J.-F.-Louis Merlet

LE MIRAGE D’EL DORADO

1925-1926

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Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE. 4

UNE BRILLANTE AFFAIRE.. 4

II  UN NOUVEL EMPLOYÉ.. 8

III  RÉMY SALVATOR, PROSPECTEUR.. 19

IV  MONSIEUR L’INSPECTEUR PRINCIPAL.. 25

DE LA COUR D’ASSISES AU BAGNE.. 34

VI  AU BAGNE.. 40

VII  UN JOUR, DANS SAINT-LAURENT.. 48

VIII  LES SOUVENIRS DE MARCO.. 56

IX  CEUX QUI SONT PARTIS. 65

X  COMMENT ON S’ÉVADE DE LA GUYANE.. 75

XI  LE TRÉSOR DE MARCO.. 87

XII  ADIEU ! SAINT-LAURENT ! 93

DEUXIÈME PARTIE  LA GUYANE DES CHERCHEURS D’OR   101

PARAMARIBO, VIEILLE VILLE.. 101

II  L’INITIATION AU VOYAGE.. 109

III  CHEZ LES JAVANAIS. 122

IV  LE REFUGE DES OUTLAWS. 127

AVEC LES LÉPREUX.. 139

VI  LES PRÉCAUTIONS DE SALVATOR.. 148

VII  AVEC LES GRANDS AVENTURIERS. 155

VIII  LA LÉGENDE D’EL DORADO.. 166

IX  PENCHÉS SUR LES CARTES. 180

LE DÉPART.. 199

XI  SUR LE PLACER ABANDONNÉ.. 207

XII  EN GUYANE FRANÇAISE.. 224

XIII  L’HISTOIRE TRAGIQUE DE L’INDIEN.. 260

XIV  LA RIVIÈRE SE PERD EN FORÊT.. 271

XV  AU PLACER MINERVA.. 278

XVI  DANS LA RÉGION INCONNUE.. 287

XVII  LA GRANDE FORÊT.. 297

XVIII  AU SEUIL DES TUMUC-HUMAC.. 304

XIX  LE PLACER BIENVENU.. 309

XX  LES FAUVES AUTOUR DU TRÉSOR.. 318

XXI  SEPT HOMMES SUR L’OYAPOC.. 331

XXII  LA MORT DE MARCO.. 337

TROISIÈME PARTIE  LE MIRACLE DE L’OR.. 343

LE DÉPART DE SALVATOR.. 343

II  SUR LA GOÉLETTE SPERANZA.. 347

III  NOUVELLES DE FRANCE.. 351

IV  LE BEAU VOYAGE.. 359

LA MÈRE ET LE FILS. 370

VI  CHEZ LE MINISTRE DE LA JUSTICE.. 377

VII  LES NOTES DE SALVATOR.. 385

ÉPILOGUE  LE MIRAGE D’EL DORADO.. 391

Ce livre numérique. 394

 

PREMIÈRE PARTIE

I

UNE BRILLANTE AFFAIRE

Au rez-de-chaussée d’un très bel immeuble de la rue Taitbout, étaient installés les bureaux somptueux de la Banque commerciale des valeurs agricoles, montée au capital de trois millions versés et ayant à sa tête un comité composé de braves gens et aussi d’aigrefins, soigneusement dissimulés sous des noms d’emprunt.

Le président, M. du Coulier, était un ancien sénateur, faisant déjà partie de plusieurs sociétés financières notoires. Il inspirait confiance. Sa probité était hautement reconnue par tous, mais il ne paraissait pas très au courant des combinaisons de la dernière heure et des opérations contestables ou scabreuses de la banque nouvelle à laquelle il avait prêté l’autorité de son nom.

Autour de lui grouillait une séquelle d’employés admirablement stylés par les deux directeurs effectifs : Henri de Boisaubry, de son véritable nom Henri Béragne, et Fernand Calmonne, ancien receveur des finances, qui avait quitté l’administration pour un emploi plus lucratif, après avoir fait valoir, prématurément, pour des raisons de santé, ses droits à la retraite, après une affaire assez délicate.

Tous deux étaient peu scrupuleux, et, à la vérité, cherchaient à attirer les gogos en leur antre dont l’apparence était certainement trompeuse.

Boisaubry et Calmonne, toujours très dignes et d’une tenue irréprochable, sérieux et ponctuels, jouaient à merveille le rôle qu’ils s’étaient assigné.

Lors des réunions semestrielles du conseil d’administration, on se plaisait à rendre hommage à leurs qualités.

Le revers de la médaille était moins brillant.

Leurs bureaux fermés, messieurs les directeurs se livraient sans mesure à leurs distractions favorites : le jeu et la fête à travers les cabarets de nuit, où, sous des pseudonymes familiers, car ils savaient cacher leur véritable identité, ils étaient célèbres.

Ils dépensaient sans compter, et figuraient assez ces rois éphémères de Paris qui brise ses hochets et ses pantins, avec une tragique désinvolture.

Leurs affaires étaient brillantes !

Certes, ils avaient fort bien calculé leur coup. Des rabatteurs parcouraient les campagnes et faisaient miroiter les avantages inattendus aux yeux des paysans qui, pourtant, à l’ordinaire, se tiennent sur leurs gardes et se méfient. Mais les courtiers ne proposaient pas de souscriptions à des entreprises commerciales, minières ou industrielles. Ils prenaient le propriétaire terrien par son côté faible, frappaient au défaut de la cuirasse. C’était sur des domaines à hypothéquer qu’ils demandaient des sommes assez rondes. Ils expliquaient comment on pourrait se rendre acquéreur pour un morceau de pain de tel ou tel château. L’argent ainsi avancé rapportait, selon les déclarations des limiers, de 15 à 20 pour 100. Et, de fait, fondée depuis un an, la banque avait régulièrement et largement payé. La confiance était gagnée. De ferme à ferme, on racontait les avantageux placements et lorsque les loups-cerviers étaient de nouveau en chasse, ils rencontraient à peu près partout un excellent accueil.

Inutile de dire que ces derniers étaient au nombre de huit, complices des deux directeurs, et que les magnifiques domaines dont ils parlaient aux intéressés étaient, en réalité, des propriétés dépréciées, à moitié abandonnées déjà lourdement frappées par des dettes anciennes. Mais on exhibait à tel paysan poitevin des photographies de châteaux et de vastes terres situés en Vaucluse ou en Béarn, des chiffres maquillés de récoltes et de revenus. C’était loin. Et les papiers étaient en règle !

Enfin, sans que nul s’en doutât, les capitaux en dépôt servaient à payer les intérêts promis, et à permettre à la bande, parfaitement organisée, de puiser sans discrétion dans la caisse si bien alimentée.

Les directeurs passaient à leurs services des ordres et des débours fictifs.

La confiance absolue régnait.

À la fin de la seconde année, le succès le plus franc consacrait les efforts tenaces de MM. de Boisaubry et Calmonne.

Des journaux financiers, dont ils alimentaient le budget de publicité, se chargeaient de chanter leurs louanges sur le mode majeur.

Ainsi, dans Paris, où les badauds trouvent si bien leur compte, des aventuriers sans vergogne écrémaient l’épargne et dilapidaient le résultat d’un travail constant. Ils pouvaient, grâce à une ruse disciplinée et à une méthode admirable, jouir impunément du fruit de leurs exploits. Et le tout, sous couvert d’une dignité, d’une correction impeccable.

C’est ainsi que se font, de nos jours, les bonnes maisons, du moins certaines d’entre elles, trop excellentes pour rester debout longtemps.

II

UN NOUVEL EMPLOYÉ

— Vous désirez ?

— Voir le directeur de la banque.

— Vous avez un rendez-vous ?

— Non !

— C’est pour affaire ?

— Sans doute. Mais, avant tout, puis-je être reçu ?

— Certainement. Mais il y a deux directeurs. Lequel voulez-vous voir ?

— Celui qui s’occupe du personnel.

— Ah ! très bien ! C’est M. Calmonne qui vous recevra, mais il n’est pas encore arrivé.

— J’ai le temps.

— Alors, veuillez me suivre dans le salon d’attente.

Et l’huissier précéda le visiteur matinal à travers le hall.

L’inconnu paraissait avoir dépassé légèrement la trentaine. C’était un homme robuste, de haute stature, fort sans embonpoint, le masque énergique et rasé, les yeux noirs et brillants, le front haut sous des cheveux longs rejetés en arrière ; le teint basané révélait le colonial. Il portait un vêtement de bonne coupe, mais râpé. Le linge blanc, sans tache, les mains soignées révélaient son éducation et son rang social. Il tenait dans les doigts des gants clairs fatigués, et sur des chaussures impeccables, quoique vieilles, des guêtres cachaient des tiges que l’on devinait brisées par l’usage.

L’huissier revint quelques instants après et lui demanda qui il devait annoncer.

Le visiteur lui tendit une carte sur laquelle il lut le nom :

 

RÉMY SALVATOR
Ingénieur-prospecteur.

 

Peu après, il fut introduit dans le bureau de M. Calmonne, et les deux hommes, si différents d’allure, restèrent quelques secondes sans parler et s’observant.

Fernand Calmonne était un gros réjoui, d’aspect aimable, les joues ornées de favoris, la lèvre rasée ; l’aspect d’un notaire traditionnel, jovial et malin. Ses mains grasses, d’une extraordinaire souplesse, tournaient et retournaient la carte de visite de l’inconnu. Il se décida enfin à parler.

— Vous avez désiré me voir ?

— Oui, monsieur.

— Dans quel but et pour quelle affaire ?

— La mienne, hélas, répondit Rémy Salvator. Je vous suis adressé par un de vos clients, M. Rouquier, de Béziers, où j’ai passé quelques jours avant de rentrer à Paris.

— Ah ! parfaitement, fit Calmonne, parfaitement. Soyez le bienvenu, monsieur, asseyez-vous. M. Rouquier n’est pas pour nous un client, mais un ami, et je suis à votre entière disposition. De quoi s’agit-il, je vous en prie ? Usez de moi comme il vous plaira.

— Mon Dieu, je vous avouerai, monsieur, que je suis un peu confus, mais, en un mot comme en cent, je cherche une situation.

— Les situations sont rares.

— Je le sais. Mais M. Rouquier, qui est un de mes oncles par alliance, m’a adressé à vous, parce que vous aimez les hommes courageux, et je crois en être un.

— Je n’en doute pas.

— J’ai d’autres raisons à me croire autorisé à dire que je suis capable de rendre des services.

— Je vous assure, dès à présent, de ma bienveillante sympathie. Vous le savez, ce sentiment est spontané. On est ou non sympathique. Vous l’êtes. Je suis tout rond, tout franc, en affaires comme dans la vie.

— Mille grâces ! fit Salvator en s’inclinant.

— Mais non ! je suis ainsi. Je crois que je peux tout de suite vous offrir quelque chose qui pourra vous convenir, encore que l’indication portée sur votre carte de visite ne corresponde pas précisément à ce dont je dispose pour vous. Mais il suffit d’être énergique et d’avoir de la méthode.

— Je me flatte de posséder ces deux qualités.

— Alors, fort bien. Mais d’abord, ne me trouvez pas indiscret, j’ai besoin de connaître votre curriculum vitæ. Quel âge avez-vous ?

— Trente-deux ans.

— Vous permettez que je questionne ?

— À votre aise.

— Quel était votre dernier emploi ?

— Prospecteur.

— Comment ? En quelles matières ?

— L’or.

— L’or !

— Oui.

— Et où ?

— Au Brésil, à l’intérieur, pour une compagnie anglaise qui exploitait, après les avoir réorganisés, des placers aurifères sur l’ancien territoire contesté du Carsévène. Je suis resté quatre ans dans cette compagnie qui a croulé et m’a laissé dans une situation difficile.

— Il y a longtemps ?

— Un an environ.

— Vous n’avez rien cherché depuis ?

— Si. Mais je n’ai rien trouvé. J’ai épuisé les quelques économies que j’avais faites en ces pays lointains, et j’ai dû, après un essai infructueux de librairie, changer de résidence et venir à Paris.

— Où étiez-vous installé ?

— À Bordeaux.

— Mais, avant le Brésil, quelles étaient vos occupations ?

— J’étais dans le Nord-Amérique, chargé d’un service de sondage et d’installations de puits pétrolifères, comme ingénieur.

— Mais c’était très bien, cela. Vous n’êtes pas resté là-bas ?

— Non, j’ai eu une histoire…

— Grave ?

— Assez grave.

— Peu importe ! Quand on lutte comme vous l’avez fait, il y a toujours la part du feu, et nul n’écarte la fatalité de sa route. Alors, on fuit.

— C’est ce que j’ai fait.

— Gardez votre secret. Je ne pousserai pas plus loin mon interrogation, qui doit vous paraître insupportable.

— Non pas ! Je vous raconterai un jour…

— À votre aise.

— Si je suis pris en considération par vous…

— Certes ! Vous n’êtes pas un homme ordinaire, à ce que je vois. Vous n’avez pas voulu repartir ailleurs, loin ?

— Non ! J’ai assez des voyages. Je ne suis plus un tout jeune homme et n’ai plus besoin d’être formé.

— Un dernier mot : avant l’or et le pétrole ?

— La guerre.

— Soldat ?

— Oui, blessé deux fois. J’ai terminé la campagne dans le service des renseignements et d’espionnage, comme aviateur.

— Décoré, je le vois. Et en 1914, que faisiez-vous ?

— C’est très simple ! J’étais étudiant en droit, après de bonnes études au lycée de Bordeaux où habitait mon père, receveur des finances, mort quand j’étais tout petit enfant. Ma mère habite depuis la guerre dans les Landes, près de Saint-Sever, au pays de l’Adour, avec un très vieux cousin, dont elle tient la maison. Elle vit de la faible pension de retraite que lui sert l’État et est moins seule avec notre parent. Quand je suis parti en Amérique, après la guerre, je voulais faire fortune…

— C’est difficile.

— Je le sais. Mais je rêvais de venir vivre avec ma mère assez tôt pour qu’elle fût heureuse. Le destin en a décidé autrement.

Il y eut un silence.

Salvator avait parlé avec une sincérité un peu brusque, qui étonnait Fernand Calmonne, mais ne lui déplaisait pas.

— Vous m’avez dit, reprit celui-ci, que vous fûtes employé dans les services des renseignements ?

— Oui.

— C’est délicat.

— Très, et il faut avoir du sang-froid, je puis vous l’affirmer.

— Cela vous allait-il ?

— Je servais !

— Mais par goût ?

— Un peu d’abord, et puis je me suis passionné pour l’enquête, la chasse au document, enfin tout ce que colporte d’imprévu et de risque une telle tâche.

— Eh bien, c’est parfait. J’ai votre affaire, ici même, et je tiens à être agréable à M. Rouquier, sans compter que je suis certain que j’aurai en vous un excellent collaborateur.

— Est-ce possible ? Qu’en savez-vous ?

— Je m’en doute !

— Je ferai, en tout cas, tout ce qu’il faut pour vous être utile. À quoi me destinez-vous ?

— Écoutez-moi. Je vais vous parler net.

— J’aime assez cette façon. On se comprend mieux.

— La banque que je dirige manque précisément d’un inspecteur principal, qui partagerait son temps entre Paris et la province, et saurait, en dehors des agences dont il faut se méfier un peu, la valeur exacte des affaires que nous suivons. Il faudrait mener discrètement des enquêtes auprès des notaires au sujet des familles avec lesquelles nous traitons. Vous connaissez le genre de nos opérations ?

— Oui, par mon oncle Rouquier.

— Il est devenu difficile de lever de belles affaires. On ne s’entoure jamais assez de précautions et de garanties. Et puis, la banque est toujours un peu à la merci des spéculations hasardeuses. Et, cela, je veux l’éviter. Pouvez-vous m’aider ?

— Je le crois.

— Fort bien ! D’ailleurs, plus je vous regarde, plus je vous devine de taille à collaborer avec nous. Vous avez couru le risque… Vous avez sans doute payé votre expérience…

Rémy Salvator baissa la tête.

— Mais peu m’importe ! continua, bon enfant et sérieux, tout ensemble, Fernand Calmonne. Nous n’avons pas ici de ces scrupules et de ces préjugés qui paralysent les meilleurs efforts. Quand pourrez-vous entrer en fonctions ?

— Demain.

— Vous aurez, pour débuter, quinze cents francs par mois. C’est bien ainsi ? Ce n’est pas le Pactole, je le sais, mais, en tout cas, c’est normal.

— J’accepte et vous remercie, monsieur.

— Vous pourrez dire à M. Rouquier que nous savons traiter nos clients et amis…

— Je n’y manquerai pas.

— Et maintenant, entre nous… Il vous est indispensable de faire quelques dépenses pour la fonction que je vous réserve.

— Peu à peu, fit Salvator.

— Non ! Tout de suite.

— Ah !

— Vous êtes surpris que je vous parle ainsi. Le hasard vous conduit chez nous. Vous êtes l’homme de la situation.

— Vous le croyez ?

— Par la seule référence que vous avez appartenu aux services des renseignements.

— Je n’ai donné aucune preuve…

— Quel timbré vous êtes, grand voyageur ! J’ose espérer, pour votre oncle, vous et moi, que vous n’usez pas de subterfuges.

— Ce n’est pas mon habitude…

— Alors ! En confiance, malgré les aventures. Où habitez-vous ?

— Dans un petit hôtel de la rive gauche, rue des Saints-Pères, une très modeste chambre.

— Vous tenez à rester là ?

— Peu m’importe !

— Je vous propose de vous loger ici même. Vous aurez toute votre liberté, cela va sans dire. Il y a, au troisième étage de l’immeuble où sont installés nos bureaux, trois pièces meublées que je m’étais réservées, car je suis un vieux célibataire. Mais, depuis un an, j’habite un logement que j’ai arrangé à mon goût, avenue Kléber. En conséquence, puisque je n’ai pas sous-loué mon tournebride, je vous l’offre. Vous n’aurez qu’à me payer une légère redevance pour l’appartement nu. Vous userez des meubles, ils sont confortables.

Fernand Calmonne sourit sans discrétion, et ajouta :

— Ne vous préparez pas à me remercier. Quant au vestiaire, il faut y penser, et je le considère comme un instrument de travail.

Il tira de son portefeuille trois billets de mille francs qu’il remit à Salvator, de plus en plus stupéfait.

— Prenez, je vous en prie !… C’est une avance sur les bénéfices que nous vous réservons dans les affaires que vous aurez découvertes ou améliorées. Êtes-vous content ?

— C’est-à-dire, monsieur le directeur, que je n’en crois pas mes yeux ni mes oreilles. Je ne suis pas confus. Je reste absolument abasourdi !

— Il ne faut s’étonner de rien. J’envoie un mot à votre oncle, pour le rassurer. Nous avons traité avec lui près d’un million d’affaires. J’ai l’idée que le neveu nous permettra de faire mieux encore. Donnant, donnant, c’est ma formule.

— Je l’ai connue trop tard, monsieur.

— Alors, c’est dit. Nous sommes aujourd’hui mercredi. Vous entrerez en fonction lundi. Notez que samedi vous déjeunez avec moi, et je vous présenterai à mon associé, M. Henri de Boisaubry, actuellement en voyage.

— C’est entendu.

Fernand Calmonne se leva, tendit la main à Salvator.

— À samedi.

— À samedi, et croyez à ma gratitude.

— Plus un mot. Je travaille pour vous et pour nous. La vie n’est qu’un échange de relations et de bons procédés.

Salvator salua, rouge de plaisir, et, quand il se trouva dans la rue, il eut comme un éblouissement. Il croyait avoir rêvé.

Dès qu’il eut refermé la porte du cabinet directorial, Fernand Calmonne sonna un vieil employé. Quand ce dernier fut là, il lui dit :

— Voici un nom et une adresse. Il me faut des renseignements précis sur le genre de vie, la tenue, la conduite, etc…, ce que vous pourrez avoir. Toute affaire cessante ; j’ai besoin des notes jeudi soir. De plus, vous ferez prendre en filature le personnage dans la journée même.

Le préposé aux fiches s’inclina et disparut. Et Fernand Calmonne, répondant à lui-même, murmura entre ses dents :

— Ah ! monsieur Salvator, le hasard vous envoie chez nous ! On te tiendra et tu serviras…

III

RÉMY SALVATOR, PROSPECTEUR

Rémy Salvator s’appelait de son véritable nom Rémy Blanchet.

On verra à la suite de quels avatars il avait dû prendre l’état civil d’un mineur brésilien, mort sur un placer du Carsévène.

Orphelin de bonne heure, le jeune Rémy fut élevé par un oncle et par sa mère, d’une grande bonté. L’oncle, frère de son père, était un ancien soldat des armées d’Afrique et avait appris à l’enfant dès son jeune âge à aimer le courage, à vivre librement dans les contrées lointaines où l’énergie de l’homme se développe et peut créer une existence meilleure.

Après de solides études, le jeune homme, se destinant à la carrière coloniale, faisait sa première année de droit lorsque la guerre fut déclarée.

Il partit, eut une brillante conduite au front et, à l’armistice, résolut d’aller chercher fortune en Amérique.

Il s’embarqua pour les États du Nord et fut tout de suite employé par une compagnie pétrolifère. Il avait appris à la guerre tous les métiers, et en était revenu l’âme bien trempée. Adroit de ses mains, ardent à la besogne, il se signala bientôt aux chefs de l’entreprise, qui lui confièrent des travaux délicats à diriger.

Rien, cependant, ne le destinait à cette profession. Mais, à vingt-six ans, le jeune homme, fidèle à la promesse qu’il s’était faite de réussir, se montra d’une adresse et révéla un esprit d’invention qui lui assurèrent une situation enviable. Au bout de deux ans, il gagnait dix mille dollars, ce qui est un beau denier. Il était intéressé aux bénéfices et espérait, en dix ans, sinon faire fortune, du moins s’assurer une aisance suffisante qui lui permettrait de se livrer à ses goûts de sport et de voyages.

Et c’est à ce moment que se produisit le premier « accident » regrettable de sa carrière nouvelle, si bien commencée.

Un soir, après une discussion sur le chantier, un homme se prit de querelle avec Blanchet. Il était dur, sévère, mais essayait d’être juste, afin d’obtenir des rendements toujours accrus. Il avait appris, à la guerre, à mépriser la mort, et à faire peu de cas de sa vie comme de celle d’autrui.

En Amérique, cependant, malgré la légende, sauf envers les noirs, les gestes brutaux sont réprimés par des lois rigoureuses.

Blanchet n’aurait pas dû l’oublier.

Au cours de la querelle, il se crut menacé, et allongea l’ouvrier un peu ivre qui l’invectivait, d’un tel coup de poing que l’autre resta sans connaissance sur le carreau.

Par quelle aberration le frappa-t-il à terre, qui pourrait l’expliquer ?

De fait, deux jours après l’homme, blessé mourait.

Il y avait homicide volontaire, et non rixe.

Blanchet comprit qu’il était perdu. Il réalisa ce qu’il avait en banque, n’attendit pas l’appel du juge, encore moins son arrestation qui ne pouvait tarder, et il s’embarqua sur un voilier qui faisait route pour l’extrême Sud-Amérique.

Il s’était montré généreux et avait eu soin de se faire inscrire au nom de Jacques Louvard, nom de sa mère. Dans le quartier ouest de New-York, un homme d’affaires véreux, prêt à toutes les besognes, lui avait fourni un passeport signé en blanc. Rémy, les moustaches et la barbe rasées, s’était fait photographier, et un faux tampon avait légalisé l’image qui le représentait sans avantage. Il était, en effet, méconnaissable.

Le voyage, avec escale aux Antilles, à la Dominique, au Mexique et à Rio de Janeiro, dura cinq mois.

Il s’installa en Argentine, à Santa-Cruz, où il acheta un petit fonds de librairie. La connaissance qu’il avait de l’espagnol et de l’anglais lui permit de pouvoir, sans être suspecté, se fixer en cette ville qui reçoit dans un port magnifique le fleuve ayant traversé la Patagonie, grossi par les eaux des lacs San Marin, Viedma et Argentino.

La vie même de la ville lui plut.

Sa petite boutique achalandée fut bientôt le rendez-vous d’une société aimable, quoique mêlée, mais les frais étaient considérables et la clientèle insuffisante. Toute une littérature espagnole d’une affreuse vulgarité et s’adressant au gros public, rendait plus de bénéfices que les livres rares et les traductions.

Et, pour ce commerce, les Argentins et les Espagnols résidant depuis longtemps à Santa-Cruz suffisaient.

On était venu, par curiosité, chez ce Français décoratif et décoré, mais le caprice fut de courte durée.

Un an après, il restait à peine vingt mille francs à Blanchet, qui prévoyait l’obligation de monter vers le Brésil et tâcher à s’employer sur une des vastes fermes de l’intérieur.

C’est à cette époque précise qu’on lui signala, au hasard de conversations, l’entreprise des placers abandonnés du Carsévène.

Des hommes venant du Sud, après une randonnée à travers la Cordillère des Andes, par le Chili, où ils avaient travaillé dans le minerai de cuivre, partaient, pleins d’allégresse, pour une aventure qui semblait les fasciner.

Le chef de l’expédition parlait de fortune rapide à réaliser, de vie fastueuse après un effort de quelques années, coupé par de longs repos dans les villes où tout est à celui qui possède la richesse.

Un ingénieur avait quitté le Chili pour se rendre au territoire brésilien, l’ancien « contesté », et c’est de lui que l’on tenait des renseignements irréfutables. D’ailleurs, une compagnie anglaise s’était rendue maîtresse d’une partie des gisements aurifères, et les participants aux premiers frais d’exploitation seraient avantagés.

Blanchet avait écouté les voyageurs qui partaient vers le Nord, ajoutant encore à la vieille légende d’El Dorado un chapitre d’aventures, et il était parti, après la vente médiocre de son fonds de librairie, ayant en poche une quarantaine de mille francs.

Il donna ce reliquat, sa seule fortune, à la Société brésilienne des mines d’or et devint, ainsi, un des privilégiés pour les bénéfices, car il s’assurait des parts de fondateur.

Mirage, hélas ! Après quatre années de lutte, de réel courage, il assista à la ruine de toutes ses espérances.

La société, en déconfiture, abandonnait les placers sur lesquels Blanchet erra six mois encore, avec des maraudeurs d’or que pourchassait la police brésilienne.

Et les directeurs de l’ancienne compagnie l’accusèrent de vol et détournement de métal, cherchant par tous les moyens des responsables. Il y eut procès, terminé par un non-lieu, mais Blanchet ne pouvait plus rester en Amérique.

Il changea de nom après s’être approprié les papiers d’un mineur mort de fièvre jaune et qu’on dut enterrer précipitamment, en pleine forêt. Il s’appelait Rémy Salvator.

Expulsé, ne possédant plus que quelques milliers de francs sauvés de la débâcle, il revint en France et confia ses malheurs à son oncle Rouquier.

Désormais, il fallait vivre sous un nom qui n’éveillerait aucun soupçon, car Blanchet était toujours marqué sur les listes de la police internationale.

Et Rémy Salvator fut accepté par sa mère, heureuse de retrouver son fils, et par l’oncle Rouquier devant qui le jeune homme, mûri avant l’âge, apparaissait un peu comme un héros légendaire.

À la vérité, Rémy était un parfait honnête homme, mais habitué aux gestes de l’aventure, aux actes rapides, aux justices sommaires de la brousse et des grands chemins.

Pour lui il n’y avait pas de vaines paroles ou d’hypocrisies, trop souvent acceptées.

Il s’était mis hors la loi deux fois, avait échappé par miracle aux mailles du filet, et il reprenait contact avec la vie parisienne, armé pour la lutte, mais singulièrement préparé aux combinaisons, pas toujours très propres, qui sont à la base de bon nombre d’entreprises.

L’oncle Rouquier était riche, mais avare. Il n’avait de joie que dans la spéculation. Proie facile, il était devenu un des clients les plus confiants de la Banque commerciale des valeurs agricoles. Le neveu qui venait de si loin était tout désigné pour tenter sa chance dans l’entreprise. Et il se débarrasserait ainsi de charges qu’il pressentait et voulait éviter, d’autant que Rémy avait perdu ses derniers sous dans une petite boutique de bibelots qu’il avait voulu tenir à Toulouse, à son retour. Lesté d’un maigre pécule et de la recommandation de son oncle, Rémy était arrivé à Paris, sans idées chimériques, mais avec la ferme volonté de vaincre le mauvais sort.

IV

MONSIEUR L’INSPECTEUR PRINCIPAL

Rémy Salvator était stupéfait par l’accueil que lui avait réservé Fernand Calmonne. Il connaissait assez la vie pour ne pas avoir trop d’illusion sur la bonté humaine, et il n’attribuait au hasard qu’une part minime dans les destinées.

Il n’avait apporté que des références orales et la recommandation de l’oncle Rouquier. Était-ce suffisant ?

Et les suppositions les plus contradictoires se croisaient dans son esprit.

Le directeur de la banque avait été frappé par son passage au service des renseignements, pendant la guerre. Il l’avait écouté avec intérêt, et jugé utile son énergie et sa prudence.

Voilà pour les facteurs qui militaient en sa faveur.

Mais, d’un autre côté, il n’apportait qu’un visage inconnu. On ne savait d’où il venait et ce qu’il avait fait que par ce qu’il en avait dit… L’exemple était rare de situation aussi vite trouvée, et dans de telles conditions.

Et Rémy, profondément troublé, ne savait que penser.

Mais il était résolu à bien faire. Il voulait arriver et, l’optimisme l’emportant, il songeait que chacun ici-bas a sa part de chance, au moins une fois, et qu’il tenait la sienne.

Il avait de la reconnaissance pour le geste du nouveau patron, qui lui assurait, sachant ce qu’est la lutte, les premiers frais et un logement décent.

C’en était fini de la chambre d’hôtel si modeste, si exiguë, où il avait souvent connu le découragement, car la visite à la banque avait été la dernière carte jouée.

Il n’aimait pas les administrations. Il eût préféré autre chose, sans rien définir de réel.

Et, précisément, on lui offrait un emploi qui correspondait à ses désirs, où il fallait de l’initiative, du coup d’œil, de la perspicacité, le tout agrémenté de voyages en province. Ah ! vraiment, il n’avait plus à se plaindre de la vie.

Et ce grand désabusé reprenait goût à l’espérance et était prêt pour un autre destin.

Il utilisa avec soin, sans rien dépenser qui ne fût indispensable, les trois quarts des fonds que lui avait remis Fernand Calmonne, et, trois jours après, il pouvait se rendre au bureau de la rue Taitbout, sinon métamorphosé, du moins avec l’habit qui fait le moine, quoique le contraire soit affirmé par un proverbe populaire.

 

*    *    *

 

Le matin même, le directeur de la banque avait consulté un mince rapport sur Rémy Salvator :

« Bonne tenue, conduite irréprochable. Ne reçoit personne, se couche de bonne heure. Paraît être employé à la représentation commerciale. Peu de courrier. »

Ce petit résumé était suffisant.

L’homme choisit valait déjà. De plus, il rendrait par ses qualités vite découvertes.

Calmonne s’y connaissait en hommes. Rémy avait eu des aventures, c’était certain, mais quelles ressources il y avait en lui !

Il l’avait compris, à sa décision, à sa désinvolture, à sa fierté, à ce besoin de ne rien cacher, sauf ce qui appartient à quiconque a joué, couru le risque de sa vie. À sa parole, à ses gestes, il avait soupçonné une âme de chef.

C’était ce qu’il fallait.

On compléterait ensuite son éducation commerciale, et il aurait vite balayé les scrupules au vent d’une hardiesse qui ne pourrait que se développer, en un tel milieu.

Sur ce seul point, Calmonne se trompait…

Son associé était rentré dans la nuit, d’un voyage d’affaires, et il avait été mis au courant en quelques mots.

Henri Béragne, alias de Boisaubry, se montra enchanté dès les premiers mots. Comme son compère, il était d’une intelligence vive, et, surtout, libéré de toute honnêteté banale.

Sa vie avait été remplie d’avatars sur lesquels les propos les plus divers coururent quelque temps. Mais il avait su se maîtriser, se discipliner, reconquérir la confiance.

Portant beau, haut en couleur, blond, les moustaches longues et soyeuses, il gardait l’allure de l’ancien officier de cavalerie qu’il avait été. On chuchotait qu’il avait dû quitter l’armée à la suite d’incidents politiques. Il entretenait d’ailleurs cette légende.

La vérité était moins reluisante.

Il avait démissionné à vingt-sept ans, jeune lieutenant, parce que compromis dans une affaire de jeu. Depuis… le temps avait coulé, le temps qui, comme l’eau, use et efface… Et qui aurait pensé que, sous le mondain de Boisaubry, financier adroit et correct, se cachait le misérable Béragne ?

 

*    *    *

 

— Je te présente notre nouvel inspecteur chef, M. Rémy Salvator.

— Vous avez un nom romantique, dit en souriant M. de Boisaubry.

— J’ai mon nom, répondit Rémy d’un ton assez sec.

— Ce n’est pas un reproche.

— Je le prends bien ainsi.

— Du caractère, insista Calmonne.

— Qu’il ne soit pas mauvais, c’est ce qu’il faut souhaiter, mais, au fait, je préfère cela au manque de caractère, et combien d’hommes peuvent se vanter d’en avoir, ajouta aimablement de Boisaubry. Je suis au courant, monsieur Salvator, de vos qualités, et je sais déjà, par mon associé, quels services vous pouvez nous rendre.

— Nous en causerons en déjeunant, fit Calmonne, qui mettait son chapeau.

 

*    *    *

 

Au cours du repas, la conversation roula sur les sujets les plus variés, mais cependant elle se fixa autour de ce que Rémy avait fait pendant les derniers mois de guerre et comment fonctionnait le service de renseignements auquel il appartenait.

Salvator se montra fort réservé quant aux missions qu’il ne lui appartenait pas de dévoiler, mais il satisfit tout à fait ses directeurs en insistant sur la façon dont on menait les enquêtes, à quels subterfuges il fallait avoir recours pour pénétrer dans les milieux assez fermés et découvrir, à tout prix, quelque secret intéressant.

— C’est précisément ce qui manque à notre vaste organisation, approuva de Boisaubry.

— Car, si l’on se fie aveuglément aux agences, renchérit Calmonne, on est souvent Gros-Jean comme devant.

— Il est évident que l’enquête personnelle donne de meilleurs résultats, répondit Rémy.

— Aussi comptons-nous sur vous absolument. Et le jeune homme, cédant à un besoin d’expansion et de sympathie, raconta avec détails comment il comptait opérer.

Les deux complices étaient ravis.

À l’heure des cigares et des liqueurs, Rémy Salvator avait gagné la confiance de Calmonne et de Boisaubry, qui se montraient d’ailleurs assez ignorants des perfectionnements des délicats services d’information indispensables à une maison aussi importante que la banque.

 

*    *    *

 

Le surlendemain, Rémy Salvator, ponctuel et d’une correction parfaite, tenue et allure soignées, entrait en fonction.

Il occupait, au premier étage, un vaste bureau confortable, bien éclairé, dont les fenêtres s’ouvraient sur la rue Taitbout.

Il avait, le samedi soir, après avoir quitté Calmonne et de Boisaubry, pris possession du petit appartement mis à sa disposition dans l’immeuble.

Et, pour la première fois, depuis bien longtemps, Rémy se sentit heureux.

Fernand Calmonne le présenta au chef du personnel, un petit vieux déplaisant et à la voix aigre, et le mit en contact, comme il est d’usage, avec ses camarades des autres sections de la banque.

Et, sans plus attendre, on lui confia les dossiers des litiges, aux fins d’épuration.

Rémy fut très intéressé par ce qu’il découvrait, mais fâcheusement impressionné, à cause du désordre qui semblait régner dans tous ces papiers.

Le travail dura quinze jours.

Lorsqu’il eut arrangé ses fiches, mis au point les documents incomplets, il en fit part à ces messieurs.

Les directeurs apprécièrent son esprit de suite, sa méthode, mais ils se montrèrent pressés de l’envoyer en tournée d’inspection.

Il fallait dénicher sur quelques affaires assez grosses la fissure, le point faible, en un mot, par quoi l’on pourrait obtenir des familles des prétentions moins grandes au sujet de domaines convoités.

Insidieux, pressant, Calmonne parla à Rémy d’un voyage à Béziers. Il obtiendrait de son oncle des introductions auprès d’amis, gros propriétaires du département, et solliciterait des fonds à placer dans les fructueuses affaires de la banque.

— Si vous réussissiez, ce serait un coup de maître pour vos débuts. Nous avons besoin de deux millions pour cinq domaines de l’Anjou et de la Mayenne qui sont des merveilles ; mais les châtelains, quoique harcelés par les créanciers, sont exigeants. Si nous arrivions avec l’argent frais au bout des doigts et au moment psychologique des redoutables échéances, on les aurait !

Rémy ne fut pas sans remarquer l’âpreté du ton, et ce « on les aurait », significatif comme un arrêt.

— J’essaierai, dit Rémy, mais, avant je veux me documenter sur ces propriétés.

— Nous le sommes, nous, trancha de Boisaubry. D’ailleurs, nous avons des photographies, des copies d’actes, des rapports d’anciens métayers, cela suffit.

« Pour l’instant, le plus pressé, c’est la récolte des fonds.

« Nous sommes en mars, les Biterrois ont vendu leur vin. Les coffres sont pleins. Le moment est propice. Croyez-nous, partez sans tarder. Vous aurez d’ailleurs pleins pouvoirs pour traiter en votre nom, et la signature.

Deux jours après, Rémy était à Béziers. Il fut reçu à bras ouverts par l’oncle Rouquier, très fier de la situation acquise si rapidement par son neveu. Il le présenta comme fils d’une sœur mariée en Amérique, et ainsi fut accepté ce nom sonore de Salvator. On n’avait jamais vu le jeune homme dans le pays. Tout était pour le mieux.

Quinze jours furent employés avec fruit.

Quand il revint à Paris, plus d’un million était entré dans les caisses de la banque.

Entre temps, Rémy se rendit, malgré certaines résistances, en Anjou, et revint désappointé et inquiet. Les fameux domaines existaient bien, mais dans un tel état de délabrement, d’abandon qu’ils ne représentaient pas la moitié des sommes avancées sur les promesses et des documents pittoresques et d’une caution problématique.

Que faisaient Calmonne et Boisaubry ?

Un doute lui vint à l’esprit.

Y avait-il imprévoyance, désordre ? Étaient-ils, les premiers, les victimes de misérables agents soucieux seulement de leurs pourcentages ?

Il revint à Paris, sans tarder, pour avoir un entretien avec ses directeurs.

Une mauvaise surprise l’attendait.

Au moment où il s’arrêtait devant la banque, il fut suivi dans son bureau par un homme correct, qui le mit immédiatement au courant de ce qui se passait.

Depuis deux mois, sur la dénonciation d’un employé mécontent, Calmonne et Boisaubry étaient filés soigneusement, et l’on avait acquis la preuve que la banque n’était qu’une officine où ils opéraient avec une audace qui les avait perdus.

Il y a trois jours, les directeurs avaient fermé les guichets, et ne donnaient plus signe de vie.

La police les recherchait.

On savait qu’un de leurs complices, l’inspecteur général Rémy Salvator, avait fait une rafle de capitaux dans le Midi, et l’on supposait qu’il avait filé avec les deux coquins.

Rémy était accablé.

— Je suis absolument innocent. J’étais en tournée d’inspection, et je rentrais, précisément, pour avertir mes directeurs qu’ils travaillaient à leur perte et qu’ils avaient été trompés.

— Vous direz tout cela au juge d’instruction. En tout cas, je vous mets en état d’arrestation et vous prie de me suivre.

Ce fut bref, et le destin, une fois encore, s’acharnait sur Rémy Salvator.

V

DE LA COUR D’ASSISES AU BAGNE

Après les premiers interrogatoires, Rémy fut mis au secret.

Il niait, mais tout, en apparence, était contre lui. Son avocat lui-même demeurait perplexe. L’enquête menée pendant deux mois avait abouti à la révélation de la véritable identité de Rémy. Et le passé ne témoignait pas en sa faveur.

De plus, il manquait de calme pour se défendre. Cabré devant la justice, il parlait au juge d’instruction sur un ton qui ne préparait pas à l’indulgence. Il réfutait la complicité dont on l’accusait par des dénégations peu argumentées.

Mais les deux coquins couraient toujours…

Un hasard les fit arrêter à Naples, où ils se cachaient sous de nouveaux noms. Un ancien habitué de maisons centrales reconnut, sous le brillant gentleman de Boisaubry, alias Duras, nouvel état civil, un ancien camarade de l’atelier de couture de la maison de force de Thouars. Il voulut le faire chanter. L’autre crâna, feignit la surprise, nia reconnaître l’individu, et celui-ci, tombé aux bas-fonds de Naples, indicateur de police occasionnel, « donna » le personnage. Calmonne, flairant le danger, essaya de fuir. Trop tard. Les deux escrocs furent cueillis au moment où ils allaient s’embarquer pour une colonie anglaise, sur un cargo qui, exceptionnellement, faisait escale pour cause de réparations urgentes.

Ramenés à Paris, l’affaire ne traîna pas.

Les deux voleurs, au cours des confrontations avec Rémy, l’accusèrent d’avoir procuré les fonds par ses relations personnelles, de les avoir entraînés, et cela, dans le seul but de partager le magot. Ils s’accusaient seulement d’être partis un peu vite. Mais ils établirent la complicité de Rémy par des précisions troublantes.

Salvator se défendit mal.

En octobre, le trio comparaissait devant les assises. Le malheureux Rémy fut pitoyable.

L’oncle Rouquier, désolé par cette histoire dans laquelle il perdait de l’argent et un peu d’honneur, car il avait, pour son neveu, sollicité des amis, n’eut aucun mot de bonté ou d’indulgence.

La mère de Rémy, malade, ne put venir témoigner. On évoqua les vieilles histoires, le meurtre, l’aventure du placer, le changement de nom. Et le tout, bien présenté par le ministère public, fut d’un effet certain sur le jury.

Calmonne et Boisaubry avaient des antécédents regrettables et des casiers judiciaires chargés.

Ils furent condamnés chacun à dix ans de travaux forcés, Rémy Salvator à six ans de la même peine.

Il protesta, fut pathétique et sincère ; rien n’émut les juges ni les jurés. Cette affaire d’escroquerie arrivait après une série d’autres entreprises dans lesquels le petit rentier, le capital et l’épargne avaient été étrillés.

Il fallait être impitoyable pour les écumeurs de la fortune française.

Et l’on envoya au bagne guyanais deux voleurs et un innocent !

Transféré à l’île de Ré, on dut le séparer de Calmonne et Boisaubry qu’il menaçait sans cesse et qu’il aurait certainement abattus.

Il passa pour une forte tête, puis se calma.

Il ne pouvait accepter un sort pareil. Il fallait être patient et ne penser qu’à une chose : se libérer et, un jour, se laver de cette condamnation inique et sans appel, du moins à présent.

Il connut le dépôt de Saint-Martin, où grouille tout ce que la Société, qui se défend, rejette à jamais de son sein, car on ne revient pas du bagne.

C’était, le soir, aux rares heures de solitude, les récits à mi-voix de tous les forfaits, de tous les crimes dont les assassins et les forbans se faisaient une gloire.

De groupe à groupe, la contagion gagnait, plus forte, comme s’étend la lèpre.

Ceux qui étaient des condamnés primaires devenaient vite aussi gangrenés que les autres, les vieux piliers de maisons centrales ou les jeunes escarpes pour qui le « surin » est une arme et le vol une profession aussi honorable qu’une autre.

Abattu, effrayé, perdu dans un pareil milieu, la tête rasée et vêtu de l’uniforme de bure, Rémy Salvator gardait le silence.

Il pensait au passé, à sa vie si douloureusement marquée par la fatalité.

Il évoquait sa mère, qui, elle, ne l’avait pas condamné dans son cœur et dans son esprit, à laquelle il avait pu écrire, par fraude, longuement, et en la suppliant de ne pas perdre courage.

Et, peu à peu, il se ressaisit, sa volonté bandée comme un arc, tendue vers un seul but : fuir…

Mais il raisonnait, il savait qu’il fallait d’abord connaître la Guyane, qu’il lui était impossible de tenter quoi que ce fût à Saint-Martin, ou en cours de route ! C’est là-bas, sur la terre d’équinoxe, qu’il mettrait à profit les connaissances spéciales acquises pendant son séjour au Brésil. Là-bas, c’était la forêt et la mer, la route libre, le vent du large ! La chiourme insolente et sadique, il saurait bien la tromper, à force de ruse et de soumission…

Il ignorait tout du pénitencier.

Comme tant d’autres, il supposait que l’on peut s’y recréer, y vivre, frappé par la justice des hommes, mais y vivre assez pour espérer…

Et vint, le matin du départ, l’embarquement sur le Daoula, le bateau particulièrement aménagé pour le transport des condamnés aux travaux forcés.

Le ministère a tout prévu.

Le bateau est construit de telle sorte que les passagers redoutables ne peuvent pas s’évader. On a disposé des cages de chaque côté du navire, avec un couloir central, où un surveillant militaire armé monte la garde.

Toute menace est vaine de la part des hommes.

Et, en cas de révolte collective, des bouches de vapeur sont prêtes à fonctionner.

Ce qui se passe dans les cages est inimaginable. Cette humanité, flétrie par tous les vices et toutes les hontes, s’en va vers une existence qu’elle rêve meilleure.

La colonie ! Mais c’est la paix ! On se débrouille, là-bas ! Plus de prison ! La liberté relative ! On l’a promise aux condamnés s’ils se conduisent bien et s’ils travaillent.

Bon nombre vivent avec l’attrait de cette vision devant les yeux, avec, peut-être, mais c’est l’exception, l’idée de se racheter.

Rémy Salvator, blotti dans son coin, n’attendait rien du sort, mais tout de lui-même.

Son attitude lui avait valu la méchanceté, les quolibets et les injures de ses tristes compagnons de voyage… Mais, par un brusque revirement de ces âmes polluées, mais qui ont gardé la crainte de l’intelligence et de la force – et Rémy était doué d’une force redoutable – ils respectèrent, après deux semaines, son silence et son isolement.

Boisaubry et Calmonne n’étaient pas de ce convoi.

La traversée dura trente jours.

Quand on aperçut les îles du Salut, les trois bouquets de cocotiers, une sorte de joie maladive agita les condamnés.

Le bateau stoppa à l’île Royale, où eurent lieu les formalités d’identité et l’échange de vêtements pour la casaque définitive du forçat.

Lorsque le commandant interrogea Rémy Salvator, celui-ci garda son attitude froide et résolue.

— Vous êtes condamné pour la première fois ?

— Oui.

— Vous n’avez rien à ajouter à ce que m’apprend votre dossier ?

— Rien. Je répète ici ce que j’ai dit aux juges. Je suis innocent.

— Vous dites tous ça ! On n’est plus innocent ici. Tâchez de marcher droit. Vous aurez une remise de peine et un adoucissement au sort commun.

— Merci.

— Je vous conseille de ne pas jouer, ici, au fort caillou. C’est inutile ! À un autre.

C’était le dernier contact avec les hommes qui peuvent tenir un autre langage que celui des règlements rigides et terribles.

Rémy devenait le transporté 14 228, affecté aux travaux à Saint-Laurent-du-Maroni.

Demain le bagne !

Et pour combien de mois, et peut-être d’années ?

Mais une lueur brilla dans les yeux de Salvator lorsqu’il chargea son sac de forçat avant de reprendre place à bord…

VI

AU BAGNE

Rémy Salvator habitait la case commune à quarante transportés au dépôt de Saint-Laurent-du-Maroni.

On l’avait affecté à quelques travaux de nettoiement de la ville, après quelques jours d’internement au pénitencier même.

Quand on parle du bagne, c’est avec mépris, dédain ou épouvante.

La transportation coloniale est une erreur et le bagne un effroyable séjour, effroyable non pas tant par la cruauté de l’exil sous les tropiques, mais par le foyer de déchéance morale qu’il présente aux yeux des plus avertis.

Salvator s’en rendit compte tout de suite.

Depuis 1885, on ne transporte plus qu’en Guyane. La Nouvelle-Calédonie était un séjour trop doux.

Si le climat de la Guyane n’est pas terrible pour l’Européen qui conserve l’hygiène, surveille sa nourriture, et prend de temps en temps la quinine préventive du paludisme, il devient meurtrier pour des êtres tarés, insuffisamment alimentés.

Ce n’était point le cas de Rémy, qui connaissait le pays voisin, le Brésil, était peu sujet aux accès de fièvre qu’il avait vaincue par une discipline, une régularité de mœurs et de régime dont il éprouvait les bienfaits, alors que plusieurs compagnons étaient déjà frappés.

Le travail, quel qu’il soit, et le travail des forçats est rude, est exécuté sous un soleil implacable, d’une égale intensité de huit heures du matin à six heures du soir, quoique la température, d’un bout de l’année à l’autre, ne varie pas de 23° à 40° (températures extrêmes).

Après l’immatriculation définitive et le classement aux îles du Salut, Rémy connaissait l’enfer de Saint-Laurent-du-Maroni.

Les cases des forçats sont en bois, élevées sur pilotis à cause de l’humidité et des vermines, insectes et bestioles qui grouillent parmi l’humus.

Les cases sont réparties, tant à Saint-Laurent que dans les camps, au milieu d’une végétation extraordinaire qui peut donner aux hommes l’apparence de la liberté toute proche grâce à la forêt vierge qui garde si bien ses secrets.

Il faut ajouter à Saint-Laurent, dont la ville de fonctionnaires est attrayante, un village de libérés, un petit quartier chinois, ainsi dénommé à cause des trafiquants extrême-orientaux qui y habitent, et c’est là toute la ville pénitentiaire, domaine inviolable, dont les règlements de l’administration centrale ont fait un État dans l’État.

À dix, vingt, ou quarante kilomètres de Saint-Laurent, sont disposés les camps.

Salvador les visita tous, au cours de la première année, envoyé pour des corvées de route et comme manœuvre dans les ateliers.

Saint-Jean, le village de trois ou quatre mille relégués dont un fonctionnaire a pu dire : « C’est le plus grand dépôt de mendicité du monde », est situé à huit kilomètres de Saint-Laurent.

Là vivent des hommes qui sont de véritables déchets humains. Le relégué, en effet, n’a plus d’espoir. Il sait qu’il mourra dans un pays où il lui est matériellement impossible de refaire son existence. La majeure partie des relégués est constituée par des vagabonds, des mendiants, des voleurs, qui, le plus souvent, commettent un délit et passant de la relégation au bagne, où ils auront au moins la vie quotidienne assurée.

Et Rémy put constater que près des trois quarts des relégués amenés à Saint-Jean-du-Maroni sont des hommes de vingt à trente ans. Que de forces perdues, quel lamentable état de choses !…

Ah ! il vit des spectacles épouvantables dans Saint-Jean : vols, ivresses, coups et blessures, crimes sans nom, tragédies horribles…

Il y a deux régimes : collectif et individuel. Les relégués individuels placés chez les industriels sont l’exception.

Quant aux concessions accordées aux bagnards libérés, on n’en compte pas cent cinquante en Guyane, et ce sont, sur des terrains en friche, des cases immondes.

Ah ! le mirage du bord, la légende du beau voyage s’évanouissaient dans l’affreux cauchemar de la réalité.

À Charwein, camp des incorrigibles, Rémy Salvator vit des hommes nus travailler sous le soleil ou la pluie tiède, livrés à la garde implacable des surveillants arabes, bons tireurs et sans pitié. Ici sont placés les récidivistes de l’évasion, les fortes têtes, ceux qui ont eu déjà maille à partir avec les fonctionnaires, et que l’on ne peut pas mêler au vil troupeau.

Il sut que la mort d’un homme est peu de chose, et ne compte même pas. Et il apprit aussi que les grands criminels, ceux qui ont eu la vedette de la presse, sont aux îles du Salut, qui composent la partie la plus saine de la colonie.

À l’île Royale se trouve la maison du commandant du groupe et l’hospice. À l’île au Diable, les isolés, les condamnés de marque, les traîtres ; à l’île Saint-Joseph, la réclusion perpétuelle, cette invention affreuse qui est le pire des châtiments.

Rémy s’était plié à la rude discipline du bagne.

La journée était ainsi employée :

Lever, 5 heures, café noir ; 6 heures, appel ; de 6 à 10 heures, travail ; 10 heures, appel. Soupe deux fois par semaine au lard, deux fois de la viande fraîche, deux fois de la viande conservée. De 11 à 2 heures, repos ; de 2 à 5, travail. Soupe, 7 heures, dernier appel.

L’homme regagnait la case où ses camarades étaient enfermés.

Et, à cette heure, maîtres de ce refuge, les forçats en faisaient une loge que n’a pas prévue le Dante.

Salvator, après quatorze mois de bagne, avait fait tous les travaux : le débroussage, l’abatage des arbres qu’il faut exécuter sans défaillance, sinon c’est le cachot. Les pires apaches travaillent pour éviter la cellule.

Il était passé chez les mineurs, les terrassiers, et, comme il n’avait pas de métier spécialisé, que son instruction était soignée et sa conduite excellente, Rémy fut accrédité comme secrétaire dans les bureaux du sous-directeur du pénitencier.

Mais il avait vu ! Et il savait bien qu’il ne resterait pas dans ce cloaque qu’est le bagne et parmi ces hommes perdus.

Quels que soient les chantiers, ceux qu’il y rencontrait avaient, tous, le même visage, subissaient la même anémie et devaient traîner ainsi, quelques années, jusqu’à la « camarde » qui fauche dru là-bas, puisque la mortalité y atteint 35 et 40 pour 100, certaines années.

Plus de cinquante mille hommes ont été envoyés en Guyane. Il en reste quatre ou cinq mille, forçats ou libérés.

À la relégation, sur quinze mille hommes qui y furent déportés depuis 1881, deux mille cinq cents à trois mille ont survécu.

Les débrouillards mouchardent leurs compagnons de misère, plus honteux et plus bas que les autres, et deviennent ainsi porte-clefs, infirmiers ou scribes.

Les grands bandits de marque jouissaient d’une tranquillité relative. « La Guyane, pour les forçats de qualité, est une villégiature », se plaisait à dire un vieux transporté.

Mais, pour tous les autres, le grand bagne de Saint-Laurent-du-Maroni et les camps sont un séjour cruel.

Les camps offrent un spectacle épouvantable de promiscuité, où le vol, le mensonge, la duplicité et le vice sont une règle.

L’homme qui a accompli sa peine et qui est libéré du bagne devient « relégué », puisqu’il doit redoubler le temps de sa condamnation pour un séjour d’égale durée s’il a été frappé de moins de huit ans de bagne. S’il a été condamné à plus de huit ans, il doit résider toute sa vie en Guyane.

La misère physique et morale du forçat est effroyable. M. Jeannot, gouverneur de la Guyane sous le Directoire, écrivait : « Il ne faut pas oublier que celui qui ose travailler en Guyane comme en Europe paie de sa vie son ignorance et son courage, car il a bravé un soleil pernicieux. » Un autre gouverneur écrivait, il y a quelques années : « De 1855 à 1882, les forçats, qui n’avaient pas colonisé la Guyane, avaient coûté quarante millions de francs. »

— Je ne leur coûterai pas si cher, pensait le malheureux Rémy, innocent et livré à la honte du pénitencier.

Mais il attendait son heure, hanté par des visions d’épouvante, telle la réclusion cellulaire, à l’île Saint-Joseph, gardée par les squales qui pullulent autour de la côte.

Il n’y a pas d’exemple d’un homme ayant pu subir ce régime affreux plus de trois ans.

Ah ! fuir ! fuir cette colonie maudite… Et l’idée fixe : s’évader, s’implanta dans le cerveau de Rémy.

« Tous les forçats, quels qu’ils soient, rêvent d’évasion dès leur arrivée en Guyane. Ils s’évadent soit par la mer, soit par la forêt. Par la mer, il leur faut de l’argent, des complicités, et un canot qui les conduise en Guyane anglaise ou au Vénézuéla. Il y a là le risque d’un naufrage et des requins qui sont des gardiens vigilants. Par la forêt, l’homme traverse le Maroni, atteint la brousse de la Guyane hollandaise et par là tente d’arriver à Paramaribo où, s’il est calme et travailleur, s’il a un métier, il ne sera pas inquiété. »

Des statistiques prouvent qu’il y a de 20 à 25 % d’évadés par année ; 8 ou 10 % se sauvent, les autres sont repris ou meurent.

À ce point de vue l’éducation de Rémy avait été faite, et copieusement, par les vieux bandits chevronnés, revenus au bagne après plusieurs évasions, tenus par la faim, garrottés par la fièvre, flétris, dévorés par la vermine et à jamais soumis, n’attendant plus que la mort.

Il savait comment on s’en va.

Il partirait !

Il se remémorait une scène qui l’avait frappé le second mois de son arrivée en Guyane.

Par l’huis béant qui donne accès à la case apparut un soir une physionomie nouvelle. C’était un malheureux qui sortait du blockhaus où il avait été enfermé plusieurs mois après une tentative d’évasion.

Il avait eu la bonne fortune de vivre sur le territoire étranger, en pleine liberté. Il était à même de donner la mesure exacte de l’accueil hostile ou bienveillant que pouvaient rencontrer les équipes de fuyards éventuels et en formation.

Dans un mauvais baragouin d’argot de barrière, avec un accent tudesque prononcé, – car il était fils d’une Bavaroise et d’un Alsacien, – il conta avec volubilité que beaucoup de relégués évadés, ne pouvant pas s’astreindre à la vie libre, mais plus rude encore que celle du pénitencier, qu’ils étaient obligés de mener en Guyane hollandaise, revenaient à l’existence dissolue parmi des amis du « grand collège » (ainsi désigne-t-on le bagne entre « travaux forcés » ou relégués), après une rafle opérée par la police locale de Paramaribo.

Là-bas, les industriels et les planteurs n’avaient à leur disposition que les coolies indiens. La main-d’œuvre des Européens était très haut prisée, celle des Français surtout, qui osent s’attaquer avec fruit à toutes les branches similaires ou annexes des professions qu’ils ont exercées, et, quelquefois même, pendant peu de temps.

L’inconduite chez les évadés reparaît bientôt.

Ils reviennent à leurs vices.

Détraqués, ils méconnaissent l’hospitalité, ignorent les sentiments de gratitude, et, mauvais citoyens de leur patrie, ils sont, à l’étranger, des hôtes indésirables.

Tel était, en substance, ce que racontait le prisonnier qui rentrait au bercail.

Et Rémy pensait qu’un évadé qui saurait rester propre pourrait être sauvé…

VII

UN JOUR, DANS SAINT-LAURENT

Au bureau du commandant, Rémy Salvator avait un ami.

On l’appelait Marco.

C’était un homme de cinquante ans environ, maigre, mais d’une robustesse que le climat et quinze ans de transportation n’avaient pu abattre.

Il avait, jadis, été condamné pour avoir participé à plusieurs cambriolages, entraîné par de mauvais compagnons.

Rémy l’avait étudié.

L’homme était de bonne éducation.

Un jour, les deux camarades étant en veine de confidences réciproques, il raconta son histoire.

Elle était banale.

De petite bourgeoisie riche, mais élevé dans des habitudes de dépenses qui flattaient sa vanité, le jeune François Delletour, dès qu’il eut terminé ses études poussées jusqu’à la licence ès lettres, plus spécialement épris de géographie et d’histoire, ne rêva que voyages et aventures.

Sa famille contraria ce goût, et, après un an de professorat au lycée de Poitiers, sa ville d’origine, François résolut de permuter pour Paris.

C’est là qu’il se perdit en des relations qu’il ne contrôla pas. Le jeu, la fête ébranlèrent ses scrupules, au point qu’il devint rapidement un pilier de tripot clandestin.

De chute en chute, il en arriva au vol et au cambriolage, ayant été mêlé à une bande de malfaiteurs qui par l’appât de l’argent l’avaient réduit à leur merci et en avaient fait leur complice.

À trente-deux ans, François Delletour avait été condamné cinq fois. La sixième entraîna la relégation.

Et les années avaient passé…

Au début, Delletour eut des révoltes, se rendit compte, trop tard, hélas ! de sa déchéance, et il eut la nausée de sa vie passée.

Il ne pouvait conserver aucun espoir. À jamais fâché avec sa famille, qui plusieurs fois avait essayé de le sauver, il fut totalement isolé à Saint-Jean-du-Maroni, où il resta deux ans. Sa bonne conduite, son désir de travailler, un ardent besoin de relèvement moral, l’avaient signalé au commandant du pénitencier, et il avait obtenu, depuis plus de dix ans, un emploi de toute confiance dans les bureaux.

Taciturne, dédaigneux de la tourbe infecte qui l’entourait, il avait oublié le passé de misère et de honte.

Il subissait la peine accessoire de la relégation avec patience et désespoir.

Il avait été professeur des enfants d’un des chefs de l’administration pénitentiaire, et, pendant huit ans, remplit ce rôle au contentement de tous.

On le surveillait peu.

Il était passé de Saint-Jean-du-Maroni à Saint-Laurent à la suite d’une demande faite pour lui par un gardien de camp qui l’avait observé et se portait garant de sa bonne volonté.

L’homme, surnommé Marco, était une figure familière du bagne.

Alors que les autres, la majorité, pour ne pas dire la presque totalité, des transportés, se laissent aller à leurs bas instincts, François Delletour se livra à sa passion favorite, à l’étude dont il n’avait pas perdu le goût, malgré les tristes événements de sa vie. Il s’était remis à apprendre avec frénésie, alimentant son besoin constant de science et de savoir, grâce à la permission qu’il avait de puiser à son gré dans la bibliothèque du pénitencier, assez fournie de nouveautés et possédant un fonds important de relations de voyages et de diverses histoires données par des navigateurs.

Seul, il avait appris l’anglais, l’allemand et le hollandais. Quand il connut Salvator, il étudiait l’italien et l’espagnol.

On était arrivé à le considérer comme un malheureux déclassé, revenu à des sentiments d’humanité normale, et, à l’approche de la cinquantaine, il semblait que Marco fût définitivement dompté, ramené à la sagesse et à la résignation parce que sa conduite était égale, sans à-coups et qu’il ne buvait pas. Mais les cas comme le sien étaient l’exception.

Marco savait tout ce que l’on peut connaître des Guyanes, du Centre-Amérique et de la conquête espagnole. Il avait lu dans les textes étrangers, épaves de bibliothèques de Paramaribo, de Georgetown, du Brésil ou du Mexique, ce qu’il y a de mystère et de merveilleux dans l’histoire de ces pays fabuleux.

Salvator lui dit un jour :

— Tu n’as pas voulu t’évader, Marco ?

— Si, une fois, mais j’étais trop pauvre… Et je suis revenu ici. C’est la seule faute que j’ai commise. On l’a oubliée.

— Et maintenant ?

— Je fais des économies…

— Des économies ?

— Oui. Je rends service, ici et là, à des colons, à des chercheurs d’or, à des marchands. J’écris pour eux. Ils me payent. Oh ! ils me paient mal ; ils profitent de la situation ; mais j’ai pu constituer un petit pécule.

— Où le caches-tu ?

— Ici même, dans le bureau du commandant. C’est lui qui veille sur le magot. Il l’ignore, d’ailleurs. Moi seul connais la cachette.

— Je pense bien ! Mais dans quel but ? Tu n’as plus personne. Tu es seul… Alors ?

Marco, d’un geste brusque, prit la main de Salvator. La scène se passait sous la véranda du bureau, à l’heure de la sieste. Les deux hommes parlaient à voix basse.

— Tu me demandes pourquoi, Salvator… Parce que je ne veux pas mourir ici…

— Tu veux donc…

— Partir, oui ! Mais le temps n’est pas venu. Et, si tu le veux, nous partirons ensemble. Tu n’as rien, pas un sou. J’aurai ce qu’il faut pour deux. Tu es le seul homme à qui j’ai dit mon secret.

— Il sera gardé ! Merci, Marco, je rêvais, moi aussi, de liberté…

La conversation s’arrêta net sur ce sujet, et Marco parla de la Guyane et de Saint-Laurent-du-Maroni…

Salvator écoutait, sérieux comme un bon élève :

— Nous sommes ici à deux cents kilomètres au nord-ouest de Cayenne, et le port se trouve à vingt kilomètres de l’embouchure du Maroni, dont l’estuaire est large de huit kilomètres, mesure prise de la station des Hattes, sur la rive française, à la pointe Galibi, rive hollandaise.

« On pourrait agrandir le centre industriel et commerçant chez nous, et nous suivrions ainsi l’exemple des Hollandais et des Anglais à Paramaribo sur le Surinam et à Georgetown, ville conquise sur les boues du fleuve Démérara. Du port à la pointe des Hattes, Saint-Laurent-du-Maroni pourrait échelonner des exploitations et des comptoirs. Des exploitations de bois, des fabriques diverses alimentées par les produits du pays, qui sont abondants et excellents, prospéreraient, j’en suis certain.

« Nos transactions commerciales sont nombreuses, quoique irrégulières, avec les pays voisins et les Antilles anglaises. Que serait-ce si nous appliquions les procédés et les méthodes modernes, et si la Guyane cessait d’être à peu près abandonnée par la métropole et livrée aux mains d’une demi-douzaine de gros spéculateurs ?

« Il faudrait remplacer les voiliers par des services de cargos, et surtout réaliser enfin la ligne de chemin de fer côtier, projetée depuis plus de quarante ans, de Saint-Laurent-du-Maroni à Cayenne.

Salvator, intéressé, questionna Delletour :

— Qu’était Saint-Laurent, autrefois ?

— Un pénitencier fermé. L’administration ouvrit enfin les grilles à la population civile, et l’on sait que les deux premiers occupants furent un Français, M. Enguerrand Tardon, et un Hollandais, M. Duttenoffer.

— Il y a longtemps ?

— Trente ans.

— Et depuis ?

— Depuis, la ville peu à peu sortit du sol. On vendit des terrains, et les maisons furent construites. Le commerce en prit la plus grande partie, à cause des expéditions formées pour l’exploitation de la gomme de balata qui sert à la fabrication des courroies, et du bois de rose dont on extrait l’essence précieuse.

« Cependant, la commune de Saint-Laurent est mixte. L’édilité municipale n’est pas représentée par des citoyens élus, mais par une commission composée exclusivement de fonctionnaires civils, dont le maire est le commandant du pénitencier.

« On peut tout espérer depuis les découvertes d’or de l’Inini, du Mana et de l’Approuague.

— Je sais ; l’or, c’est l’avenir…

— Tu connais le métal ?

— J’ai travaillé sur les placers brésiliens.

— Alors, nous sommes sauvés !

Marco avait laissé échapper ces quatre mots à haute voix, comme un cri ! Mais il se ressaisit et reprit le cours de son récit.

