José Moselli
UNE INEXPLICABLE DISPARITION, L’AMATEUR et LA MARGARITA
John Strobbins
détective cambrioleur
1912
bibliothèque numérique romande
Table des matières
Dans quelles circonstances, comment avait disparu le garçon de recettes John Morris, c’est ce qu’il paraissait impossible de préciser. Âgé de quarante-deux ans, haut de près de six pieds, ne buvant jamais, John Morris était employé à la New Century Bank, de San-Francisco, depuis son arrivée en Amérique, il y avait de cela quinze ans ! Ses chefs estimaient sa probité et son exactitude. Investi, à différentes reprises, de missions de confiance, il s’en était toujours tiré à son honneur. C’était lui qui était toujours chargé des plus forts encaissements.
Ce jour-là, sa tournée terminée, il devait avoir dans sa sacoche un peu plus de 215,000 dollars (1,000 francs) et il n’avait reparu ni à la banque, ni à son domicile de Louisiana Avenue.
Pourtant, jusqu’au bout, il avait effectué ses encaissements, et dans l’ordre mentionné par son chef de service. À trois heures et demie, il s’était présenté à l’Union Bank, y avait touché une traite de 347 dollars, puis l’on perdait sa trace. Il semblait que John Morris se fût volatilisé ! On l’avait vu sortir de l’Union Bank et c’était tout.
Quand un garçon de recettes disparaît, l’on envisage deux hypothèses : la fuite avec l’argent ou le guet-apens.
Ces deux suppositions semblaient bien aléatoires : John Morris, économe et rangé, possédait en dépôt à la New Century environ dix-huit mille dollars, fruit de ses économies et de spéculations heureuses effectuées sur le conseil du directeur de la banque, qui s’intéressait à lui.
Si Morris avait voulu fuir, – et quelle folie, puisqu’il était riche, – il aurait auparavant retiré ses fonds. Non, l’hypothèse d’une fuite était invraisemblable. John Morris, homme tranquille, n’était pas un garçon à risquer ainsi le bagne !
Le guet-apens ? Bien invraisemblable dans les rues de San-Francisco. L’Union Bank, où Morris avait été en dernier lieu, était située près du Stock Exchange, en plein quartier des affaires : une agression y était impossible à quatre heures de l’après-midi…
Pourtant le fait était là : John Morris avait disparu et 215,000 dollars avec lui !
Le personnel des différentes gares de San-Francisco fut interrogé. Nul n’avait vu le garçon de recettes ! Il en fut de même des employés des nombreux ferry-boats qui sillonnent l’immense rade.
M. James Mollescott, chef de la police de San-Francisco, envoya ses plus fins limiers à la recherche du disparu. Ils s’y employèrent sans succès. Ce que voyant, le directeur du New Century Bank eut recours au vieux moyen si souvent employé : il promit une prime de vingt mille dollars à celui qui donnerait des nouvelles de John Morris.
Naturellement, cette annonce eut pour premier résultat de faire affluer à la New Century Bank une horde de besogneux dont chacun prétendait avoir vu l’encaisseur dans des lieux et à des heures différents. Ces renseignements, vérifiés un à un, furent reconnus faux. Et le sort de John Morris continua à rester mystérieux.
M. Samuel Baker, directeur de la New Century Bank, en éprouva de la rancœur. C’était un homme soupçonneux et violent. Pour lui, le garçon de recettes, voleur et ingrat, s’était enfui, cela ne faisait aucun doute.
… 215,000 dollars, la moitié des bénéfices de l’année !… Samuel Baker ne pouvait s’en consoler.
Sa perplexité fut grande, quinze jours après la disparition de John Morris, lorsque, à son domicile particulier, il reçut cette lettre :
Monsieur,
Confiant dans votre promesse de verser 20,000 dollars à celui qui vous renseignerait avec preuves à l’appui sur le sort de M. John Morris, votre encaisseur disparu, je me suis mis en campagne, et, après bien des difficultés, et au prix de grands et réels périls, j’ai réussi à savoir ce que M. John Morris était devenu.
Je suis prêt à vous communiquer le résultat de mes recherches à condition : 1° que je serai reçu par vous, sans témoin, et dans un local à l’abri des indiscrets ; 2° que vous me promettiez, quoi qu’il advienne, de ne jamais révéler mon nom ; 3° que les 20.000 dollars soient consignés dès aujourd’hui au greffe du tribunal ; si mes renseignements sont véridiques, – et ils le sont, – vous me donnerez un simple bon à toucher.
Si ces conditions vous agréent, je vous prie d’insérer dans le Californian Herald de demain les mots suivants dans la rubrique des petites annonces : « Entendu, venez à… heure X. 0. 3. » Je vous informe que je me présenterai sous le nom de Georges Murdstone.
Samuel Baker relut plusieurs fois cette étrange missive. Elle lui parut sérieuse. Cependant, les précautions dont s’entourait son correspondant ne lui disaient rien de bon… C’était sans doute un des complices, soit de l’encaisseur, s’il était coupable, soit de son assassin, s’il avait été tué. Le mieux, donc, était d’avertir la police, de feindre accepter et de faire arrêter l’individu. Une fois en prison, il parlerait, et ainsi, lui, Samuel Baker, économiserait vingt mille dollars !
Le banquier se frotta les mains ; et, séance tenante, il fit porter au Californian Herald une annonce ainsi conçue : « Entendu, venez aujourd’hui jeudi à neuf heures du matin X. 0. 3. »
Puis, tout heureux, il écrivit une longue lettre à M. James Mollescott, chef de la police de San-Francisco, dans laquelle il l’avertissait que le lendemain matin l’assassin présumé de John Morris se présenterait à la Banque, et qu’il eût à lui envoyer quatre solides détectives.
L’horloge marquait onze heures et demie du matin lorsque Samuel Baker eut terminé. Il cacheta soigneusement sa lettre, se fit apporter son chapeau et alla lui-même glisser la missive dans une boîte aux lettres.
Un gai soleil dorait les rues et mettait l’âme en joie. Tout heureux à la pensée de pincer l’assassin, et surtout dans l’espoir de récupérer les 215,000 dollars disparus, Samuel Baker, qui, à l’ordinaire, mangeait chez lui, résolut de s’offrir un repas au restaurant.
Le sourire aux lèvres, il entra au Carlton Hôtel et, s’étant installé à une table, se fit apporter la carte et commença l’élaboration d’un menu soigné.
Beaucoup de gens, ce jour-là, avaient sans doute eu la même idée que lui, car le Carlton fut bientôt rempli et toutes les tables occupées. C’est pourquoi Samuel Baker ne put faire aucune objection lorsque le maître d’hôtel vint respectueusement lui dire :
— Cela ne gênerait pas monsieur, que ce gentleman se plaçât devant lui ?… Il y a tant de monde aujourd’hui !
Le banquier, qui parcourait la carte, leva la tête et aperçut un élégant jeune homme qui semblait attendre sa décision.
— Mais non ! dit-il. Asseyez-vous donc, monsieur !
— Vous êtes vraiment trop aimable ! murmura le nouveau venu.
Et, lentement, il s’assit en face de Samuel Baker.
— Voyez-vous, monsieur, aujourd’hui, tout le monde mange au restaurant… C’est compréhensible… Il n’y a plus de domestiques…
Samuel Baker était de cet avis : non seulement, d’après lui, les domestiques se faisaient rares, mais, aussi, les bons employés disparaissaient. Il cita des exemples d’indélicatesses commises dans différentes banques de la ville…
— Oh ! vous devez vous y connaître ! répondit l’inconnu. Si je ne me trompe pas, vous êtes M. Samuel Baker, directeur du New Century Bank ?
— En effet…
— Je suis heureux que le hasard m’ait placé en face de vous : figurez-vous que, moi-même, je suis M. Georges Murdstone !
— Je ne me souviens pas…
— Mais si !… Je vais vous expliquer : mais, avant, je, vous avertis que si vous faites un geste, si vous prononcez une parole équivoque, vous comprenez, hein ? je vous casse la tête… Et je ne serai pas arrêté, l’auto qui est là, devant la porte, est prête à démarrer avec moi dedans…
Ce disant, Georges Murdstone fit un mouvement de la main et le banquier, terrifié, aperçut dans sa manche un mignon browning fixé le long de l’avant-bras par un mystérieux mécanisme et dont la gueule noire le menaçait.
— Monsieur… dit-il.
— Laissez-moi parler ! Vous comprenez qui je suis ? Oui, hein, celui qui vous a écrit ce matin… Mais je me doutais bien que vous chercheriez à éluder vos engagements… J’ai pris mes renseignements avant de vous écrire… Mais, ce n’est pas le moment de discuter… Encore un peu de cette carpe, cher monsieur ? Elle est excellente !
Le garçon venait d’arriver avec un plat de rôti.
George Murdstone, le sourire aux lèvres, commuait à tenir son bras immobile. Le banquier ne broncha pas.
— Non, merci ! dit-il, plus de poisson…
Le garçon enleva la carpe, posa le rôti sur la table, et, après avoir changé les assiettes, s’éclipsa.
— Je continue, fit George Murdstone à voix basse et sans quitter des yeux son interlocuteur… Voilà dix jours que je cours après l’assassin et je n’entends pas être berné ! Donc, me doutant de votre fourberie, je vous ai attendu devant la porte de votre banque. Je vous ai suivi et je vous ai vu introduire ceci dans une boîte aux lettres…
Et Murdstone montrait au banquier terrifié la lettre à James Mollescott ! Murdstone sourit :
— C’est l’enfance de l’art… avec une baguette enduite de glu, je l’ai retirée… et je l’ai lue ! Merci pour moi ! Mais je ne vous en veux pas ! business is business, pas vrai ! Et il est bon, quand on peut, d’économiser 20,000 dollars !… Enfin, comme je ne tiens pas à avoir des histoires avec la police, je vais donc vous accompagner à votre banque. Une fois que nous serons sans témoins, je vous donnerai toutes les explications nécessaires sur la disparition de qui vous savez ! Vous voyez que je suis loyal, moi, et que je ne change rien à ma proposition !
« Maintenant, une fois à la New Century Bank, n’essayez pas de me faire arrêter, il vous en cuirait. Je n’insiste pas, et suis tellement sûr de votre loyauté que je me déclare prêt à vous suivre lorsqu’il vous plaira.
Le garçon apportait le café et les cigares. Murdstone prit un havane, craqua une allumette, et, ayant chiffonné la lettre de Samuel Baker à Samuel Mollescott, l’enflamma et, galamment, l’offrit au banquier pour qu’il pût allumer son cigare… D’un trait, Georges Murdstone avala son café. Le banquier l’imita et se leva :
— Si vous voulez profiter de mon auto ? fit Murdstone.
— Non… merci… j’aime à marcher un peu après mes repas ! cela facilite la digestion !
— Oh ! je n’ai pas l’intention de vous enlever ! fit Murdstone, goguenard.
Il tendit au garçon un billet de vingt dollars :
— Gardez la monnaie ! dit-il.
Les deux hommes sortirent. Dix minutes plus tard, ils entraient dans la New Century Bank…
— Je n’y suis pour personne ! fit Samuel Baker à son secrétaire.
* * *
Samuel Baker et George Murdstone, marchant l’un à côté de l’autre, tels de vieux amis, étaient arrivés dans le salon de réception de la New Century Bank.
Samuel Baker en ferma la porte, tira les verrous et dit à son compagnon :
— Vous pouvez parler, sire ! Nous sommes seuls et à l’abri de toute indiscrétion !
— Trop aimable !… Votre proposition me fait craindre d’avoir l’apparence d’un imbécile ! Cependant, je ne le suis pas ! La salle où nous sommes, cher monsieur Baker, sert aux délibérations du conseil d’administration de votre banque… elle est faite de telle sorte que, de votre bureau personnel, vous puissiez entendre tout ce qui s’y dit !…
— Gentleman !…
— Ne perdons pas notre temps !… J’ai promis de vous dire à vous seul, comprenez-moi, ce qu’était devenu votre encaisseur. S’il vous plaît de le savoir, menez-moi dans votre bureau…
— Je n’y reçois personne, monsieur !
— En ce cas, nous n’avons plus rien à nous dire !
Samuel Baker regarda George Murdstone. Ce dernier était calme et résolu.
— Mais enfin, murmura le banquier, je ne vois pas bien…
— Pourquoi je veux vous parler seul à seul ? Parce que mes révélations peuvent m’attirer de nombreux désagréments, si on sait d’où elles viennent.
— Enfin, venez !
Certes, il fallait que la curiosité fût grande chez Samuel Baker pour qu’il introduisît ainsi l’inconnu dans son bureau : un couloir en ciment armé, fermé par trois portes blindées successives, en défendait l’entrée. Pas de fenêtre : une mince prise d’air et deux lampes à incandescence permettaient d’y voir et d’y respirer. C’était là que Baker enfermait ses archives. À la suite du banquier, Georges Murdstone y pénétra et s’assit sur une chaise d’acier. Aucun meuble, sauf un bureau de métal peint en faux bois et deux chaises. Contre les murs, trois énormes coffres-forts fermés…
— Je vous écoute, gentleman ! déclara Samuel Baker après avoir fermé les portes.
— Je vous en remercie ! Voici l’histoire : votre garçon encaisseur, John Morris, a été assassiné, et dans des circonstances extraordinaires. Au cours de sa tournée, si vous vous le rappelez, il devait encaisser un chèque de M. Julius Cander, n’est-ce pas ?
« Il se présenta chez ce gentleman un peu avant trois heures. Julius Cander avait laissé à son valet de chambre l’argent nécessaire pour régler le chèque. Lorsque John Morris sonna, moi je me trouvais dans l’appartement… Mon Dieu, vous seriez sans doute bien aise de savoir ce que j’y faisais ? À l’aide d’amis à moi, je m’occupais à déménager du salon un tableau de Murillo m’intéressant beaucoup… Déjà tout était terminé, dis-je, et j’étais donc en train de remplacer le Murillo par une copie assez artistement faite, ma foi, (la meilleure preuve, c’est que Julius Cander ne s’est aperçu de rien).
« Je savais le valet de chambre occupé dans l’office. Aussi, ce coup de sonnette m’importuna. Laissant à mes amis le soin de terminer l’installation du faux Murillo, je collai mon œil à la serrure du vestibule… Je suis très curieux, moi ! Je vis le valet de chambre – il s’appelle Paul Brener – ouvrir à votre garçon de recettes. John Morris entra. Brener le pria fort poliment de fermer la porte, ce qu’il fit. Puis, ayant posé sa sacoche sur un guéridon, il entreprit d’y prendre le chèque sur Julius Cander. Il se livrait à cette opération lorsque, soudain, je vis Brener tirer de son tablier un mince marteau de fer et en asséner un coup terrible sur la nuque de l’infortuné garçon de recettes…
« Assommé littéralement, John Morris, sans un cri, s’écroula sur le tapis… Coup bien asséné, ma foi… Enfin, passons… Brener, c’est un garçon solide, empoigna le cadavre de l’encaisseur sur son dos et, du pied, poussa une porte entr’ouverte, qu’il franchit… Je suivis le mort et le vivant, quel sang-froid ! Brener arriva à l’ascenseur, y prit place avec son fardeau et le fit monter. Je regardai où : sous les combles de l’hôtel !
