Charles Ferdinand Ramuz
JEAN-LUC PERSÉCUTÉ
1908 (1940)
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Table des matières
À ALBERT MURET
qui est de là-haut
Comme il avait été convenu qu’il irait, ce dimanche-là, voir une chèvre à Sasseneire, Jean-Luc Robille, après avoir mangé, prit son chapeau et son bâton. Il alla ensuite embrasser sa femme (car il l’aimait bien et il n’y avait que deux ans qu’ils étaient mariés). Elle lui demanda :
— Quand seras-tu rentré ?
Il répondit :
— Vers les six heures.
Il reprit :
— Mais il faut que je me dépêche parce que Simon doit m’attendre, et il n’aime pas qu’on le fasse attendre.
Cependant, avant de sortir, marchant sur la pointe des pieds, il s’en fut à la chambre et alla au berceau où le petit, qu’ils avaient eu ensemble l’année d’avant, dormait. « Fais attention ! » cria Christine. Et lui, s’étant penché, il ne l’embrassa point, comme il avait eu l’intention de faire, il le regardait seulement dormir. C’était un gros garçon de onze mois et deux semaines (car on compte les semaines et les jours au commencement), avec des joues comme vernies, et une grosse tête ronde, enfoncée au creux du coussin. Et, le berceau, c’était Jean-Luc qui l’avait fait lui-même de beau mélèze, ayant travaillé le menuisier (comme on dit) et appris le métier, avant de se mettre au bien de sa mère, quand son père vivait encore. Il se tint donc penché là un moment, regardant dormir le petit. Puis, ayant retraversé la cuisine et ouvert la porte de la maison : « Adieu ! femme », dit-il encore, et il embrassa encore Christine.
Il avait trouvé Simon couché dans son lit.
— J’ai mes douleurs qui m’ont repris, avait dit Simon, tu vois ; alors, pour aujourd’hui, qu’est-ce que tu veux ?…
— On ira dimanche prochain, dit Jean-Luc.
Il s’était assis à côté du lit ; il causa un moment avec Simon et sa fille qui était venue ; ils causèrent ainsi, un moment les trois, pour passer le temps ; on entendit sonner une heure, puis deux heures. Sur quoi, Jean-Luc s’en retourna chez lui. Devant l’auberge, il trouva du monde, ce qui fit qu’il perdit de nouveau un quart d’heure. Mais, comme on l’invitait à venir boire, il refusa. Et les autres se mirent à rire : « Ça tient toujours ? » « Est-ce permis ou non ? » disait Jean-Luc. « Oh ! c’est permis ! » Il se mit à rire, lui aussi, puis rentra vite.
Il monta l’escalier, pesa sur le loquet, la porte était fermée. Il pensa : « Elle est allée chez Marie » (c’était la femme du maréchal), et, se baissant, prit la clé sous le tas de bois où on la cachait. Puis pensa : « Je vais aller voir chez Marie. » Il ne l’y trouva pas, et Marie n’avait point vu Christine, ni le mari de Marie qui lisait le journal, qui leva la tête et dit à Jean-Luc, car il aimait à plaisanter : « Quand on a une femme, il ne faut pas la laisser seule. » Jean-Luc n’avait rien répondu, il était inquiet.
L’inquiétude lui était venue tout à coup, il ne savait pas pourquoi, et le suivit dans la cuisine vide, au feu qui s’éteignait, et dans la chambre, où il se mit sur une chaise près du berceau, et il écoutait le dimanche. Un bruit de voix, et un petit bruit d’eau, rien d’autre ; tout le monde se reposait.
Il avait un petit peu neigé, la nuit avant, un rien encore, une farine, marquant seulement que l’hiver était là, et un grand jour était entré au matin dans la chambre, où tout semblait refait à neuf. Il se tenait les coudes sur les genoux, il se demandait : « Où peut-elle bien être allée ? » Il ne trouvait pas de réponse.
Alors, pris par l’ennui, il se leva, il regarda par la fenêtre. Il y avait un bout de pente de pré, puis venaient des saules et des trembles, et le grand étang se montrait, rond de forme et point encore gelé ; mais, d’ordinaire beau luisant et mirant toute la montagne, la neige en fondant dessus l’avait comme dépoli. Derrière, sous le ciel bleu, les étages montaient, tout blancs, tachés de noir.
Tout à coup, les yeux de Jean-Luc se posèrent à terre et y restèrent fixés. C’était à cause des traces de pas qu’il y avait là. Des pas dans la neige, petits, bien marqués. Et ils se dirigeaient, non pas vers le village, où le chemin était déjà battu, mais de l’autre côté, en suivant le bord de l’étang. Il pensa : « Où est-ce qu’elle est allée ? »
Aussitôt, il fut décidé. Il prit le petit qui se réveillait, l’enveloppa bien au chaud dans un châle, puis, s’en retournant chez Marie : « Veux-tu me le garder pendant que je suis loin ? » Marie lui demanda : « Alors Christine n’est pas rentrée ? » Il dit que non, revint vers la maison, mais n’y entra pas ; et se mit à suivre les traces. Elles commençaient juste devant la porte ; il les suivait sans en avoir l’air, les mains dans les poches, à cause des gens qui pouvaient le voir, mais le cœur lui battait ; et il espérait encore qu’une fois sur le chemin qui suit la digue dans le bout de l’étang, les pas tourneraient vers le village ; or, là, ils tournaient bien, mais dans l’autre direction, celle de la montagne.
Alors il repartit plus vite. Maintenant sur le chemin, les traces étaient embrouillées, un mulet et des hommes ayant aussi passé par là, seulement il surveillait sur les côtés la couche de neige encore lisse ; et bientôt, en effet, il vit les petits pas prendre à gauche dans une espèce de repli de terrain, comme il y en a partout dans le pays, dont il longea le fond, puis il fut conduit droit contre la pente où il commença à grimper.
Sur les talus bien exposés, la neige avait déjà fondu laissant percer des plaques jaunes de gazon ; là, les traces cessaient soudain, mais pour reparaître plus haut, et d’ailleurs, dans la terre humide, le talon s’était enfoncé, et les clous des souliers l’avaient rayée en glissant, on ne pouvait pas s’y tromper ; en oblique, à présent, il s’en allait vers un autre chemin qui conduit au plateau des Roffes. Il se disait : « Elle a fait un détour ! » Il se disait, regardant les marques des clous : « Et puis, elle a gardé ses souliers du dimanche. » Et il reconnaissait bien le dessin des clous, plantés seulement tout autour de la semelle et à la tête ronde et lisse, car c’était, ces souliers, un cadeau qu’il lui avait fait, ayant été à la foire à l’automne. Puis il pensait : « Quels petits pieds elle avait pourtant ! » Tandis qu’il y avait en lui une voix qui répétait : « Chers petits pieds, c’est les plus petits pieds qu’il y ait dans tout le village. »
Néanmoins il continuait à monter, et il rejoignit le second chemin. Il est pierreux, l’été, tout allumé de soleil, avec des jolis buissons d’églantines à petites feuilles et fleurs roses ; la neige avait tout recouvert, les buissons semblaient de gros pelotons de gros fil défaits. Et puis, comme on s’est élevé, quand on se retourne, on aperçoit de là, droit au-dessous de soi, toutes les maisons du village, serrées et rangées dans le creux, comme des œufs dans un nid, blanches du toit parmi le blanc, et au milieu la grande église aux murs nus ; puis, par derrière, découpée sur le ciel et sur la profondeur de la large vallée, se dresse une drôle de colline pointue, avec des bords en dents de scie à cause des sapins, le Bourni, comme on l’appelle.
C’était la vue, lui montait. De parmi les buissons, à un moment donné, sort un grand pin solitaire. Parvenu là, Jean-Luc subitement fit halte. Car il venait de voir une seconde trace. Cette seconde trace rejoignait l’autre sous le pin. C’étaient des gros pas, des pas d’homme ; et, sous le pin, on avait dû attendre, la neige étant toute piétinée ; puis les gros pas et les petits pas avaient continué ensemble, comme on voyait plus loin sur le sentier aux marques tantôt plus écartées, tantôt plus rapprochées, parfois presque confondues.
Il ouvrait les yeux, il n’y pouvait croire et pourtant y était forcé, car la couche de neige devenait plus épaisse, ayant été entassée dans les creux par le vent ; alors, si loin qu’on pouvait voir sur cette épaule de colline, indiqués en bleu par une ombre, les trous profonds continuaient à se montrer, et doubles, et doublement marqués, comme une couture à un drap.
Il était reparti, il se mit à aller plus vite, il fut bientôt arrivé sur la crête ; là, on entre dans une combe, le sentier s’en va au milieu. Les mélèzes à couleur de miel, gris du tronc, gris de certaines branches déjà dépouillées, étaient comme rangés autour ; en avant de soi, par une entaille sur le ciel vert, un lointain sommet sortait, rose. Il y avait un petit rose aussi, presque du blond plutôt, dans la lumière, sur la neige, pendant que diverses saillies ou arêtes, dans ce velours, brillaient comme de l’or ; ou bien à un buisson, une pointe d’arbre, une cassure de terrain.
Mais on a le cœur triste, et tout était dans le silence. Un chocard envolé passait par moment dans le ciel, où il occupait une place, et puis ne l’occupait plus ; les bruits venaient de très loin, comme étrangers à la terre : on entendait sonner la cloche d’un village, on ne savait pas où, peut-être dans la plaine, bientôt elle se tut ; un coup de fusil éclata, un braconnier peut-être, dans une gorge tout là-bas, et traîna longtemps, d’écho en écho.
Et Jean-Luc se passa la main sur le front, car il était en sueur, mais il ne s’arrêta pas : maintenant il aurait été les yeux fermés, devinant tout. Il remonta la combe, tourna encore à droite ; ensuite, parmi les premiers mélèzes, se dirigea vers la forêt. Il entra dans la forêt. Alors il y eut tout à coup une seconde place où on s’était arrêté ; à la suite de quoi, on ne distinguait plus qu’une seule trace, celle des gros pas d’homme.
Il l’examina : non, plus qu’une, les jambes lui manquèrent ; il se disait : « Il faut qu’il l’ait portée ; elle était fatiguée, et il l’a portée ! » Et en effet les traces étaient plus enfoncées qu’avant, plus traînées, avec de-ci de-là une pierre ressortie et sous les arbres un peu de terre noire ou des aiguilles de mélèzes ; ailleurs on avait buté à une racine cachée, puis on s’était reposé ; et voilà de nouveau les deux petits pieds étaient marqués, à côté des gros, dans la neige.
Ce fut comme il l’avait prévu. À la lisière de la forêt, il y avait un fenil neuf appartenant à un nommé Augustin Crettaz. « C’est lui ! pensa Jean-Luc. Pourtant on disait qu’il était absent, alors c’est qu’il est revenu, et elle ne me l’a pas dit ! » Il s’était appuyé à un tronc. On n’entendait rien, on ne voyait rien, il devait y avoir du foin dans le fenil, on est bien couché dans le foin. Il fit un mouvement comme pour s’avancer, mais à ce moment quelqu’un, là-bas, se mit à rire ; il le connaissait bien, ce rire ; il redescendit à grands pas.
Il était cinq heures quand elle revint, et le jour baissait (car on était aux jours les plus courts de l’année). En même temps, le froid des nuits d’hiver tomba, qui surprend l’eau qui coule et durcit les chemins. Alors le sonneur, étant sorti de l’auberge, commença à monter le haut escalier du clocher, car le moment de l’angélus était venu.
Elle s’étonna de voir que la porte de la cuisine avait été seulement poussée. Elle entra ; un peu de jour tombait encore par la fenêtre, elle aperçut Jean-Luc assis près du foyer.
Point de feu, et la cendre morte ; il était assis là. Elle lui dit :
— Comment se fait-il que tu sois déjà revenu ?
Il répondit :
— C’est que je ne suis pas parti, ayant trouvé Simon malade.
Elle eut un petit mouvement d’épaules, mais tout de suite contenu, et dont il ne s’aperçut pas, étant penché en avant ; d’ailleurs il ne l’avait même pas regardée.
Elle reprit :
— Tu n’as pas froid sans feu ? Il commence à geler.
Jean-Luc répondit :
— Je n’ai pas froid.
L’angélus sonna, ils se turent l’un et l’autre. Jean-Luc continuait de tenir la tête baissée, et l’enfant était couché dans ses bras. Il devenait pesant, parce qu’il s’endormait : ça dort ainsi tout le jour et mange. Et, l’angélus étant fini, on vit les petites paupières se déplier tout à fait, tandis qu’un sang plus rouge s’était répandu sous la peau, avec la moiteur du sommeil.
— Est-ce qu’il a mangé ? dit Christine.
Jean-Luc répondit :
— Ça me regarde.
Elle s’était mise à allumer le feu. Soudain elle fut en pleine lumière. Alors on vit ce qu’on n’avait pas pu voir encore. À ses cheveux un peu défaits et tombant sur le front en petits frisons (eux si bien lissés d’habitude), des gouttes brillaient, restées prises ; l’épingle en faux or qu’elle avait au col de son caraco était agrafée de travers ; sur ses épaules, et sa poitrine, il y avait des taches de mouillé. Jean-Luc s’était tourné vers elle.
— Il ne pleut pourtant pas ? dit-il.
— C’est les gouttes qui tombent des toits.
Elle dit cela avec assurance. Puis brusquement, allant à lui :
— Donne-moi un moment l’enfant.
Il fit non avec la tête.
Elle n’insista pas, elle ne sembla même pas surprise ; et continuait le ménage, allant et venant dans la cuisine, prenant les tasses et les assiettes au râtelier ; la marmite était sur le feu, elle descendit à la cave couper un morceau de fromage, elle apporta le pain ; l’eau se mit à bouillir, elle la versa sur la cafetière. On entendit le bruit des petites gouttes qui percent à travers le filtre et tombent une à une dans le récipient de fer-blanc ; et le lait étant monté sur le feu :
— Tu peux venir, dit-elle, c’est prêt.
L’enfant était tout à fait endormi. Jean-Luc pourtant ne l’avait point quitté ; et, venant s’asseoir à la table, ne l’avait point quitté encore, mais le souleva avec précaution, puis l’étendit sur ses genoux une jambe un peu relevée. Christine ne disait plus rien.
Ils étaient assis en face l’un de l’autre, la largeur de la table entre eux ; là étaient posés la grosse miche plate, le pot de lait et le fromage, où elle coupa avec son couteau, et tout de suite commença à manger. Elle avait également rempli les tasses de terre brune, à l’intérieur jaune ; le café fumait, avec sa bonne odeur. Elle mangeait donc et buvait. Et Jean-Luc, ayant taillé comme elle dans la miche, avait commencé aussi à manger, mais les morceaux ne passaient point, quoiqu’il eût un gros appétit d’ordinaire, étant fort et bon travailleur. Mais le pain à présent était comme de la terre sèche dans sa bouche, alors il but pour le faire descendre, mais son assiette resta pleine, tandis que Christine s’était resservie et avait rempli de nouveau sa tasse. Elle lui demanda :
— Qu’as-tu ?
Il repoussa loin de lui son assiette, laissa tomber son couteau sur la table, baissa la tête, et demeura.
Elle reprit :
— Jean-Luc !
Il ne bougea point, il était absent ; et ses mains, ayant glissé du rebord de la table, ses grosses mains vides pendaient.
Elle vit qu’il fallait parler.
— Écoute, dit-elle, il faudrait s’entendre. Tu te souviens pourtant, le jour du Patron, quand tu m’as demandé si je voulais bien, quand tu disais que tu m’aimais, je t’ai répondu : « Moi j’aime mieux Augustin, et il m’a demandée aussi, mais son père ne veut pas parce que je suis trop pauvre, et moi j’en ai assez d’être servante chez les autres, alors fiançons-nous, si tu veux ; seulement si Augustin veut m’embrasser, je me laisserai embrasser. » Est-ce vrai que je t’ai dit ça ?
Il ne répondit rien, elle continua :
— Et quand ta mère à toi n’a pas voulu non plus et que tu es allé vers elle et que tu lui as dit : « Je me moque de toi ! » est-ce que je ne t’ai pas donné un conseil : « Vois-tu, que je t’ai dit, ne te brouille pas avec elle, parce que ça porte malheur. Tu en trouveras bien une autre. » Et tu ne m’as pas écoutée. Est-ce vrai, encore une fois ?
Elle attendit, rien ne vint ; elle reprit :
— Et, comme tu continuais à me fréquenter et que tu venais tout le temps, est-ce vrai que je t’ai dit : « Tu n’es pas comme les autres. » Je t’ai dit : « Et puis tu es trop maigre. » Tu riais. Dis, est-ce vrai ?
De nouveau elle s’arrêta ; ce fut inutilement.
— Alors quoi ? Augustin est revenu, il m’a invitée, on a été voir pour le foin ensemble. Et si, toi, tu es venu par derrière, qu’est-ce que j’y peux ?
Ayant parlé ainsi, elle se tut ; lui, se taisait toujours. Il y avait sur le foyer une grosse bûche ; rongée au milieu, elle se cassa tout à coup, et un des morceaux roula dans la cendre. Montrant l’enfant, Christine dit de nouveau :
— Donne-le moi.
Mais il s’était brusquement reculé et, faisant un geste de la main comme pour l’écarter de lui :
— Tu ne le toucheras plus !
Elle haussa les épaules, elle dit : « J’ai quelqu’un pour me consoler. »
Ayant ouvert la porte, elle sortit sur le perron et s’accouda à la barrière.
Il n’y avait point de lune, mais une quantité d’étoiles, belles blanches, comme en verre, qui semblaient pendues à des fils, bougeant ensemble dans le vent : elles éclairaient à peine. Et, sous le grand noir du ciel et l’ombre, la neige était étrange à voir, avec sa grande étendue blanche, cette lueur qui montait d’elle, et au milieu, l’étang tout sombre, la neige ayant fondu dessus. Christine se serra dans son châle.
Puis, se penchant hors du perron, elle regardait vers le village qu’on aperçoit un peu derrière l’angle de la maison ; elle regardait une certaine fenêtre. Les carrés des toits se marquaient en blanc ; et les murs de bois sombre, s’étant comme défaits et dissous dans la nuit, ils semblaient, ces toits, suspendus en l’air. Il y avait un point de lampe, là-dedans, comme un œil rouge, c’était tout.
Cependant on remuait dans la cuisine, une porte grinça, on était entré dans la chambre, les pas revinrent, elle se retourna ; au même moment, il passa près d’elle. Il avait son chapeau sur la tête. Il tenait l’enfant sur un bras, il avait sous l’autre un paquet ; il descendit l’escalier. Elle lui dit : « Que fais-tu ? » Elle répéta : « Jean-Luc que fais-tu ? » Il était déjà loin. Il s’en allait du côté du village.
Et, le lendemain, on apprit qu’il était descendu dans les bas chez sa mère, comme on le sut encore mieux, quand Félicien, le petit domestique, vint de sa part chercher les deux vaches et la chèvre.
Ce nouveau dimanche de mars, le carillon ayant sonné vers les neuf heures, on vit le chemin qui monte des bas se couvrir de monde, car on était à la saison où presque tout le village y a déménagé.
Ils sortaient du chaud, ils montaient au froid, ils y trouvaient la neige.
Il y en avait encore une assez bonne épaisseur, surtout sur les revers ; à peine si elle avait fondu autour du tronc des arbres ; si bien que le sentier, tout juste large pour passer, était bordé de deux petits murs blancs.
Où les gens s’en venaient, montant en longue file, les hommes les mains dans les poches, les filles serrées dans leurs châles ; et au loin par la pente on entendait le bruit des rires et des voix. Alors tout à coup, la pente, elle casse, et tout le village paraît d’une fois, levant en l’air sa haute église, au bas de quoi sont les maisons étroitement serrées les unes contre les autres.
On est pour ainsi dire dans le village dès qu’on le voit ; et, premièrement, vient le moulin à la très vieille roue arrêtée, à cause du jour de repos, puis des raccards[1] avec des granges ; enfin la route tourne un peu, et on s’en va alors entre deux rangées de petits jardins à barrières grises, avec les maisons, dans le fond, presque toutes, ce jour-là, fermées. Cependant, dans l’une ou dans l’autre, une porte parfois s’ouvrait, et quelqu’un en sortait, habillé en dimanche, se mêlant à ceux sur la route.
Et plus on s’approchait, plus le carillon allait grandissant, étant de six cloches, toutes les six en mouvement qui allaient et tournaient dans l’air avec leur cadence pesante, se heurtant et s’éparpillant.
Peu à peu, il se tut ; et alors vinrent d’autres sonneries, la plus grosse des cloches sonna à la volée ; le bruit des voix en fut tout recouvert, et aussi le craquement des esquilles de glace sous les gros lourds souliers ; il y eut des gens en retard qui passèrent encore, se dépêchant ; après quoi, on sonna le commencement de la messe. Et tout fut tranquille et désert, si loin qu’on pouvait voir, dans le village et sur les champs.
Seuls, près du cimetière, devant une ancienne maison, cinq ou six hommes étaient restés assis à causer sur un tas de poutres. Il y faisait bon, le soleil venant de sortir d’entre les nuages traînants, et s’encourageant à chauffer contre le bois noir et le mur. Ils avaient allumé leurs pipes, étant de ceux qui montent bien toujours pour la messe, mais n’y assistent plus, sauf les grands jours de fête ; et se passent ainsi du bon Dieu, ne se ressouvenant de lui qu’à l’heure de la mort.
Ils causaient, puis un long moment restaient sans rien dire. On a quelquefois une idée qui vous passe par la tête et on ôte sa pipe d’entre les dents pour la faire connaître ; après quoi, on reprend sa pipe, on attend qu’il en vienne une autre, comme ils faisaient, parmi le bruit d’orage de l’orgue et la voix des chantres. Et ils regardaient en avant d’eux, par les prés qui descendaient avec de beaux plis doux, les petits arbres nus qui semblaient en fer et rouillés, tandis que contre le Bourni un nuage pendait comme une aile cassée.
Mais le grand vent de l’orgue souffla de nouveau avec puissance, et, comme si les nuages lui eussent été obéissants, tout à coup le soleil se couvrit de nouveau ; les hommes boutonnèrent leurs vestes, ou ils battaient du pied la terre durcie ; il y eut l’orgue encore qui mourut : soudain on sonna l’Élévation ; ils ôtèrent leurs chapeaux, ils s’en vinrent tous ensemble du côté de l’église.
Au bas du grand mur gris, une toute petite porte peinte en bleu est percée ; le mur est nu, sans fenêtres, ni ornements ; la porte était fermée, et tout contre, appliquant l’oreille, deux hommes penchés écoutaient. Et, en face, est le cimetière, large et carré entre ses bas murs de pierres non crépies, avec sa grille noire à tête de mort et ossements croisés, et point d’arbres dedans, mais les croix de couleurs avec le dessus en triangle, et au fond une autre grande croix de pierre. Et la neige couvrait tout, seulement elle s’était un peu affaissée sur le bord des tombes, lesquelles sortaient rangées à la file, comme des petits lits blancs. On pensait : « Ils ont au moins chaud là-dessous. »
Le grondement de l’orgue à présent secouait les murs, puis la voix des chantres reprit, puis vint de nouveau un silence ; puis, la porte s’étant ouverte, le monde commença à sortir. Et les hommes, s’étant approchés, se tenaient appuyés contre le mur du cimetière, et regardaient. On sortait en silence ; la masse des gens, serrée d’abord dans l’étroite ouverture, allait se répandant dehors avec difficulté : des toutes vieilles appesanties par les années, noueuses de gros os sous les robes à tailles devenues trop grandes, et aux vieux aussi les habits trop grands, étant faits depuis le jour de leur mariage, les filles jolies en dimanche, baissant la tête sous leurs chapeaux, les garçons en noir, les hommes, les femmes, – et quelques-unes, tendant le bras, faisaient un signe de croix dans la direction des morts. Parmi elles, sortit Christine ; elle avait son livre de messe, qu’elle portait à plat contre son tablier, les mains croisées dessus ; elle avait un mouchoir de cou à carreaux, avec sous le menton un gros nœud, comme une cravate. Elle était seule ; elle marchait vite. Et alors, à peine avait-elle tourné l’angle de l’église, qu’on vit sortir aussi Jean-Luc.
— Tiens ! dit quelqu’un, voilà Jean-Luc.
— Bien sûr, dit un autre, il est remonté.
C’était vrai, il venait de remonter, s’étant remis à son ménage, après être resté tout l’hiver chez sa mère ; il dit bonjour à ceux qui étaient là ; sur quoi, il s’arrêta comme pour leur parler, mais ne leur parla point et descendit du côté de la place. Elle était noire de monde, car c’est la coutume d’y venir, après la messe, parler d’affaires ; le reste de la semaine est mangé d’ouvrage, on n’a pas le temps de se voir.
D’un côté, il y a le prieuré et l’auberge, de l’autre, la boutique qui venait de rouvrir ; au milieu, un grand tilleul est planté, avec un banc de pierre autour de son tronc écailleux, et il donne l’été une belle ombre ronde, mais dans cette saison il était comme mort. Par habitude, on se tenait dessous, on y pouvait à peine remuer, tout ce monde parlant, discutant, s’appelant ; Jean-Luc restait là, sans rien dire, les mains dans les poches.
Car un premier homme, l’ayant vu, était venu et lui avait dit : « Alors, te voilà ? » Il avait dit : « Oui, me voilà ! » Et un second et un troisième, étant venus, lui avaient dit : « Alors, te voilà ? » ; il avait répondu : « Vous voyez. » Alors on l’avait laissé tranquille, parce qu’on pensait : « Ça ne va pas avec Christine, il n’est pas de bonne humeur. »
Mais le secrétaire municipal étant monté sur le banc du tilleul avec les papiers de Commune, le silence se fit, un grand rond se forma, il commença de lire : « Les ayants droit au bisse[2] de Biolleyres sont convoqués en séance… Office des poursuites et faillites… Failli… Créanciers… » Jean-Luc se dit : « Pourquoi est-ce que je suis remonté ? »
Et, pendant que les noms suivaient, et des phrases et encore des phrases, il sentait la tristesse gagner au dedans de lui, et le vide avec un accablement : il se demandait : « Où est-ce qu’il faut que j’aille ? Faut-il que je rentre chez moi, quand même elle y est, qui se moque et rit quand elle me voit ? » Car il n’était point remonté de lui-même, elle avait été le chercher.
