H. J. Magog

L’ÎLE TOMBÉE DU CIEL

1923

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Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER  LE DERNIER JOUR DE LA TERRE  3

CHAPITRE II  UN SAVANT LOUFOQUE. 27

CHAPITRE III  LE CYCLONE. 35

CHAPITRE IV  UNE ÉNIGME. 47

CHAPITRE V  L’ÎLE MYSTÉRIEUSE. 78

CHAPITRE VI  AU SEIN DE L’ÉTRANGE. 112

CHAPITRE VII  LE RAVIN MYSTÉRIEUX.. 134

CHAPITRE VIII  LE GUET-APENS. 154

CHAPITRE IX  UN COUP D’AUDACE. 161

CHAPITRE X  LA MURAILLE INVISIBLE. 183

CHAPITRE XI  LA PHOTOGRAPHIE PERDUE. 195

CHAPITRE XII  UNE OREILLE ÉCOUTE. 205

CHAPITRE XIII  LES RAYONS Z. 219

CHAPITRE XIV  LE RAVIN MORT. 235

CHAPITRE XV  LE RETOUR CHEZ LES HOMMES. 248

Ce livre numérique. 254

 

CHAPITRE PREMIER

LE DERNIER JOUR DE LA TERRE

C’était cependant un beau jour. Un clair soleil printanier brillait très haut dans le ciel, d’une pureté merveilleuse ; et les rares flocons blancs qu’on apercevait demeuraient immobiles, suspendus dans l’espace comme par d’invisibles fils.

Mais la foule, qui emplissait les rues et les avenues de tourbillons capricieux, était muette et sinistre. Elle allait sans but, piétinant parfois sur place, désemparée. L’angoisse convulsait les visages. Instinctivement, les têtes se relevaient sans cesse, interrogeant le ciel, comme si son azur eût renfermé quelque menace. Et c’était terrifiant et bizarre de voir frissonner tant de gens sous ce firmament ensoleillé.

Aux environs de l’Observatoire, dans l’avenue, le Luxembourg et le boulevard Saint-Michel, la foule se pressait davantage. Contre les grilles et dans les deux tronçons de la rue Cassini, ses vagues s’écrasaient ; une sourde rumeur courait au-dessus des têtes anxieuses, toutes tendues dans la même direction. Une feuille de papier, collée à l’angle de la loge du concierge, était le but de tant de regards. Les plus proches la déchiffraient et, de bouche en bouche, on se passait les nouvelles.

— L’astre continue sa marche conformément aux calculs des astronomes.

D’heure en heure, un homme sortait du bâtiment ; solennel comme il convient au concierge d’un immeuble officiel et pour l’instant l’objet de toutes les curiosités, il traversait la cour et s’en venait coller sur la précédente une nouvelle feuille, donnant des renseignements plus frais. Un murmure s’élevait alors des premiers rangs, s’enfonçait dans la masse anxieuse, s’éloignait, diminuait et s’éteignait. Puis, la foule, redevenue silencieuse, attendait, consternée.

Soudain, un moteur ronfla. Péniblement, une automobile s’efforçait de percer le flot humain. Un fanion fixé à l’avant attirait les curiosités. On pouvait y lire cette inscription :

« Les Ailes. »

Répétées par des voix contenues – les voix qu’on entend dans les chambres des mourants – les syllabes renseignaient la foule, qui s’écartait.

— Les Ailes !… C’est une auto du journal Les Ailes !

L’automobile parvint à la grille. Vivement, un jeune homme sauta sur le trottoir et s’approcha du mur.

Précisément, le concierge de l’Observatoire s’apprêtait à coller un nouveau carré de papier ; l’arrivant fit mine de s’en saisir et tendit en même temps sa carte. Le nom qui y était inscrit impressionna sans doute le portier, car il lâcha son papier et, portant la main à sa calotte, se découvrit respectueusement.

— Vous êtes monsieur Verdelle ? s’exclama-t-il.

Un bref signe affirmatif fut la réponse. Aussitôt, le nom, répété par des centaines de bouches, parut éveiller la foule.

— Agnan Verdelle !… C’est Agnan Verdelle !

Celui qui provoquait cette rumeur sympathique et admirative paraissait compter une trentaine d’années. Une chose frappait en lui, dès l’abord : un contraste bizarre entre son apparence voulue de flegme et de froideur et sa nature, enthousiaste et bouillante, qui se trahissait à tout moment.

Tandis qu’avec une impassibilité de commande il déchiffrait le papier, le concierge continuait à le contempler avec une admiration respectueuse. Il toussota et murmura, en prenant soin d’être entendu de ceux qui avoisinaient la grille :

— C’est vous qui…

Un geste sec d’Agnan Verdelle tenta de lui couper la parole. Mais fait-on rentrer dans la gorge d’un concierge une question indiscrète ? Le nôtre était lancé ; il poursuivit :

— Vous… qui allez… partir ?

Il leva les yeux au ciel, avec une expression d’effroi, tandis qu’un grand frisson secouait les rangs de ceux qui entendaient ce colloque. La foule attachait sur Verdelle des regards reflétant une mystérieuse épouvante. Flegmatique, le jeune homme retira de sa bouche la courte pipe qu’il fumait et la replaça dans son étui.

— C’est moi, répondit-il. Et vous savez que mon train n’attend pas. Je suis pressé. Pourrai-je voir ces messieurs ?

— Ces messieurs ? répéta le concierge, d’un air méditatif. Ils sont tellement occupés !

— À quoi ? interrompit irrévérencieusement Agnan Verdelle. Tous leurs calculs ne changeront rien à l’événement. Tout a été dit. Faites-leur donc passer ma carte.

— Je vais vous mener à monsieur Constant, décida d’un ton rogue le cerbère, profondément choqué par ces paroles blasphématoires. C’est lui qui est chargé des communiqués à la presse.

Il mit dans ces derniers mots un dédain suffisant pour venger des pires railleries tous les astronomes de l’univers et ouvrit la petite porte de la grille.

Verdelle pénétra dans la cour et, derrière lui, le bruit du pêne retentit deux fois : à double tour de clé, le concierge assurait l’isolement des savants dont il était le gardien. Puis, pressant le pas pour rattraper le jeune homme, qui se dirigeait vers l’entrée des bâtiments, il le précéda, en balançant solennellement ses clés. Sur son socle, Le Verrier tournait le dos à cette entrée comme si, devenu statue, il se désintéressait de l’œuvre savante qui avait été le but de sa vie.

À l’intérieur, tout était calme ; un silence impressionnant régnait.

— Bigre ! murmura Verdelle entre ses dents. Ce n’est pas très animé là-dedans !… Est-ce que ces messieurs auraient déserté ?

— Au contraire ! protesta le concierge. C’est comme sur un navire, ici. Aux heures de tempête, chacun est à son poste.

Il frappa discrètement à une porte, l’entr’ouvrit sans attendre la réponse, passa la tête dans l’entrebâillement et annonça :

— C’est monsieur Agnan Verdelle, du journal Les Ailes, qui vient aux nouvelles.

Un murmure parvint aux oreilles du jeune journaliste. Ce devait être un ordre d’introduction, car le concierge s’effaça et le poussa à l’intérieur. De derrière une table encombrée de paperasses, un homme, jeune encore, mais dont le masque portait déjà l’empreinte de la gravité professionnelle, se leva, accueillant et presque aimable.

— Monsieur Verdelle ?… Celui qui doit partir ?

Les mêmes paroles, la même curiosité, presque la même admiration que celle manifestée par le concierge. Le journaliste haussa imperceptiblement les épaules et prononça, sans répondre à la question :

— Vous ne trouverez pas extraordinaire que je sois venu moi-même aux renseignements.

— C’est trop légitime… Voulez-vous monter ? offrit l’astronome. Vous pourrez vous rendre compte de visu

— Inutile. Je n’y verrais probablement que du feu… et du bleu. Trop d’étoiles et trop d’azur : je m’y perdrais.

— Nous nous y perdrons ! ricana le savant.

— Peut-être ! rectifia négligemment Verdelle. En attendant, parlons peu et bien. Où en sommes-nous ?

— L’astre suit sa route et nous la nôtre.

— Et elles se coupent ?

— Elles se coupent.

L’astronome poussa un soupir involontaire. Manifestement, cette confirmation, que sa science devait donner, ne l’enchantait pas. Il continua… un peu du ton dont il aurait fait un cours :

— Toutes les observations nouvelles renforcent nos premiers calculs. Les vitesses sont constantes, les trajectoires bien déterminées ; nous pouvons donc annoncer avec une précision mathématique le point de l’espace et jusqu’à la seconde où se produira…

— La rencontre ?

— Le choc.

— Et ce sera ? demanda Verdelle, sans qu’un muscle de sa face tressaillît.

— À minuit quarante-cinq minutes six secondes et trois cinquièmes.

— Peste ! admira le journaliste, narquois. Voilà de la précision ou je ne m’y connais pas !

Le savant s’inclina avec une modestie affectée, qui prétendait cacher beaucoup d’orgueil.

— Pour être aux premières loges, poursuivit-il, il faudra se trouver à trois mille mètres d’altitude.

— Et dans les environs de Marseille ?

— Théoriquement, oui. L’astre pénétrera notre atmosphère selon une oblique presque horizontale.

— Que la moindre déviation rendrait même parallèle à l’horizon astronomique du point de l’écorce terrestre qui sera le plus proche de votre étoile, acheva Verdelle.

— Je sais ! riposta dédaigneusement l’astronome. C’est la théorie Trigone, d’après laquelle il n’y aurait pas de collision.

— Elle a bien son charme.

— Elle est stupide… comme celui qui l’a formulée. Per-mettez-moi de ne pas la discuter.

— À votre aise ! acquiesça ironiquement le journaliste.

— Je disais donc que, théoriquement, l’astre passerait au-dessus de Marseille, à une altitude de trois mille mètres, et que, théoriquement toujours, il suffirait de se trouver là pour ne rien perdre du spectacle. Mais, pratiquement, on ne verra absolument rien.

— Parce que ?

— À cause de la perturbation atmosphérique d’abord. Et ensuite parce que le drame aura tout juste la durée d’un éclair.

— Ce n’est pas l’avis de Marius Trigone.

— Peuh !…

— C’est pourtant un savant de valeur.

— Un demi-dément !

— Sa réputation est universelle.

— Comme ses connaissances… Voyez-vous, monsieur Verdelle, les facultés intellectuelles de l’homme sont trop limitées pour lui permettre d’embrasser dans son infini le champ des recherches scientifiques. Quel cerveau, si vaste fût-il, suffirait à emmagasiner le peu que l’effort combiné des siècles, secondé par des milliards d’intelligences, a pu acquérir ? Le savant, s’il est sage, doit se borner, se localiser. L’astronomie, pour ne parler que de notre science, ne tolère pas de rivale. L’illustre Marius Trigone peut se permettre d’incursionner dans notre domaine, tout son génie ne suppléera pas à la constance de notre labeur. Modestes spécialistes, nous avons sur lui l’avantage de ne pas disperser notre effort.

Entre la célébrité, dont l’astronome évoquait le nom avec une évidente amertume, et les officiels de l’Observatoire, devait exister une de ces jalousies de savants qui deviennent d’implacables rivalités. Agnan Verdelle, d’une chiquenaude sur sa manche, indiqua qu’il s’en désintéressait.

— Je n’ai pas à défendre le maître, déclara-t-il. Dans quelques heures, les faits se chargeront de vous départager.

— Et nul ne sera plus là pour arbitrer notre différend et proclamer notre victoire, riposta l’astronome avec une amertume plus grande. Marius Trigone ne risque pas grand’chose à soutenir son opinion ; il joue sur le velours.

— Ce n’est déjà pas si bête. Puis, à tout bien considérer, je lui découvre un autre mérite qui est de nous laisser un espoir.

— Une illusion !

— La vie en est faite. C’est une denrée précieuse. Peut-être Marius Trigone estime-t-il charitable de n’en point priver la foule. Sa théorie serait…

— Un mensonge !

— Dicté par la pitié.

— On doit la vérité aux hommes ! proclama l’intransigeant astronome.

— À quoi bon les affoler ? Êtes-vous tellement certains de ne pas vous tromper ? Je me souviens d’alertes semblables. Maintes fois, le passage d’une comète a donné lieu à de fâcheux pronostics.

— Il ne s’agit pas d’une comète ! se récria le savant avec dédain.

— Quel que soit le nom qu’il lui faille donner, elle peut démentir votre pessimisme. Permettez-moi de demeurer sceptique.

Sous l’attaque d’Agnan Verdelle, l’astronome parut s’animer extraordinairement. Sans doute le sujet lui tenait-il à cœur. Le visage empourpré par un agacement voisin de la fureur, il témoigna soudain d’une volubilité passionnée, laquelle formait un absolu contraste avec l’habituelle pondération de ses discours. Sans s’émouvoir, un tantinet railleur, le journaliste subit la harangue, que ponctuèrent des gestes désordonnés.

— Sceptique ! vociférait le savant. Soyez-le tant qu’il vous plaira. Mais, par Bételgeuse ! n’essayez pas d’étayer votre scepticisme d’une comparaison quelconque ! Car, je vous le déclare, cher monsieur, jamais rien de semblable ne s’est vu depuis que la Terre est terre ; et cela pour la raison toute simple que, si le fait s’était produit, notre globe aurait cessé d’exister. Des comètes ! certes, nos devanciers en virent, comme nous en vîmes, et s’ils s’émurent ce fut modérément. Mais, aujourd’hui, il ne s’agit pas d’un de ces astres, aussi inconsistants que chevelus et à travers desquels il nous serait loisible de passer. Rappelez-vous, pour l’amour d’Achernar et d’Aldébaran ! Daignez vous rappeler ! N’est-ce pas vous qui, dans une interview sensationnelle, avez le premier révélé au public l’effarante histoire de Myrrha de Phœbus ?

— Je n’aurai garde de l’oublier, riposta avec flegme Agnan Verdelle. L’aventure était impayable. Vos confrères ne se sont-ils pas avisés de découvrir tout à coup, à grand fracas, une étoile qu’ils avaient devant leur télescope depuis plus de cinquante ans ?

— Vous pouvez forcer le chiffre sans crainte d’exagérer, renchérit l’astronome d’un ton vexé. Bien qu’il soit particulièrement ardu de discuter de ces choses avec un profane, je vous ferai observer que ce n’était pas la première étoile perdue, puis retrouvée…

— Toute glorieuse d’être devenue de première grandeur et d’épater les astronomes !

— Depuis ce jour, il a bien fallu se rendre à l’évidence : l’étoile Myrrha tombe sur nous. Et comme sa masse représente à peu près le décuple de la masse terrestre…

— Il faudra plaindre ceux qui se trouveront dessous ! termina Verdelle. Allons ! c’est bien décidément la fin du monde !

— Non pas, monsieur ! rectifia l’astronome. Seulement la fin de la Terre.

— Ne sera-ce pas la même chose… pour nous ? murmura le journaliste.

Un court silence suivit. Entre ces deux hommes, les derniers mots avaient fait passer un souffle glacé.

La fin de la Terre ! Ce cataclysme, dont l’imminence était officiellement annoncée par les observatoires des cinq parties du monde, avait arrêté les pulsations de la vie humaine. La panique, qui en des circonstances analogues, s’était, à plusieurs reprises, emparée de l’humanité, avait atteint, cette fois, des proportions effroyables. Par ses conséquences, elle était elle-même une véritable catastrophe et l’œuvre de mort était déjà commencée.

C’est que le danger paraissait inévitable. Les plus optimistes – ils étaient rares – escomptaient seulement une faible chance de salut, la possibilité d’un hasard clément faussant le résultat des calculs si bien établis et détournant (par un miracle dont ils ne concevaient d’ailleurs aucunement la forme) le péril du globe condamné.

Ce qui rendit l’effroi général, ce fut l’unanimité de la science officielle à proclamer, du haut de son infaillibilité dogmatique, qu’on ne pouvait, cette fois, esquiver le choc. La vanité des savants, plus forte que la peur, leur fit annoncer à la foule la date et l’heure auxquelles la Terre se volatiliserait dans l’éther. De Paris et de Londres, de Berlin et de Rome, de New-York et de Yokohama, de toutes les capitales et dans toutes les langues, la fatale nouvelle partit. Du Nord au Midi, elle se répandit dans les campagnes, abêtissant les paysans étreints d’une frayeur sans nom, paralysant les citadins qui vécurent dans l’attente de la dernière heure. Les suicides se multiplièrent ; car toujours la peur de la mort eut ce résultat paradoxal de pousser à mourir ceux qu’angoisse l’approche de la fin. Les cas de folie ne se comptèrent plus. Qui, d’ailleurs, pouvait se vanter d’avoir conservé un cerveau bien équilibré au milieu de cette société qu’un vent de démence secouait ? Les masques rejetés laissaient à nu sur les visages la mesquinerie ou la laideur des âmes.

À mesure qu’approchait la date fatale, l’armature sociale se disloquait davantage. Devenus prodigues, les riches dissipaient leurs fortunes, pour se hâter d’en jouir avant la fin ; des avares, torturés par un dernier doute, pleuraient, vautrés sur leur or inutile, sans se résoudre à s’en séparer. Ambitions et passions, terreurs et rages, crimes ou vertus, qu’importait ? L’étoile tombait… tombait… La Mort approchait, implacable, mathématique. Un monde allait disparaître et, de ce monde, pas un être ne survivrait pour en perpétuer le souvenir.

Silencieux, Verdelle s’approcha d’une fenêtre. On apercevait de là la foule massée contre les grilles, foule consternée, inerte déjà comme un moribond dans le coma.

— Cette nuit ! murmura-t-il presque involontairement.

— Entre minuit et une heure ! prononça à son tour l’astronome, de la même voix retenue. Tout cela aura cessé d’exister.

Ils se turent encore, rêvant pareillement au mystère des destinées des mondes.

Tout à coup, le journaliste eut un sursaut de réveil. Mécaniquement, sa main chercha sa montre.

— Trois heures et demie, constata-t-il. Je n’ai que le temps.

Sa voix avait retrouvé toute sa force. Il se dirigea vers la porte.

L’astronome l’accompagna machinalement.

— Ainsi, vous allez… murmura-t-il.

Et plus bas, il ajouta :

— À quoi bon ?

— Curiosité bien naturelle, répondit le jeune homme.

— J’admire votre courage.

Verdelle haussa franchement les épaules.

— Y en a-t-il plus à aller au devant de la mort inévitable qu’à l’attendre ? demanda-t-il.

Il serra la main de l’astronome et sortit.

La même foule silencieuse et morne le regarda monter dans son auto.

— Vingt-cinq minutes ! cria Agnan Verdelle au chauffeur. Sors du tas, et en quatrième.

Bien que les rangs des badauds s’écartassent docilement, il fallut deux bonnes minutes à la voiture pour s’en dégager. Mais, parvenue au boulevard de Port-Royal, elle put démarrer et se ruer en avant.

Elle arriva à Vincennes.

Comme l’avenue de l’Observatoire, le Polygone était encombré d’une foule silencieuse. Un espace libre, formant un long couloir, difficilement ménagé et gardé par un important service d’ordre, s’étendait au milieu. L’une de ses extrémités, la plus proche de Vincennes, était occupée par un aéroplane, centre de tous les regards.

Sans doute, ses dimensions inusitées, sa construction bizarre et la longue cabine rectangulaire qui s’allongeait entre les ailes, comme un corps d’insecte, auraient suffi en temps normal à le désigner à l’attention générale.

Certes, le temps avait marché depuis l’ère des Goliaths, que les foules timides d’alors tenaient pour des géants. La conquête du ciel était achevée et l’homme y évoluait maintenant avec l’aisance d’un oiseau ; les paquebots aériens fendaient les mers de nuages et tenaient tête aux orages. Par la voie des airs, on faisait le tour du monde en huit jours.

Le ravitaillement du réservoir restait, malgré tout, le dernier terme du problème qui ne fût pas résolu ; et la nécessité des escales limitait, dans le temps et dans l’espace, l’importance des étapes.

Or, l’appareil devant lequel venait de s’arrêter Agnan Verdelle fournissait, assurait-on, la solution par une utilisation de l’énergie électrique, recueillie à même l’atmosphère – découverte capitale qui devait mettre son inventeur au premier plan de l’actualité scientifique et industrielle.

Mais ce jour-là n’était pas un jour ordinaire. Quelle expérience, quel départ de course pouvaient piquer la curiosité publique, alors qu’une autre course – course à la mort, celle-là ! et dans laquelle la Terre tenait la corde – accaparait toutes les angoisses.

Pourtant, la foule regardait l’aéroplane et ceux qu’il allait emporter ; trois hommes et une jeune fille : l’inventeur Bérignan et sa fille Maggie, plus les deux pilotes, Haquin et Pienne.

Et dans les regards des assistants se retrouvait cette expression de mystérieuse épouvante qui, devant l’Observatoire, avait accueilli la venue de Verdelle.

Geignant sous l’effort des freins brusquement serrés, l’auto du journaliste s’était immobilisée à deux mètres du géant de l’air ; Verdelle sauta à terre et se précipita vers le groupe dont Bérignan était le centre.

Il était visible que l’inventeur et ses compagnons attendaient le jeune homme avec impatience.

— Je ne suis pas en retard, j’espère ? s’enquit l’arrivant.

— Il s’en faut de peu, plaisanta Bérignan, en consultant son chronomètre. Dix minutes de plus et vous ne nous auriez pas trouvés… Pauvre monsieur Verdelle ! Quelle tête vous auriez faite !

— Je ne m’en serais pas consolé, répondit sérieusement le jeune homme, dont le regard glissa vers Maggie Bérignan.

— Être ici ou là n’aura peut-être pas beaucoup d’importance dans quelques heures, répliqua celle-ci.

C’était précisément la phrase qu’Agnan Verdelle avait servie à l’astronome qu’il interviewait. Mais, avec une inconstance bien humaine, il émit cette fois l’opinion diamétralement opposée.

— Cela en aurait pour moi, répliqua-t-il. Je me suis mis en tête de tenter ma chance là-haut… Et puis, même pour mourir, on peut préférer telle compagnie à telle autre.

Ceci était évidemment à l’adresse de la jeune fille ; elle accepta le madrigal d’un sourire mélancolique, et son regard, effleurant celui de Verdelle, exprima une gratitude.

Entre les vingt ans de cette jolie blonde et la robuste trentaine du journaliste existait certainement une sympathie naissante, sinon explicitement déclarée, et peut-être le très tendre intérêt qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre n’attendait-il qu’un aveu pour se muer en amour ?

Dès leur première rencontre – quelques semaines auparavant – Maggie Bérignan avait intéressé Agnan Verdelle. Et ce n’était pas seulement par sa merveilleuse beauté, qu’accentuait une grâce fière ; ni par l’ombre de mélancolie voilant par instant ses grands yeux lumineux, dont la couleur mettait aux lys du teint le velouté des violettes. Autre chose avait attiré le jeune homme : une de ces demi-confidences – involontaires – qui s’échappent de certains cœurs trop pleins, ou qui se détachent des lèvres comme un fruit trop mûr de la branche qui le supporte. Et seule, la volonté du hasard a choisi le passant qui va le recueillir.

Ce sont là de fugitifs éclairs illuminant tout à coup des cœurs ordinairement secrets. À ce hasard, Agnan Verdelle devait d’avoir entrevu celui de Maggie, avec son contenu de doute, de lassitude et de peine, soigneusement caché à tous les yeux. Mais, cela avait suffi pour mettre entre eux autre chose que la banalité des politesses ou des galanteries courantes. La chose s’était passée le jour où Verdelle venait d’apprendre que la jeune fille serait de la dangereuse expédition. Il avait exprimé un courtois étonnement et son admiration.

— Est-ce vraiment du courage ? avait-elle riposté. Ce jour-là, sera-t-on plus en sûreté sur la terre ?

Et soudain, comme malgré elle et avec un soupir si profond et douloureux qu’Agnan en fut bouleversé, elle ajouta :

— M’envoler serait une joie si je savais ne devoir jamais redescendre. Oh ! ne plus retomber sur la terre, si laide d’être habitée, tellement souillée de calculs et de cruautés ! Je suis lasse d’être une proie sans cesse menacée par les filets du mensonge et de l’hypocrisie… une proie qui, tôt ou tard… oui ! tôt ou tard…

Elle confiait un rêve ; et voilà que brusquement s’y mêlait l’aveu d’un effroi et d’une menace.

À temps, elle s’interrompit, parut se réveiller et sourit avec effort à Verdelle effaré.

— Je divague ! s’excusa-t-elle. N’y faites pas attention. Cela m’arrive quelquefois… Mon père, ni moi n’avons été très heureux. Lui s’est toujours débattu contre les difficultés que vous connaissez ; moi, je m’indigne de voir son génie méconnu ou exploité, entouré comme d’un cercle de hyènes arrogantes ; par les convoitises et les cupidités. Un inventeur pauvre ! n’est-ce pas une proie désignée ? Qui donc se ferait scrupule de le dépouiller ? Il est sans défense : c’est un naïf. Alors, n’est-ce pas ? tout ce qu’il possède, génie ou affection, appartiendra au plus habile ou au moins scrupuleux. On peut tout lui prendre… tout !…

Très bas, elle acheva :

— Son invention… ou sa fille.

Et sous le regard d’indicible pitié dont l’avait caressée Agnan Verdelle, les larmes étaient montées à ses yeux.

— Voilà pourquoi je souhaite que l’étoile n’épargne pas la terre ou bien que l’aéroplane qui nous emportera ne retombe jamais, soupirait-elle, en se forçant à sourire.

Doucement, tendrement, le jeune homme lui prit la main et la serra.

— Je vous comprends, murmura-il.

Il comprenait.

Manque-t-il d’hommes – de ces forts, cuirassés de millions brasseurs d’affaires, étrangleurs de faibles, pour qui une jolie fille peut n’être que l’appoint d’un marché ? Si belle, aux côtés d’un père illuminé, poursuivant sa chimère à travers la forêt de signes algébriques, n’avait-elle pu se sentir insuffisamment protégée contre certaines convoitises ? N’avait-elle pu souffrir d’en être souffletée ?

Au pays des loups, dans les steppes de neige, le voyageur marche… marche tant qu’il a de forces, suivi de loin par la bande des gloutons aux yeux luisants ; il marche, mais eux continuent à le suivre, inlassablement, parce que leur instinct leur dit qu’il tombera fatalement à la longue, quand ses forces seront épuisées.

C’était ce destin que voyaient les yeux assombris de Maggie Bérignan.

S’arrachant à l’obsession, elle conclut.

— Tout cela n’a plus d’importance, puisque nous allons nous envoler.

— Ensemble ! dit Agnan Verdelle, avec un soudain enthousiasme.

Et la jeune fille avait simplement et gentiment serré la main de ce garçon solide et franc, que ni l’âge ni la fortune n’avaient encore gâté et qui pouvait être, lui, tout bonnement un amoureux.

C’était à cet entretien que pensait aujourd’hui le journaliste, en regardant Maggie.

Mais un signe discret de Francis Bérignan l’arracha à cette contemplation. L’inventeur l’appelait à l’écart.

— Une bien singulière nouvelle vient de me parvenir, murmura-t-il quand le jeune homme l’eut rejoint. Le secret, admirablement gardé, vient d’éclater comme un pétard ; nous avons un concurrent.

Son air soucieux surprit Verdelle, qui s’exclama.

— Un concurrent !… À propos de quoi ? Comment pouvons-nous avoir un concurrent ?

Il s’ébahissait, mais ne comprenait pas encore. Le geste de Bérignan montrant le ciel l’éclaira.

— On ne veut pas nous laisser partir seuls là-haut, expliqua l’inventeur. Il y a cent chances pour une que nous ne redescendions pas, ou pour que, redescendant, nous ne retrouvions plus la vieille terre ; mais, cette unique chance, quelqu’un – un de vos confrères – entend partager avec nous la gloire de l’avoir couru ; ou plutôt, il entend nous la disputer. Car il espère bien nous semer dans l’espace.

La stupeur la plus profonde se peignit sur le visage du journaliste.

— Quelle folie me contez-vous là ? s’écria-t-il. Comment se nomme ce confrère ?

— C’est le Fanion.

— Ce canard qui barbette dans la mare de la Finance ? s’indigna Verdelle. D’où lui vient ce soudain souci de l’information ?

— D’Aubin Farouge, le brasseur d’affaires ; c’est ce dernier qui fait les fonds. Car, on a construit un dirigeable… un dirigeable emportant vingt hommes d’équipage !

— Aubin Farouge !… Ce flibustier ? Ce pilleur d’épaves ? Ce naufrageur ? Je ne l’aurais jamais cru capable de se lancer dans ce genre de spéculation ! C’est bien la première fois de sa vie qu’il entreprend une affaire non susceptible de procurer un sérieux bénéfice.

— N’empêche qu’il fait cela pour me souffler ma gloire ! soupira soucieusement Bérignan.

— Consolez-vous, riposta Verdelle avec dédain. La gloire n’est pas pour les Farouge ; cet homme de proie lui préfère les dividendes… Je voudrais bien connaître son idée de derrière la tête. Il doit en avoir une.

— N’est-ce pas ? cria l’inventeur, avec une sorte de terreur.

Sans remarquer cette émotion vraiment singulière et exagérée, Verdelle grommelait :

— Pourquoi Farouge nous lance-t-il le Fanion dans les jambes ? Oui, pourquoi ? Ce n’est pas naturel.

Il n’en revenait pas de voir se dresser en face de son journal, en pareille occurrence, la silhouette épaisse et brutale de ce requin qu’on appelait Aubin Farouge ; spéculer, empocher des millions, ruiner et déshonorer des rivaux, cela c’était son affaire ; mais fréter un dirigeable en vue d’une expédition scientifique, ou simplement pour « embêter » un-journal, cela ne se concevait pas.

Et c’était le jour même où la terre avait quelque chance de disparaître que le personnage s’avisait d’une telle fantaisie ?

— La peur doit lui avoir fait perdre la tête, conclut Verdelle.

Puis, il reprit d’un ton goguenard :

— Bigre ! un dirigeable monté par vingt hommes ! Mais c’est une véritable expédition !

— Assurément scientifique ! tenta de railler Bérignan.

Mais le cœur n’y était pas. Il soupira.

— Qui la dirige ? demanda Verdelle.

L’inventeur baissa la tête ; c’était peut-être pour cacher sort trouble.

— Aubin Farouge en personne, annonça-t-il d’une voix altérée.

— Aubin Farouge ! sursauta le journaliste. Il part à bord du dirigeable ?

Cela, c’était le comble ! Farouge partirait ? Farouge partagerait le risque de ceux qu’il envoyait dans l’espace ? Nouvelle invraisemblable ! Ce qu’on savait de lui le montrait peu disposé au risque personnel ; il excellait à faire tirer du feu par autrui les marrons qu’il entendait manger sans se brûler les doigts.

— Aubin Farouge aventurer sa peau ? Ce sera bien la première fois ! répéta le journaliste.

Tout à sa surprise, il avait lancé cette phrase d’une voix forte, oubliant de se conformer à l’attitude de discrétion et presque de mystère que commandaient les façons de Bérignan.

Le nom alla atteindre les oreilles de Maggie, qui se retourna en tressaillant.

— De qui parlez-vous ? Qu’y a-t-il ? questionna-t-elle en se rapprochant.

Avant d’avoir vu le geste contrarié de l’inventeur, Verdelle répondait :

— Farouge part aussi… Il nous suit là-haut, dans un dirigeable qu’il a secrètement fait construire. Le diable m’emporte si je comprends quelque chose à cette lubie !

Si, en prononçant ces paroles, il avait regardé Maggie, il l’aurait vu pâlir tout à coup et jeter à l’espace un regard d’angoisse.

Mais, l’attention du journaliste venait d’être accaparée par l’arrivée d’une nouvelle auto.

Non sans difficulté en descendit un extraordinaire vieillard, chevelu, barbu et moustachu d’effarante façon ; dans sa face parcheminée les yeux demeuraient trop vifs et l’exubérance des gestes contrastait avec la neige de la chevelure.

Son chef était coiffé d’un solennel chapeau de haute forme ; un vaste mac-farlane aux revers de soie l’enveloppait et devait, en même temps, enfermer dans ses plis toute une cargaison de paquets ; car le personnage parut trop volumineux pour parvenir à s’extraire de la portière.

Il y réussit pourtant au prix d’un vigoureux effort, qui n’excluait pas les plus grandes précautions.

Et ce fut au moment même où Agnan Verdelle accourait les mains tendues.

— Maître, proposa le journaliste, permettez que je vous aide et que je vous débarrasse.

Il fut, en dépit de cette offre obligeante, reçu sans la moindre aménité.

— Me prends-tu pour un empoté de ton espèce ? fulmina l’irritable vieillard. Je m’en tirerai bien tout seul… Où est l’oiseau ?

— Devant vous, maître… Mais, je vous en prie, donnez-moi vos paquets.

De nouveau, il avançait les mains. Mais, il ne réussit qu’à provoquer un véritable accès de fureur.

— M’as-tu entendu ? tonna le vieillard, avec un redoutable accent marseillais. Quel sèche-pastèque ! Mes colis sont trop fragiles pour que je les laisse toucher.

Ce disant, il se précipita vers l’aéroplane avec une vivacité de jeune homme.

Nullement découragé par les rebuffades, Agnan Verdelle le suivit.

— Il serait imprudent de monter, chargé comme vous l’êtes, protesta-t-il, en essayant d’arrêter le bouillant méridional par un pan de son manteau.

Suffoqué par tant d’audace, l’arrivant poussa un véritable rugissement.

— À bas les pattes ! vociféra-t-il, en repoussant d’un énergique mouvement d’épaule l’importun obstiné. Puisque je te dis que je ne veux pas qu’on me touche, tonnerre de la Cannebière !

Péniblement, il gravit l’escalier volant, qui permettait l’accès de la cabine et parvenu sur la porte se retourna pour saluer narquoisement les spectateurs.

— Adiousias, les drôles ! cria-t-il. Nous allons préparer vos logements.

Mais la plaisanterie ne dérida pas la foule qui contemplait cet homme jovial.

Un murmure apeuré courut :

— Marius Trigone !… C’est le vieux Trigone !

CHAPITRE II

UN SAVANT LOUFOQUE

Les gens qui pénétraient chez Marius Trigone en sortaient toujours en disant :

— Quel capharnaüm !

C’était l’impression dominante qu’on emportait de cet intérieur bizarre, poussiéreux et encombré.

Tout semblait y être jeté pêle-mêle, dans un désordre inextricable, à faire jurer qu’une poule n’y pourrait retrouver ses poussins.

Et pourtant, à la minute précise où il en avait besoin, le vieillard trouvait toujours sous sa main l’objet, le livre ou la note cherchés. Bien mieux, il pouvait toujours désigner infailliblement, les yeux fermés, le coin du fouillis où était enfoui le document réclamé.

Le désordre n’était qu’apparent. Une mémoire prodigieuse en cataloguait les moindres détails et, grâce à cette mémoire, Marius Trigone s’amusait malicieusement à stupéfier les visiteurs.

L’intérieur de sa cervelle était à l’image de son logis. Là aussi, c’était un enchevêtrement de connaissances emmagasinées sans ordre apparent. Et l’intelligence du savant y puisait à volonté, sans le moindre effort.

Sa tenue était déplorable ; il n’admettait pas plus l’ordre sur sa personne que dans son cabinet ; l’un et l’autre recueillaient avec une égale piété les moindres particules de poussière. Le plus souvent, on le trouvait enfoui dans un pyjama, jadis vert bouteille, au col empelliculé par la broussaille inculte de la barbe et des cheveux.

Il affichait un beau mépris pour toutes les contingences et prétendait vivre en dehors de la vie. De fait, il avait été époux et père sans paraître s’en douter et la disparition de sa femme et de sa fille n’avait point entamé son inaltérable sérénité. Plus tard, son gendre les suivit sans obtenir un pleur.

Mais il léguait à Marius Trigone une petite-fille et le vieux savant se prit à être éperdument grand-père. Depuis douze ans, Miette Renséry avait conquis droit de cité dans le cabinet-capharnaüm ; elle y avait installé ses poupées, avec l’autorisation de leur confectionner des papillotes en utilisant les chiffons de papier zébrés d’équations. Qu’importait, puisque Trigone y retrouvait, quand il le voulait ses calculs intacts ? Les perruques devinrent succursales de ses tiroirs – et combien plus commodes à fouiller !

Le vieillard et l’enfant s’adoraient.

Rejeté par la science officielle, Trigone n’en était pas moins célèbre, car les journalistes avaient pris l’habitude de l’interviewer dès qu’un phénomène scientifique était à l’ordre du jour. C’était ainsi qu’Agnan Verdelle avait pu recueillir de lui la seule opinion optimiste qui eût tenté de mettre en doute la certitude du choc redouté. Quelques jours plus tard, il était revenu voir le maître, mais il l’avait trouvé absorbé dans la contemplation d’une photographie reçue d’Amérique.

Trigone la présenta au journaliste…

— Incline-toi. C’est la photographie d’un mystère qui est peut-être le mot de l’énigme, de la grande énigme de l’âme humaine. J’ai reçu cela ce matin et voilà deux heures que je m’y absorbe. Si ce qu’on raconte dans ces notes est vrai, nous avons sous les yeux un être extraordinaire, une organisation merveilleuse, une machine supérieure qui n’emprunte plus à l’homme qu’un minimum d’apparence. Qu’est-ce au juste ? Un type d’autre créature, actuelle ou future, mais ignorée de notre humanité ? Est-ce le chaînon entre nous et le surhomme ? Le type supérieur qui doit nous succéder et qui est venu en avance ? Je ne sais pas… Mais je veux savoir.

— Si la terre est anéantie, à quoi vous servira d’avoir abordé ce nouveau problème ?

— Je n’ai jamais prétendu être immortel, ricana Marius Trigone. Depuis un mois, vous attendez, et pendant un mois encore vous allez attendre la mort de la Terre. Moi, c’est depuis des années que j’envisage l’éventualité de ma propre disparition : cela peut toujours être pour demain… À quoi bon penser à ces choses ? Travaillons jusqu’à la dernière minute.

— Bravo, maître ! Je viens justement vous offrir une occasion d’appliquer cette théorie. N’avez-vous pas admis que l’étoile pourrait seulement frôler la Terre ? Et n’avez-vous pas ajouté : en cette dernière hypothèse, l’occasion serait unique pour un oiseau aux fortes ailes et au cœur solide d’aller faire un petit tour dans l’espace, au bon endroit de la rencontre. Il se pourrait bien qu’il fût attiré par l’étoile et qu’il y tombât.

— J’ajoute qu’il ne faudrait pas s’élever bien haut…

— Bref, en écartant toutes les objections accessoires et en admettant, pour l’étoile et la Terre la possibilité de se rencontrer sans se détruire, il y aurait une chance de pouvoir quitter la Terre pour l’étoile.

— Une chance, jeune homme… Mais contre combien de milliards de chances contraires ?

— Peu importe. Il nous suffit qu’elle existe. D’autre part, je vais vous rappeler une autre de vos phrases : à supposer qu’on doive survivre, quelle occasion unique d’observations précieuses, si l’on pouvait se trouver là-haut au milieu des atmosphères mélangées !

— Je l’ai dit et je le répète ! soupira Trigone.

— Eh bien, cette chance… ou plutôt ces deux chances, vous pouvez les courir… comme nous.

— Que veux-tu dire ?

— Que nous sommes quelques bons garçons décidés à ne pas attendre la mort dans notre lit et que mon journal a résolu de fréter un train spécial pour aller au devant de l’étoile. Voulez-vous être du voyage ?

— Minute ! s’écria le savant, visiblement surexcité. L’affaire mérite d’être expliquée en détail. Qu’ésaco, ce train spécial ?

— Un aéroplane, maître.

— Un aéroplane ?…

Marius Trigone dessina de ses lèvres une moue désenchantée.

— Pourra-t-il tenir là-haut ? Il y aura du mistral, pécaïre ! Et l’air ? Crois-tu qu’il sera respirable ?

— Toutes les objections ont été envisagées. Il faudra pouvoir emporter des instruments, de l’oxygène… etc… sans compter les passagers.

— Et l’essence ? Le moteur consommera.

— Nous aurons mieux : l’électricité.

— Ah ! ah ! J’ai entendu parler de quelque chose qui ressemblait à cela : un appareil…

— S’approvisionnant en route, à même les nuées.

— Oui, l’atmosphère est un formidable réservoir de forces électriques. Ton inventeur s’appelle Francis Bérignan. J’ai lu la description de son appareil.

— Y croyez-vous ?

— Théoriquement… Reste l’expérience.

— Nous la ferons. C’est Francis Bérignan lui-même qui pilotera son aéro. J’ai eu la bonne fortune de m’aboucher avec lui ; il a consenti à entrer en pourparlers avec mon journal et l’accord s’est fait. Les Ailes fournissent les capitaux, lui l’appareil et le pilote ; nous, notre peau.

— Tu es casse-cou ?

— Vous êtes le seul à soutenir qu’il nous reste sur terre une chance d’en réchapper.

— Contre beaucoup d’autres ; c’est exact.

— Donc, nous ne risquons pas grand’chose. Nous partons avec la quasi-certitude de ne pas revenir, mais aussi avec celle de ne rien laisser derrière nous. Pour mon compte, je veux finir sur un reportage sensationnel. Quelle réclame pour mon journal si, par impossible, il réussit !

— Les plus sages sont les fous ! chantonna le savant. En la circonstance il est bien difficile de démêler la folie de la sagesse.

— En avant ! s’écria Verdelle avec enthousiasme. Dans un mois, nous coucherons au ciel ! La gloire ou la mort ! Prendrez-vous un billet, maître ?

— Un billet de loterie ! ronchonna Trigone, au fond assez tenté.

— Il y aura un gagnant. Pourquoi ne serait-ce pas nous ? L’oiseau emportera un ingénieur et un journaliste. Il nous manque un savant pour glaner au profit de la science. Nous avons pensé à vous.

En dépit de son âge, Marius était resté d’âme juvénile. Et puis, il était méridional. Comment ce bouillant vieillard aurait-il résisté à la contagion de l’enthousiasme ? Malgré lui, ses yeux jetaient des flammes, ses bras s’agitaient, ses jambes trépignaient.

— Pas moins, s’écria-t-il, on doit respirer, là-haut ! Ici, ça sent le moisi !

— Vous en êtes ?

— Des ailes ! Des ailes !… Hé ! Hé ! le vieux Trigone a encore bon pied, bon œil ; ce n’est pas un savant de cabinet.

— C’est dit ?

Pressant, Verdelle semblait, du regard et du geste, vouloir arracher des lèvres du savant l’adhésion sollicitée.

Elle paraissait prête à sortir.

— Zou ! pitchoun ! capon qui s’en dédit !…

Soudain, Marius Trigone se mordit la langue et la phrase s’arrêta net. Son enthousiasme tombait, brusquement, comme sous la glace d’une douche.

Étonné, Verdelle suivit la direction du regard du savant – pétrifié, aurait-on dit, par une apparition surgie d’un recoin sombre.

Mais les yeux du journaliste ne rencontrèrent qu’une muraille croulante de paperasses poudreuses.

Déjà, le regard de Trigone s’en détournait et revenait à la table.

— Pécaïre ! murmura-t-il, en se grattant piteusement la tête. J’oubliais… Et puis… il y a… mon individu…

Ses doigts ramassèrent la photographie qu’en son enthousiasme passager il avait jetée sur la table.