« Je connaissais parfaitement la demeure, c’est bien le moins, n’est-ce pas ? puisque je venais y travailler ! Je rentrai dans l’appartement et m’aperçus (j’avais oublié de vous le dire) que Brener, en plus du cadavre, avait emporté aussi la sacoche de John Morris. Quelle prévoyance !
« Je ne m’attardai pas, gagnai un second ascenseur, et, en deux minutes, atteignis le douzième étage.
« Guidé par le bruit fait par l’assassin, je n’eus pas de peine à suivre ses traces, il était entré dans une chambre – la sienne – et en avait doucement refermé la porte. Sans faire de bruit, j’y arrivai. Je voulus regarder par la serrure, mais cet homme de précaution en avait obstrué le trou. Laissez-moi vous dire que, moi, j’avais une vrille… percer un petit trou sans bruit me demanda dix secondes. Devant ce trou, je collai l’objectif du minuscule appareil photographique qui ne me quitte jamais… Et, coup sur coup, j’enregistrai les vingt-quatre pellicules qu’il contient… Je vous apporte un exemplaire de chacune de ces photos. Vous y verrez que Brener déshabilla John Morris, plongea son corps nu dans une cuve cylindrique posée au milieu de la chambre. Il revêtit ensuite les vêtements du mort, dont il avait la taille, se grima fort habilement de manière à ressembler absolument à sa victime, puis, après avoir introduit une casquette de drap souple et un manteau de mince tissu caoutchouté dans la serviette de l’encaisseur, se dirigea vers la porte… C’est tout juste si j’eus le temps de retirer mon appareil et de bondir à l’extrémité du couloir. Une grande armoire de pitchpin s’y trouvait. Je me cachai derrière et, là, vis mon homme sortir et s’engager dans l’ascenseur…
« Il était à peine en bas que j’ouvrais la porte de sa chambre. J’y vis une grande cuve de plomb, remplie d’acide sulfurique, dans laquelle l’assassin faisait dissoudre le cadavre de sa victime ! Bien imaginé, hein ?
« Le reste était facile à comprendre : Paul Brener ayant l’aspect de l’encaisseur, – on n’y regarde pas de bien près les fins de mois : pourvu que les papiers soient en règle c’est tout ce que les caissiers demandent, – Paul Brener, dis-je, en garçon soigneux qui ne veut rien perdre, continuait la tournée de sa victime !
« À quatre heures et demie je le vis rentrer. Il avait revêtu l’ample manteau de caoutchouc et coiffé la casquette emportée dans la serviette !… Il entra dans sa chambre. Moi, j’allai de nouveau me placer devant le petit trou que j’avais percé et, ainsi, je pus voir Brener quitter l’uniforme qu’il avait revêtu et le jeter, en compagnie de la serviette, dûment délestée des billets de banque qu’elle contenait, dans la cuve d’acide sulfurique.
« Ceci fait, Brener revêtit sa livrée… Vous comprenez la suite, n’est-ce pas ? Les jours qui suivirent, l’assassin se débarrassa tranquillement de l’acide sulfurique et des débris organiques qu’il contenait en l’emportant au dehors dans des bouteilles… Quant à la cuve, il a dû ensuite la découper en petits morceaux et jeter le plomb à la mer…
« Je crois que vous voilà amplement renseigné ! Voici, maintenant, les vingt-quatre photographies dont je vous ai parlé ! Je crois que cela vaut bien les 20,000 dollars promis. Souriant, George Murdstone tendit au directeur de la New Century Bank vingt-quatre petites photographies. D’une netteté prodigieuse, elles reproduisaient les détails fournis par le mystérieux Murdstone. Samuel Baker les examina et, sans un mot, alla les enfermer dans un des énormes coffres-forts. Puis il dit :
— Vingt-quatre photos, à cent dollars pièce, cela vaut 2,400 dollars, pas un cent de plus, et encore !
George Murdstone s’inclina :
— Vous ne tenez vraiment pas vos promesses, monsieur ! dit-il. Enfin, donnez toujours les 2,400 dollars : j’ai travaillé en amateur ce jour-là !
Samuel Baker se repentit de n’avoir pas proposé une somme moindre. Il soupira et tira de son portefeuille vingt-quatre billets de cent dollars, qu’il tendit à son interlocuteur. George Murdstone, sans même compter, les fourra dans sa poche en disant :
— Et surtout, monsieur Baker, pas un mot de moi à personne : j’ai votre parole !
— N’ayez aucune crainte ! affirma le directeur de la New Century Bank sans voir le sourire narquois de Murdstone.
Puis il montra la porte et dit :
— Si vous voulez, nous allons sortir ?
— Mais avec plaisir ! fit Murdstone.
Les deux hommes franchirent les trois portes blindées et, une fois dans les bureaux de la banque, Murdstone, ayant salué Samuel Baker, se dirigea vers la sortie d’un pas rapide et se perdit dans la foule.
— J’aurais dû le faire arrêter ! grommela le directeur de la New Century Bank…
Samuel Baker bondit au téléphone et, sur-le-champ, transmit à M. James Mollescott, chef de la Sûreté, les renseignements qu’il venait de recueillir.
Six détectives coururent immédiatement à l’hôtel de Julius Cander… Depuis le matin on n’avait pas vu Paul Brener. Les policiers montèrent à sa chambre et, ayant enfoncé la porte, aperçurent le corps de l’assassin, qui se balançait au bout d’une corde.
Sur une table de bois, une lettre, imprimée à la machine à écrire, s’étalait. Elle contenait ces mots :
Assassin de John Morris, la police sait tout. Les billets de banque ne sont plus où vous les avez mis. Il est contraire à la morale qu’un assassin profite de son crime.
Affolé, le misérable avait sans doute voulu fuir, mais ne retrouvant plus l’argent, bénéfice de son crime, il s’était vu perdu et s’était pendu.
De fait, on ne retrouva jamais un seul des 215,000 dollars. Et malgré les déclarations faites le jour même à la police par Samuel Baker sur le compte de George Murdstone, ce dernier demeura introuvable.
Seulement, huit jours plus tard, Samuel Baker, ayant été appelé au téléphone, s’entendit ainsi interpeller :
— N’oubliez pas, chez monsieur Baker, que vous me devez 17,600 dollars, depuis huit jours, ce qui, à l’intérêt de cent pour cent par vingt-quatre heures, représente en ce moment 2,252,800 dollars… Je crois qu’il est préférable de vous en tenir là, n’est-il pas vrai ? J’enverrai toucher demain…
Sur ce, le récepteur fut raccroché…
Samuel Baker haussa les épaules. Il eut tort !
* * *
La disparition de l’encaisseur John Morris, et surtout la découverte et le suicide de son ingénieux assassin, Paul Brener, avait fortement ému les habitants de San-Francisco. Ne se doutant pas du rôle pris par le mystérieux George Murdstone dans ce drame, les San-Franciscains s’accordaient à louer le flair extraordinaire du chef de la Sûreté de leur ville, M. James Mollescott. Et celui-ci laissait dire, heureux de voir revenir une popularité que les exploits impunis de John Strobbins avaient légèrement ternie.
M. Samuel Baker, le directeur de la New Century Bank, aurait pu établir la vérité, mais il s’en souciait peu.
À quoi bon ? Les 215,000 dollars dérobés à l’encaisseur avaient définitivement disparu et mieux valait ne plus parler de cette regrettable affaire, faite pour alarmer les clients de la New Century Bank.
Pourtant, il faut bien le dire, M. Samuel Baker concevait quelque inquiétude à l’égard du mystérieux George Murdstone. Bien qu’il considérât comme un bluff les menaces du bizarre personnage, il restait quand même un peu ennuyé.
Après que Murdstone lui eût si cavalièrement réclamé 2,252,800 dollars, Samuel Baker, dédaigneux, avait remis en place le récepteur du téléphone.
Légèrement nerveux, il s’était levé, un peu pâle. Ses commis le virent allumer un cigare et sortir de la New Century Bank le dos un peu voûté. Ils en conclurent que leur patron était affecté – et cela se concevait – par le vol dont son encaisseur avait été victime.
Car Mollescott et ses limiers n’avaient pu retrouver trace, ni de M. George Murdstone, ni des 215,000 dollars.
Le lendemain, M. Samuel Baker ne parut pas à la New Century Bank. À l’ouverture de la bourse, son fondé de pouvoirs, inquiet, l’envoya chercher à son domicile particulier : M. Samuel Baker y était rentré la veille à six heures du soir, en était sorti à huit, et, depuis, n’avait plus reparu.
Affolé, le fondé de pouvoirs de la New Century Bank téléphona dans toutes les directions : à la Bourse, au Conseil des agents de change, au Syndicat des banquiers. M. Samuel Baker n’était nulle part. Cela devenait inquiétant !
N’y comprenant plus rien, le fondé de pouvoirs se rendit en désespoir de cause chez le chef de la Sûreté.
Introduit devant M. James Mollescott, il lui fit part de la disparition inexplicable de M. Samuel Baker.
James Mollescott hocha la tête :
— Sans m’avancer beaucoup, dit-il, je peux vous affirmer que la disparition de votre directeur m’apparaît comme une conséquence de celle de l’encaisseur assassiné. Tout est bizarre dans cette affaire et je regrette bien qu’on n’ait pu retrouver ce M. Murdstone, s’il existe… oui ! s’il existe.
« Que sais-je, moi, d’autre que ce que m’a dit votre patron ?
« Somme toute, une seule chose est certaine : le suicide Paul Brener ! C’est peu ! Rien ne prouve sa culpabilité, somme toute.
— Si, son suicide !…
— C’est à voir !… En tous cas, – oh ! je ne fais qu’une simple hypothèse, – supposons que M. Baker, gêné dans ses paiements, se soit entendu avec l’encaisseur. Eh ! eh !… à l’heure actuelle, il serait loin, avec ses 215,000 dollars !
Et, souriant, James Mollescott se frotta les mains, satisfait de sa perspicacité. L’employé de Samuel Baker haussa les épaules :
— Sachez, monsieur Mollescott, dit-il, que la situation de la New Century Bank est excellente, la comptabilité en fera foi, s’il le faut… Et M. Samuel Baker possède, comme fortune personnelle, plus de deux millions de dollars !
— Bon, bon, ne vous excitez pas ! fit le policier.
Et, vexé de ne pas voir son interlocuteur partager son avis, il conclut :
— Enfin, rassurez-vous, cher monsieur, nous allons faire le nécessaire ; et on a vu des gens plus riches que M. Baker se ruiner et lever le pied !
Mollescott se leva, faisant comprendre au fondé de pouvoirs de la New Century Bank que l’entretien était terminé. L’homme salua et s’en alla. Le chef de la Sûreté resta seul. Il continua à dépouiller son courrier, opération que la venue du fondé de pouvoirs avait interrompue.
Soudain, après avoir lu une lettre écrite sur un élégant papier parcheminé, il poussa un grognement de satisfaction :
— Ce cher Parnell, il se souvient de moi ! Bonne idée, cela va me procurer un agréable dimanche !
Mollescott ricana d’aise. Il sonna. Un planton parut.
— Dites au sous-chef de venir !
Le sous-chef de la Sûreté, prévenu par le planton, arriva peu après :
— Mon cher Brown, fit Mollescott, je m’absente toute la journée de demain dimanche : un vieil ami m’a invité à venir chasser avec lui, dans ses propriétés de Stockton ! Je vous laisse donc le service ! Vous enverrez deux détectives parmi les meilleurs à la recherche de Samuel Baker…
— Le directeur de la New Century Bank, chef ?
— Lui-même. Il a disparu !
— Il a levé le pied avec les 215,000 dollars !
— C’est bien mon avis ! Ainsi, mon cher Brown, c’est entendu, n’est-ce pas ? À vous le soin !
— Vous pouvez avoir confiance, chef !
— Je le sais !
— Vous n’avez rien d’autre à me dire, chef ?
— Non, merci.
Le lendemain, James Mollescott, levé à l’aube, arrivait à six heures du matin à la gare de la North Western Line. Le train allant à Stockton ne parlait qu’une demi-heure plus tard. James Mollescott, son fusil gainé de cuir accroché à l’épaule, s’assit sur le quai. Il était tout heureux.
Depuis trois ans, il n’avait vu son vieil ami Parnell, parti en Louisiane, où il avait d’importantes plantations. Il se réjouissait de le voir de retour à Stockton, et aussi de passer la journée avec lui.
Enfin, le train fut formé. Le chef de la Sûreté alla s’installer dans un confortable Pullman à douze roues, et, ayant acheté un journal à un boy, entreprit de le lire pour tuer le temps.
Sur ces entrefaites, le train se mit on marche. Une heure plus tard, il arrivait à Stockton.
James Mollescott descendit. La petite gare était déserte. Le chef de la Sûreté de San-Francisco, seul voyageur descendu à cette station, s’étonnait déjà de ne pas voir son ami Parnell, lorsqu’un homme vêtu d’une livrée de cocher, élégante et sévère à la fois, s’avança vers lui et, l’ayant respectueusement salué, dit :
— C’est bien à M. James Mollescott que j’ai l’honneur de parler ?
— Parfaitement, mon brave !
— Je suis le cocher de M. Blaise Parnell ! Mon maître n’a pu venir à votre rencontre, ayant été très souffrant cette nuit ; il vous prie de l’excuser et m’a commandé de vous conduire à son cottage.
— Ah ! diable ! ce n’est pas grave, au moins ? dit Mollescott, alarmé.
— Oh ! non… mais M. Parnell, depuis son séjour en Louisiane, est devenu très sensible au froid !
Tout en parlant ainsi, les deux hommes étaient sortis de la petite gare. Sur la route, une élégante charrette anglaise en pitchpin verni, attelée à un poney, attendait. Le cocher alla détacher le cheval retenu à un arbre, et, après avoir aidé Mollescott à grimper dans la charrette, prit place à ses côtés et rendit les rênes au cheval.
Une brise fraîche soufflait, chassant de minces nuages blancs dans le ciel bleu, et faisant frissonner les arbres. Quelques coqs chantaient dans le lointain et les grelots attachés au collier du poney tintaient gaiement.
James Mollescott se sentit heureux de vivre. Il se débarrassa de son fusil, dont la bretelle commençait à lui peser, le posa à côté de lui et alluma un cigare. Muet et digne, comme vissé sur son banc, le cocher conduisait sans s’occuper d’autre chose. Il prit le fusil de Mollescott et le posa dans le fond de la voiture, entre ses jambes.
Il eut un mince sourire et dit :
— Là, il ne risque pas de s’abîmer…
Mollescott approuva. Le cheval trottait toujours et déjà plus de trente minutes s’étaient écoulées depuis que la voiture avait quitté la gare. Mollescott commençait à trouver le temps long. Son cigare étant à bout, il le jeta et, pour se distraire, regarda autour de lui. À perte de vue, ce n’étaient que des champs de cotonniers couvrant la plaine immense. Aucune habitation ne se montrait, si loin que le regard pût porter.
Cette constatation affligea le chef de la Sûreté de San-Francisco. Il fronça les sourcils et dit :
— Sommes-nous encore loin de l’habitation de mon ami Parnell ?
Comme le vent soufflait assez fort et faisait bruire les branches des cotonniers, Mollescott, ne recevant pas de réponse, pensa que le cocher n’avait pas entendu.