À ce moment quelqu’un lui cria encore : « Salut Jean-Luc ! » Ayant relevé la tête, il reconnut Théodule son cousin, qui lui serra la main, puis s’en alla avec les autres ; lui restait, il se demandait : « Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? »
Toutefois, peu à peu, la place se vidait, midi étant près de sonner, et on voyait les gens sortir de la boutique portant des sacs et des paquets ; Jean-Luc finit par se laisser aller au mouvement.
Il prit par la ruelle. Des plaques de neige, glissées des toits, la coupaient par place, en travers, de bourrelets durcis en glace ; il fallait passer par-dessus ou bien les contourner en se collant aux murs ; le ciel s’était abaissé par le poids de ses nuages complètement joints et refermés, un enfant pleurait, la fumée des cheminées dans l’air lourd, au lieu de monter, pendait rabattue.
Il s’arrêta, il revint en arrière, il s’arrêta encore, il prit alors à droite, monta un bout de pente, vit l’étang, sa maison, – isolée, et tournée au nord. Il se disait : « On est au bout du monde, pourquoi le père a-t-il bâti là ? Ils disent bien que c’était un sauvage… »
Tout habillé de blanc sur sa couche de glace épaisse, on ne devinait plus l’étang qu’à sa surface plate, tandis qu’autour tout le pays allait par montées et descentes, et dans le fond les grands étages de prés et de bois cachés sous le brouillard ; la maison était là, enfoncée du derrière dans la pente, la porte de la cave s’ouvrant par devant au ras du sol, bâtie en bois déjà noirci sur un soubassement de pierre, le toit découvert dans le haut montrant ses larges plaques d’ardoise. Et, en travers de la façade, de côté, il y avait l’escalier qui montait, se terminant par un perron, d’où on entrait dans la cuisine ; de la cuisine on passait à la chambre. Et au-dessus, sous la pente du toit, il y avait une seconde chambre, seulement on n’y arrivait que par une échelle et une trappe percée dans le plancher ; on n’y habitait pas, on y serrait les vieilles choses.
C’était pourtant assez pour vivre, comme il pensait, mais il y faudrait le bonheur comme un autre habitant. Quand on pense le trouver chez soi, on ne va jamais assez vite ; au contraire, lui, plus il approchait, plus il allait lentement. De loin déjà, il entendit des voix, la porte de la cuisine était restée entr’ouverte ; il eut envie de s’en retourner, mais à quoi bon ? Il monta l’escalier. Il trouva Ambroisine, une amie de Christine qui était venue en visite.
Il fut obligé de parler un peu, à peine s’il trouvait ses mots, et Christine le considérait, tandis que Félicie, une sœur qu’elle avait, était assise sur le bord du foyer. C’était une simple d’esprit, et on n’aurait pas pu deviner son âge, ayant le rire d’une enfant et des rides comme une vieille, avec une figure en cire et un goître dur et rond qui lui pendait au cou, dans une espèce de sac de peau, comme une sonnaille de vache. Elle s’était mise à chanter, et branlait la tête en chantant.
Sur quoi midi sonna, ils mangèrent ; Jean-Luc ne parlait pas. Seulement de temps en temps il regardait du côté de sa femme, et le petit qu’elle tenait, et il se demandait : « Pourquoi est-ce que je lui permets ? »
Il eut vite mangé : il s’assit près de la fenêtre. Au bord de l’étang, sur le talus raide, des gamins s’amusaient à faire des glissades et tombaient les uns par-dessus les autres, criant et riant ; c’est l’âge où on est heureux ; il y avait trois petites filles dans leurs jupes longues qui se donnaient la main, arrêtées près de là, n’osant pas approcher ; puis, sur le chemin de la digue, un garçon passa avec une fille, s’en allant du côté d’Andogne, et ils disparurent au tournant. Alors plus rien que le brouillard qui descendait encore, se déchirant à la pointe des arbres. Jean-Luc alluma sa pipe ; puis il alla s’étendre sur son lit.
Il avait refermé sa porte, on entendait causer Christine et Ambroisine qui se racontaient des histoires et éclataient de rire tout le temps ; il était étendu sur le dos, il y avait les poutres brunes du plafond, un plafond bas, avec les nœuds et les veines du bois qu’il suivait des yeux, et ainsi ses yeux allaient jusqu’à l’autre bout de la chambre et à l’alignement des petites fenêtres par où on voyait un coin de pré blanc. Après quoi, ses yeux revenaient et c’étaient les quatre ou cinq meubles, qui lui venaient de ses parents, qui avaient toujours été là ; la table avec dessus un tapis de coton blanc que Christine avait crocheté, les deux chaises, le banc, le grand poêle de pierre grise, le berceau (mais celui-ci neuf) ; puis le lit où il était, et était né, où probablement il mourrait, un lit à deux étages, avec un plumier à petits carreaux rouges qu’il avait tiré de côté pour se coucher ; puis, pendu au chevet, le grand crucifix rouge et bleu, et un bénitier d’étain, avec la branchette de genièvre.
On causait toujours à la cuisine ; il regardait vaguement ces choses. Enfin, la fatigue lui vint, il s’endormit. Il se réveilla vers quatre heures. La maison était vide. Il s’assit devant le feu abandonné qu’il ralluma. Il se chauffa les pieds ; il bourra de nouveau sa pipe.
Le vent s’était levé, un grand vent de montagne qui vient avec comme deux mains, et renverse les gens sur les routes. Ayant augmenté peu à peu de force, toute la maison se mit à craquer. Et une grande obscurité descendait du milieu du ciel, mais, dans le bas de l’horizon, par une déchirure, un faux jour blanc venait, qui luisait sur la neige, rendant plus noirs encore les nuages qui pendaient contre la montagne, et puis un à un en étaient arrachés.
Et Jean-Luc fumant à courtes bouffées, se demanda encore une fois : « Pourquoi est-ce que je suis remonté ? »
Car elle était descendue à deux reprises le chercher : inutilement ; la troisième fois seulement, il l’avait suivie. Alors est-ce qu’on peut comprendre ? Donc, s’interrogeant, il revoyait ce jour de soleil, cette après-midi ; il avait été du côté d’Anzé refaire le chemin et il travaillait là, levant sa pioche ; elle l’avait tout à coup appelé de derrière un buisson où elle s’était cachée. Et lui, il n’avait pas bougé, et elle de nouveau : « Jean-Luc ! » Elle était venue, il lui avait dit : « Si c’est pour moi, tu peux t’en retourner ! » Elle avait dit : « Ce n’est pas pour toi, c’est pour le petit. » Il avait répondu : « Ah ! ce n’est pas pour moi ! » Et il avait été comme retourné, il avait senti remuer son sang, il avait dit : « Eh bien, je monte. »
Par le soir qui venait, elle et lui s’en étaient allés jusqu’à la maison de la mère ; elle avait crié à son fils : « Si tu vas avec elle, tu es mort pour moi. » Cependant, ensemble, ils étaient montés.
Ils avaient suivi le chemin vers le rose là-haut qui venait sur la neige, avaient retrouvé la clé sous la porte, vu le foyer ; et de cela il y avait trois jours, et il n’avait pas encore compris.
Il haussa les épaules. Justement Christine rentrait. Par les petits carreaux, on la voyait venir, marchant toute penchée avec l’enfant serré contre elle et ses jupes qui s’envolaient ; arrivée à l’escalier, elle fut obligée de s’accrocher à la barrière. Puis fut comme jetée dans la cuisine, au milieu d’un grand remous d’air qui coucha brusquement la flamme du foyer, et tout disparut dans la fumée. Elle posa l’enfant au bout du banc, elle défit son fichu qu’elle s’était noué solidement sous le menton.
— Ça souffle fort ! dit-elle. C’est la pauvre Ambroisine qui aura du mal pour descendre.
Et alors :
— Tu boudes toujours ?
Puis, se touchant le front :
— Tu l’as dure, tu sais !
Il demeurait abattu et fermé, le soir vint, ils mangèrent encore, vint tout à fait la nuit ; quand ce fut l’heure d’aller se coucher, elle lui dit : « Viens-tu ? » Il lui dit : « Va la première ! » Il attendit un moment. Ensuite, poussant la porte, il s’assura d’abord que Christine était endormie, et seulement alors se glissa dans le lit. Il fit tout doucement, en sorte qu’elle ne se réveilla pas ; il s’étendit près d’elle, mais ne put s’endormir.
La chandelle brûlait sur la table avec sa petite flamme pointue, un peu fumeuse dans le bout. Et il la voyait là tout près, celle qu’il avait tant aimée ; ses tresses dénouées pendaient sur l’oreiller ; de dedans sortait sa petite oreille et, tiré en arrière, son front était lisse et luisant ; ah ! il aurait voulu mettre un baiser dessus, cependant il se contenait ; et puis, à cause qu’en rêvant elle avait sorti son bras nu, il ne put s’empêcher, il étendit la main, mais presque aussitôt il la retira, comme brûlé par ce toucher ; il se mit à trembler, il souffla la chandelle.
Est-ce qu’on est si faible ? comme il se demandait ; et cherchait le sommeil, mais il fut long à le trouver ; les heures de la nuit, comptées au clocher par la grosse voix, passèrent ainsi une à une, dans le vent qui reprenait, tombant en vagues sur le toit, et alors son bruit couvrait tout ; puis il y avait un intervalle de silence, on entendait craquer les poutres du plafond.
Les jours suivants, ayant attelé à la luge sa vache Foumette (qui veut dire couleur de fumée), il s’occupa à transporter le fumier. Comme Foumette était pleine, c’était tout juste si elle entrait dans les brancards. Il la poussait en arrière, il l’assujettissait avec les cordes bien nouées ; sur quoi, il criait : « Hue ! » et ils partaient, lui et sa bête.
Il y avait toujours du brouillard, mais il s’arrêtait juste à la limite du plat où est le village, et on entrait dedans comme par une porte aussitôt refermée. Et Foumette, le cou tendu, tirait par le chemin plein de boue fondante ; Jean-Luc marchant à côté d’elle d’un pas fléchi et lent, la corde de son fouet passée autour du cou, le manche qui battait contre son pantalon. Il avait mis un vieux chapeau de feutre à bords baissés, sa veste était trouée aux coudes, sa chemise grise laissait voir son cou à la boule saillante.
À un endroit, un peu au-dessus de l’étang, il quittait le chemin et prenait la pente en travers. Là, la couche de neige était encore épaisse. Foumette enfonçait de ses courtes jambes, tandis que la luge sous son poids carré se mettait à pencher, et, dans le grand silence, les patins de bois ferrés faisaient entendre leur petit sifflement. Jean-Luc criait : « Hue, Foumette ! » et faisait claquer son fouet.
Et, des fois, dans une éclaircie, plus bas vers le village, ou plus haut par les pentes, on apercevait d’autres hommes qui allaient comme lui avec leurs petits attelages, puis tout se recouvrait et redisparaissait.
Alors Jean-Luc, enfonçant son trident dans la charge, la répartissait par tas égaux à la surface du morceau de pré qu’il avait, un morceau tout petit comme ils sont ordinairement dans le pays, et encore égrenés partout, à la suite de trop de partages ; il faisait ses tas. Puis, sa luge étant déchargée, il s’en retournait.
Mais souvent, il se reposait un moment, debout à côté de Foumette, et en bas regardait sa maison, à présent découverte, et toute réduite dans l’enfoncement ; il y avait sous la fenêtre des langes roses qui séchaient, la porte était fermée, la cheminée fumait ; il se disait de nouveau : « Voilà que je suis remonté ! » Il se demandait de nouveau pourquoi.
À quoi il se répondait : « À cause du bien qu’il faut qu’on soigne quand même. » Mais il sentait qu’il se mentait à lui-même. « À cause du petit. » Mais il se disait : « Il vaudrait mieux qu’il n’ait point de mère que d’en avoir une comme celle-là. » « Non, qu’il reprenait, c’est à cause de ce qu’elle m’a dit, j’ai eu colère. » Il y avait de la fierté en lui. Et, alors, allant plus profond, là où on ose à peine regarder : « Est-ce que j’aurais besoin d’elle ? » Mais alors il se raidissait : « Jamais ! disait-il. Je suis revenu, eh bien, ce qui est fait est fait et je travaillerai pour elle et elle pour moi, et on vivra ensemble, mais pour lui pardonner… » Il répétait : « Jamais ! »
Et il regardait toujours la maison où il avait été heureux, parce que sous le petit toit il y a deux cœurs qui se sont donnés, et la porte, le soir, se ferme sur le contentement du jour et pour le baiser de la nuit, et on est brisé de fatigue, mais on se dit : « J’ai pourtant une petite femme, c’est le plaisir des pauvres, et elle est bien attachée à moi. »
Il secouait la tête, et reprenait ses traces, assis maintenant sur la luge et un petit chemin peu à peu se faisait. Et il ne s’arrêtait point de travailler jusqu’au soir, cherchant à oublier dans la fatigue, comme d’autres font dans le vin. Et, levant son chapeau, se grattait derrière la nuque ; et, rentré, se taisait, et fumait, crachant sur la cendre chaude ou la braise sombre qui siffle. Et sa vie au dehors était restée pareille, avec Félicie qui venait et restait tout le jour à la même place, branlant la tête et chantant sa chanson ; avec aussi le vieux Simon, le père de Christine, qui venait quelquefois ; lui tout tordu et paralysé, et penché sur sa grosse canne comme un arbre sur son tuteur, ayant un habit bleu à queue et boutons de cuivre de l’ancien temps ; et, pendant qu’il venait de chez lui jusque chez son gendre, la barre d’ombre sur le cadran solaire avait presque le temps d’aller d’un chiffre à l’autre.
Le vent avait repris plus chaud, celui qu’on nomme mange-neige ; les plaques noires s’agrandirent ; l’étang noircit, se crevassa : un jour on vit l’eau délivrée. Où les grenouilles mortes, remontées du fond, flottaient, et des troupes de corbeaux tournaient au-dessus. L’ombre vint ; il y avait le noir des bois, et un bleu noir sur la montagne avec un ciel toujours chargé et des îles de clair parmi. De nouveau, elle l’appela. Mais il lui répondit : « Jamais. »
Or, à la fin d’avril, il se cassa la jambe.
À cause de la neige tôt venue, ils n’avaient pas pu, l’automne d’avant, finir de faire le bois à Sassette, et ils y étaient retournés, Théodule Chabbey, Romain Aymon le vieux, Jean-Pierre Carraux, et Fardet, – Jean-Luc faisant le cinquième. C’est, dans la gorge de la Zaut qui est derrière le Bourni, une pente raide et pierreuse qui descend droit en bas jusqu’au torrent qui coule, gros en cette saison.
De bonne heure déjà, ils s’étaient mis à la besogne ; les sapins dont il s’agissait s’étant inclinés d’eux-mêmes sur le vide par l’effet du poids des branches d’en haut, on n’avait pas besoin d’y attacher la corde, on les attaquait au pied ; quand l’entaille était assez profonde, ils cassaient, s’abîmant parmi les rocailles, rebondissant jusqu’au chemin.
Il y avait encore du brouillard. Il s’était formé peu à peu, s’élevant du fond de la gorge comme fait l’eau dans un bassin. Le grand grondement de l’eau étranglée entre les rochers remplissait l’espace ; à peine si on s’entendait. Et les hommes étaient là, accrochés à la pente : alors, un peu plus en amont, elle devient plus raide encore, puis tout à coup, c’est un vrai mur, un mur de cent mètres de haut. Où va, pendu en l’air, le bisse, un grand canal de bois, fixé au moyen de poutres enfoncées aux fentes du roc, et gagnant ainsi, tout le long de la paroi, jusqu’aux régions des neiges tardives, où il recueille l’eau qui sert à irriguer les prés ; sans quoi, le climat est trop sec, l’herbe serait vite brûlée. On le voit qui s’éloigne, toujours surplombant le vide, devenu comme un fil, marqué en noir sur la pierre plus claire, puis soudain tourne, disparaît.
Ils travaillèrent toute la matinée ; vers midi ils mangèrent ; après quoi, tout de suite ils reprirent leurs haches, parce que l’ouvrage pressait. Cependant, vers les trois heures, ils se trouvèrent assez avancés, car des cinq arbres qu’ils avaient à abattre il n’en restait plus qu’un debout, le plus gros, il est vrai, mais vieux et pourri ; et Théodule s’y était mis, tandis qu’au-dessous de lui, Jean-Luc et Romain ébranchaient. Aucun d’eux ne parlait, étant trop occupés, et essoufflés aussi ; à cause de l’habitude qui vient, on n’entendait même plus le grand bruit de l’eau, il est fait silence ; rien que les coups de hache, les grands, à la volée de Théodule, et les autres plus courts et secs de Jean-Luc et de Romain.
Le soleil s’était abaissé dans le ciel ; soudainement il perça les nuages, la grande paroi du bisse devint rose ; à une place, l’eau suintait, il y avait une plaque d’humidité, elle brilla comme de l’or.
On vit fumer les pentes, et, au loin, dans le bas de la grande vallée, les étendues se découvraient, avec la barre d’argent du fleuve et, dans le fond de l’horizon, un entassement de hautes montagnes. Un grand oiseau de proie parut et un moment resta immobile dans l’air ; puis il tomba comme une pierre.
Il y avait un petit vent tiède qui était venu, des vapeurs passaient, se haussant et se défaisant, pareilles à de la plume, dans la lumière descendue, où le soleil était noyé. Déjà on sentait l’odeur mouillée du soir.
On entendait toujours les grands coups de la hache contre le cœur de l’arbre, Théodule levant l’outil au long manche, le rabattant d’un mouvement en rond des épaules ; et, hors de l’entaille élargie, le fer luisant rebondissait. Tout à coup le tronc craqua. Théodule cria : « Gare ! » puis il se remit à frapper ; on vit trembler la pointe du sapin. « Gare ! » cria de nouveau Théodule. Mais il avait encore la bouche ouverte qu’il y eut dans le haut du tronc comme une hésitation ; il pencha à droite, il pencha à gauche, et Théodule n’eut que le temps de se jeter en arrière : toute la masse s’abattit, parmi le sifflement des branches, s’écroula et roula dans une espèce de fumée d’aiguilles et de débris d’écorce projetés en l’air ; puis, tout à coup, Romain qui s’était caché derrière une grosse pierre, arriva en courant, criant : « Ah ! mon Dieu ! il est pris dessous. » Et ceux qui étaient restés sur le chemin grimpaient avec hâte à la pente.
Jean-Luc, en effet, était couché là, ayant été pris sous l’arbre comme il se sauvait. Pris par le bas du corps, et le haut seul sortait, avec une figure comme de la mie de pain, et des yeux troubles grands ouverts. La peau du front était fendue, du sang avait coulé jusque dans sa moustache ; il avait la poitrine nue. Et ne remuait point, étendu sur le dos, les bras largement écartés, comme un homme cloué en croix.
Si bien qu’on le crut mort d’abord, et Romain, qui était pieux, se signant, dit une prière, comme on vit à ses lèvres qui remuaient, tandis que les autres restaient là debout, pleins seulement d’un grand étonnement. Puis Fardet ôta son chapeau et dit deux fois : « Tonnerre ! Tonnerre ! » Théodule, parmi sa grosse barbe noire, était encore plus pâle que Jean-Luc ; il disait : « J’ai pourtant crié, seulement le tronc était pourri au milieu. »
Mais soudain Jean-Luc poussa un soupir, le rouge du sang lui revint sous la peau, il regarda autour de lui, sans doute qu’il se rappela tout ; il dit : « Ce n’est rien, j’ai seulement les jambes prises. »
On le tira d’où il était, on le coucha dans un endroit plat où il y avait de la mousse, on lui mit sous la tête un habit roulé en guise d’oreiller, et, Romain ayant été chercher la bottille, le vin acheva de le réchauffer et de le faire revenir à lui. Alors on regarda le mal qu’il avait ; son pantalon comme la chemise avait été mis en morceaux et une des jambes n’était qu’écorchée et meurtrie, mais, quand on toucha l’autre, il poussa un gémissement. À celle-là, au-dessous du mollet, l’os en avait été cassé, de sorte qu’elle était déjà très enflée, et, de côté, par une plaie, un caillot de sang noir pendait.
« Ce n’est rien ! » répétait Jean-Luc, parce qu’il était courageux. Sur quoi Romain lui dit : « Bois encore un coup. » Jean-Luc but. Ils le soulevèrent à eux quatre, ils le portèrent sur le chemin.
Ayant fait une espèce de brancard avec des branches et des cordes, ils l’étendirent dessus, puis se mirent en route. Romain avait pris les devants. Eux suivaient lentement le chemin qui longe la gorge, laquelle va s’élargissant, puis s’ouvre, et on arrive dans les prés ; alors le village paraît.
Elle était allée à sa rencontre et, du plus loin qu’elle le vit, courut, comme Romain l’avait trouvée, les manches retroussées, son tablier trempé (car elle était en train de faire la lessive) – du plus loin se mit à courir, et elle vint, se jetant contre lui : « Qu’as-tu ? qu’elle disait, qu’as-tu ? » Car elle craignait que Romain n’eût pas dit la vraie vérité. Jean-Luc lui répondit : « Je me suis cassé la jambe. » Alors elle l’embrassa devant tout le monde, beaucoup de gens étant déjà venus ; elle répétait : « Est-ce bien vrai ? bien vrai ? et ce sang ! » Et elle l’essuyait, ce sang, avec son mouchoir, puis repartit vers la maison ; et, quand les hommes arrivèrent avec le brancard, le lit était déjà fait, l’eau mise sur le feu, le linge pour les bandes préparé. Puis, sitôt Jean-Luc couché, elle s’assit à côté du lit.
Mais il ne semblait pas la voir, ayant fermé les yeux, ni l’entendre, quand elle parlait, et elle de son côté semblait se résigner, ne bougeant plus, ne parlant plus. Marie et son mari, le maréchal, étaient venus, puis des voisins et des voisines, toute la cuisine était pleine ; continuellement on entrait et on sortait ; on avait été chercher le boucher, car il était entendu à ces choses-là. Il lava la blessure du front et de la jambe, il dit : « Il faut faire venir le médecin. »
Aussitôt Christine éclata en pleurs. Théodule déjà avait attelé le mulet, puis était parti ; elle restait là, la tête baissée, croisant ses mains sur sa figure, les larmes une à une roulant entre ses doigts ; et Marie lui disait : « Calme-toi, Christine, ce ne sera rien ! » mais elle pleurait toujours. Puis, par moment, elle recommençait : « Jean-Luc, écoute-moi ! Jean-Luc, écoute-moi ! » Il ne tourna même pas la tête.
Cela fit qu’elle pleurait plus fort ; puis tout à coup les larmes lui séchèrent, elle dit à Marie : « As-tu fait du thé ? » Et l’autre disant non : « Tu vois, la fièvre le prend. » Elle courut à la cuisine et fit du thé d’herbages qu’elle lui apporta, mais il ne voulut point le boire. Et depuis ce moment, elle ne bougea plus de dessus sa chaise jusque tard dans la soirée où le médecin arriva, tandis que Jean-Luc commençait à s’agiter et à se découvrir.
Le docteur, étant entré, posa sa trousse sur la table, il examina l’enflure : « J’aurais besoin, dit-il, de deux hommes solides. » Le maréchal sortit ; et le médecin de nouveau, s’adressant à Christine : « Vous aussi, il vous faut sortir. » Mais elle s’y refusa. « Alors, dit-il, vous vous tiendrez tranquille ! » Elle le regardait, et cependant deux hommes étaient arrivés. Et sur l’ordre que le docteur leur donna, ils prirent Jean-Luc par les épaules, tandis qu’avec l’aide du maréchal, il se mettait à tirer sur la jambe. Elle était extrêmement enflée, sans forme, le pied tout rond et violet ; ils tiraient dessus de toutes leurs forces. Jean-Luc poussa un grand cri.
Et il continua à crier malgré son courage, tant la douleur était vive ; plus les hommes tiraient fort, l’os résistant toujours, plus les cris devenaient perçants. Le docteur lui disait : « C’est bientôt fini, de la patience ! » et Jean-Luc se cramponnait à sa chaise, serrant les mâchoires, c’était vainement.
Christine cependant avait été se mettre dans le coin de la chambre. Au premier cri, un grand frisson l’avait saisie, et elle s’était bouché les oreilles, mais elle avait beau faire, elle les entendait, ces cris, comme du dedans d’elle-même, – et voilà, tout à coup, elle se jeta sur le médecin.
On n’eut pas le temps de la retenir. Elle lui criait : « Lâchez-le ! lâchez-le, je vous dis, vous allez le tuer. » Elle le tenait par les épaules ; comme elle était très forte, il n’arrivait pas à se défaire d’elle. « Emmenez-la, disait-il, elle est folle ! » Ce ne fut pas facile, il fallut que le maréchal lâchât Jean-Luc, et il essayait d’entraîner Christine vers la porte. Elle se débattait, le médecin disait : « Dépêchons-nous ! Voyons. »
Mais, au même moment, Jean-Luc se mit à dire : « Pierre-François, va doucement. » Et il reprit : « Laisse-toi faire, Christine, ils disent que c’est bientôt fini, alors tu reviendras. » Elle le regardait, et lui la regardait. « Pauvre femme ! continua-t-il, elle a du chagrin à me voir souffrir. » Et subitement elle était devenue docile, elle dit à François : « Je sortirai bien toute seule », et sortit en effet, rentrant à la cuisine où Marie l’attendait, tandis que le médecin se remettait à son ouvrage, qu’il eut bientôt mené à bonne fin.
Tout de suite, elle fut là ; tandis que le docteur avait été se laver les mains, et les hommes boire, on l’entendit qui disait à Jean-Luc : « Est-ce possible ? tu m’aimes quand même un petit peu ! » Et Jean-Luc lui répondait.
