Table des matières
Chapitre deuxième L’ÎLE SANS NOM
Chapitre troisième LA PREMIÈRE NUIT
Chapitre quatrième RECONNAISSANCE DES LIEUX
Chapitre sixième MONSIEUR LE GOUVERNEUR
Chapitre septième LA SÉMILLANTE
Chapitre huitième AUTOUR D’UNE TABLE
Chapitre neuvième LES DEUX ROUTES
Chapitre douzième LA SOUFFRANCE
Chapitre treizième UN PEU D’ESPOIR
Chapitre quatorzième L’HYDRAVION
Chapitre quinzième JÉRÔME CHAPLIN
Chapitre seizième LE DEMI-DIEU
Chapitre dix-septième L’OFFENSIVE
Chapitre dix-huitième APRÈS LA BATAILLE
Chapitre dix-neuvième POUR ELLE
Le vent accourut du fond du ciel comme un être vivant et maléfique. L’aviateur le vit venir par le travers, jaillissant d’un point noir au ras de l’horizon, ainsi que de la gueule d’une caverne. Il s’emparait de la mer avec une vitesse infernale, roulant les nuages avec un sourd fracas de charrette de pierres.
Les trois moteurs de l’hydravion vrombissaient si bien, les trois hélices tiraient si ardemment que le pilote n’eut d’abord par la sensation du danger.
Il avait survolé d’autres orages et devancé d’autres tempêtes. Pour l’instant, son ennemi n’était vraiment que la chaleur, si écrasante que Bert Hammon avait déjà ôté son casque et ses lunettes, sans souci du soleil plaqué au zénith comme un large disque de métal en fusion.
Bert Hammon devait avoir à peine dépassé la trentaine, mais son visage était tout plissé, gaufré comme celui d’un vieux. Les marins et les errants de l’espace ont les mêmes rides autour des paupières. C’est peut-être à force de guetter la mort qui rôde toujours au loin, devant eux.
L’Américain, de part et d’autre d’un nez trop mince et trop long, presque un bec, ouvrait des yeux d’un bleu lavé, si clairs que leur regard avait quelque chose de gênant.
À l’abri de ses épaules, on n’apercevait que quelques pouces carrés du visage de Marcel Duclaux, son homme lige, son frère d’aventures. Marcel paraissait méditer ; en réalité, il faisait béatement sa sieste en attendant son quart de pilotage.
*** ***
Les deux garçons s’étaient connus dans un meeting. Rien ne semblait les attirer spécialement l’un vers l’autre. Ils n’étaient pas de la même race, ils n’avaient pas la même éducation. Hammon était un ancien ingénieur de Baltimore, Marcel Duclaux un ancien mécanicien de Billancourt. Et, pourtant, dès le premier jour, une sympathie puissante les avait unis. Ils ne l’avaient ni discutée, ni même analysée, tant ils savaient ne pas se tromper, sur leur valeur réciproque. Ils étaient tout de suite devenus amis, et peu de temps après, coéquipiers. Bert parlait mal le français, Marcel parlait encore plus mal l’anglais, mais, quand on vole, on ne peut pas bavarder, et quand on est à terre, on s’amuse. On n’a donc jamais besoin de grands discours pour se comprendre.
Si Marcel se résignait à vivre loin de France et surtout de Paris, c’était à cause de l’attrait des dollars et parce qu’il se promettait que son exil serait court. Dans deux ans, il espérait regagner son pays natal après fortune faite. Une modeste fortune, car il n’était pas ambitieux.
Et puis, un aviateur ne fait jamais figure d’exilé, il se déplace trop facilement pour cela. Il est comme ces oiseaux migrateurs dont on ne sait jamais bien où ils vont ni d’où ils viennent.
Bert et Marcel constituaient la meilleure équipe de la compagnie Duncan. On leur réservait tacitement les missions les plus périlleuses et les journaux racontaient souvent leurs exploits. La gloire avait pour eux l’aspect d’une brave dame un peu trop familière et rabâcheuse.
Pour l’instant, ils étudiaient la création d’une ligne régulière entre San-Francisco et Sydney. Œuvre intéressante, certes, mais à laquelle les caprices du Pacifique enlevaient tout agrément.
Les deux aviateurs avaient déjà essuyé un échec un mois plus tôt. Recueillis à trois cents milles de l’Australie par un rafiot chargé de coprah, ils avaient été obligés d’abandonner leur appareil en pleine mer.
La Duncan avait hésité à recommencer l’expérience, mais ils avaient tellement insisté qu’on leur avait confié un second avion. Ils étaient donc partis avec leur sans-filiste Nathaniel Brown.
Ce Brown était un nègre de la Louisiane, et le protégé de Marcel qui l’avait sauvé d’un lynchage. Des coloured men ayant pillé une église, les habitants d’une bourgade du Sud massacraient tous les noirs.
Brown, pour sauver sa peau brune, s’était réfugié dans la carlingue de l’avion. Bert, qui partageait le mépris de ses compatriotes pour les nègres, avait voulu le chasser. Mais une vibrante réprimande de Marcel, sans détruire les préjugés de Bert, avait persuadé ce dernier qu’il fallait, au moins cette fois, faire preuve d’humanité. Brown était donc resté dans la carlingue où ses féroces poursuivants n’avaient pas eu l’idée de venir le chercher.
Transporté à New-York par la voie des airs, Brown y était resté ; et comme il s’était toujours occupé de radiophonie, Marcel en avait fait son sans-filiste. Il avait dû pour cela triompher des résistances de son coéquipier d’abord, puis de tout le personnel de la Duncan. Mais un Parisien ne s’avoue pas aisément vaincu, et Marcel avait fini par imposer son nègre.
C’était un opérateur de premier ordre. Malgré tout, Bert ne lui adressait jamais la parole que pour les besoins du service. Cela ne froissait d’ailleurs nullement Nathaniel Brown, d’une insouciance héréditaire et d’une gaîté incoercible.
Le ciel s’obscurcissait, les vagues se crêtaient de blanc. Le vent ne soufflait pas encore, mais de brusques remous bousculaient l’appareil. Comprenant qu’il ne pouvait sortir à temps de la zone de tempête, le pilote prit un large virage et piqua droit au sud. Il avait entière confiance en son appareil, mais il jugeait inutile d’entrer en lutte contre les éléments alors qu’il lui restait une chance de fuite.
Marcel s’éveilla, tranquille comme dans un lit et loin de se douter des événements extérieurs. Comme les hommes habitués aux risques, il passait sans transition du sommeil à la lucidité. Il se rendit compte tout de suite que la marche de l’avion par rapport au soleil était anormale.
— Qu’est-ce que tu fais ? hurla-t-il avec la spontanéité de sa race, en donnant une bourrade à son compagnon.
Sans s’égosiller, Bert se contenta de montrer du pouce l’horizon derrière eux. Lui-même avait assez à faire de surveiller ses instruments de bord.
D’un coup d’œil, Marcel comprit :
— Oh ! le beau typhon !… murmura-t-il.
La tête crépue de Nathaniel surgit d’un trou rond ménagé dans la carlingue ; d’une tape, Marcel rentra cette tête comme on rentre un diable dans sa boîte. Le nègre avait un dévouement d’esclave, mais pas un courage de lion. Mieux valait, jusqu’à nouvel ordre, lui laisser ignorer le péril.
Autant Marcel avait horreur des dangers inutilement affrontés, autant il acceptait l’inévitable avec fatalisme. Il se cala confortablement sur son siège, comme au spectacle. L’appareil était à double commande, mais, pour l’instant, mieux valait laisser Bert manœuvrer seul.
La tactique était simple : il fallait fuir. Simplement fuir le vent et peut-être la trombe.
*** ***
Quand on est sur un avion trimoteur capable de tenir, pendant plusieurs jours, une moyenne de 250 kilomètres à l’heure, que cet avion est en parfait ordre de marche et qu’il est conduit par un as, on a quelque droit de croire qu’on ira plus vite que l’ouragan et qu’on peut presque jouer à cache-cache avec lui.
C’est vrai dans bien des cas, c’est faux dans les mers du Sud, surtout à l’époque des moussons. La vitesse des déplacements atmosphériques défie l’imagination. La nature démontre aux hommes que sa puissance est incommensurable.
Aussi bien, la pensée de Marcel n’était pas que l’hydravion allait échapper au typhon, c’était seulement :
— Dans combien de temps serons-nous rattrapés ?
Et cela le passionnait comme un match sur aérodrome.
Bert ne se retournait même pas. Son baromètre le renseignait suffisamment sur ce qui se passait. L’aviateur prenait de la hauteur pour bénéficier le plus longtemps possible du calme de l’air. Lui non plus n’espérait pas s’en tirer sans bataille, mais il savait que les typhons les plus violents sont souvent brefs, et il tentait de n’en éprouver que le spasme terminal.
Cela dura dix minutes à peine. Puis l’appareil subit, sous le fuselage, une sorte de poussée verticale qui faillit le faire piquer du nez et culbuter. Bert redressa et eut aussitôt à se défendre d’une attaque latérale qui l’inclina à cinquante degrés.
— Ça y est !… cria Marcel.
En effet, ça y était. La tempête les entourait maintenant de tous côtés. Les éléments se déchaînaient avec une rage folle. La visibilité devenait nulle. Sans le barographe, la hauteur au-dessus de l’océan eût été incontrôlable ; quant à l’horizontalité, elle était tant bien que mal assurée par l’équilibreur automatique.
Bert, renonçant à la fuite, cherchait au contraire à faire front. Mais les tourbillons succédaient aux tourbillons, si bien que l’appareil tanguait et roulait sans relâche.
Marcel aidait maintenant l’Américain dans cette lutte épuisante, se fiant plutôt à ses réflexes qu’à sa raison. Il défendait sa vie avec une passion froide de joueur endurci.
Les vastes ailes subissaient des torsions qui faisaient craquer les membrures et vibrer le haubanage. L’avion tombait dans des trous d’air comme une pierre dans un abîme. Il descendait parfois si bas que le mugissement des vagues dominait le bruit des moteurs.
Le compas s’affolait, le dérivomètre ne pouvait plus fournir aucune indication précise. Il ne fallait plus compter que sur la résistance de l’appareil et des pilotes.
Nathaniel Brown n’avait pas eu besoin d’explications. Malgré la terreur qui le paralysait, il avait rentré l’antenne. Ensuite, son devoir accompli, les yeux clos, cramponné, arc-bouté, il attendait avec angoisse.
La diabolique sarabande se prolongeait. Bert et Marcel sentaient leurs mains se desserrer, leurs muscles s’engourdir. Il fallait pourtant tenir sans défaillance, sous peine de mort.
Ils eurent un bref répit, une accalmie subite. Ils se croyaient déjà tirés d’affaire quand l’ouragan redoubla de fureur. Une force irrésistible les entraîna, ils eurent la sensation d’être happés par un tourbillon géant. Pendant quelques secondes, ils parvinrent à se maintenir.
Et l’inéluctable se produisit.
*** ***
Un hydravion est construit pour flotter. Mais les vagues qui brisent des gros paquebots font de la flottabilité une question purement théorique, et la moindre tempête donne de cruelles leçons de modestie aux meilleurs techniciens.
Le trimoteur se posa bien sur ses flotteurs, mais ses occupants savaient qu’il ne résisterait pas longtemps aux assauts de la houle et aux paquets de mer. Ils possédaient trois petits berthons pneumatiques mais seul le nègre commença à gonfler le sien. Bert et Marcel jugèrent superflu une prolongation d’agonie.
Ils ignoraient le lieu exact de leur naufrage, car ils avaient été déportés d’une centaine de milles peut-être, mais ils étaient certains que nul navire, long courrier ou pêcheur, ne les fréquentait. Il ne leur restait donc plus qu’à songer à la mort, car la tempête ne s’apaisait point.
L’hydravion avait été précipité dans les flots parce qu’il s’était mis en perte de vitesse, mais, malgré la brutalité du choc, il paraissait encore intact. Rien n’était brisé, l’eau n’avait pas envahi les réservoirs, les moteurs tournaient rond, à la première impulsion du démarreur. Donc, par temps calme, l’appareil aurait pu repartir.
— Mais, quand le soleil brillera de nouveau, se disait mélancoliquement Marcel, nous serons au fond depuis belle lurette !
Depuis la chute, il n’avait pas échangé un mot avec son coéquipier. Il était plus expansif que Bert, mais, dans le cas présent, à quoi bon des phrases ? On conserve plus d’énergie en gardant le silence.
Brown, cessant de gonfler son canot, avança la tête jusque sur l’épaule de Marcel.
— Boss, demanda-il, faut-il lancer le signal de détresse ?…
Marcel haussa les épaules :
— Si ça t’amuse, mon vieux… Après tout si ça ne nous fait pas de bien, cela ne peut pas nous faire de mal…
Brown avait immédiatement disparu dans son trou pour émettre dans l’espace le tragique S.O.S.
Ce n’était ni le jour ni la nuit ; sous les rafales, on n’y voyait pas à dix mètres. Le tumulte des eaux et du vent était assourdissant. Le centre du typhon s’éloignait, mais la pluie s’abattait en cataractes.
Soudain, un nouveau choc d’une violence inouïe ébranla l’hydravion. Il eut comme un soubresaut, puis un obstacle aigu, un roc sans doute, lui creva le flanc, et il commença à s’enfoncer.
Bert, toujours flegmatique, se retourna pour tendre la main à Marcel. Les deux hommes s’étreignirent fraternellement.
— Nous somme perdus… gémit Brown.
— Oui !… dit Bert Hammon.
Il déboucla les courroies qui l’attachaient à son siège. Marcel en fit autant pour sauter dans l’eau au moment où l’appareil sombrerait.
Ils n’espéraient pas se sauver, mais cela leur répugnait de périr ligotés.
Le nègre s’époumonait de nouveau dans la valve de son canot.
Affolés, malgré leur sang-froid, par le naufrage de leur hydravion, Bert et Marcel n’avaient d’abord pas remarqué qu’ils étaient beaucoup moins secoués depuis le second choc. Ce ne fut qu’au bout de quelques secondes qu’ils constatèrent cette différence.
La tempête ne décroissait pourtant pas d’intensité. À gauche, les vagues se soulevaient toujours aussi monstrueusement, mais à droite elles étaient beaucoup moins hautes ; par comparaison, la mer semblait presque calme.
Ils en déduisirent qu’une terre se trouvait sinon tout près, du moins à une certaine distance de là. Cela ne pouvait être qu’une île qu’ils étaient pour l’heure incapables d’identifier. Cette île, de formation volcanique, s’entourait d’une ceinture de récifs sur lesquels l’hydravion venait de déchirer sa coque.
Il s’enfonçait un peu moins vite, mais sans arrêt. L’eau filtrait dans la carlingue, ils en avaient déjà jusqu’à mi-jambe. Dans dix minutes au maximum, l’appareil aurait disparu. Il était entièrement métallique, et le carburant que contenaient ses réservoirs, et dont ils n’avaient pas voulu se débarrasser, l’alourdissait considérablement.
À la condition de crier, ils pouvaient se parler. Bert mit ses mains en cornet autour de sa bouche pour vociférer :
— Il doit y avoir une île !
— Je le crois ! fit Marcel sur le même ton, mais on ne la voit pas…
— Il faut essayer de l’atteindre.
— C’est mon avis. Plongeons et en avant !…
Cette impétuosité n’obtint pas l’assentiment de l’Américain.
— Gonflons d’abord nos canots, conseilla-t-il, faisons comme monsieur Brown.
Car il gratifiait toujours le nègre du titre de monsieur, de la façon la plus méprisante.
— … Nos berthons nous permettront de tenir plus longtemps, ajouta-t-il. En pleine mer, mieux valait couler à pic, mais puisque le destin nous offre une possibilité de salut, il ne faut rien négliger.
Pendant qu’il prononçait ces mots, ils débouclaient hâtivement leurs petits canots et se mettaient à souffler ainsi que monsieur Brown, en regrettant de ne pas s’y être résolus plus tôt.
Ils n’avaient pas fini leur besogne quand l’hydravion s’abîma presque sans remous. Mais telles quelles, les embarcations pneumatiques pouvaient leur épargner beaucoup de fatigue. Le sans-filiste, plus avancé qu’eux, était assis dans son esquif. Au premier geste qu’il esquissa pour pagayer avec les mains, il chavira et rejoignit les deux pilotes.
Malgré les circonstances, Marcel ne put s’empêcher de rire, ce qui d’ailleurs lui fit boire autant de mauvaise eau que le nègre. Et ils suivirent Bert Hammon qui s’éloignait déjà à brasses vigoureuses vers le point où devait logiquement se trouver l’île salvatrice.
Le ciel s’éclaircissait. Il devait être environ cinq heures de l’après-midi. Du fait de l’eau, les regards ne pouvaient explorer qu’un horizon très réduit. La terre était peut-être à proximité, mais ils ne la discernaient point.
Marcel, le moins bon nageur des trois, ne tarda pas à donner des signes de lassitude. L’eau ne lui avait d’abord pas paru froide ; maintenant elle le glaçait jusqu’aux os et ses articulations se raidissaient. Pour se reposer, il saisit son canot à pleins bras comme une grosse poupée de baudruche, et se laissa flotter. Ses deux compagnons l’imitèrent aussitôt.
— Filez devant, leur dit Marcel. Ne vous inquiétez pas de moi, je vous rejoindrai…
— Non, répliqua nettement Bert. Nous nous sauverons ensemble ou nous noierons tous les trois… N’est-ce pas, monsieur Brown ?
— Oui, Monsieur, répondit le nègre en roulant des yeux terrifiés.
Marcel jugea superflu d’insister. Toutefois, sa décision était prise. Quand ses forces le trahiraient, il lâcherait discrètement son berthon, et le reste de l’histoire se déroulerait pour lui dans l’autre monde.
*** ***
Le soleil reparaissait, frappant l’océan de ses rayons obliques. Les vagues moutonnaient encore, toujours hautes, mais tout rentrait peu à peu dans l’ordre, la nature recouvrait sa sérénité.
— Dommage de claquer, tout de même, pensa Marcel. Pourtant, ça ne va pas se prolonger… je n’en puis plus…
Les dents serrées, il accéléra l’allure pour vaincre la crampe qui lui mordait le mollet. Encore quelques brasses et tout serait fini.
Soudain, il vit que le buste de Bert s’élevait de façon inexplicable au-dessus de l’eau. L’Américain, sans rien perdre de son flegme, se contenta de lui annoncer :
— Nous avons pied !
M. Brown laissa échapper un cri de joie, tandis que Marcel poussait un profond soupir qui marquait la fin de son secret désespoir. Un être jeune et fort, quelle que soit sa vaillance, ne se résigne pas à la noyade.
— N’abandonnez pas vos canots ! recommanda Bert au nègre qui avait déjà lâché le sien.
Debout, avec de l’eau jusqu’à la ceinture, ils aperçurent la terre à une soixantaine de mètres. Elle était hérissée de rochers et d’un abord difficile, mais ils la contemplèrent quand même avec un plaisir ineffable.
Avançant à pénibles enjambées, ils ne tardèrent pas à l’atteindre, et ils s’assirent ou plutôt s’écroulèrent au pied d’une falaise qui les dominait de cinq ou six mètres.
Cette falaise, dont l’aspect noirâtre indiquait l’origine basaltique, n’avait rien d’infranchissable. Les ruisseaux de la saison des pluies avaient tracé de véritables sentiers zigzaguant entre les blocs.
— Si nous montions ? proposa Marcel.
— Dégonflons d’abord nos canots pour les transporter avec nous là-haut. Ici, le flux les enlèverait.
— Tu as raison, old fellow. Nous serons peut-être bien contents de les avoir… Si le reste de l’île ressemble à ce coin, elle n’a pas l’air bien hospitalier…
Les canots dégonflés faisaient peu de volume et peu de poids. Ils étaient munis de cordes permettant de les attacher aux épaules comme des sacs de soldat.
Le soleil déclinait rapidement à l’horizon, mais il chauffait encore assez pour sécher leurs vêtements. La baignade forcée n’était plus qu’un mauvais souvenir.
Avant de commencer l’escalade de la paroi lavique, Bert et Marcel se retournèrent d’un même mouvement vers le large.
Au delà de la couronne de récifs, l’océan était encore agité ; en deçà, il y avait une zone de tourbillons écumants puis des vaguelettes inoffensives. La profondeur devait être assez considérable, car l’hydravion avait complètement disparu. Il n’en restait aucune trace à la surface.
— Notre pauvre coucou… murmura Marcel.
Toute la coupole céleste était d’un azur magnifique. Le typhon, ayant vaincu les hommes, s’était enfui comme un bandit qui vient de faire un mauvais coup.
Parvenus sans trop de peine au sommet, les trois hommes examinèrent les aîtres.
L’île perdait l’aspect désolé qu’elle avait au pied de la falaise. Après une centaine de mètres de bordure rocheuse, on distinguait des buissons, et, plus loin encore une forêt s’étendait à perte de vue comme une muraille verte.
— Nous trouverons des fruits ! pronostiqua M. Brown.
— Tiens ! c’est vrai, répondit Marcel. L’heure du dîner approche et nous n’avons rien à nous mettre sous la dent… Ces émotions m’ont creusé, j’ai l’estomac dans les talons.
— Il y a des coquillages sur la grève, dit alors Bert. Faute de mieux, nous nous en contenterons.
— Je préférerais des fruits, car j’ai bien soif…
— Nous découvrirons peut-être de l’eau douce.
— Je regrette le bon café et le poulet froid qui sont restés dans la carlingue…
— De toute façon, nous n’avions même pas assez de vivres pour une journée, observa Bert.
— C’est exact… les aviateurs sont comme les oiseaux… ils vivent sur le pays.
— Avant d’explorer les environs, repris l’Américain, je vous propose de faire l’inventaire de notre fortune.
Le nègre annonça aussitôt :
— J’ai cent dollars !…
— Et moi, monsieur Brown, j’ai un carnet de chèques, riposta Bert avec dédain. Quand je parle de notre fortune, il ne s’agit pas d’argent, mais de tout ce qui pourra nous faciliter l’existence sur cette terre…
*** ***
— Ça ne va pas être riche ! fit Marcel.
Ils vidèrent leurs poches. M. Brown possédait une blague à tabac en caoutchouc par conséquent imperméable, et un briquet à amadou qui, pour le moment, ne fonctionnait pas. À part cela, il exhiba un couteau muni d’un tire-bouchon, un crayon bicolore, un stylographe et un mouchoir. C’était tout.
Bert Hammon avait un paquet de cigarettes gâtées par l’eau de mer et qu’il jeta. Un briquet à essence, un mouchoir et un browning avec deux chargeurs de rechange. Il était, en outre, propriétaire d’une montre-bracelet qui marchait encore.
Marcel, à part son mouchoir, avait aussi un revolver, mais sans chargeur de rechange ; une montre probablement détraquée parce que moins étanche que celle de Bert, un canif et une pipe sans tabac.
Aucun des trois hommes ne jugea utile de mentionner son portefeuille qui ne contenait que des papiers d’identité et quelques billets de banque. Marcel fit une grimace :
— Notre trésor n’est pas lourd…
— Adam était moins riche que nous, déclara placidement Bert en se frottant les mains. Cela ne l’a pas empêché de faire son chemin. D’ailleurs, rien ne prouve que nous serons obligés de jouer les robinsons. Il est probable que cette île est habitée…
— Reste à savoir par qui ?… dit Brown peu rassuré.
— Peut-être par quelques blancs, car nous sommes devant une forêt de cocotiers. En principe, il y a des blancs partout où il y a du coprah… En tout cas, il est à présumer que nous rencontrerons des Papous ou des Maoris…
— Cannibales ! compléta Marcel avec malice.
À quoi M. Brown répondit :
— Ce serait regrettable pour vous, Monsieur, et pour monsieur Hammon, car je me suis laissé dire que les anthropophages préfèrent manger de l’homme blanc. Ils prétendent que c’est moins coriace…
Bert Hammon ne prêtait qu’une attention médiocre à ces propos. Depuis le naufrage, il avait pris la tête de la petite expédition, et ses deux compagnons l’acceptaient pour chef sans discuter.
— Écoutez, reprit-il, interrompant leur bavardage. Dans une demi-heure, il fera nuit. L’obscurité nous surprendra sous bois, ce qui n’aura rien d’amusant. Nous ne pourrons pas aller bien loin. Je vous propose donc de dîner et de dormir ici. Le rocher n’est pas moelleux mais il a l’avantage d’être sec.
— Et nous sommes assez fatigués pour le trouver confortable, fit gaiement Marcel.
— Demain, nous serons ainsi plus dispos et nous aurons du temps devant nous…
— Adopté !… conclut le Français.
Ils descendirent sur la grève pour faire provision de coquillages, et ramassèrent des palourdes qu’ils ouvrirent avec le couteau du nègre…
Ils n’en mangèrent pas beaucoup, car elles avaient un goût trop sauvage qui ne tarda pas à les écœurer. En outre, elles étaient si salées qu’ils craignaient d’accroître leur soif.
Leur frugal repas expédié, ils remontèrent pour chercher une anfractuosité convenable. Le crépuscule rougit le ciel à l’occident, puis la nuit vint sans transition.
Alors ils s’étendirent côte à côte, les canots de toile leur servant d’oreillers et ils s’endormirent sous les étoiles innombrables.
Un temps inappréciable s’écoula. Marcel s’éveilla, car il rêvait qu’on lui faisait un accueil triomphal à Sydney et qu’un admirateur enthousiaste lui bourrait les côtes à coups de poing trop énergiques.
L’impression douloureuse n’était pas fausse, car un caillou lui meurtrissait insidieusement le flanc.
Marcel se dressa sur son séant. Ses deux compagnons dormaient à poings fermés. Mais alors que Bert, même inconscient, avait l’air de méditer, le sommeil du nègre était béat et confiant comme celui d’un enfant.
Marcel ne se sentait plus fatigué. Certes, il regrettait le bel appareil qui l’avait emporté tant de fois dans le ciel, mais l’aventure qu’il vivait n’était pas sans l’amuser. Jusque-là, il n’avait eu que des accidents pour ainsi dire normaux. Il avait failli se tuer plusieurs fois, mais jamais avec autant de romantisme.
Orphelin, seul au monde, il n’avait pas à se préoccuper de l’angoisse des siens à l’annonce de sa disparition.
— Demain, pensa-t-il, nous aurons la vedette dans tous les journaux. Pourvu qu’on publie de moi la photo que je préfère…
Il allait s’étendre pour reprendre son somme, mais ce qu’il vit l’en empêcha. Assez loin vers la droite, au bord de la forêt, une lumière brillait. Elle était rougeâtre et d’un éclat irrégulier.
— Ce n’est pas une lumière, se dit l’aviateur, c’est la flamme d’un feu.
Comme l’avait pronostiqué Bert, l’île inconnue était donc habitée. Restait à savoir si c’était par des êtres amis ou par des indigènes hostiles. Il était expédient de profiter de la nuit pour s’en rendre compte. Les étoiles répandaient une clarté assez vive, mais la forêt restait dans une ombre propice.
Marcel eut d’abord l’intention de partir seul en exploration, mais il estima ne pas avoir le droit de commettre cette imprudence. Il ne fallait sous aucun prétexte dissocier l’équipe.
Il secoua donc ses camarades pour leur faire part de sa découverte. Bert s’étira en émettant un bâillement sonore.
— Déjà ?… dit-il avec regret.
Et, l’œil sur sa montre :
— Vous divaguez, Marcel… il est à peine minuit !
Marcel répondit en baissant, d’instinct, la voix, sans la moindre nécessité :
— Il y a un feu à droite…
À cette révélation. Bert se leva d’un bond. Le nègre en fit autant, mais avec un sentiment tout différent et qui ressemblait, à s’y méprendre, à de la peur.
La flamme rougeâtre dansait toujours dans la nuit. La décision de Bert fut celle de Marcel :
— Il faut aller voir ça de près…
Il s’adressa au nègre qui exhalait un gémissement :
— Vous avez quelque chose à objecter, monsieur Brown ?…
— Non, Monsieur, répondit le nègre. Mais je suis encore si éreinté…
— Préférez-vous rester ici ?…
La perspective de la solitude fit horreur au noir :
— Non, non, Monsieur !… Je vous suivrai partout !
Comme ils n’étaient pas sûrs de revenir au même endroit, ils bouclèrent leurs canots sur leurs épaules et partirent.
Bert Hammon marchait en tête ; il se dirigea droit vers la forêt, sans chercher à se dissimuler. Ceux qui avaient allumé le feu ne pouvaient pas se douter de présences étrangères.
La forêt se composait de palmiers gigantesques. Elle était silencieuse, aucune troupe de singes n’y menait son sabbat. Le sous-bois était embroussaillé, inextricable dans l’obscurité. Il s’en dégageait une forte odeur de feuilles pourries.
Le feu avait disparu, caché par un saillant. En file indienne, les trois naufragés de l’air s’avancèrent vers lui en suivant la lisière. Le seul bruit qu’on entendait était celui du ressac.
Au bout de quelques minutes, ils virent de nouveau le feu et s’arrêtèrent pour l’observer. Ils en étaient encore séparés par deux cents mètres. C’était un bûcher assez vaste, mais, autant qu’ils pouvaient en juger à cette distance, il n’y avait personne autour de ce foyer.
— Les gens sont peut-être couchés autour, chuchota Marcel à Bert.
— Continuons, répondit laconiquement ce dernier.
Ils firent la moitié du chemin sans incident. Ils entendaient maintenant de façon distincte les pétillements des branches qui brûlaient.
Autour de ce bûcher s’étendait une aire d’une dizaine de mètres de rayon. Les flammes éclairaient suffisamment cette aire pour permettre de constater qu’elle était déserte. Aucun corps n’était étendu près du feu.
— Ils ont décampé ! se réjouit Brown rassuré.
— C’est peut-être nous qui les avons fait partir ? suggéra Marcel.
— Je ne crois pas, dit Bert, pensif. Ce feu me paraît être un signal…
Il fronça les sourcils pour mieux voir.
— Mais… je ne me trompe pas ?… Il y a quelque chose au milieu des flammes… quelque chose qui grille…
— En effet, dit à son tour Marcel. Si le rôti est là, le cuisinier ne doit pas être loin…
Bert s’arma de son browning et Marcel en fit autant. M. Brown rétrograda derrière les deux aviateurs. Toute armée bien constituée a son arrière-garde.
