Table des matières
À mon ami H.-L. Mermod.
… Un pâtre, qui avait disparu et qu’on croyait mort, avait passé plusieurs mois enseveli dans un chalet, se nourrissant de pain et de fromage…
DICTIONNAIRE GÉOGRAPHIQUE.
Il tenait de la main droite une espèce de long bâton noirci du bout qu’il enfonçait par moment dans le feu ; l’autre main reposait sur sa cuisse gauche.
C’était le vingt-deux juin, vers les neuf heures du soir.
Il faisait monter du feu avec son bâton des étincelles ; elles restaient accrochées au mur couvert de suie où elles brillaient comme des étoiles dans un ciel noir.
On le voyait mieux alors, un instant, Séraphin, pendant qu’il faisait tenir son tisonnier tranquille ; on voyait mieux également, en face de lui, un autre homme qui était beaucoup plus jeune, et lui aussi était accoudé des deux bras sur ses genoux remontés, la tête en avant.
— Eh bien, disait Séraphin, c’est-à-dire le plus vieux, je vois ça… Tu t’ennuies.
Il regardait Antoine, puis s’est mis à sourire dans sa barbiche blanche :
— Il n’y a pourtant pas si longtemps qu’on est montés.
Ils étaient montés vers le quinze juin avec ceux d’Aïre, et une ou deux familles d’un village voisin qui s’appelle Premier : ça ne faisait pas beaucoup de jours, en effet.
Séraphin s’était remis à tisonner les braises où il avait jeté une ou deux branches de sapin ; et les branches de sapin prirent feu, si bien qu’on voyait parfaitement les deux hommes, assis en face l’un de l’autre, de chaque côté du foyer, chacun sur le bout de son banc : l’un déjà âgé, sec, assez grand, avec de petits yeux clairs enfoncés dans des orbites sans sourcils, sous un vieux chapeau de feutre ; l’autre beaucoup plus jeune, ayant de vingt à vingt-cinq ans, et qui avait une chemise blanche, une veste brune, une petite moustache noire, les cheveux noirs et taillés court.
— Voyons, voyons, disait Séraphin… Comme si tu étais à l’autre bout du monde… Comme si tu allais être séparé d’elle pour toujours…
Il hocha la tête, il se tut.
C’est qu’Antoine n’était marié que depuis deux mois ; et il importe de noter tout de suite que ce mariage ne s’était pas fait sans peine. Orphelin de père et de mère, il avait été placé à treize ans comme domestique dans une famille du village, tandis que celle qu’il aimait avait du bien. Et longtemps sa mère à elle n’avait pas voulu entendre parler d’un gendre qui n’aurait pas apporté au ménage sa juste part. Longtemps la vieille Philomène avait secoué la tête, disant : « Non ! » puis : « Non ! » et encore « Non ! » Qu’est-ce qui se serait passé si Séraphin n’avait pas été là, c’est-à-dire tout à fait à la place qu’il fallait et important à cette place, car il était le frère de Philomène, femme Maye, qui était veuve, et, n’étant pas marié, c’était lui qui menait le train de sa sœur ? Or, Séraphin avait pris le parti d’Antoine ; et il avait fini par avoir le dessus.
Le mariage avait eu lieu en avril ; maintenant Séraphin et Antoine étaient, comme on dit, en montagne.
La coutume des gens d’Aïre est de monter avec leurs bêtes, vers le quinze juin, dans les pâturages d’en haut, dont fait partie celui de Derborence, où ils étaient justement, les deux, ce soir-là, Séraphin ayant pris Antoine avec lui pour le mettre au courant, parce que lui-même commençait à se faire vieux. Il boitait, il avait une jambe raide. Et, les rhumatismes s’étant portés depuis peu dans son épaule gauche, celle-ci commençait à lui refuser aussi ses services, d’où toute espèce d’inconvénients, vu que l’ouvrage n’attend guère dans ces chalets de la montagne où il faut traire les bêtes deux fois par jour et, chaque jour, faire le beurre ou le fromage. Séraphin avait donc pris Antoine avec lui dans l’espoir qu’Antoine serait bientôt en mesure de le remplacer : or, il voyait qu’Antoine n’avait pas l’air de mordre (comme on dit) à ces besognes, nouvelles pour lui, et qu’il languissait loin de sa femme.
— Voyons, a-t-il repris, ça ne va pas mieux ? Est-ce pourtant une chose si terrible que de m’avoir pour compagnon ?
Il ne pensait pas à lui, il ne pensait qu’à Antoine.
C’est à Antoine que Séraphin s’était adressé encore, devant le feu, ce soir du vingt-deux juin, vers les neuf heures ; et, comme la flamme recommençait à baisser, il l’a nourrie à nouveau et ravivée avec quelques branches de sapin.
— Oh ! bien sûr que non, a dit Antoine.
Ce fut tout ; il s’était tu. Et, à ce moment-là, Séraphin s’étant tu également, on avait senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue insupportable : le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d’hommes, où l’homme n’apparaît que temporairement : alors, pour peu que par hasard il soit silencieux lui-même, on a beau prêter l’oreille, on entend seulement qu’on n’entend rien. C’était comme si aucune chose n’existait plus nulle part, de nous à l’autre bout du monde, de nous jusqu’au fond du ciel. Rien, le néant, le vide, la perfection du vide ; une cessation totale de l’être, comme si le monde n’était pas créé encore, ou ne l’était plus, comme si on était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde. Et l’angoisse se loge dans votre poitrine où il y a comme une main qui se referme autour du cœur.
Heureusement que le feu recommence à pétiller ou c’est une goutte d’eau qui tombe, ou c’est un peu de vent qui traîne sur le toit. Et le moindre petit bruit est comme un immense bruit. La goutte tombe en retentissant. La branche mordue par la flamme claque comme un coup de fusil ; le frottement du vent remplit à lui seul la capacité de l’espace. Toute espèce de petits bruits qui sont grands, et ils reviennent ; on redevient vivant soi-même parce qu’eux-mêmes sont vivants.
— Voyons ! voyons ! avait recommencé Séraphin.
Le feu claque encore :
— D’ailleurs, si tu veux descendre samedi… Et tu pourras rester deux ou trois jours au village et passer le dimanche avec elle…
— Et vous ?
— Oh ! moi… Moi, dit Séraphin, j’ai l’habitude d’être seul. Ne t’inquiète pas à mon sujet.
Il s’est mis à sourire dans sa barbe qui était presque blanche, pendant que la moustache restait noire – c’était vers les neuf heures du soir, le vingt-deux juin, à Derborence, dans le chalet de Philomène, où les deux hommes étaient assis devant le feu.
Quelque chose craquait par moment dans la toiture.
On a entendu Séraphin qui continuait :
— Tu reviendras quand tu voudras ; moi, je me tirerai toujours d’affaire. D’ailleurs, a-t-il dit, si tu reviens, tu ne seras pas seul ici.
Il souriait dans sa barbe blanche, en tenant posés sur Antoine ses petits yeux gris :
— Ou bien si je ne compte pas ?
— Oh ! a dit Antoine.
Quelque chose craque encore dans la toiture, faite de poutres et de grosses pierres plates, qui s’élevait obliquement au-dessus d’eux et n’avait qu’une seule pente, le chalet étant adossé à un ressaut de roc qui remplaçait le mur du fond.
— Alors, c’est entendu pour samedi… Ça ne va plus faire que trois jours…
Quelque chose craque dans la toiture ; c’est que les dalles d’ardoise, étant exposées pendant le jour à la chaleur du soleil, sont fortement dilatées par elle, puis, le soir venu et le froid, se rétractent, faisant des mouvements soudains et espacés, comme si on marchait sur le toit. Un pas qu’on pose précautionneusement là-haut, puis on s’arrête : comme quand le voleur prudent, avant de se hasarder davantage, s’assure qu’il n’a pas été entendu. Ça craquait, ça ne craquait plus ; et eux, sous la toiture de nouveau silencieuse, ils se voyaient, puis ils ne se voyaient plus. C’est la flamme qui monte, c’est la flamme qui retombe.
Mais Antoine avait relevé la tête : une nouvelle espèce de bruit venait de se faire entendre. Ce n’était plus le toit qui craquait ; c’était un bruit beaucoup plus sourd et qui venait du fond de l’espace. On aurait dit un roulement de tonnerre, qui avait été précédé d’une détonation sèche ; et maintenant, quoique continu, il était tout entrecoupé encore de chocs eux-mêmes prolongés par leurs propres échos.
— Ah ! a dit Séraphin, les voilà qui recommencent…
— Qui ça ?
— Comment ? tu n’as rien entendu, ces nuits passées ? Tant mieux pour toi, mais c’est que tu dors bien. Et c’est aussi, a repris Séraphin, que tu n’es pas encore au courant de nos voisinages. Eh bien, là-haut… Tu n’as qu’à te souvenir comment la montagne s’appelle… Oui, l’arête où est le glacier… Les Diablerets…
Le bruit mourait peu à peu, devenu très doux, presque imperceptible, comme quand un petit vent fait bouger les feuilles des arbres.
— Tu sais pourtant bien ce qu’on raconte. Eh bien, qu’Il habite là-haut, sur le glacier, avec sa femme et ses enfants.
Le bruit avait cessé tout à fait.
— Alors il arrive des fois qu’il s’ennuie et il dit à ses diabletons : « Prenez des palets. » C’est là où il y a la Quille, tu sais bien, justement la Quille du Diable. C’est un jeu qu’ils font. Ils visent la quille avec leurs palets. Ah ! des beaux palets, je te dis, des palets de pierre précieuse… C’est bleu, c’est vert, c’est transparent… Seulement il arrive des fois aux palets de manquer la quille et tu devines où elles vont, leurs munitions. Qu’est-ce qu’il y a après le bord du glacier, hein ? Plus rien, c’est le trou. Les palets n’ont plus qu’à descendre. Et on les voit descendre quelquefois quand il fait clair de lune, et il fait justement clair de lune…
Il a dit :
— Veux-tu venir voir ?…
Est-ce qu’Antoine avait été inquiet ? c’est ce qu’on ne sait pas, mais il était curieux ; et, comme Séraphin s’était levé, il se lève. Séraphin va devant, Séraphin ouvre la porte. On a vu qu’il faisait, en effet, un beau clair de lune qui s’est découpé blanc et brillant sur le sol de terre battue derrière eux.
C’est un fond d’herbe, c’est un fond plat avec quelques chalets. C’était une espèce de plaine, mais qui était étroitement fermée, à cause des roches qu’on voyait, tout autour de soi, faire leurs superpositions. Car, d’abord tournés vers le sud, les deux hommes ont vu d’où était sortie la lune, c’est-à-dire de derrière beaucoup de cornes qui sont là, et eux sont au pied ; puis, se tournant vers le couchant, ils voient que les parois y commencent, bien que pas très hautes encore, et se continuent en demi-cercle au nord et à l’est.
Séraphin a levé le bras. On voit sa main dans la nuit claire, on voit qu’il tient l’index tendu ; il est presque au-dessus de sa tête. Il faut soi-même lever la tête d’une même quantité. Séraphin montre là-haut quelque chose, c’est à quinze cents mètres au-dessus de vous.
Et il était facile de se rendre compte que de ce côté-là aussi, c’est-à-dire du côté du nord, on était complètement enfermé et au levant de même, où l’ouverture qu’il y a était masquée par le premier plan de la montagne. Séraphin lève le bras, il fait naître devant nous un nouveau mur, plus haut encore que les autres ; et on voit que partout on est au fond d’un trou ; cependant que ce grand mur est parcouru de haut en bas par d’étroites gorges où pendent en bougeant de petites cascades. Le regard le parcourt également ; puis il y a le doigt tendu de Séraphin qui oblige le regard à s’arrêter.
C’était tout là-haut, tout à fait sur le bord des parois, juste sur la crête. Elle surplombait fortement, étant surmontée en marge du vide par l’épaisseur du glacier.
Et quelque chose, là, éclairait doucement : une frange lumineuse, vaguement transparente, avec des reflets verts et bleus et une lueur comme le phosphore : c’était la cassure là-haut de la glace, mais elle était à cette heure, elle aussi, pleine d’un grand silence et d’une grande paix. Rien ne bougeait plus nulle part sous une cendre impalpable qui était la lumière de la lune ; on la voyait flotter mollement dans les airs ou être déposée en mince couche sur les choses, partout où elle avait trouvé à s’accrocher.
— Là-haut…
Séraphin tenait toujours le bras levé. Il a dit :
— Oui, là où ça surplombe. Mais il semble bien que, pour ce soir, ça soit fini.
Il avait une grande voix dans le silence.
— Oh ! a-t-il repris, c’est que ça est toujours tombé, d’aussi loin qu’on se souvienne.
Il avait rebaissé le bras :
— Les vieux chez nous en parlaient de leur temps. Et ils étaient tout petits encore qu’ils entendaient déjà les vieux en parler… Seulement, voilà, c’est capricieux… Dommage…
On entendait de temps en temps le tintement d’une clochette au cou d’une chèvre quelque part dans les environs. Les chalets étaient de-ci de-là répandus. C’est des cabanes en pierre sèche. Une des pentes de leur toit était tout enneigée de lune ; l’autre se confondait avec l’ombre qu’elle projetait sur le sol.
Et les deux hommes ont attendu encore un instant pour voir s’il ne se passerait pas quelque chose, mais il continuait à ne rien se passer.
De temps en temps, tout au plus un souffle d’air vous jetait à l’oreille l’espèce de chuchotement lointain d’une cascade. Le souffle d’air lui-même était comme quand on passe la main sur une étoffe, parce qu’il courait à ras du sol. Tout dormait chez les hommes, tout dormait chez les bêtes. Et là-haut…
Là-haut, où ils regardent encore, il y avait seulement dans la lumière de la lune cette mince frange de glace, tellement fine, tellement déliée qu’il semblait par moment qu’on la vît remuer comme un fil qui est soulevé par un peu d’air. Et Antoine avait cru la voir remuer, il allait même le dire à Séraphin, quand celui-ci s’est mis à secouer la tête :
— Je crois bien que le diable a été se coucher ; si on allait en faire autant ?
Antoine n’avait donc rien dit. Les deux hommes sont rentrés dans le chalet dont ils ont tiré la porte derrière eux.
Ils couchaient sur des paillasses elles-mêmes posées sur des planches fixées au mur, et qui faisaient deux étages, de sorte qu’ils dormaient l’un au-dessus de l’autre, comme dans les navires.
Antoine couchait à l’étage d’en haut.
Ils ont pendu leurs souliers par les cordons à une cheville à cause des rats.
Antoine était monté à son étage.
— Bonne nuit, lui avait dit Séraphin.
Il avait répondu :
— Bonne nuit.
Et, elle, tout de suite elle avait été là, dans ses rêves, après qu’Antoine s’était enroulé dans sa couverture de laine brune et s’était tourné du côté du mur. Pourquoi est-ce que ça ne va pas ? C’est Thérèse.
Elle revient, et était là avec sa personne et des champs, ayant trouvé place pour elle et pour eux dans le petit espace qu’il y avait entre le mur et Antoine. Il lui a dit bonjour, elle lui disait bonjour. Il lui a dit : « Alors quoi ? » elle a dit : « Alors, comme ça. » Ils étaient obligés de se donner rendez-vous loin du village, parce qu’il y a toujours des curieux. Il y a toujours des curieux, il y a toujours du monde qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Elle avait un râteau sur l’épaule ; il voyait comment, avec les dents de son râteau, elle accrochait les nuages en passant. Les nuages lui tombaient sur la tête. Pourquoi est-ce qu’il s’est assis plus haut qu’elle sur le talus ? Il ne la voit que de dos et elle se penche en avant, ce qui montre, entre son chignon et son fichu rouge, un peu de peau brune. « Ça ne va pas ? » — « Oh ! dit-elle, c’est pas moi. » — « Oh ! alors qui est-ce que c’est ? » — « Oh ! dit-elle, c’est ma mère. »
Ça n’allait pas dans ce temps-là.
Elle commence à glisser. Il disait : « Attends-moi. » Elle glissait toujours plus vite sur son derrière sans pourtant faire elle-même le moindre mouvement. C’était comme si le terrain se dérobait sous elle ; et elle fuyait toujours plus rapidement devant lui ; mais lui fuyait également ; et ainsi la distance qui les séparait restait la même ; de sorte qu’il pouvait lui parler, elle lui répondre ; ça va vite. Il lui parlait, il lui disait : « Seulement, tu sais, attention au Rhône ! » Parce qu’au bas de la côte il y avait le Rhône, et c’est pas l’hiver, pensait-il. « Ma mère dit comme ça qu’on n’aura pas de quoi vivre, si on a des enfants. »
Attention !
Il y a eu un choc ; est-ce qu’il dort toujours ?
Le drôle de bruit qu’il a cru entendre continue de se faire entendre.
Est-ce dans sa tête ? Il y a un bruit d’eau dans ses oreilles ; il dort, est-ce qu’il dort ? Il se retourne, il voit que la porte du chalet s’ouvre ; quelqu’un avance précautionneusement la tête dans le clair de lune, qui s’arrête juste au milieu de son dos, faisant une ligne bien droite.
Où est-elle ?
« Ah ! se dit-il, ça s’est arrangé depuis, voyons… sûr, bien sûr, à présent on est mariés, c’est fait ; c’était le vieux temps… »
Il pense : « Samedi… »
Il rouvre les yeux ; il voit qu’on est sorti du chalet ; et le carré de clair de lune en arrière de la porte est vide, comme une toile à peindre où on n’aurait pas encore peint.
Il s’est rendormi, est-ce qu’il s’est rendormi ?
Mais tout à coup le toit s’est effondré, pendant qu’une des poutres qui le soutenaient, s’abattant à un de ses bouts, venait heurter la construction de bois où Antoine était sur sa paillasse.
Derborence, le mot chante doux ; il vous chante doux et un peu triste dans la tête. Il commence assez dur et marqué, puis hésite et retombe, pendant qu’on se le chante encore, Derborence, et finit à vide, comme s’il voulait signifier par là la ruine, l’isolement, l’oubli.
Car la désolation est maintenant sur les lieux qu’il désigne ; plus aucun troupeau n’y monte, l’homme lui-même s’en est détourné. C’est à cinq ou six heures de la plaine, quand on vient de l’ouest, c’est-à-dire du Pays de Vaud. Derborence, où est-ce ? On vous dit : « C’est là-bas derrière. » Il faut monter longtemps en sens inverse d’un torrent à la belle eau qui est comme de l’air au-dessus des pierres de son lit, tellement elle est transparente. Derborence, c’est entre deux longues arêtes irrégulières qu’il faut d’abord longuement s’élever ; elles sont comme deux lames de couteau dont le dos serait fiché en terre et le tranchant tout ébréché montre son acier qui brille par places, et ailleurs est rongé de rouille. Et, à droite et à gauche, elles augmentent de hauteur, ces arêtes ; à mesure qu’on s’élève, elles s’élèvent elles-mêmes ; et le mot continue à vous chanter doux dans la tête pendant qu’on passe près des beaux chalets d’en bas, qui sont longs, bien crépis de blanc, avec un toit fait de bardeaux semblables à des écailles de poisson. Il y a des étables pour les bêtes, il y a de riches fontaines.
On monte toujours ; la pente raidit. On est arrivé maintenant dans de grands pâturages, tout coupés de ressauts pierreux qui leur font des étages successifs. On passe d’un de ces étages au suivant. On n’est déjà plus bien loin de Derborence ; on n’est plus bien loin non plus de la région des glaciers, parce qu’à force de monter on arrive finalement à un endroit qui est un col, lequel est formé par le resserrement des chaînes juste au-dessus des pâturages et des chalets d’Anzeindaz, qui font là comme un petit village, peu avant que l’herbe elle-même cesse et depuis longtemps il n’y a plus d’arbres.
Derborence, c’est là tout près. On n’a plus qu’à aller droit devant soi.
Et, tout à coup, le sol vous manque sous les pieds.
Tout à coup, la ligne du pâturage, qui s’affaisse dans son milieu, se met à tracer dans rien du tout sa courbe creuse. Et on voit qu’on est arrivé parce qu’un immense trou s’ouvre brusquement devant vous, étant de forme ovale, étant comme une vaste corbeille aux parois verticales, sur laquelle il faut se pencher, parce qu’on est soi-même à près de deux mille mètres et c’est cinq ou six cents mètres plus bas qu’est son fond.
On se penche, on avance un peu la tête.
Un peu de froid vous est soufflé à la figure.
Derborence, c’est d’abord un peu d’hiver qui vous vient contre en plein été, parce que l’ombre y habite presque toute la journée, y faisant son séjour même quand le soleil est à son plus haut point dans le ciel. Et on voit qu’il n’y a plus là que des pierres, et des pierres, et encore des pierres.
Les parois tombent à pic de tous les côtés, plus ou moins hautes, plus ou moins lisses, tandis que le sentier se glisse contre celle qui est au-dessous de vous en se tortillant sur lui-même comme un ver ; et, où que vous portiez vos regards, en face de vous comme à votre gauche et à votre droite, c’est, debout ou couchée à plat, suspendue dans l’air ou tombée, c’est, s’avançant en éperons ou retirée en arrière, ou encore faisant des plis qui sont d’étroites gorges – c’est partout la roche, rien que la roche, partout sa même désolation.
Le soleil qui est sur elle partiellement la colore encore de façons diverses, parce que l’une des chaînes projette son ombre sur l’autre et celle des chaînes qui est au midi projette son ombre sur celle qui est au nord ; et on voit le haut des parois qui est jaune comme le raisin mûr, ou qui est rose comme la rose.
Mais l’ombre monte déjà, elle monte toujours plus ; elle s’élève à petits coups, irrésistiblement, comme fait l’eau dans le bassin d’une fontaine ; et, à mesure qu’elle monte, tout s’éteint, tout se refroidit, tout se tait, tout défaille et meurt ; pendant qu’une même triste couleur, une même teinte bleuâtre se répand comme un fin brouillard au-dessous de vous, à travers quoi on voit deux petits lacs mornes luire encore un peu, puis cesser de luire, posés à plat dans le désordre comme des toitures de zinc.
Car il y a encore ce fond, mais regardez bien : rien n’y bouge. Vous avez beau regarder longtemps et avec attention : tout y est immobilité. Regardez : des hautes parois du nord à celles du sud, nulle part il n’y a plus de place pour la vie. Tout est recouvert au contraire par ce qui est son empêchement.
Il y a quelque chose qui est mis partout entre ce qui est vivant et nous. C’est d’abord comme du sable dont le cône par son petit bout est à demi engagé dans la paroi du nord ; et de là, partout répandus, comme des dés hors du cornet, c’est en effet comme des dés, des dés de toutes les grosseurs, un bloc qui est carré, un autre bloc qui est carré, des superpositions de blocs, puis des successions de blocs, petits et gros, recouvrant ce fond à perte de vue.
Autrefois, pourtant, ils y montaient en grand nombre, à Derborence ; on assure même qu’ils étaient près d’une cinquantaine à y monter, certaines années.
Ils y montaient par la gorge qui débouche à son autre bout sur le Rhône ; ils venaient d’Aïre et de Premier qui sont des villages valaisans haut perchés sur le versant nord de la vallée du Rhône.
Ils déménageaient vers le milieu de juin avec leurs petites vaches brunes et leurs chèvres, ayant construit là-haut à leur usage beaucoup de chalets en pierre sèche, couverts de feuilles d’ardoise, où ils restaient deux ou trois mois.
Ces fonds en ce temps-là étaient dès le mois de mai tout peints d’une belle couleur verte, car là-haut c’est le mois de mai qui tient le pinceau.
Là-haut (on dit « là-haut » quand on vient du Valais, mais quand on vient d’Anzeindaz on dit « là en bas » ou « là au fond »), la neige, en se retirant, faisait de gros bourrelets ; ils découvraient sur leurs bords, dans l’humidité noire que la vieille herbe recouvrait mal d’une espèce de feutre terne, toute espèce de petites fleurs s’ouvrant à l’extrême limite d’une frange de glace plus mince que du verre à vitre. Toute espèce de petites fleurs de la montagne avec leur extraordinaire éclat, leur extraordinaire pureté, leurs extraordinaires couleurs : plus blanches que la neige, plus bleues que le ciel, ou orange vif, ou violettes : les crocus, les anémones, les primevères des pharmaciens. Elles faisaient de loin, entre les taches grises de la neige qui allaient se rétrécissant, des taches éclatantes, comme sur un foulard de soie, un de ces foulards que les filles achètent en ville, quand elles y descendent pour la foire, à la Saint-Pierre ou à la Saint-Joseph. Puis c’est le fond même de l’étoffe qui change ; le gris et le blanc s’en allaient ; le vert éclatait de partout : c’est la sève qui repart, c’est l’herbe qui se montre à nouveau ; c’est comme si le peintre avait d’abord laissé tomber de son pinceau des gouttes de couleur verte, puis elles se rejoignaient.
Ah ! Derborence, tu étais belle, en ce temps-là, belle et plaisante et accueillante, te tenant prête dès le commencement de juin pour les hommes qui allaient venir. Ils n’attendaient que ce signe de toi. Un après-midi, le bruit diffus et monotone du torrent dans sa gorge laissait entendre, en s’entr’ouvrant, le tintement d’une sonnaille ; il était percé et fendu. On voyait paraître une première bête, puis dix, puis quinze, puis jusqu’à cent.
Le petit berger des chèvres soufflait dans sa corne.
Ils allumaient le feu dans les chalets ; partout en haut des cheminées ou par les trous des portes, un joli petit plumet bleu balançait doucement dans l’absence de tout courant d’air.
Les fumées grandissaient, elles s’aplatissaient du bout, elles se trouvaient confondues dans leur partie supérieure, faisant comme un plafond transparent, comme une toile d’araignée, tendue à plat, à mi-hauteur des parois au-dessus de vous.
Et, dessous, la vie reprenait et la vie continuait, avec ces toits posés non loin les uns des autres comme des petits livres sur un tapis vert, tous ces toits reliés en gris ; avec deux ou trois petits ruisseaux qui brillaient par place comme quand on lève un sabre ; avec des points ronds et des points ovales qui bougeaient un peu partout, les points ronds étant les hommes, les points ovales étant les vaches.
Quand Derborence était encore habitée, c’est-à-dire avant que la montagne fût tombée.
Mais à présent elle vient de tomber.
Ceux d’Anzeindaz ont dit : « Ça a commencé par une salve d’artillerie ; les six pièces de la batterie ont fait feu en même temps.
» Ensuite, disaient-ils, il y a eu un coup de vent.
» Ensuite il y a eu une fusillade, avec des éclatements, des craquements, des décharges, qui venaient de tous les côtés, à croire qu’on nous tirait dessus ; toute la montagne s’en est mêlée.
» Le vent avait ouvert la porte toute grande, comme d’un coup de genou. Les cendres du foyer se sont mises à nous tomber dessus comme s’il neigeait dans le chalet…
» Nous, n’est-ce pas ? sur ce col, on n’est pas beaucoup au-dessous de l’endroit d’où l’éboulement s’est détaché, quoique un peu plus de côté et en arrière ; et le premier bruit avait été occasionné par la craquée du surplomb quand il était venu en bas ; après quoi ça a été la guerre d’une chaîne à l’autre, d’une pointe à l’autre ; il y avait comme des tonnerres autour de chacune des cornes qui se succèdent en demi-cercle, de l’Argentine aux Dents-de-Morcles, des Rochers-du-Vent à Saint-Martin. »
Ils étaient déjà debout. Ils étaient trois. Ils ne trouvaient pas leur briquet.
Les bêtes, qu’on avait rentrées pour la nuit, mais qui n’avaient pas été attachées, faisaient un grand remue-ménage dans l’étable où elles menaçaient de tout renverser.
Il a fallu d’abord que les hommes aillent mettre de l’ordre dans le troupeau.
Ils avaient une lanterne à vitres de corne dont ils n’auraient d’ailleurs pas eu besoin, à cause du beau clair de lune qu’il faisait cette nuit-là ; mais ils se sont bientôt étonnés de voir la lune qui noircissait légèrement, qui s’est flétrie, qui est devenue triste comme quand il y a une éclipse, pendant que la lueur de la lanterne devenait plus nette, au contraire, faisant un rond sur l’herbe courte devant leurs pieds.
Et c’est alors qu’ils avaient vu cette grande nuée pâle se lever en avant d’eux. Le silence peu à peu revenait ; elle, elle a grandi de plus en plus derrière la crête qui leur masquait encore les fonds de Derborence, étant là comme un mur qui montait par-dessus un mur. C’était comme une grosse fumée, mais sans volutes, plate ; c’était comme un brouillard, mais c’était plus lent, plus pesant ; et la masse de ces vapeurs tendait vers en haut d’elle-même, comme de la pâte qui lève, comme quand le boulanger a mis la pâte dans son pétrin, et elle gonfle dans le pétrin, et elle déborde du pétrin.
C’est la montagne qui est tombée.
Les hommes toussaient, ils éternuaient, ils penchaient la tête en avant, essayant de s’abriter derrière l’aile de leur chapeau.
Mais c’était une fine poudre, une impalpable poussière qui, étant suspendue partout, pénétrait tout ; et ils ont bien été obligés de s’y enfoncer quand même, car elle venait maintenant sur eux. Ils ont fait quelques pas dedans, puis encore quelques pas dedans, ils s’arrêtent ; l’un d’eux même a dit :
— Est-ce prudent d’aller plus loin ?
Il disait :
— Est-ce que c’est solide ? Et on risque bien de ne rien voir.
Seulement ils ont été poussés en avant par l’amour-propre ; ils ont été poussés en avant par la curiosité.
D’ailleurs les bruits se faisaient de plus en plus rares, de plus en plus espacés, de plus en plus sourds, de plus en plus intérieurs, comme au commencement d’une longue digestion ; ils venaient à présent d’au-dessous de vous et comme du dedans de la terre ; de sorte que les trois hommes ont pu facilement s’avancer jusqu’au bord du vide, là où il y a le col.
Ils ne voyaient rien. Ils voyaient seulement cette masse blanche qui remuait. Ils étaient tantôt privés de toute vue ; tantôt, par une faille ou une déchirure qui se faisait dans ces vapeurs, ils les apercevaient elles-mêmes, mais elles cachaient tout. Elles cachaient non seulement le fond de la combe, mais les parois qui l’entouraient ; et ainsi on ne pouvait pas distinguer d’où l’éboulement s’était détaché, et on ne pouvait pas le distinguer lui-même ; – on ne distinguait rien toujours que ces buées comme quand on regarde dans une cuve à lessive ; on ne distinguait rien que leur confusion même, vaguement éclairée par la lune, et comme roussie par elle, qui était rousse dans le ciel, puis disparaissait dans le ciel, puis est reparue encore une fois.
