René Pujol
AU TEMPS DES BRUMES
LES ROMANS DE SCIENCES ET VOYAGES
1931-1932
bibliothèque numérique romande
Table des matières
CHAPITRE PREMIER OÙ IL EST QUESTION D’UNE PETITE PERTURBATION ATMOSPHÉRIQUE
CHAPITRE II D’UN DANGEREUX CAPRICE DE LA NATURE
CHAPITRE III COMMENT ON S’ADAPTE AUX CONDITIONS NOUVELLES
CHAPITRE IV DE LA NÉCESSITÉ D’UNE ORGANISATION NOUVELLE
CHAPITRE V ON COMMENCE LA VIE DES TROGLODYTES
CHAPITRE VI COMMENT PASSE LE TEMPS, MAÎTRE DE TOUT
CHAPITRE VII OÙ LA VIE N’EST PLUS AUSSI TRANQUILLE
CHAPITRE VIII COMMENT L’HOMME EST UN LOUP POUR L’HOMME
CHAPITRE IX ON A SOUVENT BESOIN D’UN PLUS PETIT QUE SOI
CHAPITRE X OÙ IL EST QUESTION D’APPARENCES ET DE RÉALITÉ
CHAPITRE XI D’UN BRUSQUE CHANGEMENT DE SITUATION
CHAPITRE XII OÙ L’ON SE RETROUVE FACE À FACE
CHAPITRE XIII OÙ RENAÎT UN SEMBLANT DE CALME
CHAPITRE XIV COMMENT ON SE DÉFEND CONTRE LA NATURE
CHAPITRE XV LE TRIOMPHE DES TÉNÈBRES SUR LE MONDE
CHAPITRE XVI COMMENT S’ENREGISTRENT DES FAITS NOUVEAUX
CHAPITRE XVII UN COUP D’ŒIL SUR LE NOUVEAU MONDE
Jacquot veut déjeuner !… Jacquot veut déjeuner !
Les cris du perroquet éveillèrent tout à fait Mme Gorgette, retombée dans la torpeur du demi-sommeil après avoir constaté qu’il faisait encore nuit. Été comme hiver, la brave femme se levait un peu après le soleil, d’abord pour économiser la lumière, ensuite par hygiène. Et, de fait, elle avait encore, après la cinquantaine sonnée, la pétulance et la vigueur de ses vingt ans.
En se mettant sur son séant, Mme Gorgette fit rouler, d’un côté, son chat Kiki et de l’autre son chien Goliath, tous deux couchés sur son lit.
— Jacquot ! dit-elle, tu es fou de demander ton déjeuner si tôt !
Elle jeta un coup d’œil vers sa pendule, mais elle ne put en apercevoir le cadran, car nulle lueur ne filtrait à travers les rideaux. Elle alluma l’électricité et constata que, malgré les apparences, le volatile avait raison : il était sept heures et demie.
— Par exemple ! s’exclama Mme Gorgette. Comment ne fait-il pas encore jour ?
Et, passant en hâte un peignoir, elle courut ouvrir la fenêtre de sa chambre.
Mme Gorgette était à la fois la concierge et la propriétaire d’un immeuble de rapport, construit à mi-flanc du coteau de Meudon. Au delà d’un jardin où des radis roses voisinaient avec les pétunias et les salsifis avec les lis, la forêt enveloppait d’autres pavillons, dont les toits émergeaient à peine au-dessus des frondaisons.
La maison n’était pas grande, mais les locataires payaient bien, et le montant des loyers suffisait à faire vivre convenablement Mme Gorgette, son chien et son chat Kiki, un honnête matou de gouttière, et Goliath, un tout petit chien de race imprécise, hargneux à souhait, toujours prêt aux querelles, et qui poussait des hurlements affreux chaque fois qu’il croyait sa précieuse existence menacée par ses semblables ou par des humains.
Mme Gorgette, ayant replié les volets, demeura stupéfaite. Un brouillard noirâtre, d’une extraordinaire opacité, l’empêchait de voir à deux mètres.
Ce n’était ni la nuit ni le jour, cela n’était pas diaphane comme ce que les Anglais surnomment la « soupe de pois ». Les rayons du soleil ne parvenaient pas à percer cette masse, et, seule, une très vague grisaille indiquait qu’au delà de cette brume, haut dans le ciel, il devait faire jour.
— Un brouillard pareil en juillet ? reprit Mme Gorgette. Mais ça ne s’est jamais vu ! Qu’est-ce que cela signifie ?
Elle traversa vivement sa loge, car entendait parler dans le vestibule.
Grâce à l’éclat de la grosse lampe électrique, Mme Gorgette reconnut deux de ses locataires : Jacques Lebret et M. Tubaze.
Jacques Lebret, peintre-décorateur en attendant de pouvoir vendre ses toiles à quelque Mécène épris d’art moderne, avait constante gaîté, et aimait la vie beaucoup plus pour ce qu’elle lui promettait que pour ce qu’elle lui avait déjà donné, car il était pauvre. Il était parfois en retard pour payer son terme, mais Mme Gorgette feignait de ne jamais le savoir. Elle aimait le jeune homme parce qu’il adorait les animaux et tolérait volontiers la présence de Kiki sur sa table pendant ses repas.
M. Tubaze était rentier. Cette honorable profession lui laissait tous les loisirs nécessaires pour se plaindre de son sort, récriminer contre la société entière, et prédire à bref délai les pires catastrophes, toutes imputables au gouvernement. Il exécrait par principe tout ministère au pouvoir, sans distinction de parti.
M. Tubaze était au mieux avec sa concierge et au plus mal avec sa propriétaire. Il connaissait à fond les innombrables lois sur les loyers, et en jouait ainsi qu’un jongleur joue avec ses massues. Comme la concierge et la propriétaire n’étaient qu’une seule et même personne, la digne Mme Gorgette, les heurts entre elle et M. Tubaze étaient déplorablement fréquents et les dissentiments à peu près chroniques.
Pour l’instant, M. Tubaze brandissait d’un air furieux son pot de lait vide.
— Cela ne devrait pas exister ! disait-il à Jacques, d’un ton indigné. À quoi sont bons les services météorologiques que nous payons, nous autres contribuables ? Ils annoncent le beau temps pour aujourd’hui ! Ce serait à mourir de rire si ce n’était à pleurer !
— Un peu de patience, monsieur Tubaze, répondit Jacques. Le brouillard ne va pas tarder à se lever.
— Vous êtes optimiste ! ricana le petit rentier. Il épaissit, au contraire !
Jacques examinait les trois marches du perron :
— C’est étrange, le sol est parfaitement sec. Ce brouillard ne mouille pas… D’ailleurs, est-ce bien du brouillard ?
— Que voulez-vous que ce soit ? grinça M. Tubaze.
— Je l’ignore, cher monsieur, répliqua le jeune homme sans s’émouvoir. Je constate une anomalie, mais je suis trop ignorant pour l’expliquer…
Mme Gorgette, avancée sur le seuil, prit à son tour la parole en s’adressant à Jacques, car elle était dans une période de fâcherie avec M. Tubaze.
— Il fait aussi chaud que s’il faisait soleil ! Si cela ne se dissipe pas, il y aura des accidents sur les routes, aujourd’hui…
— Si cela pouvait ramener les chauffards à la sagesse, riposta l’irascible M. Tubaze, s’adressant, lui aussi, à Jacques.
Et d’une voix soudain sarcastique :
— M. Juliette, qui est si savante, va nous expliquer le phénomène !
Celle que le petit rentier annonçait ainsi était une jeune fille brune, fine et jolie, élégante sans recherche, coquette d’allure et de mise sans cesser d’être simple.
Juliette Fargeau, locataire du premier étage, n’avait pas de fortune, mais subvenait courageusement aux besoins de sa mère, clouée depuis trois ans dans un fauteuil par une hémiplégie. Elles vivaient toutes deux seules, très unies, et Mme Gorgette se chargeait des gros travaux de leur ménage.
Juliette avait poussé fort loin ses études scientifiques, et elle était capable d’en remontrer à bien des ingénieurs diplômés. Attachée à un laboratoire d’appareils de mesures électriques, elle était considérée par ses savants directeurs comme une collaboratrice des plus précieuses.
M. Tubaze affectait de mépriser les femmes, qu’il tenait pour des créatures inférieures. La certitude que Juliette était plus intelligente que lui le rendait souvent injuste à l’égard de la jeune fille. Il racontait qu’elle était orgueilleuse, qu’elle prétendait dominer tout le monde, et ces appréciations calomnieuses, souvent proférées devant Mme Gorgette qui aimait la jeune fille, déclenchaient des disputes à la fois pénibles et comiques.
Les bonjours échangés, Juliette resta aussi perplexe que les autres. Lentement, le brouillard envahissait le vestibule. Il n’avait pas cette odeur spéciale des brumes autour des grandes villes et ne causait aucune gêne respiratoire.
Dans la loge, le perroquet glapissait :
— Jacquot veut déjeuner !… Jacquot veut déjeuner !…
Jacques regardait avec une secrète admiration le profil de la jeune fille, d’une remarquable pureté de lignes. Mme Gorgette attendait, certaine que l’énigme allait être résolue en quelques secondes. Mais Juliette déclara franchement :
— Je ne comprends pas.
Cet aveu d’ignorance arracha à M. Tubaze un ricanement dont il sentit lui-même l’absurdité ; son pot au lait au poing, il descendit le perron et disparut dans la bizarre obscurité, sous le regard irrité et réprobateur de Mme Gorgette.
— Non, je ne comprends pas… répéta Juliette.
— Vous croyez donc, vous aussi, dit-il qu’il ne s’agit pas d’un brouillard ordinaire ?
— Ce n’est pas un brouillard.
— Quoi ? s’écria Mme Gorgette. Qu’est-ce que c’est, alors ?
Juliette continua en souriant :
— Un brouillard est composé de globules d’eau, tandis que celui-ci me paraît plutôt fait de fumée ou de cendres extrêmement ténues.
— Il y aurait donc eu une éruption volcanique ? interrompit Jacques.
— Oh ! à des milliers de lieues, peut-être, ou bien un immense incendie de forêt.
— En France ?
— Ou en Hongrie, ou même de l’autre côté de l’Oural… Nous avons devant nous ce que d’anciens voyageurs ont appelé les ténèbres du Canada…
— Du Canada ? gémit Mme Gorgette. Ce n’est pas dangereux au moins ?
— Du tout, affirma Juliette. Et il est probable qui cela ne durera pas longtemps.
— En tout cas, fit la concierge-propriétaire, il faut fermer la porte, car ces ténèbres du Canada s’introduisent partout. Si vous voulez mon opinion, on dirait des gaz asphyxiants !
Elle repoussait déjà le vantail, quand une grosse voix l’arrêta :
— Laissez-moi sortir d’abord. Brouillard ou pas brouillard, faut que j’aille à mon travail, moi.
Il suffisait à Paturot de prononcer quelques syllabes pour révéler ses origines : il était Auvergnat. Grand, large d’épaules, doté de mains énormes, il exerçait le métier de déménageur. Métier harassant, peu distractif, mais qui n’exige pas un effort mental considérable. Paturot était un bien brave homme, mais d’une intelligence un peu bornée. Cela ne l’empêchait d’ailleurs pas d’être heureux.
Il habitait sous les combles une mansarde qui prenait jour par une étroite lucarne. Il faisait sa cuisine sur un fourneau à gaz d’essence dont Mme Gorgette avait la terreur.
— Vous finirez par mettre le feu ! diagnostiquait-elle chaque fois qu’elle voyait rentrer le déménageur chargé de provisions.
À quoi Paturot répondait avec une logique écrasante :
— Qu’est-ce que ça peut faire, puisque vous êtes assurée et moi aussi !
Le colosse hésita devant l’obscurité trouble, devant ce véritable mur de brouillard dressé à un pas de la porte.
— Faut pourtant que j’aille à mon travail, répéta-t-il.
— Et moi de même, dit Juliette.
— Partons tous les trois ! proposa Jacques.
Il leur arrivait d’ailleurs fréquemment de descendre ensemble jusqu’à la gare, car ils commençaient à la même heure et avaient un de ces abonnements de banlieue qui réduisent le prix des transports à un taux raisonnable.
— Bon voyage et faites bien attention ! recommanda Mme Gorgette.
Ils ne lui demandèrent pas à quoi ils devaient faire attention, car elle eût été incapable de le préciser. Les grandes personnes, même les plus raisonnables, ont toujours un peu peur de l’ombre parce que dans leur enfance on leur a inspiré la terreur irréfléchie de cette ombre.
Quand la concierge-propriétaire eut refermé la porte, les trois voyageurs s’arrêtèrent à deux mètres du perron pour s’accoutumer aux ténèbres. C’était tout juste s’ils distinguaient leur propre silhouette.
— Ça alors c’est un peu fort ! grogna Paturot. C’est plus noir que la gueule d’un four ! Heureusement, nous connaissons le chemin jusqu’à la gare.
— Marchons sur l’accotement, conseilla Jacques. Une auto pourrait nous heurter.
— Oh ! les autos doivent rester au garage ce matin ! dit en riant Juliette. C’est une impression bizarre, je sais que la route est parfaitement unie, mais je n’ose pas avancer. Il me semble que je vais heurter un obstacle.
— Donnons-nous le bras proposa Jacques. Si l’un de nous trébuche, les deux autres le soutiendront.
Ainsi firent-ils, et ils s’éloignèrent, tandis que le perroquet glapissait toujours, d’une voix suraiguë qui leur parvenait encore :
— Jacquot veut déjeuner !… Jacquot veut déjeuner !…
Ils avaient la pénible sensation d’être presque aveugles. Le brouillard étouffait le bruit de leurs semelles sur le macadam et, vaguement préoccupés, ils avançaient sans parler.
Comme l’avait prévu Juliette, ils ne rencontrèrent aucun véhicule roulant sur la chaussée. Quelques autos étaient rangées devant des villas, tous leurs phares allumés, mais, nul n’osait les lancer vers Paris.
En se rapprochant de la gare, ils entendirent plutôt qu’ils ne virent des groupes d’ouvriers et d’employés se dirigea comme eux vers leur travail.
La salle d’attente était bondée. Les rames marchant forcément au ralenti, le service ordinaire subissait une grande perturbation.
Tout le monde parlait du brouillard et surtout du retard qu’il imposait. Malgré ce désagrément, la foule, ravie des conditions spéciales de cette matinée, restait joyeuse et insouciante.
Les lumières de l’intérieur de la gare disparaissaient peu à peu, fondaient littéralement dans la brume. Quant à celles de l’extérieur, on ne les apercevait plus du tout.
Un train arriva, sifflant sans relâche, car le mécanicien ne discernait aucun signal. Il s’arrêta à Meudon par routine, dépassant le quai d’une trentaine de mètres.
Les voyageurs se ruèrent à l’assaut de wagons déjà pleins. Dans la cohue, Julien, et Jacques furent séparés de Paturot qui criait d’une voix vainement menaçante :
— Ne me bousculez pas, ou je vous assomme !
Le train reprit sa lente glissade. Le lancinant sifflet de la locomotive obligeait les gens à penser constamment au danger. À chaque coup de frein, une grosse dame gémissait, annonçant une catastrophe, et nul ne protestait dans le compartiment, tant un télescopage semblait possible.
Le train mit trois fois plus de temps que d’habitude pour atteindre le terminus, s’engagea à la vitesse d’un homme au pas dans l’inextricable écheveau de rails de la gare Montparnasse, et heurta le butoir assez rudement pour affoler les voyageurs. La grosse dame prit le parti d’appeler au secours sans nécessité flagrante et sans émouvoir ses compagnons.
Ils se précipitèrent en désordre vers la sortie, autant par hâte de gagner le bureau ou l’atelier que par soulagement d’avoir échappé à un péril.
Paris avait allumé toutes ses lumières. Malgré cela, l’obscurité restait maîtresse de la ville. On y voyait à peine un peu plus qu’à Meudon.
Déconcertés, les banlieusards se cherchaient, s’appelaient, erraient à la recherche les uns des autres.
— Je vous accompagne jusqu’au métro, dit Jacques à Juliette.
— Mais ce n’est pas votre chemin, objecta cette dernière.
— Bah ! un détour de deux minutes…
Il n’y avait sans doute pas beaucoup de voitures particulières dans les rues, mais les tramways, les autobus, les taxis, les camions de livraison étaient sortis, obéissant à cet automatisme que créent les besoins inéluctables. Cela suffisait pour créer un embouteillage ahurissant, en dépit efforts des agents. Sous l’étrange manteau déployé sur elle, la Ville gigantesque était comme paralysée.
— La circulation est impossible, fit Jacques. Je ne vous conseille pas de prendre l’autobus, aujourd’hui.
— Cela ne durera pas jusqu’à ce soir.
— Qui sait ?
— Ce serait sans précédent sous ce climat !
— Au lieu de se dissiper, on dirait pourtant que cela s’épaissit de minute en minute… Comment allons-nous maintenant passer de l’autre côté ?
Hésitants, ils s’arrêtèrent au bord du trottoir. La place qu’il s’agissait de traverser était large, ils ne se décidaient pas à faire un pas sur le pavé de bois, car leur ouïe les renseignait mal sur la marche des véhicules.
Soudain, une petite silhouette se dressa tout près d’eux : celle d’un gamin d’une douzaine d’années. Sifflant gaiement, il s’élança droit devant lui.
Et l’accident eut lieu en deux secondes. Un haut et lourd fantôme surgit et passa dans un fracas de ferraille. C’était un tracteur chargé de pierre, qui rasait le trottoir pour se diriger plus sûrement vers la rue de Vanves.
L’enfant, surpris, se rejeta en arrière, mais trop tard. L’aile droite avant du véhicule le heurta, le renversa, et les roues broyèrent son pauvre petit corps.
Il n’exhala qu’une faible plainte, que le mécanicien du tracteur n’entendit même pas.
— Mon Dieu ! murmura Juliette en se cramponnant au bras de Jacques pour ne pas défaillir.
Le jeune homme se pencha vers la masse noire qui gisait à ses pieds. Ce qu’il discerna confusément était si horrible qu’il repoussa Juliette avec une sorte de brutalité.
— Ne regardez pas cela ! dit-il d’une voix tremblante. Venez, je vous en supplie !
Juliette se raidit pour vaincre son émotion :
— Il faut pourtant le secourir… le transporter…
— Inutile, tout est fini pour lui… fit Jacques, en l’entrainant.
— Mais nous ne pouvons pas le laisser là ? se révolta Juliette.
— Hélas ! il y aura bien d’autres victimes… Que voulez-vous faire d’utile pour ce malheureux ?
— Je me refuse à abandonner ce corps ! s’obstina-t-elle.
Le hasard fit qu’ils rencontrèrent, tout près de là, un agent errant dans les ténèbres pour rejoindre son poste. Ils le conduisirent auprès du cadavre, et le policier s’exclama avec désespoir :
— C’est affreux ! Le vingtième depuis ce matin ! Et aucun moyen de les tirer de là, les ambulances s’égarent en route !
Juliette et Jacques, péniblement impressionnés, trouvèrent à tâtons la station du Métropolitain. La jeune fille était encore si troublée que Jacques ne voulut pas la quitter et descendit avec elle sans qu’elle refusât.
Dans le souterrain, le brouillard s’infiltrait lentement, mais l’immense tunnel n’était pas tout à fait envahi, et la visibilité restait encore suffisante.
La foule était très compacte, mais nul ne parlait. On sentait que l’angoisse gagnait peu à peu Paris, et qu’un rien eût suffi pour semer la panique.
Il était neuf heures.
— Pourvu que je sache rentrer chez moi.
Jacques, sorti de l’atelier de dessin, mit le cap sur la gare en longeant les murs. À chaque seconde, un spectre le frôlait ou le heurtait. Ces chocs étaient si fréquents, si inévitables que nul ne s’en excusait. On les subissait avec résignation, car le Parisien s’adapte très vite aux inconvénients de la promiscuité.
Jacques n’avait pas beaucoup travaillé, au cours de la journée, ni ses camarades non plus. Pour empêcher la brume d’envahir la maison, il avait fallu calfeutrer toutes les issues, coller du papier sur les moindres fentes. Grâce à ces précautions, l’atmosphère de l’atelier était restée suffisamment claire. Mais chaque fois qu’on ouvrait la porte pour entrer ou pour sortir, une certaine quantité de brume s’infiltrait, et il était facile de prévoir que l’obscurité régnerait bientôt au dedans comme au dehors.
Le brouillard ordinaire, dans les appartements, se résout aussitôt en buée, en gouttelettes, même s’il n’y a pas de feu. Mais celui-là restait perpétuellement suspendu dans l’air et sa consistance était toujours la même. Complètement dépourvu d’humidité, il ne causait aucune gêne respiratoire.
Jacques, distrait une seconde, donna du front dans un de ces fusains poussiéreux dont les cafetiers croient indispensable d’orner leurs terrasses.
— Et alors, quoi ? maugréa une voix enrouée. Vous prenez mon étalage pour un plongeoir ?
C’était un marchand de journaux installé derrière l’arbuste, à une place qui devait lui être habituelle.
Tout en achetant les quotidiens du soir, Jacques questionna le bonhomme :
— Comment va le commerce, aujourd’hui ?
— Très mal ! répondit te camelot. Je ne vendrai pas le dixième de ma marchandise, tandis que les autres jours j’ai tout liquidé à cette heure-ci.
— Pourtant, les gens devraient être curieux de savoir ?
— Oh ! la situation les intéresse énormément, mais comment voulez-vous qu’ils me dénichent ? Même mes clients fidèles ne sont pas venus !
— Espérons que demain cela ira mieux.
— Naturellement, demain ce sera fini, mais ce qui est perdu, je ne le rattraperai jamais. Je ne vendrai pas les journaux de la veille !
Quand il parvint à la gare, après beaucoup de peine, Jacques crut presque à une émeute. Il ne voyait pas la foule, mais à en juger par les cris et les rudes poussées, elle devait être énorme. Il y en avait autant dans les escaliers que dans le hall.
La visibilité ne s’étant pas améliorée, le retard des trains n’avait pas cessé de s’accroitre depuis le matin. Après dix-sept heures à la sortie des premiers ateliers, les employés avaient été débordés, les quais envahis, les wagons pris d’assaut.
En vain, le chef de gare avait réclamé un important service d’ordre. La police était sur les dents, les commissaires ne savaient même pas où étaient disséminés leurs agents, et ils hésitaient à se séparer de ceux qu’ils avaient dans les postes et les permanences.
L’extraordinaire brouillard ayant pénétré partout, dans le hall et les bureaux de la vaste gare, les distributeurs de billets avaient fermé leurs guichets par crainte pour leur caisse, ce qui déchainait la colère des voyageurs honnêtes, qui ne voulaient pas s’embarquer sans tickets.
Les départs des convois avaient lieu au petit bonheur. On avait d’abord voulu les suspendre car plusieurs accidents s’étaient produits, heureusement peu graves à cause de la vitesse très réduite. Mais les habitants de la banlieue et de la grande banlieue avaient manifesté leur mécontentement de manière si menaçante qu’on avait résolu de les évacuer à tout prix. Il importait absolument de décongestionner Paris.
Jacques avait l’intention de chercher Juliette, mais il y renonça vite. Porté, à demi écrasé, il joua énergiquement des coudes pour gagner le quai n° 4, qu’il connaissait bien.
