Table des matières
C’est vainement qu’on eût cherché une chambre libre dans Saint-Palavour. Depuis juillet, les touristes affluaient, et les hôteliers de la coquette station pyrénéenne avaient des mines satisfaites.
Paul Cassiret et Pierre Vergne étaient logés à l’hôtel des Bermudes. Les deux jeunes gens s’étaient connus sur les bancs du lycée. Également intelligents, ils avaient été des rivaux acharnés et joyeux, se disputant toujours les premières places et les prix d’honneur. Ignorant la jalousie, ce sentiment des incapables, ils avaient dès l’enfance appris à s’estimer.
La Guerre avait éclaté comme ils finissaient leurs études, Paul se destinant aux beaux-arts, et Pierre à la diplomatie. Pendant quatre ans, ils avaient lutté contre l’ennemi et contre la mort, chacun plus soucieux du sort de son ami que du sien. Par bonheur, ils s’étaient tirés sans dommage de la tourmente. Aujourd’hui, Paul était un architecte recherché pour ses conceptions à la fois hardies et pratiques, et Pierre était chef de cabinet du sous-secrétaire d’État de l’aéronautique.
Comme toujours, ils passaient ensemble leurs vacances. Cette année, Pierre avait imposé Saint-Palavour ; c’était dans cette ville que M. Girard, le patron de Pierre, venait reprendre des forces pour la prochaine session parlementaire. Certes, il était normal que le chef de cabinet eût à cœur de garder le contact avec son ministre. Mais Paul faisait observer malicieusement que M. Girard avait une fille exquise, Germaine.
Pierre ne protestait pas. Il nourrissait affection profonde et respectueuse pour la jeune fille, à qui il semblait ne pas déplaire.
— Regarde !… s’exclama soudain Paul.
Un couple étrange s’avançait. La femme, sanglée dans une robe d’un vert très agricole, roulait plutôt qu’elle ne marchait. Une pyramide de fleurs s’équilibrait au-dessus de son visage luisant et bouffi, troué de tout petits yeux. Elle s’abritait sous une ombrelle rouge du plus curieux effet.
L’homme était grand et maigre, perdu dans une vaste redingote d’alpaga dont les pans lui battaient les mollets. Du col évasé en tromblon jaillissait une tête minuscule, une vraie tête d’oiseau. De fait, le nez se recourbait en bec de perroquet au-dessus de la bouche sans lèvres, et les yeux étaient ronds comme ceux des gallinacés.
Sans souci du ridicule, le curieux individu était coiffé d’un casque colonial d’une blancheur éclatante.
— Le père Tétragone !… dit Pierre, amusé. M. Romuald Barricot, dit le père Tétragone, avait été le professeur des jeunes gens. Il enseignait les sciences physiques. D’une distraction invraisemblable, dépourvu de sens pratique, il passait pour un savant, mais son dédain des honneurs et son originalité excessive n’étaient pas sans lui porter préjudice.
Pour l’instant, les affaires du père Tétragone n’allaient pas bien. Sa compagne, courroucée, le réprimandait si haut, que les passants se retournaient. Lui, résigné, laissait passer l’orage, mais cette passivité n’était pas du goût de la dame épinard.
— Vous êtes un imbécile !… cria-t-elle.
Et elle s’éloigna de toute la vitesse de ses courtes jambes, en faisant tourner belliqueusement son ombrelle écarlate.
Le père Tétragone hésita. Allait-il la suivre ? Non. À pas traînants, il se dirigea vers l’hôtel des Bermudes.
Les jeunes gens le saluèrent au passage. Intrigué, il s’arrêta, cherchant visiblement à mettre des noms sur leurs figures.
— Vous ne nous reconnaissez pas, maître ? demanda Paul.
— Confusément, fit le professeur. Il me semble toutefois que vos physionomies me sont familières, ou plutôt qu’elles l’étaient dans le passé…
— Nous sommes vos anciens élèves : Cassiret et Vergne.
— Ah ! claironna le professeur. Je me souviens de vous, maintenant. Comment ça va, mes enfants ?
Il leur tendit une longue main osseuse, et s’assit.
— Qu’est-ce que vous êtes devenus ?
— Je suis architecte, dit Paul.
— Très bien, mon garçon. Et vous ?
— Je suis chef de cabinet de M. Girard.
— Qui est M. Girard ?
— Le sous-secrétaire d’État de l’aéronautique.
— Hum !… je n’aime pas la politique, dit le professeur avec une moue.
— Je ne m’y trouve pas mal, dit Pierre en souriant. Je suis satisfait de mon existence.
Le père Tétragone exhala un soupir.