La lanterne qui était posée à côté des hommes pâlissait, puis reprenait de la force, puis pâlissait de nouveau ; ils s’étaient couchés à plat ventre, ne laissant dépasser que le haut de leur figure, c’est-à-dire le front et les yeux.
Et il y en a un qui a dit :
— Combien penses-tu qu’ils étaient ?
— Ma foi !
Le troisième a dit :
— Savoir s’ils étaient déjà tous montés, ou non… Une quinzaine, une vingtaine…
S’étant habitués maintenant à peu près au manque d’air, bien que toussant encore par moment, ils se tenaient là, ayant commencé une conversation à voix basse ; et ça grondait sourdement sous eux pendant ce temps ; et, comme ils avaient le ventre appliqué contre la montagne, ils entendaient avec le ventre les bruits de la montagne qui montaient à travers leur corps jusqu’à leur entendement.
Ceux du Sanetsch étaient également accourus, c’est-à-dire ceux qui sont du côté du nord-ouest, à l’autre bout de la grande paroi ; eux, se tenaient au-dessus du passage du Porteur de Bois qui s’enfonce droit en bas vers ces fonds par des cheminées. Eux, ils se parlaient dans leur langue, qui est une langue qu’on ne comprend pas, parce que c’est du gravier allemand ; ils se parlaient en faisant des gestes, vus de personne, même pas vus d’eux-mêmes. Ils avaient dû, pour venir jusque-là, traverser toute une étendue de lapiez, qui sont des roches qui ont été anciennement travaillées par l’eau des pluies, et elles ressemblent à une mer arrêtée, ayant encore sa succession de crêtes, de replis, de surplombs, étant toutes percées de trous ronds (là où l’eau faisait des remous). Et, eux aussi, interrogeaient ces profondeurs, d’où montaient seulement, comme en réponse, des grondements inexplicables, des grognements dépourvus de sens ; d’où montaient seulement ces langues et ces tourbillons de poussière.
Ils étaient pris dedans, ayant un goût d’ardoises pilées dans la bouche ; ils étaient pris dans une épaisseur, puis dans une nouvelle épaisseur ; enveloppés, puis moins enveloppés, puis de nouveau enveloppés.
Quant à ceux de Zamperon, ils sont restés cramponnés à leurs paillasses jusqu’à ce que le jour ait paru. C’est trois ou quatre chalets, où montent les gens de Premier qui est un village tout voisin d’Aïre. Zamperon, c’est trois ou quatre chalets, qui sont un peu au-dessous de Derborence, à son débouché sur la gorge qui descend au Rhône. Ses habitants se sont ainsi trouvés juste dans le coup d’air quand il est venu, arrachant les pierres des toits, enlevant même tout entiers les toits de deux ou trois petits fenils qui sont là, les emportant au loin comme des chapeaux de paille, rasant un pan de jeunes bois sur un avancement de la montagne ; et, passant par les trous des murs non maçonnés, il avait atteint les hommes sur leurs paillasses comme avec la pointe d’un bâton, les poussant en bas de leurs couchettes.
On entendait s’écrouler les baquets à fromage, on entendait les bancs tomber à terre ; les portes étaient secouées comme si on les avait prises à deux mains. En même temps ça bouge et ça gronde ; en même temps ça craque, en même temps ça siffle ; ça se passait à la fois dans les airs, à la surface de la terre et sous la terre, dans une confusion de tous les éléments où on ne distinguait plus ce qui était bruit de ce qui était mouvement, ni ce que ces bruits signifiaient, ni d’où ils venaient, ni où ils allaient, comme si c’eût été la fin du monde. Si bien qu’ayant empoigné les cadres de leurs lits pour ne pas être jetés à terre, ceux de Zamperon s’y étaient tenus aplatis, plus morts que vifs. Immobiles, sans cris, la bouche ouverte par la peur, mais la bouche pleine de silence, secoués de frissons, vidés de vie dans tous leurs membres, ils n’avaient plus bougé pendant longtemps. Puis, peu à peu, l’air était retombé à son calme habituel ; peu à peu on n’a plus rien entendu que de sourds déplacements et de lointains glissements : ils ne disaient toujours rien, ils ne s’étaient pas encore appelés les uns les autres.
Il a fallu attendre que le jour ait paru qui, à cette saison, vient heureusement de bonne heure. Dès les trois heures et demie, quelque chose de pâle et d’incertain bouge et vacille déjà, d’ordinaire, au-dessus des crêtes de la montagne orientale, faisant tomber les étoiles une à une, comme les fruits de l’arbre à mesure qu’ils sont mûrs. Ce jour-là, il n’y a pas eu de montagne, il n’y a pas eu de crêtes, il n’y a pas eu de soleil non plus. Le jour retardé s’est répandu tardivement et difficilement, mais un peu partout à la fois, sans s’être montré d’abord en un point précis du ciel. On a vu que l’espace était entièrement occupé par un brouillard jaune, dont le premier homme qui est sorti de son chalet s’étonne et où il s’étonne d’être, puis il y a autre chose qui l’étonne sans qu’il sache encore ce que c’est.
C’était un nommé Biollaz, de Premier.
S’étant mis assis sur sa paillasse, parce qu’on commençait à y voir, il avait appelé son collègue ; il lui avait dit : « Tu viens ? » Point de réponse. Il appelle encore : « Loutre ! hé ! Loutre ! » Point de réponse. « Ou bien si tu es mort ? »
Il voyait le ciel à travers un trou qui avait été pratiqué par le coup de vent de la nuit dans la toiture ; ce trou était situé juste au-dessus de lui, il était assez large pour laisser passer un homme. Et lui, comme on continuait à ne rien répondre, sort alors une jambe de dessous sa couverture, une jambe dans son canon de pantalon parce qu’il couchait tout habillé ; il reste là à prêter l’oreille. Et rien et toujours rien, et il sort l’autre jambe. « Loutre ? »
Voilà alors que Loutre a bougé.
Biollaz voit Loutre qui le regardait, couché sur son lit. « Tu ne viens pas avec moi ? » L’autre secoue la tête. « Eh bien, tant pis, j’y vais quand même. »
Biollaz se met debout. Il fait grand jour à présent dans la pièce, grâce au trou qui est percé dans le toit, si bien que Biollaz s’avance sans peine, constatant seulement que dans le chalet tout est par terre, que les choses qui étaient pendues à des chevilles ou posées sur les rayons ont quitté leurs chevilles et leurs rayons, que les baquets de lait sont renversés.
Ayant mis ses souliers, Biollaz s’achemine à travers les flaques jusqu’à la porte.
Il cherche à ouvrir ; la porte n’ouvre plus. Un affaissement qui s’est produit dans le mur en a fait jouer le cadre.
Il lui a fallu passer par le trou du toit.
Loutre l’a poussé d’en bas et l’a soutenu par les jambes ; il arrive ainsi à l’ouverture d’où il se penche tendant les mains à Loutre ; et, ayant sauté à bas du toit le premier, il s’étonne du brouillard où il est, s’étonnant en même temps de la grandeur du silence qui l’entoure.
Car quelque chose y manque, quelque chose qui y était n’y est plus : c’est le bruit du torrent qui a cessé de se faire entendre, bien qu’on fût à l’époque de l’année où il est le plus riche en eau.
— Loutre, Loutre, où es-tu ?
Loutre :
— Ici.
— Loutre, tu entends ?… La Lizerne…
Alors Loutre a dit :
— Je viens.
Ils se sont trouvés dehors les deux ensemble. Ils s’avancent sur le chemin semé de feuilles d’ardoise que le vent y a transportées et elles se sont fendues par le milieu en retombant, ayant des fibres comme du bois.
On sort des autres maisons.
Ils s’aperçoivent à peine les uns les autres à distance, puis, étant plus près, ils ne se reconnaissent même plus, se faisant peur les uns aux autres, à cause de leurs figures défaites. À peine s’ils parlent ; ils soupirent, ils se regardent, ils secouent longuement la tête. Ils arrivent devant la maison des Donneloye ; la porte s’ouvre brusquement. Et un jeune garçon en sort qui les regarde, mais est-ce qu’il les a seulement vus ? parce que tout à coup il part en courant sur le chemin de la vallée. Ils l’appellent : « Hé ! Dsozet ! » Il n’entend rien. Ils l’appellent, mais il a déjà disparu, englouti par l’opacité de l’air qui s’entr’ouvre et se referme, comme un lourd rideau sans plis.
Eux continuent à s’avancer sur le chemin qui mène à Derborence. Il n’y a guère qu’un quart d’heure de marche. Ils continuaient à se débattre dans une espèce de brouillard qui était comme des feuilles d’ouate sale, posées les unes devant les autres avec des poches d’air dans l’intervalle, qui était comme les pages d’un livre réunies en haut par la reliure et qui, dans le bas, s’écarteraient. Elles s’effrangeaient toujours plus ; elles étaient de plus en plus pénétrées par la lumière ; finalement ils ont pu voir. C’est-à-dire que, s’étant arrêtés sur le chemin, ils ont vu que le chemin était barré. Ils ont vu qu’il y avait comme un grand mur en travers du chemin, et, en travers du chemin, c’était comme un devant de fortifications, avec un glacis, des défilés, des créneaux, des meurtrières. Le mur se tenait devant eux et il était descendu là pendant la nuit : descendu d’où ? C’est ce qu’on ne pouvait pas voir encore. Mais il était là, formant barrage, avec de gros blocs et de petits, du sable, du gravier, du béton, tandis que le lit du torrent qui en sortait était desséché, montrant à nu le fond de son lit où quelques mares restaient emprisonnées.
— Halte !
— Qui est-ce qui crie ?
C’était le vieux Plan qui garde les moutons dans les hauts ravins de la Derbonère.
À main gauche pour eux, du côté du sud-ouest, s’ouvre dans l’épaisseur de la chaîne une espèce de couloir à forte inclinaison, tellement rocheux et aride que seuls les moutons y fréquentent.
On voit le troupeau dégringoler dans la pierraille, lui-même comme une chute de pierres.
On le voit, dans le fond d’un creux, comme un petit lac aux eaux troubles quand un peu de vent passe dessus.
On le voit qui erre sur les pentes où il semble l’ombre d’un nuage.
On l’a vu, et en avant de lui il y avait le vieux Plan :
— Halte !
Il est perché dans le haut d’un quartier de roc, d’où il tendait la main vers vous :
— N’allez pas plus loin !
Il a hoché la tête dans sa barbe blanche, ayant une longue houppelande. Elle était couleur de rouille, couleur de mousse, sa houppelande, couleur d’écorce, couleur de pierre ; elle avait la couleur des choses de la nature, ayant longtemps connu comme elles les grands soleils, les averses, la neige, le froid, le chaud, le vent, les emportements, les repos de l’air, la longue succession des jours et des nuits.
— N’allez pas plus loin ! D… I…
Il riait :
— D… I… A… Vous comprenez ?
Et comme il parlait ainsi, voilà que quelque chose bouge là-bas, entre les pierres ; quelqu’un venait ou cherchait à venir.
Ils voient que c’est un homme, mais à peine si cet homme se tenait encore debout, faisant un pas ; étant obligé de s’accrocher des deux mains à la roche la plus voisine avant d’en faire un nouveau, qu’il hasardait quand même ; tombant ensuite de côté.
Ils regardent, ils regardent mieux :
— Eh ! disent-ils, c’est Barthélemy !
Et ils ont couru à sa rencontre, pendant qu’on entendait le vieux Plan qui criait :
— Attention ! pas plus loin… Arrêtez ! Arrêtez !
Thérèse, la veille au soir, s’était installée sur le banc, devant leur maison. Elle s’était mise là dans sa robe brune à beaucoup de plis d’où sortaient les manches de sa chemise en grosse toile de chanvre. Elle s’était mise là, elle s’était laissée aller en avant, les bras sur les genoux ; elle regardait vaguement au-dessous d’elle, et par-dessus les petits arbres du verger, tout au bas de la grande côte, qui se dérobe tout à coup à vos yeux, le fond de la vallée et la plaine, c’est-à-dire une large plaine, lisse comme une feuille de papier, où coule le Rhône.
Ah ! ça vous dure, ah ! ça se traîne. Huit jours qu’Antoine est parti et huit jours c’est comme huit mois !
Elle avait laissé sa tête aller en avant ; c’est le Rhône qu’elle voyait sur ce fond plat qui était vert. Le Rhône était gris et blanc, ayant un lit beaucoup trop large, parce que son courant charrie du sable et des pierres qui empiètent sur ses bords (c’est pourquoi depuis on l’a corrigé).
Il était marqué là comme une route sur une carte, c’est-à-dire son lit, singulièrement tortueux et capricieux avec ses marges de limon gris ; tandis que lui-même courait au milieu et on le voyait bouger au milieu, étant d’un gris plus clair et presque blanc, rampant sur le ventre comme la vipère.
Là aussi ça dure, là non plus rien ne change ; ah ! on le connaît bien, ce Rhône, on ne le connaît que trop !
Depuis le temps, pensait-elle, depuis le temps qu’il vous raconte sa vieille histoire, toujours la même (qu’on aurait pu entendre en prêtant l’oreille, qu’on entend encore mieux la nuit).
Peut-être bien qu’Antoine reviendra dimanche, mais il lui faudra remonter. À peine réunis, nous voilà séparés ; à peine mariés, démariés, à peine mis ensemble, démis ; si seulement Antoine pouvait revenir pour tout de bon ! Et moi je suis en train de regarder le Rhône ; est-ce que, quand on est deux, on a le temps de s’en occuper ?
Je m’ennuie, je m’ennuie.
On entendait marcher de l’autre côté de la maison, parce que les gens rentraient chez eux manger la soupe.
La journée était finie ; elle commence à quatre heures du matin, elle finit à huit heures du soir.
Ils rentraient ; on entendait le bruit de leurs pas, tantôt sourd, tantôt grinçant, sourd à cause de la boue, grinçant à cause des grosses pierres plates qui sont posées dedans de place en place, comme dans un gué.
De ce côté-ci du village, les maisons ont des façades de deux couleurs, blanches dans le bas, brunes dans le haut ; de l’autre, leur derrière plus bas domine à peine l’étroit passage qui s’ouvre entre elles et une autre rangée de constructions ; étant ainsi noires et blanches par devant, étant par devant bien disposées et arrangées, comme des ruches dans un jardin ; par derrière toutes noires, mises là pêle-mêle, et puis faisant de l’ombre sur le passage toujours boueux.
Et devant les maisons il n’y avait personne, mais derrière, dans la ruelle, tout le temps du monde allait et venait, des femmes le râteau sur l’épaule, des petites filles avec des seaux d’eau et seulement un ou deux hommes, car c’est le village d’été d’où presque tous ceux qui en ont l’âge ou la force sont partis pour la montagne, et où il ne reste que les infirmes, les trop vieux, les trop pauvres, les pas assez intelligents.
Il faisait très beau. Elle voyait entre ses pieds des petites fourmis rouges qui portaient leurs œufs à la file au fond d’une étroite rainure qu’elles avaient fini par se creuser dans la poussière – une espèce de ruelle aussi, car les fourmis, c’est comme nous, se disait-elle ; les fourmis avec leurs œufs plus gros qu’elles, c’est comme nous avec nos filards de foin qui sont aussi plus gros que nous…
Elle a eu chaud dans tout le corps ; une montée de sang a fait du bruit dans ses oreilles. Elle a eu de la peine à respirer, bien qu’elle se fût redressée ; elle a été toute rouge, elle devient toute pâle, elle redevient toute rouge.
Qu’est-ce que c’est ?
Elle s’interroge ; puis voilà qu’une idée lui est entrée dans l’esprit : après tout elle est mariée, et mariée depuis deux mois.
Ah ! est-ce que ce serait ça ?
De nouveau elle change de couleur ; ah ! sûrement que c’est ça, se dit-elle ; sinon, qu’est-ce que ça pourrait bien être ? parce qu’elle a une bonne santé.
Sûrement que c’est ça ! Alors elle change de couleur encore une fois, elle se met à sourire, ses lèvres sont de nouveau aussi rouges que son fichu – ayant renversé la tête, ayant appuyé sa tête contre le mur, et l’épaisseur de son chignon fait que c’est doux derrière sa tête.
On est bien, elle ne bouge pas. « Parce que, si c’est ça… Si c’est ça, je ne serai plus seule. Et on sera deux pendant qu’il est loin, et, quand il sera redescendu, on sera trois… »
En face d’elle, et juste au niveau de ses yeux, il y a les montagnes. Il n’y en a pas seulement une, ni deux, ni dix, mais des centaines ; elles sont rangées en demi-cercle comme une guirlande de fleurs suspendue dans le bas du ciel.
C’est plus haut que les forêts, plus haut que les pâturages, plus haut que les rochers ; là flottent toutes ces neiges, toutes ces glaces coloriées, qui sont étrangement détachées de ce qui les porte, qui sont devenues étrangères à leurs soubassements que l’ombre a déjà noircis. Et plus l’ombre augmente au-dessous d’elles, plus elles deviennent légères, plus aussi leur clarté s’accroît, qui est faite de tous les roses, de tous les rouges, de tous les tons de l’or ou de l’argent.
Alors ça lui a fait doux autour du cœur. En avril, quand on s’est mariés, les pêchers étaient en fleurs. Ils recommencent à fleurir, c’est une promesse. Elle a parcouru de l’œil toute la chaîne, encore une fois : c’est comme quand le pêcher fleurit, en effet, comme quand l’églantine s’ouvre, comme quand le cognassier plus incertain, plus timide, plus tardif, montre le dernier ses bouquets ; car les montagnes à ce moment ont commencé à pâlir, à passer ; elles se fanent, elles deviennent grises ; mais qu’est-ce que ça fait ? pense-t-elle, parce que demain elles refleuriront.
On ne marchait plus dans la ruelle. Les femmes appelaient les enfants. Elles venaient sur le pas de leur porte, criaient un nom deux ou trois fois de suite, puis de nouveau criaient un nom. Et Thérèse a vu qu’elle s’était oubliée. Sa mère devait l’attendre, parce qu’elle mangeait chez sa mère depuis qu’Antoine n’était plus avec elle.
Elle s’est mise à courir. Elle a passé par les jardins de manière à ne rencontrer personne, sans quoi elle serait arrêtée et elle perdrait encore du temps. Elle voit la porte qui fait un carré rouge dans le haut de l’escalier extérieur qu’elle grimpe, se tenant à la rampe parce que la tête lui tournait un peu.
On lui a dit : « Eh bien ! c’est le moment… D’où viens-tu ? »
On a vu Philomène qui est toute noire devant le foyer où la marmite pend à la crémaillère. Philomène a tourné la tête vers elle quand elle est entrée, puis elle lui a dit : « Allons, allons, dépêche-toi d’allumer. »
Thérèse prend une brindille de mélèze – ce soir du vingt-deux juin, vers les huit heures et demie peut-être, pendant que Séraphin et Antoine étaient assis devant le feu à Derborence ; ils étaient devant le feu, Séraphin et Antoine, et les étoiles se montraient l’une après l’autre, la lune allait se lever. Dans la grande cuisine noire, il y a une place claire, c’est le feu, sa mère est devant ; Thérèse prend la brindille et avec sa brindille s’approche du feu – le vingt-deux juin. Elle revient, tenant entre ses mains, qui sont éclairées en dedans, la petite flamme tremblotante, qu’elle approche de la mèche grasse de la lampe, qui pend au bout de sa chaînette à une des poutres du plafond.
On a vu qu’il y avait sur la table de noyer bien frottée deux assiettes d’étain mises en face l’une de l’autre.
Et Philomène est arrivée avec la marmite qu’elle pose sur une rondelle de bois de sapin faite exprès, puis s’est assise et a pris place sans avoir rien dit de plus.
Philomène s’est mise à manger sa soupe ; c’est ce vingt-deux juin, pendant que six cents mètres plus bas, au fond de la plaine, le Rhône continue à se traîner sur le ventre et le frotte contre les pierres, ce qui fait dans l’air un déplacement léger comme quand on marche dans des feuilles sèches.
Tout à coup Philomène s’était arrêtée de manger, tenant à mi-hauteur, entre son assiette et sa bouche, sa grosse cuiller d’étain ronde ; elle avait regardé sa fille :
— Qu’est-ce que tu as ?
— Rien.
— Alors pourquoi est-ce que tu ne manges pas ?
— Je ne sais pas, a dit Thérèse. J’ai pas faim.
Philomène hausse les épaules.
— Oh ! je vois bien, c’est parce qu’il n’est pas là… Voyons, voyons, ma pauvre fille. Il n’y a pas qu’à toi que ces choses arrivent… Moi aussi, j’ai été mariée… Et, moi aussi, ton pauvre père, quand il montait à la montagne, il me laissait seule tout l’été…
Elle parlait sans douceur à cause d’un reste de ressentiment qui était en elle sans qu’elle s’en doutât ; elle continue :
— Et puis c’est toi qui l’as choisi, ton mari, ou quoi ? Tu connais pourtant bien les habitudes du pays, dis, puisque tu y es née ; tu dois savoir qu’on est veuve au moins deux mois par an chez nous…
Mais Thérèse secoue la tête.
— C’est pas ça.
— Ah ! qu’est-ce que c’est ?
— Je sais pas…
Le vingt-deux juin, vers les neuf heures du soir, sous la lampe à huile avec sa petite flamme jaune qui a la forme d’un cœur renversé.
— Tu sais pas ?
— J’ai mal au cœur…
— Mal au cœur ?
— Oui, et puis j’ai la tête qui me tourne.
— Ah ! a dit Philomène, c’est depuis quand ?
— Depuis aujourd’hui.
— C’était ton mois ?
— Oui.
Thérèse s’est tue. Et on a vu que Philomène s’était mise à sourire, ce qui ne lui était pas arrivé depuis le mariage de sa fille, regardant sa fille ; puis :
— Oh ! dit-elle, si c’est ça, c’est une bonne maladie ; c’est une de ces maladies à qui on fait la révérence quand elles viennent vous trouver…
Pendant que Thérèse encore une fois sentait tout son sang lui monter à la figure, faisant comme une nappe chaude sous sa peau, puis s’en va :
— C’est sûrement ça, disait Philomène… Oh ! c’est une bonne maladie. Il ne te faut pas avoir peur, et il ne faut pas non plus te forcer. Si tu n’as pas faim, ne mange pas… Je vais te faire une tasse de camomille et puis tu iras te coucher…
Elle a repris :
— Il ne sait rien, lui, bien entendu ? Oh bien ! ça va lui faire une bonne surprise.
Thérèse avait été se coucher.
C’était dans leur maison à eux, une maison qui avait été remise à neuf exprès pour eux. Le lit était un grand lit de mélèze, un lit carré, c’est-à-dire aussi long que large, et qui, fixé au mur par des chevilles, montait presque jusqu’au plafond sur ses hauts pieds.
Je peux m’y coucher en travers quand il n’est pas avec moi.
Mais il redescendra bientôt, il redescendra de la montagne ; et voilà, je lui dirai : « Mon seigneur, entrez dans le lit. »
Elle s’amusait à penser à lui, parce qu’il y a deux places. Elle lui dirait : « Tu sens la montagne, tu sens la fumée et le bouc… Ça ne fait rien, mon seigneur, disait-elle, venez contre moi tout de même, parce que je suis seule et j’ai froid. »
Pourquoi est-ce qu’ils nous auraient fait un lit si large, si ce n’était pas pour y être deux ? « J’y peux coucher en longueur, vois-tu, mais j’y peux coucher en largeur si je veux, ça m’ennuie ; viens vite près de moi », dirait-elle.
Elle lui dirait : « Mets-toi là, mais je te défends de me toucher… Il faut d’abord que je te parle ; c’est un secret… Promets que tu ne le répéteras à personne… Promets-tu ? »
Je lui tiendrai les mains, s’il le faut. Je lui dirai : « Ne me touche pas… Mon seigneur, oh ! mon beau seigneur, ce que vous faites est défendu. »
Et lui, il dirait : « Un petit baiser, rien qu’un… »
Elle dirait : « Où ? » — « Sur le pâle de l’œil. » — « Non, dirait-elle, parce que j’ai d’abord quelque chose à te dire. Tourne ta figure en l’air, moi je mets ma tête à plat, comme ça tu ne piqueras plus. Et comme ça j’aurai ton oreille tout près de ma bouche, c’est à cause du secret, Antoine… »
Elle s’est retournée encore dans le grand lit et les heures de la nuit commençaient à passer. Peut-être qu’elle s’était assoupie.
Il a dû faire un peu d’orage.
Lui disait : « Ce secret, qu’est-ce que c’est ? C’est de l’argent ? C’est une visite ? »
Elle disait : « Devine ! »
Il continuait à faire de l’orage. Le bruit, qui avait commencé dans son rêve, glisse tout doucement à la réalité. Elle ouvre les yeux, elle l’entend toujours. C’est un roulement de tonnerre. Il se prolonge et gronde au-dessus des montagnes, du côté du nord ; ensuite elle l’entend qui vient, avec des cahots, comme un char lourdement chargé de billes de sapin qui s’entre-choquent ; il passe au-dessus d’elle ; enfin, il va se heurter, de l’autre côté de la vallée, à la chaîne du sud qui le renvoie.
Il revient en arrière, se heurtant à lui-même.
Les contrevents battent, on entend tomber une échelle ; les croisées de la chambre de Thérèse, qui étaient mal fermées, s’ouvrent toutes grandes.
Elle a eu froid dans sa chemise pendant qu’elle va vite les fermer, mais alors ce qu’elle voit aussi, c’est qu’il n’y a point d’éclairs, malgré que le tonnerre dure, faisant au-dessus du toit comme des remous coupés de craquements.
Elle voit que la nuit est belle, et, dans un bain de clair de lune, les arbres se tordent bizarrement encore, levant les bras avec leurs feuilles toutes dressées comme des poils ; puis, retombant, sont immobiles, et recommencent à être ronds, sous cette douce pluie brillante qui s’égoutte sur leur plat comme sur des plumes bien lisses.
Qu’est-ce qui se passe ?
Elle entend qu’on parle dans la rue, la cuisine a une fenêtre qui donne de ce côté-là ; elle va vite à la cuisine, elle est nue sous sa chemise, elle est pieds nus. Le tonnerre se tait peu à peu.
Il y a eu quelques craquements encore, comme dans la cloison de bois d’une chambre quand la température change ; puis tout est redevenu tranquille, semble-t-il, sauf que, partout dans le village, les fenêtres et les portes s’ouvrent. Des têtes se montrent aux fenêtres ; devant les portes se montrent les personnes tout entières, qui disent : « Qu’est-ce que c’est ? »
Les gens se tournent les uns vers les autres. On lève la tête ; on voit que les étoiles sont à leur place ordinaire : une grosse rouge, une verte, une petite qui est blanche, entre les toits. Des pointues, des rondes, les unes qui bougent, les autres qui ne bougent pas. On disait :
— C’est pas un orage.
Elle, elle n’ose pas trop se montrer.
Les hommes ont passé un pantalon, les femmes ont mis une jupe par-dessus leur chemise ; on entend une voix de femme qui dit :
— Eh ! sait-on ?
Elle n’ose pas se montrer, sa chemise tient mal et lui glisse de l’épaule.
— Sait-on jamais ?… Il y en a qui sont coupés en deux par la montagne. Il peut faire beau chez nous et vilain chez les Allemands…
Les gens regardent vers la montagne qu’on n’aperçoit que de place en place vers le nord, entre les maisons ; tout est calme et jusque sur les crêtes.
— Pensez-vous ? On verrait bien la lueur.
— La lueur de quoi ?
— Des éclairs…
— Ou bien ils font sauter des mines, a dit quelqu’un.
— Tu es fou. Moi, je dis que c’est un tremblement de terre. Mon lit m’a bougé sous le dos.
— Le mien aussi.
— Moi, dit un des Carrupt, car ils sont presque tous Carrupt à Aïre, c’est un tonneau que j’avais mal calé. Il a roulé jusque contre la porte de la cave.
Les hommes sont blancs et noirs dans la lune ; les femmes font des taches noires qui bouchent presque l’ouverture des petites fenêtres éclairées où elles se tiennent.
— Mais le bruit ?
— Oh ! dit un autre, le bruit, ça fait toujours du bruit, les tremblements de terre.
— Et le vent ?
— Ça fait du vent.
— Tu crois ?
— Je sais.
— Et alors quoi ?
— Alors, c’est fini.
— Alors, on va se recoucher ?
Quelqu’un a demandé encore :
— Quelle heure est-il ?
On a dit :
— Deux heures et demie.
C’est maintenant le vingt-trois juin.
Thérèse écoute toujours, mais les portes se ferment l’une après l’autre, les fenêtres se ferment aussi ; tout est devenu parfaitement paisible non seulement dans le ciel, mais sur la terre, et autour d’elle dans le village, où il y a seulement le babillage d’une fontaine qui a recommencé à se faire entendre et ne se taira plus jusqu’au matin.
Il n’y a eu que Maurice Nendaz qui ait deviné ce qui se passait ; c’était un boiteux qui marchait avec une canne.
Il s’était cassé la cuisse autrefois en abattant du bois dans la forêt, la cuisse gauche ; et, comme elle avait été mal ressoudée, elle faisait angle avec elle-même, de sorte qu’elle était plus courte que l’autre.
À chaque pas, il tombe de côté.
Il s’est avancé encore un peu dans la ruelle, pendant que les fenêtres se fermaient et les portes faisaient du bruit en retombant ; puis, s’étant placé en retrait derrière l’angle d’un fenil, voilà qu’il appelle tout bas :
— Hé ! Justin.
C’était un de ses voisins, un jeune homme de quinze ou seize ans, qui n’était pas encore rentré chez lui.
— Tu as sommeil ? lui a dit Nendaz. Non ?… Eh bien, va passer une veste et viens avec moi.
— Où est-ce que vous allez ?
— Tu verras.
Justin avait été mettre une veste ; quant à Nendaz, on a vu qu’il était déjà prêt à partir, son chapeau sur la tête, un bâton à la main.
— Tu n’as parlé de rien à personne ?… Bon ! ça va bien. Il faut les laisser dormir tranquilles encore un moment.
On entend le bruit qu’il fait avec son bâton sur les pierres ; on a entendu le bruit qu’il a fait avec sa mauvaise jambe qui cogne plus fort que l’autre quand il appuie dessus.