Il répéta sa demande. Son compagnon se tourna vers lui. De la main, il désigna une ondulation du terrain et dit brièvement :
— Là derrière !
— Ah ! tant mieux !
James Mollescott commençait à se sentir fatigué par les ressauts de la voiture. Heureux d’en avoir bientôt terminé, il alluma un second cigare.
Mais, comme il jetait l’allumette, le cheval se cabra violemment. La secousse fut si brusque que le chef de la Sûreté de San-Francisco serait tombé sur le sol, si le cocher, d’une poigne énergique, ne l’avait retenu par le col de son pardessus.
Mollescott, ne sachant ce qui lui arrivait, retomba dans le fond de la voiture. Il sentit qu’une main de fer lui enserrait le cou et aussi un poids terrible sur l’estomac. Il aperçut au-dessus de lui la face narquoise du cocher, qui le regardait, et il vit, à trois centimètres de son front, l’œil noir d’un revolver. Le cocher ricana :
— Pas un mouvement où vous êtes mort, James Mollescott !
« J’ai besoin de vous parler ! vous allez vous laisser mettre les menottes, ou sans cela, je serais obligé de vous étourdir auparavant ! Rassurez-vous, je ne vous veux aucun mal, mon intention est simplement de vous raconter une histoire, mais je veux pouvoir le faire sans être interrompu !
James Mollescott avait repris ses esprits. Il regarda le pseudo-cocher avec attention et, après deux secondes, grommela :
— Que Satan m’écrase ! C’est John Strobbins !
— Lui-même ! dit l’homme !
* * *
Le cheval s’était relevé, et, paisible, ne bougeait plus.
— Que voulez-vous de moi ? murmura Mollescott entre ses dents, que la rage serrait.
— D’abord que vous vous laissiez passer les menottes ! Pour cela, je vais lâcher mon revolver. C’est pourquoi je vous préviens que si vous tentez un seul mouvement, soit pour m’attaquer, soit pour vous enfuir, je n’hésiterai pas à vous blesser. Eh bien ! ai-je votre parole de ne pas bouger ?
— Non !
John Strobbins avait prévu cette éventualité. Sa main droite, tenant le revolver, lâcha l’arme, qui tomba dans le fond de la voiture, et rejoignit la main gauche autour du cou du chef de la Sûreté de San-Francisco.
À demi étranglé, Mollescott râla. Les mains cessèrent un instant d’enserrer son cou et saisirent les siennes.
Mollescott aspira goulûment une gorgée d’air, puis deux. Et, sa force un peu revenue, voulut se débattre. Trop tard !
De minces menottes en fil d’acier nickelé réunissaient ses poignets, et, au mouvement qu’il fit pour se dégager, lui entrèrent cruellement dans la chair. Il poussa une exclamation de douleur.
— Vous me voyez bien au regret, cher monsieur Mollescott, fit John Strobbins, mais vous reconnaîtrez que c’est vous qui m’avez obligé à en venir à pareille extrémité ! D’ailleurs, c’est bien un peu votre tour d’avoir les menottes, pas vrai ?
Mollescott ne répondit pas.
John Strobbins continua :
— Relevez-vous, maintenant, et asseyez-vous à mes côtés. Je vous ai fait venir, ma parole ! pour vous raconter une histoire ! Vous verrez qu’elle vaut bien le voyage !
Obligeamment, John Strobbins aida le magistrat à se placer à ses côtés. James Mollescott se rassit sur la banquette, sans souffler mot. Maintenant, il comprenait pourquoi le pseudo cocher l’avait si aimablement débarrassé de son fusil.
John Strobbins, d’un appel des lèvres, remit le cheval en marche.
Il conduisit la voiture dans un sentier tracé à travers les cotonniers, et, après qu’elle eût parcouru environ trois cents mètres, arrêta le cheval, sauta à terre et attacha l’animal au tronc d’un arbre proche.
— Nous voici tranquilles maintenant ! dit-il à Mollescott : veuillez descendre !
John Strobbins, d’une main secourable, aida le magistrat à sauter à terre, et dit en montrant un revolver :
— N’essayez pas de fuir, hein ? sans cela…
Mollescott haussa les épaules et ne répondit pas.
— Asseyons-nous là, voulez-vous ? continua le détective cambrioleur, en désignant un petit monticule de gazon.
Mollescott inclina la tête en signe d’assentiment, et prit place aux côtés de John Strobbins. Ce dernier poussa un soupir d’aise.
— Vrai, dit-il, je suis bien aise d’être arrivé ! Figurez-vous, cher monsieur Mollescott, que je craignais que vous n’eussiez manqué le train !
« Enfin, nous voilà réunis et je m’en réjouis !
« Il est dix heures et je ne voudrais pas abuser de vos instants : nous sommes à deux milles d’un village que je vous indiquerai, et où vous pourrez très bien déjeuner.
« Quant à votre ami Parnell, au nom de qui je vous ai écrit, tranquillisez-vous sur son sort ; il est toujours à Bâton-Rouge, en Louisiane, et sa santé est excellente : j’ai eu le plaisir de le voir il y a quelques jours. Or donc, je vais présentement vous dire la raison de cet entretien solitaire !
« Vous avez reçu, hier après-midi, la visite du fondé de pouvoirs de la New Century Bank qui, sans doute, venait vous demander de faire rechercher son patron disparu, n’est-ce pas ?
« Eh bien ! moi, si je vous ai fait venir ici, c’est simplement pour vous informer du lieu où se trouve M. Samuel Baker et aussi pour vous prendre à témoin de la légitimité de ma conduite !
« M. Samuel Baker, lors de la disparition de son garçon de recettes, promit une prime de vingt mille dollars à qui donnerait des nouvelles certaines de John Morris, l’encaisseur.
« Confiant dans la parole de ce gentleman, confiant, non, mais enfin, un peu confiant quand même, je lui écrivis une lettre lui offrant de lui fournir tous les éclaircissements désirables sur le sort de son encaisseur s’il voulait me recevoir sans témoins.
« Eh bien ! ce fripon de Samuel Baker, après m’avoir fait savoir, par une annonce parue dans le Californian Herald, qu’il acceptait mes conditions, n’eut rien de plus pressé que de vous en avertir…
— Je n’ai jamais reçu de lettre à ce sujet ! interrompit Mollescott.
— Je le sais bien, puisque, ayant surveillé Samuel Baker, je retirai de la boîte aux lettres, à l’aide d’un bâton englué, la missive dans laquelle il vous priait d’envoyer deux détectives à sa banque à l’heure du rendez-vous qu’il m’avait fixé !
« Passons ! N’ayant pas de temps à perdre (un cambriolage m’ayant été signalé comme bon à faire à Pasadena), je me contentai de devancer le rendez-vous. Je rejoignis Samuel Baker au restaurant où il déjeunait et le persuadai de me mener de suite à sa banque. J’avais mon plan.
« Sous la menace d’un revolver caché dans ma manche, le drôle obéit. Je l’obligeai à m’introduire dans son bureau particulier. Arrivé là, je lui donnai les preuves de l’assassinat de son garçon de recettes, et même quelques photographies (il y en avait vingt), dont j’ai conservé les clichés ! Ainsi, il connaissait le sort du malheureux John Morris, les circonstances de l’assassinat et le nom de l’assassin !
« Je lui demandai les 20,000 dollars promis. Il me rit au nez, et c’est tout juste s’il consentit à me verser 2,400 dollars, pas même de quoi payer un jour de solde à mes hommes. J’acceptai sans mot dire, et pris congé de ce malhonnête personnage.
« Mais j’emportais avec moi le moulage en cire de toutes les serrures des portes par où j’avais passé.
« Muni de ce bagage, j’employai huit jours à faire fabriquer les clés et les appareils nécessaires à mes projets.
« Puis, je prévins M. Samuel Baker par téléphone. Il a dû vous en parler, vous savez, de M. George Murdstone ? Je prévins le banquier, dis-je, qu’il me devait 17,600 dollars, plus huit jours d’intérêts à cent pour cent par jour, soit exactement 2,252,800 dollars et que, ne voulant pas le ruiner, je viendrais sous peu faire régler ma dette ! Il ne me répondit pas. Il eut tort. Je ne manque jamais à ma parole, moi.
« Le soir même, à l’aide des clés que je m’étais fait fabriquer, je m’introduisis dans la banque après la fermeture des bureaux. Je pénétrai dans la chambre blindée contenant le bureau particulier et les coffres-forts du directeur de la New Century Bank. Puis, à l’aide de mon chalumeau électrique que je branchai sur une prise de courant, j’ouvris le coffre où j’avais vu M. Samuel Baker enfermer les clés des autres meubles d’acier. J’en perçai la porte et saisis le trousseau de clés. J’ouvris un des grands coffres, en retirai exactement pour 2,252,800 dollars de bonnes valeurs dont je fis un paquet que je dissimulais dans un coin.
« Ce travail exécuté, je perçai à l’aide de mon chalumeau électrique quelques minuscules trous dans les parois du grand coffre, vous saurez pourquoi tout à l’heure.
« Et, ayant rangé tous mes instruments, j’allai me cacher derrière un cartonnier de tôle et attendis.
« J’attendis ; ma patience est grande !
« Elle fut récompensée. Car vers dix heures du soir, ainsi que chaque jour, d’ailleurs, et je connaissais ce détail, M. Samuel Balte arriva. Il venait faire sa ronde quotidienne, c’est un homme méfiant. Mais il ne se méfiait pas de ce qui allait lui arriver !
« À peine avait-il pénétré dans la chambre forte que je lui sautai à la gorge !
« D’un foulard de soie que j’avais préparé, je le bâillonnai solidement. Il était tellement ahuri de ce qui lui advenait qu’il ne m’opposa qu’une faible résistance. Je le ligotai et l’assis sur une des chaises de fer.
« — Ç’est moi, dis-je, moi Georges Murdstone, alias John Strobbins ! Ainsi que je vous l’avais promis, je viens chercher intérêts et capital de la somme que vous me devez ! je n’ai pas pris un cent de plus. Je suis honnête, moi, ce n’est pas comme vous !
« Samuel Baker me regardait d’un œil effaré. Cela me fit rire, ma parole ! Mais je n’étais pas là pour m’amuser. Je terminai :
« Maintenant, pour vous punir de m’avoir fait perdre mon temps, je vais vous faire perdre le vôtre ! Je vais vous enfermer dans un de vos coffres : vous ne serez pas asphyxié, car j’y ai percé des trous ! Et vous aurez le loisir de réfléchir aux inconvénients qu’il y a à manquer à sa parole ! Dans trois jours, je vous ferai délivrer ! »
« Ah ! s’il n’avait pas été bâillonné, il m’en aurait sorti des supplications, le banquier !
« Je le saisis et le couchai dans le coffre, que je refermai. Et, ayant pris mon paquet de titres, je quittai la New Century Bank sans être inquiété. Le lendemain, je fis vendre les titres : Samuel Baker ne me doit plus rien !
« Voilà ! je vous ai envoyé hier soir par la poste quelques épreuves des photographies de l’assassinat du garçon de recettes. J’en ai également envoyé à la presse ; elles prouvent clairement que Samuel Baker me devait bien l’argent que je lui ai enlevé. Je ne lui en veux plus. Grâce à lui, je viens de passer une heure agréable en votre compagnie… nous nous reverrons, je l’espère !
— J’y compte bien ! grommela James Mollescott.
— Moi aussi !
John Strobbins tira sa montre :
— Onze heures ! s’exclama-t-il. Le temps passe vite en bonne compagnie. Je ne veux pas retarder votre déjeuner, cher monsieur Mollescott… vous plaît-il de me suivre ?
John Strobbins se leva et, sans, mot dire, le policier l’imita. Les deux hommes, regagnèrent la route : le détective cambrioleur montra un point de l’horizon à James Mollescott et dit :
— Derrière ce monticule se trouve le village de Jump-Rocks. Il y a des auberges excellentes, entre autres celle du Red Devil (diable rouge)… bon appétit !
Et, d’un geste rapide, John Strobbins démonta les menottes enserrant les poignets de James Mollescott, et bondit vers sa voiture. Il montra son revolver et dit :
— Je suis de ceux qu’on n’accompagne pas !
— Adieu !
James Mollescott, après un haussement d’épaules, s’immobilisa.
Il vit John Strobbins délier son cheval, sauter dans sa voiture et disparaître au grand galop. Alors, il se dirigea vers l’endroit indiqué par le détective cambrioleur et arriva trois quarts d’heure plus tard au village de Jump-Rocks. Il déjeuna et repartit pour San-Francisco aussitôt.
Il se rendit à l’hôtel de la police, réquisitionna sur-le-champ un serrurier, et, accompagné de celui-ci et de deux détectives, gagna la New Century Bank.
John Strobbins avait dit vrai : Samuel Baker, à demi mort de faim, bâillonné et ligoté, gisait dans un coffre percé de trois trous qui lui permettaient tout juste de respirer.
Il en fut immédiatement retiré.
On le délivra de ses liens, on le fit manger, on le massa. Ranimé et réconforté, il murmura :
— Quel dommage que je n’aie pu m’associer avec un pareil gaillard ! nous aurions fait des prodiges…
James Mollescott lui tendit un papier.
— Voici une lettre pour vous, monsieur Baker, dit-il, que je viens de trouver sur votre bureau.
— Donnez !
Samuel Baker décacheta l’enveloppe. Elle contenait un papier sur lequel ccs mots étaient écrits :
Reçu de M. Samuel Baker la somme de 2,252.800 dollars en titres, montant de renseignements et documents fournis par moi.
Pour solde de tout compte à ce jour.
San Francisco, le 18 avril 19…
JOHN STROBBINS.
La manière dont John Strobbins s’y prit pour s’emparer de la merveilleuse perle « Margarita » est restée jusqu’ici entourée de mystère.
Et, bien que les plus astucieux policiers du monde entier, à la fois tentés par la prime de cent mille dollars promise par le président Shaft, et par la renommée attachée à pareille capture, aient épuisé leur science de déduction et leur flair professionnel à retrouver l’admirable perle, celle-ci n’a jamais reparu.
Par une note publiée dans le Washington Sun, le public apprit que la Margarita était devenue propriété de John Strobbins. Une photographie envoyée par le célèbre détective cambrioleur, représentant l’inestimable perle, et reproduite par le journal authentifiait les affirmations de John Strobbins.
Il importe, avant de relater les circonstances dans lesquelles fut enlevée la Margarita, de résumer l’histoire de cette perle unique.
La Margarita fut recueillie par un misérable pêcheur dans les parages de l’île Marguerite, le long de la côte du Venezuela.
Lorsqu’elle fut trouvée, la Margarita était une perle dite baroque, grosse comme le poing, mais parsemée de taches grises qui en ternissaient l’orient. Elle fut achetée par le señor Elias Agostino Barquisimelo. Ce noble vénézuélien, qui avait des raisons particulières et secrètes pour se ménager l’amitié du général Castro, président de la République de Venezuela, lui fit cadeau de la perle, dont la valeur résidait surtout dans sa grosseur plutôt que dans son orient.
Le général Castro, un jour qu’il avait besoin de charbon pour ravitailler l’unique navire de la République, troqua la perle contre trois cents tonnes d’anthracite, à John Hanger, citoyen américain et entrepositaire de combustible.
