Eugène Rambert

LES ALPES SUISSES
(Quatrième série)

1871

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Table des matières

 

LE BRISTENSTOCK.. 4

SCHILLER, GOETHE  ET LES ALPES. 37

I  LES ALPES RÊVÉES PAR SCHILLER.. 41

II  LES ALPES VUES PAR GOETHE.. 71

POÉSIES. 114

AVERTISSEMENT.. 114

I  LIOBA ! 122

II  NOTRE RHIN.. 125

III  DIALOGUE.. 127

IV  UNE VOILE SUR LE LÉMAN.. 129

V  LES LAVANDIÈRES. 132

VI  LE SOLEIL DU MOIS D’AOÛT.. 134

VII  PROBLÈME.. 136

VIII  CŒLUM VERUM... 137

IX  LA DANSE DES MONDES. 138

X  LA SOURCE.. 141

XI  LE CRI DES MOUETTES. 146

XII  SOUVENIR.. 149

XIII  LIBRE HELVÉTIE.. 154

XIV  LE PHALÈNE ET LA SOLDANELLE.. 156

LA QUESTION DU FŒHN.. 162

LA BATELIÈRE DE POSTUNEN.. 188

I. 188

II. 199

III. 208

IV.. 212

V.. 217

VI. 224

VII. 236

VIII. 249

IX.. 259

APPENDICE. 264

STROPHES DE SCHILLER SUR NAPOLÉON.. 264

LA SCIE ET LE MOULIN.. 266

LA RÉSSE ET LO MOULIN.. 266

Traduction.  LA SCIE ET LE MOULIN.. 267

À QUI LE RHIN ?. 269

RÉPONSE D’ALFRED DE MUSSET. 271

LE RHIN SUISSE.. 273

LIBRE HELVÉTIE.. 275

UNE VOILE SUR LE LÉMAN.. 280

Ce livre numérique. 282

 

LE BRISTENSTOCK

Quiconque a jamais passé deux jours à Zurich, en a donné un à l’Utliberg. C’est le signal de Zurich, beau signal, qui embrasse un vaste panorama de montagnes. À l’est, la brillante ligne des Alpes glaronnaises ; au sud, celle des Alpes centrales, d’Uri, d’Unterwald et de Berne. Ce sont deux armées de pics neigeux, rangées en bataille à la suite l’une de l’autre. Dans l’intervalle qu’elles laissent entre elles, s’étend la croupe uniforme du Rossberg, un tronçon de Jura couché tout de son long à l’avant-scène des Alpes ; derrière le Rossberg, s’élève une haute pyramide, parfaitement isolée, véritable cime alpestre, aux formes élancées et nobles, se dégageant fièrement des contre-forts qui la soutiennent. Une sommité si bien située et si hardie dans son isolement, est de celles dont on aime à retenir le nom. On consulte le panorama, et l’on trouve un de ces noms allemands, qui semblent inventés pour représenter à l’imagination des escarpements et des précipices, le Bristenstock. Il faut un moment pour se faire à cette sauvage harmonie. Le Bristenstock ! Où donc y a-t-il une montagne de ce nom ? Les géographes n’en parlent guère, les touristes non plus. Vite, déployons la carte. Ici l’Utliberg, là le Rossberg. Prenons une paille bien droite pour viser plus juste. Le Bristenstock doit être la première montagne de 3000 mètres située dans le prolongement de la ligne. Le voici. La carte en donne le nom en toutes lettres ; il a 3075 mètres d’élévation au-dessus de la mer ; il est au centre du canton d’Uri, et la route du Gothard en longe les bases. Quand nous irons au Gothard, nous n’oublierons pas le Bristenstock.

Cependant celui qui voyage dans ces contrées pour la première fois, risque fort d’oublier le Bristenstock, lorsque, le lendemain peut-être de sa promenade à l’Utliberg, il prend le train de Lucerne, pour s’enfoncer, avec la route du Gothard, dans le labyrinthe des petits cantons. Il y a trop à voir en chemin : Zug et ses rivages, le Rigi, le Pilate et tant de sites renommés ! Quand on aborde le lac des Quatre-Cantons, les surprises se multiplient. On passe d’un bassin dans l’autre, et les paysages succèdent aux paysages. On croit en avoir épuisé la série, lorsque, au tournant d’un promontoire rocheux, qui tombe de la droite, apparaît un monde nouveau. C’est toute une vallée qui se découvre, la vallée d’Uri, profonde, encaissée, sans plage. Des flots limpides baignent des rochers à pic, et le regard plonge au loin entre les parois des deux rives. Il y plongerait bien plus loin encore, sans une haute et belle montagne, qui se dresse au fond de ce long corridor à ciel ouvert, et qui domine de la tête toutes les cimes environnantes. Nous l’avons vue quelque part, cette montagne. Ces lignes hardiment pyramidales, cette simplicité de formes, cette vigueur d’ascension, ces grandes ombres : tout cela ne nous est point inconnu. Quel est son nom ? Le Bristenstock, murmure un passager. Le Bristenstock, répète la carte. Mais les contre-forts dont il se dégageait si fièrement, où sont-ils ? Était-ce quelque illusion d’optique ? Peut-être. Ce qui est certain, c’est qu’on ne les voit plus, et que le Bristenstock, taillé tout d’une pièce, règne seul au fond de la vallée.

À partir de cet instant, pendant sept lieues consécutives, – trois sur le lac, quatre sur terre ferme, – on a devant soi le Bristenstock. Si, par instants, il se dérobe, c’est qu’on longe la rive de trop près, et qu’il suffit d’un rocher en saillie pour masquer une partie du paysage. Mais il ne disparaît que pour reparaître, et l’on peut le considérer à loisir. Le dessin en est aussi élémentaire que possible : un cône, rien de plus. Il rappelle un type qui n’est pas rare dans les Alpes inférieures, celui du Niesen, du Catogne, etc. Mais, tandis que le Niesen et le Catogne ne dépassent point la limite des pâturages, le Bristenstock porte des neiges éternelles, et toutes les régions alpestres se succèdent sur ses flancs. Il domine au lieu d’être dominé. C’est le cône géant.

Comme on s’en approche en ligne droite et qu’on le voit toujours sous le même angle, il ne change guère de forme ; il change d’aspect néanmoins, lentement et graduellement, par le seul fait qu’on le voit de plus près. Il se montre d’abord à travers le voile de la distance, voile magique, qui prête sa grâce ondoyante aux rochers les plus âpres et aux ravins les plus pelés. Des sommets pittoresques lui font un encadrement digne de lui, et il se réfléchit avec eux dans les vertes eaux du lac d’Uri. Mais le voile du lointain ne tarde pas à devenir transparent, et bientôt le lac n’est plus là, pour tout embellir. Alors le Bristenstock prend un aspect sauvage, et sans les riches vergers qui, des deux côtés de la route, réjouissent les yeux, on croirait à une de ces montagnes autour desquelles règne la terreur, et dont l’ombre même doit être malfaisante. Plus on approche, plus il est grand et terrible. Il était bleu, il devient noir. Les lignes des arêtes, qui s’élevaient d’un essor si rapide, s’accidentent et se hérissent. On dirait des lames de scie aux dents ébréchées. Du sommet, qui semble avoir été calciné par la foudre, tombent des ravines dénudées ; vers le bas, de maigres forêts paraissent prêtes à glisser sur la pente. Enfin, le fond même de la vallée, d’abord si verdoyant, devient triste et sévère. Une colline de sinistre mémoire, surmontée des ruines du Twing-Uri, la coupe en travers, et la route, après avoir tourné la colline, va tomber au fond d’un entonnoir, où deux torrents mêlent leurs eaux furieuses. Au point de jonction, dans une plaine de quelques toises, se groupent trois ou quatre hôtels, entourés de pauvres habitations. C’est Amsteg. D’un côté, s’ouvrent les gorges de la Reuss ; de l’autre, celles de la vallée de Maderan, et tout l’entre-deux est occupé par le Bristenstock. Pour le coup, on touche au monstre. Il n’a plus ni formes, ni proportions ; il vous écrase de sa masse, et si l’on renverse la tête en arrière, on voit monter à perte de vue les forêts tachetées de pâturages, puis les pentes abruptes, de plus en plus stériles, puis les ravines, les arêtes, les escarpements, jusqu’au sommet, qui touche au ciel.

 

— Combien y a-t-il d’ici à la Bristen-Alp ? demandaient deux voyageurs à l’un des aubergistes d’Amsteg, celui dont l’hôtel possède le bureau de la poste.

— Quatre heures.

— Mettons trois. Il en est deux et demie ; nous y serons à six ; mais il nous faut un porteur.

— Ce n’est pas un endroit pour les étrangers, la Bristen-Alp. À peine s’il y a des chalets.

— Qu’importe ?

— Ces Messieurs veulent aller au Bristenstock ?

— Peut-être.

— On ne va pas au Bristenstock sans guide.

— Pourquoi pas ?

— Parce que je vous dis qu’on n’y va pas sans guide. Ce n’est pas une montagne comme une autre, le Bristenstock.

— Donnez toujours un porteur. Ne voyez-vous pas que nous sommes des herboristes ? Nous avons là-haut des plantes à cueillir.

L’hôte sortit, puis rentra en grommelant.

— Ce Bristenstock, répétait-il, n’est pas une montagne comme une autre. Preuve en soit les deux Anglais qui ont voulu tenter l’aventure et qui y ont été pris par la nuit. Ils l’ont échappé belle, ces deux-là !

Comme il parlait, un petit homme, qui boitait tout bas, entra dans la salle.

— Voici votre porteur, Messieurs.

— Ah ! par exemple, ce n’est pas un guide pour le Bristenstock !

— Vous avez demandé un porteur pour la Bristen-Alp.

— C’est juste. Les provisions, maintenant.

 

L’un des étrangers qui discouraient ainsi avec l’aubergiste d’Amsteg, était un ecclésiastique, jeune encore et pourtant déjà vénérable, desservant une des paroisses françaises de la Suisse allemande. Quant à l’autre, il est inutile de le désigner davantage, car en ces sortes de rencontres, les fonctions d’historien supposent celles de participant. Il y avait longtemps que nous guettions le Bristenstock, et il ne nous avait manqué qu’une occasion pour aller le saluer de plus près. Elle était venue, et tout semblait favoriser nos projets. La saison était propice, point trop avancée, les jours longs, les hauteurs déjà fort dégarnies de neige, et malgré quelques menaces d’orage, le ciel brillait d’un bleu pur au-dessus de nos têtes. Les provisions empaquetées, nous saluâmes notre aubergiste, qui continuait à grommeler à part lui, et nous nous mîmes en route pour la Bristen-Alp, le petit boiteux en tête.

Passer le torrent latéral, qui tombe de la vallée de Maderan, et aborder la forêt montante, fut l’affaire d’un instant. On ne perd pas de temps en circonvolutions préparatoires. L’ascension commence dès les premiers pas. Un assez bon chemin nous conduisit à quelques demeures isolées, juchées sur la pente, au milieu d’un îlot de prairies. De là, nous prîmes un petit sentier, qui se détache à main droite, et nous commençâmes à grimper perpendiculairement, la face contre la montagne. Ce sentier est tout le contraire de la plupart des sentiers des Alpes. Il ignore les détours, les lacets, les caprices ; un ruisseau tombant des hauteurs ne suivrait pas plus exactement la ligne de plus forte pente. Heureusement, on a de l’ombre. La forêt, toutefois, ne tarde pas à justifier l’apparence précaire qui nous avait frappés à distance. Les arbres sont vieux, ruinés, clairsemés. Ils poussent de longues racines, qui s’entre-croisent à la surface d’un sol trop peu profond et trop incliné. Il n’y a ni ronces ni mousses qui profitent de leur ombrage, et le botaniste ne trouve, pour remplir sa boîte, que des aiguilles de sapin desséchées. Sur le sentier, les racines mises à nu, ont formé un escalier bizarre, irrégulier, parfois assez commode pour la montée, très incommode pour la descente, et qui semble calculé pour que le bétail s’y casse pieds et jambes. De temps en temps, on voit à distance une cabane de branches ou d’écorces, pour les bûcherons. D’ailleurs on cherche en vain un filet d’eau, une source, une esplanade où le pied se repose : la pente, rien que la pente, sèche, maigrement ombragée, et le sentier montant d’un effort soutenu.

Elles sont longues et pénibles à gravir, les premières rampes de la montagne. Celle-ci le fut d’autant plus que le temps était à l’orage, l’air immobile et comme emprisonné sous les sapins. Nous cheminions depuis deux heures, et c’était toujours la même chose.

— Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Ne vois-tu pas le jour entre les troncs des arbres ?

— Je ne vois que le sentier qui monte et les troncs qui s’échelonnent.

À partir d’Amsteg, il faut s’élever de plus de mille mètres pour voir le jour entre les arbres. Quand enfin nous débouchâmes sur la pelouse alpine, le petit boiteux se laissa choir de fatigue, et nous en fîmes autant, quoique nos sacs fussent plus légers. La corvée avait été rude ; mais elle était faite, ce qui est une grande consolation, et tout en reprenant haleine, nous mesurions du regard le niveau déjà atteint.

Le pâturage que l’on rencontre au sortir de cette longue et vieille sapinière, continue exactement la pente de la forêt. C’est à peine s’il y a vingt pas de relâche, à cause des débris retenus par la barrière des arbres ; mais du moins on a de l’air, une verdure fraîche sourit aux yeux, et le chemin s’incline vers un ruisseau, qui tombe en cascatelles à quelque cents pas sur la droite. Ce pâturage appartient déjà à la Bristen-Alp ; mais les chalets les plus élevés sont situés trois ou quatre cents mètres plus haut. Deux sentiers y conduisent. L’un, pour le bétail, fait un assez long détour ; l’autre, pour les chèvres et les touristes, suit la perpendiculaire. Notre porteur, déjà ragaillardi, préféra le plus court, ce dont nous lui sûmes bon gré, à cause du ruisseau, auquel le sentier des chèvres reste fidèle, et dont les cascatelles murmurantes égaient l’âpre montée. Rien ne vaut un joyeux ruisseau pour tenir compagnie et distraire des fatigues du chemin. Cependant les chalets tardaient à se montrer, et sœur Anne recommençait à interroger l’horizon. Où peuvent-ils se nicher ? Ils ne se nichent nulle part ; ils sont bien en vue, au contraire, car on a utilisé pour les construire une esplanade de quelques pieds carrés, qui se détache en bosse sur la pente uniforme ; mais ils sont si petits qu’il faut y être pour les voir. Pauvre emplacement, pauvres constructions. La principale est composée de quatre murs et d’une espèce de toit. L’âtre et une botte de foin la remplissent aux trois quarts. À dix pas, il y a un autre réduit, plus misérable encore, où l’on emmagasine provisoirement les fromages. Deux pâtres passent ici quelques semaines par an, avec une douzaine de vaches, qui n’ont, pour s’abriter ni étable, ni sapins, ni rocher surplombant. La pente, toujours la pente.

J’ai dit deux pâtres ; mais je ne sais trop si l’on peut donner ce nom à ceux que nous y rencontrâmes, pas plus que tout autre nom désignant des êtres humains. Ils étaient frères. Le cadet avait le crâne aplati, les lèvres épaisses, des traits incapables de se mouvoir, le rire étrange et tout d’une pièce. Il devait avoir possédé dans le temps un pantalon, car il en portait le reste. Il devait même l’avoir rapiécé de saison en saison, avec des chiffons trouvés sur les grands chemins ou dans les carrefours de son village ; mais de toutes ces pièces il ne restait que des loques, et l’homme se montrait partout. Il parlait un jargon étrange, et parfois, semblait-il, une langue inarticulée, faite de sons plutôt que de mots. Son frère le comprenait ; mais nous eûmes beau, le Herr Pfarrer et moi, réunir tout ce que nous savions d’allemand suisse – le Herr Pfarrer l’entend fort bien – il nous fut impossible d’établir entre son intelligence et la nôtre une voie de communication. L’aîné lui était fort supérieur ; cependant, c’était bien son frère. Même son de voix, même rire ; mais avec des traits moins épais et plus de décence dans la tenue. Ils n’étaient vêtus ni l’un ni l’autre ; l’aîné était couvert. Son rôle dans l’association était celui de l’intelligence ; il faisait le fromage, et le cadet, attentif à ses ordres, lui passait gauchement les ustensiles nécessaires.

Notre porteur ayant repris le chemin de la vallée, nous restâmes seuls au coin du feu avec nos deux hôtes. Nous les regardions vaquer à leurs affaires, et ils nous regardaient les regarder. Nous aurions voulu lier conversation avec eux et chercher à voir clair dans ces intelligences épaissies ; mais il eût fallu plus de temps, et tous nos efforts n’aboutirent qu’à découvrir comment ils s’appelaient et d’où ils venaient. Encore fallut-il toute la supériorité de l’aîné pour atteindre à ce degré de connaissance. Étrange apparition, et bien digne du génie du lieu : les sauvages du Bristenstock !

Ils n’en pratiquèrent pas moins fidèlement les devoirs de l’hospitalité. Le laitage ne nous manqua pas, et ils firent de leur mieux pour donner à leur botte de foin la tournure d’un lit convenable ; après quoi, ils nous saluèrent d’une vigoureuse poignée de main, et allèrent chercher un gîte je ne sais où. Nous nous jetâmes tout habillés sur leur foin, et, grâce à la fatigue de la montée, nous réussîmes à fermer les yeux. Quand nous nous réveillâmes, il faisait à peine jour ; mais un bruit significatif, comme un roulement de tambour sur le toit, nous annonça qu’il pleuvait. On se leva, on se prépara, moins pour partir que pour être prêt, et les deux pâtres nous ayant servi un baquet de lait bouillant, on déjeuna, pour voir venir, comme disait Töpffer. Ce moyen, trop souvent trompeur, de conjurer la mauvaise chance, en lui opposant un faux air de résignation, nous réussit assez bien. La pluie cessa, le ciel s’éclaircit, et nous nous mîmes en route, le sac au dos.

 

Ce n’est que de loin et d’en bas que le Bristenstock a l’apparence d’un cône au pourtour circulaire ; de près et à la hauteur où nous sommes, il se présente comme une pyramide aux faces creusées et rongées. Pour le moment, nous n’avons sous les yeux que la face nord. Elle offre une large cannelure, qui va se rétrécissant de bas en haut, et dont la partie supérieure est occupée par un glacier extrêmement incliné. À droite et à gauche du glacier, montent des arêtes, dont l’accès ne nous parut pas trop difficile. Nous nous décidâmes à essayer l’ascension par celle de droite. Autant qu’il était possible d’en juger à distance, nous ne devions trouver nulle part un terrain plus solide ni plus de ressources pour les pas scabreux.

Après avoir monté longuement en oblique, par des gazons de plus en plus rares, nous joignîmes notre arête au point même où elle s’escarpe et se détache vivement en relief. Elle était praticable, en effet, quoique la crête en fût formée par une roche micacée, dont les feuillets, irrégulièrement entassés, ressortaient en avant-toit. Nous jugeâmes d’abord prudent de tourner par le flanc ces échafaudages incertains ; mais l’expérience nous apprit bientôt que le plus sûr et le plus commode était de les aborder de front et de les escalader. Dès lors, nous recommençâmes à grimper dans le même système que la veille, droit au sommet et la face contre la pente. Le caractère de la montagne ne se dément pas un instant, et il faut les régions superposées de la nature alpestre pour créer quelque variété dans cette monotonie : hier, c’était la forêt, puis les gazons qui continuaient la pente de la forêt ; aujourd’hui ce sont les entassements du roc vif qui continuent la pente des gazons. Dépouillement successif, progression continue du sauvage au plus sauvage.

De temps en temps, quelques brouillards aux flocons légers se prenaient à flotter autour de nous. Ce n’étaient pas des brouillards voyageurs ; ils naissaient sur place, comme une fumée du sol, puis ils se dissipaient dans l’espace, mourant au lieu qui les avait vus naître. Quand ils nous enveloppaient, le paysage devenait fantastique. Les moindres dentelures se transformaient en découpures éthérées, et par delà la brume capricieuse, on devinait une fantasmagorie lointaine, des tours, des clochetons baignés de lumière. On faisait dix ou vingt pas, on sortait du brouillard, et l’enchantement s’évanouissait. Les tours, les clochetons n’étaient que les créneaux ébréchés de l’arête montante, ceux que nous touchions de la main, et qui, tout humides encore des pluies de la nuit, brillaient au soleil d’un éclat sombre et métallique.

Notre ascension se fit sans accident notable et quasi d’une haleine. Les motifs manquent pour se reposer ou se laisser distraire. C’est toujours la même chose, ce qui fait qu’on va toujours. À moins de recherches spéciales, botaniques, géologiques, etc., on n’a pour occuper les loisirs de la route que la vue qui grandit insensiblement en arrière, et les deux faces de la pyramide, dont l’arête forme la ligne de rencontre : à gauche, le glacier ; à droite, un réseau de ravines.

Le glacier n’est pas grand ; il est intéressant toutefois. Comme le sillon qu’il remplit, il est plus étroit par le haut, plus large par le bas, et malgré son inclinaison, il n’offre pas de crevasses proprement dites. Tout est sauvage au Bristenstock, mais tout y est simple. Une grande rimaie, demi circulaire, le sépare en deux parties bien distinctes. En amont, de maigres névés glaciaires se blottissent, collés au sol, dans les anfractuosités de la montagne ; en aval, règne le glacier proprement dit, formé d’un seul bloc, et comme posé sur la pente de son lit évasé. On ne voit pas pourquoi il ne se met pas à y glisser tout d’une pièce, ou plutôt il semble bien qu’il le fasse, mais avec une lenteur infinie, et c’est à quoi l’on attribue la formation de la rimaie. S’il allait se mettre en route, quel belvédère que notre arête pour en voir la chute formidable ! Il est des moments où l’on se demande s’il ne va pas partir. L’aspect de la moraine frontale contribue à cette illusion. Incapable de se maintenir sur une pente aussi forte, elle s’est déversée en une longue traînée de débris roulants, qui vont, quelque cents mètres plus bas, envahir le pâturage.

Quant aux ravines, le réseau en est d’une régularité étonnante. Le travail de décomposition paraît avoir rencontré partout les mêmes obstacles et les mêmes facilités ; il n’est sur aucun point plus avancé que sur un autre, et tous les sillons sont à peu près de force égale. Les arêtes intermédiaires se rapprochent et se rejoignent à mesure qu’on s’élève, de la même manière qu’on voit sur les feuilles des arbres se rejoindre vers leur point d’attache les nervures divergentes. On en profite pour mesurer les progrès de l’ascension, difficiles à apprécier autrement sur cette pente uniforme, dont les accidents, calculés à la taille d’un homme, se masquent les uns les autres. Mais qu’ils sont lents, ces progrès ! Nous n’avons pas fait une seule halte ; il y a près de quatre heures que nous avons quitté le chalet, il y en a trois que nous nous hissons de gradin en gradin, et le but semble à peine s’être rapproché. Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Mais les feuillets superposés s’échelonnent comme les troncs dans la forêt, et sœur Anne ne verrait rien venir, si elle ne surveillait du coin de l’œil les arêtes des ravines, qui vont à la rencontre l’une de l’autre. Il y a une demi-heure, elle ne songeait pas encore à les compter, tant le nombre en était grand ; maintenant il n’en reste qu’une demi-douzaine. En voici deux qui se rejoignent, puis deux autres. Cinq minutes encore, et les deux dernières se rencontreront au sommet.

 

Comment décrire tout ce qu’on éprouve en arrivant sur le sommet d’une haute montagne ? Il faut souffler, s’essuyer le front ; puis le vent fraîchit, vite un châle sur les épaules ; l’estomac crie famine, la soif brûle le palais ; de grâce, les provisions ! Qui donc, à cette heure, ose parler de provisions ? La vue est là, au nord, au midi, à l’est, à l’ouest. Regardons, mais où ? Sommets, plaines, vallées : il faudrait tout voir à la fois. – Ah ! que volontiers je regarderais s’il ne fallait pas de la force pour regarder ! Je suis las, et je ne demande qu’à m’asseoir. – S’asseoir ! Patience. C’est le moment d’être debout, pour mieux sentir sous soi sa conquête et pour en prendre possession… Que faire au milieu de tous ces appels de la nature, de tous ces tableaux qui sollicitent le regard, de tous ces besoins physiques qui veulent être satisfaits, de toutes ces pensées, de toutes ces passions confuses, dont le flot bouillonne dans l’âme étonnée ? Ce serait une souffrance, s’il ne s’y mêlait pas en secret une émotion plus douce, où la reconnaissance entre pour une part : le but est atteint, toutes les difficultés ont été vaincues, aucun accident n’est survenu ; quelqu’un sans doute nous a gardés.

Cependant l’ordre se fait peu à peu dans cette confusion. À moins qu’on ne soit à bout de forces, il y a un premier moment donné à la joie de l’arrivée et à l’éblouissement de l’étendue tout à coup découverte. Ce moment se prolonge parfois, et le trouble en est délicieux. Puis l’esprit, plus patient que le corps, consent à entrer en partage ; il sait qu’il ne perd rien pour attendre et qu’il jouira d’autant mieux qu’il pourra le faire plus librement. On s’asseoit, et toujours il se trouve une main pour ouvrir le sac aux provisions. Mais à peine la plus ardente soif est-elle apaisée, que tout conflit disparaît entre l’esprit et la chair, si bien qu’au lieu de se contrecarrer sottement, ils s’arrangent pour que les plaisirs de l’un soient un assaisonnement aux jouissances de l’autre. Quelle volupté que ce vin généreux – à cette hauteur, tous les vins sont généreux – qu’on déguste à lentes gorgées en sondant l’abîme du regard ! Quelles délices de s’associer à l’essor des cimes blanches, tandis que, sans y songer, on mord à belles dents dans un sandwich savoureux ! Où êtes-vous, philosophes impuissants, qui ne savez que faire quereller l’esprit et la matière, et dont la morale consiste à exalter celui-ci pour morigéner celle-là ? Philosophie de paresse, sagesse des lieux bas et plats ! Votre châtiment sera d’ignorer toujours le fumet de notre piquette, la saveur de notre pain noir, ainsi que le grand spectacle déroulé sous nos yeux. C’est lorsqu’on n’en fait rien que la chair devient difficultueuse et pesante à l’esprit. Que ne venez-vous prendre place à notre festin et abjurer vos erreurs ! Fidèle serviteur d’un maître reconnaissant, le corps ne songe plus à se révolter contre l’esprit, lequel, à son tour, ne le mortifie point de l’orgueil de ses dédains ; ils ont été ensemble à la peine, il est juste qu’ils soient ensemble à la récompense.

Mais quel fier compagnon que ce Bristenstock ! Le voilà tout entier, et il est partout semblable à lui-même, aussi abrupt, aussi sauvage au sud qu’au nord, à l’est qu’à l’ouest. Pyramide gigantesque, équarrie à coups de hache, elle a vu s’engager sur chacune de ses faces l’éternelle bataille entre les forces qui conservent et celles qui détruisent. La végétation, venant par le bas, a fait de son mieux pour soutenir ces flancs mal assurés ; mais n’y trouvant aucune esplanade où prendre position, aucun vallon où s’établir en paix, elle y monte comme à l’assaut, avec effort, avec lenteur, pendant que le génie de la destruction, qui s’est emparé du sommet, secoue sur elle les débris de la montagne. La moindre avalanche qui s’ébranle sur les hauteurs va mourir en pleine forêt, au milieu des sapins renversés ; le moindre caillou qui se met à courir sur la pente va creuser un sillon dans les prés. Que de munitions pour le combat ! Il n’y a pas sur ce sommet un seul bloc en place. Ils sont là, mal entassés, noircis par la foudre, et n’attendant qu’une occasion pour se signaler par les ravages de leur chute. Ne vous fiez pas non plus à ce glacier ; son sommeil est perfide, et s’il se réveille un jour, il y aura du deuil et de la ruine sur les flancs du Bristenstock. Et les neiges de chaque hiver, comme elles doivent s’empelotonner et rouler dans ces ravines ! La forêt, avec son avant-garde de pâturages, gagnera-t-elle jamais une partie si aventurée ? Plus elle monte, plus elle s’expose, et pendant qu’elle est assaillie d’en haut, le sol se dérobe sous elle. Cependant, il est des plantes au génie capricieux, qui ont déjà poussé une pointe jusque dans les derniers retranchements de l’ennemi. N’ai-je pas vu, à deux pas du sommet, fleurir une androsace ? Folle bravade, qui pourrait bien être un présage. L’œuvre de violence ne s’accomplit qu’aux dépens de la montagne, et chaque pierre qui tombe est une arme de moins pour l’avenir. Aussi voyez ce qui arrive. Le Bristenstock n’avait qu’une cime autrefois, il en a deux aujourd’hui. Il s’est trouvé quelque point faible où la roche s’est plus rapidement décomposée et d’où les éboulements ont eu lieu plus nombreux et plus forts, si bien que le sommet est déjà divisé par une gerçure, qui grandit chaque printemps. Elle n’est pas encore très large, un jet de pierre ; mais l’œuvre est commencée, et le Bristenstock, la plus simple des montagnes, est en train de se dédoubler. Le jour viendra où il aura, lui aussi, ses ciselures, ses tours mal assurées, ses aiguilles branlantes. La forêt n’en sera pour un temps que plus assaillie ; mais elle trouvera des niches favorables entre les rochers encore debout, elle y poussera des colonies, et de proche en proche les sapins verdiront tôt ou tard sur le front chauve du géant abaissé.

Je ne sais combien il faudra de temps pour que cette œuvre s’accomplisse ; mais elle semble petite en comparaison de celle qui s’est accomplie déjà. Tout annonce, en effet, que les Alpes avaient ici une de leurs puissantes citadelles, et que le Bristenstock, avec ses deux sommets et malgré sa masse formidable, n’est qu’un débris sur le seuil d’une vaste ruine. Il n’est point isolé, comme on se le figure de la vallée ; il tend la main à un autre pic situé plus en arrière, lequel à son tour se relie à un troisième et ainsi de suite, car le groupe en est nombreux. Ils ont tous la même teinte obscure, tous la même forme, à peu près tous la même hauteur, et ce n’est pas une des moindres surprises de la vue que cette famille de pics, qui luttent ensemble de tristesse et de nudité. À les voir si semblables les uns aux autres et tous également avariés, on se persuade que le phénomène de dédoublement qui s’accomplit au sommet du Bristenstock, s’est produit sur une échelle bien plus grande, et que ces sommets rivaux, pyramidant à une lieue à la ronde, Piz Ner, Piz Giuf, etc., sont des frères du Bristenstock, ayant le même âge, la même origine, la même histoire, tous dédoublés d’une masse disparue. Il existait ici une montagne, il en reste des créneaux disloqués. Aussi ne s’étonne-t-on plus de la fabuleuse quantité de matériaux accumulés sur la plupart des pentes et dans le fond de tous les vallons. Ruine, tel est le nom de ce district des Alpes. Le même nom pourrait s’appliquer à bien d’autres ; mais ce qu’il y a ici de particulier, c’est que tout un édifice paraît avoir été emporté pierre à pierre, et qu’il suffit d’en voir les restes pour le reconstruire en imagination, de la même manière que le voyageur, venant à rencontrer dans le désert quelques colonnes encore debout, rebâtit dans sa pensée le temple d’autrefois.

C’est parmi ces jumeaux du Bristenstock, dont le groupe s’élargit en arrière, qu’il faut chercher les sommets qui, de l’Utliberg, paraissaient lui appartenir et lui servir de contre-forts. Il n’a sur eux qu’un avantage, il tient la tête de la sombre famille. Il doit à cette position la beauté de sa vue. Mais peut-on réellement parler de belle vue à propos du Bristenstock ? Qu’est-ce qui fait la beauté d’une vue alpestre ? Est-ce la proximité de quelque massif souverain, un Mont-Blanc, un Mont-Rose, une Yungfrau ? Le Bristenstock est éloigné de tous ces massifs, et je ne crois pas que de son sommet on découvre une seule cime de premier ordre. Est-ce le nombre des lacs qu’on peut compter autour de soi ? Le Bristenstock n’en voit qu’un. Est-ce l’étendue du territoire que l’on commande du regard ? La vue du Bristenstock est relativement restreinte. Qu’a-t-elle donc de particulier et que signifie cet avantage de position ? Une seule chose : vue à la fois générale et bornée, elle embrasse tout un pays, un petit pays, qui de partout ailleurs ne se montre qu’à la dérobée. Ce pays est le canton d’Uri. Quant au reste de l’univers, on le soupçonne vaguement.

Vaut-il la peine de gravir le Bristenstock pour ne voir que le canton d’Uri ? Pourquoi non ? Ce haut État souverain, dont la population est inférieure à celle d’une ville de quatrième ordre, a sa place sous le ciel et son nom dans l’histoire. Si les terres de bon rapport n’y sont point assez étendues au gré de ceux qui les cultivent, plus d’un s’en console en se sentant copropriétaire d’un vaste domaine où toute limite s’efface, et qui n’appartient qu’à Dieu, aux chamois et aux hommes hardis. La vallée est étroite pour celui qui a peur du vertige ; pour le chasseur, qui va surprendre l’aurore sur la cime prochaine, il y a de la place dans le pays d’Uri. D’ailleurs, si les habitants en sont peu nombreux, ils ont fait une chose dont il a été parlé dans le monde. Ce coin de terre est la plus ancienne des patries de la liberté. Où est le Suisse qui dira : « Cette vue est pauvre, cherchons ailleurs ? »

Le canton d’Uri est le pays des Alpes qui se cache le plus. Une vallée principale, qui n’est d’abord qu’une gorge ; des vallées latérales, venant la rejoindre de l’est et de l’ouest ; des montagnes, dont les unes encaissent les vallées latérales, tandis que les autres ferment et isolent la grande vallée, montagnes tortueuses, ramifiées et se masquant les unes les autres : voilà le canton d’Uri.

Parmi les vallées latérales, il y en a deux plus importantes, celle du Schächen et celle de Maderan. Elles tombent de l’est. Celle du Schächen débouche non loin d’Altorf, à deux ou trois lieues au nord du Bristenstock. Ce n’est pas celle qu’on voit le mieux ; on en découvre quelques versants, et on devine le reste aux lignes du paysage. Celle de Maderan débouche à Amsteg, et forme à elle seule toute la vue du Bristenstock du côté de l’orient. Elle ne compte pas un chalet, pas un bouquet de bois, pas un coin de prairie sur lequel le regard ne plonge directement. On voit le torrent qui la parcourt s’échapper du glacier, et dès lors on le suit dans tous ses méandres, on compte tous ses bouillonnements, jusqu’à ce qu’il vienne se perdre dans la Reuss. Heureuse vallée, à la fois charmante et sauvage, bien verte dans le fond, sillonnée de belles eaux et dominée de hautes parois où se suspendent les cascades. Des pics très hardis l’enserrent de toutes parts. Ils forment un cercle allongé, que le Bristenstock, campé à l’issue même de la vallée, ferme soigneusement. Ses plus proches voisins sont comme lui, noirs, décharnés et sauvages, tandis que les sommets qui se dressent à l’opposite portent de beaux et riches glaciers. Windgälle, Scheerhorn, Clarides, Oberalpstock : ils ont tous à peu près la même hauteur, de 3100 à 3300 mètres. On dirait une assemblée de géants se regardant les uns les autres, fiers, immobiles et graves. Qu’ont-ils à débattre entre eux ? Nul ne le sait, pas même ce farouche Tœdi, dont on voit par delà blanchir la tête puissante, et qui voudrait bien la lever assez haut pour surveiller du dehors ce qui se passe dans le cercle de ces rivaux menaçants.

La vue du couchant, tout aussi nette et rapprochée, n’a pas cette disposition circulaire. Au lieu d’un amphithéâtre, c’est une chaîne de montagnes, qui fait face au spectateur et court ininterrompue du Gothard au Grütli, limitant le canton d’Uri dans toute sa longueur et le séparant de ses voisins, les cantons de Berne et d’Unterwald. Cette chaîne est aussi de celles dont les sommités se dérobent. Je crois qu’on ne la voit bien de nulle part, sauf justement du Bristenstock, qui a vue directe sur la plupart des vallées et des vallécules creusées dans ses flancs, aussi bien que sur tous ses sommets, dont la file irrégulière s’allonge devant nous. Elle est d’autant plus intéressante que, se développant du sud au nord, elle traverse de part en part la région du soulèvement alpin, et permet d’en suivre les formations diverses. Elle est très riche d’aspects. Je n’en connais point qui offre un coup d’œil plus varié, mais varié avec suite, car il y a de l’ordre et une succession dans cette richesse. Vers son origine, les flancs en sont creusés en une série de cirques glaciaires admirables. Le plus beau est le premier, celui du Dammastock. Couronné d’une dentelure de cimes qui atteignent 3500 et 3600 mètres, il s’ouvre largement au soleil, et sur tout son pourtour ruissellent à flots les glaces étincelantes. Plus loin, la chaîne se brise en masses irrégulières, coupées de gorges et de cols. Les arêtes se déchirent, se hérissent ; les sommets se détachent en aiguilles, en feuillets brisés et déchiquetés. Plus de cirques éblouissants, mais des glaces qui se suspendent aux parois, se blottissent dans les fissures du rocher, ou, pures et brillantes, montent à l’assaut de quelque cime aiguë. Les nombreux pics des Sustenhörner, les superbes aiguilles du Spanort, s’élancent du sein de ces entassements confus. Puis les formes se régularisent : au granit a succédé le calcaire. Le fouillis des arêtes disloquées fait place à de vraies murailles, parfois dégradées par le temps, mais hautes et bien bâties, à des tours aux larges assises, à des têtes puissantes qui portent légèrement les frimas de longs hivers. Ici les sommets les plus hardis se dressent à pic sur la vallée. Quelques-uns se penchent en avant, pour voir le lac à leurs pieds. Cependant de chute en chute et de relèvement en relèvement la chaîne s’abaisse. Adieu les cimes blanches ; voici les sommets verts. Il y en a deux, il y en a trois ; puis la ligne de faîte s’incline soudain vers le lac, se donnant à peine le temps de dessiner avant de mourir un mamelon gracieux, l’aimable Seelisberg.

De même que la muraille circulaire qui entoure la vallée de Maderan, la chaîne des Alpes d’Uri est presque partout assez haute pour faire horizon. Ce n’est qu’aux extrémités, au sud vers le Gothard, au nord vers le Grütli, que des dépressions plus fortes permettent de voir par delà. Au sud apparaissent quelques groupes tessinois et grisons ; au nord, quand l’atmosphère est assez limpide, on découvre par-dessus les monts abaissés les collines fuyantes de la plaine. Mais ces échappées lointaines sont confuses, partielles, et le pays d’Uri n’en est point diminué. Où sont-elles, ces Alpes pennines, qu’on dit les plus hautes de l’Europe ? Où, ces Alpes bernoises, qui passent pour les plus belles ? Où, ces vallées spacieuses, qui enfantent des fleuves, le Rhin, le Rhône, le Danube ? Elles n’existent pas pour le Bristenstock. Montagne d’Uri, il ne connaît que le pays d’Uri.

Il n’en connaît pas seulement les parties élevées, les glaces, les rochers, les sommets, il en connaît aussi les profondeurs. Après s’être porté de cime en cime, le regard s’exerce à plonger dans la vallée, non dans celle de Maderan, corbeille de verdure ouverte à l’aurore, mais dans celle d’Uri, dont les gorges n’ont jamais vu que le soleil du zénith. Elle est là, à nos pieds, entre nous et la grande chaîne. Au premier moment, on n’y distingue rien. C’est le puits de l’abîme, d’où monte « une éternelle vapeur. Cependant cette vapeur devient transparente ; les sapinières commencent à se détacher en noir, les rochers en gris et les prairies en vert ; dans les ravines règne une ombre plus intense, et sur les esplanades, à mi-côte, les villages groupés autour de leurs chapelles blanches attendent impatiemment le soleil. Mais ce qui frappe surtout, c’est un long ruban, aussi blanc que les murs des chapelles, qui passe et repasse le torrent, s’élève pour aller toucher un hameau, retombe, s’élève encore, et se déroule d’un bout à l’autre de la vallée. C’est une route, celle qui vient du Gothard et ouvre à l’Italie un chemin vers le nord. Regardez bien, peut-être y distinguerez-vous quelques points noirs et mobiles ; écoutez bien, peut-être entendrez-vous tinter les grelots d’une caravane de mulets ou claquer le fouet d’un postillon. Il y a des voyageurs pour qui ce pays d’Uri n’est qu’un lieu de passage, et qui s’impatientent des longueurs du chemin, car la vie n’a été faite ni pour muser dans les vallées, ni pour rêver sur les cimes, mais pour produire et pour consommer, pour acheter et pour vendre, et pour trafiquer éternellement, jusqu’à ce que la mort vous surprenne entre deux affaires, dont l’une vient de manquer et dont l’autre allait réussir. Qu’ils passent ! Notre affaire, à nous, est de les voir défiler lentement et de leur souhaiter bon voyage. La vallée qu’ils descendent n’est d’abord qu’une gorge, dont les défilés successifs sont à peine séparés par de pauvres élargissements, sans que jamais le torrent trouve une plaine où se reposer. Dieu ! qu’il fait sombre là-bas, et que le Pont-du-Diable doit être bien placé dans ces profondeurs ténébreuses ! On ne le voit pas, car il se cache au plus profond de l’abîme ; on le devine et c’est assez. Le regard parcourt à vol d’oiseau ces scènes sauvages, puis il arrive à un dernier défilé, où la route se faufile comme elle peut, à côté du torrent. Elle en sort pour se jeter sur l’autre rive et se perdre entre les maisons d’Amsteg, puis elle tourne le Twing-Uri, et s’échappant enfin de sa prison, se déroule à l’aise dans une contrée plus ouverte. Désormais, il y aura place pour tous. La rivière ira de son côté, se laissant conduire à la pente ; la route du sien, cherchant toujours les demeures des hommes. Contraste saisissant ! En amont, vers le Gothard, la vallée se rétrécit et s’assombrit aux pieds de cimes toujours plus hautes et plus brillantes ; en aval, vers le Grütli, les cimes s’abaissent, la vallée s’élargit, et c’est elle que le soleil de midi semble rechercher de préférence. Il n’y trouve ni moissons à dorer, ni vignes à réchauffer, des vergers seulement, mais de magnifiques vergers, toute une forêt d’arbres utiles, portant fleurs au printemps et fruits en automne. À partir du Twing-Uri, la vallée de la Reuss, quoique toujours encaissée de montagnes sévères, est le plus beau jardin des Alpes. Du haut du Bristenstock, on en parcourt toutes les avenues, et c’est une fête pour l’œil que de suivre la houle du feuillage, qui se prolonge plusieurs lieues durant et va mourir au bord du lac.

Voyageur, si jamais tu nous suis au Bristenstock, rappelle-toi qu’il n’y a que deux sommets, pas davantage, d’où l’on ait ce plaisir, de voir le lac d’Uri tout entier et de le voir dans la ligne de sa perspective, en longueur. Le premier est le rocher qui se dresse à l’autre extrémité du lac, le rocher de la Hoh-Fluh ; le second est le Bristenstock. De la Hoh-Fluh, le spectacle est plus frappant. On a le lac tout près, sous soi, et les grandes Alpes d’Uri lui font un encadrement d’une merveilleuse beauté. Du Bristenstock, le tableau ne s’arrange pas aussi bien. On est trop haut. On domine tout, les montagnes et le lac. Mais comme il dort tranquille entre ses rochers ! Que de repos et de lumière dans la profondeur de ces eaux bleues – elles sont bleues d’ici – et comme la perspective de cette nappe brillante s’ajoute heureusement à celle des vergers et des arbres ! Elle s’y ajoute et l’imagination ne les sépare point, car de nulle part on ne voit mieux qu’il y eut un temps où la plaine était lac, et où les eaux s’étendaient sans interruption du Bristenstock à la Hoh-Fluh. La Reuss alors venait à peine de naître. Elle se mit à travailler, comme font tous les torrents, et voilà le résultat de son œuvre, le jardin d’Uri. L’homme s’y est aidé, sans doute ; mais quand il y vint, la besogne était faite à moitié. Un sol fécond l’invitait à la culture, et la barrière des rochers et des eaux devait lui faire monter au cœur des pensées de liberté. Il obéit à cette double invitation de la nature. Il cultiva ; c’était facile, on a cultivé partout. Il s’affranchit ; c’était plus difficile ; partout on l’a tenté, rarement on y a réussi. Comment y a-t-il réussi dans ce coin de terre perdu ? Une poignée de paysans ! On le raconte de différentes manières, entre lesquelles il me semblait malaisé de choisir ; mais depuis que j’ai vu le Bristenstock, je me suis persuadé qu’ils avaient pris exemple de lui. Ils n’ont pas jeté des regards inquiets au nord, au midi, à l’est, à l’ouest. Ils ne se sont pas demandé ce qu’on osait ailleurs. Ils ont dit : « Nous sommes chez nous, faisons résolument nos affaires, et du reste remettons-nous à Dieu, qui voit plus loin que nous. » Telle a été leur politique, grande et fière politique, dont d’autres peuples, cent fois plus avancés, n’ont pas encore trouvé le secret.

Ce qui fait le charme et la beauté particulière de cette vue du pays d’Uri, c’est que les souvenirs de l’histoire s’y ajoutent aux tableaux de la nature, et bien loin qu’il y ait entre eux quelque désaccord, l’harmonie en est si parfaite qu’on les conçoit à peine les uns sans les autres. Il existe là-bas une prairie que rien ne distingue ; un promontoire de rochers, couronné de sapins, la masque en grande partie ; mais on la verrait tout entière qu’elle n’attirerait pas davantage les regards : elle se perd comme un point au bord de la plaine. Une fois par an, on y établit un échafaudage circulaire ; le peuple s’y rassemble, il y nomme ses chefs, il y discute ses lois. Il y a foule, autant qu’il peut y avoir foule dans le pays d’Uri. Si c’était aujourd’hui, nous verrions remuer des points noirs sur tous les chemins qui y conduisent. Pour qui la connaît, cette humble prairie est le centre de la scène. C’est pour elle qu’a été dressé ce rempart de montagnes, pour elle que les glaciers en ont fermé les passages, pour elle que le lac a été creusé, pour elle qu’a travaillé le torrent, et c’est d’elle maintenant que la lumière se répand à l’entour ; c’est elle qui fait briller d’un éclat plus pur que celui du soleil ces vallées, ces hameaux, ces glaces, ces rochers. La nature préparant un berceau à la liberté, et, la liberté à son tour faisant resplendir la nature : voilà ce que nous avons vu en regardant le pays d’Uri du haut du Bristenstock.

 

— Herr Pfarrer, savez-vous ce qu’ont fait les deux Anglais qui ont passé la nuit parmi ces blocs ?

— Pas grand’chose, j’imagine. La place n’est pas trop belle pour s’y promener sans y voir.

— Ils se sont blottis sous une pierre et s’y sont tenus étroitement embrassés, comme les deux enfants perdus dans la forêt. Ils savaient bien que le matin reviendrait, et qu’ils ne couraient d’autre risque que d’avoir froid ; néanmoins, ils avaient peur.

— Est-ce l’aubergiste d’Amsteg qui vous a conté cette histoire ?

— Non, ce sont ces Messieurs eux-mêmes. Vous n’avez qu’à prendre le journal de leur club, et vous l’y trouverez tout au long.

— Pareille aventure doit laisser un long souvenir ; mais il n’est guère permis de la chercher.

— Alors, si vous m’en croyez, nous ne perdrons pas ici trop de temps, car s’il faut quelque étourderie pour s’y laisser gagner par la nuit, il ne faut qu’une distraction pour se perdre en descendant.

— Et notre arête ? Elle ne nous manquera pas.

— J’en parle d’après les Anglais. Ils devaient avoir faim le matin et être pressés de descendre, ce qui ne les a pas empêchés de se perdre. Ils ont vu le moment où ils y passeraient une seconde nuit.

 

Pendant que nous devisions ainsi, les sacs, plus remplis de cailloux que de vivres, se fermaient lentement, et de propos en propos, le moment vint où nous fûmes debout, prêts à partir. La descente s’accomplit heureusement ; mais nous comprîmes sans peine la seconde aventure des deux Anglais. Rien de plus facile, au point de bifurcation des arêtes, que de manquer la bonne. Il suffit d’un instant de distraction. À vrai dire, on ne tarde pas à s’en apercevoir ; mais on est engagé, et plutôt que de remonter, on cherche un moyen de rejoindre. Une difficulté se présente, on renvoie ; ce sera meilleur plus bas, pense-t-on ; plus bas, c’est moins bon, au contraire, et l’on finit par se trouver pris dans l’inextricable réseau des ravines. Nous fîmes quelque attention pour ne pas suivre ce fâcheux exemple, et nous ne fûmes point fâchés de n’avoir rien à démêler avec le brouillard.

Si la montée est monotone, la descente ne l’est pas moins. Mais qu’y faire ? C’est l’inconvénient de toutes les ascensions, il faut descendre. Quand de beaux champs de neige ou des pentes favorables permettent de glisser ou de courir, le plaisir d’un joyeux exercice fait oublier ce qu’il y a de dur dans cette fatalité. Au Bristenstock, rien de semblable. La descente y est un labeur ; elle se fait sentir presque à l’égal de la montée, et ne prend guère moins de temps. Il faut assurer ses pas, se tenir de la main, calculer chacun de ses mouvements. Il n’y a de danger que si on le veut bien, mais une attention fatigante est partout nécessaire. Quand nous arrivâmes au bas de l’arête, nous nous assîmes un instant. La vue était belle encore, quoique fort diminuée ; c’était le lac d’Uri que nous avions sous les yeux. Cependant, nous ne le regardions pas ; nous en regardions un autre, infiniment plus petit. Une colline, haute comme une maison, se détache de l’arête orientale du Bristenstock. Les eaux d’un des ruisseaux du glacier vont se perdre dans l’enfoncement creusé entre la colline et l’arête, et y forment un lac, qui n’est qu’une perle bleue dans une corbeille de verdure. Lac, ruisseau, glacier : tout est en miniature. En montant, préoccupés de l’ascension, nous y avions à peine pris garde ; en descendant, il nous parut que c’était un paradis sur l’âpre montagne. Un pli de terrain, une eau tranquille, quelle fortune ! Allons-y en toute hâte, et perdons-y tout ce qui nous reste de temps à perdre. La distance n’est pas grande, vingt minutes peut-être, le temps de traverser en oblique une des faces de la pyramide. Je ne sais à qui en vint l’idée ; mais elle nous parut lumineuse ; nous nous levâmes ragaillardis et prîmes aussitôt le chemin du lac du Bristenstock.