Dès qu’on est sorti du village, le chemin qui mène à Derborence commence à monter, prenant de flanc la côte où il y a de petits bancs de roche superposés, entre lesquels ne poussent guère que quelques buissons épineux et des pins rabougris aux troncs rouges. De jour, on voit très bien la ligne en oblique qu’il fait là ; elle est droite comme si on l’avait tracée à la règle ; on la suit de l’œil dans toute sa longueur jusqu’à une coupure dans les rochers, deux cents mètres plus haut, où elle disparaît tout à coup. Mais, à cette heure, et comme la lune venait de se cacher, c’est tout juste si on distinguait les inégalités de sa surface qui étaient grandes, et assez gênantes, car les deux hommes n’avaient point de lanterne. Il y a des pierres rondes qui fuient sous la semelle, il y a des feuilles de schiste qui basculent, il y a des cailloux qui font saillie et où bute la pointe du pied. C’est pourquoi ils allaient lentement et pourquoi Nendaz allait le premier, ayant en outre sa mauvaise jambe à faire obéir, ce qui n’était pas toujours facile. Nendaz ne disait rien. On le voyait vaguement pencher de côté, se redresser, pencher de côté, tandis que sa main droite prenait appui sur le bec de sa canne. On l’entendait souffler, parce qu’il avait de la peine. De temps en temps, il s’arrêtait un moment sans se retourner ; et Justin faisait halte à son tour, ayant seulement devant lui, dans l’ombre, une espèce d’ombre plus noire, qui était sans tête, parce que Nendaz la tenait penchée en avant.
Mais un petit peu de blanc s’était mélangé à l’air comme quand, dans un pot de couleur sombre, on laisse tomber un peu de couleur claire en remuant.
Ils approchaient du bout de la ligne droite que le chemin faisait sur la pente et ensuite il n’y avait plus de chemin. À ce moment, l’air qui était noir avait commencé à devenir gris, ce gris devenant lui-même de plus en plus transparent et léger autour d’eux, où les choses reprenaient peu à peu leurs couleurs. Les pins sont devenus verts, leurs troncs rouges ; les fleurs étaient blanches et roses aux branches de l’églantier. Il faisait jour, il allait faire grand jour ; on pouvait de nouveau utiliser ses yeux, on regarde ; on a vu que des rochers se dressaient devant vous, barrant le chemin. Mais on a vu aussi qu’il y avait dans ces rochers une entaillure.
Maurice Nendaz brusquement s’était arrêté ; il écoute ; il dit à Justin :
— Tu entends ?
Il s’est penché sur le vide ; Justin qui l’a rejoint se penche de même que lui ; et ce qu’on entendait, c’est qu’on n’entendait rien, c’est-à-dire plus rien.
La voix rauque qui parle là, c’est-à-dire à cinq cents mètres au-dessous de vous, au fond de la gorge, s’était tue. Ou était du moins en train de se taire, étant déjà pleine de faiblesse et coupée de silences comme quand on serre quelqu’un à la gorge, et il crie de moins en moins fort, de moins en moins.
C’est cette étroite fissure qu’il y a là, ce coup de sabre qui a été donné en travers de la montagne.
L’eau longtemps a scié la roche de haut en bas, comme quand les scieurs de long font monter et descendre leur lame dentelée dans un tronc de chêne, l’un debout dessus, l’autre dessous.
Elle s’est ainsi ouvert au cours des âges (ah ! quel patient et minutieux travail !) un étroit canal aux parois verticales, qui se touchent presque par place ou surplombent ; au fond duquel elle coule elle-même, n’étant plus vue, mais faisant entendre d’ordinaire une espèce de long soupir continuel, qui monte en s’amplifiant d’écho en écho.
Or, voilà que le bruit de l’eau ne s’entendait plus ; et Nendaz écoute et Nendaz a dit :
— C’est bien ce que je pensais.
— La Lizerne ? a dit Justin.
— Oui.
— Alors quoi, elle est bouchée ?
Nendaz hoche la tête, il se redresse ; et, comme le jour continuait à grandir, on a pu voir que le chemin n’était pas interrompu, mais qu’il prenait brusquement de côté derrière la coupure, s’engageant à angle droit dans la gorge qu’il remontait.
Il allait maintenant presque à plat au flanc des rochers ; on le voyait s’allonger devant soi sur un assez grand espace, allant parallèlement au torrent ; il traversait à un moment donné des éboulis ; puis il y avait un tournant où il cessait d’être vu.
Et Nendaz, ayant encore hoché la tête, s’était remis en route ; il a poussé jusqu’à ce tournant, d’où la vue s’étend librement au loin vers le nord ; alors il montre quelque chose qui est là-bas, qui est dans les airs, quelque chose qui vient d’apparaître au-dessus d’une dernière croupe boisée ; quelque chose de jaunâtre, quelque chose qui brille dans la lumière du matin, quelque chose de plat comme une planche de sapin dont le bout dépassait déjà les sommets environnants.
— Tu vois ?
Justin fait signe que oui.
— Tu sais ce que c’est ?
Justin dit que non.
— Tu crois que c’est de la vapeur, hein ? ou de la fumée ? ou que c’est le brouillard qui se lève ? Regarde bien. Parce que la fumée frise, ou quoi ? et le brouillard c’est en copeaux comme quand le menuisier pousse son rabot sur la planche. Non, tu vois, ça monte tout droit, c’est lisse. Tu ne devines pas ?…
Justin n’a pas eu le temps de dire s’il avait deviné ou non : on venait sur le chemin. Des pierres se sont mises à rouler sans qu’ils eussent encore vu personne, puis ils voient. C’était un jeune garçon de quatorze ans environ, c’est-à-dire un peu plus jeune que Justin. Il était brun et gris à cause d’une culotte qui s’arrêtait au-dessus des souliers et d’une chemise sale. Il courait, il faisait quelques pas en marchant, il se remettait à courir. Il venait droit sur les deux hommes, il ne semblait même pas les avoir aperçus. Mais, eux, ils l’avaient vu et ils ont vu aussi qu’il devait avoir un trou à la tête ou une blessure dans les cheveux, d’où le sang avait coulé sur sa joue et avait séché sur sa joue, s’y mélangeant avec ses larmes ; car il pleurait, puis il cessait de pleurer, puis un gros sanglot de nouveau lui venait dans la poitrine et il se mettait à courir plus vite en le ravalant.
— Tu le connais ?
— Oui, dit Justin… C’est un Donneloye de Premier… Il s’appelle Dsozet. Il doit venir de Zamperon.
Alors Nendaz ouvre les bras tout grands, lui barrant le chemin ; mais est-ce que l’autre s’est seulement douté de la présence de Nendaz, ayant les yeux bouchés par les larmes ? Il venait, il ne s’arrête pas : il arrive droit sur Nendaz ; et Justin dans sa surprise n’avait même pas fait un geste, tandis que Nendaz s’écarte, ayant peur d’être bousculé, à cause de l’à-pic qui commençait tout au bord du chemin.
L’autre passe.
Et l’autre s’éloigne déjà ; alors Nendaz à Justin :
— Dépêche-toi ! Cours-lui après, rattrape-le ! Il s’agit que tu arrives avant lui au village. Et tu vas chez le président, tu entends. Et tu diras au président de venir me rejoindre avec deux ou trois hommes…
Justin était déjà parti ; Nendaz s’est mis à crier :
— Tu lui diras que c’est à Derborence. Oui, le bruit qu’il y a eu cette nuit, le coup de vent. Et ces fumées… Les Diablerets…
Il criait toujours :
— Les Diablerets qui sont venus en bas…
C’est une heure plus tard que la civière s’est présentée.
Ils descendent quelquefois sur une civière une chèvre blessée, ceux des chalets d’en haut, quand une chèvre, par exemple, s’est arraché une corne en se battant ou bien s’est cassé la patte. Ils l’attachent sur une civière, ils la couvrent d’une vieille toile à fromage. Un des hommes empoigne la civière par devant, l’autre l’empoigne par derrière.
On les rencontre quelquefois ainsi sur les sentiers de la montagne, et ils descendent avec lenteur, avançant en même temps le pied droit, avançant en même temps le pied gauche, à cause de la balancée.
On les voit venir de loin. On se dit : « Qu’est-ce qu’ils portent ? » Puis un coup de vent soulève le bord de la toile ou bien c’est la bête elle-même qui, en redressant la tête, l’écarte ; alors on se rassure, parce qu’on voit sa barbiche, on voit l’espèce de pompon qu’elle a sous le menton, ses beaux yeux vifs et étonnés ; pendant que son petit museau entr’ouvert à la langue rose laisse échapper un cri râpeux et tremblotant.
Ils portaient bien une civière, ce matin-là, et elle était bien recouverte d’une toile à fromage, mais ce n’était pas une chèvre qui était couchée dessus. Quelque chose de plus lourd, quelque chose de plus long. C’était quelqu’un, c’était une personne et qui était même trop longue pour la civière, de sorte qu’une partie de sa masse la dépassait et pendait par devant. On voyait que c’étaient deux jambes. Et, à l’arrière de la civière, on avait disposé une housse d’oreiller à carreaux rouges et blancs et bourrée de foin, pour la tête, car c’était un homme qui était porté, ce matin-là, et difficilement porté.
Ils étaient quatre pour le porter ; ils se relayaient deux par deux. Quatre des hommes de Zamperon, dont Biollaz et Loutre ; et les deux qui portaient la civière allaient devant, les deux autres suivaient, les mains vides.
À un moment donné, ceux qui portaient la civière la posaient sur le chemin ; les autres alors venaient prendre leur place.
Ils marchaient ainsi, chaque fois, cinq ou six minutes, tour à tour, sur le chemin étroit et difficile ; ils en avaient pour quatre ou cinq bonnes heures, car c’est aussi un long chemin. Ils avaient à descendre la gorge d’un bout à l’autre, sous un ruban de ciel guère plus large, ni moins tortueux qu’elle ; et allaient là tour à tour, deux par deux, les bras raidis, les épaules tirées en bas, le cou tendu en avant et où la veine qui faisait saillie était aussi grosse que le gros doigt, prenant soin de poser en même temps le même pied par terre, – cinq ou six minutes, tour à tour, puis ils s’arrêtaient.
Ils étaient alors les quatre à entourer la civière ; ils disaient :
— Hé ! Barthélemy.
Ils secouaient la tête, ils disaient :
— Il n’entend pas.
L’un d’eux arrachait au bord du chemin une touffe d’herbe et, se penchant sur le blessé, avec des gestes maladroits, il essuyait l’écume qui lui sortait aux coins des lèvres, lui faisant une barbe rose dans la barbe qu’il avait, une barbe rose pleine de bulles comme quand avec une pipe on souffle dans de l’eau de savon.
L’homme se laissait faire. Il ne disait rien, il ne bougeait pas. Il regardait en l’air avec des yeux vides, vaporeux. Il avait les yeux grands ouverts, mais ils étaient gris comme si leur regard s’était tourné en dedans. Il avait une barbe rose par-dessus sa courte barbe noire ; il avait une large figure qui avait été brune, toute réjouie d’un beau sang, tout animée par le grand air ; qui était à présent grise et verte comme une pierre qui a roulé dans la mousse, qui s’y est usée, puis polie, car la peau, poussiéreuse ailleurs, était brillante aux places où elle était soulevée par l’os. Et tout à coup le souffle de Barthélemy se faisait plus court, plus précipité, poussant dehors une nouvelle hauteur et épaisseur d’écume : c’est qu’il avait la poitrine écrasée ; et on le descendait vite au village pour essayer de le sauver.
Les hommes l’ayant posé sur le chemin l’appelaient en secouant la tête, sous le ciel étroit, dans la gorge qui reste sombre même par le plus beau soleil ; ils disaient : « Barthélemy, est-ce que tu veux boire ? » l’un d’eux ayant dans sa poche un verre de corne qu’il a rempli à un filet d’eau qui coulait au bord du chemin, puis il se penche ; mais l’eau s’est écoulée sur le menton de Barthélemy, l’eau s’est répandue autour de sa bouche qui ne comprend plus, qui se refuse, qui dit non.
Ils étaient repartis ; ils ont aperçu Nendaz qui venait à leur rencontre.
Lui, avait continué à s’avancer dans la gorge avec sa mauvaise jambe et sa canne, ayant fait ainsi une partie du chemin ; eux avaient fait l’autre partie.
Les deux hommes qui ne portaient rien avaient alors pris les devants. Nendaz leur a dit :
— C’est la montagne ?
Les deux hommes hochent la tête.
Nendaz a dit :
— Moi, j’ai compris… Cette nuit… Et puis, a-t-il dit, montrant la civière, c’est tout ce qui reste ?
Les deux hommes hochent la tête.
— De tous ceux qui étaient montés ?
Ils ont dit :
— Oui.
— Et à Zamperon ?
— Il y en a un qui a le bras cassé ; il va venir dans un moment, parce qu’on lui fait un bandage.
Nendaz ôte son chapeau et se signe ; les deux autres ont fait comme lui.
Puis ils ont dit :
— Et en bas, est-ce qu’ils savent ?
— Non, ils ont cru que c’était un orage.
— Ah ! ils ne savent pas ?
— Oh ! à présent, a dit Nendaz, ils doivent savoir, parce qu’il y a un petit de chez vous qui a passé il y a un moment, et moi j’ai envoyé Justin les prévenir.
Ceux de la civière approchaient.
Nendaz a dit :
— Qui est-ce ?
On lui a dit :
— Barthélemy.
— Ah ! a dit Nendaz, Barthélemy…
Il avait son chapeau à la main, il s’avance.
— Barthélemy, Barthélemy, c’est moi. C’est moi, Maurice Nendaz… Tu m’entends, dis ? hé ! Barthélemy…
Philomène avait été réveillée de bonne heure par le sentiment qu’il s’était passé pour elle, la veille au soir, une chose agréable ; et, en effet, c’est une chose agréable, comme elle a vu, que cette promesse d’un enfant, pendant qu’un peu de cendre grise entrait tout juste dans la chambre entre les contrevents à moitié tirés. L’idée qu’on va être grand’mère est une chose agréable. Un enfant arrive et arrange tout.
Tout s’était arrangé ou continuait de s’arranger, peu à peu, dans sa tête, pendant qu’elle s’habillait. Elle se disait : « Enfin, du moment que ce mariage est fait… » Elle se disait : « Et puis, du moment que ça tourne bien. » Car, un enfant qui va venir, c’est bien tourner. On allait avoir besoin d’elle, et pour une vieille femme c’est comme rentrer dans la vie, à quoi elle pensait aussi, toute contente et réchauffée d’avance, de ce côté-ci des fenêtres, tandis que de l’autre côté le jour continuait à grandir.
Et elle, pendant ce temps, continuait à réfléchir et voilà qu’elle se disait, songeant à Thérèse : « Je n’aurais pas dû la laisser aller coucher chez elle hier au soir. À quoi est-ce que j’ai pensé ? J’aurais dû la garder ici, parce qu’on est toujours un peu nerveuse, les premiers temps. »
Mais elle s’est dit : « Eh bien ! je m’en vais vite faire la soupe et puis je la lui porterai bonne chaude sous un linge pour qu’elle puisse la manger au lit… Ça lui fera du bien de rester couchée. »
La porte d’une étable s’ouvre, c’est la chèvre qu’on va traire. Il n’y a plus guère de vaches au village en été et d’ailleurs guère davantage d’hommes valides : c’est un village de chèvres, de femmes, d’enfants, de vieux. On entend qu’on tire le verrou rouillé qui jette un grand cri comme quand on saigne le cochon, et on lui plante le couteau dans la grosse veine du cou. Quelqu’un tousse. La fontaine est faite d’un tronc d’arbre qu’on a scié par le milieu et puis évidé ; – c’est le vieux Jean Carrupt qui tousse. Tellement barbue de mousse, la fontaine, que c’est à peine si de loin on la distingue encore du talus couvert d’herbe auquel elle est adossée, ayant en guise de tuyau un simple chéneau de bois qui est tout fendu, de sorte que la moitié de l’eau se perd avant d’arriver au bassin.
Le vieux Jean Carrupt est toujours tôt levé, et a toujours soif ; ils sont d’ailleurs presque tous Carrupt au village, n’ayant pour se reconnaître les uns des autres que leurs prénoms ou leurs surnoms.
Jean Carrupt a été boire à la fontaine ; il revient en traînant les pieds.
Philomène avait allumé le feu, elle avait pendu la marmite à la crémaillère ; on commençait à aller et venir sous les fenêtres dans une jolie couleur rose qui a été d’abord sur le ciel à l’orient, puis nous a découlé dessus.
Le vieux Carrupt a le dos rose sous son vieil habit à queue qu’il n’avait pas quitté depuis plus de vingt ans.
Il vous tourne le dos, tourné lui-même vers la pente qui domine le village.
Le temps passe.
Tout à coup, le vieux Carrupt a grogné quelque chose.
Une femme lui a dit :
— Qu’est-ce qu’il y a, père Jean ?
Il grogne de nouveau quelque chose.
— Eh ! tiens, c’est vrai… Eh ! Marie… Tu ne vois pas ? Sur le chemin.
— Qui est-ce ?
— Je ne sais pas.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— Oh ! c’est que c’est jeune, ça s’amuse…
C’était en effet sur le chemin, comme quand les enfants jouent à la « couratte » (qui est le nom qu’on donne au jeu), et c’étaient les deux garçons. L’un courait, l’autre courait. Dsozet allait devant, Justin allait derrière. Quand celui qui était derrière courait plus vite, celui qui était devant faisait de même, comme pour ne pas se laisser rattraper. Car le jeu est qu’on se rattrape, et celui qui vous rattrape a gagné.
Les femmes regardaient :
— Où est-ce qu’ils vont ?
— Pourquoi est-ce qu’ils courent ?
Et on voyait que l’avance de Dsozet, quoi qu’il pût tenter de faire et quelque peine qu’il se donnât, allait diminuant de plus en plus ; voilà qu’en effet l’autre force encore son allure et l’autre arrive à sa hauteur ; mais on fut étonné, car il ne lui tape pas dans le dos, il ne lui saute pas dessus, comme on pensait qu’il allait faire : il passe simplement à côté de lui sans rien lui dire, sans même le regarder.
— C’est Justin. D’où est-ce qu’il vient comme ça ?… Il était pourtant ici cette nuit…
— Bien sûr, je l’ai vu.
C’est ainsi que le malheur s’avance sur deux jambes ou deux fois deux jambes, mais on ne sait pas qui il est ; c’est ainsi que les mauvaises nouvelles viennent et vont vite, mais on ne se doute pas encore d’elles ; – et les femmes appellent maintenant Justin, parce qu’il est tout près :
— Hé ! Justin !
Il ne répond pas. Il quitte le chemin pour prendre à travers les jardins, comme s’il voulait éviter d’être questionné au passage. Quant au petit Dsozet, il avait été vite perdu de vue, s’étant engagé, sans entrer dans le village, sur la route qui mène à Premier.
Philomène, entendant la voix des femmes, était venue sur le pas de sa porte. Elle les voit qui se portent entre les maisons pour tâcher d’apercevoir où Justin se rend et chez qui. Il est facile de deviner, en effet, qu’il cherche quelqu’un. Finalement, il s’arrête devant la maison du président, qui est à l’autre bout du village, tout à côté de celle où Rebord donne à boire dans une chambre au premier étage, où on monte par un escalier de bois aussi raide qu’une échelle.
Justin entre chez le président, il est reparu avec le président ; alors le malheur a été sur nous. Car Justin reparaît. Justin sort de chez le président, il lève le bras, il le tend vers le nord. Justin fait des gestes avec les deux bras, puis, ne se servant plus que d’un seul, il le tend de nouveau dans la direction des montagnes. Le président hoche la tête. Le président regarde autour de lui, il s’avance. C’est un petit vieux, qui a une moustache blanche ; il s’appelle Crettenand. Il porte la main à sa moustache blanche, la lisse ; il hausse les épaules d’un mouvement brusque, elles restent un instant levées à la hauteur de ses oreilles. Et il s’est fait partout un grand silence, où on entend encore le cri d’un coq, qui a retenti plein de dérision ; ensuite on a entendu Rebord qui descend en courant son escalier.
Il fait un bruit comme un roulement de tambour.
Une voix d’homme a dit :
— C’est pas vrai !…
Et une voix de femme :
— Ah !… Ah !… Ah !…
Un long cri qui vient par trois fois, toujours plus aigu, puis casse à sa plus fine pointe comme un roseau sous un coup de vent.
Et tout a commencé à remuer dans le village, tandis qu’on courait à la rencontre du président et de Justin.
— La montagne ?
— Oui.
— Et puis alors ?… Sur Derborence ?… Pas possible, voyons, qu’est-ce que tu racontes ?…
— Tu te souviens du bruit qu’il a fait cette nuit ?…
On pleure, des femmes appellent, des enfants crient ; on vient en se poussant, et on se pousse et on se bouscule dans la ruelle : c’est le malheur qui est sur nous, et on comprend enfin qu’il est sur nous, parce que quatre ou cinq hommes entourent le président.
Il y avait des femmes qui riaient, disant : « Voyons, voyons, c’est des histoires… »
Le président disait :
— Je sais rien, je sais rien, laissez-moi, il faut aller voir…
Philomène s’était avancée aussi ; elle se glisse entre les femmes, elle se fait un chemin entre ces bras qu’on lève, ces têtes qu’on secoue :
— Alors, a-t-elle dit, alors, président ?…
Il s’avance, il a dit :
— Je sais rien, demande à Justin.
— Alors, a-t-elle dit à Justin, et Séraphin ?
Il disait :
— Je sais pas.
— Et Antoine ?
— Je sais pas.
Elle s’est mise à courir vers la maison de Thérèse où rien ne semble avoir bougé encore, parce que la maison est assez éloignée de l’endroit où se fait le bruit. Elle voit que la porte d’entrée n’est pas fermée à clé.
Elle heurte à la porte de la chambre.
— C’est toi, mère ?
Elle dit : « C’est moi. »
Elle entre ; elle a dit : « Tu as laissé les fenêtres ouvertes, tu vas prendre froid… »
Elle a vite été fermer les fenêtres.
— Il faut faire attention, tu sais, dans ton état… As-tu bien dormi ?… Ah ! c’est moi qui t’ai réveillée… Tant pis ! Je n’étais pas tranquille à ton sujet, c’est pourquoi je suis venue.
On n’entend presque rien à travers les croisées garnies de verre épais en culs de bouteille.
Elle remet en place longuement les petits rideaux que le vent qu’il a fait cette nuit a dérangés ; elle dit :
— Il te faut rester au lit, ce matin ; c’est plus prudent. Je t’apporterai ta soupe.
Elle ne s’est toujours pas retournée ; elle entend Thérèse qui dit :
— Oh ! non, je vais me lever.
— Alors, c’est que tu vas mieux ?
— Oh ! oui, a dit Thérèse ; ça va même tout à fait bien.
Mais un cri arrive tout à coup, perçant les murs et l’épaisseur du verre, on passe en courant devant la maison :
— Qu’est-ce qu’on entend ?
— Oh ! c’est rien, a dit Philomène.
— Mais toi, mère, qu’est-ce que tu as ?
Parce qu’il lui avait bien fallu se retourner à la fin et Philomène montre une figure couleur de papier sale, pendant qu’elle tient ses mains l’une sur l’autre à hauteur de sa ceinture pour les empêcher de bouger.
Et, malgré la demi-obscurité où elle est, voilà que Thérèse la regarde parce qu’on n’empêche pas la vérité de percer.
— J’ai rien.
Thérèse a dit :
— C’est drôle.
Elle est assise sur le lit.
On heurte à la porte d’entrée.
Thérèse entend sa mère qui parle et une autre voix de femme parle bas dans la cuisine ; on ne comprend pas ce que les femmes disent. Le bruit cependant s’accroît au dehors en se rapprochant toujours plus ; Thérèse a demandé de nouveau : « Qu’est-ce qu’il y a ? »
Les deux femmes sont entrées, dont la seconde est une sœur de sa mère et s’appelle Catherine :
— Oh ! a dit Catherine, ne fais pas attention, c’est la femme à Barthélemy, elle a du chagrin… Son petit ne va pas…
Elles étaient restées, les deux, debout à côté de la porte, toutes bouleversées et cherchant à paraître calmes, retenues là et voulant avancer, voyant qu’il fallait dire quelque chose et ne trouvant rien à dire ; les mains de Philomène bougeaient toujours plus fort sur son tablier à rayures.
— Attendez, a dit Thérèse, je viens, je me lève.
— Non, a dit Catherine, il vaudrait mieux que tu restes couchée…
Mais à ce moment un coup de cloche se fait entendre, puis un coup, puis encore un coup.
C’est Barthélemy qui venait de mourir ; les porteurs ont vu qu’il était mort parce que sa bouche s’est ouverte dans sa barbe.
Ils allaient arriver au village. Ils ont déposé la civière sur le chemin ; puis, tête nue, l’ont entourée, eux quatre, et Nendaz, et ensuite tous ceux qui venaient, étant montés à leur rencontre (c’est pourquoi le bruit s’était éloigné) : c’est-à-dire le président, Justin, Rebord, des hommes, des femmes, des enfants.
Les femmes se sont mises à genoux pendant que quelqu’un partait en courant du côté de la chapelle.
Un coup.
Thérèse a dit :
— Qui est-ce qui est mort ?
— Oh ! a dit Catherine (et elle ne trouvait plus ses mots), c’est le petit à la femme de Barthélemy, mon Dieu ! Bien sûr, c’est sûrement lui… Ah ! la pauvre femme !
Un coup. Thérèse a dit :
— Il n’était pas malade, hier.
— Oui, le petit à la femme de Barthélemy… Elle a dit qu’il avait le croup… Ça lui est venu cette nuit…
Un coup.
— Elle courait les maisons comme une folle… Comme si on y pouvait quelque chose, nous autres…
Un coup. Les femmes là-bas se relèvent. Les porteurs reprennent leur charge, s’étant mis un à chaque bout. Ils ont tiré la toile à fromage sur le visage du mort.
Il y a une grande paix sur les montagnes qu’on voit rangées haut dans les airs en demi-cercle autour de vous. De la place que le mort quitte, on domine encore le village ; on voit, par-dessus les toits, le vide que fait la vallée être tout rempli ce matin d’une douce vapeur où la couleur du soleil est à côté de la couleur de l’ombre, les deux couleurs étant cousues ensemble comme les bandes d’un drapeau. Puis, plus haut, ça s’éclaire, et ça s’éclaire d’autant plus que l’œil monte davantage ; ça brille avec tranquillité, ces tours, ces cornes, ces aiguilles, toutes en or ou toutes en argent, et elles bougent un peu, comme la flamme des cierges quand on passe à côté.
Tout est tranquille sur les montagnes, tout est repos ; – pour moi il n’y aura plus jamais de repos.
Barthélemy quitte sa place. On lui a fait quitter sa place, il ne dit pas non, il se laisse faire. Il descend encore un peu. Et les autres viennent par derrière. Ils n’osent plus tellement crier, ils n’osent même plus rien dire, ils ont fait taire leurs larmes qui coulent maintenant sans bruit.
Et repos. Mais, pour moi, il n’y aura plus jamais de repos, non, jamais plus, dans cette vie.
Car sa mère et sa tante avaient bien essayé de la retenir, mais elles n’en avaient pas eu la force. Thérèse court à travers la chambre, elle s’est mise à la fenêtre et voit. C’est d’abord Barthélemy qu’on porte ; un homme est à ses pieds, un homme est à sa tête et il est couché à plat. Eux, sont debout, lui, est étendu ; eux, marchent, lui, est immobile sous sa toile, lui, se laisse faire ; il y a d’abord ses pieds qui débordent de la civière, puis le soulèvement où est sa tête sur l’oreiller.
Tranquillité, repos. Et il vient comme ça et ensuite vient tout ce monde.
Le vieux Carrupt va à leur rencontre ; il ne comprend pas très bien ce qui arrive, laissant entendre par moment un petit grognement.
— Ah ! a-t-elle dit, c’est du joli, il y a un malheur et on me le cache.
Sa mère et sa tante cherchent à la tirer en arrière : mais, maintenant, c’est la femme de Barthélemy qui vient avec ses six enfants.
La cloche continue à sonner ; un coup, puis un coup, puis un coup. Un coup, et la femme de Barthélemy tient le plus petit de ses enfants contre elle, donnant la main à un autre qui commence seulement à marcher, et il y en a deux qui se tiennent par derrière à sa jupe.
Elle a six enfants.
Il y a Nendaz avec sa canne, et Thérèse reconnaît Nendaz.
Il vient.
Il est une figure parmi toutes ces figures, qui sont un peu au-dessus du sol et à hauteur des petites fenêtres basses qu’on voit s’aligner dans les murs de bois brun – avec des barbes ou point de barbes, avec des cheveux emmêlés ou tondus ras, ou bien longs chez les femmes et noués en chignons, bruns ou noirs et même blonds…
— Ah ! c’est du joli !
Puis à Nendaz :
— Voyons, voyons, qu’est-ce que c’est ?
Parce que Barthélemy est sous la fenêtre où il va à plat, il a le visage couvert, il est vu d’en haut dans toute sa longueur, on voit qu’il ne bouge pas ; alors sa femme s’est remise à sangloter, laissant les larmes lui couler le long de la figure jusque dans la bouche. Elles font des taches noires sur le devant de son caraco gris.
Il y a des bras qui se lèvent, des mains se tiennent à plat de chaque côté d’une tête ; les hommes au contraire baissent la leur, le président, Justin, Rebord, Nendaz, les autres – guère nombreux, et pour longtemps, hélas ! guère nombreux à cause de tous les morts qu’il y a eu là-haut ; c’est un petit village, un petit village de chèvres, de femmes, d’enfants, de vieillards ; pendant ce temps il vient, il est à présent au-dessous de Thérèse ; alors elle a dit :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle parle toujours de Barthélemy ; elle a dit :
— Je pense qu’il est mort. Est-ce vrai, Maurice Nendaz ?
Nendaz passe avec sa canne.
— Pourquoi est-ce qu’il ne répond pas ? Ah ! c’est drôle, disait-elle, qu’est-ce qu’ils ont ? Justin !
Justin n’a pas eu l’air d’entendre, il passe lui aussi, il est déjà passé.
Une femme alors regarde vers Thérèse.
— Tu ne sais pas ? Tu ne sais pas encore ?… Mon Dieu !…
Elle se tait sans avoir achevé sa phrase.
C’est comme si elle avait déjà oublié Thérèse. La cloche sonne un coup.
— Ne reste pas comme ça à la fenêtre, tu prendras froid, disait Philomène. On va t’expliquer…
Et Thérèse :
— Quoi m’expliquer ?
Mais l’explication venait déjà parce qu’une autre femme a dit :
— C’est la montagne qui est tombée.
— Quelle montagne ?
— Les Diablerets.
— Et où est-ce qu’elle est tombée ?
— Sur Derborence.
Alors Thérèse a dit :
— Et eux ?
Mais elle se met à rire :
— La montagne !
Elle riait de nouveau :
— Ça ne tombe pas comme ça, tout de même, une montagne !
Puis tout à coup :
— Et Antoine, où est-il ?
Elle a crié :
— Oh ! Antoine, mon mari ! Antoine, mon petit mari !