— Saint-Laurent, après avoir été pénitencier depuis 1858, n’a été transformé en commune mixte que le 16 mars 1880, par décret, sur les instances de l’ancien député Ursleur, et ce fut aussi le centre des bagnes guyanais, alors qu’il était autrefois établi à Cayenne. Mais, tu le sais, il y a deux villes à Saint-Laurent : la ville administrative, admirablement construite par la main-d’œuvre pénale, qui, si elle ne vaut pas cher, ne coûte rien, en tout cas… Et puis, le temps ne compte pas. Et, à côté, l’ancien village qui se transforme tout à fait, et tend à devenir une cité propre et européanisée.

« Rien ne manque ici, sois tranquille ! Le tribunal de première instance a remplacé l’ancienne justice de paix à compétence étendue. Tu as vu l’hôpital. C’est notre villa de repos ; mais, pour y aller, il faut tomber et ne pouvoir se relever. Les simulateurs et les coquins ont empêché les médecins d’avoir des indulgences. Va, je suis fixé. Et tous les forçats veulent être malades pour aller là-bas.

« Tout le reste, tu l’as vu, l’hôtel de ville, les écoles, les beaux quartiers où les bagnards sont transformés en domestiques, à l’usage des fonctionnaires.

« Le rêve du transporté, c’est la gâche, le coin d’embusquage où l’on mange mieux. Manger, tout est là… Et jamais le mot de Zola n’a trouvé plus qu’ici, sur la terre ardente, sa justification : « Des hommes peut-être, des ventres d’abord ! »

 

*    *    *

 

L’heure de la sieste était passée.

Les deux hommes rentrèrent dans les bureaux où ils travaillaient.

VIII

LES SOUVENIRS DE MARCO

L’amitié des deux hommes s’affirma chaque jour plus fraternelle.

Salvator et Marco oubliaient leur peine dans une communion de cœur et de pensée née de leur propre malheur.

Salvator écoutait volontiers Marco, puits de science, homme précieux qui égrenait ses souvenirs sur la Guyane et le bagne avec une verve et une logique surprenantes après tant d’années de captivité.

Ce soir, très doux, avant de rentrer dans la pièce qui leur était réservée pour dormir et qu’ils avaient obtenue à force d’application et de zèle Marco parlait à son ami.

— Vois-tu, Salvator, coucher ici, éviter la case ignoble, c’est déjà un premier pas vers la libération. Car tous les hommes transportés sont généralement ignobles. Les meilleurs sont ceux qui essaient de tirer profit de la situation et ceux chez qui le besoin de relèvement moral n’est pas éteint ; mais c’est l’exception. On les cite.

« Les annales du bagne racontent que le forçat Molinier, réhabilité, devint maire de Monsinéry ; Mathiot, agent voyer de Saint-Laurent ; Souvérville, entrepreneur de travaux publics à Cayenne. Mais la grande masse, tu la connais : exclue de la société, elle est passive, livrée aux pires instincts, et il ne faut rien espérer d’elle.

« Le résultat obtenu par l’État est négatif. Les quelques chantiers sur lesquels travaillent les hommes de la transportation ont à peine suffi aux besoins des bâtisses de l’administration et des divers services. C’est peu ! Le débroussage même est insuffisant, puisqu’on fait venir du bois d’Europe ou des colonies voisines. Il y a là la preuve que la transportation coloniale a fait faillite.

« Tout a échoué dans ce pays pourtant si riche : les cacaoyers du camp de la Forestière sont un souvenir à côté de la merveilleuse plantation qui fut jadis créée par un commandant de camp actif et intelligent.

« Relégués, maraudeurs se chargent de tout dilapider, et l’incurie est depuis longtemps connue, acceptée, parce que le bagne est une honte et qu’il ne faut rien attendre de malheureux déchus. Alors, on rêve de partir, quand on sent qu’on ne subira pas jusqu’au bout une peine trop lourde, ou bien, comme toi, Salvator, lorsqu’on est innocent. Moi, j’ai fauté, j’ai payé. Cela suffit. Mais toi…

— Plus bas, dit Salvator.

— Oui, tu as raison. Prudence ! Pour s’en aller, il faut choisir son heure et éviter un retour ici… car le découragement est tel que l’on reste longtemps accablé et sans force. Ah ! le pénitencier tient bien les hommes, les agglutine, en fait une pâte sur laquelle la mort travaille. J’ai lu, dans une brochure de la bibliothèque, que l’on avait cherché à déplacer les bagnes à travers la Guyane.

« L’établissement d’autres pénitenciers fut tenté sur le plateau de la Comté, près de la rive droite de la rivière ; en 1854, fut créé le pénitencier de Sainte-Marie ou Cacao, puis, en 1855, un peu au-dessous celui de Saint-Augustin, et un peu plus tard celui de Saint-Philippe. L’intoxication paludéenne et la fièvre jaune sévirent cruellement sur ces établissements, dont on décida l’évacuation en 1860. En 1854, fut tenté l’établissement d’un chantier forestier au lieu dit Les Trois-Carbets, à 30 kilomètres de l’embouchure du Kourou : les fièvres intermittentes le firent abandonner.

« Un ponton avait été placé à l’embouchure de la rivière Kourou et deux en rade de Cayenne ; ces pénitenciers flottants eurent à souffrir, en 1855, de l’épidémie de fièvre jaune ; ils furent évacués.

« Des pénitenciers littoraux furent installés de 1853 à 1864 à Cayenne, Bourda, Baduel, Mont-Joly. Le pénitencier de Cayenne fut établi en 1853 dans la geôle, en 1855 sur les pontons et peu après dans une caserne attenant au Jardin militaire. Les pénitenciers de Bourda et de Baduel, créés en 1854 pour la culture des fourrages, ne subsistèrent que deux années : le pénitencier de Mont-Joly fut abandonné en 1864.

« On a promené un peu partout cette misère humaine, cette lèpre que forment les transportés. Partout il y eut abandon, ruine, détresse.

« Écoute, Salvator, après des années passées ici, je suis fixé. J’ai conscience d’avoir expié et j’ai pu m’évader moralement de cette contagion ignoble. La transportation déshonore la colonie. Le bagne est coûteux et l’on paie un personnel nécessaire pour un travail stérile. L’accroissement du nombre des forçats a empêché l’augmentation de la population libre, par suite de l’impossibilité où la modicité de la main-d’œuvre pénale la met de gagner sa vie. Il n’y a rien à attendre de ces hommes flétris, troupeau taré, physiquement et moralement. La maladie et la mort font leurs ravages. Un exemple entre mille. En 1901, l’usine de Saint-Maurice, près de Saint-Laurent, marchait par les soins de la transportation. On pouvait lire sur les livres, d’après un rapport officiel : recettes, 82 000 ; dépenses, 94 000 ; pertes, 12 000 francs.

« Sans aucun commentaire. C’est de l’histoire coloniale dûment consignée dans les annales du pénitencier.

— Tu as pu, Marco, connaître tous les types de forçats.

— Oui. Il n’y a pas que la basse classe qui fournisse le bagne. Noblesse, bourgeoisie, armée et clergé y sont représentés.

— Et les condamnés politiques ?

— C’est autre chose. J’ai connu les anarchistes Meunier le philosophe, mort à Saint-Laurent, et Jacob qui faisait encore des palabres ici même. C’est une dérision. En vérité, ce qui fut une sorte de gloire du bagne, les déportés politiques, n’existe plus.

— Il y en eut, je le sais, en assez grand nombre.

— Ils ont laissé des traces dans le pays. Écoute un peu d’histoire de ce coin maudit :

« Quand le fort de Cayenne fut repris aux Hollandais, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres fut chargée de composer des sujets et des devises de médailles destinées à perpétuer les souvenirs de ce fait d’armes guyanais, dû à la bravoure de l’amiral d’Estrées. Le graveur Manger affecta un burin belliqueux, et son dessin représentait Neptune tenant d’une main l’étendard rouge fleurdelysé, et, de l’autre, son trident appuyé contre le fort de Cayenne, avec cette imprécation pour devise : Batavis cuisis Cayana remperata (aux Hollandais exterminés, Cayenne reprise).

« L’ancien gouverneur de la Guyane, Merward, qui rapporta ces documents d’archives, devait avoir un sourire assez désabusé en constatant l’état de la colonie qu’il dirigeait et à laquelle on avait fait cadeau du bagne, comme don de bel avenir !

— En effet. Y avait-il, quand tu es arrivé ici, des condamnés politiques ?

— Non, des protagonistes de l’action directe, la plupart des condamnés de droit commun, sauf de très rares exceptions.

« Les condamnés politiques jouent au bagne un rôle assez effacé. Il n’y a plus de caractères !

« Et cependant, en Guyane, persiste le souvenir des grands déportés politiques de Thermidor.

« À Cayenne et à Sinnamary, après le 9 thermidor (27 juillet 1794), des conventionnels célèbres furent déportés : Collot d’Herbois, le terrible proconsul lyonnais, qui mourut dans cet exil le 17 juin 1796, après une maladie douloureuse, et Billot Varennes, qui s’éteignit à Haïti où il s’était retiré, ayant refusé sa grâce, après le 18 brumaire.

« Le 19 juin 1798, la frégate La Décade arrivait à Cayenne, ayant à bord les 193 déportés du 18 fructidor an V. Ils furent d’abord internés à Sinnamary, et parmi eux se trouvait le conquérant de la Hollande, le général Pichegru, ancien président des Cinq Cents.

« Aidé par les colons de Surinam, Pichegru réussi à s’évader, passa en Guyane hollandaise, accompagné de sept camarades de captivité, et, de là, put revenir en Europe.

« À l’occasion de l’attentat de Georges Cadoudal, arrêté de nouveau, il mourut tragiquement étranglé dans sa prison.

« Il faut citer ceux qui restèrent en Guyane. Lavilleheurmois, mort à Sinnamary, ami d’un notable qui le logeait ; Marbois, devenu plus tard président de la Cour des comptes et ministre. Il a laissé des souvenirs de son exil qui ne manquent pas d’intérêt ; le chansonnier populaire Ange Pitou, royaliste notoire, a, lui aussi, raconté ses misères dans ses mémoires. Enfin, retenons encore le nom de Charles Delescluze, déporté second Empire, qui bénéficia de l’amnistie en 1859, et mourut sous la commune en 1871.

« Si l’on en croit les mémoires des déportés, les souffrances endurées par eux n’ont rien de commun avec la situation faite aux condamnés ordinaires.

« Le général Ramel, victime des désordres politiques, écrivait, dans son journal, publié à Londres en 1799 : « Lorsqu’au huitième de jour notre traversée on voulut bien nous laisser respirer pendant une heure seulement par jour, trois seulement d’entre nous, Trançon-Ducoudray, Pichegru et Lavilleheurmois, furent en état de profiter de cette permission. Tous les autres n’avaient plus assez de forces pour sortir de l’entrepont ; je fus, moi-même, vingt-huit jours sans pourvoir sortir de la fosse aux lions. »

« De son côté, Barbé Marois envoyait au capitaine commandant la frégate cette lettre : « Il n’est pas possible que vous ayez l’ordre de nous faire mourir de faim ; nous devons croire que les barbaries que vous exercez contre nous sont un abus de votre autorité. Songez que vous pourrez vous en repentir un jour, que notre sang pèsera sur votre tête et que c’est peut-être à la France entière, mais certainement à nos familles, à nos pères et à nos fils, que vous aurez à rendre compte de l’existence des hommes que le sort a remis entre vos mains. »

« Le capitaine répondit : « Je n’ai pas de vengeance à redouter. Je n’enverrai pas un homme à terre, je ne changerai rien aux ordres que j’ai donnés et je ferai sangler des coups de garcette au premier qui m’ennuiera par ses représentations. »

« Sur les 93 déportés qui se trouvaient sur la Charente, 55 furent débarqués d’urgence à leur arrivée pour cause de maladie. La corvette Bayonnaise jeta huit cadavres à la mer pendant la traversée.

« Ces temps héroïques sont passés.

« Le bagne est redevenu le grand dépôt de la honte et du crime. Et pourtant ! Tous ces hommes sont-ils également responsables ?

— Qu’en penses-tu, Marco ?

— J’ai lu, j’ai tout lu, tout ce qui me tombait sous les yeux, et ici les ouvrages sur la criminalité abondent. Eh bien, je ne puis oublier certaines relations, en particulier celles du Dr Jacques Bertillon, celui qui sait si bien retrouver un délinquant ayant laissé des traces et des empreintes de son passage.

« Le Dr Jacques Bertillon a été passionné par le problème de la responsabilité, et il a écrit jadis : Que ce soient des cervelles obtuses et déformées dès la naissance, c’est ce que l’on voit avec évidence sur le portrait des bagnards. Le front de l’un d’eux, par exemple, est assez développé ; son crâne est tout en arrière. Cela tient à ce que sa suture sagittale s’est ossifiée trop tôt, notamment au niveau de la fontanelle antérieure, c’est-à-dire, à l’endroit où les deux os pariétaux rejoignent l’os frontal. Cependant, son cerveau demandait à grandir comme celui de tous les autres hommes et a lutté de son mieux contre la dureté des parois de sa prison. C’est le contraire de ce qui est arrivé à Blaise Pascal d’immortelle mémoire. D’après sa sœur, chez lui, les deux moitiés de l’os frontal, qui d’ordinaire se suturent dans les premières années de la vie, étaient encore distinctes à l’époque de sa mort, survenue à trente-neuf ans. Il en résulte que son cerveau a pu se dilater à l’aise.

« Est-ce vraiment à cette ossification tardive de la suture du front que Pascal doit son génie ? Est-ce à cette ossification prématurée de la suture sagittale que tel bandit doit d’avoir été un abominable assassin ? Redoutable problème lorsque nous honorons comme nous le devons l’auteur des Provinciales et des Pensées. Est-ce d’un autre accident de la même fontanelle que nous punissons le criminel et que nous le vouons aux plus infâmes supplices ? Faut-il en conclure que notre admiration pour l’un est aussi ridicule que notre horreur pour l’autre, puisqu’ils ne sont pour rien dans l’ossification plus ou moins rapide de leurs sutures crâniennes ? C’est un des troublants problèmes de la psychologie que nous soulevons ici. C’est le problème de la responsabilité humaine. Il est impossible de le résoudre.

— Alors ? quel remède ?

— Étudier, observer attentivement les hommes. On a fait à Michigan, cité sur un des cinq grands lacs du Saint-Laurent, dans un des États de l’Est des États-Unis, des études de radiographie, sur des condamnés. Elles ont été probantes. Sur trente individus, vingt-cinq avaient des déformations cervicales, et leur responsabilité était atténuée. D’ailleurs, rien n’est nouveau.

« D’après le système de Broca, le cerveau a pu subir des déformations qui rendent l’individu partiellement ou totalement responsable.

La nuit était tout à fait venue, la nuit admirable, cloutée d’étoiles… Et Salvator, levant la main vers le ciel, murmura :

— L’espace libre…

— Oui, répondit Marco en montrant devant lui la bande sombre de la forêt… Là aussi, la liberté et le secret…

IX

CEUX QUI SONT PARTIS

Depuis que Salvator et Marco étaient liés par une amitié que nul ne suspectait et par ce pacte à la vie, à la mort qui leur faisait supporter leur peine avec une sorte d’allégresse sourde, le vieux bagnard, que hantait le besoin de fuir, initiait son cadet à tout ce qui pouvait l’intéresser ou lui révélait les dessous et les mystères du pénitencier.

Salvator recevait, chaque trimestre, une lettre de sa mère qui ne pouvait croire au crime pour lequel il avait été condamné.

C’était un réconfort, la seule tendresse qui lui prouvait qu’il n’était pas séparé du monde, enterré vivant, à jamais exclu de tout ce qui avait été, malgré ses souffrances, les luttes, les vicissitudes du passé, l’existence ardente, la volonté de vaincre et la foi dans l’avenir.

Le bagne n’était qu’une station du calvaire qu’il fallait franchir… Et les dernières paroles de Marco l’avaient persuadé que ceux qui ne tentent rien pour s’amender et fuir sont des déchets, des fruits gâtés, voués à la pourriture et à la poussière.

Pour ceux-là, le gros de l’élément pénal, aucun relèvement possible.

Aux soirs silencieux, troublés seulement par le bruit des bêtes de la forêt qui s’éveille à l’heure où tout s’endort, les deux amis se réunissaient au seuil de la case qui leur était réservée.

Mais au calme apaisant de la nuit ils préféraient la pluie, la lourde pluie des pays d’équinoxe, qui tombe, drue et serrée, en larges gouttes sur les toits de tôle des casemates, en faisant un bruit qui couvrait celui des paroles.

Et Salvator, attentif, écoutait Marco.

— Ce qui est ignoble, ici, c’est l’avilissement des hommes. Je ne conteste pas que le besoin les pousse, que les privations les exaspèrent et annihilent, chez eux, tout sentiment de dignité. Mais le fait, le fait brutal, c’est que… c’est la tendance qu’ont tous ici à vendre leurs frères de misère.

« Le Dr Louis Rousseau, médecin, a écrit ceci sur la réclusion cellulaire.

Marco lut :

« L’Isolement a nécessité la construction de bâtiments spéciaux. Qu’on se figure, situées sous un grand hall sombre, deux rangées de cellules, séparées par un mur mitoyen. Le plafond de ces cellules est remplacé par des barreaux, en sorte que, vues à vol d’oiseau, elles ont l’air de cages. Quelques-unes seulement sont plafonnées en maçonnerie et transformées en cachot noir. Une passerelle située au-dessus du mur mitoyen qui sépare les deux rangées de cellules permet aux agents de surveiller les réclusionnaires, qu’ils voient, au travers des barreaux de leur cellule, comme on voit un animal dans une fosse ; les uns, assis sur un baquet, travaillent à faire des balais ou des brosses ; les autres tournent en rond comme des fauves. L’absence de toute lumière artificielle et la demi-obscurité des locaux rendent la récompense de la lecture à peu près illusoire. Ici, c’est la maison du silence, et toute parole prononcée à haute voix est rigoureusement punie. Il arrive que l’administration n’a quelquefois aucun travail à faire faire à tous ces reclus. La peine devient alors intolérable et s’aggrave du supplice de l’inaction forcée. »

— Tu es effrayé, Salvator, eh bien, écoute encore. J’ai mes souvenirs personnels. Le grand emploi est celui de bourreau, car la guillotine est dressée en permanence, peut-on dire, quoique invisible, prête à fonctionner. Les drames du bagne appellent des châtiments exemplaires.

— Tu as assisté à des exécutions ?

— Trop souvent ! J’y étais obligé.

— Comment cela ?

— Parce que tous les transportés valides doivent être présents pour voir décapiter le criminel. Et c’est un spectacle terrible ! Le condamné à mort est mené devant l’échafaud. Il attend quelques minutes. Un greffier lui lit l’arrêt prescrivant qu’il subira la peine capitale.

« C’est assez bref. Et, autour de la place, tous les bagnards sont rangés. Au moment où le malheureux va être couché sur la planche et passer son cou dans la lunette, un ordre : « À genoux ! » ébranle l’air. Et tous les hommes obéissent. Dans un silence impressionnant, le couteau tombe.

— C’est affreux.

— Non ! Il ne faut s’étonner de rien ici. On doit faire des exemples et bien montrer que la loi est sans pitié sur le domaine du pénitencier. En général, les condamnés meurent courageusement.

« Mais ce qui est le plus triste, le plus lamentable, c’est le retour au pénitencier des pauvres bougres qui ont manqué leur évasion, n’ont pas su la préparer, et reviennent exténués ou repris, renvoyés par les polices de la Guyane hollandaise et anglaise, parce qu’incapables de rendre service ou de travailler utilement.

« J’ai été témoin de crises de désespoir qui me remuaient jusqu’aux entrailles, et pourtant, le séjour m’a durci…

— On s’évade souvent ?

— Il y a plusieurs évasions par jour à certaines époques. Comment expliquer que, malgré l’envoi des condamnés de la métropole ici, chaque année, depuis plus d’un demi-siècle, le nombre de l’effectif n’ait pas varié ?

— C’est pourtant vrai.

— La moitié du contingent meurt ou s’évade. L’épuisement des vieux chevaux de retour achève le reste. Et le nombre reste le même. D’ailleurs, tous les forçats sans exception rêvent de s’évader… Mais c’est malin…

— Tu es pourtant renseigné.

— Certes. Deux moyens : par la mer ou par la forêt. En traversant le Maroni, on gagne la brousse de la Guyane hollandaise et, si le rescapé a de la santé, sait se discipliner, se guérir de l’alcool et travailler, s’il se tient tranquille, il est libre et à l’abri. Par la mer, il faut des complicités afin de prendre le large sur un canot. De là, en utilisant les courants et les marées, des voiles de fortune, ou à force de rames, on peut atteindre la Guyane anglaise ou le Vénézuéla.

— Pour nous ?

— Parle plus bas. Ce sera par la mer.

Salvator était halluciné par les histoires d’évasion, et il questionnait toujours Marco. Celui-ci n’avait qu’à fouiller dans ses souvenirs, qu’à remuer la cendre de tant de misère, de véritables héroïsmes de la part des camarades qui étaient partis, pour satisfaire son ami.

— Vois-tu, j’ai connu les pires aventures de ceux qui ont échoué au port ou qui ont disparu. Un pharmacien, condamné pour faute de jeunesse, résolu et tenace, réussit à passer au Vénézuéla et en Amérique du Nord. Il refit sa vie, se maria, et, douze ans après, se croyant oublié, revint à Paris, rappelé par sa mère qui allait mourir. Il fut appréhendé et renvoyé au bagne.

— C’est affreux !

— D’autant que l’homme était redevenu honnête et avait gagné droit de cité à Philadelphie, où il avait créé une industrie prospère.

— Alors ?

— Alors, trois mois après son retour, il a pris le large, de nouveau, grâce à la complicité d’un surveillant militaire grassement rétribué pour qu’il gardât le silence et fermât les yeux. On n’a jamais revu le pharmacien. Il a repris son nom américain et retrouvé les siens. Le bagne ne l’aura plus, jamais !

— Pauvre diable, il a dû vivre des heures atroces !

— Oui, mais il était bien trempé. Il y a mieux. Un misérable avait organisé une véritable entreprise d’évasion. Il passait deux condamnés d’une rive à l’autre du fleuve. Personne n’était au courant de l’affaire. Le maudit passeur tuait ses passagers en cours de route, les jetait dans le Maroni où les requins font des croisières redoutables. Et ce, après avoir dévalisé les candidats à l’évasion.

— Le bandit !

— Tu peux le dire. On l’a guillotiné, et il ne l’avait pas volé ! Tu veux des récits et des précisions. Tu as raison. Instruis-toi sur ta propre détresse. Tu n’en sauras jamais assez. Sur cent évadés, huit seulement, c’est la moyenne de statistique, arrivent à regagner la France ou à aller ailleurs. Les autres, je te l’ai dit, meurent, reviennent à la chaîne ou sont repris. Le plus grand nombre d’évasions a lieu à la relégation.

— Pourquoi ?

— Parce que la situation du relégué est abominable.

— Je le savais.

— Mais il est bon que je te donne quelques détails. Ils seront profitables, non seulement à toi, mais à ceux qui, par ta bouche, l’apprendront, plus tard, quand nous respirerons mieux.

— Libres ?

— Oui ! Voici ce qu’est exactement en Guyane la relégation. En 1912, lors de mon arrivée ici, elle se composait de quatre camps : Saint-Jean, Saint-Louis, Collinge et le camp de la Forestière. En 1911, la population totale était d’environ trois mille cinq cents individus. Or, depuis 1890 environ, si mes souvenirs sont exacts, on envoyait à la Guyane cinq cents relégués par an, au minimum, ce qui représente environ, en vingt ans, de onze à douze mille individus. La différence entre le nombre des relégués présents en 1911 et celui des relégués débarqués à Saint-Jean-du-Maroni, depuis 1890, était donc de 65  % environ. Qu’étaient devenus les absents ? Ils étaient portés sur les registres du camp comme morts ou disparus !

« Lorsque les relégués arrivent sur le camp, on les enferme dans une prison, pendant huit ou quinze jours, pour les y raser, mensurer et photographier. Ils reçoivent ensuite la visite du commandant supérieur de la relégation, qui leur fait un petit discours pour les mettre en garde contre les mauvais conseils, et surtout pour les détourner des projets d’évasion, en leur faisant comprendre que ceux-ci sont irréalisables.

« Les relégués sont ensuite classés suivant leurs aptitudes. Un petit nombre d’entre eux sont affectés aux ateliers de l’administration. Ce sont les plus heureux, les seuls qui travaillent à l’abri du soleil tropical et qui ont le plus de chances d’être épargnés par les maladies qui sévissent dans ce pays. Les autres, moins favorisés, sont employés à la débrousse sous un soleil de feu qui a rapidement raison des constitutions les plus robustes. Les relégués sont ensuite parqués dans l’une des seize cases qui composent le camp.

« Maintenant, je reviens à ce que j’ai vu sur le camp de Saint-Jean. La première impression que je ressentis fut une grande tristesse en constatant l’immoralité et la noire misère de la relégation. Un bon cinquième de la population était presque nu. Ces malheureux n’avaient pour tout vêtement qu’un vieux pantalon. Les causes de cette profonde détresse sont les suivantes. Au départ de la France, les relégués reçoivent de l’Administration un trousseau complet ainsi composé : un sac de marin, un couvre-pieds, une toile de hamac, deux chemises, deux pantalons, deux blouses (une en laine et l’autre en coutil), deux paires de souliers, un chapeau de feutre, etc. Ils sont autorisés, en outre, à emporter du linge de corps envoyé par leurs familles : chaussettes, flanelles, maillots, etc. Mais, dès leur arrivée à Saint-Jean, l’Administration leur retire exactement la moitié de ce trousseau, qu’elle remplace par un pantalon et une blouse en toile bleue. Soixante pour cent, au moins, des relégués entreprennent de s’évader. Il s’ensuit que presque tous vendent leur linge de corps et leurs effets afin de se procurer des vivres. Comme une évasion tentée dans ces conditions est souvent vouée à un échec, l’aventure se termine dans les locaux disciplinaires ou devant le tribunal de Saint-Laurent, et, en sortant de prison, les évadés se trouvent dans le dénuement le plus complet. Or, l’Administration ne leur donne absolument rien avant les délais prévus pour le renouvellement du trousseau.

« D’aucuns pensent que l’évasion de la Guyane n’est qu’un jeu ! Oui, c’est un jeu, mais des plus dangereux où il y a plus de risques de laisser la vie que de réussir.

« Les relégués vendent leurs effets pour se procurer des vivres ; tu vas voir dans quelles conditions ils pratiquent ce troc.

« À Saint-Jean-du-Maroni, est installée une cantine où les relégués trouvent tout ce dont ils ont besoin, contre argent comptant – alors que, théoriquement, ils sont sensés n’en point posséder – ou en échange des bons de cantine qui leur sont délivrés par l’Administration sur leur pécule ou sur leur travail. Seuls les favorisés de la fortune peuvent jouir de cette faculté de s’approvisionner à la cantine. Cependant, il existe d’autres moyens que je vais t’indiquer de suite pour ne plus à avoir à y revenir.

« Pour bien te faire comprendre ce qui se passe, il est nécessaire que je souligne un détail important : j’ai déjà dit que la relégation comprend deux catégories de relégués : les favorisés et les malheureux. Les favorisés sont ceux qui occupent les emplois suivants, énumérés par ordre d’importance : comptable du poste ou du camp, manipulateur de pharmacie, boulanger, gardien d’outils, comptables divers, etc.

« Après deux ou trois années de bonne conduite, quelquefois cinq, le relégué qui a obtenu la relégation individuelle perçoit les quelques billets de cent francs qui constituent son pécule et descend à Saint-Laurent. Que devient-il ? L’Administration ne lui doit plus rien. S’il a un bon métier, maçon, tailleur de pierres, charpentier, etc., il peut vivre. Celui qui n’a aucun métier ne trouve pas la possibilité de subvenir à ses besoins. Que peut-il faire, lorsqu’il a dépensé son petit pécule ? Exposé à mourir de faim, il n’a plus qu’une ressource : demander au directeur de l’administration pénitentiaire de le réintégrer à la relégation collective, ce que ce fonctionnaire lui accorde naturellement bien volontiers.

« Devant ce sombre avenir, que fait l’homme courageux qui n’est pas complètement dégradé ? Il s’évade. Les vagabonds et ceux qui n’ont aucune occupation achèvent de s’avilir dans une débauche sans nom que l’Administration tolère lorsqu’elle ne l’encourage pas…

« Un surveillant militaire est spécialement chargé de la poursuite des évadés. Il est secondé dans cette mission par deux porte-clés. Cet agent perçoit une prime de dix francs pour chaque capture, prime qui est prélevée sur le pécule du fugitif. Les porte-clés se partagent les dépouilles du malheureux.

X

COMMENT ON S’ÉVADE DE LA GUYANE

Marco et Salvator furent envoyés à trois kilomètres de Saint-Laurent du Maroni pour aider un surveillant militaire chargé d’inventorier un dépôt d’outils et de vivres, qui devaient être rapportés au grand pénitencier.

Les travaux d’aménagement de route et d’installation de carbets provisoires pour les hommes destinés au débroussage étant terminés, quatre détenus, de corvée spéciale, assuraient la manutention des objets.

Le soir, Marco et Salvator restèrent seuls, de garde, cependant que le surveillant et les quatre bagnards regagnaient Saint-Laurent après avoir chargé le plus gros sur des cabrouets tramés par des buffles.

Marco ne perdit pas son temps.

Il préleva des conserves, quelques pansements, des cachets pharmaceutiques, deux litres de tafia, du tabac, fit un ballot sous un moindre volume et le dissimula dans un trou, près du fleuve, à deux cents mètres du dépôt abandonné.

— Ça, dit-il à Salvator, c’est une réserve. Nous la cueillerons, au passage, le jour du grand départ.

Ils installèrent leur hamac, et, dans la solitude de la nuit, avant de s’endormir, Marco parla à Salvator.

— Je t’ai promis de te dire comment on s’évade de la Guyane.

— Certes ! et j’y tiens.

— Sois satisfait. D’ailleurs, je n’ai qu’à te raconter ce qui s’est produit lors de mes tentatives d’évasion, il y a bientôt douze ans. Depuis, je n’ai pas insisté. J’attendais le moment propice. Tu es venu. Tu es une victime. Moi, j’ai payé. Nous partirons bientôt. Écoute maintenant :

« Deux genres d’évasion peuvent être choisis : par mer ou par terre. Des deux, l’évasion par mer est certainement la moins périlleuse. Elle ne peut d’ordinaire se pratiquer qu’au nombre de douze à quinze individus. Un bateau étant évidemment indispensable, sa construction est confiée à un relégué charpentier et à un ancien matelot.

— Mais nous ?

— J’ai tout prévu. Nous feindrons de mettre quatre ou cinq « poteaux » dans le complot, mais, sois rassuré, nous leur fixerons une date postérieure à notre départ. Nous devons fuir seuls, tous les deux. C’est à nous qu’appartient le soin de choisir une autre existence. Peu nous importe la complicité des copains ! Je les redoute. Tu m’as compris ?

— Parfaitement !

— Je continue. Apprends toujours, ce n’est pas temps perdu. Quinze jours avant l’époque fixée pour l’évasion, le charpentier et le matelot s’évadent d’abord du camp, munis de vivres pour quelques jours, et de tous les accessoires nécessaires, et notamment de quinze toiles de hamac cousues ensemble en forme de bateau. Dès qu’ils sont parvenus sur l’autre rive du fleuve, ils montent la charpente, construisent une quille et un gouvernail. Ils posent ensuite de fortes lianes, dressées en demi-cercle, dans l’intérieur de la toile préalablement goudronnée, et rendue, par ce moyen, complètement imperméable. Dès que le bateau est terminé, les deux constructeurs préviennent leurs camarades, et tous s’embarquent à la faveur d’une nuit obscure. Ils descendent le fleuve avec le reflux ou « perdant ». S’ils sont assez favorisés par la chance, ils quittent le Maroni sans avoir été inquiétés et gagnent la haute mer dans la même marée. Ils sont à peu près sûrs de la réussite du projet, dès qu’ils sont en mer, les vents alizés de ces parages les poussant toujours sur les côtes de la Guyane anglaise et quelquefois même sur celles du Vénézuéla. Mais ces sortes d’évasions sont assez rares dans la relégation. Elles sont plus fréquentes à la transportation, grâce à la complicité des forçats en « doublage » qui jouissent d’une liberté relative, leur donnant ainsi les loisirs de construire l’embarcation en aval de Saint-Laurent et, par conséquent, plus près de la mer.

« Les évasions par terre sont plus fréquentes ; elles présentent, cependant, plus de danger.

« Ma première tentative te fixera sur ce point.

« Quelques jours après mon arrivée à la Guyane, je pris la résolution de m’évader sans perdre de temps, bien que nous nous trouvions en plein hivernage, et malgré les conseils de camarades plus expérimentés que moi en matière d’évasion.

« N’écoutant que mon courage, je fis préparer des vivres. Trois autres camarades, dont un ancien relégué, furent de l’expédition. Munis de tout ce qui nous était à peu près nécessaire, nous quittâmes le camp dans le courant de février 1913. Nous fûmes assez heureux pour passer le Maroni sans incidents et avec un beau soleil pour guide. Mais, une fois sur l’autre rive, le mauvais temps nous surprit. Nous restâmes onze jours sans pouvoir faire un pas en avant, faute de soleil, et deux jours et deux nuits sans prendre aucun aliment, nos vivres étant détruits ou mangés. Heureusement que, ne nous étant pas éloignés du fleuve, nous fûmes rencontrés par des Indiens hollandais qui nous conduisirent à Saint-Laurent, à moitié morts de faim. Huit jours de prison à notre retour au camp fut le résultat piteux de cette première escapade.

« Cette tentative d’évasion, qui aurait pu avoir des suites beaucoup plus graves, sans me décourager de fuir à nouveau, me fit cependant réfléchir sur la nécessité d’attendre une meilleure saison, et de prendre des dispositions plus sérieuses afin de mettre le maximum de chances de mon côté.

« Ayant attendu le convoi périodique du mois d’août, qui amenait à la Guyane deux camarades sur lesquels je savais pouvoir compter – car la solidarité absolue est un des plus sûrs facteurs de l’évasion – je recommençai à préparer des vivres, des réserves de médicaments et à me procurer des sabres d’abatis. Après avoir pris toutes nos dispositions, nous quittâmes le camp à quatre, le 15 août 1913, en vue d’une évasion qui devait réussir, mais qui devait nous réserver, cependant, beaucoup de difficultés. C’était notre Sainte-Marie !

« Nous pénétrâmes dans la brousse, direction Ouest-Nord-Ouest. Nous atteignîmes les bords du Maroni, à environ dix kilomètres en amont du camp, autrement dit la « Crique blanche ». Nous avions eu soin, avant de quitter le camp, de faire coudre ensemble nos quatre toiles de hamac, avec de fortes lianes placées à l’intérieur de la toile, en demi-cercle ; nous étions, par ce simple moyen, en possession d’une assez bonne pirogue qui nous permit de passer le fleuve avec une très grande rapidité. De ce fait, nous nous trouvâmes sur l’autre rive, et à l’abri des poursuites, le soir même de notre départ de Saint-Laurent.

« C’était un premier succès, et cependant nous ne touchions pas au but, pas plus que nous n’étions au bout de nos fatigues. Nous étions en territoire hollandais. La brousse devant nous, et le soleil pour unique guide !

« Les provisions ne manquaient pas. Nous en étions munis pour quatre semaines, au moins. Après nous être reposés deux jours sur l’autre rive pour faire sécher nos effets et la toile de la pirogue, nous nous partageâmes nos vivres, à poids à peu près égal.

« Le matin du 21 août, nous nous enfoncions dans la forêt vierge, en file indienne. Le temps était superbe. Nous étions tous quatre armés d’un sabre d’abatis pour nous frayer un passage dans les endroits impénétrables, fatigue épuisante pour celui qui marche en avant.

« La distance du Maroni au Patamaka, affluent du Kotika, est évaluée à cinquante kilomètres à vol d’oiseau, environ. La direction à prendre est ouest-nord-ouest. Pour s’orienter, le matin il faut avoir le soleil derrière soi, légèrement sur l’omoplate droite, et, le soir, devant, sur le sein gauche. Il est impossible de décrire ce qu’a de pénible une marche entreprise dans de pareilles conditions. On est obligé de faire de nombreuses haltes, du point de départ, le matin, à sept heures, jusqu’à dix heures du matin, heure de la grand’halte. Il faut ensuite attendre jusqu’à deux heures après-midi, que le soleil ait fait sa rotation, avant de pouvoir se remettre en marche. On en profite pour prendre un repas et faire une bonne sieste, car on en éprouve le plus grand besoin. Pour ne pas se tromper dans la direction à prendre, on a soin, à l’arrivée de la halte, de plaquer un sabre contre un arbre, la poignée tournée vers le levant et la pointe vers le couchant.

« À deux heures, on se remet en marche, jusqu’à ce que le soleil, en se cachant derrière les mamelons, vous invite à vous arrêter au bord du dernier petit ruisseau rencontré, pour y passer la nuit qui tombe rapidement dans ces régions tropicales.

Il faut alors se dépêcher de construire le « carbet » ou abri, et de ramasser du bois, en assez grande quantité, pour entretenir le feu toute la nuit ; c’est le seul moyen d’écarter les bêtes sauvages qui rôdent autour du bivouac. Tous les évadés se partagent la besogne : deux d’entre eux montent le « gourbi », l’un fait la cuisine, l’autre ramasse du bois mort.

« Après le souper, et une plus ou moins longue causerie, trois des évadés se reposent alors que le quatrième monte la garde pour entretenir le feu et veiller sur le sommeil de ses camarades. La relève a lieu de deux heures en deux heures. Comme bêtes féroces, il n’y a guère que les jaguars, les crotales et les gros serpents du genre boa. Il faut se préserver aussi d’une mouche très venimeuse ; elle laisse ses œufs dans la piqûre et, à l’éclosion, ceux-ci occasionnent d’horribles ulcères difficilement guérissables. On trouve encore dans ces régions une bête nocturne, le vampire, qui profite du sommeil des voyageurs pour les engourdir et leur sucer le sang.

« Durant les deux premières journées de notre voyage, le temps resta très beau, mais, le troisième jour, il se couvrit pendant plusieurs heures, ce qui nous obligea à un repos forcé. C’est cette absence de soleil qui a coûté la vie à bien des malheureux partis du camp avec très peu de vivres… Ne pouvant plus s’orienter, ils sont morts de faim sur les bords de quelque ruisseau.

« Le quatrième jour, le temps se remit au beau, et, le soleil à peine levé, nous nous remîmes en marche ; il en fut de même tous les autres jours. Le 29 août, nous arrivâmes enfin sur les bords du Patamaka, après avoir traversé la brousse en huit journées. Certes, nous eûmes à supporter beaucoup de fatigues. Aucun incident, si ce n’est une grande peur que nous occasionna un serpent. Un soir que nous avions construit notre « gourbi » et que nous devisions devant notre feu, un grand serpent, qui dormait sans doute en dessous de notre brasier, ressentant probablement trop de chaleur, se mit à siffler d’une façon stridente, ce qui nous glaça tous d’épouvante. Nous ne demandâmes pas notre reste pour lui abandonner la place, mais il se contenta de siffler plus fort encore et il prit la fuite.

« Cette nuit, on ne dormit pas dans le « gourbi ». Nous avions hâte de voir le soleil pour nous éloigner au plus tôt de ce dangereux voisinage.

« Nous étions en bonne santé, mais il était à craindre que les miasmes délétères de la brousse ne se fissent sentir sur le fleuve. Aussi, malgré notre grand désir de partir, nous décidâmes de nous reposer deux jours. Nous prîmes chacun un peu de sel de magnésie et un gramme de quinine. Après avoir reconstruit notre pirogue en toile, le 1er septembre nous entreprenions de descendre le fleuve jusqu’à la première tribu de noirs hollandais qui se trouve à une journée de nage plus en aval. Cette tribu, installée à l’embouchure du Matibo et du Kotika, s’est dénommée tribu des Canao-Manfou. Nous fûmes bien reçus par ces Indiens, qui s’empressèrent, moyennant quelques feuilles de tabac et une dizaine de pièces de cinq francs, de nous procurer une très bonne pirogue en bois. Après un repos de deux jours chez les Canao-Manfou, on repartit. Nous naviguions, tantôt de jour, tantôt de nuit. On arriva, une semaine plus tard, à la plantation dite « Alliance » non loin de l’embouchure du Kotika, où nous échangeâmes nos vêtements de transportés pour d’autres, plus convenables.

« La descente du fleuve, sans être pénible comme la traversée de la forêt vierge, n’en est pas moins très fatigante ; le jour, la chaleur est accablante, et, la nuit, les piqûres de gros moustiques, des maringouins, occasionnent la fièvre souvent mortelle, si elle n’est pas combattue en temps opportun. Les maladies de la Guyane sont d’ailleurs dangereuses. Il faut compter avec la dysenterie amibienne, la fièvre paludéenne et la fièvre jaune, cette dernière étant considérée comme la plus redoutable.

« Après nos achats d’effets et un bon repos à Alliance, nous laissâmes notre pirogue à des relégués travaillant dans la plantation qui occupait plus de trois mille coolies ou Javanais, en provenance des îles de la Sonde. Les évadés, également employés, percevaient des salaires de famine, pour cultiver la canne à sucre et le cacao.

« Dans la matinée du 15 septembre, nous quittâmes Alliance à bord du bateau fluvial qui fait le service entre Paramaribo (capitale de la Guyane hollandaise) et les plantations. Nous arrivâmes dans cette ville, le soir, vers quatre heures.

« Nous n’avions pas été éprouvés, mais, à la prison de Paramaribo, où les autorités hollandaises nous retinrent en attendant un bateau en partance, nous tombâmes tous les quatre malades des suites des fatigues et des piqûres de moustiques.

« Un de nos camarades mourut dans les trois jours qui suivirent notre arrivée, malgré tous les soins qui lui furent prodigués par le médecin de l’hôpital où il avait été évacué.

« Les Hollandais reçoivent les évadés qui arrivent à Paramaribo par ces simples mots : « Avez-vous de l’argent ? » De votre réponse négative ou affirmative dépend votre renvoi au bagne ou votre liberté. À aucun prix les autorités ne consentent à conserver des évadés dans la capitale, à moins de circonstances exceptionnelles, par exemple sur la demande du directeur d’une plantation.

« Quelques jours après le décès de notre malheureux camarade, un vapeur hollandais nous conduisit à Georgetown (capitale de la Guyane anglaise). De cette ville, nous fûmes embarqués à destination de la Barbade. La fièvre jaune sévissant dans ce pays, on n’autorisa pas le débarquement. Il nous fallut revenir à Georgetown, d’où les Anglais nous expédièrent à Marouana, petite ville de la Guyane anglaise, située sur la rivière du même nom, affluent de l’Orénoque, non loin de la frontière du Vénézuéla.

« Nous trouvâmes dans cette ville frontière un batelier qui, pour une somme de cent vingt-cinq francs, consentit à nous conduire à quatre journées en amont du fleuve Orénoque, sur la terre ferme, au village de Baranqua. De ce point, nous traversâmes le Vénézuéla, du fleuve à l’Océan, ce qui nous prit plusieurs mois, n’ayant eu qu’à nous louer de l’hospitalité des Vénézuéliens. Nous faisions de longues marches, d’une hacienda à une autre. Les étapes de quarante kilomètres, sous une chaleur accablante, n’étaient pas rares.

« Enfin, après bien des vicissitudes, nous arrivâmes à Caracas, la capitale du Vénézuéla. Les camarades trouvèrent les réponses aux lettres envoyées à leur famille avant notre départ de Georgetown, ainsi que les fonds demandés, ce qui nous permit de nous embarquer quelques jours plus tard à bord du vapeur espagnol Montevideo à destination de Barcelone, où nous débarquâmes vingt-deux jours après notre départ du port de la Guayra…

« Notre voyage avait duré exactement sept mois et neuf jours !

— Tu étais sauvé !

— Hélas ! je devais revenir au bagne ! Comment vivre ? J’avais le mal du pays. Je passai la frontière d’Espagne, les copains m’ayant abandonné à mon sort, en me laissant une centaine de francs. J’achetai de la pacotille et je me trouvais, un jour de foire, à Saint-Gaudens, en train de bazarder ma marchandise, lorsque je fus appréhendé par la gendarmerie de la commune, en raison de ma ressemblance avec un individu recherché !

— Ah ! malheur ! C’est de la déveine !

— Et ce n’est pas tout ! Tu vas voir. On me questionna. Je perdis contenance. Je m’étais fabriqué maladroitement un faux état civil que m’avait passé un colporteur. On flaira une histoire louche. La police mobile de Toulouse me fit identifier par les services parisiens. Je fus remis immédiatement à l’autorité compétente et transféré à Saint-Martin de Ré.

— Je connais cet abominable séjour.

— Je repartis pour la Guyane par le convoi de juin. Arrivé à Saint-Laurent, je fus traduit, pour mon évasion, devant le tribunal maritime, qui me condamna à une peine de six mois de prison.

— Mon pauvre Marco, tu n’as pas eu de chance.

— Non ! Et, depuis, je n’ai plus essayé de fuir. J’ai attendu. J’ai subi ma peine. J’ai voulu, à mes propres yeux, me libérer du souvenir de mes fautes. Je crois avoir largement payé ma dette. Mais comme il ne faut pas compter sur la justice des hommes, je partirai. Seul, c’est à peu près impossible. Mais à deux, prêts et résolus, on peut tenter l’aventure, avec une quasi-certitude de réussite. Je suis fixé maintenant sur les moyens à employer. Il faut de l’argent. J’en ai. Il me fallait un camarade éprouvé et sûr.

— Je serai ce compagnon, Marco. J’ai trop souffert déjà !

— J’ai confiance… Je ne t’ai pas dit comment, d’ordinaire, il est possible aux transportés de se procurer des fonds afin de parer aux frais du voyage.

— Non.

— Encore un dernier renseignement. Les relégués et transportés se procurent de l’argent de plusieurs manières. Les uns font passer une lettre en contrebande par une personne charitable, c’est-à-dire un surveillant qui, moyennant une commission de quarante à cinquante pour cent, veut bien se charger de recevoir l’argent. D’autres préfèrent se faire envoyer les fonds à Paramaribo. Ce procédé est évidemment le plus intelligent.

— Encore faut-il pouvoir demander de l’argent aux siens… Hélas, moi, je n’ai rien à attendre.

— Plus un mot là-dessus, mon garçon. J’ai, je te le répète, ce qu’il faut : part à deux.

— Marco ! je n’oublierai jamais…

— Les mots ici sont inutiles. Écoute, maintenant : la nuit prochaine, dès notre retour, nous organiserons le voyage.

— Mais il nous faut un bateau.

— Le hasard m’a servi. Ce matin, quand je suis allé enterrer des vivres et quelques outils, j’ai aperçu, amarrée au bord du fleuve, une longue pirogue armée de deux paires de pagaies. Cette embarcation, destinée au service du dépôt que nous relevons, je l’ai détachée et cachée à cent mètres plus loin, sous des palétuviers, dans une crique.

— Mais comment a-t-on oublié là cette pirogue ?

— Je l’ignore, ou plutôt je crois qu’on ne l’a pas oubliée, mais laissée là jusqu’au jour, très prochain, où une corvée, montant du fleuve, la prendra en remorque jusqu’à Saint-Laurent…

— D’ici là…

— Nous serons loin !

XI

LE TRÉSOR DE MARCO

— Il y a cinq ans que je travaille à ma libération.

— Tu as eu de la patience, Marco.

— Le bagne est le domaine de la patience. Ici, le temps ne compte pas. On y apprend à user les heures, une à une, sans hâte et pour des travaux précis.

— Alors, tu es heureux. C’est ce soir…

— Oui, ce soir. Mais, si tu savais ce qu’il m’a fallu de prudence et me défier, même de mon ombre !

— Je le crois sans peine.

— Tu ne peux pas l’imaginer, Salvator ! J’avais fait toutes les besognes, tous les métiers, payé chichement par ceux à qui je rendais service. Après trois ans de soumission, quand on me confia des travaux plus doux, au bureau du sous-directeur, je commençai à recevoir quelques douceurs, sous forme de menue monnaie. J’en remettais la moitié au chef qui la plaçait dans un tiroir dont j’avais la clé, comme lui, et j’utilisais le reste pour les besoins immédiats, du linge, du tabac, des aliments supplémentaires, des médicaments… J’ai fait des rapports, traduit des lettres pour des aventuriers et des prospecteurs, des mineurs venus du grand bois et dont la vie était sans doute un tissu d’actions et de faits sur lesquels il valait mieux ne pas s’informer. C’était eux qui me payaient le plus cher.

— Comment ?

— Ils me donnaient des pépites d’or, de la poudre du précieux métal, des pièces… et je n’avouais jamais au chef avoir reçu autant. J’ai accumulé, ainsi, comme un avare. J’ai acheté des objets indispensables : armes et sabre d’abatis, au prix de quelles ruses et au risque de quelles délations ! Mais j’ai eu relativement de la chance. Personne n’a jamais rien su.

— Mais où cachais-tu tout cela, argent et objets ?

— Dans le bureau même du chef.

— Pas possible.

— Tu verras ce soir !

La journée parut à Salvator longue comme une nuit de cachot.

Marco, homme de confiance, veillait de nuit dans le bureau du sous-directeur tous les six jours.

D’ordinaire, les surveillants se relayaient. Mais, depuis deux ans, ils avaient décidé, d’accord avec le chef, de se faire remplacer une nuit, moyennant une rétribution donnée à Marco, sous forme de bons de vivres et tafia.

Après le repas du soir, pris sur le seuil de la case qu’ils habitaient, Marco se dirigea, muni d’une lanterne, vers le bureau où, chaque samedi, il prenait la garde. Il avait dit à Salvator :

— Tu te coucheras dans le hamac comme à l’ordinaire. Mais, quand tu comprendras que tout dort, que le coin est calme, que personne ne circule plus, tu profiteras de l’obscurité et tu te glisseras jusqu’au bureau dont la porte est ouverte. Je t’y attendrai.

— Je n’emporte rien ?

— Tu décrocheras nos deux hamacs ; nous les prendrons en repassant.

— Entendu.

Vers onze heures, Salvator exécuta les ordres de Marco.

Ce dernier vit l’ombre du camarade se profiler sur les murs. Un nuage passa fort à propos, cacha la lune, et la nuit opaque, au ciel chargé, rendit, de nouveau, impénétrable l’ombre qui enveloppait Saint-Laurent endormi !

À voix basse, Marco, ayant refermé la porte, expliquait à Salvator ce qu’il devait faire.

— Aide-moi.

— Comment ?

— Fais comme moi.

Ils firent jouer deux lames de plancher qui paraissaient pareilles aux autres. Sur un mètre de long et cinquante centimètres de large et autant de profondeur, s’ouvrait un coffre garni de sciure de bois. Marco en retira deux robustes sabres d’abatis, trois larges ceintures de cuir à poche, familières aux chercheurs d’or, un revolver militaire, deux boîtes de cartouches, une bouteille de poudre de chasse et un fusil démonté, deux casques de liège.

— Passe deux ceintures autour du corps, commanda Marco pendant qu’il remontait hâtivement le fusil.

Lui-même ajusta sa ceinture, à laquelle il suspendit un sabre d’abatis, et le revolver dans sa gaine.

Deux poches de toile passées sous les casaques devaient porter une montre, une boussole, la quinine, quelques mouchoirs qui se trouvaient encore dans la cachette.

Un chat-tigre miaula dans la nuit…

Le vol lourd d’une bande de perroquets traversa la rue, en caquetant, pour aller se percher sur un groupe d’arbres. Quelques cris lointains de singes rouges troublaient de temps en temps le silence…

— Et l’argent ? demanda Salvator.

— Chaque chose à son temps. Ne sois pas pressé. Nul ne nous dérangera. Reste tranquille. Aide-moi à soulever le meuble, la lourde financière du chef.

Salvator fit un effort brusque ; un encrier roula à terre et se brisa. Les deux hommes demeurèrent interdits.

— Maladroit, fit Marco, lorsqu’il se fut assuré que personne n’avait entendu.

Et il se remit à l’ouvrage. Il dévissa le pied du bureau, le retourna comme on fait d’un flacon que l’on vide, et cinq rouleaux fermés par de la colle tombèrent dans son casque, ainsi que trois petits sacs bien ficelés.

— Qu’y a-t-il là ? demanda Salvator.

Marco prit un à un les rouleaux et les énuméra : cinquante florins, cinquante louis, cent livres, cinquante piastres, et trois sacs de poudre d’or, l’inventaire est vite fait !

— Combien ?

— Environ huit mille francs, plus peut-être.

— Comment as-tu fait ?

— Peu importe ! Voilà des années d’économies. On m’a donné la plupart des outils, des armes, des produits pharmaceutiques, du linge. Les casques ont appartenu à des soldats indigènes morts à l’hôpital. Et maintenant, chacun sa part.

Marco glissa dans les poches de sa ceinture la moitié des rouleaux et des sacs de pépites et de poudre d’or.

Salvator fit de même, et, impatient :

— Partons, dit-il.

— Pas encore ! riposta Marco. J’ai à prendre congé du sous-directeur. Approche la lanterne.

Il prit une feuille de papier officiel et il écrivit :

 

« Monsieur le sous-directeur,

« Blanchet et moi, nous vous prions de nous excuser, mais nous avons assez du régime pénitentiaire. J’étais un malhonnête homme. Vous savez que je me suis amendé. J’estime avoir payé ma dette à la société, mais je n’ai rien à attendre de sa justice. Et la Guyane, ou plutôt Saint-Laurent, ne me dit rien qui vaille pour y finir mes jours.

« Je vous ai rendu quelques services. Vous avez été bon pour moi. En toute conscience, vous savez bien que le châtiment m’est devenu insupportable et qu’il faut que je m’en aille… J’ai cinquante ans. Je suis robuste et sobre. C’est la moitié du succès, en ces contrées.

« Je dois réussir. Vous pouvez classer ma fiche ou me porter décédé, car je suis mort pour le bagne.

« Quant à Blanchet, il est innocent.

« Victime d’odieuses machinations, il préfère le risque à la malédiction qui pèse sur Saint-Laurent. Vous ne l’auriez pas gardé quand même. C’est moi qui ai machiné l’évasion. Ceci, pour les responsabilités, au cas où nous serions pris.

« Mais nous réussirons !

« Pardonnez-nous, monsieur, et trouvez ici nos regrets de vous quitter à la façon des forçats ordinaires, mais, sous la casaque, nous n’avons pas perdu l’usage des civilités.

« Signé : MARCO, 8972. »

 

— Signe, toi aussi, dit-il à Salvator.

Rémy s’exécuta et traça son nom : « RÉMY BLANCHET », et son numéro, 14 291, sous ceux de Marco.

Ils quittèrent le bureau vers une heure du matin, et s’enfoncèrent dans la forêt, après avoir pris au passage les deux hamacs laissés devant leur case.

XII

ADIEU ! SAINT-LAURENT !

Les deux hommes, après deux heures de marche, arrivèrent au dégrade où se trouvait, cachée dans une crique, la pirogue du dépôt.

Ils la délivrèrent, l’emmenèrent au bord du fleuve.

Il y avait, au milieu, un vieux pagara, sorte de panier du pays tressé par les Indiens et très pratique. Un fragment de toile l’enveloppait. Un pareil objet n’était pas négligeable. Marco et Salvator y placèrent les conserves dérobées au dépôt.

— As-tu pensé qu’il nous manque des biscuits ?

— Oui, mon garçon, répondit Marco, j’ai pensé à tout.

— Où en trouveras-tu ?

— Là, fit-il en désignant une case de pêcheur chinois. Ce sont des gens misérables. À la vue d’une livre anglaise ou d’une piastre, ils nous donneront ce que nous voudrons.

Quelques minutes après, ils ressortaient en effet de la hutte de roseaux et d’aloès où vivait un vieux pêcheur chinois, solitaire et philosophe. Réveillé en sursaut, il comprit tout de suite à qui il avait affaire. Il s’exécuta de bonne grâce et remit aux inconnus des biscuits, de la farine de manioc, et quatre kilogrammes de galette de cassave fraîche, enfermée dans de larges feuilles de bananiers.

Munis de leurs précieuses provisions, Salvator et Marco embarquèrent. À quatre heures du matin, avant le jour, ils avaient traversé le Maroni et se laissant porter par le flot, accostèrent à quelques milles d’Albina, le poste hollandais, Albina la Blanche, vis-à-vis souriant au sinistre Saint-Laurent.

Ils étaient en sûreté. Il fallait maintenant gagner la capitale de la Guyane hollandaise.

— Et alors ? fit avec inquiétude Salvator.

— Alors, quoi ?

— La route ?

— Eh bien ?

— La connais-tu ?

— Mais oui, j’ai ma carte.

— Quelle carte ?

— Celle que l’on se passe, au grand collège, depuis des années et des années.

Et il tira de l’une de ses poches un petit carnet soigneusement plié entre deux planches de bois-serpent.

Il l’ouvrit, étendit une carte bizarre qui ne ressemblait en rien à une carte d’État-Major. Mais on y pouvait lire des noms d’arbres, des tracés de criques, des larges taches de brousse et de forêt, et des repères que les voyageurs n’auraient garde de négliger.

— Je l’ai payée cent francs, déclara Marco, à un vieux bagnard mort depuis.

— Je me fie entièrement à toi, dit Salvator.

— Tu le peux ! Mais j’ai faim ! Et toi ?

— Je n’osais pas te l’avouer.

— La belle farce ! À table !

Et ils attaquèrent une boîte de corned-beef qu’ils mangèrent avec de la cassave fraîche et burent une lampée de tafia coupé par moitié d’une eau limpide qui coulait à leurs pieds.

La pipe qu’ils fumèrent ensuite leur parut un régal.

— Et la pirogue ? questionna Salvator.

— Laissons-la partir au fil du fleuve. Elle fera le bonheur de quelque maraudeur, à moins qu’elle ne revienne toute seule, par un hasard providentiel, à son point d’attache, Saint-Laurent.

Ils dormirent jusqu’au soir et préparèrent leur hamac pour la nuit.

Au brusque réveil des choses, des êtres, de la nature prodigue sous le ciel des tropiques, à l’aurore qui est si courte, les voyageurs « arrimèrent » leur chargement individuel.

Chacun eut une part égale de nourriture, d’outils, de médicaments, et, malgré le strict nécessaire, le maximum sous un petit volume, chaque ballot, soigneusement plié dans le hamac, pesait vingt kilogrammes environ.

Marco reconnut le pays.

Tous deux longèrent d’abord le fleuve, puis, à deux milles d’Albina, obliquèrent en forêt.

La réussite fut parfaite.

Malgré la saison, le temps resta beau ; cette particularité leur permit de traverser la brousse en six journées et sans accidents. Douze jours après le départ de Saint-Laurent, ils arrivèrent à Alliance, où ils changèrent leurs effets de forçats. Jusque-là, tout leur avait été favorable.

Cependant, le voyage ne devait pas s’accomplir sous d’aussi heureux auspices. Le bateau à vapeur qui fait le service de Paramaribo aux plantations étant parti, ils décidèrent, sur les conseils d’un colon, de descendre à la ville dans une pirogue achetée à un galibi.

Ils quittèrent Alliance avec le « perdant », ou reflux. Tout alla bien au début ; mais, en arrivant à l’embouchure du Kotika, à l’endroit où ce fleuve se jette dans le Surinam, et au beau milieu, ils furent assaillis par une bourrasque qui poussa la pirogue vers la rive, et elle s’y échoua au moment où elle menaçait de chavirer.

— Sauve tes armes, et serre ta ceinture, cria Marco.

— Sois sans crainte, répondit Salvator, qui était tombé dans la vase où il s’enfonçait.

Il ne perdit pas son sang-froid.

— Lance-moi une liane !

Marco abattit à coups de sabre une longue branche mince et souple et la jeta à Salvator.

Celui-ci s’en saisit, et Marco le tira à lui.

— Tu peux prendre un bain dans la crique la plus proche, mon pauvre vieux, car tu es en piteux état.

Une heure après, tout était réparé ; mais les deux compagnons n’avaient plus que quelques vivres de conserves, miraculeusement repêchés dans la boue, et une seule bouteille de tafia. Les armes étaient intactes et les ceintures gardaient la petite fortune qui leur assurait la fuite.

Ils discutèrent longuement des moyens d’arriver le plus tôt possible à Paramaribo.

Il fut décidé que l’on suivrait le fleuve jusqu’au premier poste de douane. Ils l’atteignirent après cinq jours de marche et en surmontant des difficultés qu’ils n’avaient pas prévues.

À la fin du cinquième jour, ils aperçurent la maison blanche du poste, qui était située à deux milles environ de l’endroit où ils se trouvaient.

— N’y allons pas ce soir. Reposons-nous, nous arrangerons demain matin notre fourniement, nous réparerons et nettoierons nos effets. Il faut nous présenter à ces fonctionnaires de la gracieuse reine Wilhelmine comme des prospecteurs égarés.

— Et des papiers ?

— J’ai tout prévu ! J’ai le livret de charge d’un ancien employé de factorerie de l’Approuague, mort à Saint-Laurent. Je m’appelle Léopold Sérac, né à Tulle (Corrèze) en 1864, le 21 février.

— Et moi ?

— Homme de peu de foi ! Veux-tu écouter jusqu’au bout. Tu n’es plus Rémy Blanchet, mais Rémy Salvator, du nom que tu avais choisi après tes malheurs, et qui doit être oublié, car les « Salvator » sont nombreux, au Brésil, en Argentine et au Vénézuéla. Quant au prénom, Rémy, il appartient au calendrier.

— Mais comment le prouverai-je ?

— J’ai subtilisé une feuille de résidence signalétique et un ancien passeport adroitement maquillé. Les deux documents portent ce nom qui t’est cher.

— Merci, Marco ! En effet, ce nom m’est cher, et je croyais bien ne le reprendre jamais.

— Eh bien, tout est parfait ainsi. Pas de sentimentalité inutile, et à l’ouvrage.

Les vareuses furent lavées et séchées au soleil, les casques apprêtés, et, pour protéger leurs jambes, les broussards fabriquèrent avec une partie de voile, trouvée dans la pirogue, et qu’ils portaient sur leurs épaules, nuit et jour, ainsi que les hamacs, sauvés également du naufrage, des molletières qui, par leur aspect, convenaient à la tenue générale.

Tout fut revu, mis en ordre, et le soleil était déjà haut lorsqu’ils reprirent leur route.

À un mille du poste de douane, ils furent intrigués par un vol d’oiseaux noirs, les urubus, qui, à l’approche des voyageurs, regagnèrent les hautes cimes.

Les deux hommes s’avancèrent, et ils découvrirent, dans une sorte de clairière, le cadavre à moitié desséché et déchiqueté par les bêtes d’un malheureux dont les os du crâne étaient à nu.

Ils s’approchèrent. Marco se pencha et, à certains indices, reconnut un malheureux chercheur d’or mort de faim, frappé d’insolation, épuisé par la fièvre ou piqué par un serpent. En tout cas, mort alors qu’il touchait au terme de ses fatigues.

À quelques mètres, son sac éventré laissait voir une poudre rougeâtre et des pierres menues d’un jaune mat.

— Je ne me trompe pas, dit Marco, c’est de l’or ! Et ce pauvre bougre avait sans doute quitté le camp, le placer lointain ou proche avec sa part de butin… Voici sa poêle à frire, sa poche de cuir contenant le mercure qui, d’ailleurs, s’est répandu sur le sol. Aucun papier, rien qui le désigne autrement…

— Rendons-lui les devoirs que mérite un chrétien.

— C’est mon avis.

Les deux hommes creusèrent dans le sol friable une fosse et y poussèrent ce qui restait du cadavre. Ils jetèrent, pour le préserver, des pierres et de petits blocs de roche, et recouvrirent la dépouille de cette même terre sur laquelle l’inconnu était venu chercher fortune et mourir !

Salvator et Marco se signèrent.

— Je ne sais plus prier, dit Marco, ou si peu…

— Le Pater ?

— Oui, je me rappelle la seule prière qui soit la plus humaine, la meilleure, pétrie de pitié, de confiance et d’amour !

Et dans le silence de la forêt, devant la tombe anonyme, les deux hommes, tête nue, récitèrent à voix haute le « Notre Père », qui est le plus bel appel à la miséricorde et au pardon ! Ils ramassèrent l’or : il y en avait deux kilos à peu près, la boussole, la poêle et le mercure.

— Gardons ces souvenirs, Salvator, ils nous porteront bonheur, j’en ai le pressentiment…

Et les voyageurs continuèrent leur chemin.

Ils furent très bien accueillis au poste de douane. Deux jours après, ils étaient à Paramaribo. Leur petite fortune s’élevait à vingt mille francs. Ils ne furent pas inquiétés. Ils pouvaient disposer librement d’eux-mêmes, et Marco, les yeux brillants de joie longtemps refoulée au fond de son cœur, prit les mains de Salvator.

— À nous deux, maintenant, de refaire une vie qui effacera de notre esprit le souvenir des misères d’hier. C’est l’or qui nous a sauvés. C’est vers l’El Dorado que nous irons.

— El Dorado ! répéta lentement Salvator…

— Oui, et ce n’est point un mirage ! Nous marchons sur de l’or qui se cache… La légende d’El Dorado sera vérité pour nous.

— Et nous découvrirons le pays fabuleux ?

— J’en suis sûr !

DEUXIÈME PARTIE

LA GUYANE DES CHERCHEURS D’OR

I

PARAMARIBO, VIEILLE VILLE

Marco et Salvator louèrent une maison coloniale à un étage, construite en bois, peinte de couleurs vives et située à l’extrémité du quai longeant la rivière Surinam, en face d’un appontement où s’embarquent les prospecteurs et les balatistes qui partent en expédition.

Petite et commode, propre et soignée, la maison était entourée de hauts arbres, et un jardin potager, cultivé par un ménage de Javanais, assurait aux locataires une nourriture variée et fraîche.

Jamais Salvator n’avait connu Paramaribo, vieille ville, dont les Hollandais sont fiers. Il n’en était pas de même de Marco. Lors d’une première évasion, il s’était caché pendant cinq jours dans le faubourg Saramacca. Il savait que la vie y est possible, à la condition d’avoir de l’argent.

Avant de songer à s’enfoncer dans le mystère du grand bois, les deux amis avaient tout le loisir de s’habituer au pays et aux coutumes.

Des achats variés les retinrent pendant près de deux mois à Paramaribo.