Il est charmant. D’abord, c’est de l’eau, de l’eau transparente et mobile, avec des reflets et des vaguelettes. Chose sans prix qu’une ride sur une eau pure, au sortir de ces ravines, dont les arêtes hérissées semblaient se crisper sous la main. Voici justement une brise qui se lève, et vient effleurer de l’aile ce cristal mobile et frémissant. Et puis, l’herbe est épaisse à l’entour ; ce n’est pas un maigre gazon, sec, jauni, végétant sur la pente ardue ; c’est un tapis bien fourré, bien vert, odorant, délicat et sur lequel on peut dormir tout à son aise. Quoi de plus ? Une grande chose encore. Si on tourne le dos au Bristenstock, qui ne se montre que de profil et en partie, on ne voit rien, ce qui s’appelle rien. Plus de gorges vertigineuses, plus de sommets glacés, plus de pics chancelants ; rien que le lac et son bassin mignon, avec les fleurs qui s’inclinent de la rive. Quel plaisir de se cacher dans ce nid, et d’y laisser couler une heure, comme coule le ruisseau sur l’herbette, à flots purs et murmurants !

Il n’y a pas d’ascension complète sans un moment de relâche, sans un asile à mi-côte, où les yeux se reposent et où se rafraîchisse l’imagination éblouie. Au Bristenstock, on en a plus besoin que partout ailleurs. Si nous faillîmes nous oublier, ce ne fut pas sur la cime d’où l’on voit tout le pays d’Uri, ce fut au bord du petit lac d’où l’on ne voit rien.

Le reste de la descente se fit parce qu’il fallait bien le faire, sans autre halte qu’un instant au chalet, pour prendre congé des pâtres. Pauvres sauvages, je serais pourtant curieux de savoir ce qu’ils ont pensé que nous avions été faire là-haut. Ce qu’ils voient de la vie des Messieurs, comme ils les appellent, doit produire un curieux effet, réfléchi dans leur intelligence. Comme la veille, ils nous regardèrent d’un air étonné ; comme la veille, ils furent hospitaliers dans leur pauvreté. Bonheur, étonnement, vertu, ils ont tout à bon marché. Ne les plaignons pas, ne les envions pas ; mais souhaitons que chaque année l’herbe pousse et la montagne fleurisse autour de leur chalet.

Cependant, il y avait de nouveau des menaces d’orage sur les hauteurs, et, malgré l’heure déjà tardive, l’air était lourd comme à midi. Aussi le sentier de la forêt, avec son escalier de racines entrecroisées, ne nous parut-il pas beaucoup moins long qu’à la montée. Il faut dire que, si habitué qu’on soit à la montagne, on ne fait pas une pareille descente sans en sentir la secousse au jarret. Mon ami en fit l’expérience pour la première fois ; je la répétai pour la centième.

— Savez-vous ce que c’est que la descente ? lui dis-je tout à coup, en m’arrêtant pour reprendre haleine.

— Si je ne le savais pas, il me semble que je l’aurais appris aujourd’hui.

— Ce n’est pas d’expérience qu’il s’agit, mais de théorie ; je vous demande si vous savez la formule philosophique de la descente.

— La formule philosophique de la descente ! En voici bien d’une autre ! Je ne l’ai vue ni dans Aristote, ni dans Hegel, ni dans les Pères de l’Église.

— Descendre, c’est tomber en s’empêchant de tomber.

Le Herr Pfarrer réfléchit un moment.

— C’est curieux, reprit-il ; mais ces définitions ont toujours l’air de dire quelque chose.

— Elles disent quelque chose, en effet. Je ne sais combien vous pesez ; mais avec les échantillons de cristaux et de rochers calcinés, qui remplissent les poches de votre paletot et vous battent les flancs, avec votre sac et votre grand coquin de bâton, je vous taxe net à quatre-vingts kilos. Hélas ! on pourrait peut-être vous en revendre, sans cristaux ni cailloux calcinés. Mettons quatre-vingts kilos, chiffre rond, pour l’un et pour l’autre. Supposez maintenant deux boulets de canon, de quatre-vingts kilos chacun, tombant de la hauteur dont le sommet du Bristenstock domine Amsteg, soit 2550 mètres, et tombant par la perpendiculaire, sans s’empêcher de tomber, sur le toit de l’hôtel où nous serons dans une demi-heure. Vous figurez-vous le fracas ? Toits et planchers enfoncés d’étage en étage ; et quel trou dans la cave ! Eh bien, mon cher, la force d’un de ces boulets de canon, chacun de nous l’aura dépensée pas à pas, quand nous arriverons sur le seuil de notre hôtel. Par ma foi, il en vaut la peine, et il n’est pas surprenant que les muscles du jarret se doutent de l’aventure.

Cette théorie nous fit grand bien à l’un et à l’autre, car il n’y a rien de tel, pour prendre son parti des choses, que de les comprendre ou de se figurer qu’on les comprend, ce qui revient exactement au même.

Au sortir de la forêt, nous trouvâmes une assez pauvre masure, un réduit quelconque. Il y avait un paysan sur le seuil. Je ne sais à propos de quoi le Herr Pfarrer s’avisa de lui demander le chemin ; peut-être soupçonnait-il quelque spéculation possible, car d’ailleurs Amsteg était à nos pieds et le sentier se continuait devant nous. Ce paysan était le troisième échantillon de l’espèce humaine que nous rencontrions depuis plus de vingt-quatre heures. Il ne ressemblait guère aux sauvages du Bristenstock ; il comprit au premier mot. Cependant il chercha un instant sa réponse, puis, nous regardant d’un air sournois :

— Et votre guide, Messieurs ?

— Nous n’avons point de guide.

— Ha ! ha ! ha !

Et il se mit à rire de tout son cœur, avec un geste trop significatif, lequel consistait à passer et repasser le pouce sur l’index.

— Point de guide, ha, ha, ha ! vous n’avez point de guide, ha, ha, ha !

Quant au chemin, pas de nouvelles.

Il y a des jours de mauvaise rencontre, et il ne faudrait pas juger de la descendance de Guillaume Tell d’après ces trois échantillons. Pourtant il est vrai que sur la route du Saint-Gothard, on est plus exposé qu’ailleurs à voir ces deux extrêmes : une sorte d’idiotisme, fruit de la solitude et de la misère, et une intelligence qui ne s’est développée que par l’exploitation du passant. Rire pour rire, j’aime mieux celui des sauvages du Bristenstock.

Nous arrivâmes à Amsteg sans l’ombre de fracas. Le boulet s’était si bien empêché de tomber qu’il n’y eut aucun dommage sensible ni au toit, ni au plancher, ni à la cave de l’hôtel. Il y eut bien, dit-on, quelque chose comme un trou au bouteiller, mais fait si délicatement qu’on n’aperçut nulle part trace de verre brisé. Nous nous hâtâmes d’offrir nos services à l’aubergiste pour sa première ascension au Bristenstock. En attendant l’occasion d’en profiter, il nous offrit tous ceux que son hôtel pouvait rendre : simple, mais bonne chère, bon lit, le tout à bon compte.

— Je vous le disais bien, répétait-il en nous servant, que ce Bristenstock n’est pas une montagne comme les autres.

 

Adieu, Herr Pfarrer, dormons bien et rêvons d’ascensions réussies. À quoi d’autre pourrions-nous rêver ? Tout n’est-il pas ascension dans la vie, et la vie elle-même n’en est-elle pas une, la plus longue, la plus laborieuse, avec descente aussi, parfois lente, parfois rapide, mais inévitable et dont le terme est fixé ? Et de même que les hommes naissent par milliers sans épuiser la variété des chances de la vie, nos petites ascensions d’un jour se succèdent de saison en saison et ne se ressemblent jamais. À distance, le souvenir s’en présente distinct, comme d’autant de carrières accomplies. Il en est de brillantes, il en est de laborieuses ; il en est qui s’achèvent d’elles-mêmes, une fois surmontés les obstacles du début ; il en est qui, plus on avance, plus elles se hérissent de difficultés. Dans celle-ci, il n’y a que hauts et bas successifs ; dans celle-là, on contourne le but pour mieux l’atteindre ; dans telle autre, on ne le perd pas de vue un instant et on y marche d’un pas assuré. Plusieurs, qui s’annonçaient mal, réussissent au delà de toute espérance ; d’autres ne tiennent pas à midi les promesses de l’aurore. À quelle vie, à quelle carrière peut ressembler celle que nous venons de faire aujourd’hui ? Je l’ignore. Ce n’est qu’à distance qu’elles prennent toute leur physionomie. Il y faut le souvenir, ce grand magicien. Et puis, je commence à croire, avec notre aubergiste, que le Bristenstock n’est pas une montagne comme les autres. Quoi qu’il en soit, ne souhaitons à personne de gravir d’un effort aussi soutenu la pente ascendante de la vie. L’on ne sait où se reprendre sur cette ligne inflexible, toujours semblable à elle-même. Point de temps d’arrêt, point de rêve caressé. Ne souhaitons à personne, non plus, de vieillir en revenant sur ses pas par une chute aussi monotone. Mais souhaitons à tous, une fois le plus haut faîte gravi, d’avoir comme nous, le temps de s’y asseoir et d’en jouir ; souhaitons à tous une perspective aussi nette et aussi belle dans son champ mesuré ; souhaitons à tous un asile à mi-côte, dût-il ne se trouver que sur le déclin, un asile connu d’eux seuls, le petit lac aux eaux limpides, afin que personne ne quitte la vie sans en emporter au moins un souvenir gracieux.

SCHILLER, GOETHE

ET LES ALPES

Dans l’échange d’idées qui se fait entre les nations, la Suisse a jusqu’à présent joué un rôle modeste, mais non sans importance. Petite comme elle est, elle reçoit plus qu’elle ne donne. Cependant elle donne aussi, et si nos puissants voisins, en faisant l’inventaire de leurs richesses, mettaient à part ce qui leur vient de la Suisse, peut-être seraient-ils surpris de voir combien elle a contribué au développement de leur fortune littéraire. Ce commerce a une histoire. Il y eut un temps où il était très actif du côté de la France ; mais en rejetant le protestantisme, la France a rompu avec la Suisse française. Dès lors, l’esprit de centralisation qui s’est emparé de ce grand pays, a rendu la séparation plus profonde encore. La littérature française est devenue la plus citadine des littératures européennes ; nous, nous sommes restés campagnards. Enfin, le génie envahisseur de la France l’a isolée des autres nations, en l’entourant d’un cordon de défiances. Il s’est ainsi formé entre elle et nous plusieurs lignes de douanes, qui arrêtent les idées au passage. De hardis contrebandiers les ont plus d’une fois franchies. Un jour, c’était Voltaire, génie subtil, qui passait partout ; un autre jour, Rousseau, ouvrier puissant, qui forçait les portes. Mais tout le monde n’est pas Rousseau, tout le monde n’est pas Voltaire ; les barrières qu’ils ont franchies subsistent pour d’autres, et longtemps encore elles entraveront le libre commerce des choses de l’esprit. Il n’en est pas de même du côté de l’Allemagne. Le protestantisme domine en Allemagne, comme en Suisse ; l’esprit local y est tenace, actif, fécond, et depuis les guerres du quatorzième siècle jusqu’à des temps très rapprochés de nous, la Suisse a pu se croire en sûreté contre l’ambition germanique. Aussi l’échange des idées a-t-il suivi sur la frontière du Rhin un cours plus régulier. Là, point de surveillants farouches, point de douanes ni de contrebande. Les écrivains de l’Allemagne ont eu en Suisse un public assuré ; ceux de la Suisse en ont eu un en Allemagne, et la fortune littéraire des deux peuples s’est enrichie par des relations journalières de bon voisinage.

Cette fraternité de vie intellectuelle n’a jamais produit des fruits plus heureux que dans les années où la littérature allemande a brillé de son éclat le plus vif. Les meilleurs amis de la Suisse, parmi les écrivains d’outre-Rhin, sont Schiller et Goethe. Et non seulement la Suisse a eu leurs sympathies, mais elle peut encore se vanter d’être pour quelque chose dans le développement de leur génie. Sans la Suisse, Schiller et Goethe ne seraient pas tout ce qu’ils sont. Ils lui doivent, l’un et l’autre, quelques-unes de leurs meilleures pensées. Certes, ils nous l’ont bien rendu, et si l’on veut balancer les comptes, la dette de reconnaissance sera plus forte de notre côté. Aussi n’en parlé-je point dans une vaine pensée d’amour-propre, mais uniquement pour constater une attraction réciproque. Le jour où le Guillaume-Tell de Schiller fut représenté à Weimar pour la première fois, Jean de Muller était au nombre des assistants, et l’historien, assure-t-on, ne reçut pas beaucoup moins de félicitations que le poète. Ce jour-là, le génie de la Suisse et celui de l’Allemagne se sont rencontrés et embrassés.

La génération à laquelle appartiennent Schiller et Goethe eut à souffrir plus qu’une autre de l’espèce de dégoût qu’éprouva la fin du XVIIIe siècle. Las de lui-même, l’homme se rejeta vers la nature. C’était à qui donnerait sa démission d’une société aussi mal faite que celle des hommes. Les uns y mettaient plus de mélancolie, les autres plus de passion. Goethe se suicidait en imagination, Schiller se faisait brigand. Ils eurent des imitateurs qui passèrent du rêve à la réalité. Les gens positifs durent croire que la civilisation allait tourner à la folie ; mais les esprits observateurs virent bientôt que sous ce débordement d’exaltation romanesque se cachait un besoin sérieux de liberté. Serré dans des vêtements d’un autre âge, usés et mûrs, l’esprit humain, ce vieil enfant qui grandit toujours, en faisait sauter toutes les coutures. Goethe en eut bientôt fini avec cette ébullition de jeunesse ; il n’en retint que ce qui tenait de plus près à son génie, le sens intuitif et sympathique de la nature et une libre hardiesse de jugement, au-dessus de toute servitude conventionnelle. Le calme se fit plus lentement dans l’imagination ardente de Schiller, et moins par quelque transformation intérieure ou par quelque rapide progrès de maturité que par une épuration successive. D’œuvre en œuvre, on retrouve son rêve des Brigands, mais toujours plus dépouillé de ce qui le trouble et le souille, jusqu’à ce qu’enfin il apparaisse comme transfiguré dans son dernier chef-d’œuvre, le Guillaume-Tell.

On conçoit que la nature ait joué un grand rôle dans la séduction qu’exerça la Suisse sur deux poètes qui débutèrent l’un et l’autre par une protestation contre l’étroitesse des lois, des mœurs et de tout le mécanisme social. La Suisse est pour eux la montagne ; c’est le pays des Alpes. Ces mêmes Alpes, dont Rousseau avait essayé, sans trop de succès, de révéler les beautés à la France, deviennent d’emblée une des muses de l’Allemagne. Quel charme ont-elles exercé sur les deux plus grands poètes qu’ait produits la pure race germanique, c’est ce que nous voulons essayer de dire, ou plutôt de nous faire dire par eux-mêmes.

I

LES ALPES RÊVÉES PAR SCHILLER[1]

Schiller n’était pas né voyageur ; on ne le voit guère chatouillé, comme Goethe, du désir de connaître d’autres cieux et d’autres rivages. Quand il prend en main le bâton du pèlerin, c’est qu’il y est obligé ; ses plus longs voyages ne le portèrent jamais sur un autre sol que le sol allemand. Stuttgart, Mannheim, Francfort, Leipzig, Iéna, Weimar : voilà, sauf une échappée à Berlin, le cercle où il se meut.

Qu’a-t-il vu, dans ces rares et courts voyages, qui ait pu lui donner le goût ou une idée quelconque des Alpes ? Bien ou peu de chose.

Le lieu de sa naissance n’est guère montagneux ; c’est une petite ville sur les bords du Neckar, Marbach. « Le paysage, dit un biographe de Schiller, M. Scherr[2], en est tout à fait wurtembergeois, ni grandiose, ni très pittoresque ; mais le cours tranquille de la rivière, le fond verdoyant de la vallée, les vignobles sur les coteaux, et dans les vergers les groupes d’arbres fruitiers, lui donnent une grâce idyllique… Marbach, dit encore le même auteur, est une petite ville toute campagnarde, dont les habitants s’occupent en majorité d’agriculture. L’étranger y est frappé de la multitude des enseignes de cabarets. On a voulu que le vin et le cidre que produisent les environs fussent autant que possible consommés dans la ville même. » Schiller naquit dans ce milieu tout campagnard, et dans une maison des plus rustiques. La paix d’un vallon tranquille, la grâce des collines champêtres, le bétail dans les prairies, les travaux et la gaité du paysan : voilà ce qui d’abord frappa ses yeux.

Quelques années plus tard, son père ayant été envoyé à Lorch, à titre d’officier de recrutement, il se familiarisa avec un pays plus pittoresque et plus accidenté. Lorch est situé dans une vallée montagneuse, sur la frontière de l’ancien Wurtemberg. La rivière de la vallée, la Rems, serpente au pied de hautes collines, d’aspect romantique et richement boisées. Au nord du village s’élèvent de vraies montagnes. La plus rapprochée de Lorch est le Hohenstauffen ; plus en arrière sont les Hohenstuifen et Hohenrechberg, masses calcaires, de forme pyramidale, et assez semblables aux sommités élancées du Jura septentrional, mais ne dépassant guère une hauteur de 700 mètres. Schiller était un enfant de six ans lorsqu’il vint à Lorch ; il y resta trois ans, et l’on peut tenir pour probable qu’il fit, soit avec ses parents, soit avec de jeunes camarades, plus d’une promenade dans les environs. De Lorch on va fréquemment au Rechberg ; la vue en est vaste et romantique. Par un temps très pur, on voit à l’est et au sud, à toute distance, une bordure de petits nuages blancs, bas sur l’horizon et curieusement découpés : ce sont les Alpes. Si Schiller a jamais vu les Alpes, c’est de là, du sommet du Rechberg, à l’âge de sept ou huit ans, et comme une lointaine vapeur.

Quinze ans plus tard, en 1782, Schiller, jeune médecin militaire et déjà célèbre par le succès de ses Brigands, fit un nouveau séjour dans une solitude tout aussi montagneuse et plus sauvage. C’était à Bauerbach. « Non loin de Meiningen, dit M. Scherr, dans une vallée du sauvage Rœhngebirge, est situé le village de Bauerbach. Sur le sommet d’une colline qui s’avance en promontoire, s’élèvent les ruines du Henneberg. De sombres forêts de pins entourent le bassin de la vallée, et par delà les pentes boisées s’élèvent de plus hautes sommités. » Ces sommités, le Wasserkuppen, le Dammersfeld, etc., ont de huit à neuf cents mètres au-dessus du niveau de la mer, à peu près la hauteur de l’Utliberg, du Gurten et des plateaux du Jorat. Les vallées ou Gründe, comme on les appelle, sont étroites. Le pays est pauvre, toute la contrée est d’un aspect triste et sévère. Ce fut en fugitif et sous un nom d’emprunt que Schiller vint à Bauerbach. Il fuyait le ressentiment du duc Charles de Wurtemberg, qui lui avait enjoint, sous peine de destitution et de prison, de ne publier désormais que des livres de médecine. Il y passa un hiver et un printemps, et y fit plus d’une excursion dans les bois et sur les hauteurs. D’abord cet asile lui plut ; il y trouvait ce dont il avait besoin, repos et sécurité. Mais bientôt la solitude l’irrita au lieu de le calmer. Ses lettres devinrent fiévreuses. Tout aux émotions de la poésie et de la gloire, il sentit le vide autour de lui, et son imagination le peupla de rêves agités. Peut-être aurait-il emporté de Bauerbach un souvenir douloureux, sans la présence, dans les derniers temps, de Mme de Wolzogen, accompagnée de sa jeune fille Charlotte, « l’âme la plus belle, écrivait-il, la plus riche, la plus sensible, miroir limpide que n’a pas atteint le moindre souffle de l’universelle corruption, une âme sortant toute fraîche des mains du Créateur. » Charlotte de Wolzogen ne devait point devenir la femme de Schiller. Elle ignora même son amour, ou ne le sut que pour l’avoir deviné. Mais ce n’en fut pas moins une apparition idéale, dont le souvenir resta lié à celui de la sombre vallée du Rœhngebirge. La jeunesse de Schiller eut son rêve d’amour à la montagne.

Voilà, avec la forêt de Thuringe et les hauteurs des environs de Iéna, ce que Schiller a vu de plus alpestre : deux imitations du Jura sur terre allemande, l’une plus romantique, l’autre plus sévère. Pour un homme qui devait un jour peindre les Alpes, ce n’est pas trop.

 

Mais si la préparation matérielle lui fit presque entièrement défaut, il n’en fut pas de même de la vocation naturelle et d’une sorte de préparation morale, qui n’est pas la moins importante. Il y a, entre le génie des hommes et les scènes de la nature, des harmonies, auxquelles personne n’est tout à fait insensible. Le penseur le plus abstrait les recherche et en jouit. Sous le ciel étoilé les méditations de Kant prenaient un tour plus ému. Les peintres vivent de ces harmonies, et peut-être ne se distinguent-ils du reste des mortels que pour en avoir le sentiment plus vif. Les formes, les couleurs sont pour eux des pensées ; leur pensée elle-même est forme et couleur. Le véritable peintre a une patrie, qui n’est autre que le pays où les formes de sa pensée s’accordent avec celles du monde extérieur. Il la cherche, et le jour où il la découvre est celui qui fixe sa destinée, celui des fiançailles entre son génie et la nature. Pour le poète, race mélangée, moitié artiste, moitié philosophe, ce n’est point une absolue nécessité que de voir des yeux de la chair cette patrie de sa pensée. Néanmoins, pour lui aussi, elle existe quelque part, et qu’il la cherche ou non, on la devine et on l’y transporte. Il y a des lieux où on se souvient de tel poète plutôt que de tel autre. Sur les hauteurs lumineuses des Alpes, Schiller est un de ceux dont les vers reviennent le plus souvent chanter dans la mémoire. Il a des strophes qui n’ont que deux analogues, le vol de l’alouette et l’essor des cimes blanches. C’est sur une montagne qu’il a été entonné, cet Hymne à la Joie, qui rend tous les hommes frères ; c’est d’une montagne qu’il a été jeté, ce baiser d’amour aux multitudes humaines, montagne mystique et qui s’appelle idéal. Chacun la trouve en soi, et celui qui veut s’y réfugier n’a pas à faire un long voyage ; mais s’il est un lieu sur la terre où naturellement l’hymne de Schiller s’échappe de la poitrine, c’est bien sûr le penchant des monts, avec la plaine se déroulant à l’entour, semée de bourgs, de hameaux, de cités, trop loin pour voir un à un les hommes et leurs demeures, assez près pour que la rumeur humaine parvienne encore jusqu’à nous ?

Nul plus que Schiller ne foula les sentiers de cette montagne qui s’appelle idéal, et jamais il n’en descendit sans en rapporter un chant nouveau. Ce qu’il y cherche, c’est la liberté. Des Brigands à Guillaume Tell, la vie poétique de Schiller n’est que le rêve d’une liberté toujours plus haute, toujours plus vraie. Dans ce rêve sans cesse renouvelé, il doit y avoir place quelque part pour cette liberté, à sa manière enivrante, que les hommes de notre temps vont de plus en plus chercher sur les hauteurs, et qui tient à l’air qu’on y respire, à la lumière largement répandue et à l’espace ouvert, sans haie, ni muraille, ni poteau menaçant, pour nous rappeler que la place est prise et nous inviter à diriger nos pas d’un autre côté. Sans la connaître, ou n’en ayant eu qu’un avant-goût sur des collines trop rapprochées de la plaine, Schiller la pressent, et il lui arrive de chanter l’idéale liberté, celle de la pensée, comme si les Alpes en étaient le symbole et le séjour préféré[3].

 

De cette vallée importune,

Séjour de mornes brouillards,

Si je pouvais trouver l’issue,

Combien je serais heureux !

 

Je vois de joyeuses collines,

Des monts toujours verdoyants.

Que n’ai-je du souffle et des ailes !

C’est là que je volerais.

 

Qu’elle est belle la promenade.

Au grand soleil éternel !

Et combien l’air sur ces montagnes

Doit-il être bienfaisant !…

 

Cette assimilation de la montagne idéal et des montagnes proprement dites est particulièrement frappante dans la longue et belle élégie intitulée Promenade (Spaziergang). Le poète s’y transporte au milieu d’une scène réellement alpestre. L’éternelle agitation des destinées humaines lui apparaît dans un rêve, dont il ne s’éveille que pour mieux jouir du calme solennel de la nature : le ruisseau coule dans son lit de rocher comme il a fait de tout temps ; l’aigle plane dans le vaste espace comme il a toujours plané, et le soleil, ce même soleil que saluait Homère, sourit aux générations nouvelles. Les détails pittoresques, précis et justes, abondent dans cette promenade philosophique. Il semble réellement que la montagne soit la vraie patrie du génie de Schiller. S’il n’a jamais vu les Alpes de ses yeux, il était né pour les deviner et les voir en esprit.

 

Et réellement il les a vues. Vers la fin de sa vie, la vision de liberté, toujours plus noble et plus pure, lui apparut sous les traits de Guillaume Tell, de Stauffacher, de Walther Furst, de Melchtal, etc., etc., et un drame nouveau, un drame qui est une épopée, se déroula à ses yeux sur les rivages du lac d’Uri. Tout autre que Schiller eût été visiter les lieux avant d’écrire Guillaume Tell. Schiller ne le fit pas. Pourquoi ? On ne sait trop. Est-ce le loisir qui lui manqua, la santé, l’argent ? Tout, peut-être. La maladie l’avait atteint déjà ; les devoirs s’étaient multipliés autour de lui, et ses veilles de poète avaient été mieux payées en gloire qu’en fortune. Peut-être aussi eut-il peur de ne pas rencontrer dans la nature tout ce qu’il rêvait. Ces poètes qui vivent d’idéal, redoutent le choc de la réalité. Après avoir achevé son œuvre, Schiller fut pris d’un vif désir de voir les Alpes, désir tardif que la mort l’empêcha de réaliser ; mais tant que le poème couvait dans sa pensée, il s’en tint à son rêve.

Rêve, le mot est juste, car Schiller ne se borna pas à profiter des renseignements qu’il put recueillir pour décrire les montagnes d’Uri ; il y fit des ascensions imaginaires et les chanta en poète lyrique. On connaît l’espèce de ballade intitulée l’Alpenjäger, qu’il composa dans le temps même où il travaillait au Guillaume Tell. Qui en est le héros ? Ce jeune chasseur qu’agite l’âpre désir des hautes solitudes, qui ne voit de bonheur qu’en grimpant aux rochers, à la poursuite du chamois effrayé, ne serait-il point l’enfant de Tell, celui qui, dans la tragédie, entonne si gaîment sa joyeuse chanson de chasseur en herbe ?

 

Avec l’arc et la flèche,

À travers monts et vaux,

Plus matineux que l’aube,

Chemine le chasseur.

 

Comme l’oiseau de proie

Est maître dans les airs,

Des monts et de l’abîme

Le chasseur est le roi.

 

L’espace est son domaine ;

Si loin que porte l’arc,

Tout ce qui rampe ou vole

Doit tomber sous ses traits[4].

 

C’est bien lui. Seulement, il a quelques années de plus ; au lieu d’un jouet d’enfant, il porte l’arme d’un homme, et il va l’essayer pour la première fois, peut-être. Sa mère lui parle des douces occupations des bergers ; mais cette poésie tranquille n’est pas faite pour lui : « Mère, mère, laisse-moi partir ! » Il part ; déjà un chamois fuit devant lui, et va chercher un refuge sur la plus haute sommité. Mais la montagne est taillée à pic, et le chamois ne peut descendre qu’en retournant sur ses pas, à la rencontre du chasseur. Celui-ci le sait et se hâte. Bientôt il est à portée ; il bande l’arc, et le chamois tremblant implore du regard sa pitié. Le trait va partir, lorsque soudain sort d’entre les crevasses du rocher une apparition fantastique. C’est le « Vieux de la montagne » qui de ses deux mains protège la pauvre gazelle, et se retournant vers le chasseur : « Pourquoi, lui dit-il, portes-tu jusqu’à moi la mort et la douleur ? Il y a place pour tous sur la terre. Pourquoi poursuis-tu mes troupeaux ? »

Il est difficile, en lisant ce morceau, de ne pas se rappeler ce que dit Tell, lorsque, dans le trouble de l’attente, posté au bord du chemin creux, il repasse sa vie en mémoire :

« Je vivais paisible et sans souci. Ma flèche n’était dirigée que contre les animaux de la forêt, et mes pensées étaient pures de meurtre. » De meurtre, soit, si meurtre signifie homicide ; de sang, non pas. Tout ce qui vole, tout ce qui rampe tombait sous sa flèche, qui portait la mort au fond des solitudes les plus ignorées. Au moment de célébrer cette redoutable innocence, le génie compatissant du poète semble avoir été pris de quelque scrupule, et contre le fils de Tell, image vivante de son père, il évoque des entrailles mêmes de la terre une divinité protectrice, en faveur de ces pauvres animaux, les vrais innocents, pour lesquels brille aussi le soleil du bon Dieu.

Ce n’est pas la seule ascension que Schiller ait faite en imagination. Il en a fait une seconde, et l’a racontée dans son Berglied, où il s’élève d’étage en étage, saluant les scènes diverses de la nature alpestre. Voici d’abord le chemin de la gorge, collé aux précipices. Passons sans bruit, de peur d’éveiller l’avalanche endormie. Puis voici le pont jeté sur le torrent, un pont que les hommes n’ont pas bâti, car jamais ils ne l’auraient osé. Le poète le franchit, et tout aussitôt l’étroit chemin s’ouvre un passage au travers de la roche elle-même. Où va ce souterrain ? Il semble conduire au royaume des ombres. Non, il débouche dans une vallée gracieuse, oasis de verdure, où volontiers le poète oublierait les fatigues et les tourments de la vie. Mais sa pensée ne s’y arrête pas. Comme le chamois, elle monte jusqu’à ce que le sol lui manque. Des hauteurs qu’elle atteint descendent quatre fleuves, qui suivent les quatre chemins de la terre, au nord, au sud, au levant, au couchant. Plus haut encore s’élèvent deux cimes. Les nuées, filles du ciel, forment à l’entour leur ronde mystérieuse, et seule, au milieu d’elles, est assise une femme sans nom, la Reine, éblouissante sur son trône et couronnée de diamants. Les rayons du soleil tombent en plein sur son front ; mais ils le dorent et ne le réchauffent pas.

Qui ne reconnaît ici le chemin du Gothard. Ce torrent, c’est la Reuss ; ce pont, l’ancien pont du Diable ; ce souterrain, le trou d’Uri ; cette oasis de verdure, la vallée d’Urseren ; ces hauteurs d’où partent quatre fleuves, le massif même du Gothard, et ces deux cimes, dents aiguës (Zinken), celles qui dominent le col et portent les noms de Fibbia et de Prosa. Dans la tragédie, Tell indique au duc Jean de Habsbourg le chemin du Gothard. Il le fait simplement, en voyageur qui en renseigne un autre sur la route à suivre. S’il s’y mêle quelque poésie, c’est une poésie sinistre, la seule qui convînt dans ce dialogue entre l’archer libérateur et le sombre parricide ; dans cette vallée où Schiller voudrait fuir les fatigues de la vie, le duc Jean doit marcher d’un pas rapide : « Ne vous arrêtez pas où règne le repos. » C’est cette indication de route qui devient pour Schiller le sujet d’un poème à part. Je ne sais s’il existe quelque autre exemple (je n’en connais aucun) d’un poète qui, ayant à placer les diverses scènes d’un drame sur une terre qu’il n’a pas visitée, se la représente d’une manière assez vivante non seulement pour que ses personnages s’y meuvent à l’aise, mais pour y trouver des sources d’inspiration et s’en éprendre jusqu’à la chanter. Quelques-uns, sans doute, ont chanté Rome et la Grèce, sans avoir vu ni la Grèce ni Rome. Ils ont pu parler de ciel bleu, d’air transparent, d’horizons lumineux, car ces données générales sont à la portée de tous ; ils ont pu même noter pour mémoire les cimes du Taygète ou la perspective lointaine des monts de la Sabine. Schiller a fait plus. Cette route que nous avons tous parcourue, le bâton à la main, il l’a suivie de Weimar, il l’a vue de ses yeux de poète, il a réellement gravi le Gothard, et arrivé sur le faîte, il a chanté son voyage en strophes dont chacune est un tableau. On refera peut-être le poème du Saint-Gothard, et on le refera différemment, car il n’y a pas deux hommes dont les yeux réfléchissent de la même manière les choses qu’ils voient ; mais on fera autrement sans faire mieux, et Schiller n’a aucune concurrence à redouter. On peut lire son poème du Gothard après la description de de Saussure, tant il est vrai dans sa concision.

 

Avec quelle sollicitude le poète qui, à distance, chantait ainsi les Alpes, devait-il étudier le théâtre alpestre où il allait placer sa tragédie ! Cartes, dessins, livres, il consultait tout. Parmi les livres où il a puisé, on cite l’Histoire naturelle de la Suisse de Scheuchzer (1746), les Lettres sur la Suisse de Meier (1784), et l’ouvrage d’Ebel sur les populations des Alpes suisses (1798), etc. Il serait oiseux de chercher à déterminer le degré d’utilité que peut avoir eu pour lui chacun de ces ouvrages ; mais il est bien probable que les sources écrites lui furent moins utiles que certaines sources orales. Si Schiller n’avait jamais vu les Alpes, les deux personnes avec lesquelles il eut les relations les plus intimes, Goethe, son ami, et Charlotte de Lengefeld, sa femme, les avaient vues et admirées. Charlotte de Lengefeld arrivait justement de Suisse, lorsque, pour la première fois, elle fit à Mannheim la rencontre du poète. Elle avait visité le lac Léman, l’Oberland, Lucerne, le lac des Quatre-Cantons, etc. Quant à Goethe, il n’avait pas fait moins de trois pèlerinages dans la vallée d’Uri et au Gothard. Nul doute que leurs récits n’aient plus enflammé son imagination que tous les ouvrages d’histoire naturelle qu’il put consulter.

Des impressions diverses que Schiller recueillit et sur lesquelles travailla la puissance intuitive de son génie, sortit un tableau de nature, dont le moindre mérite est une minutieuse exactitude. Tous les noms sont justes, de même que toutes les indications topographiques. Schiller en est arrivé à se faire une idée précise de la vue dont on jouit de chacun des points où il transporte la scène ; en outre, il a fait de la carte une étude assez attentive pour avoir le relief des vallées d’Uri, de Schwytz et d’Unterwald toujours présent à la pensée. Ses divers personnages vont sans cesse les uns chez les autres ; ils passent d’une vallée dans l’autre, ils franchissent des cols élevés, et trouvent leur route aussi sûrement que s’ils avaient un Berlepsch ou un Baedeker à la main. Je me suis donné de la peine pour découvrir quelques inexactitudes dans le Guillaume Tell, et j’ai fini par en découvrir deux, mais tellement insignifiantes que j’ose à peine en faire mention. La frontière d’Uri et d’Unterwald n’est pas au Grütli, comme Schiller l’indique, vers la fin du premier acte, mais une lieue plus loin, par delà la Treib. Le Mytenstein n’est pas le Grand-Mythen. Schiller ne les a pas confondus ; il sait fort bien que le Mytenstein est un bloc debout au bord de l’eau, tout près du Grütli, et que le Mythen est une haute montagne qui domine Schwytz ; mais il applique au Mytenstein le dicton populaire qui veut qu’un capuchon de nuages sur le Grand-Mythen annonce un orage prochain. On voit jusqu’à quel point Schiller est exact, puisque le chapitre de ses fautes se réduit à ces deux bagatelles. Ce mérite d’exactitude n’a peut-être pas une grande valeur poétique ; il me touche néanmoins. Cette exactitude, c’est de la conscience. Et quand on la voit poussée si loin chez un poète, il est difficile de ne pas songer, par contraste, au sans façon de tant de voyageurs et d’historiens. Involontairement, on se rappelle l’article d’Alexandre Dumas sur le Grütli (Revue de Paris, 1836, 9 octobre) et le chapitre de l’Essai sur les Mœurs[5] où Voltaire nous apprend que « les fondateurs de la liberté helvétienne se nommaient Melchtad Stauffacher et Welterfurst, » sur quoi le spirituel écrivain ajoute que « la difficulté de prononcer des noms si respectables nuit à leur célébrité. » S’il les habille ainsi, ce ne peut être que pour leur faciliter l’accès à la postérité ; c’est aussi dans ce but, sans doute, qu’il fait de Morgarten Morgate, de Gessler Grisler, de Glaris Claris, de même qu’Alexandre Dumas fait du grand Haller le savant Heller.

L’exactitude de Schiller dans les petites choses n’est que le dernier effet de l’esprit de conscience et de vérité qui éclate dans toute son œuvre. En histoire, en paysage, toujours il est fidèle. Il peut inventer à côté de la légende, comme c’est son droit de poète, mais il en respecte l’esprit. Il en respecte même la lettre dans tous les points essentiels et jusque dans les détails, preuve en soit les nombreux vers qui ont passé d’anciens poèmes populaires dans la chronique de Tschudi, pour passer ensuite de la chronique de Tschudi dans la tragédie de Schiller[6]. Il dispose à son gré des orages, des clairs de lune, des soleils levants, mais sans jamais modifier le paysage réel. Il en use de même avec les mœurs. Il les idéalise parfois, mais il n’en dénature point le caractère. Il choisit plus encore qu’il n’ajoute. Les vaches qui descendent en automne de la montagne ont leurs cloches de parade. Guillaume Tell fait plus d’un métier, comme il convient à un paysan, obligé de s’aider lui-même. Il n’a pas seulement une arbalète il a des outils. La hache à la maison, dit-il, économise le charpentier. La maison de Stauffacher est une vraie maison suisse et montagnarde, en bois, élégante et solide, percée de nombreuses fenêtres, avec des sculptures et des inscriptions religieuses, qui réjouissent le cœur du passant. De toute manière, on est bien en Suisse. Nos écrivains les plus nationaux auraient malaisément poussé plus loin la fidélité.

Est-ce à dire qu’on ne sente nulle part l’étranger ? Je n’irai pas jusque-là. On le reconnaît, au contraire, à plus d’un trait et dès les premiers vers. La cloche sied à l’une des plus belles vaches de Kuoni, le pâtre. Ruodi, le pêcheur, en fait la remarque. « Elle le sait bien, dit Kuoni ; si on la lui ôtait, elle ne mangerait pas, de tristesse. » Sur quoi, le pêcheur pousse une exclamation de surprise. « Vous avez perdu le sens, Kuoni, une bête sans raison ! » Il n’y a ici d’étonnant que l’étonnement de Ruodi. Ce trait de mœurs animales est tellement connu, non seulement des bergers, mais de tous les habitants des vallées des Alpes, que jamais un auteur suisse n’aurait mis cette exclamation de surprise dans la bouche d’un enfant de la montagne, même pêcheur. L’étonnement de Ruodi prévient les doutes qui auraient pu naître dans l’esprit du beau public de Weimar. Lorsque Tell arrive à Altorf avec Walther, son fils, et que celui-ci demande s’il y a des pays sans montagnes, le père parle de belles plaines où les fleuves coulent paisibles, et où le ciel s’ouvre aux quatre coins de l’horizon. Aussitôt l’enfant de s’écrier : « Eh ! père, pourquoi ne descendons-nous pas dans ce beau pays, au lieu de nous fatiguer et de nous tourmenter ici ? » Ce mot a pour but d’en préparer un autre. « Père, je me sentirais à l’étroit là-bas ; vivons plutôt ici, parmi les avalanches, » dit le jeune Walther, lorsqu’il apprend que les hommes de la plaine ne peuvent ni chasser librement dans les forêts ni pêcher dans les rivières, attendu que la chasse et la pêche appartiennent au roi. Toute cette conversation est charmante ; mais il n’y a rien de moins montagnard que la fatigue de la montagne qui perce dans la première réponse de Walther. Jamais enfant nourri de cet air vivifiant n’a désiré la plaine. On trouvera peut-être aussi que Schiller a multiplié outre mesure les chemins en corniche, rocher à droite, abîme à gauche. C’est par un sentier en corniche que les hommes d’Uri descendent du Seelisberg ; c’est sur un chemin en corniche que Tell rencontre Gessler à la chasse, etc. Cette exagération tient plutôt à l’époque. Il a fallu du temps pour que l’imagination s’habituât à la montagne et y vît autre chose que des abîmes. Mais ce qui décidément trahit l’étranger, c’est un certain esprit de minutie dans la fidélité. Schiller veut être plus suisse que les Suisses. Il a noté tout ce qu’il a pu apprendre de détails rares ou curieux sur les Alpes et leurs habitants, et il s’est arrangé pour leur trouver à tous une place. Les glaciers qui font entendre des bruits sourds, précurseurs de la tempête ; les feux que l’on éteint pendant que souffle le fœhn ; le chamois qui fait sentinelle et qui siffle pour annoncer l’approche de l’ennemi, ou qui, acculé dans une impasse, se retourne contre le chasseur ; les forêts sacrées qui protègent les villages contre les avalanches, et auxquelles le peuple a voué un respect superstitieux ; les cloches qui sonnent dans les hameaux pendant que l’orage sévit sur le lac d’Uri ; le mal du pays, qui s’empare du montagnard à l’étranger ; le dur labeur des hommes qui vont faucher l’herbe sur les pentes trop dangereuses pour les troupeaux : tous ces traits et bien d’autres se glissent dans le drame de Schiller. Tell réussit à en introduire deux, et deux des plus rares, dans son fameux monologue : les cornes d’Ammon qu’on trouve à la montagne – l’archer de Burglen pourrait bien les avoir vues dans le musée de Goethe – et l’habitude qu’on prête aux chasseurs de se faire des écorchures aux pieds, pour mieux adhérer aux rochers. Le poète a craint de ne point paraître assez montagnard ; il a voulu prouver qu’il savait les Alpes par cœur.

 

Tant de traits empruntés à la nature ne répondent guère à l’idée qu’on se fait d’un poème dramatique. Thèse générale, la tragédie néglige le paysage, ou se borne à l’indiquer rapidement. Il n’en est point ainsi dans le Guillaume Tell. La pièce commence par une sorte de féerie, véritable ouverture d’orchestre, grande symphonie poétique en l’honneur de la nature. On entend, comme prélude, la pittoresque harmonie du ranz des vaches et les sonneries des troupeaux ; puis la toile se lève, et nous voici au bord du lac. Une hutte s’abrite au fond d’une baie. À distance, on voit Schwytz et les prairies, semées de chalets et de bouquets de bois, qui montent d’étage en étage jusqu’au pied du Mythen. Dans le fond brillent les cimes blanches. Cependant, un enfant, le fils d’un pêcheur, se berce dans son bateau. Il dit le sourire des vagues et leur murmure, doux comme la voix des anges. Un berger, qui descend de la montagne, salue d’un dernier adieu les pâturages qu’il vient de quitter ; enfin, sur quelque pointe de rocher, apparaît un chasseur, qui chante les solitudes glacées. Par ce temps de réalisme, on reprochera, peut-être, à Schiller de se perdre au début d’une œuvre dramatique en plein lyrisme idéal ; on s’étonnera du haut style de son berger : « Adieu prairies, adieu pâturages soleillés ! » Toutefois, cette féerie, quand elle se déploie sur une scène suffisante, est d’un grand effet. Elle donne le ton. Puis le ciel se couvre ; on entend des craquements dans la montagne, des ombres couvrent la terre, le Mythen se charge de nuages, et le fœhn, débouchant des gorges du Gothard, soulève des vagues furieuses. La nature alpestre se fait ainsi connaître, dès le premier instant, avec la puissance de ses contrastes, tour à tour idyllique et sauvage : le sourire d’abord, ensuite la menace. Cette première vue générale est reprise en détail, d’acte en acte, de scène en scène. Ces maisons rustiques, semées de l’autre côté du lac, le poète ira les voir de plus près. Il nous transportera tour à tour sur le seuil de celle de Stauffacher, la plus belle, et au foyer de celle de Tell, un vrai chalet. Il pénétrera le mystère des forêts suspendues au flanc des monts ; il y abritera les amours des deux personnages romanesques qu’il a mêlés aux héros historiques, Rudenz et Bertha, non peut-être sans se ressouvenir de son idylle de jeunesse dans la sombre vallée du Rhœngebirge, et quant à ce beau lac, nous le reverrons plus d’une fois ; nous le reverrons du Grütli, au clair de lune et au lever du soleil.

Pourquoi Schiller a-t-il donné dans son œuvre une si grande place à la nature ? N’a-t-il voulu qu’éblouir ? Est-ce un pur spectacle dont il relève son drame ? Nullement. La nature joue dans le Guillaume Tell un rôle actif et considérable. Retranchez ces ornements, et l’œuvre de Schiller sera dépouillée de sa pensée la plus originale ; ce serait à peu près comme si on retranchait le temple de l’Athalie de Racine. La montagne est, en effet, un temple aux yeux de Schiller, le temple de la liberté. En elle réside une force morale, un génie caché. « La maison de la liberté, Dieu nous l’a bâtie, » dit Guillaume Tell en montrant les Alpes. Cette pensée, le poète la retourne et la reprend en cent façons. « Quoi ? disent au préposé des corvées les pauvres paysans obligés de porter des pierres et du mortier aux ouvriers qui bâtissent le Twing-Uri, quoi ? avec ces murailles vous voulez mâter Uri ! voyez combien il faudrait de taupinières semblables pour faire la plus petite des montagnes d’Uri. » – « Là-haut, il n’y a pas de traîtres ; la tyrannie n’y trouve pas un seul instrument, » s’écrie Melchtal. – « La puissance des rois se brise contre ces remparts éternels, » dit à son lit de mort le vieil Attinghausen. Une sorte d’harmonie préétablie entre les Alpes et la liberté, voilà l’idée mère du drame de Schiller, et c’est afin de la rendre dans toute sa puissance qu’il a constamment associé le paysage aux scènes dramatiques : il a montré la maison de la liberté[7].

De là à se figurer sur les bords du lac d’Uri une sorte de république primitive, créée en quelque sorte par la nature, jouissant de temps immémorial de libertés particulières, il n’y a qu’un pas, et Schiller l’a franchi sans hésitation. Les vieilles chartes par lesquelles les empereurs ont consacré les privilèges des Waldstätten sont la lecture et l’entretien favori des montagnards. C’est l’Évangile du pays, et ils le savent par cœur. À part Rudenz, un moment aveuglé par l’amour, il n’y en a pas un qui jette dans ce concert une note discordante. Les plus humbles pêcheurs, les valets de ferme, les enfants à la mamelle, tous sont ivres de liberté. Les bœufs même de Melchthal font entendre de sourds beuglements et labourent la terre de leurs cornes, quand les valets de Landenberg viennent les enlever à leur propriétaire légitime. Si Gessler voulait être franc, il ferait à son maître et seigneur, le duc d’Autriche, un rapport tout semblable à celui que Jenner faisait au Conseil des Deux-Cents, à Berne, sur l’état des esprits dans l’évêché de Bâle : « Le parti de votre Altesse, dirait-il, n’est pas le plus considérable ; mais il n’en est que plus uni, car il se compose de votre bailli, de son secrétaire et de ses gendarmes. » Sans doute, les hommes d’Uri, de Schwytz et d’Unterwald n’en sont pas arrivés à ne reconnaître aucune seigneurie ; ils n’ont point rompu avec la grande unité germanique, ils relèvent de l’empire, mais de l’empire seulement. À cela près, ils sont libres. La liberté a été apportée dans le pays par ses premiers habitants, des émigrés venus du Nord, et s’ils l’ont choisi pour y planter leurs tentes, c’est qu’ils ont senti, en le voyant, que là, et pas ailleurs, était la maison de la liberté.

Cette idée d’une sorte de république primitive au cœur de la Suisse, est justement ce qu’il y a aujourd’hui de plus contesté dans les anciennes traditions helvétiques. Les savants mêmes qui viennent, dans ces derniers temps, de prendre en mains la défense de la tradition, sont sur ce point fermement négatifs ; ils le sont plus que leurs adversaires[8]. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner la question au point de vue historique ; l’essentiel pour nous est la vérité poétique, et elle est pleinement sauvée aux yeux de quiconque admet, avec Schiller, cette sorte d’harmonie préétablie entre la montagne et la liberté. Il y a des conquêtes tellement naturelles que l’imagination en oublie la date, et les reporte aussitôt à l’origine des choses humaines.

 

Le génie de la montagne se réfléchit donc dans le génie de ses habitants. Toutefois, il se modifie selon le caractère de chacun, sa position sociale, sa vocation. Dans le drame de Schiller, il se présente sous deux formes : d’un côté Guillaume Tell, de l’autre les hommes du Grütli. Ce sont deux types faisant contraste et qui se complètent dans leur opposition.

Guillaume Tell est un paysan comme les autres ; mais, de plus, il est chasseur, chasseur de chamois, de marmottes, d’aigles et de bouquetins. Sa liberté, c’est la vie au grand air, dans les âpres solitudes où la propriété disparaît et où chacun est maître de son vouloir et de son œuvre. Il a bien une maison dans la vallée ; mais c’est moins une maison qu’un gîte. N’en faut-il pas un aux oiseaux du ciel et aux animaux de la forêt ? Quand il songe au cachot où Gessler va l’ensevelir, il ne se contient plus, et « il regarde, désespéré, le tumulte des flots. » Quand Hedvige, sa femme, apprend qu’on le conduit à Küssnacht, sa première pensée est qu’il tombera malade et qu’il mourra. « Il n’y a de vie pour lui qu’à la lumière du soleil, dans le grand air fortifiant. En prison, lui ! Son souffle est liberté. » Il ne dédaigne point les chartes impériales ; mais il croit par-dessus tout à son arbalète, à sa flèche et à ses bras de héros. Il est de ceux qui s’aident eux-mêmes. Dans les solitudes de la montagne, son esprit a pris un tour original et silencieusement contemplateur. Il parle peu ; mais il a des pensées qui rappellent la perspective fuyante de la plaine vue des hautes sommités. Le paysan, cloué à la bêche, ne sait rien du chemin qui passe devant le seuil de sa maison, sinon qu’il conduit au village prochain ; lui, il sait que tous les chemins mènent au bout du monde, et il regarde d’un œil curieux la poussière aux pieds du passant. D’autres sont nés à la montagne ; lui, il est né montagnard. Le lac, l’abîme, le torrent, le glacier : tout lui est familier. Une seule chose lui est inconnue, la peur. Quand on a besoin de Tell, soyez sûr qu’il n’est pas loin. On ne sait quel instinct, l’instinct de sa destinée, le conduit partout où il y a quelque péril à affronter et quelque insolent à braver. En lui, le peuple salue un sauveur, et le despote pressent un vengeur. Délivrance et vengeance, voilà sa double vocation.

