LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS
(tome troisième)
traduction : J. C. Mardrus
1899
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Table des matières
HISTOIRE DE LA PRINCESSE BOUDOUR
HISTOIRE DE BEL-HEUREUX ET DE BELLE-HEUREUSE
HISTOIRE DE LA DOCTE SYMPATHIE
LA PREMIÈRE HISTOIRE DES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN ET C’EST LE PREMIER VOYAGE
LA SECONDE HISTOIRE DES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN ET C’EST LE SECOND VOYAGE
L’HISTOIRE TROISIÈME DES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN ET C’EST LE TROISIÈME VOYAGE
L’HISTOIRE QUATRIÈME DES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN ET C’EST LE QUATRIÈME VOYAGE
L’HISTOIRE CINQUIÈME D’ENTRE LES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN ET C’EST LE CINQUIÈME VOYAGE
L’HISTOIRE SIXIÈME D’ENTRE LES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN ET C’EST LE SIXIÈME VOYAGE
L’HISTOIRE SEPTIÈME D’ENTRE LES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN ET C’EST LE SEPTIÈME ET DERNIER VOYAGE
HISTOIRE DE LA BELLE ZOUMOURROUD AVEC ALISCHAR FILS DE GLOIRE
HISTOIRE DES SIX ADOLESCENTES AUX COULEURS DIFFÉRENTES
Mais lorsque fut la cent soixante-dixième nuit.
La petite Doniazade, qui n’en pouvait plus d’impatience, se leva du tapis où elle était blottie, et dit à Schahrazade :
« Ô ma sœur, je t’en prie, hâte-toi de nous conter l’histoire promise dont le seul titre déjà m’émeut de plaisir. »
Et Schahrazade sourit à sa sœur et lui dit : « Justement ! Mais j’attends, pour commencer, le bon plaisir du Roi. »
Alors le roi Schahriar qui, cette nuit-là, s’était dépêché de faire sa chose ordinaire avec Schahrazade, tant il désirait cette histoire, dit :
« Ô Schahrazade, tu peux, certes ! commencer l’histoire féerique dont tu m’as promis de grandes joies. »
Et Schahrazade raconta ainsi cette histoire :
Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en l’antiquité du temps, dans le bienheureux pays de Khaledân, un roi nommé Schahramân, maître de puissantes armées et de richesses considérables. Mais ce roi, bien qu’il fût heureux à l’extrême et qu’il eût soixante-dix favorites, sans compter ses quatre épouses légitimes, souffrait en son âme de sa stérilité en fait d’enfants ; car il était déjà parvenu à un âge avancé et sa moelle s’affaiblissait, et Allah ne le dotait point d’un fils qui pût lui succéder sur le trône du royaume.
Or, un jour il se décida à mettre son grand-vizir au courant de ses peines secrètes. Et il le fit appeler et lui dit « Ô mon vizir, je ne sais vraiment plus à quoi attribuer cette stérilité dont je souffre en mon âme intérieure. » Et le grand-vizir réfléchit pendant une heure de temps ; après quoi il releva la tête et dit au roi « Ô roi, en vérité, c’est là une question bien délicate et que ne peut dénouer qu’Allah le Tout-Puissant. Aussi je ne trouve, après avoir bien réfléchi, qu’une seule façon de remédier à la chose. » Et le roi lui demanda : « Et quelle est-elle ? » Le vizir répondit : « Voici ! Cette nuit, avant d’entrer dans le harem, prends soin de remplir scrupuleusement les devoirs prescrits par le rite : fais tes ablutions avec ferveur, et invoque d’un cœur soumis le maître de la fécondité, en disant « Ô Fécondateur, ô père des sources vives et des vivants, fais que ma semence soit bénie ! » Et de la sorte ton union avec une épouse de choix sera fertilisée par la bénédiction. »
À ces paroles de son vizir le roi Schahramân s’écria : « Ô vizir aux paroles de sagesse, tu m’indiques là un remède admirable. » Et il remercia beaucoup le grand-vizir de ce conseil et lui fit don d’une robe d’honneur. Puis, le soir venu, il entra dans l’appartement des femmes, après avoir toutefois minutieusement rempli les devoirs du rite et fait l’invocation au Fécondateur. Puis il choisit la plus jeune de ses femmes, celle qui avait les hanches les plus somptueuses, une vierge de race, et s’introduisit en elle cette nuit-là. Et du coup il la féconda, à l’heure et à l’instant. Et au bout de neuf mois, jour pour jour, elle accoucha d’un enfant mâle dans la bénédiction, au milieu des réjouissances et au son des clarinettes, des fifres et des cymbales.
Or, l’enfant qui venait de naître fut trouvé si beau, et il était tellement comme la lune, que son père, émerveillé, l’appela Kamaralzamân.
Et de fait, cet enfant était bien la plus belle des choses créées. On le constata surtout quand il devint un adolescent et que la beauté eut secoué sur ses quinze ans toutes les fleurs qui charment l’œil des humains. Avec l’âge, en effet, ses perfections étaient arrivées à leur limite, ses yeux plus magiciens que ceux des anges Harout et Marout, ses regards plus séducteurs que ceux de Taghout, et ses joues plus plaisantes que les anémones. Quant à sa taille, elle était faite plus souple que la tige du bambou et plus fine qu’un fil de soie. Mais pour ce qui est de sa croupe, elle était si mouvante et si charmante que les rossignols, en la voyant, se mettaient à chanter.
Aussi, il ne faut point s’étonner que sa taille si délicate se soit tant de fois plainte du poids qui la suivait, et qu’elle ait si souvent, lasse de sa charge, fait la moue à ces fesses.
Avec tout cela, il avait continué à être aussi frais que la corolle matinale des roses et aussi délicieux que la brise du soir. Et justement les poètes de son temps ont essayé de rendre, en cadence, la beauté qui les frappait, et l’ont lui-même chanté en vers nombreux, dont ceux-ci entre mille :
Quand les humains le voient, ils s’écrient : « Ah ! ah ! » Quand ils le voient, ils peuvent lire ces mots que la beauté a tracés sur son front : « J’atteste qu’il est le seul beau ! »
Ses lèvres sont, si elles sourient, des cornalines ; sa salive est du miel fondu ; ses dents un collier de perles ; ses cheveux viennent en boucles noires s’arrondir sur ses tempes, tels des scorpions qui mordent le cœur des amoureux.
C’est d’une rognure de ses ongles qu’a été fait le croissant de la lune. Mais sa croupe qui tremble, mais les fossettes de ses fesses, mais la souplesse de sa taille ! elles sont au-dessus de toutes paroles.
Et le roi Schahramân aimait beaucoup son fils, et tellement qu’il ne pouvait s’en séparer un instant. Et comme il craignait de le voir dissiper dans les excès ses qualités et sa beauté, il souhaitait fort le marier de son vivant et se réjouir ainsi de sa postérité. Et un jour que cette idée le préoccupait plus que de coutume, il s’en ouvrit à son grand-vizir qui lui répondit « L’idée est excellente ! car le mariage adoucit les humeurs. » Alors le roi Schahramân dit au chef eunuque : « Va vite dire à mon fils Kamaralzamân de venir me parler. » Et sitôt que l’eunuque eut transmis l’ordre, Kamaralzamân se présenta devant son père et, après lui avoir souhaité respectueusement la paix, s’arrêta entre ses mains, les yeux baissés avec modestie, comme il convient de la part d’un fils soumis à son père…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la cent soixante-onzième nuit.
Elle dit :
… les yeux baissés avec modestie, comme il convient de la part d’un fils soumis à son père.
Alors le roi Schahramân lui dit « Ô mon fils Kamaralzamân, j’aimerais beaucoup te marier de mon vivant pour me réjouir de toi et me dilater la poitrine de tes noces bénies. »
À ces paroles de son père, Kamaralzamân changea extrêmement de teint et, d’une voix altérée, répondit : « Sache, ô mon père, que vraiment je n’éprouve aucun penchant pour le mariage ; et mon âme n’incline guère vers les femmes. Car, outre l’aversion que d’instinct je me sens pour elles, j’ai lu dans les livres des sages tant de traits de leurs méchancetés et de leurs perfidies, que j’en suis maintenant arrivé à préférer la mort à leur approche. Et d’ailleurs, ô mon père, voici ce que disent à leur sujet nos poètes les plus estimés.
« Malheur à celui que le Destin dote d’une femme ! Il est perdu, même s’il se bâtit, pour s’y enfermer, mille forteresses aux pierres liées par des crocs d’acier. Les roueries de cette créature les secoueraient comme des roseaux.
Ah ! malheur à cet homme ! La perfide a de beaux yeux allongés de kohl noir, de belles tresses lourdement nattées ; mais elle lui fera dans le gosier glisser tant de chagrins que sa respiration en sera coupée !
« Et un autre a dit :
« Même la vierge qui se dit neuve n’est qu’un cadavre dont ne voudraient pas les vautours.
La nuit tu crois la posséder, parce qu’elle t’a chuchoté des secrets qui n’en sont pas. Erreur ! demain à d’autres qu’à toi appartiendront ses parties les mieux gardées.
Elle est une auberge, ô mon ami. Elle est ouverte à tout venant. Pénètre en elle, si tu veux, mais, le lendemain, sors et va-t’en sans tourner la tête. À d’autres, la place qu’à leur tour ils devront quitter, si la sagesse leur est connue.
« Donc, ô mon père, bien que cela risque de te chagriner beaucoup, je n’hésiterai pas à me tuer si tu veux me forcer à me marier. »
Lorsque le roi Schahramân eut entendu ces paroles de son fils, il fut surpris et affligé excessivement, et la lumière se changea en ténèbres devant son visage. Mais comme il affectionnait son fils à l’extrême et qu’il ne voulait pas lui causer de chagrin, il se contenta de lui dire « Ô Kamaralzamân, je ne veux point insister sur ce sujet qui ne t’est point agréable. Mais comme tu es encore jeune, tu as le temps de réfléchir et aussi de penser à la joie que j’aurais de te voir marié et père d’enfants. »
Et ce jour-là il ne lui dit rien de plus à ce sujet ; mais il le cajola et lui fit de beaux présents et agit de la sorte avec lui la longueur d’une année.
Mais au bout de l’année il le fit appeler, comme la première fois, et lui dit « Te rappelles-tu, Kamaralzamân, ma recommandation, et as-tu réfléchi à ce que je te demandais, et au bonheur que tu me procurerais en te mariant ? » Alors Kamaralzamân se prosterna devant le roi son père et lui dit : « Ô mon père, comment pourrais-je oublier tes conseils et sortir de ton obéissance, alors qu’Allah lui-même me commande le respect et la soumission ? Mais pour ce qui est du mariage, j’y ai réfléchi tout ce temps, et plus que jamais je suis résolu à ne jamais m’en approcher, et plus que jamais les livres des anciens et des modernes m’apprennent à éviter les femmes, coûte que coûte, car ce sont des rouées, des sottes et des dégoûtantes. Qu’Allah m’en préserve par la mort même, s’il le faut ! »
À ces paroles, le roi Schahramân comprit qu’il serait nuisible, cette fois encore, d’insister davantage ou de contraindre à l’obéissance ce fils qu’il chérissait. Mais sa peine fut si grande qu’il se leva, désolé, et fit appeler en particulier son grand-vizir, auquel il dit « Ô mon vizir, qu’ils sont fous, les pères qui souhaitent avoir des enfants ! Ils n’en recueillent que du chagrin et des déceptions. Voici que Kamaralzamân est résolu, plus encore que l’an dernier, à fuir les femmes et le mariage. Quel malheur, ô mon vizir, est le mien ! Et comment y remédier ? »
Alors le vizir pencha la tête et réfléchit longuement ; après quoi il releva la tête et dit au roi « Ô roi du siècle, voici le remède à employer : prends patience encore une année ; et alors, au lieu de lui parler en secret de la chose, tu assembleras tous les émirs, les vizirs et les grands de la cour ainsi que tous les officiers du palais et, devant eux tous, tu lui déclareras ta résolution de le marier sans délai. Et alors il n’osera guère te désobéir devant cette honorable assemblée ; et il te répondra par l’ouïe et la soumission !
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la cent soixante-douzième nuit.
Elle dit :
« … et il te répondra par l’ouïe et la soumission ! »
À ce discours du grand-vizir, le roi fut tellement satisfait qu’il s’écria : « Par Allah ! voilà une idée réalisable ! » Et il en témoigna sa joie en offrant au vizir une des plus belles robes d’honneur. Après quoi il patienta durant le temps indiqué, et fit alors réunir l’assemblée en question et venir son fils Kamaralzamân. Et l’adolescent entra dans la salle qui en fut illuminée ; et quel grain de beauté sur son menton ! et quel éblouissement, ya Allah ! sur son passage ! Et lorsqu’il fut devant son père, il embrassa trois fois la terre entre ses mains et se tint debout, attendant que son père lui parlât le premier. Le roi lui dit : « Ô mon enfant, sache que je ne t’ai fait venir au milieu de cette assemblée que pour t’exprimer ma résolution de te marier avec une princesse digne de ton rang, et me réjouir ainsi de ma postérité avant que de mourir ! »
Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces paroles de son père, il fut pris soudain d’une sorte de folie qui lui dicta une réponse si peu respectueuse que tous les assistants baissèrent les yeux de confusion et que le roi fut mortifié à l’extrême limite de la mortification ; et comme il était de son devoir de relever une pareille insolence en public, il cria à son fils d’une voix terrible : « Tu vas voir ce qu’il en coûte aux enfants qui désobéissent et manquent d’égards à leur père ! » Et aussitôt il ordonna aux gardes de lui lier les bras derrière le dos et de l’entraîner hors de sa présence et d’aller l’enfermer dans la vieille tour de la citadelle en ruines qui attenait au palais. Ce qui fut immédiatement exécuté. Et l’un des gardes resta à la porte, pour veiller sur le prince et répondre à son appel en cas de besoin.
Lorsque Kamaralzamân se vit ainsi enfermé, il fut bien attristé et se dit « Peut-être aurait-il mieux valu obéir à mon père et me marier contre mon gré, pour lui plaire. J’aurais ainsi évité de le chagriner et d’être gardé au haut de cette vieille tour. Ah ! femmes maudites, vous êtes encore la cause première de mon infortune ! » Voilà pour Kamaralzamân.
Mais pour ce qui est du roi Schahramân, il se retira dans ses appartements et, en pensant que son fils qu’il aimait était en ce moment seul, triste et enfermé, peut-être désespéré, il se mit à se lamenter et à pleurer. Car son amour pour son fils était bien grand et lui faisait oublier l’insolence dont il s’était publiquement rendu coupable. Et il fut extrêmement furieux contre le vizir, qui avait été l’instigateur de cette idée d’assembler le Conseil. Aussi, l’ayant fait appeler, il lui dit : « C’est toi qui es le coupable ! Sans ton conseil de malheur, je ne me serais pas vu forcé de sévir contre mon enfant. Parle maintenant. Qu’as-tu à répondre ? Et comment faire, dis-le ! Car je ne puis m’accoutumer à l’idée de la punition dont souffre à l’heure qu’il est mon fils, la flamme de mon cœur. » Alors le vizir lui dit : « Ô roi, aie seulement la patience de le laisser quinze jours enfermé, et tu verras comme il se hâtera de se soumettre à ton désir. » Le roi dit : « Es-tu bien sûr ? » Le vizir dit : « Certainement ! » Alors le roi poussa plusieurs soupirs et alla s’étendre sur son lit, où il passa une nuit d’insomnie, tant son cœur travaillait au sujet de ce fils unique qui était sa plus grande joie. Il se reposa d’autant moins qu’il s’était habitué à le faire dormir à côté de lui, sur le même lit, et à lui donner son bras comme oreiller, veillant ainsi lui-même sur son sommeil. Aussi, cette nuit-là, il eut beau se tourner en tous sens, il ne put réussir à fermer l’œil. Et voilà pour le roi Schahramân.
Mais pour ce qui est du prince Kamaralzamân, voici : À la tombée de la nuit, l’esclave qui était chargé de garder la porte entra avec un flambeau allumé qu’il déposa au pied du lit ; car il avait pris soin de dresser dans cette chambre un lit bien conditionné pour le fils du roi. Et, cela fait, il se retira. Alors Kamaralzamân se leva, fit ses ablutions, récita quelques sourates du Koran, et songea à se déshabiller pour passer la nuit. Il se dévêtit donc entièrement, ne gardant sur le corps que la chemise, et il s’entoura le front d’un foulard de soie bleue. Et il devint ainsi, plus que jamais, aussi beau que la lune de la quatorzième nuit. Il s’étendit alors sur le lit où, bien qu’il fût désolé à la pensée d’avoir chagriné son père, il ne tarda pas à s’endormir profondément.
Or, il ne savait pas ce qui allait lui arriver durant cette nuit, dans cette vieille tour hantée par les génies de l’air et de la terre.
En effet…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la cent soixante-seizième nuit[1].
Elle dit :
En effet, cette tour où était enfermé Kamaralzamân était abandonnée depuis nombre d’années et datait du temps des mécréants Romains. Et au bas de cette tour il y avait un puits, également très ancien et de construction romaine. Et c’était justement ce puits qui servait d’habitation à une jeune éfrita, nommée Maïmouna.
L’éfrita Maïmouna, de la postérité d’Eblis, était la fille du puissant éfrit Domriatt, chef principal des génies souterrains. Maïmouna était une éfrita fort agréable, une croyante soumise, illustre entre toutes les filles des génies, par ses propres vertus et celles de son ascendance, fameuse dans les régions de l’inconnu.
Or, cette nuit-là, vers minuit, l’éfrita Maïmouna sortit du puits, selon sa coutume, pour prendre l’air, et s’envola légère vers les étages du ciel pour de là se porter vers tel endroit où elle se sentait attirée. Et comme elle passait près du sommet de la tour, elle fut très étonnée de voir une lumière là, où depuis de si longues années elle ne voyait jamais rien. Elle pensa donc en elle-même : « Sûr ! cette lumière n’est pas là sans motif ! Il me faut entrer là-dedans voir ce que c’est. » Alors elle fit un crochet et pénétra dans la tour. Et elle vit l’esclave couché à la porte ; mais, sans s’y arrêter, elle passa par-dessus et entra dans la chambre. Et quelle ne fut point sa surprise charmée à la vue de l’adolescent qui était couché demi-nu sur le lit ! Elle s’arrêta d’abord sur la pointe des pieds ; et, pour le mieux regarder, elle s’approcha tout doucement, après avoir abaissé ses ailes qui la gênaient un peu dans cette chambre étroite. Et elle releva tout à fait la couverture qui cachait le visage de l’adolescent et demeura stupéfaite de sa beauté. Et elle cessa de respirer pendant une heure de temps, de crainte de le réveiller avant d’avoir pu admirer à son aise toutes les délicatesses dont il était pétri. Car, en vérité, l’enchantement qui se dégageait de sa charmante personne, la rougeur délicate de ses joues, la tiédeur de ses paupières aux cils pleins d’ombre pâle et allongés, la courbe adorable de ses sourcils, tout cela, y compris l’odeur enivrante de sa peau et les reflets si doux de son corps, devait-il point émouvoir Maïmouna qui, de sa vie entière d’excursions à travers la terre habitable, n’avait vu pareille beauté ?… Or, vraiment c’était bien à lui que pouvait s’appliquer ce cri du poète :
Au toucher de mes lèvres, je vis noircir ses prunelles qui sont ma folie et rougir ses joues qui sont mon âme.
Et je m’écriai : « Mon cœur, dis à ceux qui osent blâmer ta passion : Ô censeurs, montrez-moi un objet aussi beau que mon bien-aimé ! »
Donc, lorsque l’éfrita Maïmouna, fille de l’éfrit Domriatt, se fut bien rempli les yeux de ce spectacle merveilleux, elle loua Allah en s’écriant : « Béni soit le Créateur qui modèle la perfection. » Puis elle pensa : « Comment le père et la mère de cet adolescent peuvent-ils ainsi se séparer de lui pour l’enfermer seul dans cette tour en ruines ? Ne craignent-ils donc pas les maléfices des mauvais génies de ma race qui habitent les décombres et les endroits déserts ? Mais, par Allah ! s’ils ne se soucient pas de leur enfant, je jure, moi, Maïmouna, de le prendre sous ma protection et de le défendre contre tout éfrit qui, attiré par ses charmes, voudrait en abuser ! » Puis elle se pencha sur Kamaralzamân et, bien délicatement, elle le baisa sur les lèvres, sur les paupières et sur chaque joue, ramena sur lui la couverture, sans le réveiller, retourna vers le bord de la fenêtre, étendit ses ailes et s’envola vers le ciel.
Or, comme elle était arrivée dans la moyenne région pour y prendre le frais et qu’elle y planait tranquille, en pensant à l’adolescent endormi, elle entendit soudain, non loin de là, un bruit d’ailes, par battements précipités, qui la fit se tourner de ce côté. Et elle reconnut que l’auteur de ce bruit était l’éfrit Dahnasch, un génie de la mauvaise espèce, l’un des rebelles qui ne croient point et ne reconnaissent pas la suprématie de Soleimân ben-Daoûd. Et ce Dahnasch était fils de Schamhourasch, lequel était, parmi les éfrits, le plus rapide dans les courses aériennes.
Quand Maïmouna eut aperçu ce mauvais Dahnasch, elle craignit beaucoup que le coquin ne vît la lumière de la tour et n’allât perpétrer qui sait quoi là-bas. Aussi elle fondit sur lui d’un élan semblable à celui de l’épervier, et allait l’atteindre et l’abîmer quand Dahnasch lui fit signe qu’il se rendait à discrétion et lui dit, en tremblant de peur : « Ô puissante Maïmouna, fille du roi des génies, je t’adjure par le Nom et par le Talisman de ne point user de ton pouvoir pour me nuire ! Et de mon côté je te promets de ne rien faire de répréhensible. » Alors Maïmouna dit à Dahnasch, fils de Schamhourasch : « Soit ! Je veux bien t’épargner. Mais hâte-toi de me dire d’où tu viens à cette heure, ce que tu fais là et où tu penses aller. Et sois surtout véridique dans tes paroles, ô Dahnasch, sans quoi je suis prête à t’arracher, avec mes mains, les plumes des ailes, à t’écorcher la peau et à te casser les os pour ensuite te précipiter dans quelque abîme de l’air. Ne crois donc pas pouvoir t’échapper par le mensonge, ô Dahnasch ! » Alors l’éfrit dit : « Ô ma maîtresse Maïmouna, sache qu’en ce moment tu me rencontres juste à propos pour entendre quelque chose de tout à fait extraordinaire ! Mais promets-moi, ô pleine de grâce, de me laisser aller en paix si je satisfais à ton désir, et de me donner un sauf-conduit qui désormais me mette à l’abri du mauvais vouloir de tous les éfrits, mes ennemis de l’air, de la mer et de la terre, ô toi qui es la fille de notre roi à tous, Domriatt le redoutable ! » Ainsi parla l’éfrit Dahnasch, fils du rapide Schamhourasch.
Alors Maïmouna, fille de Domriatt, dit « Je te le promets, sur la gemme gravée du sceau de Soleimân ben-Daoud (sur eux deux la prière et la paix !). Mais parle enfin, car je pressens que ton aventure est très étrange. » Alors l’éfrit Dahnasch ralentit sa course, tourna sur lui-même et vint se ranger aux côtés de Maïmouna. Puis il lui raconta ainsi son aventure, alors que tous deux continuaient leur course aérienne :
* * *
« Je te dirai, ô glorieuse Maïmouna, que je viens en ce moment du fin fond de l’intérieur lointain, des extrémités de la Chine, pays où règne le grand Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour, où s’élèvent de nombreuses tours, tout autour et alentour, où se trouvent sa cour, ses femmes avec leurs atours et ses gardes dans les détours et tout le pourtour. Et c’est là que mes yeux ont vu la plus belle chose de mes voyages et de mes tours, sa fille unique, El-Sett Boudour.
« Or, comme il est impossible à ma langue, au risque même de devenir poilue, de te dépeindre la beauté de cette princesse, je vais simplement essayer de t’énumérer ses qualités, approximativement. Écoute donc, ô Maïmouna.
« Je te parlerai de sa chevelure. Puis je te dirai son visage, puis ses joues, ses lèvres, sa salive, sa langue, sa gorge, sa poitrine, ses seins, son ventre, ses hanches, sa croupe, son milieu de grâce, ses cuisses et enfin ses pieds, ô Maïmouna !
« Bismillah !
« Sa chevelure, ô ma maîtresse ! Elle est si brune qu’elle en est plus noire que la séparation des amis. Et quand elle est accommodée en trois tresses qui s’éploient jusqu’à ses pieds, il me semble voir trois nuits à la fois.
« Son visage ! Il est aussi blanc que le jour où se retrouvent les amis. Si je le regarde au moment où brille la pleine lune, je vois deux lunes à la fois.
« Ses joues sont formées d’une anémone divisée en deux corolles ; ses pommettes c’est la pourpre même des vins, et son nez est plus droit et plus fin qu’une lame de choix.
« Ses lèvres c’est de l’agate colorée et du corail ; sa langue – quand elle la remue – sécrète l’éloquence ; et sa salive est plus désirable que le jus des raisins, elle désaltère la soif la plus brûlante ! Telle est sa bouche.
« Mais sa poitrine ! béni soit le Créateur ! c’est une séduction vivante. Elle porte des seins jumeaux de l’ivoire le plus pur, arrondis et pouvant tenir dans les cinq doigts de la main.
« Son ventre a des fossettes pleines d’ombre et disposées avec autant d’harmonie que les caractères arabes sur le cachet d’un scribe cophte d’Égypte. Et ce ventre donne naissance à une taille élastique et fuselée. Mais voici sa croupe.
« Sa croupe ! heu ! heu ! j’en frémis. C’est une masse si pesante qu’elle oblige sa propriétaire à se rasseoir quand elle se lève et à se relever quand elle se couche. Et je ne puis vraiment, ô ma maîtresse, t’en donner une idée qu’en recourant à ces vers du poète :
« Elle a un derrière énorme et fastueux qui demanderait une taille moins frêle que celle où il est suspendu.
« Il est, pour elle et moi, un objet de tortures sans relâche et d’émoi, car
« Il l’oblige à se rasseoir quand elle se lève, et me met le zebb, quand j’y pense, toujours debout.
« Telle est sa croupe ! Et d’elle se détachent deux cuisses de gloire, solides et d’un seul jet, unies, vers le haut, sous leur couronne. Puis viennent les jambes et les pieds charmants et si petits que je suis stupéfait qu’ils puissent porter tant de poids superposés.
« Quant à son milieu et à son fondement, ô Maïmouna, pour dire la vérité, je désespère de pouvoir t’en parler comme il sied, car l’un est essentiel et l’autre est absolu. C’est, pour le moment, tout ce que ma langue peut t’en révéler ; et même par gestes il me serait impossible de t’en faire apprécier le faste ou les somptuosités.
« Et telle est à peu près, ô Maïmouna, l’adolescente princière, fille du roi Ghaïour, El-Sett Boudour. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, remit la suite au lendemain.
Mais lorsque fut la cent soixante-dix-neuvième nuit.
Elle dit :
« Et telle est, à peu près, l’adolescente princière, fille du roi Ghaïour, la princesse Boudour.
« Mais je dois également te dire, ô Maïmouna, que le roi Ghaïour aimait considérablement sa fille El-Sett Boudour, celle dont je viens de t’énumérer simplement les perfections, et il l’aimait d’un amour si vif que son plaisir était de s’ingénier à lui trouver chaque jour une distraction nouvelle. Mais comme, au bout d’un certain temps, il avait épuisé pour elle toutes les espèces d’amusements, il songea à lui donner des joies différentes encore en lui bâtissant des palais miraculeux. Il commença la série par la construction de sept palais, chacun d’un style différent et d’une matière précieuse différente. En effet, il fit bâtir le premier palais entièrement de cristal, le second d’albâtre diaphane, le troisième de porcelaine, le quatrième de mosaïques de pierreries, le cinquième d’argent, le sixième d’or et le septième entièrement de perles et de diamants. Et le roi Ghaïour ne manqua pas de faire orner chaque palais de la manière qui convenait le mieux au style dont il était bâti ; et il y réunit tous les agréments qui pouvaient en rendre le séjour encore plus délectable, soignant, par exemple, et surtout, la beauté des pièces d’eau et des jardins.
« Et c’est dans ces palais que, pour distraire sa fille El-Sett Boudour, il la fit habiter, mais une année seulement dans chaque palais, pour qu’elle n’eût pas le temps de s’en lasser et que le plaisir succédât sans fatigue au plaisir.
« Aussi la beauté de l’adolescente, au milieu de toutes ces belles choses, ne pouvait que s’affiner et parvenir à l’état suprême qui m’a charmé.
« De telle sorte qu’il ne faudrait point t’étonner, ô Maïmouna, si je te disais que tous les rois, voisins des états du roi Ghaïour, désiraient ardemment obtenir en mariage l’adolescente aux fastueuses fesses. Mais je dois me hâter, pourtant, de te rassurer sur sa virginité, car jusqu’à présent elle a refusé avec horreur les propositions que son père lui transmettait. Et chaque fois, pour toute réponse, elle se contentait de lui dire : « Je suis ma propre reine et ma seule maîtresse. Comment souffrirais-je voir un homme froisser un corps qui tolère à peine le contact des soieries ? »
« Et le roi Ghaïour, qui eût préféré mourir plutôt que de contrarier Boudour, ne trouvait rien à répliquer. Et il était obligé de décliner les demandes des rois, ses voisins, et des princes qui venaient à cette fin dans son royaume du plus profond lointain. Et même un jour qu’un jeune roi, plus beau et plus puissant que les autres, s’était présenté avec beaucoup de cadeaux préparatoires, le roi Ghaïour en parla à Boudour qui, indignée cette fois, éclata en reproches et s’écria « Je vois bien qu’il ne me reste plus qu’un seul moyen d’en finir avec ces tortures continuelles. Je vais saisir ce glaive qui est là et m’en enfoncer la pointe dans le cœur. Par Allah ! c’est mon seul recours. » Et comme elle se disposait vraiment à user de cette violence sur elle-même, le roi Ghaïour fut tellement épouvanté qu’il tira la langue et secoua la main et roula autour de lui des yeux blancs. Puis il se hâta de confier Boudour à dix vieilles fort sages et pleines d’expérience, dont l’une était la propre nourrice de Boudour. Et depuis ce moment les dix vieilles ne la quittent pas un seul instant et veillent même à tour de rôle à la porte de son appartement.
« Et voilà, ô ma maîtresse Maïmouna, où en sont les choses maintenant. Et moi je ne manque certes pas d’aller, toutes les nuits, contempler la beauté de la princesse et me dilater les sens à la vue de ses splendeurs. Aussi crois bien que ce n’est point la tentation qui me fait défaut de la monter et de me délecter de son derrière ; mais je pense vraiment que ce serait dommage de porter atteinte, contre le gré de la propriétaire, à une somptuosité si bien gardée. Seulement, ô Maïmouna, je me contente d’elle discrètement, pendant son sommeil ; je l’embrasse, par exemple, entre les deux yeux, tout doucement, bien qu’une considérable envie me pousse à le faire fortement. Mais je me méfie de moi-même, me sachant sans retenue, une fois la chose en train ; je préfère donc m’abstenir complètement, de peur d’endommager l’adolescente.
« Je t’adjure donc, ô Maïmouna, de venir avec moi voir mon amie Boudour dont la beauté te charmera, à n’en pas douter, et dont les perfections te raviront, je m’en porte garant. Allons, ô Maïmouna, admirer El-Sett Boudour, au pays du roi Ghaïour. »
Ainsi parla l’éfrit Dahnasch, fils du rapide Schamhourasch.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, se tut.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingtième nuit.
Elle dit :
Ainsi parla l’éfrit Dahnasch, fils du rapide Schamhourasch.
Lorsque la jeune éfrita Maïmouna eut entendu cette histoire, au lieu de répondre, elle eut un rire moqueur, allongea un coup d’aile dans le ventre de l’éfrit, lui cracha à la figure et lui dit « Tu es bien dégoûtant avec ta jeune pisseuse ! Et vraiment je me demande comment tu as osé m’en parler, alors que tu dois bien savoir qu’elle ne saurait supporter un instant la comparaison avec l’adolescent si beau que j’aime. » Et l’éfrit s’écria, en s’essuyant la figure : « Mais, ô ma maîtresse, j’ignore totalement l’existence de ton jeune ami, et, tout en implorant mon pardon, je ne demande pas mieux que de le voir, bien que j’hésite fort à croire qu’il puisse égaler la beauté de ma princesse. » Alors Maïmouna lui cria : « Veux-tu te taire, maudit ? Je te répète que mon ami est si beau que, si tu le voyais, fût-ce en rêve, tu tomberais en épilepsie et tu baverais comme un chameau. » Et Dahnasch demanda : « Mais où est-il donc et qui peut-il être ? » Maïmouna dit « Ô coquin, sache qu’il est dans le même cas que ta princesse. Et il est enfermé dans la vieille tour au pied de laquelle j’ai ma demeure souterraine. Mais ne va pas te flatter de l’espoir de le contempler sans moi ; car je connais ta turpitude et je ne te confierais même pas la garde d’un cul de santon. Pourtant je veux bien consentir à te le montrer moi-même pour avoir ton opinion, tout en te prévenant que si tu avais l’audace de mentir, en parlant contre la réalité de ce que tu vas voir, je t’arracherais les yeux et ferais de toi le plus misérable des éfrits. De plus, j’entends bien que tu me payes une forte gageure si mon ami se trouve être plus beau que ta princesse ; et, pour être juste, je consens aussi à t’en payer une si c’est le contraire. » Et Dahnasch s’écria « J’accepte la condition. Viens donc avec moi voir El-Sett Boudour, dans le pays de son père, le roi Ghaïour. » Mais Maïmouna dit « C’est plus vite fait d’aller à la tour, qui est là sous nos pieds, pour juger d’abord de la beauté de mon ami. Après quoi nous comparerons ! » Alors Dahnasch répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et aussitôt tous deux descendirent en ligne droite du haut des airs jusqu’au sommet de la tour et pénétrèrent, par la fenêtre, dans la chambre de Kamaralzamân.
Alors Maïmouna, à voix basse, dit à l’éfrit Dahnasch : « Ne bouge plus ! et surtout sois convenable ! » Puis elle s’approcha de l’adolescent endormi et souleva le drap qui le couvrait en ce moment. Et elle se tourna du côté de Dahnasch et lui dit : « Regarde, ô maudit ! Et fais attention de ne pas tomber tout de ton long. » Et Dahnasch avança la tête et recula stupéfait ; puis il allongea de nouveau le cou et inspecta longuement le visage et le corps du bel adolescent ; après quoi il hocha la tête et dit « Ô ma maîtresse Maïmouna, je vois maintenant que tu es fort excusable de penser que ton ami est incomparable en beauté ; car, en vérité, je n’ai jamais vu autant de perfections dans un corps d’adolescent ; et tu sais que je connais les plus beaux parmi les fils des humains. Mais, ô Maïmouna, le moule qui l’a fabriqué ne s’est cassé qu’après avoir donné un échantillon femelle ; et c’est justement la princesse Boudour ! »
À ces paroles, Maïmouna fondit sur Dahnasch et lui asséna sur la tête un coup d’aile qui lui cassa une corne, et lui cria « Ô le plus vil d’entre les éfrits, je te somme d’aller sur l’heure à ce pays du roi Ghaïour, au palais de Sett Boudour, et de transporter de là-bas la princesse jusqu’ici ; car je ne veux pas me déranger en t’accompagnant chez cette petite. Une fois que tu l’auras portée ici, nous la ferons coucher à côté de mon jeune ami, et nous comparerons avec nos propres yeux. Et reviens vite, Dahnasch, ou je te mets le corps en lambeaux et te jette en pâture aux hyènes et aux corbeaux ! » Alors l’éfrit Dahnasch ramassa sa corne qui gisait et, lamentable, s’en alla en se grattant le derrière. Puis il traversa l’espace comme un javelot et ne tarda pas à revenir, au bout d’une heure, chargé de son fardeau.
Or, la princesse, endormie sur les épaules de Dahnasch, n’avait sur elle que la chemise, et son corps palpitait dans sa blancheur. Et sur les larges manches de cette chemise, tramée de fils d’or et de soie tendre, étaient brodés ces vers qui s’entrelaçaient agréablement :
Trois choses l’empêchent d’accorder aux humains un regard qui dise « oui » : la crainte de l’inconnu, l’horreur du connu et sa beauté !
Alors Maïmouna dit à Dahnasch « Il me semble que tu as dû t’amuser en route avec cette jeune fille, car tu es en retard et il ne faut pas une heure de temps aux bons éfrits pour aller du pays de Khaledân au fond de la Chine et revenir par le plus droit chemin. Soit ! Mais hâte-toi d’étendre cette petite aux côtés de mon ami pour que nous fassions notre examen. » Et l’éfrit Dahnasch, avec des précautions infinies, déposa doucement la princesse sur le lit, et lui enleva sa chemise.
Or, en vérité, l’adolescente était fort belle et telle que l’avait dépeinte l’éfrit Dahnasch. Et Maïmouna put constater que la ressemblance des deux jeunes gens était si parfaite qu’on les eût pris pour deux jumeaux, et qu’ils ne différaient seulement que par leur milieu et leur fondement. Mais c’était le même visage de lune, la même taille délicate et la même croupe arrondie pleine de richesse. Et elle put également se rendre compte que si la jeune fille manquait en son milieu de ce qui faisait l’ornement de l’adolescent, elle le remplaçait avantageusement par les deux tétines merveilleuses qui attestaient un sexe succulent.
Elle dit donc à Dahnasch « Je vois qu’il est permis d’hésiter un instant sur la préférence à accorder à l’un ou à l’autre de nos amis ; mais il faut être aveugle ou insensé, comme tu l’es, pour ne pas convenir qu’entre deux jeunes gens également beaux, dont l’un est mâle et l’autre femelle, le mâle l’emporte sur la femelle ! Qu’en dis-tu, ô maudit ? » Mais Dahnasch répondit : « Pour ma part, je sais ce que je sais et je vois ce que je vois, et le temps ne me ferait pas croire le contraire de ce que mon œil a vu ! Mais, ô ma maîtresse, si tout de même tu tiens à ce que je mente, je mentirai pour te faire plaisir. »
Lorsque l’éfrita Maïmouna eut entendu ces paroles de Dahnasch, elle fut prise d’une telle fureur qu’elle éclata de rire. Et pensant qu’elle ne pourrait jamais, par le moyen d’un simple examen, tomber d’accord avec l’entêté, elle lui dit « Il y a peut-être moyen de savoir qui de nous deux a raison, c’est de recourir à notre inspiration. Celui qui composera les plus beaux vers à la louange de son préféré, aura certainement la vérité de son côté. Y consens-tu ? Ou bien n’es-tu pas capable de cette subtilité propre aux délicats seulement ? » Mais l’éfrit Dahnasch s’écria « C’est justement, ô ma maîtresse, ce que je voulais te proposer ! Car mon père Schamhourasch m’a enseigné les règles des constructions poétiques et l’art des vers aux rythmes parfaits. Mais à toi d’abord la priorité, ô charmante Maïmouna ! »
Alors Maïmouna s’approcha de Kamaralzamân endormi, et se pencha sur ses lèvres et les baisa doucement ; puis elle lui caressa le front et, la main dans ses cheveux, elle dit en le regardant :
« Ô corps clair où les rameaux ont mis leur souplesse et les jasmins leur bouquet, quel corps de vierge vaudrait ta senteur ?
Yeux où le diamant a mis sa lumière et la nuit ses étoiles, quels yeux de femmes égaleraient votre feu ?
Baiser plus doux de sa bouche que le miel aromatique, quel féminin baiser atteindrait ta fraîcheur ?
Oh ! caresser ta chevelure et tressaillir de toute ma chair sur ta chair, puis voir dans tes yeux se lever les étoiles. »
Lorsque l’éfrit Dahnasch eut entendu ces vers de Maïmouna, il s’extasia à la limite de l’extase, puis se convulsa à la limite de la convulsion, tant pour rendre hommage au talent de l’éfrita que pour exprimer son émotion de ces rythmes si justes. Mais il ne tarda pas à s’approcher de son amie Boudour. Et il se pencha sur ses seins nus et délicatement y déposa une caresse. Et, inspiré de ses charmes, il dit en la regardant :
« Les myrtes de Damas, ô jeune fille, m’exaltent l’âme quand ils sourient ; mais ta beauté…
Les roses de Baghdad, de clair de lune et de rosée nourries, me grisent l’âme quand elles sourient ; mais tes lèvres nues…
Tes lèvres nues, ô bien-aimée, et ta beauté fleurie, me rendent fou quand elles sourient ! Et tout le reste a disparu. »
Lorsque Maïmouna eut entendu cette improvisation, elle ne fut pas peu surprise de voir…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingtième-deuxième nuit.
Elle dit :
… cette improvisation, elle ne fut pas peu surprise de voir chez ce Dahnasch tant de talent uni à tant de laideur. Et, comme elle était, bien que femme, douée d’une certaine dose de jugement, elle ne manqua d’en faire son compliment à Dahnasch qui se dilata extrêmement. Puis elle lui dit « En vérité, ô Dahnasch, tu as une âme assez fine dans cette charpente où tu habites ; mais ne crois point que tu l’emportes dans l’art des vers, pas plus que Sett Boudour ne l’emporte en beauté sur Kamaralzamân ! » Et Dahnasch, suffoqué, s’écria : « Crois-tu vraiment ? » Elle dit : « Certainement ! » Il dit : « Je ne crois pas ! » Elle dit : « Attrape ça ! » et d’un coup d’aile lui pocha un œil. Il dit : « Ça ne prouve rien ! » Elle dit : « Tiens ! voilà mon derrière ! » Il dit : « Il est assez maigre ! »
À ces paroles, Maïmouna, doublement irritée, voulut se précipiter sur Dahnasch et lui abîmer quelque partie de son individu. Mais Dahnasch, qui avait prévu le cas, en un clin d’œil se changea en puce et se réfugia sans bruit dans le lit, sous les deux adolescents. Et comme Maïmouna craignait de les réveiller, elle fut obligée, pour avoir une solution, de jurer à Dahnasch qu’elle ne lui ferait plus de mal ; et Dahnasch, devant son serment, cessa d’être puce et redevint comme il était, mais en se tenant toujours sur ses gardes. Alors Maïmouna lui dit : « Écoute, Dahnasch, je ne vois pas d’autre moyen de terminer l’affaire que de recourir à l’arbitrage d’un tiers ! » Il dit « Je veux bien ! »
Alors Maïmouna frappa du pied le sol qui s’entr’ouvrit et laissa sortir un épouvantable éfrit. Il avait une tête surmontée de six cornes longues chacune de quatre coudées, et trois queues fourchues, longues d’autant ; il était boiteux et bossu, et ses yeux étaient plantés au milieu de sa figure dans le sens de la longueur ; il avait des bras dont l’un était long de cinq coudées et l’autre d’une demi-coudée seulement ; et ses mains, plus larges que des chaudrons, étaient terminées par des griffes de lion ; et ses jambes qui finissaient par des sabots le faisaient marcher comme un pied bot ; et son zebb deux fois plus gros que celui de l’éléphant plongeait derrière son dos et surgissait triomphant. Il s’appelait Kaschkasch ben-Fakhrasch ben-Atrasch, de la postérité d’Eblis Abou Hanfasch.
Or, lorsque le sol se fut refermé, l’éfrit Kaschkasch aperçut Maïmouna, et aussitôt il embrassa la terre entre ses mains, se tint devant elle humblement, les bras croisés, et lui demanda : « Ô ma maîtresse Maïmouna, fille de notre roi Domriatt, je suis l’esclave qui attend tes ordres. » Elle dit : « Je veux, Kaschkasch, que tu sois juge dans la dispute survenue entre moi et ce maudit Dahnasch. Il y a telle et telle chose. À toi donc d’être impartial et, après avoir jeté les yeux sur ce lit, de nous dire qui te paraît plus beau de mon ami ou de cette jeune fille. »
Alors Kaschkasch se tourna du côté du lit où les deux jeunes gens dormaient tranquilles et nus, et à leur vue il fut dans une émotion telle qu’il saisit de la main gauche son effroyable outil qui se raidissait au-dessus de sa tête et se mit à danser en tenant sa queue à trois branches de la main droite. Après quoi il dit à Maïmouna et à Dahnasch « Par Allah ! à les bien considérer, je vois qu’ils sont égaux en beauté, et qu’ils diffèrent par le sexe seulement. Mais tout de même je connais un moyen, le seul qui puisse trancher le différend. » Ils dirent « Hâte-toi de nous l’indiquer. » Il répondit : « Laissez-moi d’abord chanter quelque chose en l’honneur de cette adolescente qui m’émeut à l’extrême ! » Maïmouna dit « Il n’y a guère le temps. À moins que tu ne veuilles nous dire quelques vers sur ce bel adolescent. » Et Kaschkasch dit « Ce sera peut-être un peu extraordinaire. » Elle répondit « Chante tout de même, pourvu que les vers soient justes et courts. » Alors Kaschkasch chanta ces vers obscurs et compliqués :
« Ô adolescent, tu me rappelles qu’à se vouer à l’amour unique les soins et les soucis étoufferaient la ferveur. Sois prudent, ô mon cœur.
Aime le baiser sur une lèvre virginale ; mais pour te rendre propice l’avenir, ne laisse point se rouiller la porte de sortie. Le goût de sel est délicieux sur des lèvres moins faciles ! »
Alors Maïmouna dit : « Je ne veux point chercher à comprendre. Mais dis-nous vite le moyen de savoir qui possède la vérité. » Et l’éfrit Kaschkasch dit « Mon avis est que l’unique moyen à employer, c’est de les réveiller l’un après l’autre, pendant que nous trois nous resterons invisibles ; et vous conviendrez que celui des deux qui témoignera un amour plus ardent à l’autre et manifestera plus de passion dans son attitude sera certainement le moins doué de beauté, puisqu’il se sera ainsi lui-même reconnu subjugué par les charmes de son compagnon. »
À ces paroles de l’éfrit Kaschkasch…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingtième-troisième nuit.
Elle dit :
À ces paroles de l’éfrit Kaschkasch, Maïmouna s’écria « Ô l’idée admirable ! » Et Dahnasch également s’exclama « C’est tout à fait judicieux. » Et aussitôt il se changea de nouveau en puce, mais cette fois pour aller piquer au cou le beau Kamaralzamân.
À cette piqûre, qui fut de première force, Kamaralzamân se réveilla en sursaut et porta vivement la main à l’endroit piqué ; mais nécessairement il ne put rien attraper ; car le rapide Dahnasch, qui s’était ainsi un peu vengé sur la peau de l’adolescent de tous les affronts de Maïmouna, eut tôt fait de reprendre sa forme d’éfrit invisible, pour être témoin de ce qui allait se passer.
Or, vraiment ce qui se passa fut remarquable à l’extrême.
En effet, Kamaralzamân, encore somnolent, laissa retomber la main qui n’avait pas atteint la puce, et cette main alla justement toucher la cuisse nue de la jeune fille. À cette sensation, le jeune homme ouvrit les yeux, mais les referma aussitôt d’éblouissement et d’émotion. Et il sentit contre lui ce corps plus tendre que le beurre et cette haleine plus agréable que le parfum du musc. Aussi sa surprise fut extrême, mais non dénuée d’agrément, et il finit par lever la tête et considérer l’incomparable beauté de celle qui dormait, inconnue, à ses côtés.
Il s’appuya donc du coude sur les coussins et, oubliant en un instant l’aversion qu’il avait jusque-là éprouvée pour le sexe, il se mit à détailler avec des yeux charmés les perfections de la jeune fille. Il la compara d’abord en son âme à une citadelle avec sa coupole, puis à une perle, puis à la rose : car il ne pouvait du premier coup faire des comparaisons bien justes, vu qu’il s’était toujours refusé à regarder les femmes et qu’il était fort ignorant de leurs formes et de leurs grâces. Mais il ne tarda pas à remarquer que sa dernière comparaison était la plus juste et l’avant-dernière la plus vraie ; quant à la première, il en sourit bien vite.
Donc Kamaralzamân se pencha sur la rose et sentit que le parfum de sa chair était délicieux, et tellement qu’il promena son nez sur toute sa surface. Or, cela lui fut si agréable qu’il se dit : « Si je la touchais, pour voir ! » Et il promena ses doigts sur tous les contours de la perle et constata que cela lui mettait le feu au corps et provoquait en lui des mouvements selon telles ou telles parties de son individu ; si bien qu’il éprouva violemment le besoin de donner libre cours à cet instinct de nature. Et il s’écria « Tout arrive avec la volonté d’Allah ! » Et il se disposa à la copulation.
Donc il prit la jeune fille, tout en pensant : « C’est bien étonnant qu’elle soit sans caleçon. » Et il la tourna et la retourna et la palpa ; puis, émerveillé, il s’écria : « Ya Allah ! quel gros derrière ! » Puis il caressa son ventre et dit « C’est une merveille de tendreté. » Après quoi les seins le tentèrent et il les prit et éprouva, à s’en remplir les deux mains, un frémissement d’une volupté telle qu’il s’écria : « Par Allah ! il faut absolument que je la réveille pour bien faire les choses ! Mais comment se fait-il qu’elle ne se soit pas encore réveillée depuis le temps que je la touche ? »
Or, ce qui empêchait la jeune fille de se réveiller c’était la volonté de Dahnasch l’éfrit qui l’avait plongée ainsi dans un sommeil si lourd pour faciliter l’action de Kamaralzamân.
Donc Kamaralzamân mit ses lèvres sur les lèvres de Sett Boudour et leur prit un long baiser ; et, comme elle ne se réveillait pas, il en prit encore un second, puis un troisième, sans qu’elle eût marqué le moindre sentiment. Alors il se mit à lui parler, disant « Ô mon cœur ! ô mon œil ! ô mon foie ! Réveille-toi ! Je suis Kamaralzamân ! » Mais la jeune fille ne fit pas un seul mouvement.
Alors Kamaralzamân, voyant l’inanité de son appel, se dit : « Par Allah ! je ne puis plus attendre ! il faut que je pénètre en elle, tout m’y pousse ! J’essaierai, pour voir si je puis réussir, pendant qu’elle dort. » Et il s’étendit sur elle.
Tout cela ! Et Maïmouna et Dahnasch et Kaschkasch regardaient. Et Maïmouna commençait à s’inquiéter fort et déjà s’apprêtait, en cas de consommation, à trouver que ça ne comptait pas.
Donc Kamaralzamân s’étendit sur la jeune fille qui dormait sur le dos…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, se tut.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingtième-quatrième nuit.
Elle dit :
Donc Kamaralzamân s’étendit sur la jeune fille qui dormait sur le dos, et qui n’avait pour tout vêtement que ses cheveux épars, et il l’enlaça de ses bras et il allait faire un premier essai de ce qu’il allait faire, quand soudain il tressaillit et la désenlaça et hocha la tête et pensa « C’est sûrement le roi mon père qui a fait placer cette adolescente dans mon lit pour expérimenter l’effet du contact des femmes sur moi ; et il doit être maintenant derrière ce mur, l’œil à un trou, à me regarder pour voir si cela réussit. Et demain il entrera chez moi et me dira « Kamaralzamân, tu disais avoir le mariage et les femmes en répulsion ! Qu’as-tu fait cette nuit avec cette adolescente ? Ah ! Kamaralzamân, tu veux bien forniquer en secret, mais tu te refuses à te marier, bien que tu saches tout le bonheur que j’aurais de voir ma descendance assurée et mon trône transmis à mes enfants ! » Et moi alors je serai considéré comme un fourbe et un menteur. Il vaut donc mieux m’abstenir cette nuit de copuler, malgré toute l’envie que j’en ai, et attendre jusqu’à demain ; et alors je demanderai à mon père cette belle adolescente en mariage. Et de la sorte mon père sera heureux et moi je pourrai, tout à mon aise, user de ce corps béni. »
Et là-dessus, à la grande joie de Maïmouna qui avait commencé à avoir de terribles inquiétudes, et à l’ennui considérable de Dahnasch qui, au contraire, avait pensé que l’adolescent copulerait, Kamaralzamân se pencha encore une fois sur Sett Boudour et, après l’avoir baisée sur la bouche, il lui enleva du petit doigt une bague surmontée d’un beau diamant, et se la passa lui-même au petit doigt pour bien marquer qu’il considérait désormais la jeune fille comme son épouse. Puis, après avoir mis au doigt de la jeune fille sa bague à lui, il lui tourna le dos, bien qu’avec un regret extrême, et ne tarda pas à se rendormir.
À cette vue, Maïmouna exulta tout à fait et Dahnasch fut bien confus ; mais il ne tarda pas à dire à Maïmouna « Ce n’est que la moitié de l’épreuve. À ton tour maintenant ! »
Alors Maïmouna se changea aussitôt en puce et sauta sur la cuisse de Sett Boudour, et, de là, monta jusqu’à son nombril, puis revint sur ses pas de quatre travers de doigt, et s’arrêta juste sur le sommet du monticule qui domine le vallon des roses. Et là, d’une seule piqûre dans laquelle elle mit toute sa jalousie et sa vengeance, elle fit sauter de douleur la jeune fille qui ouvrit les yeux et se leva vivement sur son séant en portant les deux mains sur son endroit honorable. Mais aussitôt elle jeta un cri de terreur en apercevant près d’elle le jeune homme couché. Mais, dès le premier regard qu’elle lui jeta, elle ne tarda pas à passer de la frayeur à l’admiration et de l’admiration au plaisir et du plaisir à un épanchement de joie qui atteignit bientôt au délire.
En effet, dans sa frayeur première, elle pensa en son âme : « Infortunée Boudour, tu es compromise pour toujours. Voici dans ton lit un jeune étranger que tu n’as jamais vu. Quelle audace est la sienne ! Ah ! je vais crier aux eunuques d’accourir et de le jeter du haut de mes fenêtres dans le fleuve. Pourtant, ô Boudour, qui sait si ce n’est point là le mari que ton père t’a choisi ? Regarde-le d’abord, ô Boudour, avant de recourir à la violence. »
Et c’est alors que Boudour jeta un coup d’œil sur l’adolescent, et de ce rapide examen elle fut éblouie de sa beauté et s’écria « Ah ! mon cœur ! qu’il est gentil ! » Et, à l’instant même, elle fut si captivée, qu’elle se pencha sur cette bouche souriante de sommeil et l’exprima d’un baiser entre ses lèvres en s’écriant « Par Allah ! celui-là, oui, je le veux pour époux. Pourquoi mon père a-t-il si longtemps tardé à me l’amener ? » Puis elle prit, en tremblant, la main du jeune homme et la mit entre ses deux mains et lui parla fort gentiment pour le réveiller, disant : « Ô lumière de mes yeux, lève-toi ! lève-toi ! Viens m’embrasser, viens ! par ma vie sur toi ! »
Mais comme Kamaralzamân, par l’effet de l’enchantement opéré sur lui par la vindicative Maïmouna, ne faisait pas un mouvement de réveil, la belle Boudour s’imagina que c’était sa faute à elle et qu’elle ne mettait pas assez de chaleur dans son appel. Aussi, sans plus se soucier de savoir si on la regardait ou non, elle entr’ouvrit la chemise de soie, et se glissa tout contre le jeune homme et l’entoura de ses bras et appliqua ses cuisses contre les siennes et, éperdument, lui dit dans l’oreille « Vois comme je suis obéissante et gentille. Voici les narcisses de mes seins et le parterre de mon ventre qui est très doux. Voici mon nombril qui aime la caresse fine. Viens te réjouir. Puis tu goûteras à la primeur des fruits qui sont en moi. La nuit ne sera pas assez longue pour nos ébats. Et jusqu’au matin nous nous dulcifierons. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, se tut.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingtième-cinquième nuit.
Elle dit :
« … et jusqu’au matin nous nous dulcifierons. »
Mais comme Kamaralzamân, plus que jamais enfoncé dans le sommeil, continuait à ne point répondre, la belle Boudour s’imagina un instant que ce n’était là qu’une feinte de sa part pour lui donner plus de surprise ; et, moitié rieuse, elle lui dit : « Allons, ne fais pas le fourbe comme ça. Serait-ce mon père qui t’aurait donné ces leçons de malice pour vaincre mon orgueil ? C’est peine inutile vraiment. Car ta beauté, ô jeune daim svelte et charmant, à elle seule fait de moi la plus soumise des esclaves d’amour. »
Mais comme Kamaralzamân restait toujours immobile, Sett Boudour, de plus en plus subjuguée, reprit : « Ô maître de la beauté, je passe pour belle. Autour de moi tout vit dans l’admiration de mes charmes sereins. Toi seul as su allumer le désir dans le regard calme de Boudour. Que ne te réveilles-tu, ô adorable garçon ! Que ne te réveilles-tu ? Je me sens mourir ! »
Et la jeune fille enfouit sa tête sous le bras de l’adolescent, et câlinement le mordilla au cou et à l’oreille, mais sans résultat. Alors, ne pouvant plus résister à la flamme allumée en elle pour la première fois, elle se mit de la main à fureter entre les jambes et les cuisses du jeune homme et les trouva si lisses et si pleines qu’elle ne put empêcher sa main de glisser sur leur surface. Alors, elle rencontra en route un objet si nouveau pour elle qu’elle le considéra avec de grands yeux et constata que, sous sa main, il changeait de forme à chaque instant. Elle fut d’abord bien effrayée, mais comprit sans retard son usage particulier. Car de même que le désir chez les femmes est de beaucoup plus intense que chez les hommes, de même leur intelligence est infiniment plus prompte à saisir les rapports des organes charmants. Elle le prit donc à pleines mains et, tandis qu’elle embrassait les lèvres du jeune homme avec ardeur, il arriva ce qui arriva.
Après quoi Sett Boudour couvrit de baisers son ami endormi, sans laisser un seul endroit sur lequel elle n’eût imprimé ses lèvres. Puis elle lui prit les mains et les baisa l’une après l’autre sur la paume ; puis elle le souleva lui-même et le prit dans son sein et lui entoura le cou de ses bras ; et, dans cet enlacement, membre contre membre et leurs haleines mêlées, elle s’endormit en souriant.
Tout cela. Et, invisibles, les trois éfrits ne perdaient pas un geste. Aussi, la chose ayant été consommée péremptoirement, Maïmouna fut à la limite de la jubilation et Dahnasch ne fit aucune difficulté pour convenir que Boudour avait été beaucoup plus loin dans les manifestations de son ardeur, et qu’elle lui faisait ainsi perdre la gageure. Mais Maïmouna, assurée maintenant de la victoire, fut magnanime et dit à Dahnasch « Pour ce qui est de la gageure que tu me dois, je t’en fais grâce, ô maudit. Et même je vais te donner le sauf-conduit qui désormais t’assurera toute tranquillité dans tes courses aériennes. Mais prends bien garde d’en abuser, et ne manque jamais plus aux convenances. »
Après quoi la jeune éfrita se tourna vers Kaschkasch et, gentiment, lui dit : « Kaschkasch, je te remercie beaucoup pour ton conseil. Je te nomme, en conséquence, chef de mes émissaires ; et je me charge de faire approuver ma décision par mon père Domriatt. » Puis elle ajouta « Maintenant avancez tous deux, et prenez cette jeune fille et transportez-la vite au palais de son père Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour. Après les progrès si rapides qu’elle vient d’accomplir sous mes yeux, je lui donne mon amitié et désormais j’ai toute confiance dans son avenir. Vous verrez qu’elle accomplira de belles choses. » Et les deux éfrits répondirent « Inschallah ! »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-sixième nuit.
Elle dit :
Et les deux éfrits répondirent : « Inschallah ! » puis s’approchèrent du lit, prirent l’adolescente qu’ils chargèrent sur leurs épaules, et s’envolèrent avec elle vers le palais du roi Ghaïour où ils ne tardèrent pas à arriver. Et ils la déposèrent délicatement sur son lit pour s’en aller ensuite chacun de son côté.
Quant à Maïmouna, elle s’en retourna à son puits, après avoir déposé un baiser sur les yeux de son ami.
Et voilà pour eux trois.
Mais pour ce qui est de Kamaralzamân, il finit par se réveiller de son sommeil, avec le matin, le cerveau encore hanté par son aventure de la nuit. Et il se tourna à droite et il se tourna à gauche, mais bien entendu sans trouver la jeune fille. Alors il se dit « J’avais bien deviné que c’était mon père qui avait préparé tout cela pour m’éprouver, et pour me pousser au mariage. J’ai donc bien fait d’attendre, pour lui demander, en bon fils, son consentement. » Puis il héla l’esclave couché à la porte, en lui criant : « Hé ! lève-toi. » Et l’esclave se leva en sursaut et se hâta, encore à moitié endormi, d’apporter à son maître l’aiguière et la cuvette. Et Kamaralzamân prit l’aiguière et la cuvette et alla aux cabinets, puis fit soigneusement ses ablutions, et revint faire sa prière du matin et mangea un morceau et lut un chapitre du Koran. Puis, d’un air détaché, il demanda à l’esclave « Saouab, où as-tu emmené la jeune fille de cette nuit ? » L’esclave, interloqué, s’exclama : « Quelle jeune fille, ô mon maître Kamaralzamân ? » Il dit, en haussant la voix « Je te dis, chenapan, de me répondre sans détours. Où est la jeune fille qui a passé la nuit avec moi, sur mon lit ? » Il répondit : « Par Allah ! ô mon maître, je n’ai vu ni jeune fille, ni jeune garçon. Et d’ailleurs nul n’a pu entrer ici, puisque j’étais couché contre la porte. » Kamaralzamân s’écria : « Eunuque de malheur, toi aussi maintenant tu oses me contrarier et me faire du mauvais sang ! Ah ! maudit, ils t’ont appris les ruses et le mensonge. Encore une fois je te somme de me dire la vérité. » Alors l’esclave leva les bras au ciel et s’écria « Allah est le seul grand ! ô mon maître Kamaralzamân, je ne comprends rien à ce que tu me demandes. »
Alors Kamaralzamân lui cria « Approche-toi, maudit ! » Et, l’eunuque s’étant approché, il le saisit au collet et le renversa et le piétina si furieusement que l’eunuque péta. Alors Kamaralzamân continua à le rouer de coups de pied et de coups de poing jusqu’à le laisser à demi mort. Et comme l’eunuque lançait des cris inarticulés, pour toute explication Kamaralzamân lui dit « Attends un peu ! » et courut chercher la grosse corde de chanvre qui servait à monter l’eau du puits, la lui passa sous les aisselles, noua solidement, et le traîna jusqu’à l’orifice supérieur du puits où il le fit descendre, et le plongea entièrement dans l’eau.
Or, c’était l’hiver, et l’eau était fort désagréable, et l’air bien froid. Aussi l’eunuque se mit-il à éternuer éperdument en demandant grâce. Mais Kamaralzamân l’immergea à plusieurs reprises en lui criant chaque fois « Tu ne sortiras qu’en m’avouant la vérité. Ou bien tu es un noyé. » Alors l’eunuque pensa « Sûrement il le fera comme il le dit ! » puis il cria « Ô mon maître Kamaralzamân, tire-moi de là et je te dirai la vérité. » Alors le prince le hissa et le vit qui tremblait comme un roseau au vent ; et, tant de froid que d’épouvante, il claquait des dents ; et il était dans un état bien dégoûtant, ruisselant d’eau et le nez saignant.
L’eunuque, qui se sentit de la sorte momentanément hors de danger, ne perdit pas un instant et dit au prince « Permets-moi d’abord d’aller changer de vêtements et m’essuyer le nez. » Et Kamaralzamân lui dit « Va-t’en. Mais ne perds pas de temps. Et reviens vite me renseigner. » Et l’eunuque sortit en courant et alla au palais trouver le père de Kamaralzamân.
Or, le roi Schahramân, en ce moment, conversait avec son grand-vizir, disant ; « Ô mon vizir, j’ai passé une bien mauvaise nuit, tant mon cœur est inquiet sur l’état de mon fils Kamaralzamân. Et j’ai bien peur qu’il ne lui soit arrivé malheur dans cette vieille tour si mal aménagée pour un jeune homme aussi délicat que mon fils. » Mais le vizir lui répondait « Sois tranquille. Par Allah, il ne lui arrivera rien là-dedans. Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, pour dompter sa morgue et réduire son orgueil. »
Et là-dessus se présenta l’eunuque dans l’état où il était, et il tomba aux pieds du roi et s’écria « Ô notre maître le sultan ! le malheur est entré dans ta maison. Mon maître Kamaralzamân vient de se réveiller complètement fou. Et, pour te donner une preuve de sa folie, voici il me fit telle et telle chose et me dit telle et telle chose. Or, moi, par Allah ! je n’ai vu entrer chez le prince ni jeune fille, ni jeune garçon. »
À ces paroles, le roi Schahramân ne douta plus de ses pressentiments et cria à son vizir « Malédiction ! c’est ta faute, ô vizir des chiens. C’est toi qui m’as suggéré cette idée calamiteuse d’enfermer mon fils, la flamme de mon cœur. Ah ! fils de mille cornards, lève-toi et cours vite voir ce dont il s’agit, et reviens ici m’en rendre compte à l’instant. »
Aussitôt le grand-vizir sortit, accompagné de l’eunuque, et se dirigea vers la tour, tout en demandant des détails que l’esclave lui donna bien inquiétants. Aussi, le vizir n’entra-t-il dans la chambre qu’après des précautions infinies, la tête d’abord et le corps ensuite, mais lentement. Et combien ne fut-il point surpris de voir Kamaralzamân tranquillement assis dans son lit et lisant avec attention le Koran !...
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-septième nuit.
Elle dit :
Kamaralzamân tranquillement assis dans son lit et lisant avec attention le Koran. Il s’approcha et, après le salam le plus respectueux, il s’assit par terre, près de son lit, et lui dit « Dans quelle inquiétude ne nous a-t-il pas mis, cet eunuque de poix ! Imagine-toi que ce fils de putain est venu, bouleversé et dans un état de chien galeux, nous effrayer en nous racontant des choses qu’il serait indécent de répéter devant toi. Il a troublé notre quiétude d’une telle façon que tu m’en vois encore ému. » Kamaralzamân dit : « En vérité, il n’a guère pu vous troubler autant qu’il m’a troublé tout à l’heure moi-même. Mais, ô vizir de mon père, je serais bien aise de savoir ce qu’il a pu vous rapporter ? » Le vizir répondit « Qu’Allah préserve ta jeunesse ! Qu’Allah consolide ton entendement ! Qu’Il éloigne de toi les actions sans mesure et garde ta langue des paroles sans sel. Ce fils d’enculé prétend que tu es devenu subitement fou, que tu lui as parlé d’une adolescente qui aurait passé la nuit avec toi et qui t’aurait ensuite été ravie, et autres insanités semblables, et que tu as fini par le rouer de coups et par le jeter dans le puits. Ô Kamaralzamân, mon maître, quelle impudence, n’est-ce pas ? de la part de ce nègre pourri ! » À ces paroles, Kamaralzamân sourit et dit au vizir « Par Allah ! as-tu fini, vieux sale, cette plaisanterie, ou bien veux-tu également sentir si l’eau du puits peut servir au hammam ? Je te préviens que si tout de suite tu ne me dis pas ce que mon père et toi avez fait de mon amoureuse, la jeune fille aux beaux yeux noirs, aux joues fraîches et rosées, tu me payeras ta ruse plus cher que l’eunuque. » Alors le vizir, saisi par une inquiétude sans limite, se leva à reculons et dit « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! Ya Kamaralzamân, pourquoi parles-tu de la sorte ? Si c’est un rêve que tu as fait, par suite de mauvaise digestion, de grâce ! hâte-toi de le dissiper ! Ya Kamaralzamân, vraiment ce ne sont pas là des propos raisonnables ! »
À ces paroles, le jeune homme s’écria « Pour te prouver, ô cheikh de malédiction, que ce n’est point avec mon oreille que j’ai vu la jeune fille, mais avec cet œil-ci et cet œil-là, et que ce n’est point avec mes yeux que j’ai palpé et senti les roses de son corps, mais avec ces doigts-ci et ce nez-là, attrape ça. » Et il lui asséna un coup de tête dans le ventre qui l’allongea sur le sol ; puis il lui saisit la barbe et se l’enroula autour du poignet et, certain que de la sorte il ne lui échapperait pas, il tomba dessus à coups redoublés aussi longtemps que ses forces le lui permirent.
Le malheureux grand-vizir, voyant que sa barbe s’en allait et son âme également, se dit en lui-même « Il me faut maintenant mentir. C’est le seul moyen de me tirer des mains de ce jeune fou. » Il lui dit donc : « Ô mon maître, je te demande bien pardon de t’avoir trompé. Mais la faute en est à ton père qui m’a en effet recommandé, sous peine de pendaison immédiate, de ne point te révéler encore le lieu où l’on a mis la jeune fille en question. Mais, si tu veux bien me lâcher, je vais courir prier le roi ton père de te retirer de cette tour ; et je lui ferai part de ton désir de te marier avec cette jeune fille : ce qui le réjouira à la limite de la réjouissance ! »
À ces paroles, Kamaralzamân le lâcha et lui dit « Dans ce cas, cours vite aviser mon père, et reviens m’apporter immédiatement la réponse ! »
Lorsque le vizir se sentit libre, il se précipita hors de la chambre, en prenant soin de refermer la porte à double tour, et courut, hors de lui et les habits déchirés, vers la salle du trône.
Le roi Schahramân vit son vizir dans cet état lamentable et lui dit : « Je te vois bien piteux et sans turban ! Et tu m’as l’air bien mortifié. Quelque chose de fâcheux a dû t’arriver, ça se voit. » Le vizir répondit : « Ce qui m’arrive est moins fâcheux que ce qui arrive à ton fils, ô roi. » Il demanda : « Mais quoi donc ? » Il dit « Il est fou absolument, la chose est péremptoire. »
À ces paroles, le roi vit la lumière se changer en ténèbres devant son visage et dit : « Qu’Allah m’assiste ! Dis-moi vite les caractères de la folie dont est atteint mon enfant. » Et le vizir répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il narra au roi tous les détails de la chose, y compris la manière dont il avait pu échapper aux mains de Kamaralzamân.
Alors le roi entra dans une grande colère et s’écria « Ô le plus calamiteux d’entre les vizirs, cette nouvelle que tu m’annonces est la perdition pour ta tête. Par Allah ! si vraiment tel est l’état de mon enfant, je te ferai crucifier sur le plus haut minaret pour t’apprendre à me donner des conseils aussi détestables que ceux qui ont été la cause première de ce malheur ». Et il s’élança vers la tour et, suivi du vizir, pénétra dans la chambre de Kamaralzamân.
Lorsque Kamaralzamân vit entrer son père, il se leva vivement en son honneur et sauta à bas du lit et se tint respectueusement debout devant lui, les bras croisés, après lui avoir, en bon fils, baisé la main. Et le roi, heureux de voir son fils si paisible, lui jeta tendrement les bras autour du cou et l’embrassa entre les deux yeux, en pleurant de joie.
Après quoi il le fit asseoir à côté de lui sur le lit, puis se tourna, indigné, du côté du vizir et lui dit « Tu vois bien que tu es le dernier des traîtres d’entre les vizirs. Comment as-tu osé venir me raconter que mon fils Kamaralzamân était comme ça et comme ça, et me jeter l’épouvante au cœur et me réduire en miettes le foie. » Puis il ajouta : « D’ailleurs, tu vas entendre de tes propres oreilles les réponses pleines de bon sens que va me faire mon fils bien-aimé. » Il regarda alors paternellement le jeune homme et lui dit :
« Kamaralzamân, sais-tu quel jour nous sommes aujourd’hui ? » Il répondit « Certainement. C’est samedi. » Le roi jeta un regard plein de colère et de triomphe à son vizir atterré et lui dit « Tu entends bien, n’est-ce pas ? » Puis il continua.
« Et demain, Kamaralzamân, quel jour serons-nous ? Le sais-tu ? » Il répondit : « Certainement !… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-huitième nuit.
Elle dit :
« … Certainement, ce sera dimanche, et ensuite lundi, puis mardi, mercredi, jeudi et enfin vendredi, le jour saint. » Et le roi, à la limite du bonheur, s’écria : « Ô mon enfant, ô Kamaralzamân, loin de toi tout mauvais augure ! Mais dis-moi encore comment s’appelle en arabe le mois où nous sommes. » Il répondit : « Il s’appelle en arabe le mois de Zoul-Kîidat. Après lui vient le mois de Zoul-Hidjat ; puis viendra Môharram suivi de Safar, de Rabial-aoûal, de Rabialthani, de Gamadialouala, de Gamadialthania, de Ragab, de Schâabân, de Ramadân et enfin de Schaoûal. »
Alors le roi fut à l’extrême limite de la joie et, tranquillisé de la sorte sur l’état de son fils, se tourna vers le vizir et lui cracha à la figure et lui dit : « Il n’y a d’autre fou que toi, vieux de malheur ! » Et le vizir hocha la tête et voulut répondre ; mais il s’arrêta et se dit « Attendons un peu la fin. »
Or, le roi dit ensuite à son fils : « Mon enfant, imagine-toi que ce cheikh-là et cet eunuque de poix sont venus me rapporter telles et telles paroles que tu leur aurais dites au sujet d’une prétendue jeune fille qui aurait passé la nuit avec toi ! Dis-leur donc à la figure qu’ils ont menti. »
À ces paroles, Kamaralzamân eut un sourire et dit au roi :
« Ô mon père, sache qu’en vérité je n’ai plus ni la patience nécessaire ni l’envie pour endurer plus longtemps cette plaisanterie qui a assez duré. De grâce, épargne-moi cette mortification, car je sens que mes humeurs sont fort desséchées de tout ce que tu m’as déjà fait endurer. Pourtant, ô mon père, sache aussi que maintenant je suis bien résolu à ne plus te désobéir, et je consens à me marier avec cette belle adolescente que tu as bien voulu m’envoyer cette nuit pour me tenir compagnie au lit. Je l’ai trouvée parfaitement désirable, et sa seule vue m’a mis le sang en mouvement. »
À ces paroles de son fils, le roi s’écria : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi, ô mon enfant. Qu’Il te préserve des maléfices et de la folie. Ah ! mon fils, quel cauchemar as-tu donc fait pour tenir un pareil langage ? De grâce, mon enfant, tranquillise-toi. Jamais plus de ma vie je te contrarierai. Et maudits soient le mariage et l’heure du mariage et ceux qui parleront encore de mariage. » Alors Kamaralzamân dit à son père « Tes paroles sont sur ma tête, ô mon père. Mais jure-moi d’abord, par le grand serment, que tu n’as aucune connaissance de mon aventure de cette nuit avec la belle fille qui a, comme je vais te le prouver, laissé sur moi plus d’une trace. » Et le roi Schahramân s’écria « Je te le jure par la vérité du saint nom d’Allah, dieu de Moussa et d’Ibrahim, qui a envoyé Mohammad parmi les créatures comme gage de leur paix et de leur salut. Amin ! » Et Kamaralzamân répéta « Amin ! » Mais il dit à son père : « Maintenant, que dirais-tu si je te donnais les preuves du passage entre mes bras de la jeune fille ? » Le roi dit « J’écoute ! » Et Kamaralzamân continua.
« Si quelqu’un, ô mon père, te disait « La nuit dernière je me réveillai en sursaut et vit devant moi quelqu’un prêt à lutter avec moi jusqu’au sang. Alors moi, bien que je ne voulusse pas le perforer, je fis, à mon insu, un mouvement qui poussa mon glaive au milieu de son ventre nu. Et le matin je me réveillai et vis que mon glaive était en effet teinté de sang et d’écume. » – Que dirais-tu, ô mon père, à celui qui, t’ayant tenu ce langage, te montrerait son glaive ensanglanté ? » Le roi dit : « Je lui dirais que le sang seul, sans le corps du partenaire, ne donne qu’une moitié de preuve. »
Alors Kamaralzamân dit : « Ô mon père, moi aussi, ce matin, en me réveillant, je me vis couvert de sang, la cuvette t’en donnera la preuve. Mais, preuve plus convaincante encore, voici la bague de l’adolescente. Quant à la mienne, elle a disparu, comme tu le vois. »
À ces paroles, le roi courut aux cabinets et vit qu’en effet la cuvette en question…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-onzième nuit.
Elle dit :
… Le roi courut aux cabinets et vit qu’en effet la cuvette en question contenait du sang, et il pensa en lui-même « C’est là un indice, de la part de la partenaire, d’une santé merveilleuse et d’un écoulement loyal. » Et il pensa encore : « Je vois là la main du vizir certainement. » Puis il revint en toute hâte près de Kamaralzamân en s’écriant : « Voyons la bague maintenant. » Et il la prit, la tourna et la retourna, puis la rendit à Kamaralzamân, en disant « C’est là une preuve qui me trouble absolument. » Et il resta sans dire un mot de plus durant une heure de temps. Puis tout d’un coup il s’élança sur le vizir et lui cria « C’est toi, vieil entremetteur, qui as arrangé toute cette intrigue-là. » Mais le vizir tomba aux pieds du roi et jura sur le Livre Saint et sur la Foi qu’il n’était pour rien dans cette affaire-là. Et l’eunuque fit le même serment.
Alors le roi, se refusant davantage à comprendre, dit à son fils « Allah débrouillera ce mystère. » Mais Kamaralzamân, fort ému, répondit « Ô mon père, je te supplie de faire des recherches et des enquêtes pour me rendre la jeune fille dont le souvenir me met l’âme en émoi. Je t’adjure d’avoir compassion de moi et de me la retrouver, ou je mourrai. » Le roi se mit à pleurer et dit à son fils « Ya Kamaralzamân, Allah est le seul grand, et lui seul connaît l’inconnu. Quant à nous, nous n’avons plus qu’à nous affliger ensemble, toi de cet amour sans espérance, et moi de ton affliction même et de mon impuissance à y porter remède. » Puis le roi, bien désolé, prit son fils par la main et l’emmena de la tour au palais où il s’enferma avec lui. Et il refusa de s’occuper des affaires de son royaume pour rester à pleurer avec Kamaralzamân qui s’était mis au lit, à la limite du désespoir d’aimer ainsi de toute son âme une jeune fille inconnue qui, après des preuves si marquées d’amour, avait si étrangement disparu.
Puis le roi, pour être encore plus à l’abri des gens et des choses du palais, et pour n’avoir plus à s’occuper que des soins à donner à son fils qu’il aimait, fit bâtir au milieu de la mer un palais qui n’était relié à la terre que par une jetée large de vingt coudées, et le fit meubler à son usage et à celui de son enfant. Et tous deux l’habitèrent seuls, loin du bruit et des tracas, pour ne songer qu’à leur malheur. Et pour se consoler un tant soit peu, Kamaralzamân ne trouvait rien de mieux que la lecture des beaux livres sur l’amour, et la récitation des vers des poètes inspirés, dont ceux-ci entre mille :
Ô guerrière habile au combat des roses, le sang délicat des trophées, qui frangent ton front triomphal, teinte de pourpre ta profonde chevelure ; et le parterre natal de toutes ses fleurs s’incline pour baiser tes pieds enfantins.
Si doux, ô princesse, ton corps surnaturel, que l’air charmé s’aromatise à le toucher ; et si la brise curieuse sous ta tunique pénétrait elle s’y éterniserait.
Si belle, ta taille, ô houri, que le collier sur ta gorge nue se plaint de n’être point ta ceinture. Mais tes jambes subtiles, où les chevilles sont enserrées par les grelots, font craquer d’envie les bracelets sur tes poignets.
Et voilà pour ce qui est de Kamaralzamân et de son père, le roi Schahramân !
Quant à la princesse Boudour, voici. Lorsque les deux éfrits l’eurent déposée dans son lit, au palais de son père le roi Ghaïour, la nuit était presque écoulée. Aussi, trois heures plus tard, apparut l’aurore et Boudour se réveilla. Elle souriait encore à son bien-aimé et s’étirait de plaisir dans ce moment délicieux du demi-réveil aux côtés de l’amoureux qu’elle croyait près d’elle. Et comme elle tendait les bras avant que d’ouvrir les yeux, pour lui en entourer le cou, elle n’attrapa que l’air vide. Alors elle se réveilla tout à fait et ne vit plus le bel adolescent qu’elle avait aimé dans la nuit. Aussi son cœur trembla, et elle poussa un grand cri qui fit accourir les dix femmes préposées à sa garde et, parmi elles, sa nourrice. Elles entourèrent le lit, bien anxieuses, et la nourrice lui demanda d’un ton effrayé : « Qu’y a-t-il donc, ô ma maîtresse ? »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-huitième nuit.
Elle dit :
« Qu’y a-t-il donc, ô ma maîtresse ? » Boudour s’écria « Tu me le demandes, comme si tu ne le savais pas, ô pleine d’astuce. Dis-moi vite ce qu’est devenu le jeune homme adorable qui a couché cette nuit dans mes bras. » La nourrice, scandalisée à l’extrême limite, tendit le cou pour mieux comprendre et dit « Ô princesse, qu’Allah te préserve de toutes choses inconvenantes ! Ce ne sont pas là des paroles dont tu sois coutumière. De grâce, explique-toi davantage, et si c’est un jeu que tu fais pour plaisanter, hâte-toi de nous le dire. » Boudour se dressa à moitié sur le lit et, menaçante, lui cria « Nourrice de malheur, je t’ordonne de me dire tout de suite où est le bel adolescent, à qui librement cette nuit j’ai livré mon corps, mon cœur et ma virginité. »
À ces paroles, la nourrice vit le monde entier se rétrécir devant ses yeux ; elle se donna de grands coups sur la figure et se jeta à terre ainsi que les dix autres vieilles ; et toutes se mirent notoirement à crier « Quelle matinée noire ! ô notre perte ! ô goudron ! »
Mais la nourrice, tout de même, en se lamentant, demanda « Ya Sett Boudour, par Allah ! reviens à la raison, et cesse ce discours si peu digne de ta noblesse. » Mais Boudour lui cria : « Veux-tu te taire, maudite vieille, et me dire enfin ce que vous toutes avez fait de mon amoureux aux sourcils arqués, celui qui a passé la nuit avec moi jusqu’au matin et qui avait sous le nombril une chose que je n’avais pas ? »
Lorsque la nourrice et les dix autres femmes eurent entendu ces paroles, elles s’écrièrent « Ô confusion ! ô notre maîtresse, préservée sois-tu des embûches malignes et du mauvais œil ! Tu dépasses vraiment les limites de la plaisanterie, ce matin. » Et la nourrice, en se frappant la poitrine, dit : « Ô ma maîtresse Boudour, quel discours ! Par Allah sur toi ! si ces propos plaisants parvenaient aux oreilles du roi, il ferait sortir nos âmes à l’heure même. Et aucune puissance ne saurait nous sauvegarder de son courroux. » Mais Sett Boudour, frémissante, s’écria « Encore une fois, je te demande si, oui ou non, tu veux me dire où se trouve maintenant le beau garçon dont je porte encore les traces sur le corps ? »
À ce discours, toutes les femmes se jetèrent le visage contre terre et s’écrièrent « Quel dommage pour sa jeunesse qu’elle soit devenue folle ! » Or, ces paroles mirent la princesse Boudour dans une colère telle, qu’elle décrocha du mur une épée et se précipita sur les femmes pour les transpercer. Alors elles se précipitèrent dehors en se bousculant et en hurlant, et arrivèrent, pêle-mêle et le visage défait, dans l’appartement du roi. Et la nourrice, les larmes aux yeux, mit le roi au courant de ce que venait de dire Sett Boudour et ajouta : « Elle nous eût toutes tuées ou assommées si nous n’avions pris la fuite. » Et le roi s’écria « La chose est assez énorme. Mais as-tu vu toi-même si vraiment elle a perdu ce qu’elle a perdu ? » La nourrice se cacha le visage entre les doigts et dit en pleurant « J’ai vu ! Il y avait beaucoup de sang. » Alors le roi dit « C’est tout à fait énorme. » Et, bien qu’en ce moment il fût pieds nus et eût la tête couverte du turban de nuit seulement, il s’élança dans la chambre de Boudour.
Le roi regarda sa fille d’un regard sévère et lui demanda : « Boudour, est-ce vrai que tu aies, selon le dire de ces vieilles folles, couché cette nuit avec quelqu’un et que tu portes encore sur toi les traces de son passage : ce qui t’aurait fait perdre ce que tu as perdu ? Elle répondit « Mais certainement, ô mon père, puisque c’est toi seul qui l’as voulu, et que d’ailleurs le jeune homme était parfaitement choisi, et si beau que je brûle de savoir pourquoi tu me l’as ensuite enlevé. Voici d’ailleurs sa bague qu’il m’a donnée après qu’il eut pris la mienne. »
Alors le roi, père de Boudour, qui avait déjà cru sa fille à moitié folle, se dit : « Elle a maintenant atteint la limite de la folie. » Et il lui dit : « Boudour, veux-tu enfin me dire ce que signifie cette conduite étrange et si peu digne de ton rang ? » Alors Boudour ne put plus se contenir et se déchira la chemise de bas en haut et se mit à sangloter en se donnant des coups sur le visage.
À cette vue le roi ordonna aux eunuques et aux vieilles de lui saisir les mains pour l’empêcher de se faire du mal, et, en cas de récidive, de l’attacher à la fenêtre de sa chambre.
Puis le roi Ghaïour, au désespoir, se retira chez lui en pensant aux moyens à employer pour obtenir la guérison de cette folie dont il pensait sa fille atteinte. Car il continuait, malgré tout, à l’aimer aussi vivement que par le passé, et il ne pouvait se faire à l’idée qu’elle était folle pour toujours.
Il assembla donc dans son palais tous les savants de son royaume, les médecins, les astrologues, les magiciens, les hommes versés dans les livres anciens, et les droguistes, et leur dit à tous : « Ma fille El-Sett Boudour est dans tel et tel état. Celui d’entre vous qui la guérira, l’obtiendra de moi comme épouse et sera l’héritier de mon trône après ma mort. Mais celui qui sera entré chez ma fille et n’aura pas réussi à la guérir, aura la tête coupée. »
Puis il fit crier la chose par toute la ville et envoya des courriers dans tous ses États pour la publier également.
Or, beaucoup de médecins, de savants, d’astrologues, de magiciens et de droguistes se présentèrent ; mais on voyait une heure après leur tête coupée apparaître suspendue au-dessus de la porte du palais. Et il y eut ainsi, en peu de temps, quarante têtes de médecins et autres marchands de drogues, symétriquement rangées, le long de la façade du palais. Alors les autres se dirent « C’est là un mauvais signe. Et la maladie doit être incurable. » Et personne n’osa plus se présenter, pour ne point s’exposer à se faire couper le cou. Et voilà pour les médecins et le châtiment à leur appliquer en de semblables cas.
Mais pour ce qui est de Boudour, elle avait un frère de lait, fils de la nourrice, et dont le nom était Marzaouân. Or, Marzaouân, bien que musulman orthodoxe et bon croyant, avait étudié la magie et la sorcellerie, les livres des Indiens et des Égyptiens, les caractères talismaniques et la science des étoiles. Après quoi, n’ayant plus rien à apprendre dans les livres, il s’était mis à voyager et avait parcouru les contrées reculées et consulté les hommes les plus versés dans les sciences secrètes. Et il avait de la sorte rendu siennes toutes les connaissances humaines. Et alors il s’était mis en route pour son pays, où il était arrivé en bonne santé.
Or, la première chose que vit Marzaouân, en entrant dans la ville, fut les quarante têtes coupées des médecins, suspendues au-dessus de la porte du palais. Et, sur sa demande, les passants lui apprirent toute l’histoire, et l’ignorance notoire des médecins justement exécutés.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-quatorzième nuit.
Elle dit :
… l’ignorance notoire des médecins justement exécutés.
Alors Marzaouân entra chez sa mère et, après les effusions du retour, lui demanda des détails sur la question. Et sa mère lui confirma ce qu’il avait appris : ce qui attrista beaucoup Marzaouân, vu qu’il avait été élevé avec Boudour et qu’il l’aimait d’un amour plus fort que n’en ressentent d’ordinaire les frères pour leurs sœurs. Il réfléchit donc pendant une heure de temps ; après quoi il releva la tête et demanda à sa mère : « Pourrais-tu me faire entrer en secret chez elle, pour que j’essaye si je puis connaître l’origine de son mal et voir s’il y a remède ou non. » Et sa mère lui dit : « C’est difficile, ô Marzaouân. En tout cas, puisque tu le souhaites, hâte-toi de t’habiller en femme et de me suivre. » Et Marzaouân se prépara sur-le-champ et, déguisé en femme, suivit sa mère au palais.
Quand ils furent arrivés à la porte de l’appartement, l’eunuque préposé à la garde voulut défendre l’entrée à celle des deux qu’il ne connaissait pas. Mais la vieille lui glissa un cadeau dans la main et lui dit : « Ô chef du palais, la princesse Boudour qui est si malade m’a exprimé le désir de revoir ma fille que voici et qui est sa sœur de lait. Laisse-nous donc passer, ô père de la politesse. » Et l’eunuque, aussi flatté de ces paroles que satisfait du cadeau, répondit : « Entrez vite, mais ne vous attardez pas. » Et ils entrèrent tous deux.
Lorsque Marzaouân arriva en présence de la princesse, il releva le voile qui lui cachait le visage, s’assit par terre et sortit de dessous son vêtement un astrolabe, des grimoires et une chandelle. Et il se disposait à tirer d’abord l’horoscope de Boudour avant de l’interroger, quand soudain la jeune fille se jeta à son cou et l’embrassa tendrement ; car elle l’avait sans peine reconnu. Puis elle lui dit « Comment, mon frère Marzaouân, toi aussi, tu crois à ma folie, comme tous ceux-là ! Ah ! désabuse-toi, Marzaouân ! Ne sais-tu donc ce que dit le poète ? Écoute ces paroles et réfléchis ensuite sur leur portée :
« Ils ont dit : « Elle est folle. Ô sa jeunesse perdue ! »
Je leur dis : « Heureux les fous. Ils jouissent autrement de la vie, et diffèrent en cela de la foule chétive qui se rit de leurs actions. »
Je leur dis aussi : « Ma folie n’a qu’un remède et c’est l’approche de mon ami. »
Lorsque Marzaouân eut entendu ces vers, il comprit aussitôt que Sett Boudour était amoureuse, et que c’était là son seul mal. Il lui dit « L’homme subtil n’a besoin que d’un signe pour comprendre. Hâte-toi de me raconter ton histoire, et, si Allah veut, je serai pour toi une cause de consolation et l’intermédiaire du salut. » Alors Boudour lui raconta par le menu toute l’aventure, qui ne gagnerait rien à être répétée. Et elle fondit en larmes, en disant « Voilà mon triste sort, ô Marzaouân ; et je ne vis plus qu’en pleurant la nuit comme le jour, et c’est à peine si les vers d’amour que je me récite arrivent à mettre un peu de fraîcheur sur la brûlure de mon foie. »
À ces paroles, Marzaouân baissa la tête pour réfléchir et s’enfonça pendant une heure de temps dans ses pensées. Après quoi il releva la tête et dit à la désolée Boudour : « Par Allah ! je vois clairement que ton histoire est en tous points exacte ; mais, en vérité, la chose m’est fort difficile à comprendre. Toutefois j’ai espoir de guérir ton cœur en te donnant la satisfaction que tu désires. Seulement, par Allah ! fais en sorte que la patience soit ton soutien jusqu’à mon retour. Et sois bien sûre que le jour où de nouveau je serai près de toi, sera celui où je t’aurai amené le bien-aimé par la main. » Et, sur ces paroles, Marzaouân se retira brusquement de chez la princesse, sa sœur de lait ; et, le jour même, il quitta la ville du roi Ghaïour.
Une fois hors des murs, Marzaouân se mit à voyager pendant un mois entier de ville en ville et d’île en île, et partout il n’entendait les gens parler, pour tout sujet de conversation, que de l’histoire étrange de Sett Boudour. Mais au bout de ce mois de voyage, Marzaouân arriva dans une grande ville, située sur le bord de la mer et dont le nom était Tarah. Et il cessa d’entendre les gens parler de Sett Boudour ; mais, par contre, il n’était question que de l’histoire surprenante d’un prince, fils du roi de ces contrées, et que l’on nommait Kamaralzamân. Et Marzaouân se fit raconter les détails de cette histoire, et les trouva si semblables en tous points à ceux qu’il connaissait au sujet de Sett Boudour, qu’il s’informa aussitôt de l’endroit où se trouvait exactement ce fils du roi. On lui dit que cet endroit était situé fort loin et que deux chemins y conduisaient, l’un par terre et l’autre par mer. Par le chemin de terre on mettait six mois pour arriver à ce pays de Khaledân où se trouvait Kamaralzamân ; et par le chemin de mer on ne mettait qu’un mois seulement. Alors Marzaouân, sans hésiter, prit le chemin de mer sur un navire qui partait justement pour ces îles du royaume de Khaledân.
Le navire sur lequel Marzaouân s’était embarqué eut un vent favorable durant toute la traversée ; mais le jour même où il arrivait en vue de la ville, capitale du royaume, une tempête formidable souleva les lames de la mer et projeta en l’air le navire qui tourna sur lui-même et sombra irrémédiablement sur un rocher à pic. Mais Marzaouân, entre autres qualités, savait parfaitement nager ; aussi, de tous les passagers, fut-il le seul à pouvoir se sauver en s’accrochant au grand mât qui était tombé à la mer. Et la force du courant l’entraîna justement du côté de la langue de terre où était bâti le palais qu’habitait Kamaralzamân avec son père.
Or, le destin voulut qu’à ce moment le grand-vizir, qui était venu rendre compte au roi de l’état du royaume, regardât par la fenêtre qui donnait sur la mer. Et, voyant ce jeune homme aborder ainsi, il ordonna aux esclaves d’aller à son secours et de le lui amener, après lui avoir toutefois donné des habits de rechange et fait boire un verre de sorbet pour lui calmer les esprits.
Aussi, peu d’instants après, Marzaouân entra dans la salle où se trouvait le vizir. Et comme il était bien fait et gentil d’aspect, il plut tout de suite au grand-vizir, qui se mit à l’interroger et fut bientôt édifié de l’étendue de ses connaissances et de sa sagesse. Et il se dit en lui-même « Sûrement il doit être versé dans la médecine ! » Et il lui demanda « Allah t’a conduit ici pour guérir un malade qui est très aimé de son père… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-seizième nuit.
Elle dit :
« … un malade qui est très aimé de son père et qui est pour nous tous un sujet d’affliction continuelle. » Et Marzaouân lui demanda : « De quel malade parles-tu ? » Il répondit : « Du prince Kamaralzamân, fils de notre roi Schahramân, qui habite ici même. »
À ces paroles, Marzaouân se dit : « Le destin me favorise au delà de mes souhaits. » Puis il demanda au vizir « Et quelle est la maladie dont souffre le fils du roi ? » Le vizir dit « Pour ma part, je suis persuadé que c’est la folie. Mais son père prétend que c’est le mauvais œil ou quelque chose d’approchant, et n’est pas loin de croire à l’étrange histoire que lui a racontée son fils. » Et le vizir raconta à Marzaouân l’aventure entière dès son origine.
Lorsque Marzaouân eut entendu ce récit, il fut à la limite de la joie, car il ne doutait plus que le prince Kamaralzamân ne fût le jeune homme même qui avait passé la fameuse nuit avec Sett Boudour, et qui avait laissé à son amoureuse un souvenir si vivace. Mais il se garda bien de s’en expliquer au grand-vizir, et lui dit seulement : « Je suis sûr qu’en voyant le jeune homme, je jugerai mieux du traitement à lui appliquer et grâce auquel je le guérirai, si Allah veut ! » Et le vizir, sans tarder, l’introduisit auprès de Kamaralzamân.
Or, la première chose qui frappa Marzaouân, en regardant le prince, fut sa ressemblance extraordinaire avec Sett Boudour. Et il en fut tellement stupéfait qu’il ne put s’empêcher de s’exclamer : « Ya Allah ! Béni soit Celui qui crée des beautés si semblables, en leur donnant les mêmes attributs et les mêmes perfections ! »
En entendant ces paroles, Kamaralzamân, qui était étendu dans son lit, bien languissant et les yeux à demi fermés, ouvrit complètement les yeux et tendit l’oreille. Mais déjà Marzaouân, mettant à profit cette attention de l’adolescent, improvisait ces vers pour lui faire comprendre, d’une manière enveloppée, ce que le roi Schahramân et le grand-vizir ne devaient pas comprendre :
« Je vais essayer de chanter les mérites d’une beauté, cause de mes souffrances, pour faire revivre le souvenir de ses charmes anciens.
On me dit « Ô toi qu’a blessé la flèche de l’amour, lève-toi ! Voici la coupe pleine et la guitare. »
Je leur dis « Comment pourrais-je me réjouir, puisque j’aime ! Y a-t-il plus grande joie que celle de l’amour et que la souffrance d’amour ? »
Tant j’aime mon amie que je jalouse même la chemise qui touche ses flancs, quand la chemise serre de trop près ses beaux flancs bénis et si doux.
Tant j’aime mon amie que je jalouse la coupe qui touche ses lèvres, quand la coupe s’attarde trop sur ses lèvres taillées pour le baiser.
Ne me blâmez pas de l’aimer si passionnément ; déjà je souffre assez de mon amour lui-même.
Ah ! si vous saviez ses mérites ! Elle est aussi séduisante que Joseph chez Pharaon, aussi mélodieuse que David devant Saül, aussi modeste que Marie, mère de Christ.
Et moi je suis aussi triste que Jacob loin de son fils, aussi malheureux que Jonas dans la baleine, aussi éprouvé que Job sur la paille, aussi déchu qu’Adam poursuivi par l’Ange.
Ah ! rien ne me guérira, que l’approche de l’amie. »
Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces vers, il sentit une grande fraîcheur entrer en lui, et lui apaiser l’âme ; et il fit signe à son père de faire asseoir le jeune homme près de lui et de le laisser seul avec lui. Et le roi, ravi de constater que son fils s’intéressait à quelque chose, se hâta d’inviter Marzaouân à prendre place près de Kamaralzamân et sortit de la salle après avoir cligné de l’œil au vizir pour lui dire de le suivre.
Alors Marzaouân se pencha vers l’oreille du prince et lui dit :
« Allah m’a conduit jusqu’ici pour servir d’intermédiaire entre toi et celle que tu aimes. Et pour t’en donner la preuve, voici ! » Et il donna de tels détails à Kamaralzamân sur la nuit passée avec la jeune fille que le doute ne pouvait guère se produire. Et il ajouta « Et cette jeune fille se nomme Boudour, et c’est la fille du roi Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour. Et c’est ma sœur par l’allaitement. »
À ces paroles, Kamaralzamân fut tellement soulagé de sa langueur qu’il sentit les forces lui revivifier l’âme ; et il se leva du lit et prit le bras de Marzaouân et lui dit « Je vais partir tout de suite avec toi pour le pays du roi Ghaïour. » Mais Marzaouân lui dit « Il est un peu loin, et il te faut d’abord regagner tes forces complètement. Puis nous irons ensemble là-bas, et toi seul guériras Sett Boudour !… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-dix-neuvième nuit.
Elle dit :
« … et toi seul guériras Sett Boudour ! »
Sur ces entrefaites, le roi, poussé par la curiosité, rentra dans la salle et vit la figure rayonnante de son fils. Alors, de joie, sa respiration s’arrêta dans son gosier ; et cette joie arriva au délire quand il entendit son fils lui dire : « Je vais tout de suite m’habiller pour aller au hammam. »
Alors le roi se jeta au cou de Marzaouân et l’embrassa, sans même songer à lui demander la recette du remède dont il s’était servi pour obtenir en si peu de temps un grand résultat. Et aussitôt, après avoir comblé Marzaouân de cadeaux et d’honneurs, il ordonna d’illuminer toute la ville en signe de joie, distribua une prodigieuse quantité de robes d’honneur et de largesses à ses dignitaires et à tous les gens du palais et fit ouvrir les cachots et élargir tous les prisonniers. Et de la sorte toute la ville et tout le royaume furent dans la joie et le bonheur.
Lorsque Marzaouân jugea que la santé du prince était complètement rétablie, il le prit en particulier et lui dit « C’est le moment de partir, puisque tu ne peux plus attendre. Fais donc tes préparatifs et allons-nous-en ! » Il répondit « Mais mon père ne me laissera pas partir ; car il m’aime tant que jamais il ne se résoudra à se séparer de moi. Ya Allah ! Quelle sera alors ma désolation ! Sûrement je retomberai plus malade qu’avant. » Mais Marzaouân répondit « J’ai déjà prévu la difficulté ; et je ferai en sorte que rien ne nous retarde. Pour cela voici ce que j’ai imaginé : un mensonge bienfaisant. Tu diras au roi que tu as envie de respirer le bon air dans une partie de chasse de quelques jours en ma compagnie, que ta poitrine est bien rétrécie depuis le temps que tu gardes la chambre. Et sûrement le roi ne te refusera pas la permission. »
À ces paroles, Kamaralzamân se réjouit à l’extrême et alla sur-le-champ demander la permission à son père qui, en effet, pour ne point l’affliger, n’osa pas la lui refuser. Mais il lui dit « Pour une nuit seulement ! Car ton absence, plus prolongée, me causerait un chagrin dont je mourrais ! » Puis le roi fit préparer pour son fils et Marzaouân deux magnifiques chevaux et six autres de relais, plus un dromadaire chargé des équipements et un chameau chargé des vivres et des outres d’eau.
Après quoi, le roi embrassa son fils Kamaralzamân et Marzaouân, et les recommanda l’un à l’autre, en pleurant ; et, après les adieux les plus touchants, il les laissa s’éloigner de la ville avec tout leur campement.
Une fois hors des murs, les deux compagnons, pour donner le change aux palefreniers et aux conducteurs, firent semblant de chasser tout le jour ; et quand vint la nuit, ils firent dresser leurs tentes et mangèrent et burent et dormirent jusqu’à minuit. Alors Marzaouân réveilla doucement Kamaralzamân et lui dit : « Il faut profiter du sommeil de nos gens pour nous en aller ! » Ils montèrent donc chacun sur un des chevaux frais de relais et se mirent en route sans attirer l’attention.
Ils marchèrent de la sorte à une très bonne allure jusqu’à la pointe du jour. À ce moment Marzaouân arrêta son cheval et dit au prince « Arrête-toi également et descends ! » Et lorsqu’il fut descendu, il lui dit « Enlève vite ta chemise et ton caleçon ! » Et Kamaralzamân se dévêtit, sans réplique, de sa chemise et de son caleçon. Et Marzaouân lui dit « Maintenant donne-les-moi et attends-moi un peu ! » Et il prit la chemise et le caleçon et s’éloigna jusqu’à un endroit où le chemin se divisait en quatre. Alors il prit un cheval qu’il avait eu la précaution de traîner derrière lui, et le mena au milieu d’une forêt qui s’étendait jusque-là et l’égorgea et teignit de son sang la chemise et le caleçon. Après quoi il revint à l’endroit où la route se partageait et jeta ces habits dans la poussière du chemin. Puis il revint vers Kamaralzamân qui l’attendait sans bouger et qui lui demanda « Je voudrais bien savoir tes projets. » Il répondit « Mangeons d’abord un morceau. » Ils mangèrent et burent, et Marzaouân dit alors au prince « Voici ! Lorsque le roi verra s’écouler deux jours sans que tu sois de retour, et lorsque les conducteurs lui auront dit que nous sommes partis au milieu de la nuit, il enverra tout de suite à notre recherche des gens qui ne manqueront pas de voir, là où la route se divise en quatre, ta chemise et ton caleçon ensanglantés et dans lesquels j’ai d’ailleurs pris la précaution de mettre quelques morceaux de viande de cheval et deux os cassés. Et de la sorte nul ne doutera qu’une bête sauvage t’ait dévoré et que moi j’aie pris la fuite de terreur. » Puis il ajouta : « Sans doute cette nouvelle effroyable sera un coup assommant pour ton père, mais aussi combien vive sera sa joie plus tard quand il apprendra que tu es vivant et marié à Sett Boudour. » À ces paroles, Kamaralzamân ne trouva rien à répliquer et dit « Ô Marzaouân, ton idée est excellente et ton stratagème ingénieux. Mais comment ferons-nous pour les dépenses ? » Il répondit : « Qu’à cela ne tienne ! J’ai pris avec moi les plus belles pierreries, dont la moins précieuse vaut plus de deux cent mille dinars. »
Alors ils continuèrent à voyager pendant un long espace de temps, jusqu’à ce qu’enfin leur apparût la ville du roi Ghaïour. Et ils mirent leurs chevaux au grand galop et franchirent les murs et entrèrent par la grande porte des caravanes.
Kamaralzamân voulut aller tout de suite au palais ; mais Marzaouân lui dit de patienter encore et le mena au khân où descendaient les riches étrangers, et y resta avec lui trois jours pleins, pour que l’on fût bien reposé des fatigues du chemin. Et Marzaouân profita de ce temps pour faire confectionner à l’usage du prince un attirail complet d’astrologue, le tout en or et en matières précieuses. Il le conduisit ensuite au hammam et le vêtit, après le bain, de l’habit d’astrologue. Alors seulement, après lui avoir donné les instructions nécessaires, il le mena jusque sous le palais du roi et le quitta pour aller aviser la nourrice sa mère de son arrivée, afin qu’elle avertît la princesse Boudour.
Quant à Kamaralzamân, il s’avança jusque sous le portail du palais…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux centième nuit.
Elle dit :
… il s’avança jusque sous le portail du palais et, devant la foule massée sur la place, et devant les gardes et les portiers, à haute voix il clama :
« Je suis l’astrologue notoire, le magicien digne de mémoire.
Je suis la corde qui relève les rideaux les plus noirs et la clef qui ouvre armoires et tiroirs.
Je suis la plume qui trace les caractères sur les amulettes et les grimoires.
Je suis la main qui étend le sable divinatoire et tire la guérison du fond de l’écritoire.
Je donne leurs vertus aux talismans sans les voir, et j’obtiens par la parole toutes les victoires.
Je fais dévier les maladies vers les émonctoires ; je ne me sers ni d’inflammatoires, ni de vomitoires, ni de clysoirs, ni de sternutatoires, ni d’infusoires, ni de vésicatoires.
Je n’use que d’oraisons jaculatoires, de mots évocatoires, de formules propitiatoires, et j’obtiens des cures péremptoires et méritoires, sans fumigatoires, ni suspensoirs.
Je suis le magicien notoire, digne de mémoire accourez tous me voir. Je ne demande ni pourboire ni obole rémunératoire ; car je fais tout pour la gloire. »
Lorsque les habitants de la ville, les gardes et les portiers eurent entendu ce boniment, ils furent stupéfaits ; car depuis l’exécution sommaire des quarante médecins ils croyaient cette race-là éteinte, d’autant qu’ils n’avaient jamais plus revu de médecin ou de magicien.
Aussi ils entourèrent tous le jeune astrologue ; et, à la vue de sa beauté et de son teint si frais et de ses autres perfections, ils furent charmés et en même temps bien désolés ; car ils eurent peur qu’il ne subît le même traitement que ses prédécesseurs. Ceux qui étaient les plus proches du char recouvert de velours sur lequel il se tenait debout, le supplièrent de s’éloigner du palais et lui dirent « Seigneur magicien, par Allah ! ne sais-tu donc pas le sort qui t’attend si tu t’attardes par ici ? Le roi va te faire appeler pour que tu essayes ta science sur sa fille. Malheur à toi ! tu subiras le sort de tous ceux-là dont la tête coupée est suspendue juste au-dessus de toi ! »
Mais à toutes leurs objurgations Kamaralzamân ne répondait qu’en criant plus haut :
« Je suis le magicien notoire, digne de mémoire. Je n’emploie ni clysoirs, ni suspensoirs, ni fumigatoires. Ô vous tous ! venez me voir ! »
Alors tous les assistants, bien que convaincus de son savoir, ne tremblèrent pas moins de le voir échouer devant cette maladie sans espoir.
