William Cobb
(Jules Lermina)

MYSTÈRE - VILLE

1905

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Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER.. 4

CHAPITRE II 17

CHAPITRE III 29

CHAPITRE IV.. 34

CHAPITRE V.. 44

CHAPITRE VI 60

CHAPITRE VII. 81

CHAPITRE VIII. 102

CHAPITRE IX. 115

CHAPITRE X.. 124

CHAPITRE XI. 135

CHAPITRE XII. 152

CHAPITRE XIII. 166

Ce livre numérique. 184

 

CHAPITRE PREMIER

J’ÉCRIS ces notes au jour le jour.

Depuis que je suis arrivé dans ce singulier pays, il me plaît de tenir un memento quotidien.

Ce manuscrit tombera-t-il jamais sous les yeux de quelqu’un de mes anciens compagnons ? je l’ignore. C’est, en somme, pour mon usage personnel que je le rédige, comme pour me convaincre moi-même de la réalité des faits extraordinaires que j’y mentionne.

Je connais l’incrédulité humaine : si quelque Européen, quelque Parisien lisait ces lignes, il taxerait de mensonges les observations, les réalités qui s’y trouvent consignées ; et pourtant il n’est pas ici un seul mot qui ne soit l’expression de la pure vérité.

Sans plus de préambule, j’entre en matière.

 

***   ***

 

Je suis Français et même Parisien.

Mes parents, braves bourgeois, ayant mené l’existence étroite des gagne-petits dans une modeste boutique de tailleur, m’ont laissé orphelin vers ma vingtième année.

J’avais fait des études assez rudimentaires, sans tenir compte des avis qui m’étaient donnés par ma mère, très férue de l’instruction des autres.

Chose qui paraît d’abord singulière, mais qui est en vérité plus fréquente qu’on ne le croit, mon père, sédentaire par état, calme par disposition, enveloppé de gâteries par ma mère qui ne l’eût pas laissé s’aventurer hors de la banlieue de Paris, par crainte d’accident, ne rêvait que voyages, expéditions lointaines, explorations aux pays mystérieux.

Son unique vice – très combattu par ma mère, toujours inquiète – consistait en l’achat de cartes, de volumes et de journaux de voyages. Livingstone l’avait enthousiasmé, il avait rêvé de Binger, il frémissait au nom de Nordenskjöld, et s’enfiévrait en songeant à Nansen. Il avait loué une mansarde au 6e étage de la maison, sous prétexte d’y ranger des draps et étoffes dites de nouveautés, pour habits, redingotes ou vestons. Ce choix d’un palier très élevé était machiavélique, l’obésité de ma mère s’opposant à cette ascension. En réalité, c’était la bibliothèque, un capharnaüm de toutes les collections imaginables, récits authentiques ou légendaires.

L’encombrement était tel que, pour se tenir en équilibre, il fallait poser un pied sur le pôle Nord, l’autre sur le cap de Bonne-Espérance, tandis qu’on s’appuyait d’un poing sur la Mandchourie et de l’autre sur le National Park des États-Unis. On y piétinait le monde, on s’y asseyait sur l’univers.

Or, bien facilement mon brave père avait fait de moi son disciple ; pendant des heures entières, je m’allais blottir dans ce réduit qui semblait une synthèse de la terre, et, les genoux pliés, les reins cassés, je me plongeais dans l’innombrable cohue des bouquins qu’on aurait pu qualifier de Manuels du vagabond.

Le plus bizarre, c’est que j’ignorais absolument la géographie : j’aurais pu réciter tel chapitre des mœurs des Kirghizes ou des coutumes des Somalis. Mais il m’eût été impossible de dire où se trouvaient exactement ces pays : pour moi, la terre était un grand sac où peuples et localités étaient jetés pêle-mêle, où l’on glissait la main comme dans une bourse à loto, au petit bonheur, avec certitude d’en tirer des merveilles. J’avais naturellement fini par la phase de la vocation maritime. J’avais même eu l’audace, sous l’œil attendri de mon père, de parler devant ma mère d’un engagement possible sur un navire de l’État. Ah ! oui, j’avais été bien reçu !…

Pauvres et chers parents ! Ils disparurent à deux mois l’un de l’autre, me laissant et le fonds assez bien achalandé, et un joli lot d’obligations de tout repos. Inutile de dire que je n’hésitai pas une minute à liquider le tout et à le transformer en espèces monnayées, ayant cours et prêtes à rouler – comme moi-même – à travers le monde.

Et pendant cinq années je fis un métier – que nul n’eût accepté, même si on l’eût payé très cher, mais qui me ravissait. C’était d’aller sans cesse, sans arrêt, de ville en ville, de chemins de fer en paquebot, de tram en car.

Je ne faisais pas le tour du monde : le mot évoquerait une idée de cercle qui ne caractériserait nullement ma façon de procéder dont la fantaisie était inénarrable. J’étais un zizagueur impénitent, allant du Nord au Sud, de l’Ouest à l’Est, selon mon caprice et ma curiosité, cherchant toujours une émotion nouvelle, usant de la ligne brisée, sans aucun plan, avec des retours imprévus, des fugues illogiques, des arrêts non motivés.

Or, savez-vous quelle impression – très étrange – me donnaient ces voyages à chemins rompus : en vérité, rien ne m’étonnait. Jamais dans quelque pays que ce fût, je n’avais la sensation du nouveau, de l’inconnu. Gravures et photographies m’avaient révélé les sites intéressants, et devant n’importe quel monument, quel panorama, un « Je connais ça ! » désenchanté me montait aux lèvres.

Bien heureux quand il ne m’arrivait pas, comme devant les pyramides d’Égypte, de déclarer in petto que c’était bien mieux en photographie !…

Au fond, tout se ressemble : qui a vu Paris, Venise, Constantinople et un douar quelconque a tout vu. Partout, il retrouvera les mêmes impressions : que les baies soient de Naples, de Lisbonne ou de Buenos-Ayres, l’émotion ressentie est toujours identique. Les questions de degrés sont insignifiantes.

Le soleil n’est pas sans monotonie, qu’il brûle furieusement, comme aux tropiques, ou qu’il pâlisse, comme en pays scandinave.

Puis, surtout, cette considération m’a toujours frappé qu’en somme, pour qui sait raisonner, la marche des choses obéit à des règles qui, partout, sont les mêmes et produisent, avec plus ou moins d’avancement, des résultats analogues.

Ainsi de l’éclairage nocturne : la torche de résine, la chandelle de cire, la mèche à huile, le pétrole, le gaz, l’électricité forment les stades d’un progrès dont on retrouve partout les étapes. Dis-moi comment tu t’éclaires et je te dirai à quelle phase de la civilisation tu es arrivé.

J’ajouterai que le développement de l’illustration est mortel pour la sensation du curieux : les anciens explorateurs tombant en présence des ruines toltèques, des alignements de Carnac, des minarets musulmans ou des pagodes bouddhiques éprouvaient un réel saisissement. Le dernier peut-être qui l’ait ressenti est l’heureux mortel qu’une excursion à travers les forêts cambodgiennes jeta en présence des monuments d’Angkor.

Mais aujourd’hui, il n’est pas un enfant de dix ans qui ne connaisse ces perspectives et ces silhouettes. Alors ? C’est l’histoire du paysan qui vient à Paris et qui reconnaît, dans ces palais dont nous sommes si fiers, les sujets des cartes postales colportées par le chemineau.

Bref, pendant mes cinq années de folles excursions, je puis affirmer que, pas une fois, je ne pus échapper à l’impression du déjà vu.

Pourtant je cherchais, je cherchais toujours ; et en mai 1900, j’échouai en Chine, à Pékin, où je retrouvai l’inévitable pagode, le coolie perpétuel, le palanquin légendaire, avec – ô horreur ! – les chemins de fer, le télégraphe et les industries banales du fer, de la fonte et de l’acier. Je sais bien que les domestiques servent le chapeau sur la tête, que les Chinois ôtent leurs lunettes pour causer avec quelqu’un, que les mieux élevés crachent sur les tapis, qu’une de leurs plus grandes politesses est de prendre du sel entre le pouce et l’index et d’en saupoudrer votre mets, qu’ils jettent les os sous la table et terminent le repas par des soulagements non moins singuliers que bruyants…

Tout cela ne constituait pas pour moi une de ces surprises qui paient toutes les fatigues. Aussi, après avoir traîné mes bottines de la porte de la Paix, Ngang-Tin-Men, à Tien-Men, la porte de l’Aurore et de la Soumission, Pin-Tse-Men, à Tong-che-Men, la porte de l’Orient ; après avoir vagué de la pagode des Lettrés à la montagne du Charbon, – Mée-Chaen, – je me sentis saisi pour la première fois d’un découragement profond.

Je m’ennuyais effroyablement et rien ne pouvait dissiper cette lourdeur morale qui oppresse et déprime. En vain je restais pendant des heures sur le pont de Marbre, regardant passer la foule bigarrée et bruyante ; en vain je cherchais à m’intéresser à la pagode Bleue, avec les mille clochettes qui tintinnabulent au vent, au Nam-Tang et à sa cathédrale dont les tours semblent des bras de géant tendus vers le ciel, ces monuments bizarres, ces mœurs exotiques, cette civilisation si différente de la nôtre et pourtant au fond si analogue ne me laissaient d’autres sentiments que d’une lassitude cérébrale…

Où aller maintenant ? En Sibérie ? J’y retrouverais sous la neige les pas des Occidentaux. Au Japon ? Voici qu’il se civilisait ! Au Cambodge, en Annam ? Pour y coudoyer des fonctionnaires et y voir le déballage des marchandises fabriquées au faubourg Saint-Denis ou à Birmingham, sinon à Berlin ou à Stuttgart !…

Était-il donc vrai que, selon le mot des anciens, il n’y avait rien de nouveau sous le soleil et que la planète ne pouvait plus m’offrir un spectacle qui me réjouît ou même – car j’aurais tout préféré à la monotonie – m’épouvantât ! Mais, tout à coup, une pensée traversa mon cerveau.

Que m’étonnais-je de trouver les grands centres de population identiques à eux-mêmes, sauf de très menues différences de mœurs et de coutumes ? Le Chinois, quoi qu’il en eût et en dépit de sa résistance atavique, n’en est pas moins soumis comme tous les hommes à cette pénétration irrésistible qui s’opère entre êtres différents ; il y a, comme dans les plantes, une sorte d’osmose qui se produit, à l’insu même de ceux qu’elle modifie.

Et je me dis que le Chinois paysan, cultivateur, sauvage même, bref le Chinois nature devait être intéressant à étudier ; que, peut-être, au milieu de ces primitifs encore soumis à des règles qui remontent à cinquante siècles, je me trouverais en face de quelque manifestation mentale inattendue, ou que tout au moins je n’aurais point jusque-là vue classée et cataloguée dans les livres.

Je dois ajouter qu’en mes pérégrinations infatigables j’avais du moins acquis une précieuse faculté, quelque chose comme le don des langues, et qu’au bout de quelques mois, en quelque pays que je me trouvasse, je pouvais comprendre et m’expliquer avec une facilité qui m’émerveillait, moi-même.

C’était comme une intuition presque immédiate, comme s’il existait en moi un ressouvenir d’avoir naguère, dans une vie antérieure, parlé l’idiome qui aujourd’hui renaissait en quelque sorte dans des cellules cérébrales.

Bref, je quittai Pékin et résolus de me lancer à travers la Chine inconnue, vers l’Ouest, le plus loin possible de la mer et des communications européennes. Mon plan était fort simple : je m’en irais tout simplement, en un costume mi-chinois, mi-mandchou qui n’attirât pas l’attention, ce qui ne serait pas malaisé d’ailleurs, tant le Chinois est indifférent à tout et j’irais m’installer quelque part, sur la frontière occidentale, au delà de la grande muraille, du côté de Dun-Khou, sur le fleuve Houang-Ho. J’avais engagé quelques serviteurs sur lesquels je pensais pouvoir compter absolument : j’avais fait bonne provision d’argent.

J’étais décidé, d’ailleurs, à vivre en solitaire. Je n’avais pas encore goûté de l’isolement. Qui sait s’il ne me réservait pas des surprises ?…

Il m’en réserva, en effet, ainsi qu’on le verra par la suite de ce récit.

Je fus favorisé de façon particulière.

Dun-Khou que j’atteignis après deux jours de chevauchée, est un gros village, assez propre par extraordinaire et qui, malheureusement pour lui, est connu de ceux-là mêmes qui n’ont jamais entendu son nom ; c’est le village de paravent, avec des maisons à toits pointus ornés de clochettes, les bâtis de bois rouge, son beau lac bleu et ses grands oiseaux qui semblent peints pour le plaisir des yeux par un ornemaniste.

Je m’installai à l’extrémité même du bourg, au delà d’un petit pont, – que vous voyez en fermant les yeux, – et là, au milieu de mes œuvres, je me mis à travailler assidûment les œuvres de Khong-Fou-Tseu, que nous avons baptisé Confucius pour notre commodité. C’est singulier, mais je sentais s’éveiller en moi des ambitions de sinologue. Je m’étais même tracé un programme intéressant. Je voulais, remontant dans l’histoire scientifique de la Chine, étudier l’état de son ancienne civilisation, me rendre un compte exact des progrès qu’elle avait réalisés jadis, alors que, nous dit-on, elle avait inventé bien avant les Européens l’imprimerie, la boussole et la poudre à canon ; savoir la vérité sur ces légendes et finalement chercher à découvrir les causes vraies de l’arrêt subit de cette civilisation, trouver la pierre qui avait stoppé la mécanique…

Il y avait à Dun-Khou un vieux mandarin qui n’était rien moins qu’un imbécile et qui, malgré ma condition d’Européen, n’hésita pas à se lier avec moi : curieux, érudit, d’esprit assez large, Fo-Hi-Li, comme il s’appelait, devint mon inséparable, presque mon ami, et n’eût été l’expression parfois singulière de ses yeux bridés où, à tort sans doute, je surprenais un rayon d’ironie méchante, j’aurais béni le hasard qui, après si longue enquête, me faisait rencontrer un homme digne de toutes sympathies.

Mais j’ai hâte d’arriver à la catastrophe dont tout ce qui précède n’est qu’un préliminaire.

Je travaillais, je me promenais avec Fo-Hi-Li, j’essayais de causer de-ci de-là avec les laboureurs, je caressais les petits enfants et montrais une prédilection toute particulière aux cochons roses, pareils à des jouets, qui constituent la richesse du pays.

Je ne dirai pas qu’on me sautât au cou et qu’on m’accablât de sourires : le chinois est froid, et pour un Européen, il suffit de n’être pas honni pour apprécier la mansuétude des indigènes. Fo-Hi-Li, d’ailleurs, me patronnait, me protégeait, et après avoir si longtemps pérégriné, je m’endormais paisiblement dans ce nid de placidité, si doucement que j’en arrivais presque à rêver une existence tout entière se déroulant nonchalamment sur les bords du Houang-Ho.

Or, une nuit, c’était dans la deuxième semaine de juin 1900, je fus réveillé en sursaut par une sensation singulière… Je rêvais que des sauvages m’avaient fait prisonnier et me rôtissaient devant un feu ardent. Mais il me sembla que mon rêve confinait de très près à la réalité, quand, en ouvrant les yeux, je me vis environné d’une lueur rouge de la plus fâcheuse apparence…

Le feu ! ma maison brûlait !… et en un instant, – les facultés se décuplent en pareil moment – je m’aperçus que les flammes m’environnaient de tous les côtés, comme si l’incendie eût été allumé à la fois sur tous les points de ma maison.

L’édicule était de bois : c’est-à-dire qu’il n’offrait aucune résistance et qu’en quelques minutes, je pouvais, je devais être calciné à l’instar d’un poulet qui serait tombé dans le foyer d’une forge…

Inutile de détailler mes actes : ils se devinent ! Je saisis mes vêtements et m’habillai en toute hâte. Puis je bondis sur mes pieds, je hurlai au secours, et me jetai au hasard, à l’aveuglette, vers la première issue qui s’offrait – porte, fenêtre, je n’en sais rien.

Mais ce que je n’oublierai jamais, ce fut la clameur aiguë, stridente, horrible qui se déchaîna quand ma silhouette se détacha à travers la flamme.

Était-ce de pitié, d’encouragement, d’espérance ?… Si le moindre doute avait pu subsister en moi, il se fût bien vite évanoui – car la foule était formée de tous les habitants du village, à la tête desquels je reconnus distinctement mon excellent ami Fo-Hi-Li qui, plus fort que les autres, brailla :

« Mort au Français ! Mort au diable étranger !… »

Je dois dire que, depuis quelque temps déjà, des bruits de révolte, de massacres d’Européens étaient parvenus jusqu’à moi. On disait que des sociétés secrètes – les Boxers – devaient exterminer tous les blancs. Mais mon parfait mandarin Fo-Hi-Li avait beaucoup avec moi de cette imagination folle et ridicule. Le traître maintenant jetait le masque : j’étais, j’avais toujours été l’ennemi. On me le ferait bien voir.

La situation était des plus critiques : si je m’obstinais à rester à l’intérieur de ma maison, je passais rapidement à l’état de charbon ; si je sortais, je tombais sous les épieux, les bâtons et les griffes de ces malandrins jaunes. Les langues de flammes dardaient vers moi : encore quelques secondes et je serais happé par le feu. Donc il n’était pas indiqué que je dusse me livrer à une longue méditation et juger froidement – froidement surtout ! – le pour et le contre.

Alors je me décidai brusquement à tenter l’impossible. Après tout, étant sûr de mourir si je n’agissais pas, il me restait une chance – sur mille – de me sauver en agissant… et bondissant au milieu des flammes, je me ruai à travers les Chinois…

Ne me demandez pas ce que je fis ni comment je le fis… la vérité, c’est que sans rien savoir, sans rien comprendre, n’ayant en la mémoire que l’épouvantable vision d’une étonnante mêlée d’armes brandies, de bras tordus, d’enlacements, de contorsions, le tout n’étant que cauchemar et folie… je me retrouvai un matin – un soir – du diable si je le sais ! étendu sur le ventre, les jambes figurant une croix de Saint-André, le nez dans le sable…

Cela, je le sais. Car j’eus tout d’abord l’ineffable jouissance d’une résurrection ; mais comme je cherchais à rassembler mes idées, à essayer de comprendre où j’étais et d’où je venais, la nuit se fit de nouveau dans mon cerveau ; la peur – l’effroyable peur – me secoua, me galvanisa, me dressa sur mes pieds et me lança en avant… sans que ma volonté ni mon initiative intervinssent…

Et j’ai la sensation d’avoir couru, couru, pendant des heures, des heures, peut-être des jours entiers, sans qu’il me soit possible de me rappeler rien que le rythme monotone et brutal de deux pieds qui, plus vite, toujours plus vite, frappent le sol… Je ne crois pas m’être un seul instant arrêté… mais je ne pourrais en faire serment…

Bien certainement je n’ai rien bu ni mangé. J’étais à l’état d’un automate dont un ressort s’était déclenché et dont la mécanique allait, allait toujours…

Je courais, je trottais, je galopais furieusement, comme un aliéné qui s’est échappé de son cabanon… jusqu’au moment où, dans ma tête, il y eut un choc, comme si j’avais reçu un coup de bâton en plein crâne…

Les rouages s’arrêtèrent, faiblirent, se brisèrent… Je tombai sur le sol, inerte, inanimé, rompu… mort.

CHAPITRE II

ÉTAIS-je mort ?… Non, car les morts ne souffrent pas.

Et j’eus conscience de mon existence par les lancinantes douleurs qui poignaient tous mes membres… Oui, oui, je vivais, ayant la conviction que mes bras et mes jambes étaient rompus, que mes épaules étaient disloquées… et ma tête !… elle était si fort endolorie que j’hésitais à la remuer, tant je craignais que les morceaux de mon crâne ne se séparassent et ne tombassent chacun de leur côté…

Encore des heures passèrent, avant que je reprisse possession de mes facultés. De temps en temps, il s’opérait en mon cerveau une sorte de sursaut, comme si d’un élan je me rattachais à la vie ; puis la prostration, l’engourdissement…

Je passais, à vrai dire, par des alternatives de vie et de mort : peut-être un malade, dans une lutte d’agonie, éprouve-t-il ces bizarres intermittences…

Combien de temps durèrent ces angoisses : il me serait impossible de le mesurer, si approximativement que ce fût.

Enfin, l’accalmie se fit, décisive : je repris possession de moi-même, de ma raison, de mon intellect. Je compris que je pouvais penser normalement, et seulement alors j’eus, très nette et très profonde, la notion d’une résurrection.

Je ne songeai pas tout d’abord à me demander où j’étais, mais ma première curiosité, fort naturelle, d’ailleurs, fut de vérifier dans quel état se pouvait bien trouver ma pauvre carcasse.

Un à un, je m’efforçai de remuer mes membres : une jambe se prêta d’abord à un mouvement de flexion ; j’osais à peine essayer l’autre me disant que bien certainement l’une des deux devait être brisée… je me hasardai… la seconde était intacte comme la première… et le bras droit ! et le bras gauche !

Cette exploration de mon propre corps était des plus intéressantes.

Je portai mes mains à ma tête, m’attendant à ce que la boîte osseuse de mon crâne cédât sous mes doigts… Point ! c’était solide !… et mon nez ! et mes yeux ! tout semblait intact… et à sa place !

Soudain, j’eus un frisson. J’étais sur le dos, étendu sur une matière dure qui devait être de roc… Je me dis que c’étaient mes reins qui étaient brisés et que je serais incapable de me tenir debout…

Cette pensée me fut si douloureuse que tout d’abord je fus convaincu que j’avais fait la vérification nécessaire et que ma paralysie était d’ores et déjà tout à fait acquise… et j’eus une grosse envie de pleurer…

Mais non ! mais non ! je n’avais pas fait l’effort probant !… Oh ! avec quel serrement de cœur je posai mes deux mains à plat, sur le sol, pour constituer le point d’appui de mon relèvement…

Je poussai un cri de joie : j’étais assis, oui, assis !...

Alors, d’un élan, je cambrai les reins – qui ne se dérobaient pas – et je fus debout !

Pour comprendre l’étonnante joie qui, sous la forme d’un ruisseau tiède, courut à travers mes veines et mes artères, il faudrait avoir passé par là… ce que je ne souhaiterai pas, d’ailleurs, à mon plus mortel ennemi…

Il est vrai que la compensation était énorme : se sentir vivre, n’être ni estropié ni infirme ! et cela quand depuis un temps qu’on ne peut mesurer on a été le jouet du hasard, de la folie, feuille morte emportée par l’ouragan et qui pouvait être réduite en poussière.

Donc j’étais debout, certes très las, muscles détendus, cerveau quasi vide, mais en somme ayant déjà cette certitude que le repos suffirait pour réparer le mal…

Le repos… et la nourriture ! car ma première sensation vraie fut celle d’une faim intense.

Songez à ceci que lorsque je m’efforce de calculer le temps écoulé depuis ma fuite de Dun-Khou, je ne puis, avec toute la modération possible ou en faisant appel à tout mon sang-froid, l’estimer à moins de trois ou quatre jours…

C’est-à-dire que, dans l’état d’insouciance où m’avaient jeté la surprise, la terreur, l’instinct de conservation, j’avais accompli ce tour de force de courir peut-être pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures… ce qui pouvait représenter 50 ou 60 lieues !

Cela semble impossible. Et pourtant !

Il est bien entendu que, pour le moment, en cette première phase de réveil, je ne me livrais pas à ces calculs. Seulement le délabrement de mon estomac, la souffrance aiguë de la faim me prouvaient la longueur de la crise.

Pendant le premier quart d’heure, je restai immobile, l’esprit tendu vers ce seul problème : manger !… Et c’était une telle obsession que je ne songeais à rien d’autre, pas même à rechercher les moyens de trouver quelque nourriture.

Ces déséquilibres mentaux sont incroyables. Les secousses subies, la souffrance actuellement ressentie, tout cela produisait sur moi une sorte d’hypnotisation, de catalepsie.

Enfin, mon cerveau se réveilla, une lueur passa dans ma tête ; j’ouvris les yeux, ou plutôt je les vérifiai, je les éclairai, en ce sens qu’ils étaient tout à l’heure ouverts, mais qu’ils ne regardaient ni ne voyaient.

Et je poussai un cri d’étonnement, presque d’horreur.

L’endroit où je me trouvais ne peut se dénommer que par ces mots : un couloir au fond d’un abîme.

Je compris tout de suite pourquoi mon sens visuel avait été si lent à reprendre son acuité : dans l’étroit espace où j’étais enserré, entre deux murailles de granit qui s’élevaient à une hauteur prodigieuse, ne régnait qu’une lumière grise, diffuse, à peine suffisante pour qu’il fût possible de discerner les objets.

Et levant la tête, par le mouvement instinctif des bêtes et des fleurs à chercher la lumière, je vis – au-dessus de moi, mais à une hauteur telle que je ne pouvais même essayer de l’évaluer – une bande de ciel d’un bleu éclatant presque blanc, tant devait être ardent le soleil qui l’illuminait.

Je levai les bras vers cette lumière, vers le soleil que je ne voyais pas.

C’était comme une promesse de vie, une espérance de salut.

Mais cela était l’illusion : la réalité me ressaisit, terrible.

Comment m’étais-je engagé dans cette faille de rocher, dans cette crevasse qui ne mesurait pas trois mètres de largeur…

Mon émotion était telle que je ne ressentais plus la faim. Toute ma vitalité s’était concentrée dans la notion du danger, dans le désir d’y échapper.

D’abord quels pouvaient être ces rochers ? Je savais qu’à vingt lieues à la ronde – et d’ailleurs dans toute la Chine occidentale – le pays est absolument plat. La province d’Ordos, qu’il faut traverser pour venir de Pékin à Dun-Khou, n’est qu’une vaste plaine, et au delà du fleuve Houang-Ho commence la Mongolie, et puis, c’est le désert de Gobi, avec ses étendues de sable où les caravanes osent à peine s’aventurer ; le désert qui, dit-on, est né d’un cataclysme analogue à l’effondrement de l’Atlantide, et dont les approches sont défendues non seulement par l’âpreté sinistre de la solitude, mais aussi par des légendes que les Chinois et les Mongols ne racontent qu’en baissant la voix.

Je cherchais à rappeler mes souvenirs géographiques, et le travail cérébral ne faisait qu’augmenter mes perplexités.

Il était impossible que je fusse revenu vers la Grande Muraille, dans la direction de Yu-Lo, car, à traverser les campagnes chinoises, j’aurais infailliblement péri sous les coups des fanatiques.

Mais, d’autre part, si j’avais pris la direction de Gobi… je n’y aurais pas atteint de montagnes !

Mais à quoi bon ratiociner ? Ou il fallait me résigner à mourir de la mort lente et atroce de la faim, ou je devais rassembler toutes mes énergies en un effort décisif, agir et lutter…

Et soudain ma résolution se fit si ferme, si vigoureuse, que je ne sentis plus ni ma faim ni ma fatigue. Je voulais vivre, et cette volonté me réconfortait, s’affirmait par une vigueur nerveuse qui prenait l’apparence d’une force réelle.

J’examinai le corridor dans lequel j’étais enfermé par deux parois latérales. Songer à les gravir eût été le comble de la folie, elles étaient à pic et faites d’une matière qui me parut volcanique, basalte noir à parois lisses.

Je les touchai de mes mains, elles étaient glissantes, sans aspérités.

Restaient les deux issues du couloir : à raison du peu de lumière, il m’était impossible de rien distinguer au delà de quelques mètres. Il fallait donc me livrer à une exploration, commencée au hasard.

Pourtant, hasardant quelques pas, je m’aperçus que le sol, formé d’une masse noire identique aux parois, était déclive, et instinctivement, sans doute parce que j’espérais inconsciemment sortir de cet abîme en m’élevant, je me mis en marche dans le sens de la montée.

Je fis ainsi, à mon estimation, environ un kilomètre : la pente était d’ailleurs presque insensible, peut-être de deux ou trois centimètres par mètre, et comparant machinalement le progrès ascensionnel ainsi obtenu à la hauteur des rochers que j’estimais à 150 ou 160 mètres au moins, je commençai à me dire que jamais je n’arriverais à un sommet, quand un événement vint dissiper toute illusion, à supposer qu’il m’en restât quelqu’une.

Les deux parois subitement se rapprochèrent, au point de me laisser d’abord à peine la place nécessaire pour passer de front : je me mis de biais et hasardai encore quelques pas. J’éprouvai une sensation d’étouffement, d’écrasement ; j’eus même cette horrible pensée que si je m’engageais plus avant, il me serait impossible peut-être de revenir en arrière… je serais enserré, encastré dans les roches, et mourrais là, de la mort la plus lente et la plus horrible !…

Mon sang se glaça : mais cette défaillance fut passagère.

Je parvins à reconquérir mon sang-froid et, tournant sur moi-même, je me remis en marche dans le sens descendant de la pente.

En fait, c’était beaucoup plus logique.

Si je devais rencontrer du secours, c’était, à n’en pas douter, plus vraisemblablement dans la plaine que sur ces cimes inaccessibles où jamais peut-être un pied humain ne s’était posé.

Donc, ce fut l’esprit très libre et sans aucune désespérance que je refis la route déjà faite : seulement je me hâtais davantage, car il me semblait constater que la bande de ciel qui était au-dessus de ma tête devenait moins lumineuse.

