J.-L. Gaston Pastre

L’ÉTRANGE AVENTURE
DE PIERRE FONTRAMIE

1920

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Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE.. 4

CHAPITRE I. 4

CHAPITRE II. 7

CHAPITRE III. 10

CHAPITRE IV.. 14

CHAPITRE V.. 27

CHAPITRE VI. 33

CHAPITRE VII. 40

CHAPITRE VIII. 45

DEUXIÈME PARTIE.. 59

CHAPITRE PREMIER.. 59

CHAPITRE II. 63

CHAPITRE III. 67

CHAPITRE IV.. 72

CHAPITRE V.. 84

CHAPITRE VI. 94

CHAPITRE VII. 101

CHAPITRE VIII. 105

CHAPITRE IX.. 108

CHAPITRE X.. 114

CHAPITRE XI. 120

CHAPITRE XII. 137

CHAPITRE XIII. 144

Ce livre numérique. 146

 

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE I

Les environs de Saint-Fulcran sont âpres. Toutefois la sévérité cévenole y est tempérée par les grâces naissantes du Bas-Languedoc. En de rudes gorges les montagnes schisteuses descendent vers les coteaux chargés d’oliviers au feuillage fragile. Les mouvements s’adoucissent et la plaine basse se développe jusqu’à la mer latine.

Ces derniers contreforts des Cévennes ne sont plus la montagne, mais ne méritent pas le nom de plaine.

C’est là que dans une grande maison carrée, couverte de tuiles vernissées, vivait Pierre Fontramie. Il avait trente-quatre ans, une belle fortune lui faisait des loisirs, une passion unique absorbait sa vie. Dans un attrait invincible pour toutes les intensités du corps et de l’âme, il avait fait de nombreux voyages, couru le vaste monde, participé à des explorations ; puis, de retour dans son pays, s’était enfermé dans sa vieille maison, qu’il habitait seul, étant sans famille. Il trouvait là un apaisement. Ce qui fait le caractère de ce paysage du Midi cévenol c’est, parmi des rudesses, le calme, la tranquillité, la sécurité joyeuse. Si un spectacle extraordinaire jette l’âme dans une sorte de ravissement qui l’excite, et la trouble, il en résulte, à la longue, une fatigue qu’on a du mal supporter. Pierre Fontramie ne voulait pas que la nature, l’attirant trop à elle, l’empêchât de s’appartenir à lui-même ; au sortir de ses courses lointaines, rien ne lui convenait mieux que cet horizon tranquille, où tout était repos. Seules, des communications brèves, de courts récits de voyage, au style net et impérieux, le rappelaient, de temps à autre, au souvenir des vivants.

Or, ce matin-là, comme il rentrait d’une longue promenade à travers ses terres, son valet de chambre lui remit une lettre portant un timbre italien. Il lut :

Monsieur,

Son Altesse Royale, Monseigneur le Duc de Palerme partira à la fin du mois à bord de La Rondine pour un voyage d’exploration au Thibet. Le Prince a lu vos articles remarquables sur le Karakorum et apprécie comme ils le méritent vos beaux travaux. Il serait heureux si vous vouliez vous joindre à cette expédition. Son Altesse verrait avec plaisir que par vous la France fût, dans la circonstance, associée à l’Italie.

Veuillez trouver ici, monsieur, l’assurance ça ma considération.

Luigi FERRATO,

commandant de « La Rondine »

P.S. – La Rondine quittera l’île de Yerta dans deux semaines.

« Vos articles remarquables, vos beaux travaux »… Excessif ! murmura Fontramie ! Il haussa les épaules. À tout prendre, cela était bien : Alceste est un faquin, Philinte un homme d’esprit.

Fontramie : connaissait la réputation du prince ; son exploration de la Tripolitaine, ses voyages en Abyssinie ; il savait que, grâce à son énorme fortune, il avait loué au gouvernement italien la petite île de Yerta, en face de Tripoli d’Afrique. Là, il vivait, tout à ses préoccupations scientifiques.

Pierre Fontramie était libre. Ses terres se trouvaient en bon état. Tout allait bien, de ce côté. Chose importante car, s’il ne divinisait point l’argent, il en savait la puissance. Donc rien ne le retenait. Il enfourcha sa bicyclette, descendit jusqu’au bureau de poste de Saint-Fulcran et télégraphia son acceptation.

À son retour, il sonna son valet de chambre et bourra avec méthode sa malle robuste et légère. Il nettoya minutieusement ses instruments, monta et remonta théodolites ; boussoles-goniomètres et lunettes, et rangea avec soin cartes et documents divers.

Puis il alluma sa pipe et se renversa dans son fauteuil. Sur une table, un livre était à portée de sa main ; il le prit et l’ouvrit au hasard : c’était la Vita Nuova ; il lut :

 

Cavalcando l’altr’ier per un cammino,

Pensoso de l’andar che mi sgradia.

Trovai Amore in mezzo de la via

In abito leggier di peregrino.

 

Un pâle sourire erra sur sa face rasée… et il ferma le livre.

CHAPITRE II

Quelques affaires à régler conduisirent Pierre Fontramie à Lyon. Il résolut de gagner Gênes, où il devait s’embarquer, par le Simplon.

Le Valais est un couloir morne et âpre, où l’âme ne trouve nul élément d’excitation. Le tunnel du Simplon est long et chaud : passage désagréable du Nord au Midi.

Fontramie refaisait en imagination le voyage de Goethe lorsque, quittant sa royale solitude et la sylvestre Weimar, échappant au prestige de la divine Mme de Stein, comme il avait déjà pu s’évader jadis des délicieuses tortures du Parc de Lili, le poète germain descendait, par des routes poétiquement semblables, de sa forêt d’Hercynie vers les flots apaisants de la mer Tyrrhénienne. Le sourire de la beauté latine allait l’accueillir, bercer son âme harmonieusement tourmentée, dans le moment où elle épandait sur le monde les sublimes accents d’Iphigénie. Goethe croyait (puissance infinie de l’imagination et du rêve !) se sentir plus près des sources habitées par les Grâces et les Muses, fouler une plage enfin digne de la fille du Roi des Rois. Sur les bords disciplinés du lac de Garde, ce jeu poétique devint une réalité. Au soleil couchant il aimait errer sur les grèves pendant que les vagues venaient expirer à ses pieds. Et Pierre Fontramie, dans un élan d’enthousiasme, se récita les vers émus du monologue classique :

 

Dans vos ombrages, mouvantes cimes

De l’antique bois sacré au feuillage touffu…

Et sur le rivage je reste debout de longs jours

Cherchant avec l’âme le pays des Grecs.

 

Un brouillard doré glissait, éblouissant ses yeux ; et soudain, devant lui, assis sur la banquette rouge du wagon, un singulier personnage lui apparut. Un homme dans la force de l’âge, vêtu d’un justaucorps bleu, d’un gilet à revers orange, d’une culotte souple, chaussé de bottes vernies à revers jaunes. Un large jabot de dentelle bouffait hors de son gilet, il s’appuyait avec grâce sur une longue canne à pomme d’or, sa figure grave et harmonieuse respirait une tranquille majesté. Pierre Fontramie, regardant mieux, reconnut le conseiller Wolfgang de Goethe, tel que nous le montrent de médiocres peintures et quelques bons dessins.

— C’est bien à vous, jeune homme, de réciter mes vers, dit lentement l’apparition ! Ainsi vous n’avez point oublié cette pauvre Iphigénie ! De mon vivant elle me donna tant de mal, écrasant de sa majesté acteurs et spectateurs ! Je vous rends grâce de m’en avoir rappelé quelques vers. Mais à ce que je vois vous errez par le monde ?

Fontramie allait répondre : « Oui, mon cher maître », mais il se souvint à temps que Goethe avait été ministre et conseiller ; ayant du monde, il répondit : « Oui, Monseigneur. »

— Allez, mon ami, et ne vous payez pas de mots, ils ne remplacent pas les idées. Quoi qu’en pense Méphistophélès, songez qu’à votre âge tout doit être activité, joie et amours.

Le poète accentua :

 

Und Lust und Liebe sind die Fittiche

Zu großen taten.

 

(Et désir et amour sont les ailes

pour de grandes actions.)

 

Fontramie répliquait que, déjà, l’apparition avait disparu. À un cahot brusque du wagon, il connut qu’il avait sommeillé.

Ce rêve ne lui déplut pas. Pour tout homme qui aspire à se réaliser pleinement, qui se lance à corps perdu dans l’action et dit « oui » à la vie, le grand Goethe est un protecteur avisé.

Cependant le train roulait. À gauche le lac Majeur luisait autour de ces bijoux précieux et rococo que sont les îles Borromées ; des barques se balançaient sur les flots bleus portant des couples, heureux sans doute, et Fontramie songeait aux terribles solitudes du Thibet qui l’attendaient.

Cependant nulle tristesse ne l’envahit. Ce paysage classique et apprêté lui communiquait une force souveraine, des désirs nouveaux d’activité et d’énergie…

CHAPITRE III

Le navire ralentit sa marche. C’était la fin d’une traversée ennuyeuse, le lever de rideau de cette féerie qu’on nomme un voyage en Afrique. Une brume épaisse, fort romantique et point du tout orientale, obscurcissait encore l’horizon. Enfin d’innombrables fusées dorées jaillirent brusquement ; le soleil sortait de l’eau et la côte apparut au voyageur sous l’aspect d’une longue frange lumineuse flottant au loin.

Le navire courut sur son erre et mouilla dans le port de Tripoli, encore mal aménagé. Pierre Fontramie vit, malgré ses efforts, ses colis voltiger d’épaule en épaule dans les directions les plus variées.

Se présenter au visa des passeports, faire passer des boîtes de cartouches pour des conserves alimentaires, et trouver gîte dans un hôtel, fut l’affaire d’un long instant.

Puis il s’en alla par les rues étroites où les ânes, les chevaux, les chameaux et les mulets tiennent le haut du pavé. Le reste appartient librement aux piétons, aux femmes entortillées dans leur longue robe bleue et qui portent des fardeaux invraisemblables, à moins qu’elles ne traînent une guirlande d’enfants malpropres pendus en grappe après leurs haillons.

Cette insouciance des Arabes, ces chiens et ces enfants couchés au milieu de la rue, le menaient assez loin du paradis de Mahomet et de ces pays enchanteur promis par le prophète. Visions immenses, forêts d’émeraudes et de saphirs, portant des fruits de rubis ; montagnes d’ambre et de myrte, kiosques de diamants et tentes de perles ; jardins où tigres et gazelles prendront leurs ébats sous des palmiers en sucre, palais de délices, où chaque croyant aura plusieurs centaines de pipes avec du tabac odorant et blond pour les bourrer. Il erra sans but dans ce fouillis de ruelles qui n’ont ni plan ni symétrie, où se dissimulent, dans l’ombre chaude des arbres maigres près du murmure des vieilles fontaines, les pierres tombales des anciens cimetières turcs.

Pierre Fontramie alla plus loin, indifférent à la chaleur, douche chaude qui tombait du ciel ardent. Maintenant, c’était un faubourg, un village composé de huttes en terre dissimulées sous de maigres palmiers. Ce nouvel aspect du palmier le frappa vivement. Cette silhouette plaintive complétait le caractère sauvage de l’étrange localité. C’était, avec la nappe aveuglante de la mer proche, un magnifique tableau dans la manière de Ziem.

Il passa au bureau de poste. Une dépêche l’y attendait, lui donnant rendez-vous pour le lendemain, au petit jour, sur le port…

Le lendemain, à l’aube, sous un élégant vêtement de yachtman relevé aux manches de galons d’or, un homme qui pouvait avoir quarante ans, petit, hâlé, à la barbe noire taillée en en pointe, se présenta à Fontramie debout sur quai :

— Monsieur Pierre Fontramie, je présume ?… Lieutenant de vaisseau Luigi Ferrato.

Une poignée de main fut échangée.

Une longue embarcation à demi pontée, blanche sous ses cuivres étincelants, était accostée au quai en construction.

Le transport des bagages s’opère ; un vigoureux appui de gaffe et on pousse. Dans un ronron semblable à celui d’une machine à coudre, l’embarcation s’ébranle, fendant les eaux paisibles, il fait chaud, une mer de feu… Du métal en fusion coule du ciel, on a la sensation de se dissoudre peu à peu comme morceau de sucre dans l’eau bouillante. Fontramie est assis à l’arrière auprès du commandant, sous une légère tente double aux ailes blanches. L’embarcation court, rapide. Maintenant, pleine mer ; l’étrave du petit bâtiment laboure les eaux lourdes et moites.

Fontramie songe ; un moteur électrique sans doute ? Des accumulateurs ? Mais à l’avant, ce petit mât et ces haubans de cuivre ? À quoi cela peut-il servir ? Un appareil de T. S. F… Non, car il n’y a pas d’isolateur au collier ; mais quoi ?…

Luigi Ferrato parle lentement d’une voix chantante où passe la caresse de l’accent sicilien. Son français est correct, il est très satisfait de sa petite embarcation : elle a battu tous les records sur le trajet Barcelone-Brindisi. Fontramie hausse les sourcils : Barcelone-Brindisi ?… Un navire à accumulateurs ?… Curieux. Et l’autre continue : une embarcation élégante, demi pontée, robuste, s’élevant à la lame comme une mauve. Il fait visiter un petit rouf, trois couchettes et une table de roulis ; là, en cas de nécessité, on peut dormir, manger, se réfugier pour échapper aux embruns.

La mer devient plus dure, une houle se creuse, des lames verdâtres bondissent ; mais l’embarcation accélérant son allure file comme un torpilleur. Fontramie observe l’équipage. Trois hommes ; à l’avant la vigie, une gaffe à portée de la main, une jumelle sur la lice ; au centre, le mécanicien devant un simple tableau portant des commutateurs ; à l’arrière, le patron à la barre.

Luigi Ferrato consulte son chronomètre.

— Nous sommes en retard.

Il conduit Fontramie dans le rouf. Par le hublot encastré dans la porte, on voit le patron relever les cordages, hausser et rabattre les panneaux qui ferment l’arrière. Maintenant le petit navire est entièrement clos.

Alors la vitesse s’accélère, à l’allure d’un train express l’embarcation s’enfonce dans les vagues, les fend et les traverse. Pendant vingt minutes, ils naviguent ainsi à pleine allure. Puis, la vitesse se modère, les panneaux automatiques se relèvent, se rabattent, glissent à frottements doux dans leurs encoches. Fontramie et son hôte sortent du rouf. Devant eux, à quelques encablures, une île basse et verdoyante a surgi de la mer, et l’officier italien étendant le main :

— Voilà Yerta.

CHAPITRE IV

Ils débarquent sur cette île luxuriante, dont la végétation folle d’une incomparable abondance, d’une ardente crudité de tons, tranche si nettement avec ce désert âpre et désolé qu’est la Tripolitaine. Ils montent dans de charmantes petites voitures électriques.

Du ciel tombe une lumière aveuglante, une lumière intense, qui donne des ombres courtes et bleues, dont les colorations sont cependant moins vives qu’on le pourrait croire, corrodées qu’elles sont par cette irradiation aveuglante.

Ils franchissent un pont. Un féerique jardin, un paradis de verdure, de majestueuses allées ombragées par de grands arbres souples. Des lianes folles enserrent des berceaux fleuris. Les rayons dardants du soleil impitoyable ne pénètrent que par intervalles dans cette ombre qui dore de chauds reflets tout ce qui la forme. Là, les essences de l’Afrique du Nord et aussi celles des Tropiques. Des canaux étroits courent sous des berceaux aux mille couleurs ; l’eau clapote en un rauque murmure autour des bouquets de nénuphars.

Plus loin et par intervalles, des touffes de caféiers, de muscadiers, d’arbres à vanille, de tamariniers, laissent échapper des vues sur les gazons de ce jardin de rêve, digne d’une nouvelle Armide.

Au fond, entre les arbres, apparaît un palais blanc de style néo-grec. Plus grand, certes, que le canon antique ne le voudrait, mais ayant de la mesure et de la proportion ; rien qui rappelle la matière entassée des architectes modernes.

Pierre Fontramie n’a pas le temps de contempler les hautes colonnes, le fronton harmonieux, le corps du bâtiment en marbre soutenu par une haute colonnade qui le perce à jour de part en part. Il est conduit à sa chambre, dont la fraîcheur lui paraît délicieuse, et il ne tarde pas à savourer dans une piscine les voluptés d’une pluie abondante tombant d’une pomme d’argent. Un masseur noir lui apporte de molles serviettes chaudes, ses membres craquent sous des pressions savantes ; un Arabe en robe rouge lui offre, dans une corbeille dorée, les plus beaux fruits de l’Afrique.

Pierre Fontramie acheva sa toilette, rendue facile par l’agencement de toutes choses, par les vasques de faïence avec robinets thermométriques à eau chaude et à eau froide, par des lance-parfum automatiques toujours sous pression et les brosses mues électriquement. Luigi Ferrato vint le prendre et le mena dans un salon de marbre aux meubles d’acajou où l’attendait le duc de Palerme.

Le prince pouvait avoir soixante ans. Il était de haute taille, vigoureusement bâti, fort et même un peu corpulent ; ses cheveux étaient blancs ; dans sa barbe grisonnante descendaient de longs fils d’argent ; son nez fortement arqué supportait un double lorgnon derrière lequel luisaient des yeux vifs et malicieux. Son accueil fut d’une brusquerie cordiale. Il connaissait les travaux de Fontramie et lui savait gré d’accepter son hospitalité. Il parlait de ses occupations scientifiques, de son exploration en Abyssinie, de celle qu’il allait tenter au Thibet ; de la rivalité courtoise, mais aiguë, qui mettait aux prises France et Italie dans le bassin de la Méditerranée. Il parlait aussi de l’île de Yerta sur laquelle il avait réalisé un joli tour de force d’agriculteur et de sociologue :

— Oui, oui ! Un tour de force, vous verrez cela !… Ah ! quelle joie, Monsieur, de vous voir ici !… Elle est passionnante votre dernière exploration ; mais nous ferons mieux encore ; je veux dire aussi bien, si c’est possible.

— Et La Rondine lève l’ancre quand, Monseigneur ?

— Lève l’ancre ? Ah ! oui. Vous aurez, je crois, une belle surprise.

Et tout, en causant il menait son hôte par les galeries du palais jusqu’à une véranda où la princesse vint au devant d’eux. De dix ans plus jeune que son mari, des cheveux gris encadraient son visage mat, à l’ovale encore ferme ; elle avait vraiment grande allure sous ses vêtements blancs et noirs. D’une simplicité distante, elle accueillit Fontramie avez grâce.

— J’ai tant entendu parler de vous et de telle manière, que je croyais voir arriver un mage à barbe blanche, à robe longue et à chapeau pointu.

Fontramie s’inclina. Par moment une mélancolie un peu hautaine voilait les yeux de la princesse et son interlocuteur se souvint qu’elle avait perdu récemment un fils unique, le comte de Borèse, tué dans un stupide accident de chasse. Cependant elle conduisit Fontramie au fond de la véranda et, avec une complaisance qui le toucha, lui montra de magnifiques roses de France, dont la grâce discrètement majestueuse s’épanouissait parmi les splendeurs africaines.

Les repas de midi les réunit dans une salle à manger blanche, claire et fraîche. Un jet d’eau chantait dans une vasque polie. Une profusion de fleurs chargeait cette table où luisaient les porcelaines chinoises et la lourde argenterie écartelée aux armes ducales… On parla du docteur Lauricci, absent pour le moment.

Autour de la table, toute l’escouade orientale des serviteurs s’empressait. Un grand nègre, vêtu de bleu, le bras levé, versait l’eau glacée. Deux autres changeaient les assiettes. Celui-ci découpait ; celui-là apportait les plats. Un jeune garçon maure accroupi attendait l’heure du café. On parlait peu. Fontramie était encore fatigué de son long voyage. On lui en demanda des nouvelles, et ce qu’il en dit fit toute la conversation. Le repas achevé, ils se rendirent dans la véranda ; les hommes gagnèrent des rocking-chairs et, mollement balancés parmi les vapeurs fraîches des jets d’eau, ils fumèrent de longues pipes orientales à bout d’ambre, au parfum de jasmin…

Maintenant, la lumière tombe plus douce, le soir vient. Fontramie, dans sa chambre, après une courte, sieste, endosse son smoking colonial. La cloche sonne et la même table somptueuse, réunit les mêmes convives.

— Demain, monsieur Fontramie, vous m’appartenez, proclame le prince. Vous visiterez cette île dont je suis orgueilleux. Demain, oui, et les jours qui suivront, aussi ! Puis, vers la fin de la semaine (c’est aujourd’hui mardi) nous nous occuperons sérieusement de notre expédition.

La conversation a lieu en français, comme il sied. La princesse demande à Fontramie s’il sait l’italien.

— Fort mal, madame ! Je traduis un texte facile, si j’essaie de parler, c’est avec un accent tel que Dante, s’il m’entendait d’aventure, instituerait pour les barbares de mon espèce un supplice spécial.

On rit, et on parle des explorations africaines. Le monde s’est rétréci ; il faudrait pouvoir reculer dans le temps, revivre à l’époque des Livingstone et des Stanley.

— Que reste-t-il à faire après ces géants ?

— Oh ! beaucoup encore, Monseigneur. Au Thibet, pour rappeler la phrase célèbre de Sven-Hédin, sur des centaines de kilomètres se développent des terres vierges, des montagnes qui n’ont jamais été gravies, dont beaucoup même n’ont jamais été vues ; des lacs immenses perdus dans l’infini des solitudes et que personne n’a contemplés ; des eaux venues des cimes vierges où nul ne s’est encore désaltéré.

Ayant ainsi parlé, Pierre Fontramie se tut. Le dîner s’acheva, et ils sortirent admirer les étoiles.

Le lendemain, suivant le programme prévu, la visite de l’île commença. Il était de très bonne heure. Dans le ciel d’une douceur nuptiale, de blanches lueurs passaient. Les rayons du soleil matinal tombant sur les fleurs blanches et roses des arbustes allumaient dans leur verdure sombre des oranges d’or.

Le prince présenta Pierre Fontramie au docteur Lauricci, de l’Université de Milan. C’était un petit homme brun, au teint cuivré, le dos voûté ; une belle tête au front haut et bombé, les tempes dégarnies, les cheveux longs, les yeux vifs. Un âge indéterminé, quarante ou quarante-cinq ans…

L’île de Yerta affecte la forme d’un pentagone irrégulier. Par sa disposition générale elle ressemble à une feuille d’érable. Sa superficie est d’un peu plus de trois cent cinquante kilomètres carrés. Elle est basse sur l’eau. Un certain relief ne s’y accuse qu’au centre, où de petites collines, par un mouvement presque insensible, s’élèvent à environ quarante mètres au-dessus du niveau de la mer ; le sol en est sablonneux, sec, aride et stérile comme, en ce pays, toute terre qui n’est pas irriguée.

Lorsque le gouvernement italien consentit à donner cette île à bail au duc de Palerme pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans, il ne crut pas faire une grande perte. Outre que l’île lui devait revenir plus tard avec les améliorations que le grand seigneur et ses héritiers promettaient, elle n’était habitée que par de vagues familles berbères et quelques pêcheurs maltais, installés sur le seul point de cette côte inhospitalière où une embarcation peut aborder.

Telle qu’elle était, l’île plut au prince, lorsque, voici quelque quinze ans, il en obtint la libre possession. Si la Sicile son pays, est un des plus magnifiques coins de la croûte terrestre, il ne partageait pas pour les régions africaines le dédain de certains économistes. Il les savait susceptibles de redevenir prospères, de rappeler ces magnifiques greniers que furent, pour Rome, les provinces d’Afrique, couvertes jadis de plantureuses moissons et de larges forêts d’oliviers. Partout où l’on peut irriguer, ce pays devient magnifique ; les belles oasis y accompagnent toujours les abondantes fontaines.

Il fallait donc trouver de l’eau.

L’île de Yerta ne possède aucune source naturelle ; on y buvait de l’eau de pluie, conservée dans de vieilles citernes, dont certaines datent des Carthaginois. Un vieux puits phénicien fournit au prince des indications. Il découvrit enfin dans les archives des Chevaliers de Rhodes une note indiquant qu’une nappe d’eau se trouvait à quelque profondeur. On fit des sondages ; ils furent concluants. Bientôt des puisatiers florentins éventrèrent le sol. On amena des locomobiles à pétrole pour actionner les perforatrices rotatives. En quelques semaines un puits immense fut creusé. Il s’enfonçait profondément dans les entrailles du sol ; des pompes puissantes épuisèrent les premières nappes. Plus bas ce fut un véritable lac. Cette eau si abondante était fraîche et pure. Il fallait maintenant l’amener à la surface du sol grâce à des pompes plus pratiques.

C’est alors qu’intervint le docteur Lauricci. Le hasard l’avait jeté dans la vie du prince alors que, la médecine abandonnée, il s’était lancé dans les inventions. Ses expériences avaient englouti ses maigres ressources. Arrivé à l’extrême misère, il se débattait péniblement contre ses créanciers. Le duc de Palerme jugea l’homme ; un de ces tempéraments volcaniques qui ont besoin d’un guide, d’un mentor, tout au moins d’un protecteur influent et puissant. Maintenant qu’il était sûr de manger tous les jours et d’échapper à cette misère implacable qui est trop souvent l’apanage des esprits distingués, Lauricci se révéla un inventeur de génie.

Son idée primitive avait été de construire des insolateurs paraboliques. Mais à la réflexion il s’engagea dans une voie nouvelle, utilisant le miroir parabolique de l’appareil mais n’en conservant pas la chaudière. Sur les feuilles de cuivre du tronc de cône, il disposa des cases de plomb contenant chacune une lame d’un métal mystérieux, d’aspect verdâtre, qu’il nomma le palermium. Sous l’influence des rayons solaires, les miroirs se transformèrent en pile thermodynamique d’un rendement inconnu jusqu’à ce jour, d’un voltage et d’un ampérage extraordinaires. Toutes choses qu’on pouvait faire varier en enroulant et en déroulant des volets de bois qui permettaient de distribuer à la surface des insolateurs la chaleur solaire. Le docteur construisit de vastes accumulateurs, et eut ainsi à sa disposition une force infinie que lui prodiguait le soleil. Il fit venir de Milan des pompes rotatives électriques qui chassèrent dans de vastes citernes l’eau du puits. Ces citernes en ciment furent construites, dans le mode carthaginois et romain, sur le point le plus élevé de l’île. Leur capacité était immense. C’était un véritable lac artificiel que renfermaient leurs voûtes surbaissées. Extérieurement, les murs furent revêtus de briques rouges et décorés par endroit de plaques de faïence. Des canaux, en tous sens, répandirent les eaux vivifiantes à la surface de l’île. Un pays nouveau surgit ; des champs fertiles, des jardins potagers, des bouquets d’arbres à la végétation luxuriante. On eût dit un coin d’Afrique à la seconde période de la domination romaine, ou une vallée d’Andalousie sous la bienfaisante civilisation maure.