— Vous le retrouverez au retour, riposta Verdelle, en se mordant les lèvres de dépit.

— Tu le dis ! soupira le savant. Pas moins, c’est un grand voyage. Cela ne se décide pas aussi brusquement : il faut que je réfléchisse… que je consulte…

Prévenant de nouveaux arguments, il poussa irrésistiblement le journaliste vers la porte.

— Va ! je t’écrirai. Bagasse ! le feu n’y est pas.

Et Verdelle, persuadé qu’il échouait au port, dut se laisser amicalement expulser.

Sitôt la porte refermée, Marius Trigone revint vivement vers le monceau de paperasses.

— L’as escouta, Mietto ?[1] Il en a de bonnes, le monsieur ! Té ! je te parie qu’il se pensait que j’allais partir avé lui !

Il s’efforçait de rire, un peu penaud de son emballement, un peu triste aussi de renoncer.

De derrière les dossiers, Miette surgit, sérieuse.

— Oh ! grand-père, il faut y aller ! il faut s’envoler !

Marius s’effara.

— Pas possible ! Tu veux que j’y aille ? Tu veux ? Tu consentirais ?

Miette força le vieillard à s’asseoir et sauta sur-ses genoux.

— Bien sûr, grand-père. Je vais te dire les conditions.

Il faut croire qu’elles n’étaient pas terribles et qu’entre l’aïeul et la petite-fille un accord intervint ; car, le même soir, Verdelle recevait le « bleu » suivant :

« — Entendu, pitchoun. Prépare ma cabine. J’arriverai pour le départ avec mes bagages, Bravo, les Ailes ! – « MARIUS TRIGONE. »

CHAPITRE III

LE CYCLONE

Ce n’avait pas été sans peine, mais enfin, Marius Trigone et son chargement mystérieux avaient réussi à pénétrer dans la cabine de l’aéroplane et à s’y installer.

Et maintenant, toujours revêtu de son mac-farlane, le savant rayonnait, glorieusement assis dans le fauteuil-couchette qui lui avait été assigné.

— Tron de l’air ! s’écria-t-il d’une voix retentissante. Qu’attend-on pour partir ?

— Chacun à sa place et en route ! commanda Francis Bérignan.

Tous obéirent. Seule, Maggie demeura debout, les sourcils froncés, regardant un point jaune qui, de l’autre côté de Paris, montait dans le ciel.

— Le dirigeable ! murmura Bérignan, assombri.

— Cours ! ricana Trigone, déjà au courant de la nouvelle. Nous te rattraperons.

— Fermez ! ordonna l’ingénieur.

Ses aides vissèrent le panneau.

— Tout le monde est installé ?… Allons-y !

Le moteur ronfla ; les palettes des hélices battirent l’air.

— En avant !

Et dans un silence impressionnant, l’aéroplane décolla en quelques mètres et piqua droit vers la nue, tandis que tous les fronts des assistants se découvraient.

Pas un cri ne salua ce départ.

Ceux qui restaient songeaient trop que, pour eux, le même problème de vie et de mort se posait.

Pour que l’aéroplane revînt, il fallait que la Terre continuât d’exister. Qu’adviendrait-il d’elle, dans quelques heures ?

Lorsque l’avion eut cessé d’être, dans le ciel, un point imperceptible, silencieuse, la foule s’écoula et revint lentement vers Paris.

Les heures passèrent, augmentant l’angoisse. La masse anxieuse ne songeait même plus à ceux qui étaient partis ; elle songeait à elle, uniquement à elle.

Vers le soir, les stations météorologiques signalèrent une brusque et formidable dépression ; un cyclone accourait, dont la violence s’annonçait inouïe.

Était-ce les signes avant-coureurs de la chute de l’astre ? Paris poussa des cris de frayeur ; et à cette même heure, il en fut de même dans le monde entier.

Soudain, un tourbillon furieux passa, arrachant les arbres et les cheminées, faisant craquer les maisons. Il sembla que des mains terribles secouaient frénétiquement le globe terrestre ; au milieu d’éclairs d’une fulgurance inimaginable, des grondements assourdissants du tonnerre, les éléments déchaînèrent leur fureur, tandis que les hommes agonisaient d’effroi.

On ne pensait même plus à étudier le cataclysme, ni à mesurer l’étendue du désastre. On n’entendait plus ; on ne voyait plus ; on sentait seulement la Terre mourir et on pensait que l’ébranlement suprême qui soulevait les flots et jetait bas les montagnes, était sa dernière convulsion.

Il était minuit, encore quelques minutes et tout serait fini. Il y eut à cet instant des crises de terreur si intenses qu’elles confinèrent à la folie ; des hurlements de désespoir déchiraient l’air ; des hommes, des femmes, des enfants se roulaient sur le sol, crispés, épileptiques, en proie à une agonie écumante et farouche ; d’autres, à demi évanouis, gisaient dans les coins, réfugiés en des caves ; certains s’enroulaient dans des couvertures, s’imaginant survivre au choc.

Un grand nombre s’enfuyaient au hasard, courant à travers rues et routes, les yeux hagards, la tête perdue.

Et l’heure, la minute fixée par les astronomes, sonna.

Elle passa.

Puis, d’autres minutes, d’autres heures passèrent également, parmi la rage croissante des éléments, mais sans amener la catastrophe prévue.

La nuit s’acheva : la terre existait toujours.

Alors, tandis que s’apaisait peu à peu l’ouragan, les hommes, à leur tour, retrouvèrent le calme, reconquirent leur sang-froid et leur raison.

Ils regardèrent autour d’eux, écoutèrent.

Et les astronomes, les savants annoncèrent, reconnurent le fait inouï :

Le danger était passé. Leurs calculs avaient été mis en défaut ; l’étoile avait dû frôler la Terre sans la heurter ; on la signalait maintenant, qui s’éloignait dans l’éther mystérieux.

Pourtant, son passage avait été marqué par des désastres sans nom ; d’un pôle à l’autre, la terre était jonchée de ruines ; une traînée de mort jalonnait la trajectoire de l’astre meurtrier, indiquait les points où elle aurait pu heurter le globe.

Un raz-de-marée formidable avait balayé toute la côte est de l’Afrique, le Golfe d’Oman et celui du Bengale. On annonçait qu’un tremblement du sol marin avait détruit les Îles de la Sonde et englouti une portion considérable de l’Australie occidentale.

Une oblique, partant du Nord-Ouest et se dirigeant vers le Sud-Est, traçait la route d’un effroyable cyclone, qui avait tout dévasté.

En présence de cette puissance de destruction, le monde frémit. Puis, on se dit que tant de cadavres et de ruines ne payaient point, au bout du compte, trop cher le salut de la Terre. Les survivants se félicitèrent. On vivait. C’était le principal ; il n’y avait plus qu’à se remettre à l’œuvre et à réparer le dommage.

En regard des conséquences du cataclysme, qu’était la disparition de la trentaine d’hommes envolée dans les cieux ?

On remarqua à peine l’ignorance où l’on demeura de leur sort. Nulle part on ne signalait de traces du dirigeable ou de l’aéroplane. Il fut bientôt évident qu’ils avaient dû être entraînés par les violents tourbillons du cyclone et vraisemblablement précipités dans un des océans.

Mais, qu’était leur perte, auprès de tant d’autres ? On en parla à peine et seulement à Paris.

L’étoile avait passé.

En quittant le sol, l’aéroplane avait piqué dans le ciel, suivant une direction presque verticale.

Francis Bérignan, comptant moins pour se diriger sur les indications topographiques d’un terrain qu’il connaissait mal, que sur la boussole, ne craignait pas de perdre la terre de vue ; il savait gouverner en véritable marin et cette science de l’orientation allait lui être précieuse, au milieu de l’océan des nuées.

Il commença donc par monter très haut dans le ciel, dominant ainsi le dirigeable de Farouge, qu’il apercevait devant lui, mais très en dessous, comme une sorte de gros bourdon jaunâtre, filant lourdement vers le Sud-Est, sans muser en route.

Évidemment, les deux conquérants des airs suivaient la même route ; ainsi, la direction de Farouge permettait à Bérignan de contrôler la sienne.

Supposant l’existence de courants aériens, remous d’air provoqués par la marche de l’étoile, l’ingénieur n’était monté aussi haut que pour en profiter ; mais aucune brise ne soufflait. Vraisemblablement, l’étoile n’influençait pas encore notre atmosphère ; l’aéroplane devait donc se diriger vers Marseille par ses propres moyens.

Dans la cabine, personne ne parlait. Le départ avait été silencieux et grave ; chacun, involontairement, songeait à l’issue probable du voyage.

Pourtant, un chuchotement s’entendait, qui partait du fauteuil de Marius Trigone.

Le savant s’était enfin débarrassé de l’intangible manteau ; le haut de son buste, cravaté de blanc et drapé dans une ample redingote, apparaissait ; il tenait la tête penchée comme s’il s’intéressait à quelque objet placé à ses pieds.

Ses instruments, sans doute ?

Mais pourquoi parlait-il seul ? Était-ce manie de vieillard, ou distraction de savant ?

Ses voisins écoutèrent et, dans ce murmure indistinct, ils reconnurent deux voix : quelqu’un interrogeait, Trigone répondait.

Quelqu’un ? Qui donc ? Tous les sièges étaient occupés ; il était facile aux passagers de se compter du regard…

Intriguée, Maggie se leva et se pencha vers Marius. Alors, un cri d’étonnement lui échappa : blottie aux pieds du vieux savant, il y avait une petite fille.

Trigone leva la tête.

— Au fait, dit-il d’un air satisfait, il serait temps que je procède à la présentation. Mes chers amis, je me suis permis d’inviter en votre nom ma petite-fille, Miette Renséry, que voici.

— Vous l’avez emmenée ! s’exclama Verdelle.

— Té ! Penses-tu que je puis lui refuser quelque chose ? Regarde-là un peu.

Il suffisait, en effet, de contempler les yeux brillants de l’enfant et la façon câline dont elle se pressait contre son grand-père, pour deviner comment elle s’y était prise. Être emmenée, telle était la condition mise par elle à son adhésion au grand voyage ; et le savant l’avait trouvée si naturelle qu’il n’avait pas dû discuter bien longtemps.

Fallait-il tant peser les dangers ? tant trembler ? Candidement fataliste, le vieux Trigone s’était refusé à ces perplexités. Après tout, s’il disparaissait, il était sûr de ne pas laisser l’enfant derrière lui ; c’était l’important. La vie sous la protection du grand-père ; ou le grand repos pour tous deux ensemble : la philosophie de Marius Trigone n’avait pas envisagé d’autre solution souhaitable.

Il y eut des sourires : Maggie embrassa Miette.

Elle était admise. Marius rayonna.

Cependant, la course dans l’espace continuait et, à certains mouvements de Bérignan et de ses aides, à la tension soudaine de leurs muscles, pesant sur les leviers, on comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal.

L’aéroplane se mit tout à coup à osciller et à tanguer sous de brusques rafales.

Accrochés à leurs sièges, pour n’être point projetés contre les parois, les passagers se rendaient compte des bonds capricieux de l’appareil. Tantôt il s’efforçait de s’élever dans une position presque verticale ; tantôt il s’affaissait, vaincu par une force inconnue.

À travers les vitres, on apercevait le dirigeable agité de mouvements identiques ; il était manifestement le jouet des vents réveillés.

— Mais, nous tombons ! s’exclama tout à coup Verdelle.

Il venait d’apercevoir, toute proche au dessous d’eux, la Terre dont il se croyait séparé par plus de deux mille mètres.

Marius Trigone s’indigna.

— Je veux voir encore ! protesta-t-il. Je ne me suis pas enfermé dans cette cage pour être si tôt privé du spectacle !

Il tira son chronomètre.

— Dix heures trois quarts. Évidemment, l’étoile approche. Il faudrait tenir bon !

Cramponnés aux leviers, Bérignan, Pienne et Haquin n’abandonnaient point la partie. Mais à quoi servait leur effort désespéré ? Pris dans un tourbillon, l’aéroplane tournoyait, en s’abaissant, comme le fétu tombant au gouffre ; et, devant lui, le dirigeable dansait, en pirouettant sur lui-même.

Sous eux, les malheureux apercevaient maintenant des lumières dessinant l’emplacement d’une grande ville.

— Marseille ! annonça Trigone, presque religieusement. Je reconnais les phares.

Allaient-ils donc s’écraser sur les toits de la cité phocéenne ?

— C’était bien la peine ! grommela Verdelle.

Il songeait que leur audacieuse entreprise allait simplement aboutir à ceci : ils mourraient les premiers.

— Nous ne verrons rien ! gémit Marius Trigone, faisant la même réflexion.

C’était cela seulement qui le désespérait : point la mort.

Muette, mais nullement effrayée, la petite Miette lui avait pris les mains et les serrait tendrement.

Verdelle, d’un stylographe que les sursauts de la cabine faisaient seuls trembler, prenait des notes. Pour quelle postérité ?

On n’était plus qu’à deux cents mètres du sol ; le dirigeable avait disparu. Soudain, un sifflement terrible s’entendit ; autour de l’aéroplane, le ciel sembla s’embraser et les passagers virent passer, au-dessus d’eux, avec la vitesse fulgurante de l’éclair, une masse ignée qui parut se perdre du côté de la mer.

— L’étoile ! cria Trigone, dressé et frénétique. L’étoile !

— Alors, bonsoir, tout le monde ! tenta de plaisanter le journaliste.

Paroles perdues ! Dans le fracas de l’ouragan déchaîné, on n’entendait plus rien ; toutes les oreilles bourdonnaient, tous les crânes résonnaient, secoués, douloureux, prêts à éclater.

La masse de feu éclairait la terre comme un éblouissant soleil. On ne pouvait la fixer et les paupières se baissaient instinctivement. Mais, avant de les clore, les passagers eurent le temps de voir remonter devant eux une masse sombre, qui disparut dans le Sud, emportée par un furieux courant aérien.

— Le dirigeable !

Ils eurent à peine le temps d’y penser. À son tour, l’aéroplane était saisi par la bourrasque, que l’étoile déchaînait derrière elle ; cessant de tourner sur lui-même, il remonta soudain dans le ciel et fila comme une flèche dans la direction de la mer.

Le danger d’une chute immédiate était écarté. L’aéroplane continuait à courir sa chance.

La situation n’en était pas moins terrible, puisqu’il n’était plus qu’un atome, jouet des éléments. Toute la science de Trigone, tous les efforts des aviateurs devenaient aussi inutiles que commandes et leviers ; l’oiseau ne gouvernait plus ; pour éviter la mort, il n’était même plus capable d’un coup d’aile.

Certes, les passagers de la cabine étaient braves ; ils s’y étaient enfermés conscients du danger ; néanmoins, tous pâlissaient devant l’effarant panorama, au-dessus duquel les emportait le tourbillon.

Sous eux, c’était la mer aux vagues écumantes et hurlantes, tellement monstrueuses qu’elles semblaient vouloir escalader les nuées, pour saisir l’aéroplane. Les flots ruisselaient de feux, reflets du ciel rouge, reflets d’éclairs sillonnant la nue ; c’était à se croire au milieu d’un feu d’artifice.

L’aéroplane devait marcher à une vitesse folle ; car très vite une côte apparut ; la terre, de nouveau, se déroula, hérissée, bizarre.

Très vite ? Il était difficile d’évaluer cette vitesse. Ceux qu’emportait l’aéroplane avaient cessé d’avoir la notion du temps ; ils n’avaient même plus celle de l’espace. Et des heures s’écoulaient ; des continents se déroulaient, tandis qu’il semblait aux voyageurs n’avoir vécu qu’une seule minute, dont l’angoissante horreur se prolongeait indéfiniment.

Combien de temps coururent-ils ainsi ? Ils ne devaient jamais le savoir. Pour servir de fil d’Ariane dans le labyrinthe du temps, les dates doivent constituer une chaîne ininterrompue ; si des mailles viennent à se briser, si le fil casse, l’homme flotte à la dérive sur l’océan des heures, sans parvenir à les dénombrer.

Une seule chose pouvait guider Verdelle et ses compagnons : malgré la tension de leurs nerfs, malgré la surexcitation cérébrale, qui donnait à leurs corps une force factice et les faisait vivre en dehors des conditions normales de l’existence, plusieurs fois, ils avaient eu à lutter contre un sommeil impérieux puis contre la soif et la faim ; plusieurs fois, ils avaient dû satisfaire à ces exigences et sommeiller, ou recourir aux flacons de kola, aux extraits de viande et aux cordiaux emportés.

N’était-ce point une preuve que de nombreuses heures avaient passé ?

Des jours, peut-être ! Pouvaient-ils savoir, au milieu de ce spectacle de fin de monde, dans cet océan de feu, plus éblouissant qu’un ciel de plein midi, pouvaient-ils savoir si le soleil avait, ou non, reparu, s’il s’était, ou non, couché pour reparaître encore ?

Mais ils n’avaient plus la force de penser à ces choses ; ils regardaient seulement, muets, hébétés.

Sous eux, la terre avait de nouveau disparu ; de nouvelles vagues déferlaient en écumant ; puis, le vol sembla se ralentir et l’aéroplane plana très haut au-dessus d’une masse confuse qui, peu à peu, devint plus nette.

— Terre en dessous ! cria Verdelle. Terre !

— Une île ! mugit Trigone, dans le fracas de l’ouragan.

Ils s’en rapprochaient. Tombaient-ils de nouveau ?

Le cœur étreint par l’angoisse, ils essayaient d’apprécier la vitesse de leur chute.

Or, il leur parut qu’un phénomène bizarre se manifestait : bien que les moteurs eussent cessé de fonctionner, ils ne tombaient point : « ils enfonçaient ».

Ils enfonçaient peu à peu, comme enfonce dans l’eau un corps dont le volume diminue le poids, comme paraît s’abaisser dans l’air la plume légère, qui descend vers le sol en décrivant des spirales paresseuses.

Quelle force mystérieuse soutenait donc l’aéroplane ? Quel phénomène inexplicable lui enlevait ainsi son poids ?

Trigone, qui observait, s’agita :

— Il faut, s’écria-t-il, il faut…

Il ne put achever.

L’aéroplane, arrivé à une faible distance du sol, tombait brusquement, comme si des mains tout à coup ouvertes eussent cessé de le soutenir.

Presque aussitôt, un choc se produisit et les passagers s’évanouiront.

CHAPITRE IV

UNE ÉNIGME

À quel moment Agnan Verdelle reprit-il connaissance ? Il ne put le déterminer ; car ce fut d’abord en lui comme une torpeur douloureuse qu’il subit sans la constater.

Il dut lui falloir longtemps, pour comprendre qu’il vivait et que sa pensée fonctionnait.

Quand il s’en rendit compte, il lui fallut un nouvel effort pour sortir de cet état d’hébétement et se servir de ses facultés renaissantes. En voulant regarder autour de lui, il s’aperçut que, depuis longtemps, il voyait. C’est-à-dire que des images s’imprimaient sur sa rétine, sans parvenir jusqu’au cerveau pour y éveiller des idées.

Désengourdies, elles y parvenaient enfin ; et tout ce que les yeux de Verdelle avaient mécaniquement enregistré s’anima soudain.

Il se rappela… il vit que, devant lui, la cabine avait été plongée dans l’ombre, puis éclairée. Cette vision n’avait pas été constante ; à diverses reprises, elle s’était voilée, avait disparu totalement, comme si la vie avait de nouveau cessé en Verdelle, ou tout au moins la conscience des choses.

Le travail de réflexion lui était excessivement pénible. Il pouvait voir, mais ne parvenait qu’au prix d’efforts douloureux à coordonner ses impressions. Non seulement une courbature physique brisait son corps et ses membres, mais il ressentait également une grande lassitude intellectuelle, comme si son cerveau avait souffert physiquement de la chute.

Sa respiration était embarrassée, sa poitrine oppressée ; il devait être très faible et son pouls battait à peine. Par contre, il lui semblait qu’un cercle de feu entourait sa tête et il sentait contre ses tempes un martellement continu qui le faisait horriblement souffrir.

La salive, qu’il avalait dans une contraction de son gosier, était âcre et l’air dont il s’efforçait d’emplir ses poumons avait un goût étrange qui lui causait des nausées et des bourdonnements d’oreille.

Il pensa :

— L’oxygène manque.

Car il n’éprouvait pas cette incertitude où l’on se trouve généralement au sortir d’un évanouissement. Il savait être dans la cabine de l’aéroplane, qu’il reconnaissait parfaitement, et il savait aussi comment et pourquoi il s’y trouvait.

Il enchaînait aisément sa situation présente avec les dernières minutes qu’il se rappelait avoir vécues, au moment de la chute de l’aéroplane. Seulement, il ne se rendait pas encore compte de la durée – du trou – qui devait exister entre ces deux instants.

Simultanément, une double pensée jaillit du vague de ses idées.

— Nous sommes tombés. Nous ne sommes pas morts.

Et aussitôt, il y rattacha la préoccupation de savoir pourquoi il respirait si difficilement.

— L’oxygène doit manquer. Le réservoir est brisé, peut-être.

Mais, cela ne pouvait expliquer cette odeur étrange qui flottait dans l’air de la cabine et le rendait irrespirable. D’ailleurs, il remarqua presque aussitôt que les panneaux vitrés étaient brisés et que l’air extérieur pénétrait librement.

Alors, pourquoi cette odeur ? Venait-elle donc du dehors ?

Mentalement, il se répéta cette question, puis cessa d’y penser parce que cela le fatiguait.

Se sentant las, il se borna à regarder vaguement devant lui, fermant parfois les yeux pour mieux se reposer. Et peu à peu, les bourdonnements cessèrent ; la douleur du crâne se calma. Seule persista une lourdeur de tête, qui n’affaiblissait plus sa lucidité. Il vit mieux et sentit davantage.

Mais, il continuait à être incapable d’un mouvement.

Le silence qui régnait dans la cabine l’effraya soudain. Qu’étaient devenus ses compagnons ? Avait-il donc survécu seul ?

Il recueillit ses forces et appela :

— Monsieur Bérignan ?… Monsieur Trigone ?

D’indistincts gémissements lui répondirent. Tout près de lui, on devait vivre et souffrir.

Puis, une voix dolente, aussi faible que la sienne murmura :

— Présent ! Comment va la tête, mon garçon ?

Verdelle reconnut la voix du savant.

— Mal, maître ! gémit-il. J’ai le cerveau aussi endolori que le crâne. Et vous ?

— Pécaïre ! Cela se passe un peu… Je puis penser… Mais pour ce qui est de bouger ?… Aïe ! Aïe !… De mes jambes !… Aïe ! de tout mon corps !

Un nouveau silence s’établit, troublé seulement par des halètements.

— Grand-père ?

La petite voix de Miette dénotait moins de souffrance ; elle était claire et assez forte.

— Miette ! Ne pleure pas ; il n’y a rien de cassé.

— As-tu senti l’eau, grand-père ?

— Quelle eau ? souffla le savant, ayant à peine la force de s’étonner.

— Il a plu. C’était dans mon rêve… Des gouttes sur mes lèvres… J’ai senti… J’avais mal… Ça m’a guérie.

On entendit bouger l’enfant ; la première, elle se remit sur pied.

— Je vais bien maintenant : c’est l’eau.

La tête de Miette apparut au-dessus des sièges ; debout sur un fauteuil, un peu pâlotte mais ayant déjà retrouvé des forces, elle regardait autour d’elle.

— Oh ! mademoiselle Maggie ! Vous avez la même mine que grand-père !

— J’étouffe ! murmura la jeune fille.

— Et Monsieur Verdelle !… Tout le monde !… Qu’avez-vous tous ? Pourquoi ne vous levez-vous pas ? Il n’y a que vos yeux qui bougent.

Ceux de Marius Trigone suivaient chacun des mouvements de l’enfant et des rides barraient son front, indiquant un travail intense de son esprit.

— De l’eau ? murmura-t-il. Quelle peut être cette pluie bienfaisante, dont tu as seule ressenti les effets ? Par où serait-elle tombée ?

Il examina les ouvertures libérées des vitres brisées et hocha péniblement la tête.

— Par le panneau du plafond ? Par les fenêtres latérales ? Mais de toutes façons, j’aurais dû… nous aurions dû recevoir notre part. Tu as rêvé, petite Miette.

— Non, grand-père. J’ai senti.

La fillette affirmait, tellement sûre d’elle qu’on ne pouvait douter.

Tout à coup, elle se baissa et ramassa à terre quelque chose de blanc.

— Mon mouchoir ! cria-t-elle. Vois ! il est encore mouillé.

Triomphante, elle l’approcha des yeux du vieillard pour en permettre l’examen ; le linge humide frôla les narines et les lèvres.

À ce contact, un changement subit apparut dans la physionomie de Marius Trigone. Ses yeux brillèrent ; il respira avec plus de force et, au bout de quelques instants, put se redresser.

Son premier mouvement fut de saisir le mouchoir qu’il respira avec curiosité ; et, comme si quelque principe vivifiant eût imbibé le linge, il put se lever, sentant ses forces revenir miraculeusement.

— Stupéfiant !… Inouï !… C’est une chose que je ne puis comprendre ! murmura-t-il, en considérant le mouchoir avec attention.

À diverses reprises, il l’approcha puis l’éloigna de ses narines.

— Il faut y renoncer, soupira-t-il. Mon cerveau n’est pas assez solide ; j’ai dû subir un terrible choc et me voici sous le coup d’une dépression qui me prive de ma lucidité habituelle… je m’imagine certainement ressentir des impressions inexistantes… Autrement, ce serait… ce serait…

Il secoua la tête, en considérant le mouchoir.

— Quelle eau singulière !… As-tu vraiment senti, Miette ?… Au fait, tu es certainement en proie aux mêmes troubles nerveux que je ressens. Cela ne peut rien signifier... absolument rien.

Il hésita quelques instants, puis jeta le mouchoir sur le visage de Maggie.

— Illusion ou réalité, ricana-t-il, c’est tout comme. L’heure n’est pas à la discussion mais aux actes. Humectez-vous les lèvres et les narines avec ce mouchoir, jeune fille. C’est probablement très simple, bien que je n’y comprenne rien. En tout cas, cette fraîcheur m’a ranimé.

Déjà, Miette aidait Maggie à s’humecter le visage ; les mêmes heureux effets ne tardèrent pas à se faire sentir et, tour à tour, Verdelle, Bérignan et les deux pilotes en éprouvèrent les vertus.

Tout le monde se trouva sur pied, les jambes encore un peu vacillantes, mais l’œil clair et la pensée limpide.

— Cela va bien ! Cela va admirablement bien ! ricanait Trigone. En vérité, j’ai de la chance ! Pour mon réveil, je tombe en plein merveilleux.

Il se tourna vers Bérignan et lui saisit le bras.

— Mille pardons, cher monsieur. Mais, je voudrais bien savoir… Voulez-vous avoir l’obligeance de me montrer votre langue… Bon ! le pouls, maintenant… Il faut encore que je regarde votre œil et l’intérieur de vos paupières… C’est parfait !… Pécaïre ! vous devez revenir de loin… Et nous tous aussi probablement.

— Du ciel ! plaisanta Verdelle qui avait repris ses esprits.

— Oui, mais je n’en parle pas, répliqua Trigone. Fini, le chambardement ! Ce n’est pas cela qui vous a ainsi congestionnés, ni qui vous a rendu la langue noire et les lèvres violettes… Mes amis, nous avons failli bel et bien mourir asphyxiés.

— L’air ! probablement, émit le journaliste.

— Hum ! il faut bien le croire. Pourtant, je vous ferai remarquer que l’asphyxie a dû continuer même après l’établissement du courant d’air.

Il s’interrompit pour examiner la cassure des vitres.

— Ah çà ! fit-il stupéfait.

— Le choc les a fait voler en éclats, dit Bérignan. Ce fut heureux pour nous.

Le vieux savant avait repris sa physionomie malicieuse, un tantinet narquoise.

— Bigrement heureux ! railla-t-il. Vous pouvez le dire. Pauvre de nous ! que serions-nous devenus si ces braves vitres n’avaient pas eu la bonne idée de voler en l’air ! Tron de l’air ! Elles ont eu la délicatesse d’aller tomber au dehors, au lieu de nous massacrer le visage !… Oui, au dehors, toutes ! même celles du dessus ! C’est de la précaution, au moins !

Étonnés, tous regardèrent. Marius Trigone disait vrai : aucun éclat de vitre n’était tombé dans la cabine.

— Au fait ! nous avons dû rouler sens dessus dessous, supposa Verdelle, cherchant une explication.

— Et la cabine s’est ensuite redressée pour notre commodité, compléta le savant avec le plus grand sérieux. Ah ! çà, mes amis ! Nous ne sommes donc pas morts ?… Et notre étoile, coquin de sort ? Qu’est-elle devenue, notre étoile ?

Ces mots rendirent chacun au sentiment de la situation. Seulement alors, ils songèrent qu’ils survivaient au cataclysme.

La face de Trigone était maintenant hilare : il se frottait les mains avec une bonne humeur inexplicable.

— Zou ! proposa-t-il. Allons voir un peu dehors. Il fait jour, ce me semble ; et je ne serais pas fâché de savoir où nous sommes… Non ! véritablement pas fâché !

À défaut de porte, les fenêtres béantes s’offraient. Miette s’envola la première et Verdelle sauta à terre, juste à temps pour offrir son aide à Maggie.

En un instant, tous furent dehors, immobilisés dès le premier pas par le plus étrange spectacle que des yeux humains eussent encore contemplé.

Sous leurs pieds, le sol était noir, d’un noir qui rappelait le charbon calciné ; ce n’en était pas – bien que la matière dont était constitué ce sol s’effritât sous les pas, comme si on avait marché sur un tas d’escarbilles. La première pensée qui devait venir était qu’on avait sous les yeux le résidu du nettoyage de quelque gigantesque fourneau, d’un volcan, par exemple, dont le cratère aurait vomi ces scories, postérieurement agglomérées par le temps en une masse compacte.

Et sur ce sol, qui par sa nature même paraissait impropre à toute culture, faisant songer à une terre maudite et frappée de stérilité, sur ce sol bizarre une extraordinaire végétation avait poussé, avait surgi, semblait-il, tant elle donnait une impression de croissance hâtive et pour ainsi dire instantanée.

Ce n’était qu’une végétation rudimentaire, en laquelle on devinait les premiers essais de vie végétale ; elle tenait encore de l’algue marine, tant par ses formes que par la consistance spongieuse de ces cellules ; elle rappelait aussi les champignons par la spontanéité de son éclosion et la matière dont ses spécimens étaient composés. Pas de feuilles, pas de fleurs, pas de fruits. Mais, ceux de ces végétaux qui ressemblaient à des algues avaient la hauteur des arbres moyens de nos forêts et les champignons étaient géants. Du sol s’élançait une forêt de fucus gigantesque, un enchevêtrement de valonies, d’ulves et de corallines, atteignant presque la taille de l’homme.

La base des champignons avait la grosseur d’un tronc de cèdre ; à l’ombre de leurs parasols, plusieurs personnes auraient trouvé place. Bref, l’ensemble de ces formes primitives imposait une idée de vie intense, d’exubérance luxuriante, telles que seuls en voient les cieux tropicaux.

Et le contraste était déconcertant entre se sol ingrat et cette végétation pullulante.

Tous considéraient cet étrange paysage avec une égale stupeur. Verdelle, le premier, songea à traduire son étonnement en questions précises.

— Eh bien ! maître, demanda-t-il en se retournant vers Marius Trigone. Où diantre sommes-nous ? Nous voilà tombés dans un décor plutôt inattendu ; il ne doit pas être difficile de répondre à ma question ; car mon humble ignorance n’imagine pas beaucoup de coins du globe susceptibles d’offrir aux regards une semblable flore.

Le vieux savant humait l’air avec persistance, tout en promenant autour de lui des yeux où brillait une curiosité fiévreuse.

— Hum ! répondit-il en laissant paraître une légère déception. Il me semble que cette odeur… cette odeur bizarre de tantôt… s’atténue sensiblement. Mais alors… alors…

Perplexe, il tiraillait sa barbe blanche, en fouillant le sol calciné du bout de sa bottine.

— Où sommes-nous ? demanda à son tour Bérignan.

Sans davantage répondre, le savant se retourna vers l’aéroplane, ou plutôt vers ce qui restait de l’aéroplane.

L’appareil avait beaucoup souffert du voyage et de sa chute ; à vrai dire, il n’était guère composé que de la cabine et des attaches des ailes. Celles-ci devaient s’être rompues au moment de l’atterrissage et, libérées du poids qu’elles soutenaient, avoir été emportées par l’ouragan.

La forêt d’algues et de cryptogames monstres empêchait d’apercevoir les environs ; il pouvait donc se faire qu’elles fussent tombées un peu plus loin.

Devant les débris de son appareil, Bérignan manifesta une vive émotion ; une ombre mélancolique voila son regard.

— Bigre ! murmura Verdelle, traduisant peut-être l’impression générale. Voilà notre rapatriement compromis.

Mais cette dernière considération ne parut pas émouvoir le savant ; ses yeux vifs, furetant, négligeaient visiblement les traces du désastre.

— Étrange ! murmura-t-il, après s’être baissé pour examiner le terrain autour de la cabine et sous elle. Nulle semence n’a poussé là.

Effectivement, la bizarre végétation encerclait l’épave, mais semblait s’être arrêtée devant elle.

Pouvait-on admettre que l’aéroplane était venu tomber exactement au milieu d’une clairière inculte, qui aurait eu tout juste les mêmes dimensions ?

— Rien n’a poussé là, répéta Marius Trigone. Rien ! Ce serait donc seulement depuis notre arrivée que… Mais, est-ce possible ? Une vie végétale si intense ! Et si subitement !

Il grommela dans sa barbe quelques phrases inintelligibles puis, tout à coup s’exclama.

— Mais depuis combien de temps sommes-nous là ?

— Depuis combien de temps ? répéta Verdelle, interloqué. Imaginez-vous donc que…

— Oui, insista le savant. Combien de temps a duré notre… sommeil ?

— Vous voulez dire notre évanouissement ?

Les autres écoutaient silencieux, attentifs. Soudain, le vieux Trigone tira de sa poche un chronomètre et Bérignan l’imita.

— Il marche ! grogna-t-il, en l’approchant de son oreille.

— Le mien également, annonça l’inventeur.

— Mais, il pouvait marcher quinze jours. Je l’avais remonté avant le départ, continua le savant avec une mine découragée. Nous ne pouvons pas savoir… au moins immédiatement.

Il remit sa montre dans sa poche d’un geste lent et avec une manifeste distraction.

— Où nous sommes ? s’écria-t-il tout à coup, en secouant la tête. Il ne sera peut-être pas très facile de le dire, malgré ce qu’en pense notre jeune ami.

— Nous avons deux chronomètres, observa Bérignan, et aussi des instruments.

— Oui. Un sextant et un théodolite.

— Nous pouvons faire notre point.

Un bizarre sourire effleura les lèvres de Marius Trigone.

— On verra cela ! riposta-t-il avec une soudaine jovialité.

De nouveau, son regard fit le tour de l’étrange forêt qui les cernait et s’arrêta sur le sol noir.

— Ce serait si drôle, ricana-t-il, en ramenant ses yeux ironiques sur ses compagnons. Pécaïre ! mes enfants, nous devons avoir fait du chemin ! diablement de chemin ! Un paysage semblable à celui-ci ne se découvre pas tous les jours ; je ne connais pas un coin de la Terre qui puisse se vanter d’en posséder un semblable ! Pas un ! affirma-t-il presque solennellement.

Le même incompréhensible sourire reparut sur ses lèvres.

— On aurait peut-être pu voir cela autrefois, reprit-il. Mais il y a si longtemps ! À cette époque, mes drôles, l’homme n’était pas encore inventé.

Ni Verdelle, ni aucun autre des auditeurs n’arrivaient à formuler d’autres questions ; ils sentaient planer sur eux un mystère, mais tellement incompréhensible et nébuleux encore qu’ils n’en imaginaient point la nature.

— En route ! s’écria Marius Trigone : Partons à la découverte : il s’agit de savoir… de savoir ! Bérignan, si vous y tenez, emportez les instruments ; je suppose qu’ils n’ont pas souffert du choc plus que nous-mêmes ; ils étaient bien emmaillottés… Mais, cela ne veut pas dire qu’ils pourront nous éclairer.

Et il répéta son petit ricanement satisfait. Miette attachait sur lui des yeux prodigieusement intéressés ; l’aïeul tapota les joues pâlottes.

— Tu verras de belles choses, petite ! Comme personne au monde n’en vit, ni n’en verra !… Le monde ! s’exclama-t-il avec un mouvement de tête vers le ciel. Existe-t-il encore, seulement, le monde ?

— Il existe puisque nous existons, réplique Verdelle, notablement interloqué.

— Qui sait ? Va toujours ! J’aime mieux être dans ma peau que dans celle des camarades que nous avons laissés là-bas.

Et sa main se tendit vers l’espace énigmatique.

Bérignan, Haquin et Pienne revenaient, avec les instruments ; ils s’étaient aussi armés de coutelas, pour se frayer un passage à travers la forêt d’algues et de cryptogames.

Maggie saisit la main de Miette, qui lui sourit. Perdues en cette aventure, d’instinct la jeune fille et l’enfant se rapprochaient ; un commun besoin les poussait à oublier les préoccupations trop graves ; Miette éprouvait l’envie de sauter, de n’être plus qu’une enfant ; Maggie aussi peut-être.

Cependant, sous la conduite de Verdelle, les hommes attaquaient d’un bras affaibli le singulier fourré que formaient les algues géantes ; le journaliste se sentait sans forces ; et soudain, à un tiraillement de son estomac, une lueur se fit en lui.

— Serait-ce la faim ? Depuis combien de temps suis-je à jeun ?

À tout le moins, il devait y avoir une quinzaine d’heures ; mais un laps de temps aussi court aurait-il suffi pour l’affaiblir à ce point ? Il se rappela les paroles de Marius Trigone. Leur évanouissement – ou leur sommeil – aurait-il donc duré des jours ?

— On peut vivre deux ou trois semaines sans manger, mais non sans boire, se dit-il. Comment aurions-nous survécu ?

À ce moment, Trigone, qui avait deviné ces préoccupations ou les avait personnellement éprouvées, rentra dans la cabine et en ressortit, tenant quelques fioles.

— Qui a faim ? cria-t-il. C’est là un piètre viatique. Mais il convient de prendre des forces. Nous aviserons après.

Les réconfortants furent partagés et sous le coup de fouet de la kola, chacun sentit renaître en lui un peu de vigueur.

On se remit en route, les jeunes gens en tête, le coutelas au poing se frayant un passage à travers l’enchevêtrement des végétaux ; Trigone ensuite, agité et fureteur et derrière, gentiment enlacées, Miette et Maggie, folâtrant comme si elles eussent pris part à une partie de campagne.

— Marchons vers les Nord-Ouest, décida le savant après avoir consulté la boussole. Nous volions vers le Sud-Est, si mes souvenirs sont exacts, et nous avions la mer au-dessous de nous peu d’instants avant notre chute. Si nous n’avons subi aucune déviation... ou aucune attirance, mâchonna-t-il entre ses dents… nous retrouverons le rivage dans cette direction.

— Marchons vers le Nord-Ouest, acquiesça Verdelle.

— Ce sera une première vérification, murmura encore le vieux Trigone. Si nous n’avons pas de mer, ce sera signe que…

Il n’en dit pas plus et se mit à suivre silencieusement ses compagnons, en se baissant parfois pour récolter des fragments de végétaux, qu’il examinait avec la plus grande attention.

Plusieurs heures durant, ils marchèrent à travers l’étrange forêt. Peu à peu, le terrain s’élevait ; on gravissait une pente et tout faisait prévoir qu’on aboutirait plutôt au sommet d’une montagne qu’au bord d’une mer. Alors que tous les fronts se rembrunissaient, Marius Trigone, seul, paraissait radieux.

Enfin, le fourré s’éclaircit. La petite troupe avança au milieu d’un véritable éboulement de blocs noirâtres, culbutés les uns sur les autres ; certains de ces blocs présentaient des dimensions considérables et, comme leurs flancs se hérissaient d’aspérités, formant de véritables escaliers, il devint possible d’en escalader un.

Le sommet en forme de pic émergeait non seulement de la forêt de cryptogames, mais aussi des blocs voisins : il dominait un décor de cataclysme, toute une région bouleversée comme par un tremblement de terre.

À quelque distance, la forêt de plantes s’étendait, arrêtée par l’amoncellement des blocs qu’elle longeait et dans les interstices desquels elle n’avait pu glisser que quelques-uns de ses rameaux.

Et tout près, parallèle à là forêt, dont elle n’était séparée que par une muraille de rochers noirs, une ligne d’émeraude s’étendait, scintillant au soleil.

Les explorateurs poussèrent un cri :

— La mer !

Depuis des heures, ils côtoyaient le rivage, sans se douter de sa proximité. Par malchance, la direction que leur avait fait prendre Trigone lui était parallèle.

— La mer ! répéta le savant, d’un air particulièrement désappointé.

Creusée de petites criques, de golfes et de baies, que séparaient des caps aigus, la côte, étrangement abrupte, et déchiquetée, s’étendait à perte de vue ; elle paraissait s’infléchir à droite et à gauche ; mais cela se perdait dans un lointain nuageux.

— Est-ce une île ? demanda Verdelle. C’est une impression que j’ai gardée de notre chute : nous planions au-dessus d’une large tache sombre entourée d’eau.

— Ce doit être une île, répondit Trigone avec une moue méprisante.

Il ne la regardait même pas, fixant le ciel, où le soleil s’approchait du zénith.

— En tout cas, reprit le journaliste, ses dimensions doivent être considérables ; nous n’apercevons la mer que devant nous. À droite, à gauche et derrière, c’est un horizon indistinct.

Au bas des blocs, les plantes moutonnaient en effet à perte de vue, interrompues seulement par une cassure qui devait être un ravin et au-dessus de laquelle flottait un voile de vapeurs.

Mais, ce n’était pas dans cette direction que regardaient les explorateurs ; la mer seule retenait leur attention – la mer et sa côte fantastique.

Ils s’en rapprochèrent pour mieux la voir.

Une sorte de falaise à pic dominait les flots, qui se brisaient furieusement contre elle à plus de vingt mètres en dessous.

On eût dit, à voir cette côte aux parois verticales, émergeant si bizarrement de cette mer qui ne l’avait pas encore entamée, qu’elle venait d’être séparée d’un continent par le soc d’une gigantesque charrue.

Instinctivement, les yeux, par delà les flots, cherchaient l’autre bord de la tranchée – l’autre lèvre de la blessure.

Mais, il n’y avait que l’océan.

Et de se trouver seuls devant cette immensité, perdus dans cette île étrange, tout bronzés qu’ils fussent, ceux qui contemplaient cela et qui n’avaient pas reculé devant le départ vers la mort, – ces hommes, cette jeune fille et cette enfant sentirent leur cœur se serrer.

— Perdus dans une île ! murmura Verdelle.

— Où il n’y a pas d’oiseaux, ni de papillons ! fit la voix tremblante de la petite Miette.

Tous tressaillirent, tant l’observation les frappa. Et soudain, comme si ces mots eussent déchiré un voile, ils se rendirent compte d’un fait qui les avait emplis d’un vague malaise : en dehors de la végétation rudimentaire, la vie ne semblait pas exister à la surface de cette île ; point d’insectes dans l’air ; point d’animaux dans les forêts. Et c’était pour cela sans doute que le silence y était si pesant.