Peut-être la nuit venait-elle ? Et alors, qu’adviendrait-il de moi dans les ténèbres ? Je ne voulais même pas y songer.

Maintenant je courais presque, ayant hâte d’échapper à l’étreinte de ces parois verticales dont j’avais peur, comme si tout à coup – Le Puits et le Pendule d’Edgar Poe me revenait en mémoire – elles allaient se rapprocher pour m’écraser.

Dans la demi-obscurité qui m’environnait, des illusions d’optique me montraient quelquefois un écartement subit des roches, ou bien une lueur, là-bas, tout au fond du couloir… Encore quelques pas, et ce serait la liberté, la vie…

Non, la route s’allongeait interminablement, tantôt montant, tantôt redescendant presque à pic, jusqu’au moment – oh ! comment ne suis-je pas mort de désespoir et de rage ? – où je me heurtai à une énorme pierre, fragment de montagne écroulée…

Et qui barrait absolument la route…

Oui, j’étais bloqué ! plus d’issue !… Je me ruai sur cette pierre dont le cube devait poser plusieurs milliers de kilos et, de mes mains, de mes ongles, j’essayai de l’arracher de l’alvéole noire qui la retenait…

Rien ! les plus puissantes machines n’auraient pu l’ébranler…

Oh ! alors me ressaisit encore une fois cette fièvre de terreur qui déjà m’avait possédé !… Je me ruai sur la paroi comme s’il eût été possible de l’escalader, ou comme si mes membres tout à coup eussent été munis de ventouses adhésives qui auraient pu s’attacher au basalte lisse.

Vingt fois je retombai, vingt fois encore je m’élançai…

Et alors, pris de désespoir, affolé, comprenant que tout était fini, je me mis à courir encore, tâtant de mes mains le mur qui des deux côtés m’emprisonnait… allant à tout galop, pour, un instant après, marcher pas à pas, le cou tendu, l’œil investigateur.

Et la nuit venait, la nuit définitive qui serait pour moi celle du tombeau… Épuisé, impuissant, je me tenais maintenant immobile, comme hébété, ayant dans le cerveau un bruissement inarrêté !… et la faim, la faim qui, de nouveau, me tenaillait aux entrailles…

C’était l’enlisement dans l’ombre et dans le silence !…

J’éprouvai dans tout mon être une douleur telle – faite de désespoir, de la tension exaspérée de mes fibres – que, stupidement, n’étant plus maître de moi, je me mis à hurler de toute ma force, appelant au secours, suppliant quelque être invisible et tout-puissant de venir à mon aide…

Soudain, j’entendis…

Un bruit singulier, comme de quelque chose qui glissait le long de la paroi basaltique : cela avait un écho de froissement, de bruissement mouillé… je sentais mes cheveux se dresser sur ma tête…

Je m’étais adossé à la paroi, regardant de tous mes yeux grands ouverts cette ombre où je redoutais maintenant de voir… quoi ?

Ceci… une sorte de reptile, énorme, plus gros que mon corps, dont la peau était éclairée d’une phosphorescence… et qui descendait, suspendu sans doute par la queue à quelque anfractuosité du roc…

Cette chose demi lumineuse, – comme si elle eût été douée d’une faculté intime de radiation – se balançait… Je voyais la tête, ce que je croyais être la tête. Cela n’avait pas d’yeux… mais une bouche, pareille à l’orifice d’un tuyau de pompe… une espèce de gueule de pieuvre qui allait de-ci de-là, comme cherchant une proie…

Dix fois, cela – cette monstruosité horrible et fantastique – passa devant moi, presque sur moi… Je m’aplatissais contre la pierre, exaspéré de ce qu’elle ne s’entr’ouvrit pas pour me livrer passage…

Et la gueule se posa sur moi… impression formidable d’une invincible succion et, humé en quelque sorte par le monstre, je fus enlevé dans l’air…

Depuis cette minute étonnante, des jours, des semaines se sont écoulés… et dans ma placidité reconquise, dans le parfait bonheur où je suis, je ne puis encore évoquer le souvenir de cette ascension sans un mal-être général, poignant, pareil à celui qui accompagne des épisodes de cauchemar.

Le formidable serpent – car pouvais-je dénommer autrement ce corps long et arrondi ? – me hissait, sans secousse, le long de la paroi, que mes membres, d’ailleurs, effleuraient à peine.

Je n’éprouvais aucune douleur : mais l’angoisse était atroce.

La bête m’avait happé aux épaules, à la base du cou, et je montais dans la situation verticale, un peu comme ferait un chat qu’une main robuste tient par la peau du cou.

Mais je ne résistais ni ne songeais à me débattre : tel un animal qu’on embarque sur un navire, à l’aide de courroies qui lui passent sous le ventre, je me laissais pendre tout entier, bras et jambes inertes.

Soudain, il y eut autour de moi comme un tourbillonnement d’air et de vent, et cela encore me fut horriblement pénible. De l’atmosphère immobile où j’étais si longtemps resté, au fond de la crevasse, je me sentais transporté dans un milieu actif, dans une atmosphère mouvante…

Il me sembla que je tournais sur moi-même, puisque je commençais à descendre.

Je ne tombais pas. J’étais toujours solidement tenu par la gueule ronde qui s’appliquait hermétiquement à ma chair.

Mais j’étais à bout de forces… mon intellect ne résistait plus…

La dernière impression que j’eus fut celle-ci :

Ayant ou croyant avoir touché terre, je vis en face de moi, sous une lumière bizarre et dont la nature me fut incompréhensible, une maison… une enseigne, et je lus ces mots :

 

« Hôpital Saint-Martin… »

 

Évidemment, j’étais frappé de folie… je m’évanouis.

CHAPITRE III

DE la période qui suivit cet événement, on ne s’étonnera pas qu’il ne me soit resté qu’un souvenir peu précis.

Tout mon être avait été bouleversé par une secousse si violente que mes fibres, mes muscles, mes nerfs, les lobes de mon cerveau, les particules les plus infinitésimales de mon organisme étaient dans un état de déséquilibre complet.

Il me semblait qu’il se fit en moi un travail de désagrégation ; c’était comme si tous les corpuscules composants de ma personne eussent été mobiles, et eussent couru les uns après les autres, se mêlant, se heurtant. Si l’eau qui bout éprouve une sensation, elle doit être pareille à celle-là.

En même temps, des visions rapides, se succédant avec une promptitude vertigineuse, défilaient devant mes yeux intérieurs. C’était comme une exhibition de cinématographe, me montrant, à côté d’êtres et objets réels, des créations de rêve et de cauchemar.

Plus simplement, je dirai que j’étais en proie au délire de la fièvre, et ce délire était si intense que les suggestions prenaient un parfait caractère de réalité : je revoyais en une synthèse étonnante de composition toutes les régions que j’avais déjà parcourues. Les tableaux se juxtaposaient, s’engrenaient. Les églises de Moscou s’élevaient sur la place de la Concorde ; je retrouvais Notre-Dame sur les bords d’un fjord scandinave ; l’Acropole dans les jardins de Cintra, près Lisbonne ; le Broadway de New-York s’allongeait à perte de vue dans le Sahara ; les bayadères des Djaggernat dansaient sur un iceberg de la mer de Behring, tandis que des gauchos de la Plata servaient les consommateurs au Criterion de Londres.

Bouleversement stupéfiant et d’une activité si formidable qu’elle imposait à mes facultés d’attention un travail douloureux.

À certain moment surtout, la sarabande, l’illusion prit une frénésie telle que ma tête faillit se briser : aux tableaux géographiques avaient succédé les graphiques industriels, et ce n’étaient dans mon cerveau que machines tournoyantes, leviers pareils à des bras de chevaliers errants, bielles à mouvement perpétuel, pistons grandissants, tels des géants, pour s’écraser comme des nains…

Le gaz fulgurait, le pétrole fumait, l’électricité crépitait. Mes nerfs s’étiraient comme des fils où courraient, à haute pression, des vibrations infatiguées…

Véritable supplice auprès duquel les plus ingénieuses tortures des plus subtils bourreaux eussent été des plaisirs.

Soudain, il me sembla que dans tout mon être passait un souffle doux comme une brise de printemps… et, chose curieuse, ce n’était pas une impression extérieure que j’éprouvais, mais bien une sensation pénétrante, intime, et cette sensation ne ressemblait à aucune de celles que je connaissais…

Comment pourrais-je la définir ?

Elle était à la fois lumineuse et musicale, comme un tamisage de couleur et de son qui entrait en moi par tous mes pores, s’insinuait dans les replis les plus secrets de mes organes. Oui, on eût dit une vaporisation d’atomes mélodiques, colorés, parfumés même, qui s’infiltraient en moi, et, en même temps, une sédation exquise.

Mon exaltation physique s’atténuait progressivement, le tourbillon de mes sensations s’alentissait, les lancinements qui me poignaient tout à l’heure se transformaient en caresses… Et j’ouvris les yeux… en même temps que se réveillait ma pensée.

Autour de moi une atmosphère visible, d’un mauve très dilué, avec, tout au fond, des teintes dégradées, comme dans l’arc-en-ciel, allant au bleu céleste, au violet serein et pur… En même temps, un bruissement frappait mon oreille, qui n’était ni d’instruments connus, harpes, violons ou hautbois, ni – non plus – de voix humaines, et qui pourtant participait de toutes ces harmonies, quelque chose d’une suavité inexprimable.

Puis encore une chose très exquise et très difficile à exprimer, une flottaison de parfum qui m’enveloppait comme un impondérable duvet aromal, fluide de senteur volatilisée, où je retrouvais à peine discernables les plus ténues essences de la rose, du muguet, du benjoin – ou plutôt, non, de tout cela qui n’était point cela, mais une vapeur faite de toutes les vapeurs, distillées, sublimées jusqu’à n’être plus qu’une ambiance odorante.

Je me sentais bercé par cette triple sensation – couleur, musique, parfum – et c’était une pacification délicieuse, et je me rendais compte que ces actions ne s’exerçaient pas sur moi d’une façon monotone et, en quelque sorte, indifférente… Tantôt la mélodie s’accentuait, se rythmait, rendant à mes muscles une tonicité qui tendait à s’affirmer par l’effort ; tantôt la couleur plus vive saisissait mes yeux, réveillait plus intense ma faculté de vision pour ensuite doucement, par la dégradation des nuances, la ramener à sa nature…

J’ai toujours été quelque peu sybarite ; j’avoue sans honte que jamais je ne me laissai pénétrer plus allègrement par la subtilité de la jouissance physique et en même temps de la langueur morale.

Je n’agissais ni ne pensais : je dégustais ma résurrection, ainsi que bien souvent je m’étais attardé volontairement dans le demi-sommeil engourdi qui précède le réveil définitif.

Mais, subitement, je m’aperçus que le rythme de la musique, toujours discrète et comme entendue à travers un mur de ouate, se faisait plus actif, une pointe de rouge s’ajouta aux teintes délicates de mon atmosphère et, en même temps, je perçus très distinctement le parfum de la verveine.

Alors je me dressai sur mon séant et regardai autour de moi…

J’étais dans une haute chambre, dont les parois étaient faites d’une substance transparente qui n’était point du verre et que je ne pouvais encore définir ; des colonnettes de stuc, de marbre, je ne savais de quelles matières encadraient et retenaient les panneaux… et c’était au travers de ces vitraux singuliers que se tamisait une lumière irisée.

Des cassolettes – de porphyre, d’onyx ou minéraux analogues – dégageaient des parfums, tandis qu’un orchestre invisible mélodisait l’atmosphère.

« Où suis-je ? » m’écriai-je.

Alors, au pied du meuble sur lequel je reposais, je vis un personnage très singulier ; pour tout dire d’un mot : un médecin de Molière, avec sa longue robe et son chapeau pointu, qui s’inclina devant moi et me dit : « Seigneur étranger, comment vous portez-vous ? »

CHAPITRE IV

SI ce manuscrit – tout est possible – arrive jamais entre les mains de quelque Français, il ne sera pas sans avoir assisté à quelque représentation du Médecin malgré lui ou de tout autre chef-d’œuvre de notre grand auteur comique : donc il a devant les yeux le personnage légendaire du médecin que je voyais à mon chevet, en chair et en os… Non pas ridicule, d’ailleurs ; son visage était assez beau, très grave, et son regard bienveillant.

Je lui rendis son salut et répondis :

« Monsieur le docteur, je sais que j’ai dû être fort malade, mais il me semble que présentement mon état s’est grandement amélioré...

— J’en suis fort aise, » reprit l’inconnu.

Je prie le lecteur de se remémorer rapidement les faits précédents.

J’étais en Chine. Les Boxers brûlent ma maison et me veulent massacrer ; pris d’une peur convulsive qui dégénère bientôt en crise nerveuse, je me lance au hasard, en une course folle, délirante, dont j’ignore et la durée et les péripéties…

Je tombe exténué, épuisé, moribond.

Je me retrouve enterré dans un défilé noir, où je n’ai plus qu’à attendre la mort, et mes efforts impuissants ne réussissent qu’à rendre mon désespoir plus atroce…

Quand enfin je vois apparaître un monstre hideux dont l’invraisemblable laideur centuple l’horreur d’une ingurgitation prochaine… je me sens saisi, enlevé… je n’ai même pas la ressource suprême de me défendre, je ne puis héroïquement faire le sacrifice d’une vie qui ne m’appartient plus… Je n’ai depuis de longs mois rien entendu que la langue chinoise ; je sais qu’autour de moi, à des centaines de lieues à la ronde, il ne se trouve que des Orientaux, des Hindous, des Anglais ou des Russes…

Et voici que je me trouve en face d’un docteur qui me rappelle – dans sa gravité – Coquelin Cadet, et me questionne en excellent français sur l’état de ma santé…

Reconnaissez que l’incident n’est pas banal et que ce fut à me demander si je n’étais point fou et si tout cela n’était pas un jeu de mon cerveau déséquilibré…

Je restais ébahi, les yeux grands ouverts, regardant ce costume qui, pour être d’une forme qui ne m’était pas inconnue, me semblait fait d’une étoffe singulière, noire et luisante comme l’ardoise, et raide comme elle, tandis que le haut bonnet paraissait de métal, à grain rugueux jouant le feutre.

« Monsieur, repris-je brusquement, veuillez me dire tout d’abord si je suis mort ou vivant… »

Le personnage eut un sourire très amène.

Il me fit un signe de la main, sans doute pour m’inviter à la patience. Puis il alla au fond de la pièce, ouvrit une petite armoire, en tira un instrument qui ressemblait à s’y méprendre au vaporisateur d’une coquette, me le mit en main et me dit :

« Exercez votre organe olfactif sur ce petit orifice. »

En même temps, il soutenait ma main à la hauteur de mon visage et me fourrait dans une narine le bout d’un court tuyau :

Instinctivement – et n’ayant d’ailleurs aucune raison de refus – je reniflai, et un jet gazeux monta au delà de la racine de mon nez, pénétrant jusqu’aux méninges, et je repris, après avoir écarté le tuyau.

« Excusez-moi, monsieur. Mais je sais que je suis vivant. »

Son geste exprima sa satisfaction.

« Alors, monsieur le comte, reprit-il à son tour, vous êtes en état de m’entendre et de vous expliquer…

— M’expliquer ! m’écriai-je. Mais n’est-ce pas moi qui réclame des explications… mais, encore une fois, où suis-je ? Et pourquoi m’appelez-vous monsieur le comte ?… »

J’ai toujours été d’esprit démocratique et cette appellation nobiliaire me blessait.

Il prit un air étonné :

« N’êtes-vous point gentilhomme ? me demanda-t-il.

— Je ne sais même pas ce que vous voulez dire par ce mot… qui n’a plus cours dans la langue que je parle…

— Et qui est pourtant bien la langue française ?...

— Apparemment, fis-je, un peu agacé.

— Or, de notre temps, ajouta-t-il, un homme de votre apparence et de votre éducation était nécessairement gentilhomme…

— De votre temps ! répliquai-je, de plus en plus étonné. Du diable si je sais ce que vous voulez dire… De mon temps, c’est-à-dire aujourd’hui, ces vaines dénominations – de gentilhomme, de comte, voire même de duc – n’ont plus de signification rationnelle et précise… »

Il se tut un instant, réfléchissant profondément ; puis :

« Pardonnez-moi mon indiscrétion et veuillez ne point prendre mes paroles en mauvaise part… mais je voudrais bien savoir…

— Quoi ?

— Quel est le descendant de Louis XIV qui règne aujourd’hui sur la France ?…

— Le descendant de… ! »

En vérité, n’eût été la politesse dont je cherche à ne jamais me départir, j’eusse pouffé de rire au nez du personnage, tant il me paraissait naïf.

« Je ne sais, lui dis-je d’un ton quelque peu acerbe, si, dans le pays où je suis tombé, – bien malgré moi, je vous le jure, – il est d’usage d’accueillir les étrangers par des mystifications. Cependant, pour faire preuve d’une courtoisie, qui, peut-être, vous servira d’exemple, je répondrai à votre question : il n’y a plus en France de descendants directs de Louis XIV, et, qui plus est, nul ne règne aujourd’hui sur mon pays... »

Mon docteur ouvrit de grands yeux à son tour :

« Nul ne règne !… Voulez-vous dire… pardonnez à une angoisse rétrospective et patriotique, que la France n’existe plus…

— Ho ! ho ! monsieur, ceci passe les bornes de la plaisanterie permise… La France (et j’accentuai le mot en me dressant légèrement sur mes reins encore courbaturés), la France existe, plus forte, plus grande et plus respectée que jamais…

— Mais le roi ?…

— Il n’y a plus de roi…

— Hein ? vous dites ? n’est-ce pas vous, monsieur, qui, à votre tour, tentez de vous jouer de ma crédulité ?… Qui donc gouverne la France ?

— Personne… c’est-à-dire tout le monde !… Monsieur, nous avons l’honneur d’être en république !… »

Le docteur recula comme s’il eût reçu un coup en pleine poitrine.

« En république ! Mais la cour de Versailles… de Saint-Germain…

— Il n’y a plus de cour ni à Versailles ni à Saint-Germain, qui sont des stations de chemin de fer.

— Mais la Bastille ?

— Il n’y a plus de Bastille… sinon une gare de chemin de fer, une tête de ligne d’omnibus et de tramways… »

Mon homme semblait estomaqué, foudroyé.

Je lui portai le dernier coup :

« Puisqu’il vous plaît, ajoutai-je, de m’interroger comme à un examen scolaire, vous me permettrez de questionner à mon tour et de résumer toutes mes curiosités en deux formules des plus simples :

« Qui êtes-vous et où suis-je ? »

Alors, tout simplement, comme s’il s’agissait du détail le plus normal du monde, il me répondit :

« Je m’appelle Durand et vous êtes à Paris.

— À Paris ! » m’écriai-je en regardant autour de moi.

Et ce que je vis augmenta ma stupeur.

La pièce dans laquelle je me trouvais et que j’avais à peine eu le temps d’examiner ne pouvait se comparer qu’à une grande cage de verre ; mais les vitres étaient d’une nature qui m’était inconnue, ou dont je ne me rappelais ni la nature ni le nom, très transparente d’ailleurs, mais d’aspect plus blanc, d’apparence plus solide que le verre.

Les plaques étaient retenues par un treillis sans doute métallique, peu brillant, et le tout s’appuyait, comme je l’ai dit, sur des colonnettes très fines et qui par leur légèreté semblaient à peine assez solides pour supporter leur fardeau.

Le meuble – le lit – sur lequel j’étais à demi étendu donnait sous le corps la sensation d’une toile fortement tendue : mais comme j’y portai la main, je sentis que c’était beaucoup plus froid et beaucoup plus lisse que notre linge. Cependant ce tissu, quel qu’il fût, était assez flexible pour épouser complètement la forme du corps.

Le cadre du lit était fait d’une matière noire, arrondie, brillante, mais qui cependant ne rappelait ni l’ébène ni le poirier noirci.

Cette couleur noire semblait d’ailleurs adoptée pour le mobilier : car en cette même matière étaient faits quelques escabeaux, une table, un dressoir, qui garnissaient la pièce.

Tout cela avait comme formes un caractère singulier d’ancienneté. Il me semblait que je me trouvais dans quelque musée d’antiquité, de choses préhistoriques, dont je ne pouvais discerner l’origine.

Des idées multiples traversaient mon cerveau : l’homme lui-même me paraissait presque fossile, son teint était mat, comme si la vie n’eût pas couru sous l’épiderme, et je me rappelle la bizarre impression que j’avais d’abord ressentie à la vue de son vêtement dont les plis, raides et durs, figuraient le manteau des statues de cathédrale.

Tout cela me causait une émotion profonde, une sorte d’angoisse, et sans doute cette disposition maladive apparut sur ma physionomie, car mon docteur, s’approchant vivement de moi, me dit :

« Vous souffrez encore !…

— Je ne sais… et pourtant oui, je suis très troublé…

— Attendez ! » dit le docteur.

Il alla vers le fond de la pièce où était appendu un cadre rappelant jusqu’à un certain point le tableau des sonneries électriques dans un hôtel, il pressa un bouton et soudain la lumière se modifia : les vitres – je ne puis les qualifier autrement – changèrent de teinte, s’irisèrent, s’opalisèrent et un rayonnement infiniment doux s’en dégagea, qui m’enveloppa, me pénétra si agréablement que l’équilibre se fit en moi…

Alors M. Durand, puisque tel était son nom, alla de nouveau au tableau et mit le doigt sur un autre bouton.

Il se passa quelques minutes pendant lesquelles, vraiment, je me complus dans un bien-être qui me ravissait. Puis un des panneaux s’ouvrit et je vis un être qui me parut gigantesque, un oiseau à tête énorme de gypaète, qui, les ailes étendues, maintenait à la hauteur d’un palier extérieur une sorte de panier fait d’une matière grisâtre.

M. Durand me prit par la main et me conduisit jusqu’à cette ouverture. Il ouvrit le panier, sur le côté, et m’y fit entrer. Il s’y introduisit après moi. L’oiseau restait presque immobile, étendant au-dessus de nos têtes ses ailes immenses qu’agitait seulement un très doux mouvement destiné sans doute à assurer son équilibre dans l’espace.

Je renonçais à raisonner, à discuter.

M. Durand lança un mot que je ne compris pas, puis claqua de la langue. L’oiseau se mit à glisser dans l’air, nous emportant…

Je regardai : nous nous trouvions à une hauteur d’une centaine de mètres, du moins ce fut mon calcul, basé sur mes anciennes ascensions à la tour Eiffel ! – à combien de centaines de lieues ! – Je me penchai sur le bord du panier et je vis au-dessous de moi de grands bâtiments, séparés les uns des autres, dans lesquels – et autour desquels – des hommes s’agitaient : puis une tache sombre qui me parut une nappe d’eau.

Mais notre marche était si rapide que le temps me manquait pour un attentif examen : cependant je vis encore que l’espace où l’oiseau évoluait était borné de tous les côtés par des roches noires, s’élevant en certains points à des hauteurs prodigieuses et fermant complètement l’horizon.

Cela me parut avoir environ la grandeur de la principauté de Monaco.

Je fus arraché à ces rapides calculs par l’arrivée de l’oiseau qui venait de déposer le panier, la nacelle, sur un nouveau palier, formé par une large saillie du roc, et je vis devant moi une large porte sur laquelle étaient écrits ces mots, en capitales :

 

GRAND CHATELET

 

Et M. Durand étant le premier sorti de la nacelle, nous primes pied sur le palier et arrivâmes devant ladite porte.

CHAPITRE V

C’ÉTAIT à n’en pas douter une grotte immense, dont l’entrée mesurait six ou huit mètres de haut, ouvrant sur une large salle qui servait de vestibule.

Si peu précises que fussent mes connaissances minéralogiques, il était évident pour moi que la matière dans laquelle cette caverne était creusée appartenait à la famille des basaltes, masses noires dont j’avais rencontré d’étonnants spécimens en mes voyages, au cap Fairhead en Irlande (la chaussée des Géants) ou encore à la grotte de Fingal à l’Ouest de l’Écosse.

La voûte du vestibule était soutenue par de hautes colonnes dont l’aspect était vraiment monumental.

La lumière du jour éclairait à plein les murs dont la sombre coloration n’avait rien de sinistre, car sur la surface des murailles des arabesques prismatiques avaient été creusées qui s’éclairaient de jeux de lumière originaux et d’un aspect agréable.

À l’apparition de M. Durand, un homme, qui était assis dans un fauteuil de pierre presque blanche, s’était levé et était venu à nous avec les signes d’un évident respect.

Mon conducteur lui dit quelques mots à l’oreille et aussitôt il ouvrit une porte dans le fond du vestibule et disparut.

Le costume de ce gardien, huissier, serviteur quelconque, à ce que je comprenais, était, comme celui du docteur, raide et d’apparence presque métallique ; seulement, au lieu de lui tomber à long plis le long du corps, il était ajusté en forme de pourpoint, avec, à la taille, une ceinture couleur d’or.

Il portait en tête un chaperon de forme moyenâgeuse et ses jambes disparaissaient dans de hautes bottes.

Je préférais ne plus questionner mon guide : je devinais que, chaque minute m’apportant une surprise nouvelle, je ne pouvais que me perdre en interrogations de détail, assez sottes en soi, et que, pour obtenir quelques clartés, il valait mieux pour moi grouper un certain nombre de faits sur lesquels je pourrais plus utilement exercer les facultés de mon intelligence.

D’ailleurs, depuis quelques instants, le docteur Durand semblait soucieux et j’avais remarqué qu’à certains moments il jetait sur moi des regards où perçait je ne sais quelle pitié.

La porte du fond se rouvrit.

Le gardien salua M. Durand et du geste l’invita à le suivre.

« Veuillez m’attendre ici quelques instants, me dit-il. Je vous enverrai quérir avant qu’il soit longtemps. »

Puis, se reprenant :

« En mieux réfléchissant, dit-il, il est préférable que vous m’attendiez à l’intérieur. Bernard, ajouta-t-il en s’adressant au gardien, conduisez monsieur dans la salle Denis Papin… »

Et sans attendre ma réponse, il me quitta, tandis que M. Bernard, ouvrant une autre porte latérale, – ces portes semblaient faites de feuilles d’ardoise, – m’introduisit dans une petite pièce, éclairée à l’électricité.

J’emploie ce mot d’électricité parce qu’il répond exactement à l’impression première qui s’imposa à moi, tant la lumière qui m’enveloppait était blanche et nette.

De plus, les appareils ressemblant à s’y méprendre à des ampoules, sauf cependant que la lumière, au lieu d’être produite par un filament intérieur, émanait – du moins, autant qu’une observation rapide me le suggérait – de toute la surface d’une petite sphère, – de verre, de métal, je n’en savais encore rien, – mais dont toutes les parties paraissaient animées d’un mouvement incessant et si rapide qu’à les fixer on était ébloui. Ces sphères étaient enveloppées d’un treillis très fin, comme une dentelle ou une toile métallique d’argent.

En même temps, détail très curieux, il me semblait entendre une sorte sifflement, très subtil, venant de loin, de très loin, et de plus, étouffé.

Mais je n’avais pas le loisir de m’arrêter à de longues observations, tant les objets qui m’entouraient sollicitaient mon attention.

Sur un socle qui me parut en porphyre était posé un buste, assez mal exécuté, et qui cependant avait une extraordinaire allure de vie : c’était un portrait de vieillard, à traits creux et comme rabougris.

Au bas, sur une plaque noire – d’anthracite ou de pyrite – un nom : Denis Papin.

Tout à l’heure, quand ce nom avait été prononcé par le docteur Durand, j’avais cru avoir mal entendu.

Maintenant, je ne pouvais plus douter : cette salle portait bien le nom du fameux inventeur de la marmite autoclave, du premier metteur en œuvre de la vapeur. Comment était-il célébré, honoré dans cette partie du monde, en ce lieu bizarre et mystérieux ?

Du reste, mes hésitations, s’il m’en restait, devaient être bien vite dissipées : car j’avais devant moi, sur une sorte d’étagère taillée dans le basalte, un modèle de la fameuse marmite… non pas en fonte, mais en pierre…

Elle était brisée, comme éclatée, et la soupape ne subsistait plus que par un débris à peine reconnaissable.

Aussi je voyais, sur des papiers jaunis, comme calcinés par le temps, des dessins presque effacés, mais qui avaient été évidemment des croquis de machines…

Poursuivant mon examen, je découvris encore d’autres dessins : ceux-là ne répondaient à aucune des notions que je pouvais posséder. C’étaient des séries d’instruments ayant forme de trompettes, de porte-voix, ou encore de harpes, de violes, de rebecs ; et j’aurais cru volontiers à une collection de modèles rassemblés par quelque musicien amateur, si à ces outils de bruit ne s’étaient trouvés liés, par des leviers et des bielles, de grandes roues dentées dont le mouvement était figuré par des flèches courbes.

Quel rapport peut exister entre un appareil musical et un engin à propager le mouvement ?...

Tant d’idées, tant d’hypothèses me traversaient la cervelle que je ne pouvais en arrêter aucune, et finalement j’étais tombé en arrêt devant un dessin plus grand que les autres, et représentant une espèce de barque au-dessus de laquelle s’échappaient, d’un tuyau, des flocons de fumée, tandis que des rames plongeaient dans l’eau…

Je me souvins alors que le pauvre Papin avait tenté – il y avait plus de deux cents ans – des expériences de navigation par la vapeur, que son bateau d’essai avait été mis en pièces par la foule ignorante… et qu’il était mort désespéré.