En sorte que, quand Marie, ayant fini de mettre tout en ordre, voulut aller leur donner le bonsoir, elle heurta par discrétion : on ne répondit rien ; elle poussa la porte. Christine était couchée à côté de Jean-Luc.
Elle n’avait voulu personne pour l’aider à le veiller. Elle était là couchée, couchée toute habillée, étendue près de son mari, lui passant doucement la main dans les cheveux, – et lui sous la caresse avait fermé les yeux. Elle répétait : « Tu es bien, dis, mon gros ? » Il lui répondait : « Oui, merci. » Elle l’embrassa, il lui rendit son baiser. Et remuant, s’agitant dans son lit, avec sa jambe lourde qui le faisait souffrir, par moment il était emporté dans des espèces de mauvais rêves ; mais, revenant à lui, il la retrouvait là, avec ses mains fraîches et son clair sourire.
Le temps allait, elle ne l’avait point quitté. On entendait les grandes heures de la nuit craquer, tomber, se détachant d’en haut le clocher comme des fruits mûrs qu’on secoue ; il n’y avait plus rien que la petite lumière, et Jean-Luc étendu et Christine à côté de lui. Il s’était assoupi, la tête sur son bras ; par les petites vitres troubles, on voyait un coin de l’étang ; tout était dans le silence.
Pourtant Jean-Luc recommençait à s’agiter. Tout à coup, comme minuit sonnait, avec ses douze coups très lents, il se réveilla en sursaut, il demanda à Christine : « Est-ce pour les morts qu’on sonne ? » « Ah ! mon Dieu ! À quoi penses-tu ? disait-elle. Jean-Luc ! entends-tu, je suis là. » Et, le serrant contre elle, elle posa sa joue contre sa joue piquante ; il s’était calmé tout de suite, tout de suite il se rendormit.
Jean-Luc guérit rapidement, étant robuste ; l’enflure avait diminué, on lui mit la jambe dans un appareil ; bientôt il sortit tout frais et lavé de ses mauvaises nuits de fièvre.
Ce fut un clair matin. Il avait dormi tard, un beau soleil entrait par la fenêtre, l’herbe avait déjà reverdi et voilà que Christine vint, apportant le petit Henri, lequel commençait à parler et à avoir sa connaissance ; elle lui dit : « C’est ton gros papa qui est là. » Il répétait : « Papa ! papa ! » Jean-Luc lui tendit les bras.
Elle le lui donna un instant à tenir, pendant qu’elle allait préparer le café, puis, étant revenue avec la tasse pleine, elle reprit l’enfant et elle le tenait sous les bras pendant qu’il essayait de marcher, car il commençait aussi à marcher, mais il fallait d’abord relever ses langes et il lançait en avant drôlement ses petits pieds à gros bas de laine rose, avançant tout penché, branlant, pendant que Christine baissée allait derrière ; alors de temps en temps elle écartait les bras et le petit faisait deux ou trois pas tout seul. « Tu vois, il y est ! » qu’elle disait, mais au même moment, il tombait en avant ; juste si elle avait le temps de le retenir.
Elle se tourna vers le lit ; elle vit Jean-Luc, assis contre les oreillers, qui tenait sa tasse et s’était arrêté de boire, la regardant, elle et l’enfant. Elle lui dit :
— Est-il beau et fort pour son âge !
Il dit : « Oh oui ! » et elle, s’approchant de lui, le lui lança, disant : « Va vers ton papa. » Et pendant que l’enfant se roulait contre lui, Jean-Luc riait dans sa courte barbe repoussée. Il dit à Christine : « Viens aussi. » Elle lui disait : « Et ta jambe ? » « Risque rien, dit-il, je ne la sens plus. » Elle vint aussi.
Il lui parlait, il lui disait : « Vois-tu, c’est oublié, n’est-ce pas ? » « Bien sûr. » Et lui, de nouveau : « Bien sûr ? » « Tant que je peux ! » qu’elle disait. « Et puis, dit-elle, embrasse-moi. » « Et où veux-tu que je t’embrasse ? »
Elle souriait en le regardant avec son visage tout contre le sien ; en même temps, elle relevait ses cheveux, avec deux plis jolis à ses joues brunes. Entre ses lèvres écartées, ses dents belles blanches brillaient ; l’une d’elles, sur le côté, n’ayant pas eu de place pour pousser, était restée un peu penchée ; elle lui dit :
— Embrasse-moi sur le pâle des yeux.
Elle les lui tendit, ils étaient humides et beaux, de la couleur de la peau des châtaignes ; il les tint sous lui grands ouverts.
Elle recommença :
— À présent, sur le front.
Il l’embrassa sur le front, elle l’avait haut et bombé.
— Christine, dit-il, petite Christine !
Mais elle disait : « Et puis sur les joues ! » Et lui mordait dedans comme dans une pomme. Et alors elle rit : « Et puis encore, dit-elle, tant que tu pourras sous le nez. »
Seulement, comme elle levait la tête, déjà il l’avait prise, appuyée contre lui, et soulevée avec le petit accroché à elle ; et il voyait à présent son ancien amour revenu, aussi grand qu’avant, même plus qu’avant, comme si les jours de la séparation et les dures choses passées eussent été détruits et écrasés entre eux. Et il se réjouissait de sa jambe cassée, du jour de Sassette, de son mal, de tout. C’est pourquoi il l’appelait de doux noms, lui parlant dans son baiser :
— Christine, Christine que j’aime, on a bon frais contre les dents.
Elle lui dit :
— Peut-être que c’est pour mordre.
Il l’embrassa encore. Il y avait au bord du toit des petits oiseaux qui criaient.
Ce fut de nouveau le bonheur. Il lui avait acheté de l’étoffe pour une robe, qu’elle tailla et cousit elle-même, ayant emprunté la machine d’une voisine ; lui, étendant sa jambe sur le banc, la regardait tourner la roue, avec l’aiguille qui sautille, pendant que Marie donnait des conseils.
Puis il commença à sortir un peu, s’appuyant sur sa canne ; il avait pris pour faire son bien un ouvrier à la journée ; il sortait le surveiller, il rentrait, il avait un cœur tout neuf, une tête toute neuve.
Le printemps était là, mélangé comme il est de bleu et de noir, avec des jours de beau soleil, puis des averses et du vent. Mais qu’est-ce que cela lui faisait ? il trouvait plaisir à la pluie, il trouvait plaisir au soleil. Il y avait eu les anémones violettes, les crocus qui aiment l’eau, les hépatiques des haies, les primevères comme des assiettes. Alors viennent les gentianes. Il semble qu’on voit le blé pousser : tout d’un coup, il a un pied de haut. Et, le soir, l’air qui passe a un goût de pain frais. Jean-Luc ouvrait la bouche, il disait : « C’est bon ! »
Alors il la trouvait qui l’avait entendu venir de très loin, qui sortait sur le pas de la porte, qui disait : « Veux-tu que je t’aide à monter l’escalier ? »
Il répondait : « Je peux bien tout seul. »
Il faisait voir comme il pouvait bien. « On dirait que j’ai seize ans ! » qu’il disait ; alors on entendait un autre petit pas et une autre petite voix, c’était Henri qui venait derrière sa mère ; Jean-Luc le faisait sauter en l’air, et le petit Henri riait et avait peur en même temps.
De même les gens qui s’étaient tenus à l’écart commençaient à revenir le dimanche après la messe, des voisins, des voisines, les amies de Christine ; peu à peu aussi, Jean-Luc marcha plus facilement, il allait par le village ; on l’invitait à boire, il entrait ; et à son tour il invitait les gens, et on venait. Un soir, ils se trouvèrent sept ou huit à la cave. On était allé au muscat, Jean-Luc remplissait le verre, les hommes se le passaient, se tenant en rond autour du tonneau. Et Christine était dans un coin, de là causait et plaisantait, mais les autres savaient répondre, – et on s’amusait de Marie, qui chaque fois qu’on lui tendait le verre, cachait ses deux mains sous son tablier.
— Moi, je bois bien ! disait Christine.
Elle faisait comme elle disait ; les autres faisaient comme elle. Parut Pierre Carre, avec son mulet. C’était un gros homme, toujours ivre, qui passait sa vie sur les chemins ; et, le matin, il pouvait encore se faire qu’il menât sa bête, le soir c’était toujours sa bête qui le menait. On l’appela, il vint, mais n’entra pas ; il n’aurait pas pu, il restait debout sur le pas de porte, appuyé du dos au bât du mulet ; on lui dit : « D’où viens-tu ? » il leva le bras en l’air : « De là-bas ! » car il ne savait plus, étant dans les vapeurs.
Alors Jean-Luc, en lui versant à boire :
— Il te faut prendre encore celui-là pour faire descendre les autres.
Il répondit :
— Bien sûr ! je sens le vide par en haut.
Il répétait :
— En bas ça va, c’est en haut que ça ne va pas. De quoi tout le monde éclata de rire, et les voix allaient loin dans la nuit qui venait, tandis que Carre était reparti, s’accrochant de nouveau à la queue de sa bête, tenant les deux bords du chemin.
Quelqu’un lui cria encore : « Prends seulement patience, on va s’arranger pour le rélargir. » Puis tous rentrèrent dans la cave ; d’autres voisins étant venus, sur la planche où on le tient, on avait été prendre un quartier de fromage ; on mangea, on but de nouveau, les histoires allaient leur train ; il y avait là le sergent Braillard, qui était le plus grand vantard de la commune, et le drôle surtout, c’était qu’il croyait à ses menteries, quand il avait bu. On lui dit : « Raconte-nous celle de l’ours. »
Il y a dans la montagne une espèce de col qu’on appelle le Pas de l’Ours. Le sergent commença : « J’allais par là, je vois venir l’ours : je sors mon couteau de ma poche, je m’arrête, lui s’avance, je pensais : il va me sauter dessus, mais je saurai bien me défendre ; pas du tout, le voilà qui se met debout sur ses pattes, me pose la main sur l’épaule et qui me dit : « Sergent Braillard !… »
Il ne put pas aller plus loin, on riait trop, et le tablier de Christine, tant elle l’avait mordu pour s’empêcher de rire, était tout mâchonné dans le bas : seul le sergent restait sérieux, regardant les autres d’un air offensé.
Il était tard quand on se sépara. La nuit était tout à fait venue. Il faisait chaud et doux, avec dans le haut des montagnes, sous la lumière des étoiles, les grandes neiges qui luisaient, mais partout en bas les fleurs, leur odeur, et les foins déjà mûrissants ; Jean-Luc en montant l’escalier, avait passé son bras autour de la taille de Christine ; il y avait un croissant de lune au ciel, il glissait parmi les nuages comme un petit bateau pointu.
Et voilà que, sa jambe s’étant fortifiée, Jean-Luc avait pu se remettre à travailler. On était à l’entrée de l’été, il travaillait avec joie, dans le désir et l’amour d’elle. Et comme, un jour, quelqu’un (car il y a toujours des gens qui se plaisent à faire le mal), comme un jour quelqu’un lui disait : « Tu sais, Augustin est de nouveau là ! » il répondit :
— Qu’est-ce que ça peut me faire ?
Il partait le matin, il rentrait à midi ; puis, parti de nouveau, on ne le voyait plus qu’à la nuit ; quelquefois, Christine l’accompagnait aux champs, mais d’ordinaire elle restait à la maison pour traire et préparer le repas, ayant en outre le petit à soigner. Quant à lui, des fois attardé, son grand plaisir était, au tournant du chemin, d’apercevoir là-bas la petite lumière à la fenêtre de la cuisine, – et cette porte ouverte aussi, ce carré rouge dans la nuit où paraissait une forme noire ; et alors il pensait : « C’est elle, elle m’attend. » Ainsi le temps passa avec tant de rapidité qu’il semblait que les jours eussent diminué de la bonne moitié ; de sorte qu’on regarde en arrière avec regret, mais en avant de soi il y a comme des promesses, et cela fait ensemble quand même du bonheur. Et Jean-Luc se disait : « Ça va durer toujours. »
Il se trompait, on met ainsi sa confiance aux choses : c’est comme une planche pourrie, elle vous casse sous le pied. Un soir, il ne vit pas la petite lumière. Christine était sortie ; deux jours après, de même ; une fois, étant rentré au milieu de l’après-midi, il trouva la porte fermée ; il demanda à Christine : « Où as-tu été ? » Elle lui dit : « À la boutique, ensuite chez le boulanger » ; mais il ne put s’empêcher de se dire : « Autrefois, elle sortait moins souvent, elle était tout le temps là. »
Pourtant elle était gaie comme avant, prévenante ; c’était comme par en dessous qu’il sentait qu’elle était changée, elle se défaisait de lui. Avec ses mêmes yeux, avec sa même voix, habillée de façon pareille, et les mêmes mots dans sa bouche, elle était autre, comme il pensait, – et plus on allait, plus elle changeait. Peut-être un peu moins patiente, plus nerveuse, plus distraite. Il lui demandait : « Qu’est-ce que tu as ? » Elle lui répondait : « Rien, que veux-tu que j’aie ? » Et comme il reprenait : « Que si ! » elle riait, disant : « Tu te fais des idées ! »
Et alors au dedans de lui : « Peut-être que je me suis trompé. » Mais, les semaines ayant passé encore, il fut bien forcé de se dire que non. Il se couchait très tôt, étant levé au petit jour, – pendant ce temps, Christine déshabillait l’enfant, puis retournait à la cuisine ; il l’entendait aller et venir, il s’endormait à ce bruit de pas.
C’est l’heure où le village lui aussi descend au sommeil. L’angélus a sonné ; à la fontaine encore une ou deux vaches viennent boire qu’on pousse le long du chemin ; un garçon qui rentre des bas marche derrière son char, jouant un air sur ses orguettes ; les lanternes vont et viennent et font des lueurs aux murs des maisons ; puis les portes sont poussées et retombent sur le silence où il n’y a plus rien que les petites lampes comme des yeux dedans la nuit, lesquels se ferment l’un après l’autre.
Un soir que le petit l’avait réveillé en pleurant, il se trouva seul dans le lit ; il écouta : personne. Il était pourtant dix heures et demie ; il attendit ; un moment après, elle rentra ; il lui demanda : « D’où viens-tu ? » Elle lui dit : « Félicie est venue me chercher, le père n’était pas bien. »
Il ne lui dit plus rien, elle se coucha près de lui et tout de suite elle s’endormit. Mais lui se disait, cette fois avec assurance : « Elle a quelque chose. » Plusieurs jours, il chercha quoi, sans trouver. Est-ce qu’elle lui en voulait toujours ? car les rancunes vont et viennent, – mais alors le jour de Sassette ? Ou bien, sans le vouloir, lui aurait-il fait du chagrin ? – mais quand et comment ? il ne voyait pas. Il cherchait toujours.
Un de ces jours-là, comme il remontait la rue du village, il aperçut de loin Augustin qui venait. Celui-ci, dès qu’il eut vu Jean-Luc, lui tourna le dos et revint sur ses pas. Alors Jean-Luc eut une idée : « Je sais ce que c’est… Sûrement qu’elle tient encore à lui, et elle est fâchée de nous voir brouillés. »
Il n’attendit plus que l’occasion, qu’il trouva bientôt. Il avait été à la boutique ; Augustin en sortait justement. Il alla droit à Augustin, il lui dit : « Salut, Augustin ! » et lui tendit la main que l’autre prit, quoique étonné.
— Vois-tu, j’ai pensé, il faut qu’on soit bons amis de nouveau, c’est pourquoi je suis venu, et, si tu veux, voilà, c’est fait…
— Est-ce qu’on n’a pas toujours été bons amis ? dit Augustin.
C’était un beau grand garçon à figure rouge, toujours bien habillé, avec un chapeau noir mis en arrière, une chaîne de montre en argent et un col ; il travaillait dans les hôtels, comme on dit ; ainsi sept mois il était absent (étant parti l’hiver d’avant presque en même temps que Jean-Luc), puis il revenait pour deux ou trois mois, et se remettait à son bien.
Jean-Luc continua :
— Seulement pour qu’on en soit sûr, il faut que tu viennes chez moi et on boira un verre.
Et, comme Augustin répondait : « Une autre fois », « Écoute, reprit Jean-Luc, je me dis : Si tu ne viens pas, c’est qu’il y a encore quelque chose entre nous ; et, s’il n’y a rien, tu viens, et on boira un verre. »
Tellement qu’Augustin céda et dit : « Je veux bien », sans comprendre, et ils se mirent en route ensemble. Pendant qu’ils allaient, Jean-Luc se disait : « Elle va être joliment attrapée ! » Arrivé devant la maison, il cria : « Hé ! Christine ! » Elle parut sur le perron. Lui, d’en bas : « Christine, on est deux, va chercher à boire. » Il faisait déjà sombre, elle ne vit rien tout d’abord. Puis, comme il montait l’escalier, elle reconnut Augustin ; elle recula sans rien dire, elle pâlit, ensuite une rougeur lui vint ; elle regarda son mari. Il lui disait : « Est-ce que tu nous invites ? » Elle fit un effort et répondit : « C’est qu’on n’a rien de bon. » Il lui dit : « Va toujours, c’est pour trinquer à l’amitié. » Elle reprit : « Vous ne descendez pas ? » « Non, dit Jean-Luc, on sera mieux à la cuisine. »
Elle alla tirer le vin à la cave, et, étant remontée, trouva Jean-Luc et Augustin déjà assis, Jean-Luc bourrant sa pipe, son tabac posé devant lui, qu’il tendit à l’autre, lui disant : « Goûte-le, c’est du nouveau qu’ils m’ont donné à essayer. »
Et Augustin prit le paquet, pendant que Jean-Luc remplissait les verres. Il n’y en avait que deux.
Il appela : « Christine ! » Elle n’était déjà plus là, c’est de la chambre qu’elle répondit : « Que veux-tu ? » « Et le tien ? » De derrière la porte à moitié refermée : « Je ne veux pas boire, je n’ai pas soif. » « Qu’est-ce que tu fais ? » « Je mets les habits du petit en ordre. » « Dépêche-toi, dit-il, on s’ennuie sans toi. »
Elle, elle s’était assise dans un coin sombre, et ne bougeait plus. Elle écoutait les deux hommes parler, premièrement avec des phrases rares, puis qui s’animaient peu à peu, la channe (c’est un broc d’étain) étant pleine, – Augustin parlant de ses places, des hôtels où il avait été, Jean-Luc disant : « Combien gagnes-tu ? » L’autre : « Des fois cent francs. » « Par mois ! » « Par mois. » « Tant que ça ! » puis vint un silence, Augustin ajouta : « Seulement la saison est courte. »
Ils parlaient ainsi, elle pensait : « Il l’a amené ! Est-ce possible ? » Mais de nouveau la voix de Jean-Luc s’éleva : « Christine ! » « Tô ! » dit-elle. « N’as-tu pas fini ? » « Pas encore. » Au même moment, il entra : « Qu’est-ce que tu fais ? On dirait que tu boudes. » Et, avant qu’elle eût pu même se retourner, il l’avait prise par le bras et, la tenant solidement, l’amena dans la cuisine, prit un verre en passant, le posa devant elle, la fit asseoir près d’Augustin :
— Voilà comment on fait ! dit-il.
Tout à coup elle avait changé :
— J’avais peur de vous ennuyer, mais si vous voulez bien de moi…
Et comme Jean-Luc riait de nouveau, elle se mit à rire aussi. « On est bons amis », disait-il. « Bien sûr ! qu’elle disait, à votre santé à tous les deux. » Elle but, les deux autres burent.
Elle était gaie, ils étaient gais, et Augustin d’abord avait paru un peu gêné, mais la gêne lui passa vite. Elle avait ouvert le tiroir où il y avait un vieux jeu de cartes, elle avait dit : « Est-ce qu’on joue ? », et, les deux autres voulant bien, elle les mêla.
Ils levaient le bras, ils abattaient les cartes ; la lanterne éclairait, posée sur le bout de la table, avec la channe au couvercle levé, son ventre d’étain gris et le jaune brillant des verres. Christine reprit le sien. « Ah ! tu bois, dit Jean-Luc. Tu ne voulais pas, il y a un moment. Voilà bien les femmes ! » « Et les hommes, comment sont-ils ? » reprenait Christine.
Et Augustin s’enhardissait : « Ne le sais-tu pas, toi ? » Elle le regarda longuement.
Ils avaient recommencé à jouer, elle avait vu changer aux petits carreaux de la fenêtre la couleur grise du soir, laquelle s’assombrissait, tournant au bleu foncé ; Jean-Luc était heureux.
— Peut-être bien, continua-t-il, mais ce que je sais mieux, c’est qu’on était bête de ne pas se voir, pas vrai, Augustin ?
— On était bête tous les deux.
Jean-Luc gagnait, il avait toutes les annonces. « Carreau atout ! disait-il. Et puis binocle, deux d’un coup ! » On coupait. « À moi, encore à moi ! » Et, écrivant les points, il les additionnait sur un bout de papier.
— Encore moi ! dit-il.
Christine lui répondit :
— Heureux au jeu, malheureux en amour.
Il ne fit que rire. Et les voix allaient de l’un à l’autre, les demandes, les réponses, le nom des cartes qu’on jetait, un chiffre : « Atout ! » « Je coupe. » « C’est moi qui donne », et Christine regardait pendant ce temps Augustin, qui s’était penché vers elle. Ils étaient tout près l’un de l’autre, avec Jean-Luc en face d’eux. Alors jetant ses cartes : « J’en ai assez, dit-elle, si on faisait un autre jeu. »
Elle s’était levée. Elle alla prendre à un clou son mouchoir, un mouchoir de coton blanc bordé de fleurs rouges, puis revint vers Jean-Luc : « Tourne-toi ! » dit-elle. « Que veux-tu faire ? » « Tourne-toi toujours. » Pour lui faire plaisir, Jean-Luc s’était tourné.
Alors elle lui dit :
— Je te le mets, à toi qui vois clair.
Et elle lui banda les yeux. C’est un jeu qui se fait entre filles et garçons ; celui qui a les yeux bandés cherche ; s’il attrape quelqu’un, il faut qu’il devine qui c’est.
Le mouchoir était large, la pointe tournée vers en bas ; Jean-Luc avait la figure couverte, et, un peu surpris, il était dessous. « Mais on n’est rien que trois ! » « Qu’est-ce que ça fait, dit-elle, on s’amuse, c’est pour passer le temps… Promets-tu que tu ne vois rien ? » « Rien du tout. » « Sûr, bien sûr ! » Elle lui tira la langue.
Augustin étouffa son rire ; elle, elle avait ri tout haut ; et cependant Jean-Luc ayant commencé à chercher, les deux se sauvaient devant lui, tournant autour de la cuisine. Il allait, les bras tendus ; il se cogna au râtelier, il se cogna à la table, les autres chaque fois riaient, il allait quand même, il tournait, et selon qu’il se rapprochait ou s’éloignait d’elle, Christine lui criait : « Chaud !… Froid ! » ou bien : « Tu brûles ! » et lui, la sentant près de lui, se lançait en avant, mais elle s’écartait, alors il se heurtait au mur.
Il s’arrêta et dit :
— C’est trop difficile, vous êtes trop peu nombreux.
— Nigaud ! dit-elle, va plus vite.
Et juste à ce moment, étant près d’Augustin à l’autre bout de la cuisine, elle se serra contre lui, alors il l’embrassa, elle se laissa faire. Et cependant Jean-Luc, comme elle avait voulu, s’était mis à tourner plus vite ; le fouet accroché à la porte tomba, un tabouret tomba, il se prit le pied dans la table, qu’il entraînait derrière lui, les autres s’échappant toujours ; rien n’y faisait, il s’excitait au jeu, à ce bruit de pas qui fuyaient, au frôlement des jupes de Christine, et soudain, l’ayant touchée au bras, il cria : « Tu es prise ! » Mais elle dit : « C’est pas vrai, il faut taper trois coups dans le dos. »
Jean-Luc était reparti ; puis il s’arrêta de nouveau, essoufflé. Cette fois, on n’entendait plus rien, il dit : « Où êtes-vous ? » Point de réponse. Il dit encore : « C’est défendu de se cacher ! » Pas davantage de réponse. Alors il y eut du côté de la porte comme un glissement de pas, le loquet claqua, il reprit : « Qu’est-ce que vous faites ? » Puis la porte fut ouverte (comme il comprit à un bruit d’eau qui vint), il pensa : « Ils sortent ! » il souleva son mouchoir. Mais au même moment Christine lui cria : « Tu triches, tu triches ! » ses mains retombèrent ; alors il entendit des pas sur le perron, puis qu’on descendait l’escalier ; et il fit encore cela, de les suivre. En tâtonnant, il arriva jusqu’à la porte, puis, se tenant à la barrière, descendit les marches à son tour.
Il se trouva sur le chemin ; Christine n’y était déjà plus. Elle avait dit à Augustin : « Viens avec moi », et l’avait entraîné. Un peu sur le côté, il y a une grange, ils étaient allés se cacher derrière la grange ; ils attendirent un moment, puis tout à coup Christine regarda. Jean-Luc n’avait pas bougé de sa place. Au-dessus des rochers la lune commençait à sortir, une grande lune rouge, avec un front rond et un dessus de tête rond, – et, comme retenue par un poids, elle se haussait pesamment au ciel. Ses yeux vides vinrent les premiers, puis vint son nez plat, puis sa bouche creuse ; une fine lumière d’argent, comme une poudre qu’on secoue, se mit à descendre dans l’air, et trembla.
Et Jean-Luc était toujours sur le chemin, et il tenait son mouchoir à la main. Il vit Christine sortir la tête de derrière l’angle de la grange et brusquement la retirer ; il appela : « Christine ! » Elle ne bougea pas, il l’appela de nouveau. Elle répondit : « Viens nous chercher ! » Mais, d’une voix changée, il cria plus fort : « Rentre ou je ferme à clé ! » Alors elle se montra et, derrière elle, Augustin. Jean-Luc ne l’avait pas attendue ; déjà il avait remonté l’escalier.
— Qu’est-ce qu’il a ? dit Augustin.
— Est-ce que je sais ? dit-elle.
Et puis :
— Il faut que j’aille. Embrasse-moi encore une fois.