— On dirait un monde mort ! murmura Verdelle.

— Non pas ! mais un monde naissant, riposta Marius Trigone d’un ton bourru.

Il était décidément de mauvaise humeur. Sans y prendre garde, tous se rangèrent autour de lui.

— Où sommes-nous, maître ?

— Il faut faire notre point, opina Bérignan.

Ces mots tirèrent le savant de sa méditation.

— Faisons ! acquiesça-t-il brièvement. Après tout, mieux vaut en terminer avec ce doute.

De quel doute parlait-il ? Quelle idée était donc née sous son crâne ? Pour Verdelle, il ne pouvait y avoir qu’une question : parviendrait-on à se tirer de là ?

Pendant que l’inventeur et le savant partaient, avec Haquin et Pienne, à la recherche d’un point favorable aux observations, le jeune journaliste s’assit sur le sol noir, regardant tour à tour la mer et l’île avec une expression qui manquait totalement d’enthousiasme.

— Non, certes ! s’affirma-t-il à lui-même, en étouffant un soupir, je n’ai aucune vocation pour la carrière de Robinson.

Loin de partager ce souci, Maggie se laissait poursuivre par Miette, apportant à ce jeu une ardeur enfantine ; son rire ne sonnait pas moins franc que celui de la petite fille.

N’avait-elle pas dit :

— Je voudrais ne jamais retomber sur la terre !

Son vœu était presque exaucé : cette île était en dehors du monde.

Le soleil était déjà haut dans le ciel. Les savants auraient-ils terminé leurs calculs avant son passage au méridien ? Peu au courant des procédés astronomiques, Verdelle suivait d’un œil distrait les mouvements du vieux Trigone, affairé autour du théodolite, puis maniant le sextant en criant des chiffres, que Bérignan inscrivait sur son carnet.

Les instants passaient, inappréciables à la mélancolique songerie du jeune homme ; pourtant, à quelques pas, la vision de Maggie rieuse enchantait son regard. Une île déserte ne peut-elle enclore le bonheur ? Chaque jour, l’Amour retrouve le Paradis perdu.

Tombant d’aplomb sur la tête de Verdelle, les rayons le forcèrent à se relever ; même à ses yeux inexpérimentés, il devint évident que l’astre était au plus haut de sa course ; il devait être midi dans l’île.

Éblouis par les feux ruisselant sur les flots, ses regards s’en détournèrent et soudain s’immobilisèrent. La main en abat-jour, le cou tendu, il fixa un point de cette terre inconnue ; et ses yeux écarquillés exprimaient une surprise intense, en même temps qu’une inquiétude naissante.

Le savant et l’inventeur revenaient vers lui.

— Trente-neuf degrés de latitude australe ; quatre-vingt-seize de longitude orientale, annonça Trigone qui semblait furieux. Cela nous situe, si mes souvenirs géographiques ne me trahissent, en plein océan Indien.

— Au Sud-Ouest de l’Australie, précisa l’inventeur.

— Bref, à la surface de la Terre !

De quel air exaspéré et déconfit, le savant jetait cette phrase !

Bérignan s’exclama.

— Pensiez-vous donc ?… Pensiez-vous que…

Trigone haussa les épaules.

— Eh bien, oui ! éclata-t-il. J’avais espéré… j’avais cru que, peut-être, nous avions été attirés par l’étoile et que nous nous trouvions à sa surface.

— Oh ! se récria l’inventeur, rétrospectivement ému par cette audacieuse hypothèse.

— Chimère ! Illusion ! Leurre ! larmoya Trigone. Votre chronomètre, maintenant réglé sur ce soleil du diable et le mien qui donne l’heure du méridien de Greenwich, confirment mes calculs ; le doute n’est plus permis : nous sommes bien sur la Terre.

Accablé, il se laissa tomber sur le sol, la tête dans ses mains.

— Était-ce la peine de risquer un tel voyage, pour aboutir à cette banale aventure ? gémit-il. La Terre est sauve ; nous aussi. Nous serons ridicules. Ah ! je l’avoue, en m’éveillant ce matin dans les surprenantes conditions qui vous ont frappé comme moi, en constatant notre commencement d’asphyxie, en respirant cet air étrange, en expérimentant les bienfaisantes propriétés de ce liquide mystérieux, en contemplant ce baroque paysage, ce sol qui me semblait formé d’éléments chimiques inconnus, mon cœur avait battu. Je faillis m’écrier : nous y sommes !

— Sur l’étoile ?

— Tron de l’air ! C’eût été trop beau !

— Mais, objecta Bérignan, ces phénomènes indiscutables, que j’ai constatés comme vous, de quelle manière les expliquez-vous ?

— Eh ! de la façon la plus simple ! s’écria le savant en faisant mine de s’arracher les cheveux. Par un mélange d’atmosphères. Notre globe fut évidemment frôlé par l’étoile ; leurs gaz ont fusionné, ou, si vous préférez, l’air que nous respirons a été partiellement envahi par des gaz nuisibles à nos organismes. Leurs effets exacts, je ne les connais pas. J’incline à croire, en premier lieu, qu’ils n’étaient qu’à demi-nocifs ou en quantité insuffisante pour occasionner la mort ; en second lieu, qu’ils s’éliminent d’eux-mêmes de notre atmosphère et que bientôt il n’en restera plus trace.

— Mais ce sol bizarre ? cette végétation invraisemblable ?

— Ah ! voilà ! En ce qui concerne le sol, je ne pourrai me prononcer que plus tard, lorsque j’aurai analysé des échantillons. En ce qui regarde la végétation, voici une hypothèse : cette île – nous sommes forcément sur une île, puisqu’il n’existe pas de continent sur ce point du globe – cette île me paraît avoir été un rocher inculte, subitement fécondé par le passage de l’étoile. Comment ? Je ne sais encore et peut-être ne le saurons-nous jamais. Mais, je constate sous nos yeux un essai de vie, une éclosion de végétation telle qu’il dut s’en produire durant l’ère précambrienne. Si je ne me trompe, nous assisterons ici à l’évolution de la vie, évolution rendue particulièrement rapide par les conditions climatériques, l’apport probable par les vents de germes évolués de nos continents ; et aussi par la présence d’agents chimiques d’une énergie incontestable.

— Spectacle curieux ! souligna Bérignan.

— Sans doute ! concéda Marius Trigone. Mais ce ne sera pas ce que j’avais rêvé.

— Une autre question, reprit l’inventeur. Nous sommes en dehors de la route des navires. Comment vivrons-nous pendant un séjour indéterminé ? D’après ce que vous m’avez dit, nous assisterons aux premières manifestations de la vie végétale, à l’exclusion de toute vie animale. Trouverons-nous dans l’île les éléments assimilables indispensables à notre subsistance ?

— Tudieu ! mon cher, vous m’avez l’air porté sur votre bouche ! Tranquillisez-vous ; il y a gros à parier que ces champignons joufflus sont comestibles. D’ailleurs, est-ce que nous n’avons pas la mer… et ses poissons ? Il y a de l’eau sur notre île, puisqu’il y a de la vie. Tout cela ne m’inquiète guère.

Il avisa tout à coup Verdelle qui, sans s’intéresser à cette conversation d’importance cependant capitale, continuait à surveiller un coin d’horizon.

— Ohé ! camarade, espères-tu la diligence ? cria le turbulent savant. Descends donc un peu par ici.

Au lieu de déférer à cette invitation, le jeune homme appela d’un geste pressant Trigone et son compagnon.

— Voyez donc là-bas, dit-il en désignant de la main le point dont il parlait.

S’approchant aussitôt, le savant et l’inventeur promenèrent à leur tour leurs regards sur la plaine qui s’étendait sous eux.

Très à droite, une sorte de tache noirâtre et circulaire marquait l’endroit qu’ils avaient quitté le matin. Mais, presqu’en face d’eux, toute proche de la ligne de vapeurs, une autre tache semblable interrompait le pullulement de la végétation.

Entre les deux taches, le regard des observateurs hésita d’abord.

— Notre aéroplane ? interrogea Trigone.

— Il est tombé à droite, déclara Bérignan. Voyez cette trace sinueuse, analogue à celle que laisseraient des pas dans la neige ; elle part de ce point pour aboutir ici. C’est notre trace : c’est le chemin que nous avons ouvert et suivi.

— Mais, en face de nous, qu’est-ce ? Les ailes de l’aéroplane peut-être ?

— Elles seraient blanches, fit observer Verdelle. Je distingue fort bien le sol noir ; en reprenant la comparaison de M. Bérignan, il y a là-bas une clairière semblable à un rond obtenu en balayant une neige encombrante. On dirait bien l’emplacement d’un campement.

— Et à gauche, au-delà de cette ligne de vapeurs, ne distinguez-vous pas…

— Un rocher ?

— Une forteresse ?

— Qui en émerge…

— Au-dessus flotte quelque chose.

— Un drapeau !

Les exclamations des trois hommes se croisaient et s’animaient, à mesure que leurs constatations excitaient leur intérêt.

— Mais alors, s’écria Trigone, il y aurait tout près de nous…

— D’autres hommes !

— L’île serait habitée.

— Il faut y aller voir.

Fébriles, de la voix et du geste, ils rappelèrent Maggie et Miette, puis Haquin et Pienne.

— Rassemblement ! Nous repartons ; il y a des hommes là-bas.

Les yeux brillèrent ; les cœurs battirent. Oubliant la fatigue, tous ne demandaient qu’à courir vers ce drapeau, indice de salut.

Verdelle jeta une douche sur cet enthousiasme.

— Avançons prudemment ; recommanda-t-il. Nous ne savons pas qui nous trouverons là-bas.

— Des civilisés, puisqu’ils ont un drapeau.

— Ce n’est pas absolument certain. Soyons prudents.

Trigone approuva.

— Sous le couvert de ces plantes, dit-il, il nous sera facile d’approcher. La boussole nous donnera la direction.

Refroidie et silencieuse, la petite troupe se remit en marche ; on avança courbé, en se frayant, coutelas en main, un passage en forme de tunnel à travers le fouillis des végétaux. En ligne droite, la distance à parcourir ne représentait pas le tiers de celle du matin.

Au bout de deux heures, Verdelle donna le signal de l’arrêt.

— Nous ne devons plus être fort éloignés du point suspect, dit-il. Attendez ici ; Haquin et moi, nous irons en reconnaissance.

Repartant avec précaution, le journaliste et le compagnon choisi disparurent entre les plantes. Un silence anxieux régna, troublé seulement par une réflexion que Maggie prononça à voix basse et que seul aurait pu comprendre Agnan Verdelle.

— Ce ne serait pas la peine ! murmurait la jeune fille.

Sans doute entendait-elle par là qu’un si merveilleux voyage ne pouvait apporter, pour prix de leur effort, la déception d’une terre offrant des dangers analogues à ceux que présente couramment le monde civilisé.

Les éclaireurs reparurent au bout d’un quart d’heure, avançant sans plus de précautions.

— Ce sont les passagers du dirigeable, cria maussadement le journaliste. Au diable la rencontre ! Ils ont accompli la même performance que nous.

Maggie pâlit et se détourna pour cacher son trouble.

Moins soucieux de dissimuler une soudaine inquiétude, Bérignan grommela.

— Fâcheuse rencontre, en effet ! Farouge est un voisin dangereux.

— Pas ici ! sourit Verdelle. Il n’y a pas de couverture à tirer.

Bérignan eut sans doute la tentation de riposter quelque chose ; mais son regard rencontra celui de sa fille, anxieusement fixé sur lui, et il se tut en soupirant.

— Et que raconte ce Farouge ? demanda Trigone avec un dédain marqué.

— Nous ne l’avons pas questionné, répondit Verdelle. Lui et ses compagnons dormaient encore, étendus sur les débris de leur dirigeable ; ils paraissaient assez mal en point et leur sommeil rappelle celui dont nous-mêmes sommes sortis ce matin. Mais, ils ont des provisions et des armes.

— Naturellement ! ricana le savant. Ce Farouge n’est-il pas un homme de proie ? Je me suis laissé dire quelque chose de ce genre. Voulez-vous parier qu’il comptait conquérir l’étoile ?

— Quelle plaisanterie !

— Au moins, l’as-tu secoué pour lui apprendre qu’il a raté la correspondance ?

— Il dormait de trop bon cœur.

Marius Trigone redevint pensif.

— Cet apparent sommeil ne serait-il pas une sorte de léthargie, consécutive au choc que ces gens ont dû subir comme nous ? questionna-t-il.

— Je ne le pense pas, répondit le journaliste. Leur respiration est égale et leurs visages d’aspect paisible. Quelques-uns portent des marques de contusion ; elles sont d’ailleurs en voie de guérison, ayant à ce qu’il m’a paru été pansées avec soin.

— Pansées ? Ils se seraient donc soignés avant de s’endormir ?

— Il faut le croire.

— Allons voir ça, proposa Pienne. En somme, ce sont des naufragés comme nous ; on pourra s’entr’aider.

— Ou s’entre-dévorer ! grommela le savant entre ses dents.

Il n’en suivit pas moins ses compagnons.

Plus hésitants parurent Maggie et son père, qui demeurèrent en arrière ; tous deux étaient fort pâles ; mais ils n’échangeaient pas un mot et les regards de Bérignan semblaient éviter ceux de sa fille.

Verdelle, pas plus que Trigone, ne pouvait remarquer cette bizarre attitude, ni s’en inquiéter.

Ayant atteint la clairière, au milieu de laquelle était tombé le dirigeable, le premier se dirigeait vers la vingtaine d’hommes étendus ; Trigone, au contraire, leur accorda à peine un regard et gagna le bord du ravin empli de brume, qu’il se mit à longer en poussant des exclamations.

Il suffit de secouer les dormeurs pour les tirer de leur prétendue léthargie. Avec des grognements ensommeillés, ils entr’ouvrirent leurs paupières appesanties et l’un d’eux, que ses vêtements plus soignés désignaient comme le chef, se souleva avec effort.

C’était Farouge, qu’Agnan Verdelle considéra avec curiosité ; c’était la première fois qu’il l’approchait.

L’aspect général était celui d’un quinquagénaire bien nourri, orgueilleux de la puissance qu’il représentait et accoutumé à dominer insolemment par la double action de l’argent et d’un caractère dénué de scrupules.

Une seule idée, une seule règle : jouir. Les poings brutaux, le masque dur et rogue, le regard arrogant, la bouche, cynique, un buste large, solidement planté sur des jambes écartées, l’attitude agressive, en perpétuelle attente d’un assaut à repousser – tout, en Aubin Farouge, annonçait l’égoïste volonté d’écraser, d’asservir ou de rejeter hors de sa route ceux qui s’aventuraient à le croiser.

Au demeurant, l’homme s’affirmait antipathique ; il déplaisait au premier regard : on s’en défiait au second.

Fronçant ses impérieux sourcils gris, il promena sur le groupe un regard inquisiteur.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il sèchement.

— Vous devez vous en douter, répondit narquoisement Verdelle. Nous sommes les passagers de l’aéroplane.

Et il ajouta, en accentuant son ton moqueur :

— Les envoyés du journal Les Ailes… Vos concurrents.

Farouge ne releva ni la phrase, ni le ton ; il restait préoccupé.

— Vous nous avez porté secours ?

— C’était inutile. Vous ne paraissez pas avoir souffert de l’aventure.

— Comment s’est-elle terminée ? Je ne me souviens de rien.

En quelques mots, Verdelle le mit au courant de leur propre réveil et du résultat de leur exploration.

Le financier écoutait de toutes ses oreilles et faisait de visibles efforts pour comprendre et triompher de son étonnement.

Quant à ses hommes, – manifestement recrutés dans un milieu fort peu recommandable : hommes à tout faire, faces de brutes ou physionomies louches – ils épiaient sournoisement la petite troupe.

— Nous serions dans une île ? Comment s’appelle-t-elle ? questionna Farouge, lorsque le journaliste eut terminé son explication.

— C’est une question qu’aucun de nous ne s’est encore posée. Pour y répondre, il faudrait être un fameux géographe.

— J’ai un atlas, interrompit le brasseur d’affaires.

Il se dirigea vers les débris de la nacelle, fouilla parmi les objets éparpillés et revint avec une carte.

— Vous dites au Sud-Ouest du continent australien et à l’est de l’île Amsterdam ?

Marquant de son doigt, sur la carte, l’endroit supposé, il s’exclama :

— Mais, il n’y a pas d’île !

— Il y en a une… puisque nous y sommes, répliqua Verdelle en souriant.

— Mais, nous ne sommes pas où vous dites. Ou alors, comment expliquez-vous que cette terre ait surgi ?

— Je n’explique rien. Je m’y trouve ; c’est suffisant… Et quand ce serait sur l’étoile…

— Sur l’étoile ! bondit Farouge, en refermant son atlas d’un coup de poing.

— Sur l’étoile ? Non pas, messieurs, s’il vous plaît : claironna derrière eux la voix ironique et joyeuse du vieux Trigone, qui accourait en faisant de grands gestes. Mais, certainement sur un fragment de l’étoile !

CHAPITRE V

L’ÎLE MYSTÉRIEUSE

— Un fragment de l’étoile ! répéta Farouge, traduisant la stupéfaction de tous. En êtes-vous sûr, monsieur ? Comment avez-vous constaté cela ?

Mais, par un de ces caprices dont il était coutumier et qui lui avaient valu sa réputation de savant toqué, Marius Trigone parut soudain résolu à décevoir ou, du moins, à exaspérer les curiosités.

La hâte de sa course, son agitation, tout, en lui, indiquait l’homme que le hasard et la réflexion viennent de rendre maître d’un secret important et qui brûle de le communiquer à ses semblables.

Mais, sans doute, la physionomie de Farouge, éveillant son antipathie, changea cette disposition ; car, il se renfrogna soudain.

— À qui ai-je l’avantage de parler ? demanda-t-il avec une dignité compassée.

— Au financier Aubin Farouge, jeta de haut ce dernier en se rengorgeant.

— Professeur Marius Trigone ! riposta majestueusement le savant.

Et, désignant la troupe suspecte qui se massait derrière son chef, il demanda :

— Votre armée, sans doute ?

— Mes hommes, oui, confirma Farouge, sans percevoir l’ironie.

Mais, cette escarmouche impatientait Verdelle.

— Par pitié, maître, s’écria-t-il, ne nous faites pas languir davantage. Si vous savez où nous sommes, dites-le. Vous venez de prononcer de graves paroles.

— Vous avez prétendu que nous nous trouvions sur un fragment de l’étoile, précisa le financier.

— Je l’ai dit ! riposta Trigone, énigmatique et triomphant.

En brouhaha, les questions se croisèrent et l’assaillirent :

— Est-ce possible ?

— Sommes-nous donc dans les airs ?

— Que deviendrons-nous ?

— Qui vous fait croire cela ?

De la main, Trigone réclama le silence et, se décidant enfin, il parla :

— Nous sommes sur un fragment de l’étoile, commença-t-il ; mais sur un fragment tombé à la surface de notre planète. Imaginez un énorme aérolithe, de plusieurs kilomètres de diamètre… J’ignore encore ses dimensions exactes, mais ce que nous en avons aperçu fait présumer qu’elles doivent être considérables. Comment s’est-il détaché de l’étoile ? La question est secondaire. Pourtant, je crois pouvoir y répondre : certaines traces, analogues à celles qu’on remarque après l’explosion d’une mine, me font conclure à une scission violente, vraisemblablement provoquée par la déflagration d’un mélange de gaz au moment où l’étoile pénétra dans notre atmosphère. La déflagration spontanée de la nouvelle combinaison dut avoir un double effet : d’une part, l’étoile a probablement sauté, partiellement ou totalement ; d’autre part, le déplacement d’air la rejeta hors de notre route, sauvant ainsi la Terre d’une destruction certaine. Seul, ce fragment – peut-être aussi d’autres de moindre volume – se trouva projeté dans l’Océan. Il y tomba, remarquez bien cela, tête en bas, c’est-à-dire que sa véritable surface repose actuellement sur le fond de la mer, tandis que nous évoluons sur la cassure. Deux remarques confirment mon hypothèse ; ce sont elles qui me l’ont suggérée : les traces d’explosion, par rapport à nous, descendent au lieu de monter, comme si la mine s’était trouvée à fleur de terre et eût produit néanmoins ses effets destructeurs en s’enfonçant dans le sol. Pour expliquer cette absurdité, il m’a suffi d’admettre que je considérais les résultats renversés. Et ceci a du même coup écarté l’hypothèse d’une explosion sous-marine, faisant surgir notre île. Car, les traces, en ce cas, auraient présenté un sens inverse. L’île ne sort donc pas des flots : elle est tombée du ciel… Autre remarque : veuillez considérer que, bien que nous n’ayons pas l’exacte notion du temps écoulé depuis la production du phénomène, elle est en toute hypothèse tout à fait récente. Au maximum, quinze jours ne se sont pas écoulés depuis la chute de l’étoile. Comment alors admettre – si vous supposez l’île sortie du sein de l’Océan et si vous considérez sa forme, ses bords relevés et la série de cuvettes que présente son sol – comment admettre que, dans des failles de l’importance de ce ravin nous ne trouvions pas trace d’eau de mer ? Il y aurait des lacs ; il y aurait des bourbiers ; le sol serait humide ou spongieux. Or, il est absolument sec. Enfin, sa composition chimique est entièrement différente de celle des terrains volcaniques. Un examen superficiel m’a permis de constater qu’il est d’une nature inconnue ; je me trouve en présence d’un mystère, pressenti, d’ailleurs, du moment où mes yeux ont contemplé cette flore extraordinaire et admiré l’invraisemblable activité de ces germes. Des forces nouvelles, des forces telles qu’il n’en fut jamais observé sur notre globe, interviennent ici. Voyez ce que la nature a fait en quinze jours et l’ayant vu, essayez d’imaginer ce qu’elle fera !

Marius Trigone lança cette dernière phrase sur un ton d’enthousiasme délirant :

— Ainsi, nous sommes sur un fragment de l’étoile ! murmura Verdelle, songeur.

Involontairement repris par les préoccupations de son métier, il évoquait le reportage sensationnel que cette aventure allait permettre ; il l’évoquait sans se demander quand et comment il pourrait le faire parvenir à son journal.

Les autres n’ouvraient pas des yeux moins émerveillés. Pienne s’efforçait d’évaluer les forces inconnues dont venait de parler Trigone ; mains jointes et bouche bée, la petite Miette écoutait un conte merveilleux. Et la physionomie d’Aubin Farouge exprimait parfaitement l’état d’âme du glouton mis inopinément en présence d’un repas pantagruélique. Littéralement, il dévorait des yeux le sol miraculeux.

— Sur un fragment de l’étoile ! répéta Marius Trigone, tout fier de l’effet qu’il produisait. Mon hypothèse résout toutes les questions posées ; elle explique tout : notre léthargie, qui devait être une inaptitude à vivre complètement dans une atmosphère encore imprégnée d’une autre. Car l’aérolithe devait avoir entraîné avec lui une partie des gaz qui entouraient l’étoile. Rappelez-vous l’étrange odeur de notre réveil. Elle n’a point persisté ; les gaz hétérogènes ont dû s’éliminer d’eux-mêmes.

— Mais comment avons-nous survécu ? demanda Verdelle.

— Mystère ! Il faudrait connaître l’action exacte de ces gaz et leur composition. N’était-ce pas de simples anesthésiques, capables de suspendre la vie sans la détruire ? Ils présentaient d’étranges particularités, parmi lesquelles je range leur consistance. Un fait observé pendant notre chute me semble maintenant parfaitement clair : ces gaz offraient une résistance analogue à celle de l’eau, capable de ralentir la chute des corps. Et ils devaient flotter à quelques mètres du sol, puisque brusquement nous sommes tombés. Je déduis leurs caractères des effets que nous avons expérimentés : des gaz presque palpables et anesthésiques ; cela expliquerait tout.

Haquin secoua la tête.

— Non ! prononça-t-il.

— Non ? s’exclama le savant, piqué au vif. Et qu’est-ce donc qui reste obscur, monsieur l’aviateur ?

— Lors de la chute du dirigeable, les passagers n’ont pu tomber de la nacelle exactement sur les débris et dans un ordre si parfait. Ils n’ont pu panser eux-mêmes leurs plaies.

— Je ne me souviens pas de cela, dit Farouge.

D’abord interloqué par l’objection, Marius Trigone se raccrocha à cette réponse.

— C’est cela ! s’écria-t-il. Pourquoi ne pas admettre que ces messieurs ont perdu le souvenir de ce qu’ils firent lors de leur atterrissage un peu brusque ? L’instinct est un grand maître qui peut nous pousser à agir à notre insu. Saurions-nous dire nous-mêmes de quelle façon nous nous sommes comportés avant de perdre connaissance ?

Haquin inclina la tête en signe d’acquiescement ; mais c’était surtout pour ne pas prolonger une discussion oiseuse ; en réalité, il n’était nullement convaincu.

Et Agnan Verdelle pas davantage, qui prétendit chercher une autre explication.

— L’île ne serait-elle pas ?… Ne pourrait-on supposer qu’elle soit ?…

— Qu’elle soit quoi ? grogna Trigone, agacé de ce ton plein de réticence.

— Qu’elle ait… enfin qu’il s’y trouve des… des êtres… des habitants ?

— Des habitants ! répéta Marius Trigone, ébouriffé. Tu divagues ! Des habitants sur une étoile !… Pas même !… Sur un morceau d’étoile !… En admettant qu’il y en ait eu, il leur aurait fallu une vitalité particulièrement résistante pour survivre à la chute… Et puis, sous quelle forme te représentes-tu ce genre d’êtres ?

— Les décrire m’embarrasserait fort, avoua le journaliste. Mais, enfin, je suppose qu’ils pensent, se meuvent et agissent – ce qui sous-entend une tête, des jambes et des bras, se rapprochant plus ou moins des nôtres.

— Piètre imagination ! apprécia le savant avec une moue de dédain. L’homme ne conçoit que lui. Mais la question n’est pas là. Composés d’éléments différents des nôtres, – ce point ne saurait faire doute ; il résulte du seul examen du cadre que nous avons sous les yeux – ces êtres quels qu’ils soient auraient péri dans une atmosphère dont s’élimine la leur.

— Pourquoi estimer leur adaptation impossible ? insista Verdelle. Est-ce que des plantes n’ont pas poussé sur ce sol stellaire ?

— Des plantes terrestres, oui. Je t’ai dit que nous assistions à une éclosion de la vie… mais de la vie terrestre. C’est dans notre atmosphère qu’elle éclot et si, comme cela semble incontestable, elle emprunte à ce sol étrange dont elle s’empare des éléments appartenant à la chimie stellaire, ce ne peut être qu’à titre d’adjuvants. Combinés aux nôtres, ils stimulent la vie, la décuplent ou la centuplent, soit ! Mais seuls, ils ne la créeraient point. Je compte bien que mes observations confirmeront ma théorie.

— Alors, point d’êtres stellaires ? reprit l’opiniâtre journaliste.

— J’en nie la possibilité, déclara péremptoirement le savant. Tu es trop gourmand. N’avons-nous pas assez d’extraordinaire ? Pense donc ! s’endormir dans les airs et se réveiller sur une île tombée du ciel !

— Tombée du ciel, c’est bien cela ! répéta d’un air ravi Farouge, qui buvait littéralement les paroles de Trigone.

— Et quelle île ! poursuivit celui-ci, dans tout le feu de son enthousiasme. Quelle île ! Serait-elle, comme Mercure, la planète de l’or, elle ne pourrait enfermer plus de trésors !

— De l’or ! Des trésors ! bégaya Aubin Farouge, dont le visage se congestionnait.

— Il y a mieux ici ! proclama Trigone, en frappant du pied le sol fabuleux. J’affirme que nous mettrons au jour – nous, ou ceux qui viendront après nous – des métaux autrement précieux. Songez aux forces inconnues et latentes sous mes pieds. Songez à tout ce que nous ignorons et pourrons découvrir ici. Songez enfin à l’extraordinaire fertilité de ce sol. N’eût-elle que cette seule richesse, cette île vaudrait des milliards.

— N’empêche, murmura Verdelle, que le moindre paquebot ferait pour l’instant bien mieux notre affaire !

Ce ne devait pas être l’avis de Farouge et de ses hommes ; leurs yeux étincelaient et tous fixaient leur chef comme s’ils en attendaient un ordre de curée.

Farouge frappa joyeusement du pied le sol de l’île étrange.

— Ceci est à nous ! dit-il. J’en prends possession.

Ce fut son premier cri, à cet homme, et le premier sentiment qu’éveilla en lui l’annonce de la merveilleuse aventure : un morceau d’étoile tombait sur la terre, fragment d’un monde inconnu dont la révélation devait passionner l’humanité, mais, au lieu de crier d’admiration, Aubin Farouge étendait instinctivement la main et proclamait :

« Ceci est à moi ! »

Sur ce monde étrange, séparé de l’humanité et où nul n’était assuré du lendemain, le geste du lanceur d’affaires devait paraître bouffon. Verdelle ne retint pas un éclat de rire.

En même temps, il cherchait le regard de Maggie pour s’égayer avec elle.

Mais, le rire se figea sur ses lèvres, faisant place à une expression inquiète ; derrière tous, pâles et consternés, il venait de découvrir la jeune fille et son père.

Et tous deux, manifestement, cherchaient à se dissimuler.

C’était aisé : nul ne faisait attention à eux ; le rire homérique de Marius Trigone venait de retentir. Le vieux savant n’avait pas pour habitude de farder ses impressions.

— Grotesque ! Effarant ! Incommensurable ! clama-t-il. Alors, c’est à cela que vous pensez d’abord, vous ? Devant ce spectacle, vous vous découvrez l’état d’âme du pickpocket apercevant un porte-monnaie ?

— Permettez ! se rebiffa Farouge. Je n’autorise pas de telles comparaisons. Si je vous ai compris, nous foulons aux pieds un sol vierge… Eh bien ! j’en revendique la propriété ; c’est assez naturel.

Un sourire malicieux retroussa les invraisemblables moustaches de Trigone ; ses yeux pétillèrent.

— Nous pourrions être à deux de jeu ! riposta-t-il, prenant plaisir à exaspérer Farouge. Et même davantage ! Car, enfin, en la circonstance, chacun de nous a autant de droits que vous. Et même qu’est-ce donc qui prouve que notre aéroplane n’a pas touché le premier le sol de cette île ? Puisque nous parlons de priorité…

— Il faudrait établir cela, interrompit hargneusement Farouge, prenant au sérieux la plaisanterie du savant.

— Établissez vous-même votre antériorité.

Le calme railleur de Trigone commençait à exaspérer l’arrogant personnage. Fort de sa mauvaise foi, – fort aussi de sa troupe de chenapans entraînés à obéir au doigt et à l’œil, il était bien certain d’avoir le dernier mot ; mais son orgueil s’irritait de ne pas trouver d’argument sans réplique.

Fort innocemment, la petite Miette qui, serrée contre son grand-père, avait écouté la discussion tout en promenant sur le paysage ses yeux pétillants, mit le comble à cette exaspération en intervenant tout à coup.

— L’île est à nous, fit-elle observer d’un air futé. Notre drapeau y flotte.

Et son bras tendu montra, par delà le ravin, au sommet d’un rocher, un pavillon de soie verte portant deux mots brodés en lettres d’or.

C’était celui que les explorateurs de l’île avaient aperçu le matin et qu’ils avaient pris pour un drapeau flottant au-dessus d’une forteresse. La vérité était tout autre et il ne fallut, à Verdelle comme à ses compagnons, qu’un coup d’œil pour reconnaître le pavillon de leur aéroplane, arborant fièrement le titre du journal organisateur de l’expédition ; il surmontait la carcasse des ailes, jetées là par la bourrasque, après la dislocation de l’appareil et la chute de la cabine.

La boutade de l’enfant suffoqua Farouge. Son instinct dominateur devait considérer comme une injure personnelle ce spectacle : le pavillon des Ailes, flottant au vent, tandis que celui du Fanion, humilié, gisait sous les débris du dirigeable, s’il n’était même tombé à la mer !

— Abattez-moi ça ! cria-t-il à ses hommes, cédant à l’accès de fureur qui lui empourprait le visage.

Vingt fusils mirent en joue le triangle de soie et une salve déchira l’air paisible ; brisé, le pavillon s’abattit.

— Et voilà ! triompha Farouge rasséréné. Le droit, n’est-ce pas ? doit être appuyé par la force. Estimez-vous ma démonstration suffisante ?

Il ricanait stupidement.

Verdelle le jugea odieux, éprouvant une violente tentation de gifler ce mufle vaniteux. Mais, fallait-il l’égaler en ridicule, en donnant à l’incident une gravité qu’il ne comportait pas ?

Un haussement d’épaule : c’était tout ce que méritait ce geste.

— Évidemment, dit froidement le journaliste, il n’en faudrait pas plus entre nations pour motiver une déclaration de guerre. Nous ne sommes heureusement que de modestes particuliers.

En tournant le dos à l’outrecuidant personnage, il s’éloigna, préoccupé surtout de rejoindre Maggie et de connaître le motif de son attitude inquiète.

— Les Ailes s’éclipsent en la personne de leur envoyé… à tire d’ailes ! railla lourdement Farouge. À la bonne heure ! c’est une attitude sage… et prudente ! D’ailleurs, messieurs des Ailes, je dois vous prévenir de suite qu’en prenant possession de cette île, je n’agis pas, ainsi que vous paraissez le croire, en mon nom personnel et en vue de mon seul intérêt. Mes attaches dans le monde politique, mes relations avec certains membres du gouvernement me permettent de me considérer comme investi d’une mission. Au retour de notre expédition, je ne revendiquerai que l’honneur d’avoir pris cette initiative.

— Accompagné de quelques petites concessions de mines, terrains et forêts ! riposta gouailleusement le vieux Trigone.

Farouge regarde de travers le trop sarcastique savant ; il n’aimait pas qu’on se permît de le juger.

— Votre âge semble vous mettre à l’abri de certaines corrections ! gronda-t-il d’un ton hargneux. Mais, gardez-vous d’abuser ; je suis fort peu patient et n’ai pas l’habitude de me laisser marcher sur le pied. Pensez ce que vous voudrez, mais tenez votre langue… sinon, je vous mettrai au pain sec. J’en ai le pouvoir.

Subitement, il haussa la voix et parut s’adresser à tous :

— Car, ne l’oubliez pas, messieurs, j’entends que la discipline règne sur ce sol, dont je viens de prendre possession au nom de notre gouvernement. En l’absence de toute autre autorité, je vous invite à reconnaître la mienne, d’abord en vertu du principe majoritaire, puisque nous sommes le plus nombreux ; et d’autre part, par ce que je vous tiens par la bouche. Je suis renseigné ; je n’ignore pas que vous vous êtes envolés comme des étourneaux, sans emporter ni provisions, ni matériel. Le Monde ne devait-il pas périr ? Vous l’aviez pourtant nié, monsieur Trigone !… Or, moi, j’ai su prévoir et je m’en vante. J’ai tout ce qu’il vous manque et puis assurer votre subsistance, ainsi que l’installation commune sur cette île déserte, où nous pouvons être obligés de séjourner quelque temps. Qui sait ? Notre seul espoir est qu’un navire nous y déniche au passage. Cela pourra tarder. En attendant, il faut vivre ; mon aide ne vous fera pas défaut ; mais j’exige une obéissance absolue.

— Turlututu ! éclata le bouillant Marius, littéralement outré. Tout cela est bel et bon, mon camarade ; mais avant d’offrir la charité aux gens, il faudrait savoir s’ils la demandent. Possible que nous n’ayons pas songé à bourrer nos poches de boîtes de conserves et de bouteilles de champagne ! Mais nous n’en serons pas pour cela réduits à manger le pain que vous nous offrez si gracieusement. Non ! Marius Trigone est plus fier et surtout il est d’humeur trop indépendante pour tendre le bout de son nez à la pincette d’un monsieur Farouge ! Soyez tout ce qu’il vous plaira : proclamez-vous délégué de toutes les républiques de l’univers, je n’en ai cure ; jamais Marius Trigone ne s’est laissé éblouir par les titres officiels ; jamais il n’a consenti à être chamarré, décoré et estampillé. Au contraire ! il a fui cela comme la peste. Nous ne sommes pas venus ensemble, qué ? Eh bien ! rien ne nous oblige à nous associer. Faites votre chemin ; Miette et moi ferons le nôtre. Vive la liberté ! L’île doit être assez grande pour que chacun y trouve place sans se faire marcher sur les cors ; et si mes amis veulent m’en croire, ils vous tireront aussi leur révérence.

— Oh ! oh ! ricana grossièrement Farouge, en affectant d’être fort amusé par cette sortie du vieil original. Vous êtes une forte tête, monsieur Trigone ? Cela ne m’étonne plus qu’à votre âge vous ne soyez même pas de l’Institut, ni décoré du moindre bout de ruban. Alors, vous voulez me quitter ? Vous prétendez vous tirer d’affaire tout seul, comme un grand garçon qui n’aime pas les remontrances ? Bon ! bon ! À votre aise ! On ne vous gardera pas malgré vous… Filez ! la porte est grande ouverte. Seulement, je vous avertis que, lorsque vous reviendrez… car, je ne vous donne pas deux jours pour revenir, entendez-vous ? Non ! ma parole ! pas deux jours ! Avant quarante-huit heures, on vous verra accourir pour quémander quelques boîtes de ces conserves que vous méprisez et vous souhaiterez les arroser de ces bonnes bouteilles dont vous faites fi !… Donc, quand vous reviendrez pleurer misère, je vous avertis qu’il faudra faire des excuses.

— Attendez-les ! cria le savant, en tournant le dos. Donne-moi la main, Miette. Nous n’en écouterons pas davantage. Quand la société ne vous plaît pas, on la quitte ; notre chemin est par là et nous allons de l’autre côté du ravin. Avis aux amateurs qui voudront nous suivre ou nous rejoindre.

Et l’irascible savant, enfonçant fièrement son gibus sur sa tête tumultueuse, s’éloigna avec la docile fillette.

Verdelle avait entendu ; il se précipita.

— Vous n’y pensez pas, maître ! Voyons ! c’est un malentendu. Avant d’en venir à cette extrémité…

Mais, Marius Trigone ne l’écoutait pas ; il s’éloignait à grandes enjambées.

— Tu nous rejoindras, cria-t-il. Nous passons devant. On t’attendra de l’autre côté. Tron de l’air ! si tu as pour deux liards de dignité, tu ne te laisseras pas faire la loi !

Telle n’était pas l’intention de Verdelle ; mais il estimait que la situation demandait à être examinée de sang-froid, sans se laisser emporter par un excès d’amour-propre. On était des naufragés, que diantre ! Et ce n’était que trop vrai que les vivres faisaient tout autant défaut que le matériel utile.

Convenait-il de se brouiller avec Farouge, qui en était pourvu ?

Parbleu ! ce n’était pas une question de sympathie ; le financier en inspirait aussi peu au journaliste qu’à Marius Trigone. Mais, raisonnablement parlant, les passagers de l’aéroplane se trouvaient en quelque sorte à sa merci ; leur salut dépendait de sa bonne volonté.

Verdelle se tourna vers l’endroit où se trouvaient l’inventeur et sa fille, afin de prendre leur avis.

Précisément, Farouge regardait dans la même direction ; ses yeux perçants dénichèrent Bérignan et un éclair de satisfaction traversa son regard.

— Eh mais ! voici des visages de connaissance ! s’exclama-t-il d’un ton jovial. Approchez donc, Bérignan. Pourquoi vous cachez-vous ? Ai-je l’habitude de manger les gens… même quand ils sont accompagnés d’un minois aussi tentant que celui qui voisine avec votre air de désespéré ? Mes hommages, jolie Maggie ! Ravi de vous rencontrer, mon bel astre ! Je ne dirai pas que cette rencontre est une surprise ; car j’ai bien fait tout ce que j’ai pu pour qu’elle se produise. Il y a assez longtemps que je vous cours après, la belle !

Il éclata d’un gros rire.

Frémissant, Verdelle s’était retourné, toisant instinctivement Farouge : la façon dont ce dernier regardait la jeune fille l’éclaira ; la flamme des yeux révélait une convoitise brutale. Le jeune homme n’avait plus besoin d’en apprendre davantage pour deviner le rôle que le lanceur d’affaires avait prétendu et prétendait certainement encore jouer dans la vie de Maggie Bérignan.

En quelles circonstances Farouge s’était-il trouvé en rapport avec elle et avec son père ? Qu’avait-il osé ? Jusqu’où étaient allées son impudence et son impudeur ? Et quelle révolte avaient-elles provoquée de la part de la jeune fille, galvanisant ce vaincu qu’était le pauvre inventeur ?

Peu importait : c’était le passé.

Mais Verdelle savait maintenant que c’était à cela que se rapportait la demi-confidence échappée du cœur en détresse de Maggie Bérignan. Oui ! c’était cela qui avait causé sa rancœur et ses craintes.

Le loup suivant la proie, dont il guettait la défaillance, c’était Farouge.

Subitement, Agnan Verdelle se découvrit une raison de haïr cet homme ; une révolution s’opéra en lui. Il ne jugea plus excessive, ni imprudente, ni ridicule, la susceptibilité du vieux Trigone. Vivre auprès de Farouge, vivre par Farouge lui parut insupportable et impossible.

Résolu à rejoindre le vieux savant, il souhaita décider Bérignan et les pilotes à le suivre ; d’avance, il était certain de l’adhésion de Maggie. Ainsi groupés, ne pourrait-on se suffire ? Trigone était un cerveau de ressources.

En tout cas, la mort valait mieux que certaine vie.

Ainsi pensait Verdelle.

Son regard se reporta sur Maggie et son père.

L’attitude de la jeune fille était bien celle qu’il prévoyait : sourcils froncés, redressés par une instinctive révolte, elle toisait l’insolent ; puis, se détournant dédaigneusement, elle s’éloigna.

En proie à un déchaînement de sentiments opposés, dont une terreur irraisonnée était la dominante, Bérignan faisait piteuse figure et sa lamentable attitude trahissait l’irrémédiable irrésolution qui formait le fond de son caractère.

Il est des hommes dont les assauts de la vie exaltent le courage et trempent la volonté ; mais il en est d’autres que les chocs répétés ébranlent et rendent plus faibles que des enfants.

L’inventeur était de ces derniers.

Il gardait un effroi maladif de puissants qui l’avaient piétiné ; livré à lui-même, il ne devait plus avoir la force de fuir le coup qu’il voyait venir.

Farouge le jugeait.

— On est toujours farouche, ricana-t-il. Il faudra pourtant bien qu’on s’apprivoise !

Et, délibérément, il marcha vers Bérignan, que son regard clouait sur place.

Verdelle s’était élancé vers Maggie. Il la rattrapa et vit qu’elle avait les yeux pleins de larmes.

— Maggie ! soupira-t-il très doucement.

Et il s’arrêta.

Toucher à certaines douleurs est chose délicate. Comment pouvait-il tenter d’apaiser la jeune fille et de la rassurer, sans lui laisser comprendre sa clairvoyance ?

N’en souffrirait-elle pas comme d’une meurtrissure ? Ne se sentirait-elle pas humiliée ? blessée ? Saurait-elle ce que la pitié d’Agnan Verdelle contenait de tendresse ? Sa pudeur de femme pouvait s’effaroucher et repousser la protection du jeune homme, pour s’épargner d’avouer qu’elle avait besoin d’être protégée.