Quand ils purent comprendre ce qui se passait, l’horreur du spectacle les cloua sur place.
Quatre pieds de fer soutenaient au-dessus du bûcher une cage cubique qui mesurait un peu plus d’un mètre de côté.
Les flammes chauffaient la base de cette cage, une plaque de métal non encore portée au rouge.
Et dans la cage était un homme, un homme enchaîné aux chevilles et aux poignets, un homme en train de brûler vif.
Sans songer qu’on pouvait les épier et leur faire payer cher leur imprudence, Marcel et Bert s’élancèrent. Leur désir irrésistible, irréfléchi, était de sauver ce malheureux. C’était peut-être un grand coupable, un assassin, mais ils ne pouvaient le laisser mourir ainsi.
Ils parvinrent en courant au bord même du bûcher. Le supplicié les regarda avec étonnement, et eux le contemplèrent avec une stupeur indicible.
*** ***
C’était un négroïde de race océanienne. Il était parfaitement lucide, et le supplice atroce qu’il subissait ne paraissait nullement l’émouvoir. Accroupi dans un coin de la cage, il ne bougeait pas et son visage n’exprimait aucune souffrance. Il semblait aussi à l’aise que dans une hutte ordinaire. Pourtant, l’épouvantable odeur qui se dégageait prouvait que sa chair brûlait.
Marcel réagit le premier :
— Démolissons la cage…
— Elle est trop solide, apprécia Bert qui recouvrait tout son sang-froid.
— Faisons sauter la serrure !
— Avec quoi ?… D’ailleurs, ce serait folie de vouloir la toucher !… Nous nous brûlerions…
— Nous ne pouvons pourtant pas laisser mourir ce malheureux sans tenter quelque chose !…
Le supplicié les regardait toujours avec la même placidité. Il cracha une gorgée de sang qui grésilla sur la tôle incandescente.
— Mon Dieu !… balbutia Marcel en pâlissant. On lui a coupé la langue…
M. Brown, qui s’était rapproché après avoir acquis la certitude que le danger n’était pas pour lui, intervint :
— Il faut éteindre le feu !…
C’était, en effet, le plus simple. Bravant la chaleur, ils arrachèrent les branches flambantes et les éloignèrent du foyer. C’était un labeur pénible, mais ils s’acharnaient en dépit des étincelles qui menaçaient d’enflammer leurs vêtements.
Le bûcher diminuait assez vite. Il ne restait plus qu’un large brasier quand Bert ordonna :
— Halte !…
Pendant qu’ils s’évertuaient, la cage avait continué à chauffer, et l’indigène était mort. Son cadavre gisait à la même place.
— Il a fini de souffrir… dit Marcel.
— Il ne souffrait certainement pas, répliqua Bert. Ses bourreaux lui avaient sans doute fait avaler une drogue anesthésiante…
— Aucune drogue n’a assez d’effet pour qu’un être ne se sente pas brûler vif.
— Pourtant, ce n’est pas par stoïcisme qu’il pouvait rester immobile… Il y a là un mystère dont nous n’aurons pas la solution aujourd’hui…
Le Français résuma :
— En tout cas, nous avons la certitude que l’île est habitée par des gens charmants… Je suis impatient de faire leur connaissance…
Les flammes, çà et là, faiblissaient et s’éteignaient. Seules les braises duraient au-dessous de la cage sinistre où le corps se consumait effroyablement.
Le nègre avait hâte de fuir l’autodafé qui lui rappelait le lynchage dont il avait failli être victime. Il tira les deux aviateurs en arrière.
— Allons-nous-en !… supplia-t-il.
À ce moment, ils entendirent distinctement une cloche lointaine qui tintait trois fois.
L’aurore fut aussi brève que le crépuscule de la veille. Dans les arbres, des oiseaux chantaient, des perroquets caquetaient. Au bord de la mer, des mouettes pêchaient, rapides comme des flèches. Tout était paisible, le paysage était paradisiaque.
Quand Marcel reprit conscience, M. Brown dormait à poings fermés. Une grosse trique à demi consumée, allongée près de lui, témoignait de sa vaine intention de se défendre, le cas échéant, contre les ennemis possibles. En réalité, ces ennemis auraient pu l’égorger sans réaction de sa part, tant il avait le sommeil dur.
Bert Hammon, assis sur le sol, les coudes sur les genoux, le front dans les mains, méditait :
— Bonjour, old fellow, lui cria Marcel, d’excellente humeur. As-tu bien dormi ?…
— À merveille, répondit l’Américain. Mais je me suis levé de bonne heure…
Il s’approcha du Français pour continuer la conversation. Il paraissait grave et même soucieux.
— D’abord, continua-t-il, j’ai essayé de savoir où nous sommes… L’hydravion a l’abord foncé vers le sud, puis le diable seul sait ce que le typhon a fait de nous… Il nous a, sans doute, transportés à une grande distance de notre route… Je ne suis pas un botaniste distingué, mais un examen de la végétation me fait supposer que nous nous trouvons au sud-est de l’Australie…
— C’est vague !…
— Très vague, en effet, mais je n’ai aucun moyen de faire le point…
— Cela n’a qu’une importance relative, puisque cette terre est habitée. La cage, la cloche le prouvent surabondamment.
Bert frotta son long appendice nasal :
— Je ne partage pas votre opinion. La connaissance du point vous serait sans doute précieuse.
Même en français, il n’avait jamais pu s’habituer à tutoyer son ami.
— Pourquoi ?… interrogea Marcel.
— Parce qu’elle nous permettrait peut-être de nous renseigner sur les habitants avant d’entrer en contact avec eux. La position de l’île m’indiquerait à qui nous avons affaire…
— Bah ! dit Marcel avec insouciance, nous verrons bien… Il fait trop beau temps pour s’inquiéter… Si ce sont des sauvages hostiles, une bonne balle blindée les fera réfléchir…
— Nous aurons vite épuisé nos munitions…
— Eh bien ! continua Marcel, le dernier coup sera pour nous. Il sera toujours assez tôt de choir dans le drame et la tragédie… ne broyons pas du noir !
Bert ne modifia pas son attitude, encore qu’il fût gratifié d’une lourde tape sur épaule.
— Je ne suis pas pessimiste, déclara-t-il. J’essaye simplement de ne pas commettre des fautes qui pourraient nous coûter la vie… Je suis retourné au bûcher tout à heure…
Au souvenir de ce qu’il avait vu, Marcel ne put s’empêcher de frémir.
— Rien n’a été touché, raconta Bert. Les restes du cadavre sont toujours dans la cage. Des rapaces rôdaient autour et il est probable que le squelette sera bientôt nettoyé… Je tenais à examiner cette cage. Elle est si remarquablement faite que ce ne sont pas des Papous qui l’ont forgée et ajustée.
— Tant mieux si ce sont des blancs !…
— Ce ne sont peut-être pas des blancs non plus… Ce sont peut-être des Asiatiques ou des Malais…
— Nous finirons alors par nous entendre, car ils doivent parler l’anglais…
— Si ce sont des pirates, il est probable que la conversation ne se prolongera pas…
— Qu’en savez-vous ?…
— Je ne sais rien, je déduis, mon cher Marcel… Les pirates ont horreur des bouches inutiles. Dans les dispositions les plus favorables, ils nous demanderont de nous enrôler dans leur bande…
— Nous refuserons ! protesta l’impétueux Français.
— Oui, reprit Bert, nous refuserons, et vous devinez sans peine les conséquences de ce refus ?
Marcel, désireux de changer de sujet se leva et poussa du pied M. Brown.
— Le plus pressé est de déjeuner !…
Le nègre avait précipitamment happé son bâton, mais il se montrait plutôt prêt à la fuite qu’au combat. N’apercevant aucun ennemi, il sourit de toutes ses dents aurifiées.
— Oui, déjeuner !… s’exclama-t-il. Quel est le menu ?…
— Nous aviserons plus tard aux moyens de nous procurer du poisson ou du gibier… Aujourd’hui, les fruits me paraissent tout indiqués.
— Voilà des fruits ! dit l’Américain.
Et il désigna un petit régime de bananes, du plantain vert, posé sur un rocher.
— Quel merveilleux intendant, tu fais !… admira Marcel. Tu penses à tout… À table !…
*** ***
Les bananes dévorées à belles dents, ils se sentirent réconfortés, mais leur soif devint impérieuse. Ils partirent donc à la recherche d’un ruisseau, à peu près certains d’en rencontrer en descendant vers la mer.
Marcel seul avait conservé son casque d’aviateur ; ses deux compagnons étaient tête nue, ce qui ne leur permettait guère de marcher au soleil. Ils suivirent la lisière de la forêt, et sans avoir besoin de se concerter, ils obliquèrent vers la gauche pour ne pas passer devant le funèbre bûcher.
Les bananiers et les cocotiers étaient nombreux, ainsi que d’autres arbres qu’ils ne connaissaient pas, mais dont les fruits devaient être comestibles, puisque les oiseaux les picoraient. Ils n’avaient donc aucune crainte à avoir pour leur subsistance.
Ils venaient de semer l’effroi dans une bande de singes bleus qui les injuriaient furieusement à distance respectueuse, lorsqu’ils trouvèrent un filet d’eau limpide et d’une fraîcheur exquise. Ils se désaltérèrent à leur gré, puis tinrent conseil sur ce qu’il fallait faire.
— Ne pas nous arrêter avant d’avoir vu au moins un habitant, décréta Bert. Ce serait puéril de retarder cette rencontre, quoi qu’en pense M. Brown.
M. Brown pensait qu’il aurait été mieux dans le speak-easy le plus crasseux de Harlem et n’était pas loin de maudire son destin.
Ils étaient encore au bord du ruisseau quand la cloche qu’ils avaient entendue dans la nuit sonna. Ils comptèrent six tintements réguliers, un peu plus forts, que les premiers.
— Qu’est-ce que cela peut bien être que cette cloche ?… dit Marcel.
— C’est la cloche d’une église, répondit le nègre.
— En tout cas, des blancs seuls ont pu la fondre et la monter…
Bert Hammon objecta :
— Des sauvages ont pu tout aussi bien s’en emparer sur l’épave d’un navire…
— Eurêka !… s’écria soudain Marcel en se frappant le front. Ce n’est pas une cloche !…
— Je vous demande pardon, fit Bert, c’est réellement une cloche…
Marcel lui saisit le poignet et le lui fourra sous le nez :
— Regarde !… ta montre marque six heures !… Donc, c’est une horloge que nous venons d’entendre, comme nous l’avons entendue à trois heures ce matin !… Cela nous a paru mystérieux à cause du nègre brûlé vif ; et c’était au fond tout à fait rassurant… Nous sommes à proximité d’un patelin !…
Ils repartirent tous trois avec une vitesse accrue. L’espoir de retrouver bientôt leurs semblables les animait et les réjouissait. D’instinct, l’homme ne hait pas l’homme, il ne commence à le détester que lorsqu’il ne peut réussir à lui imposer son autorité.
*** ***
Une route grossière, large de trois mètre, débouchait de la forêt un kilomètre plus loin. Pour la tracer, on avait abattu des arbres, débroussaillé et nivelé le sol. Puis on l’avait chargée de pierres plates entre lesquelles on avait tassé de l’argile. Le chemin était à peine carrossable, mais son établissement avait dû coûter des efforts considérables.
Marcel Duclaux plaisanta :
— Nous sommes décidément chez des gens très bien !… Attendons-nous à trouver des poteaux indicateurs et des plaques émaillées « Attention aux enfants !… ». C’est humiliant de se croire perdus et de retomber en pleine civilisation…
Bert réservait encore son opinion. Avant de la manifester, il voulait voir de près les bâtisseurs de cette chaussée.
La route zigzaguait assez capricieusement. Ceux qui l’avaient tracée ne s’étaient pas préoccupés de la ligne droite ; ils avaient choisi le terrain le plus facile et, sans doute, les arbres les plus commodes à supprimer.
Un coq lança un cocorico claironnant, sans qu’ils aperçussent le volatile.
— Un coq… exulta le nègre. Nous allons trouver une ferme !…
— Je le souhaite, monsieur Brown, dit Bert, et je désire que vous puissiez gober deux œufs à la coque pour votre breakfast… Mais ce cocorico est peut-être tout simplement un signal… on annonce notre arrivée.
— Qu’est-ce qui vous fait supposer cela ? demanda Marcel.
— Mon intuition et quelques petites déductions… Depuis que nous arpentons ce chemin, il n’y a plus autour de nous ni oiseaux ni singes…
— C’est nous qui les faisons fuir…
— C’est nous ou ceux qui les guettent dans les taillis… Je regrette qu’ils ne nous montrent pas le bout de leur nez… Cette circonspection ne me dit rien qui vaille…
— Allons, allons !… réprimanda Marcel. Nous avons bien le temps de devenir pessimistes… Il est possible qu’on nous surveille et qu’on se méfie de nous. Cela changera dès qu’on aura compris que nous sommes des braves garçons…
— J’en accepte l’augure…
Suivant toujours la route, ils s’enfoncèrent dans un val peu profond. En face d’eux, par-dessus la pente opposée, ils distinguèrent la majestueuse silhouette d’une montagne élevée. Ce pic ne semblait pas isolé, mais les arbres cachaient le reste de la chaîne et empêchaient d’en évaluer la longueur. Les explorateurs forcés n’étaient pas sur un îlot mais sur une grande terre.
— Si c’est un volcan, dit en plaisantant le Français, les autochtones l’ont laissé éteindre…
Soudain, le nègre poussa une sourde exclamation et ils restèrent figés sur place.
*** ***
Au bord de la route, à droite, dans une vaste clairière s’alignaient des tombes. Il y en avait un assez grand nombre, et chacune était dominée par une croix. Pareillement, une croix s’érigeait au-dessus de la porte du cimetière. Les insulaires étaient donc des chrétiens, catholiques ou réformés.
M. Brown se signa dévotement. D’habitude, il avait peur des morts, mais la découverte de ceux-ci lui fit plaisir. En principe, on n’a rien à craindre de gens qui enterrent les leurs sous le signe de la Rédemption.
Désireux de lire les épitaphes, ils s’introduisirent dans le cimetière. Quelques tombeaux étaient abandonnés, d’autres fleuris par des mains pieuses. Ce cimetière ne se différenciait pas de ceux qu’on trouve au seuil de tous les villages européens :
Marcel lut sur une dalle :
Ci-gît
Jean-Marie-Auguste Le Gall
décédé le 14 mai 1889
dans sa 67e année
Il déchiffra sur une autre :
Ici repose
Françoise-Céline Royère
décédée le 5 octobre 1897
à l’âge de 46 ans
Et un peu plus loin :
Ci-gît
Savinien-Jean Dubois
décédé le 11 août 1884
dans sa 79e année
Ces trois inscriptions, de tournure inattendue en cette partie du monde, surprirent Marcel qui s’exclama :
— Ce sont tous des Français !…
Il était sûr d’avoir parlé sur le timbre normal et pourtant, il n’entendit pas sa voix. Nul son ne frappa son ouïe, comme s’il eût articulé sans proférer une syllabe.
Non encore ému de ce phénomène extraordinaire, Marcel reprit :
— Qu’est-ce que cela signifie ?…
Et il n’entendit rien, absolument rien. Dans sa tête régnait un silence inimaginable, total, définitif.
— Je suis devenu sourd !… pensa-t-il avec effroi.
Mais un sourd, s’il ne comprend pas ce que disent les autres, comprend ce qu’il dit lui-même. La boîte de résonance que constitue son oreille interne est sensible à quelques vibrations.
La sensation fut si étrange que Marcel appela :
— Bert !… Bert !…
Mais appeler, crier, ne signifiait plus rien pour lui. Il frappa sur l’épaule de l’Américain et dit avec angoisse :
— Je suis sourd !…
Bert répondit quelque chose d’inintelligible et s’arrêta bouche bée à mi-phrase. Marcel comprit que son camarade n’entendait rien lui non plus.
En effet, Bert parla de nouveau et porta la main à sa gorge. Et ils restèrent tous deux face à face, ahuris, sans comprendre.
M. Brown, intrigué par leur attitude, voulut leur poser une question. Il se borna, comme eux, à remuer les lèvres. Nul son perceptible n’en sortit.
Marcel avait prouvé en maintes circonstances que la frayeur n’était pas son défaut principal. Cependant, un tremblement nerveux le secoua et sa langue se colla au palais. Ce qu’il éprouvait défiait toute analyse.
Le nègre, après quelques cris silencieux, s’élança hors du cimetière à une allure de champion olympique. Les deux aviateurs le suivirent, et seul le respect humain les empêcha de battre en retraite aussi vite que lui.
Dès qu’ils parvinrent sur la route, ils entendirent le nègre glapir :
— Nous sommes chez le diable !… Nous sommes chez le diable !…
La voix du plus célèbre ténor du monde ne leur aurait pas semblé plus mélodieuse que celle de leur noir compagnon.
Marcel et Bert, soulagés, sourirent :
— Comment expliquez-vous cela ?… demanda le Français.
— Je ne l’explique pas du tout ! avoua l’autre.
— Pourtant, cela doit pouvoir s’expliquer !… Moi, je ne crois ni aux miracles, ni aux sortilèges.
— Moi non plus, je n’y croyais pas jusque-là… By Jove !… Je n’ai jamais été plongé dans un tel bain de silence !…
— Ne restons pas là !… énonça M. Brown d’une voix tremblante. Ce sont les morts !… cela ne peut être que les morts !…
Marcel le regarda de travers :
— Quoi, les morts ?…
— Oui, boss !… Ils nous défendent de troubler leur repos… Si nous nous obstinons, il nous arrivera malheur.
Mais Bert, moins impressionnable, intima :
— Taisez-vous, stupide créature !… Éloignez-vous si vous voulez et laissez-nous discuter tranquillement. D’après vous, Marcel, s’agit-il d’un trouble physiologique ?…
— Probablement… Reste à savoir ce qui l’a déterminé…
— Je suis dans l’incapacité de répondre.
— Vous êtes-vous senti incommodé…
— Pas le moins du monde…
Résolument, Marcel s’avança de nouveau vers la porte du cimetière. Il entendit les clameurs désespérées de Brown :
— N’entrez pas, boss !… n’ent…
Puis, dès qu’il eut franchi le seuil, plus rien. Il essaya lui-même en vain de crier. Il pouvait librement respirer, voir, sentir, remuer, mais son sens auditif n’existait plus.
— Ça, c’est un peu fort !… dit-il en rejoignant Bert. Il suffit d’entrer pour ne plus entendre.
À son tour, Bert refit l’expérience avec les résultats identiques.
— Il faut donc admettre, raisonna-t-il, que les habitants de cette île peuvent obtenir volontairement le silence parfait ?…
— Je le constate, dit Marcel, mais je ne l’admets pas… Cela se fait devant nous, mais en l’état actuel de la science, cela ne peut pas se faire !…
— La preuve !… marmotta. M. Brown. Avec la sorcellerie, tout devient possible…
— La sorcellerie n’a pas cours chez moi… Ne nous torturons pas les méninges. Cherchons la ville, et ce qui nous paraît maintenant fantastique deviendra peut-être tout à fait puéril.
Ils abandonnèrent cette région bizarre et poursuivirent leur chemin.
Au premier tournant, ils se trouvèrent brusquement en présence d’un être humain.
C’était un homme d’une quarantaine d’années. De race blanche. Il avait les cheveux très longs sous un large chapeau en paille grossière, une barbiche en pointes et une moustache en croc.
Son costume était désuet. Il portait des sabots de bois, des bas de laine beige, une culotte et une espèce de justaucorps marron à manches bouffantes, ourlé de rubans noirs et de dentelles, jadis blanches.
Cet homme tenait sous chaque bras deux ballots volumineux, de forme oblongue, qui ne semblaient pas très lourds.
Quand il aperçut les trois naufragés, son visage exprima une profonde stupéfaction.
Bert se disposait à engager la conversation lorsque l’homme tourna les talons. Il fit un premier bond d’au moins dix mètres, puis un second encore plus long, et il disparut en un clin d’œil.
Les aviateurs et M. Brown demeurèrent plusieurs secondes immobiles. Ils étaient trois, ils n’avaient donc pas rêvé, ils avaient irréfutablement vu l’homme bondir comme une puce.
— Comment peut-il sauter comme ça ?… demanda enfin Bert Hammon sans rien perdre de son flegme.
— Je te pose la même question, fit Marcel. Depuis notre débarquement, nous allons d’énigme en énigme…
M. Brown roulait des yeux exorbités.
— Boss, je vous répète que nous sommes chez le diable !…
L’Américain le fixa avec sévérité.
— Monsieur Brown, vous finissez par m’agacer avec votre diable… Si vous le nommez une fois de plus j’aurai le regret de vous allonger les oreilles, comme à un boy qui dit toujours ce qu’il ne faut pas dire… M’avez-vous compris, monsieur Brown ?…
— Oui, monsieur Bert, répondit le sans-filiste. Je suis prêt à jurer que nous ne sommes pas chez le… le… enfin chez qui vous savez. Mais tout de même, le gentleman qui vient de nous fausser compagnie faisait des bonds d’au moins trente mètres…
— De dix mètres, monsieur Brown… pas davantage.
— Seulement dix mètres ?… Croyez-vous, monsieur ?
— J’en suis sûr, monsieur Brown.
Marcel émit son opinion :
— Pour un être humain, bâti à notre image, un bond de dix mètres est aussi fantastique qu’un bond de trente mètres…
Comme chaque fois qu’une préoccupation le tenaillait, Bert se frotta le nez :
— J’en conviens, Marcel. Ne nous épuisons pas à chercher une explication qui nous sera fournie par les habitants eux-mêmes… Continuons notre chemin.
Ainsi firent-ils, mais sans hâte, presque à regret.
— Avez-vous remarqué son costume ? reprit soudain le nègre.
— Oui, il est conçu d’après une mode très spéciale, apprécia Bert.
— On s’habillait ainsi au XVIIe ou au XVIIIe siècle, nota Marcel.
Ils s’absorbèrent dans leurs réflexions, et débouchèrent à l’improviste devant la ville.
Elle était construite sur une colline aux pentes douces. Des remparts l’entouraient, bordés de fossés à demi remplis d’eau. Ces remparts étaient faits d’épais madriers, tout juste équarris, enfoncés dans la terre. La route menait à un pont-levis gardé par une dizaine d’hommes. Ces hommes avaient une tenue qui rappelait celle des mousquetaires, sauf le chapeau qui était en paille souple.
— Ils ont des hallebardes ! s’exclama Marcel.
— Et des arcs… compléta Bert, non moins intrigué que son compagnon.
Une tour pointue, clocher ou beffroi, se dressait au sommet de la colline. Là était la fameuse cloche qu’ils entendaient par intermittence depuis la veille, quand le vent portait vers eux.
Le caractère de cette petite cité était d’un archaïsme anachronique. Elle n’avait rien d’océanien ; elle évoquait certaines bourgades dont le temps a respecté l’antique architecture.
— Avançons, on nous a vus… dit Marcel.
En effet, les hommes de la porte, groupés, les regardaient. Ils reconnurent au centre l’individu aux sauts de puce, qui gesticulait en les désignant.
Ils s’engagèrent sur le pont-levis qui mesurait cinq ou six mètres. Un factionnaire abattit sa pique pour les empêcher d’aller plus loin, et proféra de la manière la plus classique :
— Halte-là !… Qui vive ?…
Il s’exprimait en français, si bien que Marcel trouva tout naturel de répondre :
— France !…
Le factionnaire parut stupéfait et releva sa pique. Un autre faux mousquetaire à barbiche se détacha du groupe pour demander :
— Vous êtes français, messieurs ?…
Il avait un accent normand très prononcé. Ses cheveux blonds formaient sur ses épaules deux tresses un peu ridicules.
— Moi seul suis français, rectifia Marcel. Mes amis sont américains.
Le faux mousquetaire s’étonna :
— Américains !… Comment donc arrivez-vous ensemble ?
— Nous composions tous trois l’équipage d’un hydravion que le typhon a détruit…
— L’équipage d’un ?… interrogea le faux mousquetaire.
— D’un hydravion…
Ce mot ne fut certainement compris par aucun des auditeurs qui le répétèrent avec curiosité.
— Comment vous appelez-vous ?... reprit le faux mousquetaire.
Marcel se nomma et présenta ses deux camarades. L’homme se présenta à son tour :
— Pierre Duchêne, lieutenant de la garde…
Marcel s’exclama :
— Mais vous aussi, vous êtes français !
— Naturellement, dit le lieutenant. Nous sommes tous français et fidèles sujets de Sa Majesté… Que désirez-vous de nous, messieurs ?…
Bert Hammon répliqua, non sans une certaine impatience :
— Ce que peuvent désirer des naufragés… Car nous ne sommes pas autre chose que des naufragés…
Sur ce, ils entendirent cette phrase de l’un des auditeurs :
— Je te le disais bien que leur hydravion, c’était un bateau !…
Pierre Duchêne poursuivit avec courtoisie :
— Messieurs, je m’excuse de vous retenir si longtemps ici… Je serais heureux de vous questionner encore, car votre histoire est merveilleuse. Mais le plus pressé est de vous procurer un gîte, en attendant que Son Excellence le gouverneur témoigne du désir de vous recevoir… Laclanche, conduis ces messieurs au Cheval-Blanc, où ils seront hébergés jusqu’à nouvel ordre…
Et avec un salut jusqu’à terre :
— Messieurs, au plaisir de vous revoir bientôt…
Laclanche était armé d’un arc et d’un carquois. C’était un jeune garçon à bonne figure ronde, aux yeux à fleur de tête, qui les détaillait tout en marchant, avec autant de méfiance que d’intérêt.
La porte franchie, ils débouchèrent sur une place au centre de laquelle coulait une fontaine. Plusieurs rues étroites aboutissaient à cette place. Les maisons étaient à un étage, en bois et briques rouges. Leur style était franchement Louis XIV. L’une d’elles s’ornait de cette inscription peinte sur sa façade :
CLAUDE BRISAC,
marchand d’épices.
Quelques enfants jouaient aux billes, avec tant d’affairement qu’ils regardèrent à peine les aviateurs. Une femme vint emplir un seau à la fontaine. Elle était jeune et jolie. Sa robe, de teinte neutre, se composait d’un corsage en pointe et d’une jupe à paniers.
— Ma parole, c’est du cinéma ! murmura Marcel.
Leur guide s’enhardit :
— Du cinéma ?… répéta-t-il. Qu’est-ce que c’est que ça ?…
M. Brown estima la question saugrenue et éclata de rire. Laclanche s’offusqua :
— Si votre esclave se moque de moi, je vous préviens que je vais le rosser sur place !
— Je ne suis pas un esclave !… protesta avec dignité le sans-filiste.
— Même si tu es affranchi, grogna Laclanche, je te rosserai tout de même !…
Et, méprisant ostensiblement cette face noire, il s’adressa à Marcel :
— Pour lors, Monsieur, vous venez de France ?…
— Non, nous venons de San-Francisco…
— San-Francisco ?… Où est cette ville ?
Cette ignorance froissa l’orgueil national de Bert Hammon :
— Aux États-Unis, dit-il.
Mais la candeur de Laclanche s’avéra inouïe :
— Où sont les États-Unis ?… demanda-t-il.
Cette fois, Bert demeura coi. Le fait qu’un homme d’apparence civilisée ne connaissait pas les États-Unis dépassait son entendement.
D’ailleurs, Laclanche se souciait peu de géographie. D’autres détails sollicitaient sa curiosité.
— Votre bateau était-il grand ?…
— Ce n’était pas un bateau, répondit avec complaisance Marcel.
Les yeux naïfs de Laclanche s’agrandirent.
— Comment, ce n’était pas un bateau ?… qu’est-ce que c’était donc ?…
— Un hydravion… un appareil qui vole comme un oiseau…
En entendant cette description sommaire, Laclanche fut secoué par une telle crise d’hilarité que ses yeux s’embuèrent de larmes.
— Farceur !… exhala-t-il enfin.
Il désigna une maison de l’autre côté de la rue :
— C’est, là… entrez !…
Un panonceau en fer forgé se balançait au-dessus d’une porte basse :
Auberge du Cheval-Blanc
Cela faisait très vieille France, à des milliers de lieues de la mère patrie.
Laclanche poussa le vantail en criant :
— Mère Maltournet !… des clients que vous envoie le lieutenant Duchêne !…
Ils pénétrèrent dans une salle relativement spacieuse, où une vingtaine d’hommes menaient grand tapage. À en juger par leur costume, c’étaient des soldats comme Laclanche. Assis sur des escabeaux autour de tables rustiques, ils jouaient aux dés, discutaient bruyamment et buvaient. Une servante à l’air effronté, allait de table en table, rabrouant les audacieux qui lui pinçaient la taille au passage.
La mère Maltournet montra sa grosse figure couperosée de commère amie de la bonne chère.
— Voilà, voilà !… dit-elle. Messieurs, soyez les bienvenus !…
Elle décocha un coup de poing à Laclanche :
— Bois un verre, toi !…
— Merci, la mère !… répondit le guide. Donnez-leur à manger, à boire et à coucher…
— Entendu mon petit ! ratifia la cordiale aubergiste.
— On va venir les chercher tout à l’heure pour les conduire chez le gouverneur…
— Ah ! ah !… fit la mère Maltournet en les considérant avec plus de déférence.
Tandis que Laclanche allait quérir le verre qu’on lui avait promis et le vidait d’un trait, elle conduisit les trois naufragés au fond de la salle et les fit asseoir.
— Faut-il vous apporter un pichet ? proposa-t-elle.
— Oui, accepta à tout hasard Marcel. La mère Maltournet héla la servante :
— Maria !… un pichet par ici !…
*** ***
— Mon vieux Bert, dit Marcel, j’ai besoin que tu m’affirmes que je ne rêve pas… Tous ces gens parlent français, mais un français qui n’est pas le mien… ils ignorent les avions et le cinéma, et ils se prétendent serviteurs de Sa Majesté !… À quel souverain font-ils allusion ?
— Ne vous tourmentez pas l’imagination, répliqua Bert. Cela ne servirait à rien. Notre conversation avec le gouverneur mettra tout au point… Jusque-là, regardons.
Maria posa sur la table un pot contenant un liquide doré, et trois gobelets de métal.