— Vous avez de la chance… Et il ajouta après une brève méditation :
— Ne vous mariez jamais !…
— Pourquoi ? questionna Paul.
— Parce que vous courriez le risque de tomber sur une compagne détestable… Vous n’imaginez pas ce que le caractère d’une femme peut influer sur l’esprit de son époux.
Il médita de nouveau, et ajouta naïvement :
— Si j’étais célibataire, je serais l’homme le plus charmant du monde… Par malheur, je suis marié…
— Vous avez à vous plaindre de Mme Barricot ?… interrogea hypocritement Paul.
Le père Tétragone leva les bras au ciel :
— Si j’ai à m’en plaindre !…
Soudain il baissa la voix avec un regard inquiet.
— Oh ! elle n’est pas mondaine, ne fréquente pas les théâtres et les bals. Elle est seulement acariâtre, continua le professeur en aspirant une énorme pincée de tabac. Du matin au soir et du soir au matin, elle n’arrête pas de faire des reproches… J’ai cru d’abord, sur la foi des livres, que cela provenait de l’estomac ou du foie. Je l’ai donc soignée sournoisement, selon les instructions des docteurs les plus célèbres… Au lieu de s’apaiser, elle est devenue plus terrible !… Nul ne trouve grâce devant elle… ni les domestiques, ni les fournisseurs, ni les chiens, ni les chats… Quant à moi, elle me persécute avec une ténacité monstrueuse…
— Que vous reproche-t-elle ? fit Paul.
— Tout !… Si je ne mange pas, elle crie ; si je mange, elle m’insulte ; si je dors, elle jure que je ronfle ; si je me lève tôt, elle récrimine ; si je me lève tard, elle me traite de fainéant ! Ainsi, aujourd’hui, elle me traîne dans la boue parce que j’ai perdu mon mouchoir… C’est insensé !…
Mais je ne mérite pas qu’elle me malmène avec tant de mépris… Après tout, je suis Romuald Barricot, et les physiciens des pays les plus lointains connaissent mes travaux sur les ondes électriques !…
— C’est à juste titre que vous êtes célèbre, dit Pierre.
Le savant s’exalta.
— Je le serai bien davantage sous peu !… Vous verrez, mes enfants, que votre vieux maître est digne de la science française !… J’ai fait une découverte réellement sensationnelle !…
Son rire grinça, il fit craquer ses doigts ligneux.
— Ce qui est drôle, c’est que, sans le caractère de Mélanie, je n’eusse jamais songé à cela… Newton a eu sa pomme, Salomon de Caus sa marmite ; moi, j’ai ma femme !… Bientôt, vous entendrez parler de moi !…
*
* *
Ce midi-là, M. Girard et Germaine déjeunaient avec les deux amis. C’était une vraie fête pour Pierre Vergne.
Ils en étaient presque au dessert, quand arriva le professeur Barricot, poussé par la dame épinard plus hérissée que jamais. Ils allèrent s’installer à leur place coutumière dans l’embrasure d’une fenêtre, et il s’avéra dès la première minute que le repas du père Tétragone serait agité. La voix aigre de Mme Barricot ne cessa pas de se faire entendre.
Germaine, malicieuse, s’amusait du martyre du pauvre homme. Mais autant les jeunes gens l’avaient vu craintif et ennuyé le matin, autant il semblait désinvolte et goguenard. Il grignotait des radis avec un appétit impavide, et comptait avec attention les mouches du plafond.
Mme Barricot haussait le ton. Des adjectifs sonores et peu flatteurs volaient en essaim. Tous les convives, joyeux ou scandalisés, avaient les yeux braqués sur le stoïque père Tétragone.
Soudain, un incompréhensible coup de théâtre se produisit. Mme Barricot fut instantanément frappé de mutisme. Elle continua les gesticulations dont elle ponctuait ses phrases, ses lèvres n’arrêtèrent pas de remuer, mais on n’entendit plus le son de sa voix.
Elle parut démesurément surprise. D’instinct, elle porta les mains à sa gorge, mais il était visible que son état physique demeurait excellent, et que nulle apoplexie n’était à craindre.
Elle ouvrit une bouche immense, et il parut évident qu’elle voulait crier de toutes ses forces. Très nettement, on la vit hurler, mais on ne l’entendit pas.
Le professeur continuait à scalper méthodiquement ses radis roses. Le visage de Mme Barricot se décomposa. La dame épinard se dressa avec tant de précipitation que son verre tomba et se brisa. Chose extraordinaire, cela ne fit aucun bruit.