John Hanger, en voyant les défauts dont la perle était couverte, eut une idée géniale. D’un coup de marteau, il fracassa la couche de nacre imparfaite qui constituait l’extérieur de la précieuse gemme, et une admirable perle, grosse comme une noix, d’un orient doux et lumineux apparut.
Pendant quelques instants, John Hanger demeura stupide d’avoir mis au jour un pareil trésor. Puis, en bon Américain, il en supputa la valeur : plusieurs millions de dollars.
Deux jours plus tard, John Hanger prenait à la Guayra le paquebot pour New-York ; il emporta la Margarita dans sa ceinture. La merveilleuse perle, exposée sous la garde de six détectives dans les vitrines d’un joaillier de Broadway, fut acquise, moyennant trois millions de dollars par M. Jim Snowboots, roi de la canne à sucre.
Trois semaines plus tard, Jim Snowboots mourait. Il léguait la précieuse Margarita au National Museum, de Washington, sa ville natale.
Lorsque cette nouvelle fut connue, M. Herbert Roston, conservateur du National Museum s’occupa sans tarder de trouver un endroit où loger la merveilleuse Margarita à l’abri des voleurs.
À la même époque, précisément, John Strobbins songeait à s’en emparer !
Entreprise difficile, hérissée de difficultés, impossible, même !
Mais il convient de raconter les choses dans l’ordre naturel.
Un réduit spécial fut donc aménagé pour la Margarita dans une salle située au centre du National Museum, et dont les seules issues étaient deux portes de bronze et une verrière défendue par une robuste grille d’acier.
Malgré sa valeur, la belle Margarita ne pouvait prétendre à occuper seule cette salle.
M. Herbert Roston lui adjoignit donc une statue antique, trouvée à Athènes et quelques pièces d’orfèvrerie illustres.
Cette installation terminée, M. Herbert Roston pensa, non sans raison, que la salle de la Margarita méritait d’être inaugurée avec faste.
Pensez donc, the biggest finest pearl in the World ! (la plus grosse, la plus belle perle du monde !)
Le président Shaft accepta d’être le premier admirateur de la déjà fameuse perle. Et le 1er juillet, jour de l’inauguration de la Margarita, les invités furent nombreux pour examiner la merveille.
Il importe, maintenant, de fixer les circonstances réelles et détaillées qui accompagnèrent la disparition de la Margarita.
Ce fut quelques minutes après dix heures du matin que le président Shaft accompagné du gouverneur du district de Columbia, du maire de Philadelphie, du maire de New-York et d’une vingtaine de sénateurs, arriva devant le National Museum.
M. Herbert Roston entouré des six conservateurs, attendait devant la porte. Il s’avança vers son illustre visiteur et, en termes choisis, le remercia de l’honneur fait au National Museum.
Le président Shaft sourit :
— Trop aimable, M. Roston, dit-il… Voyons donc cette perle fameuse !
Empressé et important, le conservateur du National Museum s’inclina, et, courtoisement, montra le chemin au président. Ce dernier, entouré des gouverneurs et sénateurs, suivit Herbert Roston. Il traversa le vestibule, décoré de plantes vertes pour la circonstance, franchit le hall des souvenirs de l’Indépendance et arriva enfin dans la salle de la Margarita.
C’était une pièce ovale, aux murs de stuc peints à fresque. Le sol était dallé de marbre blanc. Sur des socles, quelques statuettes plus ou moins mutilées, et, dans des vitrines divers bijoux terreux auxquels personne ne prêta la moindre attention.
La perle attirait toutes les curiosités.
Elle reposait sur un coussin de satin noir posé à même le guéridon de bronze, au centre de la salle. Les rayons du soleil entrant par la verrière la faisaient luire doucement.
— Comme vous le voyez, Monsieur le Président, dit le conservateur, cette magnifique perle est, de beaucoup, la plus grosse du monde ! Elle pèse exactement 1,153 carats et son orient est incomparable !
M. Shaft s’inclina. Autour du guéridon, sénateurs et gouverneurs s’étaient rangés. Quelques-uns étaient pâles en pensant à l’énorme valeur de la gemme. Ils tendaient le cou et hochaient la tête en silence.
— Voici les quatre gardiens préposés à la surveillance de la Margarita, s’écria M. Herbert Roston en indiquant du doigt au président quatre solides gaillards qui, postés près du guéridon n’avaient pas dit un mot ; de plus la perle sera enfermée dans un coffret d’épais cristal qui tout en en permettant la vue, la préservera de la poussière et des voleurs !
— Eh ! elle en vaut la peine ! bien qu’elle ne soit pas facilement négociable ! remarqua le président Shaft ; et, tirant sa montre, il conclut :
— Tous mes remerciements, cher M. Roston, pour votre amabilité et toutes mes félicitations aussi pour l’art, le goût, avec lesquels vous, avez su placer cette belle perle dans un cadre digne d’elle !
Le conservateur du National Museum, s’inclina, flatté.
Le président Shaft, à pas lents, se dirigea vers la porte, tandis qu’autour de lui, sa suite, revenue de son émotion, échangeait les réflexions que lui suggérait l’admirable Margarita.
Déjà tout le monde avait quitté la salle et Herbert Roston, resté le dernier s’apprêtait à fermer la porte, lorsque, se retournant, il vit que, sur le coussin de soie noire, la tache lumineuse fournie par la perle avait disparu.
Il sentit son sang refluer vers son cœur et bondit vers le guéridon : la Margarita n’y était plus !
D’un coup d’œil sur le sol de marbre, il se convainquit qu’elle n’était pas tombée. Il courut vers le président Shaft qui, entouré des sénateurs, causait avec le gouverneur de New-York dans la salle adjacente.
— Monsieur le Président, marmotta-t-il-on a enlevé la Margarita !
Ce fut une stupeur. Derrière le conservateur du National Museum les quatre gardiens de la Margarita, corroboraient par leur attitude piteuse les dires de leur supérieur.
Le président Shaft leva la tête et fixa de ses yeux gris l’infortuné fonctionnaire :
— On a enlevé la Margarita ?… dit-il…
« Et qui ? Comment ? Elle ne peut être loin en tous cas !
Ces mois avaient été prononcés d’une voix forte. L’assistance entière les entendit et, pendant un instant, un silence gêné régna.
M. Thomas Glifford, sénateur du Wisconsin, qui se trouvait à côté du président Shaft, s’écria :
— Si la Margarita n’y est plus, c’est qu’on l’a volée ! Il importe de tirer cette affaire au clair… Pour moi, je consens à me laisser fouiller… Ce sera vite fait, d’ailleurs, j’ai juste mon habit et ma chemise !
Herbert Roston, embarrassé, se taisait.
Le président Shaft se tourna vers sa suite.
— Venez, gentlemen, dit-il, retournons à la salle de la Margarita… La perle a peut-être roulé dans un coin…
Le conservateur du National Museum ne répondit rien. Mais sa physionomie exprima une incrédulité navrée. Entouré des quatre gardiens, il pénétra dans la salle de la Margarita. Le président Shaft, suivi des gouverneurs et sénateurs – dont pas un ne l’avait quitté, y entra également.
En quelques instants, l’assistance fut convaincue : la perle n’était plus dans la salle ! Alors ?
Le président Shaft regarda autour de lui. Il vit Marc Carters, sénateur de l’Illinois, Robert Shum, du Kentucky, Nathaniel Bordson, du Colorado, James Hunter de l’Idaho, Peter Hornsby de la Floride, James Billiken du Texas, John Camstower du Massachussetts… Il vit Albert Sloan, gouverneur du Columbia, Samiel Vickers et Charles Breston, maires de New-York et de Philadelphie. Tous ces gens-là, il les connaissait depuis de longues années. C’étaient de parfaits gentlemen, dont le plus pauvre possédait plusieurs millions de dollars. Ils étaient insoupçonnables.
Au cours de sa vie agitée, le président Shaft en avait vu, comme on dit vulgairement, de toutes les couleurs !
Il eut vite pris son parti :
— M. Hubert Roston, la Margarita est partie : retrouvez-la !… Vous m’en voyez navré et ces gentlemen aussi… Je vous souhaite une prompte réussite… Venez, gentlemen !
Sur ces mots, le président, se dirigea vers la porte, et, suivi de son entourage, se retira, sans que l’infortuné Herbert Roston eût pu prononcer un mot.
Les quatre gardiens, aussi atterrés que leur chef, restaient immobiles, les bras ballants.
L’un d’eux fit un mouvement vers la porte. C’en fut assez pour rendre la parole au conservateur du National Museum.
— Que personne ne bouge ! dit-il, je vais vous fouiller ! Hand’s up ! (les mains en l’air !)
Les quatre hommes levèrent les bras d’un même mouvement. Herbert Roston, fébrile, explora leurs poches. Il y trouva des cordes de tabac à chiquer, quelques cents, des mouchoirs sales, des trousseaux de clefs et une pipe. De perle, point.
— Déshabillez-vous ! commanda-t-il.
La mine un peu ironique, les gardiens quittèrent leurs vêtements que le conservateur du National Museum examina de nouveau. Il dût se convaincre qu’ils ne contenaient plus rien !
— C’est bien, grommela-t-il, vous pouvez vous rhabiller !
Les quatre hommes obéirent.
Où pouvait bien être la Margarita ? Puisque les invités du président Shaft ne pouvaient être soupçonnés, il fallait que le voleur fût un des gardiens. Mais où avait-il caché la perle ? Dans son estomac ? Elle était trop grosse – et de beaucoup – pour pouvoir être avalée ! La perle était certainement dans la salle ! Mais où ? De nouveau, Herbert Roston fouilla les moindres recoins, déplaça statuettes et vitrines. Sans succès !
De guerre lasse, il téléphona à la police, il se résigna à rendre publique la disparition de l’incomparable perle.
Le détective Ned Carver arriva au National Museum quelques minutes plus tard. Il interrogea les quatre gardiens, se fit donner par Herbert Roston le détail, minute par minute, des incidents divers de la visite présidentielle et, après un bref instant de réflexion, conclut :
— Aucun doute : c’est John Strobbins qui a fait le coup !
— Alors la perle est perdue ?
— Je le crains fort !
— Mais puisque le président a formellement affirmé qu’il connaissait de longue date toutes les personnes qui l’accompagnaient.
— Eh ! John Strobbins se sera fait la tête de l’une d’elles ! Vous les avez comptés ?… Combien étaient-ils avec le président ?
— Ça… je ne saurais vous le dire !… quinze ou vingt au plus !
— Quinze ou vingt ? Il faudrait que vous essayiez de vous rappeler leurs noms à tous ! J’irais ensuite leur rendre visite !
— Je vais faire mon possible ! affirma Herbert Roston.
Ned Carver, sans répondre, regarda le conservateur du National Museum d’un œil méfiant. Il leva la tête et soudain, s’écria :
— Êtes-vous sûr que la perle n’a pas été jetée dans la verrière ?
Herbert Roston haussa les épaules, le détective l’agaçait :
— Non ! dit-il… D’ailleurs, venez avec moi sur le toit : vous y verrez que la verrière est protégée par un grillage serré et de solides barreaux !
— Allons voir ! demanda Ned Carver.
Il dut se rendre à l’évidence : la verrière était intacte !
Il interrogea de nouveau les quatre gardiens : ces braves gens ne purent que lui répéter leurs dépositions.
L’affaire devenait de plus en plus mystérieuse.
Dans l’après-midi, Herbert Roston, ayant fait appel à ses souvenirs parvint à dresser la liste des invités du président Shaft.
Ned Carver alla les voir et, en interrogeant l’un et l’autre, parvint à reconstituer la liste exacte et complète des personnes ayant accompagné le président au National Museum.
Il leur rendit visite et n’en fut pas plus avancé pour cela. Après un mois de recherches, la Margarita n’était toujours pas retrouvée ! Les journaux s’occupèrent pendant quelques jours de cette mystérieuse disparition, puis passèrent à d’autres sujets. Herbert Roston fut révoqué.
Le premier acte de son successeur fut d’aménager la salle qui aurait dû servir d’abri à la Margarita. Un bloc d’or, d’une pureté extraordinaire, extrait au Klondike par un mineur américain, fut placé dans le coffret de cristal destiné à la perle disparue. Et le public put de nouveau pénétrer dans la salle, et admirer le précieux métal, à défaut de la Margarita.
Herbert Roston n’attendit pas longtemps sa vengeance !
Trois jours après la réouverture de la salle Margarita, comme s’obstinait de l’appeler le public, le Washington Sun publia le sensationnel article qui suit :
COMMENT SONT GARDÉS NOS MUSÉES.
Il semblait qu’après la disparition de la précieuse Margarita une surveillance active et incessante eût dû être faite dans nos musées pour prévenir le retour de faits aussi déplorables. Il n’en est rien !
Mr Herbert Roston, conservateur du National Museum, a été révoqué pour négligence… Or, que fait son successeur ?… La même chose que lui ! Rien !
Nous allons le prouver.
Hier soir, à dix heures, un inconnu s’est présenté aux bureaux du Washington Sun. Introduit sur sa demande, dans le bureau de notre rédacteur en chef, il sortit de sous son manteau une statuette indienne, en bois d’ébène incrusté de bronze et portant collé sur son socle le numéro 153.
— Cette statuette, nous déclara l’inconnu, je l’ai volée au National Museum, dans la salle de la Margarita, aujourd’hui même ! Elle n’a, en vérité, pas une très grande valeur, et il m’eût été facile d’en prendre une plus précieuse ! Mais, j’ai des raisons que je vous expliquerai un autre jour, pour l’avoir choisie.
« Je vous la laisse, cependant. Exposez-là dans vos vitrines et laissez-moi vous dire qu’elle en vaut la peine ! »
Ayant achevé ces paroles énigmatiques, notre visiteur posa la statuette sur notre bureau, nous salua fort civilement et s’en alla.
La statue n° 153 est exposée à notre vitrine, Cleveland avenue, où chacun peut la voir !
On peut affirmer sans crainte que le National Museum est pour le moins aussi mal gardé que le Louvre à Paris ! »
… Le résultat de cet article ne se fit pas attendre. Pendant toute la journée une foule énorme défila devant l’hôtel du Washington Sun pour contempler la statuette volée.
Une rapide enquête, aussitôt faite par la police, démontra que l’inconnu du Washington Sun n’avait pas menti et que la statuette en question avait bien été dérobée au National Museum.
Elle y fut, d’ailleurs, retournée le même jour, cependant que le directeur du Washington Sun était inculpé de vol par recel. C’est peut-être pour cela qu’il ne se décida jamais à publier la lettre qu’il reçut le lendemain.
Lettre fort intéressante et instructive.
Elle révélait le nom du voleur : John Strobbins.
Et, maintenant que la Margarita est à jamais peut-être disparue, l’on apprendra avec plaisir la façon dont s’y prit le détective cambrioleur afin de se l’approprier. Voici, d’ailleurs, la copie textuelle de la missive de John Strobbins au directeur du Washington Sun :
Monsieur le Directeur,
Bien qu’ayant une propension exagérée peut-être à m’emparer du bien d’autrui – on ne se refait pas, hélas ! – je n’en suis pas moins patriote dans l’âme. United States for ever !
J’aime ma patrie ! J’en ai donné des preuves. Et rien de ce qui peut amoindrir son patrimoine ne saurait me laisser froid !
