Maurice Maeterlinck
LE MIRACLE
DE SAINT ANTOINE
FARCE EN DEUX ACTES
1903-1920
bibliothèque numérique romande
Table des matières
SAINT ANTOINE.
M. GUSTAVE.
M. ACHILLE.
LE DOCTEUR.
LE CURÉ.
LE COMMISSAIRE DE POLICE.
JOSEPH.
DEUX AGENTS.
Mlle HORTENSE.
VIRGINIE.
Neveux, nièces,
cousins, cousines, invités, etc.
La scène de nos jours,
dans une ville flamande.
En Flandre, dans une petite ville. Le vestibule d’une vieille et vaste maison bourgeoise. À gauche, porte cochère s’ouvrant sur la rue. Au fond, un perron de quelques marches conduisant à une grande porte vitrée qui donne accès dans la maison. À droite, une autre porte. Le long du mur, une banquette de molesquine, quelques escabeaux, un portemanteau où sont accrochés des chapeaux, un pardessus, etc. Au lever du rideau, la vieille bonne, Virginie, troussée haut, les jambes nues et chaussée de gros sabots, parmi des seaux de cuivre, des torchons, des balais et des brosses, lave à grande eau les dalles de marbre. De temps à autre, elle suspend son travail, se mouche bruyamment et, du coin de son tablier bleu, essuie une grosse larme. On sonne à la porte cochère ; Virginie va ouvrir, et on aperçoit sur le seuil, nu-tête, nu-pieds, les cheveux et la barbe embroussaillés, un maigre et long vieillard vêtu d’une sorte de robe de bure boueuse, informe, sans couleur, et copieusement rapiécée.
VIRGINIE, SAINT ANTOINE
VIRGINIE, entr’ouvrant la porte.
Qu’est-ce que c’est ?… Voilà la trente-sixième fois que l’on sonne… Encore un pauvre !… Que voulez-vous ?
SAINT ANTOINE
Je veux entrer.
VIRGINIE
Non, non ; vous êtes trop crotté ; restez là. Que demandez-vous ?…
SAINT ANTOINE
Je demande à entrer.
VIRGINIE
Pourquoi ?...
SAINT ANTOINE
Pour ressusciter Mademoiselle Hortense.
VIRGINIE
Pour ressusciter Mademoiselle Hortense ?… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?… Qui êtes-vous ?…
SAINT ANTOINE
Je suis saint Antoine.
VIRGINIE
De Padoue ?…
SAINT ANTOINE
Justement.
L’auréole du saint s’allume et resplendit.
VIRGINIE
Jésus Marie ! c’est vrai !… (Elle ouvre la porte toute grande, tombe à genoux, et, les mains jointes sur le manche de son balai, récite rapidement la Salutation Angélique, après quoi elle baise dévotement le bas de la robe du saint en répétant machinale et affolée :) Saint Antoine, ayez pitié de nous !… Grand saint Antoine, priez pour nous !…
SAINT ANTOINE
Et maintenant, permettez-moi d’entrer et refermez la porte.
VIRGINIE, se relevant bourrue.
Voici le paillasson, essuyez vos pieds… (Saint Antoine obéit gauchement.) Mieux que ça, voyons, mieux que ça.
Elle referme la porte.
SAINT ANTOINE,
désignant la porte à droite.
Mademoiselle repose là.
VIRGINIE, stupéfaite et ravie.
En effet. Comment le savez-vous ?… C’est étonnant !… Elle est là, dans le grand salon… La pauvre dame !… Elle n’avait que soixante-dix-sept ans… C’est bien jeune, n’est-ce pas ?… Elle était très pieuse et bien méritante, vous savez… Elle a beaucoup souffert… Et puis elle était riche… Je me suis laissé dire qu’elle laissait deux millions… Deux millions, c’est beaucoup…
SAINT ANTOINE
Oui.
VIRGINIE
Ce sont ses deux neveux, Monsieur Gustave, Monsieur Achille et leurs enfants qui héritent de tout. Monsieur Gustave aura cette maison… Puis elle a fait des legs : au curé, à l’église, au suisse, au sacristain, aux pauvres, au vicaire, à quatorze jésuites, à tous les domestiques, selon le temps qu’ils sont restés à son service. C’est moi qui ai le plus… Je l’ai servie trente-trois ans ; je recevrai trois mille trois cents francs. C’est joli.
SAINT ANTOINE
En effet.
VIRGINIE
Elle ne me devait rien ; elle m’a toujours payé mes gages… On a beau dire… On ne trouverait pas beaucoup de maîtres qui en feraient autant, après leur mort… C’était une sainte femme… On l’enterre aujourd’hui… Tout le monde a envoyé des fleurs. Il faudrait voir le salon… Ça réjouit le cœur… Il y en a sur le lit, sur la table, les chaises, les fauteuils, le piano… Et rien que des fleurs blanches ; c’est joli comme tout… On ne sait plus où ranger les couronnes… (On sonne. Elle va ouvrir et revient avec deux couronnes.) En voici encore deux… (Examinant et soupesant les couronnes.) Elles sont belles, celles-ci… Tenez-les-moi pendant que j’achève mon nettoyage… (Elle repasse les couronnes à saint Antoine, qui, docilement, en prend une dans chaque main.) C’est cet après-midi qu’on la porte au cimetière ; il faut que tout soit propre, et je n’ai que le temps…
SAINT ANTOINE
Menez-moi près du corps.
VIRGINIE
Vous mener près du corps ? Maintenant ?…
SAINT ANTOINE
Oui.
VIRGINIE
Non, ce n’est pas possible ! Il faut attendre un peu ; ils sont encore à table.
SAINT ANTOINE
Dieu me presse ; il est temps.
VIRGINIE
Que lui voulez-vous ?
SAINT ANTOINE
Je vous l’ai déjà dit, je veux lui rendre la vie.
VIRGINIE
Vous voulez lui rendre la vie ? Sérieusement, vous voulez la ressusciter ?
SAINT ANTOINE
Oui.
VIRGINIE
Mais elle est morte depuis trois jours.
SAINT ANTOINE
C’est pourquoi je désire la ressusciter.
VIRGINIE
Elle vivra comme avant ?
SAINT ANTOINE
Oui.
VIRGINIE
Mais alors, il n’y aura plus d’héritiers ?
SAINT ANTOINE
Naturellement.
VIRGINIE
Mais que dira Monsieur Gustave ?
SAINT ANTOINE
Je n’en sais rien.
VIRGINIE
Et les trois mille trois cents francs qu’elle m’a donnés parce qu’elle était morte ; elle me les reprendra ?
SAINT ANTOINE
Naturellement…
VIRGINIE
C’est embêtant, ça !…
SAINT ANTOINE
Avez-vous d’autre argent, quelques petites économies ?…
VIRGINIE
Pas un sou… J’ai une sœur infirme qui mange tout ce que je gagne…
SAINT ANTOINE
Si vous craignez de perdre vos trois mille francs…
VIRGINIE
Trois mille trois cents francs…
SAINT ANTOINE
Si vous craignez de les perdre, je ne la ressusciterai pas.
VIRGINIE
Il n’y a pas moyen que je les garde et qu’elle vive ?…
SAINT ANTOINE
Non, c’est à prendre ou à laisser… C’est à cause de vos prières que je suis descendu ; c’est à vous de choisir…
VIRGINIE,
après un instant de réflexion.
Ressuscitez-la tout de même… (L’auréole du saint s’allume et resplendit.) Qu’est-ce que vous avez ?…
SAINT ANTOINE
Vous m’avez fait plaisir.