On a calculé plus tard que l’éboulement avait été de plus de cent cinquante millions de pieds cubes ; ça fait du bruit, cent cinquante millions de pieds cubes, quand ça vient en bas. Ça avait fait un grand bruit et il avait été entendu de toute la vallée, qui a pourtant d’une à deux lieues de large et au moins quinze de long. Seulement on n’avait pas su tout de suite ce que ce bruit signifiait.
Maintenant on allait le savoir, parce que la nouvelle allait, allant très vite, bien qu’il n’y eût alors ni télégraphe, ni téléphone, ni automobiles. C’est bientôt dit. On dit : « C’est la montagne qui est tombée. »
La nouvelle était arrivée presque aussi promptement à Premier qu’à Aïre, à cause du petit Dsozet. Il était debout à côté de la fontaine, pendant qu’on lui lavait le sang qu’il avait sur la figure ; et, sortant de sa bouche, la nouvelle a couru de maison en maison.
Ça bouge toujours blanc et brillant au-dessus de vous dans le ciel qui est un peu recourbé et s’abaisse à votre rencontre comme la voûte d’une cave : là-dessous la nouvelle s’avance.
Elle a suivi d’abord le chemin, puis elle a quitté le chemin.
Elle court droit vers en bas, sautant par-dessus les haies.
Un homme, qui est en train de réparer le bisse, lève la tête : « Qu’est-ce que c’est ? » — « C’est la montagne… » — « Quelle montagne ? »
Et alors les lézards, qui se chauffent au soleil, allongés dans la pierraille, rentrent se cacher dans leur trou.
« Derborence… »
La nouvelle passe et va plus loin, s’acheminant vers la grande vallée qui se creuse là tout à coup, de deux couleurs entre les pins ; la nouvelle dégringole à travers la côte raide et les vignes jusqu’au Rhône qui vous frappe soudain en pleine figure avec son feu blanc.
Là, il y a une bourgade, où un médecin monte à cheval vers les onze heures, ayant fixé derrière lui à sa selle la sacoche où sont ses instruments.
Et, avant midi, la nouvelle arrive au chef-lieu où est le gouvernement, faisant un grand tumulte de voix dans les cafés.
On y boit le joli muscat du pays :
— Derborence !
Un vin presque brun tant il est doré ; un vin qui est chaud sous le palais avec un goût râpeux, tandis que son parfum vous monte dans le nez en arrière de la bouche.
On disait :
— Il paraît qu’il n’en reste pas un !
— Et les bêtes ?
— Pas une !
Ils venaient sur le pas des portes, levant la tête ; mais le déplacement où ils étaient ici par rapport à la chaîne faisait qu’ils ne pouvaient rien voir. Rien du tout. À peine, tout là-haut, vers l’ouest, une espèce de petit nuage grisâtre, transparent comme une mousseline, qui était étendu à plat sur le ciel en arrière des rochers.
Jusque vers les six heures du soir, il n’y avait guère eu là-haut que les habitants de Zamperon, ceux du moins qui y étaient restés, c’est-à-dire bien peu de monde, car ils n’étaient plus que cinq ou six, dont une femme. Ils avaient mis paître leurs bêtes dans les alentours immédiats des chalets pour ne pas avoir à les surveiller ; et tout de suite ils avaient empoigné, qui un marteau, qui une pioche, essayant de dégager une porte coincée ou bien reclouant les lattes du toit.
C’est alors que deux hommes d’Anzeindaz s’étaient présentés ; ils avaient fait un long détour par les hauteurs pour éviter d’avoir à passer près de l’éboulement.
Ils vinrent. Ils ne dirent rien d’abord. Ils vinrent et ils ne disaient rien. Ils regardaient ceux de Zamperon qui ne disaient rien non plus ; ensuite ils ont hoché la tête.
Et ils ont dit :
— Eh bien ?
Ceux de Zamperon ont dit : « Oui », et ils ont hoché la tête.
— Ah ! disaient ceux d’Anzeindaz, c’est un grand malheur. Est-ce qu’il y en a qui ont pu se sauver ?
— Un.
— Un ?
— Rien qu’un ! Et dans l’état où il est encore ! On vient de le descendre.
Ils ne se comprenaient qu’assez difficilement les uns les autres, parce qu’ils ne parlaient pas tout à fait le même patois ; pourtant ceux d’Anzeindaz avaient repris :
— On venait voir si vous n’aviez pas besoin d’un coup de main ; on pourrait vous envoyer une équipe.
Mais ceux de Zamperon :
— Oh ! nous, vous voyez bien, non merci… On se tirera bien d’affaire tout seuls, nous autres…
Ils montraient alors le creux de Derborence : « Et quant à ceux-là… »
Ils ont laissé retomber leur main ; ils disent :
— Ils n’ont plus besoin de personne.
Ils se sont assis un moment tous ensemble sur un bout de mur au soleil, où ils se sont mis à boire l’eau-de-vie que ceux d’Anzeindaz avaient apportée avec du linge dans un sac ; pendant ce temps, les Allemands du Sanetsch descendaient aussi aux nouvelles. Eux étaient suspendus les uns au-dessus des autres, comme à une échelle de corde, dans les cheminées du Porteur de Bois, où ils étaient vus et n’étaient plus vus, où ils étaient vus de nouveau, selon que le nuage blanc, qui flottait toujours contre les parois, les découvrait, ou se refermait sur eux.
Ils sont venus ; et, eux, ils essayaient de se faire comprendre par gestes, ne parlant que l’allemand : ainsi il y a eu les hommes de trois pays qui ont été réunis un moment, buvant ensemble de l’eau-de-vie, parce que Derborence est le point où les frontières des trois pays se rencontrent : ceux d’Anzeindaz venant de l’ouest, ceux du Sanetsch du nord-est.
Assis les uns à côté des autres, ils se passaient le gobelet, regardant en face d’eux, de l’autre côté du torrent, sur l’avancement de la montagne, la forêt de jeunes sapins qui avait été arrachée et dont on voyait que tous les arbres avaient été couchés dans le même sens, c’est-à-dire du côté opposé au coup de vent, les uns tranchés à ras de terre, les autres cassés par le milieu, comme quand quelqu’un s’est essayé avec une mauvaise faux à faucher du blé par temps sec.
Ils disaient quelque chose chacun dans sa langue.
Ils se passaient le gobelet, ils regardaient vers le torrent, ils voyaient que les grosses pierres qui garnissaient le fond de son lit achevaient de sécher, laissant entre elles des mares pleines de silence, et ces mares brillaient comme des verres de lunette. La grande voix de l’eau s’est tue qu’ils essayaient instinctivement de retrouver avec l’oreille là où elle aurait dû être et dans les airs où elle n’était plus, s’étonnant de ce nouveau silence en même temps qu’ils y obéissaient.
Car ils s’étaient tus l’un après l’autre, après quoi ceux du Sanetsch, comme ceux d’Anzeindaz, s’en étaient retournés chez eux.
Mais Aïre était plein de monde. Tout de suite on y était monté de Premier où est la paroisse, le curé y compris et beaucoup d’habitants.
À son tour, peu après midi, le médecin était arrivé sur son cheval blanc d’écume.
Il y avait eu aussi le bras cassé : c’était un jeune homme d’une vingtaine d’années nommé Placide Fellay ; il était assis dans une cuisine, pendant que le médecin, s’étant procuré des planchettes et des bandes, lui réduisait sa fracture.
Deux hommes le tenaient par les épaules et par les jambes.
Le mort, lui, on a vu seulement qu’il était bien mort : ce vingt-trois juin. Il arrivait toujours du monde ; le médecin s’est penché sur le lit où on avait couché Barthélemy pour écouter le cœur : là où il y avait les battements du cœur, il n’y avait plus que du silence.
On a apporté un miroir, on l’a mis devant la bouche de Barthélemy ; la surface du miroir est restée aussi brillante qu’elle était (parce qu’on l’avait préalablement frottée sur le genou).
Le médecin s’est redressé, il a secoué la tête. Et :
— Haa…
Une longue plainte par trois fois exhalée, reprise par trois fois, et elle s’entend jusque dans la rue où on s’arrête :
— C’est la femme de Barthélemy.
Cependant la justice venait d’arriver, tandis que le médecin, avec deux ou trois hommes et un mulet chargé de provisions, se préparait à partir pour Derborence.
Et alors on a interrogé Biollaz, mais il disait :
— Vous verrez bien…
Biollaz et Loutre qui était avec lui, et Biollaz :
— Des pierres, des pierres qui sont plus grosses que…
Il montrait les maisons du village.
— Deux ou trois fois plus grosses que nos édifices et elles ont bouché le torrent… La Lizerne… Elles ont passé par-dessus le pâturage… Qu’est-ce que vous voulez qu’il en reste ?…
On lui disait :
— Et Barthélemy ?
— Oh ! lui, disait Biollaz, c’est que son chalet était un peu de côté et un peu au-dessus des autres… D’ailleurs, il a été pris dessous, lui aussi, vous voyez. Même qu’il aurait mieux valu pour lui, le pauvre, qu’il eût été tué du premier coup…
On lui disait :
— Ça en fait combien ?
Il disait :
— Ça en fait dix-neuf… quinze d’Aïre et quatre de Premier…
— Et combien de bêtes ?…
— Ma foi, a-t-il dit, au moins cent cinquante… Et puis les chèvres…
Mais, comme le mulet était prêt, les hommes de l’expédition se sont mis en route sans plus tarder.
Et c’est dans cette maison, dans cette autre. C’est ici, et ici encore, et là et encore plus loin. Là-bas, on rit. Les gens disent que c’est la femme du mort qui rit, parce qu’elle est devenue folle.
Il passe maintenant tout le temps des gens pas connus de vous devant chez vous ; ils s’arrêtent, ils regardent, ils secouent la tête.
Le vieux Jean Carrupt, qui ne comprend pas bien ce qui arrive, continue à se promener. De temps en temps, il s’arrête lui aussi et il grogne quelque chose.
Dans dix et dans douze maisons, le malheur, ici et ici encore et là-bas, tandis que le monde fait halte et regarde, et on entend des voix, des cris, des plaintes, plus rien ; on entend rire et pleurer en même temps.
L’éboulement de Derborence, un vingt-trois juin – une dizaine de jours seulement après qu’ils y étaient montés.
— Ah ! disait-on, s’ils avaient seulement attendu un peu…
— Qu’est-ce que vous voulez ? c’était le moment. Ils sont montés comme d’habitude.
— Moi, a-t-elle dit, je n’y crois pas, à vos histoires.
On avait obligé Thérèse à se recoucher ; il y avait près d’elle sa mère et sa tante.
À tout moment, on heurtait à la porte.
— Oh ! disait Catherine au monde qui heurtait, oh ! n’entrez pas, s’il vous plaît, n’entrez pas… Il vaut mieux la laisser tranquille.
Et le monde qui passe devant la maison :
— Là aussi… Oui, ils étaient deux… Un frère et un mari… le frère de la mère, le mari de la femme…
— Antoine Pont.
— Et puis Séraphin Carrupt.
Ainsi les morts étaient nommés par leurs noms et peu à peu ils étaient dénombrés ; pendant qu’on voyait dans le haut de l’escalier, quand on ouvrait la porte, le reflet d’un grand feu qui brûlait sur le foyer de la cuisine.
Il paraît qu’elle attendait un enfant.
On voyait que de l’eau chauffait dans la marmite qui était suspendue à la crémaillère ; et, elle, dans son lit :
— Voyons, est-ce que ça tombe comme ça, une montagne ?… Vous me faites rire…
Elle s’agitait. Comme on pensait qu’elle devait avoir de la fièvre, on lui avait mis une compresse d’eau fraîche sur le front.
— Si les montagnes tombent comme ça, qu’est-ce que nous allons faire, nous ? On n’en manque pas, de montagnes, ici…
Elle disait :
— Ôtez-moi cette compresse.
Alors Philomène, ravalant ses larmes :
— Oh ! s’il te plaît, Thérèse, s’il te plaît !
Et Thérèse :
— Laissez-moi tranquille. Je vais bien…
— Oh ! ce n’est pas seulement de toi qu’il s’agit.
— De qui ?
Elle ne bouge plus, elle réfléchit.
Tout à coup, elle demande :
— Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?
— C’est le monde.
Elle a dit :
— Quel monde ?
— Les gens qui viennent aux renseignements.
— Oh ! alors, a-t-elle dit, c’est que c’est vrai… C’est vrai, puisqu’il y a du monde… La montagne… Oh ! a-t-elle dit à sa mère, et toi, est-ce que tu crois qu’il est mort ?
— On ne sait pas encore. Il faut attendre. On ne sait rien ; ils viennent seulement de partir.
— Qui ?
— Le médecin et la justice.
— Ah ! a-t-elle dit, il faut attendre ? il faudra attendre jusqu’à quand ?
— Jusqu’à demain ou après-demain. On te promet qu’on te dira tout.
— Oh ! a-t-elle dit, c’est pas la peine.
Elle a dit :
— Pourquoi est-ce qu’ils se dérangent ?
Elle dit :
— Et moi, est-ce que je ne pourrais pas monter avec eux ?
Elle s’est assise sur son lit, pendant que les deux femmes accourent, l’ayant prise chacune par une épaule et l’obligent à se recoucher.
— À quoi est-ce que tu pourrais bien servir là-haut, ma pauvre fille ? Il n’y a qu’à attendre, vois-tu. Fais comme nous. Car qu’est-ce que nous pouvons faire, je te demande un peu, ah ! oui, qu’est-ce que nous pouvons faire, nous autres, ma pauvre fille ?
Parmi les larmes qui lui coulaient le long des joues :
— Et il te faut aussi penser à lui.
— Qui ?
— Lui, le petit, s’il doit venir.
— Bon !
Elle se laisse faire, elle se laisse aller en arrière, elle est de nouveau toute tranquille sur son oreiller. Elle a croisé les mains sur le drap. Les montagnes vont bientôt devenir roses. Les montagnes nous tombent dessus. C’est beau à voir, mais c’est méchant.
Elle a dit :
— Et si j’ai un enfant ? Si j’ai un petit enfant d’Antoine ? Lui, je sais bien qu’il ne reviendra pas. Mais alors, ce petit enfant, il serait orphelin, il serait orphelin avant d’être né ?… Ah ! a-t-elle dit, ça lui aurait fait pourtant bien plaisir, à Antoine. Je lui aurais dit le secret à l’oreille… Eh bien ! je ne lui dirai rien. Il ne saura jamais rien, jamais. C’est drôle.
Tout à coup elle a crié :
— Eh bien, je n’en veux pas… je n’en veux pas. Un enfant qui n’aurait pas de père, est-ce que c’est encore un enfant ? Oh ! ôtez-le-moi, disait-elle, ôtez-le-moi, ôtez-le-moi !…
Il sort la tête…
C’était deux mois, ou presque, après l’éboulement ; ainsi ils avaient eu tout le temps de le cuber, ayant déroulé à cet effet leur chevillière de toile gommée, où les toises étaient indiquées par un trait noir, l’étendant à plat contre la surface des pierres, en longueur d’abord, puis en largeur. Puis un des hommes avait grimpé jusque dans le bout de celui des quartiers de roc qui paraissait le plus élevé, tâchant d’obtenir ainsi l’épaisseur de la masse, un de ces employés du cadastre ; car ils étaient montés aussi à Derborence, faisant suite aux médecins, aux représentants de la justice, aux curieux.
Cent cinquante millions de pieds cubes.
On a cubé l’importance du dérochement, de manière à pouvoir modifier les plans de la commune et remplacer sur une des feuilles du registre ce qui était inscrit comme pâturages et terres fertiles par la mention : terres inutilisables.
C’est un assez long travail, mais ceux qui l’avaient entrepris eurent tout le temps de le mener à bien. Rien n’est venu les déranger dans leur besogne, car les curieux devenaient de jour en jour moins nombreux ; et la nature, elle, se laissait faire, étant rentrée dans le repos, étant retournée à son immobilité, étant redescendue à l’indifférence. Pour finir, il était venu des messieurs de la ville, qui, eux, sont montés jusque sur le glacier, et ils l’ont parcouru dans toute son étendue, afin de s’assurer qu’aucune nouvelle crevasse ne venait indiquer, en arrière du point de rupture, les risques plus ou moins futurs, sinon l’imminence d’un nouveau danger. Mais tout leur avait paru bien à sa place sur le beau linge lisse et blanc, pas déchiré, qui recouvrait d’un bord à l’autre les espaces presque plats qu’il y avait en arrière de la crête.
Maintenant les nuages de poussière, s’étant élevés peu à peu au-dessus des parois, les fonds de Derborence étaient redevenus visibles de partout. L’opacité de l’air avait fait place finalement à une parfaite limpidité. Tous ceux qui avaient poussé jusque-là avaient pu constater, n’ayant qu’à lever la tête, à l’extrême frontière du ciel, le point d’où l’éboulement s’était détaché. C’était à une place où la paroi auparavant faisait saillie et surplombait sous une surcharge de glace, toute hérissée de séracs : on voyait que ce qui avait été en relief était maintenant en creux, que ce qui avait été convexe était devenu concave. L’avancement du roc avait été remplacé par un vaste couloir à forte inclinaison dont le contenu s’était déversé d’un seul coup sur le pâturage, le faisant cesser d’être un pâturage, sur ceux qui l’habitaient, qui avaient cessé de l’habiter, sur ce qui y avait vie et qui avait été privé de vie. À présent, il n’y avait plus rien partout que l’immobilité et la tranquillité de la mort, la seule chose qui fût encore en mouvement étant là-haut dans le couloir une sorte de masse boueuse, une espèce de rivière faite de sable, de terre et d’eau, qui continuait à descendre ; mais, bien contenue dans ses berges et par elles canalisée, venait pour finir se répandre sans bruit sur le cône de déjection qui était au bas du dévaloir. C’est silencieux, ça bouge à peine, c’est un cheminement si insensible qu’il fallait l’observer longtemps pour en distinguer le progrès.
On avait fait une collecte dans le pays, ce qui avait permis d’indemniser en partie les ayants droit de la perte de leur bétail. On leur avait attribué, en outre, pour remplacer celles qu’ils avaient perdues à Derborence, de nouvelles parts sur des pâturages que possédait ailleurs la commune.
Pour le reste, c’est seulement une petite correction à faire sur la carte ; c’est seulement une annotation à introduire sur un des feuillets du cadastre ; il faudra aussi examiner s’il n’y aurait peut-être pas lieu de le dessiner à nouveau, parce qu’il est pour le moment colorié en vert.
Et le vert signifie l’herbe et l’herbe veut dire la vie.
Plus rien là-haut que le vieux Plan avec son troupeau de moutons et le troupeau errait dans les ravins comme l’ombre d’un nuage.
Il est obligé de se déplacer tout le temps. Rien ne pousse, en effet, dans ces solitudes, qu’un peu de gazon maigre par les fentes des pierres, comme dans une cour pavée et dans l’entre-deux des pavés ; il faut que le troupeau le mendie brin à brin. Alors il avance, et il broute tout en avançant. Du matin au soir, il est en marche. Il est carré, il est pointu, il est en forme de triangle, il est en forme de rectangle, et, tantôt sur les pentes, tantôt dans le fond de la combe, imite l’ombre d’un nuage dont le vent modifierait continuellement la disposition au-dessus de vous. Il avance, il se recourbe en passant sur une bosse, il se recourbe dans l’autre sens en s’enfonçant dans un creux. Il devient convexe, il devient concave ; il fait un bruit de pluie avec ses pattes. Il fait avec ses dents un bruit comme quand les vagues, par temps doux, reviennent à petits coups heurter les cailloux sur le rivage.
Lui, se tenait planté en terre tout à côté comme un vieux mélèze touché par l’hiver.
Planté là, tout debout, immobile dans sa houppelande, hochant en haut de sa houppelande sa barbe blanche sous son vieux chapeau aux bords effrangés :
— D… D… I…
Il riait.
— Plus personne… Plus personne ? Ah ! vous croyez…
Il disait :
— Les géomètres sont repartis, ils ont bien fait… Mais ce n’est pas une raison parce qu’ils sont partis…
Il reprenait :
— D… I… DIA… B…
À ce moment, une pierre, se détachant là-haut de la coulée de boue, est venue s’abattre sur le pierrier en faisant un bruit comme un rire.
— Je vois ça, a-t-il dit, tu me comprends, toi.
Alors la grande paroi s’est mise à rire tout entière par suite des échos envoyés de droite et de gauche, qui ne font bientôt plus qu’une seule rumeur ; toute la montagne éclate de rire, lui, il répond à la montagne :
— Je vois bien, je n’ai pas besoin de continuer, tu connais ton nom…
Elle se tait peu à peu. Elle redevient petit à petit silencieuse, il la laisse se taire :
— Toi, tu sais ce qui se passe, tu es au courant… Moi, je sais ; et toi, tu sais, a-t-il dit à la montagne. Toi, tu fais en te laissant faire. Mais, celui qui te pousse, tu le connais bien, hein ? D… I… A… B… Et tu les entends comme moi, la nuit, les pauvres, ceux qu’il retient là prisonniers. La nuit, quand je suis dans ma cabane de pierres et toi tu es là-haut : ce qu’ils disent, hein ? comment ils se lamentent et ils se désespèrent, n’ayant pas trouvé le repos. Ayant une forme de corps, mais rien dedans, et c’est des coques vides ; seulement elles font du bruit la nuit, et on les voit, pas vrai ?…
La montagne s’est mise à rire, de nouveau.
Alors aussi, cette tête est sortie, mais on ne pouvait pas la voir à cause des rocs en saillie qui étaient autour d’elle, la masquant complètement.
Il sort la tête.
C’était près de deux mois après l’éboulement.
Il aurait fallu, pour le voir, avoir l’œil et les ailes de l’aigle qui tourne en rond dans les hauteurs de l’air, d’où il dirige vers nous un regard perçant et méticuleux, distinguant aussitôt ce qui vit de ce qui ne vit pas, ce qui bouge de ce qui est immobile, ce qui est animé de ce qui est inerte ; étant au-dessus des choses avec son œil petit et gris pour qui la distance n’est rien, mais bien le moindre mouvement, le moindre changement dans la disposition des objets ou des êtres, comme quand le lièvre fait ses gambades, comme quand l’enfant de la marmotte sort de son trou.
Lui, personne ne l’a vu, parce qu’il était trop petit, trop perdu au milieu de ce grand désert de pierres.
Seul l’aigle l’aurait vu, parce que la tête a bougé, et les pierres autour d’elle ne bougent pas. Quand l’aigle tourne lentement en rond sur ses grandes ailes qu’il maintient immobiles, les inclinant seulement plus ou moins selon la direction du vent et la pression de l’air, comme ceux des barques font avec les voiles : alors il vire et revire, il va, il revient, dominant de très haut l’immense enfoncement où les blocs ne sont plus que comme du gravier épars.
C’est là que cette tête s’est montrée. Là, dans le grand soleil qui, depuis plus de deux heures, est sorti au-dessus de la chaîne ; dans une petite tache d’ombre comme une goutte d’encre tombée sur un buvard gris.
On l’aurait vu de tout là-haut, mais c’est seulement de tout là-haut qu’on aurait pu le voir, quand il sort sa tête et sa tête d’abord a été seule à dépasser.
Il faudrait pouvoir dire à l’aigle : « Abaisse un peu ton vol, descends pour le mieux voir. Quitte rapidement les trop grandes hauteurs où actuellement tu te tiens et tombe. »
Mais alors, suspendant sa chute, il hésiterait, car l’homme n’est pas sa proie et il a peur de l’homme.
Un pauvre homme pourtant qui sort de dessous la terre, un pauvre homme qui est apparu au milieu d’un espace vide que les blocs laissent entre eux dans leur superposition hasardeuse, – sorti de l’ombre, sorti de quelles profondeurs, sorti de la nuit ; qui s’efforce vers la lumière.
Il fait une tache plus claire dans la demi-obscurité qui l’entoure ; il est blanc de peau avec des épaules blanches ; il sort la tête, il lève la tête.
Mais il faut bien qu’il constate qu’il ne peut rien voir d’où il est.
Rien que le bleu du ciel, quand il regarde au-dessus de lui ; un ciel lisse et plat, découpé en rond, bien tendu, comme un couvercle de papier sur un pot de confitures.
Il faut qu’il s’élève encore un peu sur les genoux et sur les mains à l’intérieur de la faille où il est et qui va s’évasant de bas en haut ; on ne le voit pas tout entier, parce qu’il est du côté de l’ombre ; puis il arrive avec sa tête à la limite du soleil.
Le soleil le frappe à la tête.
Il s’arrête de nouveau.
On voit qu’il a les cheveux longs, ils lui tombent jusque sur la nuque.
On voit que des deux mains d’abord il les écarte de devant ses yeux, les rejetant de l’un et de l’autre côté de sa tête, au-dessus de ses oreilles, où ils collent comme du linge mouillé.
Ses paupières battent, il ferme les yeux, il les rouvre, il les referme.
Il est avec sa tête dans le soleil auquel il n’est plus habitué et il faut qu’il s’y réhabitue ; car c’est beau, mais ça fait mal, et c’est bon, mais ça vous brûle.
C’est comme quand on fait boire la goutte aux petits enfants ; le sang lui chante dans les oreilles ; il ne sait plus si c’est en lui que ça bourdonne ou hors de lui, ayant perdu l’habitude d’entendre, perdu l’habitude de voir, perdu la bonne habitude des couleurs, perdu le goût, perdu l’odorat, perdu la faculté de connaître les formes et d’évaluer les distances.
Il ferme les yeux, il ouvre les yeux ; il met les doigts dans ses oreilles, il secoue la tête comme un chien qui sort de l’eau. Puis, peu à peu, la douceur de la vie a tout de même recommencé à se faire sentir autour de lui, lui parlant tout bas avec son soleil, ses couleurs, toutes ses bonnes choses, et il a eu comme des vêtements chauds sur le corps.
Il respire à pleine poitrine comme quand on boit.
Ça entre, ça a un goût et un parfum, ça lui descend dans le corps, ça lui coule dans l’estomac, ça lui circule dans le ventre, lui rendant ses forces ; alors il s’élève encore un peu entre deux gros quartiers de roc à demi recouverts d’éboulis jusqu’à ce qu’il en ait atteint les bords, d’où la vue s’étend largement de tout côté.
Là, il s’est allongé sur une dalle.
Le corps tout entier entouré de soleil maintenant, tout entier sous l’influence et dans la dépendance de l’astre : ah ! on a de la place, cette fois, on a de la place plus qu’il ne vous en faut !
Il étend ses jambes, et bâille. Il lève les bras au-dessus de sa tête ; il les allonge largement de chaque côté de son corps. On ne touche rien. On ne touche que l’air qui est tendre, qui est élastique, qui cède aussitôt, puis revient.
Ah ! c’est bon ; il se dit : « Ah ! c’est bon ! » ; il bâille. Il se gratte la tête, le cou, le dos, les cuisses ; il est vu, il est vu tout entier, on voit qu’il a la couleur des raves ; on voit qu’il n’a plus que des restes de chaussures d’où sortent ses doigts de pied. L’un des canons de son pantalon s’arrête au genou ; l’autre est fendu sur le côté. Il est bien, il bâille de nouveau, il s’allonge sur l’autre coude. Il a une espèce de veste déchirée par derrière jusqu’entre les épaules ; et, large ouverte par devant, elle découvre sa poitrine qui est creuse, en même temps qu’il a une barbe dure au menton.
Il est tout entier, de la pointe des pieds au sommet de la tête, d’une seule et même couleur, qui change rapidement encore, devenant de plus en plus claire : le cuir, l’étoffe, la toile, sa propre peau, son propre poil, le tout a été repeint en une espèce de gris qui devient blanc.
Et on voit qu’il a trouvé dans sa poche un vieux croûton de pain noir qu’il devait y avoir glissé à dessein ; alors, tenant le croûton des deux mains devant lui, il fait avec ses dents un bruit qu’on peut entendre.
Les mouches viennent de plus en plus nombreuses ; des papillons aussi, des petits papillons blancs, d’autres finement gris et bleus, montant et descendant, mollement balancés dans l’air comme du papier qu’on déchire. Il mange gloutonnement, ravalant sa salive, dans le petit nuage noir qui tourne autour de lui.
Maintenant, il regarde, il voit. Les objets se mettent pour lui les uns en avant des autres ; les objets ont de nouveau entre eux des distances plus ou moins grandes. L’espace s’organise aux alentours de sa personne en hauteur et en profondeur. Le soleil l’aide. Le soleil voulait l’empêcher, il n’y a pas réussi. L’homme force le soleil à l’aider ; si tu ne veux pas, vois-tu, je te force ; et ça, c’est un caillou, ça c’est un caillou. Il voit ces roches éclatées dont la tranche à vif est dans la lumière : des bleues avec des veines blanches, des violettes comme la pervenche, des brunes comme la châtaigne, d’autres comme la fleur du trèfle ou bien comme noircies au feu ; ah ! des cailloux tant qu’on en veut, comme il voit, et, superposés ou juxtaposés, ils font une chose pas vraie ; mais il y a le soleil dessus, et le soleil est une chose qui existe.
Il existe, moi, j’existe, se dit-il ; mais alors où est-ce que je suis ?
Il voit qu’il est en plein milieu d’un grand désert de pierres ; il cherche avec beaucoup de peine à mettre de l’ordre dans sa tête.
Et, de l’autre côté d’une longue nuit (mais est-ce que je suis resté à la même place ou bien si j’ai changé de séjour, cheminant ainsi sous la terre et peut-être que j’ai passé finalement par-dessous la montagne, car combien de temps ça a-t-il duré ?), de l’autre côté d’une longue nuit, il retrouve ce même soleil, mais il voit que, ce que ce même soleil éclairait alors, c’était une belle herbe verte, tout un riche pâturage où les vaches étaient éparses, où les hommes transportaient le purin, étendaient le fumier. Tout était en vie, les sonnailles tintaient au cou des bêtes, les hommes s’appelaient entre eux – silence. Il regarde : plus d’hommes, plus de bêtes, plus d’herbe, plus de chalets : il voit des pierres et puis des pierres et puis des pierres. Il voit tout un immense champ de pierres qui descend en pente douce jusqu’à l’autre chaîne, celle qui se dresse du côté du sud, et il la reconnaît bien, elle, tandis que ça brille à son pied et il ne reconnaît pas d’abord ce que c’est ; c’est de l’eau, c’est deux petits lacs.
Ils n’y étaient pas autrefois ; où est-ce que je suis ?
Il se gratte de nouveau la tête.
À chaque mouvement qu’il fait, les mouches dont il est couvert s’envolent avec un bruit comme une corde de violon qu’on pince – il est à Derborence quand même : c’est ce qu’il se dit. J’y suis, je vois bien que j’y suis. Car les fonds sont changés, mais les hauts lieux qui sont tout autour n’ont pas changé. En bas tout est différent, en haut tout reste pareil. Il nomme ces sommets un à un, car les noms aussi lui reviennent à la mémoire : là-haut Cheville, et ici c’est la pointe au Peigne, là en bas c’est la gorge, c’est Zamperon, là à gauche le Porteur de Bois ; puis, se tournant un peu, il renverse la tête en arrière, alors il se met à rire.
