Émile Javelle

SOUVENIRS D’UN ALPINISTE

Notice d’Eugène Rambert

1885

édité par la bibliothèque numérique romande

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Table des matières

 

AVANT-PROPOS  DE LA DEUXIÈME ÉDITION.. 4

ÉMILE JAVELLE  NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE  6

I. 6

II. 23

III. 44

SOUVENIRS DE DEUX ÉTÉS. 49

I. 49

II. 90

UNE ASCENSION AU CERVIN.. 125

LE CERVIN ET SES DIFFICULTÉS. 152

ENCORE LE CERVIN.. 164

HUIT JOURS DANS LE VAL D’ANNIVIERS. 173

ASCENSION DU WEISSHORN.. 211

ASCENSION DU ROTHHORN.. 234

ASCENSION DE LA DENT-D’HÉRENS. 246

SALVAN.. 253

LES LÉGENDES DE SALVAN.. 297

LES GORGES DE LA SALLANCHE. 308

LE MASSIF DU TRIENT. 321

PREMIÈRE ASCENSION DU TOUR-NOIR.. 334

LE MAL DE MONTAGNE. 362

LES MAZOTS DE PLAN-CERISIER.. 370

Ce livre numérique. 377

 

Je travaille sans relâche à faire de moi une plus noble créature.

GOETHE.

AVANT-PROPOS

DE LA DEUXIÈME ÉDITION

La première édition des Souvenirs d’un alpiniste parue, voilà tantôt six ans, est dès longtemps épuisée. Pareil succès est bien fait pour réjouir les nombreux amis et admirateurs de Javelle et adoucir l’amertume que leur a laissée sa mort prématurée. Les Souvenirs, en effet, ont conquis à Javelle un des premiers rangs parmi les peintres de nos Alpes. Nul ne les a aimées d’un amour plus fervent, plus passionné ; nul n’a peint avec plus de bonheur l’étrangeté de leurs sites, la nudité effroyable de leurs solitudes, le hérissement de leurs crêtes, la fuite vertigineuse de leurs couloirs, l’entassement fabuleux de leurs ruines, et la lutte épique de l’homme aux prises avec ces colosses et triomphant, à force d’énergie et d’audace, de leurs fières parois de roche nue. Quel est le grimpeur qui n’ait retrouvé dans ces pages toutes frémissantes, par endroits, d’enthousiasme et de poésie, des impressions mille fois ressenties ! Qui n’a été frappé de la sincérité de l’écrivain et de l’artiste chez Javelle, du pittoresque et de la grâce de ses peintures et du charme tout personnel qu’y répand sa libre fantaisie, unie à l’observation la plus fine et à un souci constant de vérité ?

Et pourtant, quel que soit le mérite des morceaux dont nous offrons au public une seconde édition, qu’on nous permette de le dire encore, même après Rambert, le meilleur de Javelle n’est pas dans ces récits. Le temps lui a manqué pour donner sa mesure. Son Mont-Blanc, « vaste symphonie résumant toute la poésie des Alpes », demeure inachevé, magistrale ébauche. D’autre part, l’alpinisme n’a jamais été qu’une des faces de l’activité de Javelle. Ceux qu’il a honorés de son amitié, ceux-là surtout qui ont eu le privilège de vivre dans son intimité, savent comme il y a loin de l’auteur à l’homme ! Et c’est le cœur serré qu’ils songent à tout ce qu’on pouvait attendre du plein épanouissement de cette riche et noble nature, tourmentée d’idéal et de vérité, et dans laquelle s’alliaient les dons les plus rares du cœur et de l’esprit.

Lausanne, décembre 1891.

E. BÉRANECK.

ÉMILE JAVELLE

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE

 

I

Jean-Marie-Ferdinand-Émile Javelle naquit à Saint-Étienne le 6 septembre 1847.

« Par mon aïeule maternelle, dit-il dans un Curriculum vitæ que nous avons sous les yeux, je tenais à la famille des Heurtier, dont l’un fut connu comme sénateur sous le dernier empire ; mon aïeul dirigeait la manufacture d’armes de Saint-Etienne ; sauf cela, aucune lueur d’illustration dans ma famille. – Le plus clair de la fortune de mon père et de ma mère, ce qui du moins m’a le plus profité, était un goût vif pour les choses littéraires, des penchants artistiques bien marqués, un français pur, de bonne veine et de bon accent. »

Émile Javelle avait trois ans lorsque ses parents quittèrent Saint-Etienne, pour s’établir à Paris. Il fut placé, au sortir de l’école enfantine, dans un établissement des frères de la Doctrine chrétienne. « J’y appris de bonne heure à lire, dit-il, sinon bien, du moins avec correction et clarté et j’attribue à un excellent Choix de lectures qu’on nous mit entre les mains le meilleur fond de style que je puis avoir aujourd’hui. Je reçus des bons frères d’excellentes directions morales, et bien que, depuis, mes convictions se soient beaucoup éloignées des leurs, je ne pense jamais à eux sans reconnaissance. »

La mort de Mme Javelle amena quelques changements dans la vie de l’enfant, devenu un garçon de dix ans. Le père voyageait pour une fabrique de Bâle, et ne faisait que de rares apparitions à la maison. Le jeune Émile fut placé chez ses grands-parents maternels, dont il devint bientôt l’enfant gâté, surtout de la grand’mère.

Il faut remonter jusqu’à cette époque lointaine pour trouver les premiers signes qu’il ait donnés de sa vocation future d’alpiniste et de grimpeur.

Émile Javelle possédait un oncle, botaniste instruit, qui avait herborisé dans quelques parties des Alpes : au Mont-Pelvoux, au Viso, à Chamounix, au St-Bernard. Le bon oncle, qui contribuait aussi à gâter son neveu, ne manquait pas de s’informer des notes rapportées de l’école, et la récompense, pour peu qu’elles fussent favorables, ne se faisait pas attendre. Parfois – c’était une des récompenses les plus désirées – il allait chercher ce qui lui restait de ses anciennes expéditions alpestres, à commencer par le bâton des Alpes, agrémenté d’une corne de chamois, et pendant qu’il faisait la montre de ses trésors, les histoires allaient leur train, de splendides histoires – celle du passage du St-Bernard, celle de l’accident du Mont-Pelvoux, – déjà cent fois racontées et que l’on redemandait toujours. Quand on avait été très sage, l’oncle finissait par aller chercher l’herbier lui-même, dont les feuilles s’ouvraient tour à tour, avec un grésillement de papier gris et de foin sec. L’enfant ne tarda pas à les connaître ; il les voyait venir. L’une, dans le nombre, était attendue avec une impatience particulière. Elle renfermait une petite plante moussue, avec une étiquette jaune sur laquelle on lisait, non sans s’écarquiller les yeux, car l’encre était devenue bien pâle : Androsace… rochers du Mont-Blanc.

« Il n’est pas de jouet que je n’eusse donné, dit Émile Javelle, pour la posséder, cette petite mousse fanée avec les parcelles de terre qu’elle retenait encore entre ses racines : de la vraie terre du Mont-Blanc ! »

Et l’enfant restait longtemps rêveur… il n’osait se bercer de l’espoir d’y monter un jour, au Mont-Blanc ; mais quel bonheur rien que de le voir, même de loin, de très loin ! On lui disait qu’il l’avait vu déjà, à l’âge de trois ans, du haut d’une colline aux environs de Lyon, et il se voulait mal de mort de n’en avoir gardé aucun souvenir. En attendant de le revoir, Émile Javelle achetait chez l’épicier voisin un manche à balai bien conditionné, puis, chez le marchand de fer, un long clou, qu’il réussissait à planter au bout du manche à balai, la pointe en bas. Muni de cet alpenstock, il se rendait sur le balcon de son oncle, et s’y promenait de long en large, s’exerçant à braver le vertige – c’était au troisième ; puis, à la sortie prochaine, il suppliait qu’on le conduisît aux Buttes-Montmartre, pour en escalader les escarpements ; mais le méchant oncle, allant où le menait la botanique, n’avait jamais affaire aux Buttes-Montmartre.

Le moment approchait de choisir une carrière. On se persuada que Javelle était né pour la vie religieuse. Sa piété, entretenue par les exemples de la maison, était très exaltée. « Puisse ta grâce, disait-il à Dieu dans une effusion religieuse dont une feuille volante a conservé le souvenir, puisse ta grâce me toucher toujours aussi profondément ! Puissé-je ne jamais oublier que c’est à toi que je dois les plus beaux moments de ma vie, et marcher toujours dans tes sentiers ! » Émile Javelle avait dix-sept ou dix-huit ans lorsqu’il écrivit ces lignes, mais il n’avait point attendu jusque-là pour témoigner de sa ferveur. À l’âge de quatorze ans, on le fit entrer dans le noviciat des Frères de la Doctrine chrétienne, à Paris. Il faisait partie du petit-noviciat. « Le travail et la prière, dit-il, remplissaient nos journées, qu’on allongeait aux dépens de notre sommeil. Cette vie ascétique fatigua ma santé. On vit que je n’y pourrais résister, et au bout de quelques mois on me retira. »

On fut quelque temps sans trop savoir que commencer ; en attendant une décision, Javelle eut tout loisir de se remettre des fatigues du noviciat. Son oncle était son maître, moins un maître qu’un camarade, avec lequel les leçons consistaient en flâneries. Il se prit alors d’un goût très vif pour les papillons, goût de chasse, qui se transforma bientôt en un goût d’étude. Faisait-il beau, il passait ses journées dehors, le filet en main. Pleuvait-il, il allait entendre les cours de Milne-Edwards sur les insectes, ou étudier Latreille à la bibliothèque du Museum. Il y eut un moment où il se persuada que la tâche de sa vie consisterait à écrire l’histoire des lépidoptères des environs de Paris.

Mais les papillons ne mènent pas loin. La santé du jeune naturaliste s’étant affermie, on songea à lui faire reprendre des études. À tout hasard on le mit au latin. Ce fut à Beauvais, dans un pensionnat renommé, qu’il en apprit les rudiments. Les progrès furent rapides. Mais Beauvais était loin de Paris, et la bonne grand’mère ne revoyait son petit-fils qu’à de bien longs intervalles. Au bout de six mois, elle s’insurgea, et obtint de l’oncle botaniste qu’on lui cherchât un autre internat, assez près de Paris pour qu’il vînt passer tous les dimanches à la maison. Il fut donc transféré de Beauvais à Neuilly, dans un établissement plus modeste, mais non moins bien dirigé. Malgré les inconvénients qu’entraînent toujours les changements arbitraires de maîtres et de méthodes, Émile Javelle continua à se distinguer. Après une année, il passa de l’épitomé à Cicéron et à Virgile.

On n’avait point encore choisi de carrière pour lui ; on voulait seulement qu’il fît son baccalauréat ; après quoi l’on verrait. Mais on comptait sans les revers de fortune. Son père – nous l’avons dit – voyageait pour une fabrique de Bâle. La guerre d’Amérique ayant porté un coup fatal à l’industrie et au commerce des rubans, plusieurs maisons de cette ville réduisirent leur personnel. M. Javelle fut au nombre des victimes de la crise. Obligé de chercher une autre carrière, il entreprit de monter un atelier de photographie. La place du fils y était marquée d’avance ; il remplirait les fonctions d’opérateur, c’est-à-dire qu’il présiderait aux manipulations chimiques et autres, pendant que le père soignerait la partie artistique. – Ordre fut donné à la grand’mère et à l’oncle botaniste de faire faire à leur petit-fils et neveu un apprentissage chez un photographe. Ils se résignèrent, et trois mois après, ils le virent partir pour Bâle. L’apprentissage était terminé.

Émile Javelle ne resta pas longtemps à Bâle. Au bout d’un an, il partit un matin, sans intention de retour. Il fuyait. On a la lettre par laquelle il annonce à son père la détermination qu’il vient de prendre. Le père s’était remarié, et l’enfant de la première femme ne trouvait pas chez la seconde les sentiments qu’il eût désirés. Ce départ fut l’occasion du premier voyage que Javelle ait fait au pied des Alpes. Il traversa la Suisse, et vint jusqu’à l’entrée du Valais, à Martigny, d’où, par les montagnes, il se rendit en Savoie. On peut croire que, s’il préféra ce chemin, ce fut pour voir le Mont-Blanc. Son but, d’ailleurs, était d’arriver à Embrun, en Dauphiné, où il avait un parent à qui il comptait demander asile et conseil.

L’oncle d’Embrun ressemblait à celui de Paris. Il écouta l’histoire du neveu, et lui fit raconter tous ses chagrins ; puis il décida que le pauvre garçon avait besoin de deux mois de vacances pour se remettre, deux mois de promenades dans les montagnes environnantes. Il fut, en ce point, très exactement obéi ; il le fut moins en un autre.

Si nous sommes bien informé (ceci, toutefois, n’est pas dans le Curriculum), l’oncle aurait désiré s’attacher son neveu et le fixer auprès de lui. Il y avait quelque mariage en perspective. Émile Javelle ne répondit pas aux avances qui lui furent faites ; moyennant quoi, désespérant de le retenir et, semble-t-il, un peu fâché de cette sorte d’ingratitude, l’oncle lui donna quelque monnaie et le laissa partir… pour le vaste monde. L’intention du fugitif était de se rendre à Paris ; mais il se laissa arrêter à Saint-Etienne, sa ville natale, où il réussit à se placer chez un photographe, non sans avoir fait connaissance, d’abord, avec les vicissitudes d’une existence précaire, au jour le jour. Puis, cédant aux appels réitérés de la grand’mère, qui vivait d’une petite pension du gouvernement, il se remit en route et se rendit à pied à Paris. Il eut la bonne fortune d’y trouver aussitôt du travail. La maison Marlé, où il entra, était la première pour la reproduction des œuvres d’art.

L’atelier et la salle d’armes – Javelle a eu la passion de l’escrime – se partageaient le temps du jeune homme, sauf les soirées données à la grand’mère. Quelques loisirs aussi étaient réservés pour écrire le récit du voyage en Savoie et en Dauphiné. Ici perce le futur écrivain.

Mais ce séjour ne devait pas non plus être de longue durée. Le père avait besoin de son opérateur. Ayant appris qu’il le trouverait à Paris, il s’y rendit, en mai 1864, et lui offrit des conditions assez favorables pour le ramener.

Javelle, cette fois, resta plus longtemps à Bâle. Vivant à sa guise, ayant son chez soi, il aurait pu y être heureux, d’autant plus heureux que la Suisse était devenue pour lui une espèce de seconde patrie. « Au fond, dit-il, l’attrait irrésistible auquel je cédais – en revenant à Bâle – c’était la Suisse. Depuis que je l’avais vue et traversée, je ne faisais qu’y rêver, méditant cartes et itinéraires. Peu de Suisses ont pleuré plus que moi, et de plus brûlantes larmes, en entendant à Paris le Ranz des vaches. »

Émile Javelle avait près de 17 ans lorsqu’il rentra dans l’atelier paternel. Jusqu’alors il avait donné des preuves nombreuses de facilité et d’aptitudes variées ; mais on n’avait pas eu l’occasion de signaler chez lui une vie intellectuelle d’une intensité qui passait l’ordinaire. Ce n’était encore qu’un jeune homme bien doué. L’éveil de cette intelligence, désormais insatiable, est le fait capital du second séjour à Bâle.

« C’est de ce temps, dit-il, que date le vrai développement de ma pensée, mes vraies études et mes premières réflexions.

Ses lectures ne furent pas d’abord aussi variées que passionnées. Deux ouvrages paraissent avoir exercé sur lui une influence décisive : l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, et la Chrestomathie d’Alexandre Vinet.

La Profession de foi du vicaire savoyard lui ouvrit un monde nouveau, celui de la philosophie, – c’est lui-même qui nous l’apprend. Sa dévotion première ne résista point à cette épreuve. Il n’eut pas besoin de s’y reprendre à plusieurs fois pour conquérir et assurer l’indépendance de sa pensée. Dès l’instant où cette indépendance lui apparut comme une chose possible, elle devint pour lui une réalité, et il en fit usage immédiatement, en recommençant, pour son compte, le travail du vicaire savoyard. Il y passait une partie de ses nuits, méditant, spéculant, cherchant la vérité de toutes les forces de son âme, tournant et retournant les problèmes les plus ardus, ceux par lesquels on débute toujours, ceux qui s’imposent, c’est-à-dire les insolubles, et prenant soin de noter au fur et à mesure le résultat de ses méditations.

Ainsi s’ouvrit aux yeux étonnés d’Émile Javelle le vaste domaine de la réflexion philosophique.

« Vers ce temps-là, ajoute-t-il, un de mes amis me fit connaître la Chrestomathie de Vinet, avec ses préfaces et ses notes excellentes. Autre monde tout nouveau – on en découvre beaucoup à cet âge. – Ma plus grande ardeur se tourna aussitôt vers l’étude de la littérature. Je fis venir de Paris les ouvrages nécessaires. À chaque page je m’écriais avec M. Jourdain : « Ah ! les belles choses ! les belles choses !… Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal ! »

Il se mit donc à l’étude, énergiquement, bien décidé à réparer le temps perdu. Dans ces conditions, on marche vite ; aussi ne sommes-nous point surpris d’apprendre qu’il profita plus, en quelques mois, de ce travail intense, qu’il n’aurait pu faire, de cours multipliés, pendant un temps bien plus long. Cependant il ne pouvait y consacrer que les heures libres, après le travail de l’atelier.

Il lut, il réfléchit, il se meubla la tête de connaissances variées, et en même temps il apprit à écrire, sans autre guide que l’étude des modèles, non toutefois sans multiplier les exercices. Il était le maître et l’élève en même temps. Il s’efforçait de donner à ses pensées, sur un sujet quelconque, une expression claire, correcte, complète, élégante, bien française, et se condamnait à recommencer jusqu’à ce qu’il fût content. Il avait à un très haut degré le don de se dédoubler ainsi. Bientôt il se sentit assez fort pour faire profiter un ami de l’expérience acquise. Tout en continuant à fonctionner comme opérateur photographe, il donna des leçons de style et de littérature ; il fit plus, il rédigea, à cette occasion, tout un cours de rhétorique.

Ce fut vers le même temps qu’il commença à souffrir de la contradiction qui régnait entre sa vocation naturelle, toute littéraire, et le métier que lui avaient imposé les circonstances. Le sentiment en devint de plus en plus douloureux, si bien qu’il prit la résolution de couper court à une situation fausse, en cherchant dans une autre carrière, dans l’enseignement, un modeste gagne-pain. Peut-être, avec plus d’expérience, se serait-il effrayé d’une lacune que d’abord il ne sentit pas, la nécessité de combler l’insuffisance de ses études classiques. Enseigner la langue française et ne pas savoir le latin, ou n’en savoir que les premiers éléments, c’était aller au-devant de difficultés inévitables. On peut tenir pour heureux qu’il ne s’en soit pas rendu compte. Sans cette audace d’autodidacte, il serait resté longtemps encore Émile Javelle le photographe.

En 1868, il s’accorda un voyage de quelques jours dans la Suisse française, sans autre but que d’y nouer des relations. Ayant fait à Vevey la connaissance de M. Cornuz, professeur au collège et père d’un de ses amis, il lui exposa sa position. M. Cornuz promit de lui venir en aide, et, en effet, à un mois de là, il offrit à Émile Javelle une place de maître de français dans le pensionnat de M. Gloor. Quinze jours après, Javelle entrait en fonctions. J’étais « ivre de joie, » dit-il.

À partir de cet instant, l’histoire de la vie d’Émile Javelle, d’abord assez accidentée, devient très uniforme, d’une uniformité qui tomberait dans la monotonie si elle ne nous offrait pas toujours le spectacle de progrès intéressants à suivre. Il continue à étudier, avec la même ardeur, et ses études portent sur des sujets de plus en plus divers. La lacune primitive ne se comble pas – elle ne se comblera jamais ; – mais les compensations se multiplient. La littérature française, dans ses parties essentielles, lui devient familière, les poètes surtout. L’attention qu’il donne aux modèles classiques ne le détourne pas de l’étude des modernes, des contemporains. Il est très au courant de ce qui se passe à Paris ; il suit le mouvement et se tient à jour. Il ne se borne pas aux livres ; il voyage. Il va en Italie et s’initie à l’antiquité par l’étude des monuments. Au bout de peu d’années, Émile Javelle était devenu l’un des hommes les plus instruits de notre pays, instruit à sa manière, avec une originalité dont tout le monde était frappé.

Bientôt il put songer non seulement à acquérir, mais à produire. Les revues et les journaux de la Suisse française s’empressèrent de lui faire accueil. Il eut des articles insérés dans la Suisse illustrée, dans l’Écho des Alpes et dans la Bibliothèque universelle. Il fut promptement signalé comme un de nos meilleurs écrivains nationaux, car on ne s’avisait point de voir en lui un étranger. On ne lui reprochait que de produire trop peu. Il suivait la règle ancienne : multum.

Mais peut-être est-ce comme pédagogue qu’il a été surtout remarqué de la plupart de ceux qui l’ont approché. Son enseignement avait brillé dès l’abord par des qualités qui ne sont pas celles qu’on trouve communément chez les maîtres de notre pays. Javelle prêchait d’exemple par une prononciation juste, un parler net, un français de bon aloi, un très vif sentiment des choses littéraires. Ce n’était point, d’ailleurs, un enseignement de pure forme. Alimenté par des réflexions, des études et des expériences de chaque jour, il ne tarda pas à devenir tout à fait riche et fécond. Il racheta, par des mérites essentiels, ce qui pouvait lui manquer en solidité philologique.

Les hommes compétents qui ont eu occasion de voir Javelle à l’œuvre, apprécient surtout sa manière de diriger les exercices pratiques de composition, de lecture, de déclamation. Il ne lui avait pas fallu longtemps – à peine est-il besoin de le dire – pour se dégager des routines de la rhétorique française, sans que la délicatesse de son goût naturel en souffrît la moindre atteinte. Il avait le sentiment inné de l’élégance, et il le garda. Il garda même le culte de la phrase, mais en donnant à ce mot un sens qui l’ennoblissait. Une phrase pour lui, c’était de l’art, du grand art, une création : une belle phrase, avait-il coutume de dire, certaines périodes de Bossuet, par exemple, ne sont pas en faveur de l’esprit humain un témoignage moins éloquent que les plus grands tableaux des plus grands peintres ou les plus admirables édifices des plus fameux architectes. Quand on professe pareille théorie, on ne peut être qu’un juge sévère. Il l’était, mais sans être décourageant. Tout élève attentif avançait rapidement avec lui : de composition en composition on sentait un progrès. On appréciait plus encore ses critiques d’exercices de lecture ou de déclamation. Quand on sent à ce point ce que vaut la phrase, on doit tenir à ce que, parlée, elle développe tout ce qu’elle contient de beautés. Bien phraser, tout est dans ces mots. Comment bien phraser si d’abord l’on ne prononce pas bien ? Comment bien phraser si l’on ne sent pas bien ? Si nous phrasons mal, nous autres Vaudois, n’est-ce pas, presque toujours, que nous prononçons mal, et, le plus souvent, que nous ne sentons pas juste ? Javelle, dans sa classe, faisait une guerre incessante aux mauvaises habitudes nationales, déjà plus ou moins enracinées chez la plupart de ses élèves. Ceux qui lui doivent d’y avoir été rendus attentifs en ont tous gardé une vive reconnaissance. Ceux-là, surtout, lui sont reconnaissants qui l’ont assez vu, qui l’ont connu d’assez près pour s’en guérir dans sa compagnie, et ils sont nombreux. Javelle n’était point de ces maîtres qui apparaissent à leurs élèves aux heures des leçons ; il recherchait les occasions de faire connaissance avec eux ; il les attirait, il s’en entourait comme on s’entoure d’amis. Le dimanche, jour d’excursion, on le voyait partir de grand matin avec quelques jeunes gens qui lui tenaient fidèle compagnie. Ensemble, on gravissait telle cime des Alpes, et tout en cheminant l’on jasait. On jasait de tout, car tout mène à tout, et personne ne le savait mieux que Javelle. Il mettait à profit ces occasions pour semer des idées, pour ouvrir aux intelligences des jours inattendus. Il excellait dans cet art. Aussi son influence ne tardait-elle pas à être grande sur ceux qui le suivaient dans ses promenades. Les compagnons devenaient des disciples. On s’initiait ensemble à des vues nouvelles, à de nouvelles manières de penser. Certains parents ont pu trouver que cela allait un peu loin ; mais, dans la grande majorité des cas, cette influence ne s’est exercée que pour le bien de ceux qui l’ont subie.

Ainsi s’étendait le cercle de ses travaux et de son action. Il y avait progrès dans tous les sens.

Deux incidents rompent seuls l’uniformité de cette marche en avant. Après dix-huit mois de séjour à Vevey, Javelle quitta la pension Gloor, pour remplir des fonctions analogues à Lausanne, chez M. Béraneck ; puis, en 1874, il retourna à Vevey pour y enseigner encore la langue et la littérature françaises, mais cette fois au collège de la ville.

Les premiers temps qu’il passa à Vevey, au sortir de la pension Béraneck, furent peut-être les plus heureux de sa vie. Il y jouissait de l’indépendance, dans une position d’homme fait, et d’une considération qui ne devait pas cesser de grandir.

« Depuis le jour où ont été écrites les lignes qui précèdent, dit-il dans un post-scriptum au Curriculum vitæ, j’ai passé plus de deux années à Vevey, deux années bien remplies et, je puis dire, heureuses, grâce à la bienveillance toute particulière que j’ai rencontrée dans la société et les autorités veveysanes, et à l’affection dont mes élèves m’ont donné de nombreux témoignages. »

Ces témoignages devinrent plus nombreux encore lorsque Javelle entreprit de faire, chaque hiver, quelques conférences publiques. On s’y intéressait plus vivement d’année en année. Vers la fin, il vit jusqu’à cent cinquante, et même deux cents auditeurs, se grouper autour de lui et lui rester fidèles pour toute une série de séances. Rien ne pouvait être plus flatteur qu’un succès pareil. Aussi Javelle s’attachait-il à Vevey dans la mesure où on s’y attachait à lui. Il payait de retour. Néanmoins, le séjour de cette ville ne répondait pas à tout ce qu’il eût désiré. Il regrettait de ne pas y trouver plus de ressources en hommes et en choses, une société savante, une vie académique. Et puis, ses fonctions étaient pénibles, le temps absorbé considérable et le traitement modeste. Les conférences étaient une ressource supplémentaire, précieuse, mais aussi un fardeau. Après avoir rempli les devoirs de sa charge et pourvu aux nécessités de l’existence, il ne lui restait que peu de loisirs pour l’étude et pour l’avancement des ouvrages sur le chantier. Il y eut des moments où Javelle fit avec désespoir le compte des jours qui s’en allaient. À deux reprises, il jeta les yeux sur d’autres places, plus avantageuses ; mais à deux reprises il se heurta contre l’obstacle dont toute sa vie il devait subir la servitude. Dans un collège communal, on pouvait fermer les yeux sur quelque point, relativement faible ; mais pour un collège cantonal ou pour tel autre établissement supérieur, des études classiques étaient une condition sine qua non. Vers la fin de sa vie, il avait conçu l’idée de retourner à son premier métier, la photographie. Il espérait y trouver une source de gain suffisante pour n’avoir plus à donner, à la prose de la vie, un temps aussi considérable. Il comptait se faire une spécialité, celle du paysagiste-artiste. Il était frappé de voir combien les photographes les plus expérimentés, les plus habiles, font encore de fautes soit dans le choix du motif, soit dans celui du moment. Il croyait à la possibilité de faire mieux qu’eux tous, et de gagner par là, rapidement, une clientèle de choix. Pendant deux étés, il fit des essais, à Salvan, à Saas, aux environs de Vevey, ailleurs encore. Il partait, le matin, avec son appareil ; il se promenait au hasard, regardait, cherchait, et ne prenait d’épreuve que lorsqu’il avait rencontré un tableau tout préparé par la nature. Il ne cherchait point l’extraordinaire, mais le pittoresque, et de préférence, le pittoresque simple. Ces essais, malgré l’exiguïté du format, sont remarquables. On y sent, immédiatement, l’œil de l’artiste. Une de ces petites photographies, reproduite par la gravure, sert de frontispice à ce volume. Le motif en est pris à Saas-Fee, où Javelle devait passer le dernier été de sa vie. On en a d’autres, en assez grand nombre, toutes distinguées. Un album qui en contenait une vingtaine a eu un vrai succès à Zürich, à l’Exposition nationale. Plus il y réfléchissait, plus Javelle était persuadé qu’il y avait là une voie à tenter. Mais le temps lui manqua pour en faire l’expérience. Une grave maladie, dont le dénouement devait être fatal, coupa court à tous ses projets.

II

L’idée de ne point laisser tomber dans l’oubli des pages charmantes, déjà publiées, et d’arracher à l’obscurité d’autres pages, non moins bien inspirées, qui ne manqueraient pas de se trouver dans les papiers d’Émile Javelle, est née dès le lendemain de sa mort. Toutes les personnes qui le connaissaient, ne fût-ce que par quelque lecture fugitive, en ont fait un devoir à ses amis, principalement au plus intime de tous, à celui qui a eu le privilège de recueillir sa succession littéraire, M. Édouard Béraneck, fils. En travaillant à l’accomplissement de ce devoir, on a cru répondre à un vœu général.

Ce volume est destiné au grand public, aussi a-t-on évité tout ce qui aurait pu lui donner une destination plus restreinte. Le talent d’Émile Javelle appartient à tous. Néanmoins, on n’a pas dû faire entièrement abstraction des amis et collègues – collègues du Club alpin français et du Club alpin suisse, entre autres, – pour lesquels il aura une valeur spéciale, à titre de souvenir. C’est à eux, principalement, qu’a songé M. Édouard Béraneck, en enrichissant cette publication d’une gravure qui rappelle les derniers essais de l’artiste photographe. Ce sont là des souvenirs qu’il est heureux de pouvoir offrir aux amis de son ami, et qui – il peut en être certain – leur seront chers à tous. C’est à eux aussi qu’il doit avoir songé, du moins en première ligne, en nous faisant l’honneur de nous demander cette notice.

Tout ceci s’explique de soi ; mais la manière dont ce volume a été composé a besoin de quelques éclaircissements, qui nous fourniront l’occasion de compléter les détails littéraires et biographiques dans lesquels nous venons d’entrer.

« Durant ces six dernières années, dit Javelle dans le Curriculum vitæ, j’ai fait de ma vie deux parts : l’une aux Alpes, l’autre aux travaux de l’esprit. Hors de là, bien peu de choses ont occupé mon temps. »

Les manuscrits qu’il a laissés, ainsi que les publications faites de son vivant, confirment cette observation, qui serait également juste si on l’appliquait à l’ensemble de sa carrière, à partir du moment où il quitta Bâle.

Si donc ce volume répondait exactement à l’œuvre de Javelle, il devrait être divisé en deux parties d’importance à peu près égale, l’une consacrée à la littérature, l’autre à l’alpinisme. La première manque presque totalement ; elle n’est représentée que par l’étude sur Tœpffer, écrite pour la Galerie suisse de M. Eug. Secrétan. Si l’on n’a rien ajouté à cet unique morceau[1], qui, déjà publié, s’offrait de lui-même à une reproduction, c’est que Javelle n’a rien laissé d’autre, en fait d’études littéraires, qui ait paru suffisamment achevé.

Émile Javelle avait pris, très jeune, l’habitude de penser la plume à la main, et le plus souvent quelques notes, jetées sur le papier, conservaient pour lui le souvenir de ses veilles méditatives. Il doit même, dans le temps, avoir écrit un journal volumineux, qui était le journal de ses pensées. Aucune trace ne s’en est retrouvée : il l’a probablement détruit. Mais il est resté des volumes ou des portefeuilles de notes détachées. Tout cela est trop fragmentaire, trop décousu pour être publié tel quel. On dirait, en parcourant ces reliques, que ce qui a le plus manqué à Émile Javelle, dans ses études, c’est un dessein suivi. Et cela est vrai en quelque mesure.

Un moment toutefois, à la suite d’une conversation avec un ami, on put croire que ses réflexions allaient se fixer sur un sujet déterminé. Il s’agissait des chances qu’il pouvait avoir d’occuper une place plus élevée dans la hiérarchie de l’enseignement ; – c’était dès les premiers temps de son séjour à Vevey, et avant toute tentative pour chercher quelque position plus avantageuse. Cet ami lui tint, à peu près, le langage que voici :

« Mon cher, vous seriez digne plus que bien d’autres d’occuper une chaire dans un collège de canton, et non de commune, dans un lycée, ou un gymnase, comme nous disons, voire dans une académie. Mais vous savez l’universel préjugé. C’est un honneur auquel on ne peut guère être appelé qu’à la condition de savoir le latin, ou de l’avoir appris, ce qui n’est pas toujours la même chose. Ce préjugé porte en lui son excuse, et, à vous dire le vrai, je suis de ceux qui le partagent. Il faut de singuliers mérites pour racheter, chez un maître de français, l’ignorance du latin. Ces mérites singuliers, si quelqu’un les a, c’est vous. Mais il vous reste à en faire la preuve, et je n’en vois qu’un moyen, une publication qui vous mette à votre rang et vous assure la place à laquelle vous avez droit dans l’estime des hommes compétents. »

Javelle trouva ce discours raisonnable, et il fut longuement question, entre lui et l’ami auquel il était venu demander conseil, de ce que pourrait bien être cette publication. Ils ne tardèrent pas à se trouver d’accord. On se rappelle le cours de rhétorique que Javelle avait écrit pour s’en servir dans les premières leçons de français qu’il ait eu à donner. La rhétorique ayant toujours été la principale spécialité de son enseignement, il avait repris ce cours et l’avait transformé, le modifiant et le perfectionnant chaque fois, mais sans l’écrire à nouveau. Rien, dans ses leçons, ne l’intéressait à ce point. Vivement frappé par tout ce que Javelle en racontait, l’ami l’engagea à faire de ce cours le livre demandé.

« Il n’y a pas en français, disait-il, un seul manuel de rhétorique dont on puisse conseiller l’emploi à un maître, moins encore à un élève. Les révolutions renouvellent la face du monde, mais l’école est ce qu’elles changent le moins. L’école est l’asile de la routine, et dans la routinière école rien ne s’est montré jusqu’à présent plus obstinément routinier que la rhétorique. Il n’est pas, dans l’immense majorité des cas, d’enseignement plus sec, plus formaliste, plus stérile. Il y a des exceptions, et l’on en pourrait nommer dans notre pays ; mais les quelques hommes qui réussissent à faire aimer la rhétorique, à la rendre utile, ne font guère de manuels. Ils profitent seuls des réformes qu’ils introduisent. Vous, avec vos idées, avec votre intelligence des choses littéraires, avec votre expérience, votre pratique déjà couronnée d’un succès si vif et si mérité, vous enrichiriez les bibliothèques pédagogiques d’un livre qui leur manque et dont elles ont un besoin urgent. Au point où vous en êtes, deux ans, trois ans au plus, vous suffiraient pour mener ce travail à bien. Votre rhétorique fera événement. Elle vous vaudra une autorité que ne vous donneront pas vingt ans de fonctions consciencieusement remplies. Vous deviendrez l’homme de votre livre, et l’on ne se demandera plus ce que vous pouvez bien savoir de grec ou de latin… Et puis, vous aurez fait une bonne et belle œuvre : cela compte aussi dans la vie. »

Javelle, persuadé, s’y mit avec ardeur, comme il faisait toujours. « Depuis le mois d’avril, lit-on dans le Curriculum, lequel est daté du mois d’octobre 1876, tous mes loisirs sont absorbés par la publication d’un ouvrage assez étendu sur la composition et le style, ouvrage qui ne pourra guère être terminé avant trois années ». Dès lors, il s’est écoulé près de sept ans jusqu’à la mort de Javelle, et ce livre, qui devait s’achever en trois ans, n’a pas paru. Non seulement il n’a pas été achevé ; mais c’est à peine s’il a été commencé. Il n’y en a pas une seule page écrite, et pourtant Javelle n’a point cessé de s’en occuper.

Nous touchons ici à l’un des traits distinctifs de son esprit, de son génie, comme disaient les anciens, qui n’attachaient pas nécessairement à ce mot la signification ambitieuse qu’on lui attribue aujourd’hui. Javelle avait une manie, plus que respectable, mais qui peut mener loin, celle d’être complet. C’était un esprit curieux s’il en fut jamais. Personne plus que lui ne se laissait entraîner par une piste. Quelque étude qu’il abordât, il lui découvrait aussitôt des rapports étroits, intimes, avec telle autre étude, puis avec une seconde, et ainsi de suite à l’infini. D’où qu’il partît, c’était pour un tour du monde.

La lecture des traités spéciaux ne devait être que la moindre partie des études qu’entreprit Émile Javelle en vue de sa rhétorique ; ce fut une entrée en matière, sur laquelle il passa aussi rapidement que possible. Il mit plus de soin à s’enquérir de tout ce qu’il pouvait y avoir, dans les œuvres des principaux auteurs, soit de conseils pratiques, soit de vues théoriques en rapport avec le but qu’il se proposait. Il pensait que les écrivains, les grands écrivains, sont les seuls maîtres en rhétorique. Ses recherches ne se portèrent pas seulement sur la littérature française, mais aussi sur les littératures étrangères, sur celle de l’Allemagne principalement. Schiller lui devint promptement familier, Lessing aussi, Goethe plus encore. De ce dernier il ne laissa rien échapper. C’était – il faut le dire – son préféré, son plus proche parent parmi les écrivains célèbres. Javelle savait à peine l’allemand, malgré son séjour à Bâle ; mais de Goethe tout lui était facile. Il le comprenait à demi-mot, comme se devinent deux natures sympathiques l’une à l’autre. Par un côté essentiel, Javelle ne ressemblait guère à Goethe. Il n’avait pas l’équilibre de cette intelligence complète, développée par des études également complètes ; mais il avait la même curiosité d’esprit, le même désir de tout apprendre et de tout comprendre. Il ne l’admirait pas seulement, il l’aimait, et le défendait à outrance contre les accusations banales d’indifférence et d’égoïsme. Les Entretiens avec Eckermann ont été longtemps son livre de chevet.

Goethe et Schiller l’amenèrent à approfondir les principales théories professées par les philosophes sur le beau et ses applications. Il estimait qu’il n’y a pas de rhétorique sans esthétique, et que le moindre conseil, donné à propos d’un exercice de lecture ou de composition, doit reposer sur des principes généraux, largement et solidement établis. Rien n’était plus opposé à son tour d’esprit que ces fragments de théorie et cet empirisme superficiel qui tiennent lieu de doctrine à la plupart des maîtres. En toute chose, il tendait au pourquoi, au dernier pourquoi. Il ne négligea point, dans cette vaste enquête, les penseurs les plus modernes, surtout ceux de l’école positiviste anglaise. Depuis longtemps déjà, il avait lu avec soin quelques-uns des ouvrages de Stuart Mill, de Darwin, et particulièrement d’Herbert Spencer. Ce dernier est, avec Goethe, l’homme qui a eu le plus de prise sur Émile Javelle. Pendant longtemps, Javelle l’envisagea comme le révélateur par excellence, et lui rapporta tout, comme à la mesure du vrai. On vit même se former dans le sein de la jeunesse vaudoise, sous l’influence de Javelle, une petite école positiviste, qui relevait directement de Spencer et cherchait à réagir contre l’enseignement officiel. L’excès de cet engouement finit par paraître suspect à celui-là même qui en avait donné l’exemple ; mais la réaction nécessaire pour remettre les choses au point juste n’eut lieu que dans les dernières années de sa vie. Jusque-là, plusieurs des amis de Javelle purent croire que sa principale ambition était de prendre rang parmi les interprètes et lieutenants du philosophe anglais.

Nous voilà, semble-t-il, bien loin de la rhétorique ; nous en sommes plus près qu’il ne semble. Une des originalités d’Émile Javelle est d’avoir compris, de bonne heure, que s’il y a une chose stérile, c’est l’espèce d’antagonisme qu’on établit entre les études d’ordre scientifique et celles d’ordre littéraire et moral. Il retrouvait partout les traces d’un parallélisme entre les deux séries de phénomènes, et la science lui fournissait souvent, par analogie, la solution de questions littéraires. Une philosophie de la science, comme celle d’Herbert Spencer, devait, plus que toute autre, s’épanouir en esthétique, et par suite en rhétorique. Aussi fut-il saisi d’une véritable émotion lorsqu’il découvrit qu’Herbert Spencer avait, de sa propre main, dans un article déjà ancien, publié par une revue anglaise, fixé les bases de la rhétorique positive. Il court chez son libraire, et met tout en œuvre pour se procurer le précieux cahier[2]. Il lui en coûta des démarches sans fin et plus de deux livres sterling. Enfin, il tient l’article. Aussitôt il se met à le déchiffrer, mot à mot, à coups de dictionnaire. Il croit marcher de découverte en découverte, et il apprend, en effet, des choses assez nouvelles : il apprend entre autres que tous les préceptes de la rhétorique reviennent à un seul : réduire le frottement – comme dans les machines – au minimum possible. L’idée est lumineuse, et cependant, quand il a tout traduit, Javelle éprouve une sorte de vague désenchantement. Peu à peu l’impression se précise : le principe du moindre frottement ne peut être qu’un principe négatif, tendant à écarter l’obstacle ; mais la force qui produit, où la trouver ? En quoi consiste-t-elle, et comment l’utiliser ? Voilà ce que devrait enseigner la rhétorique positive, et ce qu’elle n’a garde de dire. La théorie d’Herbert Spencer n’est autre que celle de Nicolas Boileau encadrée dans une formule physique. Il valait bien la peine de se donner tant de mal et de dépenser tant d’argent pour un si maigre résultat ! – Je vois encore notre ami sous le coup de la déception et s’efforçant de justifier son maître favori. Mais il eut beau faire, il n’y parvint pas, et cette aventure contribua grandement à le dégager de l’espèce de servitude qu’il avait subie trop longtemps.

De la rhétorique il s’était élevé jusqu’à l’esthétique, espérant y trouver un corps de doctrine sur lequel il pût s’appuyer. Le séjour qu’il fit dans ces hautes régions spéculatives l’amena à comprendre que c’est dans la psychologie qu’il faut chercher la racine des questions. Aussitôt le voilà pris dans un engrenage de lectures et de recherches nouvelles. Comment parler de composition et de style sans avoir analysé tous les phénomènes psychologiques, sous lesquels – il n’a garde de l’oublier – se cachent autant de problèmes physiologiques ? Le style, n’est-ce pas l’homme ? Qu’est-ce que le style ? qu’est-ce que l’homme ? Questions forcément parallèles.

Ces dernières études, fortement préparées par toutes celles qui les avaient précédées, furent très fructueuses. Sur aucun sujet, Javelle n’était plus intéressant à entendre. Il se félicitait de s’y être engagé, lorsqu’une nouvelle nécessité lui apparut, non moins évidente, celle de créer, dans le monde des arts, des points de comparaison. La poésie est une peinture, la peinture est une poésie. Mais la poésie est aussi un chant, ou une musique. Et voilà notre ami faisant de hardies reconnaissances dans l’une et l’autre de ces deux directions, – sans préjudice de l’architecture, à laquelle il s’intéressait fort aussi. Émile Javelle était un amateur passionné de musique, juge très compétent, très délicat. Lié avec d’autres amateurs, les plus distingués qu’il y ait dans notre pays, il profitait de toutes les occasions favorables pour étendre ses connaissances musicales. Quant à la peinture, il voulut en connaître exactement la théorie, ce qui l’obligea à faire une étude serrée des meilleurs ouvrages sur la matière.

Je l’ai dit, Javelle était possédé du besoin d’être complet. Pour l’être à notre tour, il faudrait ajouter que son imagination, trop vive, était sujette à des entraînements, contre lesquels il ne trouvait pas en lui, dans une volonté fermement arrêtée, le préservatif indispensable. Les questions multiples qui, de toutes parts, surgissaient sur son chemin étaient autant de sirènes au chant desquelles il ne résistait pas. Aux yeux d’un observateur superficiel, il a dû, plus d’une fois, paraître voué à battre éternellement les buissons au bord de la route, sans arriver jamais. Les railleurs auraient pu lui appliquer le mot de Voltaire sur Laharpe : « Un four qui toujours chauffe et jamais ne cuit. » – Cependant, il faut le répéter, ce n’était pas seulement inconstance d’humeur et agitation d’esprit, c’était aussi, c’était surtout noble curiosité de l’intelligence et désir d’aller au fond des choses.

Javelle, au reste, en avait conscience, comme le prouve un mot caractéristique jeté par lui au bas d’un chiffon de papier : « Mon imagination, dit-il, et presque mon esprit tout entier, est comme un feu qui s’éteint si je n’y jette des livres, ou si quelque vive relation, ou quelque événement n’en vient remuer et ranimer les cendres. Livré entièrement à moi-même, sans conversation et sans livres, je conserverais ma raison, une certaine habitude de réflexion ; mais je perdrais tout mon enthousiasme. »

Dans toutes ces allées et venues, Javelle n’a jamais entièrement perdu de vue le but pratique qu’il s’était proposé, le traité de rhétorique à écrire, sauf à amasser en même temps des matériaux pour quelque œuvre plus considérable et de plus haute volée. Les notes qu’il a laissées tournent autour de quelques questions toujours au premier plan, les grandes questions d’art et de style, à prendre ce dernier mot dans son sens le plus élevé. Là était sa visée ; là le centre et l’unité de tant de recherches en apparence divergentes.

Il y a beaucoup à apprendre dans ces notes éparses ; mais, nous l’avons dit, elles sont trop fragmentaires, trop décousues pour qu’il soit possible de les publier telles quelles. Pourra-t-on en extraire la quintessence, pour en faire, plus tard, l’objet de quelque article de revue ou de telle autre publication sous la forme qui paraîtra appropriée ? Il serait téméraire d’en prendre l’engagement. Bornons-nous à dire qu’on ne connaîtra complètement Émile Javelle que lorsque ce travail aura été fait. Javelle est, avant tout, un philosophe artiste qui veut se rendre compte de lui-même à lui-même. Ce sont ces natures-là qui font faire des progrès à l’analyse esthétique. Si Émile Javelle eût vécu, et s’il eût enfin réussi à concentrer sa pensée, il se serait fait, je n’en doute pas, une position très élevée parmi les théoriciens de la critique. Telles qu’elles sont, ses notes, moyennant le choix et l’arrangement indispensables, intéresseraient et frapperaient sûrement. Il serait facile de les grouper, non pas de manière à en dégager un système, mais de façon à en former un ensemble, précieux pour les hommes de goût et que tout critique consulterait avec fruit. Les oscillations de pensées qu’on pourrait y signaler ne feraient qu’en augmenter le prix, et il s’en dégagerait, pour demeurer dans la mémoire, nombre de traits heureux. Javelle en a beaucoup, de ces traits qui restent. Ce ne sont pas tant des mots à l’emporte-pièce, comme on en trouve en plus ou moins grand nombre dans la plupart des écrivains français ; ce sont plutôt des mots riches de sens, remarquables par la manière simple dont ils résument de longues réflexions.

Quand on fera ce travail, on ne manquera pas de compulser aussi d’autres notes, celles qui ont servi à Émile Javelle pour ses conférences, à Vevey. Elles ne donneront parfois que le canevas, d’autres fois le texte même du discours. On en détachera, sans doute, des morceaux intéressants, qui se raccorderont sans peine aux fragments tirés d’ailleurs. Ces cours, c’est encore la rhétorique projetée qui essaie de se formuler, qui, peu à peu, prend un corps. Mais, si nous ne faisons erreur, on n’y trouvera qu’un petit nombre de pages qui demandent à être citées au complet. Javelle, la plume à la main, n’était à aucun degré un improvisateur. Il avait la composition laborieuse : on lui a vu refaire tel article dix fois. Dans l’extase créatrice, les idées lui apparaissaient par lueurs, par étincelles, qu’il fixait tant bien que mal, aussitôt, sous la forme de mots, avec des etc. en grand nombre. Ces mots étaient autant de foyers d’attraction, autour desquels venaient graviter les idées secondaires. En se développant, ces formations parallèles finissaient par se rejoindre, et l’œuvre se dégageait dans son unité. Mais il fallait un travail d’achèvement pour effacer les traces de cette élaboration complexe. Ce dernier travail était le plus long de beaucoup ; et Javelle ne le menait jamais à bien sans s’y être pris à plusieurs fois. Quand Javelle l’écrivain avait noirci le quart ou la moitié d’une page blanche, Javelle le critique commençait à lorgner du coin de l’œil, en ricanant d’avance, ce qui venait d’être couché sur le papier. C’était si loin de l’idéal entrevu ! Aussi notre ami s’était-il fait une théorie de son expérience personnelle. Chaque homme a deux mesures, disait-il, la mesure de ce qu’il peut donner immédiatement, sans trop d’effort, et celle de ce qu’il donnerait, à la longue, s’il réussissait à tirer de son intérieur tout ce qui s’y cache et s’y enveloppe. Pour lui, entre ces deux mesures, la distance était considérable. Ce qu’il avait le moins, c’était le jet. Aussi y aurait-il trahison à publier autre chose que ce qu’il envisageait comme définitif, à moins, toutefois, qu’on ne se bornât à détacher ces traits qui jaillissaient dans la première élaboration créatrice. Surpris ainsi dans l’intimité de la pensée qui se forme, il reprend ses avantages. Ce qu’il a d’ingrat, ce sont les stages intermédiaires.

Ces observations ne s’appliquent pas uniquement aux articles sur des sujets d’ordre littéraire, mais aussi bien aux récits de courses, aux descriptions de nature alpestre, avec cette différence, toutefois, que travaillant sur des souvenirs précis, Javelle a trouvé des ensembles plus maniables et subi moins d’entraînements. Ses manuscrits, dans ce genre, comme dans l’autre, ne renferment presque rien d’achevé ; on n’a pu en tirer qu’un seul fragment inédit : Les Mazots de Plan-Cerisier. Il a donc fallu se rabattre sur les articles déjà publiés. Javelle, heureusement, est au nombre des écrivains qui ont tout à gagner à reparaître devant le public.

Ce volume contient à peu près tout ce que Javelle a écrit sur les Alpes. On n’a sacrifié que quelques notes trop spéciales ou quelque morceau d’un moindre intérêt, tel que celui qu’il a écrit, pour la Suisse illustrée, sur les glaciers et l’époque glaciaire. C’est un bon résumé sur une question intéressante ; mais on n’aura pas de peine à en trouver ailleurs l’équivalent. Des nécessités d’ordre pratique nous obligeant à ne pas grossir le volume outre mesure, on a négligé ce qu’il y a de moins caractéristique dans les essais de notre ami.

Javelle a eu la passion de la montagne ; il n’eût pas pu vivre, à la longue, ailleurs qu’au pied des Alpes. Elles exerçaient sur lui une sorte de fascination. Il avait l’esprit assez ouvert pour comprendre tout aussi bien le charme des paysages de plaine ; mais les paysages de plaine n’étaient, à ses yeux, que des paysages, tandis que la nature alpestre lui offrait, dans la variété de ses formes et de ses phénomènes, un monde inépuisable de symboles personnels. Cette cime, c’était lui ; cette autre cime, c’était encore lui. Lui, ce vallon riant, perdu dans quelque solitude sauvage ; lui, à d’autres heures, cette gorge obscure, aux sinistres détours ; lui, ce sapin brisé, suspendu sur l’abîme ; lui, cette cascade aérienne flottant sous un rayon de soleil ; lui, ce torrent fougueux qui gronde dans sa prison. Ce pic à gravir, c’était un problème à résoudre, c’était son problème, à lui, le problème des aspirations d’une pensée orageuse, toujours en travail. En atteindre le sommet, c’était se procurer une jouissance analogue à celle du savant qui fait une découverte, ou à celle du talent qui se cherche et qui se trouve enfin dans un effort suprême. Innombrables sont les cimes des Alpes du haut desquelles il a chanté son eurêka. Plus haut et mieux ! La pensée de Javelle n’a pas de médiocres ambitions. Les vues prises à mi-côte ne sont jamais que fragmentaires. Aux sommets rois les ensembles complets.

Et puis, il faut le dire, Javelle aimait le danger. Peut-être n’y a-t-il de parfaits alpinistes que parmi les natures sensibles à cette attraction. Son imagination ne redoutait point les rêves tragiques. Elle s’y laissait prendre et bercer, trouvant une sorte de plaisir à braver la destinée. Il était un peu fataliste. Surtout, il aimait les exercices de sang-froid et de volonté. À l’origine, il était comme un autre – plus que bien d’autres – sujet au vertige. On le voyait recourir aux services d’un guide dans des passages qui n’effrayaient nullement des grimpeurs de force moyenne. Il eut honte de ses faiblesses et résolut de s’en affranchir. Il y réussit, à force de le vouloir, et finit par prendre rang parmi les plus intrépides pionniers des Alpes. Il est un de ceux qui ont poussé le plus loin la pratique des ascensions sans guide, ou avec le moins de guides possible ; un de ceux aussi qui ont fait le plus de courses de hautes régions pendant les mois d’hiver ou de premier printemps. Il a tenté souvent, avec des jeunes gens, des courses périlleuses, en prenant à lui seul le rôle et la responsabilité de guide. Ses amis l’en ont blâmé en plus d’une occasion ; mais les représentations qu’on a pu lui faire à ce propos sont restées sans succès. Il avait la prétention d’être aussi prudent que hardi. Tout est possible, disait-il, pourvu qu’on prenne les précautions nécessaires. Le tout est de ne rien livrer au hasard. Je donne cette théorie pour ce qu’elle vaut, étant de ceux auxquels elle a toujours inspiré une profonde défiance. Eh ! sans doute, si rien n’était livré au hasard, il n’y aurait plus d’accident ; mais pour un Javelle, une ascension sans hasard serait une ascension sans attrait. C’était, au contraire, la lutte avec le hasard qu’il allait chercher là-haut. Il s’appliquait à mettre les chances de son côté ; mais encore en restait-il de douteuses. On ne me persuadera pas qu’un guide prudent s’arrange, de gaîté de cœur, pour faire de nuit, et par une nuit très sombre, avec plusieurs jeunes gens, la descente de la Tour-Sallière sur l’alpe d’Emmaney. Ceci n’est qu’un exemple, et l’on pourrait en citer bien d’autres, qu’il serait facile d’accompagner de commentaires éloquents, si on levait le voile sur certaines aventures. Les amis de Javelle ne sont pas sans avoir entendu parler de certaine glissade sur les glaces noires du Galenstock, ainsi que de l’énorme avalanche qui l’entraîna dans son tourbillon, sur les flancs de la Dent-du-Midi, et lui fit faire en peu de secondes le voyage du Plan-Névé aux pâturages de Salanfe, près de 500 mètres en chute verticale. C’est à lui-même que nous en devons l’aveu. Il fallut un peu de peine pour l’obtenir. Mais, quand il consentait à tout dire, il était bien obligé de convenir de cette dernière part abandonnée au hasard, et sans laquelle le plaisir manquerait de l’assaisonnement nécessaire.

Javelle commença par se prendre d’un goût très vif pour une montagne, celle qu’il voyait le mieux de Vevey, la Dent-du-Midi. Il est vrai qu’elle est bien belle, d’une beauté rare en son genre : simple, harmonieuse, classique. La Dent-du-Midi, disait Javelle, est le Parthénon des Alpes. Il en a parlé comme s’il avait fait vœu de se vouer à elle, rien qu’à elle, et de racheter par une étude plus intime ce qu’il pouvait y avoir d’étroit dans cette unique spécialité. Quelques lecteurs prirent au sérieux ces protestations, et sans doute elles étaient sincères. Javelle, j’en suis convaincu, se persuada, un moment, qu’il n’aimerait jamais que la Dent-du-Midi. Ces engouements lui étaient familiers. Mais, en réalité, ce n’était qu’une question de temps, d’occasion, de ressources. À peine fut-il libre de choisir à ses excursions quelque but plus éloigné, qu’il s’empressa de courir à d’autres sommets.

Les Alpes du Valais, du Simplon au Saint-Bernard, devinrent bientôt, avec le groupe du Mont-Blanc, le théâtre habituel de ses exploits d’alpiniste. Il en a gravi la plupart des sommets, et y a tenté, presque toujours avec succès, nombre de passages qui n’avaient pas encore été faits. Plusieurs fois il a eu le privilège de poser le pied sur un sommet vierge. Les Alpes vaudoises lui étaient familières depuis longtemps. Il a poussé quelques reconnaissances aussi, ordinairement accompagnées d’ascensions plus ou moins importantes, dans l’Oberland bernois et dans les Alpes centrales. Les chaînes orientales, glaronnaises, grisonnes, tyroliennes, sont restées en dehors de son champ d’action. Néanmoins, dans les dernières années de sa vie, il se sentait vivement attiré par delà les frontières de la Suisse. Il a fait plus d’une apparition sur les sommets de la chaîne du Grand-Paradis, au sud de la vallée d’Aoste, et aussi dans les Alpes du Dauphiné, qu’il se proposait de parcourir en détail. Il aimait à y retrouver les souvenirs de son enfance. Un voyage, assez aventureux, dans les montagnes de la Corse, ne lui avait pas inspiré un très vif désir d’y retourner. L’Etna le captiva bien davantage. D’autres régions montagneuses, peu visitées encore, tentaient son imagination toujours en éveil. Elles le tentaient d’autant plus vivement qu’à l’intérêt des excursions en pays inconnu, des voyages de découverte, s’était ajouté pour lui, peu à peu, celui de l’observation scientifique. Il avait fait une bonne étude de tout ce qui concerne la question des glaciers, et s’était familiarisé avec la géologie alpestre. Si Javelle eût vécu et si sa santé le lui eût permis, il aurait très probablement cherché et trouvé les moyens d’exécuter de plus grands voyages. Il aurait suivi les traces de Whymper.

En même temps qu’il voyait reculer son horizon de voyageur, il voyait grandir et mûrir le talent qui lui permettait de faire partager à un nombreux public ses jouissances alpestres.

Les dates qui accompagnent quelques morceaux, dans ce volume, permettront d’en établir la série chronologique, et de se faire une idée précise des progrès accomplis par Émile Javelle. Ils sont considérables. Ses premiers articles étaient d’un écrivain déjà singulièrement original, doué d’une imagination très vive, et qui aimait passionnément la montagne. Mais les traces d’inexpérience y sont fréquentes. Le style n’a pas la pureté qu’il acquerra plus tard, et le manque d’abandon n’y est point encore racheté par la perfection du travail. On voit les coups de lime. Les derniers articles sont très supérieurs. Le dernier surtout, l’Ascension du Tour-Noir, est un morceau de choix. Le style en est limpide, la marche rapide, le dessin magistral, l’intérêt progressif, et il y a de la grandeur dans la description. Peut-être n’a-t-on jamais mieux rendu, dans une simple esquisse, ce qui fait l’originalité et la beauté propre du groupe du Mont-Blanc.

On remarquera aussi les quelques pages intitulées : Les Mazots de Plan-Cerisier. Cette idylle, seul morceau inédit et achevé qui ait été trouvé dans les papiers d’Émile Javelle, est bien réellement une petite perle.