VIRGINIE
Et alors, votre chose, votre machin s’allume ?…
SAINT ANTOINE
Oui, il part malgré moi…
VIRGINIE
C’est curieux… Mais ne restez donc pas si près des rideaux blancs… Ils pourraient prendre feu…
SAINT ANTOINE
Il n’y a pas de danger, c’est une flamme céleste… Menez-moi près du corps.
VIRGINIE
Je vous l’ai déjà dit, attendez. Je ne peux pas les déranger ; ils sont encore à table.
SAINT ANTOINE
Qui ?…
VIRGINIE
Mais les maîtres, pardi !… Et toute la famille… Ses deux neveux d’abord, Monsieur Gustave, Monsieur Achille, leurs femmes, leurs enfants, Monsieur Georges, Albéric, Alphonse et Désiré… Des cousins, des cousines, le curé, le docteur, qui encore ? Des amis, des parents qu’on n’avait jamais vus, qui viennent de très loin… Ce sont des gens très riches…
SAINT ANTOINE
Ah ?…
VIRGINIE
Vous avez vu la rue ?
SAINT ANTOINE
Quelle rue ?
VIRGINIE
Mais la nôtre, pardi !… Celle de notre maison…
SAINT ANTOINE
Oui…
VIRGINIE
C’est une belle rue. Eh bien, toutes les maisons du côté gauche, excepté la première, vous savez bien, la plus petite, celle du boulanger, appartiennent à Mademoiselle. Celles du côté droit sont à Monsieur Gustave. Il y en a vingt-deux. C’est de l’argent tout ça !
SAINT ANTOINE
En effet.
VIRGINIE, désignant l’auréole.
Tiens, votre chose, votre machin s’éteint…
SAINT ANTOINE, tâtant son auréole.
Oui, je crois, en effet…
VIRGINIE
Il ne brûle pas longtemps ?
SAINT ANTOINE
C’est selon les pensées qui le nourrissent…
VIRGINIE
Oui, ils en ont des bois, des fermes, des maisons !… Monsieur Gustave, lui, a une grande fabrique d’amidon : c’est l’amidon Gustave. Vous devez le connaître. Ah ! oui ! c’est une famille excessivement bien, excessivement riche… Il y a quatre rentiers qui ne font rien du tout... Ah ! c’est bien beau, tout ça !... Et des amis, des connaissances, des locataires… Eh bien ! tous sont venus pour l’enterrement : quelques-uns de très loin… L’un d’eux a voyagé, dit-on, plus de deux nuits pour arriver à temps… Je vous le montrerai, il a une belle barbe… Ils déjeunent ici. Ils sont encore à table. On ne peut pas les déranger. C’est un grand déjeuner ; vingt-quatre couverts… Et j’ai vu le menu… Il y aura des huîtres, deux potages, trois entrées, un aspic de langoustes, des truites à la Schubert, vous savez ce que c’est ?…
SAINT ANTOINE
Non.
VIRGINIE
Moi non plus ; il paraît que c’est bon ; mais ce n’est pas pour nous… On ne donnera pas de champagne, à cause du deuil ; mais tous les autres vins… Mademoiselle avait la meilleure cave de la ville… Je tâcherai de vous en avoir un bon verre, s’il en reste ; vous verrez ce que c’est… Attendez, je vais voir ce qu’ils font… (Elle monte le perron, écarte les rideaux et regarde par la porte vitrée.) Je crois qu’ils commencent les truites, les truites à la Schubert… Tenez, voilà Joseph qui déplace l’ananas… Ils en ont encore pour deux heures… Voyons, asseyez-vous… (Saint Antoine va pour s’asseoir sur la banquette.) Non, non, pas sur la molesquine, vous êtes trop crotté ; mais sur cet escabeau ; il faut que j’achève mon travail… (Saint Antoine s’assoit sur un escabeau ; Virginie se remet au travail et va prendre un seau d’eau.) Attention !… Levez les jambes, je vais répandre l’eau… Non, ne restez pas là, vous me gênez, ce n’est pas encore propre… Mettez-vous là-bas, dans ce coin ; appuyez l’escabeau contre le mur… (Saint Antoine fait docilement ce qu’elle ordonne.) Là, comme ça, vous ne risquez pas qu’on vous mouille les pieds… Vous n’avez pas faim ?…
SAINT ANTOINE
Non, merci… Je suis assez pressé ; allez donc prévenir les maîtres…
VIRGINIE
Vous êtes pressé ?… Qu’avez-vous donc à faire ?
SAINT ANTOINE
Deux ou trois miracles.
VIRGINIE
On ne peut rien leur dire pendant qu’ils sont à table… Il faut attendre qu’ils aient pris leur café… Monsieur Gustave serait très mécontent… Je ne sais pas d’ailleurs comment il vous accueillera ; il n’aime pas qu’on introduise des pauvres dans la maison. Vous n’avez pas l’air riche…
SAINT ANTOINE
Non, les saints ne sont pas riches.
VIRGINIE
On leur donne cependant…
SAINT ANTOINE
Oui, mais tout ce qu’on donne ne monte pas au ciel.
VIRGINIE
Pas possible ? Alors c’est les curés qui prennent ce qu’on donne ?... On me l’avait bien dit ; mais je ne croyais pas... Allons bon, voilà que je n’ai plus d’eau… Dites donc ?…
SAINT ANTOINE
Quoi ?
VIRGINIE
Voyez-vous là, à votre droite, ce robinet de cuivre ?…
SAINT ANTOINE
Oui.
VIRGINIE
C’est la fontaine ; il y a un seau vide à côté, voulez-vous le remplir ?…
SAINT ANTOINE
Avec plaisir…
VIRGINIE
C’est que je n’arriverai jamais à nettoyer tout ça, si on ne m’aide pas… Et personne ne m’aide ; tout le monde perd la tête... Un mort, c’est une affaire !… Vous savez ce que c’est… Non ?… Heureusement que ça n’arrive pas tous les jours… Je ne vous en souhaite pas autant… Monsieur ronchonnera si tout n’est pas bien propre, si tout ne reluit pas, lorsque les invités passeront par ici… C’est qu’il n’est pas commode !… Et puis, il faut encore que je fasse tous les cuivres… Là, tournez le robinet ; c’est bien ça… Apportez-moi le seau… Vous n’avez pas froid aux pieds ?… Troussez donc votre robe, vous allez vous mouiller… Prenez garde aux couronnes ; posez-les sur l’escabeau… Là, c’est bien, c’est très bien. (Saint Antoine lui apporte le seau.) Merci, vous êtes bien gentil… Il en faut encore un… (On entend un bruit de voix et de chaises remuées.) Écoutez !… Qu’est-ce que c’est… Je vais voir… (Elle va à la porte vitrée.) Tiens, Monsieur s’est levé… Qu’y a-t-il ?... Est-ce qu’ils sont fâchés ?… Mais non, les autres mangent… Joseph remplit les verres de Monsieur le Curé… Ils finissent les truites… Monsieur sort… Mais je pourrais peut-être lui parler en passant et lui dire que vous…
SAINT ANTOINE
Oui, oui, allez-y donc, allez-y tout de suite…
VIRGINIE
C’est bien, laissez le seau, je n’en ai plus besoin… Là, prenez ce balai… Pas comme ça… Allez donc vous asseoir… (Saint Antoine obéit et va s’asseoir sur les deux couronnes posées sur l’escabeau.) Hé ! hé ! que faites-vous ?… Vous êtes assis sur les couronnes !…
SAINT ANTOINE
Je vous demande pardon… J’ai la vue un peu basse…
VIRGINIE
Imbécile !… Les voilà propres !… Et que dira Monsieur Gustave quand il verra que deux couronnes… Heureusement, il n’y a pas grand mal… On peut les arranger… Asseyez-vous là ; posez-les sur vos genoux, et tenez-vous bien tranquille. Surtout ne bougez plus ; vous feriez encore des bêtises… (Se mettant à genoux devant le saint.) Je voudrais vous faire une prière…
SAINT ANTOINE
Faites donc ; ne vous gênez pas…
VIRGINIE
Donnez-moi votre bénédiction, pendant que nous sommes seuls. Quand les maîtres viendront, ils me feront sortir ; je ne vous verrai plus. Donnez-moi maintenant votre bénédiction pour moi seule qui suis vieille et en ai bien besoin.