Le port, vu du fleuve, a l’aspect d’une ville hollandaise, avec ses maisons aux toits pointus, peintes de rouge, de blanc et de vert. On se croirait dans quelque coin du pays des conquérants aujourd’hui sagement assis derrière leurs comptoirs de Dordrecht et d’Amsterdam, s’il n’y avait pas le climat torride, la chaleur étouffante et égale qui sévissent en Guyane hollandaise.

Ville de négoce et d’affaires, Paramaribo est, cependant, paisible, et rien ne paraît hâtif ou fiévreux. Le soleil se charge de tempérer les ardeurs des Européens imprudents qui ne voudraient pas suivre la règle, la mesure imposée par la situation même du pays.

Est-on vraiment en Amérique tropicale ?

Certes ! le grouillement des Hindous, des Javanais et des noirs est là, qui donne la couleur et crée l’atmosphère, mais c’est surtout en Hollande que le voyageur est transporté. Rien ne manque à la vie moderne : théâtre, cinémas, journaux, tramways, boutiques bien achalandées, grands bazars où tout ce que produit l’Europe lointaine arrive par cargos aux cales lourdes.

Et, dans ce cadre qui évoque à s’y méprendre un coin de Rotterdam ou un port des Pays-Bas, c’est la surprise de la couleur, de l’éclat, des races mêlées et de la colonie, avec ses odeurs d’épices, de cacao, de goudron et de vanille.

Du quai, partent, jusqu’aux banlieues où habitent les Javanais, des rues droites, coupées à angle droit, des avenues plantées d’arbre, au centre desquelles sont ménagées des places assez vastes où le soir, vont et viennent, à l’heure où l’on espère, vainement d’ailleurs, un peu de fraîcheur, les employés flegmatiques et les gros marchands qui surveillent la fortune que leur préparent les plantations ou les mines.

Au-delà des villages javanais, des quartiers curieux que le gouvernement a donnés à ses ressortissants de Java et de Bornéo, venus à Paramaribo pour y mieux vivre, en assurant à la colonie une prospérité qu’elle n’avait jamais connue, la forêt vierge, le grand bois. À deux milles des habitations javanaises, c’est la forêt avec ses oiseaux piailleurs et brillants, ses singes rouges, ses fauves, et la luxuriance d’une nature prodigue, étonnante, et d’une végétation inconcevable et folle.

Au delà des maisons cossues, édifiées sur le quai, d’un seul côté, posées à même les boues séchées du fleuve, sont les cases des noirs. Saramaccas toujours en effervescence et révoltés souvent contre le gouvernement qui feint de les ignorer, en dehors du travail qu’ils fournissent.

À l’autre extrémité, après les derniers jardins qui sont la parure et le luxe de la ville, les Hindous sont groupés. Ils ont leur quartier où ils vivent selon leurs coutumes et leurs mœurs, avec leurs femmes aux yeux doux, dont ils sont jaloux et les gardiens attentifs et cruels. Nostalgiques, les Hindous, isolés dans une sorte de rêve qui dédaigne la vie européenne fiévreuse et ardente, âpre aux affaires et férue de négoce, ont, depuis longtemps, adopté les préceptes du moindre effort. Ils sont venus, jadis, à Surinam pour s’y livrer à des travaux agricoles. Quelques années après, ils ne faisaient plus œuvre de leurs dix doigts, pour les trois quarts au moins de la population immigrée, mais, par contre, se livraient au petit commerce, vivant de l’étranger, à la vérité selon leurs besoins, qui sont restreints.

Ils restent accroupis devant les maisons claires ou bien ont acquis, par castes ou familles, de grands stores où ils vendent des étoffes peintes et des objets de cuivre fabriqués par des ouvriers patients et adroits.

Les boutiques, d’aspect minable, sordides, mais regorgeant de marchandises les plus inattendues et les plus variées, sont tenues, un peu partout, par des Chinois. D’ordinaire, ces derniers font rapidement fortune.

Sur le marché à ciel ouvert, les éventaires, rapprochés, offrent aux clients des bonbons, que la poussière saupoudre d’impalpables grains, des fruits macérés dans du vinaigre et du sucre, des poissons salés, desséchés, rouges, aux formes imprévues, enfilés comme des chapelets par un mince roseau, ou posés sur des feuilles vertes, pareils à des bronzes dorés d’Extrême-Orient.

Des parfums, des bijoux de pacotille, des objets fabriqués en Europe, ferblanterie et outils, voisinent avec les plus étranges denrées.

Et dans Paramaribo, centre de négoce, dont la paix heureuse est une gloire pour la patrie lointaine, tout le monde va lentement, se coudoie en silence, sans heurts, sans paroles inutiles. Tout effort qui n’est pas indispensable aggrave la fatigue.

Le promeneur distingue, à côté des Hollandais impeccables dans leurs costumes « blancs » (qui sont l’orgueil des lavandières créoles, les plus habiles du monde), les Hindous flegmatiques, les Javanais alertes et vifs, les Indiens Galibis, les noirs Saramaccas, les Boschs, pagayeurs robustes et musclés, véritables statues de bronze, rappelant les formes égyptiennes par la largeur des épaules et la finesse de leur taille. Auxiliaires indispensables des prospecteurs et de ceux qui vont dans la forêt, sur les exploitations de bois de rose ou de balata, ils ont acquis une réputation d’endurance et de force qu’ils justifient.

Ils vont, vêtus d’une longue étoffe qui les drape de l’épaule aux genoux, décorée de grands dessins géométriques d’un effet curieux.

Le gros de la population créole, indigènes métissés de noirs, d’indiens et de blancs, garde sous le ciel riant de Surinam, parmi les féeries de la lumière et les conquêtes des hommes, une nonchalance et une sorte de mélancolie qui rappellent les races du Nord. Çà et là, circulent les soldats de la maison d’Orange, orgueilleux de leur uniforme et de leurs armes, créoles noirs ou mulâtres, joyeux et bien nourris.

 

*    *    *

 

On sait que Paramaribo est édifiée au-dessous du niveau du fleuve. Les Hollandais, industrieux et tenaces, ont, comme les Anglais le firent à Georgetown, conquis leur ville sur les boues du fleuve. Travail gigantesque et patient où se reconnaît la vertu colonisatrice de ceux qui lançaient à travers l’Océan les caravelles légères de leurs marins et les aventuriers partis vers les terres inconnues.

Malouet – et c’est une référence – parle de Surinam en termes précis. Cet ordonnateur du roy publia des mémoires en 1808, et l’on y peut lire :

« À Surinam, où les montagnes sont à quinze lieues du bord de la mer, les Hollandais, en y abordant, n’ont dû voir qu’une plage immense, couverte d’eau et de bois pendant la marée et de boue pendant le jusant. C’est là, dans ce premier instant, que j’admire et suis épouvanté du courage et de l’industrie ou de l’audace de cet Européen, barbotant dans la boue et disant à son camarade : « Faisons ici une colonie. Desséchons ce bourbier. »

« Lorsque de cette parole, il résulte, en moins d’un siècle, quatre cents habitations contiguës, travaillées sur le même plan, présentant le même ensemble d’ordre, de vues et de moyens, lorsque enfin je me suis vu sur une des habitations nouvellement sorties de dessous l’eau, parcourant des jardins aussi bien dessinés que les Tuileries, des terrasses aussi bien nivelées que celle de Bellevue, des canaux de soixante pieds de large sur deux mille toises de long, je ne me défends pas de l’impression profonde d’admiration qui se répète vivement, chaque fois que j’en parle. »

On s’explique aisément l’enthousiasme réel de Malouet et, s’il y a quelque exagération, il n’en faut trouver la raison que dans la joie et le repos, le confortable et l’aimable accueil de Paramaribo à cet ordonnateur du roy, qui n’avait connu que déboires ou difficultés sur d’autres terres ardentes.

Surinam, arraché aux vases fétides du fleuve, ayant dompté les forces de la nature, discipliné les eaux, fait encore l’étonnement des navigateurs venus d’Amsterdam, de Rotterdam ou de Dordrecht. De leur Zuyderzée, ils retrouvent ici les canaux et les eaux vertes, les maisons aux encadrements de couleurs vives dans un décor merveilleux, sous le ciel implacablement bleu. Parmi les bouquets de palmistes et de cocotiers, les arbres rares aux essences les plus nombreuses et les plus diverses, ils voient des habitations pareilles à celles du pays natal.

La ville construite, le pays avait assisté à des luttes épiques.

Et c’est ici qu’il faut rendre hommage à la colonie juive de Paramaribo. Au XVe siècle, bannis d’Espagne et du Portugal, les Israélites, en 1492 et 1497, durent chercher refuge à travers le vaste monde. Or, ils étaient plus de huit cent mille, la plupart malheureuses victimes de haines religieuses et d’une intolérance que rien n’excuse.

Alexandre VI, Paul IV, Sixte V, papes généreux, protégèrent d’abord ceux qui se réfugièrent en Italie.

Mais les autres, partis en Hollande, à Londres, y apportaient les ressources d’un esprit singulièrement meublé, des qualités de négoce, d’audace féconde, d’intelligence fertile en inventions qui diminuaient d’autant le patrimoine des pays qu’ils avaient dû quitter.

L’Espagne et le Portugal, avec une assurance et un orgueil que l’Histoire a révisés, méprisaient, non sans cruauté, ceux qui, toujours, attendent un Dieu !

Les Juifs que n’effrayait pas le voyage allèrent au Brésil. L’un d’eux, David Massy, avait acheté Cayenne ! En tout cas, travailleurs appliqués, d’une rare discipline, sérieux, respectueux des préceptes anciens et fidèles à la famille toujours accrue, les Juifs fertilisèrent le Brésil et une partie de ce que l’on était convenu d’appeler, au XVIe siècle, l’Empire des Guyanes.

De plus, tous les émigrants n’étaient pas pauvres. On comptait dans la foule immense exilée des fortunes considérables. Cet argent fut mis au service d’entreprises qui prospérèrent.

Sur la rive gauche de la rivière Surinam, à huit ou dix lieues des appontements, le village des Juifs occupait un point de territoire appelé la Savane, ainsi nommée à cause des vastes prairies qui la composent.

Cette Savane appartenait à la nation juive portugaise et, en 1682, M. David Massy agrandit le domaine. Le gouverneur, M. Van Scherfenhuyens, au nom des seigneurs et des hauts dignitaires de Hollande, accorda de nouvelles concessions. Au centre de la Savane, construite de briques et de bois, s’élève la synagogue, qui date de 1685.

Les Juifs ont donc fixé leur fortune dans un pays où ils pouvaient mettre en pratique les qualités essentielles qui en assurèrent la prospérité. Ils y furent libres, heureux, menèrent une existence large, parfois fastueuse. Ils défendirent leurs biens, les armes à la main, se conduisirent en soldats au nom d’un patriotisme sans mesquinerie.

C’est dans la cité fabuleuse des conquérants et des marchands que Salvator et Marco avaient fait halte avant de partir pour l’inconnu.

II

L’INITIATION AU VOYAGE

Lorsqu’ils eurent pris deux jours de repos, épuisant leurs interminables conversations, leurs souvenirs personnels, Marco et Salvator pensèrent qu’il fallait faire authentifier par les autorités consulaires les papiers d’identité qui leur avaient permis de s’arrêter à Paramaribo sans aucun risque.

La première visite avait été pour la banque, où l’on accueille d’ordinaire fort bien ceux qui viennent y déposer des fonds.

Marco tint à ce que le gros du pécule commun fût déposé au nom de Salvator. Seule, une petite somme restait libre, que l’un ou l’autre, indifféremment, pouvait toucher suivant ses besoins.

Le passeport de Marco était maculé de taches, détrempé, séché au soleil, et la photographie avait disparu. Il en était de même de la feuille signalétique de Salvator, délivrée par le service des mines, pour autorisation de prospection dans le Haut-Maroni et l’Approuague.

Il s’agissait de faire remplacer ces pièces par d’autres, timbrées de visas nouveaux.

Ils allèrent donc chez le consul français, en l’occurrence un négociant hollandais de Surinam, qui ne fit aucune difficulté pour apposer son cachet consulaire sur les papiers de Marco, et placer, à l’endroit où se trouvait l’ancienne photographie disparue, une nouvelle image que le tampon gravé scella au vieux passeport.

Quant à Salvator, ce fut plus simple. Il obtint une légalisation de sa feuille de mineur et il eut comme référence supplémentaire le reçu des droits de douane payés pour l’or passé au poste où ils étaient arrivés après leur course en forêt.

Le consul était un homme aimable et curieux. Il se renseigna sur les projets des deux voyageurs et les encouragea : « On connaissait mal le pays et ses ressources. Il réservait d’heureuses surprises à ceux qui tentaient l’aventure », etc., etc., et autres lieux communs sans danger qui s’agrémentaient d’une langue au fort accent tudesque.

Marco et Salvator, entre deux sourires du consul, acquittèrent les droits qu’il fallut payer de nouveau, dans les bureaux du gouvernement de Paramaribo pour taxes de résidence et de libre circulation à travers le territoire forestier de la Guyane et sur les fleuves et rivières.

La matinée ne fut pas perdue.

En règle désormais avec la société, ou du moins ceux qui représentaient ses droits, les deux amis allèrent au Jardin public, et, à l’ombre des arbres qui entouraient le bar en plein air, mêlés à une clientèle de choix, ils s’assirent devant des boissons fraîches, comme des gentlemen venus à Paramaribo pour leurs affaires, libres et fiers, sous la protection de la maison d’Orange dont le drapeau flottait au-dessus du palais du gouverneur.

En savourant un jus de fruit, légèrement alcoolisé et saupoudré de glace pilée, Marco rayonnant de joie parlait à Salvator du pays et de leurs projets.

— Nous sommes libres, comprends-tu ? Nous avons un état civil indéniable. Il faudrait qu’un accident grave ou qu’un délit nous amenât devant des policiers pour que notre supercherie fût démasquée.

— Alors, rien à craindre de ce côté, répliqua Salvator.

— Je ne le crois pas ! Nous sortons de l’enfer des chiourmes et gardiens vigilants des lois… On ne nous prendra pas de sitôt.

— C’est mon avis.

— D’autre part, nous avons de l’argent. Tout est là.

— Il facilite en effet, toutes les affaires, les meilleures et les pires. Nous sommes dans un pays curieux et riche, mais où la lutte est rude et difficile pour qui ne possède pas les premiers fonds, fussent-ils modestes comme les nôtres.

— On n’a rien, sans rien risquer.

— C’est partout la règle, mais surtout dans le pays où il faut lutter contre les forces de la nature et gagner sa place au soleil, pied à pied.

— La place au soleil, ici, est plutôt brûlante !

— En effet, Paramaribo est particulièrement chaud. La Condamine qui, le premier, fixa sa situation exacte en 1774, si j’ai bonne mémoire, la donna à 5°49’’ de latitude septentrionale.

— Un peu près du feu ! Et quel nom bizarre : Paramaribo !

— Il ne signifie rien, et l’on s’est longtemps perdu en conjectures. Le vrai mot est Panari-Bo, qui, en indien, voudrait dire : le coin des amis. C’est par corruption que les Européens en auraient fait Paramaribo.

— Heureuse escale pour les voyageurs !

— Oui, et dont on garde un aimable souvenir. D’ailleurs, ce pays a été le rendez-vous des peuples les plus divers, depuis les premiers occupants, nègres et Indiens, Boschs et Saramaccas, jusqu’aux Chinois, Hindous, Javanais, Juifs, Américains du Nord, descendus à la conquête d’une vie qu’ils croyaient facile.

— Quelle salade !

— Mœurs, religions, coutumes, tout se mêlait sans heurt, les tribus autochtones ayant compris que les blancs resteraient les maîtres.

— Il y eut résistance ?

— Et luttes sévères autrefois. Mais, Indiens et hommes de couleur ont été domptés par la force ou par l’alcool !

— Précieux auxiliaire !

— Abominable engin, plus terrible que les armes, car il décime des races qui auraient pu prospérer librement, chez elles !

— Que fais-tu de la civilisation, alors ?

— Elle se trompe lourdement quelquefois. Mais ceci n’est pas notre affaire. En tout cas, les Bonis, tribu célèbre dans toute l’Amérique centrale, surent tenir la forêt et le fleuve assez longtemps pour que les Hollandais cherchassent une paix honorable. Les exploits des chefs bonis sont encore racontés de tribu à tribu, du Surinam au Haut-Maroni. Autour du plat de poisson salé, ou de confiture de goyave, les vieux Bonis parlent du grand chef en ces termes : « Il tint le bois où il fut maître et roi pendant des années et des années, guerroyant continuellement. Nul ne le prit. Son pouvoir était magique. Petits de la forêt, n’oubliez pas deux noms : Ta-ta-boni, le maître roi, et Cottica, sa ville interdite et sacrée. »

— Et les Saramaccas ?

— Ils ont, en général, la haine du blanc, Hollandais, Français ou Anglais. C’est la conséquence des persécutions anciennes, des premières guerres d’occupation. Il y eut des sacrifices, des supplices inutiles, des hécatombes affreuses, et le Surinam a emporté vers la mer des chapelets de cadavres. Les Saramaccas, réfugiés dans les bois, n’oublièrent jamais. À Paramaribo même, ils ont un quartier spécial où ils vivent entre eux. Des coutumes et des lois les régissent, auxquelles les Hollandais, prudents, ne touchent pas. On m’a rapporté il y a quelques années que le gouverneur de la Guyane sert, au nom du pays, une rente de 500 florins au Grand Man, chef suprême des Saramaccas. Il lui envoya, certain jour, un haut fonctionnaire pour lui reprocher les exécutions capitales qu’il ordonnait un peu trop fréquemment parmi les tribus. Le Grand Man, avec une assurance déconcertante, répondit au mandataire du gouverneur sur ce ton :

« — Au nom de votre gracieuse souveraine, ne châtiez-vous pas les malfaiteurs ? Je suis maître chez moi. Votre conquête sera vaine si vous ne respectez pas ma loi chez les miens. La prochaine fois que le gouverneur enverra un missionnaire près de moi, je n’aurai qu’un mot à dire, et pas un Saramacca ne chargera le bois d’essence, le balata et les denrées des placers. Tu peux retourner d’où tu es venu.

— Le Gran Man traitait de puissance à puissance.

— Parfaitement. Et il savait ce qu’il disait, car le gouverneur comprit, et on n’insista plus jamais sur la justice sommaire de la forêt.

— La loi est la loi !

— Celle de la forêt est brutale.

— N’en parlons jamais !

— Il n’y a plus ici de figures tragiques. Tant de peuples y ont cherché fortune ! Les Chinois qui trafiquent de tout crurent à l’avenir agricole de la région. Mais la terre les désillusionna. Ils accaparèrent le petit commerce et firent fortune. Certains sont aujourd’hui de gros propriétaires de plantations de cacao, de canne à sucre et de café. Ils font travailler les naturels.

— Mais que de compétitions il dut y avoir !

— C’est par le Surinam que vinrent les conquérants. La grand’route du fleuve s’offrait à eux. Il charrie ses boues, ses limons, ses poissons géants, les reptiles et les caïmans, jusqu’au cœur de la forêt vierge où l’on débrousse difficilement la terre que des siècles ont enrichie d’humus et de pourriture. C’est là que se réfugient les hommes perdus : les chercheurs d’or anonymes, les forçats évadés qui y meurent.

« Le pays de Surinam fut d’abord occupé par les Anglais et les Français, qui l’abandonnèrent parce qu’ils trouvèrent la colonie trop malsaine.

« Les premiers établissements hollandais y furent créés par des habitants de Zélande, sous la protection des États de cette province, qui cédèrent plus tard cette vaste terre à la Compagnie des Indes occidentales.

« Mais, comme les Zélandais ne se trouvaient pas en mesure d’envoyer les secours nécessaires, hommes, matériel et vivres, pour assurer le défrichement des terres marécageuses et créer vraiment une colonie, ils en cédèrent un tiers à M. F. Van Arffen, seigneur de Sommelsdyck, et se réservèrent le dernier tiers. Les terres ainsi partagées furent placées sous l’administration des trois co-seigneurs.

« Les succès rapides de cette colonie engagèrent les États généraux à la protéger et à la doter. Ils accordèrent un octroi contenant trente-deux articles, tant en faveur de la Compagnie des Indes, qui intervint alors, que pour la sûreté des habitants ou de ceux qui s’y établiraient.

— Et, depuis, le succès s’est-il maintenu en Guyane hollandaise ?

— Pas toujours. Lors de l’abolition de l’esclavage par Guillaume d’Orange, en 1683, les plantations furent désertées. Saramaccas, Bonis et Boschs ne voulaient plus travailler chez les maîtres qu’ils redoutaient, non sans quelque raison. Ce fut la ruine rapide de la colonie. On fit appel aux Chinois. Tu sais ce qu’il advint. La raréfaction de la main-d’œuvre incita les Hollandais à s’adresser à leurs voisins, les Anglais, qui leur envoyèrent de Calcutta des Hindous énigmatiques et rusés. Ce recrutement, facile en apparence, ne donna que de piètres résultats. Aujourd’hui, tu as vu ce que sont devenus ceux qui au passage te disent : « Arikito ! Yépé Panakiri. »

— Qu’est-ce que veut dire ce langage ?

— Salut, ami blanc ! Et pour marquer la sympathie à l’Hindou, s’il a réussi dans ses entreprises, tu dois répondre : Arikito ta mouchi Calina. (Salut, chef indien !)

— Alors, la prospérité nouvelle ?

— On la doit aux Javanais. Ils étaient en surnombre dans la grande île, le pays de « seigneur Tigre ». Ils sont venus ici, où leur vie est agréable et où ils ont apporté leurs méthodes de travail. Nous irons voir leur quartier. Tu pourras constater la propreté, l’ordre, la fertilité des cultures. C’est une main-d’œuvre qui assure la fortune des plantations.

— Que font les noirs ?

— Ils sont employés comme hommes de peine, débardeurs, mais surtout pagayeurs.

« Les nègres Boschs, aux têtes auréolées de petits chignons pointus, de mèches noires rudement tressées, sont restés ce qu’ils étaient au début, avides de tout ce qui brille et charme grossièrement. Ils volent avec agrément les Syriens qui leur vendent à prix d’or des miroirs de bazar et des bijouteries de pacotille.

« Ils sont, en général, des hommes de petite taille, musclés, mais la race est singulièrement appauvrie. La figure n’est pas laide, et reflète plutôt de la malice.

« Les Saramaccas, que l’on confond souvent avec les Boschs, ont d’admirables torses de bronze développés dès l’adolescence par leur métier de pagayeurs. Le visage est fin, marqué souvent de tatouages et de zébrures.

« Mais ils boivent ! Ah ! mon ami ! Ils travaillent pour avoir du tafia. Et toutes ces races dégénèrent, sont décimées par la fièvre, la tuberculose, qui s’ajoutent au fléau de l’alcool, préparant les hommes à une déchéance rapide et fatale.

— En tout cas, grâce aux Javanais, la Guyane hollandaise est prospère.

— Oui, et cette prospérité s’accroît de jour en jour. Après une fortune variable et parfois tragique, les Hollandais, industrieux, âpres au gain et souples, ont adopté de nouvelles méthodes, afin d’assurer l’avenir de leur possession lointaine.

« Ils sont passés maîtres en cet art. Rendons-leur justice. Et il nous suffira, je te le répète, de parcourir les banlieues de Paramaribo, au seuil de la grande forêt, de visiter les petits villages javanais, pour que tu te rendes compte que, demain, la Guyane hollandaise, avec l’exploitation intense des placers aurifères, les sucreries, les vastes plantations de cacao et de café, le commerce des bois d’essence, d’ébénisterie et de bois de rose, sera l’une des plus prospères, sinon la plus riche, des colonies des Indes occidentales.

— C’est une véritable révélation pour moi.

— Écoute, Salvator, c’est l’initiation au voyage, et tu en as besoin, soit dit sans te froisser.

« La Guyane hollandaise s’étend entre la rivière Maroni et la rivière Corentyne, entre les deux autres Guyanes, française et anglaise. Elle est limitée, au sud, à l’intérieur, par une partie de la chaîne encore inexplorée des Tumuc-Humac, qui la séparent de la Guyane brésilienne (Grao-Para). Comme ses voisines, le pays de Surinam est largement arrosé par les rivières Corentyne, la plus longue, Nickerie, et son affluent Wayambo qui la réunit à la rivière Coppename. Les deux autres fleuves importants sont la rivière Saramacca et Surinam. Toutes, sauf la Corentyne, prennent leur source sur les flancs de la chaîne des monts Wilhelmine Kette. Les centres importants sont Verdenburg, Gelderland, Bergenda.

« Paramaribo, où nous faisons halte, est une belle cité, tu as déjà pu t’en rendre compte !

— Le pays est immense !

— Assez grand seulement. N’exagérons rien. Il couvre cent trente mille kilomètres carrés et, depuis l’introduction des Javanais, le chiffre de la population dépasse cent mille. On connaît surtout la région maritime, comme d’ailleurs dans les autres Guyanes. L’intérieur, c’est le risque, l’inconnu souvent, quoique les Hollandais aient tracé et défriché plusieurs milliers de kilomètres de chemins et de routes. Nous connaîtrons bientôt des forêts où les fauves sont plus nombreux que dans les régions voisines.

« Les rivières ont toutes un régime semblable. Elles sont parallèles, suivent les mêmes courbes, ont les mêmes arrêts, et les cascades et sauts y sont familiers. Elles possèdent d’assez vastes estuaires, et leur eau jaunâtre est incessamment agitée par les marées.

« Le climat de la Guyane hollandaise est à peu près égal. Les alisés du nord-est y sont maîtres, et ils apparaissent avec les premières pluies. Ces pluies sont d’une abondance extrême et durent quatre à cinq mois. À l’intérieur, la grande forêt vierge est couverte de brouillards humides et il y règne une chaleur qui n’est jamais inférieure à 27°, quelle que soit la saison.

— C’est comme en Guyane française.

— Oui. L’aspect des trois Guyanes est à peu près identique. La zone du littoral forme des terres basses jusqu’à une centaine de kilomètres à l’intérieur. Ces terres basses sont entrecoupées de savanes où l’on fait de l’élevage et où sont exploités le café et le cacao.

— Tu as connu le littoral, autrefois ?

— Dans de bien mauvaises conditions ! Pauvre diable égaré, affolé, perdu que j’étais ! Les marécages sont fréquents et la côte est plantée de palétuviers qui émergent des bancs de vase molle sur lesquels courent les aigrettes et les flamants roses.

« À la pleine lune, la mer prend un tel accroissement qu’elle fait regorger toutes les rivières. À son plus fort degré, la haute marée facilite les moulins à eau des plantations sucrières et autres.

« À trois lieues de l’Océan, le Surinam se divise en deux branches, dont l’une, qui coule vers le sud-est, est le Commewyne, et l’autre, qui continue son cours, s’étend en longueur au delà de trente milles.

« Dès le commencement de sa division avec le Commewyne, la rive gauche du Surinam est marquée par des plantations florissantes ; à droite, des forêts s’étendent jusqu’à Paramaribo.

— J’imagine la joie du marin ou du forestier à cette escale.

— Surtout que de la haute mer on aperçoit seulement Fort-Amsterdam, qui est, pour employer une expression courante, « un fond de roc sur de la boue ».

— Le pays est-il riche ?

— Certes ! les Hollandais gardent jalousement leurs concessions depuis que Java envoie une main-d’œuvre parfaite, alors que les créoles, les Hindous et les Chinois n’avaient donné aucun résultat appréciable. Non seulement le café et le cacao sont exploités en quantité grossie d’année en année, mais les Javanais ont, depuis cinq ou six ans, établi des rizières, accru des ressources vivrières nouvelles, assuré leur exportation dans les pays du Centre-Amérique.

« Il n’y a pas que ces grandes cultures : il ne faut pas négliger les épices, la cannelle, le girofle, le roucou, la canne à sucre que l’on prétend aussi belle qu’aux Antilles anglaises et à la Martinique.

— Et la forêt ?

— La forêt ? Je t’en parlerai un jour, longuement. Nous avons tout le temps pour la connaître. Les Hollandais ont méthodiquement exploité les bois d’essence et le balata. Chaque balata donne cinq à six litres de lait, coagulé au soleil, et formant la gomme précieuse. Un hectare peut avoir une moyenne de quatre à cinq cents arbres. Calcule, au prix où est le balata, ce que peut rapporter un chantier forestier bien mené. Et il y a encore le bois de rose, dont on extrait l’huile essentielle à la base de tous les marchés de parfumerie ; les bois d’ébénisterie : wapa, wacapou, grignon, cèdre, angélique, ébène vert et noir, acajou, laître moucheté, bois violet, etc., que sais-je encore ?

« Les spécialistes ont noté de deux cent cinquante à trois cents essences différentes. Et puis, tout est nouveau, en forêt.

— Mais comment utilise-t-on le bois ? Comment l’amène-t-on sur les points de trafic ?

— C’est bien simple. Le bois est traîné par des buffles au bord du Surinam et conduit en pirogues jusqu’aux grands cargos. En d’autres circonstances, on fait flotter les troncs par radeaux entre deux sauts du fleuve ; on les échoue ensuite pour les embarquer. Enfin, comme toutes dernières découvertes, j’ai vu que l’on avait trouvé d’importants gisements de bauxite, exploités par des Américains.

Marco souffla un instant et consulta sa montre.

— Mais il est tard. N’as-tu pas faim ?

— Je déjeunerais volontiers.

— Eh bien ! nos Javanais nous attendent. Nous reprendrons la conversation plus tard… après la sieste… la bienfaisante sieste…

— Ah ! je comprends qu’elle soit indispensable dans ce pays, déclara Salvator, en s’épongeant le front.

III

CHEZ LES JAVANAIS

Pendant les jours qui suivirent, Salvator et Marco s’occupèrent de préparer leur expédition. Ils firent des achats d’équipement complet, d’outils divers et d’armes ; ils commandèrent deux longues pirogues à des Saramaccas spécialisés dans ces constructions et firent venir de Démérara une pirogue métallique démontable ; enfin, tout ce qui est nécessaire à une expédition de longue durée.

Ils connurent les quartiers les plus curieux de Paramaribo, et en particulier celui des Chinois, derrière la grande avenue Saramaccastrasse, où les noirs et les Indiens ont des allures de conspirateurs. Salvator et Marco traversèrent la « Rue qui pue ». C’est son nom, et il est bien porté.

Quelles boutiques la bordent ! Des maisons louches où l’on joue avec frénésie, des débits d’alcool, de petites cases mystérieuses où l’on trafique de l’opium et de l’or, des étals en plein air, tenus par des juives, des comptoirs où des mulâtresses vendent des sucreries et des objets de pacotille.

Les Chinois, industrieux et commerçants, sont, à l’ordinaire, débitants de boisson. Mais à côté des caisses de whisky, on trouve chez eux tout ce qui peut se vendre. Au milieu de ces maisonnettes disparates, une belle demeure, celle d’un Céleste, dresse sa face neuve. Quand le richissime bonhomme, âgé de soixante-quinze ans, célébra son anniversaire, on tua, pour les amis, plus de deux mille poulets. Et partout le jeu, le jeu qui n’est même plus clandestin. Les races diverses se réunissent autour des tables de hasard. On joue, on se ruine, on se tue !

Et, plus loin, les misérables et squelettiques Hindous semblent attendre la manne divine, immobiles comme dans un nirvana fatidique, ou bien en quête de pitance, traînant par les rues, pareils à des chiens maigres.

Les femmes, malgré les loques dont elles sont couvertes, portent des bracelets et des colliers. Celles qui ont quelque fortune – et quelle fortune ! – ont des dollars et des florins reliés par une chaînette qu’elles suspendent à leur gorge.

Salvator et Marco rencontrèrent des enterrements. Tous les cent mètres, le cortège s’arrêtait et marquait le pas. C’est la coutume.

Ils poussèrent jusqu’aux cimetières juifs. L’ancien est abandonné et l’impression de solitude désolée y est d’une tristesse infinie. Il n’y a rien que les dalles, çà et là, jetées sur le sol où l’herbe croît. Le nouveau cimetière est peu fréquenté. Ici, on ne songe pas trop aux morts, semble-t-il.

Les deux compagnons allèrent rendre visite aux petits villages javanais qui forment la banlieue de Paramaribo, après le jardin botanique.

Les Javanais sont petits, nerveux, et, sous le soleil torride, le front enturbanné, hommes et femmes vont, le torse nu. Le visage est plat et le nez large et épaté. Les enfants sont d’une drôlerie simiesque et très amusants.

À côté des cases bien dressées au centre de jardins cultivés avec soin, se trouvent de longues salles ouvertes au vent réservées au camp javanais, premier séjour des nouveaux arrivants. Tout marche à souhait. Les plantations sont prospères, dirigées de Rotterdam, d’Amsterdam ou de la Haye. Ce sont les mêmes marchands, pareils à ceux qu’ont peints Rembrandt et Peters, qui, de derrière leurs comptoirs, mènent la barque du négoce voguant sur les mers lointaines. Ses colonies sont la richesse de la Hollande.

Java, qui, pour vingt-neuf millions d’habitants, n’avait que cent soixante-huit sucreries, donnant un travail insuffisant à la population, a déversé son trop-plein en Guyane. Ils sont là chez eux, heureux, leurs petits ménages sagement conduits.

— Écoute, dit Salvator, cette musique.

— Allons plus près de la case centrale.

Et ils virent des chanteurs, des musiciens et des danseurs qui répétaient une représentation pour une sorte de fête locale qui devait avoir lieu quelques jours après.

— Tu le constates, ajouta Marco, rien n’est oublié de leurs mœurs et de leurs coutumes. Leurs joies et leurs plaisirs choisis font partie du programme de l’émigration.

Des gongs sonores ponctuaient un air de flûte, de guitare et d’harmonica métallique, cependant que les danseuses marquaient le rythme lent des instruments.

Des gosses turbulents et piailleurs tendirent la main aux étrangers.

Ils traversèrent des cultures en plein rendement. Des Javanais, au soleil, travaillaient sans arrêt, dans les rizières, les champs de canne, les bois de cacaoyers et parmi les caféiers.

— Tu vois la supériorité de la race, dit Marco. Pas d’alcool ; de la patience, de la volonté et le goût du labeur quotidien.

— Évidemment, entre les Boschs, les Saramaccas et ces Javanais, il n’y a aucun point de ressemblance morale ; il n’y a aussi aucun contact, sans doute.

— Les Hollandais ont dit aux noirs : « Vous ne voulez pas travailler, eh bien, vous ne serez rien. »

— C’est une erreur.

— Évidemment. Il fallait s’y prendre autrement. Au lieu de mépriser les hommes de couleur et de les maintenir dans cet état d’abandon, sur la propre terre où ils sont nés, d’où vient la race…

— Leur terre, en somme.

— Oui, mais eux seuls le proclament !

— Et que font-ils ?

— Domestiques, pagayeurs, agents de police, soldats aussi. Les Hollandais ont adopté une manière rude et souvent brutale. Les noirs s’en moquent ! Mais ils ont des agitateurs, un journal, De Surinamer, où l’on écrit à l’occasion : « À bas les Hollandais ! Tout est aux noirs ! » Prudents, les sujets de la reine Wilhelmine font venir les Javanais par milliers.

— Et les religions ?

— Chaque race a la sienne. Pour les catholiques, les curés sont tout-puissants. Ils font marcher les fidèles à la baguette. Quant aux juifs, ils forment, de beaucoup, la majeure partie de la population. Leur force et leur domination datent de la conquête héroïque, vers 1600, et ils ont la légitime fierté de ce passé.

« Noirs, Indiens, Javanais pratiquent, à leur gré, la religion ou le fétichisme de leurs ancêtres.

« Ici, d’ailleurs, le merveilleux tient une place énorme. L’autre jour, dans le quartier chinois, je t’ai fait remarquer une boutique verte aux petites croisées hermétiquement closes…

— Oui, je m’en souviens et je voulais te demander pourquoi cette différence des autres maisonnettes.

— Eh bien, c’est là qu’habite la sorcière. Car il y a une école de sorcières dans cet étrange pays de Surinam. Les jeteurs de sorts, charmeurs de serpents, ont une clientèle solide. Autour de la marmite légendaire – rien n’est nouveau, même sous les tropiques, quand il s’agit de la crédulité humaine – des danses bizarres enivrent les vieilles négresses qui tournent à la façon des derviches, en chantant des mélopées mêlées de cris autour du feu et des reptiles. Et, à intervalles réguliers, elles boivent de l’alcool jusqu’à ce qu’elles s’écroulent devant l’assistance extasiée. Ce sont les sorcières…

— Quel spectacle curieux et inattendu !

— Répugnant aussi. Je l’ai vu une fois et n’ai pas envie de le revoir.

IV

LE REFUGE DES OUTLAWS

Un soir, Salvator et Marco flânaient dans Paramaribo. Ils étaient obligés d’attendre la mise au point des pirogues, et le navire apportant l’embarcation démontable et la provision suffisante de mercure pour le travail de l’or ne devait arriver que dans trois semaines. Les deux amis ne cachaient pas mutuellement leur impatience, avaient hâte de monter dans le bois et de gagner la région mal connue où devaient se trouver les réserves d’or.

Marco, à ce sujet, tenait son plan encore secret.

Salvator savait seulement que le véritable El Dorado était au pied des Tumuc-Humac et dans les plateaux resserrés entre les chaînes de montagnes.

En attendant que sonnât l’heure du départ, ils couraient la ville si curieuse, fertile en surprises, en scènes inattendues, et que l’on ne peut imaginer, qu’il faut réellement avoir vues de ses yeux.

La nuit limpide, cloutée d’étoiles, descendait sur la ville endormie. De temps en temps, des faubourgs indigènes, s’élevait une musique plaintive, quelque accordéon qui broyait des valses ou des chansons mélancoliques dont le rythme se perdait en se mêlant au bruit sourd de la forêt.

Sur le fleuve, des lumières de pêcheurs tremblaient et se reflétaient dans l’eau en traînées dorées.

Des Hindous accroupis devant le Surinam, sur les pontons déserts, à côté des grands cargos silencieux, parlaient à voix basse, comme s’ils conspiraient.

À l’approche des Européens, ils se turent.

— Saura-t-on jamais ce que pensent ces transplantés ? fit Marco. Ils sont venus ici pour travailler ; ils ne font rien ! Ils savaient que c’était l’exil ; ils ne l’acceptent qu’avec haine. Ils sont à la fois en contradiction avec leur volonté et la vie qu’ils mènent. Jamais on ne les assimilera. Et ils sont jaloux de leur indépendance, sous des dehors le plus souvent serviles.

— En tout cas, ce sont d’étranges paroissiens, répondit Salvator.

Marco continua :

— Nous ne les comprenons pas. Et, dans ces pays d’équinoxe, sur ces terres brûlées où tout paraît surnaturel à force d’exagération, les maîtres de l’heure n’ont pas fait, à mon avis, de discrimination entre les races qui se coudoient au bord du fleuve, sans jamais se mêler. Elles ont gardé leurs mœurs diverses, leurs croyances, leur mépris singulier des blancs sans que ceux-ci les aient séparés dans leur esprit. Ils sont pour eux des serfs.

— Le mot est gros.

— Je n’en ai pas d’autre à mon usage pour les désigner. Ils ne sont ni des domestiques, ni des ouvriers, ni des collaborateurs. Ils sont autre chose. Des serfs, oui, parce que nous les jugeons barbares, inférieurs, peu évolués.

— Il y a du vrai.

— C’est une erreur. Et c’est l’erreur générale de toute colonisation hâtive, basée sur le désir de réaliser vite. L’Europe en est encore à cette conception regrettable. Je crains que le réveil ne soit terrible, un jour.

Salvator et Marco avaient gagné l’extrême pointe du quai. Des silhouettes inquiétantes erraient par instants, puis disparaissaient dans des bouges disséminés, parmi les ruelles des faubourgs.

— Tu es armé ?

— Oui, répondit Salvator. Mais il n’y a pas de danger ; du moins, je ne le crois pas.

— On ne sait jamais !

— Des Hindous, des noirs, des Saramaccas, sans doute.

— Plutôt des outlaws, des Mexicains, sans visage et sans nom, des évadés du bagne français.

— Encore !

— Mais c’est à Paramaribo qu’ils viennent d’abord.

— La preuve… Nous !

— Nous ? c’est différent. Nous savions ce que nous voulions, et puis, nous avions de l’argent. Mais eux… Quelle existence ici !

— Tu la connais ?

— Oui. Je suis resté caché cinq jours dans un de ces repaires. Pas un homme sur cinquante qui ne tombe à la basse crapule, à la vie horrible des réprouvés, capables de tout, pour vivre, parce que soumis à un dur régime de surveillance et de mépris. Ils boivent, ils volent, ils se battent, ils tuent aussi… Le crime continue. Et, de temps en temps, les autorités hollandaises renvoient au pénitencier de Cayenne ou de Saint-Laurent le troupeau des maudits qui voient leur mauvais destin les ramener aux camps de la faim et de la mort.

— On cite trois assassins réfugiés ici et tirés d’affaire : Ernest, qui était mécanicien employé à la gare ; Henri, un serrurier habile, et Fernand, coiffeur recherché pour son coup de peigne.

— Mais c’est lui qui nous a barbifiés ?

— C’est ma foi vrai !

— Et il ne t’a pas flairé ?

— Comment veux-tu qu’il se doute, avec nos moustaches et nos barbes soignées – qu’il entretient d’ailleurs avec une délicatesse rare. Nous devons passer, à ses yeux, pour des marchands, des prospecteurs enrichis, en tournée dans l’Amérique centrale. D’ailleurs, il ne m’a pas connu là-bas. Il était parti avant mon arrivée. Ceux-là, qui ont pu lutter contre le mauvais esprit, quand ils se sont sentis hors du bagne – je me hâte de te marquer cette condition – veulent braver encore par une sorte de noblesse assez spéciale : « Nous sommes allés là-bas, ont-ils coutume de dire, mais nous n’avons pas volé. » L’assassin, en effet, ne veut pas être confondu avec le tire-laine, l’escroc ou le cambrioleur.

Marco se tut. Salvator comprit la signification de ce silence. Des souvenirs assaillaient, de nouveau, son ami, et, il le questionna :

— Où habitent-ils ?

— Qui ?

— Eux, les déchus que rien ne relèvera jamais.

— Ils logent, à deux ou trois, dans des maisonnettes isolées, dont ils paient le loyer tous les huit jours. Les locataires sûrs et solvables ne se recrutent pas dans leurs rangs. Le soir, ils se réunissent au bar qui les cache et leur assure l’ivresse.

— Les malheureux !

— Pourquoi ? Tant pis ! Chacun sa vie ! Vois-tu, on devient mauvais dans la peine. On est inexorable pour autrui parce qu’on a souffert. Et ne t’apitoie pas sur le sort des camarades du « grand collège ». Ils sont mieux ici qu’au Vénézuéla.

— J’avais pourtant entendu dire qu’on pouvait se refaire dans ce pays.

— Quelle blague encore, racontée par des copains qui ont échoué et revinrent à Saint-Laurent en farauds, en crâneurs impénitents. La vérité est tout autre. Les forçats « montent » très peu à Caracas. Ils restent d’ordinaire à La Guayra, où ils échouent et ont la bonne fortune d’être recueillis et gardés pendant quelques mois par les religieuses de l’hôpital français. On leur confie les besognes légères, mais le vent de liberté souffle, et les pauvres diables, à peine retapés par leur séjour au calme, délaissent l’hôpital pour aller vers les quais de Puerto-Cabello, de Ciudad-Bolivar, où la saleté repoussante, les moustiques, la vermine, la vie errante, l’inconduite et l’intempérance, sous un soleil torride, finissent de les abattre. Le Vénézuéla est le véritable tombeau des évadés. Quelques-uns, cependant, atteignent Panama, mais dans quel état de délabrement physique et de dénuement ! Les policiers américains les découvrent bientôt dans les bouges de Colon, et ils font comme les bons Hollandais : ils retournent les indésirables à leur point d’attache, la Guyane française.

Ils étaient arrivés devant un bar, dont l’unique fenêtre éclairée brillait dans la nuit, comme un œil énorme. Coiffée de feuilles et de bois entrecroisés, tassée sur le sol battu, la maison hideuse, avec son porche bas et noir, blafard sous les rayons de la lune, avait l’aspect du visage grotesque de quelque géant blessé, allongé sur la terre.

Au-dessus de la porte, ces mots au moins surprenants : « Galieni-Store ».

— C’est là, dit Salvator ; il n’y a que des évadés pour trouver des noms pareils. On ne compte pas dix Français réguliers dans Paramaribo. Ils ne fréquentent pas ce quartier. Quant aux Chinois, Allemands ou Hollandais, ils n’ont aucun souci de nos gloires nationales. C’est un des bars à la mode des forçats, du moins pour un temps.

Salvator et Marco entrèrent.

La salle basse était tapissée d’affiches recommandant les denrées alimentaires les plus diverses et les whiskys aux noms réputés. Au fond, un comptoir où trônait un Chinois trapu et grave, ayant à portée de la main une matraque et un revolver. Des bancs, autour de la pièce, au ras des murs, et des caisses vaguement passées à l’ocre et au rouge brun, constituaient le mobilier et servaient de tables.

Dans un coin, un groupe de sept ou huit hommes hâves, décharnés, et pris de boisson, parlaient haut, en français argotique qui ne laissait aucun doute sur leur provenance.

En face, un nègre sordide, hébété, feignit de jouer de l’accordéon à l’apparition des visiteurs inattendus, et, à côté de lui, une horrible mégère aux cheveux gris noués dans un madras jaune lisait dans la main d’une pauvresse accroupie près d’elle. Les clients baissèrent le ton de leur conversation et le Chinois s’avança vers les nouveaux arrivants.

— Police ? dit-il en saluant.

— Oui, fit Marco, jouant ainsi un rôle pour le plaisir de savoir.

À leur tenue correcte, le Chinois n’insista pas et questionna à son tour en anglais.

— Police locale ?

— Non !

— En tournée d’inspection ?

— Oui.

— Anglais ?

— Non ! Français, mais attachés à la brigade internationale. Des agents indigènes nous suivent.

— Mais il n’y a rien de mal ici…

— Je veux bien le croire. Et ceux-là ?

— La police de Surinam les connaît. Ils se tiennent tranquilles. Ils n’ont pas envie de revenir au Maroni. Vous voulez les interroger ? Il y a peut-être un crime commis ?

— Non !

Le Chinois interpella ses clients :

— Allons, debout, messieurs ! ce soir, je dois fermer.

— Et pourquoi ? gouailla une voix.

— Parce que c’est l’ordre, insista le tenancier du bar.

Sans demander leur reste, un à un, les étrangers réfugiés, les rescapés du bagne, hideux et véritables déchets, aussi démolis qu’au temps où ils « tiraient leur peine » aux travaux forcés, défilèrent devant Marco et Salvator.

— Tâchez de rester sages, dit Marco au dernier. C’est malsain ici, pour les forts cailloux.

— On essaiera, dit l’homme, en crachant à terre.

Et, s’adressant au Chinois, Marco reprit :

— Pas de commerce illicite ?

— Non ! l’alcool seulement, mais de marques connues.

— Et l’opium ?

— Jamais ! monsieur !… On nous surveille trop !

— On fait bien.

— D’ailleurs, je vais quitter les affaires ! Ces messieurs ne veulent pas accepter un verre de White-Star ?

— Non ! merci. Un sirop avec de la glace.

— J’ai justement du French Lemon, reçu hier d’Amsterdam.

— C’est un produit français, je le vois.

Le Chinois servit et parla.

— J’ai reçu les « convicts » parce qu’ils paient comptant, qu’ils se réunissent pour parler de leurs affaires et ne me causent aucun ennui. Ce sont de pauvres diables.

— Combien de bars pareils au tien les accueillent ?

— Trois, et tous bien connus. Le Joffre-Bar, le Marne-Bar, et le Galieni-Bar, où vous êtes, baptisés par des Français comme vous, messieurs ; de mauvais garçons, j’en conviens, mais qui sont encore patriotes, puisqu’ils célèbrent à leur façon les noms glorieux de leur pays.

Marco ne voulut pas accepter la boisson offerte, et paya les deux verres après avoir absorbé la limonade glacée.

Salvator avait bu d’un trait, car il était assez fiévreux dans ce repaire singulier.

Ils sortirent devant les saluts obséquieux du Chinois. La ruelle était déserte. Ils gagnèrent les quais pour rentrer chez eux.

Ils rencontrèrent une patrouille de braves soldats noirs. Rien à craindre.

— Eh bien, interrogea Marco, tu les as vus ?

— Oui ! quelle détresse ! quel avilissement ! La liberté reconquise ne les a pas sauvés.

— Les tares du passé sont ineffaçables, pour certains. N’en parlons plus ! Mais as-tu remarqué le Chinois ?

— On aurait dit un bonze d’étagère ! Pourquoi as-tu déclaré que nous étions de la police ?

— Parce que c’était le seul moyen de ne rien risquer dans ce bouge. Ceux qui tiennent, en de pareils lieux, ces sortes de parlement, n’aiment pas les visiteurs. Devant la police, qu’ils accablent de menaces quand elle est loin, ils s’inclinent, soumis et craintifs.

— Je l’ai remarqué, en effet.

— Ils me rappellent Java, le pays des grands tigres. Les Javanais, parlant du fauve, disent : « Seigneur Tigre, tu es grand, tu es bon, tu es Dieu ! » Quand le fauve est abattu, ils jettent des pierres au cadavre et frappent dessus.

— C’est humain, hélas !

— Oui, et nous-mêmes ?…

— Pardon, Marco, nous, c’est différent. Tu as racheté, toi, et je suis innocent. Rien de commun avec le troupeau.

— Nous avons été du troupeau… Et l’on n’oublie jamais ! Mais revenons au Chinois. C’est le type classique et, sa boutique immonde, tu la retrouveras dans tous les bas quartiers des ports du Sud-Amérique, du Brésil à l’Argentine, sur la côte du Pacifique, à Frisco comme au proche Colorado. Tu l’as vu à Saint-Laurent du Maroni ; il est ici, à Démérara, à Trinidad, et aux Antilles. Il commence par tenir une boîte où l’on vend de tout, pacotille, alcool, faux papiers, or de contrebande et opium.

— L’opium fait partie du fonds ?

— C’est la denrée rare. Et ils en ont toujours. La drogue est souveraine, en Extrême-Orient. Elle est devenue familière à tous les pays coloniaux. L’Europe en a fait son vice nouveau. Ici même, à Paramaribo, malgré la surveillance exercée par le gouvernement, tous les Chinois vendent de l’opium… Ils sont rusés et patients… La conspiration, le mystère, une vie secrète a toujours été dans leurs mœurs. On a découvert à San-Francisco toute une ville chinoise souterraine, où disparaissaient, pour l’accomplissement des rites de religions fétichistes, des femmes et des enfants blancs. Le vieux culte de Moloch, sous des formes nouvelles, continue à semer par le monde l’épouvante et le crime dans le silence et l’oubli.

Salvator et Marco arrivaient à la hauteur du bureau des douanes. Une brise exceptionnellement fraîche, ce qui est un rare bienfait, secouait les hautes branches des arbres et faisait frissonner, avec un bruit d’étoffe, les feuilles des palmiers et des cocotiers.

Un clair de lune éblouissant illuminait les maisons, et l’on eût pu lire un journal comme en plein midi.

Tout à coup, un homme, pieds nus, courant à perdre haleine, passa près d’eux, poursuivi par deux policiers.

Marco les interpella en hollandais.

— C’est un voleur ?

— Non ! répondit l’agent, c’est un lépreux !…

Et la course folle continua. Salvator parut s’étonner.

— Des lépreux ici ?

— Tu l’ignorais ? Sache donc que la lèpre est le grand mal, qu’elle règne à l’état endémique sur tout le continent. D’ailleurs, nous avons le temps. Nous irons, demain, visiter la léproserie.

V

AVEC LES LÉPREUX

La lèpre est le fléau ancien, la maladie horrible qui semble avoir frappé l’humanité comme un châtiment.

Avec les guerres et les grandes épidémies, elle réapparaît, et son spectre abominable est dressé comme un veilleur sinistre au seuil du monde qui l’oublie.

Et, pourtant, la lèpre rôde un peu partout… Elle est souvent ignorée ; ceux qui en sont atteints cachent leur honte dans les montagnes ou les coins déserts d’Armorique et dans les Vosges. Le danger constant s’est aggravé par une recrudescence signalée depuis plusieurs années.

S’il faut remonter aux origines, la lèpre était connue des Égyptiens, 1500 ans avant notre ère, et les vieilles civilisations subirent son emprise dévastatrice.

Les Grecs, les Romains, les Arabes eurent à en souffrir. En Europe, elle fut importée par les armées romaines, mais c’est surtout après les Croisades qu’elle s’étendit comme une plaie gagne le corps entier. Le littoral méditerranéen, la Russie du Sud, les Balkans, la mer Noire, la Norvège, l’Espagne, la Livonie furent ses repaires principaux. L’Inde, l’Amérique, l’Extrême-Orient, la Chine connurent aussi ses ravages.

Comment combattre, enrayer le fléau ? Dès le XIIe siècle, on isolait les malades. Mais, lorsqu’on dut se garantir contre la contagiosité, on installa des léproseries. Et l’on a compté jusqu’à vingt mille lépreux en Europe au XIIIe siècle !

On sait que des mesures sévères étaient prises et quel costume caractéristique portaient les malheureux atteints par l’affreux mal ! Un foulard de laine entourait leur cou ; ils étaient coiffés d’un chapeau plat, dont la forme rappelait celui des Chinois ; un costume de bure à manches hermétiquement closes ne laissait passer que les jambes entortillées de bandelettes et les mains. Sur la poitrine, un large cœur rouge était tissé dans l’étoffe.

Sous cette tenue, ils erraient, signalant de loin leur passage en agitant une cliquette.

C’est Hansen qui, à la fin du siècle dernier, découvrit le bacille de la lèpre, qui ressemble à celui de Koch.

Le Dr P. Bodros, qui a étudié la lèpre en Abyssinie, dans le voisinage d’un foyer important, à Harrar, a recherché quel pouvait être l’état mental du lépreux.

Le lépreux, « rejeté de la société, objet de répugnance universelle, d’une misère physiologique profonde », modifie sa conception de la vie. Sa sensibilité aiguë, ses intolérables souffrances le font devenir un être exceptionnellement dangereux.

Xavier de Maistre, dans Le Lépreux de la cité d’Aoste, a poétiquement parlé d’un sujet abominable, très bien noté l’aspect de l’homme solitaire qu’il observe et essayé de deviner le sens et le rythme de ses pensées. « Vous ne pouvez vous figurer, dit-il, combien est longue et triste une nuit qu’un malheureux passe sans fermer un œil, l’esprit fixé sur une situation affreuse et sur un avenir sans espoir ; non, personne ne peut le comprendre. »

Le lépreux vit avec l’idée fixe, et l’obsession du suicide le poursuit. Il est anxieux, agité, a des sensations d’étouffement, des troubles de la vue ; il est conscient de l’horreur qu’il inspire.

« L’intelligence et la mémoire sont loin d’être affaiblies. L’affectivité au sujet de leur famille fait place à un égoïsme marqué qui tend à remplacer toute espèce d’autres sentiments. »

Les lépreux sont méchants, et c’est le résultat des idées de persécution qui les accablent. Ils cherchent souvent à communiquer leur mal à autrui, même à ceux qui les soignent ou leur font du bien. Ils geignent, pleurent, se battent entre eux, réclament sans cesse, se réunissent pour fomenter des révoltes dans les établissements où ils sont isolés. Certains, au contraire, mais c’est l’exception, tombent dans un mysticisme exagéré, avec des crises d’extase et des prières accompagnées de gestes de suppliants antiques.

En résumé, « le manque d’hygiène, l’inhumanité parfois involontaire qui s’exerce à leur égard, la répulsion qu’ils inspirent, nous paraissent devoir être incriminés dans la plus large mesure ». Cette conclusion du Dr Bodros place sous son vrai jour la mentalité des lépreux.

Salvator rappela sa promesse à Marco, et les deux amis se présentèrent devant le portail de bois de la léproserie situé dans Paramaribo et limitée, d’un côté, par une rue sur laquelle s’élèvent un couvent et une église et, de l’autre, par de vastes jardins et la forêt.

Autour de l’édifice, c’est la vie, la vie paisible qui a circonscrit le fléau par des mesures efficaces.

Un prêtre ouvrit à Marco et Salvator, qui furent introduits dans un parloir et reçus par un religieux et deux nonnes.

— Vous êtes de passage, messieurs ?

— Oui, répondit Marco.

— Médecins ?

— Non, curieux, seulement ; excusez-nous ; et nous vous apportons une offrande pour vos malades.

Il posa sur la table un billet de banque. Salvator fit de même. Le religieux offrit des cigares.

— Fumez, je donne l’exemple, dit-il.

Et il alluma lui-même un havane.

Marco et Salvator écoutèrent et grillèrent à leur tour leurs odorants cigares.

— Nous sommes fiers de notre maison, déclara le père, et heureux des résultats obtenus. Le couvent abrite la communauté, et le service des malades est assuré par nos sœurs.

Il fit visiter les salles de repos, la chapelle, et poussa une porte qui s’ouvrait sur un perron couvert, surplombant un merveilleux jardin, garni de fleurs aux couleurs éclatantes. Des tonnelles ombragées, des parterres bien dessinés, des massifs odorants ajoutaient leur charme à la splendeur du paysage environnant, car les terres s’étendaient jusqu’à la lisière des bois.

— Vous admirez, je le vois, l’ouvrage de nos sœurs ! C’est notre seule joie : les fleurs et les fruits.

Et il mena les visiteurs vers un verger et un potager abondamment pourvus.

Marco et Salvator étaient arrivés au bord d’un petit cours d’eau que franchissait un pont. De l’autre côté, un véritable village, avec de petites maisons, s’offraient à la vue.

Le cicérone tira de longues bouffées de son cigare avant de le jeter et posa sa main sur le bras de Salvator.

— Arrêtez-vous un instant, messieurs. Là-bas, c’est le domaine des lépreux. Je vous recommande une extrême prudence. Il ne faut toucher à rien, et surtout aux pensionnaires, quels que soient les gestes qu’ils pourraient faire.

— C’est entendu ; nous vous remercions, mon père, et nous observerons la recommandation, vous pouvez en être certain.

Les trois hommes franchirent le pont et se trouvèrent devant un spectacle imprévu, à la fois harmonieux et hallucinant.

Au centre, une vaste avenue coupée de jardins où s’épanouissaient des gerbes multicolores. De chaque côté, les bâtiments des services divers et les maisonnettes occupées par des lépreux. Le religieux donna tout de suite des explications, car, à l’apparition d’un homme absolument défiguré qui saluait, Salvator eut un brusque mouvement d’arrêt.

— J’en ai vu déjà, dit Marco. Mon ami n’est pas habitué à ce spectacle.

— Vous êtes allé à la léproserie de l’Accarouani ?

— Oui, en me rendant sur un placer de la Haute Mana. J’avais voulu voir.

— Et vous avez été impressionné ?

— Oui, mais la pitié l’emporta sur le dégoût.

— Ici, nous avons cherché à limiter la souffrance et l’horreur. Ah ! les mots sont exacts, insista-t-il de sa voix un peu rauque, avec un léger accent qui hachait les mots, mais en un français excellent.

D’un geste, il montrait l’asile de tant de souffrance.

— Ici, d’un côté, les femmes ; là, les hommes. Dans ce groupe de pavillons, les enfants. Nous avons donné à chaque individu l’illusion d’une existence normale. Vous les verrez tout à l’heure. Ils ont une chambre arrangée selon leurs goûts, avec des souvenirs personnels… Mais pas de miroir dans le village, dont ils ne sortent jamais.

— La léproserie du moyen âge continue, remarqua Salvator.

— Que pouvons-nous faire ? répliqua le religieux. Le lépreux doit être isolé. Ici, nous les avons réunis dans le cadre qui rappelle le plus la vie…

— Ils ne tentent pas de fuir ? questionna Marco.

— Non ! Ils s’habituent. D’ailleurs, ils n’iraient pas loin. La loi est sévère. Il le faut. La société se défend. Un lépreux qui s’échappe et ne se rend pas aux sommations est poursuivi, sommé et reconduit à l’isoloir. On en a vu tomber sous un coup de feu de la police. C’est regrettable. Dans notre établissement, rien à craindre. Il n’en est pas de même des lépreux réunis en forêt sur l’autre rive du Surinam. Ceux-là forment une colonie, gardée par des soldats, les armes à la main… C’est une vision d’enfer, prétend-on. Je n’ai pas eu la douleur de la voir…

— Comment vivent vos pensionnaires ?

— En s’adonnant au métier qui leur plaît. La majorité font des cultures diverses, du jardinage. Nous avons une bibliothèque et un orchestre composé par les moins atteints.

— Peu d’Européens ?

— Peu, en effet, les créoles constituent le gros du contingent. La lèpre est une conséquence, souvent, de l’hérédité, de la consanguinité. On n’arrive pas à des guérisons complètes. La maladie, découverte par exemple à quinze ou vingt ans, dure chez un sujet vingt années. C’est courant, et le plus communément, il s’éteint, réduit à l’état de squelette ou difforme.

— Comment les soignez-vous ?

— Par de l’hygiène surveillée, l’antisepsie des ulcères, le traitement chirurgical des mutilations. Quant à la maladie elle-même, je vous le répète, il n’existe pas de traitement spécifique. L’huile de chaulmoogra, prise à dose progressive, arrête les progrès du fléau, sans le détruire, et c’est tout. Un individu conduit ici est voué à l’isolement, à l’oubli… Plus qu’ailleurs, c’est le grand enseignement de la résignation et de la souffrance humaine, dans l’attente de la mort certaine. Et l’on peut être lépreux sans le savoir, car le mal ne se révèle, quelquefois, que quinze, vingt et trente ans après la contagion. Voulez-vous me suivre, maintenant ?

Visiblement touchés par ces déclarations, Marco et Salvator se placèrent à côté du père. Ils longèrent l’avenue et purent voir les internés, chacun dans sa maison, occupés à lire, à coudre. L’un d’eux jouait du piston. Le religieux avait un mot aimable pour tous. Mais les pensionnaires n’avaient pas, en général, des regards sympathiques pour les visiteurs. Certains paraissaient accablés, d’autres ne levaient pas la tête. Les traces de la lèpre étaient visibles. Les plus affreux étaient totalement isolés des autres par des espaces plus grands de verdure et de bois. C’étaient de pauvres êtres aux faces épouvantables, aux moignons hideux, affligés d’éléphantiasis qui les immobilisaient.

Les voyageurs passèrent plus vite. Le prêtre les retint et s’adressa à l’un de ces misérables pour qui la mort semble une délivrance.

— Eh bien, lui dit-il, cela va mieux ?

— Je suis calmé et le médecin viendra demain.

— Allons, courage, et bientôt guéri !

— Oui, oui, balbutia l’infirme, affligé de la lèpre léonine (ainsi nommée parce que la tête est gonflée comme un mufle sous les cheveux abondants et qu’on ne peut guère couper sans causer, par contact, d’abominables souffrances au malade), et il dodelina de la tête, légèrement inclinée en avant, trop lourde pour le corps chétif et martyrisé.

— Vous voyez, dit le père ; ce malheureux répète la même phrase depuis cinq ans. Depuis cinq ans ! Il espère que le médecin va le guérir et lui rendre la vue… La mort… Hélas, c’est le but suprême de ces pauvres êtres. Quand viendra-t-elle ? Demain ? Dans dix ans ? Qui sait ? Et jusque-là, cette vertu divine, ce baume pour les âmes, l’espérance… C’est lorsqu’ils sont arrivés à ce degré de déchéance qu’ils espèrent le plus fermement…

La visite fut hâtée après cette vision d’apocalypse. Tous les masques grimaçaient désormais devant Marco et Salvator. Ils avaient l’hallucination du mal.

En sortant, du côté des femmes, ils trouvèrent une sœur, jeune encore, assise dans une case. Marco crut que c’était une surveillante. Il s’approcha, salua et, instinctivement, tendit la main. La sœur ne bougea pas, mais s’inclina, tandis que le père frappait sur l’avant-bras de Marco pour abaisser la main tendue. Plus loin, il lui dit :

— Excusez-moi, mais elle l’a. Nous la « blanchissons » de temps en temps. Elle passe six mois à la communauté, puis elle revient chez ses « souffrants » et elle prend le « mal » de nouveau.

Dans le parloir, les visiteurs ne refusèrent pas le verre de punch qu’offrit le religieux, et ils quittèrent la léproserie sans oser proférer autre chose que des remerciements. Tout commentaire était superflu.

Ils se retrouvèrent dans la rue, à l’heure où le ciel lumineux se colore de rose et d’or… La vie triomphait, s’affirmait partout à la luxuriance des arbres et des fleurs, aux gestes des hommes, à la liberté offerte à tous par le travail et le droit de choisir une place au soleil !

Ils sortaient du domaine de la lèpre… de la ville interdite, du malheur inexorable, du destin tragique et de la souffrance à face de monstre !

VI

LES PRÉCAUTIONS DE SALVATOR

Dans l’attente des derniers préparatifs, les deux amis avaient le temps de méditer sur leur sort et de réfléchir.

Leur habileté, les documents subtilisés par Marco, leur permettaient, enfin, de vivre libres, et de choisir leur destin.

Marco, tous les matins, se rendait au fond de Saramaccastrasse pour surveiller et activer le travail des noirs, qui confectionnaient les grandes pirogues. L’après-midi, quand la sieste était terminée, il se rendait à la bibliothèque royale, où il prenait des notes sur les livres rarissimes, sur les récits d’anciens voyages.

Et ce n’était pas du temps perdu.

Salvator s’occupait, de son côté, des provisions et des vivres de conserve. Il connaissait à fond le travail de l’or, et il était chargé de l’achat des outils, des explosifs pour faire sauter la roche, des planches spéciales qui devaient servir à la fabrication des sluices, des vases pour les battées, des petits fourneaux et autres instruments qui sont indispensables à des prospecteurs et à des mineurs.

Quand il restait seul, il se prenait à rêver.

Il allait partir, sur la foi de Marco, à la recherche de l’or qui paie largement, et sans doute il réussirait dans cette entreprise qui assurait la richesse et le bonheur retrouvé.

Et après ?

Où irait-il ?

Et à cette question, une seule réponse : En France, où vivait, dans l’espérance de le revoir le seul être qui eût gardé confiance en lui et le crût honnête, lors du monstrueux procès de Paris : sa mère.

Comment pourrait-il rester près d’elle, l’associer à sa joie, lui donner à son tour le repos du cœur et la quiétude de l’esprit ? Ne serait-il pas à la merci d’une dénonciation, d’une recherche policière ?

