Il s’est levé ; il monte l’escalier branlant. Il voit que la porte est tombée, les gonds ayant fini par céder sous son poids ; il faut qu’il passe par-dessus cette porte qui est tombée. Le bois de lit est effondré, les lattes du toit pendent ; il y a par terre des débris de bouteille, des vieux journaux. Il y a aussi beaucoup de cailloux, parce que les gamins des alentours ont dû venir tout démolir ici, comme il voit, dans le courant d’air où il frotte une allumette et où des toiles d’araignées alourdies de poussière sont comme des linges sales qui pendent dans les coins. C’est comme ça, ce qui existe. Ça s’en va, ça ne dure pas. Et, lui, on l’a emporté. Est-ce qu’il a existé seulement ? qui s’en souvient ? Il s’en va, sa maison s’en va. Ce qui est sur la terre ne reste pas longtemps sur la terre.

Il frotte encore une allumette, cherchant sur la paillasse la place où était le père Pinget, sous une couverture de cheval brune à bordure rouge avec un gros trou au milieu : un pauvre petit paquet bien plus court qu’un homme ordinaire, et, quand la flamme des bougies bougeait, il bougeait lui aussi un peu. Le paquet n’est même plus là. La paillasse crevée traîne sur le plancher. Quelque chose de si petit pourtant et de pas gênant ; Joseph se rappelle les gendarmes : « C’est pas lourd. » – « Combien ? » – « Ma foi dans les trente kilos, même pas. »

Il est sorti de la maison.

Où est-ce qu’il va ? il ne sait pas bien : c’est que rien ne tient dans le monde. Il cède à son poids sur la pente ; il se laisse aller à son poids. Il a été mené ainsi jusque sur le mur du quai ; là, il est sous les étoiles. Il sort de dessous le plafond des platanes pour être sous un grand ciel où les étoiles bougent et il y en a qui ne bougent pas. Une petite bise fait clapoter faiblement, au pied du mur où il s’est assis, l’eau languissante qui est autour des deux chalands, qui se soulèvent à peine par moment et retombent, prolongés jusqu’au fond de l’eau par une espèce de mur noir. Plus loin, il y a des mâts qui montent jusque dans le ciel et bougent, comme quand avec une perche on cherche à abattre des fruits.

On causait de nouveau bruyamment dans le café : c’était Clérici et les autres qui devaient être revenus, comme ils avaient dit qu’ils feraient. On se tait. Le piano mécanique joue un air ; le temps passe.

Il était calme et triste, voilà tout. Il s’était assis sur le mur en face des chalands et de la Vaudaire, qui sont aux hommes : alors ils se servent du vent qui est une force pas à eux, puis ils s’inventent une force à eux. D’abord ils ne font qu’emprunter par des voiles au bord extrême du mouvement de l’air qui se fait sans eux et au-dessus d’eux, courant en grand désordre à cinq ou six sur le pont ; puis il y a un homme qui est assis devant un cadran. Tout change. Et il y a un petit vieux qui ne peut plus changer. Tout change et meurt, voilà les hommes, c’est ce qu’il se disait, regardant les étoiles bouger là-haut comme elles font depuis toujours et pour toujours, dans le repos, et l’eau venir et s’en aller avec repos ; parce qu’on ne se repose pas, nous, les hommes. Mais il y en a une, quelque part (c’est ce qu’il se dit) qui est là-haut quand même, mêlée à l’air, sans poids, légère, oh ! tellement légère, tellement au-dessus de nous. Il y en a une quand même qui ne change peut-être pas, étant parmi les choses qui durent ; ou bien est-ce que j’ai rêvé ?

C’est le garçon savoyard, il est assis sur le mur du quai.

Il pouvait être maintenant dix heures ; il entend une voix qui dit :

— Est-ce qu’on y va ?

Une autre voix répond :

— Allons-y.

C’étaient les hommes qui sortaient du café.

— Au revoir, Mademoiselle Mercédès… Et à la prochaine fois, puisque ce n’est pas encore pour cette nuit… Dommage…

Ils ont fait en s’en allant un bruit traîné et mou, parce qu’ils ont des semelles de corde et ils marchent sans lever les pieds.

On a entendu ensuite le bruit des volets qu’on met en place. Ce sont des panneaux de bois assez étroits, avec des poignées.

On était en train de fermer le café ; et on a fermé le café. Puis un peu de temps passe encore ; Joseph n’avait toujours pas bougé. C’est alors qu’il lui a semblé entendre marcher derrière lui. Il se retourne ; il n’a rien vu d’abord, à cause de l’ombre des platanes. Mais il y avait la porte du café, qui était restée ouverte, découpant dans la nuit avec netteté son rectangle, comme si on avait collé sur fond noir un morceau de papier jaune ; et une ombre a passé devant la porte du café. C’est une femme. Il sait qui c’est, il ne bouge pas.

Il regardait de nouveau vers le large, on est venu. On a eu tout le temps de venir ; on lui a dit :

— Ah ! tu étais là ?

Il ne répond pas ; on lui a dit :

— Tu prends le frais ?

Il ne répond rien.

— Hé ! Joseph…

Et puis :

— Tu rêves ? Ah ! c’est qu’il y a tout ce qu’il faut, des étoiles, de l’eau, des barques… Tout ce qu’il faut, mais ça sert à quoi ?

Il a dit :

— Comment avez-vous su que j’étais ici ?

— On a des yeux, disait-elle… Et puis quoi ? est-ce qu’on se dit vous, à présent ?

Elle était debout à côté de lui.

— Avant de fermer la boutique, je fais toujours une tournée. Il y a des rôdeurs, tu sais. Ou bien s’il faut que je dise : « Vous savez ?… » Tu connais le nom des étoiles ?

Il a secoué la tête.

— Moi non plus, il y en a trop, mais c’est joli à regarder. Quand on a le temps, disait-elle, mais à présent on a le temps. Toi, tu as toujours le temps, disait-elle. Tu devrais mieux savoir le nom des étoiles que moi. Il y en a qui sont en l’air, il y en a qui sont tombées. Tu vois ça, sur la rive suisse, toutes les lumières qu’ils ont.

Montrant de l’autre côté de l’eau, entre le lac et les montagnes, ces points de feu qui brillaient, faisant aussi là-bas des barres, des carrés, des triangles, toute espèce de constellations.

Un cygne a fait claquer ses ailes quelque part au fond de la nuit. Puis il y a eu, en face d’eux, de l’autre côté de l’eau, un éclair violet :

— C’est les tramways. C’est quand ils changent le trolley de direction. Ils ont une ficelle.

Il a dit :

— Est-ce que vous êtes toujours décidée à partir ?

— Oui.

— Quand ?

Mais elle s’est brusquement retournée :

— Attends un moment. Il faut d’abord que je ferme la boîte. Ou peut-être que tu veux causer ?

— Je ne veux pas causer.

— Ah ! bon, dit-elle. Bonne nuit ; moi, je rentre.

Elle s’en va, il la regarde qui s’en va. Il a levé une jambe.

Il est resté un moment, le genou plié, le pied posé à plat sur le mur, et son autre jambe pendant dans le vide. Mais, ramenant alors à lui cette autre jambe, il se trouve assis de côté, pendant qu’il la suivait des yeux. Elle avait empoigné le dernier des volets, qu’elle a fixé sur le devant de la porte.

Joseph s’était mis debout. Elle tire le cadenas de sa poche ; il se disait (c’était le prétexte) : « Il faudrait savoir quand elle part. »

Elle n’avait pas eu l’air de faire attention à lui ; elle a dit :

— Attends, je tourne la clé…

— Est-ce que vous y voyez ?

— Ça y est.

Elle le regarde :

— Alors, comme ça, tu montes avec moi ?

— Non, je ne monte pas, mais il y a une chose…

— C’est quoi ?

— Je voudrais savoir…

— Tu ne sauras rien…

Elle éclate de rire ; elle monte en courant l’escalier pendant qu’il était dans le bas. Et, d’en bas, il l’entend qui ouvre la porte de sa chambre ; alors, lui, de nouveau, il met le pied sur une marche, il s’arrête, il met le pied sur la marche suivante.

Il est arrivé sur la terrasse. Elle avait laissé la porte de sa chambre entr’ouverte. Elle avait rabattu sur la lampe l’abat-jour en papier transparent. Il a fait rose dans la chambre.

Il a dit :

— Il va y avoir du changement.

— Tiens ! tu es là ?

Elle ne s’était même pas retournée, allant et venant dans la pièce ; elle lui demande :

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Il y a du changement, dit-il.

— Où est-ce qu’il y a du changement ?

— Ici, dit-il, et puis partout. Il y a du changement, et puis, dit-il, il y a une chose…

Il a dit :

— Quand est-ce que tu t’en vas ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire, si tu te maries ? Il a dit :

— Je me marie.

— Je te ferai un cadeau si tu es sage. Quand est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas.

— Tu fais bien de te marier, dit-elle.

— C’est pas sûr.

— Tu as pourtant de quoi.

— Pas tant.

— Et puis elle est jolie.

— Il y en a des plus jolies.

— Ah ! gosse, dit-elle, qu’est-ce qu’il te faut ? Et elle t’aime, a-t-elle dit. Elle est encore venue tout à l’heure. Je lui ai dit : « Il n’est pas ici. » Elle m’a dit : « Où est-ce qu’il est ? » Elle te cherche.

Il dit :

— Je cherche aussi.

— Qu’est-ce que tu cherches ? Et puis, du moment que tu te maries…

Il a dit :

— Ça n’empêche pas.

— Est-ce que tu veux venir avec moi ?

— Ça dépendra où vous allez.

— Je retournerai chez moi.

— Et où est-ce, chez vous ?

— À Lyon.

— Eh bien, j’y vais.

— Et ensuite ?

— Je reviendrai.

— Ah ! petit, dit-elle, quel âge as-tu ? C’est ton cirque, tes machines ?