Là, le désarroi atteignait son comble. Des grappes humaines s’accrochaient aux marchepieds et aux tampons, au risque de se faire broyer. On entendait de jeunes gens plaisanter et rire, étendus sur les toits et frappant à coups de poing sur les tôles.
Jacques réussit à se faufiler dans un fourgon à bagages. Autour de lui, chacun émettait son opinion, et cette conversation dans l’obscurité, entre gens qui ne se voyaient pas, était déconcertante.
À un moment, une voix triste, lente, comme prophétique, suggéra :
— Et si c’était la fin du monde ?
Puis le silence régna, rompu enfin par une femme :
— Pourquoi la fin du monde ? Après tout, ce n’est que du brouillard ! Faut pas parler de cataclysme pour si peu ! À la campagne, on doit y voir.
— Pas du tout ! répondit la voix lugubre. Il y a de la brume sur toute l’Europe.
— Qui vous l’a dit ?
— Le télégraphe.
Quelqu’un ricana :
— Vous devez être un type important, pour qu’on vous télégraphie spécialement des quatre coins de l’Europe ?
— Je suis rédacteur à l’agence Havas…
— Et en Amérique, quel temps fait-il ? demanda une femme.
— On ne signale rien d’anormal.
— Ah ! tant mieux !
Ils étaient tous naïvement contents de savoir qu’il y avait encore quelque part sur la terre des pays où le soleil et les étoiles brillaient toujours. Cela les rassurait, ils voyaient à cela une certitude de la fin prochaine du phénomène.
Le train démarra tout doucement. Il tardait à Jacques de rentrer chez lui, de retrouver le perroquet, le chat, et le chien de Mme Gorgette, mais la rame ne sortit pas tout de suite de la gare Montparnasse, s’arrêta longtemps à l’Ouest-Ceinture, Vanves-Malakoff, s’éternisa à Clamart, si bien qu’il était plus de huit heures quand Jacques sauta sur le quai de Meudon.
— C’est ça, ne vous gênez pas ! Écrasez-moi les pieds ! fit une voix maussade.
— Tiens ! c’est vous, Paturot ? s’exclama le jeune homme en reconnaissant l’accent auvergnat du déménageur.
— Oui, monsieur Jacques, répondit Paturot. Ça me fait plaisir de vous entendre. Quelle journée !
— En effet, ce n’est pas banal, hein ?
— Nous n’avons pas pu travailler et je suis aux pièces ! Si cela continue, c’est la misère pour les pauvres diables de mon espèce… Hé ! là, ne poussez pas !
Ils atteignirent leur domicile sans encombre sinon sans difficulté. La première question de Jacques fut pour demander à Mme Gorgette si Juliette était rentrée. La concierge-propriétaire le rassura :
— Elle est de retour depuis une demi-heure. Tant mieux, car sa mère se faisait du mauvais sang.
— Rien à signaler ici ?
— Rien, sinon que M. Tubaze, qui a voulu sortir à toute force, s’est fait une bosse au front en embrassant un poteau télégraphique. Maintenant que les locataires sont au complet, je vais barricader la porte.
— Ce n’est pas avec un tour de clef que vous arrêterez le brouillard ! fit Paturot, narquois.
— Mais j’arrêterai peut-être les voleurs, dit Mme Gorgette. Il y a des malandrins qui ne perdent jamais le nord. On a déjà cambriolé la villa d’à côté…
— Qui a fait le coup ? Des gens du pays ? demanda Paturot, passionné de faits divers.
— Si vous croyez qu’on les a vus ! Goliath a monté la garde. D’ailleurs, j’ai tenu moi-même tout fermé, bien soigneusement, et la brume ne nous a pas trop envahis. S’il y en a dans le couloir et dans l’escalier, c’est la faute de M. Tubaze qui ne veut pas rester tranquille chez lui. Il a fait le va-et-vient toute la journée, uniquement pour me contrarier.
Le petit rentier, qui écoutait penché sur la rampe, dévala aussitôt du premier étage en protestant avec impétuosité :
— Pardon ! Pardon ! Est-ce que je paye mon loyer, oui ou non ? Je suis en règle avec vous, madame Gorgette ; je ne vous dois pas un centime !… J’ai le droit formel de circuler à ma guise…
— Il ne s’agit pas de droit, mais d’intelligence… répliqua dignement la concierge-propriétaire.
— Je suis aussi intelligent que quiconque, vous m’entendez ? dit M. Tubaze après une courte suffocation. Je ne vous permets pas de m’insulter ! La loi vous permet des augmentations abusives, mais elle me protège contre votre insolence !
— Permettez, monsieur Tubaze !… c’est vous qui…
— Non, madame Gorgette, c’est vous !
Les laissant à leur sempiternelle dispute, d’ailleurs anodine, Jacques remonta chez lui.
La limpidité de l’air le satisfit, lui rendit toute sa bonne humeur. Il était heureux de retrouver et surtout de revoir ses meubles, ses livres qu’il aimait tant, tout ce qui lui était familier et agréable.
Le jeune homme fit cuire deux œufs sur le plat, qui avec des confitures et un petit pain apporté comme chaque jour par la concierge, composèrent son dîner.
En mangeant, il jeta un coup d’œil sur les journaux.
Les météorologistes, les physiciens se déclaraient incapables d’expliquer ce phénomène sans précédent. Ils constataient ce phénomène, le commentaient, mais restaient muets devant le mystère. Ils étaient toutefois d’accord sur un point : la composition de l’air n’avait pas varié.
— Voilà une déclaration bien hâtive ! pensa Jacques. L’atmosphère garde encore pas mal de secrets. Il a fallu des siècles pour qu’un Lavoisier déchiffre un de ces secrets, et c’est hier seulement qu’on a découvert l’existence dans l’air du néon, de l’argon, de l’hélium… Qui sait s’il n’y a pas autre chose encore ?
Les dépêches de l’Asie orientale, de la Chine et du Japon, ainsi que celles de l’Insulinde et de l’Australie manquaient. Celle-de l’Afrique étaient rares, mais deux d’entre elles, datées l’une du Cap et l’autre de Saint-Louis, révélaient que le brouillard recouvrait également ce continent. Seules, l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud ne signalaient rien d’anormal dans leur ciel.
Un radio du paquebot Île-de-France, en train d’effectuer la traversée Cherbourg – New-York, indiquait qu’il était brusquement sorti du brouillard au beau milieu de l’océan Atlantique. Les confins de la brume étaient extraordinaires. L’auteur de la dépêche parlait d’un nuage noirâtre s’élevant à perte de vue et s’étendant à droite et à gauche jusqu’à l’horizon. Les gigantesques masses obscures roulaient les unes sur les autres et s’avançaient vers la côte américaine à une vitesse invraisemblable, sans cesse accrue.
Un second radio du même steamer annonçait que le brouillard l’avait rattrapé deux heures plus tard et l’enveloppait complètement. Il était facile de conclure que, sauf changement imprévisible dans la marche du phénomène, les États-Unis seraient dès le lendemain ensevelis sous la couche mystérieuse.
La liste des accidents était déplorablement longue, mais Jacques la parcourut d’un œil distrait. Une catastrophe causant une centaine de morts frappe l’imagination ; cent accidents entraînants chacun la mort d’une personne passe inaperçus.
— Cela peut durer quelque temps, se dit Jacques. Il faut essayer de s’organiser.
Avec du papier et de la colle, il boucha les interstices de la fenêtre et, ne pouvant en faire autant pour la porte, il se contenta de clouer des lanières de drap formant bourrelet, et qu’il obtint en lacérant un vieux pardessus.
Jacques, comme la plupart de ceux qui vivent seuls, avait l’habitude des monologues.
— Je suis paré, murmura-t-il, mais à la condition que ce satané brouillard se dissipe bientôt. Ce n’est pas tout d’y voir, il faut aussi respirer, et le volume d’oxygène que contient ma chambre s’épuisera… Bah ! d’ici là, nous aviserons…
Jugeant qu’il était trop tôt pour dormir, Jacques se rendit chez Mme Fargeau, ainsi qu’il le faisait souvent après dîner.
— Je viens voir si votre journée n’a pas été trop mauvaise, dit-il à Juliette qui vint le recevoir sur le seuil.
— Pas mauvaise, mais assez agitée, répondit la jeune femme. Si le laboratoire a chômé, les langues n’ont pas arrêté une minute…
— Moi qui suis profane, j’aurais bien voulu être avec vous pour écouter.
— Tout s’est borné à des échanges d’hypothèses plus ou moins saugrenues… des bavardages, quoi !
Mme Fargeau, définitivement immobilisée par l’attaque de paralysie qui l’avait frappée, faisait preuve d’une admirable sérénité. Toujours assise dans son fauteuil, ne recevant pendant la journée que les visites de Mme Gorgette, du chat Kiki et du chien Goliath, elle avait assez de force d’âme pour ne jamais se plaindre de sa solitude. Encore belle sous l’auréole de ses cheveux blancs, elle savait estomper la tristesse de son sourire et semblait contente de la vie végétative que la maladie lui imposait.
Elle adorait sa fille, qui nourrissait en échange pour elle une affection infinie, et ces deux femmes étaient aussi heureuses que leur condition modeste le permettait.
Mme Fargeau voyait toujours Jacques avec plaisir, car il était de caractère enjoué et avait souvent de bonnes histoires à raconter.
— Qu’est-ce que vous portez là ? demanda l’infirme avec curiosité.
— Du papier, de la colle et des lambeaux de manteau, répondit Jacques.
Juliette s’étonna :
— Pourquoi tous ces objets disparates ?
— Pour faire chez vous ce que je viens de terminer chez moi à l’instant.
Et Jacques fit part de son idée, qui fut acceptée d’enthousiasme et aussitôt mise à exécution. Tout en ajustant les bandes de papier, Juliette et Jacques causaient :
— Ce n’est pas ici seulement que nous devrions faire cela ! dit-il ; c’est du haut en bas de la maison.
Jacques s’arrêta, son pinceau levé :
— Mais j’y songe ! Dès demain, il sera prudent d’entasser des vivres… Je vous propose d’acheter des conserves et des légumes secs, du sel, des allumettes, des bougies, de l’essence.
— Seigneur ! s’exclama Fargeau ; vous croyez donc que nous allons soutenir un siège ?
— Peut-être… le siège du brouillard !
— Oh ! que ce serait amusant ! fit Juliette. J’imagine déjà notre petite colonie isolée du reste du monde…
— Ne dis pas cela ! s’effraya la paralytique. N’allons-nous pas sortir de ces ténèbres ?
— Sans doute pas tout de suite, reprit Juliette. Il est même possible que nos appartements deviennent aussi sombres que l’extérieur…
— Ce serait épouvantable ! s’écria Mme Fargeau.
— Nous retarderons de notre mieux ce moment-là, dit alors Jacques. Il suffit de condamner quelques chambres de l’immeuble, et de ne les habiter qu’une à une…
— Une retraite stratégique devant la brume ?
— Mais oui. Nous pourrons tenir de la sorte pendant une semaine au moins.
— Sans journaux ? Sans nouvelles ? fit Mme Fargeau.
— Sans journaux, évidemment, répondit Juliette, mais pas sans nouvelles…
Elle désignait un appareil de T.S.F. installé sur une commode.
— Tiens ! Si nous écoutions ? suggéra Jacques.
— Ce n’est pas l’heure des informations… nous n’entendrons partout que des concerts.
— Il est probable qu’exceptionnellement, ce soir, la musique cédera la place aux dépêches.
Le jeune homme ne se trompait pas. La station des P.T.T., qu’ils eurent tout de suite, émettait des nouvelles fraîches.
La vague de brouillard n’était plus qu’à une cinquantaine de kilomètres de la côte américaine. Elle avait submergé Terre-Neuve, et l’on était très inquiet au sujet des morutiers disséminés sur les bancs. D’ailleurs, nombreux étaient les navires en détresse, et qui lançaient des S.O.S. sans qu’on pût rien tenter pour les secourir. Par bonheur, on n’avait encore à déplorer nulle collision, nul naufrage.
Le speaker ne dramatisait rien, s’efforçait au contraire à commenter les événements avec une sorte d’optimisme jovial, mais on sentait malgré tout que les nations civilisées s’inquiétaient.
Vers dix heures, les informations furent épuisées, et un jazz tonitruant commença à sévir.
— Il est certain, dit Jacques, que la situation ne saurait se prolonger sans troubles sérieux…
— Est-elle donc si terrible ? demanda Mme Fargeau.
— Pas maintenant, répondit Juliette, mais elle pourrait le devenir à bref délai…
— Pourquoi ? Que crains-tu donc ?
— Rien du tout, maman…
— C’est plutôt vague ! sourit l’infirme.
Mais la jeune fille expliqua :
— Cette obscurité persistante, invincible, bouleverse l’univers de fond en comble. La caractéristique de notre époque est la vitesse. Depuis un siècle, presque tous les progrès de la vie se mesurent à l’accroissement de la vitesse. C’est une des lois modernes les plus impérieuses… Du chemin de fer aux autos-bolides, du transatlantique à turbines jusqu’à l’hydravion de la Coupe Schneider, tout influe sur notre conception de l’existence…
— Ajoutez à cela, dit à son tour Jacques, que des inventions comme le télégraphe et la T.S.F. ont pratiquement aboli l’espace et la distance…
— Si ce brouillard effarant ne se résorbe pas, reprit Juliette, il deviendra impossible d’aller vite. Ce sera une régression brusque… Les autos ne pourront plus circuler, les avions ne pourront plus voler, le trafic aérien sera interrompu, et les bateaux seront tenus à des précautions qui remettront l’Amérique à un mois de l’Europe. Seuls les trains pourraient encore marcher à peu près régulièrement mais, bien entendu, ils ne rouleraient plus à cent kilomètres à l’heure.
— Je n’avais pas réfléchi à tout cela, avoua Mme Fargeau.
— Ce n’est qu’une anticipation, dit Jacques. Mlle Juliette exagère…
Un silence tomba, Jacques songeait aux prodiges de la science, à ces miracles quotidiens qui ne nous émeuvent plus.
Grâce aux ondes hertziennes, il y avait à cet instant même, dans des villages perdus en montagne ou en pleine forêt, des paysans isolés qui, penchés sur un haut parleur, en apprenaient autant qu’eux sur l’étrange obscurité éteignant la planète.
La paralytique frissonna dans son fauteuil :
— Je vais avoir des cauchemars ! Vous n’auriez pas dû me raconter de pareilles histoires…
— Ne vous alarmez pas, dit Jacques : demain, le soleil resplendira au firmament.
— Mais si la brume est toujours là, Juliette n’ira pas à Paris…
— Moi non plus, ajouta le jeune homme.
Il prit congé de ses voisines, et quelques minutes plus tard, la paix du sommeil, qui ressemble à celle de la mort, régnait sur la maison de Mme Gorgette.
Le lendemain, Jacques se leva de bonne heure, car il lui tardait de voir si les conditions atmosphériques avaient changé. Un simple coup d’œil à travers les lamelles de ses persiennes lui prouva que l’atmosphère était toujours dans le même état.
— Eh bien ! dit-il, avec philosophie, sachons nous adapter à cet état de choses… Le plus sage est de courir à l’épicerie, afin d’y arriver parmi les premiers.
Il s’habilla en hâte, et les bruits qu’il entendit dans la maison lui indiquèrent que les autres locataires ne faisaient pas non plus la grasse matinée.
Mme Gorgette vint apporter une tasse de chocolat au jeune homme.
— Votre chocolat est fait à l’eau, annonça la concierge. M. Tubaze a eu la complaisance d’aller chercher du lait, mais la crémerie n’a pas reçu son envoi de chaque jour.
— Il fallait s’y attendre, répondit Jacques.
— Mais que vont devenir les enfants ?
Jacques, frappé par cette petite phrase de Mme Gorgette, pensa aussitôt aux petits êtres des villes qu’on n’allait plus pouvoir nourrir.
— Résignons-nous le moins tristement possible, dit-il d’un ton faussement enjoué.
— Est-ce que vous partez pour Paris, ce matin ?
— Ma foi, non. Ce voyage n’offre aucun agrément, je préfère rester ici.
— Les autres font comme vous, Mlle Juliette est avec sa mère, et Paturot se propose de dormir toute la journée.
— Il dormira, fit Jacques, quand nous aurons tenu notre conseil de guerre.
— Un conseil de guerre ? s’exclama la concierge.
— Nous formons une colonie, dit le jeune homme. En prévision de jours peut-être difficiles, il importe de mettre nos ressources en commun, et de nous concerter sur le plan à suivre. Il est nécessaire de nous unir pour être plus forts.
— Je vais chercher les autres ! approuva la concierge en esquissant un mouvement vers la porte.
— Une seconde ! fit Jaques. C’est chez Mme Fargeau que vous prierez ces messieurs de se rendre. Elle ne peut se déplacer ; il est juste que nous la tenions au courant de tout et qu’elle prenne part à nos délibérations.
La paralytique les reçut avec sa sérénité bienveillante. Paturot, atone, descendit en traînant les savates, ce chômage forcé le décourageait. Quant à M. Tubaze, sombre comme un conspirateur, il parlait de renverser le gouvernement et de nommer un dictateur.
Sur ce, Jacques intervint :
— Nous n’en sommes pas encore là. Le plus pressé est, je le répète, d’amasser des vivres.
Sur les six épiceries qu’ils avaient l’intention d’explorer, deux étaient fermées, et ils eurent beau frapper à tour de bras, ne réussirent pas à les faire ouvrir.
Dans les autres, envahies par le brouillard, il y avait un désordre incroyable. Les clients sans scrupules chapardaient plus qu’ils n’achetaient. Toutefois, les membres la colonie purent faire pas mal d’emplettes.
Les expéditions dans les magasins de comestibles durèrent jusqu’à midi. Jacques était exténué mais satisfait. Pendant que Mme Gorgette préparait le premier déjeuner commun, on recensa les richesses alimentaires.
Ils possédaient une grande quantité de boîtes de sardines, de thon et de petits pois, des tablettes de chocolat, plusieurs fromages de Hollande et une meule de gruyère rapportée par Paturot. En outre, ils avaient deux jambons, du lard, un sac de lentilles, un de haricots et trois de pommes de terre. Mme Gorgette avait pensé au saindoux, au beurre salé et aux œufs. Jacques avait acquis dix bidons d’essence, plusieurs paquets de bougies, et le plus grand nombre possible de boîtes d’allumettes.
— Nous sommes parés pour soutenir un siège, plaisanta Mme Fargeau.
— Je souhaite qu’il soit court, dit Jacques, mais je plains ceux qui n’auront pas été si prudents que nous. La famine les guette à bref délai. Si le brouillard se dissipe, nos provisions ne seront pas perdues.
* * *
Ils mangèrent de bon appétit. Ils sentaient en sécurité, à l’abri de bien des souffrances. Ce qui inquiétait Jacques, c’était l’infiltration lente mais certaine de l’étrange brume.
Depuis les sorties de la matinée, l’escalier était presque complètement plongé dans les ténèbres. La porte donnant sur rue était maintenant condamnée et calfeutrée, mais il était impossible de chasser le brouillard, ni de l’empêcher de se répandre dans les appartements.
— Il faudra trouver quelque chose pour maintenir la clarté, pensait Jacques. Mais comment faire quand le volume d’air respirable sera épuisé ? Cela se produira malheureusement assez vite…
La T.S.F. les renseigna sur les événements extérieurs, mais Paturot n’assista pas à l’audition. Il préféra monter dans sa chambre pour faire la sieste. Ce simple, satisfait de pouvoir manger et dormir à sa guise, refusait de partager les soucis de ses compagnons.
Les nouvelles étaient assez confuses. Les savants n’avaient pas encore découvert les causes du phénomène. L’opinion à laquelle ils semblaient se rallier était que la terre traversait un champ astral extraordinaire.
Tous étaient d’accord pour affirmer que l’oxygène de l’air, indispensable à la vie, n’avait subi aucune modification et conservait toutes ses précieuses propriétés. Un Américain prétendait que c’était l’azote, gaz neutre, qui était mystérieusement devenu opaque, et qu’il ne pouvait en résulter aucun trouble organique.
— Aucun trouble ! ricana M. Tubaze. Pour peu, il ajouterait que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes !
Le travail des usines était interrompu sur presque tout le territoire. On déclarait toutefois, de source officielle, que le fonctionnement régulier des centrales électriques était assuré, et que la lumière ne manquerait pas.
Dans les ports, le marasme était complet. On ne pouvait ni charger ni décharger les navires, et cet arrêt brusque du trafic était inquiétant. Déjà, les dockers de Marseille avaient saccagé un petit cargo. La troupe, alertée, n’avait pu intervenir et seuls quelques pillards avaient pu être arrêtés. On insistait qu’il ne s’agissait pas d’un mouvement politique, mais plutôt d’une sorte de panique.
Pour éviter le renouvellement d’incidents de ce genre, qui pouvaient dégénérer en émeutes, l’intendance militaire organisait en hâte des distributions de vins dans les centres ouvriers.
Paris, centre nerveux de la France, fermentait comme une immense cuve et nul ne pouvait prévoir ce que serait le lendemain.
— Cela finira mal, prophétisa le pessimiste M. Tubaze. Le pays va être ravagé par les bandits…
— À propos, dit Jacques, avons-nous des armes dans la maison ?
— J’ai un fusil de chasse avec une centaine de cartouches, annonça Paturot.
— Moi, j’ai un revolver d’ordonnance, dit M. Tubaze.
— Ajoutons à cela mon browning, compléta Jacques. Ce n’est pas un arsenal, mais si on nous attaquait, nous pourrions nous défendre convenablement…
Mais un appel déchirant l’interrompit. Quelqu’un clamait dehors, sur la route :
— Au secours ! À l’assassin !
L’accent de cette voix inconnue était si poignant, si désespéré qu’il les glaça d’effroi. Ils écoutèrent, le cœur battant, mais n’entendirent plus rien.
Jacques se ressaisit le premier :
— Il faut aller voir… dit-il.
— Vous ne bougerez pas ! répliqua Mme Gorgette avec autorité. D’abord vous ne verrez rien, ensuite il n’est pas prudent d’ouvrir la porte à des malandrins peut-être nombreux.
— Mais il y a là, à quelques pas, un être qui réclame du secours !
— Laissez cet être se débrouiller !
— Ce n’est pas humain ! Cela me révolte !
Jacques regarda Juliette qui baissait le front, puis Mme Fargeau qui lui dit avec hésitation :
— Mme Gorgette a raison… il ne faut pas vous exposer…
— Chacun pour soi ! fit férocement M. Tubaze.
Et Jacques comprit à contre-cœur que, malgré sa cruauté et sa lâcheté, cette doctrine était, pour l’instant, la plus sensée.
En silence, ils écoutèrent encore, mais la voix s’était tue pour toujours.
— Au feu ! Au feu !
Jacques sursauta. Ces cris ne venaient-il-pas de la maison même ?
Mais non, c’était de l’extérieur. Des gens, piétinaient sur la route en hurlant :
— Au feu ! Au feu !
Jacques essaya vainement de voir quelque chose, l’obscurité était impénétrable. Nul rougeoiement, ne permettait de repérer l’incendie, bien qu’il fût sans doute tout proche.
M. Tubaze montra sa tête inquiète :
— Vous avez entendu ? Ce n’est pas ici, au moins ?
— Non, c’est dehors.
— Mais, si le feu communique ?
— Eh bien, nous aviserons ! fit Jaques avec impatience.