— Vous arrivez de Saint-Sauveur ? questionna-t-elle familièrement.
— Non, mademoiselle, répondit Marcel.
La servante cligna de l’œil :
— Pourquoi mentez-vous ?… Vous ne tombez pourtant pas du ciel !…
Et elle s’éloigna sans entendre la riposte de Marcel :
— Mais si, nous tombons justement du ciel !…
Bert emplit les gobelets. Le liquide doré n’était pas du vin ; c’était une boisson fermentée, légèrement pétillante et mousseuse, d’un goût assez agréable.
Le nègre tournait et retournait son gobelet.
— Ce n’est pas de l’étain, c’est de l’argent !… s’exclama-t-il.
— C’est ma foi vrai, confirma Marcel après vérification. Le pot aussi est en argent massif… Nous sommes en Eldorado !…
— Peut-être, dit Bert ; mais si le matériel de cette modeste auberge est en argent, cela signifie que l’argent n’a aucune valeur dans ce pays…
— Ça m’est complètement égal ! déclara Marcel avec insouciance. La vie est belle, cela me suffit. Mon bonheur serait complet si je pouvais fumer une pipe…
— Il suffit pour cela de réunir nos trésors, dit Bert. Vous avez une pipe et j’ai ma blague intacte. Nous fumerons chacun notre tour…
— À toi l’honneur…
Bert Hammon ne se fit pas prier. Il bourra soigneusement de tabac blond la pipe que lui tendait Marcel et l’inséra entre ses dents.
— Nous n’avons pas de feu… constata alors Marcel. Il faut en demander à la servante…
M. Brown fouilla dans ses poches :
— Mon briquet a eu le temps de sécher… il fonctionnera peut-être…
Il prit le dit briquet et, l’offrant à Bert, appuya sur le déclic. Au premier coup, la flamme jaillit.
Maria était à ce moment-là près de la table des naufragés. Elle poussa un cri en voyant ce prodige et recula avec terreur.
Bert, sans comprendre qu’il était la cause de cet effroi, allumait sa pipe. Le briquet s’éteignit. L’Américain appuya de nouveau sur le déclic, et la flamme brilla pour la seconde fois.
Le cri de la servante avait éveillé l’attention des consommateurs, qui avaient tous le regard fixé sur le trio.
Dès que le miracle s’accomplit, et que le petit cœur jaune de la flamme vacilla à l’extrémité de la mèche, un silence de mort régna.
Puis un faux mousquetaire se rua dehors en renversant son escabeau, les autres le suivirent en désordre, et les naufragés, stupéfaits du résultat obtenu, restèrent seuls dans la salle du Cheval Blanc.
— Excellence, les hommes sont là…
Antoine de la Bertèche posa sa plume. Ce n’étaient ni une plume d’oie ni une plume d’aigle ; l’oiseau qui l’avait involontairement fournie s’ornait de plus riches couleurs.
Le gouverneur était un homme dans la force de l’âge, assez corpulent pour sembler majestueux. Son nez était très bourbonien, ses lèvres très épicuriennes. Soigneusement rasé, il portait une perruque poudrée, comme au grand siècle. Un superbe diamant ornait l’auriculaire de sa main droite.
Son costume était du même style que ceux des soldats, mais plus riche, mieux ajusté et artistement brodé.
Celui qui venait d’annoncer l’arrivée des naufragés était vêtu de noir des pieds à la tête, et un petit jabot de dentelle ne parvenait pas à égayer sa tenue. Il était maigre et sévère, sans doute intelligent, mais sûrement pas tendre.
M. de la Bertèche l’interrogea :
— Que pensez-vous de ces gens, Villeneuve ?…
— Ils n’ont pas l’air redoutable, Excellence. M’est avis que vous pouvez les recevoir sans appréhension.
M. de la Bertèche asséna sur la table un rude coup de sa main potelée :
— Monsieur, mesurez vos paroles !… vous me connaissez assez pour savoir que la crainte est un sentiment que j’ignore !…
— Je le sais, Excellence… répartit Villeneuve avec toute la souplesse d’un courtisan. Mais votre vie est infiniment précieuse à vos humbles sujets, votre devoir est de ne la point risquer par témérité…
Ce discret madrigal apaisa le courroux olympien du gouverneur.
— D’après vous, Villeneuve, continua-t-il, ce ne sont pas des gens de Saint-Sauveur ?…
— Je ne crois pas… Ils ont cependant les cheveux coupés ras…
— Alors, l’équivoque n’est pas possible… ils viennent de Saint-Sauveur !
— Je répète à Votre Excellence que je ne le pense pas… Leur costume, très simple d’ailleurs, est d’une coupe spéciale et peu esthétique… Leur esclave est habillé comme eux…
— Estimez-vous convenable que je reçoive cet esclave en même temps que les maîtres ?…
— Oui, Excellence… Pour cette fois, je vous conseille de déroger… L’esclave vous fournira peut-être des renseignements intéressants.
— Dans ce cas, faites-les entrer tous les trois. Je vous prie d’assister à l’entretien…
Bert, Marcel et M. Brown, cérémonieusement introduits, restèrent debout devant le bureau de Son Excellence, pour la bonne raison que nul ne les invita à s’asseoir.
Marcel remarqua, avec curiosité, derrière M. de la Bertèche, une panoplie où se groupaient des vieux pistolets à amorce et des haches d’abordage.
— Messieurs, commença le gouverneur, il paraît que vous vous plaisez à semer le désordre dans la ville en faisant naître des flammes dans vos doigts ?…
En sa qualité de Français, Marcel jugea que c’était à lui de répondre.
— Notre intention n’a jamais été de semer le désordre, mais simplement d’allumer notre pipe… D’ailleurs voici le briquet destiné à cet usage…
Et devant Son Excellence peu rassurée, il fit sur-le-champ une démonstration pratique.
— Éteignez ! fit précipitamment Villeneuve en se plaçant entre les naufragés et le gouverneur.
Marcel, docile, rempocha le briquet, et les belles joues de Son Excellence reprirent leur incarnat naturel.
— Ce briquet, dit M. de la Bertèche, ne ressemble pas du tout aux nôtres… nous le ferons examiner plus tard tout à loisir, car nous avons des savants, messieurs…
La solennité de cette déclaration à propos d’un briquet à essence plongea monsieur Brown dans une gaîté fort irrévérencieuse, que M. de la Bertèche calma d’une brève menace :
— Vous, je vais vous faire administrer le fouet !…
À cet instant se déroula un événement sans précédent dans l’histoire. Bert Hammon, indigné, prit la défense du nègre avec une vivacité qui n’était pas dans son caractère.
— Monsieur, dit-il en anglais, il y a longtemps qu’on ne fouette plus les citoyens de la libre Amérique, même s’ils ont la peau noire !…
M. de la Bertèche hésita avant de demander à Marcel qui s’amusait beaucoup.
— En quelle langue s’exprime-t-il ?…
— En excellent anglais, répondit Marcel.
— Ne parle-t-il pas le français, comme tout le monde ?…
— Si, monsieur, mais l’anglais est sa langue natale… C’est un Américain…
— Mais les Américains de cette couleur sont des Européens !…
Bert Hammon, fidèle disciple de Monroe, sursauta :
— Non, monsieur !… Les Américains sont des Américains !…
M. de la Bertèche se renversa dans son fauteuil avec une expression de lassitude :
— Messieurs, dit-il, je ne déteste point la charade, mais je ne me livre jamais à ce jeu dans mon cabinet. Je suis le gouverneur de cette île, qui a l’honneur de battre pavillon de Sa Majesté, et je vous invite à me raconter votre histoire, du commencement à la fin et sous la foi du serment.
Marcel comprit qu’il fallait montrer quelque dignité et riposta :
— Nous vous la raconterons quand nous serons assis… Nous ne sommes pas habitués à rester debout devant ceux avec qui nous causons.
M. de la Bertèche faillit exploser, mais ce ne fut qu’une velléité.
— Villeneuve, ordonna-t-il, veuillez avoir l’obligeance d’avancer des sièges…
L’homme vêtu de noir approcha seulement deux chaises de paille, marquant ainsi la différence qu’il faisait entre les blancs et les noirs.
Un nouvel événement stupéfiant se déroula. Bert Hammon donna sa chaise à M. Brown qui l’accepta avec un orgueil non dissimulé. Force fut à Villeneuve d’avancer à contrecœur un troisième siège. Bert s’assit et croisa les jambes, ce qui lui valut un regard indigné de l’homme sombre.
— Maintenant, messieurs, je vous écoute… reprit M. de la Bertèche en faisant négligemment miroiter son diamant.
Marcel Duclaux n’avait rien d’un orateur. Aux États-Unis, on ne lui avait pas plus enseigné qu’à Belleville à construire un discours selon les règles de la rhétorique. Il s’exprimait avec une façon de faubourien et une propension aux incidentes qui déconcertaient souvent Son Excellence. Mais son récit passionna les deux hommes qui l’écoutaient, et ils ne l’interrompirent pas une fois.
Marcel s’arrêta après la relation succincte du sauvetage et ne fit aucune allusion au Papou brûlé vif, ni au cimetière du silence.
M. de la Bertèche se recueillit ensuite un instant, puis parla à son tour :
— Monsieur, je n’ai pas l’incorrection de mettre vos paroles en doute. Votre récit, fait sous la foi du serment, offre pourtant des invraisemblances extraordinaires… Nous ne pouvons en vérifier l’exactitude, puisque vous prétendez que votre appareil volant gît au fond de la mer…
Bert Hammon interrompit le gouverneur :
— Monsieur, nous ne « prétendons » pas, nous affirmons… Mon camarade n’a dit que la vérité… Votre scepticisme, tout poli qu’il soit, en apparence, est une offense intolérable !…
M. de la Bertèche crispa le poing, Villeneuve se mordit les lèvres, mais le flegme de l’Américain leur en imposa. Ils acceptèrent sa semonce.
— Au moins, objecta Son Excellence, vous nous permettrez de vous demander si vous pouvez nous fournir quelques preuves ?…
— Voulez-vous examiner nos papiers d’identité ? proposa Marcel.
— Avec un vif plaisir…
En exhibant ces papiers, Marcel ne pensait pas produire autant d’effet. Rien ne peut dépeindre la stupeur de M. de la Bertèche et de Villeneuve à la vue des photographies collées sur les passeports. Le gouverneur et son assistant ne se lassaient pas de comparer les traits des naufragés et la reproduction de ces traits.
M. de la Bertèche interrogea enfin :
— Comment peut-on faire des dessins si merveilleusement exacts ?…
Le rire de M. Brown éclata de nouveau, sans offenser cette fois Son Excellence.
— Ce ne sont pas des dessins, répliqua Marcel, ce sont des photographies…
M. de la Bertèche n’enregistra d’abord pas le mot :
— Des ?…
— Des phot-to-gra-phies, scanda Bert.
— Et qu’appelez-vous des photographies ?…
— Eh bien ! ce sont des…
Marcel s’arrêta court, incapable d’expliquer comment s’impressionnait une plaque ou une pellicule. Bert Hammon, à sa secrète confusion, se montra aussi ignorant que son ami. Par bonheur, M. Brown vint à la rescousse et les tira d’embarras.
— La photographie, dit-il, c’est l’art de fixer sur une plaque recouverte d’une substance impressionnable à la lumière les images obtenues à l’aide d’une chambre noire et réduites par un objectif. Cette substance impressionnable est à base de sels d’argent… Les inventeurs sont Niepce, Daguerre et Talbot.
M. de la Bertèche avait écouté « l’esclave » avec la plus grande attention.
— Messieurs, déclara-t-il, sur un ton plus aimable, c’est à partir de cette seconde que je crois vraiment que vous ne venez pas de Saint-Sauveur…
— Qu’est-ce donc que ce Saint-Sauveur à quoi on ne cesse de faire allusion ?…
— C’est une petite île au sud de la Sémillante…
— Et qu’est-ce que la Sémillante ?…
— La terre sur laquelle nous sommes… Ainsi la baptisa mon aïeul en l’an de grâce 1682.
M. de la Bertèche tira de son gousset une grosse montre bombée, de celles qu’on nommait jadis « oignons ».
— Il est bientôt midi, dit-il ; j’espère que vous accepterez de déjeuner tous les deux chez moi à la fortune du pot ?…
— Nous acceptons volontiers, répondit Bert, mais pas tous les deux… tous les trois.
M. de la Bertèche fourragea dans sa perruque, au risque de la déplacer sur son crâne.
— C’est que, murmura-t-il, c’est une dérogation grave à nos usages… Jamais un esclave ne s’assied à la table d’un blanc, et encore moins à celle du gouverneur…
— Je ne suis pas un esclave ! affirma fièrement le nègre. Combien de fois faut-il vous le répéter ?… Je suis M. Nathaniel Brown, de Saint-Louis, sans-filiste !…
Ce titre de sans-filiste impressionna M. de la Bertèche qui se résigna :
— Alors… exceptionnellement… je vous invite tous les trois…
— Oh ! Excellence… murmura Villeneuve.
M. de la Bertèche n’admettait pas qu’on discutât ses ordres. Il balaya son factotum d’un geste irrésistible :
— Allez faire ajouter trois couverts !…
L’homme noir sortit à reculons sans insister. M. Brown comptait désormais un ennemi irréductible.
Villeneuve longea une galerie ouverte sur un jardin abondamment fleuri. Une jeune fille, des ciseaux à la main, faisait un bouquet. Elle n’aperçut Villeneuve que lorsqu’il fut à côté d’elle.
De taille moyenne, de formes harmonieuses, elle avait un visage adorable, d’un ovale parfait, éclairé de grands yeux noisette. Elle atteignait à peine vingt ans. Sa mise était coquette, quoique très simple, et elle ne portait qu’un seul bijou, une petite croix d’or suspendue à son cou par un ruban.
— Mademoiselle Nicole, lui dit lugubrement Villeneuve, Son Excellence me charge de vous annoncer trois invités…
— Eh bien ! tant mieux !… répondit la jeune fille. Pourquoi faites-vous cette mine ?… Ce n’est pas triste, cela !
— Si, mademoiselle Nicole ! soupira Villeneuve. Parmi ces trois invités, il y a un nègre !…
En 1681, Louis XIV régnait sur la France depuis trente-huit ans déjà. La paix de Nimègue avait fait de lui le souverain le plus puissant d’Europe et l’éclat de sa gloire rayonnait jusque dans les pays les plus lointains.
Le sage Colbert, qui devait mourir en 1683, s’efforçait à maintenir la prospérité dans un pays dont les ressources s’épuisaient. Il était friand d’aventures et par conséquent, des aventuriers, et tous ses efforts tendaient à la prédominance des projets qu’ils jugeaient raisonnables. Cette prudence économe n’était pas du goût de tous les courtisans, et, parmi ceux qu’elle exaspérait le plus, pouvait compter Dieudonné de la Bertèche-Taillade.
Dieudonné portait le même prénom que son souverain – ainsi baptisé parce qu’on avait longuement attendu sa naissance – parce qu’il était venu au monde le même jour de la même année, en 1688. Les deux enfants avaient joué ensemble à Saint-Germain-en-Laye, et ils s’aimaient, malgré qu’ils eussent tous deux le même caractère, ou peut-être à cause de cela.
Quoique n’ayant aucun marin parmi ses ancêtres, Dieudonné de la Bertèche-Taillade s’était senti de bonne heure attiré par la mer. Il servit d’abord sous les ordres de l’amiral Ruyter, contre l’Angleterre, jusqu’à ce que Louis XIV eût déclaré la guerre à la Hollande. Il devint alors le plus précieux collaborateur de Jean Bart, et fut nommé en même temps que lui lieutenant de vaisseau de la marine royale en 1679. Plus favorisé que le célèbre corsaire, il devint capitaine de frégate dès l’année suivante.
Depuis son adolescence, Dieudonné de la Bertèche-Taillade n’avait pas reparu à la Cour. Une blessure grave le contraignant à un repos assez prolongé, il vint à Versailles où le roi daigna se souvenir de leur ancienne amitié, ce qui valut au marin des jalousies perfides et dangereuses.
Dieudonné avait la hantise des voyages au long cours. C’était un imaginatif, les Indes l’attiraient, le fascinaient. Il voulait aller dans ces pays lointains en conquérant, avec l’espoir d’en rapporter des richesses fabuleuses.
Quand il suggéra à son souverain de lui confier un navire pour fonder une colonie en Asie, Colbert combattit énergiquement ce projet, qu’il qualifia de folie onéreuse. Par contre, les courtisans désireux d’éloigner ce marin qui leur portait ombrage furent ses collaborateurs aussi dévoués qu’intéressés. Le roi donna enfin son approbation et son ministre fut forcé de s’incliner.
Au comble de ses vœux, Dieudonné organisa son expédition hasardeuse.
La frégate La Sémillante, de vingt-deux canons, fut mise à sa disposition. Il y embarqua des vivres et des cotonnades, car il aimait mieux essayer de faire des échanges pacifiques que se battre.
Il réduisit au minimum son équipage de combat et enrôla des artisans et des ouvriers de différents corps de métiers, en donnant la préférence à ceux qui étaient mariés et consentaient à emmener leur femme. On le critiqua beaucoup à ce sujet, mais il n’en avait cure. Il ne pensait qu’à la colonie qu’il voulait établir, avec l’ambition excessive d’en faire une seconde France. Ses projets étaient à la fois grandioses et enfantins.
Il leva l’ancre avec enthousiasme, et fut pris en chasse par les Anglais à quelques milles du Havre. Leur ayant échappé à la faveur d’une brume propice, il comprit qu’une extrême prudence était de rigueur. L’ennemi ne l’effrayait guère, mais une bataille, même contre un vaisseau plus faible, risquait de compromettre le succès de l’expédition.
Sa tactique fut donc de se protéger, au besoin de fuir, et surtout de choisir les routes maritimes les moins fréquentées. Il était assez bon marin pour cela et son second, Dupuy de Pinaye, était aussi bon manœuvrier que lui. Ils s’écartaient, tantôt à l’est, tantôt à l’ouest, de l’ordinaire voie des Indes, et doublèrent sans encombre le cap de Bonne Espérance.
Ils avaient fait escale plusieurs fois, mais sans trouver, sur la côte africaine, le moindre ravitaillement utile. À peine avaient-ils découvert quelques fruits et de l’eau douce.
La traversée de l’océan Indien fut plus que pénible. Les tempêtes et les calmes plats se succédaient sans interruption, La Sémillante n’avançait pas. Le scorbut fit apparition à bord et la maladie causa des ravages dans la population trop dense du navire.
L’équipage respectait encore la discipline, mais les artisans et les ouvriers, toujours désœuvrés, étaient autant d’éléments de discorde. En outre, la présence des femmes causait des querelles parfois sanglantes.
Dieudonné de la Bertèche-Taillade sentait le découragement grandir autour de lui. On crut d’abord à ces promesses, puis on s’en moqua. Son aumônier, le père Saint-Paul, s’évertuait à calmer les esprits, mais y parvenait de plus en plus difficilement.
Un beau jour, une mutinerie éclata parce que le lard du repas était distribué en portions inégales entre le personnel navigant et le personnel transporté. Le commandant maîtrisa énergiquement la révolte, réunit un conseil de guerre, et le principal meneur, condamné à mort, fut pendu haut et court à une vergue.
Dieudonné croyait que cet exemple serait salutaire, en quoi il se trompait grossièrement. L’effet contraire se produisit. Tout resta calme jusqu’au soir ; puis, à la faveur de la nuit, sous la conduite d’un charpentier nommé Chaplin, les rebelles massacrèrent la plupart des hommes de quart, enfermèrent le reste de l’équipage dans le poste avant et s’emparèrent du bâtiment.
Chaplin n’était pas foncièrement méchant. Le lendemain, satisfait de sa victoire, il ne tua personne, libéra les matelots qui promirent de se soumettre à son autorité et se contenta de laisser réfléchir les autres dans leur prison.
Le nombre de ces derniers diminua d’ailleurs de jour en jour, si bien qu’au bout de trois semaines les officiers restèrent à peu près seuls sous les verrous.
Or, les officiers, c’étaient la tête de La Sémillante. Le timonier faisait bien ce qu’il pouvait, mais il était habitué à exécuter des ordres et non à en donner.
Trois mois durant la frégate erra au hasard, sans que les vigies signalassent jamais une terre quelconque.
Les vivres s’épuisaient, il fallut consentir à un rationnement sévère. Le timonier mourut, emporté par une affection rapide qui présentait tous les symptômes du choléra.
On offrit aux officiers de leur assurer la vie sauve s’ils consentaient à conduire La Sémillante aux Indes, non dans un port mais en un point désert. Ils refusèrent. Menacés, ils tinrent bon. Le lieutenant Dupuy de Pinaye fut tué d’un coup de pistolet, malgré l’intervention de Chaplin, débordé par ses séides.
Dieudonné de la Bertèche-Taillade s’apprêtait à mourir décemment et en bon chrétien quand un terrible ouragan se déchaîna.
Un instant plus tard, la frégate s’échouait sur des récifs, et une telle voie d’eau se déclarait que l’équipage dut perdre tout espoir de reprendre jamais sa course incertaine.
Nicole de la Bertèche, assise en face de son père, veillait au service en maîtresse de maison discrète et expérimentée. Son Excellence avait à sa droite Bert, et à sa gauche Marcel. M. Brown et Villeneuve se faisaient vis-à-vis, au grand dépit du dernier.
Marcel admirait la jeune fille, furtivement, car le regard de l’homme noir se rivait souvent sur lui. Son admiration ne lui coupait d’ailleurs pas l’appétit et il se régalait pour l’instant d’un succulent cochon de lait cuit à l’étouffée avec des aromates, selon la recette indigène.
Bert Hammon, sans perdre un coup de dent, continuait la conversation engagée avant le déjeuner. Il s’intéressait plus que son camarade à ce que racontait M. de la Bertèche, car l’ancien mécanicien de Billancourt, féru d’aventure, l’était moins de sociologie, même élémentaire.
— Ainsi, dit l’Américain, depuis 1682, cette île n’a reçu aucun visiteur ?…
— Aucun, répondit le descendant du favori de Louis XIV. Notre petite société se suffit à elle-même. Nous n’ignorons pas l’existence du monde extérieur sur lequel nos ancêtres nous ont laissé des renseignements écrits et oraux, mais avant votre arrivée, nous étions toujours restés sans communication avec lui… Vous me révélez que le trafic dans cette partie de l’océan s’est intensifié, mais nous devons être hors des lignes fréquentées.
— Pouvez-vous m’indiquer la position exacte de l’île ?…
M. de la Bertèche hésita une seconde :
— Le Grand Conseil seul peut m’autoriser à vous indiquer cette position, d’ailleurs très exactement déterminée.
— Pourquoi tant de mystère ?… demanda Marcel.
— Nous respectons la volonté de mon vénéré aïeul… Comme je vous l’ai expliqué, il nourrissait l’ambition de fonder une colonie. Le naufrage de la frégate lui permit de réaliser son rêve. Dans le malheur, ses hommes se regroupèrent autour de lui et lui rendirent spontanément ses prérogatives de chef. Comme l’expérience de la mutinerie avait été coûteuse en vies humaines, Dieudonné de la Bertèche consolida son autorité jusqu’au despotisme. Et pour empêcher ses colons de lui fausser compagnie, il leur cacha soigneusement dans quelle partie de l’océan ils se trouvaient…
— Lui-même, n’eut-il jamais le désir de rentrer en France ?…
— Si, ses mémoires en témoignent. La nostalgie de la mère patrie attrista les dernières années de son exil…
— Et il eut le courage de résister à l’envie qui le tenaillait ?…
— Par force, Monsieur. Pour fuir cette terre, qu’il avait nommée la Sémillante en souvenir de la frégate détruite, il eût fallu construire un autre navire.
— Était-ce donc au-dessus de ses moyens ?…
— Certes non, mais qu’aurait-il fait de ce vaisseau ? Qu’en ferions-nous nous-mêmes à l’heure actuelle ?… Nous sommes entourés d’une ceinture de récifs tout à fait hermétique, sans la plus petite passe pour permettre de les franchir, même sur une barque. Entre cette ceinture, d’une largeur variant de trois à cinq cents mètres, et l’île elle-même, il y a un bassin circulaire très profond. On peut naviguer sur ce bassin, on ne peut en sortir. Creuser un chenal dans ce chaos de granit est au-dessus des possibilités humaines… Nous sommes mieux enfermés que dans un cachot de réclusionnaire… Notre in pace ressemble au paradis terrestre, mais c’est un in pace.
M. Brown dressa l’oreille :
— Quoi ?… Nous ne pourrons jamais plus nous en aller d’ici ?… s’inquiéta-t-il.
— Jamais plus ! répondit Villeneuve avec une sorte de férocité. Nous ne nous priverons plus du charme de votre compagnie !…
— Mais c’est épouvantable !… gémit le sans-filiste, l’appétit brusquement coupé.
— Bah ! railla l’homme noir ce serait encore plus épouvantable si votre cadavre était ballotté par les vagues… Vous vous adapterez à nos conditions d’existence, qui ne manquent pas d’agrément.
— Je partage cette opinion, dit Marcel. Et il jeta un coup d’œil vers la jolie Nicole, puis, pour donner le change à l’ombrageux Villeneuve, vers la servante indigène qui repassait autour de la table le cochon de lait.
Cette servante, qui répondait au doux nom de Rahé, ne cessait de contempler M. Brown. Tout le personnel domestique savait déjà par ses soins qu’un homme à peau brune avait l’insigne honneur de la table de Son Excellence, et qu’il avait l’air de trouver cela tout naturel. On en avait déjà conclu en bas lieu que ce nègre devait être de sang au moins royal.
*** ***
Dès l’échouage de La Sémillante, il n’y eut plus de différence entre les mutins et les fidèles, il n’y eut plus que des êtres humains défendant désespérément leur peau contre les éléments. Les catastrophes déclenchent parfois des révolutions, mais la plupart du temps, elles range les faibles, aussi bien les mauvais que les bons, sous l’autorité qui sait s’imposer.
Dieudonné de la Bertèche-Taillade, libéré de la cabine qui lui servait de prison, reprit le commandement et tâcha à mettre de l’ordre dans le désordre.
Les chaloupes ne suffisaient pas, car deux des plus grandes étaient en mauvais état. Il fallut établir une navette entre la terre et le vaisseau désemparé. En dépit des difficultés, tout le monde, hommes et femmes, fut sauvé.
Le lendemain, Dieudonné de la Bertèche-Taillade constata que sa pauvre frégate avait fini sa carrière. Il décida alors de la vider le plus rapidement possible de ce qu’elle contenait de précieux, et la mer se calma, comme pour leur permettre de mener cette tâche à bien. On débarqua, sans encombre sinon sans fatigue, le reliquat des vivres, les outils et les marchandises, six canons, et les munitions, y compris les tonneaux de poudre mouillée. On put même démonter la plupart des ferrures et tous les câbles et filins. Une semaine plus tard, un coup de vent anéantissait la carcasse de La Sémillante. Dieudonné restait dès lors complètement isolé avec sa troupe encore nombreuse.
Son premier soin fut de passer les coupables en jugement, Chaplin le premier, et de les condamner à mort. Il estimait indispensable de se débarrasser des mauvaises têtes pour assurer sa propre sécurité et celle de ses fidèles.
Nul ne protesta contre la rigueur du châtiment infligé à une trentaine d’hommes et à une dizaine de femmes. Ceux qui leur avaient le plus servilement obéi furent les premiers à donner leur approbation.
L’aumônier intercéda en faveur des coupables. Dieudonné se laissa fléchir, car il se souvenait de la mansuétude de Chaplin à son égard.
Les mutins furent donc relégués dans un îlot séparé de la terre principale par un chenal de trois cents brasses, et qu’ils appelèrent par reconnaissance Saint-Sauveur. Leur seule punition fut d’avoir les cheveux tondus comme les galériens, avec interdiction de les laisser repousser.
— Naturellement, continua M. de la Bertèche, ils firent souche et leur nombre s’accrut d’autant plus que des volontaires les rejoignirent, autant à cause des femmes que par sympathie pour Chaplin…
— D’après ce que j’ai compris, dit Bert Hammon, la colonie existe toujours ?…
Villeneuve soupira amèrement :
— Hélas !… oui, elle existe et elle nous donne bien du souci…
— Un peu de souci, rectifia Son Excellence en attaquant un plat d’œufs à la neige. Elle n’est pas si importante que la nôtre, mais plus remuante, plus belliqueuse… Question de mœurs… La vie est relativement dure sur Saint-Sauveur, moins fertile que la Sémillante… Les descendants des mutins ont gardé toute l’injuste rancune de leurs ancêtres. Ce sont eux qui refusent de se laisser pousser les cheveux pour se différencier de nous, et le stigmate de l’infamie des premiers relégués est devenu un signe d’indépendance farouche, pour leurs descendants. Ils ont à leur tête un certain Jérôme Chaplin qui a la prétention de traiter de pair à égal avec Son Excellence…
M. de la Bertèche, froissé de cette révélation qui diminuait son prestige aux yeux des étrangers, faillit avaler de travers :
— De pair à égal n’est pas la véritable formule, dit-il. Jérôme Chaplin est un jeune orgueilleux que je guérirai de son ambition excessive, dussé-je employer la force pour cela…
Villeneuve se permit de douter :
— Oh ! la force…
— Oui, Monsieur, la force ! répéta le gouverneur.
— Comment vous y prendriez-vous ?… Saint-Sauveur est inexpugnable…
— Pour les Bertèche, nulle place n’est inexpugnable, Monsieur !…
Cette phrase eût gagné en majesté à ne pas être prononcée en brandissant une cuillerée de crème, mais on ne choisit pas toujours les circonstances.
— Papa, ne t’énerve pas, fit Nicole en souriant. À quoi te servirait la conquête de Saint-Sauveur ?…
— À ramener la tranquillité dans mes états…
Son Excellence se reprit aussitôt :
— … dans les états de Sa Majesté… Ces drôles multiplient les déprédations, tu le sais bien… Ils ravagent nos champs pour s’emparer de nos céréales… Mais je viens de faire un exemple qui, je le présume, les fera réfléchir !…
Marcel pensa que cet exemple, c’était l’horrible exécution de l’indigène brûlé vif dans sa cage. Cela le déconcerta de penser que ce gros bonhomme à l’aspect débonnaire était à l’occasion capable d’une telle cruauté :
— Il y a du Villeneuve là-dessous… se dit-il.