L’oncle Rouquier était à Béziers, fâché avec sa sœur et séparé d’elle. Il avait été impitoyable pour le malheureux, frappé par un cruel destin. La mère, blessée et douloureuse, s’était résignée, réfugiée à Arles, dans une petite maison, près du palais Constantin. Elle y vivait seule, de la petite pension de veuve qu’elle augmentait par de menus travaux de lingerie pour les hospices, les asiles et les orphelinats. Elle avait cinquante-six ans, était robuste comme son fils Rémy, et superbe encore, sous ses cheveux entièrement blanchis en deux années.

Rémy Salvator connaissait tous les détails de sa vie, par les longues lettres qu’elle lui écrivait chaque mois depuis le dernier semestre. Les lettres étaient plus rares avant, car la pauvre femme était accablée et ne recevait de son fils que des lettres courtes et soumises au visa du pénitencier. Mais soit qu’il y eût télépathie entre la mère et le fils, soit qu’elle se soit plus violemment raccrochée au seul espoir de son existence brisée, en même temps que, de son côté, Rémy préparait la vie nouvelle, la suprême aventure, et cherchait à reconquérir sa liberté, la maman Blanchet multipliait les démarches, écrivait au ministre par l’intermédiaire d’un camarade de lycée de Rémy, qui, lui aussi, ne pouvait pas croire à l’infamie et au crime, et elle essayait de faire réviser le procès, du moins en ce qui concernait son fils.

Chimère ! Illusion ! Elle ignorait qu’il faut des preuves, des faits nouveaux. Et elle disait à son fils dans sa dernière lettre :

« Ah ! si les misérables qui t’ont accusé et qui expient fournissaient, par un aveu, un témoignage, la preuve de ton innocence, tu reviendrais, mon cher petit ! »

Salvator pensait à tout cela, sous la véranda de la maisonnette d’où l’on apercevait la rivière rouler ses eaux jaunâtres vers le vaste estuaire, en laissant sur ses bords une vase grise et fétide.

Il n’avait revu Béragne que le jour du débarquement. Calmonne, intransportable n’était arrivé en Guyane que pour y mourir six mois après la transportation de son ex-associé. Quelque temps avant le départ de Saint-Laurent, d’une corvée qui passait près du bureau où travaillait Rémy, un homme, Béragne, nouvellement transféré des îles à la commune pénitentiaire, lui avait crié, en le reconnaissant :

— Salvator, c’est moi, Béragne…

« Je t’apprends, que Calmonne est mort ! Faut pas nous en vouloir au fond. Crever ici ou ailleurs ! Mais on a été injuste envers toi, je le regrette !

Et Béragne, que le bagne avait dompté, sans l’améliorer, tant s’en fallait, regagnait la troupe, sur l’injonction du surveillant. L’homme était décharné, brûlé par la fièvre, démoli. Il y avait dans ses yeux une grande détresse et dans ses paroles une pitié qui surprit Rémy, tellement étonné par cette rencontre qu’il n’eut rien à dire au misérable. En tout cas, l’attitude de Béragne ne lui avait pas échappé. L’autre s’était retourné, lui avait fait, de la main, un signe d’adieu auquel il avait répondu.

Il se rappelait la scène, aujourd’hui, avec une précision troublante.

Calmonne mort, il n’y avait plus qu’un témoin de son innocence, Béragne. Pourrait-il lui faire parvenir une lettre ? Et comment ?

Il l’écrivit d’abord ; ce fut court et simple :

 

« Je suis libre. J’ai fui le châtiment impie que je ne méritais pas. Je ne sais pas si je sauverai ma peau dans l’existence que je vais essayer de me créer de nouveau. Quoi qu’il en soit, il y a une mère atrocement frappée et malheureuse à cause de vous. Je désirerais que, vif ou mort, justice me soit rendue. Béragne, vous avez eu, jadis, des jours heureux, avant votre procès, vos histoires. Vous avez connu la paix de l’honnête homme. Si vous avez été mal conseillé, je ne veux pas le savoir. Mais, vous, vous connaissez la vérité. Si, au fond de votre âme, un sentiment de pitié pour moi reste encore, un regret de m’avoir fait souffrir, si vous avez aimé votre mère, ce que je crois, car vous en parliez avec tendresse, en évoquant sa mort, dites la vérité. Écrivez aux juges. Le directeur du Pénitencier recevra votre déposition. Au nom de vos souvenirs, au nom de ma pauvre maman, je vous prie de dire tout ce qui peut me permettre un jour de rentrer en France et d’y vivre ! Quand ? Comment ? Je l’ignore. Mais je ne voudrais pas faire appel en vain à celui qui, balayé par un mauvais destin, fut jadis impitoyable.

« Et j’oublierai, je vous le promets, Béragne, l’offense d’hier, pour le geste que je vous demande de faire. Soignez-vous. Ne buvez pas. Qui sait ? Sans doute améliorera-t-on votre sort. Et si je le peux, un jour, je vous aiderai à être moins malheureux. Mais avant, Béragne, dites la vérité. Merci. »

Et il signa :

« BLANCHET RÉMY. »

 

Une question se posait, maintenant. Il fallait faire parvenir cette lettre au transporté 16 271, Béragne...

Rémy s’était renseigné là-bas. Il savait que les nouveaux arrivants des îles allaient passer un an à Saint-Laurent pour effectuer des travaux de réfection des quais et l’établissement d’un bassin de radoub. C’était là un point acquis.

Le hasard le servit.

Un cargo, l’Oyapoc, était venu à Paramaribo, pour y transporter des Brésiliens qui avaient acquis une vaste concession au nord de la ville, et venaient s’y fixer. Le navire, qui amenait aussi des marchandises diverses, était à quai depuis huit jours et devait repartir bientôt.

Rémy Salvator s’informa et apprit que le capitaine était un noir, très brave homme, connu pour sa rudesse et sa bonté. Il était sensible aux honneurs, à la déférence et aimait qu’on fit appel à lui pour des missions délicates.

Il n’en fallait pas plus pour décider Salvator. Il se rendit à bord et raconta au capitaine sa propre histoire comme s’il s’agissait d’un évadé quelconque. Il lui expliqua qu’il avait connu le malheureux, parti au Vénézuéla, après l’avoir chargé de faire parvenir cette lettre ; mais qu’il ne revenait pas en Guyane, et que, pourtant, il désirait trouver un homme sûr qui se chargerait de faire tenir secrètement la lettre au forçat.

Salvator fit lire sa propre lettre au vieux marin qui n’hésita pas :

— Ce sera fait, monsieur, lui dit-il. Où il y a une injustice à réparer, vous rencontrerez toujours Scipion Tramousse, Martiniquais, de bon sang rouge si la peau est noire. Vous me comprenez. Je trouverai votre bonhomme. Je fais escale à Saint-Laurent dans cinq jours. Je connais des surveillants. Si le pauvre bougre travaille à quai, je le ferai appeler pour une corvée de bord, c’est facile.

— Je ne sais comment vous remercier, capitaine.

— N’ajoutez pas un mot. Entre Français, cela se doit. Et puis c’est tout de même bon d’essayer de sauver quelqu’un. Ça nous connaît, dans le métier.

— Vous remettrez ces cent francs au malheureux.

— Avec plaisir, et je lui donnerai du tabac. Il améliorera pendant quelques jours l’ordinaire. Pourvu qu’il ne se saoule pas trop ! Car c’est leur habitude. Dès que les forçats ont de l’argent, ils boivent !

— À la grâce de Dieu, capitaine ! et merci encore.

Les deux hommes se séparèrent comme des amis, après avoir bavardé pendant une grande heure devant un punch glacé confectionné par le noir avec un art consommé.

Et, tout joyeux, Salvator, rentré chez lui, raconta son histoire à Marco qui l’approuva. Alors, le cœur débordant d’espoir et de foi dans l’avenir, Rémy écrivit à sa mère une longue lettre où il lui exposait ses projets, lui racontant son équipée avec Marco, et la prévenait qu’il lui écrirait au hasard des rencontres en forêt ou sur les placers, et qu’elle n’eût pas à s’étonner si, pendant de longs mois, elle ne recevait pas de nouvelles.

VII

AVEC LES GRANDS AVENTURIERS

Cependant, les derniers préparatifs s’achevaient. Encore une huitaine de jours et les deux amis pourraient entreprendre leur long voyage. La pirogue spéciale était arrivée, soigneusement emballée en trois petites caisses légères.

Salvator et Marco passèrent une matinée à la monter et la démonter, afin de s’habituer à cette manœuvre qu’il faudrait faire souvent sans doute sur les fleuves et les rivières capricieuses des Guyanes. Cette barque, de fabrication américaine, était une merveille de solidité, de légèreté et d’ingéniosité. Deux pagayeurs pouvaient y prendre place, et montage et démontage exigeaient à peine une demi-heure.

L’essai sur le Surinam fut concluant. C’était un engin excellent et qui rendrait certainement de grands services.

Les Saramaccas finissaient, sans se presser, les deux longues pirogues en bois rouge. Marco, qui passait son temps à la bibliothèque de Paramaribo, y faisait des découvertes. Il y entraîna Salvator.

Elle est très riche, très complète, cette bibliothèque où de vieux manuscrits portugais, espagnols, hollandais et français sont précieusement conservés. Des cartes, des gravures anciennes, des récits extraordinaires, mais où brille quelque vérité, quelques indications précieuses, offraient à la curiosité de Marco, passionné de lecture et de science, un aliment nouveau.

Les controverses les plus inattendues étaient imprimées, des anciens livres relatant la conquête des Amériques aux plus modernes voyageurs et géographes ; des rapports des explorateurs émerveillés et bavards aux raccourcis remarquables de l’histoire qu’a donnés Cortambert.

D’abord, un problème inquiéta longtemps les historiens. Ce n’est pas Christophe Colomb qui découvrit le Nouveau Monde, assuraient certains, mais un simple capitaine de Dieppe, nommé Cousin, qui alla au Brésil.

L’Amérique équatoriale aurait été révélée au XVe siècle par un humble navigateur.

Ces faits présentés avec assurance ne furent jamais avérés, quoique Desmarets les ait relatés de la façon la plus précise.

En prenant les dates fixées par les écrivains qui nient l’exploit de Colomb, Cousin aurait précédé Vasco de Gama de neuf années, et Cabral de douze.

Ce n’est pas tout : un autre normand, Paulmier de Gonneville, capitaine marchand, aurait également visité les côtes australes de l’Amérique du Sud, vers 1503. Il fit naufrage lors de son retour, dans les parages de l’île Jersey, se sauva miraculeusement, et raconta son aventure. Mais, à l’appui de ses dires, il n’apportait aucun document, et il fut à juste titre suspecté.

L’histoire des navigateurs heureux ou égarés en lointains pays est pléthorique de récits, et c’est une grande leçon de courage et d’énergie tenaces.

Diego Alvarez, le Portugais, parti vers les terres inconnues, sombra au nord de la barre de Bahia. Le navire fut perdu, mais l’équipage aborda une côte habitée par des cannibales qui les massacrèrent, à l’exception de Diego Alvarez. Il se sauva grâce au mousquet et à la poudre qu’il avait emportés du bord, pendant que le vaisseau coulait, dans le frêle esquif qui avait servi au transbordement. Les Indiens, médusés par le bruit du mousquet et les effets de la poudre, auraient épargné Diego Alvarez.

À son retour, il remit à l’amirauté des documents sur le Brésil, mais il dut exagérer les périls de son long voyage et l’imprévu et la fin tragique de ses compagnons, les mœurs et coutumes des Indiens, car le Portugal n’y attacha pas d’importance.

Un fait demeure : la création de la première colonie brésilienne par Martino Alfonso de Souza, en 1531, et la fondation de Rio-de-Janeiro.

De son côté, Pedro de Mendoza, quatre ans après, ayant offert à Charles-Quint de coloniser la Plata, y fonda Buenos-Aires en 1535.

Les marins, dont la hardiesse et la témérité allaient grandissantes, poussaient plus loin leurs caravelles.

Alonzo de Camargo, en 1539, traversa le détroit de Magellan, découvrit la Patagonie, suivit la côte et débarqua à Arequipa, dans le Pérou, occupé par les Espagnols depuis 1531. Pour la première fois, le continent sud de l’Amérique était délimité, le tour des terres accompli, d’un océan à l’autre.

Si le Portugal et l’Espagne se livraient en Amérique aux pires joies de la conquête, les grands marins de France en rêvaient aussi.

Sous François Ier, des tentatives furent heureuses. Il suffit de consulter les admirables cartes de Guillaume le Testu et de Deseilliers.

Un pilote florentin à notre service, Verazzani, explora l’Amérique du Nord, en 1524, jusqu’à Terre-Neuve dont il prit possession au nom de la France. C’était peu pour nous et le roi François Ier, qui ne manquait pas d’esprit, et du plus fin, disait :

— Je voudrais bien voir le testament d’Adam qui donne toutes ces terres nouvelles à mes frères d’Espagne et de Portugal.

Parmentier, grand voyageur, après avoir vu le Brésil, s’écriait :

— Il faut que les Portugais aient bu la poussière du cœur d’Alexandre pour montrer une ambition si démesurée !

À la vérité, les convoitises s’allumaient un peu partout. Ceux qui revenaient des terres lointaines racontaient de magiques histoires. Les esprits étaient frappés, pour peu que le goût de l’aventure habitât les cerveaux. L’imagination, obsédée et charmée, faisait le reste, et l’on partait.

La première expédition au Brésil par les Français est due à Durand de Villegaignon, ami de Coligny. La vie de cet homme fut extraordinaire. Tour à tour « soldat, marin, diplomate, historien, agriculteur, controversiste, philologue, industriel », il connut les fortunes les plus bizarres.

Né à Provins, en 1510, il avait connu tout jeune encore les pays barbaresques. Il alla de Malte en Écosse. Mécontent à la suite de déboires, il adhère à la Réforme et rêve de fonder, avec Coligny, un État qui serait le refuge des protestants.

Où pourrait-on créer une nouvelle patrie ? Mais sur le nouveau continent !

Et Villegaignon partit pour le Brésil, où il établit, en effet, dans la baie de Rio-de-Janeiro, une cité protestante qui disparut rapidement. Cependant, sous la conduite de Bois-Lecomte, trois grands vaisseaux, partis de Honfleur, débarquèrent trois cents émigrants à Ganabara. Ils apportaient un peu de paix à Fort-Coligny, où le calme ne régnait pas.

En effet, Durand de Villegaignon se montrait injuste, d’un autoritarisme révoltant, et, comme on ne l’écoutait qu’en grondant, il abandonna ses compatriotes à leur misérable sort et revint en France en 1553.

Cette histoire vraiment épique a été racontée scrupuleusement par un jeune ministre protestant, Jean de Léry, qui avait fait partie de l’expédition, et avoue humblement « que tout y fut éphémère jusqu’à la venue des Portugais qui s’emparèrent de Fort-Coligny ».

La première tentative de colonisation n’avait pas été brillante. Il en reste, outre le livre de Jean de Léry, deux témoignages. Ce sont deux cartes actuellement à la Bibliothèque Nationale et représentant, l’une la baie de Rio-de-Janeiro, l’autre une partie de la côte orientale de l’Amérique méridionale entre l’Amazone et le Nord. Ces documents, des plus vieux que l’on connaisse, ont été dressés par Jacques de Vaudeclaye, compagnon de Villegaignon, curieux homme qui, s’il n’avait été néophyte de la foi nouvelle, eût organisé de vastes randonnées comme celles que devaient faire les corsaires et la flibuste.

Tout autre est la figure du père Yves d’Évreux, parti de Cancale en 1612 à la suite du beau marin Daniel de la Ravardière, envoyé par Henri IV aux pays d’Amazonie. Il prit part à l’édification de la ville de Saint-Louis de Maranham, à l’embouchure du fleuve, mais la jalousie des Portugais les poussa, une fois de plus, sur le chemin de la guerre. Ils s’emparèrent de la ville, et Daniel de la Ravardière fut transporté captif à Lisbonne.

Comment nous est parvenue cette équipée héroïque ? De la façon la plus surprenante qui soit. Le père Yves d’Évreux avait écrit l’histoire de la mission du malheureux la Ravardière. Mais l’édition fut saisie par les Espagnols, qui en firent un autodafé. Un exemplaire fut sauvé et remis au roi de France en 1617 par François Rasilly. C’est par miracle que le récit du père Yves fut arraché des flammes et que l’on a pu reconstituer ainsi la chaîne des expéditions qui nous honorent.

Puis, d’autres navigateurs français ou à la solde de la France s’élancent sur les routes incertaines de la mer. Jacob Lemaire et Schouten, sur un navire de fortune, monté par soixante-cinq hommes d’équipage, découvrirent le cap Horn, après avoir parcouru la Terre de Feu, le 26 février 1615. Les deux capitaines furent emprisonnés à Batavia, lorsqu’ils revenaient vers l’Europe, victimes d’une erreur de justice. Rendus à la liberté, mais ruinés, ils continuèrent des voyages moins importants, et Jacob Lemaire trouva la mort dans un naufrage à l’île Maurice.

Les flibustiers, redoutables et hardis, eurent parmi leurs troupes hétéroclites le célèbre de Gennes qui était allé au Chili sous le pavillon noir des corsaires. L’extrême pointe de l’Amérique du Sud lui paraissait de la plus haute importance.

Après des communications diverses, des affirmations basées sur des documents qui paraissaient authentiques, le ministre Pontchartrain lui permit de former la Compagnie de la Mer Pacifique, et lui accorda sept navires affligés d’équipages brillants, mais sans aucune valeur « marine ». De Gennes, outré qu’on lui ait donné de tels hommes, refusa de les commander. Louis XIV couvrit son ministre, dédaigna le geste de M. de Gennes et confia les équipages à M. de Beauchesne-Gonin, qui, très habilement et sans heurter le monarque, s’ingénia « à remplacer les étourdis par de bons matelots, des ingénieurs et de parfaits comptables ». De 1698 à 1701, Beauchesne voyagea dans la Terre de Feu, le détroit de Magellan, amassa des notes, releva des côtes, et, d’après les mémoires du temps, « sut porter glorieusement le nom français et l’y faire aimer ».

De son côté, Pedro Texeira, en 1639, reconnut pour la première fois « le fleuve des Amazones », et, si sa relation géographique fourmille d’erreurs, la découverte n’en a pas moins une importance capitale.

La première mission en Guyane date de 1671. Elle fut confiée à Jean Richer, qui explora sommairement le pays appelé depuis 1604 France équinoxiale.

Le père Louis Feuillée, de l’ordre des missions, ami écouté de Cassini, se rendit au Vénézuéla en 1704. Il toucha à Buenos-Aires, descendit vers la Patagonie, contourna la Terre de Feu, alla au Chili, dont il reconnut et rectifia les côtes sommairement indiquées sur les cartes jusqu’à ce jour. À son retour en Europe, il fit escale aux îles Canaries et vérifia la longitude exacte du méridien de l’île de Fer.

Peu après, suivant l’exemple du père Louis Feuillée, Frézier de Chambéry, attiré lui aussi par les terres de l’Amérique du Sud, longea les côtes de la Patagonie, évolua alors autour des îles Malouines et de la Terre de Feu et eut le mérite de dresser la première carte facile à consulter et exacte de l’Amérique du Sud. Sa « description » a fait autorité jusqu’aux travaux des temps modernes, plus complets, parce que les navigateurs et les savants disposaient d’instruments de précision inconnus des premiers coureurs d’océans.

Mais on commence à rôder dans les parages de la Guyane. C’est la terre mystérieuse et d’une étonnante fertilité. Certains Européens s’y fixaient, tels que Fresneau qui remarque les propriétés de la gomme de l’hévée (le caoutchouc) et découvre les procédés pratiques d’extraction. Et c’est par l’intermédiaire de son ami La Condamine qu’il faisait connaître en France cette révélation qui devait être d’une si grande importance dans l’industrie.

Qui était ce La Condamine ?

L’homme le plus étrange qui fût. Curieux de tout voir, de tout connaître, incrédule comme saint Thomas, et désireux de se rendre compte de toutes choses par lui-même. Courageux jusqu’à la témérité, et d’une audace incomparable. On cite de lui deux faits qui classent un tel homme plutôt léger de scrupules, mais brave.

Au siège de Rosas, il arbora un habit écarlate et fut le point de mire de ses adversaires. Il voulait sentir le vent de la mort.

Vieilli, mais toujours brave, il fit expérimenter sur lui-même une nouvelle méthode d’inoculation qui causa sa mort.

Ces traits suffisent. Il faut y ajouter que, voulant éprouver la loyauté ou les sentiments de ses proches et amis, il n’hésitait pas à ouvrir leur correspondance.

Et, au-dessus de tout, la passion du voyage. Après avoir parcouru l’Orient, il eut l’idée au moins prétentieuse de proposer à l’Académie des sciences la mesure du globe, convainquit la docte assemblée et fut envoyé en Amérique du Sud en 1735. Les indigènes qui avaient parlé des trésors cachés par les Indiens imaginèrent qu’il venait à la découverte des mines d’or.

La Condamine resta dix ans dans le continent sud de l’Amérique. Il multiplie les notes, les collections, varie ses travaux. Des bandits et des noirs le volent. Pour reconquérir ses papiers, il n’hésite pas à céder sa fortune aux ravisseurs. Il revient au pays natal, vieilli, brisé par une existence tourmentée, au cours de laquelle il avait connu la faim, les pires maladies et la guerre avec l’ennemi invisible et sournois, qui, dans les contrées désertiques du Pérou, où il séjourna longtemps, tentait d’assouvir la haine des blancs, héritage de la terrible conquête espagnole.

Le grand explorateur était allé de Quito, du Pérou, jusqu’en Guyane, par l’Amazone. Lui aussi, voulait connaître le pays d’Équinoxe. Sur la fin de sa vie, qu’il sacrifia pour la science, il était sourd, perclus, mais parlait avec éloquence de ce qu’il avait vu, et ses relations servirent à des hommes de haute valeur, comme Bouguer et Godin des Odonnais.

Ce dernier, après une vie aventureuse et chaotique, après avoir croisé sur toutes les mers, à la poursuite de la flibuste, et peut-être corsaire lui-même, se fixa à Quito en 1741 et s’y maria. La jeune fille lui apportait une superbe fortune, qu’il dissipa en tentatives industrielles au moins hasardeuses. Quand il constata sa ruine, Godin des Odonnais quitta sa somptueuse résidence de Rio-Bamba, pour tenter de reconstituer la fortune perdue sur les bords de l’Atlantique. Il reconnut de façon assez complète les vastes territoires, descendit le Napo et l’Amazone et séjourna longtemps à Zara, Cayenne et dans la région de l’Oyapoc, fleuve frontière entre la Guyane française et le Brésil.

Et le romanesque de sa vie est digne d’inspirer un conteur.

Ce coureur des bois, ce chercheur infatigable, à la chasse de la fortune et de l’or, avait un amour inoubliable à sa femme, qui, après vingt ans d’absence, résolut de rejoindre à Cayenne ce mari surprenant. Elle voyagea trois années durant, à travers des pays inconnus pour elle et, au prix des pires souffrances, retrouva celui qu’elle cherchait. Ce que fut cette équipée d’une épouse sans défense réelle, peu sûre de la faible escorte de serviteurs, qui, un à un, la quittèrent, on ne peut l’imaginer.

Godin des Odonnais fit une des études documentaires de la Guyane qu’il fut, plus tard, utile de consulter et, le premier, s’attacha à montrer la valeur et l’utilisation des bois de construction que l’on pouvait récupérer sur les rives de l’Oyapoc.

Le haut bassin de l’Amazone ouest, ainsi que les affluents de la Plata, furent délimités et fixés exactement au cours du voyage de Joseph-Nicolas de Azara, envoyé par l’Espagne en 1781. L’expédition dura treize ans, et l’explorateur rapporta des documents innombrables, de qualité diverse, parfois puérils, mais utiles à l’histoire, à la géographie et à l’ethnographie.

À la même époque, le chirurgien anglais Falkner visita la Guyane, le Brésil, parcourut le Paraguay, le Grand Chaco, les Pampas, releva les côtes du Brésil, de la Terre de Feu, complétant ainsi les découvertes antérieures, et publia en 1784 une très intéressante description des terres magellaniques.

Ainsi se clôt, au seuil du XIXe siècle, la théorie des grands aventuriers et navigateurs, tous pionniers hardis qui avaient subi l’attraction des terres lointaines, sur lesquelles flottait le mystère passionnant d’El Dorado.

VIII

LA LÉGENDE D’EL DORADO

Avant de lui parler de la légende d’El Dorado, Marco rappela à Salvator, passionnément intéressé puisqu’il était placérien et connaissait le travail de l’or dans tous ses détails, la découverte du précieux métal dans le Colorado.

C’est du Colorado, en effet, que l’on alla, d’étape en étape, en Amérique centrale, en suivant les terrains chargés et les filons, jusqu’aux terres d’Amazonie, jusqu’à l’ancien Empire des Guyanes, où l’on prétendait que dormait, sous une végétation folle, le trésor fabuleux d’El Dorado.

On avait dit que l’or existait dans les Montagnes Rocheuses et, sur la foi des traitants audacieux et des trappeurs qui n’indiquaient pourtant pas d’emplacements exacts, dès 1858, des émigrants se rendirent à pied, du Mississipi au Pacifique, et s’arrêtèrent au pied du Pic de Pike, sur le Cherry-Creek (le Ruisseau de la Cerise). Le récit de cette première équipée et de l’extension formidable de cet exode a été rapporté pour la première fois en 1867, par S. Simonin, qui avait recueilli sur place une documentation précise.

Le « Ruisseau de la Cerise » était à quelques milles en aval de Denver. Un inconnu, en lavant les sables de la crique, trouva des paillettes d’or. Il n’en fallait pas davantage pour exciter les gens au travail. On découvrit des pépites. La nouvelle parut à ce point surprenante que les États ne crurent pas les premiers arrivants à la côte, et soupçonnèrent qu’il s’agissait d’imposteurs rapportant des pépites qui provenaient sans doute de la Californie.

Il fallut pourtant se rendre, plus tard, à l’évidence, et de formidables départs furent organisés du Mississipi et du Missouri aux Montagnes Rocheuses.

On allait vers la Terre de l’Or, et les émigrants campèrent sous la tente ou dans des cahutes de terre étayées de troncs d’arbres. Peu importait la vie précaire ! Demain, ce devait être la richesse.

La cité ainsi bâtie, hâtivement, fut appelée Auraria (la mine d’or), et plus tard Denver, du nom du premier gouverneur du Kansas. Comme dans toutes les agglomérations, si modestes soient-elles en Amérique, il y eut bientôt un hôtel, un journal et une église.

Un rudiment de vie réglementée se forma autour des boutiques primitives. Plus tard, à côté de Denver, fut édifiée Golden-City, devenue, depuis, la capitale du Colorado.

La colonisation fut extrêmement rapide. Un mineur expérimenté, nommé Gregory, prétendit que « si les placers qui se trouvaient à la base des Montagnes Rocheuses contenaient de l’or, les montagnes elles-mêmes devaient être riches en filons inaltérés, et vierges de toute atteinte ».

On n’ajouta pas foi aux paroles de Gregory, qui s’aventura seul, avec des provisions de route et ses outils de mineur. Quelques jours après, au lieu même où se dresse aujourd’hui Central-City, il découvrit un filon d’une incomparable richesse. Mourant de faim, Gregory eut le courage de repérer exactement sa route et revint à Auraria, exténué, mais heureux.

Il dut faire part de sa trouvaille à un orpailleur, un laveur des terres aurifères comme lui, et les deux hommes, partis lestés de vivres, rapportèrent, peu après, des Montagnes Rocheuses, un lourd chargement d’or.

Un an après, le long de la vallée où Gregory avait trouvé la fortune, s’élevaient trois villes : Black-Hauk, Central-City et Nevada.

Puis, les prospecteurs descendirent vers l’étranglement de l’Amérique centrale, hantés par la légende d’El Dorado.

Rares sont les auteurs qui ont parlé de la miraculeuse histoire des trésors indiens.

En 1873, le Dr Saffray avait réuni des notes d’après les voyages de la découverte, depuis Colomb et les scribes espagnols, moines fanatiques de la richesse comme ils le furent d’une religion qui ne lavera jamais le sang répandu sur le sol encore vierge de l’Amérique.

On parlait de cette contrée merveilleuse, où l’or était aussi commun que le fer ou le cuivre en Europe, formant des tas qui resplendissaient au soleil.

Deux siècles durant, des expéditions successives, toujours animées par le même espoir, partirent de l’Orénoque, du Vénézuéla, de la Nouvelle-Grenade et du Pérou, pour découvrir « cette terre promise dont le nom, dit le père Simon, tinte agréablement à l’oreille et semble réjouir le cœur parce qu’il rappelle l’idée de l’or ».

Et pour cette conquête, voici que s’avancent les grands aventuriers, non pas navigateurs ou pionniers, mais chercheurs infatigables, que l’appât du métal raffermissait constamment dans leurs desseins.

Ils partaient à la recherche du pays fabuleux, à travers des solitudes inexplorées. Et ce sont : Orellana, envoyé par le vice-roi du Pérou ; Philippe de Urré, gouverneur militaire de Coro, ancienne capitale de Vénézuéla ; Berréo, auquel Gonzalez, gouverneur du Pérou, n’accorda sa fille qu’à la condition qu’il consacrerait sa vie à la découverte du « Dorado ».

Sir Walter Raleigh tenta aussi l’aventure, et sa vie admirable par certains côtés mérite une place à part.

C’est en 1539 qu’Orellana avait chanté la légende fascinante.

C’est en 1594 que Walter Raleigh, après avoir guerroyé cinq ans en France, contre la Ligue et les Gascons, et fait campagne en 1577 aux Pays-Bas qui voulaient secouer le joug espagnol, entreprit ses voyages extraordinaires en Amérique.

La vie de Walter Raleigh est racontée dans l’Histoire d’Angleterre, mais nous avons un récit fidèle de ses expéditions par une relation, traduite des voyages de Corréal, publiée en 1722 à Amsterdam.

Quelques années avant les exploits de Durand de Villegaignon, le navigateur hollandais Philippe van Hutten, longeant les côtes du Brésil, prétendait avoir vu, au nord du fleuve des Amazones, une ville dont les toits étaient couverts d’or. C’était l’écho d’un bruit répandu antérieurement, vers 1531 par Ordaca. D’autre part, Gonzalès, Pizarre et Orellana avaient cru comprendre aussi, à la suite de récits faits par les naturels, que la contrée tant convoitée devait exister.

Humboldt donna, plus tard, une explication scientifique. « Ce sont, disait-il, des roches d’ardoise micacée et de talc étincelant, qui resplendissent au milieu d’une nappe d’eau miroitante sous les feux du soleil des tropiques. Ainsi s’expliquent ces dômes d’or massif, ces obélisques d’argent et toutes les merveilles que l’esprit des Espagnols fit entrevoir. »

Mais la légende persistait.

Walter Raleigh fit des explorations lointaines dès 1584 sur les côtes orientales de l’Amérique du Nord, en Virginie, et eut l’honneur d’être distingué par la grande Élisabeth, la farouche reine. Il visita ensuite les côtes nord-est de l’Amérique du Sud pour y trouver la richesse convoitée. Il était assoiffé d’or et électrisait les hommes qu’il entraînait à sa suite. Il leur rapportait toutes les fables d’El Dorado : les Indiens vêtus d’or et ne connaissant pas la valeur du trésor sur lequel ils régnaient, misérables et à demi sauvages.

On partit.

Walter Raleigh prit d’abord possession de l’île de la Trinité. Il réunit les tribus d’indiens et leur dit qu’il venait vers eux au nom de la reine ennemie des Espagnols qui les avaient torturés, et qu’il était envoyé pour défendre les Guyanes contre l’invasion.

Les Indiens le crurent.

Il débarqua sur le continent. On essaya de le dissuader de poursuivre plus loin son voyage.

Il n’écouta rien.

Il tenta de pénétrer avec ses navires dans l’Orénoque, mais ne put franchir la barre, et dut avoir recours à des barques légères montées par cent hommes armés et chargées de vivres pour un mois.

Quelle témérité ! Vaine d’ailleurs, puisque ce fut la course inutile à travers un labyrinthe de canaux naturels d’où ils ne purent se tirer qu’après des difficultés inimaginables, et avoir subi les intempéries, les rigueurs d’un climat malsain, les fièvres et les maladies.

Un vieil indigène servait de guide à cette étrange compagnie qui n’eut qu’un seul étonnement : celui de voir les maisons aériennes des Guaranos à l’embouchure de l’Orénoque.

Mais qu’importait cette douloureuse équipée !

La hantise de l’or était là, toujours !

Un vieil Indien, âgé, dit-on, de cent dix ans, nommé Tapiowari, acheva, par ses histoires, d’affoler la troupe et son chef.

Lorsque le vieux cacique eut fini de parler, Walter Raleigh, sans prendre de repos, se dirigea vers l’ouest aux chutes de la rivière Caroni, qui présentait dans son parcours des difficultés insurmontables : cataractes, un débit effroyable d’eaux qu’il était impossible de remonter ou de refouler. Mais le paysage était admirable, et Walter Raleigh était émerveillé par les arbres aux essences rares, les fleurs inconnues, cactus géants et orchidées, prairies immenses sillonnées par des rivières qui les fertilisaient ; çà et là, des daims et des biches passaient en troupeaux, proies faciles pour les chasseurs, et des oiseaux brillants comme des joyaux rayaient l’air de leur vol éclatant.

Les hommes emportèrent des spécimens de la flore et de la faune.

Mais Walter Raleigh chercha vainement la ville mystérieuse. Vaincu, il revint en Angleterre, rapportant des cailloux qui semblaient contenir de l’or.

Il fut poursuivi et condamné pour imposture et enfermé pendant treize ans dans la Tour de Londres.

Libéré en 1617 par Buckingham, il n’avait pas renoncé à son rêve d’El Dorado.

Il voulut donner suite à ses projets et revenir en Amérique, toujours halluciné par l’or de l’Empire des Guyanes.

Le roi Jacques Ier, au courant de ses entreprises, se sacrifia à Philippe III d’Espagne qui fit arrêter le navigateur à son débarquement. Walter Raleigh fut décapité. Il avait soixante-six ans.

Il mourut avec stoïcisme.

C’était pourtant une étrange et belle figure que Walter Raleigh ; l’histoire porte sur lui des jugements différents.

En tout cas, Walter Raleigh apparaît, malgré ses erreurs et ses tares, moins méprisable que les aventuriers espagnols, qui mirent à sac les villes et sévirent en véritables tortionnaires sur les côtes du Pacifique.

Mais il y a d’autres souvenirs touchant l’El Dorado, et les entreprises des Jésuites y sont mêlées.

L’un des motifs qui engagèrent ces derniers à s’établir sur l’Orénoque fut l’espoir d’arriver au pays de l’or.

Le père Gumila écrivait, en 1740, dans son Histoire de l’Orénoque : « Ce qu’on raconte des richesses et des trésors du Dorado n’a rien qui doive étonner ». Plus loin, il déclare, masquant par des paroles d’apostolat le vrai but de l’entreprise : « Si nous pouvons un jour aller porter la foi dans le Dorado, que d’indiens nous pouvons sauver ! »

Or, si l’intérieur de la Nouvelle-Grenade n’avait pas été connu des Espagnols avant 1536, la renommée d’un pays qu’on appelait El Dorado, vaguement répandue depuis, dans le Pérou jusqu’à la mer des Caraïbes, l’aurait fait découvrir à la fois par trois hommes partis l’un de Sainte-Marthe, l’autre de Coro, et le troisième de Quito.

Fridemann, lieutenant du gouverneur Espira, parti de Coro en 1535, à la tête d’une troupe de deux cents hommes, traversa la plaine de Casacaré, franchit le haut cours du rio Méta, affluent de l’Orénoque, et, après trois ans de privations et de souffrances de toutes sortes, une partie de sa compagnie décimée atteignit les plateaux de la Cordillère orientale. Là s’arrêta le hardi voyageur. Il avait découvert des terres inconnues, mais El Dorado gardait toujours son secret.

Gonzalès-Jimenès de Quasada partait de Sainte-Marthe à la même époque, accompagné de trois cents hommes, avec soixante chevaux équipés, dans la direction du Sud, vers la terre de l’or. Il ne rencontra sur sa route que des Indiens redoutables et le silence des plaines immenses et le mystère des forêts impénétrables.

Plus sûr de lui, Sébastien Belalcazar, compagnon de Pizarre, s’élançait de Quito, dans l’espoir et la quasi-certitude pour lui de conquérir le pays sur lequel il avait, le premier, recueilli des données positives. Il se basait, comme Walter Raleigh, sur le récit que lui avait fait un Indien, cette histoire fantastique qui, évidemment, tient de la fable, mais repose cependant sur un fait : l’or en grosse quantité existe de l’Orénoque à l’Amazone, et particulièrement dans les Guyanes, joyau de ce qu’on appelle communément l’Amazonie. Une erreur géographique a égaré cependant le conquistador.

Voici, telles que l’histoire les a enregistrées, les paroles de l’Indien :

« Je viens d’une contrée située au nord, appelée Curidi-Rumarqua. Il y a là un lac sacré nommé Guatavita. Tous les ans, le chef et les prêtres s’y rendent en procession solennelle. Arrivé au bas des degrés de pierre par lesquels on descend au niveau de l’eau, le cortège s’embarque sur des radeaux et gagne le centre du lac. Là, on laisse tomber en d’honneur des Dieux des vases remplis d’or et d’émeraudes et des figures d’animaux en métal précieux.

« Les prêtres et le chef sont eux-mêmes revêtus de plaques d’or et de diadèmes enrichis de pierreries.

« Après l’offrande ordinaire, le chef se dépouille de ses habits. On le frotte avec de la térébenthe, puis on souffle sur tout son corps de la poudre d’or. Ainsi doré, il fait une invocation au soleil et se baigne dans le lac. »

Le récit a de la couleur, et est bien fait pour tenter l’audace et le courage de ceux qui cherchaient à acquérir rapidement la fortune.

Sébastian Belalcazar se laissa prendre au mirage et s’avança sur le territoire des Indiens de Pasto, découvrit la vallée de Patia, celle de Popayan, franchit à son tour la Cordillère centrale, la vallée de la Neiva, et arriva devant la plaine où se dressaient les murs de Bogota (mot qui, en chibcha, veut dire : limite des champs cultivés).

C’était bien là le pays que l’Indien avait désigné comme étant El Dorado. Belalcazar alla plus loin, se méprit sur les indications des naturels et s’égara. Quasada, venant après lui, parcourut le pays en véritable triomphateur et recueillit des richesses immenses.

Il poursuivit sa route, le long de la Cordillère orientale, passa le rio Sarabita, affluent du Sogamoso, et traversa le territoire de Quacheta, où les Indiens lui offrirent l’or pur et les émeraudes.

Mais bientôt les exactions et les brutalités révoltèrent les indigènes.

Le grand chef de Zipa, informé de l’approche des étrangers vers son pays, réunit ses meilleurs guerriers et livra bataille aux Espagnols à Némocou où l’on exploitait une saline. Les Castillans furent vainqueurs et Quesada apprit l’existence de mines d’émeraudes au nord-est de Somondoco.

Trompé à son tour par ses guides, il erra deux mois à travers un pays hostile, souffrant de la soif et de la faim. Un traître lui indiqua la route de Hunza, où il arriva bientôt.

Le courage de ses compagnons, que les fatigues et la maladie avaient abattus, se fortifia de nouveau, à la vue des portes de la ville qui étincelaient, car elles étaient recouvertes de plaques d’or…

Enfin, était-ce là la ville interdite, la cité convoitée de l’El Dorado ?

Quesada le crut.

Il ordonna le pillage, qui dura une nuit. On estima que la valeur du butin s’élevait à cinq cent mille piastres.

Il y eut pourtant une déception.

L’or n’existait pas dans la ville ou aux alentours, du moins Quesada n’en eut point la preuve, autrement que sous forme d’objets rares.

C’était un gage de la fortune, et il fallut bien s’en contenter.

Alors, l’aventurier essaya de s’emparer du temple de Sogamoso. Il y pénétra avec deux soldats portant des torches, et il aperçut des colonnes d’or, le sol dallé de plaques du même métal. Les momies, les tapis tressés comme d’immenses filigranes, le sol, tout était en or. Mais il ne put jouir de ces trésors accumulés.

De grands rideaux tissés de fibres et de fils de métal tombaient du plafond et masquaient la lumière du jour déjà raréfiée, car le temple n’avait que peu d’ouvertures, et elles étaient minuscules et grillagées.

Un soldat maladroit, affolé par la vision étincelante, trébucha parmi les vases d’offrande, sa torche à la main, et provoqua un incendie qui, en quelques Heures, détruisit l’édifice.

Le brasier formidable dura plusieurs jours, communiquant le feu aux habitations d’alentour, et les Espagnols durent renoncer à chercher, pendant quelque temps du moins, ce qui restait des trésors.

En 1538, Quesada fonda Santa-Fé-de-Bogota, au nom de Charles-Quint, et appela Nouvelle-Grenade les contrées parcourues et qu’il avait soumises.

Les deux autres conquistadors, Belalcazar et Fridemann, venaient, chacun de leur côté, vers Quesada qui triomphait, et réclamaient, à leur tour, leur part du vaste butin. Ils ne doutaient pas, d’après les récits qu’on leur en avait faits, que le pays ne fût réellement El Dorado. Fridemann, lassé, impatient, accepta dix mille piastres de Quesada et se retira. Quant à Belalcazar, il s’établit à Neiva. Puis, les trois compères, ayant la nostalgie du pays natal, et soucieux de faire reconnaître leurs droits par le souverain, repartirent pour l’Espagne, où ils en appelèrent à la justice de Charles-Quint.

Tel fut le sort, telle fut la tragique et fabuleuse aventure de ceux qui cherchèrent El Dorado.

C’est tout ce que l’on sait : un récit d’Indien a suffi pour que subsistât, à travers les siècles, une vision étincelante.

Et de ces navigateurs, de ces inconnus, combien sont morts sans laisser un nom dans l’histoire ! Ils venaient après les grands conquistadors de l’Amérique centrale, les premiers pionniers qui étaient partis, sur la foi des étoiles, à travers l’immensité de l’Océan.

Jules Verne, dans son Histoire des grands voyages, les évoque en une phrase précise qui résume toute leur folle équipée.

« Les lettres et les récits de Colomb, et de ses compagnons, qui s’étendaient complaisamment sur l’abondance de l’or et des perles trouvés dans les pays récemment découverts, avaient enflammé l’imagination d’un certain nombre de commerçants avides et d’une foule de gentilshommes, amoureux des aventures. »

C’est le 10 avril 1495 que le gouvernement espagnol avait accordé « licence générale d’aller découvrir de nouvelles terres ».

Les abus commencèrent.

On sait le reste, la conquête espagnole et ses excès.

Et ceux qui partaient, fébriles, durs pour les autres comme pour eux-mêmes, soucieux seulement d’atterrir sur le continent merveilleux, rêvaient à l’ombre des voiles, à la poupe de leurs caravelles, livrées au caprice des vents.

C’étaient de hardis compagnons, légers de scrupules, lourds d’espérance et de fierté arrogante ; Alonzo de Hojeda, Juan de la Cosa, Americ Vespuce. Le premier, né à Cuenca en 1465, avait combattu les Maures. Le second connaissait les côtes d’Afrique et s’était distingué comme cartographe. Le dernier, Italien astucieux, croyait à la fortune rapide sur les terres nouvelles. Hojeda et de la Cosa avaient été compagnons de Colomb. Vespuce s’était enrôlé sur la flottille d’Hojeda « pour aider à découvrir ».

Les textes italiens et espagnols relatent ces voyages obscurs sur certains points et les procès retentissants intentés par le fisc aux héritiers de Colomb.

Ce nom seul domine l’élite des pionniers qui montrèrent la route aux derniers conquistadors. Il faut s’en référer au jugement de Voltaire, qu’anima toujours un esprit de justice. « Quand même, déclare-t-il, il serait vrai que Vespuce eût fait la découverte de la partie continentale, la gloire n’en serait pas à lui. Elle appartient incontestablement à celui qui eut le génie et le courage d’entreprendre le premier voyage, à COLOMB. La gloire, comme dit Newton, dans sa dispute avec Leibniz, n’est due qu’à l’inventeur. »

Ne chicanons pas sur cette gloire ! Après ces noms : Colomb, Hojeda, de la Cosa, Vespuce, retenons ceux de Pier-Alonzo-Nino ; Christoval Guerra ; Vicente Yanez Pinzon, frère d’Alonzo Pinzon, dont la jalousie de Colomb est restée légendaire ; Diego de Lepe ; Diego Velasquez ; Jean Diaz de Solis ; Diego de Nicuessa ; Ponce de Léon ; Perez de Ortubiea ; Antonio de Alaminos ; Bastidas ; Vasco ; Nunez de Valboa ; Grijalva ; Bernal ; Dias de Castillo ; Fernand Cortès ; François Pizarre ; Fernand de Luque ; Don Diègue d’Almagro ; Orellano, enfin, qui, l’un des premiers, rapporta la mystérieuse existence d’El Dorado.

 

*    *    *

 

Voilà ce qu’avaient retrouvé Marco et Salvator : la légende qui charme, l’histoire qui corrige et tente de demeurer dans le domaine des faits.

Et un soir, la veille du départ, ils évoquaient les lectures où le romanesque le dispute à la fiction. Ils étaient troublés, Marco, cependant, moins que Salvator, et il dit à celui-ci :

— Ami, El Dorado, c’est le mirage, c’est la légende, c’est la folie de l’ancienne conquête, la poursuite de la chimère. El Dorado n’existe pas, n’a jamais existé. La vérité, je te la montrerai sur les cartes, demain. Nous sommes sur la terre ardente qui paie l’énergie et le courage. Tu as connu l’or au Brésil ; ce n’est rien si l’on se fie aux dernières découvertes, aux conquêtes positives des explorateurs et des savants qui, depuis un demi-siècle, ont démêlé, à travers les récits et les inventions séduisantes, le fil d’Ariane qui conduit à la réserve d’or, autre Minotaure qu’il faut vaincre.

— Et nous vaincrons… parce que nous avons la foi et que nous avons souffert...

IX

PENCHÉS SUR LES CARTES

— Salvator, nous partons demain. C’est décidé, déclara Marco en rentrant pour le déjeuner.

— Je suis prêt.

— Je le sais, mais, avant, je veux te parler comme je ne l’ai jamais fait.

— Rien de grave, je suppose ?

— Peut-être. Écoute-moi. Nous n’avions eu qu’une idée : fuir, être libres. Nous avons réussi.

— Grâce à toi.

— N’insiste pas. J’étais un homme perdu…

— Marco, tais-toi !

— J’insiste. Perdu. Si je n’avais pas eu ton amitié, me défiant des autres camarades, fixé que j’étais sur leur mentalité, j’aurais fini, dans trois ou quatre ans, relégué à Saint-Laurent sans doute, installé « bistro » dans un coin du quartier chinois. J’aurais trafiqué de tout et, qui sait, je serais retombé, non pas au vice, mais à la nonchalance, à l’apathie, au farniente qui tuent dans ces pays. L’alcool, sans doute, s’en serait mêlé.

— Ne parle pas ainsi, tu ne bois pas.

— Oui, tant que je m’étais imposé une discipline ; mais dans ce milieu, dans l’atmosphère du bagne qui pèse sur toute la contrée, il est bien difficile d’éviter l’écueil. Je dis vrai, crois-moi ! Mon évasion a été un sauvetage.

— Je savais qu’avec de l’argent tout pouvait bien marcher. La preuve est faite.

— Nous allons à la recherche de gisements inconnus. Les premiers arrivés seront les maîtres.

— Un vieux mineur m’a expliqué que l’on a tout tenté sur les fleuves, même le dragage du Maroni et du Surinam. Ce fut l’échec. Les sables ne payaient pas. Ce qu’il faut, c’est aller à la poche, couper en forêt et rentrer en Guyane pour gagner les Tumuc-Humac.

— J’ai confiance. Mais une question se pose : Après ? Que ferons-nous ? Toi, tu pourras rentrer en France et te faire réhabiliter. Y as-tu pensé ?

— Oui, ma mère s’en occupe, et moi-même j’ai écrit à Béragne, le suppliant de dire la vérité, tu le sais.

— C’est une idée. Qui sait ? Le misérable aura peut-être pitié, quoique je ne compte plus sur elle dans le cœur des « popotes ». Cependant, ne perds pas espoir. En jouant cette carte, tu as tenté ta chance.

— Il le fallait.

— Donc, tu rentreras en France où ta mère t’espère.

— Et avec quelle joie ! même si je dois attendre en prison la révision de mon procès.

— Tu obtiendras gain de cause.

— Qu’en sais-tu ?

— Tu auras de l’argent. Tu pourras préparer à ton aise, avec de bons conseils, les preuves de ton innocence. Vois-tu, l’or, qui est le but, le seul but de notre entreprise, est la clef de tous les problèmes.

— J’en ai peur.

— Gardes-en la certitude absolue ! Donc tu seras libre un jour, en France. Tu reverras le sol natal ! Mais moi ?…

— Tu reviendras avec moi. Qui te connaît ?

— Ceux qui veillent et qui, un jour ou l’autre, nous rappellent à la réalité terrible, et « que vous êtes un forçat en rupture de ban ».

— Tais-toi, Marco. Et moi, que suis-je ?

— Un autre homme… On ne t’a pas renié. Tu as encore des amis qui te sont restés fidèles, une mère bien-aimée qui n’a jamais cru que tu étais coupable. Mais moi, Salvator, j’ai été le mauvais garçon, la fripouille, l’enfant qui a mal tourné. J’ai presque oublié que j’eus une famille, jadis, il y a si longtemps, car jamais personne ne m’a dit un mot de pitié ou de pardon, jamais personne ne s’est penché sur ma détresse… C’est moi seul qui me suis relevé moralement. Mais la société implacable me ramènerait au grand jour de sa justice, si le hasard mettait quelqu’un des renseignements sur ma route, où que j’allasse, ou que je fusse ! Je sais ce que je dis ! D’autres haïraient la société. Moi, je suis sans haine pour rien ni pour personne, désormais. J’ai eu la phobie du bagne, comme toi ; c’est le passé.

« Quand nous serons sur la route du retour, riches, je le souhaite ardemment, – et j’en ai la quasi-assurance, car mes données et mes renseignements sont exacts, – je te quitterai, Salvator.

— Jamais !

— Ne dis pas de bêtises. Tu me laisseras dans une île, aux Canaries, ou à Madère. J’y monterai un petit commerce sous mon nouveau nom. Personne ne me demandera d’où je viens. Je paierai mes droits de résidence. Et j’achèverai dans l’oubli total une existence marquée par le mauvais destin. Crois-moi. C’est la sagesse. Personne ne m’attend… moi. Je suis la honte d’une famille. Quel spectre si je frappais un jour à la porte ! quelle apparition !… Je ne troublerai pas la paix de ceux qui furent « ma famille ». Je suis seul, je le resterai. C’est une façon de dignité reconquise. Je tenais à t’en avertir.

— Marco, je sens ta volonté inébranlable ; eh bien, c’est moi qui viendrai te retrouver.

— Ne promets rien ! Tu es plus jeune que moi de quinze ans. Songes-y ! Tu retourneras au pays de l’aventure. Tu brasseras de grandes affaires. Tu ne seras pas maître de ton temps. Tu n’oublieras pas Marco, j’en suis sûr, mais tu ne le verras qu’à de rares escales, quand l’île de mon choix se trouvera sur ta route.

— Ne parle pas ainsi, Marco. Je sens bien que la vie me paraîtrait abominable, quel que soit mon sort, si je ne t’associais pas à mes joies, comme nous mêlions nos peines hier, aujourd’hui nos espoirs !…

— Ah ! Salvator ! Puisses-tu dire vrai ! Je n’avais plus personne qui m’aimait, personne à aimer…

Et, pour la première fois, Salvator vit des larmes emplir les yeux de Marco, rouler sur ses joues brûlées par le soleil et se perdre dans sa barbe grise…

Une fraternelle accolade unit les deux hommes qui gardèrent un moment le silence.

Marco le rompit.

— Allons, mon camarade, plus de faiblesse ! Nous allions nous attendrir comme des femmelettes. Causons sérieusement de notre affaire. El Dorado, ce que nous savons de la vieille légende indienne, des conquistadors et des aventuriers, c’est encore une histoire pour les grands enfants. La vérité est tout autre. Et d’abord, ce serait nier le soleil que ne pas reconnaître que nous marchons sur la terre de l’or.

— Plus qu’ailleurs ? Plus qu’au Carsévène, où j’ai trimé jadis ?

— Certainement. Le Contesté brésilien est épuisé. Les placers inconnus, les grandes réserves, sont dans l’ancien empire des Guyanes, et particulièrement en Guyane française, où nous allons.

— Nous retournerions là-bas ! fit Salvator avec une expression d’effroi.

— Sois tranquille, par des chemins où ne s’aventure pas la chiourme.

— Je savais que la Guyane française était riche en métal, mais pas à ce point.

— Je suis renseigné. Henri Coudreau et Creveaux ont indiqué la route des Tumuc-Humac, les montagnes frontières qui séparent la Guyane brésilienne de la colonie française, et c’est là que sont les terrains les plus riches, là que se cache réellement le trésor d’El Dorado. L’opinion des prospecteurs est d’ailleurs unanime.

— Pourquoi n’est-on pas allé exploiter ?

— Parce que tu n’as aucune idée de ce que le moindre effort est de règle dans les pays tels que celui où nous sommes. L’Européen y fait quelques tentatives et se contente d’une fortune personnelle, quelquefois minime, et quitte le beau pays. L’indigène ne « force » pas dans la besogne et n’a que peu de goût pour la vie des chercheurs d’or. Quant à ces derniers, venus de partout, ils se contentent d’écumer, de traiter une crique, et, après une campagne fructueuse, retournent à Caracas, à Démérara ou ici même, jouent, perdent leur magot, et reviennent au placer… Et cela, pendant des années, jusqu’au jour où, grelottant de fièvre, exténués, ils meurent en forêt ou sur un lit d’hôpital, aux soins des sœurs grises. Mais je suis fixé sur l’or guyanais.

— J’ai peu de documentation spéciale à notre colonie. Je ne connais, tu le sais, que le Brésil, mais je pratique le métier de mineur comme pas un.

— Parfait. Écoute donc ce que tu dois savoir de notre vieille terre française :

« Les plus importants gisements d’or se rencontrent au Cap, en Australie et surtout en Amérique, traversée, de part en part, du Sud à l’extrême Nord glacé, du Klondike et de l’Alaska, par le filon dont les plus grosses poches se trouvent sur notre territoire.

« La légende d’El Dorado est troublante. La vérité, toute simple, est que les roches de quartz brillaient au soleil, laissant voir les pépites, et que le lit des fleuves, le sable des criques et des rivières charriaient des paillettes.

« Nous connaissons l’histoire de Walter Raleigh, homme singulier. Eh bien, les termes mêmes de sa relation rendent hommage à la Guyane. Dans un rapport à Sa Majesté Elisabeth, qui le protégea si longtemps, il dit textuellement :

« J’ai rapporté deux figures en or, faites par les Indiens, pour en faire voir la façon plutôt que la valeur, car il m’en a coûté plus que je n’ai reçu, puisque j’ai régalé plusieurs d’entre eux de médailles d’or, portant l’image de Sa Majesté. J’ai rapporté aussi de la mine des roches dont il y a quantité dans ce quartier-là, mais dont la découverte que nous en avons faite est devenue inutile, faute d’hommes et d’instruments et de toutes choses nécessaires pour séparer l’or. On ne me soupçonnera pas de m’être trompé moi-même ou de tromper ma patrie par de fausses imaginations. Quel motif aurait pu me faire entreprendre un si pénible voyage, si je n’avais été sûr qu’il n’y avait point, sous le soleil, de pays aussi riche en or que la Guyane. »

« C’est un témoignage sincère que les expériences de ces trois derniers siècles ont corroboré.

« La vie sur les placers aurifères de la Guyane est rude. Ce qu’il faudrait améliorer chez nous, ce sont les conditions les plus élémentaires de l’existence. Pourquoi ne le fait-on pas ? On cite qu’en Guyane anglaise, à deux cents kilomètres à l’intérieur, à Rœkdtone, en forêt, on peut se ravitailler et vivre normalement. En Guyane française, c’est la brousse, la forêt vierge, les longs parcours débilitants, la nourriture nocive de conserves et l’isolement absolu, parmi les bêtes, la compagnie équivoque des nègres Boschs, des Indiens et des évadés du bagne. Et l’existence est au moins curieuse et, parfois, tragique.

— J’en ai goûté.

— Alors, je ne t’apprends rien. Mais, pour se rendre à la roche aurifère, au gisement à ciel ouvert, à la crique riche en sables lourds, il faut voyager en pirogue et se confier aux Saramaccas pagayeurs. À l’arrivée, c’est la fièvre. L’installation au carbet est plutôt sommaire.

— On n’en meurt pas, et d’ailleurs ce sera notre vie avant d’avoir découvert la place rêvée. Je sais tendre les hamacs, Marco, et faire le feu, boucaner pour écarter les insectes, les vampires, les fauves et les reptiles. Je me nourris fort bien de couac, de manioc détrempé, et la chasse au pac, à l’agouti et au singe est une ressource. Il faut donc s’y faire. Et l’on s’y fait ! Tous les maraudeurs, et nous sommes jusqu’à présent des maraudeurs !…

— Pardon ! Tu oublies les deux licences de mineurs prospecteurs en Guyane française que j’ai établies à nos noms, dûment signées et paraphées, et celles que j’ai obtenues du service des forêts et du sous-sol, au gouvernement hollandais !

— Tu as tout prévu, c’est vrai.

— Il le faut ! Sans cela, où irions-nous, et comment pourrions-nous sauver notre butin ? Je plains les malheureux qui s’en vont dans le grand bois, sans plan nettement déterminé. Ils sont courageux ! Ils travaillent avec acharnement et, s’ils ont découvert le filon productif ou le sable chargé, ils se hâtent, redoutant que leur secret soit mal gardé, que d’autres maraudeurs affluent et n’amoindrissent le butin. On cite qu’en 1907 d’un seau de boue on retirait, au placer de Kokillo, neuf cents grammes d’or et l’on a trouvé des pépites de cinq à sept kilogrammes d’or… En quelques semaines, deux millions !

« C’est par ces moyens de fortune, par ces installations hâtives, que des quantités d’or sont extraites des roches et des lits des rivières, au cœur même de l’immense forêt vierge.

« Si l’on industrialise l’exploitation, dit un spécialiste, si l’on emploie la drague comme en Nouvelle-Zélande ou en Californie, les résultats obtenus étonneront les plus sceptiques. Ce système d’extraction est courant chez nos voisins des Guyanes hollandaise et anglaise. Chez nous, dans notre vieille colonie, les chantiers de dragage sont rares, et le rendement, sous des directions hésitantes, peu considérable.

« Les expériences tentées ont prouvé que l’on pouvait tout espérer de l’industrie aurifère en Guyane.

« Quelle fortune pour la France !

« Écoute encore :

« En 1885, l’Indien Paoline faisait, dans l’Approuague, près de la frontière du Brésil, de sensationnelles découvertes, et depuis, la production de l’or a toujours augmenté. De 1860 à 1912, elle a passé de 90 kilogrammes à 3 874 kilogrammes par an. Après les découvertes des placers du Carsévène et de l’Inini, la production atteignit le chiffre de 4 900 kilogrammes en 1894, et de 4 470 en 1908.

— Et nous tentons de saisir la chimère.

— D’autres que nous l’ont poursuivie. Ils ne sont pas allés assez loin, au creuset dans lequel dort le métal.

« Les roches aurifères, à fleur de terre, les mines à ciel ouvert, les larges tranchées creusées pour retrouver le filon et les poches, les pépites et les quartz translucides, les lits des rivières et des criques aux sables rouges et jaunes, charriant des paillettes, sont la preuve émouvante que la Guyane est un champ d’or.

« Le métal, en effet, existe partout, par filons qui rappellent les productions californiennes et sud-africaines, et en quantité telle qu’il y a douze ans, alors que les moyens de production étaient rudimentaires – et j’ai pu constater qu’ils étaient restés tels, hélas ! en 1919 – l’évaluation douanière annuelle était de quinze millions de francs. Les aventuriers, les braconniers exploitent les quatre-vingt mille kilomètres carrés de la colonie où n’existe qu’une police insuffisante, où ni routes, ni chemins, ne facilitent la surveillance.

« Les chercheurs d’or, pour se soustraire à tout contrôle et aux mesures fiscales, gagnent les frontières, suivent les deux cents kilomètres de côtes fluviales non gardées, s’affranchissent de toute redevance, et la poudre et les pépites, provenant des travaux de maraude, passent au Brésil par l’Oyapoc ou en Guyane hollandaise par le Maroni.

« Ce n’est un secret pour personne, dans la France équinoxiale, que Cayenne, Mana, Saint-Laurent, les centres habités, font très peu commerce de l’or recueilli sur notre territoire, et que les ouvriers et les mineurs vont vendre à Albina, ici même, pour le plus grand profit des bons Hollandais, le métal précieux qui manque à la métropole.

« Il m’a été donné d’interroger, à Saint-Laurent-du-Maroni, des Antillais de retour des mines. Ils m’ont avoué qu’ils dédaignaient ce qui ne rendait pas quarante-cinq francs à la tonne. Or, si l’on triturait et si l’on broyait mécaniquement les terres, à l’aide d’engins perfectionnés, si l’on attaquait le quartz avec des perforeuses excavatrices, secondées par de fortes pompes aspirantes, si les tables d’amalgamation et de cyanuration arrêtaient chimiquement l’or contenu dans le minerai, on obtiendrait des résultats dont nous pourrions être fiers.

« Et quelle progression prometteuse que celle enregistrée par les précédentes générations : On découvre en 1873 les placers Saint-Hélie, et Dieu-Merci ; en 1880, le placer Élysée ; en 1887, le contesté franco-hollandais d’où l’on extrait au delà de quatre-vingts millions ; en 1894, le travail s’étend du Carsévène au contesté franco-brésilien, et donne cent millions ; en 1901, découverte de la riche région de l’Inini ; en quelques semaines, six cents kilogrammes sont arrachés. À Saint-Laurent, on parle encore avec regret de la prospérité passagère du commerce à la suite de ces trouvailles inespérées.

« Résumons les chiffres de ces soixante dernières années : huit cents millions d’or ont été jetés dans la circulation par notre colonie. Ce record de production n’a pas été battu depuis les fastes de la Californie et de l’Australie.

— C’est aussi troublant que la légende.

— Certes ! Et ce que je te dis est exact, ce sont les paroles mêmes des gens avertis, les textes que j’ai lus, – car j’ai bonne mémoire, tu t’en es aperçu, – des rapports qui passaient sous mes yeux. Je n’invente rien. Je transcris pour toi, je cite avec fidélité n’ai aucun mérite. Ce n’est pas une révélation, mais la vérité même, dite par d’autres.

— Quels sont les bassins aurifères les mieux connus, les plus travaillés ?

— Ceux de la Conté (Changement, Maripa, Boulanger, Bief), de l’Approuague (Arataïe, Mataroni, Beaugé, Madelaine), du Sinnamary (Sainte-Hélène, Dieu-Merci, Couriège, El Dorado, Dieu-Vat), de la Mana (Enfin, Avenir, Pas-trop-tôt, National, Délices, Réveil, la Désirade, Coki Oko, Élysées, Espérance) du Maroni (Awa et Inini).

— Quels noms curieux !

— Oui ! Le baptême des placers rappelle leur histoire, et certaines appellations évoquent, tu t’en rendras compte avec un peu d’imagination, les efforts accomplis, la route en forêt, la fatigue, et quelquefois le désespoir. Mais tout cela ne rend plus assez. Il faut, coûte que coûte, retrouver les filons et les terrains chargés des Tumuc-Humac.

— As-tu des précisions ?

— Aucune. Mais je connais la formation de l’or en Guyane. C’est déjà un point capital.

« La masse quartzeuse du Tumuc-Humac, sous l’influence des agents physiques d’érosion, s’est subdivisée en une multitude de filons. Au long des criques importantes, on rencontre d’anciennes terres formées de schistes et de micas. Ces roches déterminent les sauts et les cataractes, d’où la curieuse méthode d’étudier les cartes, scientifiquement, pour déterminer la présence des rochers de quartz, base de toute prospection rationnelle.

« Dans ces régions, les terrains dits secondaires et tertiaires en géologie font défaut. Le quaternaire et ses alluvions sont immédiatement superposés sur les terrains primaires, en partie décomposés. La théorie de formation des gisements peut donc se résumer comme suit : Dans la période éruptive, le roc s’est fendu et fissuré. Les gaz, les liquides thermaux et les sulfures d’or ont garni ces fentes et ces orifices. Les eaux abondantes chargées d’acide azotique deviennent des eaux régales et dissolvent l’or concrété. L’action de la pesanteur entraîne le tout dans les parties basses, granulées, bouleversées. Les terrains superficiels ne peuvent retenir un corps aussi lourd que l’or. Les molécules liquides n’entament pas le granit cristallin de la couche imperméable et y déposent, en l’éparpillant, le métal précieux.

« On a donné à cette couche imperméable le nom de Bed-Rock (lit rocheux).

« À première vue, il s’agit donc, pour découvrir l’or, d’enlever le terrain quaternaire qui se prolonge par des pyrites ferrugineux, associés à des silicates d’alumine !

— Ah ! tu connais la question et le pays.

— J’en ai si longtemps rêvé, Salvator, mon camarade.

Marco tira de son coffre un petit bouquin sur lequel il inscrivit, d’une écriture minuscule, des notes précieuses. Il avait ainsi des repères. Par ailleurs, sous un mince volume, il avait réuni quelques rares brochures et des coupures de journaux anciens, anglais, hollandais et français, achetés à un brocanteur de Paramaribo. Il les consulta un moment et en donna connaissance à Salvator.

— Je lis qu’en 1855, lors de la découverte de Paoline dans l’Approuague, une grande compagnie fut fondée au capital de deux millions, grossis plus tard par des apports nouveaux de capitalistes français, Douze ans après, en 1868, on liquida. On récupéra dix pour cent du capital versé.

— Alors ?

— Alors ? Mauvaise organisation, ressources limitées, travail insuffisant sur les mêmes placers vite épuisés.

« La société du Maroni, fondée en 1870, rencontra les mêmes difficultés.

« Et cependant la progression est constante. En voici la preuve.