Parce qu’il a compris cette fois.
Il se tourne tout à fait vers le nord : c’est à quelque chose comme quinze cents mètres au-dessus de vous, sous Saint-Martin ; là il y a la tranche du glacier ; il voit la place où il a été cassé, et sa cassure brille encore tout frais.
Il comprend, il se dit : « Je vois. »
Il hoche la tête : « Ça y est, je comprends, c’est la montagne qui est tombée. »
Elle nous est tombée dessus, je me rappelle le bruit qu’il y a eu et le toit s’est aplati sur un de ses côtés contre terre.
On voit bien le chemin qu’elle a suivi, pardieu ! Ah ! c’est joliment descendu et de haut ; on voit la route par où elle est venue, droit en bas et juste sur nous, comme si elle nous avait visés ; et plus une maison, bien sûr – jetant alors ses yeux sur l’immensité des débris, parce qu’il est quasi au milieu lui-même – plus trace d’herbe, plus trace de bêtes non plus, plus trace d’hommes.
Il se dit : « Où sont-ils ? » Il se dit : « Ils se seront sauvés. »
Il se dit : « Moi je suis resté pris. »
Il se dit : « Mais voilà, je me suis dépris, et il m’y a fallu du temps, mais je me suis dépris quand même. »
Alors il est heureux, il ne voit qu’une chose : c’est qu’il est vivant. Il a des yeux qui lui servent à voir, une bouche qui respire, un corps (et il le tâte) pour aller, comme il veut, où il veut, tant qu’il veut. Il voit qu’il a une voix aussi qui lui revient, parce que les mots qu’il pense à présent se forment à mesure avec bruit sur sa langue ; une voix qui va plus vite que lui et qui court en avant de lui pour l’annoncer comme ferait un chien.
Il élabore dans sa gorge un son qu’il pousse dehors et qui est encore rauque et informulé ; mais il s’entend, il s’entend lui-même ; il se prouve à lui-même qu’il existe, poussant ainsi un premier cri, lequel lui a été renvoyé par l’écho :
— Oh !
On répond : O.
Et puis, il a dit :
— C’est moi.
— C’est toi ?
— Oui, c’est moi, Antoine Pont.
Il dit son nom, il le répète, il a dit :
— C’est la montagne qui est venue en bas.
Il dit :
— La montagne m’est venue dessus, comprends-tu, mais je suis sorti de la montagne.
Il rit tout haut. On rit.
Il dit :
— Ah ! ça t’amuse ?… Ça m’amuse aussi. Où es-tu ?
Il se lève.
Il devait être maintenant à peu près dix heures, car on voyait que le soleil était déjà assez élevé dans le ciel. Il ne se montre pourtant ici qu’assez tard, au-dessus de la chaîne du levant, ayant d’abord à faire derrière un long voyage et à gagner à pas patients, de pente en pente, le sommet.
Le soleil brillait blanc et rond à une bonne distance du peigne de rochers qui ferme la vue du côté du levant ; il était devenu chaud et même brûlant.
Antoine regarde encore à droite et à gauche : puis s’étant tourné vers l’ouverture de la gorge, il s’est dirigé de ce côté-là à travers les quartiers de roc.
Ils étaient plus ou moins gros et très inégalement répartis, s’étant souvent trouvés coincés entre deux autres blocs déjà en place. Quelques-uns se tenaient ainsi tout debout, dominant le troupeau des autres comme le berger ses moutons. Il y en avait qui étaient anguleux et pointus ; il y en avait qui étaient ronds, il y en avait qui étaient menus, tout mélangés de gravier et de sable ; certains faisaient par place une sorte de plancher continu, tandis que certains autres laissaient entre eux des trous ou de larges fentes.
Il s’est mis en route précautionneusement, mais il riait de plaisir. Tantôt il se laissait glisser sur le derrière, tantôt, à cause de ses souliers crevés, il n’avançait le pied qu’après avoir choisi soigneusement la place où il allait le poser.
Il n’était pas très loin du bas de l’éboulement et à la hauteur d’un des petits lacs qui s’étaient formés derrière le barrage ; l’eau maintenant s’échappait à leur bout, faisant une cascade, puis disparaissait aussitôt entre les blocs.
Il regarde cette eau, il l’admire, parce qu’elle fait un trou où la montagne retournée porte à son sommet, c’est-à-dire dans la profondeur, un lambeau de ciel bleu comme un linge oublié le jour de la lessive.
Il rit, il rit tout haut ; il dit : « Et puis quoi ? Ah ! se dit-il, il n’y a plus personne… Holà ! Hohé ! »
Il pousse le cri des montagnes entre ses mains qu’il tient en porte-voix autour de sa bouche : « Hohé !… », mais il n’y avait plus qu’une sourde rumeur qui s’élève vaguement, loin en arrière de lui, dans les rochers.
« Hé ! dit-il, quoi ? Êtes-vous tous loin à présent !… Hé ! dites donc, c’est moi… Vous m’entendez ? Antoine Pont ! Hohé ! Antoine… »
Rien.
Il s’est mis à rire :
— C’est qu’ils ne m’attendent plus.
Il crie de nouveau tout haut :
— Oui, bien sûr, c’est moi… La montagne m’est venue dessus, mais je me suis quand même tiré d’affaire. Vous n’y croyez pas ?
Rien.
— Bon, crie-t-il ; eh bien ! je viens.
Alors il s’est engagé entre les plus gros des blocs qui sont aussi ceux qui ont roulé le plus loin ; le gazon continue de pousser dans leurs intervalles. Il y pousse beau vert, servant de pavé à ces ruelles. Car ce sont de vraies ruelles. Elles sont tortueuses, elles s’entrecoupent ; quelques-unes aboutissent à une impasse, d’autres sont à demi obstruées en leur milieu ; on y perdrait vite son orientation par la diversité et la confusion des passages.
Il a mis du temps à s’y débrouiller, mais sa bonne humeur le servait.
Il se montre tout à coup à l’endroit où le chemin recommençait à exister avec l’empreinte des fers de mulet et les marques des souliers à clous restées imprimées dans la boue ; le vieux chemin des hommes, ah ! il le reconnaît.
C’est au bord du torrent qui a retrouvé son ancien lit.
Ah ! il s’y reconnaît. La même eau, la même quantité d’eau, sa même couleur, son même bondissement entre les mêmes pierres.
Il voit le vieux chemin, le chemin des vieux temps se marquer devant lui ; il n’a plus qu’à le suivre. Ça y est ! Et rien ne gêne plus sa marche, tandis que les premiers buissons d’épine-vinette et les premiers sapins se montrent ; qui garnissent ceux-là le bord du chemin, et ceux-ci, à droite et à gauche, les escarpements de la montagne. On y est ! Il se met à chanter, il lève le bras, il parle tout seul. Dans moins d’un quart d’heure il va être à Zamperon.
Une petite fille qui paissait une chèvre blanche au bord du chemin se retourne, lâche sa corde, puis se sauve en criant.
Il riait plus fort que jamais.
— Qu’est-ce qu’elle a ?… Hé ! la petite…
Elle disparaît au tournant du chemin.
La chèvre, elle aussi, s’est sauvée, s’élevant par bonds de gradin en gradin tout en traînant sa corde derrière elle.
— Toi aussi !… Eh ! qu’est-ce que tu as ? eh ! la chevrette, a-t-il dit.
Mais en même temps, au tournant, trois ou quatre chalets se sont présentés ; il y en a un dont la porte est ouverte et dont la cheminée au couvercle levé laisse se balancer dans l’air au-dessus d’elle un fin pinceau de fumée blanche comme la houppe d’un roseau.
C’est quand on fait le feu avec du bois mouillé.
Une femme s’est avancée jusque sur le pas de la porte ; les cris de la petite fille recommencent à se faire entendre. La femme se tourne vers lui.
Elle disparaît aussitôt dans l’intérieur de la maison.
Voilà qu’elle reparaît déjà, tenant dans ses bras la petite dont elle a couvert la tête avec le coin de son tablier ; elle-même est suivie d’un garçon de quatorze ou quinze ans.
Et il reste un instant immobile devant la porte, pendant que la femme part en courant ; puis il part lui-même en courant.
Mais, lui, il a dit : « Bonjour à vous qui êtes là et bonjour à vous qui n’êtes pas là. » Il est entré dans la grande chambre basse où il fait sombre et le feu sur l’âtre est obscur parce qu’il a été recouvert.
— C’est bien chez les Donneloye, ici ? disait-il… Ah ! a-t-il dit, il n’y a personne ?
Il n’y a personne, en effet. Mais qu’est-ce que ça peut bien lui faire ? Il voit qu’il y a quelque chose de bon à manger qui pend à une cheville au plafond. Il y a sur un rayon du beurre et du pain frais. Il casse la miche sur son genou, il prend le beurre avec le doigt. Il y a du lait dans un pot. Ils ont bien fait de s’en aller. Il décroche le quartier de viande séchée qui est étroit et long, pas beaucoup plus gros qu’une saucisse et qui a dans le bout un trou dans lequel une ficelle est passée ; il mord à même dedans. Il boit, il mange ; il mange et il boit pêle-mêle. Il fait un grand bruit avec ses mâchoires sans plus rien voir, ni rien entendre, fermé à tout, sauf au bon goût que c’est et à la bonne chaleur que c’est, qui lui descend par tout le corps. Il fait un bruit avec sa bouche, il fait un bruit avec son ventre : après tant de jours et de jours où il a été au pain sec et à l’eau ! Combien ça en fait-il ? c’est ce qu’il se demande. Comme dans les prisons, et bien pis, parce que dans les prisons on y voit clair ou à peu près…
Il ne bouge pas. Il est content. Il reste assis sur le banc, il reste accoudé à la table. Ah ! c’est bon. Puis il se dit : « Et puis à présent… » Il a oublié où il est ; il a oublié d’où il vient.
Ah ! se dit-il, tiens, c’est la montagne. La montagne ? Oui, tu te rappelles bien. Ah ! oui, alors il te faut aller. Ah ! il se dit : « C’est vrai, c’est la montagne qui est tombée. »
Tout à coup il a eu peur parce qu’elle est encore tout près.
Si elle vous tombait de nouveau dessus, si elle recommençait à tomber.
— Il n’y a personne ?… Alors, merci bien.
Le feu fume blanc derrière lui sur l’âtre, ayant été recouvert d’aiguilles de sapin mouillées.
Merci bien.
La tête lui tourne. Il voit pourtant le chemin devant lui. Il voit par où il est venu, et c’est à droite. Il faut donc que je prenne à gauche.
Et les oiseaux commencent à être nombreux et le deviennent de plus en plus, tandis qu’il y a comme deux torrents, l’un qui coule au-dessous de lui, l’autre qui est au-dessus de sa tête.
C’est des pics, c’est des geais, c’est les ramiers, c’est les petits oiseaux des haies, de plus en plus nombreux, de plus en plus criards : « Oui, disait-il, c’est moi ; mais taisez-vous ! »
Puis, comme la fatigue lui venait, il s’est laissé tomber au flanc du talus dans la mousse.
Thérèse était montée, ce soir-là, jusqu’à un petit jardin qui appartenait à sa mère et était situé un peu au-dessus du village, pas très loin du chemin qui mène à Derborence.
Car elle avait quand même continué à vivre, et le petit aussi était vivant en elle. Elle continuait à vivre ; elle était debout, elle allait, elle venait, elle avait même recommencé à travailler.
Il y a maintenant huit veuves et trente-cinq orphelins au village, mais elles vivent, et eux aussi ; c’est comme ça. L’arbre qu’on fend par le milieu se cicatrise. Le cerisier qui est blessé élabore une gomme blanche dont il recouvre sa blessure.
Elle était seulement un peu tirée et maigre, et un peu pâle sous son hâle, étant tout habillée de noir.
Elle se baissait, elle se redressait ; quand elle se penchait en avant, elle sentait son enfant remonter contre sa poitrine. « Mon Dieu ! pensait-elle, heureusement qu’il est là, lui, et lui, du moins, ne m’a pas quittée et, lui, il m’est resté fidèle. »
L’enfant lui tenait compagnie, et elle se consolait dans sa solitude avec lui ; mais tout à coup la pensée lui venait qu’il n’allait pas avoir de père. « Qu’est-ce que nous allons devenir ? »
Elle se fatiguait vite ; quelques coups de fossoir, bien qu’elle fût forte, suffisaient à l’essouffler. Il n’aura que moi pour l’élever, moi qui suis seule, moi qui suis femme…
La nuit commençait à venir. On voyait qu’elle allait venir plus tôt qu’à l’ordinaire, parce que le temps était orageux.
La fatigue avait obligé Thérèse à se redresser, et, les mains sur le manche du fossoir, elle voyait en face d’elle, au-dessus des grandes montagnes, le ciel qui devenait tout noir, juste à la place où le soleil s’était couché, un moment avant, y ayant éteint ses belles couleurs, comme quand on enfonce une torche enflammée dans du sable.
Puis un homme passe au-dessous d’elle sur le chemin et il passe encore une femme qui se dépêche de rentrer ; puis il n’y a plus eu personne, pendant que l’air noircissait de plus en plus autour de Thérèse, comme quand on dissout de la couleur dans de l’eau.
Les buissons, qui étaient en travers de la côte, semblèrent fondre d’en dessous comme du beurre sur le feu.
C’était bien le moment de rentrer, elle aussi, mais elle était sans courage. Elle n’en avait pas assez pour se décider à rien, et même pas assez pour bouger, restant là, à demi baissée, sans un mouvement, sous le ciel noir. Et c’est alors qu’elle avait cru voir quelque chose, c’était quelque chose de pâle qui s’était déplacé, un peu en avant d’elle, derrière les buissons.
Seulement, dans son état, il arrive souvent qu’on croit voir des choses qui ne sont que dans votre tête. Il y a un peu de dérangement dans vos idées. On a des « envies », on a le goût qui est faussé ; on ne distingue plus toujours bien entre ce qui existe et ce qu’on s’invente à soi-même.
Elle regarde encore, elle regarde plus attentivement.
Il y avait quelque chose de blanc qui a bougé de nouveau derrière les buissons, à une cinquantaine de mètres en avant d’elle.
C’était venu on ne sait d’où. C’était comme suspendu en l’air, parce que justement les branchages en cachaient la partie d’en bas. Elle cherchait à se raisonner ; elle se disait : « Qu’est-ce que c’est ? » Elle se disait : « C’est un voisin » ; mais un voisin a des souliers à clous qui font du bruit ; or, la forme là-bas était parfaitement silencieuse. Elle glisse de côté, c’est tout ; ça bouge, et puis c’est immobile. C’était comme le haut d’un de ces bonshommes faits de quatre branches et d’une vieille chemise, qu’on met dans les jardins pour faire peur aux moineaux. Seulement cette chose blanche continuait à se déplacer, faisant de temps en temps un mouvement de bas en haut. Et voilà que peu à peu l’étonnement faisait place chez Thérèse à l’inquiétude et l’inquiétude à la peur, parce qu’en même temps qu’elle regardait, il lui semblait sentir qu’elle était regardée ; c’est un sentiment qu’elle avait et qui a pris de plus en plus de force ; alors elle a lâché le manche de son fossoir, qui tombe parmi les mottes. Elle n’a pas appelé, n’ayant plus de voix dans la bouche. Son cœur faisait un bruit comme quand on heurte avec le doigt contre une porte, et la porte ne veut pas s’ouvrir, alors on heurte toujours plus fort. Et elle reste ainsi jusqu’au moment où une voix rauque était venue, mais était-ce seulement bien une voix ?
— Hé !… hé !…
Une espèce de toux, d’où enfin quelque chose comme des mots était sorti ; et il lui a semblé qu’on disait : « Est-ce toi, Thérèse ? » Mais déjà elle n’entendait plus rien, parce qu’elle était partie en courant.
Il commençait à faire des éclairs. Elle a été éclairée, elle court. Elle court encore, elle est éclairée. Le chemin alors est comme un fil blanc dans l’herbe qui devient très verte, puis il n’y a plus d’herbe, ni de chemin.
Elle continue à courir ; on lui a dit :
— Mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a ?
Elle voit qu’elle a monté l’escalier ; tout à coup le feu brille devant elle sur le foyer dans la cuisine :
— Qu’est-ce qu’il y a encore, Thérèse ?
Elle s’était laissée tomber sur le banc, sans répondre, tenant ses mains l’une contre l’autre, entre ses genoux rapprochés.
On entendit au loin le roulement du tonnerre.
— Et ton panier, et ton fossoir ?
Il continuait à faire des éclairs ; il y a eu une fenêtre en face d’elle dans le mur de la cuisine, aussitôt il n’y en avait plus.
Une fenêtre d’un blanc éclatant qui se fait, est défaite, se refait ; elle, elle est éclairée, ne l’est plus, l’est de nouveau.
— Oh !…
On la voit, elle tend la tête en avant, on ne la voit plus.
— Oh ! il va être mouillé, a-t-elle dit tout à coup.
Elle a dit :
— Si c’est lui…
Elle a dit :
— C’est que c’est lui et c’est pas lui… Oh ! a-t-elle dit, ils ne peuvent pas être mouillés… La pluie leur passe au travers, les pauvres, et ils ne sentent pas la pluie…
Alors on voit Philomène qui lève les bras et les laisse retomber, car elle est éclairée, elle aussi.
Toute la cuisine est éclairée, toute la cuisine est dans la nuit ; le feu a le temps de redevenir rouge avant de disparaître à nouveau.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Oh ! oui, dit-elle, tu sais bien…
Elle ne semblait pas prendre garde à l’orage, ni même l’entendre, bien qu’il eût crevé maintenant en une grosse averse qui tapait sur le toit comme les pieds des danseurs sur le plancher du pont de danse.
— Oui, ce qu’ils disent…
Parce qu’elle élevait la voix à mesure que la pluie redoublait :
— Qui ?
— Ceux de Zamperon, ce qu’ils disent de Plan, le berger...
Philomène hausse les épaules.
— Oh ! c’est qu’il sait des choses, Plan, disait Thérèse, et puis il est vieux. Eh bien, il dit qu’il les entend la nuit. Parce qu’ils sont en vie et ne sont plus en vie ; ils sont encore sur la terre et ils ne sont plus de la terre.
— Voyons, dit Philomène, et toutes les messes qu’on a fait dire… Une chaque dimanche pour ton pauvre mari et pour Séraphin…
— Oh ! a dit Thérèse, ça ne suffit peut-être pas, parce qu’ils sont sans sépulture… Peut-être qu’il leur faut faire leur purgatoire au lieu même où ils sont morts, étant morts sans sacrement… Alors ils viennent jusqu’ici se plaindre à nous, se plaindre à moi…
Elle parlait calmement ; l’orage s’éloignait déjà, ayant passé derrière la montagne.
La grosse pluie avait cessé, cédant la place à une petite pluie fine ; le feu était redevenu rouge, la lampe recommençait à faire sa lumière :
— Ils sortent parce qu’ils ont besoin de nous… Peut-être qu’ils nous voient et nous reconnaissent, bien qu’ils ne soient plus qu’un peu d’air… Peut-être qu’il y en a un et qu’il s’ennuie de moi…
— Que dis-tu ?
— Oh ! dit-elle, je ne sais pas, seulement j’ai eu peur, parce qu’il ne pèse plus rien.
Les éclairs s’étaient espacés, ils avaient changé de couleur. Ça s’en va, est-ce que tout s’en va ? Et ça passe, mais c’est que tout passe. Il avait un corps et il n’en a plus.
— Écoute, dit Philomène, si j’allais chercher Maurice Nendaz ?
Car on voyait qu’elle commençait, elle aussi, à avoir peur.
— On n’est rien que deux femmes ici, dit-elle. Il nous donnera un conseil.
Elle se mouche. Elle va chercher sa pèlerine dont elle s’enveloppe la tête et les épaules.
Thérèse n’avait rien dit.
Et Philomène sort ; elle, elle reste accoudée, les bras sur les genoux. On entend le bruit de la petite pluie qui fait fin et doux sur le toit comme beaucoup de pattes d’oiseaux.
On n’entend plus rien. On entend le bruit d’une canne. On entend qu’on monte l’escalier d’un pas inégal.
Elle n’a pas bougé.
Puis une voix d’homme lui a dit :
— Voyons, Thérèse…
— Oh ! disait-elle, la tête entre ses mains, secouant lentement la tête, j’ai pourtant bien vu…
— Qu’est-ce que tu as vu ?
— Lui.
Maurice Nendaz a dit :
— Où ça ?
— J’étais dans le jardin, c’était blanc, ça ne pesait rien. Vous savez bien ce qu’on raconte, vous savez bien ce que dit Plan. Qu’est-ce que vous en pensez, Maurice Nendaz ? Hein, s’ils revenaient quand même ! Et ils ne touchent plus le sol, parce qu’ils n’ont plus de poids. Ils ne font point de bruit, c’est comme de la fumée, c’est comme un petit nuage, ça se déplace comme ça veut…
— Écoute, dit Maurice Nendaz, il faudra voir ça. Tu dis que c’était…
— Oui, dit-elle, tout près du chemin…
— Écoute, dit Maurice Nendaz, il ne faut pas te tourmenter… c’est peut-être bien ton état, et puis c’est tout. Vous n’aurez qu’à bien fermer… Et moi, écoute, eh bien, je vais aller voir. Et si je vois quelque chose, eh bien, je reviendrai vous le dire… si je ne vois rien, je ne reviens pas.
Il a dit :
— Ça va ?
— Oh ! bien sûr, a dit Philomène. Comme ça, on sera tranquilles…
Elle, elle n’avait rien répondu, elle n’avait pas changé de position.
On a entendu le bruit de la canne qui s’est éloigné dans la nuit…
Il s’était réveillé vers la fin de l’après-midi. Il avait dormi cinq heures d’affilée.
Il ne sait plus où il est. C’est Antoine.
Il regarde autour de lui, il voit que le soir va venir, mais pourquoi il est là, tout seul, et pourquoi il est dans ce fond de gorge, c’est ce qu’il ne se rappelle plus.
Il s’était assis dans la mousse ; il a commencé à avoir froid, voyant que le soleil l’a quitté dans sa course par-dessus les montagnes, qui à présent sont entre le soleil et lui ; il se touche de nouveau par tout le corps, appliquant ses mains sur ses jambes, sur sa poitrine, se demandant : « Qui est-ce ? » et puis il se dit : « C’est moi. »
Il a été content, il se met debout.
Il ne sait plus très bien où il va ; il ne sait plus très bien non plus d’où il vient, à cause d’un grand désordre qu’il y a dans sa tête ; mais les oiseaux sont revenus et ils viennent toujours en plus grand nombre, lui montrant la bonne direction.
D’ailleurs, il y a le torrent qu’on peut voir quand on se penche.
Antoine va du côté où le torrent coule, du côté où les oiseaux lui disent d’aller, augmentant sans cesse leur nombre. Et non plus seulement les grands oiseaux tristes de la haute montagne qui planent solitairement au-dessus des précipices, comme l’aigle ; non plus seulement le milan qui guette de haut sa proie tapie parmi les rocs ; non plus seulement les choucas qu’on voit tourner et voleter, noirs avec un bec jaune, autour d’une fissure où ils ont leurs nids au flanc des parois.
Les oiseaux plus petits, moins sauvages, les oiseaux de quand on descend ; de quand on quitte les rochers pour les pâturages, les pâturages pour la forêt : les geais criards, les ramiers qui roucoulent doux, et puis tous les oiseaux des haies, verts, gris, bruns, unis ou tachetés de jaune, de rouge, de bleu ; ceux qui ont une collerette ; ceux qui ont une petite plume de couleur à la queue, outre les pies blanches et noires ; – et ils se levaient en toujours plus grand nombre devant lui, lui montrant le chemin.
Antoine se réjouissait de les voir et ils se réjouissaient de le voir, quoique peureux, poussant de petits cris effrayés, le merle, ou bien interrompant leur chanson commencée ; et lui : « Halte ! attendez-moi, ne vous sauvez pas ! Où allez-vous ? » les saluant d’un rire, parce que c’est la terre d’en bas qu’ils annoncent, la bonne chaleur, le pain et le vin en abondance, une maison, un vrai lit : « Salut !… Eh ! halte là. N’ayez pas peur, c’est moi. »
Il écarte ses cheveux qui l’empêchaient de voir ; la mémoire lui revient tout à coup en partie. « Ah ! c’est vrai, ah ! c’est moi. » Il se répétait : « C’est la montagne qui est tombée, mais je me suis sauvé quand même. »
Alors il repart en courant, mais il faut qu’il s’arrête de nouveau ; parce que les lambeaux de souliers qu’il a aux pieds se sont racornis encore par l’effet de la sécheresse, et le blessent : il s’assied, il voit qu’il a les pieds en sang ; ils sont gris comme la terre avec des taches brunes. Il ôte ses souliers ou ce qui reste de ses souliers et les jette dans la gorge.
À cet endroit la gorge est à pic sur une hauteur d’au moins deux cents mètres ; le chemin, entaillé dans la roche, est suspendu sur un de ses côtés.
Maintenant il peut marcher plus facilement, mais il faut qu’il prenne des précautions à cause des pierres pointues ou tranchantes ; les oiseaux continuent à s’envoler devant lui, parce que les buissons recommencent, de plus en plus nombreux, à mesure qu’on descend.
« Et puis c’est vrai, j’ai une femme. »
Il se dit : « Seulement est-ce qu’elle m’attend ?… »
Il hochait la tête tout en marchant.
« Et les autres ? » se disait-il.
Il marchait en hochant la tête :
« Combien de temps est-ce que ça fait, depuis ?… »
C’est ce qu’il ne sait pas, et, les autres choses non plus, il ne les sait pas. Il voit qu’il ne sait rien. Il voit seulement qu’il est un homme qui s’appelle Antoine Pont, qui a été pris sous un éboulement, qui en est sorti ; alors…
Alors quoi ?
Alors il descend.
Il fait des raisonnements. Il descend où ? Il descend chez lui. Chez lui, c’est-à-dire dans une maison, et dans cette maison il y a une femme.
Dans la maison où je vais, il y a une femme à moi. Comment est-ce qu’elle s’appelle déjà ?
Il voit qu’il lui faut tout rapprendre et le monde entier est à rapprendre, le ciel, les arbres, les oiseaux : « Mais, tiens, dit-il, en voilà un que je reconnais… C’est facile, il bouge la queue. Petit ! »
Voyant un hoche queue à uniforme sombre au bout d’une branche, et qui bouge en effet à petits coups sa queue ; mais les oiseaux sont en train de se coucher, parce que la nuit va venir et la gorge s’ouvre toujours plus sur le ciel qui devient noir.
Alors il continue le plus vite qu’il peut : « Ah ! c’est vous, disait-il aux arbres, ah ! vous venez. Ah ! vous voilà, disait-il aux oiseaux et aux arbres ; et, moi, c’est moi. Moi, c’est Antoine. La montagne m’est tombée dessus. »
Et ainsi il s’avance encore jusqu’à l’endroit où le chemin quitte la gorge, découvrant à vos yeux la grande vallée où est le Rhône.
Il voit le Rhône, il dit : « C’est la montagne qui est tombée. »
À qui est-ce qu’il parle ? Au Rhône. Car le Rhône est là et on le voit. Il faisait encore assez clair pour qu’on le vît marqué en blanc et tortueux comme un serpent parmi les pierres, sous les montagnes qui se chargent de nuages. On y voyait encore assez pour qu’il l’ait reconnu ; il se disait : « C’est lui, alors je prends à gauche. »
Il le longe d’en haut, en remontant son cours.
Il faisait encore assez clair pour qu’il distinguât la forme des arbres, les pommiers qui sont bas et ronds, les poiriers qui sont pointus, les pommiers comme des boules, les poiriers allongés et plus élevés… alors c’est à gauche, ce n’est plus bien loin ; pendant que, portant ses regards de ce côté-là, il aperçoit en effet le village, avec ses toits bas, pierreux, resserrés, qui font sur la pente une place qui est comme minée (c’est le travail qui consiste à creuser profondément la terre pour mettre dessus ce qui est au fond).
Il court, il s’arrête : il a quitté le chemin.
Ça sent fort et chaud, ça sent la terre qui a fumé sous le soleil, l’herbe sèche, le thym et la menthe, parce qu’il marche dessus, et c’est doux sous les pieds ; la pierre chaude (sur cette côte où il s’est engagé), le blé qui va mûrir, la promesse du raisin.
Il a quitté le chemin, il a pris à travers les buissons et les pins ; c’est alors qu’il l’a vue ou il a cru la voir, toute noire en avant de lui, une femme. Et c’est bien le jardin, ou quoi ? Bien sûr ! notre jardin à nous. Elle se baisse, elle se relève, elle est immobile.
Et c’est elle ou bien ? Mais oui, c’est elle.
Il a voulu appeler, mais alors il s’étonne du bruit que fait sa voix, tellement elle est rauque, difficile à pousser dehors ; et il y a comme des piquants qui font qu’elle s’accroche dans sa gorge au passage, de sorte que les mots qu’il voudrait prononcer restent sans achèvement.
Il dit :
— Hé ! Hé !
C’est tout.
Il crie :
— Hé ! la femme.
Tout à coup, il n’a plus rien vu.
— J’ai rien vu, disait Maurice Nendaz, rien du tout…
C’était le lendemain matin.
— Oh ! disait-il, c’est que je suis déjà venu hier soir, parce que sa pauvre femme prétendait qu’elle l’avait vu.
Il s’était levé au petit jour.
Il était avec Rebord, et sa canne. Il avait été chercher Rebord. Rebord avait descendu son escalier de bois.
Une petite pluie était tombée toute la nuit et elle venait seulement de cesser, le ciel étant à cette heure, au-dessus de vous, comme une dalle d’un gris sombre solidement fixée à mi-hauteur des montagnes.
Ils levaient la tête, les deux hommes, inutilement. Nendaz a dit : « Il nous faut monter encore un peu, vu qu’elle assure que c’est du côté de son jardin qu’il s’est montré. »
— Oh ! dit Rebord, avec la pluie qu’il a fait cette nuit !
Il n’avait pas l’air d’avoir grande envie de pousser plus loin ; c’était un gros homme.
Nendaz était petit et maigre, Nendaz était courbé sur sa canne.
Et Rebord disait : « C’est des histoires. »
Et Nendaz disait : « Bien sûr, mais vous comprenez, c’est une femme. Je lui ai promis que j’irais voir. »
Pendant ce temps, les lumières s’allumaient derrière eux aux fenêtres, une ici, une autre plus loin, une autre encore, faisant des points rouges dans l’entassement confus des maisons, comme des braises de cigares. Et on a vu également, à l’extrême orient de la vallée, qu’on introduisait le bout d’un levier entre l’arête des montagnes et le ciel.