Et Verdelle, troublé, n’osait plus solliciter la confidence ni prononcer les paroles fraternelles qui lui venaient aux lèvres.

Marchant à côté de la jeune fille, il gardait le silence ; ce fut elle qui parla.

— Trouver cela ! soupirait-elle. Et j’avais cru m’envoler !

— Si quelque chose vous menaçait, dit Verdelle d’une voix tremblante, rappelez-vous que je suis votre ami et que je serais fier de vous défendre.

— Contre ce lâche ? murmura-t-elle sourdement.

— Contre tous. Voulez-vous parler de ce Farouge ?

Elle inclina silencieusement la tête ; puis elle poussa un bref sanglot.

— Le rencontrer ici ! Nulle présence ne pourrait m’être davantage odieuse ; il me semble que l’air est souillé… Ami, comprenez ma détresse et ne vous imaginez pas ce qui n’est point. J’ai prononcé un jour, devant vous, des paroles qui doivent vous éclairer sur mes sentiments à l’égard de cet homme. Mon amertume n’était ni celle d’une victime, ni celle d’une déchue. J’aurais pu être l’une et l’autre s’il n’avait dépendu que de ce misérable. Mais je n’ai, à cette heure, le droit de le haïr que pour l’insulte de certains regards et de certaines paroles. Le jour où il a osé les prononcer, mon père l’a mis à la porte… heureusement !… heureusement !

Elle suffoquait, torturée par le souvenir de l’odieuse insolence.

— Je n’ai pas supposé autre chose, répondit simplement Verdelle. Et c’est assez pour que le personnage m’inspire désormais plus que de l’antipathie.

— Je vous en ai trop dit pour ne pas achever, poursuivit Maggie. Voilà deux ans qu’il m’a regardée. À l’égard des filles qu’ils trouvent jolies, certains hommes en usent comme le chasseur vis-à-vis du gibier : on relève la piste et on lance la meute, si on ne préfère tendre des pièges. Il paraît que pour ce sport galant on ne manque jamais de rabatteurs. Farouge est riche. Le soir même du jour où ma mauvaise étoile me plaça sur son chemin, il savait que j’étais la fille de l’inventeur Bérignan, un inventeur pauvre et découragé ; huit jours plus tard, ses filets étaient tendus et mon père pleurait de joie en m’annonçant qu’il avait enfin découvert un capitaliste intelligent et que notre misère était finie… Finie ! Elle commençait !… Vous devinez la suite. S’imaginant qu’on achète l’honneur de quelqu’un comme un paquet d’actions, Farouge qui, sous prétexte de plans à étudier, s’était introduit chez nous en maître, démasquait brutalement ses desseins et se permettait une telle attitude que mon père dut le rappeler aux convenances. La scène se termina de la façon que vous pensez. Tour à tour cynique et menaçant, le misérable osa proposer, ou plus exactement tenter d’imposer à mon père un marché infâme. L’indignation que provoqua sa proposition le fit ricaner ; il sortit de chez nous la menace à la bouche et, de fait, depuis cet instant il n’a cessé de poursuivre mon père de sa haine ; nous l’avons sans cesse trouvé sur notre chemin, détruisant tous nos espoirs, faisant échouer toutes les entreprises, écartant toutes les chances. Une vie d’enfer ! Comme j’ai béni la venue de cette étoile, qui devait supprimer le monde et nous valut l’offre inespérée que vous fîtes à mon père au nom de votre journal ! Je me croyais délivrée, sauvée !… Car vous ne pouvez savoir par quels doutes cruels j’ai passé, en voyant à quel point la misère et le découragement écrasaient mon malheureux père… L’étoile me sauvait !… Hélas ! c’est sur un de ses fragments que nous nous retrouvons… et Farouge y est avec nous !

— Il n’y est pas seul, répondit Verdelle d’un ton ferme. L’homme est infâme ; mais il est aussi lâche. Il n’osera pas, en notre présence, continuer sa persécution. J’estime assez Pienne et Haquin pour être sûr qu’ils se joindraient à moi, s’il devenait nécessaire d’imposer à Farouge une attitude correcte. Vous n’avez donc rien à craindre.

Il parlait avec une conviction chaleureuse, mais qui ne dissipa qu’imparfaitement les nuages assombrissant le front charmant de Maggie.

Elle hochait la tête, feignant d’être convaincue ; mais elle demeurait soucieuse.

Comme Verdelle, sans aucun doute, elle devait se dire qu’un homme de la trempe de Farouge, à la tête de ses vingt bandits, se rirait de l’indignation de la demi-douzaine d’honnêtes gens fourvoyés en sa compagnie sur une île déserte.

Hésiterait-il à employer la violence pour se débarrasser des gêneurs ? Reculerait-il devant l’assassinat ?

Rien n’était moins certain.

Et Maggie en était réduite à souhaiter qu’un conflit n’éclatât point entre son persécuteur et ses défenseurs, car l’issue n’en pourrait être que tragique.

Pressentant ces réflexions, Verdelle reprit :

— D’ailleurs, pourquoi ne pas profiter de l’occasion que nous offre le départ du vieux Trigone ? Il serait naturel de le rejoindre. Ne faisons-nous pas partie du même groupe ? C’est personnellement mon intention ; il ne saurait rien résulter de bon d’une soumission trop humble aux prétentions de Farouge. Décidez votre père à se joindre à nous ; je parlerai à Haquin et à Pienne.

— Mon père est un faible. Il avait juré de tourner le dos à Farouge si celui-ci avait le front de lui adresser de nouveau la parole. Et le voici en conversation avec notre ennemi ; il l’écoute, tout au moins. Regardez-le : il tremble devant lui… Pauvre père ! Je ne l’accuse pas ! La vie seule est coupable.

— Je le remonterai, promit Verdelle. Et je m’adresserai d’abord à Pienne et à Haquin. Ce sont des garçons résolus. Est-ce dit ?

Noyé d’angoisse, le regard de la jeune fille hésitait toujours.

— Ce serait certainement la rupture, murmura-t-elle, trahissant son émotion par un geste machinal de ses doigts entrecroisés. Farouge n’est pas homme à nous laisser partir ainsi ; il vous cherchera querelle.

— Qu’importe ?

— Je ne veux pas trembler pour vous.

— Et moi, Maggie, ne croyez-vous pas que mon supplice serait pire si je devais assister passivement aux insolences de cet homme à votre égard ? Son regard posé sur vous me révolte… Devinez-vous pourquoi ?

— Peut-être ! murmura-t-elle.

— Et ne voulez-vous pas me donner le droit de vous défendre ?

Il lui avait pris les mains et l’attirait ; la tête de la jeune fille frôla son épaule. Un double aveu montait de leurs cœurs ; leurs lèvres s’appelaient.

Une voix brutale les arracha au rêve qui allait être.

— Un mot, monsieur Verdelle !… Et mille pardons de troubler une aussi tendre idylle !

Relâchant son étreinte, tandis que la jolie tête s’écartait de la sienne avec un sursaut d’épouvante, Verdelle se retourna.

Ironique, mais avec des yeux mauvais où flambait la haine, Farouge l’appelait.

Abandonnant Maggie sidérée, le journaliste fit résolument quelques pas vers Farouge.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il.

Un pressentiment l’avertissait que la minute inévitable allait sonner ; pourtant, il souhaitait rester maître de lui et éviter une altercation. L’instant favorisait Farouge ; éparpillés, ceux qui pouvaient s’unir contre lui laissaient le champ libre à sa perfidie : Trigone était parti ; Bérignan ne comptait guère ; Haquin et Pienne devaient être préalablement gagnés par un franc exposé. Tout cela demandait du temps. Pour le moment, Verdelle était seul et contraint de temporiser.

Le pourrait-il ?

— En tout cas, je m’engagerai seul, se promit-il. La suprême maladresse serait de fournir à Farouge le prétexte qu’il appelle de tous ses vœux pour rompre brutalement avec des témoins gênants.

Le financier s’approchait ; il vint heurter Agnan Verdelle. Poitrine contre poitrine, leurs yeux s’affrontèrent.

— Ce que je veux ? Simplement vous dire ceci, gronda le potentat, ceci que, n’est-ce pas ? il n’est pas nécessaire que cette jeune blonde entende. C’est à cause d’elle que je suis ici ; à cause d’elle, entendez-vous, jeune homme ? Oui ! si ridicule que cela puisse paraître, moi, Aubin Farouge, qui me contente ordinairement de jeter un mouchoir ramassé avec reconnaissance, j’ai frété un dirigeable, embauché vingt coquins à tout faire et me suis lancé dans le ciel à la poursuite de cette beauté farouche. Un vrai roman ! Pourquoi ? Vous le devinez ; je comptais, si l’étoile ne nous supprimait, qu’un accident propice (au besoin provoqué par moi) me mettrait en situation d’imposer ma protection à la donzelle. Ce que j’escomptais s’est produit ; le hasard est toujours de moitié dans mes affaires. Me voici dans un désert, où je n’ai de compte à rendre à personne… où je suis le maître absolu.

Il appuya méchamment sur ces mots ; sa voix devint rude.

— Au besoin, je supprimerai les témoins gênants et ne conserverai que les gens discrets… mon personnel. Quelle trace resterait-il d’un drame ? Quand nous rentrerons dans la vie normale, je raconterai ce que je voudrai ; nul ne me contredira si je sais prendre mes précautions. Et je saurai ! Donc, mon jeune coq, il faut mettre de côté tout sot orgueil et me comprendre à demi-mot. À votre âge, on tient à la vie et l’amitié d’Aubin Farouge peut, croyez-m’en, la rendre agréable. Nous ne resterons pas toujours sur ce rocher ; je sais avoir de la mémoire… C’est compris ? Point de sentimentalité bébête ! Sinon, gare ! Ne comptez pas sur le père ; c’est une chiffe et je le ferai rentrer sous terre d’un coup d’œil. Dame ! depuis qu’il encaisse mes swings il n’est plus très solide sur ses jambes ; il est knock-out debout, autant dire ! Voilà la situation. Que pourriez-vous faire ?

— Ceci d’abord !

Et la main du journaliste, lancée à toute volée, s’abattit sur la vilaine face.

Sous le coup, Farouge trébucha et faillit s’étendre.

— À moi ! hurla-t-il ivre de rage. À moi, garçons ! Empoignez ce fou !

Haquin, Pienne et Bérignan avaient tourné la tête, stupéfaits de cet incident, dont les deux premiers ne pouvaient deviner la cause.

Qui avait tort ?

Qui avait raison ?

En pareille circonstance, il est assez difficile de se prononcer à première vue.

Farouge n’était pas sympathique ; mais Verdelle pouvait avoir manqué de pondération.

Ce fut à cause de ce doute que les deux aviateurs s’abstinrent tout d’abord d’intervenir ; et l’étrangeté de la scène qui suivit, sa violence qui leur devait paraître inexplicable, n’étaient point fait pour les éclairer. Ils ne comprirent que plus tard – trop tard !

Pour Bérignan, il n’en alla point de même ; un regard le renseigna : il devint pâle et ses jambes fléchirent ; subitement, il se sentit incapable de parler ou d’agir ; affolé d’angoisse, il assista à l’inévitable sans trouver la force d’un cri ni d’un geste.

C’était l’expression terrifiée du visage de Maggie qui lui avait révélé quel drame venait d’éclater. Il apercevait la jeune fille chancelante et défaite, au point qu’elle avait dû s’appuyer au tronc d’un des champignons géants. Il y avait dans ses regards la terreur de la brebis sous le couteau de l’égorgeur ; le désespoir de la faiblesse broyée par le destin.

Que pouvait-elle pour se défendre, en défendant celui qui représentait sa seule chance de bonheur ? Que pouvait-elle ? Elle voyait clair, trop clair ! Autant que Verdelle lui-même.

Dresser, par un rappel contre Farouge les deux seuls champions capables de se joindre au journaliste, c’était précipiter le dénouement du drame ; derrière le financier, il y avait ses vingt coquins – ceux-là que, précisément, il appelait à la rescousse. Maggie savait trop comment la scène finirait.

Elle pantela.

Mais tout fut rapide : de tels drames se jouent en quelques secondes.

L’appel du chef avait fait bondir les hommes ; si prompts furent-ils à se précipiter, l’audacieuse décision d’Agnan Verdelle devança leur intervention et la suspendit. Déjà, le journaliste avait tiré de sa poche un revolver et le braquait sur Farouge livide.

— Arrêtez-les ou je vous brûle la cervelle ! gronda-t-il. Avec les canailles de votre espèce, on ne fait pas de sentiment.

La voix étranglée, le financier cria.

— Ne bougez pas !

Puis, la sueur au front, blême sous la menace du revolver effleurant sa tempe droite, il essaya de parlementer.

— C’est de l’enfantillage ! Qu’espérez-vous ? À moins de m’assassiner (et mes hommes me vengeraient) vous n’aboutirez à rien. Vous ne tiendrez pas la pose !

Parbleu ! Verdelle ne se le dissimulait point ; mais un plan s’ébauchait dans sa tête, pour tirer le meilleur parti possible de la situation.

Il était trop tard pour revenir en arrière ; son geste avait déclanché le drame et il ne parvenait pas à le regretter. Son indignation était trop légitime.

Quant à ce qu’il lui adviendrait par la suite, les cyniques paroles, tout à l’heure prononcées par Farouge, ne lui laissaient aucun doute. Il avait fourni le prétexte immédiat ; mais en cela il n’avait fait que précipiter des événements inévitables. Dans la pensée du financier, il était condamné.

La fuite seule pouvait lui réserver une chance : elle donnerait à Maggie le temps d’éclairer Haquin et Pienne, en ce moment indécis ; peut être aurait-elle la pensée de ruser. La chose était possible aussi longtemps que rien ne se serait produit entre ses compagnons et son persécuteur ; peut-être lui serait-il possible d’attendre l’occasion de quitter Farouge sans éclat et sans avertissement préalable, en s’esquivant avec son père et les deux aviateurs.

Trigone avait fixé le rendez-vous général. Que Verdelle parvînt à y arriver et il pourrait aviser.

Une dernière fois, le regard clair du jeune journaliste embrassa la situation ; Maggie défaillante, Bérignan médusé, Haquin et Pienne stupéfaits.

Puis, au delà, les hommes de Farouge, qui se concertaient à voix basse et dont la tactique se dessinait.

Insensiblement, ils s’éloignaient les uns des autres, pour que la surveillance de Verdelle ne pût les atteindre tous ; il suffirait à deux ou trois de se glisser dans le fourré avec leurs fusils ; d’un poste favorable, sans être aperçu, un adroit tireur abattrait le jeune homme, d’une balle bien placée.

— Ce serait trop commode ! pensa le champion de Maggie Bérignan.

Empoignant d’une main Farouge à la gorge, tandis que, de l’autre, il maintenait son revolver contre la tempe, il obligea le financier à le suivre vers le fourré.

— À bientôt ! cria-t-il, quand il y fut adossé.

Et son regard, allant chercher celui de Maggie, lui criait éloquemment.

— Confiance ! Je vous sauverai !

Son poing gauche, brusquement détendu, frappa à la pointe du menton Farouge, qui s’écroula.

— À bientôt ! répéta Verdelle à pleine voix.

Et d’un bond il disparut dans le fourré.

Farouge se releva, titubant, blême de rage.

— Tirez !… Mais tirez donc ! rugit-il furieusement.

Les hommes sautèrent sur les fusils.

Mais un nouvel ordre les immobilisa.

Après un regard jeté sur Pienne et Haquin, prêts à intervenir, Farouge modifia sa consigne.

— Divisez-vous en deux bandes, commanda-t-il. Mahaut, tu vas emmener la première et poursuivre ce garçon, que vous ramènerez… Tâchez de le prendre vivant.

Cela signifiait avec une suffisante clarté :

— Tuez-le, si vous en trouvez l’occasion.

Pour ce genre d’interprétation, on peut toujours s’en rapporter à l’intelligence des coquins.

Tandis que l’ordre s’exécutait, Farouge rejoignit Bérignan.

— Vous, mon vieux, conseillez à vos amis de rester neutres, jeta-t-il d’une voix tranchante. J’ai été frappé sans motif et j’ai le droit de donner une leçon à cet énergumène. Il n’y a pas de quoi s’emballer ; je n’en veux pas à sa vie. Mais que ceci soit bien compris : je veux qu’on m’obéisse !

Laissant cinq de ses hommes, auxquels il donna à voix basse une consigne visant manifestement l’inventeur et ses compagnons, il entraîna les autres dans la direction du ravin.

Défaillante, Maggie murmurait :

— Oh ! qu’il puisse fuir !… Qu’il échappe !

Et mentalement, elle ajoutait :

— Que je puisse le rejoindre !

Mettant à profit le temps que gaspillait son ennemi, le journaliste courait droit devant lui, à toutes jambes.

Heureusement, la matière dont était composée l’étrange forêt n’était rien moins que résistante ; dans son élan Verdelle brisait l’enlacement des algues et piétinait les cryptogames effondrés. Mais il laissait derrière lui un couloir dévasté qui marquait sa piste.

D’abord et aussi longtemps qu’il n’entendit pas se rapprocher les cris des hommes lancés à sa poursuite, il décrivit de nombreux lacets, qu’il entrecroisa de manière à embrouiller ses traces. Quelques cercles fermés devaient faire hésiter les poursuivants et lui donner le temps d’atteindre le ravin.

Car c’était vers cela qu’il courait ; il voulait mettre la faille entre lui et ses ennemis, rejoindre Marius Trigone et la petite Miette.

À l’abri du rocher, du haut duquel il lui serait facile de tenir en respect les hommes de Farouge, il se concerterait avec le vieux savant. Ensemble, ils aviseraient.

L’exubérante végétation croissait jusqu’aux bords de la cassure. Pour en explorer la profondeur Verdelle se jeta à plat ventre.

Une brume épaisse et blanche emplissait presque entièrement le ravin, jusqu’à moins d’un mètre du rebord supérieur. Verdelle observa que cette brume était presque translucide ; confusément, il distingua le fond de la faille et estima qu’elle pouvait avoir de cinq à six mètres de profondeur.

N’existait-il pas de sentier permettant la descente ? À l’endroit où se trouvait Verdelle, la paroi était libre et sans aspérités.

Avançant la tête, il explora du regard les environs et aperçut, à une vingtaine de mètres, une brèche dont le plan incliné devait faciliter la descente qu’il méditait.

Rampant entre les plantes, il se dirigea vers elle.

Dans le fourré, des cris se faisaient entendre, mais sans se rapprocher ; certains même paraissaient s’éloigner. La ruse du fugitif avait donc réussi : les chasseurs tournaient en rond, incertains de la direction à suivre.

Plein d’un nouvel espoir, le journaliste avança en riant silencieusement.

Mais brusquement, il se releva d’un bond et sauta en arrière. Devant lui, des pas se faisaient entendre et des végétaux s’abattaient avec fracas. Un énorme champignon, derrière lequel Verdelle s’était immobilisé, le revolver au poing, s’émietta, pulvérisé par un vigoureux coup de crosse ; le journaliste se trouva nez à nez avec un hercule roux qui faisait tournoyer à bout de bras son arme, empoignée par le canon.

Instinctivement, Verdelle pressa la détente du revolver et le colosse tomba.

Mais un second accourait dans le sentier frayé ; la détonation allait en attirer d’autres.

À tout hasard, le journaliste tira de nouveau et voyant que l’homme épaulait à son tour, il se rejeta dans le fourré.

La guigne s’en mêlait ; à deux pas du sentier sauveur, le passage lui était barré.

Et il ne lui restait plus que trois cartouches dans le barillet de son revolver.

Sans perdre la tête, il songea à renouveler sa tactique et à entraîner sur ses traces les hommes qui gardaient le ravin ; ensuite, il reviendrait au but, en faisant un crochet.

De nouveau, dans le fourré, il courut en zig-zag. Mais sa retraite avait donné à l’aile droite des poursuivants le temps de le dépasser. Et le coup de revolver ayant révélé sa position, une chaîne d’hommes s’avançait pour l’acculer au ravin. Au bout de vingt bonds, Verdelle la rencontra.

Cette fois encore, il fit feu et abattit un des forbans ; mais il dut rompre parce qu’une balle siffla à son oreille.

À l’abri des cryptogames, il recula, à mesure que ses ennemis avançaient. Mais au vingtième pas, il eut le ravin derrière lui.

Par devant, à droite et à gauche, entre les troncs des champignons et le rideau des algues, des silhouettes farouches apparurent.

Deux fois encore le journaliste fit feu ; puis, avec un haussement d’épaules, il jeta dans le ravin son arme inutile. Des fusils le visaient ; courageusement, il attendit la décharge.

Mais une voix impérieuse retentit et les fusils s’abaissèrent.

— Vivant !… Prenez-le vivant ! Il n’a plus de cartouches ! criait Farouge.

Agnan Verdelle comprit. Son rival le voulait vivant, peut-être pour l’humilier devant Maggie. Lui, que l’approche de la mort n’avait pas fait pâlir, frémit de rage à cette pensée.

Une autre lui traversa le cerveau.

— Le ravin… derrière moi… un saut de quelques mètres… si je ne me casse pas les deux jambes, le brouillard me sauvera.

Les hommes du financier avançaient ; il se retourna vers le précipice pour en mesurer la profondeur.

Mais le brouillard semblait s’être épaissi ; il ne distingua pas le fond.

Que lui importait.

— Non ! pas vivant ! murmura-t-il.

Et il s’élança.

— Saisissez-le ! vociférait au même instant Farouge.

En voyant sauter Verdelle, il bondit en avant avec un cri de rage. Une stupeur le figea sur place : lentement, les bras en croix, la tête en bas, le journaliste s’enfonçait au sein du brouillard, comme dans l’eau d’un fleuve.

Il disparut.

Hébété, le financier regardait la place où s’était produite cette étrange chute ; il ne parvenait pas à comprendre, sentant vaguement qu’il venait d’assister à un fait qui violait toutes les lois naturelles.

Avec effort, il s’arracha à cette contemplation.

— Au ravin ! Il y a un sentier, cria-t-il.

Sur ses talons, les chenapans coururent vers la brèche que Verdelle n’avait pu atteindre.

Là, tous s’arrêtèrent.

Au fond du ravin, sous un linceul de brume transparente, deux corps étendus s’apercevaient : ceux de Marius Trigone et de la petite Miette.

Tous frissonnèrent.

Quel était donc ce brouillard, dans lequel on se noyait comme dans de l’eau ? Qu’y avait-il au fond de ce ravin mortel ?

Mais, enragé, Farouge ne s’attarda pas à réfléchir. D’un geste autoritaire, il indiqua la descente.

— Allez les chercher. Je paie une prime.

Cette promesse décida deux des forbans, qui se laissèrent glisser le long du plan incliné.

Mais, à peine leurs jambes se furent-elles enfoncées dans le brouillard, qu’une secousse, semblable à celles que provoquent les courants électriques, parcourut leurs corps.

Ils demeurèrent inertes.

— Remontez-les ! ordonna Farouge pâlissant.

Un de ses hommes s’agenouilla, avança peureusement le bras et passa une main craintive sur les visages inanimés émergeant du brouillard.

— Ils sont morts ! bégaya-t-il d’une voix épouvantée.

CHAPITRE VI

AU SEIN DE L’ÉTRANGE

Épais de corps et plus brutal qu’intelligent, Aubin Farouge n’avait rien d’un analyste. Sur lui, les événements n’agissaient que de façon directe et pour ainsi dire matérielle, provoquant peu la réflexion.

Son esprit démêlait mal le mystère. Tant de choses eussent dû lui paraître mystérieuses !

Il en sentait pourtant l’angoisse – parce que, sans qu’il s’en rendît compte, le surnaturel – que les savants nomment simplement l’anormal – l’enveloppait d’effroi physique.

La chute de Verdelle dans le ravin, la découverte des corps de la petite Miette et de Marius Trigone ne l’avaient point tout d’abord glacé de cette mystérieuse horreur qu’aurait ressentie tout homme de sensibilité plus prompte. Si le pourquoi de ces incidents lui échappait, il ne les regardait néanmoins pas comme des phénomènes qui dussent l’inquiéter.

Plus rapide avait été l’effroi de ses compagnons, parce que l’ordre du chef les mettait en contact direct avec la mort rôdant au fond du ravin.

Or, l’épouvante est contagieuse. Au milieu des forbans horrifiés, Farouge frissonna soudain ; ses cheveux se hérissèrent.

À son tour, il bégaya :

— Morts ?… Comment ?… Pourquoi ?…

Puis, par une révolte instinctive de son être contre la peur, il essaya de douter.

— Sont-ils vraiment morts ?… Remontez-les ! cria-t-il.

Il ne s’agissait plus de descendre, mais d’arracher au ravin sa proie. L’espoir de découvrir à l’événement une cause naturelle rendit à tous le courage et la force d’agir.

Trois ou quatre s’agenouillèrent et saisirent les jambes de leur camarade, demeuré à plat-ventre le long de la pente.

— Prends, Lorin. Nous te tirerons.

Les doigts tremblants se crispèrent sur les membres roidis et, lentement, le vivant et le mort remontèrent, halés par les autres. Le buste du défunt, puis les jambes, sortirent du brouillard, éraflèrent le roc friable du plan incliné et reposèrent enfin à plat, au bord du ravin.

— À l’autre ! ordonna la voix rauque de Farouge.

Solidement maintenu par ses camarades, un autre sauveteur consentit à se laisser glisser jusqu’au second cadavre et la manœuvre recommença. Enfin, sur les deux corps, couchés côte à côte, Farouge se courba pour les palper.

— Ils sont morts ! Réellement morts ! balbutia-t-il peu après, en se relevant.

Ses yeux étaient hagards ; maintenant l’effroi le possédait tout entier. Il dut faire effort pour ne pas s’enfuir.

— Emportez-les, ordonna-t-il d’un ton saccadé.

Et il se mit à marcher dans la direction du campement, à grands pas rapides, le corps roidi pour se retenir de courir. Derrière lui, en troupeau, ses hommes se hâtaient pareillement.

Chemin faisant, le funèbre cortège s’augmenta des deux corps abattus par le revolver de Verdelle. Ce fut donc à une allure de panique que la troupe, diminuée de quatre unités, fit sa rentrée au camp.

Après le départ de Farouge et de sa troupe, Maggie s’était rapprochée de son père.

— N’allons-nous pas les suivre ? interrogea-t-elle d’une voix altérée.

— À quoi cela servirait-il ? bredouilla Bérignan.

— À nous permettre de défendre notre ami.

L’ingénieur secoua la tête.

— Contre Farouge ?

— Oui.

— On ne résiste pas à Farouge.

Les yeux de la jeune fille étincelèrent.

— Tu pouvais dire cela à Paris, riposta-t-elle ardemment. Alors, tu étais excusable, pauvre père, parce que tu subissais l’influence aveulissante du milieu qui t’écrasait. Mais, ici !

Et son geste éloquent montrait l’étendue vierge du monde étrange qui venait de naître.

Gêné par le regard de son enfant, Bérignan baissa la tête. Des paroles pouvaient-elles lui rendre la confiance et le courage perdus ?

— Ici comme ailleurs, Farouge sera le maître, répliqua-t-il. Notre intervention aurait été inefficace. Tu vois que ces messieurs n’ont pas bougé.

Il désignait Haquin et Pienne qui, se croyant appelés, s’approchèrent.

— Qu’y a-t-il eu ? questionna le premier. Nous nous perdons en conjectures. Pourquoi cette soudaine altercation entre monsieur Verdelle et ce Farouge ? Quelle figure faisons-nous en tout ceci ? L’homme nous déplaît et le ton cavalier dont il use nous semble insupportable. Si notre ami a raison, il faut…

Le geste suppliant de Bérignan l’interrompit.

— Ne brusquez rien ! Ne le provoquez pas ! conseilla l’inventeur apeuré. C’est un homme capable de tout.

— Raison de plus pour intervenir ! riposta Pienne, un peu sèchement.

Les yeux de Maggie brillèrent d’espoir.

— N’est-ce pas ? fit-elle en joignant les mains.

Mais Bérignan gémit.

— Veux-tu les faire tuer ? À quoi cela te servira-t-il ? Tu connais Farouge. Il dispose de vingt fusils.

— Rejoignons Agnan Verdelle, proposa la jeune fille ; ce sera en même temps rejoindre monsieur Trigone. Ainsi nous serons sept.

Les deux aviateurs approuvaient de la tête ; Bérignan leva les bras au ciel.

— Folie ! Farouge ne nous pardonnera pas cette rupture, qu’il qualifiera de révolte. Ce n’est pas un homme à plier ni à tolérer qu’on lui résiste : il vous brisera ; il vous écrasera.

— Nous nous défendrons, gronda Haquin.

— C’est à dire que vous vous ferez tuer. Je vous dis qu’il n’hésitera pas… Mais rendez-vous donc compte que nous sommes hors du monde ! qu’aucune loi ne nous protège plus ! Ici, il n’y a plus d’hommes.

— Les fauves de Paris portaient un masque et se servaient d’autres armes, murmura Maggie. Cela ne changeait guère le résultat.

— Si vous voulez tenter cette folie, attendez ! supplia Bérignan. Vous voyez bien que nous sommes surveillés ; Farouge se défie de nous ; on ne nous laissera pas partir. Évitons un éclat. Je ne vous demande qu’un peu de patience ; à la première occasion nous rejoindrons nos amis. Mais tâchons que notre départ n’ait pas la signification d’une déclaration de guerre… Ménageons Farouge.

— Le pourras-tu ?

Maggie regardait son père dans les yeux.

— Tôt ou tard, tu le sais bien, Farouge t’obligera à choisir : avec lui ou contre lui. Et tu sais ce que cela signifiera. Es-tu prêt à lui sacrifier même cela ?

L’inventeur frissonna ; il tenta de se redresser.

— Non ! cria-t-il presque violemment.

Ce ne fut qu’un sursaut ; il retomba aussitôt.

— Mais rien ne dit qu’il osera, bégaya-t-il, en fuyant le regard de sa fille.

Celle-ci soupira tristement.

— Soit ! dit-elle. Patientons… Soyons lâches ! Avant peu, c’est Farouge lui-même qui nous forcera à agir… Car moi, je ne m’inclinerai pas… La mort plutôt !

Haquin et Pienne échangèrent un regard.

— Que le Farouge ne s’y frotte pas ! gronda le premier. Je ne suis guère plus patient que Verdelle.

Maggie lui sourit.

— Patientons encore ! conseilla-t-elle. Cette fois, c’est moi qui vous en prie. Il faut que nous ayons d’abord des nouvelles de notre ami.

Farouge en tête, la meute revenait : visages consternés et décomposés par la terreur, débandade entourant les porteurs des quatre cadavres ; ce n’était pas un retour triomphal.

Interprétant selon le vœu de son cœur cette tragique mise en scène, Maggie respira plus librement ; elle attribuait à un exploit de son ami la déroute de la bande.

Haquin s’avança.

— Il y a eu bataille ? demanda-t-il laconiquement, en désignant de son index les cadavres qu’on déposait sur le sol.

La vue de son campement avait rasséréné Farouge ; délivré de la vision du ravin tragique, il échappait du même coup à l’angoisse.

Mais, à la peur succédait de la colère. Il se sentait mécontent de lui-même ; en somme, s’il pouvait se croire débarrassé de ses adversaires, il ne s’en trouvait pas moins en face d’un énigmatique danger dont il venait d’avoir la révélation.

À tout prendre, les menaces de la nature sont plus terribles que celles des hommes. Qui peut se vanter de savoir s’en défendre ?

Ce n’était là qu’un sentiment encore confus ; le financier n’aurait su formuler ses craintes ; son intelligence réclamait des délais, que ne lui avaient point encore accordés la rapidité des événements. Mais cette inquiétude latente se traduisait déjà par une fureur intérieure.

Aussi fut-ce d’un ton bourru qu’il répondit à la question de l’aviateur.

— Bataille ? Non. Mais le maudit garçon m’a tué deux hommes en essayant de fuir.

— Deux seulement ? s’étonna Pienne. Et qui donc a tué les deux autres ?

— Qui pourrait le dire ? grommela Farouge. Nous avons assisté à d’inquiétants phénomènes. Ces deux-là sont morts sans même faire : ouf !… Comme le journaliste !

Maggie poussa un cri déchirant ; elle oublia ses terreurs, son aversion et osa s’adresser à Farouge.

— Que dites-vous ? balbutia-t-elle. Qu’est-il arrivé à Agnan Verdelle ?… Il n’est pas…

Le mot ne put sortir de sa gorge contractée ; ce fut le financier qui le prononça méchamment.

— Il est mort certainement à cette heure. Je l’ai vu s’enfoncer… oui, s’enfoncer : c’est le mot ; car on ne peut dire qu’il soit tombé… C’est réellement un ravin extraordinaire !

Involontairement, il tourna la tête vers le brouillard. Ses yeux s’ouvrirent démesurément et sa mâchoire trembla.

Ses auditeurs ne comprenaient rien à ses propos incohérents. Ils imaginaient si peu le mystère qui s’y cachait que leur curiosité ne s’éveillait pas ; seule, la tragique nouvelle de la mort de Verdelle les assombrissait.

— De quel ravin parlez-vous ? demanda Pienne, espérant par cette question indirecte obtenir des détails sur la fin de leur compagnon.

— De celui qui est derrière nous, tout rempli de ce maudit brouillard, répondit le financier, en réprimant un frisson. Le fait est que mes hommes et le journaliste, aussi bien que le vieux Trigone et la fillette, sont morts rien qu’en y entrant.

— Eux aussi ? Pauvre petite Miette ! pleura Maggie, toute secouée de sanglots.

— Comment une semblable catastrophe a-t-elle pu se produire ? insista Pienne d’un air soupçonneux.

— Je n’ai pas ces morts-là sur la conscience ! protesta Farouge avec vivacité. Si étrange que soit la chose, mon récit est l’expression de la vérité : j’ignore ce qui est arrivé ; mais nous avons aperçu leurs cadavres au fond du ravin. Ils reposaient côte à côte et le brouillard étendait sur eux son linceul. Je pense que c’est lui qui les a tués.

— Ce ravin serait donc empli de gaz mortellement délétères ? demanda Haquin, un peu pâle.

— Et le journaliste a piqué une tête dedans ! répondit Farouge. En vérité, il est allé chercher son destin. N’aurait-il pas mieux fait de se laisser prendre, au risque d’être un peu humilié ?… Il a sauté pour échapper à notre poursuite. On aurait dit qu’il tombait dans de l’eau claire. Et puis, tout s’est brouillé. Bonsoir !… C’est égal ! voilà une satanée barrière ! Comment ferons-nous pour visiter l’autre côté de l’île ?

— Le savant aurait éclairci cela, murmura Pienne. C’est dommage qu’il soit mort.

— En tout cas, je n’y suis pour rien, répéta Farouge.

Attaché sur lui, le regard de Maggie le scrutait et dardait un frémissant reproche ; quoi qu’il prétendît, elle le tenait pour responsable de ces morts.

Si elle n’avait pas entendu les cyniques paroles qui avaient provoqué le drame, en exaspérant le pauvre Verdelle, son instinct lui faisait pressentir ce qui s’était passé entre les deux hommes.

Farouge n’avait pas tué, soit ! Mais, il n’en avait pas moins causé la catastrophe ; il était quand même un assassin. Comme Maggie souffrait de ne pouvoir lui crier sa haine !

Mais, la soudaine douleur qui venait de briser son cœur la laissait harassée, incapable d’une réaction. Elle ne souhaitait, n’espérait plus rien. Fuir ? Pourquoi ? Vers qui – maintenant qu’Agnan Verdelle ne l’attendait plus ?

Seule, une aversion insurmontable l’éloignait de Farouge ; s’il s’était approché, s’il avait tenté de la toucher, elle se serait réveillée pour le repousser farouchement.

Devina-t-il ce sentiment ? Il sourit en haussant les épaules. La panique apaisée, il ressentait une sorte de détente heureuse ; tout compte fait, il était débarrassé de son rival et parce qu’il convoitait Maggie, il éprouvait une joie secrète et perverse à la voir souffrir. Il restait seul devant elle ; une fois de plus, avec l’aide du hasard, il avait écarté l’obstacle ; il l’emportait ; il triomphait.

En cette disposition d’esprit, il se sentit enclin à ne pas abuser immédiatement de sa force. N’avait-il pas tout le temps ? Quand cela plairait à son caprice, il n’aurait qu’un signe à faire, un ordre à jeter ; ses bandits lui livreraient la jeune fille, en dépit des résistances. Il lui restait seize hommes ; les champions de Maggie ne pouvaient être que trois, misérablement armés de revolvers. Bérignan, d’ailleurs, comptait-il ? Une chiquenaude l’abattrait.

Mais Farouge ne voulait même pas courir l’aventure d’une bagarre. Il était débarrassé de Trigone et de Verdelle ; c’était assez pour un jour. Avant d’user de violence, il préférait essayer d’amadouer Pienne et Haquin. Corrompre était assez dans sa manière.

Souriant, presque épanoui, il se rapprocha des deux aviateurs, froids et défiants aux côtés du lugubre Bérignan.

— Je vous dois quelques excuses et autant d’explications, dit-il légèrement. Je serais désolé d’être pris pour un Croquemitaine. Croyez que je déplore cette ridicule discussion et ses tragiques conséquences. Je ne sais vraiment ce qui a pris à ce jeune homme.

Assez sèchement Pienne l’interrompit. Il pensait interpréter le douloureux regard que Maggie tenait obstinément fixé sur le ravin.

— Ne parlons plus de ce qui est passé, dit-il. Il est des choses irréparables. Nous voudrions seulement être autorisés à aller nous incliner au bord de l’endroit où ont péri nos infortunés amis.

— Vous êtes parfaitement libres, répondit Farouge d’un ton piqué. Encore une fois, je ne prétends pas vous tenir en lisière. J’ai revendiqué l’autorité ; mais il s’agissait d’une autorité courtoise et raisonnable ; j’espère vous amener à le reconnaître.

Pienne s’inclina sans répondre. Son signe de tête pouvait à la rigueur passer pour une approbation et un remerciement. Farouge s’en contenta.

— Surtout, gardez-vous de tenter la descente, recommanda-t-il, tandis que le groupe s’éloignait. Vous savez qu’il y a danger de mort.

— Nous ne l’oublierons pas, promit Haquin.

Et derrière Pienne et Bérignan, qui avaient pris les devants avec Maggie, il s’en fut vers le lieu du drame.

Tous quatre marchaient, plongés dans une méditation douloureuse. Les épaules de la jeune fille étaient secouées de frisson et de temps à autre un bref sanglot s’échappait de ses lèvres.

Sans échanger une parole, découverts et inclinés comme devant une tombe, ils longèrent le ravin, mais sans parvenir à distinguer le fond. La brume blanche qui l’emplissait était devenue d’un gris opaque ; et c’était maintenant plus qu’un linceul qui recouvrait les corps des malheureux reposant dans son sein.

Maggie s’agenouilla, le visage dans ses mains. Respectant son chagrin, ses compagnons s’éloignèrent de quelques pas.

— Crois-tu que les choses se soient réellement passées comme le raconte cette canaille de Farouge ? demanda à voix basse Haquin à Pienne.

— Hum ! le particulier ne m’inspire qu’une confiance relative et s’il ne comptait parmi les siens deux victimes, je douterais de sa parole… Pourtant, ce que le vieux Trigone disait de la nature étrange de cette île me fait, dans une certaine mesure, admettre la possibilité de certains phénomènes. Si vraiment, comme il l’assurait, nous sommes sur un morceau d’étoile, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que nous y éprouvions quelques surprises désagréables.

— En tout cas, crois-moi, tenons-nous à carreau vis-à-vis du Farouge, conclut Haquin. Ou je me trompe fort, ou les pires dangers nous viendront de ce côté-là.

— En cela, je suis de ton avis, approuva Pienne. Mais, n’est-ce pas ? nous sommes sur nos gardes et le cas échéant nous tâcherons de faire mieux encore que ce brave Verdelle.

Ils revinrent sur leurs pas.

Silencieusement Maggie s’était relevée. Le groupe mélancolique reprit le chemin du campement.

Mais comme ils en approchaient, ils demeurèrent soudain cloués au sol par le plus singulier des spectacles.

Après leur départ, Farouge s’était d’abord occupé de faire enterrer ses morts.

Puis, sans s’éterniser à des regrets superflus, il songea à établir méthodiquement son campement. Son premier soin fut naturellement de faire procéder à l’inventaire des objets sauvés du trop brusque atterrissage. Outre les armes, il y avait des conserves, en quantité suffisante pour écarter tout souci immédiat ; il y avait aussi tout un matériel, emporté en vue des éventualités les plus diverses.

Un scaphandre complet, muni d’un réservoir d’oxygène, retint l’attention de Farouge ; cette découverte faisait naître en lui une idée : l’énigme du ravin et les circonstances troublantes dans lesquelles ses deux hommes, après Trigone, la petite Miette et Agnan Verdelle, avaient trouvé la mort, continuait à l’obséder. Grâce au scaphandre, qui permettrait de sonder le fond sans danger, il allait pouvoir en surprendre le mot.

Son regard impérieux, habitué à imposer sa volonté parcourut le cercle qui l’entourait et s’arrêta sur un des hommes, qui n’avait pas pris part à la poursuite du journaliste.

— Tu vas mettre ce joujou, déclara-t-il d’un ton jovial, mais qui n’en était pas moins sans réplique.

Et quand l’interpellé, aidé de deux de ses camarades, eut obéi et qu’on l’eut attaché au bout d’une corde, solide, un nouvel ordre tomba des lèvres impérieuses.

— Au ravin ! Descendez-le. Ainsi équipé, il ne craindra rien.

Sous son casque, le sacrifié ne pouvait entendre ; sans quoi il eût certainement pâli et se fût peut-être révolté. Mais avec une indifférence moutonnière et un égoïsme bien humain, ses compagnons l’entraînèrent.

— Tu sonneras sitôt arrivé au fond, cria Farouge dans le tube acoustique dont était muni le scaphandre.

La corde fila ; le scaphandrier disparut dans la brume étrange. Il semblait avoir perdu son poids ; car le câble ne roidissait pas entre les mains des haleurs étonnés.

Il y eut un moment d’attente angoissée – deux ou trois minutes peut-être ; mais nul ne songeait à en mesurer la durée. Puis, une sonnerie retentit.

L’homme vivait toujours. Farouge respira. Il lui sembla qu’il avait vaincu le mystère.

— Si tu peux voir, avance ; explore le fond, ordonna-t-il dans le tube.

Le scaphandrier dut faire quelques pas ; car la corde se déroula. Mais presque aussitôt le mouvement cessa.

— Qu’y a-t-il ? Pourquoi t’arrêtes-tu ? hurla Farouge.

La corde ne bougeait plus.

— Es-tu en danger ? Éprouves-tu quelque malaise ? Veux-tu qu’on te remonte ? Sonne.

Il écouta vainement ; la sonnerie ne retentit pas.

— Tire sur la corde si tu ne peux sonner, cria encore Farouge qui s’énervait.

Il n’attendit qu’une seconde ; déjà il savait que la corde resterait immobile.

Autour de lui, les camarades du malheureux haletaient ; le financier lui-même était pâle.

— Remontez-le, bégaya-t-il.

Vivement, les bras tirèrent sur la corde ; les muscles se bandèrent en prévision de l’effort à faire. Mais aucune résistance ne se produisit ; la corde remontait – remontait seule, coupée ou rompue, ayant laissé au fond du ravin son fardeau vivant.