Le petit rentier disparut sans en dire davantage. Depuis quelques jours, il devenait insupportable aux autres membres de la colonie, et Paturot se joignait à Mme Gorgette pour le rabrouer chaque fois qu’il essayait de semer le découragement et la panique, c’est-à-dire chaque fois qu’il ouvrait la bouche.
Jacques s’imaginait le désarroi des sinistrés : le feu détruirait leur abri, et ils ne pouvaient rien contre le fléau, qui ne se révélait que par l’insoutenable chaleur des flammes. Il ne fallait pas attendre aucun secours des pompiers, il fallait se contenter de se sauver soi-même.
La maison Gorgette était isolée des immeubles voisins, mais une étincelle pouvait tomber sur son toit, et alors, qu’adviendrait-il ?
Jacques laissa échapper un profond soupir. Quand il était seul, il ne jouait plus la comédie de la confiance et s’abandonnait à un véritable désespoir.
Les seules nouvelles qu’ils recevaient de France et du reste du monde leur parvenaient par T.S.F., de façon plus en plus irrégulière.
Elles n’étaient guère réconfortantes, ces nouvelles. Les pillages et les émeutes s’amplifiaient d’autant plus que la famine devenait menaçante. On se tuait dans les grandes agglomérations, sans savoir pourquoi. Les insurgés n’avaient d’ailleurs aucun plan d’ensemble, ils obéissaient à cet instinct du désordre qui fermente toujours chez les peuples les plus civilisés.
On annonçait que de hordes se dirigeaient vers la campagne pour assiéger les fermes et voler des vivres, mais faute de moyens d’information, on ne donnait aucun détail sur la réussite ou l’échec de ces razzias.
Les Halles de Paris fonctionnaient encore, tant bien que mal : les arrivages étaient insuffisants, et les opérations de vente et d’achat ne se déroulaient que sous la protection d’un important service armé, disposé en un cordon infranchissable tout autour de l’édifice. Malgré la présence de la troupe et la rudesse des répressions, les vols étaient fréquents.
Le ravitaillement en lait, indispensable aux nourrissons, aux malades et aux vieillards, restait encore à peu près assuré, mais il était de plus en plus déficient, et on prévoyait une catastrophe prochaine.
Le parlement avait remis ses pouvoirs aux mains du gouvernement, l’autorisant ainsi à exercer une véritable dictature. La Chambre des Députés avait tenté de se réunir, mais cette séance où les représentants du peuple s’entendaient sans se voir, où le président était totalement impuissant, n’avait donné aucun résultat.
En peu de temps, la physionomie de la civilisation avait terriblement changé. La houille n’arrivant plus, et restant entassée sur les carreaux ou dans les ports, les usines à gaz avaient arrêté leur production, de sorte que l’absence de charbon se faisait cruellement sentir. Non seulement les ménagères de la classe moyenne ne pouvaient faire cuire leurs aliments, mais presque toutes les usines étaient fermées, ainsi que les centrales électriques non alimentées par les chutes d’eau.
Le prix du pétrole augmentait dans des proportions formidables. D’ailleurs, le prix des choses et la valeur des monnaies ne signifiaient plus rien. Il fallait créer d’urgence un nouveau système d’échange, rendu nécessaire par la modification de l’élément travail. Logiquement, les manœuvres, les tâcherons devaient désormais gagner plus que les ouvriers de précision que les ténèbres perpétuelles empêchaient d’exercer leurs métiers.
La circulation des trains continuait, mais très péniblement, à cause de l’inutilité des signaux optiques. Les compagnies de chemins de fer vivaient sur leur stock de combustible ; toutefois, on pouvait prévoir la paralysie imminente des réseaux non électrifiés.
Le paradoxe, c’était que l’aviation ne voulait pas mourir. Les pionniers de l’air, comme tous les pionniers, étaient les plus hardis. Ils prétendaient que certains services réguliers allaient être rétablis, puisque la radiogoniométrie leur permettrait de connaître exactement les points survolés.
Les atterrissages seraient extrêmement périlleux, mais on affirmait que des barographes perfectionnés remédieraient défaut de visibilité et permettraient aux avions de se poser sans dommage.
Bref, la société s’organisait de son mieux, le plus rapidement possible. C’était pour elle une question de vie ou de mort : vaincre la nature on se laisser vaincre par elle et par conséquent périr.
Les humains ne pouvaient plus se voir mais ils restaient liés les uns aux autres par les créations les plus subtiles de leur intelligence.
Dans tous les drames, même les plus affreux, il y a une partie comique. Elle était cette fois jouée par les prohibitionnistes américains, désespérés de ne plus pouvoir arrêter les bootleggers. Le sang avait coulé, mais dans la catastrophe universelle, la puérile bataille contre la contrebande mêlait une note drôle.
Jacques en était là de ses réflexions, quand Paturot entra. Le colosse paraissait triste et inquiet.
— Faites excuse, Monsieur Jacques, dit-il avec son accent auvergnat, mais je ne peux plus rester chez moi. Ma chambre est intenable. Il y a tellement de ce satané brouillard que je n’y vois pas plus loin que le bout de mon nez. Tout seul là dedans, je sens que je deviendrais fou !
— Eh bien ! mon brave Paturot, établissez vos pénates chez moi, répondit Jacques.
— Oh ! fit le déménageur, je n’ai pas besoin d’apporter ce que vous dites. Ma personne est déjà assez encombrante. Je coucherai sur le plancher, mais je ne peux plus supporter cet aveuglement ! Je ne peux plus…
— Je vous comprends, murmura Jacques. Moi aussi, j’ai l’impression que ma raison chancelle.
En dépit des précautions, et malgré la sagesse de M. Tubaze qui se pliait à la discipline commune, le brouillard envahissait la maison. Pièce à pièce, chambre après chambre, ils avaient reculé devant lui. Mme Fargeau était dans le dernier local clair, mais l’invasion complète n’était plus qu’une question de jours.
De jours ! Ils continuaient à employer ce mot qui n’avait plus de sens. Heures de sommeil, heures de veille, c’était toujours l’éternelle nuit. Ils ne faisaient plus guère attention au temps. Seul, le perroquet conservait un estomac méticuleusement réglé, et glapissait à heures fixes avec une ponctuation chronométrique :
— Jacquot veut déjeuner !… Jacquot veut déjeuner !…
Mme Gorgette lui servait alors le chènevis qu’elle était allée chercher elle-même.
Paturot rompit le silence.
— Alors, monsieur Jacques… est-ce que vous allez nous laisser longtemps dans cet état ?
— Hélas ! je n’y peux rien, répliqua le jeune homme. Ce n’est pas moi qui commande aux éléments…
— Je suis bien tranquille… Si vous vous donnez de la peine, vous finirez par trouver quelque chose.
— Que voulez-vous que je trouve ?
— Ça, c’est votre affaire.
Cette naïve confiance secoua Jacques de sa torpeur. Paturot avait raison, il fallait tenter quelque chose. Quelque chose de fou peut-être mais il fallait sortir de l’inaction.
Juliette Fargeau s’employait, au moyen des procédés connus, à éliminer le gaz carbonique, mais ses coupelles ne suffisaient pas, et l’atmosphère devenait méphitique. Pour respirer, on allait être obligé d’ouvrir les fenêtres, c’est-à-dire de capituler à jamais devant le brouillard.
— Paturot, dit soudain Jacques, voulez-vous sortir avec moi ?
— J’irai où vous voudrez, acquiesça le déménageur.
— Nous allons peut-être faire une expédition inutile.
— De toute façon, ça nous distraira…
— En cas de mauvaise rencontre, prenez une arme.
Le colosse ouvrit et referma ses poings énormes :
— Des armes, j’en ai, dit-il. En route !
— Faisons doucement, car je ne veux pas qu’on nous entende sortir… Inutile de donner un faux espoir à nos amis…
Sans bruit, ils descendirent l’escalier et sortirent.
Les ténèbres ne les surprirent pas, car ils en avaient l’habitude. Pour ne pas s’éloigner l’un de l’autre, ils se prirent par la main comme deux enfants.
Au lieu de suivre la grand’route, Jacques tourna presque tout de suite droite, dans un sentier dont il trouva assez facilement l’entrée.
— Par ici ! dit-il en entrainant Paturot.
— Mais… fit ce dernier. Nous n’irons pas loin en suivant ce chemin.
— Nous irons aux carrières.
En effet, ce sentier conduisait à l’une des plus anciennes carrières de Meudon, carrière dont l’exploitation était abandonnée depuis longtemps.
Les deux hommes avançaient avec lenteur, car la pente était assez raide, et des cailloux roulaient sous leurs semelles.
— J’y pense ! reprit le déménageur. La galerie est fermée, il y a une grosse porte.
— C’est pour cela que j’y vais, dit tranquillement Jacques.
Trois minutes après, ils se heurtèrent à la dite porte.
Jacques la palpa ; elle était solide et soigneusement menuisée. Au lieu d’être faite en voliges et en battants bruts, elle était en planches rabotées et jointées, et maintenue sur les quatre faces par un épais chambranle.
Après la désaffection de la carrière, on y avait installé une champignonnière, dont l’exploitant avait fait de mauvaises affaires et avait quitté le pays. C’était lui qui avait construit la porte.
— Paturot, dit Jacques, pouvez-vous ouvrir cette porte sans la briser ?
Le déménageur tâta la serrure, secoua énergiquement les deux vantaux.
— Sans la briser, oui, répondit-il, mais il y aura tout de même quelques dégâts…
— Arrangez-vous pour qu’il y en ait le moins possible. C’est notre seule chance…
— Je vais faire de mon mieux.
Paturot se mit à la besogne. Au bout de quelques secondes, Jacques entendit le bois craquer.
— Ça y est ? demanda-t-il.
— Oui, monsieur Jacques. J’ai juste fait sauter un morceau de bois à hauteur du pêne.
— Entrons vite, et refermons !
Ils se faufilèrent dans la carrière et repoussèrent aussitôt les vantaux derrière eux.
— Maintenant, reprit Jacques, nous allons savoir si je me suis trompé.
Il tira sa lampe électrique de poche et pressa sur le déclic.
Un faisceau de lumière éclaira un wagonnet, plusieurs pioches et plusieurs pelles.
— Je ne me suis pas trompé, se contenta de dire Jacques avec une satisfaction intense. Et il éteignit.
Lorsque Jacques parla à ses compagnons d’aller habiter l’ancienne carrière, Mme Gorgette déclara tout net qu’elle ne consentirait sous aucun prétexte à abandonner sa loge et sa maison.
— Vous n’allez pourtant pas rester toute seule ? répondit, avec douceur, Mme Fargeau.
— Mais oui, je resterai. Mes animaux me tiendront compagnie.
L’infirme caressait justement le chat Kiki, lové sur ses genoux, et qui ronronnait de plaisir.
— Maman pense encore plus à nous qu’à vous, intervint Juliette. Vous savez combien nous avons d’affection pour vous… cela nous priverait trop de vivre sans vous.
Finalement, Mme Gorgette se laissa convaincre, mais il fallut lui promettre qu’on lui permettrait de revenir souvent dans son immeuble pour en vérifier le bon état et que, naturellement, Jacquot, Goliath et Kiki seraient de l’expédition.
Paturot, sans se soucier de l’assentiment de la concierge, avait déjà commencé à faire trois ballots de vivres, un pour chaque homme. Comme il fallait s’y attendre, M. Tubaze trouva le sien trop gros et trop lourd, mais le colosse lui décocha un tel regard que le vieux petit rentier se tut.
Il fut décidé que bous les colis seraient d’abord entassés devant la carrière, dont on ouvrirait la porte le moins longtemps possible.
Pour que nul ne s’égarât en route, ce qui eût déplorablement compliqué les choses, Jacques eut l’idée de tendre, de la maison à la caverne, plusieurs cordes ajustées bout à bout. Grâce à ce guide, ils gagnèrent du temps et de l’assurance.
Dès le premier voyage, Goliath s’enfuit à toutes pattes, malgré les cris désespérés de sa maîtresse. On le croyait perdu, mais il revint tranquillement quelques minutes plus tard, et fit désormais autant d’expéditions que les hommes. Il n’y voyait certainement pas plus que les humains, mais son instinct suppléait à ses yeux. C’était lui qui s’était adapté le plus vite.
Paturot, très fier de son importance, fut le héros de la journée. Il colportait avec aisance des charges énormes, et la fatigue semblait n’avoir aucune prise sur lui.
On déménagea la totalité des provisions de bouche, les couches des lits, des sièges, une table, le fourneau à gaz d’essence et le luminaire. Le dernier voyage fut pour tous les lainages que contenaient les appartements.
Quand tous les objets de première nécessité furent rendus à destination, les trois femmes furent invitées à gagner leur nouvelle habitation. Pendant qu’on tirait dehors le fauteuil roulant de la paralytique, Gorgette mit dans un panier Kiki extrêmement surprit et froissé du procédé, puis elle s’empara du perchoir de Jacquot.
Malgré tes moqueries de M. Tubaze, elle donna deux tours de clef et vérifia soigneusement la fermeture des volets du rez-de-chaussée avant de consentir à suivre ses compagnons.
Le poste de T.S.F. dûment empaqueté, les lampes dévissées, avait été placé près de Mme Fargeau qui le surveillait jalousement et le préservait des cahots, dans la mesure du possible.
Autant sa maîtresse était consternée, autant Goliath gambadait en aboyant joyeusement. On ne le voyait pas, mais on ne cessait de l’entendre, tantôt en avant, tantôt en arrière, toujours dans la bonne direction.
Gens et objets introduits dans la carrière, ce ne fut pas sans émotion que Jacques referma la lourde porte, et la barricada au moyen de deux madriers en croix. Avant d’aller plus loin, il masqua toutes les fissures avec de vieux sacs qui gisaient en tas.
— Nous sommes dans un tombeau dit lugubrement M. Tubaze.
— Dans un havre de grâce ! rectifia Juliette. Nous avons des vivres pour trois mois, et le cube d’air de ces galeries est suffisant pour une année.
— Une année ? dit Mme Gorgette. Nous serons tous perclus de rhumatismes !
— Non, répondit la patiente Mme Fargeau. Les parois sont très sèches…
C’était elle qui, de sa main valide, tenait la lampe à pétrole qu’on venait d’allumer. Elle l’éleva au-dessus de sa tête pour éclairer le haut de la galerie.
Juliette poussa une exclamation :
— Des fils ! L’électricité !
— Elle ne doit plus fonctionner depuis longtemps, dit Jacques.
Il se trompait, le courant n’était pas interrompu, et quand ils eurent trouvé le commutateur, des lampes s’allumèrent jusque dans les profondeurs du souterrain. Il y en avait une tous les trente mètres. Ce n’était pas une illumination à giorno, mais au sortir des ténèbres du dehors, elle les ravit. Elle leur permettrait d’économiser leur essence et leurs bougies.
— C’est un palais des Mille et une Nuits ! s’exclama Jacques. Avançons pour chercher l’endroit où nous établirons notre foyer.
— Je vais mourir de peur ! gémit la concierge.
— Mais non, dit Paturot. Voyez votre chien, il est déjà chez lui. S’il flairait un étranger, il aboierait comme un écorché vif…
— Surtout, recommanda Jacques, ne nous égarons pas. Le réseau des galeries doit être compliqué. À chaque carrefour, nous fixerons des repères. Ils nous serviront les premiers temps, jusqu’à ce que nous soyons familiarisés avec les aîtres.
Le jeune homme s’efforçait à ne pas laisser tomber le silence, la conversation étant dans cette ombre la manifestation la plus rassurante de la vie.
Ils firent ainsi plus d’une centaine de mètres, puis s’arrêtèrent devant une porte encastrée dans la paroi de droite.
Comme elle était maintenue par une simple cheville, Paturot la tira.
On avait creusé dans la pierre friable une loge assez vaste, à peu près carrée, d’environ cinq mètres de côté. Cette loge servait autrefois d’écurie, de grange à fourrage et de dépôt d’outils. Des pics de carrier, des pelles, des scies s’entassaient dans un coin, près d’un tas de paille et de bottes de foin qui embaumaient.
— On ne pouvait souhaiter un appartement plus confortable, apprécia Mme Fargeau. C’est croire qu’il a été creusé pour nous.
Jacques, tout réjoui, frappa sur la robuste épaule de Paturot.
— À l’ouvrage, mon vieux ! Pendant que Mme Gorgette nous préparera un dîner de gala, nous allons transporter nos trésors.
— Allons-y répondit simplement le colosse.
Ce transport fut relativement peu pénible, car ils utilisèrent le wagonnet destiné au charroi des pierres.
Tout en faisant frire sur le fourneau des œufs et des tranches de jambon, l’active Mme Gorgette rangea soigneusement les vivres, car elle aimait l’ordre.
Un coin spacieux fut réservé aux trois femmes et isolé par des couvertures installées sur des bâtons formant glissières. Le coin opposé fut dévolu aux trois hommes.
Quand la table fut dressée, sous la lampe centrale, l’ancienne écurie avait si bonne apparence que chacun se sentit l’âme joyeuse. Qui de nous n’a jamais rêvé au moins une fois de jouer au Robinson ?
— Je voudrais bien un peu d’eau, demanda Mme Gorgette. Je ne supporte pas le vin pur.
Jacques et Juliette se regardèrent, avec un certain trouble. Ils n’avaient pas songé à l’eau potable. Certes, ils n’avaient pas à redouter la soif à Meudon, mais la nécessité de sortir souvent pour s’en procurer leur était désagréable. C’était favoriser l’intrusion du fatal brouillard.
Il fut décidé que ce soir-là on se passerait d’eau et qu’on en amasserait le lendemain la plus grande quantité possible.
Pendant le repas, Juliette fit marcher la T.S.F. et il leur sembla qu’elle leur parlait d’un monde dont ils ne faisaient plus partie.
Les nouvelles étaient si rares, si laconiques, qu’ils devinèrent l’intervention d’une censure. Sur la France, presque rien : par contre, on faisait allusion à un grave soulèvement au Brésil. Les autres pays étaient sinon tranquilles, dans une confusion inextricable.
L’audition s’acheva par un manifeste du gouvernement qui réquisitionnait toutes les denrées alimentaires, et ordonnait à tous les habitants de faciliter le recensement de ces denrées, qu’il fallait immédiatement apporter à la mairie de chaque commune.
Indignée. Mme Gorgette s’adressa au diffuseur comme à une personne raisonnable :
— Eh bien ! venez les prendre, nos vivres !
Un miaulement navré l’interrompit : Kiki signalait qu’on l’avait oublié dans son panier, et que malgré sa philosophie native il aspirait à un peu plus d’espace et à quelque nourriture. C’était la première fois que Mme Gorgette oubliait ses favoris, toujours soignés avant elle-même.
Toute la colonie était si fatiguée que la soirée fut courte. Quelques instants plus tard, chacun reposait, dans l’obscurité d’un sommeil sans rêves. Ce fut leur meilleure nuit depuis le début de cette période aux épuisantes émotions.
Le lendemain matin – ils marquaient toujours le temps d’après leurs montres – Jacques et Juliette partirent à la découverte.
La galerie principale se prolongeait, semblait-il, indéfiniment. Les galeries transversales étaient nombreuses, mais ils ne s’engagèrent dans aucune, remettant à plus tard le soin de repérer exactement la topographie de leur domaine. L’électricité n’était pas installée dans ces boyaux secondaires.
La jeune fille se montrait songeuse, préoccupée :
— Nous sommes en sécurité, dit-elle, mais l’inaction va terriblement nous peser.
— Elle serait encore plus insupportable dans le brouillard, répondit Jacques.
— D’accord, mais qu’allons-nous devenir ? Malgré nos précautions, nous n’échapperons finalement pas à la loi commune.
— Qui sait ? reprit Jacques. Nul fléau pas même le déluge, n’a détruit complètement l’humanité… Les peuples, ou ce qu’il restera après le cataclysme, s’organiseront de leur mieux… D’ailleurs, j’ai la conviction que le soleil recommencera à briller.
Juliette ne répondit pas et il comprit qu’elle n’était pas de son avis.
En baissant machinalement les yeux. Jacques aperçu, au long de la paroi, une sorte de miroitement.
— De l’eau ! s’exclama-t-il avec une voix sourde.
Ce n’était même pas un ruisselet, mais un suintement qui humectait la pierre. Ils suivirent cette trace, et cent mètres plus loin ils éprouvèrent l’immense joie de découvrir une source.
Elle était de bien faible débit, se résumant à un tout petit filet coulant le long de la paroi, mais elle suffisante pour leur épargner de sortir de la carrière.
— Vous voyez que je n’ai pas tort de conserver mon espoir et ma confiance ! exulta Jacques. Nous tiendrons sans peine jusqu’au retour des beaux jours !
Un bruit léger les fit se retourner. C’était bien Goliath qui les rejoignait, et la satisfaction avec laquelle il se mit à laper l’eau leur prouva qu’elle était potable, car sur ce point l’instinct des animaux n’est jamais en défaut.
— Allons annoncer la bonne nouvelle à nos amis, dit la jeune fille.
En retournant, ils distinguèrent deux yeux verts dans un boyau sans lumière. Ces yeux appartenaient au chat Kiki, explorateur curieux et prudent.
Des éclats de voix leurs parvinrent :
— Ils se disputent ? fit Juliette, surprise.
— Encore Tubaze et la concierge…
C’était naturellement cela. M. Tubaze, les poings crispés, les veux exorbités, se dressait comme un coq devant Mme Gorgette qui brandissait un papier. Mme Fargeau et Paturot contemplaient cette scène sans cacher leur joie.
— Ah ! vous arrivez bien ! cria M. Tubaze à Juliette et Jacques. Vous ne devineriez jamais la prétention de cette créature !
— Créature, vous-même ! riposta Mme Gorgette. Ce n’est pas une prétention, c’est mon droit !
— De quoi s’agit-il ? demanda Jacques sans rien perdre de sa placidité.
Le petit rentier expliqua en ricanant :
— Madame, qui pense a tout, a emporté de quoi écrire… Elle s’est livrée tout à l’heure à un savant exercice de calligraphie, après quoi elle a eu le cynisme de me présenter ma quittance de loyer !
— Oui, monsieur, dit Mme Gorgette. C’est le jour de votre terme, vous devez me verser l’argent. Vous ne l’ignorez pas, c’est la loi.
— Mais les circonstances…
— Il n’y a pas de circonstance ! coupa Mme Gorgette.
M. Tubaze maîtrisa brusquement sa colère :
— Je renonce à discuter, dit-il. Écoutez, madame Vautour… je refuse de vous payer. Si vous n’êtes pas contente, allez chercher l’huissier, je l’attends de pied ferme !
Penchés sur l’appareil de T.S.F., les habitants de la carrière écoutaient avec un intérêt passionnant. Le perroquet lui-même tendait le cou sur son perchoir, comme pour mieux entendre. Seul, Paturot se désintéressait des événements extérieurs ; assis sur une botte de foin, les coudes levés, les mains croisées derrière la nuque, il fumait béatement sa pipe.
Les affaires se gâtaient à Paris, à Londres et à Berlin sous l’influence d’agitateurs.
Il était difficile de comprendre ce qu’ils voulaient. Leurs efforts se bornaient à renverser partout l’état des choses existant, et ils obéissaient à des lois politiques extrêmement confuses.
En France, le mal n’était pas grand : on ne signalait que des exactions particulières, des tentatives de révolte vite réprimées. Encore avaient-elles toutes la faim pour mobile.
Car la famine, malgré les efforts de l’intendance, commençait à exercer ses ravages. Il était d’ailleurs impossible de juger de l’importance du fléau, et bien des gens mouraient en secret.