SAINT ANTOINE, se levant
et la bénissant, l’auréole illuminée.
Ma fille, je te bénis, parce que tu es bonne, simple d’esprit, simple de cœur, sans reproche, sans crainte et sans ruse mauvaise devant les grands mystères et fidèle à tes humbles devoirs… Va en paix, mon enfant, va prévenir le maître.
Sort Virginie. Saint Antoine se rassoit sur l’escabeau. Peu après, par la porte vitrée du fond, entre M. Gustave suivi de Virginie.
VIRGINIE, SAINT ANTOINE, M. GUSTAVE
M. GUSTAVE,
d’une voix dure et irritée.
Qu’est-ce que c’est ?… Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ?
SAINT ANTOINE,
se levant humblement.
Saint Antoine…
M. GUSTAVE
Vous êtes fou ?
SAINT ANTOINE
De Padoue.
M. GUSTAVE
Qu’est-ce que cette plaisanterie ? Je ne suis pas en humeur de rire. Vous avez bu ? Enfin pourquoi êtes-vous ici ? Que voulez-vous ?
SAINT ANTOINE
Je veux ressusciter Mademoiselle votre tante.
M. GUSTAVE
Comment ?… Ressusciter ma tante !… (À Virginie.) Il est saoul. Pourquoi l’as-tu laissé entrer ! (À saint Antoine.) Écoutez, mon ami, soyez raisonnable ; nous n’avons pas le temps de plaisanter ; on l’enterre aujourd’hui, vous repasserez demain. Tenez, voilà dix sous.
SAINT ANTOINE, doucement obstiné.
Il faut que je la ressuscite aujourd’hui.
M. GUSTAVE
Parfaitement, tout à l’heure, après la cérémonie. Allons, voyons, c’est par ici qu’on sort…
SAINT ANTOINE
Je ne sortirai qu’après lui avoir rendu la vie.
M. GUSTAVE, éclatant.
Ah ! mais j’en ai assez ! Vous commencez à m’embêter, vous savez !… Les invités attendent… (Il va ouvrir la porte de la rue.) Allons, voici la porte ; voyons, dépêchez-vous…
SAINT ANTOINE
Je ne sortirai qu’après lui avoir rendu la vie.
M. GUSTAVE
Ah ! c’est comme ça… C’est bien : nous allons voir… (Il ouvre la porte vitrée et appelle :) Ô Joseph !
VIRGINIE, SAINT ANTOINE, M. GUSTAVE, JOSEPH
JOSEPH
Il paraît sur le perron, portant à deux mains
un grand plat fumant.
Monsieur ?…
M. GUSTAVE,
regardant le plateau.
Qu’est-ce que c’est ?
JOSEPH
Les perdreaux.
M. GUSTAVE
Bien, passe le plateau à Virginie et flanque-moi ce pochard à la porte !… Et vivement !…
JOSEPH,
passant le plateau à Virginie.
Bien monsieur… (S’approchant du saint.) Allons, mon ami ; vous avez entendu ?… Ce n’est pas tout de boire, il faut décaniller… Allons, oust !… Hors d’ici !… Filons doux, je vous prie, ou bien gare la casse, j’ai la poigne un peu rude… Ça ne va pas ?… Attends, attends, mon vieux !… Ouvre la porte, Virginie…
M. GUSTAVE
Attends, je vais l’ouvrir…
Il ouvre la porte de la rue.
JOSEPH
Bien, c’est bien, ça suffit ; il ne sortira pas en voiture… (Retroussant ses manches et crachant dans ses mains.) Nous allons voir ce que nous allons voir… (Il empoigne violemment saint Antoine pour, d’une poussée, le jeter dans la rue, mais ne parvient pas à l’ébranler d’une ligne. – Déconcerté :) Monsieur ?…
M. GUSTAVE
Eh bien, quoi ?...
JOSEPH
Je ne sais ce qu’il a. Il est enraciné. On ne peut le bouger.
M. GUSTAVE
Je vais t’aider…
Tous deux essaient de déplacer le saint, qui reste inébranlable.
M. GUSTAVE, à mi-voix.
Ah ! mais… c’est dangereux, prenons garde… Il a une force colossale !… Essayons de le prendre en douceur… Voyons, mon ami, vous comprenez bien qu’un jour comme celui-ci… On enterre ma tante, ma pauvre et digne tante !…
SAINT ANTOINE
Je viens la ressusciter.
M. GUSTAVE
Mais vous comprenez bien que ce n’est pas le moment… Les perdreaux refroidissent, les convives attendent ; et puis nous n’avons pas envie de rire…
M. Achille, la serviette à la main, paraît sur le perron de la porte vitrée.
LES MÊMES, M. ACHILLE
M. ACHILLE
Qu’est-ce donc, Gustave ?... Qu’y a-t-il ?… On attend les perdreaux.
M. GUSTAVE
Il y a que Monsieur ne veut pas s’en aller…
M. ACHILLE
Il est ivre ?…
M. GUSTAVE
Naturellement.
M. GUSTAVE
Flanque-le donc à la porte et que ça finisse… Nous n’allons pas, je pense, perdre un bon déjeuner pour nous occuper d’un pochard ?…
M. GUSTAVE
Il n’y a pas moyen…
M. ACHILLE
Comment, il n’y a pas moyen ?… Ah ! je voudrais bien voir !…
M. GUSTAVE
Essaie toi-même, si tu veux…
M. ACHILLE
Je ne vais pas me colleter avec un vagabond de cette espèce ; mais il y a Joseph, il y a le cocher…
M. GUSTAVE
Nous avons essayé ; il n’y a rien à faire, et à moins d’en venir aux dernières violences…
D’autres convives paraissent à la porte vitrée. La plupart ont encore la bouche pleine et portent leur serviette sous le bras ou autour du cou.
LES MÊMES, UN CONVIVE, UN AUTRE,
UN AUTRE, UN AUTRE
UN CONVIVE
Qu’y a-t-il ?…
UN AUTRE
Que fais-tu donc, Gustave ?…
UN AUTRE
Que veut donc ce bonhomme ?…
UN AUTRE
D’où sort-il, celui-là ?…
M. GUSTAVE
Il ne veut pas sortir !… C’est encore Virginie qui a fait une bêtise… Elle n’en fait jamais d’autres, dès qu’elle voit un pauvre elle perd la tête… Elle est vraiment trop bête... Elle a laissé entrer cette espèce de fou qui prétend voir la tante et la ressusciter.
UN CONVIVE
Il faut prévenir la police. Faites donc chercher les agents.
M. GUSTAVE
Non, non, non, pas d’agents, je ne veux pas d’agents… Surtout pas de scandale, un jour comme celui-ci !…
M. ACHILLE
Gustave ?…
M. GUSTAVE
Quoi ?…
M. ACHILLE
As-tu remarqué qu’il y a deux ou trois dalles de fendues, à gauche, là-bas, au bout du vestibule ?…
M. GUSTAVE
Oui, je sais ; ce n’est rien… Je compte remplacer ce dallage par une mosaïque…
M. ACHILLE
Ce sera plus riant.
