Table des matières
— Comment va Mme Raucoux-Desmares, mon cher maître ? On ne la voit plus !
— Elle est un peu souffrante, répondit évasivement le célèbre professeur Raucoux-Desmares à la petite Mme Lavallette qu’il avait croisée dans le vestibule de son fameux institut de Saint-Rémy-en-Valois, transformé, sur son initiative, en hôpital militaire ; et il hâta le pas vers la sortie.
Il venait de passer encore une nuit blanche, car le dernier train du Nord avait laissé à Saint-Rémy une douzaine de grands blessés qui avaient dû être opérés d’urgence. Depuis trois jours il n’avait pas dormi huit heures ; et comme il allait être cinq heures du matin et qu’on attendait d’autres blessés à onze heures, il n’avait pas de temps à perdre. Son repos aurait dû être aussi précieux aux autres qu’à lui-même. C’est sans doute ce qu’il aurait désiré que la petite Mme Lavallette comprît bien ; mais elle courut derrière lui.
— Mon cher maître ! mon cher maître ! Je tiens à vous dire…
— Quoi ? demanda-t-il assez brusquement en jetant un coup d’œil sévère sur la coiffe trop seyante, sur la blouse trop échancrée, sur tout ce costume coquet de la Croix-Rouge qui faisait de cette petite mondaine de province une infirmière délicieuse, mais qu’il avait de la peine à prendre au sérieux, bien qu’elle montrât un zèle infatigable.
— Mon Dieu ! mon cher maître ! comme vous avez l’air méchant, ce matin !…
Il consentit à sourire. Du reste, il trouvait toujours cette petite Mme Lavallette assez drôle, malgré la gravité des événements, et puis c’était une amie intime de la famille.
Maintenant elle hésitait.
— C’est à cause de…
— De ma femme ?
— Mais oui… pourquoi ne la voit-on plus ici ? Ces dames disaient…
Elle s’arrêta encore devant ce front redevenu hostile. Alors il l’entraîna dans un coin, lui prenant le poignet qu’elle lui abandonnait d’un air assez craintif.
— Qu’est-ce que ces dames disaient ?
— Mais rien ! seulement elles s’étonnaient…
— Allons ! Allons ! mon enfant ! Vous avez été l’amie de ma femme.
— Mais justement, je tiens à vous dire que je n’ai pas cessé de l’être.
— Merci ! mais enfin, qu’est-ce que disaient ces dames ?
— Mais que Mme Raucoux-Desmares était une très bonne infirmière !…
— Et c’est tout ? Voyons, ma petite Valentine, vous savez que je vous aime bien…
— Oh ! mon cher maître, depuis la mort de ce pauvre Lavallette, les seules bonnes heures que j’ai vécues, je vous les dois, à votre femme et à vous, je puis le dire !
— N’exagérons rien : je vous ai toujours gaie, même à l’enterrement de votre mari ! Ne protestez pas ! Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit, hélas ! de choses très sérieuses. Il faut être franche avec moi. Mais voilà, vous avez peut-être peur de me faire de la peine…
— Je vous jure que ces dames n’ont pas prononcé une parole qui pût vous être désagréable… Elles s’étonnaient simplement que Mme Raucoux-Desmares eût brusquement quitté son service ici !
— C’est moi qui l’en ai priée…
— On s’en doute un peu…
— Me donne-t-on tort ? Répondez-moi…
— Eh bien ! non, déclara la petite Mme Lavallette, en regardant bravement le professeur dans les yeux… Vous avez bien fait !…
— Alors, laissez-moi aller me coucher !…
Et il partit si vite qu’il oublia de serrer la main qu’elle lui tendait.
Si fatigué qu’il fût, le professeur, pour rentrer chez lui, refusa de monter dans l’auto qui l’attendait devant le perron. D’un pas solide, il traversa la cour ; et, quand il se trouva en pleine campagne, il aspira longuement la fraîcheur de l’aube. Entre ces jours et ces nuits dont la chaleur étouffante pesait sur le cœur comme une angoisse nouvelle, il n’avait que ces quelques minutes pour apprécier encore la chance incertaine de vivre…
Les nouvelles que les derniers blessés avaient données entre deux râles n’étaient ni bonnes ni mauvaises : le plus souvent obscures. On se battait au-dessus de Charleroi. La ville avait été prise, perdue, reprise quatre fois. Il n’y avait pas lieu d’être inquiet. Cependant le beau visage de Raucoux-Desmares était sombre.
Sa haute taille légèrement courbée, les deux poings dans les poches de sa vareuse, le front soucieux derrière la visière baissée de son képi, il prit à travers champs pour gagner le faubourg campagnard où, depuis dix ans, il cachait assez jalousement son bonheur domestique. Deux kilomètres à peine le séparaient de son petit hôtel dont les toits d’ardoise luisaient là-bas, tout au bout de la plaine, entre deux bouquets de gros hêtres, sous la première caresse du soleil levant.
On avait dépassé la mi-août ; et la moisson de tout ce coin de campagne, entre la rivière et les grands bois, était encore en javelles, les gerbes abandonnées sur la terre, comme si les bras avaient, tout à coup, manqué pour les ramasser. Au bout d’un champ de blé, quelques javelottes, dressées hâtivement en faisceaux, attestaient le travail interrompu et, par la silhouette guerrière de leur alignement sur l’horizon déjà couleur de sang, rappelaient au pied de quels autres faisceaux les paysans du Valois et de toute la terre de France étaient allés dormir ou veiller…
Raucoux-Desmares suspendit un instant sa marche pensive au milieu de la grande plaine solitaire. Lui aussi avait voulu partir malgré ses cinquante ans ; oubliant que l’on allait avoir besoin de son scalpel, il avait demandé un fusil. Il eût voulu être au premier rang. Il eût voulu être le premier mort !…
Plus qu’aucun autre il estimait qu’il devait son sang à la France, et, à la vérité, Raucoux-Desmares avait, pour penser ainsi, deux bonnes raisons.
La première était que nul plus que lui n’avait contribué à désarmer son pays par ses discours toujours amis d’un compromis universel, par sa propagande pacifiste dans les congrès internationaux d’où il revenait avec des assurances de bonne volonté et des paroles de miel apportées d’outre-Rhin. Son excuse, aux yeux des autres, avait été sa sincérité aveugle, son amour profond de l’humanité, une foi dans le progrès, éblouissante, qui ne lui avait point permis de voir qu’il n’était pas suivi par ceux mêmes qui l’y avaient poussé sur la route trompeuse, bordée de palmes, au bout de laquelle nous allions nous heurter à quatre millions d’hommes en armes…
Quant à lui, il s’était refusé à trouver dans une aussi étourdissante confiance une atténuation à ce qu’il appelait son crime et sa bêtise. Un fusil et mourir ! Un ordre l’avait retenu à son institut de Saint-Rémy-en-Valois, c’est-à-dire à son devoir, au poste où il était susceptible de rendre le plus de services à son pays. Et, de fait, dans ce palais de la science bienfaisante, à l’édification duquel il avait consacré la plus grande partie de sa fortune, et qui avait ouvert ses salles transformées en dortoirs aux premières victimes des combats du Nord, Raucoux-Desmares venait d’avoir l’occasion de prouver l’efficacité incomparable d’un nouvel antiseptique découvert quelques semaines plus tôt, après deux années de travaux assidus. Désormais, les blessures les plus affreuses changeaient d’aspect en moins de huit jours, et les gangrènes étaient enrayées. On avait fait entendre au professeur que l’homme qui venait de remporter un tel triomphe sur la mort, dans son laboratoire, avait mieux encore à faire que d’exposer sa vie sur un champ de bataille. Il avait obéi, mais il n’avait pas été persuadé…
Nous avons dit que Raucoux-Desmares avait deux bonnes raisons pour vouloir se battre. Nous connaissons la première ; la seconde… mais suivons le professeur qui a repris sa route ; maintenant il se dirige hâtivement vers son petit hôtel champêtre ; il franchit le pont rustique jeté sur le ruisseau aux eaux claires qui borde la propriété, il traverse le pré aux herbes grasses planté de pommiers tordus ; son regard au-dessus d’un mur va chercher la fenêtre du premier étage où, dans une veille insensée, sa jeune femme, à l’ordinaire, attend, pendant des heures, sa venue. Mais ce matin, toute la maison semble avoir encore son visage de bois. Il pense, satisfait « qu’on a été plus raisonnable », et qu’on a enfin consenti à prendre quelque repos, même en son absence.
Au bout du verger, il pousse une porte, et le voilà dans la cour de derrière que la Génie Boulard, la seule domestique restée à la maison, commence de balayer en chantant (à mi-voix depuis la guerre et d’un ton toujours courroucé) ses éternelles chansons : « L’Amour est menteur, garde ton cœur… »
— Madame s’est couchée de bonne heure ?
— Pense pas, m’sieur ! L’ai entendue toute la nuit qui travaillait dans la lingerie pour les blessés de m’sieur ! M’sieur a-t-il des nouvelles ?
— On ne sait encore rien, la Génie…
Il est déjà dans la maison. Il gravit l’escalier et pousse les portes du premier étage avec de grandes précautions. Le jour qui vient de naître glisse, çà et là, son rayon à travers les persiennes ; dans une petite chambre qu’il traverse sur la pointe des pieds, Raucoux-Desmares passe devant un lit d’enfant. Et soudain, il s’arrête. Craint-il de réveiller son fils ? Confitou a huit ans et dort comme un soldat de plomb. La figure de l’enfant sur l’oreiller apparaît dans une douce lumière, encadrée de longs cheveux blonds bouclés qui contribueraient à lui donner un air de fille, si le front bombé, haut et large, ne se présentait tout de suite comme la marque principale et très masculine de cette physionomie par ailleurs si délicate. Raucoux-Desmares regarde dormir son fils avec une attention surprenante. Il semble étudier son sommeil comme s’il en attendait quelque révélation. Pourquoi se penche-t-il ainsi, le front barré d’un incompréhensible souci, sur ce petit être qui repose si paisiblement ? Ce n’est certainement point le médecin qui s’inquiète devant ce jeune corps bien portant. La santé de Confitou est parfaite. S’il dort bien, il mange encore mieux. Ses lèvres fraîches ont conservé par endroits les traces des confitures qu’il adore, et qui lui ont valu son nom. Sans cette passion pour la gelée de groseilles, Confitou s’appellerait Pierre, comme tout le monde, – et comme son père.
Raucoux-Desmares écarte une mèche de cheveux sur le front de l’enfant, et se penche… se penche comme s’il allait l’embrasser ; mais il ne l’embrasse pas. Sans doute, au dernier moment, a-t-il eu peur de le réveiller…
Il s’en va, toujours avec les mêmes précautions. Le voilà maintenant dans la lingerie qui précède « la chambre de Madame ». Il ne va pas plus loin ; une femme est là, qui dort, la tête renversée sur le dossier d’un fauteuil d’osier, un ouvrage de couture tombé de sa belle main pendante.
Alors, tout doucement, tout doucement, Raucoux-Desmares vint s’asseoir en face de ce sommeil doré par la première lumière du jour. C’était une belle femme, cette femme ; elle n’avait pas trente ans. C’était sa femme. C’était la seconde raison pour laquelle il estimait que, plus qu’aucun autre, il devait son sang à la France. C’était une Allemande…
Une Allemande ! Il l’adorait…
Cette pensée extraordinaire, inouïe, qu’il adorait, en ce moment, une Allemande, le fit soupirer comme un enfant. Elle eut un mouvement et, elle aussi, soupira…
Ah ! ce sommeil n’était point profond comme celui de Confitou ! Raucoux-Desmares sentait bien que les songes ou les images qui agitaient ce sommeil-là, reliaient trop cette femme aux cauchemars de la vie réelle pour qu’il fût bien difficile de l’y faire revenir… Qu’il respirât seulement un peu fort, et elle ouvrirait les yeux, et elle se jetterait dans ses bras…
Dans ses bras… Il s’immobilisa… Il pensa. Il pensa d’abord qu’il avait bien fait de lui dire de rester à la maison. Il ne voulait pas qu’elle fût exposée à souffrir quelque sournoise insolence de la part de « ces dames » ! Que n’eussent-elles point inventé pour elle quand, la semaine précédente, elles avaient rendu la vie si dure à une Française qui faisait apprendre l’allemand à ses enfants, que la pauvre dame avait juré qu’elle ne reviendrait plus jamais à Saint-Rémy ? Cependant celle-ci était fille d’officier français, et elle avait ses frères à l’armée française, mais on ne lui pardonnait pas sa « fraulein » rendue, du reste, immédiatement à l’Allemagne, ni la supériorité qu’elle avait sur « ces dames » de parler une langue étrangère…
Quel sort donc les attendait, sa femme allemande et lui ? songeait Raucoux-Desmares, en regardant dormir celle qu’il aimait depuis dix ans ! Il s’appliquait à penser que ce n’était pas une Prussienne ; et, certes, qu’elle ne fût point cela, il ne trouvait pas cette consolation si ridicule ! D’abord, jamais une Berlinoise, se disait-il, n’eût pu offrir aux yeux d’un mari, après dix ans de ménage et la maternité, dans le désordre de ce sommeil matinal, des lignes aussi pures et aussi délicates, ce teint de lait, cet ovale charmant du visage qui ne rappelait en rien le type classique de la Gretchen. Le nez et la bouche avaient une finesse toute parisienne qui ne se trouve absolument pas en Allemagne, excepté, quelquefois, à Dresde, patrie des « petits saxes ». C’était une Dresdoise.
Jamais les Dresdoises, pensait-il, n’ont comploté de conquérir le monde. Berlin envoie ses femmes dans tous les bazars de l’étranger : Dresde les garde. Et il avait dû aller chercher celle-là dans la joyeuse capitale du vieux royaume d’Auguste le Fort, après l’avoir rencontrée, bien par hasard, aux fêtes du centenaire de Kant, à Kœnigsberg, où un groupe des « Combattants de la Paix » l’avait expédié, un peu malgré lui. Tout de suite, ils s’étaient aimés, malgré la grande différence d’âge. Elle avait été très heureuse d’épouser ce Français célèbre, et lui s’était épris, tous les jours davantage, de cette belle enfant, toujours gaie, douce et sentimentale. Il pensait… : « tous les jours davantage… » Il pensait qu’il ne l’avait jamais autant aimée… Il pensait « : à cinquante ans, on aime plus qu’à quarante ». Et la guerre venait d’éclater. C’était effrayant !
Déjà, depuis le 3 août, ils avaient vécu de tristes heures, mais il en redoutait de plus sombres. Ce qui s’était passé jusqu’alors n’avait fait, en somme, que resserrer les liens qui les unissaient. L’horreur de cette lutte à mort entre les deux races les avait jetés aux bras l’un de l’autre dans un désespoir qui était encore de l’amour. Comment eût-il cessé de l’aimer puisqu’elle continuait de le comprendre ? Il n’y avait pas encore eu entre eux de sujets de querelle. Elle avait admis tout de suite qu’il dût combattre au premier rang et ne l’avait point détourné de son dessein de prendre du service actif ; mais, en refermant ses beaux bras sur son Pierre, elle avait juré de ne point lui survivre ; et elle était sincère. Elle avait accordé au patriotisme fiévreux de son époux tout ce qu’il exigeait sans qu’il eût même à l’exiger ! Ainsi, il était bien entendu que le crime de la guerre avait été ourdi à Berlin, et elle s’était unie à lui pour le maudire. Elle disait : « Pourquoi te tourmentes-tu ? Je ne suis plus Allemande ; je t’ai épousée, je suis Française. » Mais elle s’appelait Freda.
La joie de Mme Raucoux-Desmares avait été grande en apprenant que l’autorité militaire maintenait son mari à Saint-Rémy-en-Valois. Ils ne se quitteraient pas ! Elle s’était donnée tout de suite à l’ambulance avec frénésie, mais quand son mari l’avait priée de rester désormais chez elle, elle n’avait fait aucune objection… Depuis, elle travaillait pour les blessés, à domicile, où elle passait son temps à attendre son Pierre.
Maintenant qu’elle était sûre qu’il n’allait pas se battre, la guerre semblait lui être devenue indifférente. Mais la pensée qu’elle se faisait des sentiments de son mari sur leur situation exceptionnelle l’exaltait ou l’abattait, tour à tour, avec une force ou une langueur singulières. Elle répétait souvent : « M’aimes-tu toujours autant ? »
— Plus ! lui répondait-il.
Elle secouait la tête. Elle ne le croyait pas. Elle avait tort, car c’était vrai.
Or, c’était justement cela qui faisait le tourment caché de Raucoux-Desmares. Il l’aimait davantage, et cependant il la fuyait. Depuis quelques jours surtout. Il l’aimait, mais il y avait des moments où il trouvait monstrueux de l’embrasser… Il avait beau en vouloir chasser l’idée, l’idée était de plus en plus là, qu’elle était Allemande. Elle pouvait dire tout ce qu’elle voulait… elle en était… elle appartenait à la horde !…
Elle était venue de là-bas en apportant avec elle tout ce qu’une éducation allemande, tout ce que « l’esprit » allemand ne laisse jamais s’égarer : des mœurs, une certaine façon d’être et de penser qui reste toujours chez la femme allemande, même quand elle épouse un étranger, et même une certaine façon d’élever ses enfants qui n’appartient pas aux mères françaises… Horreur !… Confitou, élevé par sa mère, avait été élevé à l’allemande !…
Raucoux-Desmares, à cette pensée aiguë qui lui transperçait le cœur comme avec une lame, se souleva en gémissant. Freda eut un mouvement ; il s’arrêta. Elle tourna la tête vers le mur, sans sortir de son sommeil agité. Alors il put quitter la pièce.
Il pénétra dans la salle de billard dont il ouvrit une fenêtre ; il avait besoin d’air ; l’idée de son enfant élevé par une mère allemande l’étouffait. Que savait-il de Confitou, de cette petite âme pétrie par Freda, selon sa mode ? Quelle misère ! Confitou passait la plus grande partie de ses vacances en Allemagne, choyé par des parents allemands qui l’adoraient, le gâtaient ; il retournait toujours là-bas avec joie, il en revenait avec ennui.
Confitou n’avait en France ni oncle, comme l’oncle Moritz qui lui passait tous ses caprices, et lui faisait boire de la bière, ni tante, comme la tante Lisé, qui lui mettait de la confiture dans tous ses plats.
Raucoux-Desmares se retourna, s’appuya contre le mur ; il était horriblement pâle ; Confitou ne devait pas seulement aimer les confitures, il devait aimer aussi les Allemands !
Soudain l’homme quitta le mur. Il s’avançait vers le billard qui étendait devant lui son tapis vert. Comme sur une plaine de là-bas, de petites constructions de la Forêt-Noire, achetées à Baden-Baden (Confitou avait surtout des jouets allemands), se dressaient, s’alignaient, formant un village enfantin… et… autour de ce village, courant à l’assaut, des petits soldats de bois… et ces petits soldats, Raucoux-Desmares les connaissait bien, c’étaient des soldats allemands… Seulement… seulement le village était défendu contre les soldats de bois par des soldats de plomb et ceux-ci étaient français… Les uns et les autres étaient à peu près en forces égales…
La bataille était certainement dans son plein, car, des deux côtés, il y avait des morts… beaucoup de morts…
Au premier coup d’œil, il était bien difficile de savoir qui en avait tué le plus, des Français ou des Allemands.
Raucoux-Desmares, le cœur haletant, les jambes brisées par une émotion souveraine, approcha une chaise, s’assit et resta penché longtemps sur cette guerre de Lilliput.
Il comptait… Ici, au coin du gasthaus aux volets verts, un groupe de sept grenadiers de la garde avait été fauché… là, près du bahnhof, une douzaine de Boches gisaient pêle-mêle, les pattes de bois en l’air… ; il respira…
Malheureusement, un peu plus loin, il découvrit seize soldats de plomb, seize exactement qui avaient dû essuyer un véritable feu de barrage… ces seize-là, avec les huit morts en plomb de la place de la Mairie, faisaient déjà à eux seuls vingt-quatre… vingt-quatre Français morts contre dix-neuf Allemands…
Heureusement, place de l’Église, autour d’un canon de fer qui était aussi grand que la cathédrale, il trouva quatre cadavres de uhlans et même quatre cadavres et demi, car il y en avait un qui n’avait plus que le buste, il est vrai, depuis longtemps… En somme, il n’y avait là ni vainqueurs ni vaincus…
Raucoux-Desmares laissa tomber sa tête sur ses bras recourbés, et, terrassé par la fatigue, s’endormit…
Un bain dans les eaux froides de la petite rivière avait remis instantanément Raucoux-Desmares de ses fatigues, et il se présenta au déjeuner de midi avec de l’appétit. Son humeur – en temps de paix toujours égale – n’était point hostile, car il avait eu un bon coup de téléphone de l’hôpital militaire, et un télégramme particulier, venu de Maubeuge, donnait de l’espoir pour nos armes.
Au fond, sans vouloir envisager une catastrophe qu’il travaillait assidûment à chasser de sa pensée, l’idée seule d’une bataille perdue le faisait si cruellement souffrir qu’il se jetait complètement sur le moindre indice favorable, et qu’il faisait sien le plus pauvre raisonnement optimiste. Mais le dernier de ces raisonnements-là avait encore sa vertu ; et Raucoux-Desmares considérait l’optimisme comme une propreté morale nécessaire. Aussi ne perdait-il pas une occasion de le faire rayonner autour de lui. Il disait couramment que ceux qui avaient le malheur de ne pouvoir se battre avaient au moins pour devoir de ne pas dégoûter à l’avance de leur mort ceux qui allaient mourir pour eux !…
Il se laissa embrasser avec tendresse par sa femme et par Confitou, et l’on se mit à table. Il y avait du gigot. Le malheur vint de ce gigot et de Confitou.
Confitou réclama des confitures pour les mettre « dans son gigot ». Freda reprocha à Génie Boulard de n’avoir pas mis les confitures sur la table ; la Génie Boulard, qui n’était jamais à bout d’arguments, déclara qu’elle avait pensé « qu’il serait toujours temps au dessert ». Elle n’avait point l’habitude de ce service. Le valet de chambre était à la guerre. Elle ajouta : « On n’a pas idée de manger des confitures avec de la viande ! Vous finirez par y faire mal au cœur à ce petit ! »
Elle ne donnait toujours pas les confitures. Confitou, qui avait le sens des réalités, alla les chercher lui-même dans le garde-manger, et revint avec le précieux pot.
— Tiens, maman, fit-il, voilà tes confitures.
La Génie Boulard s’en alla fâchée.
Mme Raucoux-Desmares garnit alors consciencieusement l’assiette de son fils de belle gelée de groseilles (un cadeau de la tante Lisé à son dernier voyage), sur quoi Raucoux-Desmares dit :
— Je suis de l’avis de cette fille, ce doit être horrible, ce mélange.
— Qu’en sais-tu ? Tu n’en as jamais mangé, répondit-elle.
— Je n’en ai jamais mangé, justement, parce que j’imagine que ce doit être horrible.
— Goûtes-en une fois donc, insista-t-elle.
— Je vais t’avouer une chose, répliqua-t-il, c’est que non seulement je ne peux pas en manger, mais que je n’ai jamais pu vous voir en manger !
— Par exemple !…
— C’est comme je te le dis. Je regarde d’un autre côté, sans affectation, voilà tout !
— Dis tout de suite que nous te répugnons, fit-elle, étonnée.
Il affecta de rire :
— Tu exagères, et je n’ai pas voulu te faire de peine. Que veux-tu ? Il y a des mélanges auxquels, nous autres Français, nous ne pourrons jamais nous faire, et le gigot et la confiture est de ceux-là… je ne t’en ai jamais parlé parce que j’ai l’esprit assez large, tu le sais bien, pour laisser à chaque peuple ses mœurs, ses coutumes et ses goûts, et concevoir que nous pouvons également choquer l’étranger par certains autres côtés que nous ne soupçonnons même pas.
— Tu ne m’as jamais choquée en rien, dit-elle, et, bien que je ne puisse y toucher, je te regarde manger avec plaisir les grenouilles et les escargots, parce que je sais que tu les adores.
— Tu pleures ?
— Oui ; jamais, avant, tu ne m’aurais dit ce que tu viens de me dire : « Nous autres Français »… Je ne suis donc plus ta femme ? Et Confitou n’est-il plus ton fils ?
— Je te demande pardon, Freda, mais Confitou est si bien de mon avis que lui non plus ne peut souffrir l’horrible mélange. Il mange les confitures et laisse la viande.
Il avait pensé, par cette dernière observation, la faire rire. Elle resta mélancolique. Il constata avec effroi que les moindres paroles contribuaient à creuser, peu à peu, une fosse entre eux, où il tremblait de voir trébucher leur sincère amour. Comme, depuis quelques jours… depuis quelques jours seulement, ils n’osaient plus se parler de la guerre, ils en étaient réduits à se dire n’importe quoi. Et cela encore commençait à être une torture sans nom : dire des niaiseries, des futilités, pendant qu’on se battait là-haut !
Partout, à toutes les tables de tous les Français, on ne parlait que de cette chose formidable : la guerre, et quelle guerre ! Un conflit qui allait changer la face du monde, et qui remuait la terre à l’égal d’un cataclysme préhistorique, qui allait anéantir des millions d’hommes comme un déluge ; et chez lui, on disait des choses sans importance !…
Raucoux-Desmares ne se rendait point compte que, depuis qu’il s’était marié, il n’avait encore jamais rien dit d’aussi « important » que son observation sur les confitures. Il ne s’en rendait point compte, parce que cela n’avait pas été dit avec réflexion, mais avec spontanéité, et dans une humeur méchante qu’il regrettait déjà, parce qu’elle avait fait pleurer sa femme, qu’il aimait. Seulement, le coup avait porté, et Freda n’avait jamais autant souffert.
Tandis qu’elle persistait dans sa mélancolie, il essayait de démêler les éléments de leur récent désaccord, pour les combattre si possible ; et cela devait être possible puisqu’il était bien entendu qu’ils s’aimeraient par-dessus tout, et que, dès la première heure de la guerre, ils s’étaient juré, quoi qu’il arrivât, un cœur fidèle. Elle le lui avait gardé et, en vérité, il trouvait indigne de lui de la faire souffrir, puisqu’il n’avait rien à lui reprocher.
Les premières victoires françaises ne l’avaient point attristée.
Elle était de cet avis que l’Alsace et la Lorraine annexées étaient restées françaises, que c’étaient des pays français, et que l’Allemagne en 1871 avait commis une grande faute en arrachant ces territoires à la France. « Sans l’Alsace et la Lorraine, disait-elle, il y a beau temps que les Allemands et les Français seraient devenus les meilleurs amis du monde. Ils auraient conclu une alliance qui les aurait faits les maîtres de l’univers… Eh bien, reprenez l’Alsace et la Lorraine, car cela est juste, et quand vous les aurez, il n’y aura plus de sujet de discorde entre nous ! »
En somme, plus il y réfléchissait, et plus il trouvait « qu’elle avait été parfaite ». Elle avait su, elle, lui faire oublier, dans cette tourmente, qu’elle était Allemande ; pourquoi, tout à coup, lui, s’en était-il souvenu ?…
Car c’était lui, le coupable, qui ne se confiait plus à elle comme aux premiers jours, sans qu’elle eût rien fait pour mériter un pareil châtiment… On ne parlait plus de la guerre, mais c’était lui, qui, l’avant-veille, lui avait dit assez brusquement : « Je t’en prie, attends que je t’en parle ! »
En se levant de table, avant de partir pour l’hôpital, il se disposait à embrasser sa femme avec effusion, quand il aperçut Confitou qui se nettoyait la bouche avec un cure-dents. C’était du luxe, attendu que Confitou n’avait pas mangé de viande et que, dans la circonstance, le fils unique de M. Raucoux-Desmares eût mieux fait assurément de s’abstenir ; mais Confitou aimait ainsi, de temps en temps, à faire des gestes « au-dessus de son âge », pour étonner le monde.
— Tu es ridicule, lui dit son père, et je t’ai déjà fait entendre que l’on ne se sert point d’un cure-dents de cette façon.
Confitou, pour montrer, en effet, sa bonne éducation, ne manquait pas de mettre, devant la main qui tenait le cure-dents, l’autre main qui cachait le travail de la première. Son père lui avait déjà expliqué que toute cette extraordinaire gymnastique ne servait qu’à attirer l’attention sur celui qui s’y livrait, dans le moment même où il désirait passer inaperçu, sans compter qu’elle était parfaitement grotesque.
— C’est maman qui m’a appris comme ça, dit Confitou.
— Ta mère t’a déjà dit de laisser les cure-dents tranquilles, gronda le père avec politique.
— L’oncle Moritz fait aussi comme ça, et la tante Lisé aussi, répliqua Confitou ; mais il vit qu’il avait fait une gaffe, car il ajouta aussitôt : « Je ne le ferai plus ! »
Raucoux-Desmares était déjà parti. Il se demandait avec épouvante s’il n’allait point haïr son fils.
Madame Raucoux-Desmares ne sortait plus du tout en ville, et elle faisait bien. C’était l’avis même de cette excellente Mme Lavallette, une brave petite amie pourtant, mais qui n’avait pas hésité à exprimer l’opinion de tous. Et, en dehors de celle-ci, Freda ne voyait plus guère aucune de ces dames. Aussi l’étonnement de Raucoux-Desmares fut-il assez vif en rentrant chez lui, d’apercevoir Mme Clamart qui s’apprêtait à en sortir.
Mme Clamart était d’origine hollandaise et la femme du maire de Saint-Rémy. Elle affichait un grand patriotisme.
Cependant le professeur n’avait jamais beaucoup aimé cette belle personne opulente et trop majestueuse.
Mme Clamart était très pâle, avec un air plein de dignité. Derrière elle venait Mme Raucoux-Desmares qui était aussi pâle que Mme Clamart. Au premier coup d’œil, le professeur jugea qu’entre ces deux femmes venait de se passer un petit drame.
Mme Clamart n’en tendit pas moins son importante main gantée de fil blanc au professeur qui la serra.
— Au revoir, cher maître, vous devez être exténué ! Mon mari n’a pas quitté la mairie de toute la nuit dernière. Vous comprenez qu’avec les réfugiés du Nord qui commencent à arriver, on n’a plus une minute à soi. Enfin, on fait ce qu’on peut, mais tout cela est bien triste, n’est-ce pas ?
Ainsi parla Mme Clamart. Raucoux-Desmares salua sans ajouter un mot. Il s’en serait bien gardé, car il avait eu souvent l’occasion de remarquer que les femmes, à quelque classe qu’elles appartiennent, arrivent difficilement à prendre congé de leurs interlocuteurs. Si elles sont entre elles, il leur suffit d’un mot pour qu’elles repartent en discours inutiles et les « au revoir » se succèdent sans qu’elles parviennent à se séparer. Mais, dans le fait, Raucoux-Desmares n’avait rien à craindre. S’il avait hâte de savoir ce qui s’était passé entre Freda et la femme du maire, celle-ci ne demandait qu’à se sauver. Elle salua et s’éloigna en balançant majestueusement le panache qu’elle avait toujours sur la tête. Le professeur suivit sa femme dans la lingerie, où elle allait reprendre ses travaux interrompus.
— Eh bien ! lui demanda-t-il, que vous est-il arrivé ? Vous étiez pâles toutes les deux…
— Tu ne sais pas pourquoi Mme Clamart est venue ici ?
— Ma foi non !
— Elle est venue ici pour me dire qu’elle n’y reviendrait plus ! Comment trouves-tu cela ?…
— Incroyable !… Et à propos de quoi ? questionna Raucoux-Desmares en se mordant les lèvres.
— Oh ! à propos de quoi ! Ai-je besoin de te le dire ?… Tu le devines un peu !
— Parce que…
— Oui, à cause de cela !… C’est cela même…
— Ah ! c’est trop fort ! Qu’est-ce que tu lui as répondu ?…
— Rien ! Que voulais-tu que je lui réponde ? Je me suis levée tout simplement, et comme elle continuait ses explications, j’ai ouvert la porte, et elle a compris…
— Mais enfin, donne-moi des détails !… Ce que tu me dis là est extraordinaire ! Si elle ne veut pas te fréquenter, elle n’a qu’à rester chez elle ; tu ne vas pas la trouver !… Elle est folle, cette femme !…
— Je vais te dire toute l’histoire. Je l’ai vue venir solennelle et embarrassée. Elle avait les journaux d’Amsterdam que je lui avais fait demander.
— Tu avais eu tort !
— Je m’en aperçois maintenant. Elle me les a donnés en me disant qu’elle avait tenu à me les apporter elle-même, parce qu’elle avait à s’excuser de ne pas venir plus souvent chez moi ; elle était très occupée par les œuvres de la guerre ; elle allait malheureusement l’être davantage. Tout était à organiser. Une pareille agression avait pris tout le monde au dépourvu. Elle daigna ensuite me dire que je devais être très malheureuse de ce qui se passait, et que ma situation exceptionnelle me faisait plaindre des dames de la ville, car enfin, j’avais des « êtres chers » dans les deux camps et mon cœur devait être partagé. Je la laissais courir… je n’allais point tarder à savoir où elle voulait en venir… « Ces dames » montraient beaucoup d’hésitation quant à la conduite qu’elles devaient tenir à mon égard… Elles m’avaient dans la plus haute estime ; d’autre part, elles auraient été navrées de me causer de la peine, ce qui ne pouvait manquer d’arriver si elles tenaient devant moi des propos qui, au lieu de me réjouir, m’auraient peut-être blessée. Quant à elle, Mme Clamart, qui avait toujours été ma bonne amie, et qui connaissait mon caractère et savait apprécier à son juste prix ma raison et mon bon sens, elle s’était résolue à une démarche qui mettrait un terme à toute situation fausse… Elle continuait de m’estimer et de m’aimer, mais… justement, pour que nous restions bonnes amies, elle venait me dire qu’il était préférable qu’on ne se revît plus tant que durerait la guerre… C’est là-dessus que je me suis levée…
Raucoux-Desmares était furieux. Il mâchonnait entre ses dents de vagues injures : « les goujats ! les goujats ! » et il voulait aller trouver le maire tout de suite. Elle s’y opposa.
— Non, Pierre, ne t’occupe pas de cela…
— Je vois bien que cette sotte t’a fait beaucoup de peine.
— Cela va se passer, mais crois-moi, pas d’histoire à cause de moi !…
— Je lui dirai, la prochaine fois que je la rencontrerai, que je trouve étrange qu’une Hollandaise…
— Eh bien ! mon cher, elle est Française : son mari est Français.
— Et toi ?
— Oh ! moi, ça n’est pas la même chose ! La Hollande n’a pas déclaré la guerre à la France…
— Enfin, ce n’était pas à elle de se charger d’une commission pareille !
— Aurais-tu préféré une vraie Française ?
— Ah ! je ne dis pas cela !… Je dis que tout cela m’énerve !…
Il alla s’enfermer dans son cabinet de travail. Là, il se mit la tête dans les mains ; il réfléchit. Il se calma.
Ah çà ! mais, est-ce que c’étaient des incidents pareils, tous prévus, du reste, et fatals, qui allaient le courber, lui, Raucoux-Desmares, au niveau des imbéciles ? Est-ce qu’il allait se laisser influencer par des niaiseries ? Est-ce que sa pensée – la pensée de Raucoux-Desmares ! – allait être sottement empoisonnée par des échos de salons de province ou de carrefours ?
Maintenant qu’il croyait avoir fait le tour de sa pensée, voilà donc ce qu’il rapportait du voyage : la honteuse certitude que les légers mais déjà très fâcheux malentendus qui étaient survenus depuis quelques jours entre sa femme et lui avaient leur origine dans sa propre pusillanimité, dans son manque de courage à supporter les ennuis tout extérieurs d’une situation exceptionnelle.
Mais puisqu’il n’avait pas hésité à s’unir à une Allemande, ne devait-il pas se montrer moralement assez fort pour en accepter toutes les charges ? Il n’avait pas prévu la guerre, il n’y avait pas cru. Eh bien ! il aurait dû la prévoir, il aurait dû y croire !
S’il souffrait de cette imprévoyance, tant mieux ! Le châtiment était bien mince en face de sa faute.
En tout cas, il eût été digne de lui de se montrer ferme et loyal dans l’épreuve comme il le devait aussi à la compagne qu’il s’était choisie, dans le plein exercice de sa haute intelligence qui avait été alors parfaitement d’accord avec son cœur.
On ne mesure la véritable grandeur de l’homme que dans la tourmente. S’il lui résiste, il est sacré ; on peut alors le comparer à un phare que la furie des éléments est impuissante à faire plier.
Raucoux-Desmares, avec sa haute pensée lumineuse, se fut volontiers comparé à un phare. Ce n’était qu’un pauvre homme, comme les autres, qui souffrait plus que les autres des malheurs de la patrie, parce qu’il était plus coupable que les autres.
Ce jour même, une heure après avoir pris d’aussi belles résolutions, il fut vaincu par une casquette.
Il s’agit de la casquette de Confitou, naturellement. S’il n’y avait pas eu la guerre, Confitou fût entré, cette année-là, au collège. La chose avait été décidée et la mère avait commandé l’uniforme qui, justement, venait d’arriver, malgré la guerre. Rien n’y manquait. Il y avait même la casquette. Quand Confitou vit ces splendeurs, il voulut les essayer tout de suite.
C’était après dîner ; les choses jusque-là s’étaient fort bien passées. Raucoux-Desmares avait été très bon ; il avait causé avec sa femme, très naturellement, des dernières nouvelles du front, lui exposant avec franchise ses espoirs et ses craintes ; le professeur venait d’allumer un cigare, et se disposait à jeter un coup d’œil sur les journaux du soir, quand Confitou rentra dans la salle à manger, suivi de sa mère. Il venait montrer son beau costume tout neuf.
Il s’avançait sans rien dire, avec une fierté bien compréhensible. C’était la première fois qu’il se voyait en collégien. Il s’était trouvé superbe devant l’armoire à glace de sa « mama » et sa « mama » l’avait embrassé avec émotion, mais qu’est-ce qu’allait dire son père ?
Raucoux-Desmares leva les yeux et ne vit, au-dessus de son journal, que la tête de son fils. Il poussa un cri.
Il faut faire remarquer, à la vérité, que la casquette était ridiculement petite. C’était une petite casquette toute ronde, avec un soupçon de visière en cuir verni, qui avait beaucoup plu à Mme Raucoux-Desmares. C’est un genre, là-bas, dans certaines universités, de mettre, sur de grosses têtes d’enfants, de petites casquettes. Et cela, paraît-il, fait très chic. Nous croyons avoir déjà dit que Confitou avait une bonne grosse tête et beaucoup de cheveux blonds. Nous pouvons donc affirmer que, pour Mme Raucoux-Desmares, la petite casquette produisait un excellent effet sur la tête de son fils.
Pourquoi ne fut-ce point l’avis de M. Raucoux-Desmares ? Sitôt qu’au-dessus du journal apparut, dans la pénombre de l’appartement, cette bonne grosse tête et cette belle petite casquette, le professeur poussa donc un cri :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Et il recula sa chaise avec horreur…
— Qu’y a-t-il, mon ami ? demanda la mère inquiète, car elle ne comprenait pas.
— Ce qu’il y a ?… Mais, ma petite fille, c’est abominable de mettre une casquette pareille sur la tête de cet enfant !… Ma parole, j’ai cru voir un petit b…
Le mot « boche » ne fut pas prononcé, mais il fut entendu de Mme Raucoux-Desmares qui recula à son tour dans l’ombre. Elle put à peine balbutier :
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Rien !… Je n’ai rien dit…
— Oh ! si, va, je t’ai bien entendu !…
Il comprit à la voix et au ton que c’était très grave. Il ne trouva d’autre tactique pour se tirer de là que de plaisanter comme s’il n’attachait aucune importance à cette petite histoire, et comme s’il était le premier à s’en amuser, après s’en être quasi fâché. Le malheur fut qu’il se trouvait encore dans une agitation telle (à cause du spectacle de la tête de son fils et aussi du remords d’avoir sitôt trahi ses sublimes résolutions) qu’il ne mesura point la lourdeur d’une facétie plus cruelle que tout ce qui « lui avait échappé » jusqu’à présent.
Comme sa femme restait là, glacée, il voulut absolument la faire rire, et il dit en riant lui-même.
— Ne fais pas cette figure, ma bonne Freda, je t’assure qu’il n’y a pas de quoi. La casquette est trop petite, on lui en choisira une autre ! Mais avoue qu’avec celle-là, il faudrait aussi lui acheter des lunettes !
Catastrophe ! Confitou pleurait. Il pleurait silencieusement, sans oser risquer un mouvement.