Ce qu’il fit, et elle, l’ayant quitté, elle rentra à son tour. Elle trouva Jean-Luc accoudé sur la table. En l’entendant venir, il n’avait point levé la tête, il la tenait baissée, les yeux baissés aussi, avec un pli entre les yeux. Elle lui demanda :
— Qu’est-ce qui est arrivé ?
— Il y a, répondit-il, que tu te moques de moi.
— Moi, je me moque de toi !
Elle reprit :
— Est-ce que tu ne comprends pas qu’on s’amuse ? On est gai, voyons ! On s’amuse ! On est gai, on va se cacher, tu viens nous chercher… Et puis, quand on manque de place… Et qui est-ce qui a amené Augustin, gros jaloux ?
Il dit :
— On reconnaît pourtant les choses.
Elle s’était penchée sur lui, s’appuyant contre son épaule, et premièrement il s’écarta d’elle ; mais, s’approchant encore et le maintenant de son bras qu’elle avait passé autour de son cou, soudain elle lui dit : « Tu sais, il y a un secret. »
Il lui demanda : « Quel secret ? » « Ah ! dit-elle, il faut être sage, sans quoi je ne te dirai rien. » Et, comme elle sentait qu’il cédait déjà : « Donne-moi ta grosse oreille. » Et alors, de tout près : « Je crois bien que je suis enceinte de nouveau. »
Il ne pouvait pas le croire.
— Depuis quand ?
— Depuis à présent.
Et, ce soir-là, il fut encore heureux, même il eut regret de s’être fâché.
Puis vinrent d’autres soirs, et l’inquiétude le reprit. Et il la surveillait, mais elle était adroite. Il se torturait, il ne savait plus. Enfin vint ce dernier soir.
Il tendit le bras dans le lit, cherchant la place chaude et la forme d’un corps allongé ; il ne rencontra que le vide. Il ouvrit peu à peu les yeux, il regarda, tout était sombre. Il regarda et se dit : « Est-ce que je rêve ou bien je suis éveillé ? »
Il eut un sentiment de froid et de malaise dans tout le corps, avec un bourdonnement dans la tête ; le poids de ses épaules était grand sur la paillasse. L’heure sonna, il compta les coups, il y en eut onze ; elle sonna pour la seconde fois, il compta les coups de nouveau. Il dit : « Onze heures, onze heures du soir ! Il va y avoir du changement. »
Il faisait dehors une clarté grise, où se découpaient les fenêtres, pareilles à des plaques de zinc. Il restait sans bouger, il souleva sa tête qui retomba. Une souris courait au plafond. On l’entendit venir, avec son trottinement sec, puis un rongement et un grignotement, auquel un souffle de vent à l’angle du toit répondit, et puis passa, et tout se tut. Il pensa : « Le vent se relève, c’est pour la pluie, car il fait doux. »
Soudain, le petit Henri appela. Cela lui rendit tout à fait conscience. Il revit la chambre, les meubles, les choses. Il dit : « Je m’appelle Jean-Luc Robille, ma femme est Christine Geindre. » Il sortit du lit, alla vers le berceau, prit le petit, revint, le coucha du côté du mur.
Et déjà, à sentir la bonne chaleur, l’enfant se taisait, ayant posé la tête contre l’épaule de son père, et son petit corps se détendait dans l’abandonnement du sommeil. Il soupira encore, cherchant un coin chaud dans les draps, puis, serrant ses poings contre sa figure, il se rendormit.
Mais Jean-Luc continua de veiller, car ses pensées étaient à présent nettes en lui et nette sa résolution. Il se dit : « Elle m’a trompé déjà une fois, aujourd’hui c’est la seconde. J’ai été lâche, est-ce que je serai lâche de nouveau ? » Il se répondit : « Non ! » Et un pli se creusait entre ses deux yeux, car il avait honte de lui.
Il n’avait point allumé la lampe, il y avait l’obscurité, il y avait seulement la pâle lueur des petits carreaux, où faisait saillie le coin de la table, et le reste des meubles se devinait à peine ; il était couché sur le dos, on entendait le souffle du petit. Et du temps passa encore.
C’est alors qu’il se fit un bruit de pas dans l’escalier, mais un bruit étouffé, comme si on marchait sur la pointe des pieds. Après quoi, la porte de la cuisine s’ouvrit, elle ne grinça point ; Jean-Luc pensa : « On l’aura huilée. »
Il resta étendu sur le dos, il ne faisait pas le moindre mouvement : pas plus qu’il ne bougea quand on pesa sur le loquet, et à un frôlement de jupe il se rendit compte qu’on était entré. Ensuite on s’arrêta comme pour écouter, puis le pas repartit, s’avançant jusqu’au milieu de la chambre, alors il eut Christine devant lui.
Elle posa sur la table sa broche qu’elle venait d’ôter, elle revint près du lit. Il n’avait point fermé les yeux, il les tenait tournés vers elle ; elle ne s’en aperçut pas. Elle avait commencé à se déshabiller. Tout doucement elle rangea sur la chaise son caraco et son jupon ; levant les bras, elle tira son peigne de dedans son chignon, puis elle voulut se coucher ; mais, comme elle appuyait son genou sur le bord du lit, soudain elle resta saisie, ayant rencontré ce regard. Il était calme, comme vide, et seulement posé sur elle ; pourtant, elle ne bougeait plus, restant là, le genou levé.
Il lui dit :
— Tu es bien tard.
Sa voix, elle aussi, était calme, non point celle d’un homme qui est réveillé en sursaut, mais celle de quelqu’un qui a attendu et veillé, ce qui l’effraya plus encore.
Elle ne trouva pas de réponse ; Jean-Luc reprit :
— Est-ce que tu n’as pas sommeil que tu te couches si tard ?
Justement minuit sonnait. Elle dit :
— Tu comprends, le père est toujours malade ; il a eu besoin de moi.
Il dit :
— Ah ! il est malade !
— C’est sa paralysie qui l’a repris, sa jambe lourde…
Mais lui, l’interrompant :
— Tu n’arrêtes pas de mentir !
Et tout de suite :
— Jure-le !
Elle répondit :
— Je le jure !
Il s’était mis assis, il ralluma la lampe, il descendit du lit, il alla jusqu’à la porte qu’il ferma à clé. Et elle s’était écartée de devant lui, prise de peur, ses forces étant tout à coup tombées. Il y avait au mur le crucifix, Jean-Luc le posa sur la table. Il vint à elle ; elle s’était caché la figure dans son bras plié ; il la prit par ce bras, elle se laissait faire.
Il l’amena devant le crucifix et, lui ayant lâché le bras, lui prit la main qu’il posa sur le crucifix, et baissant de nouveau la voix à cause de l’enfant :
— Tu l’as juré, jure-le encore une fois !
Elle avait détourné la tête et, faisant un effort de tout le poids de son corps, elle cherchait à s’échapper ; mais il serra ses doigts noués autour de son poignet, tellement fort que les larmes vinrent aux yeux de Christine. Pourtant elle ne jura point, à cause du Christ mis devant elle et dont elle avait le nom. Et tout son sang étant descendu à son cœur, avec sa taille déjà lourde, elle était bien triste et misérable, qui reculait ainsi, et cependant cherchait à se redresser, ayant gardé de l’orgueil au fond d’elle, et souffrant d’être humiliée.
Mais il avait repris :
— Jure que tu ne viens pas de chez lui.
Alors il y eut un moment d’attente, et le crucifix était là. C’était un vieux, de ceux qu’on peut mettre debout, et qui ont un socle taillé en plein bois ; il était peint en rouge et en bleu, avec des ornements et un tout petit Christ, et les bras de la croix très larges ; le crucifix semblait attendre également.
Et Jean-Luc regarda Christine, et à présent elle le regardait, elle aussi, avec des yeux brillants, comme ils sont dans la fièvre, et à ce moment il y passa encore une espèce de moquerie qui fit que malgré lui il recommença de serrer, et elle se tordit de douleur. Il se mit à dire vite :
— Et le petit, est-ce qu’il est de moi ?
Cette fois, tout de suite, elle répondit :
— Je le jure !
— Et celui qui n’est pas encore là ?
Elle baissa la tête :
— Je ne sais pas.
Alors, comme malgré lui, il la repoussa en arrière avec violence, elle tomba contre le mur, les larmes lui coulaient une à une sur les joues, roulant sur sa chemise où elle était nue et transie de froid ; et lui, baissé contre elle, ne l’ayant point lâchée, leva soudain le bras. Car, comme elle était avec lui, elle avait été avec un autre, et cela il l’avait peut-être deviné, mais non point vu clairement en pensée, comme maintenant il faisait, et, l’ayant saisie par les épaules, il s’appesantissait sur elle.
Mais Christine s’était redressée, ils luttèrent un moment. Elle tomba à genoux. Elle poussa un grand cri. L’enfant lui aussi s’était réveillé. Jean-Luc dit :
— Demande pardon !
Elle ne voulait point ; trois fois elle se releva, trois fois il la replia par terre, et ses genoux faisaient un bruit sur le plancher. Elle ferma les yeux. Et lui, haussant la voix :
— Demande pardon !
Est-ce qu’elle espéra que ce pardon viendrait ? ou bien est-ce qu’elle fut vaincue ? Tout à coup elle s’affaissa, ses tresses pendant sur son visage ; elle dit :
— Pardonne-moi !
Tout aussitôt il la lâcha. Ayant été chercher ses habits sur la chaise, il les lui apporta :
— Habille-toi ! dit-il.
Puis retourna à l’enfant qui pleurait et, l’ayant pris dans ses bras, debout près du lit, le berçait.
Elle, à l’autre bout de la chambre, avait commencé à se rhabiller. Lentement elle mit sa jupe, agrafa sa taille et son caraco, et, devant le petit miroir, elle refit son chignon. Et, dans le miroir, elle se voyait, avec ses yeux brûlants et des plaques rouges à ses joues ; elle refit son chignon, mit dedans les peignes de cuivre ; lui, restait debout, près du lit, sans bouger.
Quand elle eut fini :
— Es-tu prête ?
Elle fit signe que oui.
— Et tes souliers ?
Elle dit :
— Ils sont à la cuisine.
— Eh bien ! dit-il, viens avec moi.
Le petit continuait de pleurer, il le recoucha, il la fit passer devant lui. Et, dans la cuisine, il lui dit :
— À présent, mets tes souliers.
Assise sur le banc, elle mit ses souliers.
— Tu peux prendre aussi ton fichu, ce qui est à toi est à toi.
Obéissante, elle prit son fichu. Et, de nouveau, il lui demanda :
— Es-tu prête ?
Et, de nouveau, elle fit signe que oui.
Il fut devant la grosse porte, à la lourde serrure de fer forgé, et qui était renforcée en dedans par d’épaisses traverses ; puis, faisant glisser le pêne avec la poignée martelée où étaient gravés des petits dessins, la grosse porte s’ouvrit. Il la tint ouverte. La nuit était toute noire et froide, le vent soufflant toujours plus fort, avec un vilain courant d’air, et un poids de brouillard quand même sur l’étang ; elle eut peur devant cette nuit. Elle dit :
— Jean-Luc !
Il répondit :
— Va-t’en !
Elle courba la tête, elle sortit. Tout de suite, il referma la porte. La serrure en claquant fit un grand bruit dans le silence. Il écouta, il y eut, derrière, comme un soupir : et un moment elle resta sur le perron sans bouger ; puis elle descendit une marche, s’arrêta encore ; en descendit une autre, et ainsi hésitant jusqu’au bas de l’escalier. Tout à coup, elle éclata de rire, elle remonta l’escalier en courant, elle tapa du poing contre la porte :
— Puisque j’en ai un, criait-elle, qu’est-ce que ça me fait ? qu’est-ce que ça me fait ? Tu as le tien, j’ai le mien.
Elle rit encore, puis il l’entendit s’éloigner. Il retourna vers le lit, il avait pris l’enfant, il le soulevait dans ses bras. Et le petit appelait :
— Maman ! Maman !
Il lui dit :
— Tu n’as plus de mère.
Elle ne revint pas. On apprit qu’elle avait été habiter chez une sœur, où elle devait faire ses couches.
C’est ainsi que, quelque temps après, Jean-Luc, un matin, sortit de chez lui. Grand et un peu voûté, on le vit qui venait, ayant fermé sa porte ; il marchait lentement, s’appuyant d’une main sur un gros bâton, tenant de l’autre le petit.
Il alla d’abord chez le maréchal. Le maréchal s’arrêta de battre son fer, tellement il fut étonné de voir comme il avait vieilli. Jean-Luc lui dit :
— Elle m’a trompé de nouveau, ne me parle plus jamais d’elle !
Cependant, Marie, l’ayant entendu, était descendue ; il lui répéta :
— Ne me parle plus jamais d’elle.
Il ajouta :
— Je suis venu vous prévenir.
Il repartit, il continua son chemin, il s’en alla dans le village. De temps en temps, il s’arrêtait, s’asseyant sur un bord de mur, un tas de poutres, une barrière. Et les gens se disaient tous comme le maréchal : « Comme il a vieilli et maigri ! »
Pour lui, il entra encore chez ses deux cousins, Théodule et Dominique, puis il s’en retourna, descendant la petite rue, passant près de la fontaine, puis le long des jardins qu’il y a devant les maisons, et ils sont tout petits, mais carrés et bien arrangés entre les barrières tordues. Des femmes, des filles venaient ; une qui portait, dans un petit pot, de la crème et marchait avec précaution ; une autre, claire de couleur, avec ses cheveux blonds et son tablier bleu et blanc ; des hommes disaient bonjour à Jean-Luc : il continuait son chemin sans leur répondre.
Un grand soleil était de nouveau monté au ciel, plus clair et vif, comme il arrive, après les jours de mauvais temps ; les restes de neige fondaient, et les côtés des toits qui sont dans l’ombre, encore garnis, dégouttaient : alors, dans la terre creusée, il se fait une ligne droite où les petites pierres, mises à nu, luisent.
Il rentra chez lui, fit bouillir de l’eau, se mit à laver les tasses et les assiettes. Il balaya la cuisine ; quand elle fut en ordre, comme midi venait, il fit cuire la soupe ; il la donna à manger au petit, lui tendant maladroitement la grosse cuillère.
Il posa ses mains devant lui ; il se disait : « Elles sont trop lourdes. Elle, elle les avait petites et légères ; seulement, c’est des mains qui ont connu le mal. » Il reprenait : « Ça, c’est les miennes. » Il redressa la tête : « On s’en servira. »
Sur quoi, Félicie étant arrivée, il fit un gros paquet des habits de Christine, qu’il lui donna ; et il lui dit :
— Prends-les et porte-les chez vous. Et toi, va-t’en, je ne veux plus te voir !
Mais elle revint, et il eut pitié de sa simplicité ; elle reprit sa place près du feu. Et ainsi il entra dans sa nouvelle vie.
Elle fut difficile, toutefois il tint bon. On l’aidait parce qu’on pensait : « C’est Christine qui a eu tort et non pas lui ; il a beaucoup de qualités ; seulement il ne voit pas clair. » C’est pourquoi Marie, dès le premier jour, lui avait dit :
— Jean-Luc, quand tu t’en iras, apporte-moi seulement le petit, je le mettrai avec les miens, un de plus ça ne se voit pas.
Jérômette aussi était venue. C’était une petite vieille, qui avait eu deux filles et trois fils, – et tous ses enfants étaient morts, son mari comme ses enfants ; alors elle s’était mise à aimer tellement les fleurs qu’il y en avait partout dans sa chambre, et ses fenêtres en étaient garnies, et aussi son petit jardin. Elle dit à Jean-Luc :
— Moi aussi, je te garderai le petit.
De telle façon qu’allant au bois, il trouvait à son retour l’enfant bien lavé et bien habillé, ce qui l’encourageait à vivre. Il faisait effort, il disait : « Il faut que je fasse voir que je suis solide ! » et il soulevait ses poings lourds. Et s’encourageait, ayant pris sa hache ou le coin à fendre les troncs, et, quand il retombait, comme il lui arrivait parfois, il se criait : « Debout ! » il se remettait debout, parce qu’il se disait : « J’ai cet enfant qui est à moi ; c’est pour lui qu’il faut que je dure. »
À quoi il trouvait encore de la douceur, et à se le redire, recommençant : « Il ne faut pas trop demander. » Et, quelquefois, le soir, il se sentait comme soulagé, les jours étant venus les uns après les autres, qui sont comme de l’eau fraîche sur une plaie qu’on a ; avec les petits plaisirs qui reparaissent : et c’était de sentir le travail accompli, ayant mangé, fumant devant le feu, et la chaleur venait en lui qui fait courir le sang et le cœur bat plus à son aise ; il allait voir le petit qui dormait, il revenait ; il se disait : « Voilà, je suis tranquille, je me suis fait une raison. »
Tandis que les premiers jours, tout le temps il cherchait Christine, et tout était pour lui comme une image d’elle, un dé qu’il retrouvait, un clou planté, un bruit de pas, ou une voix dehors, et il se tournait vers la porte, et ce n’était que Félicie, ou n’importe qui, quelqu’un qui passait. Et il sentait en lui un déchirement, chaque fois. Une grande fatigue aussi, car il luttait là-contre de toutes ses forces, s’étant promis de ne jamais penser à elle. Une humiliation aussi chaque fois, car il se disait : « Elle est la plus forte ! » et il pensait : « Y a-t-il au monde quelqu’un de plus malheureux que moi ? »
À présent, il était guéri, du moins il voulait le croire et s’y efforçait. Il y eut un jour le soleil qui sortit de dedans les branches du bois secouées de leur neige (il y en avait des entassements au pied des troncs) ; il le vit, ce soleil, se soulever en l’air, s’élancer au ciel, – et, après les grands froids et les tristes matins d’hiver, il fut comme une grande joie. Jean-Luc alla visiter ses barrières, elles étaient dans le délabrement, il se disait : « Dès que le beau temps sera là, je vais me mettre à les refaire ; il faut que le petit trouve le bien en bon état. » De même, il visita la maison qui avait été négligée pendant l’été où l’ouvrage aux champs mange les journées, et l’hiver avant aussi, parce qu’il n’était pas là (à quoi il songeait), – il vit les marches de l’escalier branlantes, les murs fendus et crevassés ; il se disait : « On a vécu dans le désordre, ça va finir ! »
Il avait dans une boîte un peu d’argent, économisé difficilement et lentement, il le compta, il se disait : « Il faut qu’il y en ait le double l’année prochaine. » Et, songeant au moyen : « Voilà, c’est le temps de l’année où on n’a pas beaucoup à faire, si j’allais chez Comby qui a besoin d’un ouvrier, puisque j’ai appris le métier. » Il alla chez Comby, c’était le menuisier ; la chose s’arrangea sans peine, il se remit à la varlope, à la gouge et au vilebrequin.
« Parce que, comme il disait encore, la terre, c’est ce qui vaut le mieux, c’est assis, ça dure ; mais l’argent a un joli son. » Il ne lui restait qu’un fond de tristesse et un air grave, ayant mûri. Quand, de nouveau, tout fut détruit en une fois.
Le mardi gras était venu, et, comme il faisait beau et chaud, il avait été voir les masques, les bouffons, comme on les appelle, et tous ceux qui étaient restés au village avaient fait comme lui, si bien que, du haut en bas de la rue, les bancs étaient garnis de monde. Il y avait une dizaine de ces masques ; la bande montait la rue, puis la redescendait.
Alors les vieux qui sont un peu en dehors de la vie regardaient sans rien dire, penchés en avant sur leurs genoux durs, mais les jeunes s’amusaient.
La bande passait, repassait ; avec, comme c’est la coutume, les garçons habillés en filles, – et tous avaient la figure masquée ou encore frottée de suie, s’étant fait des ventres avec des coussins, ayant changé de démarche, ayant changé de voix. Le jeu, pour ceux qui regardaient, était de tâcher de les reconnaître ; on se disait : « Qui est-ce ? » Et on trouvait, et on riait.
On riait surtout d’un qui venait d’arriver, court et ventru, avec un sac de cuir plein de cendres qu’il jetait en passant à la figure des filles, et on les entendait crier, parmi les rires, tandis que le gros ventru leur courait après. On disait : « Ça doit être Anthime. » C’était un voisin de Jean-Luc, qui s’était brouillé avec lui par rapport à une part d’eau ; lequel, tout à coup, vit Jean-Luc, s’approcha et, debout devant lui, les jambes écartées, se mit à lui dire, montrant le petit :
— Où l’as-tu trouvé, celui-là ?
Le petit, qui avait peur, se cachait la figure derrière l’épaule de son père. L’autre recommença :
— L’as-tu payé cher ?
On avait vu Jean-Luc pâlir. Il ne répondit rien à l’homme, sinon :
— Passe ton chemin.
Mais, sitôt que l’autre se fut en allé, il se leva et rentra chez lui.
Le soir du même jour, il était invité chez le maréchal. Comme huit heures étaient passées et qu’il n’était pas encore là, quelqu’un se décida à aller le chercher ; ce quelqu’un trouva la maison fermée et revint en disant : « Il dormait déjà. »
Il ne dormait point, au contraire, car, l’idée étant entrée dans sa tête, comme un ver perce le bois, il était tourmenté par elle, au point que toute idée de sommeil l’avait fui. Il se disait : « Si c’est Anthime, c’est mon ennemi, il a pu mentir ; mais elle aussi a pu mentir, elle n’a jamais fait que ça ! » Tenant la lampe levée au-dessus de l’enfant, il reprenait : « Il est blond, non pas noir comme moi, et, elle aussi, elle était noire ; il est blond comme l’autre, ah ! mon Dieu ! » Il alla devant le petit miroir, il se regardait dedans. À cause de la lumière qui venait d’en haut, sa figure semblait encore plus maigre et creusée, avec deux trous à la place des yeux, deux trous au milieu des joues, des plis au front, et cette pâleur. Il se disait : « Est-ce qu’il me ressemble ? Est-ce qu’on sait ? Que faut-il faire ? »
Il se laissa tomber sur le bout du banc. Alors, comme quand un rayon, par un triste soir de novembre, perce tout à coup les nuages et éclaire d’un faux jour, il vit plus clairement la misère de sa vie. Il disait : « Je ne peux plus ! Je ne peux plus ! »
On entendait au loin rire des filles qui rentraient ; il y avait un bruit d’orguettes aux claires notes sautillantes, parce qu’on profite de ce dernier jour, avant le Carême qui vient.
Le lendemain, Jean-Luc se mit à boire. On fut obligé de le porter chez lui et de le coucher ; on eut même beaucoup de peine à trouver la clé qu’il avait cachée à une nouvelle place ; et la vieille Jérômette, ayant ramené le petit vers six heures et n’ayant trouvé personne, avait été forcée de le prendre à coucher chez elle.
Jean-Luc tomba du lit, pendant la nuit ; il se réveilla le matin étendu sur le plancher, avec une bosse à la tête. Il se rhabilla, il retourna boire. Trois jours de suite, il but.
Le quatrième jour, Jérômette revint, toujours avec l’enfant ; elle dit à Jean-Luc :
— Il faut que je guette quand tu es chez toi ; ce n’est pas beau, ce que tu fais, Jean-Luc.
Il la regarda sans répondre, mais, comme elle lui tendait le petit qu’elle avait, malgré son grand âge, porté tout le long du chemin, il la repoussa durement.
— Mène-le, dit-il, à ceux qui l’ont fait.
Alors, prise de pitié, elle le reprit et le remporta, et à présent le petit réclamait son père, et il se désola tout le long du chemin, si bien que les gens sortaient de chez eux, et disaient :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ah ! voilà, disait-elle, et moi je ne sais plus que faire.
Car elle était pauvre et point assez forte pour se charger comme ça d’un enfant.
Mais, un moment après, Jean-Luc sortit aussi et s’en alla jusque chez Firmin Craux qui était un vieux, riche et très avare, qui habitait à l’entrée du village. Il avait eu autrefois envie d’une des vaches à Jean-Luc. Jean-Luc, étant entré, la lui offrit. L’autre demanda :
— Combien ?
— Trois cents, dit Jean-Luc.
L’autre dit :
— C’est trop cher.
Car il savait tout. Alors Jean-Luc se mit à lui dire :
— Vous comprenez, je n’en ai plus besoin. Est-ce qu’elle vous plaît ?
— Que oui, que non, dit Craux.
— Eh bien ! dites votre chiffre, vous !
Craux lui dit :
— Deux cents.
C’était à peu près la moitié du prix que valait Foumette. Car elle donnait huit litres de lait. Jean-Luc cependant lui dit :
— Entendu !
Mais l’autre reprit :
— Il y a encore une chose, je t’en donne cent à présent, et les autres cent francs, tu les auras dans trois mois ; je te ferai un papier.
— Pour ça non !
— Alors cent septante comptant, et tu m’amèneras la bête tout de suite.
Jean-Luc retraversa le village. Il faisait doux, les toits fumaient une vapeur. Il s’en alla à l’écurie, détacha Foumette ; il la tirait par la corde, mais elle meuglait, ayant regret de la bonne litière, tandis que les gens lui disaient :
— Qu’est-ce que tu fais ? Où la mènes-tu ?
Mais il ne leur répondait rien. Devant la maison de Craux, il s’arrêta. Il s’en revint, serrant dans sa poche son porte-monnaie qui était lourd. Le soir, il retourna boire.
Il posa sur la table deux pièces de cinq francs ; il dit :
— C’est moi qui paie.
Il y avait un air épais autour de la lampe qui pendait au plafond ; où ils étaient sept ou huit hommes, dont Jean-Luc. Jean-Luc avait fait venir un premier litre, qui était bu ; il en fit venir un deuxième, qui fut bientôt vide, lui aussi ; alors il cria : « Encore un ! » qu’on apporta. Il le souleva, ayant sorti sa bourse qu’il soupesait de l’autre main ; il reprit : « C’est encore elle qui est la plus lourde. »
— C’est que je suis riche ! continua-t-il.
Et tout à coup vida son argent sur la table. Les écus se mirent à rouler que les autres retenaient au passage, les posant à plat devant eux ; ils les comptaient, disant : « D’où est-ce que tu as tout ça ? » et regardaient Jean-Luc avec crainte et respect.
— Secret ! répondait Jean-Luc.