Les hôpitaux ne pouvaient plus recevoir de malades, et ceux qu’ils abritaient étaient à peu près impossibles à soigner, l’administration manquait de tout.
Dans le désordre universel, des voix raisonnables essayaient de se faire entendre. Ce soir-là un grand savant français, Georges Claude, exhortait ses concitoyens au calme et à la raison.
« Regardons la situation face, disait-il à ses auditeurs elle est triste, elle n’est pas désespérée. Nous admettons que le brouillard enveloppera désormais toujours la terre ; il s’agit donc de s’accoutumer à lui, et de vivre malgré les ténèbres le moins péniblement possible.
« En somme, c’est comme si les êtres humains avaient perdu un sens : la vue. Il nous reste encore l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Est-ce que les aveugles sont fatalement condamnés à mort ?
« Dans un de ses romans fantastiques, l’écrivain anglais Wells parle d’une vallée dont tous les habitants étaient frappés de cécité héréditaire. Ces gens-là se livraient quand même à tous les travaux d’une société civilisée. Rien ne nous empêche de les imiter, à la condition d’avoir de la patience et de la volonté. »
— Il a raison, dit Mme Fargeau, mais parviendra-t-il à se faire écouter ?
— Sans doute, répondit Jacques. Après le bouleversement viendra une période de calme. Puisque cette brume n’est pas nocive, on peut cultiver la terre, faire pousser les céréales, nourrir le bétail comme par le passé… Les enfants qui naîtront sans avoir connu le soleil formeront une humanité nouvelle…
— Ça, c’est l’avenir ! protesta M. Tubaze. Mais du présent, qu’est-ce que vous en faites ? Mes rentes ne valent plus rien, mon capital est tombé et zéro.
— Vous ne payez même pas votre loyer riposta hargneusement la concierge-propriétaire. Quand viendra le terme de Mme Fargeau, je suis sûre qu’elle payera, elle !
— Mais oui, répliqua Jacques avec un sourire, Mme Fargeau, comme d’habitude, vous donnera un chèque que vous irez encaisser à la banque…
Et laissant Mme Gorgette bouche bée, le jeune homme continua :
— Le système monétaire devra être modifié, mais cela n’a qu’une importance relative. Les ouvriers intelligents se résigneront à compter autrement, voilà tout… Déjà, les transports par terre et par eau sont redevenus presque normaux, ils vont plus lentement mais aussi sûrement qu’autrefois. Tels quels, ils sont encore plus rapides que les diligences et les bateaux à voiles…
— Qui sait ? dit Juliette, il n’y aura peut-être plus de peuples, mais une seule race… Si cela pouvait marquer la fin des guerres…
— Cela n’en prend guère le chemin fit M. Tubaze.
Il faisait allusion à ce qui se passait en Europe centrale.
Une grande bataille se déroulait en Bohème, sans qu’on pût dire entre quels partis. Deux armées considérables étaient en présence et se heurtaient pour des motifs imprécis.
Les deux troupes possédaient les armements les plus perfectionnés, des fusils, mitrailleuses, des canons, des tanks et des avions. Mais dans les ténèbres, il leur était impossible de s’en servir, et elles avaient dû renoncer à tirailler et bombarder au hasard.
Les soldats étaient obligatoirement revenus au combat corps à corps, à la férocité de la préhistoire. Mais dans les forêts millénaires, quand deux hordes s’affrontaient, elles pouvaient apprécier la force ou la faiblesse de l’adversaire, se rendre compte s’il était vainqueur ou vaincu. Là, chaque général affirmait avoir le dessus et s’obstinait à exploiter les résultats d’une victoire tout à fait problématique.
— Pourquoi s’égorger ? soupira la douce Mme Fargeau. Ne serait-il pas mieux de s’unir contre le péril commun ?
Un hurlement douloureux les fit tous sursauter. Le chien Goliath se traînait vers sa maîtresse, les oreilles couchées, les gestes convulsifs.
— Il a les reins brisés ! se lamenta Mme Gorgette.
Paturot contemplait le caniche avec une curiosité sceptique :
— Il a tout simplement la frousse, dit-il, mais de quoi… Tiens, le chat fait la même la tête !
En effet, Kiki n’était pas plus rassuré. Tapi dans un coin, le poil hérissé, les pupilles dilatées, il paraissait en proie à une terreur folle.
— Il va nous arriver quelque chose ! s’alarma M. Tubaze. Les animaux nous avertissent ! Sauve qui peut !
Jacques éclata de rire, et Juliette ne tarda pas à l’imiter. À trente centimètres des moustaches du chat, une minuscule souris, dressée sur ses pattes de derrière, faisait tranquillement sa toilette en lustrant avec soin son museau de velours.
— Un rat ! glapit Mme Gorgette en bondissant sur un siège avec une légèreté de gazelle.
Effrayée par ce cri, la souris s’enfuit avec tant de vélocité qu’ils eurent à peine temps de la voir filer.
— Ah ! là ! là ! gouailla Paturot votre chien et votre chat sont d’un courage étonnant.
Mme Gorgette voulut défendre ses favoris.
— Ils sont aussi courageux que vous, mais les pauvres bêtes n’ont jamais vu de souris… Alors, vous comprenez leur émotion…
— Pourtant, reprit aigrement M. Tubaze, en échange de la nourriture qu’ils gaspillent, ils pourraient défendre nos provisions. C’est un minimum de service !
— Ils le feront ! dit héroïquement la concierge. Mais laissez-moi te temps de les dresser, de leur apprendre cet exercice dangereux.
Ils se couchèrent de bonne heure, comme tous les soirs. Jacques dormait depuis un temps inappréciable quand un aboiement l’éveilla.
Il pensa que le chien rêvait à la souris, mais ayant allumé l’électricité, il constata que Goliath, le mufle collé au bas de la porte, flairait soupçonneusement.
Sans prévenir ses compagnons, Jacques se leva et sortit en invitant le chien à le suivre. L’animal, grondant sourdement, se dirigea vers l’entrée de la carrière.
— Oh ! oh ! murmura Jacques : il y a certainement du nouveau de ce côté-là…
Saisissant le chien par le collier, il s’avança avec prudence.
Et il vit. Assez loin, quelqu’un dans galerie principale, quelqu’un se promenait avec un lumignon. Soudain, une lueur violente emplit le souterrain. Jacques comprit que d’autres personnes avaient amené une auto jusqu’à la porte et braquaient un phare.
— Ils ont ouvert ! pensa le jeune homme. Le brouillard va tout envahir !
Il compta cinq silhouettes noires gesticulant dans l’éblouissante clarté. Il allait s’avancer quand une détonation claqua, immédiatement suivie de trois autres. Dans les deux camps, celui des gens de l’auto et celui des gens au lumignon, on avait des revolvers et on ne faisait pas faute de tirailler.
Incontestablement, les assaillants avaient l’avantage. Ils voyaient et on ne les voyait pas, car ils restaient derrière les réflecteurs.
Une balle ricocha jusqu’à Jacques, mais caché derrière un pan de roche, il ne risquait rien.
Si la moitié seulement des projectiles avait porté, assiégeants et assiégés eussent été vite exterminés. Mais il est difficile de viser avec un browning, surtout quand on se hâte.
Soudain, les ténèbres emplirent de nouveau la carrière. Une balle avait brisé le phare de l’auto. Jacques entendit des cris furieux, et quatre nouveaux coups de feu.
Les vaincus se débandèrent, ils passèrent devant lui dans l’obscurité. Ils étaient trois ou quatre et l’un d’eux le frôla.
Les vainqueurs passèrent ensuite, au nombre de trois. Ils faisaient briller par intermittence une lampe électrique de poche. Ils haletaient et parlaient :
— Tu es blessé, Pierre ?
— Je dois avoir le radius cassé…
— Ah ! diable !
— C’est ennuyeux, mais je ne souffre pas trop…
— Les brutes ! si nous les dénichons, nous les exterminerons sans pitié…
— Tu es sûr qu’ils ont le chocolat ?
— Trois gros paquets, je les ai vus…
— Alors, il faut les rejoindre à tout prix. J’ai l’estomac dans les talons…
— Mon bras enfle, il faudrait arrêter sang…
— J’ai mis un mouchoir de toile, nous allons te panser…
Ils étaient à quelques pas de Jacques. La lampe électrique les éclairait imparfaitement ; toutefois le jeune homme, dans le petit cône de lumière, aperçut un bras ensanglanté, nu jusqu’au coude, le visage énergique, dur, d’un homme dans la force de l’âge, puis la lampe s’éteignit, trois hommes s’enfoncèrent dans un vague brouhaha de paroles.
Pour empêcher Goliath d’aboyer, Jacques lui serrait le museau à pleine main.
Il lui tardait de regagner le campement, car il craignait maintenant pour la sécurité de la petite colonie. Toutefois, il courut d’abord refermer la porte pour arrêter l’invasion du brouillard, qui roulait lentement dans la galerie dont il avait déjà conquis une vingtaine de mètres.
Cela fait, Jacques, prêta l’oreille, mais le silence de la carrière n’était plus troublé. Il libéra Goliath qui s’esquiva sans aboyer.
Jacques rejoignit ses compagnons, qui n’avaient pas entendu le bruit de la bataille.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda M. Tubaze d’une vois pâteuse.
— Rien, répondit brièvement Jacques.
Le plus discrètement possible, il consolida la porte au moyen de trois poutrelles dont il réussit à enchâsser les extrémités dans la pierre.
Puis il se coucha, décidé à ne pas s’endormir.
Plusieurs détonations, toutes proches, éveillèrent en sursaut les membres de la petite colonie.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Mme Gorgette en pressant son chat et son chien sur son cœur.
— On nous attaque s’écria M. Tubaze.
Il tourna le commutateur, mais Jacques ordonna précipitamment :
— Éteignez ! Éteignez donc !
Le petit rentier obéit, et l’obscurité les enveloppa de nouveau. Le nez collé au bas de la porte, Goliath reniflait et grondait sourdement.
Une autre détonation éclata, juste devant le réduit. Ils entendirent des gens courir sans prononcer un mot, puis plus rien.
— Puis-je rallumer ? fit enfin M. Tubaze après un silence qui parut durer un siècle.
— Attendez encore, répondit Jacques. Il se demandait ce qu’il fallait faire.
Dans les galeries, la bataille de la veille avait recommencé. Un parti était en fuite, il était probable que les fugitifs, s’ils étaient sortis de la carrière, n’avaient pas pris la peine d’en reboucher l’entrée. Le brouillard devait par conséquent rouler doucement, irrésistiblement.
— Il faut aller se rendre compte tout de suite, conclut le jeune homme.
Mais quand il manifesta à voix basse son intention de partir avec Paturot, ses compagnons protestèrent. Ils ne comprenaient pas l’utilité de cette expédition, de ne l’admettaient sous aucun prétexte.
Jacques leur rapporta la scène dont il avait été le témoin involontaire. Il racontait dans l’ombre, sans distinguer aucun visage, mais il devinait qu’on l’écoutait avec une angoisse croissante.
Lorsqu’il eut fini, Juliette prit la parole :
— Vous avez raison, dit-elle ; il importe vérifier au plus tôt la fermeture de la carrière.
— Mais il y a du danger ! murmura Mme Fargeau.
Jacques la rassura, affectant un optimisme qui n’était pourtant pas dans son esprit.
— Pas beaucoup, madame. Ces gens-là s’acharnent les uns contre les autres… Ils ne s’occupent pas de nous, ils ignorent notre présence…
— Revenez le plus vite possible, reprit Juliette.
— Je vous le promets, dit Jacques. On y va, Paturot ?
— Oui, répondit tranquillement le colosse.
Le caniche voulait suivre les deux patrouilleurs, mais Jacques préféra le laisser dans la caverne. L’animal pouvait leur être utile en révélant, grâce à son flair, l’approche des étrangers.
Jacques portait son browning et sa lampe électrique, Paturot son gourdin. Les deux hommes se glissèrent dehors, prêts à toute éventualité. La galerie était d’autant plus dangereuse qu’elle était obscure et qu’ils ne voulaient pas faire de lumière.
Dès les premiers pas, Jacques buta contre un tas mou qui faillit le faire tomber. Le dernier coup de revolver avait porté, un corps gisait là !
Ce corps ne bougeait plus, mais par souci d’humanité Jacques voulut savoir si tout secours était vraiment inutile. Il braqua sa lampe, et un simple coup d’œil sur le visage livide, sur les yeux à demi ouverts et révulsés lui prouva que l’homme était mort.
— Trainons-le dans une galerie transversale, dit Jacques. Ce spectacle n’est pas encourageant.
Paturot saisit le cadavre par les épaules et le tira dans une anfractuosité.
— Faudra l’inhumer, dit-il avec sa placidité ordinaire. Comme ça, on ne le verra plus.
Si les amis de la victime se mettaient en quête du corps, sa disparition leur prouverait qu’il y avait du monde dans la carrière et les inciterait à rechercher à qui ils avaient affaire.
— Mais ils doivent le savoir déjà, pensa Jacques, puisque j’ai barricadé la porte derrière eux.
Paturot interrompit ses réflexions.
— Donnez un coup de lumière, monsieur Jacques. Nous sommes peut-être en plein dans le brouillard.
Un bref éclair de la lampe le rassura. L’atmosphère n’avait rien perdu de sa transparence ; la brume était entrée en trop faible quantité pour troubler l’air.
— Donc, fit le déménageur, ils ont poussé le vantail. Ils ont peut-être filé ?
— Je l’ignore, mais c’est peu probable, répondit Jacques.
— Dommage ! Si nous étions sûr de leur départ, nous construirions un mur qui les empêcherait de revenir. Après tout, nous n’avons aucunement besoin de ces gens-là chez nous !
Paturot disait : chez nous, comme si le souterrain lui eût appartenu. La loi du premier est une de celles que les humains les plus civilisés appliquent de bonne foi dès que les circonstances l’exigent.
Ils progressaient toujours côte à côte dans les ténèbres et ne s’arrêtèrent que devant la paroi de bois. Paturot ne s’était pas trompés, les inconnus avaient refermé la porte.
— L’ont-ils même rouverte ? fit Jacques. En tout cas, il faut vérifier l’obturation des fentes.
Il lui suffit de promener de haut en bas le faisceau lumineux de sa lampe pour être renseigné. Les sacs avaient été remis en place, mais pas de la même façon.
— Par conséquent, ils sont encore dedans, dit Paturot avec un soupir de regret.
— Nous n’y pouvons rien, répliqua Jacques. D’ailleurs ce ne sont peut-être pas ennemis…
— Hum ! Des gens, qui aiment tant le revolver…
Jacques continuait soigneusement l’examen du chambranle :
— Il n’y a sans doute plus qu’un seul clan avec nous… Ces entretoises et ces madriers sont mis pour empêcher le retour de ceux qui sont sortis…
— Tant mieux ! se réjouit Paturot. S’il faut se battre, moins il y aura d’adversaires, mieux ça ira.
Tout le tour de la porte inspecté, Jacques examina la jonction médiane des deux vantaux.
À un mètre cinquante de hauteur environ un papier était fixé au moyen d’une épingle. Jaques lut sur le papier :
AVIS IMPORTANT
« Les habitants de cette carrière sont instamment priés de se mettre en communication avec nous.
« Il leur suffira de pousser trois cris distincts, auxquels nous répondrons aussitôt. »
Il n’y avait pas de signature, mais un nom n’eût rien enseigné de plus à Jacques.
— On crie ? demanda le colosse.
— Non ! répondit sans hésiter Jacques.
— On finira tout de même par se rencontrer ?
— Peut-être, mais avant de prendre une décision, je désire consulter nos compagnons…
— Comme vous voudrez, dit le peu contrariant Paturot.
En tâtant le parvis, ils regagnèrent l’abri où ils retrouvèrent leurs amis inquiets, mais qu’aucun danger n’avait menacé. Ils étaient restés dans l’obscurité, sur le conseil de Juliette.
Jacques les mit au courant de ce qui se passait, et ils furent unanimes à déclarer qu’il fallait éviter tout contact avec les inconnus suspects.
— Mais s’ils nous donnent l’assaut ! objecta M. Tubaze plus que jamais pusillanime.
— La porte est assez solide pour résister, répondit Juliette. Ils ne l’enfonceront pas d’un coup d’épaule.
— D’ailleurs, ajouta Jacques, nous allons encore la renforcer… Nous avons tout ce qu’il faut pour cela. J’ai eu tort d’emprunter le bout de papier… Si je l’avais laissé en place, celui qui l’a rédigé n’aurait peut-être pas été certain de notre présence.
Mme Gorgette donna son avis :
— Nous ne pouvons pas rester tout le temps sans lumière… Pour qu’on ne repère pas tout de suite notre logis, nous allons calfeutrer les fentes… Si aucune lueur ne filtre, on passera devant la porte sans soupçonner notre présence…
Une demi-heure suffit, à cette besogne. Jacques tint à se rendre compte lui-même ; sortit dans la galerie et constata qu’on s’apercevait pas la moindre lumière.
Ce résultat acquis, M. Tubaze voulut qu’on s’occupât immédiatement de transformer la caverne en forteresse.
— Un instant ! dit alors Mme Gorgette. Il faut d’abord aller chercher de l’eau, car nous n’en avons plus une goutte…
Paturot voulut remplir cette corvée, mais Jacques tint à l’accompagner.
Ils connaissaient assez bien le chemin de la source pour y parvenir sans lumière. Ils firent tout le trajet en silence, et commencèrent à emplir les récipients qu’ils avaient apportés.
Le premier seau était à peu près plein quand une très vive lumière les éblouit.
En même temps, une voix d’homme prononça :
— Haut les mains, messieurs ! Et surtout pas un geste de défense, sinon je tire sans hésiter !
Jacques et Paturot obéirent, cherchant vainement à distinguer l’homme qui venait de démasquer son phare à acétylène.
— Si vous êtes dociles, reprit cet homme, il ne vous arrivera rien de fâcheux. Comme notre conversation sera peut-être longue, je vous conseille de vous asseoir… La position de vos bras serait vite fatigante… Posez vos mains sur les genoux, bien à plat… Surtout, pas le plus petit mouvement vers vos poches !
Quand Jacques et Paturot, comprenant le danger et l’inanité de toute résistance, eurent ponctuellement exécuté les instructions de l’inconnu, celui-ci continua :
— Il eût été plus simple de pousser les trois cris. Cela nous aurait permis d’entrer en relations d’une manière plus amicale. Enfin, c’est vous qui avez préféré cette méthode. Maintenant, messieurs, causons.
Jacques, insensible à la frayeur, avait conservé toute sa lucidité. Ayant pleine confiance dans le courage et l’obéissance passive de Paturot, certain que le colosse exécuterait instantanément et aveuglément les ordres qu’il lui donnerait, il décida d’observer d’abord ses agresseurs avant d’adopter une solution.
Assis par terre, les mains à plat sur ses cuisses, il attendit la suite.
L’homme au phare, persuadé de la résignation de ses prisonniers, dit :
— Allume, Gaston.
Un être jusque-là ignoré de Jacques éclaira aussitôt le souterrain. Tout comme la colonie Gorgette, les nouveaux venus avaient découvert sans peine l’installation électrique de la carrière.
Jacques se trouva en présence de deux hommes qu’il examina avec curiosité. L’un avait la quarantaine et l’autre atteignait à peine la trentaine. Leurs vêtements paraissaient élégants, bien coupés, mais ils étaient maculés de boue et de taches. Le plus âgé portait un col et une cravate, mais le second, celui qui s’appelait Gaston, avait le cou nu.
Ces deux hommes devaient appartenir à la classe élevée de la société, mais leurs cheveux embroussaillés, leurs mentons non rasés depuis plusieurs jours leur donnaient l’aspect de bandits sans foi ni loi.
— D’abord, comment vous appelez-vous ? demanda le plus âgé pendant que l’autre réduisait la flamme du phare à acétylène.
— Lebret, répondit Jacques.
— Et moi, Paturot, grogna le déménageur. Et vous, comment diable vous nommez-vous ?
— Domigny, dit l’homme sans se formaliser du ton bourru la question. Avant le brouillard vous habitiez Paris ?
— Non, Meudon dit Jacques.
Il était résolu à feindre la résignation pour amener Domigny à relâcher sa surveillance.
— Si tu lâches ton revolver seulement une seconde, pensait-il, je te promets un joli changement de rôle !
Mais Domigny gardait sans affectation son arme bien en main, et ne paraissait guère disposé à s’en dessaisir.
— Nous, nous sommes de Paris, reprit-il avec une complaisance fort courtoise. Vous êtes installés seuls dans cette magnifique cave ?
— Oui ! répliqua aussitôt Jacques.
— Je suppose que vous n’y êtes pas venus par hasard ?
— Nous connaissions, en effet, l’existence de ce souterrain, avoua Jacques.
— Alors, vous vous y êtes installés le mieux possible ? dit Domigny. Vous avez apporté des vivres, n’est-ce pas ?
— Très peu, dit Jacques.
Domigny et Gaston échangèrent un regard satisfait.
— Nous, continua Domigny, nous avons poussé jusqu’ici tout à fait par hasard, pour poursuivre des voleurs… Mon secrétaire, aidé de quelques acolytes qui ne valaient pas mieux que lui, m’avaient dérobé ma fortune. Nous avons eu la chance de ne pas perdre le contact, ce qui est un véritable miracle… Nous avons fait justice de ces coquins et récupéré les billets de banque. Il ne reste plus qu’un voleur vivant, il est dehors et n’a nulle envie de s’approcher de nous. Je vous raconte cela pour vous expliquer les coups de revolver que vous avez dû entendre et pour que vous ne vous mépreniez pas sur notre mentalité…
— Monsieur, répondit froidement Jacques, je suis aussi honnête que vous, mon ami aussi, et vous nous menacez pourtant de votre revolver. Votre conduite à notre égard est plus éloquente que n’importe quel discours.
Domigny sourit :
— Je suis prêt à rempocher mon arme, dit-il. Promettez-moi seulement de ne pas chercher à vous échapper.
— Vous nous considérez donc comme vos prisonniers ? fit Jacques.
— Non, non ! Je vous considère comme des gens avec qui il est indispensable que je traite une affaire.
— Quelle affaire ? s’étonna le jeune homme.
— La vente de vos vivres, car nous avons faim. Je vous payerai très largement.
— Nos vivres ne sont pas à vendre, dit Jacques. Je vous en donnerai pour apaiser votre faim et vous permettre d’aller plus loin.
— Ce n’est pas ce que nous désirions, fit Domigny. J’achète en gros et non au détail. Je vous donne un million pour la totalité de vos provisions… Un million, c’est une jolie somme… vous n’avez sans doute que quelques boîtes de conserves ? Mais je suis correct, et je ne veux pas que vous m’accusiez de vous exploiter… Ça va-t-il ?
— Je refuse, dit Jacques. Ce n’est pas votre million qui nous empêcherait de mourir de faim.
Domigny insista :
— Vous connaissiez Meudon… vous trouverez de quoi subsister…
Jacques comprenait maintenant trop bien la tactique de ces hommes. Ils voulaient le dépouiller de toutes ses provisions de bouche, et leur offre d’argent était pour ainsi dire ironique. Au fond de la carrière, même ailleurs, les valeurs fiduciaires avaient aussi peu de pouvoir d’achat qu’un morceau de papier ordinaire.