Les spectateurs de cette scène étrange regardaient, ahuris, Mme Barricot, qui ne perdait toujours rien de la vivacité de ses mouvements, fouetta l’air de ses bras boudinés, et s’enfuit hors de la salle à manger.
Son mari se souciait fort peu de cette retraite désordonnée. D’ailleurs, Mme Barricot était-elle à peine sortie, qu’on entendit retentir ses appels. Elle venait de recouvrer l’usage de la parole aussi miraculeusement qu’elle l’avait perdu.
— Qu’est-ce que cela signifie ? dit M. Girard.
— C’est à n’y rien comprendre ! avoua Pierre.
— Mais le père à Tétragone à l’air de ne pas être étranger à ce mystère, fit Paul.
— Comment pourrait-il être pour quelque chose dans l’affaire ?… dit Germaine. Il n’a même pas effleuré sa femme, et il n’a pas bougé.
— Peut-être lui a-t-il donné quelque drogue suggéra M. Girard.
— Elle n’avait encore ni bu ni mangé.
D’ailleurs, dit Pierre, il faudrait à notre maître un pouvoir surhumain, pour obtenir en une seconde un pareil résultat physiologique. Mme Barricot était muette, mais point malade…
Dans la salle à manger, l’étonnement des convives et des domestiques n’était pas moindre. Seul, le professeur ne semblait point ému. Il acheva de déjeuner confortablement, savoura sa tasse de café, et sortit tranquillement.
Toutefois, en approchant de ses anciens élèves, il eut un clin d’œil expressif, qui ne laissa aucun doute sur sa responsabilité dans la bizarre aventure. Puis s’adressant au sous-secrétaire d’État :
— Je ne suis pas facétieux, monsieur le ministre… je démontre à mes anciens élèves que je n’ai pas menti… J’ai fait une découverte merveilleuse : j’ai supprimé le bruit !
Les autres l’écoutaient sans trop comprendre. Le professeur continua d’un ton inspiré :
— Oui, j’ai supprimé le bruit !… N’attendez pas de moi que je vous divulgue mon secret, mais les faits sont là… Par deux fois, vous avez été témoins !… Cela me donnera le plaisir incommensurable de faire taire désormais ma femme à ma guise !…
— Sans entrer dans des détails techniques, dit Pierre, consentiriez-vous à être plus clair ? Nous sommes si intrigués !…
— Je n’ai rien de sibyllin, dit le père Tétragone. Vous savez que j’étudie l’électricité depuis plus de trente ans… Vous savez aussi que les sons se prolongent par les ondes… c’est de la physique élémentaire. Eh bien !… au moyen d’un appareil qui est, j’ose l’affirmer, assez ingénieux, j’empêche l’air de vibrer… Par conséquent les ondes ne se propagent plus, et c’est le silence absolu, celui qui règne dans les espaces intersidéraux !…
— Fantastique ! dit Paul.
— On peut tout attendre d’un mari persécuté, dit le professeur. Si ma femme avait été moins méchante, je me serais borné à poursuivre mes travaux sur les ondes hertziennes. Mais elle m’a tellement injurié, que je suis excédé… Je ne peux plus supporter ses criailleries et ses récriminations… J’ai supprimé le bruit !
Il se promenait, heureux d’avoir un auditoire et les pans de sa vaste redingote flottaient comme des ailes.
— Ces messieurs de l’Institut vont faire un nez !… Ils vont poser des objections, réfuter mes arguments… Ils prétendront que, pour supprimer le bruit, il faut faire le vide… Erreur !… À ceux qui niaient le mouvement, Diogène répondait en marchant. À ceux qui nieront ma découverte, je répondrai en leur fermant la bouche… Ah ! ah ! imaginez-vous cela ? Tous les savants officiels devenus muets par la volonté du professeur Barricot !… Car j’agrandirai mon champ d’expérience, j’établirai des appareils plus puissants !… je supprimerai le bruit à un, deux, trois kilomètres à la ronde !…
Pierre Vergne l’arrêta.
— Maître, je voudrais obtenir de vous une promesse…
— Laquelle, mon petit ?
— Celle de ne parler à personne de votre découverte avant un mois.
— Pourquoi ?
— Pour des raisons que je ne puis vous donner, mais qui sont capitales…
— Comptez sur moi, dit simplement le père Tétragone.
Une heure après, M. Girard et Pierre étaient enfermés, loin des oreilles indiscrètes, dans l’appartement du ministre. Le jeune homme était rayonnant.
— D’un seul coup, dit-il, la France va prendre sur les autres nations une avance qui ne sera peut-être pas comblée avant des années. Et nous devrons cela au père Tétragone !…
M. Girard fronça les sourcils :
— Je ne saisis pas très bien, mon cher Pierre.