Ils se mirent donc à se frapper la main sur la paume de l’autre main, en se disant « Quel dommage pour sa jeunesse ! »
Or, le roi, sur ces entrefaites, entendit le tumulte sur la place et vit la foule qui entourait l’astrologue. Il dit à son vizir : « Va vite me chercher celui-là ! » Et le vizir immédiatement s’exécuta.
Lorsque Kamaralzamân arriva dans la salle du trône, il baisa la terre entre les mains du roi et lui fit d’abord ainsi son compliment :
« En toi sont réunies les huit qualités qui obligent à se courber le front des plus sages,
La science, la force, la puissance, la générosité, l’éloquence, la subtilité, la fortune et ta victoire. »
Lorsque le roi Ghaïour eut entendu cette louange, il fut charmé et regarda attentivement l’astrologue. Or, sa beauté était telle qu’il ferma un instant les yeux, puis les ouvrit et lui dit : « Viens t’asseoir à côté de moi ! » Puis il lui dit « Vois-tu, mon enfant, tu serais bien mieux sans ces habits de médecin. Et je serais vraiment bien heureux de te donner ma fille comme épouse si tu parvenais à la guérir. Mais je doute fort de ta réussite. Et comme j’ai juré que nul ne devait rester vivant après avoir vu le visage de la princesse, à moins qu’il ne l’ait obtenue comme épouse, je me verrais forcé à contre-cœur de te faire subir le même sort que les quarante qui t’ont précédé. Réponds-moi donc. Consens-tu aux conditions posées ? »
À ces paroles, Kamaralzamân dit « Ô roi fortuné, je viens de si loin vers ce pays prospère pour exercer mon art et non pour me taire. Je sais ce que je risque, mais je ne reviendrai pas en arrière ! » Alors le roi dit au chef eunuque : « Conduis-le chez la prisonnière, puisqu’il persévère. »
Alors tous deux s’en allèrent chez la princesse, et l’eunuque, voyant le jeune homme hâter le pas, lui dit « Misère, crois-tu vraiment que le roi sera ton beau-père ? » Kamaralzamân dit : « Je l’espère ! Et d’ailleurs je suis tellement sûr de mon affaire que je puis guérir la princesse d’ici même et lui donner du nerf, pour montrer à toute la terre mon habileté et mon savoir-faire. »
À ces paroles, l’eunuque, à la limite de l’étonnement, lui dit : « Comment ! peux-tu vraiment la guérir sans la voir ! Si cela est, quel mérite ne sera pas le tien ! » Kamaralzamân dit « Bien que le désir de voir la princesse qui doit être mon épouse me pousse à pénétrer au plus vite chez elle, je préfère obtenir sa guérison en restant derrière le rideau de sa chambre. » Et l’eunuque lui dit : « La chose n’en sera que plus étonnante. »
Alors Kamaralzamân s’assit par terre, derrière le rideau de la chambre de Sett Boudour, tira de sa ceinture une feuille de papier et l’écritoire, et écrivit la lettre suivante…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quatrième nuit.
Elle dit :
… tira de sa ceinture une feuille de papier et l’écritoire, et écrivit la lettre suivante :
« CES LIGNES DE LA MAIN DE KAMARALZAMÂN, FILS DU SULTAN SCHAHRAMÂN, ROI DES TERRES ET DES OCÉANS DANS LES PAYS MUSULMANS AUX ÎLES DE KHALEDAN.
« À Sett Boudour, fille du roi Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour, pour lui exprimer ses peines d’amour.
« Si je devais te dire, ô princesse, toute la brûlure de ce cœur que tu frappas, il n’y aurait point sur terre de roseaux assez durs pour tracer une chose si hardie sur le papier. Mais sache bien, ô adorable ! que si l’encre venait à tarir, mon sang ne tarirait pas, et t’exprimerait par sa couleur ma flamme du dedans, cette flamme qui me consume depuis la nuit magicienne où dans le sommeil tu m’apparus et pour toujours me captivas.
« Voici sous ce pli la bague qui t’appartenait. Je te la renvoie comme la preuve certaine que c’est bien moi le brûlé de tes yeux, le jaune comme le safran, le bouillonnant comme le volcan, le secoué par les malheurs et l’ouragan, qui crie vers toi Aman, en signant de son nom, KAMARALZAMÂN.
« Je loge en ville dans le Grand-Khân. »
Cette lettre écrite, Kamaralzamân la plia, y glissa adroitement la bague, et la cacheta, puis la remit à l’eunuque qui entra immédiatement la remettre à Sett Boudour, en lui disant « Il y a là, ô ma maîtresse, derrière le rideau, un jeune astrologue si téméraire qu’il prétend guérir les gens sans les voir. Voici d’ailleurs ce qu’il m’a remis pour toi. »
Or, à peine la princesse Boudour eut-elle ouvert la lettre qu’elle reconnut sa bague et poussa un grand cri ; puis, affolée, elle bouscula l’eunuque et courut écarter le rideau. Et, d’un coup d’œil, elle reconnut dans le jeune astrologue le bel adolescent à qui elle s’était donnée tout entière pendant son sommeil.
Aussi sa joie fut telle qu’elle faillit devenir cette fois réellement folle. Elle se jeta au cou de son amoureux, et tous deux s’embrassèrent comme deux pigeons longtemps séparés.
À cette vue, l’eunuque alla en toute hâte avertir le roi de ce qui venait de se passer, en lui disant « Ce jeune astrologue est le plus savant de tous les astrologues. Il vient de guérir ta fille sans même la voir, en se tenant derrière le rideau, sans plus ! » Et le roi s’écria « Est-ce bien vrai ce que tu me dis là ? » L’eunuque dit : « Ô mon maître, tu n’as qu’à venir constater la chose avec ton propre œil ! »
Alors le roi se rendit aussitôt dans l’appartement de sa fille, et vit qu’en effet la chose était réelle. Il en fut si réjoui qu’il baisa sa fille entre les deux yeux, car il l’aimait beaucoup. Et il embrassa également Kamaralzamân, puis lui demanda de quel pays il était. Kamaralzamân répondit : « Des îles de Khaledân, et je suis le fils même du roi Schahramân ! » Et il raconta au roi toute son histoire avec Sett Boudour.
Lorsque le roi eut entendu cette histoire, il s’écria : « Par Allah ! cette histoire est si étonnante et si merveilleuse que, si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle serait un sujet d’émerveillement à ceux qui la liraient avec attention ! » Et il la fit immédiatement écrire dans les annales par les scribes les plus habiles du palais pour qu’elle fût transmise de siècle en siècle aux générations de l’avenir.
Aussitôt après, il fit venir le kâdi et les témoins et écrire sur l’heure le contrat de mariage de Sett Boudour avec Kamaralzamân. Et l’on fit décorer et illuminer la ville pendant sept nuits et sept jours ; et l’on mangea et l’on but et l’on se réjouit. Et Kamaralzamân et Sett Boudour furent au comble de leurs souhaits et s’entr’aimèrent pendant un long espace de temps, au milieu des fêtes, en bénissant Allah le Bienfaiteur.
Or, une nuit, après un festin où avaient été conviés les principaux notables des îles extérieures et des îles intérieures, et que Kamaralzamân avait usé d’une façon encore plus merveilleuse que de coutume des somptuosités de son épouse, il eut, une fois endormi, un songe où il vit son père, le roi Schahramân, lui apparaître le visage baigné de larmes, et lui dire tristement :
« Est-ce ainsi que tu m’abandonnes, ya Kamaralzamân ? Regarde ! je vais mourir de douleur. »
Alors Kamaralzamân se réveilla en sursaut, et réveilla également son épouse, et se mit à pousser de grands soupirs. Et Sett Boudour, anxieuse, lui demanda « Qu’as-tu, ô mon œil ! Si tu as mal au ventre, je vais tout de suite te faire une décoction de fenouil. Et si tu as mal à la tête, je vais te mettre sur le front des compresses de vinaigre. Et si tu as trop mangé hier au soir, je te mettrai sur l’estomac un pain chaud enveloppé dans une serviette et te ferai boire un peu d’eau de roses mêlée à de l’eau de fleurs… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent sixième nuit.
Elle dit :
« … et je te ferai boire un peu d’eau de roses mêlée à de l’eau de fleurs. » Kamaralzamân répondit « Il nous faut partir dès demain, ô Boudour, pour mon pays où le roi mon père est malade. Il vient de m’apparaître en songe et m’attend là-bas en pleurant. » Boudour répondit « J’écoute et j’obéis. » Et, bien qu’il fît encore nuit noire, elle se leva aussitôt et alla trouver son père, le roi Ghaïour, qui était dans son harem, et lui fit dire par l’eunuque qu’elle avait à lui parler.
Le roi Ghaïour, en voyant apparaître la tête de l’eunuque à cette heure-là, fut stupéfait et dit à l’eunuque « Qu’as-tu à m’annoncer de désastreux, ô visage de goudron ? » L’eunuque répondit : « C’est la princesse Boudour qui désire te parler. » Il répondit « Attends que je mette mon turban. » Après quoi, il sortit et demanda à Boudour « Ma fille, quel poivre as-tu donc avalé pour être à cette heure en mouvement ? » Elle répondit « Ô mon père, je viens te demander la permission de partir dès l’aube pour le pays de Khaledân, royaume du père de mon époux Kamaralzamân. » Il dit : « Je ne m’y oppose nullement, pourvu que tu reviennes au bout d’un an. » Elle dit « Certainement. » Et elle remercia son père de la permission en lui baisant la main, et appela Kamaralzamân qui le remercia également.
Or, dès le lendemain, à l’aube, les préparatifs étaient faits, et les chevaux harnachés, et les dromadaires et les chameaux chargés. Et le roi Ghaïour fit ses adieux à sa fille Boudour et la recommanda beaucoup à son époux ; puis il leur fit cadeau de nombreux présents en or et en diamants, et les accompagna pendant un certain temps. Après quoi il revint vers la ville, non sans leur avoir encore fait ses dernières recommandations, en pleurant, et les laissa continuer leur chemin.
Alors Kamaralzamân et Sett Boudour, après les larmes des adieux, ne songèrent plus qu’à la joie de voir le roi Schahramân. Et ils voyagèrent de la sorte le premier jour, puis le second jour et le troisième jour, et ainsi de suite jusqu’au trentième jour. Ils arrivèrent alors à une prairie fort agréable qui les tenta si bien qu’ils y firent dresser le campement pour s’y reposer un jour ou deux. Et lorsque sa tente fut prête, dressée pour elle à l’ombre d’un caroubier, Sett Boudour, fatiguée, y entra aussitôt, mangea un morceau, et ne tarda pas à s’endormir.
Lorsque Kamaralzamân eut fini de donner ses ordres et de faire dresser les autres tentes beaucoup plus loin, pour qu’ils pussent jouir à eux deux du silence et de la solitude, il pénétra à son tour dans la tente et vit sa jeune épouse endormie. Et cette vue lui rappela la première nuit miraculeuse passée avec elle dans la tour.
En effet, Sett Boudour, à ce moment, était étendue sur le tapis de la tente, la tête posée sur un oreiller de soie écarlate. Elle n’avait sur elle qu’une chemise en gaze de Mossoul couleur d’abricot. Et la brise entr’ouvrait de temps en temps la chemise légère jusqu’au nombril ; et, de la sorte, tout le beau ventre apparaissait comme la neige, avec, dans les endroits délicats, des fossettes pouvant contenir chacune une noix muscade.
Aussi Kamaralzamân charmé ne put faire autrement que d’improviser ces strophes :
« Quand tu dors sur la pourpre, ta face claire est comme l’aurore, et tes yeux tels les deux marins.
Quand ton corps, vêtu de narcisses et de roses, s’étire debout ou s’allonge délié, ne l’égalerait le palmier qui croît en Arabie.
Quand tes fins cheveux où brûlent les pierreries retombent massifs ou se déploient légers, nulle soie ne vaudrait leur tissu naturel ! »
Puis il improvisa également ce poème admirable :
« Dormeuse ! L’heure est magnifique où les palmes étales boivent la clarté. Midi est sans haleine. Un frelon d’or suce une rose en pâmoison. Tu rêves. Tu souris. Ne bouge plus…
Ne bouge plus ! Ta peau délicate et dorée colore de ses reflets la gaze diaphane ; et les rais du soleil, victorieux des palmes, te pénètrent, ô diamant, et t’éclairent au travers. Ah ! ne bouge plus…
Ne bouge plus ! Mais laisse ainsi tes seins respirer qui s’élèvent et s’abaissent comme les vagues de la mer. Oh ! tes seins neigeux ! Que je les hume telle l’écume marine et le sel blanchissant. Ah ! laisse tes seins respirer…
Laisse tes seins respirer ! Le ruisseau rieur réprime son rire ; le frelon sur la fleur arrête son fredon ; et mon regard brûle les deux grains grenats de raisin de tes seins. Oh ! laisse brûler mes yeux…
Laisse brûler mes yeux ! Mais que mon cœur s’épanouisse, sous les palmes fortunées, de ton corps macéré dans les roses et le santal, de tout le bienfait de la solitude et de la fraîcheur du silence. »
Après avoir improvisé ces vers, Kamaralzamân se sentit brûler du désir de son épouse endormie, dont il ne pouvait se lasser, de même que le goût frais de l’eau pure est toujours délicieux au palais de l’altéré. Il se pencha donc sur elle, et il tendait déjà la main vers l’ombre chaude des cuisses, quand il sentit un petit corps dur rouler sous ses doigts. Il le retira et vit que c’était une cornaline attachée à un fil de soie juste au-dessus du vallon des roses. Et Kamaralzamân fut extrêmement étonné et pensa en lui-même « Si cette cornaline n’avait pas des vertus extraordinaires, et si ce n’était pas un objet très cher aux yeux de Boudour, Boudour ne l’aurait point si jalousement cachée juste à l’endroit le plus précieux de son corps. C’est pour n’être jamais obligée de s’en séparer. Sûrement c’est son frère Marzaouân, le magicien, qui a dû lui donner cette pierre, pour la préserver du mauvais œil et des avortements. »
Puis Kamaralzamân, avant de pousser plus loin les caresses commencées, fut tenté tellement de mieux examiner la pierre, qu’il dénoua la soie qui la retenait, la prit et sortit de la tente pour la regarder à la lumière. Et il vit que cette cornaline, taillée sur quatre faces, était gravée de caractères talismaniques et de figures inconnues. Et comme il la tenait à la hauteur de son œil, pour en mieux considérer les détails, un grand oiseau soudain, du haut des airs, fondit qui, dans une volte rapide comme l’éclair, la lui arracha de la main.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent septième nuit.
Elle dit :
… dans une volte rapide comme l’éclair, la lui arracha de la main. Puis il alla se poser, un peu plus loin, sur la cime d’un grand arbre, et le regarda, immobile et narquois, en tenant au bec le talisman.
Et la stupeur de Kamaralzamân fut si profonde qu’il ouvrit la bouche et resta quelques instants sans pouvoir bouger ; car devant ses yeux passa toute la douleur dont il voyait déjà Boudour affligée. Mais, revenu de son saisissement, il n’hésita pas à prendre sa résolution, il ramassa un caillou et courut vers l’arbre où se tenait perché l’oiseau. Il arriva à la distance nécessaire pour lancer la pierre sur le ravisseur ; et il levait le bras pour le viser, quand l’oiseau sauta de l’arbre et alla se percher sur un second arbre un peu plus éloigné. Alors Kamaralzamân se mit à sa poursuite, et l’oiseau déguerpit et alla sur un troisième arbre. Et Kamaralzamân se dit « Il a dû voir dans ma main la pierre. Je vais la jeter pour lui montrer que je ne veux pas le blesser. » Et il jeta la pierre loin de lui.
Lorsque l’oiseau vit Kamaralzamân jeter ainsi la pierre, il descendit à terre, mais à une certaine distance tout de même. Et Kamaralzamân se dit « Le voilà qui m’attend ! » Et il s’en approcha vivement ; et comme il allait le toucher de la main, l’oiseau sauta un peu plus loin ; et Kamaralzamân sauta derrière lui. Et l’oiseau sauta et Kamaralzamân sauta, et l’oiseau sauta et Kamaralzamân sauta, pendant des heures et des heures, de vallée en vallée, et de colline en colline, jusqu’à la tombée de la nuit. Alors Kamaralzamân s’écria : « Il n’y a de recours qu’en Allah le Tout-Puissant ! » Et il s’arrêta, hors d’haleine. Et l’oiseau également s’arrêta, mais un peu plus loin, sur le sommet d’un monticule.
À ce moment, Kamaralzamân se sentit le front moite, encore plus de désespoir que de fatigue, et délibéra s’il ne devait pas plutôt retourner au campement. Mais il se dit : « Ma bien-aimée Boudour serait capable de mourir de chagrin si je lui annonçais la perte sans recours de ce talisman aux vertus pour moi inconnues, mais qu’elle doit tenir pour essentielles. Et puis si je retournais, maintenant que les ténèbres sont épaisses, je risquerais fort de m’égarer ou d’être attaqué par les bêtes de la nuit. » Alors, abîmé dans ces pensées désolantes, il ne sut plus quel parti prendre ; et, dans sa perplexité, il s’étendit à terre à la limite de l’anéantissement.
Il ne cessa pourtant pas d’observer l’oiseau dont les yeux brillaient étrangement dans la nuit ; et chaque fois qu’il faisait un geste ou qu’il se levait dans la pensée de le surprendre, l’oiseau battait des ailes et lançait un cri pour lui dire qu’il le voyait. Aussi Kamaralzamân, succombant à la fatigue et à l’émotion, se laissa jusqu’au matin aller au sommeil.
À peine réveillé, Kamaralzamân, décidé coûte que coûte à attraper l’oiseau ravisseur, se remit à sa poursuite ; et la même course recommença, mais avec aussi peu de succès que la veille. Et Kamaralzamân, le soir venu, se donna de grands coups en s’écriant « Je le poursuivrai tant qu’il me restera un souffle de vie. » Et il ramassa quelques plantes et quelques herbes et s’en contenta pour toute nourriture. Et il s’endormit, guetteur de l’oiseau, et guetté lui-même par les yeux qui brillaient dans la nuit.
Or, le lendemain, les mêmes poursuites eurent lieu, et cela jusqu’au dixième jour, depuis le matin jusqu’au soir ; mais, au matin du onzième jour, attiré toujours par le vol de l’oiseau, il arriva aux portes d’une ville située sur la mer.
À ce moment, le grand oiseau s’arrêta. Il déposa la cornaline talismanique devant lui, poussa trois cris qui signifiaient « Kamaralzamân », reprit la cornaline dans son bec, s’éleva dans les airs, et monta toujours en s’éloignant et disparut vers l’horizon marin.
À cette vue, Kamaralzamân fut dans une rage telle qu’il se jeta à terre, le visage sur le sol, et pleura longtemps, secoué par les sanglots.
Au bout de plusieurs heures de cet état, il se décida à se lever et alla au ruisseau qui coulait près de là se laver les mains et le visage et faire ses ablutions ; puis il s’achemina vers la ville en songeant à la douleur de sa bien-aimée Boudour et à toutes les suppositions qu’elle devait faire sur sa disparition et celle du talisman.
Puis Kamaralzamân franchit les portes et entra dans la ville. Il se mit à marcher par les rues sans qu’aucun des nombreux habitants qu’il croisait le regardât avec affabilité, comme le font les musulmans à l’égard des étrangers. Aussi il continua son chemin et arriva de la sorte à la porte opposée de la ville, par où l’on sortait pour aller aux jardins.
Comme il trouva ouverte la porte d’un jardin plus vaste que les autres, il entra et vit venir à lui le jardinier qui, le premier, le salua en se servant de la formule des musulmans. Et Kamaralzamân lui rendit son souhait de paix, et respira d’aise en entendant parler arabe. Et, après l’échange des salams, Kamaralzamân demanda au vieillard : « Mais qu’ont-ils, tous ces habitants, pour avoir une figure si farouche et une froideur d’allures si glaçante et si peu hospitalière ? » Le bon vieillard répondit : « Qu’Allah soit béni, mon enfant, pour t’avoir tiré sans dommage de leurs mains ! Les gens qui habitent cette ville sont des envahisseurs venus des pays noirs de l’Occident. Ils sont venus par mer, un jour, ont débarqué ici à l’improviste et ont massacré tous les musulmans qui habitaient notre ville. Ils adorent des choses incompréhensibles, parlent un langage obscur et barbare, et mangent des choses puantes, par exemple le fromage pourri et le gibier faisandé. Et ils ne se lavent jamais ; car, à leur naissance, des hommes fort laids et vêtus de noir leur arrosent le crâne avec de l’eau, et cette ablution, accompagnée de gestes étranges, les dispense de toutes autres ablutions durant le reste de leurs jours. Aussi ces gens, pour ne jamais être tentés de se laver, ont commencé par détruire les hammams et les fontaines publiques ; et ils ont construit sur leur emplacement des boutiques tenues par des putains qui vendent, en guise de boisson, un liquide jaune avec de l’écume qui doit être de l’urine fermentée, ou pis encore. Quant à leurs épouses, ô mon fils, c’est la calamité la plus abominable ! Comme leurs hommes, elles ne se lavent guère, mais elles se blanchissent seulement la figure avec de la chaux éteinte et des coquilles d’œufs pulvérisées ; de plus, elles ne portent point de linge, ni de caleçon qui puisse les garantir, par en bas, contre la poussière du chemin. Aussi leur approche, mon fils, est-elle pestilentielle ; et le feu de l’enfer ne suffirait pas pour les nettoyer. Voilà, ô mon fils, au milieu de quelles gens je termine une existence que j’ai eu grand’peine à sauver du désastre. Car, tel que tu me vois, je suis le seul musulman ici encore en vie ! Mais remercions le Très-Haut qui nous a fait naître dans une croyance aussi pure que le ciel d’où elle nous est venue. »
Ayant dit ces paroles, le jardinier jugea, à la mine fatiguée du jeune homme, qu’il devait avoir besoin de nourriture. Il le conduisit à sa modeste maison, au fond du jardin, et, de ses propres mains, lui donna à manger et à boire. Après quoi il l’interrogea discrètement sur l’événement qui motivait son arrivée…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent huitième nuit.
Elle dit :
… l’événement qui motivait son arrivée.
Kamaralzamân, ému de reconnaissance pour la générosité du jardinier, ne lui déguisa rien de toute son histoire, et termina son récit en fondant en larmes.
Le vieillard fit de son mieux pour le consoler et lui dit : « Mon enfant, la princesse Boudour a dû certainement te précéder au royaume de ton père, le pays de Khaledân. Ici, dans ma maison, tu trouveras chaleur d’affection, asile et repos, jusqu’à ce qu’un jour Allah envoie un navire qui puisse te transporter à l’île la plus proche d’ici et qu’on nomme l’île d’Ébène. Et alors, de l’île d’Ébène jusqu’au pays de Khaledân la distance n’est pas bien grande, et tu trouveras là beaucoup de navires pour t’y transporter. Je vais donc dès aujourd’hui me rendre au port, et tous les jours je recommencerai, jusqu’à ce que je voie un marchand qui consente à faire avec toi le voyage à l’île d’Ébène ; car, pour en trouver un qui veuille aller jusqu’au pays de Khaledân, il faudrait des années et des années. »
Et le jardinier ne manqua pas de faire comme il avait dit ; mais des jours et des mois se passèrent sans qu’il pût trouver un navire en partance pour l’île d’Ébène.
Et voilà pour Kamaralzamân.
Mais pour ce qui est de Sett Boudour, il lui arriva des choses si merveilleuses et si étonnantes, ô Roi fortuné, que je me hâte de revenir à elle. Voici.
En effet, lorsque Sett Boudour se réveilla, son premier mouvement fut d’ouvrir les bras pour serrer contre elle Kamaralzamân. Aussi son étonnement fut-il très vif de ne le point trouver à côté d’elle ; et sa surprise fut extrême de constater que son caleçon à elle était dénoué et que le cordon de soie avait disparu avec la cornaline talismanique. Mais elle pensa que Kamaralzamân, qui ne l’avait pas encore vue, avait dû l’emporter dehors pour la mieux regarder. Et elle attendit patiemment.
Lorsque, au bout d’un certain temps, elle vit que Kamaralzamân ne revenait pas, elle commença à s’inquiéter fort, et fut bientôt dans une affliction inconcevable. Et lorsque le soir fut venu sans amener le retour de Kamaralzamân, elle ne sut plus que penser de cette disparition, mais elle se dit : « Ya Allah ! Quelle chose extraordinaire a pu obliger Kamaralzamân à s’éloigner, lui qui ne peut s’absenter une heure loin de moi ? Mais comment se fait-il qu’il ait également emporté le talisman ? Ah ! maudit talisman, tu es la cause de notre malheur. Et toi, maudit Marzaouân, mon frère, qu’Allah te confonde de m’avoir fait cadeau d’une chose si funeste ! »
Mais quand Sett Boudour vit, au bout de deux jours, que son époux ne revenait pas, au lieu de s’affoler comme toute femme l’eût fait en pareille circonstance, elle trouva dans le malheur une fermeté dont les personnes de son sexe sont d’ordinaire dénuées. Elle ne voulut rien dire à personne au sujet de cette disparition, de peur d’être trahie ou mal servie par ses esclaves ; elle comprima sa douleur dans son âme, et défendit à la jeune suivante qui la servait d’en rien dire. Puis, comme elle savait combien sa ressemblance était parfaite avec Kamaralzamân, elle quitta aussitôt ses habits de femme, et prit dans la caisse les effets de Kamaralzamân, et commença à s’en vêtir.
Elle mit d’abord une belle robe rayée, ajustée à la taille et laissant le cou dégagé ; elle s’entoura d’une ceinture en filigrane d’or où elle passa un poignard à poignée de jade incrustée de rubis ; elle s’enveloppa la tête d’un foulard de soie qu’elle serra autour de son front avec une triple corde en poil soyeux de chameau ; et, ces préparatifs faits, elle prit un fouet à la main, se cambra les reins et ordonna à sa jeune esclave de s’habiller des vêtements qu’elle venait elle-même de quitter, et de marcher derrière elle. De la sorte, tout le monde, en voyant la suivante, pouvait se dire : « C’est Sett Boudour ! » Elle sortit alors de la tente et donna le signal du départ.
Sett Boudour, déguisée de la sorte en Kamaralzamân, se mit à voyager, suivie de son escorte, pendant des jours et des jours, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée devant une ville située sur le bord de la mer. Elle fit alors dresser les tentes aux portes de la ville et demanda : « Quelle est cette ville ? » On lui répondit : « C’est la capitale de l’île d’Ébène. » Elle demanda : « Et quel en est le roi ? » On lui répondit : « Il s’appelle le roi Armanos. » Elle demanda : « A-t-il des enfants ? » On lui répondit : « Il n’a qu’une fille unique, la plus belle vierge du royaume, et son nom est Haïat-Alnefous… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent neuvième nuit.
Elle dit :
« … la plus belle vierge du royaume, et son nom est Haïat-Alnefous ! »
Alors Sett Boudour envoya un courrier porteur d’une lettre au roi Armanos, pour lui annoncer son arrivée ; et dans cette lettre elle se faisait toujours passer pour le prince Kamaralzamân, fils du roi Schahramân, maître du pays de Khaledân.
Lorsque le roi Armanos eut appris cette nouvelle, comme il avait toujours eu les meilleurs rapports avec le puissant roi Schahramân, il fut heureux de pouvoir faire les honneurs de sa ville au prince Kamaralzamân. Aussitôt, suivi d’un cortège composé des principaux de sa cour, il alla vers les tentes, au-devant de Sett Boudour, et la reçut avec tous les égards et les honneurs qu’il croyait rendre au fils d’un roi ami. Et, malgré les hésitations de Boudour qui essayait de ne pas accepter le logement qu’il lui offrait gracieusement au palais, le roi Armanos la décida à l’accompagner. Et ils firent ensemble leur entrée en ville, solennellement. Et, trois jours durant, des festins magnifiques régalèrent toute la cour, avec une somptuosité extraordinaire.
Alors seulement le roi Armanos se réunit avec Sett Boudour pour lui parler de son voyage et lui demander ce qu’elle comptait faire. Or, ce jour-là, Sett Boudour, toujours sous le déguisement de Kamaralzamân, était allée au hammam du palais, où elle n’avait voulu accepter les services d’aucun masseur. Et elle en était sortie miraculeusement belle et brillante ; et ses charmes avaient un attrait tellement surnaturel sous cet aspect d’adolescent, que tout le monde, sur son passage, s’arrêtait de respirer et bénissait le Créateur.
Donc le roi Armanos vint s’asseoir à côté de Sett Boudour et causa avec elle pendant un long espace de temps. Et il fut tellement subjugué par ses charmes et son éloquence qu’il lui dit : « Mon fils, en vérité, c’est Allah lui-même qui t’envoie dans mon royaume, pour que tu sois la consolation de mes vieux jours et me tiennes lieu de fils à qui léguer mon trône. Veux-tu donc, mon enfant, m’accorder cette consolation, en acceptant de te marier avec ma fille unique Haïat-Alnefous ? Nul au monde n’est aussi digne que toi de ses destinées et de sa beauté ! Elle vient à peine d’être nubile, car le mois dernier elle est entrée dans sa douzième année. C’est une fleur exquise que j’aimerais te voir respirer. Accepte-la, mon fils, et tout de suite j’abdique en ta faveur le trône dont mon grand âge ne me permet plus de supporter les fatigantes charges. »
Cette proposition et cette offre généreuse si spontanée jetèrent la princesse Boudour dans un embarras fort gênant. Elle ne sut d’abord que faire pour ne point trahir le trouble qui l’agitait ; et elle baissa les yeux et réfléchit un bon moment. Elle pensa en elle-même : « Si je lui répondais que je suis déjà, en tant que Kamaralzamân, marié avec Sett Boudour, il me répondrait que le Livre permet quatre femmes légitimes ; si je lui disais la vérité sur mon sexe, il serait capable de me forcer à me marier avec lui, et la nouvelle serait connue de tout le monde et j’en aurais une grande honte ; si je refusais cette offre paternelle, son affection se changerait en haine farouche contre moi, et il serait capable, une fois que j’aurais quitté son palais, de me tendre des embûches pour me faire périr. Il vaut donc mieux accepter la proposition, en laissant s’accomplir la destinée. Et qui sait ce que l’insondable me cache ? En tout cas, en devenant roi, j’aurai acquis un royaume fort beau pour le céder à Kamaralzamân, à son retour. Mais pour ce qui est de la consommation de l’acte avec la jeune Haïat-Alnefous, mon épouse, il y aura peut-être moyen de tout arranger, et je réfléchirai. »
Donc elle releva la tête et, le visage coloré d’une rougeur que le roi attribua à une modestie et à un embarras compréhensibles chez un adolescent si candide, elle répondit : « Je suis le fils soumis qui répond par l’ouïe et l’obéissance au moindre des souhaits de son roi. »
À ces paroles, le roi Armanos fut à la limite de l’épanouissement et voulut que la cérémonie du mariage eût lieu le jour même. Il commença par abdiquer le trône en faveur de Kamaralzamân, devant tous ses émirs, notables, officiers et chambellans ; il fit annoncer cet événement à toute la ville par les crieurs publics, et dépêcha des courriers par tout son empire pour annoncer la chose aux populations.
Alors une fête sans précédent fut organisée en un clin d’œil dans la ville et dans le palais ; et, au milieu des cris de joie et au son des fifres et des cymbales, fut écrit le contrat de mariage du nouveau roi avec Haïat-Alnefous.
Le soir venu, la vieille reine, entourée de ses suivantes qui poussaient des « lu-lu-lu » de joie, amena la jeune épousée Haïat-Alnefous à Sett Boudour, dans son appartement : car elles la prenaient toujours pour Kamaralzamân. Et Sett Boudour, sous son aspect de roi adolescent, s’avança gentiment vers son épouse et lui releva, pour la première fois, la voilette du visage. Et toutes les assistantes, à la vue de ce couple si beau, furent si captivées qu’elles en pâlirent de désir et d’émoi.
La cérémonie terminée, la mère d’Haïat-Alnefous et toutes les suivantes, après avoir formulé des milliers de vœux de félicité et allumé tous les flambeaux, se retirèrent discrètement et laissèrent les nouveaux mariés seuls dans la chambre nuptiale…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent dixième nuit.
Elle dit :
… les nouveaux mariés seuls dans la chambre nuptiale.
Sett Boudour fut charmée de l’aspect plein de fraîcheur de la jeune Haïat-Alnefous ; et, d’un coup d’œil rapide, elle la jugea vraiment désirable avec ses grands yeux noirs effarés, son teint limpide, ses petits seins qui se dessinaient enfantins sous la gaze. Et Haïat-Alnefous sourit timidement d’avoir plu à son époux, bien qu’elle tremblât d’émotion contenue et baissât les yeux, osant à peine bouger sous ses voiles et ses pierreries. Et elle aussi avait pu tout de même remarquer la beauté souveraine de cet adolescent aux joues vierges de poil qui lui paraissait plus parfait que les plus belles filles du palais. Aussi ce ne fut point sans être remuée dans tout son être qu’elle le vit tout doucement s’approcher et s’asseoir à côté d’elle sur le grand matelas étendu sur les tapis.
Sett Boudour prit les petites mains de la fillette dans ses mains et se pencha lentement et la baisa sur la bouche. Et Haïat-Alnefous n’osa pas lui rendre ce baiser délicieux, mais ferma les yeux complètement et poussa un soupir de félicité. Et Sett Boudour lui prit la tête dans la courbe de ses bras, l’appuya contre sa poitrine, et, à mi-voix, lui chanta doucement des vers d’un rythme si berceur que l’enfant peu à peu s’assoupit avec un sourire heureux.
Alors Sett Boudour lui enleva ses voiles et ses ornements, la coucha, et s’étendit près d’elle en la prenant dans ses bras. Et toutes deux s’endormirent, sans plus, jusqu’au matin.
À peine réveillée, Sett Boudour, qui s’était couchée avec presque tous ses vêtements et même avec son turban, se hâta de faire promptement de sommaires ablutions, vu qu’elle prenait ailleurs des bains nombreux en secret pour ne pas se trahir, s’orna de ses attributs royaux, et alla à la salle de justice recevoir les hommages de toute la cour, régler les affaires, supprimer les abus, nommer et destituer. Entre autres suppressions qu’elle jugea urgentes, elle abolit les octrois et les douanes, et distribua de grandes largesses aux soldats, au peuple et aux mosquées. Aussi l’aimèrent beaucoup tous ses nouveaux sujets et firent des vœux pour sa prospérité et sa longue vie.
Quant au roi Armanos et à son épouse, ils se hâtèrent d’aller prendre des nouvelles de leur fille Haïat-Alnefous, et lui demandèrent si son époux avait été gentil, et si elle n’était pas trop fatiguée ; car ils ne voulaient pas d’abord l’interroger sur la question la plus importante. Haïat-Alnefous répondit : « Mon époux a été délicieux. Il m’a baisée sur la bouche, et je me suis endormie dans ses bras, au rythme des chansons. Ah ! comme il est gentil ! » Alors Armanos dit « C’est là tout ce qui s’est passé, ma fille ? » Elle répondit « Mais oui. » Et la mère demanda : « Alors tu ne t’es même pas complètement déshabillée ? » Elle répondit : « Mais non. » Alors le père et la mère se regardèrent, mais ne dirent plus rien ; puis ils s’en allèrent. Et voilà pour eux.
Quant à Sett Boudour, une fois les affaires terminées, elle rentra dans son appartement retrouver Haïat-Alnefous, et lui demanda : « Que t’ont-ils dit, ma gentille, ton père et ta mère ? » Elle répondit « Ils m’ont demandé pourquoi je ne m’étais pas déshabillée. » Boudour répondit « Qu’à cela ne tienne ! Je vais tout de suite t’y aider. » Et, pièce par pièce, elle lui enleva tous ses vêtements, y compris la dernière chemise, et la prit toute nue dans ses bras et s’étendit avec elle sur le matelas.
Alors, bien doucement, Boudour déposa un baiser sur les beaux yeux de l’enfant, et lui demanda « Haïat-Alnefous, mon agneau, dis-moi, aimes-tu beaucoup les hommes ? » Elle répondit « Je n’en ai jamais vu, excepté, bien entendu, les eunuques du palais. Mais il paraît que ceux-là ne sont que des demi-hommes seulement. Que leur manque-t-il donc pour être complets ? » Boudour répondit : « Juste ce qui te manque à toi, mon œil. » Haïat-Alnefous, surprise, répondit : « À moi ? Et que me manque-t-il, par Allah ? » Boudour répondit « Un doigt. »
À ces paroles, la petite Haïat-Alnefous, épouvantée, lança un cri étouffé et sortit ses deux mains de dessous la couverture et étendit ses dix doigts en les regardant avec des yeux dilatés par la terreur. Mais Boudour la serra contre elle et la baisa dans les cheveux et lui dit « Par Allah ! ô Haïat-Alnefous, je plaisantais seulement. » Et elle continua à la couvrir de baisers jusqu’à ce qu’elle l’eût complètement calmée. Alors elle lui dit : « Ma gentille, embrasse-moi ! » Et Haïat-Alnefous approcha ses lèvres fraîches des lèvres de Boudour, et toutes deux, ainsi enlacées, s’endormirent jusqu’au matin…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent onzième nuit.
Elle dit :
… et toutes deux, ainsi enlacées, s’endormirent jusqu’au matin.
Alors Boudour sortit présider aux affaires du royaume ; et le père et la mère de Haïat-Alnefous entrèrent prendre des nouvelles de leur fille.
Le roi Armanos, le premier, demanda : « Eh bien, mon enfant, qu’Allah soit béni ! Je te vois encore sous la couverture ! N’es-tu pas trop brisée ? » Elle répondit : « Mais pas du tout ! Je me suis bien reposée dans les bras de mon bel époux qui cette fois m’a mise toute nue et m’a baisée sur tout le corps par baisers délicats. Ya Allah ! que c’était délicieux ! J’avais partout fourmillements nombreux et frissons. Pourtant il m’a bien fait peur un moment en me disant qu’il me manquait un doigt. Mais il plaisantait seulement. Aussi ses caresses m’ont-elles ensuite donné tant de plaisir, et ses mains étaient si douces sur ma peau nue, et ses lèvres sur mes lèvres je les sentais si chaudes et si pleines, que je me suis ainsi oubliée jusqu’au matin, me croyant au paradis. »
Alors la mère lui demanda « Mais où sont les serviettes ? As-tu perdu beaucoup de ton sang, ma chérie ? » Et la jeune fille, étonnée, répondit : « Je n’ai rien perdu du tout. »
À ces paroles, le père et la mère, à la limite du désespoir, se frappèrent le visage, en s’écriant « Ô notre honte ! ô notre malheur ! Pourquoi ton époux nous méprise-t-il, et te dédaigne-t-il à ce point ? »
Puis le roi peu à peu entra dans une grande colère et se retira en criant à son épouse d’une voix forte qui fut entendue de la petite : « Si la nuit prochaine Kamaralzamân ne remplit pas son devoir en prenant la virginité de notre fille et en sauvant ainsi notre honneur à tous, je saurai châtier son indignité. Je le chasserai du palais, après l’avoir fait descendre du trône que je lui ai donné, et je ne sais même si je ne lui infligerai pas un châtiment encore plus terrible. » Ayant dit ces paroles, le roi Armanos sortit de la chambre de sa fille consternée, suivi de son épouse dont le nez s’allongeait jusqu’à ses pieds.
Aussi lorsque, la nuit venue, Sett Boudour fut entrée dans la chambre de Haïat-Alnefous, elle la trouva toute triste, la tête enfouie dans les coussins et secouée par des sanglots. Elle s’approcha d’elle et la baisa sur le front, lui essuya les larmes et l’interrogea sur le sujet de sa peine ; et Haïat-Alnefous lui dit d’une voix émue : « Ô mon seigneur aimé, mon père veut te reprendre le trône qu’il t’a donné et te renvoyer du palais ; et je ne sais ce qu’il veut encore te faire. Et tout cela parce que tu ne veux pas prendre ma virginité, et sauver ainsi l’honneur de son nom et de sa race. Il veut absolument que la chose soit faite cette nuit même. Et moi, ô mon maître bien-aimé, si je te dis cela, ce n’est point pour te pousser à prendre ce que tu dois prendre, mais pour te garantir du danger dont il te menace. Car toute la journée je n’ai fait que pleurer en pensant à la vengeance que mon père prémédite contre toi. Ah ! de grâce, hâte-toi de ravir ma virginité, et de faire en sorte, comme le veut ma mère, que les serviettes blanches deviennent rouges. Et moi je me confie entièrement à ton savoir, et je mets mon corps et toute mon âme entre tes mains. Mais c’est à toi de décider ce qu’il me faut faire pour cela. »
À ces paroles, Sett Boudour se dit : « C’est le moment ! Je vois bien qu’il n’y a plus moyen de différer. Je mets ma foi en Allah ! » Et elle dit à la jeune fille : « Mon œil, m’aimes-tu beaucoup ? » Elle répondit : « Comme le ciel ! » Boudour la baisa sur la bouche et lui demanda « Combien encore ? » Elle répondit, déjà frissonnante « Je ne sais pas. Mais beaucoup ! » Elle lui demanda encore « Puisque tu m’aimes tant que cela, aurais-tu été heureuse si, au lieu d’être ton époux, j’avais été seulement ton frère ? » L’enfant battit des mains et répondit : « Je serais morte de bonheur. » Boudour dit « Et si j’avais été, ma gentille, non pas ton frère, mais ta sœur ; si j’avais été comme toi une jeune fille, au lieu d’être un jeune homme, m’aurais-tu autant aimée ? » Haïat-Alnefous dit : « Encore plus, parce que j’aurais été toujours avec toi, j’aurais toujours joué avec toi, couché dans le même lit que toi, sans nous séparer jamais. » Alors Boudour attira la jeune fille tout contre elle et lui couvrit les yeux de baisers et lui dit : « Eh bien, Haïat-Alnefous, serais-tu capable de garder pour toi seule un secret, et me donner ainsi une preuve de ton amour ? » La jeune fille s’écria : « Puisque je t’aime, tout m’est facile. »
Alors Boudour prit l’enfant dans ses bras et la tint sous ses lèvres à en perdre toutes deux la respiration, puis elle se leva, toute droite, et dit : « Regarde-moi, Haïat-Alnefous, et sois donc ma sœur. »
Et, en même temps, d’un geste rapide elle entr’ouvrit sa robe, depuis le col jusqu’à la ceinture, et fit saillir deux seins éclatants couronnés de leurs roses ; puis elle dit : « Comme toi, ma chérie, je suis femme, tu le vois. Et si je me suis déguisée en homme, c’est à la suite d’une aventure étrange que je vais te raconter sans retard. »
Alors elle s’assit de nouveau, prit la jeune fille sur ses genoux et lui narra toute son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.
Lorsque la petite Haïat-Alnefous eut entendu cette histoire, elle fut à la limite de l’émerveillement et, comme elle était toujours assise dans le sein de Sett Boudour, elle lui prit le menton dans sa petite main et lui dit « Ô ma sœur, quelle vie délicieuse nous allons vivre ensemble en attendant le retour de ton bien-aimé Kamaralzamân ! Fasse Allah hâter son arrivée, afin que notre bonheur soit complet ! » Et Boudour lui dit : « Qu’Allah entende tes vœux, ma chérie, et moi je te donnerai à lui comme seconde épouse, et tous trois nous serons ainsi dans la plus parfaite félicité ! » Puis elles s’embrassèrent longuement et jouèrent ensemble à mille jeux, et Haïat-Alnefous s’étonnait de tous les détails de beauté qu’elle trouvait en Sett Boudour. Elle lui prenait les seins et disait : « Ô ma sœur, comme tes seins sont beaux ! Regarde. Ils sont bien plus gros que les petits miens ! Crois-tu qu’ils grandiront ? » Et elle la détaillait partout et elle l’interrogeait sur les découvertes qu’elle faisait ; et Boudour, entre mille baisers, lui répondait en l’instruisant avec une clarté parfaite, et Haïat-Alnefous s’exclamait : « Ya Allah ! je comprends maintenant ! Imagine-toi que lorsque je demandais aux esclaves « À quoi sert ceci ? à quoi sert cela ? » ils clignaient de l’œil, mais ne répondaient pas. D’autres, à ma grande fureur, claquaient de la langue, mais ne répondaient pas. Et moi, de rage, je m’égratignais les joues et je criais de plus en plus fort : « Dites-moi à quoi sert cela ? » Alors, à mes cris, ma mère accourait et s’informait, et toutes les esclaves disaient : « Elle crie parce qu’elle veut nous obliger à lui expliquer à quoi sert cela ! » Alors la reine ma mère, à la limite de l’indignation, malgré mes protestations de repentir, mettait nu mon petit cul et me donnait une fessée furieuse en disant « Voilà à quoi sert cela ! » Et moi, je finis par être tout à fait persuadée que cela ne servait qu’à recevoir la fessée. Et ainsi de suite pour tout le reste. »
Puis elles continuèrent toutes deux à dire et faire mille folies, si bien qu’avec le matin Haïat-Alnefous n’avait plus rien à apprendre et avait pris conscience du rôle charmant que devaient remplir désormais ses organes délicats…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent douzième nuit.
Elle dit :
… conscience du rôle charmant que devaient remplir désormais ses organes délicats.
Alors, comme l’heure approchait où le père et la mère allaient entrer, Haïat-Alnefous dit à Boudour : « Ma sœur, que faut-il dire à ma mère qui va me demander de lui montrer le sang de la virginité ? » Boudour sourit et dit : « La chose est facile ! » Et elle alla en cachette prendre un poulet et l’égorgea et barbouilla de son sang les cuisses de la jeune fille et les serviettes, et lui dit : « Tu n’auras qu’à leur montrer cela ! Car la coutume s’arrête là et ne permet pas de recherches plus profondes. » Elle lui demanda « Ma sœur, mais pourquoi ne veux-tu pas me l’enlever toi-même, par exemple avec le doigt ? » Boudour répondit « Mais, mon œil, parce que je te réserve, comme je te l’ai dit, à Kamaralzamân ! »
Là-dessus, Haïat-Alnefous fut satisfaite tout à fait, et Sett Boudour sortit présider la séance de justice.
Alors entrèrent chez leur fille le roi et la reine, prêts à éclater de fureur, contre elle et contre son époux, si tout n’était pas consommé. Mais à la vue du sang et des cuisses rougies, ils s’épanouirent tous deux et se dilatèrent et ouvrirent toutes grandes les portes de l’appartement. Alors entrèrent toutes les femmes, et éclatèrent les cris de joie et les « lu-lu-lu » de triomphe ; et la mère, à la limite de la fierté, mit sur un coussin de velours les serviettes rougies, et, suivie de tout le cortège, fit ainsi le tour du harem. Et tout le monde apprit de la sorte l’heureux événement ; et le roi donna une grande fête et fit immoler, pour les pauvres, un nombre considérable de moutons et de jeunes chameaux.
Quant à la reine et aux invitées, elles rentrèrent chez la jeune Haïat-Alnefous, et la baisèrent chacune entre les deux yeux, en pleurant. Et elles restèrent avec elle jusqu’au soir, après l’avoir conduite au hammam, enveloppée de foulards pour qu’elle ne prît pas froid.
Quant à Sett Boudour, elle continua ainsi tous les jours à siéger sur le trône de l’île d’Ébène. Et elle se faisait aimer par ses sujets qui la croyaient toujours un homme et faisaient des vœux pour sa longue vie. Mais, le soir venu, elle allait retrouver avec bonheur sa jeune amie Haïat-Alnefous, la prenait dans ses bras et s’étendait avec elle sur le matelas. Et toutes deux, enlacées jusqu’au matin comme un époux avec son épouse, se consolaient ainsi, par jeux délicats, en attendant le retour de leur bien-aimé. Et voilà pour ces deux charmantes.
Mais pour ce qui est de Kamaralzamân, voici. Il était resté dans la maison du bon jardinier musulman, située hors des murs de la ville habitée par les envahisseurs inhospitaliers venus des pays de l’Occident. Et son père le roi Schahramân, dans les îles de Khaledân, ne douta plus, après avoir vu dans la forêt les membres sanglants, de la perte de son bien-aimé Kamaralzamân. Et il prit le deuil, lui et tout son royaume, et fit bâtir un monument funèbre où il s’enferma pour pleurer, dans le silence, la mort de son enfant.
Et, de son côté, Kamaralzamân, malgré la compagnie du vieux jardinier qui faisait de son mieux pour le distraire et lui faire espérer l’arrivée d’un navire qui pût le transporter à l’île d’Ébène, vivait tristement et se rappelait avec douleur les beaux jours passés.
Or, un jour que le jardinier était allé, selon son habitude, faire son tour du côté du port dans le but de trouver le navire qui consentît à prendre son hôte, Kamaralzamân était assis bien triste dans le jardin et se récitait des vers, en regardant s’ébattre les oiseaux, quand soudain son attention fut attirée par les cris rauques de deux grands oiseaux. Il leva la tête vers l’arbre d’où venait ce bruit, et vit une dispute acharnée à coups cruels de bec, de griffes et d’ailes. Mais bientôt, juste devant lui, l’un des deux oiseaux dégringola sans vie, alors que le vainqueur prenait son vol vers le loin.
Mais, au même moment, deux oiseaux bien plus grands, perchés sur un arbre du voisinage, et qui avaient vu le combat, vinrent se poser aux côtés du mort. L’un se plaça à la tête du défunt et l’autre à ses pieds ; puis tous deux inclinèrent tristement la tête et se mirent notoirement à pleurer.
À cette vue, Kamaralzamân fut ému à l’extrême et pensa à son épouse Sett Boudour, puis se mit, par sympathie pour les larmes des oiseaux, à pleurer également.
Au bout d’un certain temps, Kamaralzamân vit les deux oiseaux creuser une fosse avec leurs griffes et leurs becs et y enterrer le mort. Puis ils s’envolèrent. Mais, au bout de quelques moments, ils revinrent à l’endroit même de la fosse, en tenant, l’un par l’aile et l’autre par les pieds, l’oiseau meurtrier qui faisait de grands efforts pour s’échapper et lançait des cris effroyables. Ils le déposèrent, sans le lâcher, sur la tombe du défunt et, de quelques rapides coups de bec, ils l’éventrèrent, pour venger ainsi le crime, lui arrachèrent les entrailles et s’envolèrent en le laissant palpiter, dans l’agonie, sur le sol…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent seizième nuit.
Elle dit :
… et s’envolèrent en le laissant palpiter, dans l’agonie, sur le sol.
Tout cela ! Et Kamaralzamân était resté immobile de surprise à regarder un spectacle si extraordinaire. Puis, les oiseaux envolés, il fut poussé par la curiosité et s’approcha de l’endroit où gisait l’oiseau criminel sacrifié et, en regardant son cadavre, il vit, au milieu de l’estomac éventré, briller quelque chose de rouge, qui fixa son attention. Il se baissa et, l’ayant ramassé, il tomba évanoui d’émotion : il venait de retrouver la cornaline talismanique de Sett Boudour !
Lorsqu’il fut revenu de son évanouissement, il serra contre son cœur le précieux talisman, cause de tant de soucis, de soupirs, de regrets et de douleurs, et s’écria « Fasse Allah que ce soit là un présage de bonheur et le signe que je retrouverai également ma bien-aimée Boudour ! » Puis il baisa le talisman et le porta à son front ; ensuite il l’enveloppa soigneusement dans un morceau de toile et l’attacha autour de son bras, pour éviter tout risque de le perdre désormais. Et il se mit à sauter de joie.
Lorsqu’il se fut calmé, il se rappela que le bon jardinier l’avait prié de déraciner un vieux caroubier qui ne donnait plus ni feuilles ni fruits.
Il se ceignit donc la taille d’une ceinture de chanvre, releva ses manches, prit une cognée et une couffe et se mit immédiatement à l’œuvre, en donnant de grands coups sur les racines à fleur de terre du vieil arbre. Mais soudain il sentit le fer de l’instrument résonner sur un corps résistant, et il entendit comme un bruit sourd qui se prolongeait sous terre. Il écarta alors vivement la terre et les cailloux et mit ainsi à découvert une grande plaque de bronze qu’il se hâta d’enlever. Alors il trouva un escalier, taillé dans le roc, de dix marches assez hautes. Et après avoir prononcé les paroles propitiatoires « la ilah ill’Allah », il se hâta de descendre et vit un large caveau carré, de construction fort ancienne, des temps reculés de Thammoud et d’Aâd. Et dans ce grand caveau voûté il trouva vingt énormes vases, rangés en bon ordre de chaque côté. Il souleva le couvercle du premier et vit qu’il était entièrement rempli de lingots d’or rouge. Il souleva alors le second couvercle, et trouva que le second vase était entièrement rempli de poudre d’or. Et il ouvrit les dix-huit autres et les trouva remplis de lingots et de poudre d’or, alternativement.
Kamaralzamân, remis de sa surprise, sortit alors du caveau, replaça la plaque, acheva son travail, arrosa les arbres selon l’habitude qu’il avait prise d’aider le jardinier, et ne cessa qu’avec le soir, lorsque son vieil ami fut revenu.
Les premières paroles que le jardinier dit à Kamaralzamân furent pour lui annoncer une bonne nouvelle. Il lui dit en effet « Ô mon enfant, j’ai la joie de t’annoncer ton prochain retour vers le pays des musulmans. J’ai trouvé, en effet, un navire affrété par de riches marchands et qui va mettre à la voile dans trois jours ; et j’ai parlé au capitaine qui a accepté de te donner passage jusqu’à l’île d’Ébène. » À ces paroles, Kamaralzamân se réjouit fort, et baisa la main du jardinier et lui dit « Ô mon père, de même que tu viens de m’annoncer la bonne nouvelle, j’ai également à t’annoncer, à mon tour, une autre nouvelle qui te réjouira… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent dix-neuvième nuit.
Elle dit :
« … une autre nouvelle qui te réjouira, je crois, bien que tu ignores l’avidité des hommes du siècle, et que ton cœur soit pur de toute ambition. Prends seulement la peine de venir avec moi dans le jardin, et je te ferai voir, ô mon père, la bonne fortune que t’envoie le sort miséricordieux. »
Il mena alors le jardinier à l’endroit où s’élevait le caroubier déraciné, souleva la grande plaque et, malgré sa surprise et sa frayeur, il le fit descendre dans le caveau et découvrit devant lui les vingt vases remplis de lingots et de poudre d’or. Et le bon jardinier levait les bras et ouvrait de grands yeux en disant, devant chaque vase « Ya Allah ! » Puis Kamaralzamân lui dit : « Voici maintenant ton hospitalité récompensée par le Donateur. La main même que l’étranger tendait vers toi, pour être secouru dans l’adversité, du même geste fait couler l’or dans ta demeure. Ainsi le veulent les destinées propices aux rares actions marquées par la beauté pure et par la bonté des cœurs spontanés. »
À ces paroles, le vieux jardinier, sans pouvoir prononcer une parole, se mit à pleurer, et les larmes glissaient silencieusement dans sa longue barbe et jusque sur sa poitrine. Puis il put parler et dit « Mon enfant, que veux-tu qu’un vieillard comme moi fasse de cet or et de ces richesses ? Je suis pauvre, en vérité, mais mon bonheur est suffisant, et il sera complet si tu veux bien me donner seulement un drachme ou deux pour acheter un linceul qu’en mourant dans ma solitude je déposerai à mes côtés, afin que le passant charitable y mette ma dépouille, en vue du jugement. »
Et cette fois ce fut au tour de Kamaralzamân de pleurer. Puis il dit au vieillard : « Ô père aux mains parfumées, la sainte solitude où s’écoulent tes années pacifiques efface devant tes yeux les lois, faites pour le bétail adamique, du juste et de l’injuste, du faux et du vrai. Mais je retourne, moi, au milieu des humains féroces, et ces lois, je ne saurais les oublier sous peine d’être dévoré. Cet or, ô mon père, t’appartient donc en toute certitude, puisque la terre est à toi après Allah. Mais, si tu veux, je prendrai la moitié, et toi l’autre moitié. Sinon, je n’en toucherai absolument rien. »
Alors le vieux jardinier répondit : « Mon fils, ma mère m’enfanta ici même il y a quatre-vingt-dix ans, puis elle est morte ; et mon père est mort également. Et l’œil d’Allah a suivi mes pas et je grandis à l’ombre de ce jardin et au bruit du ruisseau natal. J’aime ce ruisseau et ce jardin, ô mon enfant, et ces murmurantes feuilles et ce soleil et cette terre maternelle où mon ombre en liberté s’allonge et se reconnaît, et, la nuit, sur ces arbres la lune qui me sourit jusqu’au matin. Tout cela me parle, ô mon enfant. Je te le dis pour que tu saches la raison qui me retient ici, qui m’empêche de partir avec toi vers les pays musulmans. Je suis le dernier musulman de ce pays où vécurent les aïeux. Que mes os y blanchissent donc, et que le dernier musulman meure la face tournée vers le soleil qui éclaire une terre maintenant immonde, souillée qu’elle est par les fils barbares de l’obscur Occident. »
Ainsi parla le vieillard aux tremblantes mains. Puis il ajouta :
« Pour ce qui est de ces vases précieux qui te préoccupent, prends, puisqu’ainsi tu le désires, les dix premiers et laisse les dix autres dans ce caveau. Ils seront la récompense de celui qui mettra en terre le linceul où je dormirai.
« Mais ce n’est pas tout ! Le difficile n’est pas là ; le difficile est d’embarquer ces vases sur le navire sans attirer l’attention et exciter la cupidité des hommes à l’âme noire qui habitent la ville. Or, dans mon jardin, ces oliviers sont chargés de leurs fruits, et là-bas où tu vas, à l’île d’Ébène, les olives sont chose rare et fort estimée. Je vais donc courir acheter vingt grands pots que nous remplirons à moitié de lingots et de sable d’or, et le reste des olives de mon jardin. Et alors seulement nous pourrons les faire porter sans crainte au navire en partance. »
Ce conseil fut immédiatement suivi par Kamaralzamân qui passa la journée à préparer les pots achetés. Et, comme il ne lui restait plus que le dernier pot à remplir, il se dit : « Ce miraculeux talisman n’est pas assez en sûreté autour de mon bras ; on peut me le voler pendant mon sommeil ; il peut se perdre autrement. Il vaut donc mieux, à coup sûr, que je le mette au fond de ce vase ; puis je le couvrirai avec les lingots et la poudre d’or, et par-dessus le tout je placerai les olives. » Et aussitôt il mit son projet à exécution ; et, la chose finie, il recouvrit le dernier pot de son couvercle de bois blanc ; et, pour reconnaître au besoin ce pot au milieu des vingt, il y fit une encoche vers la base, puis, entraîné par ce travail, il grava complètement son nom au couteau, « Kamaralzamân », en beaux caractères entrelacés.
Cette besogne finie, il pria son vieil ami d’aviser les hommes du navire qu’ils eussent à venir le lendemain prendre les pots. Et le vieillard s’acquitta aussitôt de la commission, puis revint à sa maison, un peu fatigué, et se coucha avec une fièvre légère et quelques frissons.
Le lendemain matin, le vieux jardinier, qui de sa vie entière n’avait été souffrant, sentit augmenter son mal de la veille, mais n’en voulut rien dire à Kamaralzamân pour ne pas attrister son départ. Il resta sur son matelas, en proie à une grande faiblesse, et comprit que ses derniers moments n’allaient plus tarder.
Dans la journée les hommes de la mer vinrent au jardin pour prendre les pots, et demandèrent à Kamaralzamân, qui était allé leur ouvrir la porte, de leur indiquer ce qu’ils avaient à prendre. Il les mena près de la haie et leur montra, rangés, les vingt pots, en disant « Ils sont remplis d’olives de premier choix. Je vous prie donc de prendre garde de ne pas trop les abîmer. » Puis le capitaine, qui avait accompagné ses hommes, dit à Kamaralzamân : « Et surtout, seigneur, ne manque pas d’être exact ; car demain matin le vent souffle de terre, et nous mettons à la voile aussitôt. » Et ils prirent les pots et s’en allèrent…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent vingt-deuxième nuit.
Elle dit :
… Et ils prirent les pots et s’en allèrent.
Alors Kamaralzamân entra chez le jardinier et lui trouva le visage fort pâle, bien qu’empreint d’une grande sérénité. Il lui demanda de ses nouvelles et apprit ainsi le mal dont souffrait son ami. Et, malgré les paroles que le malade lui disait pour le rassurer, il ne laissa pas d’être fort inquiet. Il lui fit prendre diverses décoctions d’herbes vertes, mais sans grand résultat. Puis il lui tint compagnie toute la journée, et le veilla durant la nuit, et put voir de la sorte le mal s’aggraver. Aussi, avec le matin, le bon jardinier, qui avait à peine eu la force de l’appeler à son chevet, lui prit la main et lui dit : « Kamaralzamân, mon fils, écoute ! Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Et notre seigneur Mohammad est l’envoyé d’Allah ! » Puis il expira.
Alors Kamaralzamân fondit en larmes et resta longtemps assis à pleurer. Il se leva ensuite, lui ferma les yeux, lui rendit les derniers devoirs, lui confectionna un linceul blanc, creusa la fosse et mit en terre le dernier fils musulman de ce pays devenu mécréant. Et alors seulement il songea à aller s’embarquer.
Il acheta quelques provisions, ferma la porte du jardin, prit la clef avec lui, et courut en hâte au port, alors que le soleil était déjà bien haut ; mais ce fut pour voir le navire, toutes voiles dehors, emporté par le vent favorable vers la haute mer.
La douleur de Kamaralzamân, à cette vue, fut extrême ; mais il n’en fit rien paraître pour ne pas faire rire à ses dépens la canaille du port ; et tristement il reprit le chemin du jardin dont il était devenu, par la mort du vieillard, le seul héritier et le seul propriétaire. Aussi, une fois arrivé dans la petite maison, il s’effondra sur le matelas et pleura sur lui-même, sur sa bien-aimée Boudour et sur le talisman qu’il venait de perdre pour la seconde fois.
L’affliction de Kamaralzamân fut donc sans limites quand il se vit forcé, par le destin, de rester encore dans ce pays inhospitalier jusqu’à une date inconnue ; et la pensée d’avoir pour toujours perdu le talisman de Sett Boudour le désolait encore bien plus, et il se disait : « Mes malheurs ont commencé avec la perte du talisman ; et la chance m’est revenue quand je l’ai retrouvé ; et maintenant que je l’ai reperdu, qui sait les calamités qui vont s’abattre sur ma tête ! » Il finit pourtant par s’écrier « Il n’y a de recours qu’en Allah le Très-Haut ! » Puis il se leva et, pour ne pas risquer de perdre les dix autres vases qui formaient le trésor souterrain, il alla acheter vingt nouveaux pots, y mit la poudre et les lingots d’or et acheva de les remplir d’olives jusqu’au haut, en se disant « Ils seront ainsi prêts, le jour qu’Allah écrira pour mon embarquement ! » Et il recommença à arroser les légumes et les arbres à fruits. Et voilà pour lui !
Quant au vaisseau, il eut un vent favorable, et ne tarda pas à arriver à l’île d’Ébène. Et il alla mouiller juste au-dessous de la jetée où s’élevait le palais qu’habitait la princesse Boudour sous le nom de Kamaralzamân.
À la vue de ce navire qui entrait, toutes ses voiles déployées et ses bannières au vent, Sett Boudour eut une envie extrême de l’aller visiter, d’autant plus qu’elle avait toujours l’espoir de retrouver un jour ou l’autre son époux Kamaralzamân embarqué à bord de l’un des navires qui arrivaient du loin. Elle ordonna à quelques-uns de ses chambellans de l’accompagner, et se rendit à bord du navire qu’on lui disait, d’ailleurs, chargé de fort riches marchandises.
Lorsqu’elle fut arrivée à bord, elle fit appeler le capitaine et lui dit qu’elle voulait visiter son navire. Puis, lorsqu’elle se fut assurée que Kamaralzamân n’était point au nombre des passagers, elle demanda, par curiosité, au capitaine « Qu’as-tu avec toi comme cargaison, ô capitaine ? » Il répondit « Ô mon maître, outre les marchands qui sont passagers, nous avons dans nos cales de fort belles étoffes et des soieries de tous les pays, des broderies sur velours et des brocarts, des toiles peintes anciennes et modernes du plus bel effet, et d’autres marchandises de prix ; nous avons des médicaments chinois et indiens, des drogues en poudres et en feuilles, des dictâmes, des pommades, des collyres, des onguents et des baumes précieux ; nous avons des pierreries, des perles, de l’ambre jaune et du corail ; nous avons aussi des aromates de toutes sortes et des épices de choix, du musc, de l’ambre gris et de l’encens, du mastic en larmes, du benjoin gouri et de l’essence de toutes les fleurs ; nous avons également du camphre, du coriandre, du cardamome, des clous de girofle, de la cannelle de Serendib, du tamar indien et du gingembre ; enfin nous avons embarqué, au dernier port, des olives de qualité, de celles dites « des oiseaux », celles qui ont une peau très fine et une chair douce de la couleur de l’huile blonde… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent vingt-cinquième nuit.
Elle dit :
Lorsque la princesse Boudour eut entendu ce mot d’olives, comme elle raffolait des olives, elle arrêta le capitaine et lui demanda, avec des yeux brillants de désir : « Et combien en avez-vous de ces olives des oiseaux ? » Il répondit : « Nous en avons vingt gros pots. » Elle dit : « Sont-ils très gros, dis-le-moi ? Et contiennent-ils aussi des olives de la qualité farcie, que mon âme préfère de beaucoup aux autres avec noyaux ? » Le capitaine ouvrit les yeux et dit : « Je crois qu’il doit aussi y en avoir dans ces pots. »
À ces paroles, la princesse Boudour demanda : « Je désirerais fort acheter l’un de ces pots. » Le capitaine répondit « Bien que le propriétaire ait manqué le vaisseau, au moment du départ, et que je ne puisse en disposer librement, notre maître le roi a le droit de prendre ce qui lui plaît. » Et il cria « Hé ! vous autres, apportez de la cale l’un des vingt pots d’olives ! » Et aussitôt les marins apportèrent, l’ayant sorti de la cale, l’un des vingt.
Sett Boudour fit lever le couvercle et fut si émerveillée de l’aspect admirable de ces olives des oiseaux qu’elle s’écria : « Je désire acheter les vingt ! Combien peuvent-ils coûter au cours du souk ? » Le capitaine répondit « Au cours du souk de l’île d’Ébène, les olives valent maintenant cent drachmes le pot. » Sett Boudour dit à ses chambellans « Payez au capitaine mille drachmes pour chaque pot. » Et elle ajouta : « Lorsque tu retourneras au pays du marchand, tu lui payeras ainsi le prix de ses olives. » Et elle s’en alla, suivie des porteurs chargés des pots d’olives.
Le premier soin de Sett Boudour, en arrivant au palais, fut d’entrer chez son amie Haïat-Alnefous pour la prévenir de l’arrivée des olives. Et quand les pots eurent été, suivant les ordres donnés, apportés à l’intérieur du harem, Boudour et Haïat-Alnefous, à la limite de l’impatience, firent apprêter un grand plateau, le plus grand de tous les plateaux à confitures, et ordonnèrent aux femmes esclaves de soulever délicatement le premier pot et d’en verser tout le contenu dans le plateau, de façon à faire un tas bien arrangé, où l’on pût distinguer les olives à noyaux de celles qui pouvaient être farcies.
Aussi quel ne fut point l’étonnement émerveillé de Boudour et de son amie en voyant, sous les mains des filles, les olives sortir des pots mêlées à des lingots et à de la poudre d’or ! Et cette surprise n’était pas exempte de désappointement, à la pensée que les olives pouvaient être gâtées par ce mélange. Aussi Boudour fit-elle apporter d’autres plateaux et vider tous les autres pots, l’un après l’autre, jusqu’au vingtième. Mais lorsque les esclaves eurent renversé ce vingtième et que le nom de Kamaralzamân eut paru sur la base, et que le talisman eut brillé au milieu des olives renversées, Boudour poussa un cri, devint toute pâle et tomba évanouie dans les bras de Haïat-Alnefous. Elle venait de reconnaître la cornaline qu’elle portait dans le temps attachée au nœud de soie de son caleçon.
Lorsque, grâce aux soins de Haïat-Alnefous, Sett Boudour fut revenue de son évanouissement, elle prit la cornaline talismanique et la porta à ses lèvres en poussant des soupirs de bonheur ; puis, pour ne point faire reconnaître son déguisement par les esclaves, elle les congédia toutes, et dit à son amie : « Voici, ô bien-aimée chérie, le talisman cause de ma séparation d’avec mon époux adoré. Mais, de même que je l’ai retrouvé, je pense retrouver également celui dont la venue nous remplira toutes deux de félicité. »
Aussitôt elle envoya mander le capitaine du navire qui se présenta entre ses mains et embrassa la terre et attendit d’être questionné. Et Boudour lui dit : « Peux-tu me dire, ô capitaine, ce que fait dans son pays le propriétaire des pots d’olives ? » Il répondit : « Il est aide-jardinier, et devait s’embarquer avec ses olives pour venir les vendre ici, quand il manqua le navire. » Boudour dit « Eh bien, sache, ô capitaine, qu’en goûtant aux olives, dont les plus belles sont en effet farcies, j’ai découvert que celui qui les avait préparées ne pouvait être que mon ancien cuisinier ; car lui seul savait donner à la farce ce piquant et ce moelleux à la fois, que je goûte infiniment. Et ce maudit cuisinier un jour prit la fuite, de crainte d’être puni pour avoir déchiré son garçon de cuisine en essayant sur lui des étreintes peu proportionnées. Il te faut donc remettre à la voile et me ramener le plus vite possible cet aide-jardinier que je soupçonne fort d’être mon ancien cuisinier, l’auteur de la déchirure. Et je te récompenserai largement si tu apportes une grande diligence à l’exécution de mes ordres ; sinon jamais plus je ne te permettrai de venir dans mon royaume ; et même, si tu y reviens, je te ferai mettre à mort, avec tous les hommes de l’équipage. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent vingt-huitième nuit.
Elle dit :
À ces paroles, le capitaine ne put répondre que par l’ouïe et l’obéissance et, malgré le préjudice que ce départ forcé portait à ses marchandises, il pensa en être tout de même dédommagé à son retour par le roi, et mit aussitôt à la voile. Et Allah lui écrivit une si heureuse navigation qu’il arriva en quelques jours à la ville mécréante, et débarqua de nuit avec les marins les plus solides de son équipage.
Aussitôt il se rendit avec son escorte au jardin habité par Kamaralzamân et frappa à la porte.
À ce moment, Kamaralzamân avait fini son travail de la journée, était assis fort triste, les larmes aux yeux, et se récitait des vers sur la séparation. Mais, en entendant frapper à la porte, il se leva et alla demander « Qui est là ? » Le capitaine prit une voix cassée et dit « Un pauvre d’Allah ! » À cette supplique, dite en arabe, Kamaralzamân sentit battre son cœur et ouvrit. Mais aussitôt il fut appréhendé et garrotté ; et son jardin fut envahi par les marins qui, voyant les vingt pots rangés comme la première fois, se hâtèrent de les emporter. Puis ils s’en retournèrent tous au navire et mirent immédiatement à la voile.
Alors le capitaine, entouré de ses hommes, s’approcha de Kamaralzamân et lui dit « Ah ! c’est toi l’amateur de garçons qui a déchiré l’enfant, dans la cuisine du roi ! À l’arrivée du navire, tu trouveras le pal tout prêt à te rendre la pareille, à moins que dès maintenant tu ne préfères être embroché par ces gaillards continents ! » Et il lui montra les marins qui clignaient de l’œil en le regardant, car ils le trouvaient excellent comme aubaine à se mettre sous la dent.
À ces paroles, Kamaralzamân qui, bien que libéré de ses liens depuis l’arrivée à bord, n’avait prononcé mot et s’était laissé aller à sa destinée, ne put supporter pareille imputation et s’écria « Je me réfugie en Allah ! N’as-tu pas honte de parler de la sorte, ô capitaine ? Prie pour le Prophète ! » Le capitaine répondit « Que la bénédiction d’Allah et la prière soient sur Lui et sur tous les siens ! Mais c’est bien toi qui as enculé le garçon ! »
À ces paroles, Kamaralzamân s’écria de nouveau : « Je me réfugie en Allah ! » Le capitaine répliqua « Qu’Allah nous fasse miséricorde ! Nous nous mettons sous sa garde ! » Et Kamaralzamân reprit : « Ô vous tous, je jure sur la vie du Prophète (sur Lui la prière et la paix !) que je ne comprends rien à pareille accusation et que je n’ai jamais mis les pieds dans cette île d’Ébène, où vous me menez, et dans le palais de son roi ! Priez pour le Prophète, ô bonnes gens ! » Alors tous répliquèrent : « Que sur Lui soit la bénédiction ! »
Mais le capitaine reprit « Alors tu n’as jamais été cuisinier et tu n’as jamais déchiré d’enfant dans ta vie ? » Kamaralzamân, à la limite de l’indignation, cracha à terre et s’écria « Je me réfugie en Allah ! Faites de moi ce que vous voudrez, car ma langue ne tournera plus pour de pareilles réponses. » Et il ne voulut plus dire un mot. Alors le capitaine reprit « Quant à moi, ma mission sera accomplie quand je t’aurai livré au roi. Si tu es innocent, tu te débrouilleras comme tu pourras ! »
Sur ces entrefaites, le navire arriva à l’île d’Ébène sans encombre, et aussitôt le capitaine débarqua, mena Kamaralzamân au palais, et demanda à entrer chez le roi. Et immédiatement il fut introduit dans la salle du trône.
Lorsque Sett Boudour eut regardé celui que le capitaine amenait, elle reconnut d’un seul coup d’œil son bien-aimé Kamaralzamân. Elle devint d’une pâleur extrême et jaune comme le safran. Et tous attribuèrent son changement de teint à sa colère au sujet de la déchirure de l’enfant. Elle le regarda longtemps, sans pouvoir parler, alors que lui-même, sous son vieil habit de jardinier, était à la limite de la confusion et du tremblement. Et il était loin de se douter qu’il était en présence de celle pour laquelle il avait versé tant de pleurs et éprouvé tant de peines, de chagrins et de mauvais traitements.
Sett Boudour put enfin se maîtriser, se tourna vers le capitaine et lui dit « Tu garderas pour toi, pour prix de ta fidélité, l’argent que je t’avais donné pour les olives. » Le capitaine embrassa la terre et dit : « Et les autres vingt pots qui sont encore dans ma cale, de cette dernière fois ? » Boudour dit « Si tu as encore vingt pots, hâte-toi de me les envoyer. Et tu recevras mille dinars d’or. » Et elle le congédia.
Puis elle se tourna vers Kamaralzamân, qui tenait les yeux baissés, et dit aux chambellans : « Prenez ce jeune homme… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent trentième nuit.
Elle dit :
« Prenez ce jeune homme et conduisez-le au hammam. Puis vous l’habillerez somptueusement et vous le ramènerez en ma présence demain matin, à la première heure du diwan. » Et cela fut exécuté à l’instant.
Quant à Sett Boudour, elle alla retrouver son amie Haïat-Alnefous et lui dit « Mon agneau, notre bien-aimé est de retour. Par Allah ! j’ai combiné un plan admirable pour que notre reconnaissance ne soit pas un coup funeste à quelqu’un qui de jardinier se verrait roi, sans transition. Et ce plan est tel que s’il était écrit avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, il servirait de leçon à ceux qui aiment à s’instruire. » Et Haïat-Alnefous fut si heureuse qu’elle se jeta dans les bras de Sett Boudour ; et toutes deux, cette nuit-là, commencèrent à être fort sages pour se préparer à recevoir en toute fraîcheur le bien-aimé de leur cœur.
Or, le matin, dans le diwan, on amena Kamaralzamân habillé somptueusement. Et le hammam avait rendu à son visage tout son éclat, et les vêtements légers, bien ajustés, mettaient en valeur sa taille si fine et son corps harmonieux. Aussi tous les émirs, les notables et les chambellans ne furent point surpris en entendant le roi dire au grand-vizir « Tu donneras à ce jeune homme cent esclaves pour le servir et tu lui fourniras des émoluments sur le trésor qui soient dignes du rang auquel je l’élève à l’instant ! » Et elle le nomma vizir d’entre les vizirs, et lui donna un train de maison, et des chevaux et des mulets et des chameaux, sans compter les coffres pleins et les armoires. Puis elle se retira.
Le lendemain, Sett Boudour, toujours sous le nom de roi de l’île d’Ébène, fit venir en sa présence le nouveau vizir, et destitua de son emploi le grand-vizir ; puis elle nomma Kamaralzamân grand-vizir à sa place. Et Kamaralzamân entra aussitôt au conseil et l’assemblée fut dirigée sous son autorité.
Pourtant, lorsque le diwan fut levé, Kamaralzamân se mit à réfléchir profondément et pensa en lui-même « Les honneurs que m’accorde ce jeune roi et l’amitié dont il m’honore ainsi devant tout le monde doivent certainement avoir une cause. Mais quelle est cette cause ? Les marins m’ont enlevé et conduit ici sous l’inculpation d’une déchirure à un garçon, alors qu’ils me supposaient l’ancien cuisinier de ce roi. Et le roi, au lieu de me punir, m’envoie au hammam et me nomme aux emplois et tout le reste. Ô Kamaralzamân, quelle peut bien être la cause d’un événement si étrange ? »
Il réfléchit encore pendant quelques instants, puis s’écria « Par Allah ! j’ai trouvé la cause, mais qu’Éblis soit confondu ! Sûrement, ce roi, qui est fort jeune et fort beau, doit me croire amateur de garçons ; et il ne me montre autant d’amabilité qu’à cause de cela seulement. Mais, par Allah ! je ne puis accepter de remplir de pareilles fonctions. Et même je vais aller éclaircir ses projets ; et si vraiment il voulait cela de moi, je lui rendrais sur l’heure toutes les choses qu’il m’a données et j’abdiquerais mon emploi de grand-vizir et je retournerais à mon jardin. »
Et Kamaralzamân alla aussitôt trouver le roi et lui dit « Ô roi fortuné, en vérité tu as comblé ton esclave d’honneurs et d’égards qu’on ne rend d’ordinaire qu’aux vieillards blanchis dans la sagesse ; et moi je ne suis qu’un jeune garçon d’entre les garçons. Or, si tout cela n’avait une cause inconnue, ce serait le prodige le plus immense d’entre les prodiges. » À ces paroles, Sett Boudour sourit et regarda Kamaralzamân avec des yeux langoureux et lui dit : « Certes, ô mon beau vizir, tout cela a une cause, et c’est l’amitié que ta beauté a soudain allumée dans mon foie. Car, en vérité, je suis captivé à l’extrême par ton teint délicat et tranquille. » Et Kamaralzamân dit : « Qu’Allah allonge les jours du roi ! Mais ton esclave a une épouse qu’il aime et pour laquelle il pleure toutes les nuits depuis une aventure étrange qui l’a éloigné d’elle. Aussi, ô roi, ton esclave te demande la permission de s’en aller en voyage, après avoir remis entre tes mains les charges dont tu as bien voulu l’honorer. »
Mais Sett Boudour prit la main du jeune homme et lui dit : « Ô mon beau vizir, assieds-toi. Qu’as-tu donc à parler encore de voyage et de départ. Reste ici près de celui qui brûle pour tes yeux et qui est tout disposé, si tu veux partager sa passion, à te faire régner avec lui sur ce trône. Car sache bien que moi-même je n’ai été nommé roi qu’à cause de l’affection que le vieux roi m’a témoignée et de la gentillesse que j’ai eue à mon tour pour lui. Mets-toi donc au courant de nos mœurs, ô jeune garçon, en ce siècle où la priorité revient de droit aux êtres beaux. Et n’oublie pas les paroles si justes de l’un de nos poètes les plus exquis… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent trente-deuxième nuit.
Elle dit :
« … et n’oublie pas les paroles si justes de l’un de nos poètes les plus exquis :
« Notre siècle rappelle ces temps délicats où vivait le vénérable Loth, parent d’Abraham l’ami d’Allah.
Le vieux Loth avait une barbe comme le sel, encadrant un jeune visage où respiraient les roses.
Dans sa ville ardente visitée par les anges, il hospitalisait les anges et donnait à la foule ses filles en échange.
Le ciel lui-même le débarrassa de sa femme fâcheuse, en l’immobilisant figée dans un sel froid et sans vie.
En vérité, je vous le dis, ce siècle charmant appartient aux petits. »
Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces vers et saisi leur signification, il fut excessivement confus et ses joues rougirent, et il dit « Ô roi, ton esclave t’avoue son manque de goût pour ces choses dont il n’a pu prendre l’habitude. Et, de plus, je suis trop petit pour pouvoir supporter des poids et des mesures que ne pourrait tolérer le dos d’un portefaix ! »
À ces paroles, Sett Boudour se mit à rire extrêmement, puis dit à Kamaralzamân : « Vraiment, ô délicieux garçon, je ne comprends rien à ton effarouchement. Écoute donc ce que j’ai à te dire à ce sujet : ou bien tu es petit, ou bien tu es majeur. Si tu es encore petit et que tu n’aies pas atteint l’âge de la responsabilité, on n’a rien à te reprocher ; car il n’y a point à blâmer les actes sans conséquence des petits ou à les considérer d’un œil violent ; si tu es dans un âge responsable, – et je le crois plutôt, à t’entendre discuter avec tant de raison, – alors qu’as-tu à hésiter ou à t’effaroucher puisque tu es libre de ton corps et que tu peux le consacrer à l’usage que tu préfères, et que rien n’arrive que ce qui est écrit ? Songe surtout que c’est moi plutôt qui devrais m’effaroucher, puisque je suis plus petit que toi ; mais moi, je mets en application ces vers si parfaits du poète :
« Comme l’enfant me regardait, mon zebb se mouvementa ; alors il s’écria : « Il est énorme ! » Et je lui dis : « Il est connu comme tel ! »
Il répliqua : « Hâte-toi de me montrer son héroïsme et sa résistance ! » Mais je lui dis « Cela n’est point licite ! » Il répliqua : « Chez moi c’est bien licite ! Hâte-toi de le manier. » Alors moi je le lui fis, par obéissance et politesse seulement. »
Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces paroles et ces vers, il vit la lumière se changer en ténèbres devant son visage, et il baissa la tête et dit à Sett Boudour : « Ô roi plein de gloire, tu as dans ton palais bien des jeunes femmes et des jeunes esclaves et des vierges fort belles, et telles que nul roi de ce temps n’en possède de semblables. Pourquoi délaisser tout cela pour ne vouloir que de moi seulement ? Ne sais-tu qu’il t’est loisible d’user avec les femmes de tout ce qui peut solliciter tes souhaits ? »
Mais Sett Boudour sourit en fermant les yeux à demi, puis répondit : « Rien n’est plus vrai que ce que tu avances, ô mon vizir si beau ! Mais que faire, quand notre goût change de désir, quand nos sens s’affinent ou se transforment, et quand nos humeurs tournent leur nature ? Mais laissons là une discussion qui ne peut mener à rien, et écoutons ce que disent à ce sujet nos poètes les plus estimés.
« L’un d’eux a dit :
« Voici les étalages appétissants dans le souk des fruitiers. Tu trouves d’un côté, sur le plateau de palmes, les grosses figues au cul brun et sympathique. Mais regarde le grand plateau, à la place de choix ! Voici les fruits du sycomore, les petits fruits au cul rose du sycomore.
« Un second a dit :
« Demande à la jeune fille pourquoi, quand ses seins durcissent et que son fruit mûrit, elle préfère le goût âcre des citrons aux pastèques douces et aux grenades.
« Un autre a dit :
« Ô mon unique beauté, ô jeune garçon, ton amour est ma foi. Il est pour moi la religion préférée entre toutes les croyances.
Pour toi j’ai délaissé les femmes, si bien que mes amis ont vu cette abstinence et prétendu – ce sont des ignorants – que je m’étais fait moine et religieux.
« Un autre a dit :
« Ô Zeinab aux seins bruns, et toi Hind aux tresses teintes avec art, vous ne savez pas pourquoi il y a si longtemps que j’ai disparu.
J’ai trouvé les roses – celles qui d’ordinaire se voient sur les joues des jeunes filles – j’ai trouvé ces roses non point sur des joues de jeune fille, ô Zeinab, mais sur le cul duveté de mon ami.
Voici pourquoi, ô Hind, jamais plus ne saurait m’attirer ta chevelure teinte, et toi, Zeinab, ton jardin rasé, où manque le duvet, ou même ton derrière trop lisse qui manque de granulé.
« Un autre a dit :
« Prends garde de médire de ce jeune daim en le comparant, parce qu’il est imberbe, à une femme simplement. Il faut être scélérat pour dire une chose pareille. Il y a de la différence.
Quand, en effet, tu t’approches d’une femme, c’est par devant ; aussi t’embrasse-t-elle au visage. Mais le jeune daim, quand tu l’approches, est obligé de se courber, et de la sorte il embrasse la terre. Il y a de la différence.
« Un autre a dit :
« Enfant mignon, tu étais mon esclave et, de propos délibéré, je t’ai libéré pour te faire servir à des assauts inféconds. Car toi du moins tu ne peux couver des œufs dans tes flancs.
Quelle chose effrayante en effet pour moi, ce serait d’approcher une femme vertueuse aux larges flancs, sitôt assaillie, elle me donnerait tant d’enfants que le pays tout entier ne saurait les contenir.
« Un autre a dit :
« Mon épouse me lança tant d’œillades et se mit à mouvoir ses hanches avec tant d’élasticité, que je me laissai entraîner sur notre lit si longtemps évité. Mais elle ne put réussir à réveiller le cher enfant qu’elle sollicitait.
Alors, furieuse, elle me cria « Si tout de suite tu ne l’obliges à durcir pour ses devoirs et à pénétrer, ne t’étonne pas si demain, à ton réveil, tu te trouves cornufié. »
« Un autre a dit :
« D’ordinaire c’est en levant les bras qu’on demande à Allah ses grâces et ses bienfaits. Les femmes, tout autrement ! Pour solliciter les faveurs de leur amant, elles lèvent les jambes et les cuisses.
« Un autre enfin a dit :
« Que les femmes parfois sont naïves ! Elles s’imaginent, parce qu’elles ont un derrière, pouvoir nous l’offrir au besoin, par analogie. J’ai prouvé à l’une d’elles combien elle se trompait.
Cette jeune femme était venue me trouver avec une douce vulve excellente au possible. Mais je lui dis « Je ne fais pas ça de cette façon. »
Elle me répondit : « Je le sais, ce siècle abandonne la mode ancienne. Mais qu’à cela ne tienne ! Je suis au courant ! » Et elle se tourna et offrit à ma vue un orifice aussi vaste que l’abîme de la mer.
Mais je lui dis « Vraiment je te remercie, ô ma maîtresse, je te remercie beaucoup. Ton hospitalité, je le vois, est fort large. Et je crains de me perdre dans une route où la brèche est plus énorme que dans une ville prise d’assaut. »
Lorsque Kamaralzamân eut entendu tous ces vers, il comprit fort bien qu’il n’y avait plus moyen de se tromper sur les intentions de Sett Boudour qu’il prenait toujours pour le roi, et il vit qu’il ne lui servirait à rien de résister davantage. Et puis il fut assez tenté de savoir à quoi s’en tenir sur cette mode nouvelle dont parlait le poète…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent trente-quatrième nuit.
Elle dit :
Donc il répondit « Ô roi du siècle, du moment que tu tiens à la chose tant que ça, promets-moi que nous ne la ferons ensemble qu’une fois seulement. Et si j’y consens, c’est, sache-le bien, pour essayer de te démontrer ensuite qu’il est préférable de retourner à la mode ancienne. En tout cas, pour ma part, j’aime te voir me promettre formellement que jamais plus tu ne me demanderas la répétition de cet acte dont, d’avance, je réclame le pardon à Allah le Clément sans bornes. » Et Sett Boudour s’écria : « Je te le promets formellement. Et moi aussi je veux en demander la rémission à Allah miséricordieux, dont la bonté est sans limites, pour qu’il nous fasse sortir des ténèbres de l’erreur vers la lumière de la vraie sagesse. » Puis elle ajouta : « Mais vraiment il faut absolument le faire, ne fût-ce qu’une fois, pour donner raison au poète qui a dit :
« Les gens, ô mon ami, nous accusent de choses qui nous sont inconnues, et disent de nous tout le mal qu’ils pensent.
Viens, ami. Soyons assez généreux pour donner raison à nos ennemis, et, puisqu’ils nous soupçonnent de cela, faisons-le au moins une fois !
Puis nous nous repentirons, si tu le veux. Viens, ami docile, travailler avec moi à libérer la conscience de nos accusateurs. »
Et elle se leva vivement et l’entraîna vers les larges matelas étendus sur les tapis, alors qu’il essayait un peu de s’en défendre et hochait la tête d’un air résigné en soupirant : « Il n’y a de recours qu’en Allah ! Tout n’arrive qu’avec son ordre ! » Et, comme Sett Boudour impatiente le harcelait pour qu’il se dépêchât, il se dévêtit de ses amples culottes bouffantes, puis de son caleçon de lin, et se trouva soudain renversé sur les matelas par le roi qui s’étendit contre lui et le prit dans ses bras. Et le roi lui dit « Tu verras que même les anges ne sauront te donner une nuit pareille à celle-ci. »
Alors Kamaralzamân sentit que l’attouchement des cuisses du roi était plus moelleux que le toucher du beurre et bien plus doux que la soie. Et cela l’entraîna à explorer le haut et le bas, et cela jusqu’à ce que sa main fût arrivée à une coupole qu’il trouva excessivement mouvementée et, en vérité, pleine de bénédictions. Mais il eut beau chercher de tous les côtés, autour et alentour, il ne put trouver le minaret. Alors il pensa en lui-même « Ya Allah ! tes œuvres sont cachées ! Comment peut-il y avoir une coupole sans minaret ? » Puis il se dit : « Il est probable que ce roi charmant n’est ni homme ni femme, mais un eunuque blanc. » Et il dit au roi « Ô roi, je ne sais pas, mais je ne trouve pas l’enfant ! »
À ces paroles, Sett Boudour fut prise d’un tel rire qu’elle faillit s’évanouir…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme toujours, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent trente-cinquième nuit.
Elle dit :
Puis soudain elle devint sérieuse et reprit son ancienne voix si douce et dit à Kamaralzamân « Ô mon époux bien-aimé, comme tu as vite oublié nos belles nuits. » Et elle se leva vivement et, jetant loin d’elle les habits masculins dont elle était vêtue et le turban, elle apparut toute nue avec toute sa chevelure sur son dos.
À cette vue, Kamaralzamân reconnut son épouse Boudour, fille du roi Ghaïour. Et il l’embrassa et elle l’embrassa, et il la serra et elle le serra, puis tous deux, pleurant de joie, se confondirent en baisers sur les matelas. Et elle lui récita ces vers :
« Voici mon bien-aimé ! C’est le danseur au corps d’harmonie. Regardez-le quand il s’avance d’un pied souple et si léger.
Le voici ! Ne croyez pas que ses jambes se plaignent du poids qui les précède et qui ferait, en vérité, une grosse charge de chameau.
Voici mon bien-aimé ! Sur sa route pour tapis j’étendis les fleurs de mes joues, ô mon bonheur ! Et la poussière de sa semelle fut un baume bienfaisant pour mes yeux.
J’ai vu danser l’aurore, ô filles d’Arabie, sur le visage de mon aimé. Comment pourrais-je oublier ses charmes et sa douceur ?… »
Après quoi, la reine Boudour raconta à Kamaralzamân tout ce qui lui était arrivé depuis le commencement jusqu’à la fin ; et lui aussi agit de même ; puis il lui fit des reproches et lui dit « Vraiment c’est énorme, ce que tu m’as fait cette nuit ! » Elle répondit « Par Allah ! c’était pour plaisanter seulement ! » Ensuite ils continuèrent leurs ébats, au milieu des cuisses et des bras, jusqu’au lever du jour.
Alors la reine Boudour se réunit avec le roi Armanos, père de Haïat-Alnefous, lui raconta la vérité sur son histoire, et lui révéla que la jeune Haïat-Alnefous, sa fille, était encore tout à fait vierge, exactement comme avant.
Lorsque le roi Armanos, maître de l’île d’Ébène, eut entendu ces paroles de Sett Boudour, fille du roi Ghaïour, il s’émerveilla à la limite de l’émerveillement et ordonna que cette histoire prodigieuse fût écrite en lettres d’or sur des parchemins de choix. Puis il se tourna vers Kamaralzamân et lui demanda : « Ô fils du roi Schahramân, veux-tu entrer dans ma parenté en acceptant comme seconde épouse ma fille Haïat-Alnefous, qui est encore intacte de toute secousse ? » Kamaralzamân répondit « Il me faut d’abord consulter mon épouse Sett Boudour, à qui je dois respect et amour ! » Et il se tourna vers la reine Boudour et lui demanda « Puis-je avoir ton agrément au sujet de Haïat-Alnefous comme seconde épouse ? » Boudour répondit « Mais certainement ! Car c’est moi-même qui te l’ai réservée pour fêter ton retour ! Et je serai heureuse de tenir même le second rang, car je dois beaucoup de gratitude à Haïat-Alnefous pour toutes ses gentillesses et son hospitalité. »
Alors Kamaralzamân se tourna vers le roi Armanos et lui dit « Mon épouse Sett Boudour m’a répondu par l’agrément, sans détours, en me disant qu’elle s’estimerait heureuse d’être au besoin l’esclave de Haïat-Alnefous. »
À ces paroles, le roi Armanos se réjouit à la limite de la joie, et alla aussitôt s’asseoir sur le trône de sa justice et fit assembler tous les vizirs, les émirs, les chambellans et les notables du royaume et leur raconta l’histoire de Kamaralzamân et de son épouse Sett Boudour, depuis le commencement jusqu’à la fin. Puis il leur fit part de son projet de donner Haïat-Alnefous comme seconde épouse à Kamaralzamân, et de le nommer, par la même occasion, roi de l’île d’Ébène à la place de son épouse la reine Boudour. Et tous embrassèrent la terre entre ses mains et répondirent « Du moment que le prince Kamaralzamân est l’époux de Sett Boudour, qui avait régné d’abord sur ce trône, nous l’acceptons avec joie pour notre roi, et nous serons heureux d’être ses esclaves fidèles ! »
À ces paroles, le roi Armanos se convulsa de plaisir à la limite de la convulsion, et fit aussitôt mander les kâdis, les témoins et les chefs principaux, et écrire le contrat de mariage de Kamaralzamân avec Haïat-Alnefous. Et cela fut l’occasion de grandes réjouissances et de festins merveilleux et de milliers de bêtes égorgées pour les pauvres et les malheureux, et de largesses à tout le peuple et à toute l’armée. Aussi, il ne resta personne dans le royaume qui ne fît des vœux de longue vie et de bonheur pour le roi Kamaralzamân et ses deux épouses Boudour et Haïat-Alnefous.
Et Kamaralzamân, à son tour, montra autant de justice à gouverner son royaume qu’à contenter ses deux épouses ; car il passait une nuit avec chacune d’elles, alternativement.
Quant à Sett Boudour et à Haïat-Alnefous, elles vécurent toujours ensemble en parfaite harmonie, en donnant leurs nuits à leur époux, et en s’accordant à elles deux les heures du jour.
Après quoi, Kamaralzamân dépêcha des courriers à son père le roi Schahramân pour lui apprendre tous ces heureux événements, et lui dire qu’il comptait aller le voir, sitôt qu’il aurait conquis sur les mécréants une ville au bord de la mer dont ils avaient massacré les habitants musulmans.
Sur ces entrefaites, la reine Boudour et la reine Haïat-Alnefous, brillamment fécondées par Kamaralzamân, donnèrent à leur époux chacune un fils mâle, beau comme la lune. Et tous vécurent dans le bonheur parfait jusqu’à la fin de leurs jours. Et telle est l’histoire merveilleuse de Kamaralzamân et de Sett Boudour.
* * *
— Et Schahrazade, en souriant, se tut.
Or, la petite Doniazade, aux joues blanches d’ordinaire, avait, surtout à la fin de cette histoire, rougi à l’extrême, et ses yeux s’étaient agrandis de plaisir et de confusion, et elle avait fini par se couvrir le visage de ses deux mains, mais en regardant au travers.
Aussi, pendant que Schahrazade, pour se refaire la voix, mouillait ses lèvres à une coupe de décoction de raisins secs, Doniazade battit des mains et s’écria : « Ô ma sœur, quel dommage que cette histoire merveilleuse soit si vite finie ! C’est la première de son espèce que j’entends de ta bouche. Et je ne sais pas pourquoi je rougis comme ça. »
Et Schahrazade, après avoir bu une gorgée, sourit à sa sœur du coin des yeux et lui dit : « Mais que sera-ce alors lorsque tu auras entendu l’Histoire de Grain-de-Beauté ?… Mais je ne te la raconterai qu’après l’Histoire de Bel-Heureux et de Belle-Heureuse ! »
À ces paroles, Doniazade sauta de joie et d’émotion et s’écria : « Ô ma sœur, de grâce ! dis-nous d’abord l’histoire de Bel-Heureux et de Belle-Heureuse, dont déjà j’aime les noms infiniment. »
Alors le roi Schahriar, dont la tristesse avait disparu dès les premiers mots de l’histoire de Sett Boudour, qu’il avait tout entière écoutée avec une grande attention, dit : « Ô Schahrazade, cette histoire de Boudour, je suis obligé de te l’avouer, m’a charmé et réjoui et, de plus, m’a incité à mieux me rendre compte de cette mode nouvelle dont parlait Sett Boudour en prose et en vers. Si donc, dans les histoires que tu nous promets, cette mode se trouve expliquée avec d’autres détails que je ne connaisse pas, tu peux tout de suite les commencer ! »
Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, se tut.
Et le roi Schahriar pensa en son âme : « Par Allah ! je ne la tuerai que lorsque j’aurai entendu d’autres détails sur la mode nouvelle qui me paraît, jusqu’à présent, affligée d’obscurité et de complications ! »
Mais lorsque fut la deux cent trente-septième nuit.
Doniazade s’écria « Ô Schahrazade, ma sœur, je t’en prie, commence ! » Et Schahrazade sourit à sa sœur, puis se tourna vers le roi Schahriar et dit :
On raconte – mais Allah est plus savant – qu’il y avait dans la ville de Koufa un homme qui comptait parmi les habitants les plus riches et les plus considérables. Et il s’appelait Printemps.
Dès la première année de son mariage, le marchand Printemps sentit descendre sur sa maison la bénédiction du Très-Haut par la naissance d’un fils fort beau qui vint au monde en souriant. Aussi l’enfant fut-il nommé Bel-Heureux.
Le septième jour après la naissance de son fils, le marchand Printemps alla au souk des esclaves pour acheter une servante à son épouse. Arrivé au milieu de la place centrale, il jeta un regard sur les femmes et les jeunes garçons que l’on proposait à la vente, et il vit, au milieu de l’un des groupes, une esclave à la figure fort douce qui portait sur son dos, serrée dans la large ceinture, sa fillette endormie.
Le marchand Printemps alors pensa : « Allah est généreux ! » et il s’avança vers le courtier et lui demanda « Combien cette esclave avec sa fillette ? » Le courtier répondit « Cinquante dinars, ni plus ni moins. » Et Printemps dit « J’achète. Écris le contrat, et prends l’argent. » Puis, cette formalité remplie à l’heure même, le marchand Printemps dit doucement à la jeune femme « Suis-moi, ma fille. » Et il la conduisit à sa maison.
Lorsque la fille de son oncle vit arriver Printemps avec l’esclave, elle lui dit « Ô fils de l’oncle, pourquoi cette dépense vraiment inutile ? Car moi, à peine relevée de mes couches, je pourrai toujours tenir ta maison comme avant. » Le marchand Printemps répondit avec aménité « Ô fille de l’oncle, j’ai acheté cette esclave à cause de la fillette qu’elle porte sur le dos, et que nous élèverons avec notre enfant Bel-Heureux. Et sache bien qu’à en juger par ce que j’ai vu de ses traits, cette petite fille, en grandissant, n’aura pas son égale en beauté dans tous les pays de l’Irak, de la Perse et de l’Arabie. »
Alors l’épouse de Printemps se tourna vers l’esclave et lui demanda avec bonté « Comment t’appelles-tu ? » Elle répondit « On me nomme Prospérité, ô ma maîtresse. » L’épouse du marchand fut très heureuse de ce nom et dit « Il te sied, par Allah ! Et comment s’appelle ta fille ? » Elle répondit : « Fortune. » Alors l’épouse de Printemps, à la limite de la joie, dit « Puisses-tu dire vrai ! Et qu’Allah, avec ta venue, fasse durer la fortune et la prospérité sur ceux qui t’ont achetée, ô figure blanche ! »
Après quoi, elle se tourna vers son époux Printemps et lui demanda : « Puisqu’il est d’usage pour les maîtres de donner un nom aux esclaves achetés, comment penses-tu appeler la petite fille ? » Printemps répondit « À toi la préférence. » Elle répondit : « Nommons-la Belle-Heureuse ! » Printemps répondit « Mais certainement. Je ne trouve à la chose aucun inconvénient. »
Et l’enfant, de la sorte, fut appelée Belle-Heureuse, et fut élevée avec Bel-Heureux, exactement sur le même pied. Et tous deux grandirent ensemble en augmentant tous les jours en beauté ; et Bel-Heureux appelait la fille de l’esclave « ma sœur », et elle l’appelait « mon frère ».
Lorsque Bel-Heureux eut atteint l’âge de cinq ans, on songea à célébrer sa circoncision. On attendit pour cela la fête de la naissance du Prophète (sur lui la bénédiction et le salut !) afin de donner à ce rite précieux toute la manifestation de beauté qu’il comporte. Solennellement donc on fit la circoncision à Bel-Heureux qui, au lieu de pleurer, ne fut pas loin de trouver à la chose de l’agrément et qui, comme d’ailleurs en toute circonstance, souriait gentiment. Alors le cortège se forma nombreux, composé de tous les parents, amis et connaissances de Printemps et de la fille de son oncle ; puis, bannières et clarinettes en tête, il traversa toutes les rues de Koufa, et Bel-Heureux était juché sur un palanquin rouge porté par une mule richement caparaçonnée de brocart. Et à ses côtés était assise la petite Belle-Heureuse qui l’éventait avec un mouchoir de soie. Derrière le palanquin suivaient les amies, les voisines et les enfants qui charmaient l’air de leurs « lu-lu-lu » de joie, cependant que le digne Printemps, dilaté à l’extrême, conduisait par la bride la mule importante et docile.
Lorsqu’on fut revenu à la maison, les invités vinrent, l’un après l’autre, faire leurs souhaits au marchand Printemps, avant de se retirer, disant : « Que la bénédiction te visite et la joie ! Puisses-tu jouir durant une longue vie de l’abondance des joies de l’âme. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent trente-huitième nuit.
Elle dit :
Puis les années s’écoulèrent dans le bonheur, et les deux enfants atteignirent l’âge de douze ans.
Alors Printemps alla trouver son fils Bel-Heureux qui jouait avec Belle-Heureuse, et le prit à part et lui dit « Voici, ô mon enfant, que tu viens d’avoir l’âge de douze ans, grâce à la bénédiction d’Allah ! Aussi, dès ce jour, il ne faut plus appeler Belle-Heureuse ta sœur, car je dois maintenant te dire que Belle-Heureuse est la fille de notre esclave Prospérité, bien que nous l’ayons fait élever avec toi dans le même berceau et que nous la traitions comme notre fille. De plus, il faut désormais qu’elle se couvre le visage du voile, car ta mère m’a dit que Belle-Heureuse a atteint, la semaine dernière, l’époque de sa nubilité. Aussi ta mère va-t-elle s’employer à lui trouver un époux qui deviendra pour nous un esclave dévoué. »
À ces paroles, Bel-Heureux dit à son père « Du moment que Belle-Heureuse n’est pas ma sœur, je veux moi-même la prendre pour épouse ! » Printemps répondit : « Il faut demander la permission à ta mère. »
Alors Bel-Heureux alla trouver sa mère, et lui baisa la main et la porta à son front ; puis il lui dit « Je désire prendre Belle-Heureuse, la fille de notre esclave Prospérité, pour épouse secrète. » Et la mère de Bel-Heureux répondit « Belle-Heureuse t’appartient, mon enfant ! Car ton père l’avait achetée à ton nom. »
Aussitôt Bel-Heureux, fils de Printemps, courut trouver son ancienne sœur et la prit par la main. Et il l’aima et elle l’aima ; et, le soir même, ils dormirent ensemble en époux heureux.
Puis, cet état de choses ne cessant point, ils vécurent tous deux à la limite du bonheur durant encore cinq années bénies. Aussi, dans toute la ville de Koufa, il n’y avait pas d’adolescente plus belle ou plus délicieuse que la jeune épouse du fils de Printemps. Il n’y en avait pas non plus d’aussi instruite ou d’aussi savante. En effet, Belle-Heureuse avait consacré ses loisirs à apprendre le Koran, les sciences, la belle écriture koufique et l’écriture courante, les belles-lettres et la poésie, le jeu des instruments à cordes et à percussion. Et elle était devenue tellement habile dans l’art du chant, qu’elle savait plus de quinze modes différents de chanter, et qu’elle pouvait sur un seul mot du premier vers d’une chanson prolonger pendant plusieurs heures, et même toute une nuit, des variations infinies qui ravissaient par leurs rythmes et leurs tremblements.
Aussi que de fois Bel-Heureux et son esclave Belle-Heureuse ne venaient-ils pas, aux heures chaudes, s’asseoir dans leur jardin, sur le marbre nu, autour du bassin, où la fraîcheur de l’eau et de la pierre les pénétrait de délices. Là ils mangeaient des pastèques exquises à la chair fondante, et des amandes, et des noisettes, et des grains torréfiés et salés, et bien d’autres choses admirables. Et ils s’interrompaient pour respirer des roses ou des jasmins ou pour se réciter des poèmes charmants. Et c’est alors que Bel-Heureux priait son esclave de préluder ; et Belle-Heureuse prenait sa guitare aux quatre cordes doubles dont elle savait tirer des sons à nuls autres pareils. Et tous deux chantaient des couplets alternés dont ceux-ci entre mille merveilles :
« — Il pleut des fleurs et des oiseaux, adolescente ! Allons avec le vent vers la chaude Baghdad aux dômes roses.
— Non, mon émir ! Restons encore dans le jardin sous le flamboiement des palmes d’or et, les mains à la nuque, ô délice ! rêvons…
— Viens, adolescente ! Il pleut des diamants sur les feuilles bleues et la courbe des rameaux est belle sur l’azur. Lève-toi, ô légère, et secoue les gouttes furtives qui pleurent dans tes cheveux.
— Non, mon émir. Assieds-toi là, et pose ta tête sur mes genoux. Dans mes robes enivre-toi de tout le parfum de mes seins fleuris… puis entends la douce brise qui chante ya leil ! »
D’autres fois les deux adolescents modulaient des vers comme ceux-ci, en s’accompagnant sur le daff seulement :
« — Je suis heureuse et légère comme une danseuse légère.
Ralentissez vos trilles, ô lèvres sur les flûtes ; guitares sous les doigts, arrêtez-vous, pour écouter la chanson des palmiers.
Debout sont les palmiers, comme des jeunes filles ; en sourdine ils murmurent, et le remous de leurs chevelures répond à la brise musicienne.
Ah ! je suis heureuse et légère comme une danseuse légère.
— Épouse de pure création, ô parfumée ! aux notes de ta voix les pierres s’élèvent en dansant et viennent en ordre bâtir un édifice harmonieux.
Que Celui qui créa la beauté de l’amour nous accorde le bonheur, épouse de pure création, ô parfumée.
— Ô ! noir de mon œil, pour toi je vais bleuir mes paupières avec la baguette de cristal, et macérer mes mains dans la pâte du henné.