Sa mère lui dit :
— Mais enlève donc cette casquette ! Tu vois bien que tu fais horreur à ton père !
Elle poussa Confitou hors de la pièce et revint avec l’objet fatal. Elle était affreusement pâle. Raucoux-Desmares put voir alors tout le mal qu’il avait fait.
— Ma chérie, ma chérie, je regrette…
Elle ne l’écoutait pas.
— Tu vois cette casquette, lui dit-elle d’une voix basse, étouffée, car la douleur, la colère lui enlevaient le souffle, c’est une casquette française, achetée en France, dans une maison française, avec de l’argent français : ton argent ! Ce n’était pas une raison parce qu’elle est trop petite pour nous traiter comme tu l’as fait, ton fils et moi !… J’étais fière de t’amener Confitou dans son premier costume de petit homme, dans son premier uniforme de collégien, presque un uniforme de guerre, un uniforme français. Tu nous as reçus comme des ennemis de ton pays, tu nous as raillés, tu nous as bafoués, tu nous as reniés. Oui, tu as renié ton fils. Adieu ! nous partons ! Sois heureux, Pierre ! Nous ne te gênerons plus !… Tu ne nous reverras plus jamais !…
Elle courut à sa chambre, mais il parvint à l’y suivre avant qu’elle s’y enfermât.
Il était désespéré, il se traitait de brute et, au fait, il avait agi comme une brute.
Elle lui avait connu toutes les délicatesses. Ce qui venait de se produire dépassait toute imagination. Il lui aurait donné un coup de couteau ou une gifle qu’elle n’eût pas été plus stupéfaite ni plus malade. Elle voulait partir. Elle s’en tenait à cette résolution, malgré tous ses discours pitoyables. Il finit par se taire, et s’assit, terrassé.
Elle eut pitié de lui.
— Écoute, Pierre, fit-elle en s’approchant de son mari, soyons raisonnables, veux-tu ? J’admets comme toi qu’il est insensé de vouloir tout rompre et tout détruire dès notre première querelle, si grave soit-elle. Nous nous sommes beaucoup aimés.
— Toute la vérité est là : notre amour, dit-il.
— Peut-être ; mais tu vois à quelles tristes épreuves nous allons le soumettre. Encore quelques scènes comme celle-ci ; et je me demande ce qu’il en restera.
— Tu es cruelle…
— Pas tant que toi, et j’y vois plus clair que toi, et c’est parce que je t’aime profondément que je te supplie de m’écouter… Crois-moi, dans les circonstances présentes, laisse-moi m’en aller… cela vaudra mieux, je t’assure.
Il la prit dans ses bras :
— Je te le défends !… C’est à moi de te protéger quoi qu’il arrive, et ce devoir je ne le cède à nul autre, ni à un parent, ni à un ami, ni à un étranger ! Je tiens à t’avoir comme avant, plus qu’avant à mes côtés… Je reste ton mari, je ne suis pas un lâche !
Elle écartait doucement ses bras puissants.
— Non, tu n’es pas un lâche, mais tu me fais souffrir, et nous sommes très malheureux. Ce que je propose est si naturel ! La guerre ne durera pas toujours !… Du reste, il est impossible que cette chose abominable se prolonge. C’est ton avis, et c’est le mien !… laisse-moi m’éloigner avec Confitou pendant la guerre… après…
— Non ! non ! non ! Je ne veux pas !… Je ne peux pas !… Et puis, où irais-tu ? En Allemagne ?…
— Tu sais bien que je n’irais pas en Allemagne ! Pourquoi dis-tu une chose pareille ? Tu sais bien qu’il me serait impossible de vivre dans un pays où l’on se réjouirait devant moi des coups qui te frappent !… Mais laisse-moi aller me réfugier dans un pays neutre, où je serai libre avec mon fils de pleurer en paix notre bonheur perdu !…
Elle éclatait en sanglots. Il avait refermé ses bras sur elle.
— Ma chérie !… Ma chérie !… Tu es meilleure !… Tu es plus forte que moi !… Ne me repousse pas ! Pardonne-moi, et console-moi ! Je suis si malheureux !… Ah ! Pourquoi n’a-t-on pas voulu de moi ? Pourquoi m’a-t-on refusé un fusil ? Si tu savais… si tu savais ce que je souffre chaque fois que l’on m’amène un de ces pauvres soldats aux chairs en lambeaux que mon devoir est de torturer encore ! Que n’ai-je été, moi aussi, à la frontière ! J’aurais eu une belle mort, et tu n’aurais pas cessé de m’aimer !
— Tais-toi, Pierre, tais-toi… ne dis pas que j’ai cessé de t’aimer ! C’est toi, par moments, qui sembles me détester, comme si j’étais responsable de cette affreuse chose !
— Oh ! Freda, comment peux-tu croire ?… Tu ne me connais donc pas ?
— Si, mon chéri, je te connais bien : tu es très bon, mais c’est plus fort que toi, je le vois bien…
— Qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce que tu vois ?
Ses sanglots redoublaient, malgré ses protestations. Enfin, elle se calma, elle finit par pleurer doucement sur sa joue, à lui. Ils mêlaient leurs larmes comme deux grands enfants lamentables.
— Tu restes ?… Tu restes ?…
— Mais oui, je reste… puisque tu le veux ! Je ferai ce que tu voudras, comme toujours…
— Ma chérie !… Ma chérie !…
— Je crains tout pour mon amour… mais, au moins, si nous restons ensemble, essayons de faire en sorte de ne pas nous crucifier…
Il lui jura qu’ils s’aimeraient comme ils se l’étaient promis à la première heure de la guerre, au-dessus de tout et de tous, plus haut que le conflit des hommes… Elle l’écoutait. Il avait une éloquence chaude, vibrante, qui lui avait valu déjà de beaux succès à la Faculté et dans les congrès internationaux. Peut-être fut-elle convaincue ; en tout cas, elle ferma les yeux, ravie, enivrée, étourdie de cette parole, de toute cette parole magique qu’il dépensait pour elle, pour elle toute seule, comme jadis quand ils étaient fiancés et qu’elle accaparait, dans l’ombre amoureuse des terrasses de Brühl, le fameux Raucoux-Desmares, professeur illustre à quarante ans ! Elle ne lui résista plus. Et, après cet orage, ils s’aimèrent peut-être comme jamais ils ne s’étaient aimés. Seulement, à la première heure, le lendemain matin, les journaux qu’on leur apporta avec le communiqué de la nuit, apprirent à Raucoux-Desmares, que « notre offensive n’avait pas réussi ». Des « éléments de cavalerie » se montraient aux environs de Tourcoing et de Roubaix. Nos troupes se retiraient « sur les emplacements de couverture ». Il sortit de cette chambre, sans un mot, brûlé de remords, comme s’il avait trahi la France.
Ce matin-là, Confitou, en entendant son père ouvrir la porte de la bibliothèque, se jeta dans l’ombre. Il espérait évidemment passer inaperçu. Raucoux-Desmares qui sortait de l’appartement de sa femme, le triste communiqué à la main, était poursuivi par des pensées si lugubres qu’il ne vit point tout d’abord cette petite forme blanche, derrière un pupitre. Il s’en fut tout de suite à une vaste carte appliquée contre le mur et y considéra un instant la frontière. Tourcoing et Roubaix en étaient si proches qu’il estima devoir se rassurer, mais son front restait sombre car, maintenant, Raucoux-Desmares savait !… Il était renseigné à la fois sur ce qui se passait à la frontière et sur son précieux état d’âme.
Ce n’était pas seulement la défaite qu’il avait lue entre les lignes du communiqué, mais, en même temps qu’elle, il y avait trouvé la vraie raison de son peu de courage domestique durant ces derniers jours, et de sa récente faiblesse morale.
Cette raison n’était ni plus ni moins que la crainte de la défaite.
Tant qu’il avait pu croire à la victoire enchantée, annoncée si joliment par les communiqués à la craie que les jeunes classes enthousiastes étalaient sur les panneaux des trains de mobilisation, lesquels « ne prenaient de voyageurs que pour Berlin », il lui avait été facile de suivre le programme qu’il s’était tracé et qui consistait simplement à oublier que sa femme était Allemande…
Cette générosité, qui était bien dans ses idées d’avant la guerre, lui avait été rendue facile par les événements du début : chaque fois que l’on rencontrait l’ennemi, on le battait ; il n’en restait plus rien ; nos 75 l’anéantissaient par bataillons ; nous étions les maîtres des cimes et de la crête des Vosges et nous avancions, triomphants, dans la plaine d’Alsace.
Sans doute son esprit critique était-il resté trop éveillé pour qu’il partageât sans réserve l’opinion des emballés qui nous voyaient revenus de Berlin « pour les vendanges », mais le moyen, avec des succès qui annonçaient une si belle campagne, d’en vouloir à Freda ? Il trouvait sa femme plutôt à plaindre. Alors, il était loin de soupçonner qu’il pût jamais, pour des faits dont il ne la jugeait pas responsable, changer de sentiments vis-à-vis d’une personne qu’il aimait et qu’il estimait depuis dix ans. Alors, il était orgueilleusement persuadé que rien au monde n’était capable d’ébranler le bel équilibre de son équité. Et cependant, peu à peu, cet événement formidable s’était accompli.
Maintenant qu’il voyait clair dans sa cave, où venait d’éclater l’obus de Charleroi, il comprenait qu’il avait commencé à « changer » quand il avait commencé à avoir des craintes sur la facilité de notre victoire… Mon Dieu ! en y réfléchissant bien, il pouvait préciser le jour et peut-être l’heure. L’heure devait être trois heures de l’après-midi ou onze heures du soir, l’heure des communiqués… et le jour, eh bien ! ce jour-là avait été le jour de Morhange !… Oui !… quand on avait perdu Morhange… après une si belle avance !… les consolations de sa femme l’avaient énervé…
C’est qu’à Morhange il avait senti que c’était la première fois que l’on entrait véritablement en contact avec le monstre !…
Jusqu’alors, on ne savait au juste où il se cachait… on l’avait bien harcelé de-ci, de-là, mais c’est là, là ! là ! à Morhange que le monstre avait laissé voir son immonde face redoutable et… et il nous avait fait reculer !… C’était depuis ce jour-là que Raucoux-Desmares n’avait plus été le même avec sa femme !… Honte à l’esprit scientifique et international de Raucoux-Desmares !…
Il était resté le nez sur sa carte, et en était là de ses réflexions, quand un léger bruit lui fit tourner la tête. Alors, il vit dans son coin Confitou en chemise. Qu’est-ce que Confitou, en chemise, pouvait faire dans la bibliothèque, à six heures du matin ? Il le lui demanda. Confitou, rouge comme une tomate, répondit qu’il était venu chercher un livre pour lire dans son lit.
— Quel livre ? interrogea le père auquel l’embarras extrême de Confitou n’échappait point…
— Un livre de contes, papa !…
— Veux-tu bien aller te coucher ; tu vas attraper froid, gamin !… Mais il lui prit au passage le bouquin et en lut les titres. C’était un livre de contes allemands : « Schneewittchen » Reine-Neige ; « Struwelpeter » Pierre-le-mal-peigné ; « SuppenCaspar » Gaspar le mangeur de soupe ; puis des histoires un peu lourdes de gnomes et de fées qui lui avaient fait plus d’une fois regretter devant Freda la couleur et la bonhomie de nos jolis contes français.
Il jeta le livre, ce pendant que Confitou se sauvait sans demander d’autre explication.
En hâte, Raucoux-Desmares se rendit à l’hôpital militaire. Jamais encore il n’avait souffert d’une pareille détresse. Les mauvaises nouvelles de la frontière se mêlaient à cette idée que son fils, pendant la guerre, se cachait pour lire des livres allemands ; elles se mêlaient aussi aux souvenirs torturants de la querelle de la veille, avec sa femme, et des baisers de la nuit. Il avait horreur de sa lâcheté.
Comment n’avait-il pas su, dans sa conduite avec Freda, garder une mesure qui lui eût épargné des éclats indignes d’elle et de lui, suivis d’effusions dont la pensée le remplissait de remords ! Car enfin, « pendant ce temps-là », on se massacrait là-haut et le sort du pays se jouait dans les plaines bouillantes de Charleroi ! Comment avait-il pu s’abstraire de l’affreux et sublime drame pour ne vivre que le sien ? Ainsi, pendant que tout le pays veillait, attendant dans une angoisse indicible l’issue de ce combat des deux races, il avait oublié, lui, l’heure du communiqué, dans les bras d’une Saxonne !…
À l’hôpital militaire, lors de l’arrivée des voitures pleines de blessés, il se retourna pour cacher ses larmes. Cependant il en avait vu des blessures ! mais, pour la première fois, on lui apportait des blessures de vaincus. La bataille sur laquelle on comptait tant était perdue ! Encore une fois, ils étaient trop !
Ils étaient comme une marée irrésistible qui se répandait sur la terre, ayant brisé toutes les digues humaines. Leurs légions innombrables poussaient les flots vivants sur les flots des morts. Les aviateurs descendaient des airs avec des paroles qui faisaient frissonner les cœurs les plus solides. On n’en voyait pas la fin !… L’invasion des Barbares…
Il travailla jusqu’au soir comme un damné. Ah ! s’il avait pu, en travaillant, tuer la pensée ? Mais l’expérience et l’habileté de sa main lui laissaient l’esprit entièrement libre. Et cet esprit lui faisait entendre des choses si amères qu’il ne cessa plus de pleurer. Ce fut un spectacle que de voir le célèbre Raucoux-Desmares opérer en pleurant ! Il y avait des patients qui voulaient le consoler et plaisantaient. Il ne les entendait pas. Il n’écoutait que cette voix qui lui disait : « Tout ce sang a été répandu un peu à cause de toi, à cause de la très haute et très noble pensée du grand Raucoux-Desmares qui, jadis, a rapporté d’Allemagne des paroles de miel et une femme… »
Il commanda qu’on lui dressât un lit de camp dans une petite chambre et qu’on lui réservât cette petite chambre d’une façon permanente. Il était décidé à ne plus quitter, autant que possible, son institut, dans le laboratoire duquel on n’avait pas cessé de fabriquer nuit et jour, le fameux antiseptique. Ainsi, il serait toujours là pour surveiller les travaux, en même temps qu’il serait tout prêt à apporter son aide active à l’hôpital militaire.
Et puis cela arrangerait bien des choses. Dans le moment, il redoutait par-dessus tout, pour son esprit de justice, de se retrouver en face de sa femme. Il ne savait pas du tout comment il agirait ni ce qu’il dirait. Il lui paraissait impossible de ne point la traiter en ennemie, car il était plein d’un irrésistible ressentiment contre elle et il se rendait compte qu’une telle attitude eût été « absolument monstrueuse ». Il espérait ardemment, pour la revoir, des heures plus propices, l’annonce prochaine d’une victoire, par exemple : car il y avait encore ceci dans le cas du grand Raucoux-Desmares, c’est qu’il se sentait désormais devant sa femme comme un enfant honteux d’avoir eu le dessous. Une victoire !… Il pensa tout à coup que les Français en avaient déjà remporté plusieurs et que sa femme ne lui en avait marqué aucune méchante humeur !…
Elle n’avait pas alors « changé » elle ! Elle avait continué de l’aimer et de lui sourire, sans combat et sans fièvre, tant qu’il le lui avait permis. Elle l’avait laissé se réjouir devant elle du succès de nos troupes.
Mieux, elle l’avait encouragé, aux jours d’inquiétude. C’était sublime.
Était-ce sublime ? Le terrible fut qu’il ne pensa point longtemps que ce pût être sublime. Il connaissait assez sa femme pour savoir qu’elle ne manquait ni de caractère ni de noblesse, mais enfin il croyait pouvoir affirmer que sa femme n’était pas une femme sublime. Elle l’aimait beaucoup, mais elle n’avait pas eu besoin, pour cela, de faire preuve d’une nature héroïque. Rien de ce qu’il connaissait de Freda ne lui permettait d’imaginer que cette femme eût été plus forte que lui, qu’elle eût réussi là où il avait échoué, lui qui avait une âme souvent tendue vers le sublime. Était-ce possible qu’elle fût parvenue si aisément à lui cacher sa souffrance, quand lui-même, dès les premiers coups, se retournait contre elle en lui montrant ses cicatrices ?
Car elle aurait dû souffrir ! Freda aimait beaucoup son mari, mais elle aimait aussi son pays, sa race. Hélas ! Raucoux-Desmares n’ignorait point que sa femme, en dépit des apparences, était restée très Allemande dans ses goûts, dans sa pensée, surtout dans sa pensée « de derrière la tête », qu’elle réussissait souvent à dissimuler par amour pour son mari, mais que la perspicacité psychologique de Raucoux-Desmares parvenait à saisir quelquefois.
C’étaient des découvertes dont, avant la guerre, il avait daigné s’amuser en passant, comme on s’étonne, avec un sourire, de rencontrer la preuve inattendue de la défaillance passagère d’un esprit que l’on avait jugé « plus solide, plus à la hauteur… » à la hauteur de Raucoux-Desmares, bien entendu.
Sa femme, par orgueil pour lui, et peut-être aussi par amour-propre pour elle, avait tout d’abord prétendu à le suivre dans sa haute cogitation qui embrassait l’humanité entière ; mais elle n’avait fait que le signe de monter ; elle était restée en bas, en Allemagne !
Toutes les histoires qui « la ravissaient » étaient des histoires d’Allemagne qu’elle répétait, sans se lasser jamais, à Confitou ; son esprit et son cœur, pleins, il est vrai, de Raucoux-Desmares, avaient continué d’habiter en Allemagne, avec ses souvenirs de jeunesse, avec les images vivantes de ses compagnes, de ses amis et de ses parents qu’elle évoquait à tout propos, et qu’elle faisait presque tous les jours asseoir à la table internationale de son mari, au dessert. Le professeur pensait que certaines de ces images-là, lors de la déclaration de guerre, avaient dû se lever, courir chercher un fusil à Dresde ou ailleurs, pour se retrouver ensuite à la frontière française. Freda avait un frère, un oncle, une douzaine de cousins et tous ses amis de Dresde et de Kœnigsberg dans les rangs des ennemis de Raucoux-Desmares !
Pouvait-elle l’avoir oublié ?
Pouvait-elle n’avoir point souffert des premières victoires françaises ? C’est là que Raucoux-Desmares s’arrêtait :
« Eh bien ! non, elle n’a point souffert de ses défaites, car si elle en avait souffert je l’aurais su ! Si je n’avais pas vu sa douleur, je l’aurais devinée ! Quand on s’aime comme nous nous aimons, il y a des choses qu’on ne peut pas se cacher et la douleur est la première de celles-là. Freda n’a pas souffert, mais Freda n’a pas été sublime ! Freda m’a consolé avec amour et a recueilli nos victoires sans inquiétude !… Freda n’a jamais été inquiète !… Même pendant l’avance française, Freda n’a jamais douté de la victoire allemande !…
« Et voilà tout le secret de la supériorité morale de ma femme… » conclut Raucoux-Desmares.
Encore une fois, il était atterré.
Il pensa que, dès le début du drame, il avait été traité par sa femme, sans qu’il en eût même le soupçon, comme un enfant auquel il eût été cruel d’enlever ses illusions. Elle avait été généreuse avec sécurité… Sa pitié condescendante, lors de l’affaire de Morhange, lui apparaissait à nouveau comme une offense insupportable et, maintenant qu’il se rendait compte de la position psychologique de la partie adverse, il ne pouvait penser sans rougir aux « bontés » de Freda. Que ne pouvait-elle accepter du destin avec une certitude pareille ?
Au lieu d’en rester à cette idée qui était des plus plausibles et tout à fait normale, Raucoux-Desmares se laissa glisser sans frein sur la pente dangereuse où il était entraîné par son fâcheux état d’esprit. Oubliant qu’il n’avait jamais trouvé sa femme ni hypocrite ni sournoise, la patience de Freda qu’il avait admirée devint à ses yeux de la sournoiserie et ses propos consolateurs prirent la proportion subite d’une hideuse hypocrisie. Car enfin, elle savait !… Elle aussi, comme les autres, comme toute l’Allemagne, était « au courant ». Alors qu’on l’entraînait, lui, le naïf Raucoux-Desmares, dans les agapes d’une fraternité universelle, alors qu’on le poussait à des communions pacifistes, où il frayait, non seulement avec la science allemande, mais encore avec la sozialdemocratie, on préparait dans le dos de la France et de ses alliés, le coup du père François !… Elle le savait !… Comment eût-elle ignoré les préparatifs de la grande entreprise, alors que tous ses parents et tous ses amis en étaient. Ils en étaient, lorsque, sans murmurer, ils se laissaient écraser d’impôts « pour la guerre ». Ils savaient pour laquelle ! À cause d’elle, ils se courbaient sous la plus abjecte servitude !… Seul l’espoir de la kolossale chose prochaine leur donnait le goût de vivre. Ils en étaient déjà quand ils l’embrassaient, lui, Raucoux-Desmares, et qu’ils lui jetaient cette belle fille dans les bras ! Et elle, elle en était, qui, de ses mains douces, lui avait si joliment fermé les yeux !
Glissant toujours, Raucoux-Desmares arriva au bord de l’abîme. Il n’y tomba point, mais sa pensée resta assez longtemps suspendue pour qu’elle lui communiquât le vertige. Par un effort souverain, il parvint cependant à s’éloigner avec horreur de ce gouffre, au fond duquel se mouvaient les mille spectres de l’espionnage.
Le soir même il rentra chez lui, lui qui avait pensé n’y point revenir de sitôt ; mais il avait besoin de revoir l’honnête visage de Freda, certain qu’il était d’y retrouver le rayonnement de son âme simple et aimante. Il refit, à rebours, le chemin si précipitamment parcouru et rejeta en route les niaises accusations de dissimulation et d’hypocrisie dont il avait chargé le dossier de sa femme. Maintenant qu’il se rapprochait d’elle et de cette maison qui était pleine d’elle, depuis dix ans ; et de son bonheur à lui, qui était sa pure œuvre d’amour à elle, il eût donné sa main à brûler que Freda était incapable de le trahir, non plus que de le tromper. Elle devait guetter sa venue, car il n’avait pas plus tôt poussé la porte qu’elle fut dans ses bras.
— Toi ! c’est toi !…
— Mais oui, c’est moi, ma chérie !… Es-tu drôle ? Qu’est-ce que tu as ?…
— Est-ce que je sais ? Est-ce que je sais ?… J’étais triste à mourir parce que ce matin, tu t’es sauvé comme un voleur !… sans un adieu, sans un baiser !… J’avais lu le communiqué… je me rendais compte que tu m’en voulais à cause de cela !… C’est la première fois que je me rendais bien compte de cela !… Alors, j’ai eu peur, j’ai eu peur, j’ai eu peur !
Raucoux-Desmares s’était assis et l’écoutait parler sans protester. Il y eut un court silence pendant lequel ils se regardèrent et au bout duquel elle dit lentement :
— Si tu savais ce que je vous souhaite la victoire !…
Il ne s’attendait pas à cela… Il se dressa en jetant un « non ! » énergique, et il ajouta tout de suite très agité :
— Ça n’est pas vrai !
— Que dis-tu ?
— Ça n’est pas vrai ! Ça n’est pas vrai ! Je dis que ça n’est pas vrai !... et ça n’est pas vrai, parce que ça n’est pas possible que tu nous souhaites la victoire, voilà tout !…
Elle le laissa répéter son démenti tant qu’il voulut. Enfin il se tut. Alors elle alla à lui, lui mit doucement les mains aux épaules et le regarda bien dans les yeux. Sa figure était triste, mais ses yeux étaient pleins d’amour.
— Si ! dit-elle, je vous souhaite la victoire parce que je sais bien que si vous ne l’aviez pas, tu ne m’aimerais plus ! Crois-moi, je te dis la vérité, Pierre ! Regarde-moi, et sois persuadé que, dans toute cette horrible histoire, il n’y a que notre amour qui compte, pour moi ! Je ne t’en demande plus autant. Je sais que ce serait impossible. Tu ne vis plus, toi, que la minute de l’affreux combat. Tu ne souffres que de cela. Moi, pendant tout ce temps-là, j’ai passé des heures à me dire : « Va-t-il continuer de m’aimer ?… »
— Je sais que tu m’aimes, Freda, et moi aussi, je t’aime peut-être plus encore que tu ne le crois et c’est-peut-être pour cela que je me tourmente plus que toi et que je vois plus loin que ton amour… Toi, tu ne vois que ton amour, et à cause de lui tu es prête à dire et faire tout ce qu’il faudra, n’est-il pas vrai ?
— Oui, Pierre, c’est vrai, et je ne vois pas qu’il y ait là de quoi te désoler…
— Tu es prête pour lui, à dire que tu espères notre victoire.
— Ah ! cela, c’est vrai, Pierre, je l’espère…
— Et moi, je te réponds, en te remerciant de ta politesse, que ce n’est pas vrai… tu ne l’espères pas !…
— Je te le jure !
— Tu me le jures pour sauver notre amour ! Tu me le jures, parce que tu te dis que si je pensais bien à cela, que, toi ma femme, tu es capable d’avoir, en ce moment, une autre pensée que la mienne, un autre espoir que le mien, je ne pourrais plus que m’éloigner de toi avec horreur…
— C’est du délire ! s’écria-t-elle… Tu me prêtes tes sentiments et tu raisonnes à faux ! Réfléchis pendant qu’il en est temps encore… je ne comprends pas qu’un homme comme toi, un homme de science, qui a l’habitude de lire dans la pensée des autres comme dans un livre, commette une erreur aussi cruelle ! Je ne suis pas toi, moi ! je ne suis pas un homme qui hait d’autres hommes parce qu’il a été trompé : je ne suis qu’une femme qui aime un homme, son mari, et pour laquelle le reste de l’univers n’existe pas !… Toi, Français, tu hais les Allemands et je te comprends puisqu’ils ont voulu la guerre, puisqu’ils l’ont préparée, puisqu’ils t’ont fait tomber dans un guet-apens ! Tu vois jusqu’où je vais…
— Oh ! tu peux le dire !
— Je le dis, mais moi, je n’ai aucune raison pour détester les Français… Tu as toujours été très bon pour moi, je t’adore et la France est ma patrie d’adoption… Comprends-tu, Pierre ? Comprends-tu que ce n’est pas la même chose !…
— Et tu crois à la victoire de la France ?…
— Je te dis que je l’espère…
— Je te demande si tu y crois ?
— Écoute, Pierre, pourquoi désespérer ?... Tout est possible !… L’armée française recule, mais elle n’est pas battue…
Raucoux-Desmares se laissa tomber sur un fauteuil :
— Ah ! ma pauvre enfant ! fit-il dans un soupir... C’est bien cela… tu espères la victoire des Français, mais tu n’y crois pas !…
— Je n’ai pas dit cela !…
— Comment pourrais-tu y croire !… Ah ! tu étais bien tranquille !… Tu savais !… Tu savais !…
Il avait prononcé ces derniers mots sur un ton si âpre qu’elle voulut absolument savoir ce qu’elle savait.
— Explique-toi !… implora-t-elle.
Raucoux-Desmares se leva. Il allait parler… Il allait montrer sa plaie, celle sur laquelle il s’était penché tout l’après-midi et qu’il avait élargie atrocement de ses mains toutes rouges du sang des vaincus de Charleroi. Mais, en passant devant la fenêtre, il vit la figure décomposée de sa femme et il comprit que s’il lui montrait cette douleur-là, ce serait fini. Elle ne supporterait point qu’il souffrît ainsi à cause d’elle.
Il résolut de garder toute la douleur pour lui.
Cependant elle était impatiente qu’il parlât. Comme il continuait de se taire, elle le pressait :
— Me diras-tu ce que je savais ?
Il exprima sur un ton très radouci :
— Mais tu savais évidemment qu’ils étaient prêts à la guerre !…
— Qui est-ce qui ne le savait pas ? fit-elle d’une voix sourde… Mais j’étais comme toi… On en parlait depuis si longtemps que je n’y croyais plus !…
— Nous étions fous ! dit-il en se rasseyant.
— Je t’aimais… dit-elle.
Elle avait dit cela très simplement. Elle le regardait avec une infinie tendresse. Elle continua, tout bas :
— Comprends-tu ? comprends-tu que je ne savais plus qu’une chose, celle-là, et que je n’avais plus rien d’autre dans la tête et dans le cœur ? Comprends-tu que ce qui m’effraye c’est que tu ne comprennes pas cette chose-là ? Comprends-tu que tout m’est égal, pourvu que nous cessions de nous torturer, pourvu que tu saches, toi, que mon cœur n’est pas partagé et qu’il est tout à toi, rien qu’à toi, et qu’il n’aime que toi… toi et Confitou… Mon Dieu ! restons unis… dans cette tourmente, c’est tout ce que je désire, je te le jure, mon Pierre !…
Elle lui prit les mains et les baisa.
Cette femme n’était pas sublime, mais elle n’était pas, non plus, compliquée ; elle n’avait point, comme il avait pu un instant l’imaginer, « sa pensée de derrière la tête ». C’était la plus simple et la plus égoïste des femmes. Elle aimait par-dessus tout son mari et son petit. Elle exprimait sincèrement, c’est-à-dire honnêtement, ce qu’elle sentait. Il n’en pouvait douter.
À ce moment, il y eut un violent coup de sonnette à la porte de la rue. Ils se séparèrent pour aller à la fenêtre et regarder derrière le rideau ce qui se passait. Ils ne virent que la petite Mme Lavallette, en tenue d’infirmière (elle ne la quittait plus), qui paraissait assez agitée, et ils n’aperçurent point, derrière elle, Confitou, qui, du reste, se cachait.
— C’est Valentine, dit Freda, en se tamponnant les yeux… je ne veux pas qu’elle voie que j’ai pleuré. Et puis, elle vient peut-être pour me dire la même chose que Mme Clamart. D’elle, cela me ferait trop de peine. Reçois-là. Je me sauve.
Et elle regagna sa chambre pendant que la Génie Boulard faisait entrer la petite Mme Lavallette dans le salon...
— Mais, mon cher maître, je ne voulais pas vous déranger ! s’exclama-t-elle tout de suite. Je vous ramenais simplement Confitou qui était en train de se faire écharper par ses petits camarades…
— Confitou ! Où donc est-il ?
Ils durent aller le chercher jusque dans le corridor. On le traîna dans le salon…
— Voyez dans quel état ils l’ont mis ! c’est abominable !
Au fait, Confitou présentait un aspect lamentable. Ses vêtements étaient déchirés et son visage était en sang. Le professeur s’effraya tout de suite. Mme Lavallette le rassura. Ce n’était rien : une éraflure à la joue.
— Mais que s’est-il donc passé ? demanda Raucoux-Desmares, le cœur serré d’une angoisse nouvelle…
— Bataille d’enfants ! expliqua avec volubilité Mme Lavallette. Je rentrais chez moi en passant par le Jeu de Paume, quand j’entendis des cris terribles et j’aperçus une véritable mêlée. C’était la bande des petits Clamart et des Lançon qui s’étaient jetés sur Confitou avec des hurlements… Confitou, lui, ne disait rien… Ils avaient tous des bâtons…
— C’étaient des fusils, interrompit Confitou sans lever la tête ; on jouait à la guerre.
Une porte s’ouvrit. Mme Raucoux-Desmares accourait, prévenue par la Génie Boulard que les petits Clamart avaient voulu assassiner Confitou… Elle se jeta sur son fils comme une folle et le prit dans ses bras :
— Mein liebling ! Mein liebling ! (Mon petit chéri, mon petit chéri !)
Le professeur et Mme Lavallette essayèrent en vain de la calmer. Le sang dont Confitou était barbouillé l’affolait. Elle couvrait l’enfant de baisers et sanglotait. Confitou, lui, ne pleurait pas et essayait aussi de consoler sa mère. Tous deux s’interpellaient en allemand.
Le professeur et Mme Lavallette avaient fini par se taire. Ils sentaient que, dans le moment, ils ne comptaient plus. On avait tout à fait oublié qu’ils étaient là.
Enfin Mme Raucoux-Desmares consentit à ce que le professeur s’occupât de son fils et lavât ses légères blessures à l’eau oxygénée ; elle remercia Mme Lavallette de leur avoir ramené Confitou.
— Merci, Valentine, fit-elle. Si tu n’avais pas été là, ils l’auraient peut-être tué ! Je ne veux plus qu’il sorte !…
— Oh ! Il se défendait bien et il ne portait pas des coups pour rire, lui non plus, expliqua Valentine.
— L’aîné des Clamart a eu sa part ! dit Confitou. Son œil est tout bleu…
— Tu as bien fait, mon chéri ! dit Freda ; mais maintenant, tu m’entends bien, tu resteras avec moi à la maison.
Confitou ne répondit pas.
— Nous avons justement croisé en route Mme Clamart, dit Mme Lavallette, mais elle est passée comme si elle ne nous voyait pas.
— Elle est venue ici, hier, dit Freda.
— Tu as reçu la visite de Mme Clamart ? demanda Valentine.
— Oui ; à ce qu’il paraît que vous êtes toutes très gênées à cause de moi… Elle, elle ne veut plus être gênée du tout. Elle est venue me prévenir qu’elle ne me reverra qu’après la guerre…
Mme Lavallette était devenue toute rouge :
— C’était la dernière, dit-elle, qui eût dû faire une démarche semblable ! Crois bien qu’il te reste des amies, ma bonne Freda. Celles qui te connaissent comme moi depuis près de dix ans comprennent ce que tu dois souffrir ! Tu n’es pas responsable des crimes qu’ils commettent en Belgique (silence absolu de Freda)… Et quant à celles qui ne te connaissent pas, elles devraient imaginer que si le professeur Raucoux-Desmares te garde près de lui, dans ces moments difficiles, c’est que tu en es digne ! En tout cas, tu peux compter sur moi. Moi, je ne te lâcherai pas !… Si tu as de la peine, viens me trouver !… Tu n’as que la rue à traverser !…
— Ma petite Valentine, tu es très gentille, et je n’attendais pas moins de ta part, mais je n’irai pas chez toi… je ne veux pas te compromettre…
— Tu ne parles pas sérieusement ?
— Je ne sors plus et cela vaut mieux ainsi…
— Eh bien ! c’est moi qui viendrai chez toi !
Elle s’était levée et Freda lui tendait la main en la remerciant encore, Valentine l’attira contre elle :
— Comme avant ! dit-elle ; ce n’est ni l’Allemagne ni Mme Clamart qui m’empêcheront de t’embrasser, madame Raucoux-Desmares.
Freda était très émue, Valentine aussi. Celle-ci répéta :
— Si j’ai un moment à moi demain, je viendrai te voir !… Tu as une pauvre figure ! Tu es changée !… Tiens !… tu ferais pitié à un Boche !
Elles rirent toutes les deux.
Valentine partie, Mme Raucoux-Desmares revint dans le salon où le professeur interrogeait Confitou :
— Enfin pourquoi étais-tu tout seul contre eux tous ?
— Parce qu’on jouait à la guerre et que personne ne voulait faire le Boche avec moi ! répondit Confitou.
Raucoux-Desmares se leva et s’en fut, sans dire un mot, dans son cabinet de travail, dont il ouvrit la fenêtre. Presque aussitôt il fut rejoint par sa femme et Confitou.
— Tu as eu tort de t’en aller, dit Freda ; Confitou ne t’a pas tout dit.
— Qu’il me dise d’abord, fit Raucoux-Desmares, sur un ton glacé, pourquoi il a accepté de faire l’Allemand quand aucun de ses camarades n’y consentait !
— C’est justement ce que tu ne lui as pas donné le temps de t’expliquer, dit Freda. Parle, Confitou.
— Je t’écoute, dit le père.
Confitou, sans lever la tête, dit :
— Eh bien ! c’est simple. Il fallait que quelqu’un fasse le Boche, sans ça il n’y aurait pas eu de jeu !… et ils disaient tous que je pouvais bien faire le Boche puisque je savais parler allemand !
— Et ça t’a suffi ?… Ils ne t’ont pas dit autre chose ?
— Non ! fit Confitou en secouant la tête mais en la baissant tout à fait.
— Tu mens, Confitou, insista le père… Ils t’ont dit autre chose… je veux que tu me dises ce qu’ils t’ont dit !…
— Vaut mieux que je ne le dise pas ! fit Confitou, ça ferait de la peine à maman…
— Ils t’ont dit que ta mère était Allemande ? demanda Freda.
— Oui.
— Qu’est-ce que tu leur as répondu ? interrogea Raucoux-Desmares.
— Qu’elle était Française depuis qu’elle était mariée avec papa…
— Et puis ?…
— Et puis que moi aussi j’étais Français et que je voyais pas pourquoi je ferais le Boche plutôt qu’eux !…
— Tu as répondu cela, dit Raucoux-Desmares, mais tu l’as fait tout de même…
— Parce qu’ils m’ont promis que si je voulais bien faire le Boche aujourd’hui, ce serait mon tour de faire le Français demain !… et alors demain c’est moi qui les battrai !
Raucoux-Desmares souleva Confitou et l’embrassa sur les deux joues.
— Comme ça, papa, dit Confitou, dans les bras de son père, comme ça, tu n’as plus de chagrin, dis ?…
— Mais non, mon petit !… Seulement, demain, Confitou… tu as entendu ce qu’a dit ta mère… tu resteras à la maison ! les Clamart sont beaucoup trop grands pour jouer avec toi…
Confitou protestait, mais Freda le poussa doucement à la porte du cabinet de travail.
— J’avais bien vu qu’il t’avait fait du chagrin, dit-elle à son mari…
— Oui, fit Raucoux-Desmares… Mais avoue-moi la vérité… Tu ne lui as rien dit ?… Ce n’est pas toi qui lui as soufflé un peu la suite ?
— Ah ! mon Dieu, non ! assura-t-elle… je te le jure… C’est lui qui, te voyant partir si singulièrement, m’a dit :
« — Ça a fait de la peine à papa que j’aie fait le Boche ! Mais c’est entendu que je dois faire le Français demain ! » Et je te l’ai amené tout de suite.
— Merci, Freda, j’avoue qu’il m’avait un peu « retourné »… Ma pauvre enfant ! Comme tout cela doit être pénible pour toi !
— Écoute, fit-elle, je te demanderai une chose. Dis-lui simplement qu’il n’use plus devant moi de cette affreuse expression : « boche » ; je l’en avais déjà prié ; mais, comme tu vois, il l’aura oublié !…
Le lendemain, en passant devant le jeu de boules qui bordait un des côtés du petit Champ de Mars, Raucoux-Desmares songea à la bataille qui s’était livrée là, la veille, contre son fils…
Bien que le professeur eût toujours montré une grande affection pour Confitou, nous savons combien, au fond, il le connaissait peu.
Entre temps, Confitou lui avait paru de caractère assez réservé. Ce n’était pas de la sournoiserie, certes ! mais il lui eût souhaité souvent un peu plus d’abandon.
À la vérité, Confitou était un mystère pour tout le monde, excepté pour sa mère. Ils avaient toujours été très près l’un de l’autre ; et nous avons vu que c’était bien cela qui épouvantait, depuis la guerre, le professeur… La petite âme de Confitou était-elle avec nous ou avec les autres ?
Que la question pût seulement être posée, cela était une chose à déchirer le cœur d’un brave homme, et Raucoux-Desmares était ce brave homme-là.
Pour consoler son père désespéré de ce que son fils eût consenti à « faire le Boche », Confitou avait trouvé tout seul un mot très reluisant sur le courage du Français ; et Raucoux-Desmares, sur le coup de l’émotion qu’avait dégagé ce mot-là, avait embrassé l’enfant avec transport, mais depuis il avait réfléchi et il trouvait surtout Confitou très malin.
Certes, cet enfant aimait bien son père et sa mère, et il ne voulait faire de la peine ni à l’un ni à l’autre. Depuis la déclaration de guerre, et quand il se trouvait en face d’eux, ce devait être sa principale, peut-être son unique préoccupation. Il disait certaines choses à son père, sachant qu’il lui ferait plaisir, mais Raucoux-Desmares ignorait ce que Confitou racontait à sa mère quand il restait seul avec elle…
Le professeur se dirigeait vers la mairie où M. Clamart l’avait fait prier de passer « quand il aurait un moment ». Avant d’y atteindre, et en quittant le Champ-de-Mars, Raucoux-Desmares dut traverser une place ombragée de marronniers où se dressait le kiosque central pour la musique municipale, et un petit kiosque pour les journaux. Le kiosque des journaux se trouvait adossé à une haie et près de cette haie était un banc. Après avoir acheté les journaux du matin qui venaient d’arriver, Raucoux-Desmares s’assit un instant sur le banc pour jeter hâtivement un coup d’œil sur les dernières nouvelles. Tout à coup, il entendit ces mots, prononcés par Confitou :
— Et moi, je te dis que les Allemands ne sont pas plus méchants que les autres, c’est le kaiser qui est méchant et aussi le kronprinz, qui est une vraie teigne. Celui-là, maman dit qu’il est fou !