— Voyons, monsieur le Ministre… Réfléchissez !… Les idées les plus simples sont donc celles qui viennent les dernières ?
« Combien de fois, pendant la guerre, nous sommes-nous lamentés de ne pas posséder l’avion invisible ?
— Eh bien ?
— Grâce au professeur Barricot, nous aurons cet avion. À partir d’aujourd’hui nous sommes les maîtres de l’air !
— Mon cher ami, dit le ministre, si vous obtenez cela, vous aurez droit à la plus magnifique des récompenses !…
Pierre rougit. Il songeait à une récompense qui n’était ni une décoration, ni un titre honorifique, mais qui ferait de lui le plus heureux des chefs de cabinet. Mais l’heure n’était pas encore venue de préciser…
Le père Tétragone, comme la plupart des savants, était au-dessus des questions d’argent. Il suffit à Pierre de lui exposer ses projets pour le convaincre immédiatement, mais il objecta que l’appareil actuel n’était pas assez fort.
— Je vais en faire un autre qui suffira pour une escadrille, dit-il.
*
* *
Le père Tétragone n’avait pas besoin de boire pour se griser. Les jours qui suivirent, on le vit errer sous les arbres du parc et aux alentours du casino de Saint-Palavour, parlant tout haut, discutant avec des contradicteurs imaginaires, sans se soucier des gamins qui le suivaient en criant, et des baigneurs qui l’observaient avec la curiosité tenace des gens qui n’ont rien à faire.
— Pourvu qu’il ne devienne pas fou !… disait Germaine.
Et c’était un peu la crainte de M. Girard, qui avait vu défiler à Paris, dans son cabinet des kyrielles d’exaltés, payant de leur raison une trop grande confiance en eux-mêmes.
Mme Barricot changeait d’heure en heure. Elle ne faisait ses confidences à personne, mais il était évident qu’elle se rendait un compte exact de la puissance nouvelle de son mari. Elle se montrait aussi taciturne qu’elle était jadis bavarde.
— Le pauvre père Tétragone n’aura même pas la satisfaction de lui imposer silence, plaisantait Paul. Elle avale sa langue pour l’ennuyer encore.
Mais cela n’était sans doute qu’un détail pour l’inventeur. Quelques heures de bonheur font oublier des années de souffrances, et il était heureux.
Un soir, pour préluder au corso fleuri qui devait avoir lieu le lendemain, une superbe de retraite aux flambeaux parcourait les rues Saint-Palavour.
Précédée et entourée de lanternes vénitiennes, annoncée par d’éclatants feux de Bengale, l’harmonie municipale cheminait au pas cadencé, en mugissant les marches les plus entraînantes. Venaient ensuite les guides du pays, montés sur leurs fringants petits chevaux tarbais, et en claquant du fouet avec une habileté de dompteur. La foule suivait, de plus en plus dense, sans cesse grossie de contingents nouveaux. Pierre et Paul, encadrant Germaine, étaient au balcon de l’hôtel des Bermudes. Ils écoutaient la musique cuivrée, et s’intéressaient au grouillement des accompagnants.
L’harmonie, renforcée d’une batterie de tambours et de clairons, tonitruait Sambre-et-Meuse. Et voilà que, tout à coup, arrêtant net la modulation la plus stridente, le silence s’abattit.
— Tétragone !… s’exclama Pierre.
Mais sa voix ne s’entendit pas plus que la musique.
En bas, c’était une stupeur. Dans un silence total, les gens s’agitaient. Les musiciens, cessant de s’époumoner, cherchaient vainement à comprendre.
On devinait que tout le monde criait, mais on n’entendait rien, absolument rien…
Maladroitement brandie, une lanterne en papier s’enflamma. Ce fut le commencement de la débandade. Dix, vingt, cinquante globes de feu jetèrent des lueurs dansantes sur le désordre.
Des poings se levaient et s’abaissaient. La foule stupide se battait, sans savoir pour quoi. Cette bagarre dans le silence nocturne était terrible.
Enfin, les moins courageux s’esquivèrent, et chacun les imita. Ce fut une fuite éperdue, et, presque aussitôt, des cris retentirent.
Il y avait devant l’hôtel une véritable zone morte, et hors de cette zone les sons se transmettaient normalement.
Une dizaine de blessés restaient sur la chaussée. Pierre et Paul descendirent pour les secourir. Ils constatèrent que les blessures n’étaient heureusement pas graves. Tout se bornait à des yeux pochés, à des nez aplatis, et c’était l’émotion plutôt que les coups qui avait déterminé des évanouissements.