Mes doigts te sembleront ainsi des fruits de jujubier, ou, si tu les aimes mieux, des dattes fines.
Puis, sur l’encens je parfumerai mes seins, mon ventre et tout mon corps, afin que ma peau dans ta bouche fonde avec suavité, ô noir de mon œil ! »
Et c’est ainsi que le fils de Printemps et que la fille de Prospérité coulaient leurs soirs et leurs matins dans une vie abritée et délectable…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent trente-neuvième nuit.
Elle dit :
... dans une vie abritée et délectable.
Mais hélas ! ce qui est tracé sur le front de l’homme par les doigts d’Allah, la main de l’homme ne saurait l’effacer ; et la créature aurait des ailes qu’elle ne saurait échapper à son destin.
C’est pour cela que Bel-Heureux et Belle-Heureuse eurent à éprouver pendant un certain temps les vicissitudes du sort. Mais tout de même la bénédiction native qu’ils avaient apportée avec eux sur la terre devait les sauvegarder du malheur sans recours.
En effet, le gouverneur de la ville de Koufa au nom du khalifat avait entendu parler de la beauté de Belle-Heureuse, épouse du fils de Printemps le marchand. Et il se dit en son âme « Il me faut absolument trouver le moyen d’enlever cette Belle-Heureuse dont on me vante les perfections et l’art dans le chant ! Ce sera un magnifique cadeau à faire à mon maître l’émir des Croyants, Abd El-Malek ben-Merouân ! »
Un jour donc le gouverneur de Koufa résolut de mettre son projet à exécution ; et, dans ce but, il fit mander près de lui une vieille femme rouée qui était chargée, en temps ordinaire, du recrutement des jeunes esclaves. Et il lui dit « Je te demande d’aller à la maison du marchand Printemps et de faire la connaissance de l’esclave de son fils, l’adolescente nommée Belle-Heureuse, que l’on dit si versée dans l’art du chant et si belle. Et il faut, d’une façon ou d’une autre, que tu me l’amènes ici, car je veux l’envoyer en cadeau au khalifat Abd El-Malek. » Et la vieille répondit « J’écoute et j’obéis ! » et s’en alla aussitôt se préparer dans ce but.
Le matin, à la première heure, elle se vêtit de bure et se passa au cou un énorme chapelet aux grains par milliers, attacha une gourde à sa ceinture, prit à la main une béquille et se dirigea à pas fatigués vers la maison de Printemps, en s’arrêtant de temps à autre pour soupirer avec componction : « Louange à Allah ! Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Il n’y a de recours qu’en Allah ! Allah est le plus grand ! » Et elle ne cessa de se comporter de la sorte tout le long du chemin, à la grande édification des passants, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à la porte de la demeure de Printemps. Elle heurta à la porte en disant « Allah est généreux ! Ô Donateur ! Ô Bienfaiteur ! »
Alors vint lui ouvrir le portier, qui était un vieillard respectable, serviteur ancien de Printemps. Il vit la vieille dévote et, l’ayant examinée, il ne lui trouva pas une figure empreinte de piété, au contraire ! Et de son côté il déplut fort à la vieille, qui lui jeta un regard de travers. Et le portier sentit d’instinct ce regard et, pour conjurer le mauvais œil, il formula mentalement « Mes cinq doigts gauches dans ton œil droit, et mes cinq autres doigts dans ton œil gauche ! » Puis, à haute voix, il lui demanda « Que veux-tu, ma vieille tante ? » Elle répondit « Je suis une pauvre vieille dont le seul souci est la prière. Or, comme je vois que l’heure de la prière approche, je voudrais entrer dans cette demeure pour faire mes dévotions en ce jour saint ! » Le bon portier se rebiffa et lui dit d’un ton brusque « Marche ! ce n’est point ici une mosquée ni un oratoire ; car c’est la maison du marchand Printemps et de son fils Bel-Heureux. » La vieille répondit « Je le sais bien l Mais y a-t-il mosquée ou oratoire plus digne de la prière que la demeure bénie de Printemps et de son fils Bel-Heureux ? Sache aussi, ô toi, portier à la figure sèche, que je suis une femme connue à Damas, dans le palais de l’émir des Croyants. Et j’en suis partie pour visiter les lieux saints et prier dans tous les endroits dignes de vénération. » Mais le portier répondit « Je veux bien que tu sois une dévote, mais ce n’est point une raison pour entrer ici. Continue ta marche en l’état de ta voie ! » Mais la vieille tint bon et insista si longtemps que le bruit de sa voix parvint aux oreilles de Bel-Heureux, qui sortit pour se rendre compte de la cause de cette altercation et entendit la vieille qui disait au portier « Comment peut-on empêcher une femme de ma condition d’entrer dans la maison de Bel-Heureux, fils de Printemps, alors que les portes les plus fermées des émirs et des grands me sont toujours ouvertes ? »
En entendant ces paroles, Bel-Heureux sourit, selon son habitude, et pria la vieille d’entrer. Alors la vieille le suivit et arriva avec lui dans l’appartement de Belle-Heureuse. Elle lui souhaita la paix de la façon la plus sentie, et, d’un coup d’œil, elle fut stupéfaite de sa beauté.
Lorsque Belle-Heureuse vit entrer la sainte vieille, elle se hâta de se lever en son honneur et lui rendit son salam avec respect et lui dit : « Que ta venue nous soit de bon augure, ma bonne mère ! Daigne te reposer. » Mais elle répondit « L’heure de la prière vient d’être annoncée, ma fille. Laisse-moi prier ! » Et elle se tourna aussitôt dans la direction de la Mecque, et se mit dans l’attitude de la prière. Et elle resta ainsi jusqu’au soir, et personne n’osait la déranger dans une fonction si auguste. Et d’ailleurs elle-même était tellement enfoncée dans l’extase, qu’elle ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour d’elle.
À la fin, Belle-Heureuse s’enhardit un peu et s’approcha timidement de la sainte et lui dit d’une voix douce « Ma mère, repose tes genoux, ne fût-ce qu’une heure seulement ! » La vieille répondit « Celui qui ne fatigue pas son corps en ce monde ne peut aspirer au repos réservé aux purs. » Belle-Heureuse, édifiée à l’extrême, reprit : « De grâce ! ô notre mère, honore notre table de ta présence, et consens à partager avec nous le pain et le sel. » Elle répondit : « J’ai fait vœu de jeûner, ma fille. Je ne puis manquer à mon vœu. Ne te préoccupe donc plus de moi et va rejoindre ton époux. Vous autres, qui êtes jeunes et beaux, mangez et buvez et soyez heureux… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent quarantième nuit.
Elle dit :
« … mangez et buvez et soyez heureux ! »
Alors Belle-Heureuse alla trouver son maître et lui dit « Ô mon maître, je t’en prie, va conjurer cette sainte d’élire domicile désormais dans notre demeure, car son visage macéré dans la piété illuminera notre maison. » Bel-Heureux répondit : « Sois tranquille. Je lui ai déjà fait préparer dans une chambre à elle une natte neuve et un matelas, ainsi qu’une aiguière et une cuvette. Et personne ne la dérangera. »
Quant à la vieille, elle passa toute la nuit à prier et à lire à voix haute le Koran. Puis, au lever du jour, elle se lava et alla trouver Bel-Heureux et son amie et leur dit : « Je viens prendre congé de vous autres. Qu’Allah vous ait sous sa garde ! » Mais Belle-Heureuse lui dit : « Ô notre mère, comment peux-tu nous quitter avec si peu de regret, alors que nous deux nous nous réjouissions déjà de voir notre maison pour toujours bénie par ta présence, et que nous t’avions préparé la meilleure chambre pour que tu fasses tes dévotions sans être dérangée ? » La vieille répondit : « Qu’Allah vous conserve tous deux et fasse durer sur vous ses bienfaits et ses grâces ! Du moment que la charité musulmane tient dans votre cœur une place de choix, je suis heureuse d’être abritée par votre hospitalité. Seulement je vous prierais d’avertir votre portier, qui a une figure si sèche et si peu avenante, de ne plus s’opposer à me laisser entrer ici à l’heure où je voudrai. Je vais de ce pas visiter les lieux saints de Koufa, où je ferai des vœux à Allah pour qu’il vous rétribue selon vos mérites ; puis je reviendrai me dulcifier à votre hospitalité ! » Puis elle les quitta, alors que tous deux lui prenaient les mains et les portaient à leurs lèvres et à leur front.
Ah ! Belle-Heureuse, si tu savais le motif pour lequel cette vieille de poix entrait ainsi dans ta maison, et les noirs desseins qu’elle ruminait contre ton bonheur et ta tranquillité ! Mais quelle est la créature qui peut deviner le caché et dévoiler l’invisible ?
La vieille maudite sortit donc et se dirigea vers le palais du gouverneur, et se présenta devant lui aussitôt. Alors il lui demanda : « Eh bien ! qu’as-tu fait, ô débrouilleuse des toiles d’araignée, ô subtile et sublime rouée ? » La vieille dit « Quoi que je fasse, ô mon maître, je suis la protégée de tes regards. Voici. J’ai vu l’adolescente Belle-Heureuse, l’esclave du fils de Printemps. Le ventre de la fécondité n’a jamais modelé pareille beauté ! » Le gouverneur s’écria : « Ya Allah ! » La vieille continua : « Elle est pétrie de délices. Elle est un ruissellement de douceurs et de charmes ingénus ! » Le gouverneur s’écria « Ô mon œil ! ô battements de mon cœur ! » La vieille reprit « Que dirais-tu alors si tu entendais le timbre de sa voix plus fraîche que le bruit de l’eau ? Que ferais-tu si tu voyais ses yeux d’antilope et leurs regards contenus ? » Il s’écria : « Je ne pourrais qu’admirer de toute mon admiration, car, je te le répète, je la destine à notre maître le khalifat. Hâte-toi donc dans la réussite ! » Elle dit « Je te demande pour cela un délai d’un mois entier. » Et le gouverneur répondit « Prends ce délai, mais que ce soit avec résultat ! Et chez moi tu trouveras une générosité dont tu seras satisfaite. Voici, pour commencer, mille dinars comme arrhes de ma bonne volonté ! »
Et la vieille serra les mille dinars dans sa ceinture et commença, dès ce jour, à visiter régulièrement Bel-Heureux et Belle-Heureuse dans leur demeure. Et de leur côté ils lui montraient de jour en jour plus d’égards et de considération.
Or, cet état ne cessant point, la vieille devint la conseillère du logis. Elle dit donc un jour à Belle-Heureuse « Ma fille, la fécondité n’a pas encore visité tes jeunes flancs. Veux-tu venir avec moi demander la bénédiction des saints ascètes, des cheikhs aimés d’Allah, des santons et des oualis qui sont en communication avec le Très-Haut ? Ces oualis, ma fille, me sont connus, et je sais le pouvoir immense qu’ils ont de faire des miracles et d’accomplir les choses les plus prodigieuses au nom d’Allah. Ils guérissent les aveugles et les infirmes, ressuscitent les morts, nagent dans l’air, marchent sur l’eau. Quant à la fécondation des femmes, c’est là le moindre des privilèges qu’Allah leur a accordés ! Et tu obtiendras ce résultat rien qu’en touchant le pan de leur robe ou en baisant les grains de leur chapelet. »
À ces paroles de la vieille, Belle-Heureuse sentit en son âme s’agiter le désir de la fécondité, et dit à la vieille « Il faut que je demande à mon maître Bel-Heureux la permission de sortir. Attendons son retour. » Mais la vieille répondit « Avise seulement l’épouse de ton oncle, cela suffira. » Alors la jeune femme alla trouver sa belle-mère, la mère de Bel-Heureux, et lui dit « Je te supplie par Allah, ô ma maîtresse, de m’accorder la permission de sortir avec cette sainte vieille pour aller visiter les oualis, amis d’Allah, et leur demander leur bénédiction dans leur demeure sainte. Et je te promets d’être de retour ici avant l’arrivée de mon maître Bel-Heureux. » Alors l’épouse de Printemps répondit « Ma fille, songe à la peine de ton maître s’il rentrait et ne te trouvait pas ! Il me dirait : « Comment Belle-Heureuse a-t-elle pu sortir ainsi sans ma permission ? C’est la première fois que cela lui arrive ! » À ce moment, la vieille intervint et dit à la mère de Bel-Heureux : « Par Allah ! nous ferons un tour rapide dans les lieux saints, et je ne la laisserai même pas s’asseoir pour se reposer, et je la ramènerai sans retard. » Alors la mère de Bel-Heureux consentit à la chose, mais tout de même en soupirant.
La vieille emmena donc Belle-Heureuse et la conduisit directement à un pavillon isolé, dans le jardin du palais, l’y laissa un instant seule, et courut prévenir de son arrivée le gouverneur qui se rendit aussitôt au pavillon…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent quarante-unième nuit.
Elle dit :
… et resta interdit au seuil, tant il avait été ébloui par cette beauté.
Lorsque Belle-Heureuse vit entrer cet homme étranger, elle se hâta de se voiler le visage. Et soudain elle éclata en sanglots, et chercha des yeux une issue pour s’enfuir, mais en vain.
Alors, comme la vieille ne reparaissait point, Belle-Heureuse ne douta plus de la trahison de la maudite et se remémora certaines paroles que le bon portier lui avait dites au sujet des yeux pleins d’artifices de cette sainte.
Quant au gouverneur, une fois assuré que Belle-Heureuse était celle-là même qu’il voyait devant lui, il ressortit en fermant la porte, et alla donner quelques ordres rapides. Il écrivit une lettre au khalifat Abd El-Malek ben-Merouân, et confia la lettre et l’adolescente au chef de ses gardes en lui ordonnant de se mettre immédiatement en route pour Damas.
Alors le chef des gardes emmena de force Belle-Heureuse, la plaça sur un dromadaire rapide, se mit lui-même devant elle, sur la même bête, et, suivi de quelques esclaves, il partit en toute hâte vers Damas.
Quant à Belle-Heureuse, durant toute la route, elle se cacha la tête dans son voile et sanglota en silence, indifférente aux arrêts, aux secousses, aux haltes et aux départs. Et le chef des gardes ne put tirer d’elle un mot ni un signe, et cela jusqu’à l’arrivée à Damas.
Aussi, sans tarder, il se dirigea vers le palais de l’émir des Croyants, remit l’esclave et la lettre au chef des chambellans, prit la réponse d’agrément, et s’en retourna à Koufa comme il était venu.
Le lendemain, le khalifat entra dans le harem et apprit à son épouse et à sa sœur l’arrivée de la nouvelle esclave, en leur disant « Le gouverneur de Koufa vient de m’envoyer en cadeau une jeune esclave ; et il m’écrit pour me dire que cette esclave, achetée par lui, est une fille de roi enlevée dans son pays par les marchands d’esclaves. » Et son épouse lui répondit « Qu’Allah augmente ta joie et ses bienfaits ! » Et la sœur du khalifat demanda « Comment s’appelle-t-elle ? Est-elle brune ou blanche ? » Le khalifat répondit : « Je ne l’ai pas encore vue. »
Alors la sœur du khalifat, dont le nom était Sett Zahia, s’informa de l’appartement où était l’adolescente, et alla aussitôt la voir. Elle la trouva courbée, le visage brûlé par le soleil et tout en larmes : et elle était presque sans connaissance.
À cette vue, Sett Zahia, dont le cœur était tendre, fut prise de compassion et s’approcha de l’adolescente et lui demanda « Pourquoi pleures-tu, ma sœur ? Ne sais-tu qu’ici tu es désormais en sûreté, et que la vie te sera légère et sans soucis ? Où peux-tu mieux tomber que dans le palais de l’émir des Croyants ? » À ces paroles, la fille de Prospérité leva des yeux surpris et demanda « Mais, ô ma maîtresse, en quelle ville suis-je donc, puisque c’est ici le palais de l’émir des Croyants ? » Sett Zahia répondit « Dans la ville de Damas. Comment ! tu ne le savais donc pas ? Et le marchand qui t’a vendue ne t’a-t-il pas avisée que c’était pour le compte du khalifat Abd El-Malek ben-Merouân ? Mais oui, ma sœur, tu es ici désormais la propriété de l’émir des Croyants, dont je suis la sœur. Sèche donc tes larmes et dis-moi ton nom. »
À ces paroles, la jeune femme ne put plus retenir les sanglots qui l’étouffaient, et murmura « Ô ma maîtresse, dans mon pays, on m’appelait Belle-Heureuse ! »
Comme elle achevait ces mots, le khalifat entra. Il s’avança vers Belle-Heureuse en souriant avec bonté, s’assit à côté d’elle et lui dit : « Lève le voile de ton visage, ô jeune fille ! » Mais Belle-Heureuse, au lieu de se découvrir le visage, fut terrifiée à cette seule idée et ramena complètement l’étoffe jusqu’au-dessous de son menton, d’une main tremblante. Et le khalifat ne voulut point s’offusquer et dit à Sett Zahia « Je te confie cette jeune fille, et j’espère que dans quelques jours tu l’auras habituée à toi et rendue moins timide. » Puis il jeta encore un regard sur Belle-Heureuse et ne put voir, hors des étoffes dont elle était étroitement drapée, que la jointure de ses fins poignets. Mais il pensa que des poignets aussi admirablement moulés ne pouvaient appartenir qu’à une parfaite beauté. Et il se retira.
Alors Sett Zahia emmena Belle-Heureuse et la conduisit au hammam du palais, et la revêtit après le bain de robes fort belles et piqua dans ses cheveux plusieurs rangs de perles et de pierreries ; puis elle lui tint compagnie le reste de la journée, en essayant de l’habituer à elle. Mais Belle-Heureuse, bien que fort confuse des égards que lui témoignait la sœur du khalifat, ne pouvait arriver à tarir ses larmes et ne voulait pas non plus révéler la cause de ses peines. Car elle se disait que cela ne changerait guère sa destinée. Elle garda donc pour elle seule l’acuité de sa douleur et continua à se consumer le jour et la nuit, si bien qu’au bout de peu de temps elle tomba gravement malade. Et l’on désespéra de la sauver, après avoir essayé sur elle la science des médecins les plus réputés de Damas.
Quant à Bel-Heureux, fils de Printemps, voici. Vers le soir il rentra dans sa maison et, selon son habitude, s’allongea sur le divan et appela : « Ô Belle-Heureuse ! » Mais, pour la première fois, personne ne répondit. Alors il se leva vivement et appela une seconde fois : « Ô Belle-Heureuse ! » Mais personne ne répondit. Et personne non plus n’osa entrer. Car toutes les esclaves s’étaient cachées et nulle d’entre elles n’osait bouger. Alors Bel-Heureux se dirigea vers l’appartement de sa mère, et entra précipitamment. Il trouva sa mère assise toute triste, la main sur la joue, et perdue dans ses pensées. À cette vue, son inquiétude ne fit qu’augmenter et il demanda avec effroi à sa mère « Où est Belle-Heureuse ?… »
Mais, pour toute réponse, l’épouse de Printemps fondit en larmes ; et puis elle soupira « Qu’Allah nous protège, ô mon enfant ! Belle-Heureuse, en ton absence, est venue me demander la permission de sortir avec la vieille pour aller, m’a-t-elle dit, visiter un saint ouali qui accomplit des miracles. Et elle n’est pas encore rentrée. Ah ! mon fils, jamais mon cœur n’a été tranquille depuis l’entrée de cette vieille dans notre maison. Notre portier non plus, le vieux serviteur fidèle qui nous a tous élevés, ne l’a jamais regardée d’un œil de paix. J’ai toujours eu le pressentiment que cette vieille-là nous porterait malheur, avec ses prières et ses regards si rusés. » Mais Bel-Heureux interrompit sa mère pour demander « Quand, exactement, Belle-Heureuse est-elle sortie ? » Elle répondit « Ce matin, de bonne heure, après ton départ pour le souk. » Et Bel-Heureux s’écria « Tu vois, ma mère, à quoi cela nous sert de changer nos habitudes et d’accorder à nos femmes des libertés dont elles ne savent que faire. Ah ! ma mère, pourquoi as-tu permis à Belle-Heureuse de sortir ? Qui sait où elle a pu s’égarer, et si elle n’est pas tombée dans l’eau, et si un minaret ne l’a pas ensevelie sous sa chute ? Mais je vais courir chez le gouverneur pour l’obliger à faire immédiatement des recherches. »
Et Bel-Heureux, hors de lui, courut au palais, et le gouverneur le reçut, sans le faire attendre, par égards pour son père Printemps qui comptait parmi les plus hauts notables de la ville. Et Bel-Heureux, sans même s’arrêter aux formules du salam, dit au gouverneur : « Mon esclave a disparu depuis ce matin, de ma maison, en compagnie d’une vieille femme que nous avions hébergée chez nous. Je viens te prier de m’aider à la rechercher. » Le gouverneur prit un ton plein d’intérêt en répondant « Mais certainement, mon fils ! Il n’y a rien que je ne fasse, en considération de ton digne père. Va trouver de ma part le chef de la police et expose-lui ton affaire. C’est un homme fort avisé et plein d’expédients, qui, sans aucun doute, vous trouvera l’esclave d’ici peu de jours. »
Alors Bel-Heureux courut chez le chef de la police et lui dit « Je viens te voir de la part du gouverneur pour retrouver mon esclave qui a disparu de la maison. » Le chef de la police, assis sur le tapis, les jambes croisées au-dessous de lui, souffla deux ou trois fois, et demanda « Et avec qui est-elle partie ? » Bel-Heureux répondit « Avec une vieille dont le signalement est tel et tel. Et cette vieille est habillée de bure et porte au cou un chapelet aux grains par milliers. » Et le chef de la police dit « Par Allah ! dis-moi où se trouve la vieille et j’irai tout de suite te chercher l’esclave. »
À ces paroles, Bel-Heureux répondit : « Mais sais-je, moi, où se trouve la vieille ? Et viendrais-je ici si je savais l’endroit où elle est ? » Le chef de la police changea la position de ses jambes, les ramena sous lui en sens inverse, et dit « Mon fils, il n’y a qu’Allah l’Omniscient pour découvrir les choses invisibles. » Alors Bel-Heureux s’écria « Par le Prophète ! c’est toi seul que je rends responsable de la chose. Et, s’il le faut, j’irai trouver le gouverneur et même l’émir des Croyants pour les édifier sur ton compte. » L’autre répondit : « Tu peux aller où bon te semble. Je n’ai pas appris la sorcellerie pour dévoiler les choses cachées. »
Alors Bel-Heureux s’en retourna chez le gouverneur et lui dit « Je suis allé chez le chef de la police, et il s’est passé telle et telle chose. » Et le gouverneur dit : « Ce n’est pas possible ! Holà ! gardes, allez me chercher ce fils de chien-là ! » Et lorsque ce dernier fut arrivé, le gouverneur lui dit : « Je t’ordonne de faire les recherches les plus minutieuses pour retrouver l’esclave de Bel-Heureux, fils de Printemps. Envoie tes cavaliers dans toutes les directions ; cours toi-même et cherche partout ; mais il faut que tu la retrouves ! » Et en même temps il lui cligna de l’œil pour que rien ne fût fait ; puis il se tourna vers Bel-Heureux et lui dit : « Quant à toi, mon fils, je veux désormais que tu ne réclames l’esclave que de ma barbe. Et si, par extraordinaire (car tout peut arriver), on ne retrouvait pas l’esclave, je te donnerais, à sa place, dix vierges de l’âge des houris, avec seins fermes et fesses comme cubes de pierre. Et je forcerai également le chef de la police à te donner de son harem dix jeunes esclaves aussi intactes que mon œil. Seulement tranquillise ton âme, car sache bien que le destin t’accordera toujours ce qui t’est réservé et que, d’autre part, tu n’auras jamais ce que le sort ne t’a pas destiné. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent quarante-deuxième nuit.
Elle dit :
Alors Bel-Heureux prit congé du gouverneur, et rentra désespéré à sa maison, après avoir erré toute la nuit à la recherche de Belle-Heureuse.
Aussi le lendemain fut-il obligé de s’aliter, en proie à une faiblesse extrême et à une fièvre qui ne fit qu’augmenter de jour en jour, à mesure qu’il perdait ce qui lui restait d’espoir au sujet des recherches ordonnées par le gouverneur. Et les médecins consultés répondirent « Son mal n’a d’autre remède que le retour de son épouse. »
Sur ces entrefaites, arriva dans la ville de Koufa un docte Persan, fort versé dans la médecine, l’art des drogues, la science des étoiles et du sable divinatoire. Et le marchand Printemps se hâta de le faire venir auprès de son fils. Et le savant Persan, après avoir été traité avec les plus grands égards par Printemps, s’approcha de Bel-Heureux et lui dit : « Donne-moi la main ! »
Et il lui prit la main, lui tâta le pouls pendant un bon moment, le regarda avec attention au visage, puis sourit et se tourna vers le marchand Printemps en lui disant : « Le mal de ton fils réside dans son cœur ! » Et Printemps répondit : « Par Allah ! tu dis vrai, ô médecin ! » Le savant continua « Et ce mal a pour cause la disparition d’une personne aimée. Eh bien ! je vais vous dire, avec l’aide des puissances mystérieuses, l’endroit où se trouve actuellement cette personne. »
Et, ayant achevé ces mots, le Persan s’accroupit, tira d’un sac un paquet de sable qu’il défit et étendit devant lui. Puis il plaça au milieu du sable cinq cailloux blancs et trois cailloux noirs, deux baguettes d’ivoire et un ongle de tigre, les disposa sur un plan, puis sur deux plans, puis sur trois plans, les regarda en prononçant quelques mots en langue persane, et dit « Ô vous qui m’écoutez, sachez que la personne se trouve en ce moment à Bassra ! » Puis il se reprit et dit : « Non ! les trois fleuves que je vois là m’ont trompé. La personne se trouve en ce moment à Damas, dans un grand palais, et dans le même état de langueur que ton fils, ô illustre marchand ! »
À ces paroles, Printemps s’écria « Et que nous faut-il faire, ô vénérable médecin ? De grâce, éclaire-nous, et tu n’auras pas à te plaindre de la largeur de paume de Printemps. Car, par Allah ! je te donnerai de quoi vivre dans l’opulence durant l’espace de trois vies humaines. » Et le Persan répondit « Tranquillisez tous deux vos âmes ! Et que vos paupières se rafraîchissent et couvrent vos yeux sans inquiétude ! Car je me charge de réunir les deux jeunes gens, et la chose est encore plus aisée à faire que tu ne te l’imagines. »
Puis il ajouta, en s’adressant à Printemps : « Tire de ta ceinture quatre mille dinars ! » Et Printemps défit aussitôt sa ceinture et rangea devant le Persan quatre mille dinars et mille autres dinars. Et le Persan dit « Maintenant qu’il y a ainsi de quoi suffire à toutes les dépenses, je vais immédiatement me mettre en route pour Damas, en emmenant ton fils avec moi. Et, si Allah veut, nous reviendrons avec celle qu’il aime. »
Puis il se tourna vers l’adolescent étendu sur le lit et lui demanda : « Ô fils de l’honorable Printemps, quel est ton nom ? » Il répondit « Bel-Heureux ! » Le Persan dit « Eh bien, Bel-Heureux, lève-toi, et que ton âme soit désormais sauve de toute inquiétude, car tu peux dès cet instant considérer que ton esclave t’est rendue. » Et Bel-Heureux, mû soudain par la bonne influence du médecin, se leva et s’assit. Et le médecin continua « Raffermis donc ton courage et ton cœur. Chasse tous les soucis. Mange, bois et dors ! Et dans une semaine, une fois tes forces revenues, je reviendrai te prendre pour faire avec toi le voyage. » Et il prit congé de Printemps et de Bel-Heureux, et s’en alla se préparer lui aussi au départ.
Alors Printemps donna à son fils cinq mille autres dinars, et lui acheta des chameaux qu’il fit charger de riches marchandises et de ces soieries de Koufa si belles de couleur. Et il lui donna des chevaux pour lui et pour sa suite. Puis, au bout de la semaine, comme Bel-Heureux avait suivi les prescriptions du savant et s’en était admirablement trouvé, Printemps jugea que son fils pouvait sans inconvénients entreprendre le voyage de Damas. Bel-Heureux fit donc ses adieux à son père, à sa mère, à Prospérité et au portier et, accompagné des vœux que tous les bras des siens appelaient sur sa tête, il partit de Koufa avec le savant de Perse.
Or, Bel-Heureux à ce moment-là avait atteint la perfection de l’adolescence, et ses dix-sept ans avaient duveté ses joues à l’incarnat soyeux : ce qui rendait ses charmes encore plus séducteurs et faisait que nul ne le pouvait regarder sans extase. Aussi le savant de Perse ne fut pas longtemps sans éprouver l’effet des charmes de l’adolescent, et l’aima-t-il de toute son âme, et se priva-t-il, durant le voyage, de toutes les commodités pour l’en faire profiter. Et, de le voir content, il était ravi à l’extrême…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent quarante-troisième nuit.
Elle dit :
Dans ces conditions le voyage fut agréable et sans fatigue, et l’on arriva de la sorte à Damas. Aussitôt le savant de Perse alla avec Bel-Heureux au souk principal et loua, séance tenante, une grande boutique qu’il fit remettre à neuf. Puis il fit faire des étagères élégantes tendues de velours, où il rangea en bon ordre ses flacons précieux, ses dictames, ses baumes, ses poudres, ses juleps contenus dans le cristal, ses thériaques conservées dans l’or pur, ses pots de faïence persane aux reflets d’or où mûrissaient les vieilles pommades composées du suc de trois cents herbes rares ; et entre les grands flacons, les cornues et les alambics, il plaça l’astrolabe d’or.
Après quoi il se vêtit de sa robe de médecin et se coiffa de son grand turban à sept tours, puis songea à habiller Bel-Heureux qui devait lui servir d’assistant, pour exécuter les prescriptions, piler dans le mortier, faire les sachets et écrire les remèdes sous sa dictée. À cet effet, il le vêtit, lui-même, d’une chemise de soie bleue et d’un gilet de cachemire, lui passa autour des hanches un tablier de soie rose où couraient des filets d’or, et le fit se tenir entre ses mains. Puis il lui dit : « Ô Bel-Heureux, dès ce moment il te faut m’appeler ton père, et moi je t’appellerai mon fils, sans quoi les habitants de Damas croiraient qu’il y a entre nous ce que tu comprends. » Et Bel-Heureux répondit « J’écoute et j’obéis ! »
Or, à peine la boutique où le Persan devait donner ses consultations eut été ouverte, que de tous côtés les habitants s’y rendirent en foule, les uns pour exposer leur cas, les autres seulement pour admirer la beauté de l’adolescent. Et tous étaient stupéfaits et charmés à la fois d’entendre Bel-Heureux converser avec le médecin dans la langue persane qu’ils ne connaissaient pas et qu’ils trouvaient délicieuse dans la bouche du bel assistant. Mais ce qui portait à son extrême limite l’ébahissement des visiteurs, c’était la façon dont le médecin persan devinait les maladies.
En effet, le médecin regardait dans le blanc des yeux pendant quelques moments le malade qui avait recours à lui, puis lui présentait un grand verre de cristal et lui disait : « Pisse ! » Et le malade pissait dans le verre, et le Persan mettait le verre à hauteur de son œil et l’examinait, puis disait : « Tu as telle et telle chose ! » Et le malade toujours s’écriait « Par Allah ! c’est la vérité ! » Ce qui faisait que tout le monde levait les bras en disant « Ya Allah ! quel savant prodigieux ! Nous n’avons jamais ouï parler d’une chose pareille ! Comment peut-on connaître ainsi les maladies par l’urine ? »
Aussi, il ne faut point s’étonner que le médecin persan ait été réputé en quelques jours, parmi tous les notables et les gens riches, pour sa science extraordinaire, et que le bruit de tous ses prodiges soit arrivé aux oreilles mêmes du khalifat et de sa sœur El-Sett Zahia.
Donc, un jour que le médecin était assis au milieu de la boutique et dictait une ordonnance à Bel-Heureux qui était à ses côtés et tenait le calam à la main, une respectable dame, montée sur un âne à la selle de brocart rouge, s’arrêta à la porte, noua la bride de l’âne à l’anneau de cuivre qui surmontait le pommeau de la selle, puis fit signe au savant de venir l’aider à descendre. Aussitôt il se leva avec empressement, courut lui prendre la main et la fit descendre de l’âne et entrer dans la boutique. Et il la pria de s’asseoir après que Bel-Heureux lui eût avancé un coussin en souriant discrètement.
Alors la dame sortit, l’ayant tiré de sa robe, un flacon rempli d’urine et demanda au Persan « C’est bien toi, ô vénérable cheikh, qui es le médecin arrivé de l’Irak pour faire ces cures admirables à Damas ? » Il répondit « C’est ton esclave lui-même. » Elle dit « Nul n’est l’esclave que d’Allah ! Sache donc, ô maître sublime de la science, que ce flacon-là contient la chose que tu comprends, et dont la propriétaire est la favorite, bien que vierge encore, de notre souverain l’émir des Croyants. Ici, les médecins n’ont pu deviner la cause de la maladie qui l’a alitée dès le premier jour de son arrivée au palais. Aussi El-Sett Zahia, la sœur de notre maître, m’a envoyée vous porter ce flacon pour que vous y découvriez cette cause inconnue. »
À ces paroles, le médecin dit « Ô ma maîtresse, il te faut me dire le nom de cette malade afin que je puisse faire mes calculs et savoir au juste l’heure la plus favorable pour lui faire boire les remèdes. » La dame répondit : « Elle s’appelle Belle-Heureuse. »
Alors le médecin se mit à tracer sur un bout de papier qu’il tenait à la main des calculs en grand nombre, les uns à l’encre rouge et les autres à l’encre verte. Puis il fit la somme des chiffres rouges et celle des chiffres verts, les additionna et dit « Ô ma maîtresse, j’ai découvert la maladie ! C’est une affection connue sous le nom de « tremblement des éventails du cœur ». À ces paroles, la dame s’écria « Par Allah ! c’est la vérité ! Car les éventails de son cœur tremblent si fort que nous les entendons ! » Le médecin continua : « Mais il me faut, avant de prescrire les remèdes, connaître de quel pays elle est. Cela est très important, car c’est par là que je saurai, une fois mes calculs faits, l’influence de la légèreté de l’air ou de sa pesanteur sur les éventails de son cœur. De plus, pour juger de l’état de conservation de ces éventails délicats, il me faut également savoir depuis combien de temps elle est à Damas et son âge précis. » La dame répondit « Elle a été élevée, paraît-il, à Koufa, ville de l’Irak. Elle est âgée de seize ans, car elle est née, d’après ce qu’elle nous a dit, l’année de l’incendie du souk de Koufa. Quant à son séjour à Damas, il est de quelques semaines seulement. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quarante-quatrième nuit.
Elle dit :
À ces paroles, le savant de Perse dit à Bel-Heureux dont le cœur battait comme un moulin « Mon fils, prépare les remèdes tel et tel, d’après la formule d’Ibn-Sina, à l’article sept. »
Alors la dame se tourna vers l’adolescent, qu’elle se mit à dévisager plus attentivement pour lui dire, quelques moments après « Par Allah ! ô mon enfant, la malade te ressemble fort, et son visage est aussi beau que le tien ! » Puis elle dit au savant : « Dis-moi, ô noble Persan, cet adolescent est-il ton fils ou ton esclave ? » Il répondit « C’est mon fils, ô respectable, et ton esclave ! » Et la vieille dame, excessivement flattée de tous ces égards, répondit : « En vérité, je ne sais ce que je dois le plus admirer ici, de ta science, ô médecin sublime, ou de ta descendance. » Puis elle continua à converser avec le savant, tandis que Bel-Heureux finissait de faire les petits paquets de remèdes et les mettait dans une boîte où il glissait un billet et, en peu de mots, apprenait de la sorte à Belle-Heureuse son arrivée à Damas avec le médecin de Perse. Après quoi, il cacheta la boîte et écrivit sur le couvercle son nom et son adresse en caractères koufiques, illisibles pour les habitants de Damas, mais déchiffrables pour Belle-Heureuse qui connaissait fort bien l’écriture arabe courante aussi bien que la koufique. Et la dame prit la boîte, déposa dix dinars d’or sur l’étagère du médecin, prit congé des deux et sortit pour se rendre directement au palais, où elle se hâta de monter chez la malade.
Elle la trouva les yeux à demi fermés et mouillés, vers les coins, de larmes, comme toujours. Elle s’approcha d’elle et lui dit « Ah ! ma fille, puissent ces remèdes te procurer autant de bien que la vue de leur auteur m’a donné de plaisir. C’est un adolescent aussi beau qu’un ange, et la boutique où il se tient est un lieu de délices. Voici la boîte qu’il m’a donnée pour toi. » Alors Belle-Heureuse, pour ne point repousser l’offre, tendit la main, prit la boîte et jeta sur le couvercle un regard vague ; mais soudain elle changea de couleur en voyant, sur le couvercle, ces mots tracés en koufique : « Je suis Bel-Heureux, fils de Printemps de Koufa. » Mais elle eut assez de force sur son âme pour ne pas s’évanouir ou se trahir. Et elle dit à la vieille dame, en souriant « Alors tu dis que c’est un bel adolescent ? Comment est-il ? » Elle répondit : « Il est un tel mélange de délices qu’il m’est impossible de te le dépeindre. Il a des yeux ! et des sourcils ! ya Allah ! mais ce qui ravit l’âme, c’est un grain de beauté qu’il a sur le coin gauche de la lèvre et une fossette qui se creuse, au sourire, sur sa joue droite. »
À ces paroles, Belle-Heureuse ne douta plus que ce ne fût là son maître bien-aimé, et elle dit à la vieille dame « Puisqu’il en est ainsi, puisse ce visage être de bon augure ! Donne-moi les remèdes. » Et elle les prit et, en souriant, les avala en une fois. Et au même moment elle vit le billet, qu’elle ouvrit et parcourut. Alors elle sauta à bas de son lit et s’écria : « Ma bonne mère, je sens que je suis guérie. Ces remèdes sont miraculeux. Oh ! quel jour béni ! » Et la vieille s’écria « Oui ! par Allah, c’est là une bénédiction du Très-Haut ! » Et Belle-Heureuse ajouta « De grâce, hâte-toi de m’apporter à manger et à boire, car je me sens mourir de faim depuis près d’un mois que je ne puis toucher aux mets. »
Alors la vieille, après avoir fait apporter à Belle-Heureuse, par les esclaves, des plateaux chargés de toutes sortes de rôtis, de fruits et de boissons, se hâta d’aller annoncer au khalifat la guérison de la jeune esclave par la science inouïe du médecin persan. Et le khalifat dit : « Va vite lui porter de ma part mille dinars ! » Et la vieille se hâta d’exécuter l’ordre, après avoir toutefois passé chez Belle-Heureuse qui lui remit également un cadeau pour le médecin dans une boîte cachetée.
Lorsque la vieille dame fut arrivée à la boutique, elle remit les mille dinars au médecin de la part du khalifat, et la boîte à Bel-Heureux qui l’ouvrit et en lut le contenu. Mais alors son émotion fut telle qu’il éclata en sanglots et tomba évanoui car Belle-Heureuse, dans un billet, lui racontait sommairement toute son aventure et son enlèvement par ordre du gouverneur et son envoi en cadeau au khalifat Abd El-Malek, à Damas.
À cette vue, la bonne vieille demanda au médecin : « Mais pourquoi donc ton fils a-t-il été pris d’évanouissement après avoir tout à coup fondu en larmes ? » Il répondit « Comment veux-tu, ô vénérable, qu’il en soit autrement, puisque l’esclave Belle-Heureuse que j’ai guérie est la propriété même de celui que tu crois être mon fils et qui n’est autre que le fils de l’illustre marchand Printemps de Koufa ? Et notre venue à Damas n’a eu d’autre but que la recherche de la jeune Belle-Heureuse qui avait un jour disparu, enlevée par une maudite vieille aux yeux de trahison ! Aussi, ô notre mère, nous plaçons désormais en ta bienveillance notre espoir le plus cher, et nous ne doutons pas de te voir nous aider à recouvrer le plus sacré des biens ! » Puis il ajouta : « Et pour gages de notre reconnaissance, voici, pour commencer, les mille dinars du khalifat. Ils sont à toi ! Et l’avenir te démontrera, en outre, que la gratitude pour tes bienfaits a dans notre cœur une place de choix. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent quarante-cinquième nuit.
Elle dit :
Alors la bonne dame se hâta d’abord d’aider le médecin à faire reprendre connaissance à Bel-Heureux évanoui, et lui dit : « Vous pouvez compter sur la ferveur de ma bonne volonté et de mon dévouement. » Et elle les quitta pour se rendre aussitôt auprès de Belle-Heureuse qu’elle trouva le visage rayonnant de joie et de santé. Elle s’approcha d’elle en souriant et lui dit « Ma fille, pourquoi n’as-tu pas eu dès le début confiance en ta mère ? Mais aussi, que tu as eu raison de pleurer toutes les larmes de ton âme d’être séparée de ton maître, le doux Bel-Heureux, fils de Printemps de Koufa ! » Et comme elle voyait la surprise de l’adolescente, elle se hâta d’ajouter « Tu peux, ma fille, compter sur mon entière discrétion et mon maternel vouloir à ton égard. Je te jure de te réunir à ton bien-aimé, dussé-je y risquer ma vie ! Tranquillise donc ton âme et laisse la vieille agir pour ton bien, selon son savoir ! »
Elle quitta alors Belle-Heureuse, qui lui baisait les mains en pleurant de joie, et alla faire un paquet dans lequel elle mit des habits de femme, des bijoux et tous les accessoires nécessaires à un déguisement complet, et retourna à la boutique du médecin, où elle fit signe à Bel-Heureux de venir avec elle à l’écart. Alors Bel-Heureux la mena au fond de la boutique, derrière le rideau, et apprit d’elle ses projets, qu’il trouva parfaitement combinés, et se laissa guider d’après le plan qu’elle lui soumit.
La bonne dame habilla donc Bel-Heureux des habits de femme qu’elle avait apportés, et lui allongea les yeux de kohl et agrandit de noir le grain de beauté de sa joue ; puis elle lui passa des bracelets aux poignets et piqua des bijoux dans ses cheveux recouverts d’un voile de Mossoul ; et, cela fait, elle jeta un dernier coup d’œil sur sa toilette, et trouva qu’il était ravissant ainsi et de beaucoup plus beau que toutes les femmes réunies du palais du khalifat. Elle lui dit alors : « Béni soit Allah dans ses œuvres ! Maintenant, mon fils, il te faut prendre la démarche des jeunes filles encore vierges, n’avancer qu’à tout petits pas en mouvant ta hanche droite et reculant ta hanche gauche, tout en donnant de légères secousses à ta croupe, savamment. Essaie d’abord un peu ces manœuvres, avant de sortir ! »
Alors Bel-Heureux, dans la boutique, se mit à répéter les gestes en question et s’en acquitta de telle façon que la bonne dame s’écria « Maschallah ! les femmes peuvent désormais s’abstenir de se vanter ! Quels merveilleux mouvements de croupe et quels coups de reins splendides ! Pourtant, pour que la chose soit admirable tout à fait, il faut donner à ta physionomie une expression plus langoureuse en penchant le cou un peu plus et en regardant du coin des yeux. Là ! c’est parfait ! Tu peux me suivre maintenant. » Et elle s’en alla avec lui au palais.
Lorsqu’ils furent arrivés à la porte d’entrée du pavillon réservé au harem, le chef eunuque s’avança et dit : « Aucune personne étrangère ne peut entrer sans l’ordre spécial de l’émir des Croyants. Arrière donc avec cette jeune fille, ou bien, si tu veux, entre, toi seule ! » Mais la vieille dame dit « Qu’as-tu fait de ta sagesse, ô couronne des gardiens ? Toi d’ordinaire le délice même et l’urbanité, tu prends maintenant un ton qui jure tellement avec ton aspect exquis ! Ne sais-tu, ô doué de nobles manières, que cette esclave est la propriété de Sett Zahia, la sœur de notre maître le khalifat, et que Sett Zahia, en apprenant ton manque d’égards vis-à-vis de son esclave préférée, ne manquera pas de te faire destituer et même de te faire décapiter ? Et c’est toi-même qui auras été de la sorte la cause de ton infortune ! » Puis la dame se tourna vers Bel-Heureux et lui dit « Viens, esclave ! oublie tout à fait ce manque d’égards de notre chef, et surtout n’en dis rien à ta maîtresse. Allons ! viens ! » Et elle le prit par la main et le fit entrer, tandis qu’il penchait sa tête câlinement de droite et de gauche en jetant un sourire des yeux au chef eunuque, qui hochait la tête.
Une fois dans la cour du harem, la dame dit à Bel-Heureux « Mon fils, nous t’avons fait réserver une chambre à l’intérieur même du harem, et tu vas de ce pas y aller tout seul. Pour la trouver, tu vas entrer, par cette porte-ci, tu prendras la galerie qui se présentera devant toi, tu tourneras à gauche, puis à droite, et encore à droite, tu compteras ensuite cinq portes et tu ouvriras la sixième : c’est celle de la chambre qui t’est réservée et où ira te rejoindre Belle-Heureuse que je vais prévenir. Et je me chargerai alors de vous faire sortir tous deux du palais sans éveiller l’attention des gardiens et des eunuques. »
Alors Bel-Heureux entra dans la galerie et, dans son trouble, se trompa de côté : il tourna à droite, puis à gauche dans un corridor parallèle à l’autre, et pénétra dans la sixième chambre…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quarante-sixième nuit.
Elle dit :
… dans la sixième chambre. Il arriva de la sorte dans une haute salle creusée en dôme léger, dont les parois étaient ornées de versets en caractères d’or qui couraient en mille lignes de perfection. Là, les murs étaient tendus de soie rose, les fenêtres tamisées de fins rideaux de gaze, et le sol recouvert d’immenses tapis du Khorassân et du Cachemire. Là, sur les tabourets, étaient posées des coupes de fruits et, directement sur les tapis, s’étalaient les plateaux recouverts du foulard qui laissait deviner, à leurs formes et à leurs odeurs, ces pâtisseries fameuses, délices des gosiers les plus difficiles, et que la seule Damas, parmi les villes, savait douer de leurs sympathiques qualités.
Or, Bel-Heureux était loin de se douter de ce que lui réservaient, dans cette salle, les puissances inconnues.
Au milieu de la salle il y avait un trône recouvert de velours, seul meuble visible. Aussi Bel-Heureux, n’osant plus reculer de peur d’être rencontré errant dans les corridors, alla s’asseoir sur le trône et attendit sa destinée.
Il était là à peine depuis quelques instants, quand un bruit de soieries parvint à ses oreilles, répercuté par la voûte. Et il vit entrer, par l’une des portes latérales, une jeune femme à l’aspect royal, habillée seulement de ses vêtements d’intérieur, sans voile sur le visage ou foulard sur les cheveux. Et elle était suivie d’une esclave mignonne, les pieds nus, qui portait sur la tête des fleurs et tenait à la main un luth en bois de sycomore. Et cette dame n’était autre que Sett Zahia elle-même, la sœur de l’émir des Croyants.
Lorsque Sett Zahia vit cette personne voilée assise dans la salle, elle s’approcha d’elle gentiment et lui demanda « Qui es-tu, ô étrangère que je ne connais pas ? Et pourquoi restes-tu ainsi voilée dans le harem où nul œil indiscret ne peut te voir ? » Mais Bel-Heureux, qui s’était hâté de se mettre debout, n’osa articuler un mot et prit le parti de faire le muet. Et Sett Zahia lui demanda « Ô jeune fille aux yeux si beaux, pourquoi ne me réponds-tu pas ? Si par hasard tu es une esclave renvoyée du palais par mon frère l’émir des Croyants, hâte-toi de me le dire et j’irai intercéder en ta faveur, car il ne me refuse jamais rien. » Mais Bel-Heureux n’osa guère faire de réponse. Et Sett Zahia pensa que ce mutisme de la jeune fille avait pour cause la présence de la petite esclave qui était là, les yeux écarquillés, à regarder avec étonnement cette personne voilée et si timide. Elle lui dit donc « Va, ma mignonne, reste derrière la porte pour empêcher n’importe qui d’entrer dans la salle. » Et lorsque la petite fut sortie, elle vint tout près de Bel-Heureux, qui fut tenté de se serrer encore davantage dans son grand voile, et lui dit « Dis-moi maintenant, ô adolescente, qui tu es, et dis-moi ton nom et le motif de ta venue dans cette salle où je suis seule à entrer avec l’émir des Croyants ? Tu peux me parler le cœur sur la main, car je te trouve charmante et tes yeux me plaisent déjà beaucoup ! Oui ! vraiment je te trouve ravissante, ma petite ! » Et Sett Zahia, qui aimait à l’extrême les vierges blanches et délicates, prit la jeune fille par la taille en l’attirant à elle, et porta la main à ses seins pour les caresser, tout en lui dégrafant la robe de l’autre main. Mais elle fut stupéfaite de constater que la poitrine de la jeune fille était aussi lisse que celle d’un adolescent. Elle recula d’abord, puis se rapprocha et voulut lui soulever la robe pour voir plus clair dans l’affaire.
Lorsque Bel-Heureux vit ce mouvement, il jugea plus prudent de parler, et, prenant la main de Sett Zahia, qu’il porta à ses lèvres, il dit « Ô ma maîtresse, je me livre entièrement à ta bonté et me mets sous ton aile en demandant ta protection. » Sett Zahia dit : « Je te l’accorde entière. Parle. » Il dit « Ô ma maîtresse, je ne suis point une jeune fille ; je m’appelle Bel-Heureux, fils de Printemps le Koufique. Et si je suis venu ici au risque de ma vie, c’est dans le but de revoir mon épouse Belle-Heureuse, l’esclave que le gouverneur de Koufa m’a enlevée pour l’envoyer en cadeau à l’émir des Croyants. Par la vie de notre Prophète, ô ma maîtresse, aie compassion de ton esclave et de son épouse ! » Et Bel-Heureux fondit en larmes.
Mais déjà Sett Zahia avait appelé la petite esclave, et lui avait dit : « Cours vite, ma mignonne, à l’appartement de Belle-Heureuse, et dis-lui : Ma maîtresse Zahia te demande ! » Puis elle se tourna…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quarante-septième nuit.
Elle dit :
Puis elle se tourna vers Bel-Heureux et lui dit : « Calme ton âme, ô adolescent. Il ne t’arrivera que des choses heureuses. »
Or, durant ce temps, la bonne vieille dame était allée trouver Belle-Heureuse et lui avait dit : « Suis-moi vite, ma fille. Ton maître bien-aimé est dans la chambre que je lui ai réservée ! » Et elle la mena, pâle d’émotion, dans la chambre où elle croyait retrouver Bel-Heureux. Aussi leur douleur fut-elle très grande de ne le voir pas là ; et la vieille dit « Il a dû certainement s’égarer dans les corridors ! Rentre, ma fille, dans ton appartement, pendant que je vais aller me mettre à sa recherche. »
Et c’est alors que la petite esclave entra chez Belle-Heureuse qu’elle trouva toute tremblante et pâle, et lui dit « Ô Belle-Heureuse, ma maîtresse Sett Zahia te demande ! » Alors Belle-Heureuse ne douta plus de sa perte et de celle de son bien-aimé, et suivit, en chancelant, la gentille fillette aux pieds nus.
Mais à peine était-elle entrée dans la salle, que la sœur du khalifat vint à elle, le sourire aux lèvres, lui prit la main et la conduisit à Bel-Heureux, toujours voilé, en leur disant à tous deux « Voici le bonheur ! » Et les deux jeunes gens se reconnurent à l’instant et tombèrent évanouis dans les bras l’un de l’autre.
Alors la sœur du khalifat, aidée de la petite, les aspergea d’eau de roses, leur fit reprendre connaissance, et les laissa seuls. Puis elle rentra au bout d’une heure et les trouva assis, étroitement embrassés, et des larmes plein les yeux de bonheur et de gratitude pour sa bonté. Elle leur dit alors : « Il nous faut maintenant fêter votre réunion en buvant ensemble à son éternelle durée. » Et aussitôt, sur un signe, la petite esclave rieuse remplit les coupes de vin exquis et les leur présenta. Ils burent, et Sett Zahia leur dit : « Comme vous vous aimez, mes enfants ! Aussi, vous devez savoir des vers admirables sur l’amour et sur les amants. Je souhaiterais vous entendre me chanter quelque chose ! Prenez ce luth. Et, à tour de rôle, faites résonner l’âme de son bois. »
Alors Bel-Heureux et Belle-Heureuse baisèrent les mains de la sœur du khalifat, et, le luth accordé, ils chantèrent ces merveilleuses strophes alternées :
« — Je t’apporte des fleurs légères sous mon voile de Koufa et des fruits encore poudrés de soleil.
— Tout l’or du Soudan est sur ta peau, ô bien-aimée, les rayons du soleil sont dans tes cheveux et le velours de Damas dans tes yeux.
— Me voici ! Vers toi je viens avec l’heure où les soirs tièdes sont propices… L’air est léger, la nuit se fait soyeuse et transparente, et le murmure vient à nous des feuilles et des eaux.
— Te voici, te voici, ô ma gazelle des nuits. La ténèbre tout entière est éblouie de tes yeux. Ah ! dans tes yeux que je plonge comme l’oiseau qui s’enivre sur la mer.
— Approche-toi plus près et sur mes lèvres prends leurs roses. Puis laisse-moi lentement glisser de mon calice et, de mes épaules à mes chevilles, achever pour toi d’être nue.
— Oh ! bien-aimée !…
— Me voici ! Le fruit secret de ma chair a la forme de la datte mûre. Viens !… t’apparaîtra toute la mer, la mer pleine de houle où s’enivrent les oiseaux. »
Les dernières notes de ce chant à peine avaient-elles expiré sur les lèvres de Belle-Heureuse pâmée de bonheur, que soudain les rideaux s’écartèrent et le khalifat en personne fit son entrée dans la salle.
À sa vue, tous les trois se levèrent vivement et baisèrent la terre entre ses mains. Et le khalifat leur sourit à tous et vint s’asseoir au milieu d’eux sur le tapis, et ordonna à la petite esclave de verser le vin et d’apporter les coupes. Puis il dit : « Nous allons boire ainsi pour fêter le retour à la santé de Belle-Heureuse. » Et il leva la coupe d’or et dit : « Pour l’amour de tes yeux, ô Belle-Heureuse ! » et il but lentement. Il déposa alors la coupe et, remarquant la présence de cette esclave voilée qu’il ne connaissait pas, il demanda à sa sœur « Qui est donc cette jeune fille dont les traits me paraissent si beaux sous ce voile léger ? » Sett Zahia répondit : « C’est une compagne dont ne peut se séparer Belle-Heureuse ; car elle ne peut manger ni boire avec plaisir si elle ne la sent pas près d’elle ! »
Alors le khalifat écarta le voile de l’adolescent, et fut stupéfait de sa beauté. Bel-Heureux, en effet, n’avait point encore de poils sur les joues, mais un léger duvet seulement qui mettait une ombre adorable sur sa blancheur, sans compter la goutte de musc qui souriait sur son menton.
Aussi le khalifat, ravi à l’extrême, s’écria : « Par Allah ! ô Zahia, dès ce soir je veux également prendre cette nouvelle adolescente pour concubine, et je lui réserverai, comme à Belle-Heureuse, un appartement digne de sa beauté et un train de maison comme à mon épouse légitime. » Et Sett Zahia répondit : « Certes, ô mon frère, cette adolescente est un morceau digne de toi. » Puis elle ajouta : « Il me vient justement à l’idée de te raconter une histoire que j’ai lue dans un livre écrit par un de nos savants. » Et le khalifat demanda : « Et quelle est cette histoire ? » Sett Zahia dit :
« Sache, ô émir des Croyants, qu’il y avait dans la ville de Koufa un adolescent nommé Bel-Heureux, fils de Printemps… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quarante-huitième nuit.
Elle dit :
« Il était le maître d’une esclave fort belle qu’il aimait et qui l’aimait, car tous deux avaient été élevés ensemble dans le même berceau et s’étaient possédés dès les premiers temps de leur puberté. Et ils furent heureux pendant des années, jusqu’à ce qu’un jour le temps se tournât contre eux en les ravissant l’un à l’autre. Ce fut une vieille femme qui servit d’instrument de malheur au destin. Elle enleva la jeune esclave et la livra au gouverneur de la ville, qui se hâta de l’envoyer en cadeau au roi de ce temps-là.
« Mais le fils de Printemps, en apprenant la disparition de celle qu’il aimait, n’eut de repos qu’il ne l’eût retrouvée dans le palais même du roi, au milieu du harem. Mais, au moment même où tous deux se félicitaient de leur réunion et versaient des larmes de joie, le roi entra dans la salle où ils se trouvaient, et les surprit ensemble. Sa fureur fut à sa limite et, sans chercher à éclaircir la situation, il leur fit couper la tête, à tous deux, séance tenante.
« Or, continua Sett Zahia, comme le savant qui a écrit cette histoire ne donne pas sa conclusion sur le procédé, je voudrais, ô émir des Croyants, te demander ton avis sur l’acte de ce roi, et savoir ce que tu aurais fait à sa place, dans les mêmes conditions. »
L’émir des Croyants, Abd El-Malek ben-Merouân, répondit sans hésiter : « Ce roi aurait dû se garder d’agir avec tant de précipitation ; et il aurait mieux fait de pardonner aux deux jeunes gens, pour trois raisons : la première est que les deux jeunes gens s’aimaient depuis longtemps, la seconde est qu’ils étaient les hôtes de ce roi puisqu’ils étaient dans son palais, et la troisième est qu’un roi ne doit agir qu’avec prudence et circonspection. Je conclus donc que ce roi a fait un acte indigne d’un vrai roi. »
À ces paroles, Sett Zahia se jeta aux genoux de son frère et s’écria : « Ô émir des Croyants, tu viens, sans le savoir, de te juger toi-même dans l’acte futur que tu vas accomplir. Je t’adjure par la mémoire sacrée de nos grands ancêtres et de notre auguste père l’intègre, d’être équitable dans le cas que je vais te soumettre. » Et le khalifat, fort surpris, dit à sa sœur : « Tu peux me parler en toute confiance. Mais relève-toi. » Et la sœur du khalifat se releva et se tourna vers les deux jeunes gens et leur dit « Tenez-vous debout ! » Et ils se tinrent debout, et Sett Zahia dit à son frère « Ô émir des Croyants, cette adolescente si douce et si belle, qui est couverte de ce voile, n’est autre que le jeune Bel-Heureux, fils de Printemps. Et Belle-Heureuse est celle qui fut élevée avec lui et devint plus tard son épouse. Et son ravisseur n’est autre que le gouverneur de Koufa, dont le nom est Ben-Youssef El-Thékafi. Il a menti dans la lettre où il te disait avoir acheté l’esclave pour dix mille dinars. Je te demande sa punition et le pardon de ces deux jeunes gens si excusables. Accorde-moi leur grâce, en te souvenant qu’ils sont tes hôtes et qu’ils sont protégés par ton ombre. »
À ces paroles de sa sœur, le khalifat dit : « Certes ! je n’ai point pour coutume de revenir sur mes paroles. »
Puis il se tourna vers Belle-Heureuse et lui demanda : « Ô Belle-Heureuse, tu reconnais que c’est bien là ton maître Bel-Heureux ? » Elle répondit : « Tu l’as dit, ô émir des Croyants ! » Et le khalifat conclut : « Je vous rends l’un à l’autre ! »
Après quoi il regarda Bel-Heureux et lui demanda « Mais peux-tu au moins me dire comment tu as pu pénétrer ici et connaître la présence de Belle-Heureuse dans mon palais ? » Bel-Heureux répondit : « Ô émir des Croyants, accorde à ton esclave quelques instants d’attention et il te racontera toute son histoire ! » Et aussitôt il mit le khalifat au courant de toute l’aventure, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un seul détail.
Le khalifat fut extrêmement étonné et voulut voir le médecin de Perse qui avait eu une intervention si prodigieuse. Et il le nomma médecin de son palais à Damas, et le combla d’honneurs et d’égards. Puis il retint Bel-Heureux et Belle-Heureuse dans son palais, pendant sept jours et sept nuits. Et il donna en leur honneur de grandes réjouissances, et les renvoya à Koufa chargés de cadeaux et d’honneurs. Et il destitua l’ancien gouverneur et nomma à sa place Printemps, père de Bel-Heureux. Et de la sorte tous vécurent à la limite du bonheur pendant une longue et délicieuse vie, jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice.
— Lorsque Schahrazade eut cessé de parler, le roi Schahriar s’écria : « Ô Schahrazade, cette histoire m’a charmé et les vers surtout m’ont exalté. Mais, en vérité, je suis bien surpris de n’y pas trouver les détails sur le mode d’amour que tu me faisais prévoir ! »
Et Schahrazade sourit légèrement et dit « Ô Roi fortuné, justement ces détails promis sont dans l’Histoire de Grain-de-Beauté, que je me réserve de te raconter, si toutefois tu as encore des insomnies ! »
Et le roi Schahriar s’écria « Que dis-tu, ô Schahrazade ? Mais, par Allah ! ne sais-tu que, même au risque de mourir d’insomnie, je veux écouter l’Histoire de Grain-de-Beauté ? Hâte-toi donc de la commencer ! »
Mais à ce moment Schahrazade vit apparaître le matin et renvoya cette histoire au lendemain.
Mais lorsque fut la deux cent cinquantième nuit.
Elle dit :
Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait au Caire un vénérable cheikh qui était le syndic des marchands de la cité. Il était respecté de tout le souk pour son honnêteté, ses manières graves et polies, son langage mesuré, sa richesse et le nombre de ses esclaves et de ses serviteurs. Il s’appelait Schamseddîn.
Un jour de vendredi, avant la prière, il alla au hammam, puis entra chez le barbier où, selon les prescriptions sacrées, il se fit couper les moustaches au ras de la lèvre supérieure, selon la prescription du Livre, et se fit soigneusement raser la tête. Puis il prit le miroir que lui tendait le barbier et s’y regarda, après avoir toutefois récité l’acte de foi pour se préserver d’une complaisance trop marquée pour ses traits. Et il constata avec tristesse que les poils blancs de sa barbe étaient devenus bien plus nombreux que les noirs, et qu’il fallait beaucoup d’attention pour distinguer ces derniers parmi les touffes blanches où ils se disséminaient. Et il pensa : « La barbe blanchissante est un indice de la vieillesse, et la vieillesse est un avertissement de la mort. Pauvre Schamseddîn ! Te voici près de la porte du tombeau, et tu n’as pas encore de postérité. Tu t’éteindras, et il sera de toi comme si jamais tu n’avais été. »
Puis, tout plein de ces désolantes pensées, il se rendit à la mosquée, pour la prière, et de là rentra à sa maison où son épouse, connaissant les heures habituelles de son arrivée, s’était préparée à le recevoir en se baignant et se parfumant et s’épilant avec soin. Et elle le reçut avec un visage souriant et lui souhaita le bonsoir, disant : « Ô soirée de félicité sur toi ! »
Mais le syndic, sans rendre le souhait à son épouse, lui dit : « De quelle félicité me parles-tu ? Peut-il y avoir quelque félicité pour moi ? » Son épouse, étonnée, lui dit : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! Pourquoi ces pensées néfastes ? Que manque-t-il à ton bonheur ? Et quelle est la cause de ton chagrin ? » Il répondit : « Toi seule ! » Et un silence tomba. Puis il reprit : « Écoute-moi, ô femme ! Songe à la peine et à l’amertume que j’éprouve chaque fois que je me rends au souk. Je vois dans les boutiques les marchands assis avec, à leurs côtés, leurs enfants au nombre de deux ou trois ou quatre qui grandissent sous leurs yeux. Et ils sont fiers de leur postérité. Et moi seul je suis privé de cette consolation. Et souvent je me souhaite la mort pour échapper à cette vie sans consolations. Et je prie Allah, qui a appelé mes pères dans son sein, de m’écrire aussi une fin qui mette un terme à mes tourments. »
À ces paroles, l’épouse du syndic lui dit : « Ne t’arrête pas, ô fils de l’oncle, à ces affligeantes pensées, et viens faire honneur à la nappe que j’ai tendue pour toi. »
Mais le marchand s’écria : « Non ! par Allah, je ne veux plus ni manger ni boire, ni surtout accepter désormais quoi que ce soit de tes mains. C’est toi seule la cause de notre stérilité. Voilà quarante ans déjà écoulés depuis notre mariage, et cela sans aucun résultat. Et tu m’as toujours empêché de prendre d’autres épouses, et tu as profité de la faiblesse de ma chair, lors de notre première nuit de noces, pour me faire prêter serment de ne jamais introduire dans la maison une autre femme en ta présence, et de ne jamais même coucher avec une autre femme que toi. Et moi, naïvement, je t’ai promis tout cela. Et le plus fort, c’est que j’ai tenu ma promesse et que toi, voyant ta stérilité, tu n’as pas eu la générosité de me délier de mon serment. Mais, par Allah ! je jure maintenant que je préfère me couper le zebb plutôt que de te le donner désormais. Car je vois bien à présent que c’est peine perdue d’œuvrer avec toi ; et il y a autant à gagner à enfoncer mon outil dans un trou de rocher qu’à essayer de féconder une terre aussi sèche que la tienne. Oui ! par Allah, c’est autant de foutreries perdues que celles si généreusement éparpillées par moi dans un abîme sans fond ! »
Lorsque l’épouse du syndic eut entendu ces paroles, elle vit la lumière se changer en ténèbres devant son visage et, du ton le plus aigre qu’elle put prendre, elle cria à son époux : « Ah ! vieux refroidi ! Parfume donc ta bouche avant de parler ! Le nom d’Allah sur moi et autour de moi ! Préservée sois-je de toute laideur et fausse imputation ! Crois-tu donc que, de nous deux, ce soit moi la retardataire ? Détrompe-toi, l’oncle ! Ne t’en prends qu’à toi-même et à tes œufs froids ! Oui, par Allah ! ce sont tes œufs qui sont froids et secrètent un liquide sans vertu ! Va acheter de quoi épaissir leur suc ! Et tu verras alors si mon fruit est plein de grains ou stérile. »
À ces paroles de son épouse irritée, le syndic des marchands fut ébranlé dans ses convictions et, d’un ton hésitant, il demanda : « En admettant que mes œufs soient froids et que leur suc soit sans vertu, pourrais-tu par hasard m’indiquer l’endroit où l’on vend la drogue capable d’épaissir ce qui est fluide ? » Son épouse lui répondit : « Tu trouveras chez le droguiste la mixture qui épaissit les œufs de l’homme. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent cinquante-unième nuit.
Elle dit :
En entendant ces paroles, le syndic se dit : « Par Allah ! dès demain j’irai chez le droguiste acheter un peu de mixture pour m’épaissir les œufs ! »
Aussi, le lendemain, à peine le souk ouvert, le syndic prit avec lui une porcelaine vide et alla chez un droguiste et lui dit : « La paix sur toi ! » Le droguiste lui rendit son salam et lui dit : « Ô matinée bénie qui t’amène comme premier client ! Ordonne ! » Le syndic dit : « Je viens te demander de me vendre une once de la mixture qui épaissit les œufs des fils d’Adam ! » Et il lui tendit le bol de porcelaine.
À ces paroles, le droguiste ne sut que penser et se dit : « Notre syndic, si grave d’ordinaire, veut sans doute plaisanter. Je vais lui répondre à sa manière. » Et il lui dit : « Non, par Allah ! j’en avais encore hier, mais cette mixture est tellement demandée que mes provisions sont épuisées. Va plutôt en demander à mon voisin. »
Alors le syndic alla chez le second droguiste, puis chez le troisième, puis chez tous les droguistes du souk, et tous le renvoyaient avec la même réponse, en riant à part eux d’une demande aussi extraordinaire.
Quand le syndic vit que ses recherches restaient sans résultat, il revint à sa boutique et s’y assit tout songeur et dégoûté de l’existence. Et comme il se faisait ainsi du mauvais sang, il vit s’arrêter devant sa porte le cheikh des courtiers, un mangeur de haschich, un ivrogne, un consommateur d’opium, en un mot le modèle des crapules et de la canaille du souk. De son nom il s’appelait Sésame.
Pourtant le courtier Sésame respectait beaucoup le syndic Schamseddîn, et ne passait jamais devant sa boutique sans le saluer jusqu’à terre en employant les formules les plus choisies. Et ce matin-là il ne manqua pas de rendre ces égards au digne syndic qui ne put s’empêcher de lui rendre le salam, mais d’un ton de fort méchante humeur. Et Sésame, qui s’en aperçut, lui demanda : « Quel désastre a-t-il pu survenir pour jeter un tel trouble en ton âme, ô notre vénérable syndic ? » Il répondit : « Ô Sésame, viens t’asseoir et écoute mes paroles. Et tu verras si j’ai lieu de m’affliger.
« Songe, Sésame, que voilà déjà quarante ans que je suis marié, et je ne connais pas encore même l’odeur d’un enfant ! Et l’on a fini par me dire que le retard provenait de moi seul qui aurais, paraît-il, les œufs transparents et le suc trop clair et sans vertu ! Et l’on m’a conseillé de chercher chez les droguistes la mixture qui épaissit les œufs. Mais aucun droguiste n’en possède dans sa boutique. Tu me vois donc malheureux de ne pouvoir trouver de quoi donner la consistance nécessaire au suc le plus précieux de mon individu. »
Lorsque le courtier Sésame eut entendu ces paroles du syndic, loin de s’en montrer étonné ou d’en rire comme les droguistes, il avança la main, la paume tournée en haut, et dit : « Mets un dinar dans cette main, et donne-moi ce bol de porcelaine. J’ai ton affaire ! » Et le syndic lui répondit : « Par Allah ! serait-ce possible ? Mais, ô Sésame, sache que si vraiment tu réussis dans cette affaire-là ta fortune est faite. Je te le jure sur la vie du Prophète ! Et voici, pour commencer, deux dinars au lieu d’un ! » Et il lui mit les deux pièces d’or dans la main et lui remit la porcelaine.
Alors la crapule qu’était ce Sésame se montra en cette occasion-là bien plus au courant de la science que tous les droguistes du souk. En effet, il rentra chez lui après avoir acheté au souk tout ce dont il avait besoin et se mit aussitôt à préparer la mixture en question.
Il prit deux onces de rob de cubèbe chinois, une once d’extrait gras de chanvre ionien, une once de caryophille frais, une once de cinnamome rouge de Serendib, dix drachmes de cardamome blanc de Malabar, cinq de gingembre indien, cinq de poivre blanc, cinq de piment des îles, une once de baies de badiane de l’Inde, et une demi-once de thym montagnard. Il mêla le tout avec dextérité, après avoir pilé et passé au tamis, y versa du miel pur et fit ainsi une pâte bien liée à laquelle il ajouta cinq grains de musc et une once d’œufs pilés de poissons. Il y ajouta encore un peu de julep léger à l’eau de roses, et mit le tout dans le bol de porcelaine.
Il se hâta alors d’aller porter le bol au syndic Schamseddîn, en lui disant : « Voilà la mixture souveraine qui durcit les œufs de l’homme et en épaissit le suc trop fluide. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent cinquante-deuxième nuit.
Elle dit :
Puis il ajouta : « Il faut manger cette pâte deux heures avant le moment de l’approche. Mais, au préalable, il te faut, durant trois jours, ne prendre, pour toute nourriture, que des pigeons grillés, extrêmement assaisonnés d’épices, des poissons mâles avec leur laitance au dedans, et enfin des œufs de bélier grillés légèrement. Et si, avec tout cela, tu n’arrives pas à percer même les murailles et à féconder un rocher nu, je consens, moi Sésame, à me raser les moustaches, et je te permets de me cracher au visage. » Et, ayant dit ces paroles, il remit au syndic le bol de porcelaine et s’en alla.
Alors le syndic pensa : « Sûrement ce Sésame, qui passe sa vie dans la débauche, doit s’y connaître en drogues durcissantes. Je vais donc mettre ma foi en Allah et en lui. » Et il rentra à sa maison et se hâta de se réconcilier avec son épouse, qu’il aimait d’ailleurs et dont il était aimé. Et tous deux s’excusèrent l’un envers l’autre de leur emportement passager, et s’exprimèrent toute la peine qu’ils avaient eue de se sentir, pendant toute une nuit, brouillés pour des paroles sans conséquence.
Après quoi, Schamseddîn se mit à suivre scrupuleusement pendant trois jours le régime prescrit par Sésame, et finit par manger la pâte en question.
Alors il sentit que son sang s’échauffait à l’extrême, comme au temps de sa jeunesse quand il faisait des gageures avec les vauriens de son âge. Il s’approcha donc de son épouse et la monta. Et tous deux furent émerveillés du résultat en tant que durée, chaleur, intensité et consistance.
Aussi cette nuit-là l’épouse du syndic fut fécondée ; ce dont elle eut la certitude à certains signes intérieurs qui ne trompent point.
La grossesse poursuivit son cours et, au bout du neuvième mois, jour pour jour, l’épouse eut des couches heureuses, mais effroyablement difficiles, car l’enfant qui venait de lui naître était aussi gros que s’il avait un an d’âge. Et la sage-femme déclara, après les invocations d’usage, que de sa vie elle n’avait vu un enfant aussi fort et aussi beau. Ce dont il ne faut point s’étonner si l’on songe à la pâte merveilleuse de Sésame.
Donc la sage-femme reçut l’enfant et le lava en invoquant le nom d’Allah, de Mohammad et d’Ali, et lui récita à l’oreille l’acte de foi musulman, et l’emmaillota et le remit à la mère qui lui donna le sein jusqu’à ce qu’il fût bien repu et endormi. Et la sage-femme resta encore trois jours auprès de la mère, et ne s’en alla que lorsqu’elle se fut assurée que tout était bien, et que l’on eut distribué à toutes les voisines les douceurs préparées à cette occasion.
Le septième jour on jeta du sel dans la chambre, et le syndic alors entra féliciter son épouse. Puis il lui demanda : « Où est le don d’Allah ? » Aussitôt elle lui tendit le nouveau-né. Et le syndic Schamseddîn fut émerveillé de la beauté de cet enfant de sept jours qui avait l’air d’avoir un an, et dont le visage était la pleine lune à son lever. Et il demanda à son épouse : « Comment vas-tu l’appeler ? » Elle répondit : « Si c’était une fille, je lui aurais moi-même donné un nom ; mais comme c’est un garçon, à toi la priorité du choix ! »
Or, à ce moment-là, l’une des esclaves qui emmaillotaient l’enfant pleura d’émotion en voyant sur la fesse gauche du petit une jolie envie brune, comme un grain de musc, qui tranchait par sa couleur sur la blancheur du reste. Et, d’ailleurs, sur les deux joues de l’enfant, il y avait également, mais en plus petit, un gentil grain noir et velouté. Aussi le digne syndic inspiré par cette découverte, s’écria : « Nous l’appellerons Alaeddîn Grain-de-Beauté ! »
L’enfant fut donc nommé Alaeddîn Grain-de-Beauté ; mais, comme c’était trop long, on ne l’appelait que Grain-de-Beauté. Et Grain-de-Beauté fut allaité durant quatre ans par deux nourrices différentes et par sa mère ; aussi devint-il fort comme un jeune lion et resta-t-il blanc comme le jasmin et rose comme les roses. Et il était si beau que toutes les petites filles des voisines et des parents l’adoraient à la folie ; et il acceptait leurs hommages, mais ne consentait jamais à se laisser embrasser par elles et les griffait cruellement quand elles l’approchaient de trop près. Aussi les petites filles, et même les jeunes filles, profitaient de son sommeil pour venir impunément le couvrir de baisers et s’émerveiller de sa beauté et de sa fraîcheur.
Quand le père et la mère de Grain-de-Beauté virent combien leur fils était admiré et choyé, ils eurent peur pour lui du mauvais œil ; et ils résolurent de le soustraire à cette influence maligne. Pour cela, au lieu de faire comme les autres parents qui laissent les mouches et la saleté couvrir le visage de leurs enfants afin de les faire paraître moins beaux et ne point attirer sur eux le mauvais œil, les parents de Grain-de-Beauté enfermèrent l’enfant dans un souterrain situé au-dessous de la maison, et le firent ainsi élever loin de tous les yeux. Et Grain-de-Beauté grandit de la sorte, ignoré de tous, mais entouré des soins incessants des esclaves et des eunuques. Et lorsqu’il eut atteint un âge plus avancé, on lui donna des maîtres fort instruits qui lui enseignèrent la belle écriture, le Koran et les sciences. Et il devint à son tour aussi savant qu’il était beau et bien fait. Et ses parents résolurent de ne le sortir du souterrain que lorsque sa barbe aurait poussé et grandi à traîner par terre.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent cinquante-troisième nuit.
Elle dit :
Or, un jour, l’un des esclaves, qui portait à Grain-de-Beauté les plateaux des mets, oublia de fermer derrière lui la porte du souterrain ; et Grain-de-Beauté, voyant ouverte cette porte qu’il n’avait jamais remarquée, tant le souterrain était vaste et plein de rideaux et de portières, se hâta de sortir et de monter vers l’étage où se trouvait sa mère entourée de diverses nobles dames venues en visite.
À ce moment-là Grain-de-Beauté était devenu un merveilleux adolescent de quatorze ans, beau comme un ange ivre, et les joues duvetées comme un fruit, avec toujours, près des lèvres, un grain noir de chaque côté, sans compter celui qu’on ne voyait pas.
Aussi, quand les femmes virent entrer tout à coup au milieu d’elles cet adolescent qu’elles ne connaissaient pas, elles se hâtèrent de se voiler le visage, effarouchées, et dirent à l’épouse de Schamseddîn : « Par Allah ! quelle honte sur toi de faire ainsi entrer auprès de nous un jeune homme étranger ! Ne sais-tu donc que la pudeur est un des dogmes essentiels de la foi ? »
Mais la mère de Grain-de-Beauté répondit : « Invoquez le nom d’Allah ! Ô mes invitées, celui que vous voyez n’est autre que mon enfant bien-aimé, le fruit de mes entrailles, le fils du syndic des marchands du Caire, celui qui a été élevé sur les seins des nourrices au lait généreux et sur les bras des belles esclaves, sur les épaules des vierges choisies et sur la poitrine des plus pures et des plus nobles ; c’est l’œil de sa mère et l’orgueil de son père, c’est Grain-de-Beauté ! Invoquez le nom d’Allah, ô mes invitées ! »
Et les épouses des émirs et des riches marchands répondirent : « Le nom d’Allah sur lui et autour de lui ! Mais, ô mère de Grain-de-Beauté, comment se fait-il que tu ne nous aies jamais montré ton fils jusqu’à ce jour ? »
Alors l’épouse de Schamseddîn se leva d’abord et baisa son fils sur les yeux et le renvoya, pour ne pas gêner davantage les invitées, puis leur dit : « Son père l’a fait élever dans le souterrain de notre maison pour le soustraire au mauvais œil. Et il a résolu de ne le montrer que lorsque sa barbe aura poussé, tant sa beauté risque d’attirer sur lui le danger et les mauvaises influences. Et s’il est sorti maintenant, c’est certainement par la faute de l’un des eunuques qui a dû oublier de fermer la porte. »
À ces paroles, les invitées félicitèrent beaucoup l’épouse du syndic d’avoir un fils si beau, et appelèrent sur lui les bénédictions du Très-Haut, puis s’en allèrent.
Alors Grain-de-Beauté revint près de sa mère et, comme il voyait les esclaves harnacher une mule, il demanda : « Pour qui cette mule ? » Elle répondit : « C’est pour aller chercher ton père au souk. » Il demanda : « Et quel est le métier de mon père ? » Elle dit : « Ton père, ô mon œil, est un grand marchand, et il est le syndic de tous les marchands du Caire ; et c’est lui qui est le fournisseur du sultan des Arabes et de tous les rois musulmans. Et, pour te donner une idée de l’importance de ton père, sache que les acheteurs ne s’adressent directement à lui que pour les grosses affaires qui dépassent le chiffre de mille dinars ; mais si une affaire est moindre, serait-elle même de neuf cent quatre-vingt-dix dinars, ce sont les employés de ton père qui s’en occupent, sans le déranger. Et il n’y a aucune marchandise ni aucun chargement qui puisse entrer au Caire ou en sortir sans qu’au préalable ton père en soit avisé et sans qu’on vienne le consulter. Allah a donc accordé à ton père, ô mon enfant, des richesses incalculables. Grâces lui en soient rendues ! »
Grain-de-Beauté répondit : « Oui ! Louanges à Allah qui m’a fait naître le fils du syndic des marchands ! Aussi je ne veux plus désormais passer ma vie enfermé, loin de tous les yeux, et dès demain il me faut aller au souk avec mon père ! » Et la mère répondit : « Qu’Allah t’entende, mon fils ! Je vais en parler à ton père dès son arrivée. »
Aussi lorsque Schamseddîn fut rentré, son épouse lui raconta ce qui venait de se passer et lui dit : « Il est temps vraiment de prendre notre fils au souk avec toi. » Le syndic répondit : « Ô mère de Grain-de-Beauté, ignores-tu donc que le mauvais œil est une chose réelle et qu’on ne plaisante pas avec des choses aussi graves ? Et oublies-tu le sort du fils de notre voisin un tel et de notre voisin un tel et de tant d’autres tués par le mauvais œil ? Crois bien que les tombeaux sont habités, la moitié du temps, par des morts emportés par le mauvais œil ! »
L’épouse du syndic répondit : « Ô père de Grain-de-Beauté, en vérité, la destinée de l’homme est fixée à son cou. Comment peut-il y échapper ? Et la chose écrite ne peut s’effacer, et le fils suivra le même chemin que son père dans la vie et dans la mort. Puis songe aux conséquences funestes dont notre fils sera un jour la victime par ta faute ! En effet, quand, après une vie que je souhaite longue et toujours bénie, tu seras mort, nul ne voudra reconnaître notre fils comme l’héritier légitime de tes richesses et de tes propriétés, puisque jusqu’aujourd’hui tout le monde ignore son existence ! Et de la sorte c’est le Trésor de l’État qui se saisira de tous nos biens et frustrera ton enfant, sans recours. Et j’aurai beau invoquer le témoignage des vieillards, les vieillards ne pourront que dire : « Nous n’avons jamais eu connaissance que le syndic Schamseddîn ait eu un fils quelconque ou une fille ! »
Ces paroles sensées firent réfléchir le syndic qui, au bout d’un instant, répondit : « Par Allah ! tu as raison, ô femme ! Dès demain j’emmènerai avec moi Grain-de-Beauté et je lui apprendrai la vente et l’achat, les négociations et les éléments du métier. » Puis il se tourna vers Grain-de-Beauté, que cette nouvelle transportait de joie, et lui dit : « Je sais que tu es ravi de venir avec moi. Mais sache, mon fils, que dans le souk il faut être sérieux et tenir les yeux baissés avec modestie ; aussi j’espère que tu mettras en pratique les sages leçons de tes maîtres et les principes dont tu as été nourri. »
Le lendemain, le syndic Schamseddîn, avant de conduire son fils au souk, le fit entrer au hammam…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent cinquantième nuit.
Elle dit :
… le fit entrer au hammam et, après le bain, le vêtit d’une robe de satin tendre, la plus belle qu’il avait en magasin, et lui ceignit le front d’un léger turban à l’étoffe rayée de minces filets de soie dorée. Après quoi tous deux mangèrent un morceau et burent un verre de sorbet ; et, rafraîchis de la sorte, ils sortirent du hammam. Le syndic enfourcha la mule blanche que lui tenaient les esclaves et prit derrière lui son fils Grain-de-Beauté dont la fraîcheur de teint s’était faite encore plus remarquable, et dont les yeux brillants eussent séduit les anges. Puis, montés ainsi tous deux sur la mule, précédés et suivis par les esclaves habillés de neuf, ils prirent le chemin du souk.
À cette vue, tous les marchands du souk et les acheteurs et les vendeurs furent émerveillés ; et ils se disaient les uns aux autres : « Ya Allah ! regardez l’enfant ! C’est la lune à sa quatorzième nuit ! » Et d’autres disaient : « Qui est donc ce délicieux enfant qui est derrière le syndic Schamseddîn ? Nous ne l’avons jamais vu ! »
Pendant qu’ils s’exclamaient de la sorte sur le passage de la mule montée par le syndic et Grain-de-Beauté, le courtier Sésame vint à passer dans le souk et aperçut également le jeune garçon. Or, Sésame, à force de débauches et d’excès de haschich et d’opium, avait fini par perdre complètement la mémoire et ne se souvenait même plus de la cure qu’il avait opérée jadis au moyen de sa miraculeuse mixture à base de laitance, de musc, de rob de cubèbe et de tant de choses excellentes.
Donc, en voyant le syndic avec ce jeune garçon, il se mit à ricaner crapuleusement, en disant aux marchands qui l’écoutaient : « Voyez un peu ce vieillard à barbe blanche ! Il est comme le poireau ! Blanc en dehors et vert en dedans ! » Et il allait d’un marchand à l’autre, répétant à chacun ses bons mots et ses plaisanteries, jusqu’à ce qu’il ne fût resté personne dans le souk qui n’eût la certitude que le syndic Schamseddîn avait un jeune mamelouk mignon dans sa boutique.
Lorsque cette rumeur parvint aux oreilles des notables et des principaux marchands, une assemblée se forma, composée des plus âgés d’entre eux et des plus respectés, pour juger du cas de leur syndic. Et, au milieu de l’assemblée, Sésame pérorait et faisait de grands gestes et disait : « Nous ne voulons plus désormais avoir à notre tête, comme syndic du souk, cette barbe vicieuse qui se frotte aux jeunes garçons ! Aussi, nous allons nous abstenir dès aujourd’hui d’aller réciter, avant l’ouverture des boutiques, comme nous avons l’habitude de le faire chaque matin, les sept versets sacrés de la Fatiha en présence du syndic. Et, dans la journée, nous élirons un autre syndic qui soit un peu moins amateur de garçons que ce vieux-là. »
À ce discours de Sésame, les marchands ne trouvèrent rien à redire, et s’arrêtèrent au plan proposé, à l’unanimité.
Quant au digne Schamseddîn, lorsqu’il vit l’heure passer sans que les marchands et les courtiers vinssent réciter devant lui les versets rituels de la Fatiha, il ne sut à quoi attribuer cette négligence si grave et si contraire à la tradition. Et comme il voyait, non loin de là, Sésame qui le regardait du coin de l’œil, il lui fit signe de s’approcher pour écouter deux mots. Et Sésame, qui n’attendait que ce signe, s’approcha, mais lentement et en prenant tout son temps et en traînant le pas fort négligemment, tout en jetant de droite et de gauche des sourires d’intelligence aux boutiquiers qui n’avaient d’yeux que pour lui, tant la curiosité les tenait en suspens et leur faisait souhaiter une solution à cette affaire qui primait tout à leurs yeux.
Donc Sésame, se sachant le centre de tous les regards et de l’attention générale, vint, en se dandinant, s’appuyer sur la devanture de la boutique ; et Schamseddîn lui demanda : « Eh bien, Sésame, comment se fait-il que les marchands, avec le cheikh en tête, ne soient pas venus réciter devant moi la Fatiha ? » Sésame répondit : « Heuh ! je ne sais pas, moi. Il y a des bruits, comme ça, qui courent dans le souk, des bruits, comment dirais-je, des bruits ! En tout cas, ce que je sais fort bien, c’est qu’un parti s’est formé, composé des principaux cheikhs, qui a résolu de te destituer et d’appeler un autre aux fonctions de syndic ! »
À ces paroles, le digne Schamseddîn changea de teint et, d’un ton resté grave tout de même, il demanda : « Peux-tu au moins me dire sur quoi est basée cette décision ? » Sésame cligna de l’œil, fit mouvoir ses hanches, et répondit : « Voyons, ô cheikh, ne fais pas le malin ! Tu le sais mieux que n’importe qui ! Et ce jeune garçon-là, que tu as mis dans la boutique, il n’est pas là pour chasser les mouches seulement ! En tout cas, sache bien que moi, malgré tout, j’ai pris ta défense, seul de toute l’assemblée, et j’ai dit que tu n’étais pas du tout un amateur de garçons, vu que j’aurais été le premier à le savoir puisque je suis lié d’amitié avec tous ceux qui font de préférence cette culture. Et j’ai même ajouté que ce garçon devait être quelque parent de ton épouse ou le fils de quelqu’un de tes amis de Tantah, de Mansourah ou de Baghdad, venu chez toi pour affaires. Mais l’assemblée entière s’est tournée contre moi et a voté ta destitution. Allah est le plus grand, ô cheikh ! Tu as pour te consoler ce jouvenceau dont tu me permets, entre nous, de te féliciter. Il est vraiment très bien. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent cinquante-cinquième nuit.
Elle dit :
À ces paroles de Sésame, le syndic Schamseddîn ne put plus contenir son indignation, et s’écria : « Tais-toi, ô le plus pourri des débauchés ! Ne sais-tu donc plus que c’est mon enfant ? Où est ta mémoire, ô mangeur de haschich ? » Mais Sésame répondit : « Et depuis quand as-tu un fils ? Ce garçon de quatorze ans est-il donc sorti, tel qu’il est, du ventre de sa mère ? » Schamseddîn répliqua : « Mais, ô Sésame, ne te souviens-tu donc pas que c’est toi-même, il y a quatorze ans, qui m’as apporté cette miraculeuse mixture qui épaissit les œufs et concentre le suc ? Par Allah ! c’est grâce à elle que j’ai pu connaître la fécondité et qu’Allah m’a doté de ce fils ! Et tu n’es jamais plus revenu me demander des nouvelles de cette cure. Quant à moi, par peur du mauvais œil, j’ai fait élever cet enfant dans le grand souterrain de notre maison, et aujourd’hui c’est la première fois qu’il sort avec moi. Car, bien que ma première intention eût été de ne le faire sortir que lorsqu’il aurait pu tenir sa barbe dans ses mains, sa mère m’a décidé à l’emmener avec moi pour lui apprendre le métier et le mettre au courant des affaires, en prévision de l’avenir. »
Puis il ajouta : « Quant à toi, Sésame, je suis enfin content de te rencontrer pour me libérer de ma dette ! Voici mille dinars, pour le service que tu m’as jadis rendu, grâce à ta drogue admirable. »
Lorsque Sésame eut entendu ces paroles, il ne douta plus de la vérité et courut détromper tous les marchands, qui aussitôt se hâtèrent d’accourir pour féliciter d’abord leur syndic et s’excuser ensuite auprès de lui du retard apporté à la prière d’ouverture que, séance tenante, ils récitèrent entre ses mains.
Après quoi Sésame, au nom de tous, prit la parole et dit : « Ô notre vénérable syndic, qu’Allah conserve à notre affection le tronc de l’arbre et les rameaux ! Et puissent les rameaux, à leur tour, fleurir et donner des fruits odorants et dorés ! Mais, ô notre syndic, d’ordinaire les pauvres gens eux-mêmes, à l’occasion d’une naissance, font faire des douceurs et les distribuent aux amis et aux voisins et nous n’avons pas encore dulcifié notre palais de la pâte d’assida au beurre et au miel, qu’il est si bon de goûter en faisant des vœux pour le nouveau-né ! À quand le grand chaudron de cette excellente assida ? »
Le syndic Schamseddîn répondit : « Mais comment donc ! Je ne demande pas mieux ! Ce ne sera pas seulement un chaudron d’assida que je vous offrirai, mais un grand festin dans ma maison de campagne, aux portes du Caire, au milieu des jardins. Je vous invite donc tous, ô mes amis, à vous rendre demain matin à mon jardin. Et là, si Allah veut, nous rattraperons ce qui n’était que différé. »
Aussitôt rentré chez lui, le digne syndic fit faire de grands préparatifs pour le lendemain, et envoya au four, pour être rôtis à la première heure, des moutons gavés pendant six mois de feuilles vertes, et des agneaux entiers, avec du beurre en quantité, et des plateaux innombrables de pâtisseries et autres choses semblables. Et il mit à contribution toutes les esclaves de la maison qui étaient expertes en l’art des douceurs, et les confiseurs et pâtissiers de la rue Zeini. Mais aussi la chose, il faut le dire, après tant de peines, ne laissait vraiment rien à désirer.
Le lendemain, de bonne heure, Schamseddîn se rendit au jardin avec son fils Grain-de-Beauté, et fit tendre par les esclaves deux immenses nappes en deux endroits séparés assez éloignés l’un de l’autre ; puis il appela Grain-de-Beauté et lui dit : « Mon fils, j’ai fait tendre, tu le vois, deux nappes différentes ; l’une est réservée aux hommes, et l’autre aux garçons de ton âge qui viendront avec leurs pères. Moi, je recevrai les hommes à barbe, et toi, mon fils, tu te chargeras de recevoir les jeunes garçons. » Mais Grain-de-Beauté, surpris, demanda à son père : « Pourquoi cette séparation et ces deux services différents ? D’ordinaire cela ne se pratique de la sorte qu’entre hommes et femmes. Et les garçons comme moi qu’ont-ils donc à craindre des hommes à barbe ? » Le syndic répondit : « Mon fils, les jeunes garçons imberbes se trouveront plus libres d’être seuls et pourront mieux s’amuser entre eux que s’ils sont en présence de leurs pères ! » Et Grain-de-Beauté, qui n’y entendait pas malice, se contenta de cette réponse.
Donc, à l’arrivée des invités, Schamseddîn se mit à recevoir les hommes, et Grain-de-Beauté les enfants et les jeunes garçons. Et l’on mangea, et l’on but, et l’on chanta, et l’on s’amusa ; et la gaieté et la joie brillèrent sur tous les visages ; et l’encens et les aromates furent brûlés dans les cassolettes. Puis, quand le festin fut terminé, les esclaves passèrent aux invités les coupes pleines de sorbet à la neige. Et ce fut alors pour les hommes le moment de deviser agréablement, alors que les jeunes garçons, de l’autre côté, se livraient entre eux à mille jeux amusants.
Or, parmi les invités se trouvait un marchand, l’un des meilleurs acheteurs du syndic ; mais c’était un amateur de garçons fameux, qui n’avait laissé indemne de ses exploits aucun des jouvenceaux du quartier. Il s’appelait Mahmoud, mais il n’était connu que sous le surnom de : « Bilatéral ».
Lorsque Mahmoud-le-Bilatéral eut entendu les cris que faisaient les enfants de l’autre côté…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et interrompit le récit autorisé par le roi Schahriar.
Mais lorsque fut la deux cent cinquante-sixième nuit.
Elle dit :
… il fut ému à l’extrême et pensa : « Il doit sûrement y avoir une aubaine de ce côté-là ! » Et il profita de l’inattention générale pour se lever et faire semblant d’aller satisfaire un besoin. Et il se glissa doucement entre les arbres et arriva au milieu des jeunes garçons. Et il tomba en arrêt devant leurs mouvements gracieux et leurs jolis visages. Et il ne fut pas longtemps sans remarquer que le plus beau, sans conteste, d’entre les plus beaux était Grain-de-Beauté. Et il se mit à faire mille projets pour savoir comment lui parler et le prendre à l’écart, et il pensa : « Ya Allah ! pourvu qu’il s’éloigne un peu de ses camarades ! » Or, le destin le servit au delà de ses souhaits.
En effet, à un moment donné, Grain-de-Beauté, excité par le jeu, et les joues toutes roses de mouvement, sentit lui aussi le besoin d’aller pisser. Et, en garçon bien élevé qu’il était, il ne voulut pas s’accroupir devant tout le monde, et s’en alla sous les arbres. Aussitôt le Bilatéral se dit : « Sûrement, si je m’approchais de lui maintenant, je l’effaroucherais. Je vais m’y prendre autrement ! » Et il sortit de derrière l’arbre et parut au milieu des jeunes garçons qui le reconnurent et se mirent à le huer en lui courant entre les jambes. Et lui, fort content, se laissait faire en leur souriant ; puis il finit par leur dire : « Écoutez-moi, mes enfants ! je vous promets de vous donner demain à chacun une robe neuve, et de l’argent de quoi satisfaire tous vos caprices, si vous réussissez à inciter en Grain-de-Beauté l’amour du voyage et le désir de s’éloigner du Caire ! » Et les garçons lui répondirent : « Ô Bilatéral, cela est très facile ! » Alors il les laissa et retourna s’asseoir au milieu des hommes à barbe.
Lorsque Grain-de-Beauté, ayant fini de pisser, fut revenu à sa place, ses camarades clignèrent de l’œil entre eux, et le plus éloquent de la troupe, s’adressant à Grain-de-Beauté, lui dit : « Nous parlions pendant ton absence, des merveilles du voyage et des pays du loin, de Damas et d’Alep et de Baghdad ! Toi, ô Grain-de-Beauté, dont le père est si riche, tu as dû certainement l’accompagner bien des fois dans ses voyages avec les caravanes ? Raconte-nous donc un peu de ce que tu as vu de plus merveilleux ! » Mais Grain-de-Beauté répondit : « Moi ? Mais vous ne savez donc pas que j’ai été élevé dans le souterrain et que je n’en suis sorti qu’hier seulement ? Comment voulez-vous voyager dans ces conditions ? Et maintenant c’est tout au plus si mon père me permet de l’accompagner de la maison à notre boutique ! »
Alors le même garçon répliqua : « Pauvre Grain-de-Beauté, tu as été sevré des joies les plus délicieuses avant même d’avoir pu les goûter ! Si tu savais, ô mon ami, le goût merveilleux du voyage, tu ne voudrais plus rester un instant de plus dans la maison de ton père. Les poètes ont tous chanté à l’envi les délices de vagabonder, et voici d’ailleurs un ou deux seulement des vers qu’ils nous ont transmis à ce sujet :
« Voyage, qui dira tes merveilles ? Ô mes amis, toutes les belles choses aiment le changement ! Les perles elles-mêmes sortent des fonds obscurs de la mer, et traversent les immensités pour se poser sur le diadème des rois et le cou des princesses ! »
En entendant cette strophe, Grain-de-Beauté dit : « Assurément ! Mais le repos chez soi a bien aussi son charme ? » Alors l’un des garçons se mit à rire et dit à ses compagnons : « Voyez un peu ce Grain-de-Beauté ! Il est comme les poissons : ils meurent sitôt qu’ils quittent l’eau ! » Et un autre renchérit et dit : « Non ! c’est probablement qu’il craint de faner les roses de ses joues ! » Et un troisième ajouta : « Vous ne voyez donc pas qu’il est comme les femmes : elles ne peuvent plus faire un pas toutes seules, sitôt qu’elles sont dans la rue ! » Et un autre enfin s’écria : « Alors quoi ? Grain-de-Beauté, n’as-tu pas honte de n’être pas un homme ? »
En entendant toutes ces apostrophes, Grain-de-Beauté fut tellement mortifié qu’il quitta incontinent ses invités et, enfourchant la mule, prit le chemin de la ville et arriva, la rage dans le cœur et les larmes aux yeux, auprès de sa mère qui fut épouvantée de le voir en cet état. Et Grain-de-Beauté lui répéta les moqueries dont il avait été l’objet de la part de ses camarades, et lui déclara vouloir partir à l’instant pour n’importe où, mais partir ! Et il ajouta : « Tu vois bien ce couteau ! Il sera dans ma poitrine si tu ne veux pas me laisser voyager ! »
Devant cette résolution inattendue, la pauvre mère ne put que dévorer ses larmes et consentir à ce projet. Elle dit donc à Grain-de-Beauté : « Mon fils, je te promets de t’aider de tout mon pouvoir ! Mais comme d’avance je suis sûre du refus de ton père, je vais moi-même te faire préparer un chargement de marchandises, à mes frais. » Et Grain-de-Beauté dit : « Mais alors que cela soit fait tout de suite, avant l’arrivée de mon père ! »
Aussitôt l’épouse de Schamseddîn fit ouvrir par les esclaves l’un des entrepôts de réserve des marchandises, et fit faire par les emballeurs des balles en nombre suffisant pour suffire au chargement de dix chameaux.
Quant au syndic Schamseddîn, une fois les invités partis, il chercha en vain son fils dans le jardin, et finit par apprendre qu’il l’avait devancé à la maison. Et le syndic, terrifié à l’idée qu’un malheur avait pu survenir à son fils le long du chemin, mit sa mule au galop et arriva hors d’haleine dans la cour où il put enfin calmer son émotion en apprenant, par le portier, l’arrivée sans encombre de Grain-de-Beauté. Mais quelle ne fut point sa surprise en voyant, dans la cour, les ballots prêts à être chargés et portant, sur leurs étiquettes, en grosses lettres Alep, Damas, Baghdad.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent cinquante-septième nuit.
Elle dit :
Il se hâta de monter alors chez son épouse, qui lui apprit tout ce qui venait de se passer et le grave inconvénient qu’il y aurait à contrarier Grain-de-Beauté. Et le syndic dit : « Je vais tout de même essayer de le dissuader ! » Et il appela Grain-de-Beauté et lui dit : « Ô mon enfant, qu’Allah t’éclaire et te détourne de ce funeste projet ! Ne sais-tu donc ce qu’a dit notre Prophète (sur lui la prière et la paix !) : « Heureux l’homme qui se nourrit des fruits de sa terre et trouve en son pays même la satisfaction de sa vie ! » Et les anciens ont dit : « N’entreprenez jamais de voyage, ne serait-il que d’un seul mille ! » Donc, ô mon fils, je te demande de me dire si, après ces paroles, tu persistes encore dans ta résolution. »
Grain-de-Beauté répondit : « Sache, ô mon père, que je ne veux point te désobéir ; mais si tu t’opposes à mon départ en me refusant le nécessaire, je me dépouillerai de mes habits, je vêtirai la robe des pauvres derviches, et j’irai à pied parcourir les pays et les terres. »
Lorsque le syndic vit que son fils était résolu à partir coûte que coûte, il fut bien obligé de renoncer à contrarier son projet, et lui dit : « Voici alors, ô mon enfant, quarante charges en plus ; et tu auras de la sorte, avec les dix autres que t’a données ta mère, cinquante charges de chameau. Tu y trouveras les marchandises spéciales pour les besoins de chacune des villes où tu entreras ; car il ne faudrait pas essayer de vendre à Alep, par exemple, les étoffes qu’affectionnent les habitants de Damas ; ce serait de la mauvaise spéculation. Pars donc, mon fils, et qu’Allah te protège et t’aplanisse le chemin ! Et surtout prends toutes tes précautions en traversant, dans le Désert-du-Lion, un endroit qu’on nomme la Vallée-des-Chiens. C’est le repaire de bandits coupeurs de routes, dont le chef est un Bédouin surnommé : « le Rapide » à cause de la soudaineté de ses attaques et de ses incursions. » Et Grain-de-Beauté répondit : « Les événements bons ou mauvais nous viennent de la main d’Allah ! Et, quoi que je fasse, je n’aurai que ce qui doit m’échoir ! »
Comme ces paroles étaient sans réplique, le syndic ne dit plus rien ; mais son épouse n’eut de paix qu’après avoir fait mille vœux et promis cent moutons aux santons et mis son fils sous la sainte protection d’El-Saïed Abd El-Kâder El-Guilani, protecteur des voyageurs.
Après quoi le syndic, accompagné de son fils, qui put à grand’peine s’échapper des bras de sa pauvre mère pleurant sur lui toutes les larmes de son cœur, alla trouver la caravane déjà toute prête.
Et il prit à part le vieux mokaddem des chameliers et des muletiers, le cheikh Kamal, et lui dit : « Ô vénérable mokaddem, je te confie cet enfant, la prunelle de mes yeux, et je le mets sous l’aile d’Allah et sous ta garde ! Et toi, mon fils, dit-il à Grain-de-Beauté, voici celui qui te tiendra lieu de père, en mon absence. Obéis-lui et ne fais jamais rien sans le consulter ! » Puis il donna mille dinars d’or à Grain-de-Beauté, et, comme dernière recommandation, lui dit : « Je te donne ces mille dinars, mon fils, pour que tu puisses les utiliser et attendre patiemment le moment le plus avantageux pour la vente de tes marchandises ; car il faut bien te garder de les vendre au moment de la baisse. Tu dois saisir l’occasion où les étoffes et les autres articles sont le plus en hausse, pour les placer dans les meilleures conditions. » Puis, les adieux faits, la caravane se mit en marche et fut bientôt hors des portes du Caire.
Or, pour ce qui est de Mahmoud-le-Bilatéral, voici ! En apprenant le départ de Grain-de-Beauté, il eut bientôt fait de se préparer lui aussi ; et, en quelques heures, il avait mulets et chameaux chargés, et chevaux sellés. Et, sans perdre de temps, il se mit en route et rejoignit la caravane à quelques milles du Caire. Et il se disait : « Maintenant, dans le désert, ô Mahmoud, nul n’ira te dénoncer et nul ne viendra te surveiller. Et tu pourras, sans crainte d’être troublé, te délecter de cet enfant. »
Aussi, dès la première étape, le Bilatéral fit dresser ses tentes à côté des tentes de Grain-de-Beauté, et recommanda au cuisinier de Grain-de-Beauté de ne pas prendre la peine d’allumer le feu, vu que lui, Mahmoud, avait invité Grain-de-Beauté à venir partager son repas, sous sa tente.
Et, de fait, Grain-de-Beauté vint sous la tente du Bilatéral, mais accompagné du cheikh Kamal, le mokaddem des chameliers. Et ce soir-là le Bilatéral en fut pour ses frais. Et le lendemain, à la seconde halte, il en fut de même, et cela tous les jours, jusqu’à l’arrivée à Damas ; car, chaque fois, Grain-de-Beauté acceptait l’invitation, mais venait sous la tente du Bilatéral accompagné du mokaddem des chameliers.
Mais lorsqu’on fut arrivé à Damas où le Bilatéral avait, comme d’ailleurs au Caire, à Alep et à Baghdad, une maison à lui pour y recevoir ses amis…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade, la fille du vizir, vit apparaître le matin et interrompit le récit autorisé.
Mais lorsque fut la deux cent cinquante-huitième nuit.
Elle dit :
… une maison à lui pour y recevoir ses amis, il envoya à Grain-de-Beauté, resté sous les tentes à l’entrée de la ville, un esclave pour l’inviter, lui seulement, à venir l’honorer de sa présence. Et Grain-de-Beauté répondit : « Attends que j’aille demander l’avis du cheikh Kamal ! » Mais le mokaddem des chameliers fronça les sourcils à la proposition et répondit : « Non, mon fils, il faut refuser ! » Et Grain-de-Beauté déclina l’invitation.
Le séjour à Damas ne fut pas de longue durée, et l’on se mit bientôt en route pour Alep, où, dès l’arrivée, le Bilatéral envoya inviter Grain-de-Beauté. Mais, comme à Damas, le cheikh Kamal conseilla l’abstention, et Grain-de-Beauté, sans trop savoir pourquoi le mokaddem était si sévère, ne voulut pas le contrarier. Et, cette fois encore, le Bilatéral en fut pour son voyage et ses frais.
Mais quand on eut quitté Alep, le Bilatéral se jura bien que cette fois les choses ne se passeraient plus de la sorte. Aussi, dès la première halte dans la direction de Baghdad, il fit faire les préparatifs d’un festin sans précédent, et vint en personne inviter Grain-de-Beauté à l’accompagner. Et cette fois Grain-de-Beauté fut bien obligé d’accepter, n’ayant pas de motif sérieux à opposer, et rentra d’abord sous la tente pour se vêtir d’une façon convenable.