Et Marco tendit à son ami le tableau ci-après :

 

Années

Productions
Kilogrammes

 

1866

288

 

1867

342

 

1868

297

 

1869

382

 

1870

312

 

1871

726

 

1872

759

 

1873

832

 

1874

1532

 

1875

1996

 

1876

1858

 

1877

1632

 

1878

1754

 

1879

2171

 

1880

1928

 

 

1881

1978

 

1882

1621

 

1883

1894

 

1884

2053

 

1885

1755

 

1886

1594

 

1887

1785

 

1888

2038

 

1889

1497

 

1890

1334

 

1891

1619

 

1892

1669

 

1893

1702

 

1894

4922

 

 

1895

2933

 

1896

3057

 

1897

2598

 

1898

2321

 

1899

2291

 

1900

2170

 

1901

2951

 

1902

4244

 

1903

4325

 

1904

3683

 

1905

3130

 

1906

3584

 

1907

4057

 

1908

4470

 

1909

3985

 

1910

3658

 

1911

3796

 

1912

3873

 

 

— C’est probant !

— Il faut donc aller chercher, où il est, le métal qui se cache sous le manteau diapré de la forêt vierge, au creux des roches, dans les criques et les rivières qui descendent du cœur même des Tumuc-Humac.

— Mais comment ferons-nous si nous réussissons, si nous trouvons le gisement ?

— D’abord, répondit lentement Marco, nous garderons notre secret ; puis, nous rapporterons le plus que nous pourrons de métal. Ce sera bien à nous, notre première fortune. Avec ça et des spécimens, tu trouveras des concours financiers, car tu rapporteras aussi des indications inédites, des relations de voyages, des relevés de plans et de rivières, la topographie du pays.

— Ça me connaît. J’en ai déjà fait.

— Aie confiance, Salvator ! Et maintenant, voilà la route qu’il faut prendre. Quand je dis la route, c’est une façon de parler.

— En effet, comme route, il n’y a rien…

Marco sourit et déplia deux cartes des Guyanes hollandaise et française, sur lesquelles un gros tracé bleu, parti de Paramaribo, aboutissait au pied du massif des Tumuc-Humac.

Penché sur ces précieux documents, Salvator suivait les indications précises, autant qu’elles pouvaient l’être, de son compagnon.

Penché sur ces précieux documents, Salvator suivait les indications précises, autant qu’elles pouvaient l’être, de son compagnon.

— Voilà, disait Marco. Nous quittons Paramaribo par chemin de fer (j’ai retenu une plateforme pour les deux pirogues et notre matériel) qui nous amènera à Miranda. La ligne n’est pas tout à fait terminée, mais une voie de fortune y conduit.

« De Miranda, nous remonterons le Tapanahoni jusqu’au poste de Polygoudou. Nous prendrons la rivière Aoua en laissant de côté les placers que je t’ai déjà signalés dans la région de l’Inini. Par la rivière Itany, nous suivrons la route de Vidal en 1862 et passerons par Yamaïké et Apoïké, où nous pourrons, je l’espère, rafraîchir les ravitaillements.

« Au sud des criques Creveaux et Vidal, nous nous fierons à l’itinéraire de Coudreau qui, en 1888, reconnut la région, par l’Alama, qui se jette dans l’Itany, et nous aboutirons en empruntant le cours des criques et des rivières, au massif Tappiirangnanaoué.

« J’ai l’intention de retrouver, par le mont Itou que relie au mont Ouaatéo, la rivière Kérindioutou, dont le cours fut fixé en 1837, par Le Prieur, une région sauvage que de rares Européens ont franchie. En tout cas, aucun d’eux ne l’a nettement délimitée. Elle se trouve entre les chaînons de l’Eureupoucigne et le gros massif des Tumuc-Humac. C’est là, d’après mes prévisions, que nous devons toucher aux terres aurifères.

« Nous sommes ici dans l’inconnu. Mais les distances ne sont pas énormes. Par les criques ignorées de la forêt, par la crique Eureupoucigne, nous pourrons rejoindre les Trois-Sauts de l’Oyapoc. C’est la route du retour.

« La partie qu’il faut prospecter n’est pas d’une étendue telle que nous ne puissions la parcourir assez complètement. Et puis, un terrain qui paie, qui est chargé, on le connaît vite.

« J’ai l’intuition que nous suivrons une route nouvelle et des territoires qui nous réservent des surprises, pour aller, aux sources du Mariona, au centre même des massifs reconnus successivement par de Bauve en 1830, par Le Prieur en 1837, Crevaux en 1878 et enfin, Henri Coudreau en 1888 et 1890.

« Tel est notre projet.

— J’ai bien compris le plan, assura Salvator, mais combien dureront le voyage et les travaux ?

— Pas moins de trois ans ! Mais nous ne reviendrons pas les mains vides, je t’en réponds.

— Pourvu que Dieu nous prête vie.

— Je le crois bienveillant pour les hommes de bonne volonté. Alors, c’est dit ?

— C’est dit !

— Eh bien, nous partirons par le train de demain matin. Et maintenant, allons dormir notre dernier sommeil…

— Hé là ! Hé là !

— … Dans un lit, conclut Marco, en souriant avec malice.

X

LE DÉPART

Depuis deux jours, il y avait eu, au chantier des Saramaccas, de grands conciliabules entre Marco et des noirs Bonis, qui, tour à tour, étaient venus pour se rendre compte de l’expédition projetée et se proposer au chef comme serviteurs pagayeurs.

C’étaient de longues palabres en créole, des réticences, des ruses. Enfin, le prix fait, convenu, accepté, deux superbes hommes furent engagés.

Le plus grand répondait au nom de Domino ; l’autre à celui de Toupur. Ils venaient de descendre le Maroni, et, après un repos de deux semaines, étaient revenus par cargo, comme hommes de peine, à Paramaribo, où ils espéraient bien trouver du travail, car ils appartenaient à une famille de Bonis installée sur les bords du Surinam, depuis l’époque héroïque de la conquête.

Les deux gaillards étaient robustes, rieurs et audacieux. Ils avaient l’habitude du commerce avec les blancs et du voyage. Ils furent jugés excellents pour le portage, le canotage et le ravitaillement, car ils connaissaient la forêt, ses risques et ses ressources.

Comme les nègres Boschs, les Bonis sont les descendants des anciens nègres marrons, esclaves importés en Amérique du Sud, et particulièrement dans l’Amazonie et les Guyanes. Ils se sont spécialisés dans le canotage. Leur commerce et leur industrie sont à peu près nuls. Nerveux, endurants, d’une adresse remarquable pour la conduite des barques, le passage des sauts et des rivières, ils sont les collaborateurs indispensables aux chercheurs d’or.

Ils repèrent la route des fleuves, comme un géomètre trace à vol d’oiseau, sur une carte, un chemin en forêt. Adroits à la manœuvre, leur précision est quasi mathématique.

Ils ont gardé le souvenir du célèbre Apatou, le chef qui servit de guide au Dr Creveaux dans son expédition et lui fournit des compagnons sûrs et éprouvés.

Le tafia joue un grand rôle dans la vie des pagayeurs Bonis. L’alcool, auquel ils ont pris goût, leur est indispensable. Le matin, ils sollicitent ou achètent un verre à bordeaux de rhum blanc, et l’avalent en deux gorgées. Ils appellent ce coup du matin le décollé et expliquent qu’ils ont dans la gorge, après le sommeil, quelque chose qui les gêne et qu’il faut « décoller ».

Les noirs et les Indiens primitifs nomment l’alcool l’eau de feu. Le nom lui est resté. Il n’est pas rare de trouver, dans les tribus, des hommes qui parlent de l’eau de feu, « pas si forte ni si bonne que celle qu’on faisait autrefois ».

Les Bonis sont bons vivants et grands buveurs. On les tient par la nourriture et le besoin qu’ils ont encore de se parer, entre deux voyages, de vastes chasubles en étoffe de coton, décorées de grands dessins géométriques aux couleurs violentes.

Ils savent que l’or a une grande valeur, mais ils thésaurisent sans raison. Ils mettent le métal dans des bouteilles qu’ils placent ensuite sous les foyers de leurs huttes.

Ils parlent un dialecte appelé « boni-roucouyenne », mais, le plus souvent, mêlé de mots anglais, français, hollandais qui forment un créole assez curieux et que l’on comprend facilement après quelque temps.

Toupur parlait un créole composite des Antilles et de la côte guyanaise. La colonie française, du moins à l’intérieur, a adopté ce patois créole qui n’est ni du dialecte indien, ni du guadeloupéen, ni du martiniquais, ni du cayennais, et qui, cependant, emprunte à tous les idiomes pour former un langage expressif, coloré, aux tonalités chantantes.

Domino parlait presque exclusivement l’indien « boni-roucouyenne », mais il savait le créole de Toupur. Marco s’en était assuré afin que les rapports avec les canotiers fussent plus faciles. Dans le cas contraire, il n’aurait pas pris Domino.

Toupur vantait avec enthousiasme les vertus de l’eau du pays, l’eau de miracle comme il l’appelait ; il en était avide et fou ! À la vérité, il s’agissait tout simplement du tafia.

Ces descendants joyeux de ceux qui, pendant de longues années, luttèrent contre les Hollandais, pour faire reconnaître leurs droits de citoyens libres, n’ont pas l’ardeur belliqueuse des aïeux. Refoulés en forêt, ils habitèrent les bords du Surinam et du Maroni, se livrèrent d’abord à la culture, à la chasse, à la pêche, puis ils réapparurent peu à peu, lors de l’extension des grandes exploitations et des expéditions à la recherche de l’or. Ils ont adopté le métier de pagayeur. Ils monopolisent, en outre, aujourd’hui, les travaux de la forêt et le transport des bois abattus par les rivières et les canaux.

Marco avait bien choisi les deux camarades, jeunes, gais, solides. Ils aimaient l’eau « de feu », mais qui pourrait se vanter de faire marcher un Boni sans tafia ?

Les caisses, les pirogues et les provisions furent chargées à la gare de Paramaribo, à destination de Miranda.

Et, le matin, Marco et Salvator prirent place dans l’un des compartiments à claire-voie, qui composent le petit train de pénétration en Guyane hollandaise. Ce n’était pas à une allure rapide que roulait le train, mais quel temps gagné, quand on songe qu’il eût fallu, comme en colonie française, sur le Maroni, filer en pirogue par le Surinam pendant des jours et des jours !

Où pénètre le rail, s’avance une civilisation à laquelle on peut adresser des reproches, certes, mais qui apporte aux populations indigènes un instrument de travail nouveau.

Domino et Toupur étaient installés sur la plateforme où l’on avait arrimé les bagages de l’expédition.

Les voyageurs notèrent, au passage, les petites agglomérations de Omerswacht, Reypubliek, Beylyn, Fossibergi, Sika Kamp, Gégé, Dam, à travers la forêt, et de vastes espaces libres, où prospéraient çà et là des cultures vivrières.

Le train suivit pendant quelques heures le cours de la crique Saramacca, pour rejoindre la crique Tosso, et aboutir à Miranda, point terminus.

Ils retrouvèrent dans ce court voyage toutes les impressions de la forêt vierge.

Ils eurent, devant leurs yeux, le rideau verdoyant, aux couleurs diaprées, du grand bois que le noir, l’Indien ou l’Européen, mineur, prospecteur ou chasseur, n’oublie jamais lorsqu’il l’a connu une fois.

Georges Brousseau, grand voyageur, n’a pas vainement écrit que la forêt vierge « nous prend comme la mer prend le marin ».

De hauts arbres, énormes, montent vers le ciel ; des lianes comme de grands serpents s’agrippent, de branche en branche. Sous les premières frondaisons qui se prolongent dans le ciel à cinquante et soixante mètres de hauteur, une nuit verte et bleue, ou plutôt un crépuscule dont la lumière, atténuée et diffuse, habitue les yeux à plus de clairvoyance et d’acuité.

Les réserves immenses de la forêt sont intactes. Tous les bois, toutes les essences, les spécimens les plus beaux, les plus variés de couleur, seraient des matières d’une richesse inconnue pour l’ébénisterie.

C’est ce à quoi pensèrent Marco et Salvator, contemplant, voyageurs paisibles, et non en la traversant comme des fauves traqués, la forêt vierge qui garde si profondément ses secrets.

On était fin janvier, en pleine saison sèche qui dure jusqu’à juillet.

Après la période des pluies, la nature, exaspérée par le soleil, s’épanouissait, prodigue, et d’une souveraine beauté. Une prodigieuse luxuriance s’affirmait aux milliers de fleurs qui semblaient pousser spontanément au seuil du grand bois. Sous l’ombre verte et dorée, les orchidées étranges, énormes, aux corolles ouvertes, laissaient pendre des langues rouges sur lesquelles se posaient les insectes voués à la mort, car les corolles se referment à la nuit tombante, la langue semble rentrer dans le pistil.

La fleur mange…

Pays extraordinaire où les singularités prodigieuses de la flore étonnent les plus avertis ! Marco et Salvator en connaissaient l’attrait passionnant, la splendeur attachante, l’emprise à laquelle nul n’échappe.

D’autres fleurs sans nom, graminées brillantes, minuscules, qui paraissent jetées à terre comme des gemmes et des joyaux, rubis, émeraudes et saphirs, par une fée bienveillante et généreuse, forment çà et là des tapis que foulent seulement les chats-tigres, les pacs ou les pumas.

À l’intérieur des Guyanes, la forêt souveraine s’étend. Le géologue indique qu’aucun sédiment marin n’a recouvert le sol primitif et granitique.

Et cette terre fume comme un féerique encensoir, mêlant tous les parfums. L’humus accumulé depuis des siècles, inviolé, toujours accru, fermente, et la nature, au travail incessant, enfante la vie et l’offre inutile et multiforme, germes, fleurs, arbres et bêtes, au ciel implacable et pur, d’un bleu sans nuage et que strie le vol des perroquets qui vont en bandes vertes, blanches et roses, de cime en cime.

Sous bois, on n’aperçoit rien que le temple énorme aux millions de colonnes qui s’élancent vers la voûte impénétrable des feuilles.

Mais, du bord des rivières et des fleuves, de la route que suit le chemin de fer, on se rend compte de la vie qui évolue et se manifeste au-dessus des branches.

Les oiseaux décrivent des arabesques brillantes et caquettent incessamment. Les singes rouges que l’on aperçoit, tassés sur les fourches, tout en haut des arbres, font un bruit intolérable dès que le soir descend. Ils hurlent de façon sinistre et, de temps en temps, le miaulement du tigre impose silence à la forêt.

Au bord des criques ou des fleuves, les arbres pourris exposent leurs racines évidées, couvertes de mousses et de lichens où grouillent une vermine et des insectes multicolores qu’un rayon de soleil éclaire de mille feux. Des palmiers nains, des fougères rousses, violettes ou presque noires, mélangent les graphiques délicats de leurs feuillages parmi lesquels s’ouvrent des fleurs qui vivent peu et offrent leur beauté fragile aux hôtes mystérieux du bois.

Pendant les haltes, Marco et Salvator avaient entendu, à la nuit tombante, le chant de l’aradda, rossignol minuscule dont les modulations sont un tel enchantement que les Indiens charmés, disent : « Le silence écoute quand l’aradda chante. »

Et l’âme de la terre, des eaux et de la forêt s’exprime par cette parole suggestive et d’une poésie adorable, pure comme un hommage sacré rendu aux maîtres invisibles et aux dieux inconnus !

La forêt vierge !

Ils allaient y vivre…

Marco et Salvator la savaient généreuse, et qu’ils trouveraient tout ce qu’ils voulaient, tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, car ils en éprouvèrent hier – dans leur fuite enivrée – la protection tutélaire et la bonté.

Mais ils savaient aussi que la mort est tout près de la vie. Sous les feuilles dort le serpent minuscule ; ici, le crotale et le corail, dont la tête brillante comme un rubis siffle entre les fleurs qu’il faut se garder de cueillir. Là, le tigre ; ailleurs, des fruits admirables, mais qui distillent des sucs empoisonnés dans leur chair suave et douce. Et les dangers de tous genres : l’orage qui couche les géants et abat les arbres rongés à leur base, le reptiles, les moustiques véhiculant la fièvre qui terrasse l’homme s’il n’est pas attentif et ne s’immunise pas par la quinine préventive ; les vampires suspendus aux carbets et qu’il faut éloigner avec du feu, sans jamais oublier la moustiquaire sur le hamac ; ces embûches, ces malheurs possibles du grand bois, ils les connaissaient et n’en étaient point effrayés.

Le train filait doucement après une halte à Dam, où l’on déjeune.

Toupur et Domino réclamèrent une part d’alcool supplémentaire, « pour couper la fièvre », déclarèrent-ils à Marco.

Les bords splendides et monotones de la crique Saramacca furent aperçus et, après la crique Tosso, le convoi, réduit à trois voitures et la locomotive, stoppa devant Miranda où se fit le déchargement.

XI

SUR LE PLACER ABANDONNÉ

Un dégrad, en Guyane, c’est une plage caillouteuse s’inclinant, en pente douce, vers l’eau d’un fleuve ou d’une crique et permettant aux embarcations d’accoster.

Le chemin de fer hollandais à voie étroite s’arrêtait au bord du Tapanahoni, affluent du Maroni qu’il rejoint au poste de Polygoudou. De là, part une autre branche du grand fleuve, l’Aoua, allant se perdre dans les derniers contreforts des Tumuc-Humac.

Une vague chaussée en pierres sèches, grossièrement cimentées, un abri de tôle pour garer les marchandises, constituaient le terminus de la ligne, en face de Miranda.

Salvator et Marco s’organisèrent.

Les pirogues furent également chargées, et chacune portait en son centre le pagara précieux contenant, en cas d’accident, le maximum d’effets, d’outils et de vivres qu’il eût fallu sauver.

Toupur et Domino excellaient dans ce travail d’arrimage et, après un repos de quelques heures, on put traverser le premier renflement du Tapanahoni, en contournant les bancs de sable où brillent des éclats de paillettes micacées, et toucher Miranda où les noirs chargèrent des vivres frais, des légumes, des fruits, de la galette de manioc, de la farine et du couac. De bons carbets, bien construits, abritèrent le sommeil des voyageurs qui, le lendemain, entreprirent la descente du Tapanahoni. Le paysage était superbe et les pagayeurs chantaient.

Dans le silence de la forêt, le bruit de leurs mélopées, qu’ils reprenaient sur un ton différent, emplissait l’air et troublait le repos majestueux du grand bois. Des oiseaux s’envolaient, effrayés et surpris, vers les cimes, puis s’élançaient plus haut encore dans le ciel lumineux.

La première pirogue était conduite par Domino, et Marco avait pris place au centre.

L’autre embarcation était montée par Toupur et Salvator.

Le mouvement rythmique des pagayeurs, leur chant traînant aux mots répétés comme des échos multipliés et se répondant, lassent à la longue, par leur monotonie. Cette lassitude va jusqu’à la souffrance pour ceux qui en sont à leur première expédition. Puis on s’habitue. Une sorte d’engourdissement berce le mineur qui s’en va au placer, le coupeur de bois qui monte « au balata », et bientôt l’un et l’autre restent immobiles dans l’esquif fragile et instable.

Toutes les heures, quand ils sont sûrs de se ravitailler de poste en poste, les pagayeurs prennent un coup de tafia ! Et les canotiers, la voix « nettoyée », comme ils le disent, reprennent la mélopée, cependant que la palette de la pagaie fend l’eau qui s’écarte autour de la barque, ourlant ses bords rouges d’un mince liséré d’argent.

Il faut avoir fait un voyage en pirogue pour comprendre quelle fatigue est imposée au passager. La pirogue mesure de six à huit ou dix mètres de long sur une largeur de quatre-vingts centimètres à un mètre vingt dans sa plus grande largeur. Creusée dans du bois rouge, un tronc d’arbre sans défaut, le fond arrondi, elle glisse sur l’eau qui joue avec elle comme un fétu. Pour tenir l’équilibre et permettre aux pagayeurs de conserver la vitesse et de mesurer leur allure, l’immobilité du voyageur est indispensable ; sinon, c’est le risque d’une baignade imprévue, la perte des vivres et des objets indispensables.

Accroupi, les genoux au menton, l’homme est courbaturé en quelques heures, plus meurtri, plus harassé que le pagayeur qui, par le libre jeu de ses muscles, chaque pied posé sur les bords, à la pointe de la pirogue, manœuvre. Comme son métier l’exige, il est rompu à cette gymnastique des bras et du torse qui travaillent, à la plongée régulière.

D’ordinaire, comme conséquence, les bustes, les épaules sont d’une musculature admirables, la taille est fine, les jambes minces et nerveuses.

Nus au soleil, les Bonis, les Boschs ou les Saramaccas ont l’aspect de magnifiques bronzes patinés et brillants.

Mais l’Européen, assis devant son pagara, subit un véritable supplice chinois. Il faut, peu à peu, multiplier les arrêts, à chaque dégrad pour dégourdir les jambes ankylosées, permettre aux bras et au corps une reprise normale des mouvements.

Puis l’on est brisé, vaincu. L’habitude fait le reste. On s’assouplit. On ne sent plus la douleur des premiers jours.

Salvator et Marco n’évitèrent pas ces inconvénients de la pirogue.

Ils arrivèrent au deuxième renflement du Tapanahoni. Ils se frayèrent un passage à travers les îlots verdoyants et les barrages de sable qui rendent périlleuse la conduite des pirogues, et accostèrent au dégrad de Wittihide après avoir laissé, sur la gauche, les postes hollandais de Kankantriara, Spinanelo, Montojiloo, où vivent des indigènes chasseurs, pêcheurs et bûcherons, sous la direction de quelques Européens.

Avant de toucher à Wittihide, ils avaient fait déjà halte à Vamperiloo, Palabaka, Drie-Tabb, Boucho, où ils purent se réconforter et se livrer à des soins de propreté indispensables sous un pareil climat.

Chaque matin, Marco et Salvator absorbaient cinquante centigrammes de quinine préventive.

Les deux braves Bonis les regardaient prendre la médecine en souriant. Toupur et Domino buvaient, en guise de quinine le décollé du tafia, qui coupe mieux la fièvre que « poud’ boanch’ à béqué » (la poudre blanche des blancs).

Puis on reprit la route mouvante du Tapanahoni.

Pour avoir un peu d’ombre, quand le soleil tapait trop fort, les pagayeurs glissaient tout près des bords de la rivière, sous les palétuviers chargés de feuilles retombant jusqu’à l’eau en cascades verdoyantes et douces à l’œil.

Toupur et Domino avertissaient Marco et Salvator, quand ils apercevaient des branches basses par un cri « boua douvant ! » (bois devant), et les passagers s’étendaient ou se penchaient en avant, dans la pirogue, afin d’éviter un choc qui eût pu être mortel.

Les quatre hommes installaient le carbet au bord de l’eau, quand le ciel commençait à pâlir, avant de prendre les couleurs flamboyantes et dorées du couchant.

On amarrait les pirogues et, pendant que Toupur et Domino choisissaient des branchages pour faire un toit léger mais suffisant à l’abri passager, établi sur quatre troncs d’arbres fichés en terre auxquels on suspendait les hamacs, Marco et Salvator s’occupaient de la cuisine.

Des poissons aux écailles jaunâtres, à la tête énorme, fuyaient au ras de l’eau. Salvator, grand pêcheur et chasseur aux yeux de l’Éternel, tendait le filet d’une pirogue à l’autre, établissant ainsi une façon ce vivier, et il n’était pas rare qu’en moins d’une demi-heure, une dizaine de poissons fussent pris. Quant à la chasse, il avait encore le choix. Il négligeait des oiseaux à la chair coriace pour tirer sur des sortes de gros ramiers rappelant par la saveur de leur chair les palombes de nos landes.

Le gibier à poil était fourni par les pacs et les jeunes cochons sauvages.

Des ignames, des patates douces trouvées dans les postes, au long du fleuve, complétaient les menus. Alors, c’était, après le repas du soir, l’heure adorable, sous le carbet.

Les noirs allumaient près des hamacs des feux de branches sèches, et bientôt les flammes et la fumée écartaient les insectes, les reptiles et les fauves.

À la nuit, les bêtes de la forêt s’éveillent. C’est le cri du grand bois.

Les animaux semblent se concerter et se répondre, en une langue inconnue, secrète pour les hommes, le langage de la jungle, dont Kipling a pressenti le mystère et l’hallucinante réalité.

Juchés sur leurs hamacs, avant de s’étendre pour le sommeil, les hommes fument la pipe et rêvent…

Marco et Salvator éprouvèrent, comme tant d’autres, les délices inoubliables du calme et de la forêt vierge, en même temps que les souvenirs nostalgiques se lèvent un à un, cependant que la fumée du tabac monte en spirales vers les futaies assombries.

Les bêtes, les singes ou les fauves, attirés par le feu, s’approchent et font cercle autour du carbet. Les singes ne hurlent pas, mais semblent se parler bas. Sur un geste un peu vif, ils sautent de branche en branche, font la chaîne, se réunissent et remplissent l’air, de nouveau, de leurs cris assourdissants. Les autres animaux accourent, s’arrêtent brusquement, à la limite du cercle de lumière formé par le brasier qu’ils fixent, un instant, de leurs yeux phosphorescents, et repartent vers leurs repaires, ou à la poursuite du gibier.

Après les bruits mêlés du grand bois, le silence peu à peu se rétablit.

Les pagayeurs, depuis longtemps roulés dans leurs hamacs, dorment comme des enfants.

Les perroquets aux cris aigus poussent leur dernier appel à la cime des arbres…

On entend, au loin, le miaulement du chat-tigre, le glissement d’un fauve en chasse… puis, plus rien que le murmure de l’eau du fleuve, berceur comme une musique assourdie ; et le sommeil descend sur les coureurs d’aventures.

Un matin, alors qu’ils étaient environ à cinquante milles du village bosch qui commande l’entrée dans la région du poste de Polygoudou, Domino fit obliquer brusquement la pirogue, et son compagnon suivit la même manœuvre.

— Que fais-tu ? s’écria Marco.

— Chef, expliqua Domino, là, devant nous, serpent !

En effet, déroulé, flottant, la tête plate hors de l’eau, un énorme boa digérait. L’œil mi-fermé, somnolent, il se laissait aller au fil de l’eau.

— Eh bien, et après ? fit Salvator.

— Impossible aller plus loin, jusqu’à ce que le maître boa ait disparu, tout seul, sans qu’on le chasse.

Marco sourit et expliqua à Salvator que c’est la coutume, un fétichisme spécial aux noirs et Indiens d’Amazonie, de ne pas déranger le boa quand il se trouve soit sur la route dans la forêt, soit en rivière.

— Mais pourquoi ?

— Aux yeux de ces braves gens, le boa représente les génies, bons ou mauvais, du bois ou du fleuve. Il ne faut point troubler les génies !

Le boa qui s’obstinait à rester sur son banc de vase molle, au bord opposé à celui qu’occupaient les pirogues, et que l’eau faisait remuer, pouvait mesurer neuf mètres de long et, à la renflure médiane, le diamètre atteignait de soixante à soixante-dix centimètres. La bête, énorme, engluée de boue, pouvait ressembler de loin à un grand tronc d’arbre, couleur de limon, grisâtre, pourrissant sur la berge.

— En voilà des paroissiens ! fit Salvator.

— Ils ont leurs idées, répliqua Marco. Ne les heurtons pas. Dans quelques heures, le boa flottera loin de nous, s’il reste ainsi immobile.

— Je le souhaite, car je n’aime guère ces bêtes hideuses.

— Mais peu dangereuses quand elles ne sont pas lovées, et inoffensives après l’ingestion d’une nourriture quelconque.

« Ces grands reptiles font la chasse aux petits mammifères, mais, s’ils n’en trouvent pas, ils s’attaquent aux biches, aux daims, et leur précision dans la chasse est extraordinaire.

« Lové, reposant sur l’extrémité de la queue, caché parmi les feuilles, au pied d’un arbre, le boa surveille le coin de forêt où il règne. Passe une proie, il se détend, comme un véritable ressort de montre géant, et s’enroule prestement autour de la bête, qu’il étouffe. La force, la puissance de ses anneaux sont telles que les os sont broyés, qu’il ne reste bientôt plus l’apparence même de l’animal sacrifié. C’est une pâte étirée, aplatie, que le boa commence de couvrir de bave avant de l’absorber lentement. On ne croirait jamais que la gueule du boa et son corps fussent extensibles à ce point. Et, la proie engloutie, le monstre digère pendant des jours et des jours, quelquefois des semaines, absolument accablé par son travail d’assimilation, et il est tout à fait incapable d’un mouvement quelconque.

« Le boa ne s’attaque pas à l’homme ; cependant, il ne faut pas que celui-ci le touche, par mégarde, au passage, lorsque le serpent est en chasse, car l’imprudent subirait le sort des bêtes convoitées.

« Parfois, le reptile s’enroule aux branches des arbres au-dessus des pistes suivies par les pacs, les biches ou les daims. Il veille… Et, s’il aperçoit un animal se rendant au fleuve pour boire, il guette le moment propice, se laisse glisser de son abri occasionnel et d’un brusque déclic noue la bête affolée et qu’il tue en quelques instants.

— Alors, pas de danger ?

— Aucun, répondit Marco.

— Quelle horrible chose ! J’ai vu des serpents au Brésil, mais je n’ai jamais contemplé de près un aussi formidable monstre. J’ai bien envie de lui envoyer du plomb.

— Ne fais pas ça, tu déplairais à nos deux Bonis et, à la première halte, ils nous posteraient là, nous, notre chargement et nos pirogues. Ne sois pas nerveux, Salvator. Le boa va filer tout seul, quand le banc de vase molle sur lequel il est posé se détachera de la rive.

En effet, quelques heures près ce repos forcé, l’immonde reptile avait disparu. Longtemps, les deux noirs regardèrent filer le « Maître boa », et, quand ils ne l’aperçurent plus, alors seulement, ils se mirent à chanter, et le voyage continua.

On arriva au village Bosch.

Marco n’avait pas oublié d’acheter un lot de cotonnades, de bibeloterie, de perles, quelques objets et ustensiles que les naturels aiment posséder.

Le chef de la tribu la plus importante du village vint au-devant des Européens. Il y eut des palabres, échanges de nourriture contre des étoffes, et, le soir, on mangea du poulet sauvage arrosé d’une sauce où le piment dominait.

— Ah ! il faut avoir l’estomac solide, fit Salvator, la gorge brûlée par l’excès de condiments.

Marco éclata de rire.

— Tu ne vas pas faire la petite bouche, mon vieux ! Tu as déjà vécu au placer, et tu n’as pas toujours eu de vivres frais, comme ici.

— J’en conviens, mais il faut m’habituer, de nouveau, à ce régime.

— Ce sera rapide, je t’en réponds. Et tu as toujours la ressource du bicarbonate. Il y en a un kilogramme dans le pagara. Mais épargnons-le autant que possible, et soyons ménagers de nos réserves.

La nuit se prolongea en chants et danses, et le tam-tam emplit de son bruit le village en fête.

Marco et Salvator s’étaient fait des amis.

À Polygoudou, où ils arrivèrent bientôt, les pirogues furent amarrées au sud du poste, sur les rives de l’Aoua, qui quitte le Maroni à son confluent avec le Tapanahoni.

Toupur et Domino forcèrent, afin de franchir au plus tôt le saut de l’Aoua.

C’est une besogne périlleuse, qui demande beaucoup de précision. On délesta les pirogues. Les chargements furent déposés au bord de la rivière et, à bras, on aida les embarcations à passer le saut. La manœuvre est rude. La pirogue lourde déjà est maniée difficilement par les hommes. Il faut se défier des rocs aigus, du débit souvent formidable de l’eau, des courants qui se sont formés et, quand les barques sont enfin posées sur le cours redevenu normal de la rivière, on les charge de nouveau.

Les deux Bonis réussirent parfaitement et l’expédition avança jusqu’au saut Coficamsa, qui fut aussi habilement franchi.

À quelques jours de là, ils se trouvèrent sur un placer abandonné.

Ils faisaient halte comme à l’habitude. Au milieu de l’après-midi, car la matinée avait été étouffante, ils explorèrent autour du dégrad qui paraissait mieux conditionné que les points d’accostage auxquels ils étaient habitués.

À cent mètres, Marco et Salvator découvrirent un campement de placérien, déjà envahi par des lianes et une végétation qui reprenait ses droits.

Un grand carbet central tombait en ruines, mais trois autres abris, plus petits, avaient résisté.

— Nous sommes chez nous, dit Salvator, que la vue du placer excitait prodigieusement.

— Chez nous, en effet. Te voilà à ton affaire. Mais il n’y a pas gras, sans doute, pour qu’on ait abandonné l’exploitation.

— Sait-on jamais, avec les caprices du métal ?

— Cependant…

— À moins que tout n’ait été raflé, ou que les camarades, après avoir trouvé le beau quartz et cru devoir le suivre loin en forêt, ne soient tombés sur la poche vide, abandonnant le filon perdu qui réapparaîtra, peut-être, plusieurs milles plus loin.

— Alors, rien à faire ici.

— J’en suis presque sûr. Mais en tout cas, nous pourrons nous reposer quelques jours.

Ils firent le tour du placer et pénétrèrent dans un enclos où le terrain portait encore des traces de travail à la bêche, et des sillons réguliers.

— Nous n’aurons pas perdu notre temps. C’est le potager des copains !

— Non !

— Mais si ! Je m’y connais, je suppose, riposta Salvator. Le camp a été abandonné il y a quatre ou cinq mois.

Il fouilla la terre et trouva quelques ignames, des tubercules de manioc en quantité suffisante. Tout le reste était dévoré par les fourmis rouges et les parasites.

— Mon opinion, déclara Salvator, c’est que des bricoleurs assez bien outillés sont passés par là. Ils ont fouillé le sous-sol, lavé le sable de la crique qui coule à gauche. Voici les montants et les planches pourries d’un sluice. Ils n’ont pas eu la patience et sont partis satisfaits du magot découvert, semble-t-il, contre toute espérance, car l’installation révèle la hâte et est tout à fait rudimentaire.

— Les bricoleurs ! s’exclama Marco.

— Mais il y en a partout, mon cher ami. Et tu sais bien, c’est ton expression même, « que nous marchons sur un champ d’or ».

— Pas encore.

— En tout cas, nous sommes sur la route !

— Et en Guyane française dont je te parlerai, car je la connais bien !

— Parlons de l’or, c’est ma partie ! Nous avons affaire ici, à un placer de maraudeurs. Ah ! mon vieux Marco ! Je retrouve mes premières impressions de jadis. Écoute-moi à ton tour.

« Métier terrible que celui du mineur ou du prospecteur. Que de tragédies devant le trésor révélé aux yeux éblouis ! On ne dort plus... Les hommes gardent le chantier, fusil armé.

« L’exploitation est primitive. Les chercheurs d’or font sur place le « sluice » en planches, sur lequel ils jettent l’alluvion à la pelle. Un peu de mercure retient l’or qui s’est détaché, par sa densité, de la terre meuble. Un filet d’eau est amené de la crique voisine pour laver et entraîner la boue.

« Et quelle vie !

« Ce n’est pas en vain que tous les placériens bricoleurs prétendent que pour exister, au placer, il faut savoir résister à la maladie, à la fièvre, lutter contre les fauves et accepter sans plainte – d’ailleurs, à qui se plaindre ? – une destinée parfois terrible.

« Ce sera la nôtre, Marco.

— Je le sais.

— Comme eux, nous aurons des carbets couverts de feuilles de latanier ou de wapa, le plancher sur pilotis, – tu vois ce qu’il en reste là-bas, – pour éviter la vermine. Il faudra faire un appel d’air à travers la haute futaie, non loin de la crique, afin de lutter contre la fièvre et le paludisme. Le hamac, ça nous connaît, comme lit ! Et combien sont partis à l’aventure…

— Comme nous !

— Avec pour tout bagage une pioche, une pelle, un récipient pour faire la bâtée, une poêle à frire !

— Nous sommes tout de même mieux équipés !

— J’en conviens ! Mais notre maraudeur inconnu, avec le pic et la pelle, retirera du lit de la crique ou du sol le sable qu’il lavera. Dans le récipient il fera une bâtée.

— J’en ai vu faire une fois. On imprime au sable et aux alluvions un mouvement rotatoire, et la densité de l’or étant la plus grande, la poudre précieuse ira au fond du récipient.

— C’est cela même. Mais j’ai été avec les spécialistes qui n’en sont plus aux moyens employés depuis trop longtemps et connaissent la drague et les installations mécaniques modernes.

— Raconte, puisque tu as connu les grands placers et que nous chercherons, toi du moins, à réaliser plus tard cette même exploitation rationnelle.

— Eh bien ! La création d’un chantier de dragage est une opération qui demande quelque compétence. La protection de l’alluvion à traiter est le point fondamental de toute cette industrie. L’appareil de sondage relève des échantillons du terrain depuis la couche arable jusqu’au « bed rock » où s’arrête l’or. La terre recueillie par les tubes de la sonde est lavée à la bâtée, et la moyenne des teneurs relevées donne la richesse du placer. Tous les vingt mètres, la sonde est enfoncée dans l’alluvion, de sorte que le dragueur connaît exactement la valeur du terrain qu’il aura à traiter et peut déterminer à l’avance, avec le nombre de mètres cubes que passe la drague, le poids de l’or qu’il recueillera. Une prospection minutieuse ne laisse aucun aléa à l’exploitation.

« La drague robuste est installée sur le marécage, dans un bassin qu’on élargit chaque jour. Les godets mordent la terre, la montent et la répandent dans un cylindre troué qui laisse passer l’or de la boue, et qui rejette les grosses pierres.

« La boue aurifère glisse sur un sluice et dépose l’or, que le mercure amalgame sur des tables inclinées.

« Les chaudières sont chauffées avec le bois de la forêt. Chaque soir, la drague, qui travaille nuit et jour, est arrêtée pour la levée de la production. Rien n’est plus curieux que de voir le dragueur faire évaporer le mercure de l’amalgame : l’or est sur le feu, dans une poêle à frire qui a servi au repas.

« L’installation au placer devient alors plus confortable, parce que la machinerie stable oblige à créer un centre où l’on peut vivre mieux.

« Les expériences tentées ont prouvé que l’on pouvait tout espérer de l’industrie aurifère en Guyane.

— C’est mon avis, tu le sais bien.

— Il faut rendre hommage à l’initiative privée, car ce sont des expéditions particulières qui, en parcourant les vastes forêts, ont découvert les principaux gisements aurifères.

« Les alluvions de Guyane sont inépuisables. Substituer aux méthodes primitives des bricoleurs et des chercheurs d’or, l’exploitation moderne, rendre possible l’existence dans les placers, telles sont les grandes questions, et, si nous découvrons le véritable El Dorado, nous agirons dans ce sens.

— Pauvres bricoleurs ! ajouta Marco. D’où viennent-ils ? Brésiliens, Hollandais, Anglais, Guadeloupéens, Martiniquais…

— Et ceux de Sainte-Lucie, de la Barbade et de Trinidad, et les terribles aventuriers mexicains, tous hommes anonymes, jouant aisément du couteau ou du rifle !

— Bah ! C’est le risque, c’est la vie ici ! Ils mènent une vie atroce, perdus de nostalgie et d’alcool. Mais ils font de l’or…

— Tout est là !

— Tu sais pourtant mon opinion, conclut Marco. Je suis de l’avis de Coudreau. Le seuil des Tumuc-Humac est la grande réserve, et l’avenir de la Guyane française n’est pas sur la côte où croupissent les Européens. Si l’avenir nous sourit, tu créeras, plus tard, des placers où l’on pourra vivre une vie normale, où l’on récoltera des légumes, des fruits, des denrées indispensables, où l’on élèvera un cheptel destiné à l’alimentation, où, de pair avec l’exploitation aurifère, marcheront les grandes cultures, cacao, café, canne à sucre. Là est le secret.

« Et ce pays est une merveille. On découvrit jadis de belles parcelles de métal dans le Yari. Les noirs ont appelé l’or blanc celui trouvé dans la montagne, à côté des grenats bruts. Dans la terre brune, couleur de brique brûlée, des quartz ont révélé la présence de carbone pur dans leur gangue. N’est-ce pas le diamant ? Alors ! la légende est vraie. Là-bas est l’El Dorado.

Et Marco, au seuil du placer abandonné, les yeux extasiés, comme si réellement il voyait se dresser dans le ciel les palais chimériques, tendit ses bras vers le sud.

XII

EN GUYANE FRANÇAISE

L’expédition fit halte pendant plusieurs jours sur le placer abandonné.

Quel drame s’était déroulé à cet endroit ?

Salvator découvrit en effet, en fouillant la terre du potager, entre deux plantations, une petite boîte métallique bien connue des prospecteurs. Rouillée, il ne fut pas difficile de l’ouvrir.

Et elle contenait de l’or !

Le métal était en pépites assez grossières, et en morceaux bruts, résultats de fonte hâtive. Parmi la poudre en petite quantité, quelques livres anglaises et des florins.

L’homme qui avait amassé cette réserve l’avait-il cachée, pour des raisons qu’il est facile de comprendre ? Ou bien était-ce le produit d’un vol… ou encore, prélevait-il sur sa part quelques grammes tous les jours et les mettait-il ainsi à l’abri parce qu’il se méfiait de ses compagnons peu sûrs ? Et il était mort, laissant son trésor enseveli…

Alentour, rien, plus de trace de métal. Les terrains étaient mauvais, sauf à l’endroit même où le placer avait été établi.

Il n’y avait pas à insister.

Quand Salvator fit part de sa trouvaille à Marco, celui-ci s’écria :

— Tant mieux ! C’est bon signe. Mais, à la vérité, nous profitons, pour la seconde fois, du travail d’autrui…

Ils évoquèrent le cadavre du mineur trouvé aux abords de la Guyane hollandaise, et il y eut un silence…

— Vois-tu, reprit Marco, le vieux proverbe guyanais est vrai : « L’or se cache bien ». Et il rôde autour de son prestigieux attrait une odeur de mort. Nous sommes en Guyane française, la plus riche des trois Guyanes, et combien notre colonie est mal connue, pour ne pas dire méconnue !

Salvator ne savait rien de l’ancienne « France d’équinoxe » que ce qu’en disent les manuels scolaires. Les plus complets sont farcis d’erreurs. Mais Marco avait pendant des années étudié, compulsé les rapports et les récits de voyages. Il avait à sa disposition les cartes du service spécial de graphiques établi à Saint-Laurent du Maroni, où des spécialistes forçats en cours de peine (un ingénieur et deux dessinateurs industriels) avaient mis au point les recherches et les documents envoyés du service des mines de Cayenne.

Et, pendant des heures, Marco renseigna Salvator.

— On disait autrefois : « Nous partons pour l’Amérique. Nous y ferons fortune ».

« L’expérience a prouvé que les Américains font fortune chez eux, et que l’émigration outre-Atlantique ne donnait pas les résultats attendus par ceux qui partaient au loin.

« La France, cependant, au delà des Antilles, loin de la terre tragique de la Martinique et des jardins merveilleux de la Guadeloupe, possède une colonie de laquelle elle peut tout attendre : la Guyane.

« Ce vaste pays fait partie de l’immense contrée de l’Amérique méridionale comprise entre l’Orénoque et la rivière des Amazones. À l’origine, la limite de la Guyane française était exactement formée par l’Amazone.

« En 1713, le traité d’Utrecht réservait au Portugal la navigation de ce fleuve, et depuis, après maintes contestations, la Guyane française s’étend de l’Oyapoc au Maroni.

« Le nom de la colonie lui vient d’une petite rivière tributaire de l’Orénoque, et ce nom désigne une région qui est entourée au sud, à l’ouest et au nord, par les eaux de l’Amazone, du Rio Negro, du Cassiquiare et de l’Orénoque.

« C’est encore le grand pays de l’Amazonie, dont l’histoire sera à faire un jour, grâce aux recherches des géographes et aux documents accumulés.

« Mais que dire de l’Amazone ?

« Ce fleuve a 5 400 kilomètres de cours. Le Maranon et l’Acayali, branches formatrices du fleuve, viennent du Pérou. Bassin immense que celui de ce fleuve, qui compte des affluents plus importants que le Danube et traverse des régions plus vastes que la France : le Patumayo ; le Rio-Negro, large de cinq kilomètres à son confluent, ouvre une communication directe avec l’Orénoque par le Cassiquiare : la Madeira, issue des Andes boliviennes et drainant 1 245 000 kilomètres carrés. La ligne d’eau est interrompue du nord au sud. Il y a des rapides à la descente des plateaux.

« L’estuaire de l’Amazone est une véritable mer, puisqu’il n’a pas moins de trois cents kilomètres, et la marée remonte jusqu’à Santarem, à mille kilomètres à l’intérieur. Son eau rouge charrie des boues que l’on aperçoit à plusieurs milles de la côte lorsqu’on vient au Brésil. Le Poroca, mascaret redoutable, marque le heurt violent du fleuve et de l’Océan.

« Nous sommes dans l’empire des trois Guyanes, au pays d’Amazonie.

« Les fleuves des Guyanes vont des monts de la Lune et des Tumuc-Humac à l’Océan. Au sud, la limite brésilienne s’établit avec l’Amazone et ses affluents vers les mêmes montagnes.

« Si l’on regarde une carte, on voit que dans le nouveau continent, en Amérique du Sud, s’étend une contrée bien définie. D’un côté, au nord, l’Orénoque ; au sud, l’Amazone, et pour limites extrêmes la Sierra Parima, le Rio Negro, qui rejoint l’Amazone et le point mystérieux au centre des trois Guyanes.

« Les richesses de l’or fascinateur attirèrent dans le pays tous les peuples, dès le XVIIIe siècle, mais surtout des Français, Hollandais et Anglais.

« La Guyane fut découverte par Vincent Yanez Pinçon, compagnon de Christophe Colomb, en 1500.

« On racontait les légendes que l’on connaît.

« Guayanacapac, fils de l’Inca Atahualpa, avait pénétré, avec des milliers d’indiens, dans la région, et avait fondé un empire aux richesses incalculables, dont la capitale, Manoa, bâtie sur les bords d’un lac de deux cents lieues de tour, resplendissait avec ses palais et ses maisons aux toits d’or.

« Le mirage s’affirmait déjà ! Entre des colonnes d’émeraudes, s’étendaient des jardins aux arbres miraculeux, jaspés de fleurs d’argent et peuplés de statues du précieux métal incrusté de diamants.

« Jean Martinez, soldat espagnol, prétendait avoir vécu sept mois dans ce pays féerique.

« Cortembert qui, mieux que quiconque, a le premier groupé fictions, légendes et véritable histoire, déclenche ainsi le départ des aventuriers.

« En 1580, les Hollandais fondent le premier établissement sur la côte et, dès le XVIe siècle, les Français la fréquentent. En 1604, sous la conduite de la Ravardière, ils se fixent à Cayenne, qui est une île habitée alors par des Caraïbes, et appelé Muccumbro. Quelques années après, des marchands rouennais envoyèrent MM. de Chantail et de Chambant, accompagnés de vingt-six hommes, afin d’explorer la contrée que l’on savait riche. Ils firent halte sur les bords de la rivière Sinnamary et, deux ans après, le capitaine Hautépine s’établissait sur la rivière de Cananame. Le lieutenant Lafleur dirigea cet embryon de colonie.

« Legrand, en 1630, amena cinquante hommes, et le capitaine Grégoire, en 1633, ajouta soixante-six individus au contingent. C’était tout.

« On s’avisa de créer une compagnie sous la direction de commerçants normands. Elle échoua.

« La Nouvelle compagnie du Cap Nord, en 1643, obtenait tous les pays compris entre l’Orénoque et l’Amazone. Cette concession fantastique étonne encore les explorateurs, les colons et les économistes. C’était une gageure !

« Poncet de Brétigny fut chargé de conduire trois cents hommes formant le gros de l’expédition de conquête ou de prise de possession. Il partit, avec deux vaisseaux, en novembre 1643, et débarqua à Cayenne où il trouva seulement cinq Français, dont l’un, le sieur des Fossés, avait épousé une indigène.

« Les hommes occupèrent la montagne Cépérou, fortifiée par des palissades, et l’on se mit au travail. On débroussa. On coupa les arbres. C’est l’origine de Cayenne. Mais la situation de la colonie était pénible. Vivres rares, manque d’eau potable, cultures pauvres menaçaient de mener à la famine cette expédition imprévoyante. De plus, Brétigny, sans valeur et cruel, exaspéra les rares colons qui l’arrêtèrent. Les Indiens, qui avaient les blancs en aversion, haïssaient ce chef indigne. Ils l’égorgèrent, ainsi que la plupart de ses gens. Les survivants se réfugièrent, au nombre d’une trentaine, au Cépérou, où ils attendirent, dans les angoisses de la fièvre et de la faim, les secours qui tardaient à venir de France.

« Quarante hommes de renfort furent envoyés de Rouen. Ils ne trouvèrent à Cayenne que des compatriotes qui vivaient comme des sauvages ! Ils repartirent, sauf seize soldats et deux capucins.

« Le sieur Laforêt était de la compagnie, et il resta dans l’île.

« Tous furent à leur tour massacrés par les naturels. Deux s’enfuirent dans les bois.

« La première colonie, en réalité, était morte.

« Mais le souvenir des richesses perdues persistait.

« En 1615 fut créée à Paris la Compagnie de la France équinoxiale. Les associés de Rouen, premiers concessionnaires, furent affolés. Ils envoyèrent de nouveau soixante hommes qui devaient conserver leur monopole à Cayenne.

« En même temps, la nouvelle compagnie recruta, grâce à un gentilhomme normand, Roiville, l’abbé de la Boulaye, l’abbé de Marivault et plusieurs autres seigneurs, des émigrants, cinq cents soldats, autant d’ouvriers et cent cinquante ou deux cents personnages fortunés qui voulaient risquer leur chance et avaient offert d’aller à leurs frais à Cayenne.

« Le 18 mai 1652, ils partirent tous du Pont Rouge (aujourd’hui Pont Royal), et descendirent la Seine jusqu’au Havre où ils furent embarqués sur deux navires, le Saint-Pierre et l’Admiral.

« Les troupes étaient divisées en huit compagnies, placées sous le commandement de Roiville, nommé général à cette occasion, et le 12 juillet on leva l’ancre.

« Roiville, querelleur, fut tué à bord et jeté en pleine mer le 18 septembre. Il gênait les douze associés les plus importants de l’entreprise. Il s’en débarrassèrent ainsi et, le 30 septembre, les deux vaisseaux étaient devant Cayenne. Le sieur de Navarre, qui commandait le fort Cépérou, se rendit.

« Les colons rivalisèrent de zèle et s’installèrent au pied du mont. Ils construisirent des maisons et des huttes de bois, une église, et sur les remparts une dizaine de canons furent installés sous la garde, direction et surveillance du sieur de Verlamont. Bientôt, quatre ou cinq rues furent tracées et des concessions accordées sur la côte, près de Rémire, et sur le Mahury.

« Cayenne, cependant, était le théâtre de luttes intestines dues à la rivalité des occupants. Les associés, qui avaient noms : de Bragelonne, d’Esmanville, Isambert, de Ferrari, de Bar, de Villeneuve de Bezou, du Plessis, de Nuisemans, et Mlle Hebert, essayaient vainement de ramener l’ordre.

« Isambert, astucieux et turbulent, complota et fut condamné à la hache, et ses complices, de Villeneuve, de Bar et de Nuisemans, déportés dans une île déserte, « l’île aux lézards » où pullulaient les caïmans.

« Le calme ne revint pas.

« L’orgueil et la folle vanité s’en mêlèrent. De Verlamont voulut être souverain de Cayenne. C’était la guerre avec les autres seigneurs, qui ne se jugeaient pas de moindre importance. Une paix précaire suivit de combats singuliers. Le sieur de Verlamont, insupportable et mauvais, réduisait les indigènes à l’esclavage et en faisait le trafic. Ce traitant amassa une haine sourde contre lui. Les Indiens se soulevèrent. Ce fut, de nouveau, la ruine et la famine. De Verlamont s’enfuit sur une barque à voile et échoua à la Barbade, d’où il se rendit à la Martinique.

« Ceux qu’il avait abandonnés restaient seuls et misérables. Ils quittèrent tous la Guyane et cherchèrent refuge dans le pays de Surinam.

« À quelque temps de là, un parti hollandais, chassé du Brésil par les Portugais, se rendant en Guyane, aborda à l’île de Cayenne, alors libre d’habitants européens. Le chef, Spranger, s’établit au fort Cépérou et obtint le titre de chef de la colonie jusqu’en 1664, époque à laquelle les Français reprirent leur ancienne possession.

« Un an avant, en effet, Le Fèvre de la Barre, maître des requêtes, ancien intendant du Bourbonnais, conçut l’idée de fonder une colonie. Encouragé par l’explorateur Bouchardeau, qui avait visité les Antilles et les côtes d’Amérique du Sud, il demanda son appui à Colbert. Le ministre approuva le projet et ordre fut donné au port de la Rochelle d’aider les voyageurs.

« La Compagnie de France équinoxiale fut fondée par vingt amis de Le Fèvre de la Barre qui avaient souscrit chacun vingt mille livres, ce qui, pour le temps, était un joli denier.

« Une petite escadre quitta la Rochelle le 26 février 1664, et arriva à Cayenne le 15 mai, après une traversée rapide et sans incidents.

« Comme on l’avait fait antérieurement, les colons défrichèrent. La Fèvre de la Barre, animé d’un grand esprit de justice et de bonté, se concilia les Indiens, mais il n’évita pas l’échec de l’expédition, dû à la concurrence inique de la Compagnie royale des Indes occidentales, fondée un an après. Toutes les Antilles étaient rachetées aux particuliers, et la Guyane fit partie des prises.

« Fin décembre 1665, le premier agent s’installa à Sinnamary et, deux ans après, le chevalier de Lézy à Cayenne. Attaqué par les Anglais, n’ayant avec lui que vingt hommes, il résista jusqu’à la limite des forces. Quand il comprit que toute lutte était vaine, il s’embarqua avec ses compagnons sur des pirogues et gagna la Guadeloupe.

« Cent hommes, cependant, restaient encore dans le fort Cépérou. Le sergent Ferrand repoussa un premier assaut des Anglais, mais dut capituler. Sous la conduite du chevalier Harman, les vainqueurs détruisirent tout.

« Les réfugiés de la Guadeloupe revinrent sous la conduite d’un jésuite, le Père Morellet, qui rassembla les anciens paroissiens dispersés, et fit renaître le village.

« En 1668, Le Fèvre de la Barre remplaça de Lézy, avec le titre de « lieutenant général des îles et terres fermes de l’Amérique ».

« Pour la première fois, l’organisation paraissait régulière. Mais l’intérieur du pays restait à peu près inconnu.

« Deux jésuites, Jean Grillet et François Béchamel, en compagnie de trois Indiens et d’un nègre, firent une exploration de cinq mois, pénétrèrent à cent vingt lieues des côtes vers l’Approuague et le Haut Oyapoc, et convertirent des sauvages.

« Mais la compagnie fut bientôt dissoute et réunie, hélas ! au domaine de la couronne. Nous étions en guerre avec les provinces unies et les Hollandais. Cayenne se rendit sans défense en 1676, attaquée par onze vaisseaux.

« Les Hollandais connaissaient la valeur du pays et voulurent le garder. Ils fortifièrent la côte, laissèrent au Cépérou quatre cents hommes de troupe et créèrent des postes et des établissements sur l’Oyapoc et l’Approuague.

« Le 18 décembre 1676, le chef d’escadre d’Estrées venait attaquer Cayenne pour reprendre la colonie, avec six vaisseaux de ligne, quatre frégates et un brûlot.

« Le 19, huit cents Français débarquaient et les Hollandais se rendaient.

« Une fois encore, la Guyane nous revenait.

« On s’occupa immédiatement de coloniser, de cultiver, planter des arbres (coton, cacao, roucou, canne à sucre, indigo). Mais, vers la fin du règne de Louis XIV, l’intolérance se manifesta. Les grands colons émigrèrent dans la Guyane hollandaise.

« Des flibustiers, grands découvreurs d’or et d’argent, s’établirent à Cayenne. La fortune éphémère circula le long des côtes. Le corsaire Ducasse y arriva en 1688, et il proposa à ses hommes d’aller piller Surinam. Le projet était ridicule, mais ne manquait pas d’audace. La flibuste fut vaincue, décimée, et s’éparpilla à travers les Antilles, où elle continua ses exploits.

« La Guyane était une fois de plus dépeuplée. On comptait à Cayenne cinq à six cents habitants qui logeaient dans cent cinquante maisons, véritables cases de boue séchée et couvertes de feuilles de palmiers.

« L’officier de Gennes fut nommé concessionnaire en 1696, et le domaine fut érigé en comté. Le nom a persisté, puisque la région de la Comté existe encore.

« Le commerce se réduisait à un troc insignifiant avec les Indiens. Le gouverneur de Férolles, pour faciliter les relations, fit tracer une route vers l’Oyapoc qui, dans son dessein, devait conduire à l’Amazone. Le projet ne fut pas exécuté entièrement.

« Les Portugais, jaloux, essayèrent de mettre la main sur notre Guyane, mais le traité de Lisbonne, en 1700, fixait l’Amazone comme limite de nos possessions.

« L’action des missionnaires fut très grande.

« Le père Creuilly, jésuite, arriva à Cayenne en 1685 et mourut en 1718, sans avoir quitté la colonie. Le père Lombard, fixé à Kourou peu après, fit construire l’église par les sauvages. Il faut citer encore les Ouvriers de la Foi, dans l’Oyapoc. Le père Fauque en fut le pionnier, et les premières paroisses furent de cette région et du Canopi.

« Vinrent ensuite celles de Rémire, au Grand Bennegant, à Guatimala et dans la Comté. La plus importante mission fut celle de Saint-Paul d’Oyapoc, en 1725.

« La paix signée à Utrecht apporta du changement dans l’ancienne France équinoxiale. Nos limites étaient, au sud, le cap Nord et la rivière Vincent Pinçon ou Tapoc (cap Orange et Oyapoc).

« En 1716, des caféiers furent plantés par des déserteurs de l’armée hollandaise qui avaient apporté des arbustes, et une légère prospérité se manifesta. La population s’élevait à 5 300 âmes, dont 600 blancs et européens, 4 300 esclaves et quelques affranchis. Les « habitations » (nom qui est resté pour désigner les propriétés) avaient bel aspect. Les créoles étaient hospitaliers.

« On fit des essais de vignobles, et le vin, prétend-on, était bon. Les ports comme Nantes, La Rochelle, et Bordeaux faisaient commerce avec la Guyane et y envoyaient des ustensiles divers, des étoffes, des objets usuels, des viandes salées et de la farine.

« New-York, Boston faisaient aussi négoce avec le pays.

« Le traité de Paris, en 1763, nous enlevait nos colonies, sauf les terres ardentes de l’Amérique du Sud. C’était un désastre pour la France, et l’on essaya de tenter un grand coup en Guyane.

« Et ce fut la lamentable, la tragique expédition de Kourou.

« Le sieur d’Orvilliers, qui, pendant quarante-sept ans, avait séjourné en Guyane, grâce à ses compétences, fut consulté. Il désigna Kourou comme le meilleur point des terres où pouvait se faire une expédition.

« Il fallait trouver du monde. On songea d’abord à des émigrants d’Alsace et de Malte. On se heurta à des difficultés mais on amorça l’affaire et des tableaux suggestifs, véritables images d’enchantement « des îles », lancèrent le projet sur la voie des réalisations.

« Il y eut d’abord de grandes parts réservées. Choiseul et Praslin, son cousin, entre autres, avaient demandé pour eux les territoires compris entre la rivière Kourou et le fleuve Maroni. Régions immenses dont les bénéficiaires sans scrupules ignoraient la valeur et l’importance.

« L’expédition, partagée sous le commandement de deux chefs rivaux, le chevalier Turgot et l’intendant de Chanvalon, débuta mal. Le premier n’avait aucune valeur guerrière ou maritime ; le second était incapable, lui aussi, et, de plus, sans probité.

« Le convoi de début partit en 1763, sous les ordres du commandant Brise-Tout de Préfontaine, et arriva à Cayenne, d’où il se rendit à Kourou.

« Il fallut tout de suite établir un camp et défricher des terres dont l’humus répandait autour des travailleurs la pestilence et les germes de maladies inconnues.

« Autour de l’église, n’existaient que des carbets rudimentaires et des hangars couverts de feuillages. Au bout d’une avenue hâtivement tracée, le jardin potager, unique et précieuse ressource, servait de promenade familière.

« À son tour, de Chanvalon partait de France en 1763, avec quinze cents colons. Pendant une année, les convois se succédèrent. Tout le monde voulait partir « pour les îles », pour cette Guyane prestigieuse, car la réclame continuait sans mesure ni scrupule.

« À Kourou, il fallut, naturellement, agrandir le camp, créer des boulangeries, magasins, forges, et un cimetière qui fut bientôt, hélas ! insuffisant.

« La vérité cruelle était qu’on n’avait rien préparé pour recevoir les émigrants. Il n’y avait ni vivres suffisants en magasin, ni vêtements… On ne trouvait que le sable de Kourou, garni d’insupportables bestioles et de « chiques ». On manquait d’eau. La faim rôdait autour des camps. Et tu te rendras compte du désastre quand tu sauras qu’en 1764, douze mille émigrants s’entassaient sur les plages brûlées, craignant de s’aventurer sur le fleuve peuplé de caïmans et de squales, ou dans la forêt que hantaient les reptiles et les fauves.

« Et qui avait-on recruté pour coloniser ? De pauvres villageois inexpérimentés, des boutiquiers incapables de cultiver, de se livrer à aucun métier utile et spécialisé. Tout un rebut des populations de l’Est, des gentilshommes à demi ruinés par le jeu et perclus avant l’âge, des couples hétéroclites, anciens favorisés de la cour ou de la fortune, qui avaient apporté de France et d’Europe des marchandises inutilisables.

« On dressait des cafés en plein vent, des théâtres sur lesquels on jouait des bergerades.

« Kourou, à cause d’une frivolité criminelle que ne pouvaient empêcher les dirigeants, fut, pendant quelque temps, une véritable foire. Aucun ordre, aucune méthode : l’abandon, la folie, la bravade inutile de ceux qui allaient vers une fin terrible.

« Mais le réveil sonna bientôt pour cette population dont la raison s’égarait de jour en jour. Dix mille personnes moururent littéralement de faim. En 1765, on ne comptait plus qu’un millier de colons, malades, hâves, moribonds, qui cherchaient à fuir cette terre maudite.

« Telle fut l’expédition de Kourou, véritable hécatombe de pauvres gens qui furent trompés et prirent des mirages pour des vérités.

« Trois ans après, le baron de Bessner, le duc de Praslier et Dubuc, chargés de l’administration des colonies, tentèrent l’exploitation d’un district entre Tonnegrande et Cayenne.

« Cette expérience échoua comme les premières.

« La Guyane, en 1775, avec une population comprenant treize cents blancs et huit mille esclaves, ne faisait qu’un commerce insignifiant.

« Et le souvenir de Kourou pesait sur les destinées du pays.

« Malouet, commissaire de la Marine, qui avait passé cinq ans à Saint-Domingue, ne perdait pas espoir. Ils se rendit à Cayenne, étudia les districts, les richesses naturelles, les productions diverses que l’on pouvait intensifier. Il se documenta aux bonnes sources, alla à Surinam pour examiner de près les cultures et acquérir des notions que l’on pourrait appliquer avec fruit chez nous.

« À son retour, aidé par l’ingénieur Guizan, il dessécha les terres noyées, fit tracer des chemins et ouvrir des canaux.

« Malade, en 1778, Malouet dut quitter la Guyane qui retomba à son abandon, malgré les efforts des gouverneurs successifs, de Fieldmond, de Bessner, Lavallière, de Fitz-Maurice, de Villebois. On signale vers cette époque, les plantations de la Gabrielle, les sucreries de Cassipour, l’aménagement de la Montagne d’Argent, et c’est tout, au seuil de la Révolution en 1789.

« Après les déportés de Fructidor (1794) qui, presque tous, périrent de misère et de fatigue, dans les terres de Sinnamary, de l’Approuague et de Conanama, l’opinion épouvantable que l’on a de la Guyane se confirme.

« Le traité d’Amiens, en 1801, pacifia l’Europe et le monde entier. Bonaparte envoie le général Leclerc à Saint-Domingue, et plus tard, devenu empereur, Napoléon pense à la terre de légende, à cette Guyane dédaignée, méprisée, et veut à son tour faire preuve de zèle colonial. Il songe à placer Pichegru à la tête de notre possession sud-américaine.

« Les bouleversements politiques se précipitent. En 1809, la Guyane revient aux Portugais, qui nous la rendent, sans regrets, en 1817. Sous la Restauration, on envoya des Chinois et des Malais pour les cultures. Plusieurs familles originaires du Jura habitèrent la Mana et y jetèrent les fondements d’une cité nommée la Nouvelle-Angoulême.

« Projets fragiles. Six mois après, les colons furent évacués par la fièvre.

« Les esclaves libérés en 1848, la colonie connaît une décadence rapide. Toutes les sucreries, l’élevage, l’agriculture furent abandonnés. Sous le second Empire, en 1854, il est décidé que la transportation remplacera les travaux forcés rétablis depuis. On fit appel aux noirs africains, aux Indiens, et les résultats furent peu appréciables.

« En 1855 on découvrit l’or, pour la première fois.

« Et ce fut l’espoir fou de la fortune, la ruée vers les gisements du métal, la misère totale pour le pays atteint dans ses forces vives, plus de bras pour assurer le rendement des terres.

« L’histoire moderne est rapide : Un exposé fort bien fait en a été rédigé par M. Henry Richard, ex-président honoraire de la Chambre d’agriculture de Cayenne.

« Des ménageries modèles avaient été créées par le Gouvernement à Macouria, Sinnamary et Organabo, et déjà en 1775 paissaient dans les prairies s’étendant de Macouria à Organabo près de seize mille bêtes de l’espèce bovine. La race ovine avait bien réussi, mais la race chevaline, tout en donnant beaucoup de produits, laissait à désirer pour la beauté des sujets. À cette époque, la Martinique et la Guadeloupe étaient tributaires de la Guyane pour la viande de bœuf, dont l’exportation annuelle employait de vingt à vingt-cinq caboteurs.

« L’abandon des ménageries modèles, les épizooties qui, à plusieurs reprises, dévastèrent les ménageries particulières, et le manque de protection de la part du gouvernement envers les éleveurs, amenèrent peu à peu le dépérissement de l’industrie de l’élevage, malgré les résultats extraordinaires qu’elle avait donnés en peu de temps.

« Le colonel d’infanterie de marine Jean-Louis Loubère gouverna la colonie du 14 mai 1871 au 29 septembre 1877. Il utilisa la main-d’œuvre de la transportation pour faire tracer des routes.