Pendant qu’il est de nouveau devant le Pôle nord avec l’ours blanc ; pendant qu’encore une fois il est sur une estrade et qu’une grosse dame à capote de jais est assise derrière une table recouverte de velours ; pendant qu’on entre ensuite dans un endroit plein de lumières, et, parmi ces lumières, il y a la lumière.

— Comment est-ce que tu m’as dit qu’il s’appelait déjà ? le Cirque Continental ? Mais, mon petit, voyons, c’est pour épater le monde, ces noms, ces dorures, ces toiles ; c’est des pauvres gens qui gagnent leur vie ; ils attirent le client comme ils peuvent. Ils font comme moi.

— Ah ! dit-il. Mais c’est pas tout.

— Comment est-ce qu’elle s’appelle ?

— Je ne sais plus.

Elle a ri ; elle a repris :

— Tu as parlé d’elle à ta fiancée ? Tu aurais bien fait, ça l’aurait amusée.

Il a fait un pas en avant :

— Ça ne la regarde pas.

— Alors, ça me regarde, moi ?… Ah ! je comprends, c’est pour que je t’aide. Quel âge as-tu ? recommençait-elle. Eh Joseph ! disait-elle, tu n’es plus un petit garçon. Voyons !…

Il tenait la tête baissée ; il pensait : « Il faut que je m’en aille… »

Puis voilà, il la relève et il a fait encore un pas en avant :

— Il y a quand même des choses grandes.

— Où ?

Il dit :

— Dans le monde.

— Tu crois ça ?

Il a baissé de nouveau la tête ; alors il l’entend qui se lève, parce qu’elle avait fini par s’asseoir sur le lit.

— Elles se mettent des talons, voilà tout. Gosse, dit-elle, regarde. Parce que j’en ai, moi aussi, des souliers à hauts talons.

Il lève la tête ; il la voit qui ôte ses sandales, ayant pris sous un meuble une paire de souliers fins. Elle se montre tout à coup haussée devant lui et grandie.

— Tu vois, on se fait grande, petit, eh ! petit, est-ce que tu vois ? Si on veut, on trompe le monde.

— Il y a quand même des belles choses dans le monde.

— Et moi, dit-elle, si je veux ? Dis, Joseph, l’autre soir est-ce que je n’étais pas belle ?… Quand ils t’ont jeté à l’eau, les autres, et, toi, tu n’osais plus me regarder. Ils t’ont jeté à l’eau, pourquoi ? Et tu es venu quand même…

Mais il disait :

— Il y a quand même des choses blanches.

— C’est des trucs, dit-elle. Elles se mettent de la poudre sur les bras.

Il ne la regardait plus.

— Elles se mettent du blanc et du rose sur la figure. Elles ont des maillots, dit-elle.

Il ne la regardait pas. Elle avait ôté son corsage ; elle s’était assise devant son miroir, elle roulait ses cheveux autour de ses doigts :

— Ça a des boucles, disait-elle, veux-tu que j’aie des boucles ? Comment est-ce qu’elle était habillée, dis-moi ? Pas grand’chose, disait-elle, une danseuse de corde, c’est le même métier que moi… Il faut bien qu’on se montre aux hommes. Attends, disait-elle, j’ai tout ce qu’il faut, j’ai pas de maillot. Mais on se frotte aussi les jambes avec du blanc.

Il dit :

— Eh bien, je m’en vais.

— Pas encore, dit-elle, il faut que je te montre. Eh ! Joseph, tu ne m’aimes plus ?… C’était en toc, ces bracelets, c’est ce qui trompe, mais tout trompe.

— C’est pas vrai, a-t-il dit… Il y a des choses qui ne trompent pas.

Elle rit plus fort, pendant qu’il se détournait d’elle, baissant toujours la tête, comme pour gagner la porte ; mais elle :

— Attends, tu me diras ensuite.

La porte était restée entr’ouverte ; il la voit qui passe à côté de lui ; elle ferme la porte, elle tourne la clé dans la serrure :

— J’ouvrirai ensuite, mais pas à présent. Ne regarde pas. Je te dirai : « Une, deux, trois, regarde… » Ah ! c’est que tu es naïf encore… Et puis, dit-elle, c’est pour ton bien.

On entendait le bruit des boîtes et des flacons qu’elle ouvrait :

— Est-ce qu’elle sentait bon, elle aussi ? Ah ! dit-elle, c’est facile… Voilà, ça y est. Une, deux, trois…

Mais il ne la regardait pas. Il est resté assis, comme il était, la tête en avant, sur sa chaise.

— Joseph !

Il secouait la tête.

— Hé ! Joseph.

Il disait :

— C’est faux.

Elle disait :

— Tout est faux… Tout ce qui est beau est faux.

Il a dit :

— Pas vrai !

Et puis il a dit : « Ouvre-moi la porte. »

— Non, dit-elle. Tu es venu, disait-elle, alors pourquoi serais-tu venu ?

Il entend qu’elle s’approche, il se lève ; et le mouvement de son corps a fait que sa tête s’est déplacée, pendant qu’il recule, et il a dit : « Ah ! »

— Est-ce que je ne lui ressemble pas ?

Il dit non, mais il ne sait plus, tellement elle est blonde et rose, ses épaules, sa gorge, ses jambes ; tellement elle est pure et blanche, avec les reflets de la nacre, les douces teintes de la fleur.

Et elle dit :

— Est-ce que ce n’est pas la même chose ?

Mais lui :

— Non, ce n’est pas la même chose.

Alors elle dit :

— Ah ! le têtu !

Puis s’avance, et il recule ; mais il dit : « Non, parce que, toi, tu mens. »

— Qu’est-ce que ça fait, si tu m’aimes ?

— Je ne t’aime pas, a-t-il dit ; va-t’en.

Mais elle venait, avec ses dents blanches, ses lèvres rouges ; ses cheveux lui tombaient sur le front comme quand le copeau sort du rabot du menuisier. Ça s’enroule autour des doigts, on y met un peu d’eau gommée.

— Va-t’en !

Elle ne s’en va pas. Lui, ne s’en allait pas non plus, bien au contraire.

— Ah ! tu vois… C’est quand même vrai ! Il y a quand même quelque chose de vrai, dans ce que je t’ai dit, hein, Joseph ?

Mais elle s’était mise à reculer, les yeux soudain pleins d’épouvante, tandis que lui, lui venait contre, et ses mains s’étaient largement ouvertes dans le bout de ses bras qu’il tendait en avant.

X

Il regarde maintenant ses mains, il voit qu’elles sont vides.

C’était sur la montagne et tout près de l’endroit où on avait trouvé le père Pinget ; il regarde ses mains qu’il a posées sur ses genoux ; elles sont vides, étonnamment vides, et détendues. Elles ne bougent pas, elles se reposent : c’est qu’elles ont fait. Elles nous ont débarrassé de la fausseté.

Et qu’est-ce qu’il reste ? pense-t-il.

Il regarde encore ses mains et s’étonne d’elles. Il avait marché longtemps sans même s’apercevoir qu’il marchait. Il avait monté longtemps dans la montagne sans même savoir qu’il montait. Il posait le pied sur la terre comme sur de l’air, soutenu, porté, soulevé ; il était quelque part avec son corps, quelque part ailleurs avec son esprit. Départagé. Une part de vous s’en va dans la nuit, l’autre est restée en arrière.

Elle disait tout bas : « Est-ce que je lui ressemble ? » Il avait dit : « À qui ? »

Il la tenait des deux mains par le cou ; elle disait : « Joseph, qu’est-ce qu’il y a ? Je suis douce et lisse partout. Est-ce qu’elle est comme moi ? »

— Qui ?

— Tu sais bien… Oh ! c’est pas Georgette…

Il avait dit : « Pas vrai ! »

— Celle qui était sur le fil de fer. Parce que tu comprends, c’est des trucs. Joseph !… Joseph !…

Il bute à une racine, en même temps qu’il est dans une lumière rose ; – et il lui disait : « Tu mens ! »

Il glisse sur la terre humide d’un talus où il y avait de l’herbe courte qu’il a sentie tout à coup sous ses mains, mais à ce même moment il les serre. Il ne serre pas fort tout de suite parce qu’il continuait : « Dis que tu as menti. »

Il voit qu’il est assis sur un avancement de rocher pendant que le jour venait, n’étant annoncé encore que par un peu de fine poudre grise qui se mêlait autour de lui à la couleur sombre de l’air. Il voit qu’il a dû marcher longtemps sans le savoir contre la pente et de plus en plus loin d’elle, de plus en plus au-dessus d’elle.

Et à présent où est-ce qu’elle est ?

Alors il a respiré de toutes ses forces l’air frais et pur ; parce qu’elle était la fausseté, parce qu’elle était le mensonge.

Un oiseau s’est mis à crier un peu au-dessus de lui dans les arbres : c’est le temps où ils ne chantent plus. Un oiseau crie, un autre lui répond avec les mêmes cris et on entend le bruit qu’ils font avec leurs ailes. Un oiseau siffle un bout de chanson sur trois notes, puis cesse de siffler, et, de tous les côtés, un grand bavardage commence, comme quand beaucoup de vieilles femmes sont ensemble, dans les arbres qu’on commence à voir. Ils se défont par leurs pointes de la compacité de l’air avec laquelle ils faisaient corps et par leurs pointes ils se séparent. C’est au-dessus du rivage. Il était assis sur un rocher. On recommençait à tout voir, tout ce qui est vrai, tout ce qui existe. Le lac devenait rose comme un champ d’esparcette, au moment de la floraison. Des villes sont de l’autre côté. On recommençait à les voir. On voyait que c’étaient des villes. On voyait que c’étaient beaucoup de maisons qui faisaient des points clairs et que ces points clairs à certaines places se rejoignaient, faisant des taches, c’est-à-dire qu’il y avait deux grandes taches et puis d’autres plus petites, sur la pente de la montagne qui est surmontée par des parois de rochers. Et les parois, elles aussi, se sont éclairées, comme si on avait allumé une lampe derrière.