Stauffacher, Walter Furst et tous les conjurés du Grütli, y compris le noble Attinghausen, sont des hommes d’une autre race. Tell est un chasseur ; eux, sont les colons. La charrue, voilà leur fait, non l’arbalète. C’est par hasard que Tell a une maison, un pré et quelque bétail. Pour eux, hommes de travail, chacune de leurs propriétés représente une conquête sur cette âpre nature. Leur liberté est de récolter ce qu’ils ont semé. Elle s’appuie sur des chartes antiques et vénérables, qu’ils ne se lassent pas de relire. Chez le vieil Yberg, le père de Gertrude Stauffacher, c’était l’entretien de chaque soir. Attinghausen se plaît aussi à réunir les gens de sa maison, dans les veillées d’automne, pour parler avec eux de la chose commune. Ils ont des femmes faites à leur image. Celle de Tell, la douce Hedwige, ne songe qu’aux dangers que brave son mari. Pauvre mère, souvent seule, elle a versé plus d’une larme. Celle de Stauffacher l’anime à la résistance. Tell cherche la solitude ; les hommes du Grütli se cherchent les uns les autres. Dans leur lutte contre une nature ingrate, ils ont appris à se soutenir mutuellement, comme font les sapins de la forêt. Ce qu’ils ont du génie de la montagne, ce n’est pas l’audace, c’est la ténacité et la prudence. Ils ne s’inquiètent pas de ces chemins qui mènent au bout du monde ; mais bien du chemin étroit et difficile, qui conduit au but prochain, l’indépendance. Il n’y a pas un traître parmi eux ; mais il leur faut quelque temps de réflexion pour se décider à courir les chances d’une guerre avec une puissance telle que l’Autriche. Ils souffrent, ils se résignent, de peur d’attirer sur leur patrie des maux plus grands ; mais une fois qu’ils ont pris leur parti, rien ne saurait les ébranler. Ils ont l’esprit de suite, qui conserve les conquêtes faites et en prépare de nouvelles. Hommes pratiques et véritables citoyens, ils ne sont que trente-trois sur la prairie du Grütli ; mais ces trente-trois, c’est une commune, c’est un peuple.

Tels sont les deux types rapprochés par le poète dans la maison de la liberté, et entre lesquels il a partagé le génie du lieu.

Il a peint le premier avec une rare énergie. Tell se révèle dès le début, et se montre à la hauteur de tous les événements. Schiller a multiplié autour de lui les scènes de terreur. Sa nacelle ne prend le large que lorsque souffle le fœhn, et il apparaît serein et confiant au milieu du déchaînement de la tempête. Il grandit avec les situations. Plus le tyran devient tyran, plus la figure de Tell se dresse formidable devant lui : « Je veux briser, s’écrie Gessler, je veux briser leur opiniâtreté : je veux dompter cet indomptable esprit de liberté. Je veux qu’une loi nouvelle règne dans le pays. Je veux… » Au même instant, siffle la flèche de Tell.

Évidemment le poète a été séduit par les qualités viriles de son héros : sûreté de coup d’œil, promptitude de décision, confiance, audace, générosité, fierté qui ne calcule pas et qui, plutôt que de plier, compromettra les combinaisons d’un patriotisme prudent. Schiller aime les héros qui lèvent franchement la tête. Et cependant il semble que le rôle de Tell lui ait causé quelque embarras. Ce rôle aboutit au meurtre prémédité du bailli. C’en est la conclusion forcée, non seulement historique, mais psychologiquement et moralement nécessaire. La lutte engagée entre Tell et Gessler ne peut être qu’une lutte à mort. La flèche de Tell est prédestinée à percer le cœur du tyran. Or il n’est point rare d’entendre émettre des doutes sur la légitimité de la vengeance de Tell. Schiller les aurait-il peut-être partagés ? Je ne sais ; mais il met tout en œuvre pour les écarter de l’esprit du lecteur, et, comme il arrive en cas pareil, au lieu de les écarter, il les appelle et les fait naître. Tell explique longuement dans son fameux monologue, faible en ce point seulement, pourquoi il tue le bailli. Grâce à une combinaison qui serait plus habile si on n’en devinait pas aussitôt le motif, il ne le tue qu’au moment où son cheval va passer sur le corps d’une pauvre suppliante, qui embarrasse le chemin. Puis, quand il rentre chez lui, il y trouve le duc Jean, le parricide, ce qui fournit au poète l’occasion de bien montrer la différence qu’il y a entre un libérateur et un assassin. Peut-être, comme le dit M. Scherr, cette dernière scène a-t-elle pour objet de constater une fois de plus le caractère auguste de l’unité allemande, fondée sur l’empire, et que la loyauté des Waldstætten a respectée ; mais, quelle qu’en soit la signification politique, Schiller s’en est servi pour justifier son héros. Inutile et malheureuse tentative. Cette justification est sans portée morale, comme sans valeur poétique. À quoi bon justifier Guillaume Tell ? N’y a-t-il pas un épouvantable anachronisme à appliquer à la société du XIIIe et du XIVe siècle la norme de notre temps. Il est admis aujourd’hui que l’individu ne se rend pas lui-même justice ; mais si nous sommes devenus plus délicats, n’est-ce point que de lents progrès ont fini par imposer des bornes à la violence ? La compétence individuelle a diminué dans la mesure où la société a offert à chacun des garanties moins illusoires. Ce qui justifie Tell, c’est la possibilité de Gessler. À l’origine de toutes les sociétés, l’histoire, confondue avec la légende, mais non point essentiellement fausse, nous fait entrevoir une lutte entre la violence qui détruit et la violence qui protège. Pour avoir raison des brigands, les honnêtes gens commencent par être les plus forts. Pourquoi les censeurs de Guillaume Tell ne citent-ils pas aussi à la barre de leur tribunal les Hercule, les Thésée, et tous les grands justiciers qui ont rendu la terre habitable ? Le meurtre est toujours le meurtre, dit un grave critique allemand, qui hoche la tête au nom de Guillaume Tell. La pédanterie aussi est toujours la pédanterie. Allons-nous donc lui livrer en proie toutes les belles histoires du passé, afin qu’elle les expurge à son gré ? Ces héros de jadis, allons-nous les faire passer au grabeau de notre doctrinarisme alambiqué et de nos règlements de police ? Ah ! de grâce ! un peu d’air et de liberté, au moins pour l’imagination ! Heureusement que derrière ces censeurs à l’esprit méticuleux, il y a le peuple aux impressions franches et naïves ! Qu’on essaie de lui dire que Guillaume Tell a commis un grand péché ou un délit prévu par le code, et l’on verra ce qu’il en pense. Le tort de Schiller est de n’avoir pas eu confiance dans ce sentiment populaire, et de s’être fatigué à justifier un héros qui n’en a nul besoin.

Il s’est senti plus complètement à l’aise avec Stauffacher, Melchthal et les hommes du Grütli. S’il est dans son œuvre une scène qui domine les autres, c’est assurément la conjuration ou plutôt, comme il l’appelle lui-même, la landsgemeinde du Grütli. Elle est irrégulière, et les moralistes qui font le procès à Guillaume Tell, trouveront parmi eux quelque légiste pour en casser les décisions. Mais la nécessité tient lieu de droit. Cette landsgemeinde est ce qu’elle peut être, et la nature semble avoir pris à tâche de la sanctionner et de la consacrer, tant elle l’entoure de lumière et de magnificences. La lune scintille sur les eaux pendant que délibèrent les trente-trois, et les feux de l’aurore dorent les cimes blanches au moment même où ils prêtent le serment de l’alliance. Cette aurore est celle de la liberté ; elle signifie que l’œuvre fondée est une œuvre d’avenir. Et comment ne le serait-elle pas ? Fut-on jamais plus politique en faisant moins de politique ? On dirait qu’une longue expérience de la diplomatie ancienne et moderne, surtout moderne, leur a appris ce qu’il en coûte de recourir à l’assistance du prochain ; ils ne se confient qu’en eux-mêmes. Cette confiance n’est accompagnée d’aucune fanfaronnade. Rien de moins fanfaron que ces simples paysans. Ils ont des franchises et ils y tiennent, voilà tout. Mais s’ils sont décidés à les faire respecter, ils ne le sont pas moins à respecter celles d’autrui. Ils ne recherchent aucun allié, mais ils ne veulent se faire gratuitement aucun ennemi. Ils ne recourent à la force qu’après avoir épuisé tous les moyens pacifiques, et dans l’emploi même de la force, ils se montrent hommes d’ordre et de paix. Point de vengeance, une simple restitution du droit : telle est leur devise. Le sang ne coulera pas, à moins d’absolue nécessité. Il y en a bien quelques-uns que tant de modération impatiente. La landsgemeinde du Grütli compte aussi des têtes chaudes ; mais les têtes froides y sont en majorité. Ils décident qu’ils attendront, pour mettre leurs projets à exécution, le jour où ils pourront le faire avec le moins de péril et par les voies les plus douces. Jusque-là, ils souffriront. Quant aux conséquences lointaines, elles sont prévues : c’est la guerre avec l’Autriche. On fera tout pour éviter cette chance fatale, tout aussi pour s’y préparer. Voilà la politique des hommes du Grütli, admirable mélange de clairvoyance et de candeur, d’honnêteté et d’habileté, de fermeté et de prudence. Cette politique est celle de la conscience, et celui-là seul en est capable qui est maître de soi. C’est le rêve que poursuivent les sociétés modernes, et que, dans l’obscurité du moyen âge, le poète voit se réaliser au pied de rochers sans nom, sur une rive écartée, que l’œil du despotisme, épiant les asiles secrets de la liberté, était seul capable de découvrir.

 

La conduite des hommes du Grütli n’est-elle pas la condamnation de celle de Guillaume Tell ? Oui et non. Elle l’est dans la mesure où l’avenir condamne le passé, tout en s’y appuyant. Les traditions de la liberté helvétique ont ceci de particulièrement intéressant, qu’elles rapprochent deux âges. Guillaume Tell est un héros dans la manière d’autrefois. Les hommes du Grütli sont les précurseurs de la liberté moderne. Il n’y a point là de contradiction, il n’y a qu’un contraste. Le poète l’a exagéré, peut-être ; mais ce contraste est bien dans les données humaines, car le présent est toujours un compromis entre le passé et l’avenir, et si jamais il a pu se produire avec éclat, c’est à cette époque douteuse où la féodalité, ayant morcelé le monde à l’infini, se rencontra face à face avec les puissances diverses qui devaient contribuer à son renversement. L’une de ces puissances fut la chevalerie, protestation vivante contre les violences de la féodalité, née du sein même de la féodalité. Le paysan de Burglen porte sur le front la marque des temps chevaleresques. Homme d’aventures, il compte sur son arbalète comme le chevalier sur sa lance ; comme le chevalier, il apparaît en libérateur à l’heure du danger. Une autre puissance qui s’éleva contre la féodalité, mais du dehors, fut celle des communes. Le Grütli, c’est la commune, l’effort combiné et qui doit réussir par la discipline. Les historiens, en rapprochant l’une de l’autre ces deux traditions, ne les ont point confondues ; Schiller en a fort bien saisi le contraste, et l’a hardiment accusé ; mais, en sa qualité de poète, il devait, sinon les fondre en une, du moins les concilier, car l’œuvre poétique ne saurait se contenter d’une simple juxtaposition. Il y a réussi en en faisant deux expressions vivantes d’un seul et même génie. Si différents qu’ils soient par le caractère, Tell et Stauffacher ont été nourris ensemble dans cette maison de la liberté, que Dieu a bâtie. On sent derrière eux un personnage invisible et plus grand qu’eux, qui les anime et les inspire. Le génie de la montagne, génie qui trempe les âmes, voilà le héros véritable de l’œuvre de Schiller. Il se manifeste dans le peuple tout entier, il remplit la scène de sa présence. Son rôle est à peu près celui de l’Éternel dans Athalie. Il conduit la barque de Tell et dirige sa flèche ; il dévoile au vieil Attinghausen les triomphes futurs de la liberté, et c’est devant lui que se découvrent les conjurés du Grütli, lorsque se lève ce soleil « qui brille tout d’abord pour les hommes de la montagne. » C’est par là surtout que Schiller a été créateur, par là qu’il a achevé le poème ébauché par l’histoire et l’a fait resplendir d’une lumière nouvelle.

Malheureusement, cette conciliation, suffisante pour l’épopée, ne l’était point pour la tragédie. Non content d’avoir concilié les deux traditions par l’unité d’esprit d’une poésie supérieure, le poète a voulu les faire converger vers un seul et même dénouement et les lier par l’unité d’action. C’était traiter l’impossible et se jeter dans l’arbitraire. Aussi le Guillaume Tell de Schiller n’est-il un drame que pour la forme. À la représentation on peut s’y tromper. Il réussit toutes les fois qu’il est bien donné. Mais la scène n’est pas la vraie épreuve. Le temps viendra où on ne jouera plus le Guillaume Tell, comme on ne joue plus les pièces de Sophocle, de Plaute et de tant d’autres. L’épreuve de la mémoire, qui se prolonge de siècle en siècle, est seule décisive. Or, dès à présent, on peut entrevoir de quelle manière le travail du temps se fera sentir sur le chef-d’œuvre de Schiller. À distance, il se résout en fragments. Il y en a quatre principaux, dont on se souvient comme de quatre chants d’épopée, dramatiquement et magnifiquement développés. Le premier est l’exposition du premier acte, admirable d’ensemble et de variété, tableau général des progrès de la tyrannie, dans les trois vallées, et de l’impatience du peuple. Le second est le chant du Grütli ; le troisième, celui de la pomme ; le quatrième, celui du chemin creux, dont l’imagination laisse tomber sans peine les parties plus faibles, inspirées par le désir de justifier le héros. Ils ne perdent rien à être dégagés du lien factice dont le poète s’est servi pour les nouer en un faisceau. Tous sont beaux ; mais le plus beau est le second.

Or il en est de cette poésie comme de toute véritable poésie épique : elle n’est que l’expression figurée d’un noble enthousiasme. Chacun de ces chants épiques contient un hymne à la façon de Tyrtée. On sait dans quelles circonstances le Guillaume Tell fut écrit. C’était en 1804. Une moitié de l’Europe semblait devoir être livrée à l’ambition d’un conquérant « Une rage aveugle, c’est Schiller lui-même qui le dit dans deux strophes d’envoi, attisait la flamme de la guerre ; la voix de la justice se perdait dans la lutte furieuse des partis ; tous les vices étaient déchaînés, et l’arbitraire ne connaissait plus rien de sacré. » Dans ce désordre, le poète ne célébra point en vain la mâle constance et l’accord unanime d’un peuple honnête. Il prépara de loin l’heure de la délivrance. Le Guillaume Tell a été un signal de liberté. C’est aussi un feu de poésie allumé sur la montagne. Comme signal de liberté, il a brillé sur l’Europe en armes ; comme feu de poésie, il éclaire encore d’un reflet auguste les hautes retraites de notre pays. Nous devons à Schiller d’avoir un idéal politique, qui resplendit, pareil à une auréole, sur le front même de nos Alpes. Le serment des hommes du Grütli,

 

Nous voulons être un seul peuple de frères,

 

a été distinctement entendu par les rochers de l’Urirothstock, qui l’ont redit à d’autres, et ainsi de suite, de montagne en montagne. Ce qui n’était que souvenir est devenu réalité présente. Un pays tout entier a été élevé, par la puissance de la poésie, à la dignité de monument historique, et aussi longtemps qu’il y aura en Suisse une montagne debout, la voix de la nature, comme un écho fidèle, y répondra à la voix du passé.

II

LES ALPES VUES PAR GOETHE
[9]

« La pente irrésistible de ton génie, est de donner la forme poétique aux choses réelles. Les autres cherchent une soi-disant poésie en transformant en réalités de pures imaginations, ce qui n’engendre que sottise. »

Ainsi parlait à Goethe un de ses amis.

Si cet ami disait vrai, Goethe a dû naître curieux. Celui dont le génie est de donner aux choses réelles la forme poétique, doit faire connaissance avec la réalité. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend, lui devient occasion de poésie, et si quelque instinct le porte à voyager, ce ne peut être que l’instinct qui pousse tous les êtres vivants à chercher leur subsistance. Il voyage parce que son génie a besoin d’aliment.

Goethe, en effet, manifesta de bonne heure le goût des voyages. Schiller ne se met en route que pour changer de résidence, Goethe voyage pour voir. À Strasbourg, où il étudiait, un de ses plaisirs était de monter avec quelques amis sur la flèche de la cathédrale et d’étudier le paysage. C’était à qui distinguerait les objets les plus éloignés. Puis chacun indiquait le lieu le plus à son gré, et aussitôt on imaginait quelque plan d’excursion, qu’on exécutait aux premiers jours de loisir. Goethe fit ainsi de véritables voyages, où il apprit à observer et à s’orienter. Les contrées montagneuses, où il y a plus à voir, les Vosges, le Hartz, etc., l’attirèrent de préférence. Quant aux Alpes, il commença par en rêver. En ce temps de fièvre et de révolution poétique, elles apparaissaient à l’imagination surexcitée comme un dernier et sublime refuge contre les tracasseries d’une société faite de préjugés et de petitesses. Là, point de tyrans, ni de philistins, mais une liberté sans mesure. On y allait comme à un pèlerinage. Quand Goethe écrivit Werther, il avait déjà fait en pensée le pèlerinage des Alpes, car son héros aime à s’entourer d’abîmes et de torrents, et à s’élever sur des cimes solitaires, d’où il puisse mépriser de plus haut « l’homme, ce pauvre fou, qui niche dans de chétives maisons, d’où il s’imagine régner sur le vaste monde, et qui, lui-même si petit, estime tout le reste si peu. »

Il n’avait manqué à Goethe qu’une occasion pour visiter la Suisse ; elle ne tarda pas à se présenter. C’était en 1775 ; Goethe allait avoir ses vingt-six ans révolus. Il était déjà célèbre. Goetz de Berlichingen et Werther – Werther surtout – avaient eu un retentissement immense. En relations avec la plupart des hommes de lettres de l’Allemagne, il l’était plus particulièrement avec les jeunes gens qu’animait, comme lui, la fièvre de la nouvelle poésie. Parmi eux se trouvaient deux frères, comtes de Stolberg, dont le nom serait moins connu, quoiqu’il ait fait quelque bruit dans le temps, s’il n’était pas associé à celui de Goethe. En route pour la Suisse, ils passèrent à Francfort et s’y arrêtèrent pour voir l’auteur de Werther. Ils lui proposèrent de les accompagner, et la partie fut aussitôt liée.

À peine est-il de retour, que les souvenirs fermentent dans sa tête, et qu’il écrit sur la Suisse des pages fameuses. Il n’a pas assez d’éloquence pour dire la grandeur des Alpes, pas assez de sarcasmes pour dire la petitesse des hommes en face de cette magnifique nature : « Oui, s’écrie-t-il, j’ai vu la Furka et le Gothard. Ces scènes de la nature, sublimes, incomparables, seront toujours présentes à ma pensée. J’ai lu aussi l’histoire romaine, afin de sentir vivement, par la comparaison, quel pauvre sire je suis. » Dès l’abord, il est pris et enlevé ; il ne sent rien de ce malaise que les hommes habitués au petit éprouvent parfois en présence de la montagne. Mais, autant la Suisse lui paraît admirable, autant les Suisses lui paraissent indignes de leur pays. Que parlent-ils de liberté ? « Libres, ces riches bourgeois dans leurs villes fermées ! Libres, ces pauvres diables sur leurs arêtes et sur leurs rochers ! Que ne fera-t-on pas accroire aux hommes, si l’on conserve encore à l’esprit de vin cette vieille histoire ? Ils se délivrèrent une fois d’un tyran, et ils purent un instant se croire libres. Mais de la carcasse du monstre, merveilleux enfantement ! le soleil fit naître un essaim de petits tyrans. Ils n’en continuent pas moins à répéter leur vieux conte ; on entend dire à satiété qu’ils doivent s’être un jour affranchis et qu’ils sont restés libres dès lors. Et cependant, les voilà, derrière leurs murailles, prisonniers de leurs habitudes et de leurs lois, de leurs coteries de femmes et de leurs commérages[10] !…

« Fi donc ! quelle triste chose, au milieu de la grande et sublime nature, que l’œuvre de l’homme, surtout quand elle est si misérable, si resserrée : une petite ville bien noire, amas de pierres et de bardeaux, avec de grosses ardoises ou d’énormes cailloux sur les toits, de peur que l’ouragan n’enlève de dessus leurs têtes ce pauvre couvert ! Et la boue, le fumier, et le reste ! Partout où l’on rencontre de nouveau les hommes, on ne désire rien tant que de les fuir, eux et l’inquiétude de leurs œuvres ! »

La nature, c’est le repos, ou du moins le travail calme, silencieux, réglé par l’éternelle et divine nécessité ; l’homme, c’est l’agitation, l’inutile babil, les projets avortés, les règles mesquines, avec une vaine apparence de liberté. Et cependant, l’homme n’est-il pas nature, lui aussi ? Oui, sans doute, et il n’a qu’à l’être pour trouver grâce devant le poète, qui ne demande qu’une chose, l’homme vrai, non le pédant ni le faquin. Qu’une jeune fille ait du cœur, de la grâce, de l’abandon ; qu’elle ne fasse pas la petite bouche pour dire qu’elle aime : aussitôt, il est pris. Quoi de plus beau aussi, quoi de plus nature que le corps humain, non le corps humain tel que la mode l’habille et le contrefait, mais le corps humain tel que Dieu l’a créé ! La nature ! la nature ! rien que la nature ! Toutes les fois que le poète peut la voir et la toucher de ses mains, il en sort une vertu qui ne l’apaise pas toujours, qui peut, au contraire, le jeter dans un trouble fiévreux, mais qui, du moins, l’arrache à l’état de marasme et de stérile irritation où le plonge la société ordinaire des hommes. Surtout qu’on lui épargne le supplice de ces réceptions où les vieilles femmes demandent qu’on fasse leur partie, les jeunes qu’on coquette autour d’elles, les savants qu’on les écoute, les ecclésiastiques qu’on les vénère, les gentilshommes qu’on leur cède le pas, et où la lumière des lustres, venant par hasard à tomber sur un joli visage, ne le montre que défiguré par de barbares atours. Tout, plutôt que ce monde-là ! Au sortir d’une réception pareille, il ira chercher où que ce soit un air plus rafraîchissant ; il ira le chercher au besoin dans quelque mauvais lieu, non pour s’y abandonner à de vulgaires débauches, mais pour échapper aux miasmes de la pédanterie et se rafraîchir en contemplant la nature telle que Dieu l’a faite.

Ce flot d’invectives représente-t-il bien la simple et naturelle impression de Goethe en abordant les Alpes pour la première fois ? Il les a mises sous la plume de Werther, comme une sorte de post-scriptum à l’histoire de ses souffrances. Ne serait-ce point le rêve tardif d’une nuit d’insomnie et d’effervescence ? Pour en juger, suivons le poète dans ce premier voyage.

 

Goethe partit dans de singulières dispositions. Il était à demi fiancé avec Lili (Anna-Elisabeth Schœneman). Lili avait à peine seize ans : elle n’en était que plus vive et plus sémillante. L’idée de compter l’auteur de Werther dans le cortège de ses soupirants, flatta la coquetterie de cette imagination d’enfant. Elle tenta l’aventure, et y réussit au delà de ses espérances, sauf qu’elle se prit avec lui dans ses propres filets. « Lili, disait Goethe à Eckerman, est la première que j’aie profondément et véritablement aimée ; je puis dire aussi que ce fut la dernière, car toutes les inclinations que j’ai eues plus tard ont été en comparaison légères et superficielles. » M. Lewes a entrepris de prouver que Goethe s’est radicalement trompé en parlant ainsi. Mais les habiletés de la critique ne sauraient contre-balancer un témoignage aussi positif. Goethe, dans sa vieillesse, avait gardé de Lili un souvenir plus vif que de toutes les femmes qu’il a successivement aimées, et ce souvenir ne peut s’expliquer que par une affection capable de le produire. Au moins faut-il qu’il y ait eu dans cet amour un charme et une séduction, que son imagination de poète a pu prendre, à distance, pour de la profondeur. Ce charme tenait à Lili, sans doute, à la fraîcheur de sa beauté, à sa grâce, à son abandon. Cependant, dans le secret de la conscience, quelque chose disait à Goethe que Lili n’était point faite pour devenir la compagne de sa vie. Son père, homme grave, la trouvait trop jeune, trop accoutumée au luxe, et quant aux parents de Lili, riches banquiers, ils n’eussent qu’à regret dérogé jusqu’à donner leur fille à un poète. Moitié de lui-même, moitié cédant aux sollicitations de sa famille, Goethe voulut voir s’il pouvait se passer de Lili. Le voyage en Suisse dut servir à cette expérience.

Les frères Stolberg, qui vinrent si à propos lui offrir une diversion, étaient encore en pleine ébullition orageuse, Sturm und Drang, comme on dit en Allemagne. Ils avaient voué aux tyrans une haine implacable. L’un d’eux, Léopold, était dans une situation assez semblable à celle de Goethe. Il voyageait pour se distraire d’un chagrin d’amour, et tout le long de la route s’emportait en protestations ardentes. Il n’y avait au monde ni passion ni douleur semblable à la sienne ; ce qu’il éprouvait, aucun mortel ne l’avait éprouvé, et quant à la beauté qu’il fuyait, elle était au-dessus de toute comparaison. Don Quichotte de la Manche célébrait moins passionnément Dulcinée du Toboso. À Mannheim, cet amant désespéré pria ses amis de boire avec lui à la santé de sa dame. On le fit de grand cœur. Puis il s’écria : « Ces verres sont sacrés maintenant. Y toucher une fois de plus serait une profanation. » Ce disant, il brisa le sien contre la paroi, et tout le monde en fit autant. Leur manière d’être naturels, à lui et à son frère, était d’être extravagants. Dans un état perpétuel d’exaltation, ils faisaient événement partout où ils passaient. Les conventions sociales n’étaient à leurs yeux que de petits tyrans, dont ils avaient juré la mort aussi bien que des autres. Ils adoraient l’homme-nature, et c’est pourquoi ils aimaient à se voir à demi nus, comme les bergers de l’âge d’or ; surtout ils aimaient à se voir complètement nus, car la nudité est le costume des dieux.

C’est avec ces enfants terribles que Goethe vint en Suisse. Sans être de leur force, il entrait plus ou moins dans leurs sentiments. Cependant, un de ses amis, Merck, homme d’un esprit juste et froid, railleur impitoyable, celui-là même qui lui disait que la vocation de son génie était de donner la forme poétique aux choses réelles, lui prédit qu’il n’irait pas loin avec de tels compagnons (mit diesen Burschen) ; Goethe en avait lui-même le sentiment confus, et quand il brisa son verre à Mannheim, il lui sembla, dit-il, comme si Merck était derrière lui et le tirait par le collet.

Cette folle compagnie (il y avait un quatrième personnage, le comte Haugwitz, comme Goethe timidement plus sensé) entra en Suisse par Schaffhouse et vint établir son quartier général à Zurich. Goethe y demeura quelques jours, laissant ses amis faire à leur gré des excursions et des promenades. Il avait à voir l’homme le plus singulier qu’ait jamais produit la ville de Zurich, Lavater, avec lequel il était fort en relations. Il ne soupçonnait point encore ce que Lavater cachait d’habiletés sous les dehors de la dévotion. Il vit aussi Bodmer, le critique poète, l’un des premiers qui aient donné à l’Allemagne l’exemple de l’indépendance littéraire. La jeune génération le vénérait comme un patriarche. La maison de Bodmer, située sur la hauteur, commandait une vue admirable, la ville, le lac, les collines boisées et, à l’horizon, toute une ceinture de sommets neigeux. Le vieillard souriait de l’enthousiasme du jeune homme, déjà saisi par le génie de la montagne et impatient de la voir de plus près.

Goethe partit sans attendre la fin de ses conférences avec Lavater, non plus que le retour des Stolberg, qui couraient le monde. Un de ses amis d’université, Passavant, jeune ecclésiastique, venu de Bâle pour le voir, crut avoir le droit de s’emparer de lui et de l’entraîner. Heureux de cette nouvelle société, le poète ne se fit pas trop prier. Ils passèrent en petit bateau de Zurich à Richterschwyl. C’était par une matinée admirable, dont Goethe a consacré le souvenir dans quelques strophes limpides comme le cristal des eaux[11]. À Richterschwyl, ils prirent le chemin des pèlerins qui vont à Einsiedeln. Arrivés sur la hauteur de la Schindellegi, ils se retournèrent pour voir encore une fois le lac qu’ils allaient quitter, et Goethe laissa tomber les quatre vers suivants :

 

Qu’il me plairait, ce paysage,

Si je ne t’aimais pas, Lili !,

Mais quel plaisir aurais-je encore,

Lili, si je ne t’aimais pas ?

 

D’Einsiedeln ils se dirigèrent sur le Hacken. La première partie du chemin est assez monotone ; mais la scène s’anime quand on approche du col et qu’on voit de près les rochers du Petit-Mythen ; plus loin, quand le regard vient à plonger dans la vallée de Schwytz et de Lowerz, la surprise est admirable, et pour celui qui n’a jamais vu les Alpes, c’est une belle manière de les aborder. Ils n’arrivèrent à Schwytz que vers les dix heures du soir, dans un état qui tenait à la fois de la fatigue et de l’excitation. La fatigue fut bientôt oubliée ; un bon souper les anima plus encore, et Goethe en se couchant put écrire dans son agenda : « Rire et jubilation jusqu’à minuit ! » Vastes projets, rêves de gloire et de poésie, fraîches émotions d’une belle journée, souvenirs d’amitié, essor naturel de la jeunesse et du génie : rien ne manqua à cette première soirée de Goethe dans le monde des Alpes.

Le lendemain, ils allèrent coucher au Rigi-Klœsterli, et le surlendemain, ils consacrèrent toute leur journée à parcourir les crêtes de la montagne. La vue ne fut pas claire ; des nuages passèrent et repassèrent devant leurs yeux ; mais ils eurent un plaisir infini à deviner tantôt un coin de terre, tantôt un bout de rivage, tantôt une fin de lac. Le soir, ils rentrèrent à leur auberge du Klœsterli, la seule qu’il y eût alors sur tout le massif du Rigi, et comme ils venaient de souper, voici la cloche de la chapelle qui s’ébranle et retentit dans la haute vallée. À cette pieuse harmonie, s’unit le murmure de la fontaine, le bruit du vent dans les forêts et les sons lointains du cor des Alpes. « Heures bienfaisantes, reposantes, moments où l’âme se berce et s’endort ! » Ainsi les appelle Goethe.

Puis ils repassèrent la montagne pour aller s’embarquer à Fitznau, sur le lac des Quatre-Cantons. Après une visite au Grütli et à la chapelle de Tell, ils abordèrent à Fluelen, et prirent aussitôt le chemin du Gothard, en remontant la vallée de la Reuss. Ils firent la route à petites journées, couchant un jour à Altorf, le lendemain à Wasen, afin de se donner le temps de tout voir. Cette vallée de la Reuss, dont Schiller s’est inspiré, est une sorte de poème naturel, avec progression de terreur et soudaine péripétie. Les bassins dont elle est formée deviennent d’étage en étage plus étroits et plus pauvres. Puis il n’y a plus de bassin ; les rochers se rapprochent, le sentier monte, la végétation disparaît, la Reuss bouillonne toujours plus irritée dans une gorge toujours plus sauvage, jusqu’à ce qu’enfin on arrive dans le gouffre même où, d’un étage supérieur qu’on ne voit ni ne soupçonne, le torrent tombe avec fracas. Pour sortir de cette impasse, il a fallu la main du mineur. On s’engage dans un souterrain montant, et tout à coup voici qu’on débouche en pleine prairie. Plus de rocher, mais des montagnes aux croupes arrondies, qui enceignent une vallée spacieuse, dont le fond n’est qu’un tapis, un lac de verdure, avec des villages aux maisons blanches semés sur les bords. Goethe jouit vivement de ces merveilles. Il parlait peu, la vraie admiration est muette ; de temps en temps il essayait un croquis, non qu’il espérât rendre la grandeur des scènes qu’il avait sous les yeux, mais pour en conserver le souvenir plus intact.

Quand ils quittèrent la tranquille vallée d’Urseren, ce fut pour gravir le Gothard, où ils eurent une matinée enchanteresse, une vraie matinée des Alpes, avec des teintes aériennes, des transparences, des fraîcheurs que la plaine ignorera toujours. Goethe sortit pour dessiner. Il descendit du côté du versant italien, et s’assit en face des sommets neigeux. Jamais la nature ne lui avait ménagé plus belle fête.

Et Lili ?… Le poète ne l’avait point oubliée. Depuis plusieurs jours cependant, il avait joui de mille tableaux sans que le nuage de la Schindellegi les voilât de tristesse. Mais la passion a des retours imprévus. Comme il était là, dessinant, son ami vint lui montrer le chemin de l’Italie et essaya de le tenter. C’était aussi le vœu de son père, qu’il passât les monts. Le père, en homme avisé, voulait prolonger l’expérience. Goethe le savait, néanmoins il hocha la tête. Les sollicitations de Passavant devenant plus pressantes : « Va, lui dit-il, prépare tout pour le départ. Nous verrons alors. » Resté seul, il sentit tout ce qui le rappelait vers la patrie. L’Italie, c’était l’inconnu ; l’Allemagne, c’était le pays aimé et digne de l’être, le pays de Lili. Il se souvint d’un bijou que Lili lui avait donné, un petit cœur en or, qui reposait sur sa poitrine, suspendu au même ruban qu’elle avait passé autour de son cou. Il le prit et l’embrassa. Lili avait triomphé.

Goethe a essayé de reproduire en vers l’impression de cette heure.

 

Doux souvenir d’un bonheur éphémère,

Ruban chéri, que ses mains ont noué,

Es-tu plus fort que le lien des âmes ?

Les jours d’amour, dois-tu les prolonger ?

 

Lili, te fuis-je donc ? Sur la terre étrangère,

Vais-je, captif errant,

Traîner de lieux en lieux ta chaîne en soupirant ?

Ah ! de Lili le cœur fidèle

Ne peut si tôt sortir du mien !

 

L’oiseau captif qui brise son attache,

Voltige en vain dans la forêt.

Il porte au pied, souvenir d’esclavage,

Un bout du fil qui retenait son vol.

Non, ce n’est plus l’oiseau libre et sauvage ;

Quelqu’un déjà l’a possédé.

 

Le retour fut moins gai. Ils suivirent à peu près le même chemin, sauf que la navigation sur le lac des Quatre-Cantons se prolongea davantage. Ils vinrent débarquer à Küssnacht, d’où ils regagnèrent Zurich par Zug et l’Albis.

Arrivés à Zurich, ils ne trouvèrent plus les Stolberg. Une bizarre aventure les en avait chassés précipitamment. Un de leurs plaisirs favoris était de se baigner en pleine campagne. Nageant et battant l’eau, ils se sentaient vêtus par la nature et libres sur son sein. Quant au public, c’était le second de leurs soucis. À Darmstadt déjà, ils avaient déniché un étang à deux pas de la ville, et fait scandale. À Zurich, quand ils virent cette belle nappe aux reflets ardoisés, ils n’eurent rien de plus pressé que d’y courir. Mais le lac de Zurich manque de grève. Une route en suit les bords, et partout où elle s’écarte du rivage, il y a des villas ou des fabriques. Si l’on en croit Goethe, qui fut de la partie, ils s’éloignèrent suffisamment des regards. Mais ces appréciations de distance sont toujours chose relative, et les Zurichois, qui ont les yeux bons, trouvèrent la distance trop petite. Il y eut scandale, comme à Darmstadt, et les nobles comtes durent se rabattre sur les cours d’eau du voisinage. Un jour, au bord de la Sihl, se croyant au fond de quelque forêt primitive, ils suspendirent leurs vêtements aux taillis du rivage et s’élancèrent dans les flots. Soudain la forêt se peuple et une grêle de cailloux tombe sur ces fils de la nature. Ils jugèrent prudent de courir à leurs habits et de se retirer sans faire les braves. Qui étaient les assaillants ? Probablement pas des paysans, pas des esprits non plus, car l’aventure fut connue le jour même de toute la ville, et les Stolberg firent au plus tôt leurs paquets. Il y eut même une rumeur contre Lavater, coupable d’avoir reçu des gaillards de cette insolence et de s’être promené publiquement avec eux.

Goethe eut encore quelques conférences avec Lavater, puis il partit pour Francfort, non sans s’arrêter en chemin pour s’amuser avec Merck des aventures qui avaient si bien justifié son horoscope. On suppose, peut-être, qu’arrivé à Francfort, il courut aux pieds de Lili. Hélas ! il n’évita pas de la voir : voilà tout. Certaines natures ont de ces fluctuations bizarres. Dans les luttes qui s’engagent entre la froide raison et les entraînements de l’amour, il n’est point rare que la passion ne soit jamais plus près d’être refoulée que le lendemain d’un jour où elle s’est dégagée, comme par une sortie victorieuse, et que la raison ne soit jamais plus ébranlable qu’au moment où elle se glorifie d’avoir remporté quelque avantage. Il y a l’heure de la réaction, qu’épient les séducteurs habiles. Il faut dire que Goethe était bien entouré. On se hâta de lui raconter tout ce qui avait été fait pendant son absence pour lui enlever le cœur de Lili. Il resta quelque temps incertain, s’éloignant plus qu’il ne se rapprochait, pourtant toujours charmé. Puis il fut appelé à Weimar ; une carrière nouvelle commença pour lui, et le nœud fut tranché. Lili devint le plus charmant de ses souvenirs.

 

Ce récit, tiré de Goethe lui-même[12], montre assez que ce sont bien les aventures de son premier voyage en Suisse qui lui ont fourni l’occasion et le motif du post-scriptum de Werther, ce dont Goethe d’ailleurs ne se cache nullement. Mais il montre aussi combien la différence est grande entre la fiction et la réalité. Quand Goethe parle sous le nom de Werther, c’est des Zurichois, ou des Suisses en général, qu’il trace un portrait vigoureusement laid ; quand il parle en son propre nom, c’est des Stolberg qu’il se détache et se moque.

Cette contradiction est facile à expliquer. Goethe en était justement arrivé à une de ces périodes de la vie où la pensée flotte, incertaine, et s’étonne de ses propres métamorphoses. Deux ans se sont écoulés depuis qu’il écrivait Werther ; encore deux ans, et il en fera lui-même la plus verte satire dans l’espèce de comédie intitulée : Le triomphe de la sensibilité. Au moment où il revient de Suisse, il oscille entre ces deux extrémités. Il a des emportements d’imagination, qui remontent jusqu’à Werther et au delà, ce qui ne l’empêche point de se trouver mal à l’aise dans la compagnie des purs représentants de l’esprit werthérien.

On conçoit sans peine que son séjour à Zurich et la mésaventure des frères Stolberg, aient donné lieu à un de ces emportements d’imagination. Il y avait alors à Zurich des hommes très distingués, à l’esprit ouvert et en avant. Mais c’est le faible de ces petites villes qui ont une forte histoire et dont la population ne forme guère qu’une famille, qu’il s’y développe fatalement, à côté d’un grand esprit de civisme, une certaine étroitesse de mœurs. L’esprit de famille l’emporte sur l’esprit individuel, et il faut emboîter le pas. Ce n’est pas l’histoire de Zurich seulement, c’est celle de Bâle, de Genève, etc. Le hasard a voulu que les frères Stolberg vinssent faire leurs expériences à Zurich ; même chose leur serait arrivée ailleurs. Le choc dut être vif. C’est, à distance, un spectacle plaisant à imaginer, que le superbe sans-gêne des deux étrangers et l’ébahissement de cette population rangée, sagement soumise à d’inviolables habitudes. Il n’en fallait pas tant pour mettre en branle l’imagination de Goethe. L’idée d’en faire le sujet d’un nouveau chapitre de Werther, dut lui paraître d’autant plus piquante que la Suisse avait un plus grand renom de liberté. On avait pris feu aux souffrances de Werther jeté dans une société aristocratique, où les titres comptaient plus que les vertus. Que serait-ce s’il venait à rencontrer un esprit tout semblable dans une ville réputée libre, et s’il y souffrait de la même impossibilité de vivre et d’être soi ? Une fois pris par cette idée, Goethe ne pouvait que l’exagérer. Il devait l’exagérer d’autant plus qu’il y entrait moins complètement. L’éloquence de Werther est simple, parce qu’elle exprime une réalité sentie. Celle du post-scriptum s’emporte aussitôt en violences retentissantes, et l’on dirait une imitation de Rousseau. Cette violence même trahit l’homme qui s’échauffe et se monte. Goethe fait du roman.

C’était bien, en effet, d’un roman qu’il s’agissait. Goethe avait imaginé d’ajouter à son Werther une première partie, retrouvée après coup. S’il n’a pas donné suite à cette idée, c’est, dit-il, à cause du mauvais accueil que reçut en Suisse ce fragment. S’il dit vrai, la Suisse lui a rendu un bon service, car c’était un projet malheureux que de revenir après coup sur une œuvre pareille pour la surcharger d’appendices. Le Werther primitif est complet. Mais ce n’est pas tant à la Suisse que j’en attribue l’honneur. Goethe, à moins de se torturer le génie, n’était plus capable de soutenir dans un long ouvrage la note de Werther. Il la désapprenait tous les jours. Pour une organisation comme la sienne, exprimer les maladies dont il souffrait, c’était s’en guérir. Seulement il ne se guérissait pas toujours en une fois. Le Werther avait été une première délivrance, le post-scriptum en fut une seconde. Il y jeta un dernier reste de sa gourme de jeunesse.

 

Le second voyage de Goethe en Suisse eut lieu quatre ans plus tard, en 1779, et cette fois le poète eut pour compagnon un de ces tyrans dont les Stolberg réclamaient la mort à grands cris, Charles-Auguste en personne. Goethe était devenu l’homme de Weimar. Dégoûté de Werther, qu’il persifflait en toute occasion, il ne s’était pourtant pas « cristallisé en philistin. » Sous les bouillonnements de sa jeunesse, se cachait un besoin de liberté, qui devait subsister même après l’apaisement de sa fougue première. Il lui fallait de la marge et les coudées franches. Surtout il lui fallait le grand air, la vie en pleine nature, et des exercices corporels fréquents et variés. Son arrivée à Weimar fut le signal d’un véritable changement dans les mœurs. Il y apporta la liberté dont il avait besoin. On apprit à s’amuser à la cour de Charles-Auguste. Les parties de campagne en été, en hiver les fêtes sur la glace, les jeux de fantaisie, les drôleries innocentes, parfois aussi quelques diableries, remplacèrent les raideurs de l’étiquette, au grand scandale des perruques officielles de la société de Weimar. Un homme sérieux, un personnage, osait-il bien patiner en public ? Mais Goethe avait l’appui du duc, devenu son meilleur ami. Ils mettaient tout en commun, plaisirs et graves pensées. Entre eux point de cérémonie, et ils avaient de longs conciliabules, d’où sortait souvent quelque projet nouveau. C’est dans un de ces conciliabules que fut médité, au mois d’août 1779, le plan d’un voyage en Suisse. Un secret profond entoura les préparatifs ; quant au voyage lui-même, il devait se faire incognito, car il s’agissait de jouir de la nature sans y être poursuivi par les importunités de l’étiquette. Seul l’inspecteur forestier von Wedell fut admis en tiers. Grande fut la surprise de la cour, quand, à la fin de septembre, on vit le duc et ses deux compagnons partir pour un voyage qui semblait devoir être long, quoiqu’ils n’emportassent que le moins de bagages possible. Où allaient-ils ? Weimar l’ignorait encore.

Cette fois, malgré la saison avancée, il s’agissait non d’une rapide excursion, mais d’un véritable voyage en Suisse, d’un voyage à petites journées, calculées pour tout voir et jouir de tout. Ils abordèrent la Suisse par Bâle, d’où, après avoir remonté la vallée de la Birse, ils vinrent tomber sur Bienne ; de là ils se dirigèrent sur l’Oberland, virent Thoune, Lauterbrunnen, Grindelwald, la Scheideck, le Hasli ; puis ils prirent la route de la Suisse française, parcoururent le canton de Vaud et les bords du Léman, retournèrent au Jura pour voir la Dent de Vaulion, la Dôle et la Vallée du lac de Joux, descendirent sur Nyon et Genève, d’où ils partirent pour Chamouny, après avoir consulté de Saussure. De Chamouny, ils passèrent le col de Balme, et remontèrent toute la vallée du Rhône, non sans se permettre des échappées latérales, d’abord à Saint-Maurice et à Bex, puis aux bains de Louëche. Enfin, ils franchirent la Furka, gravirent encore le Gothard, si cher à Goethe ; après quoi, descendant le cours de la Reuss, ils vinrent s’embarquer à Fluelen, pour regagner l’Allemagne par Lucerne et Zurich.

Quand le temps est beau, l’automne est une admirable saison pour visiter les Alpes. La végétation des pelouses a perdu sa fraîcheur ; mais les taillis et les forêts brillent de couleurs variées, et s’il y a moins de richesses dans le détail, il y en a davantage dans l’ensemble. Les troupeaux n’égaient plus les pâturages élevés ; il y règne un silence religieux. Parfois le brouillard couvre les parties basses ; mais au-dessus l’air est d’une limpidité d’autant plus grande, et si le vent vient à rouler en pelotons les flots nébuleux qui pèsent sur la plaine, ou si le soleil vient à les dissiper de ses chauds rayons, c’est un spectacle inépuisable que celui de leurs mouvements désordonnés et des larges trouées qui, d’instant en instant, laissent voir quelque coin de terre nouveau.

Nos voyageurs eurent un temps à souhait ; on eût dit que la nature prenait plaisir à favoriser le génie. À Chamouny, le ciel fut d’une rare sérénité ; de la Dent de Vaulion, ils purent contempler le brouillard sur la plaine ; de la Dôle, ils le virent s’évanouir au soleil. Parfois un orage les menaça vers le soir, vaine démonstration, qui donnait plus de prix au ciel clair du lendemain. À Louëche cependant, ils eurent quelques froides giboulées, et ils trouvèrent la Furka couverte d’une neige abondante ; mais il fallait bien qu’ils prissent un avant-goût de l’hiver des Alpes. On aime à suivre Goethe et son noble ami, protecteur éclairé, dans les méandres de cette course alpestre ; on aime à se les figurer tantôt assis ensemble au sommet de la Dôle, le dos appuyé contre quelque banc de rocher, à l’abri du vent, et contemplant pendant de longues heures les jeux du brouillard, tantôt brassant la neige et cheminant à la file sur le sentier de la Furka. On les voit arriver à Réalp, puis se réconforter autour d’un bon feu, avec un maigre souper, que l’appétit transforme en un festin. Toutes ces jouissances toutes ces émotions qui nous sont familières, et sur lesquelles on se blase malaisément, ne semblent-elles pas relevées lorsqu’un homme tel que Goethe les comprend et les goûte avec volupté ?

Goethe était dans la meilleure disposition pour jouir vivement. Il aimait encore, et d’un amour qui fut plus d’une fois sur le point de dégénérer en passion fiévreuse et absorbante. Mais la femme qui en était l’objet, Mme de Stein, fée habile, esprit supérieur, trouvait moyen d’en entretenir la flamme en l’épurant et en la faisant tourner au profit du poète, de son travail et de sa gloire. Il n’avait plus à s’exercer à l’oubli. L’image de la femme aimée, toujours présente à sa pensée, au lieu de s’interposer entre lui et les objets, les colorait et les animait.

Les lettres qu’il a publiées sur ce voyage (la seconde partie des Lettres écrites de Suisse) ne nous permettent pas de le suivre partout, ce qui d’ailleurs nous entraînerait trop loin. Malgré quelques lignes d’une lettre à Merk, qui indiquent leur itinéraire dans l’Oberland, on ne le voit pas en présence de cette Jungfrau, devant laquelle un critique affirmait naguère qu’on n’a jamais rêvé. Il y a moyen toutefois de suppléer à cette lacune. À son entrée à la montagne, encore en plein Jura, dans cette vallée de la Birse aux gorges contournées, il échappe au poète un mot qui dit tout : « Le sublime donne à l’âme le vrai repos ; il la remplit tout entière, et elle se sent aussi vaste qu’elle peut être. Quelle grandeur dans un tel sentiment, lorsqu’il monte comme un flot, et sans extravaser remplit la coupe jusqu’au bord ! » Puis il revient sur cette pensée et la commente ingénieusement : « Un jeune homme que nous prîmes avec nous, à Bâle, disait que l’effet n’était plus le même pour lui que lorsqu’il avait fait ce chemin pour la première fois. Moi, je dirais plutôt : Lorsque nous voyons pour la première fois un objet pareil, l’âme, qui n’y est pas habituée, se dilate en quelque sorte. Il en résulte un plaisir douloureux, un trop-plein, et l’âme agitée se soulage par des larmes bienfaisantes. Cependant, par le travail de ces impressions nouvelles, elle grandit sans en avoir conscience et bientôt elle n’est plus capable de l’impression première. On croit avoir perdu et l’on a gagné. Ce qu’on a perdu en plaisir, on l’a gagné en croissance intérieure. Si le sort m’avait fait vivre dans un pays grandiose, j’y trouverais chaque matin quelque aliment de grandeur, tout comme dans une vallée heureuse, je trouverais toujours de nouveaux motifs de résignation et de tranquillité. »

Demandera-t-on encore ce que Goethe a pu rêver devant la Jungfrau ? Si rêver signifie appuyer sa tête dans sa main jusqu’à ce qu’il monte de l’âme quelque bouffée de mélancolie ou de tristesse amollissante, il se pourrait bien qu’il n’eût pas rêvé. Mais ses yeux ont eu peine à se rassasier de cet éclat tout virginal, de cette richesse de lignes et de formes. Son âme y a puisé un aliment de grandeur, et il a senti le vase intérieur se dilater pour contenir le flot de cette impression nouvelle. Il faut plaindre les rêveurs, s’ils sont réellement incapables de cette noble et forte jouissance.

Ce qui ressort surtout du récit de Goethe, c’est la merveilleuse ouverture de son génie. Il n’a point de ces engouements ni de ces exclusions qui trahissent toujours une âme incomplète. Les impressions qui lui arrivent du dehors trouvent son esprit en éveil et prêt à les recevoir. À quelque heure qu’on heurte, la porte s’ouvre. Cet homme ne lève pas les yeux sans s’enrichir d’une idée ou d’une impression, et de chaque pas qu’il fait il emporte quelque souvenir. Y a-t-il dans les Alpes une seule vallée que les touristes franchissent avec plus d’impatience que la vallée du Rhône, de Martigny à Brigue ? A-t-on assez mal parlé de cet interminable et monotone Valais ? Je conçois qu’en été, quand le soleil est au zénith, que les moustiques pullulent, que la poussière des routes est brûlante, et que les miasmes montent des marécages, la vallée du Rhône puisse paraître bien longue. Pourtant elle est belle. Ces grands marais peuplés de hautes herbes, ce fleuve limoneux, ces sables nus, ce vaste bassin qu’enserrent des rochers abrupts, cette infinie perspective de plans, dessinés par les arêtes latérales qui tombent de droite et de gauche : tout cela constitue un ensemble d’un grand effet. Les détails à portée de la main changent d’un instant à l’autre ; ici s’ouvre une gorge, là se dresse une ruine, ailleurs un bloc tombé des hauteurs coupe la vallée ; mais les principales lignes du paysage, les grèves du Rhône et la perspective des monts, ont une sorte de permanence qui ne peut inspirer que de graves pensées. Les horizons de la vie ne sont-ils pas ainsi, toujours les mêmes, malgré les accidents de chaque jour ? Eh bien, ce Valais, l’effroi du touriste, Goethe l’a compris. Il semble même en avoir plus joui que de toute autre contrée. Au lieu de fouetter sa monture, et malgré l’hiver qui menace de fermer le chemin de la Furka, il veut prolonger le plaisir, il n’avance que lentement, à journées plus petites que de coutume, et se plaint encore de la rapidité de la marche.