Il parlait haut, d’une voix assurée ; il fouilla dans sa poche, il en tira deux billets de banque.
— Et ça ? qu’il dit en riant.
Et il cria :
— Encore un litre !
Mais, soudain, ils se mirent tous à rire, le cordonnier étant entré. Il s’appelait Nanche, c’était un tout petit homme chauve, noir de figure et noir des mains, avec un tablier vert ; deux jours par semaine, à peu près, il travaillait ; le reste du temps, il passait sa soif, comme il disait, et ajoutait : « C’est le cuir qui dessèche. »
Il était allé s’asseoir tout seul dans un coin, on l’appelait :
— Hé ! Nanche, tu boudes ?
Il ne bougeait pas, étant encore à jeun. Mais, Jean-Luc ayant recommencé à faire sonner ses écus, maintenant Nanche tournait de temps en temps la tête, regardant de côté cet argent qui brillait, – et haussait les épaules.
Sur quoi, Jean-Luc l’appela à son tour :
— Allons, Nanche ! on s’ennuie de toi.
Nanche ne répondit rien d’abord ; puis, quand il eut fini sa chopine d’eau-de-vie, tout à coup il se leva et vint. Ses yeux brillaient sous ses gros sourcils retombants, pendant qu’il s’essuyait les mains à son tablier.
Il dit :
— Bonjour, la compagnie !
— Vive nous ! cria Jean-Luc.
Il le fit asseoir près de lui et tout de suite le fit boire.
— À ta santé, reprit-il ; quand on est heureux on boit bien, quand on boit bien on est heureux.
Le bruit allait croissant, et aussi la fumée ; à peine si on pouvait se voir encore dans la salle basse, aux grosses poutres qui pesaient comme avec un poids sur les têtes, on parlait n’importe de quoi, n’importe comment, – les hommes accoudés tout le long de la table, la tête basse, regardant d’en dessous, et ils passaient la main sur leurs moustaches ; là-dedans Nanche, plus petit que tous les autres, et Jean-Luc, tout pâle, qui riait.
Et, l’ayant fait de nouveau boire, il tapa dans le dos à Nanche :
— À présent, tu vas nous en chanter une.
Ce que tout le monde attendait, car c’était ainsi : quand il était soûl, on faisait de lui ce qu’on voulait, jusqu’à le pendre par les pouces, comme une fois, à lui barbouiller la figure, à le noircir avec du goudron, – rien que pour le mettre en colère, parce qu’alors on s’amusait.
— Tu vas nous en chanter une ! dit Jean-Luc.
Nanche monta sur le banc, il toussa deux ou trois fois, comme il faisait toujours. Il commença :
Tu as ta blonde, j’ai ma brune,
Je ne voudrais pas en changer…
C’était toujours la même chanson, qu’on connaissait bien ; et Jean-Luc reprit le refrain que tous les autres, après lui, entonnèrent :
J’aime mieux ma brune, ô gué,
J’aime mieux ma bru-u-ne.
— Est-ce vrai ? dit Jean-Luc en levant la tête.
Il ajouta :
— Peut-être bien.
Et, au nouveau refrain, il chanta encore plus fort. À ce même moment, quelqu’un tira le banc ; Nanche tomba à la renverse. Il y eut comme une tempête de rires. Nanche s’était déjà relevé et criait en serrant les poings :
— Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas !
Mais Jean-Luc l’avait fait rasseoir :
— Tu perds ton temps, il vaut mieux boire.
Nanche but donc encore, et Jean-Luc riait en disant :
— C’est parce qu’on est joyeux et heureux, je dis, et gais de cœur, et pleins de confiance.
À quoi les autres répondirent :
— Bien sûr !
Mais, de nouveau, à un signe que quelqu’un fit, Nanche fut entouré, pris, serré, enlevé, soulevé au plafond, cogné là-haut deux ou trois fois aux poutres, puis brusquement lâché ; et se retrouva étendu par terre, où il resta un moment, étourdi. Puis, étant revenu à lui, il se jeta sur ceux qui étaient là, sans savoir qui, tête baissée. On ne vit plus rien tout d’abord, à cause du désordre qu’il y eut ; enfin, la porte ayant été ouverte, Nanche reparut, il fut poussé dehors ; – et, glissant sur les marches, il roula dans la boue ; sur quoi, la porte fut refermée. Tous pleuraient et toussaient de rire.
Et Nanche depuis dehors criait :
— Voleurs ! Assassins !
Tandis que Jean-Luc reprenait :
— C’est qu’on est joyeux et légers de cœur.
Mais bientôt tout se tut ; la place à présent était vide.
— Tu vas voir, dit quelqu’un, il va revenir avec son tranchet.
Sur quoi, tous de nouveau allèrent se mettre à la fenêtre. En effet, Nanche revenait, tête nue, marchant difficilement, avec son habit plein de boue ; et il alla s’asseoir sur le banc du tilleul, aiguisant sa lame à la pierre ; il parlait tout le temps, mais on ne comprenait pas ce qu’il disait. Et le grand Laurent, ouvrant la croisée, cria :
— Eh ! Nanche, viens t’expliquer ici !
Il vint, il tremblait de rage, il levait son fer ; tout à coup sa tête passa par l’ouverture de la fenêtre, avec un bras lancé en avant, et le tranchet fit un éclair dans la lumière de la lampe ; puis la porte, fermée à clé, fut secouée, et le bois sonnait sous les coups de pied ; après quoi, il y eut un silence, on entendit comme un sanglot.
— Ça y est, dit le grand Laurent, le voilà qui pleure.
Et alors, à la table, où ils étaient tous revenus s’asseoir, les gros rires recommencèrent. Seulement Jean-Luc ne riait plus ; il avait repoussé son verre et s’était accoudé, la tête dans ses mains. On lui disait :
— Eh ! Jean-Luc ! Qu’as-tu ? Tu ne bois plus.
Il dit que non, puis, jetant la pièce qu’il avait tirée de sa poche, il demanda : « Qu’est-ce que ça fait ? » paya, prit sa monnaie et se dirigea vers la porte. On lui criait :
— Fais attention !
Mais il n’écoutait pas.
Nanche était assis sur les marches du perron. Jean-Luc s’approcha de lui, le poussa du coude et lui dit :
— J’ai eu tort, vois-tu, parce qu’on est frères.
Alors il lui tendit la main. Et l’autre ayant levé les yeux, ils se regardaient face à face, dans la lueur de la fenêtre. Et Nanche dit :
— Viens avec moi.
Jean-Luc le suivit. Il pleuvait d’un ciel bas qui pesait sur les toits ; à peine s’il régnait, à cause d’un quartier de lune perdu derrière les nuages, une faible clarté dans l’air, et dedans les maisons étaient carrées et noires. Ils allaient ensemble, se donnant le bras. Et quand ils furent à la maison de Nanche, à l’autre bout de la place, celui-ci reprit :
— Il te faut entrer.
Comme fit Jean-Luc, et il répétait :
— On est frères.
— Est-ce vrai ? dit Nanche, qui s’était assis. Ils m’ont pris l’honneur.
Jean-Luc répondit :
— Et à moi aussi, ils m’ont pris l’honneur.
C’était une espèce de cuisine où Nanche avait son lit, une paillasse posée par terre ; il manquait un pied à la table, on l’avait remplacé, ce pied, par une caisse mise debout ; sur le foyer, à côté de la marmite de polenta, il y avait un pot de poix fondue ; partout pendaient des toiles d’araignées.
Ils furent amis, Nanche ayant dit :
— Tu as raison.
Ils se tenaient assis l’un à côté de l’autre, devant le foyer. Ils avaient soufflé sur la cendre où restaient quelques braises qui reprirent vie, et le fagot jeté dessus flamba. Jean-Luc disait :
— Est-ce qu’on est des frères ? Peut-être que oui, parce que, vois-tu, on était six enfants, et trois sont morts, et, des trois autres, deux sont loin, et le père lui aussi est mort et, ma femme, je l’ai chassée, et, l’enfant, ils disent qu’il n’est pas à moi.
Nanche répéta :
— Alors, c’est vrai qu’on est des frères.
Il secouait la tête :
— C’est comme Notre-Seigneur, ils se sont partagé sa robe, ils l’ont battu, fouetté, ils lui ont craché au visage, ils l’ont mis sur une croix.
Et, dans la flamme claire qui tremblait sur les murs :
— Moi, ils m’ont battu, assommé, et ils disent entre eux : « Il pleure. » Je leur réponds : « Pourquoi est-ce qu’on a des yeux ? »
Mais Jean-Luc cria d’une voix terrible :
— Et ils sont agenouillés devant l’argent ! Regarde, moi, ce que j’en fais !
Il avait pris les billets dans sa poche, il les tendit à la flamme. Elle les mordit dans le coin, gagna rapidement ; et, la feuille ayant glissé de ses doigts, elle tomba dans les tisons. Il ne resta qu’un peu de cendre blanche que Jean-Luc écrasa du pied. Nanche n’avait pas fait un mouvement. Il dit seulement :
— Ça brûle bien !
Puis ils demeurèrent sans parler, toujours serrés l’un contre l’autre. Le calme de la nuit était autour de la maison. Et Jean-Luc sentit sa fureur tomber, et, la fumée du vin s’étant dissipée dans sa tête, il n’avait plus besoin que de repos et d’avoir quelqu’un près de lui, et il se disait : « J’ai là quelqu’un », pensant à Nanche, – mais, s’étant retourné, il s’aperçut que Nanche s’était endormi. Il dormait, la tête appuyée contre l’épaule de Jean-Luc. Et Jean-Luc, tirant la paillasse, l’étendit sur la paillasse.
Alors, de nouveau, il fut seul. Il fut tout seul devant lui-même. Et de nouveau il ne sut plus où il en était. Pourtant, comme l’autre s’agitait dans ses rêves, criant : « Laissez-moi ! » s’asseyant soudain, remuant les bras, – chaque fois Jean-Luc s’approchait de lui et le recouchait. Puis, à la fin, il céda au sommeil ; il se coucha à côté de Nanche. Il dormit jusqu’au matin.
Lorsqu’il rentra chez lui, il avait le dos tout blanc et des toiles d’araignées prises aux ailes de son chapeau. Il passa le long des maisons, avec ses yeux rouges, et un feu dans la tête. Il disait aux gens : « Les plus mauvais ne sont pas ceux qu’on pense. »
— Vous dites : je bois. Eh bien ! oui, je bois. Mais est-ce qu’il y a de la fraîcheur dans mon verre ? Ils ont le cœur dur, voyez-vous.
Comme il arrivait devant sa maison, il entendit le maréchal qui l’appelait :
— Eh ! Jean-Luc, disait-il, ça ne peut plus durer, on a eu ton petit chez nous toute la nuit, et la femme en a déjà quatre.
Un instant encore, il fut hésitant, puis il répondit :
— Fiche-moi la paix !
— N’écoute pas tout ce qu’on dit ! continua le maréchal.
Mais Jean-Luc secoua la tête et, sans rien ajouter, ferma la porte derrière lui.
L’après-midi, il but de nouveau ; cette fois il alla s’asseoir, seul avec Nanche, dans un coin ; il disait : « Nous nous comprenons. » Nanche avait comme de la considération pour lui ; ils restèrent ensemble toute la soirée. Et, comme le grand Laurent s’approchait pour recommencer ses plaisanteries, Jean-Luc le regarda bien en face et lui dit :
— Ne le touche pas, tu sais, je suis là !
Il ne quittait plus l’auberge, il n’était plus jamais chez lui. Si bien qu’il n’y fut pas pour recevoir sa mère, le jour où elle vint, une semaine plus tard. Ayant entendu les bruits qui couraient sur son fils, l’argent jeté loin, sa rage à boire, et étant d’autre part encore plus intéressée que fière, elle s’était dit : « Il faut que j’y aille. » Elle trouva dans la cuisine Félicie avec le petit ; et la pauvre n’avait point sa connaissance, ni le souci des femmes d’ordre, car il y faut de la raison : le lit n’était pas fait, les habits traînaient par la chambre ; il y avait une odeur forte et une grande saleté ; le petit, qui avait pleuré, les larmes sur ses joues étaient marquées en lignes blanches. La vieille dit à Félicie : « Va-t’en ! » Elle la chassa. Elle troussa sa jupe, frotta et lava jusqu’au soir.
À ce moment, Jean-Luc revint. Il y eut un grand bruit de voix, qui cessa vite ; puis on vit la vieille Philomène redescendre l’escalier, et elle traversa tout le village, comme elle était forcée de faire, mais sans parler à personne, ni se retourner.
Jean-Luc buvait toujours. Et un coin de pré s’en alla encore pour un peu d’argent que lui donna Craux (qui le guettait maintenant) ; c’était un de ses meilleurs, celui des Roussettes, auquel il tenait ; mais il ne semblait pas avoir regret de ce bien qui se défaisait ainsi, morceau par morceau, étant détaché de tout. Tellement qu’un jour, ayant rencontré Augustin, comme celui-ci faisait un détour, il lui cria :
— Prends seulement par le plus court, ce n’est pas moi qui veux te toucher.
Il n’avait même plus le respect de la religion, comme il paraissait, car il n’allait plus à la messe ; la belle saison était là, les processions avaient recommencé, faisant le tour du cimetière ; il restait debout derrière le mur, à regarder, et on l’entendit qui disait : « Tout ça, c’est de la comédie ! »
Pourtant ce nouveau printemps fut clair et gai, il semblait qu’il lavait le cœur, jamais la vigne n’avait été si belle, d’où du contentement, – les récoltes de même et le blé bien levé, et l’herbe tôt poussée. Même les nuages font plaisir à voir, petits et tout blancs dans le ciel, comme dans l’herbe les marguerites ; une grande femme passait sur la route, portant un agneau dans ses bras.
On saluait devant les croix. Les hommes du bisse rentraient de leur travail en bandes, avec leurs pics et leurs pelles sur l’épaule, ils ôtaient leur chapeau en passant devant la croix. On avait remis l’eau aux bisses. Les ruisseaux tout gonflés, roulant l’eau jaune de la fonte, sautèrent un jour par-dessus les ponts, puis baissèrent et furent à sec. Les crapauds, par les soirs humides, se promènent sur les chemins.
Jean-Luc n’arrêtait pas de boire. C’était Félicie qui gardait le petit. Elle allait s’asseoir au bord de l’étang sous un saule. Le talus descend raide vers l’eau tout de suite profonde, et noire dans sa profondeur ; mais, à la surface, elle brille, avec le bleu du ciel, le blanc des neiges, le vert des prés ; et il y a aussi l’image des petits arbres et des buissons penchés dessus, comme le saule où Félicie était.
Le petit Henri jouait autour d’elle, roulant son peloton de laine ; ou il grimpait sur ses genoux, et, ayant posé son tricot, elle commençait à chanter.
Mais, d’autres fois aussi, elle semblait se perdre en dehors d’elle dans les choses, avec des yeux qui ne voyaient plus rien, fixés sur un point dans le grand espace, son esprit envolé au loin ; là-bas la maison était vide ; le petit, laissé seul, courait après les sauterelles.
Ce jour-là (on était vers la fin de mai), il se trouvait, comme toujours, assis avec Nanche à l’auberge, il était quatre heures de l’après-midi, il faisait un joli temps doux. Sur la place, dans le soleil, l’ombre du tilleul était déjà ronde. Il y avait devant la boutique un mulet, attaché par la corde à un mur, avec son bât de bois, où l’homme posa un gros sac de son, qu’il lia solidement. Au même moment, le coq du prieur, étant sorti avec ses poules, se leva sur ses pattes, et se mit à chanter. Un gros nuage blanc parut derrière les toits, et il s’allongeait vers le haut du ciel, comme un chien quand il met ses pattes contre un mur.
Jean-Luc repoussa son chapeau, le cordonnier soupira, il montra la chopine vide :
— Encore une ?
Jean-Luc fit signe que non. Ils retombèrent au silence.
Tout à coup, de derrière la maison de Nanche, un homme sortit en courant, monta le perron, ouvrit la porte de la salle à boire et cria :
— Jean-Luc, il te faut venir.
— Pourquoi faire ? dit Jean-Luc.
L’autre répéta :
— Viens vite, je te dis !
Et il repartit comme il était venu.
Jean-Luc dit :
— Ils peuvent venir tant qu’ils veulent, je suis bien ici, j’y reste.
Cependant le cordonnier s’était levé et regardait dehors. Alors on vit arriver un autre homme, avec une femme, tous deux essoufflés, et, de devant l’auberge, ils appelèrent de nouveau :
— Jean-Luc ! Jean-Luc !
Sur quoi, Nanche ouvrit la fenêtre. Ils reprirent :
— Dis-lui qu’il vienne puisqu’il est avec toi !
Et la femme disait :
— Quel malheur ! Quel malheur !
Alors Jean-Luc, s’étant levé lui aussi, demanda :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
On lui répondit :
— Viens toujours !
Il sortit, prit à gauche ; il marchait de travers, avec l’homme et la femme, et le cordonnier qui suivait.
Il y avait beaucoup de monde au bord de l’étang, tout un groupe debout en rond autour de quelque chose qui était étendu par terre, et partout, dans les prés, des hommes et des femmes accouraient. « Mon Dieu ! » qu’on criait ; et, parmi ceux qui étaient arrêtés, il y en avait un qui levait les deux bras, une vieille s’était accroupie tenant sa tête dans ses mains ; il y avait deux filles qui s’étaient approchées, et qui se sauvaient à présent ; deux ou trois femmes aussi étaient là avec leurs enfants, et, pour les empêcher de voir, leur couvraient la tête de leurs tabliers. Et le maréchal qu’on avait été chercher était venu, son marteau à la main ; il avait jeté son marteau dans l’herbe. Alors, à cause de tous ces gens qui arrivaient, le groupe tout le temps se faisait et se défaisait, et tout cela bougeait dans le soleil, avec des voix qu’on entendait venir, puis un silence, puis de nouveau un cri, – tandis que, derrière son saule, Félicie était accroupie, et quelquefois elle regardait vite de côté, puis baissait de nouveau la tête, refermant ses mains sur ses yeux.
Le soleil coulait aux toits gris et aux larges pierres dont ils sont couverts ; sur l’eau de l’étang toute lisse, il y avait la fine dentelle que font les petits airs qui trempent le doigt par jeu dedans ; et, dans les petits arbres, comme tressés de paille jaune, à cause des feuilles nouvelles, on voyait bouger et briller. Mais ce qui était étendu par terre, on ne le voyait pas.
Le maréchal s’était penché, avec un autre homme à chapeau enfoncé et grosse barbe sous les yeux, lequel dit :
— Il faut le pendre par les pieds.
Mais le maréchal :
— À quoi ça servirait-il ?
Quelqu’un demanda :
— Est-ce qu’il est resté longtemps dans l’eau, le pauvre ?
— Un bon moment… Allez ! il est bien mort.
On demanda de nouveau :
— Comment est-ce que ça s’est fait ?
— Voilà, dit une femme, j’ai entendu crier Félicie, j’ai pensé : « Voilà Félicie qui crie, qu’est-ce qu’il y a ? » Alors j’ai été voir et j’ai vu bouger dans l’étang ; quoi ? comme un canard qui battrait des ailes ; alors moi j’ai crié aussi ; puis est venu Hippolyte, et il a été repêcher le petit, mais il a eu bien de la peine, les autres ont dû venir l’aider, quand même c’était près du bord, mais l’eau était déjà profonde…
— Ah ! mon Dieu ! dit quelqu’un.
— Hippolyte, lève-lui la tête, tu vois, elle retombe.
— Comme il a de la mousse !
Des femmes s’étaient mises à pleurer.
— Ah ! le pauvre ! qu’on répétait.
Et, comme des gamins arrivaient, le maréchal les chassait à coups de pied, disant :
— Voulez-vous bien filer, vermine !
Pendant ce temps, Jean-Luc venait. Tout à coup, on le vit paraître qui sortait là-bas d’entre les maisons ; il venait les mains dans ses poches, sans lever la tête, avec l’homme et la femme ; il vint donc, alors tout le monde s’écarta de devant lui, et, comme par une porte qui se serait ouverte, ce qui n’avait pas été vu encore fut en vue.
Et c’était le petit Henri. Il était étendu sur l’herbe, sa robe toute trempée n’avait plus de couleur ; on en voyait sortir ses minces jambes à bas bleus, avec les gros souliers à crochets et bouts de laiton ; ses petits bras, comme détachés de son corps, avaient l’air posés à côté de lui. Et sa tête, à cause de sa rondeur, semblait très grosse, les cheveux collés sur le front, d’où roulaient encore par moment des gouttes sur ses joues violettes ; des herbes y restaient attachées ; les yeux étaient sortis de l’orbite, comme à quelqu’un à qui on a serré le cou.
Jean-Luc ne dit rien ; il regarda. Il devait penser : « Qui est là ? » Tellement il y a de distance entre qui a la vie et le même être qui en est privé ; et il demeura donc un moment immobile ; puis il demanda, en effet :
— Qu’est-ce que c’est ?
Personne ne disait plus rien, personne ne bougeait non plus ; un souffle d’air passa de nouveau avec son dessin frisé sur l’étang, on entendit bouger dans les branches ; enfin le maréchal :
— Vois-tu, Jean-Luc, c’est un malheur !
Lui, leva les yeux sur le maréchal, et, avec une voix changée :
— C’est bien fait, je suis puni !
Puis, brusquement, s’étant baissé, il prit l’enfant et l’emporta.
Et d’abord, à cause du froid et de la mouillure du corps, il avait frissonné, et comme hésité, rien que le temps d’une pensée ; à présent, il s’en allait, courant presque, vers sa maison, serrant son enfant dans ses bras. Et les autres, dans leur étonnement, furent un moment sans bouger, puis ils se mirent tous à le suivre, les hommes et les femmes, faisant cortège derrière lui. Et, parvenus à la maison, montèrent tous l’escalier et entrèrent dans la cuisine. Mais ils virent qu’elle était vide ; il y avait seulement, au milieu, sur les dalles devenues noires, une traînée d’humidité.
Marie dit :
— Il est dans la chambre.
Elle pesa sur le loquet : la porte était fermée à clé. Elle appela :
— Jean-Luc, c’est moi !
Personne ne répondit ; elle écouta, on n’entendait aucun bruit. La cuisine était pleine et, devant la maison également, il y avait beaucoup de gens qui attendaient ; ils s’en allèrent peu à peu, la cuisine aussi peu à peu se vida, il ne resta que Marie et deux femmes, mais, l’heure du souper étant venue, elles durent partir à leur tour.
Seule, Félicie n’avait pas bougé de dessous le saule. Le soleil baissa et toucha le bout du grand Bourni pointu qui devint tout noir sur le ciel en lumière ; dans la boule brillante, il entra comme un coin, par lequel elle fut fendue, s’écartant dans le bas, puis mordue plus profond et séparée en deux. Alors, comme d’un tison qui s’écroule, monta haut dans le ciel une poussière d’étincelles. Et, à gauche et à droite, l’horizon tout doré s’ouvrait, et les larges espaces avec leurs milliers de montagnes, et de dedans les creux une vapeur montait, tandis que l’étang à présent descendait peu à peu dans l’ombre, et que, comme élevées au contraire au-dessus des choses par les suites d’étages de bois et de rochers, d’où fuyait lentement le bel éclat du jour, les neiges rondes des sommets étaient peintes et fleuries de rose. Et, plus loin, autour de l’église, on entendait remuer le village, avec les voix, les coups de fouet, les claires sonnailles des vaches ; mais ici était le silence, la maison était vide, la cuisine pleine de noir.
Une heure sonna au clocher. Puis l’ombre s’étant accrue, et les neiges éteintes là-haut, l’angélus commença avec le doux son de sa cloche, après quoi les trois coups de la prière vinrent, tombèrent un à un.
À la nuit, Marie reparut, accompagnée de son mari ; de nouveau, elle alla frapper à la porte de la chambre :
— Jean-Luc ! dit-elle…
Elle reprit :
— Ouvre-moi, car tu as besoin qu’on t’aide, et il faudrait faire la déclaration.
Puis ce fut le maréchal qui heurta, et il recommença :
— Ne reste pas tout seul, il te faut garder tes forces.
Mais, de nouveau, Jean-Luc ne répondit pas.
Comme la journée était finie, des gens étaient revenus, causant à voix basse devant la maison, ils dirent au maréchal :
— Eh bien ?
Il leur répondit :
— Il ne bouge pas, il est enfermé !
On se demandait : « Qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il a ? » On ne savait pas.
Mais plus tard encore, des voisins étant allés chez le sonneur, ils virent de la lumière dans la chambre de Jean-Luc. Et, de la maison du sonneur qui est bâtie un peu plus haut, les regards entraient dans la chambre, on distinguait l’angle où était le lit. Ils virent que Jean-Luc était assis devant le lit.
Sur le lit il y avait le petit : on lui avait mis une robe neuve ; il avait un bonnet en laine tricotée, qui le serrait aux tempes et était garni par devant d’un bourrelet avec du rose dans du bleu ; le crucifix, qui avait déjà servi, servait encore, étant couché sur sa poitrine ; sur la table, brûlait une chandelle, avec la tasse d’eau bénite et la brindille plongée dedans.
Et, à côté du lit, il y avait Jean-Luc ; il était assis sur une chaise ; il ne bougeait pas plus que le mort.
On alla chercher Marie qui vint, son mari vint aussi, tous regardaient par la fenêtre. Ils se demandaient : « Qu’est-ce qu’il peut bien faire ? » On pensait : « Il a bu toute la journée, il est travaillé par le vin. » Et ils n’osèrent pas aller le déranger, d’ailleurs on comprenait que c’était inutile. Alors on dit : « Attendons à demain. » Comme ils firent.
C’était une nuit toute claire des mille étoiles larges et blanches qui bougeaient doucement au ciel ; et bientôt le cri des grenouilles commença à venir du côté de l’étang.
Le lendemain, de bon matin, Jean-Luc sortit dans le village. Il allait droit, il n’avait pas l’air triste, il semblait au contraire avoir repris vie et vigueur. À ceux qu’il rencontrait, il disait :
— Je suis bien content, je l’ai retrouvé.