On voyait tout. En se penchant un peu, on voyait le Rhône sur sa droite. « Et, se disait-il, qu’est-ce que j’ai fait ? Eh bien, se disait-il, j’ai bien fait. »

C’était comme un bâton qui était jaune dans l’eau rose.

Tout commence ou tout recommence. C’est le monde nettoyé, pensait-il ; c’est le monde de la vérité, pendant qu’encore une fois il regarde ses mains.

Les coqs chantaient dans le village.

Un bateau de pêcheur venait de quitter la rive. Il semblait un grain de blé qui serait tombé sur l’eau et il y avait un petit mouvement sur l’eau qui soulevait le grain de blé.

Mme Tâcheron s’était réveillée dans le grand lit bateau qu’elle occupait seule depuis la mort de son mari.

Le jour n’entrait dans la chambre que par les persiennes des contrevents, eux-mêmes étroitement rejoints, mais elles donnaient une lumière suffisante pour qu’on pût distinguer l’heure sur le cadran du réveille-matin.

Mme Tâcheron a vu qu’il était près de sept heures et s’étonne.

Car, à cette heure d’ordinaire, on allait et venait déjà depuis un moment dans la salle à boire qui était juste au-dessous de sa chambre ; et, à cette heure, d’ordinaire, c’est le bruit des volets qu’on enlevait l’un après l’autre à la devanture du café qui la tirait de son sommeil.

Elle s’est dit : « Qu’est-ce qu’elle fait, Mercédès ? est-ce qu’elle serait restée endormie ? »

Elle n’a pas bougé tout de suite. Son corps énorme et court faisait une masse qui allait en pente sur la superposition des coussins au creux desquels était une petite tête chauve.

Elle écoute encore ; elle se disait : « À quoi est-ce qu’elle pense ? Les clients vont arriver… »

Ce qui fait qu’elle a sorti de dessous la courtepointe en faux satin grenat une grosse jambe noire de varices.

Elle avait passé une jupe, avait enfilé à la hâte une camisole de laine blanche et, les pieds nus dans des pantoufles, avait descendu l’escalier qui menait à la cuisine sur le derrière du café.

Rien ne remuait dans la cuisine. Elle a vu que tout y était resté comme la veille au soir, avec les verres sales et la vaisselle pas lavée qui traînaient sur une table à côté de l’évier.

Elle fit claquer sa langue trois fois de suite, ce qui exprimait le mécontentement.

Elle marchait avec difficulté à cause de son corps trop gros, tendant sans cesse vers les murs un bras plus épais qu’une cuisse ; elle a ouvert la porte d’entrée. Et le joli matin lui était alors sauté contre, tout clair déjà, plein de criailleries d’oiseaux, et qui tendait vers vous, par les trous qu’il y avait dans les feuilles des platanes, des barres obliques de couleur jaune, semblables à du sapin fraîchement écorcé.

Elle a mis la main sur ses yeux.

Elle était restée sur le pas de la porte et c’est de là qu’elle appelait, criant : « Mercédès ! » criant encore à deux ou trois reprises : « Mercédès ! »

On ne répondait pas ; elle était remontée dans sa chambre. Elle s’était habillée complètement, ayant mis un corsage de soie noire et sa perruque ; puis redescend geignante et en colère, mais voit que, par bonheur, il n’y a encore personne sur la petite place et qu’aucun client n’est venu.

Elle a poussé, cette fois-ci, jusque sous les fenêtres de la dépendance.

Les contrevents des deux fenêtres étaient restés étroitement rejoints, ce qui ne l’étonne pas, et elle hausse les épaules. Elle s’est plantée dessous appelant cette fois très fort : « Mercédès, hé ! Mercédès, vous m’entendez ? »

Mais rien n’avait bougé dans le joli matin ; si bien qu’ayant poussé un nouveau soupir, Mme Tâcheron s’était dirigée vers l’escalier extérieur qui menait à l’étage.

Un homme passait sur la place.

Elle ne s’était même pas détournée pour ne pas éveiller son attention.

L’instant d’après, l’un des douaniers était arrivé devant le Petit Marin tout en suivant le bord de l’eau. Il avait entendu une espèce de toux qui lui avait fait lever la tête. Il voit quelque chose. Il voit que c’est une vieille femme qu’il ne reconnaît pas tout de suite : « tellement, disait-il, elle se tenait drôlement, et elle faisait une grimace comme quand on va vomir. »

Tout à coup il s’était dit : « Mais c’est la mère Tâcheron. »

— Qu’est-ce qu’il y a, Madame Tâcheron ?

Elle a tendu le bras en avant et de son côté, puis l’a ramené contre sa poitrine.

Il a dit :

— Alors quoi ? Madame Tâcheron, ça ne va pas ?

Mais elle avait pu, cette fois, laisser sortir sa voix qui a fait dans l’air un drôle de cri rauque, de sorte que le douanier n’avait eu que le temps d’accourir et de la prendre dans ses bras.

Il l’avait fait asseoir dans le haut de l’escalier.

Les deux portes étaient grandes ouvertes. Elles laissaient voir à l’intérieur de la chambre une douce lumière rose, dont l’immobilité surprenait par contraste avec le grand jour. Le douanier s’était avancé dans cette direction lentement et avec prudence, pendant que tout bougeait et vacillait encore dans l’air autour de vous ; il a passé la tête par l’ouverture de la porte.

Le douanier a levé la main à hauteur de son képi en disant : « Eh bien !… eh bien !… » puis, passant sans la voir à côté de la mère Tâcheron toujours assise sur l’escalier, il était parti en courant du côté du village.

Une femme descend la ruelle en s’essuyant les mains à son tablier de cuisine. Des enfants derrière elle se suçaient le pouce. Puis partout des têtes se montrent pendant que les douaniers sont trois, puis un premier gendarme arrive à bicyclette ; et l’un des douaniers se tenait en bas de l’escalier, empêchant les gens de monter, pendant que le monde discutait déjà et on entendait quelqu’un qui disait :

— C’est sûrement lui qui a fait le coup.

— Qui ça ?

— Le chemineau.

— Comment était-il ?

— Un petit vieux, avec une barbe grise.

XI

C’est Métral qui s’était chargé d’aller prévenir Joseph, et il était monté peu après huit heures chez Mme Jacquet, pensant l’y trouver ; mais elle lui avait dit :

— Il n’est pas là.

Il était tellement agité lui-même qu’il n’a pas vu combien Mme Jacquet paraissait inquiète, car elle ne lui a rien dit d’autre ; et Métral :

— Je venais chercher Joseph, parce qu’il est arrivé un malheur.

— À qui ?

— C’est la servante du Petit Marin. On vient de la trouver sur son lit ; elle a été assassinée.

— Eh bien !

Il n’a pas fait attention que Mme Jacquet avait détourné la tête, de sorte qu’on ne voyait plus ses gros sourcils que de profil sous le foulard de coton rouge qu’elle se nouait autour du front.

Elle a dit :

— Qui c’est ?

— C’est un chemineau.

— On l’a arrêté ?

— Pas encore.

— Ah !

Elle lui tournait le dos à présent, se donnant l’air d’être occupée à ranger sur l’évier la vaisselle de son déjeuner.

Il a recommencé : « Et Joseph ? » mais elle a dit : « Je ne sais pas. »

Il a dit :

— Comment, vous ne savez pas ?

— Non, je ne l’ai pas entendu. Il a dû sortir pendant que je dormais encore.

Elle a dit :

— Il est peut-être chez Georgette.

— Alors, je vais l’y retrouver.

Métral disait :

— Excusez-moi, mais la justice va arriver et il faudra que Joseph serve de témoin.

Elle n’avait pas eu besoin de rien ajouter parce qu’il était déjà sorti, marchant sur le chemin pierreux, où son ombre était en avant de lui avec de longues jambes et presque point de tête.

Et voilà que Métral crie de loin au père Borcard qui était devant sa maison :

— Est-ce que Joseph est là ?

— Non.

— C’est que vous ne savez pas…

Alors il commence.

Mais le père Borcard a dit seulement :

— Bon débarras !

Puis il a demandé :

— Est-ce qu’on sait qui a fait le coup ?

— Il paraît que c’est un chemineau.

— Un chemineau ?

— Oui, on l’a vu… Un vieux avec une barbe et qui avait une musette. On a été chercher la justice.

Le père Borcard a dit :

— J’y vais. Tu viens ?

— Non, a dit Métral, je cherche Joseph.

— Je ne l’ai pas vu.

— Et Mlle Georgette ?

— Elle doit être dans sa chambre.

Borcard avait été prendre son gilet qui pendait à un clou dans la cuisine ; il appelle :

— Georgette, où es-tu ?… Hé ! Georgette.

Alors, au bout d’un moment, une voix qui venait de l’intérieur de la maison a répondu :

— Ici.

— Que fais-tu ?

— Je m’habille.

— Elle va venir, dit le père Borcard.

Elle s’était laissée tomber sur une chaise.

Maraud gémissait à petits coups de voix brefs et haletants, assis sur son derrière devant la porte de la maison d’où il pouvait suivre son maître des yeux, tout en laissant pendre sa langue ; – elle s’était dit : « C’est lui, sûrement, qui a fait le coup ! » Elle s’était dit : « Tant mieux ! »

C’est sûrement lui ! pensait-elle, car elle en était sûre ; c’était comme si un voile se déchirait dans sa tête et laissait reparaître les choses bien en ordre dans la lumière du matin.

Mais comment est-ce que je vais m’y prendre avec Métral pour qu’il ne se doute de rien ?

Il lui a fallu d’abord se refaire sa voix d’avant ; il lui faut aller en arrière ; se refaire d’abord la voix qu’on lui connaît, sa voix naturelle (quand même elle a changé de nature), et ça y est ; et elle a dit, de dedans la chambre :

— Monsieur Métral, je viens tout de suite.