Alors le cheikh Kamal vint le rejoindre et lui dit : « Que tu es imprudent, ô Grain-de-Beauté ! Pourquoi as-tu accepté l’invitation de Mahmoud ? Ne connais-tu donc pas ses intentions ? Et ne sais-tu le motif qui l’a fait surnommer le Bilatéral ? En tout cas, tu aurais dû demander l’avis du vieillard que je suis et dont les poètes ont dit :
« J’ai demandé au vieillard : « Pourquoi marches-tu courbé ? » Il m’a répondu : « J’ai perdu sur la terre ma jeunesse. Et je me suis courbé pour la chercher. Et maintenant l’expérience est si lourde qui pèse sur moi qu’elle m’empêche de redresser le dos. »
Mais Grain-de-Beauté répondit : « Ô vénérable mokaddem, il serait tout à fait inconvenant de refuser l’invitation de notre ami Mahmoud qu’on appelle, je ne sais trop pourquoi, le Bilatéral. Et d’ailleurs je ne vois pas bien ce que j’ai à perdre en l’accompagnant. » Et le mokaddem répliqua vivement : « Par Allah ! il te mangera ! Il en a mangé bien d’autres ! »
À ces paroles, Grain-de-Beauté éclata de rire et se hâta d’aller rejoindre le Bilatéral qui l’attendait avec impatience. Et tous deux s’en allèrent sous la tente où était dressé le festin.
Or, vraiment, le Bilatéral n’avait rien épargné pour recevoir comme il fallait le merveilleux adolescent ; et tout était disposé pour charmer les yeux et flatter les sens. Aussi le repas fut-il gai et plein d’animation ; et tous deux mangèrent de grand appétit, et burent dans la même coupe jusqu’à satiété. Et lorsque le vin eut fermenté dans leurs têtes, et que les esclaves se furent discrètement retirés, le Bilatéral, ivre de passion, se pencha sur Grain-de-Beauté et, lui prenant les joues de ses deux mains, voulut en prendre un baiser. Mais Grain-de-Beauté, fort troublé, leva instinctivement la main ; et le baiser du Bilatéral ne rencontra que la paume de l’adolescent. Alors Mahmoud lui jeta un bras autour du cou et de l’autre lui entoura la taille, et, comme Grain-de-Beauté lui demandait : « Mais que veux-tu donc faire ? » il lui dit : « Simplement essayer d’expliquer ces vers du poète :
« Voici, ô mon œil ! Saisis ce que tu peux saisir, prends une poignée, ou deux, ou trois, et fais entrer d’un empan ou plus ! Mais que cela ne te gêne pas. Il faut de la douceur ! »
Puis, Mahmoud-le-Bilatéral se disposa à expliquer ces vers d’une façon pratique à l’adolescent. Mais Grain-de-Beauté, sans trop se rendre compte de la situation, se sentit fort gêné de ses airs, de ses gestes et de ses mouvements, et voulut s’en aller. Mais le Bilatéral le retint et finit par lui faire enfin comprendre de quoi il s’agissait.
Lorsque Grain-de-Beauté eut bien saisi les intentions du Bilatéral et pesé sa demande…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent cinquante-neuvième nuit.
Elle dit :
… il se leva sur l’heure et lui dit : « Non, par Allah ! Je ne vends pas de cette marchandise-là ! En tout cas, je dois te dire que si je la vendais aux autres pour de l’or, à toi je la donnerais pour rien ! » Et, malgré les supplications du Bilatéral, Grain-de-Beauté ne voulut pas rester un moment de plus sous la tente. Il sortit assez brusquement et regagna en hâte le campement où le mokaddem, fort inquiet, attendait son retour.
Aussi, lorsque le mokaddem Kamal vit entrer Grain-de-Beauté avec cet air étrange, il lui demanda : « Par Allah ! que s’est-il donc passé ? » Il répondit : « Mais absolument rien. Seulement il nous faut tout de suite lever le campement et nous en aller à Baghdad, sans retard ; car je ne veux plus voyager avec le Bilatéral. Il a des prétentions fort gênantes. » Le cheikh des chameliers dit : « Ne te l’avais-je pas dit, mon fils ? Mais loué soit Allah qu’il ne te soit rien arrivé ! Seulement je dois te faire remarquer qu’il serait fort périlleux de voyager ainsi seuls. Il vaut mieux rester, comme nous sommes, en une seule caravane, afin de pouvoir résister aux attaques des brigands bédouins dont ces terres sont infestées. » Mais Grain-de-Beauté ne voulut rien entendre et donna l’ordre du départ.
La petite caravane se mit donc seule en marche, et ne cessa de voyager de la sorte jusqu’à ce qu’un jour, vers le coucher du soleil, elle ne fut plus qu’à quelques milles des portes de Baghdad.
Le mokaddem des chameliers vint alors trouver Grain-de-Beauté et lui dit : « Il vaut mieux, mon fils, pousser jusqu’à Baghdad, cette nuit même, sans nous arrêter ici pour le campement. Car cet endroit où nous sommes est le plus dangereux de tout le voyage c’est la Vallée-des-Chiens. Nous courons très grand risque d’y être attaqués si nous y passons la nuit. Hâtons-nous donc d’arriver à Baghdad, avant la fermeture des portes. Car, mon fils, tu dois savoir que le khalifat fait chaque soir soigneusement fermer les portes de la ville pour empêcher les hordes dissidentes fanatiques d’entrer en cachette et de s’emparer des livres de la science et des manuscrits des lettres, enfermés dans les salles des écoles, et de les jeter dans le Tigre. »
Grain-de-Beauté, à qui cette proposition n’agréait pas, répondit : « Non, par Allah ! je ne veux pas entrer de nuit dans la ville, car je veux jouir de la vue de Baghdad au lever du soleil. Passons donc la nuit ici, car enfin je ne suis pas pressé, et je ne voyage pas pour affaires, mais pour mon plaisir simplement et pour voir ce que je ne connais pas. » Et le vieux mokaddem ne put que s’incliner, tout en déplorant l’entêtement dangereux du fils de Schamseddîn.
Quant à Grain-de-Beauté, il mangea un morceau ; puis, les esclaves partis se coucher, il sortit de la tente et s’éloigna un peu dans la vallée et alla s’asseoir sous un arbre au clair de lune. Et, inspiré par ce lieu propice aux rêveries, il commença le chant du poète :
« Reine de l’Irak aux délices légères, ô Baghdad, cité des khalifats et des poètes, si longtemps je t’ai rêvée, ô tranquille… »
Mais soudain, avant qu’il eût achevé la première strophe, il entendit à sa gauche une clameur effroyable et un galop de chevaux, et des vociférations criées par cent bouches à la fois. Et il se tourna et vit le campement envahi par une troupe nombreuse de Bédouins surgis de toutes parts comme s’ils sortaient de sous terre.
Ce spectacle nouveau pour lui le cloua sur place, et il put voir ainsi de loin le massacre de la caravane qui avait voulu se défendre, et le pillage de tout le campement. Et quand les Bédouins virent qu’il n’y avait plus personne debout, ils emmenèrent les chameaux et les mulets, et disparurent en un clin d’œil par où ils étaient venus.
Lorsque la stupéfaction où il était se fut un peu dissipée, Grain-de-Beauté descendit vers l’endroit où se trouvait son campement, et put voir tous ses gens égorgés. Et le cheikh Kamal lui-même, le mokaddem des chameliers, malgré son âge respectable, n’avait pas été épargné plus que les autres et gisait mort, la poitrine percée de nombreux coups de lance. Aussi il ne put supporter davantage la vue d’un spectacle si terrifiant, et il prit la fuite sans oser regarder derrière lui.
Il se mit à courir de la sorte, toute la nuit, et, pour ne pas exciter la cupidité de quelque nouveau brigand, il se dépouilla entièrement de ses riches vêtements qu’il jeta au loin, et ne garda sur lui que sa chemise seulement. Et c’est ainsi que, demi-nu, il fit son entrée à Baghdad au lever du jour.
Alors, harassé de fatigue et ne pouvant plus rester debout sur ses jambes, il s’arrêta devant la première fontaine publique qui se présenta devant lui, à l’entrée de la ville. Il se lava les mains, le visage et les pieds et monta sur la plate-forme qui surmontait la fontaine, s’y étendit tout de son long et ne tarda pas à s’endormir. Mais pour ce qui est de Mahmoud-le-Bilatéral, il s’était également mis en route, mais avait pris un raccourci, d’un autre côté, et de la sorte il avait pu éviter la rencontre des brigands. Et, de plus, il était arrivé aux portes de Baghdad, au moment même où Grain-de-Beauté les franchissait et s’endormait sur la fontaine.
Comme il passait près de cette même fontaine, le Bilatéral s’approcha de l’abreuvoir de pierre où l’eau coulait pour les bestiaux, et voulut y faire boire son cheval altéré. Mais la bête vit l’ombre qui s’allongeait de l’adolescent endormi et recula en soufflant. Alors le Bilatéral leva les yeux sur la plate-forme et faillit tomber de cheval en reconnaissant Grain-de-Beauté dans l’adolescent demi-nu endormi sur la pierre.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent soixantième nuit.
Elle dit :
Aussitôt il sauta à bas de son cheval, grimpa sur la plate-forme et s’immobilisa d’admiration devant Grain-de-Beauté étendu, la tête reposant sur l’un de ses bras, dans l’alanguissement du sommeil. Et, pour la première fois, il put enfin contempler à nu les perfections de ce jeune corps où les grains de beauté tranchaient sur la blancheur du reste. Et il ne comprenait guère par l’effet de quel hasard il rencontrait ainsi sur sa route, endormi sur cette fontaine, cet ange pour l’amour duquel il avait entrepris tout ce voyage. Et il ne parvenait point à détacher son regard de la petite envie, ronde comme un grain de musc, qui ornait sa fesse gauche en ce moment à découvert. Et il se disait, ne sachant exactement à quel parti se résoudre : « Que vaut-il mieux que je fasse ? Le réveiller ? L’emporter tel qu’il est, sur mon cheval, et fuir avec lui au désert ? Attendre qu’il soit réveillé, et lui parler, l’attendrir, et le décider à m’accompagner à ma maison de Baghdad ? » Il finit par s’arrêter à cette dernière idée et, s’asseyant sur le rebord de la plate-forme, aux pieds du jouvenceau, il attendit son réveil en se baignant les yeux de toute la limpidité que le soleil mettait sur son corps adolescent.
Grain-de-Beauté, une fois abreuvé de sommeil, s’étira les jambes et entr’ouvrit les yeux ; et au même moment Mahmoud lui prit la main et, d’une voix très douce, lui dit : « N’aie pas peur, mon enfant, tu es en sûreté auprès de moi. Mais hâte-toi, de grâce, de m’expliquer la cause de tout cela. »
Alors Grain-de-Beauté se leva sur son séant et, bien que gêné tout de même par la présence de son admirateur, lui raconta l’aventure dans tous ses détails. Et Mahmoud lui dit : « Louange à Allah, ô mon jeune ami, qui t’a enlevé la fortune, mais t’a conservé la vie ; car le poète a dit :
« Si la tête est sauve, la fortune perdue n’est qu’une rognure coupée de l’ongle sans le léser. »
« Et d’ailleurs ta fortune elle-même n’est point perdue, puisque tout ce que je possède t’appartient. Viens donc avec moi à la maison te baigner et t’habiller ; et dès cet instant tu peux considérer tous les biens de Mahmoud comme les tiens propres, et la vie de Mahmoud est à ta dévotion. » Et il continua à parler si paternellement à Grain-de-Beauté qu’il le décida à l’accompagner.
Il descendit donc le premier et l’aida ensuite à se mettre à cheval derrière lui, puis se mit en route vers sa maison, en frissonnant de plaisir au toucher du corps nu de l’adolescent.
Son premier soin fut de conduire Grain-de-Beauté au hammam et de le baigner lui-même, sans l’aide d’un masseur ou d’un serviteur quelconque ; et, après l’avoir vêtu d’une robe de grande valeur, il le fit entrer dans la salle où d’ordinaire il recevait ses amis.
C’était une salle délicieuse de fraîcheur et d’ombre, éclairée seulement par les reflets des émaux et des faïences. Une odeur d’encens ravissait qui transportait l’âme vers des jardins de camphre et de cinnamome. Au milieu, une fontaine jaillissante chantait. Le repos était parfait, et l’extase pouvait y être pleine de sécurité.
Tous deux s’assirent sur les tapis, et Mahmoud avança un coussin à Grain-de-Beauté pour s’y appuyer le bras. Des mets étaient servis sur les plateaux, et ils en mangèrent ; et ils burent ensuite les vins de choix contenus dans les pots. Alors le Bilatéral, qui jusque-là n’avait pas été trop pressant, ne put plus se contenir et éclata, en récitant cette strophe du poète :
« Désir ! ni les caresses délicates des yeux ni le baiser des lèvres pures ne sauraient t’apaiser. Ô mon désir ! tu sens peser sur toi la lourdeur d’une passion qui ne s’allégerait qu’en jaillissant. »
Mais Grain-de-Beauté, qui, maintenant habitué aux vers du Bilatéral, en saisissait aisément le sens parfois obscur, se leva immédiatement et dit à son hôte : « En vérité, je ne comprends point ton insistance à ce sujet. Je ne puis que te répéter ce que je t’ai déjà dit : Le jour où je vendrais aux autres cette marchandise pour de l’or, à toi je la donnerais pour rien. » Et, sans vouloir écouter davantage les explications du Bilatéral, il le quitta brusquement et s’en alla.
Lorsqu’il fut dehors, il se mit à errer par la ville. Mais il faisait déjà noir ; et comme il ne savait où se diriger, étranger qu’il était à Baghdad, il résolut de passer la nuit dans une mosquée qui se présenta sur sa route. Il entra donc dans la cour, et comme il allait enlever ses sandales pour pénétrer à l’intérieur de la mosquée, il vit venir à lui deux hommes précédés de leurs esclaves qui tenaient devant eux deux lanternes allumées. Il se rangea pour les laisser passer, mais le plus vieux des deux s’arrêta devant lui et, l’ayant considéré avec beaucoup d’attention, lui dit : « La paix sur toi ! » Et Grain-de-Beauté lui rendit son salam. L’autre reprit : « Es-tu étranger, mon enfant ? » Il répondit : « Je suis du Caire. Mon père est Schamseddîn, syndic des marchands de la Cité. »
À ces paroles, le vieillard se tourna vers son compagnon et lui dit : « Allah nous favorise au delà de nos vœux ! Nous n’espérions pas trouver si tôt l’étranger que nous cherchions et qui doit nous tirer d’embarras. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-unième nuit.
Elle dit :
Puis il prit Grain-de-Beauté à part et lui dit : « Béni soit Allah qui t’a mis sur notre chemin ! Nous avons à te demander un service que nous rétribuerons largement en te donnant cinq mille dinars, des effets, pour mille dinars et un cheval de mille dinars. Voici !
« Tu n’ignores pas, mon fils, que, d’après notre loi, quand un musulman a répudié une première fois son épouse, il peut la reprendre sans formalités au bout de trois mois et dix jours ; et s’il vient à divorcer une seconde fois, il peut également la reprendre, après le même temps légal expiré ; mais s’il vient à la répudier pour la troisième fois, ou si, ne l’ayant jamais répudiée, il lui dit simplement : « Tu es répudiée par trois fois » ou bien : « Tu n’es plus rien pour moi, je le jure par le troisième divorce ! » la loi, dans ce cas, veut, si toutefois le mari désire encore une fois reprendre sa femme, qu’un autre homme se marie d’abord légalement avec la femme répudiée, et la répudie à son tour après avoir couché, ne fût-ce qu’une nuit, avec elle. Et alors seulement le premier mari peut la reprendre comme femme légitime. Cette loi est la suprême sagesse, car elle est la meilleure sauvegarde des époux, et le plus sûr garant de leur fidélité réciproque et de leur parfaite union.
« Or, tel est le cas de ce jeune homme qui est avec moi. Il s’est laissé l’autre jour emporter par un accès de mauvaise humeur et a crié à son épouse, qui est ma fille : « Sors de ma maison ! Je ne te connais plus ! Tu es répudiée par les Trois ! » Et aussitôt ma fille, qui est son épouse, a ramené son voile sur son visage, devant son mari devenu désormais pour elle un étranger, a repris sa dot et est rentrée le jour même dans ma maison. Mais maintenant son mari, que voici, désire ardemment la reprendre. Il est venu me baiser les mains et me supplier de le réconcilier avec son épouse. Et moi je consentis à la chose. Et aussitôt nous sommes sortis à la recherche de l’homme qui doit servir de successeur momentané durant une nuit. Et c’est ainsi, mon fils, que nous t’avons trouvé. Comme tu es étranger à notre ville, les choses se passeront en secret, en présence du kâdi seulement, et rien n’en transpirera au dehors ! Et tu seras ainsi le Délieur. »
L’état de dénûment où était Grain-de-Beauté lui fit accepter de bon cœur la proposition et il se dit : « Je vais toucher cinq mille dinars, je vais prendre des effets pour mille dinars et un cheval de mille dinars, et de plus je vais copuler toute la nuit. Par Allah ! j’accepte ! » Et il dit aux deux hommes qui attendaient la réponse avec anxiété : « Par Allah ! j’accepte d’être le Délieur ! »
Alors le mari de la femme, qui n’avait pas encore parlé, se tourna vers Grain-de-Beauté et lui dit : « Tu nous tires vraiment d’un grand embarras, car je dois te dire que j’aime mon épouse à l’extrême. Seulement j’ai bien peur que demain matin, ayant trouvé mon épouse à ta convenance, tu ne veuilles plus la répudier et te refuses à me la rendre. La loi, dans ce cas, te donne raison. C’est pour cela que tout à l’heure, devant le kâdi, tu vas t’engager à me verser dix mille dinars de dommages-intérêts, en compensation, si, par malheur, tu ne voulais plus consentir au divorce, le lendemain. » Et Grain-de-Beauté accepta la condition, car il était bien résolu à ne coucher qu’une nuit seulement avec la femme en question.
Ils allèrent donc tous trois chez le kâdi et, par devant lui, firent le contrat dans les conditions légales. Et le kâdi, à la vue de Grain-de-Beauté, fut excessivement ému et l’aima beaucoup. Aussi le retrouverons-nous dans le courant de cette histoire.
Donc, le contrat fait, ils sortirent de chez le kâdi, et le père de la femme divorcée emmena Grain-de-Beauté et le fit entrer dans sa maison. Il le pria d’attendre dans le vestibule, et alla aussitôt prévenir sa fille en lui disant : « Ma chère fille, je t’ai trouvé un garçon fort bien fait qui, je l’espère, te plaira. Je te le recommande à la limite de la recommandation. Passe avec lui une nuit charmante et ne te prive de rien. On n’a pas toutes les nuits un si merveilleux garçon dans les bras. » Et, ayant prêché sa fille de la sorte, le bon père s’en alla fort content retrouver Grain-de-Beauté pour lui dire la même chose. Et il le pria d’attendre encore un peu que sa nouvelle épouse eût fini de se préparer à le recevoir.
Quant au premier époux, il alla trouver tout de suite une vieille femme fort rouée qui l’avait élevé, et lui dit : « Je t’en prie, ma bonne mère, il faut imaginer quelque expédient pour empêcher le Délieur que nous avons trouvé d’approcher cette nuit de mon épouse divorcée ! » Et la vieille répondit : « Par ta vie ! rien ne m’est plus facile ! » Et elle s’enveloppa de son voile…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-deuxième nuit.
Elle dit :
Et elle s’enveloppa de son voile et alla à la maison de la divorcée, où elle vit d’abord Grain-de-Beauté dans le vestibule. Elle le salua et lui dit : « Je viens trouver l’adolescente divorcée pour lui enduire le corps de pommades, comme je le fais tous les jours, afin de la guérir de la lèpre dont elle est atteinte, la pauvre femme ! » Et Grain-de-Beauté s’écria : « Qu’Allah m’en préserve ! Comment, ô bonne mère ? Cette femme est-elle donc atteinte de lèpre ! Et moi qui devais cette nuit copuler avec elle ! Car je suis le Délieur choisi par son ancien époux. » Et la vieille femme répondit : « Ô mon fils, qu’Allah préserve ta belle jeunesse ! Oui certes ! tu ferais bien de t’abstenir de copuler. » Et elle le laissa ahuri et rentra chez la divorcée, à laquelle elle persuada la même chose au sujet de l’adolescent qui devait servir de Délieur. Et elle lui conseilla l’abstention afin de ne pas se faire contaminer. Après quoi elle s’en alla.
Quant à Grain-de-Beauté, il continua à attendre un signe de l’adolescente, avant d’entrer chez elle. Mais il attendit longtemps sans voir rien venir si ce n’est une esclave qui lui porta un plateau de mets. Il mangea et but, puis, pour occuper le temps, il récita une sourate du Korân, et se mit ensuite à fredonner quelques strophes d’une voix plus suave que celle du jeune David en présence de Saül.
Lorsque la jeune femme, à l’intérieur, eut entendu cette voix, elle se dit : « Que prétendait-elle donc, cette vieille de malheur ? Est-ce qu’un homme atteint de lèpre peut être doué d’une si belle voix ? Par Allah ! je vais l’appeler et voir de mes propres yeux si cette vieille-là ne m’a pas menti. Mais auparavant je vais lui répondre. » Et elle prit un luth indien qu’elle accorda savamment et, d’une voix à faire s’arrêter au fond du ciel les oiseaux dans leur vol, elle chanta :
« J’aime un jeune daim aux doux yeux langoureux. Sa taille est si souple que les flexibles rameaux apprennent à onduler à le voir se balancer. »
Lorsque Grain-de-Beauté eut entendu les premières notes de ce chant, il cessa de fredonner, et écouta avec une attention charmée. Et il pensa : « Que me disait-elle, cette vieille marchande de pommades ? Une si belle voix ne saurait appartenir à une lépreuse ! » Et aussitôt, prenant le ton sur les dernières notes qu’il venait d’entendre, il chanta d’une voix à faire danser les rochers :
« Mon salut va vers la fine gazelle qui se cache du chasseur, et porte mes hommages aux roses sur le parterre de ses joues. »
Et cela fut dit d’un accent tel, que la jeune femme, secouée d’émotion, courut relever les rideaux qui la séparaient du jeune homme et s’offrit à sa vue, telle la lune se dégageant soudain d’un nuage. Et elle lui fit signe d’entrer vivement, et le précéda en mouvant ses hanches, à mettre debout un vieillard impotent. Et Grain-de-Beauté fut stupéfait de sa beauté, de sa fraîcheur et de sa jeunesse. Pourtant il n’osa l’aborder, hanté qu’il était par la crainte d’une contagion.
Mais soudain l’adolescente, sans prononcer une parole, en un clin d’œil se dévêtit de sa chemise et de son caleçon, qu’elle jeta au loin, et parut toute nue et aussi nette que le vierge argent et aussi ferme et élancée que la tige du jeune palmier.
À cette vue, Grain-de-Beauté sentit se mouvementer en lui l’héritage de son vénérable père, l’enfant charmant qu’il portait entre ses cuisses. Et, comme il percevait distinctement son appel, il voulut le passer à la jeune femme qui devait savoir où le mettre. Mais elle lui dit : « Ne m’approche pas ! J’ai peur d’attraper la lèpre que tu as sur le corps ! »
À ces paroles, Grain-de-Beauté, sans prononcer une parole, se dévêtit de tous ses habits, puis de sa chemise et de son caleçon, qu’il jeta au loin, et parut dans sa parfaite nudité, aussi limpide que l’eau de roche et aussi intact que l’œil d’un enfant.
Alors l’adolescente ne douta plus du stratagème employé par la vieille entremetteuse, sur l’instigation de son premier époux, et, éblouie par les charmes du jeune homme, elle courut à lui, et l’enveloppa de ses bras et l’entraîna vers le lit, sur lequel elle roula avec lui, et lui dit : « Fais tes preuves, ô cheikh Zacharia, ô père puissant des gros nerfs ! »
À cet appel formel, Grain-de-Beauté saisit l’adolescente par les hanches, et pointa le gros nerf de confiture dans la direction de la porte des triomphes, et, le poussant vers le corridor de cristal, le fit vivement aboutir à la porte des victoires. Puis il le fit dévier de la grande route, et le poussa vigoureusement, par le raccourci, vers la porte du monteur ; mais comme le nerf hésitait devant l’étroitesse de cette porte claquemurée, il força le passage en défonçant le couvercle, et se trouva alors chez lui comme si l’architecte avait pris les mesures des deux côtés à la fois. Après cela, il continua son excursion en visitant lentement le souk du lundi, le marché du mardi et du mercredi et l’étalage du jeudi. Puis, ayant délié de la sorte tout ce qui était à délier, il se reposa à l’entrée du vendredi.
Et tel fut le voyage d’essai de Grain-de-Beauté et de son enfant dans le jardin de l’adolescente.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-troisième nuit.
Elle dit :
Après quoi, Grain-de-Beauté, avec son enfant assoupi dans la félicité, s’enlaça tendrement à l’adolescente aux plates-bandes saccagées ; et tous trois s’endormirent jusqu’au matin.
Une fois réveillé, Grain-de-Beauté demanda à son épouse passagère : « Comment t’appelles-tu, mon cœur ? » Elle répondit : « Zobéida. » Il lui dit : « Eh bien ! Zobéida, je regrette beaucoup d’être forcé de te quitter ! » Elle demanda, émue : « Et pourquoi me quitterais-tu ? » Il dit : « Mais tu sais bien que je ne suis seulement que Délieur ! » Elle s’écria : « Non, par Allah ! Et je me figurais, dans mon bonheur, que tu étais un cadeau merveilleux que me faisait mon bon père, pour remplacer l’autre ! » Il dit : « Ô charmante Zobéida, je suis un Délieur choisi par ton père et par ton premier époux. Et, en prévision d’un mauvais vouloir probable de ma part, une fois que j’aurais goûté à tes charmes, ils ont eu soin tous deux de me faire signer un contrat, par devant le kâdi, qui m’oblige à leur payer dix mille dinars si ce matin je ne te répudie pas. Or, vraiment, je ne vois pas comment je pourrais leur payer cette somme fabuleuse, moi qui n’ai pas en poche un drachme seulement. Il vaut donc mieux que je m’en aille, sans quoi c’est la prison en perspective, puisque je ne suis pas solvable. »
À ces paroles, la jeune Zobéida réfléchit un instant ; puis, baisant les yeux de l’adolescent, lui demanda : « Comment t’appelles-tu, mon œil ? » Il dit : « Grain-de-Beauté. » Elle s’écria : « Ya Allah ! jamais nom n’a été mieux porté ! Eh bien ! mon chéri, ô Grain-de-Beauté, comme je préfère à tous les sucres candis ce délicieux nerf blanc de confiture dont tu m’as dulcifiée toute cette nuit, je te jure que nous allons trouver l’expédient pour ne jamais nous quitter ; car je préfère mourir plutôt que d’appartenir à un autre, après t’avoir goûté ! » Il demanda : « Et comment allons-nous faire ? » Elle dit : « La chose est fort simple. Voici ! Tout à l’heure mon père va venir te chercher et il te conduira chez le kâdi pour accomplir les formalités du contrat. Alors, toi, tu t’approcheras gentiment du kâdi et tu lui diras : « Je ne veux plus divorcer ! » Il te demandera : « Comment ? tu refuses les cinq mille dinars que l’on va te donner, et les effets pour mille dinars et le cheval de mille dinars, pour rester avec une femme ? » Tu répondras : « J’estime que chaque cheveu de cette femme vaut dix mille dinars ! C’est pour cela que je garde la propriétaire de cette précieuse chevelure. » Alors le kâdi te dira : « C’est ton droit ! Mais tu vas payer au premier époux la somme de dix mille dinars, en compensation. »
« Alors là, mon chéri, écoute bien ce que je vais te dire !
« Le vieux kâdi, homme d’ailleurs excellent, aime les jeunes garçons à la folie. Or, toi, tu as dû déjà produire sur lui une considérable impression, j’en suis sûre. »
Grain-de-Beauté s’écria : « Tu crois alors que le kâdi, lui aussi, est bilatéral ? » Zobéida éclata de rire et dit : « Certainement ! Pourquoi donc cela t’étonne-t-il tant que ça ? » Il dit : « Décidément il est écrit que toute sa vie Grain-de-Beauté doit aller d’un bilatéral à un autre bilatéral. Mais, ô subtile Zobéida, continue, je t’en prie, ton développement. Tu disais donc : « Le vieux kâdi, homme d’ailleurs excellent, aime les jeunes garçons à la folie. » Ne va pas me conseiller maintenant de lui vendre ma marchandise » Elle dit : « Non ! tu vas voir ! »
Et elle continua : « Lorsque le kâdi t’aura dit : « Il faut payer les dix mille dinars ! » toi, tu le regarderas comme ça, d’une certaine manière, pas trop, mais cependant de façon à le liquéfier d’émotion sur son tapis. Et lui alors, sûrement, te donnera un sursis pour régler cette dette. Et d’ici là Allah pourvoira ! »
À ces paroles, Grain-de-Beauté réfléchit un instant et dit : « Il n’y a pas d’inconvénient. »
Et au même moment une esclave, derrière le rideau, donna de la voix et dit : « Ma maîtresse Zobéida, ton père est là qui attend mon maître ! »
Alors Grain-de-Beauté se leva, s’habilla à la hâte et alla trouver le père de Zobéida. Et tous deux, rejoints dans la rue par le premier mari, se rendirent chez le kâdi.
Or, les prévisions de Zobéida se réalisèrent à la lettre. Mais il faut dire aussi que Grain-de-Beauté prit soin de suivre scrupuleusement les précieuses indications qu’elle lui avait fournies.
Aussi le kâdi, absolument annihilé par la beauté de Grain-de-Beauté, accorda-t-il non seulement le sursis de trois jours que réclamait modestement l’adolescent, mais conclut son jugement en ces termes : « Nos lois religieuses et notre jurisprudence ne peuvent faire du divorce une obligation ! Et nos quatre rites orthodoxes sont absolument d’accord sur ce point. D’un autre côté, le Délieur, devenu l’époux de droit, profite d’un sursis, étant donné sa condition d’étranger. Nous lui donnons donc dix jours pour payer sa dette. »
Alors Grain-de-Beauté baisa respectueusement la main du kâdi qui pensait à part lui : « Par Allah ! ce bel adolescent vaut bien dix mille dinars. Et je les lui avancerais moi-même volontiers ! » Puis Grain-de-Beauté prit congé fort gentiment et courut retrouver son épouse, la subtile Zobéida.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-quatrième nuit.
Elle dit :
Et Zobéida, le visage éclairé de joie, reçut Grain-de-Beauté en le félicitant du résultat obtenu, et lui donna cent dinars en vue de faire préparer pour eux deux un festin qui durerait toute la nuit. Et Grain-de-Beauté, avec l’argent de son épouse, fit aussitôt apprêter le festin en question. Et tous deux se mirent à manger et à boire jusqu’à satiété. Alors, réjouis à la limite de la réjouissance, ils copulèrent longuement. Puis, pour prendre du répit, ils descendirent dans la salle de réception, allumèrent les flambeaux, et organisèrent à eux deux un concert à faire danser les rochers et à suspendre le vol des oiseaux au fond du ciel.
Aussi il ne faut point s’étonner que soudain des coups se soient fait entendre sur la porte extérieure de la maison. Et Zobéida, qui les entendit la première, dit à Grain-de-Beauté : « Va donc voir qui frappe à la porte. » Et Grain-de-Beauté descendit aussitôt ouvrir.
Or, cette nuit-là, le khalifat Haroun Al-Rachid, s’étant senti la poitrine rétrécie, avait dit à son vizir Giafar, à son porte-glaive Massrour et à son poète favori, le délicieux Abou-Nowas : « Je me sens un peu oppressé de la poitrine. Allons nous promener un peu par les rues de Baghdad, pour trouver de quoi nous rafraîchir les humeurs ! » Et ils s’étaient déguisés tous les quatre en derviches persans, et s’étaient mis à parcourir les rues de Baghdad, dans l’espoir de quelque aventure amusante. Et ils étaient arrivés de la sorte devant la maison de Zobéida et, ayant entendu les chants et le jeu des instruments, avaient, selon l’habitude des derviches, frappé à la porte, sans se gêner aucunement.
Lorsque Grain-de-Beauté vit les derviches, comme il n’était point ignorant des devoirs de l’hospitalité et qu’en outre il était dans d’excellentes dispositions, il les reçut cordialement et les introduisit dans le vestibule et leur apporta de quoi manger. Mais ils refusèrent la nourriture en disant : « Par Allah ! les esprits délicats n’ont guère besoin de nourriture pour se réjouir les sens, mais d’harmonie seulement ! Et justement nous constatons que les accords, entendus du dehors, se sont tus à notre entrée. Ne serait-ce point une chanteuse de profession qui chantait si merveilleusement ? » Grain-de-Beauté répondit : « Mais non, mes seigneurs ! C’était ma propre épouse. » Et il leur raconta son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un seul détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.
Alors le chef des derviches, qui était le khalifat lui-même, dit à Grain-de-Beauté : « Mon fils, tu peux être tranquille au sujet de ces dix mille dinars que tu dois à l’ancien mari de ton épouse. Je suis le chef de la tekké des derviches de Baghdad qui compte quarante membres ; nous sommes, grâce à Allah, dans l’aisance ; et dix mille dinars pour nous ne sont point un sacrifice. Je te promets donc de te les faire parvenir avant dix jours. Mais va prier ton épouse de nous chanter quelque chose, derrière le rideau, pour nous exalter l’âme. Car, mon fils, la musique sert aux uns de dîner, aux autres de remède et à d’autres d’éventail : pour nous elle remplit les trois rôles à la fois. »
Grain-de-Beauté ne se fit pas prier davantage ; et son épouse Zobéida voulut bien consentir à chanter pour les derviches. Aussi leur joie fut-elle extrême ; et ils passèrent une nuit délicieuse, tantôt à écouter le chant, tantôt à deviser agréablement, et tantôt à écouter les hilarantes improvisations du poète Abou-Nowas, que la beauté de l’adolescent faisait délirer à la limite du délire.
Avec le matin, les faux derviches se levèrent, et le khalifat, avant de s’en aller, mit sous le coussin sur lequel il était appuyé une bourse contenant, pour commencer, cent dinars d’or, les seuls qu’il eût sur lui en ce moment. Puis ils prirent congé de leur jeune hôte, en le remerciant par la bouche d’Abou-Nowas qui lui improvisa des vers exquis et se promit bien à part lui de ne point le perdre de vue.
Vers le milieu du jour, Grain-de-Beauté, à qui Zobéida avait remis les cent dinars trouvés sous le coussin, voulut sortir pour aller au souk faire quelques emplettes, quand, en ouvrant la porte, il vit, arrêtés devant la maison, cinquante mulets lourdement chargés de balles d’étoffes et, sur une mule bellement harnachée, un jeune esclave abyssin, aux traits charmants, au corps brun, qui tenait à la main une missive enroulée.
En voyant Grain-de-Beauté, le petit esclave mit vivement pied à terre, vint baiser la terre devant l’adolescent et, lui remettant la missive, lui dit : « Ô mon maître Grain-de-Beauté, je viens d’arriver du Caire, envoyé vers toi par ton père, mon maître Schamseddîn, syndic des marchands de la cité. Je suis porteur pour toi de cinquante mille dinars en marchandises de prix, et d’un paquet contenant un cadeau de ta mère, destiné à ton épouse Sett Zobéida, composé d’une aiguière d’or enrichie de pierreries et d’une cuvette d’or ciselé.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-cinquième nuit.
Elle dit :
Grain-de-Beauté fut tellement surpris et réjoui à la fois de cet événement miraculeux, qu’il ne songea d’abord qu’à prendre connaissance du contenu de la lettre. Il l’ouvrit et lut ce qui suit :
« APRÈS LES SOUHAITS LES PLUS PARFAITS DE BONHEUR ET DE SANTÉ DE LA PART DE SCHAMSEDDIN À SON FILS ALAEDDIN GRAIN-DE-BEAUTÉ !
« Sache, ô mon fils bien-aimé, que le bruit du désastre subi par ta caravane et de la perte de tes biens est parvenu jusqu’à moi. Aussitôt je t’ai fait préparer une nouvelle caravane de cinquante mulets chargés de marchandises pour cinquante mille dinars d’or. De plus ta mère t’envoie une belle robe qu’elle a brodée elle-même, et, en cadeau pour ton épouse, une aiguière et une cuvette qui, nous osons l’espérer, lui agréeront.
« Nous avons, en effet, appris avec un certain étonnement que tu as servi de Délieur dans un divorce lié par la formule de la Répudiation par Trois. Mais du moment que tu trouves la jeune femme à ta convenance, après essai, tu as bien fait de la garder. Aussi les marchandises qui t’arrivent sous la garde du petit Abyssin Salim serviront, et au delà, à payer les dix mille dinars que tu dois, comme compensation, au premier mari.
« Ta mère et tous les nôtres sont dans le bonheur et la santé, espèrent ton prochain retour et t’envoient leurs salams affectueux et la plus grande expression de leur tendresse.
« Vis heureux longtemps ! Ouassalam ! »
Cette lettre et l’arrivée inattendue de ces richesses mirent Grain-de-Beauté dans un tel émoi qu’il ne pensa pas un instant à l’invraisemblance de l’événement. Et il monta chez son épouse et lui apprit la chose.
Il n’avait pas fini ses explications que l’on frappa à la porte, et le père de Zobéida et le premier mari entrèrent dans le vestibule. Ils venaient essayer de persuader Grain-de-Beauté de divorcer à l’amiable.
Le père de Zobéida dit donc à Grain-de-Beauté : « Mon fils, aie pitié de mon premier gendre qui aime beaucoup son ancienne épouse ! Allah t’a envoyé des richesses qui te permettront d’acheter les plus belles esclaves du marché et aussi de te marier, en noces légitimes, avec la fille du plus considérable d’entre les émirs. Rends donc à ce pauvre homme son ancienne épouse, et il consent à devenir ton esclave ! » Mais Grain-de-Beauté répondit : « Justement Allah m’a envoyé toutes ces richesses pour rémunérer largement mon prédécesseur. Je suis disposé à lui donner les cinquante mulets avec leurs marchandises et même le joli esclave abyssin Salim, et à ne garder de tout cela que le cadeau destiné à mon épouse, à savoir la cuvette et l’aiguière ! » Puis il ajouta : « Et si ta fille Zobéida consent à retourner à son ancien mari, je veux, à mon tour, la délier ! »
Alors le beau-père entra chez Zobéida et lui demanda : « Consens-tu à retourner à ton premier mari ? » Elle répondit : « Ya Allah ! Ya Allah ! Mais il n’a jamais su le prix de mon jardin, et s’est toujours arrêté à mi-route. Non, par Allah ! je reste à l’adolescent qui l’a exploré dans tous les sens ! »
Lorsque le premier mari eut constaté que tout espoir pour lui était perdu, il en eut un tel chagrin que son foie éclata à l’heure même, et il mourut. Et voilà pour lui !
Quant à Grain-de-Beauté, il continua à se réjouir avec la charmante et subtile Zobéida. Et tous les soirs, après le festin et de multiples copulations et autres choses semblables, il organisait avec elle un concert à faire danser les pierres et à suspendre au fond du ciel le vol des oiseaux.
Le dixième jour après son mariage, il se rappela soudain la promesse que lui avait faite le chef des derviches de lui envoyer dix mille dinars, et il dit à son épouse : « Tu vois ce chef des menteurs ! Si j’avais dû attendre la réalisation de sa promesse, je serais déjà mort de faim en prison ! Par Allah ! si je le rencontre encore, je lui dirai ce que je pense de sa mauvaise foi ! »
Puis, comme le soir tombait, il fit allumer les flambeaux de la salle de réception et se disposait à organiser le concert, comme toutes les nuits, quand on frappa à la porte. Il voulut aller lui-même ouvrir et ne fut pas peu surpris de voir les quatre derviches de la première nuit. Il éclata de rire à leur figure, et leur dit : « Bienvenus soient les menteurs, les hommes de mauvaise foi ! Mais je veux vous inviter tout de même à entrer ; car Allah m’a dispensé d’avoir désormais besoin de vos services. Et vous êtes d’ailleurs, bien que menteurs et hypocrites, tout à fait charmants et bien élevés. » Et il les introduisit dans la salle de réception et pria Zobéida de leur chanter quelque chose, derrière le rideau. Et elle le fit d’une façon à ravir la raison, à faire danser les pierres et à suspendre au fond du ciel le vol des oiseaux.
À un moment donné, le chef des derviches se leva et s’absenta pour satisfaire un besoin. Alors l’un des faux derviches, qui était le poète Abou-Nowas, se pencha à l’oreille de Grain-de-Beauté et lui dit…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-sixième nuit.
Elle dit :
Le poète Abou Nowas dit à Grain-de-Beauté : « Ô notre hôte charmant, permets-moi de te poser une question. Comment as-tu pu croire un instant à l’envoi par ton père Schamseddîn des cinquante mulets chargés de richesses ? Voyons ! Combien de jours faut-il pour aller au Caire de Baghdad ? » Il répondit : « Quarante-cinq jours. » Abou-Nowas demanda : « Et pour revenir ? » Il répondit : « Quarante-cinq autres jours, au moins. » Abou-Nowas se mit à rire et dit : « Comment veux-tu alors qu’en moins de dix jours ton père ait appris la perte de ta caravane et ait pu t’en envoyer une seconde ? » Grain-de-Beauté s’écria : « Par Allah ! ma joie a été si grande que je n’ai guère eu le temps de réfléchir à tout cela ! Mais, dis-moi alors, ô derviche : et la lettre, qui l’a écrite ? et cet envoi, d’où vient-il ? » Abou-Nowas répondit :
« Ah ! Grain-de-Beauté, si tu étais aussi perspicace que tu es beau, il y a longtemps que tu aurais déjà deviné en notre chef, sous ses habits de derviche, notre maître le khalifat lui-même, l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid, et dans le second derviche le sage vizir Giafar le Barmécide, dans le troisième le porte-glaive Massrour, et en moi-même ton esclave et admirateur Abou-Nowas, poète simplement ! »
À ces paroles, Grain-de-Beauté fut à la limite de la surprise et de la confusion, et timidement il demanda : « Mais, ô grand Abou-Nowas, quel est le mérite qui a attiré sur moi tous ces bienfaits de la part du khalifat ? » Abou-Nowas sourit et dit : « Ta beauté ! » Et il ajouta : « C’est le plus grand des mérites à ses yeux d’être jeune, sympathique et beau. Et il considère que l’on n’achète jamais assez cher le simple spectacle d’un être beau et la vue d’un joli visage ! »
Sur ces entrefaites, le khalifat vint reprendre sa place sur le tapis. Alors Grain-de-Beauté vint s’incliner entre ses mains et lui dit : « Ô émir des Croyants, qu’Allah te conserve à notre respect et à notre amour, et qu’il ne nous prive jamais des bienfaits de ta générosité ! » Et le khalifat lui sourit et lui caressa légèrement la joue et lui dit : « Je t’attends demain au palais. » Puis il leva la séance et, suivi de Giafar, de Massrour et d’Abou-Nowas qui recommanda à Grain-de-Beauté de ne pas oublier de venir, il s’en alla.
Le lendemain, Grain-de-Beauté, à qui son épouse avait beaucoup conseillé de se rendre au palais, choisit les choses les plus précieuses que lui avait apportées le petit Abyssin Salim, les mit dans un beau coffret et mit le coffret sur la tête du joli esclave ; puis, après avoir été habillé et accommodé avec beaucoup de soin par son épouse Zobéida, il se dirigea vers le diwan en emmenant le petit avec sa charge. Et il monta au diwan et, déposant le coffret aux pieds du khalifat, lui fit un compliment en vers bien rythmés, et lui dit : « Ô émir des Croyants, notre prophète béni (sur lui la bénédiction et la paix !) acceptait les cadeaux pour ne point faire de la peine à ceux qui les lui offraient. Ton esclave serait lui aussi dans la félicité si tu voulais bien agréer ce petit coffret comme marque de sa gratitude. »
Et le khalifat fut charmé de cette attention de l’adolescent et lui dit : « C’est trop, ô Grain-de-Beauté, car toi-même tu nous es déjà un si beau présent ! Sois donc le bienvenu dans mon palais et dès aujourd’hui je veux te nommer à un haut emploi. » Et aussitôt il destitua de sa charge le grand syndic des marchands de Baghdad et nomma Grain-de-Beauté à sa place.
Puis, pour que cette nomination fût connue de tout le monde, le khalifat écrivit un firman où il décrétait la chose, fit remettre ce firman au wali, lequel le remit au crieur public qui le cria par toutes les rues et tous les souks de Baghdad.
Quant à Grain-de-Beauté, il commença dès ce jour à se rendre régulièrement auprès du khalifat, qui ne pouvait plus se passer de le voir. Et, pour vendre ses marchandises, comme il n’en avait guère le temps lui-même, il fit ouvrir une belle boutique à la tête de laquelle il mit le petit esclave brun qui s’acquitta à merveille de ce métier tout de délicatesse.
À peine deux ou trois jours s’étaient-ils écoulés de la sorte que l’on vint annoncer au khalifat la mort subite de son grand échanson. Et le khalifat, sur-le-champ, nomma Grain-de-Beauté aux fonctions de grand échanson, et lui fit don d’une robe d’honneur appropriée à cette haute charge, et lui fixa des émoluments somptueux. Et de la sorte il ne s’en sépara plus.
Le surlendemain, comme Grain-de-Beauté se tenait aux côtés du khalifat, le grand chambellan entra, baisa la terre devant le trône et dit : « Qu’Allah conserve les jours de l’émir des Croyants, et les augmente d’autant de jours que la mort vient d’en ravir au commandant du palais ! » Et il ajouta : « Ô émir des croyants, le commandant du palais vient de mourir ! » L’émir des Croyants dit : « Qu’Allah l’ait en sa miséricorde ! » Et séance tenante il nomma Grain-de-Beauté commandant du palais à la place du défunt, et lui fixa des émoluments encore plus somptueux. Et de la sorte Grain-de-Beauté devait rester continuellement à côté du khalifat. Puis, cette nomination faite et annoncée à tout le palais, le khalifat leva la séance en agitant, comme d’habitude, son mouchoir…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-septième nuit.
Elle dit :
… et ne garda auprès de lui que Grain-de-Beauté.
Aussi, dès ce jour, Grain-de-Beauté passa toutes ses journées au palais ; et il ne rentrait à sa maison que bien tard dans la nuit, et se couchait heureux avec son épouse qu’il mettait au courant des événements de la journée.
L’affection du khalifat pour Grain-de-Beauté ne fit qu’augmenter de jour en jour, au point qu’il aurait tout sacrifié plutôt que de laisser insatisfait le moindre désir de l’adolescent, comme le prouve le trait suivant.
Le khalifat donnait un concert où se trouvaient présents ses intimes ordinaires : Giafar, le poète Abou-Nowas, Massrour et Grain-de-Beauté. Derrière le rideau chantait la favorite même du khalifat, la plus belle et la plus parfaite de ses concubines. Mais soudain le khalifat regarda fixement Grain-de-Beauté et lui dit : « Ami, ma favorite te plaît, je le lis dans tes yeux. » Et Grain-de-Beauté répondit : « Ce qui plaît au maître doit plaire à l’esclave ! » Mais le khalifat s’écria : « Par ma tête et la tombe de mes aïeux, ô Grain-de-Beauté, ma favorite t’appartient dès cet instant ! » Et il appela aussitôt le chef des eunuques et lui dit : « Transporte à la maison de mon commandant du palais tous les effets et les quarante esclaves de ma favorite Délices-des-Cœurs, puis conduis-la elle-même à sa maison dans une chaise à porteurs. » Mais Grain-de-Beauté dit : « Par ta vie, ô commandeur des Croyants, dispense ton indigne esclave de prendre ce qui appartient au maître ! » Alors le khalifat comprit la pensée de Grain-de-Beauté et lui dit : « Tu as peut-être raison. Probablement ton épouse serait jalouse de mon ancienne favorite ! Que celle-ci reste donc au palais ! » Puis il se tourna vers Giafar, son vizir, et lui dit : « Ô Giafar, il te faut descendre immédiatement au souk des esclaves, car c’est aujourd’hui jour de marché, et acheter pour dix mille dinars la plus belle esclave de tout le souk. Et tu l’enverras tout de suite à la maison de Grain-de-Beauté ! »
Giafar se leva à l’heure même, descendit au souk des esclaves, et pria Grain-de-Beauté de l’accompagner pour lui indiquer lui-même le choix à faire.
Or, le wali de la ville, l’émir Khaled, était également descendu ce jour-là au souk, pour acheter une esclave à son fils qui venait d’atteindre l’âge de la puberté.
Le wali de la ville avait en effet un fils. Mais ce fils était un garçon d’une laideur à faire avorter une femme en couches, – contrefait, puant, l’haleine fétide, les yeux de travers, la bouche aussi vaste que la vulve d’une vieille vache. Aussi l’appelait-on Gros-Bouffi.
Justement, la veille au soir, Gros-Bouffi avait atteint sa quatorzième année, et sa mère était inquiète, depuis déjà un certain temps, de ne constater en lui aucun symptôme de virilité. Mais elle ne tarda pas à se tranquilliser en remarquant, le matin de ce jour-là, que son fils Gros-Bouffi avait, à la suite d’un rêve, copulé tout seul dans le sommeil en laissant sur le matelas des signes péremptoires.
Cette constatation avait ravi à l’extrême la mère de Gros-Bouffi et l’avait fait courir auprès de son époux à qui elle avait rapporté l’heureuse nouvelle, en l’obligeant à descendre immédiatement au souk, accompagné de son fils, pour lui acheter une belle esclave à sa convenance.
Donc le Destin, qui est entre les mains d’Allah, voulut ce jour-là faire ainsi se rencontrer, au souk des esclaves, Giafar et Grain-de-Beauté avec l’émir Khaled et son fils Gros-Bouffi.
Après les salams d’usage, ils se réunirent en un seul groupe et firent défiler devant eux les courtiers, chacun avec les esclaves blanches, brunes ou noires dont il disposait.
Ils virent de la sorte une quantité innombrable de jeunes filles grecques, abyssines, chinoises et persanes, et ils allaient se retirer sans fixer ce jour-là leur choix sur aucune, quand le chef des courtiers en personne passa le dernier en tenant par la main une jeune fille au visage découvert, la pleine lune du mois de Ramadan.
À sa vue, Gros-Bouffi se mit à renifler avec force et dit à l’émir Khaled, son père : « C’est celle-ci qu’il me faut ! » Et de son côté Giafar demanda à Grain-de-Beauté : « Celle-ci te convient-elle ? » Il répondit : « Elle fait l’affaire ! »
Alors Giafar demanda à la jeune fille : « Comment t’appelles-tu, ô gentille esclave ? » Elle répondit : « Yasmine ! » Alors le vizir demanda au courtier : « Combien la mise à prix d’Yasmine ? » Il dit : « Cinq mille dinars, ô mon maître ! » Alors Gros-Bouffi s’écria : « J’en offre six mille ! »
À ce moment, Grain-de-Beauté s’avança et dit : « J’en offre huit mille ! » et Gros-Bouffi renifla de rage et dit : « Huit mille dinars et un ! » Giafar dit : « Neuf mille et un ! » Mais Grain-de-Beauté dit : « Dix mille dinars ! »
Alors, le courtier, craignant un revirement des deux parties, dit : « À dix mille dinars, l’esclave Yasmine ! » Et il la livra à Grain-de-Beauté.
À cette vue, Gros-Bouffi tomba en battant l’air des pieds et des mains, à la grande désolation de son père, l’émir Khaled, qui ne l’avait conduit au souk que pour obéir à son épouse, car il le détestait pour sa laideur.
Quant à Grain-de-Beauté, après avoir remercié le vizir Giafar, il emmena Yasmine. Et, après l’avoir présentée à son épouse Zobéida, qui la trouva sympathique et le loua de son choix, il s’unit à elle d’une façon légitime, en la prenant comme seconde épouse. Et il dormit avec elle cette nuit-là, et la féconda.
Mais pour ce qui est de Gros-Bouffi, voici !
Lorsqu’on eut réussi, à force de promesses et de cajoleries, à le ramener à la maison, il se jeta sur les matelas et ne voulut plus se relever pour manger ou boire, et d’ailleurs il avait presque perdu la raison.
Pendant que toutes les femmes de la maison, consternées, entouraient la mère de Gros-Bouffi qui était à la limite de la perplexité, une vieille femme vint à entrer qui était la mère d’un voleur illustre, détenu, en vertu d’une condamnation, à la prison perpétuelle, et connu de tout Baghdad sous le nom d’Ahmad-la-Teigne.
Cet Ahmad-la-Teigne était si habile dans l’art du vol que c’était pour lui un jeu d’enlever une porte devant le portier et de la faire disparaître en un clin d’œil comme s’il l’avalait, de percer les murs devant le propriétaire en faisant semblant de pisser, d’arracher les cils des yeux à un individu sans en être remarqué, et d’essuyer le kohl des yeux d’une femme sans qu’elle le sentît.
La mère d’Ahmad-la-Teigne entra donc chez la mère de Gros-Bouffi, et, après les salams, lui demanda : « Quelle est la cause de ton affliction, ô ma maîtresse ? Et de quel mal souffre mon jeune maître, ton fils, qu’Allah conserve ? » Alors la mère de Gros-Bouffi raconta à cette vieille, qui lui servait depuis longtemps de procureuse de servantes, la contrariété qui les mettait toutes dans cet état. Et la mère d’Ahmad-la-Teigne s’écria : « Ô ma maîtresse, il n’y a que mon fils pour vous tirer d’embarras, je le jure sur ta vie. Tâche d’obtenir son élargissement, et il saura trouver un expédient pour amener la belle Yasmine entre les mains de notre jeune maître, ton fils. Car tu sais bien que mon pauvre enfant est enchaîné, avec, aux pieds, un anneau de fer sur lequel sont gravés les mots : « À perpétuité ! » Et tout cela parce qu’il a fabriqué de la fausse monnaie ! » Et la mère de Gros-Bouffi lui promit de la protéger.
En effet, le soir même, lorsque le wali, son époux, fut rentré à la maison, elle alla le trouver après le souper ; et elle s’était arrangée et parfumée, et avait pris son air le plus aimable. Aussi l’émir Khaled, qui était un homme très bon, ne put résister au désir que provoquait en lui la vue de son épouse ; mais elle lui résista en disant : « Jure-moi sur le divorce que tu m’accorderas ce que je te demanderai ! » Et il le lui jura. Et elle l’apitoya sur le sort de la vieille mère du voleur et obtint de lui la promesse de l’élargissement. Alors elle se laissa monter par son époux.
Aussi, le lendemain matin, l’émir Khaled, après les ablutions et la prière, se rendit à la prison où était enfermé Ahmad-la-Teigne et lui demanda : « Eh bien, bandit, te repens-tu de tes méfaits passés ? » Il répondit : « Je m’en repens et je le proclame par la parole comme je le pense dans mon cœur. » Et le wali le tira de la prison et l’amena devant le khalifat qui fut extrêmement étonné de le voir encore en vie et lui demanda : « Comment, ô bandit, tu n’es donc pas mort ? » Il répondit : « Par Allah ! ô émir des Croyants, la vie du méchant est fort dure à la détente. » Alors le khalifat se mit à rire aux éclats et dit : « Qu’on fasse venir le forgeron pour lui enlever les fers ! » Puis il lui dit : « Comme je suis au courant de tes exploits, je veux t’aider à persister maintenant dans ton repentir et, comme nul ne connaît mieux les voleurs que toi, je te nomme chef de la police de Baghdad. » Et aussitôt le khalifat fit proclamer un édit par lequel il nommait Ahmad-la-Teigne chef de la police. Et Ahmad baisa la main du khalifat et entra immédiatement dans l’exercice de ses fonctions.
Il commença donc, afin de joyeusement fêter sa délivrance et ses nouvelles fonctions, par aller au cabaret tenu par le juif Abraham, le témoin de ses anciens exploits, vider deux ou trois vieux pots de sa boisson favorite, un vin ionien excellent. Aussi, quand sa mère vint le trouver pour lui parler de la gratitude qu’il devait témoigner désormais à l’épouse de l’émir Khaled, la mère de Gros-Bouffi, elle le trouva à moitié ivre et en train de tirer la barbe du juif qui n’osait protester par respect pour les fonctions redoutables du chef de la police, Ahmad-la-Teigne.
Elle réussit tout de même à le tirer de là et, le prenant à part, lui raconta tous les incidents qui avaient eu pour résultat sa délivrance, et lui dit qu’il fallait tout de suite imaginer quelque chose pour enlever l’esclave à Grain-de-Beauté, le commandant du palais.
À ces paroles, Ahmad-la-Teigne dit à sa mère : « La chose sera faite ce soir. Car rien n’est plus facile. » Et il la quitta pour aller préparer le coup.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-huitième nuit.
Elle dit :
Or, il faut savoir que, cette nuit-là, le khalifat Haroun Al-Rachid était entré dans l’appartement de son épouse car c’était le premier jour du mois, et régulièrement il lui réservait ce jour pour parler avec elle des affaires courantes et prendre son avis sur toutes les questions générales et particulières de son empire. Il avait en elle, en effet, une confiance illimitée, et il l’aimait pour sa sagesse et sa beauté. Mais il faut également savoir que le khalifat avait l’habitude, avant d’entrer dans la chambre de son épouse, de déposer dans le vestibule, sur un guéridon spécial, son chapelet aux grains alternés d’ambre et de turquoises, son sabre droit au pommeau de jade incrusté de rubis aussi gros que des œufs de pigeon, son cachet royal et une petite lampe d’or enrichie de pierreries qui l’éclairait quand il faisait, la nuit, son inspection secrète du palais.
Ces détails étaient bien connus d’Ahmad-la-Teigne. Aussi lui servirent-ils pour mettre son projet à exécution. Il attendit les ténèbres de la nuit et le sommeil des esclaves pour accrocher son échelle de cordes le long du mur du pavillon qui servait d’appartement à l’épouse du khalifat, y grimper, et pénétrer aussi silencieux qu’une ombre dans le vestibule où, en un clin d’œil, il s’empara des quatre objets précieux, pour se hâter de descendre par où il était monté.
De là, il courut à la maison de Grain-de-Beauté et, de la même façon, il pénétra dans la cour où, sans faire le moindre bruit, il enleva l’un des carrés de marbre qui la pavaient, creusa rapidement une fosse et y enfouit les objets volés. Puis, après avoir tout remis en ordre, il disparut pour aller continuer de boire au cabaret du juif Abraham.
Toutefois, Ahmad-la-Teigne, en voleur parfait, n’avait pu résister au désir de s’approprier l’un des quatre objets précieux. Il avait donc distrait la petite lampe d’or et, au lieu de l’enfouir avec le reste au fond de la fosse, il l’avait enfouie dans sa poche en se disant : « Il n’est pas dans mes habitudes de ne pas percevoir la commission. »
Mais, pour revenir au khalifat, sa surprise d’abord fut grande quand le matin il ne trouva plus sur le guéridon les quatre objets précieux. Puis, quand les eunuques interrogés se furent jetés la face contre terre en protestant de leur ignorance, le khalifat entra dans une colère sans limites, et revêtit sur l’heure la terrible robe de la fureur. Cette robe était tout en soie rouge ; et quand le khalifat la portait c’était signe d’un désastre certain et de calamités effroyables sur la tête de tous ceux qui l’entouraient.
Le khalifat, une fois vêtu de cette robe rouge, entra dans le diwan et s’assit sur le trône, tout seul dans la salle. Et tous les chambellans, et tous les vizirs entrèrent un à un et se prosternèrent la face contre terre, et restèrent dans cette position, excepté Giafar qui, pâle pourtant, se tenait droit et les yeux fixés sur les pieds du khalifat.
Au bout d’une heure de ce silence effrayant, le khalifat regarda Giafar impassible et lui dit d’une voix sourde : « La coupe bouillonne ! » Giafar répondit : « Qu’Allah empêche tout mal ! »
Mais à ce moment entra le wali, accompagné d’Ahmad-la-Teigne. Et le khalifat lui dit : « Approche-toi d’ici, émir Khaled ! Et dis-moi comment va la tranquillité publique à Baghdad ! » Le wali, père de Gros-Bouffi, répondit : « La tranquillité est parfaite à Baghdad, ô émir des Croyants ! » Le khalifat s’écria : « Tu mens ! » Et comme le wali, bouleversé, ne savait encore comment s’expliquer cette colère, Giafar, qui était à côté de lui, lui glissa à l’oreille, en deux mots, le motif qui acheva de le consterner. Puis le khalifat lui dit : « Si avant la nuit tu n’as pu retrouver les objets précieux, qui me sont plus chers que mon royaume, ta tête sera suspendue à la porte du palais ! »
À ces paroles, le wali embrassa la terre entre les mains du khalifat et s’écria : « Ô émir des Croyants, le voleur doit certainement être quelqu’un du palais, car le vin qui s’aigrit porte en lui-même son propre ferment. Et puis permets à ton esclave de dire que le seul homme responsable ne peut être que le commandant de la police, qui est seul chargé de cette surveillance, et qui d’ailleurs connaît, un par un, tous les voleurs de Baghdad et de l’empire. Sa mort devrait donc précéder la mienne, au cas où l’on ne retrouverait pas les objets perdus. »
Alors s’avança le commandant de la police, Ahmad-la-Teigne, et, après les hommages dus, il dit au khalifat : « Ô émir des Croyants, le voleur sera découvert. Mais je prie le khalifat de me délivrer un firman qui me permette de faire des perquisitions chez tous les habitants du palais et chez tous ceux qui entrent ici, même chez le kâdi, même chez le grand-vizir Giafar et chez le commandant du palais, Grain-de-Beauté ! » Et le khalifat lui fit aussitôt délivrer le firman en question et dit : « Il me faut, en tout cas, faire couper la tête à quelqu’un, et ce sera ou la tienne ou celle du voleur. Choisis ! Et je jure sur ma vie et sur la tombe de mes ancêtres que, le voleur fût-il mon propre fils, l’héritier de mon trône, ma décision sera la même : la mort par la pendaison sur la place du meidan. »
À ces paroles, Ahmad-la-Teigne, le firman à la main, se retira et alla quérir deux gardes chez le kâdi et deux gardes chez le wali, et commença immédiatement ses perquisitions en visitant la maison de Giafar, celle du wali, et celle du kâdi. Puis il arriva à la maison de Grain-de-Beauté, qui ignorait encore tout ce qui venait de se passer.
Ahmad-la-Teigne, tenant le firman dans une main et dans l’autre main une lourde baguette d’airain, entra dans le vestibule et mit Grain-de-Beauté au courant de la situation, et lui dit : « Mais je me garderais bien, seigneur, d’opérer des perquisitions dans la maison du fidèle confident du khalifat ! Permets-moi donc de me retirer, comme si la chose était faite ! » Grain-de-Beauté dit : « Qu’Allah m’en préserve, ô chef de la police ! Il faut accomplir ton devoir jusqu’au bout ! » Alors Ahmad-la-Teigne dit : « Je vais le faire pour la forme seulement ! » Et d’un air négligent il sortit dans la cour et se mit à en faire le tour en frappant chaque carré de marbre de sa lourde baguette d’airain, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au carré en question qui, sous le choc, rendit un son creux.
En entendant ce son, Ahmad-la-Teigne s’écria : « Ô seigneur, par Allah ! je crois bien qu’il doit y avoir là-dessous quelque ancien caveau qui recèle un trésor des temps passés. » Et Grain-de-Beauté dit aux quatre gardes : « Alors, essayez d’enlever ce marbre pour voir un peu ce qu’il y a dessous. » Et aussitôt les gardes firent pénétrer leurs instruments dans les interstices du carré de marbre et le soulevèrent. Et, devant les yeux de tous, apparurent trois des objets volés, à savoir le sabre, le cachet et le chapelet.
À cette vue, Grain-de-Beauté s’écria : « Au nom d’Allah ! » et tomba évanoui.
Alors Ahmad-la-Teigne envoya chercher le kâdi et le wali et les témoins, qui dressèrent aussitôt procès-verbal de cette découverte ; et tous cachetèrent la feuille, et le kâdi en personne alla la remettre au khalifat, alors que les gardes s’assuraient de la personne de Grain-de-Beauté.
Lorsque le khalifat eut entre les mains les trois objets, sans la lampe, et eut appris leur découverte dans la maison de celui qu’il considérait comme son plus fidèle confident et son intime, celui qu’il avait comblé de ses faveurs et en qui il avait placé une confiance sans limites, il resta pendant une heure de temps sans prononcer une parole, puis il se tourna vers le chef de ses gardes et dit : « Qu’on le pende ! »
Aussitôt le chef des gardes sortit et fit crier la sentence par toutes les rues de Baghdad, et se rendit à la maison de Grain-de-Beauté qu’il arrêta lui-même et dont il confisqua sur l’heure les femmes et les biens. Les biens furent versés au trésor public, et les deux femmes allaient être criées sur le marché comme esclaves ; mais alors le wali, père de Gros-Bouffi, déclara qu’il emmenait l’une, qui était l’ancienne esclave achetée par Giafar ; et le chef des gardes fit conduire, à sa propre maison, l’autre qui était Zobéida à la belle voix.
Or, ce chef des gardes était justement le meilleur ami de Grain-de-Beauté, et il lui avait voué une affection qui ne s’était jamais démentie. Aussi, bien qu’il exécutât en public les terribles mesures de rigueur prises contre Grain-de-Beauté par la colère du khalifat, se jura-t-il de sauver sa tête, et commença-t-il par mettre chez lui en sûreté l’une de ses épouses, la belle Zobéida, que le malheur avait anéantie.
Le soir même devait avoir lieu la pendaison de Grain-de-Beauté qui était pour le moment enchaîné au fond de la prison. Mais le chef des gardes veillait sur lui. Il alla trouver le gardien en chef de la prison et lui dit : « Combien as-tu de prisonniers condamnés à être pendus cette semaine, sans recours ? » Il répondit : « Près de quarante, à deux ou trois près. » Le chef des gardes dit : « Je veux les voir tous. » Et il les passa en inspection, l’un après l’autre, à diverses reprises, et finit par en choisir un qui ressemblait étonnamment à Grain-de-Beauté, et dit au gardien de la prison : « Celui-ci va me servir comme jadis la bête sacrifiée par le Patriarche, père d’Ismaël, à la place de son fils ! »
Il emmena donc le prisonnier et, à l’heure fixée pour la pendaison, il alla le remettre à l’exécuteur qui aussitôt, devant la foule immense assemblée sur la place, et après les formalités pieuses d’usage, passa la corde au cou du faux Grain-de-Beauté, et, d’un mouvement, le culbuta dans l’espace, pendu.
Cela fait, le chef des gardes attendit l’obscurité pour aller tirer Grain-de-Beauté de la prison et le conduire chez lui en cachette. Et alors seulement il lui révéla ce qu’il venait de faire pour lui et lui dit : « Mais, par Allah ! ô mon fils, pourquoi t’es-tu laissé tenter par ces objets précieux, toi en qui le khalifat avait placé toute sa confiance ? »
À ces paroles, Grain-de-Beauté tomba évanoui d’émotion, et quand, à force de soins, il fut revenu à ses sens, il s’écria : « Par le Nom auguste et par le Prophète, ô mon père, je suis complètement étranger à ce vol, et j’en ignore et le motif et l’auteur. » Et le chef des gardes n’hésita pas à le croire et s’écria : « Tôt ou tard, mon fils, le coupable sera découvert ! Quant à toi, tu ne saurais rester un instant de plus à Baghdad, car on n’a pas en vain pour ennemi un roi. Je vais donc partir avec toi, en laissant dans ma maison, auprès de ma femme, ton épouse Zobéida, jusqu’à ce qu’Allah, dans sa sagesse, change cet état de choses ! »
Puis, sans même laisser le temps à Grain-de-Beauté de faire ses adieux à son épouse Zobéida, il l’emmena en lui disant : « Nous allons de ce pas aller au port d’Aïas, sur la mer salée, pour de là nous embarquer pour Iskandaria, où tu attendras les événements dans une vie tranquille ; car cette ville d’Iskandaria, ô mon fils, est fort agréable à habiter, et son approche est verte et bénie. »
Aussitôt tous deux se mirent en route, dans la nuit, et furent bientôt hors de Baghdad. Mais ils n’avaient point de montures, et déjà ils se demandaient comment ils allaient faire pour s’en procurer, quand ils virent deux juifs, qui étaient des changeurs de Baghdad, hommes fort riches et connus du khalifat. Alors le chef des gardes eut peur qu’ils n’allassent raconter au khalifat l’avoir vu avec Grain-de-Beauté vivant. Il s’avança donc vers eux et leur cria : « Descendez de vos mules ! » Et les deux juifs tremblants descendirent, et le chef des gardes leur coupa la tête, prit leur argent, et monta sur une mule en donnant l’autre à Grain-de-Beauté ; et tous deux continuèrent leur route vers la mer.
Arrivés à Aïas, ils prirent soin de confier leurs mules au propriétaire du khân où ils descendirent se reposer, en lui recommandant de les bien soigner, et le lendemain ils cherchèrent ensemble un navire en partance pour Iskandaria. Ils finirent par en trouver un qui était sur le point de mettre à la voile. Alors le chef des gardes, après avoir remis à Grain-de-Beauté tout l’or qu’il avait pris aux deux juifs, lui conseilla vivement d’attendre à Iskandaria en toute sérénité les nouvelles qu’il ne manquerait pas de lui envoyer de Baghdad, et même d’espérer son arrivée à lui-même à Iskandaria d’où il le ramènerait à Baghdad quand le coupable serait découvert. Puis il l’embrassa en pleurant et le quitta, alors que le navire gonflait déjà ses voiles. Et il s’en retourna à Baghdad.
Or, voici ce qu’il y apprit :
Le lendemain de la pendaison du faux Grain-de-Beauté, le khalifat, fort bouleversé encore, appela Giafar et lui dit : « As-tu vu, ô mon vizir, comment ce Grain-de-Beauté a su reconnaître mes bontés, et l’abus de confiance qu’il a commis à mon égard ! Comment un être si beau peut-il recéler une âme si laide ? » Le vizir Giafar, homme d’une sagesse admirable, qui ne pouvait pourtant arriver à saisir les mobiles d’une action si peu logique, se contenta de répondre : « Ô commandeur des Croyants, les actions les plus étranges ne sont étranges que parce que leur mobile nous échappe. En tout cas, nous ne pouvons juger que de l’effet seul de l’acte. Or, cet effet a été ici déplorable pour l’auteur puisqu’il l’a élevé jusqu’à la potence ! Pourtant, ô commandeur des Croyants, Grain-de-Beauté l’Égyptien avait dans les yeux un tel reflet de beauté spirituelle que mon entendement se refuse à croire au fait contrôlé par mon sens visuel. »
Le khalifat, à ces paroles, réfléchit pendant une heure de temps, puis dit à Giafar : « Au fait, je veux en tout cas aller voir sur la potence se balancer le corps du coupable. » Et il se déguisa et sortit avec Giafar et arriva à l’endroit où le faux Grain-de-Beauté pendait entre ciel et terre.
Le corps était recouvert d’un suaire qui l’enveloppait tout entier. Aussi le khalifat dit à Giafar : « Enlève le suaire. » Et Giafar enleva le suaire et le khalifat regarda, mais recula aussitôt, stupéfait, en s’écriant : « Ô Giafar, ce n’est point là Grain-de-Beauté ! » Giafar examina le corps et reconnut qu’en effet ce n’était point là Grain-de-Beauté ; mais il n’en fit rien voir et, calme, il demanda : « Mais à quoi reconnais-tu, ô émir des Croyants, que ce n’est point Grain-de-Beauté ? » Il dit : « Il était plutôt petit de taille, et celui-ci est très grand. » Giafar répondit : « Ce n’est point une preuve. La pendaison allonge. » Le khalifat dit : « L’ancien commandant du palais avait deux grains de beauté sur les joues, et celui-ci n’en a aucun. » Giafar dit : « La mort transforme, et elle brouille la physionomie ! » Mais le khalifat s’écria : « Soit ! mais regarde, ô Giafar, la plante des pieds de ce pendu elle porte, en tatouage, selon la coutume des hérétiques sectateurs d’Ali, le nom des deux grands cheikhs ! Or, tu sais bien que Grain-de-Beauté n’était point schiite mais sunnite ! » À cette constatation, Giafar conclut : « Allah seul connaît le mystère des choses. » Puis tous deux regagnèrent le palais, et le khalifat donna l’ordre d’enterrer le corps. Et depuis ce jour il bannit de sa mémoire jusqu’au souvenir même de Grain-de-Beauté.
Mais pour ce qui est de l’esclave, la seconde épouse de Grain-de-Beauté, elle fut conduite par l’émir Khaled auprès de Gros-Bouffi, son fils. Et à sa vue Gros-Bouffi, qui n’avait pas bougé du lit depuis le jour de la vente, se leva en reniflant et voulut s’approcher d’elle et la prendre dans ses bras. Mais la belle esclave, indignée et dégoûtée de l’aspect horrible de l’idiot, tira soudain de sa ceinture un poignard et, levant le bras, elle s’écria : « Éloigne-toi ou je vais te tuer avec ce poignard et me l’enfoncer ensuite dans la poitrine ! » Alors la mère de Gros-Bouffi s’élança, les bras en avant, et cria : « Comment oses-tu résister au désir de mon fils, ô insolente esclave ? » Mais la jeune femme dit : « Ô déloyale, où est donc la loi qui permet à une femme d’appartenir à deux hommes à la fois ? Et depuis quand, dis-le-moi, les chiens peuvent-ils habiter dans la demeure des lions ? »
À ces paroles, la mère de Gros-Bouffi dit : « Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, tu vas voir la vie dure que tu vas mener ici ! » Et la jeune femme dit : « Je préfère mourir plutôt que de renoncer à l’affection de mon maître, vivant fût-il ou mort ! » Alors l’épouse du wali la fit déshabiller et lui prit ses beaux vêtements de soie et ses bijoux, et lui mit sur le corps une méchante robe de cuisinière en poil de chèvre, et l’envoya à la cuisine en lui disant : « Désormais tes fonctions d’esclave ici consisteront à éplucher les oignons, à mettre le feu au-dessous des marmites, à exprimer le jus des tomates et à faire la pâte du pain ! » Et la jeune femme dit : « Je préfère encore faire ce métier d’esclave que de voir la figure de ton fils ! » Et dès ce jour elle entra dans la cuisine, mais ne tarda pas à gagner le cœur de toutes les autres esclaves qui l’empêchèrent de faire tout travail, en la remplaçant dans l’ouvrage.
Quant à Gros-Bouffi, de ne plus pouvoir arriver à la belle esclave Yasmine, il s’alita pour de bon et ne se releva plus.
Or, il faut se rappeler que Yasmine avait été, dès la première nuit de son mariage, rendue enceinte par Grain-de-Beauté. Aussi, quelques mois après son arrivée à la maison du wali, elle accoucha à terme d’un enfant mâle aussi beau que la lune, qu’elle appela Aslân, tout en pleurant à chaudes larmes, elle et toutes les esclaves, que le père ne fût pas là pour donner lui-même un nom à son fils.
Le petit Aslân fut allaité deux ans par sa mère, et devint solide et fort beau. Et comme il savait déjà marcher tout seul, sa destinée voulut qu’un jour, pendant que sa mère était occupée, il montât les marches de l’escalier de la cuisine et arrivât dans la salle où se tenait assis, égrenant son chapelet d’ambre, le wali, l’émir Khaled, père de Gros-Bouffi.
À la vue du petit Aslân, dont la ressemblance avec son père Grain-de-Beauté était absolue, l’émir Khaled sentit les larmes lui venir aux yeux, et il appela l’enfant et le prit sur ses genoux et se mit à le caresser, fort ému, et se dit : « Béni soit Celui qui crée des objets si beaux et leur donne l’âme et la vie ! » Pendant ce temps, l’esclave Yasmine s’apercevait de l’absence de son enfant ; affolée, elle le chercha partout et se décida, en dépit de toutes les convenances, à entrer, les yeux hagards, dans la salle où se tenait l’émir Khaled. Et elle vit le petit Aslân assis sur les genoux du wali ; et il s’amusait à enfoncer ses petits doigts dans la barbe vénérable de l’émir. Mais, à la vue de sa mère, le petit se jeta en avant en tendant les bras ; et l’émir Khaled le retint encore et dit à Yasmine avec bonté : « Approche-toi, ô esclave ! Cet enfant serait-il ton fils ? » Elle répondit : « Oui, ô mon maître, c’est le fruit de mon cœur ! » Il lui demanda : « Et qui est son père ? Est-ce un de mes serviteurs ? » Elle dit, en répandant un torrent de larmes : « Son père est mon époux Grain-de-Beauté. Mais maintenant, ô mon maître, il est ton fils ! » Le wali, très ému, dit à l’esclave : « Par Allah ! tu l’as dit. Il est désormais mon fils ! » Et sur l’heure il l’adopta, et dit à la mère : « Il te faut donc, dès aujourd’hui, considérer ton fils comme mien, et lui faire croire pour toujours, quand il sera en âge de comprendre, qu’il n’a jamais eu d’autre père que moi ! » Et Yasmine répondit : « J’écoute et j’obéis ! »
Alors l’émir Khaled se chargea, en vrai père, du fils de Grain-de-Beauté, et lui donna une éducation soignée et le mit entre les mains d’un maître fort savant qui était un calligraphe de premier ordre et qui lui apprit la belle écriture, le Koran, la géométrie et la poésie. Puis, quand le jeune Aslân fut devenu plus grand, son père adoptif, l’émir Khaled, lui apprit lui-même à monter à cheval, à manier les armes, à jouter de la lance et à lutter dans les tournois. Et il devint de la sorte, à l’âge de quatorze ans, un cavalier accompli, et fut élevé par le khalifat au titre d’émir, comme son père le wali.
Or, le destin voulut un jour faire se rencontrer le jeune Aslân et Ahmad-la-Teigne, à la porte du cabaret du juif Abraham. Et Ahmad-la-Teigne invita le fils de l’émir à entrer prendre un rafraîchissement.
Lorsqu’ils se furent assis, Ahmad-la-Teigne se mit à boire, selon son habitude, jusqu’à l’ivresse. Alors il tira de sa poche la petite lampe d’or enrichie de pierreries, qu’il avait autrefois volée, et, comme il faisait déjà obscur, il l’alluma. Alors Aslân lui dit : « Ya Ahmad, cette lampe est fort belle. Donne-la-moi ! » Le chef de la police répliqua : « Qu’Allah m’en préserve ! Comment pourrais-je te donner un objet qui a fait perdre tant d’âmes ? Sache, en effet, que cette lampe a été la cause de la mort de l’ancien commandant du palais, un certain individu d’Égypte nommé Grain-de-Beauté. » Et Aslân, fort intéressé, s’écria : « Raconte-moi cela ! »
Alors Ahmad-la-Teigne lui raconta toute l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin, en se glorifiant, dans son ivresse, d’avoir été lui-même l’auteur du coup.
Lorsque le jeune Aslân fut rentré à la maison, il raconta à sa mère Yasmine l’histoire qu’il venait d’entendre d’Ahmad-la-Teigne et lui dit que la lampe était encore entre ses mains.
À ces paroles, Yasmine jeta un grand cri et tomba évanouie.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-neuvième nuit.
Elle dit :
Et lorsqu’elle fut revenue à elle, elle éclata en sanglots et se jeta au cou de son fils Aslân et lui dit, à travers ses larmes : « Ô mon enfant, Allah vient de faire apparaître la vérité. Je ne puis donc te taire mon secret plus longtemps ! Sache donc, ô mon petit Aslân, que l’émir Khaled n’est que ton père adoptif ; quant à ton père par le sang, c’est mon époux bien-aimé Grain-de-Beauté qui a été puni, comme tu le vois, à la place du coupable. Il te faut donc, mon fils, aller trouver tout de suite un ancien grand ami de ton père, le vénérable chef des gardes du khalifat, et lui raconter ce que tu viens de découvrir. Puis tu lui diras : « Ô mon grand, je t’adjure par Allah de me venger du meurtrier de mon père Grain-de-Beauté ! »
Aussitôt le jeune Aslân courut trouver le chef des gardes du palais, celui-là même qui avait sauvé la tête à Grain-de-Beauté, et lui dit ce qu’Yasmine avait recommandé de dire.
Alors le chef des gardes, à la limite de la surprise et de la joie, dit à Aslân : « Béni soit Allah qui déchire les voiles et jette la clarté dans les ténèbres ! » Et il ajouta : « Dès demain, ô mon fils, Allah te vengera ! »
En effet, ce jour-là le khalifat donnait un grand tournoi où devaient jouter tous les émirs et les meilleurs cavaliers de Baghdad, et où l’on devait organiser une partie de jeu de balle au maillet, à cheval. Et le jeune Aslân lui-même était du nombre des joueurs de maillet. Et il avait revêtu sa cotte de mailles et enfourché le plus beau cheval des écuries de son père adoptif, l’émir Khaled. Et vraiment il était splendide ainsi ; et le khalifat lui-même fut extrêmement charmé de sa tenue et de sa vivante jeunesse. Aussi voulut-il l’avoir comme partenaire.
Et le jeu commença. Et de part et d’autre les joueurs déployèrent un grand art dans leurs mouvements et une adresse merveilleuse à renvoyer la balle au moyen de leur maillet, au grand galop de leurs chevaux.
Mais soudain l’un des joueurs du camp opposé à celui que dirigeait le khalifat en personne, lança la balle droit au visage du khalifat, et d’un coup si adroit et si vigoureux qu’infailliblement c’en était fait des yeux et de la vie peut-être du khalifat, si le jeune Aslân, avec une dextérité admirable, n’eût, d’un coup de son maillet, arrêté juste à temps la balle au vol. Et il la renvoya si terriblement dans la direction opposée qu’elle atteignit au dos le cavalier qui l’avait lancée et le désarçonna en lui cassant la colonne.
À cette action d’éclat, le khalifat regarda le jeune Aslân et lui dit : « Vivent les braves, ô fils de l’émir Khaled ! » Et le khalifat descendit aussitôt de cheval, après avoir mis fin au tournoi, et assembla ses émirs et tous les cavaliers qui avaient pris part au jeu ; puis il appela le jeune Aslân et, devant toute l’assistance, il lui dit : « Ô valeureux fils du wali de Baghdad, je veux t’entendre toi-même estimer la récompense que mérite un exploit pareil au tien ! Je suis prêt à accéder à toutes tes demandes. Parle ! »
Alors le jeune Aslân embrassa la terre entre les mains du khalifat et dit : « Je demande au commandeur des Croyants la vengeance ! Le sang de mon père n’a pas encore été racheté, et le meurtrier est vivant ! »
À ces paroles, le khalifat fut à la limite de l’étonnement et s’écria : « Que parles-tu, ô Aslân, de venger ton père ? Mais ton père, l’émir Khaled, le voici à mes côtés, bien vivant, grâces en soient rendues à Allah ! » Mais Grain-de-Beauté répondit : « Ô commandeur des Croyants, l’émir Khaled a été pour moi le meilleur des pères adoptifs. Sache, en effet, que je ne suis point son fils par le sang, car mon père est ton ancien commandant du palais, Grain-de-Beauté. »
Lorsque le khalifat eut entendu ces paroles, il vit la lumière se changer en ténèbres devant ses yeux, et, d’une voix altérée, il dit : « Mon fils, ne sais-tu donc que ton père a été traître à l’égard du commandeur des Croyants ? » Mais Aslân s’écria : « Qu’Allah préserve mon père d’avoir été l’auteur de la trahison ! Le traître est à ta gauche, ô émir des Croyants ! C’est le chef de la police, Ahmad-la-Teigne ! Fais-le fouiller et tu trouveras dans sa poche la preuve de la trahison ! »
À ces paroles, le khalifat changea de couleur et devint jaune comme le safran, et, d’une voix effrayante, il appela le chef des gardes et lui dit : « Fouille devant moi le chef de la police ! » Alors le chef des gardes, le vieil ami de Grain-de-Beauté, s’approcha d’Ahmad-la-Teigne et lui fouilla les poches en un clin d’œil, et retira soudain la petite lampe d’or volée au khalifat.
Alors le khalifat, pouvant à peine se contenir, dit à Ahmad-la-Teigne : « Avance ! D’où te vient cette lampe ? » Il répondit : « Je l’ai achetée, ô commandeur des Croyants ! » Et le khalifat dit aux gardes : « Administrez-lui tout de suite la bastonnade, jusqu’à l’aveu ! » Et aussitôt Ahmad-la-Teigne fut saisi par les gardes, mis nu et fustigé et criblé de coups jusqu’à ce qu’il eût tout avoué et raconté toute l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin.
Le khalifat se tourna alors vers le jeune Aslân et lui dit : « À ton tour maintenant. Tu vas le pendre de ta propre main ! » Et aussitôt les gardes passèrent la corde au cou d’Ahmad-la-Teigne, et Aslân la saisit de ses deux mains et, aidé du chef des gardes, il hissa le bandit au haut de la potence dressée au milieu du champ de courses.
Lorsque justice fut ainsi faite, le khalifat dit à Aslân : « Mon fils, tu ne m’as pas encore demandé une faveur pour ton exploit ! » Et Aslân répondit : « Ô commandeur des Croyants, du moment que tu me permets une demande, je te prie de me rendre mon père ! »
À ces paroles, le khalifat, extrêmement ému, se mit à pleurer, puis il soupira : « Mais ne sais-tu, mon fils, que ton pauvre père, injustement condamné, est mort pendu ? Ou plutôt il est probable qu’il est mort, mais la chose n’est pas tout à fait certaine. C’est pour cela que je te jure par la valeur de mes ancêtres d’accorder la plus grande des faveurs à celui qui m’annoncera que Grain-de-Beauté, ton père, n’est pas mort ! »
Alors le chef des gardes s’avança entre les mains du khalifat et dit : « Donne-moi la parole de sécurité ! » Et le khalifat répondit : « La sécurité est sur toi ! Parle ! » Et le chef des gardes dit : « Je t’annonce la bonne nouvelle, ô émir des Croyants. Ton ancien serviteur fidèle, Grain-de-Beauté, est en vie ! »
Le khalifat s’écria : « Ah ! que dis-tu là ? » Il répondit : « Par la vie de ta tête, je te jure que c’est la vérité ! Et c’est moi-même qui ai sauvé Grain-de-Beauté en faisant pendre à sa place un condamné ordinaire qui lui ressemblait comme un frère ressemble à son frère. Et il est maintenant en sûreté à Iskandaria, où il doit être boutiquier dans le souk, probablement. »
À ces paroles, le khalifat jubila et dit au chef des gardes : « Il te faut partir à sa recherche et me le ramener dans le plus bref délai ! » Et le chef des gardes répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Alors le khalifat lui fit verser dix mille dinars pour ses frais de voyage ; et le chef des gardes se mit aussitôt en route pour Iskandaria, où il sera retrouvé, si Allah veut !
Mais pour ce qui est de Grain-de-Beauté, voici !
Le navire où il avait pris passage arriva à Iskandaria après une excellente traversée qui lui avait été écrite par Allah (qu’il soit béni !). Grain-de-Beauté débarqua aussitôt et fut charmé de l’aspect d’Iskandaria qu’il n’avait jamais vue, bien qu’il fût natif du Caire. Et il alla aussitôt au souk, où il loua une boutique toute prête déjà et que le crieur public proposait à la vente, telle quelle. C’était, en effet, une boutique dont le propriétaire venait de subitement mourir ; elle était meublée, comme d’usage, de coussins et contenait, comme marchandises, des objets pour les gens de mer, tels que voiles, cordages, ficelles, coffres solides, sacs pour pacotilles, armes de toutes formes et de tous prix, et surtout une quantité énorme de ferrailles et de vieilleries fort estimées des capitaines marins qui les achetaient là pour les revendre aux gens de l’Occident ; car les gens de ces pays-là estiment à l’extrême les vieilleries des temps anciens et échangent leurs femmes et leurs filles contre, par exemple, un morceau de bois pourri, une pierre talismanique ou un vieux sabre rouillé.
Aussi il n’y a point à s’étonner que Grain-de-Beauté, durant les longues années de son exil loin de Baghdad, ait merveilleusement réussi dans son commerce et réalisé le dix pour un ; car rien n’est plus productif que la vente des vieilleries qu’on achète pour, par exemple, un drachme et qu’on revend pour dix dinars.
Lorsqu’il eut vendu tout ce que contenait la boutique, Grain-de-Beauté se disposait à la revendre vide, quand soudain il aperçut, sur une des étagères qu’il savait absolument dégarnies, un objet rouge et brillant. Il le prit et constata, à la limite de l’étonnement, que c’était une grosse gemme talismanique, taillée sur six faces et suspendue à une chaînette d’or ancien ; et sur les faces étaient gravés des noms en caractères inconnus ressemblant fort à des fourmis ou à d’autres insectes de même taille. Et il la considérait toujours avec une attention extrême, en calculant ce qu’elle pouvait lui rapporter, quand il vit devant sa boutique un capitaine marin qui s’était arrêté pour voir de plus près cet objet qu’il avait aperçu de la rue.
Le capitaine, après le salam, dit à Grain-de-Beauté : « Ô mon maître, peux-tu me céder cette gemme, ou bien n’est-elle pas à vendre ? » Il répondit : « Tout est à vendre ici, même la boutique ! » Il demanda : « Alors consens-tu à me vendre cette gemme pour quatre-vingt mille dinars d’or ? »
À ces paroles, Grain-de-Beauté pensa : « Par Allah ! cette gemme doit être fabuleusement précieuse ! Je vais faire le difficile. » Et il répondit : « Tu plaisantes sans doute, ô capitaine ! Car, par Allah ! elle me revient à moi, comme prix coûtant, à cent mille dinars ! » L’autre dit : « Alors veux-tu la donner à cent mille ? » Grain-de-Beauté dit : « Soit ! Mais c’est par égard pour toi seul ! » Et le capitaine le remercia et lui dit : « Je n’ai point sur moi tout cet argent-là ; car il serait fort dangereux de circuler à Iskandaria avec une si forte somme. Mais tu vas venir avec moi à bord, où tu toucheras le prix avec, en plus, un cadeau de deux pièces de drap, de deux pièces de velours et de deux pièces de satin. »
Alors Grain-de-Beauté se leva, ferma à clef la porte de sa boutique et suivit à bord le capitaine. Et le capitaine le pria de l’attendre sur le pont, et s’éloigna pour chercher l’argent. Mais il ne reparut plus, et soudain les voiles furent déployées toutes grandes et le navire fendit la mer, comme l’oiseau.
Lorsque Grain-de-Beauté se vit ainsi prisonnier sur l’eau, sa stupéfaction fut extrême. Mais à qui pouvait-il avoir recours, d’autant plus qu’il ne voyait aucun marin à qui demander des explications, et que le navire semblait voler sur la mer sous l’impulsion de l’invisible.
Pendant qu’il était ainsi perplexe et épouvanté, il vit enfin arriver le capitaine, qui se caressait la barbe et le regardait d’un air moqueur, et qui finit par lui dire : « C’est bien toi, le musulman Grain-de-Beauté, fils de Schamseddîn du Caire, qui as été à Baghdad au palais du khalifat ? » Il répondit : « C’est moi le fils de Schamseddîn ! » Le capitaine dit : « Eh bien ! dans quelques jours nous allons arriver à Genoa, dans notre pays chrétien. Et tu verras, ô musulman, le sort qui t’y attend ! » Puis il s’en alla.
Et de fait, la navigation ayant été fort heureuse, le navire arriva au port de Genoa, ville des chrétiens d’Occident. Et aussitôt une vieille femme, accompagnée de deux hommes, vint à bord chercher Grain-de-Beauté, qui ne savait plus que penser de l’événement. Pourtant, se fiant à la destinée bonne ou mauvaise qui le dirigeait, il suivit la vieille qui le conduisit, à travers la ville, à une église appartenant à un couvent de moines.
Arrivée à la porte de l’église, la vieille se tourna vers Grain-de-Beauté et lui dit : « Désormais tu dois te considérer comme domestique de cette église et de ce couvent. Ton service consistera à te réveiller tous les jours à l’aube pour aller d’abord à la forêt faire du bois et revenir au plus vite laver le pavé de l’église et du couvent, secouer les nattes, balayer partout ; ensuite cribler le blé, le moudre, faire la pâte du pain, cuire le pain au four ; prendre une mesure de lentilles, les moudre, les cuisiner, et en remplir ensuite trois cent soixante-dix écuelles que tu devras remettre une par une à chacun des trois cent soixante-dix moines du couvent ; après quoi tu iras vider les pots d’ordures qui sont dans les cellules des moines ; puis tu termineras l’ouvrage en arrosant le jardin et en remplissant les quatre bassins et les tonneaux rangés le long du mur. Et ce travail-là doit être terminé quotidiennement avant midi. Car tu devras consacrer tous tes après-midi à obliger les passants à se rendre bon gré mal gré à l’église écouter le prêche ; et, s’ils refusent, voici une masse surmontée d’une croix en fer avec laquelle tu les assommeras, par ordre du roi. De la sorte, il ne restera dans la ville que les chrétiens fervents, qui viendront ici se faire bénir par les moines. Et maintenant, commence l’ouvrage, et prends bien garde d’oublier mes recommandations ! »
Et, ayant dit ces paroles, la vieille le regarda en clignant de l’œil, et s’en alla.
Alors Grain-de-Beauté se dit : « Par Allah ! tout cela est énorme ! » Et, ne sachant plus à quoi se résoudre, il entra dans l’église, en ce moment tout à fait déserte, et s’assit sur un banc pour essayer de réfléchir à tous ces événements assez étranges qui lui arrivaient coup sur coup.
Il était là depuis une heure de temps quand il entendit venir jusqu’à lui, sous les piliers, une voix si douce de femme qu’aussitôt, oubliant ses tribulations, il écouta en extase. Et il fut ému tellement de cette voix qu’aussitôt tous les oiseaux de son âme se mirent à chanter à la fois, et il sentit descendre en lui la fraîcheur bénie que met dans l’esprit la mélodie solitaire. Et il se levait déjà à la recherche de la voix, quand elle se tut.
Mais soudain, d’entre les colonnes, une figure apparut de femme drapée qui s’avança jusqu’à lui, et d’une voix tremblante lui dit : « Ah ! Grain-de-Beauté, depuis si longtemps je songeais à toi ! Enfin béni soit Allah qui a permis notre réunion ! Voici ! Nous allons tout de suite nous marier ! »
À ces paroles, Grain-de-Beauté s’écria : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Sûr ! tout ce qui m’arrive là n’est qu’un rêve ! Et, lorsque ce rêve sera dissipé, je me verrai à nouveau dans ma boutique d’Iskandaria ! » Mais la jeune femme dit : « Mais non, ô Grain-de-Beauté, c’est la réalité ! Tu es dans la ville de Genoa, où je t’ai fait transporter, malgré toi, par l’entremise du capitaine marin qui est aux ordres de mon père, le roi de Genoa. Sache, en effet, que je suis la princesse Hosn-Mariam, fille du roi de cette ville. La sorcellerie, que j’ai apprise tout enfant m’a révélé ton existence et ta beauté et j’ai été si amoureuse de toi que j’ai envoyé le capitaine te chercher à Iskandaria. Et voici à mon cou la gemme talismanique que tu avais trouvée dans ta boutique, et qui avait été déposée sur une de tes étagères par le capitaine lui-même pour t’attirer à bord de son navire. Et dans quelques instants tu vas constater les pouvoirs miraculeux que me donne cette gemme. Mais, avant tout, tu vas te marier avec moi. Et alors tous tes désirs seront satisfaits. » Grain-de-Beauté lui dit : « Ô princesse, me promets-tu au moins de me ramener à Iskandaria ? » Elle dit : « C’est la chose la plus facile ! » Alors il consentit à se marier avec elle.
Aussitôt la princesse Mariam lui dit : « Alors tu veux retourner tout de suite à Iskandaria ? » Il répondit : « Oui, par Allah ! » Elle dit : « Allons-y ! » Et elle prit la cornaline et tourna vers le ciel l’une de ses faces, sur laquelle était gravée l’image d’un lit, et elle frotta vivement cette face avec son pouce, en disant : « Ô cornaline, au nom de Soleïmân, je t’ordonne de me procurer un lit de voyage ! »
À peine ces paroles eurent-elles été prononcées qu’un lit de voyage, avec ses couvertures et ses coussins, vint se poser devant eux. Ils y prirent place tous deux, et s’étendirent à leur aise. Alors la princesse Mariam prit entre ses doigts la cornaline, tourna vers le ciel l’une des faces, sur laquelle était gravé un oiseau, et dit : « Cornaline, ô cornaline, je t’ordonne, par le nom de Soleïmân, de nous transporter sains et saufs à Iskandaria, en suivant la ligne la plus directe ! »
Cet ordre avait à peine été donné que le lit se souleva de lui-même en l’air, sans secousses, monta jusqu’à la coupole, sortit par la grande fenêtre, et, plus rapide que le plus rapide d’entre les oiseaux, il fendit l’espace avec une régularité merveilleuse et, en moins de temps qu’il n’en faudrait pour pisser, les déposa à Iskandaria.
Or, au moment même où ils mettaient pied à terre, ils virent arriver dans leur direction un homme habillé à la mode de Baghdad, que Grain-de-Beauté reconnut aussitôt : c’était le chef des gardes. Il venait lui aussi de débarquer, à l’instant même, pour se mettre à la recherche de l’ancien condamné. Ils se jetèrent alors dans les bras l’un de l’autre, et le chef des gardes annonça à Grain-de-Beauté la nouvelle de la découverte du coupable et de sa pendaison, lui raconta tous les événements qui s’étaient passés à Baghdad depuis quatorze ans, et lui apprit de la sorte la naissance de son fils Aslân qui était devenu le cavalier le plus beau de Baghdad.
Et Grain-de-Beauté, de son côté, raconta au chef des gardes toutes ses aventures depuis le commencement jusqu’à la fin. Et cela stupéfia à l’extrême le chef des gardes qui, une fois son émotion un peu calmée, lui dit : « Le commandeur des Croyants souhaite te revoir au plus tôt ! » Il répondit : « Mais certainement !
Permets-moi toute fois d’aller au Caire baiser la main à mon père Schamseddîn et à ma mère, et les décider à venir avec nous à Baghdad.
Alors le chef des gardes monta avec eux sur le lit qui les transporta en un clin d’œil au Caire, juste dans la rue Jaune où était située la maison de Schamseddîn. Et ils frappèrent à la porte. Et la mère descendit voir qui frappait ainsi et demanda : « Qui frappe ? » Il répondit :
« C’est moi, ton fils Grain-de-Beauté ! » La joie de la mère fut immense, elle qui depuis de si longues années avait revêtu les habits de deuil, et elle tomba évanouie dans les bras de son enfant. Et le vénérable Schamseddîn également.
Lorsqu’ils se furent reposés pendant trois jours à la maison, ils montèrent tous ensemble sur le lit qui, sur l’ordre de la princesse Hosn-Mariam, les transporta sains et saufs à Baghdad, où le khalifat reçut Grain-de-Beauté en l’embrassant comme un fils et le combla de charges et d’honneurs, lui, ainsi que son père Schamseddîn et son fils Aslân.
Après quoi Grain-de-Beauté se souvint qu’en somme la cause première de sa fortune était Mahmoud-le-Bilatéral, qui l’avait d’abord si ingénieusement obligé à voyager et l’avait ensuite recueilli, dénué de tout, sur la plate-forme de la fontaine publique. Aussi le fit-il chercher partout et finit-il par le trouver assis dans un jardin au milieu de jeunes garçons avec lesquels il chantait et buvait. Et il le pria de venir au palais où il le fit nommer chef de la police à la place d’Ahmad-la-Teigne.
Ce devoir rempli, Grain-de-Beauté, heureux de retrouver un fils aussi beau et vaillant que l’était le jeune Aslân, remercia Allah de ses faveurs. Et il vécut à la limite du bonheur, à Baghdad, au milieu de ses trois épouses Zobéida, Yasmine et Hosn-Mariam, pendant des années et des années, jusqu’à ce qu’il fût visité par la Destructrice des délices et la Séparatrice des amis. Louanges soient rendues à l’immuable vers Lequel convergent toutes choses créées !
— Et Schahrazade, ayant fini de raconter cette histoire, se sentit un peu fatiguée, et se tut.
Alors le roi Schahriar, qui était resté immobile d’attention pendant tout ce temps, s’écria : « Cette histoire de Grain-de-Beauté, ô Schahrazade, est vraiment extraordinaire, et Mahmoud-le-Bilatéral et Sésame le courtier avec sa recette pour réchauffer les œufs froids m’ont ravi à l’extrême. Mais, il faut que je te le dise, les gestes du Bilatéral ont encore pour moi une certaine obscurité, et je serais charmé de t’entendre m’en donner une explication plus claire, si tu le peux toutefois. »
À ces paroles du roi Schahriar, Schahrazade sourit légèrement et regarda sa sœur Doniazade qu’elle trouva extrêmement amusée ; puis elle dit au Roi : « Maintenant, ô Roi fortuné, que cette petite peut tout entendre, je veux te raconter une ou deux des Aventures du poète Abou-Nowas, le plus délicieux et le plus charmant et le plus spirituel de tous les poètes de l’Iran et de l’Arabie. »
Et la petite Doniazade se leva du tapis où elle était blottie et courut se jeter dans les bras de sa sœur, qu’elle embrassa tendrement, et elle lui dit : « Oh ! de grâce, Schahrazade, commence tout de suite. Tu serais si gentille, ô ma sœur ! » Et Schahrazade dit : « De tout cœur amical et comme hommages dus à ce Roi doué de bonnes manières. »
Mais comme elle voyait apparaître le matin, Schahrazade, toujours discrète, renvoya le récit au lendemain.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-dixième nuit.
La petite Doniazade attendit que Schahrazade eût fini sa chose ordinaire avec le roi Schahriar et, levant la tête, elle s’écria : « Ô ma sœur, je t’en prie, qu’attends-tu maintenant pour nous raconter des anecdotes sur le délicieux poète Abou-Nowas, l’ami du khalifat, le plus charmant de tous les poètes de l’Iran et de l’Arabie ? » Et Schahrazade sourit à sa sœur et lui dit : « Je n’attends que la permission du Roi pour narrer quelques-unes des aventures d’Abou-Nowas qui était un bien grand libertin ! »
Et le roi Schahriar, se tournant vers Schahrazade, lui dit : « En vérité, Schahrazade, je ne serai point fâché de t’entendre nous raconter ces aventures-là. Mais je dois te dire que je me sens cette nuit porté vers des pensers plus élevés. Si donc tu connaissais une histoire qui pût me fortifier dans la connaissance, ne crois point qu’elle ne m’intéresserait pas. Au contraire ! Tu pourras ensuite, si ma patience n’est pas à bout, Schahrazade, m’entretenir de ces aventures d’Abou-Nowas. »
À ces paroles du roi Schahriar, Schahrazade répondit : « Justement, ô Roi fortuné, j’ai réfléchi toute la journée à l’histoire d’une adolescente admirable de savoir et de beauté et qu’on nommait Sympathie. Et je suis toute prête à te rapporter ce que je sais de sa conduite et de ses merveilleuses connaissances ! »
Et le roi Schahriar s’écria : « Par Allah ! ne diffère pas davantage de me mettre au courant de ce que tu m’annonces là ! Car rien ne m’est plus agréable à écouter que les doctes paroles dites par des jeunes filles belles. Et je souhaite fort que l’histoire promise me satisfasse complètement et me soit un profit à la fois et un exemple de l’instruction que toute vraie musulmane doit posséder. »
Alors Schahrazade réfléchit un instant et, ayant levé un doigt, dit :
Il est raconté – mais Allah est le mieux instruit sur toutes choses – qu’il y avait à Baghdad un marchand au commerce immense. Il avait honneurs, considération, prérogatives et privilèges de toutes sortes, mais il n’était point heureux, car Allah n’étendait pas sur lui sa bénédiction jusqu’à lui accorder un enfant, fût-il même de sexe féminin. Aussi était-il devenu vieux dans la tristesse, et voyait-il de jour en jour ses os devenir transparents et mous, sans qu’il pût obtenir de l’une de ses nombreuses épouses un résultat consolateur. Mais un jour qu’il avait distribué de très nombreuses aumônes et visité les santons et jeûné et prié avec ferveur, il coucha avec la plus jeune de ses épouses et, par la bonté du Très-Haut, il la rendit enceinte à l’heure et à l’instant.
Le neuvième mois, jour pour jour, l’épouse du marchand accoucha heureusement d’un enfant mâle si beau qu’il était un morceau de lune.
Aussi le marchand, dans sa gratitude envers le Donateur, n’oublia pas d’accomplir les vœux qu’il avait formés, et il fit de grandes largesses aux pauvres, aux veuves et aux orphelins, pendant sept jours entiers ; puis, au matin du septième jour, il songea à donner un nom à son fils, et l’appela Aboul-Hassan.
L’enfant fut porté sur les bras des nourrices et sur les bras des belles esclaves et soigné comme une chose précieuse par les femmes et les domestiques, jusqu’à ce qu’il fût d’âge à apprendre. Alors on le confia aux maîtres les plus savants, qui lui enseignèrent à lire les paroles sublimes du Koran, et lui apprirent la belle écriture, la poésie, le calcul, et l’art de tirer de l’arc. Aussi son instruction dépassa-t-elle en étendue celle de sa génération et de son siècle ; et ce ne fut point tout.
En effet, il joignait à ces diverses connaissances un charme magicien, et il était parfaitement beau. Et il fut la joie de son père et les délices de ses prunelles, aussi longtemps que la destinée l’avait d’avance fixé. Mais lorsque le vieillard sentit s’approcher le terme qui lui était échu, il fit asseoir son fils entre ses mains, un jour d’entre les jours, et lui dit : « Mon fils, voici que l’échéance est proche, et il ne me reste plus qu’à me préparer à paraître devant le Maître Souverain. Je te lègue grands biens, richesses et propriétés, villages entiers, belles terres et beaux vergers, de quoi vous suffire, et au delà, à toi et aux enfants de tes enfants. Je te recommande seulement de savoir en jouir sans excès, en remerciant le Rétributeur. » Puis le vieux marchand mourut de sa maladie, et Aboul-Hassan fut extrêmement affligé. Et, les devoirs des funérailles accomplis, il prit le deuil et s’enferma avec sa douleur.
Mais bientôt ses compagnons réussirent à le distraire et à l’arracher à ses chagrins. Et ils firent si bien qu’ils l’obligèrent à entrer au hammam se rafraîchir, puis à changer de vêtements ; et ils lui dirent pour le consoler tout à fait : « Celui qui se reproduit en des enfants comme toi ne meurt pas. Éloigne donc la tristesse et songe à profiter de ta jeunesse et de tes biens ! »
Aussi Aboul-Hassan oublia-t-il peu à peu les conseils de son père, et finit-il par se persuader que le bonheur et la fortune étaient inusables. Dès lors, il ne cessa de satisfaire tous ses caprices, s’adonner à tous les plaisirs, fréquenter les chanteuses et joueuses d’instruments, manger tous les jours une quantité énorme de poulets, car il aimait les poulets, desceller les vieux pots de liqueurs enivrantes, entendre le cliquetis des coupes entrechoquées, détériorer ce qu’il pouvait détériorer, abîmer ce qu’il pouvait abîmer, et bouleverser ce qu’il pouvait bouleverser, tant qu’à la fin il se réveilla un jour avec rien entre les mains si ce n’est lui-même. Et, de tout ce que lui avait légué son défunt père en fait de serviteurs et de femmes, il ne lui resta qu’une seule esclave d’entre les nombreuses esclaves.
Mais cette esclave s’appelait Sympathie, et vraiment jamais nom n’avait mieux convenu à celle qui le portait. Car Sympathie était une adolescente aussi droite que la lettre « aleph », avec une taille si mince qu’elle pouvait défier le soleil d’allonger son ombre sur le sol ; ses traits portaient clairement la marque de la bénédiction ; sa bouche paraissait scellée par le sceau de Soleïmân, pour garder son trésor de perles ; ses dents étaient des colliers doubles et égaux ; les deux grenades de son sein étaient séparées par le plus charmant intervalle, et son nombril pouvait contenir une once de beurre muscade. Quant à sa croupe, elle terminait à point la finesse de sa taille et laissait profondément imprimé sur les matelas le creux formé par l’importance de son poids. Et c’est d’elle qu’il s’agissait dans ces paroles du poète :
Elle est solaire et végétale telle la tige du rosier ; elle est aussi loin des couleurs de la tristesse que le soleil et la tige du rosier.