L’homme noir mangeait sa crème avec une hypocrite volupté. Nicole l’interrogea :
— De quel exemple parle mon père ?… Que s’est-il passé, monsieur Villeneuve ?…
— Presque rien, mademoiselle Nicole… on a simplement puni un voleur…
— Mais comment l’a-t-on puni ?… Que lui a-t-on fait ?…
M. de la Bertèche gourmanda doucement sa fille :
— Laisse Villeneuve tranquille, Nicole… ce sont des choses qui n’intéressent pas les femmes… Palsambleu ! si je te laissais faire, tu gouvernerais bientôt à ma place !…
— Non papa, je ne me mêle point de gouverner, fit Nicole avec une expression de tristesse. Mais je redoute les représailles… Chaque fois qu’on touche à quelqu’un de Saint-Sauveur, le malheur frappe quelqu’un de chez nous…
L’homme noir bomba son maigre torse :
— Pas sous mon ministère, mademoiselle Nicole !… Dieu merci, nos précautions sont prises et la protection de tous est assurée… Je défie le plus habile de ces malandrins, Jérôme Chaplin lui-même, d’aborder l’île sans solliciter un sauf-conduit au cachet de Son Excellence !…
Une voix railleuse l’interrompit :
— Dans ce cas, Monsieur, je m’excuse de ne pas avoir rempli cette formalité !…
Un jeune homme se dressait dans l’embrasure d’une fenêtre. Il était grand et beau, moulait son torse dans un chandail gris, et ses cheveux coupés courts lui donnaient aux yeux des Européens un type moins désuet qu’aux autres habitants de la Sémillante. Il tenait un gros pistolet dans chaque main.
— Jérôme Chaplin !… s’exclama Villeneuve en pâlissant.
Le nouveau venu s’inclina :
— Lui-même… Je m’excuse d’interrompre votre repas, mais j’avais besoin de causer d’urgence avec Son Excellence, hors de la présence des gêneurs qui l’entourent toujours. Voilà pourquoi j’ai omis de me faire annoncer… j’espère que vous consentirez à me pardonner ce manquement…
Marcel admirait la crânerie désinvolte de Jérôme Chaplin, en qui il retrouvait la gouaille de Paris. Pour effectuer cette entrée romantique, le chef de Saint-Sauveur avait sans doute risqué sa vie ou tout au moins sa liberté.
Jérôme Chaplin reprit d’une voix soudain rude :
— Monsieur Villeneuve !… si vous bougez de votre place, je vous casse la tête !…
L’homme noir, qui s’était levé, se rassit en menaçant entre ses dents :
— Nous nous retrouverons !…
Jérôme Chaplin avait déjà recouvré son sourire :
— Soyez persuadé que cela ne me causera qu’un plaisir limité…
Son Excellence articula d’une voix qui chevrotait d’indignation, ou peut-être de frayeur :
— Qu’est-ce que vous voulez ?…
Chaplin devint sérieux :
— Monsieur le gouverneur, je veux des excuses et des réparations…
— Rien que cela ! grinça Villeneuve.
— Pas plus ! poursuivit froidement Jérôme Chaplin. Vous venez de tuer un de mes esclaves…
Nicole eut un faible cri, une plainte qui émut profondément Marcel.
— Cet esclave était un voleur ! se justifia M. de la Bertèche.
— En effet, concéda Jérôme Chaplin. Il avait volé trois ou quatre pamplemousses… Ce crime valait bien qu’on lui arrachât la langue et qu’on le brûlât vif !
Marcel, qui surveillait Nicole, craignit de la voir s’évanouir. Bandant toute son énergie, elle surmonta sa défaillance pour entendre la suite.
M. de la Bertèche, blême, exsangue, se taisait. Villeneuve, qui ne manquait pas de courage sous la menace des pistolets, répondit à la place de son maître :
— Il fallait faire un exemple, car les déprédations se multiplient depuis un mois…
Jérôme Chaplin riposta :
— L’exemple aurait pu être moins cruel…
— Oh ! un nègre… fit Son Excellence avec un mépris qui scandalisa M. Brown.
— Ce nègre était à mon service personnel… Vous l’avez jugé et exécuté promptement, Messieurs ! Sinon, je vous aurais montré comment un bon maître défend à l’occasion ses domestiques.
Décidément, selon Marcel, ce garçon était de plus en plus sympathique. Jérôme Chaplin poursuivit :
— Mais la politique a des exigences que je ne discute pas… la mort de ce malheureux vous était sans doute utile… C’est donc par une démarche politique que l’histoire se continue… Je suis tout prêt à renoncer à la vengeance. Voici mes conditions… Une lettre de monsieur le gouverneur désapprouvant l’assassinat de mon pauvre Thomas et destituant le responsable de ce crime, le sieur Villeneuve, ici présent… Cette lettre sera affichée dans votre ville et dans la mienne…
— Faquin !… cria l’homme noir.
Jérôme Chaplin, frémissant sous l’insulte, braqua un pistolet ; Villeneuve ne sourcilla pas. S’il était livide, c’était uniquement de fureur.
Jérôme Chaplin s’apaisa ; il n’était venu de Saint-Sauveur que pour parlementer :
— Monsieur, dit-il avec insolence, vous oubliez que les subalternes n’ont droit à la parole que lorsque leurs maîtres la leur donnent… Je n’ai pas fini, taisez-vous donc !… En indemnité, je demande vingt sacs de haricots, car notre récolte est déficitaire, et trois barques de fer doux. C’est mon dernier mot.
— Nous refusons !… trancha Villeneuve.
— Monsieur le gouverneur, dit Jérôme Chaplin, ayez l’obligeance de faire taire votre laquais !…
— Taisez-vous, Villeneuve, répéta docilement Son Excellence.
— Et veuillez me donner vous-même votre réponse ?…
— Eh ! bien… fit M. de la Bertèche avec effort, je confirme la réponse de Villeneuve… nous refusons !…
— Vous n’avez peut-être pas mesuré les conséquences de ce refus ? insista Jérôme Chaplin.
— D’après vous, balbutia le gouverneur, quelles sont les conséquences ?…
On devait les ignorer, du moins pour l’instant. Villeneuve, saisissant soudain une bouteille sur la table, la lança avec une force et une adresse incroyable.
Atteint en plein front, Jérôme Chaplin s’écroula dehors au pied de la fenêtre.
— Emparez-vous de lui ! glapit Villeneuve.
— Oui !… fit avec beaucoup de fermeté Son Excellence. Emparez-vous de cet l’homme !…
Si Marcel s’élança le premier, ce ne fut pas pour collaborer à l’arrestation, ce fut pour vérifier la gravité de la blessure de Jérôme Chaplin.
Quelle que fut sa promptitude, il fut devancé par l’homme noir.
Mais il n’y avait plus personne sous la galerie.
Le corps de Jérôme Chaplin avait disparu.
La chambre où Marcel devait passer la nuit était petite et sans luxe, mais fort bien tenue. Le mobilier se composait d’un lit, d’une armoire, d’une table et de deux escabeaux. Le lit était sans sommier, son matelas était bourré de crin végétal ou d’une autre substance analogue. Les draps, de couleur brune, étaient épais et rudes.
D’après ce que Marcel avait compris, il n’y avait pas de voyageurs dans l’île, et par conséquent pas d’hôtel. L’auberge du « Cheval Blanc » ne louait des chambres qu’aux officiers ou sous-officiers de la garnison. La même troupe composait à la fois l’armée et la milice de la ville. Il était pour l’instant impossible au Français d’en évaluer l’effectif.
Dans la salle, du rez-de-chaussée, des soldats chantaient en chœur : Auprès de ma blonde. Cela fit sourire Marcel, qui ne savait pas cette marche militaire si ancienne.
Le jeune homme avait besoin de cette solitude pour remettre un peu d’ordre dans son esprit. Depuis la veille, les événements s’étaient succédés avec tant de rapidité qu’il les avait subis sans les commenter, sans en tirer aucune conclusion.
Au chevet du lit, dans un grossier bougeoir de cuivre fixé au mur, brûlait une sorte de cierge à flamme jaune, fait d’une cire sans doute végétale et qui répandait une agréable odeur balsamique. Chez M. de la Bertèche, Marcel avait aperçu une lampe à huile. La petite colonie, malgré ses progrès, en était donc restée à l’éclairage vétuste ; elle ignorait l’électricité, le gaz et naturellement le pétrole, dont la présence n’a été signalée dans aucune terre océanienne.
Marcel avait beau se répéter qu’il était prisonnier dans cette île pour toujours, cette idée ne s’ancrait pas encore en lui. Il ne l’acceptait pas, il restait persuadé qu’il trouverait un moyen de s’enfuir.
Pour l’instant, il ne songeait guère à s’en aller. Cette ville nouvelle l’intéressait trop, et bien qu’il s’en défendît, il pensait souvent au joli visage de Nicole de la Bertèche.
Bert et Brown, ses voisins de palier, devaient dormir. L’Américain ne s’égarait jamais dans les songeries, et Brown, quand la fatigue agissait sur lui, récupérait ses forces comme ses sauvages ancêtres. Réfléchissait-il ? On ne savait. L’âme des nègres, même transformée par plusieurs siècles de civilisation, garde toujours quelque chose de secret et d’inscrutable. C’est dans ce coin hermétique, interdit, que naissent les révoltes que les blancs essayent de comprendre avec la mentalité blanche, alors qu’elles ne se peuvent comprendre qu’avec la vieille mentalité noire.
Marcel ne philosophait pas ainsi. Il se contentait de savourer la surprise de sa vie nouvelle et de se promettre des lendemains amusants. Après, il verrait.
*** ***
Il se disposait à se coucher lorsqu’on frappa à la porte de sa chambre. Croyant que c’était un des compagnons, il alla ouvrir. La porte n’avait pas de serrure, mais un verrou solide en assurait la fermeture.
Marcel eut la surprise de se trouver devant M. Villeneuve. L’homme noir grimaça un sourire :
— Je vous dérange peut-être ?…
— Du tout, Monsieur… Donnez-vous la peine d’entrer…
Villeneuve se faufila dans la pièce comme un sbire de la meilleure tradition. Marcel remarqua qu’il repoussait le verrou.
Ils s’assirent sur les escabeaux, de part et d’autre de la table. Marcel demanda aussitôt :
— Et votre fugitif ?
— Nous ne l’avons pas rattrapé, avoua Villeneuve avec un soupir de regret.
Marcel faillit lâcher un : « Tant mieux ! » regrettable à tous égards. Il eût été imprudent de manifester sa sympathie instinctive pour le rebelle.
— Nous n’avons pris qu’un des complices, continua-t-il. Un nègre, naturellement… Ce n’est que chez les êtres inférieurs que Chaplin trouve des appuis… Nous l’avons pendu incontinent, mais ce n’est pas suffisant…
— Qu’est-ce qu’il vous faut donc !… ne put s’empêcher de s’exclamer Marcel.
Il regardait avec horreur cet individu qui tuait sous prétexte de justice avec un sang-froid trop proche du cynisme.
— Quand il faut gouverner, reprit Villeneuve, on n’a pas le loisir de faire du sentiment… La pitié serait dangereuse… ce qui est une vertu chez ceux qui obéissent est un défaut rédhibitoire chez ceux qui commandent.
Cette déclaration faite, il s’accouda, les mains jointes dévotement.
— Je viens causer avec vous de la France.
— À votre disposition, accepta Marcel heureux de changer de sujet. C’est un sujet qui nous est cher…
— Je ne connais ma patrie que par ce que m’en a raconté mon père, qui le tenait lui-même de ses aïeux… Nous n’avons que quelques livres sauvés du naufrage de la frégate, et quelques manuscrits de la main des premiers colons… Aucune géographie, aucune représentation quelconque de notre pays d’origine… Nos seules cartes sont d’anciennes cartes marines probablement désuètes et fausses. L’une est celle des passes de l’Iroise, et l’autre est celle du golfe de Gascogne…
Cela déconcerta Marcel. Pour lui comme pour tous ses contemporains, même les plus ignorants, la France avait une forme, un contour. Lui, aviateur, la voyait autrement que l’élève de l’école primaire, mais pour tous, elle avait une Bretagne en proue, un Cotentin précis, une frontière nette. Mais comme bien d’autres, il était absolument incapable de reproduire sur le papier ce qu’il croyait connaître à fond. Qui d’entre nous serait capable de dessiner de mémoire la tapisserie de sa chambre, pourtant quotidiennement sous ses yeux depuis des années ?
— Procédons par ordre, continua l’homme noir. Qui est maintenant roi de France ?…
— Il n’y a plus de roi en France !…
— Ah ?… s’étonna Villeneuve. Quelle est alors la forme du gouvernement ?
— Mais nous sommes en république !
Villeneuve s’agita sur son escabeau :
— En république ?… Comme les Romains de jadis ?… C’est extraordinaire !…
— Pourquoi extraordinaire ?…
— Parce que les Français sont incapables de se gouverner eux-mêmes… il leur faut un souverain !…
Marcel s’insurgea. La République française était, d’après lui, une personne sage. Regrettant de ne pas mieux savoir l’histoire, il essaya de raconter ce qui s’était passé depuis Louis XVI. Il y eut des erreurs et des lacunes dans son récit, mais tel quel, il passionna Villeneuve qui ne pouvait s’apercevoir de ces erreurs et de ces lacunes. Marcel s’arrêta après la Grande Guerre :
— En somme, conclut Villeneuve, tout ce qu’a su faire le monde, c’est tuer des millions d’hommes et se plonger dans le chaos ?…
Marcel demeura coi. Il avait toujours eu horreur de la politique et il ignorait les subtilités.
Villeneuve redressa orgueilleusement son torse maigre :
— Nous autres, dit-il, nous avons maintenu les saines traditions. L’autorité de M. de la Bertèche-Taillade s’exerce au nom du droit divin…
— Oui, c’est une espèce de tyrannie, répliqua Marcel.
— Je vous demande pardon ! protesta Villeneuve. Nous avons des échevins élus par les bourgeois et cette assemblée discute avec nous des choses intéressant la collectivité.
— Et s’il y a désaccord entre vos échevins et vous ?
— Dans ce cas, c’est naturellement l’avis de Son Excellence qui prévaut.
— Même s’il est mauvais ?… railla Marcel.
À quoi Villeneuve riposta :
— Pourquoi voulez-vous que l’avis d’un homme préparé au pouvoir par une minutieuse étude, habitué à ce pouvoir, depuis longtemps, soit plus mauvais que l’avis d’hommes élus, c’est-à-dire portés accidentellement, arbitrairement même à la direction des affaires ?…
Il y eut un silence. Marcel n’avait guère d’argument dans son esprit, et d’ailleurs cette controverse inattendue le laissait indifférent. Pour lui comme pour la majorité des gouvernés, sujets ou citoyens, le gouvernement n’était qu’un mythe.
Villeneuve l’interrogeant sur le système électoral, il lui montra une vieille carte d’électeur. Cela l’amena à révéler qu’en France, les femmes ne votaient pas encore.
— Elles votent donc, ailleurs ?… s’effara l’homme noir.
— Certainement. En Angleterre, en Allemagne, en Scandinavie…
— Allons, allons !… s’épanouit Villeneuve, je vois que malgré ses dangereux écarts de régime, la France est restée le pays du bon sens et de la raison…
Marcel, qui était féministe, jugea superflu de faire du prosélytisme. Son interlocuteur l’effrayait un peu. Et puis, s’il adorait les aventures, il ne se sentait pas fait pour la sociologie.
*** ***
Maintenant, Villeneuve parlait de l’île. Les gens qui veulent savoir finissent toujours par raconter ce qu’ils savent eux-mêmes. Ainsi se manifeste la vanité personnelle.
Les annales de La Sémillante, depuis le débarquement de son fondateur, n’étaient, en somme, que l’histoire d’une île heureuse.
Les difficultés n’avaient pas été épargnées à Dieudonné de la Bertèche-Taillade. Il les avait vaincues sous l’égide de Dieu, représenté par le père Saint-Paul, et sous l’égide du roi, représenté par l’étendard fleurdelisé.
Pour assurer la continuité du pouvoir, le corsaire s’était marié et avait eu un fils ; pour assurer la pérennité de la religion, le père Saint-Paul avait construit une église et ordonné deux prêtres. Le rythme était ainsi donné ; depuis, il avait toujours été respecté.
La frégate comptait un officier de santé dans son état-major. Ce brave homme, nommé Duplat, n’avait rien d’un grand chirurgien, et encore moins d’un grand médecin. Il savait passablement amputer un membre, et admirablement purger ses souffrants. La machine humaine est si robuste que la colonie avait résisté aux maladies. On peut considérer que ceux qui meurent de la dysenterie ou du typhus sont des faibles, des déchets indignes d’être conservés.
L’usage d’un médecin-chirurgien s’était perpétué sans trop de mal pour l’île de la Sémillante. Celui qui sévissait actuellement s’appelait Martin. Il avait des remèdes à lui, un diagnostic à lui, un vocabulaire à lui. Et, au fond, c’était moins grave que la guerre des allopathes et des homéopathes qui divise l’univers et se déroule avec des fluctuations diverses, au grand dam de l’humanité.
Marcel avait écouté avec soin. Pendant que l’univers améliorait – ou tout au moins modifiait – sa civilisation, la colonie de la Sémillante, strictement isolée, avait tout tiré de ses propres ressources. Elle avait évolué elle aussi, dans un sens différent, sous l’influence des temps et des hommes. Elle avait eu des innovateurs, des curieux, des savants.
Sans être jamais au courant de ce qui se passait à l’extérieur, elle avait transformé, inventé, créé. En retard dans certaines voies, elle était peut-être en avance dans d’autres. Les naufragés de l’air se trouvaient dans un monde nouveau. Restait à savoir s’ils y feraient figure d’inférieurs ou de supérieurs.
Pour Villeneuve, cela ne faisait aucun doute, la Sémillante était le parangon du progrès et les grandes nations avaient tout à apprendre d’elle.
Cette appréciation vexa Marcel, car, comme la plupart des hommes, il n’était réellement modeste que lorsqu’on le flattait.
— S’il vous était permis de visiter Paris, Londres ou New-York, dit-il, vous seriez émerveillé à chaque pas !…
L’homme noir répondit :
— C’est vous qui irez d’émerveillement en émerveillement quand vous visiterez notre île !
Et avec condescendance :
— Je vous expliquerai ce que vous ne comprendrez pas…
Marcel allait se moquer de cette prétention, mais il se rappela le cimetière du silence et se tut.
— Vous commencerez demain, ajouta Villeneuve.
Une cloche tinta sourdement pendant quelques secondes.
— Qu’est-ce que c’est ?… demanda Marcel. Un office ou le tocsin ?…
— C’est le couvre-feu qui sonne au beffroi, dit Villeneuve en se levant. Il faut éteindre votre lumière au plus tard dans quelques minutes… Moi, je rentre, car je dois donner l’exemple… Sauf le guet, nul n’a plus le droit de circuler dans les rues jusqu’à l’aurore.
— Très bien ! ricana Marcel. Cela me paraît tout à fait moderne !…
Le soldat Laclanche attendait tranquillement devant la porte du Cheval Blanc, en faisant un bout de conversation avec la mère Maltournet. Dès qu’ils apparurent, il salua les aviateurs de manière fort civile, tandis que l’hôtesse leur demandait s’ils avaient bien dormi et s’ils avaient trouvé le petit déjeuner à leur goût. Tout cela était dans la tradition des vieilles auberges de France. On avait donné aux trois hommes de larges chapeaux pour les protéger du soleil.
— J’ai l’impression de jouer les Trois Mousquetaires, dit Marcel en souriant. Il ne nous manque qu’un costume semblable à celui des insulaires !… Nous aurons, d’ailleurs, ce costume quand le nôtre sera usé, ce qui ne tardera guère.
— J’espère bien que d’ici là nous serons loin, répondit M. Brown, en anglais.
Laclanche les salua de nouveau :
— Messieurs, annonça-t-il, j’ai des ordres pour vous conduire partout où vous voudrez aller…
— Ah ! ah !... fit Bert Hammon qui jusque-là n’avait pas desserré les dents. Je comprends la signification de ces ordres… On nous colle un espion aux trousses. Cela doit être un cadeau de cet excellent Villeneuve !…
Marcel, à qui Laclanche était sympathique, répliqua :
— Considérons-le d’abord comme un cicérone… D’ailleurs, il ne sera pas très indiscret puisqu’il n’entend que le français. Si nous allions tout de suite revoir le lieu de la catastrophe ?…
Ils nourrissaient tous trois le même espoir sans oser se l’avouer. À marée basse, l’avion émergeait peut-être…
Pour retrouver leur point d’atterrissage, le plus simple était de suivre la route qui les avait amenés aux portes de la ville. Ils franchirent le pont-levis sans voir le lieutenant Pierre Duchêne dont ce n’était plus le tour de garde.
Quand ils passèrent devant le cimetière, Marcel demanda à Laclanche :
— Le silence existe-t-il toujours ici ?…
Laclanche lui jeta un coup d’œil étonné :
— Naturellement, dit-il, puisque c’est le cimetière…
— Ce silence est donc l’œuvre des hommes ?…
— Naturellement, dit encore le guide.
— Comment expliquez-vous cela ?
Laclanche ne l’expliquait pas du tout. Cela n’avait rien d’extraordinaire. Bien des gens utilisent les appareils de T.S.F. sans s’être jamais demandé par quel miracle fonctionnent ces appareils.
La route, ou plutôt la piste, s’arrêtait à la lisière de la forêt. Une turbulente troupe de singes saccageait des manguiers couverts de fruits mûrs, à la grande indignation de perroquets nombreux et bavards.
Sur la grève, des mouettes et des cormorans menaient grand tapage. Ils s’envolèrent en poussant des cris discordants.
*** ***
Les trois aviateurs parvinrent un instant plus tard à l’endroit où ils avaient débarqué. Ils l’identifièrent grâce aux rochers qui les avaient abrités, et retrouvèrent même la trace de leurs pas.
— C’est bien ici !… dit Marcel.
Anxieux, ils scrutèrent l’horizon. L’océan était calme, le reflux ne jetait sur la rive que des vagues légères. Au loin, la région des récifs était marquée par une barre d’écume blanche. Mais ils ne distinguèrent aucune trace de l’avion. Ils s’attendaient à cela, et, malgré tout, ils furent cruellement déçus.
— Nous pouvons nous en aller, conclut Bert. Qu’est-ce qu’on va nous montrer ?…
Laclanche leur déclara que cette région de l’île était la moins agréable. Il leur proposa de les emmener vers l’ouest. Ils traversèrent de nouveau le bois et débouchèrent dans une vallée du plus riant aspect. Des montagnes assez hautes la bordaient de l’autre côté. Un village composé de huttes rondes se groupait au bord d’un petit cours d’eau. Autour de ce village, il y avait des champs de patates douces et des rizières.
Pour atteindre l’agglomération, ils passèrent devant une plantation de cotonniers, puis devant une plantation de cannes à sucre.
— Tout cela est très bien cultivé, apprécia Marcel.
Laclanche expliqua que les indigènes étaient chargés du travail de la terre sous la surveillance des colons. Ils étaient traités sans méchanceté, mais comme des esclaves. Toutefois, les colons n’avaient pas le droit de les priver de la liberté ou de la vie sans jugement. Un tribunal présidé par M. de la Bertèche siégeait selon les besoins.
Les esclaves n’avaient pas l’air malheureux. Dans le village, des enfants complètement nus jouaient sous l’œil des mamans qui filaient, tissaient ou broyaient des noix de coco dans des mortiers de métal. Le passage des Européens n’éveilla aucune curiosité.
Tout était paisible, naturel, mais Marcel ne retrouvait pas l’ambiance des autres îles polynésiennes. Ceux qu’on est convenu d’appeler sauvages n’avaient évidemment ni la même vie, ni la même mentalité. On devinait encore plus qu’on ne le constatait, un mélange d’archaïsme et de progrès.
— Il n’y a ni chevaux, ni bœufs, observa Bert.
Laclanche avait entendu parler de ces animaux, mais il n’était pas loin de les considérer comme purement fabuleux. Le bétail de l’île ne se composait que de petits cochons noirs et de chèvres. Par contre, la basse-cour ne manquait ni de poulets ni de dindons ni d’oies ni de canards. Il était difficile de discriminer ce que Dieudonné de la Bertèche-Taillade avait importé d’Europe et ce qu’il avait découvert dans le pays.
L’absence de bêtes de trait expliquait celle des véhicules. Ils ne virent qu’une brouette de construction primitive, qu’un Papou utilisait pour transporter un régime de bananes.
Soudain parvint à leurs oreilles le bruit rythmique d’un marteau sur une enclume.
— Qu’est-ce qu’on forge ? demanda Marcel.
— Du fer ou du cuivre, dit Laclanche.
— D’où les tirez-vous ?…
— Des mines, parbleu !… s’esclaffa le soldat, jugeant cette interrogation cocasse. Ce n’est pas ce qui fait défaut dans la montagne !…
— Vous savez donc traiter le minerai ? reprit Bert Hammon.
— Pour sûr !… dit Laclanche en le regardant de travers. Ce n’est pas sorcier. Nous avons aussi de l’or et de l’argent, mais nous ne nous en servons guère… C’est trop mou et ça s’use trop vite…
— Et la monnaie, alors ?… fit M. Brown.
Les yeux de Laclanche s’écarquillèrent :
— Quelle monnaie ?…
— Pour acheter !… pour payer ?…
Il fallut quelques minutes pour faire comprendre à Laclanche l’importance des métaux précieux et des monnaies dans les cinq parties du monde. Dans l’île, on se servait de bons et de billets contrôlés par le gouverneur, circulant sous sa garantie, et qui n’étaient autre chose que des assignats.
Ils étaient destinés à la régularisation du troc, et si l’unité de valeur s’appelait toujours livre, ce n’était que par tradition. Il était, pour le moment, impossible aux aviateurs de déterminer la véritable unité. Cela ne les inquiétait d’ailleurs guère.
Ils franchirent un autre bois broussailleux, où abondaient le santal, le palmier nipa et le benjoin. Ils débouchèrent de nouveau sur la mer.
— Nous avons déjà traversé l’île ?… s’exclama Marcel, déçu de la trouver si exiguë.
— Oh non ! répondit Laclanche. Nous sommes sur une étroite langue de terre. L’île s’étend au delà des montagnes ; elle est grande, il nous faudrait plus d’un jour de marche pour la traverser… Nous ne sommes pas autorisés à aller jusque-là aujourd’hui.
L’Américain, toujours jaloux de sa liberté, se cabra.
— Qui nous le défend ?…
— M. Villeneuve.
— Et si nous passons outre ?…
Le visage de Laclanche prit une expression piteuse :
— Si vous passez outre, Monsieur, on ne vous fera peut-être rien, mais moi je serai certainement puni… M. de Villeneuve ne pardonne pas…
— Qu’est-ce qu’on vous fera ?…
— On me mettra aux fers, Monsieur… Et il ajouta plus bas, avec honte :
— En outre, on me donnera le fouet…
Ses auditeurs n’eurent pas le loisir d’épiloguer, car le spectacle qui s’offrait à eux changea le cours de leurs réflexions.
Sur une plateforme d’une trentaine de mètres carrés, trois antiques canons de bronze étaient braqués, et, près d’eux, s’érigeaient des pyramides de boulets passablement rouillés. Chaque pièce avec quatre artilleurs, et environ cinquante soldats se prélassaient à l’ombre de flamboyants. Leurs armes, réunies en faisceaux, se composaient de hallebardes, de fusils d’un modèle perdu, et d’arcs en bois de fer. Cette petite troupe était peut-être vaillante, mais elle évoquait irrésistiblement les armées d’opéra-comique.
— Tout ce déploiement de forces est-il en notre honneur ?… ironisa Marcel.
— Non, Monsieur, répondit aussitôt Laclanche. C’est le poste chargé de surveiller Saint-Sauveur.
Il désigna un îlot au centre duquel s’élevait un pic en forme de pain de sucre.
— Ah ! c’est là Saint-Sauveur ?…
— Oui, Monsieur, c’est là. Son Excellence a décrété l’état de siège ; par conséquent, il est interdit à quiconque de débarquer. Comme les amis de Jérôme Chaplin ne sont pas commodes, toutes les précautions sont prises… S’ils réussissaient à envahir la côte, la bataille serait rude… Mais ils n’y parviendraient pas, car nos pointeurs démoliraient leurs embarcations, à coups de canon. Cela durera jusqu’à leur capitulation.
— Mais s’ils ne capitulent pas ?…
— Ils seront forcés, Monsieur… Ils ont de quoi manger, mais ils sont obligés de venir puiser l’eau douce chez nous…
Une agréable brise soufflait. Entre l’île et Saint-Sauveur, une barque, un Kwallah évoluait gracieusement. Ses matelots halaient un long filet de pêche.
Et Marcel pensa tristement que sous tous les cieux, même les plus cléments, les hommes s’acharnent à se défier et sont toujours prêts à s’entre-tuer.
M. Brown tira Marcel par la manche :
— Monsieur !… Voyez donc, Monsieur !…
L’agitation subite de M. Brown n’était pas sans motif. Sur la route qu’ils venaient de suivre, Marcel et Bert aperçurent un être qu’ils identifièrent tout de suite. C’était le premier blanc qu’ils avaient rencontré et qui s’était enfui de façon si extraordinaire, en faisant des bonds énormes.
Il arrivait à la même allure, avec une facilité inconcevable. Il portait encore ses deux paquets oblongs sous les bras et malgré cette charge supplémentaire, il avançait par sauts de dix mètres qui ne lui coûtaient ni efforts ni fatigue.
— Ma parole, s’exclama le Français, cet individu a des bottes de sept lieues !…
Bert Hammon reprit froidement :
— Vous voyez, monsieur Brown, que ce gentleman ne fait pas des bonds de trente mètres. C’est moi qui avais raison dans l’évaluation des distances.
M. Brown lui laissa volontiers cette satisfaction platonique. Il se demandait simplement s’il était légitime d’avoir peur.
Si les aviateurs éprouvaient de la stupeur, Laclanche restait placide. Il avait sans doute l’habitude de ce spectacle.
— C’est M. Lacommune, dit-il.
— Est-ce qu’il marche toujours comme ça ?… demanda M. Brown.