Et, elle, dans ses pensées : « C’est lui ! » Et elle pensait : « Il m’aime. Il a fait ça parce qu’il m’aime. Il y en avait une qui gênait. Il y en avait une qui empêchait tout. » Elle ouvre la bouche.

Elle rit un peu sans faire de bruit.

« Il n’y a plus personne entre lui et moi. »

Elle fait de nouveau un grand effort pour changer l’expression de ses traits devant sa glace, où elle se recompose son visage d’avant, son visage de tous les jours ; puis, comme si elle ne savait rien :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a…

C’était heureusement dans la cuisine où il faisait sombre.

— Il y a… disait Métral, c’est Mercédès, vous vous rappelez bien, la servante… On l’a étranglée…

Elle a dit :

— Ah !

C’est tout.

— Alors je venais chercher Joseph…

— Il n’est pas ici.

— Où est-ce qu’il est ?

— Je crois qu’il doit être à Genève.

L’invention de ce voyage lui était venue tout à coup.

— Il devait aller acheter des meubles pour le ménage.

Elle est vive, elle est gaie, elle trouve facilement ses mots ; elle s’est mise à parler beaucoup et vite :

— Vous avez passé chez sa mère ?

— J’en viens.

— Alors ?

— Elle ne l’avait pas vu non plus.

— Oh ! c’est comme je vous ai dit. Il sera parti de bon matin. Le beau temps l’aura décidé.

Le sang lui faisait bon chaud sous les joues et elle voit que Métral ne se doute de rien, parce qu’il réfléchissait.

— Il faudra que vous m’excusiez, mais il va falloir que je redescende. Ils doivent avoir commencé l’enquête.

— Bien sûr, dit-elle, allez seulement.

Et puis elle a dit :

— Comment est-ce qu’elle était ?

— Oh ! dit-il, on n’ose pas dire.

— Enfin, dit-elle, qui est-ce qui l’a trouvée ?

— C’est la mère Tâcheron.

— Où ?

— Dans sa chambre.

— Oh ! mais, a-t-elle repris, c’est que c’était facile d’y entrer ; pensez donc, sur une remise !…

Elle pense : « C’est pour moi ! »

Elle pense : « C’est à cause de moi », pendant qu’elle regardait Métral qui s’en allait. « À cause de moi, alors c’est qu’il m’aime », regardant le ciel bleu avec des petits nuages dedans.

« Seulement, lui, où est-ce qu’il est ? »

Elle appelle Maraud.

— Sais-tu, toi ? tu sais tout.

Elle s’est assise sur le banc devant la maison. Elle prend Maraud par les oreilles, elle lui met un baiser sur le museau.

Il lève vers elle des yeux reconnaissants. Il y a autour de son regard brun un peu de bleu qui flotte comme de l’eau de savon. Elle le tient par la tête, elle dit : « Bonne bête ! » Elle se dit : « Si j’avais seulement quelque chose qui fût à lui dans la maison ; ah ! pense-t-elle, un objet que Joseph y aurait oublié… Ah ! se dit-elle, il y a sa vieille casquette… »

— Tranquille, Maraud !

Et, tandis que Maraud reste assis sur le pavé, elle, elle entre dans la maison, en ressort avec la casquette :

— À qui est-ce, Maraud, à qui est-ce ? Alors est-ce qu’on y va ?

Elle pensait : « Ça sera comme pour l’autre ; seulement Pinget était mort, tandis que Joseph est vivant. »

Et Maraud s’était mis à aboyer à petits coups en tournant autour d’elle, mais il n’y a personne, si loin qu’on puisse voir, sur cet étage de la montagne où elle est et elle y est seule avec son amour.

— Attends, je viens.

Elle ranime le feu dans le fourneau de la cuisine. Elle met une assiette, un couteau, une cuillère sur la table. Elle remplit une marmite d’eau. Borcard a l’habitude de manger sa soupe tout seul ; elle sera prête quand il rentrera. Il se dira : « Ces filles, ah ! ces filles, toujours les mêmes, toujours en route ! » et puis se mettra à manger sa soupe. L’affaire est de trouver seulement deux ou trois bons nœuds de fayard, parce qu’ils tiennent bien le feu, et on baisse la bascule pour diminuer le tirage.

Elle descend du côté du village. Mais, lui, où est-ce qu’il peut bien être ?

Il doit m’attendre quelque part, vu qu’il n’a point de passeport. Il ne pourra pas franchir la frontière. Et il y a bien la montagne qui n’est pas gardée, mais il doit m’attendre à cause qu’il va falloir d’abord qu’on cause et qu’on s’entende ; pendant qu’elle marchait sur le chemin dans le soleil, où les pierres en roulant soulevaient une poussière blanche, où il y avait des sauterelles grises qui étaient rouges et bleues quand elles s’envolaient.

Les alentours de l’église étaient complètement déserts, ce matin-là ; ça va bien. Les vacances venaient de finir, les enfants étaient à l’école ; et tout ce qui pouvait se tenir debout devait être descendu sur la place du Port, à cause de la curiosité du monde qui est grande. « Mais pas elle, se disait Georgette ; sûrement qu’elle sera chez elle. »

Georgette voit que la porte d’entrée de Mme Jacquet est restée entr’ouverte ; c’est bien ce qu’elle pensait.

Elle se dit : « Elle est là… » Elle se disait : « Ça va bien ! »

Et l’a vue, en effet, assise dans la cuisine sombre, un peu renversée en arrière contre le dossier de la chaise, les mains, l’une à droite, l’autre à gauche, et ouvertes sur les genoux.

— Écoutez, a dit Georgette, vous savez, il est parti pour Genève…

Mme Jacquet avait eu un sursaut sous son foulard de coton rouge, pendant qu’elle tournait à demi la tête :

— C’est que c’est lui ! disait Georgette.

— Tu l’as vu ?

— Non.

— Alors… alors comment sais-tu ?

— Je sais, a dit Georgette.

Mme Jacquet n’avait pas bougé de sa chaise ; elle a dit :

— Ah ! le démon !

Puis tout à coup :

— Le pauvre petit ! c’est pas sa faute.

Georgette a dit :

— Bien sûr que non… Et c’est justement pourquoi je viens vite. Vous avez vu Métral ?

— Oui… Oh ! puis beaucoup de monde.

— Qu’est-ce que vous avez dit ?

— J’ai rien dit.

— Ah ! dit Georgette, ça va bien… Vous avez dit que vous ne saviez rien ?

— J’ai dit qu’il devait être parti de bonne heure.

— Ah ! dit Georgette, ça va bien. Et, c’est entendu, il est à Genève. Vous direz qu’il doit être à Genève, si on vous demande où il est. Vous direz qu’il devait y aller acheter des meubles pour le ménage. C’est ce que j’ai dit à Métral.

— Ah ! a dit Mme Jacquet, et où est-ce qu’il est, le petit ?

— Je vais le chercher, a dit Georgette.

Elle a dit :

— J’ai le chien et puis j’ai sa casquette.

— Et après ?

— Après, on verra.

— Ah ! a dit Mme Jacquet, ah ! le pauvre garçon ! et si on sait ?

— Mais non, on ne saura rien… Et puis, disait Georgette, si on sait, si seulement on finit par savoir, qu’est-ce qu’il risque, en somme, parce qu’il aura tout le monde pour lui ?… C’était une mauvaise femme, et puis d’où est-ce que ça sortait ?

— Tu crois ?

Mme Jacquet s’était à demi redressée.

— Il faut seulement gagner du temps et puis il ne faut pas qu’on se coupe. Vous n’avez qu’à dire : « Il doit être à Genève. » Vous allez et venez comme toujours ; vous ne changez rien à votre vie. Pendant ce temps, je vais le chercher.

Elle ouvre la porte et Maraud est là qui se lève, qui a compris, qui la précède ; elle lui dit : « Beau Maraud ! » pendant qu’elle lui tend la casquette, étant maintenant dans le soleil où elle monte vers la montagne, passant encore entre deux maisons qui sont fermées, puis il n’y a plus eu de maisons. Elle s’était arrêtée. Il y a des voix qui se font entendre plus bas dans le village, mais, où elle est, tout fait silence. Plus bas, sur la route, on entend, comme toujours, rouler et corner des automobiles, des motocyclettes : ici rien que les grillons et les sauterelles ou un merle qui se sauve en criant de dedans un poirier, sous lequel elle passe, et gagne plus loin le sommet d’un hêtre.

« Cherche ! cherche ! » Maraud va de long en large contre la pente où la rosée pend aux brins d’herbe comme des boucles d’oreilles en diamants.

Et c’est beau dans la montagne. Elle en connaissait tous les sentiers : c’est à peine des sentiers. Pourtant il y a les petites filles qui vont cueillir les myrtilles ou les framboises, et il y a les vieilles qui vont ramasser le bois mort : elles ont fini par s’ouvrir dans les buissons des espèces de passages, lesquels communiquent entre eux, vous amenant plus haut sous les sapins où rien ne pousse, où il n’y a plus que la pente qui est rousse, et est glissante sous vos pieds comme un plancher bien ciré.

« Cherche ! cherche ! » disait-elle. Maraud repartait le nez contre terre.

Le chien était d’abord allé du côté des grandes carrières, il part maintenant vers l’ouest, il disparaît entre les troncs. Elle marchait à sa suite tout en montant toujours, tantôt empoignant de la main une branche, tantôt s’aidant d’un tronc derrière lequel elle se hausse, prise pour un moment ainsi dans l’angle aigu qu’il fait avec la pente. Et tout à coup il y a eu un léger coup de voix.

C’est Maraud.

Elle s’est mise à courir tant qu’elle a pu jusqu’à ce qu’elle soit arrivée dans une espèce de ravine. Elle voit Maraud qui est déjà à une centaine de pieds au-dessus d’elle, cheminant parmi les cailloux à sec (c’est des torrents qui ne coulent plus dès qu’il fait beau), et il se retourne par moment vers elle pour s’assurer qu’elle le suit.