Raucoux-Desmares se retourna. À travers les branches, il vit son fils qui s’entretenait avec Gustave, le garçon du café de la Terrasse.
Ce garçon de café pouvait bien avoir treize ans. C’était le fils du bourrelier. Confitou avait fait sa connaissance lorsque Freda, pour la fête de son fils, avait acheté un petit âne et une petite voiture d’osier. On était allé chez le bourrelier, pour choisir des harnais. Mais dans ce temps-là, Gustave, mal habillé, les cheveux en désordre, pleins de suif, sentait le vieux cuir et la graisse, travaillait au fond d’une échoppe obscure et Confitou le plaignait. La guerre avait changé tout cela. Le père de Gustave était parti pour le front. La boutique et l’échoppe avaient été fermées et Gustave était devenu garçon de café. À lui tout seul, il remplaçait Auguste et Victor, l’équipe des garçons de la « Terrasse », qui, eux aussi, étaient partis pour la guerre. Maintenant Gustave était magnifique. D’abord on l’avait débarbouillé. Ensuite, sa grand’mère le frisait tous les matins au petit fer pour qu’il eût, sur le front, des boucles retombantes comme en ont, dans les grands cafés de province, les garçons de café. Enfin, comme disait Confitou il était « en habit » toute la journée.
Au fait, il n’était qu’en smoking, si l’on peut s’exprimer ainsi en parlant d’un veston de première communion. Le gilet ouvert laissait voir un plastron volant en pointe qui ne parvenait point à cacher tout à fait la chemise de flanelle grise. Ce plastron était fermé comme une vraie chemise par deux petits boutons en os ; Gustave avait une petite cravate noire très étroite nouée, en forme d’X, sous son menton. Jusque-là, il était habillé comme un homme du monde. À partir de la ceinture, il était vêtu comme un garçon de café, c’est-à-dire qu’il avait un long tablier blanc qui lui descendait sur les souliers, qui l’enveloppait sur les hanches, et qui se croisait sur son petit derrière.
Gustave avait toujours, sur le bras ou jetée négligemment sur l’épaule, une serviette. On ne pouvait pas être plus garçon de café que Gustave, surtout lorsque, ayant fini de servir un client, et ayant déposé sur la table de marbre les bouteilles et les consommations, il revenait sur le seuil de l’établissement, tapotant son genou avec le grand plateau vide et jetant sur la place des Marronniers un regard de grande personne qui sait ce que c’est que la vie et qui s’intéresse aux choses et aux gens qui passent.
Gustave regardait surtout s’il n’y avait pas là quelqu’un pour l’admirer. Ce matin-là, il y avait Confitou.
Ce ne sera pas un des moindres résultats de cette guerre que celui qui aura consisté à donner à des enfants l’occasion de se montrer des hommes avant l’âge, et le sentiment prématuré de leur responsabilité et de leur importance.
Gustave avait ce sentiment-là autant que quiconque, et il ne le cachait pas à Confitou qui l’écoutait généralement avec extase parler des difficultés du métier et des manies des clients. Gustave lui montrait aussi ses jetons en lui expliquant l’usage qu’il en faisait et le travail de la caisse. Gustave faisait aussi de l’œil à la caissière qui était une personne assez forte, avec une belle perruque acajou, mais il n’en disait rien à Confitou qui était encore trop jeune pour comprendre ces choses-là. Cependant il condescendait à causer avec lui sur la politique, quand l’occasion s’en présentait, ou à discuter les communiqués. C’était Gustave qui était chargé de coller sur la vitre la copie de la dépêche Havas et le mouvement de curiosité qui suivait toujours son geste n’avait pas peu contribué à lui donner une haute opinion de lui-même et des fonctions que la destinée, en ces heures héroïques, lui avait dévolues.
Les derniers communiqués faisaient allusion aux ravages que les troupes allemandes accomplissaient sur leur route sanglante ; d’où, évidemment, la discussion dont le professeur Raucoux-Desmares, par hasard, venait de percevoir quelques bribes. La phrase de son fils lui fut, du reste, douloureuse à entendre. En même temps, une grande curiosité s’empara de lui. Il allait enfin connaître l’opinion de Confitou ! Et ce que celui-ci ne lui avait jamais dit, Confitou allait certainement le confier à son ami Gustave.
Raucoux-Desmares, derrière la haie, et feignant toujours de lire son journal, se plaça de façon à ne rien perdre de la scène. Malheureusement elle fut interrompue par l’arrivée de M. Méringot, le gros marchand de blé et de farine (les moulins Méringot) qui pénétra dans le café désert, et demanda les journaux et un café crème.
— Un café crème, un ! cria Gustave en courant à l’office.
Il en revint presque aussitôt avec un grand plateau, une soucoupe et un verre ; de l’autre main, il tenait la grande cafetière, car Gustave était aussi « verseur ». Il posa le tout sur le buffet qui se trouvait auprès de la caisse et ouvrit le tiroir au sucre. Il compta trois morceaux qu’il disposa dans une petite sébile de métal sur le grand plateau, jeta un coup d’œil de côté à la caissière, moins, cette fois, pour la séduire que pour constater qu’elle ne le regardait pas, et fit disparaître subrepticement dans sa bouche un quatrième morceau, cependant que, de l’autre main, il refermait le tiroir d’une manière retentissante…
Après quoi, il fit, à la caisse, d’un geste dégagé, l’échange des jetons de cuivre, saisit son plateau et sa cafetière, trouva encore le moyen d’emporter avec lui la crème, servit le client « en cinq secs », et revint trouver Confitou.
Raucoux-Desmares avait suivi le manège et se félicita d’avoir attendu, car il pensait bien que la conversation allait reprendre. Ce fut encore Confitou qui exposa ses idées :
— Je les connais bien, moi, les Allemands ; je suis allé souvent en Allemagne, tu penses bien. J’y ai des parents qui ne sont pas plus méchants que ton oncle et ta tante. J’y ai un oncle aussi, l’oncle Moritz, qui me donne tout ce que je veux et la tante Lisé qui fait tout ce que je veux, et le cousin Fritz qui est rigolo comme tout, et qui passe son temps à manger des petits pains et des délicatesses, et à boire des moss dans les gross concerts, car il aime bien la musique aussi ! Il est, du reste, fabricant de musique à Dresde, et il a dans sa boutique toutes sortes d’instruments avec lesquels il voulait me faire peur, mais il n’est pas méchant ! L’oncle Moritz aussi me fait boire de la bière et la tante Lisé me donne des confitures plein une malle, chaque fois que je vais chez elle. C’est la guerre, mais je suis sûr qu’ils font comme maman : ils doivent pleurer !… et tout ça à cause de l’empereur et de ce sale kronprinz ! C’est de leur faute, aussi aux boches ; pourquoi qu’ils ne sont pas, comme nous, en République ?
Raucoux-Desmares s’étonnait de ce que Gustave laissât parler si longtemps Confitou sans l’interrompre, mais il en trouva bientôt la raison en regardant la joue que lui présentait le profil de Gustave. Cette joue avait une fluxion dont il n’était pas difficile de deviner la cause. Gustave n’osait remuer la bouche de peur que l’on ne s’aperçût de son larcin et, ne pouvant croquer le morceau de sucre, il le laissait fondre. Quand celui-ci fut fondu, il dit :
— Moi aussi j’en ai connu des Allemands et je n’ai pas eu besoin d’aller en Allemagne pour ça ! Il y en avait assez en France. Il y en avait une demi-douzaine à Saint-Rémy que tu as connus aussi bien que moi et qui sont partis quelques jours avant la guerre. On dit que c’étaient des espions. Tous les Allemands sont des espions !
— Non, pas tous ! dit Confitou.
— Tu dis ça parce que ta mère est Allemande.
— Ma mère déteste la guerre, c’est tout ce que je peux te dire, et je suis sûr que si elle tenait le kaiser et le kronprinz, elle leur arracherait les yeux. Ça serait bientôt fait, va !
— Eh bien ! moi, je mets tous les boches dans le même tonneau ! Tu n’as qu’à lire les journaux, mais tu es trop petit ! Tu verrais que c’est tous les Allemands qui ont voulu la guerre !
— Non, pas tous ! Bien sûr que je suis assez grand pour lire les journaux. Je les lis tous !… Maman dit que ça n’est pas vrai ! Elle dit comme ça que c’est le parti de la guerre qui a voulu la guerre. Oh ! elle m’a bien expliqué tout ça !… et le parti de la guerre, c’est l’empereur et le kronprinz !… Et encore, qu’elle m’a dit, c’est moins l’empereur que le kronprinz qui voudrait déjà être à la place de son père pour régner, et qui le pousse à la guerre pour le faire tuer, bien sûr !…
— Ça, c’est salaud ! dit Gustave ; du reste, c’est tous des salauds !
— Non, pas tous !… C’est ce que maman disait : « Ton oncle, ta tante, tes cousins, tu les connais, c’est des bonnes gens, et puis tu connais leurs amis, ça n’est pas des ogres ! Ils n’ont jamais voulu te manger ! » Vois-tu, Gustave, c’est les autres qui sont des salauds !… Il faut être juste !
— Si l’on était juste, dit Gustave, on guillotinerait les brigands qui mettent le feu dans les villages et assassinent les paysans sans défense… Du reste, c’est tous des brigands !…
— Non, pas tous ! pas tous ! se récria encore Confitou, têtu… Mais ça ne profitera pas aux autres, va ! car nous leur flanquerons une bonne pile, nous autres, les Français !…
À ce moment, trois clients arrivèrent, discutant chacun son plan qu’il voulait substituer à celui de l’État-Major.
Ils commandèrent un vermout-cassis, un amer curaçao, et un bitter à l’eau de Seltz.
— Voilà l’heure de la « presse », fit Gustave. Je n’ai plus le temps de bavarder avec les enfants ! Au revoir, Confitou.
— Au revoir, Gustave ! Dis donc, tu n’as pas vu les Clamart et les Lançon ?
— Si, je les ai vus, ils ont passé ce matin pendant que j’arrosais la terrasse… On a même parlé de toi…
— Ah ! bien, dit Confitou. Ils t’ont dit qu’ils devaient jouer avec moi à la guerre. On a rendez-vous au jeu de boules…
— Oui, je sais… mais ne les attends pas ;… ils m’ont dit qu’ils ne voulaient plus jouer avec toi parce que tu n’étais pas Français !
Et il courut à l’appel du timbre que faisait nerveusement sonner Mlle Amélie, la belle caissière aux cheveux acajou.
Raucoux-Desmares, derrière son journal, n’avait pu retenir une sourde exclamation de colère contre « ces petits misérables » qui torturaient ainsi son fils et qui le faisaient souffrir si cruellement lui-même. Mais il contint son courroux et ne bougea pas, anxieux de ce qui allait se passer. Il lui était impossible de voir la figure de Confitou. L’enfant lui tournait le dos, immobilisé, semblait-il, par le coup que lui avait porté Gustave.
Enfin, comme Gustave ne reparaissait pas, Confitou se décida à quitter la Terrasse ; longeant les murs il prit tout de suite par de petites ruelles qui conduisaient aux champs. Il allait très lentement, les mains dans les poches, ses petites épaules courbées dans un geste qu’il avait vu souvent à son père, la tête basse, tout replié sur lui-même, morne, et sans doute, réfléchissant si profondément qu’il n’entendait pas, derrière lui, les pas de Raucoux-Desmares.
Chose curieuse, le professeur se félicitait maintenant de ce qui venait d’arriver. Il lui paraissait que jamais il n’avait été aussi près de son fils ; c’était la même douleur qu’ils traînaient tous deux dans l’ombre des murs, l’un derrière l’autre. Et puis, le hideux propos de Gustave, en bouleversant Confitou, pensait le professeur, avait révélé l’enfant à lui-même. Il lui fallait un coup pareil pour le faire sortir de sa coutumière façon de voir et de sentir, qui avait été si bien préparée par la mère et aussi (Raucoux-Desmares ne devait pas l’oublier) par le bel équilibre des conceptions paternelles d’avant la guerre.
Confitou allait enfin comprendre que, depuis quelques semaines, on vivait dans un temps nouveau où il fallait choisir. C’était terrible, car Confitou, très intelligent, comprenait certainement que choisir, pour lui, c’était choisir entre son père et sa mère, qu’il aimait tous deux (mais il avait, bien entendu, une tendresse toute particulière pour sa mère). Quoi qu’il en fût, Confitou, lui non plus, ne pouvait plus « rester neutre ».
Il venait de voir ce que ça lui valait de ne point détester les Allemands (en dehors du kaiser et du kronprinz que sa mère lui avait abandonnés) ; on lui disait : qu’il n’était pas Français.
Suprême injure et intolérable tourment ! espérait Raucoux-Desmares. Oui, sa souffrance suivait celle de son fils en souhaitant que l’enfant fût déchiré. Il regardait ces petites épaules, lourdes du poids nouveau d’une douleur sacrée ; il crut percevoir – et avec quelle angoisse heureuse – qu’un sanglot les soulevait. Il s’était rapproché de l’enfant. Confitou devait entendre ses pas ! Pourquoi ne se retournait-il point ? Parce qu’il avait honte, sans doute, de montrer à un passant son petit visage inondé de larmes ! Raucoux-Desmares, étreint par une émotion qu’il ne pouvait plus contenir, ouvrit les bras pour y recevoir son fils et appela :
— Confitou !
Confitou se retourna, et dit :
— Tiens, papa !… qu’est-ce qu’il y a, papa ?
Confitou ne sanglotait pas. Confitou ne pleurait pas. Ses yeux étaient très secs et son petit visage très fermé. Raucoux-Desmares laissa retomber ses bras et dit :
— Rien ! Confitou… Il n’y a rien !… Seulement, je suis étonné qu’après ce que nous t’avons dit hier, ta mère et moi, tu sortes tout seul de la maison… tu sais que c’est défendu !
— Pourquoi ? demanda Confitou.
— Parce que nous ne voulons pas que tu nous reviennes en sang comme la dernière fois…
— En voilà une affaire ! déclara Confitou qui fronçait terriblement les sourcils.
— Et puis, entends-tu bien, Confitou ! je ne veux plus que tes petits camarades te reprochent d’avoir une mère allemande !…
— Ça, on ne peut pas les empêcher de parler, mais on n’a qu’à ne pas le dire à maman ; comme ça, ça ne lui fera pas de chagrin !…
— Et à toi, est-ce que ça te fait du chagrin, quand on te dit que ta mère est allemande ?
Confitou leva son petit front soucieux et jeta un rapide coup d’œil vers son père comme pour se rendre compte du sentiment dans lequel une question aussi insolite venait de lui être posée…
Il répondit lentement, posément :
— Pourquoi veux-tu que ça me fasse du chagrin, puisque c’est vrai ? Et puis, c’est pas un crime ! et c’est pas de sa faute !
— Et à toi, demanda Raucoux-Desmares, la voix légèrement tremblante, on ne t’a jamais dit que tu n’étais pas Français ?
Cette fois, Confitou tressaillit et répondit précipitamment…
— Ça, jamais ! Ils n’oseraient jamais !…
— Qu’est-ce que tu leur ferais !…
— Je te dis qu’ils n’oseraient pas !…
— Ah !…
Il y eut un court silence entre le père et le fils. Tous deux s’examinaient du coin de l’œil avec embarras. Mais l’embarras du père était plus grand que celui de Confitou. Confitou avait repris tout son sang-froid. Il le fallait. Jamais il n’en avait eu plus besoin. Toute son attitude disait : « attention ! c’est pas le moment de gaffer ! » Cependant, il y a des limites à la prudence, et Confitou oublia toute diplomatie dès que son père eut nommé ses petits camarades. Là, il laissa voir vraiment un morceau de son cœur.
— Tu attends peut-être les petits Lançon pour jouer ?
— Moi ! s’écria-t-il… Moi, je n’attends personne pour jouer ! et je n’ai besoin de personne pour jouer !… On s’amuse bien mieux tout seul !…
— Mais enfin, qu’est-ce que tu fais par ici ?…
— Je me promène !… je me promène !... puisque les Lançon se cachent !… Ils ont peur de jouer avec moi à la guerre !
— Tu aimes bien jouer à la guerre ?
— Oh ! oui ! mais les Lançon, je les déteste !
— Et les petits Clamart ?
— Je les déteste aussi !…
— Et les petits Dieudonné ?…
— Je les déteste ! Je les déteste tous ! fit Confitou en fermant ses petits poings…
— Et pourquoi ?
— Ah ! c’est comme ça ! c’est parce que je ne les aime pas !...
Son père ne put lui « tirer » autre chose. Il le renvoya à la maison et se dirigea vers la mairie où M. Clamart devait l’attendre. Raucoux-Desmares était consterné : « C’est bien simple, se disait-il, Confitou déteste tous les petits Français !… »
Il se promettait de recommander à la Génie Boulard de surveiller désormais les escapades de Confitou et de lui fermer toutes les portes. Mais Confitou, comme on dit, « pouvait sortir sans sa bonne ».
À la mairie, Raucoux-Desmares fut frappé de l’agitation générale qui régnait. Il fut introduit immédiatement dans le bureau de M. Clamart. Le professeur jugea tout de suite, à la pâleur et à l’embarras du maire, que celui-ci n’était point non plus dans son état normal.
M. Clamart était un négociant en gros, dans l’épicerie. Son commerce rayonnait sur toute la région. Il était riche. C’était un personnage. Il aimait les honneurs. Il avait été élu par les radicaux. Son rival était Méringot, le gros marchand de blé, l’ami des conservateurs et du curé. Méringot et lui s’étaient assis sur les bancs de la même école primaire… Ils avaient fait tout de suite une rude paire d’amis. Et cela avait continué dans la vie jusqu’au moment où ils étaient devenus très riches tous les deux et où l’ambition les avait divisés. Aux dernières élections, ils s’étaient accusés mutuellement d’infamies dont ils étaient incapables.
Bien entendu, Raucoux-Desmares ne s’était jamais mêlé à ces querelles de clocher. Comme, depuis plus de quinze ans, il faisait beaucoup de bien dans le pays, on avait voulu l’élire conseiller municipal et, naturellement, s’il avait tenu à être maire, et même davantage, il n’eût eu qu’à le faire savoir ou à le laisser deviner.
Il avait remercié toutes les offres, ce dont Clamart lui avait une forte reconnaissance.
— Monsieur Raucoux-Desmares ! il vient de m’arriver la plus grande peine de ma vie, exprima le père Clamart, d’une voix si brisée que le professeur le prit tout de suite en pitié ; Méringot, que vous connaissiez bien, vient de se tuer !
— Méringot vient de se tuer ! Mais je l’ai aperçu il n’y a pas vingt minutes, en passant sous les marronniers !… Ça n’est pas possible !…
— Si ! fit le maire… il vient de se tuer, il y a dix minutes.
— Mais pourquoi ? Il paraissait si calme !
— C’est qu’il ne savait encore rien, le pauvre homme !… Nous venons de lui apprendre l’affaire et ça n’a pas été drôle, je vous le jure !…
— Mais quelle affaire ?
— On ne doit pas en parler… mais entre nous… et puis ça sera su partout avant quarante-huit heures… Vous savez bien qu’il avait marié sa fille l’année dernière à un ingénieur des poudres ?
— Oui, à un garçon très distingué… j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec lui… il m’a frappé par sa vive intelligence et son activité…
— Parfaitement ! Eh bien ! c’était un espion ! un Boche naturalisé qui trahissait ! On l’a fusillé hier, et moi, j’ai dû apprendre ça aujourd’hui, à Méringot, pendant qu’on perquisitionnait chez lui !… Sa fille, qui est dans le Midi, ne sait encore rien. Ah ! quelle scène ! Je l’avais pris dans mes bras ! Je lui demandais pardon de tout le mal qu’on avait pu se faire ! Je lui disais de venir habiter chez moi, que je serais honoré de l’avoir sous mon toit, et qu’on savait bien que c’était un brave homme… C’était comme si je chantais ! Il ne m’entendait seulement pas. Il entra dans sa chambre pour y chercher un mouchoir. On y entra derrière lui, mais il avait ouvert tout à coup le tiroir de la table de nuit, pris son revolver et il s’en tirait un coup dans la bouche avant seulement qu’on ait eu le temps de faire un geste !… Mon pauvre Méringot !… Je suis trop dur, à mon âge, pour pleurer… mais j’ai le chagrin dans le cœur, et il n’en partira pas de sitôt !… Cochons d’Allemands ! Faut-il qu’ils aient des espions partout, tout de même !…
— Oui, dit Raucoux-Desmares, comme dans un rêve, c’est incroyable !… Quelle affreuse aventure !… Eh bien ! au revoir, monsieur le maire… votre temps doit être précieux et je ne dispose guère du mien… Tout cela est bien épouvantable !…
— Mais vous vous en allez avant que je vous aie dit pourquoi je voulais vous voir…
— Ah ! oui, c’est vrai ! fit le professeur en se rasseyant sans trop savoir ce qu’il faisait…
— Je voulais vous demander votre avis sur une chose dont il a été question entre mes adjoints et moi ! Nous allons avoir une réunion du conseil municipal demain et certainement on devra prendre des résolutions… Voilà de quoi il retourne : « Les nouvelles sont de plus en plus mauvaises… »
— Vous en êtes sûr ?
— Oui… nous sommes maintenant sur la Somme !
— Sur la Somme ! s’écria Raucoux-Desmares en se levant brusquement, mais alors nous sommes fichus !…
— C’est ce qu’il ne faut jamais dire… exprima gravement le bonhomme.
— Certes !… reprit Raucoux-Desmares, mais vous m’avez tellement surpris…
— Eh bien ! mes adjoints et moi, nous nous demandons s’il ne faut pas prévenir les habitants !… Pour peu que ça continue, ils seront bientôt ici, les Allemands ? et on raconte qu’ils ravagent tout, qu’ils brûlent tout !… Est-ce que vous ne pensez pas qu’il vaudrait mieux s’en aller ?
— Et vous ? qu’est-ce que vous feriez ?
— Dame ! si tout le monde fichait le camp, il n’y aurait pas de raison pour que nous restions, nous autres, à la mairie !… Qu’est-ce que vous en dites ?
— Je dis que votre devoir est de rester et de conseiller à vos administrés de garder le plus grand sang-froid. Prévenez-les cependant. Ceux qui n’ont point, comme vous, de responsabilités pourront s’en aller, s’ils jugent que c’est leur intérêt. On dit que les Allemands ne pillent que les maisons qui ont été abandonnées ; je n’en sais rien. On racontait ce matin à l’institut qu’ils avaient fait des choses atroces à Louvain. Vous comprenez que ce n’est pas moi qui vous dirai : c’est exagéré. Je n’en sais rien. Mais je sais une chose, c’est que votre devoir, à vous, est de rester ici !
— C’est bien !… Du moment que vous me dites que c’est mon devoir, je ne me le ferai pas répéter deux fois par un homme comme vous ! répliqua le père Clamart… Je resterai !… Seulement, si vous avez l’occasion de parler à ma femme, ne lui dites rien. C’est pas la peine de l’affoler à l’avance. Moi, jusqu’au dernier moment je lui dirai qu’il n’y a encore rien de décidé, et puis je tâcherai de l’envoyer au loin, à moins que vous n’ayez absolument besoin d’elle à l’institut…
— Je ne lui dirai rien et je n’ai pas besoin d’elle, répondit Raucoux-Desmares. Au revoir, monsieur Clamart !
Et il donna au maire une poignée de main distraite.
— Je ne vous reconduis pas, monsieur Raucoux, voilà les écritures que l’on m’apporte à signer, et je vais mettre tout en règle si par hasard il m’arrivait malheur…
— Il ne faut pas penser à cela !
— Enfin, vous qui les connaissez bien, hein ? c’est tout de même pas des sauvages ? En leur donnant ce qu’ils veulent et en leur parlant poliment ?
— Je croyais les connaître, répondit le professeur en rougissant légèrement, mais maintenant je ne les connais plus.
Tous deux, depuis qu’ils étaient en face l’un de l’autre, n’avaient guère cessé de penser à Mme Raucoux-Desmares, mais le père Clamart eut la délicatesse de ne pas prononcer son nom, même pour demander des nouvelles de sa santé. Il dit seulement pendant que le professeur se retirait :
— Tout de même, ce pauvre Méringot, je ne m’en consolerai pas ! Voilà ce que c’est que d’introduire dans sa famille des gens que l’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam.
Raucoux-Desmares se hâta de rentrer chez lui. Cette histoire du suicide de Méringot lui donnait la fièvre. Ah ! les monstres ! ils ne reculent devant rien… Un jeune homme conduit une jeune fille à l’autel, lui prend son cœur et son argent : « c’est un espion ! » Et maintenant sa pensée galopait… Il n’en était plus le maître… elle tournait en rond sous son crâne douloureux, revenant sans cesse, effarante, effarée…
Il faisait des efforts prodigieux pour la maîtriser un peu, la calmer si possible ; il avait besoin de calme pour rappeler ses souvenirs, tâcher à remonter aux moindres détails du voyage à Kœnigsberg, la première fois qu’il avait aperçu la jolie Dresdoise entre Mme la Prorectrice et Mme la Doctoresse de la bibliothèque.
Il faisait appel à son sang-froid pour procéder lui-même à une perquisition minutieuse dans les petits coins obscurs de sa mémoire. Au fond, qu’allait-il chercher ?… Ne devait-il point repousser comme une imagination vulgaire, l’idée d’un complot qui aurait eu pour but le mariage d’un illustre savant français avec une belle Allemande ! Pouvait-il douter que sa femme l’eût aimé passionnément ?… Allait-il lui faire cette injure de penser qu’elle l’avait aimé par ordre ! car elle l’aimait… Là n’était pas la question !… Mais cet amour avait-il été dans le plan des autres ? Ah ! douleur !… Maintenant il ne savait plus !… il ne savait plus ! il ne savait plus rien depuis le suicide de Méringot ! Et puis, et puis il y avait encore ceci, c’est que, même si son mariage n’avait pas été préparé par les autres, il n’en frémissait pas moins à la pensée que, l’affaire conclue, les autres avaient pu s’en servir !…
Jusqu’à quel point Raucoux-Desmares n’avait-il fait, depuis son mariage, que ce qu’il avait voulu ? Jusqu’à quel point n’avait-il pas obéi, sans le savoir, à la suggestion des autres ? et aussi à celle de sa femme ? Jusqu’à quel point Freda avait-elle servi les desseins de l’ennemi en encourageant Raucoux-Desmares dans sa campagne pacifique ? car elle l’avait encouragé ! Il avait trouvé cela tout naturel et cela aurait pu, en effet, être tout naturel et il espérait bien que cela avait été, en effet, tout naturel de la part de Freda… mais Freda avait dû être certainement poussée à le faire dans le sens convenable à certains desseins redoutables, sans qu’elle s’en fût même douté !
L’idée de cela suffisait bien à son malheur !
Et ce malheur-là, il voulait le mesurer tout de suite. Il voulait être fixé sur l’importance du jeu qu’on lui avait fait jouer si cruellement et d’une façon si fourbe, par le truchement aimable et bénévole de sa femme…
Bénévole !… Bénévole !… Sa femme n’était tout de même pas une sotte !…
Quand il arriva à sa porte, la sueur coulait sur ses tempes, et la vision du revolver de Méringot le hantait.
Sitôt la porte ouverte, il entendit un bruit de voix qui venait d’en haut, du boudoir de sa femme. La Génie Boulard lui dit :
— C’est Mme Lavallette qui est venue voir Madame.
Il eut un mouvement de révolte contre le mauvais hasard qui voulait que sa femme ne fût point seule à la maison dans un moment où il avait tant besoin de lui apprendre le suicide de Méringot.
— Il y a longtemps qu’elle est ici ? demanda-t-il.
— Oui, m’sieur, mais depuis un moment, elles ont l’air de se chamailler.
En effet, les voix venues d’en haut atteignaient un diapason inusité. Que se passait-il donc ?… Valentine et Freda étaient les meilleures amies du monde, et c’était bien la première fois que le professeur regrettait la présence de la petite Mme Lavallette sous son toit, car il l’aimait beaucoup.
On ne pouvait rêver de plus honnête amitié. Autrefois, quand elle était jeune fille, elle l’avait un peu taquiné, mais c’était au temps où il ne s’intéressait vraiment qu’à son bistouri et à ses cornues.
Un peu plus tard, Valentine s’était laissé marier par sa famille au receveur de l’enregistrement, un monsieur très bien, toujours habillé d’une grande redingote noire, et qui était certainement le modèle des fonctionnaires. Il y avait plus de quinze ans de cela. Dès l’année suivante, il y eut un petit Lavallette que sa mère adora mais que le père mit de bonne heure au collège « pour en faire un petit homme ». M. Lavallette eût été certainement le modèle des maris s’il n’avait joui d’une humeur aussi sévère que la coupe de ses vêtements. Il ne riait jamais. Le pire fut pour le ménage que cette inclination à la tristesse de M. Lavallette ne modifia en rien l’heureux caractère de sa délicieuse moitié. Au contraire, plus il montrait un visage néfaste, plus elle affichait de gaieté. Ce n’était point de la méchanceté chez Valentine. C’était un parti-pris de réaction. Elle ne voulait pas, comme elle disait : « se laisser entraîner dans le noir ». M. Lavallette, lui, s’y laissa bientôt tomber tout à fait. Il mourut. Elle ne lui en voulut pas.
Elle continua d’être gaie et resta honnête. Elle imagina de retirer son fils de pension. Mais, voyez la chance de Valentine : son fils lui refusa cette satisfaction, prétendant que son devoir était de rester là où son père l’avait mis. Il avait une façon de prononcer « mon devoir » qui lui venait directement du père. Cependant Louis avait bon cœur et il savait qu’en agissant ainsi il faisait de la peine à sa mère ; mais voilà, il ne voulait pas « transiger avec son devoir ».
Il embrassait sa mère, qu’il aimait beaucoup, le plus gravement du monde ; il s’était toujours refusé à la tutoyer, et lui parlait avec le respect dû à une reine. Enfin, extérieurement, c’était son père « tout craché ». Il marchait comme lui, le menton dans son faux-col et la main droite passée entre deux boutons de sa tunique. Son plus grand désir était d’avoir une redingote.
Une autre que Valentine aurait pu se montrer désespérée. Après avoir eu, à cause de son fils, un peu de tristesse, elle trouva « la chose énorme » et finit par s’en amuser. Elle s’amusait joliment des moindres choses. Quand il n’y avait point de soleil, elle s’amusait de la pluie. Elle était faite comme cela ; « ce n’était pas de sa faute », disait-elle. On lui reprochait de ne point prendre « la vie au sérieux » ; cette expression la faisait délirer de joie.
Cette heureuse nature avait plu infiniment à ce grand amant de la vie qu’était Raucoux-Desmares, dès qu’il avait eu l’occasion d’en apprécier la spontanéité et qu’il eut pris la peine d’en observer toute la grâce. Il n’eut point le temps d’en tomber amoureux, car, à ce moment, se plaçait le voyage de Kœnigs-berg et le coup de foudre de Freda.
Mais il voulut, à son retour à Saint-Rémy, que Valentine fût l’amie de sa femme. Comme Freda, elle aussi, était gaie naturellement, elles firent bon ménage, et il y eut des heures d’amitié franche et charmante, surtout après le veuvage de Valentine.
De temps en temps, le professeur emmenait sa femme à Paris. Une fois, il invita Valentine à venir avec eux. Ce fut une expédition de jeunes fous. Il les conduisit dans des thés dansants, pilla avec elles les grands magasins, les emmena au music-hall ; enfin l’on soupa à Montmartre. Ce fut là que se passa un petit incident qui peina singulièrement le professeur, sans que sa femme en eût jamais le moindre soupçon…
Il était tard ; on avait pris du champagne ; ces dames avaient beaucoup dansé, entre elles d’abord, puis, suivant l’exemple de quelques somptueuses Américaines, elles avaient accepté les bons offices des professionnels de la maison. Raucoux-Desmares ne dansait pas, mais s’amusait beaucoup de leur voir prendre un si exceptionnel plaisir. Tout à coup, il s’aperçut que sa femme riait sans cause immédiate, s’abandonnait trop aux bras de son danseur, puis, se rasseyant un instant, se servait elle-même du champagne. Il lui dit :
— Tu vas te faire mal, Freda !
Alors elle rit plus fort :
— Allons donc ! Tu ne connais pas les Dresdoises… Le champagne ne leur fait pas peur !
Et elle versa dans son champagne le verre de kummel que le professeur s’était fait servir. Raucoux-Desmares fit signe à Valentine qui comprit. Et l’on s’en alla.
Dehors, le grand air, un tour au Bois, une tasse de lait au Pré-Catelan et Freda était redevenue tout à fait normale. Tout de même, elle n’avait pas « supporté » Montmartre ! Valentine aussi était un peu surexcitée, mais elle n’avait pas dépassé la mesure. Il s’en fallait d’un rien, qu’elle n’eût pas, du reste, franchi pour un empire !
Ce rien-là, Freda, la robe un peu haut troussée sur sa jambe gantée de dentelle, avait sauté par-dessus, sans même s’en apercevoir. Et, quand elle reparlait de cette soirée, elle se moquait des craintes de son Pierre.
— Partout où tu me conduiras, disait-elle, je saurai me tenir !
Eh bien, non ! Elle savait, certes ! se conduire dans le monde et chez elle, mais elle ne savait pas se tenir dans un milieu un peu interlope. Passé trois heures du matin, son danseur avait l’air d’être son ami ou son amant. Celui de la petite Mme Lavallette restait le monsieur auquel on donne cent sous en lui prenant la main. Ce sont des choses qui ne s’apprennent pas à Dresde, ni à Saint-Rémy-en-Valois, mais qu’une mondaine de sous-préfecture n’ignore pas en France.
Cet incident, du reste, mis très vite sur le compte « d’un restant d’Allemagne », avait été incapable de diminuer l’amour de Raucoux-Desmares pour sa femme. Cependant, il ne l’avait pas oublié, et il y avait fait un jour allusion devant Valentine.
— Que voulez-vous ? avait dit Valentine. Vous auriez tort de lui en vouloir : « ça prouve son innocence ! »
Cette excellente petite Mme Lavallette ! Quelle bonne et franche amie ! Elle était très coquette, mais, comme elle disait : « pas flirteuse pour deux sous ». Seulement elle soignait ses trente-six ans, et dépensait beaucoup d’argent en poudre de riz.
Quand la guerre avait été déclarée, Mme Lavallette avait été très effrayée, mais s’était fait faire tout de suite le plus charmant costume du monde, tout blanc, avec une belle croix rouge dessus. Elle s’était quasi installée à l’institut transformé en hôpital militaire. Elle ne savait même pas épingler un bandage. Cependant le professeur la laissait porter ses tisanes, et, quand des infirmières d’importance comme Mme Clamart faisaient entendre à Raucoux-Desmares que la petite Mme Lavallette n’était bonne à rien…
— Si ! répondait-il : à leur sourire !
En arrivant sur le palier, il entendit nettement la voix d’oiseau de Valentine qui disait :
— Eh bien ! non, décidément, c’est Mme Clamart qui a raison ! Il vaut mieux ne se revoir qu’après la guerre !
Et la porte s’ouvrit. Le professeur se trouva devant les deux femmes encore toutes rouges de l’algarade.
— Qu’est-ce que c’est ? fit-il, sur un ton un peu sévère : on se fâche ? de vieilles amies comme vous !
— Eh ! mon cher maître, c’est de sa faute ! Elle nous exaspère, à la fin, avec l’Angleterre !…
— Comment, avec l’Angleterre ?… Asseyez-vous donc, Valentine, et racontez-moi ça, et surtout calmez-vous !
— Laisse donc partir Valentine, si ça lui fait plaisir ! dit Freda. On ne la retient pas de force ! qu’elle aille rejoindre Mme Clamart !
— L’entendez-vous ?… L’entendez-vous ?… Tiens, tu es stupide à la fin ! fit Valentine en se rasseyant. Enfin, cher maître, vous allez voir s’il n’y a pas de quoi « vous mettre hors de vos gonds »… Elle prétend que c’est l’Angleterre qui a voulu la guerre !
— Je n’ai pas dit ça ! exprima Freda avec une grande dignité diplomatique, j’ai dit qu’elle aurait pu l’empêcher ; ça n’est pas la même chose !
— Et tu as dit que tu détestais l’Angleterre, que c’était un peuple auquel on ne pouvait se fier, que nous ne manquerions pas de nous en rendre compte, un jour ou l’autre, et que nous avions tort de laisser ses troupes débarquer chez nous !
Le professeur les regarda toutes deux avec ahurissement. Il naviguait en ce moment dans un autre orage ! Les ombres qui l’assiégeaient n’avaient point affaire avec l’opinion de ces dames sur la politique européenne. Sentir sur sa tempe l’haleine brûlante du revolver de Méringot et tomber dans cette querelle ridicule mais fatale lui produisait un singulier effet. Il était comme étourdi. Cependant il comprit qu’il était bien obligé de donner son avis pour qu’on ne crût pas une seconde qu’il partageait celui de Freda. Du reste, sa femme repartait de plus belle :
— Parfaitement ! l’Angleterre ne fait jamais rien pour rien, et l’on ne tardera pas à s’en apercevoir…
— Toutes les nations qui combattent l’Allemagne travaillent pour elles-mêmes, exprima Raucoux-Desmares, sur un ton assez inerte. L’Allemagne s’est déclarée l’ennemie du genre humain ; et je croyais que nous étions d’accord là-dessus, Freda ?
— C’est notre affaire ! releva Freda ; et ce que nous disons entre nous ne regarde personne !
— Je voudrais, au contraire, que tout le monde l’entendît ! jeta le professeur sur un ton des plus hostiles ; mais, tout de suite radouci : « Vous n’avez pas honte de vous chamailler comme des enfants, à propos de politique !…
— Certes ! dit Valentine, on ferait mieux, entre nous, de ne pas parler de la guerre… Nous avons bien essayé, mais au bout de dix minutes on n’a plus rien à se dire, et l’on ne pense qu’à ça !… Et puis, Freda n’est pas raisonnable… ainsi, à propos de Louvain, elle ne veut pas admettre qu’ils y aient tout mis à feu et à sang… Elle prétend que ce sont des histoires inventées par les Belges !
— Elle a tort ! dit le professeur. Les communiqués officiels nous ont entretenus également des horreurs commises chez nous, en France !
— Je n’ai plus rien à dire, déclara Freda, du moment que vous êtes tous deux si bien renseignés !…
— À Nomeny, ils ont fait marcher devant eux, pendant le combat, femmes, enfants, vieillards ! repartit Valentine, ça, je ne l’ai pas inventé. Tu diras ce que tu voudras, Freda, c’est abominable !…
— C’est invraisemblable ! dit Freda, en haussant les épaules avec un mépris accentué, et je ne comprends pas que des êtres intelligents comme vous deux ajoutiez foi à des stupidités pareilles. Dans toutes les guerres on a eu à regretter des excès…
— Pas comme ceux-là ! interrompit sèchement Raucoux-Desmares. Ici nous nous trouvons en face du pillage et de l’assassinat organisés.
— Et quelle organisation ! surenchérit Valentine. Il paraît qu’ils ont des compagnies chargées de mettre le feu aux maisons et armées en conséquence, de toutes sortes d’appareils diaboliques, sans compter que les misérables prennent plaisir à rejeter dans les flammes les habitants qui se sont réfugiés dans les caves !
— Ça n’est pas vrai ! explosa Freda… Oh ! j’admets très bien qu’il puisse exister partout des monstres « qui sont la honte de l’humanité »… mais ce que je ne saurais concevoir c’est qu’on englobe dans la même réprobation, sous prétexte que nous sommes en guerre avec lui, tout un peuple qui n’est tout de même pas un peuple d’assassins !
— Qu’il le prouve donc ! protesta Raucoux-Desmares, aussi énervé que les deux femmes et ne comprenant point l’acharnement de Freda à prolonger une discussion qui l’horripilait. Il ne se rendait pas compte que le moindre mot qu’il lançait de son côté produisait l’effet de l’huile sur le feu. Du reste, il ne savait pas bien exactement ce qu’il disait. Il parlait parce qu’il fallait parler, mais l’affreuse pensée galopante était revenue heurter son crâne à le faire crier. Est-ce que sa femme n’allait pas enfin comprendre qu’il avait besoin d’être seul avec elle pour l’entretenir, tout de suite, de certaines choses… de certaines choses terribles dont elle aurait dû déjà voir passer l’ombre sur son visage ?