— Quand il est pressé, répondit le soldat. Sinon, il marche comme tout le monde.
L’homme étrange fit un dernier bond judicieusement calculé et vint se poser devant Bert.
— Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter mes civilités !… salua-t-il d’une voix aiguë. Je suis Lacommune !… Justin Lacommune !
*** ***
Empêtré dans ses paquets, il ne leur tendit pas la main. D’ailleurs, ils avaient déjà remarqué que le serrement de main n’était pas fréquent entre les habitants de l’île. C’est une manie qui s’est développée en Europe et en Amérique dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Marcel présenta Bert et se présenta lui-même. Deux fois, M. Lacommune les gratifia d’une vive révérence qui fit craquer ses articulations.
Marcel allait enfin présenter Brown, mais M. Lacommune l’interrompit d’un compliment élégamment tourné. Pour lui, comme pour M. de la Bertèche, le nègre était quantité négligeable.
Laclanche, dont l’honnête visage traduisait maintenant l’inquiétude, parla au nouveau venu :
— Monsieur, le chef de poste vous prie de bien vouloir vous retirer à l’abri de la forêt… Autrement, à son grand regret, il sera obligé de vous y ramener de force.
M. Lacommune eut un rire qui, à la vérité, tenait du hennissement.
— Ah ! Ah ! fit-il. On redoute probablement que je m’envole au-dessus des flots.
— Non, Monsieur, répondit avec respect le chef de poste qui s’était rapproché. Nous redoutons une balle perdue, une flèche, enfin tout ce qui pourrait attenter à votre précieuse existence.
— Bon, bon !… dit M. Lacommune. Tant de soins sont flatteurs pour moi… J’obéis… J’espère que ces messieurs consentiront à me suivre pour que nous devisions ensemble à l’ombre ?…
Et, pendant qu’ils s’en allaient vers le bois :
— C’est après vous que je courais. Messieurs… J’avais hâte de vous connaître d’abord, et ensuite de voir la petite boîte d’où vous faites jaillir la flamme à votre guise…
— Ah !… Il s’agit de notre briquet ?… dit Marcel.
M. Lacommune hésita :
— Oui, si vous appelez arbitrairement cette petite boîte un briquet…
— Mais cela n’a rien d’arbitraire…
M. Lacommune cligna de l’œil :
— Je sais tout de même ce que c’est qu’un briquet !…
— Je n’en doute pas, mais…
— Non, Monsieur, non… fit M. Lacommune. Vous avez beau venir de loin, je suis capable de vous répondre et d’opposer mes arguments aux vôtres… J’espère que la Bertèche vous a fourni quelques renseignements sur ma personne ?…
— Non, dit nettement Bert.
— C’est une lacune !… Une grave lacune… glapit M. Lacommune, mécontent de l’oubli du gouverneur.
Il agitait les bras, et les paquets oblongs restaient pourtant sur ses hanches. Ils étaient attachés par des courroies.
— Je suis le plus grand savant de l’île !… dit, avec pompe, M. Lacommune. J’ai inventé des choses merveilleuses, et je n’ai pas fini !… J’assure à moi seul le bonheur de cette colonie… Si je me suis enfui l’autre jour devant vous, c’est parce que vous prenais pour des habitants de Saint-Sauveur. Ces malandrins complotent mon rapt depuis des années… Je suis plus ardemment convoité que n’importe quel trésor… J’ai une valeur formidable, Messieurs !… Formidable !…
Bert ajouta en anglais :
— Et une modestie non moins formidable !…
M. Lacommune dressa l’oreille :
— Quelle langue employez-vous ?…
— L’anglais, répondit Bert.
— Ah ! très bien... Si vous voulez me donner quelques leçons, je l’apprendrai en quelques jours.
— Je suis à votre disposition, accepta Bert, sceptique. Quelques jours, ce sera peut-être un délai un peu court ?…
— Sûrement non, car j’ai une mémoire prodigieuse…
Ils pénétraient dans la forêt ; le chef de poste qui les avait suivis jusque-là, rebroussa chemin.
— Montrez-moi la petite boîte !… réclama M. Lacommune.
*** ***
Bert qui avait le briquet dans sa poche, le fit fonctionner. Les yeux de M. Lacommune brillèrent, il happa l’instrument pour l’examiner :
— Je ne vois pas le silex nécessaire pour produire l’étincelle ?… avoua-t-il.
— Ce n’est pas du silex, c’est du ferrocérium, dit complaisamment l’ingénieur.
— Qu’appelez-vous ferro-cérium ?…
— Un alliage de fer et de cérium…
— Je connais le fer, mais pas le cérium…
Marcel et Brown auraient pu faire le même aveu. Eux non plus n’avaient sur la pierre à briquet que des notions très vagues.
— Le cérium, disserta Bert, est un corps simple métallique, qu’on trouve mélangé à d’autres métaux, surtout aux États-Unis et au Brésil…
M. Lacommune flaira le briquet :
— C’est votre alliage qui dégage cette odeur ?…
— Non, c’est l’essence…
— Qu’est-ce que l’essence ?…
Tout en pensant que ce savant faisait figure d’ignorant, Bert Hammon fit à grands traits l’historique du pétrole, que M. Lacommune écouta en silence.
— J’ai à peu près compris, dit-il. Vous avez un vocabulaire qui abonde en néologismes, mais je m’y habituerai promptement. Je sais assez de grec et de latin pour cela… Vous aussi, vous devez être un grand savant dans votre pays ?…
— Hélas ! non, fit Bert amusé. Je ne suis qu’un tout petit ingénieur.
— Vous êtes pourtant arrivé dans notre île par la voie des airs…
— Ce n’est pas moi qui ai inventé l’appareil qui nous transportait…
— Cet appareil était sans doute unique ?…
— Il y en a des milliers dans le monde.
— Comment fonctionnent ces machines volantes ?…
Marcel interrompit le curieux :
— Monsieur, s’il faut tout vous raconter, la journée ne suffira pas !… Mon ami vous enseignera pas mal de choses petit à petit, soit à bâtons rompus, soit selon le plan que vous établirez… Nous aussi, nous désirons éclaircir certains points qui nous intriguent…
— Questionnez, je vous répondrai avec plaisir.
— D’abord, comment pouvez-vous progresser par bonds si fantastiques ?…
M. Lacommune se baissa légèrement, détendit ses jarrets, fit un saut vertical de cinq ou six mètres, culbuta dans l’espace et atterrit la tête la première. Ils s’élancèrent pour le relever, mais il n’eut pas besoin de leur aide.
— Ce n’est rien, dit-il en se frottant le front. J’ai mal calculé mon élan…
— Cela tient du prodige !… s’exclama Marcel.
— Non, cela tient seulement à mon ingéniosité…
M. Lacommune frappa du poing sur les paquets oblongs, qui rendirent un son de tambour.
— Voilà mon secret !… Il y a là-dedans un gaz léger qui diminue mon poids… Voilà pourquoi le moindre élan me projette à d’assez longues distances… Je mets au point un appareil qui permettra aux habitants de l’île de supprimer toute fatigue pour se déplacer…
— Comment obtenez-vous ce gaz léger, qui doit être de l’hydrogène ?… demanda Bert.
Nouvelle parenthèse sur l’hydrogène, digression sur la chimie que Marcel écouta avec impatience.
— Mon gaz n’est ni inflammable, ni explosif, dit M. Lacommune. Il n’existe pas dans l’air, je le capte au-dessus d’une source dans la montagne et je l’appelle léger.
Bert Hammon en déduisit que ce léger était probablement de l’hélium, qui se dégage, en effet, à l’état natif de certaines sources. Il remit à plus tard le soin de s’en assurer.
*** ***
M. Lacommune, sous ses allures excentriques, était, sans conteste, un homme de valeur. Sa science était spéciale mais indéniable. Elle n’était pas orthodoxe, ne procédait d’aucune doctrine académique, mais était sans doute étendue. M. Lacommune était le continuateur d’une lignée d’hommes dont il était impossible d’évaluer présentement l’érudition.
— Est-ce vous qui avez trouvé le moyen de réaliser le silence total ?… interrogea Bert.
— Oui, c’est moi !…
Il se campa fièrement, perdit l’équilibre et s’assit dans l’herbe.
— J’ai trouvé mille autres choses !… poursuivit-il en se relevant. Mais ce n’est rien à côté de ma dernière découverte !…
— Est-ce indiscret de vous demander quelques détails sur cette découverte ?…
M. Lacommune pointa un index prophétique :
— Oui, Monsieur, c’est indiscret, mais je vous le dis quand même !… Je veux supprimer la mort, et j’y parviendrai !…
Pour donner plus de force à cette affirmation plutôt sensationnelle, il frappa du pied, perdit de nouveau l’équilibre, et chut à plat ventre sans majesté.
— Ce n’est pas parce qu’Épictète et les stoïciens ont nié la douleur qu’elle a cessé d’exister… Notre corps asservit notre âme… Quand on voit un malade geindre et haleter de douleur, on pense que la plus belle victoire spirituelle serait de triompher du mal physique… C’est pour cela que j’ai cherché… cherché !… cherché !…
M. Lacommune allait et venait à grands pas de ses jambes maigres, devant Bert qui l’écoutait avec un intérêt croissant.
Ils étaient dans une vaste pièce baignée de lumière. Tout était paisible et froid. Des flacons alignaient sur les étagères de la bibliothèque leurs étiquettes latines, calligraphiées avec soin. Sur les tables, des cornues figeaient les gestes étranges de leurs tubulures. On se serait cru chez un alchimiste du moyen âge.
Une minute, M. Lacommune rêva devant un tableau noir couvert de formules hâtives que Bert était incapable de déchiffrer.
Grand, maigre, M. Lacommune avait quelque chose d’ascétique. Son visage se creusait de rides profondes, ses prunelles claires s’irradiaient d’un éclat surprenant. Souvent, pour avoir trop contemplé leur rêve, les savants ont des yeux de fou.
— Ce que j’ai voulu, reprit-il, c’est libérer l’esprit de l’esclavage de la chair. La pensée s’atrophie quand le corps souffre. Les malades sont des inférieurs, et nous sommes tous malades… Le souci de nos maux nous hante et nous empêche de méditer utilement… Une simple rage de dents fait un enfant d’un colosse et le paralyse dans son travail… Est-ce juste ?… J’ai toujours rêvé d’hommes portant leurs corps comme un simple vêtement, et se souciant aussi peu d’une blessure que d’un accroc à l’étoffe de leur veston.
Son visage s’éclaira, rajeuni par l’enthousiasme :
— Je suis parvenu à mes fins !… Je tue la souffrance en respectant la vie et les fonctions du corps… J’anesthésie sans immobiliser les muscles, sans troubler la circulation, sans arrêter la digestion et sans provoquer la gêne respiratoire et les syncopes… Pourquoi ?… Parce que pour obtenir ces résultats il fallait chercher du côté du système nerveux… Ah ! le système nerveux !… Je l’ai étudié pendant dix ans !… Certains nerfs obéissent à la volonté, d’autres fonctionnent hors du contrôle conscient… Les nerfs sensitifs permettent d’éprouver des sensations… C’est à eux que nous devons les plaisirs et les peines que procurent les cinq sens, soit qu’ils se ramifient délicatement au bout des doigts, qu’ils acquièrent une extraordinaire propriété de réflexion dans l’œil, ou qu’ils s’épanouissent curieusement au bout de la langue ou au fond des oreilles… Qu’advient-il dans la paralysie ?… Les nerfs ne fonctionnent plus, temporairement ou définitivement… Souvent les moteurs et les sensitifs sont également atrophiés et le membre est aussi insensible qu’inerte. Mais parfois, les nerfs moteurs seuls sont atteints, alors que les autres conservent leur pouvoir de transmission immédiate des sensations au cerveau. Je me suis donc demandé s’il était possible de paralyser, pour une durée déterminée, les nerfs sensitifs, sans que les moteurs fussent impressionnés… Cela n’a pas été facile… Pendant des années, j’ai cherché infatigablement et je proclame avec orgueil que j’ai trouvé !…
*** ***
M. Lacommune se pencha sur son interlocuteur :
— J’ai fait une expérience sur un condamné à mort… Elle a réussi au-delà de mes espérances !… Ce misérable, soumis à la plus affreuse torture, n’a absolument rien senti !…
Bert Hammon songea au nègre brûlé vif dans son cercueil de fer, et qui subissait son supplice avec une indifférence totale. Il avait assisté, par hasard, à la fin de l’expérience dont parlait M. Lacommune.
— D’ailleurs, reprit le savant, vous allez vous rendre compte à l’instant même !…
Dans le coin le plus reculé du laboratoire se dressait une grande cage, du type de celles qu’on voit dans les ménageries. À l’approche du savant, la paille craqua, deux yeux brillèrent dans la pénombre.
— Doudou !… appela M. Lacommune.
Un grand singe s’agrippa à la grille.
Ses yeux, presque humains, fixèrent M. Lacommune qui caressa le front plat. L’animal eut un grognement de satisfaction.
M. Lacommune ouvrit la porte de la cage. Doudou était attaché par une chaîne épaisse, à la hauteur du bassin. Le savant défit cette chaîne et le singe bondit aussitôt à son cou. Il étreignait son maître de façon câline, collant à sa joue un visage ridé, dont l’expression était d’une tristesse craintive.
— Viens, dit M. Lacommune. Doudou se laissa docilement, conduire jusqu’à une sorte de chevalet où pendaient des courroies. Il se laissa lier les jambes sans résister, et c’est à peine s’il eut quelques cris de protestation quand son maître lui attacha les bras. Il n’usa nullement de sa force, s’abandonnant avec toute sa confiance instinctive.
M. Lacommune prit une seringue à aiguille – une aiguille qui manquait de finesse – l’emplit d’un liquide incolore puisé dans une éprouvette et injecta ce liquide à la base de la colonne vertébrale du singe.
Doudou laissa échapper une plainte et secoua furieusement le chevalet. Puis il s’apaisa et on n’entendit plus rien.
Cinq minutes s’écoulèrent. Le singe ne semblait pas incommodé par le traitement qu’il venait de subir. Il épiait son maître avec reproche, mais sans paraître physiquement troublé.
— Regardez !… reprit M. Lacommune.
Il saisit un mince poinçon et piqua Doudou à la cuisse. L’aiguille s’enfonça dans la chair sans que le singe eut un tressaillement.
— Il ne sent plus rien !…, murmura le savant avec une joie indicible.
De nouveau l’aiguille s’enfonça, dans la main cette fois. Pas un cri de douleur.
— Vous ai-je convaincu ?… demanda M. Lacommune.
Sans se préoccuper de la réponse de Bert Hammon, il délia le singe, qui étira ses membres endoloris. Son allure, ses mouvements étaient normaux. M. Lacommune lui tira durement l’oreille, la lui pinça jusqu’au sang. Doudou ne s’émut point. Il ne souffrait pas.
Pourtant, il devait éprouver une sensation bizarre. Quelques cris gutturaux s’échappèrent de sa gorge, et il se blottit contre la poitrine de M. Lacommune.
— Évidemment, lui dit le savant, tu es effrayé de ne plus rien sentir… Cela te trouble… Rassure-toi, mon brave Doudou, il n’y paraîtra plus tout à l’heure.
Il lui tendit une banane. Le singe la prit et la décortiqua. Puis il la mordit, cracha, la jeta au loin avec colère.
— Parbleu !… dit son maître en riant ; ce qu’il mange n’a aucun goût… Va dormir, Doudou…
Le singe ayant réintégré sa cage, M. Lacommune vint se planter devant l’Américain.
— Eh bien ?… fit-il avec une lueur de triomphe. Avez-vous jamais rencontré un génie de mon espèce ?… Je vous ai annoncé, que je voulais vaincre la mort… j’y parviendrai !… j’y suis même parvenu !…
Il manqua son effet, car un domestique indigène pénétra dans le laboratoire. Il prononça quelques mots que Bert ne comprit pas et disparut.
— Le gouverneur me demande, dit M. Lacommune à Bert. Attendez-moi, je n’en ai que pour un instant.
*** ***
Bert Hammon resta seul. Il examina l’éprouvette magique, la posa, la reprit. Il luttait contre la tentation.
Enfin, résolument il saisit la seringue, il puisa dans le liquide, et retroussant sa manche, se piqua à la saignée du bras. Au moment de pousser le piston, il hésita, mais pas longtemps. Il pesa lentement, et le liquide, glissant dans l’aiguille creuse disparut en peu de secondes.
Bert s’assit et attendit. C’est en vain qu’il guettait ses impressions. S’il était légèrement oppressé, c’était parce qu’il était anxieux. Mais, à part cela, il restait normal, et ses articulations jouaient comme de coutume.
Machinalement, il s’essuya le front. Sa main fit le geste, mais Bert ne sentit pas qu’il se touchait la tête.
— Ah ! fit-il avec une satisfaction qui n’était pas exempte d’effroi.
Et il se livra sans tarder à quelques expériences simples.
Quand il saisissait un objet, il était obligé de vaincre la résistance de la pesanteur, mais il ne sentait ni le volume ni les formes que ses yeux voyaient. Il ne différenciait plus au toucher le bois, l’étoffe, le verre. Il laissa échapper une bouteille qui se brisa, parce que nulle sensation ne lui avait révélé qu’il la tenait mal. Il en conclut que l’adresse est une question de sensibilité. Et il lui parut certain que le maniement d’un fardeau lui serait difficile, sinon impossible. D’ailleurs, c’est la sensibilité qui nous avertit de la fatigue, et si cet avertissement précieux ne nous était pas fourni par notre organisme, nos muscles, nos poumons, nous risquerions une intoxication parfois mortelle.
Bert voulut marcher. Il tituba, trébucha comme un homme ivre. Nous ne savons plus poser les pieds si nous ne sentons pas que nous les posons.
Il se piqua, non sans crainte. Une goutte de sang perla sans qu’il ressentit la moindre douleur.
Il alluma le briquet que lui avait rendu Marcel et promena l’index au-dessus de la flamme. Pas de brûlure. Il insista, jusqu’à voir sa peau se boursoufler et grésiller.
Effrayé, il examina de près la blessure qu’il venait de se faire. L’épiderme était détruit, le derme était atteint.
— Fichtre !… pensa-t-il. L’insensibilité totale a des conséquences que je ne soupçonnais pas.
En effet, bien des fois chaque jour, nous sommes avertis par nos sensations, douloureuses ou non, du danger que nous courons. Insensibles, nous pourrions nous ébouillanter, nous griller sans nous en apercevoir. Or, les tissus vivants ne peuvent, dans certains cas, se reconstituer. C’est dire que nous risquerions souvent la mort si une souffrance ne nous mettait en garde.
Un bruit de chaîne éveilla l’attention de Bert. Le singe était accroupi devant sa cage. Il se balançait de droite et de gauche, en roulant des yeux étincelants. Il émettait des sons rauques et se ramassait pour bondir.
Bert recula, trop tard. Le singe se détendait comme un ressort.
Il le reçut en pleine poitrine et chancela sous le choc. Il ne s’alarma pas tout d’abord, toujours à cause de son insensibilité.
Il essaya de se dégager. Mais Doudou avait des mains de fer dont il ne put desserrer l’étreinte. Alors, brusquement, l’angoisse le saisit.
En se débattant, il roula à terre. Le singe était toujours cramponné à lui, comme rivé à son thorax. Il luttait sans souffrir, ne sachant s’il n’allait pas succomber sans s’en rendre compte.
Il vit un filet rouge couler sur son poignet. Du sang !… c’était du sang !…
— Au secours !… râla-t-il. Au secours !… Il se rendit compte que le singe, accroupi sur lui, devait l’étrangler ou lui déchirer la gorge à coups d’ongles…
— Au secours !… Au secours !…
Il s’arc-bouta désespérément, sans réussir à se dégager, incapable de repousser son adversaire. Allait-il mourir ainsi ?…
Son pied heurta une table qui se renversa. Près de lui, sur le parquet, il aperçut un couteau.
En se tordant, il parvint à l’atteindre. Ses yeux guidaient sa main. Ses forces étant décuplées par la terreur, mais sa vue seule lui était d’un réel secours.
Haletant, il saisit l’instrument. Il apprécia la place du cœur du singe… Oui c’était bien là… entre la sixième et la septième côte…
La lame s’enfonça jusqu’au manche… Trois secondes, le singe resta immobile… Puis il se renversa et Bert Hammon s’évanouit…
… Quand rentra, dans le laboratoire, M. Lacommune, horrifié, trouva gémissant, lacéré, près du cadavre du singe, Bert Hammon, son hôte, qui avait failli payer de sa vie une curiosité excessive.
L’eau du bassin circulaire était si calme et si limpide qu’on pouvait suivre sur les rochers du fond la progression de l’ombre du petit bateau dans lequel se trouvaient les trois aviateurs. C’était une pirogue légère mais stable, sans gouvernails, creusée au feu dans un tronc d’arbre.
Marcel pagayait, Bert observait la route, et M. Brown pêchait, c’est-à-dire qu’il faisait pendre un long fil où s’accrochaient plusieurs hameçons. Ces hameçons, façonnés par un artisan de l’île, ressemblaient à des ancres de navire, presque autant par la grosseur que par la forme. Mais les poissons des tropiques ne sont pas difficiles. Ils mordent complaisamment à n’importe quel appât, comme s’ils avaient des idées de suicide. On les voyait tournoyer par centaines, chatoyants, multicolores, et la ligne n’était pas plutôt descendue qu’il fallait la remonter, chargée de plusieurs proies frétillantes.
Des poissons de toutes les formes et de toutes les couleurs s’entassaient au fond du bateau.
— Arrête-toi ! plaisanta Marcel. Tu as déjà une friture pour toute la ville !…
Un requin de taille moyenne glissa, rapide et furtif. Sans s’arrêter, il happa un poisson qui venait de mordre à l’hameçon. Il sectionna le cordonnet de la ligne sans même s’en apercevoir et s’en fut. Cet acte de piraterie mettait fin à la pêche miraculeuse de M. Brown.
Cette pêche n’était d’ailleurs qu’un prétexte. Les aviateurs avaient demandé à Villeneuve qu’on leur confiât une embarcation pour explorer le lieu du naufrage de l’hydravion.
Laclanche, qui n’avait pour la mer qu’un amour modéré, les attendait couché sur la grève. Il se redressa soudain pour faire des grands signes, pour pousser des cris véhéments.
— Qu’est-ce qu’il nous veut ?… s’alarma le nègre. Il a l’air de nous signaler un danger…
— Oui, répondit le flegmatique Bert. Il nous signale que nous nous approchons trop des récifs…
Autour d’eux, en effet, des tourbillons et des remous signalaient des rochers dont quelques-uns étaient à fleur d’eau.
— Il a raison !… s’exclama M. Brown. Nous allons crever la pirogue !…
Marcel continua à souquer tranquillement.
— Cela nous donnera l’occasion de prendre un excellent bain… Par cette température, tu n’as pas à craindre de t’enrhumer.
— Mais il y a les requins !…
— Ils ne sont pas méchants… Ils se contenteront de te croquer une main ou un pied…
Bert, que ce bavardage laissait indifférent, ordonna tout à coup :
— Stop !…
Marcel rentra ses pagaies et la pirogue continua doucement sur sa lancée.
Juste au-dessous d’eux, l’hydravion gisait à une dizaine de mètres de profondeur. Comme la mer demeurait toujours tranquille à l’abri de la barrière rocheuse et que les vagues du flux et du reflux la soulevaient à peine, il paraissait encore intact jusqu’au bout des ailes et de l’empennage.
— Il est presque à portée de la main !… soupira M. Brown, les yeux brillants de convoitise.
— Oui, répondit l’Américain, mais il pèse plus de deux tonnes… Il est aussi loin de nous que s’il avait sombré dans la grande fosse du Pacifique.
— En Amérique ou en Europe, on le tirerait facilement de là, dit avec regret Marcel. Mais nous ne sommes ni en Amérique ni en Europe… Nous n’aurons que la consolation de faire de temps à autre un pèlerinage ici.
Sans autre discours, Marcel reprit ses pagaies et ramena la pirogue à la rive. Ils n’étaient pas encore descendus que Laclanche leur cria :
— J’ai cru que vous alliez vous broyer sur les brisants !… Vous êtes vraiment trop imprudents !
— Nous nous serions sauvés à la nage, répondit Marcel.
— Vous ne seriez peut-être pas arrivés tous les trois jusqu’ici…
— Pourquoi pas ?… Nous avons bien réussi cet exploit une fois…
— Oui, mais c’était la nuit et dans la tempête. Le jour, les requins sont moins distraits…
Ils tirèrent la pirogue assez loin du bord pour qu’elle ne fût pas emportée par la marée montante et, laissant à leur guide le soin de ramasser le poisson, ils regagnèrent la ville.
*** ***
Bert était moins triste que ses compagnons : ils le surprirent même à fredonner un slow-fox, ce qui indiquait un état d’âme anormalement optimiste.
— C’est la vue de notre pauvre appareil qui vous a mis en joie ?… demanda Marcel.
— Peut-être… fit évasivement l’Américain.
Ils se rendirent chez M. de la Bertèche où ils étaient priés à dîner. M. Brown, qui avait précieusement récupéré sa pêche, tint à l’apporter lui-même à la cuisine, où il était sûr de rencontrer l’aimable Rahé. Les autres rejoignirent le gouverneur dans son cabinet. Ils le trouvèrent exultant en face de son factotum Villeneuve, aussi sombre que de coutume.
— Tout va bien !… annonça M. de la Bertèche. La victoire est prochaine !… Les rebelles de Saint-Sauveur commencent à souffrir de la soif !… Ils nous ont envoyé un parlementaire !…
— Et vous lui avez dicté de dures conditions ? dit Marcel, dont le cœur se serrait.
— Naturellement… Comme nous avons bon cœur, nous lui avons, en outre, donné quelques pintes d’eau fraîche… N’est-ce pas un cadeau royal !…
Un rire rabelaisien faisait tressauter sa panse, et Villeneuve lui-même ébaucha un pâle sourire. Marcel ne comprit pas sur-le-champ le motif de cette hilarité ; M. de la Bertèche se chargea de l’expliquer.
— C’est une attention de ce cher Villeneuve, dit-il. Il est plein de mansuétude. Sans une goutte d’eau, les insurgés nous haïssent… Mis en possession de quelques gorgées d’eau, c’est entre eux qu’ils vont se haïr !… Il n’y en a pas assez pour tous… Ils vont se battre pour l’avoir !…
Ce machiavélisme révolta Marcel, mais il eut la prudence de se taire.
L’homme noir disparut sans donner la raison de son éclipse pendant que la conversation continuait.
— Ils vont bientôt capituler !… prophétisa Son Excellence. Oui, oui… Je suis persuadé qu’ils se rendront sous peu sans conditions…
— Alors, que ferez-vous ?… interrogea Bert.
M. de la Bertèche s’épanouit :
— Je pardonnerai, parguienne !… Un gouverneur doit, à l’occasion, savoir faire preuve de magnanimité.
Et il ajouta avec un surcroît de bonhomie :
— Je serai bon prince. Je me contenterais d’occire le chef…
— Jérôme Chaplin ?… s’exclama Marcel.
— Mais oui… Oh ! sa mort n’aura rien d’infamant... Ce n’est pas un gentilhomme, mais je lui ferai l’honneur de le considérer comme tel… Pas de pendaison pour lui… Il aura simplement le col tranché.
Les véritables sentiments de Marcel, indigné, allaient se faire jour quand Nicole entra. Elle était plus jolie et plus gracieuse que jamais :
— Bonjour, Messieurs !… fit-elle avec enjouement. Il y a trois jours qu’on ne vous a vus !… Pourquoi nous négliger de la sorte ?…
— Nous ne vous négligeons pas, protesta vivement le Français. Nous achevons la visite de l’île…
— Et je suis persuadé que votre admiration ne cesse de croître ?… s’enquit avec modestie Son Excellence.
Bert Hammon se chargea de répondre :
— Tout n’est pas parfait, mais eu égard à la médiocrité de vos moyens, les résultats sont remarquables. Votre système d’irrigation, par exemple, est de premier ordre…
— Il ne peut exister mieux nulle part ! affirma M. de la Bertèche.
— Oh ! Si !… riposta Bert. Vos élévateurs d’eau sont actionnés par des esclaves que le vent remplacerait avantageusement.
— Le vent ?… s’étonna le gouverneur.
— Bien sûr… Avec votre permission, j’installerai un moulin à eau qui pourra vous rendre quelques services…
— Avec plaisir.
Cet acquiescement donné, M. de la Bertèche n’insista pas, car il n’avait en hydraulique que des connaissances fort vagues et un souverain se diminue en avouant son ignorance.
Nicole confia alors qu’une chose l’intéressait plus que les élévateurs d’eau. Elle avait remarqué que M. Brown avait des dents en or et cela l’intriguait beaucoup.
— Ce n’est pourtant pas nouveau, nota M. de la Bertèche. Mon aïeul, fondateur de la colonie possédait trois dents d’or qui remplaçaient celles qu’un ennemi lui avait brisées d’un coup de pique… Mais ce qui nous surprend, c’est qu’une opération si merveilleuse et si coûteuse ait été faite dans la bouche d’un nègre.
À cette minute, Marcel eût voulu avoir la science d’un professeur de prothèse dentaire pour satisfaire la curiosité de Nicole, mais ses connaissances étaient fort restreintes, et Bert Hammon n’en savait pas plus que lui sur la question. Ils durent se borner à des explications succinctes.
Plus ils allaient, plus leur propre ignorance les déconcertait. Les civilisés ont, de moins en moins l’esprit d’observation, et dédaignent d’apprendre des choses que le dernier des sauvages de la Terre de Feu ou du Gabon rougirait d’ignorer.
*** ***
Villeneuve reparut et vint chuchoter quelques mots à l’oreille de M. de la Bertèche. Ce dernier manifesta sa contrariété en bousculant sa perruque.
— Eh bien, dit-il enfin à Villeneuve, parlez-leur de cela vous-même…
Villeneuve ne se fit pas prier.
— Monsieur, dit-il à Bert on nous signale que vous outrepassez vos droits… Je suis désolé de vous rappeler que vous avez promis de vous soumettre à nos lois et règlements…
— Je ne crois pas y avoir jamais contrevenu, répondit Bert en toute loyauté.