Au fait, où était-il mort ?… à quelle date ? je l’ignorais.

Comme je cherchais à rappeler mes souvenirs, la porte s’ouvrit et le docteur Durand, avec une expression d’angoisse qui me frappa, m’appela d’un signe en me disant :

« Venez, monsieur, la Grand’Chambre, avant de statuer sur votre sort, consent à vous entendre… »

Il avait prononcé ces mots d’un ton si triste, si lugubre même, que, sans savoir pourquoi, je me pris à frissonner.

Cependant les soins que le docteur m’avait prodigués, ma situation d’être malheureux et inoffensif, tout devait me convaincre que je n’avais rien à redouter. Je suivis le docteur : nous traversâmes un long couloir, éclairé, lui aussi, par les étranges ampoules, et finalement je me trouvai dans une vaste pièce où, autour d’une table en fer à cheval siégeaient cinq juges, tandis qu’à une table séparée se tenait debout un autre magistrat.

Les cinq juges – comment, d’après leur apparence, ne leur aurais-je pas donné ce titre ? – étaient, par une singulière fantaisie de reconstitution historique, costumés à la mode du temps de Louis XIV, drapés dans des robes rouges bordées d’hermine, tandis que leurs têtes étaient enfoncées dans d’énormes perruques… Et soudain, je me souvins avoir vu exactement les mêmes hommes, les mêmes costumes, dans une illustration en couleurs qui représentait une scène de la Chambre ardente, sous le Grand Roi, lors du fameux procès de la Voisin et de la Filastre, les célèbres empoisonneuses, dont le lieutenant de police La Reynie fut l’accusateur et le juge instructeur.

Ici la lumière était moins vive, plus terne, et le sifflement que j’avais déjà perçu dans l’autre pièce, toujours très doux, était grave, comme attristé.

L’impression totale était pénible.

Cependant je savais n’avoir commis ni crime ni délit : je m’efforçai donc de résister à l’émotion qui me gagnait.

Le docteur Durand se tenait auprès de moi : et je l’entendis murmurer ce mot qui n’était pas pour me rassurer :

« Courage, monsieur, courage !… »

Quelles épreuves avais-je donc à traverser, qu’il fallait tant de vaillance pour les supporter ?

J’ai dit que les cinq juges étaient vêtus de rouge : le sixième qui était debout portait une robe noire.

Malgré mon inquiétude qui se faisait très réelle, je remarquai encore que tous ces vêtements étaient raides, et que l’étoffe dont ils étaient faits m’était tout à fait inconnue.

Singulière préoccupation d’ailleurs et qui me préparait mal à la scène plus qu’extraordinaire qui allait se passer.

Le président – j’appelle ainsi celui qui se tenait au milieu – leva les yeux sur moi, puis commença à m’interroger :

« Vous jurez, de dire la vérité, toute la vérité…

— Je le jure… seulement je voudrais d’abord…

— Quels sont vos noms, prénoms, qualité, profession…

— Alcide Trémalet, rentier, sans profession déterminée…

— Où êtes-vous né ?

— À Paris…

— Paris… en France ?… »

Je faillis rire : mais l’air grave me rappela au sérieux de la situation :

« En France, répliquai-je. Je ne sache pas qu’il y en eût un autre…

— La parole est à l’Accusateur, » reprit le président en se tournant vers le magistrat noir.

L’Accusateur ! voilà qui devenait un peu fort !...

Je me tournai vers le Dr Durand pour en appeler dès maintenant à lui, comme témoin de ma parfaite innocence.

Il avait laissé tomber sa tête dans ses mains et son visage m’était caché.

« Messieurs de la Grand’Chambre, commença le personnage qu’on désignait sous cette appellation terrible, – l’Accusateur, – il y a cent vingt ans que vos pères ont été appelés à prononcer un jugement dans un cas absolument identique à celui qui aujourd’hui se pose devant vous…

« Il y a cent vingt ans, à la suite d’un accident extraordinaire et sur la nature duquel nous n’avons jamais pu connaître exactement la vérité, un homme, un Français, tomba de l’espace, du ciel, des nuées dans notre État.

« Il prétendit – nos archives en font foi – qu’il s’était élevé dans les airs, à l’aide d’une machine gonflée d’air qui affirmait-il, sous l’impulsion du vent, avait été entraînée à travers les atmosphères ; que ladite machine avait éclaté et que lui-même avait été projeté d’une hauteur prodigieuse vers la terre…

« Je vous rappelle succinctement à quelle circonstance il avait dû son salut ; à cette époque, nos aïeux se livraient aux premières expériences du parason, et des treillis d’une finesse et d’une résistance remarquables avaient été tendus au-dessus de notre ville, qui n’était encore, vous ne l’ignorez pas, qu’un simple bourg.

« Les mailles du parason avaient amorti la chute de cet inconnu.

« Il fut amené devant vous, après avoir reçu les soins que nécessitait son état, et il fut interrogé.

« Nous possédons le procès-verbal de cette mémorable séance, dans laquelle ceux dont aujourd’hui vous occupez les sièges décidèrent que le salut de l’État, supérieur à toute autre considération, exigeait la mort de l’homme qu’un fâcheux hasard jetait parmi nous…

« Je dois vous rappeler les arguments qui dictèrent cette décision.

« À la suite des terribles événements qui chassèrent nos ancêtres de leur patrie, alors qu’ils durent fuir devant les pires persécutions, après la catastrophe cosmique qui les a enfermés dans l’enceinte basaltique où nous vivons encore aujourd’hui, il fallut presque un siècle pour que le groupe alors peu nombreux qu’ils formaient, conquît – au prix de quels efforts et de quels travaux – la tranquillité, le bien-être auxquels ils avaient droit et dont la première condition était l’isolement qu’ils avaient vaillamment accepté et qui était le gage de leur sécurité présente et à venir.

« Nos pères avaient juré que jamais des relations ne s’établiraient entre eux et les hommes qui les avaient tant abreuvés d’amertume et de douleur.

« Ce qu’ils voulaient, ce qu’ils réclamaient, c’était l’oubli.

« Résignés à ignorer les hommes, ils prétendaient rester ignorés d’eux.

« Et voici qu’un représentant de la race des persécuteurs venait tout à coup parmi eux : il surprenait, malgré lui, disait-il, – mais qui nous garantissait sa sincérité ? – le secret de notre existence !

« Qui nous prouvait qu’il n’était pas un émissaire envoyé par nos anciens proscripteurs ?

« Qui nous assurait que, si nous épargnions sa vie, il ne possédait pas lui-même quelque moyen inconnu de s’évader de notre enceinte en reprenant, par exemple, le chemin des airs ?

« Alors il retournerait dans son pays parmi les hommes… il nous trahirait et nous dénoncerait et nous qui avons renoncé à tout pour conserver notre indépendance, qui avons consenti tous les sacrifices pour nous créer une existence heureuse et à l’abri de tout péril, nous verrions les hommes cruels et ignorants, envahir notre abri, amener des machines de guerre pour ouvrir des brèches dans nos rochers, s’emparer de nos enfants, de nos femmes… comme autrefois !…

« Non, nous nous devions à nous-mêmes, nous devions protéger notre peuple en éloignant même la possibilité d’une semblable catastrophe...

« Voilà, messieurs de la Grand’Chambre, ce que dit l’homme qui occupait mon siège à ceux qui se tenaient sur les vôtres…

« Et vos pères, messieurs, n’hésitèrent pas.

« Ils se souvinrent de la belle maxime romaine : que le salut du peuple soit la première loi…

« Et l’inconnu – dont il est inutile de rappeler ici le nom – fut condamné à la peine de mort.

« Certes, l’exécution de cette sentence fut pour notre République un véritable deuil, mais à peine si quelques protestations s’élevèrent.

« Et ce fut – on s’en souvient encore après cent vingt années – la première application scientifique et décisive de la Phonothanatose, et jusqu’ici la seule… »

Ici le personnage noir agita ses bras au-dessus de sa tête :

« Mais, dans cent ans peut-être, le magistrat qui tiendra ma place devra, devant vos successeurs, rappeler un second exemple de votre justice…

« Il dira que, une deuxième fois, le salut de la République exigea de vous une sentence terrible, mais inévitable…

« Quelles que soient les explications que peut donner cet homme, elles ne peuvent prévaloir contre le fait : il s’est introduit dans notre État sans notre consentement. Venait-il nous épier, nous espionner ? C’est un secret qui restera entre lui et sa conscience...

« Mais ce qui est hors de tout doute, c’est que dès maintenant il est maître de notre sort… nous ne devons tenir compte ni des protestations de bonne loi dont il sera certainement prodigue, ni des engagements qu’il ne manquera pas de prendre de ne point s’évader d’ici et de ne jamais révéler notre existence…

« Je dis qu’il ne peut nous offrir aucune garantie réelle, indubitable ; que son existence est une menace toujours suspendue sur la cité que nous avons appelée Paris, – en souvenir de la vieille capitale d’où on nous a chassés naguère. – et que nos poètes, en leur prescience de l’avenir, ont dénommée… Mystère-Ville !…

« Oui, nous habitons Mystère-Ville, et il faut qu’à jamais le mystère continue à nous envelopper…

« Je conclus : cet homme est ou sera un ennemi public.

« Je requiers contre lui la peine de la Phonothanatose. »

 

***   ***

 

J’avais écouté ce furieux réquisitoire, les yeux grands ouverts, le visage hagard. Que signifiait tout cela ? Qu’étaient ces allusions à un passé que j’ignorais ; à des persécutions dont, bien certainement, je n’avais été ni l’auteur ni le complice ?…

Coupable ? Moi ! De quel méfait ?… Pourquoi ces soupçons d’espionnage et de traîtrise !... Pourquoi requérir contre moi je ne sais quelle peine à nom baroque qui, sous ses syllabes hypocrites, cachait la mort, peut-être horrible et torturante…

Et j’éprouvai une telle secousse qu’en un élan de rage, je m’écriai :

« Vous êtes le dernier des imbéciles ou le plus féroce des bourreaux ! »

L’Accusateur ne bougea pas, comme si cette apostrophe n’eût pas frappé son oreille.

Le président se pencha vers ses assesseurs, échangea quelques mots à voix basse, puis, s’adressant enfin à moi :

« Avez-vous, me dit-il, quelques observations à présenter ?

— Quelques observations ! m’écriai-je. Bien plus que cela ! J’ai à déclarer que tous les raisonnements de cet homme sont monstrueux, plus qu’inhumains, indigne d’un être sensé !

— Expliquez-vous avec calme », reprit le président.

En même temps, mon introducteur, le docteur Durand, me tirait par mes vêtements, évidemment pour m’inviter charitablement à la modération :

« Soit, dis-je. Je vais tâcher de refréner mon indignation… mais n’est-il pas odieux que le seul fait d’être malheureux, d’être séparé de sa patrie et des siens, constitue à vos yeux un crime digne du dernier châtiment ?... »

Et, m’élevant à la plus haute éloquence, – on me pardonnera ce léger mouvement de vanité. – je fis ressortir toute l’inhumanité de ce réquisitoire auquel manquait la base première, c’est-à-dire une criminalité réelle.

Je fis, en parfaite franchise, le récit de ma terrible aventure.

Je dis mon séjour dans la campagne chinoise, la soudaineté de l’attaque dirigée contre ma vie, la logique de ma fuite et en même temps l’inconscience où m’avait jeté une terreur bien naturelle.

Savais-je même dans quelle direction m’avait entraîné une course effrénée ? Étais-je même responsable de mon état pathologique, provoqué par une cause tout indépendante de ma volonté ?

Et puis, enfin !… j’étais arrivé, sans savoir ni pourquoi ni comment, dans une sorte de défilé sans issue… j’insistai sur ce point, sans issue !…

Qu’on m’eût laissé livré à moi-même, et il est certain que je n’eusse pas escaladé un roc parfaitement inaccessible…

Qui m’avait hissé au sommet de cette muraille immesurable ?…

Ce serpent, ce monstre qui m’avait happé !… d’où venait-il, sinon de chez ceux qui, aujourd’hui, s’érigeaient en juges et prétendaient me punir – de quoi ? d’avoir été la victime d’un des animaux immondes qu’ils auraient dû détruire…

À cette partie de mon raisonnement, dont la logique me donnait toute satisfaction, il me sembla voir passer un sourire sur les lèvres du tribunal.

J’en augurai quelque succès, et je continuai avec plus de force :

« Donc, j’établis de la façon la plus péremptoire que je ne suis pas venu ici de mon plein gré, et que ce sont ceux-là mêmes qui m’ont amené dans leur pays, par l’intermédiaire d’un monstre hideux, ce sont ceux-là qui me reprochent d’y être… Est-ce sensé. Est-ce équitable ?

« Non, messieurs, continuai-je avec un élan nouveau : non, vous ne frapperez pas un innocent… et d’ailleurs, que valent les odieux soupçons en lesquels vous vous complaisez ?

« Que craigniez-vous de moi ? Que je vous trahisse.

« Comment et pourquoi ?

« Comment ? Vous êtes entourés de murailles inaccessibles et toute évasion m’a déjà paru impossible…

« Mais pourquoi m’évaderais-je ? Est-ce que j’y songe ? Je suis curieux, il est vrai, extrêmement curieux, et, après avoir parcouru le monde et n’y avoir rien trouvé que de banal et de ressassé, j’ai le bonheur d’arriver enfin dans une région où tout me paraît nouveau, stupéfiant et inexplicable… et je songerais à retourner dans le monde des accoutumances fatigantes que j’ai quitté de mon plein gré… Allons donc !… Vous me connaissez mal.

« Vous trahir ? Attirer sur vous l’attention du monde ? Pourquoi le ferais-je ? En admettant même que je pusse commettre une bassesse, à quoi me servirait-elle ? Quel bénéfice en retirerais-je ?…

« Et d’ailleurs, messieurs, il n’appartient qu’à vous de me lier à jamais par la reconnaissance… enchaînez-moi par votre générosité et vos bienfaits, et je resterai jusqu’à la mort auprès de vous… dont je ne demande qu’à être le très humble et très dévoué serviteur. Signé : ALCIDE TRÉMALET. »

Et je prononçai ces derniers mots d’un ton assez léger, tant, en m’écoutant parler moi-même, je m’étais convaincu de la bonté de ma cause…

Alors, l’Accusateur se leva et dit :

« Ouï la cause et ouï l’accusé, je persiste en mes réquisitions auxquelles plaise au tribunal de faire droit… »

Sur l’injonction de cet homme, – qui évidemment manquait à la fois de cœur et de raison, – le tribunal sembla délibérer et j’entendis, comme à travers un brouillard, comme dans un cauchemar, l’arrêt qui me condamnait…

À la Phonothanatose !…

Poussant un cri désespéré, je m’affalai dans les bras du docteur Durand.

CHAPITRE VI

DANS Phonothanatose, il y a phonô, qui veut dire son, voix, musique, et thanatos, qui signifie mort…

Ce dernier mot est parfaitement clair. Mais le premier me laissait songeur.

Quelle pouvait bien être entre les deux la relation exacte ?

J’avais été reconduit par mon docteur dans la salle Denis-Papin et, là, remis aux mains de l’huissier qui nous avait reçus à notre arrivée.

Celui-là m’avait fait repasser par le vestibule, au moment où une voix criait :

« Faites avancer le vautour de M. le président… »

Et j’avais vu mon horrible juge monter dans un panier à peu près semblable à celui qui m’avait amené, et disparaître dans les airs, emporté par un gypaète énorme ; puis un condor était venu, portant une nacelle plus grande, une espèce d’omnibus, où les autres juges avaient pris place…

Moi, je restais seul avec le gardien Bernard qui m’introduisait dans une sorte de cellule sombre et sinistre où, avant que je pusse l’interroger, il m’abandonnait en refermant derrière lui avec fracas une porte très lourde et qui me séparait du monde vivant.

J’étais à bout de forces et je mourais littéralement de faim.

Dans un accès de rage, je me ruai contre cette porte comme si j’avais pu l’ébranler, criant, hurlant, me répandant en injures contre mes bourreaux.

La porte se rouvrit, et le docteur Durand reparut.

Le gardien l’accompagnait, porteur de divers flacons à grosse panse et munis d’un long et mince goulot, que fermait un robinet.

L’idée me traversa le cerveau que c’étaient là des instruments de torture et que j’allais être soumis à d’intolérables supplices… eh oui ! comme en infligeaient, en des temps anciens, les juges des Grand’Chambres aux malheureux qu’ils voulaient contraindre, même innocents, à l’aveu de leurs crimes.

Bernard apporta une table et y disposa les flacons bizarres.

Puis, sur un signe, il s’en alla, et encore une fois je me trouvai seul avec le docteur. Il avait tourné un bouton sur la muraille et une ampoule s’était allumée, avec un bruit si aigu que j’avais craint d’en avoir le tympan brisé. Mais bien vite il avait réglé sans doute l’échappement du gaz, – était-ce du gaz ? – et le son s’était apaisé jusqu’à ne plus être qu’à peine perceptible.

« Vous avez appelé ? me demanda-t-il.

— J’ai faim, lui dis-je.

— Je le supposais bien, répondit-il. Aussi vous ai-je fait préparer rapidement un repas des plus réconfortants… car, je ne puis vous le dissimuler, vous aurez besoin de toute votre énergie. »

J’ouvris la bouche pour protester encore, pour interroger.

« Ne songez pas à ce qui doit arriver, fit maître Durand. Mangez d’abord…

— Manger quoi ? fis-je en désignant la table. Point n’ai l’habitude de me nourrir de pierre ou de métal…

— Voici le menu, dit gravement maître Durand. Bœuf en daube avec carottes, salsifis au jus de veau, fromage de Pont-L’Évêque…

— Hein !… quelle est cette plaisanterie… et où sont les mets ! Croyez-vous qu’il suffise de leurs noms pour satisfaire mon estomac… ?

— Je n’ai pas eu le temps de vous consulter sur le vin que vous préférez. Vous trouverez là un excellent Île-de-France…

— Assez ! m’écriai-je. Suis-je donc tombé au milieu de fous féroces… et avant de me tuer, prétend-on me rendre fou moi-même !…

— Là ! là ! ne vous emportez pas, fit maître Durand. Je regrette bien que l’arrêt rendu contre vous par la Grand’Chambre et qui doit être exécuté dans deux heures…

— Quoi ! vous avez dit ?...

— J’ai dit que la peine à laquelle vous avez été condamné par le tribunal suprême vous sera appliquée dans cent vingt minutes…

— Mais cet arrêt est infâme, monstrueux… j’en appelle à vous qui m’avez soigné – du diable si je sais comment ! – Me tuer sans que j’aie commis aucun crime !…

— C’est révoltant, en effet, dit du ton le plus calme cet excellent maître Durand. Mais que voulez-vous ? Toute discussion serait inutile… Vous mourrez... injustement. Vous n’en mourrez pas moins.

— Et je ne puis même pas appeler de cette sentence inique ?

— Ce n’est pas dans nos usages… ou plutôt, sachez-le, votre cas particulier est le seul qui relève de la Grand’Chambre … ne jugez pas de notre justice par cet exemple… nous avons au contraire les tribunaux les plus équitables...

— Que m’importe l’équité des autres… si l’injustice de celui-là me coûte la vie… »

Maître Durand me frappa sur l’épaule d’un geste paterne :

« Voyons ! à quoi bon vous exciter ainsi. Vous n’avez pas à me convaincre… je vous sais parfaitement innocent et j’appliquerai à l’arrêt qui vous frappe toutes les épithètes de blâme qu’il vous plaira de choisir… N’empêche que vous mourrez dans deux heures… que vous avez faim… et que le mieux est de faire en ma compagnie, et avec le plus de gaieté possible, votre dernier repas… »

Ne pas oublier que je n’avais toujours devant moi que des espèces de fioles, cornues ou alambics dont la physionomie n’avait rien de culinaire.

Mon ahurissement me coupait la parole – aussi peut-être la certitude d’un dénouement trop prochain. Maître Durand reprit :

« Laissez-moi faire, ayez confiance en moi. À propos, mangez-vous du pain ?...

— Certes, quand je suis dans un pays humain… »

Il s’approcha de la table, examina les fioles et les groupa en nombres inégaux.

« Ah ! voici le pain, fit-il. Peut-être vous paraîtra-t-il un peu rassis. On en mange peu chez nous et la fabrique centrale n’en prépare que deux fois la semaine… »

J’avais renoncé à protester. Je regardais tout cela comme choses de cauchemar.

Mais, avec le plus parfait sang-froid du monde, maître Durand prit sur la table un petit tuyau flexible, garni au bout d’une… comment dirai-je cela ? d’un fume-cigare, genre ambre, et, délibérément, me le plaça, entre les lèvres…

Puis il l’adapta à l’une des fioles et tourna un petit robinet : et une délicieuse bouchée de bœuf aux carottes s’épanouit dans ma bouche, il ferma le robinet, me mit aux lèvres un autre bout d’ambre, et je reçus l’impression gustative d’un pain très bon… un peu trop cuit peut-être.

L’illusion – car ce ne pouvait être qu’une illusion – était telle que d’elles-mêmes mes mâchoires accomplissaient les mouvements de la mastication. En vérité, je mangeais, je déglutinais, j’avalais ; et, l’instinct me venant tout à coup, je portais alternativement à ma bouche la canule à bœuf et la canule à pain (après tout, canule, m’a appris Littré, signifie petit roseau) et je dégustais lentement, trouvant excellente cette viande de choix accommodée aux légumes.

« Un coup de vin ! » fit maître Durand. Je fis le geste – non indiqué – de chercher un verre, mais complaisamment mon amphitryon me désigna un autre petit roseau que j’aspirai, et une sensation de vin dilata mon palais contre lequel, en gratitude, ma langue claqua.

Inutile de dire, n’est-ce pas ? que rien de solide ni de liquide n’avait touché mes papilles : l’impression physique était d’une sorte de gaz, de fluide, qui donnait la perception exacte d’une ingurgitation réelle.

« C’est étonnant ! m’écriai-je en reprenant passionnément le roseau à vin.

« Pas si vite, fit maître Durand en souriant. Ce petit Île-de-France, qu’on appelle aussi Argenteuil, et que le vieux roi Henri IV prisait fort, est quelquefois un peu perfide…

Mais enfin, m’écriai-je, je vous en supplie, maître Durand, dites-moi si je dors ou si je veille… – tout ce que je vois, tout ce que j’entends, tout ce qui m’entoure a pour moi des apparences falotes, fantomatique... c’est à la fois grotesque et tragique. Ayez pitié de mon cerveau… et pour si peu de temps qu’il ait encore à exercer ses facultés, ne le soumettez, pas à ce travail épuisant de questionner l’incompréhensible… Qu’est-ce que tout cela ? Suis-je vraiment sur terre ou dans quelque planète sublunaire ?…

— Je veux bien vous fournir quelques explications, dit-il, car votre émoi n’a rien qui me surprenne. Promettez-moi tout au moins d’être calme et de dîner en paix, pendant que je vous édifierai sur ce que vous désirez connaître…

— Je vous promets de ne pas même vous interrompre …

— D’ailleurs, voici de quoi vous occuper… (Il attira à lui une nouvelle cornue à laquelle il adapta un tuyau dégustateur…) Ceci est du hachis de gibier, lièvre et faisan… dont nous me direz des nouvelles…

— Quoi ! vous avez ici, en plein désert de Gobi, des lièvres et des faisans ?…

— Vous m’avez promis de me laisser parler… Contentez-vous de jouir pour la dernière fois des joies gastronomiques... et écoutez-moi… »

Ces mots, – pour la dernière fois, – en me rappelant à la réalité, me conseillèrent le silence.

Et j’attaquai le pâté – imaginaire – que j’arrosai consciencieusement du vin d’Argenteuil – inexistant…

Maître Durand s’était accolé contre le mur et me parla ainsi :

« Puisque vous êtes Français, vous connaissez l’histoire de votre pays, et vous n’ignorez pas que le 18 octobre 1685…

— Révocation de l’édit de Nantes ! criai-je, obéissant à un réflexe mnémotechnique.

— En effet, c’est à cette date que le roi Louis XIV chassa de France, par une pénible et cruelle erreur, les plus dévoués et les plus actifs de ses sujets… mais ne récriminons pas. Le fait devait être rappelé puisqu’il est le point de départ de notre histoire…

« Les habitants du Nouveau Paris où vous êtes – de Mystère-Ville – sont les descendants d’un groupe de proscrits français, et particulièrement parisiens, chassés par une ordonnance qui confirma et aggrava pour eux l’acte définitif dont nous parlons.

« Ayant été élevé en France, vous vous rappelez mieux que nos érudits les circonstances douloureuses de cet exode. Car, d’après les terribles événements qui nous ont conduits dans le désert où nous sommes, vous comprendrez que nos ancêtres n’aient pas pris tout d’abord le soin de noter les faits passés. Si bien que nous ignorons à peu près tout de la catastrophe dont nous fûmes les victimes. Tout ce que nous savons d’une façon positive, c’est que vers l’an 1700 et quelques, un groupe important de nos aïeux se trouvait en Allemagne, à Cassel ou à Marbourg, et que là vivait au milieu d’eux un homme de génie, persécuté, malheureux, ruiné, et qui s’appelait Denis Papin.

— Le véritable inventeur de la vapeur ! l’homme dont la pensée a transformé le monde !

— Je ne sais à quelle transformation du monde vous faites allusion, reprit maître Durand. Les idées de Denis Papin sont toujours restées fort obscures pour nous, et le rôle que vous semblez attribuer à la vapeur ne nous est pas compréhensible.

— Cependant j’ai vu dans la salle qui porte son nom l’esquisse du bateau à rames dont la conception est géniale.

— Vous avez promis de ne pas m’interrompre, reprit le docteur. Vous oubliez que l’heure passe et qu’approche le moment…

— De la Phonothanotose ! fis-je d’un ton ironique. En effet, je vous remercie de m’avoir rappelé ce détail, continuez donc, je vous en prie. »

Le fait est que la réponse de maître Durand avait refroidi ma curiosité. Mais lui, sans prendre garde à mon impatience :

« J’ai nommé Denis Papin, continua-t-il. Ce que nous savons exactement de lui, c’est qu’il avait en effet tenté de réaliser un problème intéressant, la navigation par la force de l’eau chaude : proscrit comme nous et avec nous, il avait construit un bateau, dont il avait fait l’essai sur un fleuve allemand et que des bateliers avaient mis en pièces.

« Depuis cette époque, il avait vécu dans la misère, désespéré, à demi fou. Ce fut alors qu’il rencontra un groupe de Français qui, avant réuni toutes leurs ressources, rêvaient de quitter l’Europe inhospitalière et d’aller chercher fortune en quelque pays inexploré…

« Ceci se passait dans les premières années du XVIIIe siècle.

« Il paraît que, associant les derniers débris de leur ancienne fortune, nos pères fournirent à Denis Papin les moyens de tenter à nouveau la construction de son navire, que l’œuvre fut réalisée en un port d’Europe, dont nous ignorons d’ailleurs le nom et qui devait se trouver en Angleterre, et sur ce navire s’embarquèrent avec lui… combien de proscrits ? nous n’avons jamais pu en savoir exactement le nombre.

Quelles furent les péripéties de cette navigation ? Sur quels flots le navire mystérieux fut-il ballotté ? Nos archives sont muettes à cet égard.

« Nous en sommes réduits à conserver sur ces faits qui remontent à près de deux siècles, des traditions auxquelles manque toute précision : évidemment le navire de Denis Papin devint le jouet des vagues et de la tempête, contourna l’Afrique, alla à l’aventure dans l’océan Indien. Finalement il se brisa sur les côtes de l’Inde orientale.

« Alors commença à travers des peuples fanatiques un pèlerinage de douleur et de fatigues sans nom. Nos malheureux aïeux, qui fuyaient la persécution, la retrouvèrent plus ardente et plus féroce encore parmi les hordes lunatiques des adorateurs de Siva… Des noms sont restés dans notre mémoire, avec des sursauts d’épouvante : le Pendjab, Lahore, Srinagar, Kashmir, le col de Karakoroum… Là, ils étaient parvenus à fonder une sorte de colonie et se voyaient à l’abri de tout nouveau péril.

« Il y eut alors un dernier massacre, une fuite éperdue à travers le désert, – évidemment entre le Turkestan et la Chine, – puis le cataclysme final qui devait à jamais finir la destinée de nos pères.

« Quel fut ce bouleversement ? Les récits incohérents qui nous sont parvenus, la tradition orale qui s’est transmise de bouche en bouche nous ont permis de les attribuer à une soudaine éruption volcanique…

« Nos pères et leurs compagnes – car c’était depuis la côte indienne une véritable tribu qui se perdait à travers le désert, un groupe de familles dénuées de tout, marquées pour la mort – étaient ainsi parvenus dans des lieux tout à fait inconnus où il n’y avait plus trace humaine…

« Cette solitude même était une consolation, un soulagement ; car du moins les fugitifs n’entendaient plus retentir à leurs oreilles des clameurs de haine, n’étaient plus agités de tressaillements d’épouvante ; c’était la marche vers la mort, mais sans lutte douloureuse contre des semblables, contre des êtres qui auraient dû mériter le titre de frères et ne se révélaient que bourreaux…

« Cependant, nul secours n’étant plus attendu, les malheureux, dont toutes les provisions s’étaient épuisées, se résignaient à leur épouvantable sort. Ils s’étaient groupés une dernière fois pour échanger un suprême adieu, puis s’étaient couchés sur le sol, sachant que peut-être la moitié d’entre eux ne se réveillerait pas le lendemain…

« Tout à coup, au milieu de la nuit, il y eut une effroyable convulsion. Le sol trembla, s’entr’ouvrit, vomissant des torrents de lave… En même temps, dans le ciel, des éclairs livides préludaient au déchaînement de la foudre… Ici notre imagination peut se donner cours pour créer, dans un tableau formidable, cette commotion qui ébranlait la terre jusqu’en les régions les plus profondes.