Je le prouve.
Le National Museum contient, vous le savez, des glorieuses reliques, de l’indépendance nationale, notamment l’épée de Washington, la boucle de ceinture de sa nourrice, une des tuiles du toit de sa maison.
Je me plais, à mes heures de loisirs, à retremper mon âme au milieu de ces témoins d’une époque héroïque.
Aussi, quels ne furent pas mon chagrin, ma stupéfaction, mon indignation, lorsqu’au cours de mes visites au National Museum, je me rendis compte du peu de surveillance entourant ces nobles souvenirs.
Je résolus donc de donner une leçon aux hommes insouciants chargés de leur garde et, sans grande difficulté, m’emparai, il y a de cela six semaines, de la statuette cotée sous le numéro 153, et représentant une divinité indienne.
Personne ne s’en aperçut !
Ne voulant pas que cette leçon fût perdue, je me disposais à porter à votre journal le fruit de ma dextérité, lorsque j’appris en même temps la mort de Jim Snowboots et le legs de la Margarita au National Museum.
Depuis longtemps, je convoitais cette perle digne en tous points de figurer dans mes collections. Cette raison, jointe au souci de donner une leçon retentissante au négligent conservateur de nos souvenirs nationaux, m’incita à me rendre possesseur de la belle Margarita.
Dans ce but, je remis en place sur son socle au National Museum la statuette volée – dont personne ne s’était aperçu de la disparition – il ne fallait pas donner l’éveil.
Puis, je m’informais de l’endroit où devait être exposée la Margarita.
Je connus le nom du fabricant chargé de confectionner le guéridon de bronze destiné à supporter la perle et son écrin ! Je me fis embaucher comme ciseleur – j’ai quelque talent dans cet art – et travaillai à ce guéridon. Je réussis à dissimuler parmi les moulures une cachette à secret, invisible, mais assez grande pour contenir la perle. C’est tout !
Il ne s’agissait plus que de l’y mettre ! Ce fut facile grâce à un peu de psychologie. Oui ! de psychologie !
Sans réfléchir beaucoup, il était facile comprendre que le jour de la visite du prévient Shaft la surveillance serait nulle !
On ne suspecte pas le président de la République des États-Unis !… De plus, le conservateur, et tout le monde aurait l’attention tournée vers le vénéré président Shaft, de qui dépendent faveurs et avancements…
Grâce à de hautes protections, je fis embaucher, huit jours avant l’inauguration, parmi les quatre gardiens un de mes lieutenants les plus sûrs. Celui-ci n’eut qu’à introduire la perle, d’un geste rapide, dans la cachette ménagée dans le guéridon, au moment où tout le monde s’occupait à offrir ses congratulations au président Shaft qui, sa visite terminée, se dirigeait vers la porte…
J’attendis que l’émotion produite par la disparition de la Margarita se fût calmée. Et, il y a trois jours, j’entrai au National Museum sans être vu, je retirai la perle de sa cachette et la mis dans ma poche. Je pus constater que la surveillance n’y était pas mieux exercée qu’avant. J’en pus peiné.
Et, après avoir été mettre la Margarita en lieu sûr, je revins au National Museum et y repris la statuette na 153 que je vous apportai.
J’espère que cette alerte contribuera à donner un peu plus de sécurité à nos trésors nationaux, et dans cet espoir, je vous prie de croire, Monsieur le directeur, à mes sentiments très distingués.
JOHN STROBBINS
Post-Scriptum-– Faites vérifier le guéridon, la cachette qui contient la Margarita se trouve sous l’aigle de bronze qui tient le drapeau américain dans ses serres. J. S.
Depuis trois jours exactement, M. John Skeeper était arrivé à l’Atlantic Hotel, le plus luxueux de Savannah, et y avait pris possession d’une confortable chambre, retenue par lui télégraphiquement de New-York.
Novembre venait de finir, et déjà Savannah, où le climat est doux et la neige inconnue, se remplissait d’hivernants frileux fuyant les frimas du Nord.
M. John Skeeper n’était pas de ceux-là. Sur le livre de l’hôtel, il s’intitulait rentier, et, de fait, sa conduite justifiait ce titre.
À l’encontre de ses voisins, M. Skeeper affichait pour les cours de la Bourse télégraphiquement envoyés à l’hôtel le plus profond dédain. Nul ne pouvait se vanter de l’avoir vu consulter une seule fois le tableau des valeurs affiché dans le hall.
M. John Skeeper ne lisait même pas les journaux.
C’était un homme de taille élancée, vêtu avec élégance et sobriété. Son visage au teint mat respirait une énergie un peu narquoise.
M. John Skeeper, d’ailleurs, était peu liant. Venu à Savannah pour se reposer sans doute, il entendait bien avoir la paix et bornait sa contribution mondaine à une politesse un peu hautaine.
Cependant, le deuxième jour de son arrivée à l’Atlantic Hotel, M. John Skeeper ayant arrêté d’une main robuste le poney de M. Elias Mac Dowie, qui s’emballait, une certaine intimité était née entre les deux hommes, c’est-à-dire que John Skeeper, quand il rencontrait M. Mac Dowie, échangeait avec lui des appréciations sur la température du jour et des congratulations sur leur santé mutuelle.
Pourtant, M. Mac Dowie, gros homme au ventre proéminent barré d’une chaîne d’or pesante, à la figure rouge surmontée d’un crâne chauve et reluisant, encadrée de favoris filasse, valait la peine qu’on cultivât sa connaissance : ce n’était rien moins que le « Superintendant » du Trésor Public, à Washington…
Mais M. John Skeeper, étant venu se reposer – et rien de plus – s’en souciait fort peu, sans doute.
C’est pourquoi il fut surpris lorsque ce matin-là – neuf heures – le « steward » venu lui apporter son petit déjeuner s’écria :
— Gentleman, M. Mac Dowie vous serait fort obligé de lui rendre visite chez lui ! Il vous y attendra toute la matinée : il a des choses importantes à vous dire !
— Ah ! ah !… répondit John Skeeper sans dissimuler la surprise que lui causait celle invitation… Et où habite M. Mac Dowie ?
— Appartement 342, au quatrième étage !
— Well ! Vous direz à M. Mac Dowie que je serai chez lui d’ici une heure !… Vous pouvez vous retirer !
Le garçon disparu, M. John Skeeper sembla songeur. Tout en dégustant son thé au lait, il se demanda ce que lui voulait le haut fonctionnaire, sans pouvoir se l’expliquer.
Il haussa les épaules et, sa collation terminée, quitta son pyjama de soie et revêtit un élégant costume de flanelle grise. Un dernier coup d’œil à la glace pour vérifier la parfaite ordonnance de sa mise, et M. John Skeeper sortit de sa chambre.
L’Atlantic Hotel, vaste bâtisse faisant front à la mer dont elle était éloignée d’environ deux cents mètres, était haute de dix-huit étages que desservaient six ascenseurs.
La chambre de M. John Skeeper étant située au troisième étage, il n’avait donc que quelques marches à gravir pour gagner l’appartement du superintendant.
M. John Skeeper dédaigna donc l’ascenseur, et, d’un pas souple, monta le vaste escalier de marbre et arriva devant la porte de l’appartement 342. Il frappa :
— Entrez ! fit une voix à travers la porte.
John Skeeper déféra à cette invitation. Il ouvrit la porte, franchit le seuil, et, après avoir traversé une minuscule antichambre, pénétra dans un salon au milieu duquel, aimable et souriant, se tenait M. Mac Dowie qui accourut à sa rencontre.
— C’est bien aimable à vous d’être venu si vite, gentleman ! dit le gros homme.
— Pas du tout ! C’est vous, au contraire, que je dois remercier de la hâte avec laquelle vous désirez me communiquer des « choses importantes ». Je vous avoue que je suis anxieux d’être renseigné ! Un malheur est si vite arrivé !
Tout en disant ces paroles, M. John Skeeper prenait une mine interrogative et alarmée. Son interlocuteur n’avait sans doute pas prévu une question aussi précise, car il manifesta un certain trouble qui n’échappa pas à John Skeeper :
— Oh ! vous auriez tort de vous inquiéter… Ce n’est pas bien grave… Mais, asseyez-vous donc, je vous en prie !
Et Elias Mac Dowie désignait à son visiteur un fauteuil recouvert de tapisserie, situé près de la fenêtre et évidemment très confortable – si confortable même, pensa John Skeeper après l’avoir examiné d’un regard, que l’on s’y trouvait presque couché, et à la merci de la moindre attaque…
— Je vous remercia beaucoup, monsieur Mac Dowie, répondit John Skeeper, mais mon temps est malheureusement très limité ce matin, et, sitôt que je connaîtrai la communication pour laquelle vous avez bien voulu me faire venir, je serai obligé de vous quitter.
— Ah ?… vous êtes pressé, sans doute ?… La vie est dure, même ici ; vous êtes pris par les affaires ? Ma parole, il est devenu, de nos jours, impossible de prendre un instant de repos complet… Il faut être continuellement sur la brèche…
« Ce n’est certainement pas pour me débiter ces imbécillités que l’honorable Mac Dowie m’a fait venir chez lui… cela, c’est sûr !… Pourquoi est-ce, alors ? » pensait John Skeeper pendant que son interlocuteur parlait ; et il l’interrompit par ccs mots prononcés en souriant :
— C’est sans doute au sujet de mes affaires que vous voulez me parler, monsieur Mac Dowie ?
— Oui… c’est-à-dire… non… enfin…
M. John Skeeper gardait son air aimable.
Soudain, les rideaux de velours de Gênes encadrant les fenêtres s’écartèrent ; deux robustes gaillards armés de casse-têtes apparurent et s’élancèrent sur John Skeeper :
— Cette fois-ci, John Strobbins, nous vous tenons ! cria l’un d’eux.
— Pas encore, Mollescott !
Et John Skeeper – ou plutôt John Strobbins – qui, évidemment, prévoyait ce dénouement depuis quelques instants, – se baissa au moment où son ennemi le policier James Mollescott allait l’appréhender, lui saisit violemment les chevilles et le fit choir de tout son long sur le plancher ; l’autre policier, qui, déjà, s’apprêtait à passer les menottes à John Strobbins, brandit son casse-tête au-dessus du crâne du détective-cambrioleur qui venait de se relever. Il n’acheva pas ce mouvement.
Car John Strobbins, d’un coup de télé en plein visage, l’envoya choir avec six dents brisées à l’autre extrémité de la pièce. Puis, d’une ruade assénée avec adresse, s’étant débarrassé de Mollescott, qui, à peine relevé, retombait sur le tapis, John Strobbins courut vers la porte. Elle était fermée à clé. John Strobbins fit un bond en arrière, empoigna le buste de bronze ornant la monumentale cheminée ; et s’en servant comme d’une massue, enfonça le panneau d’acajou qui s’effondra avec un bruit formidable, et disparut.
Elias Mac Dowie, à l’apparition des policiers, à l’instigation desquels il avait agi, s’était prudemment mis à l’abri dans un coin de la pièce. Il aida le détective, qui avait reçu le coup de tête de John Strobbins et crachait le sang, à se relever.
James Mollescott, bien qu’il eût la jambe à demi disloquée par le coup de pied du John Strobbins, s’était, de lui-même, remis debout. Il croyait bien avoir pris toutes ses mesures et la crainte de voir son ennemi lui échapper lui donnait des ailes !
Sans s’occuper de l’autre policier, il bondit à la suite de John Strobbins, revolver au poing. Il eut le temps de l’apercevoir, courant dans le couloir, à vingt mètres devant lui :
— Arrêtez ! hurla-t-il, ou je tire !
John Strobbins obéit.
Il s’arrêta devant la cage de l’ascenseur, et, avec un sang-froid extraordinaire, pressa le bouton d’appel et attendit. L’ascenseur qui était à l’étage au-dessous arriva et s’arrêta au ras du palier.
James Mollescott arrivait, lui aussi. Au moment où John Strobbins allait entrer dans l’ascenseur, il lui sauta à la gorge. Mais le fugitif saisit simplement le bras du policier et le serra au bon endroit, sur un centre nerveux.
Vaincu par la douleur, James Mollescott lâcha prise et tomba sur les dalles de marbre.
La lutte avait été rapide. Le liftman (conducteur de l’ascenseur) n’en avait rien perdu et, peu, soucieux d’aider à l’évasion d’un homme poursuivi par la police, avait remis l’appareil en marche.
Au risque d’être broyé par l’ascenseur qui commençait à monter, John Strobbins escalada la rampe, saisit un des montants de bronze de la cabine et parvint à passer au-dessus de la cloison de l’ascenseur.
Haletant, il tomba aux pieds du liftman médusé. Celui-ci, d’ailleurs, n’eut pas le temps d’exprimer sa stupeur ; John Strobbins, immédiatement remis de son émotion, lui sauta à la gorge, et, d’une passe de jiu-jitsu, aussi décisive que celle dont il s’était servi pour se débarrasser de Mollescott, l’étendit sur le plancher de l’ascenseur qui continuait à monter. Il tira de sa poche un poignard, alla se placer à côté de l’appareil de mise en marche et dit au liftman :
— Lève-toi, déshabille-toi ! Vite ! ou tu es mort !
Complètement terrifié, l’homme n’hésita pas. Il jeta aux pieds de John Strobbins sa casquette dorée, sa redingote galonnée et son pantalon à passepoil.
Il avait à peine terminé que John Strobbins, qui ne le perdait pas de vue, lui criait :
— Maintenant, les mains en l’air, que je les ligote !
Le liftman obéit. John Strobbins, s’étant rapidement débarrassé de ses bretelles, s’en servit pour attacher solidement les poignets de sa victime, et, lorsqu’il eut terminé – cinq secondes, – il passa par-dessus ses siens les vêtements que venait d’abandonner le liftman. Cela lui fut facile, l’homme étant beaucoup plus gros que lui.
Ayant revêtu le pantalon et la redingote d’uniforme, il coiffa la casquette dorée. À ce moment, l’ascenseur, arrivé au dix-huitième étage, s’arrêta. Dans la cage de l’escalier, des cris montaient :
— Arrêtez-le !… Dans l’ascenseur numéro 4 !
Des sonneries de téléphone crépitaient…
Sans se presser, John Strobbins sortit de l’ascenseur, en ferma la porte et pressa le bouton de la descente…
Puis, tranquillement, il gagna l’escalier de service, et, sûr de n’être pas vu, se mit à califourchon sur la rampe et se laissa glisser, au risque de se rompre le cou, jusqu’au rez-de-chaussée.
Il arriva ainsi dans la cour, la traversa sans que personne fît attention à lui et arriva à la porte cochère de l’hôtel que gardaient quatre policemen.
Dans l’Atlantic Hotel, c’était une agitation indescriptible. À pas lents, John Strobbins joignit les policemen :
— Laissez-moi passer ! dit-il d’un air rogue.
Sans défiance, les policiers s’écartèrent. John Strobbins leur fit un salut négligent et disparut. Deux minutes plus tard, James Mollescott arrivait, écumant :
— Il était habillé en liftman ! Je parie que vous l’avez laissé passer ! hurla-t-il…
Les policiers répondirent affirmativement. Mais John Strobbins était déjà loin. Il fut impossible de le retrouver.