— La zone des récifs vous est interdite…
— Pourquoi ?…
— D’abord parce qu’elle est dangereuse, ensuite parce que nous nous opposons à toute tentative d’évasion…
Les traits de Bert se détendirent pour exprimer une ironie insolente :
— Vois pensez donc que nous avons la possibilité de nous évader avec notre hydravion au fond de l’eau !…
— Nous ne pensons rien, nous prenons nos précautions. Si vous pouvez quitter l’île à votre gré, nous désirons pouvoir en faire autant… Tout pour la collectivité, Monsieur.
Marcel s’indigna :
— Cette suspicion est injurieuse !… Nous n’avons jamais eu l’intention de vous fausser compagnie clandestinement !… Rien ne vous permet de supposer cela !…
Le ton de Villeneuve devint cassant :
— Tel n’est pas mon avis… Gouverner, c’est prévoir !… Vous avez tenu votre expédition secrète… vous avez prétendu que vous partiez pour la pêche… Il y a donc eu dissimulation et préméditation… Un peu plus de franchise nous plairait davantage.
Marcel allait répondre sans aménité, un regard de Bert l’arrêta. Encore plus que le Français, Bert détestait Villeneuve, mais il ne voulait pas se fâcher avec lui.
— Nous ne supposions pas, dit-il d’un ton conciliant, que notre légitime curiosité serait si mal interprétée… Nous voulions seulement nous rendre compte de l’état de notre hydravion… Il serait peut-être possible de le renflouer si nous disposions d’appareils de levage assez puissants…
— Et une fois l’hydravion renfloué, qu’en feriez-vous ? questionna M. de la Bertèche.
— Il serait prématuré de le dire… Rien sans doute… Il doit être tellement détérioré…
— Alors, quelle serait l’utilité de cet effort ?…
— Il y a peut-être une chance sur mille pour que l’hydravion puisse être remis en ordre de vol…
— C’est peu, apprécia Villeneuve avec une expression goguenarde. Toutefois, nous allons demander à M. Lacommune d’inventer l’appareil de levage dont vous avez besoin…
— Merci ! ne put s’empêcher de crier Marcel. Même s’il est inutilisable, ce sera un grand bonheur pour nous de rentrer en possession de notre hydravion !…
Villeneuve leva son index maigre et long :
— Pardon !… je me permets de faire sans plus de retard une petite rectification… Ce n’est pas votre hydravion qu’il faut dire, c’est notre hydravion… Il appartient à M. le Gouverneur, comme tous les êtres et les choses de la Sémillante !…
Rahé vint annoncer cérémonieusement :
— Son Excellence est servie.
— À table !… fit avec empressement M. de la Bertèche.
Grâce à cette diversion opportune, l’orage n’éclata pas tout de suite. Mais tout en offrant son bras à Nicole, Marcel pensa qu’il faudrait un puissant coup de vent pour dissiper les nuages qui s’amoncelaient.
M. Lacommune examinait d’un air pensif le browning dont Bert Hammon avait, par précaution, enlevé le chargeur.
— Admirable !… dit-il enfin. Admirable et profondément triste… L’humanité a fait plus de progrès que je n’imaginais… C’est une surprise pour moi de le constater, car je croyais que le recueillement, l’isolement même, étaient les conditions indispensables aux recherches scientifiques. Or, d’après ce que j’ai compris, vous vivez dans un affolement perpétuel !…
— Le XXe siècle est le siècle de la vitesse, dit l’ingénieur. Mais on s’habitue très bien à cette vitesse.
— Ce que je regrette, reprit M. Lacommune, ce sont les perfectionnements que vous apportez sans cesse à l’art de détruire et de tuer. Vous venez de m’expliquer comment fonctionnent les mitrailleuses, les canons à tir rapide, les revolvers… C’est effrayant !… La société contemporaine fait preuve d’une sauvagerie démesurée… Sans être prophète, on peut prévoir qu’elle finira par se dévorer elle-même, comme le Minotaure !…
— Mais, rétorqua l’Américain, vous n’êtes pas non plus des agneaux dans cette île !… Vous torturez les gens au moindre prétexte… Vous les brûlez vifs… Votre respect de la vie humaine n’est pas plus grand que le nôtre…
— Permettez !… Les châtiments individuels ont toujours pour excuse la défense de la collectivité. Il y a une différence fondamentale entre la punition d’un criminel et la guerre. La première vise à la conservation, la seconde à la destruction… Certes, ce qu’on appelle crime varie d’époque en époque, mais ce qu’on appelle bataille, c’est toujours la même chose… Il n’y a que les moyens qui varient.
Bert Hammon, un peu agacé, répliqua :
— Nul individu n’aspire à la guerre… Ce sont les gouvernements, et surtout les nécessités de l’économie politique ou de la politique pure qui la déclenchent…
— Par conséquent, vous êtes mal gouvernés. Un bon gouvernement doit se dévouer à la sauvegarde du peuple et non le jeter dans la fournaise.
— Vous croyez-vous mieux gouvernés que nous, vous qui avez encore des esclaves ?…
M. Lacommune sourit :
— Êtes-vous sûr que vos États, même les plus démocrates, n’en ont pas plus que nous, et beaucoup plus impitoyablement traités ?… Mais ne nous attardons pas dans la casuistique… Allons chercher vos amis, j’ai quelque chose à vous montrer…
— Auriez-vous réussi ?… demanda aussitôt Bert avec un espoir mêlé d’anxiété.
— Qui sait ?… se contenta de répondre le savant.
Car M. Lacommune, malgré des apparences souvent ridicules, était bien un véritable savant, successeur d’autres savants dont Bert Hammon parlait maintenant avec respect.
Ces chercheurs, imprégnés des théories anciennes, leur étaient restés fidèles. Ils n’avaient jamais cessé d’admettre à la base de leurs travaux que la nature avait été créée pour l’homme, ce prétendu roi de l’univers. Cet homocentrisme n’avait pas la grandeur des conceptions modernes, mais il était peut-être plus utilitaire.
M. Lacommune était un physicien remarquable, digne continuateur de Newton et de Huygens. Malheureusement, ses notions de chimie étaient rudimentaires, naïves, comme paraîtront d’ailleurs les nôtres dans cent ans. Sa liste des corps simples était encore beaucoup plus incomplète que la nôtre. Il était plus fort en chimie organique, et son produit anesthésique le prouvait péremptoirement ; mais il ignorait les formules et ne pouvait procéder que par tâtonnements. Il en résultait des anomalies de doctrine, et souvent une impuissance finale qui désolait l’inventeur.
Partant d’Épicure, qui fut le premier à parler de l’atome, il avait deviné sinon établi la théorie cinétique, et il connaissait les principes de la mécanique ondulatoire. Empiriquement, il utilisait les courants électriques sans avoir jamais employé, et pour cause, les qualifications de positif et de négatif. Mais ses résultats étaient probants, puisqu’il était parvenu à supprimer le son en empêchant diaboliquement l’air de transmettre les vibrations et les ondes.
Bert Hammon, malgré son érudition, le comprenait parfois avec peine. Leurs langages étaient aussi différents que ceux de Paracelse et de Louis de Broglie, de Bernoulli et d’Henri Poincaré. M. Lacommune ressemblait à ceux qui recherchent l’impossible mouvement perpétuel sans avoir jamais fait de mathématiques.
*** ***
M. de la Bertèche, Villeneuve et une vingtaine de notables se massaient sur la grève. Ils étaient si attentifs à ce qui se passait sur l’eau que l’arrivée des trois aviateurs leur demeura inaperçue. Il n’en fut pas de même de celle de M. Lacommune, assez exubérant pour être remarqué. Alors que la place ne manquait pas, il bouscula tout le monde pour venir se planter au premier rang, à la droite du gouverneur.
— J’ai l’impression de jouer Rip, dit Marcel en regardant autour de lui tous ces costumes vieillots.
Un grand nombre d’embarcations évoluaient au large, au-dessus de l’endroit où avait coulé l’hydravion.
Bert et Marcel regrettaient de ne pas suivre de plus près la tentative de renflouement, mais nul ne s’était soucié de demander leur collaboration. Villeneuve avait tout ordonné lui-même, sans les tenir au courant des préparatifs, et ils n’avaient même pas su la date de l’essai qui les intéressait pourtant au plus haut point. L’homme noir voulait ainsi leur rappeler qu’il était le maître absolu de l’île, sous la tutelle purement théorique de M. de la Bertèche.
Le système appliqué par M. Lacommune était aussi simple que rationnel.
Des plongeurs avaient passé des haussières sous l’hydravion. Les extrémités de ces haussières étaient fixées à des barques qui, à un signal donné, devaient faire force de rames dans des directions divergentes. Restait à savoir si la tension des haussières serait possible et suffisante à ramener l’appareil à la surface.
Pour diminuer le poids à soulever, M. Lacommune avait fait attacher plusieurs ballonnets gonflés d’hélium. Enfin, d’autres barques guettaient l’émersion pour soutenir éventuellement l’hydravion hors de l’eau et le ramener à la côte.
Un coup de sifflet strident retentit, la manœuvre commençait.
Marcel, blême d’émotion, chercha la main de Bert pour l’étreindre :
— Espérons… murmura ce dernier.
Le visage de M. Brown était grisâtre. C’est de cette façon que pâlissent les nègres.
Tous les rameurs se courbèrent, muscles bandés, pour souquer ensemble au commandement.
Dans le silence à peine troublé par le ressac, on entendait une voix crier :
— Oh ! hisse !… Oh ! hisse !…
Sur les vaguelettes, sans point de repère, il était difficile de discerner si les barques progressaient ou restaient sur place.
— Elles ne bougent pas !…, haleta M. Brown.
— Elles bougent !… riposta Marcel.
Bert ne dit rien, mais ses ongles s’enfoncèrent dans la chair de son compagnon. Et l’attente dura, dura…
Soudain, un cri jaillit de toutes les poitrines... Au centre, un triangle blanc surgissait des eaux.
— Lui !… lui !… exhala Marcel. C’était le gouvernail qui apparaissait avec lenteur, comme avec solennité.
Puis ce furent les ailes, d’une envergure telle qu’un canot de soutien, heurté en dessous, chavira. Personne ne se préoccupa du sort de ses occupants.
Deux barques plates et larges furent glissées sous l’extrémité de chaque aile, puis d’autres furent poussées sous les autres parties de l’hydravion. Il y en eut bientôt suffisamment pour justifier le cri triomphal de M. Lacommune :
— Ça y est !…
Tout s’était déroulé si normalement que Marcel avait recouvré son sang-froid. Quant à M. Brown, il déclara :
— Cela a été très facile !…
Facilité qui n’était pourtant qu’apparente. Mais M. Lacommune avait si minutieusement établi son plan qu’il n’y avait eu aucune surprise.
Un second coup de sifflet marqua le début de la seconde manœuvre. Toutes les embarcations se dirigèrent vers la grève et l’arrivée du grand hydravion blanc au centre de cette flottille sembla majestueuse.
— Sweetly !… recommanda Bert Hammon avec une sorte de tendresse, oubliant que ni les colons ni les indigènes ne comprenaient l’anglais.
Celui qui commandait les opérations avait bien choisi le point d’atterrissage, une plage minuscule débarrassée de rochers.
Les rameurs abandonnèrent leurs esquifs pour sauter sur la rive et haler sur les haussières. Alors, enfin, l’hydravion sortit de la mer.
Ses dimensions surprirent les spectateurs. L’appareil devenait maintenant si pesant que ses flotteurs s’enfoncèrent dans le sable mouillé et qu’il ne bougea plus. L’avant et les ailes étaient dégagés, mais toute la partie arrière restait encore dans l’eau.
— Des rondins !… ordonna M. Lacommune.
Marcel et M. Brown, incapables de maîtriser plus longtemps leur impatience, se précipitèrent vers l’hydravion.
Villeneuve dut s’imaginer qu’ils allaient monter dedans et s’envoler immédiatement :
— Arrêtez !… clama-il.
Il se dressa devant Bert pour l’empêcher de passer, et commit l’imprudence de le saisir à bras le corps.
Il y eut une lutte confuse et rapide. Elle dura tout au plus cinq secondes. Villeneuve reçut à la pointe du menton un crochet remarquablement classique, et connut pour la première fois de sa vie les charmes spéciaux du knock-out.
— Il l’a tué !… gémit M. de la Bertèche.
Bert se souciait peu de cette accusation d’assassinat. Il tournait autour de l’hydravion, le scrutait, le palpait, le caressait. Marcel en faisait autant, et M. Brown bondissait déjà dans la carlingue pour voir ce qu’était devenu son poste de T.S.F.
Il ne put y pénétrer car tout était envahi par le sable. Des herbes marines s’accrochaient partout, l’eau avait en peu de temps rouillé la plupart des pièces métalliques.
Le choc sur les récifs avait éventré la carlingue sur une longueur d’à peu près quatre mètres. Les supports du flotteur droit étaient faussés, le flotteur lui-même était en partie brisé. Mais les hélices étaient intactes, et leurs pales n’étaient même pas ébréchées.
Il était aussi important de savoir si les réservoirs contenaient encore de l’essence et de l’huile. Ceux des ailes n’avaient subi aucun dommage ; seul, celui du fuselage était crevé et vide.
— Nous avons encore une provision suffisante de carburant ! exulta Marcel.
Cet examen n’avait pas duré longtemps. Pourtant, malgré leur rapidité, les aviateurs n’auraient sans doute pas pu le terminer sans obstruction si un événement imprévu n’avait distrait colons et indigènes.
Une détonation sourde, suivie d’une seconde, puis d’une troisième, se firent entendre. Tous tendirent l’oreille, mais le bruit d’aucune autre déflagration ne leur parvint.
Un homme arriva en courant et, hors d’haleine, annonça :
— Les gens de Saint-Sauveur ont mis le feu au palais !…
Si Bert Hammon, indifférent à l’incendie, resta auprès de l’hydravion, Marcel et M. Brown s’élancèrent avec les gens qui refluaient en hâte vers ce que l’émissaire appelait pompeusement le palais. Deux mobiles similaires les poussaient : Marcel songeait à la sauvegarde de Nicole, et le nègre à celle de Rahé.
Ils furent rassurés dès leur arrivée chez le gouverneur. La maison flambait, mais le sinistre n’avait fait aucune victime, et Nicole vint se jeter dans les bras de son père, pendant que Rahé répondait par un timide et tendre sourire aux effusions joyeuses de M. Brown.
Un officier de la milice, profondément inquiet des suites de l’aventure, rendit compte à M. de la Bertèche et à Villeneuve de ce qui s’était passé.
Jérôme Chaplin avait organisé son expédition avec l’habileté d’un stratège. La nuit précédente, deux barques avaient quitté subrepticement Saint-Sauveur à la faveur de l’obscurité. L’une contenait les hommes chargés de ramener une provision d’eau douce, l’autre, un léger prao, était monté par quatre hardis compagnons chargés du coup de main.
En plein jour, à l’heure fixée par Jérôme Chaplin, un kwallah s’était détaché de l’îlot et avait esquissé une manœuvre de débarquement. Les canonniers avaient tiré de leur mieux, c’est-à-dire très mal. Ils n’avaient pas atteint leur cible, et après diverses évolutions, le kwallah avait tranquillement regagné son port d’attache. C’était alors qu’on avait compris qu’il n’était sorti que pour faire une diversion.
Pendant ce temps, les incendiaires augmentaient le trouble des habitants et de la milice en enflammant des pots de résine aux quatre coins du palais, et cela permettait à la corvée d’eau d’emplir ses barils et ses outres. On ne s’était douté que trop tard du but réel de la triple expédition.
— Chaplin doit bien rire !… pensait Marcel, heureux du succès de l’insurgé.
Par contre, Villeneuve ne montrait aucune propension à la gaîté. Sans consulter le gouverneur, il donna l’ordre de mettre aux fers les chefs de poste et les sentinelles, puis il s’occupa de l’incendie.
Le palais, entièrement en bois, flambait comme un bûcher. Le feu ayant gagné la toiture, on ne pouvait plus rien tenter pour sauver la moindre partie de la bâtisse. Les esclaves n’avaient pu mettre à l’abri que quelques meubles et un peu de linge.
D’ailleurs, les habitants n’étaient pas outillés pour combattre efficacement des sinistres de cette sorte, très rares sur la Sémillante où les cheminées de chauffage n’existaient point. Il n’y avait pas de pompes, et les seaux qu’on se transmettait de mains en mains arrivaient presque vides à pied d’œuvre.
— Laissons brûler !… conclut avec philosophie M. de la Bertèche. Villeneuve va nous offrir l’hospitalité… D’ici ce soir, il nous trouvera un abri confortable…
Le logis de Villeneuve n’avait rien de coquet. Il était d’aspect aussi rébarbatif que son maître, et les deux esclaves chargés de son entretien avaient perdu depuis longtemps toute envie de rire.
L’homme noir proposa sans tarder l’extermination des rebelles de Saint-Sauveur.
— Cela risque de nous coûter cher, objecta M. de la Bertèche, qui n’avait rien d’un foudre de guerre.
— Qu’importe, si nous y parvenons ! dit Villeneuve. Le voisinage de ces coquins est intolérable !…
— Leur îlot est bien fortifié…
— Nous en donnerons l’assaut avec des effectifs suffisants. Nous pouvons avoir, Dieu merci, une écrasante supériorité de nombre.
— Je répugne à sacrifier tant d’hommes… avoua Son Excellence.
Villeneuve répliqua en gesticulant :
— Avec tout le respect que je vous dois, je me permets de dire que le vrai sens de cette histoire vous échappe !… Vous êtes trop faible !… Beaucoup trop faible !…
M. de la Bertèche gonfla le cou pour affirmer la force qu’on lui déniait.
— Moi, trop faible ?… Allons donc !…
— Si, si !… s’obstina rageusement Villeneuve. On le sait en bas lieu et on en abuse !… La révolte gronde parmi les esclaves… Il y a des bagarres presque chaque jour dans les mines… demain, ce sera la révolution !… Nos esclaves deviendront nos maîtres !… Ne les encouragez-vous pas à cela par votre… votre inertie, il n’y a pas d’autre mot… Croyez-moi, Excellence, le seul moyen qui vous reste de raffermir votre autorité chancelante, c’est de détruire Saint-Sauveur de fond en comble !…
Après un lourd silence, car les arguments de Villeneuve étaient sérieux, Nicole prit la parole :
— Il faut tout tenter avant de se résoudre à cet acte abominable !…
— Mademoiselle, ce n’est pas nous qui l’avons rendu indispensable, dit Villeneuve. C’est Jérôme Chaplin… Qui sème le vent finit toujours par récolter la tempête… Tant pis pour les fauteurs de trouble !…
Mais la jeune fille fit montre d’une hardiesse qui n’était pas dans ses habitudes :
— En admettant que Jérôme Chaplin ait tous les torts, ne faut-il pas d’abord essayer de le convaincre ?…
— De quoi le convaincrais-tu donc ?… demanda M. de la Bertèche.
— De la nécessité de la paix.
L’homme noir s’exclama :
— Autant convaincre le soleil qu’il devrait devenir la lune !…
— Essayez toujours, répartit Nicole. S’il refuse, vous aurez toujours le temps de recourir à la guerre… C’est un homme assez intelligent pour ne pas être grisé par son succès d’aujourd’hui… Il sait bien que la Sémillante sera fatalement plus forte que Saint-Sauveur… Il se résignera peut-être à une capitulation honorable…
— Balivernes !… grommela Villeneuve, assez discrètement pour qu’on pût douter du mot qu’il prononçait.
Nicole conclut avec énergie :
— Jusqu’ici, Jérôme Chaplin n’a sacrifié aucune vie humaine… Tous les morts sont parmi les siens… C’est déjà assez de malheurs !…
Deux larmes roulèrent sur ses joues, deux larmes qui émurent Marcel qui, par correction d’hôte, s’était, jusque-là, astreint au silence :
— Mademoiselle a raison ! dit-il d’un ton vibrant. Le sang ne doit couler qu’à la dernière extrémité. Je m’offre pour aller en parlementaire à Saint-Sauveur !…
Il eut l’impression que Villeneuve allait le prier de se mêler de ce qui le regardait, mais M. de la Bertèche ne laissa pas à son ministre le loisir de formuler cet impérieux désir.
— Puisque vous voulez bien tenter cette démarche, répondit-il, j’accepte votre offre.
— C’est ça !… fit aigrement Villeneuve. Vous êtes le maître et vous vous mettez dans la position du quémandeur !… Vous vous humiliez devant les hommes aux cheveux ras, quoi !…
Cet argument faillit ébranler M. de la Bertèche, dont l’orgueil était le péché mignon, mais le Français rétorqua aussitôt :
— Pas du tout !… Ma visite à Saint-Sauveur ne sera qu’officieuse… je suis un étranger, je ferai seulement œuvre de médiateur…
— Très bien ! Très bien !… dit M. de la Bertèche.
Villeneuve, désapprouvé par tous, jugea impolitique de s’obstiner :
— Faites donc comme vous l’entendrez, nasilla-t-il. Mais que tout soit terminé aujourd’hui. En cas de refus, je vous préviens, j’ai l’intention de déclencher l’offensive dans le plus bref délai !…
Et il sortit sans saluer personne, pour bien marquer sa mauvaise humeur et son désaveu.
— Je vais partir tout de suite pour Saint-Sauveur, décida Marcel.
— C’est ça !… acquiesça M. de la Bertèche. Je vais donner des instructions pour qu’on vous prépare une barque et un grand drapeau blanc !…
Il sortit à son tour et Marcel resta seul avec la jeune fille. Elle lui tendit les mains :
— Merci !… dit-elle simplement.
— Je ferai tout mon possible pour éviter la catastrophe, promit l’aviateur.
— Si vous êtes bon avocat, Jérôme Chaplin cédera… c’est un cœur généreux.
Marcel eut un pincement de jalousie :
— Pour le juger aussi nettement, vous le connaissez beaucoup, Mademoiselle ?…
Les beaux yeux de Nicole ne cillèrent pas :
— Oui, je le connais… Il a mangé souvent à la table de mon père… Je crois qu’il est mon ami…
— Ah ! Ah ! murmura Marcel.
Il regretta cette exclamation teintée d’ironie, qui fit rougir Nicole.
— J’entends que vous n’ignoriez rien, reprit-elle d’une voix troublée. Jérôme Chaplin m’a demandé ma main il y a quelques mois… J’ai refusé… définitivement… Il n’ignore pas qu’il ne sera jamais mon mari, il est quand même resté mon ami…
Il sembla soudain à Marcel que le jour devenait plus clair, et que le maussade appartement de Villeneuve s’égayait incroyablement. La confession spontanée de Nicole le ravissait. Il lui sembla que si elle l’informait ainsi de ce qui s’était passé entre elle et Jérôme Chaplin, c’était pour l’autoriser lui-même à l’espoir.
Gracieuse, elle prit une fleur rouge à sa ceinture et la donna au Français.
— Vous lui montrerez cette fleur, dit-elle. Il sait que c’est celle que je préfère… elle lui prouvera que vous venez de ma part et que vous lui transmettez mon désir…
— Et ce sera désormais mon talisman ! répliqua Marcel en piquant la fleur à son revers.
*** ***
Quatre rameurs indigènes, commandés par un barreur blanc, faisaient voler le canot vers Saint-Sauveur, dont Marcel regardait se préciser les contours. Un pavillon blanc flottait à la proue de l’embarcation.
Le Français n’avait aucune appréhension. Les sauvages eux-mêmes respectent les parlementaires.
Un quart d’heure plus tard, il abordait l’îlot et sautait délibérément à terre, où une dizaine d’hommes l’attendaient. Ils étaient armés de lances et d’arcs, et chacun portait à la ceinture soit une hache, soit un sabre d’abattis à lame courte et large. Ils avaient les cheveux ras, et leurs vêtements se composaient d’une culotte et d’une chemise en toile grossière.
L’un d’eux se détacha pour interroger Marcel.
— Que demandez-vous, Monsieur ?…
— Je voudrais parler à Jérôme Chaplin.
— Vous venez en parlementaire ?…
— Oui, Monsieur.
— Donnez-vous la peine de me suivre…
L’îlot n’était guère qu’un bloc de rochers, d’origine volcanique. Peu d’arbres, encore moins de cultures. Çà et là, quelques petits jardins potagers à demi envahis par des broussailles. Mais si la culture n’était guère en faveur, d’épaisses barrières de bois, disposées en chicanes, révélaient que les habitants étaient prêts à la lutte.
Marcel évoqua dans son esprit les îles où campaient jadis les boucaniers entre deux expéditions, et où ils entassaient leurs femmes et leurs trésors. Mais à Saint-Sauveur, il n’y avait pas de trésors.
Un village assez important, d’une centaine de feux, se massait au pied d’une sorte de forteresse. Le visiteur remarqua que les maisons étaient frustes, construites en troncs d’arbres à peine équarris. Les enfants étaient sales et d’aspect farouche. Les femmes avaient l’air effronté, même celle dont la peau était noire ou café au lait. L’atmosphère n’était pas du tout celle de l’île.
La différence était flagrante. Les habitants de la Sémillante s’étaient créé une civilisation de plus en plus policée ; les habitants de Saint-Sauveur, moins disciplinés, avaient préféré retourner à l’état de nature. Les premiers avaient progressé, les seconds avaient régressé ; ces derniers vivaient moins confortablement, mais ils étaient, à cause de cela même, plus rudement trempés, et s’il y avait bataille, ils seraient plus dangereux sinon plus braves.
Jérôme Chaplin reçut Marcel dans une salle basse, au sol de terre battue, et dont le mobilier se bornait à une table et des escabeaux.
— Monsieur, commença-t-il, avec cordialité, soyez le bienvenu chez moi… Mon taudis n’est pas aussi luxueux que le palais du gouverneur, mais vous êtes reçu comme un ami… Je vous connais et je vous admire…
— Vous me connaissez ?… Comment cela ?…
Les traits de Chaplin s’éclairèrent d’un sourire :
— J’ai partout des créatures à ma dévotion, même chez M. de La Bertèche. Il vous est loisible de les traiter d’espions, mais je n’ai jamais sollicité aucune délation… Ce n’est pas ma faute si les petits, les opprimés, les malheureux se groupent d’instinct autour de moi…
Marcel aimait cette physionomie ouverte, ce regard franc, cette voix chaude. Il ne doutait pas d’arriver à une prompte entente :
— Monsieur, dit-il, je suis un modeste ambassadeur qui vient vous proposer l’armistice d’abord, la paix ensuite…
— C’est vous qui avez pris cette initiative généreuse ?… demanda Chaplin. Je vous remercie, mais je ne me considère pas comme étant en guerre… J’ai incendié le palais pour montrer que j’avais quelques moyens d’action, et surtout pour faire mon plein d’eau, mais je suis tout prêt à causer…
— Fort bien !… dit Marcel un peu démonté. Vous seriez disposé à déposer les armes ?…
— Je ne les ai pas encore prises, Monsieur. Quand on me forcera à le faire, le sang coulera… Pour l’instant, je me borne à empêcher les femmes et les enfants de Saint-Sauveur de mourir de soif… Si l’on me donne de l’eau, je resterai tranquille jusqu’à la signature du traité. Sinon, j’irai en prendre chaque fois que j’en aurai besoin, et tant pis pour ceux qui s’y opposeront !…
Le ton n’était pas des plus conciliants, mais en bon parlementaire, Marcel feignit de ne pas s’en apercevoir.
— Vous faites allusion à un traité ?… reprit-il. Selon vous, quelles clauses devraient figurer dans ce traité ?
— Les plus raisonnables… D’abord des excuses et une indemnité… ensuite le droit de chasse et d’abatage dans toute la partie nord de la Sémillante… Et pour garantir ce droit, autorisation de construire une forteresse et d’y entretenir une garnison…
— En effet, concéda Marcel avec une grimace ; c’est raisonnable pour vous, mais c’est peut-être excessif pour M. de la Bertèche.
— C’est pourtant mon minimum…
Marcel réfléchit un instant :
— Un traité de cette sorte, poursuivit-il, implique un vainqueur et un vaincu… Pourquoi ne pas songer plutôt à une alliance ?
— Parce que cette alliance, Villeneuve ne l’acceptera jamais…
— Villeneuve n’est pas seul à avoir de l’influence sur M. de la Bertèche… Vous avez des amis autour du gouverneur…
— Qui donc ?… interrogea Chaplin.
— Excusez-moi de me nommer le premier, continua Marcel. Et puis il y a la personne qui m’a prié de vous montrer cette fleur rouge…
Le chef des rebelles se pencha rapidement pour prendre la fleur, mais Marcel la retira non moins rapidement :
— J’ai dit montrer et non donner ! fit-il.
Il entendit la respiration oppressée de Chaplin, qui demanda :
— Est-ce que vous, vous avez l’autorisation de garder cette fleur ?
— Oui.
Jérôme Chaplin pâlit :
— Monsieur, dit-il, je ne puis vous provoquer aujourd’hui, car votre personne m’est sacrée… Mais un jour prochain, nous nous retrouverons, et alors…
Il s’était levé, Marcel en fit autant et le toisa sans se fâcher, mais sans s’émouvoir :
— Monsieur, répondit-il, cette provocation est d’un autre âge… Le temps des duels est depuis longtemps fini !… Nous sommes au XXe siècle… Je ne suis pas ici pour engager une querelle personnelle mais pour faire une démarche… une tentative…
Jérôme Chaplin l’interrompit avec impatience :
— Je ne vous écouterai pas davantage… Allez rapporter à votre maître…
L’aviateur se cabra :
— Je n’ai pas de maître !…
— Allez dire au gouverneur que j’exige sa démission pure et simple !…
— Ne vous exaltez pas ! concilia Marcel. Nous parlions, au début, sur un autre ton…
Chaplin riposta, les dents serrées :
— Au début, en effet !… Maintenant, il en va tout autrement… L’un de nous deux est de trop, vous le comprenez bien !…
— Je vous répète, dit Marcel, que les sentiments que vous exprimez sont d’un autre âge… Il ne faut pas sacrifier des vies humaines à cause d’une fleur… C’était très chevaleresque, mais ce n’est plus très moderne… Voulez-vous que nous restions en bons termes ?… Moi, je ne suis pas votre ennemi…
— Mais moi, je suis le vôtre !… s’écria impétueusement Chaplin…
— Tant pis !… C’est un mauvais roman de cape et d’épée, apprécia l’aviateur.