« Rien ne dut être plus sinistre que cette scène de désolation, dans laquelle se débattaient des hommes à peine capables de résistance et dont les privations avaient épuisé l’énergie : et dans cette masse agonisante, il y avait des femmes et des enfants !

« Or, d’après ce que nous avons pu recueillir d’indications plus ou moins exactes sur cette épouvantable convulsion de la nature, il paraît évident qu’une sorte de volcan de lave avait fait soudainement éruption au milieu du désert, et que, par un caprice des forces aveugles de la matière, il s’était formé tout autour de l’endroit sur lequel avaient échoué nos aïeux une muraille basaltique, presque circulaire, et qui les enfermait dans un espace complètement clos, barrière effrayante qui les séparait à jamais du genre humain.

« Combien avaient survécu à cette horrible commotion ? il nous a été impossible d’établir à ce sujet une statistique quelconque : ces quelques groupes de survivants, relégués sur un terrain fait de roches noires, ne formant qu’une seule masse dans laquelle il semblait que nul outil ne pût mordre, durent éprouver de tels accès de désespoir que nous comprenons aujourd’hui le serment de haine qui fut alors proféré par les survivants contre les hommes qui les avaient réduits à cette effroyable extrémité. Dénués de toute ressource, sans provisions, sans instruments, ils étaient emmurés, sans espoir d’escalade ni d’évasion. Et cependant ils ne s’avouèrent pas vaincus.

 

C’était une race forte et courageuse, reprit M. Durand, dont nous nous honorons d’être les descendants, mais dont nous tenons aussi notre volonté d’isolement, notre résolution imbrisable de n’entrer plus jamais en relations avec le reste du monde…

« Il y a près de deux siècles de cela : il nous a fallu créer de toutes pièces une civilisation nouvelle, inventer une mécanique, une industrie, discerner dans les forces de la nature quelles étaient celles que nous pouvions utiliser…

« Oh ! que furent lents nos progrès ! Dans notre prison, aucune végétation sinon de misérables lichens, de rares fougères : pas d’eaux, pas de sources. Seul un lac de quelques toises s’était ouvert au milieu de ce terrain fait de schiste et d’ardoise, un gouffre sans fond, d’où toute vie animale était et semblait devoir être à jamais absente…

« L’excès de notre malheur fut en même temps notre salut : le ciel même, en semblant notre ennemi, nous arracha à la mort, car c’est de l’espace que vinrent d’énormes oiseaux, vautours, condors, monstres de l’air, qui, ayant deviné ces proies humaines, se ruèrent sur ces êtres épuisés pour les dévorer… Ce dut être une lutte atroce, pareille aux plus sinistres batailles des temps barbares.

« Nos pères furent vainqueurs : non seulement ils tuèrent ces ennemis hideux, mais encore ils s’emparèrent de quelques couples vivants… la chair des morts leur servit de nourriture, et ils réduisirent les autres à l’état d’esclavage… Vous avez vu vous-même que ces animaux, apprivoisés, domptés, servent aujourd’hui aux transports et que leur docilité n’a pour égale que la précision et la douceur de leur service.

« J’ai cru devoir, conclut maître Durand, vous donner ces explications… Je regrette profondément que l’arrêt prononcé contre vous m’empêche de vous mettre mieux au courant des prodiges que nous avons réalisés…

« — Et je le regrette encore plus que vous ! m’écriai-je. Car en tout ceci je ne vois rien qui justifie la cruauté dont ces hommes, nés de la même race que moi et dans les veines de qui coule le même sang que le mien, usent contre un malheureux qui a été comme eux victime de la méchanceté d’autrui… et enfin, répondez à cette simple question ; est-ce de ma propre volonté que je me suis, introduit chez vous ?

« — Non, j’en conviens. Et à ce sujet, je puis encore vous donner ici un renseignement. Nous avons exploré l’enceinte qui, en nous emprisonnant à jamais, nous préserve du contact et de la violence des humains… nous savons que derrière les rochers qui nous enserrent, il existe quelques failles, des défilés qui peut-être communiquent avec l’extérieur par des couloirs souterrains que nous n’avons pu encore découvrir…

« C’est sans doute par une de ces galeries inconnues que vous avez pénétré dans la crevasse où vous étiez enfermé comme dans un couloir sans issue...

« Or, de longue date, nous avons établi un service de surveillance : le moindre bruit qui se produit dans les failles des roches se communique à nous – grâce à des procédés de grossissement du son que nous avons inventés – avec une rapidité et une précision parfaites...

« Donc nous avons su que quelque animal, un homme peut-être, rôdait dans notre enceinte intérieure ; nous avons alors déployé notre aspirateur pneumatique…

— Quoi ! ce corps d’une laideur repoussante qui ressemblait à un serpent...

— N’était que le tuyau de notre machine aspiratoire, mue, comme toutes nos machines, par le son ; sa force est telle que dans un rayon de plus de quarante toises il attire il avale, il hume tous les corps qui sont à sa portée… Vous ne pouviez lui échapper. Vous avez été saisi, enlevé… Tout d’abord, vous étiez dans un état d’épuisement qui me fit craindre pour votre vie… je vous enfermai dans la serre photophonique de l’hôpital Saint-Martin qui est notre salle de médication par la lumière, la musique et le parfum, et vous êtes revenu à vous…

« Mon devoir était alors de vous conduire devant la Grand’Chambre, ce que j’ai fait… J’espérais, je l’avoue, que nos grands juges useraient d’indulgence à votre égard. Il n’en a rien été. Encore une fois, j’en suis navré, car vous m’êtes sympathique… »

Je l’interrompis par un rire amer :

« Que serait-ce donc si je ne vous étais pas sympathique ! Vos grands juges sont des bourreaux !… »

Ici maître Durand leva le doigt :

« J’ai souvenance, dit-il, que, dans votre monde, les juges sont les conservateurs nés des antiques coutumes. Nos grands juges sont chargés de veiller, à la sécurité de notre colonie. Ils ont conservé le plus absolu respect pour les décisions de nos ancêtres… on vous l’a dit, il y a cent ans, un homme s’introduisit parmi nous et fut mis à mort. C’est le seul cas de notre législation où ce châtiment – préservatif de notre indépendance – soit appliqué !… Je ne discute pas avec vous ce qu’il peut présenter de juste ou d’injuste… nos grands juges n’ont fait que se conformer à des traditions séculaires…

— C’est-à-dire que je suis victime du plus odieux des fanatismes… soit !… Il est bon que je ne retourne pas parmi les hommes civilisés car, sur mon honneur, je me hâterais de dénoncer à l’indignation universelle ce repaire de cannibales…

— Je ne puis nous faire un crime, interrompit mon excellent docteur, de vous jeter ainsi en colère contre une coutume qui vous est évidemment préjudiciable... Encore une fois, que n’ai-je le loisir de vous prouver que nous ne sommes pas des cannibales ?… Pour ma part, je déplore cet entêtement dans des coutumes surannées… mais il me semble que, dans votre pays, tant qu’une loi n’est pas abrogée… »

Les raisonnements me touchaient peu. Se figurait-il, d’aventure, que j’allais finir par approuver l’iniquité qui m’allait coûter la vie ?… Mais une dernière curiosité me saisit :

« Du moins, daignerez-vous m’expliquer ce qu’est la Phonothanatose ?

— Avec plaisir, reprit-il poliment. C’est, ainsi que nous l’indique l’origine hellénique de ce mot composé, la mort par le son…

— Je ne comprends pas…

— Voici. En des circonstances que je ne puis vous exposer, faute de temps, nos pères, il y a de cela cent vingt ans, constatèrent que le son possédait une puissance étonnante de désorganisation des atomes… Ne savez-vous pas, monsieur, que parfois, dans les cathédrales, on a vu les vitraux se briser à telle note de l’orgue ?...

— Cela est vrai. J’ai même connu un violoniste qui, à l’émission de certaine note qui n’était pourtant pas très forte, cassa les vitres d’une chambre…

— C’est bien cela. Nous avons beaucoup étudié le son, monsieur, et c’est de lui que nous tirons la plupart des forces motrices dont nous avons besoin… Les vibrations ont été par nous réglées, canalisées en quelque sorte… le son est la base de notre mécanique, de notre industrie, même de notre thérapeutique… ses effets physiologiques sont extraordinaires... et, ajouta-t-il en baissant la voix, ils sont parfois éminemment meurtriers… Donc, je vous le répète : la Phonothanatose, c’est l’exécution par le son. Mais vous allez vous-même être renseigné de première main… »

En effet, on entendait dans une pièce voisine des pas qui s’approchaient.

La porte s’ouvrit, et je vis, au milieu des grands juges qui venaient pour assister à l’exécution de la sentence… une jeune fille, délicieusement jolie, blonde, aux yeux d’une pureté céleste, et qui tenait un instrument de musique rappelant par sa forme la cithare antique. Elle était vêtue de blanc, comme d’une gaine de marbre ou d’albâtre. On eût dit une exquise statue grecque descendue de son socle : elle me rappelait je ne sais quelle nymphe allégorique des bosquets de Versailles… Et malgré moi, j’admirais cette créature de rêve…

Elle jeta sur moi un regard attristé : les grands juges s’étaient installés sur des escabeaux et m’entouraient : le docteur Durand se plaça à ma droite…

La jeune déité se tenait debout en face de moi, l’archet levé…

Je remarquai – et je crus bien que ce serait la dernière observation de ma vie – que les grands juges et la jeune fille avaient la tête couverte d’une sorte de calotte, faite d’un treillis très fin, comme du filigrane d’argent, ténu comme un réseau de cheveux et qui leur enveloppait hermétiquement le crâne et les oreilles.

Maître Durand lui-même s’était affublé de cette espèce de casque dont, je l’avoue, je ne cherchai pas à comprendre l’usage. J’avais bien d’autres soucis : car maintenant je ne doutais pas que ma dernière minute ne fût proche… et, bien que j’eusse peu saisi les explications très vagues du processus de la Phonothanatose, je ne pouvais me défendre d’une angoisse douloureuse dans l’attente de ses effets…

La jeune musicienne ferma à demi les yeux et, tenant la cithare sur son bras gauche légèrement recourbé, elle posa l’archet sur les cordes…

Alors ce fut la plus suave des sensations que j’eusse jamais ressenties : moi-même, insoucieusement, j’avais laissé tomber mes paupières pour qu’aucune impression ne vint troubler l’enivrante jouissance qui délectait mes oreilles et pénétrait dans mon cerveau.

C’était un bien-être complet, avec une joie d’art que nulle parole ne saurait exprimer : le son me semblait réaliser, par des combinaisons harmoniques qui m’étaient inconnues, – et que je n’avais notées ni dans Beethoven, ni dans Wagner, ni même dans la musique de Debussy, – l’évocation nouvelle d’harmonies jamais entendues.

Et toutes ces notes étaient faites – comme je le savais – de vibrations qui se liaient, s’enchaînaient, s’unifiaient, et, par des gradations d’une science étonnante, développaient peu à peu en moi une aptitude auditive que je ne me connaissais pas…

D’un mot je me ferai bien comprendre : c’était d’une effrayante exquisité, en ce sens que peu à peu je sentais que tous les ressorts de mon être se tendaient de plus en plus, que le maximum de vie se réalisait en moi et que j’atteignais à la limite suprême de la délectation humaine…

J’avais rouvert mes yeux et, devant moi, les êtres et les choses m’apparaissaient dans une irisation vaporeuse où passaient, tantôt lentes, tantôt fulgurantes, toutes les nuances du prisme, irradiation scintillante qui m’éblouissait… Et je sentais que la mort allait venir : oui, cela est très singulier, mais mon oreille attendait, appelait en quelque sorte la note dont la vibration, adéquate à celle de mes lobes cérébraux, en provoquerait la désorganisation en m’emportant dans le tourbillon des sphères mélodieuses.

Oui, c’en était fait de moi… je m’anéantissais… je me diluais en harmonie…

Quand tout à coup un bruit intense de cris, de clameurs, de heurts à la porte de ma prison déchirèrent le voile d’euphonie dans lequel j’étais enveloppé… Ce fut un réveil subit, presque douloureux…

Et, la porte de ma prison s’étant ouverte sous un effort violent, je vis entrer à flots des enfants de huit à douze ans, frais et roses, et qui, se saisissant des grands juges, leur adressaient des paroles véhémentes que mon ouïe encore lassée avait peine à saisir…

Et maître Durand, se penchant à mon oreille, me dit :

« Cela devait arriver un jour… c’est la Révolution ! »

J’assistai alors à une scène bien curieuse, et je tiens à faire partager à ceux qui liront ces lignes l’émotion profonde qu’elle me causa.

Je ne sais trop comment nous étions revenus dans la salle du tribunal où j’avais été naguère jugé et condamné. Mais cette fois c’étaient les juges à robes rouges et à perruque Louis XIV qui étaient au banc des accusés : c’était le procureur, l’accusateur qui était surveillé par le gardien Bernard et regardait autour de lui avec inquiétude.

Et au tribunal siégeaient une vingtaine de jeunes gens, je dirais plutôt d’enfants, vêtus de blouses et portant de grands cols blancs – uniforme à peu près semblable à celui de nos écoliers endimanchés.

L’un d’eux occupait le siège du président. Ce n’était certes pas le plus âgé, dix ou douze ans à peine, tandis que j’en remarquais d’autres qui devaient avoir quinze ou seize ans.

On entendait un grand brouhaha au dehors ; j’ai su depuis que, dans un but qui va être expliqué, les enfants des écoles s’étaient emparés de tous les condors et vautours de la compagnie des transports et qu’ils s’étaient fait convoyer – ou convoler – au Grand Châtelet. De là l’invasion inattendue de toute cette jeunesse, dont une bonne partie était restée dehors sur la terrasse extérieure. Les oiseaux de transport avaient été gardés et, de cette façon, toute communication était coupée entre la ville d’en bas et le Grand Châtelet où grondait, comme on va le voir, l’orage de la révolte.

CHAPITRE VII.

QUAND je fus introduit, le président des jeunes, un beau garçon, au front haut, au regard franc, se leva et s’inclina devant moi.

Le geste était si inattendu, si peu en rapport avec les habitudes des juges, dans mon propre pays, que, surpris, je me retournai pour chercher derrière moi le mortel privilégié auquel il pouvait s’adresser.

« Homme, dit alors le président d’une voix claire et agréable, sachez que vous êtes libre et que, si vous en exprimez le désir, vous serez immédiatement reconduit hors de cette enceinte, là où il vous plaira.

« C’est donc à titre d’hôte temporaire, et non d’accusé, que nous vous prions de répondre à nos questions.

Les vieux juges s’agitaient, donnant des signes non équivoques d’impatiente protestation ; mais les groupes d’enfants chargés de leur surveillance les serraient de plus près et les forçaient à l’immobilité.

Pendant ce temps, avant recouvré mon sang-froid, – quoique j’eusse encore dans les oreilles un certain bourdonnement musical, – je m’expliquais très posément, racontant en des termes d’une courtoisie égale à celle qui m’était témoignée les péripéties de mon aventure dernière : l’attaque nocturne des Chinois, ma fuite éperdue – et finalement ma pénétration involontaire sur le territoire de la cité inconnue…

Le président m’avait écouté avec une parfaite attention.

C’était chose vraiment originale que ce tribunal où ne se voyaient que des figures fraîches et rosées. Quelques-uns de ces bambins avaient encore des faces de brebis et me contemplaient avec de bons gros yeux ; d’autres, d’un air futé et quelque peu moqueur.

« Je ne puis donc admettre, dis-je en terminant, que je sois puni du pire des châtiments sans avoir commis aucun délit réel, et puisqu’il m’est permis de protester contre l’inique arrêt qui m’a frappé, j’en appelle de toutes mes forces à la bonne foi et à la justice…

— Et vous avez raison ! » me dit le président.

Il se tourna alors vers le grand juge qui avait dirigé tout à l’heure les débats qui s’étaient si mal terminés pour moi :

« Aïeul, lui dit-il, veuillez répondre à mes questions… »

Mais celui-ci, interpellé, s’était redressé de toute sa hauteur, et relevant sur son avant-bras les manches de sa robe rouge, – dont, par parenthèse, la singulière étoffe se reployait à la façon des petits volets des meubles japonais, – il s’écria :

« Qu’est cela ? Et de quel droit des gamins de votre espèce se permettent-ils d’intervenir dans la haute justice dont nous sommes les dispensateurs ? Croyez-vous donc que nous permettrons cette atteinte – à la fois insolente et grotesque – à l’autorité dont nous sommes revêtus… et redoutez la terrible fouettée qui punira votre ridicule incartade…

— Vous oubliez, interrompit le président, que tout châtiment corporel a été supprimé par la loi de l’an 163 ; de plus, je veux vous expliquer, aïeul vénéré, de quel droit nous intervenons et pourquoi nous sommes ici…

— Je suis curieux d’entendre vos arguments… cela nous fera toujours passer un bon moment. »

Et les grands juges ricanèrent.

Mais, très calme, le petit juge reprit :

« Vous n’ignorez pas la réforme profonde que notre grand Jean Martin 88… »

Ici, je dois ouvrir une parenthèse. On remarquera que tous les habitants de ce pays portent des noms éminemment français, tels que Durand, Dupont, Martin, Bernard, Dupin, Meunier, Legros, Leblanc, Lebrun, etc., etc. preuve évidente de leur origine : et le nombre de ces appellations similaires était tel qu’ils avaient dû les distinguer par des numéros, il y avait un Dupont 31 et un Duval 333.

Donc, le petit juge parlait :

« … la réforme que notre grand Jean Martin 88 apporta dans notre système d’éducation. Jusqu’à lui, cette éducation était à la fois despotique et mnémotechnique. Il imagina de la rendre amicale et raisonnante.

« Je ne vous rappellerai pas les luttes qu’il fallut soutenir contre les partisans des anciennes doctrines, contre les passionnés de la récitation, qui donnaient le prix à tel élève qui avait répété cinq cents mots d’affilée, sans en comprendre un seul, mais avec une précision mécanique. Jean Martin 88 déclara dans son programme – révolutionnaire – que désormais pas un mot ne devait être prononcé par l’enfant sans qu’il sût exactement, ce qu’il signifiait, sans qu’il pût redire sous une autre forme explicative et claire, la phrase que lui suggérait sa mémoire…

« Ce fut toute une révolution : les maîtres qui jusque-là n’étaient que des pédagogues devinrent bientôt des éveilleurs d’âmes.

« Ce que l’on décorait des grands mots de philosophie, de ludique, d’aristotélisme, de cartésianisme, de platonisme, se transforma en une science unique, celle du bon sens et de la justice…

« Et je vous rappelle la plus admirable innovation de ce père de nos consciences.

« Il imagina d’ériger continuellement les enfants en juges, leur posant régulièrement des problèmes de bien et de mal, les appelant à dire leur opinion sur les faits grands et petits, sur les mérites ou les démérites de leurs camarades et d’eux-mêmes.

« Les exercices ridicules de la scolastique – dont nos pères conservaient malheureusement les traditions – firent place à une sorte de gymnastique d’équité…

« Souvenez-vous de cette admirable parole de Jean Martin 88 :

« — De même que l’enfant, ayant appris avec les plus grandes difficultés à marcher, à lire, arrive peu à peu à exécuter ces divers actes sans y songer, par une action d’habitude qui n’est plus un effort, de même il faut qu’une gymnastique de morale, longuement et soigneusement exécutée, assouplisse les lobes de son cerveau à l’équité, que peu à peu ses fibres cérébrales acquièrent une telle accoutumance au bien que, plus tard, dans la vie, la réalisation de la justice soit en quelque sorte indépendante de sa volonté, toute injustice provoquant mécaniquement une résistance d’équité, tout acte blâmable amenant, comme par un déclanchement mécanique, la protestation et la réparation.

« Ainsi, disait encore Jean Martin 88, que la paupière se ferme, par une contraction involontaire, dès qu’il y a menace pour l’intégrité de l’œil, de même la conscience, dès qu’il y a menace contre le bien et le juste, doit se hérisser en quelque sorte, par un mouvement réflexe, pour lui faire obstacle et le repousser. »

« C’est d’après ces principes que, grâce aux efforts de la Ligue pour la spontanéité de la justice, nous avons été élevés…

« Depuis plusieurs générations, l’effet de cette éducation a été tel qu’aujourd’hui il n’existe plus chez nous de crimes ni de délits, que même les mesquines discussions de vanité, d’intérêt, d’amour-propre mal entendu ont presque totalement disparu…

« Les tribunaux de bataille ont été supprimés ou tout au moins ne trouvent plus l’occasion de fonctionner : les juges de conciliation, les arbitres bénévoles suffisent à toutes les tâches, et vous savez que tout récemment la loi a infligé un blâme officiel au juge qui ne serait pas parvenu à concilier un litige. Aussi l’organisation de la vie sociale et économique a-t-elle revêtu dans notre pays une forme de confiance et de solidarité mutuelles, qui bientôt touchera à la perfection…

« Peu à peu toutes les idées surannées, égoïstes – qui font de l’homme un loup pour l’homme – se sont effacées.

« Pourtant il reste encore ce que j’appellerais volontiers un sanctuaire du préjugé, de la routine, comme un conservatoire de l’irraisonnement et de la barbarie ; je vous le dis hardiment, c’est la Grand’Chambre !…

— Nous ne tolérerons pas, s’écria le grand juge, cet outrage à une institution séculaire !

— Qui a justement le tort d’être presque biséculaire ! s’écria le petit juge. Les temps, les méthodes, les hommes changent. Les institutions doivent changer aussi.

— Nous avons charge de la sécurité publique…

— Vous en aviez charge lorsque le souvenir des antiques persécutions montrait cette sécurité comme toujours menacée… alors la peur voilait la justice… Aujourd’hui, l’éducation que nous avons reçue porte ses fruits, et quand nous, les enfants de vérité et d’équité, nous avons appris qu’en vertu d’anciennes coutumes la vie d’un innocent était en péril, une force supérieure à notre volonté, ce réflexe du bien que l’éducation de Jean Martin 88 a développé dans nos âmes, nous a contraints à empêcher une injustice...

« Cet homme a-t-il commis quelque faute ? Non. A-t-il accompli volontairement un acte qui nous soit préjudiciable ? Non. Loin de là, il est malheureux, il souffre, et l’instinct de bonté qui est en nous veut que nous lui soyons généreux et hospitaliers… Donc, je le lui ai dit : il est libre ! nous n’avons pas plus le droit de le frapper que de le contraindre à rester parmi nous…

— Le salut de la République est la loi suprême…

— Le mal et l’injustice n’ont jamais sauvé une cause, mais toujours l’ont perdue…

« À mon tour, j’en appelle aux enfants ici présents, qui sont non point les conservateurs du passé, mais les ouvriers de l’avenir…

« Je leur adresse cette question :

« — L’homme ici présent est-il coupable ?… »

Et toutes les voix de crier à la fois :

« Non ! non ! mille fois non !

— Donc, vous n’admettez pas qu’il soit châtié…

— Châtié ? De quoi ? Pourquoi ?… C’est injuste ! nous ne pouvons l’admettre !...

— Aïeux, héritiers des rancunes et des colères de nos ancêtres, vous entendez ce que disent vos fils… l’humanité nous a fait autrefois du mal, les hommes d’aujourd’hui ne sont pas responsables des méfaits de leurs pères… Nous cassons et annulons l’arrêt rendu par la Grand’Chambre… Étranger, nous vous tendons loyalement la main. Si vous le voulez, vous serez des nôtres, en toute sécurité et en toute égalité… »

Je m’étais élancé vers le jeune président et je lui avais moi-même tendu mes deux mains ; les applaudissements éclatèrent.

En vain les vieux de la Grand’Chambre protestèrent, criant que tout était perdu, que les bases de la société étaient ébranlées et que l’écroulement serait épouvantable…

Mon jeune président – mon sauveur – qui s’appelait Jean Lefèvre, m’avait entraîné hors de la salle du tribunal jusqu’à la terrasse extérieure où les écoliers qui attendaient le résultat de la délibération poussèrent en m’apercevant des cris de joie. Jamais, je dois le reconnaître, mon apparition n’avait provoqué un pareil enthousiasme ; si bien que je ne pouvais me défendre d’un certain mouvement de vanité et que je saluais gentiment de la main, tel un souverain au milieu de ses sujets. Puis, toujours guidé par mon sauveur, j’étais arrivé au bord du balcon, qui dominait la ville…

À ce moment, une fanfare éclata, très vive, formée de notes qui se groupaient en un rythme singulier.

Maître Durand s’était approché de moi.

« Vous ne comprenez pas ? dit-il.

— De quoi voulez-vous parler ?…

— Mais de ces sons que vous entendez… et qui sont un langage… Écoutez, ne percevez-vous ceci : Ta… ta ta ta… tata… ta… ta, ta, tata !…

— Si vraiment…, lui répondis-je.

— Eh bien, c’est un alphabet phonétique… on annonce à toute la ville la déchéance de la Grand’Chambre…

— Mais c’est le principe de l’alphabet Morse !… criai-je…

— Je ne sais de quoi vous voulez parler… mais écoutez les modulations… le groupement des notes de la gamme dans des combinaisons innombrables… C’est toute une langue… »

Je me souvins encore d’un vocabulaire musical, inventé naguère chez nous par Sudre. Nous n’en avions tiré aucun parti.

À ce moment, je vis passer auprès de moi la jeune fille qui avait été chargée de me phonothanater. Cachant sa cithare dans les plis de sa robe blanche, elle se glissait à travers la foule semblant m’éviter…

Croyait-elle donc que je lui gardasse rancune de la mission qu’elle avait été contrainte de remplir ?

Et puis, gardant encore en mes oreilles le charme de son étrange et mélodieuse musique, je ne pouvais oublier les délices auditives que je lui devais !

Je dis cela à maître Durand qui se prit à sourire :

« Vous avez raison, murmura-t-il, de ne point imputer à cette enfant la responsabilité de cet acte cruel, car c’est elle qui vous a sauvé…

— Que voulez-vous dire ?…

— Je sais de source certaine qu’elle était au courant du complot ourdi par les jeunes… J’étais surpris moi-même que les effets de la Phonia meurtrière fussent si lents… elle prolongeait l’harmonie pour laisser à vos sauveurs le temps d’intervenir… »

Je fus si heureux de cette révélation – car il m’eut été douloureux de haïr cette jeune fille – que je courus à elle :

« Oh ! merci, m’écriai-je, je sais maintenant que je vous dois la vie… vous êtes un ange !… » Surprise par ma précipitation, elle avait eu un léger mouvement de recul ; peut-être craignait-elle de ma part quelque parole violente ou quelque reproche. Mais mon attitude la rassura bien vite, elle me sourit délicieusement – d’un sourire qui me fut infiniment doux – et, prenant la main que je lui tendais :

« Alors vous êtes de Paris, me demanda-t-elle, de l’autre, du vrai ?

— Oui, mademoiselle…

— Est-ce que les Françaises sont toujours bien habillées ?…

— De mieux en mieux, fis-je en riant. Je puis vous affirmer que les modes sont en grand progrès… et si charmante que soit votre toilette, je puis vous dire que nos étoffes semblent plus souples, plus moelleuses que les vôtres…

— Vraiment !… et pourtant ma robe – elle montrait le péplum blanc qui l’enveloppait – est faite du plus léger tissu d’amiante que nous puissions fabriquer… »

Un remous de la foule interrompit cet entretien. Maître Durand vint me chercher et me conduisit au panier vultural qui m’attendait et où il prit place avec mon jeune président, l’aimable Jean Lefèvre.

Mais avec une hardiesse dont je ne me serais pas cru capable, j’appelai moi-même mon jeune bourreau – qui se nommait, je le sus bientôt, Isabelle Duval, – et, l’oiseau ayant étendu ses ailes, nous descendîmes doucement vers la ville…

Jusqu’ici les péripéties que j’ai traversées et les dangers que j’ai courus m’ont empêché de donner au lecteur de cet écrit une idée précise de cette localité singulière, fleur française éclose, à la suite d’étonnants cataclysmes, au milieu du désert de Gobi.

Je puise dans mes souvenirs géographiques pour rappeler que ce désert – qu’on désigne aussi sous le nom de Chamo – est situé dans l’Asie centrale, sur le territoire de l’empire chinois. Il occupe une superficie de douze cent mille kilomètres carrés, ce qui est deux fois la surface de la France.

Certains affirment que cette vaste étendue de désolation s’est formée à la suite d’une catastrophe préhistorique, analogue à l’effondrement de l’Atlantide ou à l’engloutissement de la Lémurie.

Je n’ai pas l’intention de prendre parti dans les questions obscures.

Je sais seulement que ce désert est mal connu, que les intempéries des saisons y sont si dures que les caravanes se hasardent rarement à le traverser, et encore ne le font-elles que dans la direction d’Irkoutsch, c’est-à-dire dans la partie la plus rapprochée du territoire chinois.