M. GUSTAVE
Et surtout plus moderne. Quant à cette porte-là, avec ses rideaux blancs, j’ai idée qu’un vitrail symbolisant la chasse, l’industrie, le progrès, avec une guirlande de fruits et de gibier…
M. ACHILLE
En effet, je vois ça.
M. GUSTAVE
Quant à mon bureau (indiquant la chambre à droite), je compte l’installer là. Et de l’autre côté celui des employés.
M. ACHILLE
Quand emménages-tu ?…
M. GUSTAVE
Quelques jours après la cérémonie… Il ne serait pas convenable que dès le lendemain…
M. ACHILLE
Oui, mais en attendant, débarrassons-nous de ce particulier.
M. GUSTAVE
Il est là comme chez lui !…
M. ACHILLE, à saint Antoine.
Voulez-vous un fauteuil ?…
SAINT ANTOINE, naïf.
Non, merci… Je ne suis pas fatigué…
M. ACHILLE
Laisse-moi faire ; je m’en charge… (S’approchant de saint Antoine. Amicalement :) Voyons, mon ami, qui êtes-vous ?…
SAINT ANTOINE
Je suis saint Antoine.
M. ACHILLE
Oui, oui, c’est entendu… (Aux autres.) Il en tient, mais il n’est pas méchant… (Apercevant le curé parmi les convives qui regardent saint Antoine avec une curiosité goguenarde et méfiante.) Mais voici Monsieur le Curé qui vous a reconnu et vient vous rendre ses devoirs… Approchez, Monsieur le Curé, les saints, c’est votre affaire… La mienne, c’est plutôt les machines agricoles et les instruments aratoires… Voici un envoyé du ciel, le grand saint Antoine en personne, qui désire vous parler… (Bas, au curé.) C’est un fou… Poussons-le doucement vers la porte sans avoir l’air de rien ; une fois dehors, bonsoir…
LES MÊMES, LE CURÉ, LES CONVIVES
LE CURÉ, paterne et onctueux.
Grand saint Antoine, votre humble serviteur vous souhaite la bienvenue sur cette terre que vous daignez honorer de votre céleste présence. Que désire votre Sainteté ?…
SAINT ANTOINE
Ressusciter Mademoiselle Hortense.
LE CURÉ
Il est vrai qu’elle est morte, hélas ! la pauvre dame… Mais un tel miracle est facile au plus grand de nos saints. La chère défunte avait pour vous une dévotion particulière… Je vais donc vous conduire auprès d’elle ; que votre Sainteté daigne me suivre… (Se dirigeant vers la porte de la rue et l’indiquant à saint Antoine.) C’est par ici…
SAINT ANTOINE,
montrant la porte à droite.
Non, c’est par là…
LE CURÉ
Que votre Sainteté veuille bien m’excuser si j’ose la contredire ; le corps, à cause de l’affluence des visiteurs, a été déposé dans la maison d’en face, qui, de même que celle-ci, appartient à la chère défunte…
SAINT ANTOINE,
montrant la porte à droite.
Il est là.
LE CURÉ,
de plus en plus onctueux.
Que votre Sainteté, pour se convaincre du contraire, daigne me suivre un instant dans la rue ; elle verra les cierges et les tentures de deuil…
SAINT ANTOINE, imperturbable,
désignant toujours la porte à droite.
C’est là que j’entrerai.
UN CONVIVE
Il n’est pas ordinaire !…
M. GUSTAVE
Il abuse un peu…
UN CONVIVE
Ouvrons la porte et poussons-le dehors, tous ensemble.
M. GUSTAVE
Non, non, pas d’esclandre… Il pourrait se fâcher… Il est très dangereux ; il a une force herculéenne… Ne vous y frottez pas… Joseph et moi, qui ne sommes pas des petites filles, nous n’avons pu le déplacer de ça… C’est très curieux, il est cloué au sol…
M. ACHILLE
Mais qui donc lui a dit que le corps se trouve là ?…
M. GUSTAVE
C’est encore Virginie qui aura bavardé à tort et à travers.
VIRGINIE
Moi, Monsieur ?… Ah ! non, si l’on peut dire… Je faisais mon ouvrage, j’ai dit oui, non, c’est tout… N’est-ce pas, saint Antoine ?… (Le saint ne répond pas.) Mais répondez donc quand on vous parle poliment…
SAINT ANTOINE, toujours docile.
Elle ne me l’a pas dit.
VIRGINIE
Vous voyez !… C’est un saint !… Il savait tout d’avance… Il sait tout, je vous dis…
M. ACHILLE, s’approchant du saint
et lui donnant de petites tapes amicales sur l’épaule.
Allons, voyons, mon brave ; un bon mouvement, que diable !…
LES CONVIVES
Sortira !… Sortira pas !…
M. ACHILLE
J’ai une idée !…
M. GUSTAVE
Laquelle ?…
M. ACHILLE
Où est donc le docteur ?
UN CONVIVE
Il est encore à table ; il finit les truites…
M. GUSTAVE
Allez donc le chercher. (On va prévenir le docteur.) C’est juste, c’est un fou ; c’est lui que ça regarde…
Entre le docteur, la bouche pleine et la serviette sous le menton.
LES MÊMES, LE DOCTEUR
LE DOCTEUR
Qu’est-ce ?… Un fou ? Un malade ? Un ivrogne ? (Apercevant le saint.) C’est un pauvre !… Il n’y a rien à faire !… Eh bien, mon ami, ça ne va pas ?… On désire quelque chose ?…
SAINT ANTOINE
Je veux ressusciter Mademoiselle Hortense…
LE DOCTEUR
Ah ! très bien, je comprends, vous n’êtes pas médecin. Voulez-vous me permettre de prendre votre main ?… (Il lui tâte le pouls.) Vous ne souffrez pas ?…
SAINT ANTOINE
Non.
LE DOCTEUR,
lui tâtant le front et la tête.
Et ici ?… Vous ne ressentez rien lorsque j’appuie le doigt ?
SAINT ANTOINE
Non.
LE DOCTEUR
C’est parfait. Vous n’avez jamais de vertiges ?…
SAINT ANTOINE
Jamais.
LE DOCTEUR
Et les antécédents ?… Pas d’accidents fâcheux ?… Voyons ça… Bien, très bien ; respirez fortement… Plus fort, encore plus fort… C’est parfait… Et que désirez-vous, mon ami ?…
SAINT ANTOINE
Je désire entrer dans cette chambre.
LE DOCTEUR
Pourquoi faire ?…
SAINT ANTOINE
Pour ressusciter Mademoiselle Hortense…
LE DOCTEUR
Elle n’est pas là.
SAINT ANTOINE
Elle y est, je la vois.
M. GUSTAVE
Il n’en démordra pas…
M. ACHILLE
Si vous lui faisiez une piqûre ?…
LE DOCTEUR
Pourquoi ?…
M. ACHILLE
Pour l’endormir… Nous le déposerions ensuite dans la rue…
LE DOCTEUR
Non, non, pas de bêtises… Et puis c’est dangereux…
M. ACHILLE
Tant pis pour lui, ça ne nous regarde pas. Nous ne sommes pas payés pour prendre soin des fous, des vagabonds ou des ivrognes…
LE DOCTEUR
Voulez-vous mon avis ?…
M. GUSTAVE
Je vous le demande.