Toutefois, Domigny semblait si bien élevé, s’exprimait avec tant de courtoisie que Jacques ne le considérait pas comme un ennemi irréductible.
— Monsieur, dit-il, vous qui avez poursuivi implacablement votre caissier infidèle vous ne pouvez pas songer réellement à devenir voleur vous-même !
— Monsieur, répondit Domigny, vous ne pouvez pas traiter de voleur quelqu’un qui vous offre un million en échange de marchandises qui valent à peine quelques centaines de francs.
— Mais sans ces marchandises, objecta, Jacques, nous mourrons !
— Nous aussi ! riposta Gaston avec une jovialité d’un effet sinistre. C’est pourquoi nous les voulons si ardemment.
— Vous ne les tenez pas encore ! fit Paturot véhément.
— Oh ! cela ne tardera pas, reprit Domigny. Le plus sage serait de nous conduire tout de suite à votre dépôt.
Cette phrase permit à Jacques de supposer que Domigny ignorait l’emplacement et l’existence de la caverne où se cachaient les femmes et M. Tubaze. Cela le rassura, mais il voulut être certain de l’ignorance de ses bourreaux.
— J’ai quand même le droit de refuser ?
— Oui, monsieur, répondit aimablement Domigny. Mais dans ce cas, votre ami et vous resterez nos prisonniers…
— Et nous souffrirons gaiment de la faim tous ensemble, ajouta Gaston. Quand nous serons assez maigres, vous finirez bien par nous indiquer votre cachette…
— Bien entendu, reprit l’autre, ces conditions nouvelles modifieront notre premier marché… Nous prendrons vos vivres, mais n’aurez plus notre million.
— Comme vous voudrez ! dit Jacques.
Domigny s’inclina :
— Puisque telle est la conclusion de ce débat, je n’insiste pas pour le moment. Nous attendrons ensemble. Nous sommes handicapés, car vous êtes probablement rassasiés alors que nous n’avons rien mangé depuis quarante-huit heures ; mais nous compenserons cela en vous privant de boire. La soif, paraît-il, est plus impérieuse que la faim.
Et Gaston donna un coup de pied à un seau plein, dont l’eau se répandit sur les jambes de Paturot. Le colosse lui décocha un tel regard que l’autre, au fond peu rassuré, ricana :
— Oh ! oh ! le gros n’a pas l’air commode ! Je crois qu’il serait sage de le supprimer si je ne veux pas être supprimé moi-même à la première occasion.
— Plus tard, dit Domigny. Qui sait ? Nous le mangerons peut-être… Il paraît un peu coriace, mais enfin…
Le cynisme gouailleur de son adversaire exaspéra soudain Jacques, qui s’écria :
— Vous n’êtes qu’un sauvage !
— Oui, monsieur, dit Domigny. Je mérite, en effet, le titre de sauvage. Il n’y a plus que des sauvages sur la croûte terrestre. La civilisation a craqué comme un mauvais vernis… Ainsi qu’aux temps de la préhistoire, l’humanité obéit désormais à la loi naturelle, qui n’a rien de tendre : tuer pour manger ! Elle n’a d’ailleurs jamais cessé d’appliquer cette loi, elle a simplement augmenté son hypocrisie… Nul Parisien cultivé ne pourrait contempler sans horreur l’immense troupeau de bœufs, de moutons, de porcs, de volailles assassinés pour le nourrir et le vêtir pendant cinq ans…
Jacques épiait toujours ce bavard, mais Domigny ne relâchait pas une seconde sa surveillance, et l’index de sa main droite était toujours à demi replié sur la gâchette du browning.
— Gaston, dit l’homme au million, débarrasse ces messieurs des objets dangereux qui pourraient encombrer leurs poches. Un accident est si vite arrivé…
Gaston les fouilla sans vergogne et fit main basse sur le revolver de Jacques. Paturot eut peine à résister au désir de broyer entre ses doigts le cou de son vainqueur, mais il se contint. Du moment que Jacques n’avait donné aucun ordre dans ce sens, il ne fallait pas encore se battre.
Domigny, la fouille terminée, parla de nouveau avec son insupportable politesse :
— Vous refusez toujours de nous révéler où sont cachées les provisions que nous convoitons ?
Et Jacques ne répondant pas :
— Il est certain que je vous poserai bientôt un ultimatum plus sévère. Vous ne pourrez rien me reprocher, c’est vous qui l’aurez voulu… Debout, messieurs, vous allez marcher devant nous jusqu’à notre campement. Ne marchez pas trop vite, sinon une balle couperait net votre élan…
Ce fut avec une satisfaction infinie que Jacques s’éloigna de la galerie centrale. Domigny ne supposait pas que le fameux dépôt de vivres se trouvait si près de l’entrée de la carrière.
Ils n’eurent pas besoin du phare à acétylène, car ils ne quittèrent pas les boyaux éclairés à l’électricité.
— Nous les aurons ! murmura Paturot pour exprimer sa confiance.
— Parlez à haute voix ! intima aussitôt Domigny. Je veux entendre tout ce que vous dites !
— Je t’assure, fit Gaston de sa voix sèche, nous ferions mieux d’abattre le gros. Il a une tête qui ne me revient pas du tout !
— Plus tard ! répéta laconiquement Domigny.
Après un quart d’heure de marche, ils parvinrent à une sorte de carrefour d’où rayonnaient plusieurs galeries. Là était installé un campement rudimentaire, simplement composé de coussins d’autos, de quelques couvertures et de quatre bidons d’essence.
— Pas mal ! pensa Jacques. Quand Juliette nous cherchera, elle pourra nous apercevoir de loin… Cela évitera peut-être un malheur.
Nullement abattu, plein de force, il n’admettait pas la défaite définitive et croyait à une prompte revanche. Le supplice de la soif ne l’inquiétait pas encore, et il se croyait capable d’y résister longtemps.
Un gémissement éveilla son attention. Il y avait là un troisième personnage, un blessé, étendu au pied de la paroi. Jacques reconnut celui qu’il avait entendu nommer Pierre et qui avait un bras brisé par une balle.
Ce Pierre paraissait en piteux état. Ses yeux grands ouverts ne semblaient rien voir, il était en proie à une violente crise de fièvre.
Gaston prit un gobelet dans une trousse de voyage et humecta les lèvres du blessé qui but avidement, puis prononça quelques mots à voix basse.
— Toujours le délire demanda Domigny.
— Toujours, répondit Gaston en se relevant.
— Ah ! si nous avions un cachet de quinine…
— Moi j’en ai, dit Jacques.
— Sur vous ?
— Non, mais…
— Alors, n’en parlons plus, coupa Domigny. Je ne suis pas assez naïf pour vous permettre d’aller en chercher… Vous seriez tellement tenté de ne pas revenir…
— Vous préférez que votre camarade agonise ? s’indigna Paturot.
— Il n’agonise pas, déclara Gaston. Il est de complexion robuste, il sera bientôt sur pied… Vous pouvez avoir confiance en mon diagnostic, je suis médecin.
Et il leur tourna le dos avec une insolence qui augmenta la haine de Paturot. Jacques, feignant l’indifférence, s’adressa à Domigny :
— Quelle place nous assignez-vous, monsieur ?
Domigny désigna le sol :
— Là… je vous prête cette couverture.
— Vous êtes trop aimable…
— Mon amabilité ne va toutefois pas m’empêcher de vous attacher les pieds et les mains, riposta Domigny.
Le déménageur protesta :
— Nous attacher ! Pourquoi ?
— Pour vous empêcher de nous fausser compagnie, expliqua le docteur. Vous serez convenablement ligoté, car c’est moi qui me charge de cette besogne.
— Veuillez nous pardonner cette contrainte, continua Domigny, mais c’est votre attitude qui la rend nécessaire. Nous allons, Gaston et moi, repartir à la recherche de vos provisions… Vous comprenez certainement que pendant ce temps, il nous est impossible de vous laisser en liberté.
— Où sont les cordes ? interrogea Gaston.
— Dans la trousse.
Le docteur n’avait pas menti en promettant de la besogne bien faite. Dix minutes plus tard, Jacques et Paturot avaient les poignets et les chevilles attachés de telle sorte qu’il leur était impossible de songer à se délier. Gaston avait tellement serré que Jacques sentait déjà le sang affluer à ses mains. Mais il comprit que sa plainte réjouirait ses bourreaux et il ne protesta pas contre la cruauté du traitement qu’on lui imposait.
Domigny observait pensivement les prisonniers :
— Ils sont deux, dit-il. Dès que nous aurons disparu, l’un va essayer de ronger les cordes de l’autre avec les dents…
— Ça les distraira dit Gaston.
— À quoi bon les fatiguer pour rien poursuivit le trop poli Domigny. Mieux vaut les attacher à quelque distance de l’autre…
— Canaille ! jura Paturot.
— Je suis navré de ce jugement, dit Domigny. J’espère que vous conviendrez sous peu que nous sommes de braves gens…
Les prétendus braves gens attachèrent leurs prisonniers à deux poteaux de soutènement éloignés de cinq mètres. Les cordes étaient disposées de telle sorte qu’il était impossible aux malheureux de les atteindre.
— Voilà dit Domigny. Maintenant, m’en vais tranquille. Il ne vous est pas défendu de parler, mais si vous criez, j’aurai le profond regret vous bâillonner la prochaine fois… J’espère que vous réfléchirez et que vous vous concerterez gentiment pendant notre absence… Vous méditerez dans des conditions éminemment favorables, car nous allons éteindre l’électricité qui gêne notre pauvre blessé.
Le dernier espoir de Jacques s’effondrait. Avec la lumière, il risquait d’être découvert par un des membres de la colonie. Sans lumière, c’était impossible. Et si les explorateurs allumaient l’électricité, ils donneraient immédiatement l’alarme à l’infernale Domigny.
La lueur du phare porté, par Gaston décrut, puis disparut complètement. L’obscurité, froide et lourde, enveloppa les prisonniers.
Le silence n’était troublé que par les faibles plaintes de Pierre.
Au bout d’un temps inappréciable, Paturot chuchota :
— Eh bien ! monsieur Jacques, qu’est que vous pensez de cela et qu’est-ce que nous allons pouvoir faire ?
— Je n’ai jamais eu pareille impression d’impuissance, répondit, sur le même ton, le jeune homme. Nous sommes pris et bien pris. Moi, je suis incapable de briser mes liens… et toi ?
— Moi non plus, avoua le colosse avec rage sourde. J’ai essayé, je n’ai réussi qu’à me faire du mal. Ces coquins ont des cordes de première qualité… Pourtant, vous n’allez pas leur faire cadeau de nos vivres ?
— Telle n’est pas mon intention, mais, mon pauvre ami, il faudra bientôt adopter une solution… Le traitement qu’ils nous font subir ne saurait durer sans danger. Nous ne sommes pas seuls, nos compagnons vont peut-être se jeter, d’une minute à l’autre, dans les mains de nos tortionnaires… Ceux-ci s’empareront alors de tout ce que nous refusons de leur livrer, et nous n’aurons même pas le bénéfice d’un marché…
— Vous pensez au million ?
— Je pense que si nous cédions de bonne grâce, ils seraient peut-être moins durs.
— Ne cédez pas ! Ne cédez pas ! gronda l’Auvergnat avec l’entêtement de sa race. Nous n’avons qu’à attendre ! Quand ils auront suffisamment faim, ils seront peut-être moins exigeants… Ils se contenteront d’une partie de nos provisions.
— Oui, murmura Jaques : mais quand ils auront faim, nous aurons soif depuis longtemps !
— C’est bizarre, reprit Paturot. Notre place n’est pas particulièrement agréable, et pourtant j’ai confiance… Je suis sûr que nous nous tirerons de là sains et saufs !
— Souhaitons-le, soupira Jacques. Malheureusement, je ne suis pas si optimiste que toi…
Le silence régna de nouveau, total, funèbre. Le blessé, rompu de fatigue, ne se plaignait plus. Bientôt, un souffle profond et régulier apprit à Jacques que Paturot venait de s’endormir.
Il envia la sérénité d’âme de son camarade de captivité. Dans certaines circonstances pénibles, l’intelligence cesse d’être une supériorité Mieux vaut être passif, c’est le meilleur moyen de ne pas user ses forces physiques et de ne pas brûler inutilement son énergie.
Un bruit presque imperceptible tira Jacques de ses réflexions. C’était un tapotement extrêmement léger, qui s’arrêtait, puis reprenait à intervalles irréguliers. Cela ressemblait aux pas furtifs et indécis d’un animal en train de quêter.
— C’est le chien ! pensa tout de suite le jeune homme avec une joie ineffable.
Et dans l’ombre absolue, il appela tout doucement :
— Goliath ! Mon petit Goliath !
Le tap-tap-tap devint plus net et sa cadence se précipita. C’était bien, en effet, le chien de Mme Gorgette.
Jaques l’eut bientôt contre lui, frétillant et essayant de son mieux d’exprimer son affection.
La bête mendiait les caresses habituelles que Jacques ne pouvait lui donner, à cause de ses mains attachées. Les timides plaintes de Goliath signifiaient :
— Pourquoi ne me grattes-tu pas les oreilles, comme tu fais toujours ? Tu n’es donc pas content, aujourd’hui, que je sois à côté de toi ?
Jacques se demandait si le caniche l’avait retrouvé par hasard, au cours de ses pérégrinations dans la carrière, ou bien s’il avait été envoyé à sa recherche par Juliette. Dans tous les cas, il importait de profiter de ce moyen pour donner signe de vie aux habitants de la caverne.
Comme Goliath frottait câlinement sa tête contre l’épaule de Jacques, ce dernier entendit le froissement caractéristique d’une feuille de papier. Goliath portait donc certainement à son collier un message de Juliette.
Malgré qu’il ne pût lire ce message, Jacques éprouva un violent désir de s’en emparer. Mais comment parvenir à le prendre ?
Patiemment, le moins maladroitement possible, Jacques essaya de happer la feuille de papier avec ses dents. Il pouvait bouger la tête et même le torse. Mais le caniche, croyant à un jeu, se mit à sauter à droite et à gauche avec des halètements joyeux.
Enfin, favorisé par le hasard, Jacques réussit à saisir entre ses lèvres un coin du papier qui se déchira. N’importe, il possédait désormais un morceau de la lettre, il pourrait y jeter un coup quand l’électricité serait rallumée.
Avec des précautions infinies, il disposa le précieux papier sur le sol et se traîna dessus pour le cacher.
Il était temps, car la lumière du phare à acétylène brilla au bout d’une galerie. Les bourreaux rentraient de leur expédition.
— Va-t’en ! intima Jacques au chien. Va-t’en donc !
Mais le chien ne bougeait pas. Jacques distingua furtivement la silhouette de la petite bête. Plantée sur ses pattes, elle flairait l’air et se demandait sans doute qui étaient ces gens.
— Va-t’en ! reprit le jeune homme.
D’un bond, obéissant à cet ordre ou à son instinct, le caniche fit demi-tour et s’enfuit au galop dans la direction de la caverne.
Jacques fut grandement satisfait. Juliette pourrait constater qu’il avait reçu le message, et voyant qu’il n’avait pu y répondre, comprendrait que quelque chose d’insolite se passait et qu’il fallait être sur ses gardes. Il avait assez confiance en la sagacité de la jeune fille pour être certain que désormais elle jouerait serré.
Il distinguait maintenant deux ombres qui dansaient fantastiquement sur les parois. Puis Domigny tourna le commutateur et Jacques exagérant le clignement d’yeux auquel l’obligeait le brusque passage de l’obscurité à la lumière électrique, s’assura que le chien de Mme Gorgette n’était plus visible.
— Encore bredouille ! avoua Gaston en se débarrassant du phare à acétylène.
— Cela n’a rien d’étonnant, continua Domigny. La faune et la flore de cette carrière ne peuvent guère nous réserver des surprises.
— Nous aurions pu trouver quelques chauves-souris ! dit Gaston. C’est un assez piètre gibier, mais faute de grives…
Paturot continuait à dormir comme un loir. Domigny le contempla d’un air pensif.
— Heureuse nature soupira-t-il. Il aurait pourtant quelques bonnes raisons de s’inquiéter de son avenir…
Et se tournant vers Jacques :
— Eh bien monsieur, avez-tous réfléchi pendant notre absence !
— Beaucoup, répondit Jacques.
— Ah ! ah ! et peut-on connaître votre conclusion ?
— Ma conclusion, fit le jeune homme, c’est que vous êtes d’une cruauté indigne d’un Européen.
Gaston eut un geste d’indifférence :
— Conclusion purement spéculative ! dit-il. Le moindre bout de pain ferait mieux mon affaire…
— Faut-il les détacher ? demanda Domigny.
— Non répliqua nettement le docteur. Laisse-les s’engourdir…
— Sauvages ! exhala Paturot en ouvrant les yeux.
Domigny éclata de rare :
— Ah ! vous ne dormez plus ?
— Vous irez au bagne ! Au bagne ! s’écria le colosse.
Mais le docteur, d’un geste las, l’invita à un peu plus de calme.
— Ne vous emballez pas de cette façon, dit-il. Ce n’est pas demain que vous trouverez des juges pour nous condamner…
— La société finira pourtant par se réorganiser, fit Jacques.
— La société est aveugle !
— Elle s’habituera au brouillard, elle s’adaptera, et vous aurez alors des comptes à rendre !
— Quand je vous explique que la société est aveugle, dit le docteur, vous me comprenez mal. Je ne parle pas de la brume, je parle des yeux de mes contemporains… Nous devenons tous aveugles, vous comme moi, et nous ne pouvons éviter ce malheur. Croyez-moi, nous ferions mieux de profiter le plus confortablement possible de nos derniers jours… car ce sont bien nos derniers jours que nous vivons.
Jacques écoutait attentivement mais il se garda d’interroger son interlocuteur. Il redoutait un piège et se confinait dans l’attitude la plus méfiante.
— Vous ne me croyez pas ! continua le docteur, en s’asseyant sur le sol et en bourrant une courte pipe anglaise. Au fond, cela m’est égal, mais comme nous n’avons rien à faire de notre temps, je préfère l’employer à causer… D’ailleurs, cela vous édifiera… Depuis que vous êtes entré dans ce souterrain, vous ignorez complètement ce qui se passe à l’extérieur…
Cette déduction était fausse, mais Jacques n’avait aucune envie de faire mention du poste de T.S.F. des dames Fargeau.
— Je l’ignore, mais je m’en doute un peu, se borna-t-il à répondre.
Il aurait pu se cantonner dans un silence méprisant, mais il préférait ne pas traiter l’antipathique Gaston en ennemi, quelque raison qu’il eût de le faire. Il avait le faible espoir de faire naître une cordialité dont il pourrait peut-être tirer profit.
— Je ne crois pas que vous vous en doutiez, dit Gaston en soufflant une bouffée de fumée. Même si vous étiez dehors, vous l’ignoreriez sans doute… La nouvelle n’a pas été ébruitée dans le grand public, pour éviter l’affolement. Le gouvernement a une sollicitude aussi attendrissante que superflue.
— De quoi s’agit-il donc ? demanda Jacques.
— Avez-vous une idée de l’importance de l’ionisation de l’atmosphère ?
— J’ai souvent entendu prononcer le mot, mais je confesse mon ignorance…
— Eh bien ! commençons par le commencement.
Le docteur était intelligent, et l’exposé dans lequel il se lança ne tarda pas à passionner Jacques, puis à l’inquiéter, puis à le terrifier.
La théorie scientifique des ondes et des radiations est loin d’être définitive. Toutefois, on a établi expérimentalement l’existence de ce qu’on nomme les ultra-radiations.
L’échelle de la longueur d’ondes des radiations est vaste. Les ondes les plus courtes sont celles du rayon Gamma, émis par les corps radioactifs. Ce rayon mesure 0,2 unité Angstrom, étant entendu qu’un Angstrom est un dix-millionième de millimètre.
À l’autre extrémité de l’échelle, se trouvent les ondes électromagnétiques utilisées en T.S.F. Celles-là peuvent mesurer des dizaines de kilomètres.
Mais en deçà des minuscules rayons Gamma existent encore des radiations beaucoup plus courtes.
— Comme l’explique l’éminent Alphonse Berget, dit le docteur à Jacques, l’existence de ces ultra-radiations fut soupçonnée depuis plus de trente ans par plusieurs savants, dont Edison, Curie, Rutherford, Crooke… Mais ce fut un physicien français qui mit cette découverte au point.
« En 1907, Albert Nodon, se livrant à des expériences dans les Pyrénées au sommet du Pic du Midi, à 2900 mètres, reconnut à l’aide d’un électromètre extra-sensible, que l’action « ionisante » des radiations provenant des substances cosmiques se manifestait à travers les corps et variait sans cesse.
Les couches supérieures de l’atmosphère, fortement ionisées, arrêtent en grande partie les ondes électro-magnétiques, et, ce qui a infiniment plus d’intérêt pour nous, les radiations ultra-violettes, grâce à l’action absorbante de l’ozone. C’est à la limite de l’atmosphère terrestre que disparaissent ainsi les rayons X et rayons gamma décochés par le soleil, et qui ne sont en réalité que des rayons « super-ultra-violets ».
« Nous ne connaissons pas de façon exacte la cause de cette absorption, mais elle est providentielle pour l’humanité.
— Pourquoi ? interrogea Jacques un peu perdu.
— Si ces radiations arrivaient jusqu’à nous, leur action destructrice est si terrible que toute existence animale ou végétale cesserait rapidement à la surface de la terre… Les rayons ultra-violets nous tueraient comme ils tuent les microbes dans l’eau qu’on veut stériliser. Leur action est si pernicieuse qu’elle détermine la désintégration atomique !
Le docteur médita un instant, puis reprit :
— Eh bien ! monsieur, depuis que le brouillard enveloppe la terre, il est probable que l’ionisation des hautes couches atmosphériques ne s’accomplit plus… Nous ignorons pourquoi, mais c’est un fait. Les ultra-radiations ne sont plus arrêtées efficacement. Elles ne tuent pas encore, mais elles rendent aveugles… Leur influence sur la rétine est inexorable, quoique non douloureuse…
— Alors ? fit Jacques après un nouveau silence.
— Alors, en ce moment même, comme à chaque instant, comme lorsque nous dormons, les ultra-radiations détruisent sournoisement nos yeux, en attendant de s’attaquer au reste de notre organisme… Dans ce laps de temps que je ne puis évaluer, nous serons tous frappés de cécité complète. Il n’est pas de certitude plus atroce que celle-là !
— C’est effroyable ! dit Jacques, qui pensait non seulement à lui mais à ses compagnons. Pourquoi la nature est-elle si cruelle ?
— Elle n’est pas cruelle, elle est indifférente. Obéissant à des lois mystérieuses et fatales, elle détruit comme elle crée. Nous nous sommes réfugiés dans cette carrière pour profiter d’un reste de clarté, mais quoique favorisés, n’en avons plus pour longtemps à voir la lumière.
— Mais enfin, comment cela va-t-il se manifester ? questionna Jacques.
— D’abord par des éblouissements, par des macules qui sembleront voltiger dans l’espace, par des fulgurances, bref, par tous symptômes décrits par ceux qui out perdu la vue dans les laboratoires. Et puis ce seront les ténèbres définitives !
— Tu n’es pas réconfortant ! ricana Domigny qui avait tout écouté d’un air sceptique.
Gaston tapota son talon avec sa pipe pour la vider :
— Ma résolution est prise, bien prise… Dès que je serai aveugle, je me suiciderai ! Mais nous n’en sommes pas encore à cette pénible conclusion, et d’ici là, je voudrais manger à ma faim… Nous avons bien droit aux succulents repas des condamnés à mort !