C’est en Valais cependant que reparaît un instant le Goethe de Werther. Dans une lettre datée de Sion, il s’emporte contre la ville et ses habitants, dont la laideur lui gâte le paysage. « Ces affreux goîtres, dit-il, m’ont donné une terrible mauvaise humeur. » Sentiment excusable, et que tempère aussitôt une page plus modérée de ton. « Je m’aperçois que je te dis peu de chose des hommes. Au milieu de ces grandes scènes de la nature, ils paraissent moins intéressants, surtout lorsqu’on ne fait que passer. Je ne doute pas que dans un plus long séjour on ne trouve de bonnes gens, dignes d’intérêt. Une chose que je crois avoir remarquée partout est que plus on s’éloigne de la grande route et du grand commerce, plus les hommes sont confinés à la montagne et rejetés sur le souci des premières nécessités de la vie, plus leurs occupations sont simples, lentes, toujours semblables à elles-mêmes, plus aussi on les trouve bons, complaisants, bienveillants, dépouillés d’égoïsme et hospitaliers dans leur pauvreté. »

On voit jusqu’à quel point s’est fait le calme dans ce génie tourmenté. À vrai dire, on pourrait bien trouver encore dans les lignes que nous venons de citer une espèce de satire de la civilisation ; mais quelle différence de ton et quel progrès vers l’apaisement !

Un des moments les plus intéressants du voyage fut le séjour de quelques heures qu’ils firent au sommet de la Dôle. Goethe décrit la vue assez longuement, quoiqu’il dise qu’il n’y ait pas de terme pour rendre un pareil tableau. À mesure que le brouillard se lève, il salue les villes, les villages, les châteaux, les lacs, les golfes, les presqu’îles, les vallons, les collines, les rochers et les cimes blanches. Son seul regret est de ne pouvoir tout embrasser, tout noter et situer dans sa mémoire, afin d’emporter pour la vie l’image du canton de l’univers qui vient de se dérouler devant lui. « Volontiers, dit-il, on abandonne toute prétention à l’infini, lorsque le regard et la pensée cherchent en vain le terme du fini. » – Le voilà bien, cet esprit à la fois positif et poétique, qui avait en lui de quoi inoculer le poison de Werther à tout un monde, et de quoi en guérir au moins deux. Quand je le vois si attentif au détail, observant tout d’une vue si nette, je comprends l’exactitude de ses récits et de ses descriptions, et du même coup je comprends celle de Schiller. J’ai ouï dire qu’il est moins scrupuleux dans ses descriptions de l’Italie. Je n’en puis pas juger ; mais quant à son voyage de Bâle au Gothard, voyage dont tous les pas me sont connus, presque tous familiers, je suis frappé de sa minutieuse exactitude. Il faut, comme dans Schiller, se donner de la peine pour découvrir quelque erreur insignifiante. C’est grand dommage que ce mérite de fidélité soit voilé d’un nuage par des fautes parfois bizarres, qui sont évidemment des fautes de lecture, de copie ou d’impression. Je n’en citerai qu’un exemple. À l’occident de la Vallée du lac de Joux s’étend une longue colline couverte de forêts et qu’on appelle le Risou[13]. Malheureusement l’R des Allemands a une grande ressemblance avec l’N, et quant aux u et aux n, ils ont fait de tout temps le désespoir des protes, moyennant quoi le Risou de Goethe est devenu le Nison de ses éditeurs.

Un des effets de cet esprit positif a été de rendre moins attrayant pour Goethe un spectacle que les amateurs de vues alpestres recherchent avidement, celui de l’océan du brouillard reposant sur la plaine et d’où surgissent les Alpes resplendissantes. Volontiers on se figurerait que l’auteur de Werther, adorateur d’Ossian, va tomber dans une extase de rêverie à la vue de cette immensité nébuleuse. Non, c’est le génie positif de Goethe qui l’emporte. Sur le sommet de la Dent de Vaulion, d’où ce spectacle lui fut donné, il éprouva presque une déception.

En revanche, rien ne le captive plus que la vue des nuages qui flottent sur les pentes des monts, poussés tantôt par un vent, tantôt par un autre, et qui montent en colonnes régulières à l’assaut des vallées ou qui les évacuent en désordre. Il en observe tous les mouvements, et les décrit avec un charme toujours nouveau. Il a quelque part le tableau d’une lutte entre deux vents opposés, tableau qui n’aurait pas besoin de se prolonger longtemps pour s’échapper en poésie. C’est, au reste, le caractère de la plupart des descriptions de Goethe. Partant du fait réel, précis, vu d’un œil dont rien ne trouble le miroir limpide, elles s’élèvent d’elles-mêmes jusqu’au motif poétique. Je dis qu’elles s’élèvent, le mot n’est pas juste ; il s’appliquerait mieux à Schiller. Dans la manière de Goethe, il n’y a rien qui ressemble à un déplacement de l’objet que couve son regard créateur ; mais cet objet, d’abord opaque, devient transparent, et la poésie qu’il contient en soi apparaît à tous les yeux.

Goethe n’a pas eu beaucoup de temps à donner à la poésie pendant ce voyage. Les longues chevauchées, les marches à pied, les lettres à écrire, les préparatifs de chaque départ et la compagnie du duc lui laissèrent peu de loisir. Néanmoins, il nous en reste un monument impérissable, le court morceau intitulé le Chant des esprits des eaux[14], une des perles de la poésie de Goethe. Oserai-je en risquer une informe traduction, toujours dans le système intermédiaire que nous avons suivi jusqu’à présent, et sans autre espoir que d’engager quelque lecteur à recourir à l’original :

 

Toute âme humaine

Ressemble à l’eau,

Qui du ciel tombe,

Remonte au ciel,

Et sur la terre

Retombe encor,

De l’un à l’autre

Passant toujours.

 

Le flot s’élance

Des hauts rochers.

Il se balance,

Pur et brillant ;

Puis sur la pierre

Glisse en poussière

Et rebondit,

S’étale en gerbe,

Large, superbe,

Et doucement

Tombe et murmure.

Vient-t-il heurter

Quelque saillie,

Il la blanchit

De son écume,

Et par degrés

Court à l’abîme.

Puis dans le val

Il va, tranquille,

Chercher l’asile

Du beau lac bleu,

Miroir des cieux.

 

Le vent, des ondes

Amant jaloux,

Les y soulève,

Les y confond…

 

Âme de l’homme,

Semblable à l’eau !

Destin de l’homme,

Pareil au vent !

 

Ajoutez à l’idée, que nous avons à peu près rendue, le rythme, le mouvement de l’original, et vous aurez le Staubbach en poésie, plus léger, possible, plus aérien que dans la nature, non le Staubbach des jours chauds du premier été, mais celui de l’automne, dont l’écharpe affaiblie vient flotter et mourir contre le rocher.

Schiller et Goethe ont exprimé chacun d’une manière définitive l’un au moins des motifs de poésie que fournissent les Alpes. Sur la « maison de la liberté, » il y a peu de chose à dire après Schiller, et un grand poète français, qui a repris l’idée, l’a surchargée sans lui donner plus de clarté ni plus de force[15]. Sur l’odyssée des fraîches eaux qui glissent sur le flanc des monts, épisode d’un voyage sans fin de la terre au ciel et du ciel à la terre, il suffit à Goethe de quelques vers pour désespérer tous ses successeurs. Sans doute on peut y revenir et fouiller le sujet plus avant ; mais l’image première, celle de Goethe, est complète dans sa simplicité. Si elle ne dit pas tout, elle donne tout à entendre, tout à rêver.

La manière de Goethe commence, ce me semble, à se dessiner, assez différente de ce que doivent attendre ceux qui ne le connaissent que par le portrait de Mme de Staël[16]. Il n’y a point en lui un homme et un poète : il est poète comme il est homme. Sa poésie est l’image de ce qu’il voit et de ce qu’il entend ; c’est le reflet de son existence. Son âme est comme le calice de ces fleurs qui n’ont qu’à s’ouvrir le matin pour distiller chaque jour une perle de rosée.

On assure que ce second voyage de Goethe eut une excellente influence morale sur lui et sur Charles-Auguste. On veut y chercher l’origine d’un adoucissement de caractère, dont leurs amis et leurs entours eurent à se féliciter. On cite à ce sujet de bons témoignages, contre lesquels je n’ai rien à objecter, sinon que ces transformations morales tiennent ordinairement à des causes multiples, et qu’il y a quelque arbitraire à en détacher une pour laisser les autres dans l’ombre. Ce qui est plus sûr, c’est que les voyages de Goethe en Suisse permettent de mesurer, de distance en distance, le développement et, si je l’ose dire, la croissance de son génie. Dans son premier voyage, il associait confusément la nature à tous les bouillonnements de son âme ; dans le second, déjà maître de lui-même, il la contemple en poète, d’un œil serein.

 

Du second au troisième voyage[17], les progrès accomplis sont plus manifestes encore. L’intervalle aussi est plus long. Goethe était encore un jeune homme quand il vint en Suisse avec le duc. Il avait trente ans. Quand il y revint, dix-huit ans plus tard, c’était l’homme fait, point trop mûr, le génie accompli et dans la plénitude de sa force.

Goethe avait à Florence un ami, Henri Meyer, zurichois d’origine, amateur passionné des beaux-arts, et qui avait réuni, outre des notes en abondance, tout un musée de gravures, de croquis, même d’originaux. Meyer était le bras droit de Goethe dans tout ce qui touchait aux beaux-arts. Ils entretenaient une correspondance active, et Goethe se proposait de se rendre à Florence pour compléter avec lui ses études sur l’Italie et sur l’histoire de l’art. La guerre l’obligea à renoncer à ce projet. Sur ces entrefaites, Meyer, qui était tombé malade, revint dans son pays natal, à Stæfa, au bord du lac de Zurich, et y transporta ses précieuses collections. Goethe se décida aussitôt à aller passer quelques jours auprès de lui. Il comptait s’occuper des beaux-arts plus que de la belle nature ; mais à peine a-t-il touché le sol suisse qu’on ne sait de quel côté il est le plus attiré.

Il entra en Suisse par Schaffhouse, où il passa deux jours, presque entièrement consacrés à la chute du Rhin. La chute du Rhin ne lui inspira aucune poésie, et il n’essaya pas d’en faire une description littéraire. On n’a sur ce sujet que les notes de son agenda ; mais il en est de ces notes comme des cartons de certains peintres : elles ont peut-être plus de valeur que le tableau qui en aurait pu sortir. Je dis le tableau, pour parler exactement, il faudrait dire les tableaux, car il y en a pour tous les goûts.

Dès le premier mot, on voit que Goethe n’est plus le même homme : « Parti à six heures et demie du matin, dit-il, pour voir la chute. Couleur verte de l’eau. Ses causes. » Voilà le savant, l’auteur de la Théorie des couleurs, l’homme en quête des causes. Déjà dans son voyage du Valais et de la Furka, on découvre en lui un certain esprit d’observation et de curiosité, mais qui ne se montre guère qu’à la rencontre des objets les plus frappants. Maintenant, sa première question est une question de physicien.

Si l’on souhaite une description scientifique de la chute du Rhin, on en trouvera dans l’agenda de Goethe les éléments essentiels. Il note la nature des rochers, la forme du bassin, les effets d’optique sur l’eau, la force de la chute, etc. ; il a même quelque indication physiologique relative à l’effet produit sur les nerfs. Si l’on préfère une description pittoresque dans le style réaliste moderne, les notes de Goethe ne sont pas moins riches, car il a observé avec une minutieuse exactitude les effets d’ombre et de lumière, les chatoiements, les reflets, les masses, les rejaillissements. Désire-t-on plutôt une description dans le style d’autrefois, franchement colorée de poésie, Goethe en fournira abondamment les motifs. À propos du nuage de poussière qui s’élève de la chute, il glisse ce mot : « Pensé à Ossian. Amour du nuage dans toutes les vives impressions de l’âme. » Quand l’arc-en-ciel se joue sur le tourbillon, il songe « à la tranquille sécurité qui règne à côté des plus terribles déchaînements de la force. » Plus loin, il a ce mot, qui est à lui seul un poème : « La mer enfante la mer ; si l’on voulait figurer poétiquement les sources de l’Océan, c’est ici qu’il faudrait chercher un modèle. » Enfin, ceux qui goûtent les descriptions mêlées d’analyse esthétique, auront de quoi être pleinement satisfaits. C’est par la rive gauche que Goethe commence sa visite. Il descend le petit chemin qui de la terrasse du château de Laufen conduit au bord du Rhin, et dont les zigzags vont affleurer la chute. Le point de vue n’est pas favorable pour saisir l’ensemble ; mais on touche de la main le jet le plus puissant. Goethe fait cette remarque : « À le considérer longtemps, le mouvement ne fait que croître. Ce qui est prodigieux ne peut, en se prolongeant, que nous paraître toujours plus prodigieux ; tandis que les choses accomplies doivent dès le premier instant faire sentir leur accord avec nous, pour nous élever ensuite petit à petit jusqu’à elles. » Puis il monte en bateau et passe devant la chute. Quand il la voit se déployer tout entière, il écrit : « La chute du Rhin, vue de face, reste magnifique. On peut même l’appeler belle. On en voit mieux les degrés successifs, ainsi que la variété qu’elle offre dans sa largeur. On peut en comparer les différents effets, depuis la violence la plus indomptée, à droite, jusqu’à la force utilisable, à gauche. » Enfin, quand il a épuisé les points de vue les plus favorables des deux rives et de la traversée, il fait ramer en avant, pour voir de plus près. « C’est un spectacle admirable, s’écrie-t-il, mais on sent bien qu’il n’y a pas de lutte à engager avec cette énormité. » Et voilà quatre tableaux différents dont on trouve l’ébauche dans les notes de Goethe. Il y en aurait d’autres encore. En vérité, cet homme commence, lui aussi, à tenir du prodige. La nature a pris plaisir à réunir en lui ce qu’elle a coutume de partager entre un grand nombre, et il y a dans sa tête de quoi en remplir plusieurs autres.

Goethe passa un grand mois en Suisse, de la fin de septembre à la fin d’octobre. Il avait pris domicile chez son ami Meyer, à Stæfa ; mais il n’y resta point enfermé. Quand il vit le lac et les Alpes, il sentit renaître en son cœur l’ancienne passion, et il n’eut de repos qu’après avoir vu encore une fois les Mythen, le golfe d’Uri et le Gothard. L’itinéraire de ce troisième voyage est presque identique à celui du premier : Richterschwyl, Einsiedeln, le Hacken, la vallée d’Uri, le Gothard, et retour par Zoug, avec excursion à Stanz. Il semble que Goethe ait à dessein suivi les mêmes sentiers, afin de pouvoir mieux comparer ses propres impressions : « L’instinct qui m’a poussé à ce petit voyage, dit-il, était obscur et complexe. Je me rappelais l’effet produit sur moi par cette contrée il y a vingt ans. L’impression m’en était restée en gros ; mais dans les détails elle s’était effacée, et j’éprouvais un singulier désir de renouveler et de rectifier cette expérience. Étant devenu un autre homme, les objets devaient me paraître différents. »

On n’a pour juger du résultat de cette comparaison que des lettres et un journal de voyage, dont quelques parties sont difficilement intelligibles pour tout autre que pour Goethe. Ce sont moins des descriptions que des notes pour la mémoire, moins des phrases que des mots. Il est cependant facile de voir qu’il n’a rapporté de son troisième voyage dans les Alpes aucune déception. Sans doute, on ne retrouve plus trace de cette juvénile exubérance qui lui faisait écrire : « Rire et jubilation jusqu’à minuit. » Il ne s’emporte plus contre la prétendue liberté des Suisses. Il ne prodigue pas les mots admiratifs, et il distingue entre ce qui n’est qu’extraordinaire et ce qui est vraiment beau ; mais il prend aux choses un intérêt aussi animé que jadis, et, avec plus de choix, il n’en sent pas moins la poésie. Le paragraphe qui raconte la traversée de Brunnen à Fluelen, celui sur la promenade à pied de Beckenried à Stanz, plusieurs autres encore, trahissent une vraie plénitude de jouissance. Mais en même temps qu’il jouit en poète, il observe en naturaliste. Ses yeux épient sans cesse et de tous les côtés à la fois. « Une faute, dit-il, qu’on fait souvent en voyage, est de ne pas assez se retourner. » Il note la nature des roches, leur structure, la correspondance des couches, l’amoindrissement de la végétation à mesure qu’on s’élève, et quand il arrive au Gothard, il n’oublie pas de copier du livre des étrangers une détermination de latitude. Il observe aussi les hommes, leurs mœurs, leurs occupations, les maladies auxquelles ils sont sujets ; il veut savoir combien de pièces de bétail passent la montagne chaque année, combien elles valent en moyenne, et ce que l’éleveur y gagne. Puis, quand il repasse en mémoire tout ce qu’il a vu et appris, il ne peut s’empêcher d’écrire : « Pour une nature comme la mienne, les voyages sont d’un prix infini. Ils vivifient, corrigent, instruisent, forment[18]. »

Mais il ne faut pas séparer cette dernière excursion de Goethe dans les Alpes de l’ensemble de son séjour en Suisse. Il le faut d’autant moins qu’il fit le voyage avec son ami Meyer, que leurs entretiens sur les beaux-arts se continuèrent dans les gorges d’Uri, et que, de retour dans la plaine, ils n’oublièrent point le Gothard. Donnons-nous donc le spectacle de l’activité de Goethe pendant ce mois passé en Suisse.

Sa première et grande affaire est d’étudier les collections de Meyer et d’en conférer avec lui. Il ne peut assez louer son exactitude, sa vaste érudition. Le résultat de leurs entretiens est qu’il se flatte de voir « toute une histoire de l’art sortir de ces débris, comme le phénix d’un monceau de cendres. » Aussitôt il forme et discute avec Meyer le plan des Propylées, importante publication artistique, qu’il commencera immédiatement après son retour et qu’il poursuivra pendant plusieurs années. En même temps ses idées sur l’esthétique s’enrichissent et se fixent ; elles se fixent entre autres sur un point délicat, la nature des sujets propres à l’art. « La complète expérience, dit-il, doit renfermer la théorie. »

Il consacre à peine moins de temps aux sciences naturelles qu’à l’histoire de l’art. Outre les onze jours de son voyage au Gothard, pendant lesquels il accumule les observations les plus variées, il passe de longues heures à visiter les principales collections d’histoire naturelle qui existent à Zurich, et il part avec le regret que la saison trop avancée ne lui permette pas de rester encore un mois en Suisse, et d’entreprendre un nouveau voyage dans les Alpes, afin de se faire une idée complète du pays.

Des études si opposées se réunissent dans sa pensée comme les deux extrémités d’une longue chaîne aux mille anneaux : « Des stériles hauteurs du Gothard, dit-il, jusqu’aux magnifiques collections de Meyer, nous nous sommes promenés au milieu d’un labyrinthe d’objets intéressants. »

Pendant qu’il étudie ainsi, il est attentif à ce que son journal (Tagebuch) soit sans cesse à jour. Il note et classe à mesure. « Je suis devenu riche, écrit-il à Schiller, sans être embarrassé du poids de mes richesses, car je m’entends à les ordonner et à les mettre en œuvre tout de suite. »

Il ne se laisse point oublier en Allemagne. Des lettres pleines d’intérêt, parfois longues, portent fréquemment de ses nouvelles à ses amis d’outre-Rhin, surtout à Schiller. S’il recueille quelques renseignements intéressants sur les affaires du jour, il se souvient de sa position officielle et les communique au duc.

Il ne mène point d’ailleurs une vie de cabinet. Il fait de fréquentes promenades ; il visite les îles d’Ufnau, et ne se lasse pas de contempler ces rivages du lac de Zurich, qui ne sont qu’un jardin : « Au sud, se montrent les sommets des montagnes qui dominent Einsiedeln et Schwytz ; tout le reste du paysage est verdoyant. Seuls quelques arbres, par leurs teintes rouges ou brunes, indiquent l’âge de l’année. Ce qu’ailleurs rêvent les économes, on l’a ici sous les yeux : la culture des terres poussée au plus haut degré et unie à une certaine aisance modérée. »

Lui reste-t-il du temps pour la poésie ? Je ne sais où il le prend, mais il en trouve. Sur la route de Schaffhouse à Zurich, il voit un pommier chargé d’un lierre épais. Quelques jours après il envoie à un ami l’élégie d’Amyntas, dans laquelle un arbre qu’un lierre étouffe préfère la mort à la guérison s’il faut couper celui qu’il a nourri de sa substance. Le même jour il envoie à Schiller la ballade du Jeune compagnon et du ruisseau du moulin, qui, rapprochée des notes de son journal sur la chute du Rhin, donne le plus poétique des contrastes. Il en avait pris le sujet en Allemagne ; mais elle a été écrite en Suisse, ainsi que la plus grande partie des autres ballades qui célèbrent la belle meunière. À son retour du Gothard, il apprend la mort de Christiane Neumann, la célèbre actrice, son élève favorite. Quelques jours après, la longue et belle élégie d’Euphrosine est en route pour l’Allemagne. L’ombre de l’aimable artiste est venue le saluer à la montagne, et, dans un dernier entretien, ils se sont remis en mémoire tout ce qu’ils ont fait ensemble pour l’art et tout ce qu’ils voulaient faire encore. Pourquoi donc est-elle morte si tôt ? Dans la nature règnent l’ordre et la loi ; les saisons suivent leur cours invariable, c’est pour l’éternité que les rochers ont été dressés, c’est aussi pour l’éternité que le torrent a appris à rouler dans les abîmes. Seule, la vie humaine, trésor de l’univers, est le jouet d’une fortune capricieuse. Rarement le fils ferme les yeux de son père, et le monde est peuplé de vieillards qui pleurent sur leurs enfants. Voici encore la note de Werther, mais dans ce qu’elle a de plus vrai et de plus humain. C’est l’éternel lacrimæ rerum, que dans un jour de deuil le poète répète aux échos de nos montagnes.

Est-ce tout ? Pas encore. En étudiant les rochers du lac d’Uri et leurs couches brisées, l’imagination de Goethe s’enchante à la pensée d’un vaste poème, auquel volontiers il consacrerait de longues veilles. « Que direz-vous, écrit-il à Schiller, si je vous confie que du milieu de cette prose est né un projet poétique, qui me donne toute confiance. Je suis presque convaincu que la légende de Tell pourrait être traitée en épopée, et si je réussissais à la traiter, comme j’en ai le dessein, il arriverait ceci de curieux que la tradition (Mährchen) atteindrait par la poésie à sa parfaite vérité, tandis que pour produire quoi que ce soit il faut le plus souvent tourner l’histoire en fable. Autant que je l’ai pu en si peu de temps, je me suis remis exactement en mémoire le théâtre de l’action, qui n’est pas étendu, mais d’un haut intérêt, ainsi que le caractère, les mœurs et les usages des habitants. Il ne faut qu’une bonne chance pour que de ce projet il naisse une œuvre. »

Goethe venait justement de terminer Hermann et Dorothée, et il avait vivement joui de cette forme épique, antique et riche comme le monde. Qu’y a-t-il de plus beau que de raconter en chantant et de chanter en racontant ? Aussi, pendant son séjour à Stæfa, lut-il assidûment la chronique de Tschudi, dégageant le poème de la légende. Tell devait être un simple montagnard, comme ceux que le poète avait rencontrés dans les vallées d’Uri, mais le plus fort et le plus adroit de beaucoup. Sa principale occupation ne devait point être la chasse, mais celle des habitants du pays, tous plus ou moins nourris par le transit du Gothard. Seulement les marchandises que les autres faisaient porter à dos de mulet par les rudes sentiers de la montagne – il n’était pas question de route alors – lui, il les chargeait sur ses épaules. La politique ne le touchait guère. Il faisait son métier, s’arrangeant seulement pour être libre de sa personne, et s’y prenant avec adresse et résolution. Quant à Gessler, c’eût été un de ces tyrans qui aiment leurs aises, et vont à leur but sans s’embarrasser de vains scrupules. Il aurait déployé dans l’exercice du pouvoir une sorte de génie humoristique. Despote capricieux, les conséquences de ses actes, soit en bien, soit en mal, lui auraient été fort indifférentes, pourvu que son caprice fût satisfait. Ces deux types, ainsi opposés, laissaient du jeu pour l’action, et les souffrances des notables, sur lesquels pesait davantage la tyrannie du bailli, tout en l’animant d’incidents pathétiques, l’auraient poussée vers le dénouement.

Voilà à peu près tout ce que Goethe nous a révélé de son projet. À première vue, habitués comme nous le sommes au Guillaume Tell de Schiller, cette conception paraît plus singulière qu’heureuse. Un Guillaume Tell porte-faix (le mot est de Goethe) étonne et désoriente l’imagination. Néanmoins, si l’on y regarde, on découvrira dans ces indications trop rapides de vraies richesses poétiques. Nul doute que la physionomie de ce tyran qui joue avec ses victimes, moins par amour du pouvoir, moins par cruauté que par fantaisie, n’eût pris un singulier relief. C’était, je crois, la seule manière de rendre humaine et moralement vraisemblable l’histoire de la pomme. Il y a un moment où le Gessler de Schiller laisse entrevoir ce qu’aurait été celui de Goethe, et c’est lorsqu’il cherche un châtiment qui réponde au caractère du coupable et à l’audace de son délit. L’histoire a beau être connue, cette scène a de l’imprévu. Mais ce n’est qu’un éclair ; car d’ailleurs le Gessler de Schiller n’est qu’un despote sans originalité, qui de tout le dictionnaire de ses fonctions ne connaît qu’un mot : « Je veux. » Ce n’est pas même un despote, c’est le despotisme revêtu d’un nom. Nul doute aussi que le Guillaume Tell de Goethe n’eût eu du caractère. Au lieu de voir éclater sa supériorité, on l’aurait devinée. Au lieu de se distinguer du peuple, comme l’archer libérateur, il eût été peuple lui-même ; il en aurait eu les mœurs, les goûts, et ce franc-parler sans conséquence que la tyrannie permet volontiers à la populace, pour lui laisser une illusion de liberté. Quelques mots cependant, quelques indices fugitifs auraient fait soupçonner sous cette épaisse enveloppe une âme fière et forte ; puis, tout à coup, un caprice du despotisme l’ayant choisi pour victime, le héros, si longtemps replié sur lui-même, se serait dressé devant le bailli. Chose bizarre, Schiller a fait un drame, Goethe ne songeait qu’à une épopée rustique, et cependant on démêle dans l’œuvre à peine entrevue de Goethe plus d’éléments dramatiques que dans l’œuvre achevée de Schiller. C’est le dénouement qui est le plus faible dans la pièce de Schiller ; c’est le dénouement, au contraire, qui eût été fort dans l’épopée de Goethe. Longtemps Gessler a pesé sur Stauffacher et les autres notables du pays ; il l’a fait par politique et pour asseoir son autorité. Il sait bien qu’ils murmurent, peut-être qu’ils conspirent ; mais, retranché derrière les lances de ses hommes d’armes, il les attend et les brave. Une rébellion sérieuse ferait tout justement son affaire, parce qu’elle lui fournirait l’occasion d’en finir. Elle tarde ; en attendant, il cherche quelque autre victime. Tell, le porte-faix, lui tombe sous la main. À coup sûr, il n’a rien à en craindre. Jamais la vengeance ne saurait de si bas remonter jusqu’à lui. Elle remonte cependant, et tandis que les habiles combinent prudemment un complot à longue échéance, le tyran est puni, non pour avoir violé les chartes impériales et frappé ceux qui portaient haut la tête, mais pour avoir voulu charmer ses loisirs de despote par des expériences in anima vili.

Il en faut bien convenir, le Guillaume Tell de Goethe est impossible après celui de Schiller. Toutes les combinaisons dramatiques pâlissent devant cette aurore qui se lève sur le Grütli. Il n’y a rien, il ne peut rien y avoir au-dessus de ce peuple unanime à vouloir être libre, qui, plus que Guillaume Tell, est le héros de la pièce de Schiller. Et cependant il y aura toujours des esprits curieux, qui, derrière les types héroïques de Schiller, verront se dessiner dans l’ombre les figures que Goethe rêvait. Schiller a glorifié une page d’histoire ; Goethe ne songeait qu’à un tableau de genre, tout simple, mais naïf, saisissant, plein de physionomie et de caractère. Comment ne pas admirer la grande toile de Schiller ? Comment ne pas regretter le petit tableau de Goethe ?

Goethe songea longtemps à son poème. Maintes fois il en parla à ses amis, à Schiller plus qu’à tout autre. Néanmoins il tardait. Surchargé de travail, embarrassé de sa fécondité, il voyait l’épopée bourgeoise de Guillaume Tell toujours devancée par quelque autre projet. Le jour vint où Schiller, enflammé par les descriptions qu’il entendait, conçut un Guillaume Tell à sa manière. Il s’en ouvrit à Goethe, qui, riche outre mesure et ayant laissé passer le moment, pour lui toujours si précieux, de la première fraîcheur de l’inspiration, abandonna ce sujet à son jeune et heureux rival. Ainsi tomba le Guillaume Tell de Goethe. Il figure dans la riche collection des œuvres que Goethe n’a pas écrites. Ce qu’on appelle ses œuvres, en librairie, en forme à peine la moitié. S’il a énormément exécuté, il a encore plus entrepris, et, qu’on l’étudie comme poète, comme critique ou comme savant, toujours on aboutit à quelque projet étouffé dans la multitude de ses desseins. Quand on entre dans le sillon tracé par Goethe, on est sur le chemin de l’infini, ou plutôt de ce fini qui n’a pas de fin, qu’il admirait des hauteurs du Jura. Il s’est vanté de n’avoir jamais pensé l’impensable ; mais nul n’a été plus près que lui de penser tout ce qui est pensable.

Telle fut pendant ce mois passé en Suisse l’activité de Goethe, et encore ne sommes-nous pas sûr d’avoir tout dit. « J’ai trouvé, écrit-il à Schiller, de l’étoffe en abondance pour des idylles, des élégies, et autres genres voisins, de quelque nom qu’on les appelle. » La plupart de ces élégies et de ces idylles doivent avoir eu le même sort que le Guillaume Tell. Cependant, si on se donne la peine de chercher, on en trouvera quelques vestiges, surtout dans Faust. Dans cette tragédie de l’impuissance humaine, chef-d’œuvre du plus puissant des esprits, on sent de moment en moment passer le souffle bienfaisant des hautes Alpes. On l’y sent dès la première scène. Fatigué de vaines études, c’est à la montagne que Faust voudrait chercher un refuge. Il voudrait s’y promener au clair de lune, se mêler aux rondes des esprits, et, déchargé de ce vain tourment de science, se baigner dans la rosée. Cette note revient souvent. Le magnifique lever de soleil par lequel s’ouvre la seconde partie, a aussi été pris sur les Alpes, et la scène, fort peu idyllique, où Méphistophélès se moque des géologues, reporte aussitôt la pensée vers les solitudes du Gothard. Il serait trop long de dresser le catalogue de tous les passages où le sentiment des Alpes colore vivement la poésie de Goethe. Mais comment ne pas citer encore la délicieuse chanson d’enfant, en dialecte suisse, intitulée Schweizer Lied ? J’ignore si c’est lors de son troisième voyage que l’idée en est venue à Goethe, peut-être fut-ce plus tôt, lors du premier ou du second, mais peu importe.

 

Sur la montagne

J’étais assis,

Les oisillons

Ai regardé :

Ils ont chanté,

Ils ont sauté,

Ils ont bâti

Leurs nids.

 

La suite est ravissante ; mais j’ai trop honte de ce commencement de traduction pour oser continuer. Jamais on n’a été plus simple, plus réellement enfantin ; jamais on n’a mieux rendu le jeu de ces petites imaginations excitées par la vue de tout ce qui bouge et vit dans la nature. Des enfants de trois ans chantent la chanson de Goethe avec le sourire dans les yeux. C’est une des premières qu’on leur apprend, et ils la retiennent pour la vie. Elle a le rythme de leurs jeux et la joie de leur innocence. Plus on lit Faust, plus on y découvre de profondeur, et l’on se sent petit devant un tel poète ; mais quand, le livre fermé, on entend la voix d’un enfant qui, sur les genoux de sa bonne, se réjouit aussi aux vers de Goethe, à l’admiration se mêle je ne sais quel attendrissement, et l’on se sent beaucoup plus petit encore.

Un dernier mot. Y a-t-il place dans la réalité telle que Goethe l’a vue, au milieu de ces rochers qu’il regarde d’un œil positif, de ce peuple dont il compte le bétail et suppute les gains, y a-t-il place pour le rêve de Schiller ? Il le faut bien, car nul ne s’y est intéressé plus que Goethe. Non seulement il y a sacrifié le sien, mais il en a suivi l’éclosion poétique avec une sollicitude constante. Les contemporains eurent le sentiment que Goethe était presque de moitié dans l’œuvre de Schiller ; c’était trop dire, et Goethe lui-même a pris soin de ne pas laisser subsister cette erreur. Sa participation se réduit, s’il faut l’en croire, à l’excitation poétique que ses récits ont pu communiquer à Schiller et aux descriptions qu’il lui a faites des lieux. À son tour, il en dit trop peu. Certains traits sont de lui, un, entre autres, des plus admirés. Dans l’origine, Gessler prenait simplement une pomme et la posait sur la tête de Walther Tell. Goethe insista pour faire disparaître ce qu’il y avait d’arbitraire dans le choix si brusque d’un supplice si singulier. Il voulut le voir motivé, et c’est à lui que doit être venue l’idée du mot de Walther Tell, qui vante l’adresse de son père à abattre une pomme à cent pas. Mais n’y eût-il rien de plus, cette excitation dont il parle et cette vue plus claire des lieux sont déjà chose considérable. Goethe, assurément, se fût tenu à distance s’il n’eût vu dans l’œuvre de Schiller qu’une de ces imaginations dont parle Merck, et que, sous prétexte de poésie, on fait entrer de force dans la réalité. Il n’avait pas su voir autre chose dans les Brigands, aussi avait-il lutté de tout son pouvoir contre l’engouement universel dont ce premier drame de Schiller fut l’objet. S’il n’en a pas jugé de même du Guillaume Tell, c’est qu’effectivement il y a plus et mieux. À prendre Schiller à ses débuts, il est essentiellement imaginatif ; mais plus tard il s’est fort rapproché de la méthode de Goethe. Comme Goethe, Schiller s’attache à la réalité, et s’il reste entre eux quelque différence, elle consiste en ce que Schiller aime à la prendre le plus haut possible, au moment où elle se simplifie par sa perfection même, tandis que Goethe la prend plus près de la moyenne, sans redouter les contrastes qui peuvent s’y rencontrer. Cette différence est suffisante pour faire naître d’un même sujet deux œuvres qui s’écartent l’une de l’autre autant que leurs deux Guillaume Tell ; toutefois l’opposition n’est pas absolue : du point de vue de Goethe on peut passer à celui de Schiller et vice versa.

Le rêve de Schiller parut donc légitime à Goethe. Et de fait, ce rêve n’est pas autre chose que la plus haute expression de notre vie politique. Nous ne l’avons, sans doute, jamais réalisé ; mais s’il y a réellement dans la nature des Alpes une sorte d’excitation à la liberté, si, en outre, il y a dans notre histoire, même légendaire, quelque moment qui en fasse entrevoir la réalisation possible, c’en est assez pour que Schiller soit pleinement justifié. Ce que Goethe a vu conduit à ce que Schiller a rêvé. Le rêve de Schiller est un idéal, si l’on veut, mais un idéal né du réel. La réalité a fourni la poussière aurifère ; le génie du poète en a fait un lingot d’or.

Et pour nous, venus après, cet idéal a pris toute la valeur d’une réalité positive. Il est devenu une partie de nous-mêmes, parce que nous y avons reconnu, non ce que nous sommes, mais ce que nous devrions être pour rester fidèles au génie de notre primitive histoire et à celui de ces montagnes qui nous entourent et nous protègent. Il a pénétré dans la conscience nationale, et c’est sur lui qu’on nous juge du dehors, sur lui que nous nous jugeons nous-mêmes. Il a enrichi l’histoire d’une force morale.

La Suisse a élevé un monument à Schiller. À deux pas du Grütli, on a consacré à sa mémoire le bloc du Mytenstein. On y lit l’inscription suivante :

 

AU CHANTRE DE TELL,
F. SCHILLER.
LES CANTONS PRIMITIFS.

 

Aucun monument, pas même la plus petite pierre, ne rappelle les pèlerinages de Goethe dans les Alpes. Cette différence n’est que justice. Schiller nous a fait un cadeau sans prix ; c’est son âme tout entière qu’il nous a léguée dans un chef-d’œuvre. Goethe ne nous a donné que quelques-uns des reliefs de son opulence. Néanmoins, il en est du monument de Schiller, au bord du golfe d’Uri, comme de celui de Weimar. Les deux poètes y sont associés. L’ombre de Goethe vit encore dans ces rochers, dans ces sapins, dans ces eaux, et les vagues qui caressent le Mytenstein, murmurent au poète dont le nom est inscrit sur la pierre, le nom de l’ami qui lui a donné l’idée de célébrer ces rivages et qui lui en a révélé la beauté.

POÉSIES

AVERTISSEMENT

Il faut quelque courage pour se décider à publier des vers. C’est un genre où il est si difficile de réussir et où il n’est pas permis d’échouer. Il n’y a point d’assez bien en poésie ; ce qui n’est pas bien est mauvais, et ne mérite guère l’indulgence.

S’il y faut en tout temps du courage, il en faut doublement aujourd’hui. Il paraît qu’on fait encore des vers, puisqu’il s’en publie ; mais qui les lit ? Quelques rares amateurs, par-ci par-là, non le grand public. Des volumes qui renferment des pièces dont on voudrait être l’auteur, restent chez le libraire, invendus et invendables. On en accuse, à l’ordinaire, le prosaïsme de notre siècle. Si c’était la véritable explication du peu de succès qu’obtiennent la plupart des recueils de vers, et s’il n’y avait réellement à affronter que le prosaïsme de notre siècle, on pourrait en prendre facilement son parti. Mais je ne crois pas que notre siècle soit plus prosaïque qu’un autre, je le crois seulement plus difficile, et c’est ce qui m’effraie.

Aussi n’est-ce qu’après de longues hésitations, et non sans inquiétude, que je me décide à insérer ici quelques essais de poésie. Des amis m’y ont engagé. Je me rends à leur désir, en les remerciant des encouragements qu’ils m’ont donnés ; mais, qu’ils me permettent de le leur dire, je crains bien que l’amitié ne leur ait ouvert les yeux sur quelques vers peut-être heureux et ne les leur ait fermés sur la faiblesse des autres.

Au reste, s’il y a erreur, elle sera de courte durée. Ceci est une expérience. Elle ne sera répétée dans les séries prochaines qu’autant que le résultat n’en paraîtra pas trop défavorable.

 

La plupart des pièces qui suivent ont avec la montagne un rapport direct, et trouvent naturellement leur place dans un ouvrage tel que celui-ci. D’autres auraient pu tout aussi bien la trouver ailleurs. Je ne range point parmi ces dernières celle qui est intitulée Souvenir. Quoiqu’elle n’ait rien de montagnard, elle devait être publiée en même temps que celle qui lui a donné naissance, la Source. Elles sont inséparables. Si j’osais me faire une excuse d’impressions toutes personnelles, je ferais une réserve semblable en faveur des quatre strophes intitulées Problème. Elles ne parlent pas de la montagne, mais elles en sont descendues, et me représentent très vivement une vue admirable, dont les horizons lointains fuyaient devant moi en même temps que la solution du problème. Je n’ai pas la même excuse pour une ou deux autres, particulièrement pour la Danse des Mondes. À ceux qui la trouveraient hors de son lieu, je ne saurais absolument que répondre. Mais peut-être convient-il de ne pas prendre les mots trop à la rigueur et de ne pas me faire une prison du titre qui est répété en tête de chacune de ces pages : les Alpes Suisses. Une étude en prose qui n’aurait rien de suisse ni d’alpestre, serait tout à fait déplacée dans ces volumes ; mais quand il s’agit de poésies, de morceaux courts et variés, plus de latitude est possible. L’essentiel est que, à prendre l’ensemble, on sent dans ces vers, comme dans ceux qui pourront être publiés plus tard, l’esprit, j’allais dire l’air de la montagne.

Sur ce point, comme sur le précédent, je me laisserai guider par mes lecteurs : je m’accorderai la liberté qu’ils seront disposés à m’accorder.

 

Toutes les pièces qui suivent sont inédites, sauf la première, Lioba, que le hasard a fait tomber entre les mains des rédacteurs d’une publication périodique de la Suisse française, et qui a été publiée à mon insu et à mon grand regret. Ces strophes n’étaient encore qu’une ébauche ; elles étaient bonnes tout au plus à être lues au dessert d’un banquet, devant des convives indulgents. Peut-être ne valent-elles guère mieux sous leur forme actuelle ; mais c’est sous cette forme seulement que j’en accepte la responsabilité. En outre, elles ne sont pas de moi, ou ne le sont qu’en partie, et je me serais accusé de plagiat, si j’en avais autorisé la publication sans rendre hommage à celui qui en est le premier et véritable auteur. Dans son excellente notice sur le général Jomini, M. Sainte-Beuve a glissé, à propos de M. Monnard, un mot aussi juste que bien placé. « Tout vrai Suisse, dit-il, a un ranz éternel au fond du cœur. » C’est ce mot qui est devenu le motif des strophes qu’on va lire. Elles n’en sont qu’une amplification, comme on dit en rhétorique, et il se pourrait bien que, au lieu de lui donner plus de force, elles l’amoindrissent en le développant. Quoi qu’il en soit, c’est à M. Sainte-Beuve que je dois ce qu’elles peuvent renfermer de plus vrai et de meilleur. C’est sa pensée, que je lui rends, non sans un vif regret de ne pas pouvoir lui exprimer à lui-même ma reconnaissance pour une si belle parole, qui dit si bien ce que sent, en effet, tout vrai Suisse.

On sait que Lioba est un mot patois, qui signifie vache, en même temps que le cri d’appel des bergers pour rassembler leurs troupeaux. Les uns écrivent Lioba, les autres Liauba. M. L. Favrat, notre maître en patois, écrit Liauba, en regrettant qu’on ne puisse pas écrire Lhoba, avec le lh des Provençaux. À défaut de l’orthographe provençale, inapplicable à nos patois, il me semble que Lioba mérite la préférence. En français o et au ont presque toujours le même son, en patois ce sont deux sons différents, et dans Lioba la prononciation est celle de l’o, non celle de l’au.

 

Les deux strophes intitulées : Notre Rhin, ont été écrites après une soirée où l’on avait lu le Rhin allemand de Becker et la réponse d’Alfred de Musset. Je ne suis pas le premier qui ait opposé un Rhin suisse à ce Rhin du Nord, que se disputent des peuples rivaux. Sous ce titre, le Rhin suisse, M. J. Vuy, de Genève, a publié des strophes qu’on n’a point oubliées. Il m’a paru qu’il y aurait quelque intérêt à présenter réunis ces divers morceaux. On les trouvera à l’Appendice.

 

Les poésies dont le motif est emprunté à une certaine nature, celle des Alpes, de la mer, etc., courent le risque de n’être pas entièrement comprises de ceux auxquels cette nature est étrangère. Le risque est d’autant plus grand qu’elles reposent sur une plus exacte observation de la nature. Ceci m’oblige à quelques mots encore.

Une personne à qui je venais de lire les strophes intitulées : Le Cri des mouettes, me dit qu’elle n’entendait pas cette poésie. En en cherchant la raison, je découvris qu’elle n’avait jamais vu de mouettes ou que, si elle en avait vu, elle ne les avait jamais regardées. La mouette est un fort bel oiseau, qu’on rencontre partout au bord de nos lacs, en automne et en hiver. Il est très connu et très populaire à Zurich, où il en vient chaque année une nombreuse colonie, dont le quartier général est sur la Limmat, entre les quais, à l’endroit le plus animé de la ville. Il n’est pas rare que les passants s’arrêtent en grand nombre pour les regarder voler. Le matin, quand un beau soleil commence à dissiper les brouillards, c’est un spectacle admirable. Aucun oiseau n’a le vol plus gracieux, ni plus léger. Les mouettes s’établissent aussi au bord du lac Léman, particulièrement entre Cully et St-Saphorin, où elles forment parfois les groupes les plus pittoresques sur les blocs qui sortent de l’eau. C’est de là qu’est pris le paysage indiqué dans le premier vers. Mais si le vol des mouettes est admirable, il n’en est pas de même de leur cri, qui est sec, saccadé, rauque, plein d’impatience et de colère, le cri d’oiseaux affamés et insatiables. « Tous ces oiseaux, dit Buffon, sont également voraces et criards. On peut dire que ce sont les vautours de la mer… Ils s’épient, se guettent sans cesse pour piller et se dérober réciproquement la nourriture ou la proie. » Je relève encore dans Buffon une autre observation, qui justifiera, peut-être, un vers de la poésie : « Ils ne cachent pas, dit-il, comme la plupart des autres oiseaux, leur tête sous l’aile pour dormir, ils la tournent seulement en arrière, en plaçant leur bec entre le dessus de l’aile et le dos. »

On remarquera peut-être qu’il y a quelque rapport entre ces strophes et le récit qui a pour titre : La Batelière de Postunen. C’est la vie sur l’eau, mais sous deux aspects bien différents.

La pièce intitulée : Le Phalène et la Soldanelle, a l’inconvénient de parler d’une très jolie fleur que tout le monde ne connaît pas, même de nom. Les soldanelles sont des plantes alpines, de la famille des Primulacées. Il y en a deux espèces en Suisse : la Soldanelle des Alpes, qui est abondante partout, à partir de la région montagneuse jusqu’à celle des neiges éternelles, et la Petite Soldanelle (Soldanella Clusii, Schmidt), qui manque totalement dans la Suisse occidentale, et qui ne croît guère que près des hautes neiges. On la rencontre rarement au-dessous de 1800 mètres ; souvent, au contraire, beaucoup plus haut, sur la terre nue, au bord des flaques de neige, fort au-dessus des derniers gazons. L’une et l’autre fleurissent sitôt la neige disparue. « Floret statim ac diffugere nives, » dit Gaudin.

J’ai parlé assez longuement dans la première série des Alpes suisses de ces deux charmantes espèces, qui comptent parmi les plus gracieux ornements de la montagne. Voici, pour éviter un renvoi, la description que j’en ai donnée :

« La rapidité avec laquelle s’accomplit le cycle de la vie végétale est un des traits les plus saillants de cette flore (la flore des régions supérieures). Il faut voir comment certaines espèces poussent au bord des champs de neige. Le sol est libre depuis un jour à peine ; il est imbibé d’eau glacée, et déjà de toute part pointent des bourgeons blancs et gonflés de sucs. De vingt-quatre en vingt-quatre heures on en mesure les progrès. Parmi les plus précoces se distinguent de charmantes auricules aux ombelles purpurines, surtout nombreuses et variées dans les chaînes orientales. Mais le prodige de cette floraison hâtive est la Soldanelle. Il en existe deux espèces, avec des formes intermédiaires et douteuses, exactement comme pour le rhododendron. La plus grande, la Soldanelle des Alpes, est commune à peu près partout en Suisse ; l’autre, la Petite Soldanelle, habite surtout les montagnes d’Uri, de Glaris, des Grisons ; je ne crois pas qu’elle ait beaucoup de stations plus occidentales que le Faulhorn. Toutes deux poussent quelques feuilles arrondies et fermes. Une fourmi guerrière pourrait se faire un bouclier de combat de celles de la Petite Soldanelle. De l’aisselle naît une tige, qui porte des fleurs retombantes. La Soldanelle des Alpes en a jusqu’à quatre ; elles sont d’un lilas tendre, de la grosseur d’une cupule de gland, mais beaucoup plus évasées, et frangées jusqu’à la moitié de leur profondeur. La Petite Soldanelle n’en a ordinairement qu’une, plus étroite, plus allongée, avec des franges plus courtes. La couleur en est d’une délicatesse infinie : c’est une teinte rose bleuâtre, avec des reflets changeants et métalliques, et à l’intérieur un réseau de veines sanguines.

« La Petite Soldanelle ne se replie pas, comme fait la sensitive, au toucher d’un corps dur ; cependant ces franges, cette transparence de la corolle, cette couleur nuancée, chatoyante et qui joue avec la lumière, semblent trahir le mystère d’une organisation nerveuse qui dépasse en finesse tout ce que l’imagination peut rêver. S’il y a des plantes somnambules, la Petite Soldanelle doit l’être. La fermeté de ces feuilles nervées est celle d’une main légèrement crispée, et la fleur est si frêle qu’on dirait une âme suspendue entre la terre et le ciel, et toujours prête à s’envoler ; ce n’est qu’un souffle. Aussi combien de corolles jonchent le sol dans ce creux que vient de quitter la neige, et où elles se balançaient par centaines ! Elles n’ont pas eu le temps de se faner ; mais elles n’ont plus eu la force de se soutenir, et elles sont tombées dans la fraîcheur de leur beauté.

« Et cependant cet être fragile a soif de vivre. La Soldanelle n’attend pas, comme le prudent rhododendron, que les beaux jours aient succédé aux beaux jours. Des Alpes inférieures jusque sur les plus hautes cimes, elle suit la neige à la piste. Quand les frimas tardent à disparaître, l’impatience la prend, et si le sol réchauffé a quelque peu fondu le dessous du névé, de manière qu’il y ait un interstice par où se glisse le souffle du printemps, elle se hâte de pousser. Lorsque la croûte glacée est encore trop épaisse, l’imprudente fleurette périt dans l’obscurité de sa prison ; mais si elle peut la percer du sommet de sa tige pointue, ce qui arrive quelquefois à la Soldanelle des Alpes, elle vient ouvrir au-dessus sa corolle tremblante, et triompher pendant quelques heures sur ce blanc tapis qui lui servira de linceul. »

Si les vers qu’on trouvera plus loin, ne pouvaient être compris qu’avec le secours des explications et commentaires que je viens de donner, il faudrait les ranger parmi les curiosités littéraires qui ne sont pas faites pour le public. Aussi n’ai-je point eu l’intention de les expliquer. S’ils ne s’expliquent pas d’eux-mêmes, ils ne méritent pas qu’on s’y arrête. Mais il y a des personnes qui ont le goût de l’exactitude, même en poésie. C’est à elles que j’adresse ces observations. Si elles n’ont vu que Chamounix, Zermatt, et, en général, les Alpes occidentales, elles ne doivent connaître que la Soldanelle des Alpes, et il n’est, peut-être, pas inutile de leur dire que les traits descriptifs dont ces strophes sont semées, se rapportent plutôt à sa sœur des Alpes orientales, la pâle fleurette des hauts déserts.

Dans ce trop long avant-propos, il n’est qu’un point sur lequel j’insiste, et c’est le premier, savoir que ceci n’est qu’une expérience et qu’elle ne sera continuée que si on le juge à propos.