« Il y a lieu de rappeler aussi que, sous le gouverneur M. Camille Charvein, commissaire général des colonies, qui administra la Guyane du 30 juillet 1893 au 4 août 1895, fut exécutée l’expédition de Mapa, dans l’intérêt de nos nationaux persécutés et même emprisonnés par une bande de pillards brésiliens, sous les ordres de Cabral, soutenu lui-même par le Brésil.

« Le Dr Frédéric Virgile, créole de Cayenne, fut, comme médecin, un réel bienfaiteur pour toutes les classes de la société, surtout pendant les épidémies de fièvre jaune de 1851.

« Pendant plus de quarante ans, Nicolas Merlet, ancien commerçant notable, occupa successivement les fonctions de lieutenant, commissaire commandant, maire de la ville, jusqu’à sa mort, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, en 1867. Il disparut, entouré de l’estime et de la vénération de ses concitoyens, qu’il avait su acquérir par sa bonté, son amabilité, son dévouement à la chose publique, et surtout par son grand désintéressement.

« Une modeste petite fontaine, enfouie sous les arbres de la place de l’Esplanade, presque en face de la maison qu’il habitait, rappelle seule le souvenir de cet homme de bien et de dévouement.

« Les deux frères Couy, deux Nantais qui avaient adopté pour pays la Guyane, méritent une mention particulière, en raison des services qu’ils avaient rendus.

« Félix Couy, habitant propriétaire à Approuague, dont il fut longtemps commissaire commandant, dota la Guyane de la découverte de l’or, dont l’existence, soupçonnée depuis deux siècles, n’avait pas encore été reconnue.

« Il faut encore retenir les noms de Thomas Marie de Goyérina, Philistall Ursleur, Henry Ursleur, Achille Houry, qui, par leurs travaux et leur attachement à la colonie, concoururent à une renaissance que tout semble indiquer comme prochaine.

« Depuis 1919, un effort a été fait, dû à l’initiative privée. Un service d’hydravions, « les Transports aériens guyanais », est organisé de Saint-Laurent-du-Maroni et de Cayenne à l’Inini. Ainsi seront facilités la poste, les voyages des médecins, des prospecteurs et des ingénieurs. Où il fallait vingt à trente jours de pirogue, on n’emploie guère que de trois à quatre heures. De plus, l’État a fait installer des postes de T.S.F. à Cayenne et sur divers points du territoire.

« Telle est l’histoire de la Guyane française. Je te l’ai résumée. Du moins faut-il en connaître l’essentiel.

Marco s’arrêta.

— Tu en sais assez, – autant que moi, du moins !

— Je te remercie, répondit Salvator. Il fallait bien que je fusse initié à tout ce qui concerne ce pays auquel nous allons demander ce qu’il n’a livré que par bribes !

À ce moment, Toupur et Domino rentraient de la chasse. Ils avaient abattu un pac et deux volatiles aussi gros que des dindons.

Tout le monde fut enchanté. Et chacun, pour sa part, contribua aux soins de la cuisine.

« Nous avons des vivres frais pour plusieurs jours. Autant de pris. »

Le lendemain, il y eut, dès le matin, grand nettoyage des pirogues et visite minutieuse des pagaras et des caisses.

Il fallait faire un choix, jeter quelques produits détériorés, exterminer des fourmis rouges qui s’étaient glissées un peu partout et auraient causé des ravages.

Après la sieste, Salvator et Marco parlèrent de géographie.

— J’avoue, disait Salvator n’en connaître que ce que l’on apprend dans les boîtes à bachot !

— Au sujet de la Guyane, c’est insuffisant. J’ai eu, moi, le loisir de lire, de classer dans ma cervelle les données les plus complètes sur la colonie. Profites-en.

Et, tout en fumant, Marco groupa ses souvenirs. Il s’aida du précieux carnet sur lequel il avait noté des chiffres exacts et, de temps en temps, il précisait pour frapper davantage l’attention de Salvator.

— La géographie de la Guyane est assez complètement établie, surtout après les dernières explorations, dont la plus récente remonte à Coudreau de 1888 à 1890, et à François Laveau, son ancien camarade d’expédition.

« Parmi nos colonies, la plus riche, la plus fertile et la plus abandonnée est sans contredit la Guyane.

« Pourtant, cette terre lointaine est nôtre depuis trois siècles. Les Guyanais aiment passionnément la France. Ils l’ont prouvé au cours de la guerre. C’est une colonie calomniée parce qu’on n’en veut connaître que le bagne, dont elle supporte la honte sans en tirer aucun profit. Les fonctionnaires restent peu en Guyane. Dans leur carrière, c’est une étape qu’ils ont hâte de franchir. La France n’y envoie pas de missions spéciales et de véritables savants. Elle ne fournit pas aux industriels intéressés un échantillonnage suffisant.

« Les géographies officielles prétendent que le climat de la Guyane est meurtrier. Tu sais aussi bien que moi que c’est faux ! La température a pour extrême 25° à 35°, ni plus bas ni plus haut. Deux saisons : la saison sèche et la saison des pluies. Les jours et les nuits à peu près égaux.

« Sous ce climat égal, mais, il faut le reconnaître, débilitant pour qui ne se surveille pas, pour se préserver du paludisme, il faut prendre la quinine à petites doses.

« Ici, tout naît, végète, meurt, se décompose et renaît avec une inconcevable rapidité.

« À la vérité, la Guyane est une terre riche. Pourquoi n’a-t-on rien fait pour ce pays d’une incomparable fertilité, dont le sol et le sous-sol offrent à qui saura les prendre d’inépuisables richesses ? Sur plus de 100 000 kilomètres carrés de territoire, 1000 hectares (et c’est un maximum) sont en culture. Il n’y a ni routes ni chemins de fer. Le port de Cayenne est généralement envasé ; ni quais, ni bassins de radoub, ni warfs.

« À côté, les Anglais, dans leur Guyane, ont desséché les boues du Démérara, et Georgetown est une ville de 100 000 âmes ; 80 000 hectares sont cultivés. Le territoire est traversé par 200 kilomètres de rails, sillonné par 700 kilomètres de routes et plusieurs milliers de kilomètres de chemins. À Paramaribo, en Guyane hollandaise même prospérité.

« Toutes ces considérations pour te permettre une comparaison. Chez nous, on compte, pour tout le territoire, 30 000 habitants, en y comprenant l’élément pénitentiaire et dans la plus grande ville Cayenne, 13 000 âmes. C’est une cité bien tracée mais qui a besoin d’être modernisée.

« Et cependant, notre Guyane est la plus riche des trois Guyanes.

« Le forêt vierge, où se trouvent les essences les plus rares, les arbres gigantesques, peut fournir, réserve que l’on ne tarira jamais, tous les bois de construction dont nous pouvons avoir besoin. La forêt équatoriale africaine seule peut être comparée à celle de Guyane. En général, les bois sont imputrescibles, d’une densité et d’une résistance inconnues ailleurs.

« En forêt, également, l’exploitation de la gomme de balata et la distillation du bois de rose ont donné d’excellents résultats.

« Quant à l’or, on n’en connaît pas la quantité, mais il est là.

« Nous marchons sur un sol merveilleux.

« Le pays, ou plus exactement les pays désignés sous le nom de Guyanes, forment un vaste territoire qui se divise inégalement aujourd’hui en Guyane Vénézolane ou vénézuélienne, Guyanes britannique, hollandaise, française et brésilienne.

« Cet immense pays comporte d’une manière générale dans sa partie centrale, occidentale et méridionale, des hauteurs constituées principalement de roches et de terrains archéens (granits, quartz, etc.) et s’incline uniformément vers le nord et le nord-est.

« La Guyane française est, dans cette zone des Guyanes, la portion de territoire comprise entre le fleuve Maroni à l’ouest, le fleuve Oyapoc à l’est, et les monts Tumuc-Humac au sud. Ce territoire, qui a une longueur de côtes de 320 kilomètres (non compris les îles qui bordent le littoral), possède une superficie totale d’environ 90 000 kilomètres carrés, soit le sixième à peu près de la superficie de la France.

« On distingue dans la Guyane française deux régions nettement distinctes : 1° les terres basses, voisines de la côte, souvent alluviales, parfois marécageuses, où la forêt, qui couvre – tu le sais – presque tout le pays, est interrompue de place en place par de grandes savanes portant, au lieu d’arbres, une végétation d’arbustes et d’herbes atteignant la hauteur d’un homme. C’est cette zone basse qui a été la première explorée, où se sont établies les agglomérations, où l’on a tracé les routes. 2° Les terres hautes, dont on peut marquer le début vers les premiers sauts ou rapides des rivières. Ces terres hautes comprennent d’ailleurs, elles-mêmes, des gradins successifs, jusqu’aux monts Tumuc-Humac, lesquels ont une altitude moyenne de 500 à 800 mètres, avec quelques pitons atteignant 1 000 et même 1 200 mètres. Mais, à la différence de ce qui se passe aux Antilles, aucune tracé volcanique n’existe dans la colonie, laquelle ne connaît ni éruption, ni tremblement de terre.

« La saison dite « sèche » dure, en général, du début de juillet à la mi-novembre ; la saison des pluies, – nous l’avons assez subie, – le reste de l’année. Le soleil et le paludisme ne sont pas plus redoutables ici qu’à la Martinique ou à la Guadeloupe. L’eau potable abonde. Le lac Rorota, en particulier, fournit à Cayenne une eau excellente.

« L’abondance des pluies donne à la Guyane une grande richesse en cours d’eau. Peu de pays sont ainsi sillonnés. Les plus importants, en commençant par l’ouest, sont : le Maroni, qui possède lui-même un vaste réseau d’affluents, la Mana, le Sinnamary, le Kourou, la rivière de Cayenne, le Mahury, l’Approuague, le Ouanary et l’Oyapock, et les milliers et milliers de criques.

« L’action de la marée est sensible dans ces cours d’eau jusqu’à une distance atteignant parfois 60 et 80 kilomètres de la côte ; au point où cette action cesse, le lit des cours d’eau présente généralement un seuil rocheux, plus ou moins élevé, formant barrage, portant dans le pays le nom de « saut » et correspondant au terminus de la navigation libre.

— Nous savons ce que c’est, remarqua Salvator.

— Malgré son étendue, la Guyane française est peu peuplée.

« La dernière statistique que j’avais relevée à Paramaribo, dans le bulletin de notre colonie, remonte à trois ans. Voici ce qu’elle donnait :

« Population totale : 44 000 habitants, se décomposant comme suit :

« a. Population des communes : Cayenne, Oyapoc, Approuague, Kaw, Remire, Matoury, Roura, Tommegrande, Montsinéry, Macouria ; Kourou ; Sinnamary, Iracoubo, Maria, Maroni, 26 000 habitants sur lesquels Cayenne compte pour 13 000 environ.

« b. Militaires et surveillants du bagne : 500.

« c. Chercheurs d’or et autres non recensés individuellement, maraudeurs, travailleurs occasionnels, à peu près 1200.

« d. Tribus d’indigènes : indiens, aborigènes, émerillons, roucouyennes, bonis, boschs, 2 500.

« e. Transportés, relégués, l’ensemble de la population pénale : 3 300.

— Moins deux !

— Salvator, sois sérieux !

« Quant à la situation économique de la colonie, elle peut être ainsi résumée :

« Cette situation se ressent de la pénurie de la population et, par suite, de la main-d’œuvre.

« Je t’ai fait déjà remarquer que, grâce à l’action combinée de la chaleur et des pluies, la fertilité du sol de la Guyane, surtout dans les terres alluviales de la zone littorale, n’est guère surpassée dans le monde.

« Depuis quelques années, notre vieille Guyane commence à s’éveiller de son sommeil. Un esprit nouveau souffle sur elle. Un mouvement très intéressant et très heureux, qui a débuté avant la guerre et que la longue durée des hostilités a naturellement ralenti, se dessine à cet égard et se précise.

« Les hydravions que tu connais, le poste de T.S.F. qui permet de converser directement avec les États-Unis et Dakar, le syndicat d’initiative qui vient de se créer à Cayenne pour stimuler les énergies, attirer les capitaux et exciter l’esprit d’entreprise, prouvent que la colonie va vers une renaissance.

— Tout ça, c’est très beau, déclara Salvator, mais quelle est exactement la richesse du pays ?

— Tu veux parler de ce qu’il contient ?

— Oui, parce que nous, à part l’or que nous voulons découvrir…

— Eh effet, nous avons limité nos investigations.

— Parle pour moi. Toi, tu sais tout !

— Pas tout, certes ! Mais j’ai eu tellement de temps… Avant de répondre à ta question, un coup de tafia, s’il te plaît. Je ne l’ai pas volé.

— Il n’en reste plus beaucoup…

— Eh bien, on se rationnera. En attendant, voilà Toupur et Domino, deux clients qui s’invitent.

On ralluma les pipes.

Une ombre bienfaisante abritait les voyageurs. Marco de nouveau parla.

— Quels sont les éléments de richesse de la colonie ? Cultures, forêts, gomme, or.

« Le sol de la Guyane est propre à grand nombre de cultures, et l’élevage peut y être prospère en Approuague, à Macouria, Kourou, Sinnamary, Iracoubo, dont les « ménageries » furent célèbres au XVIIIe siècle. La basse vallée de l’Approuague était d’ailleurs le centre de la production sucrière et du rhum.

« La vallée de la Mana produisait du riz.

« Or, s’il subsiste de ce temps assez peu de richesses, il est juste d’ajouter que cette activité agricole passée n’a cependant pas disparu.

« Les populations vivent de ce qu’elles produisent. C’est un résultat.

« On cherche à ramener à l’agriculture intensifiée la jeunesse de notre colonie.

« En fait l’attention de la population locale et surtout celle des capitalistes français est davantage attirée aujourd’hui par l’exploitation forestière. Là, semble-t-il, est la vraie source de fortune du pays.

« La Guyane est si bien pourvue d’arbres qu’on a pu dire d’elle, sans exagération, qu’elle est une sorte d’immense forêt vierge. La forêt commence en certains endroits presque au bord même du rivage maritime. Elle couvre la quasi-totalité de la surface du territoire, environ 65 000 ou 70 000 kilomètres carrés sur 90 000 de superficie totale.

« Tous les bois guyanais ont une durée de conservation supérieure à celle de nos bois communs d’Europe : Quand on construisait des vaisseaux en bois, il fut plus d’une fois observé que telles pièces d’angélique ou de wacapou séjournaient huit et dix ans sans dommage dans l’eau de mer, tandis que le chêne pourrissait.

« Aussi n’est-il pas surprenant que les maisons de la Guyane, construites en bois du pays, résistent fort bien aux conditions du climat.

« Contre l’emploi des bois guyanais, en France, on prétextait notamment : qu’ils sont trop durs pour se prêter à un bon travail d’ébénisterie ; qu’ils reviennent à un prix excessif sur les marchés d’Europe ; qu’ils plaisent peu aux acheteurs ; qu’au surplus, la clientèle ne sait à qui s’adresser pour se procurer ces bois.

« Aucune de ces objections ne résiste à un examen impartial. La dureté des bois est vaincue par la main-d’œuvre et les outils perfectionnés.

« Et, actuellement, les bois guyanais, par leur échantillonnage choisi, figurent sur tous les marchés, sur tous les foires, et ont un succès d’estime incontestable.

« L’utilisation des bois n’est pas la seule exploitation de la forêt. Celle-ci donne d’autres produits nombreux, parmi lesquels il faut citer le bois de rose et l’essence de rose, qui renferme une huile essentielle rappelant par son odeur la rose de nos jardins et que l’on extrait par distillation.

« Cette essence est jaunâtre. Elle s’exporte principalement en France, ainsi d’ailleurs que le bois en billes. Elle est très recherchée par l’industrie métropolitaine des parfums.

« Le fruit du gaïac contient de même une amande employée à divers usages, en pharmacie et en parfumerie, et qui se vend à un prix très élevé.

« Le campêche renferme une matière colorante rouge, l’hématoxyline, très connue. Le bois de campêche réduit en poudre donne, par épuisement à l’eau bouillante et évaporation, environ 25 à 30 % en poids d’extrait coloré, tel qu’il est vendu dans le commerce.

« Les palétuviers et les goyaviers donnent des écorces très riches en matières tannantes.

« Le moucou-moucou, le bambou, peuvent fournir de la pâte à papier.

« Enfin, le balata donne une gomme-résine analogue à la gutta-percha, très recherchée par l’industrie européenne et susceptible de nombreuses utilisations : galvanoplastie, câbles télégraphiques sous-marins, emplois ordinaires du caoutchouc.

« Quant à l’or, tu connais l’histoire quasi légendaire de son miraculeux apport à la fortune du pays d’abord, de la métropole ensuite.

« En 1920, la valeur de l’or exploité atteignait 12 millions de francs, et cela représente non seulement la valeur effective, mais un rapport sérieux, car l’or est soumis à un droit de circulation de 330 francs par kilogramme pour l’or à l’état brut, en poudre ou en pépites ; 342 francs pour l’or en lingots, en barres, en bijoux et généralement sous quelque forme que ce soit.

« Pour ta gouverne, je dois ajouter que la présence d’autres métaux a été constatée dans la colonie : l’argent, le cuivre, le plomb, le fer, le platine.

« L’explorateur Creveaux avait trouvé des grenats et des topazes.

« Nous en sommes là.

« L’avenir dira si la France d’équinoxe est réellement le pays d’El Dorado.

« Il ne reste plus qu’à connaître les explorations dont il faut se souvenir, afin de marquer une dernière fois l’effort des hommes sur ces terres de mystère et d’aventure, et qui doit nous servir de leçon et de conseils.

« La rive de l’Oyapoc au Maroni, de l’Océan à la chaîne inconnue encore des Tumuc-Humac, fut située en 1888 par Henri Coudreau.

« Entre les fleuves Maroni, Mana, Sinnamary, Approuague et Oyapoc, des forêts immenses, sillonnées de criques, furent à peine délimitées, signalées serait plutôt exact.

« Les placers les plus éloignés de l’Océan, à mi-distance de la chaîne des Tumuc-Humac, ont été nettement marqués sur la carte, grâce au cours suivi du Maroni, du Tapanahoni, de l’Hani et de l’Ouaqui, et par des criques encore soupçonnées seulement, prenant leur source ou allant se perdre dans les derniers contreforts des montagnes.

« D’autre part, on a repéré le Yaroupi, le Canopi, le Tamouri, affluents et sous-affluents de l’Oyapoc.

« Or, tous ces fleuves semblent se rejoindre à l’angle aigu que forme en Guyane française le centre des Tumuc-Humac, dont les monts Conomi, Tapouinaowé, Yaciaoudée, Tacouandée, Loniconi, Ouatée, Itou, et le massif Tapirangmanoué, frontières du Brésil, demeurent seuls réellement reconnus.

« Plus haut vers les criques innombrables et que de rares Européens ont suivies, les monts Milthiade, Tacapalaré, Oroyé, Araoua, Tacourou, Émerillons, massif et chaîne que baignent les criques Araoua, Ouaqui et Inini, au sud des derniers placers Tard-Venu, Enfin et Souvenir.

« Creveaux en 1877 avait reconnu l’Itani et le Coulé-Coulé où se trouvent les Indiens Coussari, et ceux moins fréquentés de l’Oyampi.

« C’est le domaine des Indiens.

« À gauche du Maroni, en Guyane hollandaise, sont les Oyaricoulet, les Comayana, les Yapocoyé, rebelles à toute civilisation précise.

« Et nous entrons alors dans la région la plus lointaine, à peine connue, alors qu’entre la Mana et l’Approuague sont une plaine immense et des plateaux peu accidentés, territoire inexploré où l’on trouvera, on le sait par des récits d’indigènes, des forêts inépuisables de balata et de bois de rose.

« Voilà tout ce que l’on a appris et que je peux te dire.

— C’est déjà beaucoup mieux que ce que je savais !

— Cependant, il convient d’insister davantage que je ne l’ai fait sur la faune de la Guyane : un spécialiste, voyageur attentif et sincère, M. Paul Dupoy, a su noter, au jour le jour, les habitudes des bêtes qu’il rencontra au cours de ses expéditions.

« Les forêts de la Guyane abondent en singes de toute sorte, depuis le tamarin, le plus petit de tous, noir avec les mains jaunes, le sapajou, gros comme un rat, le guouata, de couleur noire, à grands poils, à face rouge et repoussante, et le singe rouge ou hurleur, grand comme un orang-outang. C’est le plus remarquable de tous : son poil est long, celui de sa tête se dresse et entoure, en forme de rayons, un visage hideux, long, large au sommet de la tête, étroit près de la mâchoire ; il a une barbe très longue se terminant en pointe ; son nez est écrasé, son œil rouge et sa prunelle noire ; son cou noir et allongé est presque privé de poils ; à l’extrémité des bras et des jambes de ce quadrumane, sont des mains ou des pieds décharnés, dont chaque doigt est fort long.

« On parle peu du tigre, ou, plus proprement dit, du jaguar de la Guyane, et pourtant il ne manque pas !

« Le jaguar, dit d’Amérique, mesure de 1 mètre à 1 m. 50 de long sur 0 m. 90 de hauteur ; son pelage est d’un fauve vif en dessus, marbré, à la tête, au cou et le long des flancs, de taches noires et irrégulières. Il est partout. Le jour, il se tient caché dans les fourrés, principalement au milieu des ananas sauvages ou des aouaras, pour n’en sortir qu’à la tombée de la nuit, afin de faire une guerre acharnée aux chevaux, bœufs, moutons et au gros gibier ; il est aussi très friand de poissons. Il combat parfois avec l’adversaire le plus redoutable de la Guyane, le caïman. Il grimpe très facilement à la cime des arbres les plus élevés à l’aide de ses griffes.

« Il existe diverses variétés de tigres : le tigre à la peau tigrée ; le tigre rouge ou lion d’Amérique, à taches horizontales ; le tigre noir ; le tigre margai, petite panthère au pelage fauve, marqué de taches noirâtres, et le chat-tigre.

« La biche, le maïpouri, l’agouti, l’acouchi et le pac sont des espèces familières.

« La biche est le plus grand quadrupède de la Guyane après le tigre. On en trouve quatre espèces, la biche des palétuviers ou biche blanche ; la biche rouge ; le kariacou à pelage gris-souris, et le kariacou à couleur fauve de cannelle. Ces deux dernières variétés de biches ressemblent aux chevreuils, et leur chair est blanche et délicate.

« Le maïpouri, le plus grand mammifère des régions équatoriales, est remarquable par une espèce de trompe placée à l’extrémité de son museau et se mouvant dans tous les sens. La chair de cet animal est assez bonne et nutritive. On peut se servir de sa peau pour faire des semelles de souliers.

« L’agouti est une sorte de lièvre qui constitue un des gibiers le plus estimés. Il se nourrit de fruits et de grains.

« L’acouchi peut être placé à côté de l’agouti, mais il est plus petit.

« Le pac est un des meilleurs gibiers de la Guyane ; sa chair est blanche et succulente…

— Je le sais ! nous en avons assez mangé !

— Bons pacs ! Notre rôti… Je continue.

« Le fourmilier a un museau en forme de tube, terminé par une petit bouche sans aucune espèce de dents. De ce tube sort une langue filiforme et gluante très allongée.

« Le lamantin, ou vache de mer, n’est autre chose que la sirène de certains voyageurs : on lui donne aussi le nom de poissonne, à cause de ses mamelles d’un développement considérable ; son poids atteint 400 kilogrammes ; sa peau grise est un peu chagrinée ; à l’extrémité de ses nageoires, on découvre, sous la peau qui les enveloppe, cinq doigts terminés par des ongles plats et arrondis. Le corps peut être comparé à une outre ; il se termine par une queue large, plate, tronquée, en forme d’éventail. La tête est formée par un museau charnu, percé de deux narines. Le lamantin se trouve en abondance sur le littoral.

— J’en ai vu un, une seule fois, échoué sur les bords du Maroni, affirma Salvator.

— Il y a aussi deux espèces de caïmans : l’une très grande, de 4 mètres de long et de 1 m. 50 de circonférence, l’autre plus petite. La chair du caïman est très estimée des Indiens, et nous en mangerons un jour ou l’autre.

« Il y a également ici de nombreuses variétés de serpents.

— Oui, parle-moi des serpents. J’en ai horreur !

— Le serpent à sonnettes ne se trouve que sur les côtes et dans les marécages. Son venin est si violent qu’il tue en quelques instants de gros animaux, mais, dès qu’il a communiqué son venin, il s’engourdit et reste sur place. Sa queue est terminée par de petites vertèbres, appelées grelots ou sonnettes, qui produisent un bruit de menus osselets entrechoqués.

« Le serpent grage, dont il existe trois espèces, le grage ordinaire, de sept pieds de long, le grage brun et le grage vert vivant sur les arbres. Les serpents boas, tu les a vus, comme les grages d’ailleurs, se signalent par une forte odeur désagréable de musc.

« Le plus venimeux, après le serpent corail, est le aye-aye, ainsi nommé parce que la personne piquée n’a absolument que le temps de jeter ce cri entre le moment de la piqûre et celui de sa mort.

— Charmant ! Bref, conclut Salvator, il faut toujours être sur la défensive.

— Oui, ou du moins faire attention. Aucun geste, aucun acte ne doit être accompli à la légère.

« Une dernière considération, et qui a son importance :

« Il faut noter que les rivières sont très poissonneuses ; que la pêche, tant sur la côte qu’à l’intérieur, faite en partie par les Chinois, est abondante, mais qu’il faut surveiller les côtes, car les caïmans à certains endroits font leur domaine des vases molles, à l’embouchure des fleuves, et les requins, en familles serrées, suivent les grands transports et jouent parmi les vagues de l’Océan, pour se grouper, attentifs et affamés, autour des îlots, et en particulier des îles du Salut.

« En Guyane, ce ne sont pas les grands fauves qui sont à craindre, mais les infiniment petits, les insectes, les moustiques, les maringouins, les chiques, les poux d’agouti, le ver macaque, les araignées, sans oublier les vampires, l’araignée-crabe dont les morsures sont venimeuses et donnent la fièvre.

« Voici pour les dangers. Mais il faut rendre hommage au caractère courtois et aimable des Guyanais, gens paisibles, d’une hospitalité rare. Les familles créoles ont le sentiment du devoir et de l’amitié poussé aux extrêmes limites. Nous sommes en effet sur une terre française depuis tant de siècles que l’on retrouve les traces d’une culture latine des plus fines et qui sait s’adapter aux transformations modernes.

« Les Guyanais sont attachés à leur sol avec une ferveur et une piété que l’on ne trouve pas ailleurs. Les exemples fourmillent de Guyanais ayant quitté leur pays tout jeunes, et qui, au soir de la vie, retournent à la savane et au grand bois où leur enfance a écouté chanter les milliers d’oiseaux dans la lumière éblouissante et à travers le rideau vert et bleu des arbres enlacés par des lianes…

« Voilà, mon bon Salvator ce qu’il te fallait connaître de la Guyane française sur laquelle nous vivons.

— Quel bagage, Marco ! je t’admire !

Salvator sembla réfléchir un instant, puis il dit à son ami :

— Nous aurions dû prendre un avion !

— Hé là ! Ne plaisante pas, mon garçon ! Pas de blagues avec la liberté ! On nous aurait plutôt remarqués ! Et demain, ramenés à Saint-Laurent-du-Maroni, il aurait fallu « s’expliquer » avec ces messieurs de la « Tentiaire » !

XIII

L’HISTOIRE TRAGIQUE DE L’INDIEN

Lorsque Salvator et Marco quittèrent le placer abandonné, ils ne se préoccupèrent que du chemin à parcourir pour arriver le plus tôt possible au confluent de l’Alama qui se jette dans l’Itany, au point où Coudreau en 1888 avait tracé sa route glorieuse.

Les pirogues suivirent l’Aloua, passèrent le saut Dagouède, en évitant les lits de sable, et franchirent successivement les sauts : Abounassonga, Panabissongou, Papaye, Lansédédé et les divers barrages de Corrica, où vit encore l’héroïque légende des noirs et d’où ils aperçurent la montagne célèbre, haute de 500 mètres.

Ils firent halte à Assici et à Cormontibo. Ils échangèrent avec les Indiens de la pacotille contre des vivres frais.

Après le saut Maripasoula, ils laissèrent à droite la rivière Inini, et, par le saut Simayé, longeant le mont Atachi-Bacca, d’une hauteur de 300 mètres, passèrent l’Aroua où fut jadis établi le placer Ouaqui.

Ils franchirent les sauts Aouara-Soula, Koubi-Soula, Ponoussahi. Ils évitèrent le saut Guibi-Bali, contournèrent le dernier renflement de l’Aoua pour suivre le cours plus calme de l’Itany par les sauts Grand-Man-Ponson et Pikiné-Soula.

Yamaké et Apoïké, reconnus par Vidal en 1862, reçurent leur visite, fêtée par les Indiens.

Une des grandes pirogues fut laissée à Apoïké en échange de boisson, légumes et de viandes boucanées… et de tafia.

Puis la pirogue démontable entra en service.

Elle franchit avec succès le saut Tary, et les quatre hommes, unis par les mêmes dangers, reprirent la route tracée par Creveaux, le cours de l’Itany, resserré, mais libre et sans obstacles difficiles à surmonter.

Et c’est ainsi, après soixante jours de flot, que Marco et Salvator se trouvèrent au confluent de l’Alama, en plein pays roucouyenne.

Ils firent halte après six jours de marche et de pirogue, car le cours de l’Alama n’est pas régulier, dans un village indien.

Le chef, âgé de soixante ans, s’appelait Agampé. Il était ivre six heures sur vingt-quatre. Mais il avait servi chez des Européens comme maître d’expédition et s’exprimait en un créole que l’on comprend des Antilles au Brésil.

Il connaissait bien les blancs.

Il ne leur marquait pas une sympathie très grande, et cela surprit Marco qui s’en expliqua avec lui, après les cadeaux et les échanges indispensables.

— J’ai voyagé, dit l’Indien. J’ai appris à savoir ce que personne ou à peu près ne sait dans les tribus éparses.

— T’a-t-on maltraité ?

— Agampé ne l’aurait pas supporté. Je suis allé en haut, sur le Surinam River, jusqu’à Brune-Punt. J’ai fait partie d’une expédition de forestiers et de chercheurs d’or qui, pendant des jours et des jours, suivit un immense pays plat, Berbice, triste et le plus solitaire de toute la Guyane anglaise. Nous avons failli mourir de faim, sous une chaleur effroyable, n’ayant que de l’alcool pour nous soutenir. L’eau de feu m’a sauvé. J’aime l’eau de feu. Elle fait dormir… Je me suis traîné avec les six blancs survivants jusqu’à Démérara, après avoir été secourus dans une des rhumeries et plantations qui précèdent la capitale anglaise. Nous avions dépouillé les camarades morts en route de leur part d’or et de ce qui pouvait nous être utile. La police nous arrêta à Georgetown. Un vieux blanc et moi fûmes relâchés et l’on nous remit la moitié de l’or que portaient les quatre autres prisonniers. Je n’ai jamais su ce qu’ils étaient devenus. Mais le vieux qui m’avait gardé avec lui ne devait pas être pur devant le soleil, car il voulut quitter la Guyane anglaise tout de suite. Un voilier nous prit à son bord et, après dix jours, on aperçut les hautes montagnes qui longent la côte du Vénézuéla et dont les derniers contreforts sont battus par les flots. C’est l’extrême pointe de la montagne des Grandes Roches.

« Alors j’ai connu la Guayra, Caracas aux maisons basses, et j’ai trouvé des ponts jetés au-dessus du torrent… Le vieux blanc ne rencontra pas là celui qu’il cherchait. Le voyage continua par Puerto Cabello, l’entrée du golfe de Macaïbo, et c’est dans un village dont j’ignore le nom que je fus abandonné.

« J’ai voulu revenir en Guyane. J’avais encore ma place dans la tribu qui, ne recevant pas de nouvelles, me croyait mort. Mais, tu le sais, on ne meurt jamais. Et je repris le long chemin du retour. J’ai été employé comme aide cuisinier à bord d’un cargo, domestique à Trinidad, cultivateur dans le Colorado, et c’est par hasard que, des Antilles, je suis rentré au Brésil, à Para, d’où j’ai pris le chemin de la forêt. J’étais resté onze années dehors. J’avais passé le milieu de mon âge quand je maniai de nouveau la pagaie pour retrouver ceux que je savais fixés près de la rivière où tu m’as demandé asile.

— Pourquoi n’es-tu pas rentré plus tôt, puisque tu regrettais le pays ?

— Parce que je buvais et que les blancs ont le secret pour faire boire… Mais, au cours des voyages, d’autres Indiens m’ont parlé, au Mexique, dans le Colorado, et si je ne sais que ce que mes yeux ont vu, j’ai entendu l’histoire de la conquête et comment ma race va s’éteindre.

— Agampé, je sais ce dont tu veux parler. Mais, moi, je suis venu vers toi en ami.

— Tu m’auras oublié, demain.

— Je te garderai l’amitié, Agampé.

— Reste ici tant que tu le voudras. Mais tu vas où se réfugient les indomptables, ceux qui n’ont pas voulu connaître les blancs. Ils sont meilleurs que nous…

Il y eut un silence.

On tendit les hamacs.

Les Indiens, en rond autour du feu, fumaient avec délices.

Agampé but quelques gorgées de tafia qu’il offrit à Toupur et à Domino, et le campement s’endormit.

Salvator, qu’un accès de fièvre avait surpris, délirait.

On estime, en Amérique du Sud, à soixante mille le nombre global des Indiens qui vivent encore à l’écart, dans les forêts, sur les rives des fleuves de la dépression centrale.

Aux bords de l’Amazone sont les Tapuyos, descendants des Topis primitifs mêlés aux noirs et aux blancs depuis la traite portugaise.

Sir Clement Markham, à son retour de mission en 1864, avait relevé plus de trois cents tribus indiennes, dont la plupart descendants des Incas.

De tribu en tribu, du nord au sud, les Indiens se sont transmis la légende sanglante.

Le Dr Saffray, en 1873, relatait en termes précis l’histoire des premiers Indiens.

Les Chichas, de la Nouvelle-Grenade, tous massacrés en quelques années par les Espagnols, ont laissé des témoignages : objets sacrés, inscriptions hiéroglyphiques, échappés à la destruction systématique « parce que, disaient les moines fanatiques, œuvres du démon ».

Or, ces Indiens avaient un grand prêtre d’Iraca, choisi à tour de rôle par les tribus d’après l’ordre formel de Nemtéréguétéba, personnage légendaire auquel on attribuait la civilisation du pays. Il leur avait enseigné à tisser, à être vertueux, et aimer les arts. Il s’était occupé de la condition des femmes, vis-à-vis de la brutalité souveraine des hommes, et il se retira dans la vallée sainte d’Icara où il mourut, à Suamos (1400), avant les entreprises espagnoles.

In memoriam, les Indiens appellent l’endroit où mourut Nemtéréguétéba, Sugamuni (le lieu de la disparition), dont on a fait Sogamoso.

En 1493, la colonisation de l’Espagnola avait été commencée et l’on bâtissait la ville d’Isabella. Christophe Colomb avait lui-même, deux ans plus tard, parcouru le pays, soumis les pauvres sauvages avec l’aide de ces chiens terribles dressés à la chasse des Indiens, et il les avait astreints, habitués à ne rien faire, au travail excessif des mines. Bovadilla, puis Ovando, traitant les Indiens comme un troupeau de bestiaux, les avaient répartis entre les colons. Les cruautés envers cette malheureuse race devenaient tous les jours plus épouvantables. Dans un ignoble guet-apens, Ovando s’empara de la reine de Xaragua et de trois cents des principaux du pays. À un signal donné, ceux-ci furent passés au fil de l’épée sans qu’on eût rien à leur reprocher. « Pendant plusieurs années, dit Robertson, l’or qu’on apportait aux fontes royales d’Espagne montait à 460 000 pesos environ (2 400 000 livres tournois), ce qui doit paraître une somme prodigieuse, si l’on fait attention à la grande augmentation de la valeur que l’argent a acquise depuis le commencement du XVIe siècle. »

Au pied de la chaîne des Tumuc-Humac et dans toute cette région montagneuse qui est la frontière de la Guyane française, à l’intérieur, vivent les Oyampis, qui se sont mêlés aux Caïcouchianes, les Yaouarapis et les Tamacomes.

Les Calayouas, après des guerres intestines où toute la tradition des vieux chasseurs indiens était fidèlement suivie, ont dû émigrer entre le moyen Yary et le moyen Parou, situés au sud, premier degré de latitude nord. Après tant de querelles entre tribus, les Calayouas sont devenus sociables et se mêlent volontiers aux créoles et aventuriers qu’ils servent, dans l’espoir de larges rations d’eau-de-vie, ce divin tafia, plus précieux pour eux que l’or si passionnément convoité par tous les coureurs des bois.

Au centre des monts Tumuc-Humac, aux sources du Ouanapi et du Couyari, les Élélianas et les Coussaris se sont établis.

Il reste encore des tribus inconnues ou, du moins, peu enclines à se laisser approcher. On en a compté dix : les Cantachianas, les Caouyous, les Caraouyanas, les Taouahinayes, les Pianaves, les Campoyanas, les Poïtopitianas, les Chiquianas, les Orichianas et les Tounayamas.

Ces tribus, qui existent réellement, avec des mœurs et des coutumes à peu près semblables, une langue rudimentaire et un instinct guerrier toujours en éveil, sont réparties dans la partie occidentale des Tumuc-Humac, parmi les tribus des Roucouyennes d’Apoïké et de Philipou, dans les forêts du haut Itany et du haut Parou.

Mais, plus au nord des Tumuc-Humac, sur le Parou et le Yari, dans une région large de cent lieues, règne maîtresse, policée, disciplinée, intelligente, la tribu des Roucouyennes, répandue en plus de trente villages, et où s’affirment ses rares qualités de travail régulier et de patriarcale harmonie.

Tels sont les Indiens de Guyane.

Que dire, en général, des nègres et des Indiens de la Guyane ? Ils ont choisi leur vie, libres, insoucieux de l’argent, qui leur paraît moins précieux que l’alcool. Les nègres se font agriculteurs, pour leurs propres besoins, sans chercher à transformer ou améliorer leurs méthodes de travail. Les plus endurants, ceux qui ont compris la marche en avant de l’industrie, se font balatistes et vont à l’intérieur, saigner les arbres à gomme. Ils ont quelques mois fructueux et amassent ainsi un pécule qui leur permet de vivre toute l’année à bon compte, car ils savent simplifier leurs besoins.

Les autres, Indiens fétichistes, soumis et fidèles à leur chef et à leurs traditions, suivent les chercheurs d’or ou les prospecteurs des grands placers. L’existence, pour eux, devient facile. Ils ont abandonné la culture. Les femmes, seules, travaillent le manioc. Les chasseurs et les pêcheurs sont les vieillards et les enfants. Ils avaient autrefois des industries curieuses, un art spécial, primitif et charmant, de vanniers et de potiers. Tout cela tend à disparaître. Ils deviennent pagayeurs, ne se soucient plus du coin jadis florissant qu’ils aimaient, et le tafia coule à pleins bords dans les calebasses.

L’alcoolisme fait son œuvre.

Les Oyaricoulets allongent leurs oreilles au moyen de pendants progressivement alourdis. Ils sont rebelles à tout contact avec le blanc et entrent en guerre avec leurs voisins de tribu. Ils s’isolent et, si quelque inconnu essaie de pénétrer sur leur territoire, c’est l’avalanche de flèches qui fixe, à la limite prévue, les téméraires insolents ou curieux. Les nègres Bonis essayèrent de fréquenter les Oyaricoulets. Il y eut des combats effroyables. Or, ils n’ont rien et ne connaissent que l’arc et la flèche. Ils ne sont pas anthropophages, vivent de la chasse en forêt et de la pêche sur les bords de l’Itany. On a été violent envers eux, jadis. Ils n’ont jamais oublié. Ils ont la haine de tout ce qui n’est pas eux.

L’Indien a conservé, quelle que soit la tribu, le culte du Maraké. C’est l’initiation au courage, au danger, aux risques de la forêt, des serpents et des bêtes et l’accoutumance à la douleur. C’est l’école d’une philosophie assez rude, mais de qualité. Ainsi on expose les sujets à initier aux ardeurs du soleil. On les enduit de sucre, et les guêpes se jettent sur eux, enfonçant leur dard dans leur chair qui se boursoufle, cependant que la fièvre secoue les plus résistants. Jeunes gens et jeunes filles subissent cette épreuve. On les emprisonne, on leur inflige des privations de toutes sortes. Ils ne se plaignent pas. C’est le stoïcisme en action.

Après ces cérémonies quasi tragiques, libérés et forts, ils s’enivrent de cachiri, bouillie douceâtre et fermentée, dansent au milieu du bruit, des fumées d’encens, des musiques barbares et s’amusent à se grimer le corps, passé au roucou, couleur de brique ou frotté de craie blanche adhérente à la graisse fondue, orné de dessins étranges et noirs.

Les plus laids, les plus vieux se composent des masques horrifiques, couronnés de feuilles.

Les Roucouyennes, dont Agampé était un chef vénéré, sont en général frêles, mais endurants et stimulateurs d’énergie pour tous. Adroits, agiles, grimpeurs comme des singes en général, sobres, vivant de peu, ils savent souffrir sans exprimer de plaintes et, détail curieux, se soignent par l’observance de la diète après les orgies rituelles.

Agampé, gavé d’alcool, ne donnait pas l’exemple à sa tribu.

Creveaux, l’explorateur hardi, trouvait une ressemblance des Roucouyennes avec les Indochinois.

Les yeux sont moins bridés, le nez est moins perdu au milieu des joues. À part cela, c’est la même taille, la même peau d’un jaune brûlé que celle de l’Annamite des campagnes qui travaille, le torse nu, dans les rizières. Chez les uns et les autres, les cheveux sont noirs avec un reflet rougeâtre, épais, lisses, les pommettes sont saillantes, le buste est développé, les jambes sont grêles et arquées ; le gros orteil est fortement séparé des autres, qui sont courts et cylindriques. Chez les Indiens, en général, l’œil est d’un roux foncé. Les hommes portent les cheveux coupés droit sur le front à un doigt des sourcils, et un peu longs en arrière et sur les côtés. Leur costume se compose du calimbé, ou pièce d’étoffe de coton jadis blanc, venant, après avoir passé entre les cuisses, se replier en avant et en arrière, sur une cordelette faisant ceinture, pour retomber ensuite au niveau des jarrets. Il est complété par des jarretières en feuilles de palmier enserrant les biceps et les jambes au-dessus du mollet et à la cheville. Une feuille semblable fait couronne autour de la tête. Ils portent des colliers à plusieurs tours, faits de graines noires ressemblant à celles du balisier, entremêlées de quelques perles en verre, bleues et rouges.

Les hommes ont une certaine noblesse dans leur démarche ; mais les femmes ont un air de bestialité et une démarche alourdie qu’expliquent peut-être les lourds travaux qui leur incombent.

 

*    *    *

 

Marco et Salvator voulurent avoir des indications précises pour leur route vers les montagnes.

Agampé, enfin à jeun, leur parla, dans ce créole mêlé de mots indiens si savoureux qui donne à toute phrase, en ces terres lointaines, de la couleur et de l’accent.

— Suivez les criques. Vous vivrez de chasse et de pêche. Regardez les bêtes, le soir. Mangez ce qu’elles mangent. Réservez, sans y toucher, vos provisions. Vous allez vers l’inconnu. Moi-même n’irais pas, sans que la tribu entière me suivît.

— Réussirons-nous ?

— Oui, si vous respectez les hommes de couleur.

— Nous sommes sincères et loyaux.

— Oui, jusqu’au coup de fusil.

— Pourquoi doutes-tu de nous ?

— Parce que vous êtes des blancs. Mais, ami, jusqu’au départ. Après ? Agampé te dit : l’avenir est au soleil qui se lève, à la crique que le sable boit, au cri du fauve, au sifflement du maître serpent, au sable, chargé d’or qui te fera un lit suprême enveloppé de flamme.

— Que veux-tu comme témoignage d’amitié ?

— Ton fusil.

— Je n’en ai qu’un…

— Alors, si tu repasses par ici, n’oublie pas Agampé, et donne-lui ton arme au retour.

— C’est promis !

Une rasade de tafia mit le camp en gaieté et, Toupur et Domino, pris de douce ébriété, préparèrent le départ.

XIV

LA RIVIÈRE SE PERD EN FORÊT

Les pirogues filaient sur la rivière.

Salvator et Marco étaient émus parce qu’ils entraient dans la région difficile et mal connue.

Une tristesse indéfinissable enveloppait les quatre hommes, réunis, au soir tombant, autour du feu qui assainissait le carbet hâtivement dressé au bord de l’eau.

Marco comprit qu’il fallait faire diversion à cet état d’esprit.

— À quoi penses-tu, Salvator ?

— À ce qu’a dit l’Indien.

— Tu as compris ?

— Oui, sauf les mots d’idiome pur.

— Tu as saisi le mécanisme de ce patois créole que l’on parle de la côte à l’intérieur, des Antilles au Brésil et à l’Argentine ?

— À peu près, pour l’avoir déjà entendu, mais je voudrais être un peu mieux renseigné.

— Allons ! je vais encore faire le maître d’école, sous ce ciel magnifique, en pleine forêt vierge, devant une rivière qui roule sur les paillettes d’or. Ce n’est pas banal.

— En effet.

— Eh bien, écoute : Les grands voyageurs, les marins, les marchands que n’ont jamais émus les grandes traversées, et qui ont erré à travers les Antilles, se sont vite familiarisés avec le patois créolisé, cette langue amusante, caractéristique, pleine de couleur et d’intonations inattendues, gardant en reflets la joie, l’enthousiasme et aussi la ruse des mulâtres métissés de blancs, d’indiens et de noirs, dont la généalogie se perd dans la nuit africaine.

« On connaît l’insouciance, la gaieté loyale et exubérante des créoles. Et nous retrouverons ces qualités, le ton hardi, le mot vibrant, le trait qui retient, dans ce patois créole, qui chante à travers les rues de Fort-de-France, de Pointe-à-Pitre, Basse-Terre, Saint-Laurent, Mana et Cayenne, et qui est répandu plus généralement dans les Antilles parmi la poussière d’îles et d’îlots verts, sous le ciel éclatant des tropiques et jaillis de l’océan aux eaux lourdes de saphir et de cobalt comme des jardins merveilleux d’émeraude, de corail et d’or.

« Il est impossible de saisir l’imprévu de la langue si curieuse des créoles, si l’on n’a pas quelques rudiments de ce patois sous les yeux, et nul ne peut savourer les conversations et les récits sous les hauts arbres des savanes, s’il n’est pas familiarisé avec les expressions locales et les propos des hommes et surtout des femmes de couleur.

« Ce patois créole est un parasite dont les racines s’enfoncent dans le tronc gaulois, mais dont les branches s’étendent « sur toutes les langues de l’univers, langage sans base ni fond, granitique s’il en fut ».

— Qui dit cela ? Ce n’est pas toi, Marco ?

— Non ! C’est le bon Salavina.

« On trouve, en effet, mélangés au français originel, le provençal, le basque, le hollandais, l’espagnol, l’italien, l’allemand.

« Plus simplement, il convient de rappeler que les Anglais et les Français se disputèrent les îles des Antilles, et qu’ils y laissèrent, en même temps que le souvenir de leurs faits d’armes, les traces ineffaçables de leur génie, langue, mœurs et coutumes.

« Un fait incontestable est que le français et l’anglais dominent dans le langage créole, mais qu’au début, les uns et les autres usèrent des gestes et des signes caraïbes.

« Les idiomes des Africains et des Indiens s’introduisirent, peu à peu, dans ce patois hybride créé et transformé par toutes les races qui se rencontrèrent ici.

« Et ce mélange compliqué, étrange, cocasse, mais non sans charme, est accompagné, d’ordinaire, par une mimique éloquente, variée d’intonations bizarres et panachée de mots déformés, raccourcis, de phrases conventionnelles et dénaturées, à plaisir le plus souvent. Mais le parler créole n’en demeure pas moins aimable, doux, avec ses figures nouvelles, originales, d’un incontestable génie d’invention.

« Un exemple entre tous : Lorsque la pluie tombe, continue, en longues aiguilles, en Europe, pour expliquer ce temps, on se sert d’une métonymie assez heureuse, d’ailleurs ; on dit : Il pleut des hallebardes.

« Pour rendre la même idée le créole prononce un mot, un seul. Il fifine, dit-il.

« Un psychologue célèbre a dit : Les langues gazouillent en s’approchant du soleil et, dans les Antilles, le créole rampe, chante, se traîne en mélopée larmoyante ou gaie. Voici d’autres précisions :

« La prononciation des r exige un travail des lèvres et de la langue : le créole les supprime sans autre forme de procès. De lui, il fait li, ou simplement i, sujet et complément tour à tour.

« Autant que possible, pour parler, il faut se garder d’ouvrir la bouche. On s’étudie à se faire entendre sans desserrer les lèvres. Cela paraît bizarre, mais c’est ainsi.

« D’où ce jeu de mimique souligné de sous-entendus dont je t’ai parlé.

« Quand tu parles à une créole, au lieu de te répondre : plaît-il, monsieur, elle répond Eti.

Toutes les consonnes qui obligent l’Antillais à un effort, si minime soit-il, il les balaye carrément. Il ne garde que les voyelles. Certaines voyelles, précédées d’une consonne, sollicitent un travail de la langue, par exemple : la. Le créole, pour adoucir le son du mot, et surtout pour ouvrir moins la bouche, ajoute au vocable une consonne suffixe. Et de la, il fait lan, plus facile et plus coulant aux lèvres.

« Ainsi au lieu de : la mer, un colonial dira lan mais.

« Un se prononce lan ; moi, moin, etc.

« Pour les mêmes raisons, sortir devient sauti ; venez, vini ; je vous ai dit moin dit ou.

« Je lui ai dit : moin dit li ; ou encore moin di li, qui couramment se transforme en moindiel, un seul mot, toujours.

« Regardez-le : Gadé lui ; gadé-li-gadé-i, et couramment gadéie.

« Il y a chez le créole tendance à ne reproduire que le son, et il répond souvent d’un bruit de la gorge, en donnant au son du mot, suivant le cas, des intonations diverses et contraires.

« Tu vois qu’il est difficile de fixer un tel langage, à moins de l’écrire avec des notes, comme un morceau de musique.

« Tel est le patois créole. Pour bien le comprendre et en saisir toutes les nuances, rien ne vaut un séjour aux Antilles et sur les côtes de l’Amérique du Sud. Mais on peut s’en rendre compte en faisant la part de la nonchalance tropicale, de l’attrait de cet idiome, ramassis de tous les dialectes et de toutes les langues, parlé d’île à île, et entendu par les hommes de couleur, du mulâtre à l’Indien, en passant par le nègre. Il correspond à un état d’âme. Il traduit la nostalgie du passé d’esclavage et de lutte, la ferveur et l’espoir en l’avenir, la joie et la douceur de vivre du présent. Et certaines chansons créoles sont célèbres, non seulement dans les ports lointains, au cœur des paysages étonnants, des mornes sauvages et de la forêt vierge, où l’on trouve quelques huttes rudimentaires, groupées autour d’un bon patriarche, mais à bord des long-courriers ou les officiers, les matelots et les émigrants les répètent en évoquant de lumineuses et troublantes images.

« Voilà, conclut Marco, ce que je peux te dire, ce que je sais, mon cher garçon, du patois créole.

Ils suivirent l’Alama, et, après vingt jours de pirogue et de marche, en des régions difficiles, étouffantes, ils purent constater qu’ils se trouvaient entre Peio et Acouti, au sud du mont Tacapataro.

Ils s’étaient égarés.

Marco s’en aperçut quand il se trouva en face de criques différentes, convergeant vers un même point.

Les deux Bonis manifestèrent quelque inquiétude. Salvator n’osait pas questionner Marco, mais ce dernier comprit quelle angoisse étreignait les hommes qui s’en rapportaient uniquement à lui.

Il se ressaisit et leur parla.

Il donna des ordres formels à Toupur et Domino et leur servit largement le tafia.

À Salvator, il parla avec simplicité :

— Vois-tu, mon vieux, il nous arrive ce qui est normal, en forêt, par les criques. Nous tournons, nous reviendrons au point de départ. Nous ne savons pas où peut nous mener pareille équipée. Peu importe. Nous retrouverons notre route.

L’eau de la crique devenait de plus en plus rare et semblait absorbée par le sable.

Toute navigation semblait impossible.

Il fallut poser les pirogues sur un banc de sable fauve, et partir à l’aventure, à la reconnaissance du pays.

Après trois heures de marche, les voyageurs, les pieds meurtris, s’arrêtèrent, anxieux et douloureusement impressionnés.

Une odeur de feuilles brûlées venait à eux d’un point qu’ils ne pouvaient situer.

— Ça sent le roussi ! dit Salvator.

— Non ! C’est par instants seulement que l’odeur vient.

— Alors, il y a du monde quelque part !

— Il est facile de le savoir.

— En effet. Rassure-toi !

Et Marco tira un coup de fusil en l’air. Quelques instants après, deux coups de fusil répondirent.

— Parfait, dit Marco ; nous sommes en compagnie. Il y a des placériens par là !

Ils marchèrent dans la direction des coups de feu et ils arrivèrent, bien longtemps après, au seuil d’une clairière.

Ce qu’ils virent les confondit d’étonnement.

XV

AU PLACER MINERVA

Pendant une longue route, tracée à coups de sabres d’abatis, ils remarquèrent le sol remué, travaillé. Ils allaient vers de la vie.

Puis, brusquement, le rideau de la forêt s’épaissit. Ils ne trouvaient plus de chemins sous la voûte verte, impénétrable.

Les deux Bonis demandèrent à manger. On s’arrêta. La chasse rendit maigrement, mais on pouvait attendre une halte plus heureuse.

Salvator, de temps en temps, regardait le sol.

— Il y a de l’or par ici, disait-il, mais où se cache le véritable filon ?

La marche devenait difficile.

Salvator, fiévreux, subissait mal le silence que semblait lui imposer Marco.

— Qu’en dis-tu ?

— Rien.

— Moi, je pense que nous sommes sur un chemin inconnu qui mène à l’or.

— Douce illusion ! Moi, je suis sûr que nous nous sommes égarés.

— Eh bien, attendons ! Nous pourrons toujours nous repérer au couchant. D’ailleurs, quelqu’un a répondu à notre coup de feu.

— C’est incontestable.

— Alors ?

— Alors, je prétends qu’il ne faut pas désespérer.

— Certes ! non ! On va bien voir qui sont les paroissiens qui ont répondu à notre appel des armes.

— N’oublie pas que, dès 1821, Saint-Amand, secrétaire particulier de M. le baron de Laussat, gouverneur de la Guyane, disait : « Si la Guyane, au lieu d’être une vieille terre, était une découverte moderne, on s’y précipiterait avec fureur. »

— Oui, ça va ! Mais il y a un siècle qu’une telle parole a été prononcée.

— Et l’ingénieur des mines Levat, qu’a-t-il dit ?

— J’attends ses paroles.

— Ne sois pas de mauvaise humeur, les voici : Il ne faut pas oublier que la Guyane est de beaucoup la première des terres aurifères. C’est dans la question minière que se trouve la prospérité immédiate et l’avenir aussi brillant que certain de la Guyane française.

— C’est entendu, mais nous espérons mieux.

— Comme tu le dis ! Quant à Coudreau, il avait une formule lapidaire pour marquer la fortune de ce pays.

« Les richesses minières de la Guyane française sont aussi importantes que variées. Des terres de colonie renferment l’or, l’argent, les pierres précieuses, le fer, et la plupart des métaux, le granit, les grès, les terres à poterie et à porcelaine.

« Le plateau de la Guyane, est, comme on le sait, une région absolument identique, comme constitution géologique, à celle du plateau du Brésil, dont les richesses minérales sont bien connues. De tous les métaux que recèle le sol guyanais, c’est à l’or que nous devons le premier rang. »

— Les Européens prétendaient que c’étaient là des boniments.

— Allons donc ! Faut-il que je te rappelle l’autre prophétie du député Ursleur, en 1905, vingt ans après Coudreau ?

« Dans l’espace d’un demi-siècle, la Guyane française n’a pas produit moins de trois cents millions d’or, chiffre énorme si l’on veut bien tenir compte de sa faible population. Et cependant, on n’en est encore qu’à l’exploitation des alluvions. Mais l’existence de filons aurifères d’une teneur très riche a été également constatée. Leur exploitation, qu’on annonce prochaine, réserve, croit-on, des surprises agréables à la colonie et une abondante moisson d’or à leurs heureux possesseurs. »

 

*    *    *

 

 

Toupur et Domino ne voulaient plus marcher. La chaleur était accablante.

Marco et Salvator, malgré qu’ils voulussent donner l’exemple de la résistance, durent céder à l’invitation au sommeil.

C’était l’heure de la sieste. Mais ni Marco, ni Salvator ne pouvaient dormir.

Salvator rêvait du métal.

Il évoquait tout ce qu’il savait, au moment où il allait, certainement, se trouver en présence de vrais chercheurs d’or égarés, perdus et heureux sans doute, au cœur de l’immense forêt vierge.

Marco, à son tour, l’écoutait.

— Mon vieux, la découverte de Paoline, dans l’Approuague, fut rapidement suivie d’autres importantes découvertes dans les rivières de la Comté, du Sinnamary, du Kourou, de la Mana et du Maroni, m’as-tu fait remarquer. Les grands placers tels que Saint-Élie, Enfin, Bieff, Dieu-Merci et Mataroni-Baugée datent des quarante dernières années. Tu penses si j’ai retenu tout cela !

« Les exploitations de tous ces placers, qui cependant ont été entreprises par les moyens les plus rudimentaires, ont donné à leurs auteurs des résultats inespérés.

« Il faudra donc, puisque nous le pourrons, exploiter rationnellement et comme je l’ai déjà fait…

— Raconte.

— Après la prospection, on arrive au bed-rock décomposé sur lequel repose la couche aurifère.

« On fait d’abord l’expérience sur trois bâtées de 10 kilogrammes par bâtée, à trois couches successives.

« La teneur de ces bâtées s’estime à l’œil d’or, c’est-à-dire à un certain nombre de parcelles d’or.

« Le résultat de la prospection ayant été satisfaisant, le chef prospecteur choisit l’emplacement où sera installé le futur placer et les cases des travailleurs ; c’est, de préférence, sur une hauteur et à proximité d’un cours d’eau, qui ne doit pas communiquer avec ceux où se fera l’exploitation.

« Les opérations, pour le lavage des alluvions, commencent alors ; elles se composent de deux parties : les travaux préparatoires et les travaux d’exploitation.

« Les travaux préparatoires comprennent : le défrichement, l’abatage des arbres, la construction d’un barrage ou batardeau, et celle d’un canal de dérivation ; le déblayage du stérile qui couvre la couche aurifère, la confection, avec des madriers sciés sur place, des dalles destinées à former le sluice d’exploitation. Ces dalles sont d’une longueur de 4 à 6 mètres et d’une largeur de 0 m. 40.

« Ces travaux terminés, le sluice est installé sur des piquets de bois et la tête est placée sur le front de taille déblayé ; un canal spécial y amène l’eau nécessaire au lavage.

— Me voilà fixé.

— Je t’ai dit ce que toi aussi tu dois savoir sur le traitement des terrains aurifères. Et je soupçonne que nous allons rencontrer de braves gens, perdus dans les solitudes et penchés sur des travaux de ce genre.

— Quand repartons-nous ?

— Demain matin, seulement, veux-tu ? Il fait trop chaud et nous sommes fourbus.

— Entendu.

Et la paix du sommeil descendit de nouveau sur la petite troupe.

Dès la première heure, le matin, ils furent en chemin. Il fallut user du sabre d’abatis pendant un jour. Marco, Salvator et les deux Bonis n’avaient pas parcouru six milles en dix-huit heures.

Et brusquement, ils aperçurent les grands carbets d’un camp de placériens. C’était le camp de la désolation.

Six blancs, un Indien et quatre noirs vivaient mal sur un placer qui portait le nom ironique de Minerva. La sagesse n’avait pas guidé ces hommes. Ils couraient après la chimère.

Le chef était M. Alec Carter. Il reçut les étrangers de façon courtoise.

— Où allez-vous ?

— Nous cherchons les grandes réserves d’or.

— Vous y croyez ?

— Oui.

— Nous sommes ici à l’extrême limite civilisée.

— Civilisée ?

— Enfin, tout ce qu’on peut attendre des tribus est là. Après, c’est l’énigme.

— Nous allons vers l’énigme.

— Vous cherchez le grand risque ?

— Peut-être, répondit Marco, sur un ton impatienté. Et vous ?

— Nous ? nous sommes au bout du rouleau. Demain, nous reprendrons la route du retour.

— Après fortune faite ?

— Non ! l’or a à peine payé nos efforts.

— Alors, je vais vous prier de réunir vos hommes. Quels sont-ils ?

— Un Hollandais, trois Français, un Anglais et cinq hommes de couleur.

— Peut-on avoir confiance ?

— Je l’ignore. Ici, chacun a travaillé pour soi.

— Voulez-vous les appeler ?

— Pourquoi ?

— Pour engager des volontaires.

— Bonne chance, conclut M. Carter.

Et il appela les placériens.

Marco prit la parole en créole que tous comprenaient.

— Voici. Nous allons vers le sud. Aucun échec possible. Si nous réussissons, part égale de métal pour chacun. Si nous échouons, chacun sa peau !

Il y eut un silence.

Puis trois blancs, deux Français et l’Anglais, se détachèrent du groupe et levèrent la main en signe d’assentiment. Deux noirs se proposèrent comme hommes de peine, et l’Indien Maropi, qui connaissait tous les dialectes et n’avait qu’un but : rapporter de l’or dans sa tribu qui, jadis, avait possédé la fortune, s’offrit également.

On traita des conditions, puis on décida de vider le placer Minerva de ses réserves.

Alec Carter expliqua qu’ils avaient eu tort de rester aussi longtemps sur ce point de Guyane et que le filon se perdait en forêt après un rendement insignifiant.

On leva le camp.

Maropi se chargea d’une pirogue démontable. Chacun des placériens prit sa part des colis de l’expédition, et les chercheurs d’or reprirent la route du sud.

On rallia le point d’attache de Marco. On suivit des criques nouvelles. Carter remonta l’Alama jusqu’à l’Itany et les adieux furent assez indifférents de part et d’autre.

La nouvelle petite troupe contourna le mont Philipou, le mont Dujay et suivit la crique du Marouini jusqu’au pic d’Amana.

Il fallut faire halte, renouveler les provisions fraîches d’arbre à pain et d’ignames. Et, lorsqu’ils arrivèrent chez les Indiens Coussaris, après avoir suivi le cours de l’Ouanopi, ils étaient encore à huit jours de pirogue et de marche du massif de Tapiirangnanaoué, où ils arrivèrent absolument exténués.

La rivière sous bois, capricieuse, inégale, contourne le mont Itou et, par une branche du Maritony, s’enfonce dans le vaste plateau limité au nord par les chaînons d’Eureupoucigne.

Les hommes découvrirent la crique qui, du mont Itou, va rejoindre le Kerindioutou.

Ils étaient sur le chemin que jadis avait suivi Coudreau.

Et c’est par ce chemin qu’ils allaient atteindre les terres inconnues.

XVI

DANS LA RÉGION INCONNUE

Lorsque la petite troupe entreprit de suivre la crique jusqu’au Kerindioutou, affluent de l’Oyapoc, nul ne se doutait des difficultés d’un pareil voyage.

On dut à maintes reprises faire des haltes forcées et dégager l’eau des fouillis de lianes qui la couvraient.

De l’ancien placer de Minerva, les volontaires avaient rapporté peu de métal. Mais les noirs avaient pu charger des vivres de réserve sous le moindre volume.

Marco s’était fait, pendant les premiers jours après la rencontre des placériens, une opinion sur chacun d’eux. Ils avaient très brièvement dit qui ils étaient. Selon la coutume en forêt, on parle peu avec l’étranger. On ne devient loquace que dans l’ivresse ou lorsque le sol a payé.

Les Français s’appelaient, l’un Prévol, l’autre Darigne. D’où venaient-ils ? Ils prétendaient avoir servi dans les comptoirs de la côte. Marco n’insista pas pour savoir davantage, mais pas plus Prévol que l’Anglais Hunter ne lui plaisaient. Ce dernier raconta que, pour affaire de jeu, il avait dû quitter la marine et qu’il essayait de gagner rapidement pour liquider cette affaire d’honneur.

Salvator partageait la mauvaise opinion de Marco sur les deux personnages. Mais a-t-on le droit de choisir, quand on est à cent jours de la côte, et qu’il ne faut compter que sur soi ?

Les deux noirs Bonis, comme Toupur et Domino, répondaient aux noms de Galloë et Parati. Pourquoi ces appellations ? Ils expliquèrent que, tout jeunes, ils avaient servi chez un Hollandais, prospecteur et balatiste, qui les avait ainsi baptisés. Peu leur importait, d’ailleurs. Ils formaient, avec les deux pagayeurs choisis par Marco, une rude équipe sur laquelle on pouvait compter. Leur rêve était de pouvoir réunir assez d’argent pour acquérir, au retour, des vêtements à l’européenne et flâner dans les brasseries de Paramaribo ou les cafés de Cayenne et de Saint-Laurent du Maroni. Là se bornait leur ambition, et c’est tout ce qu’ils avaient retenu de la civilisation.

L’Indien, Maropi, était le plus précieux auxiliaire de l’expédition. Il avait couru, de tribu à tribu, des Émerillons au Tumuc-Humac. Il avait le goût de l’aventure et voulait revenir chez Agampé, le vieux chef, avec l’espoir de prendre sa place dans la tribu roucouyenne. Agampé, miné par l’âge et par l’alcool, s’effacerait devant lui, car il avait voyagé, connaissait les terres vierges, et avait suivi, avec les blancs, les routes qui mènent vers les pays de richesse et d’oubli.

Cette ambition de Maropi surprit Marco. L’homme pouvait avoir quarante ans. Il était bâti en hercule, et ses yeux brillaient d’intelligence dans un visage au dessin pur. Il voyageait depuis quatre ans et ne faisait pas fi de l’or. Il avait sa part dans un gros tube de fer qu’il portait accroché à la ceinture, à côté de son sabre.

Marco, en tout cas, tiendrait Maropi par l’ambition. Comment reviendrait-il, un jour de l’Oyapoc à l’Itany ? C’était une autre question.

Après des semaines, Marco parut inquiet.