L’après-midi, il sortit encore, à cause des préparatifs ; il se mit à dire :
— Cette fois, j’en suis sûr, il est bien à moi.
Et, Marie étant revenue, il l’avait laissée entrer, elle avait mis en ordre le ménage ; la mère de Jean-Luc était aussi venue, il lui parlait comme autrefois.
Alors les deux jours passèrent, et tout ce temps il vint du monde, comme c’est la coutume, quoique le petit corps fût bien laid et enflé, et la figure toute noire : des femmes avec leurs enfants, des hommes, des garçons, des filles, la porte étant laissée ouverte, et on faisait une prière avec le signe de la croix ; cela dura jusqu’au vendredi qui était le jour de l’enterrement. Le petit cercueil fut facilement fait d’une planche sciée en quatre, fut cloué, peint en bleu avec dessus une croix blanche, fut apporté le jeudi soir ; le vendredi au matin, on coucha le petit dedans.
Alors on prit la pauvre caisse et sur deux tabourets on l’arrangea devant la porte, avec des roses en papier pour l’orner, un drap blanc, et, posée dessus, une lampe allumée, parce que la flamme indique que la vraie vie ne s’éteint pas. Jusqu’au matin, il avait soufflé un vent assez fort, alors le ciel s’était montré tout traversé de grandes troupes de nuages ; ils disparurent peu à peu derrière les montagnes, et le soleil se montra, pendant que les voisins et deux ou trois parents rapprochés arrivaient. Et les belles fleurs roses brillaient, avec des géraniums que Jérômette avait prêtés, laissés dans leurs pots, mis par terre autour de la bière ; puis, neuf heures étant là, la cloche commença, non la grosse des hommes au glas sourd, mais la petite claire, sonnée à la volée.
Alors, sur le petit cercueil, ils placèrent la perche, l’attachèrent avec des cordes bien enroulées, nouées autour ; deux garçons la prirent chacun par un bout. Devant le cercueil, allait la croix, celle qu’on allait planter sur la tombe ; derrière venait Jean-Luc, deux ou trois femmes, deux ou trois hommes ; on avait pris par la petite rue, le soleil encore bas n’éclairait que le haut des toits ; mais tout à coup le haut clocher pointu sortit tout debout dans les airs, et il brillait de haut en bas.
Il y avait dans l’air des hirondelles revenues ; elles criaient, réjouies du matin, avec leur vol tranchant comme le coup en rond de la faucille, et le long du mur de l’église on sentait la chaleur des pierres déjà pénétrées de soleil. Mais dedans il faisait humide ; là, furent dites les prières et les paroles de consolation, et tous écoutaient, penchés en avant ou agenouillés, tandis que le soleil, passant par les grandes fenêtres, se déroulait parmi les bancs et sur les dalles comme des rubans de couleur, avec les objets d’or qui luisaient sur l’autel, et les statues de saints et les tableaux pendus.
Après, les offices finis, ils ressortirent au grand jour. Juste en face de la porte est la grille du cimetière ; elle était déjà ouverte et la tombe là-bas, dans le coin des enfants, creusée. On alla un moment dans l’allée du milieu. Parmi les petits cailloux de mica et la terre sèche craquée, où percent les croix bleues qui penchent, la bonne chaleur avait fait sortir les premières pousses aux œillets et aux grands iris, non encore fleuris. Les mouches tournaient réveillés, les guêpes, les abeilles ; – les hommes prirent le petit cercueil et le descendirent sans peine, léger comme il était et court. Comme on jetait l’eau bénite, ils regardèrent Jean-Luc ; ils virent qu’il ne pleurait pas.
Quand il fut rentré chez lui, il ne pleura pas davantage, étant tranquille et reposé. Ceux qui étaient là mangeaient et buvaient dans la cuisine ; parlant du petit, quelqu’un dit : « Et puis voilà qu’il est là-bas. » Jean-Luc se mit à sourire, il répondit : « Ce n’est pas le vrai qui est là-bas ».
Il continua : « Allez seulement tranquillement, puisqu’il est à moi, et je l’ai qui me reste. » Il fallut le laisser. Et ils partirent tous, sa mère aussi, comme il voulait.
Déjà, le même soir, on connut sa folie, mais mieux encore le lendemain. Car il vint chez le maréchal, et on ne l’y avait pas vu depuis longtemps ; il s’assit avec tout le monde sur le banc devant la maison. On est du côté des jardins, on se repose là un peu, en attendant que la nuit tombe, on cause, on se dit les nouvelles ; le maréchal les sait toutes, et il vous fait rire, les racontant bien.
Entre les petites barrières, il y avait deux ou trois pruniers ; un peu plus loin, sont des ruches de bois, peintes de toute espèce de couleurs et bien alignées ; les abeilles rentrées bourdonnaient au dedans, avec un bruit comme une roue qui tourne ; c’était plein, dans les branches, d’oiseaux qui se couchaient.
Jean-Luc arriva donc, tenant le bras plié comme quand on porte un enfant ; on pensa : « Est-ce possible ? » Et oui, il croyait toujours avoir le sien, il le portait comme un vrai ; alors, ayant pris place, il commença à le bercer ; il lui parlait, il lui disait : « Dors, petit ! Es-tu bien ? » Il recommença : « Tu n’as plus de mère, mais tu as ton père. Eh bien ! dors pendant qu’il est là. » Et bougeait les genoux.
Et puis, comme les autres s’étaient tus dans leur surprise, il leur demanda « Pourquoi ne dites-vous rien ?… » Ils se mirent à parler pour ne pas le contrarier, mais bientôt Jean-Luc les interrompit : « Faites doucement, il s’est endormi. » Lui-même baissait la voix.
On voyait derrière une grange deux amoureux passer, qui se tenaient serrés l’un contre l’autre, se cachant aux regards, pour être plus seuls, et sous un même poids et un même secret penchaient ; ils sortirent de l’ombre, où ils rentrèrent tout de suite. Et ce fut une étoile allumée qui se montra sur le Bourni, première lampe au ciel qui fait signe à celles d’en bas, qui s’allumèrent à leur tour. Jean-Luc parlait toujours à voix basse ; soudain il se leva, disant : « Voilà le frais qui vient, il faut que j’aille le mettre au lit, parce qu’il pourrait prendre froid. »
Et il s’en alla.
On se disait : « Avez-vous vu ? » et par là on comprit sa conduite les jours avant, et son air à l’enterrement ; alors le bruit le même soir s’en alla dans tout le village, où les gens s’arrêtaient pour se raconter la nouvelle, et jusqu’à l’auberge où le maréchal vint exprès, et répéta : « Il est devenu fou ! » pendant que le cordonnier levait son chapeau et disait : « C’est un saint ! »
On s’aperçut vite que sa folie était d’une sorte particulière, n’ayant point gagné toute la tête, ni emporté l’entendement ; il l’avait là, si on peut dire, dans un coin ; pour tout le reste, il gardait son bon sens. Et, la gaîté lui étant revenue, il s’en allait riant par les chemins pleins de monde à présent que l’été fait sortir, et les champs pleins de monde.
Premièrement, on fut étonné, puis l’habitude vint, on n’y pensa plus. Il allait et venait, portant son enfant, on le laissait faire. Quelquefois seulement, quand il passait près du lavoir toujours garni de femmes qui frottent sur leurs planches, l’une d’elles levant la tête, lui criait : « Hé ! Jean-Luc, comment va-t-il, votre petit ? » Il répondait : « Merci, il va bien. » Et toutes se mettaient à rire ; mais, loin de se fâcher, il riait avec elles. Elles reprenaient : « Alors vous voilà à présent tout le temps en promenade ? » Il disait : « Il a besoin d’air. »
En effet, il ne faisait plus rien ; il laissait ses champs au vent du bon Dieu, et son grain au bec des oiseaux. On lui avait dit : « Loue-les, au moins. » Il n’avait pas voulu. Et montrant l’enfant : « Je l’ai négligé, il faut racheter ! »
Pour vivre il avait vendu sa seconde vache. Donc, quand il n’était pas par les chemins ou dans le village, on le trouvait devant chez lui. Là, assis sur le banc, les jambes écartées, avec un carré de vieux châle étendu à ses pieds pour l’enfant qu’il avait, mais vide aux yeux des autres, il s’occupait à tailler dans du bois des bêtes, des bonshommes, des dames avec des larges jupes, des messieurs à chapeaux pointus – toute sorte de jouets et d’objets pour Henri, comme il disait, en les montrant ; il les tendait à l’enfant ; comme ils tombaient par terre : « Il ne sait pas encore les tenir ! »
Et puis :
— Comment trouves-tu qu’il aille ? il a bonne mine.
On ne savait pas que répondre, on disait :
— Il a bonne mine.
— Et qu’il a bien de la ressemblance avec moi.
D’autres fois, il parlait de sa femme :
— Elle m’a abandonné, elle a été courir. Mais à présent, adieu !
Il disait encore :
— C’est que les choses changent ; après la plaie que j’ai eue là (il retroussait son pantalon), reconnaîtrais-tu seulement la place ?
Les vents violents du printemps avaient arraché les ardoises de l’avant-toit ; l’eau passant par les trous coulait sur le perron ; pourtant les hirondelles, qui aimaient cette place, étaient revenues y faire leur nid, et la mère arrivait quand même avec des vers et des insectes, pendant que les petits tous ensemble tendaient vers elle leurs becs grands ouverts. Sur le bord de l’étang, les joncs et les roseaux poussaient, levant en l’air leurs pâles minces feuilles. Le cordonnier venait et disait :
— Je te respecte, tu vois plus loin que les autres.
Les chèvres et les génisses commençaient à sortir, on jouait le matin de la trompette dans le village ; et les gens, le dimanche, allaient s’étendre sous les arbres, faisant des groupes jolis à voir, avec les chapeaux noirs et bleus des filles ; les moutons bêlaient le long des talus. C’est ainsi qu’un de ces dimanches, Théodule, rentrant avec sa femme de voir une pièce de blé et passant le long de l’étang, vit Jean-Luc sortir de chez lui avec une échelle, et s’en aller à son pommier, un petit justement en fleurs, poser l’échelle contre, et, montant dans l’arbre, se mettre à cueillir.
Théodule s’approchant lui cria :
— Qu’est-ce que tu fais ?
— C’est un bouquet pour le petit.
Il continuait à cueillir, arrachant des branches entières, avec le petit arbre qui devenait nu à mesure et noir, pendant que la femme de Théodule disait : « Mon Dieu ! est-ce possible ? Tout ça de moins, tout ça de perdu ! » Sur quoi Théodule reprit :
— Laisse-lui plutôt les fruits.
Mais Jean-Luc hocha la tête. « Il m’a demandé », disait-il. Car à présent, il s’imaginait que le petit lui parlait. Il descendit de l’arbre avec un gros bouquet, tant qu’il pouvait en porter.
Ce fut encore bien autre chose le jour de la Fête-Dieu, qui est une des grandes fêtes. La procession, ce jour-là, fait le tour du village. Le long des rues, partout où elle devait passer, on avait planté des acacias, tout neigés de fins flocons blancs, qu’on avait été couper dans les haies. En outre, trois grands reposoirs avaient été dressés et ornés d’images et de vases, avec des dais enguirlandés. Alors, au son des cloches, quand l’heure fut venue, tout le village s’ébranla, pour aller à l’église, d’où partit la procession. Longue comme tout, avec les croix, les bannières de couleur, les soldats aux beaux uniformes, la fanfare, les tambours, les petites filles à robe de mousseline blanche, des couronnes dans les cheveux, les filles sous leurs voiles, et puis les hommes et puis les femmes, marchant sur deux rangs et chantant, elle se déroula à travers le village jusqu’au reposoir près de la fontaine ; les cloches sonnaient, les mortiers partaient.
Or, Jean-Luc rentra chez lui tout de suite après la messe, et il reparut ayant sur la tête un vieux casque du temps de la garde du pape, qu’il avait trouvé au grenier, tout piqué de rouille, le panache mangé des vers. Pour le reste, il avait gardé ses habits ordinaires ; il suivit ainsi la procession. Comme les gens s’étonnaient, il leur dit : « C’est pour faire plaisir au petit. Il a tant ri en me voyant. »
Cependant, il chantait tant qu’il pouvait, redevenu pieux, et priait avec ferveur. Puis, la procession finie, on se mit à se réjouir ; il y eut un repas à la maison de commune, avec un bal ensuite où on danse entre hommes, au tambour ; il dansa avec le sonneur, il dansa avec Théodule.
Le bel été était venu, qui brille en vives flammes aux vitres ; les fumées ont du plaisir. Quelquefois, quand le soir ramenait la fraîcheur, il s’en allait sur le chemin de Finges, qui file à plat contre la pente, et est tout bordé d’églantiers et de buissons à grappes blanches. Il allait là, portant l’enfant, et lui parlait.
Des filles s’en venaient par bandes, car c’est le temps où on fréquente, et le cœur est comme les fleurs, qui n’ont qu’un moment pour fleurir. Elles venaient, se tenant par la main. À mesure qu’elles s’avançaient, des troupes de petits oiseaux, éclatant en l’air de dedans les branches, s’envolaient le long de la haie, se posant plus loin, et se renvolant ; on huchait partout. Elles s’arrêtaient pour répondre et les cris allaient et venaient, l’appel lointain et la claire réponse ; puis elles se remettaient en route, et l’air du soir faisait bouger leurs tabliers.
Il s’asseyait, les attendant.
— Et les galants ?
— Perdus en route !
Il prenait l’enfant (qu’elles ne pouvaient voir) :
— En voulez-vous un pour les remplacer ?
— On veut bien, s’il a l’âge.
Et Sidonie disait :
— Aime-t-il mieux les brunes ou les blondes ?
Elles se tenaient devant lui ; elles riaient, baissant la tête, dans leurs robes grises et bleues à petits galons de velours.
— Voilà, disait Jean-Luc, il est blond, c’est pour les brunes qu’il en tient.
Il continuait : « N’est-ce pas, petit ?… Il dit que oui… Voyez-vous, il était trop blond, à présent il est comme l’or… Il n’est pas pour toi, Sidonie. »
Elle était blonde aussi, comme elle savait bien, s’étant regardée au miroir et elle en était fière. Alors, montrant ses dents, avec son clair beau rire :
— Vous, lesquelles aimez-vous le mieux ?
— Oh ! moi, disait-il, j’ai passé le temps… C’est lui qui me remplace.
Et il leur tendait ses bras vides, et elles ne s’étonnaient pas, connaissant sa bizarrerie, se reculant pourtant, un peu embarrassées, tandis qu’il reprenait :
— Vous faites bien les difficiles !
Ils revenaient ensemble, Jean-Luc et la bande des filles, dans l’ombre plus épaisse, où l’étang brillait comme un plat d’argent. Ils causaient, on passait devant la maison du peintre ; un petit chien jaune aboyait, et il y avait aux fenêtres des caisses peintes en bleu pleines de géraniums. Puis Jean-Luc continuait seul, ayant souhaité le bonsoir aux filles.
Il était devenu très beau, ayant laissé pousser sa barbe, laquelle était noire et frisée, et ses cheveux étaient noirs et frisés. Il avait pâli et comme grandi, avec un point de feu fixe dans ses yeux sombres qui regardaient au loin, la peau du front tendue et les sourcils marqués.
Reconnaissable tout de suite, à cause de sa haute taille et à la façon qu’il avait de marcher, les jambes fléchies, le haut du corps penché en avant ; dans ses habits noirs du dimanche qu’il portait toute la semaine, un nœud noir à sa chemise, un chapeau de feutre noir.
Il avait encore vendu un de ses prés à Firmin Craux, et on disait que sa mère cherchait à le faire interdire.
Et pourtant on l’enviait presque, quand même son bonheur était mensonger ; mais non pour lui, qui était ferme dans sa folie, si bien qu’il ne souffrait aucunement. On était étonné de la douceur de sa voix.
Vint le mois d’août. Le vieil Ambroise, le père de Christine mourut.
C’est qu’il était ruiné en dedans, comme un tronc rongé par les vers, qui ne tient plus que par l’écorce ; et qu’un coup de vent vienne, il casse. Encore une fois on le vit aller jusqu’à la fontaine, tout boiteux et plié sous l’âge, avec son habit bleu déteint ; et longtemps après revenir, qui toussait et crachait, et s’arrêtait à chaque pas ; il mourut pendant la nuit, il ne fit point de bruit pour mourir : au matin on le trouva dans l’ouverture de la porte, entre la chambre et la cuisine, tombé par terre, tout habillé ; il avait la bouche ouverte, étant mort d’un étouffement ; la voisine dit à Félicie : « Qu’est-ce qu’il a, ton père ? » elle ne savait pas ; on le toucha, il était déjà froid. Alors, le glas s’étant mis à sonner, les gens s’arrêtaient sur les chemins, les gens disaient : « Qui est-ce ? » « C’est Ambroise. » « Voilà, disait-on, il a fait son temps. » Et le lendemain Christine remonta, avec son enfant, le nouveau, dont elle venait d’accoucher.
Ce fut ce même soir que le maréchal, ayant rencontré Jean-Luc, fut tellement étonné de son air, qu’il resta planté là, à le suivre des yeux. L’autre s’en allait les mains dans ses poches, soudain s’arrêta et leva un bras ; puis se retournant vers le maréchal :
— Tu ne l’as pas vu ? cria-t-il.
— Qui ça ?
— Le petit.
— Non, dit le maréchal.
Et Jean-Luc (averti du retour de Christine) :
— Mon Dieu ! reprit-il, il a eu peur d’elle, il s’est en allé.
Et s’assit sur un mur, la tête dans ses mains.
Le jour suivant, le vieil Ambroise fut mis en terre. On lui laissa son habit bleu, car il ne pouvait plus servir. Et Christine resta au village, ayant hérité du bien de son père. Sur le lit du vieux, elle se coucha et coucha l’enfant ; il y avait encore le creux. Mais depuis ce jour-là elle ne sortit plus, sans s’être d’abord assurée que Jean-Luc n’était pas, quelque part, dans le voisinage ; et ainsi elle l’évitait.
Il était cependant tout le temps en chemin, ayant comme une fièvre de mouvement et de marcher ; jamais tranquille, jamais en place, il parlait, il disait : « Il a fichu le camp, il faut que je le cherche… Il est loin, à cause d’elle. Il a eu peur, tu comprends, elle a été mauvaise mère ; il m’a dit qu’elle avait voulu l’empoisonner ; et il est parti, fini ! » Il reprenait : « Et puis je le cherche. »
— Et je me suis dit : « Peut-être qu’il est seulement caché. » Alors j’ai été voir dans la chambre d’en haut, j’ai tout remué, tout fouillé, j’ai tout tenu dans la cuisine, aussi dans la cave et dans le fenil, rien ! rien ! et été vers l’étang, fait tout le tour, il y a des buissons, j’ai regardé dedans, et puis été dans le village, vous ne l’avez pas vu ? dites vrai… Ah ! malheur.
Il allait de maison en maison, secouant la tête. Il continuait : « Vous comprenez, je ne peux plus me passer de lui, j’ai un vide là, j’ai la tête vide. » Il repartait de son même grand pas.
Puis de deux ou trois jours, on ne l’aperçut plus, il était allé chercher dans les bois. Autour du Bourni sont des précipices, où le bisse s’en va construit en galerie ; il suivit tout du long le bisse, dans son égarement. On lui disait : « Est-ce qu’un enfant pourrait y passer ? Nous autres, on y passe tout juste. » Il répondait : « C’est qu’il n’est pas comme les autres. »
Il monta jusqu’aux mayens[3] où on vient habiter deux fois pendant l’année, et vides à présent, et vide le sien ; de là, il s’en alla jusque dans la plaine d’en haut, déjà rocheuse, redescendit ; il tourna encore autour des étangs, entrant dans les fenils isolés, où il y a du foin, où on pourrait dormir ; il revenait le soir, sa barbe grise de poussière, son habit sur le bras ; il se laissait tomber de fatigue sur le banc devant la maison, ne songeant même pas à allumer du feu, à se faire à manger.
Parfois Marie lui apportait une écuelle de soupe. Et le vousoyant maintenant :
— Est-ce raisonnable ce que vous faites, comme vous vivez, comme un vrai sauvage ?
Elle montrait le toit percé, les marches de l’escalier branlantes : « Vous n’y tiendrez pas si vous continuez. »
Il répondait :
— Je m’en moque, il me le faut.
Les hirondelles étaient couchées, ayant longtemps volé en rond avec leurs petits cris du soir ; il y avait sur les choses comme un vêtement de silence, et on voyait là-bas le petit pommier dépouillé, tout nu et noir de ses branches sans feuilles. Il reprenait :
— Il faut que j’aille me coucher, pour être levé de bonne heure. Demain, j’irai jusqu’à la Bouille.
Mais, une idée lui étant venue, le dimanche suivant, sitôt après midi, il descendit dans les bas, chez sa mère. Il faisait un vrai grand beau temps d’été, même orageux, avec des nuages pesants posés sur le plat des montagnes, et les mouches piquaient plus fort. C’est les temps des ombres épaisses, et les feuilles grises collées pendent par paquets aux branches mollies, tandis que des barres de soleil sont plantées toutes droites en terre. Il avait pris par le chemin de la vallée, tant de fois fait et refait : là, parmi les cailloux qui roulent, le long du ruisseau et des buissons ronds, vont tout le jour les mulets et les hommes, les femmes tricotant leur bas, les gamins rentrant de l’école ; il descendait d’un pas rapide. Bientôt le chemin tourne un peu ; vient un bois de pins où on entre, et on va d’abord à plat, puis la pente reprend et les racines, faisant saillie, se tordent dessus comme des serpents. Il y a une fontaine, on tourne encore, puis on s’enfonce droit en bas ; et on trouve la Pierre des Morts, qui est une grande pierre plate, mise comme exprès au bord du chemin, et son nom lui vient de ce qu’on déposait dessus les cercueils de ceux qu’on montait mettre en terre au cimetière de la paroisse, pour laisser souffler les porteurs. Alors un peu au-dessous de la pierre, cesse le bois, et puis commencent les vergers.
Parmi l’herbe repoussée, coulait l’eau fraîche, aux belles teintes, qui fait le vert ; profitant du soleil, et puis à cause des premiers raisins mûrs, beaucoup de gens étaient descendus ; tous ces bas étaient pleins de monde, quoique ce fût le temps où d’ordinaire ils sont inhabités. Au tournant de la route, deux ou trois couples tournaient à une musique d’orguettes ; plus loin, entre les pommiers, tout ronds et sans troncs, vus ainsi d’en haut, et comme des boules, des garçons et des filles étaient assis ou étendus, ou bien couraient, se poursuivant. Alors venaient tous ces carrés de vigne qui tombent dans la plaine par grands talus bouleversés, entre des petites parois et des drôles de pentes rocheuses ; tout cela pierreux, brillant au soleil, enfin le fond de la vallée avec le fleuve droit et blanc, comme une route.
De là, montait une vapeur ; un train partit, longeant le fleuve, et se traînait comme un ver noir ; et, aux sommets pointus des montagnes d’en face, celles-là déjà un peu dans le bleu, des nuages nouveaux et blancs, pas les anciens toujours posés, s’étaient pris, et, comme tenus par un fil, pendaient, et puis se déchiraient emportés ailleurs par les vents des hauteurs du ciel, tandis qu’en bas c’était le calme et la lourdeur.
Et Jean-Luc partit vers la gauche où était la maison de sa mère, parmi deux ou trois autres, car tout cet étage est fait de hameaux. Des maisons blanches toutes en pierre, qui sont croulantes sous des toits plats ; il y a des cadrans solaires avec des chiffres peints en bleu. On entendait les tambours battre ; dans un verger la fanfare jouait.
Lui ne regardait rien. À la première personne qu’il rencontra, il dit :
— Avez-vous vu la mère ?
— Elle était là, il y a un moment.
Il entra, ne la trouva point, et, étant ressorti, ne la trouva point non plus devant la maison où elle venait quelquefois s’asseoir, étant à l’âge où on a besoin de chaleur ; il y avait là sur des perches une treille qui pendait, on y était un peu à l’ombre. Cependant, devant une cave, celle de Baptiste le chasseur, des hommes buvaient, et les deux chiens étaient couchés au pied d’un petit amandier. Baptiste disait justement en levant son verre : « Encore une semaine et on sort son fusil. » Apercevant Jean-Luc, il lui cria :
— Eh ! viens-tu boire ?
Mais Jean-Luc fit signe que non, il répéta : « Avez-vous vu la mère ? » On lui répondit : « Elle vient de passer, viens boire en attendant, l’affaire d’avoir ta compagnie, on ne te voit plus. » Il leva la main : « C’est fini, ce temps-là ! » Il rentra dans la cuisine.
Au bout d’un moment, sa mère arriva ; il alla au-devant d’elle, elle n’eut pas le temps de rien dire :
— Est-ce qu’il est ici ? qu’il lui demanda.
Elle avait des petits yeux gris enfoncés et un bonnet tiré dessus, avec des mains comme des nœuds de vigne. Et, de ses petits yeux, elle le regarda, elle les appuyait sur lui :
— Entre, dit-elle, si tu as à me parler.
Et elle le poussa dedans. « Est-il ici ? » « Tu as quelque chose à me dire ? Eh bien assieds-toi, – moi aussi. » Elle avait tiré le banc.
— Ah ! qu’il dit, je vois bien, tu ne l’as pas non plus, je l’ai pourtant cherché partout.
Cependant elle avait été prendre dans l’espèce d’armoire qui est sous le râtelier un morceau de pain et un quartier de fromage, elle les posa devant Jean-Luc avec une chopine pleine, elle lui dit :
— Mange et bois, après quoi tu remonteras.
Mais il l’interrogeait, disant :
— Pourquoi ne veux-tu pas me répondre ?
— Ah ! malheureux, dit-elle. Et puis ton bien, qu’en as-tu fait ? Tu t’es moqué de moi avec ton mariage, tu m’as dit : « Va te promener ! » Elle t’a fait pousser les cornes, tu es revenu, je t’ai repris, tu es reparti. Et maintenant comment vis-tu ? dis, et de qui es-tu ? Ils disent que tu es de moi, eh bien ! je ne peux plus le croire ; quand je te regarde je pense : « Est-ce que c’est mon fils ? » Je te répète, mange et bois, et ensuite tu remonteras, parce que je ne te connais plus.