Mais il ne faudrait pas croire que dans l’un quelconque des morceaux réunis ici, même dans le Tour-Noir, même dans Les Mazots, Javelle ait donné cette seconde mesure, la seule vraie, qu’il désirait si vivement réussir à donner une fois. Deux choses lui ont manqué pour devenir en réalité tout ce qu’il était en puissance.

La première est le temps. Les écrivains qui ont la composition aussi laborieuse que Javelle n’arrivent que lentement au parfait naturel, à ce naturel simple qui semble exclure toute idée d’effort et qui suppose souvent une vie de travail. Jean-Jacques Rousseau y est parvenu dans ses derniers ouvrages. Javelle aussi y serait parvenu tôt ou tard.

Il lui a manqué, en second lieu, un sujet tout à fait digne de lui. Il allait le trouver, ce sujet, ou plutôt il l’avait déjà trouvé au moment où la plume lui tomba des mains. Peu d’années avant sa mort, il avait enfin gravi au sommet du Mont-Blanc. Cette ascension, longtemps projetée, longtemps retardée, puis entreprise dans des conditions qui devaient en doubler l’intérêt, et à tous égards admirablement réussie, lui fit une impression profonde, la plus profonde, de beaucoup, qu’il ait jamais ressentie à la montagne. Il se proposait de la raconter, d’en faire non pas un article, mais un ouvrage, presque un volume. Ce travail est resté à l’état d’ébauche. Javelle n’en a pas écrit une seule page complète – comme pour la Rhétorique ; – mais on en a tout le plan, sous forme de notes. C’est là surtout qu’on peut étudier la manière dont il travaillait, là qu’on voit le mieux cette élaboration complexe dont nous avons cherché à donner quelque idée. Y a-t-il moyen de publier ces notes ? Je le crois, mais à condition de les accompagner d’un commentaire, qui supplée à ce qu’elles ont d’insuffisant ou d’énigmatique. Il faudrait les donner telles quelles, en les bien détachant du texte explicatif, mais aussi en écartant les parties demeurées obscures, pour mettre en lumière les traits essentiels. Ce travail serait délicat ; mais il ne paraît pas impossible. Quand il aura été fait, et qu’il sera sous les yeux du public, on pourra entrevoir ce que Javelle serait devenu, ce qu’il allait devenir lorsque la mort le surprit. Comme grandeur dans la description, cela est bien supérieur, même au Tour-Noir, bien autrement riche en motifs heureux et nouveaux. C’est le maître, cette fois, qui prélude, le maître qui a tout son instrument dans la main. Ce récit d’ascension est à ceux qui l’ont précédé ce que le Mont-Blanc lui-même est à ses vassaux. Toute la poésie des Alpes y est résumée comme en une vaste symphonie.

III

On n’a pas encore dit, dans le cours de cette notice, où l’on n’a fait que laisser entrevoir ce qu’était Émile Javelle dans les diverses relations de la vie. Il ne faut pourtant pas qu’on puisse la lire jusqu’au bout sans savoir combien il était serviable et dévoué, combien, à sa manière, il savait être généreux. Avare de son temps, il en devenait prodigue quand il s’agissait d’en consacrer une partie à l’amitié ou à quelque œuvre d’intérêt général. Les membres du Club alpin suisse en savent quelque chose. Ils n’ont pas eu de collègue plus actif. Président de la section Diablerets, puis de la sous-section Jaman, il a rempli ces fonctions successives non seulement avec exactitude, mais avec un zèle qui ne marchandait ni la peine ni les heures. Il a fait plus que personne pour nourrir les séances de communications variées. Pour le Club, il était toujours en fonds. C’est à son initiative, principalement, que la section Diablerets doit d’avoir entrepris la construction de la cabane d’Orny, la préférée de Javelle parmi toutes les cabanes du Club alpin. Il y a fait nombre de séjours, parfois prolongés, ne laissant pas s’écouler vingt-quatre heures sans tenter l’escalade de quelque aiguille ou le passage de quelque col malaisé. Nulle part il ne se sentait mieux chez lui ; c’était son refuge, sa niche protectrice dans ce vaste temple de la nature, ouvert à tous les vents d’orage. Notre ami était rarement plus intéressant à entendre, mieux inspiré, plus heureux, que dans telle soirée passée là-haut, avec une bûche à tisonner sur le foyer noir.

Dans sa situation de fortune – il n’avait que ce qu’il gagnait par ses leçons ou par ses articles, – Javelle devait être économe. Il l’était, en effet. Il n’aimait pas à payer les choses plus qu’elles ne valent. Mais jamais homme ne songea moins à thésauriser. À peine avait-il quelque avance qu’il cherchait le moyen de s’en défaire, en la plaçant en bons livres pour ses études, ou en beaux souvenirs de voyage, ou en offrandes sur l’autel de l’amitié. Il avait la religion de l’amitié ; il y portait la ferveur que d’autres portent dans l’amour. Il en pratiquait le communisme. Tel de ses amis lui doit d’avoir fait, dans sa compagnie, un splendide voyage à Rome et à Naples. Javelle trouvait tout simple de payer pour deux. C’était chose piquante de le voir, en ces occasions, s’ingénier à faire valoir son capital, c’est-à-dire à tirer, pour son ami, le plus de jouissances possible de la somme dont il lui attribuait la moitié. Il était généreux avec industrie. Il savait voyager à bon marché, et, dans les Alpes du moins, il le pouvait mieux qu’un autre. Les guides, voyant qu’il y avait tout profit pour eux, honneur et recommandation, à accompagner Émile Javelle, lui faisaient des conditions de faveur. Javelle les acceptait sans façon ; il les eût demandées, au besoin ; mais, en chemin, le guide devenait un ami, et il était tout surpris, quand venait le premier janvier, de recevoir, avec un charmant billet, une étrenne non moins charmante. « M. Javelle ne m’a jamais oublié au nouvel-an, » me disait encore l’un d’eux il n’y a pas longtemps.

Malheureusement, sa santé ne tarda pas à devenir, pour ses amis, un sujet de vives inquiétudes, d’autant plus vives qu’il leur était plus cher. Des vaisseaux rompus, dans la poitrine, avaient donné lieu à des crises très graves. Il s’était remis de la première, comme par miracle, et avait paru plus fort après qu’auparavant. « Il en a fini avec les ascensions, » disaient les docteurs ; il en fit plus que jamais. Quelques années plus tard, il eut une rechute, dont il se remit encore. Puis des symptômes généraux, peu rassurants, prouvèrent que sa constitution avait reçu un ébranlement. Les nerfs étaient dans un état d’excitation fréquente, la digestion se faisait mal, le jeu de la respiration lui coûtait parfois quelque effort. C’eût été le cas de mener une vie tranquille, sans excès de travail, surtout sans excès de fatigue. Il aurait fallu, non pas renoncer à la montagne, car elle lui faisait du bien, mais en user modérément. C’était trop demander de Javelle. Une imprudence, grave entre toutes, lui fut fatale. Il était revenu très fatigué, très abattu, de son voyage dans les montagnes de la Corse. On l’envoya se reposer à Zinal, mais à la condition de se reposer réellement. Il ne sut pas résister au désir de faire les honneurs de la vallée à quelques amis que le hasard y conduisit. Il les pilota, sans autre guide, au sommet du Besso, par un chemin qui n’avait pas encore été tenté. L’ascension fut difficile et très longue. La nuit les surprit, au retour. Ils bivouaquèrent sur le glacier, sans feu, sans abri, exposés au vent et à la pluie. Le lendemain, Javelle dut se mettre au lit et y rester. Il s’en releva encore et parut presque guéri ; mais aux premiers froids la maladie reprit le dessus. L’hiver fut mauvais. Il dut aller en Italie, et n’y trouva qu’un mieux momentané. Quand revint la bonne saison, on l’envoya de nouveau à la montagne. Il s’établit à Saas-Fee, où un excellent hôtel s’était ouvert depuis peu. Il avait promis, cette fois encore, d’être sage, absolument sage. Mais chacun a sa mesure, en fait de sagesse. Quand ses amis le suppliaient de ne plus se laisser aller à aucune espèce d’entraînement, ni grand ni petit, il croyait les rassurer en leur répondant que ses plus longues promenades consistaient à aller à Matmarck, et nous faisions avec stupeur le compte des heures de marche que comportait une « promenade » de ce genre, retour compris : sept, au minimum. Disait-il tout, au moins ? Hélas non ! Il ne disait pas tout. Le livre des étrangers, à l’hôtel du Mischabel, en ferait foi. On y trouvera toute une page d’annotations, d’ailleurs fort intéressantes, sur une ascension que venait de faire Javelle. Il ne s’agissait, à vrai dire, que d’un contrefort des hautes cimes dont le cirque entoure le glacier de Fee ; mais encore y avait-il un bon millier de mètres à gravir, et Javelle, cela va de soi, avait compliqué la promenade d’une descente laborieuse, d’une véritable descente de chasseur de chamois, par des précipices où aucun touriste n’avait mis le pied avant lui.

Ainsi compris, le repos de Saas-Fee ne fit pas au malade le bien qu’il en avait espéré. Il ne put reprendre ses cours qu’à grand’peine ; il traîna tout l’hiver, toujours faible, d’estomac surtout, incapable de supporter une alimentation fortifiante, mais travaillant encore. La volonté triomphait de l’inertie du sang et le forçait à circuler dans un corps affaibli.

Cependant les ravages de la maladie étaient chaque jour plus apparents, et bientôt il fut clair que les poumons étaient gravement atteints. Lorsque vint le printemps, le mal empira. Javelle se sentit, selon son expression, au bord de la dernière pente ; un pas, et il y roulerait. Ce dernier pas ne se fit point attendre longtemps.

Javelle rendit le dernier soupir le 24 avril 1883. Depuis quelques semaines, il ne se faisait plus d’illusion. Il vit venir la fin, tranquille et tout résigné. Ainsi le témoignent les jeunes gens, ses élèves, qui le soignèrent, partageant avec un ami plus âgé, M. Éd. Béraneck, l’honneur de veiller auprès de son lit. Sa mort fut d’un sage. « Je n’ose plus rien espérer, avait-il écrit quelque temps auparavant ; je ne veux rien regretter : j’attends. »

Le deuil fut grand à Vevey ; toute la ville y prit part. M. le pasteur Cérésole adressa à Émile Javelle les derniers adieux de ses amis, de ses collègues, de ses élèves et de leurs parents, de tous ceux qui l’avaient connu. Un mot est à relever dans le discours qu’il prononça sur la tombe : « Revivre, disait Javelle, est-il plus merveilleux que vivre ? » Ce mot, qui figure dans un de ses anciens récits (Huit jours dans le val d’Anniviers), paraît lui être revenu à la mémoire dans sa dernière maladie. Il exprime bien ses vrais sentiments, sentiments de confiance en Celui qui seul a le secret de l’éternité.

EUGÈNE RAMBERT.

Novembre 1885.

SOUVENIRS DE DEUX ÉTÉS

 

I

L’avouerai-je ? je suis du nombre des grimpeurs qui vont sans but, des clubistes inutiles.

J’admire Töpffer et Tyndall, Calame et de Saussure ; incapable jusqu’ici de me ranger sous aucun de ces glorieux chefs, de suivre assidûment aucune de leurs écoles, tour à tour attiré cependant par l’un et par l’autre, je les suis tous de loin, mais de bien loin, dois-je dire. Au milieu des vachers et assis devant l’âtre, les charmantes pages de Tœpffer reviennent à ma pensée ; à l’aspect d’un fruste chalet, d’un antique sapin déraciné par l’orage, je songe à Calame ; sur la moraine, au bord du glacier, je rêve à de Saussure ; devant la haute cime, j’envie Tyndall ou Weilenmann : puis je reviens, emportant dans mon cœur quelques beaux souvenirs de plus, quelques pensées peut-être ; mais point d’observations savantes, point d’études glaciaires, pas une plante, pas un croquis : à peine peut-être une fleurette cueillie au bord du névé ou le profil d’une cime aimée ; je reviens inutile, enfin, comme je suis parti.

J’ose à peine l’avouer après les sérieuses semonces que j’ai lues à l’adresse des grimpeurs de ma sorte ; semonces dont j’ai pris ma part. À les écouter, celui seul qui se propose quelque but scientifique et utile, qui porte un hygromètre ou un théodolite, a vraiment le droit de se pencher sur la crevasse bleue, de s’engager dans les couloirs et de gravir la haute cime. Et pourtant quelque chose s’élève en moi qui proclame le contraire.

Non, partez toujours, grimpeurs ignorants, clubistes inutiles ; parcourez les glaciers, posez le pied sur les plus hauts sommets et revenez sans remords : vous avez votre tâche ailleurs, ailleurs vous avez payé votre tribut à l’activité sociale ; retrempez sans honte votre âme, fatiguée par les travaux ou les peines, dans l’énergie de cette grande nature. Voudrait-on peut-être nous disputer encore ces heures de délassement ? prétendre qu’on ne puisse s’échapper un moment des grandes ruches humaines pour butiner une fois selon sa fantaisie et à son seul profit ?

Touriste inutile ? Non, il n’est pas inutile, celui, si humble qu’il soit, qui vient payer un sincère tribut d’admiration aux Alpes et y retremper son âme, et qui, sans savoir peut-être les expliquer ou les peindre, les comprend et les aime.

Aux touristes badauds, porteurs de voiles bleus et de bâtons marqués, le nom d’inutiles ; mais à quiconque, suivant le sentier perdu, vient seul heurter au chalet, à quiconque surtout franchit la moraine, remonte le glacier et gravit la haute cime, donnez un autre nom !

 

*

*   *

 

C’est dans cet esprit que depuis plusieurs années je parcours les Alpes : été, automne ou hiver, seul et à ma guise, sans remords, vraiment, et toujours avec un nouveau plaisir.

Je parcours les Alpes, ai-je dit, je me trompe ; c’est la Dent-du-Midi qu’il faudrait dire.

La Dent-du-Midi, c’est ma marotte. Maintes fois, à l’approche de l’été, je me suis proposé des cimes plus vantées et d’un plus grand nom : j’ai projeté les Diablerets, la Pointe-d’Orny, le Pleureur, le Dom, le Cervin ; et, en dépit de tous mes projets, elle était la plus forte et me retenait toujours. Une fois même, j’étais sérieusement parti pour le Muveran, mais je ne sais comment, au lieu de m’engager à gauche dans la gorge de l’Avançon, je tournai à droite et remontai le Val-d’Illiez. C’était mal m’y prendre pour arriver au Muveran ; aussi, le lendemain, à l’aube, me trouvais-je encore une fois sur l’arête de Suzanfe.

C’est une manie, je le reconnais. Eh bien ! chose singulière, après nombre de courses réussies ou manquées, sur la cime et ailleurs, je me suis persuadé qu’il y avait dans tout ce massif un champ d’observations savantes, curieuses ou pittoresques, assez vaste pour toute une vie d’homme, et qu’avant de connaître à fond les sept dents, les glaciers, les moraines, les gorges et les vallons, on pouvait y passer bien des jours. C’est pourquoi j’y retourne sans cesse, y trouvant chaque fois plus de choses nouvelles, et n’y ayant encore jamais fait deux fois la même course.

 

*

*   *

 

D’ordinaire on gravit la Dent-du-Midi par Champéry et Bonnavaux, ce qui oblige à remonter tout le Val-d’Illiez ; ennuyeuse nécessité pour plusieurs, grand charme pour quelques autres, et surtout pour moi.

Si l’on choisit bien son heure, de manière à n’être point incommodé par un brûlant soleil, on ne regrettera jamais d’avoir traversé une aussi intéressante contrée.

Le Val-d’Illiez est simple d’apparence, les grands effets pittoresques y sont rares, et sa route est une route sage qui s’avise rarement de côtoyer l’abîme ; pas de choses extraordinaires, mais beaucoup de choses charmantes, beaucoup de traits à lui qui lui composent une physionomie à part.

Dès l’abord, c’est-à-dire à une demi-heure au-dessus de Monthey, la Dent-du-Midi disparaît, masquée par la Dent-de-Valère ; à sa place s’étendent des pentes magnifiquement boisées, et des pâturages qui d’ordinaire, en juillet, sont d’un vert inimitable de fraîcheur et de vivacité. On est frappé déjà de l’air de paix et d’aisance répandu dans tout le vallon. La pente de droite, qui s’élève doucement couverte d’ombre et de fraîcheur, cache sous ses noyers et dans chacun de ses replis une multitude de chalets enfouis au milieu de la verdure : aux heures des repas,

 

Lorsque du moindre toit sort un peu de fumée,

 

on en devine mieux le nombre.

Vient bientôt Treytorrens et son brillant clocher, charmant à distance, faisant fort bien tableau avec le fond du val ; plus intéressant encore de tout près, du haut du pont, par ses pittoresques scieries, au fond du ravin de la Tine.

On ne chemine pas longtemps sans voir apparaître une des pointes de la Dent-du-Midi, puis deux, puis trois, puis toutes les sept enfin. La plus belle apparition (et l’on ne saurait trop la recommander) est entre Treytorrens et Val-d’Illiez, après un grand et pittoresque contour que fait la route pour passer un ravin : toute l’énorme muraille se montre tout à coup dominant le vallon à une surprenante hauteur.

Heureux Val-d’Illiez ! quelle continuelle menace suspendue sur ta paix et ta prospérité, sur tout ce tranquille Élysée qui te donne aujourd’hui tant de charme ; menace chaque année plus voisine, plus pressante et qui ne peut moins faire que de s’accomplir un jour ! Cette muraille qui te domine de si haut, elle se mine, elle se ronge, les avalanches l’ébranlent chaque hiver, elle est fendue jusque dans ses murailles ; jusqu’ici il s’en est détaché peu de chose, mais on dirait que c’est pour mieux s’apprêter à crouler tout entière.

À mesure que l’on approche de Champéry, le paysage perd tout ce qui peut rappeler la plaine et devient vraiment alpestre, et lorsque enfin, au dernier détour du chemin, on aperçoit le village à distance, on est au cœur des Alpes et du Val-d’Illiez.

Champéry est presque en totalité un village de chalets ; chaque jour il s’en construit de nouveaux, tous plus somptueux les uns que les autres, car le luxe du chalet y est poussé fort loin ; et le jour est proche, on peut le prévoir, où, le sapin ne suffisant plus, apparaîtront les maisons de pierre et les murs proprement crépis à la chaux ; et devant le plâtre, devant le progrès, adieu pour jamais le pittoresque ! Il en sera de Champéry comme d’Interlaken, de Montreux, de Chamounix. Il en sera même un jour des chalets comme aujourd’hui des habitations lacustres. Dans quelques siècles, les habitants de Champéry conteront à la veillée, s’il y a encore des veillées et si l’on écoute encore les contes, l’histoire de ces peuplades primitives des Alpes, perdues depuis le vingtième siècle, qui se construisaient de grandes demeures en bois et paraissaient vivre de fromage. Les hauts chalets de la montagne paraîtront surtout fabuleux. On enverra des tavillons dans les grands musées, des seilles à traire, des cuillères de bois, des crésus ; un cor des Alpes sera une trouvaille, et derrière les grandes vitrines, sous la rubrique d’Âge du bois dans les Alpes, s’étaleront toutes ces découvertes aux yeux des peuples du progrès, ébahis de notre simplicité…

Pauvre, pauvre avenir !… s’il doit la perdre, cette simplicité.

Champéry, on le sait, est une station alpestre assez fréquentée et de réputation peu bruyante, mais assez bonne pour qu’à certaines saisons ses deux hôtels soient devenus insuffisants. L’un des deux, le moins fier, l’hôtel de la Croix Fédérale, a toutes mes sympathies : on est sûr d’y trouver un hôte intelligent autant qu’aimable, bon vin, bonne table, et souvent excellente société.

Pour autant que je puis en être juge, c’est le soir que tout ce fond de la vallée offre ses plus grands charmes ; si l’on quitte le village lorsque les cimes commencent à rougir, pour gagner avant la nuit le chalet de Bonnavaux, où l’on couche d’ordinaire, on verra tous les sites du chemin à l’heure de leur plus grande poésie. Derrière, Champéry envoie au ciel les fumées bleuâtres de chacun de ses foyers et souvent aussi le gai carillon de sa petite église ; devant, commence la montagne dans toute son alpestre et sévère beauté. On côtoie de près la Viège (Vièze), qui a déjà la voix des plus beaux torrents ; son pont moussu, qu’on aperçoit bientôt à l’endroit où elle bouillonne entre les plus gros blocs, offre le premier tableau.

Ah ! pourquoi sont-ils si courts, ces délicieux instants du soir ? Pourquoi, ô soleil, disparais-tu si vite ?… Oh ! reste, reste encore un moment ! Laisse-nous savourer un instant de plus la fraîcheur de cette première ombre, tandis que tes derniers rayons rougissent encore les cimes. Le jour va s’enfuir, la première étoile qui scintille annonce la nuit qui déjà couvre les pentes des plus basses forêts, le montagnard regagne son chalet portant sa dernière charge de foin, l’oiseau cherche un gîte tout en gazouillant sa dernière chanson : tout semble s’agiter joyeusement une dernière fois et dire adieu au jour avant de se livrer au repos. Mais les astres sont inexorables ; chacun de leurs instants sont trop bien mesurés. À chaque seconde qui s’enfuit la cime devient plus pâle, l’oiseau gazouille plus doucement, l’étoile scintille plus vive et le charme a passé, ou du moins a cédé la place à d’autres tableaux.

Moments sans prix ! minutes ineffables, suffisantes pour embellir les années !

Il faut cependant se hâter de gagner le chalet, car là-haut une dernière lueur nous attend pour nous montrer un dernier tableau. Du reste, dans la forêt, la montée est franche, et, sauf un certain détour à l’abord, elle perd peu de temps aux contours pittoresques : en trois quarts d’heure on atteint le tournant du sentier où quelques grands sapins solitaires et décharnés se détachent hardiment en noir sur le bleu déjà sombre de la vallée ; quelques pas plus loin on est dans le pâturage.

 

*

*   *

 

Ne connaissez-vous pas sur les Alpes un lieu qui, sans être des plus admirables ou des plus vantés, dès la première fois vous frappa d’un charme secret, invincible, qui vous poursuit depuis dans bien des rêves : un lieu où il vous semble que vous passeriez le reste de vos jours sans désirer plus rien ; un site qui toujours revient le premier à votre mémoire quand vous parlez des beautés des Alpes ? Ce site, pour moi, c’est Bonnavaux.

Le charme que je lui prête, tout le monde ne l’y reconnaîtra pas, et la profonde empreinte que j’en ai gardée dépend peut-être beaucoup des circonstances où je le vis pour la première fois.

C’était le soir ; le dernier rayon venait de quitter la dernière pointe, les cimes alentour prenaient une froide pâleur, au-dessus de la blanche coupole du Ruan quelques étoiles commençaient à briller, et, dominant les fraîches rumeurs de la forêt, le grondement de la mystérieuse cascade d’Encel nous arrivait du fond du gouffre de la Viège.

Autour du chalet, quelques clochettes tintaient encore ; une chèvre blanche s’approcha de nous et vint nous lécher les mains.

Jamais pareil accord de l’heure, du site et de l’entourage ne s’était encore rencontré pour moi.

À mes côtés j’avais un ami, jeune peintre de talent, qui, lui du moins, n’était pas un voyageur inutile. Arrivé tout récemment de Paris où nous avions ensemble passé quelques années d’enfance, sa présence réveillait en moi mille souvenirs déjà presque effacés ; un mélange d’heures joyeuses et de jours sombres, d’images chères et regrettées, qui, m’arrivant du fond du passé, contrastait étrangement avec la paix et la grandeur de ce site inconnu encore.

Tout en traversant le pâturage, il se mit à chanter une romance, autre souvenir empreint d’un triste charme ; ma mère la chantait.

 

Au pied des monts que la neige couronne,

Au pied des monts, j’aime à me promener ;

J’aime le bruit du torrent qui bouillonne,

Du montagnard j’aime entendre chanter…

 

suivait une tyrolienne où Francisque excellait.

Que de fois, alors que j’ignorais encore les Alpes, cet air m’y avait fait rêver ! Et maintenant, il me revenait de si loin, comme pour mieux accomplir mon rêve !

Une larme coula de ma paupière, Bonnavaux fut pour jamais gravé dans mon cœur.

Mais cet instant, le plus délicieux de tous, il fut aussi le plus rapide ; il a fui sans retour…

Sans retour ! dis-je vrai ? Quoi ? ce chalet, ce dernier rayon, cette cime pâlie ; quoi ! mon ami lui-même, cet air, sublime alors, ces pensées, ces souvenirs qui s’agitaient en moi, cette larme… tout cela serait sorti du néant pour y rentrer aussitôt à jamais ? Non ! telle n’est point ma croyance ; au jour du grand réveil, tout cela revivra. Tombez, vieux sapins, sous la cognée des bûcherons, et toi, pauvre chalet, disparais abîmé sous les neiges de l’hiver ; temps avide, ruine ces monts après avoir dévoré cette délicieuse minute : laissons, Francisque, laissons-le faire son œuvre ; quand viendra le jour de l’éternité, tout cela nous sera rendu.

 

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*   *

 

Les pâtres de Bonnavaux ont deux chalets, celui d’en haut et celui d’en bas. C’est devant ce dernier que passe le sentier ; l’autre, beaucoup moins bien situé, se trouve dix minutes plus haut, à droite, dans un creux, au pied de la Dent-de-Bonnavaux.

On a tout à gagner d’ailleurs à entrer au premier s’il est habité. Au chalet d’en haut, ils font gras, comme ils disent, et n’ont point de crème, tandis qu’à celui-ci, outre un excellent gîte, foin ou lit, on trouve toujours une des plus fines crèmes des Alpes ; ceci soit dit sans illusion, car je ne suis pas seul à en avoir fait la remarque.

Lors de mes premières visites à Bonnavaux, le chalet était habité par un blond et gros vacher, la gaîté en personne, et qui chaque fois se récriait sur notre hardiesse d’aller ainsi seuls gravir la Dent-du-Midi. Il était plein des plus drolatiques, je devrais dire des plus sinistres histoires au sujet de sa terrible Dent. Il est vrai qu’il ne l’avait jamais vue de bien près. Tantôt c’était deux jeunes gens qu’il avait vus partir, mais qui n’étaient, dit-on, jamais revenus ; tantôt un vieux moine qui, s’étant mis en tête d’y arriver, tomba roide mort au sommet. C’était à donner le frisson et à intimider les plus hardis.

Je dois signaler encore un trait : ce bon vacher croyait aux dragons, et de toute son âme. Arrivé au pâturage de Suzanfe, comme il voyait au loin parmi les rochers une forme dont il ne se rendait pas bien compte, il m’assura, bien qu’il fît grand jour, que c’était un certain dragon qu’on voyait parfois dans la montagne ; une bête horrible, monstrueuse et malfaisante, mais qui toutefois fuyait la présence de l’homme.

À ma première ascension, ne connaissant nullement la localité, je l’engageai à nous accompagner jusqu’au pâturage de Suzanfe. Il me fit les plus effrayantes représentations, prétendant qu’en cette saison peu avancée, la dernière partie du chemin était impraticable, qu’on ne pourrait jamais passer la Viège, et qu’une fois là c’était le bout du monde en cette saison. On était aux premiers jours de juin. — Nous verrons bien, lui-dis-je, essayons toujours. Et il se trouva que le sentier était fort praticable, la Viège point du tout méchante, et le reste beaucoup plus accessible que nous n’avions pensé. Notre homme était tout ébahi.

Je l’ai souvent remarqué, là et ailleurs, les pâtres, les vachers sont de tous les montagnards ceux qui connaissent le moins la montagne ; ils donnent souvent les indications les plus trompeuses. Profondément au fait de leurs pâturages, ils ignorent tout ce qui dépasse la région des gazons, et pour les glaciers et les cimes n’ont que des légendes, des fables, des contes à dormir debout. C’est d’eux, bien plus souvent que des chasseurs de chamois, qu’ont dû naître les légendes, même et surtout celles des glaciers.

Ils connaissent fort mal la haute montagne, parce qu’ils n’y vont jamais et en jugent d’en bas. C’est de là-haut qu’ils voient venir les blocs qui roulent jusque dans le pâturage ; c’est de là-haut que se détachent les avalanches qui parfois rasent leur chalet ; c’est là-haut que se forment les orages ; c’est là-haut, enfin, qu’ils entendent à de certaines heures les mystérieux craquements du glacier ; il ne faut guère s’étonner si de tels phénomènes ont trouvé pour eux leur explication dans la légende.

Que d’absurdités ne débitent pas de nos jours et au sein des grandes villes tant de gens bien autrement éclairés, après avoir fait leur tour de Suisse ! Pour moi, quand il m’arrive de les entendre parler glaciers et avalanches, je trouve moins absurdes les fables des vachers.

 

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Si l’on couche à Bonnavaux, il faut se garder d’y faire la grasse matinée ; on manquerait, à partir trop tard, les plus beaux spectacles et les plus agréables moments de la journée. Un guide sage et entendu sonnera la diane à deux heures en été, à trois heures en automne.

J’avoue qu’à une heure si matinale les premiers pas ne sont pas tout agrément. Au sortir du chalet on a le choix entre une vingtaines d’ornières qui vont se croisant, s’embrouillant de mieux en mieux, si bien que, de nuit, fort habile est celui qui parvient à suivre la bonne, celle qui finit par se changer en un pittoresque sentier. Une fois en bonne voie, c’est tout plaisir. D’ailleurs les étoiles pâlissent, on sent l’approche du jour ; au loin, dans les chalets matineux, des lumières commencent à briller et quelques clochettes se réveillent bientôt. Animé et soutenu qu’on est par cet air frais qui descend le matin des hauteurs, on ne sent plus le poids du corps, ni du havre-sac, et il devrait y avoir un mot dans les langues pour dire cette marche toute de plaisir et de légèreté, où il semble que si l’on ne vole pas, ce n’est point par impuissance, mais seulement pour mieux jouir du chemin.

Dès qu’on en a fini avec le pâturage, le sentier devient charmant : il a toutes les allures d’un sentier de haute et noble cime et serait digne de conduire au Cervin. À deux ou trois endroits, il se permet des hardiesses et offre des passages qui ne rassurent pas toujours les personnes timides. Le plus connu, celui qui, sous le nom de pas de Bonnavaux ou d’Encel, s’est fait quelque réputation, n’est certes pas le plus exposé ; du moins il est le plus pittoresque. Le sentier, arrivé à l’extrémité d’une paroi de rochers, et ne trouvant plus de passage, se décide à l’escalader et fait un brusque retour. Le site où l’on se trouve alors est saisissant et sauvage. On est au bord de la profonde fissure qui sépare le rocher de Bonnavaux de la Dent-du-Midi, abîme noir et mystérieux où l’on entend, sans la voir, tomber la cascade de la Viège.

Pour mieux jouir de l’horreur de ce lieu, il faut s’écarter du sentier et descendre les gazons qui bordent l’abîme, jusqu’à ce que la raideur de la pente et la proximité du précipice ne permettent pas d’aller plus loin. Le regard plonge alors à moitié dans cette gorge qui n’a jamais vu un rayon de soleil et paraît ne pas avoir de fond. Il semble qu’un souffle de brise pourrait vous y précipiter, et la main cherche involontairement un appui.

Bizarre effet de l’imagination ! À la vue des chétives fleurettes qui se penchent humides sur ce gouffre noir où gronde un éternel tonnerre, je rêve toujours qu’il y a deux natures : l’une aveugle, brutale, terrible de puissance, qui soulève les roches et renverse les montagnes ; c’est celle qui a fait le Trient et le gouffre de la Viège ; l’autre, douce, tendre, puissante aussi, mais avec douceur ; c’est elle, artiste sublime, qui façonne si délicatement les pétales du lis, qui courbe avec tant de grâce les rameaux chargés de fleurs, qui dessine sur le visage des jeunes vierges des traits si nobles et si purs. Mais n’a-t-on pas bien nommé la folle du logis, – celle qui nous entretient de pareilles choses ?

 

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Lorsque, après avoir franchi le Mauvais-Pas (vraiment trop bénévole pour mériter un si vilain nom), on arrive au-dessus de l’arête, on a tout à coup devant soi la Tour-Salière, le Ruan et la Tour-de-Suzanfe, imposant massif qui sur un espace d’une lieue n’étale que précipices, séracs, murailles grises et polies par le travail d’anciens glaciers. À qui n’est pas au fait de la topographie de ces lieux, la première apparition d’un tel massif de glaciers ne peut manquer de causer une surprise. Heureux celui qui, assez matinal, jouit de cette surprise au moment où les premiers feux du soleil rasent les sommets et viennent dorer les brillants créneaux du glacier !

Pour entrer entièrement dans le pâturage de Suzanfe, il faut traverser la Viège ; mais les ponts sont rares à ces hauteurs. Les guides de Champéry ont bien disposé là une planche, et je l’y ai vue une fois ; mais le plus souvent, il faut franchir le torrent d’un saut, et s’il avait un pied de plus, tout le monde n’y parviendrait pas.

Une fois de l’autre côté du torrent, on en a fini avec le monde ; les bruits de la vallée n’arrivent plus à Suzanfe ; on est seul avec la montagne, et l’on n’entend plus que le sifflet nasillard de la marmotte, ou, plus rarement, celui du chamois. Il y a bien parfois un pâtre gardant quelques moutons ; mais il est le plus souvent invisible. Quant aux moutons, si l’on passe près du col de Suzanfe ou le long des maigres gazons qui se hasardent au pied des dernières pentes de la Dent-du-Midi, on ne peut manquer de les rencontrer, et, le plus souvent, de les voir accourir et s’efforcer de pénétrer du museau dans les havre-sacs ou dans les poches, partout où ils supposent du sel. Pour eux, un homme qui passe par la montagne porte assurément du sel caché dans ses poches ou ailleurs. Ils en sont si bien convaincus qu’on a parfois quelque peine à leur échapper.

Le vallon qui porte le nom de Suzanfe, peut avoir une petite lieue de longueur ; il monte en pente douce vers le col du même nom, resserré entre les premiers escarpements de la Tour-Salière et la longue et chauve arête de la Dent-du-Midi. Sa partie la plus basse, enfermée entre le revers de Bonnavaux et des Dents-Blanches et les pentes du Sageroux, forme un cirque occupé jadis par un petit lac et battu de tous côtés par les avalanches au printemps. Le pâturage tout entier n’est qu’un vaste lapiaz que le gazon recouvre peu à peu. Gentianes et saxifrages de toutes couleurs se sont mis en tête d’en faire la conquête et finiront par le rendre charmant. En maint endroit on y rencontre encore entre les blocs des trous où plus d’un mouton a déjà disparu.

Si l’on visite Suzanfe avant que les chaudes haleines du printemps aient fait fondre les neiges, on pourra se faire une idée de ce qu’était jadis cet intéressant vallon.

À ce moment, vu des dernières pentes de la Dent-du-Midi, la neige qui le recouvre encore figure le glacier disparu ; car, on n’en peut douter, Suzanfe, à l’époque glaciaire, avait le sien qui devait être fort beau : il a limé sa trace en maint endroit sur les rocs. On s’assure aisément qu’il couvrait les noirs et gigantesques gradins qui servent d’assises au Ruan et à la Tour-Salière : et à chacun d’eux, quelles puissantes cassures, quels riches séracs il devait étaler ! Jusque dans sa partie inférieure il devait être d’une grande pureté, car sauf les cônes de débris, au bas des couloirs où passent les avalanches, il a peu laissé de moraines ; à peine a-t-il écorné les rudes gradins, trop massifs pour lui céder quelque chose. Retiré aujourd’hui sur le plateau et les dernières pentes, il lui reste cependant assez de sa grandeur et de sa beauté d’autrefois pour mériter d’être plus connu.

Lors même qu’on n’en voudrait pas à la Tour-Salière, une journée passée à visiter le glacier de Suzanfe, à en admirer les magnifiques séracs, serait une journée à ranger parmi les beaux souvenirs.

 

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La Viège franchie, on peut se diriger sur la cime de la Dent-du-Midi de bien des manières ; on y peut même aller vingt fois sans suivre absolument la même route. Les guides de Champéry prennent maintenant la moins pittoresque. Ils abordent et remontent les pentes pierreuses qui descendent de l’arête et de la Dent, précisément dans le sens de leur plus grande longueur ; prises de la sorte, elles sont éternelles.

On peut aller aussi jusqu’au col de Suzanfe, et, de là, suivre l’arête jusqu’à la cime ; mais la course est plus longue sans être beaucoup plus agréable.

La route la plus pittoresque, la plus courte et la moins fatigante, trois qualités qu’il est excellent de pouvoir concilier dans les ascensions, c’est d’aborder la longue arête de l’ouest vers le point de sa plus basse dépression ; une pointe de gazon s’avance précisément dans cette direction ; on évite ainsi une heure de pierres roulantes.

Arrivé sur l’arête, on la suit dans toute sa longueur. Elle est spacieuse, peu inclinée ; on y découvre déjà le val d’Illiez en miniature, les montagnes du Chablais, la vallée du Rhône, l’extrémité du Léman, en sorte que, par une douce et pure matinée, c’est une délicieuse promenade. Délicieuse, oui ; mais saisissante aussi ; car la vue plonge à chaque instant dans les abîmes qui dominent le Val-d’Illiez ; le précipice, de plus en plus vertical, mesure mille mètres.

Le matin, toute cette paroi précipitueuse est encore dans une ombre bleuâtre qui la rend plus haute encore. Des pans de murailles ruinées, de grandes pointes chancelantes surplombent en certains endroits et menacent les profondeurs, où brille, près de grands névés, le Lac-Vert, enchâssé comme un diamant au milieu des pâturages.

Une pierre lâchée de là-haut roule d’abord dans les premiers couloirs, en entraînant vingt autres à sa suite, puis bondit de saillie en saillie, décrivant des paraboles toujours plus gigantesques, et disparaît à l’œil longtemps avant d’avoir atteint l’endroit où elle doit s’arrêter. Seulement, son rapide passage ébranle et précipite toutes celles qui étaient prêtes à tomber, et il faut du temps avant que le calme soit rétabli sur le flanc des ravines et qu’on n’entende plus rien rouler dans les profondeurs.

En suivant l’arête, on arrive à un point où elle offre un escarpement d’une dizaine de mètres, assez accidenté pour que les novices ne puissent le franchir sans aide. On peut le contourner en descendant sur la droite, mais pour un grimpeur il est intéressant.

Les habiles peuvent, sans trop de peine, monter directement à la cime par les rocailles de la face de l’ouest. Pour ceux qui se sentent moins épris des cheminées, des casse-cou, des corniches et autres étranges idoles des grimpeurs, il vaut mieux prendre de flanc la pente souvent couverte de neige qui regarde Suzanfe, et atteindre de là le dernier épaulement, auquel les guides de Salvan ont donné le nom de Col-des-Paresseux ; ceux de Champéry l’appellent simplement Col de la Dent-du-Midi. Vive pourtant le col des paresseux !

De ce col, en effet, où l’on peut, assis à l’aise, contempler déjà le glacier de Plan-Névé et les six pointes, la chaîne Pennine, la Tour-Salière et la calotte du Mont-Blanc, on voit, au contraire, se dresser la dernière pente de la Dent-du-Midi, longue encore, bien longue pour des jarrets tremblants de fatigue et des poumons épuisés ; et rapide !…

Le paresseux lève la tête, mesure la distance d’un regard découragé, laisse échapper son bâton, son sac, puis se couche et déclare net qu’il n’ira pas plus loin. Et cela plus d’une fois chaque été. Pas sots, n’est-ce pas, les guides de Salvan ? Et bien nommé, le Col-des-Paresseux ?

Le grimpeur ne s’y arrête pas ; les communs mortels y font un charmant séjour, après lequel parfois un paresseux lève encore la tête, mesure bien, puis se décide héroïquement à tenter un dernier effort, s’arrête vingt fois en route, à moitié repentant de sa résolution, et pourtant arrive enfin au sommet aussi fier que les autres.

Au reste, ami lecteur, si vous croyez qu’il n’existe qu’à la Dent-du-Midi le Col-des-Paresseux, vous faites erreur. On le trouve à mi-hauteur de la plupart des cimes de fatigant accès : au Mont-Rose, au Mont-Blanc et bien ailleurs encore. On le trouve, n’est-il pas vrai ? sur la route de toutes les hauteurs morales, à mi-chemin de la science ; à mi-chemin de la vertu. Courageux, on poursuit et l’on arrive enfin ; lâche, on mesure la pente, on désespère, on s’arrête, et voilà autant d’efforts qui n’ont servi qu’à remporter la honte d’une défaite. Ah ! la belle chose que l’énergie au Col-des-Paresseux !

Il peut arriver, surtout aux premiers jours de juin, qu’une partie de la dernière pente soit couverte de glace, et vu sa rapidité (50°peut-être), on peut avoir quelque peine à atteindre le sommet, car il faut alors tailler tous les pas. Si l’on tient l’extrême droite, à la peine peut s’ajouter le danger, car les faux pas mènent loin sur le bord de l’arête.

Un jour que j’y conduisais deux Anglais fort peu exercés, j’eus l’occasion de voir qu’il est utile, quoi qu’on en dise, d’être toujours muni d’une hache et d’une corde, dans une course de quelque importance. Si nous avions négligé cette précaution, qui coûte d’ailleurs fort peu, non seulement nous n’eussions pas atteint la cime, mais il eût pu arriver un malheur. Cette dernière pente est souvent pénible, mais on peut bien se donner quelque peine quand il s’agit d’arriver à 10 600 pieds sans courir aucun danger.

 

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Plusieurs personnes ont déprécié la vue de la Dent-du-Midi : j’ose affirmer que c’est pour n’en avoir pas pu jouir. Le séjour du sommet n’est pas toujours agréable ; les vents semblent avoir fait de cette montagne le théâtre de leurs combats, et les nuages n’ont point de séjour plus favori que la spacieuse terrasse du glacier ; aussi n’est-il pas fréquent de pouvoir passer là-haut une heure de pleine et entière jouissance. Mais ceux qui ont pu, pendant les longues heures d’une belle matinée, posséder ce panorama dans toute son étendue, auront peu de chose à lui reprocher. Si le Mont-Rose s’y montre sous un aspect peu favorable, si le Mont-Blanc est caché en partie, assez d’autres beautés originales pourront les faire oublier à ceux qui, dans un panorama, ne tiennent pas aux noms.

Il est peu de sommets, de cette hauteur du moins, qui dominent de tels précipices. Si, partant de la croix, on suit l’arête dans la direction des autres pointes, on rencontre plusieurs dalles inclinées, surplombant sur l’abîme ; il faut s’y coucher et avancer la tête ; on ne peut se défendre d’un mouvement d’effroi au premier aspect de ces murailles, de ces gorges précipitueuses, hérissées de pointes dentelées. L’effet en est saisissant, surtout un peu tard, en automne, lorsqu’une légère couche de neige nouvelle est venue accuser jusqu’aux moindres saillies. Aux premiers jours d’été, au contraire, les fortes saillies seules gardent encore de la neige ; non plus quelques pouces, mais quatre, cinq, six pieds d’une neige aux contours arrondis, travaillée par les alternatives de gel et de dégel, qui ont formé en maint endroit d’étincelants stalactites suspendus dans les airs.

C’est alors qu’il faut voir, par un beau soleil de mai, et pour peu que le vent s’en mêle, la débâcle de tous ces échafaudages de l’hiver ! Pyramides audacieuses et chancelantes, corniches imprudentes avancées sur l’abîme, entassements hasardés sur des pentes vertigineuses, lèvres colossales débordant des arêtes, tout cela croule ou casse à son tour et part en poussière dans le vide, les couloirs et les ravines.

Si l’on se trouve à Suzanfe au printemps et qu’on ait à espérer un jour de chaud et brillant soleil, il faut se hâter d’atteindre la cime, et s’il se peut, y passer une partie de la journée. Oubliant qu’on n’est qu’à cinq lieues du Léman, on se croira sans peine au sein d’un des plus grands massifs. Sauf le Val-d’Illiez dans la profondeur, rien de vert, rien de vivant, partout la neige et le roc noir ; à perte de vue des chaînes blanches, des cimes étincelantes dominant des vallées bleuâtres ; plus près et tout autour de soi des pentes blanches et rapides que l’avalanche va labourer dans quelques instants, des pointes, des arêtes d’où les corniches neigeuses vont se détacher et tomber en poussière au premier souffle du vent.

En restant alors sur la cime jusque vers le milieu de l’après-dînée on ne peut manquer d’y voir et surtout d’y entendre rouler plus d’une avalanche, soit sur les pentes qui descendent de la grande arête, soit de la Dent elle-même, soit surtout de la Tour-Salière et du Ruan. Ces dernières, partant d’ordinaire de la calotte neigeuse qui recouvre le sommet du Ruan, se déroulent en brillantes cascades sur le flanc noir du rocher pour aller se perdre parmi les séracs du glacier. Nous eûmes une fois le plaisir d’en compter douze en moins d’un quart d’heure ; à la première ce fut comme un signal, la sombre Tour du Ruan semblait ruisseler d’avalanches.

En septembre ou en octobre, tout est complètement différent mais bien beau encore. C’est le temps des ciels purs, des horizons limpides, des vues infinies ; mais c’est aussi le temps des brusques alternatives de soleil et de pluie, de ciel bleu et de brouillard. Par la pleine lune, souvent, après des jours de pluie, les nuages lourdement amoncelés autour des cimes s’envolent en une nuit, et, le matin, l’aube est radieuse et pure ; la journée est splendide. Il faut deviner ces temps-là ; c’est une partie à jouer.

Il nous est arrivé plusieurs fois de le faire et assez souvent aussi de gagner ; de quitter Vevey par un ciel gris et chargé, et de jouir le lendemain, sur la cime de la Dent-du-Midi ou ailleurs, d’une de ces belles et pures journées qui rendent parfois si brillantes les courses d’automne.

Les plans rapprochés sont moins beaux peut-être qu’au printemps et en été ; les pentes pierreuses ont beaucoup perdu à quitter leur parure de neige : les glaciers sont découverts et grisâtres, souvent sales ; à peine s’il y a quelques pouces de neige pure et fraîche sur les pentes exposées au nord ; mais quelle douce chaleur et quelle harmonie dans les teintes ! quelle pureté dans les lointains !

Si la saison entre pour beaucoup dans la beauté du panorama, il n’est pas indifférent non plus de bien choisir son heure pour en jouir. Malheureusement, pour une cime de cette hauteur, les parties nocturnes ne sont pas aussi aisées qu’à Jaman ou à Naye, et s’y rendre pour le lever du soleil est souvent moins difficile en projet qu’en exécution. On l’a pourtant fait plusieurs fois. Un lever de soleil là-haut doit être splendide, mais j’incline fort à croire qu’on aurait plus de chances encore d’y jouir d’un magnifique coucher. Le soir, toute la chaîne Pennine, du Mont-Rose au Mont-Blanc, s’illumine d’un magique éclat, tandis que les plans les plus rapprochés, le cirque de Salanfe et la Tour-Salière sont déjà plongés dans l’ombre. Quelle puissance doit avoir cette ombre immense et profonde pour faire ressortir le pur et resplendissant éclat des dômes neigés de la grande chaîne ! Et que d’effets inattendus et sublimes dans l’embrasement des rochers d’alentour, des sept pointes et des précipices du Val-d’Illiez ! N’avons-nous pas vu, des bords du Léman, dans les beaux soirs d’automne, la Dent-du-Midi sembler prendre pour elle seule les plus beaux rayons, et le soleil lui faire ses plus splendides adieux ?

 

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Si beau, hélas ! que soit le spectacle sur la cime, si vivement qu’on en ait pu jouir, il vient un instant où quelque chose en nous s’en détache et se tourne ailleurs ; le moment arrive où l’on ramène les yeux autour de soi pour songer au retour.

 

Et, monté sur le faîte, on aspire à descendre.

 

Mot trop vrai, dans lequel la puissance du génie a sondé bien juste notre mystérieuse nature ! Autre rapport, aussi, du monde physique au monde moral, qui semblerait donner raison à ceux qui se sont arrêtés et qui attendent au Col-des-Paresseux.

Mais non. C’est que l’homme n’est point fait pour posséder ici-bas l’objet de sa jouissance : assez souvent une main impitoyable le lui arrache avec violence, et, lorsque parfois elle s’oublie à le laisser jouir, son propre cœur se lasse, sa propre nature l’oblige à se détacher et à continuer sa route.

Marche, marche, voyageur ! Tu as monté, redescends, pour remonter demain peut-être, et redescendre encore. Marche sans t’arrêter, et sans t’oublier au bord du séduisant chemin. Tu entrevois ici, tu verras, tu jouiras plus loin, ailleurs. Tout cela passe et le temps l’emporte, et il te faut quelque chose que le temps ne puisse ruiner. Marche toujours : tu n’es pas de la terre !

Et nous redescendons, il est vrai, pauvres paresseux ; nous redescendons où vous en êtes : mais nous descendons vers le but commun, l’âme agrandie par une contemplation sublime. Nous redescendons ; mais, de là-haut, nous avons vu la terre lointaine où nous devons aller reposer ; et qu’il est beau le regard qu’on jette sur ce doux horizon !

Aux premiers jours d’été une couche d’excellente neige permet de faire, de la cime, une merveilleuse glissade ; mais elle conduit à Suzanfe ; nous qui allons ailleurs, nous n’en profiterons qu’en partie, jusqu’au Col-des-Paresseux où nous attend une autre route. Si, étant sur cet important passage, on se tourne vers la moraine et le glacier de Plan-Névé, on n’a qu’à regarder à ses pieds et l’on voit la route par où l’on gagnera Salanfe. Or Salanfe est la merveille qu’il nous reste à voir[3].

De ce côté la montagne tombe en poussière, s’en va en boue dans certains endroits. On descend, entraînant avec soi des châteaux de pierres délitées dont plusieurs roulent, sifflent, ricochent et donnent plus d’une fois à penser si la troupe est tant soit peu nombreuse.

De bonne heure on trouve là encore de la neige, et vogue pour Salanfe ! En dix minutes on est en bas. Mais avant de s’engager sur une pente, il est bon de s’assurer où elle conduit ; et la première qu’on rencontre ne conduirait pas du tout à destination des êtres aussi faciles à briser que les pauvres humains. La bonne, la fameuse est plus loin, à gauche, presque sous la grande Dent. Lorsque l’hiver a été riche, la glissade est sans fin ; on en a pour plus de 3000 pieds. On fera bien toutefois de ne pas s’y hasarder par le vent ou le dégel ; j’y ai vu deux fois rouler une pluie de pierres qui auraient été de mauvaise compagnie. Aux premiers jours de printemps, il tombe là de superbes avalanches.

C’est de ce côté que s’entassent jusqu’ici les débris de la montagne ; pentes d’éboulis et de pierres roulantes où la marche devient bientôt pénible. Que de ruines ! Quel chaos de blocs de toutes grosseurs ! Et quelle immense Babylone on pourrait bâtir avec ces matériaux entassés par le temps !

Cependant voici bientôt quelques fleurs qui se hasardent parmi les blocs ; voici le bassin pierreux d’un lac à moitié desséché ; puis des monticules verdoyants, de délicieux jardins alpestres, enfin une dernière pente fleurie, moraine de jadis, aujourd’hui envahie et couverte par la végétation, et l’on pose le pied sur le sol de Salanfe (1962m.)

Le délicieux contraste, après les ruines désolées et les moraines, que ce doux tapis de fine verdure !

Qu’on se figure, au milieu d’un cirque d’imposantes montagnes qui dominent de cinq mille pieds, une vaste et splendide arène, unie comme l’onde d’un lac dans les plus beaux jours, couverte de la plus tendre verdure et des plantes alpines les plus délicates, arrosée des plus séduisants ruisseaux, et l’on saura ce que c’est que Salanfe, ou plutôt l’on ne saura rien, car personne ne peut imaginer un pareil site, si ce n’est Celui qui, l’ayant imaginé, en réalisa les beautés.

À mesure qu’on avance sur cette verdoyante arène, l’on en comprend mieux la calme et silencieuse grandeur. C’est vraiment une des plus belles solitudes des Alpes. Lieu étrange ! s’il n’est pas le théâtre de quelque fantastique légende, c’est qu’il a été découvert au temps où l’on ne savait déjà plus les faire. Les vachers disent bien entendre et voir parfois des esprits sur la blanche terrasse du glacier ; ils content bien, le soir, au voyageur qui s’assied à leur foyer, la légende du monstre du Jorat, mais rien pour la mystérieuse plaine.

N’importe, à défaut de cette poésie de légende, elle en a une autre bien plus grande encore : dans cette plaine, sur ces rochers sombres, sur cette grande moraine est écrite une page de l’histoire de la terre ; et que Salanfe est beau pour qui pense à la lire[4] !

Au pied de la large moraine qui descend du Plan-Névé, et au bord de la pelouse, on aperçoit quelques groupes de chalets, mais si humbles et si rustiques, qu’à première vue on les confond avec les blocs d’alentour : et d’ailleurs, vides qu’ils sont pendant onze mois de l’année, ils ne font qu’augmenter l’impression de solitude que donne cette grande plaine déserte. Seule, l’ouverture de la gorge, où descend la Sallanche et où l’on entrevoit quelques cimes lointaines, peut faire soupçonner qu’il existe un monde hors de Salanfe.

Vers le milieu de juillet ce beau désert s’anime, des clochettes y retentissent ; de Salvan et de Vérossaz les troupeaux y montent en foule, car la place est grande, et les mille bêtes qui viennent chaque été sont à l’aise dans le pâturage. Les plus aventureuses se hasardent sur les pentes, parmi les gros blocs, près des moraines ; quelques-unes s’y perdent parfois et leurs ossements blanchis, que les pâtres retrouvent souvent quelques années plus tard, attestent le sort de ces imprudentes.

Les chalets, primitifs s’il en fut jamais, sont habités par toute une petite population simple, rustique et d’humeur joyeuse, car c’est une fête pour les pâtres que le séjour à la montagne de Salanfe ; et ceux que l’âge ou les infirmités confinent au village, ne voient sans doute pas sans regrets le départ des troupeaux pour la belle prairie où ils ont passé de si beaux jours.

Les troupeaux ne restent qu’un mois à Salanfe. À la mi-août, c’est-à-dire quelques jours avant leur retour à la vallée, les vachers y célèbrent la fête, coutume suivie dans plusieurs autres pâturages. Pour ce jour-là, les parents, les amis, les jeunes gens montent des villages voisins. On passe la nuit dans les chalets de Salanfe, et, comme ils ne sont pas faits pour recevoir des visites et loger de si nombreux amis, on se blottit, on se juche, on s’entasse comme on peut, et il faut voir ces chambrées !

Un soir de fête, justement, nous arrivons quatre dans une de ces cases. La voyant déjà pleine, nous songeons à nous retirer après avoir bu la crème. — Restez donc, nous disent ces bonnes gens, quand il y a de la place pour huit on en trouve aussi pour douze. En effet, quatre d’entre eux s’entassent sur une sorte de lit, et nous grimpons au fenil ; il avait seize pieds carrés !

Cette nuit-là on ne dort guère et les gais propos vont leur train. Les garçons restent longtemps autour de l’âtre à agacer les filles, qui n’ont pas la repartie embarrassée ; on se fait les doux yeux, et plus d’une idylle s’ébauche qui se continue le lendemain sur la verte pelouse et finit souvent, quelques mois après, par un heureux ménage.

Au reste, à n’importe quel moment, une nuit passée chez les bons vachers de Salanfe est toujours pittoresque. Ils sont souvent causeurs, et rien de plus amusant que leurs vieilles histoires ! Parfois on peut leur tirer une légende, celle du monstre du Jorat, peut-être ; toujours au moins on trouve chez eux la plus cordiale hospitalité.

J’ai parlé deux fois du monstre du Jorat ; voici cette légende.

Les vachers me contèrent qu’autrefois (quelques-uns croient même se rappeler ce temps-là), il y avait sur le col du Jorat un monstre, un dragon, un animal enfin, d’une espèce inconnue et d’un aspect horrible, qui gardait, la nuit, le passage du col. Il avait déjà fait de nombreuses victimes, et les plus hardis chasseurs n’osaient l’attaquer. La nuit tombée, il descendait du glacier ; il régnait sur toute la montagne, et malheur à qui approchait du Jorat. Un jour, enfin, un homme de la vallée du Rhône avait été condamné à mort. Il était d’une force et d’une audace peu communes. On lui offrit sa grâce s’il combattait le monstre et parvenait à le détruire. Il accepte, monte à Salanfe, attend la nuit et gravit le sentier du Jorat. Le combat, dit-on, fut terrible ; mais l’homme eut la victoire, et la tranquillité fut désormais rendue aux pâtres de Salanfe.

Aujourd’hui, le col est sûr, autant que j’en ai pu juger en le passant trois fois de minuit à deux heures du matin.

 

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Salanfe est un site qu’il faut comprendre, mais rien aussi n’est plus facile pour qui aime la nature. Il se peut qu’à une première et rapide visite la poésie en échappe ; mais si l’on y revient, si l’on s’y repose une heure au bord des limpides ruisseaux, alors que la plaine est solitaire et les troupeaux descendus ; si, surtout, regardant l’ombre monter et le soleil rougir les cimes, on y attend l’arrivée de la nuit, Salanfe parle, alors, et le plus insensible en comprend la poésie. Poésie d’antique solitude et de sublime silence ; poésie qui fait rêver qu’assistant au premier âge du monde on est l’Adam de la création nouvelle, ou que, dernier survivant des générations éteintes, on est resté seul avec la nature et Dieu.

Ah ! s’il est un pays où l’on se surprenne parfois à dire : Ubi bene, ibi patria, c’est bien celui qui renferme, au sein de ses libres montagnes, ces sites enchanteurs, ces sublimes vallons. Plusieurs pourront m’en blâmer, mais, si le sort m’exilait aujourd’hui sur quelque plage lointaine, je sens que j’aurais à pleurer deux patries.

Rochers brunis, sombres forêts de mes Cévennes, où s’est abritée mon enfance, jamais, certes, vous ne sortirez de mon souvenir ; toujours, en moi, il y aura quelque chose qui vibrera à votre nom ; enrichi même des grands souvenirs des Alpes, je laisserai plus d’une fois errer ma pensée distraite parmi les genêts de vos montagnes : mais ce peuple que j’aime, cette liberté que j’ai appris à chérir, ces Alpes que j’ai si souvent rêvées, et où, maintenant, il m’a été donné de passer de si beaux jours, ont vraiment une moitié de mon cœur. À toi, France, appartiennent ma jeunesse et mes premiers souvenirs ; à toi ce qu’il y a de plus intime dans mon cœur et dans ma pensée ; mais à toi, libre et belle Helvétie, je voudrais parfois donner le reste de mes jours.

 

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Un soir nous descendions de la Dent-du-Midi par le Col-de-Suzanfe. Notre troupe, assez nombreuse d’abord, s’était divisée ; la plupart, devant revoir le soir même les bords du Léman, avaient pris les devants et étaient depuis longtemps disparus. Deux amis restèrent seuls avec moi.

Libres pour quelques jours, peu nous importait quel serait notre gîte, et nous laissions couler les heures sans compter. La plaine était libre et déserte, et nous abordions Salanfe pour la première fois.