Enfin Valentine se leva à nouveau. Il fut debout aussitôt. Il lui tendait la main. Il se retenait pour ne point la pousser dehors.
— J’ai eu tort, dit-elle, de parler de ces choses ici, j’en conviens ; mais tout cela ne serait pas arrivé si Freda n’avait pas été la première à me parler de la Belgique et de l’Angleterre ; et puis, saperlipopette ! Freda n’est pas responsable des crimes de ces messieurs !…
— Et toi, s’écria Freda, tu n’es pas responsable de tes paroles !… Tu m’as raconté des histoires de caporaux !… oui des histoires de caporaux !…
— Savez-vous ce qu’elle appelle une histoire de caporal ? repartit Valentine, lancée de plus belle, c’est une histoire de femme que l’on peut sortir au dessert, car c’est au dessert justement qu’elle s’est passée… à Aerschoot. Le chef d’État-major allemand s’était installé chez le bourgmestre. Au dessert, le fils du bourgmestre, un adolescent, rentra en coup de vent et abattit le chef d’état-major à coup de revolver… ce sont les Allemands qui racontent cela, mais ce qu’ils ne disent pas et ce que les Belges rapportent, c’est que cet adolescent ne tua le chef d’état-major que pour défendre l’honneur de sa sœur ! Et voilà ce qui s’était passé. À la fin du dîner, l’officier allemand, échauffé par le vin, avait informé le bourgmestre qu’il comptait passer la nuit avec sa fille qui était jeune et jolie ! Tout simplement ! C’est là-dessus que le frère s’était esquivé silencieusement et était revenu, un instant après, pour mettre un terme à la carrière galante du général avec son browning !
— Et tu crois cela, toi ? Eh bien ! je le répète, s’écria Freda dont l’exaltation semblait être arrivée à son extrême limite… tu crois à des histoires de caporaux !…
— Ce qui n’est pas une histoire de caporal, fit entendre la voix glacée de Raucoux-Desmares, c’est la mise à mort du bourgmestre, de son fils, d’un grand nombre de citoyens notables, la remise des femmes à une soldatesque affolée de luxure…
— Mais tu n’en sais rien ! mais tu n’en sais rien !… mais ce n’est pas vrai !…
— Et pour les incendies ! jeta Valentine, ils ont des équipes de criminels de droit commun !… ça, on le sait !…
— Qui te l’a dit ? L’as-tu vu ?
— Et les petites filles aux mains coupées ?… continua Valentine qui était comme ivre des coups qu’elle portait…
— J’en ai assez entendu ! s’écria Freda. Je vous laisse tous les deux…
— Freda ! s’écria Valentine…
— Non ! laisse-moi tranquille. Je ne peux plus t’entendre ! je ne peux plus te voir !… Vous êtes là tous les deux contre moi !... je ne suis pas de force ! je ne suis pas de force !… je vous cède le terrain !… Mangez-en ! Mangez-en !… tout à votre aise !… Ah ! ce que je regrette de ne pas être partie !…
Valentine voulut arrêter Freda, mais celle-ci, sanglotante, la repoussa rudement, en lui jetant :
— Que je ne te voie plus ! que je ne te voie plus jamais !
— C’est entendu ! dit Valentine, un peu pâle, car elle avait été réellement « brutalisée » et elle se sauva de son côté en criant :
— Adieu ! adieu ! adieu pour toujours !…
Le professeur, un instant, resta seul. Il se mit les deux mains sur la face. Quand il les ôta, il montra le visage d’un homme qui marche à la mort. Il alla rejoindre Freda.
Il la trouva étendue sur son lit, la tête dans les mains, secouée de gémissements et de hoquets douloureux. Sans le regarder, elle lui lançait des paroles entrecoupées, des appels déchirants :
— Toi ! Toi ! que j’ai connu si intelligent et si bon !… c’est toi qui fais ça !… c’est toi qui te mets avec elle contre moi !… contre moi !… après tout ce que je t’ai dit !… tout ce que tu sais de moi !… moi qui ai été toujours avec toi, tu t’es mis lâchement, oui lâchement… et bêtement, car toutes ces histoires sont bêtes !… contre moi !... contre moi !… Ah ! pourquoi ne suis-je point partie ?… Tu dis que tu m’aimes et tu me traites devant Valentine, comme une ennemie… comme une ennemie de ton foyer… de ton pays !…
— Je ne pouvais pourtant pas me mettre avec toi, à défendre les Allemands ! fit le professeur sur un ton d’une telle amertume que Freda aurait dû être avertie qu’elle faisait fausse route. Elle répliqua avec âpreté :
— Eh ! je ne pouvais pas, non plus, laisser traiter d’assassins mon frère et mon oncle, et toute ma famille !… Eux aussi sont dans l’armée allemande, mais tu les connais ! Tu ne me diras pas que Fritz ou Moritz passent leur temps, après la bataille, à couper les mains des petites filles, à arroser de pétrole les maisons ou à violer la demoiselle du bourgmestre ! Tu sais bien que ce sont de braves gens !… Eh bien ! ils ne sont pas une exception ! Il y en a des millions comme ça !… Alors ?… alors tu vois bien que tout ça, ça n’est pas vrai !… Eux aussi, ils ont leur honneur !…
— Non ! répondit tout net le professeur.
Elle se redressa, cessa de pleurer, le considéra quelques instants avec stupeur.
— J’ai bien entendu ? répéta-t-elle tout bas, comme si elle n’avait plus la force de parler. C’est toi, toi, Raucoux-Desmares, qui parles ainsi !…
Il ne répondit pas… Elle le vit extraordinairement froid et lointain… oh ! si lointain qu’elle s’épouvanta immédiatement. Il lui sembla que cet homme, tout à coup, ne la connaissait plus. Alors, elle se rapprocha de cette statue avec une angoisse indicible. Toute sa colère était tombée. Et elle se sentait au bord d’un abîme. Elle avait la sensation très nette que le moindre faux pas pouvait la précipiter et qu’alors il ne ferait pas un geste pour la ramener à lui.
— Qu’est-ce que tu as, Pierre, qu’est-ce que tu as ?
— Je vais te raconter une histoire, dit-il enfin… ce n’est pas une histoire de caporal… c’est Clamart, le maire, qui me l’a certifiée tout à l’heure. Tu pourras la croire, celle-là, le cadavre est près d’ici… il est encore tout chaud.
— Quel cadavre ? balbutia-t-elle.
— Celui du père Méringot. Oui, le marchand de blé ! Il vient de se tuer. L’affaire s’est passée il y a une heure… Méringot, chez qui on était allé perquisitionner, venait d’apprendre que son gendre, qu’il avait donné avec tant de fierté à sa fille, était Allemand, espion allemand, et que cet espion venait d’être fusillé !… Eh bien ! je dis que des gens qui n’hésitent pas à pénétrer ainsi dans les familles, à capter la confiance et la fortune du père, et le cœur de la fille, je dis que ces gens-là n’ont pas d’honneur !… Je dis qu’un peuple qui a fait de l’espionnage une vertu nationale est un méchant peuple ! capable de tous les crimes car, avant tout, c’est un peuple de menteurs ! et le mensonge est la honte suprême de l’homme. Il y a sur la terre deux races d’hommes, ceux qui mentent et ceux qui ne mentent pas ! Freda, si tu es vraiment avec nous, et je veux le croire, car je veux oublier ce qui vient de se passer, mettant tout sur le compte de la présence d’un tiers et de la maladresse de ton amie ; je dis donc : si tu es vraiment avec nous, c’est-à-dire avec ceux qui ne mentent pas, Freda, tu vas me dire toute la vérité !… j’ai hésité longtemps à te parler de l’horrible chose…
— Quelle horrible chose ? questionna-t-elle, tout bas, en le fixant d’un regard qui commençait de s’égarer…
— Cette horrible chose qui veut que chez vous, tout tende à servir et à augmenter la puissance de l’État, qui fait que tout conspire pour lui, que tout effort, dans toutes les directions, a toujours un but caché, même dans la direction de l’amitié… même, paraît-il, quelquefois, dans la direction de l’amour !…
— Assez ! souffla-t-elle… j’ai compris…
Elle était innocente de cette horrible chose-là. Mais à cause même de cette innocence, une autre aurait certainement, du haut de sa vertu et de son orgueil outragés, repoussé avec une indignation vengeresse un doute aussi insultant chez l’homme qu’elle avait honoré de son culte ; il n’en fut pas ainsi pour Freda. Elle ne fut commandée ni même influencée par aucun autre sentiment que celui de son amour. Et son amour lui montrait l’être qu’elle chérissait plus que sa vie en proie à la plus sombre crise de désespoir qu’elle pût imaginer. Elle ne vit que lui et le cadavre de Méringot. Elle se dit que si elle n’arrivait pas à persuader son Pierre sur-le-champ que « cette horrible chose » n’avait jamais existé chez eux, et qu’il n’en avait pas été même effleuré par elle, il allait se tuer comme l’autre…
Alors ce fut elle qui tomba à ses pieds, qui enferma les genoux de l’homme dans ses bras tremblants ; et elle lui cria :
— Tu peux vivre, Pierre, tu peux vivre, Pierre !… je te jure sur la tête de notre enfant que jamais… jamais… jamais !… Ah ! mon pauvre chéri… je ne t’en veux pas de ce que tu m’aies demandé cela !… Ce que tu as dû souffrir !…
Il la releva, sans lui répondre ; mais elle sentait bien qu’il revenait à la vie. Elle pleurait, elle l’embrassait, elle l’étreignait…
Il lui dit, les lèvres tremblantes :
— Tu comprends… tu comprends pourquoi je t’ai demandé ça !… Je n’ai jamais douté de toi !… mais tu aurais pu être leur victime comme moi !… On aurait pu t’influencer sans que tu te rendes bien compte…
— Oui, oui, acquiesça-t-elle, sans fierté, mais infiniment heureuse de le voir se détendre, s’abandonner un peu, revenir à elle, enfin ! Oui ! oh ! je sais que dans ce genre-là, ils sont capables de tout !
— Et ils n’ont jamais essayé ?…
— Avec moi, jamais !… Il n’a jamais été question de rien, jamais !…
— Lors du congrès international, ton père, tes amis ne te poussaient pas, très amicalement, à exciter mon zèle ?…
— Non ! non ! Ils m’écrivaient pour se réjouir de nous retrouver à certaines fêtes, voilà tout !… je te le jure !…
— Réfléchis bien ! Réfléchis bien ! rappelle-toi… fais comme moi : cherche ?… Nous nous sommes si peu méfiés !…
— Écoute ! fit-elle tout à coup, tu es si bon, et si honnête, et si brave que je veux que tu saches tout. Oui, tu as raison de te méfier. Je me suis bien méfiée moi-même, et je vais te dire où et comment !
— Mon Dieu ! s’écria Raucoux-Desmares.
— Oh ! il n’y a rien eu de grave, et je te fais part de cela pour que tu sois bien convaincu qu’autour de moi il n’y a jamais eu autre chose, et qu’il ne pouvait pas y avoir autre chose !… Tu te rappelles que mon frère est venu en France passer une quinzaine de jours, il y a quatre ans, et qu’il a été rejoint ici par von Bohn…
— Oui, oui, le monsieur au monocle… je ne pouvais pas le voir en peinture… eh bien ?…
— Eh bien ! von Bohn faisait beaucoup de promenades, à bicyclette, seul, dans la région. Sans te rien dire, je l’ai surveillé…, moi aussi j’ai fait de la bicyclette et je l’ai surpris, sans qu’il s’en doutât, un beau matin, en train de prendre les plans des vieilles carrières… je suis allée immédiatement trouver mon frère et je lui ai dit que s’il ne conseillait pas à von Bohn de rentrer immédiatement en Allemagne, j’allais le dénoncer aux autorités militaires françaises. Je le priai également de dire à von Bohn de ne plus jamais remettre les pieds chez nous !… Et tu sais maintenant pourquoi il a si singulièrement disparu…
Raucoux-Desmares avait écouté avec une angoisse profonde. Maintenant, il restait sombre et silencieux…
— Tu ne dis rien ?… Tu ne dis rien, mon chéri !… Je n’aurais jamais dû te parler de ça !…
— Tu as bien fait, Freda, tu as bien fait… mais dis-moi, cet homme qui était descendu chez nous, que je traitais en ami, cet homme était alors un espion ?
— Tu vois !…
— Non !… tu ne me comprends pas !… C’était un espion envoyé chez moi pour relever le plan des carrières environnantes ?…
— Ah ! mon amour ! voilà que tu recommences à m’épouvanter ?... Que t’imagines-tu là ?… mais non, mais non ! Von Bohn n’est pas un espion à gages, rassure-toi !… Ta maison n’a pas servi de refuge à un employé de la Wilhelmstrasse !… Von Bohn est venu se promener en France et a espionné tout simplement parce que l’occasion s’en est présentée !
— C’est encore plus abominable ! dit-il. Ah ! ma pauvre enfant ! quel peuple !…
— Ils sont comme ça !… Ils veulent tous se rendre utiles !… Ils disent que c’est « patriote » !
— Et toi, qu’est-ce que tu dis ?
— Moi, je dis tout ce que tu veux !
— Vois-tu ? Vois-tu ? tu as tort de les défendre !…
— Je ne les défendrai plus !…
— Tu as tort de les séparer en deux partis : celui de la guerre et l’autre !… Ils sont tous du premier… Ils l’ont tous voulue ! Ils veulent manger le monde ! tous !
— Oui, oui, mon chéri !…
— Tu as tort d’apprendre à Confitou qu’il y a d’un côté le kaiser et le kronprinz et de l’autre des gens estimables !… Tu as tort d’empêcher mon fils de détester tous les Allemands ! Je veux que mon fils déteste tous les Allemands. Freda, comprends-tu bien cela ?...
Elle mit ses mains sur ses yeux pour cacher sa douleur. Mais il écarta ses mains :
— Tu es une honnête femme et une honnête mère. Tu es vraiment digne d’être Française, Freda ! Tu n’as plus rien à faire avec ces gens-là.
— Rien ! dit-elle en pleurant.
Ils prêtèrent soudain l’oreille à un bruit sourd qui venait du dehors.
Elle ouvrit précipitamment la fenêtre. Un instant, ils écoutèrent…
Dans la direction du nord, on entendait comme le roulement menaçant du tonnerre avant l’orage, et il faisait la plus belle journée du monde.
— Oh ! gémit-elle, c’est le bruit du canon !… Et elle l’embrassa éperdument…
Saint-Rémy-en-Valois ne se trouve point sur l’un des grands chemins de France. Blottie dans une boucle de rivière, à l’orée d’un bois profond, la petite ville reste isolée en dépit du bout de ligne qui la rattache, d’une part à la capitale, et d’autre part aux cités industrielles des provinces du Nord. En dehors des nouvelles officielles que lui apportaient les communiqués, elle n’avait, pour la renseigner sur la guerre, que les vagues rumeurs qui lui venaient de l’institut Raucoux-Desmares, et que le bruit du canon qui se rapprochait.
Bientôt elle fut traversée par un nouveau flot de « réfugiés » qui ne s’arrêtaient un instant que pour semer la panique et raconter des histoires terribles. C’était, le long de la route, un peuple éperdu, sans ressources, fuyant moins la guerre que les meurtres, les incendies, les viols, les mutilations. Devant de tels récits, le père Clamart revint trouver Raucoux-Desmares à l’hôpital militaire.
Encore une fois, le père Clamart ne savait plus où était son devoir.
Il eût voulu persuader le professeur qu’il eût été beaucoup plus sage, pour tous, de partir sans attendre le monstre :
— Moi, avec mes administrés, vous avec vos blessés.
— Je reste avec mes blessés, qui, pour la plupart, sont intransportables, répondit Raucoux-Desmares ; quant à vous, faites ce que vous voulez !…
— Ce n’est pas ce que je suis venu vous demander ! s’écria le pauvre père Clamart, tout « retourné » de voir la figure que lui faisait le professeur… Croyez-vous que si mes administrés s’en allaient tous, je ne pourrais point, décemment, moi aussi, m’en aller ?… Enfin, voyons, est-ce que vous continueriez à me tendre la main ?
— Eh bien ! non !… car vous savez bien qu’ils ne s’en iront pas tous, vos administrés ! et même s’ils s’en allaient tous, vous devriez rester encore là pour veiller sur leurs biens ! Vous êtes le gardien de la cité !
— Ah ! je le sais bien ! je le sais bien !… Mais c’est ma sacrée femme qui ne veut rien entendre ! Elle pleure ! Elle gémit !… Elle me maudit !… elle me griffe !…
— Vous la connaissez !… Elle devrait être déjà partie !…
— Ah ! vous croyez ça, vous ! Elle ne me quittera pas d’une semelle ! Elle me griffe, mais c’est une femme qui m’aime, on n’a pas idée de ça ?… Depuis douze ans que nous sommes mariés, elle ne m’a jamais laissé seul plus de dix minutes !… Enfin, je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps avec cette histoire-là… vous avez autre chose à faire… et puis, c’est entendu, je reste… Mais ce que je vais entendre !…
Et il reprit le chemin de la mairie, désolé et courageux…
Au père Clamart, succéda Valentine. La jeune femme apparut à Raucoux-Desmares avec une figure si tragique qu’il eut de la peine à la reconnaître.
— Qu’avez-vous ? Pourquoi cette figure de cire ? Que vous arrive-t-il, Valentine ?…
Elle s’était assise sur un geste du professeur… Elle paraissait respirer avec peine…
— C’est l’approche de l’ennemi qui vous met dans cet état ?
— Non ! souffla-t-elle… oh ! non !… Il y en a qui s’en vont, mais moi je reste avec vous. Il ne s’agit pas de cela, mais de mon fils…
— Vous en avez de mauvaises nouvelles ?
— Il est ici. Il s’est sauvé de son collège. Il a seize ans depuis hier. Il veut s’engager. Il est venu me dire adieu. Il est fou. Je n’ai plus d’espoir qu’en vous. Je vous l’ai amené. J’ai voulu qu’il voie les blessés. Je l’ai fait passer à travers les salles. Je lui ai montré tous ces malheureux, dont deux agonisent ; et les autres, qui n’ont plus qu’un bras ou qu’une jambe. Je lui ai dit : « Voilà ce qu’en a fait le champ de bataille ». Il m’a répondu : « Il en a fait des héros ! »
— Et qu’est-ce que vous avez répondu, vous ?
— Rien ! Que voulez-vous que je lui dise ? Il ne m’entend même pas. C’est comme si je n’étais plus sa mère. Il me regarde avec pitié.
Si je m’attendais à celle-là ! je n’ai pas toujours été heureuse dans ma vie, mais je prenais mon parti de tout ; j’avais pris même mon parti de trouver mon enfant trop sérieux pour son âge, trop grave quand je ne demandais qu’à rire avec lui, avec lui que je n’ai vu sourire que si rarement, et avec le sourire, hélas ! de son père qui était bien la tristesse en personne… Je me disais : il est comme ça ! tant pis ! prenons-le comme il est, pourvu qu’il se porte bien !… Oui, mais maintenant voilà qu’il veut aller se faire tuer ! ça, je ne peux pas ! je viens vous crier : « Au secours ! »
Raucoux-Desmares lui prit ses petites mains dans ses grandes longues pattes solides qui avaient fait tant de chefs-d’œuvre avec la douleur humaine, et que les opérés serraient avec tant d’effusion après la bienfaisante torture, et il lui dit :
— Mon enfant, vous savez si j’aime Confitou ?…
— Oui, eh bien ?…
— Eh bien ! je voudrais que Confitou eût seize ans et la santé de votre fils pour le donner à la patrie ; ce serait la plus grande joie de ma vie…
— Vous n’êtes pas une mère ! s’écria-t-elle…
Elle voulait lui échapper maintenant, mais il la tenait entre ses mains qui avaient dompté bien d’autres soubresauts, bien d’autres révoltes de la chair. Il lui dit :
— Écoutez ! écoutez !… depuis vingt-quatre heures, nous n’avons pas cessé d’entendre le canon… et le bruit se rapproche. Il descend sur la France. La frontière recule. La France recule ; la France se meurt !…
— Oh ! mon Dieu ! fit-elle.
— La France mourra si nous ne mourons pour elle…
— Qu’elle prenne ma vie ! soupira la malheureuse, je la lui donne…
— Une mère n’a rien donné à la France quand elle ne lui a pas donné la vie de son fils. Vous mourrez après, Valentine !
Il lui parla encore sur ce ton pendant quelques minutes. Maintenant elle le laissait dire. Il dégageait une force morale irrésistible. Elle finit de se laisser opérer de son fils comme sous l’influence du chloroforme. Il sut qu’il pouvait desserrer l’étreinte de ses mains. Le sacrifice était consommé. Elle dit :
— C’est bien !… je vais lui dire qu’il fasse ce que sa conscience lui commande… Voulez-vous le voir !
— Certes ! fit-il, je veux l’embrasser.
Elle se leva, alla à la porte, appela :
— Louis !…
Il entra. Il était presque aussi pâle que sa mère. Le professeur fut frappé de cette mine à laquelle il ne s’attendait pas. Le fils de Mme Lavallette ne l’avait jamais beaucoup occupé ; cependant Raucoux-Desmares avait gardé le souvenir d’un garçon plutôt robuste, très fort même pour son âge. Et il voyait devant lui un long adolescent qui lui donnait plutôt une impression de fragilité.
— Comme il a grandi ! fit-il en l’examinant attentivement.
— Oh ! depuis un an, c’est incroyable, dit la mère…
— Alors, c’est toi qui veux partir pour la guerre ! Tu veux donc faire un tambour-major ?… Voyons !… enlève ta tunique, ta chemise, je vais t’ausculter…
Il se pencha sur lui, étudia ce jeune corps avec minutie.
— C’est bien ! dit-il, en se redressant, tu peux te rhabiller. Oh ! il n’y a rien de grave… Seulement, ce garçon-là a grandi beaucoup trop vite. Il n’y a pas un conseil de révision, pas un conseil de santé qui consentirait à en faire maintenant un soldat. Avant de prendre un fusil, mon garçon, il va falloir prendre du jus de viande et des drogues !
La mère, qui n’était pas une Cornélie, poussa un sanglot de joie, et prit son Louis dans ses bras :
— Ah ! tu vois, mon chéri, tu vois !… Tu ne peux pas !… Tu n’es encore qu’un enfant !…
Lui, il ne disait rien. Il regardait le professeur avec âpreté. Il paraissait tout près de lui dire quelque chose de très désagréable. Mais il se contint.
Il écarta doucement sa mère pour remettre ses bretelles. Quand il fut habillé, il sortit sans saluer.
— Il est furieux, dit la mère dans un sourire fiévreux. Mais vraiment, n’est-ce pas ? il n’y a de la faute de personne ? Nous avons tous fait notre devoir !
— Oui ! dit le professeur.
Elle se sauva après lui avoir baisé les mains.
Et lui quitta son cabinet pour se rendre à la salle d’opérations.
Dans le couloir, il se croisa avec la Génie Boulard qui lui cria :
— Monsieur ! monsieur ! madame m’envoie vous dire que depuis le matin on n’a pas revu Confitou ! Il n’est pas rentré déjeuner ! Nous l’avons cherché partout ! On ne l’a vu nulle part depuis ce matin. Et puis, il n’y a plus moyen de marcher sur les routes tant elles sont encombrées… Madame pleure et dit qu’il est certainement arrivé une catastrophe !
— Vous direz à madame que je n’ai pas le temps de m’occuper de Confitou…
— Ah ! je n’ose pas retourner à la maison !
— Je vous l’ordonne !…
Et il entra dans la salle d’opérations.
Pendant ce temps, Confitou ne s’ennuyait pas. D’abord le bruit du canon l’avait mis dans un état d’exaltation intime que nul ne soupçonnait. Ce matin-là, sa mère, instruite par les événements des jours précédents, avait bien recommandé à la Génie Boulard de veiller sur lui et, du reste, elle avait installé elle-même Confitou dans la bibliothèque, en face de ses devoirs. Mais Confitou ne pensait qu’au canon.
Si le bruit semblait se rapprocher, il était enchanté ; s’il s’éloignait, il devenait maussade. Disons tout de suite qu’il eût été tout à fait injuste de tirer de cette alternance d’humeur chez Confitou une conclusion quelconque sur les sentiments qu’il nourrissait à l’égard des combattants. Confitou ne disait pas : « si le canon s’éloigne, c’est la victoire des Français ; s’il se rapproche, c’est leur défaite ». Non, Confitou désirait voir un canon en action, voilà tout, un vrai canon « qui parte », « un 75 », comme disait Gustave, un vrai « 75 » qui tonne, qui fume et qui crache !
Enfin Confitou eût donné bien des choses pour assister à une bataille.
Il commençait à en avoir assez de ses soldats en bois et en plomb depuis qu’il en rencontrait tant dans les rues, en chair et en os, qu’il ne se lassait pas de regarder.
De vrais canons ! Une vraie bataille !… On disait que c’était encore très loin, mais Confitou ne se rendait pas compte… il pensait que s’il sortait de la ville et que s’il marchait quelque temps dans les champs, en remontant le long de la rivière, il tomberait en pleine bataille derrière les canons, et qu’il pourrait tout voir « sans gêner les artilleurs ».
Mais avant de sortir de la ville, il fallait sortir de la maison et, avant tout, de la bibliothèque où il était enfermé. C’est ce à quoi songeait Confitou, quand sa mère survint sur ces entrefaites, et le trouva en train de lire les journaux. Elle essaya de le gronder, mais il ne lui en laissa pas le temps.
— Je suis comme toi, dit-il, je ne peux plus rien faire de bon depuis la guerre, je peux seulement lire les journaux. Ils disent tout le temps que les Français reculent ; ça n’est peut-être pas vrai, dis, mama ?…
— Mais oui, c’est vrai,… fais tes devoirs !
— Entends-tu, au loin : boum !… boum !… Dis donc, mama, si les Français reculent, ça doit faire bien de la peine à papa ?…
— Et à moi aussi, ça me fait de la peine ! Tout ce qui fait de la peine à ton père doit nous en faire, Confitou !
— Oui, mais, ce n’est pas la même chose !… je vois bien que papa n’aime plus les Allemands du tout, depuis la guerre, tandis que toi, tu les aimes toujours…
— Je t’assure que non, Confitou !… Ils sont devenus trop méchants !…
— Tous ?
— Non, pas tous, tous !…
— Est-ce que l’oncle Moritz est devenu méchant ? Est-ce que le cousin Fritz est devenu méchant ?…
— Non, pas ceux-là, bien sûr…
— Je m’y attendais, sans ça, ça aurait été une maladie ! Mais alors, tu es comme moi, il n’y a rien de changé !… les méchants, je ne les aime pas, mais les bons, je les aime bien !
Et Confitou se replongea dans ses journaux.
Freda caressa les beaux cheveux de son fils, et, pensive, dit :
— Et toi, Confitou, j’espère bien que tu as beaucoup de peine quand les Français reculent ?
Confitou lança à sa mère le fameux regard de côté qui était généralement destiné à l’éclairer sur la nature plus ou moins inquiétante de la question posée et aussi sur le plus ou moins de danger qu’il y avait pour lui, Confitou, à y répondre.
— T’en as bien ! finit-il par dire.
— Ce n’est pas ce que je te demande. Il ne s’agit pas de moi, mais de toi.
Confitou regarda encore cette figure fatiguée, aux traits si vite assombris, de celle qui était, il y a quelques semaines encore, une si jolie, une si radieuse maman…
— Oh ! moi, mama, tu sais, à mon âge, ça m’est égal… pourvu qu’on se batte !
Elle ne put s’empêcher de sourire. Il avait trouvé une réponse qui ne devait pas lui faire de chagrin. Elle embrassa l’enfant passionnément. Puis elle le quitta un instant, car, en bas, la Génie Boulard l’appelait.
— Madame ! madame ! tout le monde s’en va, mais moi j’ai dit que je restais, parce que je sais bien qu’avec madame, il n’y a pas de danger, n’est-ce pas, madame ?
— Non ! répondit Freda en rougissant, et elle rentra dans la bibliothèque, mais elle y chercha en vain son fils. Elle chercha dans toute la maison. Confitou s’était envolé.
Par où était-il passé ? C’était son secret. Confitou avait beaucoup de secrets… Mais en vérité, son grand secret, dans la bibliothèque, concernait la façon dont il pouvait atteindre le « rayon des sabreurs ».
Il était tout à fait haut perché ce rayon-là ; personne n’y touchait jamais, excepté Confitou ; et personne n’en savait rien. On croyait que Confitou était en train de lire des histoires de fées… quand il dévorait des récits de bataille : la retraite de Russie, la Bérézina ! Ah ! les aventures du sergent Bourgogne à la Bérézina !
Et Waterloo, où le monde entier se cognait, quelle histoire ! et où Napoléon avait eu tant de déveine ! Il avait une furieuse admiration pour Napoléon. Les séjours de Confitou à Dresde et à Kœnigsberg n’avaient pas peu contribué à exciter sa pensée sur le grand homme. C’est même dans cette dernière ville qu’il avait pris de la curiosité pour lui. À Kœnigsberg n’entendait-il pas dire, avec enthousiasme par sa famille allemande, que la ville payait encore l’impôt exceptionnel nécessité par la contribution de guerre dont Napoléon, en passant, l’avait frappée ?
Aussi, Confitou était-il personnellement fier de Napoléon, mais il aimait particulièrement aussi ce gros Prussien de Guillaume, père de Frédéric le Grand, qui faisait peur à tout le monde et qui avait des soldats grands comme des tours, des régiments entiers de géants ! Et c’est pourquoi Confitou avait rapporté en France de grands et beaux soldats de bois qui ressemblaient à ces géants-là.
— C’est ma garde impériale, disait-il.
De telle sorte que, de temps en temps, Confitou se croyait empereur des Français, et de temps en temps roi de Prusse ; il n’était jamais bien fixé.
Il n’était sûr que d’une chose, c’est que son père, avant la guerre n’aimait point les histoires de militaires. Plus d’une fois Raucoux-Desmares s’était expliqué nettement là-dessus devant la mère et le fils. Il estimait que c’était une erreur à fausser l’esprit des enfants que de leur mettre entre les mains des livres où ils n’apprenaient l’histoire de l’Humanité que par celle des batailles. Et il renvoyait ces livres-là au « rayon des sabreurs » comme il disait. Mais Confitou savait les y retrouver, sans échelle.
Sitôt dehors, Confitou voulut se renseigner sur la bataille, et il se dirigea vers le café de la Terrasse où se tenait la foire aux nouvelles. Le désordre qui régnait dans les rues l’intéressa énormément. Il y avait, à la porte des maisons, des charrettes que l’on remplissait hâtivement de toutes sortes de meubles et d’ustensiles. Certaines familles ne pouvaient se résoudre à laisser une armoire à glace. Cependant tout le monde ne partait pas. De nombreux citoyens avaient décidé de rester, suivant l’exemple du maire qui avait dit :
— Pourvu qu’on leur parle poliment et qu’on leur donne ce qu’ils demandent, ils ne feront de mal à personne. Sans compter qu’en restant vous sauvez vos biens ! C’est M. Raucoux-Desmares qui l’a dit.
Ces dernières paroles avaient produit un gros effet. Quelques-uns renoncèrent à l’exode en réfléchissant que le professeur restait parmi eux, que sa renommée était universelle et que sa femme était Allemande.
Il résultait de tout cela beaucoup de conversations inutiles, et un grand encombrement qu’augmentait de temps à autre un nouveau flot de fuyards venus de la campagne du nord et courant à celle du sud.
Il résultait aussi de tout cela que le café de la Terrasse était fermé. Le patron et la caissière à la chevelure acajou étaient partis. Il y avait des volets solides aux fenêtres et à la porte et, sur le banc de la terrasse déserte, un tout jeune garçon de café qui pleurait. C’était Gustave. Il aperçut Confitou et s’essuya les yeux du coin de son trop long tablier, qu’il ne pouvait se résoudre à quitter.
— Tout ça, c’est de la faute à tes sales Boches ! lui cria-il.
Confitou passa. Il aurait bien voulu flanquer une trempe à Gustave, mais ça n’est pas à huit ans que l’on peut espérer mettre « knock out », comme disent nos amis les Anglais, un garçon de café. Confitou était encore en ébullition quand il rencontra au coin du quai, sur le seuil de la maison qui faisait l’angle devant le pont, l’aîné des petits Lançon, Adolphe. Celui-ci n’avait que quelques centimètres de plus que lui : Confitou marcha résolument de son côté en fermant les poings.
Ce Lançon s’était toujours moqué de Confitou quand il l’entendait parler allemand avec sa fraulein et, une fois, depuis la guerre, naturellement, il l’avait traité de Boche, ce dont Confitou ne s’était vanté à personne. Confitou ressentait profondément cette injure, car il voyait bien que pour un petit Français, « il n’y avait pas moyen » de trouver quelque chose de plus insultant à dire à son camarade. Vraiment, les petits Français, depuis la guerre ne faisaient rien pour développer chez Confitou l’amour de la France.
Si l’on songe qu’avant la guerre Confitou préférait de beaucoup les confitures de la tante Lisé à celles de n’importe quel grand épicier français, on pourra peut-être pénétrer un petit coin de cette jeune âme obscure. En réalité, l’enfant était en guerre avec tous les moutards de Saint-Rémy, qui formaient contre lui un clan français. Aussi, quand nous le voyons prêt à se précipiter sur Adolphe, parce que Gustave l’a traité de « Boche », ne nous hâtons pas d’en déduire que son irritation prend sa source dans le sentiment de l’injustice avec laquelle on apprécie son patriotisme. Les Allemands aussi sont furieux quand on les traite de Boches.
Confitou souffrait-il en sa qualité de petit Français outragé ou de gamin qui en a assez d’être brimé par ses camarades ? Voilà la question ! Confitou eût été non seulement en peine de la résoudre, mais, bien entendu, de se la poser. Confitou, à l’heure précise où nous le suivons, est encore un mystère pour nous, et surtout pour lui-même.
Le voilà donc parti contre l’aîné des Lançon. Celui-ci le vit venir, et se mit à rire :
— Comme tu es rouge, Confitou ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— Tiens ! fit Confitou, tu ne me traites pas de Boche aujourd’hui ?
— Tu es bête ! On n’a plus le temps de se chamailler. Tout le monde s’en va, mais nous restons, nous, puisque les Clamart restent et que ton père reste… à ce qu’il paraît qu’il n’y a rien à craindre ?
— Il y a des gens qui ont peur de tout ! dit Confitou ; et, voyant que, décidément, il ne se battrait pas ce jour-là avec Adolphe, il haussa les épaules, et continua son chemin.
— Où vas-tu ?
— Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien !
C’est exactement ce que répondit Adolphe, quelques minutes plus tard, à la Génie Boulard qui cherchait partout Confitou sans le trouver.
Confitou sortit de la ville.
Il lui parut d’abord que le bruit du canon s’éloignait. Il se mit à courir pour le rattraper.
Quand il eut rejoint la route qui montait vers le nord, il dut ralentir sa marche.
— Eh bien ! se dit-il en lui-même devant le spectacle de cette débandade, en voilà un caravansérail !
Des autos de forme hétéroclite, un tas de vieilles « casseroles » démodées qui faisaient un tapage d’enfer avec leurs moteurs et leurs trompes encombraient la route ; le tout était encore entremêlé de charrettes, de toutes sortes de véhicules paysans recouverts d’une bâche dans l’ombre de laquelle on apercevait çà et là des figures apeurées qui se redressaient pour écouter la voix lointaine de la bataille et puis se recouchaient, tandis qu’un vieillard, ou une femme, sur le siège, tapait à tour de bras sur une haridelle. Et, entre les roues, entre les jambes de chevaux, des bandes de gamins, silencieux, se tenant par la main. Dans les champs, les paysans s’appuyant sur des bâtons, passaient, tout empoussiérés d’or, car il faisait un temps radieux, et le soleil semblait vouloir tout fondre.
Jamais encore Confitou n’avait vu une chose pareille. Cela ne ressemblait en rien aux quelques tristes cortèges qu’il avait aperçus déjà traversant la ville. À certaines phrases entendues au passage, l’enfant sut que le bruit s’était répandu à la première heure que l’armée de von Kluck avait tourné l’aile gauche française. Confitou ne devait pas être le premier venu en stratégie, car il dit tout haut :
— Alors, je comprends tout !
Mais comme il n’avait pas peur de von Kluck, il continua sa route, remontant le courant et bousculant sans aucune gêne tout ce qui pouvait l’arrêter ou le retarder. Deux fois, il demanda :
— Est-ce que la bataille est encore loin ?
Un vieux lui répondit :
— Ma foi non, mon p’tit, elle est tout près.
Cela l’encourageait. Cela lui donnait des jambes.
De temps à autre, quand il se trouvait au sommet d’une côte, il grimpait sur le talus, se haussait sur la pointe des pieds et regardait de tous ses yeux, loin devant lui. N’allait-il pas enfin apercevoir des soldats, des canons, tout au moins la fumée de la bataille ?
Il ne voyait rien du tout et redescendait de méchante humeur.
La route était maintenant débarrassée ou à peu près de la foule en exode. Confitou dit :
— Ça n’est pas trop tôt.
Chose curieuse, sa petite âme d’enfant ne s’était pas attendrie au spectacle de tant de misères. Sa mère disait souvent :
« Confitou a le fond dur », et de cela, elle était presque fière, car ajoutait-elle, « il saura défendre sa vie ! »
Cependant Confitou ne pouvait pas être bien méchant, avec une mère sentimentale et un père qui était un apôtre ; oui, mais le père de sa mère avait été un terrible hobereau saxon que rien ne pouvait fléchir, qui cassait les tables quand ce qu’il y avait dessus ne lui convenait qu’à moitié et qui caressait de temps en temps sa femme et ses domestiques à coups de bâton… Ne fallait-il pas compter avec ce grand-père-là que Confitou n’avait, du reste, pas connu ? Les coups de poing dont l’enfant bourrait à chaque occasion la Génie Boulard n’étaient pas indignes du hobereau, et ce n’était pas une raison parce que cette fille de la campagne paraissait n’en ressentir aucune douleur pour qu’ils n’eussent pas été consciencieusement administrés.
En tout cas, ce ne fut pas un sentiment de pitié qui arrêta Confitou au bord de la route devant un groupe de quatre petits êtres qui pleuraient et qui paraissaient abandonnés.
Ce fut la vue d’une blessure à une main, à une petite menotte d’enfant qui saignait.
Il se rappela qu’il était le fils d’un chirurgien célèbre, et il sentit d’une façon impérative que son devoir était de soigner cette plaie-là…
Si les enfants de chirurgiens célèbres ne soignent pas les blessures des enfants qu’ils rencontrent sur la route, surtout en temps de guerre, où les autres médecins sont si occupés sur les champs de bataille, qui donc les soignera jamais ? Il pensa à Gustave qui était si fier d’être garçon de café avant l’âge, et il regretta que celui-ci ne fût pas présent à la consultation…
Il s’avança sans précipitation aucune, se pencha légèrement pour mieux voir comme s’il était un peu myope, et dit :
— Montre-moi ta main !
Il ne pouvait y avoir aucune hésitation chez la patiente. Celle-ci, qui avait six ans, comprit tout de suite au ton et à l’air de son interlocuteur qu’elle avait affaire à un prince de la science qui passait par là, par hasard, et elle montra sa main au docteur.
Du reste, les trois petits garçons, autour d’elle, subjugués, eux aussi, avaient dit en chœur :
— Montre ta main.
Confitou resta quelques secondes sans parler. Il regardait cette menotte qui était assez rudement écorchée. Quand il l’eut bien regardée, il la tourna et la retourna, et alors il dit :
— Quand je fais comme ça, ça ne te fait pas de mal ?
— Non, monsieur, répondit la petite fille.
— Et comme ça ?… et comme ça ?… est-ce que je te fais mal ?
— Non, monsieur !
— Alors, tout va bien, dit Confitou ; il n’y a rien de cassé !… Pourquoi pleures-tu ?…
— Parce que le sang me fait peur !…
— En voilà une histoire ! dit Confitou en riant fort, comme un homme, pour rassurer tout à fait sa malade… Mademoiselle se trouve mal parce qu’elle a un peu de sang au poignet ! Eh bien ! nous allons arrêter ce sang-là !… Le sang ne me fait pas peur, à moi, mademoiselle ! Moi, je suis le fils du célèbre Raucoux-Desmares ; alors, vous comprenez !…
— Oui, monsieur…
— Passez-moi votre mouchoir…
— Mais il est tout sale, monsieur…
— Pour ce que je veux en faire, ça n’a aucune importance !…
Il prit le mouchoir de l’enfant, le roula rapidement, en entoura le petit bras de la patiente au-dessus du poignet et serra très fort. La petite cria.