Lui se taisait, et ne mangeait, ni ne buvait ; quand elle eut fini, il dit seulement :
— Me répondras-tu ?
Il recommença :
— Parce que, si tu as dit vrai, je peux seulement remonter.
Mais elle, s’approchant de lui :
— Est-ce ton enfant que tu cherches ? Tu sais pourtant bien qu’il est mort.
Il leva la tête, il se mit à rire.
— Qui est-ce qui t’a dit ça ?
— Puisque je l’ai vu.
— C’est que tu es aveugle ; tu entends, c’est moi qui vois clair.
Et, du bout du doigt, il touchait ses yeux. Elle resta la bouche ouverte de surprise. Le ciel à présent s’était couvert et des nuages s’allongeaient sur le soleil, en sorte que la lumière avait baissé subitement : dans la cuisine il fit tout sombre. Jean-Luc reprit :
— J’ai des oreilles, j’ai des yeux et puis des oreilles.
Devant la maison, Baptiste et les autres, sortis de la cave, causaient ; la fanfare ne jouait plus. Et, du côté de l’est, le vent haut dans le ciel venait, comme on vit à une teinte violette qui, au-dessus de la montagne grandit avec rapidité ; l’herbe se pencha, les feuilles des sarments tremblèrent. Alors le petit chat rentra dans la cuisine. Mais la vieille s’étant encore rapprochée :
— Ils avaient bien raison !
Et lui : « Qui ça ? » « Ceux qui disent que tu es fou ! »
Il leva son bâton, il tapa sur la table.
« Oui ! disait-elle, tu es fou ! » Il tapa plus fort sur la table ; il criait : « Si tu l’as, rends-le moi, et, si tu l’as caché, dis-le ! » Et chaque fois il levait son bâton. Alors, de son côté, elle se mit à appeler : « Baptiste, venez, il casse tout. »
Sur quoi Baptiste arriva ; et, de toutes les maisons alentour, des gens, attirés par le bruit, étaient accourus et demandaient : « Qu’est-ce que c’est ? » Mais lui, voyant Baptiste entrer, s’était reculé jusque contre la porte de la chambre ; il disait : « Ne me touche pas ! ne me touche pas ! sans quoi… » et levait de nouveau son bâton. La vieille répétait : « Sans vous, il aurait tout cassé. »
Le vent devint plus fort, il sifflait dans la cheminée.
Baptiste dit :
— Qu’est-ce que tu veux ?
Et Jean-Luc :
— C’est le petit que je veux.
Ils se regardèrent, ils haussèrent les épaules. Quelqu’un disait : « Mettons-le dehors. » Mais Baptiste, élevant la voix :
— Tu as fait assez de bruit comme ça, tu entends ; tiens-toi tranquille, ou bien on t’attache.
Il dit à Matthieu :
— Va chercher une corde.
Justement l’orage crevait. En même temps qu’un grand coup de tonnerre, un paquet d’eau comme une vague vint s’écraser sur le perron, rejaillissant dans la cuisine. On entendit Jean-Luc qui disait encore à sa mère : « Promets-tu que tu ne l’as pas ? » Elle lui dit : « Je te le promets. » Il sortit.
Un coup de vent le prit, et il tourna dedans avec son chapeau envolé qui retomba parmi les flaques déjà formées, et le ruissellement des talus ravinés ; il courut après et glissa ; des gens réfugiés sous l’avant-toit éclatèrent de rire. Quelqu’un lui cria : « Tu aurais dû mettre ton casque ! » Sur quoi, les rires redoublèrent, pendant qu’il s’éloignait, grimpant droit à la pente.
Il grimpait, s’accrochant des mains aux buissons, parmi la grasse boue épaisse qui coulait et où ses souliers restaient pris, malgré l’aridité du sol, pauvrement habillé de plaques de gazon ; – puis plus haut parmi les broussailles et des petits arbres bourrus ; puis par un champ de blé, des prés ; – et à ses bras les manches de sa chemise étaient collées, tandis que l’eau, ayant percé, coulait à fil de ses poignets ; il monta encore ; – tout à coup le cœur lui manqua, il se laissa tomber sous un arbre.
Le vent, toujours plus fort, passait par grandes avalanches, avec des vols d’oiseaux emportés bas comme des feuilles, les arbres ployés jusqu’à terre, et l’averse fouettée semblait monter d’en bas, claquant autour de lui. Il y eut un éclair violet qui traversa le ciel par le milieu, et y resta un grand moment fixé, comme une veine dans du marbre. Il se tenait assis la tête dans ses mains, soudain il se leva, il dit : « Où est-il ? Ah ! mon Dieu ! » il retomba assis.
Quand il rentra le soir, l’orage durait toujours. Il pria toute la nuit. Du moins c’est ce que raconta Benoît, le cousin de Sophie, qui était sorti vers minuit, sa vache étant prête à faire le veau ; il racontait donc que, passant devant chez Jean-Luc, il avait vu de la lumière, avait entendu une voix ; que, revenant trois heures plus tard, il avait revu la lumière, avait entendu de nouveau la voix ; et qu’alors, n’y pouvant tenir, il était monté sur le tas de bois.
Et voici, près de la fenêtre, il y avait la table couverte d’un linge beau blanc ; sur la table, le crucifix avec un petit vase, des fleurs en papier, et une image du Sacré-Cœur ; rangés plus en avant, une petite robe, un bonnet, des bas, des souliers ; enfin deux coquillages, mis là pour faire joli. « C’était comme un autel », disait le cousin. Et, agenouillé devant, était Jean-Luc qui priait en effet, les mains jointes. « Il avait l’air de sortir de l’eau », reprenait le cousin. Et, voulant descendre de son tas de bois, une bûche avait roulé, pourtant Jean-Luc n’avait rien entendu. « On aurait tiré le canon, il n’aurait pas fait attention. »
Laquelle nouvelle histoire s’en va par les maisons, avec celle de la veille, pendant que les toits séchaient, les toits fumaient une vapeur, et le ciel bleu redescendait d’entre les morceaux des derniers nuages, le mauvais temps étant allé chez les Allemands. Des petites filles à jupes trop longues traînaient un bélier par les cornes.
Il essaya tous les moyens. Ainsi, ce même jour, ayant pris un sarcloir, il s’en alla au cimetière, y resta jusqu’à quatre heures ; puis on le vit entrer chez Jérômette, d’où il ressortit avec un panier plein de plantons de fleurs et un grand arrosoir ; se remit à son ouvrage qu’il continua jusqu’au soir, venant remplir de temps en temps son arrosoir à la fontaine. Et quelques-uns par curiosité, étant allés au cimetière, ils ne reconnurent pas la tombe du petit Henri ; jusqu’alors elle était restée telle qu’elle était le jour de l’enterrement, les mottes jetées en tas, et nue, rien qu’avec la petite croix, et encore plantée de travers : la croix avait été redressée, la terre labourée, ratissée, arrosée, et toute espèce de fleurs s’y voyaient à présent, les jolies de l’été : du réséda, des reines-marguerites, des soucis, des pois de senteur. Alors, comme alentour, à cause des grandes chaleurs, les iris s’étaient défleuris et la verdure avait fané, la petite tombe était la plus belle, toute noire au milieu de la terre grise et craquelée. Même elle avait une bordure faire de pierres plates, comme celles dont on couvre les toits, choisies bien égales et mises debout. Jérômette disait : « Il est venu me demander, je lui ai donné tout ce que j’avais, puisque c’était pour une tombe ; et s’il faut j’irai arroser, pour que les pauvres fleurs n’aient pas soif. »
Mais elle n’en eut pas besoin ; Jean-Luc les arrosa lui-même. Le dimanche qui suivit, il fut à la messe avec dévotion et sortit avec tout le monde ; puis, au lieu d’aller sur la place, il retourna au cimetière, il alla à la tombe et se mit à prier dessus. Et, à mesure qu’elles sortaient, les femmes restées pour les vêpres (qui se disent dans le pays tout de suite après la messe) regardaient là-bas le pauvre homme, et elles avaient pitié de lui, pensant à sa grande souffrance. Tandis que les hommes, au contraire, parce qu’ils ont le cœur plus dur, disaient : « On ne sait pas comment ça va finir. » Et ils répétaient à Christine : « Vous devriez faire attention. » Mais Jean-Luc semblait l’avoir oubliée.
Il allait maintenant comme chassé par un grand vent, sans repos, ni tranquillité ; il ne disait plus bonjour à personne, ses yeux étant tournés vers les choses de l’intérieur, ses oreilles occupées seulement d’une voix au dedans de lui.
Il n’entrait plus que chez le cordonnier. Sur l’établi était le petit pot de poix, avec le fil et les alènes. Nanche ne se dérangeait pas, il continuait à tirer sur son fil. Il demandait :
— Tu ne l’as toujours pas retrouvé ?
Jean-Luc faisait signe que non. Et Nanche :
— C’est que, vois-tu, moi je te comprends.
Il parlait difficilement, ayant la bouche pleine de chevilles de bois qu’il prenait l’une après l’autre et enfonçait d’un coup sûr de son marteau à bout arrondi ; car il était bon ouvrier quand il n’avait pas bu ; et Jean-Luc se penchait vers lui :
— J’ai été de bonne volonté pour le bien ; je me suis enfoncé, mais je suis ressorti, je suis sorti purifié…
Il répétait : « Purifié !… et j’ai levé ces choses loin de ma tête ; comment est-ce qu’il se fait qu’elles me retombent dessus ?… »
On entendait le petit bruit du marteau sur le cuir, et, au loin par le village, faisant accompagnement, le martellement d’une faux qu’on aiguisait pour les regains. Or, ce jour-là, Nanche plantant sa dernière cheville, et restant le marteau en l’air :
— Veux-tu que je te dise ? Je sais où il est, le petit.
Il leva la main :
— Là-haut.
Jean-Luc répondit :
— Il m’aurait attendu.
Les lignes des toits sur le ciel tremblaient, et les choses semblaient s’envoler par morceaux dedans l’air, à cause du chaud soleil qui dissout et aspire.
Il ajouta :
— J’ai tout fait, et rien n’a servi.
Il soupira. Il redressa son grand corps qui se rabattit, affaissé, ayant maigri encore, comme on voyait à ses habits, devenus trop grands, et qui tombaient en lambeaux. Et le cordonnier dit encore :
— On est des pauvres hommes.
Mais Jean-Luc était déjà loin. Son besoin de mouvement l’ayant repris, il s’en allait droit devant soi ; à présent les enfants se sauvaient en l’apercevant ; quelqu’un regarda à une fenêtre. Un sentier se glisse sous le cimetière et descend par des étages de prés dans la direction de la Zaut ; il se laissa tomber par là. Il coupa un bâton dans la haie, le tailla, l’écorça, le jeta ; puis reprit sa grande démarche, avec l’air égaré qu’il avait, s’arrêtant soudain, secouant la tête.
Il y avait là-haut le grand mur en pierres sèches derrière quoi sont mis les morts, qui sont heureux, n’ayant jamais pu dormir et se reposer à leur faim pendant leur séjour sur la terre, et allés dessous maintenant ; aperçu comme il est d’en bas, le clocher pointe en l’air sans plus de corps d’église, et coupé vers le bout.
Tout à coup, comme il était là, Jean-Luc vit bouger dans les prés. C’était une femme avec un tout petit enfant, qu’elle tenait sur ses genoux. Elle était assise au pied d’une haie, elle défit son caraco, puis, serrant le petit contre elle, elle se mit à lui donner le sein. Lui, s’étant approché, il reconnut Christine.
Et il fut jaloux.
Jaloux de cet enfant à elle, tandis que lui n’avait plus le sien. Il la guettait de dedans un buisson. Elle était là tout près, qui lui tournait le dos ; comme elle était baissée, un peu de sa nuque se montrait, dorée de soleil sous le chignon noir, aux petits peignes de cuivre. Et, tenant par-dessous la tête de l’enfant, elle l’appuyait contre sa poitrine ; elle disait : « Bois, petit, bois, le gros. » Puis elle le changea de côté. Et Jean-Luc pensait : « Elle en a un, elle, mon Dieu ! » Songeant encore à ce qu’elle avait dit, le jour où il l’avait chassée : « Tu as le tien, moi j’ai le mien. »
Cependant le petit était rassasié ; elle reboutonna son corsage ; après quoi, se levant, prit l’enfant sur son bras, prit son râteau posé à côté d’elle, – et s’en alla, remontant le chemin. Et Jean-Luc la suivait, se glissant derrière les haies.
Mais soudain il s’y recacha, ayant vu venir la fille au sonneur, qui, elle, descendait, et rencontra Christine, – laquelle s’arrêta, et elles se mirent les deux à causer. Il écoutait, Ludivine disait :
— Et le petit, comment va-t-il ?
Christine répondit :
— Il va bien, merci.
Elle le lui montra. Il voyait le petit bonnet, les grosses joues, tout comme à Henri autrefois, quand il était dans le berceau, – et les deux femmes s’étant penchées : « Comme il est beau, quel âge a-t-il ? » « Trois mois. » « Rien que trois mois, gros comme il est, et fort. Que lui donnes-tu ? »
Christine se tenait bien droite, son râteau dressé contre son épaule, elle se tapa la poitrine :
— J’ai là de quoi.
Le souffle manqua à Jean-Luc ; il était accroupi, appuyé sur les mains, il les sentit trembler sous lui.
— Eh oui, continuait Christine, tant qu’il en veut, il y en a.
L’autre reprit :
— Tu n’es pas comme Josette, elle a mis le sien sous la chèvre.
Elles riaient debout dans le soleil.
— Le mien, disait Christine, il mange à sa faim, vois-tu, il dort bien, il ne pleure pas, il est tout gentil.
Et comme Christine était repartie, Ludivine lui cria encore de loin :
— Et tes regains, où en es-tu ?
— Bientôt fini, deux jours encore par ici, et puis il n’y aura plus que Tové.
De nouveau, cependant, il montait derrière elle, et au haut du chemin, le bout du village se montre, fait de raccards et de fenils, assis en l’air sur leurs piliers de pierre, jusqu’où il alla et se cacha là, faisant un détour pour la voir passer.
Il ne reparut plus de toute la journée, sauf vers le coucher du soleil où il vint prier sous la croix du Cerniou, car, depuis le dimanche où on l’avait trouvé agenouillé au cimetière, il venait ainsi, il priait devant toutes les croix.
Il demeura sous la croix du Cerniou jusqu’à la nuit, il rentra ; il y avait le petit berceau vide ; il le porta dans la cuisine, et, prenant une hache, le brisa en morceaux. Il alla aux petits habits, la robe, les bas, le bonnet dont il fit un paquet qu’il noua avec une ficelle, et le mit dans le coffre, qu’il ferma à clé, et garda la clé.
Et il resta longtemps tombé sur une chaise ; puis tout à coup, s’étant levé, revint à la cuisine, et penché sur les débris du berceau, il les prenait un à un, essayant de les rapprocher, il se disait : « S’il revenait ! » Et il eut regret de ce qu’il venait de faire : alors il retourna au coffre, sortit le paquet, le défit, rangea les habits comme avant.
Il se retrouva assis, et il réfléchissait. Il se remit debout, et il réfléchissait. Il faisait un effort. Il allait et venait à grands pas par la chambre ; dans le calme de la nuit, toute la maison tremblait et craquait. Longtemps, ce bruit de pas dura, avec la lampe allumée, et le carré de lumière qui se marquait faiblement sur le pré ; il se disait : « Il faut encore que j’essaie », et regardait aux vitres si le ciel pâlissait, car la nuit s’était avancée, non pas tellement cependant, mais il avait perdu le sens du temps qu’on mesure avec justesse dans l’ordinaire de la vie, puis on en est comme jeté dehors.
Si bien qu’il n’était pas encore tout à fait jour, qu’Augustin s’étant levé de très bonne heure pour faucher et étant entré dans la grange, entendit quelqu’un l’appeler. Il allait sortir, ayant pris sa faux ; il ne reconnut pas la voix. Il regarda par une fente entre les poutres, il vit Jean-Luc. Mais un autre Jean-Luc, à cause de sa pâleur, avec sa chemise ouverte sous un gilet déboutonné, tête nue, et ses longs cheveux tombant sur le front ; de sorte qu’Augustin eut peur, et ne répondit rien, s’étant allé cacher dans l’angle derrière la porte, pendant que l’autre appelait de nouveau.
C’était l’heure douce où les maisons s’éveillent, les lampes dans les cuisines sont éteintes par le jour ; partout sur les chemins des hommes qui s’en vont ; le troupeau des chèvres est déjà parti, poussé par le petit berger, et il y a un feu sur le bout des montagnes. Mais Jean-Luc appela pour la troisième fois. Et Augustin, parce qu’il commençait à avoir honte, et pensant aussi que l’autre entrerait s’il ne sortait pas, parut tout à coup, sa faux à la main.
— Que veux-tu ?
Jean-Luc s’était avancé, – et comme l’autre reculait, se méfiant :
— N’aie pas peur, qu’il se mit à dire. Je veux seulement te parler.
Il répéta :
— Je veux te parler.
Augustin répondit : « Eh bien, je t’écoute. » Jean-Luc baissa la voix et vite : « Va vers Christine et conseille-lui de partir ; tout de suite, aujourd’hui ou demain, tu comprends. »
L’autre lui dit :
— Je veux bien, seulement il faudrait que je sache pourquoi.
— Vois-tu, c’est le petit. À cause d’elle qu’il est loin. Et moi je pense : si elle s’en va, il reviendra ; mais, pour vivre sans lui, vois-tu, je ne peux plus.
— Et qu’est-ce qu’elle pensera, si je vais lui dire : « Va-t’en ? » N’a-t-elle pas le droit d’être au village comme toi, ayant sa maison comme toi ?
— Tu lui diras que tu viens de ma part. Sans quoi, malheur !
On vit Jean-Luc trembler, était-ce à cause de la fraîcheur de l’air ou est-ce qu’il avait la fièvre ? Mais ses mains étaient agitées comme des feuilles dans le vent, et tout son corps, et ses larges épaules habituées pourtant au grand poids des charges de foin, mais sous cet autre poids trop faibles, – alors il montra en l’air les nuages :
— Ils vont du bon côté.
Il respira l’air :
— Il est frais, je n’ai plus de plaisir à l’air.
Là-dessus, quelque chose encore en lui fléchit, il continua :
— Tu vois, je suis venu, parce que j’ai tout oublié, et elle t’écoutera peut-être parce qu’elle t’aime, et, toi, tu peux aller avec elle à présent, je n’y pense plus ; ce n’est plus d’elle que j’ai besoin.
Il prit une feuille tombée :
— Elle, c’est ça.
Alors Augustin lui dit :
— Pourquoi n’y vas-tu pas toi-même ?
Il posa la main sur son cœur :
— J’aurais trop mal, il est à vif.
— Eh bien ! j’irai, dit Augustin.
Mais il ne tint pas sa promesse. Où il alla, ce fut dans le village et à l’auberge, et répéta tout, ajoutant encore à la vérité ; et il finissait en disant : « Il faudrait l’enfermer. » Toutefois Jean-Luc ne fut point enfermé, et trois jours encore passèrent. À la fin il se décida.
Il fit un dernier effort, il alla lui-même vers Christine. Cette partie du village est en pente ; il y a, entre les maisons, des petits passages étroits, où on descend et on s’enfonce, et au-dessus les toits se touchent, en sorte qu’on voit à peine le ciel. C’était là qu’habitait Christine ; la maison avait deux étages et sa chambre était dans celui du haut. Jean-Luc monta l’escalier, il heurta à la porte, Félicie chantait, elle s’arrêta de chanter ; alors on entendit le petit qui pleurait, et une voix dit : « Est-ce toi ? Augustin. » Il répondit : « Non, ce n’est pas Augustin, c’est moi. » De nouveau on ne reconnut pas sa voix.
Alors, Jean-Luc ayant poussé la porte, elle l’aperçut tout à coup, qui se tenait debout sur le seuil, sans entrer. L’ouverture étant basse, il était forcé de baisser la tête ; pourtant il semblait grand et redoutable, moins par sa taille que par son air, avec sa pâleur et ses tristes yeux, grand et redoutable pour elle, qui resta muette à le regarder. Le petit était posé sur la table, car elle se trouvait justement en train de l’emmailloter ; mais, placée devant, elle le cachait ; lui, ne le vit pas d’abord. Ce qu’il voyait, c’était la cuisine et la pauvre Félicie, qui ouvrit la bouche, et une espèce de cri en sortit. Le feu était allumé, le jour entrait par la fenêtre, il y avait dedans une poussière qui dansait. Il dit :
— Je suis venu.
Mais, comme il faisait un pas pour entrer, elle lui cria :
— Tu n’es pas chez toi, ici.
Il s’arrêta, il dit :
— Je le sais bien, que je ne suis pas chez moi, mais je veux te montrer la vérité des choses ; on est deux, ça fait un de trop.
Elle lui répondit :
— On perd son temps à t’écouter.
— Un de trop ! dit-il, il te faut partir.
Et il la regardait en face. Mais, au même moment, elle souleva l’enfant, qu’il vit soudain, et il détourna son regard. Puis, sans lever les yeux sur elle :
— C’est un conseil que je te donne : va-t’en pendant qu’il en est temps encore.
Elle n’avait pas l’air de s’inquiéter de lui, et Jean-Luc, toujours la tête baissée :
— C’est pour éviter un malheur.
Il reprit : « Entends-tu ? » Il dit : « Un malheur ! un malheur ! parce que j’ai tout fait et toi rien ; réponds tu ? » Elle répondit : « Laisse-moi tranquille. »
Il referma la porte, il descendit en courant l’escalier.
Un moment après, Marie qui étendait son linge sur la barrière du jardin, appela son mari : « Viens vite ! » Il était occupé à ferrer un mulet qu’une fille venait d’amener, laquelle se tenait à côté de la bête ; il lâcha ses pinces et vint. Marie lui dit : « Regarde là-bas. »
Jean-Luc était de nouveau sous la croix, non plus agenouillé, mais prosterné tout contre terre, et au-dessus de lui montait la grande croix avec son Christ en or. Et, derrière la croix, s’élevait la maison du peintre au bois de miel, toute fleurie de géraniums ; puis, dans le ciel, comme des bateaux sous leurs voiles, les nuages gonflés de vent glissaient avec tranquillité ; – Jean-Luc était devant la croix et il avait la face contre terre.
Tout à coup il se redressa ; il se tenait à présent la tête levée vers le Christ et les bras écartés tout grands.
— Mon Dieu ! qu’est-ce qu’il a ? disait Marie.
Et la fille au mulet était là aussi, regardant, avec l’ouvrier, avec des voisines : il se tenait les bras écartés, le corps renversé en arrière ; puis, comme sous un poids qui revient, il retombait en avant ; il supplia encore, il retomba encore ; et le Christ pendait au bois, les mains, les pieds percés de clous, avec son maigre corps creusé, une plaie à son flanc, la couronne d’épines ; et Jean-Luc criait : « Laissez-moi aller ! » Alors il prit le bas de la croix dans ses bras comme demandant une grâce, mais elle lui fut sans doute refusée, car il reprit à haute voix : « Est-ce qu’il faut ? Est-ce possible ? » Et une femme qui passait l’entendit.
Il priait encore, il priait ; puis tout à coup il se leva et revint à grands pas, hochant la tête ; il disait : « Il faut ! Il faut ! »
Midi venait de sonner. Jean-Luc prit des allumettes, deux ou trois morceaux de bois gras, un bout de corde ; cacha le tout dans sa chemise, autour de sa ceinture de cuir ; sortit, ferma la porte à clé, et s’en alla du côté de Tové.
C’était le 10 septembre ; le temps restait clair, malgré quelques nuages comme ceux du matin, et, dans les hauts de l’air, la petite brume de l’automne, mais par l’effet de la sécheresse quelques arbres avaient jauni et aux pentes des talus le gazon était sec et cassant. Il marchait vite, et, étant sorti du village, descendit droit en bas dans les champs sous l’église. Quelqu’un qui travaillait par là lui cria : « Où vas-tu, Jean-Luc ? » Il ne se retourna pas, il pressa sa marche au contraire, l’autre pensa : « C’est sa folie qui le tient. »
Il fut bientôt dans le bois. Il y a dans le bas un pré qui fait entaille ; c’est cet endroit qu’on appelle Tové. Comme il en approchait, Jean-Luc ralentit le pas, et il marchait avec précaution parmi les branches mortes ; on n’entendit rien, pas un craquement ; d’arbre en arbre il allait, s’accrochant aux troncs, se cachant derrière, et il arriva ainsi jusqu’au pré.
Christine était là. Du regain qu’elle avait fauché la veille et l’avant-veille, deux carrés restaient à sécher, gris parmi l’herbe rase, et qu’elle retournait, maniant le râteau, le jetant en avant, ses mains glissant le long du manche, et elle levait les bras dans le jour. Le soleil, déjà un peu descendu, venait sur elle et ce côté du champ, tandis qu’à l’autre bout tombait l’ombre du bois ; là elle avait couché l’enfant, lui ayant fait un petit lit d’herbe sèche, et mis sous la tête un linge roulé et sur la figure un mouchoir, à cause des mouches et des sauterelles. Le petit dormait, il ne remuait pas ; elle, elle se dépêchait, étant seule.
Jean-Luc ne bougeait pas non plus. D’où il était, on pouvait de nouveau voir le fond de la vallée, comme sous une mousseline, d’où des pointes de roc perçaient par-ci par-là ; et puis venait, montant vers lui, la pente des prés et des bois ; – on n’apercevait personne, sauf très loin là-bas sur le chemin, de temps en temps, un homme qui passait ; puis ce fut une fille assise de côté sur un mulet à gros ventre et à jambes minces ; elle disparut à son tour.
Cependant Christine, ayant fini de retourner son second carré de regain, s’en alla à l’autre déjà retourné, vit qu’il était sec, alla prendre une serpillière qu’elle apporta et étendit, entassa dessus l’herbe sèche, puis rabattit les quatre coins qu’elle noua ; cela fit comme une grosse boule, qu’elle emporta, pliant dessous ; on voyait sous le caraco bleu ses reins forts se tendre ou fléchir.