Oh ! elle ne s’est pas trompée.

La légèreté est dans ses jambes, parce que l’espoir est dans son cœur. Par moment, un geai criaille dans la profondeur des taillis ou bien c’est un vol de corbeaux qui tournoie contre le ciel bleu comme des papiers brûlés qui sortent de la cheminée.

Il dormait pendant ce temps.

Il dort et elle ne sait pas qu’il dort, mais elle sait qu’elle va le trouver. Maraud va devant, ça va bien. Elle se dit : « C’est quand même beau, le monde. » Elle l’aperçoit, quand elle s’arrête, par-dessous son bras, étant tournée contre la pente : le monde avec son bleu, c’est l’eau, un peu de jaune, c’est les maisons. Il dort. Elle vit seulement Maraud qui venait à sa rencontre. Elle était arrivée sur une sorte d’étroite corniche découverte qui se continuait sur sa droite, faisant une ligne horizontale : Maraud vient, et Maraud repart ; il revient en levant la patte.

C’est alors qu’elle l’avait aperçu, étendu non loin d’elle dans le sens de la pente, la tête sur son bras.

Il dormait. Il lui tournait le dos.

Elle s’est avancée sans bruit jusqu’à le rejoindre. Elle avait fait coucher Maraud derrière elle d’un geste de la main. Et il est là, et c’est lui, et tout est bien puisqu’il est là, dans la réalité du monde, avec ses habits vrais, ses espadrilles, sa casquette, pendant qu’elle voit qu’il bouge un peu.

Il a déplacé sa main qui était posée sur sa cuisse, puis change de position sa tête, l’a soulevée ; la laisse retomber, la lève tout à fait.

Elle n’a pas bougé, elle n’a rien dit.

Elle ne disait rien. Il se passe la main sur les yeux. Puis lentement il s’est assis, et bâille.

Alors elle lui a dit :

— Joseph !

Il la regarde de nouveau :

— Ah ! c’est toi. D’où viens-tu ?

— Tu devines bien.

Il a dit :

— Comment as-tu su où j’étais ?

— Oh ! a-t-elle dit, je sais tout…

Elle a dit :

— Mais il faut d’abord que tu saches où tu es pour le monde. Tu es à Genève…

Elle riait.

— Tu es à Genève, c’est ce qu’on a dit aux gens, parce qu’ils te cherchaient.

Elle le regardait avec des yeux brillants :

— Parce que c’est toi, dit-elle, oh ! je sais tout… Dis, Joseph. Dis d’abord que c’est toi, Joseph.

Il n’a rien répondu ; il regarde seulement ses mains qui étaient devant lui, l’une et l’autre, grandes ouvertes, sur ses genoux.

— Je savais bien. Et tu comprends pourquoi je suis venue. C’est qu’il va falloir s’arranger. Ils ont arrêté un chemineau…

Il ne posait aucune question.

— Seulement peut-être que le chemineau pourra prouver qu’il est innocent et on s’étonnera que tu ne sois pas là. C’est pourquoi je leur ai dit que tu avais été à Genève. Tu as été acheter des meubles pour le ménage à Genève.

Il ne lui posait aucune question, mais elle ne s’en apercevait pas, s’appliquant à ne rien oublier de ce qu’elle avait à lui dire :

— Parce que je suis vite venue te demander ce que tu comptes faire, de manière que je sache bien ce que j’aurai à faire moi-même et qu’on ne se contredise pas. Qu’est-ce que tu vas faire ?

Alors il a dit :

— Rien.

— Joseph !

Penché en avant, les bras passés autour des genoux et ayant au-dessous de lui les belles choses du monde de toutes les couleurs dans la lumière du jour : l’eau, la terre, et puis l’air qui est entre l’eau et nous, qui est entre la terre et nous, comme s’il allait rester là toujours ; mais elle :

— Il te faut venir.

— Où ça ?

— Écoute, il y a le fenil de mon père. Tu y seras bien ; on peut y faire du feu. Personne ne viendra t’y chercher.

Il n’avait plus rien dit ; il s’était levé, il l’avait suivie. Elle allait devant. Il lui avait obéi. Ils ont pris en travers de la pente raide où ils se sont élevés ensemble encore un peu vers le replat qui est dessus comme l’étage est sur ses murs. Et le bord du replat étant enfin venu à la hauteur de leurs figures, ils ont pu voir, par-dessus ce bord, un carré de pré à pente douce où il y avait une petite maison de bois avec un soubassement de pierre.

Elle avait été prendre sous un tas de planches la clé de la porte d’entrée.

Alors les hommes du village, dans le courant de l’après-midi, étaient remontés chez eux, parce qu’il n’y avait plus rien à voir au Petit Marin. On avait apposé les scellés sur la porte de la dépendance.

À présent, ils étaient nombreux à causer devant chez eux ou sur la place de l’église, pendant qu’il y avait des femmes chez Mme Jacquet.

Eux, ils faisaient des attroupements, c’est-à-dire qu’ils étaient deux ou trois ici, et deux ou trois plus loin, pendant que les maisons sont basses et la plupart n’ont qu’un étage sous un toit de tuiles bombées qui dépassent, étant sans gouttières, – les mains dans les poches, des gros, des petits.

Les nouvelles allaient d’un groupe à l’autre.

Un homme arrivait et disait :

— Il paraît qu’il y en a un second.

— Un second quoi ?

— Un second chemineau.

— Où est-il ?

— On le cherche.

— Comment est-il ?

— Un grand, tout rasé.

— Et qu’est-ce qu’ils ont fait du petit ?

— Ils l’ont emmené à Évian. Ils sont en train de le cuisiner.

Mais le boulanger s’était mis à rire :

— Toute nue ! disait-il, c’est bien comme ça qu’on l’a trouvée ou quoi ? Toute nue ! qu’est-ce qu’elle faisait toute nue ? C’est-il aussi le chemineau ?

On a dit :

— Il a fait chaud cette nuit.

Et on disait :

— N’empêche qu’il en est venu, du monde, et de partout, d’Évian, de Thonon, du Bouveret…

Le gros homme :

— Pas ça sur la peau !…

— Des autos et des bicyclettes…

— C’était quand même une pas grand’chose.

— Oui, disait-on. Et est-ce bien la peine de faire tant de frais pour ce monde-là ?

Ils ont vu venir Georgette qui descendait le chemin, et son ombre allait devant elle, parce que le soleil était déjà très bas sur l’horizon.

Elle a dit :

— Bonsoir, Messieurs…

— Bonsoir, bonsoir… Alors tu arrives seulement ? Eh bien, tu n’es pas curieuse…

Elle a dit :

— J’aime pas ça.

On a dit :

— C’est pourtant intéressant… Demande seulement à ces messieurs de la justice. En ont-ils pris des photographies !

Mais, elle, elle a dit :

— Avez-vous vu mon père ?

Taponnier venait d’arriver.

— Ton père, a-t-il dit, bien sûr que je l’ai vu. Ne t’inquiète pas de lui ! Il est avec un confrère, le nommé Coquoz, du Bouveret. Tu le connais ? non ? Eh bien, ils sont chez Donnet. Ils sont entre chasseurs ; ils avaient des choses à se dire. Et Donnet doit faire de bonnes affaires, depuis que le Petit Marin est fermé.

— Ah ! avait-elle dit, ils ont fermé ?

— Bien sûr, comment voulais-tu qu’ils fassent ? La mère Tâcheron est malade. Et puis elle…

— Qu’est-ce qu’ils en ont fait ?

— On va la mettre en bière, et ils l’emmèneront, parce qu’on doit l’ouvrir.

— Ah !

— Toute nue, disait le boulanger, pas le moindre fil sur la peau.

Personne ne se doutait de rien, comme elle voit. C’est pourquoi elle est gaie et naturelle.

— Il faut que j’aille, avait-elle dit.

— Et où vas-tu ?

— Je vais chez ma future belle-mère.

— Ah ! et ton fiancé ? On ne l’a pas vu.

— Il n’est pas ici.

— Où est-il ?

— Il est à Genève.

— À Genève ?

— Oui, dit-elle, c’est pour le ménage.

On lui a dit :

— Ah ! c’est que c’est bientôt ?

— Oui, dit-elle.

Elle riait.

— Et pour quand ?

— Pour l’automne… Au revoir.

Tout allait comme elle voulait. Personne ne se doutait de rien. Ayant poussé la porte de la maison de Mme Jacquet, elle a entendu des voix de femmes dans la cuisine, mais les femmes, la voyant entrer : « Ah ! voilà Georgette, on vous laisse. »

Elles étaient sorties. Il n’y a plus eu que Georgette et Mme Jacquet dans la cuisine pendant que le soleil avait été coupé en deux par la montagne. Sa belle couleur rose a été encore quelque temps comme une mousseline autour des arbres du verger qui était derrière la cuisine et qui, par la fenêtre, la renvoyait jusque sur les deux femmes.

On a entendu Mme Jacquet qui disait :

— Tu l’as vu ? Ah ! où est-ce qu’il est ?

— C’est Maraud, disait Georgette. Et tout va bien, disait-elle. On ne saura jamais qui a fait le coup. Et, si on le sait, les choses s’arrangeront quand même. Il vous faudrait entendre ce que les gens disent.

— Tu crois ?

— Bien sûr, disait Georgette, et, pour le moment, c’est entendu qu’il est à Genève.

— Et qu’est-ce qu’il va faire ensuite ?

— Voilà, dit Georgette.

Elle s’était assise, parce qu’elle avait le temps. Mme Jacquet s’était assise en face d’elle.

Il faisait gris maintenant autour des deux femmes, comme si un coup de vent avait éparpillé la cendre du foyer dans toute la cuisine.

— Vous comprenez, il nous faudra une ou deux vaches, oui, si on reprend nous-mêmes le train. Je dirai qu’il m’a envoyé une carte de Genève. Je dirai qu’il a été de là faire une tournée du côté de Sixt pour le bétail…

— Tu t’es entendue avec lui ?