Le ciel est sur son visage ; les pelouses d’Éden, parmi lesquelles coule la source de vie, s’étendent sous sa tunique, et la lune brille sous son manteau.
Sur son corps charmant s’harmonisent les couleurs l’incarnat des roses, l’éclatante blancheur de l’argent, le noir de la baie mûre et la couleur du sandal. Et sa beauté est si grande qu’elle la défend même contre le désir.
Béni soit Celui qui a déployé sur elle la beauté, et heureux l’amant qui peut savourer les délices de ses paroles.
Telle était l’esclave Sympathie, seul trésor que possédât encore le prodigue Aboul-Hassan.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-douzième nuit.
Elle dit :
Mais lui, à cette constatation de son patrimoine dissipé sans retour, il fut plongé dans un état de désolation qui lui enleva le sommeil et l’appétit ; et il resta ainsi trois jours et trois nuits sans manger, ni boire, ni dormir, si bien que l’esclave Sympathie crut le voir mourir et résolut coûte que coûte de le sauver.
Elle se para de ses belles robes et se présenta à son maître avec, sur les lèvres, un sourire de bon augure, en lui disant : « Allah va faire cesser tes tribulations par mon entremise. Pour cela, tu n’auras qu’à me conduire devant notre maître l’émir des Croyants Haroun Al-Rachid, et à lui demander, pour mon prix d’achat, dix mille dinars. S’il trouve ce prix trop élevé, dis-lui : « Ô émir des Croyants, cette adolescente vaut encore davantage, ce dont tu te rendras bien mieux compte en la mettant à l’épreuve. Alors elle haussera à tes yeux, et tu verras qu’elle n’a point d’égale ou de rivale, et qu’elle est digne de servir notre maître le khalifat. » Puis elle lui recommanda, en y insistant beaucoup, de bien se garder de diminuer ce prix.
Aboul-Hassan, qui jusqu’à ce moment avait négligé, par insouciance, d’observer les qualités et les talents de sa belle esclave, n’était, non plus, guère en état d’apprécier par lui-même les mérites qui étaient en elle. Il trouva seulement que l’idée n’était pas mauvaise et avait des chances de réussite. Il se leva donc sur l’heure et, emmenant derrière lui Sympathie, il la conduisit devant le khalifat, à qui il répéta les paroles qu’elle lui avait recommandé de dire.
Alors le khalifat se tourna vers elle et lui demanda : « Comment t’appelles-tu ? » Elle dit : « Je m’appelle Sympathie. » Il lui dit : « Ô Sympathie, es-tu versée dans les connaissances, et peux-tu m’énumérer le titre des diverses branches du savoir que tu as cultivées ? » Elle répondit : « Ô mon maître, j’ai étudié la syntaxe, la poésie, le droit civil et le droit canon, la musique, l’astronomie, la géométrie, l’arithmétique, la jurisprudence au point de vue des successions, et l’art de déchiffrer les grimoires et les anciennes inscriptions. Je connais par cœur le Livre Sublime, et je puis le lire de sept manières différentes ; je sais exactement le nombre de ses chapitres, de ses versets, de ses divisions, de ses diverses parties, et leurs combinaisons, et combien il renferme de consonnes et de voyelles ; je sais au juste quels chapitres ont été inspirés et écrits à la Mecque, et quels autres ont été dictés à Médine ; je connais les lois et les dogmes, je sais les distinguer d’avec les traditions et différencier leur degré d’authenticité ; je ne suis point étrangère à la logique, à l’architecture et à la philosophie, non plus qu’à l’éloquence et au beau langage ; je sais composer les poèmes et les faire simples et coulants, ou compliqués pour le plaisir des délicats seulement ; et si j’y mets parfois des obscurités, c’est pour mieux retenir l’attention et charmer l’esprit qui arrive à en dénouer la trame subtile ; enfin j’ai appris beaucoup de choses, et j’ai retenu ce que j’ai appris. Avec cela, je sais chanter ; et je danse comme un oiseau, et joue du luth et de la flûte, et manie les instruments à cordes, sur cinquante modes différents. Aussi, quand je chante, ceux-là se damnent qui m’entendent, et les gazelles, à me voir, s’enivrent. Si, habillée et parfumée, je marche en me balançant, je tue ; si je secoue ma croupe, je renverse ; si je cligne de l’œil, je transperce ; si je secoue mes bracelets, j’aveugle ; si je touche, je donne la vie, et, si je m’éloigne, je fais mourir.
Lorsque le khalifat Haroun Al-Rachid eut entendu ces paroles, il fut étonné et charmé de trouver tant d’éloquence à la fois et de beauté, tant de savoir et de jeunesse en celle qui se tenait devant lui, les yeux respectueusement baissés. Il se tourna vers Aboul-Hassan et lui dit : « Je veux à l’instant donner les ordres pour faire venir les maîtres de la science, afin de mettre ton esclave à l’épreuve et m’assurer, par un examen public et décisif, si elle est réellement aussi instruite qu’elle est belle. Au cas où elle sortirait victorieuse de l’épreuve, non seulement je te donnerais les dix mille dinars, mais je te comblerais d’honneurs pour m’avoir amené une si grande merveille. Sinon, rien n’est fait, et elle reste ta propriété ! »
Puis, séance tenante, le khalifat fit mander le plus grand savant de l’époque, Ibrahim ben-Saïar, qui avait approfondi les connaissances humaines ; il fit mander aussi les poètes, grammairiens, lecteurs du Koran, médecins, astronomes, philosophes, jurisconsultes et ulémas de la théologie. Et tous se hâtèrent de se rendre au palais, et s’assemblèrent dans la salle de réception sans savoir pour quel motif on les convoquait.
Lorsque le khalifat leur en eut donné l’ordre, ils s’assirent tous en rond sur les tapis, alors qu’au milieu, sur un siège d’or où l’avait fait placer le khalifat, l’adolescente Sympathie se tenait, le visage recouvert d’un léger voile. Et ses yeux brillaient à travers, et ses dents souriaient de leur sourire.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-quatorzième nuit.
Elle dit :
Quand, sur cette assemblée, le silence se fut établi si complet qu’on eût pu entendre le son d’une aiguille jetée sur le sol, Sympathie fit à tous un salam de grâce et de dignité et, d’une façon de parler exquise, elle dit au khalifat :
« Ô émir des Croyants, ordonne ! me voici prête à répondre aux questions que voudront me poser les doctes et vénérables savants, lecteurs du Koran, jurisconsultes, médecins, architectes, astronomes, géomètres, grammairiens, philosophes et poètes. »
Alors le khalifat Haroun Al-Rachid se tourna vers tous ceux-là et leur dit : « Je vous ai fait mander ici pour que vous examiniez cette adolescente sur ses connaissances en tant que variété et profondeur, et que vous n’épargniez rien pour mettre en valeur à la fois votre érudition et son savoir. » Et tous les savants répondirent, s’inclinant jusqu’à terre et portant les mains sur leurs yeux et sur leur front et disant : « L’ouïe et l’obéissance à Allah et à toi, ô émir des Croyants ! »
À ces paroles, l’adolescente Sympathie resta quelques instants la tête baissée, puis releva le front et dit : « Ô vous tous, mes maîtres, quel est d’abord le plus versé d’entre vous dans le Koran et les traditions du Prophète (sur lui la paix et la prière !) ? » Alors l’un des ulémas se leva, désigné par tous les doigts. Elle lui dit : « Interroge-moi donc à ta guise sur ta partie. »
Et le savant dit : « Ô jeune fille, du moment que tu as étudié à fond le saint Livre d’Allah, tu dois connaître le nombre de chapitres, de mots et de lettres qu’il renferme et les préceptes de notre foi. Dis-moi donc, pour commencer, quel est ton Seigneur, quel est ton Prophète, quel est ton Imam, quelle est ton orientation, quelle est ta règle de vie, quel est ton guide dans les chemins, et quels sont tes frères ? » Elle répondit : « Allah est mon Seigneur ; Mohammad (sur lui la prière et la paix !) est mon Prophète ; le Koran est ma loi, il est donc mon Imam ; la Kâaba, la maison d’Allah élevée par Abraham à la Mecque, est mon orientation ; l’exemple de notre saint Prophète est ma règle de vie ; la Sunna, recueil des traditions, est mon guide dans les chemins ; et tous les Croyants sont mes frères. »
Le savant reprit, alors que le khalifat commençait à s’émerveiller de la netteté et de la précision de ces réponses dans la bouche d’une si gentille jeune fille : « Dis-moi ! comment sais-tu qu’il y a un Dieu ? » Elle répondit : « Par la raison ! »
Il demanda : « Qu’est-ce que la raison ? » Elle dit : « La raison est un don double : il est inné et il est acquis. La raison innée est celle qu’Allah a placée dans le cœur de ses serviteurs. Et la raison acquise est celle qui est, chez l’homme bien doué, le fruit de l’éducation et d’un labeur constant. »
Il reprit : « C’est excellent ! Mais où est le siège de la raison ? » Elle répondit : « Dans notre cœur. Et c’est de là que ses inspirations s’élèvent vers notre cerveau pour y établir domicile. »
Il dit : « Parfaitement ! Mais peux-tu me dire comment tu as appris à connaître le Prophète (sur lui la prière et la paix !) ? » Elle répondit : « Par la lecture du Livre d’Allah, par les sentences y incluses, par les preuves et les témoignages. »
Il dit : « C’est excellent ! Mais peux-tu me dire quels sont les devoirs indispensables de notre religion ? » Elle répondit : « Il y a cinq devoirs indispensables dans notre religion : la profession de foi : « Il n’y a de Dieu qu’Allah, et Mohammad est l’envoyé d’Allah ! » ; la prière ; l’aumône ; le jeûne du mois de Ramadan ; le pèlerinage à la Mecque, quand on peut le faire. »
Il demanda : « Quels sont les actes pies les plus méritoires ? » Elle répondit : « Ils sont au nombre de six : la prière ; l’aumône ; le jeûne ; le pèlerinage ; la lutte contre les mauvais instincts et les choses illicites, et enfin la guerre dans le Sentier. »
Il dit : « Que c’est bien répondu ! Mais dans quel but fais-tu la prière ? »
Elle répliqua : « Simplement pour offrir au Seigneur l’hommage de mon adoration, célébrer ses louanges et élever mon esprit vers les régions sereines. »
Il s’écria : « Que cette réponse est excellente ! Mais la prière ne suppose-t-elle pas au préalable des préparatifs indispensables ? » Elle répondit : « Certes ! Il faut se purifier entièrement le corps par les ablutions rituelles, se vêtir d’habits qui n’aient pas l’indice d’une saleté, choisir un lieu propre et net pour s’y tenir, bien garantir la partie du corps comprise entre le nombril et les genoux, avoir des intentions pures et se tourner vers la Kâaba, dans la direction de la Mecque sainte ! »
« Quelle est la valeur de la prière ? » – « Elle est le soutien de la foi dont elle est la base ! »
« Quels sont les fruits de la prière ? Quelle en est l’utilité ? » – « La prière vraiment belle n’a point d’utilité matérielle. Elle est simplement le lien spirituel entre la créature et son Seigneur. Elle peut produire des fruits immatériels et d’autant plus beaux ; elle éclaire le cœur et l’illumine, consolide l’esprit qui chancelle et rapproche l’esclave de son Maître. »
« Quelle est la clef de la prière ? Et quelle est la clef de cette clef ? » – « La clef de la prière, c’est l’ablution, et la clef de l’ablution, c’est la formule initiale : « Au nom d’Allah le Clément-sans-Bornes, le Clément ! »
Il demanda : « Quelles sont les prescriptions à suivre dans l’ablution ? » Elle dit : « D’après le rite orthodoxe de l’imam El-Schafiy ben-Idris, il y en a douze :
« D’abord prononcer la formule initiale : « Au nom d’Allah ! » ; se laver les paumes des mains avant que de les plonger dans le vase ; se rincer la bouche ; se laver les narines en prenant l’eau dans le creux de la main et en la reniflant ; se frotter toute la tête et se frotter les oreilles à l’extérieur et à l’intérieur avec une nouvelle eau ; se peigner la barbe avec les doigts ; se tordre les doigts et les orteils en les faisant craquer ; placer le pied droit devant le pied gauche ; répéter trois fois chaque ablution ; prononcer après chaque ablution l’acte de foi ; et enfin, une fois les ablutions terminées, réciter en outre cette formule pieuse : « Ô mon Dieu ! compte-moi au nombre des repentants, des purs et fidèles serviteurs ! Louanges à mon Dieu ! Je confesse qu’il n’y a de Dieu que Toi seul ! C’est Toi mon refuge ; c’est de Toi que, plein de repentir, j’implore le pardon de mes fautes ! Amîn ! »
« C’est cette formule, en effet, que le Prophète (sur lui la prière et la paix !) nous a bien recommandé de réciter, en disant : « J’ouvrirai toutes grandes à qui la récitera les huit portes d’Éden ; et il pourra entrer par la porte qui lui plaira ! »
Le savant dit : « Cela est répondu avec excellence, en vérité ! Mais que font les anges et les démons auprès de celui qui fait ses ablutions ? » Sympathie répondit : « Lorsque l’homme se prépare à faire ses ablutions, les anges viennent se tenir à sa droite et les diables à sa gauche ; mais aussitôt qu’il prononce la formule initiale : « Au nom d’Allah ! » les diables prennent la fuite, et les anges s’approchent de lui en déployant sur sa tête un pavillon de lumière, de forme carrée, dont ils soutiennent les quatre coins ; et ils chantent les louanges d’Allah et implorent le pardon des péchés de cet homme. Mais, s’il oublie d’invoquer le nom d’Allah ou s’il cesse de le prononcer, les diables reviennent… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-quinzième nuit.
Elle dit :
« … les diables reviennent en foule et font tous leurs efforts pour jeter le trouble dans son âme, lui suggérer le doute et refroidir son esprit et sa ferveur !
« Il est obligatoire, pour l’homme qui fait ses ablutions, de faire couler l’eau sur tout son corps, sur tous ses poils, apparents ou secrets, et sur ses membres sexuels, de se bien frotter toutes les parties et de ne se laver les pieds qu’en dernier lieu ! »
Le savant dit : « Bien répondu ! Peux-tu maintenant me dire quels sont les usages à suivre dans l’ablution nommée tayamum ? » Elle répondit : « L’ablution nommée tayamum est la purification avec le sable et la poussière. Cette ablution se fait dans les sept cas suivants, établis par les usages conformes à la pratique du Prophète. Et elle se fait suivant les quatre indications prévues par l’enseignement direct du Livre.
« Les sept cas qui permettent cette ablution sont : le manque d’eau ; la peur d’épuiser la provision d’eau ; le besoin de cette eau pour la boisson ; la crainte d’en perdre une partie en la transportant ; les maladies qui craignent l’usage de l’eau ; les fractures qui demandent le repos pour se consolider ; les blessures qu’on ne doit pas toucher.
« Quant aux quatre conditions nécessaires pour accomplir cette ablution avec le sable et la poussière, ce sont ; d’abord être de bonne foi ; ensuite prendre le sable ou la poussière avec les mains et faire le geste de s’en frotter le visage ; puis faire le geste de s’en frotter les bras jusqu’aux coudes ; et s’essuyer les mains.
« Deux pratiques sont également recommandables, parce que conformes à la Sunna : commencer l’ablution par la formule invocatoire : « Au nom d’Allah ! » et faire l’ablution de toutes les parties droites du corps avant les parties gauches. »
Le savant dit : « C’est fort bien ! Mais, pour revenir à la prière, peux-tu me dire comment on doit l’accomplir, et quels actes elle comporte ? » Elle reprit : « Les actes requis pour faire la prière constituent autant de colonnes qui la soutiennent. Ces colonnes de la prière sont : premièrement, la bonne intention ; secondement, la formule du Takbir, qui consiste à prononcer ces mots : « Allah est le plus grand ! » ; troisièmement, réciter la Fatiha, qui est la sourate qui ouvre le Koran ; quatrièmement, se prosterner la face contre terre ; cinquièmement, se relever ; sixièmement, faire la profession de foi ; septièmement, s’asseoir sur les talons ; huitièmement, faire des vœux pour le Prophète, en disant : « Que sur lui soient la prière et la paix d’Allah ! » ; neuvièmement, être toujours dans la même intention pure. »
Le savant dit : « Eh vérité, cela est répondu parfaitement ! Peux-tu maintenant me dire comment on doit s’acquitter de la dîme de l’aumône ? » Elle répondit : « On peut s’acquitter de la dîme de l’aumône de quatorze manières : en or ; en argent ; en chameaux ; en vaches ; en moutons ; en blé ; en orge ; en millet ; en maïs ; en fèves ; en pois chiches ; en riz ; en raisins secs, et en dattes.
« Pour ce qui est de l’or, si l’on n’a qu’une somme inférieure à vingt drachmes d’or de la Mecque, on n’a point de dîme à payer ; au-dessus de cette somme, on donne le trois pour cent. Il en est de même pour l’argent, toutes proportions gardées.
« Pour ce qui est du bétail, celui qui possède cinq chameaux paie un mouton ; celui qui possède vingt-cinq chameaux en donne un comme dîme, et ainsi de suite, toutes proportions gardées.
« Pour ce qui est des moutons et des agneaux, on en donne un sur quarante. Et ainsi de suite pour tout le reste. »
Le savant dit : « Parfait ! Parle-moi maintenant du jeûne ! » Sympathie répondit : « Le jeûne c’est l’abstinence du manger, du boire et des jouissances sexuelles, pendant la journée, jusqu’au coucher du soleil, durant le mois de Ramadan, aussitôt qu’on aperçoit la nouvelle lune. Il est recommandable de s’abstenir également, pendant le jeûne, de tout vain discours et de toute lecture autre que celle du Koran. »
Le savant demanda : « Mais n’y a-t-il point certaines choses qui, à première vue, peuvent rendre inefficace le jeûne, mais qui, selon l’enseignement du Livre, n’enlèvent en réalité rien à sa valeur ? » Elle répondit : « Il y a, en effet, des choses qui ne rendent point le jeune inefficace. Ce sont : les pommades, les baumes et les onguents ; le kohl pour les yeux et les collyres ; la poussière du chemin ; l’action d’avaler la salive ; les éjaculations nocturnes ou diurnes involontaires de la semence virile ; les regards jetés sur une femme étrangère non musulmane ; la saignée et les ventouses simples ou scarifiées. Ce sont là toutes choses qui n’enlèvent rien à l’efficacité du jeûne. »
Le savant dit : « C’est excellent ! Et la retraite spirituelle, qu’en penses-tu ? » Elle dit : « La retraite spirituelle est un séjour de longue durée que l’on fait dans une mosquée, en renonçant au commerce avec les femmes et à l’usage de la parole. Elle est simplement recommandée par la Sunna, mais n’est point une obligation dogmatique. »
Le savant dit : « Je désire maintenant t’entendre me parler du pèlerinage. » Elle répondit : « Le pèlerinage à la Mecque ou hadj est un devoir que tout musulman doit accomplir au moins une fois en sa vie, quand il a atteint l’âge de raison. Pour l’accomplir, diverses conditions sont à observer. On doit se revêtir du manteau de pèlerin ou ihram, se garder d’avoir commerce avec les femmes, de se raser les poils, de se couper les ongles et de se couvrir la tête et le visage. D’autres prescriptions sont également faites par la Sunna. »
Le savant dit : « C’est fort bien ! mais passons à la guerre dans le Sentier. » Elle répondit : « La guerre dans le Sentier est celle que l’on fait contre les infidèles quand l’Islam est en danger. On ne doit la faire que pour se défendre. Aussitôt que le Croyant est en armes, il doit marcher sur l’infidèle sans jamais revenir sur ses pas ! »
Le savant demanda : « Peux-tu me donner quelques détails sur la vente et l’achat ? » Sympathie répondit : « Dans la vente et l’achat, on doit être libre des deux côtés et dresser, dans les cas importants, un acte de consentement et d’acceptation. Mais il y a certaines choses dont la Sunna prohibe la vente ou l’achat. Ainsi… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-dix-septième nuit.
Elle dit :
« … Ainsi, il est expressément défendu d’échanger des dattes sèches contre des dattes fraîches, des figues sèches contre des figues fraîches, de la viande séchée et salée contre de la viande fraîche, du beurre salé contre du beurre frais, et, d’une manière générale, toutes les provisions fraîches contre les anciennes et les sèches, quand elles sont de la même espèce. »
Lorsque le savant commentateur du Livre eut entendu ces réponses de Sympathie, il ne put s’empêcher de penser qu’elle en savait autant que lui et ne voulut pas s’avouer impuissant à la prendre en défaut.
Il résolut donc de lui poser des questions plus subtiles et lui demanda : « Que signifie linguistiquement le mot ablution ? » Elle répondit : « Se débarrasser par le lavage de toutes impuretés internes ou externes. » – Il demanda : « Que signifie le mot jeûner ? » Elle dit : « S’abstenir. » – Il demanda : « Que signifie le mot donner ? » Elle dit : « S’enrichir. » – Il demanda : « Et aller en pèlerinage ? » Elle répondit : « Atteindre le but. » – Il demanda : « Et faire la guerre ? » Elle dit : « Se défendre. »
À ces paroles, le savant se leva debout sur ses pieds et s’écria : « En vérité, mes questions et mes arguments sont à court ! Cette esclave est étonnante de savoir et de clarté, ô émir des Croyants ! »
Mais Sympathie sourit légèrement et l’interrompit : « Je voudrais, lui dit-elle, te poser à mon tour une question. Si tu n’arrives pas à la résoudre, j’aurai le droit de t’arracher ton manteau d’uléma. » Il dit : « J’accepte ! Pose la question, ô jeune fille. »
Elle demanda : « Quelles sont les branches de l’Islam ! » Le savant resta un temps à réfléchir et finalement ne sut que répondre.
Alors le khalifat lui-même parla et dit à Sympathie : « Réponds toi-même à la question, et le manteau de ce savant t’appartient ! »
Sympathie s’inclina et répondit : « Les rameaux de l’Islam sont au nombre de neuf : l’observance stricte de l’enseignement du Livre ; se conformer aux traditions de notre saint Prophète ; ne jamais manger les aliments défendus ; punir les malfaiteurs, pour ne point voir augmenter la malice des méchants par suite de l’indulgence des bons ; approfondir l’étude de la religion ; secourir les serviteurs d’Allah ; fuir toute innovation et tout changement ; déployer du courage dans l’adversité ; pardonner quand on est fort et puissant. »
Lorsque le khalifat Haroun Al-Rachid eut entendu cette réponse, il ordonna d’arracher immédiatement le manteau du savant et de le donner à Sympathie ce qui fut aussitôt exécuté, à la confusion du savant, qui sortit de la salle, la tête basse.
Alors un second uléma se leva, qui était réputé pour sa subtilité dans les connaissances théologiques, et que tous les yeux désignaient à l’honneur d’interroger l’adolescente.
Il se tourna vers Sympathie et lui dit : « Je ne te poserai, ô jeune fille, que de brèves questions et en petit nombre. Peux-tu d’abord me dire quels sont les devoirs à observer pendant les repas ? » Elle répondit : « On doit d’abord se laver les mains, invoquer le nom d’Allah et lui rendre des actions de grâces. On s’assied ensuite sur la hanche gauche, on se sert pour manger du pouce et des deux premiers doigts seulement, on ne prend que de petites bouchées, on mâche bien le morceau et on ne doit pas regarder son voisin, de crainte de le gêner ou de lui couper l’appétit. »
Le savant demanda : « Peux-tu me dire maintenant ce que c’est que quelque chose, la moitié de quelque chose, et ce qui est moins que quelque chose ? » Elle répondit sans hésiter : « Le Croyant c’est quelque chose, l’hypocrite est la moitié de quelque chose, et l’infidèle est moins que quelque chose ! »
Il reprit : « Cela est exact. Dis-moi ! Où se trouve la foi ? » Elle répondit : « La foi habite dans quatre endroits : dans le cœur, dans la tête, dans la langue et dans les membres. De la sorte, la force du cœur consiste dans la joie, la force de la tête dans la connaissance, la force de la langue dans la sincérité, et la force des autres membres dans la soumission ! »
Il demanda : « Combien y a-t-il de cœurs ? » – « Il y en a plusieurs : le cœur du croyant ; le cœur de l’infidèle, cœur complètement opposé au premier… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-dix-huitième nuit.
Elle dit :
« … le cœur attaché aux choses de la terre et le cœur attaché aux joies spirituelles ; il y a le cœur dominé par les passions ou par la haine ou par l’avarice ; il y a le cœur lâche, le cœur brûlé d’amour, le cœur gonflé d’orgueil ; puis il y a le cœur éclairé, comme celui des compagnons de notre saint Prophète, et il y a enfin le cœur de notre saint Prophète lui-même, cœur de l’Élu. »
Lorsque le savant théologien eut entendu cette réponse, il s’écria : « Mon approbation t’est acquise, ô esclave ! »
Alors la belle Sympathie regarda le khalifat et dit : « Ô commandeur des Croyants, permets-moi de poser à mon tour une seule question à mon examinateur et de lui prendre son manteau s’il ne peut répondre ! » Et le consentement accordé, elle demanda au savant : « Peux-tu me dire, ô vénérable cheikh, quel est le devoir qui doit être rempli avant tous les devoirs, bien qu’il n’en soit pas le plus important ? »
À cette question, le savant ne sut que dire, et l’adolescente se hâta de lui enlever son manteau et fit elle-même cette réponse : « C’est le devoir de l’ablution ; car il est formellement prescrit de se purifier avant d’accomplir le moindre des devoirs religieux et avant tous les actes prévus par le Livre et la Sunna ! »
Après quoi Sympathie se tourna vers l’assemblée et l’interrogea d’un regard auquel répondit l’un des savants, qui était un des hommes les plus célèbres du siècle et n’avait point son égal dans la connaissance du Koran.
Il se leva et dit à Sympathie : « Ô jeune fille pleine de spiritualité et de parfums charmants, peux-tu, puisque tu connais le Livre d’Allah, nous donner un échantillon de la précision de ton savoir à ce sujet ? » Elle répondit : « Le Koran est composé de cent quatorze sourates ou chapitres, dont soixante-dix ont été dictés à la Mecque et quarante-quatre à Médine.
« Il est divisé en six cent vingt et une divisions, appelées « aschar », et en six mille deux cent trente-six versets.
« Il renferme soixante-dix-neuf mille quatre cent trente-neuf mots, et trois cent vingt-trois mille six cent soixante-dix lettres, à chacune desquelles sont attachées dix vertus spéciales.
« On y trouve cité le nom de vingt-cinq prophètes Adam, Nouh, Ibrahim, Ismaïl, Isaac, Yâcoub, Youssef, El-Yosh, Younés, Loth, Saleh, Houd, Schoaïb, Daoud, Soleïmân, Zoul-Kefel, Edris, Elias, Yahia, Zacharia, Ayoub, Moussa, Haroun, Issa [Jésus] et Môhammad. (Sur eux tous la prière et la paix !)
« On y trouve le nom de neuf oiseaux ou animaux ailés le moustique, l’abeille, la mouche, la huppe, le corbeau, la sauterelle, la fourmi, l’oiseau ababil, et l’oiseau d’Issa (sur lui la prière et la paix !) qui n’est autre que la chauve-souris. »
Le cheikh dit : « Ta précision est merveilleuse. Aussi je voudrais savoir de toi quel est le verset où notre saint Prophète juge les infidèles ? » Elle répondit : « C’est le verset où se trouvent ces paroles : « Les juifs disent que les chrétiens sont dans l’erreur et les chrétiens affirment que les juifs ignorent la vérité. Or, sachez que les deux côtés ont raison dans cette affirmation ! »
Lorsque le cheikh eut entendu ces paroles, il se déclara fort satisfait, mais voulut l’interroger encore.
Il lui demanda donc : « Comment le Koran est-il venu sur terre ? Est-il descendu tout complet, copié sur les tables qui sont gardées au ciel, ou bien est-il descendu en plusieurs fois ? » Elle répondit : « C’est l’ange Gabriel qui, sur l’ordre du Maître de l’univers, l’a apporté à notre prophète Môhammad, le prince des envoyés d’Allah, et cela par versets, selon les circonstances, durant l’espace de vingt années. ».
Il demanda : « Quels sont les compagnons du Prophète qui ont pris soin de rassembler tous les versets épars du Koran ? » Elle dit : « Ils sont quatre : Abi ben-Kâab, Zeïd ben-Tabet, Abou-Obeïda ben-Al-Djerrah et Othman ben-Affân. (Qu’Allah les ait tous quatre dans ses bonnes grâces !) »
Il demanda : « Quels sont ceux qui nous ont transmis et enseigné la vraie manière de lire le Koran ? » Elle répondit : « Ils sont quatre : Abdallah ben-Mâssoud, Abi ben-Kâab, Moaz ben-Djabal et Salem ben-Abdallah. »
Il demanda : « À quelle occasion est descendu du ciel le verset suivant : « Ô croyants, ne vous privez point des jouissances terrestres dans toute leur plénitude ! » Elle répondit : « C’est lorsque quelques compagnons, voulant pousser plus loin qu’il ne fallait la spiritualité, eurent résolu de se châtrer et de porter des habits de crin. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent soixante-dix-neuvième nuit.
Elle dit :
Lorsque le savant eut entendu ces réponses de Sympathie, il ne put s’empêcher de s’écrier : « Je témoigne, ô émir des Croyants, que cette jeune fille est inégalable de savoir ! »
Alors Sympathie demanda la permission de poser une question au cheikh et lui dit : « Peux-tu me dire quel est le verset du Koran qui renferme vingt-trois fois la lettre kaf, quel est celui qui renferme seize fois la lettre mim et quel est celui qui renferme cent quarante fois la lettre aïn ? »
Le savant resta la bouche ouverte sans pouvoir faire la moindre citation ; et Sympathie, après lui avoir pris son manteau, se hâta d’indiquer elle-même les versets demandés, à la stupéfaction générale des assistants.
Alors du milieu de l’assemblée se leva un médecin réputé pour l’étendue de ses connaissances et qui avait composé des livres de médecine fort estimés.
Il se tourna vers Sympathie et lui dit : « Tu as parlé excellemment sur les choses spirituelles ; il est temps de s’occuper du corps. Explique-nous, ô belle esclave, le corps de l’homme, sa formation, ses nerfs, ses os et ses vertèbres, et pourquoi Adam fut appelé Adam ! » Elle répondit : « Le nom d’Adam vient du mot adim qui signifie la peau, la surface de la terre, et fut donné au premier homme qui avait été créé avec une masse de terre formée du terrain de diverses parties du monde. En effet, la tête d’Adam fut formée avec la terre de l’Orient, sa poitrine avec la terre de la Kâaba, et ses pieds avec la terre de l’Occident.
« Allah composa le corps en y ménageant sept portes d’entrée et deux portes de sortie : les deux yeux, les deux oreilles, les deux narines et la bouche, et, de l’autre côté, les deux sorties.
« Ensuite le Créateur, pour donner un tempérament à Adam, réunit en lui les quatre éléments : l’eau, la terre, le feu et l’air. Après quoi Allah acheva de constituer le corps humain. Il y mit trois cent soixante conduits et trois instincts : l’instinct de la vie, l’instinct de la reproduction et l’instinct de l’appétit. Ensuite il y mit six tripes, deux reins, deux œufs, un nerf et recouvrit le tout d’une peau. Il le dota de cinq sens guidés par sept esprits vitaux. Quant à l’ordre des organes, Allah posa le cœur à gauche, dans la poitrine, et les poumons pour servir d’éventails au cœur, et le foie à droite pour servir de garde au cœur.
« Pour ce qui est de la tête, elle est composée de quarante-huit os. Quant à la poitrine, elle contient vingt-quatre côtes chez l’homme et vingt-cinq chez la femme la côte supplémentaire se trouve à droite, et sert à renfermer l’enfant dans le ventre de sa mère et à le soutenir en l’entourant. »
Le savant médecin ne put réprimer son admiration, puis ajouta : « Peux-tu maintenant nous parler des signes des maladies ? » Elle répondit : « Les signes des maladies sont extérieurs et intérieurs, et servent à faire connaître le genre de la maladie et son degré de gravité.
« L’homme habile dans son art sait, en effet, deviner le mal rien qu’en prenant le pouls du malade : de la sorte il constate le degré de sécheresse, de chaleur, de raideur, de froid et d’humidité. »
Il demanda : « Quelles sont les causes du mal de tête ? » Elle répondit : « Le mal de tête est dû principalement à la nourriture, quand on en fait entrer dans l’estomac avant que les premiers aliments soient digérés ; il est également dû à des repas faits quand la faim n’existe pas. C’est la gourmandise qui est la principale cause des maladies qui ravagent la terre. Celui qui veut prolonger sa vie doit diviser son ventre en trois parties, qu’il remplira l’une de nourriture, l’autre d’eau et la troisième de rien du tout, afin de la laisser libre pour la respiration. Il en sera de même pour l’intestin, dont la longueur est de dix-huit empans. »
Il dit : « Je vois que ta science ne laisse rien à désirer. Mais peux-tu me dire quelle est la meilleure eau ? » Elle répondit : « C’est l’eau pure contenue dans un vase poreux frotté d’un excellent parfum ou simplement passé aux vapeurs d’encens. On ne doit la boire que bien après le repas, pour éviter ainsi toutes sortes de malaises ; et on mettra en pratique cette parole du Prophète (sur lui la prière et la paix !) qui a dit : « L’estomac est le réceptacle des maladies, la constipation la cause des maladies, et l’hygiène le principe des remèdes. »
Il demanda : « Quel est le mets excellent entre tous ? » Elle répondit : « C’est celui qui, préparé par la main d’une femme soigneuse, n’a pas coûté trop de préparatifs et se mange d’un cœur content. Le mets appelé « tharid » est certainement le plus délicieux de tous les mets, car le Prophète (sur lui la prière et la paix !) a dit : « Le tharid est de beaucoup le meilleur des mets, comme Aïscha est la plus vertueuse des femmes. »
Il demanda : « Que penses-tu des fruits ? » Elle dit : « C’est, avec la viande de mouton, la nourriture la plus saine. Mais il n’en faut point manger quand la saison est passée. »
Il dit : « Parle-nous du vin. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingtième nuit.
Elle dit :
Sympathie répondit : « Comment peux-tu m’interroger sur le vin, alors que le Livre est si explicite à ce sujet ? Malgré ses nombreuses vertus, il est défendu, parce qu’il trouble la raison et échauffe les humeurs. Le vin et le jeu de hasard sont deux choses que le Croyant doit éviter sous peine des pires calamités ! »
Il dit : « Ta réponse est sage. Peux-tu maintenant nous parler de la saignée ? » Elle répondit : « La saignée est nécessaire à l’égard des personnes trop riches. On doit la pratiquer à jeun, dans une journée de printemps sans nuages ni vent. Quand ce jour tombe un mardi, la saignée produit ses meilleurs effets, surtout si ce jour est le dix-septième du mois. Mais rien n’est pire que la saignée si on la pratique un mercredi ou un samedi. »
Le savant réfléchit un instant et dit : « Jusqu’ici tu as répondu parfaitement, mais je veux encore te poser une question capitale qui nous démontrera si ton savoir s’étend aux choses essentielles. Peux-tu nous parler clairement de la copulation ? »
Lorsque la jeune fille eut entendu cette question, elle rougit et baissa la tête. Mais elle ne tarda pas à relever la tête et, se tournant vers le khalifat, lui dit : « Par Allah, ô émir des Croyants, mon silence ne doit point être attribué à mon ignorance, car la réponse se trouve sur le bout de ma langue et refuse de sortir de mes lèvres par égard pour notre maître le khalifat ! » Mais il lui dit : « J’aurais un plaisir extrême à entendre cette réponse de ta bouche. Sois donc sans crainte, et parle clairement ! »
Alors la docte Sympathie dit : « La copulation est une chose excellente, et nombreuses sont ses vertus. La copulation allège le corps et soulève l’esprit, éloigne la mélancolie, tempère la chaleur, contente le cœur et fait recouvrer le sommeil perdu. Il s’agit là, bien entendu, de la copulation d’un homme avec une femme jeune, mais c’est tout autre chose si la femme est vieille, car alors il n’y a pas de méfait que cet acte ne puisse engendrer. Copuler avec une vieille, c’est s’exposer à des calamités sans nombre dont, entre autres, le mal des reins, le mal des cuisses, le mal du dos et la mort du gros nerf. En un mot, c’est affreux. Il faut donc s’en garer avec soin comme d’un poison sans remède. De préférence il faut choisir, pour copuler, une femme experte, qui comprenne d’un coup d’œil, qui parle avec les hanches et les mains et qui dispense le propriétaire des œufs d’avoir un poulailler. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-deuxième nuit.
Elle dit :
Le savant s’écria : « Que c’est répondu avec sagacité ! Mais j’ai encore deux questions à te poser, et ce sera tout. Peux-tu me dire quel est l’être vivant qui ne vit qu’emprisonné et qui meurt sitôt qu’il respire ? Et quels sont les meilleurs fruits ? » Elle répondit : « Le premier, c’est le poisson ; et les seconds sont le cédrat et la grenade ! »
Lorsque le médecin eut entendu ces diverses réponses de la belle Sympathie, il ne put s’empêcher de s’avouer incapable de la prendre en défaut de science, et voulut regagner sa place. Mais Sympathie l’en empêcha d’un signe et lui dit : « Il faut qu’à mon tour je te pose une question :
« Peux-tu me dire, ô savant, quelle est la chose qui est ronde comme la terre et se loge dans un œil, qui tantôt se sépare de cet œil et tantôt y pénètre, qui copule sans organe mâle, qui se sépare de sa compagne durant la nuit pour s’enlacer à elle durant le jour, et qui élit domicile habituellement aux extrémités ? »
À cette question, le savant eut beau se tourmenter l’esprit, il ne sut que répondre, et Sympathie, après lui avoir pris son manteau, sur l’invitation du khalifat, répondit elle-même : « C’est le bouton et c’est la boutonnière ! »
Après quoi, d’entre les vénérables cheikhs un astronome se leva, qui était le plus fameux de tous les astronomes du royaume et que Sympathie regarda en souriant, sûre d’avance qu’il trouverait ses yeux plus embarrassants que toutes les étoiles des cieux.
L’astronome vint donc s’asseoir devant l’adolescente et, après le préambule d’usage, lui demanda : « D’où se lève le Soleil et où va-t-il lorsqu’il disparaît ? » Elle répondit : « Sache que le Soleil se lève des sources de l’Orient et disparaît dans les sources de l’Occident. Ces sources sont au nombre de cent quatre-vingts. Le Soleil est le sultan du jour, comme la Lune est la sultane des nuits. »
Le savant astronome s’écria : « Quelle réponse merveilleuse ! Mais, ô adolescente, peux-tu nous parler des autres astres et nous dire leurs bonnes ou mauvaises influences ? » Elle répondit : « Si je devais parler de tous les autres astres, il faudrait y consacrer bien plus d’une séance. Je n’en dirai donc que peu de mots. Outre le Soleil et la Lune, il y a cinq autres planètes qui sont Outared [Mercure], El-Zohra [Vénus], El-Merrikh [Mars], El-Mouschtari [Jupiter] et Zôhal [Saturne].
« La Lune, froide et humide, de bonne influence, a pour séjour le Cancer, pour apogée le Taureau, pour inclinaison le Scorpion, et pour périgée le Capricorne.
« La planète Saturne, froide et sèche, d’influence maligne, a pour séjour le Capricorne et le Verseau, son apogée est la Balance, son inclinaison le Bélier, et son périgée le Capricorne et le Lion.
« Jupiter, d’influence bénigne, est chaud et humide et a pour séjour le Poisson et le Collier, pour apogée le Cancer, pour inclinaison le Capricorne, et pour périgée les Gémeaux et le Lion.
« Vénus, tempérée, d’influence bénigne, a pour séjour le Taureau, pour apogée les Poissons, pour inclinaison la Balance, et pour périgée le Bélier et le Scorpion.
« Mercure, d’influence tantôt bénigne tantôt maligne, a pour séjour les Gémeaux, pour apogée la Vierge, pour inclinaison les Poissons, pour périgée le Taureau.
« Mars enfin, chaud et humide, d’influence maligne, a pour séjour le Bélier, pour apogée le Capricorne, pour inclinaison le Cancer, et pour périgée la Balance. »
Lorsque l’astronome eut entendu cette réponse, il admira fort la profondeur des connaissances de la jeune Sympathie. Il voulut pourtant essayer de la troubler par une question plus difficile et lui demanda : « Ô adolescente, penses-tu que nous aurons de la pluie ce mois-ci ? »
À cette question, la docte Sympathie baissa la tête et réfléchit longuement ce qui fit supposer au khalifat qu’elle se reconnaissait incapable d’y répondre. Mais bientôt elle releva la tête et dit au khalifat : « Ô émir des Croyants, je ne parlerai guère à moins d’une permission spéciale de dire toute ma pensée ! » Le khalifat, étonné, dit : « Tu as la permission ! » Elle dit : « Alors, ô émir des Croyants, je te prie de me prêter un instant ton sabre pour que je coupe la tête à cet astronome qui n’est qu’un mécréant ! »
À ces paroles, le khalifat et tous les savants de l’assemblée ne purent s’empêcher de rire. Mais Sympathie continua : « En effet, sache, ô toi l’astronome, qu’il y a cinq choses qu’Allah seul connaît l’heure de la mort, la tombée de la pluie, le sexe de l’enfant dans le sein de sa mère, les événements du lendemain et l’endroit où chacun devra mourir ! »
L’astronome sourit et lui dit : « Ma question ne t’a été posée que pour t’éprouver. Peux-tu, et ainsi nous ne nous éloignerons point trop du sujet, nous dire l’influence des astres sur les jours de la semaine ? » Elle répondit : « Le dimanche est le jour consacré au Soleil. Quand l’année commence un dimanche, c’est signe que les peuples auront beaucoup à souffrir de la tyrannie et des vexations de leurs sultans et de leurs gouverneurs, qu’il y aura de la sécheresse, que les lentilles surtout ne pousseront guère, que les raisins tourneront et qu’il y aura des combats féroces entre les rois. Mais en tout cela Allah est encore plus savant !
« Le lundi est jour consacré à la Lune. Quand l’année commence par un lundi, c’est de bon augure. Il y aura des pluies abondantes, beaucoup de grain et de raisin ; mais il y aura de la peste, et, en outre, le lin ne poussera pas et le coton sera mauvais ; de plus, la moitié du bétail mourra frappée d’épidémie. Mais Allah est plus savant !
« Le mardi, jour consacré à Mars, peut commencer l’année. Alors les grands et les puissants seront frappés de mort, les grains hausseront de prix, il y aura peu de pluie, peu de poisson, le miel sera à bon compte, les lentilles se vendront pour rien, les grains de lin seront d’un prix très élevé, il y aura une excellente récolte d’orge. Mais beaucoup de sang sera versé, et il y aura une épidémie chez les ânes, dont le prix haussera à l’extrême. Mais Allah est plus savant !
« Le mercredi est le jour de Mercure. Lorsque l’année commence le mercredi, c’est signe de grandes tueries sur mer, de beaucoup de journées d’orage et d’éclairs, de cherté des grains et de prix élevé des radis et des oignons, sans compter une épidémie qui frappera les petits enfants. Mais Allah est plus savant !
« Le jeudi est le jour consacré à Jupiter. Il est, s’il ouvre l’année, l’indice de la concorde entre les peuples, de la justice chez les gouverneurs et les vizirs, de l’intégrité chez les kâdis, et de grands bienfaits sur l’humanité, entre autres choses l’abondance des pluies, des fruits, des grains, du coton, du lin, du miel, du raisin et du poisson. Mais Allah est plus savant !
« Le vendredi est le jour consacré à Vénus. S’il ouvre l’année, c’est signe que la rosée sera abondante, le printemps fort beau, mais il naîtra une quantité énorme d’enfants des deux sexes, et il y aura beaucoup de concombres, de pastèques, de courges, d’aubergines et de tomates, et aussi des topinambours. Mais Allah est plus savant !
« Le samedi enfin est le jour de Saturne. Malheur à l’année qui commence ce jour-là ! Malheur à cette année ! Il y aura une avarice générale du ciel et de la terre, la famine succédera à la guerre, les maladies à la famine, et les habitants de l’Égypte et de la Syrie jetteront les hauts cris sous l’oppression qui les tiendra et la tyrannie des gouverneurs ! Mais Allah est plus savant ! »
Lorsque l’astronome eut entendu cette réponse, il s’écria : « Que tout cela est admirablement répondu ! Mais peux-tu nous dire encore le point ou l’étage du ciel où sont suspendues les sept planètes ? » Sympathie répondit : « Certainement ! La planète Saturne est suspendue exactement au septième ciel ; Jupiter est suspendu au sixième ciel ; Mars au cinquième ; le Soleil au quatrième ; Vénus au troisième ; Mercure au second ; et la Lune au premier ciel ! »
Puis Sympathie ajouta : « À mon tour maintenant de t’interroger… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-quatrième nuit.
Elle dit :
« À mon tour maintenant de t’interroger ! Quelles sont les trois classes d’étoiles ? »
Le savant eut beau réfléchir et lever les yeux au ciel, il ne put se tirer d’embarras. Alors Sympathie, après lui avoir arraché son manteau, répondit elle-même à sa propre question :
« Les étoiles sont divisées en trois classes suivant leur destination : les unes sont suspendues à la voûte céleste, comme des flambeaux, et servent à éclairer la terre ; les autres sont situées dans l’air, par une suspension invisible, et servent à éclairer les mers ; et les étoiles de la troisième catégorie sont mobiles à volonté entre les doigts d’Allah on les voit filer pendant la nuit, et elles servent alors à lapider les démons qui veulent enfreindre les ordres du Très-Haut. »
À ces paroles, l’astronome s’avoua de beaucoup inférieur en connaissances à l’adolescente et se retira de la salle.
Alors, sur l’ordre du khalifat, un philosophe lui succéda qui vint se placer devant Sympathie et lui demanda : « Peux-tu nous parler de l’infidélité et nous dire si elle naît avec l’homme ? » Elle répondit : « Là-dessus je veux te répondre par les paroles mêmes de notre Prophète (sur lui la prière et la paix !) qui a dit : « L’infidélité circule parmi les fils d’Adam comme le sang circule dans les veines, aussitôt qu’ils se laissent aller à blasphémer la terre et les fruits de la terre et les heures de la terre. Le plus grand crime est le blasphème contre le temps et le monde : car le temps, c’est Dieu même, et le monde est fait par Dieu ! »
Le philosophe s’écria : « Ces paroles sont sublimes et définitives ! Dis-moi maintenant quelles sont les cinq créatures d’Allah qui ont bu et mangé sans qu’il soit sorti quelque chose soit de leur corps, soit de leur ventre, soit de leur dos. » Elle répondit : « Ces cinq créatures sont : Adam, Siméon, le dromadaire de Saleh, le bélier d’Ismaël et l’oiseau que vit le saint Aboubekr dans la caverne. »
Il lui dit : « Parfait ! Dis-moi encore quelles sont les cinq créatures du paradis qui ne sont ni hommes, ni génies, ni anges. » Elle répondit : « Ce sont le loup de Jacob, le chien des sept dormants, l’âne d’El-Azir, le dromadaire de Saleh et la mule de notre saint Prophète (sur lui la prière et la paix !). »
Il demanda : « Peux-tu me dire, quel est l’homme dont la prière ne se faisait ni dans le ciel ni sur la terre ? » Elle répondit : « C’est Soleïmân, qui faisait sa prière sur un tapis suspendu en l’air, entre le ciel et la terre ! »
Il dit : « Explique-moi le fait suivant : Un homme regarde le matin une esclave, et aussitôt il commet une action illicite ; il regarde cette même esclave à midi, et la chose devient licite ; il la regarde dans l’après-midi, et de nouveau la chose devient illicite ; au coucher du Soleil il lui est permis de la regarder ; la nuit cela lui est défendu, et au matin il peut parfaitement s’approcher d’elle en toute liberté ! Peux-tu m’expliquer comment des circonstances aussi différentes peuvent se succéder si rapidement en un jour et une nuit ? » Elle répondit : « L’explication est aisée ! Un homme jette ses regards le matin sur une esclave qui n’est point la sienne, et, d’après le Livre, cela est illicite. Mais à midi il l’achète, et alors il peut tant qu’il veut en faire son plaisir ; dans l’après-midi, pour une raison ou une autre, il lui rend la liberté, et aussitôt il n’a plus le droit de jeter les yeux sur elle. Mais, au coucher du Soleil, il l’épouse, et tout lui devient licite ; la nuit, il juge à propos de divorcer d’avec elle, et ne peut plus s’en approcher ; mais, le matin, il la reprend pour épouse, après les cérémonies d’usage, et peut alors renouer ses relations avec elle. »
Le philosophe dit : « C’est juste ! Peux-tu me dire quel est le tombeau qui s’est mis à se mouvoir avec celui qu’il contenait ? » Elle répondit : « C’est la baleine qui a englouti le prophète Jonas dans son ventre ! »
Il demanda : « Quelle est la vallée que le soleil n’éclaira qu’une seule fois et qu’il n’éclairera jamais plus, jusqu’au jour de la Résurrection ? » Elle répondit : « C’est la vallée que forma la baguette de Moïse en fendant la mer pour laisser passer son peuple en fuite. »
Il demanda : « Quelle est la première queue qui ait traîné sur le sol ? » Elle répondit : « C’est la queue de la robe d’Agar, mère d’Ismaël, quand elle balaya la terre devant Sarah. »
Il demanda : « Quelle est la chose qui respire sans être animée ? » Elle répondit : « C’est le matin. Car il est dit dans le Livre : Lorsque le matin respire… »
Lorsque le philosophe eut entendu ces diverses réponses, il craignit que l’adolescente ne l’interrogeât et, comme il tenait à son manteau, il se hâta de prendre la fuite et de disparaître.
C’est alors que se leva l’homme le plus savant du siècle, le sage Ibrahim ben-Saïar, qui vint prendre la place du philosophe et dit à la belle Sympathie : « Je veux croire que d’avance tu t’avoues vaincue, et qu’il est inutile de t’interroger davantage ! »
Elle répondit : « Ô vénérable savant, je te conseille d’envoyer chercher d’autres habits que ceux que tu portes, puisque dans quelques instants je dois te les enlever. »
Il dit : « Nous allons bien voir ! Quelles sont les œuvres formées par les mains mêmes de la Toute-Puissance, alors que toutes les autres choses ont été créées par le simple effet de sa volonté ? » Elle répondit : « Le Trône, l’Arbre du Paradis, l’Éden et Adam ! Oui, ces quatre choses ont été formées par les mains mêmes d’Allah, tandis que pour créer toutes les autres choses. Il dit : « Qu’elles soient ! » et elles furent ! »
Il demanda : « Quel est ton père dans l’Islam et quel est le père de ton père ? » Elle répondit : « Mon père dans l’Islam est Môhammad (sur lui la prière et la paix !), et le père de Môhammad est Abraham, l’ami d’Allah ! »
« En quoi consiste la foi de l’Islam ? » – « Dans la simple profession de foi : La ilah ill’Allah, oua Môhammad rassoul Allah ! »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-sixième nuit.
Elle dit :
Le savant continua : « Parle-moi des diverses sortes de feux ! » Elle répondit : « Il y a le feu qui mange et qui ne boit pas c’est le feu du monde ; le feu qui mange et qui boit c’est le feu de l’enfer ; le feu qui boit et ne mange point : c’est le feu du soleil ; enfin le feu qui ne mange ni ne boit : c’est le feu de la lune ! »
« Quel est le mot de cette énigme : Lorsque je bois, l’éloquence coule de mes lèvres, et je marche et je parle sans faire de bruit. Et pourtant, en dépit de mes qualités, je ne suis guère dans les honneurs, pendant ma vie ; et après ma mort on ne me regrette pas davantage. » Elle répondit : « C’est la plume ! »
« Et le mot de cette autre énigme : Je suis oiseau, mais n’ai ni chair, ni sang, ni plumes, ni duvet ; on me mange rôti ou bouilli ou tel que je suis, et il est bien difficile de savoir si je suis vivant ou mort ; quant à ma couleur, elle est d’argent et d’or. » Elle répondit : « En vérité, c’est trop de mots pour me faire connaître qu’il s’agit simplement d’un œuf. Tâche donc de me demander quelque chose de plus ardu. »
Il demanda : « Combien de paroles, en tout, Allah a dit à Moïse ? » Elle répondit : « Allah a dit exactement à Moïse mille cinq cent quinze mots. »
Il demanda : « Quelle est l’origine de la création ? » Elle dit : « Allah a tiré Adam de la boue desséchée ; la boue fut formée avec de l’écume ; l’écume fut tirée de la mer ; la mer, des ténèbres ; les ténèbres, de la lumière ; la lumière, d’un monstre marin ; le monstre marin, d’un rubis ; le rubis, d’un rocher ; le rocher, de l’eau ; et l’eau fut créée par la parole toute-puissante : « Qu’elle soit ! »
« Et le mot de cette autre énigme : Je mange sans avoir ni bouche ni ventre, et me nourris d’arbres et d’animaux. Les aliments seuls attisent en moi la vie, alors que toute boisson me tue ! » – « C’est le feu ! »
« Et le mot de cette énigme : Ce sont deux amis qui n’ont jamais éprouvé de jouissance, bien qu’ils passent toutes leurs nuits dans les bras l’un de l’autre. Ce sont eux les gardiens de la maison et ils ne se séparent qu’avec le matin ! » – « Ce sont les deux battants d’une porte ! »
« Quelle est la signification de ceci : Je traîne toujours de longues queues derrière moi ; j’ai une oreille pour ne point entendre, et je fais des habits pour n’en porter jamais. « – « C’est l’aiguille. »
« Quelle est la longueur et la largeur du pont Sirat ? » – « La longueur du pont Sirat, sur lequel doivent passer tous les hommes au jour de la Résurrection, est de trois mille ans de chemin, mille pour le monter, mille pour traverser son horizontalité et mille pour le descendre. Il est plus aigu que le tranchant d’un glaive et plus mince qu’un cheveu. »
Il demanda : « Peux-tu maintenant me dire combien de fois le Prophète (sur lui la prière et la paix !) a le droit d’intercéder pour chaque croyant ? » Elle répondit : « Trois fois, ni plus ni moins. »
« Quel est le premier qui ait embrassé la foi de l’Islam ? » – « C’est Aboubekr ! »
« Mais alors ne crois-tu pas qu’Ali ait été musulman avant Aboubekr ? » – « Ali, par la grâce du Très-Haut, n’a jamais été idolâtre ; car dès l’âge de sept ans Allah l’a mis dans la voie droite et a éclairé son cœur en le dotant de la foi de Môhammad (sur lui la prière et la paix !). »
« Oui ! mais je voudrais bien savoir qui des deux est le plus grand en mérites, à tes yeux, Ali ou Abbas ? »
À cette question fort insidieuse, Sympathie s’aperçut que le savant cherchait à tirer d’elle une réponse compromettante ; car, en accordant la prééminence à Ali, gendre du Prophète, elle déplairait au khalifat qui était le descendant d’Abbas, oncle de Môhammad (sur lui la prière et la paix !). Elle se mit d’abord à rougir, puis à pâlir, et, après un instant de réflexion, elle répondit : « Sache, ô Ibrahim, qu’il n’y a aucune prééminence entre deux élus qui ont chacun un mérite excellent ! »
Lorsque le khalifat eut entendu cette réponse, il fut à la limite de l’enthousiasme et, se levant debout sur ses deux pieds, il s’écria : « Par le Seigneur de la Kâaba ! quelle réponse admirable, ô Sympathie ! »
Mais le savant continua : « Peux-tu me dire de quoi il s’agit dans cette énigme : Elle est svelte et tendre et de goût délicieux ; elle est droite comme la lance, mais n’a point de fer aigu ; elle est utile dans sa douceur, et se mange volontiers le soir, au mois de Ramadân ! » Elle répondit : « C’est la canne à sucre. »
Il dit : « J’ai encore une question à t’adresser. Peux-tu me dire quel est l’animal qui vit dans les endroits déserts et habite loin des villes, qui fuit l’homme, et qui réunit la forme et la nature de sept bêtes ? » Elle répondit : « Avant de parler, je veux auparavant que tu me livres ton manteau ! »
Alors le khalifat Haroun Al-Rachid dit à Sympathie : « Tu as certainement raison. Mais peut-être vaut-il mieux, par égard pour son âge, que tu répondes d’abord à ses questions ? »
Elle dit : « L’animal qui vit dans les endroits déserts et déteste l’homme, c’est la sauterelle, car elle réunit la forme et la nature de sept bêtes elle a, en effet, la tête du cheval, le cou du taureau, les ailes de l’aigle, les pieds du chameau, la queue du serpent, le ventre du scorpion et les cornes de la gazelle ! »
Devant tant de sagacité et tant de savoir, le khalifat Haroun Al-Rachid fut édifié à l’extrême et ordonna au savant Ibrahim ben-Saïar de donner son manteau à l’adolescente. Le savant, après avoir livré son manteau, leva sa main droite et témoigna publiquement que l’adolescente l’avait dépassé en connaissances et qu’elle était la merveille du siècle.
Alors le khalifat demanda à Sympathie : « Sais-tu jouer des instruments d’harmonie et chanter en les accompagnant ? » Elle répondit : « Mais certainement ! » Aussitôt il fit apporter un luth dans un étui de satin rouge terminé par un gland de soie jaune et fermé avec une agrafe d’or. Sympathie tira le luth de l’étui, et y trouva ces vers gravés tout autour en caractères entrelacés et fleuris :
J’étais encore un rameau vert et déjà les oiseaux amoureux m’apprenaient les chansons.
Maintenant, sur les genoux des jeunes filles, je résonne sous les doigts et chante comme les oiseaux.
Alors elle l’appuya contre elle, se pencha comme une mère sur son nourrisson, en tira des accords sur douze modes différents et, au milieu du ravissement général, elle chanta d’une voix qui résonna dans tous les cœurs et arracha des larmes émues de tous les yeux.
Quand elle eut fini, le khalifat se leva debout sur ses deux pieds et s’écria : « Qu’Allah augmente en toi ses dons, ô Sympathie, et qu’il ait en sa miséricorde ceux qui ont été tes maîtres et ceux qui t’ont donné le jour ! » Et, séance tenante, il fit compter dix mille dinars d’or, en cent sacs, à Aboul-Hassan, et dit à Sympathie : « Dis-moi, ô merveilleuse adolescente, préfères-tu entrer dans mon harem et avoir un palais et un train de maison à toi seule, ou bien retourner avec ce jeune homme, ton ancien maître ? »
À ces paroles, Sympathie embrassa la terre entre les mains du khalifat…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-septième nuit.
Elle dit :
… Sympathie embrassa la terre entre les mains du khalifat et répondit : « Qu’Allah répande ses grâces sur notre maître le khalifat ! Mais son esclave souhaite retourner dans la maison de son ancien maître. »
Le khalifat, loin de se montrer offensé de cette préférence, acquiesça immédiatement à sa demande, lui fit verser, en cadeau, cinq autres mille dinars, et lui dit : « Puisses-tu être aussi experte en amour que tu l’es en connaissances spirituelles ! » Puis il voulut encore mettre le comble à sa magnificence en nommant Aboul-Hassan à un haut emploi au palais ; et il l’admit au nombre de ses favoris les plus intimes. Puis il leva la séance.
Alors Sympathie, lourde des manteaux des savants, et Aboul-Hassan, chargé des sacs remplis des dinars d’or, sortirent tous deux de la salle, suivis par tous ceux de l’assemblée qui, tout en s’émerveillant de ce qu’ils venaient de voir et d’entendre, levaient les bras et s’écriaient : « Où y a-t-il dans le monde une générosité pareille à celle des descendants d’Abbas ? »
— « Telles sont, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, les paroles que la docte Sympathie dit au milieu de l’assemblée des savants et qui, transmises par les annales du règne, servent à faire l’instruction de toute femme musulmane. »
Puis Schahrazade, voyant que le roi Schahriar réfléchissait d’une façon inquiétante, se hâta d’aborder les Aventures du Poète Abou-Nowas, et commença tout de suite le récit, tandis que la petite Doniazade, à moitié somnolente, se réveillait soudain en sursaut, en entendant prononcer le nom d’Abou-Nowas, et s’apprêtait, les yeux élargis, à écouter de toutes ses oreilles.
Il est raconté – mais Allah est plus savant – qu’une nuit d’entre les nuits le khalifat Haroun Al-Rachid, pris d’insomnie et l’esprit fort préoccupé, sortit seul de son palais et alla faire un tour du côté de ses jardins, pour essayer de distraire son ennui. Il arriva de la sorte devant un pavillon dont la porte était ouverte, mais barrée par le corps d’un eunuque noir endormi sur le seuil. Il franchit le corps de l’esclave et pénétra dans l’unique salle dont ce pavillon était composé. Et il vit tout d’abord un lit aux rideaux abaissés, éclairé à droite et à gauche par deux grands flambeaux. À côté du lit, il y avait un tabouret qui soutenait un plateau avec une cruche de vin surmontée d’une tasse renversée.
Le khalifat fut étonné de trouver dans ce pavillon ces choses qu’il n’y soupçonnait pas et, s’avançant vers le lit, il en releva les rideaux. Et il resta émerveillé de la beauté endormie qui s’offrait à son regard. C’était une jeune esclave, la lune dans son plein, et dont la chevelure éployée était le seul voile.
À cette vue, le khalifat, charmé à l’extrême, prit la tasse qui surmontait le goulot de la cruche, la remplit de vin et formula en son âme : « Aux roses de tes joues, adolescente ! » Puis il se pencha sur le jeune visage et déposa un baiser sur une petite envie noire qui souriait sur le coin de la lèvre gauche.
Mais ce baiser, quelque léger qu’il fût, réveilla la jeune femme qui, reconnaissant l’émir des Croyants, se leva sur son séant, pleine d’effroi. Mais le khalifat lui dit : « Ô jeune esclave, voici près de toi un luth ! Tu dois certes savoir en tirer des accords charmants. Comme j’ai résolu de passer cette nuit avec toi, bien que je ne te connaisse pas, je ne serais pas fâché de te voir le manier, en l’accompagnant de ta voix. »
Alors la jeune femme prit le luth et, l’ayant accordé, en tira des sons admirables sur vingt et un modes différents, si bien que le khalifat s’exalta à la limite de l’exaltation, et la jeune femme, s’en étant aperçue, ne manqua pas d’en profiter. Elle lui dit : « Je souffre, ô commandeur des Croyants, des rigueurs de la destinée ! » Le khalifat demanda : « Et comment cela ? » Elle dit : « Ton fils El-Amîn, ô commandeur des Croyants, m’avait achetée il y a quelques jours pour dix mille dinars afin de te faire cadeau de ma personne. Mais ton épouse Sett Zobéida, ayant eu connaissance de ce projet, remboursa à ton fils l’argent qu’il avait dépensé pour mon achat, et me remit entre les mains d’un eunuque noir pour qu’il m’enfermât dans ce pavillon isolé. »
Lorsque le khalifat eut entendu ces paroles, il fut extrêmement courroucé et promit à la jouvencelle de lui donner, dès le lendemain, un palais pour elle seule et un train de maison digne de sa beauté. Puis, après la possession, il sortit à la hâte, réveilla l’eunuque endormi et lui ordonna d’aller immédiatement prévenir le poète Abou-Nowas qu’il eût à se rendre aussitôt au palais.
C’était, en effet, la coutume du khalifat d’envoyer chercher le poète toutes les fois qu’il avait des soucis, pour l’entendre improviser des poèmes ou le voir mettre en vers une aventure quelconque qu’il lui racontait.
L’eunuque se rendit donc à la maison d’Abou-Nowas et, ne l’y ayant pas trouvé, se mit à sa recherche dans tous les endroits publics de Baghdad. Et il finit par le trouver dans un cabaret mal famé, au fond du quartier de la Porte Verte. Il s’approcha et lui dit : « Ô Abou-Nowas, notre maître le khalifat te réclame ! » Abou-Nowas éclata de rire et répondit : « Comment veux-tu, ô père des blancheurs, que je bouge d’ici, alors que je suis retenu en otage par un jeune garçon de mes amis ? » L’eunuque demanda : « Où est-il et quel est-il ? » Il répondit : « Il est mignon, avec des joues jolies. Je lui ai promis un cadeau de mille drachmes ; mais, comme je n’ai point sur moi cet argent, je ne puis décemment m’en aller avant de m’acquitter de ma dette ! »
À ces paroles, l’eunuque s’écria : « Par Allah ! Abou-Nowas, montre-moi ce jeune garçon, et si vraiment il est aussi gentil que tu as l’air de me le donner à entendre, tu es tout excusé et au delà. »
Comme ils s’entretenaient de la sorte, le mignon soudain montra sa jolie tête dans l’entrebâillement de la porte, et Abou-Nowas s’exclama, en se tournant de son côté : « Si le rameau se balançait, quel ne serait point le chant des oiseaux !… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-huitième nuit.
Elle dit :
Alors le jeune garçon entra tout à fait dans la salle. Il était vraiment de la plus grande beauté et était vêtu de trois tuniques superposées et de couleur différente : la première, blanche entièrement ; la seconde, rouge ; la troisième, noire.
Lorsque Abou-Nowas le vit d’abord vêtu de blanc, il sentit pétiller en son esprit l’inspiration et il improvisa ces vers en son honneur :
« Il s’est montré vêtu d’un lin blancheur de lait, et ses yeux étaient languissants sous ses paupières bleues, et les tendres roses de ses joues bénissaient Qui les avait créées !
Et je lui dis : « Pourquoi passes-tu sans me regarder, alors que je consens à me livrer entre tes mains comme la victime sous les coups du sacrificateur ? »
Il me répondit : « Laisse ces discours et regarde tranquille l’œuvre du Créateur. Blanc est mon corps et blanche ma tunique, blanc est mon visage et blanche ma destinée : c’est blanc sur blanc, et blanc sur blanc ! »
Lorsque le jeune garçon eut entendu ces vers, il sourit et se dévêtit de sa tunique blanche. Et il parut tout en rouge. À cette vue, Abou-Nowas sentit l’émotion l’étreindre tout à fait et, séance tenante, il improvisa ces vers :
« Il s’est montré vêtu d’une tunique rouge à l’égal de son procédé cruel.
Et moi je m’écriai, ému de surprise : « Comment se fait-il que tu puisses, bien que tu sois blancheur de lune, apparaître avec tes deux joues rougies du sang de nos cœurs, et vêtu d’une tunique prise aux anémones ? »
Il me répondit : « L’aurore m’avait d’abord prêté son vêtement, mais c’est maintenant le soleil lui-même qui m’a fait cadeau de ses flammes : de flamme sont mes joues et rouge mon habit, de flamme sont mes lèvres et rouge leur vin : c’est rouge sur rouge, et rouge sur rouge ! »
Lorsque le mignon eut entendu ces vers, d’un geste il rejeta sa tunique rouge et parut vêtu de la tunique de soie noire qu’il portait directement sur la peau et qui dessinait la taille serrée par une ceinture de soie. Et Abou-Nowas, à cette vue, fut à la limite de l’exaltation et improvisa ces vers en son honneur :
« Il s’est montré vêtu d’une tunique noire comme la nuit, et il ne daigna me jeter un regard seulement. Et je lui dis : « Ne vois-tu donc pas que mes envieux exultent de ton abandon ?
« Ah ! je le vois bien maintenant : noirs sont tes vêtements et noire ta chevelure, noirs sont tes yeux et noire ma destinée : c’est noir sur noir, et noir sur noir ! »
Lorsque l’envoyé du khalifat eut vu le jouvenceau et entendu ces vers, il excusa en son âme Abou-Nowas, et retourna sur l’heure au palais où il mit le khalifat au courant de l’aventure. Et il lui raconta comment le poète s’était constitué en otage dans le cabaret, n’ayant pu payer la somme promise au beau jeune homme.
Alors le khalifat, fort irrité à la fois et amusé, remit à l’eunuque la somme nécessaire à la délivrance de l’otage, et lui ordonna d’aller le tirer de là sur-le-champ et de l’amener en sa présence, de gré ou de force.
L’eunuque se hâta d’exécuter l’ordre et bientôt s’en revint en soutenant avec difficulté le poète qui chancelait, pris de boisson. Et le khalifat l’apostropha d’une voix qu’il essaya de rendre furieuse ; puis, voyant qu’Abou-Nowas éclatait de rire, il s’approcha, le prit par la main et s’achemina avec lui vers le pavillon où se trouvait l’adolescente.
Lorsque Abou-Nowas vit, assise sur le lit et tout de satin bleu habillée et le visage recouvert d’un léger voile de soie bleue, l’adolescente aux grands yeux blancs et noirs qui souriaient, il se sentit dégrisé, enflammé d’enthousiasme et, inspiré sur l’heure, il improvisa cette strophe en son honneur :
« Dis à la belle au voile bleu que je la supplie de compatir à quelqu’un que brûle le désir. Dis-lui : « Je t’adjure, par la blancheur de ton beau teint que ne valent ni tendre rose ni jasmin,
« Je t’adjure, par ton sourire qui fait pâlir perles et rubis, de me jeter un regard où je ne puisse lire la trace des calomnies que sur moi mes envieux ont inventées. »
Lorsque Abou-Nowas eut fini son improvisation, l’adolescente présenta un plateau de boissons au khalifat qui, voulant s’amuser, invita le poète à boire seul tout le vin de la coupe. Abou-Nowas s’exécuta de bonne grâce et ne tarda pas à ressentir sur sa raison les effets de la liqueur. À ce moment, il prit fantaisie au khalifat, pour faire peur à Abou-Nowas, de se lever soudain et, le glaive à la main, de se précipiter sur lui en faisant mine de lui couper la tête.
À cette vue, Abou-Nowas terrifié se mit à courir à travers la salle en jetant de grands cris ; et le khalifat de le poursuivre dans tous les coins en le piquant de la pointe du glaive. Puis il finit par lui dire : « Soit ! reviens à ta place boire encore un coup. » Et, en même temps, il fit signe à l’adolescente de cacher la coupe : c’est ce qu’elle fit immédiatement en la dissimulant sous sa robe. Mais Abou-Nowas, malgré son ivresse, s’en aperçut et improvisa cette strophe :
« Quelle étrange aventure est mon aventure ! Une naïve jeune fille se transforme en voleuse et me ravit la coupe pour la cacher sous sa robe, dans un endroit où je me voudrais voir moi-même caché. C’est un endroit que je ne nommerai pas, par égard pour le khalifat. »
En entendant ces vers, le khalifat se mit à rire et, par manière de plaisanterie, dit à Abou-Nowas : « Par Allah ! dès maintenant je veux te nommer à un haut emploi. Désormais tu es le chef attitré des entremetteurs de Baghdad ! » Abou-Nowas riposta à l’instant : « Dans ce cas, ô commandeur des Croyants, je me mets à tes ordres et te prie de me dire si tu as tout de suite besoin de mon entremise ? »
À ces paroles, le khalifat entra dans une grande colère et cria à l’eunuque d’aller immédiatement appeler Massrour le porte-glaive, l’exécuteur de sa justice. Et quelques instants après, Massrour arriva, et le khalifat lui ordonna de dépouiller Abou-Nowas de ses vêtements, de lui mettre un bât sur le dos, de lui passer un licou et de lui enfoncer un aiguillon dans le fondement, puis…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-dixième nuit.
Elle dit :
… puis de le conduire ainsi équipé devant tous les pavillons des favorites et des autres esclaves, pour qu’il pût servir de risée à tous les habitants du palais, ensuite de le mener à la porte de la ville et, devant tout le peuple de Baghdad, de lui couper la tête et de l’apporter sur un plateau. Et Massrour répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et aussitôt se mit à l’œuvre pour exécuter les ordres du khalifat.
Il emmena donc Abou-Nowas, qui jugea complètement vain d’essayer de détourner la fureur du khalifat. Et, après l’avoir mis dans l’état prescrit, il commença à le promener lentement devant les divers pavillons, dont le nombre était exactement celui des jours de l’année.
Or, Abou-Nowas, dont la réputation de drôlerie était universelle dans le palais, ne manqua pas d’attirer la sympathie de toutes les femmes qui, pour mieux exprimer leur apitoiement, se mirent, chacune à son tour, à le couvrir d’or et de bijoux, et finirent par s’attrouper et le suivre, en lui disant de bonnes paroles ; si bien que le vizir Giafar Al-Barmaki, qui passait par là pour se rendre au palais où l’appelait une affaire d’importance, l’aperçut qui tantôt pleurait et tantôt se lamentait, s’approcha et lui dit : « C’est toi, Abou-Nowas ? Quel crime as-tu donc commis pour être châtié de la sorte ? » Il répondit : « Par Allah ! je n’ai pas commis même l’odeur d’un crime ! J’ai tout simplement récité quelques-uns de mes plus beaux vers devant le khalifat qui, par manière de gratitude, m’a loti de ses plus beaux vêtements ! »
Le khalifat, qui à ce moment précis se trouvait tout près, caché derrière une portière de l’un des pavillons, entendit la réponse d’Abou-Nowas et ne put s’empêcher d’éclater de rire. Il pardonna à Abou-Nowas, lui fit don d’une robe d’honneur et d’une grosse somme d’argent et continua, comme par le passé, à en faire son compagnon inséparable dans ses moments de mauvaise humeur.
— Lorsque Schahrazade eut fini de raconter cette aventure du poète Abou-Nowas, la petite Doniazade, prise d’un rire silencieux qu’elle étouffait vainement sur le tapis où elle était blottie, courut à sa sœur et lui dit : « Par Allah ! ma sœur Schahrazade, que cette histoire est amusante et comme Abou-Nowas déguisé en âne devait être drôle à regarder ! Tu serais si gentille de nous dire encore quelque chose à son sujet ! »
Mais le roi Schahriar s’écria : « Je n’aime pas du tout cet Abou-Nowas-là ! Si tu tiens absolument à avoir la tête coupée sur l’heure, tu n’as qu’à continuer le récit de ses aventures. Sinon, et pour achever de nous faire passer cette nuit, hâte-toi de me raconter une histoire de voyages ; car, depuis le jour où, avec mon frère Schahzaman, roi de Samarcand, j’ai entrepris une excursion aux pays lointains, à la suite de l’aventure avec ma femme maudite dont j’ai fait couper la tête, j’ai pris goût à tout ce qui a rapport aux voyages instructifs. Si donc tu connaissais un conte vraiment délicieux à écouter, ne tarde pas à le commencer ; car cette nuit mon insomnie est plus tenace que jamais ! »
À ces paroles du roi Schahriar, la diserte Schahrazade s’écria : « Justement ce sont ces histoires de voyages qui sont les plus étonnantes et les plus délicieuses d’entre toutes celles que j’ai racontées. Tu vas en juger tout de suite, ô Roi fortuné ; car, en vérité, il n’y a point dans les livres une histoire comparable à celle du voyageur qui s’appelle Sindbad le Marin. Et c’est précisément de cette histoire-là que je vais t’entretenir, ô Roi fortuné, du moment que tu veux bien me le permettre ! »
Et aussitôt Schahrazade raconta :
Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, au temps du khalifat Haroun Al-Rachid, dans la ville de Baghdad, un homme appelé Sindbad le Portefaix. C’était un homme pauvre de condition et qui avait coutume, pour gagner sa vie, de porter des charges sur sa tête. Il lui arriva, un jour d’entre les jours, de porter une charge fort lourde ; et ce jour-là précisément était excessif de chaleur, aussi le portefaix se fatigua beaucoup de cette charge-là, et transpira. La chaleur était devenue intolérable, quand enfin le portefaix passa devant la porte d’une maison qui devait appartenir à quelque riche marchand, à en juger par le sol qui, tout autour, était bien balayé et arrosé d’eau de roses. Là soufflait une brise fort agréable ; et il y avait, près de la porte, un large banc où s’asseoir. Et le portefaix Sindbad, pour se reposer et respirer le bon air, déposa sa charge sur le banc en question, et sentit aussitôt une brise qui de cette porte-là s’en venait jusqu’à lui, pure et mêlée d’une délicieuse odeur. Aussi se délecta-t-il de tout cela et alla-t-il s’asseoir à l’extrémité du banc. Et il perçut un concert d’instruments divers et de luths qui accompagnaient des voix ravissantes chantant des chansons en une langue savante ; et il perçut aussi des voix d’oiseaux chanteurs qui glorifiaient Allah Très-Haut sur des modes charmeurs. Il distingua, entre autres, la voix des tourterelles, et celle des rossignols, et celle des merles, et celle des bulbuls, des pigeons à collier et des perdrix apprivoisées. Alors il s’émerveilla en son âme et, à cause du plaisir qu’il ressentait, il passa la tête par l’ouverture de la porte. Et il vit, au fond, un jardin immense où, sous les beaux ombrages, se pressaient de jeunes serviteurs, et des esclaves, et des jouvencelles, et des gens de toute qualité. Et il y avait là des choses qu’on ne pouvait trouver que chez les rois et les sultans.
Et voici que bouffa sur lui une bouffée d’odeurs de mets admirables, bouffée où se mêlaient toutes sortes de fumets exquis de toutes les diverses victuailles et boissons de bonne qualité. Alors il ne put s’empêcher de soupirer ; et il tourna les yeux vers le ciel et s’écria : « Gloire à Toi, Seigneur Créateur, ô Donateur ! Tu fais tes donations à qui te plaît, sans calcul. Si je crie vers toi, ce n’est point pour te demander compte de tes actes ou pour te questionner sur ta justice, car la créature n’a point à interroger son Maître Tout-Puissant. Mais, simplement, je constate. Gloire à toi ! Tu enrichis ou tu appauvris, tu élèves ou tu abaisses, selon tes désirs, et c’est toujours logique, bien que nous ne puissions comprendre. Ainsi, voilà le maître de cette riche maison… Il est heureux aux extrêmes limites de la félicité. Il est dans les délices de ces odeurs charmantes, de ces fumets, de ces mets savoureux, de ces boissons supérieures. Il est heureux et dispos et content, alors que d’autres, moi par exemple, sont aux limites extrêmes de la fatigue et de la misère ! »
Puis le portefaix appuya sa main contre sa joue et, de toute sa voix, chanta ces vers, qu’il improvisait à mesure :
« Souvent un malheureux sans gîte se réveille à l’ombre d’un palais créé par son destin. Moi, je me réveille, hélas ! chaque matin, plus misérable que la veille.
Mon infortune augmente encore d’instant en instant avec le faix chargeant mon dos qui se fatigue, tandis qu’au sein des biens que le sort leur prodigue, d’autres sont heureux et contents.
Le destin chargea-t-il jamais le dos d’un homme d’une charge pareille à celle de mon dos ?… Pourtant d’autres, gorgés d’honneurs et de repos, ne sont que mes pareils, en somme.
Ils ne sont que pareils à moi, mais c’est en vain : le sort entre eux et moi mit quelque différence, puisque je leur ressemble autant qu’amer et rance le vinaigre ressemble au vin.
Mais si je n’ai jamais joui de ta largesse, ô Seigneur, ne crois point que je t’accuse en rien. Tu es grand, magnanime et juste. Et je sais bien que tu jugeas avec sagesse. »
Lorsque Sindbad le Portefaix eut fini de chanter ces vers, il se leva et voulut remettre la charge sur sa tête et continuer sa route, quand de la porte du palais sortit et s’avança vers lui un petit esclave au visage gentil, aux jolies formes, aux vêtements fort beaux, qui vint le prendre doucement par la main et lui dit : « Entre parler à mon maître, car il désire te voir. » Le portefaix, fort intimidé, essaya bien de trouver quelque excuse qui pût le dispenser de suivre le jeune esclave, mais en vain. Il déposa donc sa charge chez le portier, dans le vestibule, et pénétra avec l’enfant dans l’intérieur de la demeure.
Et il vit une maison splendide, pleine de gens graves et respectueux, au centre de laquelle s’ouvrait une grande salle où il fut introduit. Il y remarqua une assemblée nombreuse composée de personnages à l’air honorable et de convives imposants. Il y remarqua aussi des fleurs de toutes les sortes, des parfums de toutes les espèces, des confitures sèches de toutes les qualités, des sucreries, des pâtes d’amandes, des fruits merveilleux, et une quantité prodigieuse de plateaux chargés d’agneaux rôtis et de mets somptueux, et d’autres plateaux chargés de boissons extraites du jus des raisins. Il y remarqua aussi des instruments d’harmonie que tenaient sur leurs genoux de belles esclaves assises en bon ordre, chacune selon le rang qui lui était assigné.
Au centre de la salle, le portefaix aperçut, au milieu des autres convives, un homme au visage charmant, dont la barbe était blanchie par les ans, dont les traits étaient fort beaux et agréables à regarder, et dont toute la physionomie était empreinte de gravité, de bonté, de noblesse et de grandeur.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-onzième nuit.
Elle dit :
À la vue de tout cela, le portefaix Sindbad resta interdit et se dit en lui-même : « Par Allah ! cette demeure est quelque palais du pays des génies puissants ou la résidence d’un roi très grand ou d’un sultan ! » Puis il se hâta de prendre l’attitude que réclamaient la politesse et le savoir-vivre, fit ses souhaits de paix à tous les assistants, formula des vœux à leur intention, embrassa la terre entre leurs mains, et finit par se tenir debout, la tête baissée, avec respect et modestie.
Alors le maître du logis lui dit de s’approcher et l’invita à s’asseoir à ses côtés. Puis, après lui avoir souhaité la bienvenue d’un ton fort aimable, il lui servit à manger, lui offrant ce qu’il y avait de plus délicat, de plus délicieux et de plus habilement apprêté parmi tous les mets qui couvraient les plateaux. Et Sindbad le Portefaix ne manqua pas de faire honneur à l’invitation, toutefois après avoir prononcé la formule invocatoire. Il mangea donc, puis remercia Allah, disant « Louanges Lui soient rendues en toute occasion ! » Après quoi, il se lava les mains et remercia tous les convives pour leur amabilité.
Alors seulement le maître, suivant les usages qui ne permettent de questionner l’hôte que lorsqu’on lui a servi à manger et à boire, dit au portefaix : « Sois ici le bienvenu, et mets-toi largement à ton aise ! Que ta journée soit bénie ! Mais, ô mon hôte, peux-tu me dire ton nom et ta profession ? » Il lui répondit : « Ô mon maître, je m’appelle Sindbad le Portefaix, et ma profession consiste à porter sur ma tête des charges, moyennant salaire. » Le maître du lieu sourit et lui dit : « Sache, ô portefaix, que ton nom est comme mon nom, car je m’appelle Sindbad le Marin. »
Puis il continua : « Sache aussi, ô portefaix, que, si je t’ai prié de venir ici, c’est pour t’entendre répéter les belles strophes que tu chantais quand tu étais assis dehors sur le banc ! »
À ces paroles, le portefaix devint fort confus et dit : « Par Allah sur toi ! ne me blâme pas trop pour cette action inconsidérée ; car les peines, les fatigues et la misère qui ne laisse rien dans la main apprennent à l’homme l’impolitesse, la sottise et l’insolence ! » Mais Sindbad le Marin dit à Sindbad le Portefaix : « N’aie aucune honte de ce que tu as chanté et sois ici sans gêne, car désormais tu es mon frère. Seulement hâte-toi, je t’en prie, de me chanter ces strophes que j’ai entendues et qui m’ont fort émerveillé ! » Alors le portefaix chanta les strophes en question, qui ravirent à l’extrême Sindbad le Marin.
Aussi, les strophes finies, Sindbad le Marin se tourna vers Sindbad le Portefaix et lui dit : « Ô portefaix, sache que j’ai une histoire, moi aussi, qui est étonnante et que je me réserve de te raconter à mon tour. Je te dirai ainsi toutes les aventures qui me sont arrivées et toutes les épreuves que j’ai subies avant de parvenir à cette félicité et d’habiter ce palais. Et tu verras alors au prix de quels terribles et étranges travaux, au prix de quelles calamités, de quels maux et de quels malheurs initiaux j’ai acquis ces richesses au milieu desquelles tu me vois vivre dans ma vieillesse. Car tu ignores sans doute les sept voyages extraordinaires que j’ai accomplis, et comment chacun de ces voyages est à lui seul une chose si prodigieuse que d’y penser seulement on reste interdit et à la limite de la stupéfaction. Mais tout ce que je vais te raconter, à toi et à tous mes honorables invités, ne m’est, en somme, arrivé que parce que l’avait ainsi d’avance fixé la destinée, et que toute chose écrite doit courir sans qu’on puisse l’éviter ou la fuir. » Et il commença son récit.
« Sachez, ô vous seigneurs très illustres, et toi honorable portefaix qui t’appelles, comme moi, Sindbad, que j’avais un père marchand qui était des grands d’entre les gens et les marchands. Chez lui il y avait de nombreuses richesses dont il faisait usage sans cesse pour distribuer aux pauvres les largesses, car à sa mort il me laissa en héritage, alors que j’étais encore en bas âge, beaucoup de biens, de terres et de villages.
Lorsque j’eus atteint l’âge d’homme, je mis la main sur tout cela, et je me plus à manger des mets extraordinaires et à boire des boissons extraordinaires, à fréquenter les jeunes gens et à faire l’élégant avec des habits excessivement chers, et à cultiver les amis. De la sorte, je finis par être convaincu que cela devait durer toujours pour mon plus grand avantage. Et je continuai à vivre ainsi un long espace de temps, jusqu’à ce qu’un jour, revenu de mon égarement et retourné à ma raison, j’eusse constaté que mes richesses étaient dissipées, ma condition changée et mes biens en allés. Alors, réveillé tout à fait de mon inaction, je me vis en proie à la peur d’arriver un jour à la vieillesse dans le dénûment. Alors aussi me vinrent à la mémoire ces paroles que mon défunt père se plaisait à répéter, paroles de notre maître Soleïmân ben-Daoud (sur eux deux la prière et la paix !) Il y a trois choses préférables à trois autres : le jour de la mort est moins fâcheux que le jour de la naissance, un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort, et le tombeau est préférable à la pauvreté.
À ces pensées, je me levai à l’heure et à l’instant ; je ramassai ce qui me restait en meubles et vêtements, et je le vendis, sans tarder, à l’encan avec les débris de ce qui était sous ma main en biens, propriétés et arpents. De la sorte, je réunis la somme de trois mille drachmes…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-douzième nuit.
Elle dit :
… et aussitôt il me vint à l’esprit de voyager vers les contrées et les pays des hommes, car je me souvins des paroles du poète, qui a dit :
Les peines font la gloire acquise encore plus belle. La gloire des humains est la fille immortelle de bien des longues nuits qui passent sans sommeil.
Celui qui veut trouver le trésor sans pareil des perles de la mer, blanches, grises ou roses, se fait plongeur avant d’atteindre aux belles choses.
Il suivrait l’impossible espoir jusqu’à sa mort, celui-là qui voudrait la gloire sans effort.
Aussi, sans plus différer, je courus au souk, où je pris soin de faire emplette de marchandises diverses et de pacotilles de toutes sortes. Je transportai immédiatement le tout à bord d’un navire où se trouvaient déjà d’autres marchands prêts au départ, et, mon âme habituée maintenant à l’idée de la mer, je vis le navire s’éloigner de Baghdad et descendre le fleuve jusqu’à Bassra, sur la mer.
De Bassra le navire fit voile vers les larges eaux et, durant des jours et des nuits, nous naviguâmes en atteignant des îles et des îles, et une mer après une autre mer, et une terre après une autre terre. Et, à chaque endroit où nous descendions, nous vendions des marchandises pour en acheter d’autres et nous faisions des trocs et des échanges fort avantageux.
Un jour que nous naviguions depuis plusieurs jours sans voir de terre, nous vîmes émerger une île qui nous sembla quelque merveilleux jardin d’Éden. Aussi, le capitaine du navire voulut bien atterrir et, une fois l’ancre jetée et l’échelle abaissée, nous laisser débarquer.
Nous descendîmes, nous tous, les marchands, emportant avec nous tout ce qui était nécessaire en vivres et ustensiles de cuisine. Quelques-uns se chargèrent d’allumer le feu, de préparer la nourriture et de laver le linge, tandis que d’autres se contentèrent de se promener, de se divertir et de se reposer des fatigues de la mer. Moi, je fus du nombre de ceux qui préférèrent se promener et jouir des beautés de la végétation dont ces côtes étaient couvertes, tout en n’oubliant pas de manger et de boire.
Pendant que nous nous délassions de la sorte, nous sentîmes tout à coup l’île trembler dans toute sa masse et nous donner une secousse si rude que nous fûmes projetés à quelques pieds au-dessus du sol. Et, au même moment, nous vîmes apparaître à l’avant du navire le capitaine qui, d’une voix terrible et avec des gestes effrayants, nous cria : « Ô passagers, sauvez-vous ! Hâtez-vous ! Remontez vite à bord ! Lâchez tout ! Abandonnez vos effets à terre et sauvez vos âmes ! Fuyez l’abîme ! Courez vite ! Car l’île n’est point une île ! C’est une baleine gigantesque ! Elle a élu domicile au milieu de cette mer, depuis les temps de l’antiquité ; et les arbres ont poussé sur son dos, grâce au sable marin ! Vous l’avez réveillée de son sommeil ! Vous avez troublé son repos et dérangé ses sensations en allumant du feu sur son dos ! Et la voici qui bouge ! Sauvez-vous, ou elle va s’enfoncer dans la mer qui vous engloutira sans retour ! Sauvez-vous ! Lâchez tout ! Je m’en vais ! »
À ces paroles du capitaine, les passagers épouvantés lâchèrent là leurs effets, vêtements, ustensiles et fourneaux et prirent leur course vers le navire qui déjà levait l’ancre. Quelques-uns purent l’atteindre juste à temps ; les autres ne le purent pas. Car la baleine était déjà en mouvement et, après quelques sauts effrayants, s’enfonçait dans la mer avec tous ceux qui se trouvaient sur son dos, et les flots, qui se heurtaient et s’entrechoquaient, se refermaient sur elle et sur eux à tout jamais.
Or, moi, je fus du nombre de ceux qui furent abandonnés sur cette baleine-là et furent noyés.
Mais Allah Très-Haut me sauvegarda et me délivra de la noyade en me mettant sous la main une pièce de bois creuse, une sorte de grand baquet qu’avaient apporté les passagers pour y laver leur linge. Je m’y cramponnai d’abord, puis je réussis à me mettre dessus à califourchon, grâce aux efforts extraordinaires dont me rendirent capable le danger et la cherté de mon âme, qui m’était précieuse. Alors je me mis à battre l’eau avec mes pieds comme avec des avirons, tandis que les vagues se jouaient de moi et me faisaient chavirer tantôt à droite et tantôt à gauche.
Quant au capitaine, il s’était hâté de s’éloigner, toutes voiles au vent, avec ceux qui avaient pu se sauver, sans plus s’occuper de ceux qui surnageaient encore. Ceux-ci ne tardèrent pas à périr, tandis que moi je ramais de mes pieds, en y mettant toutes mes forces, pour essayer d’atteindre le navire que je suivis ainsi de l’œil jusqu’à ce qu’il eût disparu à ma vue, et que sur la mer la nuit tombât, m’apportant la certitude de ma perte et de mon abandon.
Je demeurai ainsi à lutter contre l’abîme durant une nuit et un jour entier. Je fus enfin entraîné par le vent et par les courants jusqu’aux bords d’une île escarpée couverte de plantes grimpantes qui descendaient le long des falaises et trempaient dans la mer. Je m’accrochai à ces branchages et réussis, m’aidant des pieds et des mains, à grimper jusqu’au haut de la falaise.
Alors, échappé de la sorte à une perdition certaine, je songeai à m’examiner le corps, et je vis les meurtrissures qui le couvraient et le gonflement de mes pieds et les traces des morsures faites par les poissons. Pourtant, je ne ressentais aucune douleur, tant j’étais insensibilisé par la fatigue et le danger couru. Je me jetai donc sur le sol de l’île à plat ventre, et m’évanouis, noyé dans l’anéantissement.
Je restai dans cet état jusqu’au second jour et ne me réveillai que grâce au soleil qui tombait sur moi. Je voulus me lever, mais mes pieds gonflés et endoloris me refusèrent leur secours, et je retombai sur le sol. Alors, bien attristé de l’état où je me trouvais réduit, je me mis à me traîner, tantôt en rampant sur les pieds et les mains, tantôt en marchant sur les genoux, à la recherche de quelque chose dont me nourrir. Je finis enfin par arriver au milieu d’une plaine couverte d’arbres fruitiers et arrosée par les sources. Et je me reposai là durant plusieurs jours, mangeant des fruits et buvant aux sources. Aussi mon âme ne tarda pas à se revivifier et à ranimer mon corps engourdi qui put se mouvoir plus aisément et recouvrer l’usage de ses membres, pas tout à fait cependant, car, pour marcher, je fus obligé de me confectionner une paire de béquilles dont me soutenir encore. De la sorte, je pus me promener lentement entre les arbres en rêvant et en mangeant des fruits, et passai de longs moments à admirer ce pays.
Un jour que je parcourais le rivage, je vis quelque chose au loin m’apparaître que je crus être une bête sauvage ou quelque monstre d’entre les monstres de la mer. Ce quelque chose m’intrigua si fort que, malgré les sentiments divers qui s’agitaient en moi, je m’en approchai, tantôt avançant et tantôt reculant. Et je finis par voir que c’était une cavale merveilleuse, attachée à un piquet. Elle était si belle, que je voulus m’en approcher encore pour la voir de tout près, quand soudain un cri épouvantable me terrifia et me figea sur place, alors que je ne souhaitais plus que fuir au plus vite ; et, au même instant, de dessous terre, un homme sortit qui, à grands pas, s’avança sur moi et me cria : « Qui es-tu ? Et d’où viens-tu ? Et quel est le motif qui t’a poussé à t’aventurer jusqu’ici ? »
Je répondis : « Ô mon maître, sache que je suis un homme étranger et que j’étais à bord d’un navire quand je me noyai avec divers autres passagers. Mais Allah me gratifia d’un baquet en bois que j’enfourchai et qui me soutint jusqu’à ce que je fusse jeté sur cette côte par les vagues. »
Lorsqu’il eut entendu mes paroles, il me prit la main et me dit : « Suis-moi ! » Et je le suivis. Alors il me fit descendre dans une caverne souterraine, et me fit entrer dans une grande salle où il me fit asseoir à la place d’honneur, et il m’apporta quelque chose à manger, car j’avais faim, et attendit que je fusse rassasié et que mon âme se fût apaisée. Alors il m’interrogea sur mon aventure, et je la lui racontai depuis le commencement jusqu’à la fin ; et elle l’étonna prodigieusement. Puis j’ajoutai : « Par Allah sur toi, ô mon maître, ne me blâme pas trop de ce que je vais te demander. Je viens de te raconter la vérité sur mon aventure, et je souhaite maintenant savoir qui tu es et le motif de ton séjour dans cette salle de souterrain et la cause qui t’a fait attacher cette jument toute seule sur le rivage de la mer ! »
Il me dit : « Sache que dans cette île nous sommes plusieurs qui, postés à des endroits différents… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-treizième nuit.
Elle dit :
« … postés à des endroits différents, servons à garder les chevaux du roi Mihrajân. Tous les mois, à la nouvelle lune, chacun de nous amène ici une cavale de race, encore vierge, l’attache sur le rivage et se hâte de descendre se cacher dans la grotte souterraine. Alors, attiré par l’odeur de la femelle, sort de l’eau un cheval des chevaux marins, qui regarde de droite et de gauche et qui, ne voyant personne, fond sur la cavale et la couvre. Puis, lorsqu’il a fini sa chose avec elle, il descend de son dos et essaie de l’emmener avec lui. Mais elle, attachée au piquet, ne peut le suivre ; alors il crie hautement et lui donne des coups avec la tête et les pieds, et il crie de plus en plus fort. Et nous qui l’entendons, nous comprenons qu’il a fini de la couvrir ; aussitôt nous sortons de tous les côtés et nous courons à lui en lançant de grands cris qui l’effraient et l’obligent à rentrer dans la mer. Quant à la cavale, elle devient enceinte et enfante un poulain ou une pouliche qui vaut un trésor et qui ne peut avoir son semblable sur la surface de la terre. Et justement c’est aujourd’hui que viendra le cheval marin. Et moi je te promets, une fois la chose finie, de t’emmener avec moi, de te présenter à notre roi Mihrajân et de te faire connaître notre pays. Bénis donc Allah qui t’a fait me rencontrer, car sans moi tu mourrais de tristesse dans cette solitude sans jamais plus revoir les tiens et ton pays, et sans que personne sût jamais ce que tu serais devenu ! »
À ces paroles, je remerciai beaucoup le gardien de la cavale et continuai à m’entretenir avec lui, quand soudain le cheval marin sortit de l’eau, fonça sur la cavale et la couvrit. Et quand il eut terminé ce qu’il avait à terminer, il descendit d’elle et voulut l’emmener ; or, elle ne pouvait se détacher du piquet et elle ruait et hennissait. Mais le gardien de la cavale se précipita hors de la caverne, appela ses compagnons à grands cris, et tous, munis de glaives, de lances et de boucliers, s’élancèrent sur le cheval marin qui, dérangé, lâcha prise et alla, fâché, se replonger dans la mer, en disparaissant sous les eaux.
Alors tous les autres gardiens, chacun avec sa cavale, se groupèrent autour de moi et me firent mille amabilités et, après m’avoir encore offert à manger, m’offrirent une bonne monture et, sur l’invitation du premier gardien, me proposèrent de les accompagner auprès du roi, leur maître. Moi, j’acceptai sur l’heure ; et nous partîmes tous ensemble.
Lorsque nous arrivâmes dans la ville, mes compagnons me précédèrent et allèrent mettre leur maître au courant de ce qui m’était arrivé. Après quoi, ils revinrent me chercher et me menèrent au palais. Et, sur la permission qui me fut accordée, j’entrai dans la salle du trône et vins me présenter entre les mains du roi Mihrajân, auquel je fis mon souhait de paix.
Le roi me rendit mon souhait de paix, me dit des paroles de bienvenue et voulut entendre de ma bouche le récit de mon aventure. J’obéis aussitôt et lui racontai tout ce qui m’était arrivé, sans omettre un détail. Mais il n’y a point d’utilité à recommencer.
À cette histoire, le roi Mihrajân fut émerveillé et me dit : « Mon fils, par Allah ! n’eût été ta chance d’avoir une vie longue, tu aurais déjà certainement succombé, à l’heure qu’il est, à tant d’épreuves et de malheurs. Mais louange à Allah pour ta délivrance ! » Il me dit encore beaucoup d’autres paroles bienveillantes, voulut m’admettre désormais dans son intimité, et, pour me donner une preuve de son bon vouloir à mon égard et de son estime pour mes connaissances maritimes, il me nomma sur-le-champ directeur des ports et rades de son île, et greffier des arrivages et départs de tous les navires.
Mes nouvelles fonctions ne m’empêchèrent pas de me rendre tous les jours au palais faire mes souhaits au roi, qui s’habitua tellement à moi qu’il me préféra à tous ses intimes et me le prouva par des présents sans nombre et des largesses étonnantes, et cela tous les jours. Aussi j’eus une telle influence sur lui, que toutes les requêtes et toutes les affaires du royaume passaient par mon entremise, pour le bien général des habitants.
Mais tous ces soins ne me faisaient point oublier mon pays ni perdre l’espoir d’y retourner. Aussi je ne manquais jamais d’interroger les voyageurs qui arrivaient dans l’île et tous les marins, en leur demandant s’ils connaissaient Baghdad. Mais nul ne pouvait me répondre à ce sujet ; et tous me disaient n’avoir jamais entendu parler de cette ville ni appris l’endroit où elle était. Et ma peine augmentait de plus en plus de me voir ainsi condamné à vivre en pays étranger, et ma perplexité était à ses limites de voir les gens ne pas même se douter de l’existence de ma ville et ignorer le chemin qui y conduisait.
Sur ces entrefaites, un jour que je m’étais rendu, selon mon habitude, auprès du roi Mihrajân, je fis la connaissance de personnages indiens qui, après les salams de part et d’autre, voulurent bien se prêter à mes questions et m’apprirent que dans le pays de l’Inde il y avait un grand nombre de castes, dont les deux principales étaient la caste des kchatryas, composée d’hommes nobles et justes qui ne commettaient jamais d’exactions ou d’actes répréhensibles, et la caste des brahmes, qui étaient des hommes purs ne buvant jamais de vin et amis de la douceur des manières, des chevaux, du faste et de la beauté. Ce sont ces Indiens savants qui m’apprirent également que les castes principales se divisaient en soixante-douze autres castes qui n’avaient aucun rapport l’une avec l’autre. Cela m’étonna à la limite de l’étonnement.
Quoi qu’il en soit, j’étais, selon mon habitude, debout sur le rivage, dans l’exercice de mes fonctions, et j’étais, comme toujours, appuyé sur ma béquille, quand je vis entrer dans la rade un grand navire rempli de marchands. J’attendis que le navire eût jeté l’ancre solidement et abaissé son échelle, pour monter à bord et aller trouver le capitaine afin d’inscrire sa cargaison. Devant moi, les matelots débarquèrent tout le chargement, que je notais au fur et à mesure ; et, lorsqu’ils eurent terminé leur travail, je demandai au capitaine : « Y a-t-il encore quelque chose dans ton navire ? » Il me répondit : « Ô mon maître, il y a bien encore quelques marchandises au fond du ventre du navire, mais elles ne sont là qu’en dépôt seulement, car leur propriétaire, qui était avec nous en voyage, il y a longtemps de cela, s’est perdu en se noyant. Et nous voudrions bien maintenant vendre ces marchandises-là et en rapporter le prix aux parents du défunt à Baghdad, la demeure de paix ! »
Alors moi, ému à l’extrême limite de l’émotion, je m’écriai : « Et comment s’appelait-il, ce marchand, ô capitaine ? » Il me répondit : « Sindbad le Marin ! »
À ces mots, je regardai plus attentivement le capitaine, et je reconnus en lui le maître du navire qui avait été obligé de nous abandonner sur la baleine. Et de toute ma voix je m’écriai : « Je suis Sindbad le Marin ! »
Puis je continuai : « Lorsque la baleine se fut mouvementée sous l’action du feu allumé sur son dos, je fus de ceux-là qui ne purent gagner ton navire et se noyèrent. Mais je fus sauvé grâce au baquet en bois qu’avaient transporté les marchands pour y laver leur linge. Je me mis, en effet, à califourchon sur ce baquet-là, et je ramai des pieds comme avec des avirons. Et il arriva ce qui arriva, avec la permission de l’Ordonnateur. »
Et je racontai au capitaine comment j’avais pu me sauver, et à travers quelles vicissitudes j’étais parvenu aux hautes fonctions de scribe maritime du roi Mihrajân.
Lorsque le capitaine eut entendu mes paroles, il s’écria : « Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Très-Haut, l’Omnipotent… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-quatorzième nuit.
Elle dit :
« Il n’y a plus de conscience ni d’honnêteté chez aucune créature de ce monde. Comment oses-tu, ô scribe astucieux, prétendre être Sindbad le Marin, quand nous avons tous vu de nos yeux se noyer Sindbab avec tous les marchands ? Quelle honte sur toi de mentir si impudemment ! »
Alors moi, je répondis : « Certes, ô capitaine, le mensonge est l’apanage des fourbes ! Écoute-moi donc, car je vais te donner les preuves que je suis bien Sindbad le noyé. » Et je racontai au capitaine divers incidents connus de moi seul et de lui, et qui étaient survenus durant cette maudite traversée-là. Alors le capitaine ne douta plus de mon identité et il appela les marchands passagers, et tous ensemble me félicitèrent pour ma délivrance et me dirent : « Par Allah ! nous ne pouvions croire que tu aies pu te sauver de la noyade. Mais Allah t’a fait don d’une seconde vie. »
Après cela, le capitaine se hâta de me rendre mes marchandises. Et je les fis sur l’heure porter au souk, après toutefois m’être assuré que rien n’y manquait et que mon nom et mon cachet se trouvaient encore sur les ballots.
Une fois au souk, j’ouvris mes ballots et je vendis la plus grande partie de mes marchandises, avec des bénéfices de cent pour un, mais je pris soin de réserver quelques objets de prix que je me hâtai d’aller offrir en présent au roi Mihrajân.
Le roi, auquel je relatai l’arrivée du capitaine et du navire, fut extrêmement étonné de cette coïncidence, et, comme il m’aimait beaucoup, il ne voulut pas être avec moi en reste d’amabilité, et me fit à son tour des cadeaux inestimables qui ne contribuèrent pas peu à m’enrichir tout à fait. Car je me hâtai de vendre tout cela et de réaliser ainsi une fortune considérable que je transportai à bord du navire même sur lequel j’avais entrepris mon voyage.
Cela fait, j’allai au palais prendre congé du roi Mihrajân et le remercier pour toutes ses générosités et sa protection. Il me donna congé en me disant des paroles touchantes, et ne me laissa partir qu’après m’avoir encore offert des présents somptueux et des objets de prix que je ne pus me décider à vendre, cette fois-là, et que d’ailleurs vous voyez devant vous dans cette salle, ô mes honorables invités. Je pris également soin d’emporter avec moi, pour toute cargaison, les parfums que vous sentez ici, le bois d’aloès, le camphre, l’encens et le sandal, produits de cette île du loin.
Je me hâtai alors de monter à bord, et le navire mit aussitôt à la voile, avec l’autorisation d’Allah. Aussi fûmes-nous favorisés par la fortune et aidés par le destin durant cette traversée qui dura des jours et des nuits. Et enfin nous arrivâmes un matin, en bonne santé, en vue de Bassra, où nous ne nous arrêtâmes que fort peu de temps, pour remonter aussitôt le fleuve et rentrer enfin, l’âme en joie, dans la cité de paix, Baghdad, mon pays.
J’arrivai de la sorte, chargé de richesses et la main prête aux largesses, dans ma rue, et j’entrai dans ma maison, où je revis ma famille et mes amis, tous en bonne santé. Et je me hâtai d’acheter des esclaves en quantité, de belles femmes secrètes, des nègres, des terres, des maisons et des propriétés, plus que je n’en avais jamais eu à la mort de mon père.
J’oubliai, dans cette vie nouvelle, les vicissitudes passées, les peines et les dangers éprouvés, la tristesse de l’exil, les maux et les fatigues du voyage. J’eus des amis délicieux, et je vécus, dans une vie pleine d’agréments, de plaisirs, et exempte de soucis et de tracas, pendant un très long espace de temps, en jouissant de toute mon âme de ce qui me plaisait et en mangeant des mets admirables et en buvant des boissons précieuses.
Et tel est le premier de mes voyages.
Mais demain, si Allah veut, je vous raconterai, ô mes invités, le second des sept voyages que j’ai entrepris, et qui est bien plus extraordinaire que le premier. »
Et Sindbad le Marin se tourna vers Sindbad le Portefaix et le pria à dîner avec lui. Puis, après l’avoir traité avec beaucoup d’égards et d’affabilité, il lui fit donner mille pièces d’or et, avant de le quitter, l’invita à revenir le lendemain, en lui disant : « Tu seras pour moi une réjouissance par ton urbanité et un délice par tes bonnes manières ! » Et Sindbad le Portefaix répondit : « Sur ma tête et sur mon œil ! J’obéis avec respect ! Et que soit continuelle la joie dans ta maison, ô mon maître ! »
Alors il sortit de là, après avoir encore remercié et pris avec lui le cadeau qu’il venait de recevoir, et il s’en retourna chez lui en s’émerveillant à la limite de l’émerveillement et songea toute la nuit à ce qu’il venait d’entendre et d’éprouver.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-quinzième nuit.