— Qu’en pensez-vous, monsieur ? demanda Domigny à Jacques.
Ce dernier répondit avec calme :
— Je suis prêt à vous céder quelques provisions, mais je ne consentirai jamais à vous les donner toutes.
Le visage de Gaston se contracta, décelant soudain une véritable haine.
— Nous saurons vous convaincre ! fit-il.
Mais Domigny lui posa la main sur l’épaule, et d’une voix basse comme un souffle :
— Ne bouge pas ! Un chien… là, derrière toi ! Il ne faut pas l’effrayer… si nous pouvons l’attraper, nous le mangerons !
Jacques pâlit. Le chien, c’était Goliath qui revenait. Il l’aperçut débouchant au petit trot. L’animal s’arrêta en apercevant deux visages inconnus, puis il fixa son regard sur Jacques en agitant la queue en signe d’amitié.
— Petit ! Petit ! susurra le docteur de sa voix la plus engageante.
Goliath hésita, fit trois pas en avant.
— Allez coucher ! vociféra soudain une voix de stentor.
C’était Paturot qui poussait ce cri furieux.
Goliath, dont le courage n’était pas la vertu principale, battit précipitamment retraite.
— Poursuivons-le ! dit Domigny.
Il s’élança sur les traces de l’animal. Gaston le suivit, après avoir lancé un violent coup de pied dans les côtes de Paturot, qui riait à perdre haleine de l’excellente farce qu’il venait de jouer à ses bourreaux.
Les habitants de la caverne savaient tous par expérience combien il fallait de temps pour aller chercher de l’eau à la source. Ils commencèrent donc à éprouver de l’inquiétude dès que le retard de Jacques et de Paturot fut indéniable. Mme Gorgette, son chat sur les genoux, poussait des soupirs à fendre l’âme, tandis que M. Tubaze se tenait en permanence derrière la porte pour écouter ce qui se passait dehors. Juliette, qui n’était pourtant pas la moins angoissée, s’efforçait à rassurer tout le monde, mais n’avait même pas l’illusion d’y parvenir.
— Ils explorent, sans doute, les galeries pour savoir où sont les turbulents inconnus, suggéra la douce Mme Fargeau.
— Certainement non, répliqua la concierge. Le désir de M. Jacques était de revenir ici le plus vite possible… D’ailleurs, ce n’est pas lui qui aurait dû aller à la corvée d’eau… Il aurait mieux valu sacrifier quelqu’un de moins utile… M. Tubaze, par exemple.
— Merci ! s’exclama le petit rentier, abominablement vexé. Sachez, madame, que je suis aussi utile que n’importe qui !
— Il ne tient qu’à vous de le prouver, monsieur.
— Comment cela, madame ?
— En allant à la recherche de nos amis, monsieur.
— Je n’irai pas, madame.
— Je m’en doutais monsieur.
— Je n’irai pas parce que la présence d’un homme vous est nécessaire !
— Oh un homme comme vous…
Juliette arrêta cette discussion qui dégénérait en querelle. Ce n’était pas le moment de se chicaner.
— M. Tubaze restera avec nous, dit-elle. Il ne faut pas continuer à nous disséminer. Songeons à une attaque possible, car malgré toutes nos précautions, la porte de notre réduit n’est pas difficile à découvrir.
Le chien, qui s’ennuyait d’autant plus qu’il avait pris l’habitude de vagabonder dans les galeries, bâilla en s’étirant les pattes.
Et ce fut alors que vint à la jeune fille l’idée d’élever Goliath au rang d’estafette. Ce projet ne séduisit guère Mme Gorgette, mais son affection pour Jacques fut la plus forte, et elle ne prononça pas un mot pour combattre le projet.
On décida de fixer un message au collier du caniche, et la rédaction de ce billet fut simple. Juliette écrivit :
« Nous sommes toujours en sûreté.
« Dites-nous ce que vous voulez que nous fassions. »
Après avoir fait flairer à Goliath une pièce de vêtements appartenant à Jacques, on le lâcha dans la galerie obscure. L’animal s’éloigna tout de suite vers le fond de la carrière.
Juliette, malgré sa ferme volonté de ne pas se laisser abattre, sentait une grande lassitude l’envahir. La lutte contre les hommes la déprimait encore plus que la lutte contre la nature.
Les nouvelles, de plus en plus rares, transmises par la T.S.F. étaient de plus en plus mauvaises. La France, pays du bon sens et de la mesure, gardait encore un semblant d’ordre, une vie publique relativement ordonnée, mais la plupart des autres nations semblaient atteintes de folie.
Il était impossible de grouper les événements, de les coordonner pour se faire une idée d’ensemble. Les dépêches arrivaient au hasard des quatre coins de l’Europe. Mais on pouvait conclure sans erreur qu’une guerre féroce était engagée entre les habitants des villes et les paysans. C’était la guerre des céréales et du bétail. Les citadins marquaient des avantages certains, parce qu’ils étaient mieux groupés, et qu’ils opéraient par troupes contre des isolés, mais la lutte fratricide ne faisait que commencer, et il était bien prématuré d’en escompter le dénouement.
En France, les services publics ne fonctionnaient qu’à Paris et dans quelques grandes agglomérations comme Lyon, Marseille, Bordeaux, Lille. Les centrales électriques ne continuaient à marcher que parce qu’elles alimentaient les moteurs des distributrices d’eau potable, mais on annonçait la prochaine suppression des courants de lumière.
Rares étaient les endroits où on avait encore un peu d’air transparent. Les télégrammes et les radiogrammes parvenaient encore normalement, mais la distribution des lettres était arrêtée.
Un léger grattement au bas de la porte fit tressaillir le cœur maternel de Mme Gorgette.
— Voilà mon chien ! s’exclama-t-elle.
En effet, Goliath, dès que la porte fut entre-bâillée, se faufila dans la caverne. Il était visiblement satisfait de lui-même et agitait vivement son moignon de queue.
La lettre n’est à plus son collier ! annonça Mme Fargeau.
— Mais il ne rapporte aucune réponse, ajouta tristement Juliette en caressant le caniche.
— Que faut-il conclure ? demanda M. Tubaze.
— Sans doute que M. Jacques se trouve dans l’incapacité d’écrire…
Il a pourtant son stylo, fit naïvement Mme Gorgette.
— Oui, mais il est probablement prisonnier… attaché, peut-être.
— Mais on peut arriver jusqu’à lui, ajouta Mme Fargeau. Si Goliath était tombé entre les mains des gens que nous redoutons, ils ne l’auraient pas relâché.
— Ou bien ils l’auraient suivi jusqu’ici pour nous découvrir, dit Juliette. J’ai la quasi-certitude que Jacques est en possession de son message. Goliath est peut-être parti trop précipitamment…
Mme Gorgette décida héroïquement :
— Il faut le renvoyer !
— Avec un couteau ! surenchérit M. Tubaze.
— Pourquoi un couteau ?
— Pour que Jacques puisse couper ses liens…
— S’il a les mains attachées, comment voulez-vous qu’il fasse pour se servir d’un couteau ? dit la concierge.
— Essayons tout de même, fit Juliette.
L’absence du chien fut beaucoup plus courte que la première fois, et ils constatèrent qu’il rapportait le couteau fixé à son collier.
— Il n’y plus rien à faire, décréta, Tubaze, en barricadant soigneusement la porte.
* * *
Jacques fut très heureux de voir Gaston et Domigny les mains vides. Il jugea politique de dissimuler sa joie, mais Paturot s’esclaffa :
— Toujours bredouilles ! Tant mieux !
Le docteur, pâle de rage, porta la main à sa poche pour prendre son revolver, mais Domigny l’apaisa :
— Pas encore ! dit-il. Quand cet imbécile mourra, c’est que sa mort nous sera utile. Jusque-là, il nous suffit de l’oublier dans son coin. Sa jovialité ne tardera pas à diminuer. La diète est un calmant.
Le docteur eut son mauvais sourire.
— Tu as raison, chaque chose en temps…
Puis il s’occupa du blessé qui somnolait, plus calme qu’au début.
— Comment est-il ? demanda Domigny.
— Aussi bien que possible, répondit Gaston. Dans trois ou quatre jours, il sera sur pied…
— Et il aura faim, fit Domigny. Nous exercerons donc une légère pression sur ces messieurs pour qu’ils se décident à nous céder un peu de nourriture…
— Il paraît, reprit froidement Gaston que l’arrachage d’un ongle est assez douloureux.
Une voix l’interrompit :
— Messieurs, j’ai bien l’honneur de vous saluer… N’ayez aucune inquiétude, je suis un ami…
Les veux de Paturot s’écarquillèrent :
— Tubaze ! s’exclama-t-il.
C’était bien le vieux petit, rentier qui arrivait à pas menus ; il maintenait sous son bras un paquet assez volumineux.
M. Tubaze laissa tomber sur le déménageur un regard chargé d’un incommensurable dédain :
— Monsieur, dit-il, vous n’avez pas à m’adresser la parole puisque je ne vous parle pas…
Il se tourna vers Domigny et Gaston qui l’ayant tout de suite jugé inoffensif, l’observaient avec curiosité.
— Messieurs, continua-t-il, c’est à vous que je veux parler…
— Mais vous connaissez ces deux hommes ? fit Domigny.
— Si je les connais ? dit M. Tubaze. Ah je les connais ! Le gros se contente d’être un sot, mais l’autre a des prétendions ! Depuis l’apparition du brouillard, il s’est institué dictateur, et il a fallu plier sous son autorité… J’ai assez souffert de lui obéir, car je suis un homme libre ! Mais était le plus fort et il en abusait… vous n’imaginez pas combien d’humiliations il m’a fait subir… En le faisant prisonnier, vous m’avez rendu ma liberté et je vous remercie…
— Vous êtes infâme ! rugit Paturot.
Le petit rentier bomba le torse :
— J’ai simplement de l’amour-propre ! Messieurs, je viens vous proposer une alliance, et comme premier gage l’amitié, je vous apporte ceci.
Tout en parlant, il dépliait son paquet, qui contenait un demi-jambon.
— Du jambon ! s’extasia le docteur. Ah ! monsieur, vous n’êtes pas notre allié, vous êtes notre providence ! Domigny, sers-toi et sers-moi !
Domigny coupa deux larges tranches qu’ils se mirent à dévorer à belles dents.
Paturot, qui avait faim, se taisait. Quant à Jacques, il n’en croyait pas ses oreilles. La trahison de M. Tubaze le laissait stupide. Il connaissait le mauvais caractère du petit rentier, mais de là à supposer qu’il pactiserait avec des bandits, il y avait un abîme.
M. Tubaze continuait à parler :
— Je ne sais si vous connaissiez mon existence ?
— Ma foi non, dit le docteur, la bouche pleine. On a oublié de nous en faire part…
— Je me doutais de cette ignorance, reprit M. Tubaze. Vos prisonniers espéraient probablement que je risquerais ma vie pour tenter de les délivrer… Je préfère m’unir à vous et lier mon sort au vôtre.
— Soyez le bienvenu, dit Domigny. Mais n’avez-vous pas d’autres vivres que ce jambon ?
— Oh ! si, répondit M. Tubaze. J’ai des tas de conserves ! Mangez d’abord, et je vous conduirai jusqu’à notre petit entrepôt.
Cette fois, Paturot se tordit sur te sol pour sauter sur M. Tubaze, mais son effort fut vain.
— Monsieur Tubaze, dit Jacques, vous payerez cela de votre vie, vous m’entendez ?
— Je ne vous crains pas ! riposta le petit rentier.
Et avec une nuance d’inquiétude :
— Ils sont bien attachés, n’est-ce pas ?
— Très bien ! affirma Domigny en coupant un nouveau morceau de jambon.
— Les mains et les pieds ?
— Oui, solidement.
— Mais ils n’ont pas le corps ligoté ?
— Ce serait superflu.
— Peut-être, mais si vous roulez mon opinion…
Tout à coup, l’électricité s’éteignit.
— Tiens, une panne ! fit Domigny. Gaston, le phare est ta gauche… Allume !
Dans l’obscurité, Jacques sentit qu’on le palpait fébrilement et qu’une lame tranchait ses liens en lui piquant assez douloureusement le poignet.
— C’est Juliette qui a coupé les fils électriques ! chuchota la voix de M. Tubaze. Je vais détacher Paturot… Vite, fuyez ! Fuyez !
Quand Jacques se fut remis sur ses pieds, il chancela et faillit tomber, tant il était engourdi. Ses chevilles lui faisaient mal et ses genoux fléchissaient.
Il frictionna vigoureusement ses articulations, toute sa volonté tendue, car en ces moments les secondes valaient des siècles.
Il entendait Gaston chercher en maugréant le phare à acétylène et se rapprocher de lui. Il fallait fuir, fuir tout de suite, dans n’importe quelle direction lorsque la lumière brillerait de nouveau, il serait trop tard.
Jacques s’élança droit devant lui et sentit dès les premiers pas qu’il avait récupéré assez de forces pour courir. Il heurta quelqu’un qui ne fléchit pas sous le choc. Le jeune homme se déroba, peu désireux de combattre, mais une main puissante le saisit et la voix de Paturot chuchota :
— C’est moi !… Nous sommes tous les trois ensemble… Tout de même, hein ? Il est extraordinaire, ce M. Tubaze !
— Éloignons-nous, je vous supplie ! chuchota le petit rentier, à bout de courage.
— Je ne demande pas mieux, riposta le colosse, mais de quel côté faut-il aller ?
Leurs ennemis les secoururent sans le vouloir, en faisant briller, à l’improviste, la flamme d’un briquet. Jacques distingua à trois mètres une arcade noire comme la gueule d’un four. Il y entraîna vivement ses deux compagnons. Ils eurent la chance de trouver, près de l’orifice, une anfractuosité dans laquelle ils se tapirent.
— Attention au coup de chien, maintenant ! murmura Paturot. Ah ! que j’aurais du plaisir à caresser les côtes du docteur !
— Quel dommage que nous ne soyons pas armés ! fit Jacques.
M. Tubaze répondit :
— J’ai laissé le fusil à ces dames, mais j’ai emporté le revolver d’ordonnance…
— Saurez-vous vous en servir ?
— Non, non ! D’ailleurs, je n’y tiens pas. Je vous le donne !
Et il glissa le volumineux revolver dans la main dan jeune homme.
— Moi, j’ai mes poings, dit Paturot.
— Prenez mon couteau ! fit M. Tubaze.
— Ah ! ça, je veux bien ! Merci ! Maintenant, nous sommes à peu près parés !
Toutes ces phrases avaient été échangées en quelques secondes, à voix toujours très basse. Un faisceau de lumière blanche jaillit. Le phare était enfin allumé.
— Où est le vieux bonhomme ? demanda Domigny, surpris. Il a disparu ? Il est donc nyctalope ?
— Et les prisonniers aussi ont disparu ! s’écria le docteur. C’est le vieux qui a coupé leurs cordes ! Nous nous sommes laissés jouer comme des enfants !
— Bah ! ça valait bien une tranche de jambon… apprécia l’autre. Il faut nous consoler comme ça…
— Mais c’est trop bon marché ! riposta le docteur. Il ne faut pas les laisser organiser leur défense : Ils nous frustreraient de leurs provisions :
— Eh bien ! nous allons les poursuivre, ils ne peuvent être bien loin.
— Malédiction ! reprit Gaston. Tu aurais dû me laisser tuer le gros, cela ferait un de moins… Quant au vieux gringalet, si jamais je lui remets le grappin dessus, nous nous amuserons !
M. Tubaze étouffa un soupir. Le vieux gringalet, c’était lui, et, il n’avait aucune illusion sur le genre d’amusement auquel songeait le docteur.
— Écoute ! dit Domigny. De quel côté s’enfuient-ils ?
Les deux hommes essayèrent vainement d’entendre le bruit des pas des fugitifs. Mais rien ne troublait le silence de l’immense souterrain.
— Ils sont déjà loin ! fit Gaston.
— Ou tout près, reprit Domigny. Ils se cachent peut-être à moins de vingt mètres !
— Alors en chasse ! Nous allons probablement les dénicher ! Browning au poing et en avant !
Jacques se ramassa sur lui-même, prêt à toute éventualité. Plusieurs galeries rayonnaient : restait à savoir dans laquelle les poursuivants allaient d’abord s’engager.
— Vers la sortie ? proposa Gaston.
— Sûrement non, répondit Domigny. Ils ont dû penser que pour commencer nous les cherchions par là… Commençons plutôt par le côté opposé…
Ils choisirent un boyau qui n’était pas celui où se cachait le trio et, leur phare braqué, se mirent en marche sans aucune précaution.
— Ils sont au moins quatre, dit le docteur. Pendant que le vieux gringalet nous débitait ses mensonges, un autre sabotait l’installation électrique… Ah ! si Pierre était guéri…
Ce fut la dernière phrase que Jacques entendit. La lueur décrut, l’obscurité retomba.
Mais un gémissement de douleur inquiéta soudain le jeune homme.
— Vous me faites mal ! balbutia M. Tubaze.
À quoi Paturot répondit avec un accent auvergnat exaspéré par l’émotion :
— Je ne vous fais pas de mal, je vous embrasse ! Et vous le méritez mille fois !
— Si vous m’embrassez ainsi mille fois, fit le petit rentier, je serai mort avant ! Mes os en ont craqué ! Éloignons-nous au plus tôt de ces hommes dangereux, et rejoignons ces dames qui nous attendent dans l’anxiété.
— Il nous suffira de suivre l’allée centrale, dit Jacques. Nous irions plus rapidement si nous avions une lumière, mais ils m’ont volé ma lampe électrique.
— J’ai aussi emporté des bougies, répliqua M. Tubaze.
— Décidément, il a pensé à tout ! s’écria le colosse.
Et M. Tubaze fit les frais d’une nouvelle accolade affectueuse et pénible.
— Votre reconnaissance ne me laissera pas vivant, geignait-il.
— Éloignons-nous avant d’allumer, recommanda Jacques.
Ils ne craquèrent une allumette que cent mètres plus loin, Jacques regrettait maintenant de ne pas avoir impitoyablement tiré sur ses adversaires. Mais malgré les circonstances, et même par légitimes représailles, il était incapable de tuer un homme de sang-froid, sans y être absolument obligé, et à plus forte raison deux.
Il ne leur fallut pas longtemps pour regagner la caverne, où Mme Fargeau, Juliette et Mme Gorgette les accueillirent avec une joie immense. Le chat condescendit même à frotter sa tête plate aux jambes de Jacques.
Goliath frétillait, bondissait, se roulait comme un chien épileptique. Il fallut calmer le perroquet qui, gagné par la contagion, se mit à pousser des clameurs déchirantes et à battre des ailes.
Jamais le joli visage de Juliette n’avait été si animé, jamais ses yeux n’avaient brillé d’un si vif éclat, et Jacques sentait son cœur se serrer. Si le docteur n’avait pas menti, la jeune fille allait devenir aveugle, comme lui-même, comme tous.
Mme Gorgette jugeait bon de verser d’abondantes larmes ; elle prétendait que cela lui dégageait la poitrine, sur laquelle elle avait « les nerfs noués ».
M. Tubaze était rigide et gonflé comme un triomphateur romain sur son char. Il paraissait avoir grandi de quinze centimètres. Il aurait trouvé tout naturel qu’on lui brûlât de l’encens sous le nez, mais il n’y avait pas d’encens dans la caverne.
— C’est M. Tubaze qui a imaginé tout le plan, dit Mme Fargeau. C’était d’une imprudence folle, mais nous n’avons pas trouvé autre chose… Il a risqué sa vie avec beaucoup d’abnégation…
— Vous pouvez dire de crânerie ! surenchérit Mme Gorgette.
— Comme vous avez dû avoir peur ! dit Paturot.
— Du tout ! affirma le petit rentier qui avait failli mourir de terreur. La peur est un sentiment que j’ignore.
— Moi, je regrettais notre jambon, avoua la pratique Mme Gorgette. Il me semblait qu’on le gaspillait en pure perte… Mais… je fais amende honorable, M. Tubaze est un héros !
— Oh ! je vous en prie… murmura le héros avec une pudique modestie.
— Oui, vous en êtes un ! insista la concierge-propriétaire. Vous avez droit à notre reconnaissance éternelle ! Pour vous prouver ma gratitude, regardez ce que je fais…
Et lentement, solennellement, Mme Gorgette déchira en quatre morceaux la quittance de loyer de son locataire.
Jacques, pendant que Paturot broyait des aliments en quantité anormale, ne s’engourdit pas dans l’impression de sécurité qui les réjouissait tous. Cette impression de sécurité était trompeuse. Il savait que le docteur et Domigny chercheraient patiemment, méthodiquement, infatigablement, et qu’ils finiraient par découvrir le refuge de la colonie. Alors, ce serait le siège, ce serait l’assaut. Ces gens qui luttaient pour la conservation de leur existence n’admettaient aucune tractation, aucune entente. Vaincre ou mourir, telle était leur devise.
Il importait donc de s’organiser au mieux. Les vivres étaient toujours abondants, la provision d’eau était complète. Sous ce rapport, on n’avait donc aucune inquiétude, et c’était beaucoup.
Jacques déplorait toujours la confiscation de son browning, mais il leur restait encore deux armes à feu, et des munitions pour le fusil en quantité suffisante.
Juliette apprit au jeune homme qu’elle avait coupé l’électricité dans toutes les galeries, et qu’elle n’avait laissé la lumière que dans la caverne.
— Ils ont un phare ! dit Paturot.
— Je sais bien, répondit Juliette. Mais leur provision de carbure de calcium ou d’acétylène dissous ne durera pas éternellement. L’obscurité les gêne, c’est sûr.
— Mais, reprit Jacques, j’ai tendance à croire qu’ils nous trouveront assez promptement, car ils sont tous deux intelligents. Comme ils nous ont capturés à la source, ils en déduiront que nous campons près de cette source. Cela restreint le champ de leurs investigations…
— Eh bien ! nous en découdrons ! fit le colosse.
Cette éventualité ne séduisait que lui, et M. Tubaze ne cacha point l’horreur qu’il en éprouvait.
Juliette eut l’idée de revêtir extérieurement la porte d’un réseau de fils de fer électrisés. Cette protection n’était pas très efficace, car le courant n’était pas assez fort pour tuer ceux qui toucheraient aux fils nus, mais le contact était assez désagréable pour gêner les agresseurs.
Jacques découpa dans le bois une sorte de meurtrière permettant de voir et de tirer. Cette étroite ouverture fut obstruée par un bouchon qu’on ne pouvait enlever que de l’intérieur.
Il suffit ensuite de consolider la fermeture au moyen de quelques poutrelles supplémentaires. Ces travaux terminés, la caverne était à peu près inexpugnable.
Plusieurs heures s’écoulèrent dans le calme et le désœuvrement. Ils n’osaient plus faire fonctionner leur appareil de T.S.F., de crainte d’être entendus du dehors.
Cette attente était si énervante que Jacques éprouva une espèce de soulagement quand ils discernèrent un bruit de voix dans la galerie.
— Les voilà ! chuchota M. Tubaze, dont le visage prit une teinte terreuse.
— Les voilà ! murmura à son tour Paturot avec une lueur de joie féroce.
Ils entendirent la voix de Domigny.
— Tiens, une porte que je n’ai jamais remarquée ! Ils sont peut-être derrière.