Tête nue, l’air égaré, le père Tétragone sortit de l’hôtel.
— Je suis le maître du silence, clamait-il. J’ai supprimé le bruit !…
— Au nom du Ciel, taisez-vous ! dit Pierre. Vous allez vous faire écharper !…
Mais le professeur ne l’écoutait pas, il s’enfonçait dans l’ombre en divaguant.
*
* *
Les Chambres rentrèrent au début d’octobre, un mois plus tôt que d’habitude. Stimulé par Pierre Vergne, le professeur Barricot adaptait sa découverte à l’usage de l’aviation. Le jeune homme attendait avec impatience la fin des travaux du père Tétragone car ce dernier devenait de plus en plus fébrile. Il changeait de jour en jour ; son orgueil enfantin se manifestait de façon saugrenue, et le rendait insupportable.
Sous prétexte de se livrer à des expériences, il « supprimait le bruit » dans les endroits les plus divers : dans les tramways, dans les cafés, dans les bureaux de poste. Il en résultait des commentaires effarés qui n’étaient pas sans alarmer M. Girard.
Tous les journaux de France publiaient des articles où les savants émettaient les suppositions les plus abracadabrantes : On parlait d’ondes hertziennes, de phénomènes astronomiques, de conjonction d’astres, de tout sauf de la cause exacte du phénomène. En somme, on était à la merci d’une indiscrétion.
Vers la mi-novembre, l’inventeur se déclara prêt. Les essais eurent lieu à Buc, et furent plus que satisfaisants. C’est avec une émotion bien légitime qu’on vit un grand biplan, piloté par un des « as » de l’armée aérienne, s’envoler dans la grisaille automnale.
C’est en vain qu’on tendit l’oreille pour entendre le moteur : l’appareil virait gracieusement dans le plus parfait silence.
Le cœur battant, M. Girard s’approcha du professeur, et lui étreignit les mains :
— C’est merveilleux !… dit-il.
Le père Tétragone ricanait nerveusement.
— Au fond, dit-il, sarcastique, c’est ma femme qu’il faudrait remercier…
Et pirouettant sur ses talons :
— Je suis un grand homme !… un grand homme !
Puis il profita de l’atterrissage de l’avion silencieux pour s’éclipser. Le soir même, il fit parler de lui. La représentation de Samson et Dalila, à l’Opéra, fut interrompue. Un silence incompréhensible s’abattit sur le théâtre. Les spectateurs s’enfuirent avec tant de précipitation qu’une femme fut renversée, mais non blessée.
Les journaux du monde entier publièrent des dépêches alarmantes. Les touristes étrangers, si nombreux à Paris, abandonnèrent la capitale.
*** *** ***
Le gouvernement, renseigné par M. Girard, accepta de répondre aux questions émues des députés, dès le lendemain. C’est dire que les tribunes du Palais-Bourbon étaient pleines à craquer lorsque le président ouvrit la séance.
L’interpellateur était à peine monté à la tribune, que l’histoire de l’Opéra recommença. Un silence effrayant, terrifiant, s’abattit. On vit tous les députés se jeter dans l’hémicycle, vers le banc des ministres qui n’en pouvaient mais ; le président agitait sa sonnette, mais c’était comme une assemblée de fantômes.
Le public perdit son sang-froid. Le service d’ordre intervint maladroitement. Quand on put s’entendre, se rendre compte, on vit qu’il y avait une vingtaine de blessés.
Pierre Vergne et M. Girard s’étaient rués comme des fous, car Germaine assistait à la séance. Par bonheur, elle eut la présence d’esprit de rester dans un coin où ils la trouvèrent tremblante de peur.
— Vivante !… s’écria Pierre.
La jeune fille tomba dans ses bras ; ce furent leurs fiançailles.
*
* *
Dehors, un homme galopait…
Le professeur s’échappait…
Tout à coup, derrière lui, une voix lui adressa des questions empreintes d’une affectueuse sympathie.
C’était sa femme.
Le père Tétragone s’arrêta net, agréablement surpris d’entendre, d’une telle bouche, de douces paroles, apaisé. Heureux enfin, il se jura bien de ne plus jamais supprimer le bruit.
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en avril 2019.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Jean Michel T. (merci pour cette mise à disposition !), Isabelle, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : René Pujol, Celui qui supprima le bruit, in L’Âge Heureux. Revue de la jeunesse, n° 13 & 14 de mars 1925. La photo de première page, Rond dans l’eau d’un lac de montagne à Chamoson, a été prise par Anne Van De Perre le 15.07.2013 Les photos dans le texte proviennent de l’édition d’origine.
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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