Ravis de la beauté de ces lieux, nous allions à pas toujours plus lents, et enfin, pour mieux jouir, nous voilà étendus sur le gazon au bord d’un des plus purs ruisseaux. Le plus jeune de nous jouait avec les flots limpides, le plus habile essayait un dessin ; pour moi, tantôt je fermais les yeux, me laissant bercer au grondement éloigné des torrents du glacier, grossis par la chaleur du jour, tantôt je les rouvrais pour m’assurer encore que notre délicieuse situation n’était pas un rêve.

Si bien installés au bord d’un si frais ruisseau, il était difficile de ne pas songer aux vivres et aux rafraîchissements. Et voilà, dans une casserole légère, chauffée à la flamme d’une lampe, un chocolat qui s’apprête et circule bientôt, servi non dans des tasses, mais dans le couvercle même de l’ustensile, plus beau alors qu’une porcelaine de Sèvres ou du Japon. – Ah ! le délicieux instant et le beau souvenir !

Cependant la fraîcheur et les ombres qui se répandaient dans tout le vallon, la rougeur qui commençait à colorer les sept pointes de la Dent-du-Midi, nous rappelèrent qu’il était prudent d’assurer notre retraite.

Ne sachant rien des sentiers qui sortent de Salanfe, hormis celui du Jorat qu’on voyait serpenter tout près, nous avancions vers la gorge, certains d’y trouver une issue.

Il fait bon dire : Hâtons-nous ! le temps presse. Où pourrons-nous coucher ? Mais le moyen de résister à la séduction des beautés qui nous entourent ? À mesure qu’on approche de l’extrémité de la plaine, les ruisseaux se réunissent pour former la Sallanche ; le terrain devient inégal, l’onde commence à murmurer plus fort, pour bouillonner bientôt ; la gorge approche. Voici des blocs de granit, et, tout autour, les premiers rhododendrons. Qu’ils sont frais ! Qu’ils sont beaux ! Vite un bouquet, une touffe au chapeau, une couronne ! Et nous voilà encore, flânant le long des premiers sauts de la Sallanche, et cueillant les rhododendrons, toujours de plus en plus beaux.

L’intention d’un sentier commençait à se dessiner sur la rive gauche ; mais l’intention seule, car nous en perdîmes les insaisissables vestiges au bout d’une centaine de pas. Nous avancions pourtant dans la gorge. De gros nuages sombres venaient de surgir derrière la Tour-Salière.

Elle est fort belle, la gorge de Sallanche, le torrent la descend en riches et brillantes cascades ; mais lorsque l’homme arrive au bord d’une paroi de granit de cinquante pieds de haut, il sent qu’il est un être lourd, impuissant et borné ; et les flots de cette eau légère qui se joue des obstacles, qui s’élance dans les airs quand le rocher lui manque et qui lui jaillit en poussière au visage, insultent à sa royauté impuissante.

En ce moment, un épervier passe au-dessus de nos têtes, qui traverse la gorge à tire-d’ailes ; et nous trois, nous sommes là, délibérant. C’est que, lourds, impuissants et bornés, nous ne pouvons nous élancer dans l’abîme à la suite du flot brillant, et que la Sallanche est trop large et trop rapide pour la traverser jusqu’au délicieux sentier qui nous nargue sur l’autre bord.

En vain nous essayons de jeter de grosses pierres au milieu du torrent pour y établir un passage ; il est peu profond, mais le flot rieur emporte d’un jeu ce que nos bras réunis lui ont lancé avec effort.

Un tronc mort et vingt blocs y disparaissent, et la Sallanche coule toujours rapide, grondante et pure, et nous sommes toujours là, regardant le sentier qui passe peut-être à dix pas.

Cependant, du milieu des nuages qui descendent, le tonnerre retentit dans les échos de Salanfe, et de larges gouttes commencent à tomber. Impossible de franchir la paroi, impossible de forcer le passage ; il faut se frayer un chemin le long des pentes rocheuses, jusqu’à un large sentier qu’on voit poindre plus bas.

Talonnés par l’orage et la nuit, nous grimpons avec ardeur, nous nous dévalons avec audace, et de roc en roc nous atteignons au sentier. Dix minutes après, nous arrivons presque à nuit noire devant les chalets d’En-Van-Haut[5] qui se dessinent dans l’ombre, petits et serrés, côte à côte comme les huttes d’une colonie de castors.

Nous heurtons à tous ; ils étaient inhabités. Au dernier enfin, où brille de la lumière entre les planches, la porte s’ouvre pour nous, juste au moment où l’orage se déchaînait dans la gorge avec toute sa violence.

Ce chalet, ou plutôt cette case, était habitée par un bien pauvre ménage. Un homme maladif et grisonnant était assis devant l’âtre, donnant la soupe à un marmot qui se barbouillait à plaisir pendant que sa mère ranimait le feu pour nous chauffer le lait de la seule vache qui fût à l’étable. Deux fois le vent, s’engouffrant à travers les planches disjointes, éteignit le crésu qui éclairait de son incertaine lueur cette scène de pittoresque dénûment et de rustique misère.

Vient l’heure du repos. Nous ne pouvions songer à descendre jusqu’à Salvan ; l’orage n’avait pas cessé : les éclairs venaient nous éblouir et nous faire tressaillir jusque devant l’âtre, et les roulements du tonnerre, se prolongeant le long des pentes de la gorge, faisaient vibrer les poutres du chalet. Une échelle délabrée conduisait à une étroite soupente envahie par la fumée, car les cheminées sont inconnues à Van-Haut, la fumée s’y échappe lentement, comme elle peut, à travers les jours de la toiture. De foin ni de paille, il n’était pas question ; à peine quelques fétus restés sur les planches humides attestaient qu’il y en avait eu jadis. Serrés ensemble et entourés de nos plaids, nous essayons de nous réchauffer et peut-être de dormir ; mais voici que les tavillons du toit, impuissants à retenir le déluge qui les inonde, laissent filtrer sur nous des gouttes d’abord, puis des ruisseaux de pluie.

J’ai passé bien des nuits dans les hauts chalets des Alpes, j’ai logé dans les huttes de pierres du Dauphiné et de la Maurienne, j’ai dormi en plein air à 7000 pieds ; mais jamais je n’aurai le souvenir d’une nuit semblable à celle de Van-Haut. Que l’aurore fut lente à venir ! Et avec quelle joie, à sa première lueur, suffoqués, mouillés, transis, nous reprîmes le chemin de Salvan !

 

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J’aurais tort toutefois de laisser durer l’impression de notre désagréable aventure. Ce qui nous est arrivé était dû à un malheureux concours de circonstances qui ne se rencontreront sans doute pour personne, et l’on peut passer la nuit à Van-Haut tout aussi bien qu’ailleurs.

Le vallon est charmant et la plupart des chalets fort habitables dans la bonne saison. Les habitants, qu’on y peut voir au printemps et en automne, sont loin d’être misérables, et si l’on passe à Van-Haut un dimanche soir, on verra sur le seuil des chalets chemise blanche et frais corsage.

Il faut aussi revenir sur la Sallanche, la gorge et les sentiers. On s’instruit souvent à ses dépens dans les courses alpestres ; mais si l’on tient l’œil ouvert, une fois suffit pour apprendre : depuis notre aventure nous n’avons plus manqué le sentier. Au reste, il y en a deux, un sur chaque rive, mais si légèrement tracés en certains endroits, si fantasques dans leurs écarts et leurs escalades, qu’on les perd à la moindre distraction. Tous les deux sont également directs, mais celui de gauche est préférable si l’on veut jouir des cascades si variées de la Sallanche.

La gorge tout entière est sauvage et fort belle, et d’un caractère original et frappant. Au-dessous de Van-Bas, elle se resserre et devient impraticable. La Sallanche y bondit de plus en plus rapide, franchit l’abîme en chutes toujours plus grondantes, puis, la gorge s’ouvrant tout à coup devant la vallée du Rhône, et le sol venant à lui manquer, elle livre à l’espace sa riche et brillante écume, mais pour la dernière fois. Elle a touché la plaine. Du même coup elle a perdu son nom. Cette cascade, toujours si blanche et qui ne s’est jamais teinte de la couleur des orages, ce n’est plus la Sallanche. Les gens du pays l’ont appelée Pisse-Vache, et ce nom lui est resté.

Parmi les nombreux touristes qui l’admirent, bien rares sont ceux qui connaissent ce joli nom de Sallanche, et la plupart oublient de demander où conduit la gorge sombre qui s’ouvre là-haut.

Il serait intéressant, après avoir goûté la Sallanche à sa source, de la suivre dans ses dernières chutes jusqu’au moment suprême où elle mêle son écume mourante aux flots limoneux du Rhône ; un sentier permet de le faire, à ce que j’ai appris depuis peu ; mais le chemin de Salvan la quitte un peu au-dessous de Van-Haut pour s’engager dans les sapins. Rapide, mais doux au pied, il atteint bientôt les basses régions, non sans quelques superbes échappées, où l’on voit les cimes avancées de la chaîne Pennine briller sous les feux du soir.

Quiconque n’est pas pressé de revoir la plaine, n’aura pas à regretter de s’être arrêté à Salvan. Y arrivant le soir, on peut y passer la nuit et descendre le lendemain par la fraîcheur matinale et les premiers rayons.

Comme tous les villages du Valais, Salvan est pittoresque. La simplicité et les anciennes mœurs y règnent encore ; mais il est à craindre qu’elles n’en disparaissent bientôt. Une nouvelle route, qui passe par Salvan, détourne de ce côté une bonne partie du flot des étrangers qui vont à Chamonix.

J’aime Salvan, parce que j’y ai de souvenirs et que j’y connais de bonnes gens ; j’aime y dormir pour être réveillé au petit jour par le cornet de son chevrier partant pour la montagne ; j’aime y rester le soir pour descendre, le matin, par le délicieux sentier de Gueuroz ; car enfin, puisqu’il faut descendre, ne vaut-il pas mieux retarder encore ce suprême et pénible instant, et se choisir pour les derniers pas un sentier agréable et fleuri qui se perde en paresseux détours ?

Il y a un chemin pour les gens pressés, c’est celui qui descend directement sur Vernayaz en zigzags géométriques ; pittoresque aussi, car il n’y en a pas d’autres dans la contrée, mais, pour moi, trop pressé d’arriver.

Le sentier de Gueuroz, inconnu des touristes, sort à la dérobée du village, traverse quelques prairies et s’enfile discrètement dans le bois. Il est bien pour les flâneurs, car pendant une demi-heure il se dirige tout juste à l’opposé du but. Il remonte la gorge du Trient, sinistre géhenne où l’on entend gronder les eaux furieuses et dont on n’approche qu’avec émotion. Il la remonte jusqu’à l’endroit le plus praticable, traverse le torrent, et cette fois prend, hélas ! la bonne direction et vise la vallée du Rhône. Mais il est si frais, si ombreux, si discret, si solitaire, on y voit en certains endroits de si séduisants cerisiers, que c’est un charme de finir ainsi la course et de cueillir une telle fleur pour le dernier souvenir.

Il pousse aussi loin que possible ses trompeuses allures, mais la plaine est là tout près ; il ne peut continuer dans les airs, il faut descendre enfin.

Hélas ! rocailleux ou fleuris, directs ou égarés en capricieux méandres, tous les chemins, ici-bas, ont leur but où il faut arriver une fois, si lentement qu’on ait cheminé et si longs qu’aient été les détours.

II

Il est peu de montagnes qui soient si généralement connues et cependant si peu visitées que la Dent-du-Midi. Tous les voyageurs qui suivent la vallée du Rhône la remarquent et en retiennent le nom ; un grand nombre de touristes ont fait l’ascension de sa plus haute pointe, la cime de Champéry ; mais c’est à peine si quelques botanistes ou quelques amateurs à la recherche de l’inconnu se sont aventurés dans d’autres directions, dans la gorge ou vers le glacier de Chalin, au Jorat, à Salanfe, et l’on peut presque compter ceux qui connaissent le glacier de Plan-Névé.

Il faut dire, à la décharge des touristes, que dans toute autre direction que celle de Champéry, les abords ne sont pas faciles et exigent au moins une étude préalable de la carte ; d’ailleurs on n’y peut espérer d’autre gîte que les chalets des hauts pâturages. Mais si l’on se décide à surmonter ces difficultés, elles tournent bientôt en autant de charmes. Quoi de plus intéressant que de calculer son itinéraire sur la foi de la carte et de la boussole ; de plus attrayant que de se lancer à l’aventure dans quelque repli solitaire et ignoré des hautes Alpes ; de s’y chercher un abri et des moyens de subsistance ! Quoi de plus délicieux, enfin, qu’un bivouac à la montagne !

Encore faut-il se proposer un but, et la question peut devenir sérieuse ici, où le mieux serait de n’en point avoir. Bien des gens croiraient n’avoir pas joui des Alpes, et n’avoir pas fait une course de montagne, s’ils n’ont atteint un sommet quelconque, et un sommet en réputation. J’avoue qu’il sera difficile de les contenter. En effet, si l’on part de Salanfe, qui est la principale station alpestre du versant S.-E., il n’y a d’autre ascension facile que celle de la plus haute dent du Midi. Le Luisin est moins commode[6] et d’ailleurs inconnu ; le Salentin est à peu près dans le même cas ; reste la Tour-Salière qui est une ascension très sérieuse, et les six autres pointes de la Dent-du-Midi, dont la moindre est une sorte de Cervin.

Ceux donc qui tiennent absolument à remporter gravé sur leur bâton le nom d’une cime auraient tort de venir à Salanfe. Le pâturage et les ruisseaux, les grandes moraines du Plan-Névé, les glaciers et les cimes ne pourront plaire qu’à deux sortes de personnes : à ceux qui ne demandent qu’un site qui fasse rêver, de belles eaux, un tendre gazon, des fleurs délicates… et au grimpeur libre des préoccupations de l’amour-propre, qui s’inquiète peu d’atteindre une cime connue, et qui aime à parcourir les hautes solitudes au gré de ses caprices et pour son seul plaisir.

J’ai essayé précédemment de faire connaître Salanfe et sa gorge aux premiers ; avec les grimpeurs nous nous acheminerons cette fois vers le glacier et les cimes qui le dominent.

 

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À tort ou à raison, je l’ai dit, je suis complètement épris de la Dent-du-Midi. Les plaisanteries de mes proches au sujet de cette passion n’ont jamais servi qu’à la rendre plus vive.

Au reste, qu’y a-t-il là d’étonnant ? Depuis deux ans je l’avais sous les yeux à chaque instant du jour. La fenêtre de ma chambre était orientée de telle sorte que la première image qui m’arrivait à mon réveil, c’était son profil élancé et gracieux ; à table, un sort malicieux avait si bien choisi ma place, qu’entre deux vis-à-vis et dans l’embrasure d’une fenêtre, je voyais, comme dans un cadre, les sept pointes de son arête et ses flancs jusqu’à mi-hauteur ; enfin, mes occupations me retenaient une grande partie du jour dans une salle où, à chaque fenêtre, elle m’apparaissait en entier, depuis les riches avant-monts qui lui servent de piédestal, jusqu’à ses cimes aériennes. Ne se laisserait-on pas séduire à moins ?

Ce que j’aime surtout de la Dent-du-Midi, le point qui m’attire, me captive, et retient le plus longtemps mes regards pendant toutes mes contemplations, c’est la Cime de l’Est. Si elle n’est pas la plus haute, n’est-elle pas la plus fière, la plus élancée, la plus belle ? N’est-ce pas elle qui donne à la montagne tout son caractère, et, en dépit des quelques mètres dont sa sœur de l’ouest la domine, n’est-ce pas elle qui frappe dès l’abord et qui reste dans le souvenir ?

Maintes fois j’ai essayé sur le papier de varier le dessin de la Cime de l’Est tout en conservant celui des autres pointes. Est-ce que je suis trop épris de sa belle forme, ou est-elle en effet la plus belle ! Mais jamais je n’ai pu réussir à lui donner un profil qui réunît à la fois tant de noblesse et de grâce, d’élégance et de fierté.

Elle est si belle, si royale ! elle porterait si bien ses quatorze ou quinze mille pieds ! Souvent, dans mes rêves, j’abaisse ses orgueilleuses rivales et je la vois dominer seule, regardant de haut la chaîne Pennine humiliée. Mais, hélas ! il n’en est rien et, de toutes les cimes d’alentour, c’est elle, au contraire, la plus noble, qui, sous les efforts du temps, tombera la première. Qu’elle ait été jadis beaucoup plus élevée, ce n’est qu’un rêve. Une seule chose est possible, c’est qu’elle dominait la cime de l’ouest, la plus haute aujourd’hui. En jetant les yeux sur la carte fédérale, en en considérant surtout le relief à distance, on voit tout le massif se résumer en trois arêtes qui concourent vers un point central : l’arête de Suzanfe, continuée par les sept dents, celle qui monte de Massongex par la Petite Dent[7] et la Dent-de-Valère et celle de Salentin et de Gagnerie ; toutes trois aboutissent à la Cime de l’Est. Un quatrième tronçon, celui de St-Tanaire, plus court mais non moins robuste que les autres, y vient aussi converger. N’en peut-on pas conclure que le point culminant, le nœud de toutes ces arêtes, devait être le plus élevé et dépasser ainsi la cime de Champéry[8].

 

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Infiniment mieux placée que sa rivale de l’ouest et d’ailleurs ne le lui cédant guère en élévation, il semble que la Cime de l’Est aurait dû attirer de nombreux grimpeurs. Mais longtemps on l’a tenue pour inaccessible. Aujourd’hui encore, dans le Val-d’Illiez, dans la vallée du Rhône, à Salvan, bien des gens le prétendent.

On peut du moins assurer que les grimpeurs qui ont foulé cette orgueilleuse cime sont rares jusqu’ici et faciles à compter. Depuis la première ascension conduite par Delex, chasseur de Vérossaz, en 1842 (et dont celui-ci a toujours gardé un vif souvenir), deux seulement ont réussi, à ma connaissance : celle de MM. Rambert et Piccard, et la mienne enfin[9].

Les tentatives couronnées de plus ou moins de succès sont beaucoup plus nombreuses ; peut-être en a-t-on fait une dizaine ; j’y suis pour la plus grosse part.

Dès que j’eus gravi la plus haute pointe, je ne pus résister à l’envie de gravir la plus belle. À mesure qu’avançait l’été, chaque soir je la regardais plus longtemps ; je relisais sans cesse le récit des tentatives et de l’ascension de M. Rambert ; je commençais à le savoir par cœur. Je n’avais rien dit encore à Constant B., mon compagnon habituel, mais quelques mots qui lui échappèrent me témoignèrent qu’il m’avait deviné. Enfin, le mois d’août avançait, l’arête devenait de plus en plus praticable, c’était à n’y plus tenir.

Le sort a des caprices, dit-on ; il a aussi des ruses pour mieux arriver à ses fins.

Un des derniers soirs d’août, Constant et moi, accompagnés d’un jeune Vénitien, nous avions cinglé vers la côte de Savoie pour chercher la fraîcheur sur les eaux du lac. Notre voile, enflée par un vent frais et régulier, se penchait sur les flots et nous les fendions rapidement, laissant un brillant sillage qui marquait au loin notre trace.

Le soleil s’abaissait à l’horizon et commençait à répandre une lumière cendrée ; les monts de Savoie projetaient déjà de grandes ombres. Bientôt, autour de nous, tout s’enflamma d’une lumière magique. Le mât, la voilure, nos visages se teignirent de pourpre ; chaque flot, en miroitant, reflétait les feux de l’horizon, chaque vague devenait une flamme. Un coucher sous la ligne n’eût pas été plus beau. Le Vénitien debout, les cheveux au vent, oubliait là Venise, les voluptueuses gondoles et les beaux soirs de l’Adriatique ; puis le soleil s’abaissa lentement derrière la longue ligne du Jura et peu à peu les flots s’éteignirent. Le magique spectacle avait cessé, et nous songions à regagner la rive, lorsque soudain, en nous retournant, nos trois poitrines ne poussent qu’un cri de surprise et d’admiration. C’était la Dent-du-Midi que nous avions oubliée pendant toute cette scène et qui seule, au milieu des autres montagnes assombries, s’embrasait à son tour des derniers feux du couchant. Jamais nous ne l’avions vue si belle. La Cime de l’Est surtout étincelait d’un éclat sans pareil. Ainsi qu’une belle à ses amants, elle s’était ménagé le lieu, le temps et l’heure pour nous apparaître dans tout l’éclat de sa beauté.

C’en était trop. — Nous irons ! s’écria soudainement Constant, en la montrant d’un geste énergique. — Partons demain, répondis-je, – et tout fut dit. Le soir même on vérifiait les guêtres, les piolets, la corde. Le lendemain, par une après-dînée splendide, nous descendions à la petite station d’Evionnaz.

 

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On peut aborder la Cime de l’Est de plusieurs manières : par Champéry, par Salvan, et par le Bois-Noir, la gorge de St-Barthélemy et le col du Jorat. Ce dernier itinéraire offre le passage le plus court ; c’est aussi celui dont le caractère s’harmonise le mieux avec le reste de l’ascension. Le vallon de St-Barthélemy est austère et sombre, les parois qui le dominent sont décharnées et redoutables ; les sites y ont quelque chose de sérieux qui prélude dignement à une ascension difficile.

Cette contrée, d’ailleurs, offre peu de ces fraîches beautés, de ces délicieux détails qui caractérisent le fond du Val-d’Illiez et plus encore la gorge de la Sallanche. Pour trouver une vive jouissance à gravir le col du Jorat, il faut s’intéresser à autre chose qu’aux simples effets pittoresques ; il faut surtout, devant la structure tourmentée et chancelante de ces immenses rochers, chercher à comprendre les cataclysmes dont ces lieux ont été le théâtre et ceux qui les menacent encore. Sous ce rapport, rien de plus saisissant que la gorge et le torrent de St-Barthélemy.

Ces montagnes fourniraient de nombreuses pages à l’histoire des catastrophes alpestres ; elles ont plus d’une fois donné de terribles alarmes à leurs habitants, et chaque génération peut redire à la suivante les bouleversements dont elle a été témoin.

Mais ce que les générations ne peuvent redire, c’est ce qui se passait au temps où la vie n’était pas encore apparue dans le chaos primitif de ces montagnes.

Qui sait par quels affreux déchirements s’est ouverte, à la place où coule le Rhône et où sont maintenant les maisons et les champs d’Evionnaz, cette brèche si vaste et si complète aujourd’hui ?

Sans doute elle fut étroite d’abord, et les eaux furieuses y durent emporter le passage par de continuels assauts ; sans doute aussi, aux époques glaciaires, le puissant glacier du Rhône, obligé de resserrer ses flots dans cette gorge, lui a rudement fait sentir la pression de ses flancs. De la Dent-de-Morcles à la Dent-du-Midi, que de cimes tour à tour minées et disparues ! Les grands glaciers ont charrié au loin tous ces premiers débris, masse formidable dont les eaux du Léman savent peut-être mieux que nous le secret.

Ce qui s’est passé depuis lors et dès l’apparition de l’homme dans ces lieux, n’est rien auprès de ces premiers déchirements, mais c’est encore assez pour l’imagination des hommes ; c’est encore beaucoup trop pour leurs chétives demeures.

De longue date les archives locales ont consigné de terribles souvenirs. Le cataclysme qui engloutit la petite ville d’Epaune, sous la chute du Mont-Taurus, et où disparut la source thermale retrouvée de nos jours à Lavey, est un des plus anciens.

Le 9 octobre 1635, au milieu de la nuit, une nouvelle et terrible alerte fut donnée aux habitants d’Evionnaz et des hameaux voisins ; réveillés en sursaut, ils sortirent de leurs lits épouvantés. Un bruit sourd se faisait entendre et devenait de plus en plus éclatant : le Novierroz, montagne voisine, s’écroulait avec grand fracas sur la vallée. On avertit en hâte le curé de St-Maurice qui fit sonner le tocsin. Dès qu’il fit jour, une procession se rendit sur le lieu du sinistre, mais à peine y arrivait-elle qu’un éboulement plus terrible encore la faisait fuir sur une hauteur voisine.

Le bruit en retentit dans toute la vallée ; pendant plus d’un quart d’heure, le soleil fut obscurci par un nuage de poussière, depuis le Bois-Noir jusqu’au lac. Le cours du Rhône fut barré ; le torrent de la Marre (aujourd’hui St-Barthélemy) forma au pied du Jorat un lac dont le dégorgement était une nouvelle menace pour la vallée.

La superstition populaire attribuant cette catastrophe aux démons qui hantaient la montagne, l’évêque de Sion, Hildebrandt Jost, la fit exorciser neuf jours durant. Peine inutile ; les eaux poursuivaient leur œuvre, et soit des éboulements partiels, soit surtout des boues charriées par le torrent, venaient toujours répéter les mêmes menaces à quelques années de distance.

Enfin, le 26 août 1835, vers 11 heures du matin, retentit soudainement un bruit semblable à celui de plusieurs décharges d’artillerie se succédant sans interruption. Tous les yeux se dirigèrent sur la montagne. La Cime de l’Est était entourée comme d’un nuage, c’était d’elle que partait l’éboulement. Une vapeur épaisse remplit la gorge de St-Barthélemy, de violentes rafales ébranlèrent les maisons de Mex et renversèrent des pans entiers de forêts.

Une masse énorme de rochers s’était détachée de la Cime de l’Est, heurtant et brisant dans sa chute la portion la plus avancée du glacier. Glaces et rochers roulèrent avec un épouvantable fracas à travers 7000 pieds de précipices et remplirent le vallon et la gorge de leurs débris.

La glace pulvérisée et fondante, se mêlant à ces débris, forma une vase toute parsemée d’énormes rochers et dont la masse, surpassant les hautes rives du torrent et traversant le Bois-Noir, vint fondre sur la vallée du Rhône ; une partie du courant versa sur la droite et couvrit de boue le hameau de la Rasse.

Pour rétablir les communications interrompues sur la route, on dut faire un pont avec de longues échelles, des planches et des troncs de sapins ; des cordes attachées à ces échelles aboutissaient au sommet de la rive. À chaque nouvelle coulée, – il y en avait trois ou quatre par jour, – un homme, posté dans la gorge, avertissait par un coup de sifflet ; aussitôt on amenait les cordes pour que le pont ne fût pas emporté.

M. de Bons, témoin oculaire, a décrit une de ces coulées[10]. « Une fumée blanchâtre, dit-il, s’éleva au sortir de la gorge ; au même instant un bruit sourd et un courant d’air violent nous annoncèrent l’approche de la coulée. La masse en mouvement nous arriva avec une force irrésistible, mais avec une lenteur telle qu’un homme, marchant d’un pas ordinaire, eût pu la précéder sans en être atteint. D’énormes blocs de rochers paraissaient, à la lettre, flotter sur le courant, ils se dressaient, par moments, comme s’ils eussent été aussi légers qu’une plume, puis ils plongeaient et s’enfonçaient dans la vase au point de disparaître complètement aux regards. Un peu plus loin on les voyait revenir graduellement à la surface, flotter de nouveau et finir par s’abîmer, pour recommencer de loin en loin les mêmes scènes et les mêmes accidents. »

« Le lit du torrent se trouvait sur un point singulièrement rétréci. D’immenses cailloux s’étaient arrêtés là, ils formaient comme une barrière où vinrent s’amasser les matériaux entraînés par la rivière. Il y eut là, pendant quelques minutes, un étrange combat, la débâcle se mit à refluer en arrière sur une longue étendue ; elle monta au point de dépasser ses bords. Enfin elle put se faire jour et culbuter tous les obstacles qui gênaient son cours en les entraînant avec elle. Rocs, arbres, glaçons, débris de tous genres, tout cela tournoya avec de longs et sauvages mugissements, puis s’aplanit et se porta en avant à travers les pentes du Bois-Noir. »

Depuis 1835, la montagne est à peu près tranquille. Cependant les eaux travaillent, et qui peut prévoir le jour où une catastrophe plus terrible encore viendra désoler la vallée du Rhône ?

Aujourd’hui le peuple ne voit plus là l’œuvre des démons, on n’exorcise plus la montagne ; mais une pieuse coutume veut que chaque année, à la St-Barthélemy, une procession se rende au-dessus de la Rasse, sur un monticule où s’élève une croix, et qu’elle appelle par ses prières la protection du Créateur.

 

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D’Evionnaz pour atteindre le Bois-Noir et le Jorat, il faut se rendre, à travers les blés, jusqu’au hameau de la Rasse, à l’entrée de la gorge et au pied de la forêt.

Après quelques masures pittoresques et délabrées comme on en voit tant en Valais, on s’engage dans le bois par une montée rapide. À chaque pas on s’élève sensiblement sur la rive droite du torrent qu’on entend bientôt mugir à quelques cents mètres au-dessous. Arrivé à un niveau d’environ 3000 pieds, la montée raide, soutenue et pierreuse cesse comme par enchantement ; un délicieux sentier continue sans monter ni descendre, à travers bois, et tout bordé de fraises, de framboises et des plus fraîches fougères.

Déjà au travers du feuillage, en levant la tête, on voit la Cime de l’Est qui pyramide au plus haut des deux. À sa gauche se dresse l’énorme paroi de Gagnerie, qui balancerait un moment l’impression de la fière aiguille si elle était moins massive. Entre les deux s’étend la tranche azurée du glacier, puis, au-dessous, de sombres abîmes. De la pointe de l’aiguille jusqu’au fond du vallon le précipice vertical, inexorable, mesure près de 6000 pieds.

Sur la gauche, entre la tête chauve du Salentin et l’abrupte paroi de Gagnerie, on voit une dépression ; c’est le col du Jorat. Le sentier tourne, traverse un torrent, monte à peu près dans cette direction et rencontre bientôt le chalet du Jorat d’en bas. Tout auprès coulent les belles eaux de la Fontaine froide. Quelle séduction ! et qu’il faut être fort pour y résister !

De là une montée toujours plus soutenue et à peine interrompue par une combe conduit jusqu’au sommet du passage. Simple d’entourage, pauvre de végétation, elle ne laisse pas d’être agréable ; on y est à l’ombre et au frais.

Au sommet du col est une croix, signe toujours touchant de la piété naïve des montagnards et qui, sur ces hauteurs, rappelle si à propos les graves pensées.

Cette croix, sans doute, pour ceux qui l’ont plantée, protégeait le pâturage contre l’esprit malin, et peut-être un peu contre l’orage ; elle assurait la liberté du passage, et éloignait le dragon s’il était tenté de revenir.

Naïves croyances ! Et ne valent-elles pas mieux que le scepticisme brutal de bien des montagnards plus civilisés d’aujourd’hui ? Puisque le défaut d’éducation ne leur permet guère de s’élever à de plus hautes pensées, n’est-il pas consolant pour eux de se confier en un Dieu protecteur, un Dieu bon qui défend ceux qui prient contre les tentations de l’esprit malin ?

Pourtant il en est déjà, surtout de ceux de la vallée, qui ne la saluent plus au passage, ou ne le font que pour ne pas être montrés au doigt par les femmes. Dans cinquante ans, peut-être, on saluera moins encore, et un jour, la croix vermoulue étant emportée par l’orage, on ne songera plus à la remplacer. Certes, je suis loin de vouloir prêcher le culte des images ; mais ce jour-là, pourtant, je plaindrai les populations des montagnes.

Un soir, nous montions le Jorat, je crois pour la deuxième fois. On venait de conduire le bétail au pâturage, et des familles entières avaient suivi, pour passer là-haut la journée de fête et redescendre à la nuit. Nous approchions du sommet du col lorsque nous vîmes surgir de l’autre côté de la montée un bon vieillard, deux femmes et plusieurs enfants. Arrivés à la croix, ils se découvrirent et s’agenouillèrent tout autour dans un profond respect. Quelle scène sur la montagne, que toute cette famille pieusement groupée autour d’une croix ! Comme elle devait être simple et naïve, comme elle devait monter vers Celui qui les écoute, cette prière qu’ils adressaient pour la protection de ceux des leurs qu’ils laissaient au pâturage !

Nous nous assîmes à distance pour ne point les troubler par notre passage, et aussi pour jouir de ce touchant tableau. Ils se levèrent bientôt, essuyant leurs genoux, et, certainement, ils descendirent le cœur plus tranquille.

 

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Sauf pendant le milieu de l’été, où le bétail séjourne au pâturage, le sentier du Jorat est désert. Vers la mi-juillet, quelques montagnards viennent à leurs chalets réparer les dégâts de l’hiver et y préparer leur séjour ; puis, deux ou trois jours avant l’arrivée du bétail, les hommes montent pour refaire le chemin, abîmé en plus d’un endroit par l’avalanche, et en ôter les branches ou les grosses pierres.

Il est sans doute agréable de savoir les chalets de Salanfe habités, mais le col du Jorat impressionne davantage lorsqu’on sait le pays désert. Il a un caractère que l’on n’oublie pas et qui s’arrange mieux du crépuscule, du silence et de la solitude que du grand jour et de l’animation.

Ce n’est point un col de haute chaîne, aux horizons largement ouverts ; c’est un col d’épaulement qui ne donne vue que sur des vallées et des cimes prochaines. À droite, les abruptes parois de la Tour-Salière ferment l’horizon, laissant à peine une place au cirque de Salanfe dont elles forment l’enceinte ; devant soi, et sur la gauche, s’ouvre une gorge béante, et qui, le soir, paraît sans fond. Seul le grondement éteint de la Sallanche, qui y roule ses flots, aide à en mesurer la profondeur. Au loin, de ce côté, au-dessus des ombres les plus profondes, s’élève la blanche coupole du Combin, illuminée encore des derniers reflets du soir, ou se dressant comme un pâle fantôme au milieu des premières ombres de la nuit.

Un spectacle sublime nous attendait sur le col la première fois que nous en atteignîmes le sommet.

Le soleil, depuis un moment disparu, avait laissé au ciel une lueur violacée dont le reflet colorait encore les beaux glaciers de la chaîne Pennine. En ce moment même, la lune montait au-dessus de la Tour-Salière, et apparaissait dans toute sa splendeur. Il y eut un instant où les deux lumières se confondant, celle du jour expirant et celle de la lune à son lever, produisirent une teinte indéfinissable, où se mélangeaient à la fois toutes les plus fines nuances des gris, du violacé au verdâtre. Un instant, la teinte fut à son maximum de finesse et de profondeur ; puis, peu à peu, le violet disparut, le vert pâle domina, et enfin la lune répandit seule sur tout le tableau sa tranquille clarté.

 

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Du haut du col, le sentier, obliquant sur la gauche, descend jusqu’au pâturage de Salanfe qu’on atteint bientôt.

Si les vachers sont aux chalets, entrez au premier venu : vous y trouverez peu de confort peut-être, mais un accueil cordial et désintéressé. Si les chalets sont vides, alors commence un des plaisirs les plus savoureux des grandes courses alpestres, celui de déployer toutes les ressources de son génie pour tirer de ce dénûment de quoi s’abriter, se chauffer, se nourrir, le tout de la manière la plus fantasque possible.

Avec un peu d’expérience, non seulement on arrive à pourvoir au nécessaire, mais encore à se donner, à force de ressources originales, un confort et des jouissances de sybarite.

À notre première expédition, nous arrivions quelques jours après le départ des troupeaux. Il fallut d’abord se choisir un chalet. Nous l’eûmes bientôt trouvé dans une position charmante, adossé à quelques blocs, au bord de la pelouse et tout près d’un ruisseau.

Nos lanternes allumées, en quelques minutes nous étions installés, ayant chacun notre siège, une seille renversée nous servant de table ; dans l’âtre flambait un feu pétillant de racines de mélèze et de vieux tavillons.

Autre et délicieux plaisir, il faut souper, c’est-à-dire faire ce que l’on sait de cuisine. Et qui pourrait dire les breuvages impossibles, néanmoins exquis, que se composent des cuisiniers de notre sorte ! Où trouver, à la plus somptueuse table, le fumet de ce vin chaud mêlé de kirsch et d’oranges, de ce thé filtré dans un coin de mouchoir ?

Mais les heures d’une telle nuit sont précieuses, et quand on a assez fait de chimie culinaire, il est bon d’aller dormir pour réparer d’avance les fatigues du lendemain. On garnit le feu, on étend ses couvertures tout auprès sur le sol humide, où l’on monte au fenil s’il y reste du foin. On peut dormir partout, enfin ; mais je suis sûr, lecteur, que vous ignorez la jouissance qu’il y a à dormir sur une échelle. En sybarite expérimenté, c’est toujours le meuble que j’accapare le premier pour en faire mon divan. Non point une de ces mesquines échelles de la plaine, étroites et traversées de cent barreaux ; mais une de ces bonnes échelles de montagne, large, massive, et qui en trois barreaux escalade le fenil. Couchée avec une inclinaison de 10 à 20 degrés, suivant les habitudes, garnie d’un hâvre-sac, en guise d’oreiller, elle forme le lit le plus délicieux qu’on puisse avoir. Ô Rembrandt ! où êtes-vous, et pourquoi les peintres ne vont-ils pas s’inspirer de ces scènes de la montagne ! Quel tableau pour celui qui se présenterait inopinément à la porte de notre chalet !… Quel pittoresque désordre d’ustensiles, de vivres, de haches, de cordes et de touristes dormant sur des échelles, à la clarté d’une lanterne qui fume et s’éteint, et des racines de mélèze qui jettent leurs capricieuses lueurs !

Cependant, ici comme en bas, les heures s’écoulent. Voici minuit, moment convenu pour le lever, un avant-déjeuner et les préparatifs du départ.

On sort un peu pour voir le temps ; l’air frais du glacier nous arrive au visage. Pas un nuage au ciel, et la lune est splendide !

— En route, Constant ! laissons là nos lanternes inutiles et profitons de cette bienheureuse clarté ! Nous cheminerons d’un pas tranquille. Ne vaut-il pas mieux jouir plus longtemps d’une nuit si belle que de prendre un peu plus de repos ?

 

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Si l’on en veut à la Cime de l’Est, de Salanfe il faut atteindre le glacier de Plan-Névé. On le voit s’étendre à mille mètres au-dessus, comme une blanche terrasse où les rayons de la lune aiment à dormir. Par derrière surgissent les sept pointes aux formes fantastiques et découpées, et qui, la nuit, comme de muets personnages, semblent se mouvoir, se faire des signes d’intelligence ; pour peu que l’on regarde longtemps, on croit les voir exécuter dans l’ombre quelque danse de l’autre monde.

Entre les chalets et le glacier s’étend une interminable pente recouverte en partie d’anciennes moraines et de lapiaz. Pour la monter, il faut trois heures. Toutefois, il y a manière de la prendre, et, en évitant les pierres, de gagner une demi-heure tout en ménageant ses jarrets. Presque à l’extrême droite on trouve une succession de pentes et de mamelons gazonnés qui vont jusqu’à la nouvelle moraine. Sur la droite des chalets, un large sentier à vaches monte, s’écartant d’abord pour éviter les lapiaz, puis s’arrête à mi-hauteur, dans une sorte de vallon. On a là devant soi une pente escarpée continuée par une arête de moraine ; c’est le meilleur et le plus court.

Dès que nous nous élevâmes sur la première pente, le cirque et l’arène de Salanfe nous apparurent baignés d’une lumière mystérieuse. La plaine, où l’on voyait scintiller les ruisseaux, allait se perdre dans l’ombre, au pied des parois de la Tour-Salière ; l’obscurité de ces murailles faisait encore mieux ressortir la molle blancheur du glacier du Dôme[11], où la lune accusait doucement chaque ondulation. Au milieu du silence de la nuit nous arrivait tantôt plus faible, tantôt plus fort, le bruit de la Sallanche dans la gorge, voix éternelle de la montagne, basse grandiose qui complétait le concert.

Oh ! que n’est-il donné à l’art de rendre une pareille scène, avec cet air pur des Alpes et éclairée de cette lumière idéale de l’astre des nuits !

Nous montions lentement parmi les pierres et le gazon, entourés de rochers aux coupes fantastiques et d’où parfois s’envolaient à notre approche des bartavelles, des pinsons, ou quelque autre oiseau de montagne. L’aube approchait. La lune n’éclairait bientôt plus seule, et à mesure qu’elle s’abaissait derrière la montagne, la clarté de l’orient devenait plus sensible. Nous pressions le pas, joyeux d’arriver avec l’aurore sur le glacier.

La dernière partie de la moraine est pénible, surtout si le sol n’est pas gelé ; les pierres y roulent sans cesse sous le pied, et trois pas en font deux à peine. Mais on monte toujours davantage, on approche du but, c’en est assez pour stimuler l’ardeur.

Monter ! monter ! Ah ! quelle jouissance lorsque les organes fortifiés et aguerris ne nous en font plus une fatigue ! S’élever plus haut, toujours plus haut, planer au-dessus du monde ! Monter vers les régions de la lumière ! Quel bien-être pour le corps, quel épanouissement pour l’esprit !

— Et dire, cher Constant, que là-bas, dans la plaine, bien des gens nous traitent de fous !

 

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Il était jour quand nous arrivâmes au glacier. À mesure que nous approchions, les sept dents se dressaient devant nous plus formidables. — Mais, où est donc la Cime de l’Est ?… Quoi ! le gracieux campanile d’Evionnaz et du Bois-Noir, serait-ce cette dent à l’énorme carrure ?… Il faut bien le reconnaître. Du moins est-ce là une des plus grandes surprises que puissent ménager les Alpes.

Le Plan-Névé de la Dent-du-Midi s’étend le long des sept pointes à un niveau de près de 10000 pieds. Il forme une vaste terrasse, fortement inclinée sur les bords, un peu moins vers le milieu, et se prolongeant par une pente étroite, de plus en plus crevassée et rapide, jusqu’au-dessus des précipices qui dominent le Bois-Noir. Il peut mesurer deux kilomètres dans sa longueur, un environ dans sa plus grande largeur. Si la neige est ferme, on peut le traverser à peu près partout sans danger, sauf à franchir les crevasses visibles. Mais dès que la neige est molle, il est prudent de tenir le milieu et d’aller avec précaution aux approches des bords. Il est en effet sillonné, sauf vers le centre, d’assez nombreuses crevasses, recouvertes pour la plupart et ne s’ouvrant que fort tard en été. Le côté N.-E. surtout présente à certaines années des crevasses de cinq à six et jusqu’à dix pieds. Aux approches des dents règnent en plusieurs endroits de larges rimayes. Quant au bras qui se précipite vers le Bois-Noir, on peut le descendre en cas de nécessité, mais la corde et la hache y sont de toute urgence.

Installés sur une arête avancée, étroit belvédère qui domine la chute du glacier, la gorge d’Evionnaz, la vallée du Rhône, en même temps qu’un vaste panorama de cimes lointaines, nous attendions le lever du soleil, étudiant d’une mine assez piteuse les vires, les couloirs et les arêtes de la Cime de l’Est. – Bientôt une rougeur plus vive à l’orient annonça l’approche de l’astre du jour. Les plus hautes cimes s’éclairaient ; sur les dômes du Combin, de l’Aiguille-Verte, du Mont-Blanc, se répandait une douce lumière rose. Soudain les premiers rayons percèrent les brumes de l’horizon et répandirent leur éclat sur les cimes d’alentour.

Quel sublime instant, et combien l’âme déborde alors de pures jouissances !

Il y a dans le lever du soleil, je ne sais quoi qui, du fond de l’âme, fait monter le cantique : on voudrait chanter à tous les échos du ciel un hymne de reconnaissance et d’amour.

Certes, le spectacle du soleil se couchant dans la pourpre du soir et embrasant au loin les montagnes, n’est pas moins sublime à voir ; mais j’y trouve comme un arrière-goût de tristesse, de mélancolie, qui resserre l’âme et appelle presque les larmes. Il y a plus d’humaine poésie peut-être, car c’est à ce moment que les lointains souvenirs, les regrets, les rêves de bonheur reviennent en foule ; mais aussi, à l’approche de l’ombre, plus encore qu’au sein même de la nuit, une vague inquiétude saisit le cœur : on voudrait s’attacher de tout son être à cette lumière qui disparaît et que rien ne saurait retenir. Le matin, on marche vers le jour : c’est l’heure de l’espérance, du cantique joyeux et pur ; le soir on marche vers la nuit : c’est l’heure des songes mélancoliques, des regrets du passé, des craintes de l’avenir. Plus vieux peut-être, et penché vers la tombe, je préférerai ces heures mélancoliques du soir, ces adieux du jour qui s’éteint ; jeune encore, j’aime mieux les lointains horizons resplendissants de pureté matinale, et le soleil levant qui donne l’espoir d’un beau jour.

 

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Vue de notre belvédère, la Cime de l’Est semble une paroi en partie abrupte, ou formée de gigantesques gradins. La ligne de son arête est loin d’être aussi douce qu’elle le paraît de Vevey ou de Montreux. Partant de la base de la seconde dent, elle s’élève de plus en plus hardie et scabreuse, interrompue en deux endroits par deux profondes hachures auxquelles correspondent des couloirs ; en approchant de la cime, elle s’adoucit et devient indécise, en sorte que du glacier, on ne sait guère où placer le point culminant du trapèze qui forme le sommet.

Correspondant dans son mouvement inverse à la ligne de faîte, celle du glacier va plongeant de plus en plus vers la vallée du Rhône, en sorte que, de la cime à l’extrémité du glacier, le précipice, formé de parois vives, coupées de larges vires inclinées, mesure peut-être 500 mètres.

Du bord du glacier, pour gagner l’arête, il faut franchir d’une façon quelconque une muraille formée de gradins et de blocs entassés. Guidés par les indications du récit de M. Rambert, nous étions bientôt fixés sur le moyen de la franchir et de gagner la première hachure où se trouve un couloir praticable ; le reste devait se décider sur les lieux.

Le cœur bat un peu, lorsque pour la première fois, on approche de cette fière muraille ; pourtant on se rassure tout à fait en la voyant de près beaucoup plus praticable qu’elle ne semblait de loin. Montant à travers des blocs chancelants, de larges vires et une sorte de cheminée, on arrive bientôt aux abords du couloir. Le site est de plus en plus saisissant. La ligne du précipice, à peu près verticale, va se perdre dans le vide avec la chute du glacier dont on domine immédiatement les belles crevasses bleues.

L’aspect du couloir nous fit un instant réfléchir. Une rampe de glace vive et verdâtre, large de cinq à six pas, inclinée d’environ 50°, montait à deux cents pieds peut-être entre deux murailles de rocher, lisses et régulières, sans l’espérance de la moindre saillie sur la plus grande partie du parcours.

En nous approchant, nous vîmes que, du côté gauche, la réverbération de la chaleur du rocher avait fait fondre la glace au bord du couloir et formé un interstice entre celle-ci et la muraille. Cette crevasse, d’une profondeur variant d’un à deux mètres, formait une sorte de cheminée dont l’inclinaison était celle du couloir, et la largeur de deux à trois pieds ; cheminée à peu près sans saillies, mais légèrement contournée, et dont une paroi était de roc et l’autre de glace vive.

Nous n’étions que deux ; encore devais-je plus compter sur mes propres forces que sur celles de mon compagnon. Songeant que le moindre faux pas sur la rampe du couloir entraînerait notre chute commune, je préférai m’engager dans cette cheminée, plus difficile à gravir, mais en revanche beaucoup plus sûre. N’avançant jamais qu’un à la fois, l’autre pouvait, en appuyant du dos et des pieds, prendre une position solide.

Je montai le premier, souvent obligé de tailler dans la tranche de glace verticale, car le fond de la crevasse ne nous servait que rarement d’appui. À deux ou trois endroits, des blocs engagés dans la fente nous coupaient le passage et nous forçaient à nous rejeter en dehors pour les surmonter.

Vers la fin, la crevasse, de plus en plus verticale, venant à se fermer, il fallut en sortir pour s’engager sur la pente du couloir et la traverser obliquement, l’autre côté offrant plus de sûreté pour gagner la partie supérieure. Ce pas ne fut point le plus facile. Enfin, j’atteignis l’arête. Mon compagnon était dans la cheminée, attendant que je fusse solidement posté. Un bloc de rocher me servit de siège ; j’assurai mes pieds, je donnai un tour de corde au roc, et j’attendis Constant, suivant tous ses mouvements de l’œil.

Il sort de la cheminée, s’engage lentement sur la pente, lorsque, arrivé au milieu, il fait un faux pas et glisse aussitôt comme un trait ; mais la corde l’arrête à deux ou trois pieds[12]. Je dus le hisser jusqu’à moi, son pied ne pouvant mordre sur la glace. Il arriva un peu pâle, mais sans trahir une trop vive émotion. La place était spacieuse sur l’arête, et la fatigue de notre escalade, qui avait duré près d’une heure, jointe au moment d’émotion que nous venions d’avoir, nous commandait de reprendre haleine.

De ce côté soufflait une bise violente et glacée dont nous avions été abrités jusqu’alors ; elle n’allait pas contribuer à rendre l’ascension facile.

L’aspect des lieux devenait toujours plus sauvage. Devant nous venaient de se découvrir le Val-d’Illiez, le Chablais et les horizons du pays de Vaud et du Jura. À nos pieds, une pente de glacier plongeait et disparaissait dans le vide. Tout autour de nous se dressaient des rocs fracturés, entassés, bizarres.

Cependant, une pente de pierres brisées nous conduisit hors de la hachure, jusque sur la véritable crête. Là se découvrit devant nous la Cime de l’Est et le chemin qu’il nous restait à parcourir. Il était assez clairement indiqué, mais n’en était pas plus facile. C’était une succession d’arêtes tourmentées, de vires, de ravines en partie couvertes de verglas et coupées de névés durs et vertigineux.

Sachant qu’il nous fallait passer la seconde hachure, nous prîmes de flanc par les ravines, afin de la rencontrer vers le bas. La bise, plus vive et plus froide, nous avait déjà glacés de la tête aux pieds. Le verglas rendant le passage trop difficile sur les rochers, il fallut traverser sur quelques pas une pente de névé recouvrant la glace et qui plongeait sur le Val-d’Illiez. Mes doigts engourdis avaient peine à manier la hache, les ravines redevenaient de plus en plus difficiles, le vent redoublait de violence ; je m’arrêtai. Je regardai la cime encore éloignée d’une heure, puis me tournant vers mon compagnon : — Votre avis, Constant ? — C’est que j’en ai suffisamment, et qu’il faut déguerpir au plus vite de cette arête ; jamais nous n’arriverons là-haut.

Ainsi fut fait. Renonçant à la cime pour cette fois, mais satisfaits cependant de l’avoir vue de si près, nous regagnâmes l’entrée du couloir pour nous y abriter du vent.

Bien nous en prit d’avoir reculé. J’ai revu depuis plusieurs fois ces lieux, mais jamais les passages n’en étaient aussi difficiles qu’à cette première tentative, faite, d’ailleurs, dans des conditions qui compromettaient d’avance la réussite.

Non seulement il faut, pour atteindre la cime, que les ravines soient dégarnies de neige et les rochers sans verglas, mais un compagnon sûr et solide, surtout si l’on n’est que deux, est de toute nécessité.

 

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La descente était loin de se montrer plus facile que la montée.

C’est dans ces moments que, faisant un retour sur soi-même, l’on se demande parfois ce que l’on va chercher là-haut, et pour quel singulier plaisir on se lance, de son propre gré, dans des difficultés qui ne vous laissent pas sans inquiétude pour le retour.

Qu’est-ce donc, en effet, clubistes, qui nous attire là-haut, et pourquoi voit-on ceux que la fée du glacier a touchés de sa baguette y retourner sans cesse avec plus d’ardeur et en dépit de toutes les remontrances ? Car, enfin, si sûr que l’on soit de son pied et de sa tête, si rares que soient parmi nous les accidents, ces lieux ne sont point faits pour l’homme, et l’on ne se sent guère à sa place sur le flanc d’un abîme ou à cheval sur une arête.

Serait-ce, comme le dit Mme de Staël, « le plaisir singulier de s’exposer à la mort, quand tout, dans notre nature, nous commande d’aimer la vie ? » de côtoyer la mort, pour ainsi dire, afin de mieux se sentir vivre ? Je ne le crois guère.

« Curiosité n’est que vanité, a dit le sévère Pascal ; on ne veut voir que pour en parler. » Et, après lui, les gens de la plaine de redire que c’est la gloriole qui nous attire là-haut, que c’est pour nous vanter d’avoir atteint une cime et en recueillir les honneurs que nous nous exposons au danger.

C’est vrai, parfois. La gloire, qui n’est qu’un besoin de l’orgueil, fait faire bien des choses à l’homme, bien des folies surtout. Mais je doute encore que là soit notre véritable mobile. Il est si fort et si tenace, si secret et si indépendant de l’opinion des hommes, que c’est ailleurs et plus profond qu’il faut le chercher.

On l’a déjà dit, l’homme aime à gravir les cimes inconnues, parce qu’en foulant leur sommet il signale une conquête, il prend possession d’une nouvelle partie de son domaine. Non plus vaine gloriole, mais instinct profond de notre nature.

À celui-là, si vrai, s’en mêle un autre plus puissant encore. Aspirant sans cesse à un idéal qu’il n’atteint jamais, une cime qui lui est promise le leurre un instant, trompe ses besoins, en donnant un but à ses espérances. Plus elle est haute, vertigineuse, difficile, et plus il croit se rapprocher de cette cime de l’idéal qui lui échappe toujours.

Par un instinct profond et irrésistible, l’homme aime s’élever, monter, monter sans cesse. C’est ce qui fait qu’en secret le grimpeur aime toujours mieux la cime la plus haute, à moins qu’il ne lui préfère la plus élancée, la plus libre dans l’espace, la plus dégagée de la terre. Deux voix se font entendre bien distinctes au bord du précipice et près de la haute cime, l’une humaine, qui parle de fatigue et de crainte ; l’autre surhumaine et qui crie : En avant, plus haut, plus haut encore ! Il faut atteindre la cime !

Heureux quand l’homme peut donner jusqu’au bout le change à son aspiration infinie et qu’au sein même du triomphe une secrète déception ne lui fait pas apercevoir qu’il s’est encore trompé !

Grimpeur, qui, après la victoire, aimez à méditer sur ces heures solennelles des hautes cimes, ce que je dis, ne l’avez-vous pas plus d’une fois senti ?…

 

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*   *

 

Notre descente, bien que plus lente que la montée, s’effectua heureusement. Au sortir du couloir, un brouillard épais enveloppait les rochers, il nous fallut du temps pour retrouver notre passage. Une fois le pied sur le glacier, nous étions sauvés.

C’était notre première tentative ; l’année suivante j’en fis une seconde, puis une troisième. La seconde échoua encore, à cause d’un compagnon que j’avais cru capable, car il n’en était pas à sa première course et avait le pied remarquablement sûr ; mais, arrivé au couloir, il prit peur et n’en voulut pas voir davantage. La troisième nous conduisit tout près de la cime, dans les dernières ravines qui, chargées encore d’une mince couche de neige molle, n’auraient pu se traverser qu’avec de trop grands dangers.

À ces tentatives plus ou moins heureuses, il en faut ajouter deux autres, dans lesquelles la pluie nous arrêta, la première fois dès le glacier de Plan-Névé, la seconde fois dès Salanfe.

Tant de persévérance devait trouver enfin une récompense. Choisissant et le moment et le compagnon le plus sûr, j’ai eu depuis le bonheur d’atteindre la cime, et, sauf le dernier pas, cette ascension fut de toutes la plus facile[13].

Mais quelle récompense, en effet, et quelle situation ! Qu’on se figure une terrasse large de quelques pas, inclinée et irrégulière, suspendue à dix mille pieds dans les airs, sans qu’on voie ce qui la soutient, dominant à pic la vallée du Rhône et planant au loin sur les campagnes qui vont se perdant dans le bleu du ciel. La chance d’un beau jour, sur une pareille cime, est sans prix. L’œil ne peut s’y lasser de plonger de tous côtés dans le vide, puis de revenir se poser sur les cimes d’alentour pour plonger encore et jouir de la profondeur de l’espace.

À l’ouest se dressent, fières et sombres, les six pointes rivales, à peu près au même niveau, sauf celle de Champéry, qui domine. Derrière, les montagnes du Faucigny et du Chablais se pressent en vagues sombres, tandis qu’au loin brillent les glaciers du Pelvoux.

Plus au sud, le Ruan, toujours hardi et sévère de coupe, la Tour-Salière, le Mont-Blanc, beaucoup plus dégagé que sur la cime de l’ouest, et les vastes plateaux glaciaires d’Argentières, du Tour, du Trient. Puis l’œil se perdant à énumérer les cimes de la chaîne valaisanne, jusqu’au Mont-Rose et au Monte-Leone, aime à se reposer sur la coupole du Combin, si gracieuse et si pure. Au N.-E. les Alpes vaudoises, puis les bernoises dressent toute une colonne de pics sombres ou glacés, tous plus fiers que gracieux. Enfin, revenant à des rives plus connues, les regards s’arrêtent sur le Léman et sur ses rives, sur ces riches campagnes ondulées de collines, toutes semées de villes et de villages, et dont la couleur bleue semble être la livrée du bonheur.

Ô misères humaines ! ô petitesses du monde, qu’êtes-vous devant un tel tableau, qu’êtes-vous lorsqu’on vous considère du haut de ce pays de lumière, de cette région de pureté[14] !

(Écho des Alpes, 1870.)

UNE ASCENSION AU CERVIN

(Le Matterhorn, 4482m.)

Depuis la première ascension du Mont-Blanc, et en attendant qu’on fasse celle de l’Everest ou du Davalaghiri, la plus belle conquête des grimpeurs est certainement le Cervin. Qui eût imaginé, il y a un siècle, que les hommes en fouleraient un jour le sommet ? Un voyage à la lune n’eût pas semblé plus impossible. Le regard avait beau gravir en tous sens cet effrayant obélisque, partout il était arrêté par des pentes de glaces ou des parois infranchissables ; plus on en étudiait les détails, plus il semblait inaccessible à tout jamais.

Le Cervin n’a guère changé dès lors, mais, avec le goût des hautes ascensions, l’art de les exécuter a fait de rapides progrès, et chaque été des victoires inespérées sont venues apprendre aux montagnards à douter de l’inaccessible.

Quand on eut vaincu la plupart de ses rivaux, on regarda le Cervin de plus près. Un jour, audace digne de mémoire, des chasseurs du Val Tournanche tentèrent sérieusement d’y monter. C’était en 1858. Dès lors ce fut entre le colosse et les hommes une lutte opiniâtre, acharnée. Elle dura sept ans. Cette lutte a toute une histoire, où figurent les noms des grimpeurs les plus émérites et des guides les plus courageux. Tout le monde sait quelle en fut la glorieuse mais tragique issue. M. Whymper et ses compagnons remportèrent enfin cette victoire si enviée, mais quatre d’entre eux la payèrent de leur vie en descendant du sommet : c’était la vengeance du Cervin.

Cette première ascension s’était effectuée du côté suisse ; le guide italien Carrel en fit, trois jours après, une seconde par le versant sud. Vint M. Tyndall, qui imagina d’y monter d’un côté pour descendre de l’autre. Peu de jours après, un heureux imitateur fit le même tour en sens inverse, puis un troisième, et les ascensions se multiplièrent de telle sorte qu’il ne sera bientôt plus facile d’en savoir le nombre. L’année dernière enfin, deux demoiselles, que leurs exploits ont fait connaître dans la plupart des vallées des Alpes, ont chacune posé le pied sur ce terrible sommet, et le dernier coup a été porté à la réputation du Cervin. Par un effet de réaction trop naturelle, et comme pour se venger des frayeurs qu’il avait inspirées, on le rabaisse presque autant qu’on l’avait élevé. On l’avait jugé inaccessible à tout jamais ; on le déclare maintenant facile, jusqu’à ce qu’un nouveau malheur, peut-être, ramène à une plus juste appréciation de ses difficultés et de ses dangers.