— Tu peux crier tant que tu voudras, mais ne bouge pas ! Encore un peu de courage et ton sang ne coulera plus (il y avait cinq ou six gouttes de sang sur la menotte) !… Tu comprends : ce que j’en fais, c’est pour « arrêter l’artère ».
— Oui, monsieur !…
— Là, maintenant, je noue le mouchoir, toujours très serré… et, avec mon mouchoir propre je vais bander la plaie. Nous n’avons malheureusement pas d’eau pour la laver, mais à la prochaine fontaine… il ne faudra pas y manquer… c’est tout de même malheureux, fit-il, que nous n’ayons pas de pinces hémostatiques…
— Oui, monsieur…
— Je ne devrais jamais sortir sans mes pinces hémostatiques…
Tous les autres l’écoutaient maintenant et le regardaient, pleins de respect.
— Mais, à propos, qu’est-ce que vous faites là ?…
Ils se remirent à pleurer.
— Ah çà ! vous n’avez pas fini de chialer ! Qu’est-ce qui m’a donné des petits Français qui pleurent tout le temps !…
— Je ne suis pas Française, je suis Belge, dit la petite fille, et j’ai perdu maman !… et eux aussi ont perdu leur maman !…
— Comment, vous avez perdu votre maman ! Elle est morte ?…
— Non, monsieur… mais nous l’avons perdue comme ça… enfin, nous sommes séparés de nos mamans, et nous ne savons pas quand on les retrouvera…
— Et c’est pour ça que vous pleurez !… Regardez-moi ! je suis sorti aussi sans ma maman ; je suis perdu, comme vous, sur la route, mais je ne pleure pas !…
— Ça n’est pas la même chose, monsieur !…
Non, ça n’était pas la même chose… et quand la petite Clara, en mouillant son récit de grosses larmes, lui eut expliqué son malheur à elle et celui des trois autres petits, Confitou comprit bien que ce n’était pas la même chose !…
Il vit, « comme s’il y était » (c’est lui qui disait : Ah ! ma pauvre enfant ! je vois ça comme si j’y étais), il vit la maman de Clara se précipitant à la gare avec son enfant et trouvant tous les convois bondés d’une foule qui s’entassait jusque sur les marchepieds, jusque sur les toits des wagons… pas une place ! et, derrière elle, la ville qui commence à brûler sous les obus allemands… et le dernier train… le dernier train… part !… alors elle jette son enfant dans les bras de ceux qui vont échapper au massacre… « Sauvez-la, sauvez-la, au moins elle !… » Et voilà comment la petite Clara avait été séparée de sa mère…
— Et les autres ? et les autres ? demanda Confitou, les larmes aux yeux… et en embrassant sa petite malade…
— Eh bien ! les autres aussi… Quand les mamans des autres qui ne pouvaient pas partir ont vu ce que maman faisait, toutes les mamans ont jeté leurs petits enfants dans le train…
— Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !… et Confitou chiale maintenant comme les autres.
— Mais, comment, demande-t-il, en s’essuyant avec sa manche, car il n’a plus de mouchoir, comment vous trouvez-vous ici ? Les voyageurs ne vous ont donc pas gardés avec eux ?
— Mais si ! mais si ! et ils étaient même très gentils ; mais le train était si chargé, explique Clara (en faisant une grimace, car sa main commence à lui faire réellement mal depuis que Confitou a serré son bras si fort), le train était si chargé… que nous avons failli, paraît-il, avoir un accident ; alors, à la station, tout près d’ici, à l’embranchement, qu’ils ont dit, les employés ont fait descendre beaucoup de monde et nous avons dû descendre nous aussi. Quand le train est reparti, le monde est remonté dans le train en marche, malgré les employés, et nous, nous sommes restés sur le quai… Alors, c’est le chef de gare qui nous a dit qu’il fallait suivre cette route-là, que nous arriverions à Saint-Rémy, qu’il a dit, et que le maire prendrait soin de nous…
— Alors ! mais alors ! s’écrie Confitou, soudain joyeux, vous êtes des réfugiés !…
— Mais oui, monsieur !…
— Vous êtes mes réfugiés !… Vous n’avez pas besoin d’aller trouver le père Clamart ! ça ne le regarde pas, mes réfugiés ! Vous êtes mes réfugiés à moi !… Je m’appelle Confitou et je suis le fils de M. Raucoux-Desmares ! Il ne faut plus me quitter, je vous le défends !
— Bien, monsieur !… mais, vous savez, ma main me fait beaucoup mal.
— Montre !…
La main était toute bleue. Effrayé de la couleur de la main, à laquelle il ne s’attendait pas, Confitou pensa qu’elle avait peut-être cette couleur-là parce qu’il avait serré trop fort. Et il détacha le mouchoir. La petite fille soupira d’aise.
— Là, dit-il, tu vois, ça va mieux. Maintenant, tu es guérie. Où t’étais-tu arrangé la main, comme ça ?
— C’est en voulant retenir ce petit-là qui était monté sur un tas de cailloux.
— Comment s’appelle-t-il, ce petit-là ?…
— Je ne sais pas, monsieur !…
Confitou procéda au relevé de l’état civil des trois autres enfants qui avaient respectivement cinq, quatre et demi et trois ans. Celui de cinq ans s’appelait Charlot, le second Bibi, mais, quant au troisième, il était extrêmement difficile de comprendre ce qu’il disait : ils étaient tous penchés sur lui et ne parvenaient point à démêler un nom dans ce qui sortait de sa bouche.
— C’est tout de même étonnant, dit Clara, moi, j’entends : « grosse saleté ! »…
— Moi aussi, dit Charlot.
— Moi aussi, dit Bibi…
— Eh bien ! appelons-le « Grosse Saleté », dit Confitou. Après tout, c’est peut-être son nom, et ça lui va très bien !
Tous rirent, car, de fait, « Grosse Saleté » avait une bonne figure joufflue que l’on n’avait pas dû débarbouiller depuis quelques jours, et une tignasse solidement emmêlée qui lui tombait jusque sur les yeux, comme aux chiens griffons.
— En route, Grosse Saleté, commanda Confitou.
— Où allons-nous, monsieur ? demanda Clara.
— Maintenant, nous allons voir la bataille, dit Confitou.
Les petits « réfugiés » se remirent à pleurer.
L’idée de Confitou les consternait. Et quand le grondement du canon reprenait, derrière les grands bois qui montaient vers l’Oise, ils se ramassaient les uns sur les autres en tremblant.
— Vous n’êtes pas braves ! dit Confitou.
— Nous avons faim ! répondit Clara.
— Diable !…
Soudain, Confitou se frappa le front.
— Mais nous allons très bien dîner ! Venez avec moi chez Marie-Jeanne.
Confitou pensait : « Chez Marie-Jeanne, quand je les aurai fait manger, je leur dirai de m’attendre et j’irai voir la bataille. Je les prendrai en repassant. »
Un quart d’heure plus tard, il les faisait entrer, en pleins champs, dans une petite ferme, grande comme un mouchoir de poche et propre comme un sou. C’était la ferme de Marie-Jeanne qui fournissait le lait et le beurre aux Raucoux-Desmares.
Marie-Jeanne avait deux petits garçons avec lesquels Confitou jouait quelquefois. Confitou aimait venir à la ferme où il buvait du lait tout chaud dans un bol qu’il tenait lui-même sous le pis de la vache pendant que Marie-Jeanne s’occupait de la traire. Ah ! ce qu’il revenait de là barbouillé !… Mais le grand jour était celui où, sur son désir, on le conduisait à la ferme pour voir la batteuse mécanique.
C’était, chaque année, une vraie fête, qui réunissait autour de Marie-Jeanne une quarantaine de paysans des environs, venus pour l’aider à battre son blé. Elle en avait tout juste pour son usage personnel jusqu’à la Noël, ce qui n’était guère, mais, du coup, elle avait de la paille pour toute l’année, de la bonne litière pour ses deux vaches, sa génisse ou son veau. Ces détails n’avaient jamais beaucoup impressionné Confitou, mais ce qui l’avait toujours intéressé, c’était la ripaille champêtre qui accompagnait et suivait le travail.
D’abord, toutes les heures, la mécanique s’arrêtait pour permettre aux paysans de casser une croûte et boire un coup à la santé de la fermière qui passait dans les groupes avec les bouteilles qu’elle venait de remplir ; et puis, quand tout le blé était battu, tout ce monde s’empressait à s’entasser dans la grande cuisine et l’on commençait à faire honneur au dîner qui cuisait, depuis cinq heures du matin, au fond de l’âtre, dans de vastes marmites.
Il y avait une marmite de bouillie pour les enfants, qui étaient venus nombreux, eux aussi. Quelle bouillie ! Elle faisait oublier à Confitou les confitures. C’était une bouillie dans laquelle on avait mis à cuire des raisins secs. Confitou s’en fourrait jusqu’à éclater. Le soir, il revenait malade, mais sa mère en riait. Seulement, elle lui disait :
— Si tante Lisé te voyait, elle serait jalouse !
Hélas ! cette année, il n’y aurait point de fête de la mécanique chez Marie-Jeanne, ni de bouillie pour Confitou. La fermière était partie précipitamment avec ses deux garçons, abandonnant ses deux vaches et son blé. Nulle voix ne répondit à la voix de Confitou.
— Malheur ! dit-il : notre dîner est fichu ! Marie-Jeanne s’est enfuie comme tout le monde !…
Il n’avait qu’à pousser les portes, mais il ne trouvait personne derrière elles. Les petits réfugiés suivaient en se tenant tous les quatre par la main. L’espoir qui avait un instant éclairé leurs jeunes visages, les abandonnait encore. Grosse Saleté gémissait.
— Est-ce qu’on peut s’asseoir ? demanda Clara.
— Mais oui, asseyez-vous : faites comme chez vous ! dit Confitou. Seulement, je voudrais bien avoir quelque chose à vous donner à manger…
— Une ferme ! dit Bibi. Y doit y avoir du lait !…
Confitou monta sur les bancs et regarda dans les armoires. Il ne trouvait rien. Pas un morceau de pain. Il n’osait plus se retourner. Pendant tout le chemin, il avait promis à ses réfugiés un festin de Balthazar. Il était honteux. Grosse Saleté, qui se faisait généralement comprendre avec difficulté, dit clairement :
— J’ai faim !
— Tais-toi, Grosse Saleté ! dit Clara ; tu vois bien que Monsieur cherche !…
Soudain, un meuglement désespéré se fit entendre, à deux pas derrière la muraille.
— Les vaches ! dit Confitou. Et il sauta de son banc. Il avait un bol dans la main.
— Suivez-moi !…
Ils se remirent à le suivre tous les quatre, toujours en se tenant par la main. Ils ne se lâchaient pas ; ils ne le lâchaient plus.
L’étable était attenante au corps de ferme. Là aussi Confitou n’eut qu’à secouer la porte pour entrer. Avec lui pénétrèrent les rayons dorés du soleil qui illuminèrent le mufle inquiet des deux belles vaches rousses tournées vers les nouveaux arrivants.
— C’est embêtant ! dit Confitou. Je ne peux jamais les reconnaître ! Il y en a une qui s’appelle Tambour et l’autre Baguette, mais laquelle que c’est, je ne pourrais pas le dire. Prenez garde, vous autres, à ne pas recevoir des coups de pied. Quelquefois, c’est mauvais les vaches !
— Moi, ce que je crains chez les vaches, dit Clara, c’est pas les pieds, c’est les cornes…
— Oui, dit Bibi, ça pique les cornes ?
— Puisqu’il y a des vaches, on va avoir du lait, n’est-ce pas, monsieur ? fit Charlot.
— On va essayer ! répondit vaguement Confitou en se grattant le cuir chevelu, bien qu’il n’eût par là aucune démangeaison. Il regardait les vaches, il regardait son bol, et il regardait les enfants. Quant aux enfants, maintenant, ils ne respiraient plus…
Confitou dit :
— Je dis que c’est embêtant de ne pas pouvoir les reconnaître, parce que si j’appelle Tambour celle qui s’appelle Baguette, bien sûr elles ne se laisseront pas traire.
Clara dit :
— Quand deux vaches se ressemblent autant que ça, on devrait leur mettre des nœuds dans les cheveux…
À ce moment, les deux vaches se remirent à meugler d’une façon effroyable. Les enfants poussèrent des cris en reculant, et Grosse Saleté s’étala en plein dans une bouse magnifique. Il en résulta une confusion qui mit le comble au désarroi de Confitou :
— D’abord ! sortez tous d’ici ! cria-t-il… Vous voyez bien que vous me gênez !
Ils le laissèrent seul, mais, dehors Bibi et Charlot surveillaient la porte, tandis que Clara nettoyait, avec de l’herbe, Grosse Saleté qui pleurait.
Confitou s’était bravement rapproché de l’une des vaches. À tout hasard, il lança :
— Sois sage, Baguette !… C’est pour mes petits réfugiés !
La vache comprit ; elle se laissa traire.
C’est du moins ce que s’imagina toujours Confitou.
— Encore un peu plus, disait-il plus tard, quand il racontait les incidents de cette heure importante de sa vie, encore un peu plus, elle m’aurait embrassé !
C’était sans doute vrai. Il y avait peut-être deux jours que les pauvres bêtes n’avaient pas été soulagées. Confitou n’eut qu’à se rappeler vaguement les gestes qu’il avait vu accomplir par Marie-Jeanne. Il savait qu’il fallait tirer sur le pis. Malgré son inexpérience, le lait écumant jaillit dans son bol. Il sortit en poussant un cri de victoire : « Du lait ! » Tous se ruèrent dessus.
— D’abord les femmes ! commanda Confitou, et il tendit le bol à Clara.
Les bonnes vaches laissèrent Confitou remplir le bol autant de fois qu’il le voulut. Les autres le regardaient faire avec une admiration sans borne. Maintenant Clara le tutoyait :
— Tu sais tout faire, monsieur !
Ces enfants lui appartenaient désormais corps et âme. Grosse Saleté, incroyablement barbouillé de bouse de vache et de lait, lui avait pris la main, d’autorité, et ne voulait plus le quitter. Confitou aurait pu, s’il l’avait exigé, les conduire à la bataille, à laquelle il songeait toujours. Mais, dans le moment, survint un incident qui l’occupa entièrement.
Des soldats accouraient, poussaient la barrière, traversaient l’enclos. Un sergent demanda :
— Il y a du monde ici ?
— Vous voyez bien ! mon capitaine, dit Confitou.
— Est-ce qu’on peut nous donner à manger ?…
— On va essayer. Combien êtes-vous ?…
— Cinq cents !
Confitou vit qu’on se moquait de lui et tourna le dos. Les soldats pénétrèrent dans le bâtiment…
— Quand ils auront fini de faire les malins, ils viendront me retrouver, dit Confitou.
Ils revinrent en effet :
— Mais il n’y a rien dans ta cambuse !…
— Si, dit Confitou, il y a des vaches qui ont du bon lait !…
— C’est tout ? Nous ne sommes pas au régime, dit le sergent.
— Attendez, mon capitaine, venez avec moi… Je sais où Marie-Jeanne met son lard quand elle a tué son cochon… Il se rappelait tout à coup le bahut, au fond du cellier, et il les y conduisit. Là, on trouva le lard et aussi trois énormes pains. Des soldats remontaient d’une cave avec des bouteilles de cidre. La bombance commença.
— Comment qu’ça se fait que vous n’êtes pas à la bataille ? demanda Confitou que ses quatre réfugiés ne quittaient point d’un pas.
— Nous sommes venus pour faire sauter le pont de Saint-Rémy. Tu vois bien, moutard, que nous sommes des soldats du génie.
— On va faire sauter not’pont, dit Confitou, enchanté, ce sera vraiment chouette ! Quand est-ce que vous le ferez sauter le pont ?…
— Ben, demain matin, sans doute… quand les troupes auront fini de passer…
— Alors, il va venir des troupes ?
— Oh ! toute la nuit ! Vous êtes de Saint-Rémy, vous autres ?
— Moi, je suis de Saint-Rémy, je suis le fils de M. Raucoux-Desmares. J’étais venu pour voir la bataille. Est-ce qu’elle est encore loin la bataille ?
— Mais elle est partout la bataille, répliqua le soldat. Tu y es dans la bataille…
— Non ! dit Confitou. Il ne faut pas se moquer de moi. Est-ce qu’on recule toujours ?…
— Tu parles ! fit le sergent, d’un air sombre.
— Ah ! les cochons ! dit un soldat. N’importe ! à Guise, on les a eus !…
— Oui, oui, s’écrièrent les autres… à Guise, on les a bien eus !… Ils ont reçu un rude coup de torchon sur la gueule ! Alors pourquoi qu’on recule toujours ?…
— Oui, oui, pourquoi qu’on recule ? on les bat tous les jours et on recule tous les jours !
— Si c’est pas un malheur ! reprit le sergent, et l’homme, d’un mouvement désolé de la main, montrait, là-bas, la route qui commençait à se couvrir de convois militaires glissant vers le sud…
À ce moment accoururent, tout effarés, deux hommes qui se jetèrent dans le groupe avec des gestes de fous.
— Ah ! bien ! Ah ! bien ! nous voilà propres !…
Tous les entourèrent…
— Quoi qu’y n’ia ? quoi qu’y n’ia ?…
— Eh ben ! Nous sommes allés à Saint-Rémy, nous avons lu l’affiche du maire ! N’y a plus de gouvernement. Y a la révolution à Paris. Les Boches sont à Compiègne !
Un silence tragique accueillit ces paroles. Depuis des jours et des jours qu’ils se battaient, c’étaient les premières nouvelles qu’ils recevaient de l’arrière…
— Ah ! c’est donc ça qu’on recule ! fit quelqu’un.
Et ce fut aussitôt une explosion générale de colère et de rage. Peu à peu, la petite ferme s’était remplie… Ils étaient bien une soixantaine à s’exalter et à se désespérer autour des mauvaises nouvelles apportées par les deux camarades…
Tout à coup, on entendit une petite voix aiguë qui criait :
— C’est pas vrai ! C’est pas vrai !... Vous désolez pas comme ça ! C’est pas vrai !… Moi aussi je l’ai lue, l’affiche… C’est pas vrai ! Ils n’ont pas lu ça sur l’affiche… C’est pas vrai !…
En une seconde tous entourèrent Confitou qui était monté sur un banc et qui gesticulait comme un possédé et qui s’égosillait à crier :
— C’est pas vrai ! Ils n’ont pas lu ça ! C’est pas vrai !…
— Taisez-vous tous ! Taisez-vous tous ! Écoutez le gosse !… Il dit qu’il a lu l’affiche et que c’est pas vrai !… Parle, mon p’tit, parle !…
Confitou se croisa les bras et dit :
— Vous avez lu ça, vous ! qu’il y avait une révolution à Paris, que le gouvernement était changé !… Vous avez lu ça sur l’affiche, vous ?…
Tous maintenant regardaient les messagers de mauvaises nouvelles qui paraissaient tout à faits ahuris…
— Bien ! fit l’un d’eux, avec hésitation… Bien sûr qu’on ne peut pas dire qu’on l’a lu pisque nous ne savons pas lire !…
— Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !…
— Mais c’était ce qu’on racontait autour de l’affiche !
— Ah ! ah ! ah ! tas de fourneaux ! s’écrièrent vingt voix… tas de fourneaux !… Regardez-moi ces deux têtes d’idiots… Chut ! silence ! écoutez le petit !…
— On ne pouvait pas raconter une chose pareille ! proclamait Confitou, parce qu’encore une fois ça n’est pas vrai. J’ai lu l’affiche, je lis les communiqués tous les jours, j’ai lu les journaux ce matin ! je sais lire, moi !…
— Eh bien ! qu’est-ce qu’il y avait sur les journaux ?…
— Je vais vous parler de la proclamation de la mairie. Le gouvernement n’est pas changé ; il est parti pour Bordeaux, ça n’est pas la même chose !… Il n’y a pas de révolution, c’est de la blague !
— Ah ! vous voyez bien, les fourneaux !…
— Et qu’est-ce qu’ils disent, les journaux, du départ du gouvernement pour Bordeaux ?
— Eh bien ! dit Confitou, ils disent que s’il est parti, c’est pour mieux revenir…
— Ah ! ah ! ils disent ça !…
— Oui, oui !… et ils disent tous qu’il faut être content de reculer, parce que comme ça les armées ne sont pas entamées, comprenez-vous ?…
— Oui ! oui !… Il est à croquer, ce moutard-là !… alors, v’là que nous ne sommes pas entamés, tant mieux !...
— Bien sûr, tant mieux, parce que, comme ça, un beau jour, v’lan, vous vous retournerez et vous leur flanquerez une bonne pile !…
— Bravo ! le gosse ! Bravo ! le gosse !…
Il y en eut au moins une dizaine qui voulaient embrasser Confitou. Confitou se laissa faire. Puis comme on allait se séparer, il leur dit encore :
— Attention ! la dernière dépêche affichée hier au café de la Terrasse disait qu’il fallait se méfier…
— De quoi ?… De quoi faut-il se méfier ?…
— Eh bien ! À ce qu’il paraît qu’il y a une dame blonde habillée avec une jaquette bleue qui voyage tout le temps dans les trains et qui vous offre des bonbons : c’est des bonbons empoisonnés !…
— Merci ! mon petit ! Merci ! on fera bien attention ! on te le promet !
— Si vous la rencontrez, leur jeta encore Confitou, ne la ratez pas !…
— Oui ! oui ! Une dame blonde avec une jaquette bleue !… Compris !…
Confitou se retrouva seul avec ses réfugiés…
— Eh bien ! comment ça va, vous autres ?…
— Oh ! monsieur ! fit Clara toute rougissante, comme vous avez bien parlé !…
Elle lui redisait « vous ». Confitou lui dit :
— Appelle-moi Confitou, comme tout le monde, et suis-moi avec les gosses.
C’était une recommandation inutile.
— Puisqu’il n’y a pas moyen de voir la bataille, dit Confitou, allons voir passer les soldats.
La journée était fort avancée. Ils s’assirent sur un talus de la route et restèrent là jusqu’à la tombée du soir à voir défiler les régiments et les convois. Il y eut des canons. Cela n’alla point sans de nombreuses et intéressantes réflexions entre Clara et Confitou, car les trois autres petits s’étaient endormis. Clara avait Grosse Saleté sur ses genoux.
Enfin, Confitou jugea que le moment était venu de rentrer à la maison. Grosse Saleté refusa absolument de se réveiller, de telle sorte qu’on dut le porter. Mais Clara ne pouvait le porter bien longtemps. Alors Confitou le mettait sur son dos.
— Je ne connais rien de plus dégoûtant que Grosse Saleté, disait Confitou. Vrai ! il ne s’épate pas ! Il me bave dans le cou !…
Ils avaient pris par un chemin de traverse qui les éloignait du fleuve des troupes et les rapprochait du but. Au tournant de la rivière, ils se trouvèrent en face d’une auto en panne et de trois officiers généraux qui paraissaient délibérer sur la conduite à tenir :
— Nous ferions peut-être mieux de gagner Saint-Rémy à pied disait l’un d’eux.
— Mon général ! dit Confitou, si vous voulez me suivre, vous y serez dans cinq minutes. Je suis le fils de M. Raucoux-Desmares qui serait très heureux de vous recevoir chez lui. Sûrement il vous invitera à dîner, c’est moi qui vous le dis !
Confitou était plutôt généralement timide avec les grandes personnes qu’il ne connaissait pas bien. Aussi ne se reconnaissait-il pas. Il y avait quelque chose de changé en lui depuis son discours aux troupes.
Il attendait la réponse, tout étonné de son audace.
— Mais, mon petit, ça va ! Nous acceptons ton invitation ! et de grand cœur encore !…
Les officiers riaient. Ils demandèrent à l’enfant des renseignements sur la marmaille qu’il traînait derrière lui. Quand ils furent au courant, ils félicitèrent Confitou ; et un colonel d’État-Major prit Grosse Saleté dans ses bras…
— C’est ici ! fit Confitou, quand il aperçut le toit de l’hôtel de son père. Et voici là-bas, tout au fond, l’institut ! Vous avez bien entendu parler de l’institut de Raucoux-Desmares ?…
— Oui, oui, mon enfant, ton père est célèbre.
— N’est-ce pas ?… En ce moment, il a bien de l’ouvrage avec cette guerre…
Quand Confitou arriva à la porte de chez lui, il était plutôt accompagné. Mais il préférait qu’il en fût ainsi, car c’était la première fois qu’il rentrait si tard et il pensait bien que l’événement n’avait pas dû passer inaperçu. « Avec tant de monde, se disait-il, on n’osera pas me gronder ». Et il sonna.
Ce fut la Génie Boulard qui ouvrit. Aussitôt elle hurla :
— Le voilà, madame ! le voilà !…
On entendit un grand bruit dans l’escalier, des cris inarticulés ; et bientôt la mère et le fils étaient dans les bras l’un de l’autre. Quand Mme Raucoux-Desmares put parler, elle apprit à tous ces gens, militaires et moutards, qui encombraient son vestibule, qu’elle était en train de devenir folle et qu’elle serait certainement morte de douleur une heure plus tard, si on ne lui avait pas ramené Confitou.
— Mais où était-il donc, le petit bandit ?… Dans le même moment, Raucoux-Desmares apparut. Vers le soir, et aussitôt que les devoirs qui l’avaient retenu à l’hôpital militaire lui en eurent laissé la possibilité, il s’était mis, lui aussi, à la recherche de Confitou. Pour la troisième fois, il venait de faire le tour de la ville et il était bien pâle. En apercevant tout ce monde, il crut à un accident et que peut-être on lui rapportait le cadavre de son enfant. Freda avait relevé la tête ; elle vit qu’il s’appuyait défaillant à la muraille.
— Mais il n’a rien, s’écria-t-elle. Il n’a rien du tout ! Ce sont ces messieurs qui nous le ramènent !…
— Pardon, madame, put enfin dire le colonel qui avait déposé Grosse Saleté dans les bras de la Génie Boulard, mais ce n’est pas nous qui ramenons votre fils, c’est votre fils qui nous amène !
— Oui, maman, je les ai invités à dîner !
Tout le monde éclata de rire.
Raucoux-Desmares embrassait son fils, les yeux mouillés de larmes. C’est dans un moment pareil qu’il sentait combien il aimait Confitou.
— J’étais allé voir la bataille ! dit Confitou, mais je ne l’ai pas vue parce qu’elle était trop loin. Seulement j’ai rencontré des généraux et des petits réfugiés belges et je vous les ai amenés en me disant qu’ils feraient plaisir à papa !
Quand Raucoux-Desmares, qui considérait depuis un instant, avec un certain ahurissement, Grosse Saleté dans les bras de la Génie Boulard et les autres moutards attachés aux culottes de Confitou, eut appris les détails de l’initiative de son fils, il en ressentit une joie profonde, une allégresse intime toute particulière.
— C’est bien, Confitou, ce que tu as fait là ! dit-il… Eh bien ! maintenant, va t’occuper avec ta maman de tes petits réfugiés, moi, je vais m’occuper de tes généraux !…
Confitou entraîna les premiers à la cuisine et son père fit entrer les seconds au salon.
Les officiers voulaient prendre congé, mais Raucoux-Desmares les supplia de ne pas faire cette injure à son fils. Puisqu’ils avaient une heure ou deux à passer à Saint-Rémy, ils dîneraient chez lui. La Génie Boulard, fière d’avoir à servir la fleur de l’armée française, se distingua tout à fait, et chacun fit honneur au repas.
Dehors les troupes continuaient de passer en bon ordre. On entendait l’immense piétinement et quelquefois le roulement des caissons.
— Nous nous replions, dit un officier, mais nous ne sommes point battus, nous reviendrons.
— Nous vous attendons avec confiance, répliqua Raucoux-Desmares.
— Et revenez-nous le plus tôt possible ! ajouta Freda.
Elle avait été charmante et empressée, et très Française. Raucoux-Desmares lui en avait une profonde reconnaissance. Du reste, ces messieurs ignoraient certainement que sa femme fût Allemande. Il ne le leur apprit pas.
Sur ces entrefaites, la porte de la salle à manger s’entrouvrit et la tête ébouriffée de Confitou se montra… Confitou avait dîné à la cuisine avec ses petits réfugiés et, à propos d’une discussion qu’il avait eue avec Clara, il venait chercher un renseignement…
— N’est-ce pas, papa, que c’est à Guise, lança-t-il, qu’on leur a fichu un coup de torchon sur la gueule ? ? ?
Freda s’ébouriffa un peu, mais tous les autres applaudirent ; Raucoux-Desmares était radieux. Il dit :
— Qui est-ce qui t’a appris à parler comme ça, Confitou ?
Confitou répondit :
— C’est un capitaine !
Enfin, les officiers demandèrent à Freda la permission de se retirer ; l’auto, réparée, était à la porte. Tout le monde se leva. Il y eut des adieux et des paroles d’espoir jusque dans le vestibule.
Confitou était accouru ; naturellement, Clara, Bibi, Charlot étaient derrière lui, et il avait encore un tout petit à son cou.
— Celui-là, c’est Grosse Saleté, dit-il. Il ne veut pas aller se coucher sans moi !
Raucoux-Desmares l’embrassa encore :
— Ah ! mon chéri !… mon chéri !…
Les officiers aussi embrassèrent Confitou.
En partant, l’un d’eux dit :
— Demain matin, au petit jour, vous aurez l’avant-garde du troisième corps saxon.
Raucoux-Desmares s’attarda sur le seuil, à regarder passer, dans la nuit, une batterie de 75…
En se retournant, il fut étonné de ne plus voir sa femme, ni Confitou, derrière lui. Il monta au premier étage. Et il allait pénétrer dans la lingerie que Freda s’occupait déjà de transformer en dortoir, quand il entendit la voix de Confitou qui disait :
— Dis donc, maman, si c’est le troisième corps saxon, on va peut-être voir l’oncle Moritz !
Et Confitou sautait de joie.
Le lendemain matin, à huit heures, l’oncle Moritz fit son entrée solennelle dans la petite ville de Saint-Rémy-en-Valois. Il était monté sur un cheval superbe qui s’avançait au pas, en piaffant et en « encensant » de la tête. Il avait un grand manteau bleu qui lui tombait des épaules comme un manteau de roi (pensait Confitou).
Car Confitou avait encore trouvé le moyen d’échapper à la surveillance de sa mère et de la Génie Boulard pour voir entrer les Boches dans Saint-Rémy. C’était un spectacle pour lequel il eût donné toute sa garde de soldats de bois et pour lequel il n’avait pas hésité à fausser compagnie à ses petits réfugiés. Mais n’anticipons pas sur les événements. Il est bon que nous sachions que Confitou n’était pas content qu’on eût fait sauter le pont sans lui !
Quand tout le monde, la veille au soir, avait été couché, il s’était soudain rappelé que les Français allaient faire sauter le pont ; et il avait bondi de son lit, réclamant que la Génie Boulard l’accompagnât jusque chez les Lançon qui habitaient le coin du quai « où l’on serait très bien pour voir ». Sa mère l’avait grondé et il avait dû se recoucher. Il avait attendu l’explosion longtemps. Et il s’était endormi. Le lendemain, en l’habillant, la Génie lui avait appris que le pont avait sauté vers les cinq heures.
— Malgré que c’est loin, on a très bien entendu, expliqua-t-elle. Ça a fait baooum ! et toutes les vitres de la maison ont tremblé.
Et pendant ce temps-là, Confitou dormait ! Il ne s’était même pas réveillé ! Avoir raté une occasion pareille qui ne se retrouve peut-être pas deux fois dans l’existence d’un homme ! Voir sauter un pont ! Son premier galop, après qu’il fût sorti de la maison par le soupirail de la cave, l’avait conduit devant les débris des deux arches. Il trouva qu’on aurait pu mieux faire. Il en restait trop à son avis. « La poudre devait être mouillée », pensa-t-il. Et il rôda dans Saint-Rémy désert. Finalement il était revenu sur la place des Marronniers où il avait trouvé Gustave et quelques gamins qui attendaient les événements avec curiosité.
Quant aux grandes personnes qui étaient restées dans la ville, on ne les apercevait pas. Elles devaient être cependant quelque part derrière leurs volets.
Les gamins racontaient qu’à six heures du matin, deux automobiles chargées d’Allemands et de mitrailleuses étaient déjà passées. Elles allaient lentement et ne s’étaient pas arrêtées. Arrivées au pont, elles avaient continué leur chemin en tournant à gauche, et en descendant le long de la rivière qu’elles ne pouvaient pas passer.
— Ils ne sont pas malins, dit Confitou. Avec trois planches, on peut raccommoder le pont ; ça n’est pas difficile. Mais il ne faut pas leur dire !…
Tout à coup, Confitou avait vu Gustave pâlir et entendu les gamins pousser une sourde exclamation. Il avait tourné la tête, et il avait vu l’oncle Moritz. Il fit : « Ah ! » et resta la bouche ouverte. C’était moins de surprise que d’admiration.
Confitou n’avait encore jamais vu l’oncle Moritz en uniforme d’officier. Quel bel homme ! et comme il se tenait bien ! Une de ses mains gantées réunissait les rênes et l’autre était appuyée sur la hanche. Son casque à pointe et sa barbe couleur de feu, à la moustache allongée comme deux flammes en faisaient une figure de guerre qui enthousiasmait Confitou, cependant qu’elle avait fait fuir Gustave et les autres gamins épouvantés. Et comme l’oncle Moritz paraissait tranquille !
Ça, c’était tout de même « raide ! », pensa Confitou, et il s’avança à son tour, sortant de l’ombre des Marronniers :
— Bonjour, oncle Moritz ! fit-il, en ôtant sa casquette.
— Tiens ! Confitou, dit l’oncle Moritz, en arrêtant son cheval. Vous n’êtes donc pas partis ? Où sont ton père et ta mère ?
— Papa est à l’hôpital militaire et maman est à la maison. Sûrement, elle va être contente de te revoir. Mais, dis donc, tu n’as pas peur de t’avancer comme ça tout seul à cheval dans la ville. Prends garde, tu sais, tu pourrais te faire tuer…
— Par qui ? demanda l’oncle Moritz, en souriant ; il n’y a plus personne !…
— T’y fie pas ! Nous ne reculerons pas toujours !… Et puis, les Français peuvent revenir. Ça n’est pas prudent ce que tu fais là !
— Ta maman va bien ?
— Oh ! très bien ! et papa aussi. Dans les premiers temps, on a pleuré à cause de la guerre, mais maintenant, ça va. On s’y fait…
— Sais-tu à quelle heure ont passé les dernières troupes, Confitou ?
— Bien sûr, que je le sais, mais je ne te le dirai pas !
— Pourquoi ? tu ne m’aimes donc plus, Confitou ?
— Oh ! si ! dit Confitou, je t’aime bien, parce que toi, je sais bien que tu n’es pas méchant ; et puis, jamais je n’aurais cru que tu étais si beau à cheval !
— Ça n’est pas ce que je te demande, Confitou !
— Je le sais bien ! Mais il y a des choses que l’on ne doit pas dire à l’ennemi…
— Mais moi, je ne suis pas l’ennemi, reprit l’officier en riant, je suis ton oncle ! Tu peux tout me dire à moi !
— Non ! dit carrément Confitou, en secouant la tête. Ainsi, si je t’ai dit que les Français reviendraient, c’est que ça n’est pas un secret. C’est dans tous les journaux. Alors on peut le dire. C’est pour ça que je t’ai dit de te méfier !
— En attendant, Confitou, dans huit jours, nous serons à Paris !
— Tu penses ? Après tout, c’est bien possible. C’est comme Joffre voudra !
— Qu’est-ce que tu dis ? fit l’oncle Moritz en riant de toutes ses dents qu’il avait fort belles.
— Je dis que Joffre… tu connais bien Joffre, notre général en chef ?… eh bien !… ça, c’est su !… je peux te le dire : il vous aura quand il voudra !… et où il voudra !… Tu ris !… Tu as tort de rire ! c’est lui qui l’a dit. Et moi je te dis de te méfier et de ne pas te faire tuer bêtement en avançant tout seul !… Où qui sont tes soldats ?…
— Je n’en ai plus ! annonça l’oncle Moritz en riant de plus en plus fort. Joffre les a tous tués ! Et qu’est-ce qu’elle dit, ta mère ?…
— Maman, tu verras… elle te dira comme moi ; prends garde ! ne te fais pas tuer !…
— À tantôt, Confitou ; j’irai embrasser ta maman !…
— Où que tu vas comme ça ?…
— Je vais à la mairie. C’est toujours le père Clamart qui est maire ?
— Oui, c’est toujours lui… ça, je peux te le dire… et puis, tu le verras bien… à moins qu’il ne soit parti, mais je ne pense pas… papa lui a dit de rester…
L’oncle Moritz tourna le coin de la rue du Bac et disparut avec son beau manteau bleu. Confitou secoua sa tête dorée :
— Sûr ! il ne prend pas assez de précautions ! Il se fera tuer !
Et cette perspective le remplit d’une grande mélancolie.
— Décidément, on a beau dire, c’est triste la guerre ! conclut-il.
Mais voilà que deux autos-mitrailleuses et une section de cyclistes débouchaient sur la place !
Confitou courut au-devant des nouveaux arrivants en criant :
— Des mitrailleuses, chouette !
Hélas ! il tomba dans les jupes de la Génie Boulard qui était éclatante de fureur. Elle jeta sur Confitou son grappin solide.
— Vous n’allez pas nous recommencer le coup d’hier, peut-être !… Sans compter que voilà les Prussiens qui arrivent !… Allons ! ouste ! à la maison ! votre mère est déjà aux cent coups. Et puis, ça n’est pas honteux d’abandonner ses réfugiés comme ça, dès le premier jour ! Ils pleurent, ces enfants ! Grosse Saleté réclame son Confitou !…
— Ah ! qu’il est embêtant, celui-là !… Je ne suis pourtant pas sa nourrice !... C’est bon ; on y va ! on y va ! on regardera tous ensemble passer les Allemands, du haut de la fenêtre. Comme ça, ils ne pleureront plus !
À deux heures de l’après-midi, ce même jour, M. Clamart vint trouver Raucoux-Desmares à son institut. Le maire fut très pressant. Pour combattre la résolution du professeur de ne remettre les pieds dans son hôtel que le jour où l’autorité militaire allemande, qui s’y était installée, l’aurait quitté, M. Clamart trouva des arguments décisifs.
— Vous comprenez bien qu’il n’y a que vous qu’ils écouteront ! Vous, vous les connaissez !… Vous savez leur parler !… Enfin, votre beau-frère, avec lequel nous avons toujours eu d’excellentes relations, est l’ami intime de l’oberstleutnant von Bohn duquel dépend aujourd’hui le sort de la ville. Ce lieutenant-colonel paraît un bon vivant ; et, si on sait le prendre, nous pourrons éviter bien des malheurs. On me dit qu’il est venu autrefois à Saint-Rémy avec votre beau-frère et qu’il est descendu quelques jours chez vous. Ça n’est pas moi qui m’en plaindrai !… C’est ce que je disais au curé qui regrettait qu’autrefois on les eût trop bien reçus. « Faut pas regretter ça, m’sieur le curé, au contraire ! Cette occasion-là, c’est pain bénit ! Puisqu’ils étaient amis avant la guerre, m’sieur Raucoux-Desmares saura nous tirer d’affaire ! Au lieu de ça, voilà maintenant que vous ne voulez même plus le voir ! Il s’installe chez vous ; vous venez vous installer ici !…
Vous leur tournez le dos à tous !… Ils ont déjeuné chez vous ; il n’y avait personne pour les recevoir. J’ai su, par la Génie Boulard, que Mme Raucoux-Desmares s’était enfermée dans sa chambre, en se disant malade. Eh bien ! permettez-moi de vous le dire… tout ça, c’est pas dans l’intérêt de la ville !… Dans l’intérêt de la ville, faut pas buter ces gens-là !… Et vous les butez, monsieur Raucoux-Desmares. Je sais qu’ils ne sont pas contents de vous ! Et nous, nous ne comptions que sur vous !… Jusqu’alors ils n’ont pas été trop méchants ; ils sont durs dans leurs réquisitions, mais il fallait s’y attendre ; seulement, savez-vous ce qu’on est venu me raconter tout à l’heure ! Qu’il serait question d’imposer la ville d’une amende de deux cent mille francs, sous prétexte que ce seraient des civils qui auraient fait sauter le pont !… Voilà ce qu’ils trouvent chez vous, au dessert, pour se venger de ce que vous n’y êtes pas !… Je viens vous en avertir, et je n’ai point de conseil à vous donner, mais je sais bien ce que je ferais si j’étais à votre place !…
— C’est bien, monsieur Clamart, interrompit Raucoux-Desmares en se levant. J’ai ici à Saint-Rémy, cinquante mille francs qui, quoi qu’il arrive, seront à votre disposition. Et, de ce pas, je vais, selon votre désir, prendre ma part du dessert de ces messieurs !