Elle dit :
Aussi, à peine matin, il se hâta de retourner à la maison de Sindbad le Marin qui le reçut d’un air affable et lui dit : « Qu’ici l’amitié te soit chose facile ! Et que l’aisance soit avec toi ! » Et le portefaix voulut lui baiser la main et, comme Sindbad ne voulait pas y consentir, il lui dit : « Qu’Allah blanchisse tes jours et consolide sur toi ses bienfaits ! » Et, comme les autres invités étaient déjà arrivés, on commença par s’asseoir autour de la nappe tendue où jutaient les agneaux rôtis et se doraient les poulets, au milieu des farces délicieuses et des pâtes aux pistaches, aux noix et aux raisins. Et l’on mangea, et l’on but, et l’on se divertit, et l’on se charma l’esprit et l’ouïe en écoutant chanter les instruments sous les doigts expérimentés des joueurs.
Lorsqu’on eut fini, Sindbad, au milieu des convives silencieux, parla en ces termes :
« Je me trouvais en vérité dans la plus savoureuse vie quand, un jour d’entre les jours, se présenta à mon esprit l’idée du voyage vers les contrées des hommes. Et mon âme ressentit vivement l’envie d’aller se réjouir par la vue des terres et des îles, et regarder les choses inconnues.
Je m’arrêtai résolument à ce projet et m’apprêtai aussitôt à l’exécuter. Je me rendis au souk où, moyennant une forte somme d’argent, j’achetai des marchandises propres au trafic que j’avais en vue. Je les mis en ballots solides et les transportai au bord de l’eau, où je ne tardai pas à découvrir un navire bel et neuf, gréé de voiles de bonne qualité, plein de matelots et d’un ensemble imposant de machineries de toutes formes. Sa vue m’inspira confiance et j’y transportai aussitôt mes ballots, comme le faisaient divers autres marchands qui m’étaient connus et avec lesquels je n’étais pas fâché de faire le voyage. Nous partîmes le même jour ; et nous eûmes une excellente navigation. Nous voyageâmes d’île en île et de mer en mer pendant des jours et des nuits, et à chaque escale nous nous rendions auprès des marchands de l’endroit, des notables, des vendeurs et des acheteurs, et nous vendions et nous achetions à notre avantage. Et nous continuâmes à naviguer de la sorte, et nous touchâmes, guidés par la destinée, à une île fort belle, couverte de grands arbres, abondante en fruits, riche en fleurs, habitée par le chant des oiseaux, arrosée par des eaux pures, mais absolument vierge de toute habitation et d’êtres vivants.
Le capitaine voulut bien se prêter à notre désir et s’arrêter là quelques heures, et il jeta l’ancre à proximité de la terre. Nous débarquâmes aussitôt et allâmes respirer le bon air dans les prairies ombragées par des arbres où s’ébattaient les oiseaux. Moi, muni de quelques provisions de bouche, j’allai m’asseoir près d’une source d’eau limpide, abritée du soleil par les branches touffues. Et je pris un plaisir extrême à manger un morceau et à boire à même cette eau délicieuse. Avec cela, une brise discrète jouait des accords en légèreté et invitait au repos. Aussi je m’étendis sur le gazon et me laissai gagner par le sommeil, au milieu de la fraîcheur et des parfums de l’air.
Quand je me réveillai, je ne vis plus aucun des passagers, et le navire était parti sans que personne se fût douté de mon absence. J’eus beau, en effet, regarder à droite, à gauche, devant ou derrière, je ne vis d’autre personne dans toute l’île que moi seul. Et, au large de la mer, une voile s’éloignait.
Alors moi, je fus plongé dans une stupeur qui n’avait point sa pareille et qui ne pouvait avoir d’augmentation. Et de douleur et de chagrin je sentis ma vésicule sur le point d’éclater dans mon foie. Car que pouvais-je bien devenir dans cette île déserte, moi qui avais laissé à bord tous mes effets et tous mes biens ? Qu’allait-il encore m’arriver de désastreux dans cette solitude inconnue ? À ces pensées désolantes, je m’écriai : « Tout espoir est perdu pour toi, Sindbad le Marin ! Si la première fois tu as pu te tirer d’affaire grâce à des circonstances suscitées par la destinée heureuse, ne crois point que ce sera toujours la même chose, car, comme dit le proverbe, se casse la gargoulette la seconde fois qu’on la jette ! »
Là-dessus, je me mis à pleurer, à gémir, puis à pousser des cris épouvantables jusqu’à ce que le désespoir se fût consolidé dans mon cœur. Alors je me frappai la tête de mes deux mains et je m’écriai encore : « Qu’avais-tu donc besoin, misérable, de voyager encore, alors qu’à Baghdad tu vivais dans les délices ? N’avais-tu pas des mets excellents, des liquides excellents et des habits excellents ? Que manquait-il à ton bonheur ? Ton premier voyage ne t’a-t-il donc été d’aucun fruit ? »
Alors je me jetai la face contre terre en pleurant déjà ma mort et disant : « Nous appartenons à Allah et vers lui nous devons retourner ! » Et ce jour-là je faillis devenir fou.
Mais, comme je voyais bien que mes regrets étaient inutiles et mon repentir tardif, je me résignai à ma destinée. Je me levai, debout sur mes jambes, et, après avoir erré quelque temps sans but, j’eus peur de quelque rencontre d’une bête sauvage ou d’un ennemi inconnu, et je grimpai au haut d’un arbre d’où je me mis à regarder plus attentivement à droite et à gauche ; mais je ne pus distinguer rien autre chose que le ciel, la terre, la mer, les arbres, les oiseaux, les sables et les rochers. Toutefois, en observant un point de l’horizon avec plus d’attention, je crus apercevoir un fantôme gigantesque. Alors, attiré par la curiosité, je descendis de l’arbre ; mais, retenu par la peur, je ne me dirigeai que fort lentement et avec circonspection de son côté. Lorsque je ne fus plus qu’à quelque distance de cette blancheur, je découvris que c’était un dôme immense, d’un blanc éblouissant, large de base et d’une grande hauteur. Je m’en approchai encore davantage et j’en fis tout le tour ; mais je n’en découvris point la porte d’entrée, que je cherchais. Alors je voulus monter dessus ; mais il était si lisse et si glissant que je n’eus ni l’adresse ni l’agilité ni la possibilité de m’y hisser. Je me contentai alors de le mesurer : je marquai sur le sable la trace de mon premier pas, et je refis le tour en comptant mes pas. Je trouvai de la sorte que la rondeur exacte en était de cent cinquante pas, plutôt plus que moins.
Comme je réfléchissais tout de même à la façon dont je devais m’y prendre pour trouver quelque porte d’entrée ou de sortie à ce dôme, je m’aperçus que soudain le soleil disparaissait et que le jour se changeait en une nuit noire. Je crus tout d’abord que c’était un gros nuage qui passait sur le soleil, bien que la chose fût impossible en plein été. Je levai donc la tête pour juger de ce nuage qui m’étonnait, et je vis un oiseau aux ailes formidables qui volait devant l’œil du soleil, et cachait ainsi l’astre en répandant l’obscurité sur l’île.
Mon étonnement alors fut à ses bornes extrêmes, et je me rappelai ce que, du temps de ma jeunesse, des voyageurs et des marins m’avaient raconté au sujet d’un oiseau de grosseur extraordinaire appelé l’oiseau « rokh », qui se trouvait dans une île fort éloignée, et qui pouvait soulever un éléphant. Je conclus alors que celui que je voyais maintenant devait être le rokh, et que le dôme blanc au pied duquel je me trouvais devait être un œuf d’entre ses œufs. Mais j’avais à peine eu cette idée que l’oiseau s’abattait sur l’œuf et se posait dessus comme pour le couver. Il étendit ses ailes immenses sur l’œuf, laissa ses deux pieds se poser à terre de chaque côté, et s’endormit dessus. Béni soit Celui qui ne dort de toute l’éternité !
Alors moi, qui m’étais aplati à plat ventre sur le sol et me trouvais juste au-dessous de l’un des pieds, qui me parut être plus gros qu’un vieux tronc d’arbre, je me relevai vivement, je défis l’étoffe de mon turban…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-seizième nuit.
Elle dit :
… je défis l’étoffe de mon turban, je la mis en double, la roulai de façon à en faire une grosse corde, m’en entourai la taille solidement, et finis par en enrouler les deux bouts autour de l’un des doigts de l’oiseau, en faisant un nœud à toute épreuve. Car je m’étais dit en mon âme : « Cet énorme oiseau-là finira bien par s’envoler et, de la sorte, me tirera de cette solitude et me transportera en quelque endroit où voir des êtres humains. En tout cas, le lieu où je serai déposé sera toujours préférable à cette île déserte dont je suis le seul habitant. »
Tout cela ! Et malgré mes mouvements, l’oiseau ne s’apercevait pas plus de ma présence que si j’avais été quelque mouche sans importance ou quelque fourmi en promenade.
Je restai en cet état toute la nuit, ne pouvant fermer l’œil dans la crainte que l’oiseau ne s’envolât et m’enlevât pendant mon sommeil. Mais il ne bougea pas jusqu’au lever du jour. Alors seulement il se mouvementa, se leva de dessus son œuf, lança un cri effroyable et prit son vol en m’emportant. Il monta si haut que je croyais déjà toucher à la voûte du ciel ; puis brusquement il descendit avec une telle rapidité que je ne sentais plus mon propre poids. Et il arriva avec moi sur le sol. Il se posa sur un endroit escarpé, alors que moi, sans attendre davantage, je me hâtais de délier mon turban, avec la terreur d’être de nouveau enlevé avant que j’eusse le temps de me libérer de mon attache. Mais je réussis à me détacher sans encombre et, après m’être secoué et avoir ramené ma robe sur moi, je m’éloignai vivement jusqu’à n’être plus à portée de l’oiseau, que je vis bientôt s’élever de nouveau dans les airs. Il tenait cette fois dans ses serres un gros objet noir, qui n’était autre chose qu’un serpent de longueur et de forme détestables. Bientôt il disparut, se dirigeant dans son vol vers la mer.
Et moi, ému extrêmement de ce qui venait de m’arriver, je jetai mes regards autour de moi, et restai cloué sur place d’épouvante. Je me trouvais, en effet, transporté dans une vallée large et profonde, environnée de toutes parts de montagnes si hautes que, pour les mesurer du regard, je dus tellement relever la tête que mon turban roula derrière mon dos sur le sol. Elles étaient, en outre, si escarpées qu’il était impossible d’en faire l’ascension, et que je jugeai inutile toute tentative dans ce sens-là.
À cette constatation, ma désolation et mon désespoir furent sans bornes, et je m’écriai : « Ah ! comme il aurait mieux valu pour moi ne point bouger de l’île déserte où je me trouvais, et qui était mille fois préférable à cette solitude sèche et désolée. Là-bas, du moins, il y avait des fruits plein les arbres et des sources à l’eau délicieuse ; mais ici, rien que des rochers hostiles et nus où mourir de faim et de soif. Ô ma calamité ! Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah l’Omnipotent ! Je n’échappe chaque fois à une catastrophe que pour tomber dans une autre pire et plus définitive. »
Je me levai tout de même de ma place et marchai par cette vallée pour la reconnaître un peu, et je constatai qu’elle était entièrement formée de roches de diamant. Partout, autour de moi, le sol était jonché de gros et de petits diamants détachés de la montagne et qui faisaient en certains endroits des tas de la hauteur d’un homme.
Je commençais déjà à prendre quelque intérêt à les regarder, quand un spectacle plus effroyable que toutes les horreurs déjà éprouvées me figea dans la terreur. Au milieu des roches de diamant, je vis circuler les gardiens qui étaient des serpents noirs en quantité innombrable, plus gros et plus grands que des palmiers, et qui pouvaient certainement engloutir, chacun d’eux, un buffle ou un éléphant. En ce moment, ils commençaient à rentrer dans leurs antres ; car pendant le jour ils se cachaient pour n’être pas enlevés par leur ennemi le rokh ; et ils ne circulaient que la nuit.
Alors moi, avec des précautions, j’essayai de m’éloigner de là, en regardant bien où poser mes pieds et en pensant en mon âme : « Voilà, pour avoir voulu abuser de la clémence du destin, ô Sindbad, homme au désir insatiable et à l’œil toujours vide, ce que tu gagnes au change ! » Et, en proie à toutes les terreurs accumulées, je continuai à circuler sans but à travers la vallée des diamants, en me reposant de temps en temps dans les endroits qui me paraissaient le plus à l’abri, et cela jusqu’à la tombée de la nuit.
Pendant tout ce temps, j’avais complètement oublié l’estomac, et je ne pensais qu’à me tirer de ce mauvais pas et à sauver mon âme des monstres-serpents. Je finis de la sorte par découvrir, tout proche de l’endroit où je m’étais laissé tomber, une grotte dont l’entrée était fort étroite, mais suffisante pour que je pusse la franchir. Je m’avançai donc et pénétrai dans la grotte en prenant soin d’en boucher l’entrée avec un rocher que je réussis à rouler jusque-là. Rassuré de la sorte, je m’avançai à l’intérieur et me mis à chercher l’endroit le plus commode pour y dormir en attendant le matin ; et je pensai : « Demain, dès le lever du jour, je sortirai pour voir ce que me réserve le destin. »
J’allais donc m’étendre, quand je m’aperçus que ce que tout d’abord je prenais pour une grosse roche noire était un effroyable serpent enroulé, en couvaison sur ses œufs. Alors ma chair ressentit toute l’horreur du spectacle et ma peau se recroquevilla comme une feuille desséchée et frissonna dans son étendue ; et je tombai sans connaissance sur le sol, et restai ainsi jusqu’au matin.
Alors, sentant que je n’avais pas encore été dévoré, j’eus la force de ramper jusqu’à l’entrée, de repousser l’affreux rocher et de me glisser au dehors, où j’arrivai comme ivre et sans pouvoir me soutenir sur mes jambes, tant j’étais épuisé par le manque de sommeil et de nourriture et par cette terreur sans répit.
Je regardai autour de moi et soudain, à quelques pas de mon nez, je vis tomber un gros quartier de viande qui vint s’aplatir avec fracas sur le sol. D’abord ébahi, je sursautai, puis je levai les yeux pour voir celui qui voulait ainsi m’assommer ; mais je ne vis personne. Alors je me souvins d’une histoire entendue jadis de la bouche des marchands voyageurs et des explorateurs de la montagne des diamants, où il était raconté que les chercheurs de diamants, ne pouvant descendre dans cette vallée inaccessible, avaient recours à un moyen curieux pour se procurer ces pierres précieuses. Ils tuaient des moutons, les découpaient en gros quartiers et les lançaient au fond de la vallée où ils allaient tomber sur les pointes des diamants qui s’y incrustaient profondément. Alors les rokhs et les aigles gigantesques venaient fondre sur cette proie et l’enlevaient de cette vallée pour la porter dans leurs nids, au haut des rochers, où servir de pâture à leurs petits. Alors les chercheurs de diamants se précipitaient sur l’oiseau en faisant de grands gestes et de grands cris qui lui faisaient lâcher prise et l’obligeaient à s’envoler. Ils fouillaient alors le quartier de viande et prenaient les diamants qu’ils y trouvaient attachés.
L’idée me vint que je pouvais encore essayer de sauver ma vie et de sortir de cette vallée qui m’avait bien l’air d’être mon tombeau. Je me levai donc et commençai par ramasser une grande quantité de diamants, en choisissant les plus gros et les plus beaux. J’en mis partout sur moi ; j’en remplis mes poches, j’en fis glisser entre ma robe et ma chemise, j’en emplis mon turban et mon caleçon, et j’en mis jusque dans la doublure de mes vêtements.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-dix-septième nuit.
Elle dit :
Après quoi, je déroulai l’étoffe de mon turban, comme la première fois, je m’en ceignis la taille et j’allai me placer au-dessous du quartier de mouton, que j’attachai solidement sur ma poitrine avec les deux bouts du turban.
J’étais dans cette position depuis déjà quelque temps, quand soudain je me sentis enlevé dans les airs, comme une plume, dans les serres formidables d’un rokh, moi et le quartier de viande de mouton. Et, en un clin d’œil, j’étais hors de la vallée, sur le sommet de la montagne, dans le nid du rokh, qui s’apprêta aussitôt à déchiqueter la viande et ma propre chair, afin d’en nourrir ses petits rokhs. Mais soudain une clameur s’éleva et s’approcha qui fit peur à l’oiseau et l’obligea à prendre son vol en me lâchant là. Alors moi, je défis mes liens et me levai debout sur mes deux pieds, avec des traces de sang sur mes habits et ma figure.
Je vis alors s’approcher de l’endroit où j’étais un marchand qui eut l’air fort désappointé et fort effrayé en m’apercevant. Mais, en voyant que je ne lui voulais point de mal et que, d’ailleurs, je ne bougeais pas, il se pencha sur le quartier de viande et le fouilla, sans arriver à y trouver les diamants qu’il cherchait. Alors il leva au ciel de grands bras et se lamenta, disant : « Ô désillusion ! ô ma perte ! Il n’y a de recours qu’en Allah ! Je me réfugie en Allah contre le Maudit, le Malfaisant ! » Et il frappa ses paumes l’une contre l’autre, avec les signes d’un immense désespoir.
À cette vue, je m’approchai et lui souhaitai la paix. Mais lui, sans me rendre mon salam, me dévisagea avec fureur et me cria : « Qui es-tu ? Et de quel droit es-tu venu voler ici mon bien ? » Je répondis : « Sois sans crainte, ô marchand, car je ne suis point voleur, et ton bien n’a en rien diminué. Je suis un être humain, et non point un génie malfaisant, comme tu as l’air de le croire. Je suis même un honnête homme d’entre les honnêtes gens, et anciennement j’étais marchand de mon métier, avant que de courir des aventures étranges à l’extrême. Quant au motif de ma venue en cet endroit, c’est une histoire étonnante, que je te raconterai tout à l’heure. Mais, auparavant, je veux te prouver mes bonnes intentions, en te gratifiant de quelques diamants, que j’ai moi-même ramassés au fond de ce gouffre qui n’a jamais été sondé par l’œil des humains ! »
Je tirai aussitôt de ma ceinture quelques beaux échantillons de diamant, et les lui remis en disant : « Voilà un gain que, de ta vie, tu n’aurais osé espérer ! » Alors, le propriétaire du quartier de mouton fut dans une joie inimaginable et me remercia beaucoup, et, après mille effusions, me dit : « Ô mon maître, la bénédiction est en toi ! Mais un seul de ces diamants suffit pour m’enrichir jusqu’à la vieillesse la plus reculée. Car, de ma vie, je n’en ai vu de semblables à la cour des rois et des sultans. » Et il me remercia encore et finit par appeler les autres marchands qui étaient par là et qui vinrent s’attrouper autour de moi, en me souhaitant la paix et la bienvenue. Et moi, je leur racontai mon étrange aventure, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.
Alors les marchands, revenus de leur étonnement, me félicitèrent beaucoup pour ma délivrance, en me disant : « Par Allah ! ta destinée t’a tiré d’un abîme d’où jamais personne avant toi n’est revenu. » Puis, comme ils me voyaient exténué de fatigue, de faim et de soif, ils se hâtèrent de me donner largement à manger et à boire, et me conduisirent sous une tente, où ils veillèrent sur mon sommeil qui dura un jour entier et une nuit.
Au matin, les marchands m’emmenèrent avec eux, alors que je commençais à sentir avec intensité ma joie d’avoir échappé à ces dangers sans précédent. Nous arrivâmes, après un voyage assez court, dans une île fort agréable, où croissaient de magnifiques arbres à l’ombrage si étendu que chacun d’eux pouvait abriter aisément cent hommes. C’est justement de ces arbres-là qu’on tire la substance blanche, à l’odeur chaude et agréable, qui est le camphre. Dans ce but, on perce le haut de l’arbre, et on reçoit dans un vase le suc qui s’écoule d’abord sous forme de gouttes de gomme et qui n’est autre chose que le miel de l’arbre. C’est également dans cette île que j’ai vu l’effroyable animal nommé « karkadann », qui paît là-bas exactement comme paissent les vaches et les buffles dans nos prairies. Le corps de cette bête est plus gros que le corps du chameau ; son nez porte à son extrémité une corne longue de dix coudées et sur laquelle est gravée la figure d’un être humain. Cette corne est si solide, qu’elle sert au karkadann à combattre et à vaincre l’éléphant, puis à l’embrocher et à le soulever de terre, jusqu’à ce qu’il soit mort. Alors la graisse de l’éléphant mort coule dans les yeux du karkadann qui en est aveuglé et tombe sur place. Et du haut des airs fond sur eux deux le terrible rokh, qui les soulève ensemble et les transporte dans son nid pour en nourrir ses petits.
Je vis aussi, dans cette île, diverses sortes de buffles.
Nous y séjournâmes quelque temps, à respirer le bon air ; ce qui me donna le loisir de faire l’échange de mes diamants contre de l’or et de l’argent comptant, plus que n’en pouvait tenir la cale d’un navire. Puis, nous partîmes de là, et d’île en île, et de pays en pays, et de ville en ville, où j’admirai chaque fois l’œuvre du Créateur, en faisant par-ci par-là quelques ventes et échanges, nous finîmes par toucher, en pays béni, à Bassra, pour de là remonter jusqu’à Baghdad la demeure de paix.
Alors je me hâtai de courir à ma rue et d’entrer dans ma demeure, riche de sommes considérables, de dinars d’or et des plus beaux diamants, que je n’avais pas eu le cœur de vendre. Aussi, après les effusions du retour au milieu de mes parents et de mes amis, je ne manquai pas de me comporter généreusement en répandant les largesses autour de moi, sans oublier personne.
Ensuite, j’usai joyeusement de la vie, en mangeant des mets exquis, en buvant délicatement, en m’habillant de riches habits, et en ne me privant guère de la société des personnes délicieuses. Aussi, j’avais tous les jours de nombreux visiteurs de marque qui, ayant entendu parler de mes aventures, m’honoraient de leur présence pour me demander de leur raconter mes voyages, et de les mettre au courant des affaires des pays lointains. Et moi, j’éprouvais un contentement effectif à les instruire sur tout cela ce qui faisait que tous s’en allaient en me félicitant d’avoir échappé à de si terribles dangers, et en s’émerveillant de mon récit à la limite de l’émerveillement. Et c’est ainsi que prit fin mon second voyage.
Mais demain, ô mes amis…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-dix-huitième nuit.
Elle dit :
… si Allah veut, je vous raconterai les péripéties de mon troisième qui certainement est, de beaucoup, plus stupéfiant que les deux premiers. »
Puis Sindbad se tut. Alors les esclaves servirent à manger et à boire à tous les invités qui étaient prodigieusement étonnés de ce qu’ils venaient d’entendre. Ensuite, Sindbad le Marin fit donner cent pièces d’or à Sindbad le Terrien qui les prit, en remerciant beaucoup, et s’en alla en appelant sur la tête de son hôte les bénédictions d’Allah, et arriva à sa maison en s’émerveillant de ce qu’il venait de voir et d’écouter.
Au matin, le portefaix Sindbad se leva, pria la prière du matin, et revint chez le riche Sindbad, comme cela lui avait été demandé. Et il fut reçu cordialement et traité avec beaucoup d’égards, et invité à prendre part au festin du jour et aux réjouissances, qui durèrent toute la journée. Après quoi, Sindbad le Marin, au milieu des convives attentifs et graves, commença son récit de la manière suivante.
« Sachez, ô mes amis, – mais Allah sait les choses mieux que la créature ! – que dans la délicieuse vie que je menais depuis mon retour du second voyage, au milieu des richesses et de l’épanouissement, je finis par perdre le souvenir des maux éprouvés et des dangers courus, et par m’ennuyer dans l’oisiveté monotone de mon existence à Baghdad. Aussi mon âme désira-t-elle avec ardeur le changement et la vue des choses du voyage. Et moi-même je fus de nouveau tenté par l’amour du commerce, du gain et du profit.
Or, c’est toujours l’ambition qui est la cause de nos malheurs. Je devais bientôt en faire l’expérience de la façon la plus effroyable.
Je mis donc mon projet immédiatement à exécution et, après m’être muni de riches marchandises du pays, je partis de Baghdad pour Bassra. Là je découvris un grand navire déjà rempli de passagers et de marchands qui étaient tous des gens de bien, honnêtes, au cœur bon, pleins de conscience, capables de rendre service et de vivre entre eux dans les meilleurs rapports. Aussi je n’hésitai pas à m’embarquer avec eux sur ce navire ; et, aussitôt à bord, nous mîmes à la voile, avec la bénédiction d’Allah sur nous et sur notre traversée.
Notre navigation commença, en effet, sous d’heureux auspices. Dans tous les endroits où nous abordions, nous faisions d’excellentes affaires, tout en nous promenant et en nous instruisant des nouvelles choses que sans cesse nous voyions. Et vraiment rien ne manquait à notre bonheur, et nous étions à la limite de la dilatation et de l’épanouissement.
Un jour d’entre les jours, nous étions en pleine mer, bien loin des pays musulmans, quand soudain nous vîmes le capitaine du navire se donner de grands coups au visage, après avoir longtemps scruté l’horizon, s’arracher les poils de la barbe, déchirer ses habits et jeter à terre son turban. Puis il se mit à se lamenter, à gémir et à pousser des cris de désespoir.
À cette vue, nous entourâmes tous le capitaine et nous lui dîmes : « Qu’y a-t-il donc, ô capitaine ? » Il répondit : « Sachez, ô passagers de paix, que le vent contraire nous a vaincus et nous a fait dévier de notre route pour nous jeter dans cette mer sinistre. Et, pour mettre la dernière mesure à notre malchance, le destin nous fait aborder à cette île que vous voyez devant vous et dont jamais personne, après y avoir touché, n’a pu se tirer avec la vie sauve. Je sens bien, dans le profond de mon intérieur, que nous sommes tous perdus sans recours ! »
Le capitaine n’avait pas encore fini ces explications que nous vîmes notre navire entouré par une multitude d’êtres velus, plus innombrables qu’une armée de sauterelles, tandis que, sur le rivage de l’île, d’autres êtres, en quantité inimaginable, poussaient des hurlements qui nous glacèrent sur place. Et nous, nous n’osâmes guère maltraiter, attaquer ou même chasser aucun de ces êtres étranges, de peur qu’ils ne se ruassent tous sur nous et, grâce à leur nombre, ne nous tuassent jusqu’au dernier car il est bien certain que le nombre vient toujours à bout du courage. Nous ne voulûmes donc faire aucun mouvement, alors que de tous côtés nous étions envahis par ces êtres qui commençaient à faire main basse sur tout ce qui nous appartenait. Ils étaient bien laids. Ils étaient même plus laids que tout ce que j’avais vu de laid jusqu’à ce jour de ma vie. Ils étaient poilus et velus, avec des yeux jaunes dans des faces noires ; leur taille était petite, à peine longue de six empans, et leurs cris plus horribles que tout ce que l’on pourrait inventer dans ce sens-là ! Quant à leur langage, ils avaient beau nous parler et nous invectiver en claquant des mâchoires, nous ne parvenions guère à le comprendre, bien que nous y prêtassions la meilleure attention. Aussi nous les vîmes bientôt mettre à exécution le plus funeste des projets. Ils grimpèrent aux mâts, déplièrent les voiles, coupèrent tous les cordages avec leurs dents, et finirent par s’emparer du gouvernail. Alors le navire, poussé par le vent, alla à la côte, où il s’ensabla. Et eux s’emparèrent de nous tous, nous firent débarquer l’un après l’autre, nous laissèrent sur le rivage et, sans plus s’occuper de nous, remontèrent sur le navire qu’ils réussirent à pousser au large, et disparurent avec lui sur la mer.
Alors nous, à la limite de la perplexité, nous jugeâmes inutile de rester ainsi sur le rivage à regarder la mer, et nous nous avançâmes dans l’île où nous finîmes par découvrir quelques arbres fruitiers et de l’eau courante, ce qui nous permit de nous restaurer un peu pour retarder le plus longtemps possible une mort qui nous paraissait à tous certaine.
Pendant que nous étions en cet état, il nous sembla voir, entre les arbres, un édifice très grand qui avait l’air abandonné. Nous fûmes tentés de nous en approcher ; et quand nous y arrivâmes, nous découvrîmes que c’était un palais…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la deux cent quatre-vingt-dix-neuvième nuit.
Elle dit :
… un palais fort élevé, de forme carrée, entouré de solides murailles, et qui avait une grande porte d’ébène à deux battants. Comme cette porte était ouverte et qu’elle n’était gardée par aucun portier, nous la franchîmes et nous pénétrâmes de plain-pied dans une immense salle, aussi vaste qu’une cour. Cette salle avait pour tous meubles d’énormes ustensiles de cuisine et des broches d’une longueur démesurée ; le sol avait, pour tapis, des monceaux d’ossements, les uns déjà blanchis, d’autres frais encore. Aussi, là-dedans, régnait une odeur qui offusqua à l’extrême nos narines. Mais, comme nous étions exténués de fatigue et de peur, nous nous laissâmes choir tout de notre long et nous nous endormîmes profondément.
Le soleil était déjà couché quand un bruit de tonnerre nous fit sursauter et du coup nous réveilla. Et, devant nous, nous vîmes descendre du plafond un être à figure d’homme noir, de la hauteur d’un palmier, qui était plus horrible à voir que tous nos ennemis réunis. Il avait des yeux rouges comme deux tisons enflammés, les dents de devant longues et saillantes comme les défenses d’un cochon, une bouche énorme aussi vaste que l’orifice d’un puits, des lèvres pendantes sur la poitrine, des oreilles sursautantes qui lui couvraient ses épaules, et des ongles crochus comme les griffes du lion.
À cette vue, nous commençâmes d’abord par nous convulser de terreur. Mais lui vint s’asseoir sur un banc élevé adossé au mur et de là se mit à nous examiner en silence, un à un. Après quoi, il s’avança sur nous, vint droit à moi, de préférence à tous les autres marchands, étendit la main et me saisit par la peau de la nuque. Il me tourna alors et me retourna dans tous les sens, en me palpant comme fait un boucher pour un mouton. Mais il dut certainement ne point me trouver à sa convenance, liquéfié que j’étais par la terreur, et la graisse de ma peau fondue par les fatigues du voyage et le chagrin. Alors il me lâcha en me laissant rouler sur le sol, et se saisit de mon plus proche voisin, et le mania comme il m’avait manié, mais pour le rejeter ensuite et s’emparer du suivant. Il prit de la sorte tous les marchands, l’un après l’autre, et arriva en dernier lieu au capitaine du navire.
Or, le capitaine était un homme gras et plein de chair, le mieux portant et le plus solide de tous les hommes du navire. Aussi le choix de l’effroyable géant n’hésita pas à se fixer sur lui et il le prit entre ses doigts comme un boucher aurait tenu un agneau, le jeta par terre, lui posa un pied sur le cou et, d’un seul mouvement, lui cassa la nuque. Il se saisit alors d’une des immenses broches en question et la lui enfonça dans la bouche en la faisant sortir par le fondement. Et il alluma un grand feu de bois dans le fourneau en terre qui se trouvait dans la salle, plaça au milieu de la flamme le capitaine embroché, et se mit à le tourner lentement jusqu’à cuisson parfaite. Il le retira alors du feu et commença par le séparer en morceaux comme on aurait fait d’un poulet, en se servant pour cela de ses ongles. Cela fait, il avala le tout en un clin d’œil. Après quoi il suça les os, les vida de leur moelle, et les jeta au milieu des tas qui s’amoncelaient dans la salle.
Ce repas achevé, le géant alla, sans plus s’occuper de nous, s’étendre sur le banc, pour digérer, et ne tarda pas à s’endormir en ronflant exactement comme un buffle que l’on aurait égorgé ou comme un âne que l’on aurait excité à braire. Et il resta ainsi endormi jusqu’au matin. Nous le vîmes alors se lever et s’éloigner comme il était venu, en nous laissant figés d’épouvante.
Lorsque nous fûmes certains qu’il avait disparu, nous sortîmes du silence terrifié que nous avions gardé toute la nuit, pour enfin nous faire part les uns aux autres de nos réflexions, et pour sangloter et gémir en pensant au sort qui nous attendait. Et nous nous disions tristement : « Que ne sommes-nous morts noyés dans la mer plutôt que d’être rôtis sur la braise. Par Allah ! c’est là une mort fort détestable ! Mais qu’y faire ? Ce que veut Allah doit courir ! Il n’y a de recours qu’en Allah le Tout-Puissant ! »
Nous sortîmes alors de cet édifice et nous rôdâmes toute la journée par l’île, à la recherche de quelque cachette où nous mettre à l’abri, mais vainement ; car cette île était plate, et ne contenait ni cavernes ni quoi que ce fût qui nous permît de nous soustraire aux recherches. Aussi, comme le soir tombait, nous trouvâmes qu’il était encore plus prudent de regagner le palais.
Mais à peine y étions-nous arrivés que l’horrible homme noir fit son apparition par un bruit de tonnerre. Et, après palpation et maniement de chacun des marchands, mes compagnons, il s’empara de l’un d’eux qu’il se hâta d’embrocher, de rôtir et d’avaler dans son ventre. Ensuite il s’étendit sur le banc et ronfla comme une brute jusqu’au matin. Il se réveilla alors et s’étira en grognant férocement, et s’en alla, sans plus s’occuper de nous que s’il ne nous voyait pas.
Lorsqu’il fut parti, et comme nous avions eu le temps de réfléchir sur notre triste situation, nous nous écriâmes tous à la fois : « Allons nous jeter à la mer et mourir noyés, plutôt que de finir rôtis et avalés. Car ce serait une mort bien affreuse ! » Comme nous allions mettre ce projet à exécution, l’un de nous se leva et dit : « Écoutez-moi, compagnons ! Ne pensez-vous pas qu’il vaut peut-être mieux tuer l’homme noir avant qu’il nous extermine ? » Alors moi, à mon tour, je levai le doigt et dis : « Écoutez-moi, compagnons ! Au cas où vraiment vous auriez résolu de tuer l’homme noir, il faudrait d’abord commencer par utiliser les pièces de bois dont le rivage est couvert pour nous construire un radeau sur lequel nous puissions fuir cette île maudite, après avoir débarrassé la création de ce barbare mangeur de musulmans. Nous aborderions alors dans quelque île où attendre la clémence du destin qui nous enverrait quelque navire pour retourner à notre pays. En tout cas, si le radeau fait naufrage et que nous nous noyions, nous aurons évité la rôtisserie et nous n’aurons pas commis une mauvaise action en nous tuant volontairement. Notre mort serait un martyre et compterait au jour de la Rétribution. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois centième nuit.
Elle dit :
Alors tous les marchands s’écrièrent : « Par Allah ! C’est là une idée excellente et une action raisonnable ! »
Aussitôt nous nous rendîmes sur le rivage et nous construisîmes le radeau en question, sur lequel nous eûmes soin de mettre quelques herbes bonnes à manger ; puis nous retournâmes au palais attendre en tremblant l’arrivée de l’homme noir.
Il vint, avec un coup de tonnerre ; et nous crûmes voir entrer quelque énorme chien enragé. Il nous fallut nous résoudre encore à voir, sans murmurer, embrocher et rôtir l’un de nos compagnons qui fut choisi pour sa graisse et son embonpoint, après palpation et maniement. Mais lorsque l’effroyable brute se fut endormie et eut commencé à ronfler en tonnerre, nous songeâmes à profiter de son sommeil pour le rendre inoffensif à jamais.
Nous prîmes pour cela deux des immenses broches en fer, et nous les chauffâmes sur le feu jusqu’au rouge blanc ; puis nous les saisîmes fortement avec nos mains par le bout froid, et, comme elles étaient fort lourdes, nous nous mîmes à plusieurs pour porter chacune d’elles. Nous nous approchâmes alors doucement, et tous ensemble nous enfonçâmes les deux broches à la fois dans les deux yeux de l’horrible homme noir endormi. Et nous pesâmes dessus de toutes nos forces, de façon qu’il fût définitivement aveuglé.
Il dut probablement ressentir une douleur extrême, car le cri qu’il lança fut si épouvantable que du coup nous roulâmes sur le sol à une distance notoire. Et il bondit à l’aveuglette et, étendant les mains dans le vide, il essaya, en hurlant et en courant de tous côtés, de se saisir de quelqu’un d’entre nous. Mais nous avions eu le temps de l’éviter et de nous jeter à plat ventre de droite et de gauche, de façon à ce qu’il ne rencontrât que le vide chaque fois. Aussi, voyant qu’il ne pouvait réussir, il finit par se diriger à tâtons vers la porte et sortit en faisant des cris affreux.
Alors nous, persuadés que le géant aveugle finirait par mourir de son supplice, nous commençâmes à nous tranquilliser et, d’un pas lent, nous nous dirigeâmes vers la mer. Nous arrangeâmes un peu mieux le radeau, nous nous y embarquâmes, nous le détachâmes du rivage et déjà nous allions ramer pour nous éloigner, quand nous vîmes nous courir sus l’horrible géant aveugle, guidé par une femelle géante encore plus horrible et plus dégoûtante que lui. Arrivés sur le rivage, ils lancèrent des cris effroyables en nous voyant nous éloigner ; puis ils se saisirent chacun de quartiers de roche et se mirent à nous lapider en les lançant sur le radeau. Ils réussirent de la sorte à nous atteindre et à noyer tous mes compagnons, à l’exception de deux. Et à nous trois, nous pûmes enfin nous éloigner hors de portée des roches lancées.
Nous arrivâmes bientôt au milieu de la mer, où nous fûmes saisis par le vent et poussés vers une île qui était distante de deux jours de celle où nous avions failli périr embrochés et rôtis. Nous pûmes y trouver des fruits qui nous empêchèrent de succomber ; puis, comme la nuit était déjà avancée, nous grimpâmes sur un grand arbre pour y passer la nuit.
Lorsqu’au matin nous nous réveillâmes, le premier objet qui se présenta devant nos yeux fut un terrible reptile, aussi gros que l’arbre sur lequel nous nous trouvions et qui dardait sur nous des yeux flamboyants en ouvrant une mâchoire large comme un four. Et soudain il se détendit, et sa tête fut sur nous, au sommet de l’arbre. Il saisit dans sa gueule l’un de mes deux compagnons et l’avala jusqu’aux épaules, puis d’un second mouvement de déglutition il l’avala tout entier. Et aussitôt nous entendîmes les os de l’infortuné craquer dans le ventre du serpent qui descendit de l’arbre et nous laissa anéantis d’épouvante et de douleur. Et nous pensâmes : « Par Allah ! chaque nouveau genre de mort est plus détestable que le premier. La joie d’avoir échappé à la broche de l’homme noir se change maintenant en un pressentiment pire encore que tout ce que nous avons éprouvé ! Il n’y a de recours qu’en Allah ! »
Nous eûmes tout de même la force de descendre de l’arbre, de cueillir quelques fruits que nous mangeâmes, et d’étancher notre soif à l’eau des ruisseaux. Après quoi, nous errâmes dans l’île à la recherche de quelque abri plus sûr que celui de la précédente nuit, et nous finîmes par trouver un arbre d’une hauteur prodigieuse qui nous parut pouvoir nous protéger efficacement. Nous y grimpâmes à la tombée de la nuit et, nous y étant installés le mieux que nous pûmes, nous commencions à nous assoupir, quand un sifflement et un bruit de branches cassées nous réveilla et, avant que nous eussions le temps de faire un mouvement pour nous échapper, le reptile avait saisi mon compagnon, qui était perché plus bas que moi, et l’avait d’une seule déglutition avalé aux trois quarts. Je le vis ensuite s’enrouler autour de l’arbre et faire craquer dans son ventre les os de mon dernier compagnon qu’il acheva d’avaler. Puis, me laissant mort d’épouvante, il se retira.
Moi, je continuai à rester immobile sur l’arbre jusqu’au matin, et alors seulement je me décidai à en descendre. Mon premier mouvement fut d’aller me jeter à la mer pour en finir avec une vie pleine d’alarmes ; mais je m’arrêtai en route, car mon âme n’y consentit pas, étant donné que l’âme est une chose précieuse. Et même elle me suggéra une idée à laquelle je dus mon salut.
Je commençai par chercher du bois et, en ayant bientôt trouvé, je m’étendis par terre et je pris une grande planche que je fixai solidement dans toute sa longueur sur la plante de mes pieds ; j’en pris ensuite une seconde que j’attachai sur mon flanc gauche, une autre sur mon flanc droit, une quatrième sur mon ventre, et une cinquième, plus large et plus longue que les précédentes, que je fixai sur ma tête. Je me trouvais de la sorte entouré d’une muraille de planches qui, dans tous les sens, opposait un obstacle à la gueule du monstre ennemi. Cela fait, je restai étendu sur le sol, et j’attendis là ce que me réservait le destin.
À la tombée de la nuit, le serpent ne manqua pas de venir. Sitôt qu’il me vit, il fut sur moi et voulut m’avaler dans son ventre ; mais il en fut empêché par les planches. Il se mit alors à ramper et à tourner autour de moi pour essayer de me saisir par un côté plus accessible, mais il ne put y réussir malgré tous ses efforts et bien qu’il me tiraillât dans tous les sens. Il passa ainsi toute la nuit à me faire souffrir, et moi déjà je me croyais mort et je sentais sur ma figure son haleine puante. Il finit enfin par me laisser là, au lever du jour, et s’éloigna plein de fureur contre moi et à la limite extrême de la rage.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent unième nuit.
Elle dit :
Lorsque je me fus assuré qu’il s’était véritablement éloigné, j’étendis la main et me débarrassai des liens qui m’attachaient aux planches. Mais j’étais si mal en point que je ne pus d’abord mouvoir mes membres et que, pendant plusieurs heures de temps, je désespérai de pouvoir en recouvrer jamais l’usage. Mais je finis tout de même par me mettre debout et peu à peu je pus marcher et rôder à travers l’île. Je me dirigeai vers la mer où, à peine arrivé, je découvris au loin un navire, toutes voiles dehors, qui filait à grande vitesse.
À cette vue, je me mis à agiter les bras et à crier comme un fou ; puis je dépliai la toile de mon turban et, l’ayant fixée à une branche d’arbre, je la levai au-dessus de ma tête et m’évertuai à faire des signaux pour que l’on me remarquât du navire.
Le destin voulut que mes efforts ne fussent pas inutiles. Bientôt, en effet, je vis le navire virer de bord et se diriger du côté de la terre ; et, peu après, j’étais recueilli par le capitaine et ses hommes.
Une fois à bord du navire, on commença par me donner des vêtements et cacher ma nudité, vu que, depuis le temps, j’avais usé ceux dont j’étais couvert ; puis on m’offrit de manger un morceau, ce que je fis de grand appétit, à cause de mes privations passées. Mais ce qui me ravit l’âme, ce fut surtout certaine eau fraîche vraiment délicieuse dont je bus jusqu’à satiété. Aussi mon cœur se calma et mon âme se tranquillisa et je sentis le bien-être descendre enfin en mon corps exténué.
Je recommençai donc à vivre après avoir vu la mort de mes deux yeux ; et je bénis Allah pour avoir interrompu mes tribulations. De la sorte, je ne tardai pas à me remettre complètement de mes émotions et de mes fatigues, si bien que je ne fus pas loin de croire que toutes ces calamités ne m’étaient arrivées qu’en songe.
Notre navigation fut excellente et, avec la permission d’Allah, le vent nous fut tout le temps favorable et nous fit heureusement aborder à une île nommée Salahata, où nous devions faire escale et dans la rade de laquelle le capitaine fit jeter l’ancre pour permettre aux marchands de débarquer et de vaquer à leurs affaires.
Lorsque les passagers furent à terre, comme j’étais le seul à rester à bord, faute de marchandises à vendre ou à échanger, le capitaine s’approcha de moi et me dit : « Écoute ce que j’ai à te dire ! Tu es un homme pauvre et étranger, et tu nous as raconté combien tu as subi d’épreuves dans ta vie. Aussi je veux maintenant t’être de quelque utilité et t’aider à retourner dans ton pays, afin que, quand tu penseras à moi, ce soit avec plaisir et en appelant sur moi les bénédictions ! » Moi, je répondis : « Certainement, ô capitaine ! je ne manquerai pas de les appeler sur toi. » Il me dit : « Sache qu’il y a de cela quelques années nous avions avec nous un voyageur qui s’est perdu dans une île où nous avions fait escale. Et depuis lors nous n’avons plus eu de ses nouvelles, et nous ne savons s’il est mort ou s’il est encore en vie. Comme nous avons en dépôt dans le navire les marchandises laissées par ce voyageur, j’ai eu l’idée de te les confier pour que, moyennant un courtage prélevé sur le gain, tu les vendes dans cette île et m’en rapportes le prix afin qu’à mon retour à Baghdad je pusse le remettre à ses parents ou le lui remettre à lui-même s’il a réussi à regagner sa ville. » Et moi je répondis : « Je te dois l’ouïe et l’obéissance, ô mon maître ! Et je te devrai vraiment beaucoup de gratitude pour ce que tu veux me faire honnêtement gagner ! »
Alors le capitaine ordonna aux matelots de tirer les marchandises de la cale et de les porter sur le rivage, à mon intention. Puis il appela l’écrivain du navire et lui dit de les compter et de les inscrire, ballot par ballot. Et l’écrivain répondit : « À qui appartiennent ces ballots, et au nom de qui dois-je les inscrire ? » Le capitaine répondit : « Le propriétaire de ces ballots s’appelait Sindbad le Marin. Maintenant inscris-les au nom de notre pauvre passager, et demande-lui son nom. »
À ces paroles du capitaine, je fus prodigieusement étonné et je m’écriai : « Mais c’est moi, Sindbad le Marin ! » Et, ayant regardé attentivement le capitaine, je le reconnus pour celui qui, au commencement de mon second voyage, m’avait oublié dans l’île où je m’étais endormi.
Aussi mon émotion fut-elle à ses limites extrêmes, à cette découverte inattendue, et je continuai : « Ô capitaine, ne me reconnais-tu donc pas ? C’est bien moi, Sindbad le Marin, natif de Baghdad ! Écoute mon histoire ! Rappelle-toi, ô capitaine, que c’est bien moi qui étais descendu dans l’île, il y a tant d’années, et qui n’étais plus revenu. Je m’étais, en effet, endormi près d’une source délicieuse, après avoir mangé un morceau, et ne m’étais réveillé que pour voir le navire déjà éloigné sur la mer. D’ailleurs, beaucoup de marchands de la montagne des diamants m’ont vu et pourront témoigner que c’est bien moi Sindbad le Marin ! »
Je n’avais pas encore fini de m’expliquer que l’un des marchands qui étaient remontés à bord prendre des marchandises s’approcha de moi, me considéra attentivement et, sitôt que j’eus cessé de parler, frappa de surprise ses mains l’une contre l’autre, et s’écria : « Par Allah ! ô vous tous, vous ne m’aviez pas cru quand je vous avais raconté, dans le temps, l’étrange aventure qui m’était un jour arrivée dans la montagne des diamants, où je vous avais dit avoir vu un homme attaché à un quartier de mouton et transporté de la vallée sur la montagne par un oiseau nommé rokh. Eh bien ! cet homme-là, le voici ! C’est celui-ci même qui est Sindbad le Marin, l’homme généreux qui m’avait fait cadeau de si beaux diamants ! » Et, ayant parlé de la sorte, le marchand vint m’embrasser comme un frère embrasse son frère retrouvé.
Alors, le capitaine du navire me considéra un instant et soudain me reconnut lui aussi pour être Sindbad le Marin. Et il me prit dans ses bras comme il aurait fait de son fils, me félicita d’être encore en vie et me dit : « Par Allah, ô mon maître, ton histoire est étonnante et ton aventure prodigieuse ! Mais béni soit Allah qui a permis notre réunion et t’a fait retrouver tes marchandises et ton bien ! » Puis il fit porter à terre mes marchandises pour que je les vendisse, à mon entier profit, cette fois. Et, de fait, le gain que je fis fut énorme et me dédommagea au-delà de toute espérance de ce que le temps m’avait fait perdre jusque-là.
Après quoi, nous quittâmes l’île Salahata et nous arrivâmes dans les pays de Sind, où nous vendîmes et achetâmes également.
Dans ces mers lointaines, je vis des choses étonnantes et des prodiges dont je ne puis vous faire le récit en détail. Mais, entre autres choses, je vis un oiseau qui naissait de la nacre marine, et dont les petits vivaient à la surface des eaux, sans jamais voler sur la terre.
Après cela, nous continuâmes notre navigation, avec la permission d’Allah, et nous finîmes par arriver à Bassra, où nous ne restâmes que peu de jours, pour enfin entrer dans Baghdad.
Alors je me dirigeai vers ma rue, j’entrai dans ma maison, je saluai mes parents, mes amis et mes anciens compagnons, et je fis de grandes largesses aux veuves et aux orphelins. J’étais, en effet, rentré enrichi plus que jamais des dernières affaires que j’avais faites en vendant mes marchandises.
Mais demain, ô mes amis, si Allah veut, je vous raconterai l’histoire de mon quatrième voyage qui dépasse en intérêt les trois que vous venez d’entendre. »
Puis Sindbad le Marin fit donner, comme les jours précédents, cent pièces d’or à Sindbad le Portefaix en l’invitant à revenir le lendemain.
Le portefaix ne manqua pas d’obéir et, le jour suivant…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la trois cent deuxième nuit.
Elle dit :
… il revint écouter ce que, le repas terminé, raconta Sindbad le Marin.
Et Sindbad le Marin dit :
« Les délices ni les plaisirs de la vie à Baghdad, ô mes amis, ne surent me faire oublier les voyages. Par contre, je ne me souvenais guère des fatigues endurées et des dangers courus. Et l’âme perfide qui m’habitait ne manqua pas de me montrer les avantages qu’il y aurait à parcourir de nouveau les contrées des hommes. Aussi je ne pus guère résister à ses tentations et, un jour, laissant là maison et richesses, je pris avec moi une grande quantité de marchandises de prix, bien plus que je n’en avais emporté dans mes derniers voyages, et de Baghdad je partis pour Bassra, où je m’embarquai sur un grand navire, en compagnie de plusieurs notables marchands fort avantageusement connus sur la place.
Notre voyage sur mer, grâce à la bénédiction, fut d’abord excellent. Nous allâmes d’île en île et d’une terre à une terre, vendant et achetant et réalisant des bénéfices fort appréciables, jusqu’à ce qu’un jour, en pleine mer, le capitaine fît jeter l’ancre en nous criant : « Nous sommes perdus sans recours ! » Et soudain un coup de vent terrible souleva toute la mer qui se précipita sur le navire, le fracassa dans tous les sens, et emporta les passagers, y compris le capitaine, les matelots et moi-même. Et d’abord tout le monde se noya, et moi également.
Mais moi, je pus, grâce à la miséricorde, trouver sur l’abîme une planche du navire à laquelle je m’accrochai des mains et des pieds, et sur laquelle je fus ballotté pendant une demi-journée, avec quelques autres marchands qui purent s’y accrocher avec moi.
Alors, à force de ramer des pieds et des mains, nous finîmes, aidés par le vent et le courant, par être jetés comme des épaves, morts déjà à moitié de froid et d’épouvante, sur le rivage d’une île.
Nous restâmes toute une nuit anéantis, sans mouvement, sur le rivage de cette île. Mais le lendemain nous pûmes nous lever et nous avancer à l’intérieur, où nous aperçûmes une habitation vers laquelle nous nous dirigeâmes.
À notre arrivée, nous vîmes sortir de la porte de cette habitation une troupe de gens complètement nus et noirs qui, sans nous dire un seul mot, s’emparèrent de nous et nous firent pénétrer dans une grande salle où, sur un haut siège, était assis un roi.
Le roi nous ordonna de nous asseoir, et nous nous assîmes. Alors devant nous on apporta des plateaux remplis de mets que, de notre vie entière, nous n’avions vus ailleurs. Leur vue n’excita guère mon appétit, contrairement à mes compagnons qui en mangèrent gloutonnement pour apaiser la faim qui les tenait depuis notre naufrage. Quant à moi, mon abstention fut la cause qui devait me conserver la vie jusqu’aujourd’hui.
En effet, dès les premières bouchées, une fringale énorme s’empara de mes compagnons, qui se mirent à avaler pendant des heures et des heures tout ce qu’on leur présentait, avec des gestes de fous et des reniflements extraordinaires.
Pendant qu’ils étaient en cet état, les hommes nus apportèrent un vase rempli d’une sorte de pommade dont ils leur enduisirent tout le corps, et dont l’effet sur leur ventre fut extraordinaire. En effet, je vis le ventre de mes compagnons se dilater peu à peu, dans tous les sens, jusqu’à devenir plus gros qu’une outre gonflée ; et leur appétit augmenta en proportion, si bien qu’ils continuèrent à manger sans arrêt, alors que moi je les regardais, effaré de voir que leur ventre ne se remplissait pas.
Or, moi, voyant cet effet sur mes compagnons, je persistai à ne point toucher à ces mets et je refusai de me laisser enduire de pommade. Et vraiment ma sobriété fut salutaire, car je découvris que ces hommes nus employaient ces divers moyens pour engraisser les hommes qui tombaient entre leurs mains et rendre de la sorte leur chair plus tendre et plus juteuse. Et, quant au roi, je découvris qu’il était ogre. On lui servait tous les jours en rôti un homme engraissé par cette méthode ; quant aux hommes nus, ils n’aimaient pas le rôti et mangeaient la chair humaine crue, sans aucun assaisonnement, telle quelle.
À cette triste découverte, mon anxiété sur mon sort et sur celui de mes compagnons connut d’autant moins de bornes que je constatai bientôt une diminution notable de l’intelligence de mes compagnons, au fur et à mesure que leur ventre grossissait et que leur individu s’épaississait. Ils finirent même par s’abrutir complètement à force de manger et, devenus bêtes d’abattoir, ils furent confiés à la garde d’un berger qui tous les jours les conduisait paître dans la prairie.
Quant à moi, la faim d’un côté et la peur de l’autre avaient fait de moi l’ombre de moi-même, et ma viande s’était desséchée sur mes os. Aussi, quand les natifs de cette île me virent si maigre et émacié, ils ne s’occupèrent plus de moi et m’oublièrent, me jugeant sans doute indigne d’être servi à leur roi en grillade.
Ce manque de surveillance de la part de ces insulaires noirs et nus me permit un jour de m’éloigner de leur habitation et de marcher dans une direction opposée. Sur ma route, je rencontrai le berger qui faisait paître le bétail composé de mes malheureux compagnons abrutis par leur ventre. Je me hâtai de m’enfoncer dans les hautes herbes et de marcher et de courir pour les perdre de vue, tant leur aspect m’était un objet de tortures et de tristesse.
Le soleil était déjà couché et je ne cessais pas de marcher. Je continuai à me diriger devant moi toute la nuit, sans éprouver le besoin de dormir, tant la peur me tenait de retomber entre les mains des mangeurs de chair humaine. Et je marchai encore tout le jour suivant, et aussi les six autres jours, ne prenant que juste le temps nécessaire à un repas qui me permit de continuer ma route vers l’inconnu. Et, pour toute nourriture, je ramassais des herbes, juste de quoi ne pas succomber à la faim. Au matin du huitième jour…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent troisième nuit.
Elle dit :
Au matin du huitième jour, j’arrivai sur le rivage opposé de l’île, et j’aperçus des hommes comme moi, blancs et habillés de vêtements, qui étaient occupés à cueillir des grains de poivre sur les arbres dont était couverte cette région. Lorsqu’ils m’eurent aperçu, ils vinrent m’entourer et me parlèrent dans ma langue, l’arabe, que depuis si longtemps je n’avais entendue. Ils me demandèrent qui j’étais et d’où je venais. Je répondis : « Ô hommes de mon espèce, je suis un étranger pauvre ! » Et je leur racontai ce que j’avais éprouvé de malheurs et de dangers. Mon récit les étonna merveilleusement, et ils me félicitèrent d’avoir su échapper aux avaleurs de chair humaine, m’offrirent à manger et à boire, me laissèrent me reposer une heure de temps, puis m’emmenèrent dans leur barque pour me présenter à leur roi dont la résidence était une autre île du voisinage.
L’île dans laquelle régnait ce roi avait pour capitale une ville fort peuplée, abondante en toutes les choses de la vie, riche en souks et en marchands dont les boutiques étaient pourvues d’objets de prix, percée de belles rues où circulaient de nombreux cavaliers sur des chevaux splendides, mais sans selles ni étriers. Aussi, lorsque je fus présenté au roi, je ne manquai pas, après les salams, de lui faire part de l’étonnement où j’étais de voir les hommes monter à nu les chevaux. Et je lui dis : « Pour quel motif, ô notre maître et suzerain, ne se sert-on pas ici de la selle ? C’est un objet si commode pour aller à cheval ! Et puis cela rend le cavalier mieux maître de son cheval. »
Le roi fut très étonné de mes paroles et me demanda : « Mais en quoi donc consiste une selle ? C’est là une chose que nous n’avons jamais vue de notre vie ! » Je lui dis : « Veux-tu alors me permettre de te confectionner une selle pour que tu puisses en essayer la commodité et en expérimenter l’agrément ? » Il me répondit : « Certainement ! »
Je fis venir alors un habile menuisier et je lui fis exécuter, sous mes yeux, le bois d’une selle exactement d’après mes indications. Et je restai près de lui jusqu’à ce qu’il l’eût terminé. Alors je garnis moi-même ce bois avec de la bourre de laine et du cuir, et achevai de l’orner, tout autour, avec de la broderie d’or et des glands de diverses couleurs. Je fis venir ensuite un forgeron auquel j’enseignai l’art de confectionner un mors et des étriers ; et il exécuta parfaitement ces choses, car je ne le quittai pas un instant.
Lorsque le tout fut dans un état parfait, je choisis le plus beau cheval des écuries du roi, et le sellai et bridai et harnachai splendidement, sans oublier de lui mettre les divers accessoires d’ornement, tels que longues traînes, glands de soie et d’or, houppe et collier bleu. Et j’allai aussitôt le présenter au roi qui l’attendait depuis quelques jours avec grande impatience.
Le roi monta dessus immédiatement, et se sentit si bien d’aplomb et fut si satisfait de cette invention qu’il m’en témoigna sa joie par des cadeaux somptueux et de grandes largesses.
Lorsque le grand-vizir eut vu cette selle, et constaté sa supériorité sur le mode ancien, il me pria de lui en faire une semblable. Et moi je voulus bien y consentir. Alors tous les grands du royaume et les hauts dignitaires voulurent également avoir une selle, et m’en firent la commande. Et ils me donnèrent des cadeaux qui en peu de temps firent de moi l’homme le plus riche et le plus considéré de la ville.
J’étais devenu l’ami du roi, et, comme j’allais un jour chez lui selon mon habitude, il se tourna vers moi et me dit : « Tu sais bien, ô sellier, que je t’aime beaucoup ! Tu es devenu, dans mon palais, comme l’un des miens, et je ne puis plus me passer de toi, ni supporter l’idée qu’un jour viendra où tu nous quitteras. Je désire donc te demander une chose sans te voir me la refuser ! » Je répondis : « Ô roi, ordonne ! Ton pouvoir sur moi est consolidé par tes bienfaits et par la gratitude que je te dois pour tout le bien dont je te suis redevable depuis mon arrivée dans ce royaume. » Il répondit : « Je désire te marier chez nous avec une jouvencelle belle, jolie, parfaite, riche d’argent et de qualités, pour qu’elle te décide à toujours rester dans notre ville et dans mon palais. Je te demande donc de ne point rejeter mon offre et mes paroles ! »
Moi, à ce discours, je fus bien confus, je baissai la tête, et je ne pus faire de réponse, tant la timidité me retenait. Aussi le roi me demanda : « Pourquoi ne me réponds-tu pas, ô mon enfant ? » Je répliquai : « Ô roi du temps, l’affaire est ton affaire, et je suis ton esclave ! » Aussitôt il envoya chercher le kâdi et les témoins, et me donna, séance tenante, comme épouse une jeune fille de haute lignée, fort riche, maîtresse de meubles, de propriétés bâties et de terres, et douée d’une grande beauté. En même temps, il me fit présent d’un palais, tout meublé, avec ses domestiques, ses esclaves hommes et femmes, et un train de maison vraiment royal.
Et moi je vécus dans un repos parfait, et j’arrivai à la limite de la dilatation et de l’épanouissement. Et je me réjouissais d’avance de pouvoir un jour m’échapper de cette ville et retourner à Baghdad en emmenant mon épouse ; car je l’aimais beaucoup et elle aussi m’aimait, et l’accord entre nous était parfait. Mais quand une chose a été fixée par le destin, nul pouvoir humain ne peut la faire dévier. Je devais, hélas ! faire encore une fois l’expérience que tous nos projets sont jeux enfantins en face du vouloir de la destinée.
Un jour, l’épouse de mon voisin, de par l’ordre d’Allah, mourut. Comme ce voisin était mon ami, je me rendis auprès de lui et essayai de le consoler en lui disant : « Ne t’afflige donc pas au delà de ce qui est permis, mon voisin ! Allah te dédommagera bientôt en te donnant une épouse encore plus bénie. Qu’Allah prolonge tes jours ! » Mais mon voisin, stupéfait de mes paroles, releva la tête et me dit : « Comment peux-tu me souhaiter une longue vie alors que tu sais bien que je n’ai qu’une heure encore à vivre ? » Alors, moi, je fus à mon tour stupéfait, et je lui dis : « Mon voisin, pourquoi parler de la sorte, et avoir de pareils pressentiments ? Tu es, grâce à Allah, bien portant, et rien ne te menace. Voudrais-tu donc te tuer de ta propre main ? » Il répondit : « Ah ! je vois bien maintenant ton ignorance des usages de notre pays. Sache donc que la coutume veut que tout mari vivant soit enterré vif avec sa femme morte, et que toute femme vivante soit enterrée vive avec son mari mort. Cela est inviolable ! Et tout à l’heure je dois être enterré vif avec ma femme morte. Ici tout le monde, y compris le roi, doit subir cette loi établie par les ancêtres. »
À ces paroles, je m’écriai : « Par Allah ! cette coutume est bien détestable. Et jamais je ne pourrai m’y conformer. »
Pendant que nous parlions de la sorte, les parents et les amis de mon voisin entrèrent, et se mirent effectivement à le consoler au sujet de sa propre mort et de celle de sa femme. Après quoi, on procéda aux funérailles. On mit le corps de la femme dans un cercueil découvert, après qu’il eut été revêtu des plus beaux habits et paré des joyaux les plus précieux. Puis le convoi fut formé ; le mari marcha en tête, derrière le cercueil ; et tout le monde, moi compris, se dirigea vers le lieu de l’enterrement.
Nous arrivâmes hors de la ville, à une montagne sur la mer. À un certain endroit, je vis une sorte de puits immense dont on se hâta d’enlever le couvercle de pierre. On y descendit le cercueil où se trouvait la femme morte parée de ses bijoux. Puis on se saisit de mon voisin, qui n’opposa aucune résistance ; on le descendit au moyen d’une corde jusqu’au fond du puits, avec un grand pot d’eau et sept pains funèbres, comme provisions. Cela fait, on reboucha l’orifice du puits avec les grandes pierres qui en faisaient le couvercle, et l’on s’en retourna par où l’on était venu.
Or, moi, j’avais assisté à tout cela dans un état inimaginable d’effroi, en pensant en mon âme : « Cela est encore pire que tout ce que j’ai vu ! » Et, à peine de retour au palais, je courus trouver le roi et lui dis : « Ô mon maître, j’ai parcouru jusqu’aujourd’hui bien des pays, mais je n’ai vu nulle part une coutume aussi barbare que celle qui consiste à enterrer le mari vivant avec sa femme morte. Aussi je voudrais bien savoir, ô roi du temps, si l’étranger est également astreint à cette loi à la mort de sa femme. » Il me répondit : « Mais certainement ! Il sera enterré avec elle. »
Lorsque j’eus entendu ces paroles, je sentis de chagrin ma vésicule éclater dans mon foie, et je sortis de là fou de terreur et m’en allai chez moi, craignant déjà que mon épouse ne fût morte en mon absence, et que l’on ne m’astreignît à subir l’affreux supplice dont j’avais été témoin. J’essayai vainement de me consoler en disant : « Sindbad, sois tranquille. Tu mourras certainement le premier. Et, de la sorte, tu n’auras pas à être enterré vivant ! » Cela ne devait me servir de rien, car, peu de temps après, ma femme tomba malade, s’alita quelques jours et mourut, malgré tous les soins de jour et de nuit dont je ne cessai de l’entourer.
Alors ma douleur fut sans limites ; car, en vérité, je ne trouvais guère que le fait d’être enterré vif fût moins déplorable que celui d’être dévoré par les mangeurs de chair humaine. Je ne doutai d’ailleurs plus de mon sort quand je vis le roi en personne venir dans ma maison me faire ses condoléances au sujet de mon enterrement. Il voulut même, accompagné de tous les personnages de la cour, me faire l’honneur d’assister à mon enterrement en marchant à côté de moi à la tête du convoi, derrière le cercueil où l’on avait placé mon épouse morte, couverte de ses joyaux et ornée de tous ses atours.
Lorsque nous fûmes au pied de la montagne située sur la mer, où s’ouvrait le puits en question, on fit descendre au fond du trou le corps de mon épouse ; après quoi, tous les assistants s’approchèrent de moi et me firent leurs condoléances et leurs adieux. Et moi, je voulus faire une tentative sur l’esprit du roi et des assistants pour qu’ils me dispensassent de cette épreuve, et je m’écriai en pleurant : « Je suis un étranger, et il n’est pas juste que je sois soumis à votre loi ! J’ai d’ailleurs dans mon pays une épouse qui est en vie et des enfants qui ont besoin de moi ! » Mais j’eus beau crier et sangloter, ils me saisirent, sans vouloir m’écouter, me fixèrent des cordes sous les bras, attachèrent sur moi un pot à eau plein et sept pains, selon l’usage, et me descendirent au fond du puits. Lorsque je fus arrivé tout au bas, ils me crièrent : « Défais tes liens pour que nous retirions les cordes ! » Mais je ne voulus point me délier, et continuai à tirer dessus pour les décider à me remonter. Alors ils lâchèrent eux-mêmes les cordes en les jetant sur moi, rebouchèrent l’orifice du puits avec les grandes pierres, et s’en allèrent en leur chemin, sans plus écouter mes cris pitoyables.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent quatrième nuit.
Elle dit :
Bientôt la puanteur de ce lieu souterrain m’obligea à me boucher le nez. Mais cela n’empêcha pas, grâce au peu de lumière qui descendait du haut, d’inspecter cette grotte mortuaire, remplie de cadavres anciens et récents. Elle était fort spacieuse et s’étendait si loin que mon regard n’en pouvait sonder la profondeur. Alors je me jetai par terre en pleurant, et je m’écriai : « Tu mérites bien ton sort, Sindbad à l’âme insatiable ! Et puis, qu’avais-tu donc besoin de prendre femme dans cette ville ? Ah ! que n’as-tu succombé dans la vallée des diamants ! ou que n’as-tu été dévoré par les avaleurs d’hommes ! Plût à Allah que tu eusses été englouti par la mer dans l’un de tes naufrages, plutôt que de succomber à une mort si effroyable ! » Et là-dessus je me mis à me donner de grands coups sur la tête et sur l’estomac et partout. Toutefois, pressé par la faim et la soif, je ne pus me décider à me laisser mourir d’inanition, et je détachai de la corde les pains et le pot, et je mangeai et je bus, mais parcimonieusement, en prévision des jours suivants.
Je vécus de la sorte pendant quelques jours, m’habituant peu à peu à l’odeur insupportable de cette grotte, et je m’endormais par terre, dans un endroit que j’avais pris soin de déblayer des ossements qui le jonchaient. Mais bientôt je vis arriver le moment où il ne me resterait plus ni pain ni eau. Et ce moment arriva. Alors, au désespoir absolu, je récitai mon acte de foi et j’allais fermer les yeux pour attendre la mort, quand soudain, au-dessus de ma tête, je vis s’ouvrir l’orifice du puits et descendre un homme mort dans un cercueil et, après lui, son épouse avec les sept pains et le pot à eau.
Alors moi, j’attendis que les hommes du haut eussent à nouveau bouché l’orifice et, sans faire le moindre bruit, tout doucement, je saisis un grand os de mort, et d’un bond je fus sur la femme que d’un coup sur la tête j’assommai. Et, pour m’assurer de sa mort, je lui assénai encore un second et un troisième coup de toute ma force. Je m’emparai alors des sept pains et de l’eau, et j’eus de la sorte des provisions pour quelques jours encore.
Au bout de ce temps-là, de nouveau l’orifice s’ouvrit et on descendit cette fois une femme morte et un homme. Je ne manquai pas pour vivre, car l’âme est chère ! d’assommer l’homme et de lui enlever ses pains et son eau. Et je continuai à vivre ainsi pendant un long temps, en tuant chaque fois la personne que l’on enterrait vivante et en lui volant ses provisions.
Un jour d’entre les jours, je dormais à ma place ordinaire, quand je me réveillai en sursaut à un bruit inaccoutumé. C’était comme un souffle et un bruit de pas. Je me levai et pris cet os qui me servait à assommer les individus enterrés vivants, pour me diriger du côté d’où semblait venir le bruit. Au bout de quelques pas, je crus entrevoir que quelque chose prenait la fuite en soufflant avec force. Alors moi, toujours armé de mon os, je suivis cette ombre fuyante, je la suivis longtemps, et je continuais à courir derrière elle dans l’obscurité, en trébuchant à chaque pas sur les ossements des morts, quand soudain, droit devant moi, dans le fond de la grotte, je crus apercevoir comme une étoile qui tantôt brillait et tantôt s’éteignait. Je continuai à m’avancer dans cette direction, et à mesure que j’avançais je voyais la lumière grandir et s’élargir. Mais je n’osais point croire que ce fût là une ouverture par où m’échapper vers le dehors ; et je me disais : « Ce doit être certainement un second orifice de ce puits, par où des hommes font descendre un cadavre ! » Aussi quelle ne fut point mon émotion quand je vis l’ombre fuyante, qui n’était autre chose qu’un animal dévorateur de cadavres, prendre son élan et sauter à travers cet orifice. Alors je compris que c’était là un trou creusé par les bêtes pour venir manger les corps morts, dans la grotte. Et moi, je sautai derrière la bête et me trouvai soudain en plein air, sous le ciel.
À cette constatation, je tombai à genoux et remerciai le Très-Haut pour ma délivrance, et j’apaisai mon âme et la tranquillisai dans son émoi.
J’examinai alors les cieux, et je vis que j’étais au pied d’une montagne, au bord de la mer. Et je remarquai que cette montagne ne devait avoir aucune communication avec la ville, tant elle était escarpée et impraticable. Je tentai, en effet, d’en faire l’ascension, mais en vain. Alors, pour ne pas mourir de faim, je rentrai dans la grotte par le trou en question et j’allai prendre du pain et de l’eau ; et je revins m’en nourrir sous le ciel : ce que je fis de bien meilleur appétit que durant mon séjour au milieu des morts.
Je continuai à aller tous les jours dans la grotte enlever les pains et l’eau, en assommant ceux que l’on enterrait vivants. Puis j’eus l’idée de ramasser tous les joyaux des morts, les diamants, les bracelets, les colliers, les perles, les rubis, les métaux ciselés, les étoffes précieuses et tous les objets en or et en argent. Et chaque fois je transportais mon butin au bord de la mer, dans l’espoir qu’un jour je pourrais me sauver avec ces richesses. Et, pour que le tout fût prêt, j’en fis des ballots bien enveloppés avec les habits et les étoffes de ceux, hommes ou femmes, qui étaient dans la grotte.
Or, j’étais un jour assis à songer à mes aventures et à mon état actuel, au bord de la mer, quand je vis un navire passer assez près de ma montagne. Je me levai en hâte, je déroulai la toile de mon turban et me mis à l’agiter avec de grands gestes et de grands cris, en courant sur le rivage. Par la grâce d’Allah, les gens du navire aperçurent mes signaux, et détachèrent une barque pour me venir prendre et me porter à leur bord. Ils m’emmenèrent avec eux et voulurent bien se charger aussi de mes ballots.
Lorsque nous fûmes arrivés à bord, le capitaine s’approcha de moi et me dit : « Ô toi, qui es-tu et comment as-tu fait pour te trouver sur cette montagne où, depuis le temps que je navigue dans ces parages, je n’ai jamais vu que des animaux sauvages et des oiseaux de proie, mais jamais un être humain ? » Je répondis : « Ô mon maître, je suis un pauvre marchand, étranger à ces contrées. J’étais embarqué sur un grand navire qui a fait naufrage sur cette côte ; et moi, seul parmi tous mes compagnons, j’ai pu, grâce à mon endurance, me sauver de la noyade et sauver avec moi mes ballots de marchandises en les mettant sur une grande planche dont j’ai pu me saisir à temps quand ce navire eut été désemparé ! La destinée et mon sort m’ont jeté sur ce rivage, et Allah a voulu que je ne fusse pas mort de faim et de soif ! » Et voilà ce que je dis au capitaine, en me gardant bien de lui dire la vérité sur mon mariage et mon enterrement, de peur qu’il n’y eût à bord quelqu’un de cette ville où régnait l’effroyable coutume dont j’avais failli être la victime.
En achevant mon discours au capitaine, je tirai de l’un de mes paquets un bel objet de prix et je lui offris en présent, pour qu’il me regardât de bon œil pendant le voyage. Mais, à ma grande surprise, il fit preuve d’un rare désintéressement, ne voulut point accepter mon présent, et me dit d’un ton bienveillant : « Je n’ai point pour habitude de me faire payer une bonne action. Tu n’es point le premier que nous ayons recueilli en mer. Nous avons secouru d’autres naufragés, nous les avons transportés dans leur pays, pour le visage Allah. Et non seulement nous n’avons point voulu nous faire payer, mais, comme ils étaient dénués de tout, nous leur avons donné à manger et à boire, et nous les avons vêtus. Et, toujours pour Allah, nous leur avons donné de quoi subvenir à leurs frais de route. Car les hommes se doivent à leurs semblables, pour le visage sublime du Maître. »
À ces paroles, je remerciai le capitaine et fis des vœux pour lui en lui souhaitant une longue vie, alors qu’il ordonnait de déplier les voiles et faisait marcher le navire.
Nous naviguâmes excellemment pendant des jours et des jours, d’île en île et de mer en mer, alors que moi je restais étendu délicieusement pendant des heures à songer à mes étranges aventures et à me demander si réellement j’avais éprouvé tous ces maux ou si je n’étais pas en rêve. Et quelquefois même, en pensant à mon séjour dans la grotte souterraine avec mon épouse morte, je me sentais devenir fou d’épouvante.
Mais enfin, par le pouvoir d’Allah le Très-Haut, nous arrivâmes en bonne santé à Bassra, où nous ne nous arrêtâmes que quelques jours, pour ensuite entrer dans Baghdad.
Alors moi, chargé de richesses infinies, je pris le chemin de ma rue et de ma maison, où j’arrivai et où je trouvai mes parents et mes amis. Ils fêtèrent mon retour et se réjouirent à l’extrême en me félicitant pour mon salut. Et moi, j’enfermai avec soin mes trésors dans les armoires, en n’oubliant pas toutefois de faire de grandes aumônes aux pauvres, aux veuves et aux orphelins, et de grandes largesses aux amis et connaissances. Et depuis lors je ne cessai de m’adonner à tous les divertissements et à tous les plaisirs, en compagnie des personnes agréables.
Mais tout ce que je vous ai raconté là n’est vraiment rien en comparaison de ce que je me réserve de vous narrer demain, si Allah veut ! »
Ainsi parla Sindbad ce jour-là. Et il ne manqua pas de faire donner cent pièces d’or au Portefaix, et de l’inviter à dîner avec lui, en compagnie des notables qui étaient présents. Puis tout le monde s’en retourna chez soi, émerveillé de tout cela.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent sixième nuit.
Elle dit :
Quant à Sindbad le Portefaix, il arriva chez lui, où il rêva toute la nuit à ce récit étonnant. Et le lendemain, quand il fut de retour à la maison de Sindbad le Marin, il était encore bien ému de l’enterrement de son hôte. Mais comme la nappe était déjà tendue, il prit place avec les autres, et mangea et but et bénit le Bienfaiteur. Après quoi, au milieu du silence général, il écouta ce que racontait Sindbad le Marin.
Sindbad dit :
« Sachez, ô mes amis, qu’à mon retour du quatrième voyage je me plongeai dans la joie, les plaisirs et les divertissements, et tellement que j’oubliai bientôt mes souffrances passées, et ne me rappelai que les faits admirables et mes aventures extraordinaires. Aussi ne vous étonnez pas si je vous dis que je ne manquai point d’obéir à mon âme, qui m’incitait à de nouveaux voyages vers les pays des hommes.
Je me levai donc et achetai des marchandises que, par expérience, je savais être d’écoulement facile et de gain sûr et fructueux ; je les fis emballer et partis avec elles pour Bassra.
Là, j’allai me promener sur la rade et je vis un grand navire, tout neuf, qui me plut beaucoup et que j’achetai pour moi seul, séance tenante. Je pris à mon service un capitaine expérimenté et des matelots, et je fis charger sur mon navire mes marchandises par mes esclaves qui demeurèrent à bord pour me servir. J’acceptai aussi comme passagers quelques marchands à bonne mine, qui me payèrent honnêtement leur prix de passage. De la sorte, devenu cette fois maître d’un navire, je pouvais, grâce à l’expérience acquise aux choses de la mer, aider le capitaine de mes conseils.
Nous partîmes de Bassra le cœur léger et joyeux, en nous souhaitant mutuellement toutes sortes de bénédictions. Aussi notre navigation fut heureuse, favorisée tout le temps par une mer clémente. Et, après avoir fait diverses escales, pour vendre et acheter, nous abordâmes un jour à une île complètement inhabitée et déserte, et où l’on ne voyait, pour toute habitation, qu’un seul dôme blanc. Mais moi, en examinant de plus près ce dôme blanc, je devinai que c’était l’œuf d’un rokh. Je n’en dis pourtant rien aux passagers qui, une fois débarqués, ne trouvèrent rien de mieux à faire que de jeter de grosses pierres contre la surface de l’œuf. Aussi finirent-ils par le casser et, à leur grande stupéfaction, il en coula beaucoup de liquide ; et quelques instants après le petit rokh fit sortir l’un de ses pieds de l’œuf.
À cette vue, les marchands continuèrent à casser l’œuf ; puis ils tuèrent le petit rokh, en coupèrent de bonnes tranches, et revinrent à bord me raconter l’aventure.
Alors moi je fus à la limite de l’effroi et je m’écriai : « Nous sommes perdus ! Le père et la mère du rokh vont venir bientôt nous attaquer et nous faire périr ! Il faut donc nous éloigner au plus vite de cette île ! » Et aussitôt nous déployâmes les voiles et, aidés par le vent, nous prîmes le large.
Pendant ce temps, les marchands s’occupaient à rôtir les quartiers du jeune rokh ; mais ils n’avaient pas même commencé de s’en régaler, que nous vîmes sur l’œil du soleil deux gros nuages qui le masquèrent complètement. Quand ces nuages furent plus près de nous, nous vîmes qu’ils n’étaient autre chose que deux gigantesques rokhs, le père et la mère de celui qui avait été tué. Et nous les entendîmes qui battaient des ailes et lançaient des cris plus terribles que le tonnerre. Et nous les vîmes bientôt juste au-dessus de nos têtes, mais à une grande hauteur, tenant chacun dans ses griffes un énorme rocher plus grand que notre navire.
À cette vue, nous ne doutâmes plus de notre perte, par l’effet de la vengeance des rokhs. Et soudain l’un des rokhs laissa du haut des airs tomber la roche dans la direction du navire. Mais le capitaine était fort expérimenté ; d’un coup de barre, il manœuvra si rapidement que le navire vira de bord, et que le rocher alla tomber, en passant juste à côté de nous, dans la mer qui s’entr’ouvrit d’une façon si béante que nous en vîmes le fond, et que le navire monta et descendit et remonta effroyablement. Mais, au même moment, notre destin voulut que le second rokh lâchât lui aussi son rocher qui, avant que nous eussions pu l’éviter, vint tomber sur l’arrière en brisant le gouvernail en vingt morceaux et en emportant la moitié du navire dans l’eau. Du coup, les marchands et les matelots furent les uns écrasés et les autres submergés. Moi, je fus au nombre des submergés.
Mais moi, je pus revenir un moment au-dessus de l’eau, tant j’avais lutté contre la mort, poussé par l’instinct de conserver mon âme précieuse. Et, par bonheur, je pus m’accrocher à une planche de mon navire qui avait disparu.
Je finis par pouvoir me mettre à califourchon sur cette planche et, en ramant des pieds, je pus, aidé par le vent et le courant, arriver à une île, juste à temps pour ne pas rendre mon dernier souffle, tant j’étais exténué de fatigue, de faim et de soif. Je me jetai d’abord sur le rivage où je restai anéanti une heure de temps, jusqu’à ce que mon âme et mon cœur pussent se tranquilliser. Je me levai alors et m’avançai dans l’île pour reconnaître les lieux.
Je n’eus pas besoin de faire un long chemin pour remarquer que, cette fois, la destinée m’avait transporté dans un jardin si beau qu’il pouvait être comparé aux jardins du paradis. Partout, devant mes yeux charmés, des arbres aux fruits dorés, des ruisseaux coureurs, des oiseaux aux mille ramages et des fleurs ravissantes. Aussi je ne manquai point de manger de ces fruits, de boire de cette eau et de respirer ces fleurs ; et je trouvai le tout excellent au possible…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent septième nuit.
Elle dit :
… excellent au possible. Aussi je ne bougeai plus de l’endroit où je me trouvais, et continuai à m’y reposer de mes fatigues jusqu’au soir.
Mais lorsque vint la nuit et que je me vis seul dans cette île, au milieu de ces arbres et de leurs fantômes, je ne pus m’empêcher, malgré la beauté et la paix qui m’entouraient, d’avoir une grande peur. Aussi je ne pus guère dormir que d’un œil, et mon sommeil fut obsédé de cauchemars terribles, au milieu de ce silence et de cette solitude.
Avec le matin, je me levai, plus tranquille, et poussai un peu plus loin mon exploration. J’arrivai de la sorte près d’un réservoir où venait tomber l’eau d’une source. Et sur le bord de ce réservoir était assis, immobile, un vénérable vieillard drapé d’un grand manteau fait avec les feuilles des arbres. Et moi je pensai en mon âme : « Ce vieillard doit être aussi quelque naufragé qui, avant moi, aura trouvé refuge dans cette île ! » Je m’approchai donc et lui souhaitai la paix. Il me rendit mon souhait, mais seulement par signes, sans prononcer une parole. Et je lui demandai : « Ô vénérable cheikh, comment se fait-il que tu sois en cet endroit ? » Il ne me répondit pas davantage, mais il hocha la tête d’un air triste et me fit avec la main des signes qui signifiaient : « Je te prie de me prendre sur tes épaules et de me faire traverser le ruisseau, je voudrais cueillir des fruits de l’autre côté ! »
Alors, moi, je pensai : « Sindbad, certes tu feras une bonne action en rendant ce service à ce vieillard ! » Je me baissai donc et le chargeai sur mes épaules, en ramenant ses jambes sur ma poitrine ; et il m’entoura ainsi le cou de ses cuisses et la tête de ses bras. Et je le transportai de l’autre côté du ruisseau, jusqu’à l’endroit qu’il m’avait désigné. Et, sur mes épaules, il me faisait sentir sa joie en se trémoussant. Puis je me baissai de nouveau et lui dis : « Descends tout doucement, ô vénérable cheikh ! » Mais il ne bougea pas. Au contraire, il serra davantage ses cuisses autour de mon cou, et se cramponna de toutes ses forces à mes épaules.
À cette constatation, je fus à la limite de l’étonnement et regardai plus attentivement ses jambes. Elles me parurent noires et velues et rudes comme la peau d’un buffle, et me firent bien peur. Aussi, pris soudain d’un effroi sans limites, je voulus me désenlacer de son étreinte et le jeter à terre ; mais il me serra si fortement à la gorge qu’il m’étrangla à moitié, et que le monde noircit devant mon visage. Je fis encore un dernier effort, mais ce fut pour perdre connaissance, à bout de respiration, et tomber évanoui sur le sol.
Au bout d’un certain temps, je revins à moi, et malgré mon évanouissement, je trouvai le vieillard toujours cramponné à mon cou. Il avait seulement légèrement écarté ses jambes pour permettre à l’air de pénétrer dans ma gorge.
Lorsqu’il me vit respirer, il me donna deux coups de pied dans l’estomac, pour m’obliger à me relever. La douleur me fit obéir, et je me remis debout sur mes jambes, tandis qu’il se cramponnait plus que jamais à mon cou. De la main il me fit signe de marcher sous les arbres ; et là il se mit à cueillir les fruits et à les manger. Et chaque fois que je m’arrêtais contre son gré ou que je marchais trop vite, il me donnait des coups de pied fort violents qui me forçaient à l’obéissance.
Il resta tout ce jour-là sur mes épaules, me faisant aller comme une bête de somme. Et, la nuit venue, il m’obligea à m’étendre avec lui, pour qu’il put dormir, toujours attaché à mon cou. Et, le matin, d’un coup de pied dans le ventre, il me réveilla pour se faire porter comme la veille.
Il resta ainsi cramponné sur mes épaules le jour et la nuit, sans discontinuer, et me faisant marcher sans pitié, à coups de pied et à coups de poing.
Aussi je vis bien que jamais je n’avais souffert dans mon âme autant d’humiliations et dans mon corps autant de mauvais traitements, qu’au service forcé de ce vieillard plus impitoyable qu’un ânier. Et je ne savais plus quel moyen employer pour me débarrasser de lui ; et je déplorais le bon mouvement qui me l’avait fait prendre en pitié et porter sur mes épaules. Et vraiment, en ce moment, je me souhaitais la mort du plus profond de mon cœur.
J’étais depuis déjà un long temps dans cet état déplorable, quand un jour qu’il me faisait marcher sous des arbres où pendaient de grosses citrouilles, l’idée me vint de me servir de ces fruits desséchés pour m’en faire des récipients. Je ramassai donc une grosse calebasse sèche tombée depuis longtemps de l’arbre, je l’évidai entièrement et la nettoyai, et j’allai cueillir à une vigne de belles grappes de raisin que j’exprimai dedans jusqu’à la remplir. Je la bouchai ensuite soigneusement et la posai au soleil, où je la laissai plusieurs jours jusqu’à ce que le jus fût devenu du vin pur. Alors je pris la calebasse et en bus une quantité suffisante pour me relever les forces et m’aider à supporter les fatigues de charge, mais pas assez pourtant pour aller jusqu’à l’ivresse. Toutefois je me sentis ragaillardi et en grande gaîté, et tellement que, pour la première fois, je me mis à gambader de ci et de là, avec ma charge que je ne sentais plus, et à danser en chantant à travers les arbres. Je me mis même à applaudir en accompagnant ma danse et en riant aux éclats de toute ma gorge.
Lorsque le vieillard me vit dans cet état inaccoutumé et eut constaté que mes forces s’étaient multipliées tellement que je le portais sans fatigue, il m’ordonna par signes de lui passer la calebasse. Moi, je fus bien contrarié de cette demande ; mais j’avais tellement peur de lui que je n’osai pas refuser ; je me hâtai donc de lui donner la calebasse, bien à contre-cœur. Il la prit de mes mains, la porta à ses lèvres, goûta d’abord pour essayer, et, comme il trouvait la liqueur agréable, il la but, vidant la calebasse jusqu’à la dernière goutte et la jetant ensuite loin de lui.
Bientôt l’effet du vin commença à se faire sentir sur son cerveau. Et comme il avait bu suffisamment pour s’enivrer, il ne tarda pas à danser d’abord à sa manière et à se trémousser sur mes épaules, pour ensuite s’affaisser, tous muscles relâchés, et se pencher de droite et de gauche, se tenant juste assez pour ne pas tomber.
Alors moi, sentant que je n’étais plus serré comme d’habitude, d’un mouvement rapide je dénouai ses jambes de mon col, et d’un coup d’épaules je l’envoyai sauter à quelques pieds et rouler sur le sol, où il resta sans mouvement. Alors je bondis sur lui et, ramassant entre les arbres une pierre énorme, je lui en assénai sur la tête divers coups si bien ajustés que je lui écrasai le crâne et mêlai son sang à sa chair. Il mourut. Puisse Allah n’avoir jamais compassion de son âme.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent huitième nuit.
Elle dit :
À la vue de son cadavre, je me sentis l’âme encore bien plus allégée que le corps, et je me mis à courir de joie et arrivai de la sorte sur le rivage, à l’endroit même où m’avait jeté la mer, lors du naufrage de mon navire. La destinée voulut que, juste à ce moment, des matelots se trouvassent là, débarqués d’un navire à l’ancre, pour chercher de l’eau et des fruits. Ils furent, en me voyant, à la limite de l’étonnement, et vinrent m’entourer et m’interroger, après les salams de part et d’autre. Et moi je leur racontai ce qui venait de m’arriver, comment j’avais fait naufrage et comment j’avais été réduit à l’état de perpétuelle bête de somme par le vieillard que j’avais fini par tuer.
Au récit de mon histoire, les matelots furent stupéfaits et s’écrièrent : « Quelle chose prodigieuse que tu aies pu échapper à ce cheikh, connu de tous les navigateurs sous le nom de Vieillard de la Mer. Tu es le premier qu’il n’ait pas étranglé ; car il a toujours étouffé entre ses cuisses tous ceux dont il était parvenu à se rendre maître. Béni soit Allah qui t’en a délivré. »
Après quoi, ils m’emmenèrent à leur navire où leur capitaine me reçut cordialement et me donna des vêtements pour couvrir ma nudité. Et, après m’avoir fait raconter mon aventure, il me félicita de ma délivrance, et remit à la voile.
Après plusieurs jours et plusieurs nuits de navigation, nous entrâmes dans la rade d’une ville aux maisons bien bâties et donnant sur la mer.
Comme j’avais pris soin d’emporter avec moi une quantité prodigieuse de cocos, je ne manquai pas, en arrivant dans diverses îles, de les échanger contre du poivre et de la cannelle ; et je vendis le poivre et la cannelle ailleurs, et avec l’argent que je gagnai, je me rendis dans la Mer des Perles, où je pris des plongeurs à mes gages.
Ma chance, dans la pêche des perles, fut admirable. Elle me permit de réaliser en peu de temps une fortune immense. Aussi, je ne voulus pas différer davantage mon retour, et après avoir acheté, pour mon usage personnel, du bois d’aloès de la meilleure qualité aux indigènes de ce pays idolâtre, je m’embarquai sur un navire qui faisait voile pour Bassra, où j’arrivai heureusement après une excellente navigation. De là, je partis sans retard pour Baghdad, et courus à ma rue et à ma maison, où je fus reçu avec des transports de joie par mes parents et mes amis.
Comme je revenais plus riche que je ne l’avais jamais été, je ne manquai pas de répandre l’aisance autour de moi en faisant de grandes largesses à ceux qui étaient dans le besoin. Et moi-même je vécus dans un repos parfait, au sein de la joie et des plaisirs.
Mais, vous autres, ô mes amis, dînez ce soir chez moi, et demain ne manquez pas de revenir écouter le récit de mon sixième voyage ; car celui-là est vraiment étonnant, et vous fera oublier les aventures que vous venez d’entendre, quelque extraordinaires qu’elles aient été ! »
Puis Sindbad le Marin, ayant terminé cette histoire, fit donner, selon son habitude, cent pièces d’or au portefaix émerveillé qui se retira, après le dîner, avec les autres convives. Et le lendemain, devant la même assistance, après un festin aussi somptueux que la veille, Sindbad le Marin parla en ces termes :
« Sachez, ô vous tous, mes amis, mes compagnons et mes chers hôtes, qu’à mon retour du cinquième voyage j’étais un jour assis devant ma porte à prendre le frais, et je me sentais vraiment à la limite de l’épanouissement, quand je vis passer dans ma rue des marchands qui avaient l’air de revenir de voyage. À cette vue, je me rappelai avec bonheur les jours de mon arrivée, moi aussi, de voyage, ma joie de retrouver mes parents, mes amis et mes anciens compagnons, et ma joie encore plus grande de revoir mon pays natal ; et ce souvenir invita mon âme au voyage et au commerce. Aussi je résolus de voyager ; j’achetai de riches marchandises de prix, propres à supporter la mer, je fis charger mes ballots, et je partis de la ville de Baghdad pour la ville de Bassra. Là je trouvai un grand navire rempli de marchands et de notables qui avaient avec eux des marchandises somptueuses. Je fis embarquer mes ballots avec les leurs à bord de ce navire, et nous quittâmes en paix la ville de Bassra.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent neuvième nuit.
Elle dit :
Nous ne cessâmes de naviguer de place en place et de ville en ville, en vendant, en achetant et en nous réjouissant la vue au spectacle des pays des hommes, favorisés tout le temps par une heureuse navigation que nous mettions à profit pour jouir de la vie. Mais voici qu’un jour d’entre les jours, pendant que nous étions en pleine sécurité, nous entendîmes des cris de désespoir. C’était le capitaine lui-même qui les poussait. En même temps nous le vîmes jeter son turban à terre, se frapper la figure, s’arracher la barbe et se laisser choir au beau milieu du navire, en proie à un chagrin inimaginable.
Alors tous les passagers et les marchands l’entourèrent et lui demandèrent : « Ô capitaine, quelle nouvelle y a-t-il donc ? » Le capitaine leur répondit : « Sachez, bonnes gens ici assemblés, que nous nous sommes égarés avec notre navire, et nous sommes sortis de la mer où nous étions pour entrer dans une mer dont nous ne connaissons guère la route. Si donc Allah ne nous destine pas quelque chose pour nous sauver de cette mer, nous sommes anéantis, tous tant que nous sommes. Il faut donc supplier Allah Très-Haut de nous tirer de cette affaire-là ! »
Le capitaine, après cela, se releva et monta sur le mât et voulut ranger les voiles ; mais le vent soudain souffla avec violence et renversa le navire sur l’arrière si brusquement que le gouvernail se cassa, tandis que nous étions tout près d’une haute montagne. Alors le capitaine descendit du mât et s’écria : « Il n’y a de recours et de force qu’en Allah le Très-Haut le Tout-Puissant ! Nul ne peut arrêter le destin ! Par Allah ! nous sommes tombés dans une perdition effroyable, sans aucune chance de salut ou de délivrance ! »
À ces paroles, les passagers se mirent tous à pleurer sur eux-mêmes, et à se faire mutuellement leurs adieux avant de voir s’achever leur existence et tomber leur espoir. Et soudain le navire se pencha sur la montagne en question et se brisa et se dispersa en planches de tous côtés. Et tous ceux qui étaient dedans furent submergés. Et les marchands tombèrent à la mer. Les uns furent noyés et les autres se cramponnèrent à la montagne en question et purent se sauver. Moi, je fus du nombre de ceux qui purent s’accrocher à la montagne.
Cette montagne était située dans une île très grande dont les côtes étaient couvertes de débris de navires naufragés, et de toutes sortes d’épaves. À l’endroit où nous prîmes pied, nous vîmes autour de nous une quantité prodigieuse de ballots rejetés par la mer, des marchandises et de riches objets de toutes sortes. Et moi je me mis à marcher au milieu de ces choses éparses et, au bout de quelques pas, j’arrivai à une petite rivière d’eau douce qui, contrairement à toutes les autres rivières qui viennent se jeter à la mer, sortait de la montagne et s’éloignait de la mer pour s’enfoncer plus loin dans une grotte située au bas de cette même montagne, et y disparaître.
Mais ce n’est point tout. Je remarquai que les bords de cette rivière étaient semés de pierres de rubis, de gemmes de toutes les couleurs, de pierreries de toutes les formes et de métaux précieux. Et toutes ces pierres précieuses étaient aussi nombreuses que les cailloux dans le lit d’un fleuve. Aussi tout le terrain environnant brillait-il de ces reflets et de ces feux, tellement que les yeux n’en pouvaient supporter l’éclat.
Je remarquai également que cette île contenait la meilleure qualité du bois d’aloès chinois et d’aloès comari.
Il y avait aussi, dans cette île, une source d’ambre liquide, de la couleur du bitume, qui coulait comme de la cire fondue sur le rivage, sous l’action du soleil. Et les gros poissons sortaient de la mer et venaient l’avaler ; ils le chauffaient dans leur ventre, et le vomissaient au bout d’un certain temps à la surface de l’eau ; alors il devenait dur et changeait de nature et de couleur ; et les vagues le rapportaient sur le rivage qui en était embaumé. Quant à l’ambre que les poissons n’avalaient pas, il fondait sous l’action des rayons du soleil et répandait par toute l’île une odeur semblable au parfum du musc.
Je dois également vous dire que toutes ces richesses ne pouvaient servir à personne, puisque nul n’avait pu aborder à cette île et en sortir vivant ou mort. En effet, tout navire qui s’en approchait était brisé contre la montagne ; et nul ne pouvait faire l’ascension de cette montagne, tant elle était impraticable.
Aussi les passagers qui avaient pu se sauver du naufrage de notre navire, et moi-même, nous fûmes bien perplexes, et nous demeurâmes sur le rivage, hébétés de tout ce que nous avions sous les yeux en richesses, et du sort misérable qui nous attendait au milieu de ces somptuosités.
Nous demeurâmes donc pendant un certain temps sur le rivage, sans savoir quel parti prendre ; puis, comme nous avions trouvé quelques provisions, nous les partageâmes entre nous en toute équité. Or, mes compagnons, qui n’étaient point habitués aux aventures, mangèrent leur part en une seule fois ou en deux fois ; aussi ils ne tardèrent pas, au bout d’un certain temps, variable suivant l’endurance de chacun, à succomber l’un après l’autre, faute de nourriture. Mais moi je sus ménager avec prudence mes provisions, et je n’en mangeai qu’une fois par jour ; d’ailleurs, j’avais trouvé, à moi seul, d’autres provisions dont je me gardai bien de parler à mes compagnons.
Ceux d’entre nous qui moururent les premiers furent enterrés par les autres, après qu’on les eut lavés et mis dans un linceul confectionné avec les étoffes ramassées sur le rivage. Aux privations vint d’ailleurs s’ajouter une épidémie de mal de ventre, occasionnée par le climat humide de la mer. Aussi mes compagnons ne tardèrent pas à mourir jusqu’au dernier ; et c’est moi-même qui creusai de ma main la fosse du dernier.
À ce moment, il ne me restait plus que très peu de provisions, malgré mon économie et ma prudence ; et, comme je voyais approcher le moment de ma mort, je me mis à pleurer sur moi-même en pensant : « Pourquoi n’ai-je pas succombé avant mes compagnons qui m’eussent rendu les derniers devoirs en me lavant et m’ensevelissant ! Il n’y a de recours et de force qu’en Allah le Tout-Puissant ! » Et là-dessus je me mis à me mordre les mains de désespoir.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent dixième nuit.
Elle dit :
Je me décidai alors à me lever, et me mis à creuser une fosse profonde, en me disant : « Lorsque je sentirai arriver mon dernier moment, je me traînerai jusque-là et me mettrai dans cette fosse où je mourrai. Le vent se chargera d’accumuler peu à peu le sable sur ma tête et de combler la fosse. » Et moi, tout en faisant ce travail, je me reprochais mon manque d’intelligence et mon départ de mon pays, malgré tout ce que j’avais enduré dans mes précédents voyages et ce que j’avais éprouvé premièrement, secondement, troisièmement, quatrièmement et cinquièmement, et chaque épreuve pire que la précédente. Et je me disais : « Que de fois tu t’es repenti pour recommencer ! Qu’avais-tu besoin de voyager encore ? N’avais-tu pas à Baghdad des richesses suffisantes et de quoi dépenser sans compter et sans craindre de jamais épuiser ton fonds qui suffirait à deux existences comme la tienne ? »
À ces pensées succéda bientôt une autre réflexion suscitée par la vue de la rivière. Je me dis en effet : « Par Allah ! cette rivière doit certainement avoir un commencement et une fin. J’en vois bien d’ici le commencement, mais la fin en est invisible. Pourtant cette rivière qui s’enfonce ainsi sous la montagne doit, à n’en pas douter, sortir de l’autre côté par quelque endroit. Aussi je pense que la seule idée vraiment pratique pour m’échapper d’ici, c’est de me construire une embarcation quelconque, de me mettre dedans, et de me laisser aller au courant de l’eau qui me fera entrer dans la grotte. Si c’est ma destinée, je trouverai bien par là le moyen de me sauver ; sinon je mourrai là-dedans, et ce sera moins affreux que de mourir de faim sur cette plage ! »
Je me levai donc, un peu ragaillardi par cette idée, et me mis aussitôt à exécuter mon projet. Je rassemblai de grands fagots de bois d’aloès comari et chinois, et les liai entre eux solidement avec des cordes ; je posai dessus de grandes planches de bois ramassées sur le rivage et provenant des navires naufragés, et réunis le tout ainsi sous forme d’un radeau aussi large que la rivière, ou plutôt un petit peu moins large, mais pas de beaucoup. Quand ce travail fut achevé, je chargeai le radeau de quelques gros sacs remplis de rubis, de perles et de toutes sortes de pierreries, en choisissant les plus grosses, celles qui étaient comme des cailloux ; et je pris aussi quelques ballots d’ambre gris, que je choisis tout à fait bon et débarrassé de ses impuretés ; et je ne manquai pas d’emporter aussi ce qui me restait de provisions. Je mis alors le tout bien en équilibre sur le radeau que j’avais pris soin de munir de deux planches en guise de rames, et je finis par m’embarquer dessus en me confiant à la volonté d’Allah et en me rappelant ces vers du poète :
Ami, déserte les lieux où règne l’oppression, et laisse la demeure résonner de cris de deuil sur ceux qui l’ont bâtie.
Tu trouveras d’autre terre que ta terre, mais ton âme est une et tu ne la retrouveras pas.
Et ne t’afflige point devant les accidents des nuits, car les malheurs, même les plus grands, voient arriver leur terme.
Et sache bien que celui dont le trépas a été d’avance fixé sur une terre, ne pourra mourir sur une autre terre que celle-là.
Et dans ton malheur n’envoie point de message à quelque conseiller, nul ne te sera meilleur conseiller que ton âme.
Le radeau fut donc entraîné par le courant sous la voûte de la grotte, où il commença à se frotter fort rudement contre les parois, et ma tête aussi reçut divers chocs contre la voûte, alors que moi, épouvanté de l’obscurité complète où je me trouvais soudain, je voulais déjà revenir sur la plage. Mais je ne pouvais plus reculer ; le courant très fort m’entraînait de plus en plus à l’intérieur, et le lit de la rivière tantôt s’élargissait et tantôt se rétrécissait, tandis que les ténèbres de plus en plus autour de moi s’épaississaient, et me fatiguaient par-dessus toutes choses. Alors moi, lâchant les rames qui ne m’avaient d’ailleurs pas servi à grand’chose, je me jetai à plat ventre sur le radeau pour ne pas me briser le crâne contre la voûte, et, je ne sais comment, je fus insensibilisé dans un profond sommeil.
Mon sommeil dura certainement une année ou plus, si j’en dois juger par le chagrin qui l’avait sans doute occasionné. En tout cas, en me réveillant, je me trouvai en pleine lumière. J’ouvris mieux les yeux et me vis étendu sur l’herbe, dans une vaste campagne ; et mon radeau était attaché au bord d’une rivière ; et tout autour de moi il y avait des Indiens et des Abyssins.
Lorsque ces hommes me virent me réveiller, ils se mirent à me parler ; mais je ne compris rien à leur langage et ne pus leur répondre. Je commençais même à croire que tout cela n’était qu’un rêve, quand je vis s’avancer vers moi un homme qui me dit en langue arabe : « La paix sur toi, ô notre frère ! Qui es-tu, d’où viens-tu, et quel motif t’a fait venir en ce pays ? Quant à nous, nous sommes des laboureurs qui venons ici arroser nos plantations et nos champs. Nous avons aperçu le radeau sur lequel tu étais endormi, et nous l’avons arrêté et attaché sur la rive ; puis nous avons attendu que tu te fusses réveillé seul, tout doucement, pour ne pas t’effrayer. Raconte-nous donc par quelle aventure tu te trouves en ce lieu ! » Moi je répondis : « Par Allah sur toi, ô mon maître, donne-moi d’abord à manger, car je suis affamé ; et ensuite interroge-moi tant qu’il te plaira. »
À ces paroles, l’homme se hâta de courir et de m’apporter de la nourriture ; et moi je mangeai jusqu’à ce que je me fusse rassasié et apaisé et ragaillardi. Je sentis alors mon âme revenir, et je remerciai Allah en l’occurrence, et je me félicitai fort d’avoir échappé à cette rivière souterraine. Après quoi, je racontai à ceux qui m’entouraient tout ce qui m’était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin.
Lorsqu’ils eurent entendu mon récit, ils furent merveilleusement étonnés et se mirent à se parler entre eux. Et celui qui parlait arabe m’expliquait ce qu’ils se disaient, comme il leur avait d’ailleurs fait comprendre mes paroles. Ils voulaient, tant ils étaient dans l’admiration, me conduire auprès de leur roi pour qu’il entendît mes aventures. Moi je consentis immédiatement ; et ils m’emmenèrent. Et ils ne manquèrent pas de transporter également le radeau tel quel, avec ses ballots d’ambre et ses gros sacs remplis de pierreries.
Le roi, auquel ils racontèrent qui j’étais, me reçut avec beaucoup de cordialité ; et, après les salams réciproques, il me demanda de lui faire moi-même le récit de mes aventures. Aussitôt j’obéis et lui narrai tout ce qui m’était arrivé, sans omettre un détail. Mais il n’y a point utilité à le répéter.
À mon récit, le roi de cette île, qui était l’île de Serendib, fut à la limite de l’étonnement, et me félicita beaucoup d’avoir eu la vie sauve malgré tous les dangers courus. Et moi je voulus lui montrer que les voyages m’avaient tout de même servi à quelque chose, et je me hâtai d’ouvrir en sa présence mes sacs et mes ballots.
Alors le roi, qui était grand connaisseur en pierreries, admira fort ma collection ; et moi, par égard pour lui, je choisis un échantillon fort beau de chaque espèce de pierres, et aussi plusieurs grosses perles et des morceaux entiers d’or et d’argent, et les lui offris en cadeau. Il voulut bien les accepter, et, en retour, me combla de prévenances et d’honneurs, et me pria de loger dans son propre palais. C’est ce que je fis. Aussi je devins dès ce jour l’ami du roi et des principaux personnages de l’île. Et tous m’interrogeaient sur mon pays, et je leur répondais ; et à mon tour je les interrogeais sur leur pays, et ils me répondaient. J’appris de la sorte que l’île de Serendib avait quatre-vingts parasanges de longueur et quatre-vingts de largeur ; qu’elle avait une montagne, qui était la plus haute de toute la terre, sur le sommet de laquelle notre père Adam avait habité durant un certain temps ; qu’elle contenait beaucoup de perles et pierres précieuses, moins belles, il est vrai, que celles de mes ballots, et beaucoup de cocotiers.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent onzième nuit.
Elle dit :
Un jour, le roi de Serendib m’interrogea lui-même sur les affaires publiques à Baghdad et sur la façon de gouverner du khalifat Haroun Al-Rachid. Et moi je lui racontai combien le khalifat était équitable et plein de magnanimité, et je m’étendis longuement sur ses mérites et ses belles qualités. Et le roi de Serendib fut émerveillé et me dit : « Par Allah ! je vois que le khalifat connaît véritablement la sagesse et l’art de gouverner son empire. Et toi tu viens de me le faire prendre en grande affection. Aussi je désirerais fort lui préparer quelque cadeau digne de lui et le lui envoyer avec toi ! » Moi je répondis aussitôt : « J’écoute et j’obéis, ô notre maître. Certes ! je remettrai fidèlement ton cadeau au khalifat qui en sera à la limite de l’enchantement. Et en même temps je lui dirai quel excellent ami tu es pour lui, et qu’il peut compter sur ton alliance ! »
À ces paroles, le roi de Serendib donna quelques ordres à ses chambellans qui se hâtèrent d’obéir. Et voici en quoi consistait le cadeau qu’ils me remirent pour le khalifat Haroun Al-Rachid. Il y avait là, premièrement, un grand vase taillé dans un seul rubis, de couleur admirable, et haut d’un demi-pied et épais d’un doigt. Ce vase, qui avait la forme d’une coupe, était entièrement rempli de perles rondes et blanches, de la grosseur d’une noisette chacune. Deuxièmement, il y avait un tapis formé d’une énorme peau de serpent, avec des écailles grandes comme un dinar d’or, qui avait la vertu de guérir de toutes les maladies ceux qui couchaient dessus. Troisièmement, il y avait deux cents grains du camphre le plus exquis, chaque grain de la grosseur d’une pistache. Quatrièmement, il y avait deux dents d’éléphant, longues chacune de douze coudées, et larges, par la base, de deux coudées. En plus, il y avait, couverte de ses pierreries, une jeune fille de Serendib, de peau ambrée.