Toute une population agricole vivait sur l’île. Le prince avait amené là de rudes paysans des Abruzzes, des Siciliens au regard de feu, et tant d’autres braves gens qui avaient abandonné le sol épuisé de l’Italie méridionale, pour trouver travail, paix et repos, ce que cette terre maintenant fertile leur accordait. Ils étaient groupés en de petits hameaux pittoresques, aux maisons blanches et rouges, bâties avec une grande diversité de style. Rien de monotone dans ces modestes agglomérations, tout y était discret et de bon aloi…

— Le machinisme règne chez nous en maître, faisait le prince, sans brutalité ni despotisme.

— Oui, répondit Fontramie, grâce à la fée électricité. Fée que vous avez su rendre docile, monseigneur.

— Ce n’est pas moi, c’est le docteur.

— Une baguette magique ?

— J’en ai plusieurs, répondit Lauricci en secouant sa grosse tête.

— Observez comment nous appliquons les règles de l’hygiène : surveillance étroite des aliments et de l’eau dans les maisons, ni papiers peints, ni tentures, ni tapis. Les murailles sont revêtues de faïence, le sol pavé de mosaïque. L’hygiène n’y perd rien.

— Et l’art y gagne…

— Nous avons habitué nos gens à suivre une règle de vie saine et normale : pas de travail excessif, pas de surmenage, pas de grande paresse non plus. Des écoles rationnellement organisées et le sport pratiqué avec équilibre.

— Salerne, quoi !

Cependant le duc de Palerme et Pierre Fontramie prirent place dans un petit wagon, monté sur un léger châssis d’acier au vanadium. Ce chemin de fer était électrique, monorail et gyroscopique. Des groupes de deux gyroscopes donnaient à chaque voiture une sécurité absolue. Elle pouvait courir à des vitesses folles en suivant les courbes audacieuses par lesquelles le rail unique serpentait au travers de l’île.

Fontramie admirait sans réserve. Tout ce qu’il voyait suggérait l’idée d’une organisation raisonnée, dans un bel ordre méthodique. On y trouvait la solution réfléchie des problèmes les plus divers, avec une intuition de progrès qui se réalisait dans une application constante.

Une grande bâtisse blanche, le long de laquelle courait la voie ferrée, l’intrigua. C’étaient des bâtiments de forme polygonale, revêtus de belles faïences ; une tour ronde s’élevait dans le ciel. Au sommet de cette tour, trois pylônes métalliques dont la robuste charpente supportait d’énormes câbles qui l’allongeaient dans l’espace et allaient aboutir, là bas, au bord de la mer, à une tour trapue et basse. Entre les deux tours il pouvait y avoir trois kilomètres. On voyait sur les plates-formes des transformateurs d’énergie, des machines colossales et délicates, puissantes et subtiles. Du regard Fontramie interrogea le prince :

— Plus tard, cher monsieur, plus tard ; et ce ne sera point la moindre de vos surprises !…

Dans le hall du palais se trouvait un grand orgue, aux jeux multiples, dont la princesse jouait avec facilité.

— Aimez-vous la musique ?

— Beaucoup, Madame.

— Où vont vos préférences ?

— À tout prendre, c’est aux vieux maîtres, à cette école classique qui commence avec les premières fugues de Bach et s’achève dans l’accord final de Parsifal.

Et entre ces deux passionnés de musique une communion s’établit incontinent. Non pas qu’ils fussent de ces âmes fragiles pour qui la musique est devenue une sorte de prolongement factice de la vie. Rien de semblable n’était de mise ici. De par son rang, la duchesse de Palerme avait appris à se maîtriser, à ordonner ses impressions et ses sentiments. Elle ne s’était jamais oubliée dans une admiration qui ne fût parfaitement légitime. Et c’est ainsi qu’elle arrivait au seuil de la vieillesse dans le magnifique épanouissement d’une volonté sûre d’elle-même et qui n’avait jamais faibli. Pierre Fontramie, bien que franchissant le seuil encore doré de la seconde jeunesse, avait, de par sa vie aventureuse, appris, lui aussi, à se gouverner…

Sur Bach et sur Wagner ils furent en plein accord ; sans réserve ils s’abandonnaient à la noble et pure maîtrise, à l’énergie frémissante, héroïque et victorieuse, de ses deux immenses et avides curiosités ; et tout naturellement la princesse joua sur son orgue le septième prélude du Clavecin bien tempéré et le final de Parsifal, après quoi il se fit un long silence.

Puis, assez naturellement, on en vint à parler de Yerta.

— Ici, dit le prince qui venait d’entrer, le travail est la loi. Il est aisé, dans une société restreinte comme celle-ci d’appliquer tels principes qui seraient difficilement admis dans un grand État.

— C’est du socialisme, Monseigneur.

— Non, Monsieur, de la logique pure, seulement. Le socialisme, c’est à proprement parler une forme du désenchantement qui incite les hommes à chercher le bonheur dans la communauté, c’est-à dire dans l’atténuation de l’effort personnel et de l’initiative individuelle. Nos lois sont simples : un mélange du droit civil actuel de l’Italie, que Napoléon a si fortement marqué, et, de nos antiques coutumes. Coutumière et patriarcale, la constitution réunit autour de moi les chefs des vieilles familles, les anciens des villages et les délégués des corporations. Si le meilleur des gouvernements ne vaut pas grand’chose, il faut tout de même en avoir un. Et maintenant, Monsieur, parlez-nous du Thibet.

— Que puis-je en dire, Monseigneur ? Un massif gigantesque. Le plus élevé et le plus énorme qui soit au monde. Un trapèze colossal dont les côtés sont elliptiques et qui sépare la Chine du Turkestan, la Sibérie des Indes. Une superficie d’environ deux millions de kilomètres carrés, couverte par une série de chaînes de montagnes neigeuses, qui, ramassées sur le méridien du Karakorum en un faisceau étroit, s’épanouissent vers l’Est en éventail, s’inclinent les unes vers le Nord, les autres vers le Sud, pour se resserrer de nouveau en un mouvement inverse.

Maintenant il citait Bonvalot, Dutreuil de Rhins et Grenard.

Entré les sources de l’Indus et du Damla, celles du Salouen et du fleuve Bleu, se trouve la région des lacs, avec son climat sec et continental, ses plateaux que bordent des chaines de montagnes peu articulées. Pas d’écoulement pour les eaux. C’est la Toundra sibérienne. L’altitude moyenne atteint 5.000 mètres. En été la température s’élève parfois jusqu’à +16° centigrades, en hiver elle s’abaisse à -20 et même à -40. La végétation est à peu près nulle.

Puis une zone de transition plus basse, aux herbes courtes et rases.

Enfin les vallées, d’abord hautes, stériles et peu hospitalières, deviennent plus fertiles à mesure qu’on descend, jusqu’au moment où vers le Sud, à cause de la proximité des régions chaudes, on trouve, du riz, des abricots et des jujubes, jusqu’à 3.500 mètres d’altitude.

Une telle contrée pouvait moins encore que toute autre être le berceau d’une civilisation, même primitive. Elle ne pouvait guère servir de refuge qu’à une culture médiocre, pâle reflet des civilisations chinoises et hindoues. Ces Thibétains, qu’ils soient sédentaires ou nomades, ont tous un air de famille ; mais c’est une famille hétéroclite, et il est fort difficile d’y dégager un caractère spécial. Ce sont certainement des Mongols, souples et vigoureux comme leurs ancêtres, mais timides et obséquieux, cruels à l’occasion, avec de la crédulité et quelque puérilité.

— Ils connaissent tout leur domaine.

— Non, Monseigneur, non ! Il existe d’immenses espaces, des carrés de deux cents kilomètres de côté, où les Thibétains eux-mêmes n’ont jamais pénétré. Fontramie se leva, sortit et revint avec une carte à grande échelle qu’il déploya sur la table.

— Là, entre le Cara-Mouren et le lac Montcalm, voyez-vous ces immenses régions inhabitées. Tout est blanc sur la carte et, pour un explorateur, ce blanc est vexant. Il faudrait partir des Indes et, en remontant par le Sikkim…

Le prince l’interrompit.

— J’ai un moyen moins long et plus sûr. Grâce à la Rondine

— Votre yacht, Monseigneur ? Il nous mènera jusqu’à Bombay et de là…

— Non, non, ce sera autre chose, mais l’heure s’avance…

On se sépara, le docteur Lauricci allumant une cigarette entraîna Fontramie dans le jardin. La nuit lumineuse et parfumée était très chaude. Fontramie s’en montra surpris ; il faisait si frais dans le palais. Le docteur lui expliqua qu’il existait des réfrigérateurs dont les bouches s’ouvrant, invisibles, au plafond des pièces, y distribuaient à volonté des colonnes d’air froid.

CHAPITRE V

C’est le matin, le soleil de feu monte déjà sur l’horizon dans ce ciel d’été qui nous enseigne la beauté et la brièveté des choses. Le duc de Palerme, le docteur Lauricci et Pierre Fontramie se dirigent vers un immense bâtiment, hangar gigantesque. Une charpente en fer soutient la toiture vitrée ; les murs sont en briques. Une porte large et haute, mue électriquement, glisse en silence sur les rails d’acier poli. Ils entrent ; une grande lumière tombe de la toiture vitrée ; et le prince [dit] :

— Voilà La Rondine qui nous portera jusque dans les solitudes du Thibet et partout où il nous plaira d’aller.

Fontramie regarde : c’est un des plus gigantesques aéroplanes qu’il ait jamais vus ! Il en demeure stupéfait et confondu, comme au temps où il contemplait pour la première fois les statues colossales de Bouddha dans les temples japonais.

Lentement, ils font le tour de l’appareil, et le duc de Palerme prend la parole :

— Vous êtes surpris ? Avant que le docteur vous fasse les honneurs de son invention, laissez-moi vous donner quelques chiffres globaux et rapides. L’appareil a, du gouvernail aux hélices, 180 mètres de long et également 180 mètres d’envergure. C’est un biplan. Chaque aile, qui est rectangulaire, a 80 mètres de long sur 40 de large. Le gouvernail de profondeur, à l’arrière, donne une surface portante de 800 mètres carrés. À proportion, chacune des deux hélices a 20 mètres de hauteur. Examinez le bâti central où se trouvent notre logement, celui de l’équipage et la machinerie. Il a la forme d’une coque de navire, sa longueur est de 100 mètres, sa largeur de 35 à la hauteur des ailes. Nos machines sont électriques et, comme il vous sera expliqué tout à l’heure, d’une force infinie. Tout à bord se fait électriquement. Cependant les gouvernails possèdent des commandes de secours mues par des appareils à air comprimé.

En un mot nous avons appliqué ici les dernières découvertes de l’aéronautique, augmentées des inventions personnelles du docteur. La moindre est un stabilisateur automatique. Notez encore que les ailes sont, à partir de leurs extrémités, vibrantes sur un tiers de leur longueur.

Grâce à ce dispositif, l’appareil peut planer et rester à la même place en descendant très lentement ; gros avantage dans une exploration scientifique comme la nôtre. Voilà, grosso modo, ce qu’est le yacht aérien La Rondine, qui va nous emporter à travers l’espace.

Fontramie, intéressé au plus haut point, se tait ; le prince continue :

— Montons à bord, où d’autres explications vous attendent.

Le bâti uniforme qui contient les aménagements, les logements et la machine est haut de près de dix-huit pieds. Dans son flanc droit un escalier mobile déroule ses marches de noyer à monture d’aluminium ; deux mains courantes l’encadrent. Ils montent. Le pont est parqueté de feuilles d’aluminium renforcées par de minces nervures d’acier. Le docteur explique : à l’avant, le poste de l’équipage, au centre la machinerie, à l’arrière l’appartement des passagers.

En dessous sont aménagés les magasins à vivre, les citernes et les réservoirs pour l’air comprimé qu’on utilisera aux hautes altitudes.

À l’avant, deux petites cabines en sapin verni s’ouvrent sur une salle à manger minuscule ; c’est le logement du maître d’équipage et du maître mécanicien. Puis le poste, où dix hommes peuvent tenir à l’aise ; net, poli, verni, confortablement aménagé. Au fond, un lavabo, très clair, avec des appareils à douches ; plus loin des tables, une petite bibliothèque en noyer ciré.

Il y a encore une cabine aménagée en atelier photographique. Dans une expédition semblable, la photographie et la cinématographie seront d’un grand secours. Elles permettront, par des clichés successifs, de relever les aspects du terrain et de suppléer aux travaux géodésiques et topographiques.

À côté, un poste de T. S. F. permet à l’aéronef de communiquer en tout temps avec Yerta.

Une porte glisse, c’est la cuisine aux instruments étincelants. Des radiateurs, des grils électriques, des bouilloires, de multiples robinets à eau chaude et à eau froide, des couvre-plats et des passe-plats portés sur de légers chariots électriques suspendus à un rail d’acier.

Au fond une autre porte ; on est dans la salle des machines. À droite et à gauche, d’énormes dynamos tétrapolaires font briller leurs cuivres ; elles sont accouplées par deux et travaillent sur de longs arbres de couche. Puis il y a d’autres machines, accouplées ou montées en série, et, au fond, de gros accumulateurs. Des galeries légères, des escaliers en aluminium découpés à jour permettent d’avoir accès partout. Fontramie comprend qu’il y a ici des mystères, des secrets tout au moins ; et il se garde de poser des questions. Toutefois il ne peut retenir son étonnement en voyant des câbles électriques qui, dans leurs gaines de porcelaine, percent le plancher d’aluminium ; et le docteur :

— Pourquoi ne pas tout vous révéler ? Ces câbles vont rejoindre sous la coque l’antenne réceptrice. Nous avons réalisé le transport sans fil de la force à distance. Les insolateurs qui travaillent à la surface de l’île nous fournissent une force électromotrice d’une puissante presque infinie. Les antennes que vous avez vues entre les deux tours l’envoient dans l’espace et nous la recueillons directement.

— Où que vous soyez ?

— Oui, où que nous soyons à la surface du globe.

— Et si les machines de Yerta s’arrêtent ? Une panne imprévue…

— C’est bien peu probable. Mais j’y ai songé. Voici des accumulateurs de mon invention, ils ne sont pas encore dans le domaine public, pas plus que ne l’est d’ailleurs mon moyen de transmettre la force à distance. Grâce à eux j’ai, quoi qu’il arrive, quatre heures de marche assurées, c’est-à-dire près de 1.000 kilomètres.

— Ce serait insuffisant au milieu de l’Océan.

— D’accord, mais nous avons à bord des moyens de sauvetage : deux canots automobiles insubmersibles, sont arrimés sous la nacelle.

— Deux canots ? L’embarcation qui m’a conduit ici…

— Fonctionne comme la Rondine.

— Merveilleux !

— N’est-ce pas ?

— Mais pour partir il vous faut une place considérable.

Il songe aux trains imposants, d’une quarantaine de roues munies de bandages pneumatiques, qu’il vient de voir sous le châssis d’atterrissage.

— Moins grande que vous ne le croyez, à cause de nos ailes vibrantes qui nous soulèvent verticalement.

— Et en mer ?

— Nous avons des flotteurs. Grâce à notre élévation sur l’eau, nous pouvons amerrir même par forte houle et repartir ensuite.

Ils poursuivent leur route. Une nouvelle porte montre un appartement élégant et habilement divisé. La décoration, sans être uniforme, est traitée dans le style italien. De larges baies vitrées répandent à flot la lumière ; le parquet est de bois précieux artistement assemblés ; les cloisons sont peintes à la fresque. Des plantes tropicales au feuillage luxuriant s’épanouissent dans des vases indiens aux ors anciens et dans des grès flammés. On traverse une salle à manger au style sévère, dans le goût florentin ; des porcelaines chinoises décorent un buffet en bois d’érable. On visite des cabines, confortables et élégantes avec leurs larges couchettes pivotantes, leurs tiroirs ingénieux qui glissent les uns sur les autres et tiennent peu de place, leurs lavabos automatiques et électriques. Puis, c’est une salle de bain, blanche autour d’une vasque rose ; des décorations bleues courent le long du plafond. Plus loin une petite bibliothèque qui est aussi un fumoir ; à l’arrière un boudoir coquet, où l’on voit, parmi de discrètes élégances, un piano de modèle réduit, à clavier pivotant.

CHAPITRE VI

Le jour du départ, matinée enjôleuse. La chaleur est encore supportable. Le soleil levant joue au loin sur la mer immobile.

L’équipage est à son poste, une dizaine d’hommes solides portant crânement vareuse bleue, pantalon bleu et béret blanc. Il est réparti en deux bordées. Luigi Ferrato est sur la passerelle, le maître d’équipage auprès de lui. En plus de l’équipage, un cuisinier et un marmiton nègre, un valet de chambre et une femme de chambre.

Le grande porte roule, le navire aérien est tiré dehors par un tracteur électrique. La population de l’île est là. Le prince passe solennellement ses pouvoirs au syndic, puis il monte à bord. Tous les membres de l’expédition sont maintenant réunis sur le pont.

Luigi Ferrato, debout sur la passerelle, déplace une manette et la cloche électrique du bord lance trois appels puissants. La foule s’écarte. Les moteurs sont mis en marche. Un bourdonnement, ronflement doux et sonore, bruit et s’élève. Un frémissement secoue La Rondine ; elle part, elle avance, elle roule. Les ailes battent, les hélices tournent à pleine allure et, d’un seul coup, l’aéronef pique dans l’air limpide.

Il monte. Tout descend et s’aplatit autour de lui. Il monte toujours et, d’un élan rapide et sûr, s’élève dans l’espace. L’île de Yerta apparaît tout entière avec ses vergers et ses plantations, ses blanches maisons, ses terrasses, son palais et le galon d’argent dont l’entoure la mer. Au loin s’arrondit la côte de Tripolitaine, basse et jaune ; le golfe profond de la grande Syrte se creuse.

Dans le plus joyeux des départs il y a toujours quelque mélancolie ; Fontramie l’éprouve, bien qu’il ait coutume de ne rien regretter et que, réglant sa vie conformément à sa raison, ne s’engageant point dans des entreprises au-dessus de ses forces, il s’abandonne en toute simplicité, et sans trouble aux lois qui régissent l’univers.

Le prince vient le rejoindre :

— Nous allons faire route droit sur la Crète, en nous maintenant à mille mètres d’altitude environ. C’est le chemin que vous conseillez ?

— Oui, c’est le plus logique. À quelle vitesse ?

— Ferrato ne veut pas dépasser quatre-vingts à l’heure, et je l’approuve. Rien de plus insupportable que d’aller trop vite. Voilà que nous tanguons ; une poche d’air chaud sans doute. Vous ne craignez pas le mal de mer ?

— Je le méprise.

— Voilà qui va mieux ! Les couches d’air deviennent plus homogènes.

— Ces moteurs électriques sont parfaits. Quelle douceur et quel silence !

— Oui, tandis qu’avec les moteurs à explosion on est littéralement abruti par le bruit.

Il se penche sur un altimètre.

— 2.000 mètres ! Pourquoi donc Ferrato monte-t-il de la sorte ? Pour éviter la chaleur sans doute, car la brise fraîchit.

Et le prince entraîne Fontramie derrière un paravent vitré comme il en existe plusieurs sur le pont.

— Ce n’est pas du verre, mais de la gélatine vitrifiée transparente, plastique et pratiquement incassable. C’est avec cette gélatine que sont fabriqués les masques que nous mettrons aux hautes altitudes. Ils sont pratiques : un tube en caoutchouc les fait communiquer avec un réservoir à air comprimé qu’on porte sur le dos à la manière d’un sac de soldat ; un appareil automatique règle la pression. La gélatine vitrifiée transmet facilement les vibrations de la voix, et, en parlant sous le masque, on peut se faire entendre à quelque distance…

Cependant à l’arrière, à l’abri des paravents transparents et mobiles, la princesse avait gagné un fauteuil d’osier à bascule. Tout en se laissant aller au balancement de l’aéronef, elle regardait la mer lumineuse qui faisait étinceler sous ses pieds des barres d’écume. Pierre Fontramie vint la saluer. Elle lui désigna un siège auprès du bastingage. Elle se sentait prise de sympathie pour cet homme encore jeune qui cherchait à dissimuler ses connaissances sous un manège mondain, mais qui était un peu, quoi qu’il fit, ce que Malebranche nomme « un pédant à la cavalière ».

— Nous voici au début de notre aventure, monsieur. Nous recommençons donc le voyage d’Énée, mais en sens inverse, et encore ne suivrons-nous qu’une partie de son itinéraire. Ce serait chose charmante cependant que de l’accompagner depuis Troie jusqu’au rivage italien, en passant par la Thrace, les Cyclades, la Crète, et de nous arrêter à Carthage pour y recevoir la fastueuse hospitalité de la reine Didon. Pourquoi Virgile ne s’est-il pas attardé ici en longues descriptions ? En vérité, c’est une esquisse bien rapide qu’il trace. De l’Afrique, où son héros, reste plus qu’il ne devait, à mon gré, que nous dit-il ? Presque rien.

— C’est que, madame, ce ne sont pas là, à proprement parler, les pays vraiment virgiliens. Réservons ce nom pour l’Italie, pour ces contrées que le poète connaissait et aimait, où il conduisait Énée volontiers, car il était heureux de les peindre.

— Connaissez-vous la Sicile ?

— Bien mal, hélas !

— C’est un pays de repos et de recueillement. J’imagine que c’est surtout ce que Virgile y vint chercher, s’il y toucha jamais, ce qui d’ailleurs est douteux. Mais, dans cette hypothèse, l’indulgence, du climat et la beauté des lieux le séduisirent ; il s’en est souvenu. La Sicile avait d’autres mérites encore : elle lui rappelait la Grèce. La Sicile, c’était presque la Grèce, mais une Grèce déjà italienne. Oui, sur tout cela, que de clartés il faudrait avoir ? On ne peut être introduit que par l’intelligence au sentiment de la beauté virgilienne. Il faut percevoir le gémissement de la vie captive au fond de l’œuvre ; entendre le cri qui éveille la sensibilité et l’émoi au fond de l’âme. On ne cueille pas toujours le laurier sacré ; mais dans le mouvement des branches on admire les bras nus de la belle Eurydice.

— Il est regrettable que Votre Altesse Royale ne consacre pas à Virgile…

— Quoi ? Un livre peut-être ? Non, mille fois non ! Laissons aux pédants leur pâture ; j’ai bien d’autres soucis. Vous êtes jeune encore, monsieur, et ne pouvez savoir tout ce qu’il y a dans une existence princière. Nous avons parlé de Wagner, je crois ? Vous souvient-il de cette adorable page dans laquelle le poète nous dit que, sous le fardeau d’un diadème d’or, la reine Ysolde a courbé le front ? Telle fut ma destinée, avant de porter le diadème de cheveux blancs que vous voyez.

Ici la cloche du bord interrompit l’entretien…

— Eh bien ! docteur, quoi de nouveau ?

— Mais rien, absolument rien. L’aéronef marche à merveille, le courant nous arrive avec une régularité mathématique, les moteurs sont au point.

— Le stabilisateur ?

— Jugez-en vous-même : nous voyageons avec le minimum de secousses.

— Très exact, et sauf les montagnes russes de temps à autre…

— Inévitables, cher monsieur, absolument inévitables. Vous le savez comme moi, les couches d’air ne sont pas homogènes ; d’où, avec notre vitesse, des escalades rapides et des descentes précipitées.

Ils vont vers l’avant. Entre les deux hélices s’élève le banc de quart, une cage vitrée sur une légère passerelle. Le maître d’équipage, les mains derrière le dos, le nez au vent, fait les cent pas. La Rondine vole à faible altitude. Dans la cage le pilote est debout, les mains sur les leviers de direction, les yeux sur la boussole ; auprès de lui l’altimètre et l’indicateur de la stabilisation automatique. Sur le pont les hommes de l’équipage vont et viennent ; les uns roulent des cordages, les autres font luire les cuivres. Fontramie redescend :

— Vous nous quittez ?

— Oui, docteur, j’ai à travailler. Mes notes sur le Thibet à relire et à classer, une carte à mettre à jour, les instruments à vérifier. Je vais profiter de cette absence de roulis absolu et de tangage pour démonter et nettoyer les objectifs.

— Entendu, vous savez que dans quelques jours nous comptons sur vous pour nous guider dans ces solitudes glacées. J’en frissonne d’avance, moi qui ai froid.

— Je vous promets de belles températures.

— En vérité !

— Jugez-en. Il y a trois ans, je suivais la route septentrionale du Lac Bleu, rive tourmentée, découpée de vallées profondes et où il n’y a pas un arbre, pas un arbuste, mais seulement de misérables petits genévriers, dont la fumée est considérée par les Thibétains, les Mongols et, chose curieuse, même par les Turcs musulmans, comme agréable à la Divinité. Je fus assailli par une tempête de neige qui dura vingt-trois heures. Après quoi le baromètre remonta brusquement ; le temps devint beau, froid, sec et vif. Pendant quatre jours, la température oscilla entre -27° et -45° centigrades.

— Et que vous arriva-t-il par ces froids polaires ?

— Nous marchions comme nous pouvions. Depuis, plusieurs jours nous étions rationnés : plus de viande, plus de riz, plus rien. Sur cinquante animaux, j’en avais perdu trente ; épuisés de fatigue, de faim, de froid, nous chancelions sur nos jambes. Enfin nous rencontrâmes quelques bergers qui nous menèrent à leur campement, ce fut le salut. Vous comprenez sans peine, docteur, qu’après ces épreuves et d’autres encore, le froid du Thibet me laisse assez indifférent, alors que je dois le braver à bord d’un aéronef confortable, supérieurement aménagé, douillettement chauffé, où je n’aurai rien à redouter, pas même les variations de la pression atmosphérique et la raréfaction de l’air, puisqu’un génie bienfaisant a tout calculé, tout prévu…

— Raillez, raillez, c’est de votre âge ! Mais n’oubliez pas que je suis le sorcier du bord et que, s’il me prend fantaisie de vous laisser en panne entre le Gobi et le lac Montcalm, vous regretterez vos plaisanteries.