L’oasis de pierre qui constitue la ville mystérieuse doit se trouver presque au milieu du désert, dans la direction du Tibet.

La muraille de basalte qui l’entoure et qui n’offre aucune issue apparente mesure en hauteur 160 mètres au minimum, 5 ou 600 mètres au maximum. C’est dire qu’elle est absolument infranchissable, à moins qu’on n’amène au pied de ces masses énormes – dont la surface lisse prévient toute escalade – des engins mécaniques d’une puissance et d’une complication exceptionnelles.

Mais, d’autre part, on comprend que cette enceinte défend ceux qui l’habitent contre le vent desséchant qui vient de la Sibérie et de la mer Glaciale.

Qui devinerait, qui imaginerait d’ailleurs, derrière ces môles noirs où toute vie semble arrêtée, l’existence d’un groupe d’êtres humains, plus isolés du monde que s’ils étaient relégués dans une île du Pacifique ?

Or, ces hommes, ces Français, Parisiens d’origine pour une grande partie, se trouvent, séparés du reste des humains depuis les premières années du XVIIIe siècle – de 1703 à 1705, très probablement – et dès lors ont été étrangers au mouvement scientifique et industriel qui a formé notre société.

Quand la fatalité les emprisonna dans ce carcan de roches, les plus instruits d’entre eux ignoraient les premiers éléments de nos connaissances modernes.

Le sol sur lequel ils échouaient était improductif ; toutes les ressources ordinaires de la vie leur faisaient défaut. La roche basaltique formait à la fois les assises, le terrain et le périmètre de leur habitat.

Pas de terre, pas d’eau, pas d’animaux, pas de végétation : qu’on se figure un immense cratère où la lave s’est figée, cuvette noire et glissante où le pied a peine à se fixer !… Quelle dut être l’horreur de ces infortunés et comment ces hommes, ces femmes, séquestrés, n’ont-ils pas succombé au désespoir et à l’épouvante !

Eh bien, ils ont vécu.

Aujourd’hui que j’ai pris place parmi eux et que je suis acclimaté dans ce Paris insoupçonné, je ne trouve pas de formule qui peigne avec assez de force l’admiration éprouvée par le civilisé que je suis devant l’œuvre d’énergie, de ténacité et d’ingéniosité que ces hommes ont accomplie.

Comme on va le voir, partis du même point que nous, alors que les sciences positives, mécaniques, chimiques et physiques étaient encore à l’état rudimentaire, ils ont aiguillé dans une direction différente de celle que nous avons suivie, tant au point de vue de la vie matérielle que de l’organisation sociale.

Leur orientation fut-elle meilleure ou pire que la nôtre ? À d’autres de décider.

Je dirai ce que je sais, ce que je vois, ce que j’apprécie, sans établir de comparaison entre mes compatriotes d’autrefois et ceux d’aujourd’hui.

Les habitants de ce Paris du désert sont, d’après le dernier recensement, au nombre de 2,883 : le petit nombre des premiers habitants et les difficultés de la vie expliquent suffisamment le peu d’importance de ce chiffre.

Le premier problème en face duquel ils se trouvèrent est élémentaire : il fallait manger.

J’ai déjà parlé de la lutte qu’ils eurent à soutenir contre des oiseaux monstrueux : ce furent pendant de longues années leur seul gibier.

Quelques plantes grasses, des lichens, des mousses, des saxifrages, arrachés aux fentes des rochers, des reptiles immondes qu’il fallut détruire pour ne pas périr sous leurs étreintes empoisonnées, tel était l’effort de la nature en faveur de ces misérables…

Voyons la suite.

On se souvient que, depuis mon entrée sur le territoire, je n’avais pris qu’un seul repas ! et quel repas ? Certes je ne niais pas que le fluide échappé de cornues aux formes étranges n’eût un goût exquis et que cette provende bizarre m’eût donné l’illusion de la sustentation…

Mais il y a longtemps que les philosophes ont dit que l’illusion est peu nourrissante : et de fait, mon appétit était revenu avec une rapidité surprenante.

Peut-être aussi les préparatifs de la Phonothanatose avaient-ils hâté ma digestion.

Toujours est-il que, tandis que je descendais dans le vautour-car vers la ville, avec mes trois amis, le docteur, le jeune président et mon aimable bourreau musical, j’éprouvai un tel tiraillement d’estomac que je ne pus m’empêcher d’y porter la main en m’écriant :

« Oh ! que j’ai faim !

— Je comprends, dit maître Durand. Vos organes ne sont pas encore faits à la nourriture analytique… or, dans la hâte que j’avais de vous sustenter afin de vous donner la force de résister aux angoisses qui vous attendaient, je vous ai fait servir ce que j’avais sous la main, c’est-à-dire des conserves chimiques, formées des éléments constitutifs des mets, avec leur saveur propre et aussi leurs qualités nutritives[1].

— Mais c’est de la cuisine à la Berthelot ! m’écriai-je.

— Berthelot ?

— Notre plus grand chimiste. Il nous a prédit que, dans un siècle, nous nous nourririons de carbone, d’hydrogène, d’oxygène, avec une pincée d’azote pour saler le tout…

— Je ne comprends rien aux mots que vous venez de prononcer, dit Jean Lefèvre. Mais je devine que vous voulez parler des gaz élémentaires de la substance… le carbone serait notre fluide carbonal, l’hydrogène notre fluide aqual… l’oxygène, le rubigal.

— En effet, interrompis-je, ces mots de racine latine ont le même sens que nos termes chimiques empruntés au grec… oxy, c’est la rouille, comme rubigo… aqua, c’est l’eau, comme hydro

— Soit. Toujours est-il qu’il y a plus de cent cinquante ans que nos pères ont essayé de reconstituer, d’après la mémoire gustative des plus âgés, les mets qu’ils avaient connu naguère dans leur pays.

— Mais nous avons mieux que cela aujourd’hui, dit le jeune Isabelle, et si vous me le permettez, je vous ferai goûter certain mets synthétique… »

Cet entretien fut interrompu par un choc léger.

Nous venions d’atterrir.

J’avais été si préoccupé de cette dissertation chimico-culinaire que je ne m’étais pas aperçu de la rapidité de notre descente, et subitement je me trouvai sur une grande place, remplie par la foule qui, m’apercevant, m’acclama encore.

Décidément, j’étais un personnage.

Il paraît d’ailleurs que toute la population du pays s’était vivement intéressée à mon sort et avait encouragé les écoliers dans l’expédition révolutionnaire qu’ils allaient accomplir.

Même quelques voix criaient :

« À bas la Grand’Chambre ! »

Et je crois fermement que si les vieux juges se fussent trouvés là, ils auraient passé un fort mauvais quart d’heure.

Moi-même, je redoutai un instant d’être l’objet d’un trop violent enthousiasme. Cent mains se tendaient pour serrer la mienne, les femmes surtout, semblaient désireuses de palper mes vêtements. Peut-être voyaient-elles en moi un magicien dont l’attouchement était activement favorable. Peut-être ici comme ailleurs les questions de modes et de costume étaient-elles au premier rang dans les préoccupations féminines ?

En même temps, je regardais autour de moi. Je ne fus pas peu surpris de voir, sur un des côtés de la place où cette foule se pressait, l’Hôtel de Ville !…

Oui, notre Hôtel de Ville.

Non pas, il est vrai, tel que je l’avais laissé à mon dernier passage à Paris, mais bien pareil à celui que je me souvenais avoir vu maintes fois en gravure, dans les magasins illustrés, voire même dans la Description de Paris, de Germain Brice, avec son campanile, ses deux pavillons, la statue équestre de Henri IV en bas-relief au-dessus de la porte à perron, et aussi de chaque côté des pavillons, les maisons à piliers formant galeries.

Et je compris que j’avais sous les yeux une exacte reproduction de la maison commune sous Louis XIV.

J’exprimai mon étonnement à Jean Lefèvre qui me répondit :

« Pourquoi cet émoi ? N’est-il pas naturel que nos pères aient tenté de reconstituer – dans leur Paris lointain – les merveilleux souvenirs qu’ils avaient emportés de la grand’ville. Ils aimaient leur pays, et s’ils se résignèrent à en rester à jamais séparés, ils n’en conservèrent pas moins un obscur regret du passé. Et qui vous dit que nous-mêmes, nous n’éprouvons pas quelquefois je ne sais quel désir vague de… »

Il s’arrêta et passa la main sur son front comme pour en chasser une pensée importune.

« Bref, reprit-il, vous retrouverez ici tous les noms de l’ancienne France, de Paris particulièrement, tels qu’ils figuraient sur un plan qu’un des nôtres a jadis reconstitué de mémoire, d’après celui d’un certain Gomboust…

« Dans quelques instants, je vous conduirai au Louvre…

— Bah ! le Louvre ! m’écriai-je. Avez-vous donc un roi à loger ?

— Non certes, et c’est cependant un de nos plus importants édifices. Vous serez sans doute de cet avis, quand vous saurez que le Louvre est notre Réfectoire national… »

À ce moment, une sonnerie de trompette retentit. Aussitôt je vis la foule se séparer par groupes, puis former des files, à la façon des écoliers qui sortent de la pension, et se mettre en marche dans la même direction.

Jean m’avait dirigé vers un de ces groupes qui était composé d’hommes à figures intelligentes et graves.

Tous – comme avertis de l’étrangeté de mon accession parmi eux – me regardaient avec intérêt, sans aucune malveillance certes, et en s’attachant surtout à ne pas me troubler par les manifestations d’une curiosité indiscrète.

Aussi nous prîmes une rue qui portait le nom fort singulier de Vallée-de-Misère, ce que Jean m’expliqua : ainsi était désignée au XVIIe siècle le quai qui menait de l’Hôtel de Ville au Louvre.

Décidément ces braves gens étaient beaucoup mieux que moi au courant de la topographie de l’ancien Paris.

« Vous avez, reprit Jean tout en déambulant auprès de moi, un cours d’eau à Paris ?

— Dites un fleuve… et des plus beaux de France, la Seine.

— Nous n’avons ni fleuve ni rivière, fit mon interlocuteur avec une nuance de tristesse dans la voix. Mais nous avons notre Seine…

— En vérité… mais vous dites n’avoir pas de fleuve…

— Nous avons donné ce nom – qui si doucement sonne à l’oreille – à une longue et vaste esplanade qui sépare notre ville en deux parties… regardez. »

Je suivis l’indication de son geste et je vis une sorte de long jardin qui s’étendait sur toute la longueur de la ville, d’une des parois de basalte à l’autre. Et c’était comme un moutonnement de plantes arborescentes.

« Vous avez donc de la culture ?…

— Il y a cent ans que nos pères ont commencé à recueillir soigneusement la terre que le vent nous apportait, que les pluies charriaient en l’arrachant aux fissures de la roche… même depuis quelque temps nous sommes presque arrivés à en fabriquer…

— Fabriquer de la terre…

— Pourquoi pas ? N’est-elle pas formée d’éléments minéraux, comme tout ce qui existe… Peu à peu, on a pu constituer une couche d’une épaisseur très modeste il est vrai, mais qui contient certainement les germes de nombreuses productions végétales.

« En attendant leur développement utile, nous avons installé là des plantes grasses, des lichens, des plantes grimpantes qui poussaient spontanément dans nos grottes ou sur notre muraille : nous les avons soignés, dirigés, modifiés, et peu à peu s’est constituée cette flore qui vous en conviendrez, a bon aspect. »

Le fait est que j’étais ébloui par l’ardente coloration de certaines de ces fleurs, parfois d’un rouge ardent ou d’un jaune fulgurant, avec des stries brunes ou blanches, véritables curiosités qu’aurait peine à imiter l’art le plus nouveau de notre vieux monde.

« Vous regardez ces nuances, me dit Jean Lefèvre. Elles vous paraissent quelque peu baroques. Sachez que ce ne sont là que des essais de coloration, obtenue par des injections hyporaciniques…

— C’est-à-dire…

— Que nous avons tenté d’infuser dans les racines, à doses soigneusement étudiées, des essences minérales diverses, cuivre, fer, etc. Nous obtenons des effets plus étranges qu’esthétiques, mais nous sommes persévérants, et nous arriverons à reconstituer les nuances les plus éclatantes comme les plus douces… »

Il s’interrompit.

« Nous voici arrivés, fit-il. Je suppose que cette petite course vous a mis en appétit.

En effet, l’aspect de cette Seine aux flots fleuris m’avait pour ainsi dire agacé l’estomac.

CHAPITRE VIII.

J’ENTRAIS au Louvre.

Pour être sincère, le bâtiment qui se décorait de ce nom historique ne ressemblait guère au somptueux monument de pierre qui si longtemps abrita la gloire de nos rois. C’était bien, comme sur les bords de notre fleuve, une longue galerie, qui s’étendait sur un espace que j’évaluai approximativement à 200 mètres.

La hauteur devait être de 10 à 12 mètres.

Comme une réduction de la galerie des Machines. Seulement la membrure, au lieu d’être de fer, était constituée par des colonnettes de pierre – ressemblant à de l’onyx, à du jade, à du porphyre, le tout garni de vitres immenses.

De nombreuses portes donnaient accès à l’intérieur. Au-dessus de l’entrée principale, un buste presque colossal, d’une exécution un peu fruste, mais d’une intensité d’expression vraiment extraordinaire.

Je lus sur un cartouche ce nom :

« LEBRUN XXVI. »

Quel était ce héros ? Je ne le sus que plus tard.

C’était l’inventeur de la cuisine analytique.

Cette fois, je n’avais pas eu le temps de m’enquérir.

Mon jeune ami m’avait doucement entraîné vers l’une des portes.

J’entrai, et un cri d’admiration, sincère, sortit de mes lèvres. La salle dans laquelle j’étais introduit était merveilleuse de grandeur, de proportions, de clarté, de beauté et, je dois dire, éblouissante de luxe.

Jamais dans nos palais les plus luxueux, dans nos châteaux les plus opulents, je n’avais contemplé galerie de construction plus harmonieuse, ornée avec plus de goût, donnant mieux une sensation de richesses et de confort, et surtout, car c’est là ce qui me frappa davantage, teintée de couleurs plus délicatement harmonisées.

Cette salle vous accueillait en souriant.

Puis, ce qui me fit ouvrir de grands yeux, ce fut la décoration florale qui se déployait de tous les côtés.

Ici, c’étaient d’énormes bouquets de… de quelles fleurs ? Cela ressemblait vaguement à des dahlias, à des œillets, à des glycines, à des jasmins, à des lis… et pourtant ce n’était pas exactement cela. Les tulipes étaient admirables, les soleils resplendissaient, les lilas étaient délicats et élégants, – mais en toutes ces fleurs qui partaient en fusées, qui retombaient en grappes, qui se nouaient en gerbes, je ne reconnaissais pas exactement celles de mon pays. Leurs tailles, leurs découpures n’étaient pas analogues, les formes étaient plus régulières, comment dirais-je cela ? – plus mathématiques.

Une douce joie m’était réservée ; au premier pas que je fis dans la salle, Isabelle, toute gracieuse et un peu rougissante, s’avança au-devant de moi et me présenta une rose, un chef-d’œuvre de dessin, de couleur ; et quand je la portai à mon visage, remerciant la charmante donatrice d’un regard attendri, je perçus une odeur exquise, quintessence de l’émanation des roses.

Mon guide m’appela. Je passai.

Il m’avait bien été dit que c’était là un réfectoire, mais à vrai dire il ne ressemblait en rien, au point de vue de l’aménagement, à ceux que nous connaissons et que nous qualifions de restaurants à la mode.

C’était plutôt un immense salon, formé d’une infinité de petites pièces séparées l’une de l’autre par des baies de verdure et de fleurs – lesquelles, je le sus bientôt, étaient mobiles et pouvaient au gré des convives constituer des stalles de grandeurs diverses.

Ces salonnets – à la fois isolés et réunis aux autres – étaient garnis de sièges confortables, groupés par deux, quatre, six ou même davantage, de façon à permettre à un certain nombre de convives de former des sociétés particulières.

Devant chaque siège, une petite table sur laquelle je remarquai un jeu d’appareils – fioles, ballons – pareils à ceux qui déjà m’avaient été présentés, lors du repas suprême auquel j’avais été convié.

Devant ces fioles, une sorte de clavier, pareil à celui d’une machine à écrire, qui communiquait aux flacons par de petits tuyaux.

Chacun des convives s’était armé d’un bout d’ambre qu’il portait à ses lèvres de la main gauche, tandis que de l’autre il touchait légèrement les touches du clavier.

Le bout d’ambre, bien entendu, était personnel et je vis que chacun l’apportait sur lui, soigneusement enveloppé dans un étui.

Notre société se composait d’hommes mûrs et de quelques dames : c’était comme une petite famille de bons bourgeois.

J’étais placé entre le docteur Durand et mon jeune ami Jean Lefèvre, pour lequel j’éprouvais une sympathie sans cesse grandissante.

« Eh bien ! me dit le docteur, je suppose que ce repas vous plaira mieux que le précédent. Mais il faut maintenant que je vous initie aux mystères de notre art culinaire.

« Voyez chacun de ces flacons, ils portent des étiquettes gravées.

« Sur ces étiquettes, des signes qui pour vous sont incompréhensibles, mais qui pour nous signifient ceci : c’est que dans chacun de ces flacons se trouve un élément nutritif et gustatif. »

Ici, il me fit une énumération en termes inintelligibles pour moi, la terminologie scientifique du pays étant tout à fait différente de la nôtre : mais, en langue commune, cela signifiait que dans ces flacons se trouvaient des combinaisons d’azote, de carbone, d’oxygène, etc., dont la juxtaposition, obtenue par le jeu des touches, donnait la sensation des mets les plus exquis, en même temps que l’élément chimique jouait son rôle nutritif et reconstituant.

« La science du manger, expliquait maître Durand, consiste dans la délicatesse du doigté, dans le choix des combinaisons harmoniques.

« Tenez, placez-vous devant le clavier. Voici un bout d’ambre neuf. »

Disant cela, maître Durand posait devant mes yeux une feuille de simili-carton, sur lequel étaient inscrits des signes cabalistiques, qui se trouvaient répétés sur les touches. En somme, c’était une machine à manger tout à fait analogue à nos machines à écrire. Les signes du carton équivalaient à des notes de musique, avec intervalles, soupirs, demi-soupirs, gruppetti, etc.

Le convive jouait sur son clavier le morceau culinaire dont les combinaisons lui apportaient les saveurs cherchées : ainsi nous autres Européens reproduisons par le piano un lied de Schumann ou une sonate de Mozart. J’ai apprécié plus tard le mérite de ces compositions culinaires : de même qu’avec les sept notes de la gamme Beethoven a écrit ses immortels chefs-d’œuvre, ainsi avec les dix-huit éléments nutritifs et gustatifs dont ici l’échelle avait été fixée, les compositeurs cuisiniers écrivaient des symphonies alimentaires qui réalisaient l’idéal du plus délicat gourmet.

Ces harmonies avaient été créées d’abord par ceux des ancêtres qui avaient vécu assez longtemps pour diriger les premiers progrès de la colonie, et c’était grâce à eux que des souvenirs de la cuisine française avaient pu être conservés et reconstitués. Le dernier auteur des mélodies les plus recherchées était mort presque centenaire, vers 1780.

— Mais, demandai-je, de quoi se composent ces saveurs ?

— De combinaisons minérales, me répondit le docteur. Je vous ai dit que le premier problème et le plus difficile à résoudre avait été celui de l’alimentation : pas de bestiaux, pas de végétaux. À peine quelques oiseaux à viande coriace, puis des poissons qui vinrent, nous ne savons comment, peupler un petit lac né d’une nouvelle et courte convulsion du sol.

« Il était certain que ces ressources s’épuiseraient vite. C’était, à brève échéance, la mort par la faim, la plus lente et la plus horrible de toutes.

« Ce fut alors qu’un alchimiste, un de ces savants que naguère on pourchassait et on brûlait, étudiant les minéraux qui forment la muraille de notre prison, fit l’étonnante découverte des éléments nutritifs contenus dans la matière dite inorganique, sépara les gaz, analysa les sels et créa de toutes pièces la métallophagie !

« Vous verrez les tableaux composés par Lebrun 26, notre véritable sauveur.

« Mais que le progrès est difficile et que le préjugé est résistant !

« Il fallut soutenir d’incroyables luttes pour que les gens qui mouraient littéralement d’inanition se déterminassent à accepter l’alimentation scientifique.

« Vous avez dû, j’en suis certain, livrer dans votre civilisation de nombreux combats contre la routine : mais aucun, je puis l’affirmer, n’a atteint la violence des nôtres. Les femmes surtout se révélaient furieusement intransigeantes : elles ne voulaient se nourrir que de conserves de gypaètes et dépérissaient.

« Vers 1789, ce fut une explosion : un gouvernement dictatorial s’établit, et – j’ai quelque honte à le dire – on dressa sur la place publique l’alambic national, où furent traînés les récalcitrants, soumis de force au gavage scientifique.

« Ajoutez à cela que parfois survinrent des accidents, comme en toute période d’essais. Tel fut sursaturé d’acide phosphorique, tel autre d’azote, tel de matières grasses fabriquées par synthèse, et l’indigestion s’ensuivit.

« Nos savants s’étaient constitués en comité de salut public ; certains se montrèrent impitoyables et il y eut de regret tables pléthores.

« Tristes souvenirs, mais combien glorieux, quand nous songeons que, sans ces victimes et ces martyrs, la vie aurait depuis longtemps déserté cette enceinte de pierre.

« Au contraire, depuis cette année 89, l’alimentation chimique s’est développée dans des conditions d’incessantes améliorations.

« Vous êtes ici dans le restaurant national, où se réunit à certaines heures toute la population, et vous voyez qu’elle est saine et vigoureuse. »

Pendant qu’il parlait, j’avais essayé de poser mes doigts sur le clavier en choisissant les notes identiques à celles qui figuraient sur les cartons, sur la partition, si l’on veut.

Mais j’étais encore maladroit : les saveurs se heurtaient dans ma bouche, sans rythme, avec des contrastes trop accentués. L’infatigable Jean Lefèvre vint à la rescousse, et j’admirai sa virtuosité.

Quelle merveille ! Sous ses doigts agiles, les saveurs se dégageaient, formant des tierces, des quintes, des octaves… il y eut une septième diminuée qui me transporta d’aise… que de trilles caressants !… que de fioritures aux exquises papilles !

J’étais abasourdi, j’avais grand’peine à me mettre au diapason nécessaire ; était-il vraiment possible que ces hommes, privés de toutes les ressources alimentaires qui nous sont familières : volailles, bestiaux, poissons, gibier, œufs, légumes, fruits, eussent réalisé le problème que tout récemment esquissait notre grand chimiste Berthelot !

En regardant autour de moi, je constatais nombre de détails qui me stupéfiaient. C’était toute une population, près de trois mille êtres humains, qui se trouvaient réunis dans le Grand Restaurant National.

Vous figurez-vous, chez nous, un banquet de cette envergure !

Quel tapage de vaisselle, d’argenterie, de cristaux ! Voyez-vous ces trois mille mâchoires s’escrimant à la fois, les six mille bras se contorsionnant au-dessus de trois mille assiettes, ces gestes armés de la fourchette et du couteau, et tout cela formant de longues lignes, avec, pour chacun, une place si restreinte que les genoux se blessent et que les coudes s’incrustent aux côtes du voisin !

Ici, tout est spacieux, commode. Trois ou quatre cents groupes sont installés, comme en de petits salons de verdure, à l’aise sur des sièges confortables, ayant à leur disposition de petites machines non encombrantes et de formes élégantes. Les doigts sont agiles, les femmes ont des gestes gracieux.

Et, tout en humant le bout d’ambre, on causait.

J’ai su et j’ai apprécié, depuis, que la nourriture chimique s’assimilait si aisément que l’estomac semblait devenu inutile, à ce point que, devançant les théories de notre Metchnikoff, on parlait de l’ablation possible de cet organe gênant…

Cet immense réfectoire – dont j’ai dit le luxe vraiment admirable – ressemblait de fait à un casino de bon ton, à un cercle du meilleur goût, où s’échangeaient des idées, en le plus placide des loisirs.

Jean m’avait dit à l’oreille :

« Que diriez-vous d’une romance à l’ananas ? »

Et j’avais acquiescé.

Très délicatement, avec une suprême légèreté de poignet, mon jeune ami avait détaillé sur mon clavier le morceau annoncé. C’était ravissant !

Pourtant, je l’avouerai, – était-ce par auto-suggestion, – mais il me semblait que cette nourriture – fluidiforme, – ne me réconfortait pas suffisamment.

Ce fut alors que la jeune Isabelle apparut au fond de la salle, portant, telle une choéphore antique, un plat d’or. Elle marchait à petits pas, en une attitude quasi hiératique.

Une curiosité secoua toute la salle. Pour la première fois depuis le commencement du repas, il y eut une sorte de tumulte.

On formait la haie, on se pressait, pour mieux voir. Jean s’était penché vers moi, et m’avait dit en riant :

« Encore une révolution, peut-être ! »

On avait rapidement déposé devant moi une petite table avec nappe.

Puis une assiette, un couteau.

La choéphore s’approchait toujours.

Les exclamations, les questions se croisaient.

« Oh ! que c’est joli ! Ça doit être bon !… »

Et la jeune Isabelle, toujours exquise et toujours rougissante, déposa le plat d’or devant moi, et dit simplement :

« Côtelette de mouton nature ! »

Il est de grands mots historiques qui font battre le cœur.

Pas un, dans ma vie, ne m’émut autant que ces quelques syllabes murmurées avec une sorte de respect attendri :

« Côtelette de mouton nature ! »

Et soudain, il se fit un silence… solennel, presque religieux.

J’en sus plus tard la raison.

Isabelle m’avait parlé mystérieusement, dans le vautour car, de certains mets au sujet desquels elle ne s’était pas expliquée.

Or, on touchait à un tournant de l’histoire culinaire de la jeune république.

Un savant – doué d’une hardiesse qui attirait à ses théories l’épithète de paradoxales – s’était mis en tête de reconstituer non plus seulement les éléments de l’alimentation, mais bien la forme, la substance même des mets divers, et de leur restituer leur matérialité tangible. De ses recherches, de ses veilles, le résultat était devant moi.

La côtelette synthétique !

De fait, l’apparence était parfaite : c’était bien la côtelette au noyau succulent, d’une teinte brune et dorée, avec, au long de l’os, une graisse modeste et appétissante.

À cette évocation de la patrie absente, je sentis des larmes perler à mes paupières !

Tous les yeux étaient fixés sur moi. Les gamins avaient grimpé aux colonnettes pour me bombarder de leurs regards plongeants.

Isabelle – tout heureuse de m’apporter cette primeur d’une grande découverte – s’était un peu reculée, croisant, en un geste virginal, ses deux mains sur sa poitrine.

Mes compagnons de repas étaient debout : maître Durand était un peu pâle.

Alors je pris le couteau… et j’attaquai…

On entendait battre les cœurs…

Oh ! quelle force de caractère, quelle énergie d’impassibilité me furent nécessaires !

C’était spongieux, flasque, insipide, pâteux… atroce !

Et cependant, on avait réalisé le difficile problème d’évoquer au fond de tout cela le goût de la graisse rance et brûlée ! !

Stoïque, j’avalai… et je souris.

Il y eut un tonnerre d’applaudissements.

Alors, désirant prouver ma courtoisie, mon désintéressement, mon absence absolue d’égoïsme, brusquement je me levai et forçai poliment maître Durand à prendre ma place.

Au bout de mon couteau, je lui présentai un morceau de cette chose.

Le palais affriolé, il tendit les lèvres, absorba, mâcha…

Il me regarda… je le regardai… ce qui fit que nous nous regardâmes.

Le public applaudit à tout rompre…

« Excellent ! dit le docteur.

— Exquis ! » répliquai-je.

Puis le docteur, se penchant à mon oreille, chuchota :

« Le génie a ses erreurs ! »

Certes, c’était bien une œuvre géniale que cette côtelette – composé merveilleux d’anthracite, de baryte et de strontiane, et qui sentait la vieille chandelle brûlée !

CHAPITRE IX.

JE ne sais si mon inexpérience à doser l’absorption de la cuisine chimico-organique ne fut pas la cause de la subite lourdeur qui m’oppressa à la fin de ce repas.

Peut-être était-elle simplement explicable par les fatigues des jours précédents et par les émotions qui avaient surexcité mon système nerveux.

Bref, je confiai à mon excellent ami Durand que j’éprouvais un invincible besoin de repos et que mon plus grand désir était de m’étendre et de dormir.

« Qu’à cela ne tienne, dit le bon homme. On va vous installer au mieux. »

Puis, se tournant, vers Jean, toujours prêt à rendre service :

« Voyons, fit-il, de quelle chambre pouvons-nous disposer ?

— Justement le 137 est libre, son titulaire s’est marié et a pris le 350. C’est à côté de chez moi, j’aurai toute facilité pour veiller sur notre cher hôte.

— C’est parfait : seulement vous demeurez un peu loin, et je crois que notre ami n’est pas en état de fournir une longue course.

— C’est aussi mon avis, répliqua Jean : mais n’avons-nous pas la griffe aromale ?

— La griffe ! m’écriai-je non sans une certaine inquiétude. Aromale ! »

Je n’étais pas encore rompu au vocabulaire de ces braves gens ; et je redoutais toujours quelque excentricité nouvelle.