L’ascension dont le récit va suivre est la seule qui ait pu être effectuée en 1870. C’était, je crois, la quinzième.

Le 21 juillet, j’arrivai au fond de la vallée de la Viège, et j’entrai à Zermatt avec un regret au cœur ; je voyais le Cervin, brillant et superbe, s’élancer au plus haut du ciel bleu ; mais, lié par de sérieux devoirs, je ne pouvais songer à en tenter l’ascension. Dire le coup de fortune qui vint, sur le seuil même de l’hôtel du Mont-Rose, lever en quelques secondes toutes les difficultés, et me livrer à tout l’élan du désir nourri depuis plusieurs années, est chose fort inutile. L’événement fut d’ailleurs si rapide que le seul souvenir un peu net qui m’en soit resté, c’est que le même soir, à l’hôtel du Riffel où j’étais monté, je m’occupais des préparatifs que nécessite une grande ascension. Le lendemain, dans la matinée, je quittais l’hôtel en compagnie de Nicolas Knubel, mon unique guide, et nous prenions à travers les pâturages la direction du Cervin. Notre équipement témoignait assez que ce n’était pas pour une simple promenade.

C’était chose nouvelle que de partir à deux pour une telle expédition, mais cette circonstance était aussi l’œuvre du hasard. J’avais bien engagé un second guide, qui devait nous rejoindre dans la journée, mais au moment du départ, Knubel, refusant pour des raisons personnelles le compagnon que je lui avais choisi, me déclara soudain qu’il préférait m’accompagner seul. L’audace était grande. Un moment je craignis qu’il n’eût pas l’intention d’aller jusqu’au sommet. Cependant il était jeune, souple, nerveux, solide ; il paraissait à la fois courageux et prudent ; son air de résolution me donna confiance et je consentis.

Une demi-heure après nous étions loin du Riffel, au milieu des belles vagues bleues du glacier de Gorner. Mon homme portait le bagage, c’est-à-dire des vivres pour deux jours, calculés au plus juste poids, et une corde d’une centaine de pieds ; nous avions chacun notre hache.

Pour gagner le refuge que l’on a établi il y a deux ans à mi-hauteur du Cervin et où l’on passe la nuit, on monte généralement de Zermatt ; partant du Riffel, nous étions obligés à un autre itinéraire, plus long, mais plus agréable aussi ; nous avions à traverser les glaciers et les pentes solitaires qui s’étendent entre l’arête du Riffelberg et la base du Cervin. Notre ascension débutait ainsi par une longue et délicieuse promenade au sein d’une nature grandiose.

— Jusqu’ici c’est tout plaisir que de monter au Cervin, remarquait malicieusement Knubel.

Le glacier de Gorner, que nous traversâmes d’abord, est très accidenté en cet endroit, mais pourtant facile à parcourir. À quelques pas du bord nous vîmes, abrité dans un pli du terrain, un buisson de roses des Alpes, la rose sans épines. C’étaient les dernières traces de végétation arborescente que nous dussions rencontrer. Plusieurs fleurs étaient épanouies et semblaient nous souhaiter la bienvenue dans ces déserts. Mon guide en cueillit une et en orna son chapeau pour emporter un souvenir des régions de la vie que nous allions quitter.

Une montée rapide nous fit bientôt sortir du vallon où est encaissé le glacier de Gorner. Le Cervin, dont nous nous étions beaucoup rapprochés sans le voir, se dressa tout à coup devant nous, énorme et menaçant. Cette vue soudaine ébranle l’âme ; de si près, on ne le regarde pas sans émotion.

Le Cervin n’est qu’une pyramide, une pyramide simple. On en compte des centaines dans les Alpes ; mais celle-ci est la pyramide géante, unique par la hardiesse de sa forme, la puissance de ses dimensions, la fierté de son isolement.

D’ordinaire, ces cimes royales sont environnées et comme défendues par de puissants contreforts ; elles s’entourent de bastions, se ceignent de fossés, se cachent derrière de puissantes murailles ; en atteindre le pied est déjà une conquête. Le Cervin, au contraire, se dresse, isolé, au-dessus d’un plateau glaciaire ; autour de lui point de bastions, point de murailles ; les promeneurs qui vont dans les beaux jours d’été au Lac Noir ou sur le Hœrnli, peuvent, s’ils en ont l’envie, voir sa base de près et toucher ses premiers rocs. Une lieue à la ronde, les cimes s’abaissent et lui font place, les glaciers s’étendent en vastes plaines, à peine traversées par d’humbles arêtes qui viennent, en rampant, se confondre au pied du colosse. Nu, sombre, sauvage, il s’élève en roi ; l’espace est à lui, et sa cime orgueilleuse se perd dans le sombre azur.

Nous nous dirigeons sur l’arête longue et régulière qui rattache le Hœrnli à la base du Cervin. Quand nous l’atteignîmes, il n’était que neuf heures. Nous avions la journée devant nous ; aussi avant de commencer l’attaque, nous accordâmes-nous une heure de repos. Il y avait çà et là encore un peu de gazon : nous choisîmes le coin le plus vert, regardant à la fois le Cervin et le cirque imposant de la chaîne du Mont-Rose ; une saillie de l’arête nous cachait la vallée ; nous étions bien seuls. Knubel s’endormit presque aussitôt.

Les coupoles de neige reluisaient doucement dans le ciel bleu ; le soleil inondait les glaciers, et, dans ce monde éblouissant de lumière, seules les ondulations de la neige et les fraîches cassures des séracs dessinaient des ombres d’azur.

De ces vastes déserts s’élevait un vague et frais murmure, semblable à celui d’un grand fleuve qui roule avec lenteur ; c’était l’eau qui filtrait sous mille formes à travers les neiges et les glaciers pénétrés par le brillant soleil du matin. Tout près de nous, le Cervin se présentait de profil et en raccourci, moins écrasant peut-être, mais informe et affreusement sauvage.

Comment dire tout ce qui me vint à l’esprit, devant cette scène si splendide et si calme, en songeant aux chances du lendemain ? C’est à la veille d’une entreprise pareille qu’on sent ce que signifie le mot demain. L’imagination en sonde le mystère ; elle devance les événements, se représente le possible et mieux encore l’impossible, s’arrête même avec une sorte de complaisance aux pressentiments lugubres.

Une heure s’était écoulée lorsque mon guide se réveilla en parlant aussitôt de départ. Une demi-heure après nous touchions de la main la vraie base du Cervin. Je ne connais aucune montagne qui, de près comme de loin, se sépare aussi nettement de tout ce qui l’environne. Un obélisque ne se dresse pas mieux au-dessus d’une place. Nous avions marché jusque-là sur une arête spacieuse, où des enfants auraient pu jouer et courir à l’aise, et tout à coup nous étions devant un mur, un véritable mur, qu’il nous fallait escalader. C’était le premier pas, la première marche du Cervin.

Depuis un moment le vent du nord soufflait avec violence et commençait à nous glacer. Une brusque rafale nous assaillit comme nous étions cramponnés des mains aux rares saillies de notre muraille. Mon chapeau fut enlevé et tournoya un instant, puis s’envola follement dans la direction du Breithorn. Il n’y avait rien de rassurant à se figurer un vent pareil pendant l’ascension des dernières arêtes.

Ce premier mur escaladé, nous prîmes à gauche sur la pente orientale, où nous fûmes aussitôt abrités, nous ne pouvions monter encore ; il fallait longer la base du Cervin jusqu’au point où les rocs, moins abrupts, offrent un passage praticable. Le glacier de Furggen, dont la plaine blanche et unie s’étendait à nos pieds, se relève en cet endroit par une pente rapide, et forme un promontoire engagé dans les rochers jusqu’à plus de deux cents mètres de hauteur. D’ordinaire, il est couvert de neige, et la marche de flanc qu’on est obligé de faire en suivant son extrême bord n’offre aucune difficulté ; cette fois, la glace se montrait partout ; il nous fallut tailler presque tous les pas. Nous tenant de la main droite aux saillies du rocher, nous cheminions sur une sorte d’arête de glace, ayant immédiatement à gauche la longue pente du glacier coupé de nombreuses crevasses.

Nous en étions environ à la moitié du trajet, lorsque tout à coup un grondement sourd nous arrive des hauteurs, grandissant et se rapprochant à chaque seconde. Nous reconnûmes aussitôt la redoutable artillerie du Cervin, les pierres ! Knubel se rejeta vers moi et nous n’eûmes que le temps de nous blottir contre le rocher. Quelques cailloux bondirent à trois pieds au-dessus de nous, puis toute une avalanche. Par bonheur notre rocher surplombait. Pendant une demi-minute environ, toute cette furieuse décharge passa entre le ciel et nous, juste au-dessus de nos têtes, et alla s’abattre avec grand fracas sur le glacier de Furggen. Les plus gros blocs, s’annonçant par de sourdes détonations qui ébranlaient notre rocher, bondissaient par immenses paraboles ; les pierres de moyenne grosseur roulaient plus rapprochées, imitant le bruit d’un feu de peloton et soulevant des nuages de poussière.

Knubel, qui était le moins abrité, en fut quitte pour quelques cailloux. La surprise avait été si soudaine que nous regardions bondir les blocs avec une impassibilité stupide, étonnés de nous sentir encore en vie. Devant le déploiement de forces pareilles, c’est la pensée qui est écrasée la première.

Quand tout fut passé, Knubel, qui n’essuyait pas pour la première fois le feu de cette batterie, dit avec un singulier sourire : « J’espère qu’il se tiendra tranquille maintenant. Allons et passons vite, c’est ici que nous sommes le plus exposés. »

Les avalanches de pierres sont, de ce côté, la plus redoutable défense du Cervin, et nulle part elles ne sont plus à craindre qu’à la base même de la montagne, où vient infailliblement rouler tout ce qui se détache des flancs ou des arêtes.

Quelques pas plus loin, nous attaquâmes le couloir où l’on s’engage dans les rochers pour monter directement. Si l’on regarde de Zermatt et surtout du Riffel cette face du Cervin, elle paraît à peu près lisse. Cependant on y distingue de fines stries longitudinales, coupées obliquement par d’autres stries plus fines. De près, quelques-unes de ces stries sont de véritables ravins. Les premières sont des couloirs creusés par le passage des avalanches, les secondes sont des vires qui indiquent les assises de la roche[15], et la face tout entière est beaucoup plus accidentée qu’elle ne le paraît à distance.

C’est à travers ces vires et ces couloirs qu’on doit se frayer un chemin. Bien que la pente soit d’une grande raideur, elle est très praticable vers le bas, et jusqu’à la cabane, pour quiconque est habitué à grimper. D’ailleurs la roche, ciselée par le temps, offre partout des aspérités commodes.

Nous montions depuis plus d’une heure, et je cherchais vainement des yeux la cabane, lorsque mon guide me montra, à une centaine de pieds au-dessus de nous, un amas de pierres régulièrement rangées sur une saillie et formant une sorte de mur ; au-dessus et au-dessous le rocher était à pic. — Die Hütte ! la cabane ! s’écria-t-il.

Restait à franchir le plus mauvais pas de toute cette journée, le seuil même de la hutte. Lorsqu’on croit y toucher, on s’en voit tout à coup séparé par un rocher à pic dominant un abîme, et sillonné de fissures où il faut se cramponner des doigts. Pour plus de sûreté, nous déroulâmes la corde.

De toutes les cabanes construites par les clubs alpins pour faciliter les ascensions, aucune assurément n’est perchée comme celle du Cervin. Un stylite aurait envié une pareille demeure. Elle est trop chétive pour qu’on la puisse distinguer d’en bas à l’œil nu et même à l’aide d’une lunette ordinaire ; si on veut la chercher avec un télescope, on la découvrira presque sur l’arête qui regarde Zermatt, vers le milieu de la pyramide, à une altitude d’environ douze mille six cents pieds. Adossée à un rocher à pic, elle est construite en planches protégées par des murs de pierres entassées. Elle est pourvue d’une porte, fermant très exactement, et d’une fenêtre qui donne juste sur le Mont-Rose. Une table, deux tabourets, quatre couvertures et des planches, qui, avec de la paille, doivent servir de lit, composent le mobilier. Tant de confort ferait oublier l’altitude et la situation si le sol n’était couvert de quatre à cinq pouces de glace.

Knubel déterra une marmite et un peu de bois et se mit à préparer notre souper. Je sortis et j’allai m’asseoir à quelque distance sur une saillie de rocher pour jouir tranquillement et longuement du monde sauvage où nous étions transportés.

Mon premier regard fut pour la cime du Cervin. La tête fauve du colosse se dressait immédiatement au-dessus de nous ; à travers cet air pur des hautes régions, on l’aurait crue à cinq cents pieds à peine, et cette transparence de l’atmosphère donnait au roc une saisissante âpreté. À mes pieds, se déroulait l’énorme flanc de la pyramide, gris, affreusement labouré et d’une nudité effrayante ; au-dessous, les plaines blanches et solitaires des glaciers de Furggen et du Théodule ; en face, au-delà des glaciers, le Mont-Rose élevait le magnifique groupe de ses cimes.

Les voyageurs qui visitent le Riffel et montent au Gornergrat sont toujours étonnés de voir le Mont-Rose le céder en majesté et en hauteur apparente au Lyskamm, son noble voisin. Quelques-uns, les artistes, ceux qui n’ont pas étudié Baedeker, se méprennent tout d’abord, et décernant d’emblée la royauté au Lyskamm, l’admirent sous le nom de Mont-Rose, se demandant toutefois quelle pourrait bien être cette autre montagne, fort respectable aussi, qui se dresse tout à côté. Plusieurs les embrouillent dans leur souvenir. De la cabane du Cervin, aucune méprise n’est possible. La véritable royauté reprend sa place et son rang. Le Mont-Rose s’étale large, puissant, magnifique, comme il ne l’est de nulle part ; ses rivaux se rangent humblement, et sa cime, gracieuse et noble plutôt que fière, est bien celle qui brille le plus haut dans les cieux.

Notre souper était prêt quand je rentrai dans la cabane. Il faut être sobre au Cervin, et pour cause : du jambon, du chocolat et du thé composaient tout notre menu. Knubel avait découvert, au fond du tiroir de la table, un morceau de graisse de mouton datant de la fondation de l’établissement ; l’idée lui vint de s’en faire un bouillon.

Tout en faisant honneur au souper, nous causions des chances du lendemain. Je savais que les plus mauvais pas étaient au-dessus de l’Épaule, c’est-à-dire près du sommet, et qu’ils étaient beaucoup plus difficiles que tout ce que nous avions passé. À deux on est bien seul pour des passages de cette sorte, et par moments, j’aurais volontiers partagé mon repas avec un troisième compagnon. Mais Knubel était plein de confiance : — « S’il fait beau, nous l’aurons bien. » – Telle était toujours sa conclusion.

Les rayons rouges du soleil couchant frappaient la muraille à travers notre petite fenêtre ; nous sortîmes, car c’était l’annonce d’un sublime spectacle. La grande ombre triangulaire du Cervin s’allongeait devant nous à travers le Furggen et le Théodule jusque sur le glacier de Gorner. À notre gauche, la vallée de Zermatt était déjà dans une obscurité bleuâtre : il semblait que ce fût de ces profondeurs qu’allait sortir la nuit. Un moment, tout le cirque des cimes neigées resplendit d’un éclat divin. Deux teintes, se fondant en mille nuances délicates, se partageaient seules cet immense tableau : un bleu doux et profond, le bleu des ombres envahissantes, et l’or pur et éthéré que jetaient les derniers rayons du soleil. Au ciel, les deux teintes se mêlant répandaient au zénith un splendide reflet violacé.

Knubel aussi admirait et jouissait de mon admiration. Cet enfant de la montagne se sentait fier de ses glaciers, et son regard semblait me dire : Qu’avez-vous dans vos plaines qui approche de cette gloire du Mont-Rose illuminé par le soleil couchant ?

Quand la dernière lueur se fut éteinte, le froid nous obligea à rentrer dans la cabane. Nous étions seuls dans la nuit, suspendus sur les abîmes du Cervin.

Il était convenu qu’à neuf heures nous allumerions devant la hutte un feu qui devait être, pour les gens de Zermatt, le signal de notre bonne arrivée. Quelques minutes avant l’heure, Knubel rassembla sur une saillie en vue un peu de paille et de papier ; à l’heure précise, il y mit le feu, et la flamme s’éleva brillante. Peu de secondes après, dans la direction de la vallée, une étoile rougeâtre perça l’obscurité ; c’était le frère de Knubel, attentif, qui lui répondait ; des pensées amies, des sentiments d’affectueuse sollicitude nous arrivaient avec cette lumière. — Iouhé ! iouhé ! s’écria mon guide, oubliant que la vallée était bien loin et que les éclats de sa joie se perdaient dans les rochers d’alentour.

Nous rentrâmes enfin pour installer notre couche. Nous étendîmes les planches sur la glace, puis la paille et les couvertures. Grâce aux soins de Knubel, qui m’arrangea comme une mère l’eût fait pour son enfant au berceau, je n’aurais pas échangé ma couche contre le meilleur lit de Zermatt. Bientôt le silence régna dans notre hutte, et les bruits du dehors nous arrivèrent plus distincts. C’était le vent qui sifflait toujours sur les arêtes, ou des pierres qui roulaient en grondant à travers les couloirs : bruits sauvages d’une nature de mort.

On entend souvent dire que le sommeil est mortel sur les hautes montagnes. Ce n’est qu’un préjugé. Une seule chose y est dangereuse, l’engourdissement provoqué par le froid et la faiblesse ; tel est le cas des malheureux qu’on trouve morts sur les routes du Simplon ou du Saint-Bernard. Mais dans des conditions normales, l’événement a prouvé que le sommeil est tout aussi sain et réparateur près des plus hauts sommets des Alpes que dans la plaine. Ceux qui ont dormi au refuge établi à 13 525 pieds sur le côté italien du Cervin en ont fait l’expérience.

Pour nous, notre nuit fut excellente ; les labeurs de la montée nous avaient d’avance assurés d’un bon sommeil. L’aube commençait à poindre, lorsque Knubel m’éveilla. Il avait déjà préparé le déjeuner : sur la table deux tasses de chocolat exhalaient une appétissante fumée. Une demi-heure après nous quittions la cabane.

Le ciel était pur, l’air froid, mais le vent qui avait fait rage jusqu’au point du jour était sensiblement tombé ; il y avait dans les vapeurs transparentes qui voilaient les montagnes, et dans le rose délicat de l’orient, tous les indices d’une belle journée.

Il était quatre heures lorsque nous recommençâmes à gravir les rochers. Le soleil, rasant d’abord de sa lumière rose les hauts sommets et les arêtes, se leva bientôt après, et dissipant le voile léger des brumes matinales, fit resplendir les névés, les séracs et les glaciers. Cependant le froid était vif encore. Le rayonnement nocturne avait tellement refroidi les rochers qu’on y pouvait à peine tenir les doigts quelques secondes.

De la cabane, on continue à monter sur la pente rocheuse et rapide qui regarde le glacier de Gorner, toujours parallèlement à l’arête, mais à une certaine distance. La partie de la pente qui se dresse au-dessus de la cabane est la plus rapide. C’est une succession de vires et de couloirs, mais plus raides et plus exposés. Les mains aidant les pieds, cette grimpée est relativement facile, et serait même amusante n’étaient les trois mille pieds de vide qu’on a sans cesse sous les talons. Je vis bientôt que ma hache ne pouvait que me gêner dans cette gymnastique, et je la laissai sous une saillie de rocher. Nous en avions pour quelques heures avant de changer de terrain.

De temps à autre, nous regardions en arrière pour mesurer nos progrès ou voir bondir les pierres qui se détachaient sous nos pas. Plus on domine de haut cette immense pente de roche grise, ravinée par des milliers de couloirs, plus elle est effrayante de désolation. Je n’ai rien vu dans les Alpes qui approchât de cette nudité sauvage. Son uniformité la rendrait monotone à gravir, si la gymnastique qu’elle exige ne maintenait dans une excitation qui fait oublier les heures. Plus on monte d’ailleurs, plus elle se redresse, et plus les saillies sont rares et étroites ; et puis, avant d’atteindre la partie de l’arête qu’on nomme l’Épaule, on doit s’engager pour quelques minutes dans un grand couloir où les pierres roulent à tout moment ; c’en est assez pour tenir l’esprit en éveil.

Quelques pas au-dessus de ce couloir, Knubel s’arrête soudain, hésite, regarde en haut et en bas, examine et murmure. S’est-il trompé ? – Il regarde encore en arrière : impossible, il est trop sûr de lui, la montagne changerait plutôt de face. En effet, elle avait changé : une certaine masse qui faisait saillie s’était détachée et avait roulé dans l’abîme. Le Cervin comptait une ride de plus.

En approchant de l’Épaule, la pente s’adoucit et l’on aborde la neige ; c’est à peu près la seule place de ce côté du Cervin où elle puisse tenir dans les étés les plus chauds. Les guides redoutent assez ce passage ; on y est exposé à voir la neige, amollie par le soleil, se détacher sous ses pas. Au moment où nous la traversions, elle était ferme encore ; il fallut se servir de la hache. Peu de minutes après, nous étions à l’Épaule, le site le plus saisissant du Cervin.

Pour la première fois, nous touchions l’arête, et notre regard pouvait plonger sur l’effrayant revers qui domine le glacier de Zmutt. C’était notre première halte, et la seule qui fût possible jusqu’au sommet. Devant nous se dressaient des escarpements de rochers abrupts et rougeâtres, puis au-dessus, les dernières hauteurs du Cervin, dont on ne pouvait voir la cime ; des deux côtés de l’arête des abîmes à donner le frisson.

Assis sur une crête étroite, environnés de précipices, et près du théâtre même d’un des plus tragiques accidents des Alpes, nous passâmes là dans le silence un de ces moments qui ne s’oublient pas. Nous avions devant nous les dernières difficultés, les pas réellement dangereux ; nous touchions au moment solennel.

Cent mètres plus haut, peut-être, sur une pente rapide où nous allions bientôt passer, avait dû commencer la chute des quatre malheureux précipités dans la première ascension. J’essayai de me retracer cet effroyable drame ; je ne pus y parvenir : l’abîme avait repris son éternel silence. Qu’était-ce pour lui que la chute de ces quatre hommes pleins de vie, de jeunesse et d’intelligence ?… la moindre des avalanches qui le sillonnent en une saison.

La halte ne pouvait être longue, il n’est point permis de muser en pareil lieu. Nous laissâmes là le sac aux provisions, ne prenant avec nous que le strict nécessaire. Knubel, se levant, dit avec un accent sérieux et en appuyant sur chaque parole : — « Nous pourrons nous estimer heureux quand nous serons de retour ici. »

Ce qui nous restait à escalader pourrait s’appeler la tête du Cervin. La face regarde le glacier de Gorner : elle est formée par une paroi rougeâtre absolument verticale d’environ deux cents mètres. Le côté nord, le seul qu’on puisse aborder, offre une inclinaison moyenne de 60° ; il est couvert de neige et de glace, et des bancs taillés à pic, qui le coupent transversalement, en rendent l’accès impossible. L’intersection de ce flanc avec la face verticale forme une arête massive, rude, escarpée, et coupée de plusieurs murailles auxquelles les guides ont donné le nom de Rochers-Rouges. C’est la seule voie qu’on puisse suivre, quitte à se rejeter pour un moment sur la droite, lorsqu’on arrive aux murailles les plus abruptes.

La vue des difficultés n’avait fait qu’exciter notre ardeur. La première paroi fut enlevée avec élan ; elle est absolument verticale et en un endroit surplombe même un peu ; mais elle n’a qu’une dizaine de pieds, le roc en est solide et les saillies en sont franches.

Venait la mauvaise pente, celle-là même où Taugwalder avait vu la corde se rompre entre lui et ses quatre infortunés compagnons. On s’en ferait une bien fausse idée si l’on en jugeait par le dessin de Gustave Doré. Peut-être l’artiste eût-il mieux réussi s’il eût un peu mieux connu la haute montagne ; peu de sites sont aussi faciles à imaginer quand on est familier avec ces régions. Qu’on se figure une pente rocailleuse dont tous les creux sont remplis par la neige et la glace qui laissent à peine affleurer des saillies émoussées. Son inclinaison, dans la partie qu’on aborde, est d’environ 40° ; plus haut, elle se redresse, et un banc vertical la coupe dans presque toute sa largeur ; plus bas, elle plonge et disparaît dans un abîme qu’on ne voit pas, mais dont on devine l’effrayante profondeur. On y doit monter une centaine de pieds au plus ; rien n’y offre de difficulté sérieuse, mais au moindre faux pas on serait infailliblement précipité. Avec une caravane de quelques personnes, il serait difficile qu’un second accident eût des suites moins graves que le premier.

Knubel montait devant moi, avançant de toute la longueur de la corde à laquelle nous étions attachés, puis il assurait ses pieds et ses mains et attendait que je l’eusse rejoint. Cette manœuvre se répéta trois ou quatre fois. Un moment, comme il s’était engagé d’un ou deux pas trop à droite, nous eûmes de sérieuses difficultés ; les saillies manquaient sur un espace de deux mètres ; la glace était trop mince pour qu’on pût songer à y tailler un pas, la hache eût rencontré le roc. En de pareilles situations, un parfait sang-froid et une attention intelligente à profiter de tout ce qui peut être utile sont les meilleures sauvegardes ; si l’on met une précision en quelque sorte mathématique à assurer tous ses pas, il ne reste de danger que ce qu’en veut bien voir l’imagination.

Nous montions avec une lenteur calculée et prudente. « Sind Sie fest ? — Êtes-vous solide ? » était la question que nous nous envoyions l’un à l’autre à chaque pas. Knubel était magnifique de sûreté ; il savait prendre position sur les saillies les plus glissantes, son pied nerveux semblait mordre le roc.

Je poussai cependant un soupir de profonde satisfaction en retrouvant, plus haut, le rocher nu et escarpé. La gymnastique y est plus difficile et plus vertigineuse, mais on y a le pied plus sûr. Les escarpements recommençaient ; il fallait se cramponner, se tordre, se hisser ; mais, sentant approcher le but, notre ardeur allait toujours croissant.

Une fois la dernière paroi des Rochers-Rouges escaladée, la victoire était à nous. On ne voyait pas encore le sommet, mais il était à cent pas. Le site devenait saisissant ; nous montions tout au bord de la paroi verticale de la Tête ; l’abîme mesurait toute la hauteur du Cervin. L’horizon immense s’agrandissait à chaque seconde. Soudain, Knubel poussa un iouhé ! triomphant. À vingt pas devant nous se dressait la cime, la vraie cime du Cervin, fine crête de neige où flottaient, attachés à un bâton, les lambeaux d’un foulard. Quelle joie, que d’impressions indicibles en faisant ces vingt derniers pas !

Il était dix heures quand notre cri de victoire se perdit dans les cieux.

La cime n’est que le point culminant d’une arête ébréchée et tranchante, longue de cent mètres environ, et qui se termine par un autre sommet un peu moins élevé[16]. Le versant sud de cette arête est un précipice effroyable, qu’on ne peut voir même en se penchant ; le versant nord, une pente de neige qui disparaît au regard à cent pas. On ne peut poser le pied sur le fin sommet ; la crête en est trop aiguë et les jeux du vent la couronnent ordinairement d’aiguillettes de glace. Knubel fit, avec sa hache, un trou dans la neige un peu plus bas ; ce fut notre siège. Quel monarque eut jamais un pareil trône ?

Tout autour de la cime se creusait un vide immense et sans fond au-delà duquel se dressait le cirque des géants du Valais, le Mont-Rose et ses fiers rivaux, les Mischabel, le Weisshorn, le Rothhorn, la Dent-Blanche ; puis toutes les Alpes avec le dédale de leurs gigantesques ramifications, depuis le groupe du Viso jusque bien au-delà de l’Ortler, armée innombrable de pics étincelants ou sombres, dont l’immense colonne ondulée se perdait dans l’azur aux deux bouts de l’horizon. Au nord s’étendait la ligne unie du Jura, puis, au-delà, se confondant avec le ciel, les collines de France vers la Haute-Champagne ou la Franche-Comté[17].

Longtemps je sondai au sud les horizons les plus lointains ; je cherchais la mer. La voyait-on ? Je ne sais : mais de ce côté la plaine semblait plus douce, plus perdue dans les vapeurs de l’horizon, et si on ne la voyait pas, on pouvait la rêver. Ainsi, un seul regard allait des plaines de France à celles d’Italie, et des sommets chauves du Dauphiné aux montagnes du Tyrol ; spectacle indescriptible, que les yeux mêmes ne peuvent embrasser pleinement et devant lequel l’esprit demeure abîmé.

J’essayai de nommer quelques cimes. Jalousie bien naturelle, je cherchai celles qui nous dépassaient. Il y en avait deux d’abord : le Mont-Blanc et le Mont-Rose ; puis deux autres dont la victoire était plus indécise, le Dom et le Weisshorn : tout le reste était à nos pieds.

Une joie immense me remplissait le cœur ; nous avions atteint le but. Volontiers, je me serais palpé pour mieux me reconnaître ; il y a quelque étrangeté à se sentir plein de vie au sommet du Cervin. Je m’efforçais de me persuader que le moment était unique, sans prix, qu’il fallait en jouir de tout mon être, et en voulant saisir à la fois toutes mes impressions, j’étais dans un trouble qui m’empêcha un moment de rien distinguer. Lorsque je pus regarder avec plus de calme, rien ne me fit plus de plaisir que les Alpes vaudoises et la Dent-du-Midi, qui se dressaient fières encore au milieu de tant de nobles cimes. Je ne pouvais en détacher mes yeux. Entre la Dent-de-Morcles et le massif de la Dent-d’Oche, une dépression laissait deviner le Léman.

Les soulèvements alpins vus du nord-ouest offrent des croupes puissantes, des contreforts nombreux, des ramifications étendues ; les neiges accumulées y font de la plupart des grands sommets autant de blanches coupoles d’où descendent de vastes glaciers ; vus du sud-est, au contraire, ils présentent des pentes abruptes, le plus souvent dégarnies de neige jusqu’à de grandes hauteurs. Aussi, tandis que, sauf le Mont-Rose et ses voisins, toutes les cimes du Valais et celles de l’Oberland nous montraient leur dos noir et précipitueux, affreux à voir, les Alpes italiennes, jusqu’au Mont-Iseran, à la fois fières et gracieuses, s’élevaient à l’opposite toutes brillantes de neiges et de glaciers. Belles lignes, molles ondulations, fines arêtes, aiguilles sveltes et élancées, tout en faisait la plus belle chaîne de cet immense tableau.

À nos pieds, Zermatt n’était plus qu’une petite tache blanche au fond d’un creux violacé. Knubel dit en montrant le Riffel : « Ils nous regardent là-bas ; je devine d’ici les curieux qui se disputent leur tour au télescope sur la terrasse de l’hôtel. »

Aussi loin que nous pouvions voir, l’horizon n’avait pas la moindre vapeur, l’air était doux et si calme que mon guide put allumer tranquillement sa pipe, qu’il se mit à fumer du même air que s’il eût été attablé à l’auberge de Zermatt. J’écoutai s’il montait quelque bruit de la vallée ou des glaciers ; rien, sinon, peut-être, un murmure éteint et trop faible pour que l’oreille le pût distinguer nettement, le murmure de la vie lointaine : nous avions quitté la terre ; c’était déjà le grand et éternel silence des cieux. Ah ! si l’on pouvait jouir de sang-froid d’une telle situation ! Mais l’homme n’est point fait pour ce monde grandiose. Un développement inusité de ses forces, dans un milieu qui n’est pas calculé pour sa vie délicate suffit pour troubler sa pensée ; il n’a plus une aussi vive conscience de lui-même et de ce qu’il ressent.

Il fallut bientôt songer à descendre. On est comme en suspens sur un tel sommet ; il semble qu’on n’ait pas le droit d’y rester. Plus heureux qu’un de nos prédécesseurs qui, à cause du vent, n’avait pu y demeurer que trois minutes, notre séjour avait duré une demi-heure. Avant de quitter ce sommet d’une si difficile conquête, et où je ne devais, peut-être, jamais plus poser le pied, j’arrachai un lambeau de ce qui restait du drapeau pour l’emporter comme souvenir. Knubel m’assura que ce foulard avait été fixé là par Croz lors de la première ascension[18] ; peut-être était-ce celui de ce malheureux guide.

On ne regarde pas sans une certaine inquiétude le précipice par où l’on doit descendre : il plonge partout dans le vide et l’on ne voit plus que la vallée de Zmutt, huit mille pieds plus bas. Et puis, si à la montée l’enthousiasme, l’espoir d’une victoire toujours plus proche font surmonter tous les obstacles, à la descente les difficultés restent seules, tandis que la fatigue augmente et que l’intérêt diminue.

Nous devions changer notre ordre de marche ; je pris la hache et passai le premier ; Knubel, sur le pied de qui je pouvais compter, me suivait, attentif à tous mes mouvements.

À mesure qu’on s’éloigne de la cime, l’inclinaison du rocher augmente et devient bientôt effrayante. Jusqu’aux Rochers-Rouges tout alla bien ; mais là, et surtout sur la malheureuse pente glacée, nous attendaient les pas critiques. Je ne sais si notre succès en était cause, mais je me sentais plus sûr et plus léger qu’en montant. Nous descendîmes lentement toutefois et avec les plus grandes précautions. Tout se passa bien et plus aisément qu’à la montée ; la dernière paroi des Rochers-Rouges surtout fut franchie en quelques secondes. En approchant de l’Épaule, nous vîmes de loin notre sac que nous y avions déposé : nous étions sauvés ! Le reste n’était qu’amusement au prix de ce que nous venions de passer ; la chute des pierres était seule à redouter.

Nos provisions furent bientôt achevées et notre dernière bouteille vidée ; il fallait se hâter pour arriver à Zermatt le même soir.

Les couloirs, les cheminées et les vires, jusqu’à la cabane, sont un véritable dédale ; impossible de s’y reconnaître après une seule ascension. Dans la crainte des pierres, Knubel se retournait au moindre bruit qui partait des hauteurs. Enfin nous atteignîmes l’endroit où j’avais laissé ma hache ; la cabane n’était pas loin ; à quatre heures nous en touchions le seuil.

Heureux retour ! je saluais avec une joie et une reconnaissance croissantes chacune de nos haltes de la montée qui nous rapprochait des lieux sûrs.

Nous fîmes encore un peu de cuisine, puis ayant tout remis en ordre dans la hutte, Knubel en ferma la porte et nous partîmes. La descente de tous ces rochers commençait à devenir monotone pour nos jambes un peu rompues. Il y a aussi quelque chose d’énervant à sentir que l’on descend pendant des heures et que l’on est toujours si haut. Je m’endormais presque et me laissais dévaler machinalement à travers les cheminées et les couloirs, lorsque nous atteignîmes le bord du glacier de Furggen ; là, l’idée des avalanches de pierres me réveilla.

D’ailleurs nous avions du travail : le soleil avait effacé les traces de nos pas sur la glace ; comme j’étais le premier, je dus refaire d’autres entailles. Cependant, pour nous éviter trop de peine, nous nous laissions glisser sur l’arête partout où elle aboutissait à un rocher. Nous étions reçus rudement parfois, mais c’étaient dix minutes de gagnées.

Nous atteignîmes les lieux abrités sans que rien eût bougé sur les hauteurs. Bientôt après nous franchissions le dernier rocher du Cervin, la muraille au chapeau, comme nous l’appelions, et nous étions sur la longue arête du Hœrnli. Tout était fini ; le reste n’était plus qu’une glorieuse flânerie.

Quand nous fumes à une assez grande distance pour voir la masse écrasante du Cervin se dresser tout entière de la base au sommet, nous nous arrêtâmes pour considérer la tâche accomplie. Il me semblait rêver. Venais-je bien de là-haut ?… Toutes les images de la route se mélangeaient confuses dans mon esprit : je n’y pouvais croire. C’était donc là le Cervin, et j’y avais été !

Et puis, il faut le dire, au fond, j’avais presque un regret. Bien des fois j’avais fait le rêve de cette ascension enviée de tous les grimpeurs ; longtemps j’avais convoité la coupe de loin et avec ardeur, et maintenant je venais de la vider… Singulier être que l’homme, qui brûle de posséder, et qui, lorsqu’il possède, regrette son désir.

Knubel, lui, cheminait tout joyeux. Cette ascension faite ainsi seul avec un touriste était pour lui un magnifique début dans la carrière, et qui allait le poser aux yeux de ses camarades. Tout en traversant les premiers pâturages, je le considérais et je sentais que désormais quelque chose m’attachait à lui. Cet homme, je ne l’avais jamais vu, je ne devais jamais le revoir peut-être, mais nous avions passé ensemble quelques heures des plus solennelles de notre vie : comment séparer son souvenir de celui de ces deux journées ?

Au moment où nous approchions du Lac Noir, le soleil embrasait les cimes des glorieux reflets de son coucher. Combien l’herbe des pâturages nous parut douce au pied après ces deux jours passés au milieu des rochers et de la glace ! Nous allâmes au bord de l’eau pour nous y rafraîchir les mains et le visage. Quelques pas plus loin commençait un sentier.

Déjà l’on entendait tinter les clochettes d’un troupeau, et la senteur des arolles nous venait des forêts avec le vent du soir.

Un chalet se dessina enfin dans l’ombre, et tout près une vache qui nous regardait venir : c’était le premier être vivant que nous rencontrions depuis notre départ du Riffel. Knubel appela le vacher, se fit reconnaître, et l’on nous donna du lait. Il était nuit noire quand nous atteignîmes le fond de la vallée.

Lausanne, mai 1872.

LE CERVIN ET SES DIFFICULTÉS

Autant on se faisait autrefois d’illusions sur les dangers des hautes ascensions, autant, je le crains, on est porté aujourd’hui à s’en faire sur leur facilité. Réaction naturelle, mais à laquelle la poésie perd certainement sans que la sécurité augmente pour les grimpeurs. – Les Alpes perdent décidément de leur prestige aux yeux des touristes de nos jours. Les grandes hardiesses de jadis ne sont plus pour nous que jeux d’enfants. Le Mont-Blanc ? Vulgaire, et d’ailleurs trop facile. – Le Mont-Rose ? On y mène promener les dames. – La Jungfrau ? Un enfant y est monté. – Des guides ? Mais pourquoi faire ? des demoiselles vont seules à la Dent-du-Midi ; un touriste est monté tout seul au Mont-Rose.

Il reste encore çà et là dans les Alpes quelques nobles cimes qu’on respecte ; mais qui sait combien de temps leur prestige va durer ? Elles sont rares d’ailleurs, et les grimpeurs hardis chaque jour plus nombreux. Il y a peut-être le Weisshorn, la Dent-Blanche… Le Cervin, hier encore si redoutable, est en train de perdre son auréole. Comme le disait un de nos meilleurs clubistes, « sa cime est devenue un col » ; on y passe pour aller de Zermatt au Breuil autrement que par le Théodule, et d’une façon originale. Une jeune fille est arrivée à 1200 pieds de son sommet, et il n’a pas dépendu d’elle qu’elle ne l’eût atteint. J’en sais d’autres, aussi courageuses, qui, l’occasion aidant, n’y feront guère défaut. Puis, on va bientôt le garnir de crampons et de longues chaînes de fer ; on y montera comme dans certaines villes on monte au clocher de la cathédrale les jours de fête.

Depuis quelque temps, les plus malins se défient du Cervin. Il en impose, ce grand géant, avec sa méchante figure ; après tout, il pourrait bien n’être pas plus difficile qu’un autre. Eh bien ! comment l’avez-vous trouvé ? dit-on tout d’abord d’un certain air aux heureux qui en reviennent. — Est-il vraiment aussi terrible qu’on veut bien le dire ?

Heureux que je suis à mon tour, puisqu’il m’a été donné d’en faire l’ascension l’été dernier, je vais essayer de dire ce que j’ai vu : si je me trompe dans mes appréciations, qu’on veuille bien n’en pas accuser ma sincérité.

Je serais charmé de pouvoir faire du Cervin une peinture rassurante, engageante même ; cependant on aurait tort de trop s’y attendre ; ces rudes géants ne sont jamais gracieux, d’une façon ou d’une autre ils font bien payer leurs faveurs.

La première et une des graves difficultés du Cervin, c’est qu’il est haut, bien haut ; on aurait tort de l’oublier. Puis, tout le long il y faut grimper, des mains autant que des pieds, et sans cesse on y fait ses évolutions gymnastiques au-dessus ou tout près du vide. On n’aurait guère de chances d’en atteindre le sommet, si auparavant l’on ne s’est essayé sur un de ses rivaux d’un accès plus commode. Il a failli en arriver mal, dit-on, à un touriste qui, dans le mois d’août dernier, voulut débuter dans les grandes ascensions par celle du Cervin. Arrivé à l’Épaule, ses mains étaient en sang, il dut regagner la cabane où il resta deux jours avant de pouvoir bouger ; un de ses guides fut obligé de descendre à Zermatt pour y quérir des vivres.

Tout ceci soit dit pour éviter peut-être à quelques-uns de perdre en tentatives malheureuses beaucoup de peines et beaucoup d’argent, et aussi pour détourner de certaines témérités qui semblent devenir à la mode.

Le Cervin n’est donc que pour ceux (et certes il n’en manque pas dans les Clubs alpins, et dans nos Sections romandes en particulier) qui sont tout à fait sûrs de leurs jarrets et de leur tête. Ce serait rendre un fort mauvais service aux autres que de les y envoyer.

Aujourd’hui, pour attaquer le Cervin, on a l’embarras du choix ; l’ascension se fait également bien du Breuil et de Zermatt : c’est une affaire de préférence. Le côté italien est d’une escalade plus rude, les mauvais pas y sont plus nombreux, mais on le dit plus sûr ; d’ailleurs, en six ou sept endroits on peut s’aider de chaînes ou de crampons. Le côté suisse n’offre qu’un passage vraiment mauvais, mais, en revanche, les avalanches de pierres y sont sans cesse à redouter. Par des temps de grand vent ou de dégel, on y peut courir de très sérieux dangers.

Pour le pittoresque, on peut aussi balancer. Cependant, toute montagne qui a un frappant caractère a aussi un sens où elle est le plus elle-même, d’où l’on jouit le mieux des grands traits de sa physionomie : c’est par la Grand-Vire qu’il faut monter à la Dent-de-Morcles, c’est par la Wengern-Alp qu’il faudrait gravir la Jungfrau ; le vrai Cervin n’existe que pour la vallée de Zermatt, et c’est par là qu’il y faut monter. On y a sans cesse sous les yeux son flanc énorme et sauvage, sa cime fauve et abrupte. Et puis, ce côté a une histoire, histoire sinistre ; c’est celui où périrent les malheureux compagnons de M. Whymper ; qui voudrait gravir le Cervin sans voir le théâtre de cette catastrophe, l’une des plus terribles qu’aient gardées les annales des grimpeurs ?

M. Tyndall affirme qu’il y a peu de rochers aussi imposants que ceux du versant italien. C’est bien probable ; aux environs de la Tête-du-Lion, les sites doivent être singulièrement grandioses ; cependant il me semble que de ce côté on doit moins se douter qu’on gravit le Cervin ; on perd les traits essentiels de son caractère.

Au reste, si l’on éprouve l’embarras du choix, que l’on fasse comme MM. Tyndall, Thioly, Giordano, qu’on monte d’un côté pour descendre de l’autre. J’ai bien du regret que les circonstances ne me l’aient pas permis. Partant de Zermatt pour descendre au Breuil, ce doit être la plus belle ascension des Alpes.

Je ne puis parler avec connaissance de cause que du côté suisse ; pour ce qui concerne l’autre, on trouvera dans les récits de M. Tyndall, entre autres, les meilleurs renseignements.

J’ai dit que de ce côté une chose était surtout à craindre, les avalanches de pierres. En effet, dès l’abord on y est exposé, et sous ce rapport le trajet du premier jour, jusqu’à la cabane, est peut-être le plus dangereux. Nous y avons essuyé pour notre part une décharge de quelques quintaux ; par bonheur nous pûmes nous abriter à temps, mon guide en fut quitte pour deux ou trois cailloux. Au-dessus de l’Épaule on passe aussi dans un couloir où les pierres roulent à chaque instant. C’est une affaire de chance et de présence d’esprit. Du reste, sur toute la face qui domine le Furggengletscher, le même danger est plus ou moins à craindre. Pendant notre séjour à la cabane, il ne se passait guère dix minutes sans que nous entendissions un roulement lointain ou rapproché.

Si l’on veut se donner un avant-goût de l’ascension, c’est l’affaire d’une journée, en partant de Zermatt. Montant par le Lac Noir, on n’a qu’à suivre la longue arête qui va du Hœrnli à la base du Cervin : promenade facile, dans des sites d’un si grand caractère qu’on ne la regrettera jamais. Outre une vue magnifique et très rapprochée sur les énormes séracs du glacier du Cervin, on pourra voir de près les rochers de la pyramide.

À entendre les guides de Zermatt, c’est par l’arête nord-est que s’effectue l’ascension ; il n’en est rien, au moins pour la plus grande partie. Tandis que de Zermatt j’avais étudié avec soin à la lunette toutes les parties de l’arête, je me suis vu presque continuellement engagé pendant l’ascension sur la face qui regarde le Gornergletscher. Ce n’est qu’à l’Épaule qu’on prend l’arête pour ne plus la quitter.

Cette face du Cervin est en réalité beaucoup moins effrayante que ne le fait supposer sa rapidité. De près comme de loin elle est très raide, à la vérité, mais partout elle est coupée de gradins, sillonnée de vires et de couloirs qui en facilitent l’accès. Les vires sont étroites, les couloirs rapides, les gradins faits pour des jambes de géant ; mais le rocher est presque partout solide et rarement glissant. C’est donc une grimpée relativement facile et sans danger, si l’on oublie les pierres ; mais longue, éternelle, et qui, autre part qu’au Cervin, pourrait sembler monotone. À la montée, elle se divise en deux étapes, puisqu’on couche à la cabane qui en marque à peu près le milieu ; mais à la descente, qu’on fait d’ordinaire en un jour, elle est pour les jarrets une bien rude épreuve.

Jusqu’à l’Épaule, on peut cheminer sans le secours de la corde, sauf en deux ou trois pas où il est prudent de l’employer.

À mesure qu’on monte, la pente devient de plus en plus raide, et les saillies plus rares et plus étroites ; cependant, un peu avant l’Épaule, elle s’adoucit et on trouve de la neige. Suivant l’époque, ce dernier point peut offrir des dangers ; la neige est ordinairement mince et exposée au soleil.

L’Épaule est à peu près la seule halte confortable et même possible entre la cabane et le sommet. On imagine assez combien le site en doit être sauvage. Sauf les dômes neigés des cimes voisines, le regard ne s’y repose sur aucune forme douce ; tout y est rocs déchirés, pentes glacées ou précipices. C’est là que commencent les véritables difficultés. Sur plus de deux cents mètres, l’arête se redresse en une suite d’escarpements coupés en plusieurs endroits de parties verticales ; c’est ce qu’on appelle les Rochers-Rouges. Vers le milieu ils deviennent impraticables, et l’on est obligé de s’engager sur la mauvaise pente qui aboutit, par un effroyable précipice, au glacier du Cervin ; c’est sur cette pente que le malheureux Hadow entraîna trois de ses compagnons. On y monte deux cents pieds peut-être, puis on revient aux rochers de l’arête qui présentent encore des gradins.

Les premiers rochers sont les plus escarpés, non les plus mauvais ; on rencontre une paroi absolument verticale, mais peu élevée ; d’ailleurs les saillies en sont franches et le roc solide.

L’inclinaison de la pente à l’endroit où on l’aborde est d’environ 450 ; plus bas, elle plonge et finit par se changer en une immense paroi surplombante. La neige et la glace s’y sont plaquées dans tous les creux. Cette pente n’est pas unie, car le rocher s’y montre beaucoup ; mais on dirait qu’on a malignement tronqué les saillies à coups de hache, afin que le pied n’y puisse mordre, et le verglas recouvre tout ce qui n’est pas sous la neige. Il est impossible de tailler des pas ; la couche de neige est trop mince, on rencontre le roc dur et uni à un pouce ou deux.

Sur un parcours de quelques pieds, on passe là des minutes critiques, au-dessus d’un effrayant précipice, appuyé du bout de la semelle sur de mauvaises saillies, et cherchant dans les fissures du roc des positions pour les doigts. Malheur à ceux qu’un de ces vents violents et glacés, comme il en règne souvent à ces hauteurs, saisirait en cet endroit !

On a peine à comprendre comment, lors de l’accident, la catastrophe n’a pas été complète. Sans doute, guides et touristes formant une cordée d’environ 150 pieds de longueur, les derniers étaient encore engagés dans les rochers et purent saisir d’assez fortes saillies. Mais sur le milieu de la pente, neuf fois sur dix la chute d’un seul homme entraînera celle de tous ses compagnons.

L’aspect de ces lieux doit beaucoup changer, suivant les années et les moments. La pente doit être meilleure lorsqu’elle est chargée d’une couche de neige ferme. Avec la neige fondante, ou lorsque la glace est assez épaisse pour couvrir la plupart des saillies, elle doit être terrible, ou plutôt impossible. Dans l’état ordinaire, un bon guide y passerait seul sans courir de sérieux dangers, mais pour un touriste ce serait toujours une imprudence.

Les guides craignent davantage l’escalade des Rochers-Rouges ; les touristes, généralement plus souples mais moins sûrs de leur pied, trouveront presque toujours la pente plus difficile.

Dans notre ascension, nous trouvâmes trois cordes qu’on avait fixées aux plus mauvais endroits ; mais leur solidité était trop peu certaine et les chances trop graves pour oser s’y fier pleinement.

On doit les remplacer prochainement par des chaînes qui, cette fois, solidement fixées, pourront être une excellente garantie et quelquefois un utile secours.

Si l’on doit faire ce passage sans compter sur d’autres cordes que celles de la caravane, le mieux est de n’avancer qu’un à la fois pendant que les autres prennent, autant qu’il est possible, des positions solides. Toutes les fois qu’on a l’occasion de donner un tour de corde à une saillie de rocher, on serait coupable de le négliger.

Les derniers escarpements des Rochers-Rouges présentent une série d’assez mauvais pas ; ils sont cependant sans difficultés sérieuses pour les touristes jeunes, souples et habitués aux escalades.

Nicolas Knubel, mon guide, me raconta qu’à la partie la plus escarpée un de mes prédécesseurs lâcha prise, mais fut efficacement retenu par la corde.

Une fois ces derniers rochers franchis, le Cervin est vaincu. La pente se radoucit de plus en plus ; on y pourrait courir si le verglas qui recouvre souvent les rochers ne commandait les précautions. Au bout de quelques minutes on atteint la cime dont le point culminant est formé par une crête de neige si fine qu’on n’y peut poser le pied. L’arête continue, tranchante et accidentée, et environ deux cents pieds plus à l’ouest forme un autre sommet un peu moins élevé.

Est-il besoin de dire que le monde de pics hérissés, de glaciers étincelants qu’on découvre de ce royal sommet est immense et sublime ? Comme sur les autres cimes du même rang, c’est un spectacle si étonnant et si grand que, chétif qu’on est, on se sent incapable de l’embrasser et d’en jouir. Il n’est pas beau, au sens ordinaire de ce mot ; à qui n’est pas habitué aux scènes sauvages de cette dernière et suprême région, il pourrait paraître affreux. Il ne doit guère y avoir, dans toute la chaîne, de sommet où les Alpes se présentent plus hérissées, plus menaçantes, plus sombres, malgré les neiges et les glaciers.

Mais quelle situation pour le grimpeur qui jouit de ce chaos de précipices, qui aime ces scènes et qui commence à en épeler le sens ?

Cependant, est-ce l’admiration qui remplit le plus l’âme dans les instants qu’on passe sur cette crête, perdue dans l’espace ? C’est toujours, je crois, le sentiment de la victoire. Il faut l’avouer, on ne monte pas au Cervin pour voir. Et pourquoi donc, alors, si ce n’est pour satisfaire l’orgueil ? s’écrie aussitôt la foule des gens prudents et sensés, la foule des moralistes.

Non, on n’y monte pas pour voir seulement, mais non plus pour chercher, au péril de sa vie, une gloire vraiment trop peu prisée pour la payer si cher ; non plus pour jouer témérairement et à plaisir avec le danger ; on monte au Cervin pour le vaincre, et tout vrai grimpeur doit sentir en lui qu’il y monterait, fût-il seul dans l’univers et n’eût-il que les cieux et les monts pour témoins de sa victoire. Où donc, d’ailleurs, trouver une cime qui tente et passionne davantage ?

Sur le sommet flotte encore à un bâton le foulard attaché en guise de drapeau par le malheureux Michel Croz[19] ; sauf cela, aucune trace que celles de la foudre, qui seule, pendant des siècles que nul ne peut compter, a visité ce sommet.

La descente semble effrayante lorsqu’on se place là-haut en imagination. En réalité, elle nous parut presque plus aisée que la montée : du moins pour nous, elle se fit plus gaîment. Mais elle est interminable, infinie, et sans un guide sûr on courrait le risque de perdre bien du temps dans l’uniforme dédale des vires et des couloirs de la grande pente. On peut coucher encore à la cabane si l’on veut se ménager au retour ; elle est admirablement suspendue aux flancs du colosse, et bien close ; mais on l’atteindra généralement assez tôt pour ne pas résister à l’envie d’en finir le jour même et de revoir Zermatt[20].

Que dire, pour résumer ces renseignements et ces appréciations, sinon qu’il est difficile ou même impossible d’assigner à une ascension de cette sorte sa véritable valeur comme difficulté.

Les comparaisons qu’on pourrait faire demanderaient une carrière de touriste plus remplie que n’est encore la mienne, et encore seraient-elles fausses le plus souvent. Il entre dans un tel problème des données trop nombreuses et trop variables pour qu’on puisse le résoudre. La question change avec les voyageurs, avec le temps, avec l’année, avec mille circonstances qu’on ne peut compter, ni prévoir, à chaque expédition elle n’est plus la même.

Ce qu’on peut dire, je crois, avec quelque justesse, c’est que la catastrophe de 1865 parle peut-être un peu trop à l’imagination et rend le Cervin plus redoutable qu’il n’est en effet ; mais, à coup sûr, pas de beaucoup.

Dans des conditions ordinaires, il ne me paraît pas être ce que les Alpes ont de plus mauvais. On pourra faire dans nos Alpes voisines du Léman, à la Cime de l’Est de la Dent-du-Midi, à la Tête-à-Pierre Grept, et ailleurs, plus d’une course qui sera comme un avant-goût du Cervin et pourra servir de préparation à ceux qui voudraient éprouver d’abord leur adresse et leur force.

(Écho des Alpes, 1871.)

ENCORE LE CERVIN

Monter au Cervin par Zermatt ou y monter par le Breuil, c’est faire deux ascensions très différentes et qui n’ont entre elles que fort peu de rapports. Des deux, la dernière est incomparablement la plus difficile et la plus belle ; elle offre de plus l’attrait de n’être pas encore devenue banale, et d’être assez sérieuse pour ne pas le devenir de longtemps.

Du côté de Zermatt, le Cervin n’est qu’une immense pyramide unie et régulière. Plusieurs touristes, qui n’ont pas compris le caractère grandiose de cette simplicité, en ont déclaré l’ascension tout à fait monotone : autant vaut dire que Dante n’est pas amusant ou que la mer est uniforme. Du côté du Breuil, au contraire, le Cervin est un formidable entassement de rochers déchirés et sauvages, un énorme édifice, flanqué de tours qui croulent et d’où pendent des murs brisés ; une effrayante Babel, ruinée par la foudre et le temps. Couloirs, cheminées, arêtes, tours, murailles, toutes les formes s’y trouvent et rendent l’ascension aussi laborieuse que variée.

Aujourd’hui, l’on y monte de ce côté par deux chemins différents. L’un est l’ancien, celui que prirent déjà les premiers ascensionnistes dans leurs tentatives : il suit presque toujours l’arête occidentale et ne s’en éloigne que très peu ; aussi permet-il au regard d’embrasser souvent les deux versants de la montagne, ou plutôt les deux précipices que domine le colosse. L’autre s’engage sur le flanc sud-ouest par une série de couloirs et ne rejoint l’arête que très haut. Ne l’ayant pas suivi, je le connais d’ailleurs fort peu. Il doit être sensiblement plus court, peut-être plus facile, mais assurément beaucoup moins intéressant et bien plus exposé aux chutes de pierres.

Par tous les deux on aboutit au Refuge, situé sur une sorte de névé neigeux appelé la Cravate. En cet endroit, on a profité d’une excavation naturelle sous un banc de rocher, et, à l’aide d’un mur en pierre sèche, on a établi un excellent abri. Jamais pareil confort à une telle altitude. Comme celui du côté suisse, cet abri mesure trois pas de long, six pas de large, mais il a environ neuf pieds dans sa plus grande hauteur.

Une pelle et un pic que nous trouvâmes plantés en dehors entre les pierres de la muraille, servent à déblayer la neige et la glace qui obstruent l’entrée. À l’intérieur, s’étalent, suspendus à une corde afin que la neige ne puisse les atteindre, deux vastes peaux de mouton, des couvertures, un matelas en caoutchouc, que l’on gonfle à l’aide d’un petit soufflet ad hoc. Enfin, divers ustensiles de table et de cuisine. On le voit, le Club italien fait très bien les choses.

Une fois la porte fermée, le matelas gonflé, les peaux et les couvertures étendues, on est délicieusement seul à 13 000 pieds, se sentant suspendu en toute sécurité au-dessus d’affreux précipices. Affreux soit dit, sans aucune hyperbole. Au dehors, un vent sauvage mugit en se déchirant aux crêtes des rochers, tandis que de l’intérieur abrité et tranquille, à travers les petites vitres de l’étroite fenêtre, on voit briller les étoiles du beau ciel d’Italie.

Du refuge, ce qui reste à faire de la montée est la partie la plus difficile, celle qui fit subir tant d’échecs à Whymper et à Tyndall. La tête du Cervin surplombe du côté de l’Italie d’une manière effrayante. S’il y existait un court sentier, on ne mettrait pas une demi-heure pour y arriver. L’arête qui sépare le pic Tyndall du pic terminal est très dentelée, fort étroite, mais loin cependant d’être tranchante comme l’est celle du Weisshorn en certains endroits. Un montagnard exercé peut partout s’y tenir debout, et elle n’offre aucun passage difficile. Mais, à partir de là, les cordes qu’on voit fixées aux rochers annoncent une véritable escalade.