Les deux hommes se serrent la main en riant ; puis Fontramie, dans sa cabine, tout en fumant d’innombrables cigarettes, se met au travail…

Comme il achève de plier ses cartes, il avise sa photographie. Quelques gouttes d’eau en ont taché le cadre et, de la bordure, un mince filet rouge, semblable à du sang, a coulé et barre l’image :

— Voilà, se dit-il, un présage bien triste !

CHAPITRE VII

Luigi Ferrato se penche sur sa carte.

— Oui, nous passerons par le désert de Syrie et par la Mésopotamie ; jusqu’aux confins du Thibet, je ne vois pas, Monseigneur, d’autre route que celle que nous nous sommes tracée à Yerta ; plus loin, Fontramie nous conseillera…

L’aéronef descend, les câbles métalliques vibrent et sifflent sous le vent qui les cingle. Semblables à des serpents aux écailles d’argent, deux fleuves luisent dans la plaine. Est-il un exemple plus navrant de l’incurie et de l’incapacité des Turcs que cette Mésopotamie ? Jadis un des plus riches pays du monde, non pas seulement dans la très lointaine antiquité, aux époques un peu légendaires où florissaient Ninive et Babylone, mais aussi au moyen âge, aux VIIIe et Xe siècles, sous les califes abbassides de Bagdad. C’est une Égypte plus septentrionale, mais double, avec ses deux fleuves jumeaux, et qui se prête merveilleusement à toutes les plantureuses cultures. Partout on y découvre la trace d’immenses travaux hydrauliques ; mais presque partout, hélas ! il ne reste plus rien qui soit utilisable. Oui, elle est bien déchue de son ancienne splendeur, la Mésopotamie, mais combien belle encore au sortir du désert syrien !

Penché sur le bastingage, le duc de Palerme observait, et à Fontramie :

— C’est ici que Julien l’Apostat transporta ses onze cents navires de l’Euphrate au Tigre, s’il faut s’en rapporter à Ammien Marcellin. Croyez-vous la chose possible ?

— Pourquoi pas ? Si mes souvenirs sont exacts, il existait entre les deux fleuves un vieux canal dont s’était servi jadis Septime Sévère. Julien n’a eu qu’à le déboucher et à l’utiliser.

— En somme, la Perse a usé les armées romaines. Rome s’est épuisée à sa conquête. Cette formidable expédition de Julien, qui semblait devoir être décisive, a échoué comme les autres.

— Parce que mal conduite.

Le prince sourit :

— Je n’ai pas pour Julien, vous le devinez, une grande tendresse. Permettez cependant que je le défende à un certain point de vue. Si je condamne sévèrement son apostasie, j’admire son patriotisme et ses talents militaires. Traître à son dieu, il ne le fut point à son pays : Perfidus ille Deo, quamvis non perfidus urbi, comme dit Prudence.

Pierre Fontramie ne détestait pas la controverse ; il s’y jeta tête baissée.

— Monseigneur, j’ai étudié Julien. Cet homme de guerre est surtout un tacticien de détail. Il porte dans l’art militaire les complications de son esprit subtil et minutieux. On ne peut le mettre au rang des grands capitaines de l’antiquité, et je ne parle pas seulement d’un Annibal ou d’un César, mais je ne comparerais Julien ni à Lucullus ni à Tibère. Sa fameuse campagne des Gaules est un simple coup d’audace.

— Il se peut. C’est un administrateur.

— Certes, il est attentif et scrupuleux. Mais il a des idées bizarres. Je ne crois pas me tromper en affirmant que, seule, sa mort prématurée a sauvé l’empire d’une catastrophe économique.

— Et sa restauration du paganisme ?…

— Vous le savez mieux que moi, Monseigneur : ce mystique, qui ne recule pas devant des scènes de magie, dont certaines, dit-on, furent atroces, a bâti sur le sable une œuvre éphémère. Le paganisme mourait de sa belle mort, et ce n’est pas le néo-platonisme barbare de Julien, avec sa religion du Roi-Soleil et le sadisme de ses sacrifices, qui pouvait le sauver. Oui, je sais bien, il tâche de fortifier le paganisme et, dans cette aventure, fait de nombreux emprunts à la doctrine de l’Église ; mais l’imitation est médiocre, incohérente et confuse. Enfin Julien est un détraqué, au moins à la fin de sa vie. Il s’épuise en jeûnes, en abstinences ; il a des visions, des hallucinations ; il s’abandonne au charlatanisme des augures. Bref, sa mort arrive à point.

— Ce que vous dites est juste. Cependant vous êtes peut-être trop sévère pour ce méchant philosophe, en ce sens que vous négligez les causes profondes de ses misères. En réalité, devenu Hellène dans le commerce d’Homère et d’Hésiode, sophiste avec les docteurs du néo-platonisme, Julien voyait dans les dieux tantôt l’allégorie des phénomènes naturels, tantôt les émanations du Dieu suprême. Ajoutez à cela la magie égyptienne, la sorcellerie syrienne, et vous comprendrez que son esprit s’était en quelque sorte affaibli parmi ces appauvrissants éclectismes jusqu’à choir dans une véritable anarchie morale. Il restait désormais trop flottant, trop indécis, trop habitué à fondre ensemble des théories contradictoires et vagues, pour comprendre les majestueuses clartés de la doctrine chrétienne et pour admettre l’autorité d’un système religieux fondé sur l’union du dogme et de la foi.

La princesse, qui s’était approchée, écoutait en souriant :

— La Mésopotamie est loin ! Et elle étendit la main.

L’aéronef filait à toute allure et les hautes montagnes bleues de la Perse se profilaient à l’horizon d’ouest.

Sous le vol souple et puissant de La Rondine, la Perse s’enfuit. On a franchi de hautes montagnes, de longues plaines stériles, des paysages de désolation et de mort. L’aéronef vole toujours et, dans le salon de l’arrière où tout le monde est réuni, pour la dixième fois Fontramie expose le programme de l’exploration. Les photographies à prendre, les plans à lever, planimétrie, topographie, coupes de terrain ; il prévoit, calcule. Quel gros travail en perspective ! Soudain il s’interrompt, le duc de Palerme ôte son lorgnon.

— Écoutez, dit-il.

On entend de grands sifflements. Luigi Ferrato sort et revient presque aussitôt :

— La tempête… Oh ! elle était prévue, je l’attendais depuis vingt-quatre heures.

Au téléphone il donne quelques ordres ; après quoi il monte sur le pont. L’aéronef tangue et roule ; il donne de la bande, puis dégage et prend de la hauteur…

La tempête s’est apaisée après avoir fait rage pendant quatorze heures. Maintenant La Rondine file à grande allure, pour rattraper le temps perdu. Le soir vient, la nuit tombe, la cloche sonne, on allume les feux de position…

Et La Rondine poursuit imperturbablement sa route, tandis que continue à bord la même vie simple et régulière, d’une monotonie non dépourvue de charme.

CHAPITRE VIII

À faible altitude, La Rondine vole et pousse de l’avant. Voici des vallées profondes, des montagnes qui se dressent.

L’état de l’atmosphère se modifie avec rapidité. Le thermomètre tombe à 41° Fahrenheit ; il fait froid ; un vent âpre souffle ; les calorifères électriques sont mis en action. Tout le monde revêt de chauds vêtements de laine et les fourrures sont préparées.

Le baromètre baisse et, à l’horizon, se montrent des teintes grisâtres.

Puis le vent se met à passer en tourbillonnant. Par moment il forme des trombes. La neige tombe, fine et impalpable, non pas verticalement, mais horizontalement. Le bruit de la tempête a remplacé le silence si complet des jours précédents.

Le froid augmente, le baromètre tombe encore, le chasse-neige se déchaîne avec une incomparable violence, une averse de flocons emplit l’air. Cette neige qui s’amasse peu à peu sur les ailes peut devenir dangereuse par son poids. Que faire ? Le salut est en haut, il faut monter. Ferrato, de son banc de quart, dirige la manœuvre.

L’aéronef pique vers le ciel. Il se cabre sous les rafales : ses ailes sont alourdies, les commandes raidies par le froid jouent mal. Il y a un moment d’angoisse ; mais, entraînée par ses puissantes hélices, La Rondine se dégage des rafales. Les plaques de neige qui s’accumulaient déjà sur ses plans s’écaillent, glissent et tombent. Délesté, d’un coup brutal et rapide, l’aéronef pique droit au zénith et, dans la cuisine, un bruit épouvantable de vaisselle cassée accompagne cette ascension foudroyante et triomphale…

— Zelige Öde auf Weniger Hoh !

Mais la princesse hausse imperceptiblement les épaules :

— Ne parlez pas ici de ce poème de fougue et d’énergie. Du Nirvana plutôt.

— Pourquoi, madame ? Le Nirvana c’est la délivrance, le salut tranchons le mot, le bonheur. Mais quel bonheur ! On s’évade par lui de la loi de la transmigration en entrant dans un état impersonnel et inconscient. Un des moyens d’y parvenir, c’est la contemplation indéfinie ou, plutôt, l’habitude d’une passivité aussi complète que possible et la négation du bonheur allant jusqu’à la négation de la vie. L’homme cherche un refuge dans l’anéantissement. Ainsi il n’entame même pas la lutte contre les difficultés de la vie ; il capitule purement et simplement, au lieu que nous…

Et Fontramie de la main montre le ciel et la terre.

Les nuages chargés de neige sont maintenant, loin en arrière. Dans l’air limpide et calme, La Rondine vole doucement. Il fait froid : – 22° centigrades, 5.400 mètres d’altitude. Sous l’aéronef un chaos fantastique de pics neigeux, de montagnes noires, de gorges profondes, où courent et bondissent des torrents aux eaux vertes. C’est le Thibet qui commence, et peu à peu les montagnes s’élèvent. L’aéronef monte toujours ; le froid devient plus intense, les hélices tournant à toute vitesse font entendre des cris plaintifs ; les longues ailes battent à coups précipités. L’air se raréfie, on apprête les masques et les réservoirs à air comprimé ; mais on n’en use pas pour le moment. On monte, on monte encore, très lentement, pour habituer peu à peu l’équipage aux hautes altitudes.

Là-bas, de grands plateaux blancs s’étalent.

Dans le ciel, le soleil qui luit est maintenant haut. Il approche du point culminant de sa course. Luigi Ferrato et Pierre Fontramie braquent alors la lunette de leur sextant, ils ramènent le soleil sur les horizons artificiels en attendant qu’apparaisse le point de tangence. Un profond silence ; et tous les deux en même temps : « Midi ! »

Les lunettes sont immédiatement abaissées. L’officier et le savant lisent sur les limbes gradués la valeur des angles qu’ils viennent d’obtenir et se mettent incontinent à calculer leurs observations. Ils les comparent, prennent l’écart moyen, puis Luigi Ferrato s’avançant vers le prince :

— Monseigneur, nous sommes en ce moment par 80° 14’ 11” de longitude Est du méridien de Paris et par 40° 20’ 7” de latitude septentrionale.

— Ici commence notre voyage d’exploration ! ajoute Pierre Fontramie, et, comme tous demeurent silencieux, la voix de la princesse s’élève : « Que Dieu nous protège !… »

Maintenant, le pays présente une suite de larges et profondes vallées séparées par des cols abruptes.

— Que de mal j’ai eu ici, dit Fontramie au prince, quand j’ai battu en retraite lors de ma première expédition ! Les hommes refusaient d’avancer ; les yaks s’abattaient ; les rations devenaient de plus en plus réduites ; l’air se raréfiait et le moindre mouvement fatiguait au delà de toute limite.

— Et par là ? demanda le duc de Palerme en étendant la main.

— Par là, rien, c’est l’inconnu ; peut-être quelques bergers thibétains ont-ils parcouru ces régions, et encore j’en doute.

— Il me tarde de lever cette carte.

— Il me tarde aussi, Monseigneur.

— En somme, l’homme vit d’illusions. Venir de si loin, pour découvrir quoi ? Des montagnes neigeuses, des plateaux désolés, des lacs ?

— Qui sait !…

La Rondine franchit les monts neigeux qui bordent le premier plateau. Voici un lac, dont l’azur sombre et tranquille contraste violemment avec la blancheur des montagnes aux mille pointes. Elles surgissent, se haussent, se tassent, grimpent les unes sur les autres comme si elles voulaient escalader le ciel.

À l’avant, Pierre Fontramie est debout sur la passerelle auprès de Ferrato ; ils observent avec soin l’horizon du sud-est.

Oui, là-bas, une tache noire très curieuse. Docile La Rondine évolue et pique sur elle.

La tache s’agrandit, s’élargit, elle occupe maintenant une partie de l’horizon.

Bien que d’en haut les dénivellations du sol soient difficiles à observer, la terre semble se creuser, des abîmes se dessinent. Ferrato donne un ordre. Lentement La Rondine descend. Mais on est trop haut encore pour juger des aspects du relief et l’aéronef évolue…

Maintenant il plane à quelques centaines de mètres. Ses hélices tournent à petite vitesse, mais ses ailes puissantes battent et le maintiennent presque immobile. À bord toutes les jumelles, sont braquées.

Le temps est très clair ; le soleil radieux qui brille va s’abaissant vers l’horizon et on voit…

On voit une sorte de coupure dans le plateau qui, de droite et de gauche, s’élargit à perte de vue et, vers l’Est, semble sans limite. Une immense vallée, une fossé gigantesque plutôt, qui semble large de vingt à trente kilomètres et file droit vers l’horizon. Les bords de cette vallée sont abrupts et à pic.

— Curieux, murmure Fontramie. L’aéronef descend encore, à petits coups tranquilles. Ses larges ailes battent.

Des falaises immenses s’étagent par degrés successifs, un escalier de Titans, un cirque de Gavarnie aux dimensions prodigieuses.

— Pouvez-vous maintenir l’aéronef à peu près immobile ? demande Fontramie à Luigi Ferrato.

— Je vais essayer.

Pierre Fontramie dresse sur son pied le Bar and Stroud ; puis, aidé du prince, il braque aussi le théodolite. Il s’absorbe dans des calculs, observe l’altimètre et le baromètre, prend des notes sur son carnet.

Il court à sa cabine, revient avec des cartes, des minutes. Il les étale et les consulte, en fronçant les sourcils. Ses lèvres sifflotent : « Curieux, curieux. »

Mais une brume légère et opaque monte, elle s’étend comme un voile somptueux, tandis que le prince murmure :

— Des forêts. Pas de doute, ce sont bien des forêts…

La nuit vient. Quelques étoiles pointent dans le ciel qui s’assombrit, Ferrato prend des relèvements ; puis, au duc de Palerme :

— Monseigneur, ce pays est si bizarre, cette région si incertaine, que je vais prendre de la hauteur préférant passer la nuit à une grande altitude.

— Vous êtes le seul maître ici, mon ami, vous le savez.

L’aéronef s’élève en décrivant de longues spirales…

On dîne. Repas silencieux. Chacun est tout à ses pensées. Cette coupure titanique dans le plateau, ces forêts à de telles altitudes, tout cela donne à réfléchir. Certes, il y a là de quoi déconcerter. Malgré la joie de la découverte l’attente est un peu fiévreuse et la princesse résume bien d’un mot l’opinion générale en disant qu’elle éprouve l’angoisse d’un danger imminent.

Au salon, les cartes et les minutes étalées, Fontramie parle. Région inconnue, où nul explorateur ne s’est encore aventuré. Ici la carte est blanche, ce blanc dont avait horreur Sven-Hédin.

— Notre altitude était de 5.800 mètres, le plateau est à environ 4.900. Si mes calculs sont exacts, la muraille, ou plutôt le cirque mesure environ 2.500 mètres du sommet à la base. Le bas est donc à une altitude moyenne de 2.500 mètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui peut expliquer une végétation abondante. En vérité, j’hésite. Ces hauts plateaux peuvent nous réserver bien des surprises. Au jour nous serons sans doute fixés. Si je ne me trompe, nous n’aurons pas fait un voyage inutile.

Le prince interroge :

— À quelle altitude commence la végétation thibétaine ?

— C’est assez variable. Mais, en moyenne, au sortir de la zone glacée et stérile, quelques cultures rares et pauvres se montrent vers 3.800 mètres. Si l’on descend, peu à peu les pentes des montagnes se revêtent de bois chétifs et clairsemés, genévriers, tamaris, pins, sapins, cèdres et ormes. Enfin, vers 2.500 mètres, la forêt s’épanouit et, dans le fond des vallées, on trouve du blé, des légumes, des fruits, parfois même du riz, des raisins et des grenades. À toute règle il est des exceptions. Ne vous ai-je pas conté que j’avais trouvé des abricotiers et des jujubiers par 2.500 mètres d’altitude ?

— Donc rien ne s’opposerait à ce que nous trouvions un sol fertile et une végétation abondante par 2.500 mètres ?

— Rien, surtout entre le 30e et le 40e degré, ce qui est, en somme, la latitude moyenne de la Tunisie. Cependant il doit y avoir autre chose. Une cause m’échappe, car il ne s’agit pas de forêts rabougries et de fonds de vallées fertiles : c’est à perte de vue, une véritable contrée sylvestre qui s’offre à nos yeux, un pays verdoyant et fort bien arrosé. L’avez-vous remarqué ?

— J’ai aperçu un lac dans le lointain, interrompt le docteur, et vraiment je ne tiens pas en place…

Cette nuit-là tous les sommeils ne furent pas sans rêves…

Le jour vient, le soleil lutte contre quelques vapeurs qui voilent encore l’horizon à l’Est. Il paraît bientôt dans une rougeur radieuse. Au loin, bien au loin, tout étincelle, tout rayonne.

— Nous sommes trop au Nord, dit Ferrato à Fontramie qui l’a rejoint sur la passerelle. Vous voyez ces deux pics roses là-bas, à l’horizon du Sud ? C’est mon alignement d’hier soir.

Souple et docile, l’aéroplane fait route au Sud, chacun se blottit derrière les pare-brises transparents.

— Moins 10° centigrades, proclame le docteur. Et il ramène frileusement sur sa poitrine son épaisse fourrure.

Peu à peu l’horizon s’élargit et bleuit. Les pics aigus se détachent avec plus de netteté sur le ciel transparent. Au-dessous des vertigineuses chaines, dont les contours se perdent dans le bleu noir du ciel, les teintes neigeuses des glaciers s’allongent à l’infini ; un grand nombre de moraines les strient.

Maintenant c’est la falaise rude et abrupte qui se creuse. Barrière gigantesque, fortification puissante et infranchissable d’un paradis verdoyant. Les passagers sont sur le pont et, debout contre le bastingage, regardent avec attention ; toutes les jumelles sont braquées. Le froid est moins vif.

L’aéroplane descend lentement ; il dépasse le bord supérieur de la falaise et arrive au niveau du premier palier de ce gigantesque escalier. Aux flancs de la muraille de granit des torrents roulent et tombent en cascades. Spectacle merveilleux ! L’aéronef descend toujours, obéissant à ses commandes.

Les passagers voient maintenant de profondes forêts qui s’étalent à perte de vue, coupées de vastes espaces libres. Des prairies peut-être ? Derrière eux la courtine titanique s’élève à pic dans le ciel et les surplombe…

Soudain un immense éclair enveloppe l’aéronef d’une nappe de flamme aveuglante. Un bruit strident, une détonation courte et sèche, des vitres se brisent, des haubans cassent. Sous la passerelle un roof vole en éclats. Trois hommes blessés s’affaissent sur le pont. Un grand silence et l’appareil pique effroyablement du nez, puis glisse sur une aile.

Dans un mouvement d’affolement chacun court aux parachutes. Mais Ferrato a bondi dans la cage vitrée. D’une main ferme il saisit les commandes et redresse l’aéronef. Dans le porte-voix il lance un ordre :

— Silence ! que personne ne bouge. L’équipage au poste de manœuvre !

La Rondine est en équilibre, mais elle tangue et descend rapidement. Ferrato appelle :

— Fontramie !

Il accourt.

— Le stabilisateur est faussé, les moteurs ne donnent plus ; il faut que j’atterrisse tout de suite, là en bas.

— Vous ne pouvez pas remonter sur le plateau ?

— Non, je n’ai pas assez de vitesse. Aidez-moi à trouver un champ d’atterrissage, sans quoi nous nous tuons dans les arbres. Je puis parcourir encore dix kilomètres.

Il dit et, les dents serrées, s’arc-boutant aux commandes à air comprimé, il gouverne. Fontramie, anxieux, se penche sur la passerelle et, la jumelle aux yeux, cherche. Les arbres grandissent. Soudain, une éclaircie.

— Voyez, voyez.

— Oui, là, ces prairies. Quelques arbres ! De la place tout de même. À la grâce de Dieu !

La Rondine pique brutalement. On dirait qu’elle va se briser sur le sol. Donné à temps, un coup de gouvernail de profondeur la relève. Un premier choc à peine sensible, puis un autre plus violent. Un arbre entre dans le bordage. Deux secousses, les ressorts d’atterrissage plient à se rompre, l’aéronef est à terre, immobile…

Luigi Ferrato fait l’appel de son monde. Personne ne manque ; en somme pas d’accident grave, des blessures légères. Le docteur Lauricci s’engouffre dans la chambre des machines. Il en sort bouleversé ; elle est jonchée de débris, les câbles, les conducteurs, les récepteurs, sont grillés et tordus, tous les plombs ont fondu. C’est un court-circuit général. Un arbre a éventré les réservoirs au moment de l’atterrissage. Plus d’eau potable à bord. Le poste de T. S. F. est en miettes. Si l’accident est irréparable, il sera impossible de communiquer avec Yerta ou avec toute autre station de télégraphie sans fil. L’appareil de téléphonie sans fil, qui fonctionnait parfaitement, est encore plus maltraité.

Autour du duc de Palerme, calme et maître de lui, tout le monde s’est groupé. Il interroge le docteur :

— Monseigneur, un court-circuit formidable et inexplicable a grillé toutes nos connexions. Les moteurs et les accumulateurs me semblent en bon état, j’espère donc en quelques jours que tout sera réparé. Je vais me livrer à un examen approfondi de notre machinerie et je vous fixerai plus sûrement d’ici ce soir.

Mais Fontramie s’avance vers le prince. Si les populations du Thibet ne sont pas redoutables, on ne peut en dire autant des Chinois, des tribus du Kâfiristân, des Hindous et de tant d’autres nomades qu’on pourrait bien rencontrer dans ce pays parfaitement inconnu. Donc il faut prendre des précautions, armer le personnel et organiser un service de garde.

S’en reposant sur son expérience, le duc de Palerme le charge de ce soin. On distribue à chaque homme un mousqueton automatique à chargeur de six cartouches, ainsi qu’un large coutelas.

Un service de garde est organisé, un poste sous la passerelle, une sentinelle sur le pont.

L’aéronef donne une légère bande à droite. Il a atterri auprès d’un bouquet de bois au milieu de larges prairies naturelles qu’entourent des forêts profondes.

Tandis que sous les ordres de Ferrato chacun s’emploie à réparer les désordres causés par l’accident, Fontramie propose d’aller à la découverte. Il veut s’orienter, savoir où l’on est. Ses compagnons essaient en vain de le retenir, il leur expose que cela fait partie de son métier d’explorateur. Il vaut mieux, ajoute-t-il, qu’ayant l’habitude de ces sortes d’expéditions il s’y risque de préférence à tout autre. Il s’équipe, passe à sa ceinture un pistolet automatique, emporte une carte à grand point, une jumelle, une boussole goniomètre, et part. Cependant un matelot armé s’est joint à lui ; il doit accompagner Fontramie et revenir à bord dès qu’on aura trouvé une source.

Fontramie observe qu’entre les bouquets d’arbres la prairie s’infléchit et se creuse, formant une sorte de thalweg. Il s’y engage, le suit et ne va pas loin. Devant lui, dans une sorte de fosse verdoyante, une eau claire et pure jaillit du sol. Voilà la source ; il l’indique au matelot et poursuit sa route.

Maintenant, rapide et attentif, il se glisse à travers bois, jetant de droite et de gauche, de longs regards inquisiteurs. Dans cette forêt les arbres d’Europe se mêlent aux espèces qui caractérisent les tropiques. À côté des noyers, des aunes, des bouleaux, croissent des bananiers, des figuiers, des palmiers et des bambous. Il y a aussi, parmi les fougères, des magnolias à fleurs blanches et des magnolias à fleurs pourpres. Au sommet d’un coteau on voit un bouquet de pins qui ressemble à un bois sacré. L’explorateur a beau regarder, tout est désert. Cependant, dans une petite clairière, il observe des traces qui ont pu être laissées par des hommes et devient plus prudent.

Au ciel, midi monte. Fontramie s’arrête. Au pied d’un arbre il s’assied et mange rapidement. Puis il repart et décrit un immense cercle de deux kilomètres autour de l’aéronef…

La nuit tombe. Fontramie escalade un grand arbre. Souple et adroit, rompu à la gymnastique, il passe de branche en branche et monte vers la cime, jusqu’au moment où les hautes branches commencent à fléchir sous son poids. Sa tête émergeant du dôme de feuillage, il regarde et, par delà la mer de verdure, dans le soir qui descend il aperçoit des feux qui, au loin, piquent l’ombre. Mais à quelle distance ?

Vivement il glisse de branche en branche, se laisse couler au pied de l’arbre et regagne l’aéronef.

Lorsqu’il arrive, la nuit est tombée, et, dans l’obscurité, voici une corvée qui revient de l’eau.

Après le dîner, conseil de guerre. Fontramie expose les résultats de son exploration. Il a vu des feux. Feux de campement ou de village. Les travaux de réparation vont exiger plusieurs jours, pendant lesquels assurer la sécurité de l’aéronef est d’importance. Fontramie annonce qu’il repartira le lendemain pour savoir dans le voisinage de quelle espèce de gens on se trouve. Cette exploration ne sera pas sans danger. Aussi la fera-t-il encore seul, trouvant inutile de risquer d’autre vie que la sienne. On proteste, mais comme il tient bon, il a gain de cause.