LE DOCTEUR
Nous avons affaire à un fon, à un maniaque un peu gâteux, parfaitement inoffensif, mais qui peut devenir dangereux si on le contrarie… Je connais ce genre-là… Nous sommes entre nous, et d’ailleurs, quelque étrange qu’elle paraisse, cette épreuve n’a rien d’irrespectueux pour la chère défunte… Dès lors, je ne vois pas pourquoi, afin d’éviter tout esclandre, et puisqu’il demande une chose si simple, nous ne lui permettrions pas d’entrer un instant dans la chambre…
M. GUSTAVE
Jamais de la vie !… Où irions-nous, si le premier venu peut se permettre de s’introduire ainsi au sein d’une famille honorable, sous l’absurde prétexte de ressusciter une morte qui ne lui a fait aucun mal…
LE DOCTEUR
À votre aise, vous avez le choix… D’un côté, un esclandre certain ; car rien ne le fera renoncer à son idée ; de l’autre, une petite concession qui ne vous coûte rien…
M. ACHILLE
Le docteur a raison.
LE DOCTEUR
Il n’y a rien à craindre, je réponds de tout. Du reste, nous serons là et nous entrerons avec lui…
M. GUSTAVE
Soit, finissons-en… Surtout, qu’on ne parle à personne de cette aventure ridicule…
M. ACHILLE
Les bijoux de la tante sont rangés sur la cheminée...
M. GUSTAVE
Je sais… J’ouvrirai l’œil ; car je te confierai que je n’ai pas confiance… (À saint Antoine.) Allons, c’est par ici, entrez. Voyons, plus vite que ça, nous n’avons pas encore déjeuné…
Tous entrent dans la pièce à droite, suivis de saint Antoine dont l’auréole s’illumine violemment.
Un salon. Au fond, sur un grand lit à rideaux, repose le corps de Mlle Hortense. Deux cierges allumés, rameau de buis, etc. À gauche, une porte. À droite, porte vitrée donnant sur le jardin.
Tous les personnages de l’acte précédent entrent par la porte à gauche, suivis de saint Antoine, à qui M. Gustave montre le lit.
M. GUSTAVE, SAINT ANTOINE, VIRGINIE, M. ACHILLE, UN CONVIVE, LE DOCTEUR, UNE VIEILLE DAME
M. GUSTAVE
Voici le corps de la chère défunte. Vous voyez qu’elle est bien morte. Êtes-vous satisfait ?… Maintenant, laissez-nous. Abrégeons cette épreuve. Reconduisez monsieur par la porte du jardin.
SAINT ANTOINE
Permettez. (Il s’avance au milieu de la chambre et s’arrête au pied du lit. S’adressant au cadavre, d’une voix forte et grave.) Lève-toi !…
M. GUSTAVE
Voyons ; cela suffit… Nous ne pouvons pas tolérer plus longtemps qu’un étranger se joue ainsi de nos sentiments les plus chers et les plus respectables ; et je vous prie encore, pour la dernière fois…
SAINT ANTOINE
Permettez !… (Il s’avance plus près du lit ; et d’une voix plus forte et plus impérieuse.) Lève-toi !…
M. GUSTAVE, perdant patience.
Cette fois c’est assez !… Nous allons nous fâcher… Voyons, c’est par ici : la porte est à côté…
SAINT ANTOINE
Permettez… Elle est déjà très loin… (D’une voix plus profonde et plus impérieuse.) Mademoiselle Hortense, reviens et lève-toi !
À la stupéfaction de tous, la morte fait d’abord un léger mouvement, entr’ouvre les yeux, décroise les mains, se dresse lentement sur son séant, rajuste son bonnet et regarde autour d’elle d’un air grincheux et mécontent. Puis elle se met à gratter tranquillement une tache de bougie qu’elle vient de découvrir sur la manche de sa robe. Il y a un moment de silence accablant ; ensuite, la première, Virginie sort du groupe ahuri, court au lit et se jette dans les bras de la ressuscitée.
VIRGINIE
Mademoiselle Hortense ! Elle vit ! Regardez, elle gratte une tache de bougie !… Elle cherche ses lunettes !... Les voici ! les voici !… Saint Antoine !... Saint Antoine !… Ô miracle !… Miracle !… À genoux !… À genoux !…
M. GUSTAVE
Allons, voyons, tais-toi !… Ne dis pas de bêtises, ce n’est pas le moment !…
M. ACHILLE
Il n’y a pas à dire, elle vit…
UN CONVIVE
Mais ce n’est pas possible !… Qu’est-ce qu’il lui a fait ?…
M. GUSTAVE
Ce n’est pas sérieux ; elle va retomber…
M. ACHILLE
Mais non, mais non, je vous assure… Voyez donc comme elle nous regarde…
M. GUSTAVE
Je n’y crois pas encore… Dans quel monde sommes-nous ? Il n’y a plus de lois… Docteur, qu’en pensez-vous ?…
LE DOCTEUR, contrarié.
Ce que j’en pense ?… Mais que voulez-vous que j’en pense ?… Ça ne me regarde plus… Ce n’est plus mon affaire… C’est absurde et bien simple… Si elle vit, c’est qu’elle n’était pas morte… Ça arrive quelquefois… Il n’y a pas là de quoi s’étonner et crier au miracle… En tout cas, je n’en suis pas responsable…
M. GUSTAVE
Mais vous-même aviez dit…
LE DOCTEUR
J’ai dit, j’ai dit… D’abord je n’ai rien affirmé ; et je vous ferai remarquer que ce n’est pas moi qui ai constaté le décès… J’avais même des doutes très sérieux que je n’ai pas voulu vous communiquer, pour ne pas vous donner un espoir fallacieux… Du reste, tout ceci ne prouve rien ; et il est fort probable qu’elle ne vivra pas longtemps…
M. ACHILLE
En attendant, il faut se rendre à l’évidence… à l’heureuse évidence…
VIRGINIE
Oui, oui ; il faut y croire !… Il n’y a plus de doute !… Je vous l’avais bien dit ; c’est un saint, un grand saint !… Voyez donc comme elle vit !… Elle est fraîche comme une rose !…
M. GUSTAVE,
s’approchant du lit et embrassant la ressuscitée.
Ma tante !… Ma chère tante, c’est donc vous !…
M. ACHILLE,
s’approchant à son tour.
Et moi, ma bonne tante, me reconnaissez-vous ?… Je suis Achille, votre neveu Achille…
UNE VIEILLE DAME
Et moi, ma petite tante ?… C’est votre nièce Léontine…
UNE JEUNE FILLE
Et moi, ma chère marraine, me reconnaissez-vous ? Je suis votre petite Valentine à qui vous aviez donné toute votre argenterie…
M. GUSTAVE
Elle sourit…
M. ACHILLE
Mais non, elle a l’air mécontent…
M. GUSTAVE
Elle nous reconnaît tous…
M. ACHILLE,
voyant que la tante ouvre la bouche
et remue les lèvres.
Attention !… Elle va parler !…
VIRGINIE
Seigneur !… Elle a vu Dieu !… Elle va nous révéler les délices du ciel !… À genoux ! à genoux !…
M. ACHILLE
Écoutez ! Écoutez !…
Mlle HORTENSE, M. GUSTAVE, SAINT ANTOINE, M. ACHILLE, VIRGINIE, LE DOCTEUR, JOSEPH
MADEMOISELLE HORTENSE,
d’une voix aigre et courroucée, tandis qu’elle regarde saint Antoine d’un air
dégoûté et ennuyé.
Qu’est-ce que c’est que cet individu ?… Qui est-ce qui s’est permis d’introduire dans mon salon un pareil va-nu-pieds ? Il a déjà crotté tous les tapis !… À la porte ! À la porte !… Vous savez, Virginie, que je défends aux pauvres de…
SAINT ANTOINE,
levant la main d’un geste impérieux.
Silence !…
La tante s’arrête subitement au milieu de sa phrase et demeure bouche bée, sans pouvoir articuler un son.