— Penses-tu ! riposta Gaston, incrédule.
— Pourquoi pas ?
— C’est trop près de l’entrée… et puis il n’y a aucune lumière là-dedans…
— On peut toujours se rendre compte.
Après, quelques secondes de silence, Domigny poussa un cri de douleur qui amena un large, sourire sur les lèvres de Paturot.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Gaston d’une voix inquiète.
— Il y a que je viens de m’électrocuter…
— En touchant du bois ? Tu rêves, Domigny ?
— Ce n’est pas du bois que j’ai touché, c’est un de ces fils de fer…
— Ah ! ça, c’est bizarre…
Un temps s’écoula. Les deux hommes devaient examiner le réseau protecteur installé par Juliette.
— Ils vont tirer à travers la porte ! souffla soudain M. Tubaze.
— Ne craignez pas cela, répondit Jacques. Le panneau est trop épais pour que les balles le traversent. Actuellement, nous ne risquons absolument rien.
— C’est palpitant ! déclara Mme Gorgette qui avait un fond romantique, et qui adorait le cinéma.
Dehors, le docteur conclut :
— Ils sont là !
— Alors, conclut Domigny, nous les tenons.
— Pas encore ! ricana Paturot.
Domigny proféra distinctement :
Messieurs, nous savons que vous êtes derrière cette porte ! voulez-vous parlementer ?
Jacques estima inutile de se taire plus longtemps :
— Oui ! dit-il.
— À la bonne heure ! reprit Domigny. Vous êtes pris comme des renards dans leur terrier !
— Vous faites erreur, répondit Jaques. Notre situation est préférable à la vôtre…
— Vous ne sortirez plus sans notre assentiment !
— Nous n’avons pas le moindre désir de sortir… Nous avons de quoi boire et de quoi manger pour longtemps. Vous vous lasserez avant nous.
Les deux assiégeants durent se concerter, puis le docteur reprit :
— Au lieu de nous faire ainsi la guerre, pourquoi ne pas nous réconcilier ?
— Nous ne demandons que cela, fit Jacques.
Mais Paturot brandit les poings avec véhémence.
— C’est un menteur ! Ne traitez pas avec ce traître !
Jacques mit un doigt sur ses lèvres, et indiqua au système qu’il n’était nullement disposé à se laisser berner.
— Eh bien ! dit Gaston, nous renonçons volontiers au système de la violence… Ouvrez la porte.
— Quelles garanties nous donnez-vous ? demanda Jacques.
— Notre parole d’honneur.
— C’est évidemment quelque chose, répliqua Jacques. Mais vous m’avez déclaré, vous-même, que dans les circonstances actuelles, tout était subordonné aux nécessités vitales…
— Alors, se résigna le docteur, dictez vous-mêmes vos conditions, nous y souscrivons à l’avance.
— Voilà ! dit Jacques. Vous allez vous placer côte à côte devant la porte, de l’autre côté de la galerie… Vous déposerez vos revolvers à vos pieds. Et comme vous pourriez en avoir plusieurs chacun, vous tiendrez les mains en l’air jusqu’à ce que l’un de nous vous ait fouillés… Naturellement, défense de bouger, sous peine de recevoir une balle dans poitrine.
— La confiance règne railla Domigny.
— Nous prenons exemple sur vous-même. Souvenez-vous du traitement ignominieux que vous nous avez fait subir !
— Chacun son tour ponctua le colosse. Je les ficellerai moi-même, n’est-ce pas, monsieur Jacques ?
La voix du docteur leur parvint de nouveau :
— Si nous acceptons vos conditions, comment le saurez-vous ?
— C’est mon affaire, répliqua Jacques. Soyez persuadés que j’ai des moyens de contrôle.
— Eh bien ! nous attendons votre bon vouloir…
— Vous êtes prêts et désarmés ?
— Nous sommes prêts et désarmés.
— Un instant, s’il vous plaît…
Jacques fit signe à Juliette d’éteindre l’électricité, puis il ôta sans bruit le bouchon de la meurtrière.
Il se félicita d’avoir pris cette précaution, car il n’aperçut aucune lumière dans la galerie. Les deux assiégeants avaient éteint leur phare pour savoir où était la brèche de la porte, c’est-à-dire le point faible. Il y avait, en effet, plusieurs séparations au vantail, et rien ne révélait l’existence de la meurtrière.
— Messieurs, dit Jacques sans indignation, vous vous conduisez une fois de plus comme des bandits. Vous n’obtiendrez plus aucune réponse de nous !
Et il referma promptement, se doutant que Domigny allait démasquer son phare pour essayer de repérer l’emplacement du trou.
— Je vous avais prévenu, s’indigna Paturot. Il n’y a rien à faire avec ces canailles !
— C’est vrai, répondit Juliette, mais M. Jacques a bien agi. Nous avons fait preuve d’humanité, nous n’avons rien nous reprocher.
— On ne les entend plus, dit Mme Gorgette. Que peuvent-ils manigancer ?
Dans la galerie, c’était maintenant le silence absolu.
— Restons sur nos gardes, recommanda le prudent M. Tubaze.
Ne pas sortir, telle était la simple consigne, et nul n’avait envie de l’enfreindre.
Un long moment plus tard, Goliath donna des signes, d’inquiétude que rien ne paraissait justifier. Il humait l’air, allait flairer le bas de la porte, et ne restait pas une seconde en place.
— Le chien nous signale quelque chose dit Mme Gorgette. Mais qui sait quoi ?
Goliath jappa, revenant avec insistance à la porte, comme pour indiquer que le danger était là et qu’il ne fallait pas le négliger. L’intelligent animal frémissait et hérissait son poil, mais nul ne pouvait le comprendre.
Tout à coup, Jacques entendit un pétillement caractéristique.
— Le feu ! s’exclama-t-il.
Le docteur et Domigny avaient silencieusement allumé un bûcher derrière la porte, et les membres de la petite colonie allaient être enfermés dans la caverne.
— Les lâches ! Les lâches ! cria Paturot, je veux les réduire en bouillie !
Une colère froide, implacable, s’empara de Jacques. Sans donner à ses compagnons, le temps de comprendre ce qu’il allait faire, il happa le fusil, déboucha la meurtrière, visa brièvement à travers le rideau de fumée rougeoyante, et tira deux fois.
Un cri terrible retentit, le cri d’un homme blessé à mort. Puis plus rien. Puis un appel tragique :
— Domigny ! Réponds-moi, Domigny !
Paturot céda à une impulsion irrésistible :
— Il n’en reste qu’un ! je l’aurai !
Il fit sauter les barricades de la porte s’élança dans la galerie en faisant jaillir une gerbe d’étincelles.
Mme Gorgette versa aussitôt un seau d’eau sur le bûcher qui s’éteignit.
Un corps gisait à terre, celui de Domigny, tué d’une balle en plein cœur.
— C’était le moins méchant, dit Jaques avec regret.
Gaston s’était enfui avec le phare, abandonnant le cadavre de son ami.
— Il nous échappe ! s’écria Paturot. Oh ! mais il est blessé ! On peut le suivre à la trace !
Et il désignait sur le sol crayeux de la carrière des gouttes de sang.
Paturot brûlait du désir de s’élancer sur les traces du fugitif, et ses énormes mains se crispaient avec une joie anticipée :
— Je vais l’étrangler !… déclara-t-il d’un air féroce.
Jacques, quoique dépourvu de méchanceté, comprenait aisément cette haine, mais Juliette retint le colosse :
— Ne cédez pas à ce mouvement de colère, dit-elle.
— Mais vous ne savez pas ce qu’il m’a fait !… et surtout ce qu’il voulait me faire ! protesta Paturot. C’est un miracle si je suis encore vivant !…
— Vous l’êtes, c’est le principal, reprit la jeune fille. Et nous avons la victoire !…
— Pas complète !… riposta Paturot.
— Il serait navrant de l’attrister par un accident, dit à son tour Mme Fargeau. Quand le fugitif se verra près d’être rejoint, il n’hésitera pas à vous tirer dessus…
— Il me manquera ! affirma Paturot.
— Mieux vaut ne pas risquer cette chance. Restez avec nous, et réjouissons-nous ensemble de l’heureuse fin de ce triste épisode…
Pendant cette discussion, Jacques, domptant sa répugnance naturelle, avait fouillé le cadavre. Son butin se composait d’un browning, de quatre chargeurs garnis de balles, d’un briquet à essence et de sa propre lampe électrique, qu’il récupéra avec satisfaction.
M. Tubaze, dont la modestie ressemblait de plus en plus à de l’orgueil, réclama le briquet pour lui, en souvenir de l’aventure. Jacques le lui donna bien volontiers et, ayant réintégré la caverne, ils firent un excellent repas, plus copieux que d’habitude.
— Quand on n’a pas de soucis, on a plus d’appétit ! dit Paturot, en engloutissant sa troisième tranche de jambon. Je mange mieux que d’habitude.
— Le ciel nous préserve que cela dure répliqua Mme Gorgette, sinon, nous n’aurons bientôt plus rien à nous mettre sous la dent !… Vous n’êtes pas un homme, vous êtes un gouffre !…
Ils rirent de bon cœur pour la première fois depuis longtemps. Tout le monde était content, y compris les animaux. Le perroquet caquetait, le chat, gavé, ronronnait, et si Goliath montrait moins de vanité ostentatoire que M. Tubaze, il mangeait presque autant que le déménageur.
Jacques s’efforçait à se mettre à l’unisson, du moins en apparence. Mais, hanté par ce qu’il savait, il avait l’impression que sa vue n’était plus normale et que d’inquiétantes girandoles dansaient parfois devant ses yeux.
Juliette, plus attentive et plus sensible que ses compagnons, ne tarda pas à s’apercevoir de la préoccupation du jeune homme sans en deviner le motif. Profitant d’une dissertation de Mme Gorgette sur la meilleure façon d’accommoder le jambon, elle demanda à Jacques :
— Qu’avez-vous ?… Pourquoi êtes-vous triste ?…
— Moi ?… sursauta Jacques. Je n’ai rien et je ne suis pas triste…
Mais elle ne fut nullement convaincue :
— C’est mal de me cacher quelque chose, insista-t-elle. Redoutez-vous un nouveau danger ?…
Il se décida à avouer :
— Oui, mais nous ne pouvons lutter contre lui…
— Quel est ce danger ?…
— Approchez-vous un peu, car je ne veux pas que nos amis m’entendent… cela les bouleverserait trop.
Et Jacques raconta ce qu’il savait, en répétant de son mieux ce qu’on lui avait révélé. Juliette l’écouta jusqu’au bout, son joli visage impassible :
— Vous avez raison, reprit-elle, avec un regard inquiet vers sa mère : nous ne sommes pas de taille à lutter…
— Alors, votre conclusion ?… murmura Jacques.
— Vous la connaissez, répondit simplement la jeune fille. Vous l’avez formulée, vous-même.
— Nous devenons aveugles !… s’exclama Jacques.
Ce dernier mot frappa M. Tubaze :
— Aveugle ?… dit-il. Pourquoi parlez-vous d’aveugles ?…
— Nous pensons à ceux qui sont dehors, dans le brouillard, expliqua aussitôt Juliette, sans perdre son sang-froid.
Et les deux jeunes gens se mêlèrent la conversation générale.
Soudain, Paturot s’arrêta net de mastiquer son gros morceau de fromage :
— Et le troisième ?… fit-il en se redressant à demi.
— Quel troisième ?… demanda la concierge.
— Le blessé ?… celui qu’ils appelaient Pierre ?…
Jusque-là, Jacques n’y avait pas songé. Mais dès que ces mots furent prononcés, il sentit qu’il lui serait désormais impossible d’oublier l’homme gisant sur la pierre froide, tout seul dans les ténèbres.
— Il faut aller le chercher, dit-il.
Le déménageur s’insurgea :
— Ah non !… Il fait partie de la bande, tant pis pour lui !
— Ce pauvre diable ne nous a fait aucun mal.
— Parce qu’il était hors d’état de le faire, mais qui se ressemble s’assemble !…
Cela ne modifia pas l’intention de Jacques :
— Je ne puis supporter qu’il va agoniser des jours et des jours, sans même une goutte d’eau pour humecter ses lèvres ! Si vous décidez tous de l’abandonner, je m’inclinerai ; mais je vous pose nettement la question : notre devoir est-il de le laisser mourir ?…
— Non, répondit Mme Fargeau au nom de tous. Nous éprouverions trop de remords !
Le jeune homme conclut :
— Alors, allons le chercher. Le moindre retard supplémentaire pourrait lui être fatal… En route, Paturot !
Paturot se leva sans cacher sa maussaderie :
— Si j’avais su, marmottai-il, j’aurais tenu ma langue !…
— Mon bon Paturot, dit Juliette, ne vous faites pas plus méchant que vous n’êtes !
— Je ne suis pas méchant ! déclara le colosse. Mais si je retourne là-bas avec M. Jacques, c’est plutôt dans l’espoir de retrouver celui qui m’a glissé dans les doigts !…
M. Tubaze, en veine d’héroïsme, proposa de se joindre à l’expédition. Mais comme son ton n’était pas très enthousiaste, on lui fit aisément comprendre qu’il devait rester avec les femmes et il n’insista pas.
Cinq minutes suffirent à Juliette pour rétablir le courant électrique dans les galeries, et les deux hommes partirent aussitôt.
Les gouttes de sang quoique desséchées, formaient sur le sol des petites taches noirâtres parfaitement visibles. Elles disparurent à une bifurcation.
— Ah ! ah !… observa Jacques. Notre blessé n’est pas allé rejoindre son ami Pierre. Il a préféré se cacher tout seul.
— Ça ne m’étonne pas ! dit Paturot. Un lascar de cette espèce, est incapable d’éprouver un sentiment humain !
Quelques instants après, ils parvinrent au carrefour. Le blessé, pâle et d’une maigreur squelettique, était assis contre la muraille. Dès le premier regard, Jacques comprit qu’il n’avait plus le délire.
— Bonjour, messieurs, salua le dénommé Pierre d’une voix faible. Je ne sais qui vous êtes, mais votre arrivée m’est infiniment agréable… J’ai bien cru que je mourrais seul dans cette tombe !… Quand j’ai vu reparaître la lumière, je n’en croyais pas mes yeux !
— Nous venons vous chercher, annonça Jacques.
— Vous étiez donc au courant de ma présence ?…
— Parbleu ! fit Paturot avec un ricanement.
— Ah ! ce sont mes camarades, qui vous ont prévenus ?…
— Non, répondit Jacques… De vos camarades, l’un est mort et l’autre est en fuite. Ce n’est donc pas à eux que vous devez notre secours, c’est à un simple souci d’humanité…
Il tendit une bouteille au blessé, dont le masque émacié traduisait une stupeur sincère.
— Buvez d’abord ceci pour vous réconforter… C’est de l’alcool étendu d’eau.
Pierre colla avidement ses lèvres goulot et ne rendit le flacon que lorsqu’il fut vide :
— C’est la vie que vous me redonnez !… s’exclama-t-il. Maintenant, messieurs, je vous écoute, car j’ai hâte de comprendre ce qui s’est passé pendant ma crise de fièvre…
Sans charger Domigny et le docteur, mais sans estomper non plus leurs responsabilités, Jacques fit le récit des évènements antérieurs. Quand il eut terminé, Pierre lui parut sincèrement très frappé, très affecté.
— Les latins avaient raison, fit le blessé ; dans certaines circonstances, l’homme est un loup pour l’homme… À la clarté du soleil, je vous assure que la mentalité de mes camarades n’avait rien de commun avec celle que vous venez de me révéler. Je regrette d’avoir sombré dans le délire, car j’aurais peut-être pu les ramener à la raison.
— Et ils seraient encore vivants, conclut Paturot.
— Vous croyez par conséquent, que le fugitif aussi est mort ?…
Jaques, pour éviter de répondre à cette question, parla du retour à la caverne. Pierre étant incapable de faire un pas, il fallut le porter. Paturot s’en chargea, et l’ayant pris à bras-le-corps comme un enfant, se mit en marche sans se soucier de son fardeau.
De son bras valide, Pierre se soutenait au cou du colosse. Sa fracture était en bonne voie de guérison, mais il ne pouvait encore se servir de sa main.
Dans cet équipage, ils parvinrent au refuge, où le reste de la colonie les attendait avec anxiété. Ce fut un soulagement ineffable quand les aboiements de Goliath annoncèrent le retour de explorateurs.
Pierre fut étonné de trouver tant de monde, mais il fit bonne contenance.
Tous le regardaient avec une curiosité bien excusable et Jacques comprit avec satisfaction qu’au premier examen, son protégé n’était antipathique à personne.
Pierre Sartony n’était pas depuis deux heures dans la caverne qu’il avait acquis droit de cité et que chacun le considérait comme faisant définitivement partie de la colonie. C’était un garçon courtois, d’une éducation au-dessus de la moyenne et d’un caractère extrêmement enjoué.
Il plut à Mme Fargeau et à Juliette par la reconnaissance dépourvue d’affectation qu’il vouait à Jacques. Il vanta la force de Paturot, l’intelligence et la finesse de M. Tubaze, et séduisit la concierge-propriétaire en témoignant de l’amitié à ses animaux favoris.
— Si j’avais eu mon libre arbitre, dit-il, j’aurais sûrement empêché Gaston et Domigny de faire ce qu’ils ont faits… L’un est mort, paix à ses cendres, mais qui sait ce qu’est devenu l’autre ?
— Peu nous importe fit Paturot dont la rancune était la plus tenace.
— Vous n’êtes pas si cruel, reprit Pierre. Il est blessé, il agonise peut-être… Je vous en supplie, faites pour lui, ce que vous avez fait pour moi… Pardonnez à ce pauvre fou, je me charge de le ramener à la raison…
Il revint plusieurs fois sur le même sujet, toujours avec la même conviction touchante, si bien que Paturot proposa lui-même :
— Si on allait le chercher ?
Nul ne s’insurgea contre cette offre, et Jacques organisa une nouvelle expédition avec le colosse, auquel tint à se joindre M. Tubaze.
— Pendant ce temps, nous travaillerons, dit alors Juliette en désignant un gros rouleau de fil de fer galvanisé.
— Qu’allez-vous faire ? demanda Jacques, surpris. Encore des barricades ?
— Non, non, sourit la jeune fille. Je vous montrerai cela à votre retour…
Quand ils partirent, les femmes n’éprouvèrent pas la même appréhension que la première fois. Malgré sa faiblesse, Pierre était pour tous un véritable appui, quelque chose comme un gage de sécurité.
À une cinquantaine de mètres de la caverne, Paturot parla :
— Je veux bien être gentil pour le docteur, mais à la moindre velléité de méchanceté…
Il n’acheva pas sa phrase et se contenta de montrer ses mains puissantes.
— S’il le faut, je vous aiderai ! approuva le petit rentier.
Ils étaient arrivés à l’orée de la galerie où avait bifurqué le blessé. Elle était obscure, et il y régnait le même silence que dans le reste du vaste souterrain.
Jacques avait emporté sa lampe et des bougies, mais il n’en eut pas besoin. Il y avait une installation électrique dans ce boyau, et il suffit de tourner un commutateur pour faire de la lumière. Les lampes accrochées à la voûte étaient espacées d’une cinquantaine de mètres, mais elles suffisaient pour épargner les surprises.
— Si nous appelions ? proposa M. Tubaze, dont les paupières papillotaient.
Et Paturot cria d’une voix de stentor :
— Ne craignez rien ! Nous ne vous voulons aucun mal, nous venons en amis !
— Maintenant, continuons à avancer ! fit Jacques lorsque l’écho eut fini de vibrer.
Il prit la tête, et comme par hasard, M. Tubaze ferma la marche.
Le sol était moins consistant et moins égal que dans l’allée centrale. Ils trébuchèrent à plusieurs reprises contre des monticules d’une matière noirâtre, fongueuse, qui répandait une odeur ammoniacale.
— On dirait du fumier ! s’exclama colosse.
— Mais oui, c’est du fumier, approuva Jacques.
Le vieux petit rentier s’étonna :
— Il y avait donc une écurie par là ?
— Je ne crois pas, répondit le jeune homme.
— Alors, pourquoi du fumier ? Il n’y a pas ici de culture nécessitant de l’engrais.
— Une champignonnière existait, sans doute, dans ces parages… C’est dans les carrières désaffectées qu’un élève le champignon de couche, ou champignon de Paris…
— On le sème ou on le plante ? demanda Paturot.
— Ni l’un ni l’autre… On installe du terreau et du fumier animal… Sur ce fumier s’étalent des traînées blanchâtres… c’est le mycélium, qui donne les champignons… Le système de reproduction des cryptogames est spécial… Des lamelles qui se trouvent sous les chapeaux tombent des corpuscules sphériques qui, sous certaines conditions de chaleur et d’humidité, produisent d’autres champignons… L’essentiel est donc de se procurer le premier mycélium… Après, la multiplication de la récolte est assurée, il suffit de maintenir le degré de chaleur propice…
— Mais comment maintient-on cette chaleur ?
Ils contournaient à ce moment une sorte de cuve en fer, toute rouillée, qui contenait encore des débris de coke et des scories.
— Quand il fait froid, expliqua Jacques, on allume des braseros semblables à celui-ci. Mais on n’en a pas souvent besoin, car la température ne varie pas beaucoup sous terre.
M. Tubaze crispa la main sur l’épaule de Jacques :
— Attention ! souffla-t-il. Notre homme, est là !
Jacques aperçut à peu de distance une masse sombre, au milieu du boyau.
— Nous arrivons trop tard, murmura-t-il.
En effet, le blessé était venu mourir là. Il gisait la face contre le sol, et l’état de ses vêtements, la propreté de ses mains nullement souillées de terre, permettaient de supposer que son agonie avait été brève. Le phare éteint était à côté de lui.
La balle de browning l’avait atteint au-dessus du flanc droit et avait, sans doute, traversé le foie.
Lee trois hommes auraient bien voulu creuser une sépulture au cadavre, mais ils n’avaient ni pelles, ni pioches, et force leur fut de l’abandonner dans la position où ils l’avaient trouvé.
Toutefois, ils le fouillèrent et débarrassèrent le corps d’un browning, de trois chargeurs et d’une montre. M. Tubaze parut très désappointé de ne pas découvrir autre chose.
Ils se disposaient à s’en retourner, leur funèbre mission accomplie, en emportant le phare à acétylène, quand Jacques distingua, presque à ses pieds, des rondelles blanches :
— Des champignons ! fit-il.
Il y en avait encore une certaine quantité. Quelques-uns, trop vieux, n’étaient plus comestibles, mais d’autres étaient d’apparence succulente. Ils les cueillirent précieusement, heureux de varier ainsi leur ordinaire.
— Ne sont-ils pas vénéneux s’inquiéta M. Tubaze. Ne risquons-nous pas de nous empoisonner ?
Jacques le rassura, et Paturot ajouta :
— Si vous avez peur, je mangerai votre part !
Ayant regagné la caverne, ils racontèrent ce qu’ils venaient de voir ; Pierre Sartony fut le seuil à être vraiment peiné, car malgré leurs bons sentiments, les autres membres de la colonie n’oubliaient pas l’agression injustifiée dont ils avaient failli être les victimes.
Mme Gorgette reçut avec joie les champignons, déclara qu’ils étaient de toute première qualité et promit d’en faire un bon petit plat fin.
M. Tubaze semblait tellement désappointé qu’on l’interrogea sur son humeur :
— Eh bien, voilà ! dit-il après quelques réticences. J’avais la certitude de retrouver le trésor… or, il n’y avait rien dans les poches de Domigny et du docteur.