Dans la nuit, maintenant très noire, les sentinelles veillent et Ferrato fait une patrouille à la tête de ses hommes. Il croit voir quelques silhouettes suspectes à la lisière de la forêt. N’est-il pas le jouet d’illusions d’optique ?…

L’aube vient, il fait presque clair sur la prairie, Fontramie part, fusil en bandoulière et canne à la main. Il s’oriente et avance à grandes enjambées. Il fait environ douze cents mètres et arrive à la hauteur d’un taillis. Plusieurs hommes en surgissent et l’assaillent. Il n’a pas le temps de saisir ses armes, Habile boxeur, d’un direct du gauche porté à la pointe de la mâchoire, il foudroie un de ses adversaires. Il veut redoubler sur les autres, mais trop tard. Un coup de bâton s’abat sur son crâne, il tombe. Immédiatement il est garrotté, couché sur une sorte de civière et, à toute allure, emporté à travers bois…

On travaille ferme à bord de La Rondine, on répare les moteurs, on remplace les cadres grillés, le docteur Lauricci, en veste bleue une lime à la main, dirige ses hommes, Ferrato et le prince l’aident de leur mieux.

Le soir tombe et Fontramie ne rentre pas. Il avait promis d’être là à trois heures et voilà la nuit. On déplore amèrement de l’avoir laissé partir seul. Le prince prend avec lui cinq hommes et part à la découverte. À l’aide de lampes électriques ils retrouvent auprès d’un taillis la canne de Fontramie et relèvent sur l’herbe les traces d’une lutte. Tout devient clair pour eux. Cependant le prince roule mille projets et se promet bien de ne pas repartir sens avoir retrouvé son compagnon de voyage.

Dîner triste ; personne ne parle, chacun est tout à ses pensées. Après quoi, tout le monde, las et brisé, songe à dormir…

Est-ce le Palais du Sommeil, cet aéronef ? Tous, passagers et gens de l’équipage étouffent des bâillements et gagnent promptement leurs couchettes. Bientôt, il n’est personne qui ne dorme, même les matelots de garde, d’un sommeil lourd et artificiel…

Alors des groupes d’hommes étranges surgissent de la forêt, escaladent l’aéronef et sautent à bord. Passagers et matelots, surpris dans le sommeil, dont ils ne se réveillent pas, sont garrottés et couchés sur des brancards. Des bras robustes les enlèvent et un mystérieux cortège s’enfonce dans les profondeurs de la nuit.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Lorsque Pierre Fontramie reprit ses sens, il était allongé sur une couche moelleuse. Ses liens avaient disparu. Il se sentait extrêmement faible, les jambes molles, la langue sèche, la tête lourde. Le sentiment lui revenait, mais par degré seulement. Des voix s’entretenaient dans une langue inconnue. Il entendait sans comprendre. Il se laissa aller à une rêverie vague. Un silence se fit et, en foule, les souvenirs lui revinrent. À l’orée d’un bois, des inconnus l’avaient assailli et terrassé ; délivré par ses amis, il était maintenant à bord de La Rondine.

Avec peine, il souleva ses paupières alourdies, s’attendant à trouver sa cabine et la bonne figure de Lauricci penchée sur lui. Il regarda et vit une chambre spacieuse aux murs de marbre poli, ornés de frises légères dans le style corinthien, d’un coloris, d’une fraîcheur incomparables. D’une haute fenêtre sans vitres, à travers des stores de bois curieusement travaillés, tombait une lumière argentée. Une tiède chaleur emplissait la chambre.

Un faisceau de douce lumière éclairait un lit de marbre, recouvert d’un tissu de pourpre épais et brodé de narcisses. Au pied du lit des fourrures soyeuses étaient étalées. Le sol était pavé d’une belle mosaïque ouvragée à l’italienne. Des sièges de marbre et de bois rare, aux formes simples, aux courbes élégantes, un socle d’acajou portant une amphore aux flancs arrondis, meublaient et ornaient la pièce.

Fontramie tourna la tête et leva les yeux. Un vieillard et une jeune femme se tenaient debout à côté de son lit. Le vieillard était de taille moyenne, mais harmonieusement proportionnée. Une bandelette ceignait son front ; sa barbe blanche descendait sur sa poitrine en rouleaux abondants. Drapé dans une toge de laine blanche, rehaussée d’une bande de pourpre, il était d’une calme sérénité.

La jeune femme, au visage pur de déesse, aux formes élégantes et vigoureuses, était vêtue d’une molle tunique diaprée, aux tons chantants. Son buste ondulait, aussi flexible que la tige des longues céréales ; ses cheveux châtain, entremêlés de perles d’un merveilleux orient, roulaient sur ses épaules. Son front était couronné d’une guirlande de feuilles de chêne ; des bracelets d’or encerclaient ses bras nus ; à ses mains étincelaient des émeraudes et des saphirs ; ses pieds nus, aussi blancs que marbre, chaussés de cothurnes dorés, étaient ornés de bagues en rubis.

Pierre Fontramie s’orienta parfaitement : c’était un cauchemar ou plutôt un rêve harmonieux. Mais dans le moment, il se souvint d’une observation d’Edgar Poe, qui veut que, lorsqu’on soupçonne que l’on rêve, on se réveille sur-le-champ. Or, il ne dormait pas. Il regarda la jeune femme, des souvenirs raciniens l’envahirent soudain, tandis qu’il murmurait : « Divine Bérénice ! »

Cependant, le vieillard s’approcha de lui et le contempla longuement, tandis que la jeune femme montrait de la surprise et de l’émotion. Alors, le héros de l’aventure comprit que cela n’était pas un rêve et se dit avec quelque effroi que sa veste de chasse, ses lourdes bottes de cuir, tout son appareil barbare, faisaient assez maigre figure sur cette couche digne d’une reine. Il se vit fort rustique au milieu de cette pompe raffinée et jugea que son introduction chez ses nouveaux hôtes était dépourvue de majesté.

La jeune femme et le vieillard conversaient dans une langue souple et sonore, essentiellement douce et musicale, où les accentuations passaient et se succédaient, en un rythme cadencé. Pierre Fontramie écoutait sans comprendre. Cette langue ne lui était pas totalement inconnue. C’était comme un dialecte qu’il avait su jadis et qu’il n’entendait plus maintenant.

En vérité, c’était par trop stupide ! Avec avidité, il regardait autour de lui. Ce mobilier, ce style, ces vêtements ? Un éclair traversa son cerveau. La langue qu’il entendait était du grec. Non pas le grec moderne, ni le grec d’Homère, mais, le grec plus abstrait et plus direct de Lucien, tel qu’il devait être parlé voilà tant de siècles, et non pas défiguré par notre barbare prononciation érasmienne.

— Décidément, se dit-il, je suis complètement fou.

Et, se renversant sur sa couche, il perdit connaissance…

Sa syncope fut de courte durée. Lorsqu’il se réveilla, le vieillard et la jeune femme avaient disparu. Il était encore faible, mais sa tête n’était plus lourde ; il pensait et raisonnait librement…

Pierre. Fontramie avait un esprit direct. Ce qui faisait sa force, c’est qu’il vivait tout entier le moment présent et ne concevait rien en dehors de la réalité immédiate. Oui, la conviction s’implantait profondément dans son esprit que la langue qu’il venait d’entendre était le grec ancien, que tout ce qui était autour de lui était grec, qu’il était dans un milieu d’antique civilisation grecque.

Fontramie avait appris le grec jadis et l’avait su fort mal. Mais plus tard, s’étant astreint à en rompre les difficultés, son courage avait été récompensé. Ayant passé de longues heures en compagnie d’Homère et de Xénophon, sous l’ombre fragile des oliviers de son pays, il pensa que, présentement et la nécessité aidant, il arriverait bientôt à converser avec ses hôtes. Rassuré de ce côté, il s’allongea sur son lit de pourpre et s’endormit d’un profond sommeil…

CHAPITRE II

Quelques jours s’étaient écoulés, les passagers et l’équipage étaient logés dans des maisons basses et polychromes qui donnaient sur une cour soigneusement close. Ils y séjournaient assez longtemps, car la température était douce.

Ils auraient été mal installés si, à force d’ingéniosité, les matelots n’avaient constitué un abri suffisant pour la princesse et sa femme de chambre ; amélioré aussi, le logement du prince et de ses compagnons. Cependant les hommes roulés dans des couvertures de laine durent se contenter, pour toute couche, de la mosaïque des salles ou de l’herbe de la cour.

Bien que la température fût clémente, le lever du soleil ne laissait pas d’amener un certaine fraîcheur, très favorable aux rhumatismes.

Le bon docteur acquit par expérience la connaissance de cette particularité. Réveillé dès le point du jour par de lancinantes douleurs articulaires, il se frictionnait avec ardeur, non sans maugréer contre le fâcheux court-circuit qui lui valait ces maux.

Des hommes blonds, d’une stature colossale, au type germanique accusé, armés de lourdes massues de chêne, les gardaient étroitement et subvenaient à leurs besoins. La princesse soignait les matelots blessés lors de l’accident. Son inépuisable bonté et le stoïcisme de son attitude en imposaient fort à ces braves gens qui avaient pour elle un dévouement sans borne. Le prince, silencieux maintenant, s’absorbait dans ses pensées. Lauricci était plongé dans un problème palpitant de physique mathématique. Toute la journée marmottant des formules ou griffonnant sur un carnet, il lui était indiffèrent d’être là ou ailleurs. Ferrato veillait sur ses hommes, les engageant au calme et à la patience.

Les heures coulèrent ainsi.

Puis, un matin, à l’heure étincelante où le soleil se lève, les géants les vinrent prendre et les engagèrent sur une large chaussée pavée de grandes dalles bleues. Au loin, sous d’épais couverts, des toits luisaient, des vergers entourés de murs hauts de huit à dix pieds, de longues lignes de mûriers s’offraient de toutes parts à leurs yeux. Sur la droite ils découvrirent un spectacle plus imposant encore.

Un escalier monumental conduisait à une vaste terrasse à mi-hauteur d’une colline. De là, un autre escalier menait à un second étage de jardins, qui se terminait par une colonnade en forme d’hémicycle, mettant en communication les deux angles d’un palais, bâti dans le goût gréco-romain.

La route s’inclina sous des ombrages, s’infléchit et gravit le coteau en se glissant sur son flanc. Ils la suivirent, longeant d’abord les ailes du palais. Par les larges baies, ils virent des appartements pavés de mosaïque, ornés de pilastres, d’absides, de niches, de statues, décorés de fresques, de plafonds peints et dorés, de marbres précieux. Et ce grand palais reposait sur d’énormes substructions, qui soutenaient de trois côtés les déclivités de la colline. Il n’échappa pas au duc de Palerme que les détails de l’ornementation étaient inspirés par le goût classique le plus pur ; cette élégante architecture peuplée de statues, animée par cent jets d’eau, avec la verdure de ses chênes et la blancheur de ses marbres, lui causa une émotion profonde…

Un mur blanc, puis une haute porte en bois noir une fois franchie, ils entrent dans une cour carrée. À l’ombre d’une galerie, une dizaine de femmes assises sur leurs talons bavardent tout en tressant des nattes ; des bambins demi nus se livrent à un sabbat infernal sous le regard approbateur de leurs mères ; en riant, ils se montrent du doigt les étrangers qui passent.

Au fond, des colonnes soutiennent une terrasse. L’aspect de cette cour rappelle celui du patio dans une riche maison de Cordoue ou de Séville, avec un étrange luxe archaïque.

L’équipage est dirigé vers la gauche, il s’engouffre par une porte basse et on le perd de vue. Les passagers, toujours sous l’escorte de leurs guides, franchissent une porte de bronze ; puis c’est une longue galerie entre deux haies de buis où se nouent des roses grimpantes et des volubilis. À l’extrémité de la perspective une pergola au treillage verdoyant déploie ses entre-colonnements sur un fond de forêt, tandis qu’au centre, dans un massif de lauriers blancs, un pavillon coiffé d’un toit conique abrite une statue de Junon. Devant ce rustique autel, des cornes d’abondance, des vases de fleurs, des bouquets et des couronnes, des paons de terre cuite. Plus loin une petite niche, sanctuaire intime des dieux lares, le bassin d’un atrium avec son faune dansant, le bain avec son vestiaire et ses piscines ovales ; partout les canalisations de brique du chauffage central.

Un bâtiment dans le même gout et dans le même style leur est assigné comme logement, au milieu des jardins où fleurs d’Europe et fleurs d’Asie se mêlent et se confondent. Roses trémières, mimosas et volubilis, plantes simples et plantes savantes s’étalent, se haussent ou se tassent, s’enroulent aux troncs lisses de platanes, ou grimpent à l’assaut des palmiers. Sur les pelouses rampent des plantes à larges feuilles, veinées d’or et de carmin.

Ils trouvent là des pièces somptueusement meublées, où des lits de repos posent leurs pieds tordus sur des tapis profonds. Sur une table, des plateaux chargés de fruits qui viennent d’être cueillis.

Leurs gardiens se retirent. Une porte s’ouvre et Pierre paraît. Il se jette dans les bras de ses compagnons, et ce sont de chaudes et rapides étreintes. Ils sont enfin seuls et libres ! Comme le duc de Palerme s’en félicite, Fontramie sourit. Puis il parle, s’enquiert de ce qu’il est advenu à ses amis et raconte sa propre aventure. Il explique enfin dans quel monde étrange on se trouve. Maintenant tous sont assis et, de sa voix calme, tranquille et un peu monotone, il commence.

CHAPITRE III

— Par un curieux hasard nous parlions, en survolant la Mésopotamie, de l’empereur Julien. Il partit en guerre contre les Perses. Il fit de belles marches ordonnées et classiques sur le territoire persan, et ses opérations de l’Oronte à l’Euphrate sont dignes d’éloges. Avec lui marchait une armée nombreuse, composée de troupes gréco-romaines que des auxiliaires germains, gaulois et numides renforçaient, et qu’accompagnaient aussi de nombreux convois, suivis par des troupes considérables de femmes et d’enfants. Julien eut les malheurs que vous savez ; ce n’est pas le temps d’en rechercher les causes. Pour se dégager, il tenta une diversion par le nord, qui eut peu de succès. Arrivé devant Ctésiphon, il échoua encore, remonta le Tibre et, pour des raisons restées assez mystérieuses, incendia sa flotte. Après quoi il ne lui resta plus qu’à battre en retraite, ce qu’il fit. C’est alors qu’il fut tué dans une escarmouche, laissant à son successeur, Jovien, la lourde responsabilité d’une capitulation.

— Je ne vois pas où vous voulez en venir, interrompit le prince, que ce cours d’histoire, déroulé d’une voix impassible, agaçait un peu.

— J’arrive au fait, Monseigneur. Au cours de la retraite, un corps gréco-romain d’environ quinze mille hommes, traînant avec lui beaucoup de femmes et d’enfants, fut coupé de l’armée principale. Son chef, Acclivius Ruffa, reconnaissant l’impossibilité de battre en retraite vers l’Ouest et se sentant complètement coupé de la mère patrie, se dirigea franchement à l’Est, dans l’intention de trouver des terres fertiles, de s’y établir, de fonder une colonie et de voir venir les événements.

— Je commence à saisir.

— Je ne vous raconterai pas les détails de cette retraite, tels qu’ils m’ont été appris par mes hôtes : ils sont vagues et d’ailleurs je ne suis pas Xénophon. Passant au sud de la Caspienne, traversant la Perse, rejoignant l’Indus et le remontant sur les traces des soldats d’Alexandre, les Romains arrivèrent en combattant, car on les poursuivait, jusqu’aux premières pentes du Thibet. Ils s’engagèrent dans ce pays totalement inconnu et parvinrent jusqu’en un point où une immense vallée, entourée de toutes parts de murailles de granit à pic, de glaciers infranchissables et de montagnes inaccessibles, leur offrit un asile. Là, ils s’établirent et fondèrent une colonie. Mais dans la suite un cataclysme, dont je vous reparlerai, se produisit, qui ferma complètement l’unique passage menant à la vallée. Il se fit un silence. Puis le prince ajouta :

— Ainsi, une cité helléno-romaine a vécu ici pendant des siècles, sans contact avec le reste du monde.

— Oui, et en vase clos, si j’ose m’exprimer ainsi. Nous sommes en présence d’un monde qui n’a pas varié, qui est une réduction homothétique de ce qu’était la société de l’empire romain au IVe siècle.

— Cette société est-elle païenne ou chrétienne ? interrogea la princesse.

— Païenne, Altesse, et autant que j’ai pu en juger elle ne contient aucun élément chrétien. Dans l’armée de Julien, c’est étrange. D’ailleurs mes informations sont peu précises.

— Y sait-on le latin ?

— Oui ; mais, autant que j’ai pu en juger, le peuple surtout le parle. La société cultivée s’exprime principalement en grec.

— Bref, on vous y prit en amitié, semble-t-il ? ajouta la duchesse de Palerme en souriant.

Fontramie regarda la princesse avec quelque hésitation et répondit :

— Amitié serait beaucoup dire. On ne me traita pas trop mal et, comme vous tous, j’attends la décision du Sénat… Oui, du Sénat. La plèbe nous a vue d’un assez mauvais œil arriver par la voie des airs ; elle est fort superstitieuse. Heureusement, elle ne peut rien sur nous. Le Sénat délibère et nous n’avons qu’à attendre.

— Nous serons d’ailleurs prêts à repartir dans quelques jours, fit Lauricci.

— Repartir, docteur ! Croyez-vous qu’on nous laissera partir ? J’ai bien des raisons pour en douter. Aurons-nous seulement la vie sauve ?

Il s’arrêta songeur.

— Mais comment nous ont-ils pris ?

— Rien de plus simple. Ils nous observaient ; ils ont vu que nos hommes allaient puiser de l’eau à la fontaine, et y ont versé un narcotique qui vous a livrés eux sans défense… Ce ne sont pas des êtres trop lointains mais seulement des gens différents de nous. Bref, jusqu’à la décision du Sénat, ils nous laissent une grande liberté et je crois, Monseigneur, que ce que je leur ai dit de votre naissance n’est pas étranger aux faveurs dont nous jouissons…

Ils mangent les fruits du plateau et sortent ; c’est un éblouissement ; une longue terrasse de granit surplombe un lac ; sous les arbres, il étale sa coupe de lumière. Ce lac a un déversoir, une large cascade. D’une hauteur de soixante pieds, l’eau glisse et tombe en bondissant dans une rivière. Les captifs s’accoudent à la balustrade et la princesse vient auprès de Fontramie.

— Contemplons ce spectacle, et qu’il nous inspire une plus large philosophie. Quelle folie ! Être une poussière impalpable, perdue dans un monstrueux univers, et s’agiter parce que les liens fragiles qui nous retiennent à une vie, parfois assez maussade, vont sans doute être rompus !

Et la noble chrétienne poursuit sa rêverie panthéiste.

La surface du lac, ridée çà et là par les jeux des oiseaux aquatiques, partout ailleurs unie comme un miroir, reflétait les pics neigeux. En arrière se dressait la falaise abrupte que dominait la cime étincelante des hautes montagnes.

Une flottille était amarrée sur les rives, que coloraient les bouquets arrondis des rhododendrons rouges et safran, des azalées roses et bleu de ciel. C’était une fête de couleurs, une féerie de tons vivants et harmonieux. Lentement passa un palais flottant ; il remorquait une barque peinte en jaune, à deux étages de rameurs. Quatre longues barques conjuguées distantes de six pieds l’une de l’autre et soutenant un échafaudage de branchages, de rameaux verts, de palmes et de feuilles, la suivaient. Et sur les ondes, de chants montaient, et aussi une musique d’instruments, où résonnaient les timbres des flûtes et des cymbales. De légères galères polychromes voguaient doucement dans le sillage du palais harmonieux. Sur une de ces nefs, une tente était dressée ; des arômes y brûlaient et la brise emportait les bourbillons d’une fumée aux fortes senteurs.

Une fête religieuse sans doute.

À la poupe d’une des galères, Fontramie vit, debout, le vieillard et la jeune femme qui l’avaient soigné. Elle chantait, en levant les bras, dans un mouvement doux et lent. Comme, arrivée à hauteur de la terrasse, elle regardait les étrangers et avançait d’un pas pour les mieux voir, son pied glissa. Elle chut dans l’eau et le courant l’attira vers la cascade, tandis qu’elle se débattait dans ses vêtements drapés. Dans le même moment, elle fut emportée jusqu’à l’endroit où le courant était assez rapide pour qu’il y eût du péril à la secourir.

Pierre Fontramie était brave, mais ne courait jamais un danger sans raison. Il réfléchit. En moins d’un quart de seconde, il lui parut qu’un instant décisif pour le salut de tous s’offrait à lui. D’un coup sec il ôta sa vareuse, déboucla ses leggins et, sautant dans le lac, se mit à nager vigoureusement. L’eau était froide, mais il était bon nageur. D’une allure souple et rapide, il gagnait vers la jeune femme, qui se débattait toujours. Il la saisit et, comme elle cherchait à se cramponner, l’étourdit d’un coup brutal sur la nuque, puis la ramena vers la rive. En cours de route une barque les rejoignit et les repêcha. La jeune femme était évanouie. Il grelottait.

CHAPITRE IV

Quelques jours encore ont coulé. Le Sénat a délibéré. Fontramie a fort heureusement secouru la fille d’un des principaux de la cité. Bref, si l’on tient les voyageurs pour des barbares, ils sont libres. Libres dans les limites de la vallée. L’équipage est employé à des travaux domestiques et un poste de soldats, coiffés du casque bas, pilum au poing, glaive ibérique au flanc, garde l’aéronef. Cette singulière machine ne dit rien qui vaille au Sénat et, d’autre part, les augures néo-platoniciens ne se sont pas encore prononcés.

Donc, interdiction aux voyageurs de retourner chez eux. Ils vivront ici et seront morts pour le reste du monde.

Cependant, dans son cabinet de travail à l’élégance sévère, tout en se balançant dans un fauteuil d’ivoire, Publius Scoeva, le vieillard à la barbe majestueuse, s’entretient avec ses hôtes, assis autour de lui sur des sièges de marbre, capitonnée d’étoffe pourpre et or.

C’est dans une grande villa qui forme un rectangle quasi parfait, enfermé dans un mur de pierres sèches de sept pieds de haut. Un jardin l’entoure ; il est bordé d’une galerie voutée où l’on se tient les jours de pluie.

Devant la maison règne un long portique en briques bleues. Le bâtiment est divisé en deux parties : l’une est réservée aux maîtres ; l’autre est habitée par les serviteurs et les esclaves.

Plus loin, au fond du jardin, sont les communs et les manufactures. Le grenier, le cellier, le pressoir à huile, l’atelier où l’on tisse la toile, celui où l’on carde la laine, le four à pain, la boucherie. La villa est un tout économique complet.

Pour venir jusqu’à ce cabinet où ils sont présentement, le duc de Palerme et les siens ont parcouru les merveilles de la demeure, franchissant de salle en salle les arcatures à colonnes, passant de l’atrium aux bains, où une piscine demi-circulaire, qui s’arrondit le long de l’abside, offre, au milieu de ses eaux vives, un bouquet parfumé de plantes aux tons brillants. Contre les murs, une horloge hydraulique aux étages de cristal chante les heures dans un glouglou sonore.

Pour se faire mieux comprendre, le vieillard s’exprime en latin et s’adresse tout particulièrement à Fontramie parce qu’il l’a connu le premier.

— Comme je te l’ai dit, jeune étranger, après la mort de Julien, nos ancêtres furent coupés de l’armée romaine. La cavalerie de Sapor les entourait, les vivres devenaient rares. Ils avaient avec eux une multitude de femmes et d’enfants et beaucoup de bagages qui alourdissaient leurs mouvements. Mais il ne leur manquait ni la volonté, ni la discipline. Enfin, les dieux, en mémoire sans doute du pieux Julien, les protégeaient. Ils se mirent en retraite vers l’ouest, cherchant des lieux propices pour y fonder une colonie. Le récit de leur voyage est perdu et nous ne savons pas exactement comment ils parvinrent jusqu’ici. La légende veut que des guides infidèles les aient égarés et abandonnés au milieu des escarpements gigantesques de cette région sans dieux. Beaucoup de femmes, d’enfants, d’hommes faits même, moururent ; mais les survivants étaient de fer. Ils souffrirent mille morts sans se décourager. Cependant, les Immortels daignèrent les regarder d’un œil favorable. Un jour, comme le prêtre offrait un sacrifice, le foie de la victime apparut enveloppé d’une double membrane. Mon grand aïeul comprit que la toute puissante Cérès lui envoyait un signe ; la route fut reprise et, le soir même, on arriva à l’entrée de la vallée que nous occupons. Un seul passage, et très étroit, y donnait accès. Nos ancêtres s’y engagèrent et, au sortir du désert de glace et de neige, se trouvèrent dans une nouvelle Sicile.

Ils y coulèrent d’abord des jours heureux. Mais Pluton, irrité contre mon illustre aïeul à cause d’une ancienne offense, provoqua un cataclysme. Cette secousse creusa des abîmes, bouleversa les montagnes, fit crouler les rochers les uns sur les autres, de telle manière que le seul défilé qui conduisait à la vallée devint impraticable. Nos ancêtres cherchèrent cependant à s’évader de cette fosse gigantesque. Peut-être, à force de courage et de persévérance, et en y employant de nombreuses années, seraient-ils parvenus à se faire un passage parmi les rochers, lorsqu’un oracle de la mère des dieux elle-même vint leur interdire pareille tentative. Ils s’établirent donc à demeure dans ces lieux où tu nous vois. Sans doute les Immortels ont-ils sur nous des desseins insondables et nous réservent-ils à des travaux mystérieux.

Il se tut et, après quelques questions sans importance, l’entretien en resta là…

— Je ne sais, fit ce jour-là Fontramie, quel destin nous est réservé. Espérons.

— Oui, répondit le prince, même contre toute espérance… Nous voilà prisonniers. Le premier soin d’un captif est de visiter soigneusement sa geôle. Il pense plus à s’enfuir que ses gardiens à le surveiller, donc toutes les chances sont pour lui.

— Eh bien ! monseigneur, dès demain…

— D’ailleurs, cette réduction du monde antique doit être fort curieuse.

La princesse, elle, ne tenait pas à participer à ces petits voyages, préférant demeurer en tête à tête avec ses pensées. Ferrato surveillait ses hommes, occupés aux travaux d’un petit port, et Lauricci, enfoncé dans ses rêveries scientifiques, ne savait même plus où il était.

C’est ainsi que les deux explorateurs font route seuls, et cette fois sans la moindre escorte, vers la cité gréco-romaine. Dans cette ville, bien des surprises les attendent. C’est une Pompéi animée et vivante.