De toutes les poitrines, un grand cri jaillit ; tous voulaient se précipiter sur le tronçon de corde. Mais, Farouge, les repoussant violemment, s’en empara pour l’examiner.

Rompue ? Non ! Coupée ? Pas exactement. À vrai dire, la section présentait une netteté telle qu’on l’eût dite obtenue avec un rasoir ; mais, cette section était légèrement carbonisée, comme si la corde avait été tranchée par le moyen d’une lame chauffée à blanc.

Farouge la contemplait d’un œil stupide ; il n’était point habile dans l’art des déductions.

Aussi bien n’eut-il pas le loisir d’aborder ce sujet de méditation ; un nouveau cri jaillissait des gorges, cri de stupeur, cette fois.

Un remous venait d’agiter la masse de vapeurs ; une trombe verticale parut la soulever et l’écarter ; et du puits, ainsi creusé en son sein, surgit, porté par une force irrésistible, le corps du scaphandrier.

Ses camarades le virent émerger du brouillard et poussèrent un cri.

Au même instant, ayant atteint le niveau du sol, la colonne d’air, qui soutenait le corps, oscilla et vint faire rouler son fardeau sur le rebord du rocher.

C’était ce spectacle qui avait accueilli le retour de Maggie, de Bérignan, de Haquin et de Pienne ; et l’on conçoit qu’ils fussent demeurés cloués sur place.

Pourtant, leur stupéfaction ne pouvait égaler celle des forbans de Farouge, portée à son paroxysme.

Car le scaphandrier, ainsi rejeté par le gouffre, n’avait plus son scaphandre. L’abîme l’en avait dépouillé.

Ce ne fut qu’une vision rapide, à laquelle nul n’eut le loisir de s’attarder. En effet, mise en goût de fantaisie par ce début, la nature parut soudain vouloir s’affranchir de toutes lois et produire les phénomènes par séries.

Subitement, tout le campement entra en danse ; ce fut comme si des bouches invisibles et formidables, rangées au bord du ravin, s’étaient tout à coup mises à souffler devant elles.

Sous le choc des mystérieuses colonnes d’air, les hommes roulèrent à terre et furent balayés dans une direction perpendiculaire au ravin. Pareillement soulevés par les forces invisibles, les objets épars, toiles du dirigeable, nacelle, armes et instruments divers, furent projetés dans la même course rapide, écrasant sur leur passage la végétation géante que leur choc réduisait en poudre.

En quelques secondes, le campement fut nettoyé comme par une rafale ; êtres et choses, emportés pêle-mêle, n’apparurent plus au bout de l’allée, qu’eux-mêmes traçaient, que comme un tourbillon dansant de feuilles mortes poussées par un coup de vent.

Mais, fait surprenant, on n’entendait pas le sifflement habituel de l’air balayant le sol. Un grand silence planait – un grand silence impressionnant.

Un autre point digne de remarque était que ce souffle, ou plus exactement ce faisceau de souffles, n’agissait pas uniformément sur les obstacles rencontrés ; au lieu d’entraîner les objets et les hommes avec des vitesses différentes, inversement proportionnelles à leur poids, ils semblaient des forces indépendantes, s’appliquant chacune exclusivement et séparément à un seul objet.

Épargnés par la bourrasque, Maggie et ses amis contemplaient cette scène étrange et se rendaient parfaitement compte du phénomène : à chaque chose, animée ou non, une force exactement calculée s’attachait, uniformisant les vitesses.

Un autre fait le prouvait ; entre ces choses qui couraient, les végétaux qu’elles ne heurtaient pas demeuraient immobiles. Or, sous l’effort d’une rafale, ils eussent été brisés.

Bien plus, quand les témoins du prodige, attirés en quelque sorte magnétiquement par une invincible curiosité, se furent mis à suivre cette singulière bourrasque, bien qu’ils fussent de la sorte placés entre le ravin – d’où elle paraissait sortir – et les corps qu’elle supportait, ils ne sentirent aucun souffle d’air.

La rafale courait devant eux, limitant son effet aux hommes de Farouge et aux objets qui leur appartenaient.

Et cette constatation rendit plus forte l’impression ressentie par Maggie et ses compagnons, à savoir que tout le camp des violateurs du ravin semblait chassé par des êtres invisibles.

Cette pensée demeura vague ; les spectateurs concentraient toute leur attention dans leurs regards ; pendant une action, nos réflexions demeurent latentes ; il faut le calme d’après pour qu’elles trouvent leur expression.

Bérignan, sa fille et les deux aviateurs avançaient comme des hallucinés ; ce qu’ils contemplaient était à la fois précis et confus comme un rêve ; comme en un rêve, ils ressentaient une double impression de certitude et d’irréalité.

Le tourbillon s’arrêta net à la limite de l’île, au pied de l’éboulement de blocs découvert le matin par les passagers de l’aéroplane.

Pour parcourir cette distance, il avait mis à peine une minute ; une heure s’écoula avant que la petite troupe des spectateurs atteignît l’endroit de l’arrêt.

Farouge et ses hommes se relevaient et se palpaient, en proie à une terreur non dissimulée.

— Quelle diablesse d’aventure ! s’exclama le financier, dès qu’il aperçut les survenants. C’était un cyclone, je pense ?

Bérignan, Haquin et Pienne hochèrent la tête, sans répondre ; ils ne savaient quel nom donner au phénomène.

— Ma parole ! reprit Farouge, nous devrions tous avoir les os brisés ; il est heureux que cela se soit arrêté devant ces damnés blocs.

— Quelles sensations avez-vous éprouvées ? demanda curieusement Pienne.

— Des sensations !… Vous m’amusez !… J’aurais voulu vous y voir… J’ai roulé… roulé… Cela tournait… sautait… Que sais-je ?… Me voilà ! Le diable m’emporte si j’ai pu mettre deux idées bout à bout ! La tête m’en chavire encore !

Il avait le regard vitreux et vague d’un homme à peine dégagé des fumées de l’ivresse.

— Satané train de plaisir ! maugréa-t-il. Pourquoi sommes-nous ici ?

Tout près de lui, non moins ahuri, il aperçut le scaphandrier.

— Qu’as-tu fait de ton scaphandre, garçon ? cria-t-il. Qui te l’a pris ?

L’interpellé arrondit des yeux stupides.

— Je ne sais pas, monsieur.

— Que t’est-il arrivé ? Qu’as-tu vu ?

— Du brouillard !… Et puis, rien. Me voilà ! conclut le rescapé, en riant niaisement.

— Y comprenez-vous quelque chose ? demanda Farouge, en se retournant vers les aviateurs. Nous avons descendu cet imbécile revêtu d’un scaphandre. Tout fonctionnait à merveille ; et tout à coup la corde a été coupée… Je dis coupée : la voici… Quant à lui, le ravin l’a rejeté dépouillé de son appareil. Que pensez-vous de cela ?

Bérignan et les deux pilotes s’entre-regardèrent.

— L’électricité ? murmura le premier.

— On met au compte de la foudre des faits aussi singuliers, risqua Pienne.

Haquin prononça nettement :

— On ne peut pas expliquer cela de façon naturelle.

Farouge plissait un front obstiné.

— Si ! grogna-t-il. J’ai mon idée là-dessus… Je ne crois pas aux phénomènes, moi !… Mais, dormons, ce soir ; car nous sommes rompus ; notre raison pourrait dérailler. On verra demain… Je veux… je veux…

Il bredouilla encore quelques paroles inintelligibles, se roula dans un manteau et s’étendit à même le sol.

Tous l’imitèrent, tellement brisés par cette journée mouvementée, qu’ils ne songèrent pas à prendre de nourriture.

Quand Maggie et ses gardes du corps se réveillèrent, le soleil brillait de nouveau ; autour d’eux, un campement avait été rétabli et les hommes de Farouge faisaient cuire des poissons, pêchés au bas des rochers.

Affamés, les hôtes involontaires du financier en acceptèrent leur part.

Comme ils la terminaient, Farouge s’approcha d’eux :

— M’accompagnez-vous ? Je retourne là-bas, dit-il, en montrant la direction du ravin.

Et il expliqua que depuis l’aube, cinq de ses hommes dissimulés dans le fourré devaient guetter, prêts à tout événement.

— Guetter quoi ? demanda Haquin. Il semble bien que le pourquoi de ces faits étranges doive échapper à nos regards comme à nos intelligences.

— Une corde ne se coupe pas toute seule, répondit Farouge avec roideur.

S’étant consultés du regard, les compagnons de l’ingénieur suivirent le forban ; cédant à une impulsion irraisonnée, Maggie entraîna son père sur leurs pas.

On parlait peu. Préoccupé, Farouge s’appliquait à maintenir sa troupe à l’abri du fourré.

— Pourquoi ces précautions ? murmura Pienne à l’oreille de Haquin. Se figure-t-il que le ravin a des yeux ?

— Qui sait ? répondit son camarade, d’un ton énigmatique. Mais s’il en est ainsi à quoi bon la prudence ? Ce que nous ne voyons pas peut nous voir.

À quelques mètres du ravin, un individu surgit, rampant entre les végétaux.

— Ils sont là, murmura-t-il.

Farouge tressaillit.

— Je savais bien qu’ils n’étaient pas morts ! déclara-t-il. Qui aurait coupé la corde ?

Se baissant, il s’approcha d’une sorte de fenêtre ménagée entre les algues : de l’autre côté du ravin, au haut du rocher, trois silhouettes s’agitaient.

Maggie reconnut Verdelle, Trigone et la petite Miette.

— Ils vivent ! soupira-t-elle, envahie d’une joie soudaine, qui fit monter à ses joues un flux de sang.

CHAPITRE VII

LE RAVIN MYSTÉRIEUX

Ainsi, en dépit des apparences premières et des probabilités, ni Verdelle, ni le vieux savant, ni la petite Miette n’avaient péri ; ils avaient pu se relever, sortir du ravin et mettre entre eux et leur ennemi une barrière impossible à franchir.

Pourtant, Farouge et ses hommes n’avaient pas été les jouets d’une illusion, en les apercevant, étendus sans vie sous le linceul de brouillard qui, peu à peu, s’était épaissi au point de les dérober aux regards.

Et l’étrange chute d’Agnan Verdelle n’avait pas été davantage une hallucination.

En atteignant la couche de brouillard, le journaliste avait senti un choc, comme s’il s’était heurté à un corps élastique ; il lui avait d’abord semblé rebondir ; puis, basculant sur lui-même, il était entré la tête la première dans la masse gazeuse.

Aussitôt, ses sensations étaient devenues confuses, non qu’il eût perdu connaissance, mais parce que sa pensée, subitement, fut incapable de coordination ; elle cessa d’être reliée au centre directeur de la machine cérébrale et le cerveau tout entier passa du conscient au subconscient.

De même que Verdelle, le corps inerte, les membres mous, s’enfonçait sans réagir à travers les couches brumeuses, cessant de voir celles qu’il laissait au-dessus de lui, et n’essayant pas de prévoir celles qui se trouvaient encore en dessous, de même il subit la vision et le contact des choses, uniquement impressionné par la seconde immédiate, comme s’il n’existait pour lui ni passé, ni futur.

Il vivait pourtant et il se sentait tomber.

Sa chute était lente ; elle était un glissement vertical au sein d’ondes, grises à force d’être incolores, et que leur masse faisait paraître opaques. Il sentait leur frôlement sur son épiderme et leur pression autour de son corps ; c’était un revêtement continu, aussi sensible que celui de l’eau ; elles pénétraient dans ses oreilles, ses narines et sa gorge, comme un liquide ; il se sentait envahi par elles jusqu’à la suffocation ; mais, la vie ne cessait point en lui.

Il toucha le fond, sans avoir réalisé une notion de profondeur ; aussitôt, il oublia sa chute et ne fut plus qu’une chose engourdie, affaissée sur une surface solide, ouvrant des yeux inconscients au milieu d’un brouillard gris, qui ne donnait pas plus la sensation de l’obscurité que celle de la lumière.

Il voyait ; il sentait ; même son nerf olfactif était continuellement impressionné par une odeur, reconnue par lui comme celle du premier réveil dans l’île. Ceci n’était point un souvenir, mais une sensation.

Les plantes – les minéraux aussi, peut-être – doivent avoir cette sorte de vie latente et passive qu’aucune volonté conscience ne réalise, qui demeure ignorée parce qu’elle est incapable de gestes, et qui n’a pas de durée parce que le temps n’est qu’une notion subjective, ayant besoin pour être, d’être perçue par une intelligence active.

Par rapport à la vie des mondes, cet état de torpeur dut se prolonger. Pour Verdelle, il ne dura pas plus d’une seconde.

La première sensation réelle, qui suivit celle de la chute, lui parut toute proche.

Il la perçut fort nettement. Ce fut une pluie de gouttelettes sur son visage, comme si la prison de vapeurs se résolvait en eau.

Et aussitôt, il se réveilla. Il put penser et se sentir capable de mouvements.

Autour de lui, une chose bizarre se produisait : le brouillard cessait de l’étreindre ; il s’éloignait, laissant un vide fort perceptible à la vue.

Verdelle se trouva étendu au fond d’une sorte de niche oblongue, de dimensions un peu supérieures au volume de son propre corps, puis, le plafond s’en releva et le journaliste put s’accroupir et remuer. Il se passa les mains sur son visage ; la peau était mouillée ; il respirait facilement.

— Quelle chose bizarre ! dit-il à haute voix.

Le son lui parut anormal, étouffé et grêle ; les ondes sonores revenaient vers lui comme si elles eussent été renvoyées par des parois toutes proches.

— Je suis dans une cloche à plongeur, songea-t-il. D’où est venu l’air ?

De nouvelles gouttelettes fouettèrent ses joues ; on aurait dit que quelqu’un l’aspergeait du sein du brouillard. Ses poumons s’emplirent, vivifiés, et devant lui les vapeurs reculèrent encore.

— Stupéfiant ! murmura-t-il.

L’espace libre formait maintenant une sorte de tunnel étroit et bas ; il s’allongeait incessamment, creusé par une force invisible.

— Cela va-t-il vers le jour ? se demanda Verdelle. Y a-t-il un appel d’air là-haut ?

Il se mit à quatre pattes et s’engagea dans le tunnel. Au bout de quelques pas, il se retourna et vit que derrière lui le brouillard gris s’était reformé.

Perplexe, il s’arrêta.

Mais, devant lui, le tunnel continuait à se creuser.

— Après tout, que m’importe ! fit-il.

Et il se remit à avancer vers le fond du cul-de-sac de brume.

Il avait beau ramper, il ne se rapprochait pas de cet horizon fuyant, à la fois proche et lointain ; cela reculait comme reculent dans les rêves ces buts insaisissables, toujours poursuivis, jamais atteints. Cette comparaison s’imposa à l’esprit de Verdelle ; ne demeurait-il pas immobile, par rapport à ce mur de brume ? N’était-ce pas devant un miroir, terni par une buée, qu’il s’agitait stérilement et sur place ? Il regarda le sol que raclaient ses genoux, pour s’assurer qu’il avançait. L’illusion n’était pas possible ; sa marche rampante était réelle.

Mais, en relevant la tête, il vit le brouillard toujours aussi distant et, de nouveau, ce sentiment confus d’impuissance qu’on a dans les rêves le désespéra et le paralysa. Il se sentit un corps de plomb, des membres lourds, crispés par l’effort inutile. Haletant, il fixa son regard angoissé sur l’infranchissable barrière de brume.

Pendant dix secondes, il demeura immobile, torturé par le doute et l’angoisse ; et soudain, il se rendit compte que de confuses transformations agitaient la masse grise. Insensiblement, les teintes changeaient ; une image indistincte naissait au sein du brouillard, s’annonçait par des altérations d’ombres, comme les taches qui se forment sur la plaque photographique, plongée dans le bain révélateur.

Ce fut d’abord une ombre vague, qui peu à peu se précisa, devint une tache noire, qui s’étendait et se mouvait.

Puis, l’impression devint double : Verdelle comprit que le brouillard continuait à reculer, tandis que la tache avançait.

Bientôt, elle ne fut plus une simple image, apparue sur une surface sans profondeur, mais une forme vivante, séparée seulement du journaliste par un mur de brouillard, dont l’épaisseur allait s’amincissant.

Le cœur de Verdelle battit ; il pressentit un être venant vers lui à travers la masse de vapeurs. Partagé entre une violente curiosité et une terreur naissante, il fit effort pour se traîner plus vite vers ce qui venait.

Brusquement, l’ombre grandit, comme font dans la nuit les objets pressentis plutôt qu’aperçus. Verdelle eut l’impression qu’il la touchait et le voile de brume se dissipa.

Un double cri retentit : Verdelle et Trigone se trouvaient face à face. Derrière le savant s’apercevait la petite Miette. Eux aussi avaient dû ramper dans un tunnel de brouillard.

Le savant parla le premier. Plus armé que le jeune homme contre les surprises de l’extraordinaire, plus lucide devant les problèmes que posaient les phénomènes, il avait dû réfléchir davantage, envisager des hypothèses.

— Toi aussi ! murmura-t-il.

— Comprenez-vous quelque chose à cela ? bégaya le journaliste.

— Rien !… Cette rencontre au sein de cette brume est un miracle. Il y avait mille chances contre.

Ils étaient demeurés à quatre pattes, presque nez à nez, se contemplant comme des créatures irréelles.

— Cela a commencé par un engourdissement, n’est-ce pas ? demanda Trigone.

— Oui.

— Une sorte d’état cataleptique… quelque chose de vague comme cette diablesse de brume… un arrêt complet de la vie… L’anesthésique !… Te rappelles-tu ce que j’ai dit ?… Impossible de m’analyser… Je n’étais pas mort, pourtant.

— Et nous vivons, maintenant ! soupira le journaliste.

— C’est depuis l’eau, fit observer la jeune voix de Miette.

— L’enfant a raison, confirma le savant. Cette fois, j’ai senti.

— Moi aussi, dit Verdelle.

— Naturellement, je n’en sais pas plus. Et quant à comprendre, bernique ! En plein brouillard !

Ils se regardèrent encore, en silence. Et dans leurs yeux, il y avait le vertige qui saisit les êtres jetés hors du réel.

— Le brouillard a reculé ; c’était comme un boyau qui se creusait ; vous avez vu ? questionna enfin le jeune homme.

— Oui… Et cela allait vers toi.

— Vers vous… Qu’en pensez-vous ?

— Qu’en puis-je penser ? grommela Trigone, avec un geste découragé. C’est… c’est…

Il n’acheva pas ; une de ses mains ébaucha un mouvement vers le brouillard qui les entourait ; ses yeux parurent s’y heurter matériellement.

Il gémit.

— En plein brouillard !… En plein !… Et la vie est là-bas. Que penser ? Nous sommes hors de tout.

— Que va-t-il nous arriver ? demanda Verdelle à voix basse.

Les yeux du savant se projetèrent encore contre le mur de brume. Sa voix s’affaissa.

— Je ne sais pas, répondit-il sourdement.

Puis, au bout d’un moment de silence :

— Nous vivons, pourtant… et il y a… il y a une raison… quelque chose…

Convulsivement, il saisit le bras de Verdelle et le serra.

— Comprends-tu ? Quand nous sommes arrivés devant ce ravin, tout près du brouillard, j’ai senti l’odeur… Tu te rappelles l’odeur ?… Donc, il ne fallait pas s’y risquer ; il ne fallait pas descendre… Je savais qu’il ne le fallait pas, que ce serait la mort…

— Et alors ? questionna Verdelle, haletant.

— Je suis descendu, en tenant Miette par la main. Je me suis enfoncé dans le brouillard, sans hésitation ; je l’ai vu gagner mon buste, mes épaules, puis mon menton et ma bouche. Et je savais que c’était irrespirable, que c’était mortel. Pourtant, je m’y suis noyé volontairement.

— Pourquoi ? demanda le journaliste, d’une voix que l’épouvante rendait faible.

Le doigt du savant effleura son crâne.

— Imagine-toi qu’il y a là-dedans comme un clavier ; chaque touche est une cellule motrice, qui déclanche une volonté. Une de ces cellules nous fait marcher : une autre reculer. Entre elles, à l’état conscient, nous choisissons. Notre vouloir, ce qui est nous, agit sur l’une ou l’autre, à notre gré. Eh bien, cette fois ce n’est pas moi qui ai choisi : c’est autre chose… autre chose qui a atteint la cellule et déclanché mon acte. Suppose qu’un doigt ait eu la puissance de pénétrer sous mon crâne et d’appuyer à l’endroit voulu. C’est ce qui s’est passé. Et j’ai avancé.

— Une suggestion ? hasarda Verdelle.

— Si tu veux… Mais une suggestion qui me laissait conscient de mon vouloir contraire… conscient et impuissant. Une suggestion, pourtant ; c’est le seul mot qui puisse donner une idée de la chose. Une suggestion… Mais de qui ?

— De qui ? balbutia le journaliste, en écho.

— Et cette volonté, reprit le savant, de plus en plus excité, cette volonté, à supposer qu’elle existe, correspond à des conséquences : nous vivons ; nous voici réunis… en sûreté !

— En sûreté ! répéta lamentablement Verdelle.

Étant donné leur situation, ce mot paraissait en effet une ironie.

— En sûreté ! insista Marius Trigone, avec une conviction inébranlable.

— Tout cela est parfaitement incohérent, déclara Agnan Verdelle, après un pénible effort de réflexion. Je n’ai obéi à aucune suggestion, moi ! J’ai sauté au hasard, parce qu’à la suite d’une altercation avec Farouge, il me faisait poursuivre par ses bandits et que j’étais acculé au ravin. Et ce diable de brouillard m’a engourdi.

— Mais tu t’es réveillé et le brouillard s’est écarté devant toi ! riposta triomphalement le savant.

— Soit ! grommela le journaliste. Et maintenant, qu’allons-nous faire ? Il faut pourtant tâcher de sortir de là.

— Il faut attendre, opina Trigone.

— Attendre quoi ?

— Je n’en sais rien. Mais, aussi longtemps que le brouillard nous emprisonnera, il faudra attendre.

— Il s’est reformé derrière nous.

— Mais, en nous réservant un espace suffisant pour que nous y respirions à l’aise. Attendons.

— Le plus simple, dit Verdelle avec entêtement, est de gagner l’autre bord du ravin et d’en sortir.

— Où est-ce ?

— Cherchons.

— En plongeant dans le brouillard ?

— Pourquoi pas ? Vous et moi l’avons déjà tenté et nous n’en sommes pas morts.

— Ne bouge pas ! s’écria vivement le savant, en retenant Verdelle, disposé à passer de la parole à l’acte. Tu sais bien que tu ne ferais pas deux pas. À peine y étions-nous entrés que nous avons roulé à terre, Miette et moi ; et la vie s’est arrêtée. Cela ne tue pas ; mais cela paralyse. Attendons !

— C’est fou ! et si rien ne se produit, devrons-nous rester indéfiniment accroupis là ?

— Oui.

— Jusqu’à la mort, alors ?

Marius Trigone ne répondit pas ; mais son regard brillant ne semblait pas celui d’un désespéré.

— On est bien ici, fit Miette, blottie contre son grand-père.

— C’est idiot !… C’est ridicule ! prononça avec force Agnan Verdelle.

Il paraissait exaspéré. Pourtant, il demeura sagement assis, selon le conseil de Trigone.

Au bout d’un moment, ses compagnons l’entendirent rire.

— Je songe à Farouge, expliqua-t-il. À ce point de vue l’aventure est drôle. Que doit-il penser de mon escamotage ? Croyez-vous qu’il me cherche ?

— Il n’irait pas loin, répondit Trigone. Le brouillard nous cache.

À ce moment la petite Miette se redressa vivement.

— Grand-père ! cria-t-elle. Encore le trou… devant nous… Vois !

En même temps que Trigone, Verdelle regarda et sursauta.

— Oh ! bégaya-t-il. Cela recommence.

De nouveau, en effet, un tunnel se creusait au sein des vapeurs.

Les deux hommes et la petite fille, muets et les yeux fixes, contemplaient le phénomène.

— Avançons, dit enfin Trigone.

— Vous voulez ?… murmura le journaliste.

— Oui. Cela doit conduire quelque part.

— Mais ce sont de simples courants d’air qui agitent cette masse ; ce ne peut être autre chose. Nous errerons là-dedans comme en un labyrinthe.

— Non, répondit pensivement le savant. Ces chemins de brume nous ont conduits l’un vers l’autre.

— Pur hasard !

— Qui sait ?

— Supposez-vous ce brouillard capable de mouvements conscients ? ricana le journaliste.

Marius Trigone tenait ses yeux obstinément baissés. Son habituelle exubérance semblait maîtrisée par quelque pensée secrète.

— Il faut supposer qu’il en est ainsi, répliqua-t-il. Dans notre situation, il n’y a pas deux partis à prendre.

C’était au fond l’opinion de Verdelle. Il acquiesça.

Et la lente promenade, sur les mains et les genoux, dans le boyau de brume, recommença.

De temps à autre, le journaliste, qui ouvrait la marche, entendait le choc d’un petit marteau ; il devina que le minéralogiste s’éveillait en Marius Trigone et que le savant glanait en chemin des échantillons.

À cause de l’incommode façon dont ils se traînaient, ils n’avançaient que fort lentement. Au bout de quelques mètres, il leur parut qu’ils venaient de parcourir des lieues ; la fatigue engourdissait leurs membres ; le moindre effort devenait douloureux.

— Je n’en puis plus, grand-père ! gémit tout à coup Miette. Mes oreilles bourdonnent et les choses grises dansent devant mes yeux.

— Pauvre pitchounette, fit le vieillard avec tendresse. J’éprouve moi-même quelque chose de ce genre.

— Sommes-nous encore loin ?

— Pécaïre ! Qui peut le dire ? Sais-je seulement où nous allons ?

— Étendons-nous sur le sol, proposa à son tour Verdelle, en s’arrêtant. À quoi bon poursuivre cet effort ? Il ne peut y avoir d’issue à semblable situation.

— Pourtant, le tunnel continue, objecta timidement le savant. Je voudrais aller jusqu’au bout.

— Où est le bout ? demanda maussadement Verdelle.

Découragé, il s’allongea sur le sol.

— Je n’irai pas plus loin, déclara-t-il.

— Encore dix pas ! supplia Marius. Vois devant toi ; le tunnel fait comme un trou noir ; on dirait qu’il n’y a plus de brouillard au bout.

— Et qu’y aura-t-il ? geignit le journaliste.

Il se remit pourtant à ramper, la remarque du savant ayant ranimé en lui l’espoir tenace, l’espoir qui ne finit qu’avec la vie.

Trigone avait dit vrai : on ne voyait plus de vapeurs à l’extrémité du boyau, mais un trou d’ombre. À mesure qu’ils s’en rapprochaient, les deux hommes distinguaient une sorte de cavité aux parois noires.

— Nous ne sommes plus au milieu du ravin. Courage, Miette ! cria le savant.

— Qu’importe ? grommela Verdelle. Pourrons-nous escalader la muraille ?

Il avait à peine prononcé ces mots que sa tête, sortant du boyau de brume, découvrit une sorte de caverne creusée dans la paroi ; un trou rond, suffisant pour permettre le passage d’un homme, correspondant à peu près exactement à l’orifice du tunnel.

Verdelle s’y engagea et se trouva dans une sorte de cheminée, qui montait obliquement à travers le rocher ; elle devait s’être formée naturellement, à la suite d’une explosion ; c’était une crevasse étroite et profonde, dont les parois déchiquetées faciliteraient l’ascension. Très haut, on apercevait un lambeau de jour.

Le journaliste exulta.

— Là-haut, l’air libre ! cria-t-il.

Et se cramponnant aux aspérités du roc, il tenta de se hisser.

— Je pensais bien que cela nous mènerait vers le soleil, murmura Trigone, en attirant à lui la petite Miette.

Mais, Verdelle retombait sur le sol, épuisé par ce premier effort.

— Nous n’avons plus de forces ! Jamais nous ne pourrons grimper ! gémit-il.

— Cette faiblesse passera ; reposons-nous, conseilla le savant.

Tous trois s’accotèrent à la paroi, levant les yeux vers le coin de bleu visible à l’orifice de la cheminée.

— J’ai si faim, si faim ! gémit tout à coup la petite fille.

— Combien y a-t-il de temps que nous n’avons mangé ? ajouta Verdelle, d’une voix saccadée. Ma langue est sèche et la fièvre me brûle. Nous devons mourir de faim et de soif.

Le vieux Trigone tressaillit.

— Allons-nous périr au fond de ce puits ? murmura-t-il.

Son exaltation était tombée, remplacée par un accablement subit ; il sentait sa lucidité diminuée par l’état de faiblesse de son corps. Le dernier effort à faire était trop considérable ; ses nerfs impuissants renonçaient. Leur détente d’un instant avait suffi pour livrer à la prostration le corps débilité et surmené.

Près de lui, pareillement affaissés, Verdelle et Miette gisaient.

À des intervalles, qui se faisaient de plus en plus longs, leurs plaintes s’élevaient.

— À boire, grand-père !

— Ma tête tourne… tourne…

Puis, ils délirèrent, le cerveau plein de visions confuses ; mais, la pire souffrance était de se sentir agoniser au fond de ce puits.

— Jamais plus le jour… jamais plus…

Les voix se turent, devenues trop faibles ; le silence régna, funèbre, écrasant.

Soudain, un cri retentit.

— Verdelle !… Miette !… Avez-vous senti ?

— La vie, maître !… La vie revient !

C’était après de longs instants d’inconscience. Un même sursaut venait de les redresser tous trois, libérés de cette torpeur mortelle, le regard vif, la voix forte, comme si brusquement la vie était rentrée en eux.

Soulevant son buste, haletant, la gorge agitée de contractions, comme s’il avalait quelque chose, Marius Trigone fouillait l’ombre de ses yeux fulgurants.

— Cela a passé entre mes lèvres, marmotta-t-il. Qu’était-ce ? Je l’ai senti couler dans mon gosier et pénétrer dans mon estomac. Maintenant, cela se répand dans tout mon corps.

— J’ai bu, grand-père !… J’ai mangé ! s’exclama la petite Miette.

— Positivement, j’ai senti cela, dit à son tour le journaliste, en passant une main sur son front. Est-ce que nous perdons la tête ?

— Qu’importe, si nous retrouvons nos forces ? s’écria jovialement le savant, en se relevant tout à fait. Mais, nous n’avons pas rêvé. Le même rêve tous trois ? Ce serait invraisemblable. Il faut que, réellement, quelque chose ait coulé dans nos bouches, entre nos dents desserrées.

Il fit deux ou trois pas, en agitant les bras.

— Merveilleux ! proclama-t-il. C’était liquide, je suppose ? Vraiment, je n’ai pu me rendre compte de quoi que ce soit… Mais, alors ? C’est possible ? Tron de l’air ! Tu ne peux plus douter, Marius ! Cela doit être !… Cela est !…

Les cheveux et la barbe ébouriffés, l’œil flamboyant, il s’arrêta devant Miette.

— Dis merci, petite ! commanda-t-il avec force.

Verdelle le considéra avec inquiétude. Était-ce un accès de folie ?

— Merci ! cria doucement l’enfant.

— Peuvent-ils comprendre ? murmura pensivement Marius Trigone. En tout cas, ils devinent les besoins et ils peuvent les satisfaire.

Le journaliste bondit à son tour sur ses pieds et saisit le savant par le bras.

— Que voulez-vous dire ? De qui parlez-vous ?

Marius le fixa un instant ; puis répondit à voix basse :

— D’eux… De ceux qui ont écarté le brouillard et qui viennent de nous sauver la vie.

Verdelle blêmit.

— Vous ne voulez pas dire cela ! protesta-t-il avec agitation. Vous ne voulez pas dire…

— Qu’il y a des êtres dans le ravin ?… Si ! répliqua énergiquement le savant. Il faut l’admettre, mon garçon ; il faut l’admettre.

— Et ces êtres viendraient ?

— De l’étoile !

Les mains sur ses tempes bourdonnantes, le journaliste paraissait effaré.

— Ils ne sont pas méchants, intervint la petite Miette. Ils nous ont nourris.

— Qui croira cela ? soupira Verdelle, bouleversé.

— Mais cela est !

Trigone, non moins ému que le journaliste, jetait autour de lui des regards furtifs et son attitude dénotait presque de l’effroi.

— Quelle espèce d’êtres ? balbutia Verdelle.

— Je ne puis l’imaginer. Le brouillard les cache, je suppose ; et tout à l’heure, nous étions dans le coma… Mais, ils sont là… là…

Sa main se tendit vers le brouillard blanc ; le journaliste tressaillit.

— Remontons vers le jour, proposa-t-il. Tout ceci est trop étrange pour nos cerveaux. Il nous faut de l’air et de la lumière ; autrement, nous deviendrions…

Il n’acheva pas ; mais ses mains étreignirent son front comme pour retenir sa pensée vacillante.

— Oui, acquiesça Trigone, en le soutenant. Remontons… Mais il faudra bien finir par les voir. N’est-ce pas nous qui les révélerons au monde ?

Repris par son exaltation, il se tourna vers le brouillard. La petite Miette lui saisit la main. Il sourit et se calma.

— Montons ! répéta-t-il.

Si pénible que fut l’escalade de la cheminée, leurs forces, revenues après la défaillance passagère, leur permettaient de l’accomplir.

Miette passa la première, leste et souple ; Verdelle suivit, aidant Trigone quand l’effort était trop rude.

Le lambeau d’azur s’élargissait et se rapprochait. L’enfant, la première, bondit hors de la crevasse.

— Que c’est beau ! cria-t-elle avec enthousiasme.

Ils étaient presque au sommet du rocher, que Verdelle, de loin, avait pris pour un fort ; toute la circonférence de l’île s’étendait à leurs pieds.

Mais, ils ne songeaient pas à contempler ce panorama ; au-dessus d’eux, presque à portée de leurs mains, ils venaient de reconnaître les débris de l’aéroplane.

Le pavillon abattu par la salve des tireurs de Farouge, pendait, retenu dans l’enchevêtrement de la carcasse.

— Relevons-le, proposa Verdelle. Cela fera écumer notre matamore.

Trigone applaudit ; la plaisanterie lui paraissait excellents.

— Vas-y, garçon ! Il a bien mérité qu’on se moque de lui, cet orgueilleux !

Mais la paroi lisse se prêtait peu à l’escalade ; au bout de deux ou trois tentatives infructueuses, Verdelle manifesta l’intention de renoncer.

— Soulevez-moi, offrit la petite Miette. J’y atteindrai.

Verdelle l’enleva comme une plume, à bout de bras.

— Hop ! mignonne ! C’est toi qui donneras la leçon au goujat !

Dressée sur les épaules du jeune journaliste, la fillette dégagea la hampe brisée, la ficha au milieu des débris et l’y assura.

Alors, joyeusement, elle battit des mains.

— Bisque ! Bisque ! cria-t-elle. Notre pavillon flotte encore !

Le journaliste et le savant s’associaient à cette gaîté ; chez les hommes les plus graves, un peu de l’enfant reparaît à certains moments.

— Que n’avons-nous une longue vue ! regretta Marius Trigone. J’aimerais contempler la tête que doit faire Farouge.

Mais, soudain, Verdelle, dont la vue était excellente et qui, précisément, inspectait l’autre côté du ravin, poussa un cri.

Au même moment, une détonation retentit.

CHAPITRE VIII

LE GUET-APENS

À la vue de Verdelle, les yeux de Farouge avaient étincelé ; la haine les animait, mais aussi une joie méchante : celle du fauve devant la proie.

Sournoisement, il observait, tout en faisant signe à un de ses hommes de venir s’agenouiller près de lui.

L’homme tenait un fusil.

Maggie s’approcha.

Le grand bonheur qu’elle venait d’éprouver réveillait en elle la volonté, la lucidité et la méfiance ; elle ne s’abandonnait plus au destin ; elle en connaissait les perfidies et les traîtrises et comment il semble parfois panser la blessure qu’il a faite, afin de nous en infliger aussitôt une plus cruelle encore. La douleur prolongée s’engourdit ; un peu de joie, un peu d’espoir renouvellent la faculté de souffrance.

Mais Maggie veillait ; le buste penché, elle suivit les mouvements de Farouge.

On voyait très distinctement les rescapés du ravin ; Verdelle hissait sur ses épaules la petite Miette ; Trigone gesticulait frénétiquement et paraissait rire à gorge déployée, tandis que le pavillon se redressait lentement sous les efforts de la fillette.

Farouge avait compris : c’était pour le narguer. Il lâcha un juron et, hargneusement, souffla un ordre au tireur agenouillé, qui épaula et visa la hampe.

Anxieusement, Maggie épiait.

Mais, Farouge, ayant vérifié la direction de l’arme, empoigna violemment celle-ci.

— Pas ça, imbécile !… L’homme ! gronda-t-il.

Et lui-même mit en joue, avec rage.

Suivant des yeux l’éclair d’acier du canon, la jeune fille le vit menacer son ami ; haletante, elle bondit sur Farouge et releva l’arme d’une brusque secousse ; le coup partit en l’air.

Le financier rugit de fureur et voulut viser de nouveau ; mais, Maggie avait agrippé le fusil, qu’elle maintenait nerveusement ; entre l’homme de proie et la courageuse jeune fille, il y eut une lutte silencieuse et brève – si brève que ni Pienne, ni Haquin n’eurent le temps d’intervenir.

Une torsion brutale de ses poignets délicats obligea Maggie à lâcher prise ; elle poussa un cri de douleur ; Farouge un rugissement de triomphe.

Mais sa victoire venait trop tard ; avertis par le coup de feu, Verdelle et ses amis avaient eu le temps de s’abriter.

Tremblant de fureur, le financier, par trois fois, tira sur le pavillon, sans l’atteindre. Lassé de cette fusillade inutile, il jeta l’arme et se retourna menaçant vers Maggie.

Vibrante et résolue, elle attendait l’explosion de colère. Silencieusement, Haquin et Pienne étaient venus se placer près d’elle, prêts à intervenir ; inquiet, Bérignan se tenait derrière.

Incapable de se contenir, le financier jeta, d’une voix exaspérée, en serrant les poings :

— Vous avez osé ?

— Oui, répondit hardiment Maggie. Je vous ai empêché de commettre un crime odieux.

— C’est un acte d’hostilité à mon égard, cria furieusement Farouge.

— D’hostilité si vous l’interprétez ainsi, riposta la jeune fille d’un ton ferme.

— Est-ce aussi votre manière de voir, Bérignan ?

Farouge faisait face à l’inventeur ; un peu enhardi par la présence et l’attitude de Pienne et de Haquin, celui-ci osa balbutier :

— Je pense que nous ne pouvons approuver votre manière d’agir. Le mieux, donc, serait que nous nous séparions.

— Vous voulez imiter le vieux Trigone ? ricana le financier, en le toisant. Vous devriez pourtant savoir ce qu’il en coûte de rompre avec moi. De toutes façons, nous nous retrouverons à Paris, mon bon. N’en avez-vous donc pas assez de crever de misère ? Ou bien vous imaginez-vous qu’un Verdelle surgira de nouveau, à point nommé, pour vous décrocher l’appui et la commandite d’un autre journal ? Ces chances-là arrivent une fois dans la vie, et pour en profiter, il ne faut pas se casser les ailes comme vous l’avez fait… D’ailleurs, si vous comptez sur votre Verdelle, vous avez de la candeur de reste ! C’est admettre que je sois d’humeur à lui pardonner de m’avoir tué deux hommes, sans parler des autres que je mets au compte du vieux Trigone.

— Agnan Verdelle ne faisait que se défendre, tandis que vous venez de tenter de l’assassiner, intervint Maggie avec indignation.

Farouge la vit transformée, prête à le braver ; il blêmit de rage.

Il avait beau se démener et menacer, l’assassinat manqué, après la réapparition du jeune journaliste toujours vivant, signifiait pour lui un double échec. Quand on n’a que le prestige de la force brutale, il ne faut pas échouer.

Verdelle et Trigone, sains et saufs, à l’abri de l’infranchissable ravin, n’était-ce pas la preuve qu’on pouvait impunément se révolter contre la tyrannie du financier ? Cela devait inspirer à d’autres le désir de s’y soustraire.

Farouge grommela.

— Allons ! c’est une épidémie. Ce que c’est que le mauvais exemple ! Vous voulez donc la guerre ?

Il se contenait à peine ; s’il avait eu tout son monde sous la main, peut-être n’aurait-il pas résisté à la tentation d’en finir.

Pourtant, l’incident Verdelle devait l’inciter à la prudence ; il savait, maintenant, qu’un homme résolu peut tenir en respect une bande de coquins.

Sournois, son regard loucha sur les revolvers qu’ostensiblement tenaient les deux aviateurs ; une telle attitude n’indiquait pas des dispositions pacifiques.

Or, que ce fût Verdelle, Trigone ou le diable, on lui avait déjà tué quatre hommes. Il eût été imprudent de continuer ce petit jeu, qui risquait de faire fondre son armée et de lui retirer la supériorité du nombre – la seule qu’il possédât.

Il fallait aussi ne pas négliger l’éventualité d’une balle s’égarant dans son précieux individu. Cette pensée suffisait à le refroidir.

La force, soit ! mais entourée de certaines précautions et lui préalablement mis à l’abri. En attendant : la ruse !

— Je voudrais bien savoir ce que vous avez à me reprocher, dit-il cauteleusement. En somme, vous oubliez que ce n’est pas moi qui ai commencé et que si je viens de céder à un mouvement de vivacité et de rancune, un autre m’en avait donné l’exemple. Vous ne soutiendrez pas que votre ami Verdelle a été vis-à-vis de moi et des miens d’une douceur angélique ; il serait équitable de nous renvoyer dos à dos. Est-ce que nous allons nous brouiller pour si peu ? Vivons donc en paix !

— Pour cela, il est préférable de nous séparer, trancha Haquin. Je partage sur ce point l’avis de M. Bérignan et de mademoiselle. Après votre geste de tantôt, il nous est impossible de demeurer auprès de vous sans paraître l’approuver… ce qui n’est nullement notre intention.

— Alors, vous êtes décidés à me quitter pour faire bande à part ?

Nerveusement, Farouge mâchonnait sa moustache. C’était Maggie qu’il regardait ; il se moquait bien du départ des autres !

Mais, elle !… pour laquelle, il l’avait dit à Verdelle, il s’était lancé dans cette aventure ? Allait-il renoncer à la garder ?

De nouveau, son regard compara les forces : cinq hommes près de lui, disposés à obéir à n’importe quel ordre ; mais les trois adversaires qu’il faudrait maîtriser se tenaient sur leurs gardes. Avant d’être abattus, ils feraient de la casse et la victoire même restait douteuse.

Farouge n’aimait pas de telles parties.

Il se résigna à ajourner celle-ci.

— Eh bien, soit ! conclut-il en haussant les épaules. Partez ! Allez rejoindre les autres, si vous pouvez. Chacun pour soi !… Car, je vous répète ce que j’ai dit au vieux toqué : ne comptez ni sur mes munitions, ni sur mes provisions. Vous serez réduits à vos seules ressources, qui sont nulles.

— C’est notre affaire, riposta sèchement Pienne.

Sans prendre la peine de cacher sa méfiance, il fit signe à la jeune fille et à ses compagnons de prendre les devants.

— Avancez ; je formerai l’arrière-garde, déclara-t-il.