… Seul, Elias Mac Dowie devait avoir de ses nouvelles. Ce fut à sept heures du soir. Le superintendant du Trésor venait de se mettre à table, lorsqu’un steward vint le prévenir qu’on l’appelait au téléphone.
Le gros fonctionnaire, mal remis de ses émotions, courut à l’appareil. Il entendit ces mots :
— Allô ! C’est bien vous, Mac Dowie Elias, superintendant du Trésor public ?
— Oui !
— Well ! Moi, je suis John Strobbins, alias John Skeeper ! Vous vous êtes permis ce matin de jouer à mon égard une indigne comédie ! Ainsi, vous m’obligez à interrompre ma villégiature ! Je vous avertis que je compte vous apprendre à vous mêler de vos affaires et à abandonner vos ridicules prétentions de détective amateur ! Vous vous en apercevrez avant peu. Salut !
M. Mac Dowie ne trouva rien à répondre, tant il était suffoqué.
Et quand il retrouva la parole, il n’y avait plus personne au bout du fil.
Mister Elias Mac Dowie, superintendant du Trésor, était un citoyen éminent.
Non content de servir son pays en dirigeant avec conscience et fermeté la fabrication des billets de banque, il s’efforçait en outre d’utiliser sa vocation naturelle – laquelle était de découvrir les criminels – en donnant, chaque fois qu’il en avait l’occasion, d’utiles avis à la police.
Mister Elias Mac Dowie, à vrai dire, n’avait pas encore donné de preuves éclatantes du flair dont il se prétendait doué. Ses amis l’en plaisantaient agréablement. Le gros superintendant, que la raillerie agaçait, avait, depuis quelques mois, trouvé le moyen de s’y soustraire :
— Riez, riez, disait-il ; d’ici peu de temps, vous serez bien obligés de vous incliner devant mes capacités extraordinaires ; c’est moi qui vous le dis ! J’ai l’air de me désintéresser de tout, et vous vous moquez de ce que vous appelez mon impuissance ! ah !… ah !… patience !… Tenez, ceci entre nous, je vais vous révéler, sous le sceau du secret, bien entendu, la vaste entreprise qui me préoccupe : je compte tout simplement m’emparer du célèbre John Strobbins !
Cette affirmation avait rencontré beaucoup d’incrédules : prendre John Strobbins, c’était plus facile à dire qu’à exécuter ! Le célèbre détective-cambrioleur avait tenu tête – et berné – des policiers de métier, autrement subtils que le gros Elias Mac Dowie. Mais, fort de ses capacités transcendantes – à son avis – le superintendant, un sourire supérieur aux lèvres, laissait dire, se contentant de murmurer :
— Qui vivra verra !
Et, peu à peu, devant l’assurance déconcertante du fonctionnaire, les railleries s’étaient apaisées. Qui sait ?
Qui sait ? Qui savait ? Qui ? Pas Elias Mac Dowie, toujours !
Elias Mac Dowie ne savait rien ! Ou plutôt il savait, comme tous les citoyens des États-Unis, que John Strobbins, après avoir dérobé la superbe perle Margarita au National Museum de Washington, avait disparu. Et voilà.
Il comptait sur le hasard. Et, pour une fois, il avait raison !
Il était depuis quelques jours à l’Atlantic Hotel, lorsque le faux John Skeeper arriva.
Elias Mac Dowie n’avait jamais vu John Strobbins autrement que sur les journaux où son portrait – vrai ou faux – s’étalait. Le premier jour qu’il aperçut M. Skeeper, il n’eut, d’ailleurs, aucun soupçon. Il n’en eut pas davantage le deuxième. Mais, le troisième, M. James Mollescott, chef de la Sûreté à San-Francisco, arriva.
M. James Mollescott luttait depuis plusieurs années contre John Strobbins. À plusieurs reprises, le détective-cambrioleur lui avait glissé entre les mains et s’était même donné le plaisir de le ridiculiser en maintes circonstances.
Entre ces deux hommes, c’était la guerre à outrance. James Mollescott, voyant que les plus habiles détectives envoyés par lui à la poursuite de John Strobbins avaient échoué les uns après les autres, s’était décidé, une fois de plus, à donner de sa personne.
Patiemment, au moyen de renseignements recueillis de toutes parts, le chef de la Sûreté de San-Francisco était parvenu à découvrir la trace du détective-cambrioleur, et, muni, pour plus de sûreté, de deux mandats d’arrêt – un du gouverneur de l’État de Californie, l’autre de celui de l’État de Géorgie, il s’était aussitôt jeté à sa poursuite.
Malgré tout, cependant, James Mollescott avait été tant de fois joué par le détective-cambrioleur, qu’un doute lui restait encore sur l’exactitude de ses renseignements. Aussi, voulant éviter une erreur, que John Strobbins n’eût pas manqué de publier à grand fracas, Mollescott, avant de procéder à l’arrestation de son ennemi, voulut-il s’assurer qu’il ne se trompait pas.
Ce fut dans cette intention qu’il arriva à l’Atlantic Hotel, accompagné d’un robuste détective. Lorsqu’il s’y présenta, il était dix heures du soir. Le faux John Skeeper était déjà couché. Il importait, pourtant, de faire vite : s’assurer de l’identité du suspect et l’arrêter immédiatement.
L’entreprise était délicate, car si James Mollescott se-flattait de reconnaître John Strobbins, la réciproque était vraie. Et une fois le détective-cambrioleur sur ses gardes, tout espoir de le prendre s’évanouirait. James Mollescott et son détective, assis dans le hall de l’Atlantic Hotel, réfléchissaient ainsi, lorsque le chef de la Sûreté de San-Francisco entendit nommer M. Elias Mac Dowie !
Elias Mac Dowie ! L’affaire était faite ! James Mollescott, comme tous les policiers des États-Unis, connaissait les prétentions du détective-amateur. Il résolut de s’en servir, et, se levant du fauteuil où il était assis, il rejoignit le superintendant qui s’apprêtait à gagner son appartement.
En quelques mots, James Mollescott se présenta et, à mi-voix, s’assura du concours de son interlocuteur :
— Si j’ose dire, cher monsieur Mac Dowie, c’est presque à un confrère que j’ai l’honneur de parler !… Oui !… oui !… je connais vos extraordinaires capacités, et, de vous voir ici, j’en ai une preuve de plus…
M. Mac Dowie, flatté, se demanda quelle était cette preuve. Le policier continua :
— … Je cherche John Strobbins… et je vois que, comme moi, vous avez découvert sa retraite ! Il est ici. Chut !… oui c’est cela ! John Skeeper, parfaitement. Son compte est bon. Je dois vous avouer que j’hésitais à croire à tant d’audace de sa part, et cela me faisait craindre de m’être trompé.
« Mais, puisque vous êtes sur la même piste que moi, je n’hésite plus ! C’est bien mon homme ! Toutefois, et vous serez de mon avis, j’estime de mon devoir de m’en assurer de visu ! Je connais John Strobbins et le reconnaîtrai sous quelque déguisement qu’il se cache. C’est pourquoi je vous demanderai de le faire venir dans votre appartement demain matin sous un prétexte quelconque. Moi et un de mes hommes serons dissimulés sous des tentures, et après l’avoir dévisagé tout à notre aise, le capturerons sans bruit !
Elias Mac Dowie se rengorgea. En une vision glorieuse, il s’aperçut à son club à Washington entouré de l’admiration respectueuse de tous ses amis dépités, après avoir, lui, Elias Mac Dowie, capturé l’insaisissable John Strobbins. Quelle revanche !
Il est vrai que la veille, John Strobbins avait arrêté son cheval qui s’emballait !… Mais quoi, doit-on faire du sentiment avec de pareils hommes ? Non, n’est-ce pas ?
Elias Mac Dowie parla :
— Vous l’avez deviné : je suivais, moi aussi, John Strobbins à la piste ! Je comptais même câbler au gouverneur de la Géorgie pour le faire arrêter. Mais puisque vous voilà, vous partagerez avec moi l’honneur de sa capture !… Venez donc demain matin de bonne heure dans mon appartement avec votre détective – et prenez-le solide, car notre homme est vigoureux… – Je me charge de l’attirer chez moi aussitôt !
… Ce plan si bien combiné avait été exécuté en tous points, sauf un seul : l’arrestation de John Strobbins !
Pendant toute la journée, Mollescott, traînant la jambe, furieux et humilié, avait en pure perte fait fouiller tout Savannah, tandis que son détective faisait soigner à l’hôpital ses dents brisées !
Elias Mac Dowie était, lui, tellement désappointé qu’il ne déjeuna pas. D’autant plus que, pour comble d’infortune, le gérant de l’hôtel, venu pour constater les dégâts commis par le détective-cambrioleur, lui annonça que la note s’en décomposait ainsi :
Tapis de Smyrne déchiré et taché : 125 dollars.
Un panneau de la porte (acajou) effondré : 32 dollars.
Un buste de bronze représentant Mme de Lamballe, dont le nez est aplati. Prix du buste : 500 dollars.
Droits de douane payés pour lui : 250 dollars.
TOTAL : 907 dollars.
Neuf cent sept dollars, presque un mois de ses appointements ! Et John Strobbins courait toujours.
Elias Mac Dowie en frémit de rage. Il écarta de la main, après l’avoir lu le papier que lui tendait le gérant et déclara sèchement :
— C’est bien. Vous ajouterez cela à mon compte. Je pars demain…
Ces paroles avaient été dites d’un tel ton que le gérant, bien que regrettant de perdre un riche client, ne crut pas devoir insister.
Dans l’après-midi, Elias Mac Dowie sortit enfin de son appartement et gagna le hall. Il lui sembla que ses voisins d’hôtel le regardaient ironiquement.
Pour une fois, il voyait juste.
Il haussa les épaules et s’en fut se promener sur la plage, regrettant sa villégiature interrompue : un gai soleil faisait luire les flots verts de la mer et dorait le sable fin.
Elias Mac Dowie crispa les poings :
— Je reviendrai l’an prochain ! murmura-t-il… Pour le moment, mieux vaut retourner à mon poste à Washington. Peut-être aurai-je la chance, en intriguant un peu, de faire augmenter mes appointements…
Cette perspective rasséréna un peu le superintendant, et, au dîner, il avait retrouvé son appétit. Malheureusement, il avait à peine terminé sa soupe à la tortue – excellente, cette soupe à la tortue – que le gérant l’appelait au téléphone. La menace de John Strobbins fit son effet. Le gros homme, congestionné par l’émotion, regagna sa place sous les regards moqueurs ou curieux de ses voisins de table.
Il n’avait plus faim ! Misérable John Strobbins !
Le lendemain matin, l’honorable Elias Mac Dowie prenait le train pour Washington en se demandant ce qui allait lui advenir. Il n’allait pas tarder à l’apprendre !
M. Elias Mac Dowie, superintendant du Central Treasury avait, comme principale occupation, de surveiller la fabrication des billets de banque. Et ce n’était pas une sinécure.
Les liasses de papier filigrané et rogné à la dimension exacte, étaient ensuite portées sous les presses et, une fois imprimées et numérotées, enfermées dans un coffre-fort blindé comme un cuirassé, dont Elias Mac Dowie, seul, possédait la clé.
Suivant les besoins du Trésor, le superintendant en livrait un certain nombre au directeur de la Banque d’État chargé de les signer et de les mettre en circulation. Mais, comme ce fonctionnaire s’absentait assez souvent, il avait pour habitude de signer d’avance une certaine quantité de coupures qui restaient entre les mains d’Elias Mac Dowie.
Sitôt revenu de Savannah, Elias Mac Dowie avait repris son poste. Mais, de suite, ses subordonnés remarquèrent un changement dans son attitude. Depuis son aventure de l’Atlantic Hotel, le superintendant était devenu sombre et soucieux, occupé seulement de ses fonctions. Au club, il ne prononçait pas deux paroles à l’heure. Ses amis, ayant appris par les journaux sa mésaventure, avaient essayé de le faire parler, sans y parvenir.
Ils y avaient renoncé.
Silencieux et sombre, Elias Mac Dowie pensait plus que jamais à John Strobbins. Mais ce n’était plus pour l’arrêter ! Ah non ! C’était pour se demander quelle serait la vengeance annoncée par le détective-cambrioleur.
Elias Mac Dowie maigrissait. Ses joues sanguines pâlissaient et devenaient flasques…
Huit jours se passèrent ainsi sans que rien de nouveau n’advint. Elias Mac Dowie commençait à reprendre courage et se disait que, certainement, John Strobbins s’occupait à des choses plus intéressantes qu’une vengeance. À peu près rassuré par ce raisonnement et le temps écoulé, le superintendant pensa à rattraper les neuf cents dollars que lui coûtaient ses velléités de policier amateur.
Pour cela, que fallait-il ? Un simple avancement ! Se faire nommer directeur du Trésor. Là, gisait la difficulté.
Elias Mac Dowie était homme à la surmonter. Il s’en fut donc porter ses doléances et exposer ses longs et loyaux services au secrétaire d’État préposé aux finances.
Ce dernier, qui n’avait pas lieu d’être mécontent du fonctionnaire, l’assura que ses désirs seraient comblés sous peu, le directeur du Trésor devant prendre prochainement sa retraite.
Elias Mac Dowie quitta le secrétaire d’État de la joie plein le cœur. Et, le jour suivant, ses subordonnés s’aperçurent avec stupeur que ses joues avaient repris leurs couleurs et que sa bouche souriait !
Au club, Elias Mac Dowie daigna parler, et laissa à ses amis l’espoir qu’il leur raconterait quelque jour la véridique histoire de ses démêlés avec John Strobbins.
Les amis pensèrent : « Il tient peut-être son homme pour être si joyeux ? »
Le bonheur de M. Mac Dowie devait être de courte durée. Quarante-deux heures exactement, au bout desquelles, en arrivant à son bureau, à neuf heures du matin, il lui sembla qu’une agitation insolite régnait dans l’atelier « Engraving et Printing » (Gravure et imprimerie).
Pris d’un pressentiment pénible, il s’y rendit immédiatement.
Tout semblait y être sens dessus dessous. Contremaîtres et ouvriers couraient de tous côtés, comme affolés. Les machines étaient arrêtées. Les outils jetés un peu partout !
À la vue du superintendant, l’agitation se calma et un silence de mort s’établit. La voix d’Elias Mac Dowie résonna :
— Monsieur Quincey ! dit-il, que signifie tout ceci ?
Le chef de la fabrication – vieux fonctionnaire à cheveux gris, – ainsi interpellé, répondit d’une voix tremblante d’émotion :
— Le… La… c’est le cuivre servant à graver le verso des banknotes de vingt-cinq dollars que… qui… qu’on ne retrouve pas !
— Vous êtes fou, monsieur Quincey ? glapit Mac Dowie, hors de lui.
Le chef de la fabrication ne répondit pas et leva les bras au ciel.
Mac Dowie resta silencieux, lui aussi. Il regarda un à un les ouvriers. Ils étaient au complet, groupés un peu partout dans des attitudes embarrassées.
M. Quincey continuait à garder le silence. Invinciblement, le superintendant pensa à John Strobbins. Mais il chassa cette idée. Que ferait d’une plaque de cuivre le détective-cambrioleur ?… Non, non ! l’objet disparu était simplement égaré. Il était certain que John Strobbins, s’il eût voulu se venger de Mac Dowie ainsi qu’il l’avait promis, aurait employé des moyens plus décisifs.