— Pas encore. Mais je m’en vais le faire, parce qu’il m’attend là-haut… Il faudrait seulement…

Elle a dit :

— J’ai pris tout ce que j’avais. Ça fait deux cents francs.

Elle tire une bourse de sa poche.

— C’est peut-être pas beaucoup.

Mais Mme Jacquet :

— Tu veux de l’argent ? J’en ai, moi.

S’étant tout à coup levée :

— Combien t’en faut-il ?

Tout va bien. La nuit venait, on entendait les portes se fermer, on entendait les gens se dire bonsoir devant les portes.

Mme Jacquet venait de reparaître :

— Voilà cinq cents francs, c’est assez ?

— Oh ! bien assez, disait Georgette ; il pourra même acheter une génisse. Ça va bien, disait-elle, qu’est-ce que vous en pensez ? Si on le voit revenir, dans quatre ou cinq jours, avec sa génisse et une corde neuve et le poil de la bête encore tout frisé.

— Mais il y a ton père ?

— Il est avec un ami, un chasseur. Oh ! dit Georgette, il n’est pas encore là et puis, vous savez, il a l’habitude d’être seul. Il n’y aurait que les amis de Joseph…

— Ils sont partis avec le chaland.

— Ils n’ont pas fait grève ?

— Non, ça s’est arrangé.

— Ça va bien ! disait-elle.

— Espérons ! disait Mme Jacquet.

Georgette est montée dans la nuit qui était sans lune. Maraud était attaché à sa chaîne et, la voyant venir, s’était mis à pleurer. Elle l’avait fait taire. Elle avait été lui préparer sa soupe ; elle lui avait apporté sa soupe ; ensuite elle l’avait fait coucher dans sa niche. Elle pouvait voir que tout allait bien et que tout se passait comme elle l’avait prévu. Elle va remplir au tonneau une bouteille de vin qu’elle couche dans le fond d’un panier ; elle met à côté un gros saucisson cuit de la veille. Puis, par-dessus, elle met une demi-miche et, parce qu’elle pense à tout et que les premiers fruits font plaisir, elle a été cueillir des pommes dans le verger : quatre ou cinq jolies pommes hâtives, toutes jaunes.

Elle avait pensé à tout, mais il faut continuer à penser à tout, c’est pourquoi elle a pris un linge qu’elle noue aux quatre coins sur le panier pour le cas où il ferait du vent, pense-t-elle, mais il ne fait point de vent. Pour le cas où elle rencontrerait quelqu’un, parce que ce quelqu’un pourrait s’étonner de la voir un panier au bras, au milieu de la nuit, sur les chemins de la montagne ; mais elle ne rencontrera personne. Et si elle rencontre par hasard quelqu’un : « Je monte au fenil retrouver mon père. » Qu’est-ce qu’il y aura à dire ? Car on est la réalité.

Maraud s’était endormi au fond de sa niche. Elle avait ouvert la porte pour voir le temps qu’il faisait.

C’est un temps paresseux de la fin de l’été. Le beau dure, semé de petits nuages, qui sont ronds, qui sont immobiles comme des îles dans la grande mer. Au milieu de cette mer, il y a deux ou trois étoiles comme des phares, ce qui fait qu’on y voit juste assez pour ne pas se tromper de chemin ; et puis, dit-elle, je vais prendre le falot tempête. Je l’allumerai dans le bois.

Elle voit qu’il y a une grande tranquillité de l’air autour des arbres où pas une feuille ne bouge.

De temps en temps, au fond du silence, un oiseau de nuit crie, faisant un bruit étouffé, comme quand une femme a du chagrin, mais elle met la main sur sa bouche pour empêcher son chagrin de sortir.

XII

Il était assis dans le fond de la pièce sur la paillasse. Il était perdu dans ses rêves.

— Tu es là ?

Elle avait à la main son falot tempête ; elle lève à hauteur de sa figure à elle la petite flamme immobile derrière son verre bombé.

Elle lui a dit :

— Tu n’avais pas de lumière ; on va voir clair, on va se voir.

Elle pose le falot tempête sur la table.

Il a éclairé tout juste le bord du lit, étant au milieu d’une sorte de halo bien rond comme la lune quand le temps se gâte ; son armature en gros fil de fer faisait trois barres sur le mur.

— Et puis voilà de quoi manger. Tu dois avoir faim, depuis le temps !

Elle sort du panier les bonnes choses qu’elle y avait mises ; elle lui a dit :

— C’est prêt ; tu viens ?

Il ne bougeait pas ; il est dans les rêves.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Je n’ai pas faim.

— Ça ne fait rien, a-t-elle dit ; il faut te forcer de manger, parce que tu vas en avoir besoin.

— À cause ?

— À cause que le chemin est long et il se passera du temps avant que tu trouves un village.

— Un village ?

— Oui, disait-elle, parce que c’est à savoir s’il y a encore du monde au chalet…

Elle avait fini de mettre la table ; elle a repris :

— Dépêche-toi ; on va avoir à causer.

Il se lève, il se laisse mener à la table où le falot tempête fait sa petite flamme rouge. Il y a un banc où il a pris place ; il y a un autre banc où elle s’assied en face de lui.

Il a tiré son couteau de sa poche. C’était un couteau qui avait trois lames et un tire-bouchon.

Il ouvre le tire-bouchon qu’il amène en avant jusqu’à ce qu’il soit perpendiculaire au manche, puis l’enfonce dans le bouchon de la bouteille qu’elle lui tendait.

Ensuite il a ouvert la grande lame avec laquelle il se coupe un morceau de pain.

Elle s’était mise à sourire :

— Oh ! tu sais, Joseph, on a le temps. Il faut attendre qu’on y voie clair. Quelle heure est-il ?

Il regarde l’heure à sa montre, mais sa montre est arrêtée.

— Je ne sais pas, j’ai oublié de la remonter…

— Ça ne fait rien, dit-elle, on verra bien le jour venir. Et tu prendras ce qui reste des provisions et puis tu te mettras en route.

Il demande :

— Pour aller où ?

— Tu passeras le col.

— Et puis ?

— Et puis, tu attendras.

— Ah ! a-t-il dit.

Il a mangé une tranche de saucisson, il a bu un verre de vin ; elle se penchait vers lui, les coudes sur la table :

— C’est que tout est arrangé, tu sais… Tu es censé être à Genève… Mais il nous faut causer d’abord. Est-ce que tu m’écoutes ?

Il lève de nouveau les yeux sur elle et elle s’étonne.

Il la regarde : c’est comme s’il ne la regardait pas. Ses yeux à elle rencontrent bien les siens, mais ils glissent au travers sans être retenus au passage.

— Joseph ! Hé ! Joseph !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle dit :

— C’est pourtant intéressant.

— Quoi ?

— Les nouvelles… Tu sais, toi, tu es à Genève. Et eux, tu sais, le chemineau est arrêté et puis ils vont l’interroger. Et puis, si ce n’est pas lui, il y en a un autre. Il y a un grand sans barbe et un petit vieux… Et ils ne l’ont pas trouvé encore, celui-là. Ça va prendre du temps. C’est pourquoi ça va bien, Joseph. Toi, c’est entendu, tu es à Genève et puis tu as quitté Genève pour aller du côté de Bonneville ou de plus loin. Tu m’envoies une carte ; je leur dirai : « Il m’a écrit. »

Il semblait non seulement ne pas comprendre, mais même ne se donner aucune peine pour comprendre. Elle, elle parlait de plus en plus vite, recommençant sans cesse ses mêmes explications :

— Voyons, tu entends, disait-elle, et puis je t’apporte de l’argent. Il y en a ; il y a sept cents francs.

Ayant tiré son porte-monnaie de sa poche et du porte-monnaie les billets pliés en quatre qui ont fait un petit tas sur la table ; mais on a vu qu’il ne les prenait pas. On a vu qu’il ne les avait même pas regardés.

— Ça te permettra de vivre et d’attendre. La grande affaire est de gagner du temps. Car, ou bien ils renonceront à pousser plus loin l’enquête, ou bien, s’ils avaient des soupçons, comment est-ce qu’ils pourraient prouver que c’est toi ? Et, moi, j’irais bien avec toi, ah ! j’aimerais bien, disait-elle, et on passerait la montagne et on serait ensemble pour la passer ; seulement ça pourrait leur donner des idées ; alors, moi, je reste : c’est toi qui t’en vas.

Il disait oui avec la tête.

— Tu passes la montagne…

Il avait fini depuis longtemps de manger : il avait refermé la lame de son couteau, et l’avait glissé dans sa poche ; il restait là, les mains vides, la tête penchée en avant.

Tout à coup, il a dit :

— Il y a une chanson.

— Hein ?

Il se chantonnait l’air à lui-même :

— Comment est-ce que ça va déjà ? Tu ne sais pas, dit-il ; ah ! c’est vrai, tu n’étais pas là. J’irai… jusqu’au bout de l’espace. J’irai, dit-il, j’irai jusqu’au fond de la nuit.

— Quoi faire ?

— C’était le vieux, le vieux Pinget. Tu te rappelles ? on a été ensemble le veiller. Eh bien, c’est lui qui la chantait, cette chanson. Au Petit Marin, disait Joseph, la veille du jour où il a été se pendre.

La parole lui revenait :

— Pourquoi est-ce qu’on a été le veiller, sais-tu ? Une drôle d’idée que tu as eue… Peut-être pas, dit-il. Qui sait ? tu as eu peut-être raison. Comme ça, on apprend des choses.

Puis il s’est mis à chanter :

 

« jusqu’au bout de l’espace,

jusqu’au fond de la nuit… »

 

— Joseph ! disait-elle.

— Tu ne sais pas, dans la montagne, un homme, eh bien, c’est tout petit. Tellement petit, disait-il, que ça ne se voit même pas. Il avait la tête qui pendait en avant, il regardait tout le temps ses pieds… Et pas lourd non plus, a-t-il dit. C’est pourquoi le vent le faisait tourner, tantôt un petit peu à droite, tantôt un petit peu à gauche.