— C’est l’intérêt de la ville ! m’sieur Raucoux-Desmares ! je n’en attendais pas moins de vous !… Vous n’en mourrez pas, et vous agirez en patriote !… Je vais annoncer cette bonne nouvelle à mes adjoints qui sont restés eux aussi parce qu’ils ont eu confiance en vous !…
Quand Raucoux-Desmares pénétra dans sa salle à manger où von Bohn, qu’il avait fait demander, le faisait introduire, tous ces messieurs se levèrent, et lui firent un accueil chaleureux au milieu d’une tabagie sérieuse. La table était couverte de bouteilles de champagne. L’oberstleutnant était très allumé. Le professeur ne vit d’abord que l’oberstleutnant et le frère de sa femme, l’oncle Moritz, qui se tenait à son côté.
Von Bohn tendit la main au professeur en s’écriant :
— Ach ! che safais pien qu’il fiendrait, ce cher ami ! Herr professor est un esprit très supérior ! très supérior !… Nous ne sommes pas des gens à nous pouter entre la bataille ! Ach ! fous ne fous étiez encore fus avec cet excellent Moritz ! C’est un excellent officier !
Le professeur échangea une poignée de mains avec l’oncle Moritz, lequel n’osait pas, certes, prononcer un mot pendant que son chef continuait de s’exclamer :
— Moritz se faisait peaucoup de pile sur fotre compte ! Il fous aime pien ! C’est un excellent garçon !… Ach ! vous ne reconnaissez pas votre cousin Fréderick !… cet excellent Fritz a encore engraissé depuis le commencement de la campagne !… Et l’ennemi tira encore que nous mourons te faim ! mais chut ! ne parlons pas bolitique !… Ici, il n’y a plus d’ennemis !… Nous sommes tes amis et tes parents !… foilà ce qu’il faut se dire ! et tournez les yeux de ce côté sur ce redoutable guerrier. Sous son prillant univorme de hauptmann, fous ne reconnaissez pas cet excellent doctor de la Bibliothèque ? Fu safiez purtant pien qu’il était officier de réserve dans le même régiment avec fotre beau-frère et fotre cousin Fritz ? (les autres convives sont présentés, nouvelles poignées de mains, salutations). Ia ! Ia ! c’est une féritable petite fête te famille !… Feuillez fous asseoir, che fous en prie ! Un siège pour herr professor ! Il fa nous faire cet honneur de poire un peu de pon champagne afec nous !… Il le connaît ! C’est du champagne de sa cave !…
Éclat de rire général, sourire de Raucoux-Desmares. Les martyrs souriaient dans le cirque ; il se demanda ce qu’il devait penser du singulier hasard qui réunissait chez lui, en ce jour de guerre, les parents et les amis qui étaient venus, en temps de paix, passer à différentes reprises quelques semaines de congé sous son toit. Ne devait-il pas, pour apprécier la valeur d’une telle coïncidence, la rapprocher de celle qui faisait justement revenir dans les villes et les villages, avec les régiments ennemis, les employés d’outre-Rhin, les individualités plus ou moins « naturalisées » qui en avaient disparu subitement, quelques jours avant la déclaration de guerre ? Tous ces messieurs, pendant qu’il les traitait alors de son mieux (ils buvaient déjà, en ce temps-là, le vin de sa cave), tous ces gaillards-là avaient dû sérieusement s’occuper. Von Bohn leur avait montré l’exemple. Et il n’avait pas été le seul, certainement, à faire des promenades intéressantes, dans les environs. Mais quoi ! tout cela était le passé ! Et si redoutable fût-il pour le repos moral de l’inquiète conscience de Raucoux-Desmares, il ne s’agissait point, pour le professeur, de savoir ce que ces messieurs avaient fait, mais ce qu’ils comptaient faire !… Son regard fit le tour des visages. Il retrouvait les sourires de bon accueil d’autrefois et les expressions coutumières de débordante sympathie. On eût dit, qu’entre Raucoux-Desmares et eux, rien de nouveau ne s’était passé ! Von Bohn en particulier semble avoir complètement oublié que Mme Raucoux-Desmares l’a mis à la porte de la maison. Il tend un verre au professeur :
— À fotre santé ! ne craignez rien, nous ne fous ferons pas poire à la santé de Sa Majesté et nous ne poirons pas à celle du brésident de la Répiblique !… (Nouveaux rires.) Nous ne sommes pas des barbares !…
Quand il se vit le verre en main, en face de ces soldats vainqueurs, toutes les bonnes résolutions du professeur s’enfuirent, le laissant en proie à une sauvage irritation qui éclata brusquement avec ces mots :
— Messieurs, déclara-t-il, si vous n’êtes pas des barbares, vous me permettrez de boire à la victoire du droit !
Et il vida son verre.
— Mais comment donc, herr professor ! s’exclama le lieutenant-colonel, nous pouvons tous poire à la victoire du droit ! Chacun croit toujours afoir le droit afec lui ! Ça n’être bas gonbromettant ! Mais nous poirons aussi à la santé de Mme Raucoux-Desmares ? Elle s’est enfermée dans sa chambre, nous ne la mangerons pas ! Ach ! la guerre est la guerre, mais elle ne saurait nous faire effacer les bonnes heures passées : nein !
Pendant ce temps, on s’installa et l’on plaça le professeur, tout bouillonnant encore de sa « sortie » entre von Bohn et l’oncle Moritz. Il avait en face de lui le gros cousin Fritz et le très « humide » docteur de la Bibliothèque ; et il essayait de se calmer, de reprendre son sang-froid…
Tout le monde lui sourit.
Von Bohn paraît intarissable comme la cave de Raucoux-Desmares où puisent si délibérément ces messieurs. Il reprend :
— Nous sommes de si anciens amis avec fotre charmante femme, herr professor !… Je l’ai connue, quand elle était une charmante, télizieuse bedide fille ! Elle était vive et télicate comme une fraie Barisienne. Ach ! nous en étions tous très amoureux ! (il se tourne vers le cousin Fritz) n’est-ce pas, en vérité, herr leutnant ?
(Herr leutnant fait « ia ! ia ! », en montrant son cœur)… mais foilà notre chance ! nous n’avions en Saxe qu’une Barisienne et c’est une illoustre Français qui nous l’a brise !
— C’est la gloire ! affirma herr doctor de la Bibliothèque. C’est la gloire qui nous l’a brise !…
— Oui, c’est la gloire ! je propose la santé du célèbre professor et ami Raucoux-Desmares !
Tout le monde se lève, tout le monde trinque, tout le monde boit, tout le monde se rasseoit. Et, comme entre vieux amis, on évoque des souvenirs ; mais, de toute évidence, ceux qui sont les plus chers à tous sont les souvenirs qui se rattachent à l’absente, à celle qui n’a pas voulu s’asseoir à cette table sous prétexte qu’elle a mal à la tête.
Le herr doctor de la Bibliothèque (aujourd’hui guerrier qui, quoi qu’en ait dit von Bohn, paraît si peu redoutable) pose son verre, et dit :
— Moi, che vivrai zent ans, mon cher hôte, que je me suviendrai tuchur de notre premier voyage à Kœnigsberg, sous le ciel édoilé de Kant !
— Ia ! Ia ! fait l’oncle Moritz, ils étaient brobres, les cieux étoilés !… Il faisait un temps de chien ; de la neiche et tu verglas ! Vous rappelez-fous quand le herr doctor Walter, de Luxembourg, est tombé sur le derrière pour éprouver, disait-il, « la dureté des ruisseaux », aux gorges de la Prégel !…
Raucoux-Desmares dut rire lui aussi. Du reste, il ne pouvait rester ainsi, distant et glacé comme un ruisseau de la Prégel. C’était son devoir de se laisser dégeler « dans l’intérêt de la ville ». S’il ne pouvait s’y résoudre, il eût mieux fait de ne pas venir. Il dit :
— Eh bien ! moi, je l’ai aimé malgré le mauvais temps ce petit coin désolé de terre où Kant repose. J’ai aimé ses arbres dépouillés par l’hiver et sa bise glacée qui faisait frissonner le recteur et monsieur le maire supérieur jusque dans la petite chapelle où votre grand homme dort pour l’immortalité… J’ai aimé jusqu’à cette neige qui tombait si tristement sur les lauriers verts que tendaient en tremblant les vieux professeurs de l’Albertina… J’ai aimé cette petite cour et ces tilleuls aux troncs noirs sous lesquels Kant a poursuivi la sagesse, où il l’a rejointe, où il lui a ravi l’une des plus belles règles de l’esprit humain, où il a promené son manteau de philosophe avec grâce et en homme libre !…
Il y eut quelques secondes d’un silence profond. La voix de Raucoux-Desmares avait tremblé d’émotion sur ces derniers mots et en homme libre ! Ils attendaient encore qu’il parlât. La fumée des pipes et des cigares semblait s’être dissipée autour de lui, ne lui laissant qu’une sorte d’auréole dans laquelle rayonnait son beau front pur et où brûlaient du feu de l’intelligence ses yeux clairs… Quelqu’un laissa tomber la fameuse phrase : Les cieux étoilés au-dessus de ma tête, la loi morale en moi ! et ce quelqu’un était un Allemand. Raucoux-Desmares le fixa aussitôt d’une façon singulière :
— Je vois que vous n’avez pas oublié l’impératif catégorique, dit-il. Tant mieux. Dans cette guerre, cela pourra vous être utile !
— Che grois pien ! approuva von Bohn en vidant son verre : moi aussi ch’étais là, terrière le baron von der Groltz qui commandait alors à Kœnigsberg… et le matin même che l’afais entendu à la fête t’un régiment te cuirassiers prononcer devant ses hommes un discours sur l’impératif catégorique.
On rit.
— Pourquoi riez-fous ? demanda le docteur de la Bibliothèque ; c’est au nom te l’impératif catégorique, qui est la conscience absolue tu tevoir, qui est une valeur par lui-même en dehors de toute récompense, qu’on temante aux cuirassiers te mourir et qu’ils meurent !…
— Messieurs, dit Raucoux-Desmares, à propos de l’impératif catégorique, une des plus douces émotions de ma vie est celle que j’ai ressentie quand j’ai entendu monsieur le professeur Stumpf prononcer devant monsieur le ministre de l’Instruction publique Studt, dans une chaire officielle de l’Albertina, un discours dans lequel il affirmait que si Kant avait connu Nietzsche, il lui aurait donné un coup de marteau sur la tête ! À ce moment-là, messieurs, ceux d’entre vous qui étaient là, ont applaudi. J’en ai pleuré de joie. Eh bien ! je vous le demande : l’Alma mater Albertina, qui m’a ouvert à Kœnigsberg de si beaux bras, ne m’a-t-elle point trompé ?
— Non ! Non ! protestèrent-ils. Nous sommes tuchur les braves gens que vous avez connus !… On raconte tes horreurs sur notre compte, mais ce sont tes mensonges !…
— Et si par hasard, dit von Bohn, l’Alma Mater vous avait trompé avec ses beaux bras, vous avez trouvé, herr professor, d’autres beaux bras, à Kœnigsberg, pour vous consoler. Et, dans le ciel étoilé au-dessus de votre tête, malgré la neige, vous avez aperçu surtout une étoile ! rappelez-vous !
Ils applaudirent…
— Malheureusement, l’étoile, aujourd’hui, a mal à la tête ! dit l’oncle Moritz en riant.
— Ach ! elle n’a pas si mal à la tête que ça ! exprima von Bohn en se faisant claquer les doigts… En vérité, elle aurait bu nous faire cet honneur te descendre. Nous sommes sages comme des images et nous parlons comme des vilosophes. Ach !… qu’en tites-vous ! herr professor ?…
— Je n’ai pas vu ma femme, aujourd’hui, répondit évasivement Raucoux-Desmares à von Bohn qui, de plus en plus familier et amical, s’était tourné vers lui et lui avait posé une main sur le genou…
— Vous êtes donc tuchur à votre hôpital ? Votre tevoir te bon mari serait t’abord te soigner sa femme à la maison ! (On rit)… si sa femme est malate !… mais elle n’est pas malate !… Elle nous traite comme si elle ne nous gonnaissait plus ! ça n’est pas chentil ! Qu’est-ce qu’elle a à nous rebrocher ? On a été chentils avec la ville ! avec le maire, avec tout le monde, mais elle, elle n’est pas chentille. Qu’est-ce qu’on dit de nous, dans la ville, herr professor ?
Raucoux-Desmares crut le moment venu de faire allusion au propos du maire. Von Bohn et ces messieurs paraissaient dans de si heureuses dispositions ! Le professeur répondit :
— Mais on ne se plaint pas, colonel ! on trouve au contraire que tout se passe fort convenablement. Du reste, le maire n’avait pas attendu pour faire rassembler les objets de première nécessité dont vous pouviez avoir besoin, ainsi que toutes les armes qui se trouvaient chez l’habitant…
— Oui, oui, che sais ! che sais ! et c’est tout ce qu’on dit ?
— Non ! Il y a un bruit qui court et auquel je n’ai attaché aucune importance… Donc, certains prétendent que vous penseriez à frapper la ville d’une amende de deux cent mille francs !…
— Ia ! Ia ! à cause du pont ?… C’est parfaitement exact. Cela tépentra de l’enquête !… dit von Bohn en riant et en vidant son verre.
— L’enquête ! s’écria le professeur, vous pouvez la commencer et la clore chez moi ! Je vous donne, moi, ma parole d’honneur que ce ne sont pas les civils qui ont fait sauter le pont ! L’officier du génie qui était chargé de l’opération a dîné, hier soir, à la place où vous êtes. Vous pourrez le demander à ma femme !…
— Ach ! che ne temande pas mieux que te temander tout ce que fous foudrez à matame Raucoux-Desmares ! Mais matame Raucoux-Desmares, elle est malate ! s’écria avec une drôlerie affectée l’oberstleutnant.
Tous les convives soulignèrent la bonne plaisanterie de leurs rires bruyants. C’est alors que l’oncle Moritz cligna de l’œil du côté de Raucoux-Desmares et lui dit :
— Allez donc dire à Freda de descendre !
— J’y vais ! fit le professeur en se levant.
— Bravo ! s’écria von Bohn.
Tout le monde applaudit. Le professeur grimpa rapidement au premier étage, mais avant d’entrer dans la chambre de sa femme, son attention fut attirée par des coups furieux qui venaient du fond du corridor. Il y courut. Là, derrière une porte, Confitou lui expliqua qu’on l’avait enfermé à clef pour l’empêcher d’être dans les jambes des officiers allemands qui déjeunaient à la maison.
— On ne veut même pas me laisser voir l’oncle Moritz ! dit Confitou. Et puis, on ne peut même pas parler à maman ! C’est la Génie Boulard qui m’a poussé là-dedans et a donné le tour de clef, mais elle me le paiera, celle-là ! Elle n’a rien perdu pour attendre !… C’est-il vrai que le cousin Fritz est là aussi ?…
Raucoux-Desmares délivra son fils.
Aussitôt que Mme Raucoux-Desmares apparut sur le seuil de la salle à manger, précédant son mari, il y eut des cris enthousiastes :
— Hoch ! hoch ! hurrah ! Gaudeamus igitur !
Elle était un peu pâle, mais souriante. Elle était vêtue d’une robe en mousseline imprimée, courte comme on les portait déjà, à volants, légèrement décolletée en pointe, et laissant les bras nus presque entièrement. Comme Freda était restée très svelte, qu’elle était de taille moyenne et qu’elle ne paraissait point ses trente ans, elle était dans ce costume, qui la rapprochait des petites filles, gentille, comme on dit, « à croquer ». Von Bohn ouvrait déjà la bouche.
Ils étaient du reste, tous en extase. Ils avaient enfin leur Freda ! On la leur avait rendue. Ils lui baisèrent tous la main, moins comme des sujets galants que comme des esclaves. Von Bohn la fit asseoir à sa droite, et, tout de suite se chargea de lui verser un verre de champagne qu’il lui tendit et contre lequel il choqua le sien. Il porta immédiatement un toast à la beauté et à l’amour, en général, puis plus particulièrement à la femme qui avait su, disait-il, « joindre à toutes les qualités de la maîtresse de maison allemande les grâces te la Française ! » Ce toast eut beaucoup de succès. On s’était encore levé. Après le choc des coupes et ce toast étincelant, on se rassit. Von Bohn avait tout à fait oublié Raucoux-Desmares à sa gauche pour ne s’occuper que de sa jolie voisine.
— Alors, faisait-il en montrant toutes ses dents. Alors, fous afez laissé le mal de dête tans la chambre !… Et pourquoi donc ne fouliez-vous pas nous foir !…
— Écoutez ! je vais vous l’avouer tout de suite, dit Freda de sa voix douce (toutes les conversations autour d’eux s’étaient tues)… je ne voulais plus vous voir, et je ne voulais plus vous connaître parce qu’on m’avait assuré que partout où vous passiez vous commettiez les pires horreurs ! (cris, protestations)… vous brûliez les habitants des villages dans leurs maisons (explosion de gros rires)… Vous coupiez les poignets des petits enfants !… (Hurlements : kolossal ! kolossal !)
— Et tu l’as cru ? demanda l’oncle Moritz.
— Et vous avez pensé que moi, le cousin Fritz, « l’amant de la musique », comme on m’appelle à Dresde, je pouvais mettre chauffer au pétrole les petits enfants ?…
— Et moi, le herr doctor de la Bibliothèque, vous imaginez, Freda, que je vais apporter à matame la doctoresse de la Bibliothèque tes mains coupées de betides filles pour mettre sous globe dans son salon à la place de la bendule ! (Exclamations, rires, tapes familières.)
— Voilà comment on nous arrange, dit von Bohn, alors che gomprends qu’on ne nous aime plus !
— Oh ! je suis bien contente de vous entendre parler ainsi, dit Freda. Tu vois, Pierre, fit-elle, en se tournant vers son mari, je te le disais que tout cela était faux !
— Absolument faux ! délicieuse madame ! Nous sommes toujours dignes de votre amitié, croyez-le bien (il lui baise la main et la dévore des yeux). Mais ça n’est pas tout, s’il vous plaît, ne parlons plus de la guerre, qui est une chose qui ne regarde pas les tames et parlons de fous qui êtes tuchur aussi belle, aussi fraîche, aussi cheune que le chour où fous faisiez la Muse dans le Gross Kommers ! à la Palestra, notre palais de la bière !
— Ia ! ia ! aussi cheune ! aussi cholie !… Tous les jeunes « corps » et toutes les vieilles maisons l’admiraient et les présidents de corps la saluaient de leur épée nue, comme on salue une reine ! déclara le docteur de la Bibliothèque.
— Che fois encore l’estrade, dit le cousin Fritz, l’estrade, tout là-haut, où se tenait la fleur de la société féminine de Kœnigsberg, autour du buste en carton du grand philosophe. Ces dames portaient les bannières et leurs devises : Ia ! Ia ! Vivant ! Floreant ! Crescent !… Et il y en avait, des jeunes personnes habillées choliment à l’andique !
— Ia ! ia ! mais parmi toutes les muses, surenchérit von Bohn, on n’en voyait qu’une ! et c’était la Muse de Dresde ! (il baise la main de Freda). Ach !
— Ach ! s’écria l’oncle Moritz, on regardait beaucoup aussi matame la doctoresse de la Bibliothèque qui était bien cholie également en muse ! Che me rappelle, que du haut de l’estrade, matame la doctoresse de la Bibliothèque « m’a tenu son verre en haut », en m’apercevant. Alors, moi aussi, je lui ai tenu le verre en haut. Et j’ai offert la fleur de mon bock à la fleur de la société !
Freda souriait à tous ces souvenirs ; elle oubliait la guerre, elle revivait cet heureux jour… elle se tourna vers Raucoux-Desmares.
— Tu te rappelles !… Tu te rappelles !
S’il se rappelait ? Elle avait dans la main un rameau d’olivier qu’elle lui avait offert quand il lui avait été présenté. Raucoux-Desmares répéta en secouant la tête, et sur le ton d’une insondable amertume :
— Un rameau d’olivier !
— Et aussitôt, s’écria l’oncle Moritz, vous vous êtes mis à parler comme de vieux amis qui ne devaient plus jamais se quitter de la vie !
— Tout le monde, du premier coup, avait compris cela ! affirma le docteur de la Bibliothèque, car tous les jeunes gens qui vous regardaient se sont mis à chanter : « Ah ! quel plaisir de parler d’amour à la cholie fille du pasteur ! »…
— Ce qu’on a bu ce jour-là, c’était à faire envie aux dieux !…
On était loin de la terrible affaire du pont et de l’amende qui menaçait la ville. Raucoux-Desmares cependant ne pensait qu’à cela et il eût désiré que Freda, qu’il avait mise au courant, y fit elle-même allusion ; mais elle était tellement occupée par les interpellations de von Bohn, de l’oncle Moritz, du cousin Fritz, et du docteur de la Bibliothèque qu’elle pouvait difficilement prendre l’initiative de changer le cours de la conversation. Alors le professeur se risqua, dans un moment d’accalmie :
— Freda, fit-il, en se penchant vers sa femme et vers von Bohn, et de façon à être entendu de ce dernier, dis donc au colonel ce que tu sais de l’affaire du pont…
— Silentium ! commanda von Bohn en se levant, et en regardant Raucoux-Desmares bien en face, et il lança :
— Herr professor, je vous jette dehors !
Ce n’était pas une insulte, loin de là… et cette phrase rituelle ne commandait nullement au professeur de quitter la pièce, mais de vider son verre d’un trait. Raucoux-Desmares se leva à son tour, sans mauvaise grâce, décidé à faire bonne figure, quoi qu’il advînt, et cela toujours « dans l’intérêt de la ville » comme disait le père Clamart. Il se rappelait les vieilles coutumes auxquelles on l’avait initié dans sa « famille de bière ».
— Moi aussi, fit-il, colonel, je vous jette dehors ! toujours au nom du droit !
Et, en face l’un de l’autre, ils vidèrent leur verre d’un trait, aux applaudissements de la société qui entonna sur l’initiative de l’oncle Moritz, le chant rituel : « Il y avait trois garçons, qui avaient fondé une bonne association, et dans ce petit « corps », ils levaient tous leur verre à la ronde ! »
— Herr professor, déclara von Bohn, est décidément un membre « très humide et très fidèle ! »
Tout le monde approuva, et Raucoux-Desmares fut félicité.
Au fond, le professeur commençait à être très inquiet. Cette obstination chez von Bohn à ne point vouloir s’occuper de la seule chose qui l’intéressât, lui, Raucoux-Desmares, paraissait d’un bien fâcheux augure. On pouvait voir là le parti pris d’imposer la ville sous n’importe quel prétexte. Évidemment, Saint-Rémy, dans l’état actuel des choses, ne pourrait pas payer les deux cent mille francs ; alors c’était l’inconnu… ou plutôt, hélas ! le trop connu… les otages emprisonnés… et le reste !… Cette perspective, entrevue par le professeur, lui fit immédiatement tenter un nouvel effort.
— Je lancerais bien, fit-il, en s’astreignant à montrer une bonne humeur séduisante, je lancerais bien une bouteille de champagne à travers le monde au très humide oberstleutnant, mais, auparavant, puisque nous le pouvons, je voudrais bien que fût réglée entre nous la fameuse question…
— Une bouteille de champagne à travers le monde ! s’exclama von Bohn ! c’est entendu !
— Qu’est-ce qui est entendu ? demanda Raucoux-Desmares, la bouteille de champagne ou l’affaire du pont ?
— La bouteille de champagne !… ia ! la bouteille de champagne !…
Le hauptmann, docteur de la Bibliothèque, s’était levé, et demandait la parole. Von Bohn la lui donna. Raucoux-Desmares espéra qu’il allait être question de choses sérieuses.
— Je ne saurais oublier, exprima le herr doctor de la Bibliothèque, avec une solennité impressionnante, je ne saurais oublier que je suis « le grand-père de bière » de notre hôte ! mais lui, il l’a oublié ! Aussitôt qu’il m’eût vu et reconnu, personne ne l’a entendu me dire : « Bonchur, cher grand-père de bière ! »
— Nein ! Nein ! Personne !…
— Ni moi non plus ! continua le herr doctor, de plus en plus solennel, aussi, je lui jette à la tête « un gamin de bière » !
— Hurrah ! hoch ! mais fous foulez dire un « gamin te champagne » ! corrigea le cousin Fritz.
— Ia ! ia ! hoch ! « un gamin de champagne » !
— Monsieur le docteur de la Bibliothèque, dit l’oncle Moritz, vous parlez bien, mais depuis cinq minutes vous êtes sec !
— Montez dans la carafe ! répliqua l’autre.
— C’est un scandale de champagne ! s’écrièrent les convives.
— Silentium !… commanda von Bohn. Gaudeamus igitur !
Ils chantèrent le gaudeamus debout comme de vrais solides garçons chantent debout la gloire de Dieu, dans le temple ou à la cathédrale. Ils paraissaient vraiment à point ; il y en avait qui s’embrassaient dans les coins, les larmes aux yeux. Von Bohn s’assit, et aussitôt Freda, à laquelle Raucoux-Desmares venait de faire un signe désespéré, lui dit :
— À propos, qu’est-ce qu’on me raconte ? Que vous alliez exiger de la ville deux cent mille francs, parce qu’elle aurait fait sauter le pont !…
Von Bohn voulut encore se dégager en riant.
— Ach ! nous parlerons des affaires sérieuses temain !…
— Non ! tout de suite ! reprit Freda en lui mettant sa petite main sur sa grosse patte. Il ne la retira pas. D’avance, il était vaincu.
— Les femmes sont derribles, dit-il… on ne peut vraiment bas leur résister !…
Et il laissa parler… il l’entendit à peine, tant il était occupé à la regarder. Et puis, il n’espérait, dans le moment, qu’une chose, c’est que la petite main resterait encore longtemps sur la sienne… Il en sentait la douce chaleur qui le pénétrait « chusqu’au cœur » !
Freda lui jura que toute l’histoire était fausse, elle lui parla de l’officier du génie, elle fit étalage de sa bonne foi pour le convaincre… si bien, qu’elle termina :
— Si j’entends parler encore une fois de cette abominable affaire, c’est que vous me prenez pour une menteuse ! Je ne vous reverrai de ma vie !…
Et sa main quitta la main de von Bohn !…
La main était partie !…
Von Bohn rattrapa au vol la petite main qui s’enfuyait… Pour la dixième fois, il la porta à ses lèvres.
— Bien ! Bien ! s’écria-t-il… che vous crois ! che vous crois ! devant un pareil témoignache… il n’y a plus qu’à courber la tête ! Vous savez pien que che suis votre esclave !…
— Alors, c’est entendu, c’est fini, plus d’histoire de pont ?…
— Nein ! nein !…
— Plus de deux cent mille francs !…
— Nein ! Nein !…
— On peut l’annoncer au maire ?…
— Ia, ia !…
Et, se redressant de dessus la petite main qu’il couvrait de « baisers respectueux », il dit à Raucoux-Desmares :
— Votre femme a raison sur tout le monde !… Vous pouvez aller donc tire tout de suite au maire que l’enquête est tout à fait terminée, et que la ville peut être tranquille !… qu’elle n’aura pas d’amende !
Le professeur se leva, remerciant Freda d’un regard où il avait mis tout son reconnaissant amour.
Il avait hâte d’aller porter la bonne nouvelle au père Clamart.
En s’en allant, il dut déranger le docteur de la Bibliothèque qui venait d’entamer une savante dispute sur Kant et Hegel avec « l’amant de la musique », le bon, l’excellent cousin Fritz…
Et il ne put s’échapper qu’après avoir donné son avis, et avoir levé une dernière fois son verre.
Confitou put joindre l’oncle Moritz au salon, quand ces messieurs se levèrent de table et que la Génie Boulard, aidée des ordonnances, servit le café et les liqueurs. La Génie Boulard ne pensait qu’à une chose, c’est qu’il n’eût dépendu que d’elle d’empoisonner toute cette bocherie, si elle avait eu « de la poison », de la poison qui ne sente rien dans le café !
L’attitude de Confitou la dégoûta plus qu’on ne saurait dire. On avait enfermé Confitou toute la matinée pour qu’il ne fût point dans les jambes de ces messieurs ; maintenant qu’il était libre, il était sur leurs genoux. Il se laissa caresser par tout le monde, et l’oncle Moritz lui fit chevaucher sur sa cuisse la fameuse charge des gendarmes.
Il se trouva qu’à la sortie Confitou suivit ces messieurs sans qu’on s’en aperçût tout de suite à la maison. Il ne pouvait plus les quitter. Leurs uniformes, leurs casques, leurs panaches, le bruit des sabres et des éperons l’intéressaient fantastiquement. L’oncle Moritz, s’étant retourné, le vit et le prit par la main, le cousin Fritz lui prit une autre menotte, et ainsi, tous trois s’en furent par la ville, cependant que les autres les quittaient pour vaquer à leurs occupations.
Confitou ne risquait pas de se perdre. Quand il se sentit en famille, sa langue se délia. Il demanda des nouvelles de la tante Lisé et des parents restés là-bas. Est-ce que la tante Lisé allait encore, tous les jours, à cinq heures, malgré la guerre, dans la grande confiserie de Brühl, manger des küchen ?
— Mais oui, bien sûr, tous les jours. Pourquoi les dames ne mangeraient-elles pas de gâteaux parce qu’il y a la guerre ?
— Ça, c’est vrai, fit Confitou. Je dis des bêtises. Moi aussi, je mangerais bien des küchen, mais à Saint-Rémy ils ne savent pas bien les faire.
Au coin de l’avenue de la Forêt, ils s’arrêtèrent pour regarder passer le fleuve de soldats qui coulait vers Paris. Confitou ne disait plus rien ; il fixait en silence toute cette infanterie aux casques recouverts d’une housse de toile. Les hommes avançaient dans un nuage de poussière ; ils paraissaient très fatigués, avaient dû accomplir mainte et mainte marche forcée ; ils ne chantaient pas comme à leur ordinaire en traversant les villes ; ils avaient des figures de fauves.
« Comme ils ont l’air méchant », pensa Confitou. Il ne le dit point à l’oncle Moritz. Confitou trouvait qu’il y en avait beaucoup, beaucoup trop. Et, soudain, il s’assombrit en voyant passer des machines étranges, des fourgons bizarres, enveloppés de bâches d’où s’échappait quelquefois une gueule énorme qui semblait demander de l’air comme si elle étouffait sous la carapace dont on l’avait recouverte ; puis il y eut des batteries de poms-poms (l’oncle Moritz expliquait que c’était des canons à tir très rapide), puis beaucoup de mitrailleuses à fûts grêles, pareilles à de gigantesques araignées. Confitou commençait à être littéralement épouvanté. Il n’avait pas vu « toutes ces histoires-là, » quand les Français étaient passés. Il finit par demander à l’oncle Moritz :
— Et nous, est-ce que nous avons de tout ça ?
— Nein ! Nein ! répondit l’oncle en secouant la tête ; vous, vous avez la baïonnette !… Et l’oncle Moritz et le cousin Fritz se mirent à rire bruyamment.
Alors chez Confitou commença une grande tristesse. Il répondit timidement :
— Nous, nous avons notre 75 !…
Mais il en avait assez vu… Il les tira, de ses deux menottes, et l’on s’en fut vers la place des Marronniers. Au tournant de la rue de la Mairie, Confitou aperçut son papa qui sortait de chez le père Clamart. Il appela « Papa, papa ! », Raucoux-Desmares l’entendit et tourna la tête, mais Confitou fut bien étonné de voir aussitôt son papa reprendre rapidement son chemin sans plus s’occuper de lui.
— Ton père n’a pas une minute à perdre, dit l’oncle Moritz.
— Il gourt comme s’il avait fu le tiable ! fit remarquer le cousin Fritz.
Tout ceci n’était point fait pour diminuer la tristesse de Confitou. Sur la place des Marronniers, il aperçut les petits Lançon qui le regardaient venir entre les deux officiers boches et, tout à coup, il fut envahi par un sentiment de honte qui lui embrasa le visage :
— Je voudrais rentrer à la maison ! dit-il en s’arrêtant.
— Je t’ai, je te garde, fit l’oncle Moritz… C’est moi qui te ramènerai à la maison ! Qu’est-ce que je dirais à ta mère s’il t’arrivait quelque chose ?
En passant devant les petits Lançon, Confitou détourna la tête. On était arrivé devant le café de la Terrasse qui, par ordre, avait été réouvert.
Il n’y avait là que des officiers servis par leurs ordonnances et aussi par Gustave qui, en se mettant à la disposition de ces messieurs, n’avait fait qu’obéir à la prière du maire.
— Tu sais où tout se trouve et tu connais le service, on te paiera avec des bons ou autrement, et, même si l’on ne te paie pas du tout, obéis… Cela vaut mieux que de laisser tout piller par les soldats. En voyant le café fermé, ils voulaient tout défoncer !
Gustave, moins humilié de servir les Boches qu’enorgueilli de l’importance du rôle patriotique que lui assignait le maire, avait renoué à sa jeune taille son tablier de garçon de café. Toutefois il avait refusé de se laisser refriser. Quand il vit entrer Confitou entre les deux officiers boches qui le tenaient par la main, il fit : « Oh ! » et recula d’un pas, manquant dans le même moment de s’étrangler avec le morceau de sucre qui était en train de fondre sous sa joue. Puis, profitant de ce que les deux officiers, après maints saluts réglementaires, s’entretenaient avec leurs amis, il revint vers Confitou, se pencha vers lui, et, à voix basse, mais en plein nez, lui jeta :
— Eh bien ! tu sais… tu n’as pas honte de te balader, comme ça, avec eux !… moi, je les sers, parce que j’y suis forcé, mais toi !…
Confitou, plus rouge que jamais, l’interrompit :
— Tais-toi ! fit-il, en montrant, d’un mouvement de tête, l’oncle Moritz et le cousin Fritz ; tu ne vois donc pas que je suis prisonnier !…
L’incendie et le massacre commencèrent à Saint-Rémy-en-Valois vers les quatre heures du soir. Confitou se trouvait encore avec son oncle au café de la Terrasse. Tout à coup, a-t-il raconté plus tard, il y eut un véritable remue-ménage, les officiers se levèrent en hâte en s’interpellant de table à table ; ils entourèrent l’un des leurs qui venait d’arriver, et qui avait crié quelques mots que Confitou ne comprit pas. Presque aussitôt, on entendit du côté de la rue de la Mairie des coups de feu, et l’on vit des soldats courir comme des fous d’un bout à l’autre de la place des Marronniers.
« C’est les Français qui reviennent », pensa Confitou, et comme il aperçut son oncle qui venait à grandes enjambées vers lui, il lui cria :
— Je te l’avais bien dit qu’ils reviendraient ! Sauve-toi ! Tu vas te faire tuer !…
L’oncle remit Confitou aux mains d’un soldat qui était son ordonnance, et il donna l’ordre à ce dernier d’aller conduire l’enfant immédiatement chez ses parents et de dire à Mme Raucoux-Desmares de fermer ses portes et de ne laisser sortir personne. Ceci avait été dit en allemand. Confitou immédiatement protesta :
— Mais je veux voir la bataille !
L’oncle Moritz était déjà parti. Confitou le vit s’éloigner. Il lui parut très inquiet. Il avait son revolver à la main. « Sûr qu’il va se faire tuer ». Confitou l’aimait bien.
Gustave était venu se ranger près de Confitou ; il était pâle et tremblant :
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
Confitou allait lui répondre quand il fut entraîné vivement par l’ordonnance de son oncle.
Ils sortirent par les derrières du café.
— Oh ! s’écria Confitou : le feu !… allons voir le feu !…
Une longue flamme montait déjà du côté de l’ouest, derrière les bâtiments de l’abbaye : « C’est l’abbaye qui brûle ! Allons voir ! » Confitou voulait tout voir.
Et il expliquait ses désirs à son gardien qui répondait rudement, comme à une grande personne : Nein ! Nein ! et qui le faisait marcher au trot du côté du Champ de Mars.
Au coin du Champ de Mars, ils se heurtèrent à une ruée de soldats qui gesticulaient et criaient des menaces de mort : « Ça va être une bataille terrible ! » pensait Confitou ; et l’idée particulièrement insupportable, qu’une pareille bataille pourrait avoir lieu si près de lui sans qu’il vît autre chose que les murailles du cabinet de débarras où sa mère ne manquerait point de le faire enfermer par la Génie Boulard, lui donna la force d’arracher brusquement sa main de celle de l’ordonnance, et de s’enfuir comme s’il avait des bottes de sept lieues.
Confitou avait disparu derrière la haie du jeu de boules.
Le soldat courut le chercher en sacrant comme un damné, et ne le retrouva plus.
Confitou ne s’arrêta que dans le labyrinthe des petites ruelles qui entourent la vieille église. Il avait son plan. Il voulait monter dans la tour. « On est très bien dans une tour, pour voir la bataille ! » Et surtout il était heureux d’être tout seul au milieu de tout ça !… de n’avoir aucun mentor pour lui gâter sa joie avec ses observations et sa prudence…
Tout près de lui, dans la rue du Bac, du côté où elle descend vers le quai, des coups de feu furent tirés.
Confitou en fut comme grisé. Ses petites narines palpitèrent comme si elles aspiraient une odeur délicieuse. Confitou avait la prétention de respirer l’odeur de la poudre. N’est-ce pas ainsi que respirent les vrais guerriers dans la bataille ? Confitou était certainement né pour faire un capitaine comme l’oncle Moritz, et non un professeur comme papa. Il ne pensait plus à étonner le monde par sa science chirurgicale. Il ne pensait plus à soigner la main écorchée des petites filles. Il avait même tout à fait oublié ses devoirs de charité envers ses petits réfugiés qu’il avait abandonnés aux femmes, à sa mère et à la Génie Boulard. Est-ce que Napoléon soignait les blessés ? Dans les gravures, dans les images où on le représentait, traversant à cheval le champ de bataille, il ne les regardait même pas ! Il marchait dessus !…
Quand on fait la guerre, il ne faut avoir pitié de personne, et il ne faut avoir peur de rien. Confitou courut du côté où il avait entendu les derniers coups de fusil. Justement, par là, au-dessus des toits, montait un épais tourbillon de fumée et on entendait des cris de femmes tout à fait perçants. Elles criaient « plus fort que les coups de fusil », raconta Confitou.
Comme il allait se jeter dans la rue du Bac, il roula dans les jambes d’une bande de gamins qui la remontaient en s’enfuyant. Adolphe Lançon en était. Il était tombé en même temps que Confitou. Il se releva en criant :
— Ils vont nous tuer ! Ils vont nous tuer !
— Qui ? demanda Confitou, en courant à son côté.
— Les Boches ! Ils tirent sur tout le monde dans la rue… Tiens ! les voilà !…
Aussitôt la bande d’enfants se jeta sur la gauche, dans un grand chantier de construction. Il y avait là, tout près d’eux, une petite cabane qui servait aux ouvriers à ranger leurs outils, quand ils avaient fini de gâcher leur mortier. Tout cela était à l’abandon depuis la guerre ! Les enfants s’engouffrèrent dans la cabane, et refermèrent la porte.
— C’est vrai qu’ils tirent sur les enfants ? demanda Confitou.
— Tais-toi ! Les voilà !
— Ça n’est donc pas les Français qui sont revenus ?…
Personne ne lui répondit. On entendait les pas des soldats sur le pavé de la rue et leurs appels gutturaux.
Adolphe et Confitou avaient encore la force de regarder par la fente de la porte ; quant aux autres, ils s’étaient affalés dans l’ombre, tout au fond, et ne donnaient plus signe de vie.
— Tu dois comprendre ce qu’ils disent ? demanda, dans un souffle, Adolphe à Confitou.
— Oui, ils disent qu’ils vont brûler la ville…
— Oh !…
Et derrière eux, il y eut des pleurs, d’affreux petits gémissements…
— Taisez-vous donc ! Vous voulez nous faire prendre !… dit Adolphe.
— Est-ce qu’ils viennent par ici ? demanda une toute petite voix expirante.
— Comment que ça se fait que tu n’es pas avec eux ? demanda Adolphe.
Confitou fut un instant sans répondre. Peut-être faisait-il celui qui n’avait pas entendu. Adolphe reprit :
— Je t’ai bien vu tantôt sur la place des Marronniers !