Mac Dowie leva la tête :
— Il règne ici un désordre sans nom ! Il n’a que trop duré ! Le résultat est qu’une plaque est égarée ! Vous entendez, monsieur Quincey ? Je vous donne jusqu’à ce soir pour la retrouver !
M. Quincey fit le gros dos et murmura :
— Je vais faire faire encore des recherches, monsieur le superintendant !
— Je l’espère ! Et tâchez qu’elles soient rapides et décisives ! Et surtout que personne ne connaisse cet incident grotesque !
« Vous m’avertirez sitôt que la plaque sera retrouvée !
Hélas ! M. Quincey, déjà, avait visité et fond en comble, fouillé l’atelier lui-même.
Il savait bien que la plaque n’y était plus ! Il s’inclina devant son chef et dit :
— Vous pouvez compter sur moi, monsieur le superintendant !
Courroucé, mais digne, Elias Mac Dowie se retira et gagna son cabinet de travail.
« Pourvu que ce ne soit pas un tour de John Strobbins ! pensait-il… Si l’on arrive à savoir cela au département des finances, mon avancement est fini ! »
Pendant toute la journée, le superintendant ne put travailler. Il tressaillait au moindre bruit, croyant que c’était M. Quincey qui venait l’informer de la découverte de la plaque disparue.
Mais non ! Cinq heures sonnèrent – heure de la fermeture des bureaux et ateliers du Trésor – sans que personne vînt déranger M. le superintendant !
La situation devenait grave.
Elias Mac Dowie se dressa de son fauteuil et ne fit qu’un bond à l’atelier Engraving Printing.
Personne n’était encore sorti. M. Quincey se tenait debout, appuyé contre une machine, dans l’attitude d’un lamentable désespoir.
Autour de lui, les ouvriers typographes étaient groupés et discutaient avec animation les hypothèses les plus invraisemblables. À la vue de Mac Dowie, ils se turent.
— Eh bien, M. Quincey, s’écriait le superintendant, c’est ainsi que vous avez exécuté mes ordres ? Cette plaque ?
Le vieux fonctionnaire eut un geste d’impuissance :
— Que voulez-vous, monsieur le superintendant, nous avons fouillé partout ! Rien ! Je puis vous assurer que la plaque n’est pas ici ! Comme je ne puis croire qu’aucun mes hommes – dont je réponds – ne l’a emportée, et pourquoi faire ? j’estime que la plaque a été volée cette nuit, puisque nous ne l’avons pas trouvée ce matin !… C’est malheureux, d’autant plus que nous allons avoir à tirer prochainement des banknotes de cinq dollars !
Elias Mac Dowie avait écouté M. Quincey sans l’interrompre.
La dernière phrase du vieillard mit un comble à son exaspération. Certes, il le savait que la plaque était nécessaire et que son remplacement allait s’imposer à bref délai si elle n’était pas retrouvée… Et, pour en faire graver une autre, il faudrait aviser le directeur du Trésor, et même le secrétaire d’État.
Il y aurait enquête, contre-enquête, scandale… et alors, adieu, la place de directeur !
Elias Mac Dowie parla d’une voix lente en scandant ses mots :
— Alors, monsieur Quincey, vous portez absolument garant de votre personnel ?… Ab-so-lu-ment ? Attention à votre réponse ! Je vous avertis que je vais faire une enquête ! Elle sera serrée et précise ! Et si je découvre la négligence ou inobservation du règlement votre part, je sévirai sans pitié.
« J’attends votre réponse ?
Ces dures paroles eurent pour effet de rendre tout son sang-froid à M. Quincey.
— Monsieur le superintendant, dit-il, j’ai le droit, jusqu’à preuve du contraire, d’avoir foi en l’honnêteté de mes subordonnés. Rien ne m’autorise à les suspecter. Hier soir, comme chaque jour, ils ont été minutieusement fouillés à la sortie ainsi que le veut le règlement. J’ai moi-même, hier soir, fermé les portes de l’atelier et ai donné les clés au garde-consigne. Sur votre ordre, j’ai fouillé l’atelier de fond en comble. Je n’ai rien à me reprocher !
Ce petit discours, prononcé d’une voix calme, augmenta la rage d’Elias Mac Dowie.
Mais il se contint :
— C’est bien ! dit-il… Faites sortir vos hommes, il est l’heure ! Et pas un mot en ville, vous autres, sinon c’est la révocation pure et simple !… Je vais prendre les mesures nécessaires pour retrouver l’objet volé !
Dans un silence hostile, les ouvriers sortirent. Derrière eux, Elias Mac Dowie quitta l’atelier « Engraving et Printing », sans avoir dit un mot à M. Quincey. Il regagna son cabinet de travail en murmurant :
— Sûrement, il n’y a pas de doute, c’est un coup de John Strobbins !…
Cette croyance, d’ailleurs, ne désespéra pas le superintendant. Le mal était fait. Il accepterait la lutte. Mais pas tout seul. Non qu’il se défiât de ses propres forces – il s’estimait un policier hors ligne – mais il pensait que, dans cette affaire, un appoint ne serait pas de trop pour aboutir rapidement.
S’il parvenait du même coup à capturer John Strobbins et à retrouver la plaque gravée, il ne regretterait pas ses alarmes !
M. Mac Dowie se souvint qu’il avait reçu, une semaine auparavant, une circulaire recommandant l’agence de Police privée Brockton et Smith.
Ne voulant pas, de peur d’ébruiter l’affaire, employer la police officielle, le superintendant résolut donc de s’adresser à MM. Brockton et Smith – les premiers policiers d’Amérique (et par conséquent de l’univers) affirmait la circulaire.
Le temps pressait. Sans plus attendre, M. Elias Mac Dowie écrivit une lettre à l’agence Brockton et Smith, priant un de ces messieurs de passer de toute urgence à son bureau. Après l’avoir jetée à la poste, Elias Mac Dowie se sentit un peu rasséréné. Il dîna copieusement, et, pendant la nuit, rêva qu’il assistait au prononcé du jugement condamnant John Strobbins à cent ans de « hard labour » (travaux forcés).
Le lendemain matin, à neuf heures, M. Mac Dowie entrait dans son cabinet de travail. À neuf heures cinq, un huissier pénétra auprès de lui et lui tendit une carte de visite ainsi libellée :
Chas. Brockton,
de l’agence Brockton et Smith
Everywhere (partout).
— Faites entrer, ordonna Elias Mac Dowie.
M. Chas. Brockton, introduit par l’huissier, apparut sous l’aspect d’un gros homme, au visage rieur encadré d’une épaisse barbe noire. Il attendit que la porte se fût fermée derrière lui, et, d’une voix douce, déclara :
— Monsieur le superintendant, je vous présente mes hommages !… Je suis dès à présent à votre entière disposition !…
— Trop aimable !… Asseyez-vous, je vous prie !… Je vous ai fait venir pour une affaire très délicate, et, qui, par sa nature spéciale, m’empêche, ainsi que vous le comprendrez, de m’en occuper avec chance de succès… Sans cela…
— Oh ! monsieur le superintendant, nous connaissons vos extraordinaires facultés d’investigation ! Nous savons comment vous avez failli capturer John Strobbins qui ne vous échappa que par la maladresse d’un policier officiel !… N’eût été votre haute situation, nous vous aurions depuis longtemps prié de collaborer avec nous – de nous diriger, même !…
Elias Mac Dowie se rengorgea. Ce n’était pourtant pas un imbécile, mais dès qu’on vantait son illusoire science policière, il devenait d’une crédulité incroyable. Il sourit d’aise et répondit :
— Oui… J’aime assez à m’occuper de ces choses-là… et il est certain que bien des criminels n’auraient pas échappé si je m’étais mêlé de leur capture… Enfin !… (Mac Dowie soupira). Il est vrai que j’ai failli capturer le fameux John Strobbins. Et, c’est certainement lui qui motive votre présence ici. Il a juré de se venger de moi. Et je soupçonne fort qu’il est l’auteur de la disparition d’une plaque de cuivre gravée servant à la fabrication des banknotes, qu’on ne trouve plus depuis hier matin.
Et le superintendant relata au policier les circonstances dans lesquelles on s’était aperçu de la disparition de la plaque.
Chas. Brockton, assis dans un confortable fauteuil de cuir, écouta le haut fonctionnaire avec une attention soutenue. Il lui fit même plusieurs questions pour préciser certains détails, et, quand Mac Dowie eut fini de parler, il resta quelques instants muet, plongé dans de profondes réflexions.
— Il est certain, dit-il enfin, que la plaque a bien été volée et emportée. La retrouver est difficile.
« Retrouver le voleur, à mon sens, est facile. Je ne crois pas que John Strobbins soit l’auteur du vol : c’est un gentleman qui ne travaille qu’en « grand »… Non, c’est quelque ouvrier qui s’en sera emparé dans l’espoir de s’en servir pour fabriquer, quand l’émotion produite par le vol se sera calmée, de fausses banknotes. Heureusement, il n’a pu prendre qu’une des deux plaques qui lui sont nécessaires. J’en conclus qu’il tentera, d’ici peu, de s’approprier la seconde. Et c’est alors que nous le pincerons !
Elias Mac Dowie apprécia fort ce raisonnement !
— Vous avez la même idée que moi ! dit-il au policier qui inclina la tête d’un air flatté… Malheureusement, je suis très pressé de recouvrer cette plaque dont je vais avoir besoin d’ici quelques jours. Il faudrait absolument aboutir avant…
— Cela se peut !… Vous n’avez qu’à élaborer un règlement excessivement sévère en indiquant qu’il sera mis en vigueur dans trois jours. Il y a de grandes chances pour que notre voleur se hâte d’accomplir son dessein avant qu’il soit devenu impossible…
— … C’est vrai ! Et comment, comptez-vous opérer ?… car il ne faudrait pas que vous laissiez échapper notre homme à aucun prix !
— Je ne suis pas James Mollescott, moi ! fit le policier souriant… où mettez-vous les plaques de cuivre ?
— Dans un coffre spécial dont le chef du service de la gravure, M. Quincey, a seul la clé… C’est d’ailleurs pour cela que je suis étonné : pourquoi le voleur n’a-t-il pas pris les deux plaques, cela lui aurait été aussi facile, que d’en prendre une ?
— Oui, mais il a peut-être été dérangé… sait-on jamais ?… l’homme qui accomplit un acte aussi dangereux est très impressionnable, le moindre bruit l’épouvante ; c’est ce qui a dû arriver. Et c’est ce qui ne serait pas advenu si John Strobbins eût été le voleur ! c’est un homme maître de lui, celui-là !
« Je vous demanderai donc de me fournir simplement un endroit dans l’atelier de gravure où je puisse me dissimuler. J’agirai seul. J’y passerai la nuit et y attendrai le voleur. J’ai comme une idée qu’il ne tardera pas à venir.
« Sitôt que je l’aurai capturé, un bon coup de casse-tête bien asséné me le livrera vivant – je vous l’amènerai. Nous lui offrirons la liberté contre la restitution de la plaque. Il ne demandera pas mieux. Et ainsi, sans bruit, ni scandale, nous aurons atteint notre but.
— Et s’il ne vient pas ? objecta Elias Mac Dowie presque convaincu.
— Il viendra, sans quoi son vol n’aurait pas d’objet ! Si, par impossible, il n’est pas venu dans trois jours, je verrai à tourner mes investigations ailleurs. Mais je suis si persuadé que le voleur reviendra, que je ne vous demanderai mes honoraires – deux mille dollars – que si la capture a lieu avant cinq jours !
À l’énoncé de la somme de deux mille dollars, Elias Mac Dowie avait fait une légère grimace, mais il se ressaisit et dit :
— Eh bien, c’est entendu. Je vais aussitôt m’occuper de vous trouver une cachette dans l’atelier d’Engraving et Printing.
« Revenez ce soir à quatre heures me voir ici !
— Vous pouvez compter sur moi, monsieur le superintendant !… Un dernier mot : ne parlez à personne de nos projets… À personne ! Vous savez comme moi, combien la moindre indiscrétion est préjudiciable à une enquête !
— Je m’occupe depuis assez longtemps de semblables choses pour ne pas l’ignorer, monsieur ! affirma dignement Elias Mac Dowie.
M. Chas. Brockton se leva. Avec une correction parfaite, il salua le haut fonctionnaire, et, lentement, se dirigea vers la porte et sortit.
Elias Mac Dowie, resté seul, ne perdit point son temps. Sur-le-champ, il rédigea un nouveau règlement, applicable quatre jours plus tard, et destiné au personnel des Ateliers du Trésor.
Ce factum prévoyait les moindres manquements à la discipline, doublait le nombre des gardes de nuit et punissait de peines excessivement sévères le plus petit défaut de vigilance.
Le superintendant, ayant relu son règlement en fut satisfait. Il sonna un huissier et lui ordonna de se rendre immédiatement à l’imprimerie pour faire reproduire le nouveau règlement à cent exemplaires qui devaient être le jour même affichés partout.
Midi allait sonner. Content de lui, Elias Mac Dowie s’en fut déjeuner. Son repas terminé, il regagna le Central Treasury et s’en fut à l’atelier Engraving et Printing afin d’y chercher la cachette où Chas. Brockton devait passer la nuit.
Lorsqu’il arriva, son nouveau règlement, qui avait été affiché pendant la suspension de travail, groupait autour de lui tous les ouvriers de l’atelier. Et ceux-ci ne s’interdisaient pas les commentaires malveillants ou indignés.
À la vue d’Elias Mac Dowie, ils se turent subitement et se dispersèrent, chacun à leur poste.
M. Quincey qui, dans un angle de l’atelier, était occupé à examiner des épreuves, se précipita au-devant du superintendant.
— Je n’aime pas les attroupements pendant le travail, fit Mac Dowie, d’une voix sèche, après un bref salut.
« J’ai institué un nouveau règlement pour renforcer la discipline, qui me paraît être, ici, assez relâchée. J’espère ne pas avoir a sévir. Quant à ceux qui ne trouveraient pas le nouveau règlement à leur goût, rien ne les oblige à rester...
« Maintenant, monsieur Quincey, je désire visiter de fond en comble l’atelier et ses annexes pour y examiner les modification possibles. Veuillez m’accompagner !
Le digne M. Quincey, abasourdi par pareille semonce, courba le dos et répondit :
— Monsieur le superintendant, je suis à votre disposition !
— Allons !
Les deux hommes commencèrent leur tournée, qui, pour Elias Mac Dowie, n’avait d’autre but que de trouver une cachette pour le policier.
Il fut bientôt satisfait : près de l’entrée de la salle des coffres-forts se trouvait une vaste armoire de tôle, contenant divers outils.
Mac Dowie la fit ouvrir et constata qu’un homme pouvait facilement s’y dissimuler. Satisfait, il continua sa visite, et, sans avoir rien laissé voir de ses intentions, regagna son cabinet de travail.
Quelques minutes plus tard, M. Chas. Brockton était auprès de lui.
Le policier était exact : l’horloge de bronze posée sur la cheminée sonna quatre heures au moment où il entrait.
— J’ai votre affaire, monsieur Brockton, dit aussitôt Mac Dowie : près des coffres-forts renfermant les clichés se trouve une armoire dans laquelle vous serez à votre aise pour guetter votre homme !