« Là là ! ne vous effrayez pas ! fit mon jeune ami en riant. Nous comprenons bien, par les exclamations qui vous échappent, que tout ici vous paraît bizarre… Que voulez-vous ? Votre civilisation, que nous ignorons, n’a pu, quoique partie de la même date, aboutir aux mêmes points.

« Nous aurons sans doute l’occasion, en un jour prochain, de traiter ces questions plus à fond. Admettez dès maintenant que nous n’avons pu suivre les mêmes voies.

« Pour le moment, profitez de nos inventions, comme nous nous servirions des vôtres sur la simple affirmation que vous les avez expérimentées et croyez à leur utilité. Vous n’hésiterez pas, n’est-il pas vrai ? si l’un de nous s’égarait dans le Paris dont vous êtes fier, à le confier à vos engins...

— Certes ! et ce me serait une véritable joie que de vous apprendre l’emploi de la vapeur, de l’électricité, des chemins de fer, du télégraphe, du téléphone… du Métropolitain… Oh ! le Métropolitain !

— Tous mots qui sonnent barbarement à nos oreilles et qui, je vous en crois sur parole, cachent des merveilles. De même, ayez foi en nous, faites-nous crédit jusqu’à « complète démonstration », et ne dédaignez pas d’avance la griffe aromale.

J’étouffai un bâillement :

« Qu’il soit donc fait selon votre volonté ! Je me livre à vous, pieds et poings liés. Advienne que pourra ! »

Certes, mes paroles ne témoignaient pas d’une confiance absolue : mes nouveaux amis ne parurent pas s’en blesser.

Il n’était pas facile de sortir de cette foule qui, avide de me contempler, se pressait sur mon passage.

Enfin, grâce à mes compagnons, je pus échapper à ces témoignages un peu trop sympathiques et nous nous trouvâmes hors du Louvre.

« La place du Palais-Royal, » me dit Jean Lefèvre.

Je répondis par un geste assez indifférent : car si le nom subsistait, il faut avouer que la ressemblance entre notre place du Palais-Royal et celle-là n’était point parfaite.

Celle-ci était entourée de trois côtés par un bâtiment très vaste, d’une architecture à peu près identique à celle du Louvre.

« Ce sont nos écoles publiques, dit Jean. C’est d’ici que nous sommes partis pour aller vous arracher au supplice…

— Grand merci ! vous êtes arrivés tout juste à temps. Tiens, l’Obélisque ! »

Cette exclamation avait été provoquée par la vue d’un très haut pylône de pierre, qui me rappelait l’aiguille de Louqsor.

Sa pointe s’élevait au-dessus de toutes les constructions environnantes.

Outre qu’elle n’était décorée d’aucun hiéroglyphe, elle différait de notre obélisque – que d’ailleurs les gens du XVIIe siècle n’avaient pas connu, puisqu’il fut érigé sous Louis-Philippe – en ceci que de sa partie supérieure partait un immense bras horizontal, comme un levier colossal, qui s’étendait à perte de vue et se découpait sur le ciel.

Jean siffla légèrement : d’une petite construction voisine sortit un homme poussant devant lui une espèce de caisse qui ressemblait à s’y méprendre à nos anciennes chaises à porteurs.

L’homme alla au pylône, toucha un ressort.

Une chaîne se déroula d’en haut.

Je ne comprenais pas, et malgré l’effort que je m’imposais pour conserver mon sang-froid, je ne laissais pas que de paraître inquiet :

« Soyez donc tranquille ! me dit Jean. J’irai avec vous. N’ayez pas peur !

— Peur ? fis-je en me redressant. J’en ai vu bien d’autres… »

La caisse avait été amenée sous la chaîne : à l’extrémité de cette chaîne il y avait une griffe qui vint s’engager dans un anneau, fixé au sommet de la chaise à porteurs.

Jean ouvrit la porte de la caisse.

« Entrez, » me dit-il.

Puis, s’adressant au jeune homme qui semblait, en cocher respectueux, – cocher sans voiture ni chevaux, – attendre les ordres :

« Au 137 5-33 ! » dit-il.

Je m’étais confortablement assis, avec un léger froid dans le dos.

Il y eut un grincement. La chaîne se tendit, enleva la caisse et nous avec. Je me cramponnai à mon siège.

Nous montions rapidement en l’air ; par la fenêtre de la caisse, je m’aperçus que nous arrivions à la hauteur du levier qui portail des inscriptions et des chiffres. Nous glissâmes le long ; de ce bras et je constatai que nous nous arrêtâmes au cran 137.

Nous avions passé sur une partie de la ville. Le levier se mit à tourner au-dessus des maisons, comme ces bras de grues qui servent chez nous à décharger des sacs de pommes ou autres denrées, puis il s’arrêta brusquement.

Je sentais un vague mal de cœur.

Soudain la chaîne se déroula, et la descente se fit si rapide que cette fois il me sembla que nous allions nous briser sur la terre.

« Arrêtez ! m’écriai-je de toutes mes forces.

— Pas avant que vous soyez chez vous, » dit Jean qui ricanait.

Nous atteignions le toit d’un bâtiment : évidemment notre véhicule allait se briser et nous serions précipités sur le sol, dans quel état, hélas !

Point. Le toit s’ouvrit pour nous laisser passer.

Et la chaise s’arrêta, se posant avec un très léger choc.

« Nous voilà à domicile, » dit mon jeune ami en ouvrant la porte et en m’offrant le poignet, comme un grand seigneur à une dame de Versailles.

Je sortis sans trop savoir ce que je faisais.

Je me trouvais dans une pièce très claire, très spacieuse, où, du premier coup d’œil et à ma grande joie, je vis un lit ! Oh ! dormir !

Le reste du mobilier m’importait peu.

La chaise à porteurs remonta, disparut sans bruit par la baie du plafond qui se referma automatiquement.

Nous étions seuls.

« C’est merveilleux ! m’écriai-je, plus par politesse que par conviction.

— Oui, fit négligemment le jeune homme, une invention nouvelle et qui n’a pas encore dit son dernier mot… c’est la première application d’une force motrice récemment découverte, et, dont nous attendons de bons résultats… Mais je ne veux pas abuser plus longtemps de votre patience… vous voilà chez vous, maître et seigneur de cette chambre et de ses dépendances… vous avez sans doute besoin de vous rafraîchir le corps par quelques ablutions…

— Je n’osais vous le demander… une douche serait la bienvenue…

— Bon, fit Jean en ouvrant une petite porte. Entrez ici… »

Je fis un pas et reculai :

« Comment, dans ce cabinet noir !…

Encore une fois, ayez donc un peu de confiance… entrez et déshabillez-vous… Je vais faire auprès de vous l’office de garçon de bain…

— Expliquez-moi… je vous en prie… Que va-t-il se passer ?…

— Vous allez prendre une douche photique et vous m’en direz des nouvelles… »

Il m’aidait à me dévêtir : mes yeux s’habituant à l’obscurité, je vis une sorte de tub, et au-dessus un appareil rappelant assez exactement nos douchoirs, bâti fait de tuyaux.

« Très bien ! dit Jean. Je commence… »

Il tira une corde et voici que des tuyaux en question sortirent des jets… de lumière d’un blanc légèrement rosé qui… je ne puis employer d’autre expression… m’aspergèrent des pieds à la tête… puis il me plut de la lumière sur la tête, il en jaillissait de partout, j’étais enveloppé dans un lacis de jets colorés qui se croisaient, se nouaient, m’enfleuraient ou me touchaient à plein. La sensation était exquise, à la fois caressante et pénétrante.

« La douche photique (Phôs, lumière), me dit Jean, a dû remplacer chez nous les ablutions aqueuses ; mais mieux que l’eau elle débarrasse le corps de toutes les impuretés, et de plus elle lui apporte un délassement et un réconfort que vous devez constater…

— C’est vrai ! Ah ! tout cela est bien étonnant !

— Bon ! maintenant mettez-vous au lit et dormez…

— Ah ! ma foi, tant pis ! restez encore quelques minutes auprès de moi et donnez-moi quelques explications… Une idée me hante… Quelles sont donc vos forces motrices ?

— Comme nous n’avons à notre disposition ni chute d’eau ni courants d’air, nous avons dû utiliser les forces que la nature mettait à notre disposition, c’est-à-dire le son, la lumière et le parfum !

— Comment ! le son ! le parfum ! Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous me dites…

— À mon tour, reprit le jeune homme, vous me surprenez fort… Quoi ! vous n’utilisez pas la force incalculable du son !…

— Pour des orgues et des trompettes, pas davantage…

— Et la lumière ?

— Nous nous éclairons avec…

— C’est-à-dire que vous ne la transformez pas, vous n’en faites pas une esclave docile… Et le parfum ?…

— Nous le condensons en petites bouteilles, et le diffusons au moyen de stilligouttes, sur notre linge.

— Et après ? Rien de plus ! vous ignorez ce que c’est que le Son canalisé, le parfum comprimé !… »

Cette fois, je n’y tins plus et j’éclatai d’un rire sonore.

La plaisanterie me paraissait dépasser les limites permises.

— Je vous demande pardon, dis-je à mon complaisant causeur, mais en vérité je crois que j’ai le cerveau un peu las pour l’adapter à ces idées… tout au moins bizarres… Ce que j’ai de mieux à faire, c’est de demander à un sommeil réparateur la force de vous comprendre...

— Soit ! dit Jean d’un air un peu piqué. Retenez seulement ce seul mot qui est la quintessence de la science, et que prononça, il n’y a pas moins de cent cinquante ans, notre grand Mathieu Dupont 34 : Il n’y a que des vibrations !…

— C’est bien possible. » fis-je en bâillant formidablement.

Et je m’endormis, d’un bloc.

CHAPITRE X

IL pourrait devenir fastidieux de noter toutes les étapes par lesquelles je dus passer pour m’initier aux connaissances de ce peuple étonnant qui, parti du dénûment le plus absolu, resté sans ressources, sans acquêt scientifique, – on sait ce qu’était le bagage d’un savant du XVIIe siècle ! – avait réalisé, grâce à sa ténacité et à son énergie, les progrès les plus pratiques et les inventions les plus puissantes.

Le son ! le parfum ! la lumière ! pour nous, ces manifestations de la force naturelle sont restées à l’état de faits constatés, mais non utilisés, tandis qu’ici elles forment la base de la science mécanique et que par elles ont été animées des machines auprès desquelles nos plus puissants engins sembleraient presque des jouets d’enfant.

Mais trêve de réflexions. Je reprends mon récit.

Au matin, je me réveillai aux rayons du soleil qui étaient tamisés par les vitres coloriées de mon plafond.

Jamais je ne m’étais senti plus frais ni plus dispos.

J’eus tout le loisir d’examiner ma chambre.

À vrai dire, elle n’avait rien de bien original, sinon qu’elle était très spacieuse et fort claire. J’ai su depuis que toutes les maisons étaient ainsi à simple rez-de-chaussée et éclairées par le haut, ce qui s’explique d’ailleurs par la configuration de la localité, sur laquelle les hauts rochers projettent éternellement leur ombre.

Pour la première fois, je regardai avec quelque soin les objets qui m’entouraient, le lit, les sièges, une table, et d’abord je constatai que pas un de ces meubles ne comportait la moindre saillie anguleuse. Tout était arrondi, comme pour éviter à l’habitant un heurt désagréable. Et je me rappelai certain lit parisien, adorné de certaine table de nuit, qui toutes les fois que je me levais pointaient traîtreusement dans mes jambes ou dans mes flancs les arêtes de leur ornementation.

Les draps dans lesquels je m’étais blotti attirèrent mon attention.

Je cherchais à me rendre compte de la qualité de cette étoffe, et je compris tout à coup que, le lin et le coton faisant défaut, on avait inventé je ne sais quels textiles minéraux. Je sus plus tard qu’en effet on était arrivé à une très ingénieuse application de la pierre pulvérisée à la fabrication des étoffes d’usage courant.

Le linge était fait d’une pâte minérale assez analogue à celle de nos papiers et dans laquelle des plumes d’oiseaux formaient la trame résistante. Il en était de même pour les étoffes, y compris celles des vêtements.

On était parvenu aussi à laminer les métaux et à les réduire à une minceur telle qu’ils se pliaient à tous les usages, pour faciliter les mouvements on ménageait des articulations, système de lames qui rappelaient celles des stores japonais.

Les habits de femmes – pour la grande toilette – étaient d’amiante.

Le mica avait été utilisé pour les vitres ; les schistes, les quartz, les ardoises trouvaient leur emploi pour tous les objets usuels.

Les colonnettes des maisons sont des feldspaths ; les pierres plutoniques et les granits sont travaillés avec une finesse qui dénote un art plein de goût et de délicatesse.

Aussitôt levé, j’avais – comme un vieil habitué – pris mon bain de lumière. On voit que je m’acclimatais.

Je trouvai au pied de mon lit un vêtement neuf dont j’eus tout loisir d’étudier la confection. La forme en était un peu surannée. J’avais le pourpoint, le haut-de-chausse, les bas à la façon d’un clerc de la montagne Sainte-Geneviève.

Ces étoffes – minéro-métalliques – péchaient malgré tout par une certaine raideur : elles étaient rêches, mais par la suite, je m’habituai rapidement à leur usage et ne sentis plus cette petite gêne.

Tandis que je philosophais sur ces choses curieuses, Jean entra.

Il me serra obligeamment la main, s’enquit de ma santé, insistant sur les suites possibles de mes émotions et de mes fatigues.

« Jamais, lui dis-je, je ne me suis senti en meilleure condition.

— C’est au mieux, fit-il. Car vous n’en serez que plus dispos pour travailler… »

Je me tournai vivement vers lui.

« Pour travailler ? fis-je. Que voulez-vous dire ? »

Il reprit avec la plus parfaite tranquillité :

« Je suppose que vous avez l’habitude de manger ?

— Naturellement… tous les jours… et plutôt trois fois que deux.

— Oh ! quatre fois, s’il vous plaît. Mais alors il doit vous paraître tout naturel de travailler… Ne l’avez-vous pas fait jusqu’ici ?

— Pardon ! j’ai des rentes.

— Ah ! oui, nous avons entendu naguère parler de quelque chose dans ce goût… Alors vous restez complètement oisif…

— Non pas. Mais je choisis mon genre de travail… je suis philologue.

— Très intéressante partie et que, si vous restez parmi nous, il nous plaira fort de vous voir continuer.

« Mais, si je ne me trompe, ce genre de travail vous est fort agréable…

— Absolument !…

— Eh bien, écoutez ceci. Remarquez tout d’abord que nous ne prétendons exercer sur vous aucune contrainte. Il ne peut s’agir que de persuasion.

« Chacun ici doit donner, quotidiennement, une certaine quotité de travail… matériel, effectif, disons même pénible, bien entendu cependant selon son âge, ses forces, son état de santé.

« Moyennant quoi il a droit à la satisfaction de ses besoins : il est titulaire de sa place au réfectoire national, d’un logement, des vêtements nécessaires, en un mot de tout ce qui est nécessaire à sa vie…

« Ce n’est que quand on a fourni son quantième de travail qu’on est citoyen de notre république, avec tous les droits afférents à ce titre.

« Si vous entendez rester chez nous à titre d’étranger, c’est bien. Notre hospitalité vous est acquise.

« Mais ne vous sentiriez-vous pas mille fois plus libre si vous vous acquittiez de votre devoir, comme tout le monde : vous ne vous sentiriez plus l’obligé de personne, vous seriez l’égal de tous, et vous vous occuperiez de philologie, tout à votre aise.

— Alors, interrompis-je avec une certaine ironie, je devrai payer ma subsistance – chimique – d’un labeur de dix ou douze heures…

— Que me dites-vous là ? Presque tout le monde travaille, la somme des travaux à exécuter, répartie entre tous, exige à peine quatre, trois, et même quelquefois une heure de labeur réel.

« Et qui s’en plaindrait quand, ce devoir accompli, on est complètement délivré de tout souci matériel de la vie et surtout de toute inquiétude du lendemain ?

« Pensez encore que dans ces conditions nous sommes vraiment libres de disposer à notre gré de nos heures de loisir, de les consacrer à des occupations attrayantes, ou, si cela nous plaisait, ce qui est rare, libres de ne rien faire du tout…

« C’est ainsi que tout notre peuple est artiste, chercheur, savant. Chacun, étant libéré des tracas de l’existence matérielle, a l’esprit léger, actif : on s’efforce le plus souvent à réaliser des progrès qui, profitant à tous, améliorent la condition de chacun. Vous avez vu le luxe de notre réfectoire national : ainsi chacun de nos établissements publics, les écoles, les mairies, les théâtres, arrive au maximum possible d’élégance et de confort.

« En ce moment, nous nous préoccupons de rendre les logements presque somptueux, les vêtements plus parfaits. Après les heures de labeur, tous, sans exception, n’ont qu’un désir : perfectionner le milieu où nous vivons.

« Est-ce que tout cela vous paraît si déraisonnable ?…

« Mais, encore une fois, vous êtes notre hôte et nous ne vous forcerons pas…

— Je n’entends, interrompis-je, jouir d’aucun privilège… j’entends gagner mon pain, comme tout le monde…

— Le pain ! Ah ! si vous nous appreniez à en fabriquer…

— Hum ! comme les côtelettes !… Enfin, je m’y essaierai. Pour le moment, faites de moi ce que vous voudrez… »

Nous sortîmes et déambulâmes par les rues.

Nous croisions des gens qui portaient des fardeaux, qui transportaient des matériaux : d’autres, montés sur des échelles, nettoyaient les appareils d’éclairage.

« Tous ces travailleurs, me dit Jean, sont aux heures de loisir des écrivains, des poètes, des acteurs, des chercheurs de combinaisons nouvelles… Tenez, voyez celui-là qui balaie la rue avec énergie… c’est un de nos peintres les plus distingués, et il pousse les détritus dans la pelle d’un sculpteur auquel nous attribuons volontiers du génie… tous deux font partie de l’Académie que nous avons fondée, d’après les idées du cardinal de Richelieu… »

Je ne pus réprimer un sourire. Cette vision d’académiciens balayant le pont des Arts me paraissait du dernier comique.

Mais Jean, imperturbable, continuait :

« Il faut comprendre que nos pères, les survivants du cataclysme primordial, se trouvèrent en face de l’horrible réalité, la mort imminente, et qu’ils durent tous se mettre à la tâche pour assurer leur vie quotidienne.

« Ils n’étaient pas assez nombreux pour que des parasites pussent exister aux dépens d’autrui, puisque c’était à peine si les efforts de tous suffisaient pour assurer à tous la provende nécessaire.

« Le travail fut donc forcément général. Comment se bâtir des abris, si tous n’y mettaient la main ? Comment résister à l’invasion des vautours, si tous ne s’étaient serrés, groupés ? Comment attaquer les rochers, si les forces de tous ne s’étaient coalisées contre la dure matière ?

« Ainsi chez nous s’imposa, dès le premier jour, l’obligation à la fois individuelle et générale du travail matériel. À cette époque, il fallut travailler douze, quinze, vingt heures par jour, prendre sur son sommeil, se contenter d’une nourriture détestable, se loger dans des huttes, se couvrir de haillons.

« Mais en même temps que l’effort était commun, il arriva nécessairement que tous bénéficièrent des résultats obtenus et que le fait se transforma insensiblement en droit.

« On avait vu la mort de trop près – la mort par la faim – pour ne pas avoir compris qu’il est des besoins matériels, physiques, dont la satisfaction prime tout. Vivre d’abord, philosopher ensuite, disait un auteur ancien. Nos pères furent assez raisonnables pour suivre cette marche logique, et ils convinrent entre eux que, quel que fût l’état social qui se développerait plus tard, l’obligation du travail pour tous aurait pour conséquence, pour compensation, si vous voulez, la garantie pour tous de la satisfaction des besoins premiers, nourriture, logement, vêtement.

« À mesure que des résultats meilleurs s’obtenaient, le temps du travail obligatoire diminuait, et aujourd’hui la moyenne est de trois heures par jour. Les vieillards ne sont astreints qu’à une heure…

— Quoi ! les vieillards travaillent ?

— Certes, à moins d’impotence constatée, surveillance de travaux, vérification des comptes… les enfants eux-mêmes donnent leur effort, proportionné à leur développement, et paient ainsi leur instruction…

— Mais les femmes ?

— Et pourquoi donc ne travailleraient-elles pas ? N’ont-elles pas leur spécialité, couture, cuisine, soin et éducation des enfants ! Et comme les hommes, elles conquièrent ainsi leur liberté, la matérialité de la vie leur étant assurée…

— Et cela leur plaît ?

— Plus que vous ne sauriez croire. Elles sont ainsi véritablement les égales des hommes puisqu’elles n’ont pas besoin d’eux pour vivre, elles ont leur complète indépendance morale ; jamais la moindre question d’intérêt n’intervient dans le don qu’elles font de leur cœur et de leur personne. N’ayant plus le souci du lendemain, elles sont affranchies de toute contrainte, et pour rien au monde elles ne renonceraient à leur devoir de travail qui leur assure l’exercice du droit à la vie… »

Tout cela me paraissait si fort en dehors des idées auxquelles j’étais accoutumé que je ne trouvais rien à répondre.

En réalité, je me sentais profondément ému.

Jean n’était pas sans remarquer l’étonnement dont j’étais saisi.

« Que pensez-vous, me dit-il, des fleurs qui ornent le Louvre…

— Justement, je voulais vous demander où vous les cultivez…

— Ha ! ha ! vous y avez été pris ! c’est le plus bel éloge que vous puissiez en faire…

— Pourquoi ?

— Parce qu’elles sont en métal…

— Impossible ! j’ai tenu à la main, j’ai respiré une rose…

— Qui vous a été offerte par son auteur, la jeune Isabelle…

— Elle ! mais c’est un véritable chef-d’œuvre ! Alors c’est là son travail…

— Non, non. Ceci est de fantaisie. Elle découpe, ajuste et colorie ces petites merveilles en dehors de son travail obligatoire qui l’attache au service de la laminerie…

— Laminerie ? répétai-je d’un ton questionneur.

— C’est l’analogue des blanchisseries de chez vous. Votre linge est de textile et se repasse. Le nôtre est de minéral tissé : il se purifie par la lumière, puis se lamine… et la gentille Isabelle est non moins bonne ouvrière que délicieuse artiste peintre et musicienne… vous voyez que le travail manuel ne nuit en rien à l’effort d’esprit…

— Vous pouvez avoir raison, dis-je. J’ai lu quelque part… oui, c’est dans un livre de Renan… certaines lignes qui me reviennent en mémoire. »

Et avec un effort de mémoire, je récitai :

« Supposez un homme instruit et noble de cœur, exerçant un de ces métiers qui n’exigent que quelques heures de travail, bien loin que la vie supérieure soit fermée pour cet homme, il se trouverait dans une position favorable au développement philosophique…

— Celui qui a écrit cela est un sage, dit Jean. Chez nous, le travail est un service public, et tous s’y soumettent avec joie pour conquérir leur tranquillité et leur liberté. »

— Je n’aimerais guère le réfectoire…

— Nous y sommes parfaitement habitués : rien ne nous est plus pénible que d’être contraints, par quelque maladie, de nous faire servir à domicile…

— Quel domicile ?… puisque les repas se font en commun, je suppose que vous avez aussi de vastes et luxueux dortoirs où l’on vit tous ensemble et où toute intimité est impossible…

— N’avez-vous pas couché chez vous ? Ici, tout citoyen a droit à son appartement particulier ; s’il se marie, son logement est doublé ; triplé et quadruplé dès qu’il a des enfants. Mais il est chez lui. Aux heures des repas, la famille se rend au restaurant national où, comme vous l’avez vu, chacun s’organise comme il l’entend. C’est comme à la bibliothèque – car nous avons nos auteurs et nos livres, – au concert ou au théâtre.

« Tous jouissent du confortable général, nous nous attachons à le pousser aussi loin que possible ; nous améliorons sans cesse les conditions de l’existence, et nous sommes tous heureux, parce qu’il n’y a pas chez nous un seul malheureux.

« J’espère bien que vous consentirez à rester parmi nous, et je suis certain que vous vous plierez facilement à nos habitudes… Mais nous voici arrivés à l’usine phonique… il est encore temps de vous refuser au travail… dites un mot, et vous n’invoquerez pas en vain votre situation d’hôte privilégié…

— Je ne veux pas faire d’opposition… et l’expérience ne me déplaît pas. Mais du diable si je sais à quoi je vous pourrai être utile… »

CHAPITRE XI.

NOUS avions traversé toute la ville et nous étions arrivés au pied de la plus haute falaise, bloc énorme et noir d’une hauteur de plus de cent mètres.

Nous entrâmes sous un porche immense, au delà duquel une voûte se perdait dans les profondeurs de la masse. De la lumière du jour, nous passions à un éclairage artificiel, produit par des globes de mica, dans lesquels brillait une sorte d’étoile, rappelant à s’y méprendre l’étincelle de nos Jablochkoff.

Nous marchâmes encore, au milieu d’une foule affairée de gens qui allaient et venaient, portant des outils ou des matériaux, et nous arrivâmes dans un hall immense ou des roues colossales tournaient avec une vélocité extraordinaire, agissant sur des arbres de couche qui se perdaient dans des galeries latérales.

Des hommes travaillaient là, surveillant les machines, attentifs, intéressés, et j’en reconnaissais plusieurs que j’avais déjà rencontrés la veille au Louvre ou sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Seulement maintenant ils étaient vêtus d’une sorte de cuirasse brune, étroitement adaptée, sans doute pour éviter tout accrochage par les terribles engins qui s’agitaient autour d’eux.

Jean jouait son rôle de cicérone.

Il y avait là, courbé sur une vaste meule à polir, l’auteur d’un traité sur l’origine des mondes : un autre qui, paraît-il, était historien saupoudrait de talc les rouages d’un cylindre.

« Notre plus grand poète, » me dit-il à l’oreille en désignant un gaillard bien musclé qui passait, poussant un fardier devant lui.

Sully-Prudhomme à la brouette ! Rostand à la voiture à bras !

Nous allions toujours plus avant et parvînmes enfin à une salle assez petite, mais dont l’aspect était singulier.

Figurez-vous un gigantesque jeu de tuyaux d’orgue, de toute hauteur et de toute grosseur. Encore le mot n’est-il pas exact, car je m’aperçus bien vite que c’étaient non des cylindres arrondis, mais des lames plates, d’un métal qui me semblait être de l’acier.

Ces lames, dressées sur une de leurs extrémités, étaient disposées comme les roseaux d’une flûte de Pan, allant de la plus haute taille à la plus petite pour remonter ensuite, encore redescendre, et former ainsi un grand nombre d’instruments identiques, mais reliés ensemble. Devant ces lames, des hommes, armés d’un petit marteau d’ébonite, les frappaient alternativement. Au-dessus des lames verticales passaient des fils de métal qui rappelaient à s’y méprendre les fils du télégraphe électrique, comme nous les voyons sur nos lignes de chemins de fer.

J’oubliais de noter ce point capital qu’au moment de pénétrer dans cette pièce, Jean m’avait affublé et s’était coiffé lui-même d’une sorte de casque qui enveloppait le crâne et s’adaptait exactement aux oreilles : non point un casque de métal plein et résistant, comme ceux de nos anciens preux, mais plutôt une résille de mailles métalliques très serrées.

Les ouvriers étaient coiffés comme nous.

Et je m’aperçus tout de suite que, quoique je visse les marteaux d’ébonite trapper les lames de métal qui devaient nécessairement rendre des sons, je ne percevais qu’un léger bruissement, très doux et non en rapport avec la force des coups portés.

Je voulus parler et je m’aperçus que je ne m’entendais point.

Cependant les ouvriers coiffés comme nous se parlaient l’un à l’autre et je remarquai qu’ils se comprenaient au mouvement des lèvres, comme nos sourds-muets ; et j’en eus bien vite la preuve, car Jean, me regardant bien en face, prononça – à la muette – quelques mots que je traduisis immédiatement.

Il m’invitait à le suivre, et me conduisit au fond de l’atelier, dans une logette où se trouvait, suspendu au plafond, un double levier porté sur une tige centrale et aux deux extrémités duquel pendait une corde.

Toujours parlant, mais en même temps appuyant de ses gestes les instructions que je n’entendais pas, il m’expliqua que j’eusse à prendre à deux mains une poignée, à l’extrémité de l’une de ces cordes, et à la tirer vigoureusement à moi, puis lui-même agissait ensuite sur l’autre poignée et entraînait le levier qui me forçait, à suivre son mouvement ascendant, geste alternatif et des plus simples et qui ne demandait qu’une certaine notion du rythme nécessaire.

Je tirais à moi, la branche du levier descendait, et je cédais ensuite à l’effort de Jean qui la forçait à remonter, et ainsi de suite.

En fait, c’était l’élémentaire système du soufflet de forge.

Évidemment il n’était pas nécessaire d’avoir consacré des jours et des nuits à des études transcendantes pour s’acquitter de cette tâche, assez niaise.

Mais, décidé à prouver mon bon vouloir et aussi à payer mon hospitalité – que j’estimais ne devoir point se prolonger – en la monnaie qu’on exigeait de moi, je me mis à l’ouvrage, réglant attentivement mes gestes sur ceux de mon compagnon.

Eh mais ! ce n’était pas si facile que je croyais ! mes nerfs s’en mêlaient, mes muscles avaient des caprices, des rébellions. J’obéissais mal au rythme.