Paturot éclata de rire :
— Ah ! c’est pour cela que vous teniez tant à nous accompagner ? Vous aviez peur que nous escamotions le magot ?
— Non, non ! se défendit le petit rentier, mais il me tardait de mettre la main sur l’argent. Nous l’aurions partagé… nous aurions été riches en sortant d’ici…
— De quel argent parlez-vous ? demanda Pierre, qui écoutait avec une mine surprise.
— De la fortune de vos anciens compagnons.
Et Jacques relata les premières propositions de Domigny et son offre somptuaire.
— Mais il mentait ! s’écria Pierre. Nous n’avions presque rien sur nous ! Ce que vous avez pris pour des billets de banque n’étaient que des papiers sans valeur… Nous n’avons pu rejoindre le survivant des voleurs, et c’est lui qui a emporté tout le paquet !
— Ainsi, continua le colosse, ce n’était qu’une traîtrise de plus ?
— Mais oui… un bluff pour vous tenter !
— Décidément, glapit M. Tubaze, très affecté, par cette déception, ces canailles méritaient dix fois la mort !
Et il se plongea dans une amère rêverie, car il avait déjà projeté, dans l’espoir de devenir millionnaire, de fouiller toutes les galeries de la carrière. Il fut d’ailleurs le seul à songer avec regret à cette fortune inexistante, ses compagnons n’y arrêtèrent pas leur esprit une minute.
Déjà, l’exquise odeur des champignons, en train de rissoler sur le fourneau emplissait la caverne.
— Et votre travail ? demanda Jacques à Juliette en constatant la disparition du rouleau de fil de fer.
— Levez la tête répondit la jeune fille.
Jacques remarqua, accroché à cinquante centimètres du plafond, un large réseau à mailles carrées. À chaque angle était fixé comme un minuscule paratonnerre, et plusieurs fils descendaient le long des parois jusque dans la terre où ils s’enfonçaient.
— Quel est cet appareil ? dit Jacques.
— J’essaye de nous protéger en utilisant les courants telluriques, expliqua Juliette. Oh ! cette protection est, sans doute, illusoire, mais pourquoi ne pas la tenter.
— Je ne comprends pas, avoua Jacques.
— Personne ne comprend encore très bien, on se borne à enregistrer quelques curieux effets… Des mystérieux échanges électriques s’accomplissent, jour et nuit, sans relâche, dans tout l’univers. Il y a certainement des raisons à ces perpétuels mouvements fluidiques, mais nous les ignorons.
« On a constaté de façon irréfutable qu’un appareil comme celui-ci, installé dans un champ de culture, permet d’obtenir des céréales beaucoup plus belles…
— Sans machines électriques ?
— Sans rien. La plus formidable machine électrique, c’est notre planète… Elle se défend à sa façon, et j’ai une certaine confiance en…
Sur ce, d’un coup, la lumière s’éteignit.
Au point où en était la société civilisée, la suppression de la lumière électrique n’était qu’un incident de plus, un incident insignifiant si on le comparait à bien d’autres. Ceux qui pouvaient être vraiment affectés étaient ceux – très rares – qui avaient réussi à sauvegarder jusque-là la limpidité de l’atmosphère où ils vivaient.
Les membres de la petite colonie de la carrière étaient de ce nombre. Ils ne crurent pas à une panne passagère, puisqu’ils savaient par la T.S.F. que le courant allait être prochainement coupé.
Ils possédaient une certaine quantité de combustible, de l’essence pour les lampes, des bougies et même encore un peu d’acétylène dissous, mais ils en verraient vite la fin. Après, ce serait l’obscurité éternelle.
Jacques réfléchissait tristement à cela pendant que Mme Gorgette allumait une bougie. La concierge-propriétaire n’était pas si pessimiste, il lui semblait qu’elle avait de quoi s’éclairer pendant des mois, sinon indéfiniment.
— Hum ! murmura Paturot quand la petite flamme jaune brilla, ça ne vaut pas l’électricité…
— Nous nous y habituerons, dit Mme Fargeau, fervente apôtre de la résignation.
— Par force, soupira M. Tubaze. Mais convenez que c’est assez lugubre… nous nous voyons à peine…
Jacques pensa que ce serait encore plus lugubre quand ils ne se verraient plus du tout. Mais à cause du brouillard, bien des humains ne connaîtraient pas leur misère physique, leur cécité incurable. La monstrueuse nature les ménageait tout en les frappant cruellement.
Pierre rompit le lourd silence accablait ses compagnons.
— Réjouissons-nous au lieu de nous plaindre ! dit-il. Il y en a de bien plus malheureux que nous.
— Oh ! pour ça, oui ! répondit Mme Gorgette avec un égoïsme satisfait.
Oui, il y en avait de plus malheureux à la surface du globe. Les bulletins officiels transmis deux fois par jour par T.S.F. étaient d’affreux communiqués de misère dont l’audition serrait le cœur.
L’humanité, longue à se remettre de l’abominable surprise, cherchait toujours à s’organiser et n’y parvenait point. L’obscurité avait réussi, mieux que n’importe quelle révolution, la désagrégation totale qui laissait tout le monde impuissant.
Tous les peuples ont eu, au cours de leur histoire, des arrêts et même des reculs. Les invasions ou des guerres civiles ont marqué certaines faillites du progrès. Mais même dans le chaos le plus sanglant, il se trouve toujours des hommes qui émergent, qui ont assez de puissance pour rassembler autour d’eux les énergies défaillantes et qui rebâtissent sur les ruines.
Cette fois, sous le manteau du brouillard, nul n’émergeait. Il y avait bien des essais constructifs, mais aucun plan d’ensemble. Les évènements dépassaient les hommes.
Il n’était plus question de rivalités de peuple à peuple. La trêve des nationalismes était un fait acquis, les ténèbres avaient supprimé les frontières. Londres, Berlin, Paris, Rome, communiquaient régulièrement, dans un même et unique souci de conservation vitale. On avait peu de nouvelles de la péninsule ibérique, isolée par la chaine des Pyrénées : quant à la Russie, l’immensité de son territoire en faisait un pays complètement désemparé.
Les Allemands s’obstinaient à retrouver la vitesse, caractéristique de vingtième siècle. Leurs recherches antérieures les aidaient à cela, car leurs savants s’étaient attachés depuis longtemps à la locomotion par fusées. Il ne s’agissait plus maintenant d’atteindre la lune ou la planète Mars en astronef, mais de communiquer rapidement avec les pays voisins.
Les premiers essais permettaient d’envoyer du courrier et quelques marchandises, mais les fusées atterrissaient avec une telle rudesse qu’un long temps s’écoulerait sans doute avant que des êtres vivants puissent utiliser les véhicules sidéraux.
Cela n’empêchait pas quelques anticipateurs de parler d’une émigration en masse dans un autre astre. Et le désir de retrouver la lumière du soleil était si impérieuse que ces projets ne paraissaient pas insensés.
On commençait à faire allusion aux troubles visuels, mais sans généraliser. On n’avait pas encore prévenu les gens de ce qui les attendait.
Les Américains avaient lancé un cri de foi :
— Le salut de l’univers viendra d’un aveugle !
Et maintenant, chacun répétait cette formule avec une confiance que rien ne justifiait. Tous les peuples cédaient au besoin d’une mystique, comme ils l’ont toujours fait depuis la naissance du monde.
Et à chaque audition, le même terrible mot revenait sans cesse.
— La famine… La famine… La famine…
On ne parlait même plus de mortalité infantile. Faute de moyens de faire parvenir régulièrement le lait, toute une génération avait disparu. Et les adultes se battaient désespérément contre la faim.
Des observateurs ont depuis longtemps établi et prouvé que la famine n’est jamais causée par le manque absolu de vivres, mais par les difficultés de distribution de ces vivres. On meurt comme dans un désert à côté d’entrepôts pleins à craquer.
Or, jamais distribution de céréales n’avait été plus difficile que dans ces ténèbres inexorables. Il en résultait des catastrophes sans nom, mais on les imaginait sans pouvoir les décrire.
La Chine, ce prodigieux réservoir d’hommes, n’était plus qu’un immense charnier. La peste et le choléra en arrivaient avec certitude, et rien ne semblait pouvoir arrêter ces fléaux. Ils n’avaient fait que de timides apparitions pendant la Grande Guerre : maintenant, ils affirmaient comme au moyen âge leur hideuse puissance dévastatrice.
— Il y en a de plus malheureux que nous ! répétait obstinément Pierre, quand le découragement gagnait ostensiblement ses compagnons.
Ils le savaient, mais cette assurance ne suffisait pas à leur faire oublier la mort qui rôdait autour d’eux, et qui finirait par les prendre comme elle prenait chaque jour des centaines de milliers d’autres.
L’ennui est un destructeur de vie plus infaillible que l’arme à feu la plus perfectionnée. Le châtiment le plus terrible que les hommes aient inventé, celui qu’on n’applique que pour les crimes inexpiables, c’est la réclusion dans les ténèbres. Et encore, ce châtiment n’est jamais appliqué complétement, on accorde aux condamnés quelques instants de lumière par jour ; sinon ils perdraient la raison dans un délai très court.
Les habitants de la carrière devenaient de plus en plus taciturnes. Pour économiser l’essence et les bougies, ils s’imposaient des heures et des heures d’obscurité absolue.
Dès que la lampe était éteinte, ils s’efforçaient à causer, à se raconter des choses, à rire. Mais au bout de quelques minutes, invariablement, la conversation s’arrêtait, le silence reprenait ses droits. On n’entendait plus que les soupirs de M. Tubaze, auxquels répondaient en écho ceux de Mme Gorgette. Celui qui supportait le mieux cette existence végétative était Paturot qui, lorsqu’il ne mangeait pas, dormait sans arrêt.
Jacques réfléchissait, le front dans ses mains. L’injustice du destin tantôt l’accablait, tantôt l’exaspérait. Son caractère s’aigrissait, comme d’ailleurs celui de ses compagnons de captivité. Des véritables disputes éclataient aux prétextes les plus futiles, et Mme Fargeau, elle-même, venait de se mettre en colère contre le perroquet, qui se distrayait comme il pouvait en caquetant sur son perchoir.
Ils ne tenaient plus compte du calendrier et vivaient dans l’ignorance des dates. À quoi bon se préoccuper de cela ? Demain serait en tout point semblable à hier, jusqu’au moment où les vivres manqueraient.
Sans en parler jamais, ils pensaient tous à cette échéance redoutable. Ils la retarderaient le plus longtemps possible en se rationnant, mais elle viendrait quand même. Le problème consistait à savoir si, à ce moment-là, ils trouveraient dehors les aliments indispensables.
Pierre affirmait qu’ils les obtiendraient facilement, mais les autres ne feignaient même pas de partager sa conviction. Rien ne les tirait de leur abattement, et Jacques entendait parfois Juliette pleurer doucement.
Le blessé, tout à fait remis, gardait encore sa foi en l’avenir. Il avait encore le courage de chanter, et sa bonne humeur, qui les agaçait parfois, leur était quand même d’un précieux réconfort. Mais, malgré son énergie, Pierre finirait bien par sombrer dans le désespoir comme les autres, et alors…
La lampe était éteinte depuis deux ou trois heures. Le silence régnait. Une vague torpeur envahissait Jacques, qui d’ailleurs ne résistait pas. Dormir, c’est oublier.
Pierre, qui trouvait à côté de lui, se pencha pour chuchoter :
— On se fait vieux, hein ?
— Oh ! oui… se contenta de répondre Jacques.
— On s’ennuie à cent francs la minute ! Moi suis paresseux comme une couleuvre, je n’aurais jamais cru que l’inaction deviendrait un tel supplice… Si nous sortions un peu ?
— Où voulez-vous aller ?
— Je ne sais pas… dans la galerie, n’importe où, histoire de nous dégourdir les jambes…
— À quoi bon ? fit Jacques, veule au point de haïr le moindre effort.
Mais l’autre le secoua amicalement.
— Allons, du nerf, sinon nous finirons par nous rouiller tout à fait ! Qui sait ? Nous aurons peut-être bientôt besoin d’être frais et dispos…
Leurs compagnons les entendirent sortir, mais nul ne leur demanda où ils allaient. L’indifférence est une des manifestations caractéristiques du désespoir.
— À droite, ou à gauche ? fit Jacques.
— Si nous allions jusqu’à la sortie ? suggéra Pierre.
— Si vous voulez… Cela me permettra de vérifier la fermeture, ce que je n’ai pas fait depuis longtemps.
— Oh ! elle n’a pas été touchée…
— Non, puisque la brume n’entre pas…
Ils cheminaient ensemble côte à côte, avec une telle habitude de l’ombre qu’ils ne trébuchaient presque jamais. Ils avaient cet instinct grâce auquel les aveugles devinent les obstacles.
La lampe électrique de Jacques fonctionnait encore, mais la pile s’épuisait.
— Je voudrais avoir un travail quelconque, dit Pierre. Je ne peux plus supporter cette inertie…
— Je suis comme vous, mais que faire ? répliqua Jacques.
— Des expéditions au dehors ?
— Ce serait inutilement dangereux… Nous trouverions surtout des affamés qui mettraient notre pitié à une rude épreuve ! Et s’ils parvenaient à nous suivre dans la carrière, ce serait désastreux.
Les nouvelles de l’extérieur les peinaient tellement qu’ils ne touchaient plus à l’appareil de T.S.F. D’ailleurs, ils n’entendaient plus que très faiblement, car l’accumulateur était bien bas. Sous peu, cette dernière communication avec le reste du monde serait coupée. Juliette espérait toutefois que le courant électrique finirait par être rétabli, mais ce n’était point une certitude.
Jacques, qui déambulait la tête basse, leva machinalement les yeux. Il sentait qu’il était arrivé près de la porte, et un bref éclair de sa lampe lui prouva qu’il ne se trompait point.
Le calfeutrage des deux vantaux était intact. Ils l’examinèrent en un instant, et Jacques éteignit.
Il ne nous reste qu’à regagner nos pénates… dit le jeune homme. La randonnée se termine ici, au bout de notre univers souterrain…
— Oui ! répondit Pierre. Notre promenade n’aura pas été longue… Si nous allions maintenant jusqu’à la champignonnière ?
Ils n’y étaient jamais revenus, à cause du cadavre abandonné, et qu’ils n’avaient pas enterré comme celui de Domigny.
— Si vous voulez, accepta Jacques. Nous cueillerons peut-être quelques champignons…
Un bruit à la fois familier et oublié les fit tressaillir, mais ils s’imaginèrent tous deux être victime d’une hallucination.
— Vous avez entendu ? fit toutefois Pierre.
— Oui… n’est-ce pas un klaxon d’auto ?
— C’est ce qu’il m’a semblé…
— C’est pourtant invraisemblable…
Ils tendirent l’oreille, mais le bruit insolite ne se renouvela pas.
— Nous nous sommes trompés, dit Pierre. Il n’y a plus d’autos sur les routes, hélas !
Il allait faire demi-tour, mais il se figea sur place, médusé, Pierre devina cette immobilité.
— Qu’est-ce que vous avez ? demanda-t-il.
Jacques était si ému qu’il se sentait incapable de l’exprimer.
Devant lui, au ras sol, à travers la toile de sac tassée dans la fente, il lui semblait discerner une vague lueur grise.
— Le jour ! râla-t-il, le jour !
— Où ? s’écria Pierre, croyant que son compagnon devenait subitement fou.
— Là ! À nos pieds !
Pierre vit à son tour, et sans parler davantage, ils se ruèrent sur la porte, arrachant les sacs, faisant sauter les poutrelles de protection, ébranlant les planches à coups furieux.
Un vantail céda à l’improviste, si brusquement que Pierre roula sur le sol.
Et ce fut le miracle.
La lumière, la bienfaisante lumière millénaire, les enveloppa, les baigna, les pénétra.
Il n’y avait plus trace de brume, le ciel était de nouveau bleu, le jour était revenu.
Pierre, à genoux, extasié, buvait l’air frais à pleins poumons. Il ne savait plus que balbutier :
— Ça, alors !… Ça !… Ça !…
Et Jacques, après une minute de stupeur, s’élança vers la caverne en criant :
— Le soleil ! Le soleil ! Le soleil !
Mme Gorgette répétait, pour la vingtième fois, peut-être :
— Quel drôle de pays !
C’était pourtant Meudon, son Meudon, qu’elle contemplait de sa fenêtre. Mais ce qu’elle voyait était si différent de ce qu’elle avait coutume de voir depuis trente ans que son exclamation se justifiait.
Le vert est la couleur principale de notre planète. Lui seul, évoque l’idée de vie. Sauf dans les déserts ou sur les océans, on le retrouve partout. Malgré quelques arbustes de nuance rougeâtre, on ne conçoit pas une végétation terrestre qui ne soit pas verte.
Or, depuis la disparition de la brume, les arbres et les herbes avaient changé de couleur. Les feuilles étaient blanchâtres, et il fallait s’en approcher de très près pour distinguer quelques nervures et quelques taches smaragdines.
Seuls, les pins, les sapins et les fougères n’avaient pas modifié leur apparence, et ces exceptions rendaient plus invraisemblable encore l’aspect de la forêt.
— Quel drôle de pays ! reprenait la concierge. Jamais je ne pourrai m’y habituer !
— Mlle Juliette affirme que tout va redevenir bientôt comme avant ! répondit Paturot.
— Oui, mais tout de même !
Mme Gorgette respectait trop la science de sa locataire pour s’inscrire en faux, mais elle ne pouvait s’empêcher de douter.
Pourtant, l’éclipse de la couleur verte était, pour ainsi dire, rationnelle.
La chlorophylle existe dans la quasi-totalité des feuilles et des jeunes tiges, et c’est elle qui leur donne leur aspect.
La lumière est nécessaire, indispensable à la formation normale de cette chlorophylle. Une plante privée de lumière peut pousser, mais au lieu d’être verte, elle est blanche ou légèrement, jaune. Cela est si vrai, que les maraichers utilisent l’obscurité pour faire blanchir leurs salades et leurs céleris. S’ils lient les chicorées, c’est pour que les feuilles centrales ne soient pas frappées par les rayons solaires.
Les plantes blanches ne sont, d’ailleurs, jamais bien vigoureuses. La propriété essentielle de la chlorophylle est d’absorber les rayons lumineux pour transformer leur énergie. Elle n’absorbe d’ailleurs que les radiations bleues et rouges du spectre, permettant au protoplasme d’opérer les réactions chimiques conduisant à l’assimilation de l’aliment.
Ainsi se trouve expliqué ce qu’on nomme la respiration des arbres, et le dégagement d’oxygène à la lumière. Une plante dépourvue de chlorophylle est destinée à périr, ou alors c’est une plante qui vit sur une autre pour bénéficier de la chlorophylle de cette autre. Tel est le cas des plantes parasites et des plantes saprophytes.
Le soleil, maître de la vie, allait bientôt faire oublier les méfaits des ténèbres.
Tout faisait prévoir que les savants allaient discuter longtemps sur l’étrange brume. Une opinion prévalait : un astre mort, un soleil noir, c’est-à-dire invisible, avait passé près de la terre dans sa course vers l’infini. Il fallait admettre, sans pouvoir l’expliquer scientifiquement, que le mélange des deux atmosphères était la cause de l’obscurité momentanée.
Les oiseaux, moins résistants que les autres animaux, avaient presque complètement disparu. Cette disparition ne laissait pas d’être inquiétante, car les insectes, eux, subsistaient toujours. Leur existence larvaire les avait protégés. Il faudrait, plus tard, engager contre eux une lutte sans merci pour sauver la végétation, mais ce n’était pas imminent, et la chimie viendrait alors au secours de la société.
Les peuples se ressaisissaient, pansaient leurs blessures, comptaient leurs morts. Il y avait des vides effrayants, mais la gigantesque hécatombe semblait avoir rétabli, dans une certaine mesure, l’équilibre économique.
L’humanité ne songeait qu’au travail, les peuples fraternisaient, unissaient leurs forces, les hommes ne se détestaient plus.
Mais ce n’était peut-être, malheureusement, qu’une trêve passagère.
* * *
Les cloches de la coquette église de Meudon sonnaient à toute volée. La journée était magnifique, il y avait de l’allégresse dans l’air. On se prenait à guetter le chant des oiseaux dans les frondaisons de la forêt, à chercher la rapide flèche d’une hirondelle dans l’azur du ciel. Mais seul, volait dans l’espace, le clair tintement des cloches.
Il n’y avait pas grand monde dans l’église, mais le vrai bonheur se passe volontiers de publicité. Quelques amis, quelques voisins ayant survécu au cataclysme assistaient seuls à la cérémonie.
Juliette, ravissante sous son voile blanc, regagnait la sortie au bras de Jacques. Elle était maintenant sa femme devant Dieu et devant les hommes, et son visage rayonnait de bonheur tranquille. Avec l’appui d’un tel mari, elle pouvait s’engager sans crainte dans la traversée de la vie.
La jeune épouse se retourna pour sourire à sa maman, roulée dans sa petite voiture par Paturot. Le déménageur était aussi ému que la brave dame, et au seuil du parvis, il s’essuya les yeux du revers de son énorme main. Un grain de poussière sans doute…
Mais il n’y avait pas seulement un couple de mariés, il y en avait deux.
Le second, marchant modestement derrière, se composait de Mme Gorgette et de M. Tubaze. La concierge-propriétaire, et son locataire avaient trouvé ce moyen de ne plus discuter les innombrables lois sur les loyers. Ce problème irritant ne se poserait jamais plus pour eux.
M. Tubaze, ayant changé de camp, se proposait d’ailleurs d’imposer à bref délai une augmentation générale.
Mme Gorgette, ou plutôt Mme Tubaze, aurait peut-être bien quelques petites querelles avec son mari, mais quelques nuages ne font que mieux apprécier la beauté du soleil.
Si le chat et le perroquet étaient tranquillement restés à la maison, Goliath avait tenu à assister à la fête. Le bedeau l’avait ignominieusement chassé deux fois, mais le chien avait réussi à se faufiler de nouveau, et tapi sous une chaise, il avait entendu le : « Oui ! » sacramentel.
Dès que la porte fut ouverte, il s’élança comme une flèche devant le bedeau, et dès qu’il fut hors de danger, se mit à aboyer en gambadant.
Une belle auto attendait devant l’église. C’était celle de Pierre Sartony, qui la pilotait lui-même.
Les membres de la colonie, unis par l’amour et l’amitié, étaient ainsi au complet.
— Honneur aux époux ! s’écria gaiement Pierre.
Il avait rassemblé quelques enfants qui se mirent à crier à tue-tête :
— Vive la mariée ! Vive la mariée !
Mme Tubaze baissa les yeux en rougissant, tandis que M. Tubaze saluait à la ronde avec la cordialité condescendante d’un chef d’État.
Jacques se pencha sur sa délicieuse compagne :
— Heureuse ? demande-t-il.
— Oui, répondit simplement Juliette.
Et Paturot, qui entendait cela, s’essuya de nouveau l’œil. Il y avait décidément beaucoup de poussière.
FIN
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en avril 2020.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Jean Michel T., Isabelle, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : René Pujol, Au temps des brumes, in Sciences et Voyages, octobre 1931 à janvier 1932. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page reprend le détail de L’Église de Vernon dans le brouillard, huile sur toile, Claude Monnet, 1880 (Brooklyn Museum, New York).
— Dispositions :
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