Et il a chanté de nouveau :

 

« Et si la terre est ronde,

on sortira dehors… »

 

Elle le regardait :

— Toi, a-t-elle dit, tu passes la montagne.

Elle était venue s’asseoir à côté de lui ; elle lui avait pris la main. On voyait que la réserve de pétrole avait baissé dans le falot tempête ; la flamme devenait de plus en plus petite en même temps qu’elle s’était mise à fumer. Il y avait une traînée noire sur l’un des côtés du verre ; la paroi de la chambre devenait obscure et brumeuse de ce côté-là.

— Tu passes le col, et tu t’en vas. Moi, je me tiens ici, et j’attends. Et même, dit-elle, si pour finir on découvrait que c’est toi le coupable, eh bien, il y a moi. J’arrangerai les choses. Est-ce qu’on sait seulement d’où elle venait, cette femme ? Et toi, tu es d’ici, ou quoi ? Veux-tu que j’aille vers le maire et que je lui raconte tout ? Je lui dirai : « Vous le connaissez bien pourtant, Joseph, mon fiancé. Et, elle, qu’est-ce qu’elle était ? » Il comprendra, j’en suis sûre. Vois-tu, les juges, c’est quand même des hommes.

Il disait oui avec la tête, sans rien dire.

Puis il a dit tout haut :

— C’est que c’était beau.

Elle disait :

— Quoi ?

Il a dit :

— Il y a des belles choses dans le monde… Mais, a-t-il dit de nouveau, est-ce que c’est dans le monde ?

Elle a dit :

— C’est dans le monde… Bien sûr, a-t-elle recommencé. On va être heureux, à présent. Il y a nous dans le monde. Il y a nous, et il y a qu’on s’aime. Je leur dirai que tu as été acheter du bétail, puisqu’on va reprendre le train. Tu reviendras avec une génisse, parce que c’est beau aussi, ou quoi ? une génisse, et puis ça existe. On lui passe la corde au cou. On cueille une baguette dans la haie. Joseph, est-ce que tu vois ? tu reviens. Elle a le museau tout mouillé, et il goutte sur la route.

Le falot tempête a fait entendre un grésillement pareil au bruit que fait le ver quand il travaille dans le cœur d’une poutre. La flamme de plus en plus obscure et charbonneuse a commencé à vaciller comme quelqu’un qui a trop bu.

— Est-ce qu’elle était belle, elle ?…

Elle avait laissé aller sa tête contre l’épaule de Joseph ; elle disait :

— Plus que moi ?

De grands pans d’ombre se suivaient sur le mur comme les personnages d’un cortège qui passe. Elles se baissaient, elles se redressaient ; elles se succédaient de plus en plus vite, de plus en plus confusément.

— Et elle n’existe plus, ça y est ! Joseph, disait-elle, il n’y a plus d’empêchement.

Elle a repris plus bas :

— Comment as-tu fait ? Dis-moi, oh ! dis-moi… Est-ce qu’elle a su qu’elle allait mourir ?

Il a secoué la tête.

— Qu’est-ce qu’elle disait ?

Il parle de nouveau :

— Elle n’a rien dit.

— Elle a crié ?

Il secoue la tête.

— Oh ! a-t-elle dit, oh ! Joseph, alors comment est-ce que tu as fait ?

— J’ai serré.

— Avec quoi ?

— Avec mes mains.

— Et puis ?

— Et puis, c’est tout.

— Et comment est-ce qu’elle était ?

Il a dit :

— Ça ne compte plus.

— Est-ce que c’est vrai ?

Mais brusquement le falot tempête s’était éteint. On avait vu la flamme devenir toute petite et sombre ; elle a grandi soudain, jetant une dernière lueur ; puis, rompue à sa base, elle est montée en l’air où elle a cessé d’être.

Une fenêtre s’était ouverte alors en face d’eux, de l’autre côté de la table, c’est-à-dire qu’elle existait bien ; mais la nuit jusqu’alors avait été opaque et noire comme des contrevents rejoints dans son encadrement carré.

Et la nuit y était devenue transparente et très claire, comme si on avait ouvert des deux mains les contrevents, avec un coin de ciel, et trois étoiles dans le ciel, et dans ce ciel aussi une grande montagne qui s’élevait jusque dans le haut de la croisée, pendant qu’il disait :

— C’est pas ça.

— Alors, a-t-elle dit, il y a moi.

On a entendu un léger coup de vent qui passait sur le toit comme quand la main flatte l’échine d’une bête.

— Il y a toi et moi, disait Georgette. Est-ce que je ne suis pas ta femme ?

Elle a dit :

— Réponds !

Il a dit oui.

Elle s’était mise à parler tout bas.

— Et c’est notre dernière nuit, dit-elle, peut-être pour longtemps…

Encore une fois, il a été là, sur une paillasse, près d’une femme ; l’aube se levait. Il a fait tout rose dans la chambre. Il a pensé : « Elle non plus ; tout est fini. »

Il ne pouvait pas savoir si elle dormait parce qu’il ne la regardait pas et, couché sur le dos, c’est le plafond qu’il regardait. Il voyait venir sur le plafond, qui était un plafond de planches, une légère couleur rose.

Deux femmes, et ce n’est ni l’une, ni l’autre.

La fête était ailleurs. La fête était dehors. Il s’est dit : « C’est fête dehors », mais en même temps il s’est dit : « Il y a plus beau. »

Il ne comprenait pas très bien lui-même ce qu’il se disait à lui-même. C’est de la philosophie.

Il ne bougeait pas pour essayer de mieux penser. Il voit des choses qui tournent, des lumières. Un pinson de montagne, qui était venu boire à la fontaine, chantait, perché sur le goulot de bois.

Il voit ce qu’il y a sur la terre ; et c’est des tringles de cuivre qui montent, qui descendent en demi-cercle dans la nuit. Et puis il y a des femmes sur la terre.

« Et puis il y a une femme qui n’est pas sur la terre. »

Le pinson s’est envolé ; des corbeaux crient dans la montagne ; « eh bien, il va falloir que je le dise à Georgette. Je lui dirai : Tu es sur la terre, tu comprends. »

Il n’entend plus le pinson et il n’entend plus les corbeaux. Il rêve. Il fumait une cigarette. Il a passé au pied d’une vieille fontaine où une femme de pierre aux yeux bandés tenait une balance. C’est la Justice. Et, à présent, il s’aperçoit que les gens vont tous du même côté. Est-ce qu’on ne va pas toujours à des fêtes dans la vie ou du moins on croit y aller ?

On entre dans un autre monde ; il pense de nouveau : « Il faudra que je lui dise… »

— Que je lui dise quoi ?

Il a dit :

— Georgette !

Il ne bouge pas.

— C’est toi, Joseph ?

Il a dit :

— C’est moi.

— Je crois que j’ai dormi, dit-elle.

Et puis tout à coup :

— Oh ! Joseph, parce que tu es là et bientôt tu ne seras plus là…

Elle se serrait contre lui.

— Oh ! c’est qu’on a bien le temps quand même. Oh ! dit-elle, tu n’as pas besoin de partir encore, ça n’est pas pressé… Qui est-ce qui saurait où tu es ? Je dirai à mon père que j’ai passé la nuit chez vous, parce que ta mère était seule. Joseph !…

Il ne bouge pas.

— C’est pas ça. Il y en a une autre…

— Une quoi ?

— Une personne.

— Et où est-elle ?

— Elle est en l’air.

— En l’air ?

— Oui, au-dessus du monde.

Elle se met à rire.

— C’est loin, ça.

Il a dit : « Pas tant ! »

— Et puis c’est que ça n’existe pas.

— Penses-tu ? On est dans la forêt vierge, on est en Afrique, on est aux Indes. Elle s’appelle…

Il cherche le nom.

Elle a dit :

— Tu vois, elle n’a point de nom.

— Ça ne fait rien, elle est vraie. C’est l’autre qui n’était pas vraie.

— Et moi ?

— Toi…

Il hésite, mais voilà qu’elle s’était assise sur le bord de la paillasse et l’interrompt.

— Il vaut mieux peut-être que tu t’en ailles tout de suite. Il y a la justice, il y a les gendarmes. Et s’ils sont en train de chercher le chemineau, Dieu sait ? Tu as l’argent ?

Elle s’était mise debout, allant et venant dans la pièce.

— Il te faut vite manger quelque chose et puis je te ferai un paquet de ce qui restera.

Il s’était assis, lui aussi, sur le bord de la paillasse, il regardait le monde par la fenêtre.

Il y a une grande fête dans le ciel où on voyait beaucoup de petits nuages roses être rassemblés et groupés, pendant qu’ils se déplaçaient un peu.

Il s’est dit : « Ils vont me montrer le chemin. »

— Tu ne veux rien manger ?

— Non.

— Veux-tu boire ?

— Non.

Elle a dit :

— Écoute, je vais vite voir s’il n’y a personne, et puis je viendrai te dire… Je t’accompagnerai un bout de chemin.

Elle est sortie. Lui s’est avancé jusque sur le pas de la porte. Le bon air est venu l’y saluer.

La chanson de la fontaine avait recommencé à se faire entendre. C’est une toute petite fontaine.

Ce n’est qu’un filet d’eau pas plus gros qu’une ficelle qui pendait en se tortillant dans le bout du chéneau de bois comme la chasse d’un fouet. Dans le chéneau, il y a un peu de mousse. Il y a deux galons de fin velours vert qui bordent le milieu de ce demi-tuyau où le bois reste clair et brille dans le jour. Il fait beau dans le monde, mais il y a plus beau. Il y a toujours beaucoup de petits nuages roses. Et il voit qu’il est dans le bas d’un pré à pente douce, qui, à ce bout-ci, casse brusquement et fait sa ligne dans rien du tout au-dessus d’un grand trou encore tout rempli d’ombre ; tandis que, de l’autre, il monte entre deux pans de forêts noires où il s’enfonce par sa pointe pour gagner un col qui se voit entré deux masses de rocher.