Dépité, Farouge lui jeta un regard haineux.

— Vous craignez que je ne vous fasse attaquer par derrière ? ricana-t-il insolemment. Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi. Mais vous prenez une précaution fort inutile ; nous vous cédons la place.

Et indiquant à ses hommes la direction opposée, il ordonna :

— En route ! Nous retournons au campement.

Ce n’était qu’une feinte, destinée à endormir la défiance de Pienne. Dès que les forbans furent hors de vue, Farouge arrêta sa troupe, aposta deux sentinelles à proximité du ravin, avec ordre de tirer, si Verdelle ou Trigone se montraient, et dépêcha une troisième pour alerter et ramener ceux qui étaient restés au camp, et se jeta avec les autres sur la piste des défenseurs de Maggie Bérignan.

— Tous, je les détruirai comme du gibier ! gronda-t-il. Ils y passeront tous !… Et quant à la fille…

Son rictus effroyable promettait à la malheureuse un destin plus terrible que la mort.

CHAPITRE IX

UN COUP D’AUDACE

Du haut du rocher, Verdelle avait vu la courageuse intervention de Maggie.

La conscience du danger auquel il venait d’échapper – grâce à elle ! – et la nécessité de se mettre promptement à l’abri, l’empêchèrent tout d’abord de savourer la joie ressentie en revoyant la jeune fille.

D’un mouvement rapide, faisant glisser à terre la petite Miette, il la poussa derrière une saillie de roc.

— À plat ventre ! ordonna-t-il. C’est Farouge qui vient de tirer.

Lui-même donnait l’exemple ; Marius Trigone et Miette s’empressèrent de l’imiter.

En rampant, tous trois contournèrent le rocher et se retrouvèrent en sûreté derrière son rempart. Ce fut à cet instant que sifflèrent autour du pavillon les balles impuissantes du financier, dont la rage faisait trembler la main.

— C’est manqué !… Au deuxième ! gouaillait Verdelle.

Il se sentait tout joyeux.

Maggie venait de le sauver – Maggie, reconnue auprès de son père, sous la garde de Pienne et de Haquin. C’était la fin des angoisses, dont le mystère du ravin n’avait pas distrait le jeune homme.

Depuis qu’il était sorti sain et sauf de l’étrange brouillard, une pensée unique l’obsédait : Que devenait Maggie ? Quand et comment la reverrait-il ? Pourrait-elle le rejoindre ?

La réapparition de la jeune fille répondait au moins à la première question. Quel soulagement en éprouvait le journaliste !

Elle était toujours entourée de ses trois défenseurs. Farouge n’avait donc pas osé mettre à exécution ses abominables desseins.

Dans sa joie, Agnan Verdelle négligeait les conséquences que pouvait avoir l’intervention de la jeune fille. Ne risquait-elle pas de déchaîner la fureur du financier ? Peut-être n’attendait-il qu’un prétexte ?

Mais les questions de Marius Trigone détournèrent Ver-delle de celles qu’il aurait dû se poser. Le savant sollicitait des détails ; il fallut lui expliquer ce qui était arrivé et comment la fille de l’inventeur avait sauvé Verdelle et Miette.

— Ce Farouge est décidément capable de tout ! s’exclama Marius Trigone. Nous ne pouvons désormais douter qu’il ne soit décidé à nous supprimer. Dans cette voie-là, il faut aller jusqu’au bout ; et il est assez inquiétant pour Bérignan et ses compagnons d’avoir assisté à cette tentative d’assassinat.

— Ils ne sauraient être en sûreté aussi longtemps qu’ils demeureront auprès de ce bandit, murmura Verdelle assombri.

— C’est mon avis et il est bien regrettable que nous ne possédions pas d’armes.

— Mon revolver est demeuré au fond du ravin… Dites donc, maître, vos mystérieux bonshommes devraient bien me le rapporter.

Il affectait de plaisanter ; mais l’appréhension de l’étrange altéra sa voix.

Qu’avait-il frôlé dans cette brume ?

— Que savent-ils ? Que comprennent-ils ? murmura Trigone, d’un air pensif. La notion d’une arme leur est peut-être aussi inconnue que celle du meurtre.

— D’ailleurs, remarqua le journaliste, le barillet de mon revolver était vide de cartouches ; il ne me serait donc d’aucune utilité. Quelle chance nous reste-t-il ? Quand il en aura fini avec les autres, Farouge nous pourchassera.

Combien mélancoliquement il prononçait ces paroles qui, réalisées, devaient signifier Maggie, sans défense, entre les mains et à la merci de l’immonde Farouge !

— Ce sera l’affaire d’une simple battue, acheva-t-il amèrement.

— Le ravin nous protège, répliqua Trigone avec sérénité. Je suis persuadé qu’on ne permettra pas à nos ennemis de le franchir.

— Alors et quoi qu’il advienne d’eux, nous demeurerons séparés de Bérignan, de Pienne et de Haquin, gémit désespérément le journaliste.

Il n’eut pas le courage d’ajouter :

— Et de Maggie !

Contre cette éventualité, son amour se révoltait.

— Qui sait ? fit simplement Marius Trigone.

Verdelle haussa les épaules.

— Nous sommes tous condamnés, riposta-t-il, passant sans transition de son espoir déjà éteint au plus extrême découragement. N’est-ce pas miracle que nous ayons survécu jusqu’à cette heure ?

— S’il y a un miracle, il se prolongera, affirma le vieux savant d’un ton d’absolue certitude.

— De quelle façon ? insista Verdelle avec une sourde irritation. N’est-il pas absurde de croire qu’une semblable situation puisse se prolonger ? Négligeons les périls qui nous viennent des hommes ; on pourrait à la rigueur tenter de lutter contre ceux-là. Mais, comment vivre sur ce sol étrange, dans ce milieu si peu adapté à nos besoins ? En dépit de vos rêves, la seule vie qui soit développée est la vie végétale ; aucun des éléments nécessaires à l’homme ne s’y trouve.

— Tout s’y trouve ! persista Trigone.

— Où y a-t-il de l’eau ? des fruits ?

— Patience !

— Je vous répète que nulle vie animale n’existe dans cette île. Cela découle de vos propres hypothèses.

— Il y en a une autre ! riposta le savant avec obstination.

— Si en dehors de la nôtre ! Vivrons-nous de brouillard ? Ou tenterons-nous de prolonger notre agonie en dévorant ces masses spongieuses, nos seules récoltes possibles ? Regardez autour de vous, maître !

Et Verdelle, se dressant contre le rocher, désigna l’immense plaine, uniquement envahie par la végétation bizarre.

— Jusqu’aux confins de l’horizon, s’écria-t-il avec amertume, voyez-vous autre chose que cela ? Ni fleurs, ni sources ; pas d’arbres ; point d’animaux. Qu’espérer de cette nature en enfance ? Et c’est pour la possession de ce sol ingrat, sur lequel notre mauvais destin nous a jetés, que déjà l’instinct de compétition et de cupidité s’éveille ? que Farouge rêve de nous anéantir ? Quelle rage possède donc la pauvre race humaine ?

— Cette terre, dit gravement Trigone, sera demain un monde merveilleux d’où l’on extraira des trésors.

— Qu’importe demain ? s’exclama violemment le jeune journaliste, qu’importe demain si nous devons y mourir aujourd’hui de faim et de soif ?

— Nous ne mourrons pas, répéta le savant.

— Sur quelle manne comptez-vous ? Qui vous nourrira ?

— Eux ! murmura Trigone, si bas que Verdelle ne put l’entendre.

Plus affirmative parce que plus fraîchement naïve, la petite Miette exprima la même pensée.

— Nous retournerons dans le trou, proposa-t-elle, en désignant la cheminée dont ils étaient sortis. Et la chose coulera encore dans notre gorge.

— Chimère ! soupira Verdelle, sans penser qu’il répondait à une enfant. Nous avions le délire.

— Mais nous survivrons ! riposta victorieusement le savant.

Qu’objecter à cet argument ? En dépit de son scepticisme, qui n’était qu’une répugnance de sa raison à admettre le surnaturel, Verdelle en fut frappé.

Aucune théorie ne pouvait expliquer les faits dont le mystère l’enveloppait. Dès lors était-ce tellement fou de faire entrer des éléments inconnus dans le calcul des chances qui leur restaient de survivre ? La confiance de Trigone paraissait absurde ; son espoir ne reposait sur aucune donnée raisonnable. Et pourtant, il escomptait moins un miracle que sa continuation.

Mais vraiment, d’en être réduit à envisager comme unique chance de salut des hypothèses informulables en langue humaine ouvrait devant les yeux des gouffres vertigineux. L’esprit de Verdelle vacillait en les contemplant. À quelle profondeur roulerait-il ? Quel avenir lui était réservé ? Reverrait-il jamais les hommes ?

— Que comptez-vous faire ? interrogea-t-il d’un ton ébranlé.

— Attendre, répondit nettement Trigone.

— Attendre quoi ?

Le savant ébaucha un geste vague et garda le silence. Ses yeux fixaient obstinément le ravin.

— Si ces êtres existent, reprit Verdelle, nous n’avons aucun moyen de communiquer avec eux.

— Nous n’avons aucun moyen… actuellement, répondit Trigone, rêveur. Mais, eux ?

— Supposez-vous donc qu’ils y parviendraient ? s’exclama le journaliste. Il leur faudrait alors des points communs avec notre organisme, des facultés identiques…

— Ou supérieures, glissa Trigone.

— Imaginez-vous ?…

— Rien ! coupa le savant. Réellement, je ne puis me faire aucune idée de ce qu’ils sont… ni de ce qui arrivera.

— Alors ?

— Oui, c’est absurde… Mais, que veux-tu ? C’est instinctif : j’ai confiance… Tu ne sens pas ?

— Quoi ? demanda Verdelle avec humeur.

Mais, Marius Trigone s’abstint de répondre. Il s’abîmait dans un monde de pensées.

— Nous ne pouvons cependant rester ainsi, se récria le journaliste. Notre chance est peut-être ailleurs. Que fait Farouge ? Que deviennent nos amis ? (Il pensait : Que devient Maggie ?) Nous devrions tâcher d’entrer en communication avec eux. Sommes-nous isolés par ce diabolique ravin ? Ou existe-t-il un passage à l’abri du brouillard blanc ? Il faudrait éclaircir tout cela.

Voyant que Trigone ne répondait pas, il se remit à examiner les bords du ravin.

L’escarpement sur le flanc duquel il se trouvait, protégé contre les balles de Farouge par les dentelures de la crête, redescendait en pente douce vers le sol de l’île.

À droite et à gauche s’étendait le ravin, avec des sinuosités qui le dérobaient à la vue, caché qu’il était par la forêt de cryptogames.

Verdelle se décida.

— Je pars à la découverte, annonça-t-il. S’il y a un passage ou si le ravin s’interrompt, il est bon que nous le sachions, afin de ne pas nous endormir dans une sécurité trompeuse. Nous pourrions alors être tournés par les hommes de Farouge.

— Va ! répondit Marius Trigone, toujours absorbé.

— Vous préférez m’attendre ? Je vous retrouverai ici ?

— Ici ou dans les environs, répliqua le savant.

Son regard, fouillant la crevasse du rocher, traduisit sa pensée.

— À votre aise, acquiesça le journaliste. Le brouillard jusqu’ici ne nous a pas été trop défavorable ; je ne vous ferai donc pas de recommandations superflues. Défiez-vous plutôt des fusils de Farouge et évitez de montrer la tête au bord du ravin.

— Je serai prudent.

Sur cette assurance, Verdelle abandonna le vieillard et l’enfant à leur rêverie et se laissa glisser au bas de la pente.

Une fois à l’abri des végétaux, il se rapprocha du bord du ravin et fila vers la gauche.

Il marcha longtemps.

Le ravin ne se rétrécissait pas. Partageait-il donc l’île dans toute sa longueur ?

Le journaliste avançait toujours, cédant à une sorte de mystérieuse attraction.

Enfin, il poussa un cri de joie.

Le ravin finissait brusquement, fermé comme par une muraille, contre laquelle ses deux bords venaient se souder, sans s’être rapprochés ; il se terminait en cul de sac, endiguant soudainement la rivière de brume.

Au delà les deux segments de la forêt d’algues et de cryptogames se rejoignaient.

Verdelle songea un instant à contourner le gouffre, pour aller tenter une reconnaissance du côté de Farouge. Mais, il y avait déjà plus d’une heure qu’il avait quitté le savant et il convenait peu de se lancer, sans avertir celui-ci, dans une expédition qui risquait de mal finir.

Le jeune homme se résigna donc à rebrousser chemin et à regagner le rocher ; quand il arriva, grande fut sa déception de n’apercevoir ni Trigone, ni la petite Miette.

Se rappelant les paroles du savant, il pensa que celui-ci s’adonnait à de mystérieuses recherches ; vraisemblablement il avait pu céder à la tentation de redescendre dans la cheminée.

Verdelle s’y engagea, appelant le vieillard et l’enfant.

Mais, ni l’un ni l’autre ne répondirent.

Un peu inquiet, le journaliste se résolut à fouiller l’excavation.

Elle était vide et l’orifice qui la faisait communiquer avec le ravin était muré par le brouillard.

Verdelle n’osa aller plus avant.

Trigone avait-il commis l’imprudence de se risquer de nouveau au sein de cette brume stupéfiante ? La curiosité scientifique est la plus aventureuse ; le journaliste savait jusqu’où peut aller l’audace d’un savant. Le maître n’avait-il pas été victime de la sienne ?

Par acquit de conscience, Verdelle l’appela encore, la bouche tournée vers le mur de brume. Peut-être les ondes sonores pouvaient-elles s’y propager. Si l’enfant et Trigone vivaient encore, ils entendraient ses appels.

Puis, désespéré, il remonta vers le jour.

Debout sur le flanc du roc, il explora des yeux la plaine, sans découvrir la moindre trace du savant.

Restait le bord du ravin, face à l’embuscade de Farouge. Trigone, en dépit de ses promesses de prudence, avait pu s’y risquer et tomber frappé d’une balle.

Verdelle rampa jusqu’à la crête du roc et regarda.

Le ravin demeurait impénétrable et rien sur ses bords ne décelait un drame.

Mais, en face, entre les cryptogames, des silhouettes s’agitaient. Verdelle reconnut Bérignan, Maggie et les deux aviateurs.

Farouge et ses forbans avaient disparu ; les environs paraissaient déserts.

Tout joyeux, le journaliste descendit la pente et courut le long du ravin, en poussant des cris et en faisant des gestes d’appel.

— Le ravin… le ravin finit là-bas !

Et ses signaux indiquaient la direction.

Ses paroles ne durent point parvenir aux oreilles de ses amis ; mais sa mimique finit par être comprise. On lui répondit par des gestes d’acquiescement et il eut la joie de voir les compagnons de la jeune fille entraîner celle-ci dans la direction qu’il indiquait.

Parallèlement, pulvérisant les cryptogames, Verdelle se mit à courir.

À cause de l’allure plus modérée que la présence de Maggie imposait à son escorte, la course du jeune homme, d’abord parallèle à leur marche, ne tarda pas à les distancer ; ils demeurèrent en arrière par rapport à lui, qui se hâtait vers l’extrémité du ravin.

L’amour donne des ailes ; Agnan Verdelle ne courait pas : il volait. Un quart d’heure encore et il cesserait de trembler pour Maggie.

Le danger continuerait-il d’exister lorsqu’elle se trouverait auprès de lui et hors de l’outrageante atteinte des regards de Farouge ? Il semblait à Verdelle que, parce qu’il aimait la jeune fille, lui seul pouvait lui assurer une protection efficace.

Mais, n’est-ce pas là illusion commune à tous les amoureux ?

Soudain, comme il allait contourner l’extrémité du ravin, ses jarrets fléchirent et son cœur cessa de battre ; il trébucha et crut étouffer.

Plusieurs coups de feu venaient d’éclater.

Pivotant sur lui-même, le jeune journaliste jeta en arrière un regard angoissé.

— Maggie ! gémit-il, en devenant horriblement pâle.

Un drame bref venait de se dérouler, dont il ne pouvait plus être que le témoin impuissant ; à peine en devinait-il la conclusion, trop éloigné pour en avoir perçu les détails.

Frappés par une grêle de balles partie du fourré, Haquin et Pienne gisaient à terre ; Maggie et Bérignan qui les précédaient, eurent à peine le temps de se retourner, de voir et de comprendre.

Déjà, les hommes de Farouge s’élançant hors de l’embuscade, se précipitaient sur eux et les paralysaient ; désarmés et ligotés, ils durent subir l’apparition triomphante du chef des assassins.

— Deux par terre et pour le compte !… Et les deux autres hors de jeu ! prononça cyniquement Farouge, en s’assurant que les deux aviateurs n’étaient plus que des cadavres. Je ne vous ai pas fait trop attendre ma revanche, j’espère ?

Ricanant, il se rapprocha de ses prisonniers.

— Alors, mes bons amis, vous vous figuriez qu’on échappe aussi aisément à mon étreinte ? Je vous avais pourtant avertis de vous tenir sur vos gardes ; et le conseil ne me coûtait guère ! La partie était jouée d’avance ; tôt ou tard, vous deviez y passer, comme y passeront ceux de là-bas.

Son geste désigna le rocher, qu’il supposait abriter Verdelle et le savant.

— Bandit ! vociféra Bérignan, écumant et se tordant entre ses liens.

C’était là un puéril sursaut de désespoir et d’indignation ; son impuissante colère n’allait pas tarder à se changer en découragement. Nous l’avons dit, le faible Bérignan n’était pas de ceux qui font tête au vent et narguent le sort qui les frappe. Les larmes et le plus sombre désespoir succédaient trop rapidement à ses puériles fureurs.

Plus ferme, Maggie conservait une fière attitude ; c’était un silencieux mépris, affirmant sa force d’âme. Et cependant quelle épouvante sans nom la torturait !

Cette crainte, qui l’avait si souvent obsédée, assombrissait sa vie, devenait soudain réalité : elle était au pouvoir de Farouge. Le loup se ruait sur la victime tombée.

Que ne s’agissait-il simplement de mourir !

Involontairement, elle avait jeté un regard rapide vers le ravin, dans la direction que tout à l’heure suivait Verdelle.

Elle tremblait de le voir accourir vers le piège, s’offrant follement aux coups de l’implacable ennemi sous la poussée du désespoir.

Même si le sentiment de son impuissance le retenait à distance, mais en vue, ne risquait-il pas d’être aperçu et abattu à coups de fusil, comme Haquin et Pienne ?

Mais le journaliste était devenu invisible.

Cette éclipse ne signifiait pas un abandon ; Maggie en était certaine.

Instantanément, elle retrouva l’espoir.

Pourtant, que pourrait son ami désarmé – même aidé du frêle vieillard qu’était Trigone ?

— Au campement ! ordonna la voix rude de Farouge. Nous causerons là-bas ; tu dois bien te douter, Bérignan, que si je t’ai épargné, c’est parce que j’ai dessein de t’utiliser.

— Jamais ! Tuez-moi ! bégaya le malheureux. Vous n’aurez que ma haine !

— Des mots ! ricana le misérable. Emmenez-les, garçons.

Entraînant Maggie et son père, les ravisseurs disparurent dans le fourré.

Alors, les algues frémirent et s’écartèrent, livrant passage à Verdelle.

Sa défaillance n’avait duré qu’une minute ; aussitôt, il avait de nouveau bondi en avant.

Mais, obéissant à une instinctive prudence, c’était abrité derrière le rideau des cryptogames qu’il était accouru vers le lieu du drame.

Sur les corps inanimés des deux victimes, il ne se pencha qu’un instant.

— Pauvres amis ! murmura-t-il sourdement. Pourrai-je vous venger ?

Ses regards explorèrent le sol ; mais la méfiance de Farouge lui avait fait ramasser les revolvers échappés aux mains défaillantes. L’espoir, dont Verdelle s’était un instant leurré, s’évanouissait ; sur le théâtre du crime, pas une arme n’avait été oubliée.

Il ne s’en lança pas moins résolument sur les traces de la bande armée qui emmenait sa bien-aimée.

Ce ne pouvait être dans l’intention de l’attaquer, puisqu’il était sans armes et qu’aucun plan de ruse ne s’ébauchait en son cerveau enfiévré.

Mais il ne pouvait se résoudre à abandonner Maggie. Impuissant à la défendre comme à la délivrer, il voulait au moins pouvoir s’élancer entre elle et son persécuteur, si celui-ci osait quelque violence. Étrangler le monstre ou mourir ; voilà ce que méditait Verdelle.

Tapi derrière le tronc d’un champignon géant, à proximité de l’endroit où Farouge avait fait placer Maggie, il attendit.

Plus étroitement garrotté, Bérignan gisait à quelques pas de sa fille, surveillé par un des hommes du financier.

Deux autres sentinelles, se promenant autour du campement, en surveillaient les abords ; et cette précaution prouvait que Farouge n’entendait pas se laisser surprendre, même par les adversaires désarmés qu’il se savait encore. Il n’ignorait pas que le désespoir peut pousser aux coups d’audace.

L’installation de la bande était sommaire ; aucune construction n’avait été entreprise, le temps ayant manqué pour utiliser les débris du dirigeable. Force était donc de bivouaquer en plein air, ce que favorisait d’ailleurs la douceur de la température.

La nuit venant, Farouge avait fait allumer le fanal qu’il possédait et l’avait fait placer de manière à ce qu’il éclairât l’emplacement occupé par les prisonniers.

Alors seulement il parut se souvenir des deux malheureux tombés en son pouvoir et se dirigea vers la jeune fille, un méchant sourire aux lèvres.

Haletant d’angoisse et de désespoir, Verdelle le vit venir.

Maggie pareillement.

On avait adossé la jeune fille à la masse renversée d’un cryptogame géant. Elle n’était plus qu’un effroi animant un regard.

Toute sa pensée, toute sa vie étaient concentrées dans cette faculté : voir – et trembler.

Jadis, elle avait pu effleurer – malgré elle, en la repoussant bien vite – l’évocation de cette minute d’avance détestée où Farouge pourrait lui imposer sa présence, sans qu’elle pût se défendre de l’insulte de ses paroles et de ses gestes autrement que par la vaine révolte de sa faiblesse.

De cette menace qu’une société lâche et corrompue laisse suspendue sur certaines destinées, que ne protège point l’armure d’or de la richesse, elle avait souffert. Mais jamais elle ne s’était imaginée ainsi, vaincue et désarmée à ce point, pareillement livrée au caprice bestial – devenue une chose inerte, à laquelle était ôtée même la possibilité de se débattre.

Farouge venait vers elle comme vers une esclave – Farouge, libéré des feintes et des prudences que lui imposait, à Paris, l’hypocrisie sociale. Sous ce ciel lointain, la brute ancestrale pouvait reparaître impunément en lui ; il n’aurait même pas à se préoccuper de cacher le crime.

La terreur n’enlaidit pas tous les visages : Maggie demeurait merveilleusement belle ; le désespoir pailletait ses yeux, jetait sur sa pâleur des coulées de clarté, faisait trembler comme deux pétales les lèvres entr’ouvertes. Et le frémissement angoissé de son corps en accusait les lignes admirables, l’harmonieuse souplesse.

Désespérée, agonisante, Maggie, pour son malheur, n’en devenait que davantage la proie désirable, qui déchaîne la brutalité des convoitises.

Vers le beau corps frémissant et ployé, Farouge pencha sa face ignoble et l’éclair trouble de ses yeux.

Silencieusement d’abord, il contempla sa proie.

Puis, son propre silence l’humilia comme un aveu d’infamie ; il voulut par son cynisme affirmer le droit de la force victorieuse.

— Comme elle tremble ! ricana-t-il. Elle savait bien pourtant qu’un jour ou l’autre il faudrait en arriver là et ne plus repousser cet Aubin Farouge dont on prétendait avoir horreur. Peste ! que nous étions donc dédaigneuse ! Petite, sais-tu ce que c’est que l’amour d’un homme comme moi ?

L’amour !…

Quelle révolte soulevait Maggie contre la souillure de ce mot, prononcé par une telle bouche ! L’amour – un émoi surtout physique, que revêt joliment la fièvre des mots et des sentiments, illusion ou mensonge, parure candide ou maquillage ! Mais que les lèvres s’attirent – plus que les mots ! Que l’esprit soit dupe ou complice de la chair ! Que les corps se cherchent, tandis que les cœurs s’imaginent ne vouloir que battre plus près l’un de l’autre ! Que ce soit en définitive la victoire masquée de l’instinct – un piège ! – la folie en est belle, l’ivresse en est exquise, quand l’une et l’autre sont la fête de la jeunesse, l’extase de Juliette palpitante sous les baisers de Roméo !

Mais cette poursuite ! cette persécution d’un seul, ne sollicitant pas et prétendant prendre, remplaçant la séduction par la brutalité, imposant par la force la soumission à la bestialité d’un appétit !…

Non ! ce faune hideux, dont la vie avait desséché le cœur, n’avait pas le droit de dégrader ce mot en se l’appropriant !

L’amour d’un Farouge…

— C’est la honte ! riposta farouchement Maggie.

Il eut un haussement d’épaule.

— Tout de suite les grands mots ! Ah ! comme tu as besoin d’apprendre la vie ! Plus tard, tu me remercieras de m’être fait ton professeur. Mais, il faut payer tes leçons… Soit ! aujourd’hui, appelons cela la honte. Mais tu n’as pas le choix ; déjà tu m’appartiens, mon petit. J’ai gagné la partie : il faut payer.

— Ou mourir ! sanglota-t-elle.

— Non pas ! grogna sauvagement Farouge. Ce serait trop commode et trop bête ! Nigaude ! T’imagines-tu qu’on ne peut pas se consoler de cela ? Suppose que je sois un odieux mari imposé par l’implacable famille, au lieu du petit crétin d’amoureux qu’on rêvait et à qui on s’était promise ; c’est une comédie de tous les jours. Ce n’est qu’une comédie ; le rideau tombé, l’héroïne oublie les tirades débitées la veille avec conviction ; et elle est la première à rire de sa sottise… Non ! tu ne mourras pas, ma jolie blonde ! Pour se tuer, il faut une arme ; et tes menottes sont vides et d’ailleurs attachées. Je suis un vieux renard, tu sais !

Un loup ! une hyène !

Sous son regard de bête de proie, Maggie agonisait. Il se pencha davantage, la fixa, cherchant à la fasciner.

— Non, tu ne mourras pas ! Et je t’aimerai, Maggie ! Tu t’y résigneras… d’abord parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement, ma belle farouche. Et puis, parce que tu es une bonne fille, n’est-ce pas ? Une fille tendre et dévouée. Alors, tu voudras mériter la grâce de ton père… de ton vieux toqué de père, que je pourrais fort bien faire fusiller si tu n’étais pas gentille avec moi. Comprends-tu ? C’est un petit marché.

Abomination ! Elle ne voulait pas répondre ; elle serrait les dents.

— Non ? insistait Farouge. Tu aurais le courage de le laisser mourir, alors qu’il t’en coûterait si peu de le sauver ?… Eh bien, nous verrons cela demain matin, ma mignonne !

Il l’enveloppa d’un regard avide. Qu’elle était belle !

Et il n’avait qu’à vouloir.

— Ou même… pourquoi pas ce soir ?

Prêt à jeter un ordre, il se redressa.

Puis, l’hésitation reparut dans ses yeux.

— Non ! décidément ! murmura-t-il en se ravisant. Demain ! Je te laisse la nuit pour réfléchir. Il ne faut pas être trop pressé. Ce soir, contentons-nous d’un baiser, ma jolie… le baiser des fiançailles !

Il se pencha voracement, impérieux et brutal.

Verdelle se dressa pour bondir. Il était fou ; il voyait Maggie se tordre pour échapper à la face qui s’approchait.

Mais qu’arrivait-il ?

Soudain, Farouge trébucha, comme si quelque chose l’avait violemment repoussé en arrière.

Pourtant, il n’y avait rien entre lui et la jeune fille.

À trois pas d’elle, il souffla bruyamment, les yeux hébétés ; on aurait dit d’un homme ivre ou d’un dormeur s’éveillant d’un rêve ; il se passa les mains sur le front à plusieurs reprises.

— Demain ! murmura-t-il enfin. Oui… c’est cela : demain ! Ce soir, il faut dormir.

Et, à pas pesants, sans plus regarder sa prisonnière, il s’éloigna…

Il s’en fut tomber sur le sol, à l’autre extrémité du camp, se roula dans un manteau et s’endormit.

Maggie était sauvée.

Pour cette nuit, du moins !

— Non ! pour toujours ! pensa Verdelle, tout à coup ranimé.

Quelle confiance subite lui venait donc ? Pour s’être étonnamment transformée, la situation n’offrait aucune chance nouvelle. Si, à la rigueur, le journaliste pouvait négliger les sentinelles préposées à la garde du camp, il lui était impossible de tromper la surveillance de celle que Farouge avait placée entre les prisonniers.

Elle était armée d’un fusil et d’un revolver ; il n’avait que ses poings. Et au moindre cri d’alarme, toute la bande se dresserait.

Pourtant, il n’hésita pas à ramper vers le veilleur. Arrivé à deux pas du cercle éclairé, il s’arrêta pour épier.

— Mais il dort debout ! s’exclama-t-il en se relevant.

Il courut à l’homme et lui arracha son fusil.

La sentinelle ne donna aucun signe de conscience.

— Parbleu ! fit Verdelle en éclatant de rire.

Un inconcevable sentiment de sécurité naissait en lui ; sans plus de précautions, il alla s’agenouiller près des prisonniers et coupa leurs liens.

— N’ayez pas peur… C’est moi… Verdelle… Je viens vous délivrer… Levez-vous et venez.

— Agnan ! balbutiait Maggie, toute vibrante de joie.

Et Bérignan, éperdu, ne savait que bégayer :

— Ah ! bon bougre !… bon bougre !…

Mais sans s’attarder aux effusions, Verdelle, sa besogne accomplie, s’était audacieusement aventuré à travers le camp. Il s’arrêta devant un des veilleurs, figé dans une immobilité de statue.

— Inouï ! murmura-t-il.

Puis, se dirigeant délibérément vers l’entassement d’armes et de provisions, il s’empara de boîtes de conserve, de quelques gourdes pleines et de trois fusils.

Chargé de ce butin et ayant bourré ses poches de cartouches, il revint vers Maggie et son père.

— Tout va bien, leur dit-il. Nous avons de quoi nous défendre ; il ne nous reste plus qu’à gagner le large.

— Quelle folie ! s’exclama Maggie, tremblante. Vous avez risqué votre vie pour prendre cela !

— Je n’ai rien risqué, riposta insoucieusement le jeune homme. Ces hommes dorment d’un sommeil…

— Magnétique ! prononça Bérignan, qui observait la sentinelle voisine.

Le journaliste tressaillit.

— Est-ce que… ? commença-t-il.

Mais il se mordit les lèvres. L’instant était mal choisi pour engager une discussion sur les mystères de l’île.

— En route ! dit-il. Nous sommes armés et il fait nuit. Gagnons le plus de terrain possible. Demain, nous aviserons.

Et tous les trois s’enfoncèrent dans les ténèbres, tandis que sur le camp de Farouge continuait à peser un impressionnant sommeil.

CHAPITRE X

LA MURAILLE INVISIBLE

L’une des sentinelles qui avaient la garde du camp fut la première à sortir de son immobilité.

Elle se secoua tout à coup, agita ses bras et ses jambes avec effort et précaution, comme s’ils eussent été ankylosés, promena autour d’elle un regard effaré et furtif, puis, assurant son arme sur son épaule, se mit à se promener de long en large, comme si rien d’anormal ne se fût passé.

Peu après, une autre se défigea pareillement et son premier mouvement fut de se frotter les yeux.

— J’ai fait un diable de rêve ! grommela l’homme.

Mais, aussitôt, il remarqua avec stupeur ses mains vides et pareillement vide la place où reposaient l’instant d’avant les prisonniers.

Après quelques secondes accordées à l’ahurissement, le pauvre diable se pinça avec conviction et murmura, en roulant de gros yeux navrés :

— Nom de nom ! ce n’était pas un rêve !

Alors, il se décida à héler ses camarades de veille et à se diriger vers eux.

Sentant confusément le caractère inexplicable de son aventure et prévoyant que le récit n’en serait pas accueilli sans scepticisme, il éprouvait le besoin d’étayer d’abord ses propres impressions par le témoignage de ceux qui, comme lui, avaient dû voir. Et ce fut pourquoi il ne donna pas immédiatement l’alarme.

— Avez-vous vu ? bégaya-t-il. On m’a pris mon fusil.

Les autres le regardèrent avec effarement. Moins proches que lui, ils n’avaient rien perçu des détails de la scène étrange ; pourtant, ils avaient conscience d’avoir eu une sorte d’hallucination, accompagnée d’une sensation d’engourdissement.

Ne leur avait-il pas semblé distinguer des ombres qui se promenaient dans le camp ? Une, tout au moins, s’était approchée des dormeurs.

Mais, s’ils avouaient cela, comment excuseraient-ils leur inaction ?

Inquiet de leur silence, le camarade se décida à lâcher le gros morceau de sa confession.

— Et on a délié les prisonniers, acheva-t-il.

Réveillés, cette fois, les autres bondirent.

— Tonnerre ! Et c’est maintenant que tu le dis ? Pourquoi n’as-tu pas alerté le camp ? Le patron va être furieux !

— Je ne pouvais pas bouger, balbutia la sentinelle consternée.

— Jamais il ne croira ça. Vite ! Éveillons les copains. Si on ne rattrape pas les prisonniers, qu’est-ce que nous prendrons !

Et tous trois, courant aux dormeurs, se mirent à les secouer, en criant :

— Alerte ! Alerte !

Puis, ils déchargèrent à tout hasard leurs fusils sur les fourrés.

Farouge, le premier, bondit sur ses pieds.

— Que se passe-t-il ?

Le veilleur était devant lui, bégayant :

— Les prisonniers…

— Eh bien ? vociféra le financier.

— Ils se sont enfuis.

— Et tu les as laissés faire ? hurla Farouge, en le secouant furieusement.

— Non pas ! gémit l’homme. J’ai… j’ai donné l’alerte.

— Mais il fallait tirer sur eux !… Et puis, comment ont-ils pu s’enfuir ? Ils étaient attachés.

— Quelqu’un est venu, avoua piteusement le veilleur. Oh ! ce n’était pas un homme, bien sûr !

— Et qu’était-ce donc, imbécile ?

— Un diable.

— Crétin ! As-tu tiré, oui ou non ?

— Je n’avais plus de fusil.

— Plus de fusil !

— Le même diable me l’avait pris.

— Te moques-tu de moi ? Comment était ce prétendu diable ?

— Oh ! c’en était un ! À sa vue, je me suis senti paralysé.

— Par la peur !

— Non ! par une secousse… C’est la vérité, monsieur Farouge ! Je n’invente rien. J’en ai encore les membres douloureux ; ce sont les diableries d’hier qui recommencent. Je voyais tout, mais je n’aurais pas pu seulement lever le petit doigt.

— Je te dis que tu te moques de moi ! cria Farouge, pourpre de fureur.

Mais un concert d’exclamations et de jurons s’élevait ; on venait de constater le vol des trois fusils, des gourdes et des conserves.

Cette découverte acheva d’exaspérer Farouge.

— Qui était de garde ? questionna-t-il.

— Morant et Pilois.

Les responsables s’avancèrent, penauds.

— On ouvrait pourtant l’œil, assura l’un. Et on avait fait les rondes que vous aviez prescrites… Mais tout à coup, impossible de bouger ; je me suis senti cloué sur place.

Farouge ne se souvenait-il pas d’avoir éprouvé, le soir même, une impression analogue ou d’avoir cédé à une influence mystérieuse ? La façon dont il s’était éloigné de Maggie ne pouvait être estimée naturelle.

Mais, apparemment, il ne s’en rendait pas compte ; car il éclata :

— C’est à dire que vous vous êtes endormis comme l’autre ! Vous mériteriez que je vous loge une balle dans la tête !

Mais, bien que sa fureur ne pût retenir cette menace, il n’avait nulle envie de l’exécuter ; ce n’était pas le moment d’affaiblir son effectif.

— Qu’attendez-vous pour les poursuivre ? hurla-t-il. Qu’ils aient rejoint les autres derrière leur damné ravin ?

La bande se précipita et fut prête en un clin d’œil. Presque à tâtons, médiocrement éclairés par le fanal et les quelques lampes de poche dont disposait Farouge, les forbans cherchèrent la piste des fugitifs.

Mais vainement ils piétinaient et se bousculaient, au milieu des ténèbres ; la poursuite avait de grandes chances de ne pas aboutir.

L’obscurité avait pareillement gêné les fugitifs.

D’abord, ils avaient cru n’avoir qu’à s’éloigner du camp, en fuyant droit devant eux. La direction importait peu, pourvu qu’on gagnât du terrain ; au jour, on verrait à chercher l’abri du ravin.

Verdelle était plein d’espoir. Ne tenait-il pas, tendrement serré sous le sien, le bras de Maggie ? Ne pressait-il pas une des mains de la jeune fille, dont les doigts répondaient à sa tendre pression ?

Il l’avait sauvée ; elle serait sienne, non plus une proie, mais une amoureuse consentant au libre don. Une même joie les soulevait du sol ; ils le croyaient du moins.

Comme ils s’aimaient ! De toute la force de leur jeunesse triomphante et par une sorte de réaction contre l’abomination qui avait failli s’accomplir.

Ils s’aimaient ! Quelle ivresse ils goûtaient à seulement s’appuyer épaule contre épaule, à cheminer enlacés, à unir leurs doigts !

Jamais un Farouge ne connaîtrait pareil bonheur !

C’était l’amour – leur amour !

Leur amour !…

Il était entre eux depuis leur première rencontre, bien qu’ils ne l’eussent pas encore exprimé par des mots.

Une seule fois, l’aveu avait failli s’envoler, se libérer de l’hésitation de leurs lèvres, spontané, sincère, murmure simultané de deux bouches si proches que les mots finissent en baiser.

La brutale intervention de Farouge avait empêché l’épanouissement de la jolie fleur. Et ç’avait été le déclenchement du drame qui ne les avait plus lâchés depuis.

C’était fini ! L’odieuse menace ne renaîtrait plus. Farouge pourrait les tuer ensemble ! (En y songeant, ils se rapprochaient encore, souhaitant que la mort ne les désunît point.) Il ne pourrait plus broyer leurs cœurs.

Aussi ne parlèrent-ils pas de la torture passée ; évoquant ce souvenir, ils auraient cru salir leur tendresse.

Maggie dit seulement, reprenant le geste interrompu et appuyant sa jolie tête sur l’épaule de son ami :

— Merci !

La caresse des cheveux blonds frôla la joue de Ver-delle ; leur parfum l’enveloppa. Il tourna la tête et soupira, comme un appel :

— Maggie !…

Les trois petits mots – les trois petits mots éternels que redisent tous les amants, les mots qui avouent et supplient, les mots qui confient et proclament – prière et remerciements, introït et action de grâces – les trois mots demeurèrent dans leurs cœurs : ils n’avaient plus à se dire qu’ils s’aimaient ; entre eux, il y avait mieux qu’un aveu.

Mais, dans l’ombre indulgente, leurs bouches, enfin, se rencontrèrent ; un baiser silencieux les unit.

Maggie soupira :

— Maintenant, je n’ai plus peur de l’avenir.

Bérignan entendait – sans comprendre.

Il murmura soucieusement :

— Nous ne sommes point hors de péril. Avec Farouge, sait-on jamais ? Où allons-nous ?

— Vers le ravin, répondit Maggie avec confiance.

Bérignan bougonna.

— On n’y voit pas à deux pas devant soi… Nous avançons à l’aveuglette. Qui sait si, au lieu de marcher en droite ligne, nous ne tournons pas tout bonnement autour du camp ?

— Nous sommes armés, riposta Verdelle. Cette fois, nous vendrions chèrement notre vie. Je conserve l’espoir d’atteindre le rocher.

Ils continuèrent à avancer ; mais, comme Farouge, ils piétinaient au hasard et en avaient conscience.

Soudain, Maggie s’arrêta.

— Un éclair derrière nous, remarqua-t-elle.

Tous se retournèrent.

— Le ciel était pur, fit observer Verdelle. Il n’y avait pas de menace d’orage.

À cet instant, la lueur reparut.

À la vérité, elle rappelait la fulguration de l’éclair ; pourtant, son amplitude et sa couleur différaient.

— C’est singulier, dit à son tour Bérignan. On dirait une énorme étincelle, produite par une batterie électrique d’une puissance extraordinaire. Et cela part du sol.

L’étincelle se produisit encore. À sa clarté, les fugitifs purent distinguer le paysage.

— Une trouée devant nous… et le ravin au bout ! cria Verdelle, le bras tendu. J’ai vu le rocher ; c’est de ce côté qu’il faut marcher.

Ils rectifièrent aussitôt leur direction. Une quatrième fois, la fulguration éclaira la nuit ; elle se mouvait le long du ravin.

— Oh ! s’exclama le journaliste. Elle va vers le passage ! On jurerait que quelqu’un nous indique notre route par des signaux lumineux.

À peine avait-il dit ces mots qu’une pensée le frappa.

— Le vieux Trigone assurerait qu’ils sont pour quelque chose là-dedans ! murmura-t-il. Croyez-vous au surnaturel, monsieur Bérignan ?

— Non pas, mais je crois à l’inexplicable. Nous avons assisté, Maggie et moi, à de bien stupéfiants phénomènes.

— Je gage qu’ils ne sauraient se comparer à ce qui m’est personnellement arrivé. Trigone vous racontera cela, si le digne savant est encore de ce monde… Pour l’instant, si vous le voulez bien, je crois que nous devrions marcher vers le point que nous indique cette lueur. Supposons qu’elle est l’œuvre de quelque bon génie.

Le merveilleux guide ne les égara point. Quand ils sortirent du fourré, ils se trouvèrent à l’extrémité du ravin ; la lueur se changea alors en une buée bleuâtre, qui parut flotter au-dessus du fleuve de brouillard.

Verdelle reconnut sa route.

— Au rocher ! décida-t-il. Nous n’avons qu’à suivre. Encore un effort et nous serons en sûreté.

Bientôt, en effet, l’ombre noire du roc se profila devant eux ; mais, comme ils en atteignaient le pied, la clarté s’éteignit.

— Trop tôt ! protesta Verdelle. Nous ne pouvons tenter l’escalade sans lumière ; nous risquerions de nous casser le cou ou d’éveiller en sursaut la petite Miette, si son toqué de grand-père l’a ramenée là-haut. Tant pis ! la nuit est tiède ; bien que ces pentes ne vaillent pas un lit confortable, nous pouvons nous y étendre pour attendre l’aube.

Tous trois étaient harassés ; se jugeant en sûreté, ils n’avaient aucune raison pour lutter contre le sommeil. Ils s’endormirent donc presque aussitôt.

Un inquiétant spectacle les attendait au réveil.

Ce fut Bérignan qui donna l’alerte, tiré de son sommeil par des bruits suspects ; un simple regard jeté devant lui, dans la clarté grise d’une aube indécise, acheva de l’éveiller.

— Aux armes ! cria-t-il en bondissant sur un des fusils.

Réveillés en sursaut, Verdelle et Maggie l’imitèrent. Il était temps.