— Je sais bien ! J’étais prisonnier ! lança Confitou, avec une conviction rageuse qui finissait par le convaincre lui-même.
— Toi ! prisonnier ? Tu étais avec ton oncle, je l’ai bien reconnu.
— Non ! ça n’était pas mon oncle !… Tu pourras le demander à Gustave si je n’étais pas prisonnier !…
— Ce n’était pas ton oncle qui te tenait par la main ?
— Non ! Non ! je te le jure ! je ne le connaissais pas, celui-là… ! j’te dis que j’étais prisonnier… Tu le demanderas à Gustave…
— C’est donc ça qu’ils étaient à deux à te tenir par la main !…
— Bien sûr que c’était ça !… Chut ! les revoilà !…
— Mon Dieu ! est-ce qu’ils vont nous brûler ? demanda une petite voix, par derrière.
— Est-ce que je sais ? répondit Confitou qui n’avait pas quitté son poste d’observation.
s— Qu’est-ce qu’ils font là ? demanda Adolphe, qui avait recollé son œil à la porte.
— Tu le vois bien ! ils brisent les carreaux des fenêtres.
— C’est donc pour y voir clair dans les maisons ! dit Confitou…
— Comme ils ont l’air méchant ! On n’aurait pas dit ça ce matin !…
— Non ! dit Confitou, mais c’est le retour des Français qui les rend enragés ! moi, je ne bouge plus d’ici avant le retour des Français. Du reste, on voit très bien d’ici !...
— Quand est-ce qu’ils vont revenir les Français ? demanda la petite voix.
— Tout de suite, dit Confitou, on les voit accourir du haut de la tour de l’église.
— Tu les as vus ?
— Oui ! Ils seront là dans cinq minutes !…
— Tiens ! qu’est-ce qu’il fait celui-là ?…
— Ah ! celui-là, expliqua Confitou, c’est un feldwebel, il écrit sur la porte des maisons.
— Qu’est-ce qu’il écrit sur la porte du charcutier ?
— Il écrit Gute leute.
— Qu’est-ce que ça veut dire Gute leute ?
— Ça veut dire bonnes gens. Pour sûr il écrit ça pour qu’on ne leur fasse pas de mal !
— Tiens ! Pourquoi qu’ils allument des baguettes ?
— Ben ! puisqu’ils les allument, c’est pour faire du feu, bien sûr !… répondit Confitou.
— Et ils les jettent dans les maisons, par les fenêtres, répondit Adolphe, de plus en plus effrayé. Ils vont brûler les maisons.
— Bien sûr, t’as pas déjà deviné que c’est pour ça qu’ils ont brisé les carreaux !…
— Pourvu qu’on ne nous brûle pas nous aussi ! gémit Adolphe…
— Les voilà encore qui s’éloignent, dit Confitou… attention, ne bougez pas… faites pas un mouvement pendant que je vais sortir…
— Pourquoi que tu sors ?… S’ils te voient, et qu’ils ne te reconnaissent pas, ils vont te tirer dessus !…
Mais déjà Confitou avait entr’ouvert la porte de la cabane et s’était glissé dehors. Il marchait à quatre pattes et il atteignit ainsi un moellon de plâtre sur lequel il allongea prestement sa petite patte. Puis il revint, toujours à quatre pattes ; et, quand il fut contre la porte de la cabane, il se souleva à demi et écrivit en lettres aussi hautes qu’il put : Gute leute ! Puis il referma la porte…
— Qu’est-ce que tu as mis sur la porte ? demanda Adolphe qui n’était pas très intelligent.
— J’ai écrit Gute leute ! Maintenant nous pouvons dormir tranquilles : on sait qu’il n’y a dans la cabane que des braves gens qu’on ne doit pas brûler !
Et, se rappelant les plaisanteries dont Adolphe le saluait toujours quand il l’entendait parler avec sa fraulein, Confitou ajouta :
— Tu vois bien que ça sert quelquefois à quelque chose de savoir l’allemand !
Raucoux-Desmares, après avoir porté la bonne nouvelle au père Clamart, était retourné à l’hôpital militaire. C’est là qu’il fut averti de ce qui se passait en ville. Il sauta immédiatement dans une auto d’ambulance et donna l’ordre qu’on le conduisît à la kommandantur qui avait été établie dans les anciens bâtiments de l’abbaye transformés récemment en musée.
On avait rapporté au professeur que les Allemands venaient de mettre le feu à la fabrique de tissage qui se dressait derrière l’abbaye, au bord de la rivière, et qu’ils en avaient tout d’abord massacré le gardien et sa fille. Enfin le pillage était commencé, et les soldats tiraient sur tous les civils qu’ils rencontraient dans les rues.
Raucoux-Desmares, qui se trouvait encore sous l’impression du fameux déjeuner où von Bohn et son état-major s’étaient montrés si aimables et si joyeux, si bons garçons et si rassurants avec leurs souvenirs de famille et leurs discussions philosophiques, Raucoux-Desmares ne pouvait croire à un crime systématique qui visait la destruction de Saint-Rémy et de sa paisible population. Il pouvait y avoir eu un accident, un malentendu… mais l’affaire allait s’éclaircir dès qu’il se trouverait en présence de von Bohn, et qu’il serait mis au courant de ce qui s’était passé.
En attendant, le professeur put constater que d’épais tourbillons de fumée couvraient déjà plusieurs quartiers. De longues flammes léchaient la tour ouest de l’église. Il y avait de ce côté une scierie mécanique et un chantier de construction qui devaient flamber comme des allumettes. Des salves de coups de fusil déchiraient l’air, par instant, comme une étoffe. En dehors de ce bruit-là, un silence sinistre pesait sur toute la ville.
L’auto fut arrêtée au coin du Champ de Mars. Elle reçut l’ordre de retourner immédiatement à l’hôpital militaire. Raucoux-Desmares voulut s’interposer. On le mit en joue. L’auto fit demi-tour. Il la lâcha en plein champ et courut à son hôtel où il arriva presque en même temps que Confitou, que l’ordonnance de l’oncle Moritz tenait par la main… et solidement cette fois !
Le soldat avait fini par rattraper l’enfant, dans le moment que, désespéré de l’inutilité de ses recherches et de la responsabilité qu’il encourait, il croyait qu’il ne le retrouverait plus. Or, justement, des gamins s’étaient échappés sous ses yeux d’un chantier en construction qui commençait à brûler. Il avait reconnu Confitou. Il avait bondi sur lui. Cette fois, Confitou pouvait se dire prisonnier, sans mentir.
Pendant ce temps, sa mère l’attendait ! Elle aussi pouvait se croire prisonnière. Dès que la Génie Boulard fut descendue de sa mansarde, où elle était montée comme à un observatoire, en poussant des hurlements qui attestaient son épouvante, Freda avait voulu sortir, courir aux renseignements, savoir ce que signifiaient ces incendies, ces cris de mort, proférés par des soldats qui paraissaient ivres de vengeance. La sentinelle qui, depuis le matin, était à sa porte, lui avait ordonné de rentrer chez elle. Cet homme venait de recevoir la consigne de ne laisser sortir personne. Il ne savait pas autre chose. Cependant, il rassura Mme Raucoux-Desmares sur le sort de Confitou.
Il avait vu s’éloigner l’enfant entre l’oncle Moritz et le cousin Fritz.
Freda songea à s’échapper par les champs, à courir à l’hôpital militaire ; mais elle pensa que son mari était peut-être encore en ville, et qu’il allait accourir à la maison aussitôt qu’il apprendrait les événements. Elle grimpa jusqu’aux mansardes, derrière la Génie Boulard qui était remontée. De là-haut, elle aperçut son fils et son mari presque en même temps. Elle redescendit en trombe. Elle se jeta comme une folle au-devant d’eux.
Raucoux-Desmares dit ce qu’il avait vu…
— Mais pourquoi ?… Mais pourquoi ?…
Il n’en savait rien… On questionna Confitou ; l’oncle Moritz ne lui avait rien dit, sinon qu’il ne fallait pas sortir. L’ordonnance était déjà repartie.
— Ce qui se passe est abominable ! fit Raucoux-Desmares, il faut absolument que je voie von Bohn !…
— On ne te laissera pas passer !... Tu vas te faire tuer !
— Je ferai le tour de la ville par les champs… Je pénétrerai dans l’abbaye par la rue Heurteloup… quand je serai à l’abbaye, il faudra bien qu’on m’entende !…
— Reste ici, je t’en supplie !… ne bougeons pas… ne bougeons pas ou nous sommes morts ! Ah ! je ne te laisse plus partir !… si tu savais les minutes que je viens de vivre !… Restons ensemble !… Restons tous les trois ensemble !… que rien ne nous sépare plus !…
Elle s’accrochait à lui. Tout à coup, la porte qui donnait sur le jardin s’ouvrit et une femme, une infirmière de la Croix-Rouge, dont la figure était l’image même de la terreur, se jeta dans leurs bras : « Sauvez-le ! Sauvez-le ! »… C’était Valentine.
En quelques phrases, elle leur apprit ce qu’ils ignoraient encore : son fils Louis avait été arrêté pour avoir tiré sur von Bohn avec un pistolet Flobert ! Louis jurait qu’il n’avait pas tiré sur l’oberstleutnant. « S’il avait tiré il le dirait ! je le connais ! il s’en vanterait ! ! !… » Von Bohn n’avait, du reste, pas été blessé. Valentine croyait à une erreur et à une coïncidence effroyables. Depuis qu’il était de retour, Louis s’exerçait à tirer dans le jardin avec ce pistolet de deux sous, avec cette arme de foire. Elle avait voulu le lui reprendre, il l’avait caché et il devait continuer à s’exercer quand elle n’était pas là. Cela ne faisait aucun bruit, il se croyait tranquille. Von Bohn avait dû passer près de la haie et entendre siffler quelque chose ; de là tout le malheur ! Enfin les Allemands criaient qu’on avait voulu assassiner leur chef ! De là, les ordres de massacre, de pillage et d’incendie. Louis, prisonnier à l’abbaye, allait être fusillé. Pour le moment, on l’interrogeait. On voulait connaître ses complices !… Voilà ce que Valentine venait seulement d’apprendre à l’hôpital militaire à l’instant, de la bouche d’une domestique qui avait assisté à tout et qui était accourue mourante d’épouvante.
Valentine avait jeté ces explications entre un râle et un sanglot. Maintenant elle claquait des dents en disant :
— Freda, sauve-le ! sauve-le !… Toi seule peux le sauver !… C’est un enfant ! Von Bohn t’écoutera, toi, dis-lui la vérité !… Dis-lui n’importe quoi !…
Ils étaient déjà dans le jardin. Ils partirent en courant à travers la campagne. Freda avait pris la main de Confitou. Ils ne se disaient rien. Seulement, à chaque fois qu’on entendait un coup de fusil, Valentine poussait un cri déchirant.
Arrivés à l’abbaye, ils eurent cette chance d’y trouver Moritz. Il était encore temps. On interrogeait toujours Louis, mais l’oncle Moritz annonça que ça n’allait plus traîner. Valentine s’évanouit. Freda dit à son frère :
— Va dire à von Bohn que je veux lui parler tout de suite !… tout de suite !…
Moritz s’éloigna. Deux minutes plus tard, un soldat venait chercher Freda. Raucoux-Desmares voulut la suivre, mais le soldat dit qu’il n’avait pas d’ordres. Le professeur dut rester avec Confitou. Il donna ses soins à Valentine qui rouvrit les yeux et jeta aussitôt un cri insensé :
— Il vit ! Freda est chez von Bohn ! dit précipitamment le professeur.
À ce moment, deux soldats vinrent chercher Mme Lavallette et s’éloignèrent avec elle. La malheureuse crut qu’on la conduisait auprès de son fils et ne fit aucune difficulté pour les suivre.
Et, presque aussitôt, Freda rejoignit Raucoux-Desmares et Confitou. Elle était horriblement pâle.
— Où est Valentine ? demanda-t-elle.
— Ils viennent de l’emmener. Eh bien ?…
— Tant mieux qu’elle ne soit pas là, dit Freda. Ils vont le fusiller tout de suite !…
Aussitôt ils furent entourés par des soldats et ils durent reculer jusque dans un coin de la grande cour. Une section de fusiliers vint occuper le centre de cette cour. On leur fit charger leurs armes. Des ordres gutturaux étaient lancés de tous côtés par les officiers et les sous-officiers. L’oncle Moritz réapparut. Il avait une figure terrible que Confitou ne reconnut pas. L’enfant se mit à trembler de tous ses membres.
— Allons-nous-en ! s’écria-t-il, allons-nous-en, maman, l’oncle Moritz me fait peur !
Raucoux-Desmares voulut se faire entendre. Il arrêta un officier qui passait :
— Je suis M. Raucoux-Desmares et je veux parler sur-le-champ à votre oberstleutnant.
L’officier lui répondit brutalement : « Taisez-vous ! » et il passa. Les soldats regardèrent le groupe d’une façon menaçante.
— Oui, tais-toi, supplia Freda, tu vas nous faire fusiller, nous aussi !…
Elle voulait s’en aller ; elle l’entraînait. Les soldats, sur l’ordre d’un sous-officier, les immobilisaient dans un coin. Et ils durent tout voir.
Du reste tout se passa rapidement.
L’oncle Moritz fit un signe et les deux soldats qui avaient emmené Mme Lavallette revinrent avec leur prisonnière. Ils la conduisirent au milieu de la cour. Des voix disaient : Es ist die mutter ! es ist die mutter ! (c’est la mère, c’est la mère !) et elles expliquaient qu’on la mettait là pour qu’elle ne perdît rien du spectacle. Quant à la malheureuse, elle ne semblait point avoir bien conscience de ce qui se passait autour d’elle. Elle se laissait conduire avec docilité.
Son fils fut amené entre deux soldats. Elle lui sourit.
Décidément, Mme Lavallette devait toujours sourire, quels que fussent les événements.
L’adolescent portait haut la tête. Il avait son uniforme de collégien. Il avait glissé une main entre deux boutons de sa tunique. Il avait sa figure grave de toujours, mais ses yeux brillaient d’un feu inusité. Quand il aperçut sa mère, il eut un léger mouvement de surprise, vite réprimé.
— Adieu, ma mère ! lui dit-il…
Elle continua de lui sourire.
On le colla contre le mur. Il refusa de se laisser bander les yeux. C’est l’oncle Moritz qui, d’une voix affreuse et avec sa figure de plus en plus terrible, commanda le feu. Dès que Confitou vit les soldats mettre Louis en joue, il se cacha la tête dans ses bras repliés pour ne plus rien voir.
Louis cria d’une voix claire : « Vive la France ! » Et, aussitôt, il y eut la salve… et, aussitôt après la salve, un grand éclat de rire. Mme Lavallette était folle. Certes ! la pauvre femme n’avait pas attendu d’être folle pour rire : mais jamais elle n’avait autant ri que ce jour-là, même dans la fameuse soirée de Montmartre. On l’emmena. On emporta derrière elle le corps de son enfant.
Quand l’oncle Moritz passa devant le groupe de la famille Raucoux-Desmares que l’effroi et l’horreur immobilisaient dans son coin, le professeur dit à haute voix :
— Vous venez de commettre un crime !
— Ça n’est pas fini ! répliqua l’oncle Moritz sans tourner la tête, et il passa.
Confitou tremblait toujours comme une feuille. Sa mère le prit dans ses bras. Il se mit à pleurer en silence sur son épaule.
— Allons-nous-en, dit le père. Si von Bohn passait, en ce moment, je lui cracherais au visage… Alors, il n’a rien voulu entendre ?…
— Si ! fit Mme Raucoux-Desmares d’une voix sourde, et il m’a entendue !… Certainement, il ne dépendait que de moi que Louis fût sauvé !
Raucoux-Desmares, sur le coup, recula d’un pas :
— Il te l’a dit ?…
— Oui...
— Le misérable !… Comme à Aerschoot, alors ?…
— Comme à Aerschoot !… Tu y es !
— Et toi qui n’y croyais pas ?...
— Maintenant, j’y crois !… fit-elle en frémissant.
Non, ça n’était pas fini ! On le vit bien, les jours suivants. La destruction et l’assassinat méthodiques continuèrent. Comme il arriva pour Senlis et pour tant d’autres villes, une équipe d’incendiaires travailla avec le plus grand soin, brûlant ou épargnant certains immeubles suivant des ordres précis.
Depuis ce qu’il appelait « sa tentative d’assassinat », von Bohn ne quittait plus la kommandantur. Raucoux-Desmares avait fait vainement de nouvelles tentatives pour le joindre. Il n’avait réussi qu’à rencontrer le cousin Fritz, cet excellent Frederick, « l’amant de la musique », comme on disait à Dresde, et il avait eu de la peine à le reconnaître dans une figure de poussah militaire redoutable, qui donnait des ordres sauvages à une demi-douzaine de cyclistes munis de tubes de métal contenant de l’acide picrique. L’effet de ces engins était foudroyant. En deux heures, une bâtisse importante était devenue un petit tas de ruines fumantes.
Raucoux-Desmares avait mis la main sur l’épaule de « l’amant de la musique ».
— J’espère bien ! lui dit-il, que vous allez brûler ma maison !
L’autre eut un ricanement.
— Non ! Non ! On ne touche pas à la maison du célèbre professeur Raucoux-Desmares !
Et il en était partout ainsi. On frappait tout le monde, mais on l’épargnait, lui et les siens. Quand on avait emprisonné les otages, c’est-à-dire : le maire Clamart, les deux adjoints, trois conseillers municipaux, le curé, un notaire et le propriétaire des « Nouvelles Galeries », M. Lançon, Raucoux-Desmares avait réclamé l’honneur de partager leur sort. On lui avait répondu que, n’étant rien dans l’administration de la ville, il ne devait être tenu responsable de rien !
Cette clémence l’affolait.
On le laissait aller partout où il voulait. Aucune exaction n’était commise à l’hôpital militaire où l’on soignait, du reste, dans le moment, autant d’Allemands que de Français.
Depuis que les autorités civiles avaient été mises au secret, le professeur partageait son temps entre l’hôpital et la mairie. Puisqu’il n’était pas mort de désespoir, il essayait de garder assez de lucidité pour sauver ce qui pouvait l’être encore. Mais, hélas ! il avait en face de lui des brutes déchaînées. Ce qui restait de la population s’était réfugié dans les caves des maisons qui n’avaient pas encore été brûlées. Il savait qu’il y avait des souterrains où l’on mourait de faim et où il n’osait faire porter un pain pour ne point désigner les victimes.
Un soir, au coin de la place des Marronniers, comme il passait tout près d’une fenêtre dont le volet était entr’ouvert, le père Massart, un vieux combattant de 70, perclus de rhumatismes et qui attendait là sur la chaise, qu’il n’avait guère quittée depuis dix ans, qu’on vînt le massacrer, comme les autres, le père Massart, en le reconnaissant, lui avait montré les deux poings.
Raucoux-Desmares avait hâté le pas. Il sentait, derrière lui, la malédiction de toute la ville. Ainsi vécut-il une semaine infernale, au bout de laquelle il apprit qu’on allait fusiller les otages. Il bondit jusqu’à l’abbaye. Cette fois, il fut assez heureux pour tomber sur von Bohn qu’il heurta dans le couloir.
L’oberstleutnant le fit entrer dans son cabinet et l’écouta parler. Il lui offrit une cigarette. Raucoux-Desmares refusa. Von Bohn alluma la sienne et dit :
— Ce n’est bas barce qu’un gamin a diré sur moi avec un bistolet de deux sous que l’on va visiller le maire, le curé et les otages, c’est barce qu’un habitant a tonné un coup te hache dans la tête à un te mes prafes soldats. Gombrenez bien. Nous ne sommes pas des barbares. Et vous avez vu que nous temantions à être tout à fait chentils. Ça n’est pas te ma faute, ni te la fôtre, je m’embresse te le dire, si nous avons affaire à tes assassins !… Voilà un brafe soldat qui a reçu l’ordre de brûler la maison. L’homme lui tonne un coup te hache sur la tête ! Ça n’est pas juste ! Cette ville est bleine de haine pour nous ! Quand nous aurons visillé les otages, elle gombrendra, peut-être, qu’il faut nous laisser tranquilles !
— Vous ne ferez pas ça !… ça n’est pas possible que pour une histoire pareille…
— Une histoire bareille ! vous êtes bon, vous ! mettez-vous à la blace te la tête te mon prafe soldat !… Ils seront visillés !…
— Si c’est votre dernier mot, herr oberstleutnant, je vous demande de me faire fusiller avec eux !…
— Chamais te la vie !… On ne touchera pas à un cheveu de la dête tu célèbre brovessor Raucoux-Desmares. Le monde entier nous prendrait pour des barbares !… Ach ! ne barlons plus de cette affaire !… Comment va Mme Raucoux-Desmares ? Pourquoi ne la voit-on plus ?…
Raucoux-Desmares se retint pour ne point sauter à la gorge du bandit. Il lui lança :
— C’est parce qu’elle n’a plus rien à vous demander !
Von Bohn répliqua tout net :
— Elle a tort !…
Les deux hommes se regardèrent sans plus se dire un mot… Von Bohn était ignoblement souriant ; Raucoux-Desmares frémissait d’horreur, car il avait compris. Il s’en alla.
Ainsi sa femme pouvait venir et l’on ne lui dirait peut-être pas « non », à elle ! Voilà ce qu’il venait de lire dans les yeux du brigand. En somme, si Mme Raucoux-Desmares consentait à être aimable avec von Bohn, un grand malheur pouvait être évité. Il s’agissait, d’une part, d’une demi-douzaine de vies humaines, et, d’autre part, de l’honneur d’une femme. Raucoux-Desmares arriva comme ivre chez lui. Nous savons qu’il adorait sa femme. Il dit à Freda ce qui venait de se passer. Seulement il parlait comme dans un rêve ; et dans ses yeux passaient des lueurs de folie.
— Tu aurais dû ne pas me parler de ça ! dit Freda. Pourquoi m’en as-tu parlé ?… Tu sais pourtant bien ce qu’il a voulu dire ! Tu n’as pas le droit de conserver un doute là-dessus depuis que je t’ai fait part de sa proposition infâme lors de l’exécution du fils de Valentine… Je n’ai plus rien à faire avec ce misérable !
Raucoux-Desmares se passait les mains sur le visage, sur les yeux, d’un geste lent, incessant, inusité, bizarre et certainement inconscient. Voulait-il qu’elle ne le vît pas ? Voulait-il s’empêcher de la voir ?…
Certainement, il aurait voulu de la nuit autour d’eux, de la nuit pour mieux voir en eux ! Ce n’était qu’à tâtons qu’il aurait le courage de descendre l’escalier du gouffre intérieur…
Comme elle continuait de parler et de s’étonner de son attitude pitoyable, il la supplia à voix basse de ne plus rien dire…
— Ne parlons plus !… Ne parlons plus ! je n’ai plus rien à te dire, et toi, tu n’as plus rien à me dire… Silence !…
Ils étaient maintenant en face l’un de l’autre, comme deux choses mortes… Ils ne s’entendaient même pas respirer. Chacun écoutait son propre silence… Et, tout à coup, ils remontèrent en frémissant du fond du gouffre ; quelque chose, à l’extérieur, les appelait. C’était du bruit. C’étaient des voix. Il y avait en face d’eux deux femmes : Mme Clamart et Mme Lançon. Du fond de quelle cave accouraient-elles ?… Du fond de quel abîme remontaient-elles, celles-là, pour venir dire, à Raucoux-Desmares et à sa femme, la parole fatidique déjà entendue dans la bouche de Valentine :
— Vous seule pouvez nous sauver !
Du reste, avec Mme Clamart, le professeur dut entendre beaucoup d’autres choses encore : que, sans lui, rien de tout cela ne serait arrivé, car s’il n’avait pas été là pour retenir tout le monde, tout le monde serait parti. C’était lui qui avait décidé Clamart et la municipalité à ne point quitter la ville. Mme Clamart, dans son délire et dans son acharnement, allait plus loin : elle prétendait que le professeur avait répondu de leur sécurité à tous ; aussi avait-on le droit de s’étonner que, dans Saint-Rémy, il n’y eût qu’une famille sauve du malheur public : la sienne ! On n’ignorait certes pas qu’il fût très bien avec les Allemands, mais c’était là un avantage dont, jusqu’alors, il avait été le seul à bénéficier. En attendant qu’on trouvât une explication à une pareille anomalie, on allait fusiller Clamart, Lançon, le curé et les principaux de la ville. Cette femme était effroyable à entendre ; car, non seulement elle avait le désespoir avec elle, mais encore la logique. Tout semblait lui donner raison. Tout lui donnait raison. Ses cris étaient à la fois une supplication déchirante, une menace naturelle, et l’écho retentissant de la propre conscience de Raucoux-Desmares.
Raucoux-Desmares cependant ne lui répondit pas, mais regarda sa femme qui détourna la tête pour ne plus voir cette figure de martyr.
Mme Clamart et Mme Lançon s’étaient jetées aux genoux du professeur. Celui-ci dit d’une voix sourde :
— Moi, je ne peux plus rien pour vous ! Je reviens de la kommandantur. J’ai demandé à être fusillé avec eux ! Et, quoi qu’il arrive, je mourrai avec eux !…
Ce n’était point ce qu’elles étaient venues chercher. Sa mort leur était indifférente. Elles se tournèrent alors vers Freda et lui dirent qu’il n’était point possible que von Bohn, qui avait refusé d’écouter son mari, ne l’entendît point, elle !… Ces dames savaient que von Bohn était un vieil ami de la famille de Freda et qu’il avait été toujours plein d’attentions pour elle. Il fallait se dépêcher. L’exécution était fixée pour six heures, et il en était quatre !
C’est à ce moment que l’on entendit la voix de Confitou :
— Maman, allons voir ton ami von Bohn ! Je suis très bien avec lui, moi aussi ! Je ne veux pas qu’on fusille le papa de mon ami Clamart ni le papa de mon ami Lançon ! Dépêchons-nous !…
Confitou avait pris la main de sa maman.
— Pourquoi trembles-tu comme ça, maman ? Viens ! dit-il. N’aie pas peur ! Je ne te quitterai pas !…
Il n’y eut point d’autres paroles. Freda et Confitou s’en allèrent. Les deux femmes les suivirent. Elles étaient vêtues de noir, comme si le malheur était déjà arrivé, et, avec les voiles qu’elles agitaient autour d’elles, elles avaient plutôt l’air de le déplorer que de le conjurer. Raucoux-Desmares regarda s’éloigner l’étrange cortège. Raucoux-Desmares ne bougeait plus. Il laissait faire aux dieux.
En ce qui le concernait, le sacrifice avait été consommé. Sa vie, et plus que sa vie : sa femme, qui lui était autrement précieuse que sa propre chair, il consentait à tout donner s’il fallait tout cela pour suspendre les coups du destin ; et c’est peut-être pour le récompenser qu’il eût consenti à arracher son cœur, qu’au moment même où il allait s’immoler sur l’autel de la patrie, une intervention divine, par le truchement de Confitou, s’était produite qui lui rendait l’espérance. Raucoux-Desmares, grand philosophe, ne croyait peut-être pas au bon Dieu de tout le monde, mais il se rappela celui d’Abraham qui envoya l’ange par lequel fut suspendu le sacrifice d’Isaac.
L’enfant allait protéger la mère ; ce qui, peut-être, n’empêcherait point celle-ci, par son influence certaine sur von Bohn, par sa grâce, par l’artifice de son sourire, d’obtenir du monstre, une minute de clémence qui sauverait les otages. Sans doute, elle n’avait point réussi avec le petit Lavallette, mais alors elle avait eu à lutter avec le souvenir tout chaud d’un attentat dont von Bohn lui-même avait failli être victime. Raucoux-Desmares se rappelait aussi l’affaire du pont et des deux cent mille francs et la facile victoire de Freda !… Il espéra ! Il espéra !
Un quart d’heure plus tard, il voyait revenir Confitou tout seul. Il n’alla pas au-devant de lui. Il était incapable de faire un pas.
Les lèvres de Raucoux-Desmares remuèrent ; la voix était absente ; mais Confitou n’avait plus besoin d’entendre pour comprendre :
— Ils n’ont pas voulu que j’entre avec elle !… Alors, je suis venu te prévenir !…
Le professeur ne s’occupa plus de Confitou qui avait promis de ne pas quitter sa mère. Dans la minute même, il l’avait, du reste, « en horreur ». Il courut dans la rue. Confitou crut que son papa était devenu fou, et il courut derrière lui.
Raucoux-Desmares ne savait plus beaucoup ce qu’il faisait. Il souffrait trop. Il poussait des gémissements indistincts en courant vers l’abbaye. Ce n’était pas de la rage. C’était de la douleur.
Qu’allait-il faire à l’abbaye ?… Voilà une chose que personne ne savait au monde, pas même lui ; mais il lui était absolument impossible de ne pas y aller !
Il allait vers le drame !…
En pénétrant dans la cour, il fut presque renversé par une petite troupe de soldats qui en sortait avec précipitation. Il régnait là, du reste, comme le jour de l’exécution de Louis, un grand tumulte et beaucoup de confusion. Des sous-officiers couraient en jetant des ordres sauvages. Le professeur aperçut, sous une porte, les ombres noires de Mme Lançon et de Mme Clamart. Elles étaient tellement affolées et tremblantes qu’elles purent à peine répondre à ses questions.
— Où est Freda ?… Où est Freda ?…
Elles ne savaient pas !… Elles ne savaient rien !… Elles ne comprenaient rien non plus à ce qui se passait depuis un moment, depuis qu’un cavalier était accouru, porteur d’un ordre qui semblait avoir tout bouleversé dans l’abbaye.
Du reste, on ne leur avait pas permis d’aller plus loin ; Freda seule avait pu passer avec Confitou, et puis Confitou était revenu dans les bras d’un feldwebel qui le tenait de force et auquel il donnait des coups.
— Viens, papa !… Maman est par ici !…
C’était encore Confitou qui venait de rejoindre son père et qui l’entraînait maintenant vers l’escalier conduisant au bureau de von Bohn…
Mais, dans le même moment, von Bohn lui-même apparut, suivi de deux officiers. Tous trois criaient et gesticulaient. Raucoux-Desmares se précipita vers lui :
— Ma femme ? Qu’avez-vous fait de ma femme ?
L’officier s’arrêta une seconde en face de cette figure pleine de douleur et de haine, haussa les épaules et dit en ricanant :
— Fous la drouverez tans mon pureau !
On put croire que Raucoux-Desmares allait se jeter à la gorge de von Bohn, mais l’officier avait continué sa marche hâtive, et le professeur, obéissant à l’impulsion de Confitou, courait au bureau. Il n’y avait plus de sentinelle dans le couloir, plus de planton devant la porte. Et cette porte était légèrement entr’ouverte. Il n’y avait qu’à la pousser pour savoir ce qui était derrière. Raucoux-Desmares s’arrêta, tremblant sur ses jambes. Il ne voulut point que Confitou le suivît. Enfin, il poussa la porte et entra, défaillant. Assise sur une chaise, devant le bureau, les coudes sur la table, la tête dans les mains, se tenait Freda.
Au bruit que fit Raucoux-Desmares, en entrant, Freda leva la tête. Alors le professeur la regarda avec une ardeur inlassable. Elle n’avait pas changé !… Rien n’était changé dans ce visage adoré. Il était toujours à lui !
— Tu me regardes comme un fou, finit-elle par lui dire…
— Je t’ai cru perdue !…
— Je l’aurais plutôt étouffé de mes mains ! fit-elle. Ah ! le misérable !…
— Mais enfin, qu’est-ce qu’il t’a dit ?… qu’est-ce qu’il t’a dit ?… implora Raucoux-Desmares. Mon Dieu ! tu as du sang à la joue ! ton oreille saigne ! C’est lui qui t’a fait ça ?…
Alors, d’un trait, elle lui dit tout ce qui s’était passé.
Au moment où on l’avait fait entrer dans le bureau de von Bohn, on l’avait séparée de Confitou. Elle s’était trouvée seule avec l’oberstleutnant. Von Bohn s’était levé, l’avait fait asseoir dans un fauteuil, très près de sa chaise. Tout de suite, elle s’était plainte de ce qu’on lui avait enlevé Confitou. Il avait répondu qu’elle retrouverait l’enfant à la sortie, car on ne le lui mangerait pas !… Il avait ri grossièrement ; il lui avait fait des compliments grossiers, et avait voulu lui entourer la taille. Elle l’avait repoussé. Il s’était alors déclaré son esclave, et lui avait baisé humblement la main… « Je lui dis que j’étais venue pour lui sauver l’honneur et celui de l’armée saxonne. Je lui dis que, jusqu’à ce jour, mes compatriotes n’avaient jamais passé pour des bourreaux !… » Il me laissait parler… Il ne m’avait pas quitté la main… Il me la pressait… j’étais écœurée… et, tout à coup, il a voulu m’embrasser, il a approché de moi son ignoble face !…
Je l’ai encore repoussé en lui crachant mon dégoût et mon horreur et en lui disant qu’il me ferait haïr tout ce qui est allemand ! Là-dessus, il a ricané et, comme je lui avais échappé, il m’a rattrapée. Alors, cette fois, j’ai crié, et je l’ai battu, déchiré !… Ah ! tu sais, il ne m’aurait jamais eue !… Il peut fusiller vingt otages, cent otages, il ne m’aurait jamais eue ! Je t’aime trop, moi ! et mon amour pour toi me faisait plus forte que lui !… Dans le même moment, on a frappé un coup terrible à la porte. C’était un officier d’État-Major envoyé par le général de division. Il hurla un ordre qui bouleversa tout le monde et vida la kommandantur en cinq minutes. Von Bohn ne s’occupa pas plus de moi que si je n’avais pas été là. Il avait sauté sur son harnachement et disparaissait dans l’escalier, en criant des ordres. Je crois qu’ils ont autre chose à faire, en ce moment, que de fusiller des otages, heureusement !…
Raucoux-Desmares pleurait comme un enfant. Et il y avait dans ses larmes une joie infinie et un désespoir sans bornes.
— Courons à l’hôtel de ville ! dit-il. J’ai juré de mourir avec eux !
— Et moi, je mourrai avec toi ! J’aime mieux ça ! fit-elle.
La place de l’Hôtel de Ville était déserte. Ils coururent à la prison qui se trouvait à deux pas de là, et où l’on avait enfermé les otages. Le poste allemand leur ordonna de passer au large : mais ils furent alors rejoints par Mme Clamart et Mme Lançon qui leur apprirent que les otages étaient toujours là ! Rien encore n’était perdu… Le professeur espéra… Il espéra l’impossible…
Tout à coup, dans le moment qu’il se débattait au milieu des voiles noirs des deux pauvres femmes qui déliraient de terreur, ils aperçurent une demi-douzaine de uhlans qui les chargeaient à fond. Ils n’eurent que le temps de se jeter dans les ruelles adjacentes. Raucoux-Desmares et sa femme se trouvèrent séparés de Mme Clamart et de Mme Lançon qui, peut-être, avaient été foulées par les pieds des chevaux…
— Les sauvages ! les sauvages ! glapissait Freda.
Au lointain, la voix du canon se faisait à nouveau entendre, et aussi, assez distinctement, du côté de la boucle de la rivière, le déchirement de la mousqueterie et des mitrailleuses.
— Mon Dieu ! Si les Français revenaient !… soupira le professeur.
On entendit une forte explosion. C’était le reste du pont que l’on faisait sauter. Puis il y eut des sifflements au-dessus de leurs têtes. Un obus éclata au fond d’un cul-de-sac avec un tumulte inouï. Un enfant pleura derrière eux. C’était Confitou qui venait de les rejoindre. Ils l’avaient oublié. Ils constatèrent en même temps qu’ils se trouvaient à deux pas de chez eux.
— Rentrons, dit Confitou, j’ai peur !…
Le professeur fit rentrer sa femme et Confitou.
La Génie Boulard et les petits réfugiés étaient déjà dans la cave. Freda, comme une femme à bout de ses nerfs, éclata en sanglots. Le professeur voulut l’entraîner, la faire descendre, elle aussi, dans la cave, où elle serait à l’abri du bombardement. Elle s’y refusa.
— C’est comme tu voudras, dit-il, là ou ailleurs, pourvu que nous mourions ensemble !…
Ils restèrent quelques minutes en silence dans les bras l’un de l’autre. Soudain, il lui dit :
— Ton oreille, comme ton oreille saigne !… Le misérable t’a arraché l’oreille !…
— J’aime mieux mon sang à mon oreille que sa bave ! s’écria-t-elle. Ah ! l’immonde bête ! le hideux animal !… On s’est bien battu tous les deux !… Et il y avait dans le couloir des officiers qui ricanaient !…
— Les misérables !… Les misérables !…
— Ils m’entendaient, et ils ne bougeaient pas !…
— Mais quel est donc ce peuple ? s’écria le professeur.
— Je ne le connais plus ! déclara Freda.
Mme Raucoux-Desmares prononçait ces paroles définitives, exactement le 10 septembre, à cinq heures du soir.
Une heure plus tard, à six heures du soir, le herr doctor de la Bibliothèque mourait dans ses bras en lui annonçant le retour impétueux des Français. Cependant elle ne crut pas à leur victoire. En ceci Raucoux-Desmares avait deviné juste : sa femme ne pouvait croire à la défaite de l’Allemagne.
Et cet état d’esprit, qui avait été créé le plus naturellement du monde par tout ce qu’elle avait vu et entendu depuis les premiers jours de sa jeune vie, aussi bien en Saxe qu’à l’étranger, lui avait singulièrement rendu plus facile l’expression inattendue de ses souhaits de succès pour l’armée française. Elle pouvait être sincère, dans ces minutes de fièvre où, spontanément, elle sacrifiait sa patrie à son amour. Elle pouvait l’être, d’autant plus, qu’au fond, elle ne sacrifiait rien du tout et qu’elle en avait l’air seulement, puisqu’elle ne croyait point que son vœu sincère (dans le moment) fût jamais réalisable.
Ainsi le crime originel qu’elle commettait envers les siens ou, tout au moins, que les siens auraient pu lui reprocher, s’en trouvait-il fortement diminué. Elle ne s’en rendait peut-être pas compte, mais elle en ressentait, égoïstement, les effets, en ce sens que le poids de ses remords en était tout à fait allégé.
Nous avons laissé, à cinq heures, Mme Raucoux-Desmares au sein d’une haine profonde contre l’Allemagne, dont elle se proclamait à jamais séparée. Toutefois, ce tragique ressentiment contre un pays qu’elle avouait « déshonoré » et l’appel même du châtiment sur la tête de ses compatriotes ne lui facilitèrent point, à six heures, la compréhension très simple de cette vérité nouvelle : « les Boches avaient reçu une raclée ».
Le herr doctor de la Bibliothèque mourut sans être arrivé à la convaincre. Et, pourtant, il y avait mis ses dernières forces. Certes ! ce n’était point uniquement pour lui raconter les péripéties d’une lutte dans laquelle il succombait, qu’il s’était fait porter, agonisant, chez Freda ; mais, en même temps qu’il lui faisait ses suprêmes recommandations pour Mme la doctoresse de la Bibliothèque, et pour la famille, le cher savant capitaine n’avait point caché à Mme Raucoux-Desmares que l’armée de von Kluck était si mal en point qu’il y avait peu de chance qu’elle s’en tirât.
Une opinion aussi extraordinaire fut mise par la jeune femme au compte d’une dépression bien naturelle chez un homme qui avait été troué comme une écumoire par douze éclats d’obus.
Il n’en était pas moins vrai qu’il y avait là un bon ami qui allait mourir et qui avait été frappé par les Français. Aussi, après avoir laissé couler ses larmes sur les papiers de famille qu’il lui tendait et s’être sincèrement apitoyée sur la photographie de Mme la doctoresse de la Bibliothèque, qui allait faire une charmante veuve dans cinq minutes, Freda avait, sans l’interrompre, écouté le blessé qui exhalait jusque sur le seuil de l’éternité, son âme de haine contre la France, et contre tout ce qui était français.
Quant à lui, il mourut, sans s’être demandé une seconde si ses propos suprêmes ne se trouvaient point déplacés en face d’une femme qui avait épousé un Français. La science psychologique qu’il avait acquise au fond de sa bibliothèque, et aussi au cours de quelques voyages à l’étranger, ne lui permettait point de douter qu’une Allemande qui avait épousé un Français n’en restât pas moins toujours Allemande. Mme Raucoux-Desmares lui aurait dit le contraire, qu’il ne l’aurait point crue.