Il y a un grand nombre de places où se tiennent les marchés quotidiens. On trouve là tous les genres de marchandises et de produits que la vallée peut offrir : victuailles, bijoux d’or et d’argent, ustensiles de plomb, de cuivre et d’airain. On vend des pierres brutes et ouvrées, des briques cuites ou crues, des bois en billes ou travaillés ; dans la rue de la Chasse on voit des perdrix et des lapins, des canards sauvages et des outardes ; chaque genre de marchandise est vendu dans une rue spéciale. Le plus grand ordre règne. Il existe un tribunal qui siège pendant le marché et où des magistrats décident des différends entre vendeurs et acheteurs. Des inspecteurs surveillent les marchandises, veillent à la bonne conservation des denrées, observent les achats et les ventes, brisent les mesures qu’ils reconnaissent fausses et punissent les délinquants. Dans cette ville quelques vastes palais et beaucoup de belles maisons.

Les palais, comme les simples maisons, sont badigeonnés de couleurs vives. Les statues polychromes, aux vêtements chatoyants, qui se dressent dans les carrefours, étincellent dans un bain de soleil.

Dans les riches demeures, de grands et beaux appartements s’ouvrent sur des jardins fleuris où l’art a discipliné la nature. Des canaux en maçonnerie longent les chaussées, une eau fraiche et pure y circule en abondance…

Maintenant, les explorateurs entreprennent un long voyage. Ils longent, en l’étudiant avec soin, la falaise à pic, courtine titanique qui les sépare du reste du monde, et sont bien obligés de s’avouer qu’avec la surveillance discrète qui s’exerce autour d’eux, ils n’ont nul moyen d’aller travailler secrètement à bord de La Rondine et d’arriver à la réparer. Fontramie songe à simuler un sacrifice aux dieux. Sous ce prétexte, il travaillerait à construire une montgolfière et à s’échapper, pour aller chercher du secours. Ce projet, il le reconnaît vite impraticable : dans leur position un tel appareil serait trop délicat à exécuter.

D’ailleurs l’aventure n’est pas pour lui déplaire ; son optimisme robuste lui dit qu’ils arriveront toujours à se tirer d’affaire, et il se remet à observer.

C’est ainsi qu’il passe de longues heures à étudier à loisir le mur cyclopéen, les yeux rivés sur cette enceinte qu’il est impossible d’escalader. Il ne voit rien, pas une faille, pas une gorge, pas une issue. Parfois il arrive à un retrait de la muraille, qui fait supposer que là elle se déchire et qu’un passage existe, ignoré des Achéléens (c’est le nom des habitants de la vallée) ou qu’ils ne veulent point révéler. Mais non : la prairie pénètre jusqu’au fond du retrait et la muraille de granit se referme toujours.

Par endroits, le long de la falaise gigantesque et presque à la hauteur du premier gradin, pendent en lourdes grappes des lianes multicolores. Aux moindres saillies se raccrochent et se cramponnent les cactus et les figuiers. Ailleurs, dans la muraille à pic, un torrent furieux bondit. Les neiges des hautes montages forment des torrents qui coulent, glissent, tombent, se divisent, s’éparpillent en minces rigoles et se précipitent d’une hauteur de trois mille pieds, nappes d’argent qui crépitent sur la draperie verte. Le vent les saisit dans leur chute et joue avec elles. Il les tord, il les réduit en une impalpable poussière qui, brillante, tremble à la pointe des feuilles… Oui, on pourrait, sans doute, entailler cette muraille, aux flancs aussi durs que le fer, et construire un escalier ; mais la tâche exigerait des travaux qu’il faudrait compter par années…

Dans les jours qui suivirent, à la joie fort légitime de se sentir sains et saufs et de le demeurer, s’ajouta pour les voyageurs, la satisfaction d’être dans un monde aussi nouveau, où tout était prétexte à une surprise qui allait parfois jusqu’à l’émerveillement. Mais, comme il arrive toujours en de semblables aventures, le voile de l’illusion, ordinairement tissé d’une matière assez légère, se déchira vite et ils connurent que la vie antique, qu’ils ne voyaient plus maintenant à travers le prestige que les poètes et les historiens lui prêtent, était la moins confortable du monde.

Oui, ils avaient des baignoires de marbre blanc et des vasques de marbre bleu ; ils vivaient sous des colonnades élégantes enguirlandées de roses ; l’eau chaude circulait dans des conduits en poterie et des mosaïques somptueuses ornaient leur atrium fleuri.

Mais, en revanche, les fenêtres n’avaient pas de vitres et cela n’allait pas sans quelque inconvénient. La nuit, tombée, on s’éclairait avec des torches ou avec des lampes d’argile à trois becs. Être enfumés comme des renards, ou n’y voir goutte !

— Ah ! faisait le duc de Palerme, je voudrais voir ici les adorateurs du paganisme…

— Il faut en conclure, Monseigneur, répondait Ferrato, que notre vie moderne si banale et si prosaïque a son charme.

Et Fontramie brochant sur le tout :

— Le plus humble des paysans d’Italie et de France a une vie plus confortable que celle d’un grand seigneur romain du IVe siècle.

— Vous en concluez, Fontramie, fit la Princesse, qu’il vaut mieux, en certains cas, être serf que seigneur ?

— Je crois, Altesse, que cela dépend de la qualité des personnes…

Chacun supportait ces misères avec son tempérament. C’est ainsi qu’une fois par jour le docteur soupirait parce qu’il était privé de chocolat au lait et de brioches, choses qui, avec bien d’autres, manquaient en ces lieux…

Ces privations étaient cependant insuffisantes pour qu’ils en souffrissent, et parfois, tandis qu’ils s’en entretenaient avec amertume, ils cherchaient, sur les ailes d’or de la parole, à se réfugier vers des terres plus modernement aménagées. Parfois aussi, semblable à une flèche décochée, leur désir les menait plus loin encore. C’est ainsi que, ce soir-là, comme il pleuvait en abondance, réunis frileusement en cercle autour d’un feu, ils devisaient et se demandaient ce que sera le séjour perpétuel du Paradis.

Chacun y portait ses tendances. La princesse, contait que, toute jeune fille et allant à la chasse aux bouquetins dans les hautes vallées des Alpes en compagnie de son père, il lui arrivait, le soir, lorsque la rougeur d’un feu de bivouac semblable à ce feu-ci commençait à décroitre et que les étoiles trouaient plus ardemment la nuit noire, de les contempler longuement et de rêver d’une migration perpétuelle qui, au cours d’une vie future, la mènerait d’un monde à l’autre. Puissance infinie du désir ! Le songe devenait une réalité dans le vol de ses pensées ! Puis, d’un seul coup, le réveil ramenait ses pieds à terre.

Le Prince souriait avec douceur, en approuvant de la tête, car, à cette heure, il était généralement à demi somnolent.

Mais Lauricci qui, d’aventure, ne fréquentait point les poètes, en tenait cette fois pour le système dantesque, dont la rigueur géométrique lui plaisait.

Fontramie, lui, se voyait dans un beau jardin classique à le française et ne souhaitait pas d’autre Paradis. La princesse l’interrompit et, mi plaisante, mi sérieuse :

— Non, monsieur le railleur. À vous il faut autre chose. Au fond, je crois peu à votre goût pour le néo-classicisme ; vous n’êtes pas un amant attardé de la grisaille et du poncif. Je vous souhaite l’île de Prospéro, où les aspects sans cesse changeants d’un monde perpétuellement renouvelé viendront offrir un aliment à votre doute systématique.

— Votre Altesse suppose donc que je me refuse à concevoir une fin transcendante pour l’activité humaine ?

On discutait ainsi ; mais on ne disputait point, les disputes venant de ce que les uns, trompés par quelques exemples, généralisent trop, au lieu que les autres frappés, de quelques aspects contraires, ne généralisent pas assez.

Au pied des falaises le prince et Fontramie découvrent des geysers, des conques pleins d’eau chaude. Monstrueuses vasques où les ondes roulent à gros bouillon, s’enflent, s’écroulent et se répandent en ruisseaux. De longs panaches de vapeur fusent et s’élèvent dans le ciel. Lorsque le soleil les baigne, ils reflètent mille arcs-en-ciel, comme des prismes gigantesques. Ces torrents d’eau bouillante, se répandant, se distribuant en mille filets, contribuent encore à adoucir la température de la vallée déjà fort clémente à cause de sa latitude et à cause aussi de l’énorme écran de montagnes, qui arrête de toutes parts les vents glacés…

Certaines parties du sol sont vierges de toute culture et d’énormes forêts s’y développent. Ailleurs, le sol est bien cultivé. Rien n’égale la patience du paysan gréco-romain. Il exploite son champ avec une ténacité qui ne se rebute jamais. Aussi haut qu’il peut grimper sur le flanc des collines, aussi bas qu’il peut descendre dans le lit des ruisseaux, tout est utilisé. Il assaille la nature comme le légionnaire romain donnait l’assaut à un camp ennemi et, vainqueur, la contraint à subir le joug de ses lois. Ces exilés se sont fait une âme allègre et active, comme il sied à des hommes qui poursuivent des fins utiles en évoquant fréquemment Hésiode et Virgile. On voit qu’en ces lieux le sol est le terrain propre à l’activité romaine.

Soumis aux règles centenaires, accoutumé à une telle existence, le peuple n’a ni le goût, ni le sens de l’initiative.

Il ignore le changement. Résigné et passif en dehors de son courage d’agriculteur, rien ne l’excite aux aventures. La race a acquis un esprit d’obéissance parfaite aux lois immuables et saintes. Le désert glacé qui l’enveloppe pèse sur ses actes comme sur ses pensées.

— Ce peuple est heureux, faisait Fontramie renseignant la princesse.

— Soit… mais les pauvres, comment sont-ils traités ?

— Ils sont secourus par le trésor public. De temps à autre le Sénat examine le rôle de ceux qui reçoivent ces bienfaits, pour en exclure ceux qui n’y ont plus les mêmes titres.

— Pas d’organisation charitable.

— Il n’y en a pas, en effet, Altesse, dans de sens que nous accordons à ce mot. Toutefois, chaque nouvelle lune, les riches exposent dans les carrefours, en l’honneur de Junon, des repas que l’on abandonne au petit peuple…

Le climat est sain et la race est belle. Lorsque, dans le soir qui tombe, les longues théories de jeunes filles viennent puiser l’eau dans les citernes de marbre, avec leur cruche d’argile tenue sur l’épaule d’un geste gracieux par le bras nu recourbé en anse, et le balancement harmonieux de tout le corps libre dans des vêtements flottants, elles fournissent sur un ciel de pourpre des profils amis des dieux…

Ces courses achevées, voici nos voyageurs revenus vers le ville. Elle leur offre encore d’autres spectacles. Façades multicolores, étalages inattendus, devantures d’apothicaire aux treillages légers, à travers lesquels on voit les pharmaciens préparer des potions mystérieuses, ou rouler des pilules entre les extrémités de leurs doigts crochus… Ou bien, derrière les volets soulevés, on aperçoit des écrivains publics trempant leurs roseaux pourpres dans les encres végétales, ou des perruquiers qui rasent leurs clients.

Ensuite c’est le faubourg aux rues étroites et sinueuses. Des constructions basses les bordent, bâties en briques cuites au soleil ou formées de cabanes de chaume, celles-ci coniques, celles-là carrées. Ce petit peuple, est actif. Les voyageurs voient battre le fer sur des enclumes basses. Des hommes vêtus de peaux de bêtes martèlent le cuivre et l’airain. D’autres, en longue robe de lin, trempent les étoffes souples dans les cuves à teinture. On prépare les peaux ; on tourne l’argile ; les selliers repiquent les bâts de bois ; en gémissant les cordonniers tirent le ligneul.

Les métaux précieux supposent des mines. Sur un plateau, au pied d’un contrefort aigu que détache la falaise inaccessible, un gros bourg aligne sa rangée de maisons uniformément basses. Aux alentours l’aspect du terrain, partout bouleversé, annonce le pays minier. Depuis des siècles on tire de l’or de ces montagnes ; du cuivre aussi, d’autres mines donnent de l’argent et divers métaux. Çà et là, le sol est coupé de rivières artificielles qui font tourner de larges roues.

Des rigoles, des canaux en bois, sillonnent le flanc des roches, dont quelques-unes, très minces, sont percées à jour, découpées et festonnées. Semblables à des tours gauloises, de hautes cheminées de bois surmontent les puits. La nuit vient, une sorte de rougeoiement, une clarté dans laquelle passent des lueurs aiguës, baignent le village et les usines. Autour des voyageurs tout est paisible ; le vent est tombé, pas une feuille ne bouge, le ciel est plein d’étoiles.

Dans le moment où ils regagnent la ville, l’ombre de la nuit est devenue moins transparente et plus dense. Ils avisent des chars qui roulent sur les dalles sonores de la voie militaire et des litières que des porteurs de torches précèdent. De loin en loin, auprès des statues des dieux, sous le péristyle des riches demeure, de petites lampes d’argile ou de bronze mettent une lueur qui tremble dans la nuit.

CHAPITRE V

Tandis que l’homme s’attache aux observations directes des faits et aux conséquences qui en découlent ; grâce à ses qualités intuitives, la femme, par une sorte d’instinct, a une prescience des choses qui lui permet parfois de déchiffrer l’avenir. C’est pourquoi la duchesse de Palerme espérait que les voyageurs trouveraient un moyen de s’évader de la vallée. Cette espérance soutenait les cœurs et relevait les courages.

Dans les veillées du soir, tous les moyens, toutes les chances de salut, furent soigneusement examinés. Le commandant Ferrato faisait observer avec justesse qu’il existait forcément une issue par où les eaux s’échappaient de la vallée. Le lac avait un déversoir. Avec un peu de patience et d’habileté, la chance s’en mêlant, on pourrait l’utiliser pour fuir.

Cette opinion parut bonne et dès le lendemain on chercha le déversoir.

Il fut reconnu après de longues excursions, que toutes les eaux de la vallée, aussi bien les chaudes que les froides, convergeaient vers le lac. Il restait à trouver comment lui-même se déchargeait. La découverte ne justifia pas les espoirs des voyageurs. La rivière formée par la cascade coulait d’abord large, abondante, profonde et tranquille, puis se transformait en rapides. Dans un petit val enfin, au milieu de rochers blanchâtres, sur lesquels les flots se brisaient en écumant, elle disparaissait, s’enfonçant brusquement dans les profondeurs de la terre, parmi d’énormes remous et tourbillons.

Un canal souterrain lui permettait évidemment de franchir la falaise ; après quoi, formant un des innombrables torrents du Thibet, ces eaux aboutissaient Dieu sait où.

On ne pouvait songer à suivre une pareille voie.

Toutefois, Ferrato ayant examiné les choses de près, découvrit qu’un petit bras de la rivière s’engouffrait sous un gros bloc, par une pente assez douce, et que le niveau des eaux permettait, semblait-il, de le suivre. Il s’y engagea avec prudence, fit quelque vingt mètres et revint vers ses compagnons illuminés d’espoir.

Il fut décidé qu’on explorerait plus à fond le passage. Des torches furent apprêtées. On appointa de solides bâtons. Il fallait de toute nécessité avoir un câble, mais la difficulté de le fabriquer était insurmontable. Fort heureusement, un des jeunes matelots parvint à pénétrer dans l’arsenal de la milice, et y déroba nuitamment une longue corde de chanvre.

On décida que Pierre Fontramie, Luigi Ferrato et le matelot Rocca, celui qui avait volé le câble, tenteraient l’aventure.

Ce qui fut fait à la tombée de la nuit.

Tous trois, par précaution, s’étaient déchaussés. Ils fixèrent le câble à l’ouverture du rocher, entre deux touffes de saules, le prince et Lauricci demeurèrent là, pour en vérifier l’amarrage. Les trois hommes se coulèrent dans l’ouverture et, à l’abri des regards, allumèrent des torches.

Ils commencèrent à descendre, se retenant à la corde. Ils avançaient lentement, faisant des prodiges d’équilibre. Leurs pieds nus s’agrippaient au rocher ; par moment ils brandissaient haut les torches pour mieux voir. Auprès d’eux le torrent étincelait en mugissant ; une humidité mortelle tombait de la voûte surbaissée. Il se produisait des remous, une vague d’air les secouait. Fontramie, qui marchait en tête, crut pouvoir en conclure que le passage allait en se rétrécissant et que le torrent s’y faisait juste sa place, d’où ces coups de bélier.

Son appréhension se justifia. Après qu’ils eurent franchi cent mètres le passage devint si étroit qu’il était totalement impraticable. Ils allèrent plus loin cependant, enfonçant leurs jambes dans l’eau glacée et de telle manière que plus d’une fois ils manquèrent être emportés par le torrent.

Ils revinrent tristement à la surface du sol, anéantis, brisés de fatigue, les pieds en sang, bien persuadés que toute fuite souterraine leur était interdite. Une triple courbature couronna cette malheureuse expédition.

Nul ne se découragea cependant. À force de regarder la falaise, Fontramie observa qu’à une hauteur qui ne devait pas excéder huit cents mètres, une sorte d’éboulis, une cheminée, pour parler le langage technique, se dessinait et conduisait très certainement au sommet de l’escarpement.

De quoi s’agissait-il en somme ? De franchir un premier gradin de six à huit cents mètres, après quoi, par les éboulis de la cheminée, avec du temps et de la patience, un homme leste et audacieux parviendrait à gagner le sommet. Et Fontramie, en s’animant, exposait son plan. Escalader ce premier gradin par un moyen à trouver, puis, muni de vivres pour vingt jours, c’est-à-dire portant une charge de trente à trente-cinq kilos au maximum prendre sa route vers le sud, arriver jusqu’à une vallée peuplée, gagner les Indes et y organiser une expédition de secours.

On lui faisait des objections. Des vivres, et de quelle qualité ? De la viande séchée, réduite en poudre et préparée en minces lanières. Et puis, une fois au sommet, ne saurait-il pas se tirer d’affaire ? N’était-il pas capable de faire, à la rigueur, trente kilomètres par jour ? Donc, en dix ou quinze journées il atteindrait quelque village thibétain, une tribu nomade, qui lui fournirait des moyens de transport pour gagner les Indes. Une fois là, il ne perdrait pas son temps à solliciter des secours officiels. À coups de chèques, il organiserait son expédition de secours. Une troupe armée, des câbles de mille mètres.

C’était de soir. Ils étaient étendus dans l’atrium et Fontramie s’expliquait. Après avoir tour à tour examiné et rejeté les projets qui se présentaient en foule à son esprit surexcité, il s’était arrêté à le détermination suivante :

De préférence à une montgolfière, quasi inexécutable, construire des cerfs-volants cellulaires capables de l’enlever, lui et son bagage, jusqu’au sommet de la falaise. Dans le moment, le prince l’interrompit et lui déclara qu’il ne permettrait pas qu’il se dévouât seul à la cause commune. Ferrato, tout indiqué par son métier de marin pour tenter une telle aventure, l’accompagnerait. Ces raisons étaient justes et le duc de Palerme les fit valoir si bien que Fontramie n’y fit pas la moindre objection.

Il déclara incontinent qu’un train de cerfs-volants cellulaires capables de les enlever tous les deux pouvait être construit. Il avait suivi autrefois les expériences faites en France par les officiers du génie et répondait du succès. Il suffisait d’avoir un vent favorable. Pour fabriquer ces cerfs-volants, la matière première, bambou et toile, ne manquait pas. Les marins travailleraient le soir à la lueur des torches et, si quelqu’un surprenait leur travail et s’en inquiétait, il serait aisé de répondre que les voyageurs préparaient un sacrifice à leur divinité.

Le vent ? Oui, il faudrait un vent très favorable. Et un bon câble, solide et léger ; mais on savait où était le magasin et l’ingénieux Rocca était toujours là. On tenterait la chose au matin, à l’heure où l’aube commençant à poindre, un vent régulier et poussant dans la bonne direction avait coutume de se lever. Enfin, à pareille heure, nul n’épierait les étrangers, car les Achéléens, c’était un fait d’observation constante, ne sortaient de leurs demeure que tard.

Les voyageurs se souvinrent que, près d’un puits, il existait un treuil qu’on pourrait utiliser pour filer le câble. On discuta longtemps encore ; on pesa les chances et, finalement, tout bien examiné, il fut résolu que, dès le lendemain, on passerait à l’exécution des préparatifs.

Les jours suivants, les hommes se procurèrent les bambous nécessaires ; ils n’eurent que la peine d’aller les couper, ce qui se fit avec prudence. Puis on les transporta par petits voyages et ils furent mis à sécher. Pendant ce temps, Fontramie traçait au charbon, sur le sel, l’épure de ses cerfs-volants.

La duchesse de Palerme cherchait à se procurer de la toile. La fille de leur hôte, la belle Arkéia, lui fut d’un précieux secours. Elle venait parfois visiter la princesse.

La jeune fille croyait-elle que ces étrangers préparaient une offrande à la divinité. Elle procura une étoffe souple et solide.

Lauricci, chimiste et même cuisinier dans les grandes circonstances, préparait les provisions. Il parvint à détourner deux moutons de leur route et, les ayant soustraits à leur légitime propriétaire, les fit égorger et prépara leur viande, la fumant et la boucanant. Avec un mélange savamment dosé de lait et de farine de maïs, on fabriqua un biscuit qui devait être nourrissant. Ces vivres furent serrés dans des petits sachets de forte toile.

Fontramie équipa promptement son train de cerfs-volants.

Il y en avait quarante, mesurant chacun plus de quatre mètres carrés de surface, reliés entre eux par de légères cordelettes et accouplés deux à deux. Fontramie les essayait fréquemment au point du jour.

Le câble était formé de tronçons d’égale grosseur et soigneusement reliés les uns aux autres ; l’ensemble de ces cordages mesurait près de deux mille mètres.

Sous la direction du prince fut construite une légère nacelle d’osier où les deux hommes pourraient prendre place.

Les expériences matinales continuaient, parmi des succès et des déboires divers. À mesure qu’elles avançaient, Fontramie devenait moins confiant.

Le treuil fut transporté en bonne place, entre deux bouquets de pins, au pied de la falaise, les cerfs-volants cachés dans les hautes herbes. La nacelle adroitement était amarrée par des cordes solides. Certes, elle serait très mobile et les passagers y seraient balancés comme dans une escarpolette. Mais les deux hommes qui allaient tenter l’aventure n’étaient pas de petites femmes sensibles, sujettes aux pâmoisons. Les vivres, soigneusement entassés dans des sachets, étaient disposés de telle façon qu’on pouvait, après les avoir détachés, les réunir et les porter sur des épaules dans une poche de toile pareille à un sac tyrolien. Toutes ces opérations furent exécutées avec autant de bonheur que d’adresse et n’excitèrent ni curiosité ni soupçon.

Le jour du départ arriva. Il faisait froid, un vent âpre soufflait, mais dans la bonne direction. Le soleil qui luttait péniblement contre la brume matinale, tardait à poindre. À cette heure tout le monde dormait dans la vallée. D’ailleurs, à cette clairière d’extrême sud où se faisait la tentative d’évasion, nul ne venait jamais, et toutes chances étaient pour qu’aucun œil indiscret n’observât ce qui allait se passer.

Deux hommes se mirent au treuil, sous la surveillance du prince. Les autres aux ordres de Lauricci dressèrent les cerfs-volants et d’abord ceux qui étaient en tête du train. À mesure qu’on les soulevait, ils tiraient sur les cordes, puis s’élevaient lentement dans le lit du vent.

Ferrato et Fontramie prirent congé de leurs amis, non sans émotion. La princesse, très angoissée, suivait avec nervosité l’expérience.

Le train entier s’éleva et gagna de la hauteur, tirant après lui la nacelle dans laquelle les deux hommes étaient horriblement secoués. Il apparut que l’ensemble de l’appareil évoluait difficilement. Le train parvint à deux cents mètres environ et s’orienta vers la falaise. Un faible espoir était encore permis.

Mais les cerfs-volants de tête commencèrent à décrire d’inquiétantes ellipses et on vit clairement, qu’à proximité de la falaise, il se produirait des tourbillons.

Le prince donna immédiatement des ordres pour hâler le câble et ramener les cerfs-volants à terre. Il était trop tard ! L’ensemble de l’appareil fut pris dans une sorte de mouvement giratoire. Les cordes des cerfs-volants s’embrouillèrent. Une violente secousse précipita à terre les hommes du treuil. Le câble venait de se rompre.

Au milieu des cris d’épouvante de leurs compagnons, Fontramie et Ferrato, toujours cramponnés dans leur nacelle, furent précipités vers le sol à grande allure. Heureusement, les cerfs-volants firent parachute. L’atterrissage fut brutal et non mortel. Fontramie fut ramassé la tête en sang, le pied foulé ; Ferrato, dont le front avait heurté un tronc d’arbre, eut une assez longue syncope.

La voie des airs était aussi impraticable que la voie souterraine.

Quelques jours après cette double et infructueuse tentative, la duchesse de Palerme était assise sous l’ombre de la pergola. C’était à l’heure la plus chaude du jour, Fontramie, qui commençait à se rétablir, vint à passer, et, comme il s’inclinait en la saluant, elle l’appela et lui fit signe de s’asseoir. Elle lui demanda s’il souffrait encore de son accident. Il répondit qu’il commençait à marcher sans difficulté.

— Espérez-vous encore ?

— Oui, Madame, tant qu’il me restera un atome de force, j’espérerai. Et même si notre situation devenait plus grave, si notre vie était menacée, dans mon cœur ne cesserait de régner l’espoir et la confiance. Dans le moment, nulle autre tentative d’évasion ne paraît possible ; mais qui nous dit que des chances, que rien ne fait prévoir, ne se présenteront pas ? L’ère des grandes explorations s’ouvre après un long repos. Si La Rondine possède des perfectionnements remarquables, la navigation aérienne n’en a pas moins fait assez de progrès pour que des aéroplanes ou des dirigeables se risquent dans ces solitudes. La vallée peut être découverte, devenir le but d’une grande exploration ; et alors…

— Oui, tout cela est possible, probable même, et vous qui êtes jeune pourrez voir cet heureux jour mais le prince et moi…

Il y avait une telle angoisse dans cette réponse que Fontramie en fut bouleversé. Il répliqua vivement :

— Eh bien ! Madame, nous trouverons autre chose. Et, après tout, si nous devions finir nos jours dans cette vallée, en serions-nous plus malheureux ? Notre vieille Europe manquait déjà de charme. La voilà entrainée de plus en plus dans un courant utilitaire qui ne promet rien de bon. Que de fois y ai-je songé, en me disant que fort heureusement la vie est courte ! Et cette pensée me consolait.