On a pesé sur le levier ; la dalle de brouillard s’est écartée un peu de la montagne.
On pèse, ça se soulève ; ça retombe ; le ciel se soulève de nouveau : alors une bienheureuse lumière s’est glissée par la fente, une bienheureuse lumière en ruisselle jusque sur nous.
C’est comme si on levait la dalle d’un tombeau. La vie rentre. La vie touche ce qui est mort et qui tressaille à ce contact. Une lueur horizontale, comme quand un bras s’étend, vient et dit : « Lève-toi ! » Les toits du village ont été vus avec leurs cheminées dont quelques-unes fument dans le pâle – pendant qu’on a une joue éclairée et l’autre pas.
Nendaz a eu une joue éclairée, Rebord a eu une joue éclairée.
« Levez-vous, est-il dit, sortez de votre sommeil, sortez de la mort… »
En effet, on sortait de la mort, on sortait de la mort partout, comme on pouvait l’entendre à toute espèce de bruits, comme on pouvait le voir à toute espèce de signes. Les lumières sont devenues plus nombreuses en même temps qu’elles pâlissent. On tousse, on se mouche, on appelle, une porte s’ouvre.
Et de nouveau là-bas, à l’orient, on a pesé sur le bout du levier ; alors la dalle de brouillard s’est écartée tout à fait de la montagne, en se fendant par le milieu ; de sorte que la lumière à présent vient sur vous, non plus seulement de côté, mais d’en haut, et qu’on s’y voit les uns les autres, on s’y voit tout entiers, reconstruits, remis debout.
— Ma foi, a dit Rebord, est-ce que tu vois quelque chose ?
— Ma foi, a dit Nendaz, ma foi, non, je ne vois rien.
D’où ils étaient, ils apercevaient pourtant toute la côte, où monte le chemin qui mène à Derborence. Il y avait devant eux, en demi-cercle, des jardins, deux ou trois ; puis la pente s’élevait plus raide et s’élevait jusqu’en plein ciel, ayant retrouvé ses couleurs, grise, rousse, noirâtre, avec des bandes vertes, à cause de la pierre, des pins, des buissons.
— Alors ?… disait Rebord.
— Alors quoi ? disait Nendaz.
— Il nous faut rentrer, disait Rebord…
Il ne semblait toujours pas très rassuré, et, comme Nendaz ne bougeait pas, continuant à promener en tout sens le brillant de son regard sur la côte :
— C’est la faute à ce vieux… Oui, le vieux Plan, le berger des moutons… Il a tourné la tête aux gens de Zamperon. Comme si on n’avait pas fait tout ce qu’on a pu, nous autres. Tous ces offices, toutes ces messes… C’est bien le moins qu’ils se tiennent tranquilles, qu’en penses-tu ?
Nendaz hoche la tête ; c’est tout.
Or, il y avait justement devant eux un petit fenil qui était construit à la limite des prés et des taillis. Il appartenait à un nommé Dionis Udry, qu’on a vu à ce moment-là sortir de chez lui et qui a pris dans cette direction. C’est à une centaine de mètres, tout au plus. On voit Dionis qui ouvre la porte du fenil ; elle n’est même pas fermée à clé. Il la tire à lui ; mais ensuite, au lieu qu’il entre, on le voit faire un mouvement en arrière, puis il penche la tête de côté, l’engageant dans l’ouverture de la porte.
Tout à coup il se tourne vers Nendaz qu’il avait dû apercevoir en passant ; il lève le bras, il fait signe à Nendaz de venir.
Nendaz avance la jambe et en même temps avance sa canne.
— Tu y vas ? a dit Rebord.
— Bien sûr que j’y vais.
Nendaz va, et on voit que Rebord hésite, puis se décide à le suivre, mais à distance, et est à deux mètres de lui, puis à trois mètres, pendant que Dionis n’avait pas bougé. Et, comme Nendaz approchait, Dionis a dit :
— Viens voir ça… On a couché ici, cette nuit, viens vite voir… J’ai rien touché.
Nendaz arrive, il regarde lui aussi par l’ouverture de la porte. Le fenil est aux trois quarts rempli de foin, qui fait une pente depuis la porte jusqu’au toit sur le côté opposé. Et sur cette pente, dans sa bouffissure, ailleurs frisée, percée à jour et aérée par le hérissement en tout sens des fétus, il y a une place lisse, une place où le foin est comme du feutre, une place comme de l’argile, où un corps a été moulé :
— Hein ? a dit Dionis, qu’est-ce que c’est ?
Nendaz se gratte le derrière de l’oreille :
— Sais pas.
— C’est pourtant quelqu’un ?
— Que oui.
— Qui est-ce qui peut bien avoir passé par là, hein ?
Tout à coup, alors, on entend Rebord :
— Ma foi, moi, on ne sait jamais… Moi, je vais toujours aller chercher mon fusil.
C’est lui qui a jeté l’alarme dans le village, parce qu’en passant, il disait aux gens :
— Méfiez-vous, il y a un voleur par là autour.
Il n’a rien voulu entendre, il monte son escalier de bois ; il reparaît avec un vieux fusil à pierre, une poire à poudre, un sachet de balles.
Les voisins ont pu le voir qui chargeait son arme, versant la poudre, bourrant, faisant aller de haut en bas sa baguette dans le canon, assis sur une des marches de son escalier, tandis que sa femme, sur celle d’en haut, se penche vers lui :
— Ne va pas !… Rebord, reste ici ; Rebord, tu entends, ne va pas !…
Il y a des voisins et voisines qui regardent sans comprendre.
Il faisait grand jour ; même il semblait qu’il allait faire beau. Le ciel tout fendillé était comme de la terre sèche ; en même temps, il s’élevait, glissant de bas en haut contre la pente des montagnes. On pouvait voir loin devant soi et déjà bien loin au-dessus de soi dans l’air limpide et net comme une vitre fraîchement lavée, où les restes de la pluie de la nuit, en gouttes rondes sur les feuilles des arbres, jetaient mille petits feux de toutes les couleurs. Un coq éclate encore, ouvrant tout grand le bec avec force. Et lui alors, c’est lui qui a paru là-haut comme si le cri du coq l’avait porté dehors ; et Nendaz le premier l’a vu, puis Dionis ; mais ils ne savent pas ce qu’ils voient.
C’est à trois ou quatre cents mètres d’eux, c’est blanc.
On était sorti de derrière un buisson, dans la direction du jardin de Thérèse : ça a paru, ça a disparu, ça reparaît. C’était comme si on cherchait à se cacher, et en même temps on cherchait à voir ; la tache blanche disparaît de nouveau.
La revoilà, plus près de nous.
Alors Dionis à son tour recule, comme si, à mesure qu’elle avançait là-bas, il se sentait moins en sûreté ; Dionis recule. Nendaz recule – puis le soleil brille sur la montagne, puis le soleil se recache, lui aussi ; et on voit que tout le village est là maintenant, faisant la haie à la limite des maisons ; tous les gens du village sont là, qui regardent, qui ne voient rien, qui voient quelque chose ou ont cru voir quelque chose, pendant que Nendaz et Dionis les avaient rejoints.
— Eh ! tu le vois ?
— Non.
— Là.
— Non.
— Il n’y est plus.
Une autre voix :
— Si… Là-bas à présent… derrière le pin qui a brûlé.
— N’empêche, disait Dionis, qu’on a couché dans mon fenil cette nuit…
Alors il y a un cri de femme.
— Oh ! je sais bien, je sais bien, moi, qui c’est…
On demande à la femme :
— Qui est-ce ?
— C’est les morts… Ils reviennent, on ne pourra pas les empêcher.
On l’emmène.
Mais voilà que l’idée circule rapidement de tête en tête et l’idée entre dans les têtes, et la peur entre dans les têtes ; parce que, si c’est les morts, en effet, comment faire pour les empêcher d’approcher et d’entrer ensuite chez nous, eux qui ne connaissent ni portes, ni serrures ?
Un homme empoigne une fourche, un autre s’empare d’un bâton, un autre encore va prendre son fléau, – n’étant que quelques-uns, les hommes, à cause de ceux qui sont morts et de ceux qui sont dans les chalets de la montagne. C’est un village d’été, c’est-à-dire beaucoup de femmes, d’enfants, quelques vieillards.
On n’a plus rien vu pendant un moment ; tout à coup, on s’aperçoit que le point blanc vous vient droit dessus, ayant été à couvert un instant, parce qu’il a traversé un taillis.
Plusieurs femmes se sont sauvées, plusieurs femmes gagnent le bas des escaliers ou l’ouverture des portes, de manière à être facilement à l’abri en cas de besoin.
Et puis on entend un coup de fusil.
C’est Rebord qui tire en l’air.
Le point blanc a disparu.
On s’était jeté sur Rebord, on lui disait :
« Voyons, tu es fou ! Est-ce qu’on sait seulement qui c’est ou ce que c’est ? Tu vas faire un malheur. »
Il secouait la tête : « C’est en l’air. »
Il disait :
« Ça me regarde. »
Il rebourrait déjà son arme, quoi qu’on pût faire pour l’en empêcher, et, levant la tête :
— Vous voyez bien, c’est parti…
Montrant la côte devant lui :
— Il n’y a plus rien, il n’y a plus personne.
Maurice Nendaz (qui était un homme de tête) a alors fait signe à Justin. Il l’avait pris à part. Il lui a dit quelque chose tout bas.
On a vu Justin partir en courant du côté du village de Premier, où est la paroisse.
Pendant que tous ces autres faisaient des gestes, pendant que les femmes emmenaient les enfants que le coup de feu avait effrayés, pendant qu’ils se montraient aussi la côte où plus rien ne bougeait, où il n’y avait plus rien de vivant : seulement est-ce que vivant est bien le mot ? et est-ce bien vivant qu’il faut dire ? En quoi est-ce fait, savons-nous ? Est-ce que ça pèse quelque chose ? Ça n’est peut-être qu’un peu d’air. C’est peut-être une simple forme qui n’existe que pour les yeux, qui est, qui n’est plus, qui paraît, qui disparaît ; mais alors une voix de femme a été entendue.
La voix disait :
— Où est-il ?
La voix a repris :
— Qui est-ce qui a tiré ?… Oh ! disait la voix, vous lui avez fait peur… Oh ! à présent il ne reviendra plus…
C’était Thérèse.
— Parce que c’est lui, j’en suis sûre, c’est lui, et hier soir je n’en étais pas sûre parce que la nuit peut vous tromper, mais s’il se montre au grand jour maintenant, si vous l’avez vu… Où est-il ?
Nendaz la tenait par un bras, Dionis par l’autre.
— Où est-il ? Je veux aller le chercher.
Philomène était là aussi, se tenant derrière sa fille ; il y avait un homme à la droite, un homme à la gauche de Thérèse ; elle était un peu en avant du monde, elle disait :
— Lâchez-moi !
On lui disait :
— Non, restez ici, on ne sait pas. Et puis, tu vois bien, disait Nendaz, il n’y a plus rien, il n’est plus là.
Elle ne bouge plus, elle a eu l’air de s’être tout à fait tranquillisée ; on regarde, il n’y a plus rien.
Il y a eu un petit soleil encore pâle qui a éclairé un instant avec de jolies couleurs la côte où il a fait tout rouge les troncs des pins, où il a fait luire certaines roches comme des vitres : il se cache.
Puis on a dit : « Oh ! »
Thérèse avait fait un brusque mouvement avec les épaules et s’était trouvée ainsi dégagée. Elle s’est mise alors à courir droit devant elle, pendant que Nendaz lui court après, mais n’arrive pas à la rejoindre à cause de sa mauvaise jambe. Et elle court jusqu’au bout des jardins, dans le bas de la côte où la pierraille commence ; là elle s’arrête tout à coup.
Elle appelle :
— Antoine ! Antoine ! c’est moi…
Elle dit :
— Antoine ! est-ce toi ?…
Alors, là-haut, à trois cents mètres d’elle, ceux qui regardaient ont vu le point blanc reparaître, se levant de derrière un buisson où il avait dû se tenir caché depuis le moment du coup de fusil.
Quelqu’un qui a bien un corps d’homme, mais qui n’a plus figure d’homme, comme elle voit mieux maintenant d’où elle est ; qui la regarde, qui hésite.
Elle hésite, elle aussi. Elle tâche à le reconnaître, elle n’y réussit pas. On voit que c’est un homme ou une espèce d’homme qui a une barbe, et point d’yeux. Il a bien une bouche, mais est-ce qu’il y a une voix dans sa bouche ? Une chose noire lui pend sur le haut de la figure ; il est nu à peu près avec un corps qui a la couleur de la pierre, un corps qui est comme le corps des morts… Elle recule un petit peu.
Lui, ne bouge toujours pas.
Et Nendaz l’a vue qui reculait, alors Nendaz s’approche avec sa canne :
— Attends, Thérèse, attends… On ne sait pas encore, on saura mieux dans un moment…
Mais la cloche de la chapelle avait commencé à sonner.
C’est un berger qui a été pris sous l’éboulement de Derborence. Il est resté emprisonné près de deux mois sous les débris. Il reparaît ; personne n’y peut croire. Mais voilà qu’à ce moment la cloche de la chapelle sonne, parce qu’on n’a ici qu’une chapelle où le curé de Premier vient dire la messe une fois par semaine. Une toute petite cloche, avec une voix claire comme une voix d’enfant ; elle vient, elle a été entendue, elle s’élève, elle élargit de plus en plus son vol ; puis, comme quand la vague frappe la rive et revient en arrière, elle va se heurter à la côte qui vous la renvoie.
Elle revient : elle tourne au-dessus de vous en faisant des cercles comme l’épervier, dit bon-oiseau.
Et le curé de Premier, que Justin a été chercher, paraît alors entre les maisons.
Il est blanc et noir. Il tient devant lui Notre-Seigneur qui brille. Un enfant de chœur qui est rouge et blanc porte la croix.
Il passe près de la fontaine, on s’agenouille. On n’a plus peur. Il s’avance, il est derrière la croix ; la croix va devant.
Il arrive près de Thérèse ; Thérèse se met à genoux. D’abord elle a baissé la tête ; elle la relève et se tient à genoux, tournée vers où vont la croix et Notre-Seigneur. Si c’est lui, on va le savoir. Si c’est lui ou seulement son ombre ; s’il est en chair ou en esprit ; s’il existe vraiment ou bien s’il n’est qu’une vaine apparence, pendant que Notre-Seigneur et la croix s’avancent encore jusqu’à l’endroit où la pente raidit tout à coup.
Elle joint les mains.
Et lui…
Lui, il fait un pas en avant, il s’arrête. Il est sorti de derrière son buisson, il fait encore un pas en avant, puis un pas de côté, comme un homme ivre, puis s’arrête.
Es-tu un homme ? es-tu un chrétien ? es-tu un être véritable ? Il veut répondre, on le voit bien ; il ne peut pas, il ne peut pas encore, il fait un pas, il est immobile, il fait un pas.
— Est-ce vous, Antoine Pont ?
Venez, parce qu’on attend, si c’est bien vous. Notre-Seigneur vous attend et l’instrument de son supplice. La croix de bois tenue en l’air et des deux mains est devant vous. Est-ce bien vous, Antoine Pont, mari de Thérèse Maye, chrétien et fils de chrétien ?
La cloche sonnait toujours.
Alors l’homme là-bas a recommencé à venir, il ne s’est plus arrêté, il venait toujours plus vite ; et est-ce lui ? oui, c’est bien lui, parce qu’il venait face à la croix. Et elle s’est mise à briller à cause d’un grand soleil qui est venu sur les montagnes.
La cloche sonnait toujours.
Lui, il se baissait, il ployait la tête et la nuque ; puis, tout jeté en avant, il s’est abattu sur les genoux.
Elle le regardait de loin, elle disait :
— Oh ! Antoine, est-ce bien toi ?
Et, lui, la regarde aussi :
— Et toi, est-ce bien toi ?
Puis il s’est mis à rire et lui tourne le dos.
Elle pensait qu’il danserait de joie. Elle pensait qu’il allait s’approcher d’elle et il la prendrait par la tête et il ne la lâcherait plus. Oh ! ils allaient se dire des choses, tant de choses ; ils seraient debout ou assis. Oh ! ils seraient d’abord debout, mais il lui dirait : « Assieds-toi » ; et longuement alors, se sentant le chaud l’un de l’autre, ils se parleraient doux, puis ne se parleraient plus, parce qu’ils n’auraient plus besoin de parler.
Et voilà, il s’est mis à rire.
La cuisine était encore pleine des vapeurs de l’eau chaude et de l’odeur du savon. Il s’était lavé. On lui avait apporté des habits et du linge. Rebord, dont c’était un peu le métier, outre celui de vendre à boire, l’avait rasé soigneusement après lui avoir coupé les cheveux.
Antoine se regardait dans le miroir :
— Ah ! quelle petite figure j’ai !
Il se regardait encore dans le miroir :
— Pas plus grosse que le poing… Et, disait-il, mauvaise mine. C’est pas étonnant. Tu comprends, deux mois de cave… Eh bien, disait-il, ce Rebord, il a voulu me tirer dessus… Oh ! c’est que c’est un ancien soldat…
— Antoine !
Mais, lui, disait :
— Ça, c’est un livre… C’est ton livre de messe, ou quoi ?
Et, elle, l’ayant encore regardé attentivement, bien qu’à distance, comme si elle n’osait pas s’approcher :
— Oh ! Antoine, est-ce toi ?
— Touche seulement, c’est de la peau, c’est de la viande et puis à présent que j’ai passé sous la croix… Touche seulement, disait-il, tu verras, c’est pas de l’idée, c’est solide, ça dure, c’est moi…
— Oh ! disait-elle, est-ce possible ?
— Ça…
Il continuait à faire l’inventaire des objets qui se trouvaient dans la chambre ; il faisait le tour de la chambre, il les nommait un à un.
— Ah ! disait-il, ça, c’est la broche que je t’ai donnée.
Il y avait beaucoup de monde devant la maison, mais on ne se risquait pas à entrer. La vieille Philomène était en train de mettre en ordre la cuisine. Elle est sortie avec un baquet plein d’eau de savon qu’elle a vidé au pied du mur.
On lui disait :
— Alors quoi ? c’est bien lui ?
On lui disait :
— Comment est-ce qu’il va ?
Mais alors il avait ouvert brusquement la fenêtre sous laquelle toute une bande d’enfants était rassemblée ; il a fait peur aux enfants, avec sa figure blanche qu’il avançait vers eux en poussant un grand cri. Et les enfants se sont éparpillés de tous côtés, comme quand on tire un coup de feu sur une troupe d’étourneaux qui s’est abattue dans les vignes.
Il a ramené en arrière dans la chambre sa tête et le haut de son corps en riant ; puis tout de suite il s’est remis à promener son regard sur les murs, parce qu’il disait : « Il me faut rapprendre. »
Elle aurait voulu enfin aller à lui, lui tendre les bras, le serrer contre elle ; elle n’osait pas.
Elle aurait eu beaucoup de choses à lui dire, elle ne trouvait rien à lui dire : l’étonnement où elle était les lui faisait oublier à mesure.
Elle aurait voulu lui dire : « Écoute, il y a une surprise pour toi, et c’est une bonne surprise » ; mais lui :
— Tiens ! une chaise… Ah ! on est bien dessus…
Il l’essayait, et puis il riait, pourquoi est-ce qu’il riait ? Il riait, il recommençait :
— Tiens, une pelote à épingles ! Alors, tu couds toujours ?
Tout à coup il a demandé :
— Quel mois est-ce qu’on est ?
Il a dit :
— Et le jour ?
Il a dit :
— Et la date ?
Il a dit :
— J’ai vécu comme ça sept semaines de moins que vous, de moins que toi. Seulement, disait-il, maintenant que le bon temps est revenu, il va falloir que je me rattrape.
On heurtait à la porte de la cuisine. C’était le président.
— Est-ce qu’Antoine peut venir ? Monsieur le curé voudrait lui parler.
Il était prêt. Il n’a eu qu’à mettre son chapeau. Le monde se tenait dans la rue et sur le côté de la maison. Il a ouvert la porte. On s’est étonné de le voir, on ne le reconnaissait pas. « Oh ! il est bien plus petit qu’il n’était, disait-on. Est-ce le vrai ? Oh ! est-ce bien le vrai ? Oh ! il est plus mince et plus maigre ! »
Cependant, on s’avançait pour lui serrer la main, les femmes, les voisines, les voisins, même les enfants, bien qu’intimidés et méfiants. Il ne disait rien, il riait à tout le monde. Le président marchait à côté de lui. Le temps était beau, avec un peu de bise dont on sentait le frais sur une de ses joues.
Il marchait à côté du président, on était obligé de suivre à cause du peu de largeur de la rue. Il n’était pas solide sur ses jambes. On était tout surpris de le voir au grand jour, tellement il semblait étranger au soleil, avec son teint qui avait l’aspect des plantes qui ont poussé sous les feuilles mortes, ou celui des légumes qu’on a fait blanchir à la cave. Il riait en se retournant vers le monde, il disait au président : « Ça ne va pas, j’ai été sous les pierres, vous comprenez… » — « Ça va aller, disait le président, et puis on arrive… »
« C’est que je ne suis plus sous les pierres… » Et il respirait largement l’air une fois encore, avec avidité :
« Ah ! c’est bon ! » Il se retournait, il disait : « C’est bon, mais la tête me tourne. » Il est resté enfermé près d’une heure, avec le curé et le président.
À présent, c’était devant la maison de commune que les gens se tenaient. Il en arrivait déjà de Premier où la nouvelle avait été rapidement portée, ce qui a fait tout de suite une plus grande proportion de pantalons parmi les jupes. On demandait : « Qu’est-ce qu’il fait ? » — « Oh ! disait-on, on l’interroge. »
Et lui, quand il est sorti, il a dit : « Il faut que j’aille retrouver ma femme, c’est à peine si je l’ai vue… », mais on lui disait : « Voyons ! et nous ?… »
On lui disait :
— Elle, elle aura tout le temps de te voir ensuite ; nous, on n’est ici que de passage…
C’étaient des hommes de Premier qui se plantaient devant lui :
— Salut !
Ils disaient :
— Est-ce toi ? Si c’est toi, tu as diminué de tour de tête…
Et il y en avait aussi qui, l’apercevant de plus près, se détournaient craintivement, ou bien allaient se cacher derrière ceux qui étaient déjà là, considérant de loin la figure d’Antoine, ses mains, ses jambes, ce qui restait de son corps sous ses habits trop amples (comme ces bonshommes, en effet, qu’on met dans les jardins pour faire peur aux oiseaux) ; considérant de loin les deux trous qu’il avait au lieu de joues sous les pommettes, ses lèvres crevassées, ses dents jaunes et saillantes – tout à fait un mort parmi les vivants.
— C’est pas possible, ah !
Ils ont eu besoin de s’assurer qu’il était là, non seulement avec les yeux, mais avec les oreilles et les mains, le faisant parler, passant la main sur ses vêtements ; puis ils ont dit :
— À présent, viens !
Rebord, l’avait pris sous un bras, Dionis l’avait pris sous l’autre.
Ils l’ont mené jusque chez Rebord parce qu’ils disaient : « On va boire un verre. »
Ils l’ont aidé à monter l’escalier de bois, faisant un grand bruit sur les marches. Est-ce qu’il va seulement tenir le coup, l’escalier, car il craque et on sent qu’il penche sous le poids, mais ils entrent, tous ceux du moins qui ont pu trouver place dans la salle à boire et les autres sont restés sous les fenêtres ou bien sont allés boire dans les maisons d’alentour.
Lui, on le fait asseoir face au jour à la table du fond ; on lui disait : « Veux-tu manger ? »
On disait à Rebord : « Apporte du fromage et de la viande séchée… Tu lui dois bien ça… »
On disait à Rebord : « Où as-tu mis ton fusil, vieux fou ? L’as-tu seulement bien caché ? Il ne faudrait pourtant pas que tu nous joues encore un mauvais tour… »
Ils disent à Antoine : « À ta santé !… »
Ils posent leur verre et puis le regardent. Tout le temps des nouveaux venus montent l’escalier, et avant d’entrer ils examinent Antoine par la fenêtre qui était grande ouverte.
Ils ne disaient rien ; quelques-uns redescendaient l’escalier sans faire de bruit. Mais d’autres, au contraire, étant incapables de se contenir :
— Pont !…
Lui alors levait la tête ; il tournait vers eux des yeux vagues, comme blessés par le jour.
— Pont ! c’est toi. Pas vrai… D’où viens-tu ?
On lui disait :
— Comment t’y es-tu pris pour sortir de là-dessous ?
Le village faisait un bruit comme une ruche dérangée.
— Attendez ! disait-il, je n’ai pas encore bien mes idées… Où est-ce que je suis ? Ah ! oui, je suis sorti de dessous la terre ; et vous voilà, vous, et me voilà, moi. Bon !…
— Santé !
— C’est drôle, parce qu’ils m’ont déjà interrogé à la maison de commune… Eh ! bien, je ne sais plus. Ça s’en va, ça revient…
— Santé, Antoine !
— Seulement, si vous êtes en train de finir la moisson, il faudrait que vous m’expliquiez, parce que vous n’aviez pas commencé les foins, quand… Oui, vous ne les aviez pas commencés. Oh ! je me souviens… Quel jour est-ce qu’on est ? quelle date ? Je l’ai déjà demandé à ma femme. Vous dites ? Quoi ? Le 17 août ? le 17 août de quelle année ? C’est que j’ai vécu longtemps hors des années, hors des semaines, hors des jours…
On lui répondait.
— Il faudrait compter ; moi, je ne peux pas. Comptez, vous, disait-il à Nendaz. Ça fait combien ?
— Ça fait sept semaines et même un peu plus de sept semaines. Ça va faire huit semaines.
— Pas vrai !
Assis à sa table, entouré de monde, un verre devant lui.
— C’est qu’on n’a plus l’habitude du jour… On ne voyait le jour que de temps en temps au-dessus de soi ; il était là, puis il n’était plus là… À une grande hauteur au-dessus de soi, entre les pierres… C’est la montagne qui est tombée.
Il entrait de l’air. Il entrait des guêpes, des abeilles ; il entrait des mouches. Il entrait toute espèce de mouches ; quelques-unes étaient bleues ou vertes ; les noires faisaient un brouillard autour de vous. Les noires vous faisaient autour de la tête comme une de ces mousselines dont on s’enveloppe quand on va lever le miel dans le rucher. Lui était là dedans ; il portait à votre rencontre deux yeux enfoncés et pâles qui se heurtaient à vous sans vous voir.
Le monde entrait, sortait ; on disait au monde : « Vous, tenez-vous tranquille » ; mais lui, sans prendre garde à personne, continuait à suivre en arrière de ses yeux, avec un regard comme retourné, le mouvement des choses qui y passaient, c’est-à-dire une chose, puis tout à coup une autre chose :
— Attendez, ça revient… c’est que la montagne est tombée…
Il demandait :
— Est-ce qu’elle a fait du bruit jusqu’ici, la montagne, quand elle est tombée ?
— Oh ! bien sûr, a dit Nendaz, mais on n’a pas su ce que c’était. On aurait cru qu’il faisait de l’orage, si le temps n’avait pas été beau.
— Ah ! le temps était beau ?
— Pardi ! des étoiles comme jamais et pas un nuage. Alors, on a été se recoucher… Il n’y a que moi ; demande à Justin. Parce que je me suis dit : « Peut-être bien que c’est autre chose » ; et moi j’avais mon idée.
— Moi, disait Antoine, j’ai rien entendu. Moi, disait-il, c’est pas le bruit, il était trop gros pour l’oreille. Moi, c’est comme si un genou m’avait pesé dessus ; et j’ai dégringolé du mur avec la planche et la paillasse. La planche, la paillasse et moi, ça y est, tous les trois par terre…
— Écoutez, écoutez, disait-on. Silence ! toi.
C’était le bras cassé qui arrivait.
— Moi, a commencé le bras cassé, c’est une poutre que j’ai reçue sur l’épaule… Ils m’ont raccommodé le bras avec des planchettes…
Mais lui, sans s’être interrompu :
— C’est que la montagne est tombée, la montagne m’est tombée dessus, alors je suis resté par terre sans bouger, parce que je ne savais pas si seulement je pouvais bouger et puis ça m’ennuyait de bouger. Combien de temps ? Qui est-ce qui pourrait le dire ?… Et puis, c’est qu’il y avait quelqu’un…
Comme s’il avait aperçu en effet quelqu’un, intérieurement à lui-même :
— Et ce quelqu’un m’a appelé… Oui…
Mais il semble qu’il a oublié déjà celui dont il parle, et qui est-ce ? C’est ce qu’on ne savait pas. Lui, il avait passé à autre chose :
— Voilà comment on est, disait-il. Parce que j’étais seulement occupé à ne pas bouger et à ne pas y aller voir, vous comprenez, me demandant si j’avais toujours mes bras et mes jambes. J’aurais pu, n’est-ce pas ? avoir aussi l’épine du dos cassée en deux. Il m’a dit : « Où es-tu ? » J’ai dit : « Ici. » Et puis c’est tout. Alors j’ai commencé à remuer petitement le bout des doigts de ma main droite, et puis la main, et puis le bras jusqu’au coude, et puis tout le bras…
— Salut ! Antoine, disait-on.
C’étaient encore deux hommes de Premier qui étaient entrés ; mais lui :
— J’ai pensé : « J’en ai au moins un, ça va bien ; maintenant, allons voir l’autre » ; et avec mon bras droit j’ai été faire visite au gauche…
On lui disait : « Tu ne bois pas ? »
Il disait :
— Je bois, ça va bien. Et en même temps, je lève le bras gauche…
Il riait, tout le monde a fait comme lui :
— Seulement, il y avait encore mes deux jambes, et je me demandais pendant ce temps : « Est-ce qu’on m’a appelé ? », en tout cas, on n’appelait plus. J’ai vu que j’avais un genou à moi, ça en faisait un, et un autre genou à moi, ça en faisait deux. Et tous les deux en bon état, comme j’ai vu aussi, faisant des mouvements avec mes genoux comme un petit enfant qu’on vient de défaire de ses langes.
On lui parlait, on lui posait des questions, il ne vous écoutait pas.
Il était mené du dedans par ses souvenirs, à mesure qu’ils lui revenaient à l’esprit et ils revenaient en désordre ; il était porté en avant par eux, ramené par eux en arrière.