— Elle n’est pas dans la salle des coffres ?
— Non ! Mais à l’entrée !… Le voleur, s’il vient, devra passer devant vous !
— Tout va bien, alors !… Cependant, j’aurais aimé mieux être dans la salle des coffres afin de prendre le voleur en flagrant délit.
« Son crime eut été plus punissable et ainsi l’homme eût avoué avec plus de facilité pour échapper à ses conséquences. Mais, comme il sera certainement muni des instruments nécessaires pour fracturer le coffre, je n’aurai qu’à le laisser faire… et m’en emparer au bon moment.
— C’est cela… Mais ne lui laissez pas abîmer les coffres : il ne faut pas qu’il y ait de scandale, je vous l’ai dit !
— J’en fais mon affaire… à la première entaille sur la paroi du coffre, j’arrête les frais !… J’ai tout prévu !
« Il me reste maintenant à vous demander un mot de votre main m’autorisant à stationner dans l’atelier cette nuit. Une ronde peut me découvrir ! Et, si je n’avais alors aucun document justifiant ma présence, le scandale que vous voulez éviter, éclaterait… vous me comprenez !
Elias Mac Dowie ne répondit pas. Après quelques instants de réflexion, il se convainquit que son interlocuteur avait raison. Il saisit un papier à l’en-tête du National Treasury et écrivit :
Dans un but de surveillance, j’autorise M. Charles Brockton, détective privé, de stationner dans la nuit du 5 au 6 décembre dans l’atelier « Engraving et Printing » et de circuler dans les locaux environnants.
M. Charles Brockton n’aura de comptes à rendre à personne qu’à moi-même.
Washington, le 5 décembre.
Le superintendant du Central Treasury.
ELIAS MAC DOWIE.
— Voici ! dit le superintendant en tendant le papier au policier qui, soigneusement, l’inséra dans son portefeuille.
— Maintenant, fit Elias Mac Dowie, il ne nous reste plus qu’à attendre la sortie des ouvriers !… Je vous conduirai ensuite à votre cachette. Avez-vous dîné ?
— Non, mais j’ai dans mes poches de quoi manger et de quoi boire ! J’ai tout prévu !…
— All right !… Alors, nous n’avons qu’à attendre… Un cigare ?
— Avec plaisir, monsieur le superintendant !
Les deux hommes allumèrent chacun leur cigare bagué d’or, que Monsieur le superintendant venait de sortir d’une boîte armoriée. Sans parler, ils fumèrent, chacun réfléchissant de son côté…
À six heures du soir, Elias Mac Dowie jugea que le moment était venu. Depuis longtemps, le dernier ouvrier avait franchi la porte de sortie et nul bruit ne s’entendait dans les immenses bâtiments constituant les ateliers du Trésor.
Le superintendant se leva et dit :
— Si vous voulez bien, monsieur Brockton, je vais vous conduire à votre cachette… Attendez-moi un instant ici : je vais chercher les clés !
— Je suis à votre disposition, Monsieur le superintendant ! répéta le policier.
S’étant assuré, d’un coup d’œil, que toutes les serrures de ses meubles étaient fermées, le superintendant qui était un homme méfiant, se dirigea vers la porte et sortit.
Brockton resta seul. Il en profita pour tirer de sa poche un minuscule trousseau de clés avec lequel il eut tôt fait d’ouvrir un des tiroirs du bureau dans lequel il introduisit un mince paquet enveloppé de papier.
Il referma le tiroir, eut un sourire narquois et alla se rasseoir dans le fauteuil qu’il occupait auparavant.
Cinq minutes plus tard, la porte s’ouvrait. Elias Mac Dowie paraissait, tenant à la main un trousseau de clés nickelées. D’un signe de la tête, il invita le policier à sortir, ferma la porte derrière lui, et se mit en marche à travers les couloirs déserts.
Les deux hommes traversèrent successivement une vaste cour, franchirent une petite antichambre et arrivèrent devant une épaisse porte de chêne que Mac Dowie ouvrit en disant :
— Nous voici à l’atelier « Engraving and Printing ! » Venez !
Brockton obéit. À la suite du haut fonctionnaire, il pénétra dans le vaste atelier et arriva devant l’armoire de fer située près de l’entrée de la salle des coffres-forts :
— Voici votre gîte pour la nuit ! fit Mac Dowie en souriant ; il n’est pas très confortable, mais…
— On ne gagne pas deux mille dollars en jouant du banjo ! c’est sûr ! dit le policier, souriant… Ce ne sont jamais que quelques nuits à passer !… Et alors, où est la salle des coffres ?
— Mais là, la porte que vous voyez… oui, c’est elle. En tenant votre armoire entr’ouverte, vous ne perdrez rien des mouvements du voleur ! affirma Mac Dowie.
— En effet !… Et vous en avez les clés ?
— Non ! Elles sont enfermées dans un coffret spécial dont le chef de la fabrication, qui en est responsable, a seul la clé !… Vous n’avez besoin de rien ?
— Non… Je désire simplement que vous ne m’enfermiez pas… ou que, si vous croyez que cela est nécessaire pour ne pas donner de soupçons aux gardiens qui font la ronde, vous me laissiez la clé de l’atelier… un incendie est vite arrivé et je n’ai aucune envie de mourir rôti !
— Diable !… Il est six heures et quart et la première ronde passe à 6 h. 35… c’est vrai !… Il faut que la porte soit fermée, je n’y pensais plus ! Je vous laisserai donc la clé. Vous me la rendrez demain matin ! Vous fermerez dès que je serai sorti !
— C’est entendu ! conclut Chas. Brockton en prenant la clé que le superintendant venait de détacher du trousseau qu’il tenait à la main.
— À demain – et bonne chance !… Enfermez-vous vite dans votre armoire, car la ronde ne va pas tarder à passer !
— N’ayez crainte, monsieur le superintendant !
Sur ces paroles, Elias Mac Dowie se dirigea vers la porte et disparut.
La nuit était complètement venue et, seule, la lueur des lampes électriques de la cour passant à travers les fenêtres grillées de l’atelier y jetait une clarté blafarde.
Chas. Brockton, soigneusement, ferma la porte à double tour. Puis, aussi silencieux qu’un chat, revint vers l’armoire de tôle, s’y fit une place parmi les outils entassés et attira la porte à lui.
Dix minutes plus tard, la ronde annoncée par Mac Dowie pénétrait d’ans l’atelier. Elle était composée de deux gardiens qui, munis de revolvers et de lanternes, explorèrent minutieusement la vaste salle et s’en retournèrent sans avoir rien aperçu d’anormal.
Chas. Brockton, de sa cachette, n’avait rien perdu de leurs mouvements. Sitôt que la porte se fut refermée sur eux, il sortit de sa cachette et eut un rire muet.
— À l’œuvre, maintenant ! dit-il.
* * *
Le lendemain matin, l’honorable Elias Mac Dowie ayant absorbé un substantiel déjeuner, se disposait à quitter sa coquette maison de la 26e rue pour gagner son bureau, lorsque son valet de chambre se précipita dans la salle à manger où il se trouvait.
— Monsieur ! Monsieur ! dit-il rouge d’émotion, il y a là deux gentlemen, deux détectives qui prétendent parler sans délai à Monsieur !
Elias Mac Dowie tressaillit :
— Ça y est, pensa-t-il, c’est Brockton et Smith qui viennent m’aviser de la capture du voleur ! Rudement fins, ces détectives…
— Faites entrer ! dit-il au domestique qui attendait.
— Bien, monsieur !
Le superintendant regarda l’horloge : huit heures et demie. Il avait le temps.
Il achevait cette constatation lorsque son valet de chambre ouvrit la porte et s’écarta pour laisser passer les deux visiteurs.
Aucun d’eux ne ressemblait à Chas. Brockton. C’était certain.
— Gentlemen, fit Mac Dowie, vous avez désiré me voir ?… Que puis-je pour vous ?
— M. Mac Dowie, c’est l’attorney général qui nous envoie… Vous avez devant vous l’inspecteur Martins, c’est moi-même, et le détective Fourner… Ce matin, à six heures, les gardes de nuit du Trésor ont découvert en faisant leur ronde que la salle des coffres-forts où sont enfermées les banknotes en cours de fabrication avait été visitée ! La porte blindée avait été fracturée à l’aide d’un chalumeau à acétylène ! Trois coffres sur six ont été également cambriolés !
L’attorney général, aussitôt prévenu, nous a envoyés vous prier de venir aussitôt au trésor, pour évaluer le montant et la nature du vol !
Elias Mac Dowie en entendant ces terribles paroles, avait passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : son visage, tour à tour rose, blanc, jaune, rouge-brique, conservait cette dernière teinte. Le superintendant fut obligé de se retenir à la table pour ne pas choir sur le tapis. Il comprenait tout, maintenant. C’était simple, il était joué ! joué !
Et comment !
Le policier Brockton était un émissaire de John Strobbins !
— Je… Je vous suis, gentlemen ! dit-il aux deux détectives qui craignaient sérieusement de le voir défaillir.
D’un pas mal assuré, il gagna la rue et héla une voiture qui le conduisit au Central Treasury. Une agitation frénétique y régnait.
Lorsque Mac Dowie parut dans la cour intérieure, ce fut une ruée vers lui. Coroner, attorney, huissiers, accoururent. L’attorney général, grand vieillard glabre, fit signe au superintendant de le joindre. Les jambes flageolantes, Mac Dowie obéit.
Le magistrat tenait un papier à la main.
— Que signifie cela, monsieur ? dit-il en le montrant à Mac Dowie.
Celui-ci reconnut le laisser-passer qu’il avait délivré à Chas Brockton !
— C’est bien de vous, cela, n’est-ce pas ? fit l’attorney… Eh bien, vous aurez à expliquer pourquoi vous avez écrit ce papier. L’homme qui en était porteur a quitté le Central Treasury à quatre heures du matin – entre deux rondes ! c’est lui qui a éventré les coffres !… Venez avec moi, nous allons évaluer le vol !
Tête basse, Elias Mac Dowie suivit le magistrat, et, à ses côtés, traversa l’atelier Engraving and Printing.
Il arriva ainsi à la salle des coffres-forts. Trois d’entre eux étaient béants.
Le superintendant, d’un seul coup d’œil, jugea l’étendue du désastre. Une vingtaine de liasses de papier filigrané, destinées à la fabrication des banknotes de cent dollars manquaient, et, chose plus grave, dix liasses de chacune mille billets de cent dollars, imprimés, numérotés et signés, prêts à être mis en circulation, avaient disparu !… Soit également un million de dollars !
— Alors ? demanda l’attorney général.
— Un million de dollars en banknotes signées, ont été enlevées !
— Je regrette, mais je me vois obligé de vous mettre en état d’arrestation !…
— Mais je suis innocent !… Écoutez-moi !… Je vous expliquerai…
La stupeur, la rage et le désespoir du superintendant étaient si énormes qu’il bégayait et ne trouvait pas ses mots !
Deux détectives, appelés par l’attorney général, lui passèrent les menottes et l’emmenèrent au milieu de la stupéfaction générale.
… En vain, Elias Mac Dowie, ayant repris son sang-froid ; tenta d’expliquer sa conduite au juge d’instruction. Il ne réussit pas à le convaincre.
À l’agence Brockton et Smith, nulle lettre du superintendant n’avait jamais été reçue.
On ignorait tout de cette affaire ! Fait accablant, la plaque de cuivre gravée disparue avait été retrouvée dans le cabinet de travail du superintendant – dans un tiroir de son bureau !
La préméditation était donc prouvée ! Elias Mac Dowie, pensant n’être pas suspecté, s’était entendu avec un complice pour voler le trésor ; les précautions étaient bonnes ; mais il avait compté sans la justice ! Son complice, resté inconnu, s’en tirait, mais pas lui. Que répondre à cela ? Tout accablait l’infortuné fonctionnaire. Il fut envoyé devant la cour d’assises.
Les débats furent courts ; tout accablait l’accusé à tel point que son avocat, incrédule, lui conseilla de plaider coupable et d’avouer. La plaidoirie de ce dernier terminée, le juge allait prononcer la sentence lorsqu’un gardien du Palais de Justice s’approcha du magistrat et lui remit une lettre.
Le juge la décacheta. Et il lut :
Monsieur,
C’est le complice – ou plutôt celui que vous croyez tel – de M. Elias Mac Dowie qui vous écrit.
M. Mac Dowie est innocent. Et, s’il comparaît devant vous, c’est pour s’être mêlé de ce qui ne le regardait pas.
Employé du Trésor, il a voulu se faire policier et a prétendu m’arrêter moi, John Strobbins, détective cambrioleur.
Je dois dire que, sans l’incommensurable policier du sieur James Mollescott, chef de la police de San-Francisco, il aurait pu réussir.
À cause de lui, j’ai dû interrompre ma villégiature à Savannah où je comptais passer l’hiver.
Je résolus de me venger et d’apprendre au dit Mac Dowie d’être plus modeste et surtout plus circonspect à l’avenir.
Je hais les amateurs !
Je fis dérober par un de mes affiliés, ouvrier du Trésor (j’ai des amis partout) une plaque de cuivre gravée destinée à l’impression des banknotes de 25 dollars.
Je savais que Mac Dowie postulait pour le grade de directeur du Trésor et que, par conséquent, il n’ébruiterait pas le vol tout en faisant diligence pour recouvrer l’objet volé dont il avait un besoin pressant.
L’ouvrier sortit la plaque en la cachant dans la semelle d’un de ses souliers – c’est simple, vous le voyez.
Mais je reprends. Comme j’avais eu soin auparavant – quelques jours avant le vol – d’envoyer à Mac Dowie la circulaire d’une agence de détectives très connue – et où j’ai aussi des affiliés (j’en ai partout) il advint ce que l’avais prévu : Mac Dowie fit appel aux services de cette agence.
Ce fut moi, bien déguisé, ma foi, qui me rendis à son invitation. J’en profitais pour glisser dans le tiroir de son bureau la plaque de cuivre dérobée.
Et, l’ayant persuadé de me cacher dans l’atelier de gravure – ainsi qu’il vous l’a expliqué – rien ne me fut plus facile que d’éventrer les coffres à l’aide des outils dont je m’étais muni dans ce but.
Mais je m’en voudrais d’abuser de vos précieux instants… Vous savez le reste… M. James Mollescott peut témoigner de la véracité de mes dires.
Croyez, monsieur, à ma très haute considération.
JOHN STROBBINS,
Détective-cambrioleur.
… Une heure plus tard, les débats ayant été repris, Elias Mac Dowie était acquitté.
Mais, ayant été convaincu d’avoir agi avec légèreté et imprudence, il fut condamné aux frais du procès et on le destitua.
Ironie des choses, maintenant qu’Elias Mac Dowie le pourrait, il ne songe plus à s’occuper d’affaires policières. Il n’est plus « amateur »…
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
Ebooks libres et gratuits – Bibliothèque numérique romande – Google Groupes
en mai 2021.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Moselli, José, Une inexplicable disparition, La Margarita, L’Amateur in L’Épatant tous les jeudis pour la famille, Paris, Publications Offenstadt, n° 224 à 238, du 18 juillet au 24 octobre 1912. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page provient de notre édition de référence de même que les illustrations dans le texte.
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