On sait que, du côté de l’Italie, les mauvais pas étant bien plus nombreux que de celui de Zermatt, on a placé des cordes en beaucoup d’endroits. Sur le chemin que nous avons suivi, du Col-du-Lion au sommet, nous en avons rencontré quatre jusqu’à la cabane, et trois autres au-dessus, plus une échelle. On assure qu’elles sont, pour la plupart, posées depuis sept ans. À les voir, on le croit sans peine : les torons, il est vrai, en sont encore à peu près intacts, mais elles sont si blanches, que de loin on les croirait d’argent et qu’elles inspirent beaucoup plus de respect que de sécurité. Les dernières sont indispensables pourtant, car les rochers d’où elles pendent sont verticaux ; un chat même n’y pourrait pas grimper. Pour les poser, on a d’abord gagné le sommet par le chemin, beaucoup plus long, que suivit Carrel dans la première ascension, puis on les a fixées au haut de ces parois à la descente. Ainsi, avec leur aide, on peut maintenant gravir des centaines de pieds auparavant inaccessibles, et l’on évite un long et difficile détour. Seulement, l’escalade est rude et vraiment vertigineuse. On n’imagine guère de plus beaux escarpements que ces derniers rochers. Heureux ceux qui ont la tête ferme et quelque habitude de la gymnastique ; plus heureux encore ceux qui ne doivent pas y grimper, comme nous, par un froid de 50, un vent violent, et avec des mains à demi gelées et raidies par la crampe !

L’échelle, surtout, n’est point faite pour les peureux. C’est une échelle de corde avec des barreaux de bois. Vers le bas, le rocher auquel elle est fixée surplombe fortement. Aussi, selon les lois bien connues de l’équilibre, dès qu’on pose les pieds sur les premiers échelons, on les sent fuir en avant, de sorte que, à demi-renversé sur le dos et ne tenant guère que des mains aux cordes de l’échelle, on se trouve suspendu et balancé sur la belle Italie. À chaque membre que l’on déplace, l’appareil se disloque, l’équilibre change, et l’on reçoit une secousse qu’il est bon de prévoir afin d’y mieux résister. La position est originale et saisissante, et l’on traduit d’ordinaire toute son admiration en vigueur de poignet. Heureusement l’instant critique est de très courte durée. Au-dessus de l’échelle, on trouve encore une dernière corde, dont on peut, d’ailleurs, parfaitement se passer.

Tout le monde sait, aujourd’hui, que la cime du Cervin est une longue arête, mince et régulière, qui se termine à chaque extrémité par deux sommets de hauteur à peu près égale. Le sommet italien, le plus rocheux, le plus accidenté, offre, au sud, des anfractuosités où l’on peut s’abriter commodément. Il est plus souvent dégarni de neige que son voisin.

Quant à la traversée de l’arête, d’ordinaire facile, c’est une promenade royale. Sur cette cime isolée, où il semble que l’on trône au sommet du monde, marcher plus de cent pas horizontalement sur le tranchant d’une arête étroite, ayant de chaque côté pour abîme le fond d’une grande vallée, c’est presque voler en plein ciel. Je rêve, hélas ! cette jouissance plus que je ne l’ai éprouvée. Lorsqu’il nous fallut traverser l’arête, le vent soufflait aussi glacial que pendant toute la montée, et par moments ses secousses, redoublant soudain de violence, menaçaient de nous précipiter du côté du glacier de Zmutt. Cependant nous ne pouvions nous hâter, car la crête de neige était si dure qu’il y fallait tailler les pas.

La descente du côté suisse ne s’annonçait pas non plus très facile : un pied de neige fraîche recouvrait tous les rochers, et, au passage de la Glissade, masquait les endroits assez nombreux où ils étaient incrustés d’un traître verglas. Vraiment, nous aurions eu en ce moment un malin plaisir à voir descendre quelques-uns de ceux qui, grâce à leurs guides et à un temps propice, ont trouvé le Cervin si facile.

Lorsque je fis ce passage pour la première fois, en 1870, les rochers étaient en grande partie découverts, on en voyait les saillies, et avec un peu d’adresse on pouvait sans peine trouver pour chaque pas une position suffisamment sûre. C’était un plaisir. Cette fois (1874), il en était bien autrement ; descendant le premier et cherchant pas à pas le chemin sous cette neige en poussière, j’ai eu tout le loisir d’en juger. Lorsque j’avais chassé du pied la neige, tâchant de découvrir le roc, il restait toujours assez de cette poussière blanche pour remplir les fissures et les anfractuosités. Le plus souvent il fallait poser le pied de confiance, sans savoir si c’était sur la neige ou sur le roc, cherchant de son mieux à faire mordre les clous.

Nous exécutâmes cette descente avec patience et selon toutes les règles de l’art. Mon compagnon, M. Th. Bornand, s’en tira avec une remarquable habileté. Gilliod fils nous donna seul quelques inquiétudes. Quant au père, qui restait le dernier et ne devait guère compter que sur lui-même, il montra une fois de plus sa hardiesse, parfois un peu grande, et l’admirable sûreté de son pied.

La descente des Rochers-Rouges à l’Épaule ne nous parut qu’un jeu. Du reste, à partir de l’Épaule jusqu’au bas de la montagne, on ne rencontre plus un seul pas qui ne soit facile pour un touriste tant soit peu exercé. C’est la grande pyramide d’Égypte, avec ses mille gradins, rongés par le temps, mais tous semblables de structure et uniformes d’inclinaison. Il faut voir cette pente du haut pour comprendre ce que sa prétendue monotonie a de vraiment grandiose.

Aujourd’hui, hélas ! pour les vrais amants du Cervin, tout ce côté de la noble montagne est comme profané. En plusieurs endroits on y trouve un véritable sentier. À chaque pas on rencontre des débris de toute sorte, coquilles d’œufs, écorces d’oranges, boîtes d’allumettes, tessons de bouteilles. Au milieu d’un couloir sauvage on voit s’étaler une étiquette de chocolat Suchard ou de bougies de l’Etoile.

Au refuge, j’éprouvai une pénible surprise. Je ne l’avais pas vu depuis deux ans. Quantum mutatus !… Combien la saleté et le désordre qui y règnent attestent que ce ne sont plus absolument des fidèles qui s’y sont abrités ! Les vrais guides, comme les vrais grimpeurs, respectent trop ces sévères montagnes pour mettre et laisser dans un pareil état un refuge du Club alpin.

De la cabane au glacier de Furggen, le sentier est de mieux en mieux marqué. Il le sera chaque année davantage, car les ascensions au Cervin, aussi fréquentes que celles du Mont-Rose lui-même, se font presque chaque jour de beau temps. L’année dernière, dix-sept personnes y sont montées le même jour.

On entend souvent exprimer la crainte que cette vulgarisation du Cervin ne cause tôt ou tard une catastrophe. Il se pourrait fort bien que l’événement ne vérifiât pas de longtemps ces appréhensions. Sauf le danger des pierres, qu’on peut rarement prévoir mais auquel on peut très souvent échapper, le Cervin est une montagne très sûre ; les rochers y sont assez bons ; partout les guides peuvent y prendre des positions très solides, et avec tant soit peu de prudence, sont certains de retenir un touriste qui viendrait à glisser[21]. L’événement l’a prouvé, à ma connaissance, au moins trois fois. Au passage de la Glissade, celui de l’accident Whymper, avec deux bons guides et une corde de 150 pieds, on est en toute sûreté. Peu de montagnes difficiles se prêtent aussi commodément à l’exploitation.

Il est donc fort probable que le Cervin deviendra de plus en plus à la mode, et que les moins habiles l’escaladeront bien souvent avec succès. Une ascension qui présente de telles garanties, qui d’ailleurs est parmi les grandes, une des plus courtes et des moins fatigantes, ne peut que tenter les guides et les touristes : les premiers gagnent une centaine de francs chacun, les seconds, la satisfaction d’avoir vaincu la cime la plus fière des Alpes.

Et puisqu’on s’est engagé dans cette voie d’exploitation, pourquoi n’y marcherait-on pas plus vite ? Il faudrait bien peu de dépenses pour rendre l’ascension parfaitement sûre et facile par le beau temps, du côté de Zermatt. Sans beaucoup de travail, on pourrait établir un sentier ne s’écartant presque jamais de l’arête, et évitant à peu près complètement le danger des chutes de pierres. Aux Rochers-Rouges et à la Glissade, on pourrait aisément fixer de bonnes chaînes de fer qui, avec les précautions les plus simples, rendraient toute chute grave impossible. Logiquement, et dans l’intérêt des touristes de tous pays qui affluent chaque année davantage à Zermatt, tout cela devrait se faire, et se fera sans doute.

Mais, le jour où le Cervin de Zermatt sera devenu une montagne banale comme le Faulhorn ou le Brévent, les touristes qui voudront le voir encore dans toute sa primitive rudesse et apprécier la différence qui sépare une ascension vulgaire d’une partie sérieuse, n’auront qu’à le descendre par le côté italien. Il est probable que même avec des chaînes et des cordes neuves, il sera encore assez accidenté pour leur donner de belles émotions.

(Écho des Alpes, 1875.)

HUIT JOURS DANS LE VAL D’ANNIVIERS

 

Zinal, 15 juillet 187…

 

Enfin, mon ami, me voici à Zinal, à huit lieues de Sierre et à mille lieues des soucis du monde ; à Zinal, lieu discret, et je dirais charmant, s’il n’était grandiose ; asile de paix comme il en reste bien peu dans les Alpes.

Vous voudrez savoir, sans doute, pourquoi cette année encore je suis revenu ici : c’est parce que nulle autre part je n’ai trouvé, au fond d’une vallée perdue, une verdure plus tranquille et plus douce, des chalets plus rustiques, des ombres plus fraîches, des glaciers d’un argent plus vif et plus pur ; nulle part, dans les lieux habités, une paix si profonde au pied de si magnifiques grandeurs. Et puis, il faut que je l’avoue, il y a près d’ici un col qui me tente, une crête fière et brillante où je voudrais poser les pieds : j’ai entendu vanter le Morning-Pass comme l’un des passages des Alpes les plus beaux ; qu’il soit aussi l’un des plus difficiles, ce n’est, vous le savez, qu’un attrait de plus ; je veux le voir. Un guide de choix doit me rejoindre ici : dès qu’il sera venu, si le temps est resté beau, je tenterai l’entreprise.

Mais vous ne connaissez point le lieu d’où je vous écris, vous ni tant d’autres d’ailleurs. Zinal, qui a une si belle place au soleil, n’a en effet aucun nom dans le monde ; les Guides en parlent à peine, on n’en voit aucune estampe, aucune photographie ; et cependant, dans tout cet admirable Valais, c’est bien l’un des sites les plus beaux. Comme les vallées de Saint-Nicolas et d’Évolène, ses deux voisines, celle-ci va du sud au nord, longue, régulière, et droite à peu près. Fermée à son entrée par des gorges impraticables, et resserrée dans presque tout son parcours, elle s’élargit vers le haut, et un spacieux vallon la termine, au sein de magnifiques glaciers, entre une ceinture de hautes montagnes formée par les groupes du Weisshorn et de la Dent-Blanche. Là, les dépôts séculaires du torrent ont formé une longue plaine, aujourd’hui finement gazonnée, qui s’en va mourir au pied même des glaciers, à une hauteur de 1700 mètres au-dessus de la mer. À l’entrée de cette plaine, au bord de l’unique chemin qui la traverse, sont semés une centaine de chalets, petits et noirs ; c’est le hameau de Zinal.

Deux figures dominent, entre les montagnes qui enserrent étroitement le fond du val, et tout d’abord elles attirent le regard : l’une à l’avant-garde, un grand pic noir qui surgit du fond de la plaine même, abrupte pyramide de deux mille mètres, lançant hardiment au plus haut du ciel deux cornes aiguës ; l’autre, plus reculée, à sa droite, au fond d’une vallée de glace et au centre même du tableau ; une cime immaculée et brillante, dont les neiges dessinent sur le ciel une ligne aux inflexions souples et tendres, chef-d’œuvre de grâce et de pureté. Le pic noir se nomme Lo Besso ; la cime blanche, c’est la Pointe-de-Zinal. Autant le premier est sombre, orgueilleux, sauvage, autant la seconde est pure, élégante et douce dans sa blancheur et ses nobles contours ; jamais plus frappant contraste : on dirait une belle vierge gardée par un grand monstre jaloux.

Ces deux figures forment le fond ; autour d’elles toutes les autres s’effacent, et échelonnent leur profil de chaque côté de la vallée, comme les coulisses d’un décor. Immédiatement au-dessus de Zinal se dressent de chaque côté deux murailles sombres, massives, recouvertes à leur pied de lambeaux de forêts, et qui, repoussant naturellement le regard de leurs flancs sauvages, le dirigent vers le fond du tableau, où toutes les lignes sont calculées pour un effet grandiose.

Si peu connu que soit Zinal, il y a cependant un hôtel ; mais très simple encore, heureusement, comme les bonnes gens qui le tiennent. Souvent il est vide ; aujourd’hui nous y sommes trois voyageurs. Il vient si peu de gens à Zinal ! Le flot vulgaire ne s’y est pas encore versé, et si l’on consulte le livre où s’inscrivent les touristes, on n’y voit guère que des noms d’habitués fidèles ou de grimpeurs d’élite, descendus ici par quelque haut glacier.

Tout près de l’hôtel, au-delà d’une pelouse en pente douce, au bord du chemin, s’élève une chapelle, une petite chapelle blanche ; la façade en est crépie depuis bien des années déjà, mais elle a conservé une virginale blancheur ; seulement, sous l’effort du temps, son petit clocher se disloque et penche, la croix s’incline et bientôt va tomber. Quelques chalets sont groupés autour de la chapelle, un plus grand nombre sont échelonnés le long du chemin, au milieu des grands prés verts ; la plupart ne sont que des granges, de petits bottons, rongés des mousses, vermoulus et noircis, où l’on serre un peu de foin en hiver ; les meilleurs ont une ou deux fenêtres, et peuvent abriter une famille.

Ne vous étonnez point si je ne vous parle guère des habitants ; en ce moment on n’en voit pas ; ils sont dans les hauts alpages avec leurs vaches. Je n’ai vu jusqu’ici, sauf l’hôtesse et deux enfants qui jouent dans le pré, qu’une jolie fillette, faisant le service de la maison ; un de ces visages de la montagne, à la fois ferme et timide, sérieux et candide, bronzé, avec de grands yeux noirs.

Au printemps et en automne, les vaches remplissent les prairies, le val s’anime du bruit de leurs cloches et des cris des vachers ; mais maintenant elles sont toutes dans les plus hauts pâturages, dans les derniers vallons, entre les replis des montagnes, et elles y sont si bien cachées, qu’on n’entend presque jamais le murmure de leur sonnerie lointaine. Tous les chalets sont vides, la petite plaine est déserte, comme aux anciens jours, et l’on n’entend que le frais murmure des flots de la Navisance, qui coule rapide à une centaine de pas, ou le bruit plus éloigné des torrents qui bondissent dans les ravins des montagnes. Ainsi isolé et paisible, le petit hôtel a l’air d’une chartreuse au milieu d’un désert.

Lorsqu’on arrive ici de la plaine, encore abattu par les fatigues d’une vie toujours agitée, quel bien fait au cœur ce site grave, vert et tranquille, auprès des neiges éternelles, au pied des grands monts silencieux !

Il y a ici deux autres voyageurs, vous ai-je dit. À souper, j’ai fait leur connaissance. L’un est un Anglais, M. T., bel homme, comme ils le sont tous, membre de l’Alpine Club, grand escaladeur de hautes cimes ; d’ailleurs nullement excentrique, ni même rogue ou taciturne, ainsi que tant de ses compatriotes, mais au contraire, aimable causeur, parlant le français avec beaucoup d’aisance. Il est professeur à Cambridge, c’est-à-dire homme savant et distingué. L’autre, M. de C., est un Français, homme du meilleur monde et qui, ses rentes aidant, court l’Europe, visitant les monuments, les musées, les gens de lettres, les savants, s’intéressant à toutes choses, art, science, nature, hormis à la politique qui a failli lui attirer des malheurs. Homme fortuné, vraiment, car il passe sa vie à donner fête à ses yeux et nourriture à son intelligence. De plan de voyage, il n’en a point. Il va par monts et vaux, au hasard des paysages : il se plaît ici, il y reste jusqu’à ce que le vent de ses désirs le conduise ailleurs. Notre Anglais, au contraire, s’est tracé méthodiquement, et exécute très fidèlement un itinéraire digne de ses jambes et de sa fortune ; et, tandis que des gens comme vous et moi s’échappent à grand’peine huit jours pour faire quelques promenades, le bienheureux, depuis le mois de mai qu’il est en route, a déjà gravi « dix-neuf cimes et trente-cinq cols », et rien de vulgaire, veuillez m’en croire. D’ici, il passe par les glaciers à Évolène, et va escalader la Dent-Blanche.

Fort de l’autorité de son âge, M. de C., qui, rien qu’à l’entendre prenait le vertige, essayait de lui faire un chapitre de morale sur sa témérité, lorsque ses deux guides entrèrent pour régler avec lui les détails du lendemain. Comme il doit partir avant le jour, il a pris congé de nous. M. de C. et moi, nous avons passé la soirée en causeries, et nous sommes tombés d’accord pour occuper la journée de demain par une promenade.

 

16 juillet.

 

Ce matin les nuages hésitaient entre le ciel et la terre, et avec eux, nous hésitions entre la montagne et la vallée. Comme ils persistaient à se traîner lourdement le long des pentes, nous avons pris le parti d’aller simplement flâner sur le glacier de Zinal, emportant à tout hasard assez de provisions pour y passer longue journée si les nuages prenaient la fantaisie de s’envoler.

De l’hôtel on voit, au fond du val, tout au pied des noires parois du Besso, le glacier courber son dos grisâtre, pressé entre d’énormes croupes sombres. À voir sa carapace de pierres, grise et par places reluisante, et les longues lignes des moraines qui dessinent son échine sinueuse, il fait l’effet d’un monstrueux reptile. On s’imaginerait volontiers qu’à certains moments il se met à ramper et fait onduler ses colossales vertèbres. La première envie qu’on éprouve en arrivant ici, c’est d’aller voir de près cet être singulier, et quand on l’a vu une fois, on y retourne et l’on ne s’en lasse point.

Et pourtant il est laid, oui, vraiment laid ; à tel point qu’on serait embarrassé de dire de prime abord ce qu’on y vient voir. – Dans son Voyage aux Pyrénées, M. Taine, dont la plume peint si bien le paysage, savant artiste, amant par-dessus tout des belles couleurs et des formes expressives, a déclaré fort laids aussi les glaciers de Gavarnie. « Ils ressemblent beaucoup à des plâtras entassés, dit-il, et ceux qui les admirent ont de l’admiration à revendre. » Que dirait-il devant celui-ci, bon Dieu ! Imaginez, au point où on l’aborde, un fleuve immobile de pierres grises, large de six cents mètres, et n’offrant aux regards que des flots accumulés d’informes et sales débris. En vain vous y cherchez la glace ; le pied ne foule que des morceaux croulants de blocs, de boue et de gravier.

Âpreté, nudité hideuse, spectacle désolant. Qu’y a-t-il donc là pour l’admiration ? Rien vraiment, si l’on y vient voir des couleurs ou des formes ; et cependant, dès ici et sans monter plus haut, où apparaît la glace pure, on se sent attiré, retenu, captivé, et si ce n’étaient les désagréments de la marche, on se promènerait des heures au milieu de tous ces cailloux.

M. de C. a, là-dessus, son idée. « Observez cette masse, disait-il ; elle est vivante : de minute en minute, un craquement sourd, un bloc qui tombe, un monticule qui s’écroule vous en accuse le travail perpétuel. L’imagination n’est pas tout à fait folle en la comparant de loin à un monstrueux reptile. Sous les plis de ce vêtement de pierres, vous sentez palpiter une sourde puissance. Ce glacier est un être ; comme un reptile, il rampe, en effet ; il vit. Ou plutôt c’est la Terre qui vit en lui ; c’est elle qui est un être, au même titre qu’un mollusque ou une méduse ; c’est elle qui vit, si vivre veut dire seulement se mouvoir par ses propres forces, d’une vie plus étroitement asservie à la matière, sans doute, mais bien autrement grandiose et forte : et ce qui vous attire, ici comme au bord d’un cratère ou de l’océan, c’est cet être immense que vous sentez vivre sous vos pieds, et dont vous, son infime parasite, vous venez avec une secrète émotion de curiosité et de respect contempler les sourdes palpitations dans ce glacier qui est l’un de ses millions d’organes. »

À mesure que l’on remonte le courant du glacier, un certain ordre se dessine au milieu du chaos de pierres ; les monceaux de blocs sont plus réguliers, s’alignent et forment bientôt de longues files ; la glace se montre, sombre d’abord, encore tout obscurcie par les pierres qui la chargent, puis enfin blanche, et multipliant la lumière sur ses mille facettes de cristal. — « C’est comme du sucre ! » s’écriait très justement un enfant traversant la mer de glace de Chamonix.

Plus on avance, plus l’ordre se dessine ; les moraines laissent entre elles de véritables avenues, propres, régulières ; on dirait qu’un génie a pris soin de balayer tous ces débris et de les ranger en lignes. Régularité plus étrange encore que le désordre de plus bas ; on a peine à n’y pas voir un dessein, une volonté, le travail d’un être intelligent. Autrefois, les bergers contaient gravement que le diable s’amusait, la nuit, à ranger ainsi ces pierres ; d’aucuns disaient que c’était le perpétuel travail des damnés. Les montagnards, maintenant, se sont mis au niveau du siècle, ils sont devenus naturalistes ; ils vous disent que ces pierres, le glacier lui-même les rejette, « parce qu’il n’aime pas la saleté. » – Vous savez que la science explique aujourd’hui tout cela d’une façon très simple : le glacier, sollicité par l’action combinée de la pesanteur, du dégel et du regel, descend vers la vallée, avançant environ d’un pied par jour ; dans sa marche, il entraîne tous les débris tombés des pentes voisines sur ses flancs, et les échelonne en longues lignes. Ainsi la légende a dû s’enfuir devant l’explication !

— Il y en a qui regrettent la légende, disais-je ; avec elle s’en est allée la poésie.

— Qui sait ? répondit M. de C. Et n’est-ce point que la poésie a simplement changé de formes ? Erreur de croire que la poésie est dans les choses et peut s’en aller avec elles ; elle est dans le cœur, elle est aussi vieille que lui, et vivra jusqu’à son dernier battement. Autrefois, elle animait les fantômes de l’imagination ; aujourd’hui nous la voyons naître de la réalité bien comprise, de la science même, nous révélant la vie grandiose de la nature, et nous ouvrant les horizons infinis du passé et de l’avenir. Pour moi, continua-t-il, trouvez-moi barbare, mais je ne connais aucun hymne qui vaille l’astronomie, et je donnerais toute l’Odyssée pour cette grande épopée des êtres que raconte la géologie.

Entre mille curiosités, sur notre passage nous avons vu un moulin. Les montagnards ont donné ce nom à des crevasses où se précipite quelqu’un des ruisseaux de l’eau idéalement limpide qui, durant la chaleur du jour, sillonne le glacier. Ces moulins sont beaux à voir, mais fort peu rassurants. La lumière se jouant sur les accidents de la glace, les reflets bleus splendides des parois qui plongent dans l’ombre font les plus magnifiques effets : mais ces gouffres sont perfides ; on n’en approche qu’avec circonspection, en assurant son pied le mieux possible. On se penche, en se retenant de la main à son compagnon, on avance la tête pour essayer de voir le fond et l’on recule aussitôt. On sent qu’un mouvement de plus, on perdrait l’équilibre et l’on disparaîtrait sans retour dans le plus mystérieux des abîmes.

Personne ne contemple un de ces moulins sans y jeter ensuite des pierres, pour voir ce qui arrivera, comme font les enfants ; sans doute aussi pour se venger d’avoir eu peur d’y tomber soi-même.

Un bloc se trouvait tout près de celui-ci ; il nous fallut peu d’efforts pour le précipiter. Il fit grand fracas au départ, brisant une belle lame de cristal, œuvre du soleil et des eaux, puis il disparut ; de sourdes secousses, de plus en plus lointaines, annoncèrent qu’il bondissait en compagnie du ruisseau dans des profondeurs tortueuses et inconnues.

La partie inférieure du glacier coule comme un fleuve, remplissant une longue et étroite vallée ; nous la remontions depuis une heure et demie, nous approchions du plateau supérieur dont quelques vagues bleues, entrecoupées de crevasses, nous séparaient encore. Voyant les nuages se dissiper, nous décidâmes de poursuivre notre promenade jusqu’auprès du Roc-Noir, au centre du plateau.

C’est là que le glacier prend naissance, au milieu d’un cirque des plus grandioses formé par des cimes de premier rang, le Gabelhorn, le Rothhorn, le Grand-Cornier, la Dent-Blanche. La plupart dépassent quatre mille mètres. Dès qu’on pénètre dans cette enceinte, les pierres deviennent plus rares, le bruit des mille ruisseaux du glacier s’éteint, la neige recouvre tout de son morne et magnifique manteau. C’est la région des frimas perpétuels, entassés par des hivers de huit mois. Entre les cimes et sur les pentes, partout où le roc n’est pas vertical ou trop rapide, les neiges amoncelées ensevelissent toutes les formes sous leur molle épaisseur. Rien ne saurait donner une idée de la lumineuse blancheur de ces croupes aux rondeurs caressantes, aux cassures diaphanes, découpant sur la crudité d’un bleu sombre et sans vapeurs leur ligne d’une idéale pureté. Le silence du désert n’est interrompu que par le bruit des pierres qui se détachent, des séracs qui de temps à autre s’écroulent, ou des avalanches qui déroulent en grondant leurs splendides flots argentés. C’est le monde polaire, l’âpreté de ses rocs nus et rigides, l’entassement séculaire de ses neiges, le bleu opalin de ses glaces vives ; mais le monde polaire avec la puissance des masses, le brutal déchirement des arêtes et des cimes, et la magnificence de lumière des hautes régions des Alpes.

Ce n’est pas absolument une métaphore de dire qu’ici l’on a changé de monde. Tous les objets sont nouveaux, toutes les formes étranges ou inconnues. Plus rien ne rappelle la vie. Deux règnes entiers de la nature sont disparus à la fois ; il ne reste plus que le monde minéral, et la froide magnificence de ses phénomènes. Tels nous paraîtraient, sans doute, les paysages d’un astre désert, s’il nous était donné de les voir.

Nous avons passé plus d’une heure assis sur quelques pierres, au milieu des neiges, ne nous lassant pas de regarder.

Il y a pourtant quelque chose de perfide dans la beauté de ce spectacle ; longuement contemplé, il fait mal. On y éprouve trop fortement l’irrésistible puissance des forces universelles. À leur brutal contact, les choses fines et subtiles du monde intérieur s’évanouissent, la délicatesse de nos distinctions morales semble dérisoire ; tout s’efface sous l’impression froide et écrasante d’un monde matériel, fatalement livré à des forces immenses, qui seules survivent à toutes les formes passagères des choses. L’âme alors, vidée pour ainsi dire de tout ce qui lui vient de l’humanité, ne ressent plus que je ne sais quel amour infini ; on voudrait, dans un embrassement suprême, s’unir à ces immuables puissances dans un éternel repos.

M. de C. interrompit à temps mes réflexions, qui allaient leur train vers le bouddhisme, en me rappelant qu’il était temps de songer au retour. Il nous fallut presser le pas, afin d’arriver à l’hôtel à l’heure convenue pour notre souper.

La nuit est magnifique. J’ai passé le reste de la soirée à regarder les étoiles, le ciel, si simple, toujours le même et éternellement beau.

 

17 juillet.

 

M. de C. se plaît ici ; il restera encore quelques jours. Je l’ai entraîné aujourd’hui, non sans peine, à faire avec moi l’ascension de la cime méridionale des Diablons. Elle est d’un accès si facile, qu’un enfant y pourrait aller seul.

À l’aube nous avons quitté l’hôtel, et, d’un pas très tranquille, comme il l’aime, nous avons gravi d’abord une pente rapide, couverte de mélèzes et de jardins de rhododendrons en pleine fleur. Nous montions dans la fraîcheur des grandes ombres et la paix matinale, tandis que de l’autre côté du val, les cimes où descendaient les premiers rayons du soleil, s’éveillaient baignées dans une belle lumière rose.

Un peu plus tard, quand le soleil fut haut et le jour dans tout son éclat, des vapeurs s’élevèrent de plusieurs points de la vallée, s’assemblèrent en légers nuages d’un blanc soyeux et doux, finement argenté, et vinrent former à mi-hauteur des sommets comme une voluptueuse ceinture. Longtemps ils s’y arrêtèrent, caressant les pentes, pénétrant mollement dans les replis des ravins, puis ils se reprirent à monter, de plus en plus diaphanes et légers, laissant çà et là des flocons de leur blanche toison suspendus aux saillies des rocs. Enfin le vent d’est les prit sur ses ailes, et on les vit s’en aller un à un dans l’espace bleu. Tout en marchant, nos yeux les suivaient ; ces beaux nuages semblaient avoir une âme, une âme heureuse et bonne ; leur vol dans l’azur était si tranquille et si doux.

D’un pas toujours égal et sans arrêt nous arrivâmes jusqu’aux derniers gazons, à la région des pierres nues et brisées, avant les neiges. Là, sous prétexte de géologie, mon compagnon réclama un moment de repos. Les roches de cette partie de la montagne sont fort intéressantes, en effet, dans leur nature et dans leur position. Ce sont d’abord des quartzites gris, tachés de grandes plaques rouges, et comme rouillés, se dressant en rudes et massives arêtes, cassés par éclats francs et énergiques. Puis des schistes chloriteux et talqueux, bizarrement empilés ou tordus en feuillets verdâtres, sombres, et aussi beaux à voir que glissants et détestables à gravir. Souvent ils hérissent les arêtes de lames droites, amincies, et tranchantes comme des glaives. Les pentes sont recouvertes de leurs minces débris, qui rendent sous les pas le même son que la vaisselle cassée. Que sont après tout ces vieilles roches, sinon d’anciennes argiles, cuites à l’immense fournaise souterraine ?

Mais une chose frappe surtout, si l’on s’intéresse à la géologie, c’est la position de toutes ces roches. De toutes parts, et bien des lieues à la ronde, leurs couches schisteuses se redressent autour d’un énorme massif central de roches cristallines, le massif où surgissent le Rothhorn, le Weisshorn et la Dent-Blanche. Pour se soulever, tout ce bloc de montagnes a dû rompre leur couche épaisse et en rejeter les éclats sur ses flancs. Rupture colossale, phénomène inimaginable et dont la seule idée nous écrase. Pour cette masse ainsi irrésistiblement montante, qu’était-ce qu’une enveloppe de quelques mille pieds d’épaisseur à soulever et à rompre ? Bien peu, car le rocher, cette chose pour nous si dure et si forte, est ici plié et tordu comme le serait une molle étoffe ; sa résistance était dérisoire devant l’effort souterrain.

Une lutte d’opinions s’engagea entre M. de C. et moi, au sujet de ce soulèvement ; vieille lutte sous une forme nouvelle, celle de Thalès et d’Héradite, celle des plutoniens et des neptuniens ; au fond, elle divise encore les savants modernes, il est bien permis aux amateurs de s’y engager derrière eux.

Comment s’est accomplie cette rupture formidable, avec violence ou avec lenteur ? Faut-il supposer que cette masse centrale encore à moitié fluide a jailli du sein de la terre par une brusque poussée ; ou bien qu’elle est formée de couches semblables à celles de nos plaines, anciennement déposées par les eaux, lentement et profondément transformées par la chaleur intérieure et les énormes pressions qu’elles supportent, puis soulevées, mais toujours avec lenteur, jusqu’à la place qu’elles occupent aujourd’hui ?

— Pourquoi voulez-vous, disais-je, que rien de grand dans la nature ne se fasse sans commotions violentes, sans éruptions terribles, et que chacune de ses métamorphoses soit un cataclysme ?

— Et pourquoi, répliquait M. de C., voudriez-vous qu’elle ne fît rien qu’avec des moyens calculés à notre petite taille et connus de notre expérience bornée, qu’elle marchât toujours avec une égale et monotone lenteur ?

Une idée générale m’a paru se dégager de notre dissentiment, c’est que le caractère d’un peuple se trahit dans ses sciences aussi bien que dans ses arts et dans sa religion. Écoutez ma démonstration, je vous en prie.

Il n’est de science si exacte, si serrée dans ses inductions, qui ne laisse encore à l’imagination une large part. C’est l’imagination qui généralise, c’est elle qui fait les hypothèses, et, lorsqu’elles sont reçues, celles-ci sont comme autant de drapeaux qui rallient les penseurs et les savants. Or considérez les principaux parmi ceux qu’on agite dans la mêlée moderne, et dès l’abord vous reconnaîtrez les nations et leur caractère, les races et leurs tendances naturelles, instinctives, inévitables.

En géologie, rien de plus frappant. Les méridionaux, au sang vif, à l’imagination simple, claire et rapide, racontent l’histoire du monde tout autrement que les savants du nord, à la pensée lente, à l’imagination vaste et confuse. Les Italiens et les Français se plaisent aux coups de théâtre et aux changements de tableaux, aux révolutions violentes et aux cataclysmes ; il leur faut du mouvement, du bruit, et surtout du feu. Ils aiment voir, à chaque période, les flores et les faunes entières anéanties, puis soudain renouvelées. Peu leur coûte de rêver que le globe tout entier n’est encore qu’une masse en pleine fusion, chauffée, à une température incalculable, et recouverte d’une mince pellicule sur laquelle nous habitons. Ces violences désordonnées, cette hypothèse effrayante ne sauraient naître dans le calme esprit du nord. Il aime à contempler le lent et immense déroulement des choses, à voir un ruisseau ruiner à la longue une montagne, et des polypes construire un continent. Il se dit que toute la nature est l’œuvre d’actions aussi lentes, continuées à travers des milliers de siècles. Il est patient, que lui coûteraient les myriades ? Volger et d’autres ne sont-ils pas allés jusqu’à dire que dans la perpétuelle succession des formes à la surface du globe, la vie n’y avait jamais eu de commencement !

De ces deux esprits, lequel a raison ? Aucun, sans doute, et la palme est peut-être à qui les saura concilier.

Sur le papier, une discussion géologique vous semblerait froide et peu nouvelle : pour nous, au sein de cette puissante nature des montagnes, au milieu de ce chaos de masses si étrangement disloquées, elle prenait un intérêt profond, et ouvrait notre âme à une grandiose poésie. Avec les données de la science, nous reconstruisions ces murailles ruinées, nous rétablissions ces voussures écroulées dont les énormes matériaux, déjà déblayés et disparus, forment sans doute de leur poussière les plaines qui s’étendent à leurs pieds ; et quelles que fussent nos opinions, il fallait bien nous accorder sur une chose, c’est que c’étaient là des ruines. Et quelles ruines ? les ruines de notre monde qui s’en va en poussière. Inutile de se roidir devant cette idée, l’homme doit mourir, l’humanité doit mourir… la terre, aujourd’hui si belle et si riche de vie, la terre aussi doit mourir…

Cette pensée m’est revenue souvent en face des scènes désolées des montagnes ; mais lorsque je me laisse aller à rêver le temps où cette ruine sera consommée, où, sur la terre nue et refroidie, il ne restera plus de nous et de nos villes que de loin en loin une traînée de débris, je me demande aussitôt ce que sera devenu ce développement magnifique, et tout cet immense travail d’intelligence et de passions à travers lequel grandit laborieusement l’humanité ? Quand le dernier homme se sera éteint sur les ruines de la dernière cabane, où seront les pensées d’un Socrate, les créations d’un Shakespeare, les visions d’un Raphaël, les rêves d’un Beethoven ? Nous vivons à la fois dans deux mondes, tous les deux infinis, tous les deux splendides ; mais dans l’un, tout ce qui est créé est à jamais immuable, immortel ; tandis que, dans l’autre, une puissance que rien ne lasse déroule à l’infini des formes qui se succèdent sans reparaître jamais. De ces deux mondes, lequel est le rêve et lequel est la réalité ?…

Un rayon de soleil glissant obliquement du haut d’une arête voisine, nous éclaira tout à coup de sa jeune et vive lumière, chassant autour de nous les ombres, dorant les rochers, et faisant étinceler les gazons humides. Du même coup se dissipèrent en moi ces rêves sombres de l’avenir. « Regarde, semblait-il me dire, le ciel bleu, la pure lumière, la jeunesse du cœur, le matin, les fleurs de la montagne, tout cela est si beau ! »

Il y a vraiment plus d’éloquence dans un rayon de soleil que dans tous les systèmes de philosophie.

J’ignore ce qui m’attend au-delà de la vie, ce que deviendra le monde à la fin des siècles ; qu’importe ! En ce moment, sous cette riche lumière, dans cet air pur des Alpes, j’ai vraiment vécu, et tout un ciel était dans mon cœur. Et puis, pourquoi donc craindre ? Celui qui a fait, ne saurait-il refaire ? Revivre serait-il plus merveilleux que vivre ? Eussé-je jamais rêvé tout ce qui est, et veux-je tenter d’imaginer ce qui peut-être encore ?

M. de C. monta encore une heure avec moi, mais, peu habitué à cet exercice, il sentit que pour lui, il payerait de trop de fatigue le spectacle du sommet. Le tableau était déjà grandiose, il préféra s’arrêter à jouir longuement, encore dans la plénitude de ses forces, et me laissa continuer seul. J’eus bientôt atteint la région des neiges. Une longue arête d’une admirable blancheur, assez large et peu rapide, m’offrait un chemin commode jusqu’à la cime méridionale. Je montais avec ardeur, et à chaque pas je voyais se dérouler plus vastes les nappes éblouissantes des glaciers d’alentour, et au loin surgir des cimes et des chaînes nouvelles.

Liberté des montagnes ! Heureuse possession de soi-même ! Bonheur de courir à l’aventure sur des sommets inconnus et déserts, de marcher sur des neiges pures encore, de monter vers les cieux ! Est-il rien qui remplisse mieux le cœur de la joie religieuse et douce de se sentir vivre dans le magnifique monde de Dieu !…

Au plus haut point de l’arête, quelques dalles de schiste fauves et brisées, sortant de la neige, formaient un sauvage sommet. Dois-je tenter de dire ce que je vis de là-haut ? Il faudrait pour cela toute une langue que j’ignore, qui n’a même pas été faite. Ce chaos de formes géantes, immobiles et brisées, ces glaces accumulées, l’austérité des rocs noirs, le grand silence et la pureté de ces hautes neiges, ne peuvent se comparer à rien de connu ; toute image les rabaisse, il faut les voir.

Le ciel était splendide, et les neiges dans tout leur éclat ; l’air calme, le silence sourd et absolu ; la dentelle des cimes lointaines était baignée dans un éther si limpide qu’on distinguait nettement les ciselures de leurs contours.

Je restai là-haut plus d’une heure. Comme j’allais commencer à descendre, deux papillons passèrent à tire d’ailes près de moi ; c’étaient deux Vanesses, de celles qu’on appelle vulgairement Petites Tortues. On en voit souvent sur les plus hautes montagnes, on en trouve partout, comme l’ortie dont leur chenille se nourrit et qui foisonne même autour des plus hauts chalets. Portés par la brise, ils étaient montés dans la vallée, et dans l’ivresse de leurs jeux, s’élançaient follement dans la direction des glaciers ; avant le soir sans doute ils se sont abattus, épuisés, sur les neiges du Weisshorn.

En peu de temps, je rejoignis M. de C. Je le retrouvai non moins heureux de sa journée que je ne l’étais moi-même. Je le soupçonne d’avoir, à la suite de toute notre géologie, passé son temps à des réflexions fort voisines des miennes, car lui ayant conté l’histoire des deux papillons, il fit là-dessus, et comme pour lui-même, une morale dont il ignorait certainement l’à-propos pour moi. – « Ainsi en est-il de nous, dit-il, papillons que nous sommes. Notre pensée s’aventure en se jouant dans les champs de l’infini et de l’éternel, mais elle y trouve des déserts qui ne sont plus à la mesure de ses ailes, et enfin le froid de la mort. »

 

18 juillet.

 

« On devrait convenir, me disait un jour un compagnon de voyage, que le beau temps nous vient du bon Dieu et le mauvais du diable, afin qu’on puisse maudire celui-ci tout à son aise lorsque la pluie vient déranger quelque projet. » Ce matin, le temps était sombre, et bien que Jean Martin, mon guide, soit arrivé hier soir, plein d’ardeur pour notre expédition, il a fallu passer la journée en flâneries. Je suis allé m’étendre sur l’herbe, auprès d’une petite grange isolée, à une demi-lieue d’ici, presque au bout de la plaine, et comme il faut toujours que je voyage, je me suis mis à parcourir à la lunette toutes les pentes des environs. C’est là une manière de voyager si charmante, qu’à la pratiquer souvent on prendrait le goût de la paresse.

Des flots roulants de nuées grises avaient déjà envahi et noyé les cimes ; il ne me restait à parcourir que les lambeaux de forêts qui recouvrent ici le bas des rampes, et, au-dessus des forêts, des pentes inégales hérissées de fraîches broussailles, de rhododendrons en fleur ; puis des pâturages, çà et là coupés de grandes parois de rocher fauves et abruptes, salies de longues taches noires par les eaux qui suintent.

N’avez-vous jamais rêvé, à l’âge où vous lisiez les contes de Perrault et bien plus tard encore (je sais quelqu’un qui fait ce rêve aujourd’hui), qu’une bienveillante fée vous donnait la faculté merveilleuse de vous rendre soudainement invisible, et de vous transporter ainsi dans tous les lieux où il plairait à votre fantaisie ? Le grand charme de la lunette, à mon sens, c’est qu’elle réalise une moitié de ce rêve, en mettant à notre gré, sous nos yeux et comme dans un cadre, les objets lointains. Qui sait si un jour la science ne nous permettra pas d’en réaliser l’autre moitié, en nous donnant la puissance d’isoler et de rapprocher, selon notre plaisir, les sons éloignés que nous ne pouvons entendre. Et ce jour-là, que d’oreilles tendues ! que d’excursions indiscrètes ! pour la foule innombrable des fils d’Êve, quel intime bonheur !

Tout cela m’est venu à la pensée à propos d’une découverte que je fis tout à coup dans le champ de ma lunette, lorsqu’ayant dépassé les rhododendrons, j’en étais à explorer les derniers pâturages près de l’alpe de l’Allée, déjà bien haut et près des neiges ; un pâtre, tout seul sur la montagne, gardait une centaine de moutons. Il me paraissait si rapproché que je ne perdais aucun de ses mouvements. J’observai tout à mon aise et longtemps cet être qui se croyait vraiment seul.

Il était immobile, debout sur un rocher, drapé dans un long manteau brun, appuyé sur son bâton et dominant ses bêtes qui broutaient le gazon d’alentour. Bientôt il marcha, et avec lui tout le troupeau se déplaça lentement. Ils allaient en travers de la pente, les bêtes s’arrêtant parfois pour tondre le meilleur du gazon. Le gros de la troupe avançait docile, à petits pas, mais quelques folles têtes voulaient à toute force chercher fortune sur les étroites corniches, tout au bord des abîmes, qu’elles flairaient d’un air hébété et curieux. Le pâtre alors les rappelait, et le plus souvent les détournait en lançant des pierres avec sa fronde ; puis il reprenait sa marche lente, mesurée au pas monotone du troupeau. Cependant la pluie commençait. Il se dirigea, se hâtant à peine, vers un roc où il savait trouver un abri ; il s’y arrêta, ramena autour de lui son manteau, et se tint immobile, toujours appuyé sur son bâton, parfois tournant lentement la tête, et regardant tomber la pluie. Les nuages s’abaissèrent peu à peu et ce morne tableau s’évanouit comme une vision dans le voile gris du brouillard.

Quelle vie lente, insouciante et perdue dans le silence des hauts vallons, sous le ciel austère de la montagne ! Auprès de nos existences si fiévreuses, si pressées, si remplies de mouvement et de pensées, quelle destinée !…

La pluie s’établit et me força enfin à la retraite. Elle a duré tout le jour et ne m’a guère laissé d’autre vue que le bas des pentes voisines, dont les mélèzes étagés montent, perdant leur cime dans le brouillard. Par moments, la vapeur devenait plus épaisse et nous enveloppait ; alors, pour nous il n’y avait plus de monde ; d’autres fois, elle se soulevait jusqu’aux parois voisines, et laissait voir la roche noire, luisante et mouillée. Depuis une heure seulement, les pentes se dégagent vertes, ruisselantes, puis les cimes fraîchement neigées. Maintenant les nuages dégonflés ont pris leur vol ; des lambeaux blancs et soyeux traînent encore, arrêtés aux accidents des pentes ; mais les cimes, éclatantes, détachent avec crudité la dentelle argentée de leurs crêtes sur le bleu ravivé du ciel. En même temps que la pure lumière, renaît partout la vie ; le roc lavé paraît plus noir, les forêts rafraîchies plus sombres, le vert des pâturages plus éclatant. Les voix des torrents s’enflent, la Navisance, surtout, gronde ; tous les ruisseaux sont en fête ; partout, jusque près des neiges, les cascatelles d’argent sillonnent les roches noircies. Soudain, voici au fond du val la Pointe qui, à son tour, se dégage, et laissant tomber de ses blanches épaules les derniers plis de son voile, apparaît tout entière éblouissante et comme rajeunie dans sa fraîche pureté.

 

22 juillet.

 

Dieu soit loué, j’ai pu réaliser mon rêve ; j’ai franchi le Moming-Pass, et me voici de retour sain et sauf. Non sans peine toutefois, car j’ai vu le moment où le retour devenait un problème très sérieux et d’une solution difficile.

Je ne vous raconterai point notre expédition ; je n’essaierai point, surtout, de vous décrire le monde magnifique qu’elle m’a fait connaître ; nous avons vu tant de neige et de glace qu’il me semble revenir d’un voyage au pôle. Laissez-moi seulement vous dire ce qui l’a rendue un moment plus émouvante que nous ne l’aurions souhaité.

Le Moming-Pass est un des cols les plus élevés des Alpes. Il s’ouvre à 3 798 mètres, sur une vertigineuse arête de glace, qui rattache le Rothhorn au Schallhorn, au fond d’un vaste cirque de glaciers, derrière un chaos de séracs[22], dans la partie la plus secrète et la plus reculée, véritable sanctuaire de pureté, où tout est silence et blancheur. Il n’a été que très rarement franchi jusqu’ici[23], et seulement par des guides de premier ordre. Celui qui m’accompagnait, Jean Martin, ne l’avait jamais vu de près ; il ne le connaissait, ainsi que moi, que pour avoir admiré de loin les beaux séracs accumulés à sa base, et la pente de névé pure et hardie qui le termine. Il était donc nécessaire de dresser un plan d’attaque et de nous tracer une route au milieu du dédale du glacier. Nous montâmes de bonne heure à l’alpe du Leisse, lieu fixé pour notre bivouac, et d’où le regard embrasse tout le vaste cirque au pied duquel le puissant glacier de Moming presse en désordre ses flots d’azur. Les grandes lignes de notre itinéraire furent bientôt fixées ; nous vîmes d’ailleurs que plus d’un détail ne pourrait se décider que sur les lieux.

Martin, aidé d’Elie Peter, jeune guide qui nous servait de porteur, nous arrangea avec de la mousse et des plaques de schiste un excellent abri pour la nuit. Le soleil, à son coucher, empourpra les montagnes, laissant toutes les promesses d’un beau lendemain ; le ciel était pur, à peine veiné dans les plus grandes hauteurs de fines vapeurs dorées qui n’étaient point des nuages, mais comme les plis d’un voile de gaze invisible, que révélait la lumière oblique du couchant. La nuit fut splendide. Une heure après le crépuscule, la lune se leva, pleine et éclatante, entre les créneaux noirs d’une arête. Jusqu’au jour, sa clarté fut si vive que je ne pus dormir. Longtemps avant l’aube, je pressais Martin de partir ; pour le plein succès de notre entreprise, nous ne pouvions disposer d’une trop longue journée. Il fit la sourde oreille. Il était grand jour quand nos pieds touchèrent le glacier de Moming.

Nous n’y trouvâmes de difficultés que dans les grands séracs ; il nous fallut trois heures pour sortir de leur dangereux dédale et arriver au pied de la longue pente de glace qui monte, rapide et unie, jusqu’au sommet du col. Là cessait le danger, et commençait le travail ; c’était à la hache que devait s’emporter chacun des quatre cents pas qu’il nous restait à gravir. Ce fut la tâche de Martin, qui, sans se reposer presque, déploya jusqu’au bout une magnifique énergie.

De telles pentes, et celle-ci avait 50°d’inclinaison moyenne, sont une bonne fortune pour les grimpeurs ; elles coûtent du temps, mais on y avance avec sûreté. Il s’agit seulement de se tenir en équilibre sur les pas qui se succèdent comme les marches d’un grand escalier de cristal. Pour épargner le temps et le travail, on fait d’ordinaire les enjambées longues et les marches étroites ; mais celles-ci sont toujours sûres, et toute la difficulté est d’exécuter, sur une pente de quelques cents pieds dominant des crevasses, un exercice que les plus inhabiles feraient sans crainte à dix pieds du sol. Une seule chose est à craindre, l’imagination, « cette maîtresse d’erreur et de fausseté », comme l’a nommée Pascal.

L’arrivée au sommet d’un col élevé est toujours un coup de théâtre ; c’est toute une moitié d’un immense tableau qu’on voit surgir à la fois. Il s’attachait ici pour nous à cette surprise plus qu’un simple intérêt de curiosité. En sortant des séracs, Martin, regardant le chemin que nous venions de faire, avait dit : « Quant à redescendre de ce côté dans la journée, lorsque le soleil aura ramolli la neige, inutile d’y songer. Il nous faudra descendre par l’autre à tout prix ; si mauvais qu’il soit, il ne sera pas pire. »

Qu’y avait-il sur ce revers inconnu ? À en juger d’après les meilleures cartes, il devait être fort tourmenté. Le cœur nous battait d’une anxieuse impatience. Les derniers pas approchaient. Nous avions monté jusque-là dans l’ombre ; soudain, le soleil nous illumina, nos regards dépassèrent l’arête, et tout un monde nouveau se déroula sous nos yeux, chaos splendide de neiges et de glaces inondées de lumière, au-delà desquelles surgissaient les grandes masses des Mischabel et du Mont-Rose.

Le col lui-même n’est qu’une longue et mince arête de neige entre deux cimes crénelées, inaccessibles et sans nom. Les jeux du vent durant l’hiver ont formé sur toute sa longueur une suite de corniches de neige et de glace, richement ornées de stalactites, surplombantes et à demi roulées sur le vide en magistrales volutes. — Que tout cela est beau ! allais-je dire : « C’est bien vilain, monsieur ! » s’écria justement Martin.

En effet, dans ce magnifique tableau, chaque beauté était un obstacle ; on ne voyait guère d’issue.

Immédiatement sous nos pieds commençait une pente de glace recouverte de neige, exacte contrepartie de celle que nous venions de monter, sauf la longueur. Au bas de cette pente s’étend un vaste plateau de neige tout zébré de crevasses. Du côté de la vallée, des coulées de glace s’en épanchent comme d’une coupe trop pleine. Le flot principal forme le glacier de Hohlicht, qui descend, comme un large fleuve, en cataractes étincelantes, mais impossibles à franchir. On ne pouvait espérer de passage que sur la droite, en gravissant un contrefort du Rothhorn pour aller tomber dans le vallon du Trift, ou, sur la gauche, par les escarpements qui plongent dans celui de Hohlicht.

Ce qu’il y avait de plus clair était qu’il fallait d’abord se hâter de descendre la première pente pendant qu’elle était encore praticable : le soleil y avait déjà tellement ramolli la neige que notre passage eût provoqué une avalanche si nous eussions attendu plus longtemps.

Sans plus tarder, la descente fut donc exécutée avec précaution : les distances de la corde qui nous attachait avaient été doublées, afin qu’en cas d’avalanche un seul fût pris à la fois, car nous allions obliquement.

Au bas de la pente, une surprise agréable nous attendait : la vue du Schallhorn, cime encore vierge, de 3997 mètres, qui, du haut du col, nous était masquée par un sommet plus proche. Il était convenu que s’il n’avait rien de formidable, nous tenterions d’y monter. Il ne nous offrait de là qu’une arête de neige aisément accessible, qui montait en ondulant jusqu’à son sommet. — Ah ! monsieur, nous l’aurons ! s’écria Martin avec enthousiasme ; nous l’aurons, dussions-nous coucher sur le glacier ; nous trouverons bien un chemin pour descendre. – Ajouter au Moming-Pass la conquête d’une telle cime vierge, c’était faire en effet une magnifique journée.

Aucune difficulté ne se présenta jusqu’à un col qui précède immédiatement la belle arête blanche du Schallhorn : de là, la cime était visiblement en notre pouvoir ; trois cents pas à tailler peut-être, et nous étions vainqueurs d’un des plus hauts sommets qui restent encore dans les Alpes où personne n’ait posé les pieds.

Mais le problème de la descente ? L’enthousiasme est une belle chose, seulement il ne préserve ni du froid ni de la faim ; et dépourvus que nous étions de couvertures et de provisions suffisantes, il ne fallait pas songer à passer la nuit au milieu des glaciers. Or, nous étions en pays absolument inconnu, dans un des coins les moins praticables des Alpes, et jusqu’ici, nous n’avions vu, du côté où nous devions descendre, que des lignes plongeantes dont la hardiesse nous laissait soupçonner plus de précipices que d’issues.

Une délibération sérieuse s’engagea. Il fut convenu qu’avant de poursuivre, Martin et Peter iraient en reconnaissance jusqu’à des séracs d’où ils pourraient dominer la descente, et que, suivant ce qu’ils auraient vu, nous irions cueillir nos lauriers ou nous ne songerions qu’à assurer notre retraite.

Je restai seul trois quarts d’heure sur ce col qui n’a pas encore de nom, et où jamais homme avant nous n’avait passé. Au bout de ce temps, je les vis remonter lentement, la tête basse et l’air découragé. — Eh bien ! Martin, qu’y a-t-il ?

— Partout des précipices, monsieur, des crevasses monstres, des séracs qui surplombent ; on ne voit rien, rien, rien : je ne sais pas comment nous en pourrons sortir. – Puis, regardant le Schallhorn, il reprenait d’un geste énergique et le regard brillant : — Quel dommage ! Quand nous l’aurions si bien !

Je me taisais : la prudence et l’ambition étaient aux prises. — Réfléchissez, continua Martin ; je n’ai pas peur, mais pour monter là-haut et redescendre, c’est trois heures… nous n’aurons plus le temps de sortir de tous ces précipices avant la nuit.

La prudence l’emporta. — Martin, répondis-je, le Schallhorn est vaincu : il ne dépend que de nous d’en toucher le sommet ; réservons à une occasion prochaine cette victoire dont nous sommes sûrs dès aujourd’hui.

Nous commençâmes aussitôt à descendre, tous trois attachés à la corde ; Martin le premier, moi après lui. Nous prenions la direction des escarpements qui dominent le vallon de Hohlicht. À chaque pas, la situation devenait plus saisissante, des crevasses énormes creusaient en travers de la pente de véritables vallons ; nous les passions en rampant sur des ponts que formait la neige, çà et là.

Enfin, nous arrivâmes à des séracs à demi suspendus devant nous sur un précipice. Au-delà, on ne voyait plus que bien bas dans l’ombre le vallon de Hohlicht. Il devait y avoir là un saut d’au moins deux mille pieds. À gauche, la paroi rocheuse du Schallhorn tombait aussi en abruptes murailles, sans doute jusque dans les profondeurs ; cependant, entre ces murailles et nous, une dépression où convergeaient comme autour d’un demi-entonnoir les pentes voisines, pouvait faire espérer ce que les montagnards appellent un couloir. — C’est notre dernière ressource, fit Martin en le montrant ; s’il n’y a rien là, nous ne pouvons pas descendre.

En approchant, nous vîmes une sorte de couloir, en effet, ou plutôt, à ce qu’il me sembla, un abîme qui prenait une forme de couloir. Il descendait bien bas dans la direction où nous voulions aller, mais comment finissait-il ? On avait beau s’avancer, se pencher, on ne pouvait le voir ; il allait en tournant un peu de gauche à droite, et se dérobait bientôt au regard. Faute de mieux, il fallait bien essayer. Nous descendons trois cents pieds : — Voyez-vous quelque chose, Martin ?

— Non, Monsieur,… descendons toujours.

Nous avançons de nouveau d’une centaine de pieds. Le couloir n’était bientôt plus qu’un étroit canal de neige de deux ou trois pas, d’ailleurs route directe des avalanches ou des pierres qui pouvaient tomber des hauteurs.

— Mais, Martin, pourrons-nous descendre par là ?

— Il faut bien voir, monsieur ; nous n’avons pas d’autre ressource.

Cependant la pente augmentait de roideur ; il me semble que je n’en verrai plus qui ne me paraisse douce auprès de celle-là. La neige, tout à fait ramollie par le soleil, risquait de glisser sur le roc qui la supportait, et nous avec elle, allant très vite voir où aboutissait le couloir. Puis, s’il était tombé d’en haut la moindre pierre, nous étions infailliblement balayés tous les trois.

Nous avancions avec prudence, assurant le mieux possible chaque pas. Cent pieds plus bas :

— Peut-on voir quelque chose, Martin ?

— Non, monsieur, rien encore, j’ai cependant l’idée que nous en sortirons.

— Dieu vous entende !

Nous avions descendu à peu près la moitié du précipice. On découvrait bien le couloir presque en entier ; mais en tournant toujours sur la droite, il prenait évidemment la direction d’une petite gorge sombre : allait-il donc y aboutir ? Et s’il n’y avait point de passage ; s’il nous fallait remonter tout cet affreux couloir ?

Il y avait plus d’une heure que nous allions ainsi. Dans de telles situations les heures sont des minutes : l’on est dans une tension musculaire et nerveuse si extrême qu’on n’éprouve plus aucune fatigue, toute sensation a disparu ; l’être tout entier n’est plus qu’une admirable machine, mue par le puissant instinct de conservation. On fait des prodiges d’adresse, les forces sont décuplées, et même l’intelligence, celle de juger les obstacles en un éclair, et de choisir les moyens.

La petite gorge paraissait moins rassurante à mesure qu’elle était plus proche. La neige devenait de plus en plus molle, et la pente plus roide encore ; il fallait redoubler de précautions pour ne pas glisser. Derrière moi, Peter marchait sans souffler mot et visiblement à contre-cœur, ne sachant trop comment tout cela allait finir.

Cependant, à notre gauche, la muraille des rochers se terminait subitement, et nous permit de nous engager sur des pentes moins rapides et plus sûres ; et enfin au bout d’une centaine de pas, nos regards purent embrasser le bas de la montagne sur une certaine distance. Ce que nous vîmes alors nous laissa deviner tout un système d’escarpements à pic, admirablement combiné pour fermer tous les passages… sauf un point, où la neige accumulée par une ancienne avalanche offrait une descente facile. Nous étions sauvés. Quant au couloir, on pouvait voir de là qu’il finissait fort mal.

— Ah ! si nous avions su ! s’écria Martin, le Schallhorn serait à nous maintenant. Effectivement, il n’était que quatre heures.

Toutefois il était dit que nous serions tenus en haleine jusqu’à la fin. Au moment d’atteindre le fond du vallon de Hohlicht, où commencent un torrent et des pâturages, un méchant banc de rocher vertical, formant au bas de la pente une ceinture, nous enfermait comme en une citadelle, et nous coûta un quart d’heure de recherches. Les sentiers du vallon de Hohlicht et de l’alpe de Schallenberg, par où l’on en sort, m’étaient connus depuis mon ascension au Weisshorn ; avant la nuit, nous arrivâmes à Randa, d’où une voiture nous conduisit à Zermatt.