Hottingen, juin 1870.

I

LIOBA !

 

Tout vrai Suisse a un ranz éternel au fond du cœur.

Sainte-Beuve.

D’où nous vient-il, ce vieux refrain,

Qui fait pleurer, qui fait sourire ?

D’où nous vient-il, que veut-il dire,

Ce ranz naïf, grave et serein,

Lioba, Lioba ?

 

Voix des bergers, voix des abîmes,

Voix des torrents, des rocs déserts,

Il vient à nous du haut des airs,

Comme un écho des blanches cimes.

Lioba, Lioba !

 

Sur l’Alpe aux flancs vertigineux

Il flotte dans l’air qu’on respire ;

Aux forêts le vent le soupire,

Et les monts se disent entre eux

Lioba, Lioba !

 

Dans cette idylle douce et fière

La Liberté nous a souri.

Combien de fois le cor d’Uri

A-t-il sonné sur la frontière

Lioba, Lioba !

 

Exilés sous d’autres climats,

Regrettons-nous l’Alpe fleurie ?

Ce vieux refrain, c’est la patrie,

Qui nous suit, chantant sur nos pas

Lioba, Lioba !

 

Dans les douleurs de l’agonie,

De Sempach le héros vainqueur

L’écoutait au fond de son cœur

Éclater en flots d’harmonie.

Lioba, Lioba !

 

Voix de courage, voix d’amour,

Au timbre fort, joyeux et tendre,

Nos fils aussi sauront l’entendre

Et l’accompagner à leur tour.

Lioba, Lioba !

 

Laissons à d’autres les chimères,

Gloire, grandeur, tristes appas.

Le seul bien qui ne lasse pas,

Nous l’avons reçu de nos pères.

Lioba, Lioba !

 

La Liberté simple et sans fard,

Suisse, voilà ton apanage !

Garde-la pure d’âge en âge,

La Liberté du montagnard.

Lioba, Lioba !

 

Pour dominer l’orchestre immense

Dans le concert des nations,

Il faut des hautes régions

Qu’au ciel toujours ce chant s’élance,

Lioba, Lioba !

II

NOTRE RHIN

 

Écrit après une soirée où l’on avait lu le Rhin allemand de Becker et la réponse d’Alfred de Musset.

 

Le Rhin que vous chantez dans vos vers fratricides,

Ce Rhin, fantôme impur, vieille divinité,

Qui n’a jamais lavé son lit ensanglanté,

Le Rhin des conquérants et des vautours avides :

Qu’il soit à vous, qu’il soit à vous !

 

Notre Rhin, bel enfant, frère jumeau du Rhône,

Sur l’Alpe, en son berceau, n’a que des rêves d’or.

Il est fier, il est libre, il est jeune, il est fort ;

Le sang n’a pas souillé les fleurs de sa couronne…

Il reste à nous, toujours à nous !

III

DIALOGUE

 

On entendit dans la nuit sombre

Le Mont-Rose dire au Cervin :

« Qu’as-tu donc à gronder dans l’ombre,

« Frère maudit, mon noir voisin ?

 

« As-tu rêvé de tes victimes ?

« Du sentier marqué sur tes flancs ?

« Des os meurtris dont tes abîmes

« Ont gardé les restes sanglants ? »

 

 

« Que me font ces fourmis humaines ?

« De ces nains-là je ne sais rien.

« Je rêvais des cimes hautaines

« Dont le front dépasse le mien. »

IV

UNE VOILE SUR LE LÉMAN

À Madame M. M. R.

 

Blanche voile furtive,

Qui glisses loin du bord,

Sais-tu sur quelle rive

Tu vas chercher un port ?

 

Sur la vague assombrie

Ouverte au vent du soir,

Vas-tu de Meillerie

Chercher le marbre noir ?

 

As-tu chargé ton aile

D’un lest de vin vaudois ?

À Genève, la belle,

Vas-tu payer l’octroi ?

 

Près d’Yvoire ou d’Hermance

As-tu pris rendez-vous ?

Vas-tu guetter l’absence

Des douaniers jaloux ?

 

___________

 

 

 

Des choses de la grève,

Du vin, du marbre noir,

D’Yvoire ou de Genève,

Que pourrais-je savoir ?

 

Je suis la voile blanche,

Amoureuse du vent,

Qui s’enfle et qui se penche,

Et rit au flot mouvant.

 

Le gouvernail, sans doute,

Vise un port, cherche un lieu ;

Moi, je n’ai point de route,

Sinon le grand lac bleu.

 

Je vais au gré de l’onde,

Du vent, des matelots,

Ne sachant rien du monde

Que le ciel et les flots.

Daley, 15 août 1869.

V

LES LAVANDIÈRES

Les filles du hameau lavaient leurs robes blanches,

– Elles avaient dansé fort avant dans la nuit –

Et l’eau de la rivière écumait sous les planches

D’où le linge tordu ruisselait à grand bruit.

 

La première, une blonde au regard doux et tendre,

Belle enfant de seize ans, ne croyant point au mal,

– Rien qu’à la voir passer les cœurs se laissaient prendre –

S’entretenait tout bas des souvenirs du bal :

 

« Elles n’en savent rien, les filles du village ;

« Lui seul a mon secret et seule j’ai le sien.

« Hier, de son amour un baiser fut le gage.

« Ma joie est d’être aimée et qu’on n’en sache rien. »

 

Une autre, une brunette à la bouche rieuse,

En regardant ses sœurs chantait à haute voix,

Légère voix d’oiseau, sémillante et moqueuse,

Faite pour affoler tous les échos des bois :

 

« Elles le savent bien, les filles du village ;

« Pour moi la danse est tout, pour moi l’amour n’est rien.

« Je me ris des garçons et de leur vain partage.

« Ma gloire est d’être libre et qu’on le sache bien. »

 

Et les autres riaient et gazouillaient entre elles.

Seule, une pâle enfant soupirait à l’écart.

On ne l’eût pas comptée au nombre des plus belles ;

Pourtant ses grands yeux bleus avaient un beau regard :

 

« L’ont-elles deviné, les filles du village ?

« Lui seul a mon amour et je n’ai pas le sien.

« Hier, plus d’une larme a mouillé mon visage.

« Mon lot est de souffrir et qu’il n’en sache rien. »

VI

LE SOLEIL DU MOIS D’AOÛT

Un carpillon disait – c’était dans la rivière –

« Ah ! qu’il est déplaisant, ce soleil du mois d’août !

« Les ruisseaux n’ont plus d’eau, faut nager dans la boue.

« Ce soleil du mois d’août, ah ! qu’il est déplaisant ! »

 

Un oisillon chantait – c’était dans la clairière –

« Ah ! qu’il est bienfaisant, ce soleil du mois d’août !

« D’un grain de mil à l’autre, on vole, on saute, on joue.

« Ce soleil du mois d’août, ah ! qu’il est bienfaisant ! »

 

Un grillon répondait – c’était dans la prairie –

« Ah ! qu’il est malfaisant, ce soleil du mois d’août !

« Même sous les noyers l’herbe est rare et flétrie.

« Ce soleil du mois d’août, ah ! qu’il est malfaisant ! »

 

Un papillon jasait – c’était à la montagne –

« Ah ! qu’il est séduisant, ce soleil du mois d’août !

« Sur les plus hauts sommets le printemps m’accompagne.

« Ce soleil du mois, d’août, ah ! qu’il est séduisant ! »

 

Carpillon, oisillon, grillon et papillon :

C’était de mille voix un bruyant carillon.

Le soleil, que fit-il ? Il s’en moqua, sans doute….

Il n’en prit pas la peine, il ne fit rien du tout ;

Il ne fit rien du tout, le soleil du mois d’août,

Et dans les champs du ciel il poursuivit sa route.

 

13 août 1869.

 

VII

PROBLÈME

Les uns me disent : Il faut vivre !

Et les autres : Il faut mourir !

Mourir est tout, songe à mourir.

— Mourir n’est rien, apprends à vivre.

 

Ces deux principes, sûrement,

Sont deux moitiés de la sagesse.

Faut-il donc plus qu’un peu d’adresse

Pour les unir pratiquement ?

 

De l’adresse ! Lisez l’histoire :

On les a vus toujours luttant ;

Les docteurs, qui vont disputant,

Des deux côtés chantant victoire.

 

Ceux qui m’apprennent à mourir

Ne savent pas m’apprendre à vivre,

Et ceux qui m’apprennent à vivre

Me désapprennent à mourir.

VIII

CŒLUM VERUM

De la plaine, le ciel est bleu,

D’un bleu léger, doux et limpide ;

C’est l’azur flottant sur le vide,

Voile d’amour jeté par Dieu.

 

Élevons-nous, l’azur s’efface ;

Du haut des monts, le ciel est noir.

Gouffre sans fond, ciel sans espoir,

C’est la nuit, la nuit de l’espace.

 

Il n’est qu’un ciel qui, de tout lieu,

De loin, de près, reste immuable,

Aussi limpide qu’insondable,

Le ciel du cœur qui croit en Dieu.

IX

LA DANSE DES MONDES

LA LUNE

Je suis un petit monde,

Qui fait son tour de ronde

Autour d’un autre monde,

Qu’on dit un peu plus grand.

 

LA TERRE

Je suis ce plus grand monde ;

Je fais mon tour de ronde

Autour d’un autre monde,

Qu’on dit beaucoup plus grand.

 

LE SOLEIL

Je suis ce très grand monde ;

Je fais mon tour de ronde

Autour d’un autre monde

Infiniment plus grand.

 

L’HOMME

Ainsi de ronde en ronde

On n’en finira point.

Il faut pourtant un monde

Fixe en un certain point.

 

TOUS LES ASTRES ENSEMBLE

Pourquoi faut-il un monde

Fixe en un certain point ?

Dans la céleste ronde

Nous n’en connaissons point.

 

Celui dont la main sûre

Nous règle la mesure,

Voilà des vastes cieux

Le centre glorieux.

X

LA SOURCE

 

Des verts tapis suivant la pente,

Elle courait,

Et gazouillait, insouciante,

Par la forêt.

 

À chaque fleur, même fanée,

Faisant sa cour,

À la plus humble graminée

Disant : « Bonjour ! »

 

Est-il un lot meilleur au monde,

Un sort plus beau,

Que la fortune vagabonde

D’un gai ruisseau,

 

Qui sous l’ombrage a pris naissance,

Et dont la voix

Seule interrompt le long silence

Des vastes bois ?

 

Mais il vint une fée habile,

Et bonne aussi ;

À côté de la source agile

Elle s’assit.

 

« Petite source au doux murmure,

Toi qui t’en vas

Chercher au loin grande aventure,

Joyeux ébats,

 

« D’où te vient cette folle envie

D’aller courir ?

« C’est chose amère que la vie ;

Mieux vaut mourir.

 

« Dans les forêts où ton enfance

Cherche un sentier,

On croit encore à l’innocence

Du monde entier.

 

« Mais des forêts il faut qu’on sorte.

Vient un torrent,

Un noir torrent, qui vous emporte

En son courant.

 

« Puis le torrent devient rivière,

C’est son destin,

Fleuve boueux, dont la carrière

S’ouvre sans fin.

 

« Il faut franchir de vastes plaines

Aux champs suspects,

Visiter les villes lointaines,

Égoûts infects !

 

« Ma belle enfant, le ciel qui t’aime,

M’envoie à toi.

« Mourir jeune est le bien suprême.

Écoute-moi :

 

« La mort n’est point une souffrance ;

C’est un sommeil,

Le seul qui soit sans souvenance

Et sans réveil.

 

« De le verser sur ta paupière

J’ai le pouvoir.

À mes genoux, sur la bruyère,

Viens donc t’asseoir.

 

« Et de ma baguette magique,

– Regarde-la –

Je toucherai ton front pudique

Comme cela.

 

« Soudain ton cœur, qui bat sans trêve,

S’arrêtera,

Et ton œil bleu, doux comme un rêve,

Se fermera.

 

« Ne regrette rien de la vie,

Pauvre festin !

« Plus on vit et moins on envie

Un long destin.

 

« Des premiers jours les premiers songes

Sont les meilleurs ;

Tout le reste n’est que mensonges,

Honte et douleurs ! »

 

Ainsi dit la fée immortelle.

À toi le choix,

Pauvre et timide jouvencelle,

Fille des bois !

 

Elle rêvait, les yeux à terre,

En grand souci,

Car si la vie est un mystère,

La mort aussi.

 

Soudain, elle vit lui sourire,

À quelques pas,

Un jonc penché, qui semblait dire :

« Ne viens-tu pas ? »

 

Lors, de sa voix perlée et douce :

« Que deviendront

« Mes fleurs, mes joncs, ma verte mousse ?

Ils en mourront ! »

 

— » Il se peut, répondit la fée.

Qu’ils meurent donc !

Qu’importe une fleur desséchée ?

Un pauvre jonc ?

 

— » S’il est une seule fleurette

Qui m’aime un peu,

Un jonc flétri qui me regrette,

Je vis…. Adieu ! »

XI

LE CRI DES MOUETTES

 

 

Sur les blocs de granit qui jonchent le rivage,

Enfants abandonnés des glaciers en voyage,

Les mouettes dormaient debout,

La tête vers l’aisselle à demi repliée,

Sommeil de sentinelle à son poste oubliée,

Encore en garde et prête à tout.

 

Comme une vierge nue en sa couche surprise,

Le lac en s’éveillant frissonnait sous la brise ;

Nuit d’automne au réveil brumeux !

Un brouillard s’élevait dans l’air humide et pâle,

Et contre les récifs la vague matinale

Recourbait ses flots écumeux.

 

Il faisait froid. La terre attendait, résignée,

L’heure du rendez-vous au soleil assignée.

L’aurore annonça son retour.

Le lac en tressaillit et les cieux s’en émurent ;

Comme un songe importun les brumes disparurent.

Voici venir le roi du jour !

 

Levez-vous, levez-vous, mouettes oublieuses !

Pourquoi sur vos rochers rêver silencieuses ?

La lumière est mère des jeux.

La terre a retrouvé son époux et son maître ;

Dans les bois, dans les blés, les chansons vont renaître.

Vous chanterez sur les flots bleus.

 

Les voici ! les voici !… Légères, gracieuses,

Elles n’ont point souci des lames orageuses ;

Elles rasent le flot mouvant.

Est-il un autre oiseau plus maître de son aile ?

Une aile de ramier, mais un vol d’hirondelle !

On dirait les filles du vent.

 

Oh ! qui ne donnerait une part de sa vie,

De cette vie étroite, à la glèbe asservie,

Pour voler ainsi tout un jour !

Mais quoi ? J’entends des cris d’impatiente rage,

Des cris d’oiseaux haineux, acharnés au pillage.

Je n’entends point d’hymnes d’amour.

 

Vous qui volez si bien, célébrez donc l’aurore,

L’aurore sur les flots, qui les bronze et les dore.

Un cantique à l’astre éternel !

Écoutez, mille voix chantent sa bienvenue,

Et pour le saluer l’alouette ingénue,

L’alouette va droit au ciel.

 

 

« Quel est le vain babil qui nous distrait en route ?

« Si nous volons si bien, nous le devons, sans doute,

« À l’attente des nuits sur un écueil glacé.

« Vivre du fruit des eaux n’est pas un jeu facile,

« Et la pêche est ingrate au plongeur inhabile

« Qui d’un coup d’aile est dépassé.

 

« Que l’heureuse alouette à chanter s’évertue !

« Elle a son nid bien chaud dans la moisson touffue ;

« Elle n’a pas senti le souffle du matin.

« Qui vit d’un grain de mil peut vivre aussi d’un rêve....

« Nous, les oiseaux pêcheurs, qui dormons sur la grève,

« Nous avons faim ! Nous avons faim ! »

XII

SOUVENIR

 

Je venais justement d’achever un poème,

La Source (on peut le lire en tournant deux feuillets).

« C’est à peu près cela, me disais-je en moi-même,

« Il en est d’imprimés qui ne sont pas mieux faits. »

 

Puis, en le transcrivant sur une page blanche,

Je me le récitai, tout seul, à haute voix,

Afin de mieux sentir si la rime était franche,

Et si le vers coulait comme la source au bois.

 

On sait que des auteurs la vanité s’abuse ;

Aussi, de plus d’un vers j’étais fier et jaloux,

Croyant y retrouver un accent de la muse

Qui, dans nos meilleurs jours, pleure et chante pour nous.

 

Comme je déclamais et me sentais en veine,

Ma femme entra, tenant par la main son cadet,

Enfant de quinze mois, qui sait marcher à peine,

Et se glisse partout, plus vif qu’un farfadet.

 

Il ne connaît que trop la chambre paternelle,

Bizarre entassement de livres, de papier.

Il sait qu’à chaque pas c’est fortune nouvelle,

Lorsque du haut pupitre on se rend à l’herbier.

 

Surtout à la paroi l’attire un Mallebranche,

Qui, tout voisin d’un Kant, contemple gravement

Un Bèze vénérable, à grande barbe blanche ;

Il le montre du doigt, et puis il dit : « Maman ! »

 

Car c’est tout ce qu’il sait de notre langue humaine ;

Seule sa mère existe, et le reste n’est rien.

Première foi du cœur instinctive et sereine !

S’il ne croit qu’à sa mère, au moins il y croit bien.

 

Avant de commencer son voyage ordinaire

Par les coins et recoins de ce vaste univers,

Il voulut regarder ce que faisait son père,

Et juger en passant si c’était prose ou vers.

 

La feuille devant lui s’étalait sur la table.

Il l’a vue, il l’a prise. Oh ! l’heureux âge d’or !

Âge où la convoitise est une grâce aimable,

Où le fruit défendu n’existe pas encor !

 

Pendant quelques instants il lut à sa manière,

Grave, les yeux fixés sur le papier noirci.

La page était, je crois, tournée en sens contraire ;

Mais les petits enfants lisent bien mieux ainsi.

   

Soudain il releva sa tête blonde et rose ;

Nous vîmes un sourire illuminer ses yeux.

Non, jamais fleur d’azur dans la bruyère éclose

D’un plus joyeux regard n’a salué les cieux.

 

De candeur, de malice, adorable mélange,

Ce sourire s’en va sitôt qu’on a péché.

Lui vient-il d’un lutin ? L’a-t-il appris d’un ange ?…

Cependant il froissait le poème ébauché.

 

Sa mère s’effraya. « Laisse faire, lui dis-je ;

« De l’idéal rêvé ces vers sont des lambeaux.

« Il peut en effacer jusqu’au dernier vestige ;

« Au fond de ses yeux bleus j’en lis de bien plus beaux. »

 

Ô Muse ! vieille amie encor jeune et féconde,

Pourquoi fatigues-tu mon cœur qui se flétrit,

Si pour en dire plus que tous les vers du monde

Il suffit d’un enfant qui s’éveille et sourit ?

 

C’est qu’il n’a pas appris à douter de lui-même,

Qu’il n’a pas fait encor de rêve mensonger,

Et que des premiers jours le gracieux poème,

Le cœur, tout en battant, l’écrit sans y songer.

 

C’est qu’il n’a pas appris à regarder ses larmes

Briller comme une perle au calice des fleurs ;

C’est qu’il est tout entier dans ses moindres alarmes,

Tout entier dans ses jeux, tout entier dans ses pleurs.

 

Si nous pouvions encore, imitant son enfance,

Ne pas nous demander si la vie est un bien,

Et, mêlant sa candeur à notre expérience,

Avoir tout éprouvé sans être las de rien,

 

On ne nous verrait pas, courbés sur une lyre,

Chercher la note rare et le rythme savant ;

Nous n’aurions comme lui qu’à pleurer ou sourire,

Nous serions le poème éternel et vivant.

 

Et même dans cet art détaché de la vie,

Dernière illusion où l’âme se reprend

Quand elle est détrompée avant d’être assouvie,

Le plus enfant de tous toujours est le plus grand.

 

Raphaël, Raphaël, toi qui luis et rayonnes

Entre les noms sacrés, comme une étoile au ciel,

D’où te vint cette foi de croire en tes madones,

Sinon de ton enfance, ô divin Raphaël ?

 

Tu ne t’informas pas si l’antique Ausonie

Cachait quelque hameau, du ciel favorisé,

Où le pur idéal créé par ton génie

Sur un front de vingt ans brillât, réalisé.

 

Mais quand elles passaient dans tes songes rapides,

Sur elles tu fixais tes grands yeux bien ouverts,

Tes beaux yeux éblouis, aussi purs et candides

Que ceux de cet enfant qui sourit à mes vers.

 

Qu’il les froisse à loisir, si c’est sa fantaisie,

Et moi, comme un trésor, je les conserverai.

J’avais auparavant rêvé la poésie ;

Maintenant je l’ai vue, et je m’en souviendrai.

 

Février 1870.

XIII

LIBRE HELVÉTIE

Ces strophes ont été demandées par le Comité de la Société fédérale des chanteurs, pour être chantées par toutes les sections françaises réunies, à la fête de Neuchâtel, en juillet 1870, sur l’air du fameux chœur de Halévy, dans l’opéra de Charles VI : « La France a l’horreur du servage, etc. » On en trouvera la musique à l’Appendice.

 

Jamais nous n’avons eu qu’un maître,

Le seul qu’on nomme avec fierté,

Le seul qui soit doux à connaître,

La Liberté, la Liberté ! (bis)

 

Sous ton beau ciel, ô ma patrie !

Toujours son drapeau flottera ! (bis)

Non, non, jamais en Helvétie

La Liberté n’abdiquera. (bis)

 

Qui sait si les rois de la terre,

Entrechoquant leurs bataillons,

Ne vont pas au jeu de la guerre

Livrer le sort des nations ? (bis)

Nous auront-ils dans leurs conquêtes ?

Nos Alpes plutôt crouleront ! (bis)

Non, non, jamais, courbant leurs têtes,

Les fils de Tell ne serviront ! (bis)

 

Passez, passez, sombres cohortes !

Chercher ailleurs votre chemin !

Un peuple ici veille à ses portes ;

Son bras vaut mieux qu’un mur d’airain. (bis)

Sans l’ébranler, hordes altières !

Vos flots jusqu’au ciel monteront !… (bis)

Non, non, jamais à nos frontières

Les rois vainqueurs n’insulteront ! (bis)

Janvier 1870.

XIV

LE PHALÈNE ET LA SOLDANELLE

 

Des papillons nés dans la plaine

Le plus léger fut un phalène,

À l’œil de feu.

On lui conta qu’une fleurette

Au haut des monts vivait seulette,

Près du ciel bleu.

 

On l’appelait la soldanelle ;

On la disait fière et rebelle,

Il écouta,

Ne vit dès lors que fleurs moroses,

Et bientôt du parfum des roses

Se dégoûta.

 

Puis il partit à la vêprée,

Et de son aile diaprée

Toujours volant,

Malgré la nuit, malgré l’espace,

Atteignit l’Alpe au front de glace,

Au mur croulant.

 

Non, jamais papillon volage

N’affronta d’un plus gai courage

Ces champs déserts.

Soudain son vol est moins rapide ;

Un parfum l’attire et le guide

Au sein des airs.

 

Dans un pli de la roche nue

La voici, la fleur inconnue,

Rose et lilas,

Petite cloche nuancée,

Qui, par un souffle balancée,

Sonne tout bas.

 

Plus léger que la brise folle,

Il en effleure la corolle,

Voltige autour,

Et du regard et du sourire

Il la caresse et la désire,

Ivre d’amour.

 

Mais retenant sa douce haleine,

Elle disait au beau phalène :

« Épargne-moi !

« Ma corolle, à peine attachée,

« Tombe aussitôt qu’elle est touchée ;

« Éloigne-toi ! »

 

— « Je pèse moins que la rosée

« Dans ton calice déposée

« Chaque matin.

« Tu m’aimeras, douce fleurette…

« Mais pourquoi donc vis-tu seulette,

« Dans un ravin ? »

 

— » Ne sens-je pas à ton haleine

« Le parfum de la marjolaine ?

« Ô papillons !

« Vos baisers ne sont que souillure !

« Mieux vaut cent fois souffrir l’injure

« Des aquilons ! »

 

Elle ajouta, baissant la tête :

« C’était mon jour, mon jour de fête.

« Je n’en ai qu’un.

« Le miel coulait dans mon calice ;

« J’allais remplir le précipice

« De mon parfum.

 

« De la neige, à peine enlevée,

« La terre encore est abreuvée ;

« J’en profitais.

« Humble clochette diaphane,

« Pour sonner joyeuse diane

« Je me hâtais.

 

« À l’horizon le ciel se dore.

« Ô doux printemps ! brillante aurore !

« Tiède zéphyr !

« Faut-il sonner mes funérailles ?

« Papillon, n’as-tu point d’entrailles ?

« Faut-il mourir ?

 

Elle tremblait, pâle et si frêle

Que le phalène eut pitié d’elle,

Pitié d’amour.

Il partit et fut dans la plaine

Au fond des bois cacher sa peine,

Fuyant le jour.

 

Mais du soir la brise embaumée

Le réveilla sous la ramée,

Qui frissonna.

Et plus épris, à tire d’aile,

Au ravin de la soldanelle

Il retourna.

 

— » Tous ces grands airs sont duperie,

« Jeux de coquette, ou pruderie

« De faux aloi

« Petite fleur fine et musquée,

« De mon amour tu t’es moquée ;

« Prends garde à toi !

 

Et, plus ardent en son caprice,

Il gravissait du précipice

Le haut rempart…

Ô papillon ! que viens-tu faire ?

Le précipice est solitaire ;

Il est trop tard.

 

Il est trop tard : la soldanelle

A déjà vu sa fleur nouvelle

Se détacher.

Éclose à peine avant l’aurore,

La voilà morte et fraîche encore

Sur le rocher.

 

Bientôt le vent des hautes cimes

Par les gradins des noirs abîmes

Va l’emporter,

Et, comme une feuille flétrie,

Loin des lieux où fut sa patrie

La ballotter.

 

Le papillon s’approcha d’elle :

« À toi, ma vie, ô soldanelle !

« Mon âme à toi !

« Pâle fleurette nuancée,

« Je te prends pour ma fiancée ;

« Pardonne-moi.

 

« Et que le vent, si bon lui semble,

« De monts en monts nous porte ensemble

« Sous le ciel bleu ! »

Depuis ce jour, nul dans la plaine,

Nul n’a revu le beau phalène,

À l’œil de feu.

LA QUESTION DU FŒHN

La paix décidément n’est pas de ce monde. Qui ne la croirait éternelle entre ces heureux savants qui passent leur vie à considérer des grandeurs ? Les mathématiques ne sont-elles pas un refuge contre les batailles des systèmes ? Qu’on ne s’y fie pas trop. En approchant l’oreille des sanctuaires de l’algèbre, on y entend aussi le cliquetis des amours-propres froissés et des théories en guerre. Rivalités, jalousies, tendance contre tendance, école contre école, celle-ci reprochant à celle-là de souiller ses calculs par de basses applications à la physique, celle-là se gaussant de ce puritanisme stérile : voilà, en plus d’un lieu, le train des mathématiques. Mais du moins la paix sera-t-elle assurée entre ces autres savants, plus heureux encore, si possible, qui notent avec une tranquille assiduité les variations du baromètre, du thermomètre, de l’hygromètre, et qui alignent des chiffres pour calculer d’inoffensives moyennes. Inoffensives, elles le sont moins qu’il ne semble. Ces chiffres ont retenu de leur origine de belliqueuses vertus. Ils représentent des coups de vent, des chutes de grêle, des bourrasques, des orages. Les uns sifflent comme la bise du nord, les autres grondent comme la tempête. Demandez plutôt à M. Dove et à M. Wild. Quand ces deux messieurs agitent des questions de météorologie, on croirait entendre le fœhn discuter avec le vent d’ouest dans les gorges des Alpes.

La science des vents est à peine ébauchée ; elle en est encore aux tâtonnements des débuts. Néanmoins elle promet déjà un ample butin aux esprits curieux, qui aiment à se donner à propos de tout le spectacle des choses humaines. Elle aura son histoire un jour, instructive et amusante. Pour le moment, elle travaille à l’enrichir d’un épisode piquant, et qui nous touche de près, nous autres Suisses. Il y a une question du fœhn, question brûlante, qui a semé la discorde dans le monde savant, et à propos de laquelle de doctes professeurs, armés de toutes pièces, se sont lancés et renvoyés, du haut de leurs observatoires, des projectiles de guerre légers ou pesants.

 

Cette question du fœhn nous appartient. Elle a sa place dans ces volumes, et nous ferons de notre mieux pour en suivre les progrès. Les pages suivantes, qui auraient dû paraître dans la troisième série des Alpes suisses, et qui, faute de place, ont paru dans la Bibliothèque universelle, diront au lecteur où elle en était il y a deux ans, au mois de mai 1868. Je n’ai pas cru devoir y rien changer, sauf telle correction insignifiante. Elles ont leur date qui correspond à un des moments les plus intéressants de la discussion. Un post-scriptum dira où la question en est aujourd’hui, en juillet 1870. Nous y reviendrons plus tard, s’il y a lieu, afin d’en marquer les progrès successifs. :

Si l’on demande aux montagnards de Glaris et d’Uri ce que c’est que le fœhn, ils répondront invariablement que le fœhn est un vent du sud, sec, chaud, qui au printemps dévore les neiges des Alpes, qui en automne fait mûrir les raisins, parfois doux, parfois violent et sauvage, capable d’enlever les toits des chalets, de casser par le milieu les plus fiers sapins, et de propager en quelques instants sur un village ou sur toute une ville les flammes de l’incendie.

Tel est le signalement populaire du fœhn. Pour peu qu’il souffle d’une manière prononcée, on ne le confondra dans la plupart de nos vallées avec aucun autre vent ; on n’a jamais vu que la police d’Uri ou de Glaris ait dû recourir à une consultation d’experts en météorologie pour appliquer la loi qui veut qu’on éteigne tous les feux quand règne le fœhn.

Nos montagnards estiment encore que le fœhn tient le plus souvent en échec quelque rafale de vent d’ouest, et préserve la montagne de pluie aussi longtemps qu’il réussit à se maintenir. Les uns l’envisagent comme un vent spécial à leurs vallées ; d’autres soupçonnent qu’il vient d’Italie, et en parlent comme d’un sirocco qui aurait franchi les cols des Alpes.

Ce vent singulier a fait naître plusieurs proverbes et dictons populaires. Il y en a un qui promet le beau tant que souffle le fœhn, et qui prédit que s’il vient à cesser, c’est dans la boue qu’il tombera.

 

Die Pföhn

Macht schön

Wann sie vergaht

Fællt sie ins Kaht.

 

Un autre affirme que si le fœhn ne s’en mêlait, le bon Dieu et son soleil ne viendraient jamais à bout des neiges de l’hiver. Dans la Valteline, lorsque le fœhn se lève le soir, le peuple a coutume de dire : « Cette nuit le loup va dévorer la neige. »

La météorologie ne devait pas se contenter de ces premières et naïves observations. Mais peut-être son attention aurait-elle tardé à se porter sur le fœhn, phénomène en apparence local, si la géologie ne le lui avait signalé comme un vent qui a joué dans l’histoire un rôle considérable, et, si on l’ose dire, éminemment civilisateur. C’est à M. Arnold Escher de la Linth, le fils du célèbre Conrad Escher de la Linth (Lindomagikus, comme on lit sur son monument à Ziegelbrücke) qu’on doit l’existence d’une question du fœhn capable de passionner les savants, et d’intéresser tout le monde. Esprit ingénieux, sagace, toujours ouvert, auquel la géologie suisse est redevable de grands progrès, il fut conduit, en étudiant les traces des anciens glaciers, à l’idée que la naissance du Sahara, l’apparition du fœhn et l’adoucissement du climat des Alpes, pourraient bien être des faits simultanés et étroitement liés les uns aux autres. La constitution géographique du Sahara indique qu’il doit avoir été autrefois recouvert par les eaux ; avant d’être un désert, c’était une mer, et les vents qui la sillonnaient se chargeaient d’humidité. Une fois émergé et desséché, le centre de l’Afrique est devenu une fournaise. À chaque instant l’air qui s’y torréfie au contact des sables brûlants s’élève dans l’espace, toujours prêt, si les circonstances sont propices, à souffler par chaudes bouffées sur les rivages de l’Europe. Celui des couches inférieures se charge de vapeurs en traversant la Méditerranée, et produit le sirocco d’Italie, vent généralement doux et humide, contenu par la muraille semi-circulaire des Alpes ; celui des régions supérieures, que rien n’arrête, peut au moindre appel se jeter violemment vers le nord. Devant passer au-dessus de la région habituelle des nuages, il arrive, sec encore, sur les neiges des Alpes, d’où il se précipite dans les vallées. Ce vent des couches supérieures produit notre fœhn, frère du sirocco, mais qui ne lui ressemble guère. Le jour où il a fait son apparition dans l’histoire, le climat des Alpes a été changé ; les frimas de chaque hiver ont pu disparaître chaque été jusqu’à deux et trois mille mètres ; les réserves de neige accumulées pendant des siècles dans les hautes vallées ont diminué rapidement, et les glaciers d’autrefois, ces glaciers qui du Grimsel et de la Furka s’étendaient jusqu’au Jura, de l’Oberalp jusqu’au lac de Constance, ont battu en retraite vers les refuges de la montagne.

Tel est le rôle que M. Escher de la Linth eut l’idée d’attribuer au fœhn. Cette hypothèse eut tout de suite un véritable succès. Poétique autant qu’ingénieuse, elle avait le double avantage de résoudre d’une manière plausible une question difficile et de plaire à l’imagination. Le Sahara délivrant les Alpes, le Sahara préparant une patrie à Guillaume Tell et du fond de l’Afrique faisant verdoyer le Grütli : quel est le romancier qui eût si bien rencontré ? Il n’y a que la science pour nous ménager de ces surprises de poésie. Reproduite par un grand nombre d’écrivains, dont quelques-uns justement populaires, par Tschudi entre autres, la théorie de M. Escher est promptement tombée dans le domaine public ; aujourd’hui elle fait partie de notre vie poétique, et il y aurait privation pour l’imagination populaire, s’il fallait renoncer à voir dans le fœhn un fougueux enfant du Sahara et le libérateur des Alpes.

Toutefois, depuis quelques années, des théories ont surgi, menaçantes pour l’hypothèse de M. Escher. Il est, dit-on, démontré qu’il y a eu au moins deux époques glaciaires, séparées par un long intervalle de siècles, et déjà l’on peut ouïr parler d’une oscillation régulière dans l’histoire du climat terrestre et de retours périodiques des glaciers d’autrefois. Une périodicité correspondante n’est guère admissible pour le Sahara ; hier un lac, aujourd’hui un désert, il n’est pas à présumer qu’il ait passé plusieurs fois par de semblables péripéties. De plus, les phénomènes des époques glaciaires paraissent s’être produits sur toute l’étendue du globe, dans le Nouveau Monde comme dans l’Ancien, à distance aussi bien qu’à portée du Sahara. Étudiées les premières et de plus près, les Alpes ont pendant quelque temps tenu le haut bout dans l’histoire des anciens glaciers ; maintenant elles ne figurent plus dans la science que comme un des districts dont ils se sont emparés, et les causes locales qui peuvent avoir contribué à l’accroissement ou à la retraite de tel glacier tendent à s’effacer devant la cause générale de si vastes révolutions. Les naturalistes de notre pays n’ont pas été les derniers à le comprendre. M. Oswald Heer, par exemple, le célèbre botaniste, grand ami de M. Escher, cherchait naguère dans le voyage du système solaire au travers de l’espace l’explication des changements de climat qu’a subis notre planète.

On ne peut pas dire cependant que ces hautes théories aient enlevé toute espèce de valeur à l’hypothèse de M. Escher. Au milieu de révolutions à si long terme il y a place pour des accidents. Elles n’empêchent point, par exemple, que si le fœhn a fait à un moment donné son apparition dans l’histoire, le climat des Alpes n’ait pu en être modifié jusqu’à rendre habitables de vastes espaces autrefois couverts de glace. Ce ne sera plus, si l’on veut, qu’un épisode dans la grande épopée météorologique, mais un épisode toujours dramatique, et qui, pour nous du moins, mérite encore de s’appeler un événement.

Réduite à ces proportions, l’hypothèse de M. Escher continuait à intéresser vivement les naturalistes de notre pays. Ils l’adoptaient pour la plupart ; quelques-uns même paraissaient se serrer autour d’elle comme autour d’un drapeau ou d’un guidon. Elle était loin pourtant d’être au bout des épreuves qu’elle devait traverser. Dans les pays où l’on ne connaît pas par expérience le fœhn et ses effets, elle avait quelque peine à se faire bien accueillir. Quand on en parlait à M. Dove, il hochait la tête. Or, M. Dove est un maître en pareille matière. Il a écrit un livre profond, qu’il n’a pas craint d’intituler : La loi des orages (Das Gesetz der Stürme), et l’on dit que les orages s’y soumettent. Il joue à Berlin le rôle que joue M. Leverrier à Paris. Tout le monde le tient pour le premier météorologiste de l’Allemagne, ce qui fait que les Allemands – peut-être n’ont-ils pas tort – le tiennent pour le premier météorologiste du monde. C’était un gros point noir pour l’hypothèse de M. Escher que ces hochements de tête du savant berlinois.

Il ne faisait pas encore d’opposition bien ouverte ; mais, à voir son attitude calculée, on eût dit qu’il avait un secret, et qu’il s’accordait le plaisir de regarder les naturalistes suisses jouer innocemment avec leur hochet favori, pendant qu’il se préparait en silence à le briser dans leurs mains et à s’amuser de leur déconvenue.

Sur ces entrefaites, MM. Martins, Desor et Escher de la Linth avaient entrepris une excursion dans le Sahara. Ils en revinrent avec une belle moisson d’observations précieuses et de faits bien constatés. Il n’y avait plus de doute à leurs yeux sur un point essentiel : le Sahara a été autrefois une mer ; on y trouve des coquilles fossiles, et il suffit de les comparer avec les espèces qui vivent encore dans les mers voisines, pour s’assurer que l’émersion du désert date d’une époque géologiquement récente, contemporaine de la dernière extension des anciens glaciers. Ainsi l’hypothèse de M. Escher se trouvait au bénéfice d’un commencement de vérification. La nouvelle fit sensation, et la joie fut grande chez les nombreux amis du naturaliste zurichois. Cette découverte eut à Zurich, en 1864, les honneurs de la réunion générale de la Société helvétique des sciences naturelles. M. Desor la popularisa dans ses quatre lettres à Liebig : Aus Sahara und Atlas, et M. Martins en entretint assez longuement le public de la Revue des Deux Mondes.

Il devenait difficile à M. Dove de garder plus longtemps son secret ; déjà quelques parties lui en étaient échappées soit à Zurich, où il avait assisté à la réunion de 1864, soit dans un de ces petits congrès scientifiques qui ont lieu chaque année à Combe-Varin, sous le toit hospitalier de M. Desor, soit dans une lettre adressée au même M. Desor. Il n’en avait pas fallu davantage pour lui attirer des réfutations, en partie prématurées. Force lui fut de se découvrir enfin complètement. Il le fit dans une longue et intéressante brochure (Ueber Eiszeit, Fœhn und Scirocco) qui parut l’année dernière, brochure où il y a autant d’esprit que de science, et où la polémique accompagne l’exposition calme des faits.

C’était effectivement un terrible secret que celui du savant berlinois. Il avait découvert trois choses essentielles. La première est que nous discutons sur le fœhn sans savoir ce que c’est, attendu qu’en Suisse on désigne sous ce nom une bonne demi-douzaine de vents. La seconde est que le fœhn véritable, celui de M. Dove, ou pour parler plus exactement, la plupart des fœhns, sont des vents essentiellement humides, qui accompagnent le vent du sud-ouest, et, comme lui, viennent de l’Océan ; on pourrait les définir des déviations locales du vent de l’Atlantique. La troisième est que, grâce au mouvement de la terre, plus rapide dans les régions équatoriales que dans nos latitudes moyennes, les vents qui partent du Sahara dans la direction du nord doivent être déviés en route, et manquer la Suisse pour aller se jeter sur les rivages de l’Asie Mineure ou plus à l’est encore. La Suisse n’a rien à attendre comme rien à craindre des souffles africains. Au lieu de faire verdoyer le Grütli, ils ont changé en déserts de vastes contrées orientales, dans les régions de la mer Noire et du Taurus. Ainsi le veut l’inexorable mécanique.

Le mémoire de M. Dove fit sur plusieurs de nos naturalistes l’effet d’un réveille-matin sonnant aigrement au milieu d’un songe heureux. Ils en ressentirent une impression d’autant plus désagréable qu’il se mêlait quelque persifflage aux savantes dissertations de l’éminent professeur. Il faut entendre M. Dove se moquer de ce que les Suisses appellent sec et humide. Ils ont évidemment la peau dure, et l’humidité ne commence pour eux que lorsqu’ils sont trempés jusqu’aux os. Il paraît qu’en Allemagne le mémoire de M. Dove a été envisagé comme un modèle d’excellente polémique, piquante avec douceur ; il nous apprend lui-même, dans une brochure postérieure, que les plus graves journaux ont vanté son esprit et sa mesure. Pour de la mesure, c’est affaire d’appréciation : chacun a la sienne, et M. Dove permettra sans doute à ceux dont il s’est moqué de trouver qu’il a fait la mesure bonne. Pour de l’esprit, il en a, et beaucoup ; il a un esprit d’un genre particulier, qui n’est ni très gai, ni très amusant, mais qui pique ; c’est de l’ironie froide, supérieure, sans haine ni méchanceté, accompagnée de quelque dédain, et qui, non sans complaisance, se regarde elle-même distiller de petits witz moqueurs. Berlin est une très grande ville, où l’on trouve tous les genres d’esprit ; il y en a un cependant qu’on appelle plus particulièrement l’esprit berlinois : ce pourrait bien être celui de M. Dove.

Mon impression est que M. Dove nous tient pour des paysans. Il n’a pas tout à fait tort. Le Suisse, même des villes, l’est presque toujours plus ou moins. Je ne sais quelle expression de bonhomie, et aussi de malice rustique, perce dans la physionomie de quelques-uns de nos savants les plus renommés ; l’âge aidant, la pointe malicieuse s’efface, et nous avons des vieillards qui ont blanchi dans l’étude et qu’on prendrait pour des patriarches. D’autres, plus jeunes, ont une bonne figure de campagnards très instruits. À mon avis, il en faut de pareils. M. Dove sait-il bien ce que c’est qu’un paysan ? Sans doute le paysan ne s’élève pas sans quelque effort aux hautes considérations qui embrassent toutes les zones et tous les climats. Volontiers, il ferait de son village le résumé de l’univers. L’homme des villes voit plus loin, mais il voit à travers les livres, tandis que le paysan prend la nature sur le fait, l’observe, l’épie tous les jours et vit avec elle. Le paysan a souvent besoin qu’on élargisse le cercle de ses idées, rarement qu’on corrige ses impressions ; elles sont sûres, nettes et parfois d’une rare finesse. Son épiderme n’est pas un hygromètre aussi grossier qu’on veut bien le dire, et il y a peut-être quelque présomption à venir de Berlin pour lui apprendre à distinguer entre ce qui est sec et ce qui est humide. M. Dove s’est laissé abuser, je le crains, par un excès de défiance ; pour n’être pas dupe d’observations qu’il a jugées trop naïves, il est tombé lui-même dans quelques naïvetés. Si jamais le bruit se répandait dans les vallées d’Uri et de Glaris qu’un professeur allemand a découvert que le fœhn est un vent essentiellement humide, il s’en ferait des chansons dans tous les chalets de la montagne.

Le mémoire de M. Dove ne devait pas rester longtemps sans réponse. M. Wild, de Berne, a profité, pour y répondre, de l’occasion que lui offrait une solennité académique[19]. M. Wild est en plusieurs points d’accord avec M. Dove a constaté que, pendant trois ans, tous les orages de fœhn que nous avons eus en Suisse ont coïncidé avec une tempête de l’Atlantique. Mais il ne pouvait admettre cette manière de tourner la science en ironie. Il a protesté. Peut-être a-t-il trop bien protesté, et lui est-il arrivé de tomber lui-même dans la faute qu’il reproche à M. Dove. Celui-ci vient de riposter par une nouvelle brochure, « Der Schweizer Fœn, » où nous apprenons, entre autres, que nous ignorons jusqu’au nom des vents de notre pays. On écrit fœn. L’h n’est qu’un vain « ballast, » selon l’expression d’un des correspondants de M. Dove[20] ; c’est une importation tardive, un grossier usage, que Schiller a « malheureusement » naturalisé en Allemagne. On donne à l’appui diverses gloses empruntées au dictionnaire de Grimm, qu’à tel auteur de la Suisse française, dont l’opinion a peu de poids en pareille matière. Peut-être ferons-nous bien de ne pas trop nous hâter de jeter par-dessus le bord cet inutile ballast. L’Allemagne est en veine de réformes, et son radicalisme ne connaît plus de bornes. Quand une orthographe a pour elle un long usage, l’usage du pays où l’on a non seulement le mot, mais la chose, quand de plus elle a été consacrée par des monuments littéraires universellement admirés, il faut de bonnes raisons pour la changer. La prononciation du mot fœhn, longue et légèrement aspirée, justifie l’orthographe actuelle, et cette aspiration produit un certain effet d’harmonie imitative qui ne messied point. L’étymologie d’ailleurs n’y semble pas absolument contraire, si du moins, comme le veut Grimm, le mot fœhn est une contraction de favonius, en romansch, favugn ou favuogn. D’autres, il est vrai, le dérivent immédiatement d’un vieux mot gothique, fôn, qui signifie feu. Laissons d’abord la philologie décider la question, et nous verrons après. Peut-être d’ici là aurons-nous fait quelques réflexions sur les inconvénients qu’il y aurait à effacer des mots toutes les traces de leur histoire.

C’est avec une répugnance visible que M. Dove a répondu à M. Wild ; il a mis quelque affection à conclure en déclarant solennellement qu’il ne relèverait plus désormais de semblables attaques. M. Wild répliquera-t-il ? Peut-être. Mais il semble difficile d’attendre de cette controverse de très heureux résultats. Les amours-propres sont engagés, et la discussion court le risque de dégénérer en querelle. S’il en était ainsi, il faudrait le regretter, car, malgré les plaisanteries que M. Dove s’est permises, nous lui devons des remerciements. Que, l’occasion se présentant, nous nous accordions le plaisir de quelque innocente revanche, ce ne sera que justice ; mais nous mettrions les torts de notre côté si nous méconnaissions le service qu’il nous a rendu. Il nous a fait sentir que nous avions travaillé mollement à cette question du fœhn, qui nous appartient à tant de titres. Il ne suffit pas de dire que le fœhn est un vent chaud et sec, provenant probablement du Sahara, et de ne donner à l’appui que des inductions plausibles et des observations fragmentaires ; il faut mesurer cette sécheresse et cette chaleur, suivre le fœhn dans sa marche, l’observer à toutes les hauteurs et dans toutes les saisons, en ayant soin de comparer toujours l’état atmosphérique de notre pays avec celui des contrées voisines. Faute d’observations suffisamment détaillées et précises, plusieurs de nos écrivains ont donné du fœhn des descriptions dont l’exactitude peut être l’objet de plus d’un doute. Je crains fort que ce ne soit le cas de M. Tschudi lui-même[21]. En outre, M. Dove ne se trompe qu’à moitié lorsqu’il nous reproche de réunir sous le nom commun de fœhn des vents différents. Il y a telle vallée où l’on ne connaît guère que deux courants, l’un qui remonte, l’autre qui descend la vallée ; l’un des deux est souvent appelé fœhn, sans autre distinction, quoiqu’il puisse être produit par des circonstances atmosphériques très variées. La disposition de certaines chaînes, surtout dans les Grisons, se prête à de fréquents quiproquos. De très habiles naturalistes, et c’est, si je ne me trompe, l’opinion de M. Escher lui-même, croient à l’existence de deux espèces de fœhn, qui n’ont jamais été bien démêlées : l’un violent, le fœhn orage, qui n’est pas de longue durée ; l’autre doux, un fœhn zéphyr, qui se ferait sentir fréquemment en automne, et se soutiendrait parfois pendant des semaines. Enfin, les fœhns les mieux caractérisés présentent, à ce qu’il paraît, des différences notables, suivant les saisons.

M. Dove nous a rendus attentifs à tous ces éléments de confusion, et peut-être n’y a-t-il pas trop de mal qu’il l’ait fait de manière à piquer notre amour-propre. La nécessité de reprendre la question par le commencement n’en sera que mieux sentie. Déjà M. Coaz, de Coire, vient de publier sur le fœhn un excellent discours, pur de toute polémique, dont la conclusion est une exhortation à l’étude. Le sentiment de l’insuffisance des observations antérieures devient tous les jours plus vif, et c’est à M. Dove, notre contradicteur, que nous le devons surtout.

Il y avait cependant parmi nous, je suis heureux de le constater, un homme qui n’a eu besoin ni des derniers opuscules de M. Dove, ni des exhortations de M. Coaz, non seulement pour comprendre que la discussion manquait d’une base sûre, mais pour mettre la main à l’œuvre, et travailler à racheter le temps perdu. Pendant que M. Dove nous reprochait de parler du fœhn sans savoir ce que c’est, M. L. Dufour, professeur à l’Académie de Lausanne, recueillait en silence les matériaux nécessaires pour une monographie complète du coup de fœhn du 23 septembre 1866. Les résultats de ses recherches viennent d’être consignés dans un mémoire étendu, qui fera date dans l’histoire de la question.

L’originalité du travail de M. Dufour est dans la méthode. L’idée d’étudier un coup de fœhn, de manière à le connaître dans l’ensemble et dans les détails, avait bien pu venir à l’esprit de quelques naturalistes ; mais il ne s’était trouvé personne pour la réaliser. C’est donc un exemple original qu’a donné M. Dufour, et un exemple de grande conséquence, car il a trouvé le vrai moyen de faire faire à la question de rapides progrès. Si l’on veut s’en convaincre, il suffit de comparer le mémoire de M. Dufour avec les dernières pages de la brochure de M. Dove, intitulée « Der Schweizer Fœn, » laquelle doit avoir croisé le mémoire de M. Dufour sur la route de Berlin à Lausanne. M. Dove s’occupe aussi du coup de fœhn du 23 septembre 1866 ; mais tandis que la science, réduite aux indications qu’il donne, n’aurait gagné que quelques renseignements nouveaux, intéressants et partiels, elle gagne aux recherches de M. Dufour un certain nombre de résultats authentiques et une voie toute tracée pour l’avenir.

Le mémoire de M. Dufour est d’un style sévèrement scientifique ; c’est dire qu’on y trouvera des chiffres en grand nombre, et qu’il ne faut pas l’aborder dans l’espoir d’une lecture amusante et facile.

L’intérêt n’en est pas moins considérable, surtout pour les personnes à qui la question n’est pas nouvelle, et qui peuvent sentir le prix de tant d’observations nettes et précises. Dès aujourd’hui, il y a au moins un orage de fœhn qui nous est bien connu. Ce n’est pas ici le lieu de suivre M. Dufour dans les détails où il entre ; mais nos lecteurs nous reprocheraient à bon droit de ne pas leur dire, au moins en gros, en quoi le phénomène a consisté.