M. GUSTAVE, à saint Antoine.
Il faut l’excuser ; elle ne sait pas encore ce qu’elle vous doit… Mais nous, nous le savons… Il n’y a pas à dire, ce que vous avez fait n’est pas à la portée de tout le monde… Que ce soit le hasard, ou bien quoi ?… Autre chose… Ma foi, je n’en sais rien ; mais ce que je sais, en tout cas, c’est que je suis heureux et fier de vous serrer la main…
SAINT ANTOINE
Je voudrais m’en aller… J’ai affaire…
M. GUSTAVE
Ah ! mais non, par exemple !… Ça ne se passera pas comme ça… Vous ne sortirez pas d’ici les mains vides… Je ne sais pas ce que vous donnera ma tante ; ça la regarde ; je ne puis m’engager en son nom ; mais, pour ma part, je vais consulter mon beau-frère, et coïncidence ou… autre chose, nous paierons la coïncidence, sans discuter ; et vous n’aurez pas à regretter ce que vous avez fait ; n’est-ce pas Achille ?…
M. ACHILLE
Non, certainement, vous n’aurez pas à le regretter ; au contraire…
M. GUSTAVE
Nous ne sommes pas bien riches, nous avons des enfants et bien des déceptions ; mais enfin nous savons reconnaître un bienfait ; et, ne fût-ce que pour l’honneur de la famille, il importe qu’on ne puisse pas dire qu’un étranger, un inconnu, fût-il pauvre, nous ait rendu service sans qu’une bonne récompense, proportionnée à nos ressources, qui, je le répète, sont restreintes, soit venue payer, autant qu’il est en nous, le service rendu… Oh ! je sais ; il est de ces services que rien ne peut payer, et qui ne se paient pas… À qui le dites-vous ?… Je le sais, je le sais, ne m’interrompez pas… Mais ce n’est pas une raison pour qu’on ne fasse rien… Voyons, que voulez-vous et qu’estimez-vous qu’on vous doive ?… Vous n’allez pas nous demander des montagnes ; nous ne pourrions vous les donner ; mais tout ce qu’on peut raisonnablement faire sera fait…
M. ACHILLE
Mon beau-frère a raison ; mais, en attendant qu’on s’arrange, je propose de faire entre nous une petite collecte… Cela ne vous engage à rien, et vous permettra de parer au plus pressé…
SAINT ANTOINE
Je désire m’en aller… J’ai affaire ailleurs…
M. GUSTAVE
Affaire ailleurs ! Affaire ailleurs ! Quelles affaires pouvez-vous bien avoir ?… Non, ce n’est pas possible et ce n’est pas gentil… Que dirait-on de nous si l’on apprenait que nous avons laissé partir ainsi celui qui vient de nous rendre notre chère défunte ? Si vous ne voulez rien, – et je comprends votre délicatesse et je l’approuve, – vous nous ferez du moins le plaisir d’accepter un petit souvenir… Oh ! pas grand’chose, ne craignez rien… un étui à cigares, une épingle de cravate, une pipe en écume, j’y ferai graver votre nom, votre adresse et la date de votre naissance…
SAINT ANTOINE
Non, merci… Je ne puis…
M. GUSTAVE
Sérieusement ?…
SAINT ANTOINE
Tout ce qu’il y a de plus sérieux…
M. ACHILLE,
tirant son étui à cigares.
En tout cas, vous allez nous faire le plaisir de fumer un cigare avec nous… Ça ne se refuse pas…
SAINT ANTOINE
Merci, je ne fume pas…
M. GUSTAVE
Il est décourageant… Enfin que voulez-vous ?… Vous devez avoir un désir… Vous n’avez qu’à parler ; car tout vous appartient dans cette maison que vous avez remplie de joie… Tout est à vous. On ne peut pas mieux dire… Du moins tout ce qu’on peut honnêtement donner… Mais c’est nous faire injure que de partir ainsi…
M. ACHILLE
Voyons, j’ai une idée et je crois qu’elle est bonne… Puisque monsieur ne veut rien accepter – et tout comme mon beau-frère je comprends sa délicatesse que nous approuvons tous, – car la vie ne peut se payer et ça n’a pas de prix ; eh bien ! puisqu’il fait preuve d’un désintéressement qui le rend immédiatement notre égal, je me demande pourquoi il ne nous ferait pas l’honneur de se mettre à table et de finir avec nous un déjeuner qu’il a si heureusement interrompu… Qu’en dites-vous ?…
Murmure assez approbateur.
M. GUSTAVE
C’est cela ! Cela même !… Cela arrange tout… Il fallait le trouver !… (À saint Antoine.) Eh bien ?… Qu’en dites-vous ?… En nous serrant un peu, on vous fera une petite place, une place d’honneur… Les perdreaux seront froids, depuis le temps qu’ils attendent ; mais tant pis !… L’appétit sera bon… Allons, c’est dit, ça va ?… C’est sans cérémonie, nous sommes de braves gens, pas fiers, comme vous voyez…
SAINT ANTOINE
Non, vraiment… Permettez… Je regrette, je ne puis... On m’attend…
M. GUSTAVE
Vous n’allez pas nous refuser ceci… Et d’abord qui est-ce qui vous attend ?…
SAINT ANTOINE
Un autre mort…
M. GUSTAVE
Un mort !… Encore un mort !… Il ne s’en ira pas… Vous n’allez pas, j’espère, nous préférer un mort !… Nous lâcher pour un mort !…
M. ACHILLE
Non, je vois ce que c’est… Vous aimeriez peut-être mieux descendre à la cuisine… Vous y seriez peut-être plus à votre aise…
M. GUSTAVE
Il pourrait remonter pour prendre le café…
M. ACHILLE
Eh ! il ne dit pas non… Il aime mieux ça… Je comprends… Voyons, Virginie, laisse donc ta maîtresse qui n’a plus besoin de tes soins ; accompagne monsieur et fais-lui les honneurs de ton petit domaine… Il mangera de tout… Hé ! lié !… Je crois que Virginie et vous, vous n’allez pas vous embêter !… (S’approchant du saint et lui donnant de petites tapes amicales sur le ventre.) J’ai bien deviné, pas ?… Vieux cachotier, va !… Vieux farceur !… Ah ! sacré vieux farceur !…
VIRGINIE, avec effarement.
Monsieur ?…
M. GUSTAVE
Qu’y a-t-il ?…
VIRGINIE
Je ne sais ce que c’est ; mais Mademoiselle ne peut plus parler.
M. GUSTAVE
Comment, elle ne peut plus parler ?…
VIRGINIE
Non, monsieur, regardez… Elle ouvre la bouche, elle remue les lèvres, elle agite les mains ; mais elle n’a plus de voix…
M. GUSTAVE
Ma tante, qu’est-ce que c’est ? Vous avez quelque chose à nous dire ?... (Elle fait signe que oui.) Et vous ne pouvez pas ?… Voyons, faites un effort ; c’est un peu de paralysie passagère… (Elle fait signe qu’elle ne peut plus parler.) Qu’avez-vous ?… Que désirez-vous ?… (À saint Antoine.) Qu’est-ce à dire ?
SAINT ANTOINE
Elle ne parlera plus.
M. GUSTAVE
Elle ne parlera plus ?… Mais elle vient de parler… Vous l’avez entendue… Elle vous a même dit des choses désagréables…
SAINT ANTOINE
C’était un oubli de ma part ; elle n’aura plus de voix.
M. GUSTAVE
Vous ne pouvez pas la lui rendre ?…
SAINT ANTOINE
Non.
M. GUSTAVE
Et quand la recouvrera-t-elle, cette voix ?…
SAINT ANTOINE
Jamais plus.
M. GUSTAVE
Comment ?… Elle restera muette jusqu’à la fin de ses jours ?…
SAINT ANTOINE
Oui.