Telle fut pour nous, mon ami, cette descente du Moming-Pass, et telle elle paraîtra peut-être à plus d’un de ceux qui la tenteront comme-nous sans en rien connaître. N’allez pas croire cependant qu’elle soit difficile : elle ne l’est pas plus que tant d’autres souvent pratiquées, mais elle peut paraître effrayante ; il faut un certain courage pour s’y engager sans savoir comment elle finit ; et quand on la tente ainsi à l’aventure, on peut croire, par moments, que l’on va de plein gré se jeter dans un précipice. Puis l’imagination s’en mêle, si bien qu’une fois en bas, on croit avoir fait quelque chose d’héroïque[24].

Rester à Zermatt au moins un jour, revoir longuement ce paysage si fier et si tranquille, ce Cervin auquel on ne peut s’habituer et qui étonne chaque fois qu’on lève les yeux, c’eût été tour mon désir. Cependant Peter et Martin devaient absolument regagner Zinal au plus tôt : dès cinq heures, le lendemain, ils vinrent m’annoncer qu’ils se disposaient à passer le col du Trift pour arriver chez eux dans la soirée, et me pressèrent de faire ce passage avec eux. Je n’ai pu me résoudre à les voir partir seuls, et bien qu’un peu fatigué, j’ai consenti.

Le Triftjoch ou col du Trift (3 450 mètres) est un passage fort connu des grimpeurs ; c’est le plus fréquenté de ceux qui conduisent de Zermatt dans le Val d’Anniviers et certainement le plus original. Il a été longtemps dangereux et difficile ; depuis quelques années, la découverte d’un nouveau chemin, des chaînes, des cordes et des échelles, que l’on a placées dans les pas les plus exposés, l’ont rendu tout à fait praticable.

Du côté de Zermatt, au sortir des pâturages, le dos d’une longue moraine conduit jusqu’au haut du glacier du Trift, charmant petit plateau blanc, solitairement enfermé dans une enceinte de rochers nus que terminent des arêtes sauvagement brisées. Au fond du plateau, cette muraille s’abaisse, une échancrure étroite l’entaille presque en entier : c’est le Triftjoch. Un petit couloir de neige peu rapide y monte commodément. De ce côté c’est l’idéal d’un col facile.

Mais quel revers à cette face si avenante et si bénévole ! Le sommet de la crête est justement le bord d’un précipice : une suite de murailles de rocs, hautes d’au moins deux cents mètres, creusées de gorges verticales et d’affreux couloirs, dominent, de ce côté, le glacier du Rothhorn. La brèche elle-même n’est qu’une sauvage déchirure entre les pics d’une arête fracassée, une fissure si étroite, qu’un homme assis en travers et allongeant les pieds suffit à la fermer. Du côté de Zermatt, on voit s’étendre le blanc désert du plateau ; du côté de Zinal, tout n’est qu’abîmes.

Il y a au monde des âmes que dévore l’amour des lieux sauvages, des âmes ruinées et déchirées elles-mêmes, creusées aussi de noirs abîmes, et qui demandent surtout à la nature des violences et des horreurs. Qu’elles viennent sur la brèche du Trift ; nul site au monde n’est mieux fait pour elles. Qu’un Manfred vienne s’y asseoir, les pieds pendants sur le vide sombre, le regard perdu dans le chaos des rocs brisés, il s’y repaîtra de toutes les désolations et de toutes les horreurs qu’il a jamais rêvées. Autour de lui, il entendra par intervalles, au milieu d’un silence de mort, le fracas des rochers qui se fendent et s’écroulent, le grondement des avalanches sourdement précipitées dans les gorges ; à ses pieds, il verra de ces abîmes

 

« Où ses ossements pourront dormir en paix… »

 

Il en est pourtant du Trift comme de notre descente du Moming-Pass ; si à première vue les parois en semblent effrayantes, à mesure qu’on les étudie, on y découvre des passages possibles, puis faciles, et, aujourd’hui qu’elles sont tout à fait connues, on est tout surpris, en dépit d’une aussi vilaine apparence, de les trouver si aisées à descendre. Ce qui a été une hardiesse pour les premiers qui les franchirent est devenu, grâce surtout aux chaînes et aux échelles, une véritable promenade, un peu vertigineuse, toutefois, et fort exposée aux chutes de pierres. Nulle part on ne saurait se donner à moins de frais l’idée des mauvais pas de la haute montagne.

Pour nous cependant, la descente ne fut point facile. Il restait encore assez des neiges de l’hiver pour cacher les premières chaînes sous une couche de trois pieds, et le soleil les avait déjà tellement ramollies, que sur plusieurs points ces neiges commençaient à glisser. Puis, le pauvre Martin était presque aveugle ; durant toute la descente du Moming-Pass, voulant être plus sûr de ses yeux, il avait quitté les lunettes noires indispensables aux grimpeurs, et la réverbération éclatante des neiges l’avait brûlé à tel point que, pour le moment, il n’y voyait presque plus.

Du pied des rochers, la descente n’est plus qu’une longue promenade sur la glace, jusqu’à l’extrémité du glacier, d’où l’on voit les chalets de Zinal.

Les pentes molles et douces des pâturages bronzés par le soleil couchant, les fraîches forêts, les eaux, les prairies en fleurs, l’hôtel paisible dont le toit fumait dans l’ombre, nous reçurent comme le plus tranquille des ports après une orageuse traversée.

Hélas ! que n’y puis-je rester encore ! Le temps de mes loisirs est maintenant écoulé. Je vais partir pour Sierre ; demain déjà je serai à Lausanne. Pourquoi faut-il que notre destinée nous entraîne si souvent loin des lieux qui seraient faits pour notre cœur ! Vivre dans le secret de cette belle vallée, au pied des glaciers, si fiers et si purs, dans les grandes ombres fraîches et la paix des pâturages déserts, y vivre avec un ou deux êtres aimés… n’est-ce pas, dites-moi, le rêve du bonheur ?

Il faut partir, cependant. Heures sublimes du soir dans la solitude des hauts alpages, sous l’âpre haleine du glacier, matinées radieuses dans l’air limpide des hauteurs, près des cimes lumineuses, vie libre et sauvage de la montagne, demain vous ne serez plus que souvenirs.

On dit que le Peau-Rouge, au fond des solitudes de l’Amérique, rêve que dans l’autre vie il lui sera donné de chasser éternellement dans la plus giboyeuse des savanes ; pour moi, mon ami, vous allez sourire, je ne puis faire le rêve d’une vie meilleure sans y mêler, au milieu d’autres images chéries, la paix profonde et reposante des hauts vallons de la montagne, la fière sérénité des cimes blanches, l’espoir de courses sans fin et d’ascensions qui se renouvellent toujours.

ASCENSION DU WEISSHORN

4512 mètres.

La réputation des montagnes est souvent, comme celle des hommes, affaire de mode et de circonstances. C’est ainsi que les noms du Mont-Blanc et du Righi ont fait le tour du monde, tandis que les Suisses eux-mêmes ont ignoré longtemps celui de la plus haute sommité qui leur appartienne en entier, le Dom des Mischabel. Un nom harmonieux, une position heureuse, ou encore un accident mémorable font plus pour la célébrité d’une montagne qu’une grande élévation ou une véritable beauté.

Mais les Alpes ont une autre gloire, et celle qui leur vient des hommes leur importe peu. Les premières cimes que dore le soleil lorsqu’il vient enflammer l’orient, celles-là sont vraiment les plus fières. – Que l’on monte avant l’aube sur quelqu’un de ces belvédères d’où la grande chaîne se déroule sur une longue étendue, aux Diablerets ou à la Dent-de-Morcles, par exemple, et l’on verra le soleil décerner lui-même les couronnes.

Des dômes purs et des aiguilles qui dominent les massifs souverains, le premier qui étincelle sous les feux de l’aurore, c’est le Mont-Blanc, leur vrai monarque ; presque en même temps, on voit s’illuminer beaucoup plus à l’est le Mont-Rose ; et, si l’on observe d’un point favorable, on voit briller successivement le Dom, le Weisshorn, le Cervin, la Dent-Blanche, le Combin, l’Aiguille-Verte. Voilà les véritables gloires des Alpes.

On voit que devant cet arbitre souverain, le Weisshorn, montagne de peu de renom dans le monde, est, dans toute la chaîne, le quatrième en élévation. S’il est peu connu, même parfois de ceux qui ont parcouru les Alpes, il le doit peut-être à sa position. Moins heureux que la Dent-du-Midi, il ne domine bien évidemment aucune vallée fréquentée ; il n’a pas, comme la Jungfrau, un belvédère placé à mi-hauteur d’où l’on puisse d’un regard mesurer l’élancement de sa cime et la profondeur des abîmes à ses pieds ; il ne s’élève pas non plus, comme le Cervin, au-dessus de plateaux découverts, absolument nu et isolé dans l’espace. Presque de tous côtés, il est masqué par des contreforts aux vallées mêmes qui se creusent autour de ses flancs. On croit le voir sur le chemin de Stalden à Saint-Nicolas, que domine en effet de haut, sur la droite, une belle cime glacée, aux arêtes pures et brillantes, et chargées de superbes séracs[25] ; mais on n’a devant soi qu’un vassal ambitieux, le Brunegghorn qui, souvent de là, s’est fait prendre pour son maître. À peine le Weisshorn apparaît-il un instant, plus loin sur la route, qu’il est aussitôt caché par d’autres épaulements. Il est une vallée, cependant, où l’on peut le voir de la base au faîte et de tout près, vallée peu visitée, il est vrai, c’est celle de Zinal. Mais là il présente son revers, qui n’est rien qu’une affreuse muraille.

Si l’on veut voir le Weisshorn trôner dans sa magnificence, il faut s’en éloigner et remonter la vallée du Rhône, où, mieux encore, s’élever vis-à-vis, sur les flancs de la chaîne bernoise, jusqu’aux solitaires pâturages de la Rieder-Alp ou de l’Eggischhorn. De là, les contreforts disparaissent, et l’on voit s’élancer bien haut vers la voûte des deux une noble pyramide aux neiges étincelantes, aux formes pures, et qui dans les beaux jours brille d’un incomparable éclat. Vouloir en donner une idée à ceux qui ne l’ont point vue serait une tâche vaine : il y a dans la grâce de ses arêtes, dans les formes moulées de ses neiges et les riches cassures de ses séracs, mille traits délicats qui échappent à la parole et qui déjà s’altèrent dans le souvenir.

Des trois faces qu’offre cette pyramide, l’une, celle du nord, porte un épais manteau de neiges et de glaciers ; les deux autres ne présentent que de noirs précipices, sillonnés de couloirs où grondent sans cesse les avalanches. Pour atteindre le sommet, il n’y a pas d’autre voie que les arêtes, et jusqu’ici celle de l’est a seule été trouvée praticable.

Ainsi que beaucoup d’autres géants des Alpes, aujourd’hui vaincus, le Weisshorn a passé longtemps pour inaccessible. Le premier homme qui, en 1861, eut le bonheur de poser le pied sur la neige immaculée de son sommet, fut le savant physicien Tyndall, accompagné des guides Bennen, de Lax, et Wenger, de Grindelwald. Depuis lors une douzaine d’ascensions ont réussi ; celle que je veux raconter est, je crois, la plus récente.

Au mois d’août de l’année passée (1871), mes amis, MM. Walter et Seymour Butcher, tous deux habiles grimpeurs, s’étant proposé de gravir le Weisshorn avant de retourner en Angleterre, m’associèrent à leur entreprise. Le 29, nous arrivions dans la vallée de Saint-Nicolas. Il nous fallut quelque peine pour trouver les guides sûrs qui nous étaient nécessaires pour une telle expédition : tous étaient en campagne. Par bonheur, Peter Knubel, le meilleur guide de la vallée, l’homme du Cervin, se trouva disponible ; avec lui comme chef, peu nous importaient les autres. Le 30, notre caravane se trouvait enfin réunie sur le bord de la Viège, à quelque distance de Randa, hameau qui est le point de départ habituel des ascensions au Weisshorn. Nous étions neuf. Deux jeunes frères de mes amis avaient voulu nous accompagner jusqu’au dernier chalet pour y attendre notre retour ; Knubel, que nous appellerons désormais Peter, s’était adjoint deux autres guides, M.-J. Perren et Johann Petrus, ainsi qu’un porteur, qui devait nous suivre jusqu’au lieu de notre bivouac.

Un sentier qui monte rapidement à travers des sapins clairsemés et des escarpements de rochers, nous conduisit en une heure et demie au chalet de Schallenberg. C’était là que s’arrêtaient les deux jeunes gens ; pour nous, nous voulions coucher le même soir à 10 000 pieds, au bord du glacier.

Le chalet de Schallenberg domine déjà de haut les régions habitées ; il est pour ainsi dire à l’entrée des solitudes de la montagne. C’est à peu près la dernière habitation d’été dans cette direction. Au-dessus, s’étendent des pâturages, puis, à peu de distance, les rocs nus et les glaciers. La scène qui l’entoure est pleine de calme et de grandeur. Nous passâmes une demi-heure à en jouir, puis nous dîmes adieu au chalet et à ses hôtes, dont les souhaits chaleureux furent les derniers souvenirs que nous emportâmes des lieux habités.

De là, nous entrions dans le vallon où descend entre de hautes cimes le glacier de Hohlicht. Un joli sentier nous fit gravir les pentes gazonnées qui le dominent. Le soleil était près de se coucher quand nous atteignîmes un replat où gisaient les débris d’une hutte depuis longtemps abandonnée. Nos hommes, à qui souriait peu l’idée d’un bivouac sous la froide haleine du glacier, insinuèrent qu’on ferait bien de s’installer dans ce lieu charmant et commode pour y passer la nuit. Il y a de l’eau tout près, en effet, le gazon y est sec et doux, un pli de terrain nous abriterait du vent ; tandis que là-haut, près du glacier, les rocs sont durs et le vent froid, disent-ils. C’étaient d’excellentes raisons ; mais la tâche du lendemain devait être rude, il nous sembla plus sage de prendre mille pieds d’avance, aux dépens d’un peu de confort. Il y avait là, éparses sur le sol, quelques pièces de vieux bois, nous le fendîmes avec nos haches, chacun en chargea sa part, et nous continuâmes de monter. La nuit tombait quand, après avoir dépassé les derniers gazons, nous atteignîmes des rocs brisés, entassés au sommet d’une pente rapide. Un de nos guides alla en reconnaissance, pour trouver la place où avaient bivouaqué deux autres caravanes dans les ascensions précédentes ; au bout d’un instant il nous appela. Entre deux gros blocs, dont l’un seulement surplombait un peu, s’étendait un espace triangulaire de quelques pas, uni et à peu près sec. C’était notre gîte.

Un feu brillant fut bientôt allumé, on déballa les provisions, et le meilleur cuisinier se mit à nous préparer le thé dans une marmite que nous avions empruntée au chalet. Ces repas à 10 000 pieds, sur d’âpres rochers et en face des glaciers, ont une saveur qui ne se peut dire, et que seuls connaissent ceux qui les ont partagés. Le nôtre était embelli par une nuit d’une splendeur admirable. Depuis un moment la pleine lune s’était levée avec un incomparable éclat, ses rayons éclairaient d’une lueur magnifique le vaste cirque du glacier de Hohlicht dominé par des pics et des arêtes aux formes rudes et sauvages.

Quand nous eûmes vidé notre dernier verre, une des quatre couvertures fut étendue dans le coin le mieux abrité pour mes deux amis et pour moi, une seconde nous recouvrit tous les trois ; et nos hommes se partagèrent les deux autres. Puis chacun s’arrangea de son mieux et essaya de dormir ; mais ni moi ni mes amis, nous n’y pouvions réussir. À mesure que la nuit avançait, le froid nous pénétrait malgré nos couvertures ; d’ailleurs, tout ce que nous produisions de chaleur rayonnait à mesure dans l’espace ; nous étions presque complètement à découvert ; chaque fois que nos yeux s’entr’ouvraient, les rochers largement écartés au-dessus de nos têtes nous laissaient voir le ciel constellé d’étoiles. Vers une heure, je me levai, ne pouvant supporter plus longtemps l’immobilité sur le roc froid et dur. Un reste de feu éclairait, en même temps que la lune, le groupe de nos guides endormis, blottis les uns contre les autres. Peter, couché à l’écart, enveloppé de la tête aux pieds dans sa couverture blanche comme dans un suaire, semblait un cadavre. À voir notre équipement bizarre, ces rudes figures bronzées, cette forme humaine ainsi enveloppée et étendue, nous représentions assez bien une troupe de brigands campés, après une affaire, dans quelque coin perdu des Apennins.

Ceux, qui ne dormaient pas se levèrent comme moi ; leur bruit réveilla les autres et bientôt tout le monde fut debout ; il était temps, d’ailleurs, de s’apprêter au départ. La lune était toujours si brillante, qu’on aurait pu à sa belle clarté s’engager dans les passages les plus difficiles. On déjeuna, et à deux heures vingt minutes nous quittâmes notre abri, où restait le porteur.

En quelques minutes, nous atteignîmes le glacier de Schallenberg. Il nous offrit d’abord une longue pente de neige dure, ondulée, mais sans crevasses. Lorsqu’elle fut gravie, nous nous trouvâmes sur un plateau sauvage, n’ayant plus autour de nous que les neiges et les rocs sombres. En cet endroit, Peter jugea prudent, dans la crainte des crevasses, de faire dérouler la corde : on s’attacha à quelques pas les uns des autres ; c’était pour toute la journée. Ce moment a toujours quelque chose de solennel lorsqu’il s’agit d’une ascension périlleuse.

Le froid était vif, et la neige si dure, qu’elle criait sous nos pas ; ses paillettes cristallines étincelaient par milliers aux rayons de la lune. Nous franchîmes un banc de rochers qui règne le long du glacier, et forme, de ce côté, comme un bastion à la base de la colossale arête qui descend du Weisshorn. Pendant quelque temps, il nous fallut marcher sur des pierres brisées et chancelantes, qui rendaient la montée pénible. M. Walter, se sentant indisposé, déclara qu’il ne pourrait nous suivre plus haut, et qu’il préférait redescendre avec un des guides. C’était le plus sage dans sa situation. Mais lorsqu’il fut question de savoir qui l’accompagnerait, aucun de nos hommes ne voulut renoncer pour cet office à l’ascension du Weisshorn. Un moment, la contestation fut vive entre eux ; à la fin Johann, le plus jeune et le moins expérimenté, céda à nos instances. Il se déchargea d’une partie de nos vivres qu’il portait et, s’étant détaché de notre cordée, ainsi que M. Walter, tous deux redescendirent au bivouac. M. Seymour et moi, nous restions donc seuls avec Peter et Perren.

Il faisait jour quand nous reprîmes notre marche. Devant nous, se dressaient de rudes escarpements de rochers que nous devions gravir pour atteindre le commencement de la grande arête. Cette escalade nous coûta deux heures d’une gymnastique laborieuse, qui mit nos forces à l’essai. Nous étions tous les quatre solides et dispos. Stimulés par ces premiers obstacles aisément franchis, nous atteignîmes pleins d’une joyeuse ardeur le point culminant de cette montée. Alors se déroula devant nous la perspective fuyante et accidentée de la longue arête du Weisshorn, dominée à son extrémité par la fière pyramide de glace, qui étincelait en ce moment sous les premiers rayons d’un soleil radieux. Instant ineffaçable dans le souvenir ! Cette cime si noble et si pure, inondée des splendeurs de la lumière matinale, et séparée du monde par des abîmes, semblait être à jamais au-dessus des atteintes des hommes.

Nous nous assîmes sur quelques rocs brisés pour déjeuner et reprendre haleine avant de commencer l’attaque des difficultés.

Le baromètre anéroïde marquait 13 000 pieds, et notre situation confirmait pleinement cette indication. Bien bas à nos pieds s’étendaient, au nord, le glacier de Bies, au sud celui de Schallenberg, dont nous étions séparés de chaque côté par des précipices.

Déjà nous dominions le Brunegghorn, dont le sommet était à peu de distance, et nous n’avions plus au-dessus de nous que les cimes de première grandeur.

L’arête que nous devions franchir se présentait formidable. Elle court d’abord à peu près horizontalement, puis se relève soudain pour former un des angles de la pyramide. On peut se figurer une muraille en ruine longue de mille mètres environ, hérissée de pics déchiquetés et de tourelles chancelantes, et dominant de chaque côté des abîmes où se perdent les regards. Le versant nord est partout recouvert d’une épaisse couche de névé[26] ; pour le suivre jusqu’au sommet, il faudrait tailler peut-être deux mille pas. Le versant sud est une pente précipitueuse de rochers fracturés, brisés, délités, comme le sont tous ceux des hautes cimes, et où, de distance en distance, sont creusés des couloirs remplis de glace, qui correspondent aux dépressions de l’arête. Celle-ci est trop accidentée pour qu’on puisse en suivre le faîte ; d’ailleurs, elle était alors couronnée çà et là de dangereuses corniches de neige, qui la rendaient impraticable sur plusieurs points. Cette dernière circonstance, en nous forçant à de longs détours, allait rendre notre ascension beaucoup plus pénible et peut-être en compromettre le succès. Au lieu de suivre l’arête, il fallut s’engager sur le côté sud, et cheminer de flanc le long du précipice, à travers les rochers et les couloirs, tantôt descendant de deux ou trois cents pieds, tantôt remontant, pour atteindre les passages les plus praticables. Ce fut sur cette pente que commença la partie sérieuse de l’ascension. Peter tenait la tête, taillant les pas lorsqu’arrivait la glace ; je venais après lui, puis M. S. Butcher suivi de Perren. Les couloirs étaient remplis d’une mauvaise glace fatigante à travailler ; leur rapidité et leur longueur ne laissaient aucun espoir dans le cas d’une chute ; aussi préférions-nous les rochers, même au prix d’assez longs détours. Cependant à mesure que nous avancions, ceux-ci devenaient plus mauvais. Un pas difficile se présenta : il s’agissait de franchir un roc très incliné, s’avançant sur le précipice ; et où les saillies étaient juste assez rapprochées pour qu’on pût y atteindre en faisant un effort. Lorsque Peter eut passé, il nous commanda d’une voix ferme les plus grandes précautions, car il n’avait pas encore de position sûre, et ne pouvait nous retenir, au cas où l’un de nous eût glissé. Je passai très heureusement, ainsi que M. S. Butcher ; Perren, peut-être embarrassé par le bagage dont il était chargé, eut un peu plus de peine. De là, nous remontâmes vers l’arête pour essayer de la suivre. Le moment où nous l’abordâmes fut saisissant. Nous nous trouvions sur un véritable rasoir ; les feuillets de schiste qui formaient la crête étaient si minces en quelques endroits, qu’il ne fallait pas songer à y poser le pied. Sur le revers, une pente de névé affreusement raide, et lisse comme un miroir, descendait à perte de vue ; tout au bas, à 3000 pieds, s’étendait le bassin circulaire du glacier de Bies, haché de larges crevasses.

Ne pouvant tenir sur l’arête même, il nous fallut marcher parallèlement deux ou trois pieds au-dessous, sur le revers, à moitié accroupis et nous tenant des doigts aux saillies aiguës. Puis, vinrent des tourelles chancelantes et penchées n’offrant sur leur flanc que de mauvaises saillies à moitié recouvertes par la neige ; et, de nouveau, l’arête tranchante comme une lame, et, cette fois, couronnée d’une mince crête de neige finement dentelée, qui, sur plusieurs points, surplombait en décrivant une courbe gracieuse. Une fois, il m’arriva de percer de part en part, du bâton de ma hache, la lame de neige qui la surmontait : je vis alors, comme par l’ouverture d’une lunette, les profondeurs bleuâtres du glacier de Hohlicht. On ne pouvait cheminer longtemps ainsi.

Nous redescendîmes sur les rochers du versant sud, préférant les labeurs qu’ils nous coûtaient à ces exercices de voltige. Cependant, au bout de peu de temps, ils devinrent à leur tour impraticables ; sur un assez long espace, il n’y avait décidément plus d’autre voie que l’arête. Celle-ci changeait complètement d’aspect, mais n’en était guère plus rassurante. Au lieu des crêtes aiguës et des tourelles, une longue suite de corniches de neige, s’avançant en lames minces et surplombantes, en formaient le couronnement. Rien de plus beau que la hardiesse de leurs lignes et l’éclat de leur neige immaculée ; mais rien de moins engageant que leur courbure perfide et la hardiesse même de leur position. Cependant, il fallait absolument les franchir, ou se déclarer battus. Peter hochait la tête et son visage trahissait un sérieux embarras. Cinq fois déjà, il avait fait ce passage, et jamais il ne l’avait trouvé si mauvais. Il y eut un moment d’arrêt silencieux pendant lequel chacun semblait consulter son courage et ses espérances ; puis, sans rien dire, Peter se retourna et se mit à monter dans la direction de l’arête. Quelques minutes après, nous posions le pied sur le commencement des corniches. Une neige un peu molle à sa surface, mais assez solide cependant, les recouvrait ; il n’était point nécessaire d’y tailler des pas. La question était fort simple : il n’y avait qu’à marcher, sans glisser ; mais les chances étaient sérieuses.

Les corniches se recourbaient sur le vide, au-dessus des précipices qui, à 4000 pieds, aboutissent au glacier de Hohlicht, et le côté où nous marchions était une pente de névé d’un peu plus de 50° qui, plus bas, devenait dure et luisante. Un seul pas manqué et l’on glissait avec la rapidité d’une flèche, pour ne s’arrêter qu’aux séracs du glacier de Bies. Souvent, dans des situations analogues, j’avais vu à mes côtés des précipices de quelques mille pieds ; mais jamais une pente d’une rapidité et d’une continuité si effrayantes. Je ne pus me défendre d’une certaine émotion quand je vis les premières parcelles de neige que détachaient les pas de Peter, lancées avec une vitesse croissante sur cette pente sans fin.

Nous avançâmes avec précaution, nous appuyant de la main gauche au rebord de la corniche, mais légèrement, de peur de la voir casser. Pendant toute cette traversée, pas un mot ne fut prononcé. Au bout d’une centaine de pas peut-être, une ouverture se présenta qui nous permit de redescendre sur le versant rocheux ; c’était une pente de névé courte, mais si rapide, qu’il fallut la descendre à reculons. Arrivés aux rochers, nous retrouvâmes la parole et la gaîté. Ils offraient de bonnes saillies ; sans grandes difficultés nous pûmes les suivre jusqu’à une pente de neige, au haut de laquelle nous nous trouvâmes sur ce qu’on pourrait appeler – l’Épaule du Weisshorn.

En cet endroit, l’arête considérablement élargie forme une belle esplanade. Nous étions à peu près à 14 000 pieds. De tous côtés le spectacle était grandiose. Pour la première fois, nous pouvions porter notre attention sur l’horizon qui se déroulait sous nos yeux. Combien l’eussions-nous fait avec plus d’avidité, si nous avions pu prévoir que c’était la dernière ! De ce tableau immense mille détails m’ont échappé, sans doute, et j’ai beaucoup oublié : mais l’impression générale qu’il a laissée dans mon souvenir est une des plus belles que j’aie remportée des hautes cimes des Alpes. Nulle part je n’avais vu les hautes cimes valaisannes, et surtout la chaîne du Mont-Rose, du Lyskamm et du Breithorn, ainsi que les deux fières pyramides de la Dent-Blanche et du Cervin, apparaître aussi majestueuses et dans un groupement si heureux. Immédiatement au-dessus de nous, notre splendide Weisshorn cuirassé de glaces étincelantes s’élançait vers les cieux. Nos deux guides ne paraissaient pas le regarder avec envie ; évidemment, pour eux, l’intérêt n’était pas le même que pour nous. « Die letzte Partie ist sehr steil ! » « La dernière partie est très rapide ! » répétaient-ils souvent comme pour mieux nous inviter à réfléchir. Mais loin d’avoir la moindre idée de renoncer, nous étions électrisés à la vue de ce sommet, si fier et si brillant. Mon ami, M. S. Butcher, d’ailleurs, montagnard exercé et d’une vigueur peu commune, n’éprouvait aucune fatigue, et pour moi, je savais que de pareilles conquêtes demandent une persévérance opiniâtre.

Le temps était toujours beau, mais des vapeurs diffuses commençaient à envahir le nord-ouest. La partie qui nous restait à gravir n’était plus qu’une suite d’arêtes de neige et de glace, bien moins étroites que les précédentes, mais d’une raideur croissante jusqu’au sommet ; montée pénible, où la hache allait jouer son rôle. Nous en avions pour plus de deux heures avant d’atteindre la cime ; encore comptions-nous, pour cela, sur quelques parties de bonne neige.

Pour ménager ses forces, Peter fit prendre la tête de la cordée à Perren, qui dès lors eut rude besogne, et se montra plein d’intelligence et de vigueur. À quelque distance de notre esplanade nous arrivâmes devant une large crevasse, en partie comblée d’admirables échafaudages de glace ; mais le seul pont qu’elle nous offrit paraissait si peu sûr que nous le passâmes en rampant, à plat-ventre et séparément.

Au milieu du trajet, et comme suspendu au-dessus du gouffre, on pouvait jeter un coup d’œil dans l’intérieur de la crevasse, qui semblait un palais de fée, bâti d’azur et où étincelaient des milliers de pendentifs de cristal. Au-dessus, dans le voisinage, se penchait un beau sérac, aux parois bleuâtres. La première rampe qui suivit offrait une assez bonne neige ; mais bientôt vint la glace, et il fallut tailler. Un moment nous essayâmes de reprendre les rochers sur la gauche ; mais nous dûmes revenir à l’arête de glace, de plus en plus dure et rapide.

Les vapeurs de l’horizon avaient grandi et s’étendaient avec une rapidité étonnante ; à chaque instant elles s’épaississaient davantage, et déjà quelques lambeaux avant-coureurs commençaient à voiler le cône brillant du sommet. Ce changement de mauvais augure nous avertissait de nous hâter. Perren travaillait avec ardeur ; il ébauchait les pas et, venant après lui, je les achevais. Nous gravissions un véritable escalier de cristal.

Arrivés à une sorte de selle, nous n’eûmes plus devant nous qu’une belle éminence de neige ; il semblait que ce fût le sommet, je n’osais le croire cependant, car j’avais été prévenu d’une illusion démoralisante que fait éprouver le Weisshorn : son arête, en approchant du haut de la pyramide, dessine plusieurs faux sommets dont chacun, vu d’en bas, semble être le dernier. On le gravit avec confiance, mais à mesure qu’on s’élève, on en voit surgir un autre plus haut, puis un autre, puis un autre encore, et l’on désespère d’arriver. – Nous laissâmes passer ainsi deux ou trois de ces éminences trompeuses ; à la dernière pourtant, M. S. Butcher et moi nous dûmes payer le tribut, notre déception fut complète.

Cependant nous avions atteint quelques rochers ; les ayant escaladés dans un dernier effort, nous vîmes à quelques pas devant nous un cône de neige pure, le dernier cette fois. Un instant après nous touchions le prix de nos fatigues et de notre persévérance : nos pieds foulaient la cime du Weisshorn.

Chacun de nous monta à son tour sur l’arête de neige qui marque le point culminant, mais pour une minute à peine, car la violence du vent ne permettait pas d’y rester. Nous allâmes nous abriter un peu plus bas, entre les premiers rocs. Nous y trouvâmes deux ou trois bouteilles dans lesquelles nos prédécesseurs avaient renfermé leurs noms et la date de leur ascension.

En même temps que nous, un nuage épais avait envahi le sommet. Noyés au sein du brouillard, rien ne nous annonçait que nous fussions à plus de 15 000 pieds, sur l’une des plus hautes cimes de l’Europe. Soudain le voile brumeux, déchiré par le vent, s’entr’ouvrit sur plusieurs points et nous laissa deviner les profondeurs effrayantes et l’espace immense qui étaient à nos entours. Pendant quelques minutes, ce fut une succession de scènes dont rien, dans les basses régions, ne peut donner l’idée. Partout au ciel s’était répandue une teinte cuivrée annonçant un orage. Au milieu des nuées flottantes s’ouvraient et se refermaient à chaque instant des trouées fantastiques, par où nous apparaissaient, comme des spectres, les pics déchiquetés et sauvages, et les glaciers brillant d’un éclat livide. Ici le Rothhorn, là le Grand-Cornier, ailleurs la Dent-Blanche, le Rimpfischhorn, le Lyskamm. Un instant le Cervin fit voir son torse colossal entre deux nuées, dont l’une cachait sa tête et ses épaules. Puis, toutes ces apparitions magiques s’évanouissaient l’une après l’autre dans la vapeur. Dans ce chaos de formes mouvantes et gigantesques, les monts eux-mêmes semblaient s’ébranler et flotter dans l’espace.

« Venez voir ! » nous cria tout à coup Peter, et il nous attira près de la cime sur un roc surplombant. L’éclaircie venait de se faire sur le flanc même de la montagne, et nos regards plongeaient dans un vide sombre, jusqu’aux profondeurs du glacier de Moming et de la vallée de Zinal. Il y avait là 8000 pieds. De ce côté, le flanc de la montagne tout entier se dérobe ; ce n’est qu’une épouvantable paroi à laquelle on n’ose penser.

Cependant les nuages s’épaississaient d’instant en instant. Un vent plus froid commençait à souffler. À peine arrivés, il fallait redescendre si nous ne voulions courir de sérieux dangers. Il était près de deux heures ; nous en avions mis presque douze à monter, et la descente en de pareils lieux n’est jamais beaucoup moins longue. L’un de nous inscrivit nos noms sur un papier qu’on enferma dans une des bouteilles, et nous fîmes dans un dernier regard nos adieux à la cime du Weisshorn.

C’est lorsqu’on se retourne pour commencer la descente qu’on songe aux dangers et aux obstacles qu’on a traversés pour monter. On se voit alors entouré d’abîmes avides, isolé dans un monde sauvage, d’où l’on ne peut sortir qu’avec son courage, son adresse et son sang-froid. Ce sentiment ne saurait être plus vif qu’à la vue des arêtes du Weisshorn, lorsqu’on s’apprête à les descendre. Cependant les nuages à nos pieds nous les voilaient en partie et l’échelle vertigineuse de nos pas sur la longue pente de glace se perdait dans le brouillard.

Notre ordre de marche était changé : Perren, en tête, était suivi de M. S. Butcher ; je venais ensuite et Peter, l’homme solide, marchait le dernier, pour tout surveiller et parer aux événements.

Les premières arêtes, les plus rapides, ont au moins 50° d’inclinaison ; on ne pouvait sans danger les descendre la face en avant ; le plus sûr était de s’y prendre comme pour une échelle, de tourner le dos, et de planter à chaque pas le bec de sa hache dans la glace au-dessus de soi, pour avoir au moins un point d’appui. Cette façon d’aller n’est point faite pour les têtes sujettes au vertige, car on se sent comme suspendu dans les airs ; mais elle est certainement la plus sûre. Dans les endroits les plus dangereux, Peter et moi nous enroulions la corde autour de nos haches, solidement enfoncées dans la glace, pendant que les deux premiers descendaient.

Lorsque nous arrivâmes aux corniches, la neige, ramollie par le brouillard, était sensiblement plus glissante qu’à la montée. Tout le passage s’exécuta encore dans le plus profond silence, sauf une exclamation qui échappa à Peter, lorsqu’il vit un fragment du rebord de la corniche, sur lequel je m’appuyais, se briser sous ma main.

Suivant à peu près nos traces de la montée, nous passâmes encore heureusement la partie tranchante de l’arête, puis nous descendîmes vers les rochers pour cheminer, comme le matin, à travers les couloirs. Le brouillard commençait à se condenser en neige et les rochers blanchissaient lentement. Le jour baissait, notre situation allait devenir critique. Nous n’avancions que lentement au milieu de ce dédale de couloirs et de rochers démantelés. Nos pas du matin sur la glace avaient fondu au soleil, il fallait en refaire plus de la moitié. Peter voulut absolument éviter le mauvais pas dans les rochers que nous avions rencontré en montant ; nous n’avions pas d’autre ressource que de traverser un névé large et rapide, où une neige sans consistance, qui cachait une couche de glace, rendait le passage assez dangereux. De crainte d’accident, nous jugeâmes prudent de dérouler une seconde corde, assez longue pour permettre à Perren d’atteindre un îlot de rochers, où il pouvait prendre une position très sûre au milieu du névé. Par malheur, dans la gymnastique de l’escalade, cette corde s’était emmêlée ; nos hommes perdirent un quart d’heure à la débrouiller. Le temps pressait cependant, le jour baissait de plus en plus. Aussi Peter lâchait-il des volées de jurons à l’adresse du temps, du névé et de la corde. Cependant, grâce à sa prudence, le passage s’effectua facilement ; mais le crépuscule commençait lorsque nous passâmes sur les traces de notre déjeuner du matin. Or nous étions encore à plus de 13 000 pieds, ayant devant nous à faire à tâtons dans l’obscurité une longue descente à travers des rochers scabreux et le glacier du Schallenberg. Par surcroît, on constata à ce moment que toutes les gourdes étaient vides, et les provisions solides presque épuisées, et déjà, malgré un rude exercice, nous étions transis de froid.

— Nous allons nous casser le cou à descendre ces rochers pendant la nuit, disait Peter. — Nous ne pouvons cependant rester ici, objectait Perren.

Ce n’est pas sans un certain charme que je songe aujourd’hui à cette situation ; cependant, dans ce moment elle nous parut affreuse, et la fatigue qui commençait à affaiblir notre énergie, achevait de nous démoraliser. Nous essayâmes de descendre malgré l’obscurité, descente pitoyable ! À chaque pas c’était un choc ou une chute. Par bonheur, les rochers présentaient partout sur cette pente des anfractuosités et de fortes saillies, qui permettaient aux uns de prendre des positions solides pendant que les autres essayaient d’avancer. S’ils eussent été moins accidentés, nous aurions peut-être fini par rouler tous ensemble jusqu’au glacier. La corde nous causait à tout moment des embarras insupportables en s’accrochant aux saillies des rocs ; mais fallait-il songer à se détacher dans une telle position ?

Il faisait plus noir qu’au fond d’un bois lorsque nous arrivâmes au-dessus d’un banc de rocher abrupt, qui règne à la base de la montagne. Cette muraille n’offre guère qu’un point faible, celui par lequel nous étions montés ; mais ce point, comment le retrouver ?… Perren insistait pour qu’on tentât la descente, mais, selon Peter, c’était « vouloir se casser les reins ». Il fut un instant question de chercher une fente ou un abri dans le rocher pour y passer le reste de la nuit ; cependant le froid n’était plus supportable ; mieux valait encore courir les risques de la descente. Grâce à l’habileté de Peter, à son sang-froid et à sa grande connaissance des lieux, nous atteignîmes, non sans difficultés ni contusions toutefois, le bord du glacier de Schallenberg. Mais, autre malheur, la neige qui le recouvrait était si fortement gelée qu’il paraissait impossible de le descendre sans tailler tous les pas. À cette vue, le découragement s’empara de nos hommes, ni l’un ni l’autre ne se sentant plus la force de tailler cinq à six cents pas peut-être. M. Butcher et moi nous n’étions pas en meilleur état. Complètement désespérés, cette fois, nous nous blottîmes dans un creux du rocher, nous serrant le plus possible pour combattre le froid qui nous gagnait jusqu’aux os et ne sachant que faire, sinon attendre le jour dans cette situation. Vaincu par la fatigue, je m’assoupis.

Nous avions passé ainsi une demi-heure, lorsque je fus tiré de mon sommeil par Peter, qui, étant allé tailler quelques pas, revenait avec la nouvelle inattendue que, vers le milieu du glacier, la neige était molle et qu’on y pouvait marcher. La joie nous réveilla de notre engourdissement. Nous commençâmes à descendre. En ce moment la lune brilla d’une lumière fausse et sinistre au milieu des nuages amoncelés où, de temps à autre, passaient des éclairs qui découpaient leurs silhouettes fantastiques. La fatigue et le sommeil agissant sur mon cerveau, je croyais voir dans le ciel des êtres étranges s’agiter en nous menaçant.

La descente du glacier fut interminable. Les inégalités de la pente de neige nous faisaient perdre à chaque instant l’équilibre, et chaque chute augmentait notre fatigue et notre mauvaise humeur. Enfin nous atteignîmes la terre ferme, et peu après, notre bivouac où nous eûmes la joie de trouver une bouteille de vin que nous avait laissée le porteur.

Un peu restaurés et reposés, nous résolûmes de pousser jusqu’au chalet de Schallenberg pour en finir. Nous avions encore deux heures de descente.

Quand nous arrivâmes au pâturage, le ciel s’était éclairci ; la lune répandait une pure lumière sur le beau vallon de Hohlicht. Sa douce clarté, un sentier charmant et la senteur des prairies terminèrent par de douces impressions notre orageuse odyssée.

À une heure et demie du matin, nous frappions au chalet. Depuis le moment où nous avions quitté le bivouac, il s’était écoulé vingt-trois heures.

Plusieurs de nos prédécesseurs ont exécuté l’ascension du Weisshorn en un temps beaucoup plus court. Pour nous, nous avions persisté à vaincre les difficultés plus grandes qu’on ne les rencontre d’ordinaire, et nous y avons perdu peut-être six ou huit heures. Cependant, même dans les meilleures conditions, cette ascension peut être considérée comme l’une des plus longues et des plus pénibles que l’on puisse faire dans les Alpes. Peut-être aussi, si l’on tient compte surtout des chances sérieuses qu’on court sur plusieurs parties de l’arête, doit-elle être rangée parmi les plus difficiles.

ASCENSION DU ROTHHORN

4223 mètres.

Des nombreux Rothhorn des Alpes, il en est un désormais qu’on devra distinguer : celui qui s’élève à 4223 mètres, dans la chaîne du Weisshorn, entre Zinal et Zermatt.

Jusqu’ici, il n’était guère connu que des Clubs alpins et surtout de celui d’Angleterre, où sa réputation de haute difficulté le faisait ranger parmi les plus nobles cimes ; mais, depuis l’été dernier, il ne vise à rien de moins qu’à détrôner le Cervin, la Dent-Blanche, le Schreckhorn, et tous les casse-cou les plus vantés parmi les grimpeurs.

La première ascension en fut faite en 1864 par MM. Lesly Stephen et Moore, accompagnés de Melchior et Jacob Anderegg ; puis, on ne sait pas trop pourquoi, il se passa huit ans avant que personne ne remît les pieds sur son sommet.

Dans cet intervalle, il ne fut fait d’ailleurs qu’une tentative d’ascension que je sache, celle de M. Kennedy, qui s’arrêta devant la difficulté des rochers de l’arête.

L’année dernière (1872), le jour même de l’inauguration de la cabane de Mountet, M. Witwell, avec les frères Lauener pour guides, fit la seconde ascension du Rothhorn. Ce qu’il raconta au retour me donna la plus grande envie de suivre ses traces, et peu de jours après, M. G. Béraneck étant venu me rejoindre à Zinal, nous fîmes ensemble une tentative qui échoua à vingt minutes du sommet. Nous n’avions point de guide ; c’était à grand’peine que nous avions pu décider un jeune porteur à nous accompagner. Quoique attaché entre M. Béraneck et moi et déchargé de toute responsabilité, il montra si peu de courage, que nous crûmes sage de nous arrêter devant la dernière difficulté.

Toutefois, j’en avais vu assez pour n’avoir plus qu’un rêve, celui de revenir et de vaincre. J’ai pu le réaliser, au mois d’août dernier (1873), en compagnie de M. Édouard Béraneck, jeune homme d’alors dix-huit ans, et de J. Gillioz, de Champsec, pour unique guide et porteur.

Peu de temps après notre tentative, on avait réussi à faire l’ascension par Zermatt. On sait, d’ailleurs, que cette année le Rothhorn, devenu tout à coup à la mode, a été gravi un certain nombre de fois, soit par Zinal, soit par Zermatt, soit enfin en passant par dessus son sommet, de l’une à l’autre de ces localités[27].

Diverses circonstances nous obligeaient à partir de Zinal. De ce côté, le début n’est vraiment que plaisir : on remonte, par une promenade de quatre heures, le glacier Durand ; l’on passe la nuit au centre d’un cirque sublime, dans la cabane de Mountet ; le lendemain, l’on gravit, toujours en se promenant, un magnifique glacier en pente très douce, où l’on passe tout près de fort belles crevasses, mais très commodément, et, si la neige est dure, sans même avoir besoin de s’attacher. En deux heures l’on atteint le col du Blanc, site d’une rare beauté. La crête sauvage sur laquelle il est ouvert se rattache à angle droit au Rothhorn par une longue arête de glace large d’un à deux pieds, dominant des pentes fort rapides, et inclinée elle-même de 20 à 30° suivant ses différents points. Il doit y avoir des moments où cette première arête est d’un accès très facile, mais lorsque la glace s’y montre ou que la neige y est tendre, elle peut coûter beaucoup de temps. Dans notre première tentative, venant peu de jours après M. Witwell, nous avions pu profiter de ses traces, et monter en trois quarts d’heure peut-être ; mais cette dernière fois, notre brave Gillioz dut tailler huit cent-quinze pas dans le névé dur, ce qu’il fit avec une ardeur digne des plus grands éloges et sans se reposer un instant.

L’extrémité de cette arête rencontre celle du Rothhorn au point marqué sur la carte 4065m. Là finit la glace ; jusqu’au sommet, l’on ne doit guère toucher autre chose que le rocher. De ce point, l’ascension du Rothhorn paraît d’une séduisante simplicité : son sommet n’est ni haut ni loin, à cinq cent mètres à peine, et une arête de rochers d’apparence régulière et peu difficile y conduit par une pente insensible. Il n’y a qu’à suivre, se dit-on, tout au plus faudra-t-il faire un peu d’équilibre sur quelques points où la crête est plus étroite. On se remet donc en route avec une entière confiance. Les premiers pas sont charmants : l’arête est d’abord si régulière, que l’on croirait marcher sur le mur à demi-ruiné de quelque vieux château. Au bout d’un instant, il est vrai, les aspérités s’accentuent ; mais on peut toujours sauter de pointe en pointe, c’est encore tout plaisir. Cependant, la dentelure s’accuse, les pointes grandissent, des entailles plus profondes les séparent, on ne peut les sauter il faut commencer à les tourner. Enfin vient un endroit où leur hardiesse devenant de plus en plus grande, l’on se voit obligé de chercher son chemin sur les pentes lisses et roides du flanc occidental. Après quelques pas, l’on essaie bien de le quitter pour revenir à l’arête, mais c’est fini, il faut y renoncer. Alors on voit que l’on s’est engagé dans une partie sérieuse de plus en plus difficile, et dont le succès pourrait bien n’être pas tout à fait assuré.

Une fois sur cette mauvaise pente de l’ouest, on ne trouve plus un pas que l’on puisse appeler facile, et où les mains ne servent autant et souvent plus que les pieds. Gillioz n’ayant aucune connaissance du Rothhorn, je marchais le premier, et ainsi nous suivîmes exactement la seconde fois le chemin que nous avions pris dans notre première tentative. Les variantes possibles sont d’ailleurs peu engageantes et sans doute fort difficiles. Par bonheur, le rocher est partout excellent : c’est un gneiss chloriteux, clair, vigoureusement taillé, ferme et magnifique. Il faut parfois s’arrêter, rien que pour l’admirer. De plus, il est porphyroïde ; de gros cristaux de feldspath y forment des aspérités peu saillantes, il est vrai, d’un demi-pouce en moyenne mais d’ordinaire très solides. Sans cet excellent rocher, où les clous mordent et où le pied est presque toujours sûr de son appui, le Rothhorn serait certainement inaccessible à tout jamais.

En plusieurs endroits, cette pente occidentale donne, par sa régularité, l’idée de ces berges que les gamins s’amusent à grimper, en se cramponnant des pieds et des mains aux fissures, entre les joints des pierres ; seulement ici, la berge a six cents mètres de hauteur et plus de 500 d’inclinaison.

Plus on avance, plus la pente est roide et les dalles unies. Le point le plus difficile se présente enfin : il s’agit de descendre plus bas encore sur le flanc occidental, pour tourner une des plus grandes aiguilles de l’arête qui prolonge sur la pente des contreforts gênants. En cet endroit, la pente (mesurée au clinomètre) est de 550, et les plaques de gneiss qui la forment sont plus unies que jamais. Chaque pas est difficile et très exposé. Pour atteindre d’une saillie à l’autre, il faut allonger démesurément bras et jambes.

Enfin, l’on peut reprendre l’arête ; la grimpée qu’il faut faire pour y remonter est des plus vertigineuses ; mais nulle part justement les rochers ne sont plus sûrs. – Une fois en haut, surprise : l’on voit se dresser une méchante tour, penchée, menaçante, qui semble prête à crouler. C’était devant cette tour que nous nous étions arrêtés la première fois ; elle n’est pas le sommet, mais de son faîte il n’y a plus loin. L’arête qui conduit à sa base est aiguë, tranchante ; sur une cinquantaine de pieds, il faut chevaucher et avancer sur les mains. De près, la tour elle-même, bien que très escarpée, n’est plus si terrible : on peut d’ailleurs à volonté la tourner ou la gravir ; nous avons préféré ce dernier parti. Du haut, il y a peu à redescendre, une arête facile à suivre mène en quelques minutes jusqu’au sommet.

Cette dernière partie n’offre plus de difficulté, mais on ne trouverait guère de lieu d’où l’on pût contempler un plus beau précipice. Entre toutes les hautes cimes que l’on gravit dans les Alpes, le Rothhorn de Zinal est, je crois, la seule qui, d’un côté, surplombe véritablement. Sa face orientale est une effrayante paroi penchée sur le vide ; si du haut on laisse tomber une pierre, on ne l’entend plus, et on la perd de vue dans l’espace bien avant qu’elle atteigne le glacier.

Je ne puis qu’imparfaitement parler de la vue du sommet ; au moment où nous arrivions, des nuages envahissaient l’atmosphère tout autour de nous, et des flocons de neige commençaient à tomber. Autant que j’en puis juger, toutefois, en combinant mes derniers souvenirs avec ceux de notre tentative, faite par le plus beau ciel, la vue du Rothhorn doit être d’une grande beauté. À l’aide de la carte, on en peut aisément déterminer les traits généraux. On verra que le Rothhorn est des mieux placés dans un massif dont tous les sommets offrent des panoramas célébrés par leur magnificence. Ce qu’on ne saurait cependant imaginer sans le voir, c’est l’aspect vertigineux des précipices voisins, le déchirement des arêtes, le hérissement sauvage des pointes penchées sur les abîmes ; et à peu de distance, le Weisshorn et le Cervin à l’opposite l’un de l’autre : le premier, majestueuse pyramide d’une fière régularité, semblant dédaigner la terre dans son élan pur et hardi vers le ciel ; le second, géant brutal, taillé à coups de hache, terrible à voir, retournant sa tête méchante comme pour menacer le monde à ses pieds. Le groupe des Mischabel, celui du Mont-Rose, sont splendides. Les belles formes des Alpes italiennes se montrent, çà et là, par-dessus les arêtes de la grande chaîne. Au nord, l’horizon est formé par la haute et longue muraille dentelée des Alpes bernoises.

Ce fut sur la cime seulement que nous décidâmes de descendre par le côté de Zermatt. Gillioz n’ayant jamais étudié cette descente, ni de près ni de loin, et la jugeant sur son aspect depuis le sommet, ne la croyait point possible ; il se refusait à la tenter. J’insistai, car j’avais longuement étudié cette face du Rothhorn avec l’excellent télescope du Riffel, et recueilli de Lauener, de Knubel et d’Anderegg, des renseignements très détaillés. Un petit steinmann que nous aperçûmes à une centaine de mètres au-dessous de nous, sur une pointe de rocher, acheva de convaincre Gillioz. Des hommes avaient passé là, on y pouvait donc passer. Nous tentâmes l’aventure.

De ce côté, l’arête n’est rien moins que régulière, elle tombe par brusques ressauts jusqu’à une brèche étroite, où l’on peut la quitter pour prendre un long couloir qui descend du côté de Zermatt. On voit la brèche tout près, à cent cinquante mètres peut-être ; si l’on y pouvait descendre par un chemin commode, il faudrait à peine cinq minutes ; mais rien ne ressemble moins à un chemin, et il faut plus d’une heure. Dès les premiers pas jusqu’au steinmann, tout est accidenté ; les escarpements de l’arête sont si brusques, qu’à chaque instant l’on est obligé de la quitter. Au steinmann, elle fait un saut à pic d’au moins cinquante mètres et aboutit à la brèche. Pour atteindre à celle-ci, on se voit obligé de descendre directement sur le flanc ouest à peu près jusqu’à son niveau, puis de tourner à gauche pour aller la rejoindre transversalement.

Heureuse surprise à cet endroit : une corde était fixée au rocher, attachée sans doute pour assurer la descente de l’expédition qui avait fait la première l’escalade par ce côté. Elle indiquait le chemin. Anderegg m’a dit depuis qu’à son avis elle est mal placée, et qu’il vaut mieux prendre plus à droite à la descente, ou plus à gauche à la montée. Cela me semble juste, en effet. Pour nous, voyant la corde, il ne nous vint pas à l’idée de chercher ailleurs. Certes, sans cela, nous aurions pu douter, tant, à première vue, cette pente paraît impraticable. C’est là qu’est le plus mauvais pas de tout le Rothhorn, et, je crois un des plus difficiles que l’on franchisse dans les Alpes. Il faut descendre en ligne droite une pente de rochers, unis, comme tous ceux de la face occidentale. La Glissade du Cervin donne une idée de cette pente si on la suppose de 570 au lieu de 450, et au moins trois fois plus longue. Le gneiss y est excellent, mais sa structure y est fort incommode : les dalles en sont imbriquées, la supérieure chevauchant l’inférieure, à peu près comme les tuiles d’un toit ; rien n’est moins favorable à la descente. Les rugosités du feldspath, du moins, forment toujours çà et là d’excellentes saillies. En plusieurs endroits, on a la jouissance, toujours grande pour un grimpeur, de ne tenir que du bout du pied sur une saillie à peine sensible, mais de toute solidité.

Arrivé au niveau de la brèche, on cesse de descendre pour aller rejoindre l’arête ; cette traversée, très courte, offre encore un ou deux mauvais pas. Une fois sur l’arête, on quitte enfin pour toujours le côté de Zinal, et l’on descend directement sur celui de Zermatt par un long et rapide couloir. En juillet, il doit être encore rempli de vieille neige, et très facile à monter ou à descendre ; en août, le rocher y est le plus souvent découvert ; alors, il coûte beaucoup plus de temps, et n’est pas absolument aisé sur tous les points.

Depuis le bas de ce couloir, nous aurions dû aller rejoindre une arête qui prend naissance tout près, à gauche, au pied même des derniers escarpements du Rothhorn, et se dirige au sud-est. Nous préférâmes essayer la descente directe sur un affluent du glacier du Trift qui, du bas des rochers à nos pieds, tombait par gradins avec de magnifiques séracs. Il nous en prit mal : la descente des rochers nous fit perdre un temps précieux, et pour franchir la rimaye du bord du glacier, il nous fallut faire un saut d’environ seize pieds.

On rejoint à l’endroit nommé Eseltschuggen le chemin de Zermatt au Trift-Pass, à quelques pas du sommet de l’ancienne moraine, sur le dos de laquelle passe le sentier. De là, en deux heures, l’on peut aisément descendre à Zermatt[28].

Ai-je pu donner, dans la rapide esquisse qui précède, une idée exacte de ce qu’est l’ascension du Rothhorn ? Je dois en douter. Les hautes montagnes sont un monde si différent de celui auquel nous sommes accoutumés, qu’une description exacte en est difficile, et fut-elle possible, elle ne saurait être bien comprise que de celui qui a vu les mêmes lieux. Puis, au milieu des difficultés de l’ascension on ne peut observer avec une minutieuse exactitude ; plus d’un détail échappe au souvenir, et, une fois de retour, le jugement que l’on porte sur la difficulté de l’entreprise, est fort sujet à caution. Les aptitudes de chaque grimpeur sont d’ailleurs différentes, et les circonstances dans lesquelles chaque ascension s’accomplit, l’état de la montagne, les dispositions physiques et morales des voyageurs et des guides, ne le sont souvent pas moins.

Toutefois, celui qui, un jour, déclarerait le Rothhorn très facile, on le traiterait de « pure plaisanterie », comme quelques-uns l’ont fait du Cervin, celui-là, dis-je, témoignerait d’aptitudes vraiment exceptionnelles ou d’une grande légèreté de jugement. Tous les guides qui, jusqu’ici, ont fait cette ascension, s’accordent à dire qu’elle est la plus difficile qu’ils connaissent parmi les hautes cimes. « C’est la seule, disait Melchior Anderegg, où un bon guide ne puisse aider son voyageur ; chacun y doit marcher pour son compte ; aussi les dames ne peuvent-elles point songer à aller là-haut. » Ce jugement est peut-être hasardé. Il me semble probable qu’en choisissant bien leur jour et en prenant tout leur temps, de bons guides parviendront à faire monter au Rothhorn quelque miss courageuse ou des grimpeurs de force très médiocre.

Quoi qu’il en soit, il serait peu sage de conseiller cette ascension à ceux qui ont souvent besoin de la main de leur guide. Au contraire, elle sera, malgré sa difficulté, l’une des moins dangereuses pour les grimpeurs souples et exercés. Ils en trouveront peu qui leur donnent la jouissance d’exécuter en toute sûreté des passages difficiles sur l’un des meilleurs et des plus beaux rochers qu’on puisse rencontrer dans les Alpes.

ASCENSION DE LA DENT-D’HÉRENS

4189 mètres.

La Dent-d’Hérens, l’une des plus hautes cimes de la chaîne Pennine, et certainement aussi l’une des plus belles, est bien peu connue encore. Le Cervin, son colossal et célèbre voisin, la fait oublier. La plupart de ceux qui l’ont admirée de près en passant au Stockje, se sont contentés de la voir et n’ont point tenté de la gravir.

La première ascension qui en a été faite, date de 1863. Melchior Anderegg, Peter Perren, J.-B. Cachat y conduisirent MM. W.-E. Hall, Growe, Macdonald et Woodmatt. Depuis, une autre ascension a été faite, et celle que nous exécutâmes l’année dernière (1874), M. Th. Bornand et moi, en compagnie des Gillioz, père et fils, ne doit être que la troisième[29].

C’est dans l’espoir d’engager quelques amateurs à gravir cette noble sommité, que je me permettrai de donner quelques détails sur notre ascension.

Quittant Zermatt le 15 juillet, nous allâmes camper sous une tente, au pied du Stockje, tout au bord d’un petit lac de moraine, sur le sable fin, à quelques pas du gazon. De cet endroit, la Dent-d’Hérens paraît absolument inaccessible : de formidables séracs, une cuirasse de pentes glacées perpétuellement rayées par les avalanches de pierres, enfin une pente de rocher vertigineuse, unie, finement et régulièrement mouchetée de neige, la défendent de la base au sommet. Elle ne semble abordable que par les arêtes, surtout par celles de l’ouest. C’est par là, en effet, que nous comptions y monter.