En même temps, le roi me remit une lettre pour l’émir des Croyants, en me disant : « Tu m’excuseras auprès du khalifat du peu que je lui envoie en cadeau. Et tu lui diras que je l’aime beaucoup. » Et moi je répondis : « J’écoute et j’obéis ! » et je lui baisai la main. Alors il me dit : « Toutefois, Sindbad, si tu préfères rester dans mon royaume, tu seras sur notre tête et dans nos yeux ; et, dans ce cas, j’enverrai quelqu’un à ta place auprès du khalifat, à Baghdad. » Alors moi je m’écriai : « Par Allah ! ô roi du siècle, ta générosité est une grande générosité, et tu m’as comblé de tes bienfaits ; mais il y a justement un navire en partance pour Bassra, et je désirerais fort m’y embarquer pour aller voir mes parents, mes enfants et mon pays. »
À ces paroles, le roi ne voulut pas me presser davantage de rester, et fit immédiatement mander le capitaine du navire en question, ainsi que les marchands qui partaient avec moi, et leur fit mille recommandations à mon sujet, leur ordonnant de me traiter avec toutes sortes d’égards. Il paya lui-même le prix de mon passage, et me fit cadeau de beaucoup de choses précieuses que je conserve encore, car je n’ai pu me résoudre à les vendre, en souvenir de cet excellent roi de Serendib.
Après les adieux au roi et à tous les amis que je m’étais faits durant mon séjour dans cette île charmante, je m’embarquai sur le navire, qui mit aussitôt à la voile. Nous partîmes avec un bon vent, en nous confiant la miséricorde d’Allah, et nous naviguâmes d’île en île et de mer en mer, jusqu’à ce que nous fussions arrivés, par la grâce d’Allah, en toute sécurité à Bassra, d’où je me rendis en hâte à Baghdad, avec mes richesses et le présent destiné au khalifat.
Aussi, avant toute chose, je me rendis au palais de l’émir des Croyants, et je fus introduit dans la salle de réception. J’embrassai la terre entre les mains du khalifat, je lui remis la lettre et les présents et lui racontai mon aventure dans tous ses détails.
Lorsque le khalifat eut fini de lire la lettre du roi de Serendib et qu’il eut examiné les présents, il me demanda si ce roi était aussi riche et aussi puissant que l’indiquaient sa lettre et ses présents. Moi je répondis : « Ô émir des Croyants, je puis témoigner que le roi de Serendib n’exagère pas. De plus, à sa puissance et à sa richesse il joint un grand sentiment de justice, et gouverne son peuple avec sagesse. Il est le seul kâdi de son royaume, où d’ailleurs les gens sont si paisibles qu’ils n’ont jamais entre eux de contestations. En vérité, ce roi est digne de ton amitié, ô émir des Croyants. »
Le khalifat fut satisfait de mes paroles et me dit : « La lettre que je viens de lire et ton discours me prouvent que le roi de Serendib est un homme excellent qui n’ignore point les préceptes de la sagesse et du savoir-vivre. Heureux le peuple qu’il gouverne ! » Puis le khalifat me fit présent d’une robe d’honneur et de riches cadeaux, et me combla d’égards et de prérogatives, et voulut que mon histoire fût écrite par les scribes les plus habiles pour être conservée dans les archives du règne.
Alors moi, je me retirai, et courus à ma rue et à ma maison, où je vécus au sein des richesses et des honneurs, au milieu de mes parents et de mes amis, oubliant mes tribulations passées et ne songeant qu’à tirer de l’existence tous les biens qu’elle pouvait me procurer.
Et telle est mon histoire durant ce sixième voyage. Mais demain, ô mes hôtes, si Allah veut, je vous raconterai l’histoire de mon septième voyage, qui est plus merveilleux et plus étonnant que les six autres réunis. »
Et Sindbad le Marin fit tendre la nappe du festin et servir à dîner à ses hôtes, y compris Sindbad le Portefaix, à qui il fit donner, avant son départ, cent pièces d’or comme les autres jours. Et le portefaix se retira chez lui, s’émerveillant de tout ce qu’il venait d’entendre. Puis, le lendemain, il fit sa prière du matin et revint au palais de Sindbad le Marin.
Lorsque tous les invités furent au complet et qu’ils eurent mangé et bu et causé entre eux, et ri et entendu les chants et les jeux des instruments, ils se rangèrent en cercle, graves et muets. Et Sindbad le Marin ainsi parla.
« Sachez, ô mes amis, qu’à mon retour du sixième voyage, je laissai résolument de côté toute idée d’en faire d’autres désormais ; car non seulement mon âge ne me permettait plus les expéditions lointaines, mais vraiment je n’avais plus guère le désir de tenter de nouvelles aventures après tous les dangers courus et les maux éprouvés. D’ailleurs, j’étais devenu l’homme le plus riche de Baghdad, et le khalifat me faisait souvent appeler auprès de lui pour entendre de ma bouche le récit des choses extraordinaires que j’avais vues durant mes voyages.
Un jour que le khalifat m’avait fait venir, selon son habitude, je me disposais à lui raconter une ou deux ou trois de mes aventures, quand il me dit : « Sindbad, il faut aller auprès du roi de Serendib lui porter ma réponse et les cadeaux que je lui destine. Nul ne connaît comme toi la route qui conduit à ce royaume dont le roi sera certainement fort content de te revoir ! Prépare-toi donc à partir aujourd’hui même ; car il ne serait pas bienséant pour nous d’être redevable au roi de cette île, ni digne de nous de différer davantage notre réponse et notre envoi ! »
À ces paroles du khalifat, le monde noircit devant mon visage, et je fus à la limite de la perplexité et de la surprise. Pourtant je parvins à maîtriser mes sentiments, pour ne point déplaire au khalifat ; et, bien que j’eusse fait vœu de ne jamais plus sortir de Baghdad, j’embrassai la terre entre les mains du khalifat et répondis par l’ouïe et l’obéissance. Alors il me fit donner dix mille dinars d’or pour mes frais de voyage, et me remit une lettre écrite de sa main et les cadeaux destinés au roi de Serendib.
Et voici en quoi consistaient ces cadeaux. Il y avait d’abord un magnifique lit complet, de velours cramoisi, qui pouvait bien valoir une somme énorme de dinars d’or ; il y avait un autre lit d’une autre couleur, et encore un d’une autre couleur. Il y avait cent robes en étoffe fine et brodée de Koufa et d’Alexandrie, et cinquante de Baghdad. Il y avait un vase, en cornaline blanche, qui datait des temps anciens, et sur le fond duquel était figuré un guerrier armé de son arc tendu contre un lion. Il y avait encore bien d’autres choses qu’il serait interminable d’énumérer, et, de plus, une paire de chevaux de la plus belle race d’Arabie.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent douzième nuit.
Elle dit :
Alors moi, je fus bien obligé de partir, contre mon gré cette fois, et je m’embarquai à Bassra sur un navire en partance.
Le destin nous favorisa tellement qu’au bout de deux mois, jour pour jour, nous arrivâmes à Serendib en toute sécurité. Et je me hâtai de porter au roi les présents et la lettre de l’émir des Croyants.
Le roi, en me revoyant, se dilata et s’épanouit ; et il fut très satisfait de la courtoisie du khalifat. Il voulut alors me retenir auprès de lui pour un long séjour ; mais je ne voulus rester que juste le temps de me reposer. Après quoi, je pris congé de lui, et, comblé d’égards et de cadeaux, je me hâtai de me rembarquer pour prendre la route de Bassra, comme j’étais venu.
Le vent nous fut d’abord favorable, et le premier endroit où nous abordâmes fut une île nommée l’île de Sîn. Et vraiment jusque-là nous avions été dans un état parfait de contentement ; et, pendant toute la traversée, nous parlions entre nous, et nous causions et nous devisions de choses et d’autres, fort agréablement.
Mais un jour, comme nous avions quitté depuis une semaine l’île en question où les marchands avaient fait divers échanges et achats, et comme nous étions étendus tranquilles, selon notre habitude, soudain sur nos têtes un orage terrible éclata et une pluie torrentielle nous inonda. Alors nous nous hâtâmes de tendre de la toile de chanvre sur nos ballots et nos marchandises pour éviter que l’eau les détériorât, et nous nous mîmes à supplier Allah d’éloigner tout danger de notre route.
Pendant que nous étions en cet état, le capitaine du navire se leva, se serra la taille avec sa ceinture, retroussa ses manches et releva sa robe, puis grimpa au haut du mât, d’où il se mit à regarder longtemps à droite et à gauche. Puis il descendit, bien jaune de teint, nous regarda avec un air de complet désespoir, se mit à se donner en silence de grands coups sur la figure et à s’arracher la barbe. Alors nous, fort effrayés, nous courûmes vers lui et nous lui demandâmes : « Qu’y a-t-il ? » Il nous répondit : « C’est l’abîme ! Pleurez sur vous-mêmes et faites-vous les uns aux autres vos adieux. Sachez, en effet, que le courant nous a fait dévier de notre route et nous a jetés aux confins des mers du monde. »
Puis, ayant parlé de la sorte, le capitaine ouvrit sa caisse et en tira un sac en coton qu’il dénoua et d’où il retira de la poussière qui ressemblait à de la cendre. Il mouilla cette terre avec un peu d’eau, patienta quelques instants, et se mit ensuite à renifler le mélange. Après quoi, il prit dans la caisse un petit livre, y lut quelques pages en marmottant, et finit par nous dire : « Sachez, ô passagers, que ce livre vient de me confirmer dans mes suppositions. La terre que vous voyez se dessiner devant vous, dans le loin, est la terre connue sous le nom de Climat des Rois. C’est là que se trouve le tombeau de notre seigneur Soleïmân ben-Daoud (sur eux deux la prière et la paix !). De plus, cette mer où nous sommes est habitée par des monstres marins qui peuvent avaler, en une seule bouchée, les navires les plus grands avec leur cargaison et leurs passagers. Vous voilà donc avertis. Ouassalam ! »
Lorsque nous entendîmes ces paroles du capitaine, nous fûmes stupéfaits à l’extrême ; et nous nous demandions ce qui allait se passer d’épouvantable, quand nous nous sentîmes soulevés avec le navire, puis brusquement descendus, tandis qu’un cri, aussi terrible que le tonnerre, s’élevait de la mer. Nous fûmes si épouvantés que nous fîmes notre dernière prière. Et voici que devant nous, sur l’eau bouillonnante, nous aperçûmes s’avancer vers le navire un monstre aussi haut qu’une montagne, puis un second monstre encore plus grand et un troisième qui les suivait, aussi grand que les deux réunis. Ce dernier bondit soudain sur la mer qui s’écartait en gouffre, ouvrit une gueule plus énorme qu’un abîme, et avala notre navire aux trois quarts, avec tout ce qu’il contenait. Moi, j’eus juste le temps de reculer vers le haut du navire et de sauter dans la mer, pendant que le monstre achevait d’engloutir dans son ventre le quatrième quart et disparaissait dans les profondeurs avec ses deux autres compagnons.
Quant à moi, je réussis à me cramponner à une des planches qui avait éclaté du navire sous les dents du monstre marin, et je pus, après mille difficultés, aborder à une île qui heureusement était couverte d’arbres fruitiers et arrosée par une rivière à l’eau excellente. Mais je remarquai que cette rivière était d’une grande rapidité de courant, et tellement qu’elle se faisait entendre par un bruit qui s’étendait au loin.
Alors moi, je conçus l’idée, en me rappelant la façon dont j’avais échappé à la mort dans l’île aux pierreries, de me construire un radeau, comme le précédent, et de me laisser emporter par le courant. Je voulais, en effet, malgré la clémence de cette île nouvelle, essayer de regagner mon pays. Et je me disais : « Si je parviens à me sauver, tout sera pour le mieux, et je ferai le vœu de ne jamais faire venir sur ma langue le mot voyage, et de ne jamais plus penser à la chose durant le reste de ma vie. Si, au contraire, je péris dans ma tentative, tout sera également pour le mieux ; car j’en aurai de la sorte fini avec les tribulations et les dangers, définitivement. »
Je me levai donc sur l’heure et, après avoir mangé quelques fruits, je ramassai une grande quantité de grosses branches, dont j’ignorais alors l’espèce, mais que plus tard je sus être du bois de sandal, de la qualité la plus estimée. Cela fait, je me mis à la recherche de cordes et de ficelles, et je n’en trouvai point d’abord ; mais je remarquai, sur les arbres, des plantes grimpantes et flexibles, fort solides, qui pouvaient faire mon affaire. J’en coupai autant qu’il m’en fallait, et m’en servis pour lier entre elles les grosses branches de sandal. Je confectionnai de la sorte un radeau énorme, sur lequel je plaçai beaucoup de fruits, et je m’y embarquai moi-même, en formulant : « Si je suis sauvé, c’est d’Allah ! »
À peine étais-je sur le radeau et avais-je eu le temps de le détacher de la rive, qu’il fut entraîné avec une rapidité effroyable par le courant, et que j’eus le vertige et tombai évanoui sur le tas de fruits que j’y avais placés, exactement comme un poulet ivre.
Quand je repris connaissance, je regardai autour de moi, et je fus plus que jamais immobilisé d’épouvante et assourdi par un bruit de tonnerre. La rivière n’était plus qu’un torrent d’écume bouillonnante qui, plus rapide que le vent et avec des fracas contre les rochers, se précipitait vers un abîme béant que je sentais plus que je ne voyais. J’allais indubitablement me fracasser en y tombant qui sait de quelle hauteur.
À cette idée terrifiante, je me cramponnai de toutes mes forces aux branches du radeau, et je fermai les yeux pour ne pas me voir en état d’écrasement et de bouillie, et j’invoquai le nom d’Allah, avant de mourir. Et tout d’un coup, au lieu de rouler dans l’abîme, je sentis le radeau s’arrêter brusquement sur l’eau, et j’ouvris les yeux une minute pour juger du point où j’en étais de ma mort, et ce fut pour me voir non point fracassé contre les rochers, mais saisi, avec mon radeau, dans un immense filet que des gens avaient lancé sur moi du rivage. Je fus pris de la sorte et traîné vers la terre, et là je fus retiré, mort à moitié et vivant à moitié, d’entre les mailles du filet, tandis qu’on ramenait mon radeau sur la rive.
Comme j’étais là étendu, inerte et grelottant, vers moi s’avança un vénérable cheikh à barbe blanche qui commença par me souhaiter la bienvenue. Puis il me couvrit de vêtements chauds qui me firent le plus grand bien.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent treizième nuit.
Elle dit :
Une fois ranimé par les frictions et le massage qu’eut la bonté de me faire le vieillard, je pus me lever sur mon séant, sans toutefois recouvrer encore l’usage de la parole. Alors le vieillard me soutint par le bras et me conduisit doucement au hammam où il me fit donner un bain excellent qui acheva de me restituer mon âme, puis il me fit humer des parfums exquis et m’en répandit sur tout le corps, puis il m’emmena chez lui.
Lorsque je fus introduit dans la maison de ce vieillard, toute sa famille se réjouit fort de mon arrivée et me reçut avec beaucoup de cordialité et de démonstrations d’amitié. Le vieillard lui-même me fit m’asseoir au milieu du divan de la salle de réception et me fit manger des choses de premier ordre et boire d’une eau agréablement parfumée aux fleurs. Après quoi, on brûla autour de moi de l’encens, et les esclaves m’apportèrent l’eau chaude et parfumée et me présentèrent des serviettes ourlées de soie. Après quoi, le vieillard me conduisit dans une chambre fort bien meublée, et se retira avec beaucoup de discrétion. Mais il laissa à mes ordres divers esclaves qui, de temps à autre, venaient voir si je n’avais pas besoin de leurs services.
Pendant trois jours je fus traité de la sorte, sans que personne m’eût interrogé ou posé une question quelconque. Et on ne me laissait manquer de rien, me soignant avec beaucoup d’obligeance, jusqu’à ce qu’enfin j’eusse senti mes forces complètement revenues et mon âme et mon cœur rafraîchis. Alors, comme c’était le matin du quatrième jour, le vieillard vint s’asseoir à côté de moi et, après les salams, me dit : « Ô notre hôte, que ta présence nous a remplis d’aise et de plaisir ! Qu’Allah soit béni qui nous a mis sur ta route pour te sauver de l’abîme ! Qui es-tu et d’où viens-tu ? » Alors moi, je remerciai beaucoup le vieillard pour le service énorme qu’il m’avait rendu en me sauvant la vie et ensuite en me faisant manger excellemment et boire excellemment et parfumer excellemment, et je lui dis : « Je m’appelle Sindbad le Marin ! On me nomme ainsi à cause de mes grands voyages sur mer et des choses extraordinaires qui, si elles étaient écrites avec les aiguilles sur le coin de l’œil, serviraient de leçon aux lecteurs attentifs. » Et je racontai au vieillard mon histoire depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un détail.
Alors le vieillard fut prodigieusement étonné et resta une heure de temps sans pouvoir parler, tant il était ému par ce qu’il venait d’entendre. Ensuite il releva la tête, me réitéra l’expression de sa joie de m’avoir secouru, et me dit : « Maintenant, ô mon hôte, si tu voulais écouter mon conseil, tu vendrais tes marchandises qui valent certainement beaucoup d’argent, à cause de leur rareté et de leur qualité ! »
À ces paroles du vieillard, je fus à la limite de l’étonnement, et, ne sachant ni ce qu’il voulait dire, ni de quelles marchandises il parlait, puisque j’étais dénué de tout, je me tus d’abord pendant quelques instants ; puis, comme je ne voulais pas tout de même laisser échapper une occasion si extraordinaire qui se présentait fortuitement, je répondis : « Cela se peut bien ! » Alors le vieillard me dit : « N’aie aucune préoccupation, mon enfant, au sujet de ta marchandise. Tu n’as seulement qu’à te lever et m’accompagner au souk. Et je me charge de tout le reste. Si elle rapporte à la criée un prix qui vraiment puisse nous convenir, nous l’accepterons ; sans quoi, je te rendrai le service de garder la marchandise dans mes magasins jusqu’à la hausse du cours ; et alors nous pourrons en tirer le prix le plus avantageux. »
Alors moi, je fus intérieurement de plus en plus perplexe ; mais je n’en fis rien paraître, car je me disais : « Patiente encore, Sindbad, et tu verras bien de quoi il s’agit ! » Et je dis au vieillard : « Ô mon oncle vénérable, j’écoute et j’obéis. Tout ce que tu jugeras bon de faire sera plein de bénédiction. Pour ma part, après tout ce que tu as fait pour mon bien, je ne saurais que me conformer à ta volonté ! » Et je me levai sur l’heure et l’accompagnai au souk.
Lorsque nous arrivâmes au milieu du souk où se faisait la criée publique, quel ne fut pas mon étonnement de voir mon radeau transporté là et entouré par une foule de courtiers et de marchands qui le regardaient avec respect et haussements de tête. Et de tous les côtés j’entendais les exclamations d’admiration : « Ya Allah ! quelle merveilleuse qualité de sandal ! Nulle part dans le monde il n’y a une qualité pareille ! » Alors moi, je compris que c’était là la marchandise en question, et je jugeai important pour la vente de prendre un air digne et résigné.
Mais voici que tout de suite le vieillard, mon protecteur, s’approchant du chef des courtiers, lui dit : « Ouvre la criée ! » Et la criée fut ouverte, comme première mise à prix sur le radeau, à mille dinars ! Et le chef courtier cria : « À mille dinars, le radeau de sandal, ô acheteurs ! » Alors le vieillard s’écria : « Je suis preneur à deux mille ! » Mais un autre cria : « À trois mille ! » Et les marchands continuèrent à hausser la mise à prix jusqu’à dix mille dinars. Alors le chef courtier regarda de mon côté et me demanda : « C’est dix mille ! on n’augmente plus. » Mais moi je dis : « Je ne vends pas à ce prix-là ! »
Alors mon protecteur s’approcha de moi et me dit : « Mon enfant, le souk, ces temps-ci, n’est pas très prospère, et la marchandise a un peu perdu de sa valeur. Il vaut donc mieux accepter le prix offert. Mais moi, si tu veux, je vais encore hausser à mon compte, et j’augmente de cent dinars ! Veux-tu donc me laisser le tout à dix mille dinars et cent dinars ? » Je répondis : « Par Allah ! mon bon oncle, pour toi seulement je ferai la chose, afin de reconnaître tes bienfaits ! Je consens à te laisser le bois pour la somme ! » À ces paroles, le vieillard ordonna à ses esclaves de transporter tout le sandal dans les magasins de réserve, et m’emmena à sa maison, où il me compta sur l’heure les dix mille dinars et cent dinars, et les renferma dans une caisse solide dont il me remit la clef, en me remerciant encore de ce que j’avais fait pour lui.
Ensuite, il fit tendre la nappe, et nous mangeâmes et nous bûmes et nous devisâmes gaiement. Après quoi, nous nous lavâmes les mains et la bouche ; puis il me dit : « Mon enfant, je veux te faire une demande que je souhaite beaucoup te voir accepter ! » Je répondis : « Mon oncle, tout me sera aisé à t’accorder ! » Il me dit : « Tu vois, mon fils, que je suis devenu un homme très avancé en âge, et que je n’ai point d’enfant mâle qui puisse hériter un jour de mes biens. Mais je dois te dire que j’ai une fille, toute jeune encore, pleine de charme et de joliesse, qui sera fort riche à ma mort. Aussi je souhaite te la donner en mariage, à condition que tu consentes à habiter notre pays et à vivre notre vie. Tu seras ainsi le maître de tout ce que je possède et de tout ce que ma main dirige. Et tu me remplaceras dans mon autorité et dans la possession de mes biens ! »
Lorsque j’eus entendu ces paroles du vieillard, je baissai la tête en silence, et restai de la sorte sans dire une parole. Il reprit alors : « Crois-moi, ô mon fils, accorde-moi ce que je te demande ! Cela te portera la bénédiction ! J’ajouterai, pour tranquilliser ton âme, qu’après ma mort tu pourras retourner dans ton pays en emmenant ton épouse, ma fille. Je ne te demande que de rester ici le temps qui m’est encore échu sur la terre. » Alors moi, je répondis : « Par Allah, mon oncle le cheikh, tu es comme mon père et, devant toi, je ne puis avoir d’opinion ni prendre de résolutions autres que celles qui te conviennent ; car moi, chaque fois que j’ai voulu dans ma vie exécuter un projet, je n’ai eu que des malheurs et des déceptions. Je suis donc prêt à me conformer à ta volonté ! »
Aussitôt le vieillard, extrêmement réjoui de ma réponse, ordonna à ses esclaves d’aller quérir le kâdi et les témoins, qui ne tardèrent pas à arriver…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent quatorzième nuit.
Elle dit :
… qui ne tardèrent pas à arriver. Et le vieillard me maria avec sa fille, et nous donna un festin considérable et nous fit une noce splendide. Après quoi il me conduisit chez sa fille que je n’avais pas encore vue. Je la trouvai à la perfection de la beauté et de la gentillesse, de la finesse de taille et des proportions. De plus, elle était parée de somptuosités, et ce qu’elle portait sur elle valait des milliers de dinars d’or, et même personne n’en aurait pu faire exactement l’estimation.
Aussi, lorsque je fus auprès d’elle, elle me plut. Nous devînmes amoureux l’un de l’autre. Et nous restâmes ensemble longtemps, à la limite de la câlinerie et du bonheur.
Quelque temps après, le vieillard, père de mon épouse, trépassa dans la paix et la miséricorde du Très-Haut. Nous lui fîmes de belles funérailles et nous l’enterrâmes. Et moi, je mis la main sur tout ce qu’il possédait, et tous ses esclaves et ses serviteurs devinrent mes esclaves et mes serviteurs, sous ma seule autorité. De plus, les marchands de la ville me nommèrent leur chef, à sa place, et je fus à même alors d’étudier les mœurs des habitants de cette ville et leur manière de vivre.
Or, je remarquai un jour, à ma stupéfaction, que les gens de cette ville éprouvaient chaque année une mue, à l’époque du printemps : ils muaient du jour au lendemain en changeant de forme et d’aspect ; des ailes leur poussaient aux épaules, et ils devenaient des volatiles. Ils pouvaient alors s’envoler jusqu’au plus haut de la voûte aérienne ; et ils profitaient de leur état nouveau pour s’envoler tous de la ville, n’y laissant que les femmes et les enfants qui, eux, n’avaient pas le pouvoir des ailes.
Cette découverte m’étonna les premiers temps, mais je finis par m’habituer à ces changements périodiques. Seulement, un jour vint où je commençai à avoir honte d’être le seul homme sans ailes, et d’être obligé de garder à moi seul la ville avec les femmes et les enfants. J’eus beau alors m’informer auprès des habitants du moyen à employer pour que des ailes me poussassent aux épaules, nul ne put ni ne voulut me répondre à ce sujet. Et moi, je fus bien mortifié de n’être que Sindbad le Marin, sans pouvoir ajouter à mon surnom la qualité d’aérien.
Un jour, comme je désespérais de pouvoir arriver jamais à leur faire avouer ce secret de la croissance des ailes, j’avisai l’un d’eux, auquel j’avais rendu maints services, et, le prenant par le bras, je lui dis : « Par Allah sur toi, au moins rends-moi une fois, en raison de ce que j’ai fait pour toi, le service de me laisser me suspendre à toi, et de m’envoler avec toi dans ta course à travers les airs. C’est là un voyage qui me tente beaucoup, et que je veux ajouter au nombre de ceux que j’ai faits sur mer ! » L’homme ne voulut pas d’abord m’écouter ; mais à force de prières je finis par le décider à consentir. Je fus tellement enchanté de la chose que je ne pris même pas le temps d’avertir mon épouse et les gens de ma maison ; je me suspendis à lui en le prenant par la taille, et il m’emporta dans les airs en s’envolant, les ailes largement éployées.
Notre course à travers les airs fut d’abord ascendante en droite ligne, pendant un temps considérable. Aussi nous finîmes par arriver si haut dans la voûte céleste que je fus à même d’entendre distinctement les mélodies sous la coupole des cieux.
En entendant ces chants merveilleux, je fus à la limite de l’émotion religieuse, et je m’écriai, moi aussi : « Louange à Allah au profond des cieux ! Béni soit-il et glorifié par toutes les créatures ! »
À peine avais-je prononcé ces paroles, que mon porteur ailé lança un jurement effroyable et, brusquement, dans un coup de tonnerre précédé d’un éclair terrible, descendit avec une rapidité telle que l’air me manqua et que je faillis lâcher prise au risque de tomber dans l’abîme insondable. Et, en un clin d’œil, nous arrivâmes sur le sommet d’une montagne où mon porteur, me jetant un regard affreux, m’abandonna et disparut en reprenant son vol dans l’invisible.
Alors moi, resté seul sur cette montagne déserte, je ne sus plus que devenir ni de quel côté me diriger pour retourner auprès de mon épouse, et je m’écriai, à la limite la perplexité : « Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Très-Haut l’Omnipotent ! Chaque fois que je finis avec une calamité, je recommence avec une autre encore pire ! Au fond, je mérite bien tout ce qui m’arrive là ! »
Je m’assis alors sur un rocher pour réfléchir au moyen de remédier au présent, quand soudain je vis s’avancer vers moi deux jeunes garçons d’une beauté merveilleuse, qui ressemblaient à deux lunes. Chacun d’eux tenait à la main une canne en or rouge, sur laquelle il s’appuyait nonchalamment. Alors moi, je me levai vivement, j’allai à leur rencontre et leur souhaitai la paix. Ils me rendirent gentiment mon souhait ce qui m’encouragea à leur adresser la parole, et je leur dis : « Par Allah sur vous deux, ô merveilleux jeunes garçons, dites-moi qui vous êtes et ce que vous faites. » Ils me répondirent : « Nous sommes des adorateurs du vrai Dieu ! » Puis l’un deux, sans ajouter une parole de plus, me fit de la main un signe dans une direction, comme pour m’inviter à diriger mes pas de ce côté-là, me laissa entre les mains sa canne d’or et, prenant son beau compagnon par la main, disparut avec lui à mes yeux.
Alors, moi je pris la canne d’or en question et n’hésitai pas à me diriger dans le sens qui m’avait été indiqué, tout en m’émerveillant au souvenir de ces deux garçons si beaux. Comme je marchais de la sorte depuis un certain temps, je vis soudain sortir de derrière un rocher un reptile gigantesque qui tenait dans sa gueule un homme aux trois quarts avalé et dont je ne voyais que la tête et les bras. Les bras se débattaient désespérément et la tête criait : « Ô passant, sauve-moi de la gueule, et tu n’auras pas à te repentir. » Moi, alors, je courus derrière le reptile et lui assénai par derrière avec ma canne d’or rouge un coup si bien ajusté qu’il resta inanimé à l’heure et à l’instant. Et je tendis la main à l’homme avalé et l’aidai à sortir du ventre du reptile.
Lorsque j’eus mieux regardé l’homme au visage, je fus à la limite de la surprise de reconnaître en lui le volatile qui m’avait fait faire mon voyage aérien et avait fini par se précipiter avec moi, au risque de m’abîmer, du haut de la voûte du ciel sur le sommet de la montagne, où il m’avait abandonné en danger de mourir de faim et de soif. Mais je ne voulus tout de même pas lui montrer de la rancune pour sa mauvaise action, et me contentai de lui dire doucement : « Est-ce ainsi que les amis agissent avec leurs amis ? » Il me répondit : « J’ai d’abord à te remercier de ce que tu viens de faire pour moi. Seulement tu ignores que c’est toi, grâce à tes invocations inopportunes en prononçant le Nom, qui m’as, malgré moi, précipité du haut des airs ! Le Nom a sur nous tous cet effet. Aussi nous ne le prononçons jamais ! » Alors moi, pour qu’il me tirât de cette montagne, je lui dis : « Excuse-moi et ne me blâme pas, car vraiment je ne pouvais deviner les conséquences funestes de mon hommage au Nom. Je te promets de ne plus le prononcer, durant le trajet, si tu veux maintenant consentir à me transporter à ma maison. »
Alors le volatile se baissa, me prit sur son dos et, en un clin d’œil, me déposa sur la terrasse de ma maison, et retourna chez lui.
Lorsque mon épouse me vit, descendant de la terrasse, entrer dans la maison après une si longue absence, elle comprit tout ce qui venait de se passer, et elle bénit Allah qui m’avait encore une fois sauvé de la perdition. Puis, après les effusions du retour, elle me dit : « Il ne faut plus désormais fréquenter les habitants de cette ville : ce sont les frères des démons ! » Je lui dis : « Mais comment donc ton père vivait-il avec eux ? » Elle me répondit : « Mon père n’appartenait pas à leur société, et ne faisait guère comme eux et ne vivait point de leur vie. En tout cas, si j’ai un conseil à te donner, nous n’avons rien de mieux à faire, puisque mon père est mort… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la trois cent quinzième nuit.
Elle dit :
« … que de quitter cette ville mécréante d’où le Nom est banni. Mais d’abord il nous faudra vendre nos biens, nos maisons et nos propriétés. Tu réaliseras tout cela le mieux que tu pourras, tu achèteras de belles marchandises avec une partie de la somme que tu toucheras, et tous deux nous nous en irons à Baghdad, ton pays, voir tes parents et tes amis, et vivre dans la paix, la sécurité et le respect dû à Allah Très-Haut. » Alors moi, je répondis par l’ouïe et l’obéissance.
Aussitôt je me mis à vendre, au mieux de mon savoir-faire, pièce par pièce, et chaque chose en son temps, tous les biens de mon oncle, le cheikh, père de mon épouse (qu’Allah l’ait en sa pitié et en sa miséricorde !). Et je réalisai de la sorte tout ce qui nous appartenait, comme meubles ou propriétés, en pièces d’or ; et je fis ainsi un bénéfice de cent pour un.
Après quoi, j’emmenai mon épouse et les marchandises que j’avais pris soin d’acheter, j’affrétai à mon compte un navire qui, avec la volonté d’Allah, eut une heureuse et fructueuse navigation ; si bien que, d’île en île et de mer en mer, nous finîmes par arriver en sécurité à Bassra, où nous ne nous arrêtâmes que fort peu de temps.
Nous remontâmes le fleuve et nous entrâmes dans Baghdad, la cité de paix.
Je me dirigeai alors, avec mon épouse et mes richesses, vers ma rue et ma maison, où mes parents nous reçurent avec de grands transports de joie, et aimèrent beaucoup mon épouse, la fille du cheikh.
Quant à moi, je me hâtai de mettre ordre définitivement à mes affaires, j’emmagasinai mes belles marchandises, j’enfermai mes richesses, et je pus enfin, en paix, recevoir les félicitations de mes amis et de mes proches qui, ayant calculé le temps que j’étais resté absent, trouvèrent que ce septième voyage, le dernier de mes voyages, avait duré exactement sept années d’un bout à l’autre. Et moi, je leur racontai en détail mes aventures durant cette longue absence ; et je fis le vœu, que je tiens scrupuleusement, comme vous voyez, de ne jamais plus, durant le reste de ma vie, entreprendre un voyage, par mer fût-il ou simplement par terre. Et je ne manquai de rendre grâces à Allah Très-Haut de m’avoir, à plusieurs reprises et malgré mes récidives, délivré de tant de dangers et ramené au milieu de ma famille et de mes amis.
Et tel a été, ô mes invités, ce voyage septième et dernier qui fut le définitif remède à mes désirs aventureux. »
Lorsque Sindbad le Marin eut terminé de la sorte son récit, au milieu des convives émerveillés, il se tourna vers Sindbad le Portefaix et lui dit : « Et maintenant, ô Sindbad terrien, considère les travaux que j’ai accomplis et les difficultés que j’ai surmontées par la grâce d’Allah, et dis-moi si ton sort, comme portefaix, n’a pas été de beaucoup plus favorable à une vie tranquille que celui qui m’est échu par la destinée ? Tu es, il est vrai, resté pauvre, et moi j’ai acquis des richesses incalculables ; mais n’est-ce point que chacun de nous a été rétribué selon son effort ? » À ces paroles, Sindbad le Portefaix vint baiser la main de Sindbad le Marin et lui dit : « Par Allah sur toi, ô mon maître, excuse l’inconséquence de ma chanson. »
Alors Sindbad le Marin fit tendre la nappe pour ses invités, et leur donna un festin qui dura trente nuits. Puis il voulut garder auprès de lui, comme intendant de sa maison, Sindbad le Portefaix. Et tous deux vécurent en amitié parfaite et à la limite de la dilatation jusqu’à ce que vint les visiter celle qui fait s’évanouir les délices, rompt les amitiés, détruit les palais et élève les tombeaux, l’amère mort. Gloire au Vivant qui ne meurt pas !
— Lorsque Schahrazade, la fille du vizir, eut fini de raconter l’histoire de Sindbad le Marin, elle se sentit légèrement fatiguée, et, comme elle voyait d’ailleurs s’approcher le matin et ne voulait pas, discrète selon son habitude, abuser de la permission accordée, elle se tut en souriant.
Alors la petite Doniazade, qui avait écouté, les yeux dilatés, cette histoire étonnante, se leva du tapis où elle était blottie et courut embrasser sa sœur en lui disant : « Ô Schahrazade, ma sœur, que tes paroles sont douces et gentilles et pures et délicieuses au goût et savoureuses en leur fraîcheur ! Et qu’il est terrible et prodigieux et téméraire, Sindbad le Marin ! »
Et Schahrazade lui sourit et dit : « Oui, ma sœur ! Mais qu’est cela comparé à ce que je vous raconterai à tous deux la nuit prochaine, si je suis encore en vie par la grâce d’Allah et le bon plaisir du Roi ! »
Et le roi Schahriar, qui avait trouvé les voyages de Sindbad beaucoup plus longs que celui qu’il avait fait lui-même avec son frère Schahzamân dans la prairie, au bord de la mer, là où leur était apparu le genni charge de la caisse, se tourna vers Schahrazade et lui dit : « En vérité, Schahrazade, je ne vois pas quelle histoire tu peux encore me raconter ! En tout cas, j’en veux une qui soit ornée de poèmes. Tu m’en avais déjà promis, et tu n’as pas l’air de te douter que si tu diffères davantage d’accomplir ta promesse, ta tête ira rejoindre les têtes de celles qui t’ont précédée. » Et Schahrazade dit : « Sur mes yeux ! Justement celle que je te réserve, ô Roi fortuné, te donnera entière satisfaction, et, de plus, elle est infiniment plus attachante que toutes celles que tu as entendues. Tu peux déjà en juger par le titre qui est : Histoire de la belle Zoumourroud et d’Alischar fils de Gloire. »
Alors le roi Schahriar dit en son âme : « Je ne la tuerai qu’après ! » Puis il la prit dans ses bras et passa avec elle le reste de la nuit.
Au matin, il se leva et sortit vers la salle de sa justice. Et le diwan fut rempli de la foule des vizirs, des émirs, des chambellans, des gardes et des gens du palais. Et le dernier qui entra fut le grand-vizir, père de Schahrazade, qui arriva avec, sous le bras, le linceul destiné à sa fille qu’il croyait, cette fois, trépassée pour de bon. Mais le Roi ne lui dit rien à ce sujet, et continua à juger, à nommer aux emplois, à destituer, à gouverner et à terminer les affaires pendantes, et cela jusqu’à la fin du jour. Puis le diwan fut levé et le Roi rentra dans le palais, tandis que le grand-vizir restait dans la perplexité et à l’extrême limite de l’étonnement.
Puis, lorsque vint la nuit, le roi Schahriar pénétra chez Schahrazade et ils firent ensemble leur chose ordinaire.
Et comme c’était la trois cent seizième nuit.
La petite Doniazade, une fois la chose terminée entre le Roi et Schahrazade, s’écria de l’endroit où elle était blottie :
« Ô ma sœur, je t’en prie, qu’attends-tu encore pour commencer l’histoire promise de la belle Zoumourroud avec Alischar fils de Gloire ? »
Et Schahrazade, en souriant, répondit : « Je n’attends que la permission de ce Roi bien élevé et doué de bonnes manières ! » Alors le roi Schahriar prononça : « Tu peux. »
Et Schahrazade dit :
Il est raconté qu’il y avait en l’antiquité du temps et le passé de l’âge et du moment, dans le pays de Khorassân, un fort riche marchand qui s’appelait Gloire et avait un fils, beau comme la pleine lune, nommé Alischar.
Or, un jour, le riche marchand Gloire, déjà fort avancé en âge, se sentit atteint de la maladie de la mort. Il appela son fils auprès de lui et lui dit « Ô mon fils, voici tout proche le terme de ma destinée, et je désire te recommander une recommandation ! » Alischar, bien peiné, dit : « Et quelle est-elle, ô mon père ? » Le marchand Gloire dit : « Je te recommande de ne jamais te créer de relations et de ne jamais fréquenter le monde, car le monde est comparable au forgeron ; s’il ne te brûle pas avec le feu de sa forge ou s’il ne te crève pas un œil ou les deux yeux avec les étincelles de son enclume, il te suffoquera sûrement avec sa fumée. Et d’ailleurs le poète a dit :
« Illusion ! Ne crois point trouver sur ta route noire, quand la destinée t’a trahi, l’ami au cœur fidèle.
Ô solitude ! chère solitude bénie, tu enseignes à qui te cultive la force qui ne dévie point et l’art de ne se fier qu’à soi-même !
« Un autre a dit :
« Néfaste sur ses deux faces, tel est le monde ; si ton attention l’examine l’une de ses faces est l’hypocrisie, et l’autre la trahison.
« Un autre a dit :
« Futilités, sottises et propos saugrenus, c’est là le riche apanage du monde. Mais si le destin sur ton chemin place un être exceptionnel, fréquente-le quelquefois, simplement pour t’améliorer. »
Lorsque le jeune Alischar eut entendu ces paroles de son père mourant, il répondit : « Ô mon père, je suis ton écouteur obéissant. Que me conseilles-tu encore ? » Et Gloire le marchand dit : « Fais le bien, si toutefois tu le peux. Et n’attends point d’en être récompensé en retour par de la gratitude ou un semblable bien. Ô mon fils, on n’a pas, hélas ! l’occasion de faire le bien tous les jours. » Et Alischar répondit : « J’écoute et j’obéis ! Mais sont-ce là toutes tes recommandations ? » Gloire le marchand dit : « N’éparpille point les richesses que je te laisse : tu ne seras considéré qu’en raison de ce que ta main possède sous son pouvoir. Et le poète a dit :
« Du temps de ma pauvreté, je ne me connaissais point d’amis ; et maintenant ils pullulent à ma porte et me coupent l’appétit.
Oh ! combien de féroces ennemis a domptés ma richesse, et que d’ennemis je gagnerais si ma richesse diminuait. »
Puis le vieillard continua : « Ne néglige pas les conseils des gens d’expérience, et ne crois point inutile de demander conseil à qui peut te conseiller ; car le poète a dit :
« Joins ton idée à l’idée du conseiller, pour te mieux assurer du résultat. Quand tu veux regarder ton visage, un seul miroir te suffit ; mais si c’est ton derrière obscur que tu désires inspecter, tu ne peux le tirer au clair que par le jeu de deux miroirs.
« De plus, mon fils, j’ai encore un dernier conseil à te donner. Garde-toi du vin. Il est la cause de tous les maux. Il risque de t’enlever la raison, et de te rendre un objet de risée et de dédain.
« Telles sont mes recommandations sur le seuil dernier. Ô mon enfant, souviens-toi de mes paroles. Sois un excellent fils. Et que ma bénédiction t’accompagne dans la vie ! »
Et Gloire, le vieux marchand, ayant parlé ainsi, ferma un instant les yeux et se recueillit. Puis il leva son index à la hauteur de ses yeux et prononça son acte de foi. Après quoi il trépassa dans la miséricorde du Très-Haut.
Il fut pleuré par son fils et par toute sa famille ; et on lui fit des funérailles auxquelles assistèrent les plus grands et les plus petits, les plus riches et les plus pauvres. Et voilà pour le marchand Gloire. Mais pour ce qui est d’Alischar fils de Gloire, voici :
Après la mort de son père, Alischar continua le commerce dans la boutique principale du souk, et suivit consciencieusement les recommandations paternelles, notamment en ce qui concernait les relations avec autrui. Mais, au bout d’un an et d’un jour, heure pour heure, il se laissa tenter par les perfides garçons, les fils de putains, les adultérins sans vergogne. Et il les fréquenta, et connut leurs mères et leurs sœurs, des rouées, filles de chiens. Et il se plongea dans la débauche, et nagea dans le vin et la dépense, une voie bien opposée au sentier de la rectitude. Car, n’étant plus dans un état sain d’esprit, il se faisait ce triste raisonnement : « Du moment que mon père m’a laissé toutes ses richesses, il faut bien que j’en use, pour ne pas en faire hériter d’autres après moi. Et je veux profiter du moment et du plaisir qui passe, car je ne vivrai pas deux fois. »
Or, ce raisonnement lui réussit si bien, et Alischar continua si régulièrement à unir le jour et la nuit par leurs extrémités, sans épargner aucun excès, qu’il se vit bientôt réduit à vendre sa boutique, sa maison, ses meubles et ses vêtements. Et il ne lui resta que juste les habits qu’il avait sur le corps.
Alors il put, en toute évidence, voir clair dans ses errements, et constater l’excellence des conseils de son père Gloire. Les amis qu’il avait fastueusement traités, et à la porte desquels il alla frapper à tour de rôle, trouvèrent tous un motif quelconque pour l’éconduire. Aussi, réduit maintenant à l’extrême limite de la misère, il fut obligé, n’ayant rien mangé depuis la veille, de sortir du misérable khân où il logeait et de mendier de porte en porte, dans les rues.
Pendant qu’il cheminait de la sorte, il arriva sur la place du marché, où il vit une grande foule rassemblée. Il fut tenté de s’en approcher, pour juger de ce qui se passait, et il vit, au milieu du cercle formé par les marchands, par les courtiers et les acheteurs…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent dix-septième nuit.
Elle dit :
… une jeune esclave blanche d’une délicieuse tournure : une taille de cinq palmes, des roses comme joues, des seins bien assis, et quel derrière ! Aussi pouvait-on lui appliquer, sans crainte de se tromper, ces vers du poète :
Du moule de la Beauté sans défaut elle est sortie. Ses proportions sont admirables ni trop grande, ni trop petite, ni trop grasse, ni trop maigre, et des rondeurs partout.
Aussi la Beauté elle-même se trouva-t-elle éprise de son image que rehaussait le léger voile tamisant ses traits modestes à la fois et hautains.
La lune est son visage ; le flexible rameau qui ondule, sa taille ; et le suave parfum du musc, son haleine.
On la dirait formée de perles liquides ; car ses membres sont si polis qu’ils réfléchissent la lune de son visage, et paraissent eux-mêmes formés de lunes, à leur tour.
Mais où est la langue qui saurait décrire ce miracle de clarté son brillant derrière ?
Lorsque Alischar eut jeté ses regards sur la belle jeune fille, il fut extrêmement émerveillé, et, soit qu’il fût immobilisé par l’admiration, soit qu’il voulût oublier un instant sa misère au spectacle de la beauté, il se mêla à la foule rassemblée qui déjà s’apprêtait à la vente. Et les marchands et les courtiers qui étaient là, ignorant encore sa ruine, ne doutèrent pas un instant qu’il ne fût venu pour acquérir l’esclave car ils le savaient très riche de l’héritage de son père, le syndic Gloire.
Mais bientôt, à côté de l’esclave vint se placer le chef courtier et, par-dessus les têtes empressées, il clama : « Ô marchands, ô maîtres des richesses, citadins ou habitants du désert, l’ouvreur de la porte de l’encan n’a aucun blâme à encourir. Hardi donc ! Voici devant vous la souveraine des lunes, la perle, la vierge de la pudeur, la noble Zoumourroud, jardin de toutes les fleurs ! Ouvrez l’encan, ô assistants ! Nul blâme à l’ouvreur de l’encan ! Voici devant vous la souveraine des lunes, la vierge pleine de pudeur Zoumourroud, jardin de toutes les fleurs ! »
Aussitôt d’entre les marchands quelqu’un cria : « J’ouvre à cinq cents dinars ! » Un autre dit : « Et dix ! » Alors un vieux, difforme et hideux, aux yeux bleus et louches, qui s’appelait Rachideddîn, cria : « Et cent ! » Mais une voix dit : « Et dix ! » À ce moment, le vieillard aux yeux bleus si laids renchérit en bloc en criant : « Mille dinars ! »
Alors tous les autres acheteurs emprisonnèrent leur langue et gardèrent le silence. Et le crieur se tourna vers le maître de la jeune esclave et lui demanda si le prix offert par le vieillard lui convenait et s’il fallait conclure le marché. Et le maître de l’esclave répondit : « Je veux bien. Mais, auparavant, il faut que mon esclave y consente aussi, car je lui ai juré de ne la céder qu’à l’acheteur qui lui plairait. Il te faut donc lui demander son consentement, ô courtier ! » Et le courtier s’approcha de la belle Zoumourroud et lui dit : « Ô souveraine des lunes, voudrais-tu appartenir à ce vénérable vieillard, le cheikh Rachideddîn ? »
La belle Zoumourroud, à ces paroles, jeta un regard sur celui que lui indiquait le courtier, et le trouva tel que nous venons de le dépeindre. Alors elle se détourna, avec un geste de dégoût, et s’écria : « Ne connais-tu donc pas, ô chef courtier, ce que disait un poète vieux mais moins repoussant que ce vieillard-ci ? Écoute alors :
« Je la priai pour un baiser. Elle me regarda. Et son regard ne fut point haineux, ni dédaigneux, mais il fut indifférent.
Elle me savait riche pourtant et considéré. Elle passa. Et ces mots d’un pli de sa bouche tombèrent :
« Les cheveux blancs ne sont point pour me plaire : je n’aime point entre mes lèvres le coton mouillé. »
En entendant ces vers, le courtier dit à Zoumourroud : « Par Allah ! tu refuses et tu as raison. Ce n’est d’ailleurs pas un prix, mille dinars. Tu en vaux dix mille, à mon estimation. » Puis il se tourna vers la foule des acheteurs et demanda si un autre ne désirait pas l’esclave au prix déjà offert. Alors un marchand s’approcha et dit : « Moi ! » Et la belle Zoumourroud le regarda, et vit qu’il n’était point hideux comme le vieux Rachideddîn, et que ses yeux n’étaient ni bleus ni louches ; mais elle remarqua qu’il s’était teint la barbe en rouge. Alors elle s’écria : « Ô honte ! noircir et rougir de la sorte la face de la vieillesse ! » Et, sur-le-champ, elle improvisa ces vers :
« Ô toi qui es épris de ma taille et de mon visage, tu peux tant qu’il te plaît te déguiser sous des couleurs d’emprunt, tu ne réussiras pas à attirer mon regard.
Tu teintes d’opprobre tes cheveux blancs, sans réussir à cacher tes tares.
Tu changes de barbe comme tu changes de visage, et tu deviens un épouvantail tel, qu’à te regarder la femme avorte dans sa fécondité. »
Lorsque le chef courtier eut entendu ces vers, il dit à Zoumourroud : « Par Allah ! la vérité est de ton côté ! » Mais déjà, comme cette seconde proposition n’était pas agréée, un troisième marchand s’avança et dit au courtier : « J’y mets le prix. Demande-lui si elle m’accepte ! » Et le courtier interrogea la belle adolescente qui regarda alors l’homme en question. Elle vit qu’il était borgne, et éclata de rire en disant : « Mais ne sais-tu, ô courtier, les paroles du poète sur le borgne ? Écoute donc :
« Ami, crois-moi, ne fais jamais d’un borgne ton compagnon, et méfie-toi de ses mensonges et de sa fausseté.
Il y a si peu à gagner à le fréquenter, qu’Allah s’est hâté de lui enlever un œil pour le signaler à la méfiance. »
Alors le courtier lui montra un quatrième acquéreur et lui demanda : « Voudrais-tu de celui-ci ? » Elle examina ce dernier et vit que c’était un tout petit homme avec une barbe qui lui traînait jusqu’au nombril ; et aussitôt elle dit : « Quant à ce petit barbu-là, voici comment l’a dépeint le poète :
« Il a une barbe prodigieuse, plante inutile et encombrante. Elle est triste comme une nuit d’hiver longue, froide et obscure. »
Lorsque le crieur vit qu’aucun n’était accepté de ceux-là qui d’eux-mêmes se présentaient pour l’achat, il dit à Zoumourroud : « Ô ma maîtresse, regarde tous ces marchands et ces nobles acheteurs, et indique-moi celui qui a la chance de te plaire pour que j’aille t’offrir à lui pour l’achat ! »
Alors la belle adolescente examina un à un tous les assistants avec la plus grande attention, et son regard finit par tomber sur Alischar fils de Gloire. Et l’aspect du jeune homme l’enflamma subitement ; car Alischar fils de Gloire était, en vérité, d’une beauté extraordinaire, et nul ne le pouvait voir sans se sentir porté vers lui avec ardeur. Aussi la jeune Zoumourroud se hâta de le montrer au crieur, et dit : « Ô crieur, c’est ce jouvenceau-là que je veux, celui au visage gentil, à la taille onduleuse ; car je le trouve délicieux, d’un sang sympathique plus léger que la brise du nord. Et c’est de lui que le poète a dit :
« Ô jouvenceau, comment ceux qui t’ont vu dans ta beauté pourront-ils t’oublier ?
Que ceux qui déplorent les tourments dont tu leur remplis le cœur cessent de te regarder.
Ceux-là qui veulent se préserver de tes charmes dangereux, que ne couvrent-ils d’un voile ton visage enchanteur !
« Et c’est également de lui qu’un autre poète a dit :
« Ô mon seigneur, comprends ! Comment ne point t’aimer ? Ta taille n’est-elle point svelte et tes reins ne sont-ils pas cambrés ?
Comprends, ô mon seigneur ! L’amour de ces choses n’est-il pas l’attribut des sages, des gens exquis et des esprits fins ?
Ô jouvenceau, mon seigneur, je te contemple et mes forces s’évanouissent !
Si tu t’assieds sur mes genoux, tes fesses sont lourdes ; mais, si tu t’en vas, leur absence me pèse.
Oh ! ne me tue pas d’un regard : nulle religion ne recommande le meurtre. Que ton cœur soit tendre et fléchisse comme ta taille ! Que ton œil pour moi soit doux, comme lisse est ta joue !
« Un troisième poète a dit :
« Ses joues sont pleines et glissantes ; sa salive est un lait doux à boire, remède aux maladies ; son regard fait rêver prosateurs et poètes ; et ses perfections rendent perplexes les architectes.
« Un autre a dit :
« La liqueur de ses lèvres est un vin enivrant ; son haleine a le parfum de l’ambre, et ses dents sont des grains de camphre.
Aussi Radouân, le gardien du Paradis, l’a-t-il prié de s’en aller, de crainte qu’il ne séduisît les houris.
Les gens grossiers, à l’esprit lourd, déplorent ses gestes et sa conduite, comme si la lune n’est pas belle dans tous ses quartiers, comme si sa marche n’est pas également harmonieuse dans toutes les parties du ciel !
« Un poète a dit encore :
« Ce jeune faon, à la chevelure frisée, aux joues pleines de roses, au regard enchanteur, consentit enfin à un rendez-vous. Et me voici exact, avec le cœur ému et l’œil anxieux.
Il me l’a promis, ce rendez-vous, en fermant les yeux pour me dire oui ! Mais si ses paupières sont fermées, comment peuvent-elles tenir leur promesse ?
« Enfin un autre a dit à son sujet :
« J’ai des amis peu subtils qui m’ont demandé : « Comment peux-tu si passionnément aimer un jeune homme dont les joues sont ombragées par un duvet déjà accentué ? »
Je leur dis : « Qu’elle est grande votre ignorance ! Les fruits du jardin d’Éden ont été cueillis sur ses belles joues ! Comment auraient-elles, ces joues, fourni de si beaux fruits, si elles n’étaient déjà si touffues ? »
Le courtier fut extrêmement émerveillé de voir tant de talent chez une esclave si jeune, et il exprima son étonnement au propriétaire, qui lui dit : « Je comprends que tu sois émerveillé de tant de beauté et de tant de finesse d’esprit. Mais sache que cette miraculeuse adolescente ne se contente pas seulement de connaître les poètes les plus délicats et d’être elle-même une constructrice de strophes, elle sait, en outre, écrire les sept caractères différents, et ses mains sont plus précieuses que les trésors. Elle connaît l’art de la broderie et du tissage de la soie, et tout tapis qui sort de ses mains est coté au souk cinquante dinars. Note, de plus, qu’il lui suffit de huit jours pour parachever le tapis le plus beau ou le rideau le plus somptueux. Aussi l’acquéreur qui l’achètera rentrera-t-il dans son argent au bout de quelques mois, en toute certitude. »
À ces paroles, le courtier leva ses bras d’admiration et s’écria : « Ô bonheur de celui qui aura cette perle dans sa demeure, et la conservera comme son trésor le plus secret ! » Et il s’approcha d’Alischar fils de Gloire, que lui avait indiqué l’adolescente, s’inclina devant lui jusqu’à terre, lui prit la main et la baisa, puis il lui dit…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent dix-neuvième nuit.
Elle dit :
… puis il lui dit : « En vérité, ô mon maître, ta chance est une grande chance de pouvoir acheter ce trésor pour la centième partie de sa valeur, et le Donateur n’a point lésiné avec toi dans ses dons ! Que cette adolescente t’apporte donc avec elle le bonheur ! »
À ces paroles, Alischar baissa la tête, et ne put s’empêcher de rire en lui-même de l’ironie de la destinée, et il se dit : « Par Allah ! je n’ai pas de quoi m’acheter un morceau de pain, et l’on me croit assez riche pour acheter cette esclave ! En tout cas, je ne dirai ni oui ni non, pour ne pas me couvrir de honte devant tous les marchands. » Et il baissa les yeux et ne souffla mot.
Comme il ne bougeait pas, Zoumourroud le regarda pour l’encourager dans l’achat ; mais il tenait les yeux baissés et ne la voyait pas. Elle dit alors au courtier : « Prends-moi par la main et conduis-moi auprès de lui. Je veux lui parler moi-même et le décider à m’acheter ; car j’ai bien résolu de n’appartenir qu’à lui. » Et le courtier la prit par la main et la conduisit auprès d’Alischar fils de Gloire.
L’adolescente se tint droite, dans sa beauté, devant le jeune homme et lui dit : « Ô jouvenceau dont brûlent mes entrailles, que ne proposes-tu le prix d’achat ? Et même que ne donnes-tu toi-même l’estimation qui te semble plus juste ? Je veux être ton esclave, à n’importe quel prix ! » Alischar releva la tête avec tristesse, et dit : « La vente et l’achat ne sont jamais une obligation. » Zoumourroud s’écria : « Je vois, ô mon maître bien-aimé, que tu trouves trop élevé le prix de mille dinars. N’en offre donc que cent, et je t’appartiens. » Il hocha la tête et dit : « Eh bien ! ces cent dinars je ne les ai pas tout à fait au complet ! » Elle se mit à rire et lui dit : « Combien t’en manque-t-il pour faire cette somme de cent dinars ? Car, si tu n’as pas le tout aujourd’hui, tu paieras le reste un autre jour. » Il répondit : « Ô ma maîtresse, sache enfin que je n’ai ni cent ni même un dinar ! Par Allah ! je ne possède pas plus une pièce blanche qu’une pièce rouge, un dinar d’or qu’un drachme d’argent. Ainsi ne perds pas ton temps avec moi, et cherche un autre acheteur. »
Lorsque Zoumourroud eut compris que le jeune homme n’avait aucune ressource, elle lui dit : « Conclus tout de même le marché, enveloppe-moi de ton manteau et passe un de tes bras autour de ma taille : c’est, comme tu le sais, le signe de l’acceptation. » Alischar, alors, n’ayant plus de motif de refuser, se hâta de faire ce que lui ordonnait Zoumourroud. Et, au même instant, celle-ci tira de sa poche une bourse qu’elle lui remit, et lui dit : « Il y a là-dedans mille dinars ; il te faut en offrir neuf cents à mon maître, et garder les cent autres pour subvenir à nos dépenses les plus urgentes. » Et aussitôt Alischar compta au marchand les neuf cents dinars, et se hâta de prendre l’esclave par la main et de l’emmener chez lui.
Lorsqu’on fut arrivé à la maison, Zoumourroud ne fut pas peu surprise de voir que le logis consistait en une misérable chambre n’ayant pour tous meubles qu’une méchante natte vieille et déchirée en plusieurs endroits. Elle se hâta de lui remettre encore mille dinars dans une seconde bourse et lui dit : « Cours vite au souk nous acheter tout ce qui est nécessaire en meubles et tapis, et tout ce qu’il faut pour manger et boire. Et choisis ce qu’il y a de meilleur au souk ! De plus rapporte-moi une grande pièce de soie de Damas, de la plus belle qualité, rouge grenat, et des bobines de fil d’or et des bobines de fil d’argent et des bobines de fil de soie de sept couleurs différentes. N’oublie pas non plus de m’acheter de grandes aiguilles et un dé en or pour mon doigt du milieu. » Et Alischar exécuta aussitôt ces ordres, et apporta à Zoumourroud tout cela. Et elle étendit par terre les tapis, rangea les matelas et les divans, mit tout en ordre, et tendit la nappe, après avoir allumé les flambeaux.
Tous deux s’assirent alors, et mangèrent et burent et furent contents. Après quoi, ils s’étendirent sur leur couche neuve, et passèrent toute la nuit étroitement enlacés, dans les pures délices et les gais ébats, jusqu’au matin.
Sans perdre de temps, la diligente Zoumourroud se mit aussitôt à l’ouvrage. Elle prit la pièce de soie rouge grenat de Damas et, en quelques jours, elle en fit un rideau sur le pourtour duquel elle représenta avec un art infini des figures d’oiseaux et d’animaux ; et elle ne laissa pas un seul animal dans le monde, grand ou petit, qu’elle ne l’eût dessiné sur cette étoffe. Et l’exécution en fut si frappante de ressemblance et si vivante, que les animaux à quatre pieds semblaient se mouvoir, et que l’on croyait entendre chanter les oiseaux. Au milieu du rideau étaient brodés de grands arbres chargés de leurs fruits, et à l’ombrage si beau que l’on sentait une grande fraîcheur à s’y reposer les yeux. Et tout cela fut exécuté en huit jours, ni plus ni moins. Gloire à Celui qui met tant d’habileté dans les doigts de ses créatures !
Le rideau achevé, Zoumourroud le lustra, le lissa, le plia et le remit à Alischar en lui disant : « Va le porter au souk et vends-le à quelque marchand en boutique, pour pas moins de cinquante dinars. Seulement garde-toi bien de le céder à quelqu’un de passage, qui ne soit pas connu dans le souk ; car tu serais la cause entre nous d’une cruelle séparation. Nous avons, en effet, des ennemis qui nous guettent méfie-toi du passant ! » Et Alischar répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et il alla au souk et vendit pour cinquante dinars à un marchand en boutique le merveilleux rideau en question.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la trois cent vingtième nuit.
Elle dit :
Puis, de nouveau, il acheta de la soie et des fils d’or et d’argent, en quantité suffisante pour un nouveau rideau ou quelque belle tapisserie, et porta le tout à Zoumourroud, qui se remit à l’ouvrage et, en huit jours, exécuta un tapis encore plus beau que la première fois, lequel rapporta également la somme de cinquante dinars. Et ils vécurent de la sorte, en mangeant, buvant, et ne manquant de rien, sans oublier de satisfaire leur mutuel amour, plus ardent de jour en jour, pendant encore l’espace d’une année.
Un jour, Alischar sortit de la maison, porteur, selon son habitude, d’un paquet renfermant une tapisserie exécutée par Zoumourroud ; et il prit le chemin du souk pour le proposer aux marchands, par l’entremise du crieur, comme toujours. Arrivé au souk, il la remit au crieur qui se mit à la crier devant les boutiques des marchands, quand vint à passer un Nazaréen, un de ces individus comme il en pullule à l’entrée des souks et qui obsèdent le client de leurs offres de service.
Ce chrétien s’approcha du crieur et d’Alischar et leur proposa soixante dinars de la tapisserie, au lieu de cinquante qui en était le prix crié. Mais Alischar, qui avait de l’aversion pour cette sorte d’individus et qui, d’ailleurs, se rappelait la recommandation de Zoumourroud, ne voulut pas la lui céder. Alors le chrétien augmenta son offre, et finit par proposer cent dinars ; et le crieur dit à l’oreille d’Alischar : « En vérité, ne laisse pas échapper cette excellente aubaine ! » Car le crieur avait déjà été secrètement soudoyé par le chrétien moyennant dix dinars. Et il manœuvra si bien sur l’esprit d’Alischar, qu’il le décida à livrer la tapisserie au chrétien, contre la somme convenue. Il le fit donc, mais non sans une grande appréhension, toucha les cent dinars, et reprit le chemin de sa maison.
Tandis qu’il marchait, il s’aperçut à un tournant de rue que le chrétien le suivait. Il s’arrêta et lui demanda : « Qu’as-tu à faire dans ce quartier où n’entrent pas les gens de ton espèce ? » Celui-ci dit : « Excuse-moi, ô mon maître, mais j’ai une commission à remplir au bout de cette ruelle. Qu’Allah te conserve ! » Alischar continua sa route et arriva à la porte de sa maison ; et là il s’aperçut que le chrétien, après avoir fait un crochet, était revenu par l’autre bout de la rue, et arrivait devant sa porte au même moment que lui. Il lui cria, pris de colère : « Maudit chrétien, qu’as-tu à me suivre de la sorte partout où je vais ? » Il répondit : « Ô mon maître, crois bien que c’est par hasard que je suis là encore ; mais je te prie de me donner une gorgée d’eau, et Allah t’en rémunérera, car la soif me brûle l’intérieur ! » Et Alischar pensa : « Par Allah ! il ne sera pas dit qu’un musulman ait refusé de donner à boire à un chien altéré ! Je vais donc lui porter de l’eau. » Et il entra dans sa maison, prit une cruche d’eau et allait ressortir pour l’aller porter au chrétien, quand Zoumourroud l’entendit ouvrir le loquet et courut à sa rencontre, émue de son absence prolongée. Elle lui dit, en l’embrassant : « Pourquoi as-tu tant tardé à rentrer aujourd’hui ? As-tu fini par vendre la tapisserie, et est-ce à un brave marchand en boutique, ou à un passant ? » Il répondit, troublé fort visiblement : « J’ai tardé un peu, car le souk était plein ; j’ai fini tout de même par vendre la tapisserie à un marchand ! » Elle dit, avec un doute dans la voix : « Par Allah ! mon cœur n’est pas tranquille. Mais où portes-tu cette cruche ? » Il dit : « Je vais donner à boire au crieur du souk qui m’a accompagné jusqu’ici ! » Mais cette réponse ne la satisfit point, et, tandis qu’Alischar sortait, elle récita, fort anxieuse, ce vers du poète :
« Ô mon cœur qui t’attaches à l’aimé, pauvre cœur plein d’espoir et qui crois éternel le baiser, ne vois-tu qu’à ton chevet, les bras tendus, veille la séparatrice, et que dans l’ombre te guette, perfide, la destinée ?… »
Comme Alischar se dirigeait vers le dehors, il trouva le chrétien déjà entré dans le vestibule, par la porte laissée ouverte. À cette vue, le monde noircit devant son visage et il s’écria : « Que fais-tu là, chien fils de chien ? Et comment as-tu osé pénétrer dans ma maison sans mon consentement ? » Il répondit : « De grâce, ô mon maître, excuse-moi ! Épuisé d’avoir marché tout le jour, et ne pouvant plus me tenir debout, je me vis forcé de franchir ton seuil, puisqu’en somme il n’y a pas grande différence entre la porte et le vestibule. D’ailleurs, le temps seulement de prendre haleine, et je m’en vais ! Ne me repousse pas et Allah ne te repoussera pas ! » Et il prit la cruche que tenait Alischar fort perplexe, but son besoin, et la lui rendit. Et Alischar resta debout en face de lui, à attendre qu’il s’en allât. Mais une heure se passa de la sorte et le chrétien ne bougeait pas. Alors Alischar lui cria, suffoqué : « Veux-tu tout de suite sortir d’ici et t’en aller en ta voie ! » Mais le chrétien lui répondit : « Ô mon maître, tu n’es certes pas de ceux qui font un bienfait à quelqu’un pour le lui faire sentir toute la vie, ni de ceux dont le poète a dit :
« Évanouie, la race généreuse de ceux qui sans compter remplissaient la main du pauvre avant qu’elle fût tendue.
Maintenant c’est une race vile d’usuriers qui supputent l’intérêt d’un peu d’eau prêtée au pauvre du chemin.
« Quant à moi, ô mon maître, j’ai déjà étanché ma soif à l’eau de ta maison, mais la faim m’est en ce moment une telle torture que je me contenterais bien des restes de ton repas, ne serait-ce que d’un morceau de pain sec et d’un oignon, rien de plus ! » Alischar, de plus en plus furieux, lui cria : « Allons ! va-t’en d’ici ! assez de citations comme ça ! Il n’y a plus rien à la maison ! » Il répondit sans bouger de sa place : « Mon seigneur, pardonne-moi ! mais, s’il n’y a plus rien à la maison, tu as sur toi les cent dinars que t’a rapportés la tapisserie. Je te prie donc, par Allah, d’aller au souk le plus proche m’acheter une galette de froment, pour qu’il ne soit pas dit que j’aie quitté ta maison sans qu’il y ait eu entre nous le pain et le sel ! »
Lorsque Alischar eut entendu ces paroles, il se dit en lui-même : « Il n’y a pas de doute possible, ce maudit chrétien est un fou et un extravagant. Et je vais le jeter à la porte et exciter après lui les chiens de la rue ! » Et comme il s’apprêtait à le pousser dehors, le chrétien immobile lui dit : « Ô mon maître, ce n’est qu’un seul pain que je désire, et un seul oignon, de quoi seulement chasser la faim. Ne va donc pas faire une grande dépense pour moi, c’est vraiment trop ! Car le sage se contente de peu ; et, comme dit le poète :
« Un pain sec suffit pour mettre en fuite la faim qui torture le sage, alors que le monde entier ne saurait calmer le faux appétit du gourmand. »
Quand Alischar vit qu’il ne pouvait faire autrement que de s’exécuter, il dit au chrétien : « Je vais au souk te chercher à manger. Reste ici à m’attendre, sans bouger ! » Et il sortit de la maison, après avoir fermé la porte et enlevé la clef de la serrure pour la mettre dans sa poche. Il alla en toute hâte au souk, où il acheta du fromage rôti au miel, des concombres, des bananes, des feuilletés et du pain soufflé tout frais sortant du four, et apporta le tout au chrétien en lui disant : « Mange ! » Mais celui-ci se récusa en disant : « Mon seigneur, quelle générosité est la tienne ! Ce que tu apportes là suffirait à nourrir dix personnes ! C’est vraiment trop ! à moins que tu ne veuilles m’honorer en mangeant avec moi ! » Alischar répondit : « Moi, je suis rassasié ; mange donc tout seul ! » Il s’écria : « Mon seigneur, la sagesse nous apprend que celui qui refuse de manger avec son hôte est indubitablement un bâtard adultérin. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent vingt-unième nuit.
Elle dit :
À ces paroles sans réplique possible, Alischar n’osa refuser et s’assit à côté du chrétien et se mit à manger avec lui, distraitement. Le chrétien profita de l’inattention de son hôte pour éplucher une banane, la partager et y glisser adroitement du banj pur mêlé à de l’extrait d’opium, à dose suffisante pour terrasser un éléphant et l’endormir pendant un an. Il trempa cette banane dans le miel blanc où nageait l’excellent fromage rôti, et l’offrit à Alischar en lui disant : « Ô mon seigneur, par la vérité de ta foi ! accepte de ma main cette succulente banane que j’ai épluchée à ton intention ! » Alischar, qui tenait à en finir, prit la banane et l’avala.
À peine la banane était-elle arrivée dans son estomac, qu’Alischar tomba à la renverse, la tête avant les pieds, privé de sentiment. Alors le chrétien bondit tel un loup pelé et s’élança au dehors où, dans la ruelle en face, se tenaient aux aguets des hommes avec un mulet, ayant à leur tête le vieux Rachideddîn, le misérable aux yeux bleus auquel n’avait pas voulu appartenir Zoumourroud, et qui avait juré de l’avoir de force, coûte que coûte. Ce Rachideddîn n’était qu’un ignoble chrétien qui professait extérieurement l’islamisme pour en avoir les privilèges auprès des marchands, et il était le propre frère de celui qui venait de trahir Alischar, et dont le nom était Barssoum.
Ce Barssoum courut donc aviser son misérable frère du succès de leur ruse, et tous deux, suivis de leurs hommes, pénétrèrent dans la maison d’Alischar, se précipitèrent dans l’appartement d’à côté, qu’avait loué Alischar pour en faire le harem de Zoumourroud, s’élancèrent sur la belle adolescente, qu’ils bâillonnèrent. Et ils la prirent à bras-le-corps pour la transporter en un clin d’œil sur le dos du mulet qu’ils mirent au galop. Et ils arrivèrent en quelques instants, sans avoir été inquiétés en route, à la maison du vieux Rachideddîn.
Le misérable aux yeux bleus et louches fit alors porter Zoumourroud dans la chambre la plus retirée de la maison. Et il s’assit seul près d’elle, après lui avoir ôté le bâillon, et lui dit : « Te voici enfin en mon pouvoir, belle Zoumourroud, et ce n’est point ce vaurien d’Alischar qui viendra maintenant te tirer de mes mains. Commence donc, avant que de coucher dans mes bras et d’éprouver ma vaillance au combat, par adjurer ta mécréante foi et consentir à devenir chrétienne comme je suis chrétien. Par le Messie et la Vierge ! si, tout de suite, tu ne te rends à mon désir, je te ferai subir les pires tortures et te rendrai plus humiliée qu’une chienne ! »
À ces paroles du misérable chrétien, les yeux de l’adolescente se remplirent de larmes qui roulèrent le long de ses joues, et ses lèvres frémirent, et elle s’écria : « Ô scélérat à barbe blanche, par Allah ! tu peux me faire couper en morceaux, mais tu n’arriveras pas à me faire abjurer ma foi. Tu peux même prendre mon corps par la violence, comme le bouc en rut la chèvre enfantine, mais tu ne soumettras pas mon esprit à l’impureté partagée. Et Allah saura tôt ou tard te demander compte de tes ignominies. »
Lorsque le vieillard vit qu’il ne pouvait la persuader par la parole, il appela ses esclaves et leur dit : « Renversez-la et tenez-la sur le ventre solidement ! » Et ils la renversèrent et la couchèrent sur le ventre. Alors ce misérable vieux chrétien prit un fouet et se mit à l’en flageller cruellement sur ses parties arrondies. Et chaque coup laissait une longue raie rouge sur le blanc de sa chair. Et Zoumourroud, à chaque coup, loin de faiblir dans sa foi, s’écriait : « Il n’y a de Dieu qu’Allah, et Mohammad est l’envoyé d’Allah ! » Et il ne s’arrêta de la frapper que lorsqu’il ne put lever le bras. Alors il ordonna à ses esclaves de la jeter à la cuisine, avec les servantes, et de ne lui rien donner à manger ni à boire. Et ils obéirent à l’instant. Et voilà pour eux !
Quant à Alischar, il resta étendu, privé de sentiment, dans le vestibule de sa maison, jusqu’au lendemain. Il put alors reprendre ses sens et ouvrir les yeux, une fois dissipée l’ivresse du banj et envolées de sa tête les fumées de l’opium. Il se leva alors sur son séant et, de toutes ses forces, il appela : « Ya Zoumourroud ! » Mais personne ne lui répondit. Il se leva anxieux et entra dans l’appartement, qu’il trouva vide et silencieux, et où les voiles de Zoumourroud et ses écharpes gisaient sur le sol. Alors il se rappela le chrétien. Et, comme lui aussi avait disparu, il ne douta plus de l’enlèvement de sa bien-aimée Zoumourroud. Il se jeta alors par terre, en se frappant la tête et en sanglotant ; puis il déchira ses vêtements, et pleura toutes les larmes de la désolation, et, à la limite du désespoir, il s’élança hors de sa maison, ramassa deux gros cailloux dont il se mit un dans chaque main, et commença à parcourir, hagard, toutes les rues en se frappant la poitrine avec ces cailloux et en criant : « Ya Zoumourroud ! Zoumourroud ! » Et les enfants l’entourèrent en courant avec lui et en criant : « Un fou ! un fou ! » Et les gens de connaissance qui le rencontraient le regardaient avec compassion et pleuraient la perte de sa raison, en disant : « C’est le fils de Gloire ! Pauvre Alischar ! »
Il continua à errer de la sorte, les cailloux lui faisant résonner la poitrine, quand il fut rencontré par une vieille femme d’entre les femmes de bien, qui lui dit : « Mon enfant, puisses-tu jouir de la sécurité et de la raison ! Depuis quand es-tu devenu fou ? » Et Alischar lui répondit par ce vers :
« C’est l’absence d’une qui m’a fait perdre la raison. Ô vous qui croyez à ma folie, ramenez celle qui l’a causée, et sur mon esprit vous mettrez la fraîcheur d’un dictame. »
En entendant ce vers et en regardant Alischar plus attentivement, la bonne vieille comprit qu’il devait être un amoureux en souffrance, et lui dit : « Mon enfant, ne crains pas de me raconter tes peines et ton infortune. Peut-être qu’Allah ne m’a placée sur ton chemin que pour te venir en aide ! » Alors Alischar lui raconta son aventure avec Barssoum le chrétien.
La bonne vieille, à ce discours, réfléchit pendant une heure de temps, puis elle releva la tête et dit à Alischar : « Lève-toi, mon enfant, et va vite m’acheter une corbeille de colporteur, dans laquelle tu mettras, après les avoir achetés au souk, des bracelets de verre coloré, des anneaux en cuivre argenté, des pendants d’oreilles, des breloques, et diverses autres choses comme en vendent, dans les harems, les vieilles pourvoyeuses. Et moi je mettrai cette corbeille sur ma tête, et j’irai faire le tour de toutes les maisons de la ville, en vendant aux femmes ces diverses choses. Et de la sorte je pourrai faire des investigations qui nous mettront sur la bonne voie et nous feront, s’il plaît à Allah, retrouver ton amante Sett Zoumourroud. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent vingt-deuxième nuit.
Elle dit :
Et Alischar se mit à pleurer de joie et, après avoir baisé les mains de la bonne vieille, se hâta d’aller acheter et de lui rapporter ce qu’elle lui avait indiqué.
Alors la vieille rentra chez elle pour s’habiller. Elle se voila le visage avec un voile couleur de miel, se couvrit la tête d’un foulard de cachemire, et s’enveloppa d’un grand voile de soie noire ; puis elle mit sur sa tête la corbeille en question, et, prenant en main un bâton pour soutenir sa respectable vieillesse, elle se mit à faire lentement le tour des harems des notables et des marchands, dans les différents quartiers, et ne tarda pas à arriver à la maison du vieux Rachideddîn, le misérable chrétien qui se faisait passer pour musulman, le maudit qu’Allah confonde et brûle dans les tortures jusqu’à l’extinction des temps. Amîn !
Or, elle y arriva juste au moment où la malheureuse adolescente, jetée au milieu des esclaves et des servantes de la cuisine, endolorie encore des coups qu’elle avait reçus, gisait à moitié morte sur une méchante natte.
Elle frappa à la porte, et l’une des esclaves vint lui ouvrir et la saluer avec amitié ; et la vieille lui dit : « Ma fille, j’ai là quelques jolis objets à vendre. Y a-t-il chez vous des acheteurs ? » La servante dit : « Mais je crois bien ! » Et elle l’introduisit à la cuisine, où la vieille s’assit avec componction, et fut aussitôt entourée par les esclaves. Elle fut fort accommodante dans la vente, et se mit à leur céder, pour des prix fort modiques, bracelets, anneaux et pendants d’oreilles, si bien qu’elle gagna leur confiance et qu’elles l’aimèrent pour son langage et la douceur de ses manières.
Mais, en tournant la tête, voici qu’elle aperçut Zoumourroud étendue. Et elle interrogea à son sujet les esclaves, qui lui apprirent tout ce qu’elles savaient. Et aussitôt elle fut persuadée qu’elle était en présence de celle qu’elle cherchait. Elle s’approcha de l’adolescente et lui dit : « Ma fille, que tout mal s’éloigne de toi ! Allah m’envoie à ton secours ! Tu es Zoumourroud, l’esclave aimée d’Alischar fils de Gloire ! » Et elle lui apprit pourquoi elle était venue, déguisée en pourvoyeuse, et lui dit : « Demain soir tiens-toi prête à être enlevée ; mets-toi à la fenêtre de la cuisine qui donne sur la rue, et quand tu verras quelqu’un dans l’ombre qui se mettra à siffler, ce sera le signal. Réponds-lui et saute sans crainte dans la rue. C’est Alischar lui-même qui sera là et qui te délivrera. » Et Zoumourroud baisa les mains de la vieille, qui se hâta de sortir et d’aller mettre Alischar au courant de ce qui venait de se passer, ajoutant : « Tu iras donc là-bas, au-dessous de la fenêtre de la cuisine de ce maudit-là, et tu feras comme ça et comme ça. »
Alors Alischar remercia beaucoup la vieille pour ses bons offices et voulut lui faire cadeau de quelque chose ; mais elle refusa et s’en alla, en lui souhaitant succès et bonheur.
Et le lendemain soir, Alischar prit la route qui conduisait à la maison décrite par la bonne vieille, et finit par la trouver. Il vint s’asseoir au bas du mur, où il attendit que fût venue l’heure de siffler. Mais comme il était là depuis un certain temps, et qu’il avait déjà passé deux nuits sans sommeil, il fut tout d’un coup vaincu par la fatigue et s’endormit. Glorifié soit le Seul qui jamais ne s’endort !
Pendant qu’Alischar était ainsi assoupi au bas de la cuisine, cette nuit-là, le destin poussa de ce côté, en quête de quelque bonne aubaine, un larron d’entre les larrons audacieux, qui, après avoir fait tout le tour de la maison, sans trouver d’issue, arriva à l’endroit où dormait Alischar. Il se pencha sur lui et, tenté par la richesse de ses habits, il lui vola tout doucement son beau turban et son manteau et s’en affubla en un clin d’œil. Et au même moment il vit la fenêtre s’ouvrir et entendit quelqu’un siffler. Il regarda et aperçut une forme de femme, et cette femme lui faisait signe et sifflait. C’était Zoumourroud qui le prenait pour Alischar.
À cette vue, le voleur, sans trop comprendre, se dit : « Si je lui répondais ? » Et il siffla. Aussitôt Zoumourroud sortit de la fenêtre et sauta dans la rue, en s’aidant d’une corde. Et le voleur, qui était un fort gaillard, la reçut sur son dos et s’éloigna avec la rapidité de l’éclair.
Quand Zoumourroud vit une telle force chez son porteur, elle fut extrêmement étonnée et lui dit : « Alischar, mon bien-aimé, la vieille m’a dit que tu pouvais à peine te traîner, tant tu avais été affaibli par la douleur et la crainte. Et je vois que tu es plus fort qu’un cheval. » Mais comme le voleur ne répondait pas et galopait plus rapidement, Zoumourroud lui passa la main sur le visage, et le trouva tout hérissé de poils plus durs que le balai du hammam, et tel qu’on l’eût cru quelque cochon sauvage. À cette constatation elle eut une grande terreur et se mit à lui donner des coups sur la figure en lui criant : « Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu es ? » Or, comme à ce moment ils étaient déjà loin des habitations, dans la pleine campagne envahie par la nuit et la solitude, le voleur s’arrêta un instant, déposa à terre l’adolescente et lui cria : « Moi, je suis Djiwân le Kourde, le plus roué compagnon de la bande d’Ahmad Ed-Danaf. Nous sommes quarante gaillards qui depuis longtemps sommes privés de chair fraîche. La nuit prochaine sera la plus bénie de tes nuits, car nous monterons tous sur toi, à tour de rôle, et nous nous vautrerons entre ce que tu sais, et nous le ferons rouler jusqu’au matin. »
Lorsque Zoumourroud eut entendu ces paroles de son ravisseur, elle comprit toute l’horreur de sa situation, et se mit à pleurer en se frappant le visage et en déplorant l’erreur qui l’avait livrée à ce bandit perpétrateur de viols, et bientôt à ses compagnons les quarante. Puis, voyant que la mauvaise destinée avait pris le dessus dans sa vie, et qu’il n’y avait pas à lutter contre elle, elle se laissa emporter de nouveau par son ravisseur, sans opposer de résistance, et se contenta de soupirer : « Il n’y a de Dieu qu’Allah ! En Lui je me réfugie ! Chacun porte sa destinée attachée à son cou, et, quoi qu’il fasse, il ne peut s’en éloigner. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent vingt-troisième nuit.
Elle dit :
Le Kourde Djiwân rechargea donc l’adolescente sur son dos et continua à courir jusqu’à une caverne, cachée dans les rochers, où la bande des quarante et son chef avaient élu domicile. Là, une vieille, la mère justement du ravisseur de Zoumourroud, faisait le ménage des larrons et préparait leur nourriture. Ce fut donc elle qui, entendant le signal convenu, sortit à l’entrée de la caverne recevoir son fils et sa capture. Djiwân remit Zoumourroud à sa mère et lui dit : « Prends bien soin de cette gazelle jusqu’à mon retour, car je vais à la recherche de mes compagnons, afin qu’ils viennent la monter avec moi. Mais, comme nous ne serons pas revenus avant demain à midi, à cause de quelques exploits que nous avons à accomplir, je te charge de la bien nourrir pour qu’elle soit capable de supporter nos assauts. » Et il s’en alla.
Alors la vieille s’approcha de Zoumourroud et lui porta à boire et lui dit : « Ma fille, quel bonheur pour toi de te sentir bientôt pénétrée par quarante jeunes gaillards, sans compter leur chef qui est à lui seul plus solide qu’eux tous ! Par Allah ! que tu es heureuse d’être jeune et désirable ! » Zoumourroud ne put répondre et, s’enveloppant la tête de son voile, s’étendit par terre et resta ainsi jusqu’au matin.
Or, la nuit l’avait fait réfléchir ; et elle avait repris courage et s’était dit : « Quelle est donc cette indifférence condamnable vis-à-vis de moi-même dans un tel moment ? Me faudrait-il donc attendre sans bouger la venue de ces quarante bandits perforateurs, qui vont m’abîmer et me remplir comme l’eau remplit un navire jusqu’à ce qu’il s’enfonce au fond de la mer. Non, par Allah ! je sauverai mon âme et je ne leur livrerai pas mon corps. » Et comme déjà c’était le matin, elle se leva et, s’approchant de la vieille, elle lui baisa la main et lui dit : « Cette nuit m’a bien reposée, ma bonne mère, et je me sens ragaillardie. Que nous faut-il faire maintenant pour passer le temps ? Veux-tu, par exemple, venir avec moi au soleil et me laisser te chercher les poux de la tête et te lisser les cheveux, ma bonne mère ? » La vieille répondit : « Par Allah ! ton idée est excellente, ma fille, car depuis le temps que je suis dans cette caverne, je n’ai pu me laver la tête, et elle sert maintenant d’habitation à toutes les espèces de poux qui se logent dans les cheveux des hommes et les poils des animaux. Et, la nuit venue, ils sortent de ma tête et circulent en bande sur mon corps il y en a de blancs et de noirs, de gros et de petits ; il y en a même, ma fille, qui ont une queue fort large et qui se promènent à rebours ; d’autres ont une odeur plus fétide que les vieilles vesses et les pets les plus puants. Si donc tu arrives à me débarrasser de ces bêtes malfaisantes, ta vie avec moi sera fort heureuse ! »
Et elle sortit avec Zoumourroud hors de la caverne et s’accroupit au soleil en enlevant le mouchoir qu’elle avait sur la tête. Zoumourroud alors put voir qu’en effet il y avait là toutes les variétés de poux connues et les autres également. Sans perdre courage, elle se mit donc à les enlever d’abord par poignées, puis à peigner les cheveux à la racine avec plusieurs grosses épines ; et, quand il ne resta plus qu’une quantité normale de ces poux, elle se mit à les chercher avec des doigts nombreux et à les écraser entre deux ongles, comme à l’ordinaire. Cela fait, elle lui lissa les cheveux lentement, si bien que la vieille se sentit délicieusement envahie par la tranquillité de sa peau nettoyée, et finit par s’assoupir profondément.
Sans perdre de temps, Zoumourroud se leva et courut à la caverne où elle prit des vêtements d’homme dont elle s’affubla, s’entoura la tête d’un beau turban, un de ceux qui venaient des vols commis par les quarante, et ressortit en hâte pour aviser un cheval, également volé, qui paissait par là, les deux pieds attachés. Elle le sella et le brida, sauta dessus à califourchon, et le mit au grand galop, droit devant elle, en invoquant le Maître de la délivrance.
Elle galopa ainsi, sans répit, jusqu’à la tombée de la nuit ; et le lendemain matin, dès l’aube, elle reprit sa course, ne s’arrêtant que de temps à autre pour se reposer, manger quelques racines et laisser paître son cheval. Et elle continua de la sorte pendant dix jours et dix nuits.
Vers le matin du onzième jour, elle sortit enfin du désert qu’elle venait de traverser, et déboucha dans une verdoyante prairie où couraient de belles eaux, où s’égayaient les regards au spectacle des grands arbres, des ombrages, des roses et des fleurs qu’un climat printanier faisait pousser par milliers ; là s’ébattaient aussi des oiseaux de la création et paissaient par troupeaux les gazelles et beaucoup d’autres jolis animaux.
Zoumourroud se reposa une heure en cet endroit délicieux, puis elle remonta à cheval et suivit une route fort belle qui courait entre les massifs de verdure et conduisait à une grande ville dont au loin, sous le soleil, brillaient les minarets.
Lorsqu’elle fut proche des murs et de la porte de la ville, elle vit une foule immense qui, à sa vue, se mit à pousser des cris délirants de joie et de triomphe. Et, aussitôt, de la porte sortirent et vinrent à sa rencontre des émirs à cheval et des notables et des chefs de soldats qui se prosternèrent et embrassèrent la terre avec les marques de la soumission des sujets à leur roi, tandis que, de tous côtés, une clameur immense s’élevait de la multitude : « Qu’Allah donne la victoire à notre sultan ! Que ta bienvenue apporte la bénédiction au peuple des musulmans ! Qu’Allah consolide ton règne, ô notre roi ! » Et, en même temps, des milliers de guerriers à cheval firent la haie sur deux rangs, pour écarter et maintenir la foule à la limite de l’enthousiasme, et un crieur public, juché sur un chameau richement caparaçonné, annonçait au peuple, de toute sa voix, l’arrivée heureuse de son roi.
Mais Zoumourroud, toujours déguisée en cavalier, ne comprenait guère ce que tout cela pouvait signifier, et elle finit par demander aux grands dignitaires qui avaient pris les rênes du cheval, de chaque côté : « Qu’y a-t-il donc, honorables seigneurs, dans votre ville ? Et que me voulez-vous ? » Alors, d’entre tous ceux-là, s’avança un grand chambellan qui, après s’être incliné jusqu’à terre, dit à Zoumourroud : « Le Donateur, ô notre maître, n’a point compté ses grâces en te les accordant ! Louanges Lui soient rendues ! Il t’amène par la main jusqu’à nous pour te placer comme notre roi sur le trône de ce royaume ! Louanges à Lui qui nous donne un roi si jeune et si beau, de la noble race des enfants des Turcs, au brillant visage ! Gloire à Lui ! car s’il nous avait envoyé quelque mendiant ou toute autre personne de peu d’importance, nous eussions été également forcés de l’accepter comme notre roi et de lui rendre hommage. Sache, en effet… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent vingt-quatrième nuit.
Elle dit :
« Sache, en effet, que notre usage, à nous habitants de cette ville, lorsque notre roi meurt sans laisser d’enfant mâle, est de nous rendre sur cette route-ci et d’attendre l’arrivée du premier passant que nous envoie le destin, pour l’élire comme notre nouveau roi et le saluer comme tel. Et nous avons aujourd’hui le bonheur de te rencontrer, ô toi le plus beau ! »
Or, Zoumourroud, qui était une femme d’idées excellentes, ne se laissa pas décontenancer par cette nouvelle si extraordinaire, et elle dit au grand-chambellan et aux autres dignitaires : « Ô vous tous, ne croyez point tout de même que je sois quelque Turc de naissance obscure ou quelque fils de roturier. Au contraire ! Vous avez devant vous un Turc de haute lignée qui a fui son pays et ses tentes, après s’être brouillé avec ses parents, et qui a résolu de parcourir le monde en cherchant les aventures. Et comme justement le destin me fait rencontrer une occasion assez belle, je consens à être votre roi ! »
Aussitôt elle se mit à la tête du cortège et, au milieu des acclamations et des cris de joie de tout un peuple, elle fit dans la ville son entrée triomphale.
Lorsqu’elle fut arrivée devant la grande porte du palais, les émirs et les chambellans mirent pied à terre et vinrent la soutenir sous les bras et l’aidèrent à descendre de cheval, et la transportèrent sur leurs bras dans la grande salle de réception et la firent s’asseoir, l’ayant revêtue des attributs royaux, sur le trône d’or des anciens rois. Et tous ensemble se prosternèrent et embrassèrent la terre entre ses mains, en prononçant le serment de soumission.
Alors Zoumourroud commença son règne en faisant ouvrir les trésors royaux accumulés depuis les siècles ; et elle en fit tirer des sommes qu’elle distribua aux soldats, aux pauvres et aux indigents. Aussi le peuple l’aima-t-il et fit-il des vœux pour la durée de son règne. Et, d’autre part, Zoumourroud n’oublia pas non plus de faire cadeau d’une grande quantité de robes d’honneur aux dignitaires du palais, et d’accorder les faveurs aux émirs et aux chambellans ainsi qu’à leurs épouses et à toutes les femmes du harem. En outre, elle abolit les perceptions d’impôts, les octrois et les contributions, et fit élargir les prisonniers et redressa tous les torts. Et de la sorte elle gagna l’affection des grands et des petits, qui tous la prenaient pour un homme et s’émerveillaient de sa continence et de sa chasteté en apprenant qu’elle n’entrait jamais dans le harem et ne couchait jamais avec ses femmes. En effet, elle n’avait voulu prendre à son service particulier de nuit que deux petits eunuques qu’elle faisait coucher en travers de sa porte.
Mais loin d’être heureuse, Zoumourroud ne faisait que penser à son bien-aimé Alischar qu’elle ne put retrouver malgré toutes les recherches qu’elle fit faire secrètement. Aussi, elle ne cessait de pleurer toute seule et de prier et de jeûner, pour attirer la bénédiction du Très-Haut sur Alischar et obtenir de le retrouver sain et sauf, après l’absence. Et elle resta ainsi une année ; si bien que toutes les femmes du palais levaient les bras de désespoir et s’écriaient : « Quel malheur sur nous que le roi soit si dévot et si continent ! »
Au bout de l’année, Zoumourroud eut une idée, et voulut tout de suite la mettre à exécution. Elle fit appeler les vizirs et les chambellans et leur ordonna de faire aplanir par les architectes et les ingénieurs un vaste meidân long d’un parasange et large d’autant, et de faire construire en son milieu un magnifique pavillon en dôme qui serait richement tapissé et où seraient placés un trône et autant de sièges qu’il y avait de dignitaires dans le palais.
L’ordre de Zoumourroud fut exécuté en fort peu de temps. Et, le meidân tracé et le pavillon élevé et le trône et les sièges disposés dans l’ordre hiérarchique, Zoumourroud y convoqua tous les grands de la ville et du palais, et leur donna un festin qui de mémoire de vieillard n’avait eu son pareil dans le royaume. Et, à la fin du festin, Zoumourroud se tourna vers les invités et leur dit : « Désormais, durant tout mon règne, je vous convoquerai dans ce pavillon au commencement de chaque mois, et vous prendrez place sur vos sièges, et je convoquerai également tout mon peuple, afin qu’il prenne part au festin et qu’il mange et boive et remercie le Créateur pour ses dons ! » Et tous lui répondirent par l’ouïe et l’obéissance. Alors elle ajouta : « Les crieurs publics appelleront mon peuple au festin, et l’aviseront que quiconque refusera de venir sera pendu. »
Donc, au commencement du mois, les crieurs publics parcoururent les rues de la ville en criant : « Ô vous tous, marchands et acheteurs, riches et pauvres, affamés ou rassasiés, par l’ordre de notre maître le roi, accourez au pavillon du meidân. Vous y mangerez et boirez et bénirez le Bienfaiteur. Et pendu sera quiconque ne s’y rendra ! Fermez vos boutiques et cessez la vente et les achats ! Quiconque refusera pendu sera ! »
À cette invitation, la foule accourut et se massa dans le pavillon en flots pressés, au milieu de la salle, alors que le roi était assis sur son trône et que, tout autour de lui, sur leurs sièges respectifs, étaient hiérarchiquement rangés les grands et les dignitaires. Et tous se mirent à manger toutes sortes de choses excellentes, telles que moutons rôtis, riz au beurre, et surtout de cet excellent mets appelé « kisck », préparé au blé pulvérisé et au lait fermenté. Et pendant qu’ils mangeaient, le roi les examinait attentivement, l’un après l’autre, et si longtemps, que chacun disait à son voisin : « Par Allah ! je ne sais pour quel motif le roi me regarde avec obstination ! » Et les grands et les dignitaires, pendant ce temps, ne cessaient d’encourager tous ces gens, leur disant : « Mangez sans honte et rassasiez-vous ! Vous ne pouvez faire plus grand plaisir au roi que de lui montrer votre appétit ! » Et eux se disaient : « Par Allah ! de notre vie nous n’avons vu un roi aimer à ce point son peuple et lui vouloir tant de bien ! »
Or, parmi les gloutons qui mangeaient avec le plus d’ardente voracité, faisant disparaître dans leur gosier des plateaux entiers, se trouvait le misérable chrétien Barssoum qui avait endormi Alischar et volé Zoumourroud, aidé de son frère le vieux Rachideddîn. Lorsque ce Barssoum eut fini de manger la viande et les mets au beurre ou au gras, il avisa un plateau, placé hors de portée de sa main, et qui était rempli d’un admirable riz à la crème, saupoudré de sucre fin et de cannelle. Il bouscula tous ses voisins et atteignit le plateau qu’il attira à lui et plaça sous sa main, et en prit une énorme bouchée qu’il engouffra dans sa bouche.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent vingt-cinquième nuit.
Elle dit :
Alors l’un de ses voisins, scandalisé, lui dit : « N’as-tu donc pas honte de tendre la main vers ce qui est loin de ta portée, et de t’emparer pour toi seul d’un si grand plateau ! Ignores-tu donc que la politesse nous enseigne de ne manger que ce qui est devant nous ? » Et un autre voisin ajouta : « Puisse ce mets te peser sur le ventre et bouleverser tes tripes ! » Et un autre bonhomme, grand mangeur de haschich, lui dit : « Hé, par Allah ! partageons ! Approche-moi ça, que j’en prenne une bouchée ou deux ou trois ! » Mais Barssoum lui jeta un regard de mépris et lui cria violemment : « Ah ! maudit mangeur de haschich, ce noble mets n’est pas fait pour ta mâchoire ; il est destiné au palais des émirs et des gens délicats ! » Et il s’apprêtait à plonger ses doigts dans la délicieuse pâte, quand Zoumourroud, qui l’observait depuis un certain temps, le reconnut et dépêcha vers lui quatre gardes, en leur disant : « Courez vite vous emparer de cet individu qui mange du riz au lait, et amenez-le-moi ! » Et les quatre gardes se précipitèrent sur Barssoum, lui arrachèrent des doigts la bouchée qu’il s’apprêtait à avaler, le jetèrent la face contre terre, et le traînèrent par les jambes devant le roi, au milieu des spectateurs étonnés qui cessèrent aussitôt de manger en se chuchotant les uns aux autres : « Voilà ce que c’est que de faire le glouton et de s’emparer de la nourriture d’autrui ! » Et le mangeur de haschich dit à ceux qui l’entouraient : « Par Allah ! j’ai bien fait de ne pas manger avec lui de cet excellent riz à la cannelle ! Qui sait la punition qui va lui être infligée ? » Et tous se mirent à regarder attentivement ce qui allait se passer.
Zoumourroud, les yeux intérieurement allumés, demanda à l’homme : « Dis-moi, toi, l’homme aux mauvais yeux bleus, quel est ton nom, et quel est le motif de ta venue dans notre pays ? » Le misérable chrétien, qui s’était coiffé du turban blanc, privilège des seuls musulmans, dit : « À notre maître le roi, je m’appelle Ali, et j’exerce le métier de passementier. Je suis venu dans ce pays pour exercer mon métier, et gagner ma vie du travail de mes mains. »
Alors Zoumourroud dit à l’un de ses petits eunuques : « Va vite me chercher ma table de sable divinatoire et la plume de cuivre qui me sert à y tracer les lignes géomantiques. » Et, son ordre aussitôt exécuté, Zoumourroud étendit soigneusement le sable divinatoire sur la surface plane de la table et, avec la plume de cuivre, y traça la figure d’un singe et quelques lignes de caractères inconnus. Après quoi, elle réfléchit pendant quelques instants, puis releva soudain la tête et, d’une voix terrible qui fut entendue de toute la foule, elle cria au misérable : « Ô chien, comment oses-tu mentir aux rois ? N’es-tu point chrétien et ton nom n’est-il pas Barssoum ? Et n’es-tu donc pas venu dans ce pays pour te mettre à la recherche d’une esclave volée par toi dans le temps ? Ah ! chien maudit ! tu vas tout de suite avouer la vérité que vient de me révéler si clairement le sable divinatoire ! »
À ces paroles, le chrétien terrifié croula sur le sol, les mains jointes, et dit : « Grâce ! ô roi du temps, tu ne te trompes pas ! Je suis, en effet – préservé sois-tu de tout mal ! – un ignoble chrétien, et je suis venu ici dans l’intention de ravir une musulmane que j’avais volée et qui s’est enfuie de notre maison. »
Alors Zoumourroud, au milieu des murmures d’admiration de tout le peuple qui disait : « Ouallah ! il n’y a pas dans le monde un géomancien liseur de sable comparable à notre roi ! » appela le porte-glaive et ses aides et leur dit : « Emmenez ce misérable chien hors de la ville, écorchez-le vif, empaillez-le avec du foin de mauvaise qualité, et revenez clouer cette peau à la porte du meidân. Quant à son cadavre, il faut le brûler avec des excréments desséchés, et enfouir ce qui en restera dans la fosse aux ordures. » Et ils répondirent par l’ouïe et l’obéissance, emmenèrent le chrétien, et l’exécutèrent selon la sentence que le peuple trouva pleine de justice et de sagesse.
Quant aux voisins qui avaient vu le misérable manger du riz au lait, ils ne purent s’empêcher de se communiquer mutuellement leurs impressions. L’un dit : « Ouallah ! jamais plus de ma vie je ne me laisserai tenter par ce plat que pourtant j’aime à l’extrême. Il porte malheur ! » Et le mangeur de haschich, se tenant le ventre, tant il avait des coliques de terreur, s’écria : « Hé ! ouallah ! ma bonne destinée m’a préservé de toucher à ce maudit riz à la cannelle. » Et tous jurèrent de ne jamais plus prononcer le mot de riz à la crème.
En effet, quand vint le mois suivant et que le peuple fut de nouveau convoqué à prendre part au festin en présence du roi, il y eut un grand vide autour du plateau qui contenait le riz à la crème, et personne ne voulut regarder de ce côté. Puis tout le monde, pour faire plaisir au roi, qui observait chaque convive avec la plus grande attention, se mit à manger et à boire et à se réjouir, mais chacun ne touchait qu’aux mets placés devant lui.
Sur ces entrefaites, entra un homme à l’aspect effrayant qui s’avança rapidement en bousculant tout le monde sur son passage, et qui, voyant toutes les places prises excepté à l’entour du plateau de riz à la crème, vint s’accroupir devant ce plateau et, au milieu de l’effarement général, se disposa à tendre la main pour en manger.
Or, Zoumourroud aussitôt reconnut en cet homme son ravisseur le terrible Djiwân le Kourde, l’un des quarante de la bande d’Ahmad Ed-Danaf. Le motif qui l’amenait en cette ville n’était autre que la recherche de l’adolescente dont la fuite l’avait mis dans une fureur épouvantable, alors qu’il s’était préparé à la monter avec ses compagnons. Et il s’était mordu la main de désespoir et avait fait le serment de la retrouver, fût-elle derrière le mont Caucase ou cachée comme la pistache dans sa coque. Et il était parti à sa recherche, et avait fini par arriver à la ville en question et entrer, avec les autres, dans le pavillon, pour ne pas être pendu.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent vingt-sixième nuit.
Elle dit :
Il s’assit donc en face du plateau de riz à la crème en question, et plongea sa main tout entière au beau milieu. Alors de toutes parts on lui cria : « Holà ! que vas-tu faire ? Prends garde ! Tu vas être écorché vif ! Ne touche pas à ce plat de la calamité ! » Mais l’homme roula des yeux terribles et leur cria : « Taisez-vous, vous autres ! Je veux m’en remplir le ventre. Je l’aime, ce riz doux à la crème. » On lui cria encore : « Tu seras pendu écorché ! » Pour toute réponse il attira à lui davantage le plateau dans lequel il avait plongé la main, et se pencha dessus. À cette vue, le mangeur de haschich, son plus proche voisin, s’enfuit épouvanté et dégrisé des vapeurs du haschich. Et il alla s’asseoir plus loin, en protestant qu’il n’était pour rien dans ce qui allait se passer.
Donc, Djiwân le Kourde, après avoir plongé dans le plateau sa main noire comme la patte du corbeau, la sortit énorme et pesante comme le pied du chameau. Il arrondit dans sa paume la prodigieuse poignée qu’il avait retirée, en fit une boule aussi grosse qu’un cédrat, et la lança d’un mouvement tournant au fond de son gosier où elle s’engloutit avec fracas, cascade dans une caverne, tant que le dôme du pavillon résonna d’un écho qui se répercuta bondissant et rebondissant. Et la trace fut telle dans la masse où la bouchée avait été prise que le fond apparut à nu du grand plateau.
À cette vue, le mangeur de haschich leva les bras et s’écria : « Qu’Allah nous protège ! il a englouti le plateau d’une seule bouchée. Grâces soient rendues à Allah qui ne m’a pas créé riz au lait entre ses mains ! » Et il ajouta : « Laissons-le manger à son aise, car déjà je vois sur son front se dessiner l’image du pendu. » Puis il se mit encore plus hors de portée de la main du Kourde, et lui cria : « Puisse ta digestion s’arrêter et t’étouffer, ô effroyable abîme ! » Mais le Kourde, sans prêter attention à ce qui se disait autour de lui, plongea une seconde fois ses doigts, matraques, dans la masse tendre qui s’entr’ouvrit avec un claquement, et il les retira avec, au bout, une grosse boule, telle une courge ; et il la faisait déjà tourner dans sa paume avant que de l’engloutir, quand Zoumourroud dit aux gardes : « Vite, amenez-moi l’homme au riz avant qu’il avale la bouchée ! » Et les gardes bondirent sur le Kourde qui ne les voyait pas, courbé qu’il était de toute la moitié du corps sur le plateau. Et ils le renversèrent avec agilité et lui lièrent les bras derrière le dos, et le traînèrent devant le roi, tandis que les assistants se disaient : « Il a voulu lui-même sa propre perte. Nous lui avions bien conseillé de s’abstenir de toucher à ce néfaste riz à la crème ! »
Lorsqu’il fut devant elle, Zoumourroud lui demanda : « Quel est ton nom ? quel est ton métier ? et quel motif t’a poussé à venir dans notre ville ? » Il répondit : « Je m’appelle Othmân, et je suis jardinier de mon métier. Quant au motif de ma venue, c’est la recherche d’un jardin où travailler pour manger. » Zoumourroud s’écria : « Qu’on m’apporte la table de sable et la plume de cuivre. » Et lorsqu’elle eut les objets entre les mains, elle traça avec la plume des caractères et des figures sur le sable étalé, réfléchit et calcula une heure de temps, puis releva la tête et dit : « Malheur à toi, misérable menteur ! Mes calculs sur ma table de sable m’apprennent que de ton vrai nom tu t’appelles Djiwân le Kourde, et que de ton métier tu es bandit, voleur et assassin ! Ah ! fils de mille putains ! avoue tout de suite la vérité, ou les coups te la feront retrouver ! »
En entendant ces paroles du roi, qu’il était loin de soupçonner être l’adolescente ravie naguère par lui, il devint jaune de teint et ses mâchoires se contractèrent sur des crocs de loup ou de quelque bête sauvage. Puis il pensa sauver sa tête en avouant la vérité, et dit : « Tu dis vrai, ô roi ! Mais je me repens sur tes mains dès cet instant, et je serai à l’avenir dans la bonne voie ! » Mais Zoumourroud lui dit : « Il ne m’est pas permis de laisser vivre une bête malfaisante sur le chemin des musulmans. » Puis elle ordonna : « Qu’on l’emmène et qu’on l’écorche vif et qu’on l’empaille, pour le clouer sur la porte du pavillon, et qu’on fasse subir à son cadavre le même sort qu’à celui du chrétien. »
Lorsque le mangeur de haschich vit les gardes emmener l’homme en question, il se leva et tourna son derrière au plateau de riz et dit : « Ô saupoudré de sucre et de cannelle, je te tourne le dos, ô plat de malheur, car je ne te juge digne que de mon derrière… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent vingt-septième nuit.