Leur marche de la veille les avait portés à mi-côte de la forteresse naturelle que formait le rocher. Or, ils apercevaient devant eux, au bas de la pente, sortis du fourré et rampant vers eux en un demi-cercle qui les enfermait, les hommes de Farouge. Braqués sur eux, seize fusils les menaçaient.

Le financier dirigeait en personne l’expédition.

— Bas les armes ! cria-t-il. Ou nous faisons feu.

Verdelle et Bérignan hésitèrent et jetèrent sur Maggie un regard d’angoisse.

Certes, le premier ne songeait pas à se rendre, moins encore à livrer la jeune fille. Il fallait tirer et mourir.

Mais, au moment de provoquer la riposte générale qui devait les abattre tous les trois, il ne pouvait s’empêcher de frémir et d’hésiter, en évoquant l’image de Maggie, gracieuse fleur brisée par la rafale de plomb.

Ce fut elle qui donna le signal :

— Feu ! cria-t-elle bravement. Agnan, ne préférez-vous pas me voir morte, que vivante entre les mains de ce monstre ?

Et, joignant l’acte à la parole, elle épaula vivement d’un geste crâne et déchargea son arme sur les assaillants.

Ce n’était pas son début ; elle se savait adroite et, cette fois particulièrement, elle était sûre d’avoir bien visé. Cependant, aucun des bandits ne tomba ; aucun même ne parut avoir entendu siffler la balle.

La jeune fille ne retint pas une exclamation de dépit.

La détonation avait pareillement fait tressaillir Verdelle et Bérignan ; c’était un signal de mort.

Fusil en joue, ils attendaient, cherchant à deviner les armes qui menaçaient Maggie.

Chose surprenante, les bandits ne tiraient point. Peut-être attendaient-ils de compter une victime dans leurs rangs ; peut-être Farouge avait-il donné la consigne de capturer vivants les fugitifs.

Sa voix parvint aux oreilles de ceux-ci :

— En avant ! criait-il.

Et les forbans s’élancèrent à l’assaut du rocher… Ou, du moins, il fut évident qu’ils tentaient de s’élancer.

Mais, incident inexplicable, ce fut comme s’ils se heurtaient soudain à un mur invisible, dont l’obstacle brisa net leur élan. Et Bérignan, Verdelle et Maggie, également stupéfaits, les virent s’épuiser en grotesques efforts sans parvenir à franchir le point où ils venaient d’être immobilisés.

Les spectateurs ne voyaient rien ; mais Farouge et ses hommes devaient sentir quelque chose, car une expression d’ahurissement apparut sur leurs faces.

Et voilà que, du haut du rocher, deux voix exultantes – l’une ronflante comme un tuyau d’orgue, l’autre grêle et perçante – retentirent accompagnées d’applaudissements :

— Bravo ! Bravo !… criaient-elles.

C’étaient les voix de Trigone et de la petite Miette, acclamant ce nouveau phénomène.

Le grand-père et la fillette comprenaient-ils donc quelque chose à l’étrange force contre laquelle paraissaient se débattre les assaillants ?

Leur déroute se précisait et s’achevait : une secousse – électrique, assura plus tard Bérignan – déforma soudain la ligne d’assaut ; échappant aux doigts paralysés, les fusils tombèrent sur le sol.

Alors, désarmés, fous de terreur et les yeux hors des orbites, les forbans se débandèrent, firent demi-tour et s’enfuirent, pourchassés par Farouge, qui tremblait de colère et d’effroi.

Ils disparurent derrière le proche rideau de cryptogames, salués par les cris de triomphe de Marius Trigone et de la petite Miette, accourant à la rencontre de leurs amis.

CHAPITRE XI

LA PHOTOGRAPHIE PERDUE

Après le départ de Verdelle, le vieux savant ne s’était pas relevé de suite. Pendant quelques minutes encore, il avait conservé sa pose méditative.

Assise près de lui, Miette le regardait.

Sortant enfin de sa rêverie, Trigone sourit à l’enfant :

— Elle est bien sage, la petite fille ! admira-t-il. Aussi, pour la récompenser, grand-père va l’emmener faire une belle promenade.

Tout en parlant, il se levait d’un air décidé.

Miette l’imita.

— Nous allons voir les hommes de l’étoile, grand-père ? demanda-t-elle.

Et, dans ses yeux graves, se lisait l’ardeur d’une curiosité émue.

Marius Trigone affecta de plaisanter ; mais c’était pour dissimuler à quel point une émotion, au moins égale, le possédait.

— S’ils veulent se laisser voir, Miette ! Pécaïre ! peut-être n’aiment-ils pas les curieux.

Il se dirigea vers la crevasse, tenant dans sa main la menotte confiante de l’enfant.

— Baste ! on peut toujours essayer de leur rendre visite. Nous nous risquerons seulement dans l’antichambre ; s’ils nous y laissent, nous le verrons bien.

En dépit de cette apparente philosophie, le cœur lui battait à grands coups pendant la descente. Pareillement, celui de Miette faisait toc toc. Et ce n’était pas seulement à la gymnastique que l’un et l’autre exécutaient qu’il fallait attribuer cela.

Arrivé au bas, le vieillard et l’enfant s’assirent devant l’ouverture que fermait la brume mystérieuse.

— Vois-tu, petite, dit le savant à voix basse (car, malgré lui, il se sentait impressionné et ses paroles étaient comme imprégnées de la ferveur craintive du croyant qui se glisse dans le temple), ici, il me semble que je suis plus près d’eux et qu’ils m’entendent. Pourtant, nous ne devons point parler la même langue, si tant est qu’ils en parlent une.

— Peut-être ils sont là, grand-père ! murmura l’enfant d’un air de mystère, en pointant furtivement son index droit vers le brouillard. Et ils nous écoutent.

— Peut-être ! admit Marius Trigone, d’une voix dont l’intonation fut presque aussi enfantine que celle de la fillette.

Mais, devant l’énigme, la science du savant différait-elle beaucoup de l’ignorance de Miette ? Ils n’étaient plus que deux fragiles âmes humaines, pareillement anéanties devant un problème qui dépassait la portée de leurs facultés.

Comme un murmure, la voix du vieillard s’éleva et l’on eût dit une oraison psalmodiée dans l’ombre de la grotte, vers d’invisibles esprits :

— Qu’êtes-vous, intelligences inconnues, si lointaines des nôtres peut-être ? Parfois, je me suis penché sur les êtres rudimentaires et microscopiques que la vie a placés au dernier échelon perceptible des organismes animés. J’ai considéré curieusement leurs mouvements, que l’instinct seul dicte, et je me suis efforcé d’imaginer l’obscure, la confuse pensée qui pouvait loger en eux. Combien je les jugeais loin de moi ! Ainsi peut-être nous regardez-vous, apitoyés par nos piètres cerveaux dont nous sommes si fiers ! Peut-être ignorez-vous nos efforts intellectuels, autant que nous faisons de ceux des insectes. Mais peut-être aussi êtes-vous meilleurs observateurs que nous, en dépit de nos microscopes et de tout notre attirail scientifique. Si vous nous comprenez, rendez-vous compte que nous sommes d’inoffensives créatures, aussi inoffensives que notre curiosité.

Miette avait écouté attentivement cette bizarre invocation.

— Grand-père, insinua-t-elle, il faut aussi leur demander de continuer à nous nourrir et à nous protéger.

Trigone sourit à peine, plus convaincu qu’il ne voulait le paraître.

— Exaucez le vœu d’une enfant, esprits stellaires ! déclama-t-il. Je crois comme elle que vous nous avez été secourables et que vous pouvez l’être encore. Mais, par-dessus tout, si vous comprenez quelque chose aux désirs d’un pauvre diable de savant, permettez-lui de percer le brouillard qui vous entoure. Si la faim tiraille mon estomac, la curiosité malaxe encore plus cruellement ma cervelle.

Très bas, il ajouta ce souhait :

— Les voir !

Puis, il se tut. Une douce somnolence l’envahissait : il vit se fermer les yeux de Miette.

Quand l’engourdissement cessa, peu à peu, il eut de nouveau la sensation d’avoir été frôlé par une présence extraordinaire, imperceptible à ses sens ; il eut, plus forte encore, celle d’avoir été réconforté, comme si par ses lèvres entr’ouvertes une vie nouvelle eût été infusée en lui, débarrassant son corps des toxines qui l’attaquaient et lui restituant les éléments nécessaires à la combustion vitale.

Interrogée par lui, la fillette confirma cette impression :

— Ils nous ont entendus, affirma-t-elle. Ils sont encore venus.

— Mais je n’en suis pas plus avancé ! gémit le savant. Est-ce donc qu’ils ne veulent pas se laisser voir ? Ou ne serait-ce pas plutôt que je ne puis les voir ?

À mi-voix, il reprit son monologue :

— Ce doit être cela. Le sens de la vue ne perçoit que la matière et il n’est nullement certain que la matière soit indispensable à la production du phénomène de la vie pensante. Je puis admettre une matière sensible seulement pour le toucher, l’odorat, l’ouïe ou encore uniquement perceptible par notre système nerveux. L’électricité et la radioactivité nous en fournissent des exemples. Le vide apparent, ce que nous ne voyons pas, cache tant de forces ! Cela peut voiler des organismes dépourvus de corps, au sens que nous attachons à ce mot. Les spirites croient aux âmes désincarnées. À la vérité, quelque chose de semblable peut exister : des êtres fluidiques, à travers lesquels nos doigts pourraient passer et qui, pourtant, seraient une pensée et une force, des êtres que ne percevraient ni nos yeux, ni nos oreilles et qui nous entoureraient, nous frôleraient, seraient capables de nous imposer là conviction de leur présence. Des êtres invisibles !

Il frissonna.

L’invisibilité n’est ni le vide, ni le néant. L’invisible existe. Nous sommes perdus en lui et nous ne le concevons pas. Oh ! tout ce que nous ignorons !… et qui peut-être nous entoure !

Les mains tremblantes de Marius Trigone s’agitèrent dans l’air, parurent tenter de le palper.

Repoussant l’obsession, il raffermit sa voix :

— Ils peuvent n’être qu’un brouillard… un minimum de matière. Peut-être le squelette n’est-il qu’une nécessité de notre espèce intermédiaire. Peu à peu, il s’effacera, disparaîtra de notre organisme. N’assistons-nous pas, depuis des milliers d’années, à la lutte entre la matière et la pensée ? Celle-ci s’est lentement et péniblement dégagée de la matière. Si confondues soient-elles encore, nous pouvons sentir en nous la guerre de leurs tendances opposées de leurs souhaits contraires. C’est le mal dont souffre notre humanité, une simple évolution : un jour, la matière disparaîtra.

Il réfléchit ; une flamme soudaine éclaira ses yeux.

— Comment n’y ai-je pas encore pensé ? s’écria-t-il. Je sais un être en qui les formes anciennes s’atténuent et font place à de nouvelles. Ne l’ai-je pas appelé : l’énigme ?

Vivement, il fouilla ses poches et, d’un portefeuille bourré de notes, il tira la photographie de l’être bizarre sur lequel il avait attiré l’attention d’Agnan Verdelle, le jour de la première visite du journaliste.

— Celui-là est la solution ! s’exclama-t-il triomphalement en brandissant la photographie. Par lui, je puis les comprendre.

Il rencontra les yeux de sa petite-fille, attachés sur les siens avec une expression de vive curiosité et d’intelligence en éveil.

— Au diable mes sornettes ! soupira-t-il en posant la photographie à côté de lui sur une pierre. Ce ne sont pas des histoires de ton âge, ma Miette. Vois-tu, cette image est celle d’un enfant en qui on peut hésiter à reconnaître un être humain. Et j’imagine qu’il doit leur ressembler. Qui sait ? Il venait peut-être de l’étoile, mon phénomène qu’on prétend né parmi les hommes ?

Avec une vivacité malencontreuse, il voulut reprendre la photographie ; mais, heurtée par ses doigts impatients, elle leur échappa, glissa de la pierre et tomba dans le trou de brume, qui l’ensevelit.

— Coquin de sort ! tempéra le savant.

S’agenouillant près de l’ouverture, il tenta de plonger sa main dans le brouillard, pour chercher la photographie. Il lui fallut y renoncer.

— On remuerait plus aisément du mercure ! constata-t-il. Ouf ! mon bras est tout engourdi. Tant pis pour la photographie. Qu’ils la gardent. Moi, je l’ai dans l’œil. Dis donc, Miette, ce serait drôle s’ils allaient se reconnaître !

Il se releva et tendit la main à l’enfant.

— Viens, petite. Allons prendre le soleil. Rien ne sert de rester dans ce trou ; nous n’avons pas les yeux qu’il faut pour y voir.

Péniblement, ils remontèrent au jour. Sous les rayons chauds, tombant du ciel en feu, le savant exulta.

— Cette pluie d’or ! admira-t-il. Est-ce bon à recevoir ! Dis donc, Miette, cela donne envie de paresser dans les roches… Mais, ce n’est pas de ton âge. Tu préfères courir.

Les sourcils froncés, il regarda du côté du ravin.

— L’endroit est mal fréquenté ; le petit Verdelle m’a recommandé la prudence. Mais en nous glissant derrière les champignons, nous pourrions quand même aller faire un petit tour. Zou !

La main dans la main, également joyeux, également jeunes, le vieillard et l’enfant dégringolèrent la pente et s’éloignèrent dans une direction opposée à celle qu’avait suivie Verdelle.

— Té ! la mer ! annonça Trigone, après une heure de promenade.

Devant eux, le sol s’abaissait en pente rapide et leur permettait d’apercevoir une espèce d’anse, que le flot semblait avoir creusée dans le roc du littoral.

De même qu’à son extrémité opposée, le ravin finissait brusquement, séparé de l’océan par une mince muraille de roc – qu’on eût crue maçonnée hâtivement en vue d’opposer une digue à l’envahissement du flot.

Trigone ne s’arrêta pas à cette bizarrerie de la nature ; autre chose captiva son attention. Quittant la main de Miette, il se plaça à cheval sur la mince arête que venaient battre les vagues et, se penchant au risque de choir du côté du ravin, il en examina attentivement la paroi.

— Prends garde, grand-père ! lui cria la fillette, inquiète de cette fantaisie périlleuse.

D’un geste de la main, le savant la rassura.

— Va ! je suis solide… Mais voici quelque chose de bizarre !

Des infiltrations d’eau à travers les fissures du roc, tel était ce qui l’intriguait ; des gouttelettes suintaient et tombaient dans le ravin, creusant un trou au sein du brouillard blanc.

Du moins, c’était ce qui apparaissait à l’observation superficielle de Marius Trigone. Mais, en regardant mieux, il modifia son opinion.

On pouvait à première vue croire que l’eau dissolvait le brouillard, à peu près comme elle fait du sucre ; mais le savant ne tarda pas à remarquer qu’au fond du trou s’apercevait une matière noirâtre, en tous points semblable à celle qui composait le sol de l’île ; puis, il constata que chaque goutte d’eau, en détruisant un atome de brouillard, ajoutait un grain à la masse de cette matière.

Et ceci lui sembla démontré : l’eau et le gaz inconnu s’attaquaient réciproquement et formaient une nouvelle combinaison, un précipité s’amoncelant au fond du ravin.

Longtemps, le savant rêveur contempla ce spectacle. Miette dut intervenir pour l’y arracher.

— Le soleil baisse, grand-père ! cria-t-elle. M. Verdelle sera inquiet.

Ainsi morigéné, l’incorrigible curieux consentit à revenir vers le rocher. Ce fut pour constater l’absence du journaliste ; l’inquiétude qu’il en conçut l’empêcha de songer davantage au phénomène chimique dont il avait été témoin.

La nuit venant, il demanda à l’hospitalière crevasse un abri favorable au sommeil de Miette et au sien propre. Le coup de feu tiré par Maggie les éveilla à temps pour les mettre à même d’assister à la déroute de Farouge.

Mais aux yeux de Trigone et de la petite Miette, ce prodige n’en était plus un ; ils y voyaient une nouvelle intervention en leur faveur des forces dont disposaient leurs mystérieux amis du ravin.

Quelques instants plus tard, toute anxiété envolée, la même interrogation joyeuse sortait des lèvres du savant et de celles du journaliste.

— Tron de l’air ! Je te croyais trépassé ! D’où arrives-tu, garçon ?

— Mais vous-même, d’où sortez-vous, maître ? Je vous ai cherché en vain.

— Bagasse ! Je me retrouve toujours… Mademoiselle Maggie, mon cher Bérignan, enchanté de vous revoir ! Ici, la compagnie est meilleure qu’en face !… Et autrement, la santé est bonne ? Un brin estomaqués, tout de même, n’est-ce pas ? Je le lis dans vos yeux.

— Vous avez pu juger comme nous, répondit l’inventeur.

— Ce n’était rien. Nous avons vu bien autre chose, nous ôtres ! Venez donc un peu à l’ombre, que nous causions ; il ne faut pas que l’effet de ce bougre de soleil s’ajoute à celui de ce que je vais vous raconter. Devinez un peu ce qu’il y a dans le ravin ?

CHAPITRE XII

UNE OREILLE ÉCOUTE

Tandis que Trigone s’apprêtait à conférencier et à dissiper, pour ses auditeurs, un peu des ténèbres enveloppant le mystère de l’île, un individu, sorti en rampant d’entre les champignons, se glissait vers le groupe, en se dissimulant derrière les blocs de rocher.

C’était Farouge, désarmé, mais plus haineux que jamais, Farouge que les circonstances réduisaient à l’emploi de la ruse.

Il éprouvait une colère folle, une fureur qui le rendait inapte à tout raisonnement.

En vérité, il ne comprenait rien à son aventure. Tout s’était passé si vite ! Et cela avait été tellement extraordinaire !

Lui-même ne s’était pas rendu compte de ce qui arrivait ; il avait simplement senti le heurt de son corps contre l’obstacle invisible ; cela donnait l’impression d’un de ces souffles d’air, tellement puissants qu’on s’arc-boute contre eux avec la certitude de ne pouvoir tomber en avant.

Mais, ce souffle, soudain matérialisé au point d’offrir une surface sensible au toucher, repousse en arrière ; son intervention est active. Tandis que dans la lutte engagée par les assaillants contre l’obstacle invisible, ils l’avaient senti parfaitement immobile et passif ; muraille inerte, il s’opposait à leur élan, mais n’avait point mission de les obliger à reculer.

D’ailleurs – et tout cela s’était succédé avec une rapidité déconcertante – presque aussitôt, les membres de Farouge, comme ceux de ses hommes, s’étaient convulsés, traversés par une commotion mystérieuse ; et leurs armes, échappant à leurs mains, avaient jonché le sol.

Avant qu’il eût eu le temps de se rendre compte du phénomène et de trembler, le financier avait été sauvé de l’emprise de l’effroi par la panique de ses hommes. Au lieu d’être contagieuse, leur épouvante s’opposa à la sienne ; la colère que lui inspira la débandade l’empêcha de s’émouvoir de sa cause.

Il oublia le prodige et ne songea plus qu’à poursuivre les fuyards, pour les injurier et les rallier. Cette entreprise laborieuse entretint son exaspération à un degré tel que, pendant plusieurs minutes, il fut complètement incapable de réfléchir à l’incident ; les yeux exorbités, les bras étendus, il harcelait les fuyards, à la façon d’un chien poursuivant un troupeau éparpillé.

À l’abri du fourré, qui mit sa barrière épaisse entre eux, et la cause mystérieuse de leur épouvante, les hommes reprirent assez de sang-froid pour entendre la voix furieuse de leur chef. Encore tremblants, ils s’immobilisèrent et se laissèrent rassembler.

Le désastre n’en devenait pas moindre. Que faire d’une troupe démoralisée et privée de ses armes ? Contre les fusils de Verdelle et de ses amis, le nombre cessait d’être un avantage ; c’était au tour de Farouge de se sentir le plus faible. Ne devrait-il pas fuir, impuissant, devant ses adversaires, s’il plaisait à ceux-ci de lui donner la chasse ?

Comme la chance avait brusquement tourné ! Le financier ne put s’empêcher de penser avec amertume à l’inconstance de la fortune.

Elle avait cependant paru d’abord le gâter.

Quelques heures auparavant, tandis qu’il désespérait de rejoindre ses prisonniers envolés, à temps pour s’opposer à leur retraite derrière le ravin, les mystérieuses lueurs, qui avaient guidé la marche de Verdelle, étaient venues rendre à l’ennemi le même service.

Grâce à elles, Farouge avait découvert le passage et pu contourner le ravin. Et, si la brusque disparition de la clarté conductrice avait interrompu sa poursuite, il ne s’en trouvait pas moins à pied d’œuvre pour organiser la surprise et la capture qu’il méditait. Cernés par les fusils de ses gredins, les protecteurs de Maggie Bérignan et celle-ci ne pouvaient lui échapper.

Un rêve tout cela ! Un souffle inexplicable venait de le balayer. Quelque chose était intervenu – Farouge ne savait trop quoi – et le cercle infranchissable s’était brisé de lui-même.

Pourquoi ? Qu’était-il arrivé ?

Devant ses hommes, encore hagards de terreur, encore essoufflés de leur course, Aubin Farouge essaya d’y réfléchir. Quel stupide tour le damné savant avait-il inventé ?

Car, le financier n’envisageait pas une intervention qu’il eût dû qualifier de surnaturelle. Les coquins qu’il avait à sa solde pouvaient, dans leur ignorance, attribuer aux démons des légendes ou aux sorciers des contes, les incidents stupéfiants dont ils étaient victimes. Moins crédule, Farouge n’y voulait voir qu’une machination humaine, dont le secret lui échappait.

Il se souvint que, devant lui, Francis Bérignan avait vanté la science de Marius Trigone. Celui-là n’était-il pas l’auteur de toutes ces diableries ? Peut-être l’explication était-elle fort simple ; peut-être aussi la connaissance du mot de l’énigme permettrait-elle au financier de reprendre la supériorité.

Une idée lui vint. Il se tourna vers ses hommes et les harangua d’un ton rogue :

— Vous vous êtes conduits comme des lâches ; vous mériteriez tous d’être cassés aux gages et congédiés. J’aime mieux vous donner une chance de vous racheter et de regagner vos droits à la prime que je vous avais promise et qui vous sera acquise au retour de notre expédition. Vous allez demeurer ici jusqu’à ce que je revienne. En attendant, vous obéirez à Mahaut, qui veillera à ce que personne ne bouge.

Ce discours terminé, il s’enfonça dans le fourré.

Arrivé à la lisière, il découvrit le conciliabule tenu autour de Marius Trigone et constata qu’il pouvait s’en approcher sans être vu.

Quelques minutes plus tard, tapi entre deux blocs, il tendait l’oreille.

Nul ne se défiait et les voix montaient librement, sans se soucier des oreilles indiscrètes.

Farouge put donc entendre, sans perdre, une syllabe de ce qui se disait. Et si les propos entendus le plongèrent d’abord dans un indicible effarement, ce sentiment ne tarda pas à faire place au plus vif intérêt.

— Oui ! clamait Marius Trigone, le bras tendu et pérorant avec animation, comme s’il défiait d’imaginaires contradicteurs, oui ! ce fragment d’étoile contient encore des êtres animés, des êtres qui faisaient partie de cette vie étrange, dont nous ne pouvons avoir aucune idée, même en contemplant ce sol fabuleux, déjà transformé par l’atmosphère terrestre. Il faut vous faire à cette idée, Bérignan.

— Je l’admets assez aisément, répondit l’interpellé. Je l’admets pour deux raisons : la première, c’est qu’à priori, je ne suis pas de ceux qui revendiquent pour la Terre le privilège exclusif d’abriter la vie animale. La théorie de la pluralité des mondes habités ne me compte pas au nombre de ses adversaires. La seconde raison est que, si je m’étonne que la vie à laquelle vous faites allusion ait persisté sur notre aérolithe, après sa chute, je suis bien obligé de me rendre à l’évidence. Vos conclusions me semblent irréfutables et les théories doivent s’effacer, quand elles sont contredites par des faits.

— J’enregistre votre approbation, constata le savant avec une satisfaction manifeste. Les faits sont là, effectivement, et tels qu’on ne peut nier ceci : le ravin est habité ; au sein de son brouillard se cachent des êtres mystérieux, auxquels il faut attribuer le mérite des prodiges qui nous ont étonnés. Je dis des êtres, notez-le, faute de pouvoir leur appliquer la dénomination leur convenant. Jusqu’à plus ample informé, et pour la commodité de mes déductions, je leur suppose des personnalités distinctes, analogues ou supérieures aux nôtres.

— Supérieures plutôt, observa Bérignan.

— Supérieures incontestablement. Je veux dire que je ne les imagine pas sous la forme d’une masse indivisible, hypothèse mal assimilable pour nos intelligences – mais qu’ils se distinguent en individualités, possédant chacune une pensée propre, capables d’agir séparément ou de s’unir, comme nous le faisons, en vue d’une action collective. Toutes proportions gardées, certains de nos mobiles – parmi les plus élevés – ne leur sont pas étrangers. Je pose d’abord en principe qu’ils ignorent la cruauté inutile et qu’ils sont serviables et compatissants.

— Ceci semble prouvé, intervint Verdelle.

— Il est hors de doute, continua Trigone, que sans eux nous aurions trouvé la mort en touchant le sol de cette île. Farouge leur doit pareille chandelle.

— Les êtres stellaires m’ont tout à fait l’air d’être revenus sur son compte à une opinion moins favorable, plaisanta le journaliste.

— Nouvelle preuve de l’acuité de leur jugement, en même temps qu’indice de leur morale élevée ; ils soutiennent le faible contre le fort et ils savent démêler la cause juste de la cause injuste.

Verdelle risqua une moue sceptique.

— Peut-être leur prêtez-vous de bien subtiles facultés, protesta-t-il. Dans l’analyse que vous faites de leurs mobiles, ne vous laissez-vous pas aller à les assimiler par trop aux humains ?

— Moi ! rugit Trigone indigné. Moi, j’assimile aux humains infects, aux humains écœurants, lâches et stupides, vindicatifs et cruels, ces êtres de perfection, d’intelligence et de bonté ? Tu es fou, mon garçon. Je n’ai pas dit un mot de cela.

— Je retire mon interruption, déclara Verdelle avec humilité.

— Force m’est bien, pour les expliquer, d’emprunter mes mots à notre vocabulaire. Mais, là s’arrête le point commun. J’en reviens aux événements que les stellaires expliquent et qui, en même temps, nous les expliquent. D’abord, ils traitent Farouge et nous sur un pied d’égalité parfait, en nous sauvant pareillement la vie. Par la suite, au moment de votre querelle, mieux éclairés sur notre mentalité réciproque…

— Comment cela ? demanda Bérignan.

— Plus tard, j’envisagerai ce point. Pour le moment, votre propre témoignage en fait foi ; je dois reconnaître qu’ils embrassent notre cause. C’est leur volonté qui m’attire dans le ravin.

— Moi, j’y saute de mon plein gré, objecta Verdelle.

— Mais, nous sommes pareillement épargnés, protégés et guidés. Tandis que les hommes de Farouge qui, selon le récit de Bérignan, veulent y descendre pour se saisir de nous, sont mystérieusement électrocutés.

— Ainsi, vous attribuez aux stellaires la mort des deux forbans ? questionna l’ingénieur.

— Indubitablement ! s’exclama Trigone. Ce n’est pas le brouillard qui les a tués, puisque nous-mêmes y avons plongé sans éprouver ses effets mortels. Ergo, je conclus à l’intervention d’une cause étrangère, qui ne peut être que la volonté des stellaires.

— Peut-être, en effet, acquiesça Bérignan pensif.

— C’est certain. Autre chose : une seconde fois, Farouge tente de violer le ravin. Direz-vous que c’est le brouillard qui a brûlé la corde et dévêtu le scaphandrier ? Ce sont les stellaires, vous dis-je, les stellaires ! Et tuer doit leur répugner, car ils ont épargné le scaphandrier.

— Pourtant, remarqua Verdelle, ils ont foudroyé les deux premiers.

— N’était-ce pas qu’ils ignoraient les effets exacts de leur force sur l’homme ? Ils ont frappé sans la mesurer. Connaissaient-ils la mort ? Ce genre de mort qui est le nôtre ? Leurs intelligences subtiles l’ont compris dès la première expérience et, au second essai, ils ont su proportionner à la résistance de l’organisme humain les forces qu’ils utilisaient. Ont-ils tué, tantôt, pour nous sauver de Farouge ? Non ! ils se sont contentés de désarmer ses hommes.

— Ils seraient donc plus humains que les humains ! s’écria Verdelle.

— Ils sont certainement ainsi. Et cela seul n’indique-t-il pas des êtres d’essence supérieure, non moins que leur étrange pouvoir qui semble, en vérité, sans limites ? Vous dites, Bérignan, qu’ils ont balayé le campement de Farouge loin du ravin ?

— Comme un tourbillon de feuilles sèches, oui ! Et nous ne pouvions ni voir, ni sentir quelle force les emportait ainsi.

— Et tantôt ! s’exclama Trigone, avec une gaîté rétrospective. Avez-vous vu autre chose, entre vous et l’ennemi que cet air inoffensif ? Pourtant, on aurait dit que les brigands se heurtaient à un mur. Et cette force qui leur a fait tomber leurs fusils des mains ?

— Une décharge électrique, émit Bérignan.

— Sans fil ! Et sans doute la batterie était dans le ravin. Transmettre et diriger à distance de semblables forces, sans aucun conducteur apparent ! N’admirez-vous pas cela, Bérignan ?

— Certes !

— Et les éclairs qui nous ont guidés ? s’écria Verdelle, désireux de ne pas demeurer en dehors de ce concert reconnaissant.

— Évidemment, répondit Bérignan. Ils peuvent utiliser des forces électriques que nous ne soupçonnons même pas.

— Et aussi magnétiques, compléta le journaliste. Ne pensez-vous pas que nous devons attribuer à leur action l’inertie des sentinelles, qui a rendu possible votre évasion ?

— Je me rappelle leurs yeux, s’écria Maggie. Réellement, elles paraissaient hypnotisées.

Trigone écoutait cet échange d’idées, de l’air approbatif d’un professeur que satisfait la logique de ses élèves.

— Tout cela est fort vraisemblable, conclut-il. Manifestement, mossieu Farouge, qui ne s’en doute guère, a lutté non contre notre coalition, mais contre les habitants de l’étoile. Sans eux, il serait déjà débarrassé de nous.

— Et de nous ! dit Maggie.

Rencontrant le regard de Verdelle, fixé sur elle, elle lui sourit.

— Vous avez fait allusion à la sympathie des stellaires, reprit Bérignan, s’adressant au savant. Et vous avez paru supposer qu’ils nous en avaient jugés dignes. Comment ont-ils pu se former cette opinion ? Diverses circonstances se sont présentées, où ils ont dû se trouver en contact avec nous. Mais, alors, nous n’étions que des corps inertes et notre pensée était engourdie. En d’autres circonstances, je suppose qu’ils ne devaient pas être fort loin de nous, bien que nous ne les ayons pas aperçus. Mais, par quel moyen ont-ils pu, tout en demeurant invisibles, entrer en communication avec nous ?

Marius Trigone hocha la tête ; la question était épineuse.

— J’imagine qu’ils peuvent voir à distance et qu’ils nous ont observés, répondit-il enfin.

— De quelle façon ?

Le savant hésita, puis poursuivit.

— Sans doute, ils nous entendent ou nous voient penser. Ne me demandez pas d’expliquer cela ; je ne me représente pas plus le mécanisme de leurs facultés que l’apparence de ce que j’appellerai : leur corps. Je ne suis pas bien sûr que tout cela puisse s’exprimer par les mots que nous employons habituellement. L’homme ne peut penser qu’en rapportant tout à lui-même ; ne disons-nous pas que nous nous faisons une idée des choses ? Cela revient à les comparer à d’autres, que nous connaissons déjà. Nous ne pouvons créer de nouvelles images ; nous combinons seulement celles que notre vue ou notre toucher ont mises en nous. Supprimez cette possibilité de comparaison par images ou par mots et vous deviendrez incapables de vous représenter un objet donné : vous ne pourrez plus penser.

— Maître, je vous ai déjà posé cette question, fit curieusement Verdelle. Quand vous pensez aux stellaires, sous quelle forme vous les représentez-vous ?

Trigone haussa les épaules.

— J’ai fait des suppositions ; mais j’attendrai pour les communiquer qu’un commencement d’observation ait pu les confirmer scientifiquement. Pourtant, ils sont une réalité et je dois en parler, même au moyen d’images aussi fausses qu’absurdes. Je leur suppose donc un corps, parce qu’à nos yeux c’est l’indispensable condition de toute existence ; et je leur suppose certaines facultés par voie de déduction, après en avoir constaté les effets. Mais si, de ces effets, je puis déduire logiquement l’existence de ces facultés, nécessaires à leur production, je ne saurais indiquer par quels organes elles s’exercent. Les êtres ont connu nos besoins, à la minute même où nous les éprouvions ; s’ils n’ont pu les imaginer par analogie avec les leurs, c’est donc qu’ils avaient pu pénétrer le secret de notre mécanisme cérébral et déchiffrer notre pensée. La preuve ? Nous avons eu faim ; nos corps épuisés souhaitaient des doses suffisantes de carbone et d’azote, d’hydrogène, de phosphore, de soufre et d’iode, de sodium, de calcium et de fer, tous les éléments primordiaux dont les combinaisons entretiennent en nous la vie. Ce besoin, traduit par un souhait, par une vibration des cellules cérébrales, les êtres l’ont connu et satisfait, preuve indéniable de leur science. Mais voici mieux : toi, Verdelle, tu formes le projet de délivrer nos amis ; les stellaires ont connaissance de cette situation et y apportent le remède précis que notre ingéniosité humaine eût suggéré : ces signaux lumineux qui vous ont conduits ici. Sur ce point, je m’attache moins à faire ressortir leur pouvoir qu’à démontrer la faculté qu’ils ont d’entrer en communication psychique avec nous – à notre insu – et de nous comprendre, en dépit de moyens de pensée et d’expression vraisemblablement différents. Pour nous, ils demeurent indéchiffrables et pourtant ils lisent en nous à livre ouvert. Je pense que personne ne contredira ceci.

Nul n’y parut disposé.

— Mais où se tiennent-ils ? demanda tout à coup Bérignan, qui avait écouté avec attention la dissertation du vieux savant.

Celui-ci montra le ravin.

— Là-dedans, parbleu !

— Voulez-vous dire qu’ils n’en sortent jamais ? insista l’inventeur.

— Du diable si je veux dire cela ou si je puis le dire : Ni vous, ni moi ne les avons aperçus, pas plus dehors que dedans. Et cependant, il est certain qu’ils nous ont frôlés… à moins que…

— À moins qu’ils ne puissent agir à distance, par rayonnement – la force ou la volonté émanée d’eux se propageant à la façon des ondes lumineuses ou sonores… ou des ondes hertziennes, suggéra Bérignan. La plupart des phénomènes qui nous occupent paraissent être dus à l’électro-magnétisme ou à la radio-activité. En fait l’accumulateur de ces singulières puissances se trouverait au fond du ravin ; mais ses effets pourraient se faire sentir à distance.

— Si vous voulez, concéda Trigone. Cela expliquerait leur apparente invisibilité. Il se peut que ce brouillard blanc soit le milieu indispensable à leur existence ; il se peut aussi qu’ils s’en puissent éloigner durant un laps de temps plus ou moins long. Mais il y a tout lieu de croire qu’il leur est tout aussi nécessaire que l’eau à la vie des poissons, ou l’air à celle des hommes.

— Vous pensez que l’étoile entière devait en être entourée ? demanda encore le père de Maggie.

— C’est là une hypothèse qui se présente naturellement à l’esprit ; mais nous ne savons rien de positif à ce sujet. Nous pourrions aussi supposer que le fragment de l’étoile en était entièrement recouvert au moment de sa chute… ou même que c’était ce brouillard qui constituait l’étoile et qu’il s’est en partie transformé, ne subsistant que dans ce creux protecteur.

— Expliquez-vous ! s’écrièrent ensemble Verdelle et Bérignan.

Et le premier ajouta :

— Si l’air que nous respirons avait sur lui quelque action, ce qui subsiste du brouillard blanc ne cesserait de diminuer ; or, nous voyons qu’il n’en est rien.

— Je sais un autre élément dont l’action est indiscutable, répliqua Trigone. C’est un secret que j’ai surpris par hasard.

Il raconta l’exploration poussée jusqu’au bord de la mer, et le spectacle auquel il avait assisté.

— L’eau et le gaz du brouillard se combinent, conclut-il. Si la mince muraille qui ferme le ravin n’avait arrêté l’envahissement de la mer, à cette heure, il n’y aurait plus de brouillard.

— Et par voie de conséquence plus de stellaires, ajouta Verdelle.

— C’est à présumer. Heureusement pour nous, la muraille, si fragile soit-elle, les a protégés.

Farouge, qui n’avait pas perdu un mot de cette conversation, jugea soudain inutile d’en entendre davantage. Ne possédait-il pas le mot de l’énigme ?

Une haine farouche l’animait : les stellaires, dont l’existence venait de lui être révélée, étaient les auteurs de tous ses déboires ; ils avaient été, ils étaient encore le seul obstacle à son triomphe. Comment ne les aurait-il pas haïs ?

Grinçant des dents, il s’éloigna en rampant et regagna la lisière des cryptogames.

Quand il se releva, à l’abri de leurs troncs géants, une joie féroce brillait dans ses yeux.

— Je les détruirai ! rugit-il.

Car, une idée lui était venue tandis qu’il écoutait parler Trigone. Le loquace savant était à cent lieues de soupçonner la présence néfaste du forban ; il lui avait involontairement révélé le point vulnérable de ses mystérieux protecteurs.

Et ce point, Aubin Farouge se croyait sûr de l’atteindre.

Rapidement, il revint à l’endroit où il avait laissé ses hommes.

— Au campement ! commanda-t-il. Et que désormais personne ne se montre à proximité du ravin. Dans une semaine nous tiendrons ceux qui nous ont échappé.

Mentalement, il ajouta :

— Ainsi que leurs damnés alliés !

CHAPITRE XIII

LES RAYONS Z

Huit jours s’étaient écoulés depuis l’échec infligé à Farouge par les stellaires. La série des événements mystérieux semblait close et, sans les souvenirs qui hantaient leurs esprits, les naufragés de l’air auraient pu se croire dans une île ordinaire, en proie aux affres habituelles que fait naître l’approche du dénuement.

Ni Farouge, ni aucun de ses hommes n’avaient reparu ; ils semblaient s’être enfuis sous le coup d’une folle terreur, qui les maintenait loin du ravin.

Bérignan et Verdelle, tout comme Marius Trigone, supposaient qu’ils s’étaient réfugiés à l’une des extrémités de l’île et qu’ils y vivaient dans l’attente angoissée d’un secours improbable.

En tout cas, privés de leurs armes, ils n’étaient plus à craindre et quoique le journaliste conservât à leur égard une rancune tenace et n’abandonnât point le projet de venger l’assassinat des deux aviateurs, Trigone l’avait sans trop de peine converti à une prudente expectative.

Grâce aux provisions rapportées du campement, la petite troupe avait devant elle quelques jours d’existence assurée, sans devoir escompter la nourriture extra-humaine expérimentée par trois de ses membres.

Mais il importait d’assurer l’avenir, si l’on ne voulait se trouver à la merci de l’aide problématique des stellaires. Ce n’était donc pas le moment d’aller chercher querelle à Farouge, ni de gaspiller le temps en une expédition aventureuse.

— Partie remise ! promit Trigone. Installons-nous d’abord et quelque beau jour nous nous offrirons le luxe d’aller châtier ces brigands.

Une rapide exploration avait permis de constater que les environs du rocher ne présentaient aucune ressource à des estomacs humains.

Sur la proposition de Marius Trigone, qui tenait à ne pas s’éloigner du ravin, la petite troupe en remonta les bords jusqu’à la muraille qui le séparait de la mer.

Là, du moins, les rochers et le rivage pouvaient offrir quelques ressources nutritives, tant en coquillages et poissons qu’en algues comestibles ; l’ingéniosité de Bérignan, collaborant avec le sens pratique du journaliste, eut tôt fait de réaliser quelques engins primitifs, qui permirent de se livrer à une pêche fructueuse.

Un campement fut organisé tant bien que mal. La croissance des cryptogames avait continué durant les deux derniers jours d’étonnante façon et ils offraient maintenant des proportions réellement stupéfiantes.

Le savant s’avisa que l’extérieur de leurs parois se lignifiait au contact de l’air, remédiant ainsi à la fragilité primitive ; ayant communiqué cette remarque, il suggéra l’idée d’y découper une porte et d’en creuser l’intérieur, qui deviendrait une sorte de hutte habitable.

Sous sa direction, ses compagnons s’étaient mis à l’œuvre ; en quelques heures, trois cylindres des gigantesques cèpes furent transformés en habitations.

Rendus à l’effort pratique et remis en contact avec les réalités, plus directement accessibles à leurs cerveaux, tous avaient peu à peu cessé de subir l’obsession du surnaturel.

Il leur semblait être sortis d’un rêve ; et à mesure que les jours passaient, repris par la vie normale, ils n’étaient plus certains d’avoir vraiment vécu les heures étranges dont ils se souvenaient.

Seul Trigone se lamentait de cet état d’esprit, comme s’il avait senti une vérité, un instant captive, échapper à sa perspicacité. Le problème n’avait pas cessé de le préoccuper ; mais il doutait maintenant de jamais parvenir à en trouver la solution.

Emplissant le ravin, le brouillard blanc semblait plus que jamais impénétrable. En vain, le savant arpentait ses bords, monologuant furieusement, lançant à son énigme de virulentes apostrophes, des adjurations et des questions qui demeuraient également sans réponse.

S’ils existaient toujours au sein de cette brume, les stellaires s’y enfermaient et rien ne trahissait leur existence.

Las de formuler à leur sujet des hypothèses invérifiables, l’excellent Trigone songeait parfois à imiter Verdelle et à exécuter un plongeon désespéré au sein du brouillard. Force serait bien alors aux stellaires de se manifester de nouveau et de lui prouver qu’il n’avait pas rêvé.

Mais, chaque fois, une pensée, qui n’émanait pas de lui, le retenait. Il avait l’impression très nette de l’inutilité d’une semblable tentative ; cette conviction imposée à son esprit ne se justifiait pas par des mots, mais par une série d’images, trop rapides pour être fixées et coordonnées ; son cerveau se livrait à un travail étrange, auquel il avait la sensation de demeurer étranger. Mais, aucune idée nette ne surgissait du chaos et lassé, comme après un effort intellectuel intense, le savant s’affaissait sur le sol en gémissant.

On aurait dit qu’une pensée étrangère cherchait à entrer en communication avec la sienne et n’y réussissait point.

Il se rappela avoir éprouvé pareille impression en présence d’un savant danois qui, comprenant le français, mais ne le parlant pas, s’efforçait néanmoins de discuter avec lui. Un rapprochement avec cette aventure se fit dans son esprit ; il eut soudain l’intuition que les stellaires tentaient inutilement de se faire entendre.

— Un message par ondes cérébrales ; ce doit être cela, se dit-il. Mais autant vaudrait attendre d’un paysan qu’il déchiffrât les bruits d’un appareil morse. L’infini nous sépare, tout comme s’ils étaient encore sur l’étoile.

Dépité, il s’éloigna et les étranges symptômes cessèrent ; les stellaires avaient dû comprendre l’impossibilité de ce qu’ils tentaient.