Une première difficulté à vaincre, était d’atteindre le col de Tiefenmatten, qui, au dire des guides de Zermatt, n’avait jamais été franchi. Quelle ne fut donc pas notre surprise de trouver jusqu’en haut des traces de pas datant de trois jours au plus ! Personne, depuis, n’a pu nous dire qui avait dû les laisser. Nous les suivîmes avec un certain dépit. Le col de Tiefenmatten ne présente aucune difficulté ; mais j’en ai peu vu d’aussi dangereux quant aux avalanches : neige, glace et pierres, il y tombe de tout et à toute heure de la journée. Du haut du col, il faut redescendre environ trois cents mètres pour gagner le plateau supérieur du glacier de Cià-des-Cians, à moins de suivre une arête scabreuse, sur laquelle on perdrait beaucoup de temps, si toutefois elle est partout praticable. Cette descente nous offrit des difficultés d’un genre assez nouveau : des coulées de boue répandues sur les rochers et dans les couloirs rendaient plusieurs passages presque difficiles et fort peu agréables.

Le vaste plateau du Cià-des-Cians est, comme tant d’autres, entrecoupé de larges et belles crevasses ; on ne peut guère y avancer que par grands zigzags. Lorsqu’on en a atteint le milieu, on voit se dresser devant soi la Dent-d’Hérens, qui présente sa face S.-O. et domine le glacier d’environ 600 mètres. Vue de ce côté, elle n’est pas sans analogie avec la Pointe-des-Écrins, telle qu’on peut la voir dans le bel ouvrage de M. Whymper. C’est une sorte de trapèze de rochers qui présentent la face lisse de leurs feuillets schisteux. Dans le haut, la pente est trop raide pour que la neige puisse s’y maintenir ; vers le bas seulement, elle prend pied çà et là, et enfin une large nappe de glace unie et brillante, coupée de la rimaye obligatoire, se déroule jusqu’au bord du plateau. Il était midi quand nous atteignîmes le pied de cette pente. Par malheur, en même temps que nous, arrivait un orage, qui nous força à battre en retraite avant d’avoir abordé les rochers. Nous descendîmes sur Prérayen, premier lieu habité dans le haut de la Valpeline.

Que ces noms charmants ne fassent rêver à personne un trop agréable séjour ! Si la nature est belle à Prérayen, les chalets y sont des plus embraminés que l’on puisse voir, et les moins pourvus de tout ce qui peut rappeler la civilisation. Ce fut pour nous un bonheur de les quitter le surlendemain, pour donner à la Dent-d’Hérens un nouvel assaut. Gagnant tout d’abord la Tête-de-la-bella-Cià[30], nous suivîmes de là une succession de plateaux, par où nous arrivâmes, presque sans peine, jusqu’au point que nous avions atteint précédemment. Nous touchions le pied de l’arête qui descend au sud de la Dent-d’Hérens. Nous traversâmes obliquement par les rochers toute la face S.-O. de la montagne pour aller rejoindre le plus haut possible l’arête occidentale, par laquelle se termine l’ascension.

La Dent-d’Hérens tout entière est formée d’un gneiss talqueux et chloriteux très feuilleté et fort semblable à celui du Cervin. La pente en est unie, de 45° dans la partie qu’on traverse, et les plaques en sont si régulièrement imbriquées les unes sur les autres, que par moments on croirait grimper sur un toit. Vers le milieu de la pente et juste au-dessous de la cime, le verglas, recouvrant les rochers unis, nous donna un court moment de difficulté sérieuse. Bientôt après, gravissant une intéressante cheminée, nous touchons une première arête, et enfin la grande arête de l’ouest ; de là, la victoire nous était assurée : nous n’avions plus qu’à suivre jusqu’à la cime une belle crête de rocher étroite et massive, peu dentelée, mais dominant de chaque côté et surtout au nord les plus beaux précipices. Sur un point, elle s’amincit pendant quelques pas et n’a tout juste qu’un pied de largeur ; mais le roc en est si solide et si commode pour le pied, qu’on peut s’y tenir debout et jouir en toute sécurité de sa position. Les derniers pas se font sur une arête de neige. La cime elle-même est un toit rapide et aigu de neige pure, recouvrant les rochers.

On devine aisément que le panorama de la Dent-d’Hérens, pour tout ce qui dépasse une lieue de rayon, est à peu près semblable à celui du Cervin ; mais les premiers plans n’ont aucune ressemblance. Du haut du Cervin, sauf du côté de la cime italienne, le premier plan, c’est le vide ; ici, au contraire, à l’est et à l’ouest, ce sont d’effroyables arêtes, déchirées et croulantes, et au-delà, le Cervin lui-même présentant son côté le plus affreux. Tout est déchirement et abîmes. La vue de l’enfer serait rassurante auprès de celle-là, et l’on ne peut se défendre d’un sentiment d’étonnement d’être venu se perdre au milieu d’un monde si horriblement sauvage. Mais ce qui chatouille le cœur d’un singulier frisson, c’est la vue de la pente du nord, celle des rochers mouchetés de neige et de glace. Rapide de 55°, parfaitement unie, du haut de la cime, elle plonge d’un seul jet à deux mille pieds peut-être, et de là l’on ne voit plus qu’une suite de précipices où pendent, les uns sur les autres, des séracs retenus on ne sait comment. Tout au bas, à cinq mille pieds, on distingue le Stockje et le petit lac au bord duquel nous avons bivouaqué.

Sans doute on peut voir dans les Alpes plusieurs sites aussi effrayants, et celui de la cime du Rothhorn ou du Weisshorn, par exemple, donne plus à penser sur la possibilité du retour ; mais il ne doit pas y en avoir beaucoup dont les horreurs soient aussi grandioses que celles de la Dent-d’Hérens.

Le sommet ne portait pas trace de steinmann ; nous en construisîmes un assez solide pour qu’il ait chance de durer quelque temps. En fouillant dans la neige, l’un de nous découvrit un bâton et une bouteille renfermant les noms célèbres de J.-A. Carrel et des Maquignaz, qui, l’année précédente, avaient fait, en compagnie d’un membre du Club anglais, la seconde ascension de la Dent-d’Hérens.

La descente ne nous offrit aucune difficulté remarquable. Au lieu de traverser encore la face S.-O., nous descendîmes directement du bas de l’arête dans la direction du glacier, par des rochers d’abord, puis par une pente de glace. De là, voulant couronner la journée en parcourant le glacier de Cià-des-Cians dans une direction nouvelle, nous nous vîmes, sans l’avoir souhaité, engagés dans une suite de cascades de séracs, fort beaux à la vérité, mais qui ralentissaient tellement notre marche que la nuit menaçait de nous y surprendre. Gillioz, pour en sortir, faisait des merveilles. C’était un beau spectacle de le voir courir de tous côtés en reconnaissance, sauter, bondir à travers les crevasses. Enfin, à la tombée de la nuit, nous touchons les rochers et, nous croyant sains et saufs, nous détachons et replions les cordes. Mais, ô malheur ! le rocher où nous sommes, est comme cette île de l’honneur, dont parle le poète « escarpé et sans bords ». Pour gagner par là le bas glacier, il nous eût fallu sauter du haut de belles parois verticales. Malgré l’obscurité, force nous fut de revenir aux séracs.

Nous étions alors dans cette région des bas séracs, où le glacier est perforé comme une éponge. Le noir des crevasses augmentait autour de nous celui de la nuit. À tâtons, trébuchant, sautant, faisant mille hardiesses que nous n’eussions jamais osées en plein jour, nous atteignîmes le glacier tranquille ; mais il était dix heures que nous étions encore à trébucher parmi les pierres roulantes de la moraine frontale. Aussi, au premier gazon, trouvant une baraque abandonnée, nous y passâmes la nuit, sur les planches nues, préférant ne pas pousser jusqu’à Prérayen.

Les succès et les revers de cette journée nous ont appris deux choses qui ne seront peut-être pas inutiles aux touristes futurs : l’une, qu’il est plus court et plus sûr de monter à la Dent-d’Hérens de Prérayen que de Zermatt ; l’autre, que pour traverser sans encombre le vaste et beau glacier de Cià-des-Cians, il vaut beaucoup mieux en suivre les hauts plateaux du côté oriental. Si l’on tenait spécialement à monter de Zermatt, on pourrait attaquer directement la Dent-d’Hérens depuis le dernier plateau du Tiefenmatten, sans monter sur le col. On peut aussi monter du Breuil par le glacier d’Hérens ; mais, pour attaquer la rude paroi des Jumeaux, il n’existe qu’un passage, franchi une seule fois et non sans peine par les intrépides Maquignaz. Il ne faudrait donc pas entreprendre cette montée sans en avoir étudié les détails.

SALVAN

Un village du Valais.

Tout le monde connaît, au moins de nom, la gorge du Trient, près de Martigny ; effroyable et tortueuse fissure qui entr’ouvre du haut en bas un rocher de deux cents mètres, si étroite et si noire qu’elle semble l’entrée de l’enfer. Mais ce que plus d’un touriste ignore, c’est qu’au sommet de cet horrible rocher, à droite, sur un épaulement invisible d’en bas, s’étale un riant plateau vert, aussi lumineux que la gorge est sombre, et sur ce plateau, un paisible village montagnard, véritable idylle à deux pas d’un gouffre. Ce village est Salvan. Sa position singulière et charmante, son aspect aimable et original le font remarquer de tous les voyageurs qui ont l’occasion de s’y arrêter en allant à Chamonix. Si l’on cède à la tentation d’y faire un séjour, et qu’on se donne le loisir d’étudier plus attentivement les gens et la contrée, on ne tarde pas à reconnaître au prix de quels labeurs un grand village réussit à vivre en cet endroit, et combien les précipices qui l’environnent opposent d’obstacles à sa prospérité. Alors, pour peu qu’on aime à rêver, on prend intérêt à cette lutte des montagnards contre la nature ; et, un soir, étendu sur le court et odorant gazon d’un tertre du voisinage, en reposant ses regards sur ce joli groupe des chalets de Salvan, on essaie de s’en retracer l’humble histoire, on évoque les temps lointains où quelques pâtres à demi sauvages établirent en ce lieu les premières cabanes, et l’on revient lentement, à travers les siècles, jusqu’aux jours actuels où Salvan est devenu un des plus beaux villages du Valais. C’est du moins de pensées semblables que sont nées les pages qui vont suivre.

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Sans aller jusqu’à la naissance du monde, il faut cependant remonter au temps des derniers événements géologiques, si l’on veut connaître une des causes qui devaient le plus influer sur les destinées de Salvan. C’est, en effet, à une circonstance presque insignifiante des dernières modifications survenues dans le relief des Alpes que ce village doit d’exister aujourd’hui. – Qu’on veuille donc bien gravir un moment les flancs pierreux de la Dent-de-Morcles, vis-à-vis de l’endroit où la vallée du Trient vient s’ouvrir dans celle du Rhône. De là, on pourra dominer toute la contrée et saisir les traits essentiels de son caractère et de son histoire.

Nous sommes à moins d’une lieue de Martigny, c’est-à-dire du point où le fleuve, descendant du Valais pour se rendre au Léman, fait un coude brusque et vient traverser dans son épaisseur la puissante chaîne des Alpes calcaires entr’ouverte du haut en bas au défilé de St-Maurice. Il roule à nos pieds ses eaux grises dans un large lit de gravier ; au-delà, nous voyons s’étendre la grande vallée, beau tapis vert, aujourd’hui coupé dans toute sa longueur par deux lignes blanchâtres, la grande route et la voie ferrée : un damier de champs cultivés, de prés longs et parallèles que séparent des rigoles, en couvre une partie ; le reste, encore marécageux et sauvage, appartient aux herbes folles, à des fourrés de buissons, à de jeunes taillis. De toutes parts, au-dessus de cette étroite plaine, se dressent comme des murailles de puissantes montagnes, anguleuses et sévères, dont les rocs d’un roux sombre semblent brûlés par le soleil du Valais. Devant nous, cependant, de l’autre côté du Rhône, au-dessus de la célèbre gorge du Trient, trop étroite et tortueuse pour que le regard y puisse pénétrer, ces montagnes s’écartent et une vallée s’ouvre, remontant à plus de trois lieues dans la direction du Mont-Blanc ; si nous sommes assez haut, nous verrons déjà le noble dôme de neige élever son faîte argenté et pur immédiatement au-dessus des sommets qui ferment de ce côté l’horizon.

Loin d’être comme la large vallée du Rhône un riche tapis de verdure étendu sur un lit d’alluvions tranquillement déposées, cette vallée-ci, resserrée et sombre, n’a pour fond qu’un abîme ; c’est une énorme fente évasée, au fond de laquelle un torrent sauvage, venu des glaciers, gronde entre les blocs qui l’obstruent. Elle s’ouvre tout entière à travers un massif de schistes cristallins, terrains antiques, les plus vieux du monde. Leurs couches gigantesques, rudement soulevées et rompues pour laisser place au Mont-Blanc qui perçait la croûte terrestre, sont presque verticalement redressées, et les dentelures aiguës de leurs tranches découpent sur le ciel de noirs sommets. Cette vallée est bien une fente, en effet, une faille, comme disent les géologues, c’est-à-dire une de ces colossales fissures qui s’entr’ouvrent dans la vieille croûte du monde en travail.

Qu’elle se soit ouverte brusquement ou avec lenteur, c’est une question qu’il faut laisser débattre aux hommes de science ; toujours est-il qu’elle existait lorsque survint ce qu’on appelle l’époque glaciaire ; et quand le groupe du Mont-Blanc commença à laisser s’épancher au loin en vastes nappes le trop plein de ses glaces accumulées, la vallée du Trient fut de ce côté son principal déversoir : c’était par là que descendait un flot de glace épais de deux milles mètres, qui allait se joindre au grand courant de la vallée du Rhône.

Toute la contrée était alors, dans ses grands traits, ce qu’elle est aujourd’hui ; mêmes cimes, mêmes pentes, mêmes vallées, mais seulement à l’état d’ébauche, les schistes offrant partout des angles vifs fraîchement déchirés. Trois contreforts rocheux, qui descendaient comme des plis sur le flanc gauche de la vallée du Trient, venaient dans le bas former trois éperons qui s’opposaient, comme autant de rudes barrières, à la marche du glacier ; l’une en dessous de ce qui est aujourd’hui les Fins-Hauts, l’autre environ vers les Marecottes, la troisième au-dessous de Salvan, à la sortie même de la vallée. Insignifiants obstacles : l’énorme glacier passa. Combien de milliers d’années sa lourde masse pesa-t-elle sur ces rochers, les limant, les broyant, écrasant avec lenteur et réduisant en boue ce qui lui faisait résistance ? On ne peut le dire. Mais quand il eut passé, quand, pas à pas, c’est-à-dire siècle à siècle, il se fut retiré devant l’air toujours plus chaud qui montait des vallées, il avait fait un rude travail ; partout, sur son lit de pierre, il avait emporté et nivelé les saillies, usé les aspérités ; les crêtes anguleuses étaient devenues des Têtes, comme le disent leurs noms expressifs dans la contrée[31] ; et des trois éperons qui lui faisaient obstacle, il s’était plu à faire trois mamelons tout arrondis, moutonnés et polis, à la surface desquels les couches schisteuses attestaient à peine, par de longues cannelures, l’ancienne fierté de leur redressement. Ces cannelures bizarres, encore si nettes et si frappantes aujourd’hui, accusent par leurs reliefs les couches les plus dures, et par leurs creux, les plus tendres et les plus facilement rongées.

Si l’on sait de quelle manière s’effectue le recul d’un glacier actuel, il est aisé d’imaginer ce qui se passe dans la retraite du glacier géant. À mesure que la fonte le faisait reculer, il abandonnait derrière lui ses moraines, colossal chaos de pierres et de graviers qui se mêlaient au limon provenant des roches qu’il avait broyées sous lui.

La plus grande partie de ces amas, ne trouvant où s’arrêter sur les flancs si abrupts de la vallée, tombèrent dans les bas-fonds, s’y accumulèrent et obstruèrent les gorges. On les y verrait encore, si le torrent qui gronde au fond de ces obscurs défilés n’en avait fait sa proie : sombre et patient rongeur, il les a emportés au Rhône en flots de boue. Cependant, il n’a pu réussir à tout déblayer ; et vers le haut de la vallée, dans les endroits où elle est un peu plus ouverte, on trouve çà et là des amas à demi rongés que son flot n’a pu vaincre.

La faible portion des dépôts qui n’avaient pas roulé au fond des abîmes, s’était fixée sur les rares adoucissements des pentes, sur les corniches, sur les petits repos, ou les replats, comme disent les montagnards ; et surtout en arrière des trois contreforts qu’avait nivelés et arrondis le glacier. Là s’étalèrent même, pendant quelque temps, des lacs boueux, enfermés en amont par la glace qui reculait chaque jour, et en aval par les têtes émoussées des rochers. En se desséchant, ils laissèrent à nu un lit de vase formé de dépôts épais.

Cette boue étendue çà et là, et recouvrant par lambeaux le dur squelette des montagnes, ces dépôts limoneux accumulés en arrière des têtes rocheuses, voilà ce qui devait rendre un jour cette gorge-vallée habitable.

La vie et la mort se combattent partout pied à pied dans la nature ; aussi à mesure que le monstrueux glacier reculait, la végétation suivait de près, envahissant les espaces désolés, les rocs nus et rongés, les chaos de débris et la vase desséchée qu’il abandonnait. De fines mousses d’abord, de chétifs lichens, puis de pauvres petites fleurettes timides, nées entre deux pierres, tremblantes filles du vent qui en avait semé la graine, puis, bien vite, aussitôt qu’une mince couche d’humus était formée, du gazon, toujours plus serré, toujours plus épais où commençaient sans doute à sourire de douces saxifrages roses ou blanches, de pâles anémones, et les pures étoiles bleues des gentianes. Entre les gros blocs se cramponnaient des touffes de bruyères, des genévriers, des rhododendrons, qui préparaient l’arrivée des sapins et des mélèzes ; sur le fin limon s’étalait un moelleux tapis d’herbe fine.

La végétation eut bientôt pleine victoire ; un épais manteau de buissons et de forêts recouvrit l’âpre nudité des rocs, tandis que çà et là, sur les petites terrasses, des gazons d’un vert tendre souriaient au soleil. La victoire fut même si complète que, dans son premier élan, la vie végétale fut plus forte et monta plus haut qu’elle n’arrive aujourd’hui. Au lieu même où est Salvan, des bouleaux balançaient leur tronc blanc et leur délicat feuillage, et les mélèzes, de beaux mélèzes vigoureux, montaient en certains endroits mille pieds plus haut sur les pentes. Au pâturage de Barberine, on en retrouve encore, dans la tourbe, de beaux troncs de trois pieds de diamètre.

Un souffle plus froid, aidé de la hache imprudente des bûcherons et de la dent meurtrière des chèvres est-il venu faire reculer les forêts ? Ou bien est-ce, comme on incline à le croire aujourd’hui, un climat moins humide ? Ce qui toutefois est certain, c’est que les forêts ont dû céder beaucoup de leurs possessions anciennes, et qu’alors elles étalaient sur toutes les pentes un plus sombre et plus magnifique manteau.

L’homme, enfin, vint un jour fouler de son pied cette vallée sauvage. Il achevait la conquête de la vie ; mais comme un monarque impuissant tout seul, il avait fallu qu’une armée la fît pour lui pas à pas ; l’armée de tous ces soldats obscurs dont l’histoire ne parle jamais : petites mousses, fines graminées, frêles saxifrages, mortes en combattant contre un climat trop rude encore, afin de préparer au roi de la création une place plus commode.

Nul ne sait à quelle race appartenaient ces premiers visiteurs. Figurons-nous, si l’on veut, que c’étaient des hommes de ce rude âge de la pierre, si lointain, et si obscur ! des sauvages, vêtus de peaux de rennes, armés de haches en silex ou en serpentine du Valais, et suivant la piste d’un grand ours des cavernes.

L’imagination, qui aime à rêver ces temps antiques, peut ici se donner libre carrière ; elle peut se représenter une troupe de ces conquérants primitifs, à la fois pâtres et chasseurs, traversant la vallée du Rhône, longue plaine marécageuse, où leurs troupeaux, à demi cachés dans les hautes herbes, paissaient librement ; elle peut se figurer que, devinant au-dessus de la gorge du Trient une grande vallée latérale qu’on ne pouvait aborder directement par son affreuse entrée, ils gravirent à droite la pente boisée où bondit en cascatelles un petit ruisseau, celui sur lequel le chemin d’aujourd’hui passe et repasse tant de fois dans ses zigzags. Au bout d’une heure et moins, sans doute, car ces hommes primitifs avaient des jarrets de chamois, ils durent arriver sur la première Tête, et se trouver devant un de ces petits plateaux de verdure, charmantes terrasses formées par les dépôts du glacier.

La plus spacieuse de ces terrasses est justement la première, encore voisine de la grande vallée, qu’elle domine de cinq cents mètres, mais d’où elle est invisible. À peu près unie et à peine inclinée, elle forme un carré irrégulier, long d’environ mille pas, traversé de petits ruisseaux et protégé des avalanches par d’épaisses forêts. Le plus riche limon du glacier s’y est déposé en couches épaisses et fécondes ; une herbe abondante et belle devait alors la recouvrir. Elle est si riante, cette terrasse, la gorge y dissimule si bien sa sauvagerie, cependant tout près, que malgré la sévérité des hautes parois et des sombres forêts d’alentour, ses beaux pâturages séduisirent assurément les premiers visiteurs ; il est probable qu’ils répandirent dans la vallée la nouvelle de leur découverte ; et bientôt on commença de conduire là-haut les troupeaux en été.

Jusqu’ici nous imaginons, et ce serait tout plaisir de continuer ; mais, ce qui vaut mieux encore, voici qu’au travers des traditions locales, nous pouvons saisir un premier linéament d’histoire. L’endroit qui est aujourd’hui Salvan, disent ces traditions, n’a d’abord servi que de simple mayen[32], où les troupeaux venaient passer une saison sous la garde de quelques pâtres. On appelle encore Pierre bergère un gros bloc erratique situé près de l’église actuelle, au sommet d’un mamelon de rocher, et où les pâtres, dit-on, s’étendaient en surveillant leurs troupeaux.

Peut-être les premiers habitants étaient-ils de cette rude peuplade des Véragres, qui, au temps des Romains, habitait la contrée et ne se soumit à Servius Galba qu’après une vigoureuse défense[33]. Si grossiers que fussent ces premiers pâtres, il est bien probable qu’ils ne durent pas garder longtemps leurs troupeaux en ce lieu sans s’apercevoir combien la nature y est clémente et se prête à l’établissement de l’homme. Des chalets, bons chalets faits pour être habités toute l’année, vinrent bientôt se ranger un à un dans l’angle nord du pâturage, adossés aux mamelons de rochers polis, et regardant le soleil. On commença à cultiver l’excellent terrain du plateau et à conduire en été le bétail dans des alpages plus élevés. Le succès des cultures, la prospérité de cette première petite colonie fit augmenter bien vite le nombre des chalets : ils formèrent un hameau qu’on appela Silvanum, à cause de toutes les sombres forêts qui l’entourent. Une petite chapelle servant d’église vint s’élever au milieu, et ce fut une raison de plus au hameau de grandir toujours.

Il arriva un moment où le petit plateau salvanin commençait à devenir étroit pour tant de monde. Quelques ménages allèrent s’établir plus loin. On construisit d’abord dans le voisinage ; sans doute au Biolay, aux Granges, aux Marecottes, au Triquent. Puis, remontant toujours pour suffire aux besoins, les chalets vinrent se poser au-dessus de la sombre Tête de la forêt de Lâchât, sur le plus élevé et le plus reculé des trois contreforts qu’avait rongés l’ancien glacier. Ces chalets s’appelèrent les Fins-Hauts ; leur nom disait assez qu’on croyait toucher à la limite des lieux habitables. Cependant il fallut avancer encore, c’est-à-dire monter ; on ne s’arrêta qu’à Vallorcine[34], tout au haut de la vallée ; de là, par le petit col des Montets, on pouvait donner la main aux premiers hameaux de la vallée de Chamonix, et ainsi deux flots différents de l’invasion humaine venaient se rejoindre en ce lieu âpre et désolé.

Vallorcine, le val des ours ! On aurait pu l’appeler aussi bien le val des avalanches, car il en tombe d’énormes chaque hiver. Les forêts cessent dans le voisinage ; on ne voit plus au-dessus de soi que la sombre et brutale masse des Aiguilles-Rouges, nues, déchirées, tachées de neige et aiguës comme des flèches. À leur pied et jusqu’au milieu du val, des amas de débris, des blocs entassés ou épars, revêtus de lichens et de mousses souvent roussies par le gel ; en mai encore, de grands champs de neige, à peine fondus au milieu de l’été. Le vent y est froid, les nuits glacées, l’hiver fabuleux. Le printemps ne s’y annonce plus comme en bas par une poussée soudaine et éclatante dans sa première fraîcheur ; mais de maigres gazons essaient timidement de reverdir, et s’arrêtent de longues semaines, glacés par la bise. À la moindre pluie, la neige revient, c’est-à-dire l’hiver. Il y a bien un été, pendant lequel un brillant soleil parvient à tirer de cette terre un vrai sourire ; mais il est court, d’un bon mois à peine, et, dans certaines années mauvaises, cet été ne vient pas. À la fin d’août déjà, fréquemment la neige tombe ; en octobre, tout se rendort pour le long hiver.

Cependant, quelques familles habituées à la dure ont essayé de vivre là, et y ont réussi ; puis, à la longue, elles en ont pris l’habitude, si bien qu’aujourd’hui, les montagnards de Vallorcine sont attachés de tout leur cœur à leurs pauvres chalets, à leur rude et froid désert.

Une fois le haut de la vallée occupé, il ne restait plus que de petits coins de prairies oubliées, perdus dans le fond de la gorge du Trient, ou suspendus sur le flanc sombre du précipice. Là, en des lieux où personne ne passe et où il n’est pas toujours facile d’arriver, s’établirent encore, à jamais isolés du monde, quelques pauvres chalets. Aujourd’hui, on peut les voir à peu près aussi ignorés, aussi perdus qu’au temps jadis dans la grande ombre des forêts de la gorge ; et si, conduit par le hasard d’une promenade, on franchit en se courbant le seuil de leur petite porte basse et enfumée, on croira reculer de trois siècles, tant les objets et les gens y ont gardé leur primitive simplicité.

De toute cette population ainsi dispersée dans la sauvage vallée, Salvan était évidemment destiné par sa situation et ses avantages à rester le centre, la petite métropole. Il y a bien, il est vrai, d’autres plateaux que le sien, mais celui-là est le plus chaud, le mieux ouvert au soleil, le mieux abrité des vents, le plus rapproché de la plaine, avec laquelle il peut facilement échanger ses produits. Le terrain y est excellent et donne non seulement du seigle, mais de beau blé ; sur les arbres fruitiers autour du village, de petites pommes, de petites cerises ne mûrissent parfois pas trop mal. Le plateau des Marecottes, à peine éloigné d’un quart de lieue, n’a déjà plus le même climat ; souvent il y neige quand il pleut à Salvan, et l’hiver y est de quelques jours plus long. Quant aux Fins-Hauts, ils sont décidément trop près de l’haleine des glaciers.

Salvan devint donc tout naturellement la capitale, et pour bien se distinguer des autres hameaux d’alentour, se donna le nom pompeux de Salvan-Ville.

Bon Salvan ! au temps où cette appellation glorieuse lui fut donnée, il ne comptait assurément pas cent chalets ; mais il avait une petite église où l’on venait de loin, le dimanche, entendre la messe, où l’évêque de Sion même ne dédaignait pas d’officier quelquefois ; il avait une petite place où se tenaient les assemblées, où l’on rendait la justice et, il faut bien le dire, hélas ! où, il n’y a pas un siècle, on voyait encore un carcan.

Ce mot sinistre fait renaître d’un coup tous les sombres souvenirs du moyen âge, de ses servitudes, de ses oppressions et de ses cruautés. Salvan aussi a dû les traverser, ces temps sombres, Salvan aussi a porté, et longtemps, le collier de fer féodal. En voyant aujourd’hui ce village heureux et libre, on a peine à le croire, tant le beau soleil, l’air pur et le sol hardi de la montagne nous semblent naturellement unis à l’idée de liberté. Cependant, si dès le VIe siècle le nom de Salvan apparaît dans l’histoire, c’est pour constater dans une charte que Sigismond de Bourgogne, comblant de bienfaits et d’honneur l’abbaye de Saint-Maurice, lui donne, entre cent autres villages, ce joli Silvanum qui, désormais, lui appartient « avec terres, édifices, esclaves, affranchis, habitants…, forêts, champs, prés, pâturages, eaux…, meubles, immeubles, dîmes, etc. »

L’abbaye de Saint-Maurice était souveraine et possédait ses domaines en franc-alleu, c’est-à-dire était libre de tout impôt et hommage ; les Salvanins, très humbles, étaient ses serfs mainmortables, attachés à la glèbe ; ils ne pouvaient « ni tester, ni contracter ; le mariage ne leur était permis qu’avec les serfs du même maître. » Et malgré les adoucissements graduels que les grands événements politiques apportèrent à la condition de Salvan, les abbés, nous dit l’histoire, « y exercèrent jusqu’en 1798 les droits de mère et mixte empire, et d’omnimode juridiction. »

C’est dire en peu de mots bien des choses, si l’on songe que leurs seigneuries les abbés étaient à la fois les dispensateurs de la justice du ciel et de celle de la terre. Sans doute, tout ne fut pas mauvais sous leur domination ; ils avaient même pour Salvan une affection particulière ; mais il est à croire que sous cette autorité jalouse, qui tenait à la fois le carcan et le confessionnal, qui planait sur la vie publique en même temps qu’elle s’insinuait au plus secret du foyer, Salvan dut passer douze siècles qui ne furent point son âge d’or.

Et puis, que d’autres maux en ces temps de ténèbres ! que de fois, du haut de leur montagne, les Salvanins entendirent de grands bruits de guerre et de malheur s’élever de cette longue plaine du Rhône, voie naturelle des épidémies, des inondations et des armées ! Parfois le fléau passait et sévissait en bas sans les atteindre ; le petit sentier qui montait alors de la plaine jusqu’à eux était si étroit et si mauvais ! mais ils n’y échappaient pas toujours, et alors la peste noire décimait le village, ou la guerre venait tacher de sang humain leurs beaux rochers.

Et sans parler des grandes guerres qui jetaient le trouble dans toute la contrée, ils eurent dès l’abord et longtemps, bien des luttes sanglantes à soutenir contre leurs voisins les Savoyards, pour maintenir la possession de leurs propres pâturages. Le croirait-on ? là-haut, près des glaciers, dans la paix des beaux déserts de la haute montagne, il y eut des combats ; les hommes se disputèrent avec fureur ces riches pelouses de fin gazon tout étoilées de gentianes, et mêlèrent du sang à ces purs ruisseaux. Tout le tort était du côté des Savoyards, paraît-il, puisqu’ils franchissaient les cols servant de frontière et voulaient s’emparer des alpages qui n’étaient point sur leur versant. Les Salvanins durent se défendre avec vigueur. On voit encore près de Vallorcine, au Châtelard, les ruines d’une redoute destinée à protéger le territoire du Valais ; dans le voisinage sont aussi des vestiges de fortifications. Une fois, entre autres, au mois d’août 1323, les gens de Salvan « ayant, dit la chronique, saisi le bétail que les Savoisiens avaient conduit sur leurs montagnes, ceux de la Chatellenie de Charosse, Passy, etc., drapeaux déployés, envahirent la vallée, le fer et le feu à la main ; mais étant tombés dans une embuscade, ils furent faits prisonniers et durent payer pour leur rançon 2050 livres maurisoises. »

Ce serait assurément un des plus curieux chapitres de l’histoire du village que celui de ces temps obscurs et oubliés.

En 1798, enfin, à travers bien des luttes déchirantes et au bruit des canons français qui tonnaient dans la grande vallée, Salvan fut dégagé de sa longue servitude et vit s’ouvrir des temps nouveaux, les plus heureux peut-être que ce village ait traversés jusqu’ici. C’est de ce moment, du moins, que date sa plus grande prospérité. Un seul nuage vraiment sombre vint encore la troubler ; ce fut ce qu’on appelle dans l’histoire du Valais l’affaire du Trient (1844), une de ses plus tristes pages.

On avait trouvé moyen de faire croire aux Valaisans qu’il y avait deux Suisse, la Vieille et la Jeune : la Vieille Suisse, sottement soumise à un clergé qui la trompait à son profit, et ridiculement fidèle à des traditions absurdes ; la Jeune Suisse, désabusée, clairvoyante, affranchie de préjugés, et qui, pour marcher plus vite au brillant avenir qui l’attendait, devait renverser le gouvernement d’alors. Il y avait à Salvan bien des vrais libéraux qui ne demandaient pas mieux que d’aller au progrès, mais d’un pas prudent et sûr, comme on marche à la montagne ; quand ils virent que la Jeune Suisse recrutait ses soldats parmi les plus mauvais sujets de la vallée, quand ils apprirent que sous le couvert du libéralisme on volait, pillait, brûlait, leurs instincts honnêtes l’emportèrent sur des idées pour eux un peu neuves et qui n’étaient pas encore devenues des convictions. Ils se rattachèrent à la Vieille Suisse et n’eurent plus qu’un souci : défendre leurs foyers contre l’incendie et le pillage. Inutile de dire qu’ils y étaient énergiquement encouragés par l’Église, qui ne pouvait trouver assez d’anathèmes contre cette Jeune Suisse, ouvrière du démon. On assure que le vicaire prit lui-même la carabine.

Tout le Haut-Valais s’était levé en masse à la voix du clergé. La Jeune Suisse, trop peu nombreuse, dut fuir ; mais pour se replier de Martigny sur le bas de la vallée, elle ne pouvait éviter de traverser le Trient, à l’endroit où il débouche brusquement des gorges dans la plaine et va se jeter dans le fleuve. Passage terrible ! Là, justement, de formidables tours de rochers s’avancent sur la plaine et dominent verticalement le torrent et la route. Les Salvanins occupaient l’une de ces tours, la plus basse, la Tête-des-Tzarfas, d’où le regard et les balles peuvent tomber à pic sur le pont du Trient.

Ainsi postés, il leur était facile d’écraser l’ennemi qui devait défiler à leurs pieds. Un détachement de la Jeune Suisse feignit de vouloir passer le pont, que défendait d’ailleurs un corps formé de gens de Saint-Maurice et du Val-d’Illiez ; pendant ce temps, la plus grande partie tentait de traverser le fleuve plus bas, à gué, les hommes se donnant la main et faisant chaîne pour rompre le courant. Mais, du haut de leur rocher, les Salvanins criblaient également de balles ces deux colonnes, tandis que la violence des flots du Trient rompait à tout moment la chaîne et en noyait une partie. Quatre cents hommes à peine parvinrent à passer ; le reste dut se replier sur Martigny, laissant des canons embourbés dans les marais et bien des morts. Fort peu des balles des Salvanins avaient manqué leur but, et l’on releva au pied des rochers plusieurs cadavres transpercés, à partir de la tête ou de l’épaule, dans toute leur hauteur.

Une fois tranquille et libre, dans un si bon air, une si belle lumière et une activité aussi saine, la population du village et des alentours ne pouvait qu’augmenter : elle s’accrut bientôt, en effet, et depuis, n’a cessé de le faire. Il faut dire aussi qu’on se marie jeune à Salvan, plus jeune que dans beaucoup de villages voisins ; et si les enfants sont peu nombreux dans chaque ménage, du moins ils poussent dru, deviennent des hommes solides qui ont coutume de fournir vigoureusement leur carrière, jusqu’au bout et sans broncher.

Cependant la prospérité elle-même ne laissa pas d’amener une lutte d’un autre genre, non plus entre les hommes, mais contre la nature : la lutte pour les moyens d’existence. Les bons Salvanins apprirent par l’expérience la fameuse loi de Malthus, celle-là même d’où sont nées les hardies hypothèses de Darwin ; loi fatale qui condamne la population à s’accroître beaucoup plus rapidement que les produits qui doivent la nourrir. Sans savoir que cette loi fût formulée en chiffres dans des livres, ils en éprouvèrent toute la rigueur, et eux aussi durent commencer à combattre pour la vie. Mais la lutte n’était point sanglante cette fois, et il n’y succombait que des paresseux.

On se mit donc à tirer parti de toutes les ressources. Sur le plateau, on étendit les cultures jusqu’à l’extrême bord, en des endroits vertigineux où d’étroites bandes de terrain penchent déjà sur l’abîme du Trient du haut de parois effrayantes. Près du village, entre les mamelons de rochers moutonnés, on mit à profit tous les creux où l’ancien glacier avait laissé un peu de limon ; couches minces, simples pellicules recouvrant le roc dur et qu’il faut bien fumer. Malheureux glacier ! que n’en a-t-il laissé davantage de ce fin limon du Mont-Blanc, riche en alumine et si fertile à la culture !

Dans beaucoup de vallées des Alpes, l’exploitation des forêts est une grande ressource pour les habitants. Ce n’est point le cas des Salvanins : celles dont il leur serait facile de profiter appartiennent à Martigny, et quant à la belle forêt qui domine le village, elle est sacrée, c’est une de ces forêts protectrices qu’on ne saurait assez respecter. Sans elle, que serait Salvan ? C’est elle qui arrête les grandes avalanches du Tzâroue, et les gros blocs qui de siècle en siècle se détachent du dangereux Scex-des-Granges, menace toujours suspendue au-dessus de la tête des Salvanins. Qu’on détruise cette forêt tutélaire, et le riant plateau cultivé et plein de vie ne sera qu’un champ de sauvages débris. Toutefois, s’ils respectent leurs propres forêts, plusieurs hommes du village s’engagent comme bûcherons dans les grandes coupes, souvent désastreuses, que fait la commune de Martigny, de l’autre côté de la gorge ou vers la Tête-Noire. Quelques-uns sont flotteurs, et se distinguent entre tous par leur courage et leur habileté à ce métier, si dangereux sur le Trient.

D’autres, et en grand nombre, travaillent à l’exploitation des ardoises. Il y a longtemps que, près du chemin qui monte au village, on avait découvert entre les schistes micacés un filon de bonne ardoise. On l’avait assez vite épuisé. Mais un beau jour, on en découvrit un second, puis un troisième, puis d’autres encore. C’était une petite fortune ; car cette ardoise est fine, d’excellente qualité, et trouve un facile débit dans les cantons de Vaud, de Fribourg et de Genève. Pour encourager ces trouvailles, la commune décida que les carrières appartiendraient à ceux qui les auraient découvertes, libre à eux de s’associer avec d’autres pour en tirer profit. Cette exploitation, chaque année plus prospère, ôta à la culture et aux soins du bétail un certain nombre de bras ; les femmes et les enfants de ceux qui passaient la journée aux carrières devaient travailler double pour venir à bout de tout l’ouvrage : mais on n’a pas peur du travail à Salvan.

Aux plus pauvres familles, il s’offre encore d’autres moyens d’existence : elles vont, en été, garder les vaches dans les vallées voisines, en Savoie, dans l’Entremont et jusque dans le Pays d’Aoste. Quelques-uns, se fiant à la vigueur de leurs bras et à leur âpreté au travail, tentent d’affermer des propriétés à la plaine, dans le canton de Fribourg, mais souvent leur naïveté y est victime d’indignes spéculations.

Des jeunes gens, se sentant à charge à leur famille, émigrent de temps en temps, la plupart en France, où ils exercent la singulière industrie d’enlever le tartre qui se forme sur les parois des tonneaux. Quelques-uns essaient de l’Amérique, mais reviennent le plus souvent traînant l’aile et tirant le pied.

Quant aux femmes, dans tous les ménages elles font leur large part de la besogne. L’été, aux champs, elles ne travaillent pas moins vigoureusement que les hommes, et durant les longs mois de l’hiver, elles s’occupent à filer, comme on le fait presque partout dans les montagnes ; la plupart, en outre, tissent de belle et forte toile qui se vend à Martigny, à Saint-Maurice et jusqu’à Bex.

Mais de toutes les ressources, pour ces montagnards, le bétail reste toujours la principale et la plus facile. Chaque famille a ses vaches et ses chèvres ; plusieurs ont des moutons. On en aurait bien davantage si on avait de quoi les nourrir en hiver. C’est la seule mais fatale limite de cette richesse ; car si, l’été, le bétail trouve une herbe abondante dans les beaux alpages environnants, le reste de l’année il n’a, pour toute nourriture, que ce qu’il trouve à brouter autour du village au printemps et en automne, et le foin ou la « feuille » qu’on a recueillis pour les quatre à cinq mois pendant lesquels la neige le tient enfermé.

Le nombre de bêtes qu’on peut garder se mesure à ce qu’on a fauché d’herbe dans tous les rochers accessibles. Aussi, pendant les beaux jours, les Salvanins qui ne sont pas occupés à la garde des troupeaux dans les hauts pâturages sont-ils dispersés partout, faisant les foins, coupant et apportant de l’herbe pour ces approvisionnements d’hiver.

Dans les années rigoureuses, où la neige reste plus tard qu’à l’ordinaire, il y a famine et détresse dans les étables. Alors, dès la première poussée de gazon, les jeunes gens, ceux qui ont le pied le plus sûr, vont jusque sur le flanc des plus dangereux précipices de la gorge, couper les moindres touffes de cette herbe nouvelle. S’il le faut, ils se suspendent à une corde pour aller trancher avec leur faucille un peu de gazon qui verdit sur une étroite saillie, à cinq ou six cents pieds au-dessus du noir Trient qui gronde dans son abîme.

Tout cela, il est vrai, on le voit dans beaucoup d’autres localités des Alpes, bien qu’il y en ait peu où l’on s’expose à autant de dangers pour atteindre à une touffe d’herbe ; mais ce qui se voit moins, c’est une position comme celle de Salvan, qui rende les approvisionnements aussi difficiles. Son étroit plateau est suspendu, comme une corniche, à mi-flanc de la montagne ; au-dessus s’élèvent des pentes rapides, au-dessous s’ouvre l’abîme du Trient : et les malheureux Salvanins ont aussi souvent affaire au fond de la grande gorge qu’au sommet des plus hautes forêts. À tout propos, ils doivent monter ou descendre. Et ce n’est pas seulement le foin et la feuille qu’il faut ainsi porter à travers monts et vaux, c’est la litière, c’est le bois pour la provision du foyer, sans compter tous les produits qu’on tire de la vallée du Rhône ou qu’on y descend.

Fatigantes corvées, par d’aussi rudes chemins ! car, sauf celui de Vernayaz, ils sont tous trop rapides et trop mauvais pour les bêtes de somme ; naguère, il n’y en avait pas une dans tout le village, et, jusqu’au labour, tout s’y fait à la force des reins et des bras. Porter, porter toujours, est donc la condition indispensable de la vie du Salvanin et l’occupation qui remplit une bonne part de ses journées. Son paillet, sorte de petit sac rempli de paille, qu’il pose sur ses épaules en guise de coussin, ne le quitte presque jamais, c’est le fidèle compagnon de sa vie ; aussi ces montagnards sont-ils des porteurs comme il y en a peu dans les Alpes. Tout le monde, dans le village, excelle à ce rude exercice, et les femmes y prennent une large part, comme aux autres travaux. Cent livres, foin ou bois, est une charge commune qu’on voit même sur les épaules des garçons de quinze ans. Et souvent par quels sentiers ! Il en est où bien des touristes, libres de leurs mains, et ne portant que leur personne, n’oseraient jamais passer ; tel est celui des Vannes, qui serpente, large comme la main, à travers le mur de rochers d’où la cascade de Pissevache tombe sur la plaine.

Il arrive parfois qu’au bord d’un précipice, la charge se heurte ou s’accroche à une saillie de rocher, et s’en va rouler dans l’abîme. Il peut arriver aussi que le porteur l’accompagne, s’il ne sait lâcher à temps. De tels accidents ne sont pas rares, et donnent du sérieux à ces corvées : sur la plupart des mauvais sentiers, on vous montrera quelque mauvais pas auquel s’attache un funèbre souvenir.

Ce sont ces « voyages », toujours pénibles et parfois dangereux, qui rendent l’existence particulièrement dure aux Salvanins. Il y a tant à porter avant d’avoir bien approvisionné le village pour l’hiver, que tous, jusqu’aux vieillards et aux enfants, doivent prendre leur part de la tâche. Aux jours de grandes corvées, où tout le village est dispersé sur les pentes, il faut voir les hommes les plus robustes, à moitié ensevelis sous une charge de foin de cent cinquante livres, descendre, tout ruisselants de sueur, le rude sentier de la forêt. Au choc de leurs pas, on sent trembler le sol. Quand ils ont passé, à distance, sous cette charge énorme, on ne voit plus que leurs jambes : on dirait une montagne de foin qui marche seule.

Et sur l’étroit chemin qui remonte du Trient et dont les dalles sont usées, polies à force de passage, il faut voir aussi ces longues processions de porteurs de tout âge, de bonnes vieilles courbées, avançant péniblement et ayant peine à retenir de la main sur leur tête blanchie leur charge qui vacille ; d’enfant aussi, fillettes et garçons, petits, tout petits, mais marchant d’un pas ferme et les reins déjà forts. Ils vont pieds nus, et sur la tête, une petite charge de fagots ou de mousse mesurée à leur taille. La mère, qui suit, portant aussi sa charge, les regarde d’un air de pitié. Le sentier est rapide, la montée longue, c’est pénible ! Mais il faut bien avancer ; cette corvée, c’est le pain, c’est la vie de la famille.

Pauvres petits pieds nus ! que de fois dans leur vie, ils fouleront ces mêmes pierres et remonteront ce rude sentier ! que de pénibles voyages ils auront à faire encore avant d’aller à leur tour se reposer sous le gazon près de l’église, là où dorment ceux qui, à force de monter comme eux, les ont usées, ces pierres du chemin !

Ainsi rompus aux fatigues dès leur première enfance, et laborieux comme ils le sont tous, les Salvanins sont parvenus à remporter pleine victoire sur cette sauvage nature où ils ont voulu vivre.

L’équilibre s’est maintenu entre l’augmentation des besoins et celle des ressources, et, grâce à son activité, tout en croissant et multipliant, cette petite population trouve le moyen de ne pas vivre trop mal. On n’y connaît pas de riches, mais guère de pauvres, non plus : sans qu’aucune famille puisse se dispenser du travail, la plupart sont à leur aise. Les mieux rentés achètent autour de Martigny des vignes, qu’on leur cède à bas prix ; une ou deux fois l’an ils descendent les voir, le reste du temps ils les laissent pousser comme elles veulent. Les vendanges arrivées, ils n’ont qu’à presser de belles grappes venues toutes seules sous ce beau soleil du Valais, et ils remontent au village avec du vin pour toute leur année. Ceux qui en recueillent plus qu’ils n’en peuvent boire ne manquent pas d’acheteurs.

Somme toute, le village n’a jamais été plus prospère et n’a jamais dû offrir au voyageur un aspect plus vivant ni plus gai. C’est surtout le matin qu’il faut le voir, à l’heure où les premiers rayons encore dorés viennent l’éveiller et le faire sourire. Ses chalets, groupés dans l’angle nord du grand carré de verdure, et s’étendant en deux bras sur les deux bords, se serrent fraternellement et laissent entre eux des ruelles tout juste assez larges pour qu’on y puisse passer avec les fardeaux. Immédiatement au-dessus, jusqu’à la lisière peu éloignée de la forêt, des champs cultivés s’étagent en petites terrasses inclinées. Comme tout village bien pensant, il se serre autour de son église, de sa chère église au clocher svelte, bien blanche et veillant de haut sur les toits paisibles. Chacun de ses chalets de mélèze bruni offre au soleil ses galeries, où sèchent, protégées par le large auvent, les récoltes étalées par petites gerbes ; son jardinet soigné et fleuri, sa ruche peuplée d’abeilles, et son abondante provision de bois empilé pour l’hiver. À cette heure matinale, au-dessus des grands toits proprement et pittoresquement couverts d’ardoise brute, les petites cheminées laissent échapper leurs fumées bleues ; de tous les foyers on les voit monter légères et douces, révélant la vie de l’intérieur. Si l’air est calme, elles s’unissent et forment au-dessus des toits comme un voile de gaze azurée qui se soulève lentement et semble prendre plaisir à flotter au-dessus du village avant de le quitter. Dans les prés, les herbes encore humides étincellent aux clairs rayons du premier soleil. Le bruit gai des eaux vives qui courent dans de petits canaux, ces cultures soignées et prospères, ces gens qui de bonne heure vont et viennent autour des maisons et dans les champs, tout annonce une grande famille de travailleurs heureux.

Vraie famille, en effet, car il y règne entre tous une entente et une cordialité qu’on ne trouvera pas souvent ailleurs ; et le meilleur de la fortune de Salvan, ce n’est ni son joli plateau tout couvert de cultures, ni ses alpages, ni son bétail, ni ses toiles, ni ses ardoises, c’est bien cet esprit qui fait une seule grande famille de tous ses habitants. Ils le doivent en partie, sans doute, à la bonté naturelle de leur caractère, mais beaucoup aussi à la situation toute particulière qui a isolé et comme suspendu ce nid heureux et plein de vie au milieu d’un pays de précipices. Il a dû naître des difficultés mêmes de la vie en cet endroit, car toutes ces rudes corvées, tous ces dangereux voyages en commun le long des abîmes rapprochent les hommes en leur donnant chaque jour l’occasion de s’entr’aider.

On le sent, cet esprit de famille, rien qu’à entrer dans le village, rien qu’à en voir de près les chalets : ils ont tous un certain air d’abandon et de bonté. On le devine encore à la démarche libre et confiante des gens qui passent ; on le lit dans tous les yeux et jusque sur l’enseigne de la principale auberge, la vieille auberge de l’Union. Enfin, il se montre dans la disposition intérieure du village lui-même, qui offre au centre une petite place carrée presque complètement fermée par l’enceinte des maisons. Cette place, sorte de grande salle commune à ciel ouvert, est le foyer à la fois public et intime de la grande famille, le cœur de Salvan. Celui qui s’y est assis aux différentes heures de la journée et pendant les diverses saisons, connaît toute la vie des Salvanins. C’est là que passent à tout instant hommes et femmes chargés de leurs fardeaux ; c’est là que défilent les carriers qui rentrent le soir fatigués, un peu pâlis d’avoir travaillé sous terre, et les vêtements tout gris de la poussière des ardoises ; c’est là aussi que, la journée finie, les enfants jouent, tandis que jeunes gens et jeunes filles se lancent des œillades, se font des agaceries, et que les vieux, assis à l’écart et repassant leurs souvenirs, regardent en souriant s’ébattre la génération nouvelle.

Pour qui aime le spectacle de la vie rustique, c’est du matin jusqu’au soir un perpétuel divertissement que les scènes de cette place.

La première, dès l’aube, c’est le départ des chèvres. Il faut être matinal pour y assister, mais quand une fois on l’a vu, on s’empresse de sauter à bas du lit chaque matin pour courir le revoir. Il fait à peine jour qu’on entend au bout du village sonner le cornet du chevrier, qui avertit les ménagères. Aussitôt, de toutes parts, les petites clochettes de tinter et les chevrettes d’accourir sur la place, seules ou par groupes, légères, proprettes, fringantes, et prêtes à aller se percher où l’on voudra. Elles arrivent en foule de tous les chalets ; les plus mutines conduites par une femme ou un enfant encore mal éveillés, qui les mènent par une corne et viennent les mêler au troupeau. Il y en a de blanches, tout à fait blanches, il y en a de rousses, de grises, de brunes, de bariolées et jamais deux pareilles ; chacune a sa physionomie, son port de tête, ses allures, sa manière de vous regarder avec ses yeux jaunes, à la fois bizarres et doux. D’ailleurs toutes sont chèvres de haute montagne : jambe fine, cornes hautes et flancs légers. En quelques minutes, la place est remplie ; le chevrier arrive, amenant lui-même une ou deux des plus récalcitrantes. C’est d’ordinaire un garçon d’une douzaine d’années, un bâton à la main et portant une petite boîte ronde, la boîte au sel, passée en bandoulière derrière le dos. Il sonne un dernier coup de cornet. Toutes ces dames sont prêtes. Alors, au carillon des mille clochettes, cette foule comique de cornes et de barbiches s’agite, et le chevrier, montrant de son bâton la ruelle qu’il faut prendre, toutes s’élancent, humant déjà le parfum des bruyères, impatientes de se voir suspendues sur de beaux précipices, et broutant à d’inaccessibles buissons.

Plus tard dans la matinée, et tout le long du jour, c’est autour de la fontaine que règne une perpétuelle animation. Un canal, protégé d’un petit toit d’ardoises, y sert de lavoir commun ; à côté, un énorme tronc d’arbre, équarri et creusé, forme un long bassin où court continuellement l’eau claire, et où le bétail vient s’abreuver.

Le lavoir n’est jamais désert ; à Salvan, on semble avoir la manie de laver. Toutes les femmes lavent, tous les enfants lavent, et c’est beaucoup si les hommes ne s’en mêlent pas. Quand une fois les ménagères sont agenouillées au bord du canal, elles en ont pour des heures à tordre, à presser, à rincer à grands coups de battoir. Il est vrai qu’en même temps elles font la chronique du village, car celles de Salvan sont filles d’Ève comme toutes les autres ; mais elles la font gaiement, à très haute voix, dans leur patois pittoresque, accidenté comme le pays, rapide et clair comme la belle eau qui étincelle en tombant dans la fontaine. À leurs côtés, les enfants tapent, tordent et barbotent à qui mieux mieux. Les plus grandes fillettes s’essaient à laver sérieusement de vrai linge ; les plus jeunes n’en sont encore qu’aux chiffons. D’un air très entendu, de petites matrones de quatre ans instruisent dans les secrets de l’art un bambin qui ne sait pas parler, marche à peine, mais qui est déjà là, accroupi, son chiffon à la main, le plongeant et le replongeant, tapant aussi de toute la force de ses petites mains potelée et maladroites, toutes rougies par l’eau froide. L’eau est profonde d’un pied, à peine ; circonstance heureuse, car parfois le courant emporte le chiffon ; voulant le rattraper, le marmot se penche, et culbute tout entier dans le petit canal. On le repêche tout mouillé et pleurant, sa mère le gronde et l’emmène ; une demi-heure après, vous le revoyez à la même place qui barbote et qui tape toujours.

Vers la fin de l’après-dînée, le bétail vient s’abreuver, sauf en été où il est dans les alpages. Alors ce sont d’autres scènes. Voici d’abord des vaches graves et dont le caractère tranquille inspire toute confiance ; on les laisse venir et s’en retourner seules, et elles le font sagement. Leur démarche est belle à voir ; elles vont d’un pas de philosophe, dodelinant de la tête, et le regard perdu dans d’insondables méditations ; rien ne saurait les distraire dans leur route ; parfois, tout au plus, l’une d’elles, à la fontaine, interrompant le cours de ses graves pensées, allonge la tête vers un génisson qui s’abreuve vis-à-vis d’elle, le flaire, le regarde en clignant doucement de ses grandes paupières, puis, par une fantaisie toute maternelle, se met à le lécher tendrement.

Mais voici de jeunes veaux qui accourent follement la queue en l’air, caracolant, lançant des ruades. Tout à coup, ils s’arrêtent effarés, les jambes de travers, le cou penché, regardant dans l’espace on ne sait quoi qui les effraye. Un moment après, une vache noire et méchante, qui s’est échappée sournoisement, court sus à une rivale qu’elle a vue venir. C’est entre elles vieille haine ; il n’est cris ni coups de trique qui les puissent arrêter. La place devient une arène ; les deux bêtes s’élancent, échine courbée, tête basse, cornes en avant ; de tout leur poids elles se heurtent. Au coup sourd qu’on entend, on croit qu’elles se sont brisé le crâne. Mais non, les voilà qui reculent et recommencent. Enfin, à force de cris et de taloches, on finit par les séparer.

Et au milieu de ce carrousel, à travers les ruades de ces énormes bêtes échappées, les bambins trottinent et se sauvent, à peine effrayés ; les bêtes beuglent, hommes et femmes crient, et les sons éclatants du patois salvanin ajoutent à ce divertissant tumulte.

Ces scènes de la place donnent mainte occasion d’observer la population elle-même, sa physionomie et son caractère. Le type n’est pas sans mélange ; on a même quelque peine à en discerner les traits essentiels. Ce sont peut-être les femmes qui le révèlent le mieux. La plupart ont des traits réguliers et fermes, souvent un beau front, des sourcils noirs, bien marqués et purs, de grands yeux noirs veloutés avec un rayon de feu méridional à demi voilé par des paupières modestes. S’il est à Salvan un caractère commun à tous les visages, c’est un air avenant et ouvert, naïf et bon enfant, qui gagne de prime abord la sympathie. Mais la lutte perpétuelle qu’il faut soutenir contre la montagne donne aux adultes une expression de fatigue, et aux enfants des traits d’une précoce maturité. Un garçon de douze ans a le regard positif et sérieux, le pas ferme, le geste sûr d’un homme de quarante ; et les fillettes ont des airs de petites mères qui ont pris au plus grand sérieux les soucis et les travaux du ménage ; de bonne heure leur visage se ride, à vingt-cinq ans bien peu sont restées jeunes. Chez tous, enfants ou adultes, on sent à la démarche, au port de la tête et des reins l’habitude des lourds fardeaux.

Et cependant, chacun a l’air de prendre gaiement cette rude vie ; les voix qu’on entend toute la journée sur la place, voix claires et bien sonnantes, ont des intonations franches et hardies annonçant que le ressort intérieur n’est point détendu. On chante peu, il est vrai ; peut-être est-ce défaut de penchant musical, peut-être aussi est-ce à cause du vague sentiment de la proximité du Trient et de ses grands abîmes.

Le dimanche et les jours de fête, la jeunesse danserait volontiers ; mais les arts n’ont pas toujours le temps de fleurir au village, les ménétriers y sont rares, et voici plusieurs années qu’on n’en a plus ; le dernier a péri dans les rochers de Van-Haut où il coupait de l’herbe sur une vire[35] trop étroite.

Pour les hommes d’âge mûr, la distraction préférée, c’est le tir. Ils y sont d’une rare habileté, et ils font volontiers leurs preuves ailleurs que sur des cibles : le vieux Revaz, des Marecottes, en était naguère à son six cent vingtième chamois, dans un pays où les chamois ne sont plus communs. Une autre distraction, bien chère aussi à la plupart, c’est le cabaret. Mais ils n’y vont que le dimanche, et, sans y être précisément sobres, ils n’y font guère d’excès, car ils entrent moins pour boire que pour causer avec les parents ou les amis venus d’un hameau voisin et qui passent la journée « en ville ». Le Salvanin est causeur, mais de ces causeurs qui écoutent aussi volontiers qu’ils parlent. Avec les étrangers, il est liant, mais timide ; il se fait une si haute idée des gens venus des grandes villes, que devant eux il a honte de son ignorance et de la grossièreté de sa vie alpestre. Aussi ne les invite-t-il guère à entrer dans sa maison, et s’il le fait, ce ne sera qu’après force excuses sur la pauvreté du logis. Il ne se doute pas du charme qu’il y a pour nous, gens des plaines, à pénétrer dans un de ces intérieurs et à respirer le parfum de cette simplicité montagnarde !