— Finalement, j’ai été assis et ai pu voir qu’il ne manquait rien à ma personne, c’est-à-dire que j’avais deux bras, deux jambes et un corps, sans compter la tête ; seulement, savez-vous, c’est quand j’ai levé le bras, puisque je pouvais le lever ; eh bien, dites, je le lève ; eh bien, il y avait à trois pouces au-dessus de ma tête une espèce de plafond ; c’est la montagne qui est tombée, c’est un gros morceau de montagne qui faisait plan incliné. Et moi, j’étais pris dessous, pris dans l’angle et autant dire enterré vif, comme j’ai vu… Le vingt-trois juin, vous dites ? Eh bien ! oui, le vingt-trois juin, vers les deux heures du matin à peu près, c’est bien ça. Et je me suis mis à crier de toutes mes forces, comme si on avait pu m’entendre…
Il prenait son verre ; c’est lui qui disait :
— Santé !… Santé à toi aussi, Placide, ah ! tu es là, ah ! tu as eu le bras cassé !… Et les autres ?
On ne lui a rien répondu. Il ne pensait déjà plus à sa question.
— Ah ! c’est qu’on est bête dans ces moments-là, voyez-vous. Et j’ai d’abord crié tant que j’ai pu ; ensuite j’ai pensé : « Il te faut économiser l’air » ; c’est ce qui m’a fait taire. Je me disais que je n’en aurais peut-être plus pour bien longtemps ; et j’ai rapetissé mon souffle tant que j’ai pu, fermant la bouche, serrant les lèvres, ne respirant plus qu’avec le nez, à petits coups, comme ça…
Il faisait le geste de se pincer les narines.
— Parce que, vous pensez bien, si l’air aussi avait manqué et pas seulement l’espace et la lumière, mais l’air…
— Et le pain ? a-t-on dit.
Il disait :
— Attendez.
— Et l’eau ?
Mais lui :
— Vous êtes trop pressés, parce que l’air c’est au commencement de nous, ou quoi ? c’est plus important encore que le pain et l’eau ; et alors, voilà, j’étais content, voyant que l’air du moins ne me manquerait pas, à cause des vides qu’il y avait partout entre les pierres qui étaient montées les unes sur les autres, faisant une grande épaisseur, mais étaient pleines de fissures par où l’air pouvait entrer, ce qui a fait que je n’ai eu qu’à me traîner à quatre pattes, ne pouvant pas me tenir debout ; et ainsi j’ai connu ma chance, le chalet ayant tenu bon sur toute sa partie d’en arrière, c’est-à-dire là où il s’adossait à la roche…
Il disait :
— On avait déjà fait deux fromages, et on avait monté du pain pour six semaines. Eh bien, représentez-vous que le fromage et le pain avaient été logés du bon côté, c’est-à-dire contre le roc, sur une planche, et qu’en allant avec la main le long du roc…
Tout le monde a dit : « Ah !… » Et Antoine : « Vous comprenez ?… Et même il me restait la paillasse… »
On a compris. Il allait toujours.
Il faut se représenter que la masse de l’éboulement était percée de trous qui allaient en tout sens, comme dans une éponge ; malheureusement, ces trous ne communiquaient pas entre eux. Il y en a un qui finit ici, et il y en a, bien sûr, un autre qui recommence tout à côté, mais entre la fin du premier et le commencement du second, rien à faire, c’est barré. Une séparation sans beaucoup d’épaisseur peut-être, mais plus résistante qu’un mur, étant faite d’une même masse, étant faite de pierre compacte, de pierre d’une seule tenue, et il aurait fallu la mèche à mine et faire sauter. Vous voyez ça, le temps perdu ! Comptez seulement ! Sept semaines.
Il suivait une fissure à plat ventre aussi longtemps qu’il pouvait, puis il passait dans une autre à plat ventre, puis il était sur les genoux et la roche au-dessous de lui se mettait à monter… Il parlait toujours : « J’étais encouragé quand ça montait, parce que, le jour, c’est en haut ; mais voilà que je commençais à redescendre, alors j’étais découragé. »
— Ça a fait du temps, a-t-il dit ; ça a fait un jour, deux jours, peut-être trois et même quatre ; est-ce que je pouvais savoir ? Mais vous devinez, hein ? parce que je n’avais rien à boire… J’avais la bouche qui commençait à se racornir, j’avais les lèvres toutes gercées, ma langue était comme un morceau de cuir et avait trop de place dans mon palais qui s’était retiré ; et j’étais revenu m’étendre sur ma paillasse, me disant : « Tiens-toi tranquille » ; ou bien si je pouvais avoir un ustensile pour uriner ; vous vous souvenez ce qu’on raconte des voyageurs perdus dans les déserts et qui ne duraient qu’en se rebuvant… Ah ! vous avez du bonheur, vous autres, sous le ciel avec vos horloges ; et je me disais : « Avec leurs fontaines, leurs belles fontaines ! les sources de dessus la terre, rien qu’une toute petite perle d’eau de temps en temps qui suinte au bout d’un brin de mousse !… »
Cloc.
Qu’est-ce qu’on entend ?
Ils sont chez Rebord, la salle à boire est pleine ; lui lève le doigt : « Cloc… »
Comme une pendule qui bat, lentement d’abord, puis plus vite, toujours plus vite : « Cloc… cloc… cloc… »
Il s’est levé de dessus sa paillasse, il s’avance en tendant les mains. Et tout à coup il lève la tête : l’eau lui ruisselle sur la face, il n’a eu qu’à ouvrir la bouche.
— C’était l’écoulement du glacier qui avait été d’abord retenu au passage, et qui s’infiltrait de nouveau entre les pierres, ayant dérivé jusqu’à moi un de ses filets ; il faisait comme une cordelette que je sentais bouger entre mes mains, venant depuis le toit jusqu’à terre. Je la sentais bouger vivante entre mes mains, quand je les levais verticalement et elle vivait là, et moi j’allais vivre par elle ; alors j’ai vite été chercher un baquet que j’ai mis dessous, pensant : « Si jamais elle s’arrêtait… » Et ça y est ! J’étais sauvé ! Parce qu’à présent j’avais tout, vous comprenez, tout ce qu’il nous faut, à nous autres, pour durer en vie, ayant de quoi manger, de quoi boire, de quoi respirer, de quoi dormir ; n’ayant plus maintenant qu’à utiliser le temps dont j’avais aussi une bonne provision devant moi, qu’en pensez-vous ? Du temps, j’allais en avoir tant qu’il me faudrait, on l’a bien vu, hein ? sept semaines, et même plus de sept semaines…
Toute l’après-midi, comme ça, chez Rebord.
Il était interrompu dans son discours par des gens qui entraient ou par des questions qu’on lui posait, ou parce qu’on buvait à sa santé, et il fallait bien y répondre.
Mais chaque fois il repartait dans ses explications :
— C’était comme les coulisses qu’il y a sous les chemins. C’était tellement étroit que je ne m’y glissais qu’à frottement juste. Je faisais des marques pour savoir par où revenir, dans les endroits qui étaient éclairés ; aux endroits pas éclairés, je faisais beaucoup de fois le même trajet dans les deux sens, jusqu’à ce que j’eusse appris par cœur le passage… J’allais longtemps dans une même direction, et puis plus rien, c’était barré ; il me fallait revenir en arrière… Des fois, c’était juste au-dessus de moi qu’apparaissait entre les pierres une espèce de faible lucarne ; j’essayais de monter droit vers elle, comme un ramoneur dans la cheminée, je montais, je montais : tout à coup, je vois : une dalle avance sur le canal, j’étais forcé de redescendre. Puis le jour apparaissait à ma gauche et de nouveau j’allais vers le jour comme la pousse de la plante, plus faible et plus mince qu’un fil, plus forte qu’une barre de fer ; mais, moi, je n’avais pas ses moyens, ni sa force, étant ainsi appelé tout le temps d’un côté ou de l’autre par un espoir qui était trompé. Sept semaines de temps, disait-il, et il y fallait de la persévérance et de la prudence, parce qu’il se trouvait souvent que la faille était obstruée de débris ; et c’est précautionneusement, du bout des doigts, avec une grande lenteur, que je travaillais à la dégager. Vous comprenez le temps qu’il faut.
Il reprenait :
— Sept semaines !
Le soir commençait à venir.
— Enfin, disait-on, puisque te voilà.
On le regardait attentivement, on lui disait :
— Et puis tu as déjà meilleure mine, on voit que ça va mieux…
Dans la lumière du soir, face à la fenêtre, on le considère et on voit qu’il a du rose aux pommettes :
— C’est le vin, tu avais trop bu d’eau ! Hé ! Rebord, encore un verre… Oui, là, sur le tranchant de l’os qui dessine le trou des yeux… À ta santé. À ta bonne santé !
Mais lui, cette fois, n’a pas bu ; on voit qu’il réfléchit, la main autour de son verre qui reste posé sur la table.
Tout à coup, il a dit :
— Combien est-ce qu’on était ?
— Où ça ?
— Là-haut.
Il y a un silence, puis quelqu’un a dit :
— Voyons, peut-être une vingtaine…
— Dix-huit, a dit quelqu’un.
Alors Antoine a dit :
— Et il y en a combien qui sont revenus ? On a entendu les cris des oiseaux dans les arbres.
On a dit enfin :
— Eh bien, il y a toi.
On a dit :
— Et puis il y a Barthélemy.
Mais Antoine :
— Et, lui, où est-il ?
— Écoute, a dit Nendaz, tu es fatigué… On parlera de ça une autre fois, si tu veux bien…
Mais Antoine :
— Où est-il ?
— Eh bien, disait Nendaz, le pauvre… Oui, c’est un malheur, disait Nendaz ; il a été pris sous une pierre.
— Alors ? disait Antoine.
— Alors ? a dit Nendaz… Eh bien, oui…
— Oh ! a dit Antoine, j’ai compris. J’étais là-haut, je sais ce que c’est. Ça vous vient dessus, ça emporte tout. Et je comprends : ces autres, tous ces autres, Jean-Baptiste et son fils, les deux Maye, tous les Carrupt, Defayes, Bruchez… J’ai compris, mais…
Il donne un coup de poing sur la table :
— Mais il y en a un qui n’est pas mort… Ah ! dit-il, j’avais oublié… Lui, il est vivant, je vous dis… C’est quand la montagne est tombée… Ah ! dit-il, c’est ma faute, ça m’était sorti de l’idée.
Il recommence :
— Séraphin.
On entend de nouveau les cris des oiseaux dans les arbres.
Et Antoine le voit ; Antoine ne dit plus rien, parce qu’il le voit. Antoine se tait toujours, regardant fixement devant lui. Ce qu’il voit, c’est un homme déjà vieux, sec, avec des petits yeux clairs enfoncés dans des orbites sans sourcils. Ils sont assis ensemble devant le feu, vers les neuf heures. Et puis…
Antoine donne un coup de poing sur la table.
— Il est en vie, je vous dis ; il est en vie, puisqu’il m’a appelé. J’étais par terre avec la paillasse. C’est un ami, vous comprenez. C’est plus qu’un ami, c’est un père…
Les gens qui l’entouraient continuent à se taire :
— Sans lui, je ne serais pas marié, j’aurais pas pu… Eh bien ! il est vivant, dit-il… Il m’a appelé, j’étais par terre… Il m’a dit : « Hé ! Antoine. » J’ai voulu répondre, je n’avais plus de voix. « Hé ! Antoine, tu es là ? » J’ai voulu dire oui, rien n’est venu… J’ai dû perdre connaissance. Mais il est là-haut, et il est vivant… Oui, Séraphin. On se tait ; alors il a dit :
— Il n’y aura qu’à aller le chercher.
Il y avait eu toute la journée des femmes chez Thérèse. Tout le temps on heurtait, parce qu’on venait aux nouvelles ou c’étaient des voisins qui comptaient trouver Antoine chez lui. Il fallait qu’elle leur dise :
— Il n’est pas là.
— Non, disait-elle, il est allé à la maison de commune avec le président et monsieur le curé.
Puis, comme l’après-midi s’avançait :
— Non, il n’est pas encore revenu. Je pense que vous le trouverez chez Rebord. Il est avec des amis, il a été boire…
C’est drôle, parce que je suis sa femme.
Philomène, elle, était assise devant le feu ; Philomène secouait la tête ; elle disait : « C’est un bonheur… »
— Ah ! quelle chance, en effet, disait-on. Retrouver comme ça son gendre et son mari, après sept semaines !
— Oh ! oui, disait Philomène, c’est un bonheur. Seulement, disait Philomène, c’est un grand malheur aussi. Parce qu’il n’était pas seul là-haut et il est seul à être revenu. Ils étaient deux. Mon pauvre frère !
Elle se signait.
— Mon pauvre frère !… Et, lui est mort pour la seconde fois…
Il était maintenant huit heures du soir. Le monde s’était retiré peu à peu ; Philomène, pour finir, était rentrée chez elle ; lui, il n’était toujours pas là. Est-ce qu’il avait oublié sa femme ? Est-ce qu’il a oublié même qu’il est marié ? « Et il n’a rien vu, se disait-elle ; ça va faire pourtant trois mois… »
Elle se tenait devant le miroir où elle s’était mise de profil, de manière à être éclairée sur le devant de son corps par la lampe ; et, se regardant de côté : « Mais oui, ça se voit bien, se dit-elle, et surtout quand j’ai mis ma robe neuve, parce qu’elle serre davantage la taille… Eh bien, il ne s’est aperçu de rien… »
Elle a attendu encore un moment dans la chambre où le lit était fait et où la lampe éclairait doux, tandis que le repas du soir était préparé sur la table de la cuisine ; il ne venait toujours pas.
— Je vais aller le chercher.
Elle va jusqu’à la porte qu’elle ouvre, et les étoiles étaient déjà dans le ciel, comme elle voit ; elle n’a pas osé pousser plus loin, à cause des gens.
Ils allaient se moquer d’elle. La voilà déjà qui court après son mari, hein ? Laisse-le tranquille. Il a trouvé des amis, c’est tout naturel. Laisse-les boire un verre ensemble. Il reviendra bien une fois.
Voilà ce que dirait le monde ; est-ce que le monde n’aurait pas raison ? « Eh bien, se disait-elle, qu’il vienne quand il voudra ; moi, du moins, je serai là. Je vais m’asseoir dans la cuisine pour qu’il me trouve tout de suite quand il rentrera, bien fidèle, la première chose. »
Elle ne bougeait plus, les mains au creux de sa jupe.
Alors il y eut des voix dans le lointain ; on les entendait très distinctement, parce que le village était devenu tout à fait silencieux. C’est des hommes, plusieurs hommes, beaucoup d’hommes.
Les voix se sont rapprochées, on entend :
— À présent, on te laisse aller.
On entend la voix de Nendaz :
— Bonne nuit, Antoine.
On entend une troisième voix :
— À bientôt, hein ?
Puis :
— Bonne nuit… Attention, il y a une marche… Ça y est ? Eh, bien, bonne nuit…
Le pas s’approche. Le pas monte l’escalier où il bute à chaque marche. Il s’arrête devant la porte un moment.
On entend qu’une main cherche le loquet et a de la peine à le trouver.
Et, elle, elle s’était levée, de sorte qu’il l’a eue devant lui tout de suite, la première chose, comme elle voulait ; mais il a dit :
— Ah !
Il a dit :
— Ah ! c’est vrai, charrette !… C’est toi… Ah ! disait-il, j’ai une femme…
Puis il se passe la main sur la figure :
— Ça n’est pas tout !
Elle a dit :
— Antoine !
— Tu t’appelles Thérèse ; tu vois, je me souviens… Et bien sûr qu’on est mariés, seulement, il faudrait… avant…
— Antoine, disait-elle, Antoine !…
— Où sont mes habits de semaine ? C’est qu’il est vivant… Eux, chez Rebord, ils n’ont pas voulu me croire… Il faudra que j’aille le chercher.
Il s’était avancé, il regarde tout autour de lui, il s’arrête ; il est comme une plante dont le pied ne tient plus, comme un arbre qui est scié à sa base. Il est obligé de se raccrocher au chambranle de la porte avant d’entrer dans la chambre à coucher :
— Non, il n’est pas mort, c’est bien ce que je leur ai dit. Il n’est pas mort, puisqu’il m’a appelé… Il ne peut pas sortir, voilà tout. Il est toujours pris sous les pierres…
Elle ne peut même rien répondre. Et la lampe éclaire doux le grand lit aux draps entr’ouverts ; mais lui :
— Est-ce qu’ils sont dans l’armoire ?
— Antoine ! Écoute, Antoine, j’aurais quelque chose à te dire.
Mais il est tombé de côté comme un homme qui a reçu un coup sur la tête.
Il est tombé à moitié sur le lit ; et la partie d’en haut de son corps est à plat sur les draps, mais ses jambes traînent par terre.
On a vu qu’il s’était endormi tout à coup ; et maintenant rien ne pouvait plus le tirer de son sommeil, comme elle voit, car elle lui a ôté ses souliers et sa veste, elle l’a couché sur le dos, elle lui a remonté les jambes : il ne sentait rien, il se laissait faire, souple et docile comme un mort encore chaud.
Il dormait, les bras en croix, la bouche entr’ouverte. Et de sa bouche sortait à intervalles bien égaux un bruit fort et marqué comme celui d’une lime à bois ; de sorte que, dans son malaise, Thérèse n’avait pas eu le courage de se coucher à son côté, comme c’était son devoir de femme.
Elle avait été passer la nuit chez sa mère.
C’est ainsi que, le lendemain matin, les voisins l’avaient vue venir et les voisins lui avaient dit :
— Tiens, vous voilà déjà !
On s’étonnait qu’elle n’eût pas passé la nuit avec son mari ; mais, puisque la chose était faite :
— Vous venez trop tôt, voyons !… Il vous faut le laisser dormir. Ces hommes, quand c’est fatigué, on en a vu qui ont dormi trois jours… Oui, trois jours et trois nuits de suite.
Il était déjà tard pourtant, car il était près de neuf heures.
Et, comme Thérèse hésitait à entrer :
— Oh ! entrez seulement, lui disaient les voisines. Ou bien il dort toujours et vous ne le dérangerez pas ; ou bien il est réveillé et il ne semble pas non plus que vous le dérangerez…
On riait. On a ri pendant qu’elle entrait. Et on ne l’a plus vue, puis voilà qu’elle reparaît :
— Mon Dieu ! mon Dieu !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Vous ne l’avez pas vu ?
— Qui ?
— Antoine.
— Non.
— Ah ! mon Dieu, c’est qu’il n’est plus là !
On lui disait :
— Ah ! ce n’est que ça ! Vous nous aviez fait peur. Eh bien, c’est qu’il sera sorti ; vous n’avez qu’à aller le chercher, il est sûrement dans le village.
Mais, elle, elle secouait la tête, elle la secouait beaucoup de fois :
— Oh ! non, disait-elle, moi, je sais ; il est reparti.
— Reparti pour où ?
— Pour là-haut.
Justement un représentant de la justice et un gendarme venaient d’arriver de la vallée, ayant à recueillir les déclarations d’Antoine. Ils avaient demandé où il habitait ; on leur avait montré la maison. Ils s’approchent ; ils voient une femme qui fait des mouvements de tête et de grands gestes avec les bras en haut des marches du perron. Et elle, en les voyant venir, s’est mise à rire d’un rire faux.
— Ah ! vous voilà, vous… Ah ! c’est bien le moment ! c’est bien le moment d’arriver…
Puis, changeant de ton :
— Oh ! s’il vous plaît, montez vite !… S’il est là-haut… Oh ! s’il vous plaît… On ne sait pas ce qui peut arriver.
Il était là-haut, en effet.
Étant parti avant le jour, dans sa folie, il avait fait en sens inverse tout le voyage ; et, ayant sa chemise blanche et son habit neuf, il se présente chez Biollaz, peu avant la place où se montrent les grosses pierres que la mousse aujourd’hui a peintes en or, en jaune clair, ou gris sur gris, ou vert foncé ; peu avant l’éboulement où les plus importants des blocs, ceux qui sont comme des maisons, nourrissent dans leurs fissures toute espèce de plantes, la myrtille, l’airelle, l’épine-vinette aux fruits ligneux, aux feuilles dures.
Il passe la tête par l’ouverture de la porte :
— Il y a quelqu’un ?
Il demande :
— Vous ne me reconnaissez pas ?
— Ma foi, non ! a dit Biollaz.
— Antoine.
— Antoine qui ? C’est qu’il y en a beaucoup d’Antoine par chez nous.
— Antoine… Regarde-moi mieux que ça, voyons… Antoine Pont, d’Aïre.
— Pas vrai !
Biollaz recule.
Puis continuant à tenir ses yeux attachés sur cette figure qu’il voit maintenant tout entière parce qu’Antoine a ôté son chapeau, il lui refait par l’imagination ses belles couleurs et sa forme ancienne ; il l’a arrondie, il l’a colorée :
— Oh ! attends… Mais que oui ! c’est bien toi ! D’où sors-tu ?
Antoine a dit :
— De dessous les pierres.
Il tend le bras vers où il faut, et c’est tout près.
— J’ai été pris comme les autres ; seulement, moi, j’en suis sorti.
— Pas vrai ! disait Biollaz.
Et Biollaz a repris :
— Comment as-tu fait ?
— Sur le ventre, sur les mains et les genoux… Sept semaines…
— Et d’où viens-tu à présent ?
— Du village.
— Loutre !
C’est Biollaz qui appelle :
— Loutre, hé !
Loutre travaille dans les environs. Loutre vient :
— Tu sais qui c’est ?
Loutre est resté à quelque distance ; il est plein de méfiance.
— Non.
— Tu le connais pourtant bien. Tu as dû voir sa marque à feu… A. P…
— Ma foi, en tout cas, a dit Loutre, il ne manque pas de peau sur le cou.
— Ôte-la-lui.
— Et il lui faudrait bien un peu de bourre sous les joues.
— Rembourre-les.
— Pont !
— Ça y est, Loutre. Tu vois, tu peux approcher, tu ne risques rien…
Loutre s’approchait, et Loutre disait aussi :
— D’où sors-tu ?
Antoine a tendu de nouveau le bras vers le nord où sont les parois, et où on pouvait voir le bas du tas de pierres ; puis il a recommencé son histoire, pendant que Biollaz lui demandait :
— Quand est-ce ?
— Hier… non, avant-hier.
Biollaz appelle encore :
— Hé ! Marie.
C’est la femme Donneloye qui habite un des chalets voisins. Elle paraît sur le pas de sa porte et s’arrête. Biollaz lui parle de loin :
— Hé ! Marie, vous vous souvenez, avant-hier, le fantôme… Oui, quand vous vous êtes sauvée. Il faut dire qu’il avait de l’appétit, vous vous souvenez, et qu’il avait bon estomac. Eh bien, le voilà, votre fantôme.
— Ah ! disait-elle, qui ?
— Pont, Antoine.
Et Dsozet s’est montré à côté d’elle, avançant la tête pour mieux voir.
— C’est vrai, disait Antoine, mais j’avais faim, pensez-vous, sept semaines ! Et, c’est vrai, je ne devais pas être beau à voir… Mais c’est moi, oui je vous le promets ; c’est moi, disait-il en s’adressant à la femme Donneloye, et je vous paierai ce que je vous dois, bien entendu.
La femme Donneloye a fait un ou deux pas hors de sa maison.
— Alors, disait Antoine, je suis descendu au village et il a bien fallu qu’ils me reconnaissent pour finir, parce qu’au commencement, oui, ils ont été comme vous… Ils m’ont même tiré dessus. Ils me prenaient pour une apparition… On a bu ensemble, disait Antoine… Ils ont fait venir le curé, disait Antoine, et puis on a bu ensemble.
Dsozet, lui aussi, s’était approché.
— Seulement, voyez-vous, continuait-il, il y en a un qui est resté là-haut ; c’est à cause de lui que je remonte. Vous n’avez vu personne, vous ? Je me suis levé avant le jour, parce que sans ça, je sais bien, ils m’auraient empêché de me mettre en route ; ils m’auraient dit : il n’y a personne… Eh ! bien, moi, je dis qu’il y a quelqu’un.
Ils étaient à présent plusieurs hommes qui entouraient Antoine sans bien comprendre ce qu’il disait ; et lui :
— Parce qu’il n’est pas mort… Séraphin, vous vous souvenez bien… Séraphin, Séraphin Carrupt ; un assez vieux ; oui, lui, lui-même. Le frère de ma belle-mère, et, si je me suis marié finalement, c’est grâce à lui, parce que ma belle-mère ne voulait pas de moi pour gendre. Vous comprenez, un vieil ami, plus qu’un ami…
Il continuait :
— Eh bien ! lui, il y est toujours…
— Où ?
— Là-haut… On était ensemble dans le chalet quand la montagne est tombée. Oh ! je me rappelle bien, à présent… On était assis devant le feu. Il me disait : « Tu t’ennuies ? » Il me disait : « Et alors, est-ce que je ne compte plus ? » Bien plus qu’un ami, un père ; c’est que je suis orphelin, moi. Eh bien ! moi, je m’en suis tiré, mais, lui, il est toujours là-haut, oui, sous les pierres. Je le leur ai dit au village, mais ils n’ont pas voulu me croire ; c’est pourquoi je suis remonté. Et je suis tout seul, mais vous allez m’aider. Combien êtes-vous ? Au moins une dizaine. Il est vivant, je vous dis, je m’en souviens bien, j’étais par terre, il m’a parlé, il disait : « Où es-tu, Antoine ?… » Seulement il n’a pas su trouver le bon passage.
— Pensez-vous ? disait-on, pensez-vous, après tant de temps ?
— Et moi ?… j’y suis bien resté sept semaines. Lui, ça ne fera guère que deux jours de plus… Dites, venez-vous ?… Oh ! bien sûr que vous viendrez. On va essayer de l’appeler ; ou bien il faudrait avoir un fusil et tirer des coups de fusil. Ça lui ferait trouver la bonne direction…
Il parlait de plus en plus abondamment, de plus en plus vite et en grand désordre, vous posant des questions sans attendre la réponse. Les autres l’entouraient, les autres hochaient la tête. Puis deux d’entre eux, c’est-à-dire Biollaz et Loutre, sont partis quand même avec Antoine.
Les trois hommes ont pris sur le côté droit du pierrier, de manière à être rapidement au-dessus de lui. Ils sont montés à cette pente abrupte, et ils ont fait descendre le pierrier comme à la corde à côté d’eux. Étant bombé il s’est aplati ; les gros blocs devenaient comme du gravier, les plus petits comme du sable.
D’abord on avait eu devant soi son élévation, ayant une crête comme une vague, et la pente qui est derrière la crête était cachée : la pente se montre, elle se découvre, elle s’abaisse ; ce qui était une pente n’en est plus une. « Oh ! » disait Antoine. — « Oui, disaient les hommes, et il t’aurait fallu voir comme ça fumait ! » — « Ça fumait ? » — « Pardieu, toute cette poussière ! Pendant trois jours on n’a rien vu. »
Mais à présent tout pouvait se voir, tout se voyait de mieux en mieux ; à présent tout pouvait s’entendre. C’est seulement quand les souliers ferrés des trois hommes mordaient la roche, faisant un bruit comme quand un chien croque un os, que le silence était un peu dérangé. Puis il n’a même plus été dérangé du tout, parce que les trois hommes étaient arrivés sur une espèce de palier où ils s’arrêtent, pendant qu’Antoine regarde de tous côtés au-dessous de lui, puis hoche la tête :
— Dire que j’en suis sorti vivant !
Il reprend :
— Mais, du moment que j’en suis sorti vivant, il en sortira bien vivant, lui aussi.
Il considère une fois de plus au-dessous de lui l’énorme désastre que c’est, cette espèce de mer arrêtée, toute cette immensité morte où il ne reste plus personne ; Antoine dit : « Il est là. »
Tout est mort, pourtant Antoine dit : « Il est vivant. » Et on a beau regarder, rien ne bouge nulle part dans ces espaces, ni à la surface brillante de la roche, ni dans les trous qui y font des taches mates, ni au-dessus de sa surface : pas un oiseau, ce matin-là, tournant dans le ciel sur ses grandes ailes ou voletant avec des cris devant une fissure dans les parois. Tout était mort, mais, lui, disait : « Il est en vie. » Il tend le bras, il dit :
— Voyez-vous, ces deux gros blocs, vous les voyez ? Eh bien ! c’est là que je suis sorti. Et le chalet, disait-il, le chalet devait être un peu plus bas, mais où ? Ah ! disait-il, c’est difficile de se retrouver dans toute cette cochonnerie… Il faut d’abord s’orienter, c’est pas commode. Où est le nord ? Ah ! le voilà hein ? Alors, disait-il, c’est bien ça : c’est ce talus. Le talus, c’est à cause qu’on était adossé à un banc de roche et les cailloux ont passé par-dessus... Il doit être là. Séraphin…
Il appelle :
— Séraphin !
Il appelle de toutes ses forces. Il met ses mains en porte-voix devant sa bouche, poussant dehors de toutes ses forces les trois syllabes qui font trois notes qui se suivent, et semblent d’abord s’être perdues, parce que tout un grand moment on n’entend plus rien ; puis elles vous reviennent, ayant été heurter la paroi de l’autre côté de la combe. Le nom vous revient une première fois presque intact, il vous revient une deuxième fois usé aux angles et assourdi ; la troisième fois, il n’est plus qu’un frôlement comme quand un léger pan d’étoffe traîne derrière vous sur le sol.
— Il aurait fallu avoir un fusil, et tirer un coup de fusil, dit Antoine.
Il a dit :
— Mais vous aurez bien une pioche et une pelle à me prêter…
Vers le soir, le petit Dsozet est arrivé à Aïre, il disait :
— Oui, il est là-haut, mais…
Il se touchait le front.
— Et Dionis avec le gendarme ?
Car eux aussi étaient partis dans la matinée pour Derborence :
— Bien sûr ! disait Dsozet, ils y sont aussi ; c’est eux qui m’envoient.
— Ils t’ont envoyé ? Pourquoi ?
— Parce qu’Antoine ne veut pas redescendre. Il dit qu’il ne redescendra pas sans Séraphin…
— Qu’est-ce qu’il fait ?
Le petit Dsozet, avec le bout du doigt, se touche de nouveau le front.
Mais, elle, quelque chose lui a remué dans son cœur ; elle a dit : « Il faut que j’y aille. »
— Oh ! disait Dsozet, pensez-vous ? il a pris une pioche et une pelle, parce qu’il dit que Séraphin est sous les pierres et qu’il est vivant. Il dit qu’il a entendu Séraphin qui l’appelait. Et les hommes ont voulu l’accompagner, mais les hommes sont revenus.
— Pourquoi est-ce qu’ils sont revenus ?
— Parce qu’ils ont eu peur.
— De qui est-ce qu’ils ont eu peur ?
— Du berger.
— Quel berger ?
— Le berger des moutons.
— Ah ! Plan.
— Oui, celui qui est à la Derbonère. Eh bien ! il descend avec ses moutons. Il se met sur une pierre. Il vous dit : « N’allez pas plus loin. »
On hoche la tête :
— Oh ! celui-là, c’est qu’il en connaît des choses, celui-là !