Renonçant pour le moment à épeler le mot de l’énigme de ces forces intelligentes, Trigone se rabattit sur la matière ; elle, du moins, ne pouvait échapper à ses observations. Il se mit à étudier la composition du sol de l’île et à suivre les progrès de la vie terrestre, subitement greffée par le hasard sur un fragment du monde stellaire.

La tâche l’absorba tellement qu’il en oublia ses compagnons.

Eux continuaient à vivre, bonnement et simplement, heureux de se dépenser physiquement, selon le vœu de la nature humaine.

L’avenir avait cessé de préoccuper Verdelle ; il se résignait fort bien à demeurer sur l’île et à voir se prolonger indéfiniment sa situation précaire de naufragé, pourvu que ce fût dans le voisinage de Maggie Bérignan.

Ils étaient fiancés.

Quand ils l’avaient annoncé au père, le visage de celui-ci s’était illuminé.

— Ah ! mon cher garçon, quel plaisir tu me fais ! s’était-il écrié, tutoyant spontanément Verdelle. Prends Maggie, va ! Je te la donne en toute confiance ; je sais qu’avec toi elle sera en sûreté et heureuse.

Il redressait sa taille maigre, un peu voûtée. On eût dit que l’événement le délivrait d’un fardeau.

Et n’en était-ce pas un – trop lourd à ses faibles épaules ? Dans la vie, où il avançait à pas trébuchants, se sentait-il de force à défendre sa fille et à assurer son bonheur ? L’angoisse des pièges pressentis – entrevus parfois, comme à la lueur des éclairs au sein d’une nuit d’orage – ajoutait à son faix de soucis. Comme il avait été malheureux ! Cette grande jeune fille à protéger ; ses chimères à poursuivre. Entre l’une et l’autre de ces tâches, au-dessus de ses forces, que de tiraillements ! Et que de remords de préférer l’une à l’autre !

Un mari solide et sûr, oui, c’était la solution. Bien mieux que lui – oh ! bien mieux ! – Verdelle saurait être le soutien et le guide.

Et lui, le pauvre bonhomme aux yeux illuminés et candides, pourrait chevaucher ses rêves, subir les déceptions et les heurts, sans plus craindre d’être jeté à terre et d’entraîner son enfant dans sa chute.

Allègre, il cria sa joie, inconsciemment égoïste.

— Vous vous marierez, les petits !… Quelle noce, à notre retour !

— J’en serai, avait déclaré Marius Trigone, en serrant solennellement la main des fiancés.

Ce fut son seul compliment ; et, de sa part, c’était beaucoup. L’exploration de deux jeunes cœurs devait nécessairement le passionner beaucoup moins que celle de l’île.

Avec Bérignan, il poursuivait le problème. Serait-il possible de l’étudier et de capter les mystérieuses forces, dont il leur avait été donné de contempler les effets ? Tout autant que l’inventeur, il se creusait la tête et sans plus de résultat.

Tant de gens préoccupés ne devaient pas constituer pour la petite Miette l’entourage idéal ; mais, l’enfance a des ressources infinies ; en particulier, la petite fille savait fort bien se distraire sans le secours des grandes personnes.

La forêt de cryptogames, le rivage, les rochers n’offraient-ils pas à ses jeux des ressources inépuisables ? Le ravin, surtout, l’attirait – sans doute parce qu’on lui avait recommandé de n’en pas approcher.

Éprise de liberté et peut-être d’aventures, la jeunesse admet difficilement des bornes à son empire ; et si on lui en assigne, c’est pour elle une raison de souhaiter les franchir.

L’autre côté du ravin était, en tout, semblable à celui qui s’offrait aux ébats de Miette ; c’était la même perspective de troncs cylindriques, surmontés d’énormes parasols, les mêmes dentelures d’algues géantes, les mêmes ombres, le même mystère.

Et pourtant, parce que son regard n’en pouvait dépasser la lisière, la petite fille rêvait de cette forêt comme d’un paradis féerique.

Pour l’atteindre, il lui aurait suffi d’utiliser, en guise de passerelle, la muraille de roc, pont naturel, jeté entre les deux bords du ravin et séparant la mer du brouillard blanc.

À quatre pattes, l’expédition n’avait rien d’impraticable et le vertige n’est pas à craindre quand on désire si fort atteindre l’autre bord.

Un jour, la tentation fut trop forte. Miette y céda.

Nul regard indiscret ne la surveillait ; Verdelle et Maggie se promenaient le long du rivage ; Trigone, à quelque distance, examinait des cailloux et Francis Bérignan, à l’ombre d’un champignon, se livrait à des calculs compliqués.

L’instant était favorable ; se traînant sur les mains et les genoux, Miette s’engagea sur la périlleuse passerelle.

Elle atteignit sans encombre l’autre bord et poussa un soupir de satisfaction.

La forêt – sa forêt enchantée – l’appelait ; elle y courut et s’enfonça dans ses méandres.

Elle n’alla pas bien loin. Oh ! non ! Toujours, à l’attrait du merveilleux se mélange l’appréhension ; il fait battre les cœurs enfantins à la fois de désir et de crainte. Terreurs exquises ! On appelle ce qu’on redoute ; on voudrait en même temps le fuir et on n’a plus de jambes que pour avancer.

À petits pas, à tout petits pas, comme un oiseau craintif qui pressent le piège, Miette s’avança donc. Ses grands yeux noirs, pour mieux voir, s’agrandissaient encore. Toute seule dans ce bois, sûrement ensorcelé – car, en son cerveau d’enfant, les paroles bizarres du grand-père, sur les stellaires, s’étaient amalgamées en une sorte de conte de fées, elle espérait des merveilles. Les stellaires étaient devenus des gnomes et des génies, emplissant toute ombre et toute solitude. Comment n’auraient-ils pas été là, alors que Miette était seule et qu’elle tremblait ?

Elle s’attendait fermement à les voir. Déjà, elle fermait les yeux et les rouvrait un peu, pour regarder entre les cils.

D’abord, elle ne vit rien ; mais elle oubliait d’être déçue, ayant patience. La foi des enfants est inébranlable. Est-ce assez de toute leur jeunesse pour la détruire entièrement ? Parfois, il leur en reste encore quand ils sont devenus des hommes.

Miette avançait d’un pas encore, puis d’un autre ; en même temps, elle regardait autour d’elle, à droite, à gauche, derrière et devant, par petits coups d’œil furtifs.

Enfin, elle vit.

Oh ! ce n’était encore rien de bien extraordinaire ! Ce n’était pas le palais merveilleux qu’elle se complaisait à imaginer ; mais, peut-être – certainement – c’en était l’entrée.

Une vilaine entrée, par exemple ! Un simple trou noir, s’enfonçant obliquement dans le sol et qui devenait de plus en plus noir, à mesure qu’il s’enfonçait davantage.

Mais Miette avait lu Peau d’Âne et bien d’autres contes mirifiques ; elle savait qu’on doit se défier des apparences et que les génies ont la malicieuse habitude de voiler les splendeurs de leurs demeures sous de misérables aspects, comme celles de leurs costumes sous des haillons.

De toute sa foi, elle se persuada qu’elle voyait, non point un trou noir, mais un péristyle admirable, une galerie princière, un sentier bordé de buissons d’or – bref, tout ce qui allait lui être révélé, sitôt que les génies verraient qu’elle n’était pas dupe de leur ruse.

Et elle se pencha pour admirer, avec l’envie de se glisser dans le souterrain.

Certes, il était assez haut et large pour que la mignonne pût s’y faufiler ; un homme y aurait évolué à l’aise. Mais, comme Miette se penchait, elle entendit du bruit, tout au fond, encore très loin d’elle.

Cela se rapprochait ; elle se dit que les stellaires venaient vers elle et, aussitôt, elle se rejeta en arrière, tout son courage évanoui.

Sa curiosité, pourtant, subsistait ; elle l’empêcha de s’enfuir, comme son instinct le lui conseillait.

Tremblante et attirée, Miette se cacha seulement entre les plantes, à deux pas du trou.

Elle verrait – sans être vue. Car, illogique comme tous les enfants, elle admettait volontiers que des êtres, doués par son imagination d’un pouvoir merveilleux, pouvaient manquer de la plus élémentaire perspicacité et qu’il devait suffire d’une ruse enfantine pour tromper leur vigilance.

Frémissante, elle écoutait se rapprocher le piétinement qui les annonçait. Du fond des ténèbres, elle vit surgir et s’agiter des ombres qui se hâtaient vers la lumière du jour.

Mais, en dépit de ce qu’elle imaginait, ce ne furent pas des formes bizarres et lumineuses qui, une à une, sortirent du souterrain.

Aucune illusion n’était possible ; nul moyen, cette fois, de croire à un trompe-l’œil, à un déguisement des génies.

Elle connaissait trop – elle reconnaissait – ces silhouettes suspectes, ces mines patibulaires.

Courbés en deux, marchant silencieusement l’un derrière l’autre, en file indienne, seize hommes parurent, les seize forbans d’Aubin Farouge.

Et sitôt, hors du trou, obéissant sans doute à une consigne donnée, ils s’éparpillèrent en hâte à travers le fourré et disparurent en courant.

À son tour, la mine triomphante, le chef s’encadra à l’entrée du souterrain.

Miette poussa un cri.

Sa déception était trop forte. La peur – une peur qui n’avait rien de surnaturel, celle-là, – prit soudain le dessus.

En courant, sans plus de précaution, l’enfant s’enfuit, poussant de grands cris.

— Grand-père !… Grand-père !… Les brigands !…

Farouge sursauta. Mais sa stupeur dura à peine une seconde. Instantanément, sa physionomie changea ; ses sourcils se froncèrent ; sa mâchoire se contracta durement.

Guidé par les cris de Miette, il s’élança à sa poursuite.

Déjà, la petite fille était hors du fourré ; ses jambes flageolantes, elle se laissa choir sur la muraille de roc et tenta d’y ramper, comme elle l’avait fait à l’aller.

Mais l’émotion lui ôtait tous ses moyens ; elle n’avançait qu’en se traînant avec peine et cette fois, le vertige s’en mêla.

Affolée, prise d’angoisse, elle étreignit le roc entre ses petits bras et demeura immobile, allongée sur l’étroite arête, suspendue entre la mer et le ravin.

Ses cris avaient été entendus.

Déjà, Trigone, tiré de sa rêverie, Bérignan, arraché à ses calculs, Maggie et Verdelle, inquiets, accouraient.

— Miette !

Tous tendaient leurs bras vers l’enfant, comme pour l’arracher à sa périlleuse situation ; et Trigone, le premier, oubliant toute prudence, à demi-fou de terreur, – parce qu’il apercevait à la lisière des cryptogames, la figure menaçante de Farouge – voulut s’élancer debout sur l’étroite muraille, au risque de choir dans les flots. Il fallut que l’inventeur le tirât en arrière et que Maggie s’accrochât à lui.

Le vieillard poussait des clameurs déchirantes.

— Miette !… Ma petite Miette ! Je viens !

Et il les entremêlait d’invectives à l’adresse de son ennemi.

— Attends, brigand ! Canaille ! Je vais t’apprendre à faire le Croquemitaine !

Mais Aubin Farouge s’était arrêté et rien n’indiquait son intention de poursuivre plus avant l’enfant.

Il se bornait à sourire, regardant à travers les algues.

Cependant Miette criait toujours.

— Les brigands ! Ils sont sortis d’un trou… Au secours, grand-père !

Verdelle venait de rejoindre ses compagnons. Il arriva juste à temps pour voir Farouge consulter sa montre et rugir d’une voix triomphante :

— Bonne vengeance ! Le rocher est miné. Encore dix secondes. L’enfant sautera avec les autres… Merci pour le conseil !

Les mots terribles étaient à peine parvenus aux oreilles de Maggie et de Trigone. Ils avaient moins compris que deviné l’atroce menace et ils demeurèrent pétrifiés, livides, grelottant d’effroi.

— Miné !

Une forme noire bondit et s’abattit au milieu de la muraille. Déjà, Verdelle se relevait, tenant l’enfant entre ses bras ; sans souci du vertige, courant sur l’étroite arête, il regagnait le bord du ravin.

— Ah ! le bon type ! le chic garçon ! clama le savant en s’élançant à sa rencontre.

Mais le journaliste le repoussa.

— En arrière !… En arrière tous trois !

Son élan les entraîna. Empoignés par Bérignan, Trigone et Maggie furent rejetés à l’abri des cryptogames ; à bout de force, Verdelle roula près d’eux avec Miette.

Aubin Farouge avait disparu, en poussant un éclat de rire.

Au même instant, une explosion formidable se fit entendre ; le sol trembla et les assistants virent distinctement la muraille du roc osciller, se fendre et s’abattre dans le ravin ; aussitôt en trombe écumante, la mer se précipita par la brèche.

La crise d’émotion et de frayeur que Trigone venait de traverser l’avait paralysé physiquement ; mais, en même temps, elle avait décuplé son habituelle lucidité.

Le savant, durant quelques secondes, – et tout le drame n’en prit pas plus de vingt – vit, entendit et comprit intensément. Aucun des détails de la scène ne lui échappa ; il vécut l’angoisse de Miette, ajoutée à la sienne propre et suivit, avec un arrêt du souffle dans sa poitrine, la tentative héroïque de Verdelle.

Des mots criés par Farouge, qui retentirent si douloureusement dans son vieux cœur, il n’eût dû retenir que celui qui était tout le danger : le rocher miné.

Mais il n’eut même pas besoin d’en chercher le sens. En l’entendant, il avait pressenti l’affreuse vérité : Farouge avait résolu de faire sauter la muraille du roc.

Deux phrases entendues, rapprochées dans son esprit, firent jaillir la lumière.

— Les brigands sont sortis du trou, avait crié Miette.

— Tout sautera !… Merci du conseil ! rugissait de son côté le financier.

Et Trigone devina, avant même d’avoir entendu l’explosion, ce qui allait se passer.

— Si la mer brisait la muraille, avait-il dit jadis, le brouillard blanc cesserait d’exister et ce serait la fin des stellaires.

Ces paroles imprudentes étaient évidemment parvenues aux oreilles de Farouge. Et l’idée machiavélique lui était venue d’utiliser ses munitions inutiles, la poudre, la dynamite qu’il possédait peut-être, à faire sauter le rocher, afin de noyer le ravin.

Tout cela fut clair pour le savant et son cœur se serra à la pensée du désastre.

— Les stellaires ! gémit-il, en se relevant. Les stellaires vont périr !

Et il se mit à courir comme un fou le long du ravin, suivi par ses compagnons, qui ne comprenaient pas.

La mer s’était précipitée avec une telle force qu’elle avait, en un clin d’œil, envahi la moitié du ravin, recouvrant le brouillard blanc qui l’emplissait.

Maintenant, Trigone pouvait contempler en grand le phénomène qu’il n’avait encore observé qu’en petit ; les deux éléments : gaz et liquide, entraient en lutte et s’absorbaient réciproquement. Dans la masse de brume, les paquets de mer pénétraient profondément ; mais c’était pour se solidifier aussitôt en blocs de matière noire, qui tombaient au fond du ravin et que recouvrait l’assaut des flots furieux.

L’issue n’était pas douteuse. Sans cesse, la mer recevait du renfort ; le bataillon des vagues hurlantes accourait à la rescousse, tandis que le brouillard blanc s’épuisait, sans être renouvelé.

Auprès de Trigone, qui s’arrachait les cheveux, Verdelle, Bérignan, Maggie et la petite Miette ne pouvaient détourner les yeux de ce spectacle.

— C’est ma faute !… ma faute ! hurlait le savant.

Mais, soudain, les cris expirèrent sur ses lèvres blêmies ; son bras se tendit devant lui.

— Là !… Là ! bégaya-t-il.

Du sein de la masse brumeuse, assaillie par les eaux, deux étranges rayons venaient de jaillir. C’était comme deux jets, à peine lumineux, qu’on n’aurait nullement distingués de l’air ambiant, sans le mouvement vibratoire qui animait leurs molécules.

Ils s’étendirent comme deux bras gigantesques, vers la rive opposée ; et devant eux, algues et champignons semblèrent se volatiliser ; une double trouée entama leur masse, s’éloignant en des directions d’abord différentes, puis décrivant, comme les branches d’un compas, une double courbe qui se rejoignit, ayant isolé un vaste îlot de végétaux.

Et soudain la végétation qui couvrait cet îlot se pulvérisa, disparut, volatilisée au contact des rayons ; dans l’espace libre, Trigone et ses compagnons aperçurent une quinzaine d’hommes qui roulaient à terre, se relevaient, couraient, puis retombaient en se débattant et en poussant des hurlements d’effroi.

C’était Farouge et sa bande, cernés en pleine fuite par la mystérieuse puissance.

Brusquement, comme accourt le flot, les rayons, rasant le sol, revinrent vers le ravin. Et devant eux roulait une petite ligne noire – les corps des forbans qu’ils ramenaient.

Cela eut la durée de l’éclair. En une seconde, tout s’engouffra dans le dernier lambeau de brouillard qui subsistât encore.

Et comme si elle n’eût attendu que cette proie pour cesser une lutte inutile, la nappe de brume s’affaissa, se laissa recouvrir par le flot et devint une croûte noirâtre, scellant à jamais au fond du ravin les mystérieux êtres stellaires et les hommes téméraires qui avaient prétendu les détruire.

CHAPITRE XIV

LE RAVIN MORT

Le savant et ses compagnons avaient assisté, terrifiés, à ce spectacle inimaginable.

Il leur avait semblé que la mort se matérialisait devant leurs yeux épouvantés, qu’ils la voyaient réellement étreindre les créatures qui se débattaient contre elle.

Quand on assiste aux affres d’une agonie, on a l’impression d’une lutte contre quelque chose d’impalpable et d’invisible.

Cet invisible, Trigone, Bérignan, Verdelle, la jeune fille et l’enfant le voyaient. Il prenait corps et l’horreur du spectacle s’en augmentait.

Devant cette révélation du mystère d’un autre monde, ils demeuraient immobiles et fascinés ; une sueur froide mouillait leurs membres ; ils souffraient physiquement de la peur étrange qui les envahissait.

Cela leur parut durer des siècles. Et pourtant, l’image passa avec la vitesse fulgurante de l’éclair.

L’horloge de leur poignet, celle de leur poitrine marquèrent tout juste une seconde, d’une pulsation et d’un battement.

Et ce fut fini. Le châtiment décidé par les stellaires fut accompli, en même temps que parachevée l’œuvre néfaste du forban.

Foudroyés par la colère de leurs adversaires, Farouge et ses hommes avaient été engloutis par le ravin ; victimes de leur propre crime, ils dormaient, scellés pour toujours dans une tombe, qui leur devenait commune avec ceux qu’ils avaient voulu y enfermer.

À la place du brouillard blanc, une croûte, surélevant le fond du ravin, s’étendait ; et les flots, qui continuaient à arriver, recouvraient cette croûte solide. En quelques minutes, le ravin, empli d’eau jusqu’au bord fut transformé en un étang qui, une fois les remous calmés, stagna, faute d’une issue pour s’écouler.

Ce changement avait été si prompt que les spectateurs cherchaient encore des yeux la vague humaine, roulant pêle-mêle dans l’abîme de brouillard ; mais il n’y avait plus que le linceul de l’eau recouvrant le mystère.

S’arrachant à leur stupeur, tous se frottèrent les yeux, pensant avoir été victimes d’un mirage. Comment croire qu’ils n’avaient pas rêvé ?

Enfin, Trigone dit lentement :

— Ce que nous avons vu, aucun œil humain ne le reverra… jamais !… Et nous venons de perdre la chance, l’unique, la merveilleuse chance de percer le mystère de la création.

Il soupira et étendit vers le ravin un de ses bras, au bout duquel sa main tremblait.

— Qui dira jamais quelle science est ensevelie là-dedans ? Assez, peut-être pour avancer de cent mille ans l’œuvre de l’humanité. Et par la faute de quelques-uns des leurs, les hommes continueront à bégayer pendant des siècles… pendant des milliers de siècles !

— Mais qu’est-il donc arrivé ? balbutia Verdelle. Tout cela fut si soudain !… Je n’ai rien compris… rien vu, presque. J’avais perdu la tête.

— Ai-je conservé la mienne ? murmura Trigone. Je ne t’ai même pas remercié, brave ami. Et pourtant, tu as sauvé ma petite Miette au péril de ta vie.

— Ce n’était rien, répondit le journaliste, en tentant de dégager sa main, que le savant avait saisie et qu’il secouait avec une émotion exaltée.

— Rien ? Tron de l’air ! Qu’en pense la société ? Embrasse-le, au moins, Miette !

La petite fille se jeta au cou de son sauveur.

— N’en parlons plus, dit Verdelle, en la reposant à terre. Nous ne savions plus ce que nous faisions.

Il dut pourtant accueillir encore la poignée de mains de Maggie, toute émue.

— Vous êtes bon et brave ! murmura-t-elle.

Et son regard aurait payé Agnan Verdelle de mille morts.

— Brave, en effet, approuva Bérignan, en secouant à son tour la main du jeune journaliste.

— Je vous en prie, coupa celui-ci, dites-moi plutôt ce qui s’est passé. J’ai à peine entendu les mots : le rocher miné.

— La dernière infamie de Farouge, répondit tristement Trigone. Et j’en porte la responsabilité… Qui aurait songé à cela ? Je confesse mon imprudence : il est des mots qu’on ne doit pas prononcer.

— Quels mots, maître ?

— Ceux dont je me suis servi pour vous conter ma découverte relative à la combinaison de l’eau et du brouillard. Ce jour-là, j’ai dit : si la digue cédait, le ravin s’emplirait d’eau et ce serait la fin des stellaires. J’imagine que Farouge a entendu ; il a fait sauter le rocher, croyant accomplir une belle besogne : il comptait sans les rayons.

Tous frémirent au souvenir de l’étrange spectacle.

— La chasse n’a pas duré longtemps, reprit le savant. Quelles jambes humaines pourraient échapper à pareille puissance ?

— Le secret de ces mystérieux rayons, quelle perte pour l’humanité ! s’exclama Bérignan. Moi qui en ai entrevu la puissance, je puis dire que nous avons à peine épelé l’A.B.C. des forces radio-actives de la Nature.

— Le livre s’est refermé, se lamenta Trigone. Stupide Farouge ! Le châtiment ne s’est pas fait attendre ; mais eût-il été cent fois plus effroyable que je le trouverais encore trop doux, en regard du mal que ce misérable a causé.

— Certes ! approuva Bérignan.

— Vous croyez, maître, que les êtres ont été détruits ? demanda Verdelle.

D’un geste accablé, Marius Trigone montra le ravin.

— Regarde ! répondit-il simplement.

Silencieusement, il se mit à marcher le long du bord ; tous le suivirent.

La vision qui les hantait les incitait au recueillement. N’était-ce pas une tombe qu’ils côtoyaient en ce moment ? Lorsqu’ils eurent longé l’une et l’autre rive, ce fut leur conviction : le ravin inondé dans toute sa longueur n’offrait plus trace de brouillard.

Une poignante mélancolie assourdit la voix du savant.

— Comment n’ont-ils pas été avertis ? murmura-t-il. Eux qui voyaient ! eux qui savaient ! Il existait donc des bornes à leur pouvoir ! N’ont-ils pu déchiffrer les pensées menaçantes de Farouge ? Ont-ils négligé de le faire, faute de supposer qu’il eût les moyens de nuire ? Mystère ! le fait existe : ils sont anéantis.

— Ne pouvaient-ils échapper aux eaux ? questionna Verdelle.

Il n’insista pas. Trigone, d’un haussement d’épaule, écartait cette supposition.

— Eux pouvaient quitter le ravin, précisa le savant. Mais, hors du brouillard, que seraient-ils devenus ? L’événement a prouvé qu’il était leur atmosphère indispensable. Leur science ne leur permettait pas le doute ; ils n’ont pas tenté d’échapper à la mort. Leur seul souci fut de châtier et peut-être ont-ils moins songé à la vengeance qu’à assurer notre propre sécurité. Leur dernier acte nous libère de toute inquiétude.

— Pour nous abandonner à quel avenir ? soupira Verdelle.

Il n’avait que trop raison ; cet avenir, ni lui, ni ses compagnons ne pouvaient l’envisager sans anxiété.

L’hécatombe les laissait sans protecteurs, les privait de l’espoir qu’avait fait naître en eux la présence des stellaires.

Désormais, ils étaient les seuls maîtres de l’île – ses seuls habitants aussi. Le rêve caressé par Aubin Farouge se réalisait pour eux.

Mais quel triste empire qu’une île déserte dépourvue de toute ressource alimentaire.

— Les stellaires sont morts. Comment devinerons-nous jamais leur secret ? gémissait Marius Trigone.

Et non moins accablé, Verdelle songeait :

— Comment vivrons-nous demain ?

Regret scientifique, peur plus humaine du lendemain, la même tristesse traduisait ces deux sentiments. Et chacun des malheureux hôtes de l’île tombée du ciel s’y laissait aller.

À deux pas de Trigone sous la nappe d’eau dormante, il y avait un monde, fragment d’un des secrets de l’espace mystérieux ; et ses yeux fiévreux ne le pouvaient voir, ses doigts inquiets ne le pouvaient toucher.

Il eût voulu, au moins, errer au fond du ravin mort, tenter de lui arracher le secret de la vie des stellaires, les traces qu’ils avaient dû y laisser, les vestiges de leurs forces, même leurs cadavres, si la mort n’était pas pour eux une dissociation immédiate – tout ce que le brouillard lui avait dissimulé.

Et l’énigme restait entière. Une catastrophe stupide en voilait le mot aux yeux humains – si près d’elle ! – N’était-ce pas désespérant ?

Verdelle, pour d’autres motifs, infiniment moins élevés, aurait volontiers imité la désolation du savant. Mais la présence de Maggie le retenait.

Devait-il montrer moins de courage qu’elle ? N’était-il pas de son devoir, au contraire, d’affecter la confiance, afin d’éviter au moins à la jeune fille les tortures de l’angoisse, non tempérées d’espoir ?

Refoulant énergiquement les sombres pensées qui l’assaillaient, il parvint à sourire.

— Le merveilleux n’est plus, dit-il. Je pense que nous devrons dorénavant considérer la vie en hommes n’ayant à compter que sur l’aide des humains.

— Je le pense également, approuva Bérignan.

— Toute illusion nous étant ôtée et nous trouvant d’autre part délivrés de toute contrainte, je crois qu’il serait temps d’examiner notre situation telle qu’elle peut se présenter en tenant compte des ressources de l’île.

Ils la connaissaient à peine, ne l’ayant pas encore parcourue en entier. Un espoir leur restait donc de découvrir qu’on y pouvait subsister. À vrai dire ce qu’ils avaient vu rendait cet espoir bien frêle. La sagesse, néanmoins, commandait de l’examiner.

Bérignan était entièrement de cet avis. Quant à Trigone, indifférent à tout et ne pouvant détacher ses yeux du funèbre ravin, il était devenu un être inconsolable et passif, sur le concours duquel il n’y avait plus à compter.

Il fut donc décidé qu’on le laisserait errer à sa guise, le long du ravin, sous la garde de Maggie et de Miette.

Le premier soin de Verdelle et de Bérignan, auxquels était dévolue toute initiative, fut d’aller chercher au camp de Farouge tout ce qui pouvait renforcer leur approvisionnement.

Cela fait, s’étant munis chacun d’un fusil et de quelque nourriture, ils partirent à la découverte.

Huit jours durant, ils rayonnèrent dans toutes les directions et leurs constatations confirmèrent la réalité navrante : partout la même ébauche de vie rudimentaire ; la même exubérance de végétation en enfance, inutilisable pour l’alimentation de l’homme.

Le plus grave était l’absence de sources et de ruisseaux. Évidemment, l’eau devait exister dans l’île puisqu’un commencement de vie végétale s’y observait. Mais sans doute coulait-elle souterrainement, ou se perdait-elle à travers la masse de ce terrain spongieux, sans parvenir à rencontrer une poche imperméable où elle pût se rassembler avant de sourdre.

De ce sol ingrat, en dépit des pronostics de Trigone, il n’y avait donc rien à attendre – au moins pour le moment.

Et n’était-ce pas le présent seul qui importait aux malheureux ? De quel réconfort leur pouvait être l’assurance que cette île était riche de promesses et qu’elle témoignerait d’une fertilité merveilleuse dès que la vie terrestre s’y serait suffisamment développée ?

La faim était la menace pressante – la soif aussi.

Le neuvième jour, en rentrant au campement, certains que l’île ne pouvait en rien pourvoir à leurs besoins, Bérignan et Verdelle constatèrent avec terreur que la petite provision de boisson, héritée de Farouge, touchait à sa fin.

Même en se rationnant, ils ne pouvaient prolonger que de quelques jours leur misérable existence.

N’étaient-ils pas affaiblis par une nourriture trop peu substantielle ?

Ils mirent Trigone au courant de la situation. Le savant ne sourcilla point.

— Je n’ai jamais douté de cette conclusion, répondit-il. Jetés hors de notre Terre – car cette île, en dépit de sa base enfouie dans les profondeurs d’un de nos océans, appartient à l’astre inconnu qui nous a frôlés – nous ne pouvions vivre que par le secours de ses habitants. Dès lors que leur appui nous manque, nous sommes condamnés.

La réponse n’était pas encourageante. Verdelle le constata un peu sèchement.

— Songez à votre petite-fille et à Maggie Bérignan, maître. Notre devoir est de tout tenter pour leur épargner la souffrance et les sauver de la mort. Nous abandonner au découragement serait une lâcheté.

— Que faire ? demanda simplement le savant.

En prononçant ces mots qui, mieux qu’un long discours, firent mesurer au journaliste toute l’étendue de leur impuissante, il se laissa tomber sur le sol.

Et les uns après les autres, tous l’imitèrent.

Ils auraient pu tenter de pêcher encore et reculer ainsi l’épuisement de leurs provisions. Mais à quoi cela eût-il servi ? L’eau manquait : à son défaut, la source de la vie allait se tarir.

Il n’y avait vraiment plus qu’à attendre la mort.

Navrante et terrible agonie ! Les malheureux mouraient sous un ciel de rêve, d’où tombaient des draperies d’or, revêtant toutes choses de splendeur et de clarté. La mer chantait autour de l’île et du sol noir montaient sans trêve des végétations nouvelles ; la vie naissait et s’affirmait près de ceux qui mouraient.

Verdelle s’était traîné près de Maggie et ses bras affaiblis l’attiraient.

— Maggie ! soupira-t-il, d’une voix saccadée, qui filtrait péniblement à travers son gosier contracté et ses lèvres brûlées par la fièvre. Maggie aimée ! Jamais…

Elle tourna vers lui son visage pâle, ses yeux déjà lointains, d’où la vie se retirait.

Mais l’amour subsistait ; elle tendit ses lèvres.

— Le Destin n’a pas voulu ! gémit-elle. Pourquoi cette cruauté ?

— Pourquoi notre patience ?… Pourquoi notre imprudence ?

Ils étaient fiancés – point amants. Que de joies perdues ! Ah ! comme ils maudissaient le préjugé qui leur avait fait attendre l’heure nuptiale.

Fixe-t-on une date au bonheur ? – à cette chose incertaine et fuyante que l’homme croit lumineuse et qui n’est qu’une ombre ? Demain nous appartient-il ?

Ils avaient cru l’étreindre bientôt, en s’étreignant ; elle leur échappait, évanouie dans le mystère de l’anéantissement prochain.

Les corps dissociés s’éparpillent ; les atomes associés à de nouvelles combinaisons continueront à participer à la vie des mondes – à la vie physique.

Mais, la force mystérieuse de désir et de rêve, dont nous croyons sentir brûler en nos cerveaux l’impalpable flamme ? Animera-t-elle encore d’autres cellules ? Participera-t-elle à l’éternel recommencement, à l’éternel regroupement ? Tend-elle obscurément – sans mémoire – à l’épanouissement de tout ce qu’une existence humaine laisse inachevé – insatisfait – inexprimé ?

Est-elle fluide – et matérielle aussi, comme toutes les forces radio-actives qui animent l’univers ? Est-elle autre ? Qu’est-elle ?

C’était pourtant elle – la pensée – antagoniste du corps qui souffre par elle et par qui elle souffre, c’était pourtant elle qui s’unissait au regret de la chair inapaisée et l’exprimait.

Pourquoi ? Que regrettait ce couple agonisant ? Devait-il regretter cela ? Qu’eût ajouté l’étreinte à leur amour ? Ils en avaient eu le meilleur : la tendresse, le rêve, l’attente, le désir irréalisé.

Et qu’y a-t-il au delà du voile, sinon désillusion ?

Mais leur jeunesse ignorait le subtil poison des philosophies et la nature triomphait en eux. C’était elle qui, à cette heure, leur imposait le déchirement de ce regret et le désir de se chercher, de s’étreindre, avec la peur de se perdre.

Toujours, l’approche des cataclysmes qui menacent d’anéantir en pleine vigueur des êtres jeunes et sains provoque cette frénésie d’amour : parmi les ruines, au bord des tombeaux, au milieu des convulsions du sol jetant bas les murailles, les amants s’enlacent. C’est la suprême révolte de la Vie qui ne veut point finir et prétend se perpétuer.

Blottie contre la poitrine du jeune homme, Maggie murmura :

— Je m’endormirai dans tes bras… dans un rêve… Ils ne parlèrent plus, essayant quand même de se sourire et d’unir leurs lèvres.

Les heures passaient. Déjà leur vue devenait trouble ; ils distinguaient mal les objets qui les entouraient. Le délire commençait-il ? On entendit tout à coup Verdelle bégayer :

— Une… deux… cinq voiles…

Il avait le regard tourné vers la mer et se soulevait péniblement.

À leur tour, ses compagnons regardèrent et parlèrent, de la même voix enfiévrée.

— Il y a des vapeurs.

— Des navires s’approchent…

— Il en est qui viennent de l’est…

— D’autres de l’Ouest…

— Ils semblent faire le tour de l’île.

Et soudain, Verdelle poussa un cri.

— Il faut faire des signaux… appeler !

Mais des poitrines affaiblies ne pouvaient sortir que des gémissements et pas un des malheureux ne réussit à se mettre debout.

Ils demeurèrent haletants, saisis d’horreur à la pensée que la vision s’éloignerait et qu’ils étaient impuissants à la retenir.

Cependant le mirage ne s’évanouissait pas. Au contraire, les navires se rapprochaient ; ils traçaient autour de l’île un cercle qui se rétrécissait. Quelques-uns mirent des embarcations à la mer ; un canot atterrit à dix mètres des moribonds.

Cette fois, galvanisés par l’espoir, ceux-ci purent se soulever et crier. Des marins accoururent vers eux ; on les releva ; ils étaient sauvés.

— Miracle ! balbutiait Trigone. Par quel hasard êtes-vous passés ?

La réponse l’emplit de stupeur.

— Nous vous cherchions. Vous êtes les passagers de l’aéroplane français, n’est-ce pas ? C’est bien vous que nous devions trouver dans cette île ?

Et la même question jaillit des lèvres de tous les rescapés :

— Comment avez-vous su ?

CHAPITRE XV

LE RETOUR CHEZ LES HOMMES

L’explication devait bouleverser Trigone à la fois d’admiration et de regret.

C’était par un message des êtres stellaires que l’humanité avait appris le destin du savant et de ses compagnons, leur merveilleuse aventure et l’urgence qu’il y avait à les secourir.

Un message par ondes cérébrales, lancé de cerveau à cerveau et non point à l’aide de mots d’une langue humaine, mais par transmission directe des images, dont les mots et les phrases ne sont jamais que des traductions imparfaites, avait atteint – avant même la disparition des stellaires – un citoyen de la libre Amérique.

Et c’était ce phénomène, cet être extra-humain, ce type précurseur de l’homme futur, dont Marius Trigone avait laissé tomber la photographie au sein du brouillard blanc.

Qu’était-il ? Doué d’un cerveau sensible aux « ondes », d’un cerveau qui était un véritable récepteur de T.S.F., il constituait peut-être un miracle de la nature, qui révélait en sa personne, prématurément, le sens nouveau dont les hommes ne devaient acquérir l’usage que par l’œuvre de lente évolution des siècles.

Entre cet être, dont l’organisation présentait, comme lui-même devait par la suite l’apprendre à Trigone, tant d’analogies avec celui des stellaires – et les mystérieux habitants de l’Étoile, cette photo perdue avait servi de lien.

Ainsi, c’était à une dernière intervention des stellaires que le savant et ses compagnons devaient la vie.

Lorsqu’embarqués à bord d’un des navires envoyés à leur secours, soignés et réconfortés, ils purent être mis au courant des événements, il leur sembla avoir vécu le plus fantastique des rêves.

Cette conclusion de leur extraordinaire aventure ne valait-elle pas l’aventure elle-même ?

Trigone ne se lassait pas de quémander des détails sur ce qu’avait révélé le phénomène. Malheureusement, ce que le télégraphe sans fil avait communiqué, touchant Philip W. Garner et ses étranges facultés, ne pouvait que piquer la curiosité du savant, sans parvenir à la satisfaire.

En désespoir de cause, il prenait Miette à témoin de sa malchance.

— Comprends-tu, petite ? Un être existe qui peut nous mettre en communication avec ceux de l’étoile. Et je ne l’apprends qu’après la disparition de ceux-ci !

Heureusement, Philip W. Garner lui restait comme sujet d’études. Bérignan le lui fit observer.

À cette idée, le savant bouillonna. Il eût voulu donner des ailes au bateau, pour arriver plus vite auprès du phénomène.

Pour l’île étrange qu’il abandonnait, il n’eut pas un regret. Que lui importait d’y voir s’éveiller la vie, d’y pouvoir assister au mystère de la naissance d’un monde ? Les phases d’une évolution régulière pourraient-elles s’y dérouler, alors que les flots et les vents jetteraient sur la terre neuve les semences de vie empruntées à l’ancienne ? Avant les premiers tressaillements de la vie animale, des oiseaux s’abattraient dans l’île et s’y installeraient. Et devant eux, la nature renoncerait à l’essai nouveau, aux lentes transformations des germes hésitants. Pourquoi recommencer le travail des siècles, quand, toute proche, la vie, déjà adaptée ne demandait qu’à envahir l’île ?

Les hommes, d’ailleurs, auraient-ils la patiente curiosité de laisser s’opérer le mystérieux travail ? Trigone savait qu’ils auraient hâte de peupler l’île, en y important les races utiles, tant animales qu’humaines.

La matière serait leur proie. Il fallait s’en désintéresser.

Et le savant, tournant le dos à la côte noire, au pullulement des algues et des cryptogames, regarda du côté du vieux monde.

Là-bas l’attendait la véritable énigme : le mystère de l’évolution cérébrale, l’anéantissement progressif de la matière par les forces intelligentes, dont le cerveau humain n’aura été, peut-être, qu’une expression transitoire.

Vers cela – et vers la gloire qui l’attendait – Marius Trigone revenait ; et son souhait multipliait la vitesse des hélices.

Mais le vaisseau voguant n’emportait pas qu’une impatience du savant, l’ambition neuve de Bérignan, délivré et redressé, qui fixait hardiment l’avenir, – ou l’insouciance heureuse de la petite Miette.

Il emportait l’amour, rayonnant dans les regards de Maggie et d’Agnan Verdelle.

— Vous souvenez-vous, chère mienne ?

Un bras passé autour de la taille de sa fiancée, leurs deux têtes se frôlant, penchées au dessus des flots, le journaliste, appuyé au bastingage, interrogeait moins l’océan que le reflet du ciel dans les yeux de la jeune fille.

— Vous souvenez-vous de notre départ ? Vous ne demandiez à l’étoile que l’affranchissement de la mort, l’anéantissement dans l’espace. Vous disiez un adieu sans retour aux laideurs dont les hommes – des hommes ! – ont attristé l’existence terrestre. Et vers cette existence nous revenons joyeusement, comblés des bienfaits de l’étoile. N’est-ce pas elle qui vous a donnée à moi, délivrée de l’inquiétude des mauvais jours ? Petite mienne, croyez-vous au bonheur ?

— Oui ! à la clarté de vos yeux ! répondit tendrement Maggie. Mais, aurais-je osé le voir, si la bourrasque qui nous a emportés n’avait chassé les nuages ? Le ciel est pur, maintenant.

Puérilement reconnaissants, ils le fixèrent. N’était-ce pas de sa profondeur, interdite aux regards humains, qu’était tombée l’île bienfaisante, berceau de leur bonheur ?

Une voix claironnante les arracha à cette contemplation.

— Dites, jeunes gens, en voilà-t-il des fumées ! Ce n’est plus pour nous, tous ces bateaux, puisque nous sommes retrouvés ? Alors, que vont-ils faire vers notre île ?

Verdelle tressaillit, ramené en pleine réalité. Leur paquebot passait en effet au milieu d’une véritable escadre : par deux ou par trois, des cuirassés, crachant des tourbillons de fumées noires, se dirigeaient vers la côte stellaire.

À la corne des mâts, le jeune homme reconnut les pavillons des peuples qui allaient se partager le morceau d’étoile.

— Pourquoi vont-ils là-bas ? demanda le savant. C’est dans le vieux monde qu’est maintenant le trésor. À quoi bon des bateaux et des querelles ? Le règne de la matière finira et, pour la pensée librement épanouie, si la Terre est trop étroite, il y aura l’espace infini des univers. Courons donc vers le phénomène qui nous enseignera l’évangile libérateur, l’espoir ! la vérité de demain !

Enthousiaste, il arpentait le pont à grands pas et ses gestes semblaient appeler les escadres. Mais, seule, la petite Miette le suivait.

— Combien serez-vous pour vous intéresser à demain ? plaisanta Verdelle.

Mais une légère mélancolie voilait sa parole.

Le savant ne l’écoutait pas : il continuait son rêve.

— N’est-ce pas la marche à l’Étoile ? clamait-il en s’éloignant, frénétique et illuminé.

— Ceux-là y vont aussi, répondit Verdelle, uniquement pour Maggie, en montrant les cuirassés. Pour une élite de penseurs, qui, franchissant – en rêve – des milliers d’années, rêvant l’homme libéré de tout ce qui l’enchaîne encore au sol et lui interdit tout espoir, combien de foules l’étoile guidera-t-elle vers l’unique satisfaction des appétits instinctifs ? Allons-nous réellement vers l’aube de l’Idéal ? Ne sommes-nous qu’un âge – qu’un état – dans l’œuvre du Temps ? L’homme doit-il jamais se dégager de la matière et voir s’ouvrir, au vol de son esprit, les champs mystérieux de l’éther ? Pour nous, autour de nous, en tout cas, c’est encore l’ombre, rien que l’ombre. Et n’ayant pas, pour la percer, les yeux puissants du visionnaire, contentons-nous d’un espoir plus modeste. Peut-être est-ce une tâche suffisante pour les forces humaines que de glaner, au jour le jour, le bonheur rampant qui nous est départi. Et si l’on est deux à ramasser double récolte, ne faut-il pas bénir le destin ?

Il sourit à Maggie et Maggie lui sourit, des lèvres et des yeux, étoiles d’or et de ciel, conquises pour guider sa marche au bonheur…

 

FIN

Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnr.com/

en janvier 2022.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Yves, Alain, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : H.-J. Magog, L’Île tombée du ciel, Paris, Ollendorf, 1923. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page reproduit Dernier aperçu, par Hubble, de la comète ISON avant la périhélie, 7.12.2017, GSFC NASA.

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[1] L’as-tu entendu, Miette ? (provençal).