La princesse sourit avec une mélancolique indulgence.

— Ne pensez-vous pas que le monde moderne arrivera à s’organiser ?

— Oui, matériellement ; car tout s’organise en ce bas monde. Mais dans une société qui se contemple, s’observe, s’étudie sans parvenir à se retrouver, ç’en est fini, pour un temps, de l’art, de l’élégance, de la science, de tout ce qui fait le prix et le charme de la vie.

Il se tut et un monde de souvenirs l’envahi soudain.

La princesse rompit sa rêverie. Elle souriait.

— Quel beau révolté vous êtes aujourd’hui !

— Moi, Madame, un révolté ! Personne plus que moi n’a le sens de la permanence et de la continuité des lois, le respect de l’ordre et des hiérarchies augustes. Je fléchis très volontiers le genou devant Votre Altesse royale ; mais qu’on ne me parle pas de tirer mon chapeau à la démocratie moderne !…

La duchesse de Palerme était d’origine trop française pour que dans les répliques de son compatriote tout un coin du passé ne lui apparût pas. Elle se leva, Fontramie la reconduisit à travers l’atrium jusque chez elle ; après quoi il gagna le pied d’un arbre et s’étendit sous son ombre, en souriant à des pensées intérieures…

Dès le lendemain il se demanda si, en capturant des oiseaux migrateurs, ils ne pourraient pas donner de leurs nouvelles et demander du secours ; mais la capture de ces oiseaux était si problématique, cette chance de salut si faible, qu’il écarta ce projet de sa pensée.

À la même heure Lauricci étudiait la construction d’un appareil transmetteur de télégraphie sans fil. Certes, le chose n’était pas aisément réalisable ; elle réussirait seulement dans un avenir lointain, et encore ! Il y avait là une lueur d’espoir ; mais si faible !

CHAPITRE VI

Les vieillards, les sages et les principaux du Sénat, ont eu dessein de s’instruire sur le compte de ces étrangers, de savoir qui ils sont et d’où ils viennent.

Une tradition constante leur apprend que le vaste monde a continué de vivre depuis leurs ancêtres en ont été séparés. Voici une occasion d’en avoir quelque nouvelle.

Donc le duc de Palerme a comparu devant le Sénat. Là, au sein de cette assemblée auguste, il a dit son histoire et celle de ses compagnons. Puis il a parlé de ce qu’est devenu le monde depuis le temps de Julien l’Apostat. Parmi des exclamations admiratives, hostiles, ironiques ou sceptiques, il a conté le triomphe du christianisme, les invasions barbares, la chute et la dislocation de l’empire romain, le naufrage de la civilisation gréco-latine submergée par la Germanie, puis le long moyen âge, la Renaissance, les tempe modernes.

L’époque contemporaine fut difficile à expliquer, parce que notre civilisation s’est accrue et s’accroit d’année en année d’une sensibilité fiévreuse que le monde antique ignora toujours, et encore à cause de la science et du machinisme.

Le duc de Palerme mena sa tâche à bonne fin et, du coup, la considération qui s’attachait à sa personne en fut augmentée. Toutefois, si, au lieu de s’exprimer dans un latin qui, certes, manquait d’élégance, mais lui permettait de se faire comprendre, il eût parlé le grec, il eût discerné que ses hôtes n’étaient pas tous ravis de la mésaventure de La Rondine. Soit qu’ils estimassent que ces hommes et ces deux femmes constituaient, de par leurs idées et leurs habitudes, un danger patriotique et social, soit parce que ces chrétiens insultaient à leurs morts (de vagues traditions leur faisaient craindre et mépriser à la fois les Galiléens), soit encore parce qu’ils redoutaient que la présence des voyageurs ne fût une offense à leurs dieux. Cependant aucune hostilité apparente ne se manifesta dans le moment.

Ce jour-là, Fontramie causait avec son hôte et le vieillard, pour compléter ce qu’il avait entendu du prince, s’efforçait de pénétrer l’esprit scientifique moderne. Puis il conta à son ami comment leurs ancêtres possédaient de nombreux livres, des rouleaux de papyrus, propriété des officiers et qui furent le premier fonds des bibliothèques de la vallée, le reste ayant été reconstitué de mémoire par les lettrés de l’expédition.

— C’est suffisant pour les exilés que nous sommes, ajouta le vieillard. Oui, suffisant. Et, cependant, qui saurait dire les amertumes de l’exil ? Et il cita un fragment des Troyennes :

 

Quis status mentis miseris, ubi omnis

Terra decrescet, pelagusque crescet,

Celsa quum longe latitabit Ida ?

Tum puer matri, genitrixque nato,

Troja qua, jaceat regione montrans,

Dicet, et longe digito notabit :

« Illium est illic, ubi fumus alte

Scrpit in cælum, nebulæque turpes. »

Troes hoc signo patriam videbunt.

 

[Dans quel état serons-nous, malheureuses !

Quand nous verrons la terre s’abaisser et la mer monter ?

Quand les hauts sommets de l’Ida se cacheront à nos yeux dans le lointain ?

Quand, se montrant l’un à l’autre le lieu où fut Troie,

La mère dira au fils, et le fils à la mère, le doigt tourné vers un point obscur à l’horizon :

« Troie est là-bas où tu vois ces nuages noirâtres et cette fumée qui monte en spirale vers le ciel. »

C’est à ce signe que les Phrygiens reconnaîtront le lieu de la patrie.]

 

À écouter ces beaux vers de Sénèque, Fontramie éprouva une émotion profonde. N’était-il pas un exilé, lui aussi ? En cette Troie lointaine, qui s’abîme et disparaît dans les mouvements du navire vers la haute mer, il revoyait les plages de son pays, les grêles oliviers au bord de la mer et l’église romane qui continue son rêve héroïque sous l’ombrage propice des pins sacrés.

Peut-être aussi pensait-il parfois plus qu’il n’aurait voulu à la belle Arkéïa, la fille de son hôte. Ils se rencontraient souvent. Alors il songeait que la jeune fille avait assisté à son réveil, lorsque ses yeux s’ouvraient pour la première fois sur l’Achélie. Et la jeune fille se souvenait que Pierre Fontramie l’avait sauvée du lac. Ils échangeaient alors quelques mots. Parfois leur conversation se prolongeait.

Cette société solidement hiérarchisée est divisée en classes, car ce petit monde n’a pas bougé depuis le IVe siècle. À la base, des esclaves germains dont une longue servitude a complètement annihilé les facultés intellectuelles ; ils ont encore des muscles, mais plus de cerveau. Une plèbe urbaine, peu nombreuse ; puis une foule de colons, de modestes paysans, de petits propriétaires, quelques artisans aisés. Enfin, la classe des riches propriétaires et des patriciens, qui possèdent seuls une influence politique. République aristocratique, dans laquelle les droits sont à proportion des devoirs. Les hautes classes portent seules les armes et sur une garde militaire repose l’édifice social. On voit passer ces soldats, le bouclier oblong au bras gauche, avec son umbo de bronze autour duquel serpente les foudres dorées ; au flanc le glaive ibérique ; à la main le pilum. Un casque bas, sans cimier, abrite leur tête ; une cuirasse, aux lames imbriquées, protège leur poitrine. Ils vont par les routes, ces miliciens, impitoyablement soumis à l’inflexible discipline romaine ; ils vont d’un pas cadencé, au son de la pyrrhique.

Ainsi le duc de Palerme et Pierre Fontramie sont aux écoutes de cette société archaïque. Ils interrogent souvent leur hôte. Ce patricien puissant et riche, tour à tour guerrier et magistrat, agriculteur et commerçant, les instruit de toutes ces choses. Parfois aussi il parle comme un prêtre et on voit que sa pensée est sans cesse fixée sur les dieux. Patriotisme, amour de la gloire, amour de l’or, orgueil de la puissance, folle envie du pouvoir, quels que soient, les sentiments mobiles de son âme, la crainte et le respect des dieux dominent et on pourrait dire en la circonstance avec Horace : « Dis te minorem quod geris, Impera. » [C’est agir par soumission aux dieux qui assure ton empire.]

Cependant cette société n’en est plus aux temps fabuleux et héroïques. Il lui a fallu autre chose que le polythéisme puéril de jadis. Mais, à coup sûr, il semble qu’ayant reçu le principal de sa pensée de l’empereur Julien, elle ait peu varié depuis.

Sa théologie est complexe. Un Dieu maître des dieux, le Roi-Soleil, principe de la vie pour toute la nature, préside aux mouvements harmonieux des sphères et des corps célestes. Mais ce soleil n’est pas celui que nous voyons. Cet astre matériel est seulement l’image et comme le reflet d’un autre soleil, que nos yeux ne peuvent contempler et qui, dans une haute région supérieure, inaccessible à nos regards, éclaire la race invisible mais présente des dieux intelligents, dont l’intelligence se confond dans le tout intelligible.

Donc, trois soleils : celui du monde sensible, celui du monde intelligent et celui du monde intelligible.

— Subtil et obscur, murmure le prince à Pierre Fontramie. C’est à rendre Minerve elle-même idiote.

Mais tous deux échangent leurs réflexions à voir basse et jamais en latin, car il ne ferait pas bon discuter de la Mère des dieux avec tel prêtre, homme à l’entêtement étroit, aux idées préconçues, qui appauvrit toute discussion sincère par les aphorismes de sa pauvre morale. Et ils songent à ces lèvres minces, à ce regard glacé, à cette figure impassible. Il n’y a pas de vie dans un être de ce genre ; on peut affirmer sans crainte qu’aucune sensibilité n’habite en cet homme qui discute froidement, décide, affirme et tranche, sans passion, sans enthousiasme, avec une assurance aussi tranquille que son intelligence est bornée.

De ces hauteurs à demi nébuleuses du néo-platonisme, on descend dans la plaine inégale du paganisme commun et des superstitions vulgaires. Le peuple adore les forces de la nature, favorables ou hostiles. Il se les figure comme des êtres animés et intelligents, dont la rivalité se reproduit dans la lutte des éléments et dont l’union explique l’éternelle fécondité du monde et son immortelle jeunesse. Cela, c’est le fond romain. Mais il y a un fond grec, qui est naturellement plus anthropomorphique.

On se reconnait assez mal dans cet Olympe très peuplé et dans ces suites de pratiques, de rites, de formules, de traditions, qui remontent à la plus vénérable antiquité. Si les dispositions de l’âme n’intéressent pas cette religion, elle abonde en effets extérieurs. Que d’interminables cérémonies ! Que de fêtes champêtres ! Il y en a une pour les semailles, une pour la moisson, une pour la taille de la vigne. Avant que le blé soit venu en épis, que de sacrifices ont été accomplis ! De l’aube au crépuscule, par les champs et les vergers, on entend résonner les sistres, et des processions se déroulent en dansant, au son de la flûte sacrée.

Mais à d’autres moments, il s’accomplit d’autres cérémonies d’un caractère plus mystérieux. Dans une religion forcément ésotérique cela donne à penser.

Il n’y a pas de place ici pour le doute et la négation. Méphistophélès ne pourrait déployer ses ailes noires dans cet air lumineux. Les grands coups de vent qui tombent brusquement des pics glacés les mettraient en pièces.

Dans cette cité, fondée sur une religion, il ne saurait exister de liberté individuelle. Le citoyen appartient tout entier aux dieux et à l’État ; point de liberté politique ni de liberté religieuse. La vie privée elle-même est étroitement réglementée. En sociologue averti, le prince étudiait cette société cristallisée et restée si semblable à elle-même.

— Elle est vivante, disait-il. La vie, à tout prendre, est-elle autre chose que l’aspiration de l’être à être ce qu’il peut devenir, une tendance à passer de la puissance à l’acte ? Dante a vu la chose magnifiquement. Et il citait, en marquant fortement l’accent tonique :

« Proprium opus humani generis totaliter accepti est actuare semper totam potentiam intellectus possibilis. » [Le destin de l’homme est de traduire en acte toute la puissance intellectuelle dont il est doué.]

Ces études sociales et religieuses ne sont pas si absorbantes pour nos captifs qu’ils ne continuent à parcourir ce monde si curieux. Luigi Ferrato lui-même abandonne ses matelots et visite la vallée. Servi par le hasard, il découvre, tout à fait à l’ouest et dans un coin de la forêt obscure où nul ne vient, un étrange cône déboisé qui se raccorde à la falaise. Malgré la raideur des pentes, il s’engage sur ses flancs et reconnaît sans peine qu’il s’agit du cratère d’un volcan éteint. Les coulées de lave, nettement visibles, sont très anciennes ; mais, comme le marin n’a que des teintes rudimentaires de géologie, il ne peut dire à quelle période elles remontent. Cependant, sur le flanc nord, il remarque une source d’eau bouillante, puis d’autres sources encore qui sont ferrugineuses, et il voit que d’une partie crevassée du terrain, des fumerolles s’échappent. Luigi Ferrato pense que le volcan pourrait bien se réveiller de son assoupissement ; mais, avant de jeter l’alarme parmi ses compagnons il se met à la recherche de Fontramie, dans le moment où il revient à la cité et comme la nuit tombe.

CHAPITRE VII

C’était une soirée sereine. À cette heure recueillie où on craint d’élever la voix par peur de rompre le silence, de faire un pas, par crainte de troubler le mystère, Ferrato, ayant appris que Pierre Fontramie était à la source du Grenadier, résolut d’aller l’y rejoindre en profitant des lueurs mourantes du jour.

La source et le grenadier étaient situés dans le coin le plus reculé du parc, près de cette eau aux reflets de cristal, qu’on nommait le « Miroir des Nymphes ». La belle Arkéïa et son prince charmant, perdus dans une conversation, marchaient d’un pas tranquille et résolu. Parfois, dans le bruissement des fontaines joyeuses qui chantaient à tous les échos de la verdure, ils cueillaient des fleurs et en respiraient les aromes.

Luigi Ferrato avait remarqué depuis quelques jours les promenades et les colloques des deux jeunes gens. Il avait cru que Pierre Fontramie voyait dans cette intimité un moyen élégant de perfectionner ses connaissances pratiques en grec et en latin. Que pouvait-il y avoir de commun entre un savant à l’esprit moderne et cette jeune gréco-romaine du quatrième siècle égarée dans les temps présents ? Il connut que sa psychologie était en défaut. Donc ce soir-là, renonçant à aborder le couple, que le réveil problématique du volcan intéresserait sans doute assez peu, il retourna sur ses pas.

Pierre Fontramie vivait dans un émerveillement. L’idée qu’il se faisait d’une jeune fille antique était grave. Il la voyait conduisant sa maison, partageant avec son entourage le gouvernement domestique, ayant, partant, un esprit sérieux, un caractère ferme, avec aussi peu de grâce, de tendresse et de douceur que possible. Et voici qu’il lui apparaissait qu’Arkéïa, telle une fraiche nymphe fille du Simoïs, avait des vues directes sur la vie. Élevée avec ses frères par les mêmes esclaves lettrés, recevant les mêmes leçons de philosophie, écoutant les mêmes grammairiens, elle avait orné son esprit et, comme les mœurs de la cité étaient élégantes, elle avait appris bien d’autres choses encore. Elle dansait en cadence avec grâce et jouait avec élégance de la cithare. On lui avait appris que c’était une douce chose que le chant, que bien des femmes savent séduire par la douceur de leur voix et atteindre ainsi ce bonheur impalpable qu’on dérobe à la pluie, au soleil et aux vents.

Le jeune homme était charmé et conquis. Cette belle jeune fille, simple et naturelle, aussi remarquable par sa vertu que par ses chants, symbolisait à ses yeux le monde antique. Or, en amour, le cœur seul juge.

Arkéïa trouvait du plaisir dans la conversation du jeune barbare qui lui décrivait longuement, au cours d’heures charmantes et fugitives, les splendeurs du monde, les vastes cités tentaculaires, les moyens de locomotion merveilleux sur terre, sur mer et dans les airs, les féeries modernes, les caprices de la mode, tant de brillantes réalités ! Si Pierre Fontramie put pénétrer assez vite les pensées de la jeune fille, elle eut plus de mal à s’orienter dans les considérations de son ami. Entre un chrétien et une païenne, il y a un abîme. Prompte et sûre, la pensée de Fontramie le franchit d’un coup. Celle d’Arkéïa fut plus lente : elle découvrit peu à peu la sensibilité, tous les désirs confus de l’âme moderne, cette subtilité infinie qui en fait la tristesse et la parure. Elle en demeura interdite, dans un trouble délicieux et dans une tendresse qui fut l’abri de sa passion.

Ainsi s’affrontaient et se heurtaient l’âme antique et l’âme moderne. De cette aventure, plus vivace et plus vigoureux que le frêle Euphorion, un amour suave et austère était né.

Ils en échangeaient ce jour-là les jeunes prémices dans un ravissement ému. Arkéïa allant directement aux sources de la vie, acceptait la blessure du divin archer. Pierre Fontramie avouait à la jeune fille qu’avant de la rencontrer, l’amour ne s’était jamais montré sur sa route.

— Et maintenant, lui disait-il, voilà qu’en vainqueur, un sentiment étrange m’envahit et me domine. Je ne me reconnais plus. Au plus profond de moi-même habite un hôte puissant et aimable à qui j’obéis.

Elle lui répondait :

— Je dormais, mais mon cœur vient de s’éveiller. Je vis en chancelant d’ivresse. La création, dès ce jour, a un sens pour moi. Je vois, je sais, je comprends. Il n’y a plus un monde visible, un univers invisible : il existe une profonde réalité, il existe l’amour. L’amour m’a contrainte à ne plus voir la vie qu’ainsi que tu la vois. Ah ! cette terre, si proche et pourtant si lointaine, où vivent mes frères inconnus, ces hommes semblables à toi ! T’y suivre, fuir ce monde étroit, sans but, glacé et morne, où la pensée tourne perpétuellement en un cercle !

— Eh ! quoi, que peux-tu dire ? Cette société harmonieuse, polie, élégante !…

— Non, je ne vis plus que pour connaître la terre. Mon cœur ne saisit pas pleinement ces choses lointaines, mais mon âme y aspire, telle une flèche décochée vers une haute cime. Vers ce monde inconnu tout mon être tend et s’élance. Oui, je le vois, l’homme en tant qu’homme, est mort. Les temps nouveaux sont arrivés. Il est donc venu, cet enfant par qui les siècles de fer devaient être abolis ? On m’a appris ici que de bonheur consiste dans la sagesse et la sagesse dans l’équilibre de l’âme ; mais cet équilibre, je le sens, seul votre Dieu le donne.

— Jeune fille aimable, aie bon courage. D’autres temps s’ouvriront pour nous. Sois louée, car par toi je connais les splendeurs de la beauté souveraine.

Leur entretien se continua sur les doctrines universelles et sublimes de l’immortalité. Il consolait et élevait l’âme de la jeune fille qui, longtemps prisonnière dans l’ombre du paganisme, aspirait vers l’air pur du ciel.

CHAPITRE VIII

Pierre Fontramie revient vers la ville. Un bosquet qu’il n’a jamais remarqué l’attire et, dans un temple, auprès d’un Apollon en bronze doré, il découvre l’idole de Mithra, entourée d’un serpent de bronze et d’autres attributs du culte persan. De la présence des idoles persanes et syriaques, voisinant avec les images des dieux romains, il conclut à l’état des esprits et devine quelle anarchie religieuse couve au fond des âmes.

Et ce soir-là, comme, à la lueur des torches, ils s’asseyaient à la table commune, le duc de Palerme s’écria avec humeur :

— Nos Gréco-Romains font du joli. Oui, un oracle rendu par une de leurs stupides divinités, a déclaré La Rondine dangereuse et désagréable aux dieux. Il est donc question de la détruire et cela à bref délai. Toutefois notre hôte a pu obtenir qu’on nous laisserait en retirer quelques vêtements et nos bijoux. Quant à nos armes, il n’y faut pas songer. Certes, ces bipèdes d’un autre âge ne se rendent pas compte de la puissance de nos engins, mais ils voient parfaitement que ce sont des armes et cela leur suffit. Je donnerais tous les philosophes antiques pour pouvoir mettre la main sur notre mitrailleuse et nos fusils à tir rapide : les marins de Ferrato auraient vite fait de mettre en déroute ces manipules armés de pila. En vérité, je suis exaspéré. Voilà notre dernier espoir de fuir de cette cité maudite qui va disparaitre.

Tout le monde resta songeur.

Le prince reprit :

— Qui vous dit même que nous serons épargnés ? Pourquoi un des prêtres des dieux, ou tout autre fanatique, n’aurait-il pas un songe dont le résultat le plus clair sera de nous envoyer à la mort ? L’expérience est concluante. Si les païens intellectuels de notre époque vivaient la même aventure que nous, peut-être se rendraient-ils compte que la société polythéiste qu’ils construisent est toute de rêve. Devant la réalité ils comprendraient enfin quelle misère et quelle barbarie morale couvraient le monde avant la venue du Christianisme.

Ayant ainsi parlé, il se tut.

Luigi Ferrato, aborda alors Fontramie ; ils sortirent ensemble. Le marin raconta longuement son excursion au cône volcanique et ils résolurent de l’aller visiter sans tarder.

Tandis que l’on préparait cette course, durant de longues heures, Fontramie errait à pas lents. Le soleil montait sous les grands arbres. La ligne simple des arceaux, le calme du jardin, la belle lumière matinale composaient un tableau d’une douceur touchante. Au milieu d’un verger, un puits à la haute margelle de pierre symbolisait l’abondance. Mais tout ce bel ordre et cette paix sereine ne pouvaient rien dans le moment sur cette âme anxieuse et angoissée. D’autres fois, il passait des heures dans les champs à écouter les appels lointains d’un laboureur à son attelage, le chant des oiseaux dans les bois, l’immense silence, puis une reprise mugissante de l’éternel vent du nord. Et il songeait :

Demeurer dans la vallée et pourquoi pas ? Il se voyait dans une agreste demeure, dont la blanche colonnade se profilerait parmi les pâles oliviers qui tordent au penchant des coteaux leurs branches fragiles chargées de fruits onctueux. Il surveillerait ses robustes esclaves, menant dans les longs sillons les bœufs roux aux cornes torves, pendant qu’Arkéïa l’attendrait en se chauffant au soleil. Ils adoreraient les aspects immuables ou changeant de l’ensorcelante Cybèle ; ils s’enivreraient du spectacle de ses formes, de ses couleurs et de ses métamorphoses : palpitation ardente d’un lever de soleil, mystères qui, lentement, surgissent des taillis aux heures crépusculaires. Aux beaux jours de septembre, tel un héros vainqueur, il écouterait Arkéïa jouer de la flûte, souriant lui-même à de jeunes enfants qui écraseraient des grappes mûres sur leurs lèvres rouges.

Puis, d’un seul coup, sa mélancolie s’évanouissait dans un mouvement de fierté. C’est que ses amis, ici, dans cet exil et parmi ces vicissitudes, le reconnaissaient pour leur chef, lui, le seul Français de l’expédition. Il envoyait un souvenir ému à sa patrie lointaine. Rouges roches que la mer violette ceint d’une frange immobile, bruissantes cigales dont le chant monotone se prolonge avec le parfum des fleurs sur les vignes propices ! Son cœur battait à pleine force, ses veines se gonflaient d’orgueil.

CHAPITRE IX

Luigi Ferrato et Pierre Fontramie se disposaient à partir pour reconnaître le cône volcanique lorsque le docteur Lauricci résolut de se joindre à eux. Le duc de Palerme l’imita et la princesse, à son tour, décida qu’elle serait du voyage. Il n’y avait à cela nulle difficulté, puisque les Achéléens laissaient à leurs hôtes, une liberté complète d’aller et de venir. La présence de la duchesse de Palerme amena cependant quelques modifications au programme prévu. Bien qu’elle fût bonne marcheuse et que l’excursion, qui durerait trois jours au plus, ne dût pas comporter d’étapes journalières de plus de vingt à vingt-cinq kilomètres, Ferrato résolut de faciliter toutes choses. Il fit construire par ses hommes une litière en forte toile, suspendue entre deux brancards de bois, qui tenait au hamac en usage à Madère et de la filanzane dont on se sert encore à Madagascar.

Cette litière fut promptement confectionnée. On fit choix, parmi les plus vigoureux, de quatre matelots qui feraient l’office de porteurs chaque fois que la Princesse éprouverait le besoin de se reposer.

Comme vivres, on emporta des fruits desséchés et des viandes légèrement fumées.

Dans les premiers rayons de l’aube, la caravane se mit en route. La voie militaire qu’elle suivait, large et soigneusement dallée, s’enfonçait tout droit à travers les forêts et les cultures. De beaux arbres la bordaient : à droite et à gauche, des villas polychromes mettaient des taches blanches, roses et bleues dans les ombrages des bosquets. Peu à peu elles s’espacèrent, puis disparurent. De mille en mille, on voyait, le long de la route, des bancs de pierre qui s’offraient aux voyageurs et permettaient aux cavaliers de se mettre en selle, des abris voûtés eu briques crues, dans lesquels on pouvait laisser passer l’ardeur du soleil ou se garer d’une forte pluie, et qui contenaient des urnes pleines d’eau fraiche et des baquets en argile propres à abreuver les animaux.

Fontramie s’approcha du prince et, montrant des rustiques qui se hâtaient vers le marché :

— Avez-vous entendu, Monseigneur ?

— Non.

— Ils nous ont injuriés comme nous les dépassions. Certes, nul n’oserait nous menacer trop ouvertement car la protection du Sénat nous couvre ; mais que cette protection vienne à s’estomper…

— Oui, ce sont là de tristes présages. Cependant, tant que je respire, j’espère.

Le duc de Palerme, à part lui, avait toujours pensé qu’à la longue ils arriveraient à réparer secrètement La Rondine. La disparition de cette chance de salut, qu’il considérait comme la plus sérieuse de toutes, l’affectait sans l’abattre. Le docteur ruminait la construction de son appareil transmetteur de télégraphie sans fil. Il lui manquait bien des choses ; mais, à force d’ingéniosité, il espérait suppléer à tout par des moyens de fortune.

La duchesse de Palerme avait une sympathie réelle pour ce grand enfant qu’était le docteur, mais elle redoutait ses boutades, sa brusquerie et ses accès d’humeur noire. Or, s’il lui plaisait, quelquefois, de rapprocher les distancés, elle désirait garder l’initiative d’une telle familiarité. Aussi, curieuse dans le moment des projets de Lauricci, elle se borna à faire signe à Pierre Fontramie de marcher auprès d’elle et lui demanda des explications. Il les fournit sur-le-champ et s’enfonça dans un luxe de détails techniques qu’elle ne lui demandait point. En outre, il était fort distrait ; la duchesse de Palerme au bout de quelques instants rompit brusquement la conversation, demanda sa litière et s’isola dans ses pensées.