— Oui, justement, et quand on veut passer, il vous crie : « Pas plus loin… » et on n’ose pas aller plus loin.
— Et Antoine ?
— Oh ! lui, il a passé quand même… Il paraît qu’il ne risque rien.
On hochait la tête.
— Plan dit qu’il est faux.
On dit :
— Qui ?
Et Dsozet :
— Antoine. Plan dit qu’il n’est pas vrai… Oui, que c’est une âme. Oui, qu’on le voit, mais qu’il n’est pas comme nous, qu’il n’a point de corps… Et qu’il est venu pour nous attirer, parce qu’ils sont malheureux et jaloux de nous et ils s’ennuient sous les pierres…
— Eh bien ! disait-on, qu’est-ce qu’il faut faire ?
Mais une voix s’est fait entendre en elle et la voix lui a dit : « Thérèse, va le chercher. »
La voix lui parle : « Femme légère, lui as-tu dit au bon moment ce que tu aurais dû lui dire, en temps utile, en temps voulu ? As-tu seulement cherché à le retenir, restant auprès de ton mari pendant les heures de la nuit qui sont mauvaises conseillères ? La croix t’avait pourtant montré que c’était lui, ou bien si tu n’y as pas cru ? As-tu oublié qu’il est ta chair, femme sans mémoire ? »
Les hommes faisaient boire le petit Dsozet chez Rebord, bien qu’il n’en eût guère encore l’âge, et, à elle, la voix lui parle : « Répare à présent ton erreur, femme négligente ; monte, femme, va vers lui. Va, trouve les mots qu’il faut ; trouves-en tant qu’il en faudra, pour qu’il comprenne, pour qu’il revienne… Réveille-le, car il est engourdi. Va vers lui avec ton secret ; va, tu lui diras : « On va être trois. Car il y a un petit d’homme qui va venir, et il aura besoin de toi. »
Ils faisaient boire le petit Dsozet chez Rebord ; ils lui disaient : « Il te faut coucher ici cette nuit, et puis demain matin on verra ce qu’il y a à faire. »
Elle, elle a appelé sa mère qui pleure dans la cuisine. Elle dit :
— Je vais y aller.
— Où ?
— Là-haut.
— Oh ! a dit Philomène, oh ! Thérèse…
Mais elle :
— S’il te plaît, va prendre un panier. Tu y mettras un linge blanc et deux bouteilles de vin vieux. Tu y mettras ensuite tout ce qu’il faut pour faire un bon repas, parce que c’est pour lui, et il ne doit pas avoir grand’chose à manger, là-haut. Du jambon, du pain frais, dis, mère… C’est pour que le petit ait un père.
En même temps elle se préparait à sortir ; mais elle n’a pas été bien loin, ce soir-là.
Les gens n’étaient pas encore couchés ; ils discutaient entre eux, faisant des groupes devant les portes. Ils se sont tus quand ils ont vu venir Thérèse. Elle suivait la ruelle où il commençait à faire nuit. Il y avait une tache rouge qui était une porte ouverte sur laquelle une tête noire faisait un mouvement de haut en bas, ou bien, on voyait la forme d’une épaule qui se penchait un peu de côté et en avant. On se taisait, elle disait bonsoir, on lui disait bonsoir.
Elle a continué son chemin jusqu’à la maison de Rebord.
Elle monte l’escalier de bois qui est très raide. Elle fait du bruit sur les marches, mais c’est un bruit qu’on n’entend pas, tellement on parlait fort dans la salle à boire. Elle sait bien ce qu’elle fait, car ce n’est pas l’habitude chez nous que les femmes entrent dans les cafés. Elle n’est pas entrée. Elle regarde par la fenêtre qui est un peu avant la porte ; et la fenêtre donne sur l’escalier, de sorte qu’en se tenant debout sur les marches, seul le haut de votre personne, c’est-à-dire le front et les yeux, dépasse, ce qui est commode parce qu’on peut voir sans être vu.
Elle voit. Elle voit qu’il est là ; elle le pensait bien : c’est Nendaz.
Il est là avec le petit Dsozet qu’on fait boire, bien qu’il n’en ait guère encore l’âge, et Rebord, puis le président, puis des hommes de Premier.
Elle reste debout sur sa marche, elle appelle.
On ne voit que le haut de sa tête et ses yeux ; elle est dans la nuit et mal éclairée ; ses cheveux sont noirs, son front est blanc, ses yeux sont noirs ; elle dit : « Nendaz ! Nendaz ! » Il n’entend pas tout de suite à cause du bruit et parce qu’il lui tourne le dos : il se retourne tout à coup.
Et le bruit qu’il y avait dans la salle à boire s’est tu par dégringolement jusqu’à ne plus être du tout, comme quand une de ces piles de bûches, dont on fait provision pour l’hiver sous les avant-toits, vient par terre :
— Écoutez, Nendaz, vous pouvez venir un moment ?
On regarde de son côté, mais elle a déjà disparu.
Nendaz se lève, Nendaz s’appuie sur sa canne, il sort sur le perron, il descend l’escalier.
— Nendaz, vous ne viendriez pas avec moi ?
— Où ?
— Là-haut…
— Quoi faire ?
— Le chercher…
— Ma foi, a dit Nendaz.
C’est qu’il voit bien peut-être qu’elle ira, quoi qu’il fasse ; alors il est embarrassé. On ne laisse pas une femme aller toute seule sur les chemins, surtout un chemin comme celui-là, qui est solitaire, qui est dangereux, qui n’en finit plus.
Il se gratte derrière l’oreille ; il a dit :
— Alors, quand ?
— De bonne heure demain matin.
Il y avait déjà des hommes dans les champs, à cause des seigles qui pressaient d’être rentrés. Les hommes ont le pied des tiges à hauteur de leur faucille, tellement le pays penche.
Ailleurs on voyait des javelles se tenir debout trois par trois, étant inclinées l’une vers l’autre et réunies en haut par les épis ; de loin, dans le jour pas bien levé encore, c’étaient comme des petites dames qui faisaient la causette.
Elle était avec Nendaz et Dsozet, qui avait profité de leur compagnie pour remonter à Zamperon.
Il faisait vaporeux et calme ; l’air était couleur de blé mûr. Cette même couleur emplissait toute la vallée qui ouvrait à leur gauche et immédiatement à côté d’eux son vide qu’on ne voyait pas. Mais de ses profondeurs qui restaient donc cachées, un message venait tout de même jusqu’à vous, c’est-à-dire une voix, racontant sans fin une vieille histoire jamais finie et peut-être jamais commencée : c’est le Rhône qu’on ne voyait pas, c’est le Rhône qu’on entendait.
Parce que depuis toujours il est là, et immémorialement il marmonne là, élevant la voix quand la nuit vient, la laissant tomber et faiblir à mesure que le jour grandit.
Elle marchait vite, et Dsozet vivement aussi, étant dans ses jeunes années ; mais Nendaz ne suivait qu’avec peine, faisant grincer contre les cailloux le bout ferré de son bâton.
Elle, quelque chose la porte en avant. On l’a vue, elle avait son panier au bras. On la voyait de loin à présent, car l’espèce de vapeur couleur de froment qui était autour d’eux (c’était la légère brume des matins de beau temps ou bien si c’est déjà l’approche de l’automne ?) se dissipait, se défaisait sans qu’il y eût le moindre souffle d’air, et elle n’était ni soulevée, ni déchirée ; elle se déposait plutôt comme quand il y a une poudre fine en solution dans un liquide – et la poudre va au fond.
Elle, elle était poussée. Ils ne disaient rien, elle ne disait rien. On voyait Nendaz se pencher sur sa canne. On voyait les grandes montagnes qui commençaient à briller dans les hauteurs de l’air rendues à leur limpidité. Puis tout à coup il a fait sombre, il a fait froid, il fait obscur et triste, comme si on avait sauté en avant de trois mois dans l’année.
C’est ce coup de sabre qui a été donné tout au travers de la montagne ; et la coupure est tellement profonde que le soleil n’y entre que pour quelques minutes, au moment où il passe juste au-dessus.
De temps en temps, Thérèse s’arrêtait de façon à permettre à Nendaz de la rejoindre. Le petit Dsozet marchait à côté de Nendaz. On entendait Nendaz qui disait :
— Comment vas-tu ?
Le petit Dsozet disait :
— Je vais bien.
— Et le trou que tu avais à la tête ?
— C’était pas un trou, c’était une égratignure.
— Alors, elle est guérie ?
— Oh ! dit-il, il y a longtemps…
Thérèse était repartie. Elle n’entendait plus rien. Puis, de nouveau, le petit Dsozet disait à Nendaz :
— Vous ne croyez pas ?
— Bien sûr que non, tu es trop petit.
— Vous ne le demanderiez pas pour moi à Rebord ?
— Tu ne saurais même pas t’en servir.
— Moi !
L’amour la poussait en avant. Elle s’arrête, elle repart. Et Dsozet :
— Moi !… Vous croyez ça ! Il y en a aussi un chez nous, à Premier… C’est un fusil qui appartient à Cattagnoud, le vieux soldat. Cattagnoud me le prête quand je lui apporte du bois pour son feu… Oh ! je sais très bien faire des étincelles avec la pierre ; seulement il paraît qu’on ne peut pas se servir du fusil de Cattagnoud parce que le canon est faussé… Alors, si Rebord me prêtait le sien… Oh ! je saurais bien verser la poudre et puis bourrer, mettre la balle et puis bourrer…
On entendait Nendaz qui disait :
— Et le recul ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Quand le coup part, le choc qu’on reçoit dans l’épaule…
— Oh !
— Oh ! oui, tu tomberais sur ton derrière, voilà tout. Quel âge as-tu ?
— Quatorze ans.
— Alors, attends d’en avoir vingt.
Ils avaient fait halte un moment pour souffler, s’étant assis tous trois contre le talus qui bordait le chemin ; Thérèse ne disait rien, car elle n’avait rien à dire. C’est le petit Dsozet qui continuait à parler.
Il disait :
— C’est pas juste !
— Pourquoi est-ce que ça n’est pas juste ?
— Parce que, Cattagnoud, quand je lui rends un service… Eh bien, moi, je vous ai rendu un service.
— Eh bien, attends, on verra ça…
Et, comme ils étaient repartis :
— Oh ! disait Dsozet, c’est qu’il y en a, par là-haut dans les lapiez, et je les ai vues. Elles ont leurs trous entre les pierres, ces marmottes. C’est malin, disait-il, mais moi !… Il y en a une qui est assise en avant des autres pour surveiller ce qui se passe. Quand elle vous voit venir, elle siffle…
Il sifflait entre ses doigts.
— Mais, moi, je suis encore plus malin qu’elles ; je sais bien ce que je ferai. Il y a des pierres, je me cacherai derrière. Je suis adroit, quand je veux, vous savez, et leste. Je peux me traîner longtemps sur le ventre, je peux…
— Oui, mais avec un fusil… C’est lourd, tu sais, et puis c’est long… c’est plus long que toi…
Il faisait plus clair déjà. On avait fini par rejoindre le torrent qui d’abord coulait dans les profondeurs au-dessous de vous ; mais il monte à vous peu à peu et pour finir on est à sa hauteur. Ils ont ainsi marché longtemps, puis on voit un premier chalet. Il est bâti à droite du chemin au milieu d’un carré de pré qui est dominé par la forêt, elle-même dominée par des rochers. On s’avance encore un peu ; et un deuxième chalet se montre, puis trois, puis quatre, pareillement pauvres et petits.
L’amour l’a portée jusque-là, ils sont trois. Biollaz est devant son chalet. Biollaz les a vus venir de loin.
— Ah ! a-t-il dit, vous venez aussi ?
Thérèse a dit :
— Où est-ce qu’il est ?
— Ah ! ma pauvre dame ! dit Biollaz.
Il dit :
— Voyez-vous, on a peur qu’il n’ait plus sa tête… C’est à cause de Séraphin, c’est bien votre oncle, oui ? Eh bien, Antoine, lui, prétend qu’il est vivant… Il nous a emprunté une pioche et une pelle. On a beau faire, on n’a pas pu l’empêcher d’aller le chercher.
— Et vous ? dit-elle.
— Nous, on n’ose pas.
— Pourquoi ?
— Oh ! comme ça…
Elle dit :
— Il faut y aller.
— Oh ! dit Biollaz, c’est pas prudent !
À ce moment, on a vu Dionis et le gendarme qui venaient à leur rencontre ; eux, aussi disaient :
— Rien à faire ! il prétend qu’il entend sa voix.
— La voix de Séraphin.
— Où ?
— Sous les pierres.
Elle disait :
— Il faut aller le chercher.
— Oh ! a dit le gendarme, il vaudrait mieux que vous attendiez qu’il revienne une fois, quand il n’en pourra plus… Moi, il va falloir que je descende. Mais, vous, vous n’avez qu’à rester ici ; quand il reviendra, vous lui parlerez…
Elle s’avance. Elle secoue la tête sans répondre, elle s’avance.
La femme Donneloye est sortie de sa maison :
— Ah ! disait-elle, te voilà enfin, Dsozet, où as-tu couché ? Oh ! disait-elle, Thérèse, madame Thérèse, n’allez pas plus loin, restez avec moi, ça vaut mieux.
Thérèse n’a pas l’air d’entendre.
Et la femme Donneloye appelle son fils :
— Dsozet ! Dsozet ! viens ici… Dsozet, je te défends d’aller plus loin.
Elle s’est mise au milieu du chemin, lui barrant le passage, de sorte que Dsozet a dû obéir.
Mais, elle, elle passe.
Et Nendaz et Dionis et Biollaz vont avec elle.
On suit encore le torrent, on tourne à gauche. Et là, les autres fois, quand elle était venue, oh ! elle s’en souvient bien, c’était un beau fond plat qui se présentait, frais à voir, richement peuplé d’hommes et de bêtes – à présent, c’est une grosse pierre, une autre grosse pierre, une troisième grosse pierre. C’est tout un front de grosses pierres, comme des façades de maisons qui sont là, où qu’elle regarde, vous disant : « N’allez pas plus loin. »
Elles ne laissent entre elles que d’étroits passages tortueux, semblables à des ruelles pleines d’ombre où il va falloir qu’elle s’engage ; parce qu’au-dessus de celles qui sont devant, plus haut qu’elles et plus en arrière, on aperçoit le bombement grisâtre de la masse de l’éboulement qui se dresse, cachant par son élévation même l’étendue qui vient à sa suite.
Et toutes ces choses vous disent : « Arrêtez ! »
Mais il a été dit à Thérèse : « Va quand même. »
Alors il est apparu dans sa grande houppelande, avec son bâton à bout recourbé qui lui venait jusqu’à l’épaule.
Il est apparu à la gauche de Thérèse, en haut d’un roc ; et était là-haut comme sur un socle car il ne bougeait presque pas, agitant seulement sa tête sous son grand chapeau, et sa barbe blanche.
À gauche de Thérèse et des trois hommes, un peu au-dessus d’eux, là où le ravin de la Derbonère vient déboucher par une poche sur l’extrémité de ces fonds :
— Arrête ! disait-il.
Et il disait :
— Qui es-tu ?
— Ah ! disait-il, je vois, c’est la femme d’Antoine… Eh bien ! sais-tu seulement, femme, disait-il, si celui que tu cherches est bien toujours le même que celui que tu as connu ?
Il a dit :
— Ils vous trompent avec leur apparence… Ils n’ont pas encore trouvé le repos. Et ils errent sous leurs pierres, jaloux de vous, envieux de vous.
Nendaz, Dionis et Biollaz s’arrêtent. Elle, elle continue à avancer…
— Femme, disait Plan, femme, méfie-toi… Ils ont l’apparence des corps, mais il n’y a rien sous cette apparence… Viens seulement passer une nuit avec moi dans ma cabane sous la roche, si tu veux les entendre et si tu veux les voir. Je les ai entendus et vus, moi ; c’est blanc, ça se promène, ça se lamente ; ça fait un bruit comme quand le vent est à l’arête d’une pierre, comme quand un caillou roule au fond du torrent.
Pendant qu’elle s’était arrêtée à son tour ; et lui, levant alors la main :
— Sais-tu comment ça s’appelle, là-haut ?… Oui, tu vois bien, l’arête et l’entaille qu’il y a dedans… D… I… A... Il a réussi son coup, cette fois…
Il hochait la tête.
— Et quant à celui que tu cherches, écoute-moi, il est aussi faux que les autres. Il est seulement plus hardi qu’eux, c’est pourquoi il est descendu.
Plan a dit encore :
— Ne va pas. Parce que, toi aussi, tu seras maudite. Ne va pas où il cherche à t’entraîner. C’est plein de trous dans ce pierrier, c’est plein de pierres qui basculent ; c’est tout en replis, tout en fissures… Ne va pas, Thérèse, ne va pas !
Elle a dit aux hommes :
— Est-ce que vous venez ?
Nendaz a dit :
— Tu veux y aller ?
Il a repris :
— Alors peut-être qu’il vaudrait mieux que tu y ailles seule.
— Eh bien ! dit-elle, j’irai seule.
Pour monter à Derborence, on compte sept ou huit heures, quand on vient du Pays de Vaud. On va en sens inverse d’une jolie rivière dont on côtoie le bord. L’eau resserrée entre les berges est comme beaucoup de têtes et d’épaules qui se poussent en avant les unes les autres pour aller plus vite. Avec de grands cris, des rires, des voix qui s’appellent ; comme quand les enfants sortent de l’école et la porte est trop étroite pour les laisser passer tous à la fois.
On laisse derrière soi de beaux chalets bas et longs, aux toits soigneusement couverts de bardeaux polis par la pluie, qui brillent comme de l’argent. Les fontaines ont des jets gros comme le bras ; elles font tourner les barattes.
Et puis, plus rien, plus rien que l’air froid.
Plus rien qu’un petit peu d’hiver qui vous est soufflé dans la figure quand on la penche sur le vide, plus rien que l’énorme trou plein d’ombre, – où il était de nouveau, lui, mais est-ce qu’on aurait pu le voir, là, tout au fond ?
Oh ! il est beaucoup trop petit.
À six cents mètres au-dessous de vous, il ne serait qu’un minuscule point blanc, non perceptible à l’œil nu, parmi l’immensité de ces déserts où les roches, dans l’ombre, sont bleuâtres et comme mouillées, ou d’un gris triste avec des taches noires comme celles qu’on voit sur la figure des morts.
Il est trop petit pour qu’on le voie, quand même tout à coup les roches s’éveillent, il semble qu’elles commencent à sécher, elles s’éclaircissent, elles ressuscitent pour un instant ; et c’est que par-dessus l’arête le soleil, basculant soudain, est venu sur elles ; mais lui n’est pas plus gros qu’une fourmi au pied de ces entassements.
Il n’en levait pas moins la pioche ; ensuite il empoignait la pelle, cherchant celui qui n’était plus, et c’est le pauvre Séraphin.
Il n’avait plus bien sa tête, c’est pourquoi il levait sa pioche dans le soleil ; puis, se baissant, empoignait par le manche la pelle plate, creusant une tranchée, à peine marquée d’ailleurs encore dans les débris de schistes noirs, tout entremêlés de cailloux, contre lesquels le fer de l’outil heurtait parfois, faisant un bruit clair.
Elle, elle n’a eu qu’à écouter d’où venait le son, bien que d’abord toute perdue dans les étroits passages que les plus gros des blocs laissaient entre eux sur leur devant, plus compliqués encore et plus enchevêtrés que les ruelles d’un village ; car où est-ce qu’on est maintenant ? où est-ce qu’il faut aller ? dans quelle direction ? à peine si elle voyait un peu de ciel comme un écheveau bleu à moitié dénoué au-dessus d’elle ; où est le sud ? où est le nord ? – toute perdue ainsi d’abord, puis le bruit du fer frappant une matière dure et sonore est venu jusqu’à elle, lui disant : « C’est ici. »
Il lève sa pioche et l’abat ; il vous parle à distance.
Elle s’arrête ; elle n’a qu’à écouter d’où vient le son, elle repart. Elle contourne encore ce quartier de roc et cet autre ; puis les quartiers deviennent plus petits, plus serrés, en même temps qu’ils se superposent, faisant comme des marches d’escaliers où elle grimpe, – dans ces déserts où jamais une femme n’aurait osé s’engager seule, mais elle n’est pas seule, parce qu’il y a l’amour, et l’amour l’accompagne et l’amour la pousse en avant.
Il lève sa pioche des deux mains, ayant ôté sa veste et son gilet.
Il tourne le dos à Thérèse.
Il a gardé sa belle chemise blanche, son pantalon neuf ; il est là, il est tout petit, car en avant de lui toute la pierraille soulève sa masse ; pourtant il lève sa pioche et l’abat ; et il lève encore sa pioche.
Elle saute d’un bloc sur le bloc voisin, d’un quartier de roche sur un autre quartier de roche ; il n’entend pas, il fait lui-même trop de bruit. Puis il s’arrête de piocher et prend sa pelle.
Il a été dit à Thérèse : « Va plus près. »
Il a été dit à Thérèse : « Va toujours, n’aie pas peur, ne le lâche plus ; s’il se sauve, cours-lui après… » Elle l’appelle, il n’entend pas.
Et, de nouveau :
— Antoine !
Il a entendu, cette fois ; il se retourne. Il l’a vue, mais il se met à secouer la tête ; il la secoue à plusieurs reprises pour dire non, et encore non, et encore non.
Elle s’avance de nouveau ; on voit qu’il a dit quelque chose ; elle ne comprend pas ce qu’il dit. Puis il a laissé tomber sa pioche ; il se retourne encore une fois, la voit qui vient ; et tout à coup il s’est mis à courir droit devant lui vers le haut du pierrier.
Eux, ils regardaient d’en bas ; d’abord ils ne virent rien. Ils voyaient des pierres.
C’est-à-dire Nendaz, Dionis, Biollaz ; c’est-à-dire en tout cinq hommes qui étaient venus de Zamperon.
Ils ne voyaient rien, ils avaient fini par s’asseoir. « Qu’est-ce qu’il faut faire ? »
— Oh ! il n’y a rien à faire… On va l’attendre, elle reviendra bien.
— Et lui ?
— Oh ! lui…
Le soleil était descendu jusqu’à eux sur ces entrefaites ; ils ont été au beau milieu d’une des échancrures, que le soleil découpait dans la bande d’ombre où ils se tenaient, tandis qu’à leur droite celle-ci projetait loin en avant d’eux une pointe et à leur gauche était en dents de scie, à cause des inégalités de la chaîne derrière laquelle l’astre cheminait.
La chaîne du midi, droit derrière eux.
Elle élevait jusqu’aux sommets de l’air ses créneaux, ses tours carrées, ses toits pointus, ses clochetons : alors le soleil, quand il vient, se glisse dans leurs intervalles, s’allongeant jusqu’à vous, et puis se retirant.
On a vu briller les petits lacs qui étaient un peu en avant d’eux, à leur droite ; et, tristes, ils n’ont plus été tristes, à cause d’un petit mouvement qui se faisait à leur surface, comme si le soleil en passant avait trempé le doigt dedans.
L’eau qui était noire est devenue plus bleue que le ciel ; il y a eu comme un filet d’argent qui a été jeté sur elle ; par les trous des mailles, on a vu un petit nuage blanc qui s’avance, quitte la rive, comme une barque sur l’un, puis passe dans l’autre des lacs.
— Eh ! dites donc.
C’est Carrupt. Il se lève en même temps qu’il lève le bras.
— Vous ne le voyez pas ?
— Qui ?
— Antoine, parbleu…
— Où ça ?
— Après les grosses pierres, sur la pente, parmi les petites…
— Ah ! oui, je vois.
Et les autres :
— Ah ! moi aussi.
À cause de l’éloignement, Antoine n’était déjà plus là-haut qu’un point blanc, la couleur de son pantalon se confondant avec les taches sombres qu’il y avait entre les pierres. Rien que la petite tache blanche de sa chemise, mais heureusement qu’elle bougeait et tout le temps se déplaçait, les autres couleurs sur le pierrier étant immobiles au contraire. Lui, il se déplaçait ; on pouvait ainsi le suivre du regard : c’est vers en haut qu’il se déplaçait, vers les dessus et les lointains de la pierraille, du côté des grandes parois.
— Où est-ce qu’il va ?
— Oh ! bien, il se sauve.
— Malheur ! dirent les hommes, il ne reviendra pas.
Et puis ils ont dit :
— Et elle ?
— Oh ! elle, a dit Nendaz, elle va sûrement redescendre ; qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse, s’il n’a pas voulu l’écouter ?
Mais à ce même instant il y a eu une tache brune qui s’est mise à bouger un peu au-dessous de la blanche ; à mesure que celle-ci montait, elle montait, à mesure que celle-ci s’éloignait, elle s’éloignait.
Est-ce que l’amour était endormi ? Mais à présent l’amour s’est réveillé.
On les voyait très bien tous les deux, dans le soleil, sur cette pente qui semblait d’en bas presque unie, presque lisse, mais en réalité et de près était toute en bosses et en creux, fissurée, percée de trous. Il allait devant, elle avait bien de la peine à suivre, mais elle allait, parce que l’amour la soutient. De temps en temps, pour avancer, elle devait s’aider des mains et des genoux à cause d’un gros bloc incliné qui était sur son passage ; parfois aussi on voyait qu’elle était ramenée en arrière par le glissement des cailloux qui se dérobaient sous son poids.
Ils ont dit :
— Elle est perdue, si elle continue.
Ils ont dit à Nendaz :
— Appelez-la, vous la connaissez mieux que nous.
— C’est trop loin, a dit Nendaz.
Ils disaient :
— Ah ! mais… c’est que…
Ils ne savaient plus que dire.
D’ailleurs, à ce même moment, ils n’avaient plus vu Antoine ; l’instant d’après ils n’ont plus vu Thérèse. Tous les deux, ils avaient disparu derrière le haut de l’escarpement.
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C’est l’histoire d’un berger qui a été pris sous les pierres, et voilà qu’il retourne aux pierres comme s’il ne pouvait plus s’en passer.
C’est l’histoire d’un berger qui a disparu pendant deux mois, et il a reparu, mais il disparaît de nouveau ; et, à présent, il y a sa femme qui va disparaître avec lui.
Ils étaient toujours là, les cinq, et, en arrière d’eux, sur sa bosse, le vieux Plan aussi était toujours là ; mais, devant eux, il n’y avait plus rien que des pierres et toujours des pierres, plus rien qui fût en vie, rien qui bougeât dans le soleil.
C’est alors qu’un des hommes s’était mis à dire des choses tout bas :
— Peut-être que Plan a raison, sait-on ?
On a répondu : « Ma foi ! » à voix basse.
— Si c’était vraiment un homme, est-ce qu’il serait remonté ?
— Ma foi !
— Et peut-être que ce n’est plus qu’une âme, et il est venu la chercher.
Ils continuaient à ne pas faire un mouvement. Le soleil glisse de côté, et ainsi le soleil les quitte, mais il est tout près d’eux encore avec son triangle de couleur. Bizarrement, ses découpures se déplacent à travers l’espace ; les petits lacs redeviennent gris comme des feuilles de zinc.
C’est un jeu qui est joué par le soleil et l’ombre dans les vides qu’il y a entre les dents de la chaîne ou par les interstices qui en séparent les différents chaînons : et eux, ayant reçu encore une fois un de ces rayons sur la nuque, ils s’étaient retournés du côté d’où il venait…
Ils s’étonnent alors, et c’est du vieux Plan qu’ils s’étonnent, parce qu’ils le voient hausser les épaules, et puis il les hausse encore une fois. Le vieux Plan tient la tête levée vers le haut du pierrier ; tout à coup, il se détourne et fait un mouvement avec son bâton recourbé.
Et ils n’ont pas encore compris ce qui se passe qu’ils voient que le vieux Plan s’en va, ayant fait demi-tour et le troupeau de même.
C’est alors qu’ayant ramené la tête en avant, et l’ayant eux aussi levée, ils ont vu à leur tour bouger là-haut dans le pierrier ; et c’est Thérèse là-haut, ou quoi ? et c’est elle et elle le ramène.
Pas possible !… Que si ! c’est elle et ils sont deux.
C’est un homme avec une femme.
Les cinq qui étaient là avaient en face d’eux la montagne avec ses murailles et ses tours ; et elle est méchante, elle est toute-puissante, mais voilà qu’une faible femme s’est levée contre elle et qu’elle l’a vaincue, parce qu’elle aimait, parce qu’elle a osé.
Elle aura trouvé les mots qu’il fallait dire, elle sera venue avec son secret ; ayant la vie en elle, elle a été là où il n’y avait plus la vie ; elle ramène ce qui est vivant du milieu de ce qui est mort.
— Hohé !
Ils poussent entre leurs mains le cri de la montagne ; ils entendent leur cri qui leur revient et c’est que de là-haut on leur a répondu.
Une voix d’homme, une voix de femme.
Et c’était elle et c’était lui ; maintenant on voyait que l’homme aidait la femme dans les passages difficiles ; là où la roche faisait mur, il sautait en bas le premier, il la prenait dans ses bras.
Et, au fin sommet de la paroi, la tranche du glacier ruisselait de lumière comme un rayon de miel ; mais, derrière ceux qui venaient, et à mesure qu’ils venaient, la combe entrait dans le silence, dans le froid et dans la mort.
— Hohé !
Derborence, le mot chante triste et doux dans la tête pendant qu’on se penche sur le vide, où il n’y a plus rien, et on voit qu’il n’y a plus rien.
C’est l’hiver au-dessous de vous, c’est la morte-saison tout le long de l’année. Et si loin que le regard porte, il n’y a plus que des pierres et des pierres et toujours des pierres.
Depuis deux cents ans à peu près.
Seul, quelquefois, un troupeau de moutons se montre dans ces solitudes, à cause d’un peu d’herbe qui y pousse, là où la roche lui laisse la place de percer ; il y erre longuement comme l’ombre d’un nuage.
Il fait un bruit comme celui d’une grosse averse quand il se déplace.
Il fait, quand il broute, un bruit comme celui des toutes petites vagues qui viennent, les soirs de beau temps, à coups rapides et rapprochés, heurter la rive.
La mousse, d’un pinceau lent et minutieux, a peint en jaune vif, en gris sur gris, en toute sorte de verts, les plus gros des quartiers de roc ; ils nourrissent dans leurs fissures plusieurs espèces de plantes et de buissons, airelle, myrtille, épine-vinette, aux feuilles dures, aux fruits ligneux, qui tintent dans le vent doucement comme des clochettes.
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en janvier 2018.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : C. F. Ramuz, Derborence, Lausanne, Mermod, s. d. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Paroi du massif des Diablerets vue de Derborence a été prise par Sylvie Savary
— Dispositions :
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