Elle fit un deuxième, un troisième voyage, remontant le pré, rouge et en sueur ; de temps en temps, elle allait voir ce que faisait l’enfant, et soulevait le mouchoir, mais il dormait tranquillement ; elle revenait aussitôt, repartant avec une charge ; ainsi, à la sixième, le premier carré fut rentré.
Après quoi, elle alla voir si le second carré avait suffisamment séché ; elle ramassa une poignée de foin qu’elle froissa entre ses doigts ; sans doute qu’il n’était pas tout à fait assez sec, et qu’il fallait attendre, car elle alla de nouveau à l’enfant, le prit entre ses bras et redescendit au fenil.
Le soleil donnait fort, encore une heure ou deux elle pourrait se remettre à l’ouvrage ; alors, pour attendre, on est mieux à l’ombre, – et il s’était levé du vent ; elle descendit donc et Jean-Luc, l’observant, la vit qui tournait l’angle du fenil. C’était un tout petit fenil, vieux, penchant de côté, fait de poutres noircies, avec un grand toit débordant ; au printemps on l’avait justement réparé, et il y avait à côté des restes de poutres et de planches. Il était déjà presque plein, du moins dans le fond, comme on pouvait voir aux fétus et aux touffes de foin qui sortaient par les fentes ; dans le fond était donc le foin qui montait jusqu’au faîte, sur le devant était le tas de regain plus petit ; et c’est ce que Jean-Luc savait ; pourtant il était toujours à sa place, où il demeura un moment.
Rien ne remuait plus, sauf le tremblement de l’air chaud sur le pré. Tout était désert ; des petits oiseaux se laissaient tomber du haut des arbres parmi l’herbe (à peine s’ils ouvraient leurs ailes), et piquaient là du bec, tournant parfois la tête de côté ; il y avait des papillons jaunes qui s’agitaient pesamment sur le gazon ras, cherchant une fleur qu’ils ne trouvaient plus, ou s’abritaient dans les endains[4] ; et l’ombre du bois s’était peu à peu élargie, s’élargissant toujours plus vite vers le carré de regain qui restait encore à sécher.
Tout à coup Jean-Luc se leva.
Rapidement, il traversa le pré jusque derrière le fenil ; là il se laissa tomber accroupi.
Il écouta : tout se taisait.
Rien d’autre que le pétillement des sauterelles dans le foin ; il entendait aussi battre sa montre ; il mit sa main dessus comme pour en étouffer le bruit.
Un corbeau cria sur le bois ; – il se jeta en avant, il se mit à ramper jusque près de la porte, et, collant sa figure aux poutres, par un petit trou regarda.
Christine était tout près de lui, allongée sur le foin : elle s’était assoupie ; l’enfant, qui avait glissé de ses bras, dormait en travers de ses jupes. Elle, la tête un peu fléchie et le haut du corps penché de côté, une main posée sous sa nuque, elle sommeillait doucement, avec des rêves sous son front. Jolie à voir ainsi, avec ses minces paupières bleues, abaissées et tendues sur ses beaux yeux saillants, et il y avait un mouvement qui se faisait sous son caraco, tandis que son autre main pendait dépliée contre la jambe forte, découverte jusqu’au mollet sous le gros bas de coton bleu.
Jean-Luc sortit la corde de sa poche.
Le fenil avait une porte en bois plein, avec un anneau de fer ; il y avait un autre anneau dans le montant, pour qu’on pût passer une chaîne.
D’un seul mouvement, Jean-Luc s’élança, poussa la porte, passa la corde dans l’anneau, fit un premier nœud, un second, et elle, réveillée en sursaut, n’avait pas eu le temps de crier : « Qui est là ? » qu’il était déjà retourné à sa place, ayant sorti les allumettes de sa poche. Et elle alors, croyant à une plaisanterie :
— Attendez que je me lève, est-ce qu’on vient ainsi vers les femmes quand elles dorment ?
Il regarda s’il était sous le vent, et oui, le vent venait du bon côté ; il s’était mis à ranger tranquillement le bois. Tout à coup, il y eut un grand cri, Christine l’avait aperçu. Elle cria : « Jean-Luc ! Jean-Luc ! » Et se jeta contre la porte qu’elle secouait des deux mains, l’ayant prise par la traverse ; mais ses doigts glissaient, et la corde était solide ; alors le cœur lui manqua, elle dit :
— Jean-Luc, que fais-tu ?
Il ne répondait rien. Il avait frotté une allumette, le vent qui soufflait l’éteignit. Il en frotta une seconde, et, pendant que le soufre prenait, debout sur ses genoux, il la tenait entre ses mains.
Elle comprit :
— Jésus ! Jésus ! qu’elle criait, est-ce possible ?
Et puis :
— Jean-Luc, pardonne-moi, j’ai eu tort, je sais bien, je ne le ferai plus. Mon gros ami, mon homme, tu viendras, on s’embrassera…
Elle reprit, pensant à Augustin :
— Fais-en ce que tu veux, je t’aiderai s’il faut, je te l’amènerai, dis, veux-tu ? C’est vrai que j’ai été avec, mais je ne l’aime plus, c’est toi !
Il n’écoutait pas. Le feu prenait difficilement ; il sembla que des heures passaient.
Elle ouvrit la bouche, un cri en sortit encore, rauque et prolongé ; puis les mots lui revinrent : « Au secours ! au secours ! » Mais rien. En réponse, le vent dans les arbres, le cri des grillons ; personne dans les prés, personne non plus sur le chemin. En bas, dans la vallée, un train de nouveau passait ; ainsi la vie se continue. Alors, saisie de fureur :
— Brigand ! criait-elle.
Puis elle suppliait encore : « S’il te plaît, Jean-Luc, parce que j’ai toujours pensé : il a bon cœur, laisse-moi aller et je te dirai merci bien. » Et, reprise par la colère, elle se jetait contre la porte, courant le long du mur qu’elle griffait et écorchait avec ses ongles, ses cheveux tombés sur les yeux, son caraco tout déchiré, son bras qui sortait nu parmi les lambeaux de l’étoffe, et le petit criait, ayant roulé loin d’elle sur le foin.
Elle le prit, elle le tendait à Jean-Luc.
— Lui, disait-elle, il n’a point fait de mal ; c’est un innocent, lui ! moi, garde-moi, mais laisse-le aller. Regarde les jolis cheveux qu’il a et sa petite bouche, pas encore de dents, un si petit qui doit mourir !
Elle se mit à sangloter, elle embrassait l’enfant parmi ses larmes. Jean-Luc n’écoutait point. Le feu montait ; Christine se roula par terre, elle se tordait de douleur. La flamme était déjà plus grande ; le vent l’attisait maintenant, elle s’élança vers le toit, elle claquait, recourbée vers le bout. Puis, à un nouveau coup de vent, on vit le brasier rougir par-dessous, et soudain gagner en largeur. Une fumée blanche, montait, bientôt rabattue, courant sur le toit, puis s’éparpillant ; elle bleuit et s’amincit, la flamme toucha le bord du toit ; les brindilles qui dépassaient s’enflammèrent l’une après l’autre. Et Jean-Luc fut content et se mit à sourire.
Les cris diminuaient, devenus sourds, comme épuisés ; les cris cessèrent. Car, s’étant reculée et roulée dans le foin, à présent elle ne luttait plus ; – les genoux remontés, cachant l’enfant dans le creux de sa jupe, elle regardait avec des grands yeux la mort venir, et attendait.
Une poutre déjà consumée s’abattit sous le poids du toit, et le vent creusait dans le tas de foin mis à nu, faisant comme une grotte rouge ; il examina encore son œuvre, vit qu’elle était bonne, puis partit en courant. Et, arrivé au bois, il se retourna : le feu gagnait toujours, droit comme une colonne, au-dessus du fenil ; l’odeur de la fumée se répandait au loin ; il s’en alla du côté du Bourni ; il en avait déjà fait le tour, par la galerie du bisse, quand la cloche du feu commença à sonner.
Il y eut un cri dans le village, une course de pompe mais elle était à bras ; quand elle arriva, il ne restait, rien des murs du fenil ; ce qui restait, c’était le tas de foin, mis à nu et qui charbonnait ; on planta dedans des grands crocs de fer et on l’abattit.
Et déjà avant le coucher du soleil, les quatre hommes choisis partirent, montant du côté des mayens où on avait vu Jean-Luc s’en aller. Il y avait Théodule son cousin, et Romain le vieux, qui étaient tous deux à Sassette, puis le conseiller Chrétien Rey, enfin un gendarme en civil.
Ils marchaient vite. On va d’abord à plat, on passe près de la scierie, la roue était arrêtée ; le scieur cria : « Moi aussi je l’ai vu, il montait là-bas à travers les prés. » Le gendarme dit : « On est dans la bonne direction. » Ensuite on entre dans le bois ; les oiseaux allaient se coucher ; le chemin devenant étroit, les hommes marchaient les uns derrière les autres. On monte, ils montèrent ; et, dans la forêt, tout à coup, on arrive près d’un des étangs, une belle eau calme, avec l’écluse à un bout et tout autour les arbres qui se mirent dedans ; on longe l’étang ; et tout ce coin de pays est comme un parc, avec des carrés de gazon, un fin gazon comme dans des pelouses, et des beaux bouquets de mélèzes qui ont l’air arrangés, et aussi des ruisseaux qui coulent dans la mousse ; puis un sentier uni, sans pierres, qui a l’air sablé, – qu’ils suivirent encore jusqu’au second replat d’en haut. C’est un vrai grand espace de plateaux, avec une herbe maigre, et comme des vagues qui vont d’un bout à l’autre et meurent au loin, entre des croupes avancées. Là les quatre hommes furent pris par le brouillard.
Et la nuit venait aussi ; ils virent qu’il était impossible d’aller plus loin pour ce soir-là, et s’en furent coucher dans un fenil. Ayant allumé un feu devant la porte, ils s’assirent autour. Les flammes éclairaient au-dessus d’eux douteusement comme à un plafond où elles bougeaient, vite amorties ; ils tirèrent d’un sac qu’ils avaient du pain et du fromage, et une bouteille d’eau-de-vie ; ils mangèrent et burent.
Ensuite, ils allèrent dormir, s’étant étendus sur le foin. Peu à peu les flammes baissèrent et le brouillard tomba dessus comme un couvercle qui étouffa la braise ; les derniers tisons fumaient déjà noirs. Mais les nuages peu à peu descendaient encore, comme il arrive quand ils se forment le soir dans les hauteurs de la montagne, et glissèrent lentement jusque dans le fond de la vallée. Au matin, on vit le ciel pur. Il devint blanc vers l’orient ; et cette première lumière, comme une gerbe qu’on détache, s’ouvrit à la base du ciel ; puis la clarté s’accrut, avec une flamme là-haut qui brilla au bout des rochers ; et les oiseaux criaient dans le grand calme du matin.
Ils étaient déjà debout ; tout de suite ils se remirent en route. De nouveau, le sentier traverse la forêt, plus étroit seulement, plus rocailleux, tout creusé par les pluies, il tourne, puis grimpe tout droit : les sapins deviennent rares, remplacés par les mélèzes à la verdure légère ; et on voit tout à coup sur un nouveau replat, où on peut encore faucher, les mayens, sept ou huit, qui font un tout petit village. On y trouve parfois une cuisine ou une chambre ; une vitre brille sous l’ombre du toit.
Le gendarme dit : « Attention ! » les quatre hommes marchèrent encore un peu dans le bois. Puis, sur la lisière, ils se dispersèrent, mais ne virent rien, étant placés trop bas ; c’est pourquoi Théodule s’avança encore un peu sur le côté, grimpant à un talus ; et arrivé dessus, soudain fit signe aux autres, qui vinrent. Et voilà, d’où ils étaient à présent, on découvrait le mayen de Jean-Luc, petit et un peu en avant des autres, et devant il y avait Jean-Luc.
Ils le virent, ils le reconnurent sans hésitation à sa barbe et à sa chemise en désordre, mais ils se dirent : « Qu’est-ce qu’il fait ? » En effet, il était assis devant la porte, non sur la marche, mais par terre ; et tantôt il levait la tête, et riait, semblant parler à quelqu’un, tantôt il tenait la tête baissée comme occupé à un travail. Il avait fait des petits tas de terre, bien rangés les uns à côté des autres ; il avait planté dans ces petits tas des branches vertes et des fleurs ; tout autour, avec des brindilles de sapin, il avait fait comme une barrière, c’était un petit jardin. Ils comprirent ; ils se dirent : « Il croit qu’il a retrouvé son petit. »
Alors ils virent aussi combien Jean-Luc avait l’air heureux à présent, car tout le temps il souriait, ou même riait, la bouche ouverte ; et continuait son travail, ayant commencé un second jardin. Puis, se levant, il alla à une source près de là, remplit d’eau le fond de son chapeau qu’il vida dans une petite rigole creusée exprès ; et ce fut un ruisseau, et en bas il y avait une digue avec un brin de paille ; cela faisait une fontaine.
— Tu vois, se disaient-ils, il a été repris.
Et un :
— C’est pourquoi il a mis le feu.
Et les autres :
— Crois-tu ?
— Bien sûr, pour le ravoir. Et il est content d’avoir mis le feu, puisqu’il l’a.
Alors ils se demandèrent :
— Qu’est-ce qu’il faut faire ?
Ils reprirent leurs anciennes places. Puis, étant sortis tous ensemble, ils s’avancèrent vers le mayen. Théodule cria :
— Rends-toi, Jean-Luc !
Mais lui, les ayant aperçus, s’était soudain dressé debout, il leur répondit :
— Il est à moi, vous ne l’aurez pas.
Et se sauva, serrant l’enfant, serrant le vide dans ses bras, courant de toutes ses forces vers en haut, sur la pente, où les autres le poursuivirent ; mais il courait au delà des forces d’un homme ordinaire ; en sorte qu’ils renoncèrent vite, et, s’étant de nouveau réunis, tinrent conseil. Car ils étaient piqués au jeu et excités par cette fuite, dont ils s’entretenaient à présent, l’un disant :
— Il va échapper, s’il s’en va vers les Roffes.
Un autre :
— Si ce n’est pas nous qui le prenons, il se trouvera toujours quelqu’un là-bas pour l’arrêter.
Et Théodule :
— Pour moi il doit être monté au chalet.
Sur quoi, ils décidèrent d’aller voir jusqu’au chalet. Il y a encore une forte rampe, encore une forêt à traverser, où les premiers rochers se voient ; et posés dessus, comme sur un mur, viennent alors les pâturages. Et au delà encore, tout à coup, l’herbe cesse, et commencent les pierriers, sur quoi se dressent les dernières crêtes, avec les grandes parois à pic, sans plus de sentiers et impraticables, sauf à une place ou deux, où se trouvent des cols avec des passages tracés. Alors, vers l’orient, longuement se déroulent les pâturages ; vers l’occident, au contraire, ils sont brusquement coupés par une profonde entaille, qui est le haut des gorges de la Zaut. Il y a eu un coup de sabre qui a été donné en travers de la montagne ; là elle se ruine pierre à pierre et s’éboule par les grands dévaloirs où travaillent les gelées, avec dessus comme des tours qui penchent, minées par le pied, et des rocailles crevassées. Mais dans les plis la neige dure, d’où vient que le gris de la roche est taché par place de blanc.
À travers les derniers mélèzes et les arolles survenus, ils s’encourageaient donc de nouveau. Le soleil venait et tapait, car l’ombre s’était faite rare, de grandes places étant vides d’arbres et les branches pauvres à ceux qui restaient. – Il y avait un grand bourdonnement de mouches et, de là-bas, du côté de la Zaut, montait, semblable à un gros vent, le grondement de l’eau, qu’on voyait pendre un peu plus haut à une croupe, par cascades, faisant une courbe et bougeant. Les clous des souliers en mordant aux pierres criaient ; comme ils avaient forcé le pas, les quatre hommes ne parlaient plus. On passa près d’un grand mélèze frappé par la foudre, sans plus de branches, rien qu’avec son gros tronc noirci, labouré dans le milieu ; et autour le maigre sol était habillé de touffes de genièvre, avec par-ci par-là, sur les bancs de roche, des plaques de terreau collées ; puis bientôt même les arolles diminuèrent de hauteur, étant rabougris et pierreux ; alors il y a un bout de chemin qui est taillé dans le rocher et bordé d’une barrière du côté du trou, pour les vaches, et on arrive au pâturage.
Il s’étend là par grands espaces assez plats ; et, dans l’herbe broutée ras, sortaient par place les hautes gentianes à feuilles grasses et luisantes.
Plus haut, vient le chalet ; le chalet était vide, parce que le troupeau avait déménagé deux ou trois jours auparavant.
On l’apercevait au loin, bas sous son toit, rugueux de ses murs en pierre sèche, ayant une porte devant, mais point de fenêtres, ni de cheminée, et il y avait à côté, dans un creux, une grande mare d’eau verte, aux bords boueux, percés de trous par les sabots des vaches. Rien ne bougeait. Et tout paraissait petit, à cause de la grande muraille qui se dresse derrière et qui semble pencher vers vous, tellement elle est abrupte ; petit le chalet, plus petits encore les quatre hommes, qui s’étaient arrêtés n’ayant rien découvert.
Ils hésitèrent un moment, puis s’assirent au bord du ruisseau, et ils se remirent à manger, car la faim vient vite à courir et l’air creuse. Et ils ne se doutaient pas qu’ils étaient découverts, c’était vrai cependant : Jean-Luc était caché, un peu plus haut que le chalet, derrière un gros quartier de roche ; il avait choisi cette place, parce qu’il y avait de la mousse, où il avait couché, comme il croyait, l’enfant. Et de là épiait les hommes.
Ils discutaient toujours, on entendait leurs voix, mais on ne pouvait pas comprendre ce qu’ils disaient. Jean-Luc suivait leurs gestes, l’un montrant les rochers, l’autre les pâturages ; le temps dura ; on voyait le soleil monter avec tranquillité dans le ciel, soutenu sur ses bords par les colonnes des montagnes.
Et on vit Théodule retourner la bouteille, faisant voir qu’elle était vide, mais il y en avait une autre qu’ils tirèrent alors du sac, et le verre passa de nouveau de main en main, les quatre assis en rond ; et loin au-dessous d’eux s’ouvrait le grand pays, toute la riche plaine, d’où montait l’air plus tiède, et les échos du bruit des hommes.
Puis ils rebouclèrent le sac, et montèrent vers le chalet : la porte en était tirée, mais non point fermée à clé, car il n’y a pas de serrure ; comme ils approchaient, ils ralentirent le pas, marchant avec précaution, et Jean-Luc entendit Théodule qui disait : « Il est peut-être dedans. » Alors deux des hommes entrèrent, tandis que les deux autres restaient devant la porte ; les deux qui étaient entrés fouillèrent sans doute le chalet dans tous les coins et recoins, car ils demeurèrent longtemps, mais enfin ressortirent en secouant la tête ; alors Romain tapa du pied et dit : « Tonnerre ! » Car il était dépité, les autres aussi, à cause du temps qu’ils perdaient. Et de nouveau un dit : « Il a été vers les Roffes. » Et les autres : « Qu’est-ce qu’il y aurait été faire ? » « Moi, dit Théodule, j’irais voir encore au parc aux moutons, et puis tant pis, on redescendra. »
Et, se remettant à grimper parmi les pierres qui avaient roulé des rochers, tout à coup, ils entendirent un grand cri, qui les cloua sur place, et, de derrière sa cachette, Jean-Luc sortit, leva en l’air ses bras vides, et cria de nouveau : « Vous ne l’aurez pas ! » Puis repartit, tendant ses grandes jambes, tout penché en avant dans l’effort de sa fuite ; sur quoi les autres, un instant immobiles, se jetèrent derrière lui, pendant que le conseiller criait : « On le tient ! » Et le gendarme en courant disait : « Il faut que deux prennent à droite pour le couper s’il va par là. » Alors le conseiller et Romain partirent sur la droite, faisant un détour, pendant que Jean-Luc continuait droit en haut, les deux autres le suivant de près, car on le voyait de loin à présent sur le terrain plus découvert, bien qu’il eût gagné de l’avance ; et tantôt il se sauvait sans regarder derrière lui, tantôt il se détournait, repartant d’un nouvel élan.
Théodule cria une seconde fois : « Rends-toi, Jean-Luc, que veux-tu faire contre quatre ? » Il se faisait un porte-voix avec ses mains : « Rends-toi, qu’il disait, on ne te fera pas de mal. » L’écho lui renvoya ses paroles, mais Jean-Luc ne s’arrêta pas. « Laissez-le, on l’aura bien quand il arrivera aux rochers. » On apercevait, en effet, vers la droite les deux hommes envoyés là qui se rabattaient espacés, et Théodule et le gendarme s’espacèrent aussi, au cas où Jean-Luc redescendrait ; puis il n’y eut plus aucun bruit sur le fin gazon où les semelles enfoncent. Quelquefois ils levaient les yeux, et là-haut Jean-Luc, à cent mètres d’eux, passa près du parc à moutons qui est placé sur une petite éminence, s’enfonça derrière où ils le suivirent, puis reparut, face à la haute paroi.
Encore un moment, puis il y fut. Une ombre de nuage vint alors, l’enveloppant, et du haut des rochers tomba sur lui comme une étoffe qu’on déplie ; on le vit qui se retournait, puis il s’adossa aux rochers. Alors le gendarme cria : « Attention ! » et se mit à courir ainsi que les trois autres. Mais Jean-Luc éclata de rire.
Il se tenait debout, les bras croisés sur le fardeau qu’il croyait encore porter, et se penchait sur lui, le considérant avec feu et amour ; le vent secouait sa barbe, il avait perdu son chapeau. Il leva la tête et dit tranquillement (car les autres étaient assez près pour l’entendre) : « Venez seulement, vous ne l’aurez pas. »
Et il n’y avait plus d’autre espace libre pour lui que l’espace vers la gorge ; elle s’ouvrait tout près de là, coupée net dans le bord ; une barrière la longeait, faite d’éclats de bois entre-croisés ; il regarda de ce côté et il continua : « Le bon Dieu me l’a rendu, c’est au bon Dieu que je le rendrai… » À ce moment, le soleil reparut et la pierre lisse brillait dans le grand éclat du jour. Il se pencha sur l’enfant, il l’embrassa par deux fois. Ensuite il dit : « C’est fait », et il dit : « Vous direz adieu aux hommes pour moi et vous prierez pour lui et pour moi. » Et il s’élança vers la gorge.
— Cours ! criait le gendarme à Théodule, cours, coupe-le !
Les deux autres, qui revenaient, suivaient difficilement, et le gendarme aussi, dépassé sur la gauche ; tandis que Théodule courait droit en haut de toutes ses forces, mais il était trop tard ; et tout à coup le cœur leur manqua, ils détournèrent la tête, – le gendarme seul regardait. Il cria encore :
— Que fais-tu ? Mon Dieu ! que fais-tu ?
Et puis : « Sautez-lui dessus ! » car Jean-Luc était parvenu à la barrière, l’avait franchie, et, debout sur le bord du trou, s’était retourné une dernière fois, disant :
— Venez maintenant !
Alors on le vit qui s’agenouillait et il se mit à prier, sur quoi le gendarme, espérant l’atteindre encore, s’élança, mais Jean-Luc s’était déjà redressé ; il leva les bras en l’air lentement comme sous un poids assez lourd qu’il jeta en avant de lui dans le vide ; on le vit qui se penchait, comme pour le suivre des yeux ; puis ce fut son tour, il se recula, il prit son élan.
Ils étaient restés à la place où ils se trouvaient, privés de souffle et blancs. Théodule dit : « Misère ! » Romain répéta : « Misère ! » Il y avait de la tranquillité partout, un second nuage passait ; le bruit de l’eau n’avait aucunement changé, mêlé au long frémissement du vent ; la lumière encore une fois baissa, puis reparut, écartant l’ombre.
Ils laissèrent passer du temps, ne sachant plus. Puis Théodule dit : « Il faut aller. » Et ils descendirent à trois dans la gorge pendant que le quatrième des hommes courait au village. Ils trouvèrent Jean-Luc sur un banc de rochers.
Tout à côté de lui allait l’eau du torrent, glissant sans bruit dans son lit lisse ; les hommes soulevèrent le corps ; ils eurent de la peine, il leur fallut du temps.
On lui avait noué la tête dans un linge ; ils dirent : « Elle s’est fendue comme une noix ; la cervelle avait sauté dehors. »
Il y eut des portes ouvertes, des lanternes sorties, des voix ; Jean-Luc fut lourd à porter jusqu’à son lit, où il demeura gisant.
Et il était grand sur le lit ; il était tellement grand.
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en mars 2018.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Jean-Marc (ELG), PierreB (ELG), PatriceC (ELG), Coolmicro (ELG), Sylvie (BNR), Anne C. (BNR) et Françoise (BNR).
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé d’après la numérisation du Groupe des ebooks libres et gratuits que nous avons adaptée à notre édition de référence : C. F. Ramuz, Œuvres complètes 3, Jean-Luc persécuté, Lausanne, Mermod, s. d. [1940], D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page a été réalisée par Sylvie Savary.
— Dispositions :
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[1] Petit chalet servant de grenier ou de réserve, dont les pieds reposent sur des rondelles de pierre horizontales les protégeant ainsi des rongeurs. (BNR.)
[2] Petit canal (parfois même en bois) courant à flanc de coteaux destiné à assurer l’irrigation des prairies. Certains de ces ouvrages sont étonnants, franchissent des gorges ou s’accrochent à des parois à pic. Aujourd’hui de très nombreux bisses ont disparu. (BNR.)
[3] Dans les vallées où l’on pratique la transhumance, les mayens (pâturages et chalets de « mai ») sont utilisés au printemps et à l’automne comme étape intermédiaire entre les « alpages » d’été et les chalets du village dans la vallée en hiver. (BNR.)
[4] Lorsque le foin coupé est concentré en longues lignes parallèles sur le sol. S’orthographie aujourd’hui plutôt andains. (BNR.)