— Bon ou mauvais, nous en écrirons bientôt le dernier chapitre !…
— C’est tout, Monsieur ?…
— C’est tout…
Marcel s’inclina et se retira. C’était le crépuscule. Le ciel était rouge sang, rouge comme la fleur…
M. Brown ne faisait pas plus de bruit qu’une souris. Réfugié chez M. Lacommune, dans son laboratoire, il tâchait à remettre au point le poste de T.S.F. de l’hydravion. Son ambition actuelle se bornait à la réception des ondes ; il ne songerait à l’émission que lorsqu’un des trois moteurs pourrait lui fournir l’énergie électrique nécessaire. Par bonheur, il possédait encore des lampes intactes, détectrices et amplificatrices, ainsi que des accumulateurs dans lesquels l’eau de mer n’avait pas pénétré ; mais, par contre, les piles avaient beaucoup souffert, et le haut-parleur était entièrement à remonter. Faute d’éléments de rechange, il était encore impossible de dire si l’appareil capterait, de nouveau, un jour prochain les ondes hertziennes.
La douce Rahé regardait travailler M. Brown. Elle ne comprenait pas ce qu’il faisait et encore moins ce qu’il voulait faire, mais elle admirait de confiance. Elle n’avait jamais vu de machines aussi délicates, et son âme d’enfant s’émerveillait facilement.
M. Brown et elle parvenaient à s’entendre en usant d’un vocabulaire très restreint. Pour être franc, elle ne faisait pas plus de progrès en français que lui en polynésien ; mais les choses élémentaires qu’ils se racontaient suffisaient à leur bonheur. Pour l’instant, ils ne se parlaient même pas, mais ils ne s’ennuyaient tout de même pas, l’un à côté de l’autre. Les simples deviennent volontiers contemplatifs.
Bert Hammon travaillait aussi, sous un hangar, à la révision des moteurs. Impénétrable, il s’acharnait de l’aube au crépuscule sans faire part à personne de ses espoirs ou de ses déceptions.
Marcel n’était pas un technicien de la force de son camarade, mais à cause de son premier métier, il était meilleur praticien. À tous les deux, ils formaient une équipe complète.
— Qu’avez-vous ?… demanda l’Américain à son ami. Vous semblez préoccupé ?
— Je le suis, en effet, avoua Marcel.
— Encore une semaine de patience et nous ferons un essai…
— Oh ! ce n’est pas cela qui me préoccupe… Si l’hydravion doit voler, il volera…
— Il me semble que, pour nous, c’est l’essentiel… Grâce aux instruments du bord et malgré la défense de Villeneuve, j’ai fait le point… Nous n’avons pas assez de carburant pour atteindre l’Australie, mais avec un vent favorable, nous pouvons gagner la Nouvelle-Zélande… Préparons donc méthodiquement notre départ…
— Oui, tu as raison, mais d’ici là qu’est-ce qui va se passer ?
Bert ne répondit qu’en sifflotant. Il n’était au courant de la révolte que par les conversations tenues à table ; et comme Nicole était toujours présente, ces conversations restaient toujours optimistes.
— Cela te laisse indifférent ?… fit Marcel.
— Tout à fait indifférent.
— Cela peut cependant avoir pour nous de graves conséquences…
Bert Hammon plissa, le front :
— Lesquelles, old boy ?…
— Si les gens de Saint-Sauveur remportent la victoire !…
— Au fond, cela ne me fâchera point. J’espère qu’ils étrilleront convenablement l’exécrable Villeneuve…
— Et nous aussi ! ajouta Marcel.
— Pourquoi nous ?… dit Bert surpris. Nous ne leur avons rien fait de mal… nous fraterniserons avec eux aussi bien qu’avec les colons de la Sémillante…
Marcel jugea superflu de mettre son compagnon au courant de certains détails. Il ne se résolvait pas à révéler au pratique et positif Américain, qu’en cas de succès pour Jérôme Chaplin, une question sentimentale jouerait dangereusement.
— Je vous assure, insista-t-il, que les hommes aux cheveux ras ont une mentalité plus inquiétante… S’il leur prend la fantaisie de détruire notre appareil, leur chef ne les retiendra pas.
— J’espère que si, répondit Bert. D’ailleurs, dans ce cas, nous aurions quelques balles de browning à tirer.
— Nous n’en aurions pas assez… nous finirions par succomber sous le nombre…
— Pas de pessimisme !… Passez-moi donc la tige de bielle que vous frottez depuis une demi-heure !… Si elle n’est pas dérouillée maintenant, elle ne le sera jamais !…
Villeneuve ne racontait ses projets à personne, et M. de la Bertèche n’était guère mieux renseigné que les autres. Marcel en était réduit aux déductions et aux suppositions.
Une expédition se préparait, il en était certain. Après avoir voulu attaquer tout de suite, l’homme noir s’était ravisé, sans doute par crainte d’un échec. Il ne voulait frapper qu’à coup sûr. Ayant l’avantage numérique des forces, il n’avait pas besoin de se presser.
M. Lacommune passait chaque jour plusieurs heures avec Villeneuve. Marcel ignorait en quoi consistait la collaboration du savant, car on ne le tenait au courant de rien. Ses offres de service avaient été déclinées courtoisement mais définitivement. Il en était réduit à attendre comme tout le monde.
Depuis l’incendie de son palais, M. de La Bertèche habitait l’hôtel de ville, où il bénéficiait des meilleures conditions de sécurité. Il assurait de son mieux la sauvegarde de sa douillette personne et celle de sa fille. Toute la milice était sur pied de guerre et des guetteurs se relayaient nuit et jour au sommet du beffroi.
Du côté de Saint-Sauveur, rien ne signalait aucune activité. Une barque se tenait en permanence devant les canons, hors de portée pratique, et c’était la seule preuve de vigilance que donnait Jérôme Chaplin.
— Pourtant, pensait Marcel, ce n’est pas un passif, il ne se bornera pas à la résistance. Je crois même que c’est lui qui frappera le premier, mais où et comment ?…
La voix de Bert le tira de sa songerie :
— Passez-moi donc cette tête de piston !… Vous devez l’avoir usée à force de la frotter !…
*** ***
M. Lacommune fit à Bert un signe mystérieux et chuchota :
— Suivez-moi… venez tout seul…
Bert posa ses outils et rejoignit le savant dans son laboratoire :
— J’ai renvoyé votre nègre, dit le savant. Il prétend d’ailleurs avoir terminé son travail…
Et, d’un air bizarre :
— Vous n’avez pas peur ?…
— Non… en tout cas, pas encore, répondit Bert, que la saugrenuité du savant ne déconcertait plus.
— Alors, regardez bien !… Je vais essayer de m’égaler à Dieu !…
Cette ambition sembla au moins excessive à Bert, mais il n’en fit rien paraître.
Sur une table, un drap recouvrait une forme aux contours précis. Bert Hammon, malgré son flegme, eut un tressaillement. Ce drap, c’était un suaire ; cette forme, c’était un cadavre…
M. Lacommune rabattit complètement le drap. Alors apparut le corps d’une jeune femme indigène, à demi vêtue d’un pagne.
— Approchez !… dit M. Lacommune.
Bert Hammon obéit en silence. La jeune femme avait une horrible blessure au côté droit du cou, une entaille béante dont le sang coagulé empêchait de vérifier la profondeur. On n’avait pas fermé les paupières de la malheureuse, et ses yeux vitreux exprimaient encore la frayeur.
— Assassinat… expliqua M. Lacommune. Son mari l’a surprise en faute… il l’a tuée… Le crime remonte à un instant… le cadavre est encore chaud, le brave médecin vient de le faire apporter chez moi… Il y a longtemps que j’en attendais un !…
Ce disant, il débouchait un grand flacon plein d’un liquide de la couleur et de la consistance de l’huile. Avec une spatule, il desserra les dents de la morte.
— Elle est jolie, hein ?… Et bien bâtie !… Tout à fait ce que je cherchais…
Comme la plupart des hommes d’action, Bert Hammon n’avait pour les choses funèbres qu’un goût mitigé. Malgré sa répugnance, il resta toutefois près de la table pour ne pas perdre un geste de M. Lacommune. Il se souvenait des sorciers et des thaumaturges du XVIe siècle, qui volaient les cadavres pour se livrer à des expériences interdites. Rien ne manquait à l’évocation, pas même le costume.
M. Lacommune versa quelques gouttes du liquide entre les lèvres exsangues. Puis les yeux fixés sur le corps inerte, il recula en entraînant Bert avec lui.
Un temps inappréciable s’écoula… peut-être trente secondes, peut-être cinq minutes. L’ingénieur sentait des sueurs froides perler à ses tempes. La contemplation du cadavre finissait par l’halluciner.
Et, tout à coup, le miracle se produisit. Les paupières de la morte battirent deux fois, sa poitrine se souleva, ses mains s’agitèrent. Elle respirait, elle bougeait, elle ressuscitait.
Les deux hommes l’épiaient intensément. Elle s’assit sur son séant et promena autour d’elle un regard égaré.
Des sons rauques s’échappèrent de sa bouche, ses doigts se joignirent en un geste de supplication. Elle continuait à son réveil la scène du drame.
Au comble de l’horreur, Bert s’aperçut que le sang recommençait à ruisseler. On le voyait jaillir à chaque pulsation du cœur.
La jeune femme roula de la table et tomba à genoux. Elle se releva et se mit à courir çà et là comme une folle, en criant et en sanglotant.
Soudain, elle porta la main à son cou et l’en retira toute rouge. Ses yeux exprimaient une terreur indicible, et elle s’adossa à la muraille.
Elle resta quelques secondes immobile puis ses genoux plièrent, son corps glissa et elle s’abattit la face contre terre.
— Elle est morte pour la seconde fois, dit M. Lacommune ; mais, cette fois, je ne puis la tirer du néant… Elle n’a plus une goutte de sang… Mais quelle expérience, hein ?… Quelle expérience !…
Bert Hammon recouvrait péniblement son sang-froid. Le prodige dont il venait d’être témoin lui inspirait des sentiments tumultueux. La certitude qu’il venait de voir un cadavre s’animer, revivre, n’était pas encore ancrée dans son esprit.
Il avait besoin de réfléchir, de revivre lui aussi, et surtout de fuir, de fuir au plus tôt cet homme diabolique et ce corps qui gisait dans une mare de sang.
Le déjeuner se terminait. Il avait été morne de bout en bout, les convives manquant totalement de brio malgré la présence de M. Lacommune. Le savant était d’ailleurs accaparé par Villeneuve, qui ne cessait de lui parler à voix basse. Bert Hammon se montrait taciturne parce que les dynamos des moteurs fonctionnaient très mal, et M. de La Bertèche méditait amèrement sur les joies de la paix. Seuls, Marcel et Nicole faisaient preuve de quelque enjouement, et encore, la gaîté du Français était forcée. Que préparait Jérôme Chaplin pour se venger de lui ?
Pendant que Rahé servait les fruits, M. Brown se leva de table et sortit discrètement. Il avait l’air d’un conspirateur. Une minute plus tard, une allègre musique d’orchestre, provenant de la pièce voisine, stupéfia l’assistance !
— La T.S.F. !… s’écria Marcel.
À force de patience et d’ingéniosité, M. Brown était parvenu à ses fins. L’appareil fonctionnait. Il ne pouvait capter que les émissions d’Australie, mais ce résultat était suffisant pour émerveiller le gouverneur et son entourage.
Le seul instrument de musique connu dans l’île était une variété de ukulélé aux sonorités monotones et peu harmonieuses. C’était la première fois qu’on entendait sur la Sémillante un orchestre moderne.
M. Lacommune s’était précipité vers le poste radiophonique. Il écoutait avec un véritable respect, en tournant lentement autour de l’appareil. Il répétait à voix basse :
— Inimaginable !… c’est inimaginable !…
Nicole, saisie, se demandait s’il fallait se réjouir ou s’effrayer. M. de La Bertèche semblait enchanté d’entendre cette musique, mais il se tenait le plus loin possible de la boîte miraculeuse. Un gouverneur conscient ne doit jamais oublier que sa vie appartient à ses sujets et qu’il ne doit jamais la risquer sans nécessité impérieuse. La place d’un généralissime n’est pas au premier rang.
La satisfaction des aviateurs, pour être d’un ordre différent était encore plus vive que celle des autres auditeurs. Ainsi, perdus parmi ces personnages archaïques, dans une île en retard de deux siècles et demi, ils renouaient à travers l’espace le contact avec le monde contemporain, ils n’étaient plus isolés. C’était pour eux le réconfort le plus puissant et le stimulant le plus énergique.
Il s’agissait d’un médiocre concert de disques qu’on radiodiffusait. Entre les morceaux, un speaker donnait quelques informations, mais les parasites empêchaient de comprendre ce qu’il disait.
Au bout d’un instant, le haut-parleur se tut.
— La machine est cassée ! se lamenta Nicole.
— Non, Mademoiselle, l’appareil est toujours intact, répondit M. Brown, mais l’audition est terminée. Elle reprendra ce soir ou demain.
Ils retournèrent dans la salle à manger, où M. Lacommune, délaissant Villeneuve, se mit à harceler Bert de questions. L’ingénieur, sans égard pour les oreilles profanes, expliqua de son mieux, avec le vocabulaire le plus simple, ce qu’étaient le rayonnement porteur, les oscillations électroniques, les lampes détectrices, la haute et la basse fréquence. Seul, M. Lacommune parvint à comprendre le sens approximatif de ces phrases. Pour les autres, elles restèrent inintelligibles.
De son côté, M. Brown, demeuré près de son cher poste, tenait des discours identiques à Rahé. Elle s’en souciait d’ailleurs fort peu. Il lui suffisait d’être persuadée que le nègre était un savant, le plus extraordinaire de la race noire, et que c’était à sa science qu’il devait son traitement de faveur et sa place à table parmi les blancs. Elle désignait l’appareil avec une impatience d’enfant et suppliait d’une voix frémissante :
— Encore !… encore !…
Puis, persuadée que M. Brown refusait par caprice, elle lui tourna le dos pour bouder. Elle avait autant de confiance en ses charmes que la femme civilisée la plus coquette.
*** ***
Le lendemain matin, Marcel dormait encore dans sa chambrette du Cheval Blanc, lorsqu’un tumulte insolite emplit la maison. Des gens galopaient dans les couloirs et descendaient l’escalier à grand fracas. Marcel enfila son pantalon et demanda à Maria, qui passait en courant devant la porte :
— Qu’est-ce qu’il y a ?…
La servante lui répondit avec émotion :
— C’est maintenant, Monsieur !…
— Quoi donc ?…
— La bataille !…
Les soldats s’égaillaient dans la rue en achevant de s’habiller et de s’armer. Un officier leur criait :
— Rassemblement devant l’hôtel de ville !…
La cloche du beffroi tintait à coups précipités. Les retardataires filèrent à toute allure et il n’y eut bientôt plus personne sur la chaussée baignée de soleil.
Marcel acheva rapidement de se préparer et rejoignit Bert Hammon. L’Américain se rasait sans hâte avec un rasoir préhistorique, cadeau de M. Lacommune. M. Brown arriva dans la pièce en même temps que Marcel :
— Alors, fit Bert avec indifférence, il paraît que ces messieurs vont en découdre ?
— Avez-vous des détails ? interrogea Marcel.
— J’en ai quelques-uns… Jérôme Chaplin a attaqué un peu avant l’aube…
— Où a-t-il déclenché cette attaque ?…
— Juste en face de l’îlot.
— Mais nous n’avons pas entendu les canons !…
— Parce que les braves artilleurs se sont sans doute laissés surprendre… Cela ne m’étonne pas. Enfin, ça les regarde…
— Et nous-mêmes, dit Marcel, quelle tactique adoptons-nous ?…
Bert s’arrêta de se raser pour regarder son ami comme une bête curieuse.
— Comment, quelle tactique ?… Aucune ! nous sommes des témoins impartiaux.
— Oui, oui !… approuva M. Brown. Nous sommes des neutres !…
Marcel objecta avec vivacité :
— Mais nous devons notre appui au gouverneur !…
— Il n’a pas besoin de nous !… déclara Bert, face à la plaque de métal qui lui servait de miroir. Nous n’avons pas à intervenir dans cette querelle… Moi, je vais travailler comme d’habitude…
— Moi aussi !… dit M. Brown.
— Eh bien ! je ne vous suis pas, répliqua Marcel. Je ne veux pas rester à l’écart par égoïsme.
— Vous allez commettre une sottise, reprit Bert. Ne vous mêlez pas de cette affaire-là… Accompagnez-moi… le premier moteur est à sa place sur l’avion… il faut installer le second.
— Non, je rejoins M. de La Bertèche !…
— Vous avez tort !…
— C’est votre opinion, ce n’est pas la mienne !…
Marcel connaissait trop le caractère de Bert pour insister davantage. Il s’assura que son browning était bien dans sa poche et partit.
Il se dirigea d’abord vers l’hôtel de ville, d’où un dernier peloton de soldats s’éloignait au pas de course. Il y trouva une demi-douzaine de factionnaires, le prêtre qu’il n’avait vu que deux ou trois fois jusque-là, Rahé mourante d’effroi et Nicole de la Bertèche.
— Mon père est là-bas au premier rang, dit-elle à Marcel. Je vous en supplie, veillez sur lui !... protégez-le !…
Marcel pensa que le gouverneur n’était peut-être pas si avancé que le croyait sa fille, mais il promit avec fougue de le défendre par tous les moyens en son pouvoir. Il était disposé à faire tout ce qui pouvait lui valoir quelque reconnaissance de Nicole.
— Soyez attentifs ! recommanda-t-il aux factionnaires. Ne laissez entrer personne !…
Il remarqua avec satisfaction qu’ils étaient en train de barricader solidement toutes les ouvertures.
Il avait à peine fait cent pas qu’il rencontra un blessé. C’était Pierre Duchêne, qui soutenait son bras droit brisé et perdait du sang en abondance.
— Eh bien ?… questionna Marcel avec inquiétude.
— Ils se battent rudement, répondit l’officier en réprimant un cri de douleur. Le premier choc nous a fait reculer… Ils se sont emparés des canons.
— C’est donc la défaite ?…
— Oh non ! protesta Duchêne. Nos renforts affluent, nous finirons par rejeter ces coquins à la mer… Mais nos pertes seront cruelles…
Et avec une politesse exquise :
— Excusez-moi, monsieur… j’ai hâte de me faire panser… je crains de tomber en route…
Marcel, en traversant le village situé près des rizières et des plantations, nota que les indigènes discutaient avec animation. Il aurait bien voulu entendre ce qu’ils disaient, mais il n’avait pas le temps.
Dans la forêt, il découvrit le premier mort – un soldat frappé en pleine poitrine d’un coup de sabre ou de lance, et qui avait eu l’énergie de se traîner jusque-là. Un peu plus loin, un tout jeune homme assis au pied d’un arbre gémissait l’appel des suprêmes détresses :
— Maman !… Maman !…
Enfin, sur un tertre, Marcel rejoignit Villeneuve, M. de La Bertèche et plusieurs notables. Il se plaça à côté d’eux, pour regarder la bataille.
Elle se déroulait dans un silence absolu qui la rendait fantastique. M. Lacommune avait supprimé le bruit comme dans le cimetière. Plusieurs centaines d’hommes s’entre-tuaient sans un cri, sans un râle. Ils se frappaient comme des fantômes. On voyait les sabres s’entrechoquer, on ne les entendait pas. Cette furieuse mêlée paraissait irréelle, et cette irréalité décuplait son aspect tragique.
Ni dans un clan ni dans l’autre, les officiers ne pouvaient donner des ordres. Chaque combattant agissait selon son initiative.
Les insurgés étaient inférieurs en nombre, mais incontestablement supérieurs en valeur. Bien groupés, ils s’enfonçaient dans la masse de leurs adversaires et y creusaient une brèche dangereuse.
— C’est vous qu’ils veulent !… annonça Villeneuve à M. de La Bertèche.
— Ils ne m’auront pas ! affirma Son Excellence d’une voix mal assurée.
— Attention à gauche !… cria un des notables.
Deux hommes s’élançaient de la forêt vers le tertre. Le premier brandissait une lance, le second ajustait une flèche à son arc.
Marcel n’hésita pas. Les assaillants étaient à une trentaine de mètres. Il saisit son browning et tira. Il lui fallut sept balles pour abattre les téméraires.
Mais ce petit succès ne changeait rien à l’évolution de la bataille. Quelques miliciens lâchèrent pied, et on put dès lors pronostiquer la déroute des troupes de la Sémillante.
— Les lâches !… grinça Villeneuve, exaspéré. Tous les fuyards seront pendus !…
— Certainement !… approuva M. de La Bertèche. C’est le châtiment que mérite leur pusillanimité !… Mais si nous reculions un peu ?…
Villeneuve, au lieu de lui répondre, fit quelques pas en avant :
— Voilà la phalange de Lacommune !… annonça-t-il avec espoir.
En effet, seize hommes se ruaient sur les rebelles. Autant que Marcel put en juger, ils n’étaient armés que de sabres. Il les suivit du regard pour apprécier aux résultats l’effet d’une contre-attaque à effectifs si minimes.
Ils frappaient d’estoc et de taille, puissants et acharnés. Rien ne paraissait pouvoir les arrêter dans leur besogne dévastatrice. Leurs ennemis se massaient devant eux sans parvenir à s’opposer à leur progression sanglante…
Marcel pensa d’abord que cette phalange avait été admirablement choisie. Il remarqua un grand gaillard dont chaque geste était meurtrier. Soudain, un furieux coup de hache lui sectionna le bras à hauteur du coude. De l’autre main, il ramassa promptement son sabre et continua à se battre.
Marcel se souvint alors de ce que lui avait raconté Bert et du nègre qu’il avait vu brûler avec placidité dans sa cage. Les hommes de la phalange étaient insensibilisés, ils ne sentaient plus la douleur, ils s’escrimaient en dépit des plus horribles blessures…
Cet acharnement prodigieux, ce stoïcisme surhumain terrifièrent les rebelles. Ils reculèrent devant ces titans, et leur victoire se transforma en déroute.
Une première horde reflua dans une barque, tous les autres les imitèrent. Encouragés par ce succès, les miliciens redoublèrent d’énergie, les artilleurs pointèrent leurs canons reconquis. Leurs boulets n’atteignirent aucun canot, mais ils furent comme la ratification du triomphe.
Brusquement, le silence cessa. On entendit des détonations, des vociférations et des plaintes. Le champ de bataille redevenait normal et Marcel, en dépit des agonisants et des cadavres, en éprouva un étrange soulagement.
M. Lacommune apparut alors, bondissant tel un cabri et vociférant :
— Nous sommes vainqueurs grâce à moi !… Nous sommes vainqueurs grâce à moi !…
M. de La Bertèche montra Marcel d’un geste large :
— Et j’ai la vie sauve grâce à monsieur !…
Marcel répondit :
— Remettons les congratulations à plus tard !… Avez-vous vu Jérôme Chaplin parmi les combattants ?…
Ils s’interrogèrent tous du regard. Personne n’avait aperçu le chef de Saint-Sauveur.
— Il est resté à l’abri des coups sur l’îlot, conclut M. de La Bertèche.
— Ce n’est pas possible !… dit Villeneuve.
Marcel approuva avec une espèce de fièvre :
— Non, il n’a pas fait cela !… Il est incapable de cette dérobade !… S’il a laissé ses hommes se battre sans lui, c’est parce qu’il tentait autre chose au même moment !…
— Que voulez-vous qu’il ait tenté ?… demanda M. de La Bertèche avec scepticisme.
Ils devaient le savoir peu après : Jérôme Chaplin avait enlevé Nicole de la Bertèche.
— Non, Excellence, je n’ai rien à retirer à mes paroles… M. Bert Hammon et M. Marcel Duclaux ne sont que des étrangers. Leur place n’est pas d’ordinaire au conseil de l’île, et je ne vois aucune raison de les inviter à y siéger aujourd’hui.
Villeneuve s’exprimait en ces termes dans la grande salle de l’hôtel de ville, devant l’assemblée extraordinaire des notables de la Sémillante, composée d’une trentaine de personnes. M. de la Bertèche, humilié de cette leçon donnée en public, riposta :
— Nos hôtes sont gens de bon aloi, leur avis peut nous être précieux… L’un d’eux m’a sauvé d’une mort certaine… Voilà pourquoi ils peuvent et doivent s’asseoir parmi nous !…
Mais Villeneuve n’était pas disposé à céder :
— Cette nécessité ne m’apparaît point… D’ailleurs, par une série de coïncidences dont je ne tire aucune conclusion et que je me borne à signaler, c’est depuis l’arrivée de ces messieurs que les affaires de la colonie vont de mal en pis…
— C’est absurde !… glapit M. de la Bertèche. Ce n’est pas la faute de ces messieurs si…
— Je maintiens mon opinion !… trancha Villeneuve. Un savant, dont il est superflu de souligner la valeur, M. Lacommune, ne fait pas partie de notre conseil… Il ne saurait donc être question d’y admettre n’importe qui à une heure aussi grave !…
Un murmure approbateur courut de bouche en bouche. L’assemblée était entièrement de l’avis de Villeneuve.
Sans tarder davantage, Bert Hammon se leva et dit :
— Messieurs, je comprends fort bien vos raisons, je m’excuse de mon importunité et je me retire.
Il n’hésita pas à sortir de la salle, malgré que M. de la Bertèche lui criât :
— Monsieur Hammon, je vous prie et au besoin, je vous enjoins de rester !…
Il n’entendit pas non plus la phrase de Marcel :
— Bert !… ne t’en va pas !…
La situation de Marcel devenait délicate. Il tenait essentiellement à assister à la délibération, mais il ne voulait pas désavouer son compagnon.
— Monsieur Hammon a compris, lui dit sèchement Villeneuve. Vous est-il impossible de l’imiter ?…
Marcel comprit que pour soutenir sa cause, il n’avait en tout et pour tout que M. de la Bertèche. Dès lors, s’obstiner eût été une faute. Malgré son désir, il sortit à son tour, navré de cet échec.
Bert, toujours flegmatique, l’attendait à la porte.
— À quoi bon s’entêter ? réprimanda l’Américain. Nous sommes hostiles à tout le monde… Ces notables sont trop férus de leurs prérogatives pour nous permettre de les partager sans jalousie…
— Je me moque de leurs prérogatives ! répliqua Marcel avec dépit. Je voudrais seulement connaître la décision qu’ils vont prendre au sujet de Nicole.
— Vous connaîtrez cette décision tout à l’heure…
— Mais il aurait peut-être été utile de la discuter…
— Inutile, au contraire !… C’est fatalement l’avis de Villeneuve qui triomphera… ils sont tous avec lui contre ce fantoche de gouverneur.
Marcel reprit avec amertume :
— Vous me faites l’impression de partager les idées de ce Villeneuve !…
— Tout à fait ! dit simplement l’Américain.
— Pourquoi cela ?…
— Parce qu’en politique, il est prudent, dans certaines circonstances, de se ranger du côté du plus fort…
— Ce n’est pas dans la mentalité française !…
— Je le sais depuis longtemps… Votre cœur vous a souvent joué de mauvais tours. Moi, je ne demande qu’à faire oublier à Villeneuve le knock-out que je lui ai infligé un jour… S’il a la bonté de ne pas trop m’en vouloir, tant mieux… Venez-vous travailler avec moi à l’hydravion ?…
— Non, pas maintenant !…
— Tant pis… Au revoir !
Cette dérobade de Bert Hammon peina beaucoup Marcel qui n’avait qu’une idée, qu’une aspiration : sauver Nicole des mains de son ravisseur. Il lui semblait sacrilège de penser à autre chose pour l’instant.
Il était seul dans le vestibule. Il s’assit avec lassitude sur une banquette, la nuque appuyée à la paroi. Il eut la surprise de constater que de sa place, il entendait ce qui se disait dans la salle du conseil et il écouta sans vergogne.
C’était M. de la Bertèche qui parlait :
— Messieurs, j’ai reçu les propositions de Jérôme Chaplin. Pour me rendre ma fille, il demande des excuses, le droit de chasse dans la partie nord de la Sémillante, et une petite rançon…
Il continua, après un long silence :
— Ces propositions me paraissent acceptables… Les sujets de Saint-Sauveur chassent depuis toujours dans cette région de l’île… Il ne s’agit, en somme, que d’une ratification officielle…
— Permettez !… riposta Villeneuve. Son Excellence oublie de mentionner que Chaplin demande la construction d’une forteresse sur notre sol… Cela mérite pourtant d’être signalé !…
— Je ne l’oublie pas ! bafouilla M. de la Bertèche ; j’espère amener Jérôme Chaplin à renoncer à cette prétention…
— Et s’il ne renonce pas ?…
Le gouverneur se tut, Villeneuve insista :
— Est-ce que pour revoir Mlle de la Bertèche, vous seriez disposé à capituler sur toute la ligne ?…
— Je suis père… répondit humblement M. de la Bertèche.
Il y eut des exclamations et des protestations.
— Silence !… ordonna Villeneuve. Écoutez, Messieurs… vous jugerez après !… Je respecte trop la douleur de Son Excellence pour ne pas comprendre son égarement…
M. de la Bertèche se souvint soudain de son prestige :
— Je vous défends de vous exprimer de la sorte… Je ne suis pas un égaré… Je représente Sa Majesté le roi…
— Il n’y a plus de roi ! cria quelqu’un.