Dès le 20 septembre, le baromètre baissait partout à l’ouest et au nord-ouest de l’Europe, et un vaste courant d’air venant de l’Atlantique se précipita bientôt vers les régions où se faisait sentir cette baisse du baromètre. Le vent a été très fort le 22 et le 23. Il a soulevé sur la Manche de véritables tempêtes, et la pluie a été abondante sur tout son parcours, en France, en Angleterre et en Belgique. L’Italie, pendant ce temps, était calme, sans pluie ; les vents y étaient nuls ou variables, et le baromètre presque stationnaire. Si, partant de Rome, on se fût dirigé vers le nord, en notant de station en station la hauteur du baromètre, on l’aurait vu se maintenir à un niveau presque constant jusqu’à la chaîne des Alpes ; puis tomber d’une façon brusque aussitôt cette chaîne franchie, et continuer à baisser, mais lentement, jusque sur les rivages de la Manche et de la mer du Nord, où était le point de plus forte dépression. Les Alpes formaient une barrière séparant avec une rare précision deux régimes atmosphériques entièrement différents. Le plateau suisse semblait appelé à avoir aussi sa part de la tempête de l’Atlantique, et il l’aurait eue sûrement si le fœhn ne s’était levé pour l’en garantir. Dès le 21, quelques bouffées d’air tiède l’annoncent sur les flancs et les sommets du Jura ; le lendemain, il se généralise au pied des Alpes ; le surlendemain, il souffle avec une violence inouïe dans toutes les vallées, et se fait sentir jusqu’au lac Léman et au lac de Constance. Sa direction générale est notée du sud au nord ; mais on se demande s’il ne faudrait pas dire plutôt de haut en bas. Quand le faucon se précipite sur sa proie, il se laisse tomber, ailes fermées, puis il rase le sol pour la saisir au passage : c’est à peu près ainsi que paraît souffler le fœhn. Les villages dominés au sud par des murailles de deux ou trois mille mètres n’en sont point garantis ; c’est au contraire sur eux qu’il semble tomber de préférence. On dirait un torrent d’air plongeant sur le flanc nord des Alpes, puis balayant le plateau suisse. Après le passage du fœhn, mainte prairie offrit l’aspect d’un champ de ruines ; d’autres, à peu de distance, semblaient avoir été miraculeusement protégées. Le fœhn épargnait la rive suisse du lac de Constance pour se jeter violemment sur quelques points de la rive allemande ; il faisait rage à Montreux, à Bex, à Martigny, tandis que pas une feuille ne bougeait à Fully. Le 24, il soulevait encore les flots du lac de Lucerne, et le Pilate était tranquille au milieu de la tourmente. Cependant, même dans les oasis respectées, on se sentait environné d’un air brûlant. La chaleur du fœhn a ceci de particulier qu’elle est indépendante des rayons du soleil. Ils n’y ajoutent rien ou presque rien. Elle est aussi suffocante à minuit qu’au gros du jour. Elle a je ne sais quoi de fiévreux : animaux, hommes, plantes, tout en souffre. Le fœhn n’est pas nécessairement très chaud sur les hauteurs – celui du 23 septembre n’a pas fortement élevé la température normale des hautes régions – mais il dégage en tombant, par le seul fait de la compression de l’air, une immense quantité de chaleur. Impossible de se mettre à l’abri de cette production de chaleur. Le côté de l’ombre n’est pas moins torride que celui du soleil. C’est de 6 à 9 degrés que le fœhn du 23 septembre a réchauffé l’air des vallées alpines. Le 24 a été le jour le plus chaud de l’année pour plusieurs stations suisses ; sur quelques points de la chaîne du Jura, il faisait plus chaud qu’à Lisbonne, et nulle part, dans toute l’Italie, pendant la seconde moitié de septembre, on n’a noté une température plus élevée que celle de Zug, le 24, vers le milieu du jour. À cette extrême chaleur se joignait une extrême sécheresse ; point de pluie sur le plateau, point de rosée. Cependant, dès le 24, le Rhône commença à grossir. Était-ce la fonte des glaciers ? Non. Le fœhn, nous l’avons dit, n’était pas très chaud sur les hauteurs glaciaires. C’était de la pluie, et des torrents de pluie, mais strictement limités à la plus haute crête des Alpes, du Mont-Blanc à la Bernina. Dans le fond du Valais, dans le Rheinthal, sur les Alpes bernoises et glaronnaises, sauf dans les environs du Grimsel et du Gothard, sécheresse continue. Les torrents qui tombent du nord dans le Rhône étaient ce qu’ils sont toujours ; ceux du sud débordaient furieux. Cette chute de pluie, ainsi localisée, comme sur un faîte de toit, annonçait la fin du phénomène. Dans la nuit du 23 au 24, le fœhn cesse pour la plupart des stations voisines du Jura qui en avaient ressenti les premières atteintes ; le lendemain, l’air se calme sur toute l’étendue du plateau suisse, et il n’y a plus que quelques stations alpines où la tourmente persiste avec opiniâtreté jusque dans la journée du 25.

On le voit, le fœhn a créé pour la Suisse pendant ces trois journées un régime tout spécial. Elle a eu son climat, qui a pu s’étendre à quelques parties du Tyrol et de l’Allemagne méridionale, mais qui, nulle part, n’a été mieux caractérisé que dans nos principales vallées, à Engelberg, à Zug, à Altorf, à Glaris, à Martigny, etc. Faut-il y voir un phénomène purement local, une cascade d’air sur le flanc des Alpes ? En lisant le mémoire de M. Dufour, on craint un moment d’en être réduit à cette extrémité. De quelque côté que l’on regarde, on ne devine pas d’où cet air pourrait venir. Il ne vient ni du nord, ni de l’est, ni de l’ouest ; il ne peut venir que du sud, et pourtant il ne vient pas d’Italie, où l’atmosphère est tranquille, et où le baromètre est d’une immobilité désespérante. Peu s’en faut que M. Dufour ne nous laisse avec l’idée d’un vent qui ne vient de nulle part. Heureusement qu’au dernier instant, lorsque déjà le volume se ferme entre les mains, on découvre un post-scriptum. Ce sont les observations d’Alger parvenues à l’auteur au moment où s’achevait l’impression de son travail. Que se passe-t-il en Algérie ? Tout justement ce qui se passe en Suisse. L’oscillation du baromètre y est la même, celle du thermomètre aussi ; le vent souffle du sud, avec quelques déviations passagères ; il vient en ligne directe du Sahara ; on le note partout comme un sirocco, sec, dévorant, violent. La concordance est parfaite, sauf qu’Alger est à peu près de 24 heures en avance, ce qui laisse le temps à la tempête du désert de franchir la Méditerranée et de venir mourir chez nous.

M. Dufour est un naturaliste trop prudent pour oser affirmer positivement que l’orage du 23 septembre donne raison à la théorie de M. Escher. Ce n’est qu’à titre d’hypothèse qu’il admet la possibilité d’un courant supérieur de ce vent du désert, courant qui aurait produit notre fœhn ; mais il ne sera pas trop étonné, sans doute, si des esprits plus impatients, moins rompus aux lenteurs circonspectes de la science, profitent de cette hypothèse, comme d’une issue pour échapper dès à présent à la prison où il semblait sur le point de nous renfermer, avec son fœhn qui ne venait de nulle part. M. Escher, en tous cas, aura eu plaisir à lire ce post-scriptum. – Mais cette issue nous est-elle bien ouverte ? Ne reste-t-il pas pour la fermer la dernière objection de M. Dove, raide comme une loi de mécanique ? Le mouvement de la terre ne va-t-il pas faire dévier vers l’orient ce sirocco d’Algérie ? L’homme de la loi des orages ne va-t-il pas lui viser un passe-port, non pour le Grütli, mais pour les ruines de Troie, qu’il ne relèvera pas ? M. Dufour y a pourvu d’une manière aussi ingénieuse que simple, et sans faire la moindre entorse aux lois de la mécanique, pour lesquelles il éprouve un respect aussi profond que M. Dove lui-même. Il est vrai qu’en temps ordinaire ce sirocco d’Alger risquerait fort de manquer nos frontières ; mais nous ne sommes point en temps ordinaire, et il faut tenir compte de tout. Les vents, on le sait, naissent des dérangements de l’équilibre de l’atmosphère ; ils se jettent des contrées où la colonne d’air pèse trop vers celles où elle est tombée au-dessous de son poids normal. Une forte dépression barométrique constitue un « appel » (la météorologie a de ces termes heureux), auquel répond bientôt un vent parti des régions trop chargées. Or, si d’un côté la rotation de la terre menace de rejeter notre fœhn sur l’orient, de l’autre nous avons au nord-ouest un de ces centres de dépression barométrique qui l’attire irrésistiblement. Il y a un appel, et il y répondra.

J’ai parlé de la prudence de M. Dufour ; elle est très grande. Or toute prudence est méfiance, et l’on peut en dire sérieusement ce que dit de la charité un proverbe satirique : La méfiance bien ordonnée commence par soi-même. Ainsi en juge M. Dufour. Il est sagement craintif. Il a peur de se laisser aller à des jugements prématurés, qui altéreraient son impartialité naturelle, et répandraient leur teinte trompeuse sur les phénomènes qu’il observe. Il veut voir ce qui est, rien que ce qui est, et plutôt que d’imposer à la nature les formes de son esprit, il préférera paraître circonspect et prudent jusqu’à la timidité. Cette prudence, qui enfante des doutes, cette continuelle surveillance de soi-même, peuvent fatiguer à la longue les imaginations impatientes ; il n’en est pas moins vrai que c’est là ce qui fait le prix du travail de M. Dufour. On éprouve à le lire un plaisir qui est très grand et qui n’est peut-être pas très commun : « Voilà du moins, se dit-on, un savant avec qui l’on est en sécurité ! » Quand il dit blanc, c’est blanc, et l’on peut être sûr que ce n’est pas gris ; quand il dit humide, on ne se demande pas s’il faut l’entendre à la mode berlinoise ou à la mode suisse ; c’est humide. Cette sagesse aura sa récompense. Ce qu’elle n’a pas craint d’affirmer, tout le monde l’affirmera en sûreté de conscience, et dès à présent on peut envisager comme acquis : 1° que le fœhn n’est point nécessairement un sirocco italien, 2° que certains orages de fœhn sont provoqués par une forte dépression barométrique au nord-ouest de l’Europe, accompagnée d’une tempête venant de l’Atlantique, 3° que les origines du fœhn doivent probablement être cherchées dans les régions supérieures de l’atmosphère, 4° que le fœhn est capable d’élever la température d’un jour d’automne au niveau des jours les plus caniculaires du plein été, et de faire momentanément de quelques vallées des Alpes le coin de terre le plus chaud de l’Europe, 5° que pendant les orages de fœhn la muraille des Alpes peut jouer le rôle d’une barrière séparant deux régimes atmosphériques entièrement différents, et sujette elle-même à des accidents bizarres, de telle sorte que les voyageurs qui ont franchi le Gothard le 23 ou le 24 septembre 1866, ont en réalité traversé trois climats, celui de Bellinzone, calme et doux, celui du col où tombaient des torrents de pluie, celui d’Altorf où un vent brûlant soufflait par violentes saccades.

Avoir mis en pleine lumière dans une simple monographie un si grand nombre de faits intéressants, est un résultat considérable. Toutefois il ne faut pas se le dissimuler, le travail de M. Dufour soulève encore plus de questions qu’il n’en résout. Ce vent qui plonge, à qui il peut arriver d’être froid sur les hauteurs et brûlant dans la plaine, qui emporte les toits d’un village et ne fait pas même dévier la fumée du village voisin, qui est sec partout, sauf sur la crête de la plus haute chaîne des Alpes où il détermine des chutes de pluie abondantes : en voilà plus qu’il n’en faut pour discuter longtemps. Et, à tout prendre, il se pourrait que le principal mérite du travail de M. Dufour fût d’avoir clairement montré combien c’est une chose compliquée qu’un orage de fœhn, et d’avoir en même temps donné l’exemple d’une méthode d’investigation sûre et rationnelle. Les observateurs sont maintenant orientés ; ils savent ce qu’il y a à faire pour atteindre le but.

La brochure de M. Dove (Ueber Eiszeit, Fœhn und Scirocco) a terminé une première période de l’histoire de la question du fœhn, celle des discussions manquant de base suffisante, offrant trop de prise à la spéculation gratuite et trop d’occasions aux malentendus. Le mémoire de M. Dufour inaugure une période nouvelle, celle de l’observation patiente, des enquêtes minutieuses ; il fera naître une série d’études analogues, et il coupera court aux pamphlets météorologiques.

Le 20 mai 1868.

P.S. – Depuis que les pages précédentes ont été écrites, il a paru sur le fœhn divers mémoires, dont le plus important est, sans comparaison, celui de M. Hann sur ce qu’il appelle le Scirocco du sud des Alpes (Zeitschrift der œsterreichischen Gesellschaft für Meteorologie, n° 23, décembre 1868).

 

M. Dufour avait déjà fait remarquer que si la température du fœhn résulte uniquement de la chute de l’air et de sa compression toujours plus grande à mesure qu’il tombe des hauteurs, des phénomènes analogues devaient, dans certaines circonstances, se manifester sur le versant italien des Alpes, et d’une manière générale, au pied de toutes les hautes chaînes de montagne. Dans le même temps, M. Wild signalait au sud des Alpes des vents très semblables au fœhn, et les appelait des fœhns du nord[22]. Ces remarques frappèrent M. Hann, de Vienne, qui entreprit de les vérifier par l’étude des faits. Il parcourut d’abord les observations recueillies à Lugano pendant les quatre hivers de 1863 à 1866, notant avec soin les jours de plus haute température et de moindre humidité ; puis, suivant la méthode de M. Dufour, il fit des recherches étendues sur l’état général de l’atmosphère pendant ces jours-là. Ces recherches le conduisirent à constater d’une manière bien positive l’existence d’un fœhn en sens inverse, auquel il a donné le nom de Scirocco des Alpes. Le nom n’est peut-être pas bien choisi ; celui de fœhn du nord, adopté par M. Wild, nous semble de beaucoup préférable ; mais le nom n’importe guère, l’essentiel est la constatation du phénomène.

La similitude est frappante entre ce fœhn du nord et celui qui souffle dans les vallées d’Uri, de Glaris, etc. ; c’est le même phénomène, mais renversé. Le 13 décembre 1863, par exemple, le baromètre et le thermomètre étaient plus élevés au nord-ouest qu’au sud de l’Europe. Le vent soufflait généralement de l’occident ; mais dans le voisinage des Alpes, cédant sans doute à l’appel constitué par la dépression barométrique du sud, il s’inclinait vers l’Italie, où il plongeait du haut des monts, comme un véritable fœhn, sec et chaud, élevant la température des vallées du Tessin jusqu’à 18 ou 19 degrés. Plus au midi, la chaleur était sensiblement moins forte, et plus au nord, sur le versant septentrional des Alpes, il pleuvait assez abondamment.

Plusieurs exemples analogues mettent hors de doute la similitude des deux phénomènes. La question du fœhn a fait par là un pas nouveau, et M. Dufour s’est empressé de le reconnaître en rendant compte du travail du savant viennois dans les Archives des sciences physiques et naturelles (15 mars 1869). Il y a aujourd’hui un argument de plus, et un argument considérable, en faveur de l’idée que le fœhn est un phénomène à la fois local et général ; local, en tant que vent montagnard, général, parce qu’il se produit partout où les circonstances le permettent.

« On est en droit de penser, dit M. Dufour, que des vents pareils doivent se rencontrer, du plus au moins, au pied de tous les grands massifs de montagne à la surface de notre terre, lorsque la distribution de la pression atmosphérique vient déterminer un courant descendant, et je crois, avec M. Hann, que les faits justifieront cette prévision à mesure que nos connaissances météorologiques seront plus complètes. »

Notre fœhn suisse, d’Uri, Glaris, etc., ne serait donc que le plus remarquable et le plus remarqué des fœhns connus jusqu’à présent, le premier qui ait attiré l’attention des savants.

Peut-on conclure de là que ce fœhn suisse, celui de Guillaume Tell et de Schiller, soit sans aucune relation avec le Sahara ? Non. Il reste encore une porte ouverte à l’hypothèse de M. Escher de la Linth. À ce courant descendant qui peut se faire sentir sur tout le versant nord des Alpes, de Genève à Salzbourg et plus loin, doit correspondre quelque part vers le sud ou le sud-ouest un courant ascendant. La question est de savoir où il faut le chercher. Peut-être à une distance assez grande des Alpes. On se rappelle que pendant la tempête de fœhn étudiée par M. Dufour, l’air était tranquille sur le versant méridional des Alpes, tandis qu’en Algérie il soufflait un véritable sirocco, véhément et brûlant. Rien ne démontre jusqu’à présent l’impossibilité d’une coïncidence fréquente et non fortuite, entre les bourrasques de vent du désert et les tempêtes de notre fœhn classique. Sous ce rapport, comme sous d’autres, la question demeure à l’étude.

On me permettra de terminer cet article en consignant ici quelques observations, dont le principal intérêt est d’avoir été faites dans des circonstances qui ne se rencontrent pas tous les jours.

Vers le milieu d’août 1868 un violent orage de fœhn se déchaîna sur les Alpes, particulièrement en Valais, où il fut suivi d’une première et terrible inondation. J’étais à ce moment dans les Alpes de Bex, aux Plans de Frenières. Le jour même où le vent soufflait avec le plus de violence, la veille du débordement du Rhône, je fis avec quelques amis l’ascension du Roc-Percé, dont l’altitude est de 2500 mètres environ. À mesure que nous nous élevions, le vent soufflait avec moins de violence ; en descendant, nous le retrouvâmes aussi fort que le matin, et tout le monde nous assura qu’il soufflait comme il avait soufflé tout le jour, sans interruption ni diminution sensible. Il est donc possible, et c’était le cas ce jour-là dans la localité indiquée, que le fœhn augmente d’intensité en plongeant. Nous remarquâmes en outre qu’il avait sur le sommet du Roc-Percé le caractère d’un tourbillon d’air plutôt que d’un vent à direction précise. On sait comment les crêtes des montagnes font l’office de paravents. Nulle part on ne trouve de meilleurs abris contre la tourmente. Il suffit de franchir une arête pour passer du déchaînement le plus violent à un calme presque complet. Ce jour-là, nous ne pûmes trouver d’abri sur aucun des versants de la montagne. Le vent affectait toutes les directions. C’était de l’air affolé. Quant à sa direction plongeante, elle était très sensible dans la vallée, et ne l’était plus du tout sur les hauteurs. Je n’ai pas d’observations précises sur sa température ; mais il était encore très chaud sur le sommet même du Roc-Percé, où nous fîmes une longue halte sans utiliser nos châles. Le glacier du Plan-Névé, qui s’appuie au Roc-Percé et n’est guère plus bas, fondait comme je n’ai jamais vu fondre un glacier. Le fœhn était bien chaud dans la plaine ; mais sûrement il ne devait pas toute sa chaleur à un effet de compression, car il était chaud jusque sur le haut des Alpes. Il tenait en échec des nuages gris, qu’un vent d’ouest chassait de notre côté. Quelques gouttes de pluie nous atteignirent ; mais le nuage qui nous valut cette menace fut aussitôt refoulé. Pendant la nuit le fœhn tomba ; il y eut alors de véritables torrents de pluie. Le matin, une fine couche de neige argentait les plus hauts rochers du Muveran.

Le 10 août 1870.

LA BATELIÈRE DE POSTUNEN

I

Une jeune fille suivait un soir le chemin de Postunen à Weggis, au bord du lac des Quatre-Cantons, non loin de Lucerne. Elle portait sur la tête une corbeille pleine de belles touffes d’œilletons roses, prêts à fleurir, et donnait la main à un enfant en bas âge, qui ne la suivait qu’à grand’peine. Elle était vêtue de noir, et ses yeux cernés en disaient autant que son costume de deuil. Arrivée au village, elle prit le chemin du cimetière, à côté de l’église paroissiale, et alla déposer son fardeau auprès d’une tombe, qui n’avait encore d’autre ornement que le piquet officiel, avec un numéro et une date, 4 mai 1789. La jeune fille prit un goupillon, le trempa dans l’eau bénite, en arrosa la terre fraîchement remuée, puis elle se mit à l’ouvrage. Elle avait un sarcloir, dont elle se servit pour creuser tout autour de la tombe une espèce de petit fossé, où les touffes d’œilletons vinrent se placer l’une après l’autre, de manière à former une large bordure. C’est la coutume de Weggis. Toutes les tombes y sont bordées d’œilletons, et plusieurs en sont entièrement couvertes. Au mois de mai, le champ du repos est un parterre de fleurs roses.

Elle approchait de la fin de son travail, lorsqu’elle s’entendit appeler par son nom familier : Grite ! Deux hommes étaient à la porte du cimetière. L’un, un petit vieillard, replet et grisonnant, portait tricorne, habit de milaine, culottes et souliers plats, à boucles reluisantes. L’autre était un homme dans la force de l’âge, un paysan trapu, dans son costume de travail.

— Est-ce que ta mère est à la maison ? demanda ce dernier, en s’adressant à la jeune fille.

— Elle y est, cousin Jérémias. J’ai fini tout à l’heure ; si vous voulez m’attendre, nous irons ensemble.

— Tu nous rattraperas, dit le vieillard.

Grite, ou Margaretha, comme on l’appelait de son beau nom, planta à la hâte ses derniers œilletons, et se donna à peine le temps de murmurer une prière sur la tombe de son père, car c’était son père, Jos-Anton, le batelier, qui était là couché. Elle prit l’enfant sur son bras et s’achemina aussi vite qu’elle put. Ce n’était pas pour rien que l’oncle Thomas-Casimir se dérangeait. Il devait y avoir quelque affaire sur le tapis. Mais le chemin est long de Weggis à Postunen, et bientôt la jeune fille trouva que ce n’était point chose commode de porter d’un bras le petit Balthazar, de l’autre une grande corbeille de jardinier. Elle voulut faire marcher l’enfant ; mais il se fit traîner plus que jamais. Il fallut le porter de nouveau, puis s’asseoir au bord de la route, et ainsi de suite jusqu’à Postunen. Il faisait nuit quand ils arrivèrent, et il y avait longtemps que l’oncle Thomas-Casimir et le cousin Jérémias étaient en conférence avec la veuve du batelier, Katharina-Barbara. La conversation s’interrompit au moment où entra Margaretha.

Le souper était servi sur la grande table de noyer, un souper des plus rustiques, consistant, sans plus, en un potage et du pain noir ; mais personne n’y avait touché.

— Grite, dit la veuve, donne la soupe à l’enfant et le mène coucher. Il n’a pas coutume de veiller si tard.

Grite fit de son mieux pour traîner la besogne en longueur ; mais la conversation ne cessa pas de rouler sur des choses indifférentes, telles que la belle apparence des récoltes, le prix du blé, du foin, du laitage. Quand Balthazar fut rassasié, Grite lui fit faire le tour de la compagnie, pour donner le bonsoir à chacun, puis elle l’emmena dans la pièce voisine, en ayant soin de laisser la porte légèrement entre-bâillée. Bientôt elle entendit Thomas-Casimir, qui disait de sa voix cassée :

— Vous y réfléchirez, belle-sœur, rien ne presse ; mais c’est comme je vous dis, on est tous d’accord là-dessus que ce Postunen n’est rien pour vous. N’est-ce pas vrai, Jérémias ?

— Comme vous dites, mon père.

— De sorte qu’on a pensé comme ceci, belle-sœur. Pour Balthazar, c’est l’affaire de la commune ; vous ne lui devez rien, à ce garçon. Ce n’est pas votre faute s’il n’a ni père ni mère. Grite commence à être en âge de servir. On lui trouvera une bonne place à Lucerne ou dans le pays. Il y en a de reste pour une fille bien recommandée et qui a le cœur à l’ouvrage. Puis on affermera le bien et le bateau, ou on vendra, s’il y a occasion, ce qui vous fera une petite rente… Encore que vous n’aurez pas trop de quoi vivre quand les intérêts seront payés, car le bien n’est pas franc.

Il y avait une question dans la manière dont Thomas-Casimir prononça ces derniers mots ; mais Katharina-Barbara n’était guère en état de répondre.

— Allons, reprit Thomas-Casimir, du courage, belle-sœur. On n’y regardera pas de si près, et il y aura toujours de la soupe pour vous, au village. N’est-ce pas vrai, Jérémias ?

— Comme vous dites, mon père, sans compter que la femme a besoin d’aide chez nous. Quatre yeux ne sont pas de trop dans un gros ménage, avec des domestiques qui ont toujours les doigts plus longs qu’il ne faut.

— Je n’aurai jamais la force de vivre ailleurs, répondit Barbara d’une voix entrecoupée de sanglots.

Margaretha aurait bien voulu en entendre davantage ; mais une main qui n’y allait pas à la douce, celle de Jérémias, sans doute, ferma la porte brusquement. Au bout d’une demi-heure, qui lui parut une éternité, elle comprit, au bruit qui se faisait, que les visiteurs s’en allaient. L’instant d’après, sa mère entra et se laissa choir sur une chaise.

— Grite, dit-elle, veux-tu aller en service ?

— Si tu veux me garder, ce n’est pas moi qui m’en irai.

— Si ce bateau n’était pas si lourd, ou si seulement j’avais mes bras d’il y a vingt ans !

Il y eut un moment de silence.

— Qu’est-ce qu’ils ont dit, que le bien n’était pas franc ? demanda la jeune fille.

Margaretha, à peine âgée de quinze ans, ne savait des affaires de la maison que ce qu’elle en avait appris par hasard ; mais Barbara oublia l’âge de sa fille, et ne vit en elle que la seule personne au monde à qui elle pût désormais confier ses chagrins. Elle lui dit tout ce qu’elle avait sur le cœur, ses inquiétudes présentes et passées, toute son histoire ou plutôt celle de Jos-Anton.

La génération actuelle a probablement oublié l’histoire du batelier de Postunen ; mais il y a vingt ou trente ans les anciens de Weggis s’en souvenaient encore. La voici, fidèlement et brièvement rapportée.

Jos-Anton était le cadet de la famille Lottenbach. Les Lottenbach, anciens bourgeois de Weggis, avaient, au siècle dernier, la réputation de solides cultivateurs, de paysans fort à leur aise, hommes de terre ferme, aimant la houe et la charrue, les prés gras, les vaches laitières et les étables où abonde l’engrais. Mais, par une bizarre rencontre, il arrivait, de génération en génération, qu’un d’entre eux prenait en dégoût la vie des champs, et ne se sentait chez lui que sur l’eau. Une fille de franc batelier, comme il n’en manque ni à Weggis, ni dans les autres paroisses du lac, avait, sans doute, épousé jadis un des ancêtres et troublé le sang de la race. On le vit bien dès l’enfance de Jos-Anton. Il apprit à nager comme les oiseaux à voler, et ses trois frères, grands garçons de huit, dix et douze ans, jetaient encore des cris d’aigle pour entrer dans l’eau jusqu’à mi-jambe, que lui, bambin de six, courait après les petits poissons, s’ébattait, brassait la vague, et se jetait la tête la première du haut des blocs semés sur la rive.

« Il en tient, » se dirent le père et la mère, et dès lors ils mirent tous leurs soins à combattre la maladie qui menaçait leur enfant ; mais le cas était sans doute incurable, car tous les remèdes échouèrent. L’âge lui-même, l’expérience grandissante, ne vint pas à bout de le guérir. À dix-huit ans, on le voyait filer le long de la côte et muser avec le poisson, pendant que ses frères tenaient les cornes de la charrue. Évidemment il y avait eu un sort sur lui, et il était prédestiné à ne rien faire de bon en ce monde.

Jos-Anton sembla prendre plaisir à justifier de si fâcheuses prévisions. Il se maria à vingt ans, contre vents et marées, et, comme il arrive à ces pêcheurs, race imaginative, il fit un mariage de passion, non de raison. Il épousa une fille qui n’avait rien, une enfant de dix-sept ans, Katharina-Barbara, née Kuttel.

À vingt-trois ans, son père venant de mourir, il se trouva maître de sa part d’héritage, petite part, rognée de toute façon par le testament du défunt. À en juger par les discours de ses frères, il aurait dû s’estimer trop heureux. Il fut d’un autre avis ; il prit en guignon ces morceaux de terre épars, l’un ci l’autre là, tous aussi loin que possible du rivage. En revanche, il commença à convoiter une propriété qu’on disait à vendre, la ferme de Postunen.

Si de Weggis on se rend à pied à Lucerne, on arrive en vingt minutes au bord d’un golfe, dit de Kussnacht, qui barre le passage et s’avance à plus d’une lieue dans l’intérieur des terres. C’est là qu’est Postunen. Le seul moyen de continuer sa route, à moins d’un long détour, est de monter en bateau. On ne le fait guère aujourd’hui. Les bateaux à vapeur ont tué la station de Postunen, ainsi que celle d’Altstad, sur l’autre rive, en face. Mais autrefois Postunen était un lieu d’assez grand passage. Les paysans des paroisses voisines, Weggis, Fitznau, même Gersau, s’y embarquaient fréquemment. La traversée, d’une demi-heure, coûtait dix kreutzers. Il y avait prix réduit quand on était plusieurs.

Le domaine, qu’on peut voir encore, consiste en prairies, où abondent les arbres fruitiers et qui montent en pente douce jusqu’au pied d’une colline boisée, dont les sapins isolent l’enclos de Postunen du reste de l’univers. Quelques champs se chauffent au soleil, entre la prairie et les sapins. La ferme est à cent pas du rivage. Elle est en bois, dans le style du pays. Un grand toit à deux pans tombe de droite et de gauche, aussi bas que possible. Il n’y a de jour que sur le devant, où des avant-toits abritent les fenêtres de chaque étage. Rien pour l’agrément ni pour le luxe ; une simple maison, de rustique apparence. Elle n’a d’autre ornement qu’un beau noyer qui la couvre de son ombre.

Les arbres étaient vieux, la maison aussi. Mais Jos-Anton ne voyait que la grève et le bateau. Il en rêva si bien qu’il entama des négociations souterraines en vue de vendre tout ou partie de ce qu’il possédait à Weggis et d’acheter Postunen. Mais il s’entendait mal en affaires. Les offres de ses acheteurs étaient petites, les prétentions de son vendeur étaient grandes, si grandes qu’en réalisant toute sa fortune, il ne pouvait encore acquérir Postunen qu’à la condition de contracter une grosse dette. Cette perspective ne laissa pas de l’inquiéter ; mais il avait beau supputer les intérêts et les charges, la grève de Postunen était la plus forte. Katharina-Barbara, femme prudente, finit par se laisser séduire elle-même. – « C’est une grosse affaire, lui disait-elle ; mais on ne te veut point de bien par ici, et tu n’y a pas le cœur à l’ouvrage. À la garde de Dieu ! »

Jos-Anton obtint un léger rabais, juste de quoi lui donner occasion de franchir le pas. Il le franchit, en effet. Dès qu’on le sut, la famille jeta les hauts cris ; on lui dépêcha son frère aîné, Thomas-Casimir, pour le chapitrer d’importance ; mais il était trop tard, il y avait promesse de vente.

À partir de ce moment, les rapports ne furent pas trop intimes entre les Lottenbach de Weggis et celui de Postunen. Les premiers parlaient de Jos-Anton comme d’un pauvre garçon, bon à mettre sous tutelle, et Jos-Anton ne leur répondait qu’en allant son chemin, sans leur rien dire de ses affaires. Cependant il avait juré de leur donner tort, et Katharina-Barbara l’y encourageait de son mieux. Peine inutile, car tout lui souriait à Postunen : la bêche, les prés, le bétail. Les ressources, d’ailleurs, n’y manquaient pas. Le pré suffisait à l’hivernage de deux vaches ; pendant que l’herbe poussait pour les nourrir, le blé se dorait au soleil, sur la pente de la colline ; les arbres, vieux serviteurs, se chargeaient encore de fruits abondants, et le bateau gagnait ses journées sur l’eau. En outre, la coutume exigeait que le batelier de Postunen, comme son confrère d’Altstad, eût quelque tonnelet dans sa cave, aux fins de désaltérer les voyageurs qui venaient de loin, et ce petit commerce, tacitement autorisé, valait aussi quelques florins au bout de l’an.

— La belle affaire ! dirent ceux de Weggis, quand ils virent que Jos-Anton n’avait recours à la bourse de personne. Qu’est-ce que ça dépense, un homme seul et sa femme, tous les deux bons pour travailler ?

De tous les propos qui lui revinrent, aucun ne sonna plus mal aux oreilles de Jos-Anton, car s’il avait un chagrin, c’était justement de voir la maison rester vide. Comme il ferait bon, pour un bambin, apprendre à marcher sur la pelouse de Postunen ! Quand l’idée en venait à Barbara, ses yeux se remplissaient de larmes.

Vingt-deux ans s’étaient écoulés depuis le jour de leur mariage, et ils attendaient encore, ou plutôt ils n’attendaient plus, lorsque Barbara, depuis quelque temps souffrante, sentit remuer dans son sein. Jos-Anton, dans la joie de cette nouvelle, promit à la sainte Vierge que si l’enfant venait à bien, il irait en pèlerinage à notre Dame des Ermites.

À quelques mois de là, Jos-Anton se mit en route, pieds nus, comme il convient à un vrai pèlerin. Il lui était né une fille, qui paraissait bien portante, encore qu’un peu chétive. On l’appela Margaretha, et il y eut grand festoiement à Postunen à l’occasion de son baptême. Thomas-Casimir daigna y assister.

Cependant la joie fit place à l’inquiétude. La fillette ne prospérait pas. Il semblait qu’elle ne pût ni vivre ni mourir. Jos-Anton fit un second pèlerinage ; puis il en fallut un troisième, et ainsi de suite pendant plusieurs années. À douze ans, on la crut perdue. Ce n’était pas maladie proprement, c’était faiblesse. Elle faisait pitié à voir, pâle, les lèvres blêmes, les bras plus maigres qu’on ne saurait dire. Elle avait poussé tout en longueur, comme les plantes qui s’étiolent loin du jour, et pourtant ce n’était pas la lumière qui lui avait manqué, non plus que le bon air. Jos-Anton, dans l’angoisse de son cœur, fit un vœu singulier. Il promit à la sainte Vierge que si Margaretha reprenait des forces, il recueillerait et élèverait chez lui, comme son propre enfant, le premier orphelin que la misère ferait tomber à la charge de la commune. Certes, les pèlerinages n’avaient point été inutiles, puisque Margaretha vivait ; mais ce vœu fit plus que tous les pèlerinages ensemble. Dès le lendemain, elle mangea de meilleur appétit, et on la vit prospérer et se fortifier comme par miracle. Au bout d’un an elle était méconnaissable, tant elle avait bonne mine et frais visage.

Le moment vint pour Jos-Anton d’accomplir son vœu.

Balthazar, seul enfant d’un pauvre journalier, était né posthume, et la mère était morte des suites de ses couches. Jos-Anton le recueillit aussitôt. Dès lors, pendant deux années, les plus belles de sa vie, il vit prospérer également Balthazar et Margaretha. Ces deux années de joie furent aussi deux années de si grande abondance que la dette de Jos-Anton, déjà fort diminuée, fut réduite à quelque cents francs. Tout allait donc pour le mieux à Postunen, et le batelier envisageait d’un œil serein la vieillesse qui s’approchait. Il eût voulu vivre ; mais la mort tient peu de compte de nos vœux. On le vit s’affaiblir sans cause apparente vers la fin de l’hiver ; puis il mourut subitement, au moment où l’on comptait sur l’été pour lui rendre son ancienne vigueur.

Il reposait au cimetière depuis cinq grands jours lorsque Katharina-Barbara reçut de son beau-frère et de son neveu la visite que nous avons racontée. Elle sentait bien qu’il y avait quelque raison dans leurs discours ; mais ils en parlaient fort à leur aise, comme si c’était une chose toute simple de renvoyer l’enfant, de se séparer de Grite et de quitter Postunen. D’ailleurs elle envisageait que la dette n’était plus une charge, que les prés n’étaient pas si maigres qu’il plaisait à Jérémias de le dire, et que quelques journées d’ouvrier ne tireraient pas à conséquence. Mais le bateau ! Elle en revenait toujours là.

— N’est-ce que ça ? dit tout à coup Margaretha.

— Le malheur est qu’on ne peut pas l’affermer sans affermer aussi le domaine.

— Si ce n’est que ça, reprit Margaretha, restons à Postunen et gardons Balthazar. Ces hommes sont tous les mêmes. Ils croient toujours qu’il n’y a qu’eux.

II

Le lendemain, de grand matin, Margaretha descendit au bord du lac, portant deux rames sur son épaule. Le bateau reposait de l’arrière sur la grève, et la première chose à faire était de le mettre à flot. Elle poussa de toutes ses forces ; mais il ne bougea pas d’un cran. C’était un de ces bateaux plats, largement évasés, sans voile ni gouvernail, qui n’obéissent qu’à la rame, dont la proue ressort au-dessus de l’eau et bat les vagues en avançant. Les paysans n’en ont pas d’autres au bord du lac de Lucerne, et celui de Postunen avait été construit pour être solide plutôt que léger. Cependant, en faisant levier avec la rame, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, Margaretha réussit à le dégager. Aussitôt elle y sauta, le poussa au large et se mit en devoir de ramer. Elle n’y était point entièrement novice ; toutefois elle avait encore le plus difficile à apprendre. Le batelier se place à l’arrière, debout, et fait mouvoir deux grandes rames, longuement croisées, munies de larges palettes. Tant que la charge n’est que de trois ou quatre personnes, il peut faire seul. Jos-Anton, du moins, n’avait jamais pris d’aide pour si peu. Mais quand la charge est plus forte, il faut un aide, qui se place à l’avant et rame assis, avec une seule rame. Jos-Anton faisait ordinairement remplir cet office par un vieux troupier, nommé Tobie, lequel vivait assez misérablement chez un fermier du voisinage, gagnant son pain comme il pouvait. Il avait marché fait avec lui pour les jours de grand passage. Les autres jours, c’était Barbara, et quelquefois Margaretha, qui remplissaient les fonctions d’aide-rameur. Margaretha savait donc ramer à l’avant ; mais Jos-Anton ne lui avait jamais permis d’essayer à l’arrière, de peur qu’elle ne se forçât. – Elle a trop d’ardeur, disait-il.

Margaretha reconnut bientôt que la différence était plus grande qu’elle ne croyait. À l’avant, les deux bras travaillent sur une rame ; à l’arrière, on n’a qu’un bras par rame, ce qui demande beaucoup plus de force et de justesse dans le mouvement. La justesse lui manquait surtout. Les deux rames ne partaient jamais ensemble ; celle de gauche, maniée par le bras droit, gagnait toujours. Sans cesse il y en avait une qui ne faisait que lécher la surface de l’eau, tandis que l’autre plongeait lourdement. Et puis, comme il arrive aux commençants, au lieu de faire effort d’une manière graduelle et suivie, elle se jetait de tout son corps en avant, ce qui fut cause, le mouvement ayant été manqué et l’eau seulement effleurée, que plus d’une fois elle faillit tomber tout de son long. En moins d’une heure, elle fut au bout de ses forces. Comme elle allait rentrer, un bateau de l’Unterwald doubla le cap voisin, se dirigeant sur Küssnacht et venant droit à elle. Elle eut honte, et fit des efforts désespérés pour gagner promptement la rive ; mais, dans sa hâte, elle rama d’une façon tellement désordonnée qu’elle tourna sur place au lieu d’avancer. L’embarcation de l’Unterwald, remplie de jeunes garçons et de jeunes filles, en habits de fête, passa tout près d’elle et s’arrêta pour se donner le spectacle de sa gaucherie. Les quolibets ne manquèrent pas à la batelière, qui ne sut que répondre.

Margaretha rentra mortifiée. Néanmoins, dans la soirée, quand elle put supposer que tous les promeneurs étaient rentrés au port, elle se hâta de retourner à son bateau. La nuit était fraîche et superbe. Il n’y avait pas une ride sur l’eau, et le silence était si profond qu’on eût entendu d’une demi-lieue à la ronde le son cristallin des gouttes qui tombent de l’aviron. Elle réussit mieux cette fois, beaucoup mieux. Il ne lui arrivait plus de tourner sur place, ni de tomber en avant, et déjà le bateau lui semblait plus léger. La lune se leva derrière les croupes du mont Righi, une belle pleine lune de mai, qui, ne trouvant point de vaguelette à faire miroiter, se réfléchit dans un long trait de lumière, simple et net, Margaretha le prit pour point de mire. Il s’agissait de naviguer dans le sillon lumineux, sans que la proue déviât ni à droite ni à gauche. Lorsqu’elle vint attacher son bateau sur la rive, dix heures sonnant tour à tour à toutes les chapelles du bord du golfe, elle avait réussi plus d’une fois à faire quinze et même vingt ramées sans sortir du rayon.

L’aurore la retrouva sur l’eau. Comme elle aurait bien vengé sa honte de la veille, si quelque embarcation de l’Unterwald eût daigné doubler le cap ! Pour ramer, comme pour faucher, comme pour tant d’autres exercices, le tout est d’avoir le coup. Margaretha l’avait. Aussi le bateau lui semblait-il glisser sur les ondes. Il tournait au commandement, et lorsqu’elle visait quelque pointe de clocher, sur l’autre rive, elle laissait derrière elle un sillage irréprochable.

Le moment était venu de tenter une épreuve décisive. Elle mit le cap sur Altstad et se porta en avant. Elle fit la traversée d’une haleine, correctement, et revint de même, n’ayant pris que quelques minutes de repos dans l’intervalle, et n’ayant pas employé beaucoup plus de temps que les bateliers ordinaires. La sueur ruisselait sur son front et sur ses bras ; mais elle savait ramer.

À peine de retour, elle alla chez Tobie, qui avait eu la charge du bateau pendant la maladie de Jos-Anton, et lui dit que le lendemain, jour de foire à Lucerne, c’était elle qui passerait ; mais qu’elle serait bien aise qu’il vînt tenir la rame d’avant, comme à l’ordinaire.

Tobie était un vieux soldat, revenu du service de Naples, où il serait, sans doute, resté toute sa vie, sans une fièvre maligne qui l’avait tourmenté longuement. Il vivait d’une chétive pension, et de quelques services qu’il rendait à Jos-Anton ou à d’autres fermiers. On le tenait pour un fainéant, parce qu’il n’avait pas su, après avoir vécu si longtemps de la vie du soldat, s’astreindre à un travail régulier, journée par journée. Habituellement taciturne, il devenait bavard et railleur lorsqu’il avait fait au cabaret une station prolongée. Filles, garçons, paysans, citadins : il n’épargnait personne, pas même les curés. Il lui échappait des mots qui effrayaient les bonnes âmes. Ceux qui avaient habitude avec lui le disaient honnête homme ; mais, dans le public, on le redoutait vaguement. Jos-Anton n’avait jamais eu à s’en plaindre ; il ne lui reprochait que de trop aimer l’eau-de-vie.

Quand Tobie eut entendu Margaretha, il la regarda d’un air tout drôle.

— Qu’est-ce que tu as à me regarder ainsi ? dit-elle d’un ton piqué. Je te dis que c’est moi qui passerai désormais. Je te fais le même marché que mon père, et si tu es complaisant, j’y ajouterai un pourboire de temps en temps. Allons, je compte sur toi pour demain.

— On y sera, la bourgeoise, répondit-il en portant la main à la hauteur de l’œil, ou y sera, foi de troupier !

À quatre heures du matin, Tobie puisait l’eau au fond du bateau, selon la coutume de son office, et bientôt quatorze passagers des paroisses de Weggis et de Fitznau y prenaient place l’un après l’autre. Ils s’étaient distribués sur les bancs de côté, de manière à faire bon équilibre pour les rameurs ; au milieu s’entassaient des paniers remplis d’œufs ou de volailles, et des corbeilles de légumes verts, lesquels donnaient de grandes tentations à deux jolis cabris qu’on menait vendre à la foire. Un peu après, Margaretha prit place à l’arrière, au grand étonnement de tous les passagers.

— Que faites-vous, la belle ? dit l’homme aux cabris. C’est pas votre place. Tenez-moi plutôt ces deux bêtes. Je ramerai bien pour vous.

— Laissez faire notre bourgeoise, dit le troupier, c’est sa fantaisie… Ça n’ira pas loin d’ailleurs, ajouta-t-il entre ses dents.

Celui qui eût regardé dans ce moment la chemisette de Margaretha eût vu que le cœur lui battait. Elle jouait de malheur. Le vent s’était levé ; il faisait de grosses vagues, et dans ses exercices de la veille et de l’avant-veille, par de tranquilles matinées ou le soir au clair de lune, l’idée ne lui était pas venue qu’il pût faire des vagues. Il n’y avait pas proprement de danger ; mais ce sont deux choses bien différentes, de ramer quand le bateau glisse sur un miroir uni, ou quand il danse sur les lames. À l’avant, on s’en tire toujours, il n’y a qu’à regarder l’aviron et à mesurer son coup ; mais à l’arrière, il faut regarder des deux côtés à la fois, ou plutôt il faut sentir, deviner la vague et prendre en quelque sorte le rythme des flots turbulents. Les premiers coups ne furent pas heureux. Deux fois la vague se déroba sous la rame de Margaretha et Tobie, le vieux sournois, eut un sourire qui en disait long. La rougeur monta au front de la jeune fille ; mais elle ne désespéra point. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que déjà son coup de rame devenait sûr, régulier, souple à la vague, et que le bateau, porté de lame en lame, cinglait vers la rade de l’autre rive. Tobie ne ricanait plus. Il ouvrait de grands yeux étonnés. Margaretha rencontra son regard, et se sentit plus forte encore. À mi-lac, elle en était à se dire que les vagues ne faisaient qu’ajouter au plaisir. La traversée fut un peu longue, car le temps était mauvais et le bateau pesamment chargé ; toutefois le retard n’eut rien d’extraordinaire, et les quatorze passagers, les deux cabris, les légumes, les œufs, les volailles, débarquèrent heureusement sur la plage d’Altstad.

Au retour, comme on partait à vide, Tobie demanda la permission de prendre l’arrière. Margaretha comprit son intention, et ne fit point de difficultés. La besogne avait été rude pour une enfant de quinze ans, et depuis qu’elle n’était plus soutenue par l’excitation de la tâche à remplir, elle sentait les bras lui trembler. Dès qu’on eut abordé, elle laissa Tobie amarrer le bateau, et, prenant les deux rames sur son épaule, elle les emporta comme un trophée. Sur le seuil de la maison, elle se trouva face à face avec Thomas-Casimir, qui venait voir à quoi la veuve s’était décidée.

— Eh bien ! oncle Thomas-Casimir, lui dit-elle d’un petit air malicieux, m’avez-vous trouvé une place ?

— Ça viendra. Faut prendre patience.

— Alors j’ai été plus heureuse que vous ; on en a une, et une bonne. On est la batelière de Postunen.

L’oncle Casimir n’en passa pas moins deux longues heures à conférer avec Barbara et Margaretha. Il ouvrit de grands yeux quand on lui démontra que le domaine, malgré le prix qu’il avait coûté, rapportait un bel intérêt, et qu’on pouvait l’envisager comme franc. L’histoire de la guérison miraculeuse de sa nièce le trouva médiocrement crédule, et quant à la vocation de batelière, dont elle se faisait gloire, il s’en moqua tout ouvertement. Mais ce qui le touchait et rompait ses mesures, c’était la grosse dette presque entièrement payée ; aussi, laissant Margaretha plaider en faveur de Balthazar, et protester qu’elle ne l’abandonnerait jamais, non plus que le bateau, il supputait à part lui le prix des récoltes et tous les petits gains accessoires, additionnait les bénéfices, défalquait les intérêts et s’y embrouillait à plaisir. Il convint cependant que si Barbara et Margaretha voulaient demeurer à Postunen, ce qui était la plus grande folie du monde, attendu qu’elles ne pouvaient que s’y ronger d’ennui, il n’y avait aucune raison majeure qui s’y opposât. La dette payée, on pouvait vivre, moyennant stricte économie. Mais il tint ferme contre la vocation de Margaretha, pur enfantillage ! et quant à Balthazar, il n’en voulut point démordre. Le vœu de Jos-Anton ne liait que lui, et ce n’était pas à deux femmes à se charger d’un si lourd fardeau, quand il y avait une bourse des pauvres à Weggis. Ce fut son dernier mot.

Comment faire pour aller contre la volonté expresse de Thomas-Casimir, l’ancien de la famille ? Barbara n’en voyait pas le moyen. D’ailleurs, elle n’était guère rassurée, elle-même. Elle avait eu de mortelles inquiétudes, le matin, en regardant le bateau danser sur les vagues. Mais elle ne savait non plus que répondre à la jeune batelière, qui la suppliait de lui permettre au moins d’essayer.

— Sais-tu quoi ? dit Margaretha, disons tout à Monsieur le curé ; il sera pour nous, je parie.

— Il est homme de bon conseil, répondit Barbara.

Le curé tomba d’accord que si elles pouvaient suffire à la tâche, elles ne devaient pas répudier la plus petite partie de la dette que Jos-Anton avait contractée envers la sainte Vierge, mère de notre Seigneur Jésus. Mais il s’effraya à l’idée d’une si jeune fille seule sur l’eau avec le premier venu, quand il y a tant de gens qui rôdent par le pays ! Toutefois, il se laissa toucher par la bonne grâce de Margaretha, et par l’aveu naïf qu’elle lui fit de son apprentissage et de son triomphe. Et puis, il lui sembla qu’il y avait comme un signe sur le front de cette belle enfant. Il ne faut pas aller contre la volonté de Dieu, pensa-t-il, et il promit de parler à Thomas-Casimir.

Or le curé était un homme puissant à Weggis, plus puissant à lui seul que tous les Lottenbach réunis. Une fois sous sa protection, Barbara et Margaretha respirèrent tranquilles. Thomas-Casimir, qui était bonhomme au fond, céda sans trop de rancune. Mais Jérémias, qui avait déjà affermé le domaine dans sa pensée, resta des mois et des mois sans reparaître à Postunen. En revanche, le curé de Weggis ne connut plus d’autre route pour se rendre à Lucerne.

Le soir de ce jour mémorable, Margaretha remonta dans son bateau, portant un objet mystérieux, qu’elle cachait sous son tablier. C’était un portrait de la sainte Vierge, qui avait orné la paroi de sa chambre. Elle se dirigea vers une forêt de sapins, dont les pentes ardues, coupées de rochers à pic tombent dans le lac, à quelques pas de Postunen, du côté de Kussnacht. Longtemps elle longea le rivage, allant et revenant. Enfin, elle s’arrêta en face d’un églantier touffu, qui avait poussé de fortes racines entre les couches du roc, et dont les jets arqués se courbaient sous le poids des corolles. Au-dessous, s’entrelaçaient les tiges dégarnies d’un lierre énorme, qui tapissait au loin les rochers. Elle y attacha son bateau, et chercha un endroit favorable pour placer la madone. Il y en avait un qu’on eût dit fait exprès, une niche naturelle. Fixer une cheville dans une étroite fissure et y suspendre le portrait, fut l’affaire d’un instant. Puis Margaretha se mit à genoux et demeura longtemps en prière. Quand elle rentra, elle avait le cœur léger.