M. GUSTAVE
Pourquoi ?…
SAINT ANTOINE
Elle a vu des mystères qu’elle ne peut révéler.
M. GUSTAVE
Des mystères ?… Quels mystères ?…
SAINT ANTOINE
Dans le monde des morts.
M. GUSTAVE
Dans le monde des morts ?… Qu’est-ce que cette nouvelle plaisanterie ?… Pour qui nous prenez-vous ?… Ah ! mais non, mon petit, ça ne se passera pas comme ça !… Elle a parlé ; nous l’avons entendue ; nous avons des témoins… Vous lui avez, dans un but que je commence à entrevoir, méchamment enlevé l’usage de la parole. Vous allez le lui rendre à l’instant, ou sinon…
M. ACHILLE
Ce n’était vraiment pas la peine de lui rendre la vie, pour nous la rendre en cet état…
M. GUSTAVE
Si vous ne pouviez pas nous la rendre complète, telle qu’elle était avant votre intervention maladroite et stupide, il ne fallait pas vous en mêler…
M. ACHILLE
C’est une mauvaise action.
M. GUSTAVE
Un abus de confiance.
M. ACHILLE
Un abus de confiance ; c’est le mot ; vous êtes inexcusable…
M. GUSTAVE
Vous espérez peut-être nous faire chanter ?…
M. ACHILLE
Qui vous avait prié de venir ?… C’est triste à dire, mais j’aimerais mieux la voir morte que de la retrouver dans cet état !… C’est trop cruel, trop douloureux pour ceux qui l’aiment… On ne vient pas ainsi, sous prétexte de miracle, troubler la paix de gens qui ne vous ont rien fait et semer le malheur… Ah ! mais nous verrons bien qui rira le dernier !…
LE DOCTEUR
Permettez… Calmez-vous… Cet homme a mal agi, c’est incontestable ; mais nous ne pouvons pas lui en vouloir ; il est probablement irresponsable… (S’approchant de saint Antoine.) Laissez-moi, mon ami, examiner vos yeux… Bien, c’est ce que je savais… Je ne suis pas intervenu pendant que tout le monde le remerciait trop cordialement de la résurrection miraculeuse, pour ne pas avoir l’air de me mêler de ce qui ne me regarde pas… Je savais à quoi m’en tenir, et vous voyez comme moi qu’elle n’était pas morte… Il n’y a ici ni surnaturel ni mystère ; il y a simplement que cet individu est doué d’une puissance nerveuse assez extraordinaire, et qu’il en abuse pour se permettre des plaisanteries peut-être intéressées, et en tout cas déplacées. Il est venu au bon moment, voilà tout ; et il est fort probable que, s’il ne s’était pas trouvé là, vous ou moi aurions fait le miracle, puisque miracle on veut…
M. GUSTAVE
Enfin, que faut-il faire ?…
LE DOCTEUR
Mais l’empêcher de nuire, et le mettre en lieu sûr, puisqu’il est dangereux.
M. GUSTAVE
C’est juste ; il est temps d’en finir ; d’ailleurs j’en ai assez… (Appelant,) Joseph !…
JOSEPH
Monsieur ?…
M. GUSTAVE
Cours au poste, au bout de la rue ; ramène-nous deux agents… Qu’ils se munissent de menottes… Il s’agit d’un individu dangereux et capable de tout, comme il l’a bien prouvé…
JOSEPH
Bien, monsieur…
Il sort en courant.
SAINT ANTOINE
Je vous demande la permission de me retirer…
M. GUSTAVE
Oui, mon vieux, faites la bête… Il est temps… Oui, vous allez pouvoir vous retirer… Vous aurez même une belle et noble escorte, attendez…
M. ACHILLE
Oui, mon ami, vous n’allez pas vous embêter ; vous allez continuer vos petites plaisanteries et exercer vos petits talents dans un milieu très agréable et non moins distingué qu’on appelle le poste… Savez-vous ce que c’est que le « passage à tabac » ?…
SAINT ANTOINE
Du tabac ?… Merci, je n’en prends pas, je ne fume jamais…
M. ACHILLE
Eh bien, vous apprendrez… Maintenant, un conseil : quand viendront ces messieurs qui vont vous faire l’honneur de vous accompagner… Mais je crois que j’entends leurs pas harmonieux et légers… Les voici !…
Entre Joseph, précédant un brigadier et un agent de police.
LES MÊMES, LE BRIGADIER, L’AGENT
LE BRIGADIER,
désignant saint Antoine.
C’est-y là le particulier qui a commis le crime ?…
M. GUSTAVE
Justement.
LE BRIGADIER,
mettant la main sur saint Antoine.
Vos papiers ?…
SAINT ANTOINE
Quels papiers ?…
LE BRIGADIER
Vous n’en avez pas ?… J’en étais sûr. Votre nom ?…
SAINT ANTOINE
Saint Antoine.
LE BRIGADIER
Saint quoi ?… Saint Antoine ?… Ce n’est pas un nom de chrétien, ça ; je veux l’autre, le vrai…
SAINT ANTOINE, très doux.
Je n’en ai pas d’autre…
LE BRIGADIER
Soyons poli, n’est-ce pas ?… Où avez-vous volé cette robe de chambre ?…
SAINT ANTOINE
Je ne l’ai pas volée, c’est la mienne…
LE BRIGADIER
Pour lors, c’est moi qui mens ?… C’est bien ça, n’est-ce pas ? Dites, ne vous gênez pas…
SAINT ANTOINE
Je ne sais pas… Je pense… Vous vous trompez peut-être.
LE BRIGADIER
Je prends note de vos insolences. D’où êtes-vous ?…
SAINT ANTOINE
De Padoue…
LE BRIGADIER
Padoue ?… Qu’est-ce que c’est que ça ?… Où ça se trouve-t-il ?… Dans quel département ?…
M. GUSTAVE
En Italie.
LE BRIGADIER
Je sais, je sais ; c’est pour le lui faire dire… Ah ! vous êtes italien ?… Je m’en doutais… D’où venez-vous ?…
SAINT ANTOINE
Du Paradis.
LE BRIGADIER
Quel Paradis ?… Où est-il ce pays de malfaiteurs ?…
SAINT ANTOINE
C’est le lieu où les âmes mortes dans le Seigneur montent après leur vie…
LE BRIGADIER
Ah ! très bien, je comprends… Monsieur fait le malin… Monsieur se paie ma tête… Après les insolences, monsieur fait de l’esprit… Bien, votre affaire est claire ; ça ne va pas traîner… Et en outre, qu’est-ce donc qu’il a fait ? Qu’est-ce qu’il a volé ?…
M. GUSTAVE
Qu’il ait volé, je n’ose pas encore l’affirmer ; je n’ai pas eu le temps de vérifier le compte ; et je n’aime pas à accuser à la légère… Il faut être juste avant tout… Mais ce qu’il a fait est plus grave.
LE BRIGADIER
J’en étais sûr.
M. GUSTAVE
Vous savez le malheur qui vient de nous frapper… Pendant que nous pleurions notre chère défunte et que nous finissions de déjeuner, il s’est glissé dans la maison sous un prétexte quelconque et dans des intentions qu’il est facile de deviner… Il a profité de la simplicité et de la crédulité de la bonne pour se faire ouvrir la chambre où reposait le corps. Il espérait évidemment profiter du désordre et de notre douleur pour pêcher en eau trouble et faire quelque bon coup. Peut-être avait-il appris par un complice que les bijoux et l’argenterie de notre tante se trouvaient étalés sur la cheminée… Malheureusement pour lui, notre tante n’était pas morte. En voyant tout à coup cet individu de mauvaise mine dans sa chambre, elle s’est réveillée, s’est mise à pousser des cris et l’a interpellé vertement et courageusement. Alors, pour se venger de sa déconvenue, et je ne sais comment – c’est le docteur qui vous l’expliquera – il lui a enlevé l’usage de la parole et, malgré nos prières, refuse de le lui rendre, dans l’espoir naturel de nous faire chanter. Remarquez que je n’accuse pas ; je constate simplement. Pour le reste, demandez au docteur.