Salvator, au contraire, avait pleine confiance. Le sol humide et couvert de ce que l’on appelle le « stérile » indiquait nettement qu’on allait vers une région différente.

Marco consulta la carte. Ils se trouvaient entre les chaînons d’Eureupoucigne et les premiers contreforts des Tumuc-Humac, dont seul le versant brésilien fut repéré, en 1878 par Creveaux, en 1890 par Coudreau. Mais, en Guyane française, du plateau des Émerillons au versant des montagnes, le pays était désertique ou peuplé, çà et là, d’indiens peu sûrs. En ligne droite, du nord au sud, de la rivière Ouaqui, suivie par Leblond en 1889, aux monts d’Aouara et au mont Coïpée, on n’avait rien exploité.

Les chaînons d’Eureupoucigne désignaient la partie mystérieuse convoitée par Marco. Il fallait donc traverser le vaste trapèze renversé qui a pour limites extrêmes les trois sauts de l’Oyapoc a l’est, le mont Itou à l’ouest, au nord la longue crique d’Eureupoucigne, au sud la rivière Kérin-dioutou.

Un soir, après une avancée épuisante, Prévol dit à Marco :

— Nous crèverons ! Où allons-nous ?

— Vous n’avez pas confiance ?

— On voudrait savoir.

— Ce que je sais, et cela doit suffire, c’est que nous avons des vivres, que nos armes sont solides et que la poudre ne manque pas. Personne n’a le droit de se plaindre.

— Je ne me plains pas. Je voudrais voir venir, gouailla Prévol.

— Bientôt, mon garçon ! Vous êtes ici volontairement. Vous courez le risque comme les camarades. Votre question marque une légère défaillance. Je l’excuse, mais j’espère que vous materez l’inquiétude que rien ne justifie.

Prévol se tut et alla retrouver Hunter, avec qui il était lié par une étroite camaraderie. Les deux hommes semblaient se concerter.

Marco et Salvator allèrent vers eux.

— Si vous voulez repartir, je vous lâche un Boni, une pirogue et des vivres, leur jeta Marco, l’œil sévère et les fixant avec ostentation.

— Nous ne vous demandons rien, répondit Hunter. On s’expliquera sur le travail, quand on aura trouvé – il prit un temps – ce que vous cherchez. Car vous devez être parfaitement renseigné, railla-t-il.

— Absolument ! trancha net Marco, et, puisque vous suivez, il est bon que nous vivions unis.

— Nous ne désirons pas autre chose, dit Prévol, mais vous savez, chef, de temps en temps, on cafarde.

— Ça va, on en reparlera…

Salvator et Marco regagnèrent leur carbet, grossièrement monté au bord de la crique.

— Tu feras bien de les avoir à l’œil, mon vieux Marco.

— Sois tranquille.

 

*    *    *

 

Deux jours après, ils franchissaient un vaste rideau de lianes et se trouvaient au bord d’une sorte de lac assez vaste, formé par un renflement de la crique Itou, qu’ils reconnaissaient certainement pour la première fois.

L’eau courait en tous sens, au sortir du lac, et, par une série de sauts, reprenait son lit sous bois. D’un côté, la rive semblait taillée à pic dans le roc, couronné par les hauts panaches de palmiers. De l’autre, la forêt vierge, toujours la même, monotone et admirable, limitée par un long banc de sable sur lequel se chauffaient des caïmans.

— La chasse est ouverte ! cria Marco.

Les monstres dont ils s’approchèrent doucement semblaient somnoler. Les quatre blancs chargèrent à balle explosive et firent un feu de salve, par deux fois.

Les plus gros animaux plongèrent, à peine touchés, mais il resta six pièces sur le sol : les plus petits, dont on allait tirer profit.

On s’installa sommairement au bord du lac où les caïmans ne s’aventureraient pas de sitôt, et le dépeçage commença. On sépara la queue du corps de chaque bête et l’extrémité, très tendre, fut pelée et rôtie. Chacun s’accorda à trouver bonne cette chair, dont la saveur rappelait un peu le goût du veau.

Un peu plus loin, des troncs d’arbre pourrissaient et des tortues vivaient là, dans un domaine bien à elles, au bord de l’eau. Maropi et Domino en capturèrent quelques-unes et la soupe du lendemain fut assurée.

Les pirogues reprirent le cours de la crique vers le sud. L’eau avait une couleur d’argile, roussâtre par endroits et couverte d’une couche grasse qui prenait au soleil des couleurs irisées.

Sous la lumière diffuse, tamisée par les hauts arbres, les embarcations glissaient lentement. Un soleil, terrible au sortir du lac, tombait d’un ciel éclatant. La forêt s’ouvrait et, comme par miracle, une clairière immense s’étendait devant les yeux émerveillés des voyageurs.

Çà et là, des arbres à fruits avaient poussé. Comment étaient-ils réunis à cet endroit ? Mystère ou caprice de la nature. En tout cas, ici étaient groupés des bananiers et des arbres à pain, là d’autres fruitiers comme on n’en avait pas vu depuis longtemps.

Salvator et Maropi partirent à la découverte. À un mille et demi, ils aperçurent un campement d’indiens. Maropi fit des signes à une délégation qui s’avançait, et, à leurs gestes, il comprit qu’ils ne manifestaient pas d’hostilité. Ils étaient, cependant, armés de l’arc et des flèches. À quelques pas, Maropi les reconnut.

— Ce sont des Émerillons, déclara-t-il à Salvator. Mais comment sont-ils ici ?

Aux questions que posa Maropi, celui qui semblait être le porte-parole de la tribu raconta qu’ils étaient descendus vers les Oyampis, afin de refaire leurs provisions. En échange, ils travaillaient pour eux, à la culture, à la pêche et à la chasse.

Sur ces quelques mots, Maropi décida de conduire tout le monde au village.

Des carbets, au nombre d’une vingtaine, couverts de feuilles, composaient l’agglomération des Indiens. Dès l’arrivée des blancs, les hommes firent force saluts. Depuis leurs luttes avec les tribus des Aramichaux de l’Ouaqui et les Tayras, les Émerillons vivent solitaires, sans se mêler aux autres indigènes.

Les hommes étaient longs, fluets et assez mal bâtis. Leurs gestes révélaient la paresse, la mollesse, et leur intelligence tout à fait rudimentaire. Les arcs, les flèches, les outils grossièrement taillés accusaient le moindre effort et le manque d’initiative. Les hamacs pendus sous les carbets étaient faits d’écorce de maho. Les canots, constitués par un tronc d’arbre fouillé au feu, avec des bancs ménagés à l’arrière et au milieu, dans l’épaisseur même du bois, paraissaient lourds et leur forme était sans agrément.

Le chef de la tribu regardait, absolument stupéfait, les armes que portaient les blancs.

Maropi expliqua qu’ils pouvaient tuer même le tigre avec ces armes, et les Indiens, muets d’étonnement, regardaient, sans comprendre, les fusils que tenaient Salvator et Marco.

Salvator tira un coup à blanc.

Effrayés, les Indiens s’étaient jetés à terre. Maropi les rassura.

Les femmes étaient plus calmes, moins impressionnées que les hommes. Elles étaient petites, et leurs visages assez réguliers étaient éclairés par des yeux rieurs.

Marco donna des perles de verre pour les femmes, du tafia et des cotonnades pour le chef. On mangea la soupe d’aouara qui, prétend un dicton guyanais, ramène toujours au pays d’équinoxe ceux qui en ont mangé, et qui sont partis.

Le soir, Maropi fut prié de parler des Indiens. Il fit preuve d’érudition et paraissait assez fier de renseigner les blancs.

Il s’exprimait en créole, très compréhensible pour tous, car il avait suivi par deux fois le Maroni et l’Oyapoc.

— Je suis Roucouyenne, vous le savez, mais la race est éparpillée dans le Haut-Maroni et le Bas-Oyapoc, jusqu’à Saint-Georges et même en Approuague.

« Vous venez de voir les Émerillons. Ils sont moins forts que nous, ajouta Maropi avec fierté. Et, s’adressant à Marco : Tu connaîtras d’autres Indiens jusqu’au fleuve. Je les connais tous : les Poupouris, qui se sont mêlés à nous, surtout dans le haut du Yary ; les Aramichaux, qui sont puissants et parlent le galibi, ou du moins un idiome qui rappelle celui usité sur la côte ; les Calenchéens, qui ne vivent qu’aux bords de l’Ouaqui ; les Acoquas, au sud de la rivière Camopi, sont des guerriers redoutables et mangeurs d’hommes. Nous avons fui devant eux, mais ils ont eu comme rivaux terribles les Magapas, qui rêvent toujours de les exterminer. Les Maranes, voisins des Acoquas, sont peu nombreux. Les Ouens, qui habitent le haut bassin de l’Oyapoc où nous allons, ont quitté les rives du fleuve, pourchassés par les Oyampis qui ne cherchaient qu’à les détruire. Ils se cachent, à présent, dans les terres, et vivent à l’état sauvage.

« Les Pirios, également voisins des Acoquas, étaient nombreux et forts. On m’a dit qu’ils s’étaient fixés aux environs de Saint-Paul-d’Oyapoc, au long de la crique Armontabo, et que leur population diminuait d’année en année. Quant aux Maracoupis, dont tu verras sans doute de rares spécimens, ils n’ont de relations qu’avec les Brésiliens et se sont répandus autour des criques Yaroupi et Ingalabre.

« Mais toutes ces tribus parlent à peu près le même langage, et je les comprends.

— Nous l’avons constaté, brave Maropi, dit Marco en flattant l’Indien par quelques compliments.

Maropi tenta d’expliquer comment le coin qui paraissait défriché contenait tant d’arbres fruitiers réunis là.

— Je ne crois pas au miracle, affirma Marco, surtout ici.

Hunter, qui parlait peu, déclara qu’en prospection il avait plusieurs fois découvert de véritables vergers.

Maropi prit la parole.

— Écoute, chef, moi aussi j’ai trouvé, en des endroits où personne ne semblait avoir pénétré depuis longtemps, des terres pareilles où poussaient, au cœur de la forêt, des arbres chargés de fruits à la saison sèche. Eh bien, ce n’est pas le hasard qui les a jetés là. Les tribus indiennes, souvent en guerre, se déplacent, établissent leurs camps à des milles de distance les uns des autres. Ils fuient le vainqueur, abandonnant tout. Mais ils n’emportent pas les arbres de l’abatis et les plantations qu’ils ont faites. Les mois, les années passent. Les arbres grandissent et la forêt vierge, autour, semble les protéger.

L’explication parut plausible.

Ah ! les desserts étaient abondants, et l’on vécut quatre jours de délices, comparés aux semaines passées, dans ce coin du grand bois, aménagé comme par une fée.

Maropi faisait l’important. Il avait la confiance de Marco, du chef, et il en était fier.

Prévol et Hunter semblaient peu s’intéresser aux récits de Maropi. Dravigne, au contraire, qui, prétendait-il, avait été, à vingt ans, maître d’école, se passionnait pour ce qu’il voyait ou apprenait au cours de l’expédition.

— Tu ne sais pas de fables ou de chansons ?

— Non, répondit Maropi, sauf une que j’ai entendue chez des Coussaris qui avaient travaillé au Brésil.

Et, dans l’air parfumé du soir, l’Indien, sur un ton de mélopée, modula, en l’idiome, une sorte d’aveu qu’il traduisit ensuite.

 

*    *    *

 

Maropi s’était tu après avoir prolongé les inflexions des derniers mots qui, dans l’idiome original, étaient d’une rare douceur.

— Bravo, Maropi, crièrent Salvator, Marco et Dravigne.

Et Hunter et Prévol, ironiques, ajoutèrent :

— Rien ne nous aura manqué.

— Pas même la romance !

XVII

LA GRANDE FORÊT

La crique coulait, abondante, et l’expédition s’enfonçait en forêt.

Le grand bois étalait son trésor inépuisable. Les hommes parlaient peu.

Seuls, Marco et Salvator étaient renseignés sur la forêt guyanaise dont ils découvraient au cœur des Tumuc-Humac, dans la région où se réunissaient les eaux des fleuves et des criques innombrables, la beauté souveraine et la richesse.

Les forêts que la proximité des fleuves a rendues exploitables ont été évaluées à dix milliards de francs, représentant quatre-vingts millions de mètres cubes de bois.

Depuis longtemps déjà, cette richesse a été signalée.

Jusqu’ici, la Guyane n’a exporté que des bois précieux, d’ébénisterie, acajou, ébène, bois de rose, etc. Ce sont évidemment des produits de haute valeur, qui peuvent payer une manutention élevée et un fret onéreux.

Mais, à côté des bois précieux, il y a ceux plus utiles dont on aurait un emploi immédiat :

Les bois plus pesants que le chêne, bois de longue durée, tels que le balata rouge, le boco, le palétuvier rouge, et le panacoco, propres aux bases de constructions.

Les bois de pesanteur égale à celle du chêne pour les travaux plus riches ; le balata blanc, le coupi, le courbaril, le souari, le wacapou.

Les bois de pesanteur égale à celle du sapin qui seraient utilisés pour la charpente, la toiture, tels que l’amarante, l’angélique, le bois violet, le cèdre noir, le darapa, le vayamadou et le simarouba.

Tout est fabuleux dans cet immense domaine. Parmi les ressources forestières autres que les fruits et les plantes alimentaires herbacées, les arbres oléagineux et ligneux, le touka, qui donne une huile à manger recherchée au Para ; le conana, pour l’huile à savon ; le maripa, qui donne l’huile d’éclairage ; le pékéa ou arbre à beurre ; le muscadier à suif ; le savonnier ; la potalie amère ; autant de produits qui sont d’une utilité et d’un emploi immédiats.

Les plantes médicinales abondent, et elles sont partout : toutes les variétés de plantes herbacées, de l’indigo au chiendent, de l’amourette à la verveine, au basilic et à la centaurée.

Tous les arômes : l’arbre à essence ; le bois de rose, le frangipanier ; le cabalou-diable.

Toutes les teintures : le génipa ; le campêche ; le bignone écarlate ; le bois violet ; le mancoar ; le simira ; le panapy ; le tariri ; l’indigo ; le balourou ; le lucée noir, etc.

Pour la tannerie, on peut employer l’écorce des palétuviers ; le goyavier sauvage ; le grignon.

Et les textiles sont représentés par l’arbre à pain, les palmiers, les mahos, les aloès, le piaçaba, le bois macaque, le bambousier, l’ita, le chiqui-chiqui, la ramie, l’agave, le bananier corde, les lianes innombrables.

Et le trésor forestier des bois précieux et de construction.

Mais la forêt guyanaise est bienveillante ; elle donne à qui sait les cueillir les plantes aromatiques et condimentaires.

Et rien n’est oublié, dans ces dons magnifiques. Les plantes alimentaires, herbes, arbres, fleurs et fruits, sont d’une variété infinie : le caféier, le cacaoyer, la canne à sucre, le tabac, le riz, le maïs, le bananier, le bacovier, l’arbre à pain, le manioc, la patate, l’igname, le tayove, l’arrow-root.

Enfin, pour la table et la joie des gourmets que l’isolement du grand bois attriste, voici des desserts comme en rêveraient les maîtres de l’heure : l’avocatier, le parépou, le manguier, le sapotillier de Para, l’arbre à pain, le bananier, le bacovier et tant d’autres.

Telle était la forêt.

 

*    *    *

 

L’expédition avançait doucement.

Il fallait gagner par les criques le Kérindioutou, et les jours passaient.

Les pirogues étaient surchargées de fruits. La chasse fournissait largement des vivres frais.

La provision de tafia s’épuisait et les noirs bonis se plaignaient que les rations fussent plus rares.

Mais Marco avait promis qu’on distillerait les fruits, et il y avait en réserve une caisse de whisky et de rhum provenant du placer Minerva.

La forêt prodigieuse devenait hostile malgré sa richesse.

Sous le soleil de feu, tout semblait pousser vers une ascension vertigineuse et, dans cette région flagellée par les rayons brûlants, les animaux pullulaient. On tuait des agamis, gallinacés plus gros que des poulets et que l’on appelle oiseau ventriloque et oiseau-trompette. C’était un mets de choix.

Mais il fallait subir les singes hurleurs qui font un bruit de cornes d’avertisseurs ou de sirènes de navire. Le mâle donne le signal du concert et toute la famille suit ! C’est intolérable. À ce bruit s’ajoutait le cri des crapauds-bœufs énormes, curieux et inoffensifs. On se rattrapait sur le pécari ou cochon marron, la biche, le tapir, que Maropi, en bon Indien, appelait maïpouri.

Mais que de fois n’avait-on pas dû éviter les reptiles, grands et petits, serpents-lianes, serpents corail, crotales, grages couverts d’écailles et portant à l’extrémité de leur queue un dard terrible, comme celui des scorpions, avec lequel ils achèvent leur victime.

Ils se réjouissaient, plaisir rare, hélas ! à la vue des coattas, singes farceurs et « bon enfant », qui sont plutôt familiers avec l’homme. De temps en temps, les iguanes herbivores, troublés par le bruit, affolés, plongeaient du haut des rocs ou des arbres, abandonnant les fruits savoureux.

Quant au tatou ignoble, avec ses pattes énormes, fantastique remueur de terre, il révélait les secrets de sa vie en creusant des trous énormes, véritables couloirs d’évasion, masquant sa fuite.

Et il y avait encore toute la féerie du grand bois.

Les voyageurs avaient le temps de remplir leurs yeux de spectacles émouvants.

Les singes riaient, regardaient les hommes et prenaient leurs ébats avant de se grouper sur les branches. Il fallait se frayer un passage à travers les figuiers géants, les bombays à branches horizontales, les palmiers au panache vert, au-dessus de la forêt. Les lianes montaient, glissaient, se tordaient comme des reptiles autour des géants, et elles s’épanouissaient en fleurs étranges aux fruits d’où dégouttaient les poisons aux parfums tentateurs.

Et les parasites donnaient l’assaut aux vieux arbres. Les caciques, au plumage noir et jaune, chantaient atrocement en cisaillant les troncs pourris. Dans les feuillages fourrés de la haute futaie, les aras, les perruches, perroquets verts, rouges et bleus, jacassaient. Les toucans au bec énorme aboyaient comme des chiens, à peu près incapables de voler, déplumés et hideux. Et çà et là, des hérons gris, des aigrettes blanches, des goélands, des spatules et les innombrables oiseaux à panaches, couleur de ciel et de feu, striaient de leur passage brillant le rideau vert.

Accablés par la chaleur et la fatigue, les hommes de l’expédition pouvaient reconnaître, au passage, les oiseaux, qui sont l’âme de la forêt.

Ils avaient évité tous les serpents, l’agouti et le zocco, et mangé quelquefois les lézards verts et les tortues.

Enfin, ils subirent tous les insectes. C’était la revanche de la forêt. Les infiniment petits paralysaient les gestes, provoquaient la maladie et la fièvre qui immobilise et déprime l’homme le plus robuste. L’abeille brune, la mouche à miel noire, le ver à soie, les chenilles diverses, les papillons de toutes sortes. La fourmi manioc, surtout, est dangereuse. Ses mandibules, très dures, ont la forme d’un compas d’épaisseur. Les deux faucilles dentelées permettent à cet insecte de scier la tige la plus forte. Cette fourmi adulte atteint jusqu’à 2 centimètres de longueur ; elle met à la besogne une activité étonnante ; c’est ainsi qu’un arbre attaqué le soir par ces laborieux travailleurs nocturnes est, le lendemain matin, complètement dépouillé de ses feuilles. Le mâle, bûcheron expérimenté, attaque l’arbre dans toutes ses ramifications, tandis que la femelle reste à terre pour transporter au nid le butin récolté. Le mâle s’attaque à la naissance du pétiole de la feuille, la sectionne par un mouvement circulaire, laisse tomber la feuille, immédiatement recueillie par la ménagère qui s’empresse de la déposer en un lieu sûr, à l’abri du soleil. Leur habitation est souterraine, et cet abri comporte des galeries dont les orifices se retrouvent quelquefois à des distances de cent et cent cinquante mètres.

Toupur avait été piqué par un ver macaque. Sa joue se contractait. Les chairs semblaient ratatinées. Marco s’en aperçut. Toupur ne se plaignait pas. Il croyait avoir été mordu par une araignée-crabe. On extirpa le ver en versant du jus de tabac dans la plaie.

Enfin, après des jours de réelle souffrance, car la zone franchie était le cœur même de la forêt vierge, la troupe, exténuée, arriva aux bords du Kérindioutou.

On fit halte longuement.

Les hommes prirent de la quinine à haute dose. La chasse donna des viandes fraîches ; des arbres à pain et des bananiers fournirent l’élément végétarien, et, trois jours après, tout le monde était retapé.

 

*    *    *

 

Réunis autour du feu qui assainit l’atmosphère à l’heure où les hamacs sont tendus, les hommes revoyaient la forêt qu’ils venaient de parcourir en suivant la crique, depuis trente jours.

— Mais qui donc peut rendre le caractère de la forêt vierge ?

À cette demande de Salvator, Marco répondit :

— Personne. Il faut y avoir vécu !

— Pardon, interrompit Hunter où pensez-vous aller à présent ?

— Au champ d’or, répliqua, la voix coupante, Salvator, que l’Anglais énervait. J’ai vu le sol. Je suis un prospecteur éprouvé. Nous devons arriver aux terres qui paient.

— Je vous le souhaite, conclut Hunter, en allumant sa pipe.

XVIII

AU SEUIL DES TUMUC-HUMAC

La crique Itou s’élargissait, semée d’îlots verdoyants. À deux milles, les placériens aperçurent des cases d’indiens.

Maropi, qui reconnaissait la race des tribus par la forme des huttes et la disposition des cultures, déclara à Marco :

— Chez nous devons aller faire échange avec les Coussaris.

— Les Coussaris ?

— Oui, des Indiens paisibles.

Salvator, Marco et Dravigne allèrent au campement.

Ils rencontrèrent de beaux hommes, plus noirs que ceux des autres tribus. Les cheveux courts, à peine crépus, encadraient des visages doux et réguliers. Ils ne manifestèrent, à l’arrivée des blancs, ni crainte, ni timidité. Ils parurent plutôt curieux et étonnés. Les femmes, assez rudes, quoique jolies, accompagnent d’ordinaire leurs maris dans leurs travaux. La vie sédentaire les a rendues sans grâce. Elles portaient les cheveux très longs, flottants sur leurs épaules. Les Coussaris s’expliquèrent avec Maropi, en un langage expressif et nasillard.

Marco les fit questionner sur leur façon de vivre. Maropi traduisit leurs paroles :

— Les Coussaris sont mieux armés, plus forts que les Oyampis, qui, jadis, furent la terreur des tribus. Ils manœuvrent avec une adresse exceptionnelle les arcs, la massue, le javelot et la sarbacane qui lance les petites flèches empoisonnées. Ils se protègent avec une cuirasse formée par des fibres de pataoua, finement tressées, et qui arrêtent les projectiles. Ils vivent de fruits et de peu de viande. Ils ont de grands abatis cultivés où ils font venir le manioc, les ignames et les patates. Ils soignent eux-mêmes leurs malades, qu’ils n’abandonnent jamais. Ils enterrent leurs morts debout, la face vers le soleil.

Le chef des Coussaris accepta du tabac, des perles, un peu de tafia. Il donna en échange des fruits et des vivres frais.

— Nous sommes au seuil des Tumuc-Humac, dit Marco. Demain, nous laisserons les pirogues au bord du Kérindioutou. Le pays que je cherche est là. Je sais bien que c’est le pays de la fièvre et de la famine. Mais nous n’avons pas souffert jusqu’à ce jour, ou, du moins, nous n’avons pas vainement couru la rivière et franchi la forêt. À présent, nous allons vers la fortune, vers le succès, croyez-en Salvator qui connaît le sol et ses ressources.

Chaque homme, chargé de provisions et d’outils, prit sa part de responsabilité. Et, à pied, en forêt, on avança vers les Tumuc-Humac dont la silhouette se profilait vers le ciel.

C’étaient les montagnes mystérieuses, les réserves d’or souhaitées, convoitées, le pays atroce et magnifique, somptueux et solitaire.

Personne ne formula une récrimination ou une plainte. Il était évident que tous n’avaient qu’un but : l’or.

L’horizon, au couchant, était formé par une vaste bande violette, et des nuages dorés couraient vers les cimes. Des moineaux minuscules et des moustiques emplissaient l’air. La caravane avançait lentement.

Il fallut camper au pied des monts.

Domino et Toupur avaient laissé leurs camarades à la base de ravitaillement, aux bords de la rivière Kérindioutou.

Un brouillard intense régnait sur les montagnes. Des hérons, des cigognes, des ibis noirs allaient lentement sur les bancs de sable, sans se soucier des hommes qui troublaient ces solitudes.

Sur le bord des plages, dans les criques qui sont réunies au pied des monts, des goélands et des caïmans somnolaient. Des cris perçants de bandes de migrateurs troublaient à peine les monstres assoupis dans la vase.

Marco et Salvator, consultant leurs notes, essayaient de fixer ce qu’étaient réellement les montagnes qu’ils avaient atteintes et qui formaient le but tangible, sûr, de leur voyage.

Les Monts Tumuc-Humac sont constitués par des terrains primitifs absolument identiques à ceux qui fournissent l’or de la basse Guyane. Ils sont riches en productions aurifères. Le pays est désert. Les populations indigènes, nègres Paramakas, Poligoudous, Bonis et Indiens, Roucouyennes, sont peu nombreuses et groupées sur des espaces restreints. On fait de longs jours de canotage sans rencontrer la moindre habitation, au pied des monts.

Un mineur qui a travaillé dans les exploitations du Haut-Orénoque avait assuré que les roches de l’intérieur de la Guyane anglaise sont identiques à celles des Guyanes française et hollandaise… La nature des terrains étant semblable, on doit y trouver également des filons précieux.

Marco connaissait ce détail.

— C’est sans doute l’existence des grottes formées par des roches micacées qui a servi de base à la légende d’El Dorado (le doré).

Des Indiens, pressés de questions par des voyageurs avides du métal précieux, ont raconté que le doré vivait dans un palais dont les murailles étaient en or massif, établi sur la crique Courouapi, affluent de la rivière Yary. Hélas, il s’agit là seulement d’une véritable grotte, dont les parois sont formées par des roches micacées. Lorsque le soleil y pénètre, les parois brillent d’un vif éclat, par suite de la réflexion sur les milliers de paillettes de mica, qui reluisent comme de l’or.

Et c’était, encore, de la légende qu’il fallait oublier.

Les géographes du XVIIe siècle, Simon d’Abbeville entre autres, dans une carte que l’on peut voir à la Société de géographie, ont représenté la contrée de l’El Dorado vers les sources du Maroni. C’est sur un plateau de la chaîne des Tumuc-Humac que, sur la foi de ces géographes, on devait trouver le grand lac de Parimé. Sur ses bords s’élevait, disaient-ils, la superbe villa de Menoa, au milieu de laquelle resplendissait le palais gardé par des milliers d’animaux terribles et aux formes les plus fantastiques.

Le palais était la grotte, et le fameux lac Parimé une inondation qui se renouvelle chaque année dans les terrains alluvionnaires qui s’étendent au pied de la chaîne des montagnes.

— À la vérité, dit Salvator, c’est sur la foi de l’ancienne légende que nous sommes partis !

— Tais-toi, répliqua Marco. Je sens que nous sommes sur la terre espérée. À toi de voir. Tu es prospecteur ?

— Oui.

— Alors, fais ton ouvrage.

XIX

LE PLACER BIENVENU

Les deux Bonis, Galloé et Parati, étaient restés, avec la grande pirogue et le gros du chargement en vivres, au bord de la rivière. Des carbets avaient été montés.

Les deux pirogues démontables furent emportées par l’équipe des prospecteurs. Hunter et Prévol étaient avec Salvator ; Toupur et Domino, Marco, Dravigne et Maropi fermaient la marche.

Après une halte sous bois, ils retrouvèrent l’eau qu’ils entendaient couler, non loin du sentier, et, à leur étonnement, ils se trouvèrent en face d’une sorte de lac peu profond, mais peuplé de batraciens énormes et de serpents qui disparurent à leur approche.

De cette nappe d’eau, partaient cinq criques écartées comme les doigts de la main et s’enfonçant à travers la forêt, sur un espace assez vaste, sans qu’on puisse distinguer leur aboutissement.

Le terrain ainsi arrosé pouvait avoir un mille de large et était rouge.

Marco réunit la petite troupe, après avoir consulté Salvator.

— Eh bien ? lui demanda-t-il.

— C’est un sol qui doit payer. Je n’y vois pas suffisamment, car le soleil baisse. Dans une heure, il fera nuit. Mais tu peux prendre toutes tes dispositions pour demain.

Marco fit part de ses décisions aux camarades. Dravigne acquiesça. Quant à Hunter et Prévol, ils gardèrent un silence gênant.

En attendant, il fallait préparer le dîner et tendre les hamacs.

Repas mélancolique, où chacun, au seuil de l’inconnu, après tant de fatigue, hésitait entre l’espoir et le regret.

Mais c’est l’espoir qui l’emporta, même dans les esprits troubles de Prévol et Hunter.

Un crépuscule court, dramatique, enveloppa la forêt. Une lumière verte et rouge se mêlait. Les rares rayons du soleil sur les feuilles décomposaient les tons et donnaient aux formes des apparences spectrale.

Quand la nuit fut tout à fait venue, les crapauds répétèrent leur cri grave sur une seule note, parfois aiguë, comme un appel, et ajoutèrent à la mélancolie et l’isolement formidable des montagnes.

Des mouches de feu rayaient l’air nocturne. Autour du brasier, les hommes, avant de s’endormir, fumaient.

Maropi tressait des fibres d’aloès pour confectionner des vêtements protecteurs, car on n’avait plus que trois costumes de toile, usagés et rapiécés, pour chacun. Avec des jambières de fibres, on pourrait protéger les culottes. L’Indien utilisait aussi des feuilles minces de palmier, qu’il assemblait comme fait un vannier, avec des brins d’osier, et il façonnait ainsi des sortes de chasubles que l’on passait jusqu’à la ceinture pour la nuit. Cette protection supplémentaire n’était pas négligeable à cause des bêtes qui, malgré les moustiquaires, éprouvées elles aussi par le voyage, se glissaient dans le hamac.

Une bande de singes hurleurs, aux appels terrifiants, passa de branche en branche au-dessus du campement. Leur bruit lugubre se mêla aux cris des crapauds.

Pour la première fois, Marco et Salvator gardaient le silence, angoissés.

— On va dormir ! dit le chef. Chacun de nous sera de veille, au feu, pendant deux heures. Nous avons besoin de sommeil.

 

*    *    *

 

Quand on eut monté les deux pirogues, les hommes y prirent place. Salvator, en tête, indiqua la crique médiane qui semblait la plus pratique pour le pagayage.

Pendant une heure, on avança. L’eau roulait sur un lit de sable fauve, avec, çà et là, des taches brunes et rousses… Salvator fit une bâtée…

Le résultat fut étonnant comme rendement.

Immédiatement, sur place, on installa le sluice, et, pendant cinq heures, oubliant celle du repas, les hommes, véritablement affolés, lavèrent les boues, le sable de la crique, inlassablement.

Hunter, sur sa pelle, ramena un paquet de boue et de cailloux.

Salvator regarda.

Deux pépites, l’une grosse comme un haricot, l’autre comme une noisette, étaient mêlées aux gravats. Il les prit, les essuya. L’or natif était là. Il fallait fouiller le sol.

La joie des hommes fut indescriptible.

Tous ceux qui avaient étudié la roche, et Coudreau en particulier, étaient unanimes à reconnaître que l’or des montagnes provient de leur lente désagrégation. Les pluies, les racines des arbres conduisent l’or aux criques. Le métal traverse la couche alluvionnaire des rivières et se tasse sur le gravier. Ces dépôts sont continuels. L’Indien prétend que l’or « pousse » comme une fleur. Cette expression n’est pas sans vérité, mais il faut parfois des siècles pour que la couche s’enrichisse.

Les prospecteurs, dans cette région inconnue, vérifiaient l’exactitude des relations des savants.

Sur plus de deux cents mètres, ils lavèrent le sable de la crique ; ils remuèrent des milliers de mètres cubes. Dix jours après, les amalgames terminés, ils avaient recueilli à peu près sept kilogrammes de métal.

Salvator appela le plateau, qui s’étendait autour des cinq criques pareilles à d’immenses veines, le placer « Bienvenu ».

Mais il fallait revenir à la base de Kérindioutou. On laissa le sluice sur place, et Marco, absolument halluciné par la découverte tant attendue, décida qu’avant de revenir au placer, il faudrait préparer des vivres frais en quantité suffisante et chasser. Les Coussaris consentiraient encore à des échanges.

Qu’importait désormais la vie difficile ! On savait que le trésor était là.

El Dorado n’était qu’une fiction, mais la terre miraculeuse livrait son secret.

Salvator, qui était l’âme de l’exploitation, demanda à retarder le départ d’une journée. Dravigne et Maropi allèrent à la chasse et revinrent porteurs de volatiles et d’un jeune pac. Maropi paraissait abattu.

— Qu’y a-t-il ? questionna Marco.

L’Indien se tut.

— Et vous, Dravigne, répondez pour lui.

— Chef, Maropi ne veut pas l’avouer, mais il y a du tigre ici.

— Eh bien, ne savez-vous pas qu’il fuit l’homme ?

— Si ! Mais actuellement ils sont en chasse, car il y a aussi de la biche.

— Parbleu ! nous ne mourrons pas de faim !

Maropi restait toujours taciturne.

— Tu es impressionné par le tigre ?

— Oui, répondit l’Indien. On ne doit en parler qu’avec crainte et respect. Tu ne pourras l’insulter que lorsqu’il sera mort.

— Oui, c’est entendu ! Mais comment savez-vous qu’il y a du tigre dans les parages ? Nous n’avons aperçu comme fauves que des singes, des crapauds, des serpents d’eau et des oiseaux !

Dravigne alors s’expliqua.

— Maropi, à un demi-mille environ de la crique, me montra sur le sol humide des traces de griffes. Inutile de se leurrer. Un tigre était passé par là. Nous tenions nos fusils, prêts à tirer à la moindre alerte, quand, à cent mètres de nous, au bord d’une clairière, nous aperçûmes le fauve qui déchiquetait une proie. Il poussa, lorsqu’il nous eut éventés, un rugissement sourd. Maropi n’osa pas tirer… Nous nous avançâmes en tenant la bête en joue. Elle se dressa. J’épaulai solidement, et la grosse charge atteignit le tigre à la tête. Il fit un bond formidable et retomba sur sa victime. Par prudence, j’envoyai à quarante mètres un coup à balle, en plein corps du fauve. Nous approchâmes. La première charge avait ravagé la tête qui formait une bouillie sanglante. La balle avait troué l’abdomen de part en part.

— Eh bien, fit Marco, bravo ! Il faudra garder une patte ou le pelage en souvenir…

— N’y touche pas, chef ! recommanda gravement Maropi. Il faut laisser la bête morte où elle est. La vermine se chargera de la nettoyer, mais les autres tigres ne viendront pas ici.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils savent, d’instinct, que le tigre mort a été tué. Et ils vont plus loin…

— Je l’ignorais.

— C’est la coutume de la forêt.

— Mais comment avez-vous pu rapporter du gibier après un coup pareil ?

— Oh ! pardon, répondit Dravigne, le malheureux pac et les grosses poules huppées nous parurent de menues pièces au tableau, après le tigre. Et ce fut un jeu, pour nous, de les abattre. La volaille appartient à Maropi. Moi, j’ai abattu le pac.

— Déjà l’habitude des grosses pièces, répondit Marco en riant.

Les placériens, intéressés, avaient écouté, sans scepticisme, le récit de Dravigne et de l’Indien.

La bonne humeur accoutumée depuis que la terre « payait » régna dans le camp.

Et, pendant que Prévol et Dravigne s’occupaient de la cuisine avec Domino, Salvator, Marco, Hunter et Toupur s’avancèrent à une centaine de mètres au delà du sluice.

Salvator voulait tenter une expérience qu’il avait remise, chaque jour, au lendemain, depuis le commencement du travail de la crique. Il savait que l’or se trouve à l’état de poussière et de pépites légères, sur une couche de gravier qui, elle-même, repose sur l’argile.

Les terres d’alluvion recouvrent le gravier. Le sable des criques, chargé de métal, glisse entre des bords qui, sans doute, cachent des réserves. La richesse du gisement dépend de l’épaisseur des terres alluvionnaires. Elle peut varier de vingt centimètres à deux mètres. Si les résultats sont médiocres dans une couche profonde, il est inutile d’insister. Le métal ne paiera pas le travail. Si, au contraire, la couche est mince et d’un rendement même minime, on peut exploiter.

Mais un autre pressentiment guidait Salvator. Il voulait s’assurer de quelle qualité était le sol de la forêt, le long de la crique qui le drainait, depuis combien de siècles, et sur quelle distance !

— Nous devons, dit-il, à Marco et à Hunter, défricher en plusieurs points. Choisissons cinquante mètres. On fera un affouillement tous les trois mètres…

L’opération fut rapide.

À trente-cinq centimètres de fond, les prospecteurs trouvèrent le bed-rock, le lit de la roche, et celle-ci n’était autre que du quartz, qui, à fleur de roche pauvre, offrait des traces non équivoques de métal. Ils enfonçaient dans une couche d’argile et, en deux points, les placériens, éblouis, virent l’or enchâssé dans la matière translucide.

Ils étaient fixés.

Il fallait exploiter tout de suite, par les moyens qu’ils avaient, à la force des bras. Ensuite, on regagnerait les fleuves, et le rêve de Marco, sa prédiction fabuleuse, se précisaient.

Marco pleurait…

Salvator prit son ami contre son épaule, comme un enfant.

— Allons, tu vois bien qu’il faut croire aux légendes ! C’est bien ici l’El Dorado !

Mais, quand ils arrivèrent à la base du Kérindioutou, ils étaient fourbus, déprimés, n’ayant mangé, depuis la veille, que quelques baies sauvages. Afin de briser les quartz, ils s’étaient servis de la poudre pour faire des trous de mine, et ils rentraient, n’ayant pas pu chasser depuis trois jours.

C’était la rançon.

Mais ils rapportaient plus de vingt kilogrammes d’or, et la fortune leur souriait, enfin !

XX

LES FAUVES AUTOUR DU TRÉSOR

Pendant deux mois, tout le monde reprit le travail du sluice ou du concassage des roches. Sur plus d’un kilomètre, la nature du sol était la même. En remontant la crique après six milles sous bois, les prospections donnèrent le même résultat.

Le butin était magnifique.

La découverte était plus importante qu’on n’aurait pu l’espérer, et Marco et Salvator avaient une juste fierté de leur entreprise.

Cependant, il fallut songer au retour.

On connaissait la place. On y reviendrait. Salvator avait pris des croquis, prélevé des spécimens des sables et des roches. Il rapportait sur la faune et la flore des notes précieuses, ainsi que des indications sûres relatives aux bois, à leur résistance, à leur densité, sur la merveilleuse offrande de la forêt vierge.

Depuis longtemps, la saison des pluies sévissait.

On ne lavait plus les sables que par intermittences. Il ne fallait pas songer à prolonger davantage, sans courir des risques graves, le séjour dans la région des Tumuc-Humac.

L’orage déchirait le ciel et les grondements de la foudre se répercutaient, grossis par les échos.

Tous étaient impressionnés, quoiqu’ils aient tous connu la colère des éléments déchaînés.

Le chantier se trouvait arrêté par un rideau de lianes feuillues, accrochées d’arbre à arbre et faisant une sorte de barrage vert et jaune qui bouchait l’horizon. Les placériens s’étaient abrités là contre, mais ils comprirent quel danger ils couraient.

Le matin, on leva le camp, et les pirogues chargées, sous la pluie torrentielle, redescendirent vers la base de Kerindioutou.

Il était temps.

Les fûts énormes des géants à cet endroit du grand bois, rongés à leur base par les vermines et les parasites, la plupart creux jusqu’à 80 centimètres du sol, ne tenant que par l’écorce, étaient reliés les uns aux autres par le rideau résistant que formaient les lianes enchevêtrées.

La crique sinueuse faisait appel d’air.

Le vent furieux s’engouffra, comme une véritable tornade.

Salvator et Marco firent forcer les pagaies et halèrent les pirogues sur les bords de la crique, car toute manœuvre devenait impossible.

— Couchez-vous ! ordonna Marco. La forêt va tomber !

La petite troupe se trouvait à trois cents mètres environ du rideau vert sur lequel le vent se ruait en tourbillons fous.

On entendait des craquements sinistres qui se mêlaient aux clameurs des animaux affolés, aux cris stridents des oiseaux, aux hurlements des singes.

Sous une poussée plus forte du vent, tout un coin de la forêt fut ébranlé. Le souffle formidable se rua de nouveau par quatre fois contre le barrage de feuillage, et les grands arbres chancelèrent, puis s’abattirent dans un fracas de branches brisées, découvrant un pan de ciel, au-dessus de la crique continuant son cours mystérieux entre ses deux rives dorées.

Les hommes effarés, quand le vent se fut apaisé, regardèrent, muets de stupeur, ce drame effroyable de la sylve tropicale.

— C’est la mort de la forêt !… dit Marco, vous pouvez regarder. Les arbres sont vieux. Ils sont attaqués sournoisement par les infiniment petits. Leur heure de disparaître approche de jour en jour. Vient l’orage qui lâche la tornade contre le voile des lianes, et les arbres tombent… Ils retournent à l’humus éternel…

— C’est le drame de la forêt, dit Hunter, et il ajouta, en souriant de façon ambiguë : ou plutôt l’un des drames…

— Et le plus terrible pour nous, les coureurs des bois.

— Nous avons échappé au danger, dit Prévol ; c’est le principal.

— Et les arbres couchés marquent pour nous la fin de nos premiers travaux, ajouta Salvator.

Maropi et les autres hommes ne parlaient pas. Ils regardaient les arbres couchés. Puis Marco donna l’ordre du départ, et l’on redescendit vers Kerindioutou.

Il fallut organiser le retour et repérer exactement sur les cartes la jonction de la grande crique à l’extrême pointe de l’Oyapoc.

Pendant deux jours, Marco et Salvator firent des calculs, se renseignèrent par Maropi auprès des Indiens Coussaris.

Ils furent rassurés sur le voyage.

Ils l’étaient moins relativement aux compagnons d’expédition.

Il restait une seule caisse de poudre et de cartouches et une caisse d’alcool et de whisky. On les avait gardées avec un soin jaloux.

À plusieurs reprises, Marco et Maropi avaient aperçu Hunter et Prévol buvant, solitaires et très excités ; à la fin du jour, ils entamèrent des discussions sans fin, non exemptes de rudes critiques à l’adresse de Salvator, qu’ils jalousaient, car, sur le chantier d’or, il était le chef.

Les Bonis buvaient aussi, mais Domino, Toupur et Galloé craignaient Marco. Parati s’enivrait un jour sur trois. Dravigne et Maropi, prudents, s’étaient rangés à côté du chef.

Après les fatigues et les luttes, c’était la grande crise : l’alcoolisme.

Une autre tragédie se préparait.

Lorsqu’on peut journellement constater, dans les métropoles, les ravages exercés par l’alcoolisme, il ne faut pas être trop sévère à l’égard des coloniaux, qui ont un semblant d’excuse à leur abus : le climat rigoureux, la fièvre, la soif inextinguible à travers les solitudes brûlantes.

D’abord – et il convient de le noter – les avis sont très partagés, les opinions légèrement différentes sur l’usage des liqueurs ou de l’alcool aux colonies.

La vérité primordiale, absolue, est que les tempéraments les plus robustes s’usent par l’absorption immodérée des liqueurs fortes et de l’alcool, sous quelque forme qu’il se présente.

En Afrique, en Indochine, aux Antilles ou en Guyane, les excès de toute nature ont des conséquences redoutables. Les coloniaux le savent et aussi que, si l’on abuse des fruits, c’est la dysenterie ; si l’on dort à l’air, on risque le tétanos ; si l’on prend un bain froid, sur une digestion difficile, c’est la congestion… Et il n’y a là aucune faute imputable aux climats. L’Européen n’a pas su se garder suffisamment contre ses ennemis.

Il faut le dire aussi : la victime est souvent surexcitée par des boissons pernicieuses… que ce soit le cachiri des Indiens (manioc fermenté), le vicou, le vouayapa des hommes de couleur, le punch antillais, l’alcool de riz des Chinois, l’anisette des Maltais, l’alcool de grains des Hollandais, le whisky incolore et perfide des Anglo-Saxons. D’ailleurs, plus l’homme est éloigné de la civilisation, plus l’ivresse est une passion poussée jusqu’à la fureur. Mais ce n’est pas la civilisation qui a apporté à certaines tribus indiennes les liqueurs qu’elles ignoraient et qui les décimèrent aussi rapidement qu’une guerre.

Inutile d’empêcher, à Fort-de-France, à la Pointe-à-Pitre, à Démérara, à Paramaribo ou à Cayenne, l’usage du punch délicieux, mélange de rhum naturel, de sucre cristallisé et de glace ! Mais les plus touchés par le climat et la fièvre, ceux dont l’estomac délabré n’absorbe qu’une nourriture d’entretien, prennent leur punch, dont ils tentent d’effacer les effets par du bicarbonate de soude, immédiatement après la dernière gorgée de liqueur avalée !…

D’ailleurs, des médecins n’affirment-ils pas que l’alcool, sous forme d’absinthe, de rhum, ou de toute autre liqueur, a la propriété de supprimer le développement des bacilles paludéens ?

— Je voulais couper ma fièvre, dit le malheureux alcoolique… Et ce n’est pas la fièvre qu’il coupe, mais le fil de ses jours, le plus souvent.

L’alcoolisme, aux colonies, est un danger contre lequel il faut lutter.

Que de belles intelligences ont ainsi sombré en quelques années au Sénégal, ou au Congo, en Indochine ou en Guyane !

Les nègres, les coolies, les Indo-Chinois, les Indiens ivres donnent le plus lamentable spectacle à l’Européen qui, pour la première fois, se trouve en présence de pareilles déchéances. C’est une leçon violente qui doit porter ses fruits. S’il ne s’observe pas, s’il ne contrôle pas ses actes, s’il ne s’astreint pas à une discipline assez rigide sans qu’elle soit trop rude, le même Européen sera semblable aux ilotes qu’il condamne avec répulsion.

Hunter, qui avait terminé sa provision personnelle de whisky, en demanda de nouveau.

— Vous en avez assez, répondit Marco sur un ton d’autorité qui exaspéra le camarade.

— Je me servirai donc moi-même.

— Défense d’y toucher.

— C’est sacré ?

— Oui. Je garde cette dernière réserve pour le voyage du retour. Nous en aurons besoin.

— Alors, conclut Hunter en ricanant, tout va bien ; chacun sa part, car nous ne rentrons pas par l’Oyapoc.

— Comment ?

— Oui. Nous retournons vers l’Alama. Et de là je connais la route vers le Brésil. Prévol et Parati seront du voyage.

— Ah ! C’est déjà convenu ?

— C’est notre affaire. Il faudra qu’on règle les parts.

— Naturellement ! Mais vous n’avez à votre disposition qu’une pirogue démontable.

— Peu importe. Les Indiens nous en céderont une en supplément. N’ayez aucun souci de nous.

— D’accord.

Et, regardant Hunter fixement dans les yeux, Marco ajouta :

— Cela vaut mieux ainsi !

— C’est mon avis. Mais on partagera les vivres et l’alcool au prorata.

— Loyalement.

— Alors, ça va. Qui compte l’or ?

— Moi, dit Marco.

— Mais en présence de tous !

— Si vous aviez conscience de vos paroles, je pourrais relever l’injure.

L’autre baissa le ton.

— Il n’y a point d’offense, chef ; n’attachez à mes paroles aucun sens d’injure pour vous. Je voulais dire que les camarades qui ne partiront pas avec nous doivent savoir ce que nous emportons.

— Il suffit ! trancha Marco. Il est dix heures. Venez avec Prévol sous mon carbet.

Et il appela Salvator, Dravigne et Maropi.

Les Bonis réunis au bord du fleuve réparaient quelques instruments et lavaient les derniers vêtements qui tenaient encore par miracle !

Marco, lorsque tout le monde fut là, prit la parole.

— Hunter et Prévol redescendent vers l’Alama avec le noir Parati. C’est leur droit. Nous partagerons donc les vivres, l’alcool et l’or. En présence de tous, il faut que se fasse la répartition. L’or d’abord.

Salvator et Dravigne tirèrent d’un coin du carbet une caisse assez lourde. Elle contenait la poudre et les pépites qui garnissaient des boîtes de conserve utilisées comme mesures.

Chacun des hommes les soupesa, les évalua, et c’est une soixantaine de kilos qui constituaient la fortune des placériens.

Équitablement, chacun eut sa part.

Hunter et Prévol prirent leur butin et le transportèrent dans leur carbet. Dravigne, Maropi et Salvator confièrent leurs boîtes à Marco qui centralisa ainsi la fortune des camarades fidèles à l’entreprise.

On mit de côté ce qu’il fut décidé de donner aux noirs.

Marco et Salvator firent l’inventaire des vivres, de la poudre et de l’alcool. Le tout fut également partagé.

Dès ce moment, les relations furent tendues entre les deux camps.

Hunter ne put résister à l’attrait du whisky. Ivre, il parlait tout haut à Prévol, plus prudent. Et c’est ce qui le trahit.

Salvator épia le trio et crut comprendre qu’il fallait veiller.

Les hommes, abattus par la fièvre, assez mal en point, donnaient au camp un spectacle de désolation. Les placériens restaient couchés dans les hamacs. Marco grelottait. Salvator, seul, et Maropi tenaient encore. Les noirs étaient en assez bonne condition.

Le drame fut rapide et brutal.

La pluie avait cessé depuis deux jours. Sous un soleil brûlant, la forêt reprenait sa vie multiforme et colorée. L’humus fumant répandait son odeur âcre.

On alluma le feu pour la nuit, au centre de l’emplacement où étaient construits les carbets.

Marco somnolait, fiévreux. La crise de paludisme qui l’accablait depuis quelques jours et contre laquelle il luttait héroïquement, le laissait, à la fin du jour, anéanti.

Salvator était près de lui. À gauche, à trente mètres, le carbet commun où couchaient Toupur, Domino, Galloé et Maropi, tous sous la direction de Dravigne, pour les menus travaux.

Isolés, dans un autre abri, Hunter, Prévol et Parati s’étaient nettement séparés des autres camarades, après avoir pris la décision de partir et avoir échangé les derniers propos, plutôt aigres, avec le chef.

Tout semblait reposer depuis deux heures, dans ce coin d’isolement et de nostalgie.

Les flammes du feu brillaient et des étincelles jaillissaient, par instants, du brasier.

Salvator, à moitié endormi, entendit un glissement. Il crut au passage d’une bête. Il se réveilla complètement, mais ne bougea pas.

Marco poussa un cri.

Des ombres entouraient le carbet.

— Qu’as-tu ?

— Blessé, répondit Marco.

Et, avant que les camarades fussent prêts, Salvator faisait feu sur Parati qui essayait de lui porter un coup de sabre d’abatis, comme il l’avait fait pour Marco.

À la clarté du feu, Salvator reconnut, tassés à terre, rampant, Hunter et Prévol. Ils n’eurent pas le temps de se garer du tir de Salvator, occupés qu’ils étaient, se voyant découverts, à essayer de l’abattre. Ils visaient mal. Salvator, au contraire, avait tout son calme, et à vingt pas descendit les aventuriers.

Les noirs et l’Indien avaient assisté, muets d’épouvante, à cette tuerie. Dravigne s’était précipité dans le carbet de Marco, qui geignait, mais n’avait pas perdu connaissance.

Des gémissements, des plaintes partaient du coin où étaient tombés Hunter et Prévol, puis le silence régna de nouveau sur le camp.

Salvator avait trois pièces au sinistre tableau.

On se réunit autour du carbet d’où Marco, blessé dans son hamac, avait assisté au drame qui n’avait pas duré trois minutes.

— Où es-tu touché, mon pauvre vieux ? demanda Salvator.

— Aux reins, répondit Marco d’une voix faible.

Avec mille précautions, on le déshabilla. On l’étendit sur les caisses, et l’on constata une plaie un peu au-dessous de la taille.

Vieille habitude de mineur, Marco avait gardé sa ceinture de cuir, et c’est sur elle que l’arme avait dévié. Le coup ainsi amorti, la pointe avait pénétré moins profondément.

À la lueur de l’unique lampe formée par une ancienne boîte de conserve garnie de résine et de gomme qui brûlaient, on lava la plaie, on la banda et il fallut attendre le jour pour mieux faire.

Maropi avait spontanément déclaré qu’il soignerait lui-même le chef.

Jamais nuit ne parut plus longue. Dravigne expliquait le drame.

— Ça devait arriver. Hunter ne s’était révélé un mauvais homme que récemment. Je savais que c’était un ivrogne. Quand il me proposa de vous quitter, je refusai. Mais la vérité, c’est que le trio avait résolu, je le comprends à présent, de nous exterminer par un coup de main hardi et de s’emparer de tout ce que nous avons.

— Ils avaient compté sans Salvator.

— D’accord, continuait Dravigne, mais, en faisant opérer Parati, à l’arme blanche, c’était la mort instantanée. Le temps de vous lever, vous tombiez à votre tour. Peu de bruit, et c’était pour nous la fusillade.

— Naturellement, mais la ceinture de Marco nous a sauvés.

— Elle l’a d’abord préservé du coup mortel, et c’est son cri qui a déjoué l’odieux projet de ces misérables.

Marco, très affaibli, ne parlait plus.

Et, quand le jour se leva, les hommes, groupés autour du chef qui dormait enfin, veillaient encore.

Hunter et Prévol, tombés l’un sur l’autre, étaient morts sans longue agonie, touchés à la tête et au ventre.

Parati, absolument foudroyé, à bout portant, recroquevillé, la face contre terre, gisait tout près du carbet.

Maropi chercha pendant une heure, au bord du Kerindioutou, une liane spéciale qui laisse couler, comme un fruit trop mûr, un suc grisâtre. Il en recueillit sur une feuille fraîche et façonna un emplâtre dont il couvrit la blessure de Marco. On sacrifia le rare linge blanc qui restait dans le pagara de la pharmacie, hélas, bien dégarnie, et, avec une habileté de praticien, Maropi fit un pansement minutieux et solide.

Toupur, Domino et Galloé creusèrent une large fosse dans le sable de la forêt, et les trois corps des misérables y furent allongés côte à côte.

Il n’y eut pas un mot de regret ou de pitié.

Salvator regarda dans les yeux Dravigne et montra les cadavres avant qu’on les recouvrît :

— C’est la loi de la forêt ! déclara-t-il simplement.

XXI

SEPT HOMMES SUR L’OYAPOC

Pendant huit jours, Marco eut la fièvre, et ce n’est qu’après deux semaines qu’il put reprendre une vie normale.

Ce temps de repos forcé fut diversement employé. Maropi et les trois Bonis, sous la direction de Dravigne, établissaient, de nouveau, avec ce qu’il en restait, l’équipement et le chargement des pirogues.

La plus longue fut amenée pour que Marco pût se tenir allongé, car, malgré la cicatrisation rapide, sa blessure le faisait encore souffrir.

Salvator mettait au point ses notes : le voyage, les relevés de plans du placer Bienvenu, et en général tout ce qui concernait la région inconnue qu’ils avaient, les premiers, traversée. Des dessins d’animaux, des silhouettes de montagnes, des croquis remarquables d’indigènes, donnaient à son travail un attrait particulier. Il consultait Marco, dont l’intelligence lucide et bien meublée lui était d’un concours précieux. Après les mois et les mois de route en forêt, les deux hommes s’attardaient à des souvenirs de pays vierges où chantait la fable admirable de l’or. On tenait le métal. On savait où il se cachait.

— Tu pourras rapporter à la France une rançon magnifique.

— La tienne et la mienne, Marco !

— N’insiste pas ! Que je me rétablisse tout à fait et que je puisse embarquer à Saint-Georges et gagner un refuge. Tu connais mon plan d’existence. Je n’y changerai rien !

Marco garda le silence, que Salvator n’osa plus troubler.

Dravigne avait beau rassurer les hommes de couleur, ils étaient toujours frappés, hallucinés par le souvenir du drame qui s’était si rapidement déroulé.

Salvator leur inspirait du respect et surtout de la crainte.

C’était, à leurs yeux, le chef qui avait tué. Et ils marquaient l’impatience qu’ils avaient de partir, de quitter à jamais ce lieu de malédiction.

Il fallut compter avec les jours de pluie, les arrêts forcés, chercher des abris, le long des rivières et des fleuves, pendant que l’averse torrentielle et intermittente tombait sur la forêt.

Le départ eut lieu par un matin où la chaleur était particulièrement élevée.

Salvator, Marco et Domino occupaient la grande pirogue : Dravigne, Golléa et Toupur montaient le premier canot démontable, et Maropi fermait le convoi, seul sur la seconde embarcation où était réuni le gros des réserves. La chasse et la pêche avaient rendu. L’expédition possédait des vivres frais : manioc, couac, légumes et fruits pour quelque temps.

Les placériens contournèrent les derniers contreforts boisés du mont Ouatéo, que suit la rivière Kérindioutou, passèrent devant ses affluents Taoualouc, Massouien, Antéou et s’arrêtèrent pendant deux jours au saut Toussassagne, que l’on passa avec difficulté, car la navigation, malgré les fortes eaux, devenait, par endroits, impossible. Des arbres tombés dans la rivière, des rocs à fleur d’eau obligeaient les hommes à de fatigantes manœuvres.

Ils franchirent les trois sauts de l’Oyapoc, qu’ils suivirent par les sauts Sinacouparangaoué et Moutouchy, et furent accueillis aux lieux dits Édouard et Pierre, par des colons qui ne pouvaient croire à une aussi longue randonnée.

Galloé, souffrant de paludisme, fut agréé par un des colons comme domestique. Marco le paya, et le voyage continua par le saut Ouanaoupérou, que domine le mont de Samaca, et ils reçurent l’hospitalité à la petite agglomération « Capitaine François » où l’on refit les vivres. Ils gagnèrent à droite du mont Alikéné, que baigne la rivière Camopi, après le saut Goumaraoua, l’ancienne mission de Notre-Dame-de-Saint-Foi.

Quelques créoles y étaient installés, se livrant à la culture et non loin, se trouvaient des balatas et du bois de rose en exploitation. Autour, des villages paisibles d’Émerillons, Roucouyennes et Oyampis étaient disséminés.

Maropi demanda à Marco de reprendre sa liberté.

— Pourquoi ? lui demanda le chef.

— Parce que je désire remonter d’où nous venons.

— Comment feras-tu ?

— Tu me laisseras la plus petite pirogue, et je trouverai quelqu’un de ma tribu, ici même, qui me suivra. J’ai des armes. Je ne crains rien.

— Tu vas faire de l’or ? C’est impossible. Nous n’avons plus de mercure, et les outils ne valent pas grand’chose.

— Non, chef ! Je vais retrouver Agampé, et j’attendrai le retour des Blancs, car vous reviendrez…

— Qu’en sais-tu ?

— Vous reviendrez, puisque vous avez découvert la terre rouge !…

L’entretien ne traîna pas.

Marco et Salvator donnèrent sa part au Roucouyenne qui, le lendemain, allait à la découverte d’un frère de race qui voulût l’accompagner.

Les deux pirogues atteignirent Saint-Paul après les sauts Ouacaraya, Gouyimou, Ouayéouaraou, et, çà et là, aperçurent des carbets de coupeurs de bois et de balatistes.

La vie réapparaissait au long du fleuve, qui s’élargissait peu à peu. Les sauts Ouéragué, Cachiri, Anaouara, en face des habitations Jean-Baptiste, le saut Galibi et le petit groupe de Gnongnon, les deux derniers sauts enfin, celui de la Grande Roche et le Casfesoca, le village de Mécro et Saint-Georges de l’Oyapoc, où ils arrivèrent à l’heure où le jour s’efface.

Ils demandèrent asile à de braves créoles installés près d’un vaste comptoir, et le lendemain firent leur visite au maire. Ils furent très bien accueillis. Ils purent, à leur aise, s’équiper de nouveau, après quatorze mois de forêt… Leur identité fut vérifiée. Les états civils et passeports étaient en règle.

Marco dut s’aliter. Il souffrait de douleurs intolérables et sa maigreur était extrême. Le dernier voyage l’avait fatigué, et il manquait de résistance physique, depuis la tentative d’assassinat dont il avait été victime.

Dravigne reçut une bonne part d’or, et se lia d’amitié avec un Brésilien établi à Saint-Georges, où il tenait boutique alimentaire et bazar. Le commerce était modeste. L’homme, veuf, n’avait pas le goût de l’agrandir. L’arrivée de Dravigne changea tout. Ce dernier proposa une association, et c’est ainsi que l’homme du placer devint, à Saint-Georges un petit négociant qui trafiqua de tout, essence de rose, balata et or.

— Voyez-vous, chef, dit-il à Marco déjà bien malade, l’or ne me tente plus. J’ai assez de la crique et de la roche.

— À votre guise, mon garçon. Chacun son destin. Vous avez été un bon camarade. Vous avez une petite fortune, sachez la ménager.

— Soyez sans crainte ! J’ai été forain, jadis… Marchand forain, et j’ai le commerce dans la peau.

Marco n’insista pas.

Dravigne partit pour Guizambourg, où il avait affaire.

Toupur et Domino eurent chacun ce qui leur revenait et on leur abandonna les pirogues. Ils n’allaient pas plus loin, du moins pour le moment. Ils attendraient quelque temps à Saint-Georges, avant de repartir, comme ils en avaient l’intention, pour « jouer à l’Européen », à Cayenne, Saint-Laurent et Paramaribo.

Ceux-là retourneraient à la grande forêt, Marco et Salvator en avaient le pressentiment.

Les deux amis restaient seuls.

Ils furent bientôt des familiers de Saint-Georges, mais la santé de Marco déclinait de jour en jour, et l’obligeait à garder le lit le plus souvent. Il ne voulut pas faire de partage avec Salvator. L’or fut vendu à la maison Wallis, installée au bord du fleuve, et payé à Rémy Salvator, en billets de banque et trois chèques sur la banque de Paramaribo.

C’était là que les premiers fonds de l’entreprise avaient été groupés, là qu’il fallait faire escale pour préparer le grand retour.

XXII

LA MORT DE MARCO

La présence de Marco et de Salvator à Saint-Georges n’étonnait personne. Le maire avait écouté avec admiration les récits des deux placériens, et, en bon Guyanais, fier de son pays, ne manquait pas de déclarer :

— Ah ! C’est le gouverneur, à Cayenne, qui va être heureux. Enfin ! Si l’on a pu découvrir les grandes réserves d’or, on pourra, sans doute, espérer un prompt relèvement de la colonie. Vous irez à Cayenne, à la première occasion.

— Certainement, répondait Marco avec un sourire ambigu.

Quant au curé, dont la pauvre église était en lamentable état, il bénissait les deux voyageurs qui, par leurs libéralités, lui avaient permis non seulement de réparer la maison du Bon Dieu, mais de secourir des infortunes.

Les bons créoles, indolents, traînaient à l’automne de leur vie une médiocrité voisine de la misère, et il fallait pourvoir aux besoins des plus vieux. Le maire et le curé ne suffisaient plus à la tâche. Les donateurs généreux étaient donc un bienfait pour le pays.

Salvator, cependant, ne cachait pas son inquiétude au sujet de Marco que la fièvre immobilisait presque constamment.

Il s’ouvrit de ses craintes au curé, brave père des missions, qui, après quarante ans de colonies, achevait dans ce coin perdu de brousse un sacerdoce méritoire. Il avait fait le Sénégal, Madagascar, les Antilles, servi comme aumônier aux îles du Salut, et enfin, sur sa demande, était venu à Saint-Georges, qui prenait un peu d’importance, et réclamait les secours religieux dont les indigènes sont avides.

Le père Barlin, comme tous les prêtres coloniaux, libre d’allures, avait son franc parler, et était à la fois conseiller privé des uns et des autres, et un peu médecin.

Il possédait quelques objets de chirurgie et une pharmacie assez bien garnie, à la disposition de ses paroissiens.

Quand Salvator lui parla de Marco, le père Barlin hocha la tête.

Depuis cinq semaines que les deux amis étaient à Saint-Georges, il avait remarqué le mauvais état de Marco.

— Pas brillant, votre ami !

— Qu’en pensez-vous ?

— Il faudrait l’emmener à Cayenne et l’y faire soigner par un bon médecin. Ici, nous sommes perdus entre la forêt et le fleuve. Mange-t-il ?

— Très peu. À peine une tasse de lait condensé, un fruit de temps en temps.

— C’est insuffisant.

— Et cette fièvre qui ne cesse pas.

— Eh bien, et la quinine ?

— Hélas ! il en a trop absorbé. Actuellement, elle est à peu près sans effet sur cet organisme usé.

— Mais voyons, y a-t-il longtemps que votre ami est malade ?

— Il a commencé à se plaindre après un accident en forêt, une blessure aux reins. Mais si vous l’aviez connu il y a deux ans, solide, taillé en force, vous n’auriez pu supposer qu’il devînt jamais ce qu’il est, hélas !

— Je ne vois pas de remède. À la première voile qui passe, partez ! A-t-il de la famille ?

— Personne.

Le prêtre fixa les yeux de Salvator.

— Personne ? Pas de mère, de frère, rien ?

— Rien ! Tout est mort, m’a-t-il dit.

— Et que faisait-il, excusez-moi de vous parler ainsi, lorsque vous l’avez rencontré ?

— Il battait la brousse guyanaise, à la recherche du bois de rose, du balata et de l’or.

— Prospecteur ?

— Oui.

— Riche surtout d’espérances ?

— Il espérait atteindre la fortune un jour.

— Nous ne sommes sûrs que de notre mort, laissa tomber le prêtre, et il ajouta : avait-il de la religion ?

— J’ignore s’il avait une foi profonde, mais ce que je sais, c’est qu’il a une très grande bonté, qu’il est animé d’un esprit de justice admirable, et qu’après une jeunesse orageuse, il a expié ses erreurs dans le silence et l’oubli.

— J’irai le voir…

— Ne l’impressionnez pas !

— Pensez-vous ! Nous avons l’habitude !

Le père Barlin, en effet, devint un ami de Marco. Les deux hommes causaient longuement, mais Marco philosophait et ne se rendait pas à la simple leçon du pasteur.

Les nuits passées dans l’insomnie, l’alimentation à peu près nulle, avaient fait du malade un pauvre être décharné et qui tenait debout avec difficulté. Il se rendait compte de son état.