— Ne déplaçons pas la question !… dit Villeneuve avec une bonhomie narquoise. Résumons-nous… La colonie, sans être vraiment en péril, est menacée par une bande de coquins qui veulent vivre en marge de nos lois… Ils nous ont tué une centaine de miliciens, ils ont mis le feu au palais, ils pillent chaque jour nos récoltes… Tous les colons demandent justice !… Coûte que coûte, il faut nous débarrasser de ces révolutionnaires, sous peine d’être nous-mêmes leurs victimes et celles de nos esclaves… Les choses sont-elles comme je les décris ?…
Une clameur unanime permit à Villeneuve de continuer avec une violence croissante :
— Au moment où il importe d’attaquer et de vaincre, que nous conseille notre chef ?… De donner raison à l’insurgé, de lui présenter nos humbles excuses, de lui payer un tribut et, par surcroît, de lui donner la moitié de nos terres !…
M. de la Bertèche essaya de réfuter l’homme noir, mais les notables l’empêchèrent d’articuler un mot.
— Nous sommes sincèrement et profondément désolés du rapt de Mlle de la Bertèche, déclara Villeneuve. Nous savons que Jérôme Chaplin l’a enlevée pour exercer sur Son Excellence une pression infâme… Nous savons aussi qu’elle est menacée d’un traitement pire que la mort… Mais pour la sauver, nous ne pouvons pas sacrifier toute une population aux caprices de quelques forbans !… Nous ne pourrons que venger l’innocente victime ! Et cela nous le ferons impitoyablement !…
— Quoi ?… s’indigna M. de la Bertèche. Vous abandonnez ma fille ?…
Villeneuve proféra avec un lyrisme d’une autre époque :
— Nous immolons avec chagrin cette martyre à la raison d’État ! Il y a des exemples illustres dans l’histoire !…
M. de la Bertèche avait l’âme pusillanime, mais il aimait suffisamment sa fille pour vaincre sa frayeur native :
— Je ne consentirai jamais à ce crime ! dit-il en assénant un coup de poing sur la table.
Des huées couvrirent sa voix, Marcel entendit :
— Destitution !… Destitution !…
Nul mouvement contraire ne se produisit. M. de la Bertèche n’avait jamais rien fait pour être honni de ses sujets, mais dans l’adversité, ceux dont il avait jusque-là assuré le bonheur le sacrifiaient délibérément. On se serait cru en Europe.
Villeneuve poursuivit en haussant le ton :
— Non, Messieurs, pas de destitution ! Mais aussi longtemps que durera la lutte contre Saint-Sauveur, un comité siégera en permanence aux côtés de M. de la Bertèche pour prendre conjointement avec lui toutes les décisions nécessaires…
— Je refuse cette tutelle !… dit Son Excellence.
— Nous vous l’imposerons !… vociféra le même notable que précédemment.
— Oui, nous vous l’imposerons dans l’intérêt général ! ajouta Villeneuve.
— Je refuse !… Je refuse !…
— Prenez garde !… Votre refus nous obligerait à cette destitution qui nous répugne…
— Je sauverai ma fille malgré vous !…
— En tant que père, il ne vous est pas défendu d’essayer… Nous serons heureux de votre réussite !…
— Je suis votre gouverneur !…
Le tumulte se déchaîna plus fort :
— Non, non !… Destitution !… Jetez-le en prison !… Empêchez-le de nuire !… Il n’a pas le droit !…
Et à l’instigation de l’un d’entre eux, les membres de l’assemblée s’unirent pour réclamer :
— Villeneuve dictateur !… Villeneuve dictateur !…
M. de la Bertèche commit alors la dernière maladresse :
— Messieurs, je préfère me retirer !…
Il abandonna son fauteuil tandis que l’enthousiasme déferlait vers l’homme noir.
— Vive Villeneuve !… Vive Villeneuve !
Son Excellence fit claquer la porte avec toute l’énergie qui lui restait. Puis, il s’effondra à côté de Marcel en geignant :
— Ma pauvre Nicole… Ma pauvre Nicole !…
Marcel réagit sans perdre de temps :
— Nous la délivrerons !… Venez avec moi !…
M. de la Bertèche fixa sur lui un regard égaré :
— Où voulez-vous que j’aille ?…
— D’abord n’importe où, pourvu que ce soit loin de Villeneuve…
— Mais mon rôle ?… Mon autorité ?…
— Votre autorité n’existe plus !…
— Je la rétablirai !… J’ai pour moi l’armée…
— Quelle erreur !… ricana Marcel… Vous n’avez plus rien du tout !… Si vous restez ici, Villeneuve vous fera surveiller, sinon emprisonner, et vous ne pourrez rien tenter !…
— Alors, où pouvons-nous aller ?…
— Je ne sais pas, dans la forêt !… Nous nous débrouillerons toujours.
Et il entraîna M. de la Bertèche qui soupirait :
— Moi, gouverneur !… courir les bois comme les sauvages !…
— Et comme les singes !… s’écria Marcel agacé.
— Encore des bananes ?…
Son Excellence se plaignait du menu, non parce qu’il reprochait à Marcel de ne pas être un actif pourvoyeur, mais parce que son estomac le rendait très malheureux.
Comme Marcel, M. de la Bertèche ne voulait penser qu’à Nicole, dont il n’avait aucune nouvelle depuis trois jours ; mais la pénurie de nourriture lui donnait des soucis de plus en plus lancinants. Il se gavait de fruits, surtout de plantain, et, malgré cela, il avait faim du matin au soir et même en dormant. Il rêvait de mets succulents et inaccessibles, ce qui équivalait pour lui aux pires cauchemars…
Marcel, en prenant la décision de se réfugier dans la forêt, ne se doutait pas des difficultés qu’il allait éprouver pour se procurer sa subsistance. Autour de lui, il y avait des milliers d’oiseaux, des chèvres, des porcs sauvages. Il les voyait, ils lui semblaient à portée de la main, mais quand il s’agissait de les capturer, c’était une autre histoire. Jusque-là, il n’avait réussi à occire qu’un malheureux perroquet, sans doute très âgé, un grand-père, car ils n’avaient pu déchiqueter sa chair, à la fois crue et carbonisée sur un feu péniblement allumé.
Marcel en avait conclu que les sauvages sont, dans certaines circonstances, supérieurs aux civilisés. Ils savent tirer de la nature tout ce qu’il leur faut pour vivre. Moins philosophe que son compagnon, M. de la Bertèche se contentait de geindre et de prédire sa fin prochaine, sous prétexte que les privations l’épuisaient.
Marcel s’était retiré avec lui au pied des montagnes. Il se méfiait des indigènes et ne s’approchait des villages que pendant la nuit pour s’approvisionner en fruits. Grimper aux bananiers sauvages ne l’enthousiasmait guère, d’abord parce que c’était pénible, ensuite parce que si les miliciens qui devaient le rechercher le surprenaient à la cime d’un arbre, il n’avait aucune chance de leur échapper.
Dans les villages, il trouvait des régimes suspendus près des huttes pour achever de mûrir.
Il avait essayé de voler une poule, mais la volaille effrayée avait poussé de tels cris qu’il n’avait pas renouvelé sa tentative.
Le lendemain de sa fuite, après une nuit passée dans les broussailles, il avait voulu causer avec Bert Hammon ou avec monsieur Brown. Comme il n’osait pas pénétrer dans la ville, il avait attendu ses compagnons près de l’hydravion.
Il les avait vus, flanqués de Villeneuve et de M. Lacommune, mais il n’avait pu les approcher. Une forte troupe de miliciens les accompagnait à l’aller et au retour, une autre troupe faisait vigilance autour de l’appareil. Marcel n’avait donc pu se rendre compte de l’état des travaux, ni prévenir Bert de ses intentions.
Il n’avait pas insisté de ce côté-là, résolu à tenter plus énergiquement sa chance quand il aurait retrouvé Nicole. Il avait son plan pour cela, mais ne l’avait pas communiqué à M. de la Bertèche. De cette façon, si ce dernier était fait prisonnier, il ne pourrait rien divulguer.
L’intention de Marcel était d’agir pendant la seconde bataille que se livreraient les hommes de Jérôme Chaplin et ceux de Villeneuve. Mais le dictateur, habile tacticien, ne montrait aucune hâte pour engager cette bataille.
La majeure partie de la milice campait devant Saint-Sauveur. Le jour, la surveillance était assurée par les sentinelles ; la nuit, des barques croisaient dans le chenal pour empêcher toute sortie.
Jérôme Chaplin avait deux fois détaché un prao porteur d’un parlementaire. Des coups de canon lui avaient signifié que Villeneuve n’acceptait aucune négociation.
Il avait engagé une guerre à mort, il la poursuivrait jusqu’au bout.
Si la Sémillante se gardait sévèrement, Saint-Sauveur en faisait autant. Marcel en était donc réduit à attendre une occasion favorable.
Il s’était réfugié avec M. de la Bertèche dans une anfractuosité de rochers. C’était là qu’il laissait son compagnon quand il partait lui-même en exploration. À trois kilomètres, il y avait une mine de fer. On discernait le va et vient des porteurs au flancs du mont. Le minerai était traité dans une jolie vallée, au bord d’un ruisseau.
M. de la Bertèche n’aimait pas le voisinage de cette mine. Il n’était pas populaire parmi les indigènes condamnés à extraire le métal dans des conditions extrêmement pénibles, et tomber entre leurs mains, c’était se condamner à mort. Ceux qui vivaient dans la géhenne n’auraient aucune pitié pour lui.
— Quand je redeviendrai gouverneur, pensait-il naïvement, j’améliorerai le sort de ces pauvres diables… Après tout, ce sont presque des hommes comme nous…
Mais affamé, déprimé, sans autre soutien que Marcel, il ne paraissait pas à la veille de redevenir gouverneur de la Sémillante. Quand les maires du palais goûtent du pouvoir, les souverains n’ont plus rien à espérer.
Pourtant la façon inconsciemment cruelle dont M. de la Bertèche avait toujours traité les mineurs ne le desservit pas, au contraire.
Le troisième jour après l’avènement du dictateur, les esclaves se soulevèrent. Ils assassinèrent quelques surveillants, avec si peu de discrétion que Villeneuve fut prévenu, il envoya aussitôt une compagnie de répression que Marcel vit arriver.
Ceux de Saint-Sauveur s’aperçurent de ce déplacement de forces. Leurs kwallahs se montrèrent une heure plus tard, et les canons recommencèrent à tonner. Malgré cette effervescence la journée s’écoula sans attaque. Marcel décida de risquer sa chance au cours de la nuit suivante.
Il conduisit M. de la Bertèche au bord de la mer, lui enjoignit de rester jusqu’à son retour dans un trou suffisant pour le cacher, et lui fit ses adieux.
— Quand reviendrez-vous ?… demanda anxieusement le gouverneur.
— Je l’ignore… Peut-être demain matin, peut-être demain soir… Ne vous impatientez pas.
— Mais si vous n’êtes pas là demain soir ?…
— Cela voudra dire que j’aurai échoué.
— Et que ?…
M. de la Bertèche n’osa achever. Marcel fit un signe affirmatif. Il acceptait son sort.
Le gros homme, les larmes aux yeux, le pressa sur son cœur comme un père.
— Vous réussirez !… dit-il avec foi. Vous réussirez pour elle !…
Et il compléta sa pensée :
— Pour elle, et pour moi !…
Jusqu’à dix heures, ils n’échangèrent plus un mot. Marcel entendit le beffroi sonner le couvre-feu. Il savait que le gros de la troupe dormait, se fiant à la vigilance de ses sentinelles.
Il serra la main de M. de la Bertèche et s’enfonça dans l’ombre.
*** ***
Marcel avait établi son plan de façon minutieuse, il l’exécuta avec sérénité, comme la chose la plus simple. Il n’avait plus la notion de sa propre audace. Il agissait avec l’assurance d’un aviateur qui s’est fixé une tâche et qui l’accomplit en dépit de tous les obstacles.
Marcel descendit dans une crique soigneusement repérée, et se déshabilla, ne conservant que ses souliers. Il enterra ses vêtements dans le sable, à la place d’un paquet qu’il en tira.
Il assujettit ce paquet sur sa tête, suspendit son browning à son cou et entra dans l’eau. Il choisit pour cela un endroit rocheux afin de profiter des ombres et des remous le plus longtemps possible.
La médiocrité de sa nage avait failli lui coûter la vie lors du naufrage. Elle le désavantageait encore pour son expédition. En admettant qu’il pût faire évader Nicole de la Bertèche, il serait incapable de la soutenir à la surface de l’océan si besoin était.
La nuit était trop claire à son gré. Il ne fallait pas aborder Saint-Sauveur face à l’île, car la côte était évidemment surveillée. Marcel atteignit la ceinture de brisants et malgré le calme du jusant, il faillit couler. Par chance, il put se reposer sur un récif découvert, mais le paquet qu’il voulait protéger fut trempé. Ce n’était qu’un petit malheur.
Le Français se remit à l’eau, contournant l’îlot du côté du large.
Le rivage était escarpé. Il prit pied au bas d’une falaise sans savoir s’il pourrait l’escalader. Avant d’explorer la paroi pour découvrir une faille, il défit son paquet.
Le ballot contenait une culotte et une chemise comme en portaient les hommes aux cheveux ras. Marcel s’était procuré ces deux pièces en dépouillant un cadavre à la lisière de la forêt.
Il déchira un morceau de la chemise pour s’en envelopper la tête comme d’un pansement, dissimulant ainsi presque tout son visage. Puis, il regrimpa sur la falaise en maudissant les cailloux qui roulaient sous ses semelles.
À plat ventre, il scruta les alentours. Personne. Ce coin-là n’était pas gardé. Jérôme Chaplin estimait qu’une attaque à revers était impossible.
De roc en roc, de buisson en buisson, Marcel progressa vers le petit port qu’il connaissait pour y avoir débarqué. Il rencontra bientôt la première sentinelle et repéra la seconde à une centaine de mètres.
Les aventuriers surveillaient exclusivement le chenal qui les séparait de l’île. Marcel se glissa derrière eux sans encombre.
Il ne se hâtait pas, ne se déplaçant qu’après avoir choisi son point d’arrivée. Au lieu de se diriger vers la citadelle, il cheminait le plus près possible du rivage.
Il atteignit, au bout d’une heure, une crique où étaient amarrées une trentaine de barques de dimensions variées, toute la flottille de Saint-Sauveur, à l’exception du kwallah qui patrouillait comme d’habitude.
Nul ne gardait spécialement ces bateaux.
À droite et à gauche de ce port en miniature, les sentinelles n’étaient ni plus ni moins espacées qu’ailleurs.
Marcel entra dans l’eau jusqu’aux aisselles et se faufila entre les barques. Dans la première, il trouva deux pagaies, et six dans la seconde. Il vint les déposer sur la grève et continua silencieusement sa singulière récolte. Il lui fallut au moins deux heures pour explorer toutes les embarcations. Quand il eut terminé, il était harassé. Ce n’était pourtant pas le moment de souffler.
Il dut faire une demi-douzaine de voyages pour transporter toutes les pagaies derrière un gros rocher. Creuser une fosse était un travail trop considérable ; Marcel se borna à répandre du sable pour dissimuler les bouts de bois. Ils n’étaient pas difficiles à découvrir mais nul ne songerait tout d’abord à venir les chercher là.
Cela fait, Marcel ôta ses souliers, qu’il avait gardés jusque-là pour ne pas se meurtrir les pieds. Il se roula ensuite sur le sol pour hâter le séchage de sa chemise et de sa culotte.
Déjà, le jour naissait, les étoiles se diluaient à l’orient. Un coup de trompe prolongé inquiéta Marcel. Son vol des pagaies était-il si tôt signalé ?
Il se rendit compte que le coup de trompe annonçait le réveil. Des hommes passèrent près de lui en devisant tranquillement. Alors, il se leva, et sans prendre aucune précaution, il marcha vers la forteresse centrale.
Quoique prêt à toute éventualité, il affectait une allure placide. Le plus difficile était de ne pas boiter quand un caillou le blessait.
Trois gaillards basanés le croisèrent et il ne leur parut pas suspect. Ils étaient vêtus comme lui, mais avaient la hache et le sabre d’abattis dont Marcel n’avait pas voulu se charger. D’ailleurs, le blessé dont il avait l’apparence avec sa tête bandée pouvait plausiblement sortir sans ses armes.
Une femme qui ouvrait sa fenêtre se pencha pour le regarder. Il s’obligea à ne pas se retourner, malgré son angoisse. La femme disparut sans rien dire.
Marcel ne devait pas aller vite, mais il ne devait pas non plus hésiter. Il devait donner l’impression qu’il savait où il allait. À la vérité, il le savait. Il allait à la forteresse, chez Jérôme Chaplin, avec la conviction que Nicole ne pouvait pas être ailleurs. Et pour s’introduire dans cette citadelle, il comptait aussi bien sur le désordre qui suit le réveil des soldats que sur l’invraisemblance de son audace. Nul ne pouvait supposer que ce promeneur était assez fou pour tenter un coup de main.
Marcel parvint bientôt à son but. Des hommes étaient groupés devant la porte, d’autres sortaient. L’un d’eux portait un bras en écharpe, et sa vue fit plaisir à Marcel. Il y avait des blessés au quartier général.
Mais les soldats se connaissaient sûrement tous, il fallait donc agir avant le plein jour.
Marcel pénétra hardiment dans le fort. Quelqu’un le heurta et lui dit :
— Ça va, François ?…
Marcel, peu désireux d’engager la conversation, répondit par un vague grognement.
La grande salle était très animée. On y mangeait et l’on y buvait gaiement.
Un escalier s’offrit à Marcel ; il en gravit les marches sans modifier son allure.
Il parvint au bout d’un couloir sombre dont le plancher craquait sous ses pieds nus. Son intention était maintenant de trouver un coin pour se tapir. Dans un instant, il y aurait sans doute moins de monde, et alors… peut-être…
Une porte s’ouvrit, et dans l’embrasure, Jérôme Chaplin se dressa :
— Qu’est-ce que c’est ?… fit-il.
D’une détente, Marcel le repoussa et bondit dans la pièce dont il referma la porte.
La surprise de Jérôme Chaplin fut telle qu’il tomba en arrière. Marcel s’abattit sur lui en menaçant :
— Pas un mot où tu es mort !…
Mais Jérôme Chaplin n’était pas un adversaire impressionnable. Étreignant Marcel à bras-le-corps, il cria de toute sa voix :
— À moi !…
Alors Marcel, qui lui appuyait sur le cœur le canon de son browning, tira.
La détonation fut très faible. L’étreinte de Jérôme Chaplin se relâcha. Marcel se redressa, étourdi par la foudroyante rapidité des événements. Il venait de tuer le ravisseur de Nicole.
Quelqu’un s’approcha, dans le couloir et s’arrêta devant la porte pour demander :
— Tu as appelé, Jérôme ?…
— Non ! répondit Marcel.
— Tu vas descendre ?…
— Oui…
Les pas s’éloignèrent. Pour cette fois, le Français était sauvé, mais sa situation restait précaire.
— Je ne donnerais pas cher de ma peau ! pensa-t-il.
Il enjamba le corps de Jérôme Chaplin et s’empara d’un sabre posé sur un escabeau.
Que faire ? Dans quelques minutes, on reviendrait chercher le chef, on s’apercevrait de sa mort…
Une seconde porte faisait communiquer la chambre de Jérôme Chaplin avec la pièce voisine. Cette porte était close et le verrou se trouvait de l’autre côté.
À tout hasard, Marcel frappa et appela doucement :
— Nicole !… Nicole !… Il crut entendre bouger quelqu’un. Il répéta :
— Nicole !…
Et la voix de la jeune fille répondit :
— Qui est là ?…
Délirant de joie, Marcel se nomma. Une seconde après, la jeune fille était dans ses bras.
— Je suis sauvée !… murmura-t-elle.
— Hélas ! pas encore, répondit Marcel que ces trois mots tirèrent de son attendrissement. Voyons… ne nous affolons pas… comment devons-nous procéder ?
Elle eut une exclamation étouffée :
— Mon Dieu !… Ce corps ?…
— Ce n’est rien, détournez-vous…
Marcel se penchait à la fenêtre. Au-dessous, il aperçut des rochers et, au-delà d’un chemin de ronde, une palissade. C’était par là qu’il fallait essayer de fuir. Un saut de quatre mètres n’était pas très dangereux.
Mais vêtue comme elle l’était, Nicole n’irait pas loin sans être reconnue. Elle serait reprise et Marcel savait ce qu’il adviendrait ensuite d’elle et de lui.
— Pauvre Jérôme !… s’apitoyait Nicole, pardonnant malgré tout à celui qui l’avait aimée.
La vue du cadavre donna une idée à Marcel :
— Passez vite dans votre chambre, dit-il, et enlevez votre robe. Vous allez endosser les vêtements de Jérôme Chaplin.
— Oh ! non !… fit-elle avec horreur.
— Si, si !… il n’y a pas d’autre moyen… et encore !… Ils sont trop grands pour vous, mais tant pis !… Dépêchez-vous, je vous en supplie !…
Nicole obéit pendant qu’il commençait à arracher le costume du mort.
Au bout de quelques minutes, Nicole, reparut transformée. Un mouchoir noué autour de sa tête cachait ses cheveux. Son travestissement était imparfait et ne pouvait tromper personne à l’examen. Mais telle quelle, la jeune fille était moins facile à remarquer du premier coup d’œil.
Pour ne pas trop l’impressionner et pour gagner un instant de plus, Marcel avait glissé le corps de Jérôme Chaplin dans le lit. Ses soldats croiraient peut-être à un sommeil naturel. Il demanda à Nicole :
— Savez-vous nager ?…
— Très bien, dit-elle.
— Bon… Nous allons atteindre la mer… si nous pouvons… Ensuite, gagnez l’île sans vous occuper de moi.
— Nous serons rejoints avant d’avoir traversé !…
— Peut-être pas… Je ne crains que le kwallah qui croise devant le port… mon browning me servira contre ceux qui le montent… Êtes-vous prête ?…
— Je suis prête.
— Alors, à Dieu vat !…
Il sauta le premier, elle fit comme lui sans accident. La palissade était trop haute pour qu’ils pussent la franchir sans échelle. Mais quelques pas plus loin, ils trouvèrent une porte dont il leur suffit de tirer les deux verrous.
Ils étaient derrière le village, à environ un kilomètre de la mer. Ils descendirent à grands pas, côte à côte, sans se soucier d’être vus. Ils étaient tous deux si émus qu’ils ne pouvaient parler.
Il leur restait encore la moitié de la distance à parcourir quand des cris retentirent derrière eux. On avait découvert le meurtre de Jérôme Chaplin et la fuite de la prisonnière.
Marcel perdit son sang-froid. De loin, rien n’indiquait qui il était. Mais il se crut dépisté et cria à sa compagne :
— Courrons !…
Quand ils se jetèrent à l’eau, leurs poursuivants étaient à environ trois cents mètres ; par contre, la sentinelle la plus proche arriva presque en même temps qu’eux. Elle décocha deux flèches, mais les manqua.
Nicole nageait beaucoup mieux que Marcel et l’aurait distancé sans peine. Malgré les prières du Français, elle refusa de le quitter.
Le salut des deux fugitifs dépendait de ce qu’allait faire le kwallah, seule embarcation utilisable pour l’instant. Heureusement, il était trop éloigné pour comprendre ce qui se passait et, au lieu de rattraper les nageurs, il rama vers Saint-Sauveur.
— Courage !… haleta Marcel.
L’espoir lui donnait des forces nouvelles, il ne sentait pas sa fatigue.
M. de la Bertèche, enfreignant la consigne, les attendait sur la rive. Pleurant de bonheur, il pataugeait dans l’eau en hurlant le nom de sa fille.
Marcel, prenant pied, distingua des gens qui arrivaient à belle allure. Les miliciens de Villeneuve venaient s’emparer d’eux. Ils n’échappaient à un péril que pour tomber dans un autre. M. de la Bertèche et Nicole, tout à leur joie tendre, ne s’apercevaient de rien.
Et comme Marcel se résignait, un vrombissement caractéristique attira son attention.
— L’hydravion !… s’écria-t-il.
En effet, l’oiseau blanc surgit dans le ciel au-dessus de la forêt, rapide comme une flèche. Bert Hammon les vit tout de suite et vint se poser près d’eux.
Le torse maigre de M. Lacommune se montra soudain hors de la carlingue. Le savant glapissait et gesticulait sans arrêt et sans nécessité.
Nicole monta la première à bord, puis ce fut M. de la Bertèche, et enfin Marcel s’accrocha à l’échelle de corde. Il embrassa Bert Hammon, et lui dit :
— J’ai douté de toi… Pardon !…
Bert Hammon fit décrire à l’hydravion un quart de cercle de grand rayon. Pour décoller, il ne se dirigea pas droit vers le large, c’est-à-dire vers les récifs. La dangereuse ceinture était assez éloignée, mais l’aviateur craignait de heurter un rocher isolé. Un flotteur brisé, et c’était le départ impossible, l’échec de l’évasion avec toutes ses conséquences. Retomber entre les mains de Villeneuve équivalait à signer un arrêt de mort. L’homme noir comptait trop sur l’hydravion pour pardonner à Bert et Brown de l’en avoir dépossédé.
L’hydravion vogua donc parallèlement à la côte sur les eaux tranquilles du bassin. Les trois moteurs chantaient de leurs voix profondes, les hélices tiraient bien, les commandes étaient souples, rien ne pouvait aller mieux.
M. Lacommune, ravi, glapissait des phrases, qu’on ne pouvait entendre. Des miliciens couraient sur la côte, inutilement. Marcel riait d’aise en pensant à la déconvenue de Villeneuve. Il se sentait de nouveau le maître de l’espace, et trouvait délicieux les violents coups de coude dont le savant le comblait dans son agitation.
Il se pencha en arrière pour voir ses deux autres passagers. Le joli visage de Nicole exprimait une joie sans mélange, et celui de M. de la Bertèche n’exprimait que l’hébétude. Son Excellence n’était pas encore certaine que sa sécurité en hydravion était plus grande que sur terre. Le vent lui enleva sa perruque, qui tournoya comme un oiseau gris, et Marcel comprit que le gouverneur demandait ingénument qu’on fît demi-tour pour récupérer ses faux cheveux. Le pilote tint d’autant moins compte de cette supplique qu’il l’ignora.
La queue de l’appareil se souleva, la coque cessa de vibrer, les flotteurs perdirent le contact avec l’élément liquide. Majestueux, l’hydravion s’enleva, le voyage commençait.
Le ciel était sans nuage, l’océan était calme, tout s’annonçait bien. Il ne restait plus qu’à s’en remettre à la Providence, car un simple orage pouvait causer un retard fatal, c’est-à-dire l’amerrissage forcé, faute de carburant.
Marcel se refusa de songer à cette éventualité. En attendant son tour de pilotage, il s’occupa de l’installation des passagers, qui se trouvaient fort à l’étroit.
M. Lacommune contemplait Bert Hammon, puis l’horizon avec une stupeur émerveillée. Nicole en faisait autant, et seul M. de la Bertèche ne semblait pas extrêmement satisfait de son sort. Ce baptême de l’air n’était pas sans lui causer quelque inquiétude.
M. Brown restant invisible, Marcel se leva à demi pour voir ce qu’il faisait à l’intérieur de la carlingue. Le sans-filiste montra alors sa tête crépue, sourit de toutes ses dents aurifiées, et tout à côté de lui surgit une autre face noire.
M. Brown, à l’insu de Bert Hammon, avait enlevé Rahé. Il posa l’index sur ses lèvres pour inviter Marcel au silence complice et disparut dans son trou avec sa compagne.
L’île de la Sémillante et l’îlot de Saint-Sauveur étaient maintenant visibles dans leur ensemble. Les deux terres étaient verdoyantes et d’aspect paradisiaque. Un large anneau les encerclait, un anneau d’une blancheur éclatante. Au centre, les montagnes des mines détachaient leurs ombres nettes, mais les gueules des galeries ne se distinguaient plus. La trace des hommes s’effaçait, il ne restait plus que le spectacle de la nature éternelle.
Bert était complètement satisfait. Il n’était plus emprisonné dans cet Éden trompeur, il commandait comme autrefois aux éléments, il redevenait un boy de son temps, il fuyait à tire d’ailes, pour toujours, cette île des ombres où la vie retardait de plusieurs siècles.
Si d’autres voulaient l’explorer, il ne leur refuserait pas les renseignements nécessaires, mais lui se jurait de ne jamais y reparaître, même avec la certitude que Villeneuve ne pourrait rien tenter contre lui.
Il était heureux d’avoir assuré le bonheur de Marcel en emportant Nicole, mais il considérait M. de la Bertèche comme un inutile fardeau. Par contre, M. Lacommune était pour lui un passager de choix. Il évoquait la stupeur de l’univers quand il révélerait, lui Bert Hammon, Américain, l’existence de l’homme aux inventions prodigieuses.
M. Lacommune définitivement apaisé contemplait tour à tour au-dessus de lui l’immense coupole azurée du firmament, et au-dessous l’immense plaine mouvante du Pacifique.
Derrière, l’île de la Sémillante rapetissait et s’estompait. Elle finit par disparaître à l’horizon, dernier vestige d’un passé bizarre et désuet.
Il n’y avait plus qu’à guetter, droit devant, l’approche de la Nouvelle-Zélande – ou la fin de l’aventure dans les flots.
*** ***
Une foule énorme se pressait autour du port aérien de Sydney. L’hydravion était arrivé la veille en Nouvelle-Zélande, et l’histoire de sa merveilleuse odyssée était dans tous les journaux.
Les trois rescapés et les habitants de l’île des ombres accomplissaient leur dernière étape dans un confortable avion-berline. Il n’aurait pas été prudent d’exiger ce suprême effort de l’hydravion, dont deux moteurs chauffaient dangereusement.
L’avion-berline parut à l’heure indiquée et atterrit sans incident. La foule se rua pour voir de près les héros de l’aventure.
Marcel et Nicole, aussi bien que M. Brown et Rahé, auraient préféré la solitude. La certitude du bonheur prochain leur suffisait. Mais M. de la Bertèche n’était pas fâché d’être reçu comme un potentat ; il avait même préparé un petit discours dont il attendait beaucoup.
M. Lacommune n’avait qu’un désir : voir. Voir les hommes modernes, voir les villes qu’ils avaient construites, voir leurs inventions, voir tout ce qu’ils avaient fait et s’extasier sur tout.
Il sauta à terre, étourdi, grisé par les vivats. Il rendait les saluts avec une cordialité enthousiaste et serrait des mains et des mains.
Un remous le poussa vers l’avant de l’avion. M. Lacommune fit un pas de trop. L’hélice gauche, qui tournait encore, l’atteignit en plein crâne et lui fit sauter la cervelle. Ce fut simple et banal.
Ainsi périt, au seuil du monde civilisé, l’homme qui avait supprimé la mort.
FIN
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en avril 2019.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Jean Michel T. (merci pour cette mise à disposition !), Sylvie, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : René Pujol, L’Île des Ombres in Ric et Rac, n° 201 à 220, du 18.03.1933 au 27.05.1933. La photo de première page, Lever de Soleil sur Maui, a été prise par Sylvie Savary.
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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