La première étape s’acheva auprès d’une grande villa à toiture hexagonale, appartenant à Cécilius Faber pour qui ils avaient une recommandation. Le noble Romain vint au devant d’eux ; les esclaves s’empressèrent et le petit peuple de la villa, dans sa curiosité de contempler les voyageurs, manqua les étouffer.

Le soir venu, dans l’atrium fleuri, le duc de Palerme, accoudé sur son lit de marbre, raconta à ses hôtes l’histoire du monde, depuis ces temps lointains qui virent la déconfiture des armées de l’empereur Julien. Comme il avait l’habitude d’une telle narration, il la menait à son avantage et son latin, assez gauche jadis, cicéronisait maintenant avec une certaine élégance.

Après quoi, à la lueur des torches et sous un clair de lune laiteux, Cécilius Faber fit aux voyageurs les honneurs de sa villa. Ils en visitèrent aussi les dépendances et, là encore, ils admirèrent cette cité minuscule qu’était toute ferme gréco-romaine.

Après une courte nuit, la route fut reprise dans le matin nouveau. Cette fois on abandonnait la chaussée aux larges dalles pour suivre un sentier capricieux qui serpentait sous bois. Ce chemin devint plus étroit ; les arbres grandirent ; hauts et forts ils poussaient tout droit leurs troncs magnifiques.

Le sentier disparut, il fallut se faufiler entre les grands arbres. Ils devinrent heureusement plus rares. Les taillis s’abaissèrent, s’éclaircirent et disparurent. Le sol montait en pente douce. Une herbe courte et rude le tapissait. Le cône volcanique apparut. Il était large et aplati, une grosse butte tronquée.

De longues coulées de lave, nettement visibles sous un humus léger, ne laissaient point de doute sur la nature volcanique du terrain. Les voyageurs firent halte auprès d’un ruisselet, ouvrirent les sacs à provisions et mangèrent. Puis ils s’étendirent, ayant grand besoin de repos.

Le signal du départ fut donné et l’ascension commença.

Ils s’élevèrent lentement sur les flancs du cône, décrivant de longs lacets à cause de la raideur de la pente. Toute végétation cessait peu à peu ; leurs pieds glissaient, ils trébuchaient. Le sous-sol était composé de granit, de schiste, de diabase, d’un grès vert ou brun, dont la strate puissante faisait par endroits saillie, en longues arêtes.

Ils arrivèrent au sommet. La vaste conque du cratère s’évasa sous leurs yeux. Rien n’indiquait présentement que l’antique volcan voulût sortir de son sommeil. Cependant le duc de Palerme, se couchant de tout son long sur le sol et y collant son oreille, discerna de sourds grondements, comme un convoi lointain de voitures d’artillerie roulant sur un pont métallique.

Les voyageurs redescendirent et, conduits par Ferrato, tirèrent vers les sources ferrugineuses. Le marin constata que les fumerolles étaient moins hautes qu’à sa première visite et Pierre Fontramie ne put s’empêcher de faire observer que c’étaient là les indices avant-coureurs d’une éruption.

La descente continua puis, gagnant la lisière de la forêt, ils repartirent. À la nuit, ils dressèrent leurs tentes légères dans une clairière. Le lendemain, au petit jour, évitant par un détour la ville de Cécilius Faber, ils rejoignirent la route et prirent leur direction vers la cité, où ils arrivèrent assez fatigués dans le milieu de l’après-midi.

Comme ils longeaient, en suivant les bords du lac, la terrasse qui fermait par un double mouvement le jardin de leur hôte, Arkéïa apparut contre la balustrade et, agitant son écharpe, vint au devant des étrangers.

Pierre Fontramie, soignant son accentuation, adressa à sa belle amie le salut d’Ulysse à la princesse Nausicaa. Arkéïa rougit légèrement et récita à son tour les vers harmonieux par lesquels la jeune sportive accueille le roi naufragé. Puis, du bout des doigts, envoyant à son ami le salut à la romaine, vive et légère, elle prit sa course et disparut.

La duchesse de Palerme n’entendait pas le grec. Mais la vivacité de cette rencontre et, quels que fussent les usages présents, ce baiser jeté du bout des doigts, firent cheminer sa pensée. Cette fougue l’amusa et la charma ; appelant Pierre Fontramie, elle compléta en riant une citation qu’il lui avait faite un jour :

 

« Io vegno di lontana parte ;

Overa lo tuo cor per mio volere

E recolo a servir no piacere. »

 

Il sourit à son tour et répondit simplement :

— « Capisco », en inclinant la tête.

— Je l’espère bien, ajouta-t-elle. Mais encore faut-il que nous ayons une longue conversation un de ces jours.

— Je suis aux ordres de votre Altesse.

Ils étaient arrivés et, harassés de fatigue, allèrent se reposer.

CHAPITRE X

L’eau coule et le temps s’enfuit. Les appréhensions du duc de Palerme ne se sont que trop réalisées. Au milieu des sacrifices expiatoires, de chants et des danses, l’aéronef a été solennellement pillé et mis en pièces. Il y a même eu une aggravation sur laquelle on ne comptait pas. Les naufragés de l’air n’ont pas été autorisés à se rendre jusqu’à l’appareil. Le plus mince objet n’a pas été sauvé.

D’ailleurs, ils ne n’y trompent pas : des sentiments hostiles commencent à se manifester contre eux. Rien de bien précis encore, mais à certains coups d’œil qu’on leur lance, à certaines phrases qu’on murmure sur leur passage, ils sentent que leur sécurité n’est plus complète. Ils éprouvent une véritable angoisse, car ils sont désarmés et impuissants au milieu de ce peuple si loin d’eux par les croyances, les mœurs, les coutumes et les sentiments.

Il y a encore autre chose : à la réflexion, Pierre Fontramie estime que, d’un moment à l’autre, le volcan peut se réveiller de son assoupissement et faire subir à la vallée le sort d’Herculanum et de Pompéi. Et aucun moyen de fuir, d’ailleurs le Sénat ne permettrait nulle fuite, les oracles sont formels. Et ce soir-là Ferrato ajoute :

— À quoi bon nous préoccuper des décisions du Sénat puisqu’il n’y a nul moyen de communiquer avec le monde extérieur ?

— Vous vous trompez, il en existe certainement un.

C’est le prince qui a parlé ainsi et tout de monde le regarde.

— Oui, messieurs, oui, voilà plusieurs jours que je fais des remarques assez singulières et il est temps de vous les communiquer. Je puis dire sans fausse modestie que j’ai quelque compétence en archéologie. En particulier, je me suis beaucoup occupé de meubles anciens de tous âges et de toute civilisation. Or, j’ai remarqué que dans la maison de notre hôte et dans d’autres encore, appartenant aux principaux de la cité, il se trouve divers objets mobiliers, généralement d’un grand prix, tels que tables et sièges précieux, vases et armes, qui appartiennent aux civilisations modernes de l’Hindoustan. Depuis quelques jours, je n’avais plus aucun doute ; mais aujourd’hui, en examinant des vases et un cimeterre, je suis arrivé à une conclusion irréfutable, à savoir qu’ils ont été fabriqués dans la province de Cachemire, vers le milieu du XVIIe siècle. Ces objets ne sont pas venus ici tout seuls. Il faut donc admettre que, voilà deux siècles, les habitants de la vallée communiquaient avec l’Hindoustan, soit qu’il y ait eu un trafic régulier, soit, ce qui est plus probable, que des soldats partissent d’ici pour aller razzier du butin qu’ils ramenaient dans ce repaire inaccessible. Pas un mot sur tout ceci, mais que chacun de nous cherche, ouvre ses yeux et ses oreilles, et nous finirons bien par trouver quelque chose. Peut-être parviendrons-nous à gagner quelques esclaves. En ce cas, je n’ai pas besoin d’en dire plus long…

Depuis les révélations du prince, Pierre Fontramie ne désespérait pas de savoir quelque chose des relations que les Achéléens pouvaient avoir eues autrefois et peut-être avaient encore avec le reste du monde. La destruction de la Rondine ayant satisfait les fanatiques du peuple, une certaine tolérance enveloppait les voyageurs, et lui-même en profitait pour fréquenter la société mondaine de la ville. Au cours de ses visites et de ses entretiens, il tâchait de respecter scrupuleusement les règles de la politesse. Chose malaisée, car, avec le temps et comme il sied dans une société raffinée, vivant en vase clos, ces règles étaient devenues minutieuses et parfois assujettissantes.

Il était parfois reçu chez Lysacia, dont le mari lui témoignait de la sympathie. C’était une fort jolie femme, qui cherchait à soutenir sa réputation par l’élégance et la parure.

Ce soir-là, allant lui faire visite, il la trouva portant une robe blanche. Ses cheveux noirs parfumés d’essences tombaient à grosses boucles sur ses épaules, des bijoux d’or étincelaient à ses oreilles, des perles ornaient son cou et ses bras, à ses doigts scintillaient des pierres précieuses.

Il s’assit auprès d’elle, la loua sur son visage et son ajustement, après quoi, tandis que les esclaves leur versaient une boisson rafraîchissante dans des coupes d’argent, il apprit ce qu’il voulait savoir, c’est-à-dire que leur présence faisait toujours murmurer le peuple.

Cette réunion mondaine conduisit encore Fontramie à d’autres observations.

Les bijoux que portaient les femmes qui l’entouraient étaient tous, les camées surtout, taillés avec un art infini, avec une précision telle dans le détail qu’il eut fantaisie d’examiner de plus près une des bagues que portait une des jeunes femmes. Il alla quérir une lentille que possédait le docteur et, reconnut qu’un travail, aussi délicat et qui ne se révélait qu’à la loupe n’avait pu être probablement exécuté qu’à l’aide d’un verre grossissant. Cela lui donna à penser.

Son esprit excité lui fit observer encore que leur hôtesse et ses belles amies portaient des perles d’un fort bel orient. Il lui parut curieux que des tons aussi heureux pussent subsister après tant de siècles et encore que l’armée gréco-romaine de Julien possédât une telle abondance de bijoux. Il s’en ouvrit le lendemain au duc de Palerme qui sourit et fit observer à Fontramie que cela cadrait pleinement avec ses propres remarques…

Fontramie n’était pas frivole ; mais, outre que cette vie mondaine ne lui déplaisait pas, car il y trouvait une excitation intellectuelle, elle lui permettait de voir Arkéïa et le reste lui importait peu. La présence de la jeune fille lui était devenue maintenant indispensable. En s’examinant avec soin, il connaissait qu’il l’aimait avec toute la fougue et la ferveur d’une première passion. Il avait compris que, malgré son admirable équilibre, la jeune fille n’était pas complètement heureuse et il aimait à penser qu’il était dans sa destinée de lui donner cette petite part de bonheur que, parfois, on rencontre ici-bas.

Arkéïa l’accueillait avec une joie croissante ; elle goûtait qu’il fût loyal et sain. Bien qu’elle le jugeât un simple barbare, quelque chose lui disait que ce jeune homme possédait des dons spéciaux et peut-être supérieurs, refusés à elle et aux siens par les Immortels…

Les deux jeunes gens vont ainsi côte à côte et cependant autour d’eux les nuages courent dans le ciel, l’eau s’enfuit, l’air vibre et la lumière resplendit...

La duchesse de Palerme a de longs entretiens avec Fontramie. Peut-être se demande-t-elle si son jeune ami ne cessera pas d’aimer dès qu’il arrivera au seuil des résolutions irrévocables. À ce moment, ne s’effraiera-t-il pas que cet amour risque, en se prolongeant, de compliquer par trop sa vie et d’être autre chose qu’un passe-temps charmant, une expérience imprévue. Comme elle parle abondamment et que lui l’écoute avec une déférence respectueuse, de longues heures passent.

Elle lui montre les dangers d’un tel amour. Où le conduira-t-il ? Peut-il épouser Arkéïa ? Et à supposer qu’il le puisse, consentira-t-il à vivre avec elle dans cette vallée, à remonter le cours des âges pour devenir un homme du IVe siècle ? Et s’ils peuvent s’enfuir, Arkéïa voudra-t-elle le suivre ? En ce cas, quelle figure fera-t-elle dans la société moderne ? Il baisse la tête, ne répond pas et l’amour ne parle pas moins haut dans son cœur.

Il est des journées tendres et accueillantes, si douces et si compatissantes à l’âme qu’on voudrait empêcher le sablier de couler et suspendre le vol des heures. Dans cet apaisement, mille sentiments qu’il n’a jamais connus assaillent Pierre Fontramie. Cependant, si son cœur se gonfle d’air pur, si son âme se grise de lumière, si de tout son être il veut maintenant aimer et non plus agir, une force invincible et mystérieuse l’enchaîne encore à ses anciennes passions. Il a vécu trop solitaire pendant ses jeunes années pour qu’il en soit autrement. La solitude est l’épreuve suprême de la vassalité ou de la souveraineté de l’âme. Comme il se sent une âme puissante, il ne veut point se reconnaître vaincu. Mais, en face de cette jeune fille à la fois délicate et forte, douce et tenace, patiente et volontaire, et dont le cœur est empli de la force indomptable et royale de l’antiquité classique, il sent une émotion vraiment religieuse l’envahir. C’est comme une prière qui s’élève du fond de son cœur, une prière nouvelle et où, cependant, s’exprime une religion qui fut de tous les passés et qui sera de tous les avenirs, universelle et élémentaires, la religion de l’invincible amour.

CHAPITRE XI

Le calme et sévère automne étendait ses grâces finissantes sur les prairies et les bois.

Les débuts des nuits étaient encore assez doux ; les voyageurs, ce soir-là réunis sous la pergola, causaient avec abandon. Des lampes à trois becs tombait une lumière rosée.

Le docteur exposait copieusement et avec fougue, à son ordinaire, où en étaient ses projets de communication par télégraphie sans fil, ce qu’il avait réalisé, ce qui lui manquait encore. Le duc de Palerme et Luigi Ferrato dirent leur mot. Après quoi Pierre Fontramie prit la parole pour exposer qu’on pouvait fort bien fabriquer les instruments nécessaires. Puis il se tut, et on n’entendit plus que les minces craquements des mèches qui se carbonisaient dans l’huile.

— Encore une soirée sereine, dit Ferrato rompant le silence.

— Sereine et enjôleuse, répondit Fontramie, mais ça manque de tziganes.

La princesse haussa les sourcils.

— Dans le fond, vous n’êtes qu’un mondain.

— Altesse ! Quoi, mondain parce qu’après cet excellent dîner où on nous servi un gigot de chevreau succulent et un vin qu’il faudrait boire à genoux et dans des verres de diamant, je regrette qu’un orchestre tzigane ne nous joue pas des valses viennoises ?

— Elles sont fades.

— Les Viennoises le sont aussi, cependant elles ne manquent pas de charme.

— Oh ! dites de « Gemütlichkeit » tout au plus. Seriez-vous « petite fleur bleue » ?

— À certaines heures, madame, lorsque, comme aujourd’hui, le soir descend si tiède.

— Heureuse nature !

— Oui, heureuse nature, dit le prince. Savez-vous, cher ami, que vous êtes pour moi un remords vivant… Sans doute ! n’est-ce pas nous qui vous avons entraîné dans cette terrible aventure. Si tout cela finit mal, ce qui est probable, ne serai-je pas responsable de votre mort ?

Le prince était devenu grave. Pierre Fontramie lui répondit sur le même ton.

— Monseigneur, n’ayez nul remords ; du jour où je me suis consacré aux expéditions lointaines, j’ai pensé, comme il est assez naturel, que j’allais volontairement au devant de périls inconnus et que très normalement une mort peut-être atroce m’était réservée. J’ai donc fait le sacrifice de ma vie. J’ajoute que dans ces expéditions je n’ai recherché nul avantage personnel ; honneur ou célébrité sont choses que je dédaigne. Si j’ai rêvé de réussir une entreprise difficile, c’est seulement pour la gloire de ma patrie et la cause de la science. Vous m’avez fourni une occasion dont je vous remercie puisque, grâce à vous, la France est, dans une aventure extraordinaire, associée à l’Italie. Si nous mourons, j’aurai sacrifié ma vie à un but noble et élevé. Je ne demandais pas autre chose.

— Vous m’ôtez un grand poids. Mais ne pensez-vous pas, qu’inquiet de votre disparition, le gouvernement français…

— Je suis un trop mince personnage pour que mon gouvernement s’émeuve de ma disparition. Il se peut que mes amis s’en inquiètent, que les sociétés savantes dont je fais partie fassent un effort pour avoir de mes nouvelles. On enverra certainement des instructions aux agents français aux Indes et en Perse, mais que peuvent-ils faire ? Pour vous, Monseigneur, c’est autre chose. À cette heure on s’est ému à Rome comme à Yerta…

— Oh ! je ne doute pas que le gouvernement royal ne soit surpris de cette absence de nouvelles. Mais je vous retourne ce que vous venez de dire. L’Italie, elle aussi, donnera des instructions à ses agents. On supposera que La Rondine s’est mise en perdition. On fera des recherches qui n’aboutiront pas. Après quoi, on prononcera solennellement notre oraison funèbre et tout en restera là… Et cependant je voudrais bien sortir de cette trappe. Que de projets encore à réaliser !… L’imagination est une folle, mais par moment une belle souveraine… Ah ! les beaux rêves ! Obtenir de votre gouvernement et du mien un vaste territoire sur les confins de la Tunisie et de la Tripolitaine ; reprendre les vieux projets de mer intérieure ; conduire par une saignée la Méditerranée dans ces vastes espaces désertiques qui sont situés au-dessous de son niveau ; modifier les conditions climatériques du pays ; puis, appliquer en grand les méthodes de Yerta et faire surgir dans ces régions maudites des oasis enchanteresses qui accueilleraient et nourriraient des colons venus de France et d’Italie, sortis de ce peuple latin qui mériterait bien qu’on songeât à lui donner sa part de bonheur. Oui, longuement j’ai médité tout cela ; et l’inaction dans laquelle nous vivons me dévore, car enfin, voilà que j’ai franchi le cap de la soixantaine. À mon âge on n’a plus le temps de s’attarder en rêveries. Sortir d’ici, voyez-vous, et par n’importe quel moyen…

— Oui, interrompit la princesse. Parfois, en rêve, je vois cette terre promise, une Yerta agrandie, jeune Salente, ou nouvelle Arcadie. Vous souriez, Fontramie, et sans doute vous dites-vous que tout cela se construit en Utopie.

— Non, madame, je ne souris pas. J’ai visité Yerta et ce serait assez pour mettre en déroute mon scepticisme, s’il eut jamais existée. J’admire comme il convient une existence royale consacrée aux fins nobles de l’humanité. Aussi, le jour où nous aurons faussé compagnie aux Achéléens, demanderai-je à participer à vos travaux, si toutefois ma collaboration peut être de quelque utilité.

— Certes, croyez bien que vous n’êtes absent d’aucun de nos projets d’avenir. À une œuvre comme la nôtre il faut une collaboration française. Vous verrez ce que nous ferons avec l’aide de ce magicien qu’est le docteur. Je vous prédis une vie de délices dans notre colonie.

— J’y aurai, de prime abord, un premier bonheur, madame, qui sera d’être un de vos sujets.

Le docteur qui était debout devant une des larges fenêtres poussa une exclamation.

Tous se levèrent. À l’horizon une teinte rougeâtre nuançait le ciel et flamboyait dans les hauts nuages.

— Le cratère du volcan s’est ouvert et ceci annonce une éruption s’écria le duc de Palerme.

— Mais on ne voit plus rien fit la princesse.

— Oh ! c’est une première poussée voilà tout. Maintenant l’éruption est inévitable. C’est complet. Savez-vous que la vallée peut être envahie par les laves ! Une scène eschylienne ou wagnérienne à votre choix.

— Oui, monseigneur ! répliqua Fontramie. Mais avec cette différence que Loge est un dieu courtois. Il entoure à distance respectueuse la belle déesse sans la transformer en rôti ; au lieu que notre situation est moins réjouissante !

— Prions Dieu, interrompit la princesse, lui seul peut nous tirer de là…

Le volcan se réveille de son assoupissement. De sourdes rumeurs agitent les flancs de la montagne. Certaines nuits, la terre tremble et la falaise aux murailles titaniques semble s’écrouler. Cependant, des vapeurs surgissent du cratère et s’élèvent droit dans le ciel, comme une colonne corinthienne dont un large parasol noir forme le chapiteau.

Le duc de Palerme cause de ces choses avec Ferrato et Fontramie. Lorsque la tension dépasse le poids de la lave augmentée de la pression atmosphérique, le volcan est décapité, son sommet est lancé dans les airs avec les laves qui s’y trouvent et aussi avec les blocs de pierre, les cendres et les gaz. Or, ces gaz, des acides chlorhydriques, sulfureux, carboniques et sulfhydriques, sont toxiques. Le prince insiste ; en somme, il peut leur arriver ce qui s’est produit à la Martinique, au Krakatoa, à Herculanum et à Pompéi.

— Le Vésuve lui aussi paraissait éteint. Des parties de plaisir étaient organisées dans son cratère embelli d’une fraiche végétation. C’était un lieu habituel de rendez-vous champêtres. Les légions de Spartacus y avaient campé. On avait oublié les éruptions ; le souvenir s’en perdait dans la nuit préhistorique. Mais voilà qu’en l’an 79 ces deux villes furent englouties sous une lourde pluie de cendres et de laves, éruption tragique dont, vous le savez aussi bien que moi, le neveu de Pline nous a raconté la dramatique histoire en souvenir de son oncle qui y avait trouvé la mort par excès de curiosité scientifique.

— Et notre mort, à nous, qui la racontera ?

— Oh ! nous n’en sommes pas encore là.

— Est-ce bien sûr ?

Les colons qui habitent la partie de la vallée voisine du volcan s’enfuient à la hâte et refluent vers la cité, poussant devant eux leurs bestiaux, tirant des chariots qui grincent et où leurs petits enfants sont juchés parmi de maigres hardes. Le lamentable cortège presse le pas ; il franchit les portes des faubourgs et jette l’épouvante dans la ville.

D’autres, au lieu de gagner la cité, se réfugient au plus profond des bois, là où d’innombrables groupes d’arbres étendent à cent cinquante pieds dans les airs leur parasol. Sous cette tente de verdure, sous les inextricables bifurcations des branches puissantes et nerveuses, les rustiques campent. Ils se sentent plus près de leurs dieux tutélaires ; car en ces jours tristes et la première émotion passée, chacun naturellement porte ses regards vers les divinités qui sont à sa portée immédiate. Les colons ont couronné de roses et de narcisses les satyres au front cornu ; d’autres ont arrosé d’huile les souches vénérables ; les esclaves ont déterré les dieux de pierre cachés à l’ordinaire sous une couche de fumier.

Le Sénat a délibéré. Ici la surprise est moins grande. Dans ce milieu de vieille tradition, le réveil du volcan ne cause pas une émotion unanime. Cependant, quelle que soit la valeur des hommes qui siègent dans cette assemblée auguste, réunis en corps et par le seul effet de la barbarie parlementaire, ils se trouvent peu capables de raisonner et d’approfondir une question. Tout comme les rustiques, que le volcan menace directement, les graves sénateurs se tournent vers l’Olympe…

Bref, la situation est grave ; manifestement le courroux des dieux s’appesantit sur la cité et, pour obtenir quelque adoucissement de la colère divine, la ville entière participe à des cérémonies religieuses.

Ferrato et Fontramie sont allés discrètement suivre les fêtes. Ils ont vu pratiquer le taurobole. Fontramie rapporte quelques renseignements. On a creusé une fosse, le hiérophante y est descendu, vêtu de blanc, portant en tête une couronne d’or.

— Singulier lieu pour un couronnement, une fosse ! fait la princesse en souriant. Mais pardon : vous disiez…

— Sur la fosse on a rabattu des madriers, puis on a amené un taureau blanc, on l’a égorgé ; à travers les madriers mal joints le sang a inondé le hiérophante.

— Quelle horreur ! fait la princesse.

— Et lorsque ce hiérophante est sorti de la fosse dans l’état que vous devinez, il était, paraît-il, purifié et sanctifié par le sacrifice.

— C’est décidément une chose fort poétique, le paganisme. Si nous sortons de notre fosse, j’écrirai un livre là-dessus.

On entend de sourds grondements et comme des bouillonnements lointains.

La nuit venue, les montagnes s’éclairent au feu de l’éruption. La vallée s’illumine d’une réverbération intense.

Et les sacrifices continuent. Des champs de carnage souillent maintenant les lueurs des crépuscules. Moissons de roses rouges, de roses du Midi, écrasées sous les cothurnes des sacrificateurs. Et des prêtres en robe blanche font des gestes de mort. Dans cette atmosphère chaude et empestée, ils glissent parfois dans le sang et titubent comme s’ils étaient ivres.

La foule s’étourdit de mouvement, elle s’enivre de bruit. Le son strident des flûtes, les appels des trompettes sacrées, le roulement des tambourins font perdre à chacun le sentiment de son existence propre.

Le volcan fume toujours. Dans la nuit qui suit, il s’anime. Au matin un cratère s’ouvre brusquement et lance une colonne épaisse de fumée. Cette première explosion est accompagnée d’une pluie de cendres, qui couvre le nord de la vallée.

Le lendemain, le volcan se calme, mais des crevasses s’ouvrent sur son versant sud et une forte odeur de soufre se répand. Pendant la nuit de nombreuses détonations se font entendre, accompagnées, constate le docteur Lauricci, d’un dégagement intense d’électricité. Sur le matin, le cratère vomit des flammes ; dans l’après-midi l’éruption se calme.

Le docteur étudie soigneusement le phénomène, il est très surexcité. Sa nervosité est grande. Le duc de Palerme et Fontramie, plus calmes, examinent divers moyens de salut, qu’ils abandonnent l’un après l’autre.

Cependant le volcan fait trêve et les voyageurs, profitant de la stupeur profonde dans laquelle la population est plongée, peuvent se rendre discrètement à l’endroit où ils ont atterri. Il est couvert par les débris de la Rondine. En cherchant bien, on découvre des ballots de vêtements, des vivres, un certain nombre de lampes électriques avec des piles et des accumulateurs en assez bon état, deux haches, trois couteaux, des paquets de cigarettes enfin, et ils fument avec délice. Comme ils vont partir, Ferrato avise trois grenades chargées et intactes ; sur l’avis de Fontramie, on les emporte.