Salvator le réconfortait de son mieux et passait ses journées à travailler auprès de lui. Il préparait pour Paris un plan d’organisation de placers modernes, avec outillage perfectionné, vastes cultures, assainissement des régions exploitées, etc., etc. Tout ce qu’il savait, tout ce qu’il avait appris, il le notait et rédigeait avec méthode et une réelle science des travaux aurifères jointe à l’expérience acquise en forêt, un mémoire qui, il le pressentait, serait utilisé un jour pour les réalisations auxquelles Marco et lui avaient rêvé.

Le malade donnait quelquefois son avis, mais Salvator s’aperçut que les facultés d’intelligence et de mémoire baissaient. Comment sauver Marco ?

Il se fit conduire au poste de la douane brésilienne, en face de Saint-Georges. Il n’y avait pas de médecin à moins de cent milles à l’intérieur. Et le courrier mensuel ne passait pas encore.

Quand Salvator revint, il trouva Marco très affaibli. Une sorte de suffocation le faisait haleter, brisait sa voix, qui prenait des tonalités étranges, mêlées de râles…

Deux fois, en huit heures, il eut des syncopes, et son état alarmant ne laissa aucun espoir au père Barlin.

— Je connais ça, dit-il à Salvator. Il s’en va doucement. Il est rongé, le foie ne va plus, le cœur flanche, et les jambes enflent. Il passera, comme un enfant.

Salvator, atterré, ne put retenir ses larmes… et Marco les vit rouler… Alors, d’une voix déjà lointaine, le moribond parla. Avec effort, il tendit la main à son ami, dans un geste d’appel et d’affection…

Salvator s’approcha, s’assit à côté du lit, et Marco laissa sa main inerte dans celle de son compagnon. Puis il dit :

— Ne pleure pas, mon pauvre petit ! Pourquoi lutter ? Tu as eu la joie de faire du bien, puisque, grâce à toi, je n’étais plus seul, ni réprouvé dans la vie… Je m’en vais… Tu te rappelles, autrefois, l’enfer des hommes… Je crois que j’ai payé les fautes de jadis. Tu as souffert avec moi, là-bas… Ne pleure pas… Tu vas vers ta mère et vers la vie… Je t’ai mené au jardin miraculeux. La forêt… Le bruit de la crique… La terre qui paie… El Dorado…

— Tais-toi, Marco tu te fatigues inutilement. Tu guériras, voyons, je suis là !

Marco eut une suffocation plus forte. Il porta les mains à sa gorge, comme s’il voulait en arracher un mal étrange qui le tenaillait.

Il eut une dernière accalmie et dit encore à mots hachés :

— Mon petit Salvator... On rêve ici-bas ! La vraie vie n’est pas sans doute de ce monde… Qu’importe !… Je n’avais qu’un pauvre projet… Vieillir et disparaître dans quelque île fleurie, loin des hommes et de mes souvenirs… Le destin en décida autrement… Salvator ! Salvator ! J’ai peur…

Marco se dressait, le torse squelettique et nu, la tête exsangue entourée des cheveux et de la barbe blanchis si vite, et le spectacle qu’offrait le malheureux était atroce : ses yeux, d’où le regard fuyait, semblaient fixer une vision d’épouvante… Les idées se mêlaient, n’étaient plus reliées entre elles. Salvator en devinait le sens, et Marco, qui s’était accroché à son cou, comme un enfant, hoquetait :

— Salvator, Salvator, défends-moi !… On ne me gardera pas… là-bas… Non ! Monsieur le Directeur… Laissez-moi repartir… La forêt… La forêt d’El Dorado… Salvator ? Tu l’as vue !

Une créole qui servait dans la maison alla chercher le père Barlin. Marco avait fermé les yeux, la main crispée dans celle de Salvator…

Il s’éteignit dans un souffle.

Quand le père Barlin arriva, il ne put que bénir un cadavre auprès duquel un homme écroulé de douleur sanglotait…

TROISIÈME PARTIE

LE MIRACLE DE L’OR

I

LE DÉPART DE SALVATOR

Marco fut enterré dans un coin du cimetière presque abandonné de Saint-Georges, où les lianes s’entrecroisaient, sous un néflier sauvage. Face au fleuve, la tombe, que marquait un tumulus, avait l’air d’une épave rejetée par le flot.

Salvator, resté seul, n’eut qu’une idée : partir ! Déjà, deux fois, à cause de la maladie de Marco, il n’avait pu prendre passage à bord de la tapouille qui va rejoindre le grand courrier. D’ailleurs, il ne pouvait pas aller à Cayenne ou à Saint-Laurent. C’eût été folie de sa part que commettre pareille imprudence.

Et cependant, comment expliquer aux indiscrets qui s’étonnaient, à présent, de le voir résider à Saint-Georges, les retards apportés à son départ ?

Il eut un long entretien avec le père Barlin, qui connaissait bien la colonie et savait ce que l’on pouvait en attendre.

— Votre malheureux ami et vous, avez trouvé le trésor caché dans le sol. C’est le mirage d’El Dorado qui, depuis des siècles, attire les aventuriers. Patiemment, méthodiquement, vous avez marqué votre route… Dieu veuille que vous y reveniez. La forêt vierge efface si bien toutes les traces ! Ce n’est pas pour vous décourager que je vous parle ainsi, mais je sais tant de drames de la forêt…

— Il est d’autres drames, mon père.

— Aucun cependant ne prend les proportions d’un cadre pareil. Songez comment on vit et on meurt ici…

— Et comment on tue également.

— Comment on tue, répéta le prêtre, la voix angoissée.

— Je sais tout cela ! mon père. Et pourtant j’ai eu foi, j’ai eu confiance. Mon pauvre Marco avait prédit que nous toucherions au but. Il est mort ayant vécu son rêve… jusqu’au bout. Il a fermé les yeux sur sa vision dorée…

 

*    *    *

 

Salvator prépara ses colis et son bagage. Il n’était pas très gros. Dans une caisse en bois rouge, il plaça ses collections, ses minerais, des spécimens de métal et la série des cartes, relevés de plans, cours de fleuves et rivières, tout ce que comportaient les souvenirs d’une véritable mission. Le double des documents était précieusement enfermé au fond d’une malle personnelle achetée à Saint-Georges.

Il requit des pagayeurs et prétendit se faire conduire sur la rive opposée du fleuve. On l’en dissuada.

Impatient, il perdait son assurance, tant devant le père Barlin que M. Wallis qui lui avait acheté l’or.

— Pourquoi n’allez-vous pas à Cayenne ? lui disait le prêtre.

— Parce que mes intérêts sont à Paramaribo, répondit invariablement Salvator.

Enfin, une occasion se présenta.

Un matin, on vit s’avancer sur le fleuve une goélette à deux mâts, aux formes fines et à la ligne pure. Dès qu’elle eut mouillé au large de Saint-Georges, Salvator se rendit à bord et demanda à parler au capitaine.

C’était un Hollandais de Dordrecht qui faisait la côte du Brésil à Trinidad. Il venait décharger des briques et des poteries diverses et refaire son lest avec du balata, des bois d’essence, à destination de Georgetown.

Le hasard servait admirablement les desseins de Salvator.

— Je désire aller à Paramaribo. Pouvez-vous me prendre à votre bord ?

— Volontiers. Vous me dédommagerez des frais d’escale et du retard, car je n’avais pas prévu ce crochet. Je connais le Surinam-River. Ce n’est pas toujours agréable pour un voilier de s’y engager. Mais, puisque vous avez hâte de rentrer, il suffit de s’entendre.

Le prix du voyage fut convenu. Et la goélette Speranza leva l’ancre par un beau matin de novembre, cinglant vers le large comme un grand oiseau blanc.

Du pont, Salvator regardait diminuer et disparaître les maisons de Saint-Georges de l’Oyapoc… Il pensa que là-bas, déjà retourné à la poussière éternelle, Marco dormait son dernier sommeil, et des larmes coulaient de ses yeux…

L’amitié fidèle qui avait uni les deux hommes, les risques courus en commun, la douleur de l’exil, la nostalgie et l’espoir de vaincre aussi, laissaient dans le cœur de Salvator une souffrance presque physique.

Quelque chose de lui-même était là, sur ce coin verdoyant de la Guyane, où peut-être il ne reviendrait plus…

II

SUR LA GOÉLETTE SPERANZA

Le capitaine Valdrecht était un rude marin, rompu à la navigation depuis l’adolescence. À l’approche de la soixantaine, aussi droit qu’un pin, taillé en hercule, il semblait défier le sort. Il était d’un abord assez froid, mais, quand on le connaissait mieux, on s’apercevait qu’il avait des tendresses d’enfant et des générosités de père indulgent.

Il se montrait pourtant sévère avec ses hommes. Et, comme Salvator s’en étonnait, il lui expliqua son attitude.

— Mon cher monsieur, j’ai là un équipage de fortune. Huit hommes dont je ne suis pas très sûr. Ils ont bourlingué sur toutes les mers, mais ils n’ont su se fixer nulle part. C’est leur affaire. Moi, je vais relâcher à Georgetown, quitter la compagnie qui m’emploie depuis six ans et je regagnerai mon pays natal.

— Hollande ?

— Oui, aux environs de Leyde, pas trop loin de la mer, cependant. J’ai là-bas une sœur plus jeune que moi de quinze ans et qui m’attend. Je finirai vieux terrien, occupé à élever des volailles et à cultiver des tulipes. Et vous ?

— Moi ? je regagne Paramaribo où je dois régler mes affaires de prospection, et de là je m’embarquerai pour la France.

— Vous êtes heureux des résultats de l’expédition ?

— Oui. Mais il faut revenir en Guyane, armé et outillé.

— Moi, dit le marin, je n’ai jamais eu grande confiance dans l’or. D’abord, il se cache bien, et puis que de dangers à courir !

— Bah ! Et vous, capitaine, n’avez-vous pas connu les naufrages, les drames de la mer ?

— Certes !

— Alors ! Vous voyez bien que tout n’est que jeu, chance, risque et hasard dans la vie !

— Soit, mais, cependant, j’ai si souvent entendu dire que le fameux El Dorado était une fable !

— Une fable, en effet, mais le filon caché sous la forêt, la roche brillante, le sable chargé de paillettes, voilà l’El Dorado offert aux audacieux.

— Je vous laisse cela, mon cher monsieur ! Car je sais aussi, et le dicton a paru souvent être justifié, que celui qui trouve l’or ne le garde pas.

— Il ne faut pas croire aux dictons !

La conversation se poursuivait ainsi, de temps en temps. Chaque jour, le capitaine Valdrecht et Salvator échangeaient des propos sympathiques et évoquaient leurs souvenirs.

Un mulâtre, employé aux basses besognes, fut surpris, un jour, en train de fouiller dans la cabine de Salvator. Ce dernier questionna le malandrin qui avoua avoir entendu les propos relatifs au métal précieux et cherchait à s’emparer de quelques pépites.

L’homme fut mis aux fers…

— Ah ! quel équipage ! disait le capitaine. On ne peut dormir que d’un œil, en gendarme, comme vous dites chez vous !

Salvator se rappela le drame de la crique Kérindioutou ; il évoqua le visage douloureux de Marco blessé, la bataille autour de l’or, et il demanda la grâce du mulâtre qu’il obtint après quelque résistance du maître du navire.

On voguait en plein océan.

La Speranza filait, toutes voiles dehors, glissait entre la côte guyanaise et l’îlot tragique de « l’Enfant perdu » parmi les bondissements des requins se disputant les reliefs et les ordures jetés du bord.

Salvator pensait au calvaire gravi pendant deux années… On aperçut, quelques jours après, les Hattes, à l’embouchure du Maroni, où se trouve installé le dernier poste de télégraphie de la colonie française… Plus loin, sur le fleuve, caché parmi les grands arbres, gardé par la forêt, le bagne, l’horrible pénitencier…

Et il semblait à Salvator qu’il sortait à la fois d’un cauchemar et d’un rêve.

Il se rappelait la promiscuité odieuse du « grand collège », la chiourme brutale, les pires détresses… Un frisson le secoua, et il eut froid au cœur. Et puis, ce fut Marco, son appui, sa science si ardemment acquise, le rachat de cet homme qu’il avait trouvé admirable de dévouement et de courage. Enfin, la grande aventure, le voyage merveilleux à travers la forêt vierge, vers les placers inconnus où dormait la fée d’El Dorado…

Que de fois il avait pensé à sa mère !

Il n’en parlait jamais à Marco. À quoi bon ? Son camarade étant tout seul !…

Salvator savait qu’il trouverait des nouvelles à Paramaribo, et il était impatient.

La goélette atteignit Surinam, et Salvator se sépara du capitaine Valdrecht comme d’un nouvel ami.

— Vous viendrez cueillir des tulipes chez moi un jour.

— Qui sait ?

— En tout cas, je vous invite.

III

NOUVELLES DE FRANCE

Salvator descendit au grand hôtel qui ouvre ses fenêtres à claire-voie sur le port de Paramaribo, et une immense tristesse l’envahit…

Un an et demi s’était écoulé depuis la fuite à travers bois, l’évasion du bagne, la liberté reconquise, la marche en avant dans la forêt vierge, la remontée des fleuves vers les sources mystérieuses et l’émerveillement des placers… Que de fatigues, que de souffrances subies sans plaintes, parce qu’il fallait toucher au but ! Et le souvenir obsédant du compagnon auquel il devait tout, Marco, couché sous sa tombe anonyme, en face de l’Oyapoc aux eaux vertes.

C’est lui qui l’avait initié à l’aventure, à la beauté du pays mal connu, qui lui avait conté la grande fable masquant la réalité qu’il avait touchée de ses mains, vue de ses yeux.

Et sa tristesse se doublait d’une appréhension.

Que s’était-il passé à Saint-Laurent du Maroni et en France ?... Sa mère ?…

Ses yeux s’embuèrent de larmes. Il se raidit. Pourquoi cette faiblesse ? N’avait-il pas une tâche à accomplir ? Et pourquoi se laisser aller à cette mélancolie ? Il fallait regarder les événements en face, à l’heure où ils se produiraient, comme ils se présenteraient, sans vaine anticipation.

Un soleil terrible, entre deux ondées copieuses, inondait l’avenue qui longe les quais somnolents, à cette fin d’après-midi. Quelques cargos manœuvraient lentement, assuraient les travaux de chargement et d’arrimage ; des Hindous, des noirs Saramaccas ramassaient, dans la poussière, ce qui tombait des sacs ou des caisses disjointes. Des ouvriers, sans hâte, vaquaient à leur tâche, dans une atmosphère de fournaise.

Salvator voila ses yeux de lunettes jaunes et s’arma d’un parasol, car les rayons étaient redoutables et la réverbération dangereuse, et se dirigea vers la Banque.

Il demanda à parler au Directeur, qui ne le reconnut pas tout d’abord.

Puis, il fit appeler le chef du secrétariat, pour demander le dossier et le compte intéressant Salvator.

— Nous avons pour vous deux lettres, l’une arrivée il y a six mois environ, autant que je me rappelle, l’autre tout récemment.

Salvator ne cacha pas son impatience et sa joie. Il saisit d’un geste les deux lettres qu’apportait l’employé.

— Vous permettez ?

— Je vous en prie, fit le Directeur, avec un sourire.

— C’est de ma mère ! après une aussi longue mission…

— Je comprends votre nervosité.

Et Salvator lut :

 

« Mon cher enfant,

« J’ai reçu ta lettre de Paramaribo avec un grand retard. Qui sait quand celle-ci te sera remise ! Tu pars à l’aventure. Et mon cœur de maman, déjà si éprouvé, se serre. Par quelles angoisses vais-je passer ? Mais j’ai eu toutes les patiences ; je subirai cette dernière épreuve, puisque, aussi bien, si Dieu te prête assistance, cette séparation prépare ton retour et notre réunion, où tu voudras, quand tu le pourras !

« Dieu te garde, mon cher enfant, et maintenant, que je te raconte ce qui s’est passé à ton sujet.

« Tu sais que, parmi les rares témoins à décharge qui vinrent affirmer leur confiance en toi et exprimer leur conviction de ta non-culpabilité, l’un d’eux fut plus particulièrement attentif : Frédéric Morlague, ton aîné de trois ans, ton ancien camarade de lycée.

« Accablée par la douleur et ployant sous la honte, je m’étais réfugiée en province et je restai plus d’une année sans voir personne, sans chercher d’autre consolation que le silence et la prière.

« Mais un jour, lorsque je résolus, après tes lettres douloureuses, de chercher à faire éclater ton innocence, j’écrivis à Frédéric Morlague, qui était devenu un collaborateur écouté du ministre de la Justice. Sous-chef de personnel, il pouvait m’aider. S’il n’avait pas occupé un pareil poste je ne me serais pas adressée à lui, mais je fus bien inspirée.

« Il demanda à son collègue des colonies quelques renseignements te concernant, et c’est ainsi que j’appris par lui, presque en même temps que par ta lettre, ton évasion du pénitencier de Saint-Laurent du Maroni.

« Il ne me cacha pas que tu tombais de nouveau sous le coup de la loi, que le retour en France t’était interdit, et qu’il ne voyait pas la possibilité de t’être utile. Il était d’ailleurs désolé. Je répondis comme je le pus à sa lettre, et, six mois après, je reçus un mot bref de ton ami. Il m’avisait qu’il y avait « du nouveau très bon pour toi », mais qu’il ne pouvait s’expliquer longuement par lettre et me priait de venir à Paris.

« Tu penses bien que je pris le premier train ! Quel voyage ! Je ne savais que penser !

« M. Morlague m’accueillit avec une bienveillance et des marques d’attention qui me touchèrent. Et voici ce que j’appris :

« Cette canaille de Béragne avait écrit (par quel moyen ?) au ministre de la Justice une lettre avec de telles précisions qu’il t’innocentait. Il donnait des noms, des adresses d’anciens courtiers de la banque et s’accusait de t’avoir chargé avec son associé, l’autre bandit, Calmonne, dans le seul but d’essayer de se sauver, ou d’alléger le châtiment qui les attendait.

« Béragne disait, en outre, qu’il accomplissait ce geste parce qu’il savait que tu t’étais évadé et qu’il y avait une mère (moi) à qui il demandait pardon.

« Il ajoutait enfin que, condamné pour tuberculose par le major de l’hôpital de Saint-Laurent du Maroni, il essaierait de faire oublier son crime et de mourir proprement.

« On câbla à Cayenne, au gouverneur, de faire procéder à un interrogatoire de Béragne, par les soins de l’Administration de la justice, au pénitencier.

« Deux mois après, un câble annonçait que Béragne avait renouvelé, in extremis, ses révélations et était mort quelques heures après. Le courrier suivant apportait en France tout le dossier te concernant, jusqu’à ton évasion, et les déclarations de Béragne.

« Frédéric Morlague se passionna pour cette affaire, prescrivit une enquête, et elle fut concluante. On retrouva la trace des faux commis par les indésirables et non par toi, et deux vieux employés vinrent témoigner, pris de remords, alors que, craignant pour eux-mêmes ils s’étaient tenus, lors du procès, sur une coupable réserve, que tu n’avais été qu’un jouet entre les mains de Calmonne et de Béragne.

« Nous touchions au but.

« Restait ta situation actuelle.

« Évadé du bagne, tu ne pourras revenir sans te constituer prisonnier. Frédéric m’a dit que ce ne serait là qu’une formalité, mais il faut s’y soumettre. On te remettra en liberté provisoire ; il s’en charge et la révision de ton procès sera rapide.

« Et maintenant, mon cher enfant, je vis dans l’espérance et la torture que me cause cette même espérance, car où es-tu ? Où es-tu, mon petit Rémy ? Reviens, reviens vite… Puissé-je vivre assez longtemps pour que nous oubliions le malheur qui nous a frappés… toi, surtout, mon pauvre enfant.

« Ta mère malheureuse, mais qui a foi dans la Providence, te serre longuement sur son cœur.

« Veuve MARIE BLANCHET,

« Rue des Prieurs, 21, Arles. »

 

*    *    *

 

Salvator contint à grand’peine son émotion.

Il décacheta la seconde lettre. Elle confirmait la première, mais était plus douloureuse encore. La mère de Salvator parlait de craintes, de mort, de désespoir.

Fébrilement, il demanda au directeur s’il pouvait câbler immédiatement en France.

— Certainement. Usez-vous d’un code ?

— Non ! Je câblerai en clair.

Et sur une feuille il écrivit : « Veuve Blanchet, 21, Prieurs, Arles, France. Vivant. Merci. À bientôt. Rémy. »

Le directeur sonna un employé.

— Portez ce câble tout de suite au Kantor-Telegraph.

L’employé disparut.

— Et maintenant, causons affaires, fit le directeur.

— Si vous voulez, répondit Salvator, plein d’assurance désormais.

— Voici. Votre compte chez nous était de huit mille florins, quand vous avez quitté la colonie.

— C’est exact.

— Nous avons reçu un câble de M. Wallis, de Saint-Georges de l’Oyapoc, il y a six semaines environ, nous avisant d’un dépôt de fonds qui devait suivre à votre nom.

— Je sais.

— Et, il y a huit jours, un courrier brésilien nous a remis, d’ordre de la banque de Cayenne, avisée par M. Wallis, un chèque sur notre banque de 121 000 francs.

— C’est le compte.

— Le tout à votre disposition.

— Monsieur le directeur, déclara Salvator, je veux partir en France par le premier bateau.

— Vous en aurez un dans deux jours. Le Wilhelmine lève l’ancre pour Amsterdam. Il est à Paramaribo depuis dix jours et le capitaine est de mes amis. Le Wilhelmine est un vieux bateau, mi-cargo, mi passagers, mais la table y est confortable, et, s’il roule un peu, les cabines et la propreté du navire sont parfaits, vous n’en doutez pas.

— Certes !

— Nos bateaux ont la vie dure, comme les Hollandais !

Et le Directeur se prit à rire franchement.

— Eh bien, je prendrai place à bord du Wilhelmine !

— Voudrez-vous, si le capitaine n’a pas d’engagement pour ce soir, et si vous-même êtes libre, accepter d’être de mes hôtes ?

— Avec plaisir. Le capitaine est à bord. C’est l’heure du punch. Nous allons lui demander de nous l’offrir. Vous choisirez votre cabine. Je suis célibataire. Mme Van Gelden, fiévreuse, a dû me quitter pour aller faire un tour en Europe. Nous serons donc entre vieux « bachelors », comme disent les Anglais, et vous nous parlerez de votre mission.

IV

LE BEAU VOYAGE

Le Wilhelmine, comme l’avait dit M. Van Gelden, roulait et tanguait sur un océan démonté.

Pendant trois jours, Salvator ne put quitter sa cabine. Puis son corps s’habitua aux secousses et au rythme du navire, et il n’eut plus à subir les douloureux inconvénients du mal de mer.

Un temps magnifique, un ciel admirable, l’infini devant soi, nuancé de l’indigo au violet et au bleu céruléen, mais des vagues inclémentes.

Le capitaine Gotorb était un bon gros vivant au teint coloré, recuit par tous les soleils et d’une parfaite courtoisie. Court sur pattes, trapu, d’une véritable robustesse à toute épreuve, il était particulièrement sensible à la bonne chère et avait, chaque matin, un entretien important avec le cuisinier. Ce chef, qui avait, autrefois, servi dans les grands hôtels belges et français, répondait au nom aimable d’Honoré. Il jouissait de l’estime du capitaine, pour lequel il était aux petits soins. Il composait en effet, des menus savoureux, et ses rôtis et ses pâtisseries étaient remarquables. Honoré touchait d’ailleurs des appointements majorés par la cassette privée du capitaine Gotorb. Ce chef précieux était également doué d’une voix splendide de baryton et, en bon Méridional (né dans les Hautes-Pyrénées), il avait la passion de la musique et des grands opéras et opéras-comiques. Comment ce Français était-il sur un bateau hollandais ? À la suite de quelles histoires et pérégrinations, peu importe ! Honoré Lambasselle, depuis quatre ans, était sur le Wilhelmine, et beaucoup plus au service du capitaine Gotorb que du bateau !

Rien ne paraissait plus comique que d’entendre Honoré chanter l’air de Thaïs ou des Huguenots, en flambant une omelette sucrée ou devant la poularde tournant sur la broche.

En tout cas, Honoré jouissait de la sympathie générale, car la table du Wilhelmine était chargée de délices.

Le capitaine Gotorb aimait à causer avec ses passagers, dont le nombre était, d’ailleurs, bien réduit. Mais Salvator plus spécialement l’intéressait.

À bord du grand cargo, il y avait uniquement, en dehors des officiers, mécaniciens et personnel, une dame alanguie et souffreteuse allant rejoindre son mari en Suède ; un ancien notaire, gai luron et aimant les histoires joviales ; un grand marchand de balata du Brésil ; un médecin qui allait à Rotterdam installer une clinique spéciale pour les maladies des yeux, et un ancien officier de la marine allemande, interné pendant la guerre à Trinidad et que l’on rapatriait. Mais le malheureux était devenu fou. Il avait perdu le sens exact des mots et de la conversation. Il ne dormait jamais ! C’était un miracle de le voir résister à cet état constant de veille. Il chantait des cantiques et arpentait le pont inlassablement. Il ne faisait aucun geste déréglé, paraissait calme pendant de longues heures. Mais, à table, atteint de boulimie, il ramenait devant lui la nourriture qu’il entassait dans son assiette, qu’il avalait gloutonnement. À la fin du repas, il faisait et défaisait des cigarettes et remontait sur le pont, où il reprenait le chant de ses hymnes religieux.

Telle était la compagnie de Salvator, qui observait ce monde mêlé, cocasse par certains points, et que portait vers des destinées différentes le rythme du grand voyage.

Au dernier moment, le capitaine avait reçu l’ordre de toucher barre à Port of Spain, et de passer ensuite à la Guadeloupe et la Martinique, pour prendre cinq passagers et des colis précieux avant de rallier Madère, où le bateau devait faire escale pendant trois jours.

Le cargo prit le large, ne s’arrêta pas en Guyane anglaise, le port de Demerara est d’ailleurs peu pratiqué, et il stoppa devant l’île célèbre de la Trinité, à Port of Spain, dont tous les grands voyageurs gardent un aimable souvenir.

Trinidad, qui appartint aux Espagnols, se trouve placée en pleine mer des Caraïbes, en face du delta de l’Orénoque. Elle fit partie des découvertes de Colomb. À quinze milles environ du Vénézuéla, elle a, de ce pays, le même sol fertile, et les Anglais l’ont admirablement exploitée. Le sucre et le cacao en sont les riches produits, et plus de 280 000 habitants vivent dans l’île. Le langage courant qui y est parlé est le créole français, en raison de notre première occupation. Port of Spain est une ville curieuse, bien ordonnée, propre, où le confort cher aux Anglais est de plus en plus répandu, et l’on y sent un effort de colonisation, une discipline d’organisation qui font honneur au Royaume-Uni.

Le Wilhelmine passa dans les bouches du Serpent, qui offrent un spectacle inoubliable. Sur l’océan d’un bleu foncé profond, sont jetés, comme des jardins verdoyants et choisis, des îlots. On y aperçoit des bungalows agréables à l’œil et où la vie doit être douce. Les jardins en terrasse descendent jusqu’à des anses minuscules où se balancent des canots, des yachts de plaisance. Et le voilier, le grand transport ou le cargo passent au milieu de ce décor, l’un des plus beaux des Antilles.

On laissa sur la gauche Sainte-Lucie, île mélancolique où règne un silence recueilli, d’une prospérité médiocre, et c’est à Fort-de-France que le bateau stoppa.

Salvator se rappelait, le cœur brisé, que, quatre ans avant, il avait aperçu, de la cage où sont entassés les forçats, les côtes riantes de l’île, et il descendit à terre. Le Wilhelmine devant repartir le surlendemain, dans la soirée seulement, il eut donc tout le temps de visiter Fort-de-France, si amusant, si gai, si actif aussi ; son port pittoresque où s’amusent les négrillons, cependant que sur la Savane, impeccables dans leurs « tenues blanches », bien coupées, les mulâtres, des planteurs et des rhummiers enrichis prennent, en devisant, sous les grands arbres, le punch traditionnel. Par automobile, Salvator fit des excursions et au matin se rendit à Saint-Pierre qui, quoi qu’on en ait dit, ne renaîtra pas de ses ruines veillées par le mont Pelé qui fume encore et gronde parfois. Saint-Pierre dort sous son suaire de cendres, et les maisons de tôle et de bois, les rares usines qui y ont été édifiées depuis la catastrophe, ont un aspect provisoire et déconcertant.

L’archipel qui sépare l’océan Atlantique de la mer des Caraïbes comprend des terres admirables d’aspect, sous un ciel d’une pureté immaculée. Il n’y sévit qu’un fléau : la politique…

La Martinique, parmi les petites Antilles, fut, comme la Guadeloupe, rachetée à la Compagnie des Indes en 1661, pour la somme de cent vingt mille livres.

Depuis 1675, grâce à sa situation, elle peut être considérée comme le marché général des Antilles.

Il y a longtemps que ce que l’on a appelé la « barbarie noire » n’existe plus à la Martinique, qui connut, cependant, les troubles de la Révolution de 1789. Malgré la résistance de Rochambeau, les Anglais s’emparèrent de l’île, qui resta sous la domination étrangère jusqu’en 1814, date à laquelle le traité de Vienne nous rendit ce joyau de nos colonies d’Amérique.

Sur la savane de Fort-de-France, se dresse la statue de Joséphine de Beauharnais, première femme de Napoléon. Salvator s’attarda, au soir apaisé des tropiques, autour de ce monument. Une créole familière s’approcha de lui et lui dit avec son accent délicieux et chantonnant :

— C’est l’Impéatice ! Elle est patie ! Elle n’est jamais evenue !

Pour qui a parcouru l’île, qui en connaît la beauté, on s’étonne que les conditions d’existence ne soient pas meilleures pour les naturels employés dans les exploitations de canne à sucre et dans les rhummeries.

Il faut encore songer que la Martinique compte vingt mille hectares de cultures diverses, une superficie égale de savanes, et que le pays est essentiellement agricole.

Au lieu de faire là-bas des spéculations hasardeuses, ne vaudrait-il pas mieux intensifier la culture, non seulement du cacao, de la canne à sucre ou du coton, mais des plantes vivrières, ignames, patates douces, manioc, riz, fruits à pain, mangues, bananes, ananas, qui abondent déjà, mais qui fourniraient à la colonie des ressources dont elle a grand besoin ?

La richesse sylvestre, exploitée rationnellement, pourrait donner à l’ébénisterie et à la construction un essor nouveau. Les arbres, de toutes les essences, sabliers, fromagers, flamboyants, palmiers, eucalyptus, filaos, mahononis, qui ne peuvent pas être comparés aux essences innombrables de la forêt vierge, suffiraient, non seulement à la colonie, mais permettraient aux artisans adroits de réaliser, dans le meuble et dans tous les travaux d’ébénisterie, des pièces d’une incontestable beauté.

Si la faune n’y est pas brillante, le cabri, le porc, le lapin et la volaille y pullulent.

Les villes y sont gaies, les créoles accueillants. Et si les mulâtres à l’esprit combatif ont hérité des qualités et, hélas ! des défauts des races mêlées, on ne peut que rendre hommage à leur affabilité, à leur accueil charmant, à leur hospitalité souriante.

Ils réservent leurs ardeurs belliqueuses pour les périodes électorales, et cela, vraiment, c’est un désastre !

Pour avoir la couleur locale, Salvator alla au bal Loulou. Il y trouva des créoles qui tournaient à perdre haleine, aux bras de leurs cavaliers, aux sons d’une musique que n’ont pas prévue les compositeurs les plus modernes.

Il revint vers la Savane, au bord de la mer ; et il entendit, harmonieuses et d’un charme incontestable, les mélopées du soir et les chansons bizarres et suggestives d’un peuple heureux.

Tout est là, couleur et musique, ombres bleues, soleils rouges, jardins odorants, arbres fleuris, à travers lesquels jouent des oiseaux innombrables, l’oiseau-mouche, l’oiseau-lyre et le colibri, étincelants comme des diamants, des saphirs et des émeraudes qu’un miracle déplacerait dans l’air.

À la bibliothèque, Salvator put lire cette définition de Colomb qui découvrit la Martinique en 1493 et dit : « À la vue de certaines Antilles, on se demande si, peut-être, le spectacle que l’on a sous les yeux n’est pas le plus merveilleux de la planète entière. Quant à leurs habitants, les insulaires aiment leur prochain comme eux-mêmes, et leur parler très aimable et très doux est accompagné de sourires. »

Il n’est pas besoin d’ajouter que, depuis des siècles, les populations antillaises ont déposé une barbarie dont on les accusait faussement, et qu’ils valurent toujours mieux que les féroces conquistadors.

Salvator était enthousiasmé par la beauté des Antilles, et la courte halte à la Guadeloupe, Basse-Terre et Pointe-à-Pitre le séduisit encore. Il sut voir et se documenter pendant les quelques heures de chaque escale.

Le groupe d’îles qui se compose de la Guadeloupe, Marie-Galante, la Désirade et les Saintes, fut découvert par Colomb vers 1593 et seuls, les Indiens Caraïbes y habitaient.

Depuis, le gentilhomme de fortune Duplessis qui en prit possession vers 1660, trois compagnies tentèrent l’exploitation de l’île et de ses dépendances. Ce fut pour les unes et les autres la ruine.

Le marquis de Boisseret acheta les îles 60 000 livres, mais il se montra cruel au point que Colbert décida Louis XIV à acquérir la Guadeloupe en 1664 pour 125 000 livres. La Compagnie des Indes occidentales l’exploita jusqu’en 1674. Mais les progrès de la colonie ne furent sensibles qu’après la paix d’Utrecht. Elle passa aux mains des Anglais, fut indépendante en 1775, de nouveau soumise au Royaume Uni, mais conquise par nos Conventionnels, ayant appartenu, successivement, à la France, à l’Angleterre et à la Suède. Elle fut définitivement à nous par le traité de 1814.

Toutes les îles des Antilles ont ainsi une histoire héroïque. Mais on ne dira jamais assez le charme de ces pays. La Guadeloupe est séparée de la Martinique par 135 kilomètres et par 1 250 lieues marines de Brest. La Grande-Terre et la Guadeloupe proprement dite sont séparées par un canal, la Rivière Salée. Alors que le sol de la Grande-Terre est plat, la Guadeloupe est d’origine volcanique et une partie de l’île reste encore mal connu. La « Soufrière » est un volcan en activité entouré d’autres cratères éteints. Les rivières y coulent comme des torrents encaissés : les « Goyaves », le « Lamantin », la « Lézarde », sont celles sur lesquelles se hasardent les pirogues et les barques légères.

Que de souvenirs séduisants et colorés ! Pointe-à-Pitre et son port grouillant de voiliers et de cargos ; Basse-Terre, ville du gouvernement, couchée au bord de la mer et dominée par des sites tels que Saint-Claude, résidence adorable, que ne dédaignent pas les gouverneurs successifs de l’île. Le Gosier, l’Étang-Rollin, Matouba, haltes choisies, promenades préférées de tous ceux qui ont la nostalgie de leur pays abandonné pour leurs grandes entreprises et que consolent de pareils décors.

Le climat est sain, la fertilité du sol extraordinaire, et les Guadeloupéens sont des agriculteurs émérites. Leurs cultures de plantes alimentaires et d’arbres fruitiers, le manioc, les patates douces, ignames, bananes, manlagas, oranges, mangues, grenades, pommes cannelles, sapotilles, avocats, font venir l’eau à la bouche et frémir les lèvres gourmandes, car ces desserts exotiques ont un parfum et une saveur inoubliables.

La canne à sucre, dont le rendement est, chaque année, plus grand, est une des premières richesses de l’île. C’est de ce côté qu’il faut tenter tous les efforts, tant dans les domaines agricoles que par la protection plus large due au commerce des indigènes.

Salvator ne put jamais ôter de sa mémoire les tableaux admirables et imprévus de « Gourbeyre » peuplé de villas ; « Trois-Rivières » au centre d’un radieux panorama formé par les montagnes et la mer ; « Capestere » et sa grève de rochers ; « Dolé » et ses bassins d’eau chaude, et tout ce qui ne peut se décrire, la joie de ce pays, sa lumière enchanteresse sa vie enthousiaste, bruyante, mêlée de chansons et de cris.

Et, pour le rêveur qui s’attarde dans la banlieue de Pointe-à-Pitre, parmi le paysage divers qu’est ce vaste jardin des tropiques, que de douceur, que de musique, que d’impérissables parfums !

 

*    *    *

 

Après seize jours de mer, le Wilhelmine fila directement de Pointe-à-Pitre sur Madère et s’ancra dans le joli port de Funchal, capitale de l’île verte et dorée, d’une beauté incontestable, au climat délicieux, dans un printemps perpétuel. Une corniche surplombe l’Océan, et fait en partie le tour de l’île. Partout des jardins, des champs d’orangers et de citronniers, la flore la plus étincelante et la plus variée, les vignes fameuses et la végétation tropicale, les palmiers, les dattiers, les bananiers, et les cocotiers. Tout cela semble une féerie.

À cinq cent cinquante kilomètres du continent africain, « Madeira », île portugaise, est placée au milieu d’un archipel, composé par Porto-Santo, que peuplent quinze cents habitants, et trois grands îles au sol volcanique et sans aucune végétation, ni habitants, les Désertas.

Suffisamment peuplée, Madère compte, pour une superficie de 1 540 kilomètres carrés, une population de 135 000 individus environ. L’élément blanc y domine, quoiqu’on trouve quelque trace de sang africain.

Flore et végétation d’une richesse inouïe ont fait la prospérité de Madère, et ses vins fameux ont assuré sa renommée.

Très escarpée, l’île a pour capitale Funchal, agréable ville, bien construite et pleine de souvenirs. Curieuse, bâtie en amphithéâtre, ses vingt-cinq mille habitants contemplent le panorama le plus beau qui soit, les jardins allant mourir devant la baie célèbre de l’Atlantique.

Les rues ont une telle pente, pour grimper vers les grands parcs et les forêts odorantes où sont construites des villas splendides, que les moyens de locomotion sont encore le hamac chargé par les porteurs et les traîneaux de métal tirés par les bœufs. Ils glissent au trot accéléré des bêtes, spécialement élevées pour ce travail, sur les petits pavés arrondis, cailloux de la grève, agglomérés ou cimentés, qui garnissent la chaussée.

Salvator fut sincèrement ému par la beauté de Madère. Les jardins du casino, débauche de fleurs et d’arbres aux essences rares, le forcèrent à admirer sans réserve la côte heureuse et l’île que Marco semblait avoir choisie pour y finir ses jours, dans la paix, l’anonymat et l’oubli.

Le souvenir de son ami fit passer un nuage de tristesse sur les tableaux qu’il avait sous les yeux.

Du navire qui reprit sa route, il aperçut Pico-Ruivo, la plus haute montagne, au centre de l’île, et le capitaine Gotorb, à une question de Salvator, répondit que Funchal seul était un centre assez important et que Calcheta, Porta-do-Sol, Machico, Ponta-Delgada étaient des communes de peu d’importance, le gros de la population étant éparpillé dans l’intérieur des terres.

Le voyage s’acheva par un beau temps sec et vif, et le Wilhelmine, après une traversée de trente-quatre jours en comptant les escales qui furent plus longues qu’on ne les avait prévues, alla prendre sa place au long du quai d’Amsterdam.

V

LA MÈRE ET LE FILS

De Madère, Salvator avait câblé à sa mère et il devait lui télégraphier dès son arrivée en Europe.

Le Wilhelmine passa sous l’énorme pont d’Amstel et vint accoster au dock d’Amsterdam, non loin de la gare centrale.

Le voyageur, étonné, se trouvait pour la première fois dans cette ville, qui semble narguer la mer dans un perpétuel défi. Et tout ce qu’il avait appris par des lectures ou des études anciennes ne pouvait être comparé à la vision qu’il eut d’Amsterdam. Il retrouvait là les souvenirs historiques qui en font une première sentinelle avancée du magnifique pays.

Quand on songe qu’au XIIe siècle, ce n’était qu’un misérable bourg de pêcheurs, on croit rêver ! Au début du XVIIe siècle, las de la domination espagnole, les Hollandais secouèrent le joug et accrurent les forces et l’étendue de la ville. Déjà riche, elle acquit une fortune extraordinaire après la paix de Westphalie, qui, en fermant l’Escaut, ruinait Anvers et donnait à Amsterdam une incontestable suprématie.

Bâtie sur pilotis, gardée par des digues, elle n’a pas eu souvent à craindre l’envahisseur. Elle se défend elle-même en inondant le pays. C’est ce qui la sauva sous Louis XIV, et, si Pichegru y entra, il ne dut sa victoire qu’au gel profond des eaux transformant les canaux et marais en véritables routes. L’empereur Napoléon Ier fit de son frère Louis le roi de Hollande, et Amsterdam connut un rare éclat. Réuni à l’Empire en 1810, le royaume la garda pour capitale du département de Zuyderzée, jusqu’en 1814. Ces bouleversements politiques avaient nui à la fortune qu’elle a retrouvée et amplifiée depuis.

Construite à l’embouchure de l’Amstel, la « Venise du Nord » abrite plus de 460 000 habitants, qui trafiquent du golfe d’Ij aux polders riches en pâturages où vivent d’innombrables troupeaux.

Les beautés de la ville charmèrent Salvator, obligé de rester pour affaires deux jours dans la vieille cité. Le palais royal, les églises, le musée d’État, où sont les plus rares estampes et les toiles de l’École hollandaise, reçurent sa visite. Mais le quartier du port le retint davantage. Là, toutes les odeurs mêlées, le tabac, les huiles, la pâte à papier, la céruse, l’alcool, le genièvre, affirmaient la puissance d’une industrie et d’un commerce qui font d’Amsterdam une des villes les plus actives et les plus riches du monde.

Il connut aussi le marché silencieux des diamantaires, les trocs, les trafics, les ventes hâtives, les mots chuchotés à voix très basse, devant un joyau fabuleux.

Et il ne pouvait effacer de son esprit le souvenir de Paramaribo, la ville du pays de Surinam, conquise, elle aussi, sur les boues du fleuve, avec la même énergie patiente, la même lutte âpre, tenace, dont il contemplait les fruits à Amsterdam. C’étaient les mêmes hommes qui, là-bas, derrière leurs comptoirs, vendaient l’or, le balata, le bois de rose et le cacao, que ceux qui, depuis la conquête espagnole, tenaient au bord du Zuyderzée les nœuds d’un négoce prospère et sens rival.

 

*    *    *

 

Salvator avait un mot d’introduction du directeur de la banque de Paramaribo, M. Van Gelden, pour un des premiers comptoirs d’or de la ville, tenu par M.M. Van Ostereen et Co. Il s’y rendit à la fin de la journée, après avoir pris rendez-vous.

Il se trouva en présence de deux hommes dissemblables : l’un maigre et long comme Don Quichotte, l’autre, tassé, rond et rougeaud, évoquait Sancho Pança. Ils parlaient le français sans aucun accent. Ils écoutèrent le récit de Salvator qui leur expliquait comment il avait été amené à découvrir le métal ; il exhiba, sous leurs yeux surpris, des pépites énormes et d’une grande pureté. Il leur démontra quel intérêt il y aurait à ne pas laisser dormir de telles richesses et qu’un projet de société pourrait plus tard devenir une réalité.

Les Hollandais, sceptiques d’abord, se rendirent aux arguments de Salvator. Mais les réserves se trouvaient en territoire français. Ils ne pourraient être que participants à une compagnie anonyme, mais peu leur importait. Le jour où les concessions seraient acquises, ils n’hésiteraient pas à examiner le projet avec la plus grande bienveillance.

Ils invitèrent Salvator à dîner, et la soirée se termina au théâtre, où l’on jouait une opérette française.

Salvator était ravi comme un enfant qui assiste à une féerie, privé de tout depuis quatre ans ! quatre ans de solitude, de lutte contre la nature sournoise dans le silence de la grande forêt !

 

*    *    *

 

Le lendemain, il prenait le train et arrivait à la gare du Nord, où l’attendait sa mère.

En descendant du wagon, dans la cohue des voyageurs, Salvator ne la distingua pas d’abord. Il laissa s’écouler la foule, puis, quand il ne resta que quelques personnes sur le quai, il l’aperçut, toute blanche, sous un petit chapeau noir. Il courut vers elle :

— Maman !

— Mon petit !

Et elle embrassait cet homme qui l’avait quittée après un jugement infâme, victime sans défense, et qui lui revenait, enfin, grâce à une énergie et une confiance que rien n’avait brisées.

— Mon petit, je ne t’aurais pas reconnu, avec cette barbe ! Mais tu te portes bien ! Mon chéri !… J’ai suivi tes instructions. Je suis partie avant-hier d’Arles et je me suis sentie perdue dans ce grand Paris. Alors, je n’ai pas bougé de l’hôtel de la rue des Saints-Pères.

— Mon vieil hôtel.

— Où j’étais descendue, comme tu me l’avais recommandé.

Salvator donna quelques ordres aux porteurs qui amenèrent bientôt des bagages assez lourds à un omnibus de la compagnie.

Il y avait une caisse de documents et de collections, une malle d’effets et quelques colis à main.

Salvator, précautionneux, avait acheté du linge et deux costumes, ainsi qu’un grand manteau de voyage. Il avait tout le temps de songer au vestiaire plus élégant qu’il lui faudrait constituer à Paris.

Dès l’arrivée à l’hôtel, avant même que de s’occuper des bagages, la mère et le fils, émus jusqu’aux larmes, se questionnaient l’un l’autre.

La maman Blanchet lui raconta par le menu tout ce qui s’était passé, la venue chez elle d’un inspecteur de police délégué par la Sûreté générale, les renseignements qu’elle avait dû fournir, la bonté de l’ami Frédéric, et ce qu’il fallait faire.

— Et l’oncle Rouquier ?

— Il est mort, le mois dernier. Que Dieu ait son âme ! Il était rongé de remords à ton sujet. Il m’a appelé près de lui, à Béziers. J’ai pardonné. Je l’ai assisté à ses derniers moments. Il était malheureux.

— Revers de fortune ?

— Non ! il avait encore gagné beaucoup sur les vignes, et il ne t’a pas oublié.

— Peu importe !

— Il était malheureux moralement. Cet homme orgueilleux s’était humilié et se repentait d’avoir si peu fait pour te défendre. Au moment de mourir, il regrettait…

— N’en parlons plus ! Moi aussi, maman, j’ai pardonné ! Quand on a vécu ce que j’ai vécu, on sait pardonner…

— Dis-moi, mon petit, ce que tu es devenu ! Plus de seize mois sans nouvelles…

— Je te raconterai…

— Mais non ! tout de suite…

Elle posa sa main sur le visage de Rémy pour cacher la moustache et la barbe où se mêlaient des fils de la vierge. Et elle le regarda longuement… Et, avec la naïveté touchante des mères, elle murmura, comme se parlant à elle-même : « C’est bien toi !… Je te reconnais… »

— Alors, comment es-tu parti de… là-bas ?

— Je te l’ai écrit.

— Mais je veux des détails… Et quel chagrin pour toi que la mort de ton ami Marco !

— Oui, une peine infinie qui ne s’effacera pas.

— Tu l’aimais bien…

— Je lui devais la vie, et c’est grâce à lui que je peux te serrer dans mes bras.

— Pauvre homme ! Mais il n’était pas innocent, lui !

La mère soulignait maladroitement la différence entre les deux hommes.

— Tais-toi, maman, les fautes commises, on les paie si lourdement, et de quel martyre !… Et puis, il dort à jamais, dans un pays si lointain, si beau… Il dort avec le secret de sa vie, de son passé et de son nom. N’en parlons plus jamais, et, si tu me vois, triste, parfois, c’est que je penserai à lui…

— C’est entendu… Alors… Raconte…

— Eh bien voilà !

Et, deux heures après, la mère écoutait encore son fils.

VI

CHEZ LE MINISTRE DE LA JUSTICE

La rencontre de Frédéric Morlague et de Rémy Salvator fut émouvante. Les deux hommes se retrouvaient après quatre ans, l’un occupant une situation de premier plan au ministère de la Justice, l’autre revenant en France, ayant trouvé la fortune, mais flétri par une condamnation injuste qu’il fallait effacer.

Morlague s’y était employé.

Cet homme à l’aspect rude et froid avait compris quel drame se jouait dans la vie de Blanchet, (car, pour lui, il était toujours son « vieux Blanchet ») et, lorsqu’il eut la certitude que son ami était innocent, il s’adressa directement à son ministre qui le tenait en affectueuse estime.

— Comment te remercier, mon cher Frédéric… Si tu savais !

— Ne me remercie pas. Mais je veux connaître certains détails.

— C’est très simple. Tu sais comment je fus chargé à l’audience. On alla rechercher une vieille histoire d’homicide par imprudence sur une sinistre crapule, qui cherchait à me nuire quand j’étais employé dans une compagnie pétrolifère. On accumula contre moi des antécédents truqués, abominablement arrangés pour la circonstance. Je n’ai jamais pu oublier le rôle odieux de l’avocat de Calmonne et Béragne. Celui-là, si jamais je le rencontre…

— Il gagnait sa vie !

— Je préfère les aventuriers que j’ai connus.

— Alors ? Là-bas…

— Là-bas !… J’ai subi toutes les misères du bagne. Et, dans cet enfer, j’ai rencontré une âme.

— Qui ?

— Il faut oublier son nom.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a dix-huit ans, c’était un homme perdu, et que j’ai su comment il s’était relevé, dans un milieu qui ne le permet pas.

— Mais encore !

— N’insiste pas. Il est mort !

— Ah !

— Oui. Je l’appelais « Marco », son surnom, son « chaffre » du bagne. C’est lui qui m’a sauvé, qui a préparé l’évasion. Il a cru à mon innocence, lui…

— Et si vous aviez échoué ?

— Nous ne pouvions pas échouer ! Nous avions foi dans le nouveau destin !

— Quelle force dans ton affirmation !

— Nous avions trop souffert ! Il était impossible, à moins de maladie et de mort, que nous ne réussissions pas ! Vois-tu, il faut avoir foi dans une autre justice que celle des hommes.

— Et pourtant, Marco… ton ami…

— Il est mort ! Oui ! Il n’espérait pas vivre dans la société qui l’a condamné. C’était un homme puni qui avait payé de quinze ans de bagne son passé maudit.

— Quel âge ?

— Il pouvait avoir cinquante-deux ans, quand il mourut.

— Après votre succès, votre mission en Haute-Guyane ?

— Oui. Il est mort lucide, et ses derniers mots furent : « Je n’étais qu’un forçat sans nom… »

Il y eut un silence attristé entre les deux amis. Ce fut Frédéric qui le rompit le premier.

— Alors, tu as réussi ?

— Oui. Je rapporte à la France, en échange de la réparation qui m’est due, tout le trésor d’El Dorado.

— La légende…

— Qui dort sous une terre à nous depuis trois siècles.

— Te croira-t-on ?

— J’apporte des preuves. Tu verras. Mais, à ton tour, qu’a dit le ministre, et comment tout cela s’est-il passé à mon sujet ?

— D’abord sceptique. Les forçats innocents n’ont pas de bonne presse.

— Je suis fixé.

— Il résista à mes demandes, puis, un jour, je me piquai au jeu. Je pensais à toi, mon pauvre vieux. Et alors, en quelques mois, tout fut prêt.

— Quoi ? Tout ?

— Mais les témoignages de gens que tu ne connais pas et qui en savaient long sur les coquins de la banque, les correspondances retrouvées chez des courtiers qui avaient intérêt à venir servir la Justice, des renseignements venus d’Amérique et modifiant totalement ce que l’on savait sur toi. Enfin, le résultat fut ton innocence reconnue, et non seulement j’ai obtenu ta grâce, mais ta réhabilitation.

— Déjà ! Tout cela ! Est-ce possible ?

— Je te l’affirme !

— Alors, on va pouvoir travailler !

Et Rémy donna l’accolade à Frédéric. Il n’eut pas autrement d’enthousiasme d’expansion.

Dans l’exil, la lutte et la souffrance, il avait appris à maîtriser les élans de son cœur. Le souvenir de Marco et sa vieille maman le brisaient de la seule douceur, de la seule tendresse dont il fût capable.

— Et maintenant, ton ministre ?

— Tu vas le voir. Je t’ai fait annoncer.

— Je le verrai avec toi ?

— Certainement. Sois simple, sans trop de mots !

— Tu me connais mal. J’ai appris à me taire !

— Excuse-moi !

— J’ai l’habitude. Un homme qui vient de là-bas n’est plus le même individu.

— À tout à l’heure. Je vais prévenir le ministre.

Salvator resta seul.

Il alla à la fenêtre qui s’ouvrait sur un grand jardin dépouillé par l’hiver, où des moineaux cherchaient pâture parmi les feuilles mortes…

Et, pendant quelques minutes, il rêva…

 

*    *    *

 

— Le ministre t’attend. Suis-moi !

— Oui, chef ! dit Salvator en tapant sur l’épaule de son ami.

Le ministre était debout.

Frédéric Morlague s’effaça pour laisser passer Salvator.

Quand ce dernier fut à deux pas du ministre, il le regarda fixement dans les yeux.

Le ministre, d’un geste vif et plein de cordialité, tendit la main à Salvator.

— Ne me dites rien, monsieur, ne me remerciez pas. J’ai fait ce que je devais faire. Et j’ai d’abord hésité, n’aimant pas revenir sur la chose jugée.

« Mais quand j’ai compris que la vérité était de votre côté ; il n’y a plus eu de garde des sceaux, de ministre de la Justice, mais un homme que rien de ce qui est humain ne laisse indifférent, et, surtout, un homme qui a horreur de l’iniquité. J’ai mesuré l’immense douleur que vous avez supportée. Vous savez le reste.

— Monsieur le ministre, j’ai perdu l’habitude de telles paroles. Pour cela seulement, laissez-moi vous dire merci !

Le ministre fit un geste de protestation.

Après un léger silence, Salvator prit la parole.

— Monsieur le ministre, il doit y avoir des formalités auxquelles, je n’ai pas besoin de vous le dire, je me plierai. Je suis donc à votre disposition…

— Monsieur Blanchet, vous n’êtes pas à la disposition de la justice, mais du ministre de la Justice, et celui-ci vous dit que tout est classé, qu’il n’y aura ni révision, ni enquête nouvelle.

— Comment ?

— Oui. Vous êtes gracié et réhabilité.

— Mais…

— Laissez-moi terminer. Il y a encore une autre justice que la justice officielle, c’est celle des braves gens. Et quoi qu’on dise, sous notre troisième république, le fait du Prince existe. La preuve ? J’en ai usé pour vous. J’ai préparé pour le Journal officiel une note qui vous restitue vos droits et votre nom lavé de l’atroce souillure…

— Comment vous exprimer ma gratitude ?

— En me racontant, à moi, et à mon vieux Frédéric, ce qui s’est passé là-bas.

— Très volontiers.

— Alors, vous dînerez tous deux ce soir chez moi. J’ai une bonne cuisinière comme on n’en trouve plus. Je l’ai ramenée de mon Auvergne natale il y a… il y a vingt-cinq ans déjà. Et elle porte un nom prédestiné : Constance !

— J’accepte avec joie l’honneur que vous me faites, monsieur le Ministre…

— Ne parlons pas d’honneur ici, je vous en prie, puisque la justice, parfois boiteuse, vous avait ravi le vôtre…

 

*    *    *

 

Le dîner fut suivi d’une conversation qui dura fort avant dans la nuit.

Le ministre prit des notes relatives à la transportation et aux choses vécues au pénitencier. Il fut tour à tour stupéfait, ému, révolté. Jamais, avoua-t-il, il n’avait connu pareilles révélations.

— Et maintenant, je vais vous adresser à mon collègue des Colonies, avec qui j’ai eu un entretien à votre sujet.

— Vous avez tout prévu.

— Non ! Mais je pensais bien que vous ne garderiez pas pour vous seul vos découvertes et le produit de vos recherches.

— Certes, non, monsieur le Ministre.

— Alors, j’ai fait pour le mieux, et vite.

 

*    *    *

 

Quand ils furent seuls dans la nuit froide, Frédéric et Salvator évoquèrent un passé lointain. Ils allèrent jusqu’à la place du Châtelet, où ils s’arrêtèrent à la brasserie Zimmer pour y manger une choucroute, car il était plus de minuit quand ils quittèrent Alexandre Bonnefoy.

Et il semblait à ces deux hommes que le destin providentiel réunissait, que le temps n’était « qu’un songe » comme l’a dit le poète, et qu’il fallait compter avec l’oubli…

VII

LES NOTES DE SALVATOR

— Faites entrer M. Rémy Blanchet, dit le ministre des Colonies à l’huissier. Et veuillez noter que je ne recevrai personne ce soir. Le courrier est signé. Que l’on ne me dérange sous aucun prétexte.

Ainsi parla François Guernouard, qui cherchait à faire de la bonne besogne, depuis qu’il détenait le portefeuille des Colonies… C’était beaucoup plus un réalisateur qu’un bavard croyant à de vaines écritures, mais il était noyé par les bureaux. Et cependant les hommes d’action le passionnaient.

Il était l’ami de son collègue à la Justice et il l’admirait beaucoup. Il lui avait suffi d’apprendre ce qu’était Rémy Blanchet, ce qu’il avait fait, pour que, tout de suite, il le reçût dès qu’il fut averti de sa présence à Paris.

Méridional, mais discipliné et se méfiant des beaux parleurs, Guernouard s’était entouré de compétences qui préparaient une besogne d’avenir. C’était un petit homme brun, vif comme une cigale, et doué d’un ardeur au travail légendaire. Il « crevait » c’était le mot dont on se servait, ses chefs de cabinet, attachés et secrétaires. Il tenait tête à la lutte sourde des bureaux et avait réalisé de grandes choses en Afrique occidentale et équatoriale, amorcé des réformes en Indochine.

À la vue de Rémy, qui entrait, il se leva et alla vers lui.

— Soyez le bienvenu.

— Monsieur le Ministre…

— Pas un mot sur le passé. Je sais tout ce que vous avez pu souffrir. Nous réparerons. Voulez-vous que nous parlions de la Guyane et de l’or ?

— Je suis à vos ordres.

Tout cela fut dit sans préambule, sans banalités courantes.

— Vous avez connu les grands espaces, les réserves immenses au pied des Tumuc-Humac.

— Oui, et je crois que j’apporte à la France autre chose que des mots.

— J’aime assez cette certitude.

Et Rémy raconta son voyage.

Le ministre l’écouta pendant deux heures, sans l’interrompre, se penchant sur les tracés, les relevés de plans, épluchant les notes, se faisant expliquer tous les détails de l’entreprise telle que la concevait l’homme qui revenait du pays de la douleur et des histoires fabuleuses.

François Guernouard fut émerveillé par les spécimens d’or rapportés, la teneur du sol, des roches, des criques. Il compara les chiffres avec ceux que lui fournissaient les rapports officiels venant du gouverneur général de la colonie.

Il se convainquit rapidement que l’homme qu’il avait devant lui disait la vérité.

Les ampoules électriques jetaient un jour cru sur les cartes et les papiers. Salvator et le ministre, rapprochés, faisaient ensemble, au fil de la parole et en suivant les notes précises, un voyage admirable.

Quand ce fut fini, quand Rémy eut tout dit, ou du moins l’essentiel, et eut dressé l’armature d’un projet réalisable, le ministre se leva.

— Et maintenant, que puis-je faire pour vous, monsieur Blanchet ? Nous vous devons une réparation.

— Aucune. J’oublierai.

— Pardon ! Quel appui désirez-vous ?

— C’est tout simple. Je demande à votre ministère de me charger officiellement de mission en Guyane.

— C’est chose possible. Comment iriez-vous de nouveau aux placers que vous avez découverts ?

— Par le fleuve Oyapoc. C’est moins long que par la première route que j’ai suivie.

— En effet, et, d’ailleurs, vous n’avez aucune raison de prendre la voie hollandaise.

— Je n’ai plus, en effet, dit amèrement Rémy, les mêmes raisons.

— N’insistons pas. Combien peut durer votre mission ?

— Deux années, car il faudra m’assurer des intelligences dans les villages et recruter du personnel, laisser là-bas des hommes sûrs.

— J’étudierai la question. En tout cas, vous êtes prêt à partir ?

— Oui. Le temps de mettre au point mes premières études.

— Vous partirez seul de France ?

— Non. J’aurai recours à vous, monsieur le Ministre, pour me donner au moins un de vos bons lieutenants, un homme de la brousse. Vous en avez certainement.

— Comptez-y.

— Je m’adjoindrai un ingénieur spécialisé de mon choix.

— Ensuite ?

— Je vous demanderai de m’assurer aide et protection dans la colonie, et de me garantir une escorte nécessaire.

— Combien d’hommes ?

— Six au maximum. Je me charge du recrutement des porteurs et des pagayeurs. Le gouvernement de la Guyane me facilitera, en m’accordant, comme attaché à la mission, un cartographe du service des Travaux publics, section des mines.

— C’est une idée excellente. C’est tout ?

— Enfin, je vous fais officiellement une demande, que je vous confirmerai par écrit, des concessions, à mon nom, des terrains reconnus et délimités par mes soins.

— Rien ne s’y oppose. Vous n’oublierez pas le pays qui vous protège ainsi.

— Je n’oublie, monsieur le Ministre, que les peines et les souffrances dont j’ai été victime.

— Eh bien ! nous sommes d’accord. La mission Rémy Blanchet partira dans six mois.

— Pardon. Pas Rémy Blanchet !

— C’est votre nom !

— C’est le nom d’un homme qui est mort. Je le veux ainsi, excusez-moi. Rémy Blanchet, même réhabilité, a disparu…

— Je ne comprends pas bien.

— Suivez-moi. On ne passe pas impunément par le bagne. On est toujours l’homme condamné…

— Mais puisque l’honneur vous est rendu ?

— J’insiste, monsieur le Ministre. Rémy Blanchet, c’est l’ancien forçat. Innocent, il a porté la casaque infâme. C’est la tunique de Nessus… Je l’arrache de mes épaules.

— Comment voulez-vous donc vous appeler ?

— Du nom d’un malheureux mineur tombé là-bas, sur les terres ardentes du Brésil : Salvator ! C’est sous ce nom que j’ai effacé une première fois mon véritable état civil.

— Va pour Rémy Salvator.

— Je porterai ce nom avec honneur. Un jour, on se souviendra peut-être de Rémy Blanchet. Alors, seulement, vous pourrez identifier les deux personnages. Mais je serai mort… Et l’on pourra imaginer quel roman d’aventures fut la vie du « malheureux Rémy Blanchet ».

Le ministre serra vigoureusement la main de Salvator, qui prenait congé et rendez-vous pour de nouveaux entretiens et la liaison à établir entre les services compétents du ministère et le chargé de mission.

ÉPILOGUE

LE MIRAGE D’EL DORADO

Trois ans ont passé.

Dans l’un des bureaux du siège social de la Compagnie française des mines d’or de Guyane, Rémy Salvator dicte des ordres pour des maisons de ravitaillement, des sociétés industrielles, des constructions de machineries spéciales.

De temps en temps, il consulte un mémoire, feuillette des photographies et des catalogues, compare les documents émanant de sources différentes.

La mission dont le Gouvernement l’avait chargé a donné des résultats inespérés. La région des Tumuc-Humac est un véritable champ d’or, au sens exact du mot, et, sur des dizaines de kilomètres, criques et roches possèdent des réserves énormes de métal précieux.

Rémy Salvator a fait à la Société de géographie des révélations sensationnelles. Les projections photographiques et cinématographiques qui illustraient ses conférences ont rapporté des preuves irréfutables que le hardi pionnier donnait à la France des ressources inattendues.

Rentré après vingt-neuf mois de voyage, Salvator n’eut à déplorer ni maladies, ni mort. La mission, au complet, avait regagné Cayenne et la France, enthousiaste, préparée à des travaux ayant désormais un but précis, un projet, aujourd’hui en voie de réalisation.

La Compagnie française des mines d’or de la Guyane avait été créée grâce au concours de plusieurs groupes financiers, hollandais et anglais pour un tiers, français et américain pour le reste, la France gardant la plus grande part de l’affaire et la dirigeant à sa guise.

On avait tout prévu : l’outillage perfectionné, l’application des méthodes employées au Cap et en Australie, un personnel éprouvé, choisi, largement payé, et l’aménagement confortable des placers où les Européens pouvaient mener une existence normale, nourris d’aliments frais, de plantes vivrières du pays, et de tout ce qui constitue la défense contre le climat déprimant d’un pays qui ne se laisse pas démasquer sans quelque risque pour les modernes conquistadors.

Depuis un an, trois convois étaient partis à pied d’œuvre pour les installations indispensables, les dépôts de réserve du haut Oyapoc aux montagnes, parmi les tribus paisibles qui trouvaient un profit nouveau à collaborer avec les blancs.

Dans deux mois, Rémy Salvator allait s’embarquer pour la Guyane, accompagnant les machineries, dont le transport serait long et difficile. C’était le plus gros effort à donner.

Dès son retour, il était allé à Arles, et avec quelle joie il avait revu la vieille maman Blanchet qui habitait une petite maison entourée de fleurs et d’oliviers, dans la banlieue de la ville romaine, et que Rémy avait achetée pour elle. Après quelques semaines de repos, Rémy Salvator était revenu à Paris pour donner la série de ses conférences et, sa mère à son bras, il avait reçu l’hommage d’un public séduit et reconnaissant.

 

*    *    *

 

Ainsi s’était accompli le miracle de l’or !

Il existait, ce trésor d’El Dorado !

Il fallait le découvrir : ce n’étaient pas les fées de la fable qui l’avaient révélé aux hommes hallucinés par la légende ancienne. C’étaient la science et la foi, guides sûrs et constants des hommes de bonne volonté.

Parfois mélancolique, Rémy Salvator méditait… Il revoyait le visage douloureux de son ami disparu. Il évoquait Marco, le compagnon fidèle, endormi à jamais au bord de l’Oyapoc, face à la forêt vierge, où il s’était enfui, frappé par un cruel destin.

Et cette douleur sourde, ce rappel du passé, l’hommage rendu au souvenir, à la souffrance et à la mort, c’était la rançon d’El Dorado.

FIN

 


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en avril 2021.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : B L, Lise-Marie, Sylvie, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : J.-F.-Louis Merlet, Le Mirage d’El Dorado, in Sciences et Voyages, n° 318-354, du 1er octobre 1925 au 10 juin 1926. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Sentier à Salazie, a été prise par Laura Barr-Wells en 1980. Les dessins reproduits dans le texte sont de Georges Jauneau et proviennent de notre édition de référence. Nous n’avons pas repris certaines illustrations (photos, dessins) dont la qualité sur notre exemplaire ne permettait pas une lisibilité suffisante.

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