LE DOCTEUR
Je donnerai, devant Monsieur le Commissaire, toutes les explications nécessaires. Si l’on veut, je ferai un rapport.
M. ACHILLE
En attendant, il n’y a pas d’erreur ; c’est un malfaiteur ou un fou ; peut-être l’un et l’autre ; en tout cas, un individu dangereux qu’il importe de mettre en lieu sûr…
LE BRIGADIER
C’est évident. Nous allons vous débarrasser de tout ça… Rabutteau ?…
L’AGENT
Brigadier ?…
LE BRIGADIER
Les menottes…
M. GUSTAVE
Messieurs, vous vous êtes si aimablement dérangés qu’avant de nous quitter vous allez nous faire le plaisir de prendre avec nous un verre de quelque chose…
LE BRIGADIER
Ma foi, ce n’est pas de refus, n’est-ce pas, Rabutteau ?… D’autant plus qu’il n’a pas l’air commode, notre particulier…
M. GUSTAVE
Joseph, une bouteille et des verres… (Sort Joseph.) Nous trinquerons en même temps au rétablissement de ma tante…
LE BRIGADIER
De ce temps-là, ça ne fera pas de mal.
M. GUSTAVE
Il pleut toujours ?…
LE BRIGADIER
Un déluge… Je n’ai fait que traverser la rue ; regardez mon caban…
L’AGENT
C’est-y de l’eau ? C’est-y de la neige ? On ne sait, mais c’est pire…
Joseph rentre avec un plateau et présente les verres à la ronde.
LE BRIGADIER, levant son verre.
Messieurs, dames, à la vôtre !…
M. GUSTAVE, trinquant avec le brigadier.
Brigadier, à la vôtre !… (Tous trinquent avec les agents.) Encore un ?…
LE BRIGADIER
Je veux bien… (Faisant claquer la langue.) Il est bon !…
SAINT ANTOINE
J’ai soif… Je voudrais un verre d’eau…
LE BRIGADIER, ricanant.
Un verre d’eau !… Non, mais entendez-vous cet oiseau-là ?… Vous en aurez, de l’eau ; attendez, mon petit, que nous soyons dehors ; elle vous tombera toute rôtie dans la bouche… Allons, assez traîné… Rabutteau, les menottes ; et vous, tendez les mains…
SAINT ANTOINE
Mais je n’ai…
LE BRIGADIER
Hein !… De la rouspétance et des observations ?… Il ne manquait plus que ça… Ils sont tous les mêmes…
On sonne à la porte cochère.
M. GUSTAVE
On sonne !… (Joseph sort pour aller ouvrir.) Quelle heure est-il ?… Peut-être que déjà les premiers invités…
M. ACHILLE
Pas encore… Il n’est que trois heures…
Entre le Commissaire de Police.
LES MÊMES, LE COMMISSAIRE
M. ACHILLE
Tiens, c’est Monsieur Mitrou, le Commissaire de Police…
LE COMMISSAIRE
Mesdames, messieurs, bonjour !… J’ai appris… (Apercevant saint Antoine.) Mais je m’en doutais bien ; c’est saint Antoine lui-même, le grand saint Antoine de Padoue…
M. GUSTAVE
Vous le connaissez donc ?...
LE COMMISSAIRE
Je ne connais que lui !… C’est la troisième fois qu’il s’échappe de l’hospice… Vous comprenez, il est un peu… (Il agite le doigt devant le front.) De son vivant, c’était, paraît-il, un magnétiseur prodigieux… Et à chaque escapade, il fait les mêmes coups ; il guérit les malades, redresse les bossus, fait marcher les paralytiques… Enfin, un tas de choses défendues par la loi... (S’approchant et examinant plus attentivement saint Antoine.) Oui, c’est lui… Ou du moins… Mais il a bien changé depuis sa dernière fugue… Enfin, si ce n’est lui, ce doit être son frère… Il y a là quelque chose qui ne semble pas clair… Nous verrons ça au poste ; allons, je suis pressé ; allons, vite, mes enfants, au poste, au poste, au poste !…
M. GUSTAVE
Faisons-le sortir par ici, par la porte du jardin ; ce sera moins remarqué…
On ouvre la porte qui donne sur le jardin. Entre un tourbillon de pluie, de neige et de vent.
M. ACHILLE
Chien de temps !… Il pleut, il neige, il grêle…
On pousse saint Antoine vers la porte.
VIRGINIE, accourant.
Mais monsieur… Le pauvre homme… Voyez, il est nu-pieds…
M. GUSTAVE
Eh bien, quoi ?… Peut-être faudrait-il qu’on lui paie un carrosse ou une châsse ?…
VIRGINIE
Non, je vais lui prêter mes sabots… Prenez-les, saint Antoine, j’en ai d’autres…
SAINT ANTOINE, chaussant les sabots.
Merci !…
Son auréole s’illumine.
VIRGINIE
Et vous ne mettez rien sur votre tête ?… Vous vous enrhumerez…
SAINT ANTOINE
Je n’ai rien…
VIRGINIE
Prenez mon petit châle… Je vais chercher mon parapluie…
Elle sort en courant.
M. ACHILLE
Vieille folle !…
M. GUSTAVE
Oui, mais en attendant, il vient un froid de loup par la porte… Allons, voyons, au poste et que cela finisse…
VIRGINIE,
revenant avec un grand parapluie qu’elle offre à saint Antoine.
Voici mon parapluie…
SAINT ANTOINE, montrant les mains.
Ils ont lié mes mains…
VIRGINIE
Je vous le porterai…
Sur le pas de la porte, elle ouvre le parapluie pour abriter saint Antoine, qui sort entre les deux agents suivis du Commissaire de Police. L’auréole du saint resplendit sous le parapluie, et le groupe s’éloigne dans la neige du jardin.
M. GUSTAVE, fermant la porte.
Enfin !…
M. ACHILLE
Ouf !… Ce n’est pas trop tôt !… En voilà un raseur !…
M. GUSTAVE, s’approchant du lit.
Eh bien, ma tante ?…
M. ACHILLE
Qu’est-ce qu’elle a ?… Elle s’affaisse, elle retombe…
LE DOCTEUR, se précipitant.
Je ne sais… Je crois bien…
M. GUSTAVE, penché sur le lit.
Ma tante ?… Ma tante !… Eh bien ?…
LE DOCTEUR
Cette fois, c’est la fin… Je vous l’avais bien dit…
M. GUSTAVE
Mais ce n’est pas possible !…
M. ACHILLE
Mais docteur, voyez donc… Il n’y a rien à faire ?…
LE DOCTEUR
Hélas ! rien !…
Un silence durant lequel tous se groupent autour du lit.
M. GUSTAVE,
reprenant le premier son sang-froid.
Quelle journée !…
M. ACHILLE
Écoutez la tempête !…
M. GUSTAVE
C’est égal, nous avons été un peu durs envers ce pauvre bougre… Après tout, il ne nous a fait aucun mal…
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en janvier 2019.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Maeterlinck, Maurice, Le Miracle de Saint Antoine, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1920. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page provient de Les treize mardis de Saint-Antoine de Padoue, premier mardi (Pintrest et imagessaintes.canalblog.com).
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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