— Mutterli, disait-elle, la sainte Vierge est d’accord.

III

Deux années s’écoulèrent sans autre événement que la succession monotone des heures et des saisons.

Elles ne passèrent point inaperçues sur le front de Katharina-Barbara. La pauvre femme avait bien vieilli. Les habitués de Postunen se disaient l’un à l’autre que Jos-Anton n’aurait pas longtemps à l’attendre, là-bas, vers la grande église.

Quant à Balthazar, il avait grandi comme un enfant qui n’a rien d’autre à faire. Bon sommeil, bon appétit, bon cœur, mauvaise tête : chacun le gâtait de son mieux.

Tobie n’avait guère changé. Certaines figures, aux traits accusés et nets, une fois labourées et sillonnées, sont à l’abri des injures du temps. Tel on l’avait vu revenir du service, tel on l’avait toujours vu dès lors, et personne ne savait son âge. Il était devenu l’un des habitants de Postunen. Barbara s’affaiblissant de jour en jour, on avait eu plus souvent besoin d’aide. Bientôt il avait passé à Postunen la moitié de ses journées, puis toutes ses journées, et finalement on s’était avisé qu’il y avait une chambre disponible à l’étage supérieur, juste au-dessus de la chambre commune. Était-il domestique ? était-il ouvrier ? il ne le savait pas lui-même. Il était de la maison. On ne lui payait point de gages ; mais il manquait rarement de monnaie dans sa vieille bourse de cuir. Il ne se pressait jamais ; il allait de son pas méthodique, et l’ouvrage se trouvait fait à point. Le soir, été comme hiver, il s’établissait dans la grand’chambre, sur le poêle de grès, et ne bougeait non plus que le vieux chat noir qui filait sur les genoux de Margaretha. Puis, à un moment donné, il s’échappait sans mot dire par une trappe qui communiquait avec sa chambre. Quant à ses péchés d’eau-de-vie, il y paraissait peu. Il avait sa goutte de droit le matin, autant le soir ; du surplus, nul ne s’en doutait.

Mais Margaretha, quelle transformation, quel épanouissement rapide ! L’enfant avait disparu ; la jeune fille s’était formée, et de l’aveu de chacun il n’y en avait point qui eût meilleure grâce dans toute la paroisse de Weggis. Taille haute, riche et souple, larges épaules arrondies, bras nerveux et pourtant délicats, cheveux dorés dont elle ne savait que faire, tant il y en avait : qui eût jamais reconnu la pauvre Grite d’autrefois ?

C’est à l’arrière du bateau qu’il faisait bon la voir, penchée sur ses deux rames et s’accompagnant d’un chant à demi-voix, moins un chant qu’une cantilène, qui pouvait s’accélérer ou se ralentir, selon qu’elle se laissait bercer par les vagues ou qu’elle précipitait le mouvement de la rame. Ramer n’est pas toujours chose gracieuse ; mais Margaretha ramait comme nagent les poissons. C’était sa vie. Elle n’y mettait ni la précipitation de ces jeunes matelots étourdis qui fouettent l’eau de l’aviron, ni la régularité de ces vieux loups de mer qui marquent sèchement la mesure et respirent à chaque coup. Sa rame effleurait l’eau, puis y plongeait, rapide, et s’appuyait un instant sur le flot, mais sans le soulever en arrière et presque sans l’agiter. Il est des embarcations qui ne cheminent qu’en creusant un sillon dans la vague ; celle de Margaretha glissait toujours, et sans les gouttes qui tombent de la rame au retour et forment des ronds mobiles, elle n’eût pas laissé plus de traces derrière elle que ne font les cygnes en nageant.

Les oiseaux-pêcheurs ne sont pas plus naturellement attachés à la grève que la fille de Jos-Anton ne l’était à son lac de Postunen, à son bateau et à ses rames. Tous les hôtes du rivage la connaissaient. Il y avait entre eux et elle comme un accord secret et de familières intelligences. Les mouettes la laissaient approcher sans songer à s’enfuir. Les poissons entendaient sa voix. Du temps de son père, pendant qu’il péchait à deux pas, elle s’amusait à leur jeter des brins d’herbe ou des vermisseaux, et le bonhomme la laissait faire. Depuis qu’elle était la batelière en titre, elle n’avait jamais permis à âme qui vive, pas même aux enfants du voisinage, de venir jeter une ligne dans son domaine. Postunen était un port franc pour le poisson. Rarement elle descendait au bord de l’eau sans avoir un morceau de pain à distribuer miette à miette. Aussi dès qu’elle apparaissait, voyait-on accourir en longues files, ablettes et perchettes. Elle a un charme, disaient les gens du pays, et l’on parlait de mégères qui soupçonnaient quelque sorcellerie dans son fait.

Mais sa plus grande sorcellerie était l’attrait de sa beauté. « La belle batelière ! » disait-on à plusieurs lieues à la ronde. Les garçons de Weggis étaient comme leur curé, ils ne savaient plus d’autre route pour se rendre à la ville, et les beaux messieurs de Lucerne faisaient rarement quelque partie au Righi sans profiter pour le retour du bateau de Margaretha. Souvent, dans la belle saison, il fallait passer huit et dix fois par jour, ce qui fit que le bateau acheva de payer le domaine.

Margaretha ne fut pas la dernière à deviner pourquoi la route de Postunen était si fort à la mode. Bien loin d’en être offensée, elle parut jouir de son empire et se plaire à ses succès. Ses grands yeux bien ouverts avaient la hardiesse de la joie, et sa bouche était toujours prête à s’ouvrir au rire de la jeunesse. Jamais elle n’était plus gaie qu’avec les gens de sa paroisse. Vieillards et jeunes hommes, elle mettait tout en mouvement, et il n’était bruit que des joyeuses batelées qui, les jours de marché, partaient en chantant de Postunen. Les étrangers la trouvaient plus réservée, surtout les beaux messieurs de la ville, dont la langue hardie joue trop souvent avec l’honneur des jeunes filles. Toutefois, quand elle avait accoutumance avec eux et qu’ils avaient le regard bon, elle ne redoutait point les vives causeries, et souvent leur en remontrait pour la riposte.

Au reste, le jeu n’était pas plaisant pour quiconque s’aventurait jusqu’à lui manquer de respect. On parlait d’un peintre, qui, assis à la proue du bateau, s’était mis à la portraiter ouvertement. Elle avait laissé faire ; puis, au moment d’aborder et tandis que le peintre jetait sur son œuvre un dernier regard, l’aviron avait tourné dans la main de la batelière, et une lame était venue tout à point tomber sur le portrait et le portraiteur. Bien d’autres histoires couraient le pays.

C’est ainsi qu’elle passait le lac en tout temps, sans peur ni souci. De quoi donc aurait-elle eu peur ? Le bateau n’était-il pas solide ? N’avait-elle pas sa rame et son bras ? N’avait-elle pas aussi sa madone au bord de l’eau ? Le soir, lorsqu’elle revenait seule d’Altstad, elle faisait un détour vers le rocher et se mettait à genoux devant l’image. Que lui disait-elle ? Beaucoup de choses, sans doute, car jamais fille pénitente ne fit au confessionnal des pauses plus longues, ce qui était pour Tobie un sujet d’étonnement toujours nouveau.

IV

Cependant Katharina-Barbara, sentant qu’elle déclinait, s’effrayait à la pensée de cette belle enfant qu’elle laisserait seule au monde, sans conseil ni protection. – Si au moins, se disait-elle, je pouvais, avant de mourir, la voir mariée à quelque honnête garçon, point buveur, point batailleur, comme ils ne le sont que trop dans nos paroisses ! Elle profitait des occasions pour diriger l’entretien de ce côté ; mais Grite la voyait venir et rompait les chiens en riant.

Un jour que Katharina-Barbara s’était plus avancée que de coutume, Margaretha l’interrompit en entonnant d’une voix moqueuse une chanson toute nouvelle, sans doute quelque refrain qu’elle avait appris sur l’eau en faisant la traversée avec des gens de tout pays. Il s’agissait d’une fille qui lavait le linge au ruisseau. Vingt pas plus bas une scie faisait grand vacarme ; vingt pas plus haut, le moulin allait bon train. À force de les écouter, la belle entendit distinctement ce qu’ils disaient en leur langage. « Un bon mari, un bon mari ! » disait gentiment la roue du moulin en tournant sur son essieu, tandis que la scie, à la voix rauque et saccadée, répondait à chaque coup : « Foin du mari, foin du mari[23] ! »

Katharina-Barbara ne put de longtemps rien apprendre de plus sur les dispositions de sa fille en matière de mariage.

Les garçons de la paroisse pensaient tout justement comme Barbara ; mais avec la batelière ils ne savaient comment s’y prendre.

Postunen était cependant un bel endroit pour la veillée. Point de voisin, solitude absolue, chemins discrets, porte ouverte, et un moyen tout trouvé pour se donner contenance, car il n’y avait qu’à demander à Katharina-Barbara une chopine de son clairet. Mais ce qui semblait devoir faciliter les choses, les rendait plus difficiles au contraire. Margaretha passait les soirées avec sa mère. S’il venait des visiteurs, elle riait et causait avec eux, aussi gaîment que dans son bateau ; mais ils n’osaient s’aventurer en présence de Barbara. Puis le vieux coucou de la Forêt-Noire sonnait dix heures, Barbara se levait et chacun en faisait autant.

Le difficile n’était point de faire entendre à Margaretha que volontiers on lui eût parlé d’amour, mais bien de la sonder en secret et d’obtenir quelque encouragement tacite. Il y avait un moyen cependant : faire à pied le tour du golfe, et s’arranger pour arriver sur la plage d’Altstad, au moment où Margaretha y débarquait quelque passager. Grâce à cette heureuse rencontre, facile à combiner, on passait le lac, en retour, à moitié prix, et l’on avait tout loisir de glisser quelque doux propos d’amitié. Plusieurs tentèrent l’aventure ; mais aucun n’en sortit à son honneur. Il fallait voir comme les yeux de la batelière pétillaient de malice, quand elle déposait sur la plage un amoureux éconduit.

— Ils ont l’air si drôle ! disait-elle à sa mère. Je parie que les filles auraient meilleure grâce si c’étaient elles qui commençaient.

Cependant l’automne était venu et les passagers se faisaient rares à Postunen. Katharina-Barbara avait son idée. Elle voulait que la batelière employât à coudre son trousseau les longues soirées de l’hiver qui s’approchait. C’est la mode du pays, on s’y prend à l’avance. Telle fille qui n’a pas encore eu l’honneur de voir pointer, même de loin, la plus petite demande en mariage, a déjà son armoire particulière, où s’entassent en hautes piles, nappes, serviettes, beaux draps blancs et le reste. L’homme des champs est comme le rat des champs ; il aime à se sentir pourvu et ses armoires sont des greniers. Margaretha ne fut donc pas trop surprise quand elle entendit parler de trousseau. Elle n’en fit pas moins une petite moue d’enfant gâté, qui n’annonçait rien de bon ; mais Barbara tint ferme cette fois. Il y avait en réserve dans l’armoire trois pièces de toile, le lin de deux ans. Elles furent apportées sur la table ; on en mesura la longueur, la largeur ; on soupesa la toile de la main pour en apprécier la qualité, et remontant d’année en année, on passa en revue toutes les filles de Weggis, dont le trousseau valait la peine d’être noté.

Dès le lendemain soir, Margaretha se mit à l’œuvre. On commença par couper une petite pièce de vingt-quatre braches[24] qui devait donner trois beaux draps. Après les ciseaux vint l’aiguille, qui prit du temps à enfiler ; puis la batelière entama un ourlet de long, non sans bouder et rechigner. Avait-on jamais vu un ourlet pareil ? Il y en avait pour la moitié de l’hiver. La mauvaise humeur aidant, le fil s’embrouilla dès les premiers points.

— Et d’une ! ricana Tobie du haut de son poêle.

— Je voudrais bien t’y voir, méchant troupier ! Crois-tu que ça aille comme la rame ?

Margaretha recommença. Cette fois, elle prit garde à son fil ; mais elle n’avait pas avancé d’un doigt que l’aiguille sautait.

— Et de deux ! dit Tobie.

Elle essaya de fredonner une chanson pour se donner du cœur à l’ouvrage ; mais qui donc a jamais chanté en cousant ? Quel rythme s’ajuste au cheminement de l’aiguille ? Plus la batelière chantait, plus l’aiguille battait la campagne.

Elle en était encore aux premiers essais, lorsqu’il arriva deux garçons du village.

— Tiens, dit l’un, un trousseau ! Est-ce que Grite se marie ?

— Il faut d’abord que notre patronne apprenne à coudre, grommela Tobie.

Grite eût volontiers posé son ouvrage ; mais elle n’osa, surtout après le mot de Tobie. Elle servit les deux visiteurs, puis elle se remit à la besogne et s’y appliqua de son mieux ; mais l’aiguille ne piqua pas plus juste, et le fil ne s’entortilla pas moins. Quand le coucou sonna dix heures, Margaretha poussa un soupir de soulagement.

— Jésus-Dieu ! c’est-il pesant, cette aiguille !

Pendant qu’elle s’exclamait ainsi, un des garçons lui enleva son ouvrage d’un tour de main. Ce fut pour le coup qu’ils eurent de quoi rire. Jamais ligne réputée droite ne festonna plus gaillardement que l’ourlet de la batelière. Tantôt l’aiguille avait fait de longues enjambées, tantôt elle avait cheminé sur place. Quelquefois le fil était resté lâche dans la main ; plus souvent il s’était tendu à tout rompre. Margaretha n’était pas de trop bonne humeur ; mais elle ne put s’empêcher de rire avec les autres : c’était justement la même chose que ce certain jour où elle avait appris à ramer.

— Bah ! dit-elle, revenez seulement dans huit jours.

Ce disant, elle arracha sa toile des mains des railleurs.

Au bout de huit jours, un premier drap, base d’une pile naissante, prenait place dans la grande armoire. Margaretha avait travaillé comme à la tâche. Cependant, quelque bonne volonté qu’elle y mît, elle ne devint jamais habile. Les bateliers connaisseurs admiraient le sillage du bateau de Postunen ; mais les filles de Weggis tenaient en beaucoup moins haute estime les ourlets de Margaretha.

— Belle toile, petit travail ! disait-on au village. Le trousseau de Postunen fera plus d’honneur au tisserand qu’à celle qui l’a cousu.

Heureusement que Katharina-Barbara, dont les yeux faiblissaient, voyait mal les imperfections de l’ouvrage. En revanche, elle voyait fort bien que les draps commençaient à s’étager en pile, et que les nappes faisaient bonne figure à côté. Chaque fois qu’on ouvrait l’armoire, elle y jetait un regard furtif et mesurait les progrès accomplis.

V

Quand les garçons de Weggis apprirent que Margaretha travaillait à son trousseau, ils ne se demandèrent pas s’il y avait à redire aux arrière-points ; ils pensèrent que la belle sauvage s’apprivoisait, et leurs assiduités redoublèrent. C’était d’ailleurs la saison. À la campagne, c’est en hiver que les amourettes vont leur train ; il y a trop de besogne en été.

L’avant-veille de Noël, Margaretha revint du bateau, sautant comme un oisillon échappé.

— Qu’y a-t-il ? demanda Katharina-Barbara.

— Encore un, Mutterli, encore un !

— Qui ? dit la mère avec un pressentiment qui lui serra le cœur.

— Le plus beau parti de Weggis.

— Il y a plus d’un beau parti à Weggis.

— Le plus beau de tous.

— Dominique ?

— Dominique !

— Et tu l’as refusé ?

— Comme les autres.

La distance était grande entre Dominique et Margaretha ; mais les rêves de l’ambition maternelle n’ont guère plus de mesure que ceux des jeunes filles dont la tête bout à seize ans. Dominique était justement le prétendant désiré, l’époux de choix rêvé pour Margaretha. Il possédait maison au village et de beaux biens à l’entour, sans compter un vaste domaine sur la colline, en amont de Postunen. Aucun n’avait meilleure réputation auprès des mères qui songeaient à marier leurs filles. Il était sobre, rangé, travailleur, toujours debout le premier. Il venait quelquefois à Postunen, et Katharina-Barbara l’avait surpris regardant sa fille à la dérobée. Il ne lui en avait pas fallu davantage pour bâtir mille châteaux en Espagne, que la terrible enfant venait de renverser d’un souffle.

— Dis-leur donc qu’ils m’attendent, toi qui as tant envie de me marier ! s’écria Margaretha. Si jamais j’en aime un, il n’aura pas besoin de venir me faire les yeux doux dans mon bateau. Je veux assez le lui dire, moi !

Tout en parlant, elle voulut avoir recours aux caresses ; mais sa mère la repoussa avec colère.

— Le plus honnête garçon de la paroisse ! Dominique ! Jésus-Dieu !… Et moi qui avais tant prié la sainte Vierge de te mettre au cœur un grain de bonté pour lui !

Grite avait plus de dix-sept ans, et c’était la première fois que sa mère la grondait.

— Mutterli, dit-elle, je n’ai jamais entendu que du bien de Dominique ; mais l’amitié, ça ne se commande pas.

— Voilà comme vous êtes, folles têtes de jeunesse ! Que vous faut-il donc pour aimer quelqu’un ? Est-ce pas assez de l’honnêteté ?… Grite, c’est ta mère qui te le dit, tu es trop fière de ta beauté. Quand tu auras refusé tous les honnêtes garçons du village, tu finiras par épouser un mauvais sujet qui saura conter fleurette.

Margaretha se sentit piquée.

— Ma mère, je voudrais bien vous faire une question.

— Quoi ?

— Vous aimiez mon père quand vous vous êtes mariée ?

— Si je l’aimais ? Par la sainte Vierge, je n’en sais trop rien. Il m’aimait, lui, et c’est l’essentiel… Mais, pour sûr, je n’étais pas comme toi, à ton âge. J’étais une bonne fille, moi. Quand j’ai vu que c’était un honnête garçon, je me suis dit que je serais heureuse avec lui, et je n’ai pas raisonné plus loin. Quand on se conduit bien et qu’on a pris accoutumance l’un avec l’autre, on s’aime toujours assez.

— Mon père n’aurait pas pensé comme ça.

— Ça se pourrait, reprit Barbara. Il était tout comme toi, ton père, excepté qu’il jasait moins. Mais pour les hommes, c’est différent. Il faut qu’ils vous aiment les premiers ; autrement ils sont trop volages.

À ce moment, on heurta à la porte. C’était un pèlerin attardé, qui demandait le bateau de Postunen. Il ne pouvait venir plus à propos. Margaretha courut au rivage. Au retour, en plein lac, elle laissa tomber les rames, et se mit à rêver. Puis elle se dirigea vers le rocher de la madone, et y fit une station plus longue encore que de coutume.

— D’où viens-tu ? lui demanda Barbara dès qu’elle parut sur le seuil.

— J’ai posé les rames en revenant, et je me suis mise à regarder le lac, qui est tout gris, ce soir.

— Belle occupation, quand on a une mère inquiète au logis !

— C’était pour penser à ce que vous m’avez dit, Mutterli.

— Et qu’as-tu pensé si longtemps ?

— J’ai pensé que je ferais ce que je pourrais pour aimer Dominique ; mais si ça ne me réussit pas, vous, Mutterli, vous ne me ferez point de reproches, car je suis sûre que mon père, qui dort sous sa croix de bois, n’en serait pas trop content.

Un rayon d’espérance brilla dans les yeux de Barbara. Comment ne pas aimer Dominique, si seulement on en prenait la peine ? Elle embrassa Grite sur les deux joues. Peu s’en fallut qu’elle ne lui demandât pardon de l’avoir grondée trop fort.

Margaretha tint parole ; mais quand le cœur des jeunes filles se donne à tâche d’aimer, il a coutume de travailler à contre-fin. Vainement elle repassait dans sa mémoire tous les mérites et toutes les vertus de Dominique ; c’était toujours ce même Dominique, contre lequel il n’y avait rien à dire, sinon qu’elle ne pouvait pas l’aimer.

Un soir qu’elle revenait en bateau avec Tobie et qu’elle rêvait – car elle était devenue rêveuse – il lui échappa une exclamation singulière.

— Un sournois, vous dis-je !

— C’est-il de moi que vous parlez ? demanda Tobie.

— Jésus-Marie ! Je t’avais oublié, Tobie, et je me parlais toute seule.

— Si notre bourgeoise le permet, je lui dirai bien de qui elle pensait.

— Moi ?

— Notre bourgeoise pensait à ce monsieur Dominique, qui la guette tous les jours, de sa grange, là-haut.

Margaretha tressaillit.

— Savez-vous que ce monsieur Dominique m’a entrepris l’autre jour, comme nous revenions ensemble du village, pour savoir s’il y a des dettes sur votre bien ? Vous ferez comme vous voudrez, notre bourgeoise ; mais si jamais vous l’épousez, vous me donnerez d’abord mon congé ; car, foi de troupier ! je ne veux pas être de cette noce.

— Et qui t’a dit que je songe à l’épouser ?

— Oh ! on sait assez ce qui se dit.

— Mettons qu’il veuille m’épouser, qu’est-ce que ça lui ferait qu’il y eût des hypothèques sur notre bien ? Il est assez riche pour l’affranchir.

— Mal raisonné, notre bourgeoise, mal raisonné ! C’est un avare, votre monsieur Dominique, et c’est bien malgré lui qu’il vous aime. Mais que voulez-vous ? vous l’avez ensorcelé, comme tant d’autres. Par exemple, ce n’est pas le plus heureux des hommes, car s’il enrage d’amour après vous, il n’enrage pas moins que vous ne soyez pas aussi riche que lui, ce qui fait qu’il ne peut jamais se mettre d’accord… Je suis bien hardi de vous parler ainsi, notre bourgeoise ; mais pourquoi dites-vous vos affaires tout haut, comme s’il n’y avait que les étoiles pour vous entendre ?

Depuis ce jour, Margaretha ne se donna plus la peine d’aimer Dominique. Le lac gris, le ciel bleu, la madone du rocher, la croix de son père, tout lui disait : « C’est un sournois ! »

Mais Dominique ne se tenait point pour battu. L’idée qu’une pauvre fille pût le refuser, dépassait et renversait tout ce qu’il avait jamais acquis de notions sur les choses divines et humaines. Il fit tant, par chemins et manières, qu’il lia amitié intime avec Thomas-Casimir et même avec Jérémias, quoique ce dernier, que l’ambition d’argent rongeait aussi, n’eût pas trop de goût pour ceux qui étaient plus riches que lui. Un soir qu’il était seul avec eux, causant de bonne amitié et vidant un verre de compagnie, il leur conta sa mésaventure. Thomas-Casimir, qui était replet, faillit être pris d’une attaque d’apoplexie, et Jérémias en laissa tomber sa pipe d’effroi, ce qui ne le rendit pas plus indulgent pour Margaretha, car c’était une pipe de prix. Le lendemain, Thomas-Casimir ne fut point paresseux sur la route de Postunen. Il ne trouva que Barbara, qui avait heureusement de quoi désarmer sa colère. Ce n’était qu’une question de temps ; Grite faisait ce qu’elle pouvait pour l’aimer. – Seulement, disait la veuve, ça n’avance à rien de la brusquer.

Demi-heure après, Margaretha suppliait sa mère de ne plus songer à ce mariage.

— Alors, va le dire à ton oncle, répondit Barbara. Pour moi, je ne l’oserai jamais.

— J’y vais, reprit Margaretha. Ce n’est pas une vie de se tourmenter le cœur tous les jours et toutes les nuits.

Elle sortit ; mais au lieu d’aller chez Thomas-Casimir, elle se rendit chez le curé. Il eut quelque peine à comprendre cette répugnance invincible pour un jeune homme que toute fille de Weggis eût été fière d’épouser ; mais il était trop instruit des choses du cœur pour pousser l’insistance au-delà des justes limites. Il promit à Margaretha de lui venir en aide ; mais il eut beau faire, il n’obtint rien ni des uns ni des autres. – Il faudra qu’elle dise pourquoi, répondit Dominique.

Alors commencèrent pour la batelière de Postunen des jours de tribulation, pendant lesquels on n’entendit pas un chant s’échapper de ses lèvres. Ils y vinrent, chacun à son tour, celui-ci avec des prières, celui-là avec des menaces, tous lui reprochant de vouloir mener sa mère au tombeau. Margaretha ne donna d’explications à personne. Quelles explications eût-elle données ? Quant à Dominique, elle refusa obstinément de le voir. Elle disparaissait dès qu’on le signalait sur le chemin de Postunen, ce à quoi les yeux de Tobie servirent grandement.

Seule Barbara ne fit point de reproches à sa fille. Elle l’avait promis ; mais il était facile de voir qu’elle dévorait en silence un chagrin cruel. Heureusement que le curé redoublait ses visites, ce dont Margaretha le bénissait dans son cœur, car chaque fois qu’il avait passé, Barbara était plus tranquille et plus résignée.

VI

Les hirondelles reparurent, l’herbe des prés s’émailla de fleurs nouvelles, et déjà les cerisiers, vêtus de leurs blanches corolles, en secouaient sur la terre la neige odorante et légère. Barbara parut renaître avec les beaux jours ; ses joues livides reprirent quelque couleur, et l’on vit de temps en temps passer un sourire sur ses lèvres. Quant à Margaretha, ce renouveau de la nature fit sur elle le même effet que sur les oiseaux et les fleurs. Voyant sa mère plus sereine, elle sentit sa tristesse se dissiper peu à peu. La jeunesse n’est pas faite pour les longs chagrins.

La gaîté renaissait donc à Postunen ; mais on n’y parlait plus du trousseau. C’eût été pour Barbara un entretien de mélancolie que la vue de ce beau linge condamné à s’enfouir sans espoir dans une armoire vermoulue. D’ailleurs, la saison s’annonçait bonne. Les allants et venants étaient nombreux, et, malgré l’échec de Dominique, les amoureux ne se faisaient point rares. Il y a partout des courages qu’excite la difficulté. Mais comme autrefois ils y perdaient leur peine.

Un jour du mois de mai, le bateau de Margaretha fut assailli par un violent orage. Elle l’avait bien vu venir ; mais elle avait trop compté sur la vitesse de ses rames. Elle s’était fait pour ces occasions un costume consistant en un chapeau de feutre, à larges bords, et une peau de chèvre, percée de deux trous pour les bras. Ce fut dans cet équipage qu’elle aborda à Altstad. L’orage redoublant de violence, elle courut s’abriter chez le batelier, son confrère. Elle entra comme un tourbillon, riant aux éclats et regardant ses jupes ruisselantes. La chambre était pleine de gens attablés.

— Sergent, dit l’hôte, voilà justement la batelière de Postunen ; vous pourrez faire la traversée en retour ; ça ne coûte que moitié prix.

Ces paroles s’adressaient à un personnage très entouré, assis au fond de la chambre. Ce n’était rien moins qu’un garde-suisse, au service de France, en grand uniforme : habit rouge, épaulettes blanches, le bras couvert de galons et la poitrine chamarrée de brandebourgs. C’était le second garde-suisse que Margaretha voyait en sa vie. Elle en avait vu un à Lucerne, dans sa plus tendre enfance, et ce lointain souvenir s’était embelli d’année en année de tout ce qu’elle avait ouï de cette poignée de braves, qui, disait-on, tenaient la France en respect. Aux yeux de tous les Suisses, mais particulièrement de ceux des anciens cantons, Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwald, cet uniforme était l’un des symboles de la vaillance helvétique, et ce n’était point pour eux un petit événement que de le rencontrer par hasard dans les sentiers de leurs montagnes.

Margaretha n’eut pas plutôt vu le sergent, que le cœur lui battit à l’idée qu’elle allait traverser le lac avec un de ces héros dont la gloire était grande dans toutes les paroisses de son pays. Les belles filles ont toujours aimé les hommes vaillants.

La dernière goutte de pluie n’était pas encore tombée que Margaretha et le garde-suisse s’embarquaient pour Postunen. Mais, une fois en bateau, il arriva ce à quoi on ne se serait jamais attendu, savoir que le sergent, assis à la proue, ne cessa pas de regarder la rive dont on s’approchait, tandis que Margaretha, honteuse et piquée, ne regardait que le sergent. On était à moitié lac, et il n’y avait pas encore eu une seule parole échangée. – Il faut pourtant que j’entende le son de sa voix, pensa Margaretha.

— Sergent, dit-elle, non sans un léger tremblement, vous venez de loin, à ce qu’il paraît ?

— C’est pourquoi on a hâte d’arriver.

Si le sergent avait le parler bref, il avait la voix belle, une voix d’homme, sortant tout droit de la poitrine. Margaretha aurait bien voulu l’entendre une seconde fois ; mais longtemps encore elle rama sans autre entretien que celui de la vague morte qui clapotait sous la proue.

Que cherche-t-il donc au rivage ? Une payse, peut-être ? Cette idée ne lui fut pas trop agréable ; mais elle n’en eut que plus grande envie de le voir en face et d’obtenir de lui au moins un regard.

— Dites donc, sergent, reprit-elle de sa voix la plus agaçante, savez-vous qu’on devient taciturne par là-bas ?

— On garde le silence dans les rangs.

— Ça doit être bien ennuyeux.

— C’est pourquoi les filles ne s’engagent guère. Margaretha se mordit les lèvres et l’entretien en resta là. On aborda.

— Qu’est-ce qu’on vous doit, Mamselle ?

Margaretha ne s’attendait point à cette question, la première qu’il lui adressât.

— Tout ce que vous voudrez, dit-elle, sans savoir ce qu’elle disait.

— On n’est pas si riches, nous autres.

— C’est dix kreutzers, le passage.

— L’hôte d’Altstad parlait de moitié prix pour le retour.

— Pardon, dit Margaretha de plus en plus troublée…

Vous êtes pressé, vous paierez en repassant.

— Qui vous a dit qu’on repasserait ?

Margaretha sentit ses joues devenir rouges comme le feu ; sa tête se brouillait.

— On n’a pas coutume de laisser des dettes derrière soi, reprit le sergent en posant une pièce de dix kreutzer sur l’avant du bateau… Adieu, la batelière !

Quand Margaretha revint à elle-même, le sergent était loin déjà. Elle prit la pièce de monnaie et la mit à part, de peur qu’elle ne se confondît avec les autres. Puis elle amarra le bateau, chargea ses rames et regagna le logis. Mais de tout le reste du jour, elle ouvrit à peine la bouche, et Balthazar dut s’endormir sans le plus petit bout de chanson.

Cependant il n’était bruit à Weggis que d’un sergent aux gardes-suisses de France, qui avait traversé le village, sans s’arrêter. Tout le monde s’était mis aux fenêtres pour le voir passer ; mais il marchait d’un pas si prompt et si décidé que personne n’avait osé l’interroger. Le lendemain les gens bien informés assurèrent qu’il se nommait Elias Kamenzind, et qu’il était de Gersau, comme tous les Kamenzind, ce qui ne laissa pas de diminuer l’intérêt qu’on lui portait, car les Gersoviens ont petit renom dans les paroisses voisines. On ajoutait que sa mère s’en allait mourant, et que, par faveur spéciale, il avait obtenu pour la revoir un congé d’un mois. Il devait avoir mis huit jours pour le voyage, et comme il lui en fallait autant pour le retour, il repartirait dans une quinzaine.

Quand Margaretha entendit ces nouvelles, elle eut un regret mortel d’avoir importuné le beau sergent taciturne. C’était à sa mère qu’il songeait, et il avait bien autre chose à faire qu’à regarder ramer une fille à l’arrière d’un bateau.

Pendant ces quinze jours, on ne reconnut plus la batelière. Elle ne retrouvait son babil que le soir, quand Tobie était sur son poêle. Alors elle tâchait d’amener la conversation sur le service militaire, et sur la vie qu’on menait dans ces pays lointains. Les récits de Tobie étaient peu rassurants ; mais il en est des garçons comme des filles, il y en a d’uns et d’autres, et quant au sergent Kamenzind, il suffisait de le regarder pour savoir à quoi s’en tenir, tout Gersovien qu’il fût. Celui-là, du moins, n’était pas un sournois, un de ces éventés, légers de tête et de cœur, qui trompent au régiment celle qui les attend au pays. Margaretha n’en était jamais plus persuadée que lorsqu’elle avait rendu ses dévotions à la madone, ce qu’elle fit matin et soir, pendant ces quinze jours, sans jamais y manquer.

On ne fut pas sans être exactement informé du jour où le sergent se remettrait en route pour la France. La nuit qui précéda fut longue pour Margaretha. Avant l’aube elle était debout. Elle passa du temps à sa toilette. Il n’y avait pas dans sa garde-robe de chemisette assez blanche à son gré. Une jupe de fine indienne remplaça celle des jours ordinaires, et le plus beau des œillets du jardin brilla sur son corsage noir.

Katharina-Barbara poussa une exclamation de surprise en la voyant entrer.

— C’est que j’ai pensé, dit la batelière, que si je trouvais une bonne occasion, j’irais à la ville aujourd’hui. Il y a ce trousseau qui dort, et le fil manque, tu sais.

Il se présenta plus d’une occasion pour Lucerne, mais elles ne furent pas du goût de Margaretha. Trois fois elle avait passé le lac, sans aller plus loin qu’Altstad. Avec quelle impatience elle était revenue, sûre, chaque fois, que le sergent l’attendait ! Avec quelle émotion elle épiait tous les bateaux filant au large, craignant d’y voir briller l’uniforme rouge ! Dieu ! que les jours d’attente sont longs, et combien il y a de minutes dans une heure quand on les sent passer toutes !

Le soleil baissait. Margaretha se fit violence pour aller servir le repas du soir. Mais à peine y était-elle qu’on entendit un pas sur l’escalier.

— La batelière de Postunen ! dit une voix qu’elle n’eut pas de peine à reconnaître, quoiqu’elle ne l’eût pas entendue autant qu’elle aurait voulu.

— On y va, répondit-elle.

Comme elle traversait la prairie qui s’étend jusqu’au rivage, le sergent marchant devant elle, Tobie se trouva sur son chemin.

— Il n’est pas prudent de se mettre en route seule ce soir.

— Pourquoi ?

— Il y a de l’orage dans l’air.

— De l’orage ?

— C’est pas au ciel qu’il faut regarder, mais vers la grange, là-haut.

— Quelle grange ?

— Celle à monsieur Dominique, je pense.

Elle haussa les épaules et poursuivit sa route. L’instant d’après le bateau glissait sur le lac.

Le soleil venait de saluer d’un dernier rayon les sommets des montagnes, et le ciel commençait à pâlir à l’orient ; mais au zénith et à l’ouest s’embrasaient les pelotons innombrables d’une armée de nuages pommelés, dont le lac, miroir aux mille facettes, réfléchissait tous les feux. Splendide féerie : incendie au ciel, incendie sur les eaux. D’ailleurs, soirée calme et douce. Quelques vaguelettes murmuraient au passage du grand bateau plat, et la brise attiédie portait au loin, avec les parfums de la rive, les notes perlées des oiseaux chanteurs qui s’entre-répondaient dans les bocages de Postunen.

Margaretha, debout à l’arrière et la face tournée vers le couchant, recevait en plein le rayon du ciel empourpré, tandis que le sergent, toujours assis à la proue, n’avait pas besoin de tourner la tête pour saluer le rivage natal. Elle sentit qu’il la regardait ; elle sentit aussi comme une lueur à ses paupières, et elle n’osa plus lever les yeux.

Cependant elle avait bon courage. En saluant la madone du regard, elle avait cru entendre une voix qui disait : « Ne crains rien, c’est moi qui ai tout fait. » Mais la traversée devait être longue ; elle avait du temps, et puis il faisait trop jour.

La rame allait nonchalamment à la rencontre de la vague assoupie. Cependant le rivage s’éloignait ; déjà l’on n’entendait plus le chant des oiseaux de la côte, et le silence régnait toujours sur le bateau de Postunen.

— Nous sommes de vieilles connaissances, pensa Margaretha, il me dira bien deux mots ; alors, ce sera le moment.

On était à mi-lac. Les premières ombres de la nuit envahissaient toutes les zones du ciel, et il ne restait qu’une barre d’or au couchant… Mais le sergent n’avait pas encore dit le premier des deux mots attendus.

Margaretha jeta un regard sur les deux rives, et voyant celle d’Altstad plus rapprochée que celle de Postunen, elle se prit à trembler. Plus elle tremblait, moins elle pouvait parler.

Trois minutes, deux peut-être !… Elle fit un violent effort.

— Beau sergent !…

Qu’avait-elle dit, beau sergent ? Est-ce qu’une fille qui se respecte parle ainsi à un soldat ?

— Qu’y a-t-il à votre service, belle enfant ?

La voix du sergent était si douce que Margaretha reprit confiance.

— Si vous le vouliez, je vous mènerais bien jusqu’à Lucerne…

Dieu sait comme elle rougit ; mais la nuit la couvrait de son voile.

— Merci, dit le sergent, on va plus vite à pied.

On abordait ; il n’y avait plus à donner que trois ou quatre coups de rame.

— Sergent…

— Eh bien ?

— C’est que l’autre jour… Vous savez, quand vous avez passé la première fois… Il faut que je vous demande bien pardon… Je ne savais pas…

Elle voulait lui demander pardon pour l’avoir importuné de son babil ; mais sa langue s’embarrassait, et le sergent ne comprit pas.

— Bagatelle ! dit-il. D’ailleurs, c’est facile à réparer. Tenez, je vous paie moitié prix aujourd’hui. Ça reviendra au même.

Les genoux de Margaretha fléchirent, et sans le banc de l’arrière, qui se trouva prêt pour la recevoir, elle serait tombée. Comme au même instant la longue proue carrée se heurta aux cailloux du rivage, le sergent crut que c’était l’effet d’un abordage trop brusque. Il déposa cinq kreutzers sur le bord du bateau, et sauta légèrement sur la grève.

— Adieu, la belle, et tenez-vous en joie, dit-il en la saluant de la main. Nous autres, soldats, on sait bien quand on part ; mais on ne sait pas quand on revient.

Il s’éloigna sans que la batelière eût répondu. Quelques minutes après, lorsqu’elle n’entendit plus le bruit de ses pas sur le sentier, elle poussa un cri déchirant.

Une fenêtre s’ouvrit à la maison voisine.

— Qu’y a-t-il ? demanda une voix.

Margaretha ne répondit qu’en saisissant ses rames et gagnant le large. Mais bientôt, n’ayant plus le cœur de ramer, elle se laissa retomber sur son banc ; puis, saisie d’un transport soudain, elle courut à l’avant du bateau, prit les cinq kreutzers et les jeta dans le lac avec fureur. Il lui vint un violent désir de s’y jeter, elle aussi. Mais, comme elle regardait l’eau, elle y vit le reflet d’une lumière. C’était la lampe de Postunen, la lampe de sa mère.

Il n’y a point de mesure au temps qu’elle passa ainsi. Tout à coup, elle entendit un bruit de rames à quelques pas. Un bateau venait droit à elle.

— Qui va là ? cria-t-elle d’une voix forte.

Point de réponse… Aussitôt elle se rappela les propos singuliers de Tobie, et fixa un regard perçant sur le rameur dont la silhouette se dessinait dans la nuit. Saisir une rame et repousser vivement l’embarcation qui tentait cet audacieux abordage, fut l’affaire d’un instant. Mais Dominique – c’était bien lui – montait un de ces légers bateaux de promenade, comme il n’y en avait alors que dans le seul port de Lucerne. Inutile de vouloir fuir ! Il revint à la charge. Margaretha, cette fois, se borna à faire dévier la proue, puis d’un grand coup, porté de flanc, elle imprima à la frêle embarcation une secousse capable de la faire chavirer. Peu s’en fallut que Dominique ne fût jeté à l’eau. La batelière profita du moment pour s’éloigner ; mais Dominique, bientôt revenu de sa frayeur, fondit sur elle une troisième fois. Il s’arrêta à quatre pas de Margaretha, et se mit à tourner autour d’elle, assez loin pour être à l’abri de la rame, assez près pour profiter du premier moment favorable, et joindre d’un tour de main le lourd bateau, incapable de fuir.

— Que me voulez-vous ? dit Margaretha.

— Je te le dirai de plus près, la belle.

Margaretha poussa un cri d’appel et d’alarme.

— Crie tant que tu voudras. La nuit est sombre et le rivage est loin… À propos, que faisais-tu là, à rêver sur l’eau ? Était-ce le repentir qui commençait à te prendre ?… Trop tard, la belle, trop tard… Or ça, ajouta-t-il d’un ton goguenard, allons-nous passer ainsi toute la nuit ?

Margaretha poussa un second cri, plus retentissant. Une voix répondit.

— C’est Tobie, je suis sauvée ! Et elle appela de toutes ses forces : Tobie ! Tobie !

La réponse ne se fit pas attendre. De seconde en seconde la même voix retentissait plus distincte. Dominique, voyant la partie perdue, s’enfuit de toute la vitesse de ses rames.

Tobie fut bientôt là. Devinant le danger que courait sa maîtresse, il n’avait point eu de repos jusqu’à ce qu’il se fût procuré une embarcation quelconque, et, à la nuit tombante, il était venu prendre position à égale distance des deux rives, l’oreille au guet.

— Je vous le disais bien, qu’il y avait de l’orage dans l’air. C’était pas pour rien, ce bateau de promenade. Où est-il, le lâche ?

— Inutile de le poursuivre. Une coquille de noix !

— On le trouvera demain, notre bourgeoise.

Margaretha était à bout de forces. Tobie attacha les deux bateaux l’un à l’autre, et rama pour la batelière. Au moment où ils mirent pied à terre, Margaretha serra la main du vieux soldat.

— Tu ne diras rien à ma mère, Tobie.

— Notre bourgeoise, il y a des juges à Weggis.

— Dieu le trouvera bien.

— Il ne sera pas dit qu’un pareil coquin rôde librement au soleil, comme font les honnêtes gens.

— Ça n’avance à rien de se mettre à la langue du monde.

— Alors, j’ai aussi une demande à vous faire, moi.

— Laquelle ?

— De ne plus retourner seule sur l’eau, le soir.

— Sois tranquille, je me le suis promis.

VII

Depuis ce jour les passagers qui s’embarquaient à Postunen, ne reconnurent plus leur batelière. Adieu tes chansons, les roulades de voix, les gais propos. Si quelqu’un entonnait un lied du pays, elle n’accompagnait pas même au refrain. Jamais oiseau des bois ne devint en cage subitement plus muet.

Qu’y a-t-il ? se disaient les gens. Elle, si joyeuse autrefois ! Et mille propos couraient le monde à son sujet.

— C’est sa mère, disait Tobie, ne voyez-vous pas que la pauvre femme s’en va ?

Mais il avait beau dire, chacun n’en prenait que ce qu’il voulait.

Katharina-Barbara s’en allait, en effet. Un retour de froid, au commencement de juin, lui fut fatal. Bientôt elle ne bougea pas de sa chaise, puis de son lit, et Margaretha, abandonnant à Tobie le domaine et le bateau, ne songea plus qu’à la soigner.

Que de choses elle aurait voulu lui dire ! Mais chaque fois que le docteur passait, il exigeait un silence absolu. Ces docteurs sont ainsi, ils ignorent les plaies cachées, et ne pensent qu’au mal qu’ils voient. Margaretha tâchait d’obéir et de se dominer. Mais un soir, elle n’en fut plus la maîtresse.

— Mutterli, dit-elle d’une voix étouffée, je t’ai fait trop de chagrins !

— Tu ne m’en as jamais fait qu’un seul, répondit Barbara, et il y a longtemps que je te l’ai pardonné.

— Mais c’est ce chagrin qui t’a rendue malade.

— Tu te trompes, ma chère enfant. C’est ton père qui m’appelle. Elles sont meilleures que tu ne crois, ces amitiés d’habitude.

Il y avait une intonation de tendre reproche dans la voix de Barbara.

— Si j’avais cru pouvoir l’aimer comme ça…

— Ce n’est pas de lui que je parle. Ce Dominique ne t’aurait jamais rendue heureuse.

Margaretha fut bien soulagée en entendant ces paroles ; cependant il lui restait un poids sur le cœur, ce secret qu’elle n’osait pas dire, parce que c’était un secret de douleur. Il lui échappa le même soir. Barbara n’en fut point surprise ; elle avait bien vu que sa fille n’était plus la même. Elle ne lui fit pas de reproches ; elle n’essaya pas de la consoler, elle pleura avec elle et la recommanda à la protection de la sainte Vierge. Le lendemain Katharina-Barbara fit appeler son beau-frère, Thomas-Casimir, et lui demanda de ne point tourmenter la pauvre Grite, et de la laisser libre de se marier selon qu’il lui plairait. Thomas-Casimir jugea cette prière plus digne de la faiblesse d’une mourante que de l’autorité d’une mère ; mais ce n’était pas le moment de rien refuser. Peu de jours après, Barbara rendit le dernier soupir. C’était le 14 du mois d’août, un peu avant le soleil levé.

La cérémonie funèbre eut lieu le 16. On avait, selon la coutume, envoyé un messager aux parents, jusqu’aux cousins des cousins, et tous furent exacts au rendez-vous. Le convoi ne devait se mettre en marche qu’à trois heures après midi ; mais dès le matin la maison de Postunen s’emplissait d’hommes vêtus de noir et portant de longs crêpes. À la campagne, il y a toujours des parents venus de loin, et il faut, selon les lois de l’antique hospitalité, les héberger, les nourrir, les festoyer sous le toit du mort. Le repas des funérailles ressemble à un repas de fiançailles. Le vin coule et les viandes abondent.

Il eût été possible à Margaretha de se décharger sur le plus proche parent du soin de faire les honneurs. La coutume a des égards pour les jeunes filles orphelines. Mais elle craignit que Jérémias, ou tel autre, n’attribuât son absence à quelque rancune, et elle voulut au moins paraître à la table de deuil. À peine avait-on servi que la conversation commença à rouler sur la grande nouvelle du jour, le massacre des Suisses à Paris, la semaine précédente, le 10 du mois d’août. Elle était parvenue la veille à Weggis, et les deuils particuliers s’effaçaient devant ce deuil public. Au premier mot, Margaretha ne comprit pas, parce qu’on en causait comme d’une chose connue, et ce ne fut que peu à peu que la vérité se fit jour dans son esprit. Elle resta clouée sur sa chaise, jusqu’à ce que, chacun ayant dit ce qu’il avait entendu dire – et tous avaient entendu dire la même chose – son avide et sinistre curiosité fût satisfaite autant qu’elle pouvait l’être. Alors elle disparut.

La plus amère de toutes les choses amères est d’avoir le cœur partagé dans le deuil. Pendant que Margaretha, marchant en tête du cortège des femmes, selon l’usage du pays, rendait les derniers devoirs à sa mère, il fallut plus d’une fois la soutenir, et l’on remarqua dans sa douleur des soubresauts étranges, qui firent grande pitié à toute la paroisse réunie. Au retour, elle ne voulut voir personne ; elle s’enferma dans sa chambre, et y resta tout le reste du jour, toute la soirée et toute la nuit.

Le lendemain, de grand matin, elle était sur l’eau, avec Balthazar. Où allait-elle ? À la ville, chercher des nouvelles. Le moyen de les attendre à Postunen ! Elle trouva les rues étrangement animées. L’émotion ne faisait que grandir. Il se formait des groupes partout ; on se communiquait les lettres reçues, les journaux, et il n’y avait pas d’autre conversation, ni dans les maisons, ni sur la place publique. Margaretha fit comme tout le monde. Elle alla d’un groupe à l’autre, elle entra dans les boutiques où elle vit quelques personnes réunies, elle poussa jusque dans les auberges, écoutant d’une oreille avide. On était si préoccupé que nul ne songea à s’étonner de la présence de cette jeune fille, qui avait enseveli sa mère la veille. Les nouvellistes ne manquaient pas ; mais leurs récits concordaient mal, et Margaretha ne voyait poindre un rayon d’espérance, en recueillant ce qui se disait dans un groupe, que pour retomber dans le désespoir en passant au groupe voisin. Quelques familles d’officiers avaient reçu des lettres ; on savait celui-ci mort à son poste, celui-là dans les prisons du Temple ; mais quant au menu peuple, sous-officiers et soldats, on n’en parlait qu’en bloc. Les sergents étaient confondus dans la foule. Le nom d’Elias Kamenzind ne fut prononcé par personne. Cependant, vers le soir, quand Margaretha reprit le chemin de son bateau, traînant après elle Balthazar, rendu de fatigue, elle emportait au cœur une vague espérance. Il y avait des prisonniers. Peut-être trouveraient-ils des juges capables de pitié. Et puis, elle avait ouï parler d’honnêtes bourgeois qui, au péril de leur vie, devaient avoir recueilli et caché un certain nombre de ces infortunés. Elle s’était bien aperçue qu’on n’y croyait guère dans la foule ; mais elle ne pouvait pas s’empêcher d’y croire.

Quand Balthazar fut couché, Margaretha vint s’asseoir à la table de noyer, un ouvrage à la main. Tobie était sur son poêle, immobile et silencieux.

— Tobie, dit la batelière… puis elle s’arrêta court.

— Qu’y a-t-il, notre bourgeoise ?

— Te rappelles-tu ce sergent en uniforme rouge qui a passé ici vers la fin de mai ?

— Si je me le rappelle ! C’était justement ce certain soir, vous savez… Elias Kamenzind, qu’il s’appelle, natif de Gersau. Sa mère est morte dernièrement.

— Un mois avant la mienne, jour pour jour… Il faut…

— Eh bien ! dit Tobie.

— Il faut absolument que je sache s’il est mort ou vivant.

— On y a pensé, notre bourgeoise.

Margaretha rougit. Elle eût bien voulu que la lampe ne donnât pas tant de lumière.

— Comment, on y a pensé ?

— Faut pas vous fâcher ; on pense à tout, nous autres. Si c’était un colonel ou seulement un capitaine, on le saurait déjà ; mais pour un sergent, il faut attendre quinze jours.

— Impossible !

— Ça pourrait bien aller à trois semaines.

— Sainte Vierge ! s’écria Margaretha, qui ne songeait plus à se contenir.

Tobie descendit de son poêle, et vint s’asseoir à la table, pour parler plus bas et de plus près.

— Notre patronne, ça, c’est une affaire où la sainte Vierge ne peut rien. On n’y peut pas beaucoup plus ; mais on fera ce qu’on pourra. Pas moyen que vous alliez tous les jours à la ville. Ceux de Weggis vous croiraient devenue folle, ou peu s’en faut. Ils y étaient déjà tout disposés, quand vous étiez gaie et que vous chantiez ; à présent que vous ne chantez plus, il n’y en a bientôt plus un qui en doute. C’est l’oncle Thomas-Casimir qui a fait longue figure aujourd’hui, quand il a trouvé maison vide. Il y a toujours anguille sous roche avec elle, qu’il a grommelé. Aussi, pourquoi n’êtes-vous pas faite comme eux ? Bien dommage que vous ne soyez pas née à Naples ! Un bon pays, celui-là ! Ça ne m’empêchera pas de vous servir comme vous êtes, moi. J’irai demain à Lucerne, de soirée. Je n’ai pas besoin d’y être tout un jour comme vous. On sait les bons endroits pour les nouvelles. On part à cinq heures ; on est de retour avant que le coucou ait sonné dix, ou, s’il y a quelque retard, vous prendrez bien patience un petit quart d’heure. Comme ça, ceux du village ne se douteront de rien, et vous aurez tous les soirs bon et fidèle rapport.