Mais, dans le moment, elle ne lui dit rien du tout. Elle se contenta de recueillir son dernier souffle, de lui fermer les yeux, et de le pleurer abondamment, car elle l’aimait bien !…
Elle resta auprès du cadavre étendu sur le brancard. Confitou qui avait assisté à la scène dans un coin, sans donner signe de vie, laissait pleurer sa mère sans essayer de la consoler. Raucoux-Desmares était parti elle ne savait où, poussé par ses devoirs vers l’hôpital, ou, par l’espoir, vers les bruits de la bataille. La petite cité était pleine d’un tumulte inouï. Les troupes allemandes, depuis quelques instants, s’y bousculaient dans une confusion sans exemple. Le bombardement avait cessé, mais l’écho du canon faisait maintenant à Saint-Rémy une couronne sonore. On eût dit la ville attaquée de tous les côtés à la fois.
Tout à coup, dans la salle où Freda veillait celui qui avait été le jovial et très savant docteur de la Bibliothèque, une monstrueuse apparition ensanglantée roula vers elle. C’était le cousin Fritz. « L’amant de la musique » avait une loque rouge sur la moitié du visage. Ses mains armées semblaient prêtes à lancer la foudre et ses cris racontaient la catastrophe.
Il se jeta sur le mort en l’appelant par son nom. C’étaient deux camarades qui, avant de verser leur sang ensemble, avaient vidé de compagnie quelques tonneaux de bière et goûté la joie formidable des « gross concerts ». Il jura au mort de le venger. En attendant la réalisation de ce vœu solennel, comme il avait très soif (car, de toutes façons, ce soir-là, il faisait très chaud), il demandait à boire et il précisait la qualité de la boisson susceptible d’apaiser la flamme dont il était dévoré : du champagne. Il ne disait point la marque.
Freda le régala de ses mains tremblantes.
Il lui apprenait en même temps des choses incroyables : toute l’armée allemande reculait dans une précipitation et un désordre incalculables. Depuis deux jours, les troupes de von Kluck avaient refait, en arrière, plus de quarante kilomètres. Non seulement les Français étaient en train de repasser la Marne, mais encore on redoutait l’enveloppement de l’aile droite allemande.
Freda, cette fois, dut prêter une oreille plus crédule à des propos qu’elle avait jugés, dès l’abord, extravagants. Ses yeux agrandis reflétaient un état d’âme qui pouvait difficilement s’exprimer par la parole et où il y avait, sous une stupéfaction immense, une douleur certaine et aussi, quand elle eut jeté un regard dans la rue, entre deux rideaux, un commencement de colère.
Les siens fuyaient !
Oui, oui ! c’étaient toujours les siens ! C’est en vain qu’elle les avait reniés : l’affreuse anxiété qui lui pinçait le cœur à la faire crier, le frémissement subit de tout son être, la révolte de sa raison devant le spectacle de la Déroute l’eussent renseignée définitivement sur la qualité de ses sentiments, si elle avait eu encore besoin de se connaître, elle qui, une heure auparavant, avait proclamé qu’elle ne connaissait plus ce peuple !
Ô douleur !… Cette déroute était la sienne ! Et si elle avait pu, de ses bras fragiles, arrêter ce torrent de vaincus et les rejeter dans la bataille, avec quelle joie elle eût payé de son sang son geste de guerrière ! Ô honte ! Cette honte était la sienne ! Les hommes de son pays fuyaient ! Et de quelle fuite ! Ô colère !…
Elle finit par jeter à Fritz, d’une voix sifflante :
— Mais, qu’est-il donc arrivé ?… C’est inimaginable !…
« Qu’est-il donc arrivé ? » Elle mettait dans ce cri toute sa foi passée dans le Destin allemand, force terrible qui lui avait fait souvent peur pour les siens et pour son bonheur particulier, mais qu’elle avait toujours crue invincible et que toute sa raison, plus encore que son cœur, se refusait encore à croire vaincue. Mais bientôt, hélas ! – cela était fatal – cœur et raison furent à la hauteur de la même révolte.
Fritz lui répondit qu’ils étaient débordés de partout, que l’ennemi les traquait comme des bêtes fauves, sans leur laisser un instant de répit et sans faire de quartier ! Pour son compte, le cousin Fritz l’avait échappé belle, et il prétendait, naturellement, avoir vu des choses effroyables : des bataillons entiers qui se rendaient en criant : kamerades ! et qui avaient été massacrés sans pitié !…
— L’horreur !… Et Moritz ? Et Moritz ?…
Il avait des nouvelles de Moritz. On lui avait rapporté que, dans un petit village au sud de Saint-Rémy, Moritz n’avait eu que le temps de s’enfouir avec quelques soldats dans une cave ! mais des turcos les y avaient rejoints et avaient piqué les hommes, à la baïonnette, contre les murs comme des mouches !…
— Les bandits !… Mais Moritz ?…
Moritz avait été à peu près seul à échapper au piquage, en se jetant dans la rivière. Freda pouvait se tranquilliser. Fritz savait que Moritz avait rejoint à Saint-Rémy l’oberstleutnant. Elle ne tarderait certainement pas à le voir arriver, car Moritz ainsi que Fritz avaient déposé chez Freda des objets rencontrés en France, auxquels ils tenaient beaucoup et qu’ils étaient bien décidés à ne point abandonner dans leur retraite. Ainsi déterminait-il, pour lui-même, naïvement, le but de sa visite qui était moins de prendre congé de la charmante maîtresse de maison que de ne point laisser se perdre son butin de voleur. En d’autres temps, Freda qui s’était faite avec application aux bonnes manières françaises, eût savouré la nuance ; mais, en ce jour, elle n’eut point à l’apprécier, ne s’en apercevant même pas. Sa pensée, en quelques minutes, perdait la qualité laborieusement acquise et dont elle l’avait soigneusement vernie. Tel un riche placage qui se détache sous le coup d’un choc sévère, tout ce qui était français en elle et sur elle tombait autour d’elle. Elle était simplement redevenue un élément naturel, sans aucune valeur de réaction, dans le prodigieux chaos où se heurtaient les forces du monde. Et, peu à peu, sans qu’elle s’en doutât, elle reprenait sa place, d’où elle s’était sensiblement éloignée, dans le combat.
En roulant autour d’elle, le tourbillon germain en danger récupérait cette parcelle d’énergie qui lui appartenait.
— Le plus effroyable de l’affaire, continuait le cousin Fritz, en chargeant son ordonnance des objets qui lui étaient personnels depuis qu’il se les était appropriés, le plus effroyable était que von Bohn n’avait pu porter aucun secours, avec les troupes de réserve dont il disposait encore, aux Saxons en retraite, car le pont, qui avait été réparé, avait sauté trop tôt !… Et, de ce fait, un régiment entier allait se trouver anéanti dans la boucle de la rivière, ou noyé, tout simplement !
Freda joignit les mains : « Mon Dieu !… Mon Dieu !… » Et l’on ne pouvait douter qu’elle s’adressât alors au bon vieux dieu allemand !…
Certes ! elle ne connaissait plus que ce Dieu-là, dans cet orage ! Que faisait-il donc pendant que ses Teutons subissaient l’assaut des Welches déchaînés, éternels ennemis de sa race ? Était-il possible qu’il les eût abandonnés ? C’était un crime dont elle ne pouvait croire le ciel capable. Elle préféra reporter sur les siens le reproche d’une imprudence passagère ou d’une lâcheté déterminée par la trop grande douceur de vivre qu’ils avaient trouvée en France, et c’est dans les sentiments d’une magnifique irritation contre eux, qui compromettaient ainsi les desseins de la Providence, qu’elle se jeta sur son frère qui pénétrait dans sa maison.
— Où vas-tu ? lui dit-elle. Où courez-vous tous ainsi ?… Pourquoi fuyez-vous comme des chiens qu’on fouette ?… Vous n’avez pas honte d’abandonner vos frères au combat !…
— Tais-toi ! lui dit brutalement Moritz. Nous n’avons pas de temps à perdre. On dit que les Français ont passé la rivière au-dessus de nous, au pont de la « Vallée » !…
— Mais vous n’allez pas laisser les Welches anéantir les Saxons !… Tous tes amis sont là, Moritz… C’est lâche ce que tu fais là !…
Elle s’était jetée sur lui…
Au mot de lâche, il l’avait repoussée comme une chose abjecte, car l’oncle Moritz avait sa fierté. Il voulait bien voler, mais il ne voulait pas qu’on le traitât de lâche…
— Trouve donc un moyen de les sauver, toi ! lui jeta-t-il.
Elle dressa contre lui sa figure de cire et ses yeux de flamme :
— Viens donc, dit-elle, et elle l’entraîna loin des oreilles de Fritz. Mais, au moment de parler, elle fut prise d’un tel tremblement qu’elle ne put tout d’abord prononcer un mot.
Elle claquait des dents. L’autre la pressait. Il crut qu’elle allait s’évanouir sans avoir parlé. Tout à coup, il y eut un tel déchirement de l’atmosphère sous l’artillerie toute proche, que la maison en fut secouée de la base au faîte. Une fenêtre s’était ouverte toute seule. L’horrible tumulte de la Déroute pénétra, d’une vague brusque, dans le salon et les enveloppa de sa clameur innombrable. Fritz cria :
— C’est nos Saxons qui aiment mieux se faire massacrer que de se rendre !
Alors, la figure de cire parla, Moritz ne reconnaissait plus la voix de sa sœur.
— Pourquoi ne passez-vous pas par la carrière du Bois-Renaud ? disait la voix. Si les Welches ont passé la rivière à la vallée, et qu’ils descendent par ici, vous pouvez leur tomber sur le dos et donner aux Saxons le temps de se sauver !
— Mais la carrière du Bois-Renaud est près de l’Hôpital militaire, et je ne te comprends pas !…
— Oui, mais elle communique avec la vieille chapelle !
— Depuis quand ?
— Depuis qu’on y a découvert des souterrains, en cherchant un dépôt pour le nouvel antiseptique !… Et, maintenant, va-t’en !… Va-t’en !… Va-t’en !…
— Ces cochons de Welches sont foutus, s’écria Moritz transporté !… Avec une demi-douzaine de mitrailleuses par là, l’affaire est bonne et nous aurons le temps de nous retrancher dans les carrières !… Seulement, vous ferez bien de vous cacher dans Saint-Rémy ! Ça va chauffer !…
— Va-t’en !… Va-t’en !…
— Je cours trouver von Bohn, on m’a dit qu’il serait au Pigeonnier Brillois, dont il a fait son observatoire. Tu sais où c’est, toi, le Pigeonnier Brillois ?
— Non !… dépêche-toi ! je te dis. Va-t’en ! Va-t’en !…
Elle n’avait plus la force de se soutenir. Elle se laissa tomber à genoux devant le cadavre du vieil ami de la famille massacré par les Welches.
Sa tête s’affaissa sur sa poitrine. Elle fut là longtemps comme une chose morte. Elle ne redonna signe de vie qu’en entendant derrière elle la voix de son mari qui l’appelait. Alors un long frisson l’agita.
L’oncle Moritz ouvrait la porte de la rue, quand il fut rattrapé par Confitou qui lui disait :
— Je sais bien où il est, moi, le Pigeonnier Brillois… Si tu veux, je vais t’y conduire, mon oncle !…
— C’est ça ! viens, Confitou, je te ferai reconduire par l’ordonnance.
Et il l’emmena en hâte.
Confitou fit prendre à son oncle des petites rues détournées qui devaient raccourcir le chemin et qui leur permettaient, en même temps, d’éviter l’encombrement de tous les services de l’arrière boche, lesquels remontaient vers le nord, après avoir glissé le long de la rivière et l’avoir passée beaucoup plus à l’est de la boucle où se trouvaient acculés les bataillons saxons.
Von Bohn avait mission de tenir à Saint-Rémy le plus longtemps possible, et il avait fait sauter le pont au moment même où les Saxons traqués apparaissaient sur l’autre rive. Il s’occupait en hâte de reconstruire, pour les sauver, un pont de fortune ; mais si, réellement, une avant-garde française avait pu passer la rivière plus au nord, au pont de la « Vallée », et se rabattait dans le moment vers Saint-Rémy, von Bohn n’aurait le temps de rien et sa position devenait désespérée.
Seul, le coup indiqué par Freda pouvait le sauver, car les Français ne les attendraient certes point par la carrière du Bois-Renaud, et ce serait au tour des Welches d’être pris entre deux feux !… C’est ce que l’oncle Moritz avait compris tout de suite et, sans doute, n’avait-il pas été le seul à comprendre cela, puisque Confitou, en trottinant à ses côtés, dit :
— Tu sais, je sais aussi où ils sont les souterrains de la vieille chapelle qui communiquent avec les carrières du Bois-Renaud. J’y ai joué souvent, depuis que papa en a fait son dépôt. Je t’y mènerai aussi, si tu veux !…
— Tu es brave, Confitou ! répliqua l’autre en lui serrant la main.
— Tous les Français sont braves ! répondit Confitou, en continuant de trottiner. Tiens ! voilà la musique qui recommence !
Le canon se faisait de nouveau entendre du côté du pont, et le crépitement des feux de mousqueterie suivait toute la courbe de la rivière.
Cependant Confitou ne tremblait pas.
Il paraissait seulement un peu essoufflé et plus haletant que ne le comportait, en somme, une course encore brève.
De temps en temps, il tirait son oncle par la main, le faisait entrer dans une ruelle déserte, dans quelque venelle solitaire, en disant :
« Par ici !… Par ici !… »
— C’est encore loin, ton Pigeonnier Brillois ? finit par demander l’oncle Moritz.
— Non ! ça n’est plus bien loin ! Mais tu verras : de là, on a une belle vue ! On voit tout ce qui se passe de l’autre côté de la rivière. C’est un vrai pigeonnier pour un général !
— Mais enfin, y sommes-nous bientôt ?
— Oui, dans une petite minute…
— Tu as entendu ce qu’a dit ta mère, Confitou ? et tu es assez grand pour comprendre que nous n’avons pas une minute à perdre !
— Oui, oui, fit Confitou, de plus en plus essoufflé… je crois bien que vous êtes fichus !
— C’est les Welches qui sont fichus si nous arrivons vite ! reprit l’oncle. Au fond tu ne les as jamais beaucoup aimés, les Welches ! Tu es un vrai petit Saxon, toi, Confitou !
— Ça, ça n’est pas vrai, déclara tout de suite Confitou. Ce qui est vrai, c’est que je vous ai bien aimés ; mais, ce qui est vrai aussi, c’est que je ne vous aime plus !
— Depuis la guerre ?
— Non, depuis que vous avez été si méchants !
— Enfin ! y sommes-nous bientôt à ton Pigeonnier ?
— En tournant à droite, on tombe dessus !...
— Allons, cours encore un peu ! reprit l’oncle, ne te fais pas traîner comme ça !… Alors, moi non plus, tu ne m’aimes plus ?
— Ah ! non alors, depuis que je t’ai vu faire tirer tes soldats sur ce pauvre Louis ! je ne vous aime plus ! Je ne vous aime plus ! Vous êtes tous des méchants ! Et tiens, le cousin, docteur de la Bibliothèque, qui est venu mourir à la maison, eh bien ! pendant que maman pleurait, moi j’étais bien content qu’il soit mort !
— Parce que ?
— Parce que c’est comme ça ! Parce que c’est un Allemand et que, moi, je suis un Français !… un vrai petit Français et non pas un vrai petit Saxon, comme tu le disais ! Sûrement non ! Je le sais bien !…
— Il y a longtemps que tu sais ça ?…
— Écoute, je vais te dire la vérité ; je le savais avant toutes vos méchancetés, mais je ne le disais pas, parce que j’avais peur au fond, de faire de la peine à maman… Mais, tiens ! je le sais bien, mais bien, là depuis le jour où je me suis mis à rougir en me promenant dans la ville entre toi et le cousin Fritz ! J’étais rouge ! j’étais rouge !… et je voulais rentrer à la maison. Pourquoi donc que j’étais rouge ? C’était comme ça, parce que j’avais honte de me faire voir à mes camarades entre deux officiers allemands. Il n’y a pas d’erreur ! Pourquoi ? Parce que je suis Français, c’est sûr !… Si j’avais été Allemand, je n’y aurais pas songé, c’est encore sûr !…
L’oncle Moritz n’écoutait plus Confitou, qui, en courant, continuait son discours pour lui-même. L’officier l’avait même lâché pour atteindre plus tôt l’extrémité de la venelle et monter sur une butte d’où il pensait découvrir la rivière et enfin le Pigeonnier Brillois. Il ne vit rien de ce qu’il cherchait et fut tout étonné de se trouver dans un coin de la banlieue qu’il ne connaissait pas.
Il redescendit, visiblement furieux. Il se précipita sur Confitou qui eut peur et recula :
— C’est par là, le Pigeonnier ?… demanda l’oncle d’une voix sourde et en fronçant terriblement les sourcils.
— C’est pas de ma faute si je me suis trompé ! déclara Confitou en reculant encore et en s’apprêtant à fuir de toute la force de ses petites pattes…
— Petit misérable !… Tu t’es moqué de moi !…
Confitou détalait déjà, mais il s’arrêta bientôt en constatant qu’il n’était pas poursuivi et en entendant assez loin derrière lui la grosse voix de son oncle. Il voulut savoir à qui l’oncle parlait. Celui-ci tenait, tremblant de terreur, un vieillard qu’il avait surpris dans quelque coin de sa masure en ruine, et il lui criait :
— Le Pigeonnier Brillois ? Tu vas me dire où est le Pigeonnier Brillois ? Tu vas m’y conduire tout de suite !
— Surtout ne lui dis pas, père Canard ! clama Confitou en accourant… Ne lui dis pas ! C’est pour faire tuer les Français !…
Le père Canard regarda le petit, regarda l’officier dont la face rousse éclatait de fureur, trembla plus fort sur ses vieilles jambes, secoua sa tête chenue et dit :
— Ma fî ! j’nons jamais entendu parler de c’Pigeonnier-là !…
L’oncle Moritz tira son revolver de l’étui qui était à son côté, et, froidement, brûla la cervelle du pauvre vieux. Confitou poussa un cri déchirant et se rua sur son oncle dans le moment même que le coup partait.
Le vieillard bascula, les pattes en l’air, dans le fossé qui bordait le chemin.
Confitou s’était jeté sur le poignet assassin et qui tenait encore l’arme fumante, et il mordit dans la chair avec une rage de petit tigre.
L’oncle le secoua et l’envoya, avec une brutalité terrible, rouler sur la route où l’enfant resta étendu… puis il remit le revolver dans son étui et reprit, à grandes enjambées, le chemin du centre de la petite ville où il était sûr d’être renseigné immédiatement sur l’endroit où se trouvait von Bohn. Il venait de perdre, stupidement, de par l’astuce naïve d’un enfant, vingt minutes dont on n’eût pu dire le prix !
Sa rage contre Confitou était immense. Son geste qui avait précipité le petit sur les cailloux du chemin l’avait peut-être tué : il ne s’en préoccupait pas. Confitou n’était plus pour lui qu’un petit Welche ! Il pouvait crever comme un chien au milieu de la route.
Mais Confitou ne « creva » point. Simplement étourdi par le choc, il rouvrit presque aussitôt les yeux pour voir disparaître son oncle au coin de la petite allée des Tanneurs, laquelle conduit, par le jeu de Paume, à la place des Marronniers.
Il se releva d’un bond, grinçant des dents et fermant, de rage, ses petites mains ensanglantées.
Il n’eut pas un coup d’œil pour la victime, pour le pauvre père Canard, dont les deux pattes, chaussées de sabots garnis de paille, se dressaient, rigides, hors du fossé ; il courut au bourreau. Et il courut comme il n’avait encore jamais couru, même quand il jouait au voleur et au gendarme avec les petits Clamart ou les Lançon…
Il rattrapa son oncle comme celui-ci arrivait sur la place des Marronniers où il y avait un grand désordre de troupes boches, auxquelles von Bohn, justement, était en train de donner des ordres, en plein devant le café de la Terrasse.
L’oncle Moritz, en apercevant von Bohn, s’était mis à courir et le rejoignait aussitôt. Il allait lui parler. Il ouvrait la bouche. Tout à coup, il sentit qu’on le touchait à la hanche et il regarda par là… Il eut un geste tardif pour rattraper le revolver que Confitou venait de sortir de l’étui resté ouvert, mais il n’eut même pas le temps de dire : « ouf » ! Le coup partait, et l’oncle Moritz, après avoir fait un demi-tour sur lui-même, tomba en plein sur le nez. Confitou ne resta pas là pour le ramasser.
Raucoux-Desmares était rentré chez lui dans un état d’exaltation sacrée.
Il venait d’assister au spectacle de la désagrégation subite de l’offensive allemande. Ce qu’il avait vu et entendu ne lui permettait plus de douter de l’événement formidable qui avait renversé le cours de la marée.
En outre, le désordre qui en était résulté sauvait les otages. On n’avait pas eu le temps de les fusiller, mais le poste qui les gardait, avant de rejoindre le gros de la troupe de von Bohn, n’avait pas oublié de mettre le feu à leur prison. Seulement il était arrivé que les flammes avaient été plus clémentes que les hommes, et tous les otages avaient pu s’échapper. Dans le moment, ils étaient en sécurité dans la cave du père Massart.
Cette succession heureuse d’événements faisait que l’allégresse patriotique du professeur atteignait son plus haut degré, dans le moment qu’il poussait la porte de sa maison.
Il prononça le mot merveilleux avec une force que lui eût enviée le coureur de Marathon ; et s’il ne tomba point inanimé après avoir crié « Victoire ! » c’est qu’il avait couru beaucoup moins que lui.
À ses accents de triomphe, cependant, personne ne répondit. Par trois fois, il appela Freda. Les murs sonores lui renvoyèrent le nom de sa femme et, de nouveau, ce fut le silence ; non seulement le silence immédiat autour de lui, mais un silence qui, par une coïncidence singulière, s’étendait subitement jusqu’aux environs, jusqu’au tumulte du combat qui allait rouler un peu plus loin… un peu plus loin, peut-être pour qu’on pût entendre le bruit que faisait le cœur de cet homme.
Instinctivement, Raucoux-Desmares eut peur de cet accueil glacé des choses… Il ne savait où diriger ses pas. À tout hasard et timidement, il poussa une porte. Alors il vit ce que les murs lui cachaient : la mort !
La mort était représentée là par un cadavre et par une femme à genoux qui, pour lui, était aussi morte que le mort puisqu’elle ne répondait plus à sa voix !
C’est en vain qu’il se pencha sur elle, en vain qu’il lui toucha l’épaule, qu’il répéta son nom tout bas et avec une infinie tendresse, car ce grand cœur plaignait déjà cette femme qui gisait là, écrasée sous un coup d’aile du plus antique et du plus dévorant Destin : génie jaloux, divinité farouche qui ne quitte plus notre ombre, dès nos premiers pas, et qui porte sur son front le nom de la cité qui nous donna la vie !
Il pensa qu’elle avait été accablée, moins par la fin tragique d’un parent ou d’un ami, que par le spectacle de la Déroute allemande dont elle avait certainement vu passer, sous ses fenêtres, la face de sang et d’épouvante. Et qu’elle eût oublié si vite, devant une débâcle aussi parfaite, les paroles de colère et même les imprécations dont elle avait sincèrement flétri un triomphe de sauvages, il ne lui en voulut pas !… Le malheureux ne savait pas qu’elle avait oublié aussi, dans une seconde d’égarement originel, son amour et l’honneur de son mari, et l’honneur de son fils qui portait un nom français ! Il la plaignit ! Il la plaignit !… Et, hélas ! il se plaignit lui-même, car enfin, pendant que cette femme, sa femme, étouffait de douleur, lui, il étouffait d’une joie victorieuse qui fit éclater ses larmes.
Puisque sa femme ne l’entendait plus, il se retourna, les bras ouverts, cherchant instinctivement un petit être sur la tête chérie duquel il pourrait répandre ses larmes divines, ses larmes d’allégresse… Hélas ! hélas ! son fils n’était point là et il pensa aussi que s’il avait été là, Confitou se fût peut-être détourné de lui pour pleurer de douleur avec sa mère ! Il se rappela qu’un jour il avait ouvert ainsi ses bras à son enfant et que l’enfant ne s’y était point jeté ! Alors, encore une fois, ses bras retombèrent… Il était seul, à jamais tout seul avec sa joie française dont personne ne voulait autour de lui. Le pauvre homme se prit à sangloter.
Tout à coup, une porte claqua dans le corridor, et une voix cria :
— Confitou vient de tuer son oncle !…
Raucoux-Desmares bondit dans le vestibule et rattrapa Gustave, le petit garçon du Café de la Terrasse, qui était accouru par les derrières de la maison et qui, après avoir jeté la foudroyante nouvelle, déjà s’enfuyait en criant :
— Sauvez-vous ! Ils vont tout massacrer !…
Le professeur l’agrippa au col.
— Qu’est-ce que tu as dit ? Où est Confitou ?
L’autre se secouait.
— Je vous dis qu’il a tué son oncle et qu’il s’est sauvé !…
— Mais comment a-t-il tué son oncle ? Où s’est-il sauvé ?… hurla Raucoux-Desmares.
— Il a chipé le revolver de son oncle, dans son étui, et il l’a tué comme ça, par derrière, pendant que l’oncle saluait von Bohn. Ça s’est passé devant moi. Son oncle n’a même pas eu le temps de dire : « Ouf ! » Il est tombé en étendant les bras. Confitou l’a regardé une seconde, puis, il a profité du tohu-bohu pour se glisser entre les jambes de tout le monde ! Il doit être allé se cacher du côté des hallettes. Et maintenant lâchez-moi !
Le professeur lâcha Gustave, qui s’envola. Quand Raucoux-Desmares se retourna, il se trouva en face d’une femme démente qui prononçait de vagues mots allemands où le professeur démêlait cette mélopée qui ne cessa plus : « C’est ma faute ! c’est ma faute !… »
Il ne s’attarda point à démêler cette énigme. Gustave avait dit que Confitou avait dû se cacher du côté des hallettes. Il y courut. Mme Raucoux-Desmares courait derrière lui, mais il ne s’en occupait pas.
Confitou avait tué son oncle ! Que s’était-il donc passé entre la terre et les cieux pour qu’un événement aussi prodigieux eût pu s’accomplir ? Quel motif avait eu Confitou de tuer son oncle qu’il aimait ? Il est vrai que cet oncle était officier dans l’armée allemande, mais l’inconscience avec laquelle l’enfant avait consenti à se promener avec lui dans la petite ville conquise ne pouvait guère faire présager un acte aussi farouche, et rendait plus incompréhensible encore cette explosion inattendue de patriotisme.
Raucoux-Desmares était tellement préoccupé, enflammé, grisé, enthousiasmé, confondu, terrorisé par la pensée de cet acte inexplicable, qu’il ne s’apercevait point que sa course passait à travers les balles.
Il espérait trouver Confitou sous les hallettes. Par là, Confitou jouait souvent et justement à cache-cache. C’étaient de petites halles installées à demeure sur la place du marché, derrière la mairie. Confitou avait pu trouver par là un merveilleux refuge.
Son père, en débouchant sur la place, n’eut pas à le chercher. Il le découvrit tout de suite. Confitou était debout sur une hallette, un énorme revolver au poing, et saluait de cris enthousiastes les soldats français qui occupaient déjà une partie de la ville.
Raucoux-Desmares se jeta sur son fils, l’enferma dans ses bras, et continua sa course jusqu’à la mairie. Il gravit rapidement un escalier, poussa une porte, se trouva dans le bureau de Clamart, déposa Confitou, lui prit son énorme revolver qu’il mit sur sa table, et demanda à son enfant :
— Pourquoi l’as-tu tué ?…
Madame Raucoux-Desmares était entrée derrière eux. Ni le père ni le fils ne lui prêtaient la moindre attention. Ils ne savaient peut-être même pas qu’elle fut là. Confitou répondit :
— Qui est-ce qui t’a dit que je l’avais tué ?
— C’est ton ami Gustave…
— Ah ! il a pu me voir !… Ça s’est passé devant le Café de la Terrasse. Mon oncle allait dire quelque chose à herr von Bohn, mais j’étais accouru derrière lui et il n’a pas eu le temps de lui parler, pas même de dire un mot, bien sûr ! Seulement, vrai, il était moins cinq ! Et pas une minute à perdre ! J’ai chipé son revolver dans son étui qui était ouvert, et je l’ai tué. Ça a fait un gros bruit, ça m’a fait peur, ça, je ne peux pas dire le contraire, et je me suis sauvé avec le revolver. Maintenant le revolver est à moi !…
Raucoux-Desmares n’avait jamais encore vu un Confitou pareil : un Confitou avec cette grosse voix importante, cette parole sans hésitation, rapide et fière, ce front relevé, ces yeux brillants, toute cette flamme répandue sur son jeune visage si souvent pensif et assombri. Les taches de « son » dont il était criblé semblaient comme autant de petits soleils qui lançaient des rayons.
Raucoux-Desmares frissonna d’orgueil avant d’en savoir plus long. Il comprenait déjà que Confitou avait eu le droit et peut-être le devoir de tuer cet homme qui était cependant le frère de sa mère. Il ignorait toujours la raison du drame, mais il ne doutait point que lorsqu’il la connaîtrait il ne dût serrer sur son cœur Confitou triomphant.
— Tout cela ne me dit point pourquoi tu l’as tué ?…
— Eh bien ! fit-il, c’est à cause qu’il venait de tuer le pauvre père Canard, tu sais bien le père Canard qu’a une patte plus courte que l’autre, et qu’on disait toujours derrière lui : « coin ! coin ! coin ! » Eh bien ! il l’a tué ! il lui a fait éclater la tête d’un coup de revolver !… Alors, tu comprends : quand j’ai vu ça !… continua Confitou, visiblement embarrassé… quand j’ai vu ça : une injustice pareille ! n’est-ce pas ? je m’ai dit : c’est bon : je vais tuer mon oncle !…
Il s’arrêta ; sa figure brûlait. Cependant il ne regardait plus son père en face.
Le père, très grave, reprit :
— Et pourquoi ton oncle a-t-il tué le père Canard ?…
— Ah ! voilà ! voilà ! C’est bien simple, s’pas ? Le père Canard ne voulait pas lui dire où était le Pigeonnier Brillois ! C’était pas une raison pour lui fiche un coup de revolver, ça, s’pas ? faut être juste !…
— Et pourquoi le père Canard ne voulait-il pas dire où se trouve le Pigeonnier Brillois ?
— Ben ! justement… parce que… parce que je lui… je lui avais défendu de le dire !… Tu comprends ? L’oncle Moritz cherchait von Bohn qui était au Pigeonnier… alors tu comprends… alors tu comprends, il a tué le père Canard ! Et moi, je l’ai tué, voilà !…
— Confitou, tu me caches quelque chose. Confitou, je veux que tu me dises pourquoi tu as tué ton oncle ?
Confitou releva la tête, payant d’audace :
— Ben ! je te l’ai déjà dit !… Si tu trouves que c’est pas assez qu’il ait tué le père Canard !
— Tu ne m’as pas tout dit !… Je veux que tu me dises tout, Confitou !…
Confitou fit, précipitamment :
— Eh ben, voilà ! Parce qu’il avait un secret, un secret pour tuer les Français, tous ces cochons de Welches, comme il disait : alors, moi, avant qu’il dise son secret, je l’ai tué !…
— Avant qu’il le dise à von Bohn !
— Bien sûr !
— Confitou, tu es brave ! mais tu vas me dire comment tu savais qu’il avait un secret pareil !
— Ah ! ben ! c’est comme ça !… C’est lui qui me l’avait dit, parbleu !
À ce moment, on entendit la voix de Gustave qui appelait Confitou dans l’escalier en lui annonçant « que les Prussiens s’en allaient ! » Confitou en profita aussitôt pour échapper à son père, ouvrir la porte, et courir sur le palier prévenir Gustave qu’il était là !
Raucoux-Desmares avait fait un mouvement pour rattraper son fils ; mais il se trouva en face d’une ombre qui avait glissé le long du mur et qui repoussait la porte. C’était cette même ombre qu’il avait trouvée en rentrant chez lui, et qui n’avait pas répondu à sa voix. Il recula d’effroi, voyant ce que quelques minutes dévoratrices avaient pu faire de cette image autrefois charmante. Cette chair, qui répandait naguère autour d’elle un si doux rayonnement, n’était plus que de la cendre. Freda était détruite. Cependant un souffle vint de cette ruine, un souffle qui disait :
— Tu vas savoir pourquoi Confitou a tué Moritz. Il avait entendu quelqu’un dire à son oncle qu’en passant par les souterrains de la chapelle, on pouvait déboucher dans la vallée derrière les Français !
Raucoux-Desmares sursauta :
— Par le dépôt d’antiseptique ! Mais qui est-ce qui avait pu lui dire ?…
— Moi !
Avant qu’elle eût prononcé le mot, il l’avait entendu, tant cette figure funeste, appuyée à la muraille, annonçait de catastrophes !… Et cependant, il poussa un cri, comme sous le coup inattendu d’une douleur physique. Et puis, étourdi, hagard, mais tout de même se raccrochant à un furieux espoir…
— Comment !… Comment !… Mais comment as-tu pu laisser échapper ?…
Il n’acheva pas… Sa parole râlante resta suspendue entre elle et lui… Freda avait secoué la tête… Il ne pouvait même pas espérer une maladresse… Et, en face d’elle, il était en train de devenir une ruine, comme elle… Elle vit son ouvrage…
— Tue-moi !… Pierre, tue-moi !… supplia-t-elle… je suis venue pour que tu me tues !… Tu ne me réponds pas !… Mon Dieu ! comme je te fais souffrir !… Mais tue-moi donc ! mais tue-moi donc !… Qu’est-ce que tu veux que je fasse, si tu ne me tues pas ?… Surtout ne crois pas qu’il y ait eu un calcul de ma part ! continua-t-elle sur un ton saccadé et bas : quand j’ai vu les miens écrasés, couverts de sang, venir mourir jusque dans mes bras, je me suis rappelé que je pouvais les sauver, et j’ai parlé. Ça a été plus fort que moi !… Alors, je t’ai trahi ! Je vous ai tous trahis ! J’ai trahi Confitou qui s’est bien vengé, mais qui, lui, ne m’a pas trahie !… Tout à l’heure, je l’écoutais, Pierre, j’écoutais sa petite voix… sa chère petite voix volontaire qui essayait de te tromper… pour sauver sa mère !… J’aurais pu te dire tout de suite : « Ne le tourmente plus, c’est moi !… C’est moi qu’il faut interroger !… » Mais l’entendre ! comprends-tu ?… Entendre sa voix une dernière fois… une dernière fois… Il disait : « C’est comme ça !… et voilà !… C’est comme ça, parce que c’est comme ça !… » Mon Dieu ! je ne l’entendrai plus jamais dire : « C’est comme ça, parce que c’est comme ça !… » Qu’est-ce que tu attends pour me tuer ?…
Et puis, elle s’arrêta de parler, voyant qu’il conservait un silence épouvantable.
Et puis, d’un regard aigu, elle fixa le revolver, sur la table.
Soudain, Raucoux-Desmares fit un pas jusqu’au fauteuil de Clamart, s’y écroula, et, les coudes au bureau, se plongea la tête dans ses mains. Il ne regardait pas sa femme. Il regardait sa conscience. Sa conscience lui disait : Juge ! et Mme Raucoux-Desmares, en face, savait bien que « le Jury était en train de délibérer ».
Elle eût été incapable de faire un mouvement. Elle attendait un geste qui la poussât dans l’éternité.
Raucoux-Desmares releva la tête. Il considéra sa femme un instant. Que vit-elle, elle, sur la face qui la regardait ainsi ?… Sans doute quelque chose de formidable, car elle poussa un soupir où passait toute la terreur du monde.
— Non !… Non ! pas ça !… pas ça !… Pierre ! songe à Confitou !…
Le professeur avait pris le revolver, et elle n’avait pas attendu qu’il l’approchât de ses tempes pour comprendre qu’il allait se tuer ?
— Songe à Confitou !… Songe à Confitou !…
Il dit :
— D’autres te jugeront, t’absoudront ou te condamneront… Mais, moi, il est quelqu’un que je ne puis absoudre, c’est l’homme qui a introduit chez lui une ennemie de son pays !… Adieu Freda !
Toute la faiblesse de la malheureuse était pendue au bras de cet homme.
— Tue-moi ! Tue-moi comme une chienne !… Mais toi, tu n’as pas le droit !… je te dis que tu n’as pas le droit de te tuer !… Pour Confitou !… Pierre !… pour Confitou !…
… La porte fut poussée timidement… Le grincement qu’elle fit entendre les immobilisa.
Confitou allongea la tête, les cherchant dans l’ombre, se demandant où ils étaient passés… Quand il eut aperçu leurs silhouettes derrière le bureau du père Clamart, il dit :
— Papa, passe-moi le revolver que je le montre à Gustave !…
Il le voulait. Ce revolver était à lui. Il alla le prendre lui-même dans la main de son père, qui le laissa faire, comme dans un rêve.
— Au moins, as-tu enlevé les cartouches, papa ?… J’aime autant que tu enlèves les cartouches, tu sais ?… Elles font un bruit !…
Obéissant, Raucoux-Desmares enleva les cartouches. L’enfant sortit avec son revolver…
— Et maintenant, va-t’en ! fit le professeur à Freda, d’une voix sourde…
— Oui…
— Ils ne sont pas si loin que tu ne puisses les rejoindre !… Et tu connais les chemins qui conduisent chez eux !…
— Oui…
— Ces chemins ne peuvent plus leur servir à eux !… reprit-il sur un ton où frémissait sa colère sainte… qu’ils te servent au moins à toi !…
— Oui…
— … Pour nous séparer à jamais…
— … Oui…
Cependant, elle restait là, immobile. Il ouvrit, derrière eux, une porte en face de celle par où était sorti Confitou…
Freda ne bougea pas. On entendait la voix de Confitou sur le palier. Il comprit qu’elle ne l’écoutait plus, lui, mais qu’elle écoutait encore cette voix-là…
Tout à coup, la voix dit :
— Je m’en fiche pas mal que c’était mon oncle !… C’était un sale Boche !…
Alors elle partit…
Il entendit son pas dans l’escalier sonore… un pas qui allait si lentement… et qui était si léger, et qui cependant faisait un bruit immense… et puis il n’entendit plus rien…
Elle était partie s’éteindre de douleur quelque part…
Quant à lui, il n’avait plus le droit de se tuer depuis que Confitou lui avait enlevé l’arme des mains. Et puis, s’il avait perdu une femme, il avait trouvé un fils. Et ce n’est pas tous les jours que les cœurs trahis reçoivent sur leurs blessures un baume aussi enchanté ! Par quel miracle cet enfant, qui aurait pu être foncièrement Allemand, s’épanouissait-il en une fleur de France aussi éclatante ? Cela, il fallait le demander au grand mystère de la Création qui a fait naître du même père et de la même mère, Caïn et Abel.
Dehors, il entendit la voix de l’enfant qui disait :
— Tu comprends, Gustave ! je savais qu’il avait un secret pour tuer les Français, c’est ce que j’ai dit à papa… alors, je l’ai tué ! Depuis que je savais ce secret-là, je ne pensais qu’à le tuer ! Aussitôt que j’ai pu lui chiper son revolver, ça n’a pas été long, tu as vu !…
— Et tu t’es sauvé sans lâcher le revolver, dit Gustave ! Tu es vraiment épatant !…
— Heureusement, continuait Confitou… Heureusement que je l’avais gardé, le revolver !... Il m’a servi… Au coin de la rue de la Mairie, il y a un grand escogriffe de hussard de la mort qui veut m’arrêter !… Pan ! je lui ai fait passer le goût du pain !…
— Ah ! bien !… faisait Gustave… Ah ! bien !
— Et ce n’est pas tout… au coin de la rue des Hallettes, un uhlan, tu entends, un uhlan se jette dans mes jambes !... Pan ! n’en parlons plus !…
Dans son immense désespoir, Raucoux-Desmares ne put s’empêcher de sourire.
Confitou exagérait, mais ce n’était pas Gustave qui eût trouvé quelque chose à y redire. Gustave était trop fier d’avoir assisté à un pareil événement pour en diminuer l’importance.
Quinze jours plus tard, si l’on avait écouté Gustave, c’était Confitou qui avait gagné la bataille de la Marne…
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en mai 2016.
— Élaboration :
Ont participé à l’édition, aux corrections, aux conversions et à la publication de ce livre numérique : Anne C., Sylvie, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Leroux, Gaston, Confitou, Paris, Hachette, 1917. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Königsburg, a été prise par Sylvie Savary.
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation des Bourlapapey. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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