Jean, très patient, agissant d’un seul bras sur sa poignée, – que j’avais grand’peine à maintenir de mes deux mains, – de son autre bras battait la mesure, à laquelle je m’efforçais de me conformer.

Mais, enfin, je n’étais pas plus bête qu’un autre, et au bout de dix minutes, le mouvement de va-et-vient fut chronométrique : Jean me félicita d’un geste aimable. Vraiment, il n’y avait pas de quoi !

Et je me mis à penser à autre chose.

Par la porte de la salle, je voyais les autres travailler, s’agiter, se multiplier, et je ne pouvais m’empêcher de remarquer leur entrain, leurs physionomies vivaces et satisfaites.

Peu à peu, mes idées, que berçait la monotonie de ma tâche – qui s’accomplissait en quelque sorte par action réflexe, – prenaient un autre cours.

Je pensais au jour, peut-être prochain, où je raconterais à mes compatriotes étonnés ces scènes étranges qu’ils traiteraient évidemment de racontars inventés de toutes pièces.

N’en serait-il pas de même si, ici, j’expliquais à ces étrangers les curiosités de mon Paris, à moi : oui, cela m’amuserait de leur narrer comment nos institutions fonctionnent – ministères, parlement, conseils électifs de tout ordre !... Me croiraient-ils eux-mêmes ? C’est qu’en effet j’avais à leur dire bien des choses qui, lorsque j’y réfléchissais, me paraissaient, à distance, follement invraisemblables.

Je ne sais si c’était ce travail manuel qui agissait sur mon cerveau, mais jamais je ne m’étais senti doué d’une perception plus vive, d’une imagination plus active. Mon esprit se libérait, s’élevait. En moi naissait le désir d’exécuter quelque œuvre utile, je concevais le plan d’un ouvrage où je comparerais le Paris de Gobi au Paris français…

Il y eut un heurt assez violent : j’avais manqué au rythme !

Mais déjà Jean avait réparé le mal, et nous recommençâmes…

Puis mon compagnon me dit – et me pantomima – que la tâche était faite : deux camarades entrèrent qui prirent nos places et firent agir le levier.

Je m’arrêtai un instant à les regarder, mais Jean passa son bras sous le mien et m’emmena.

Dans une autre salle, nous nous débarrassâmes de nos casques, et dans une petite armoire nous les rangeâmes. Cela rappelait, sauf la matière, la coiffure des demoiselles du téléphone. Je remarquai soigneusement le numéro de ma case pour ne pas me tromper le lendemain.

« Eh bien, me demanda Jean, que vous semble de ce labeur ?…

— Quoi ! ce tirage de corde ? fis-je d’un air dédaigneux. En vérité, si vous appelez cela un labeur… et pour ce qu’il a duré ?…

— Savez-vous que je vous trouve superbe ! Vous avez tiré la corde pendant plus d’une heure…

— Bah ! je croyais à dix minutes au plus !…

— Une heure bon compte, soyez en sûr. Et croyez bien que, vous voyant y prendre goût, je vous aurais laissé travailler plus longtemps, si ma responsabilité n’eût été trop gravement engagée…

— Quelle responsabilité ?…

— Le péril de mort…

— Hein ? fis-je en sursautant.

— Nul ne doit rester plus d’une heure à ce poste. Vous, vous ignoriez le danger, mais nous le connaissons. Et, si fort que l’on soit, on ne peut malgré tout se défendre d’une certaine angoisse qui agirait à la longue sur le système nerveux…

— Voyons, ne plaisantez pas. Vous prétendez qu’à faire ce travail de manœuvre nous courions un pareil danger…

— Oui, en l’évitant aux autres. C’est la vérité. Mais pour que vous compreniez cela, il faut que vous soyez mis au courant de nos méthodes industrielles… Tenez, nous avons une heure devant nous avant d’aller au Louvre. Si vous le voulez bien, je vous présenterai au directeur de l’usine phonique – la phonaterie, comme nous l’appelons – et il vous édifiera mieux que moi sur les étonnants problèmes que nous avons résolus…

— Allons, » fis-je résolument.

Et je le suivis d’un pas très ferme, éprouvant une certaine fierté à penser que j’avais – sans le savoir, il est vrai – occupé un poste particulièrement périlleux. On verrait bien, demain, que je ne suis pas un poltron.

Aussi je savais que maintenant j’avais acheté – au péril de ma vie – le droit à la vie matérielle, que je ne devais rien à personne et n’avais point à me préoccuper des soucis de l’existence. Hé ! la chose avait du bon !

Pendant que je réfléchissais – me déclarant très satisfait de moi-même, – le jeune homme avait suivi un couloir qui nous avait conduit à un escalier taillé dans le roc.

Nous montâmes une trentaine de marches et nous nous trouvâmes dans un cabinet installé devant un bureau strié de cases multiples, le directeur – M. Henri Morel inscrivait des notes sur un registre.

Jean me présenta : M. Morel me contempla attentivement :

« Alors, vous venez de… l’autre monde… me dit-il d’un ton courtois.

— Du vrai monde, s’il vous plaît, fis-je un peu piqué ; de celui qui nous environne de toutes parts et dont vous êtes si malheureusement séparés… »

Il se mit à rire avec bonhomie :

« Je n’ai, croyez-le bien, nulle intention de vous blesser. Je pourrais discuter avec vous sur cet adverbe – malheureusement dit – mais, avant tout, je veux savoir en quoi je puis vous être agréable. »

Jean lui exposa notre requête. J’ignorais tout de la science de cet autre monde et nous priions l’éminent directeur de vouloir nous faire, à mon usage, un cours succinct mais très clair, que me permit de comprendre… l’incompréhensible.

« Je suis à vos ordres, dit l’aimable savant. Je vous demande seulement la permission de, tout en causant, surveiller mon tableau.

— Ne nous gênez, en rien, je vous prie, et si même vous désiriez remettre cet entretien.

— Point. À votre disposition, » vous dis-je.

Henri Morel se carra commodément sur son fauteuil : c’était un homme d’une cinquantaine d’années, à figure rubiconde. Celui-là ne pâtissait certes point du régime gazo-minéral.

« Vous savez donc, commença-t-il, comment nos pères ont été jetés, par la méchanceté des hommes et par les convulsions de la nature, dans ce désert où ils se sont trouvés emprisonnés.

« Vous n’ignorez pas à quelles terribles difficultés de vivre nous étions réduits. Le premier désir – dans l’affolement de la catastrophe – était de fuir ; mais comment percer la muraille de roches qui nous enserrait !

« Il est évident que pendant de longues années, et avant de s’être résignés à leur isolement, nos malheureux ancêtres n’eurent point d’autre pensée que de s’ouvrir une issue vers la patrie à jamais perdue.

« Ils s’étaient façonné des outils de pierre dont nous avons pu retrouver des spécimens. Que pouvaient contre ces masses basaltiques, contre ces granits, ces misérables instruments ! Et pourtant nous avons vu des vestiges d’une très longue galerie qu’ils avaient ébauchée et qui reste le témoignage de leur énergie et de leur persévérance.

« Plus tard, après avoir échoué avec les outils à percussion, ils installèrent des manèges qui communiquaient un mouvement rapide à des perforateurs. Mais les pointes se brisaient, l’effort humain, continu et épuisant, ne donnait pas aux perforateurs la vélocité rotatoire qui est nécessaire.

« Ce fut alors que, cherchant une force motrice, un d’entre eux se souvint des enseignements de Denis Papin et des théories qu’il émettait sur l’utilisation de la vapeur d’eau.

« Encore faut-il se rappeler que l’on ne disposait que du contenu de notre petit lac intérieur qui, pendant l’été, se dessèche presque complètement.

« Cependant, au risque de manquer bien vite de la matière première, on se mit à l’œuvre et on construisit une sorte de marmite de pierre hermétiquement fermée, sauf en un point qu’on luta d’une manière moins résistante et façonnée en manière de bouchon. Tout cela devait être rudimentaire, mal compris, mal ajusté, et peut-être un jour, par simple curiosité, reviendrons-nous à cette ancienne expérience.

« La marmite fut remplie d’eau et chauffée à force. Il arriva ce qui était facile à prévoir, c’est que la soupape ne fonctionna pas et que le vase éclata sous la pression intérieure, avec un bruit, effroyable, d’une acuité étonnante.

« Il y eut des morts et des blessés.

« Mais un de ceux qui avaient assisté à l’expérience avait fait une remarque singulière, c’est qu’un vieux moulin à vent qui se trouvait à plus de mille pas de l’appareil explosif s’était mis, sans cause apparente à tourner avec une vélocité prodigieuse.

« Cet homme s’appelait Gaspard Meunier : c’était un rêveur que son imagination entraînait souvent au delà des réalités mais dont la faculté d’intuition était en quelque sorte surhumaine.

« Ce fait – la giration du moulin – auquel nul n’avait pris garde, devint le point de départ de ses recherches et un jour vint où il affirma que le mouvement en apparence inexplicable avait été produit non par l’ébranlement de l’air à la suite de l’explosion, mais par le son même qui s’en était dégagé… »

Ici je dois traduire en langage courant les explications du bon Henri Morel qui, naturellement, employait la phraséologie scientifique de son pays analogue au fond, mais différente par la forme de notre langage ordinaire.

Meunier avait découvert d’abord que le son était la résultante de vibrations, nombrées mathématiquement, et que ce nombre, relatif à la hauteur, à l’intensité, à la qualité du son, s’inscrivait de lui-même sur des plaques de mica, saupoudrées de sable.

C’est ce que chez nous Chladin a exposé dans son traité d’acoustique qui parut, si je ne me trompe, vers 1809 ; et nos élèves de physique connaissent bien ces plaques carrées de verre sur lesquelles, sous l’action d’un archet, le sable écrit en quelque sorte le nom hiéroglyphique de la note émise.

Mais Meunier alla plus loin : il se dit que, puisque le son déplaçait le sable, c’est qu’il constituait lui-même un moteur ; qu’il parvînt à connaître les modalités de son action, qu’il les analysât et arrivât à les diriger, il pourrait produire, par la génération appropriée du son, des déplacements combinés, continus ou alternatifs, qui, communiqués à des engins ad hoc, se transformeraient en mouvements de toute nature.

Il avait encore fait deux découvertes imposantes.

La première, c’est qu’un corps mis en vibration communique, sans contact, à un autre corps des mouvements qui peuvent provoquer la désagrégation de la matière. Ainsi des vitres sont parfois brisées au son d’instruments de musique, la voix humaine peut faire résonner un verre à le briser.

La seconde, c’est que notre oreille ne perçoit le son que dans les limites d’une certaine échelle, depuis 32 jusqu’à 73.700 vibrations à la seconde ; et il se convainquit que la force motrice du son résidait dans les notes non perceptibles à notre oreille, c’est-à-dire formées par un nombre de vibrations supérieur à 73.700.

Il constata non plus auditivement, mais mécaniquement, l’existence réelle de ces sons inattendus, qu’il appela sons muets ou hyper-sons, constitués par des centaines de mille vibrations. Et il eut la joie, la gloire, en captant ces sons muets, produits soit par souffle, soit par glissement d’archet, soit par percussion sur des matières ultra-vibrantes, de découvrir et de créer de toutes pièces la mécanique phonique.

Mais un fait se produisit qui faillit arrêter à jamais ces recherches : dans le passage du chiffre des vibrations perceptibles à celui des sons muets ; c’est-à-dire entre 73.700 et 73.800 vibrations, il est des notes qui déterminent chez l’homme la rupture des organes auditifs – et plus encore – la désagrégation du cerveau. Ce n’est qu’au delà de 73.800 que l’appareil humain perd sa sensibilité : mais le passage de la sensibilité à l’insensibilité est une zone si dangereuse qu’elle constitue un péril de mort.

Des accidents nombreux s’étaient produits, lorsque les appareils Meunier surélevaient le son par degrés, jusqu’à le rendre inaudible. Et pourtant l’action mécanique ne commençait qu’au delà de cette zone qu’il fallait nécessairement franchir.

Ici, une observation : ces théories, si extraordinaires qu’elles paraissent, me remettaient en mémoire celles qui se sont récemment révélées par la découverte de la lumière invisible, des Rayons X, Z, etc.

Mais pour revenir aux études de Meunier, ce fut pour parer à ces dangers que ce grand homme, qui commençait à désespérer du succès, inventa tout à coup le parason, le treillis métallique dont fut fabriqué le casque préservateur dont s’affublèrent les ouvriers et qui joue vis-à-vis des notes dangereuses le même rôle que la toile métallique de la lampe de Davy vis-à-vis de la flamme et du grisou.

Ceci m’expliquait pourquoi, pendant la sinistre scène de la Phonothanatose, j’étais le seul dont les oreilles fussent découvertes. Et la jeune Isabelle, promenant son archet sur sa cithare, errait sur les limites de la zone mortifère, retardant de toute son habileté la note meurtrière !… la note inentendable qui m’aurait tué !…

Que de temps, que de patience il avait fallu pour étudier les corps minéraux, les métaux au point de la production possible de ces hypersons. Mais aussi quels magnifiques résultats !

L’usine phonique dans laquelle j’avais travaillé le matin était la grande productrice de la force motrice par le son. Les lames que j’avais vues généraient par leur action des sons dont le plus élevé – inentendu – chiffrait en vibrations :

35.184.372.088.832…

35.184 milliards de mouvements en une seconde.

Et malgré ces nombres incalculables, n’était-il pas facile de comprendre que cette intensité de mouvement – qui défie l’imagination – se pouvait communiquer à la matière, et à des turbines qui tournaient à raison de 622.000 tours par seconde et qui, adaptées à des perforateurs d’une incroyable résistance, perforaient les roches les plus dures, pulvérisaient les pierres, désagrégeaient les granits ?

La chimie avait fait le reste.

J’étais curieux de savoir quel rôle jouait dans l’usine le levier que j’avais fait mouvoir dans la matinée, avec mon ami Jean : c’était un ventilateur du son qui empêchait l’accumulation des notes dangereuses dans les ateliers, une sorte de paratonnerre qui empêchait le foudroiement des autres, mais pouvait – j’en frissonnai ! – foudroyer ceux qui l’actionnaient.

Le son se transformait en chaleur et en lumière ! Les ampoules – en apparence électrique – étaient éclairées par la musique !

Ainsi ces exilés, ces déshérités, ignorants de tous nos progrès, avaient découvert une force qui leur rendait les mêmes services que la vapeur et l’électricité…

« Et bientôt, dit une voix derrière moi, nous aurons à notre disposition une force mille fois plus puissante !… »

Je vis le bon Morel tressaillir, et une impression singulière, fugitive, passa sur son visage : c’était comme de répulsion, presque de terreur encolérée.

Mais il se maîtrisa aussitôt :

« Ah ! c’est vous monsieur Henri Lévêque. Qu’y a-t-il pour votre service ? »

Je me retournai et regardai le nouveau venu.

C’était un homme d’une trentaine d’années, au visage long, aux lèvres minces. Les yeux, profondément enchâssés sous un front très bombé, étaient petits, mais leur éclat était tel qu’on avait peine à le soutenir.

Je ne saurais dire si l’impression que me causait cette physionomie singulière était de sympathie ou d’antipathie, mais elle était très vive et très profonde, on se sentait en face d’une énergie exceptionnelle.

« Monsieur Henri Morel, je désirerais vous entretenir d’un sujet important et je suis venu vous demander si vous vouliez bien me donner audience au Louvre, pendant le repas ? »

Morel eut encore – cette fois, j’en fus certain – un geste de protestation. Il eût voulu refuser. Mais sa courtoisie – ou un autre sentiment – triompha de quelque pensée intime.

« Je ne refuse point, dit-il. Du reste, voici l’heure de nous rendre au Louvre et, si vous le voulez bien, nous ferons route ensemble.

— Eh mais ! dis-je à l’oreille de Jean, pendant que nous suivions le quai de la Seine fleurie, ou je ne me connais pas en physionomie de ces deux hommes – Morel et Lévêque –sont sinon des ennemis, tout au moins des adversaires… mais sur quel terrain ? »

Mon ami me fit signe de parler bas.

Puis, me forçant à hâter le pas, il me dit d’un ton grave presque triste :

« Vous avez deviné. Il s’agit entre ces deux hommes des intérêts les plus graves de la République… une terrible lutte de partis…

— Quoi ! avez-vous donc ici des discussions politiques…

— « Je n’ai pas le temps de m’expliquer. Mais si vous entendez quelque discussion – et je ne doute pas qu’elle n’éclate, – gardez-vous d’y prendre part… le Grand Châtelet n’a peut-être pas dit son dernier mot.

— Mais dites-moi du moins si vous-même, vous êtes du côté de Morel ou de Lévêque…

— Je ne sais pas. » répliqua-t-il...

Je le regardai. Il était un peu pâle.

Malgré moi, je me sentais le cœur serré :

J’examinai Henri Lévêque à la dérobée. Très calme, mais avec une expression de ténacité qui tendait tous les muscles de son visage, il marchait à côté de Morel sans lui parler.

Nous arrivâmes au Louvre.

CHAPITRE XII.

À PEINE étais-je entré dans ce Palais de l’alimentation que, spontanément, mes yeux cherchèrent la gentille Isabelle.

En fait, je comprenais mieux maintenant quels droits elle avait à ma reconnaissance : elle m’avait très réellement sauvé la vie, alors que les cruels juges de la Grand’Chambre m’avaient condamné à mort.

Et quel courage il lui avait fallu ! car elle s’exposait par humanité au plus dur châtiment, et c’était au risque de sa propre existence qu’elle avait retardé l’émission de la note qui m’aurait tué !

Je ne lui avais pas encore rendu un suffisant témoignage de ma gratitude. Je l’aperçus et je m’élançai vers elle.

Elle se trouvait au milieu d’un groupe de jeunes filles qui, voyant mon empressement, se mirent à rire malicieusement.

Mais Isabelle, gentiment, vint à moi en me tendant la main.

Je lui dis, d’une voix qui tremblait un peu, combien j’étais heureux de la revoir et lui demandai – par contenance – si son travail de la matinée ne l’avait point fatiguée.

« Fatiguée ! s’écriait-elle. Non pas ! Mon travail matinal est pour moi, comme pour nous toutes, d’ailleurs, un exercice de gymnastique hygiénique qui nous fait le plus grand bien. Mais j’ai appris que vous-même, vous étiez allé à la Phonaterie.

— En effet, fis-je d’un ton léger, et j’ai aidé l’ami Jean au service du ventilateur.

— Au ventilateur ! à ce poste si dangereux ! Ah ! c’est bien, cela ! »

Ses yeux s’étaient fixés sur les miens avec un attendrissement dont la sincérité me gêna un peu. Car en vérité j’étais inconscient du péril affronté.

Heureusement, Jean me tira d’embarras.

« Notre ami fera ses trois jours, dit-il, comme vous tous. Après quoi nous verrons à lui choisir une tâche en rapport avec ses goûts.

— C’est donc, fit encore Isabelle, que vous êtes décidé à vous fixer définitivement parmi nous ? »

Une aimable galanterie me vint aux lèvres, mais je me dis que peut-être nos mièvreries parisiennes n’étaient pas de mise ici ; je me contentai d’affirmer que tout me paraissait intéressant en ce pays inconnu, et que mon plus grand désir était de connaître à fond ses institutions et ses mœurs ; à quoi une autre jeune fille, de minois éveillé, expliqua :

« Nous voudrions bien connaître, nous aussi, ce qui se passe en votre Paris, à vous... Vous nous conterez cela, n’est-ce pas ?

— Plus tard ! interrompit Jean. Mesdemoiselles, si vous le voulez bien, nous vous rejoindrons au dessert et vous interrogerez notre hôte tout à votre aise.

— Oui, oui ! C’est cela ! crièrent toutes les voix. Comme ce sera amusant ! »

J’adressai à toutes – et à Isabelle en particulier – mon plus aimable salut et, suivant Jean Lefèvre, je me dirigeai vers la place que déjà je considérais comme m’étant acquise, parce que je l’avais occupée la veille, tant il est vrai que rien n’est plus facile à prendre qu’une habitude.

Cependant une vague inquiétude me hantait.

« Dites-moi, fis-je à l’oreille de Jean, n’ai-je pas commis tout à l’heure quelque incorrection en me présentant de moi-même dans le groupe où se trouvait mon gracieux bourreau ?

— Une incorrection ? En quoi ?

— Pour rien au monde je ne voudrais la compromettre…

— Je ne comprends pas très bien, répondit Jean en riant. Sans doute vous redoutez de nuire à sa réputation…

— C’est cela…

— Eh bien, sachez que ces idées n’ont pas cours chez nous : nous vivons, filles et garçons, dans une camaraderie absolue… Si une affection particulière s’éveille entre deux personnes, elles se soumettent de leur propre volonté à l’expérience de l’hématomètre…

— Hein ?

— C’est un appareil enregistreur du plus haut intérêt et d’après lequel se décident les mariages.

— Quoi ? des mariages à la mécanique ! » fis-je d’un ton railleur.

Jean haussa légèrement les épaules :

« Bon ! je ne suppose pas que vous ayez déjà envie de vous marier… laissons cela et prenez votre place. Et, si vous êtes un peu psychologue, observez attentivement ce qui se passe autour de vous. »

Je m’installai devant mon piano élémentaire : je tirai de son étui le bout d’ambre qui m’avait été remis comme signe et instrument de mon droit à la vie, gagné par mon travail, et – tel un virtuose devant son Pleyel – je déchiffrai mon premier service, d’un doigté qui s’affermissait peu à peu.

Dans notre case fleurie, je reconnus les hommes graves que j’avais rencontrés la veille, et retrouvai Henri Morel que je n’avais pas aperçu, en mon premier et bien naturel émoi.

En face de lui, Henri Lévêque qui, faisant partie d’un autre groupe, avait dû solliciter une invitation. En tout – Jean et moi compris – une douzaine de personnes.

Au début du repas, une certaine gêne régnait. Tous se tenaient raides sur leurs sièges, humant leur chibouk à la façon de graves Ottomans.

Au second service, Henri Morel – à qui sa situation de directeur de la Phonaterie donnait une grande importance – se décida à entamer la conversation.

« Monsieur ! Henri Lévêque, dit-il, vous avez réclamé une entrevue et je me suis mis à votre disposition, avec mes amis. S’il vous plaît, nous vous écoutons. »

Les formules étaient courtoises. Rien de plus.

Henri Lévêque fronça ses sourcils, qui formèrent deux arcs noirs et très accentués sous la protubérance étonnante de son front. Il me sembla qu’il rassemblait à la fois toute sa patience et toutes ses pensées.

« Je vous remercie de votre bon vouloir, dit-il d’un ton assez sec, et je m’essaierai à n’en pas abuser. Je vous demanderai cependant la permission de reprendre ab ovo l’histoire de la découverte qui constitue la raison d’être et la justification des observations que j’ai à vous soumettre. »

Il commença : je résume ici les explications aussi brièvement que possible.

À la suite de longs et patients essais, Henri Lévêque avait constaté les faits suivants.

Les matières odorantes – dont le parfum est perçu à distance par les nerfs olfactifs, et dont certaines sont douées d’une propriété envahissante à laquelle rien ne résiste – projettent continuellement hors d’elles-mêmes des particules de leur propre substance : ces particules sont de dimension infinitésimale et se chiffrent par milliards.

On savait d’ailleurs depuis longtemps qu’un grain de musc émet 57 millions de particules en 24 heures, sans que son poids semble diminuer – illusion qui est due, d’ailleurs, à l’imperfection des instruments.

C’est ce que, dans notre Occident, William Crookes a qualifié de bombardement moléculaire. Sans connaître l’expression, Henri Lévêque avait vérifié le fait qu’il avait désigné sous le vocable gréco-français d’Aromapiézie (arôma, parfum – Piésis, compression), ce dernier mot visant une constatation nouvelle et, disons-le, géniale.

Il s’était rendu compte que cette projection perpétuelle et vertigineuse de particules pouvait être maîtrisée, enrayée, canalisée, et constituer, par la compression et l’expansion, une force d’une incalculable puissance.

Se souvenant de l’invention de Papin, il avait construit une marmite aromatique, sorte de bombe creuse, dont le principe consistait dans l’incarcération, à l’intérieur d’un bloc solide, d’une substance productrice de particules parfumées. La bombe avait été fermée hermétiquement et placée en lieu sûr pour que tout accident grave fût évité.

Huit années s’étaient écoulées depuis la fabrication de la bombe aromatique et nul n’y songeait plus, quand un matin la population avait été éveillée en sursaut par une détonation effroyable. La bombe avait éclaté sous l’énorme pression que les molécules amassées à l’intérieur et accumulées pendant un temps si long avait exercé contre les parois, et l’explosion avait été si violente que l’on eut peine à retrouver les parcelles de l’engin, tant le granit avait été pulvérisé.

La démonstration était faite. Le parfum n’était qu’un mode d’action de la force centrifuge qui gît en toute substance terrestre.

Henri Lévêque, qu’on avait impitoyablement raillé, se remit à l’œuvre. Il trouva le moyen d’activer la dissociation des particules parfumées, tout en la réglant. L’arôme comprimé révéla peu à peu toute sa puissance d’expansion, qui se trouva décuplée de celle du son – 3.000 mètres par seconde au lieu de 300 – et une première machine fut construite qu’on appliqua à l’élévateur connu sous le nom de griffe aromatique et qui, en raison de la configuration du pays, était – si j’ose dire – le métropolitain par excellence, aérien et portant les voyageurs à domicile.

Le moteur aromatique occupait un espace beaucoup plus restreint que le moteur phonique. Puis l’étude des matières odorantes avait révélé que toutes les odeurs sans exception dérivent d’un parfum premier dont le principe réside dans les schistes et les asphaltes, tous les autres parfums n’étant que des combinaisons variées du parfum en soi.

Henri Lévêque établit que le parfum est un rayonnement de la matière et se manifeste par des vibrations, non point plus nombreuses que celles du son et de la lumière, mais – et c’était là le point particulier des découvertes de ce puissant inventeur – autrement rythmées, sans cet isochronisme – égalité pendulaire des mouvements alternatifs qui jusqu’à lui était regardé comme inhérent à ces manifestations du mouvement. Le parfum agit par syncopes et contretemps. Je ne m’arrête pas à ces subtilités techniques.

Bref, Henri Lévêque avait découvert des substances émettant de cinquante à cent millions de particules en une seconde. Il est facile de comprendre que le choc de ces particules produise sur les parois d’un appareil ou sur les organes qui y sont adaptés une pression telle qu’elle donne des effets mécaniques dont la puissance effraie l’imagination.

Donc Henri Lévêque avait dégagé les principes de cette science nouvelle, il en avait découvert la matière première, et enfin il l’avait amenée à son maximum d’effet.

Il venait de construire un engin dans lequel le parfum – l’arôme – jouait le double rôle de moteur et d’outil. Comprimé par de certains procédés, – qu’il s’engageait à révéler à une commission expressément nommée, – l’arôme acquérait une telle force de proportions que les particules, faisant balle, pour ainsi dire, pénétraient dans des masses minérales ou métalliques à une profondeur extraordinaire, les perçant et les désagrégeant cent fois plus vite que ne l’eussent fait les perforateurs d’acier, à pointes de diamant, si solides et si aiguës que l’on pût les imaginer.

Ces forages pouvaient s’effectuer à raison de 40 mètres (je prends nos mesures pour plus de clarté) par seconde.

« Les résultats que j’ai déjà obtenus, disait Henri Lévêque, vous sont garants de la réalité des faits que je vous annonce aujourd’hui. Donc – je me résume – je puis, à l’aide de mes outils aromapiéziques, percer et désagréger en quelques heures des masses minérales ou métalliques d’une épaisseur de plusieurs lieues, effort gigantesque auquel serait impuissant – ne prenez pas cela en mauvaise part, monsieur Henri Morel – le plus formidable de vos engins phoniques. »

Alors, Henri Lévêque se leva, ses yeux étincelèrent, et tandis que d’un geste large il semblait embrasser l’horizon, au delà des murailles du Louvre :

« J’affirme que par l’aromapiézie, par les machines qui ont été exécutées dans mes ateliers, rien n’est plus facile que de briser presque instantanément la muraille de roches, de montagnes, de masses granitiques et métalliques qui nous enserre… et de nous remettre ainsi en communication avec ce monde dont nous avons pu être séparés par d’horribles catastrophes, mais pour lequel nous ne sommes ni des oublieux ni des étrangers… »

Il y eut dans la foule comme un sursaut.

Jean, qui se tenait auprès de moi, me prit la main et me la serra à la briser.

Un silence profond s’établit.

Je compris que l’orateur touchait à un sujet vital. Sa voix s’était élevée, large, vibrante, presque solennelle.

« Vous savez, reprit-il, que nos pères – il y a plus de cent cinquante ans – eurent l’ambition – la passion, devrai-je dire – de renverser cette muraille qui les étouffait, de s’y frayer un passage, et à quelques pas d’ici nous avons retrouvé les traces d’un souterrain qu’ils s’étaient efforcés d’ouvrir à travers le granit… Après dix ans d’efforts, ils durent renoncer à ce travail épuisant qu’ils jugèrent inutile. Murés ils étaient, murés ils devaient rester.

« Ce fut un moment de désespoir que suivait une période de dépression, puis de résignation. On abandonna toute espérance, tout rêve d’évasion, et on ne songea plus qu’à vivre ! On renonçait à tout, à la patrie, à l’humanité ! Oui, on a vécu, mais dans un isolement égoïste et déprimant.