Margaretha ne se fit pas prier pour mettre à profit le dévouement de Tobie.

Le lendemain soir, il était de retour à dix heures ; mais on ne savait rien de plus que la veille, au moins pour les sergents. Seulement il se confirmait que dans cette grande ville, que le curé de Weggis et tous ceux des environs disaient plus abominable que Sodome et Gomorrhe, il y avait eu de bons bourgeois pour sauver quelques blessés et cacher quelques fugitifs. Tobie insistait là-dessus.

— Faut prendre courage, notre patronne. Tout n’est pas perdu. C’est des sornettes, ce que vous disent les curés, par ici. Il y a d’honnêtes gens partout.

Pendant trois ou quatre jours, on n’eut point d’autres nouvelles. Un soir Tobie arriva tout joyeux.

— Notre bourgeoise, il y en a qui sont sauvés, à preuve qu’il en est arrivé deux à Bâle, l’un déguisé en roulier, à ce qu’on dit, l’autre en colporteur. On ne sait pas leurs noms ; mais il paraît qu’il en viendra encore. On les fait évader comme ça, un à un.

Une autre fois Tobie trouva tout un attroupement devant une auberge d’assez pauvre apparence. On y fêtait un garde-suisse, un caporal, un homme de l’Unterwald, arrivé dans la journée. Tobie n’eut pas de repos jusqu’à ce qu’il eût pénétré dans la chambre où on le faisait boire. Il y trouva foule ; mais il se faufila si bien qu’on finit par lui faire place à côté du caporal, qui, bientôt informé qu’il parlait à un troupier, recommença sa grande histoire avec enjolivements et embellissements. Tobie eut tout loisir de lui demander des nouvelles d’Elias Kamenzind. Le caporal le connaissait ; il l’avait rencontré, pour la dernière fois, la veille du jour fatal.

— Un tout bon, disait-il, un tout bon ; mais j’ai pas bonne idée, il était trop vif au feu.

Tobie n’en put rien tirer de plus.

— Qui ne sait pas, ne sait pas, répétait le caporal.

Il sonnait neuf heures à la grande horloge de l’hôtel de ville, lorsque Tobie remonta dans son bateau. Il rama le plus vite qu’il put ; mais il avait bu mainte rasade, vieille habitude perdue, et les rames s’embrouillaient. Le quart d’heure de grâce était passé depuis longtemps, quand il aborda à Postunen.

— Notre bourgeoise, dit-il en entrant, la casquette sur l’oreille, faut pas vous fâcher si on a bu un verre de trop.

On en a vu un qui a vu le sergent Kamenzind le 9, veille du 10, encore qu’il lui a dit : « Bonjour, sergent ! »

— Et depuis ?

— Par malheur ils n’étaient pas du même régiment, ce qui fait qu’on ne sait rien pour depuis. Mais il était bien vivant le 9, veille du 10, ce qui est déjà quelque chose. Dame ! on ne meurt pas rien qu’à la bataille, quand même on est à la guerre. D’ailleurs, s’il en est réchappé, il en reviendra bien, à ce qu’assure le caporal Bucher, de Sarnen, qui l’a vu, comme je vous dis, le 9, veille du 10.

Tobie, devenu loquace, n’était pas trop en état de faire bon rapport à sa bourgeoise. Elle n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et, le pressant de questions, elle lui fit dire tout ce qu’il avait appris. Il s’était fait la leçon en chemin, et s’était promis de ne pas parler des craintes du caporal. Mais il avait compté sans l’interrogatoire qu’on lui fit subir ; il s’entortilla, et finit par dévider tout son chapelet.

Dès cet instant, Margaretha se persuada qu’il n’y avait pour le sergent Kamenzind qu’une seule chance de salut. Il devait s’être battu jusqu’à la dernière extrémité, et n’avoir consenti à se rendre que resté seul de son groupe. S’il vivait, il était dans les prisons du Temple.

Les jours suivants, il arriva encore quelques-uns de ces heureux réchappés ; mais on ne savait toujours rien d’Elias Kamenzind, et il en fut ainsi pendant les trois semaines dont avait parlé Tobie. Un soir, il rentra consterné. Il apportait une nouvelle terrible, celle du massacre des prisonniers. Pour le coup, la dernière lueur d’espérance faillit s’éteindre dans le cœur de Margaretha. Elle lutta toute une nuit pour ne pas envoyer des blasphèmes au ciel, au lieu de prières.

Au point du jour, elle monta dans son bateau, avec Tobie et Balthazar. Ils allaient encore à la ville. Ils la trouvèrent plus agitée que jamais ; c’étaient des pleurs partout, des cris de vengeance et de rage. Les nouvelles qui se colportaient de groupe en groupe étaient plus navrantes les unes que les autres. Salis, Durler, Pfyffer, tous ces nobles chefs et bien d’autres encore, sans compter des soldats par centaines, avaient, sans l’apaiser, été sacrifiés à la soif de sang d’une horde de cannibales.

Quand Margaretha eut entendu répéter quelquefois cette lugubre histoire, elle sentit la force lui manquer, et, laissant Tobie aller d’un groupe à l’autre, elle vint s’asseoir avec Balthazar en face du port, sur quelques blocs de grès, débarqués de la veille. Tout à coup Balthazar la tira par sa manche :

— Grite, vois-tu celui-là qui n’a qu’un bras ?

L’enfant montrait un homme en blouse bleue, qui, debout à vingt pas, regardait dans la direction du lac.

C’était lui !

Margaretha faillit tomber. Quand elle reprit ses sens, l’homme était là, toujours dans la même attitude, et c’était toujours lui. Elle n’osa ni se lever, ni bouger, ni proférer une parole ; mais elle ne le quitta plus des deux yeux.

Il fit un mouvement du côté de Margaretha, qui baissa la tête. L’instant d’après, le sergent était devant elle.

— Une vieille connaissance, dit-il, la batelière de Postunen ?

— Elle-même, répondit Margaretha plus gaillardement qu’elle n’aurait pensé, avec son bateau que voilà.

— On y monterait volontiers, la belle ; mais depuis quinze jours qu’on voyage, on a le gousset plus plat qu’une feuille de noyer.

— Ne parlons pas de ça, sergent… Vous êtes blessé.

— Oh ! ce n’est rien, une balle… Dans quelques mois, il n’y paraîtra plus.

Il montra son bras en écharpe, caché sous sa blouse.

— Puisqu’ainsi va, quand partez-vous, la belle ?

— Quand il vous plaira, ça nous est égal, à nous.

Sur ces entrefaites arriva Tobie. Margaretha avait bonne envie de ne rien dire jusqu’à ce qu’il eût reconnu le sergent ; mais sa joie fut la plus forte.

— Tu vois bien, s’écria-t-elle, que la sainte Vierge y a pu quelque chose…

Elle s’interrompit brusquement, sentant qu’elle se trahissait.

Pendant que Tobie et le sergent faisaient bonne connaissance, Margaretha ramena le bateau sur la grève. Le sergent alla prendre sa place accoutumée, à la proue, et Balthazar courut s’asseoir à côté de lui. Mais Tobie ne faisait pas mine de bouger.

— Eh bien ? dit Margaretha.

— On a affaire à Lucerne, ce soir.

Margaretha sauta dans le bateau : elle devinait bien son intention.

— Bon voyage, dit Tobie en les poussant au large, et non sans quelque malice dans la voix.

Mais Margaretha était trop heureuse pour songer à parler d’amour. Il vivait. Que lui fallait-il de plus ? Elle ne songeait pas non plus à demander par quel miracle il avait échappé au massacre de tant de braves, lui, le plus brave de tous ! La reconnaissance l’emportait sur le reste, même sur l’amour, même sur la curiosité, et quoiqu’elle regardât beaucoup le sergent, la plupart de ses pensées allaient à la sainte Vierge. La traversée fut longue, parce que la distance l’était aussi ; mais elle ne fut point silencieuse. Le sergent jouait avec Balthazar et lui contait des histoires étranges, de belles histoires des pays lointains. Comme il avait bonne grâce à caresser de la main le joyeux enfant, qui l’écoutait avec ses yeux bien ouverts !

— Sergent, dit la batelière, au moment d’aborder, il n’est pas de règle de passer à Postunen sans s’y arrêter. Un doigt de vin n’est pas de refus.

— Deux, si vous voulez ; on a eu soif dans le voyage, et faim aussi quelquefois.

Avec quel plaisir Margaretha fit les honneurs de chez elle ! Elle prit la plus fine des nappes de son trousseau, vierge encore, et l’étendit sur la table. La canette d’étain, dans laquelle elle servit le vin, brillait comme de l’argent, et malgré les protestations du soldat, la table fut bientôt chargée de tout un dîner, servi dans la plus belle vaisselle de la maison.

Le sergent mangea de grand appétit, après quoi il ne se fit point prier pour raconter l’histoire de la prise des Tuileries. Sans Balthazar, il n’aurait oublié qu’un point, son aventure particulière. Grièvement blessé dès le commencement du combat, on l’avait recueilli dans une maison particulière. Mais les Jacobins n’avaient pas tardé à venir la fouiller de la cave au grenier.

— Devine où l’on m’a caché, Balthazar ?

— Sous le lit.

— Mieux que ça.

— Sous le poêle.

— Mieux que ça. Dans la cheminée, pendu à la crémaillère. Ha ! ha ! ha ! Jamais les brigands ne m’ont cherché là.

De toutes les histoires du sergent, celle-là parut la plus belle à Balthazar.

Il fallut enfin prendre congé ; le soldat embrassa l’enfant et serra la main de la batelière.

— Je vous dois bien de la reconnaissance, dit-il ; nous n’oublions pas ça, nous autres, soldats… Mais, à propos, vous n’étiez pas en deuil, la dernière fois ?

— C’est ma mère qui est morte à la mi-août.

— Un mois après la mienne.

— Jour pour jour.

Le sergent détourna la tête et sortit.

Dans la soirée arriva Tobie.

— Par exemple, dit-il en abordant Margaretha, votre sergent Kamenzind en est un fameux, de sournois.

Margaretha tressaillit.

— Oh ! je m’entends, reprit Tobie. Il y a sournois et sournois. Savez-vous bien qu’il n’y avait personne à Lucerne qui se doutât de son arrivée ? Tous les autres se sont fait fêter dans les auberges ; lui, il a passé tout droit.

— Les meilleurs soldats, répondit la batelière, ne sont pas ceux qui font le plus de bruit.

VIII

L’émotion des premiers jours fut délicieuse. L’avoir revu, le savoir à Gersau, trois lieues, tout au plus ; l’attendre d’un jour à l’autre ! Margaretha calcula qu’il fallait bien une grande semaine au sergent Kamenzind pour se remettre des fatigues du voyage, soigner sa blessure, voir ses amis et se refaire habitude avec le village natal. Cette semaine écoulée, on pouvait compter qu’il ne tarderait guère.

Quinze jours se passèrent sans que le sergent parût.

— J’avais fait mon compte trop juste, dit la batelière. Quinze jours n’étaient pas trop ; mais à présent il ne tardera plus.

Les lendemains s’ajoutèrent aux lendemains. Un mois s’écoula. On apprit que la blessure du sergent était en bonne voie de guérison, et cependant il ne venait pas. On apprit aussi qu’il avait été à Lucerne. Aller à Lucerne sans passer à Postunen ! Ce fut le coup de grâce. – Il en aime une autre, pensa Margaretha, et la tristesse régna de nouveau dans la maison de Postunen.

Les bonnes gens du pays ne comprenaient rien à ce mystère : deux mois de gaîté, deux mois de mélancolie, et toujours ainsi. Cependant Tobie allait discrètement aux informations. Il apprit que le sergent Kamenzind n’avait pas de payse, et qu’on ne lui savait point de préférence pour aucune fille de son endroit : – C’est un nigaud ! se dit-il… Puis tout à coup une idée lui vint. – Il est peut-être plus fier que nigaud. Ça doit être pauvre, ces Kamenzind. Faut voir ça.

Un matin, Tobie prétexta des affaires à Kussnacht. Il devait être absent jusque près de midi. La chose était si extraordinaire que Margaretha se le fit répéter. Est-ce que Tobie avait des affaires ? Un instant elle eut des soupçons. Quand on a des secrets, on dit qu’on va à droite pour ne pas dire qu’on va à gauche. Mais Tobie prit bien le sentier qui rejoint la route de Kussnacht. D’ailleurs, si Kussnacht avait voulu dire Gersau, il se serait donné plus de temps. À midi moins dix minutes, ainsi marquait le coucou, Tobie était de retour. Évidemment, c’était bien à Kussnacht qu’il était allé, et Margaretha n’y songea plus.

Vers le soir cependant, à cette heure douteuse qui n’est plus le jour et qui n’est pas encore la nuit, elle eut des pressentiments singuliers. Il lui parut comme s’il venait. Et voilà qu’en effet, pendant qu’elle mangeait la soupe avec Balthazar, on entendit un pas sur l’escalier, puis quelques coups frappés à la porte.

C’était lui. Margaretha le savait avant de l’avoir vu.

Il salua, s’assit et ne parla guère. Il avait l’air contraint.

Margaretha, de son côté, n’avait pas l’esprit trop présent. Elle chercha un prétexte pour gagner du temps.

— C’est l’heure de coucher le bambin, dit-elle ; on est régulier à Postunen. Ce sera fait dans cinq minutes.

— Dix, si vous voulez.

Balthazar, qui avait aussitôt reconnu le sergent et qui aurait bien voulu entendre quelques belles histoires, se regimba tant qu’il put. Le sergent n’eût, peut-être, pas demandé mieux que de lui en raconter jusqu’au matin, mais la consigne est la consigne, et il fit de si gros yeux que Balthazar marcha droit au lit, quand bien même il soutenait que les autres jours on ne le couchait qu’à la nuit noire.

Tobie avait deviné juste, le sergent Kamenzind était pauvre et fier. Il n’avait point fait d’épargnes en France, le meilleur de sa solde ayant servi à entretenir sa vieille mère. Il ne lui restait qu’un chalet, tombant en ruines, le plus pauvre de Gersau, quelques meubles estropiés, et pas un sou comptant. En attendant de pouvoir travailler, il vivait de la charité d’un parent, qui n’était guère plus riche. Cependant il y avait une autre raison à la réserve du sergent. Il s’était bien aperçu que Margaretha avait de l’amitié pour lui ; mais il avait pensé que ce n’était qu’une idée, le caprice d’une jeunesse éblouie par l’épaulette et les galons, et il s’était dit : « Faut pas abuser. » Il lui trouvait bonne grâce, et souvent le cœur le tirait du côté de Postunen, surtout la nuit, quand sa blessure l’empêchait de dormir ; mais, tout en rêvant de la batelière, il faisait à part lui cette réflexion : « Si ce n’est que ça, l’amour, ça chatouille plus que ça ne tourmente. » Il était donc resté tranquillement à Gersau, et il y serait resté long temps encore si Tobie n’était pas venu, le matin même, le relancer brusquement, et l’emmener sans lui laisser le temps de se reconnaître. – En route, disait le troupier, on s’expliquera par les chemins – Ils avaient marché lestement ; mais il y a loin de Gersau à Postunen, et Tobie avait eu tout loisir de conter choses et autres. Ils s’étaient quittés, par prudence, un peu avant Weggis, et le sergent avait passé le reste de la journée à rôder dans la campagne, en songeant à ce qu’il venait d’entendre. – C’est de la bêtise, disait-il, faut faire sa pelotte, on se mariera après… Et tout en raisonnant ainsi, il s’était trouvé à Postunen, à la nuit tombante. Comment y était-il venu ? par quel chemin ? pour quoi faire ? Il n’en savait rien ; mais il y était, et il eût donné jusqu’aux hardes de sa mère pour être partout ailleurs, car il se sentait pris et remué d’une façon si étrange qu’il ne se rappelait rien de semblable dans toute sa vie.

Margaretha dépassa largement les dix minutes de permission. En rentrant, elle balbutia quelques mots d’excuse, s’assit et s’absorba dans son tricot. Le sergent arpentait la chambre à grands pas. Tout à coup il s’arrêta droit devant elle.

— C’est-il vrai ce qu’on m’a dit, que vous avez là…

— Quoi ?

— Sous votre fichu… cette certaine pièce de dix kreutzers, vous savez ?

Margaretha pâlit. Elle s’était, en effet, procuré un petit médaillon, où elle avait placé la pièce de dix kreutzer, et elle le portait suspendu à son cou, comme une amulette. Mais c’était un secret entre elle et le ciel. Jamais homme vivant n’avait vu ce médaillon.

— Qui vous a dit cela, sergent ?

— Toujours curieuses, les filles ! répondit-il d’une voix aussi dégagée qu’il put.

— Personne ne l’a jamais vu excepté la madone au bord de l’eau.

— Alors, il faut que ce soit la madone qui m’ait conté vos secrets.

La batelière sentit bien qu’il cherchait une échappatoire. Néanmoins elle se rappela tout ce qu’il y avait eu d’extraordinaire dans sa vie, sa naissance après la longue stérilité de Barbara, sa guérison directement opérée par la sainte Vierge, les voix qu’elle avait si souvent entendues sur l’eau. Un instant, elle eut peur, comme si un miracle venait de s’accomplir ; mais ce ne fut qu’un instant, et levant sur le sergent ses deux grands yeux candides :

— Ce n’est pas bien fait, dit-elle, de se moquer d’une pauvre fille.

— C’est vrai, répondit-il, ça ne vaut rien, ces cachoteries.

Alors il s’assit, et raconta tout au long ses aventures de la journée, sans oublier ce qu’il s’était dit à lui-même, l’après-midi, en rôdant par la campagne. Il n’y avait pas trop de suite dans son récit, et plus d’une fois il s’entortilla dans ses explications ; mais la franchise lui avait délié la langue, et sa chaise se rapprochait insensiblement de celle de la jeune fille, si bien que, sans savoir ni comment ni pourquoi, il se trouva qu’il la tutoyait.

— C’est pourtant curieux, disait-il ; mais quand je t’ai vue là, en entrant, et moi dans ma blouse bleue, plus pauvre qu’un rat d’église, j’ai senti que c’était plus fort que moi. On m’aurait tué que je n’aurais rien pu dire, tant ça me serrait à la gorge. À présent, ça va tout seul, et il me semble que si je te cachais quelque chose, tu le devinerais tout de même. Mais il paraît que ce n’est que de commencer qui coûte. Et puis, on n’a pas l’expérience. Pendant les dix ans qu’on a été au service, on n’a connu que la consigne. Je ne me rappelle point d’amourette en ma vie, et je croyais que je n’avais pas le cœur fait pour ça. Je vois bien que je me trompais et qu’on peut être pris à tout âge… À tout âge, il faut s’entendre, on va sur ses vingt-neuf, ce qui est encore un âge honnête ; mais on vieillit vite là-bas.

Margaretha l’écoutait, penchée sur son tricot. Quand le sergent eut fini, elle dit à demi-voix.

— Alors, ce sera le contraire de ma mère.

— Que veux-tu dire ?

— Je t’expliquerai ça plus tard.

Puis elle ajouta, les yeux baissés, mais sans rougir :

— Si tu as un peu d’amitié pour moi, sergent, ne reste pas si longtemps sans revenir.

— Morbleu ! s’écria-t-il en se levant et lui tendant la main, on n’a que la main gauche pour s’engager ; mais quand on est homme de parole, la gauche vaut la droite. Donne-moi ta main, Margaretha, et que ce soit fait. C’est vrai que cet après-midi encore je ne savais pas trop ce qui me chatouillait au cœur ; mais à présent ça y est ; n’y a pas de chanson.

Cependant la jeune fille paraissait incertaine. Le sergent s’approcha d’elle et voulut lui prendre la main ; mais elle la retira vivement et courut à la chambre voisine. Elle rentra l’instant d’après.

— Sergent, je veux une preuve que tu m’aimes. C’est par fierté que tu n’es pas venu plus tôt, parce que tu es pauvre. Je veux savoir ce que tu aimes le mieux, de ta fierté ou de moi. Voilà de quoi vivre, au moins pour quelque temps ; il y aura bien aussi de quoi acheter l’anneau des épousailles. Si tu prends cet argent, nous serons fiancés ; autrement, retourne à Gersau, et reviens quand tu m’aimeras davantage.

Ce disant, elle posa sur la table une poignée de pièces de cent sous.

— Margaretha, répondit le sergent Kamenzind, j’avais un camarade au régiment. Il est mort. Les jacobins l’ont tué. À part ce que je réservais pour ma mère, il n’y avait entre lui et moi ni tien ni mien. Tu me seras plus que ce camarade, et si c’est l’épreuve que tu demandes, nous sommes tout fiancés… Seulement il y en a trop, ajouta-t-il, et je ne saurais que faire de tout cela.

— S’il y en a trop, mets à part une pièce, que tu garderas comme moi ce médaillon. Ça te portera bonheur.

— Qu’à cela ne tienne, dit le sergent.

Il serra le tout dans sa poche, et tendit une seconde fois la main à Margaretha ; mais elle s’esquiva de nouveau, courut à la fenêtre, et appela de toutes ses forces : Tobie ! Tobie !

— Halte-là ! cria le sergent ; il l’a fait à bonne intention. Entre lui et moi, il y a amitié pour la vie.

Mais Tobie était déjà sur le seuil.

— Approche, dit Margaretha, d’une voix que le troupier ne lui connaissait pas encore.

Il fit ses quatre pas réglementaires.

— Me voici, qu’y a-t-il à votre service ?

— Qui t’a dit que je portais au cou une pièce de monnaie et ce que c’était que cette pièce ?

— Personne.

— Alors, comment le sais-tu ?

— Notre bourgeoise, si vous voulez garder vos secrets, je vous conseille de ne plus parler tout haut, comme vous faites quand il vous passe une idée par la tête ou que vous avez quelque chagrin. Je n’écoute pas, moi ; mais j’entends. Dame ! ce n’est pas facile de s’empêcher d’entendre, surtout la nuit, quand le lac ne fait point de bruit.

Margaretha ne fut pas trop contente de cette réponse ; mais il n’y avait rien à dire. Toute sa vie elle avait pensé tout haut.

— Et qui t’a dit d’aller à Gersau, ce matin ?

— Personne.

— Qui t’a chargé d’un message pour le sergent Kamenzind ?

— Personne.

— Et s’il n’était pas venu, qu’est-ce qu’il aurait pensé ?

— Notre bourgeoise, on n’est pas si étourdi que vous croyez. J’ai bien ruminé mon affaire, à preuve que j’y ai mis six grandes semaines. J’avais mes informations. Je savais que s’il avait envie de se mettre prisonnier quelque part, c’était ici et pas ailleurs. Je savais de plus qu’on le tenait au régiment pour un camarade qui n’avait jamais bronché. Quand j’ai été sûr de mon fait, j’ai pensé comme ceci : – Voilà notre bourgeoise qui se ronge, et lui qui ne bouge non plus qu’une borne. Ce Kamenzind, parce qu’il est pauvre et fier, serait resté dix ans sans venir roucouler par ici, seulement de quoi vous donner occasion de l’encourager un tant soit peu. Pauvres amoureux, qui ne vont jamais sans qu’on les pousse ! Et vous, notre belle patronne, qui en parliez si gaillardement autrefois, il paraît que vous avez vu que ce n’est pas si commode de dire aux gens qu’on les aime. Ça fait que je me suis dit : – Tobie, tu n’es pas là pour rien. Faut décrocher l’affaire, sinon ils sécheront tous les deux… Vous en penserez ce que vous voudrez, notre bourgeoise ; mais je tiens, moi, que c’était bien raisonner. Là-dessus, j’ai bâti mon plan, et sitôt dit, sitôt fait. On ne perd pas son temps à bayer aux corneilles, nous autres. Je suis parti ce matin, comme vous avez vu ; j’étais de retour à midi moins dix minutes, au coucou, et il me semble qu’à présent, le coucou marquant six heures et treize minutes, vous n’êtes tout de même pas trop mal ensemble.

— Qu’en sais-tu ?

— Ça se voit, notre bourgeoise, ça se voit. Je suis d’accord que c’était hardi, rapport au respect que je vous dois. Mais aussi, je ne suis pas le premier venu, moi. Je suis Tobie, permettez. Je ne veux pas me vanter ; mais s’il y a des gens qui vous aiment, il n’y a que moi qui sois proprement votre ami. Peut-être aussi Monsieur le curé ; mais il ne vous connaît pas comme moi, quand même il vous confesse, et puis ces curés, ça ne vaut rien pour les négociations d’amourettes. Croyez-vous qu’ils soient vos amis, ceux de là-bas ? Ils ont voulu vous donner leur Monsieur Dominique, c’est moi qui vous ai dit non. Vous verrez qu’ils feront chemins et manières pour vous ôter votre sergent ; mais c’est moi qui vous le donne, et, foi de Tobie ! il y en aura dans la paroisse qui seront plus mal mariées !

— C’est bon, c’est bon ; je vois bien qu’il faudra faire la paix. Autant aujourd’hui que demain. Puisque tu crois qu’on est d’accord, va chercher le vin des fiançailles.

Tobie fit le salut militaire, et sortit. À peine avait-il passé le seuil que le sergent et la batelière se donnaient la main et se jetaient dans les bras l’un de l’autre.

IX

Le lendemain, Thomas-Casimir était en route pour Postunen ; on l’avait prié de venir, attendu qu’on avait à lui parler d’une affaire importante, qui ne pouvait se traiter qu’à Postunen. Tobie prévoyait un orage ; il se trompait. Thomas-Casimir commençait à être affaibli par l’âge, et il ne désirait rien plus que de s’éviter des affaires. D’ailleurs, peu lui importait qui épouserait Margaretha, depuis qu’elle avait refusé Dominique. Il ne fut point trop surpris des confidences de sa pupille. Il n’attendait que folies de cette tête folle.

— Tu feras ce que tu voudras, dit-il, quand Margaretha eut dévidé son chapelet. Ta mère m’a fait promettre de te laisser libre. Également on sait bien que tu n’en fais jamais qu’à ta guise.

— Pas comme ça, mon oncle, pas comme ça ; il faut que vous me disiez oui de bon cœur.

Elle se mit en frais, et fit tant par prières et caresses que le vieillard ne savait à quel saint se vouer. Avec une autre il aurait bien pu le prendre à mal ; mais comment résister aux séductions d’une si belle enfant ? Il finit par promettre qu’il serait de la noce, et sortit en maugréant contre ces jolies filles qui ensorcellent le monde.

Il craignait quelque rebuffade de Jérémias ; mais Jérémias se borna à hausser les épaules.

Quelques jours après, les fiançailles de la batelière de Postunen étaient l’unique conversation de ceux de Weggis, de Fitznau, de Gersau et de toutes les paroisses d’alentour. Le bruit en fut grand jusqu’à Lucerne la ville. Les filles de Weggis en firent des gorges chaudes, et les garçons en eurent mortel dépit. Tout autre que le sergent aurait payé cher son audace, car on n’a pas coutume, dans le pays, de faire la vie douce à ceux qui viennent du dehors enlever la plus belle fille d’une commune. Les coins de bois ne manquent pas pour les embuscades, non plus que les pavés pour apprendre à vivre au coupable. Le sergent en fut quitte pour quelques propos qu’il entendit au passage. Les uns furent retenus par respect pour son bras en écharpe ; les autres, dit-on, par crainte de celui qui ne l’était pas. De nuit comme de jour, il passa le front haut à Weggis.

Un matin, il arriva de fort bonne heure à Postunen. L’époque fixée pour le mariage approchait, et il s’agissait d’aller faire des emplettes à la ville. Balthazar aurait bien voulu être de la partie. Quand il vit que décidément on ne voulait pas de lui, il fit une tempête à tout rompre. Grite fut impuissante à le calmer, Tobie n’y réussit pas mieux et le sergent ne fit qu’exaspérer sa colère. Il fallut que Tobie le retînt de force à la maison. – Ma grande sœur est à moi, criait-il, je ne te la donne pas, vilain sergent !

L’heureuse traversée qu’ils firent ce jour-là ! C’était la première fois qu’ils se retrouvaient sur l’eau depuis leurs fiançailles. Ils commencèrent par la madone du rocher, car il semblait à Margaretha que jamais elle n’eût eu plus besoin de protection que depuis qu’elle se sentait heureuse. Le sergent se mit à genoux, lui aussi. Puis la batelière prit les rames. Quoiqu’il n’y eût point de coucher de soleil, point d’orage, point de peau de chevreau ; quoique la matinée fût grise et que plus d’un brouillard d’automne se traînât pesamment sur le lac, Grite n’avait jamais paru plus belle au sergent Kamenzind. Elle riait, elle chantait, elle jasait, elle le regardait, et ses beaux yeux n’étaient que lumière et sourire. Pour faire rayonner les visages, le soleil qui chemine là-haut ne vaut pas celui qui se lève dans les cœurs.

À Lucerne on les regarda beaucoup. Grite était vêtue de noir ; mais sa toilette villageoise, simple comme toujours, était plus fraîche que jamais. Quant au sergent, il était en assez pauvre équipage pour se pavaner avec sa fiancée dans les rues de la grand’ville. Mais il n’y songeait même pas, et Margaretha se serrait contre lui, fière de sa blouse bleue, fière aussi du cœur qui battait dessous.

Ils passèrent tout le jour à combiner mille choses de noce et de ménage. Leur première visite fut pour le magasin d’un joaillier. Ils y demeurèrent longtemps et en sortirent avec une occupation de plus pour la journée, car ce n’est pas une petite affaire que d’avoir pour la première fois à son doigt l’anneau des épousailles.

Puis vint la robe de noce, puis des vêtements pour Balthazar, puis d’autres vêtements pour Tobie, de quoi vider l’échoppe du drapier.

— Et toi ? dit Margaretha, on ne se marie pas en blouse dans nos paroisses.

— Sois tranquille, j’ai mon affaire ; un sergent aux gardes-suisses ne se marie pas en civil.

— Ah ! oui, l’uniforme, ce serait bien le plus beau ; mais tu ne l’avais pas pour le voyage.

— On a écrit pour le faire venir. Il a un trou au bras, rapport à la balle, tu y feras une reprise ; pour le reste, il est comme neuf.

De boutique en boutique le sergent et la batelière se chargeaient de paquets de toute forme et de toute grandeur. On y remarqua bientôt un tambour pour battre aux champs et tout un attirail de guerre, de quoi reconquérir cent fois l’amitié de Balthazar.

— Il ne faut pas que ce jour fasse des malheureux à Postunen, avait dit le sergent.

Ils se rembarquèrent enfin. La nuit tombait, une de ces belles nuits d’arrière-automne, sans lune, mais avec des étoiles par milliers, et où le ciel semble plus grand qu’à l’ordinaire. Quand ils eurent doublé la pointe d’Altstad et qu’ils furent loin de tout rivage, Margaretha posa les rames et vint s’asseoir à la proue. Ils ne s’étaient rien dit encore, lorsque la batelière, se penchant à l’oreille de son fiancé, y laissa tomber des paroles étranges :

— Elias ! est-ce bien vrai que tu me seras fidèle ?

Le sergent fit un soubresaut.

— Oh ! je sais bien que tu le seras… Mais, vois-tu, quand on est trop heureuse, on commence à trembler quelquefois… Êtes-vous comme ça, vous autres hommes ?

— Grite, si mon capitaine vivait encore, je l’inviterais à notre noce ; mais ils l’ont tué, les brigands ! ils l’ont assassiné… Et si mon capitaine était de la noce, il te dirait bien, lui, que jamais ton sergent n’a failli d’un cheveu à la consigne.

— Et moi, crois-tu que je la garde, la consigne ?

— Hé ! Grite, qu’est-ce qui te prend, ce soir ?

— Ah ! dit Margaretha en jetant ses bras autour du cou du soldat, c’est que tu es le seul homme au monde qui m’ait fait mentir ; j’avais promis de ne jamais épouser quiconque me parlerait d’amour le premier.

APPENDICE

STROPHES DE SCHILLER SUR NAPOLÉON

À l’appui de la signification politique que nous avons attribuée au Guillaume Tell de Schiller, nous reproduisons ici quatre strophes trop peu connues, composées par lui dans le temps même où il écrivait son Guillaume Tell, c’est-à-dire en 1804. Elles ont été publiées pour la première fois dans le Morgenblatt, 27 février 1835, avec la note suivante :

« Aus den von Schiller herrührenden sehr reichen Papieren, welche im Besitze des verstorbenen Freiherrn von Cotta sind, heben wir obiges Gedicht aus, dessen Inhalt es begreiflich macht, warum dasselbe den ersten Auflagen der Schillerischen Gedichte nicht einverleibt worden ist. »

 

Mag die Welt in thörichtem Erstaunen

Knechtisch Deiner Macht Verehrung weih’n,

Immer wirst Du doch das Spiel der Launen

Einer blinden Zufallsgöttin sein.

Wenn der Sklav im Staube Dich bewundert,

Trau’ der feigen Schmeichelrede nicht ;

Später hält ein künftiges Jahrhundert

Ueber Dich das Strafgericht.

 

Wie du grausam, was bestand, zertrümmert,

Stürzet in Ruinen auch Dein Reich,

Und die Krone, die Dein Haupt umschimmert,

Wird von Thränen der Verzweiflung bleich.

Wer mit Sicheln der Zerstörung mähet,

Färbt den Purpur mit der Unschuld Blut.

Ernten wird er, was er ausgesäet,

Untergeh’n in blinder Wuth.

 

Einen Welttheil hast Du Dir errungen,

Ferne Kronen auf Dein Haupt vereint,

Millionen Knechte Dir erzwungen,

Doch für Deinen Kummer keinen Freund.

Bist Du einst des Blutvergiessens müde,

Reicht die Liebe keinen Labetrunk,

Selbst das Losungswort der Tugend : Friede,

Wird durch Dich zur Lästerung.

 

Einsam sitzest Du auf Deinem Throne,

Wie die eiserne Nothwendigkeit,

Und Dein Name tönt durch jede Zone

Als die blutge Geissel seiner Zeit.

Was Du wünschest, wirst Du nie vollenden.

Von Begierden einsam aufgestört,

Nur ein Werkzeug in der Rache Händen

Wirst auch Du von ihr zerstört !

LA SCIE ET LE MOULIN

Il existe effectivement un dicton populaire qui interprète le langage de la scie et du moulin comme le fait la chanson de Margaretha. M. Louis Favrat, de Lausanne, y a trouvé le motif de charmantes strophes en patois, dont il a bien voulu nous permettre d’enrichir ce volume.

 

LA RÉSSE ET LO MOULIN

Ma mére-grand desâi soveint :

« Acutâ, mè pouro z’einfant,

« Ne vos mariâ qu’à boun écheint,

« Oûde-vos ? Quand vos sarâi grand,

« Vos faut décheindre avau lo cret

« Et vè lo rio vos ein allâ :

« La résse dera : Mâria-tè,

« Et lo moulin : N’tè mâria pas. »

Ma fâi ! la résse a prâu réson,

Mâ lo moulin n’a pas tant tort ;

Po mè dècidâ tot dè bon,

I’ atteindo que séyant d’accord.

Ai fellie que mè diant : Patet !

Lâu repondo : Su pas pressâ ;

La résse m’a de : Mâria-tè,

Et lo moulin : N’tè mâria pas.

 

Portant i’âmo prâu la Jeannet,

L’a pou d’ardzein, mâ l’a bon tieur,

Et de l’esprit dein son bounet ;

Crâyo que farâi mon bounheur ;

Diantre sâi fé dè clliâu dou bet

Que sein z’ardzein on ne pâut nia !

L’è bî et bon stu mâria-tè,

Mâ sein lo sou n’tè mâria pas.

 

L’ein è que sè bourlant lè dâi,

D’atteindre mé n’ant pas lesi ;

L’è bin lâu dam, oï ma fâi !

A cî djû n’è pas tot plliési :

La fenna grattè son berret,

L’hommo ne fâ que bordenâ :

La résse desâi : Mâria-tè,

Et lo moulin : N’tè mâria pas.

 

Traduction.

LA SCIE ET LE MOULIN


Ma mère-grand disait souvent :

« Écoutez, mes pauvres enfants,

« Ne vous mariez qu’à bon escient,

« Entendez-vous ? quand vous serez grands,

« Il vous faut descendre la colline

« Et vers le ruisseau vous en aller :

« La scie vous dira : Marie-toi,

« Et le moulin : Ne te marie pas. »

 

Ma foi ! la scie a bien raison,

Mais le moulin n’a pas si tort ;

Pour me décider tout de bon,

J’attends qu’ils se trouvent d’accord.

Aux filles qui me disent : Lambin !

Je réponds : Je ne suis pas pressé ;

La scie m’a dit : Marie-toi,

Et le moulin : Ne te marie pas.

 

Pourtant j’aime assez la Jeannette,

Elle a peu d’argent, mais un bon cœur,

Et de l’esprit dans son bonnet ;

Je crois qu’elle ferait mon bonheur.

Diantre soit fait de ces deux bouts

Que sans argent on ne peut nouer !

C’est bel et bon ce marie-toi,

Mais sans un sou ne te marie pas.

 

Il en est qui se brûlent les doigts,

Ils n’ont pas loisir (le temps) d’attendre davantage ;

C’est bien leur dam, oui ma foi !

À ce jeu, ce n’est pas tout plaisir :

La femme gratte son berret (son bonnet, c’est-à-dire qu’elle est de mauvaise humeur),

L’homme ne fait que bougonner (litt. bourdonner) :

La scie disait : Marie-toi,

Et le moulin : Ne te marie pas.

À QUI LE RHIN ?

Comme nous l’avons annoncé (en note) à propos des deux strophes intitulées : Notre Rhin, nous reproduisons ici trois morceaux auxquels les événements viennent de donner une actualité poignante. Il y a quelque intérêt à les trouver réunis. Voici d’abord le Rhin allemand de Becker.

 

Sie sollen ihn nicht haben,

Den freien deutschen Rhein,

Ob sie wie gier’ge Raben

Sich heiser danach schrein.

 

So lang’ er ruhig wallend

Sein grünes Kleid noch trägt,

So lang’ ein Ruder schallend

In seine Wogen schlägt.

 

Sie sollen ihn nicht haben,

Den freien deutschen Rhein,

So lang’ sich Herzen laben

An seinem Feuerwein ;

 

So lang’ in seinem Strome

Noch fest die Felsen stehn,

So lang’ sich hohe Dome

In seinem Spiegel sehn.

 

Sie sollen ihn nicht haben,

Den freien deutschen Rhein,

So lang’ dort kühne Knaben

Um schlanke Dirnen frei’n ;

 

So lang’ die Flosse hebet

Ein Fisch aus seinem Grund,

So lang’ ein Lied noch lebet

In seiner Sänger Mund.

 

Sie sollen ihn nicht haben,

Den freien deutschen Rhein,

Bis seine Flut begraben

Des letzten Mann’s Gebein.

 

Alfred de Musset a donné de ces vers la traduction suivante :

 

Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, quoiqu’ils le demandent dans leurs cris comme des corbeaux avides ;

Aussi longtemps qu’il roulera paisible, portant sa robe verte ; aussi longtemps qu’une rame frappera ses flots.

Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, aussi longtemps que les cœurs s’abreuveront de son vin de feu ;

Aussi longtemps que les rocs s’élèveront au milieu de son courant ; aussi longtemps que les hautes cathédrales se refléteront dans son miroir.

Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, aussi longtemps que de hardis jeunes gens feront la cour aux jeunes filles élancées.

Aussi longtemps qu’un poisson nagera dans ses flots, aussi longtemps qu’un barde chantera sur ses bords[25].

Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, jusqu’à ce que les ossements du dernier homme soient ensevelis dans ses vagues.

 

RÉPONSE D’ALFRED DE MUSSET

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.

Il a tenu dans notre verre.

Un couplet, qu’on s’en va chantant,

Efface-t-il la trace altière

Du pied de nos chevaux marqué dans votre sang ?

 

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.

Son sein porte une plaie ouverte,

Du jour où Condé triomphant

A déchiré sa robe verte.

Où le père a passé passera bien l’enfant.

 

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.

Que faisaient vos vertus germaines,

Quand notre César tout-puissant

De son ombre couvrait vos plaines ?

Où donc est-il tombé, ce dernier ossement ?

 

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.

Si vous oubliez votre histoire,

Vos jeunes filles, sûrement,

Ont mieux gardé notre mémoire ;

Elles nous ont versé votre petit vin blanc.

 

S’il est à vous, votre Rhin allemand ;

Lavez-y donc votre livrée ;

Mais parlez-en moins fièrement.

Combien, au jour de la curée,

Étiez-vous de corbeaux contre l’aigle expirant ?

 

Qu’il coule en paix, votre Rhin allemand ;

Que vos cathédrales gothiques

S’y reflètent modestement ;

Mais craignez que vos airs bachiques

Ne réveillent les morts de leur repos sanglant.

(1841)

LE RHIN SUISSE

PAR M. JULES VUY

Quand ces nains, vils flatteurs, gros de fiel et de haine,

S’arrachent par lambeaux les peuples de la plaine

Et veulent enchaîner le fleuve souverain,

Mon cœur prend en pitié leur muse courtisane,

Le cheval n’a jamais porté le bât de l’âne :

Il est à nous le Rhin.

 

Notre érable de Trons le couvre de ses branches.

Il écoute, joyeux, le bruit des avalanches,

Il reflète nos monts dans son cours souverain ;

Soir et matin, là-haut, le pâtre, au sein des nues,

Contemple, en priant Dieu, ses deux rives connues :

Il est à nous le Rhin.

 

Ilanz et Dissentis, comme aux saisons passées,

Se baignent chaque jour dans ses ondes glacées,

Souverains se plongeant dans le flot souverain ;

Debout sur ses rochers, la loyale Rhétie

Sourit au jeune fleuve, enfant de l’Helvétie :

Il est à nous le Rhin.

 

Il ne connaîtra pas nos montagnes captives,

Les fils des fils de Mals peuplent encor ses rives,

Son flot n’est point le serf du Franc ni du Germain,

Digne des vieux Grisons, il coule fier et libre,

À la Suisse le Rhin, comme à Rome le Tibre :

Il est à nous le Rhin.

 

Les Alpes sont à nous, et leurs cimes de neige

Et leurs pics sourcilleux, formidable cortège,

Séculaire berceau du fleuve souverain ;

Là, nos pères ont bu sa vague froide et pure,

Il fallait au grand fleuve une grande nature :

Il est à nous le Rhin.

 

Il est à nous le Rhin. – Voyez-le, dans sa course,

Bondir et s’élargir en sortant de sa source,

Au pied du Saint-Gothard il est né souverain ;

Mais là-bas, mais là-bas, son onde insaisissable

Va se perdre ignorée et mourir dans le sable :

Il est à nous le Rhin.

LIBRE HELVÉTIE

UNE VOILE SUR LE LÉMAN

 


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– Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Denise, Anne C., Françoise

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Rambert, Eugène, Les Alpes suisses (quatrième série), Bâle-Genève, Georg, 1871. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Le Bristenstock vu de Strängmatt, a été prise par Planomenos, le 4.11.2010 (Wikimédia, licence CC Attribution-Share Alike 3.0 Germany

Les illustrations dans le texte :

Vue depuis le sommet de la tour de télécommunications de l’Uetliberg, sur la commune de Zurich, en Suisse. Au premier plan : la terrasse panoramique d’Uto Kulm. Au centre, le Lac de Zurich et le « Golden Mile » de Zurich. En arrière-plan, à droite : les Alpes du canton de Glaris, Murdockcrc, 18.12.2010 (Wkimédia, licence CC Paternité 3.0 non transposée) ;

Flüelen et Bristenstock, ancienne carte postale de 1916, numérisée par SchiDD;

Corbeau sur un mur Au Gornergrat, Ancha, 11.07.2017 (Bibliothèque numérique romande) ;

Le Pont du Diable dans les gorges de Schöllenen sur le chemin du col de Gotthard avec un train de mules avant 1805, Peter Birmann, (Google Art Project) ;

Uri Rotstock, Walla, 16.08.2007 (Wikimédia, licence CC Attribution-Share Alike 3.0 Unported) ;

Paysage alpin, Anne van de Perre, 23.12.2012 (Bibliothèque numérique romande) ;

Armailli descendant un fromage de l'alpage avec l'oji (extrait d'un jeu du XIXe siècle), Louis Garden, 30.04.2008 (Wikimédia) ;

Rhein-Schlucht, Sylvie Savary, 29.07.2011 (Bibliothèque numérique romande) ;

Cervin, Sylvie Savary, 04.02.2013 (Bibliothèque numérique romande) ;

Voiles latines sur le Léman, Ancha, 03.08.2014 (Bibliothèque numérique romande) ;

Lavandière, Paul Guigou, 1860, huile sur toile, (Musée d'Orsay, Wikimédia)

Champ en fleur dans la campagne genevoise, Anne van de Perre, 30.04.2011 (Bibliothèque numérique romande) ;

Reflet de ciel dans un petit lac de montagne au-dessus de Chandolin, Anne van de Perre, 15.07.2013 (Bibliothèque numérique romande) ;

Lune et branchages, Sylvie Savary, 06.07.2014 (Bibliothèque numérique romande) ;

Torrent de montagne, Anne van de Perre, 25.07.2013 (Bibliothèque numérique romande) ;

Mouettes sur le Léman au large de Vevey, Sylvie Savary, 10.01.2015 (Bibliothèque numérique romande) ;

Badause, François, 2106, (Bibliothèque numérique romande) ;

Ciel de foehn, François, 2016 (Bibliothèque numérique romande) ;

Gravure de Weggis, anonyme, 1835 (Site communal) ;

Barque à voiles latines sur le Léman, Sylvie Savary, 07.08.2007 (Bibliothèque numérique romande).

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[1] Voir aussi l’appendice Les Strophes de Schiller sur Napoléon. (BNR.)

[2] J. Scherr, Schiller und seine Zeit. Leipzig, 1859, p. 67. Je ne nommerai pas M. Scherr sans le remercier des indications précieuses, surtout pour ces premières pages, qu’il a bien voulu me donner avec une parfaite obligeance.

[3] Pour la traduction des vers suivants, empruntés au morceau intitulé Sehnsucht, comme pour d’autres traductions de morceaux lyriques, la chanson de Walther Tell, par exemple, nous avons adopté un système intermédiaire entre la prose et le vers. Chaque vers français rend presque littéralement un vers allemand, et le rythme est reproduit aussi fidèlement que possible. La rime seule est négligée. Elle nous eût obligé à nous écarter de l’original.

[4] Cette chanson est très populaire dans les petits cantons. Les enfants la chantent.

[5] Ce chapitre de l’Essai sur les Mœurs est du pur Voltaire, curieux mélange de justesse et de légèreté. Le mot sur la pomme est d’un critique ; les considérations finales sont dignes d’un historien philosophe. En revanche, le récit de la bataille de Morgate est tout à fait amusant.

[6] Voir sur ce sujet Hisely – Recherches critiques sur l’histoire de Guillaume Tell. Lausanne, 1843.

[7] Déjà dans la Fiancée de Messine, le chœur s’écrie : « Auf den Bergen ist Freiheit. » Mais il s’agit moins ici de la liberté politique que de celle de l’âme.

[8] Voir le récent opuscule de M. Bordier.

[9] Je n’aborderai pas ce sujet sans mentionner l’excellent travail de M. Aloïs Egger, intitulé : « Goethe in den Alpen, » dans l’Annuaire du Club alpin de Vienne (1866). M. Egger a enrichi ce recueil d’une série d’études sur Haller, Goethe et Schiller. La seconde a été particulièrement remarquée. En lisant, j’ai éprouvé l’impression, toujours désagréable, d’un homme qui se voit enlever la primeur d’une idée et cherche vainement le moyen de faire mieux que son devancier. Je crois pourtant que ces pages ne font pas double emploi avec celles de M. Egger.

[10] Fraubasereien und Philistereien.

[11] Auf dem See.

[12] Dichtung und Wahrheit, IVème partie, chap. 18 et 19.

[13] On écrit plutôt Risoux.

[14] « Gesang der Geister über den Wassern. » Proprement : Le chant des esprits sur les eaux.

[15] Victor Hugo, Légende des Siècles ; Le Régiment du baron Madruce.

[16] Goethe et Mme de Staël ne se sont compris ni l’un ni l’autre. La faute en est en partie à Goethe, qui se défia et ne s’ouvrit pas avec elle. De là ce portrait, qui le représente comme un prodigieux causeur et un esprit olympien, qui joue avec des idées.

[17] En parlant du troisième voyage de Goethe, je ne compte pas sa rapide traversée des Alpes tyroliennes pour se rendre en Italie, non plus que le retour par le lac de Côme, Chiavenne, Coire, etc. Il ne fait alors que passer le plus rapidement possible, et quoique ses yeux soient toujours ouverts, sa pensée le devance au-delà des monts.

[18] Ce mot de Goethe me rappelle l’espèce de dédain avec lequel son biographe, M. Lewes, parle de ses voyages en Suisse. Il ne mentionne le troisième que pour se justifier de n’en pas parler. « Ce voyage, dit-il, n’offre rien d’intéressant pour la biographie, sinon que Goethe y conçut le plan d’une épopée… etc. » M. Lewes a été puni par où il a péché. Son portrait de Goethe est d’un profil ferme et sûr ; mais ce qui y manque le plus, ce sont ces traits fins et voilés qui, pour être moins saillants à l’œil, n’en contribuent pas moins à donner l’expression.

[19] Wild, Ueber Föhn und Eiszeit. Rektoratsrede, etc. Bern 1868. M. Wild est actuellement directeur de l’observatoire physique central à St-Pétersbourg.

[20] M. Titus Tobler.

[21] Voir le premier chapitre de son bel ouvrage sur les Alpes. Plusieurs traits de cette description, devenue classique avec le livre tout entier, me paraissent bien aventurés : « Ce vent singulier, dit M. Tschudi, souffle à l’ordinaire en même temps que le vent du nord ou la bise, qu’il combat et finit par vaincre. » Le fœhn, au contraire, souffle le plus souvent en même temps que le vent pluvieux du sud-ouest, lequel finit ordinairement par l’emporter. – J’ai aussi bien de la peine à croire à ces coups de fœhn qui, dans la vallée de Grindelwald, dévorent en deux heures plus de deux pieds de neige, ou dont l’action pendant 24 heures est plus considérable que l’action du soleil en 15 jours. – Il y aurait d’autres traits encore à relever.

[22] Dr H. Wild, Ueber Föhn und Eiszeit, Rektoratsrede, etc. Berne, 1868.

[23] Sur la chanson de la scie et du moulin, voir l’Appendice.

[24] La brache, mesure usuelle du pays, est une demi-aune.

[25] Cette strophe est la seule dont la traduction ne soit pas de Musset. Il l’a oubliée.