Elle dit :
« … je ne te juge digne que de mon derrière ! Je crache sur toi et t’abomine ! » Et voilà pour lui.
Mais pour ce qui est du troisième festin, voici : Comme dans les deux circonstances précédentes, les crieurs firent la même annonce ; puis le peuple se rassembla sous le pavillon, les grands se placèrent en ordre et le roi s’assit sur son trône. Et tout le monde se mit à manger, à boire et à se réjouir ; et la foule était massée partout, excepté devant le plateau de riz à la crème qui restait intact au milieu de la salle, ayant tous les dos des mangeurs tournés de son côté. Et soudain on vit entrer un homme à barbe blanche qui, voyant vide l’endroit tout autour du plateau, se dirigea de ce côté et s’assit pour manger, afin de n’être pas pendu. Et Zoumourroud le regarda et reconnut le vieux Rachideddîn, le misérable chrétien qui l’avait fait enlever par son frère Barssoum.
En effet, comme Rachideddîn, au bout d’un mois, ne voyait pas revenir son frère qu’il avait envoyé à la recherche de l’adolescente enfuie, il résolut de partir lui-même essayer de la retrouver, et le destin le conduisit dans cette ville jusqu’à ce pavillon, devant le plateau de riz à la crème.
Zoumourroud, en reconnaissant le maudit chrétien, pensa en elle-même : « Par Allah ! ce riz à la crème est un mets béni, puisqu’il me fait retrouver tous les êtres malfaisants. Il me faut un jour le faire crier par toute la ville comme mets obligatoire pour tous les habitants. Et je ferai pendre ceux qui ne l’aimeront pas. En attendant, je vais m’occuper de ce vieux scélérat. » Elle cria donc à ses gardes : « Amenez-moi l’homme au riz ! » Et les gardes, habitués maintenant, reconnurent l’homme aussitôt, et se précipitèrent sur lui et le traînèrent par la barbe devant le roi qui lui demanda : « Quel est ton nom ? quelle est ta profession ? et quel est le motif de ton arrivée parmi nous ? » Il répondit : « Ô roi fortuné, je m’appelle Rustem, mais je n’ai point de profession, si ce n’est d’être un pauvre, un derviche. » Elle s’écria : « À moi, le sable et la plume ! » Et on les lui apporta. Et, après avoir étendu le sable et y avoir tracé des figures et des caractères, elle réfléchit une heure de temps, puis releva la tête et dit : « Tu mens devant le roi, chien maudit ! Ton nom est Rachideddîn ; ton métier est de faire enlever traîtreusement les femmes des musulmans et de les enfermer dans ta maison ; tu professes extérieurement la foi de l’Islam en restant au fond du cœur un misérable chrétien. Avoue la vérité ou ta tête va sur l’heure sauter à tes pieds. » Et le misérable, terrifié, crut sauver sa tête et avoua ses crimes et ses hontes. Alors Zoumourroud dit aux gardes : « Renversez-le et appliquez-lui mille coups de bâton sur chaque plante des pieds. » Et cela fut exécuté immédiatement. Elle dit alors : « Maintenant, emmenez-le arrachez-lui la peau, empaillez-la avec du foin pourri et clouez-la, avec les deux autres, à l’entrée du pavillon. Et faites subir à son cadavre le même sort qu’à celui des deux autres chiens. » Et cela fut exécuté sur-le-champ.
Puis tout le monde se remit à manger, en s’émerveillant de la sagesse et de la science divinatoire du roi, et en vantant sa justice et son équité.
Lorsque le festin eut pris fin, le peuple s’écoula et la reine Zoumourroud rentra dans son palais. Mais elle n’était point heureuse intérieurement, et elle se disait : « Grâces soient rendues à Allah qui m’a apaisé le cœur en m’aidant à tirer vengeance de ceux qui m’avaient fait du mal ! Mais tout cela ne me rend pas mon bien-aimé Alischar. Pourtant le Tout-Puissant peut ce qui lui plaît, à l’égard de ceux qui l’adorent et le reconnaissent pour leur seul Dieu. » Et, émue au souvenir de son amoureux, elle versa d’abondantes larmes toute la nuit. Puis elle s’enferma seule, avec sa douleur, jusqu’au commencement du mois suivant.
Alors le peuple fut encore rassemblé pour le festin accoutumé, et le roi et les dignitaires prirent place, comme à l’ordinaire, sous le dôme. Et déjà le festin était en train, et Zoumourroud désespérait de jamais retrouver son bien-aimé, et elle faisait en son âme cette prière : « Ô toi qui as rendu Youssouf à son vieux père Yâcoub, qui as guéri de ses plaies inguérissables le saint Ayoub, accorde-moi dans ta bonté de retrouver moi aussi mon bien-aimé Alischar. Tu es l’Omnipotent, ô Maître de l’univers ! Toi qui mets dans la bonne voie ceux qui sont dans l’égarement, toi qui écoutes toutes les voix, qui exauces tous les vœux, et qui fais succéder le jour à la nuit, rends-moi ton esclave Alischar ! »
À peine Zoumourroud avait-elle formulé intérieurement cette invocation, qu’un jeune homme entra par la porte du meidân, et sa taille flexible ployait, rameau de saule. Il était beau comme est belle la lumière, mais pâle et délicat. Il chercha partout une place où s’asseoir, et ne trouva libre que l’endroit autour du plateau de riz à la crème en question. Il vint y prendre place, et de tous côtés le suivaient les regards épouvantés de ceux qui le croyaient déjà perdu, et le voyaient écorché et pendu.
Or, Zoumourroud dès le premier regard reconnut Alischar. Et son cœur se mit à battre, et elle faillit lancer un cri de joie. Mais elle réussit à vaincre ce mouvement, pour ne point s’exposer à se trahir devant son peuple. Pourtant elle était prise d’une grande émotion, et ses entrailles s’agitaient, et son cœur battait de plus en plus fort. Et elle attendit de s’être calmée tout à fait avant que de faire venir Alischar.
Quant à Alischar, voici ce qui lui était arrivé. Lorsqu’il s’était réveillé…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent vingt-huitième nuit.
Elle dit :
… Lorsqu’il s’était réveillé, le jour était levé, et les marchands commençaient déjà à ouvrir le souk. Et Alischar, étonné de se voir étendu dans cette rue, porta la main à son front, et constata que son turban avait disparu, et son manteau également. Il commença alors à comprendre la réalité, et courut, fort ému, raconter sa mésaventure à la bonne vieille qu’il pria d’aller aux nouvelles. Elle y consentit de bon cœur, et partit pour revenir au bout d’une heure, le visage et les cheveux défaits, lui apprendre la disparition de Zoumourroud, et lui dire : « Je crois bien, mon enfant, que désormais tu dois renoncer à jamais retrouver ton amoureuse. Il n’y a de recours et de force contre les calamités qu’en Allah le Tout-Puissant ! Tout ce qui t’arrive est bien de ta faute ! »
À ces paroles, Alischar vit la lumière se changer en ténèbres devant son visage, et il désespéra de la vie, et souhaita mourir, et se mit à pleurer et à sangloter dans les bras de la bonne vieille, tellement qu’il s’évanouit. Puis, à force de frottements donnés par les femmes de la maison, il reprit ses sens, mais ce fut pour s’aliter, atteint d’une grave maladie qui lui fit perdre le goût du sommeil et qui l’aurait certainement conduit droit à la tombe s’il n’avait eu la bonne vieille pour le soigner, l’aimer et l’encourager. Il resta ainsi fort malade durant la longueur d’une année, sans que la vieille le quittât un instant ; elle lui donnait à boire les sirops, et lui faisait bouillir les poulets, et lui faisait respirer les parfums vivifiants. Et lui, dans un état d’extrême faiblesse et de langueur, se laissait faire, et se récitait des vers fort tristes sur la séparation, dont ceux-ci entre mille :
Les soucis s’accumulent, l’amour se désagrège, les larmes coulent et le cœur est brûlé.
Le faix de la douleur pèse sur un dos qui ne peut le tolérer, sur un cœur épuisé par le désir d’aimer, par la passion sans chemin, et par les veilles continues.
Seigneur Dieu, est-il encore moyen de me venir en aide ? Hâte-toi de me secourir avant que le souffle dernier de vie s’exhale d’un corps exténué.
Alischar resta donc en cet état sans espoir de guérir comme sans espoir de revoir Zoumourroud. Et la bonne vieille ne savait plus comment faire pour le tirer de sa torpeur, quand un jour elle lui dit : « Mon enfant, ce n’est point en continuant à te lamenter sans sortir de ta maison que tu pourras retrouver ton amie. Si tu veux me croire, lève-toi et raffermis tes forces et sors la chercher dans les villes et les contrées. On ne sait jamais le chemin d’où peut venir le salut ! » Et elle ne cessa de l’encourager de la sorte et de lui donner de l’espoir qu’elle ne l’eût obligé à se lever et à entrer au hammam, où elle lui donna elle-même le bain, et lui fit boire des sorbets, et lui fit manger un poulet. Et elle continua pendant un mois à le traiter de la sorte, si bien qu’il finit par être en état de voyager. Alors il fit ses adieux à la vieille, après avoir terminé ses préparatifs de départ, et se mit en route à la recherche de Zoumourroud. Et c’est ainsi qu’il finit par arriver dans la ville où Zoumourroud était roi, et par entrer dans le pavillon du festin et s’asseoir devant le plateau de riz à la crème saupoudré de sucre et de cannelle.
Comme il avait une grande faim, il releva ses manches jusqu’aux coudes, dit la formule : « Bismillah » et se disposa à manger. Alors ses voisins, apitoyés de voir à quel danger il s’exposait, le prévinrent qu’il lui arriverait certainement malheur s’il avait la mauvaise chance de toucher à ce mets. Et, comme il s’obstinait, le mangeur de haschich lui dit : « Tu seras écorché et pendu, prends garde ! » Il répondit : « Bénie soit la mort qui me délivrera d’une vie pleine d’infortunes ! Mais auparavant je veux manger de ce riz à la crème. » Et il tendit la main et se mit à manger de grand appétit.
Tout cela ! Et Zoumourroud qui, tout en émoi, l’observait, se dit : « Je veux d’abord le laisser assouvir sa faim, avant que de le faire venir. » Et lorsqu’elle vit qu’il avait cessé de manger, et qu’il avait prononcé la formule du remercîment, elle dit aux gardes : « Allez trouver tout doucement ce jeune homme qui est assis devant le plateau de riz à la crème, et priez-le, avec beaucoup de bonnes manières, de venir me parler, en lui disant : « Le roi vous demande pour une question et une réponse, sans plus. » Et les gardes vinrent s’incliner devant Alischar et lui dirent : « Seigneur, notre maître le roi te demande pour une question et une réponse, sans plus ! » Alischar répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il se leva et les accompagna devant le roi.
Pendant ce temps, les gens du peuple faisaient entre eux mille conjectures. Les uns disaient : « Quel malheur pour sa jeunesse ! Qui sait ce qui va lui arriver ! » Mais d’autres répondaient : « S’il devait lui arriver malheur, le roi ne l’aurait pas laissé manger sa suffisance. Il l’aurait fait arrêter dès la seconde bouchée ! » Et d’autres disaient : « Les gardes ne l’ont pas traîné par les pieds ou par les habits ! Ils l’ont accompagné, en le suivant respectueusement à distance ! »
Tout cela, pendant qu’Alischar se présentait devant le roi. Là, il s’inclina et embrassa la terre entre les mains du roi qui lui demanda, d’une voix tremblante et fort douce : « Quel est ton nom, ô tendre jouvenceau ? quel est ton métier ? et quel motif t’a obligé à quitter ton pays pour ces contrées lointaines ? » Il répondit : « Ô roi fortuné, je m’appelle Alischar fils de Gloire, et je suis un d’entre les enfants des marchands, dans le pays de Khorassân. Ma profession était celle de mon père, mais il y a longtemps que les calamités m’y firent renoncer… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent vingt-neuvième nuit.
Elle dit :
« Quant au motif de ma venue dans ce pays, c’est la recherche d’une personne aimée que j’ai perdue, et qui m’était plus chère que ma vue et mon ouïe et mon âme ! Et depuis qu’elle m’a été prise, je vis somnambule. Et telle est ma lamentable histoire. » Et Alischar, en achevant ces paroles, fondit en larmes, et fut pris d’un tel hoquet qu’il tomba évanoui.
Et Zoumourroud, à la limite de l’attendrissement, ordonna à ses deux petits eunuques de lui asperger le visage avec de l’eau de roses. Et les deux petits esclaves aussitôt exécutèrent l’ordre, et Alischar revint à lui en sentant l’eau de roses. Alors Zoumourroud dit : « Maintenant, qu’on m’apporte la table de sable et la plume de cuivre ! » Et elle prit la table et elle prit la plume, et, après avoir tracé des lignes et des caractères et réfléchi pendant une heure de temps, elle dit doucement, mais de façon à être entendue de tout le peuple : « Ô Alischar fils de Gloire, le sable divinatoire confirme tes paroles. Tu dis la vérité. Aussi je puis te prédire que bientôt Allah te fera retrouver ta bien-aimée. Que ton âme s’apaise et que ton cœur se rafraîchisse. » Puis elle leva la séance, et ordonna aux deux petits esclaves de le conduire au hammam, et de le revêtir après le bain d’une robe de l’armoire royale, de le faire monter sur un cheval des écuries royales, et de le lui ramener à l’entrée de la nuit ! Et les deux petits eunuques répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se hâtèrent d’exécuter l’ordre de leur roi.
Quant aux gens du peuple qui avaient assisté à toute cette scène et entendu les ordres donnés, ils se demandèrent les uns aux autres : « Quel motif secret a donc poussé le roi à traiter ce joli jouvenceau avec tant d’égards et de douceur ? » D’autres répondirent : « Par Allah ! le motif est tout indiqué : le garçon est fort beau. » Et d’autres dirent : « Nous avions prévu ce qui allait se passer, rien qu’en voyant le roi le laisser assouvir sa faim à ce plateau de riz à la crème douce. Ouallah ! nous n’avions jamais entendu dire que le riz à la crème pût produire de pareils prodiges. » Et ils s’en allèrent, chacun donnant son avis.
Quant à Zoumourroud, elle attendit avec une impatience inimaginable l’entrée de la nuit, pour pouvoir enfin s’isoler avec le bien-aimé de son cœur. Aussi, à peine le soleil eut-il disparu et les muezzins eurent-ils appelé les croyants à la prière, Zoumourroud se déshabilla et s’étendit sur sa couche, ne gardant pour tout vêtement que sa chemise de soie. Et elle abaissa les rideaux, pour être dans l’ombre, et ordonna aux deux eunuques de faire entrer Alischar qui attendait dans le vestibule.
Quant aux chambellans et aux dignitaires du palais, ils ne doutèrent plus des intentions du roi en le voyant traiter de cette façon inaccoutumée le bel Alischar. Et ils se dirent : « Il est maintenant bien certain que le roi est épris de ce jouvenceau. Et sûrement demain, après sa nuit avec lui, il le nommera chambellan ou général d’armée. » Et voilà pour eux.
Quant à Alischar, lorsqu’il fut en présence du roi, il embrassa la terre entre ses mains, en lui adressant ses hommages et lui offrant ses vœux, et il attendit d’être interrogé. Et Zoumourroud pensa en son âme : « Je ne puis lui révéler tout de suite qui je suis ; car, s’il me reconnaissait subitement, il mourrait d’émotion. » Elle se tourna donc vers lui, et lui dit : « Ô gentil jouvenceau, viens plus près de moi. Dis ! as-tu été au hammam ? » Il répondit : « Oui, ô mon seigneur. » Elle reprit : « T’es-tu lavé partout et parfumé et rafraîchi ? » Il répondit : « Oui, ô mon seigneur. » Elle demanda : « Sûrement le bain a dû exciter ton appétit, ô Alischar ! Voici, à portée de ta main, un plateau rempli de poulets et de pâtisseries. Commence d’abord par apaiser ta faim ! » Alors Alischar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et mangea son plein, et fut content. Et Zoumourroud lui dit : « Tu dois avoir soif maintenant ! Voici, sur le second tabouret, le plateau des boissons. Bois ta soif, et puis viens tout près de moi. » Et Alischar but une tasse de chaque pot de boisson, et s’approcha de la couche du roi.
Alors le roi lui prit la main et lui dit : « Tu me plais beaucoup, ô jouvenceau ! Tu as une jolie figure, et j’aime les jolies figures. Je te prie de me masser. » Et Alischar se baissa et, relevant ses manches, se mit à masser les pieds du roi.
Au bout d’un certain temps, le roi lui dit : « Masse-moi maintenant les jambes et les cuisses. » Et Alischar fils de Gloire se mit à masser les jambes et les cuisses du roi. Et il fut étonné à la fois et émerveillé de leur trouver une tendreté et une souplesse et une blancheur sans pareilles. Et il se disait : « Ouallah ! les cuisses des rois sont bien blanches. Et elles n’ont pas de poils. »
À ce moment, Zoumourroud lui dit : « Ô jouvenceau aux mains si expertes dans l’art du massage, allonge tes mouvements jusqu’à mon nombril. » Mais Alischar s’arrêta soudain dans son massage, et dit : « Excuse-moi, mon seigneur, mais je ne sais point faire le massage du corps plus haut que les cuisses. Tout ce que je sais, je l’ai fait. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent trentième nuit.
Elle dit :
À ces paroles, Zoumourroud prit un ton de voix fort courroucé, et s’écria : « Comment ! Tu oses me désobéir ? Par Allah ! si tu hésites encore, ta nuit sera néfaste sur ta tête ! Hâte-toi donc de t’incliner et de satisfaire à mon désir. Et moi, en retour, je ferai de toi mon amant en titre, et je te nommerai émir entre les émirs et chef d’armée entre les chefs de mes armées. » Alischar demanda : « Je ne comprends pas exactement ce que tu veux, ô roi. Que faut-il que je fasse pour t’obéir ? » Elle répondit : « Défais ton honorable caleçon et étends-toi sur la figure. » Alischar s’écria : « C’est là une chose que de ma vie je n’ai faite. Si donc tu veux me forcer à la commettre, je t’en demanderai compte au jour de la Résurrection. Laisse-moi donc sortir d’ici et m’en aller dans mon pays. » Mais Zoumourroud reprit, d’un ton plus furieux : « Je t’ordonne de mettre bas l’honorable caleçon et de te coucher sur le visage, sinon je te fais sur l’heure trancher la tête. Viens donc, ô jouvenceau, et dors avec moi. Tu ne t’en repentiras pas ! »
Alors Alischar, désespéré, ne put faire autrement que d’obéir. Aussitôt Zoumourroud le prit dans ses bras, et monta sur lui, et s’étendit sur son dos.
Lorsque Alischar vit le roi peser avec cette impétuosité, il se dit : « Il va m’abîmer sans recours ! » Mais bientôt il sentit sur lui, légèrement, quelque chose de doux qui le caressait, comme de la soie, tendre à la fois et arrondi, au toucher ferme autant que beurré, et il se dit : « Ouallah ! ce roi a une peau préférable à celle des femmes ! » Mais, au bout d’un moment qu’il était dans cette posture sans rien sentir de perforant, il vit le roi se détacher soudain et s’étendre lui-même sur le dos, à ses côtés. Et il pensa : « Béni et glorifié soit Allah qui n’a pas permis le réveil de l’enfant. Que serais-je devenu si cela avait réussi ! » Et il commençait à respirer plus à son aise, quand le roi lui dit : « Sache, ô Alischar, que l’enfant est habitué à se lever seulement quand on le manipule avec les doigts ! Il te faut donc me le manipuler ou tu es un homme mort ! » Et, toujours étendue sur le dos, Zoumourroud prit la main d’Alischar fils de Gloire, et la posa doucement sur son histoire. Et Alischar, à ce toucher, sentit une rondeur haute comme un trône, et grasse comme un poulet, et plus chaude que la gorge du pigeon, et plus brûlante qu’un cœur brûlé par la passion ; et cette rondeur était lisse et blanche et fondante et énorme. Et soudain il la sentit, sous ses doigts, se cabrer comme un mulet piqué aux naseaux, ou comme un âne aiguillonné au milieu du dos.
À cette constatation, Alischar, à la limite de l’étonnement, pensa en son âme : « Ce roi a une fente, c’est certain. C’est là la chose la plus prodigieuse d’entre tous les prodiges. » Et Alischar, enhardi par cette trouvaille qui lui enlevait ses dernières hésitations, se mit soudain à s’ériger quant à son zebb, et cela à l’extrême limite de l’érection.
Or, Zoumourroud n’attendait que ce moment-là. Et tout à coup elle éclata de rire. Puis elle dit à Alischar : « Comment se fait-il que tu ne reconnaisses pas ta servante, ô mon maître bien-aimé ? » Mais Alischar ne comprenait pas encore, et demanda : « Quelle servante et quel maître, ô roi du temps ? » Elle répondit : « Ô Alischar, je suis Zoumourroud, ton esclave. Ne me reconnais-tu pas à tous ces signes-là ? »
À ces paroles, Alischar regarda plus attentivement le roi, et reconnut en lui sa bien-aimée Zoumourroud. Et il la prit dans ses bras et l’embrassa avec les plus grands transports de joie. Et Zoumourroud lui demanda : « Maintenant opposeras-tu encore de la résistance ? » Et Alischar, pour toute réponse, fondit sur elle, lion sur la brebis, et, reconnaissant la route, il alla de l’avant sans se soucier de l’étroitesse du sentier. Et, arrivé au terme de la route, il resta longtemps droit et rigide, portier de cette porte et imam de ce mihrab. Et elle, de son côté, ne le quittait pas d’un doigt, et s’élevait avec lui, et s’agenouillait, et roulait, et se relevait, et haletait, en suivant le mouvement. Et à la câlinerie répondait la câlinerie, et au remous un second remous. Et ils se répondaient par de tels soupirs et de tels cris, que les deux petits eunuques, attirés par le bruit, soulevèrent le rideau pour voir si le roi n’avait pas besoin de leurs services. Et devant leurs yeux effarés apparut le spectacle de leur roi étendu sur le dos avec le jouvenceau, en diverses poses mouvementées, donnant la réplique aux assauts par des coups de lance, aux incrustations par des coups de ciseau, et aux remuements par des agitations.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent trente-unième nuit.
Elle dit :
À cette vue, les deux eunuques se hâtèrent de s’éloigner silencieusement, en se disant : « Il est certain que ces façons de faire du roi ne sont point des façons d’un homme, mais d’une femme en délire. » Mais ils se gardèrent bien de divulguer aux autres ce secret.
Lorsque vint le matin, Zoumourroud se revêtit de ses habits royaux et fit assembler dans la grande cour du palais ses vizirs, ses chambellans, ses conseillers, ses émirs, ses chefs d’armée, et les notables d’entre les habitants, et leur dit : « Je vous permets, ô vous tous, mes sujets fidèles, d’aller dès aujourd’hui sur la route où vous m’avez rencontré, et de chercher quelqu’un d’autre pour l’élire comme votre roi à ma place. Moi, j’ai résolu d’abdiquer la royauté et de m’en aller vivre dans le pays de cet adolescent, que j’ai choisi comme ami pour la vie ; car je veux lui donner tous mes instants comme je lui ai donné mon affection. Ouassalam ! »
À ces paroles, les assistants lui répondirent par l’ouïe et l’obéissance ; et les esclaves aussitôt s’empressèrent, en rivalisant de zèle, de faire les préparatifs du départ, et remplirent des caisses et des caisses de provisions de route, de bijoux, de robes, de choses somptueuses, d’or et d’argent, et les chargèrent sur le dos des mulets et des chameaux. Et, sitôt tout cela prêt, Zoumourroud et Alischar montèrent dans un palanquin de velours porté par un dromadaire, et, suivis des deux petits eunuques seulement, ils retournèrent au Khorassân, dans la ville où se trouvaient leur maison et leurs parents. Et ils y arrivèrent en toute sécurité. Et Alischar fils de Gloire ne manqua pas de faire de grandes largesses aux pauvres, aux veuves et aux orphelins, et de distribuer des cadeaux extraordinaires à ses amis, à ses connaissances et à ses voisins. Et tous deux vécurent de nombreuses années, au milieu des enfants que leur octroya le Donateur. Et ils furent à la limite des joies et des félicités, jusqu’à ce que vînt les visiter la destructrice des plaisirs et la séparatrice des amants ! Gloire à Celui qui demeure dans son éternité ! Et béni soit Allah, dans tous les cas !
— Mais, continua Schahrazade en s’adressant au roi Schahriar, ne crois point un instant que cette histoire soit plus délicieuse que l’Histoire des Six Adolescentes aux couleurs différentes ! Et si les vers n’y sont pas de beaucoup plus admirables que tous ceux que tu as déjà entendus, tu me feras couper la tête sans différer davantage !
Et Schahrazade dit :
On raconte qu’un jour d’entre les jours l’émir des Croyants El-Mâmoun s’assit sur son trône, dans la salle de son palais, et fit rassembler entre ses mains, outre ses vizirs, ses émirs et les principaux chefs de son empire, tous les poètes et tous les gens délicieux dont il avait fait ses intimes. Or, le plus intime d’entre les plus intimes de ceux qui se trouvaient là réunis, était Môhammad El-Bassri. Et le khalifat El-Mâmoun se tourna vers lui et lui dit « Ô Mohammad, j’ai bien envie de t’entendre me raconter à cette heure quelque histoire jamais entendue. » Il répondit « Ô émir des Croyants, la chose est facile. Mais veux-tu de moi une histoire que j’aie ouïe de mes oreilles, ou bien quelque fait que, témoin, j’aie observé de mes yeux ? » Et El-Mâmoun dit « Ô Mohammad, il n’importe. Mais je veux le plus merveilleux. » Alors Mohammad El-Bassri dit :
« Sache, ô émir des Croyants, que j’ai connu, ces temps derniers, un homme de fortune considérable, natif du Yémen, qui avait quitté son pays pour venir habiter dans Baghdad, notre ville, afin d’y mener une vie agréable et tranquille. Il s’appelait Ali El-Yamani. Et, comme au bout d’un certain temps il avait trouvé les mœurs de Baghdad absolument à sa convenance, il fit venir ses effets en entier, ainsi que son harem composé de six jeunes esclaves belles comme des lunes.
La première de ces adolescentes était blanche, la seconde brune, la troisième grasse, la quatrième mince, la cinquième blonde et la sixième noire. Et toutes les six, en vérité, étaient à la limite des perfections, avaient l’esprit orné de la connaissance des belles-lettres, et excellaient dans l’art de la danse et des instruments d’harmonie.
L’adolescente blanche s’appelait…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent trente-deuxième nuit.
Elle dit :
L’adolescente blanche s’appelait Visage-de-Lune ; la brune s’appelait Flamme-du-Brasier ; la grasse, Pleine-Lune ; la mince, Houria-du-Paradis ; la blonde, Soleil-du-Jour ; la noire, Prunelle-de-l’Œil.
Or, un jour, Ali El-Yamani, heureux de la quiétude goûtée dans la délectable Baghdad, et se sentant dans des dispositions d’esprit meilleures encore que d’habitude, invita ses six esclaves à la fois à venir dans la salle de réunion lui tenir compagnie et passer le temps à boire, à s’entretenir et à chanter avec lui. Et toutes les six se présentèrent aussitôt entre ses mains ; et, par toutes sortes de jeux, de réjouissances et d’amusements, ils se délectèrent ensemble infiniment.
Lorsque la gaieté régna sans mélange parmi eux, Ali El-Yamani prit une coupe, la remplit de vin, et, se tournant vers Visage-de-Lune, lui dit : « Ô blanche et aimable esclave, ô Visage-de-Lune, fais-nous entendre quelques accords délicats de ta voix. » Et Visage-de-Lune, l’esclave blanche, prit un luth, en harmonisa les sons et y exécuta quelques préludes bas qui firent danser les pierres. Puis elle s’accompagna, en chantant ces vers qu’elle improvisa :
« L’ami que j’ai, qu’il soit loin ou qu’il soit près, a pour toujours empreint son image sur mes yeux, et gravé son nom sur mes membres fidèles.
Pour dorloter son souvenir je deviens entièrement un cœur, et pour le contempler je deviens entièrement un œil.
Le censeur, qui me blâme sans cesse, m’a dit : « Vas-tu oublier enfin cet amour enflammé ? » Je lui dis : « Ô censeur sévère, laisse-moi et va-t’en ! ! Ne vois-tu comme tu te leurres en me demandant l’impossible ? »
En entendant ces vers, le maître de Visage-de-Lune fut ému de plaisir, et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’adolescente qui la but. Il la remplit alors une seconde fois et, la tenant à la main, il se tourna vers l’esclave brune et lui dit : « Ô Flamme-du-Brasier, ô remède des âmes, tâche, sans m’embraser toutefois, de me faire entendre les accents de ta voix, en chantant quelques vers de ton choix. » Et Flamme-du-Brasier prit le luth et l’accorda sur une autre clef ; puis elle préluda par un jeu qui fit danser les cœurs, et tout de suite elle chanta :
« Je le jure par ce cher visage, je l’aime. Ô brillant visage que la beauté enveloppe de ses voiles, tu enseignes aux êtres les plus beaux ce que peut être une chose belle.
Par ta gentillesse tu as fait la conquête de tous les cœurs, car tu es l’œuvre pure sortie des doigts du Créateur. »
En entendant ces vers, le maître de Flamme-du-Brasier fut ému de plaisir, et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’adolescente qui la but. Il la remplit alors une troisième fois et, la tenant à la main, il se tourna vers l’esclave à l’embonpoint considérable, et lui dit : « Pleine-Lune, ô lourde à la surface mais au sang sympathique et si léger, veux-tu nous chanter un air sur de beaux vers clairs comme ta chair ? » Et l’adolescente grasse prit le luth et l’accorda et préluda de façon à faire vibrer les âmes et les roches les plus dures, et, après quelques agréables murmures, elle chanta d’une voix pure :
« Si je pouvais réussir à te plaire, ô toi, objet de mon désir, je braverais tout l’univers et sa colère, avec ton seul sourire comme salaire.
Si vers mon âme qui soupire tu t’avançais de ta fière démarche balancée, les rois de la terre entière disparaîtraient que je ne m’en apercevrais.
Si tu agréais l’humilité de mon amour, mon bonheur serait de passer à tes pieds tous mes jours, ô toi vers qui convergent les attributs de la beauté et ses atours. »
En entendant ces vers, le maître de la grasse Pleine-Lune fut ému de plaisir, et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’adolescente qui la but. Alors il la remplit de nouveau et, la tenant à la main, il se tourna vers l’esclave mince et lui dit : « Ô svelte Houria-du-Paradis, à ton tour maintenant de nous procurer l’extase des beaux chants. » Et la svelte adolescente s’inclina sur le luth, comme une mère sur son enfant, et chanta les vers suivants :
« Pour toi mon ardeur est extrême, et ton indifférence l’égale. Où est la loi qui conseille des sentiments si opposés ?
Est-il un juge suprême des cas d’amour, afin d’y avoir recours ? Il rendrait les parties égales en donnant l’excès de mon ardeur au bien-aimé, et en me donnant l’excès de son indifférence. »
En entendant ces vers, le maître de la mince et svelte Houria-du-Paradis fut ému de plaisir et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’adolescente qui la but. Après quoi, il la remplit de nouveau et, la tenant à la main…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent trente-troisième nuit.
Elle dit :
… il se tourna vers l’esclave blonde et lui dit : « Ô Soleil-du-Jour, ô corps d’ambre et d’or, veux-tu, sur un délicat motif d’amour, nous broder quelques vers encore ? » Et la blonde adolescente inclina sa tête d’or sur l’instrument sonore, ferma à demi ses yeux clairs comme l’aurore, préluda par quelques mélodieux accords qui firent vibrer sans effort les âmes et les corps, au dedans comme au dehors, et, après avoir incité les transports par un début pas trop fort, elle donna à sa voix, trésor des trésors, le plein de son essor, et chanta pour lors :
« L’ami que j’ai, lorsque devant lui je parais,
Il me contemple et darde sur mon cœur
Le glaive tranchant de ses regards.
Je dis à mon pauvre cœur transpercé : « Pourquoi ne veux-tu pas guérir de tes blessures ?
« Pourquoi ne te tiens-tu pas sur tes gardes envers lui ? »
Mais mon cœur ne me répond pas, et toujours cède au penchant qui l’entraîne sous ses pas. »
En entendant ces vers, le maître de la blonde esclave Soleil-du-Jour fut ému de plaisir et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’adolescente qui la but. Après quoi, il la remplit de nouveau et, la tenant à la main, il se tourna vers l’esclave noire et lui dit : « Ô Prunelle-de-l’Œil, ô noire à la surface et si blanche au dedans, toi dont le corps porte la couleur de deuil et dont le visage de bon accueil cause le bonheur de notre seuil, cueille-nous quelques vers qui soient des merveilles aussi vermeilles que le soleil. »
Alors, la noire Prunelle-de-l’Œil prit le luth et y joua des variantes de vingt manières différentes. Après quoi, elle reprit le premier air et chanta ce chant qu’elle chantait d’ordinaire, et qu’elle avait composé sur le mode impair :
« Mes yeux, laissez couler abondamment vos larmes
Sur le meurtre de mon cœur par le feu de mon amour.
Tout ce feu dont je brûle, toute cette passion qui me consume,
Je les dois à l’ami cruel qui me fait languir,
Au cruel qui fait la joie de mes rivales.
Mes censeurs me blâment, et m’encouragent à renoncer aux roses de ses joues en fleur.
Mais que faire d’un cœur sensible aux fleurs et aux roses ?…
Maintenant, voici la coupe de vin qui circule là-bas,
Et les sons de la guitare invitent au plaisir nos âmes, et nos corps à la volupté… Moi, je n’aime que son haleine !
Mes joues hélas ! sont flétries par les feux de mes désirs. Mais que m’importe ! Les roses du Paradis – ses joues – les voici.
Que m’importe, puisque je l’adore. Si, toutefois, mon crime n’est pas trop grand d’aimer la créature. »
En entendant ces vers, le maître de Prunelle-de-l’Œil fut ému de plaisir et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’adolescente qui la but.
Après quoi, toutes les six se levèrent à la fois et embrassèrent la terre entre les mains de leur maître, et le prièrent de leur faire connaître celle dont il avait été le plus charmé et dont les vers et la voix étaient le plus plaisants. Et Ali El-Yamani fut à la limite de la perplexité, et se mit à longtemps les regarder et à admirer leurs charmes et leurs mérites avec des regards indécis ; et il trouvait, en son âme, que leurs formes et leurs couleurs étaient également admirables. Il finit enfin par se décider à parler et dit :
« Louanges à Allah le Distributeur des grâces et de la beauté, qui m’a donné en vous autres, les six, des jouvencelles merveilleuses douées de toutes les perfections ! Eh bien, voici ! Je vous déclare que je vous préfère toutes également, et que je ne puis prendre sur ma conscience d’accorder à l’une d’entre vous la préexcellence. Venez donc, mes agneaux, m’embrasser toutes à la fois. »
À ces paroles de leur maître, les six adolescentes se précipitèrent dans ses bras, et le caressèrent mille fois, et lui également, pendant une heure de temps.
Après quoi, il les fit se ranger en cercle devant lui et leur dit : « Je n’ai point voulu moi-même commettre l’injustice de fixer spécialement mon choix sur l’une de vous, en lui accordant la préférence sur ses compagnes. Mais ce que je n’ai point fait, vous pouvez le faire vous-mêmes. Toutes, en effet, vous êtes également versées dans la lecture du Korân et dans les belles-lettres ; vous avez lu les annales des anciens et l’histoire de nos pères musulmans ; vous êtes enfin douées d’éloquence et d’une diction merveilleuse. Je veux donc que chacune de vous se donne les louanges qu’elle croit mériter, qu’elle fasse remarquer ses avantages et ses qualités, et qu’elle rabaisse les charmes de sa rivale. Ainsi, que la lutte s’engage, par exemple, entre deux rivales de couleurs ou de formes différentes, entre la blanche et la noire, la maigre et la grasse, la blonde et la brune ; mais dans cette lutte vous ne devez pas vous battre autrement qu’avec les belles paroles, les belles maximes, les citations des sages et des savants, l’autorité des poètes et l’appui du Korân. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent trente-quatrième nuit.
Elle dit :
Et les six adolescentes répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se disposèrent à la lutte charmante.
La première qui se leva fut la blanche esclave Visage-de-Lune, qui fit signe à la noire Prunelle-de-l’Œil de venir se tenir vis-à-vis d’elle. Et aussitôt elle dit :
« Ô noire, il est rapporté dans les livres des savants que la Blancheur parla ainsi : « Je suis une lumière éclatante, une lune qui se lève à l’horizon. Ma couleur est claire et évidente. Mon front brille de l’éclat de l’argent. Et ma beauté a inspiré le poète qui a dit :
« Blanche, aux joues lisses et douces et polies, elle est une perle de beauté soigneusement gardée.
« Elle est droite comme la lettre aleph ; la lettre mim, c’est sa bouche ; ses sourcils sont deux nouns renversés ; et ses regards sont des flèches lancées par l’arc redoutable de ses sourcils.
« Mais si tu veux savoir ses joues et sa taille, je te dirai : Ses joues – des feuilles de rose, des fleurs de myrte et des narcisses. Sa taille – un tendre rameau flexible qui, gracieux, se balance dans le jardin, et pour lequel on donnerait le jardin entier et ses parterres. »
« Mais, ô noire, je continue !
« Ma couleur est la couleur du jour. Elle est aussi la couleur de la fleur d’oranger et de l’étoile perlée du matin.
« Sache qu’Allah Très-Haut, dans le Livre vénéré, dit à Moussa (sur lui la prière et la paix !) qui avait la main couverte de lèpre : « Fais entrer ta main dans ta poche ; et quand tu l’en retireras, tu la trouveras blanche, c’est-à-dire pure et intacte ! »
« Il est également écrit dans le Livre de notre foi : « Ceux qui ont su garder leur visage blanc, c’est-à-dire indemne de toute souillure, seront du nombre des élus dans la miséricorde d’Allah ! »
« Ma couleur est donc la reine des couleurs, et ma beauté, c’est ma perfection, et ma perfection, c’est ma beauté.
« Les beaux vêtements et les belles parures siéent toujours à ma couleur, et font mieux ressortir mon éclat qui subjugue les âmes et les cœurs.
« Ignores-tu que la neige qui tombe du ciel est toujours blanche ?
« Ignores-tu que les Croyants ont choisi de préférence la mousseline blanche comme toile pour leur turban ?
« Que de choses admirables n’aurais-je pas encore à dire sur ma couleur ! Mais je ne veux pas m’étendre davantage sur mes mérites, car la vérité est évidente par elle-même, comme la lumière frappe les regards. Et puis je veux tout de suite commencer ta critique, ô noire, couleur de l’encre et du fumier, limaille du forgeron, visage du corbeau, le plus néfaste des oiseaux.
« Et d’abord rappelle-toi les vers du poète qui parlait de la blanche et de la noire :
« Ne sais-tu que la valeur d’une perle tient à sa blancheur, et qu’un sac de charbon s’achète pour un drachme à peine ?
Ne sais-tu que les visages blancs sont de bon augure et qu’ils portent le signe du paradis, mais que les visages noirs ne sont que de la poix et du goudron destinés à entretenir le feu de l’enfer ? »
« Apprends aussi que les annales des hommes justes rapportent que le saint homme Noé s’endormit un jour, alors que ses deux fils Sâm et Hâm étaient à ses côtés. Et voici que s’éleva une brise qui vint soulever sa robe et mettre à nu ses membres cachés. À cette vue, Hâm se mit à rire et, fort amusé du spectacle [car Noé, second père des hommes, était fort riche en rigides somptuosités], ne voulut pas recouvrir la nudité de son père. Alors Sâm se leva gravement et se hâta de cacher le tout en ramenant la robe. Sur ces entrefaites, le vénérable Noé se réveilla et, voyant rire Hâm, il le maudit ; et, voyant la mine grave de Sâm, il le bénit. Et à l’instant la figure de Sâm devint blanche, et celle de Hâm devint noire. Et, dès lors, Sâm fut la souche d’où naquirent les prophètes, les pasteurs des peuples, les sages et les rois ; et Hâm, qui s’était enfui de la présence de son père, fut le tronc d’où naquirent les nègres, les Soudaniens. Et tu sais bien, ô noire, que tous les savants, et tous les hommes en général, sont d’accord sur cette opinion, à savoir : qu’il ne peut y avoir un sage dans l’espèce nègre et dans les pays noirs. »
À ces paroles de l’esclave blanche, son maître lui dit : « Tu peux maintenant t’arrêter. Au tour de la noire ! » Alors Prunelle-de-l’Œil, qui s’était tenue immobile, regarda Visage-de-Lune, et lui dit :
« Ne connais-tu pas, ô blanche ignorante, le passage du Korân où Allah Très-Haut a juré par la nuit ténébreuse et le jour éclatant ? Or, Allah Très-Haut, dans ce serment, a commencé par nommer d’abord la nuit, et ensuite le jour. Il ne l’aurait pas fait, s’il ne préférait la nuit au jour.
« Et puis ! La couleur noire des poils et des cheveux n’est-elle pas le signe et l’ornement de la jeunesse, comme la couleur blanche est l’indice de la vieillesse et de la fin des jouissances de la vie ? Et si la couleur noire n’était pas la plus estimée des couleurs… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent trente-cinquième nuit.
Elle dit :
« … Allah ne l’eût pas rendue tellement chère au noyau des yeux et du cœur. Aussi, qu’elles sont vraies ces paroles du poète :
« Si j’aime tant un corps d’ébène, c’est qu’il est jeune et contient un cœur chaud et des prunelles de feu.
Quant à ce qui est blanc, ô l’horreur extrême ! Si des fois je suis forcé d’avaler un blanc d’œuf, ou de me consoler, à défaut de mieux, d’une chair couleur de blanc d’œuf, c’est fort rare !
Mais jamais vous ne me verrez éprouver un amour extrême pour un linceul blanc, ou me plaire à des cheveux de même couleur. »
« Et un autre poète a dit :
« Si je deviens fou de l’excès de mon amour pour cette femme noire au corps lustré, ne vous étonnez pas, ô mes amis,
Car toute folie, nous apprennent les médecins, est toujours précédée par des idées noires. »
« Un autre a dit également :
« Je n’aime point ces femmes blanches dont on croirait la peau recouverte de farine dartreuse.
L’amie que j’aime est une noire dont la couleur est celle de la nuit et le visage celui de la lune couleur et visage inséparables, car si la nuit n’existait pas il n’y aurait pas de clarté de lune. »
« Et puis ! Quand se font-elles, les réunions intimes des amis, si ce n’est la nuit ? Et quelle gratitude ne doivent-ils point, les amoureux, aux ténèbres de la nuit qui favorisent leurs ébats, les préservent des indiscrets et les abritent contre les blâmes. Mais, par contre, quels sentiments de répulsion n’ont-ils point contre le jour indiscret qui les dérange et les compromet ? Cette seule différence devrait te suffire, ô blanche ! Mais écoute encore ce que dit le poète :
« Je n’aime point ce garçon lourd dont la couleur blanche est due à la graisse dont il est bouffi ; mais j’aime ce jeune noir, svelte et mince, aux chairs fermes.
Car de ma nature j’ai toujours préféré comme monture, pour la joute des lances, un jeune étalon aux fins jarrets, et j’ai laissé les autres monter les éléphants. »
« Et un autre a dit :
« L’ami est venu me voir cette nuit, et nous nous couchâmes côte à côte avec délices. Le matin nous surprit accolés encore.
Si j’ai un vœu à formuler au Seigneur, c’est de faire de tous mes jours des nuits pour que jamais ne me quitte l’ami ! »
« Si donc, ô blanche, je devais continuer à t’énumérer les mérites et les louanges de la couleur noire, j’irais contre ce dicton : « Des mots nets et courts valent mieux qu’un long discours ! » Seulement je dois encore te dire que tes mérites à côté des miens font une bien piètre mine. Tu es blanche, en effet, comme la lèpre est blanche et fétide et suffocante. Et si tu te compares à la neige, oublies-tu donc que dans l’enfer il n’y a pas seulement du feu, mais que, dans certains endroits, la neige produit un froid terrible qui torture les réprouvés plus que la brûlure des flammes ? Et si tu me compares à l’encre, oublies-tu que c’est avec l’encre noire qu’est écrit le Livre d’Allah, et que noir est le musc précieux dont les rois se font des présents ? Enfin je te conseille, pour ton bien, de te rappeler ces vers du poète :
« N’as-tu point remarqué que le musc ne serait plus le musc s’il n’était si noir, et que le plâtre n’est si méprisable que parce qu’il est blanc ?
Et le noir de l’œil, quel prix n’y attache-t-on pas, alors qu’on s’inquiète si peu du blanc ! »
À ces paroles de Prunelle-de-l’Œil, son maître, Ali El-Yamani, lui dit : « Certes, ô noire, et toi esclave blanche, vous avez toutes deux excellemment parlé. Au tour maintenant de deux autres ! »
Alors la grosse et la mince se levèrent, tandis que la blanche et la noire regagnaient leur place. Et elles se tinrent debout en face l’une de l’autre, et la grosse Pleine-Lune se disposa à parler la première.
Mais auparavant elle commença par se déshabiller, en mettant à découvert ses poignets, ses chevilles, ses bras et ses cuisses, et elle finit par se mettre presque complètement nue, de façon à bien faire valoir l’opulence de son ventre aux magnifiques plis superposés, et la rondeur de son nombril ombreux, et la richesse de sa croupe considérable. Et elle ne garda sur elle que sa chemise fine dont le tissu léger, sans cacher ses formes arrondies, les voilait agréablement. Et alors seulement, après quelques frissonnements, elle se tourna vers sa rivale, la mince Houria-du-Paradis, et lui dit…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent trente-sixième nuit.
Elle dit :
« Louanges à Allah qui m’a créée avec de l’embonpoint, qui a mis des coussins dans tous mes coins et mes recoins, qui a pris soin de me farcir la peau avec de la graisse qui sent le benjoin de près et de loin, et qui, néanmoins, n’a point refusé de me donner, comme appoint, assez de muscles pour, en cas de besoin, appliquer à mon ennemi un coup de poing qui en fasse une marmelade de coings.
« Or, ô maigre, sache que les sages ont dit : « La joie de la vie et la volupté consistent en trois choses : manger de la chair, monter sur de la chair, et faire entrer la chair dans la chair. »
« Qui pourrait, sans frémir de plaisir, contempler mes formes plantureuses ? Allah lui-même, dans le Livre, fait l’éloge de la graisse quand il commande d’immoler, dans les sacrifices, des moutons gras ou des agneaux gras ou des veaux gras.
« Mon corps est un verger dont les fruits sont : les grenades, mes seins ; les pêches, mes joues ; les pastèques, mes fesses.
« Quel est le volatile qui fut le plus regretté dans le désert par les Bani-Israïl en fuite hors d’Égypte ? N’est-ce point la caille à la chair juteuse et grasse ?
« A-t-on jamais vu quelqu’un s’arrêter chez le boucher pour lui demander de la chair étique ? Et le boucher ne donne-t-il pas à ses meilleurs clients les morceaux les plus charnus ?
« Écoute, d’ailleurs, ô maigre, ce que le poète dit au sujet de la femme grasse comme moi :
« Regarde-la marcher quand elle remue des deux côtés deux outres balancées, lourdes et redoutables dans leur lasciveté.
Regarde-la quand elle s’assied, comme elle laisse à l’endroit quitté, en souvenir de son passage, ses fesses imprimées.
Regarde-la danser quand d’un coup de hanche elle fait se pâmer nos âmes, et tomber nos cœurs à ses pieds. »
« Quant à toi, ô maigre, à quoi peux-tu bien ressembler sinon à quelque moineau déplumé ; et tes jambes sont-elles faites autrement que les pattes du corbeau ; et tes cuisses ne ressemblent-elles pas au bâton du four ; et ton corps enfin n’est-il point sec et dur comme le poteau du pendu ? Et c’est bien de toi, femme décharnée, qu’il s’agit dans ces vers du poète :
« Qu’Allah me préserve d’être jamais forcé d’accoler cette femme maigre, et de servir de frottoir dans son passage obstrué de cailloux.
Elle a dans chaque membre une corne qui se heurte et se bat avec mes os, tant que je me réveille avec la peau bleuie et fendillée. »
Lorsque Ali El-Yamani eut entendu ces paroles de la grasse Pleine-Lune, il lui dit : « Tu peux maintenant t’arrêter ! Au tour de Houria-du-Paradis ! »
Alors la mince et svelte adolescente regarda la grasse Pleine-Lune en souriant et lui dit :
« Louanges à Allah qui m’a créée en me donnant la forme du flexible rameau du peuplier, la souplesse de la tige du cyprès et le balancement du lis.
« Lorsque je me lève, je suis légère ; lorsque je m’assieds, je suis gentille ; lorsque je plaisante, je suis charmante. Mon haleine est douce et parfumée, car mon âme est simple et pure de tout contact épaississant.
« Je n’ai jamais, ô grasse, entendu un amant louer sa bien-aimée en disant : « Elle est énorme comme l’éléphant ; elle est charnue comme l’hippopotame. »
« Par contre, j’ai toujours entendu l’amant, pour dépeindre sa bien-aimée, dire : « Sa taille est mince et souple et élégante. Sa démarche est si légère que ses pas s’impriment à peine sur le sol. Peu de chose suffit à la nourrir, et quelques gouttes d’eau apaisent sa soif. Ses jeux et ses caresses sont discrets, et ses embrassements pleins de volupté. Elle est plus agile que le moineau, et plus vive que l’étourneau. Elle est flexible comme la tige du bambou. Son sourire est gracieux et gracieuses sont ses manières. Si je t’attire à moi, c’est sans faire d’effort. Et quand elle se penche sur moi, elle s’incline délicatement ; et si elle s’assied sur mes genoux, elle ne tombe pas lourdement, mais elle se pose comme une plume d’oiseau. »
« Sache donc, ô grasse, que c’est moi la svelte, la fine, pour qui brûlent tous les cœurs. C’est moi qui inspire les passions les plus violentes et qui rend fous les hommes les plus sensés.
« C’est moi enfin qu’on compare à la vigne grimpante autour du palmier, qui s’enlace à la tige avec tant de nonchalance. C’est moi la gazelle svelte aux beaux yeux humides et languissants. Et mon nom de Houria n’est point usurpé.
« Quant à toi, ô grasse, laisse-moi maintenant te dire tes vérités… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la trois cent trente-septième nuit.
Elle dit :
« Ô monceau de graisse et de chair, quand tu marches, c’est comme le canard ; quand tu manges, c’est comme l’éléphant. Dans la copulation tu es insatiable, et dans le repos tu es intraitable.
« D’ailleurs, quel est l’homme au membre assez long pour arriver à ta cavité cachée par les montagnes de ton ventre et de tes cuisses ?
« Et si cet homme se rencontre et qu’il puisse te pénétrer, il est aussitôt repoussé de ton ventre gonflé.
« Tu n’as guère l’air de te douter que, grasse comme tu es, tu n’es bonne que comme viande de boucherie.
« Ton âme est aussi grossière que ton corps. Ta plaisanterie est si pesante qu’elle suffoque. Tes jeux sont si lourds qu’ils tuent. Et ton rire est si épouvantable qu’il fracasse les os de l’oreille.
« Si ton amant soupire dans tes bras, tu peux à peine respirer ; s’il t’embrasse, tu es moite et gluante de sueur.
« Lorsque tu dors, tu es ronflante ; lorsque tu veilles, tu souffles comme un buffle ; tu peux à peine changer de place ; et lorsque tu reposes, tu es un fardeau pour toi-même. Ta vie se passe à mouvoir tes mâchoires, comme la vache, et à régurgiter comme le chameau.
« Si tu pisses, tu mouilles tes robes ; si tu jouis, tu inondes les matelas ; si tu vas à la selle, tu t’y plonges jusqu’au cou ; et si tu vas au bain, tu ne peux atteindre ton histoire, qui reste macérée dans son jus et embrouillée dans ses poils jamais épilés.
« Si l’on te regarde par devant, tu es un buffle ; si l’on te regarde de côté, tu es le chameau ; et si l’on te regarde par derrière, tu es une outre gonflée.
« Enfin c’est de toi certainement que le poète a dit :
« Elle est lourde comme une vessie gonflée d’urine ; ses cuisses sont deux contreforts de montagne, et sa démarche ébranle le sol comme un tremblement.
Mais si elle vient à lâcher un pet en Occident, l’Orient entier en retentit. »
À ces paroles de Houria-du-Paradis, Ali El-Yamani, son maître, lui dit : « En vérité, ô Houria, ton éloquence est notoire ! Et toi, Pleine-Lune, ton langage est admirable. Mais maintenant il est temps de regagner vos places afin de laisser parler la blonde et la brune ! »
Alors Soleil-du-Jour et Flamme-du-Brasier se levèrent et vinrent se tenir en face l’une de l’autre. Et, la première, l’adolescente blonde dit à sa rivale :
« C’est moi la blonde décrite longuement dans le Korân ! C’est moi qu’Allah a qualifiée quand il a dit : « Le jaune est la couleur qui réjouit les regards ! » Je suis ainsi la plus belle des couleurs !
« Ma couleur est une merveille, ma beauté est une limite, et mon charme est une fin. Car ma couleur donne à l’or sa valeur, et au soleil et aux astres leur beauté.
« C’est elle qui embellit les pommes et les pêches, et donne sa teinte au safran. Je donne leurs tons aux pierres précieuses, et aux blés leur maturité.
« Les automnes me doivent l’or de leur parure, et la terre n’est si belle de son tapis de feuilles qu’à cause de la teinte figée sur elle par les rayons du soleil.
« Mais toi, ô brune, quand ta couleur se trouve dans un objet, elle suffit pour le déprécier. Rien n’est plus commun ou plus laid. Regarde les buffles, les ânes, les loups et les chiens ils sont bruns.
« Nomme-moi un seul mets dans lequel on voie de bon œil ta couleur. Ni les fleurs, ni les pierreries n’ont jamais été brunes ; seul le cuivre sale à ta couleur.
« Tu n’es point blanche, et tu n’es point noire. Aussi on ne peut t’attribuer aucun des mérites de ces deux couleurs ni aucune des paroles qu’on dit à leur louange ! »
À ces paroles de la blonde, son maître lui dit : « Laisse maintenant parler Flamme-du-Brasier ! »
Alors la brune adolescente fit briller dans un sourire le double collier de ses dents – des perles – et, comme elle avait, outre sa couleur de miel, des formes gracieuses, une taille merveilleuse, des proportions harmonieuses, des manières élégantes et des cheveux de charbon qui retombaient en lourdes nattes jusqu’à sa croupe qui était admirable, elle commença d’abord par mettre en valeur ses charmes, dans un moment de silence, puis elle dit à sa rivale la blonde :
« Louanges à Allah qui ne m’a faite ni grasse difforme, ni maigre maladive, ni blanche comme le plâtre, ni jaune comme les coliques, ni noire comme la poudre de charbon, mais qui a réuni en moi, avec un art admirable, les couleurs les plus délicates et les formes les plus attrayantes.
« Tous les poètes d’ailleurs ont chanté à l’envi mes louanges dans tous les langages, et je suis la préférée de tous les âges et de tous les sages.
« Mais, sans moi-même faire mon éloge, qui n’est plus à faire, voici quelques-uns seulement des poèmes ouvragés en mon honneur… »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent trente-huitième nuit.
Elle dit :
« Un poète a dit :
« Les brunes ont en elles un sens caché. Si tu le devines, tes yeux ne daigneront jamais plus regarder les autres femmes.
Elles savent, les enchanteresses, l’art subtil dans tous ses détours, et l’enseigneraient même à l’ange Harout. »
« Un autre a dit :
« J’aime une brune charmante dont la couleur m’enchante, et dont la taille est droite comme la lance.
La soyeuse petite tache noire, tant caressée, tant baisée, qui orne son cou, tant de fois m’a ravi !
Par la couleur de sa peau lisse, par le parfum délicat qui s’en exhale, elle ressemble à la tige odorante de l’aloès.
Et quand la nuit étend les voiles des ombres, elle vient me voir, la brune. Et je la retiens auprès de moi, jusqu’à ce que les ombres elles-mêmes deviennent de la couleur de nos songes. »
« Mais toi, ô jaune, tu es fanée comme les feuilles de la mouloukhia de mauvaise qualité que l’on cueille à Bab El-Louk, et qui est fibreuse et dure.
« Tu as la couleur de la marmite en terre cuite qui sert au marchand de têtes de mouton.
« Tu as la teinte de l’ocre et de l’orpiment dont on se sert au hammam pour s’épiler, et du chiendent.
« Tu as un visage de cuivre jaune, semblable aux fruits de l’arbre Zakoum qui, dans l’enfer, porte comme fruits des crânes diaboliques.
« Et c’est de toi que le poète a dit :
« Le sort m’a doté d’une femme à la couleur jaune si criarde quelle me fait mal à la tête, et que mon cœur et mes yeux tressautent de malaise.
Si mon âme ne veut pas renoncer pour toujours à la voir, pour me punir je me donnerai de grands coups au visage, de façon à m’arracher les molaires. »
Lorsque Ali El-Yamani eut entendu ces paroles, il se trémoussa de plaisir, et se mit à rire tellement qu’il tomba à la renverse ; après quoi il dit aux deux adolescentes de s’asseoir à leur place ; et, pour leur prouver à toutes la joie qu’il avait eue de les entendre, il leur fit des dons égaux, en belles robes et en pierreries terrestres et marines.
Et telle est, ô émir des Croyants, continua Mohammad El-Bassri en s’adressant au khalifat El-Mâmoun, l’histoire de ces six adolescentes qui maintenant continuent à vivre en bons termes entre elles, dans la demeure de leur maître Ali El-Yamani, à Baghdad, notre ville. »
Le khalifat fut charmé à l’extrême de cette histoire et demanda : « Mais, ô Môhammad, sais-tu au moins où est la maison du maître de ces adolescentes ? Et pourrais-tu aller lui demander s’il veut les vendre ? S’il veut les vendre, achète-les-moi et me les amène. » Môhammad répondit : « Ce que je puis te dire, ô émir des Croyants, c’est que je suis sûr que le maître de ces esclaves ne voudra pas s’en séparer, vu qu’il en est amoureux à l’extrême ! » El-Mâmoun dit : « Prends avec toi, pour prix de chacune d’elles, dix mille dinars ce qui fait en tout soixante mille dinars. Tu les remettras de ma part à cet Ali El-Yamani, et tu lui diras que je désire ses six esclaves ! »
À ces paroles du khalifat, Mohammad El-Bassri se hâta de prendre la somme en question, et alla trouver le maître des esclaves, à qui il fit part du désir de l’émir des Croyants. Ali El-Yamani, dans son premier mouvement, n’osa pas se refuser à la demande du khalifat, et, ayant touché les soixante mille dinars, il remit les six esclaves à Môhammad El-Bassri qui les conduisit aussitôt entre les mains d’El-Mâmoun.
Le khalifat, à leur vue, fut à la limite de l’enchantement, tant de la variété de leur couleur que de leurs manières élégantes, de leur esprit cultivé et de leurs divers agréments. Et il leur donna à chacune, dans son harem, une place de choix, et, durant plusieurs jours, il put jouir de leurs perfections et de leur beauté.
Sur ces entrefaites, le premier maître des six, Ali El-Yamani, sentit peser sur lui la solitude, et se mit à regretter le mouvement qui l’avait fait céder au désir du khalifat. Puis, un jour, à bout de patience, il envoya au khalifat une lettre pleine de désespoir, et où, entre autres choses tristes, il y avait les vers suivants :
« Que mon salut désespéré aille aux belles dont mon âme est séparée. Elles sont mes yeux, mes oreilles, ma nourriture, ma boisson, mon jardin et ma vie.
« Depuis que j’en suis éloigné, rien ne vient distraire ma douleur, et le sommeil lui-même a fui mes paupières !
« Que ne les ai-je enfermées toutes les six dans mes yeux, et sur elles abaissé mes paupières comme rideaux !
« Ô douleur ! ô douleur ! J’eusse préféré n’être point né, que de tomber blessé par des flèches – leurs regards – meurtrières, retirées de la blessure. »
Lorsque le khalifat El-Mâmoun eut parcouru cette lettre, comme il avait une âme magnanime, il fit appeler en toute hâte les six adolescentes, leur donna à chacune dix mille dinars, et des robes merveilleuses, et d’autres cadeaux admirables, et les fit aussitôt rendre à leur ancien maître.
Lorsque Ali El-Yamani les vit arriver, plus belles qu’elles ne l’avaient jamais été, et plus riches et plus heureuses, il fut à la limite de la joie, et continua à vivre avec elles dans les délices et les plaisirs jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice.
— Mais, continua Schahrazade, ne crois pas, ô Roi fortuné, que toutes les histoires que tu as entendues jusqu’à présent puissent valoir, de près ou de loin, l’Histoire de la Ville d’Airain, que je me réserve de te raconter, la nuit prochaine, si tel est toutefois ton désir.
Et la petite Doniazade s’écria : « Oh ! que tu serais gentille, Schahrazade, de nous en dire, en attendant, les premiers mots seulement. »
Alors elle sourit et dit :
On raconte qu’il y avait un roi – Allah seul est roi !…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Lorsque fut la trois cent trente-neuvième nuit.
Schahrazade dit :
On raconte qu’il y avait sur le trône des khalifats Ommiades, à Damas, un roi – Allah seul est roi ! – qui s’appelait Abdalmalek ben-Merwân. Il aimait souvent à s’entretenir, avec les sages de son royaume, de notre maître Soleïmân ben-Daoud (sur lui la prière et la paix !), de ses vertus, de son pouvoir illimité sur les fauves des solitudes, les éfrits qui peuplent l’air, et les génies maritimes et souterrains.
Un jour que le khalifat, au récit qu’on lui faisait de vases de cuivre ancien dont le contenu était une étrange fumée noire aux formes diaboliques, s’étonnait à l’extrême et avait l’air de mettre en doute la réalité de faits si avérés, d’entre les assistants se leva Taleb ben-Sehl, le voyageur fameux, qui confirma le récit que l’on venait d’entendre, et ajouta : « En effet, ô émir des Croyants, ces vases de cuivre ne sont autres que ceux où furent enfermés, dans les temps anciens, les génies rebelles aux ordres de Soleïmân, et qui furent jetés, une fois scellés du sceau redoutable, au fond de la mer mugissante, aux confins du Maghreb, dans l’Afrique occidentale. La fumée qui s’en échappe est simplement l’âme condensée des éfrits, lesquels ne manquent pas de reprendre à l’air libre leur première forme formidable. »
À ces paroles, la curiosité et l’étonnement du khalifat Abdalmalek augmentèrent considérablement, et il dit à Taleb ben-Sehl : « Ô Taleb, je désire beaucoup voir l’un de ces vases de cuivre qui renferment les éfrits en fumée. Crois-tu la chose possible ? Dans ce cas je suis prêt à aller moi-même faire les recherches nécessaires. Parle. » Il répondit : « Ô émir des Croyants, tu peux avoir cet objet ici même, sans te déplacer, et sans fatigues pour ta personne vénérée. Tu n’as pour cela qu’à envoyer une lettre à l’émir Moussa, ton lieutenant au pays du Maghreb. Car la montagne au pied de laquelle se trouve la mer qui renferme ces vases est reliée au Maghreb par une langue de terre qu’on peut traverser à pied sec. L’émir Moussa, au reçu de la lettre, ne manquera pas d’exécuter les ordres de notre maître le khalifat. »
Ces paroles eurent le don de convaincre Abdalmalek qui, à l’instant, dit à Taleb : « Et qui mieux que toi, ô Taleb, est capable d’aller avec célérité au pays du Maghreb porter ma lettre à l’émir Moussa, mon lieutenant ? Je te donne tous pouvoirs de puiser dans mon trésor ce que tu juges nécessaire pour les frais du voyage, et de prendre autant d’hommes qu’il t’en faut pour ta suite. Mais hâte-toi, ô Taleb ! » Et à l’heure même le khalifat écrivit une lettre de sa propre main à l’émir Moussa, la cacheta, et la remit à Taleb qui embrassa la terre entre ses mains et, une fois les préparatifs faits, partit en toute diligence pour le Maghreb, où, sans encombre, il arriva.
L’émir Moussa le reçut avec joie et avec tous les égards dus à l’envoyé de l’émir des Croyants ; et Taleb lui remit la lettre. Et, après l’avoir parcourue et en avoir compris le sens, il la porta à ses lèvres, puis à son front, et dit : « J’écoute et j’obéis ! » Et aussitôt il fit mander auprès de lui le cheikh Abdossamad, homme qui avait parcouru les régions habitables de la terre, et qui maintenant passait les jours de sa vieillesse à noter avec soin, pour les âges, ses connaissances acquises dans une vie de voyages. Et lorsque le cheikh arriva, l’émir Moussa le salua avec respect et lui dit : « Ô cheikh Abdossamad, voici que l’émir des Croyants m’envoie ses ordres pour que j’aille à la recherche des vases de cuivre ancien où furent enfermés les génies rebelles par notre maître Soleïman ben-Daoud. Ils gisent au fond d’une mer située au pied d’une montagne qui, paraît-il, se trouve aux confins extrêmes du Maghreb. Bien que je connaisse de longue date tout le pays, je n’ai jamais ouï parler de cette mer ni de la route qui y conduit ; mais toi, ô cheikh Abdossamad qui as parcouru le monde entier, tu n’ignores sans doute pas l’existence de cette montagne et de cette mer. »
Le cheikh réfléchit une heure de temps et répondit : « Ô émir Moussa ben-Nossaïr, cette montagne et cette mer ne sont pas inconnues à ma mémoire ; mais jusqu’aujourd’hui je n’ai pu, malgré le désir, y aller moi-même : le chemin qui y conduit est très difficile à cause du manque d’eau dans les citernes ; et il faut bien deux ans et quelques mois pour y aller et davantage pour en revenir, si toutefois on peut revenir d’une contrée dont les habitants n’ont jamais donné un signe quelconque de leur existence et vivent dans une ville située, dit-on, au sommet même de la montagne en question, une ville où nul n’a pu encore pénétrer et qu’on nomme la Ville d’Airain. »
Et, ayant dit ces paroles, le vieillard se tut, réfléchit encore un moment, et ajouta : « De plus, je ne dois pas te cacher, ô émir Moussa, que cette route est semée de dangers et de choses pleines d’effroi, et qu’il y a un désert à traverser qui est peuplé par les éfrits et les génies, gardiens de ces terres vierges de pas humains depuis l’antiquité. Sache, en effet, ô Ben-Nossaïr, que ces contrées de l’extrême Occident africain sont interdites aux fils des hommes ; deux d’entre eux ont pu seuls les traverser : l’un est Soleïmân ben-Daoud, et l’autre Alexandre aux Deux-Cornes. Et depuis ces époques abolies, le silence est devenu le maître de ces vastitudes. Si donc tu tiens, dédaigneux des obstacles mystérieux et des périls, à exécuter les ordres du khalifat et à tenter ce voyage dans un pays sans routes tracées, et sans autre guide que ton serviteur, fais charger mille chameaux d’outres remplies d’eau et mille autres chameaux de vivres et de provisions ; prends le moins de gardes possible, car nul pouvoir humain ne nous préserverait de la colère des puissances ténébreuses dont nous allons violer les domaines, et il ne nous faut pas les indisposer par un déploiement d’armes menaçantes et vaines. Et lorsque tout sera prêt, fais ton testament, émir Moussa, et partons. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent quarantième nuit.
Elle dit :
À ces paroles, l’émir Moussa, gouverneur du Maghreb, après avoir invoqué le nom d’Allah, ne voulut pas avoir un moment d’hésitation : il rassembla les chefs de ses soldats et les principaux du royaume, testa devant eux tous et nomma comme son remplaçant son fils Haroun. Après quoi, il fit faire les préparatifs en question, ne prit avec lui que quelques hommes choisis, et, accompagné du cheikh Abdossamad et de Taleb, l’envoyé du khalifat, il prit la route du désert, suivi de mille chameaux chargés d’eau et de mille autres chargés de vivres et de provisions.
La caravane marcha dans les solitudes plates pendant des jours et des mois, sans rencontrer sur sa route un être vivant dans ces immensités unies comme la mer lorsqu’elle est tranquille. Et le voyage continua de la sorte au milieu du silence infini, jusqu’à ce qu’un jour ils eussent aperçu au loin comme un nuage brillant, à ras de l’horizon, vers lequel ils se dirigèrent. Et ils reconnurent que c’était un édifice aux hautes murailles en acier chinois, soutenu par quatre rangées de colonnes d’or de quatre mille pas de circonférence. Mais le dôme de ce palais était en plomb, et servait de reposoir à des milliers de corbeaux, seuls habitants visibles sous le ciel. Sur la grande muraille où s’ouvrait la porte principale en ébène massif lamé d’or, une plaque immense de métal rouge laissait lire sur sa table, tracés en caractères ioniens, ces mots que déchiffra le cheikh Abdossamad et qu’il traduisit à l’émir Moussa et à ses compagnons :
Entre ici pour apprendre l’histoire de ceux qui furent les dominateurs.
Ils passèrent. Ils eurent à peine le temps de se reposer à l’ombre de mes tours.
Ils furent dispersés comme des ombres par la mort. Ils furent dissipés comme la paille au vent par la mort.
L’émir Moussa fut excessivement ému en entendant ces paroles, que traduisait le vénérable Abdossamad, et murmura : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! » Puis il dit : « Entrons ! », et, suivi de ses compagnons, il franchit le seuil de la porte principale, et pénétra dans le palais.
Devant eux surgissait, au milieu du vol muet des grands oiseaux noirs, dans sa haute nudité de granit, une tour dont le sommet se perdait au regard, et au pied de laquelle s’alignaient en rond quatre rangées de cent sépulcres qui entouraient un monumental sarcophage de cristal poli autour duquel se lisait cette inscription, gravée en caractères ioniens, avec des lettres d’or rehaussées de pierreries :
L’ivresse de la jouissance est passée comme le délire des fièvres.
De combien d’événements n’ai-je pas été témoin ?
De quelle brillante renommée n’ai-je pas joui durant les jours de ma gloire ? Combien de capitales n’ont-elles pas retenti du sabot sonore de mon cheval ? Que de villes n’ai-je pas saccagées, simoun destructeur ? Que d’empires n’ai-je pas détruits comme le tonnerre ?
Que de potentats n’ai-je pas traînés derrière mon char ?
Que de lois n’ai-je pas dictées à l’univers ?
Et voici !
L’ivresse de ma jouissance est passée comme le délire des fièvres, sans laisser plus de trace que l’écume sur le sable.
La mort m’a surpris sans que ma puissance l’ait repoussée, sans que mes armées ni mes courtisans aient pu me défendre contre elle.
Écoute donc, voyageur, les paroles que jamais mes lèvres ne prononcèrent de mon vivant :
Conserve ton âme. Jouis en paix du calme de la vie, de la beauté calme de la vie. Demain la mort t’enlèvera.
Demain la terre répondra à ceux qui t’appelleront : « Il est mort. Jamais mon sein ne rend ceux qu’il enferme pour l’éternité. »
En entendant ces paroles, que traduisait le cheikh Abdossamad, l’émir Moussa et ses compagnons ne purent s’empêcher de pleurer. Et ils restèrent longtemps debout devant le sarcophage et les sépulcres, en se répétant les paroles funèbres. Puis ils se dirigèrent vers la tour qui était fermée par une porte à deux battants d’ébène, sur laquelle cette inscription se lisait, également gravée en caractères ioniens rehaussés de pierreries :
Au nom de l’Éternel, de l’immuable,
Au nom du Maître de la force et de la puissance,
Apprends, voyageur qui parcours ces lieux, à ne point t’enorgueillir des apparences. Leur éclat est trompeur.
Apprends par mon exemple à ne point te laisser éblouir par les illusions. Elles te précipiteraient dans l’abîme.
Je te parlerai de ma puissance.
J’avais dix mille coursiers généreux dans mes écuries, soignés par les rois captifs de mes armes.
J’avais dans mes appartements privés, comme concubines, mille vierges issues du sang des rois, et mille autres vierges choisies parmi celles dont les seins sont glorieux et dont la beauté fait pâlir l’éclat de la lune.
Mes épouses me donnèrent, pour postérité, mille princes royaux, lions pour le courage.
Je possédais d’immenses trésors ; et sous ma domination se courbaient les peuples et les rois, depuis l’Orient jusqu’aux extrêmes limites de l’Occident, subjugués par mes armées.
Et je croyais éternelle ma puissance, et assise pour les siècles la durée de ma vie, quand soudain la voix se fit entendre qui m’annonçait les irrévocables décrets de Celui qui ne meurt pas.
Alors je réfléchis sur ma destinée.
Je rassemblai mes cavaliers et mes fantassins par milliers, armés de leurs lances et de leurs glaives.
Et je rassemblai les rois, mes tributaires, et les chefs de mon empire et les chefs de mes armées
Et devant eux tous, je fis apporter mes cassettes et les coffres de mes trésors, et à tous ceux-là je dis :
« Ces richesses, ces quintaux d’or et d’argent, je vous les donne si vous prolongez d’un jour seulement ma vie sur la terre. »
Mais ils tinrent leurs yeux baissés, et gardèrent le silence. Alors moi je mourus. Et mon palais devint l’asile de la mort.
Si tu veux savoir mon nom, je m’appelais Kousch ben-Scheddad ben-Aâd le Grand.
En entendant cela, l’émir Moussa et ses compagnons éclatèrent en sanglots. Après quoi ils pénétrèrent dans la tour, et se mirent à parcourir d’immenses salles, habitées par le vide et le silence. Ils finirent de la sorte par arriver dans une chambre, plus grande que les autres, à la voûte arrondie en dôme, et qui, seule dans la tour, contenait un meuble. C’était une immense table en bois de sandal, ciselée merveilleusement, et sur laquelle se détachait cette inscription en beaux caractères semblables aux précédents :
Autrefois, à cette table, s’asseyaient mille rois borgnes et mille rois qui avaient de bons yeux. Maintenant dans la tombe ils sont également aveugles.
L’étonnement de l’émir Moussa ne fit qu’augmenter devant ce mystère ; et, ne pouvant en avoir la solution, il transcrivit ces paroles sur ses parchemins ; puis il sortit du palais, ému à l’extrême, et reprit, avec ses compagnons, la route de la Ville d’Airain.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la trois cent quarante-unième nuit.
Elle dit :
Ils marchèrent durant le premier, le second et le troisième jour, jusqu’au soir. Alors ils virent leur apparaître, dressée sur un haut piédestal, découpée par les rayons du soleil rouge au couchant, une silhouette de cavalier immobile brandissant une lance au large fer qui semblait être une flamme embrasée, de la couleur même de l’astre en feu à l’horizon.
Lorsqu’ils furent tout proches de cette apparition, ils reconnurent que le cavalier et son cheval et le piédestal étaient d’airain, et que sur le fer de lance, du côté éclairé par les derniers rayons de l’astre, ces mots étaient gravés en caractères de feu :
Audacieux voyageurs qui pénétrez jusqu’aux terres interdites, maintenant vous ne sauriez retourner sur vos pas.
Si le chemin de la Ville vous est inconnu, faites-moi, par l’effort de vos bras, mouvoir sur mon piédestal et dirigez-vous du côté où je resterai le visage tourné.
Alors l’émir Moussa s’approcha du cavalier et le poussa de la main. Et aussitôt, avec la rapidité de l’éclair, le cavalier tourna sur lui-même et s’arrêta le visage vers une direction tout opposée à celle qui avait été suivie par les voyageurs. Et le cheikh Abdossamad reconnut qu’en effet il s’était trompé, et que la direction nouvelle était la bonne.
Aussitôt la caravane, revenant sur ses pas, s’engagea dans cette nouvelle voie, et continua de la sorte le voyage, durant des jours et des jours, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée, à une tombée de nuit, devant une colonne de pierre noire à laquelle était enchaîné un être étrange dont on ne voyait émerger que la moitié du corps, l’autre moitié étant enfoncée profondément dans le sol. Ce tronc qui sortait de terre semblait quelque enfantement monstrueux poussé là par la force des puissances infernales. Il était noir et grand comme le tronc d’un vieux palmier déchu dépouillé de ses palmes. Il avait deux énormes ailes noires et quatre mains dont deux étaient semblables aux pattes griffues des lions. Une chevelure hérissée en crins rudes de queue d’onagre se mouvait sauvagement sur son crâne épouvantable. Sous les arcades orbitaires, deux yeux rouges flambaient, tandis que le front aux doubles cornes de bœuf était troué d’un œil unique qui béait immobile et fixe, lançant des lueurs vertes comme l’œil des tigres et des panthères.
À la vue des voyageurs, le tronc agita les bras en faisant des cris effroyables et des mouvements désespérés comme pour briser les chaînes qui l’attachaient à la colonne noire. Et la caravane, prise d’une terreur extrême, se figea sur place, n’ayant la force ni d’avancer ni de reculer.
Alors l’émir Moussa se tourna vers le cheikh Abdossamad et lui demanda : « Peux-tu, ô vénérable, nous dire ce que peut bien être cela ? » Le cheikh répondit : « Par Allah ! ô émir, cela dépasse mon entendement. » Et l’émir Moussa dit : « Alors avance plus près et interroge-le. Peut-être nous éclairera-t-il lui-même. » Et le cheikh Abdossamad ne voulut point montrer d’hésitation il s’approcha du monstre, auquel il cria : « Au nom du Maître qui tient sous sa main les empires du Visible et de l’Invisible, je t’adjure de me répondre. Dis-moi qui tu es, depuis quand tu es là, et la cause qui te valut un si étrange châtiment. »
Alors le tronc aboya. Et voici les paroles qu’entendirent l’émir Moussa, le cheikh Abdossamad et leurs compagnons :
« Je suis un éfrit de la postérité d’Eblis, père des Genn. Je m’appelle Daësch ben-Alaëmasch. Ici je suis enchaîné par la Force Invisible jusqu’à l’extinction des siècles.
« Autrefois, dans ce pays gouverné par le roi de la Mer, il y avait, comme protectrice de la Ville d’Airain, une déesse d’agate rouge dont j’étais le gardien à la fois et l’habitant. J’avais, en effet, élu domicile dans son intérieur ; et de tous les pays on venait en foule consulter le sort par mon entremise et écouter les oracles que je rendais et mes prédictions augurales.
« Le roi de la Mer, dont j’étais moi-même le vassal, avait sous son commandement suprême toute l’armée des génies rebelles aux ordres de Soleïmân ben-Daoud ; et il m’avait nommé le chef de cette armée pour le cas où éclaterait une guerre entre lui et ce maître redoutable des Genn. Et cette guerre ne tarda pas, en effet, à éclater.
« Le roi de la Mer avait une fille d’une beauté dont le renom était parvenu jusqu’aux oreilles de Soleïmân. Celui-ci, désireux de l’avoir au nombre de ses épouses, dépêcha un envoyé au roi de la Mer pour la lui demander en mariage, en même temps qu’il lui enjoignait de briser la statue d’agate et de reconnaître qu’il n’y a point d’autre Dieu qu’Allah et que Soleïmân est le prophète d’Allah. Et il le menaçait de son courroux et de sa vengeance si l’on ne se soumettait immédiatement à ses désirs.
« Alors le roi de la Mer assembla ses vizirs et les chefs des Genn, et leur dit : « Voici que Soleïmân me menace de toutes sortes de calamités pour m’obliger à lui donner ma fille et à briser la statue qui sert d’habitation à votre chef Daësch ben-Alaëmasch. Que pensez-vous de ces menaces ? Dois-je m’incliner ou résister ? »
« Les vizirs répondirent : « Et qu’as-tu, ô notre roi, à redouter de la puissance de Soleïmân ? Nos forces sont au moins aussi redoutables que les siennes. Et celles-ci, nous saurons bien les anéantir. » Puis ils se tournèrent vers moi et me demandèrent mon avis. Alors moi je dis : « Notre seule réponse à Soleïmân est de donner la bastonnade à son envoyé. » Et cela fut exécuté sur-le-champ. Et nous dîmes à cet envoyé : « Retourne maintenant instruire ton maître de l’aventure. »
« Lorsque Soleïmân eut appris le traitement infligé à son envoyé, il fut à la limite de l’indignation, et rassembla aussitôt toutes ses forces disponibles en génies, hommes, oiseaux et animaux. Il confia à Assaf ben-Barkhia le commandement des guerriers hommes, et à Domriat, roi des éfrits, le commandement de toute l’armée des génies au nombre de soixante millions, et celui des animaux et des oiseaux de proie, rassemblés de tous les points de l’univers et des îles et des mers de la terre. Cela fait, Soleïmân vint, à la tête de cette armée formidable, envahir le pays du roi de la Mer, mon suzerain. Et dès son arrivée il rangea son armée en ordre de bataille.
« Il commença par placer sur les deux ailes les animaux, par rangs alignés de quatre, et posta dans les airs les grands oiseaux de proie destinés à servir de sentinelles pour l’aviser de nos mouvements et à fondre soudain sur les guerriers pour leur crever et leur arracher les yeux. Il composa l’avant-garde avec l’armée des hommes et l’arrière-garde avec l’armée des génies ; et il plaça à sa droite son vizir Assaf ben-Barkhia et à sa gauche Domriat, roi des éfrits de l’air. Lui-même demeura au centre, assis sur un trône de porphyre et d’or, porté par quatre éléphants formant carré. Et il donna le signal de la bataille.
« Aussitôt une clameur se fit entendre, grandissante avec la course au galop et le vol tumultueux des génies, des hommes, des oiseaux de proie et des fauves de guerre ; et l’écorce de la terre résonnait sous la formidable poussée des pas, tandis que l’air retentissait des battements de millions d’ailes et des huées et des cris et des rugissements.
« Moi, de mon côté, j’eus le commandement de l’avant-garde de l’armée des génies soumis au roi de la Mer. Je donnai le signal à mes troupes, et à leur tête je me précipitai sur le corps des génies ennemis commandé par le roi Domriat. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent quarante-deuxième nuit.
Elle dit :
« Et moi-même je cherchais à attaquer le chef des adversaires, quand je le vis soudain se muer en une montagne enflammée qui se mit à vomir le feu par torrents, en s’efforçant de m’accabler et de m’étouffer sous les débris lancés qui retombaient de notre côté en nappes embrasées. Moi, longtemps, stimulant les miens, je me défendis et j’attaquai avec acharnement ; et ce ne fut que lorsque je vis bien que le nombre de mes ennemis allait indubitablement m’écraser que je donnai le signal de la retraite et que je me retirai en m’enfuyant à tire d’aile à travers les airs. Mais nous fûmes, sur l’ordre de Soleïmân, poursuivis et de tous les côtés à la fois environnés par nos adversaires, génies, hommes, animaux et oiseaux : et nous fûmes les uns anéantis, les autres écrasés sous les pieds des quadrupèdes, et d’autres précipités du haut des airs, les yeux crevés et les chairs en lambeaux. Moi-même je fus atteint dans ma fuite qui dura trois mois. Alors, pris et garrotté, je fus condamné à être attaché à cette colonne noire jusqu’à l’extinction des âges, tandis que tous les génies à mes ordres étaient faits prisonniers, transformés en fumée et enfermés dans des vases de cuivre qui, scellés du sceau de Soleïmân, furent précipités au fond de la mer où baignent les murailles de la Ville d’Airain.
« Quant aux hommes qui habitaient ce pays, je ne sais exactement ce qu’ils sont devenus, enchaîné que je suis depuis la ruine de notre pouvoir. Mais, si vous allez à la Ville d’Airain, peut-être verrez-vous leurs traces et apprendrez-vous leur histoire. »
Lorsque le tronc eut fini de parler, il se mit à s’agiter éperdument. Et l’émir Moussa et ses compagnons, craignant qu’il ne parvînt à se mettre en liberté ou à les obliger à seconder ses efforts, ne voulurent point stationner davantage et se hâtèrent de continuer leur route vers la Ville dont ils voyaient déjà au loin se profiler dans le rouge du soir les tours et les murailles.
Lorsqu’ils ne furent plus qu’à une légère distance de la Ville, comme la nuit tombait et que les choses d’alentour prenaient un aspect hostile, ils préférèrent attendre le matin pour s’approcher des portes ; et ils dressèrent les tentes pour passer la nuit, harassés qu’ils étaient des fatigues du voyage.
À peine le crépuscule du matin eut-il commencé à éclaircir les sommets des montagnes à l’orient, l’émir Moussa réveilla ses compagnons et se mit en route avec eux pour arriver à l’une des portes d’entrée. Alors, devant eux ils virent, dans la clarté du matin, se dresser, formidables, des murailles d’airain, si lisses qu’on les eût dites sorties toutes neuves du moule où elles avaient été coulées. Leur hauteur était telle qu’elles semblaient former le premier plan des monts gigantesques qui les entouraient et dans les flancs desquels elles semblaient s’incruster, taillées à même quelque métal originel.
Lorsqu’ils purent sortir de la surprise immobile où les avait cloués ce spectacle, ils cherchèrent des yeux une porte par où entrer dans la Ville. Mais ils n’en trouvèrent point. Alors ils se mirent à marcher, en longeant les murailles, espérant toujours trouver l’entrée. Mais ils ne virent point d’entrée. Et ils continuèrent à marcher encore des heures sans voir ni porte ni brèche quelconque, ni personne qui se dirigeât vers la Ville ou en sortît. Et malgré l’heure déjà avancée du jour, ils n’entendaient aucun bruit, pas plus au dedans qu’au dehors des murs, et ils ne remarquaient aucun mouvement, pas plus sur les sommets des murs qu’à leur pied. Mais l’émir Moussa, sans perdre espoir, encouragea ses compagnons à marcher encore ; et ils marchèrent ainsi jusqu’au soir, et toujours ils voyaient se déployer devant eux la ligne inflexible des murailles d’airain qui suivaient les mouvements du sol, des vallées et des côtes et semblaient surgir du sein même de la terre.
Alors l’émir Moussa ordonna à ses compagnons de s’arrêter pour le repos et la nourriture. Et lui-même s’assit quelque temps pour réfléchir à la situation.
Lorsqu’il se fut reposé, il dit à ses compagnons de rester là à veiller sur le campement jusqu’à son retour et, suivi du cheikh Abdossamad et de Taleb ben-Sehl, il fit avec eux l’ascension d’une haute montagne, dans le dessein d’inspecter les environs et de reconnaître cette Ville…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la trois cent quarante-troisième nuit.
Elle dit :
… cette Ville qui ne voulait pas se laisser violer par les tentatives des humains.
D’abord ils ne purent rien distinguer dans les ténèbres, car la nuit avait déjà épaissi les ombres sur la plaine ; mais soudain la lueur à l’Orient se fit plus vive, et sur le sommet de la montagne la lune magnifique s’élança et, d’un clignement, illumina le ciel et la terre. Et à leurs pieds un spectacle se déroula qui les fit s’arrêter de respirer.
Ils dominaient une ville de songe.
Sous la nappe blanche qui tombait de haut, aussi loin que pouvait s’étendre le regard vers des horizons noyés dans la nuit, des dômes de palais, des terrasses de maisons, de calmes jardins s’étageaient dans l’enceinte d’airain, et des canaux illuminés par l’astre se promenaient en mille circuits clairs dans le sombre des massifs, tandis que, tout au bout, une mer de métal contenait dans son sein froid les feux du ciel réfléchi ce qui faisait que l’airain des murailles, les pierreries allumées des dômes, les terrasses candides, les canaux et toute la mer, ainsi que les ombres projetées vers l’Occident, se mariaient sous la brise nocturne et la lune magique.
Cependant cette vastitude était ensevelie dans le silence universel comme dans un tombeau. Nulle vie humaine ne se laissait soupçonner là-dedans. Mais de hautes figures d’airain, chacune sur quelque socle monumental, mais de grands cavaliers taillés dans le marbre, mais des animaux ailés au vol sans vertu, se profilaient dans un même geste figé ; et dans le ciel, à ras des édifices, tournoyaient, seuls êtres mobiles sur cette immobilité, d’immenses vampires par milliers, tandis que, trouant le silence étale, d’invisibles hiboux jetaient leurs lamentations et leurs appels funèbres sur les palais morts et les terrasses endormies.
Lorsque l’émir Moussa et ses deux compagnons eurent rempli leurs yeux de ce spectacle étrange, ils descendirent de la montagne en s’étonnant à l’extrême de n’avoir pas aperçu, dans cette Ville immense, trace de quelque être humain vivant. Et ils arrivèrent au pied des murs d’airain, dans un endroit où ils virent quatre inscriptions gravées en caractères ioniens, et que le cheikh Abdossamad déchiffra aussitôt et traduisit à l’émir Moussa.
La première inscription disait :
Ô fils des hommes ! que tes calculs sont vains ! La mort est proche. Ne compte pas sur l’avenir. Il est un Maître qui disperse les nations et les armées, et de leurs palais aux vastes magnificences précipite les rois dans l’étroite demeure du tombeau. Et leur âme réveillée dans l’égalité de la terre les voit réduits en amas de cendre et de poussière.
À ces paroles, l’émir Moussa s’écria : « Ô sublimes vérités ! Ô réveil de l’âme dans l’égalité de la terre ! » Et il transcrivit aussitôt ces paroles sur ses parchemins. Mais déjà le cheikh traduisait la seconde inscription, qui disait :
Ô fils des hommes ! pourquoi t’aveugles-tu de tes propres mains ? Comment peux-tu mettre ta confiance dans un monde vain ? Ne sais-tu pas que c’est un séjour passager, une demeure transitoire ? Dis ! Où sont les rois qui jetèrent les fondements des empires ? Où sont les conquérants, les maîtres de l’Irak, d’Ispahân et du Khorassân ? Ils ont passé comme s’ils n’avaient jamais été.
L’émir Moussa transcrivit également cette inscription, et, fort ému, écouta le cheikh qui traduisait la troisième :
Ô fils des hommes ! voici que les jours s’écoulent, et tu vois ta vie avec indifférence marcher vers le terme final. Songe au jour du Jugement devant le Seigneur, ton maître. Où sont les souverains de l’Inde, de la Chine, de Sina et de Nubie ? Le souffle implacable de la mort les a renversés dans le néant.
Et l’émir Moussa s’écria : « Où sont les souverains de Sina et de Nubie ? Renversés dans le néant ! » Or la quatrième inscription disait :
Ô fils des hommes ! tu noies ton âme dans les plaisirs, et tu ne vois pas sur tes épaules la Mort cramponnée qui suit tes mouvements. Le monde est comme la toile de l’araignée, et derrière cette fragilité te guette le néant. Où sont les hommes aux vastes espérances et leurs projets éphémères ? Ils ont échangé contre la tombe les palais où maintenant habitent les hiboux.
L’émir Moussa ne put alors contenir son émotion et se mit à pleurer longtemps, les tempes dans les mains, et il se disait : « Ô mystère de la naissance et de la mort ! Pourquoi naître s’il faut mourir ? Pourquoi vivre si la mort donne l’oubli de la vie ? Mais Allah seul connaît les destinées, et notre devoir est de nous incliner dans l’obéissance muette. » Ces réflexions faites, il reprit avec ses compagnons la route du campement, et ordonna à ses hommes de se mettre sur-le-champ à l’ouvrage pour construire, avec du bois et des branchages, une échelle longue et solide qui leur permît d’atteindre le haut des murs, pour de là essayer de descendre dans cette Ville sans portes.
Aussitôt les hommes se mirent à la recherche de bois et de grosses branches sèches, les rabotèrent le mieux qu’ils purent avec leurs sabres et leurs couteaux, les lièrent entre elles avec leurs turbans, leurs ceintures, les cordes des chameaux, les sangles et les cuirs des harnachements, et réussirent à construire une échelle assez haute pour atteindre au faîte des murailles. Ils la portèrent alors à l’endroit le plus propice, la soutinrent de tous côtés avec de grosses pierres, et, en invoquant le nom d’Allah, commencèrent à y grimper lentement…
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent quarante-quatrième nuit.
Elle dit :
… commencèrent à y grimper lentement, l’émir Moussa en tête. Mais quelques-uns restèrent au bas des murs, pour surveiller le campement et les environs.
L’émir Moussa et ses compagnons se mirent à marcher sur les murs pendant quelque temps, et finirent par arriver devant deux tours reliées entre elles par une porte d’airain dont les deux battants étaient fermés et joints d’une façon si parfaite qu’on n’aurait pu introduire la pointe d’une aiguille dans leur interstice. Sur cette porte était gravée l’image en relief d’un cavalier d’or qui avait le bras tendu et la main ouverte ; et sur la paume de cette main des caractères ioniens étaient tracés, que le cheikh Abdossamad déchiffra aussitôt et traduisit ainsi : « Frotte douze fois le clou qui est dans mon nombril. »
Alors l’émir Moussa, bien que fort surpris de ces paroles, s’approcha du cavalier et remarqua qu’en effet un clou d’or se trouvait enfoncé juste au milieu de son nombril. Il tendit la main et frotta ce clou douze fois. Et au douzième frottement les deux battants s’ouvrirent dans toute leur largeur sur un escalier de granit rouge qui s’enfonçait en tournant. Aussitôt l’émir Moussa et ses compagnons descendirent les marches de cet escalier qui les conduisit au centre d’une salle donnant de plain-pied sur une rue où stationnaient des gardes armés d’arcs et de glaives. Et l’émir Moussa dit : « Allons à eux pour leur parler avant qu’ils nous inquiètent ! »
Ils s’approchèrent donc de ces gardes dont les uns étaient debout, le bouclier au bras et le sabre nu, et les autres assis ou étendus ; et l’émir Moussa, se tournant vers celui qui avait l’air d’être leur chef, lui souhaita la paix avec affabilité ; mais l’homme ne bougea pas et ne lui rendit pas le salam ; et les autres gardes restèrent également immobiles et les yeux fixes, ne prêtant pas plus attention aux nouveaux venus que s’ils ne les voyaient pas.
Alors l’émir Moussa, voyant que ces gardes ne comprenaient pas l’arabe, dit au cheikh Abdossamad : « Ô cheikh, adresse-leur la parole dans toutes les langues que tu connais. » Et le cheikh commença à leur parler d’abord en langue grecque ; puis, voyant l’inanité de sa tentative, il leur parla en indien, en hébreu, en persan, en éthiopien et en soudanais ; mais nul d’entre eux ne comprit un mot de ces langues et ne fit un geste quelconque d’intelligence. Alors l’émir Moussa dit : « Ô cheikh, ces gardes sont peut-être offensés de ce que tu ne leur ébauches pas le salut de leur pays. Il te faut donc leur faire des salams gesticulés selon tous les pays que tu connais. » Et le vénérable Abdossamad exécuta à l’instant tous les gestes des salams usités chez les peuples de toutes les contrées qu’il avait parcourues. Mais aucun des gardes ne bougea, et chacun resta immobilisé dans la même attitude qu’au commencement.
À cette vue, l’émir Moussa, à la limite de l’étonnement, ne voulut pas davantage insister ; il dit à ses compagnons de le suivre et continua sa route, ne sachant à quelle cause attribuer un tel mutisme. Et le cheikh Abdossamad se disait : « Par Allah ! jamais, dans mes voyages, je n’ai vu une chose si extraordinaire ! »
Ils continuèrent à marcher de la sorte jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à l’entrée du souk. Ils trouvèrent les portes ouvertes et pénétrèrent à l’intérieur. Le souk était rempli de gens qui vendaient et achetaient ; et les devantures des boutiques étaient merveilleusement garnies de marchandises. Mais l’émir Moussa et ses compagnons remarquèrent que tous les acheteurs et vendeurs, ainsi que tous ceux qui se trouvaient dans le souk, s’étaient, comme d’un commun accord, arrêtés dans leurs gestes et leurs mouvements dès qu’ils les eurent aperçus ; et l’on eût dit qu’ils n’attendaient que le départ des étrangers pour reprendre leurs occupations habituelles. Pourtant ils semblaient ne faire aucune attention à leur présence, et se contentaient d’exprimer leur mécontentement de cette intrusion par le mépris et la négligence. Et, pour donner plus de signification encore à cette attitude dédaigneuse, un silence général se faisait sur leur passage, de façon que l’on entendait dans l’immense souk voûté résonner leurs pas de marcheurs solitaires au milieu de l’immobilité d’alentour. Et ils parcoururent de la sorte, ne rencontrant nulle part ni geste bienveillant ou hostile ni sourire de bienvenue ou de moquerie, le souk des bijoutiers, le souk des soieries, le souk des selliers, le souk des marchands de drap, celui des savetiers, et le souk des marchands d’épices et d’aromates.
Lorsqu’ils eurent traversé le souk des aromates, ils débouchèrent soudain sur une place immense où le soleil mettait une clarté d’autant plus éblouissante que les souks avaient une lumière tamisée qui avait habitué les regards à sa douceur. Et tout au fond, entre des colonnes d’airain d’une hauteur prodigieuse qui servaient de piédestaux à de grands animaux d’or aux ailes éployées, se dressait un palais de marbre flanqué de tours d’airain, et gardé par une ceinture d’hommes armés et immobiles dont les lances et les glaives flambaient sans se consumer. Une porte d’or donnait accès à ce palais où l’émir Moussa pénétra, suivi de ses compagnons.
Ils virent d’abord, courant tout le long de l’édifice et limitant une cour aux bassins de marbres de couleur, une galerie supportée par des colonnes de porphyre ; et cette galerie servait de réserve d’armes, car on y voyait partout, suspendues aux colonnes, aux murs et au plafond, d’admirables armes, merveilles enrichies d’incrustations précieuses, et provenant de tous les pays de la terre. Tout autour de cette galerie ajourée étaient adossés des bancs d’ébène d’un travail merveilleux, niellés d’argent et d’or, et où étaient assis ou couchés des guerriers, vêtus de leurs costumes de parade, qui ne firent aucun mouvement, soit pour barrer la route aux visiteurs, soit pour les inviter à continuer leur promenade étonnée.
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.
Mais lorsque fut la trois cent quarante-cinquième nuit.
Elle dit :
Ils suivirent donc cette galerie, dont la partie supérieure était ornée d’une corniche fort belle, et où ils virent, gravée en lettres d’or sur un fond d’azur, une inscription en langue ionienne qui contenait des préceptes sublimes dont voici la traduction fidèle faite par le cheikh Abdossamad :
Au nom de l’immuable, Souverain des destinées ! Ô fils des hommes, tourne la tête et tu verras la mort prête à fondre sur ton âme ! Où est Adam, père des humains ? Où est Nouh et sa descendance ? Où est Nemroud le redoutable ? Où sont les rois, les conquérants, les Khosroès, les Césars, les Pharaons, les empereurs de l’Inde et de l’Irak, les maîtres de la Perse et ceux de l’Arabie, et Iskandar aux Deux-Cornes ? Où sont les souverains de la terre, Hamam et Karoun, et Scheddad fils d’Aâd et tous ceux de la postérité de Kanaân ! Par ordre de l’Éternel ils ont quitté la terre pour aller rendre compte de leurs actions au jour de ta Rétribution.
Ô fils des hommes ! ne t’abandonne pas au monde et à ses plaisirs ! Crains le Seigneur et sers-le d’un cœur pieux. Crains la mort. La piété envers le Seigneur et la crainte de la mort sont la base de toute sagesse. De la sorte tu moissonneras de belles actions qui te parfumeront pour le jour terrible du Jugement.
Lorsqu’ils eurent écrit sur les parchemins cette inscription qui les émut beaucoup, ils franchirent une grande porte qui s’ouvrait au milieu de la galerie, et entrèrent dans une salle au centre de laquelle était un beau bassin de marbre transparent d’où s’élançait un jet d’eau. Au-dessus de ce bassin se déployait, formant un plafond agréablement colorié, un pavillon en étoffes de soie et d’or aux teintes diverses et mariées entre elles avec un art parfait. L’eau, pour arriver dans ce bassin, suivait quatre canaux tracés dans le sol de la salle en contours charmants, et chaque canal avait un lit d’une couleur particulière : le premier canal avait un lit de porphyre rose ; le second, de topazes ; le troisième, d’émeraudes, et le quatrième, de turquoises ; si bien que l’eau se teintait selon son lit et, frappée par la lumière atténuée filtrant des soieries du haut, projetait sur les objets d’alentour et les murs de marbre une douceur de paysage marin.
De là ils franchirent une seconde porte et entrèrent dans une seconde salle. Ils la trouvèrent remplie de monnaies anciennes d’or et d’argent, de colliers, de bijoux, de perles, de rubis et de toutes les pierreries. Et tout cela formait de tels amoncellements que l’on pouvait à peine circuler et traverser cette salle pour pénétrer dans une troisième.
Celle-ci était remplie d’armures en métaux précieux, de boucliers d’or enrichis de pierreries, de casques anciens, de sabres de l’Inde, de lances, de javelots et de cuirasses du temps de Daoud et de Soleïmân ; et ces armes étaient toutes dans un état tel de conservation qu’on les eût dites sorties la veille des mains qui les avaient fabriquées.
Ils entrèrent ensuite dans une quatrième salle, occupée entièrement par des armoires et des étagères en bois précieux où, en bon ordre, étaient rangés de riches habits, des robes somptueuses, des étoffes de prix et des brocarts admirablement ouvragés. De là ils se dirigèrent vers une porte qui, ouverte, leur livra l’accès d’une cinquième salle.
Elle ne contenait, du sol au plafond, rien que des vases et des objets destinés aux boissons, aux mets et aux ablutions des vases d’or et d’argent, des bassins en cristal de roche, des coupes de pierres précieuses, des plateaux en jade ou en agate de diverses couleurs.
Lorsqu’ils eurent admiré tout cela, ils songeaient à revenir sur leurs pas, quand ils furent tentés de relever un immense rideau de soie et d’or qui couvrait l’un des murs de la salle. Et ils virent derrière ce rideau une grande porte ouvragée de fines marqueteries d’ivoire et d’ébène et fermée par des verrous massifs d’argent sans aucune trace de trou pour y adapter une clef. Aussi le cheikh Abdossamad se mit-il à étudier le mécanisme de ces verrous et finit-il par trouver un ressort caché qui céda à ses efforts. Aussitôt la porte tourna d’elle-même et donna libre accès aux voyageurs dans une salle miraculeuse, creusée entièrement en dôme dans un marbre si poli qu’il semblait être un miroir d’acier. Des fenêtres de cette salle filtrait, à travers des treillis d’émeraudes et de diamants, une clarté qui nimbait les objets d’une splendeur inouïe. Au centre se dressait, soutenu par des pilastres d’or sur chacun desquels se tenait un oiseau au plumage d’émeraude et au bec de rubis, une sorte d’oratoire tendu d’étoffes de soie et d’or qui venait lentement, par une suite de degrés d’ivoire, prendre contact avec le sol où un magnifique tapis aux couleurs glorieuses, à la laine savante, fleurissait de ses fleurs sans odeur, de son gazon sans sève, et vivait de toute la vie artificielle de ses forêts pleines d’oiseaux et d’animaux saisis dans leur exacte beauté de nature et leurs rigoureuses lignes.
L’émir Moussa et ses compagnons montèrent les degrés de cet oratoire et, arrivés sur la plate-forme, ils s’arrêtèrent dans une surprise qui les cloua muets. Sous un dais de velours piqué de gemmes et de diamants, sur un large lit de tapis de soie superposés, reposait une adolescente au teint éblouissant, avec paupières alanguies et longs cils recourbés. Sa beauté se rehaussait du calme admirable de ses traits, de la couronne d’or qui retenait sa chevelure, du diadème de pierreries qui étoilait son front et du collier humide de perles qui caressaient de leur chair sa peau dorée. À droite et à gauche du lit se tenaient deux esclaves, dont l’un était blanc et l’autre noir, armés d’un glaive nu et d’une pique d’acier. Au pied du lit, il y avait une table de marbre sur laquelle ces paroles étaient gravées :
Je suis la vierge Tadmor, fille du roi des Amalécites. Cette Ville est ma Ville.
Toi qui as pu pénétrer jusqu’ici, voyageur, tu peux emporter tout ce qui plaît à ton désir.
Mais prends garde d’oser, attiré par mes charmes et la volupté, porter sur moi une main violatrice.
Lorsque l’émir Moussa fut revenu de l’émotion que lui avait causée la vue de l’adolescente endormie, il dit à ses compagnons : « Il est temps que nous nous éloignions de ces lieux, maintenant que nous avons vu ces choses étonnantes, et que nous allions vers la mer pour essayer de trouver les vases de cuivre. Vous pouvez toutefois prendre dans ce palais tout ce qui vous tente ; mais gardez-vous de porter la main sur la fille du roi ou de toucher à ses vêtements. »
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.
Mais lorsque fut la trois cent quarante-sixième nuit.
Elle dit :
Alors Taleb ben-Sehl dit : « Ô notre émir, rien dans ce palais ne peut se comparer à la beauté de cette adolescente. Ce serait dommage de la laisser là au lieu de l’emporter à Damas pour l’offrir au khalifat. Ce cadeau vaudrait mieux que tous les vases d’éfrits marins. » L’émir Moussa répondit : « Nous ne pouvons toucher à la princesse. Ce serait l’offenser et attirer sur nous les calamités. » Mais Taleb s’écria : « Ô notre émir, les princesses ne s’offensent jamais de telles violences, qu’elles soient vivantes ou endormies. » Et, ayant dit ces paroles, il s’approcha de l’adolescente et voulut l’enlever dans ses bras. Mais soudain il tomba mort, transpercé par les sabres et les piques des deux esclaves qui le frappèrent en même temps sur la tête et dans le cœur, et redevinrent immobiles comme la pierre.
À cette vue, l’émir Moussa ne voulut point stationner un moment de plus dans ce palais et ordonna à ses compagnons d’en sortir à la hâte pour prendre le chemin de la mer.
Lorsqu’ils furent arrivés sur le rivage, ils virent une quantité d’hommes noirs occupés à sécher leurs filets de pêche, et qui leur rendirent, en arabe, leurs salams selon la formule musulmane. Et l’émir Moussa dit à celui qui était le plus âgé d’entre eux et paraissait être le chef : « Ô vénérable cheikh, nous venons de la part de notre maître le khalifat Abdalmalek ben-Merwân chercher dans cette mer des vases où se trouvent des éfrits du temps du prophète Soleïmân. Peux-tu nous aider dans nos recherches, et nous expliquer le mystère de cette Ville où tous les êtres sont sans mouvement ? »
Le vieillard répondit : « Mon fils, sache d’abord que nous tous ici, les pêcheurs de ce rivage, nous sommes des croyants à la parole d’Allah et à celle de son Envoyé (sur lui la prière et la paix !) ; mais tous ceux qui se trouvent dans cette Ville d’Airain sont enchantés depuis l’antiquité, et resteront dans cet état jusqu’au jour du Jugement. Mais pour ce qui est des vases où se trouvent les éfrits, rien n’est plus facile que de vous les procurer, puisque nous en avons là une provision dont nous nous servons, une fois débouchés, pour faire cuire nos poissons et nos aliments. Nous pouvons vous en donner autant de charges de chameaux que vous le désirerez. Seulement il est nécessaire, avant de les déboucher, de les faire résonner en les frappant avec les mains, et d’obtenir de ceux qui les habitent le serment de reconnaître la vérité de la mission de notre prophète Mohammad, pour qu’ils rachètent leur faute première et leur rébellion contre la suprématie de Soleïmân ben-Daoud ! » Puis il ajouta : « Quant à nous, nous voulons égale