« Est-ce que ces temps de résignation, de lâcheté ne sont point révolus ? Aux générations anciennes, dont la conscience s’était abaissée sons les coups du malheur, a succédé une race nouvelle qui a besoin d’air, d’espace, de liberté ; qui veut rentrer dans la fraternité humaine ! Elle sait qu’au delà de ces môles énormes, il y a des hommes semblables à nous, qui travaillent, qui pensent, qui agissent et qui, loin de se confiner dans la jouissance égoïste d’un bien-être énervant échangent des idées, des espérances avec les habitants de toute la terre !

« Peut-être, hors d’ici, la science, l’industrie sont-elles moins avancées que les nôtres ! Peut-être la mécanique, la chimie sont-elles encore à l’état embryonnaire et n’ont-elles pas réalisé les progrès dont nous nous enorgueillissons !...

« Notre devoir n’est-il pas d’apporter à ces hommes le fruit de nos méditations et de nos labeurs !

« Je me résume.

« J’ai découvert l’aromapiézie. Que cette invention marque pour nous tous une ère nouvelle, celle de la libération, de l’évasion, de notre rentrée dans la vie universelle.

« Que votre volonté à tous m’encourage ! Que vos aspirations vers l’espace, vers l’immensité terrestre, vers ces hommes qui sont vos frères soient mes auxiliaires, et, avant un mois, vous serez libres !...

« J’ai dit. Décidez ! »

Une tempête d’applaudissements se déchaîna. On eût dit que les paroles d’Henri Lévêque eussent réveillé des pensées latentes dans tous les cerveaux, et qui subitement jaillissaient dans un cri d’enthousiasme.

Je crus d’abord à l’opinion publique.

Mais bien vite je suis détrompé ; aux acclamations des protestations se mêlaient des huées, des cris de colère. Et alors je devinai pourquoi Henri Morel, chevalier du phonisme, dissimulait si mal son antipathie contre l’inventeur de l’aromisme.

Certes ils étaient plus qu’adversaires ; ennemis, ennemis jurés, et j’en eus la preuve quand Henri Morel, se dressant de toute la hauteur de sa taille, – ayant placé dans sa bouche un petit outil qui, je le sus bientôt, était un phonomultiplicateur de son invention, – cria d’une voix formidable qui couvrit le tumulte et fit trembler les vitres de mica : « Peuple, prends garde ! Peuple, on te trompe ! Ne te laisse pas troubler par des paroles astucieuses ! Peuple, ne quitte pas les réalités heureuses pour des rêves illusoires !

« Quoi ! as-tu donc oublié que tes frères s’enfuirent devant des persécutions dont le souvenir nous fait encore frissonner !

« Quoi ! tu as le bonheur, le repos, tu jouis d’une organisation sociale qui te fait libre, dégagé de tout souci matériel et moral, et tu renoncerais à tout cela !

« Ne sais-tu pas que dans le vieux monde, c’est la guerre perpétuelle ! Et tu as la paix ! C’est la misère… et tu as le bien-être !…

« Et tu obéirais aux suggestions de cet homme, dont je ne méconnais pas le génie, mais chez lequel je dénonce des ambitions fiévreuses ! Ce qu’il veut, c’est la gloire, le bruit fait autour de ses inventions : ce sont les récompenses honorifiques – que nous dédaignons – dont les autres hommes sont prodigues !

« Pour satisfaire ces aspirations mauvaises, – qu’il dote du beau prétexte de fraternité universelle, – il vous livrerait, vous les pacifiques, aux luttes meurtrières ; vous les heureux, à la bataille vitale !

« Non ! non ! vous n’entendrez pas les appels qui tendent à la destruction de l’œuvre si patiemment élaborée par vos pères. Restez les conservateurs de ces merveilles qui sont votre protection, la garantie de votre indépendance, de votre bonheur, de votre avenir !

« Songez, si vous écoutez cet homme, quelle responsabilité vous assumeriez devant vos enfants ! »

Subitement, l’opinion publique tourna.

« Oui ! oui ! criait-on. À bas Lévêque ! Vive Morel ! À bas l’arôme ! Vive la phonie ! »

Henri Lévêque, impassible, les deux bras croisés sur sa poitrine, très crâne, ma fois, se tenait debout, la tête haute.

Quand Morel, sans doute sûr du sa victoire, se rassit au milieu d’applaudissements frénétiques, le docteur Durand lui donna l’accolade. C’était un triomphe ! La cause de l’isolement semblait gagnée.

Lévêque dit seulement :

« Resterais-je seul sur la brèche que je ne me rendrais pas ! La vérité est en marche, elle renversera tous les obstacles… »

Maintenant, sur tous les points de la salle, des querelles, des altercations s’engageaient. Les aromistes – et ils formaient déjà une importante minorité – prenaient les phonistes à partie, les traitant d’égoïstes, de rétrogrades, de repus ! À quoi les phonistes répondaient en qualifiant les aromistes de traîtres, d’antipatriotes.

« Ils sont vendus à l’humanité ! » cria une voix.

La cacophonie devenait terrible. Le spectre de la guerre civile passait.

Alors Jean Lefèvre – dont l’émotion était visible – grimpa sur sa chaise et, de sa voix aigre, cria qu’il avait une motion à faire.

Comme il était très aimé de la jeunesse, on l’applaudit, ce qui l’empêcha de parler. Mais très impartial, il faut le reconnaître, Henri Morel tira de sa poche un flacon de son comprimé et l’ouvrit.

Il se déchaîna sur l’assemblée un bruit énorme, espèce de mugissement comme d’une gigantesque sirène de navire. C’était, paraît-il, un mode de sonnette présidentielle.

Tous se turent, assourdis, hébétés, interdits.

Et après quelques minutes d’accalmie, Jean Lefèvre put s’expliquer.

Il ne prenait parti ni pour ceux qui voulaient rester à jamais confinés dans leurs murailles, ni pour les esprits aventureux qui rêvaient une rentrée dans le monde civilisé !

Il proposait à la fois la nomination d’une commission d’enquête et un plébiscite.

Qu’était le monde extérieur dans lequel on leur proposait de reprendre leur place ? Voilà avant tout, ce qu’il fallait savoir.

Or il se présentait une occasion unique, inespérée d’obtenir des renseignements précis : c’était la présence d’un habitant de cet univers inconnu, de ce jeune étranger, Alcide Trémalet, si franc, si sympathique… (c’est Jean qui parle), et auquel on demanderait d’exposer dans une série de conférences l’état industriel, social, intellectuel de ces régions mystérieuses…

Après quoi, on consulterait tous les habitants sur la décision à prendre. Bien entendu, l’enquête serait contradictoire, et les allégations du conférencier seraient passées au crible de la critique. Mais dès maintenant phonistes et aromistes s’engageaient à accepter la résolution dictée par la grande voix du peuple…

Toute proposition de nomination de commission est happée au passage par toute l’assemblée. Procédé pratique pour, d’ordinaire, renvoyer une question aux calendes… parlementaires, qui satisfait les hésitants, calme les impatients et réjouit les paresseux.

« Oui ! oui ! la commission !… Vive Alcide Trémalet !… »

On s’adressait à moi. Je devenais un personnage. Henri Morel me demanda si j’acceptais la mission dont la confiance du peuple me jugeait digne.

Ému, je mis la main sur mon cœur.

Isabelle s’était glissée vers notre groupe, et son regard me dit de me dévouer :

« Citoyens, dis-je modestement, je suis à vos ordres… »

J’étais sacré conférencier… et, comme il est juste, ou m’acclama.

CHAPITRE XIII.

C’EST sans aucune vanité – on peut m’en croire – que j’affirme ici le grand, le très grand succès de mes causeries.

Je ne suis pas absolument éloquent : mais mon verbe plaît.

Aussi fus-je très goûté, et pendant plus de quinze jours je tins mon auditoire sous le charme.

Du reste, était-il sujet plus vaste et plus beau ?

Quel tableau splendide que celui de nos civilisations, se développant à travers des catastrophes sans nombre ! Les guerres surtout passionnaient mon public : avec quel brio je racontais les campagnes de Louis XIV, les triomphes des armées républicaines, l’épopée napoléonienne… marche triomphale qui joncha de cadavres toutes les routes de l’Europe ! Quand je dis les épouvantes de la Bérézina, ce fut du délire.

La salle était haletante. Jamais jusque-là on n’avait eu la notion de pareille angoisse. Ces âmes neuves et naïves savouraient la peur, dégustaient l’horreur.

Isabelle me disait :

« Jamais je n’avais pleuré ! Comme je suis contente ! »

Chez mes auditeurs, des sentiments ignorés s’éveillaient : on s’exaltait, on brandissait les poings vers des ennemis inconnus !

Puis, m’élevant aux plus grandes hauteurs de la science économique, je disais les misères si vaillamment supportées par la foule, je disais les joies de la charité…

Miracle de la bonté : « Nous n’avons plus que cinq cent mille miséreux à Paris ! m’écriai-je. Avant un siècle, ce chiffre sera diminué d’au moins 10.000 ! »

On buvait mes paroles, à la lettre.

Ce qui me surprit désagréablement, je dois le dire, ce fut d’apprendre que M. Henri Morel – obéissant à des sentiments d’une basse jalousie – avait institué de son côté des cours contradictoires aux miens, dans lesquels il s’érigeait en critique, plus que malveillant, de la civilisation dont je traçais un si magnifique tableau, nous traitant de barbares, opposant à notre vie si intense et si combative les placidités molles de sa ville close.

Mais, de son côté, M. Henri Lévêque se multipliait.

En dehors des heures de travail – et on les réduisait tous les jours – le Paris d’Orient n’était plus qu’un champ clos où les opinions les plus opposées se heurtaient, se prenaient aux cheveux (les opinions ont-elles des cheveux ?). On s’insultait, on se déchirait, on se calomniait. On vivait, enfin !

Je m’étais décidément rangé du côté des aromistes. M’écoutant parler, je m’étais convaincu moi-même. Si disposé que je fusse d’abord à admirer ce système sonal grâce auquel on ne manquait de rien, je ne pouvais admettre que les théories chères à ma belle patrie fussent honnies…

Aussi ne mettais-je que plus d’ardeur dans mes démonstrations.

Ce fut surtout auprès des femmes que ma propagande obtint les plus beaux résultats.

J’avais trouvé des accents lyriques pour leur peindre les merveilles de nos grandes capitales, au premier rang desquelles je plaçais naturellement notre Paris, et à travers un mirage lointain, je les promenais sur nos boulevards, nos avenues, nos Champs-Élysées, notre Bois de Boulogne. Elles se voyaient nonchalamment couchées dans une voiture, attelée d’un cheval de prix, emmitouflées de soies et souriant aux cavaliers de marque.

Ou bien j’évoquais la salle de l’Opéra, de la Comédie-Française, des théâtres de genre, et elles se pâmaient délicieusement à entendre les artistes que j’imitais dans la perfection. C’était un de mes aimables talents de société.

Mounet-Sully était acclamé. Coquelin était rappelé.

Quant à la grande Sarah, toutes les femmes s’efforçaient de retrouver sa voix d’or.

Je croquais sur un tableau les types, les toilettes. C’étaient des trépignements.

Isabelle se transformait : je la surprenais déclamant des vers de Corneille ; elle parlait de se teindre les cheveux et s’était confectionné un boléro délicieux, en zinc laminé.

Je ne pus résister plus longtemps à ces séductions et un jour je lui demandai si elle consentait à unir sa destinée à la mienne.

« Vous m’emmènerez dans votre pays ! » me dit-elle.

Que ne promet-on pas quand on aime ?

Nous nous ouvrîmes de notre dessein au docteur Durand et à mon jeune ami Jean Lefèvre, qui nous approuvèrent.

« Il ne s’agit plus, me dit ce dernier, que de vous soumettre tous deux à la formalité préalable de l’hématomètre. »

Je m’enquis : voici ce que c’était.

Le mot – toujours d’origine grecque – signifie : mesure du sang.

D’après les lois de ce pays bizarre, l’union n’était autorisée qu’entre personnes dont le sang s’harmonisait.

Quand on me démontra le mécanisme de l’hématomètre, je reconnus le principe d’un instrument très employé dans certaines expériences physiologiques, le sphygmographe, ou enregistreur des pulsations du pouls.

Ces pulsations s’inscrivent en un graphique, dont on peut voir des spécimens dans tous nos traités scientifiques. Par exemple, un pouls calme donne un dessin dans ce genre :

Un pouls agité celui-ci :

L’hématomètre enregistre les pulsations de l’être tout entier par des procédés qu’il serait trop long de décrire, mais dont le résultat graphique est analogue à celui du sphygmographe. Seulement il donne plus complètement la résultante totale des mouvements intimes de l’organisme.

On ne peut se marier qu’avec une personne dont le graphique s’adapte sur le sien propre, à un écart maximum de cinq millimètres. On affirme qu’ainsi les deux époux sont garantis contre ces contrastes physiologiques ou cérébraux d’où naissent les querelles et qui sont la plaie du ménage.

Isabelle et moi, nous graphiquions à un millimètre près !

Et nous fûmes unis.

C’était le bonheur… c’était l’avenir radieux !

 

***   ***

 

Il y a plus d’un mois que je n’ai repris la plume – plume de vautoureau, très douce et bien en main.

Qu’aurais-je eu à écrire pendant ce temps ? Le bonheur n’a pas d’histoire et je n’aurais pu que conjuguer et reconjuguer le verbe : Je suis heureux.

J’avoue même que j’ai complètement négligé ma campagne de conférences. La causerie à deux, avec ma chère Isabelle, ne me suffisait-elle pas ?

Bien entendu, j’accomplissais chaque jour ma tâche nationale qui consistait maintenant à concasser régulièrement pendant deux heures des échantillons de minerais. On m’avait attaché tout d’abord au lavage des carreaux de mica : mais il paraît que j’étais loin de posséder les aptitudes requises.

Quand j’avais payé ma dette de labeur, j’imitais, je l’avoue, le lézard qui se chauffe paresseusement au soleil : nous nous rendions joyeusement, ma compagne et moi, au Restaurant national, où nous nous étions ménagé un coin délicieusement solitaire. Puis nous nous promenions, la main dans la main, sur les rives de la Seine Fleurie, ou bien nous dépensions quelques heures dans les concerts ou à la salle de théâtre. J’ai entendu dix fois le Cid !

Vie exquise, exempte de tout souci.

Cependant, vers la dernière partie de ce mois j’ai constaté chez la gentille Isabelle je ne sais quelle préoccupation : soupirs étouffés, regards voilés d’une tristesse inexpliquée.

Je l’ai doucement interrogée.

Elle a évité toute réponse directe.

« Qu’est-ce que tu as, ma chérie ?

— Mais, je n’ai rien, mon ami. »

Ce dialogue, qui se traduit dans toutes les langues, est connu dans le monde entier.

Voici quelques jours que, prétextant un travail supplémentaire, elle me quitte, l’après-midi, pendant quelques heures ; quand elle revient, je remarque en elle une agitation inaccoutumée.

Je me tais, j’observe. Je sais qu’une femme finit toujours par parler.

Ce qui est arrivé, d’ailleurs.

Un soir, comme obéissant à une force plus puissante que sa volonté, elle m’a attiré vers elle et m’a dit, en m’embrassant :

« Tu m’emmèneras dans ton pays, pas vrai ? »

Et comme je témoignais quelque surprise, elle m’apprit alors que l’agitation provoquée par Henri Lévêque, et que j’avais pour ma part fortement contribué à entretenir et à surexciter par mes excellentes causeries, n’avait fait que grandir.

L’enquête instituée pour comparer la situation du Paris asiatique à celle du Paris européen avait donné des résultats décisifs. Mon pays avait partout remporté la palme.

Les théories des aromistes – volonté de rentrer dans le mouvement universel – avaient gagné tant de terrain qu’au plébiscite qui devait avoir lieu le lendemain, le succès d’Henri Lévêque n’était plus douteux.

« Et nous partirons d’ici, mon mari, mon cher petit mari ! gazouillait Isabelle, en battant des mains. Et ta petite fafamme fera en voiture le tour du lac, au Bois de Boulogne, avec de jolies, jolies toilettes et des chapeaux grands… comme ça ! »

Elle écartait les bras en des gestes de tragédie.

Chose étrange ! mais cette pensée – le retour au pays – ne me causa pas la satisfaction attendue. J’osais à peine m’avouer à moi-même que je me trouvais fort bien en ce Paris perdu ; que cette placidité, cette sécurité m’enchantaient.

Je savais bien que là-bas je retrouverais mes amis. Peuh ! ici je m’étais constitué un foyer charmant, des habitudes, des distractions ! Même, j’avais appris la manille à mon ami Jean !

Là-bas, j’avais des valeurs, des titres de rente ! mais puisqu’ici je n’en éprouvais nul besoin. Je n’avais même pas l’inquiétude des cours qui baissent, des Panamas qui s’effondrent, des faillites quotidiennes. Pas de cote de la Bourse ! Je vivais sans souci du lendemain.

 

L’enthousiasme d’Isabelle n’était pas sans m’effrayer quelque peu ; lancée dans le tourbillon de la vie parisienne, serait-elle plus heureuse ?…

Discrètement, je murmurai ces quelques objections à son oreille.

« Dites tout de suite que vous manquez à vos serments, proféra-t-elle non sans une certaine aigreur.

— Non certes… mais…

— Ou alors vous avez menti en nous décrivant les merveilles de votre civilisation parisienne...

— Ah ! de ce côté, je jure…

— Est-ce donc que vous admettez que votre femme porte toujours des robes de tôle ?… »

Je baissai la tôle : j’appris alors que le lendemain devait avoir lieu le plébiscite qui déciderait du sort de la République :

« Et les aromistes auront le dessus, cria Isabelle. Je t’en donne mon billet !… »

Je l’avais déjà, comme l’on voit, initiée aux mystères de notre langue.

« Nous aurons une majorité formidable, conclut-elle, dont j’entends bien que vous ferez partie… »

Et elle ajouta d’un ton sévère :

« Je vous conduirai moi-même au scrutin !… »

Sans discuter davantage, j’allai trouver mes amis Lefèvre et Durand.

Ils étaient fort préoccupés et ne savaient pas encore dans quel sens ils voteraient eux-mêmes.

Le docteur – vu son âge – était plutôt favorable aux idées conservatrices d’Henri Morel.

« Puisque nom avons toujours été si heureux, disait-il, pourquoi défier le hasard ?

— Pouvons-nous rester à jamais enterrés ? objectait Jean. N’y a-t-il pas en nous, en dépit de tout raisonnement, un instinct qui ne peut être satisfait que par la rentrée dans le mouvement universel…

— Et si nous courons à de nouveaux dangers, à des angoisses nouvelles ?

— Il sera toujours temps de nous exiler de nouveau, répliquait Jean. Serait-il donc si difficile de retrouver notre solitude ?… »

Je n’étais pas moins perplexe. Pour la première fois, je me rendais compte de la responsabilité que j’assumais.

Tout au fond de ma conscience, j’appréciais fort la paix dont je jouissais ici. Je savais bien, moi, à quels hasards la civilisation occidentale allait exposer ces braves gens.

J’esquissai quelques objections, dont l’une au moins les frappa assez fortement.

J’admettais qu’on perçât la muraille, qu’on s’évadât de la ville close.

Où se trouverait-on ? En plein désert, je le savais.

Trois mille êtres humains perdus dans les solitudes du Gobi !

On se dirigerait… de quel côté ? Vers la Chine ? J’avais dû m’enfuir devant des massacreurs ! Vers le Tibet ? Les Lamas étaient de plus féroces persécuteurs que les Boxers !

Et si on ne parvenait pas à bref délai en pays civilisé, quel serait le sort de cette caravane ? Ne risquait-on pas une mort affreuse, par la fatigue, par les privations de toutes sortes ?…

« Et les comprimés chimico-alimentaires ! répliquait Jean. Nous saurons bien nous frayer un passage à travers ces hordes barbares ! »

Le docteur secouait la tête. Il m’apprit alors que les phonistes – partisans du statu quo – étaient décidés à s’opposer à l’exode par tous moyens, même par la force.

« Mais si le plébiscite donne la majorité aux aromistes ?

— Se soumettront-ils à sa décision, j’en doute.

— Ils oseraient résister à la volonté du peuple !…

— C’est bien possible…

— Quoi ! un coup d’État ! »

Durand ne répondit pas, mais je sentais qu’il était troublé par les plus graves inquiétudes.

Pendant cette journée qui précéda le vote, des réunions publiques s’étaient ouvertes dans tous les coins de la ville.

Isabelle me quitta pour aller réchauffer le zèle de ses compagnons. Car, bien entendu, les femmes votaient au même titre que les hommes.

Moi-même je me rendis dans une de ces assemblées.

Bien mal m’en prit.

Dès mon entrée dans la salle, je fus reconnu.

Les aromistes – me tenant pour un de leurs plus chauds partisans – s’emparèrent de moi pour me hisser à la tribune ; mais les phonistes prétendirent s’y opposer : les plus ardents s’accrochèrent à mes épaules, à mes jambes, et me firent choir. Peu s’en fallut que je ne me rompisse les reins.

Mais les tenants d’Henri Lévêque ne voulurent pas en avoir le démenti, ils me ressaisirent et, se servant de mon corps comme d’une catapulte, se frayèrent un passage. Enfin, la tribune était à nous. On m’y dressa et finalement je dus parler.

Que leur ai-je dit ? Sur mon honneur, je n’en sais rien.

Je ne voulais pas trahir mon ancienne patrie, en m’associant aux critiques acerbes que des malveillants dirigeaient contre sa belle civilisation ; et pourtant, en toute conscience, je ne pouvais blâmer celle de la ville close, puisque, l’ayant pratiquée, je m’en étais admirablement trouvé.

Si bien que, cherchant à ménager la chèvre phoniste et le chou aromiste, je ne convainquis personne – si bien, ou plutôt si mal que les deux partis me rouèrent de coups et que je dus m’enfuir au domicile conjugal, où je fus accueilli par une paire de gifles…

Ce fut la douce Isabelle qui m’en gratifia. J’avais trahi la cause du progrès : j’avais menti à toutes mes promesses ! J’étais un traître et un menteur !…

Et on préconisait l’hématomètre ! Sur ma foi, nos organismes ne sympathisaient pas en ce moment douloureux…

Je n’avais même plus la force de discuter, je me jetai sur mon lit et m’endormis.

 

***   ***

 

Quand je me suis éveillé, j’étais seul.

Je courus à la fenêtre.

Une rumeur formidable montait, je voyais des gens courir, se bousculer.

On eût dit une émeute !

… C’en est une ! À dix heures du matin, – je dormais alors comme une masse de plomb, – le résultat du plébiscite a été proclamé. Plus de 1.1000 voix de majorité pour les aromistes !

Les partisans d’Henri Morel n’avaient recueilli que 800 et quelques suffrages, les autres en avaient enlevé plus de 2.000 !

C’en est fait ! La cause du percement des montagnes a triomphé !

Je m’étais élancé dehors ! Où donc était Isabelle ?

Dans les rues, le désordre était indescriptible. Maintenant le peuple était affolé. Il exigeait que les travaux de perforation commençassent immédiatement.

Une foule compacte avait envahi les ateliers d’Henri Lévêque et le sommait de mettre sur-le-champ ses machines en action.

Lui, comme effrayé d’un si rapide succès, parlementait, réclamait un délai, objectait que ses machines n’étaient pas tout à fait au point…

Mais que pouvaient ces sages conseils contre la surexcitation générale : des démagogues, sortis on ne savait d’où prenaient la direction du mouvement.

Des groupes couraient à travers les avenues, criant :

« À Paris ! à Paris !… »

Un vent de folie passait sur toutes les têtes.

 

***   ***

 

Trois heures. – Je suis épouvanté. Les aromistes intransigeants, forts du plébiscite, exigent l’exécution immédiate du tunnel. Malgré la résistance d’Henri Lévêque, on s’est emparé de ses appareils qu’un de ses contremaîtres s’est chargé de mettre ou action.

Henri Morel est arrêté, gardé à vue. Les phonistes sont résolus à le délivrer à tout prix.

Quatre heures. – Ils ont réussi par un hardi coup de main. Henri Morel est libre. Il a réuni ses ouvriers et ses partisans, a mobilisé ses engins et se dirige vers les montagnes.

Cinq heures. – La bataille est engagée. On entend d’effroyables détonations : des fanfares atroces, discordantes, déchirantes prouvent l’activité de l’artillerie phonique, tandis que des bouffées de senteurs hétéroclites, balayées par le vent, viennent, en saturant mes narines, m’instruire de l’acharnement des aromistes !…

Qui aura la victoire ?

Cinq heures dix. – Je n’ai pas revu Isabelle.

Je crois cependant l’avoir aperçue tout à l’heure, passant à la tête d’une troupe de femmes et brandissant un étendard sur lequel j’ai distingué ces mots :

« À Paris ! Vive le Bois de Boulogne ! Vive la cascade ! »

Le combat se prolonge. J’entends dire que les aromistes gagnent du terrain…

Les perforateurs à parfum ont attaqué la montagne en ligne droite et la désagrégation est si rapide qu’avant une heure le tunnel sera ouvert. Les perceurs phoniques sont distancés. Pourtant Henri Morel ne perd pas courage : ses engins les plus puissants ont été hissés sur les hauteurs et entament des puits pour couper le souterrain. On voit des blocs entiers – de plusieurs milliers de kilogrammes – se briser, se diluer, s’évaporer pour ainsi dire dans les airs…

 

***   ***

 

Ah ! qu’est-ce que cela ? Voici que j’entends connue le mugissement d’un torrent ! Je vois jaillir dans l’air une colonne noire, effrayante !…

Je sais ! Je sais ! C’est horrible !

En éventrant la montagne, dans tous les sens, aromistes et phonistes ont libéré une source, un lac, une mer de naphte et de bitume qui, sous la pression des forces souterraines, jaillit dans l’espace, retombe et se déverse sur la ville !…

Atroce odeur ! Sous l’action des vibrations phoniques, les minéraux plutoniens ont fondu, sont devenus incandescents, ont pris feu. Des nuages formidables se dégagent d’une fumée âcre et épaisse… et le torrent igné glisse sur la pente déclive, envahit le lit de la Seine fleurie...

Tout le monde fuit ! Mais pas d’issue ! car, de l’autre côté, les murailles montagneuses sont encore intactes ! La ville va être transformée en un lac d’asphalte brûlant ! Isabelle ! Isabelle !…

La voilà qui accourt, fuyant devant la vague noire qui la poursuit !…

Elle se jette dans mes bras ! Au moins, nous mourrons ensemble !…

… Ah ! un vautour qui passe, traînant après lui son panier que l’empêche de prendre son vol… Isabelle ! du courage ! Dans le panier ? Oui !…

Je me jette dans la nacelle, j’y attire Isabelle… je coupe l’entrave du vautour… Il nous enlève dans les airs !… Ah ! j’emporte mes notes !…

Au-dessous de nous, les bâtiments fondent et s’écroulent dans les flots noirs…

Le vautour vole, vole ! plus haut, toujours plus haut !

Isabelle, ma douce Isabelle, arriverons-nous jamais au bois de Boulogne ?…

 

***   ***

 

Le manuscrit a été trouvé par un moujik, sur la place Biely Gorod, à Moscou. Il semblait être tombé du ciel.

Il est arrivé entre les mains des savants de l’Université qui tout d’abord ont cru à une mystification.

Cependant, après longue discussion, il a été transmis à Saint-Pétersbourg. Là, les ministres se sont réunis, et de leurs délibérations, dont les détails ont été tenus secrets, il est ressorti qu’une expédition serait envoyée à travers le désert de Gobi pour rechercher les traces de cette cité mystérieuse.

Un diplomate aurait dit (ceci sous toutes réserves) :

« Si nous ne trouvons pas la ville, tout au moins nous étudierons une route nouvelle vers la Mandchourie … »

 

***   ***

 

L’expédition russe a déposé son rapport.

Aucun vestige de constructions n’a été découvert dans le désert de Gobi ; cependant, sur un vaste espace, on a relevé l’existence d’une couche de bitume, mêlée de ponce et d’obsidienne, couvrant plusieurs lieues carrées. Cette couche, dont l’épaisseur est considérable, est évidemment de formation récente, car elle n’est pas complètement froide. Les outils y pénètrent avec la plus grande facilité.

On va entreprendre des fouilles…

On comprend que les événements qui se sont produits en ces derniers mois – la guerre russo-japonaise – aient détourné l’attention des recherches qui pourront être reprises plus tard.

Quoi qu’il advienne, le Paris oriental – s’il a jamais existé – est bel et bien une ville à jamais perdue.

Quant à M. et à Mme Trémalet, ils n’ont pas donné signe de vie, non plus que le vautour.

WILLIAM COBB

FIN


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnr.com/

en février 2020.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle, Yves, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : William Cobb (Jules Lermina), Mystère-Ville, in « Le Journal des Voyages » du 4 décembre au 26 mars 1905. La photo de première page, Pégase, a été prise par Jean-Louis Glaussel. Les illustrations dans le texte, ainsi que la couverture couleur du n° 418 du Journal des Voyages reproduite en début de cet ouvrage, sont d’Albert Robida.

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[1] On sait que l’homme, pour sa réfection quotidienne, doit absorber 11 grammes d’azote et 310 grammes de carbone.