La population, qui vit sous la menace d’une catastrophe dont elle comprend la gravité, est maintenant surexcitée à nouveau contre les étrangers. Des murmures hostiles s’élèvent. Il y a des énergumènes qui les accusent de maléfices, de magie, de ne pas sacrifier aux dieux. Luigi Ferrato groupe ses matelots, les arme de bâtons pointus aiguisés au feu. Ils sont bien décidés à se défendre ; on ne les abattra, pas comme des chiens enragés.

Ils ne peuvent plus compter sur la protection du Sénat…

Ce ne sont plus les seuls colons qui habitaient dans le voisinage du volcan qui accourent de toutes parts ; la population de la vallée entière les imite. Elle vient se réfugier dans le voisinage des autels consacrés aux dieux de la patrie. Les suppliants emplissent les temples. Cette foule affamée demande des vivres. Elle s’irrite contre les magistrats qui distribuent les secours avec une lenteur tout administrative. Autour des répartiteurs de blé, dans la rue aux Herbes, il se produit une véritable émeute. Sur les degrés du temple d’Hercule, un énergumène harangue la foule et la pousse à assaillir les demeures des riches. La grande armée du Sénat, reçue à coups de pierre, ne parvient qu’à grand-peine à disperser le rassemblement. À d’autres heures, la foule se rue vers les plaisirs. Puis une torpeur, une prostration s’empare de tout ce peuple. Résigné et morne, il attend son sort.

Ce jour-là, le volcan est plus paisible, les grondements se sont apaisés. Seul un gros panache de fumée noire subsiste encore et s’élève en couronne. Pierre Fontramie est appelé chez leur hôte commun. Le vieillard a discerné qu’il aimait Arkéïa ; il lui parle avec simplicité.

— Les temps prédits sont arrivés : mon peuple est destiné à périr. Des présages qui ne trompent point me l’ont annoncés. En vain nous offrons aux immortels, d’un cœur pur et d’une âme soumise, l’encens, dans les coupes d’or. La cité va s’abimer et s’anéantir sous un feu de gloire comme il arriva jadis, à la noble Herculanum et à la riche Pompéi ; et c’est bien ainsi. Mais Arkéïa, elle, ne doit pas mourir. Emmène la donc sur la vaste terre. Elle sera ton épouse paisible et soumise.

Et comme Fontramie fait un geste de découragement :

— Il existe un moyen de sortir de mon pays. Voici des siècles le vénérable Avérus, mon aïeul, résolut de creuser dans le granit une galerie menant au sommet de la falaise. Le Sénat approuva ses desseins. Il établit des plans, construisit des machines hydrauliques et, à la tête de ses esclaves, commença ses travaux. Le peuple, tenu soigneusement éloigné des chantiers, ignora toujours à quelle sorte de besogne on s’y livrait. La tâche fut rude ; le génie et la patience de mon grand ancêtre vainquirent tous les obstacles. Une longue galerie fut creusée, qui par une pente praticable vient affleurer le sol. Elle a vingt mille pas de longueur. En la suivant, des détachements de guerriers choisis purent aller, à plusieurs reprises, piller les riches contrées du Sud. Pour être sûr de la discrétion de ces hommes le Sénat eut soin, au retour de chaque expédition, de les faire emprisonner. Mais un jour (sous quelle influence je l’ignore, peut-être par un avis secret des dieux), le Sénat résolut d’interrompre à jamais ses expéditions. L’entrée de la falaise fut fermée, et, peu à peu, le temps aidant, chacun perdit le souvenir de cette galerie. Cependant une famille, la mienne, était dépositaire de ce secret. Je vais en user aujourd’hui pour vous offrir une chance de salut à vous, ô étrangers, que nos dieux, à ce qu’il semble, n’ont pas désignés pour l’ultime sacrifice.

Ces déclarations émurent Pierre Fontramie. Dans sa poitrine son cœur bondissait de joie. Toutefois il crut prudent de se composer un visage impassible et c’est avec une tranquillité apparente, avec un détachement simulé de toutes choses, qu’il suivit le vieillard vers la mystérieuse galerie.

Des haies, des halliers. Un fouillis de ronces où l’on s’ouvre difficilement un passage. Entre deux blocs une porte d’airain aux gros clous de cuivre. Le vieillard appuie sur un de ces clous. La lourde porte tourne lentement sur ses gonds, démasquant une galerie voûtée, béante et sombre. C’est là.

Jusqu’à la fin du jour, lentement, prudemment, discrètement, les voyageurs étudient le passage et le docteur prépare les lampes électriques, provenant de La Rondine. Par petits voyages, profitant de la brume légère qui se lève, le duc de Palerme, Ferrato et les matelots transportent dans la galerie les quelques ballots de vivres qu’ils ont pu constituer, des couvertures ; des vêtements, et enfin deux tentes, l’une grande, l’autre toute petite, épaisse et solidement doublée, que Ferrato, à tout hasard, avait fait préparer par ses hommes pendant leurs heures de loisir.

Arkéïa, aussi froide, aussi insensible qu’une statue antique, et belle comme elle, se prépare à suivre ses nouveaux amis. C’est pour demain.

La nuit est épouvantable. Le volcan s’est brusquement réveillé et son fracas emplit la vallée d’échos oui roulent sourdement. Le vent refoule les vapeurs vers le nord, il les plaque contre la falaise, elles montent vers le ciel en obscurcissant les étoiles. La lave coule en abondance.

Toute la nuit, dans les temples, on prie parmi les chants et les danses sacrées tandis qu’abîmée dans une douleur muette Arkéïa reçoit les adieux de son père et ses derniers ordres vénérés.

Le lendemain les choses se compliquent. La plèbe cerne le palais qui sert de résidence aux voyageurs. Une foule hostile hurle et trépigne. On veut obliger les étrangers à sacrifier aux dieux, et, sans doute, les massacrera-t-on ensuite. La multitude exige qu’un d’entre eux suive immédiatement les soldats qui le mèneront devant le prêteur. Le prince s’indigne et prépare la défense. Fontramie, qui est resté seul à méditer dans une pièce à côté, revient et se propose pour suivre les soldats. Ses compagnons déclarent qu’ils ne le laisseront pas partir. Mais lui :

— Monseigneur, notre défense sera vite réduite à l’impuissance. Laissez-moi partir avec le centurion. Cette foule, bête comme toutes les foules, ne manquera pas de me suivre. Vous aurez ainsi un moment de répit et vous pourrez fuir, en emmenant Arkéïa, jusqu’à l’entrée de la galerie qui est à peine à quinze cents pas d’ici. Si ces imbéciles, restés à bayer aux corneilles autour du palais veulent vous arrêter, les marins vous ouvriront un passage de vive force.

— Non, nous ne pouvons accepter ce sacrifice.

— Écoutez-moi jusqu’au bout, Monseigneur. Nous avons cette chance de salut et pas d’autre. Donc fuyez jusqu’à l’entrée de la galerie et là attendez-moi, car j’ai un moyen d’échapper à ces sinistres brutes. Certes, il peut échouer ; mais en ce cas il vaut mieux qu’un seul d’entre nous périsse et que les autres soient sauvés. D’ailleurs ici vous avez bien voulu me reconnaître comme chef d’expédition ; en conséquence, à cette heure ce n’est pas une prière que je vous adresse mais presque un ordre que je vous donne.

Fontramie va à la princesse :

— J’espère revoir Votre Altesse Royale dans quelques instants. Il peut aussi en être autrement. Permettez-moi donc, Madame, de vous remercier de votre indulgente bonté et de vous confier Arkéïa.

Il baise la main de la princesse ; puis, allumant une cigarette, vient se placer au milieu des soldats qui l’entrainent. La foule suit le cortège en criant.

C’est ainsi qu’aux jours de jadis, un chevalier partant pour la croisade et dont quelque belle dame lointaine et très étrangère pouvait croire que sa pensée le fortifiait, piquait des deux en songeant aux beaux regards émus sous lesquels il conterait un jour les prodiges merveilleux de ses aventures…

Alors, tous se groupent dans la cour autour du prince. D’un élan rapide, Arkéïa vient à eux, après avoir salué son père. Mais plusieurs esclaves germains se précipitent soudain sur le groupe, la massue levée. Les matelots les repoussent. Sous les coups des Italiens, les Germains reculent et se dispersent.

Les voyageurs, à toutes jambes, gagnent l’entrée de la galerie. Le prince fait jouer le clou, la porte s’ouvre, le docteur met en activité ses lampes électriques et ils n’auront plus qu’à refermer la porte pour être en complète sûreté. Personne ne les a suivis, parce qu’on ignore la galerie. Cependant, avec angoisse, ils attendent leur ami lorsque soudain de grandes clameurs s’élèvent dans la direction du temple.

Fontramie a suivi docilement les soldats et, dans son latin le plus élégant ; il explique au vieux centurion qu’il a été envoyé dans la vallée par les puissances infernales.

Cependant ils avancent toujours. Armés de bâtons, des gens de mauvaise mine suivent l’escorte. On approche du Forum. Étendards déployés, des collèges d’artisans s’y rendent en beuglant des hymnes.

Des victimaires traînent avec des cordes vaches et béliers. Mal combattue par les parfums qui brûlent devant les niches des divinités tutélaires, une âpre et forte odeur de chair et de sang alourdit l’air qu’elle empeste.

Les magistrats sont en séance dans la basilique judiciaire. Le préfet Rufus, nouvellement désigné, préside. Il y a là les Prêtres des déesses, tous les magiciens et les augures de la cité.

Pierre Fontramie contemple, sur les gradins de l’hémicycle, le bas peuple qui s’agite, l’insulte et le menace. Les bras croisés, un sourire ironique aux lèvres, il dédaigne de répondre aux clameurs de cette tourbe. Il abaisse un regard calme sur ces patriciens chez qui il soupait hier encore. Par moment, il voit un noble visage perdu dans la foule se détourner et, imperceptiblement, il hausse les épaules.

Le volcan rugit, tel un monstre. Semblable au Léviathan des jours apocalyptiques, il lance de hautes colonnes de fumée, vomit des torrents de flammes. Le cirque qui l’entoure semble être en feu. D’immenses éclats emplissent les montagnes de déflagrations éblouissantes ; une réverbération intense joue sur les glaciers élevés.

Le débat est bref, un court interrogatoire et Pierre Fontramie déclare d’une voix nette qu’envoyé par les divinités infernales pour châtier ce peuple, il leur dévoue les magiciens et le Sénat qu’un feu ardent va dévorer. Reculant d’un pas, il plonge sa main dans un bissac qu’il porte sous sa veste. Il en sort une grenade, l’arme et, d’un bras vigoureux, la lance sur les prêtres. Avec un bruit terrible la grenade explose, le grand prêtre tombe, le ventre ouvert, les officiants qui l’entourent s’enfuient en gémissant, une autre grenade éclate au milieu du Sénat, la troisième parmi les soldats ; il y a des tués et des blessés.

Alors c’est une panique, une déroute sans nom. Tout le monde crie et recule. Profitant du tumulte, Fontramie franchit une légère balustrade et s’enfuit, d’un élan rapide, dans la direction de la galerie.

Quelques instants après, défaillant d’émotion, il tombe dans les bras de ses amis, Luigi Ferrato referme précipitamment la grande porte de bronze.

Mais elle a à peine commencé à tourner sur ses gonds qu’une grande secousse ébranle le sol. Un gémissement funèbre sort des gouffres du volcan, puis une clameur féroce. Un hurlement de la nature se fait entendre, un gigantesque éclair sillonne et embrase le ciel, une trombe de flammes et de gaz asphyxiants s’abat sur toute l’étendue de la vallée qui disparaît submergée, ensevelie, par ce cataclysme sans nom, et la haute porte se referme sur cette vision d’horreur…

Lauricci a mis en activité les lampes électriques. De longs jets de lumière bleuâtre viennent se briser sur les mille facettes du granit taillé. On remonte la galerie. Fontramie marche auprès d’Arkéïa et la soutient. La jeune fille a perdu sa belle impassibilité ; elle est fiévreuse, ses larmes coulent.

— À l’estime et d’après notre allure, nous en avons pour cinq bonnes heures, dit Luigi Ferrato.

— Marchons rapidement, répond le prince ; il me tarde de sortir de cet enfer.

Cependant, tandis qu’en se hâtant ils remontent la galerie, le bruit des explosions l’emplit d’étranges sonorités. Par moments, on dirait que le granit vibre. Il se fait un tumulte effrayant. À cette heure la vallée est détruite et n’est plus qu’un monde mort.

À la lueur des lampes, la galerie apparaît parfaitement construite, taillée à vif dans le roc, par endroits, maçonnée. De distance en distance, dans des niches creusées à même les parois, les lampes de terre cuite qui éclairaient les travailleurs. Et les voyageurs évoquent par la pensée ces troupeaux d’esclaves travaillant sous le bâton, machines humaines accomplissant inconsciemment une œuvre qu’elles ne comprenaient pas.

Ils montent toujours. La pente devient plus raide. Tantôt la galerie tourne, tantôt elle se développe en ligne droite.

Comme la galerie revient sur elle-même et tourne pour la quatrième fois en forme de colimaçon, elle se termine sur une grande porte de bronze ornée de cuivre ; elle s’ouvre par un mécanisme identique à celui qui commande l’entrée donnant sur la vallée. Ils débouchent au grand jour. Un froid vif les saisit. Haut dans l’azur le soleil luit, et ils saluent, la lumière.

CHAPITRE XII

Autour d’eux, un long plateau couvert de jeune neige. En face une énorme chaine de montagnes, semblable à une muraille, à pic et crénelée de sommets neigeux. En arrière le rougeoiement d’un incendie. Jusqu’à cette distance, le cataclysme tonne encore. On entend les détonations du volcan. On fait halte, on tient conseil. Ils ont des vêtements, des vivres ; aucun instrument, sauf une boussole qui est la propriété de Ferrato et une carte à grand point du Thibet que Fontramie a dans son portefeuille. Il la déploie. Après avoir rapidement délibéré, on décide de prendre leur route vers le Sud pour se rapprocher des basses vallées. On divise les charges ; les matelots les assujettissent sur leurs épaules… Le sol du plateau qu’on croyait plat est en réalité barré de monticules et de collines, coupé de ruisseaux généralement sans eau, crevassé d’une multitude de dépressions où se cachent autant de petites mares alimentées par un grand lac d’un bleu ardent, infiniment tranquille. La terre est gercée par la gelée. Sa couleur, d’un rouge brun, est rompue de larges plaques neigeuses.

Parfois, au milieu des champs de neige, on aperçoit une petite tache jaunâtre d’herbe rude et courte, et, là-bas, dominant tout, les énormes montagnes de neige, aux formes somptueuses et hostiles, accablent le paysage sous le poids de leur dédaigneuse solennité.

À la nuit on s’arrête pour camper. On dresse les tentes, la plus petite est pour les femmes. Le froid est extrêmement vif, mais les matelots, actifs et ingénieux, parviennent à couper de l’herbe. Ils découvrent dans les fentes des rochers de maigres arbustes, et bientôt, au milieu du campement, un feu monte et pétille. Comme ils ont pu emporter quelques ustensiles, ils font du thé, qui, bouillant, arrose la viande sèche. Ce léger repas terminé, tout le monde se blottit dans les tentes et s’endort d’un lourd sommeil.

Cependant le duc de Palerme, Ferrato et Fontramie ne dorment pas. Ils parviennent à situer heur position avec une approximation suffisante. Ils sont sensiblement au nord du col Dutreil de Rhins, c’est-à-dire que, s’ils prennent leur route vers le Sikkim (et il n’y a pas autre chose à faire) c’est une marche à vol d’oiseaux de six cents kilomètres. Donc, une quasi certitude de mourir de faim et de froid s’ils ne sont pas secourus, car, chose grave, ils n’ont pas de fusil pour chasser. Mais à quoi bon continuer à discuter ? Ils se couchant et s’endorment.

Le lendemain la route est reprise. Ils traversent une série de collines escarpées et de vallées étroites. Le sol y est creusé de trous pleins de neige et bossué d’autant de protubérances sur lesquelles se dressent des herbes raides et dures comme des piquets.

— Voilà un pâturage thibétain, fait Fontramie.

Ils vont ainsi pendant cinq jours, par courtes étapes car ils ne sont pas habitués à la marche, et la haute altitude où ils se trouvent les essouffle terriblement. Puis on suit les rives d’un lac, rives montueuses et glacées, hantées de lièvres et de perdrix ; ce sont les premiers êtres vivants qu’ils rencontrent.

Les jours suivants, après avoir traversé un plateau très encaissé, ils s’acheminent vers une chaine de montagne qui barre le plateau. La pente du terrain est très accentuée. Heureusement, il fait beau et le vent ne souffle pas. Ils passent deux cols entre de hauts glaciers. Mais quelques heures après, le ciel se noircit. En plein jour une véritable nuit déploie ses voiles. De violentes rafales de pluie se succèdent sans interruption. Il faut camper. Dans ces circonstances, Pierre Fontramie, grâce à son merveilleux instinct d’explorateur, est parvenu à trouver sa route avec une surprenante habileté, choisissant sans hésiter des sentiers presque invisibles, découvrant les passes franchissables et tenant une direction constante, presque sans aucun relèvement. Tous sont extrêmement fatigués. Arkéïa et la femme de chambre de le princesse n’en peuvent plus.

La duchesse de Palerme, bien qu’épuisée, se raidit et se compose un visage serein ; c’est elle qui relève les courages. Il est bien évident que, si un secours quelconque n’arrive pas aux voyageurs, ils ne pourront aller longtemps. La princesse insiste pour que la marche soit reprise sans interruption.

Au début de l’étape du lendemain, Fontramie fait une découverte inattendue et précieuse ; il ramasse un chiffon, un bout de corde et une cheville de bois. Il déclare que cette cheville provient d’une selle mongole et, qu’à n’en pas douter, une caravane a passé par là il y a peu de jours. La marche continue. Encore un lac, assez peu profond, un lac salé. Aucun oiseau sur ses rives, aucun arbuste, aucune herbe. Sur les berges, jusqu’au point le plus éloigné qu’atteigne le ressac, la stérilité est absolue. C’est une véritable mer Morte.

Maintenant un grand soleil éblouissant donne, malgré le froid sec, une très vive impression d’été. Un grand calme religieux.

L’air raréfié des hautes altitudes prête au paysage des tonalités d’une légèreté et d’une délicatesse merveilleuses.

Le jour suivant, longue et pénible étape sur de hautes terres planes, ayant l’aspect d’une steppe. De gros nuages coulent, noirs, à travers le ciel et de temps à autre il neige. Une neige fine et impalpable, qui recouvre tout d’un blanc tapis velouté. Peut-être permettra-t-elle de retrouver plus aisément les traces de la caravane.

Ils marchent toujours. Les trois femmes en tête règlent l’allure. À ses pieds Fontramie avise soudain une violette, cachée frileusement entre deux pierres. Se baissant il cueille cette fleur paradoxale, épanouie à des altitudes où nul autre représentant de règne végétal ne saurait vivre, et l’offre à la duchesse de Palerme qui, silencieusement, la pique à son corsage.

Plus de neige ; un terrain doucement ondulé et un sol sec. On franchit une nouvelle crête. Vers le Sud un immense horizon de plateaux. Du côté nord le coup d’œil est complètement différent : c’est le plus fantastique hérissement de crêtes et de pics qu’on puisse imaginer. Le paysage est enveloppé de tonalités ardentes. Tout ce décor romantique se profile en vigueur sur un ciel d’un bleu profond, d’un bleu qui tire sir le noir.

Les vivres s’épuisent.

Enfin des êtres humains ! Dans une vallée on se trouve nez à nez avec la caravane. Fontramie reconnaît qu’elle est composée de marchands de thé. Le coup d’œil est pittoresque. Le convoi avance dans un ordre quasi militaire, divisé en escouades de 30 à 40 yaks, surveillés chacun par plusieurs hommes. Les caravaniers vont à pied, ceux qui possèdent des fusils les portent sur l’épaule. Quoique les charges paraissent légères, la caravane avance lentement. Ces hommes sont vêtus de noir.

Fontramie avance et essaie de se faire comprendre avec le peu de thibétain qu’il possède. Il n’y parvient pas, mais un des caravaniers interpelle les voyageurs en mauvais anglais et la conversation continue dans cette langue. Ces marchands connaissent parfaitement l’usage et la valeur des chèques et comme le duc de Palerme offre de payer largement s’ils le conduisent au Sikkim où ils vont eux-mêmes, ils acceptent.

Les étapes qui suivent deviennent relativement faciles, puisque les voyageurs peuvent user des yaks. C’est ainsi qu’en peu de jours ils arrivent dans un village composé d’une soixantaine de maisons, où ils peuvent prendre quelque repos. On repart et, plus on descend, plus la route devient aisée. Les voyageurs sentent leurs forces revenir. Arkéïa elle-même, fleur dernière d’une société disparue et d’une civilisation abolie, sent circuler son sang plus vivement dans les veines. Avec enthousiasme, elle se donne aux joies et aux plaisirs de la vie.

Le soir, quand le soleil descend peu à peu dans le ciel, les cimes de neige prises de biais se couvrent de marbrures rouges et dorées. Les ombres qui s’allongent d’une montagne à l’autre sur les glaciers sont plus bleues que le ciel au zénith. Les fonds de vallées sont lamés de tons verts très doux qui chatoient comme une étoffe ancienne, et les rochers qui percent la neige de place en place deviennent d’un brun violet qui accuse leurs reliefs.

À cette heure divine, Pierre Fontramie aimait à se rapprocher de la jeune fille.

Parfois, c’était aux heures du matin qu’il la voyait. Ces pics ruisselants de glace, cet immense plateau morne et silencieux, rendaient plus merveilleuse et plus inattendue cette fête de l’amour dans la lumière. C’était comme un lever de soleil sur la jeunesse du monde, à l’heure où, dans le triomphe de la clarté du jour, la terre montait d’un seul élan du chaos anarchique vers l’ordre et la beauté.

Depuis que le salut était certain, les conversations devenaient plus nettes. Lauricci, persuadé que l’accident de La Rondine était dû à une fausse manœuvre de l’ingénieur demeuré à Yerta, bouleversait, dans sa pensée, son installation électrique. Soir et matin, il ruminait des formules et traçait des signes cabalistiques sur le sol.

Les projets d’avenir se précisaient. La duchesse de Palerme parlait de retourner passer quelques semaines dans son vieux palais de Sicile et, s’adressant à Fontramie :

— Viendrez-vous me voir à Palerme ?

— Si Votre Altesse le permet.

— Je le désire. Vous verrez mes colletions, des Filippo Lippi comme il n’y en a pas à Florence et un Cosimo Rosselli si miraculeux qu’à le regarder on se sent soulevé de terre. À vous, qui êtes adorateur de notre école vénitienne, je promets des Tiepolo qui mettent dans l’âme plus de joie fiévreuse qu’elle n’en peut contenir. Il faudra initier Arkéïa à la peinture, car leurs fresques !… À la musique aussi… Savez-vous ce que vous devriez faire ? Me la confier pendant quelques mois. D’abord, il la faut instruire dans les vérités chrétiennes, puis l’accoutumer, ce me semble, aux mystères de la vie moderne.

Pierre Fontramie se déclara confus de tant de bonté. En réalité, n’ayant dans le moment aucune opinion, il ne demandait qu’à se laisser mener par les événements.

Dans cette heureuse disposition d’esprit, la proposition de la princesse lui plut. Arkéïa s’abandonnerait tout comme lui à ces deux belles mains royales et la destinée ferait tourner ses fuseaux.

Sans grande difficulté et même sans incident notable, ils parvinrent jusqu’au Sikkim et de là jusqu’à Bombay. Le voyage devenait une simple affaire de temps, parmi les paysages somptueux de l’Inde. Il fut peu fertile en épisodes dignes d’être rapportés.

Ce fut entre les voyageurs le règne des longs silences, c’est à peine si, d’aventure, à l’oreille de la jeune fille, Pierre Fontramie murmura parfois, tel une caresse amoureuse, l’adorable vers qui fit battre le cœur de Lydie :

 

Nec tecum possum vivere sine te.

CHAPITRE XIII

Ils retrouvèrent la vie mondaine dans un palace de Bombay, somptueux, vide et morne à souhait. Après de telles aventures, c’était une façon assez médiocre de reprendre contact avec la civilisation. Mais la norme du XXe siècle n’en offre guère d’autre, et de cette banalité courante tous les esprits doivent se contenter. Il avait été décidé que Pierre Fontramie partirait seul, promptement, pour la France, par un bateau anglais, tandis que le prince et les siens se reposeraient à Bombay en attendant leur yacht.

Cette séparation était assez anormale. Il était bon qu’Arkéïa vécût quelque temps à Yerta et en Sicile, dans la société de la duchesse de Palerme, et prit par elle, et grâce à elle, son premier contact avec cette barbarie qu’est notre civilisation. La jeune fille conservait son air de déesse. Il était sage qu’elle le perdit. Les déesses ne vivent plus sur cette terre, et si une d’entre elles venait à s’y égarer d’aventure, elle n’y recevrait pas un accueil propre à la satisfaire. Là-dessus, la princesse avait chapitré une fois de plus Fontramie. Elle lui fit entendre raison, d’autant plus facilement que depuis leur première conversation son avis n’avait pas varié. Peut-être pouvait-on discerner un peu d’orgueil dans son cas. Mais si l’orgueil est véritablement un péché irrémissible, que de nobles et belles âmes n’entreront jamais en Paradis. Tous ils attendaient la séparation avec beaucoup de calme et sans la moindre angoisse. À leur insu, ils étaient joyeux, confiants, pleins d’enthousiasme, comme si, dans ce vaste monde, la vie ne devait plus leur réserver que du bonheur.

 

FIN

 


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnr.com/

en août 2019.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Jean Michel T. (merci pour cette mise à disposition !), Isabelle, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : J.-L. Gaston Pastre, L’étrange Aventure de Pierre Fontramie, Société de la revue « Le feu » 1920 (Bulletin des amateurs d’anticipation ancienne et de fantastique N° 18 Juillet 1997). D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Le grand canyon de Yarlung Zangpo (ou la gorge de Tsangpo) au Tibet, a été prise le 25.02.2004 par la NASA/ GSFC/ METI/ ERSDAC/ JAROS, et l’U.S./Japan ASTER Science Team.

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