Il faudra voir de quel côté vont les nuages.

Elle revenait ; elle a dit :

— Ça va bien, je n’ai vu personne.

Là-haut, du côté du sud, le sentier passe par-dessus la montagne et une hauteur de montagne vient ainsi se mettre entre vous et les lieux qu’on a quittés ; du côté du lac, c’est le vide, c’est-à-dire tous les possibles.

Elle montre avec sa main la montagne :

— Ils ne sont pas encore là, on a le temps.

Lui, il regarde les nuages. Ils ont commencé à se déplacer. Une légère brise s’était mise à souffler dans les élévations de l’air, et on voit que là-haut les nuages vont vers le nord, c’est-à-dire du côté du lac. Ils se soulèvent, ils s’encouragent. Tout à coup, ils se sont mis à se porter tous du même côté, petits et ronds, comme beaucoup de têtes.

Il entend Georgette qui dit :

— Attends, je vais prendre le panier.

Elle est entrée dans le fenil ; lui, il a fait un pas, puis un autre. Il lui tourne le dos. Il l’entend qui dit :

— Joseph !

Elle vient de sortir du fenil, elle tourne la clé dans la serrure.

— Où vas-tu ? Ce n’est pas de ce côté, Joseph.

Il a fait encore deux ou trois pas sans paraître l’entendre ; il a été amené ainsi au bord du vide, il regarde vers le fond du trou. L’eau commence à s’y marquer par de légères rides, tandis qu’elle change peu à peu de couleur. L’air a été comme une vitre qui est couverte de buée et qu’on essuie. On commence à voir les toits du village qui se détachent de ce qui les entoure, étant là sur leurs trois étages comme si le village s’était cassé en trois morceaux.

Et il entend encore qu’on l’appelle.

— Tu viens ?

Mais les nuages vont tous dans une même direction ; alors il a été où allaient les nuages.

Elle courait derrière lui, mais il allait plus vite qu’elle. Le chemin bien marqué et assez large descendait en zigzags à travers la forêt. Elle avait vite perdu Joseph de vue, mais n’en continuait pas moins à courir, étant par ailleurs assurée d’être sur le bon chemin.

Elle était arrivée ainsi à l’étage qui est au-dessus de l’église ; toute la montagne était derrière elle. Et c’est toute la montagne qui s’est mise à crier : « Arrêtez-le ! »

Les gens qui se levaient dans les maisons mettaient la tête à la fenêtre.

C’est toute la montagne qui crie :

— C’est lui, c’est lui qui a fait le coup… Attention, il va se sauver ! Hé ! Monsieur Larpin.

Larpin est dans sa maison de planches au bord du lac ; il entend la montagne qui crie :

— Monsieur Larpin, attention ! Monsieur Larpin, votre bateau !

Larpin était pieds nus, il cherche partout ses espadrilles ; et la montagne, pendant ce temps :

— C’est lui, l’assassin ! Arrêtez-le !

Larpin sort enfin de chez lui ; il a vu qu’il y a un homme qui est monté dans son bateau et déjà l’homme s’éloigne sur l’eau rose.

— Eh ! a-t-il dit, qui c’est ?

On ne répond pas.

— Qu’est-ce qui te prend, toi ? où vas-tu ?

— C’est lui, c’est lui, crie la montagne, c’est lui l’assassin… Hé ! Monsieur Duport…

C’est l’autre pêcheur.

— Dépêchez-vous, mettez-vous à deux, rattrapez-le !

Duport sort à son tour de sa maison ; Duport crie à Larpin :

— Qu’est-ce qu’il y a ?… Ah ! c’est ton bateau. Qui est-ce qui te l’a volé ? Viens vite, on va prendre le mien…

Pendant que les douaniers arrivaient, puis un gendarme est arrivé.

Et la montagne a dit :

— Dépêchez-vous ! sans quoi il va vous échapper.

Et je sais, moi, que c’est lui, l’homme qui a tué cette femme. C’est lui, l’homme que vous cherchez.

— Qui est-ce qui crie comme ça ?

On a dit :

— C’est Georgette.

— Et de qui est-ce qu’il s’agit ?

— De Joseph Jacquet, c’est son fiancé.

Un des douaniers se tourne vers le large. Il crie entre ses mains :

— Hé ! là-bas, arrêtez-vous !

On ne s’arrête pas. Le bateau devient petit, étant déjà assez loin de la rive.

Et l’eau soudain s’enflamme comme quand on met l’allumette dans un tas de copeaux : alors Joseph a été dessus ; il est là-bas sur son bateau qui n’est déjà plus qu’un point noir.

Il ne s’est pas arrêté. Le père Taponnier venait d’arriver, lui aussi ; il met ses mains autour de sa bouche :

— Hé ! Joseph, tu m’entends…

Heureusement que l’eau porte la voix :

— Sois raisonnable, Joseph… On verra bien ensuite…

Mais on continue à ramer sur le bateau qui s’éloigne vers le nord-est.

L’un des douaniers a pris son revolver et tire en l’air.

La montagne répond. Elle répond par plusieurs coups de revolver. Elle recueille le son et le berce longuement contre elle, en même temps qu’on l’entend qui crie : « Oh ! oh ! » et qu’on entend ses plaintes, qu’on entend qu’elle se lamente ; on l’entend qui crie de nouveau :

— Ne tirez pas, ne tirez pas. Ne lui faites point de mal… Prenez-le vivant, s’il vous plaît.

Mais est-ce qu’il peut entendre ? pendant qu’à présent la montagne se désole dans le beau soleil.

Ils étaient trois douaniers et deux gendarmes au bord du lac. Ils discutaient entre eux. L’un des douaniers tend le bras vers le couchant. Ils se mettent tous à courir de ce même côté, parce qu’ils pensent y trouver un canot à moteur qui est logé dans un hangar non loin de là.

Lui, il rame. Lui, les voit. Larpin et Duport quittent le rivage. Il voit sur le rivage tout ce monde, mais il a une forte avance. Il entend la montagne qui l’accuse, il sourit. Il a entendu le coup de revolver, il sourit. Il voit qu’il va avoir le temps et tout le temps, parce qu’il a lâché les rames. Il tire de sa poche son couteau à la forte lame. Et la montagne alors s’est plainte et se lamente, seulement il n’écoute plus. Il a dit :

— On va d’abord leur chanter la chanson. Comment est-ce qu’elle va déjà ?

Alors la montagne encore une fois :

— Joseph ! Joseph ! dépêche-toi… Joseph, ils vont te rattraper… Ils ont été prendre le canot à moteur…

Mais lui : « Comment est-ce qu’elle va déjà, la chanson ? C’est pour répondre à la montagne. »

 

« J’irai suivant sa trace… »

 

Il a entonné la chanson, tourné vers la montagne.

Il lève le bras, on a le temps. Il tient le couteau, la lame ouverte, dans sa main droite :

 

« J’irai suivant sa trace,

tandis qu’elle me fuit,

jusqu’au fond de l’espace,

jusqu’au bout de la nuit…

 

À l’autre bout du monde

s’il faut, vivant ou mort ;

et, si la terre est ronde,

on sortira dehors. »

 

Il voit que la terre est ronde ; il voit qu’il faut sortir de la terre. Il entend une dernière fois la montagne qui appelle : « Jo… Jo… seph… » mais le son ne lui parvient plus qu’étouffé, à cause de la distance. Il se couche au fond du bateau. Il a vu qu’il avait le temps. On n’entend pas encore le bruit du canot à moteur.

Il a vu que la terre est ronde, mais ce qu’il voit aussi, c’est qu’il est dans la bonne direction.

Il va où vont les nuages. Une petite brise matinale le pousse où ils sont eux-mêmes poussés. Il tâte avec la main les planches qui servent de fond au bateau ; il les sent sous sa main toutes pourries et molles. Il voit qu’il va où « elle » est : c’est pour la rejoindre. Un nuage. Un joli nuage là-haut. Un joli nuage au-dessus, au-dessous de vous. La lame s’enfonce d’un coup dans les planches, puis il la fait tourner sur elle-même dans sa main.

Il entend Larpin qui l’appelle :

— Hé ! Joseph, qu’est-ce que tu fais ? où vas-tu ?

Mais en même temps il voit qu’un fil a été tendu au-dessus de lui d’une pointe de montagne sur l’une des rives à une autre pointe sur l’autre. Est-ce là-haut ou là-dessous ? Est-ce qu’il « la » voit de bas en haut ou s’il la voit de haut en bas ?

Là-dessus et là-dessous, c’est la même chose. Ce qui est en haut est en bas. Il fait tourner encore une fois sur elle-même la lame de son couteau ; et elle fuit, mais il se fuit, et ainsi il va la rejoindre.

Elle s’élève, elle ne pèse plus. Elle a échappé à la mort, mais j’échapperai par elle à la mort.

Il fait tourner son couteau dans le trou que peu à peu il a creusé dans l’épaisseur de la planche.

Elle est debout sur une poussière d’air, sur une colonne de vapeur, sur un nuage ; et, en même temps qu’il descend et s’enfonce, il voit qu’il se rapproche d’elle davantage ; pendant qu’on l’appelle encore, mais il n’entend plus.

Elle s’élève, il descend vers elle. Et elle n’a plus été vue, mais, lui, il n’a plus été vu, parce qu’il avait crevé l’eau en même temps qu’elle crevait l’air.


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnr.com/

en avril 2018.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé à partir de la numérisation du Groupe des ebooks libres et gratuits que nous avons corrigée et adaptée en fonction de notre édition de référence, Œuvres complètes 18 Le Garçon savoyard Si le soleil ne revenait pas, Lausanne, Mermod. 1941. La photo de première page, Barque du Léman à voiles latines, a été prise par Sylvie Savary.

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