Profitez cependant de l’occasion, si elle vous est offerte, et entrez dans un de ces bons vieux chalets. Murs et mobilier, tout y est de bois, simple et nu, mais délicieusement bruni par le temps ; d’ailleurs tout est propre : les rideaux sont blancs, les petites vitres claires, les meubles nets et bien rangés, peu de chaises, plutôt des bancs. Près de la fenêtre, un rouet ; au fond de la chambre le bon poêle à gradins, sur lequel les enfants aiment à se jucher dans les veillées d’hiver ; à certaines places plus foncées de couleur, on devine les encoignures préférées, les carreaux qui donnent aux mains la chaleur la plus douce. Après le lit – un grand lit si haut qu’il faut bien être montagnard pour y pouvoir grimper – le meuble capital est la grande armoire de famille ; elle est en noyer verni et paraît neuve encore, bien qu’elle ait servi à plusieurs générations ; c’est qu’on la respecte et qu’on ne l’ouvre jamais qu’avec égard et lenteur : les montagnards n’ont pas de ces mouvements pressés et brusques par lesquels nous fatiguons si vite tout ce qui est à notre usage. Peut-être aura-t-on occasion de l’ouvrir devant vous, cette armoire ; alors vous la verrez remplie jusqu’au haut d’une provision de linge bien empilé, d’un blanc un peu roux, mais solide, car il est fait de cette forte toile qu’on tisse dans le village. Chaque détail respire l’esprit d’ordre et de propreté, le contentement facile, l’honnête aisance de gens sages et économes, qui apprennent et rapprennent chaque jour le prix des choses, et ce qu’il faut de lourds voyages par les sentiers de la montagne avant de gagner de quoi s’assurer un peu de repos sur ses vieux jours.

Aussi n’a-t-on rien dépensé pour le luxe : voyez plutôt, près de la fenêtre, ce petit miroir acheté à une foire de Martigny et fait pour inspirer la modestie ; il aurait probablement sauvé le malheureux Narcisse. Tout au plus, chez les plus aisés, trouverez-vous en guise de tableaux des estampes coloriées, proprement encadrées de bois noir et recouvertes d’un verre qui les met à l’abri des mouches. C’est peut-être Napoléon Ier et les grands traits de son histoire ; car elle a fait beaucoup de bruit dans ces montagnes, et du haut des rochers qui dominent la vallée du Rhône, on a pu voir passer comme un fleuve d’hommes la grande armée qui allait franchir le Saint-Bernard. – Mais le plus souvent ce sont des images saintes, groupées près du lit, autour d’un crucifix et d’un petit bénitier que surmonte un rameau de buis. On y voit saint Jean-Baptiste vêtu d’une peau de mouton, le petit Jésus, doux et rayonnant, ouvrant ses yeux profonds et tendant ses bras aux hommes ; Marie, surtout, Marie la Vierge si aimée, entr’ouvrant sa poitrine et montrant son cœur percé de sept poignards par les iniquités du monde. Toujours aussi, au-dessous du bénitier, est suspendu un chapelet révélant de pieuses et journalières pratiques. Car la foi catholique a de fortes racines à Salvan, elle y est de ferme et très antique tradition : ces contrées furent évangélisées des premières, peut-être dès l’an 58 ; en 349 l’évêque saint Théodore siégeait tout près, à Martigny. L’abbaye de Saint-Maurice est la plus ancienne de l’Occident et en fut longtemps la plus célèbre ; et c’est là, au pied des énormes assises calcaires de la Dent-du-Midi, que Maximien, faisant égorger la glorieuse légion thébaine, envoya au ciel mille six cents martyrs[36].

Ce souvenir sacré, toujours conservé et souvent rappelé dans les prêches, a dû être une source vive où se retrempait la foi des contrées voisines, et en particulier celle de Salvan.

D’ailleurs, sous la longue et vigilante tutelle, des abbés de Saint-Maurice, quel souffle étranger aurait pu venir troubler le catholicisme salvanin ? Il est donc resté longtemps pur, naïf et bien vivant, et c’est seulement de nos jours qu’il commence à s’altérer dans une partie de la population. Le dimanche, cependant, au son des carillons gais et presque dansants que le petit clocher lance à toute volée, on voit par tous les chemins arriver très fidèlement et d’un air recueilli, des familles de montagnards, des femmes surtout, tenant leur chapelet à la main et leur livre de prières pieusement serré contre leur sein. Plusieurs ont fait trois ou quatre lieues pour venir entendre la messe. Peu à peu la place se remplit : les hommes se groupent et causent, mais sans bruit et presque à voix basse ; les femmes entrent sans tarder et vont s’agenouiller sur leurs bancs, car elles ont toujours tant de choses à dire à la Vierge et aux saints ! Cependant, lorsque le moment de l’office approche, les hommes à leur tour se dirigent vers le portail de l’église, tout grand ouvert, et laissant voir au fond l’autel garni de fleurs et les cierges qu’on allume : un à un, ils entrent en se signant et fléchissent gauchement leurs rudes genoux. Les derniers coups du carillon mourant vibrent encore dans l’air, l’église est pleine ; les nouveaux arrivants se serrent autour du portail ; un grand silence se fait, et, du dehors, on entend la voix du prêtre entonner la sainte messe. Des chantres, d’une voix rude mais parfois belle, chantent en latin des répons qu’ils ne comprennent pas.

Au milieu de l’office, le curé monte en chaire et fait un court sermon. Les jours où il voit le monde en noir, et ce sont les plus nombreux, il se déchaîne contre l’impiété et les noirceurs de ces bons Salvanins ; il leur ouvre l’enfer tout béant, il en fait monter jusqu’à eux d’effrayantes bouffées de flammes avec les cris des damnés et les ricanements des démons. S’il est de bonne humeur, au contraire, il monte avec eux l’échelle de Jacob, leur entr’ouvre le paradis, leur en montre les inépuisables splendeurs, la foule sublime des saints et des anges au pied du trône de Dieu, et toujours Marie, la douce Vierge si accessible aux humbles, et qui, pour eux, obtient tout de son Fils bien-aimé. Au temps des élections, il lui arrive souvent de mêler à tout cela des allusions politiques, et de faire entendre à son troupeau qu’il s’agit de voter pour le ciel ou pour l’enfer.

La messe finie, aux jours de grandes fêtes, a lieu une procession autour de la place : au son des hymnes en latin, un peu estropiées mais chantées à l’unisson d’une voix forte et de tout cœur, la foule serpente deux ou trois fois, à pas lents, suivie du curé en chasuble, du vicaire, du porte-croix, des chantres, des enfants de chœur en surplis, de la bannière dorée et des cierges allumés en plein soleil.

Telle est leur religion naïve et mêlée d’un peu d’idolâtrie. Peut-être n’en est-elle pas moins vraie après tout. Qu’est-ce donc que la religion, si ce n’est, sous n’importe quelle forme, un élan d’amour vers de saintes hauteurs ? et qui osera dire n’avoir jamais pensé, dans cet élan, qu’à la seule et véritable image de Dieu ? Aux froids docteurs de distinguer entre Dieu et les autres personnages célestes, à l’orgueil de mesurer la Vierge et les saints et de trouver qu’ils n’ont qu’une taille humaine. Pour ces humbles montagnards, le paradis, qu’ils rêvent et auquel ils aspirent, est si haut, il est illuminé d’une telle splendeur de gloire et de félicité, qu’en leur éblouissement ils n’essaient point de distinguer le roi de la fête des brillants serviteurs qui l’entourent. Marie, Joseph, saint Pierre, saint Jean, saint Maurice, maintenant transfigurés, sont des grands, des saints, à jamais purs et illustres ; tandis qu’eux, pauvres gens de la montagne, ils sont des petits, des simples, de grossiers et misérables pécheurs. À quoi leur servirait de distinguer ? Ce qu’ils voient avant tout, c’est ce ciel ineffable auquel tendent tous leurs désirs, cette fête éternelle et lumineuse, où, à leur tour, revêtus de splendeur, il leur sera donné de se mêler à la foule bienheureuse et de se reposer à jamais dans la joie. Et cet espoir est pour eux un soutien dans les rudes corvées. Sans doute plus d’une de ces bonnes vieilles qui remontent péniblement, peut-être pour la millième fois, le sentier escarpé de la gorge, pense par moment au ciel, et alors sa charge lui devient un peu plus légère.

Ce serait se faire illusion, cependant, de croire que tous font de ce beau rêve le guide de leur vie : c’est le cas d’un petit nombre d’âmes, les meilleures et les plus humbles ; le reste se conduit peut-être moins dans l’espoir du ciel que dans la crainte de l’enfer ; et même, comme partout, il y en a qui ne croient plus ni à l’un ni à l’autre. Signe grave pour Salvan, le nombre de ces esprits forts augmente de jour en jour. On en voit beaucoup plus qu’autrefois qui rient et causent pendant la messe, et qui, au sortir de l’église, ne craignent pas de gloser sur le sermon. Le curé, du haut de la chaire, se voit obligé de tonner de plus en plus fort contre les incrédules pour se faire écouter. Il le fait quelquefois avec une belle énergie, et il a des traits d’à-propos et d’éloquence que Bridaine n’eût pas désavoués. Un jour, entre autres, des esprits forts du village sortaient au milieu d’un sermon qui les avait trop directement touchés.

— Allez, fit le curé en les suivant d’un regard sévère et d’un geste prophétique, allez !… Vous pouvez sortir de l’église…, mais je vous déclare que vous ne sortirez pas de l’enfer !

La marée de ce qu’on appelle le progrès et de ce qui l’est peut-être, après avoir presque tout transformé dans les villes et les campagnes de la plaine, aborde maintenant la montagne. Chaque jour, elle monte plus haut sur le flanc des Alpes ; déjà elle a pénétré au cœur de bien des vallées, et il n’est guère d’abri si reculé qu’elle n’ait un peu touché de ses flots. Elle monte, et devant elle la naïve religion d’autrefois, les mœurs antiques, les traditions de simplicité, et trop souvent aussi d’honnêteté, reculent et s’évanouissent. Voici qu’elle aborde ce Salvan, naguère si rustique ; il change, il a déjà changé même, et la description qu’on vient de lire, va devenir d’année en année moins fidèle.

Ici, comme ailleurs, cette transformation s’est accusée tout d’abord dans l’habillement. Voyez cette foule qui vient encore assez régulièrement le dimanche à l’église, cherchez-y le costume de jadis. Les hommes, déjà, ne l’ont plus ; tous ont abandonné l’habit brun, à queue et à grands boutons dorés, la culotte étroite, les bas blancs et bien tirés, les souliers à boucles, et si ce n’était un ou deux vieillards qui en ont conservé quelque partie, vous ne vous douteriez pas que tel fut autrefois le costume des Salvanins. Les femmes seules y sont restées plus fidèles. Contrairement à ce qui se passe à la plaine, elles sont les dernières à se laisser gagner aux modes nouvelles. Vous les voyez encore pour la plupart avec leur jupe courte, leur corsage noir serré à la taille, leurs manches bouffantes, et coiffées du bizarre chapeau valaisan, qu’entoure une épaisse couronne de ruban plissé. Avec cette divination du cœur, particulière aux femmes, elles sentent que l’habit de la plaine amène les idées et les vanités de la plaine, qu’entre ses plis et sous sa doublure se glissent l’incrédulité et les mœurs de nos grandes villes, ces mœurs dont le curé parle avec tant de colère. Elles aussi, bien certainement, sont vaines à leur manière ; dans la grande armoire de famille, toute jolie fille de Salvan possède, n’en doutez pas, deux ou trois garnitures de riche ruban brodé d’or, de quoi en changer son chapeau chaque dimanche. Mais elles tiennent à leur ajustement montagnard, parce qu’elles tiennent aux coutumes et à la religion de la montagne. Cependant, ce flot qui monte les gagnera une à une, et celles qui ont à leur chapeau valaisan les plus belles garnitures seront certainement gagnées les premières.

Cette inexorable marée du progrès et des mœurs modernes, bien des causes à la fois l’amènent à Salvan ; les plus apparentes sont peut-être le chemin de fer, les journaux, mais par-dessus tout les étrangers. Depuis quelques années ils se sont aperçu que la Forclaz n’est pas la seule route par laquelle on puisse aller à Chamonix, que par Salvan le chemin est aussi court et pour le moins aussi beau. Alors la commune, qui déjà avait eu l’idée d’exploiter les gorges du Trient en y construisant une galerie visitée maintenant par dix mille voyageurs, a fait changer le vieux sentier, si mauvais, en un bon chemin uni, large et commode, où peuvent passer les mulets ; c’est le chemin actuel, si pittoresque dans les cinquante-trois contours qu’il fait en une lieue de montée. Cette innovation a eu plein succès. Chaque jour, dans la belle saison, de brillantes caravanes traversent le village et même s’y arrêtent une heure ou deux pour s’y rafraîchir.

En voyant passer ces heureux voyageurs, à qui la vie semble si facile, et dont la main n’a qu’à s’entr’ouvrir pour laisser tomber de l’or, les Salvanins se prennent à songer. Ils considèrent leur existence si pénible, si chèrement achetée, leurs rudes corvées à travers les mauvais sentiers de la montagne, et ils sentent naître en eux des désirs tout nouveaux : ils entrevoient une manière bien plus lucrative et plus facile de gagner leur vie, ils prennent en dégoût le paillet, et se laissent aller à l’espoir d’en finir bientôt avec leurs éternels voyages.

Il leur faudrait vraiment bien de la vertu pour résister à cette séduction. Les enfants mêmes l’éprouvent aujourd’hui. Asseyez-vous à côté de ce gamin qui, au bord du sentier, vient de poser sa lourde charge ; si vous parvenez à le faire causer, au bout d’un moment il vous dira en poussant un soupir : « Tout de même, la vie est bien pénible à Salvan ; il faut tant travailler, porter tant de voyages ! » – Et puis, il reprendra probablement après un moment de silence : « Au moins si nous pouvions avoir une bonne route pour les voyageurs, comme à la Forclaz ! Eux, ils ont une route à chars ; c’est pour ça qu’il y passe tant de monde, et des plus riches, de ceux qui vont en voiture jusqu’à Chamonix. »

C’est là, maintenant, l’ardente ambition des Salvanins : détourner de leur côté au moins la moitié de la foule qui, chaque année, se jette sur la vallée célèbre ou en redescend.

Puis, on s’aperçoit aussi que Salvan lui-même pourrait bien être un séjour agréable aux étrangers, qu’ils y trouveraient autant d’agréments et de curiosités qu’ailleurs. Les touristes aiment, dit-on, les grands rochers affreux, les eaux sauvages, les cascades épouvantables, les glaciers, les sommets d’où l’on découvre beaucoup de pays. Eh bien, où trouver de pires rochers que ceux des gorges vus du haut du Scex, ou de la Pare ; de plus belles cascades que celles du Dalley ; une cime d’où l’on voie plus loin de tous les côtés que celle de la Dent-du-Midi ? sans compter celle de la Tour-Sallière, le Pic-de-Tanneverge, la Cime-de-l’Est, pour ceux qui trouvent leur plaisir à grimper dans les précipices. Salvan ne pourrait-il pas devenir lui aussi un petit centre pour les étrangers, être à lui tout seul un but d’excursion ou de voyage ?

On se dit tout cela ; alors on construit un hôtel, on médite des routes, des chemins à mulets, des pavillons ; on suppute les dépenses, les avances à faire, les chances à courir dans les premières années, avant la vogue. Et devant ces nouvelles ressources, les esprits les plus éveillés, les plus ardents, les jeunes surtout, s’élancent en tendant les deux bras ; les vieux, plus défiants, ne sachant trop où on les mène ainsi, résistent et retiennent. Plusieurs sentent que cette fièvre du progrès est un mal dont leur cher Salvan pourrait bien mourir. Tout au contraire de cette génération nouvelle qui court au progrès en lui tendant les bras, ils voudraient pouvoir reculer dans le passé et mieux s’y cacher encore entre les replis de leurs montagnes. Il y en a qui évitent de traverser la place lorsqu’ils y voient des étrangers ; ils s’en vont silencieusement par les ruelles étroites des vieux chalets, jetant parfois à la dérobée un regard singulier sur ces messieurs en voile bleu et ces dames élégantes qui descendent de leur monture et remplissent la place de bruit et de vanité.

Et ils n’ont pas absolument tort, ces pauvres vieillards. Le vrai Salvan simple et naïf, celui qui n’était qu’une grande famille, unie et heureuse malgré ses labeurs, s’en ira de jour en jour. Lentement, mais fatalement, quelque chose lui succédera qui portera encore son nom, mais n’aura plus grand’chose de son charme rustique d’autrefois.

On appelle avec ardeur des étrangers. – Oh ! qu’on se rassure ! ils ne manqueront pas de venir. Le chemin de Salvan vaut bien tous ceux qui conduisent à Chamonix, et il y a, en effet, dans les environs mêmes, des sites d’une beauté vraiment rare et originale. Puis on trouverait difficilement un séjour plus sain, plus lumineux, plus ouvert au beau ciel du Valais, plus riant malgré les sévérités qui l’entourent, et qui fût, comme celui-là, à la fois tout voisin de la plaine et tout à fait retiré sur la montagne.

Oui, les étrangers viendront, ils apporteront de l’or. Mais, devant eux, que de choses s’en iront pour ne plus revenir jamais ! Avec eux, ils apporteront la ville, dont ils ne savent se passer. Il leur faudra des hôtels, et pour se hâter de leur en faire, on abattra l’un après l’autre ces antiques chalets de bois qui, dans les petites ruelles, s’entresoutiennent encore, penchés l’un sur l’autre comme de vieux compagnons fatigués.

Alors, sans doute, peu d’hommes porteront le paillet ; ils seront les uns guides, les autres restaurateurs, d’autres, marchands de minéraux, de fleurs des Alpes et de bois sculpté ; mais ce ne sera plus seulement le dimanche et pour le plaisir de causer qu’ils iront au cabaret. Alors aussi, sur les mauvais sentiers, on rencontrera moins d’enfants portant de lourdes charges de litière ou de fagots ; mais on en verra peut-être, à chaque tournant de route, tendre la main aux touristes, en leur offrant un petit bouquet de fleurs hâtivement cueillies dans un pré voisin.

Puis, qu’on n’en doute pas ! devant les ressources nouvelles, la convoitise fera son œuvre ; la concurrence naîtra, il se trouvera que le cœur humain est à Salvan ce qu’il est partout ailleurs, et la lutte pour l’existence, de fraternelle qu’elle y était jadis, deviendra individuelle et égoïste, et le jour, enfin, où les voitures, pleines de brillants voyageurs, passeront au milieu du village, le jour où une grande route ouvrira sa petite place, intime encore et à demi fermée, cette route détruira le foyer et dissipera pour jamais l’antique esprit de famille, l’âme du vieux Salvan. Heureux encore les Salvanins, si quelque chose de leur honnêteté ne s’en va pas avec les vieux chalets, les vieux costumes et les vieilles mœurs !

Seraient-ce là des craintes vaines et une perspective assombrie à plaisir ? Hélas ! non. Tel a été le sort de plusieurs localités des Alpes qui ont dû leur perte à leur beauté ; tel a été surtout celui d’un village célèbre, si tristement dégénéré aujourd’hui, et dont l’exemple est placé assez près des Salvanins pour qu’ils en puissent tirer profit.

Mais, qui peut arrêter les choses dans leur cours ? Ce serait bien perdre sa peine que de vouloir persuader les Salvanins qu’ils avaient jusqu’ici la plus réelle de toutes les fortunes dans la simplicité de leurs désirs.

LES LÉGENDES DE SALVAN

Les mœurs et les idées de notre siècle sont chose encore un peu nouvelle pour Salvan. On peut y trouver des vieillards qui se rappellent le temps où, sur la grande place du village, était un carcan marqué aux armes de l’évêque. On peut les entendre raconter comment, lorsque dans les grands jours le prélat venait de Sion leur faire visite, il se rendait sur cette place, où toute la population s’agenouillait autour de lui dans un profond respect, et lui rendait d’abord tous les honneurs dus à un chef temporel, avant d’entrer avec lui à l’église, où elle le révérait comme chef spirituel. Dans ce temps-là, disent-ils, il y avait un gibet sur la route de Saint-Maurice, au pied du Bois-Noir, et un autre auprès de la lugubre entrée des gorges du Trient ; et il n’était pas rare d’y voir, le soir, se balancer dans l’ombre le cadavre de quelque malheureux convaincu de magie, qu’on y laissait pourrir à la merci des corbeaux.

D’ailleurs, on avait une autre manière de traiter les sorciers, qu’on redoutait à l’égal du diable lui-même ; ils étaient d’ordinaire brûlés, eux et leurs maisons, et leurs descendants portaient le surnom expressif et exécré de Mâchurés, en patois Mazeros. Mazero ! mot terrible, le dernier que l’on pût dire à un homme pour qui l’on avait épuisé toutes les injures. Si, au milieu d’une violente dispute, quelqu’un pouvait dire à son antagoniste : Fils de Mazero ! ce mot tombait sur la tête de l’infâme comme un coup de foudre ; il n’avait plus qu’à baisser le front et à dévorer sa honte. Aujourd’hui encore, cette insulte n’a pas perdu tout son effet.

Et cependant, il en fallait peu alors pour être taxé de sorcellerie. Un jour, dans un village de la contrée, un homme avait réussi à faire entrer dans son écurie un char plus grand que la porte par laquelle il avait dû passer. Aussitôt il se trouva des gens pour affirmer que le diable était pour quelque chose dans cette affaire. On traîna cet homme devant le tribunal, et on allait le condamner s’il n’eût pu parvenir à prouver à ses juges que, pour faire entrer le char, il l’avait démonté.

Aujourd’hui encore, il y a en Valais, et surtout le long du Trient, plus d’un chalet où l’on croit fermement aux sorciers et à leurs diaboliques manœuvres. Une vache est-elle malade sans qu’on en puisse immédiatement trouver la cause : on lui a jeté un sort ! Alors on dit des prières, on recourt au curé, et, si le cas est grave, on va jusqu’à Saint-Maurice solliciter les prières de l’abbé. On cite aussi quelques privilégiés, d’ordinaire de sages vieillards, de pieuses femmes, qui ont la réputation de lever les sorts. Il y a quelques années, dans les environs de Salvan, l’un d’eux était considéré comme doué, à cet égard, de la plus merveilleuse puissance. Quant à ceux qui sont soupçonnés de sortilège, les femmes se les montrent du doigt, éloignent les enfants à leur approche, ferment les portes et évitent tout rapport avec ces misérables, de peur de s’attirer leurs maléfices.

Il est assez naturel qu’avec de telles croyances, les habitants de ces montagnes aient plus d’une légende. Salvan en a conservé sa part, et si elles n’ont plus grande créance parmi la génération nouvelle, du moins, pendant les veillées d’hiver, les vieillards, assis sur les gradins du poêle, les racontent aux enfants qui les aiment toujours. Rarement les étrangers, les messieurs de la plaine, parviennent à se faire dire une de ces légendes ; les vieillards les taisent par défiance, et les jeunes gens par indifférence ou par crainte du ridicule. Cependant j’ai réussi, durant divers séjours que j’ai faits dans le village, à m’en faire conter plusieurs, et même par des bouches différentes, ce qui m’a permis de les contrôler. Parmi celles que les Salvanins répètent, il y en a qui ont trait à des localités plus ou moins éloignées de Salvan ; ainsi celle du saint curé de Fully, qui, du pont d’Ardon où il était en prières, exorcisa les damnés, en train de renverser les Diablerets, et préserva ainsi le village tombé sous le coup de la colère céleste. Celle des cloches de Sion, celle du dragon du Saint-Bernard, connues dans tout le Valais, sont aussi très populaires dans ces montagnes. Je m’en tiendrai ici aux légendes qui appartiennent en propre à Salvan ou à ses environs, les donnant telles que je les ai entendues, sauf ce style du montagnard, plein d’une pittoresque vigueur, et que je n’ose tenter d’imiter.

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Les Salvanins possèdent au-dessus de Fin-Haut le pâturage de Fenestrel, où ils conduisent le bétail en juin ; ce lieu a été, dit-on, témoin d’un événement étrange.

Un homme du village était, un jour, monté à Fenestrel pour faire quelques réparations à son chalet avant de venir l’habiter. C’était au printemps, la montagne était encore déserte. Il avait amené avec lui une génisse. La nuit venue, comme il avait encore du travail pour un jour, il fit rentrer sa génisse à l’étable, et monta dormir au fenil. Vers minuit, un bruit de voix et de pas le réveille ; ce bruit se rapproche toujours, les pas s’arrêtent enfin devant le chalet, et bientôt une troupe d’hommes entrent et s’installent autour de l’âtre, où ils font du feu.

Qui pouvait venir à Fenestrel à cette heure et dans cette saison ? Des chasseurs, des malfaiteurs peut-être ? A tout événement notre Salvanin se tint coi sur son fenil, écoutant de toutes ses oreilles. Ces hommes parlaient le patois de Salvan ; c’étaient bien, comme lui, des montagnards, mais ils n’étaient, assurément, d’aucun village de la vallée, et parfois ils s’entretenaient dans une langue incompréhensible. Le cœur commençait à lui battre.

Cependant ils avaient fait grand feu. L’un d’eux dit tout à coup : « Nous n’avons pas de quoi souper, il nous faut tuer la génisse et la faire rôtir ». À ces mots, le Salvanin trembla de tous ses membres. Qu’était-ce donc que ces hommes, et qui leur avait dit qu’il y avait là une génisse ?…

Deux d’entre eux amenèrent aussitôt la bête, l’assommèrent et se mirent à en faire rôtir les quartiers. Notre homme n’osait remuer, encore moins descendre ; il retenait jusqu’à son souffle, à demi-mort de peur.

Quand la viande fut rôtie, ils commencèrent à manger. Alors celui qui avait conseillé de tuer la génisse, le chef de la bande apparemment, dit : « Et l’autre, là-haut ! il faut aussi lui donner sa part ». « C’est vrai ! fit la troupe, allons le chercher ! » La trompette du jugement dernier n’eût pas davantage glacé le sang dans les veines du malheureux Salvanin ; il se voyait déjà livré à tous les démons de l’enfer. Quelques hommes montèrent, et l’ayant saisi, l’apportèrent, plus mort que vif, devant l’âtre, le firent asseoir et lui servirent sa part de viande, qu’ils le forcèrent à manger ; puis, sans lui rien dire, le renvoyèrent se coucher. Pour eux, leur repas achevé, ils partirent.

Malgré sa terreur, un sommeil profond s’empara alors du Salvanin, et le soleil brillait déjà sur tout le pâturage quand il se réveilla. Les souvenirs de la nuit lui revenant aussitôt à l’esprit, il écouta. Aucun bruit, au dedans ni au dehors, que celui du vent dans les mélèzes, ou du torrent bondissant à travers le vallon. La lumière du jour rend le courage ; notre homme descendit. Rien autour de l’âtre n’était dérangé, aucune trace de l’affreux repas, pas une goutte de sang sur le sol. Était-ce donc un rêve, un horrible cauchemar ? Il court à l’étable. Ô surprise ! il y trouve sa génisse, vivante, ruminant paisiblement, mais avec une plaie saignante, à la cuisse, où manquait un morceau de chair, celui-là même que ces hommes lui avaient fait manger.

 

Au-dessus des carrières de Vernayaz, la montagne recèle dans ses flancs un trésor. Les bienheureux qui y pourraient puiser en rapporteraient…

 

… plus d’argent que la terre

N’en a, depuis plus de cent ans,

Produit pour l’usage des gens.

 

Il fut, dit-on, caché là, dans une caverne, par Maximilien d’Autriche, qui le commit à la garde du diable. Ce doit être un coffre énorme, rempli d’or et de diamants ; d’aucuns, toutefois, prétendent que c’est un veau d’or. Une fois chaque année, dans la nuit de Noël, juste à minuit, le coffre s’ouvre et on y peut plonger ; mais il faut passer sans trembler au milieu des apparitions les plus effrayantes que puisse vomir l’enfer, arriver là à la minute précise, et s’enfuir aussitôt.

Plusieurs, connaissant à peu près l’endroit, ont eu le courage de tenter l’entreprise ; et l’on m’a affirmé que, maintenant même, la nuit de Noël ne se passe guère sans que quelques Salvanins avides et crédules n’aillent rôder dans le bois à la recherche du trésor ; toujours en vain, hélas ! car ou ils ne voient rien, ou ils sont repoussés par des monstres étranges. L’un d’eux, par exemple, sur le point d’y arriver, fut arrêté sur un pont par deux boucs énormes, qui luttaient, en se heurtant du front avec tant de violence que de leurs cornes il jaillissait du feu.

Une fois pourtant, deux hommes, protégés par les prières du curé de Salvan, parvinrent au trésor. Il y a de cela bien des années ; mais le nom de ce curé, véritable saint s’il en fut jamais vit encore dans la mémoire du village ; il s’appelait Pochon.

« Allez au trésor, avait-il dit à ces deux hommes ; allez, et ne craignez rien ; prenez autant que vous pourrez, sans vous laisser gagner par la frayeur, quoi que vous puissiez voir ou entendre ; de l’église où je serai, je travaillerai pour vous ; le diable n’aura sur vous aucun pouvoir. »

Ils y allèrent. Des feux étranges éclairaient la caverne où gisait le trésor : un gros bouc était accroupi sur le coffre. Comme ils le forçaient à se lever, l’animal leur dit en grognant et avec des regards terribles : « Heureusement pour vous que Pochon pochonne ! Si Pochon ne pochonnait pas, vous seriez perdus. »

Ils ouvrirent le coffre ; des flots de pièces d’or resplendirent devant leurs yeux éblouis ; ils y plongèrent les mains et commencèrent à puiser.

Mais des grondements effrayants retentissaient dans la caverne, des flammes jaillissaient du sol et couraient le long des parois, et, levant les yeux, ils virent au-dessus de leurs têtes d’énormes meules suspendues par des fils que le feu commençait à dévorer. C’en était trop pour leur courage, ils s’enfuirent à toutes jambes.

Le curé les voyant revenir, leur dit : « J’ai bien vu que le courage vous a manqué. Pourquoi n’avoir pas eu confiance en ma promesse ? D’ici je vous protégeais ; vous étiez invincibles. »

Il avait en effet travaillé avec tant d’ardeur, dit-on, que durant l’opération, il avait dû changer sept fois de chemise.

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Salanfe, l’incomparable plaine, située à 6000 pieds entre la Dent-du-Midi et la Tour-Sallière, n’a pas, que je sache, encore de légende. Cependant, peu de sites au monde sont mieux faits pour en faire naître. Lorsqu’on s’y promène par une nuit de septembre, alors que les troupeaux l’ont quittée et que tout y est dans le silence, il ne faut pas avoir l’imagination bien vive pour y être ému de je ne sais quel trouble secret qui, au moindre événement tant soit peu étrange, se changerait en frayeur.

Ce cirque grandiose ne serait-il pas un plus fantastique théâtre pour un sabbat monstrueux que les gorges les plus sombres du Brocken ? À lui seul il serait assez vaste pour contenir toutes les sorcières, tous les démons, tous les farfadets, tous les gnomes de l’univers.

Le lieu hanté des esprits, dans le voisinage[37], est le glacier de Plan-Névé, longue et blanche terrasse dont on voit le bord au sommet des vastes pentes d’éboulis derrière lesquelles se dressent les Dents-du-Midi. C’est là que, au dire des montagnards, sont relégués les damnés de la contrée. Du haut de leur froid domaine, où on les entrevoit parfois pendant la nuit ou pendant les orages, ils font rouler de temps en temps des pierres et des avalanches. À leur tête, doit être un certain Peney, du village d’Évionnaz, et voici les événements qui l’y ont amené.

Le beau pâturage de Salanfe appartenait primitivement, chose fort naturelle, à la commune de Salvan. Saint-Maurice ayant fait valoir certaines prétentions sur cette magnifique plaine, un procès s’en suivit. Le chanoine était tout-puissant et devait l’emporter. Il eut gain de cause ; la commune de Salvan perdit Salanfe ; tout au plus fut-il permis au président d’y conserver un chalet et d’y mener ses vaches. Cette perte resta longtemps sur le cœur des Salvanins. Peney, surnommé le Rouge, avait beaucoup parlé contre eux durant les débats ; peu après il mourut, c’était un coup du ciel sans doute. Le lendemain de sa mort, une femme d’Évionnaz qui ignorait encore l’événement, suivant le sentier du Plan de la Jeur, au dessus du Bois-Noir, le rencontre monté sur un cheval blanc et se dirigeant vers la montagne du Jorat.

— Où vas-tu ainsi, Peney ? lui demanda-t-elle. — À Plan-Névé, avec les autres, dit-il brusquement et d’une voix sourde, puis il disparut. Depuis, c’est un fait avéré qu’en punition de sa méchanceté, le Rouge Peney, monté sur son cheval blanc, mène la ronde des damnés sur le sauvage plateau du glacier. C’est lui, dit-on, qui, en 1836, précipita dans la gorge de St-Barthélemy l’éboulement de glace et de rochers qui jeta la terreur à Evionnaz et dans les hameaux du voisinage.

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Terminons par l’événement dont on a le mieux gardé la mémoire dans le village, parce qu’il est de plus fraîche date. Il est entièrement vrai, d’ailleurs, et ce qu’on va lire est plutôt le récit d’une mystification qu’une légende.

Un jour, le garde-forestier de Salvan vint trouver, tout ému, le président de la commune. Il avait vu dans le bois un homme étranger au pays, et d’allures singulières. Il s’était approché de lui, lui avait demandé son nom et ce qu’il faisait là, et cet homme lui avait répondu : « Je suis un tel, mort tel jour en 162… (et il indiquait une date précise). Pendant ma vie, poursuivit-il, je venais souvent la nuit dérober du bois dans la forêt de la commune ; en expiation de ce péché, Dieu m’a condamné à y errer jusqu’au jour du dernier jugement. Si vous êtes une bonne âme, et si mon sort vous fait pitié, allez demander aux Salvanins qu’ils me pardonnent, car sans leur pardon je ne puis rentrer en grâce devant Dieu. »

À cette nouvelle, rempli de terreur et de pitié, le président promit de présenter à toute la commune, le dimanche suivant, la requête de cette âme malheureuse. La messe finie, en effet, le son du tambour rassembla les paroissiens sur la place du village. Le président fit faire cercle autour de lui, et, d’une voix grave, solennelle et profondément émue, répéta le récit du garde-forestier, présent à ses côtés, et qui inclinait de temps en temps la tête, comme pour approuver la fidélité du récit.

Le président dépeignit avec un touchant accent de conviction les souffrances de cette âme en peine, et plus d’un Salvanin, ne se sentant pas moins coupable, écoutait tremblant de frayeur. Enfin il dit : « Pour témoigner que vous pardonnez à ce malheureux, et que vous le tenez quitte du bois qu’il a dérobé à la commune, ôtez vos chapeaux ! » – Aussitôt toutes les têtes se découvrirent. – « C’est bien, reprit-il, je vous remercie au nom de cette pauvre âme. » Puis, s’adressant au garde-forestier : « Hâte-toi de lui porter sa délivrance ! va lui dire que toute la commune lui pardonne, heureux que nous sommes de pouvoir le tirer de peine, afin qu’il intercède pour nous à son tour. »

Le garde remonta au bois, annonça au revenant son pardon, et depuis, ne le revit plus jamais.

Cependant, deux ou trois malins qui connaissaient notre garde pour n’être point homme à rencontrer des fantômes, devinant qu’il y avait anguille sous roche, l’avaient suivi de loin dans le bois et l’avaient épié, sans apercevoir ni entendre le moindre entretien avec le prétendu revenant. L’un d’eux, au retour, suggéra l’idée maligne de consulter le registre mortuaire de la paroisse. Le revenant avait indiqué la date précise de sa mort, il était donc facile de vérifier la vérité de ses paroles ; les décès sont assez rares dans la commune de Salvan pour qu’il n’y ait pas matière à confusion. On ouvrit le registre, on chercha ; mais ni au jour, ni au mois indiqué on ne trouva le nom rapporté par le garde. Dans tout ce mois, il n’y avait eu qu’une mort, celle d’une petite fille.

Les jeunes gens en firent des gorges chaudes dans le village ; mais la leçon avait porté coup, et, à dater de ce jour, la forêt fut plus facile à garder.

LES GORGES DE LA SALLANCHE

Qu’ils devaient être beaux les temps où l’homme, nouveau venu dans son immense et magnifique domaine, en prenait joyeusement possession, et, s’avançant à travers les continents déserts, voyait, au détour de chaque colline, s’ouvrir devant lui des espaces inconnus ! Quel trouble délicieux il devait ressentir devant ces augustes et fraîches solitudes, à l’ombre des forêts, au bruissement mystérieux du feuillage, au grondement sévère des eaux entre les rochers ! Chaque journée de chasse, à la poursuite du mammouth ou du renne, chaque migration, à la suite du soleil et des beaux jours, découvrait mieux à ses yeux l’étendue et la beauté du monde, et la richesse infinie de cette nature animée par une puissance invisible. C’est alors, sans doute, dans les moments où une religieuse admiration débordait de son cœur et exaltait sa pensée, que naquirent les premiers chants, hymnes d’amour à la grande Âme qui vivait en toutes ces choses, chants dont rien depuis n’a égalé le pur enthousiasme et la sereine naïveté.

Mais ces temps ne sont plus ; ces jours solennels et si beaux, où l’homme prenait possession de la terre, et où retentissaient les hymnes védiques dans les solitudes de l’ancien monde, sont passés à jamais. Depuis lors, d’une mystérieuse et intarissable source, les générations des hommes ont coulé à flots abondants et se sont répandues sur le monde ; les peuples ont envahi la terre, et, aujourd’hui vieillie, elle n’aura bientôt plus un lieu où n’ait une fois au moins résonné le pas de l’homme. Partout il a passé, vécu, souffert ; tous les lieux sont marqués de ses sueurs et de son sang. L’antique désert n’est plus ; à peine en reste-t-il des lambeaux.

N’assistons-nous pas, au pied de nos montagnes, à un des derniers épisodes de cet envahissement ? Nos Alpes aussi étaient un désert. Longtemps les hommes qui vivaient à leur pied les regardèrent avec frayeur, ne s’élevant qu’avec émotion jusqu’aux abords de leurs solitudes glacées. Dans leurs replis se cachèrent longtemps des vallées sauvages ; au-dessus de leurs glaciers s’élevaient encore, il n’y a pas un demi-siècle, une foule de cimes vierges et inaccessibles. Combien en reste-t-il aujourd’hui ? Le compte en est facile : une seule se dresse au-dessus de quatre mille mètres qui n’ait été foulée par aucun pied humain[38]. Les aiguilles les plus fières sont vaincues, les glaciers les plus inabordables sont parcourus et décrits ; il n’est pas jusqu’aux gorges les plus affreuses, jusqu’à ces gouffres où la nature croyait avoir caché pour jamais à tous les êtres vivants les secrets de ses horreurs, qui ne s’ouvrent devant l’industrie de l’homme. Chaque année, dix mille curieux visitent les gorges du Trient, où pas même les hiboux n’ont osé pénétrer.

Ainsi le flot monte, monte sans cesse, soulevé par une force supérieure ; envahissement fatal que rien ne saurait arrêter et auquel ceux même qui le déplorent, sont forcés de concourir.

Bienheureux seulement celui qui sait encore quelque part un vallon où aucun sentier ne passe, une forêt où n’ait jamais résonné la cognée, une cascade qui gronde dans un gouffre sur lequel personne ne s’est penché. Qu’il se hâte d’en jouir, car demain la foule aura découvert sa solitude et en aura chassé la poésie.

Près de nous, il y en avait un de ces coins perdus ; il avait eu le bonheur d’échapper longtemps à tous les regards ; seuls quelques amants discrets et fidèles allaient y goûter la paix pendant les beaux jours. Mais voici que son heure a sonné ; on l’a découvert, la spéculation a calculé les intérêts que ses beautés pourraient produire, et prochainement vont s’ouvrir des galeries et des sentiers destinés à en faciliter l’accès à la foule des touristes. Ce coin perdu, qui bientôt sera devenu une curiosité en vogue, c’est la gorge de la Sallanche.

Il y a peut-être bien des personnes à qui le nom même de la Sallanche serait inconnu, si le tableau de Diday qui en représente la dernière chute ne l’avait rendu populaire. Mais cette chute généralement connue sous le nom de Pissevache, est tout ce que le monde sait de son histoire. Où est la source de cette belle eau, toujours limpide, même dans les jours d’orage ? Quels sont les mystères de la grotte étroite et inaccessible d’où elle descend ? Beaucoup l’ignorent. Nous allons le dire pendant qu’il peut s’y attacher encore quelque intérêt de nouveauté.

Si la Dent-du-Midi disparaissait subitement du majestueux ensemble qu’elle couronne si bien pour Vevey et Montreux, on verrait surgir, derrière elle et presque à sa place, un massif de montagnes chargé de magnifiques glaciers, et dont la principale cime ne lui céderait rien en hauteur. Ce massif, trop caché pour être généralement connu, est celui de la Tour-Sallière. Avec celui de la Dent-du-Midi, auquel il se rattache par une arête élevée, il forme la moitié d’un vaste cirque que de hauts contreforts achèvent de fermer. Au centre de ce cirque, à un niveau d’environ six mille pieds, est une magnifique arène, unie, finement gazonnée et sillonnée de nombreux et limpides ruisseaux. Cette plaine étrange, perdue au milieu de la montagne, habitée seulement au milieu de l’été par des pâtres qui y gardent de nombreux troupeaux, est appelée Salanfe par les gens de la contrée. Là est la source que nous cherchons. Il vaut la peine d’aller passer quelques heures au bord des ruisseaux de Salanfe, à se perdre entre leurs méandres pour chercher lequel entre tous est le plus beau et mérite d’être appelé la source de la Sallanche. On reviendra peut-être de sa visite persuadé qu’ils y ont tous un égal droit ; mais les heures auront passé si vite qu’on prendra sûrement l’envie d’y retourner. À la fin, l’on décidera que le ruisseau principal provient d’un petit glacier situé au fond du cirque, tout au pied de l’abrupte paroi de la Tour-Sallière. Il traverse doucement la pelouse, recevant à chaque pas de nouveaux affluents ; lorsqu’il en atteint l’extrémité, il forme une véritable rivière aux flots purs et brillants : c’est la Sallanche, à peu près telle que la reçoit le Rhône. De ce côté, le cirque des montagnes s’abaisse et s’entrouvre par une gorge étroite qui plonge vers la vallée. Dans son envie de courir le monde, la Sallanche s’y précipite : mais la gorge est profonde et scabreuse ; d’ici l’on n’en voit pas la fin ; c’est une rude carrière que celle où elle se lance. Dès les premiers pas son beau cristal se change en une brillante écume aux reflets d’acier. Adieu les doux gazons de Salanfe, adieu les promenades paresseuses au milieu des fleurs ; c’est sur le sauvage granit que vont rouler ses flots. Elle voudrait bien s’attarder dans quelque détour, caresser en passant les belles touffes de rhododendrons en fleurs : mais son destin l’entraîne ; sans cesse maintenant, il faut bondir. À peine peut-elle une seconde se mirer en tournoyant dans quelque creux de rocher. Alors, comprenant son sort, elle s’y livre avec grâce. Jamais on ne vit eau plus légère, écume plus moelleuse et plus blanche.

En quelques sauts brillants, elle atteint un endroit où la gorge, plus spacieuse et soudain aplanie, présente un tapis de verdure, miniature de Salanfe ; mais, entraînée par l’élan, elle le traverse avant d’avoir pu ralentir ses flots assez pour en jouir. Ce berceau vert et charmant, où se trouve un groupe de chalets, c’est le mayen de Van-Haut.

Bien des amateurs, descendant de la Dent-du-Midi, ont suivi jusqu’ici la Sallanche, l’abandonnant à regret pour descendre par le sentier de Salvan. Mais on ne pense guère à la suivre plus loin, car, au-dessous du pâturage de Van, la gorge se change bientôt en abîme : la Sallanche y bondit de gouffre en gouffre, et, aux sourds grondements qui remontent des profondeurs, on devine la hauteur et la violence de ses bonds.

C’est là que commencent les grands drames de sa rapide existence. À partir de cet endroit, elle ne traverse plus que des lieux sauvages et qui pourront sembler déserts. Ceux qui ne connaissent pas le vertige et qui ont quelque habitude de l’escalade des rochers, peuvent tenter de la suivre ; jamais ils ne regretteront le temps ni les forces qu’ils y auront employés.

On s’engage sur la rive gauche. Plus de sentier ; on avance à travers les rochers, les sapins et les buissons, suivant de près le torrent. De tous côtés, les lignes plongent en avant dans un fond qu’on ne voit pas ; à chaque pas, le site prend une énergie plus sauvage ; les rochers s’inclinent de plus en plus, et bientôt, à vingt pas devant soi, on les voit disparaître, et l’on pressent des escarpements verticaux. Le grondement des eaux, devenu plus violent, annonce la première chute. On s’approche du gouffre, et, cherchant une saillie qui le domine, on se penche pour mieux voir. Une effrayante fissure se présente, étroite et sans fin. La Sallanche s’y précipite avec fracas, et dans quatre chutes qui se confondent en une seule, franchit un abîme de cinq ou six cents pieds. De ces chutes, on ne voit encore que la première, furieuse colonne d’écume qui tombe en tonnant entre des rochers fracassés. Des blocs éboulés, singulièrement pris entre les parois de la fente, forment une arche sauvage sous laquelle elle disparait.

En se dévalant avec précaution le long des rocs, on atteint d’autres saillies, de plus en plus avancées sur le gouffre écumant. À l’une d’elles, on est un peu au-dessous de l’arche, d’où l’on voit sortir, comme un monstre de son antre, la masse d’écume bouillonnante et terrible dont les rugissements font trembler la montagne. La poussière d’eau se jouant au soleil devant la voûte noire y forme un triple arc-en-ciel.

À mesure qu’on descend, le tonnerre des cascades redouble de violence, et la fumée argentée, qui, du fond, remonte par bouffées bien haut dans la gorge, annonce la grandeur de la dernière chute. Cependant, on ne peut continuer longtemps au bord de la fissure sans s’exposer à de trop mauvais pas. Force est de s’en écarter et de chercher sur la gauche des passages meilleurs.

S’accrochant aux buissons et aux branches, se laissant glisser dans les anfractuosités de rochers, on atteint une partie moins escarpée, d’où l’on peut revenir près des cascades, en remontant un peu par une bande de terrain qui forme une voie naturelle en travers de la paroi. Toujours plus étroite, cette voie cesse enfin aux approches de la fissure. Pour parvenir en vue de celle-ci, il faut escalader encore une ou deux saillies plus élevées et plus avancées. On se trouve alors soudain à trois pas du gouffre, à la hauteur où commence la dernière chute. Le roc est lisse et poli, on ne peut s’approcher de plus près. Celui dont la tête est ferme s’avancera et mettra le pied sur la dernière saillie, mouillée et glissante, et là sera témoin de ce que la langue ne peut dire.

Les eaux, précipitées d’en haut avec un bruit infernal, frappent le rocher avec tant de violence, que toute la masse rejaillit obliquement par effrayantes bouffées, qui, l’une après l’autre, s’élancent dans l’abîme en décrivant un arc gigantesque. À chaque jet d’écume on croit se sentir soi-même emporté dans le vide, et cette impression, renouvelée sans cesse, tient dans un ébranlement auquel on ne peut résister longtemps. Cependant, tel est l’attrait qu’exercent ces déchaînements formidables de forces brutales, qu’on a peine à en détacher ses regards ; on y revient toujours, comme fasciné et sous l’effet d’un charme. Il n’est guère de cascade, même parmi les plus vantées, qui produise un effet plus saisissant.

En revenant un peu sur ses pas, on peut atteindre, par une descente facile, le fond d’un vallon formé par la gorge qui s’aplanit un instant au-dessous de la cascade. Ce vallon, où se trouve un pont formé de quelques pièces de bois, s’appelle le Dalley.

La Sallanche, encore toute frémissante de ses chutes, peut à peine y calmer son écume et retrouver pour quelques secondes la transparence de ses flots.

Ce lieu encore est connu de quelques touristes : on y vient quelquefois, en montant par Salvan, admirer les cascades ; mais on s’arrête là, jugeant la gorge impraticable, au-dessus comme au-dessous. Il est vrai que le site est à lui seul une assez grande récompense des deux heures d’efforts qu’il faut pour l’atteindre depuis la plaine. Mais combien il a plus de charmes pour celui qui, venant de franchir les sauvages parois du Dalley, va s’asseoir parmi les blocs moussus de la rive droite, et se retournant du côté des cascades, contemple de là le chemin qu’il a parcouru en compagnie de la Sallanche ! Pour celui qui la connaît dès sa source, combien il la retrouve, là encore, jusqu’au sein des plus grandes fureurs et entourée des plus affreux précipices, gracieuse, pure, brillante, sachant toujours, même dans les plus violentes colères, se donner quelque grâce. Voyez là-haut, sous la première chute, les brillants panaches de fumée dont elle accompagne chacun de ses élans ! Voyez la riche poussière qui, du bas de l’abîme, remonte et forme au-devant des rochers sombres un voile argenté !

Couché sur la mousse, et seul avec cette nature, encore telle que l’a faite le Créateur, séparé du monde dont on aime alors à chasser tous les souvenirs, on peut rester longtemps dans ces lieux sauvages, enivré de la senteur des sapins, de la fraîcheur de l’air, et captivé par le majestueux grondement des eaux. De telles heures ne sont-elles pas parmi les plus belles de l’existence ? La poitrine aspire à grands traits l’air pur, le sang circule plus librement, on se sent dispos et léger.

La pensée aussi, dégagée des préoccupations du monde, libre de ses chaînes journalières, s’envole, joue avec les flots dans la lumière, se balance avec la cime des pins, ou suit l’aigle qui plane dans l’azur ; elle franchit les temps et l’espace, elle s’unit à toute cette antique et sauvage nature ; elle l’embrasse avec amour, et bientôt, rempli de doux et harmonieux sentiments, on trouve quelque chose de la paix et du bonheur des premiers âges ; au fond de son cœur on ressaisit quelques sons de ces premiers hymnes que les hommes chantaient au désert.

Celui qui aura suivi la Sallanche depuis sa source jusqu’en ce lieu ne pourra plus la quitter ; la vît-il s’élancer dans les plus affreux abîmes, il tentera de l’y suivre encore.

Van-Haut et le Dalley sont des sites visités par bien des voyageurs ; mais là, dans la gorge de Vannes, commence le véritable inconnu. Nul ne s’aventure dans cette dernière partie, hormis les plus hardis faucheurs du hameau des Granges qui vont miander, comme ils disent, ou couper l’herbe, jusque sur les rochers abrupts qui dominent la vallée du Rhône.

Au-dessous du pont gronde encore une cascade large, bruyante, richement divisée ; puis les eaux se réunissent, la gorge s’assombrit et se resserre, elle s’encombre de blocs. Des traces de sentier s’enfilent entre les fougères, sur la rive droite. On suit de près la Sallanche, toujours bruyante et bondissante, qui resplendit au soleil. Mais comment descendre aussi vite qu’elle ? Ne faut-il pas s’arrêter à chaque pas pour admirer et jouir.

Entre les hautes parois couronnées de pins sombres, le soleil verse des flots de pure lumière qui inondent les profondeurs et y font partout éclater la vie. De toutes parts une végétation puissante et pleine de sève assiège les rochers et en dissimule l’âpreté. Tout ce qui laisse la moindre prise, tout ce qui n’est pas lisse et vertical, est envahi et recouvert. De la moindre fissure sortent des tiges noueuses et fortes, couronnées d’un feuillage frais ; et, sur les flancs des parois verticales, de vieux pins ont pris pied dans les fentes, et ont grandi avec opiniâtreté, collés au roc et balançant leurs branches sombres au-dessus de l’abîme. On a peine à comprendre que tant de vie puisse sortir de rochers si durs.

Rien n’offre un plus beau contraste de vétusté et de jeunesse que cette gorge dans une matinée de printemps. Partout les vieux schistes ruinés sont recouverts d’une végétation éclatante de fraîcheur. Le feuillage des jeunes frênes tremble sous la brise, les vertes fougères s’inclinent et se balancent, les flots argentés se jouent dans la lumière et par-dessus leur bruit, arrive par intervalle le grondement sonore des cascades supérieures. C’est une fête de bruits, de mouvements, de lumière et de couleurs.

Le sentier, frayé pour les chèvres bien plus que pour les hommes, descend à travers les hautes herbes et les buissons, ou des éboulis de roches micacées et brillantes ; la gorge est étroite, et l’on chemine toujours à quelques pas du torrent.

Ici, la Sallanche en a fini avec les grandes chutes et les fougueuses colères ; cependant la pente est encore accidentée et rapide, et elle écume autour des blocs qui cherchent à entamer sa route. Mais enfin, elle approche avec une rapidité fatale du but que lui a marqué le destin. Elle n’a plus qu’une chute à faire dans la solitude avant de voir s’ouvrir devant elle la grande vallée du Rhône. Aussi, comme elle y étale une dernière fois sa souplesse, sa grâce et toutes les richesses de son ondoyante écume ! Comme elle y multiplie ses gerbes éblouissantes ; plus un seul flot ; tout est perles et poussière, tout resplendit et scintille. C’est le dernier de ses jeux dans le secret de la montagne, et c’est bien l’un de ses plus beaux. Comme le cygne qui chante à sa dernière heure, comme la flamme qui se ravive au moment de s’éteindre, avant d’aller se perdre dans les eaux bourbeuses de la plaine, elle veut revoir la lumière pour laquelle elle était née, et où elle aurait tant aimé à vivre : tous ses flots s’élancent à la fois ; tous, jusqu’à la moindre goutte, en ravissent encore un rayon. Puis elle retombe et rentre dans son lit scabreux où elle court encore quelque temps. Soudain les parois s’écartent, la vallée du Rhône s’ouvre béante, et un dernier précipice l’y fait tomber.

Une spéculation maladroite s’est emparée de cette dernière cascade, et, pour en tirer bénéfice, a réussi à la gâter. C’est la célèbre Pissevache, dont on a réglé les gerbes et resserré les flots, pour laisser passage à une galerie.

Amère destinée que celle de la Sallanche ! Aimer la solitude et les monts, et mourir ainsi au grand jour, devant toute la vallée, entre des mains profanes et ayant une plaine pour tombeau !

Pour nous, nous la quittons ici. Cette chute finale est perpendiculaire ; partout, à l’entour, sont des précipices qu’on ne saurait franchir. Il faut s’éloigner sur la gauche pour descendre obliquement dans cette direction.

Ce dernier trajet offre plusieurs passages vertigineux et qui ne sont pas sans danger.

Tel est, dans une rapide esquisse, le cours de la gracieuse et limpide Sallanche ; telles sont les beautés encore secrètes qui bientôt vont être offertes en pâture à la curiosité de tous. Lorsqu’on en a joui quelquefois solitaire, on ne peut réprimer un regret en les voyant livrer à la foule des curieux ; et non pas seulement à ceux qui sauront en jouir, qui en rapporteront de poétiques impressions et de beaux souvenirs ; mais à ceux aussi qu’amènera la mode, qui viendront pour être venus, et qui traverseront sans comprendre.

Pourtant, n’est-il pas mieux, en dépit de ce mal nécessaire, que la foule les connaisse, et qu’un plus grand nombre en puisse désormais jouir ? Nous-même, n’écrivons-nous pas ces lignes dans l’intention d’amener à la Sallanche quelques visiteurs de plus ?… Ce qu’il faut regretter, hélas ! c’est cette fatalité qui fait qu’en ce monde on ne peut jouir d’une solitude sans la troubler de ses pas, ni cueillir une fleur sans la faire mourir.

LE MASSIF DU TRIENT[39]

Outre sa grande et originale beauté, la partie suisse de la chaîne du Mont-Blanc offre aux clubistes de la Suisse romande cet avantage précieux qu’elle est, de tous les points des grandes Alpes, celui qu’on peut atteindre le plus rapidement. Des bords du Léman, il suffit d’une demi-journée pour aller en toucher les glaciers ; et, si l’on part de Lausanne, une échappée de trente-six heures permet d’y faire une superbe ascension.

D’ailleurs, elle a pour les amateurs un autre attrait qui n’est pas moins séduisant : celui de ses solitudes encore si peu explorées. Ce groupe est une suite de vastes déserts de glace, rarement traversés et très peu connus, dominés par de fières aiguilles, dont plusieurs sont encore vierges de pas humains. À part le col du Tour, la Fenêtre-de-Saleinaz, et peut-être le col du Chardonnet, par lesquels passent quelquefois les guides de Chamonix et les principaux guides de la Suisse allemande, c’est l’une des régions les moins parcourues de la chaîne. De rares et hardis grimpeurs, anglais pour la plupart, franchissent parfois les autres passages possibles, ainsi le col du Tour-Noir ; mais il reste dans ces glaciers et dans les sauvages arêtes qui les enserrent, plus d’une partie presque ignorée, mal dessinée sur les cartes, qu’on n’a guère entrevue que de loin, en passant, et où personne n’a encore eu l’idée d’aller poser les pieds.

Et puis, c’est une portion de cette grande et unique chaîne du Mont-Blanc, avec ses arêtes gothiques incroyablement dentelées et bizarres, et ses incomparables aiguilles de granit. Si l’on songe à tous ces avantages, on ne peut que s’étonner que les clubistes de la Suisse romande ne fassent pas dans le groupe du Trient de plus fréquentes excursions.

Peut-être, est-ce à cause de la difficulté de se procurer de bons guides sans avoir recours à ceux de Chamonix. Il est vrai que c’est en prenant un ou deux guides de premier ordre qu’on pourrait le mieux explorer en peu de temps tout ce massif, en franchir tous les cols, en gravir toutes les aiguilles. Mais est-ce bien là le moyen de trouver à ces expéditions le plus de plaisir ? L’expérience m’en fait douter. S’adjoindre deux ou trois compagnons expérimentés et prudents, et, après une étude approfondie de la carte et un préalable examen des lieux, se lancer à l’aventure, trouver et exécuter son chemin sans secours, renouveler les victoires remportées par d’autres et en rapporter d’absolument nouvelles, voilà le vrai moyen de parcourir le massif du Trient, qui se prête tout particulièrement à ce mode d’exploration.

Pour ma part, depuis cinq ans que j’ai appris à connaître ainsi ces montagnes, je les aime entre toutes, et du haut des sommets les plus fiers et les plus vantés, c’est toujours avec prédilection que je les salue, impatient de les gravir encore. Libre de guides et de porteurs, seul avec un ou deux amis, j’y ai fait une vingtaine de visites, essayant chaque fois d’explorer une direction nouvelle ; et c’est bien à ces courses faites à l’aventure et comme à la découverte, que je dois quelques-uns de mes plus ineffaçables souvenirs. Heureusement pour mes lecteurs que l’espace me manque, car volontiers je me laisserais aller à raconter ces excursions. Je ne toucherai qu’à l’une des premières, celle qui a été pour nous comme une initiation aux beautés du Trient.

Tous les voyageurs qui ont été à Chamonix par la route de la Forclaz ou par celle des Fins-Hauts, savent que le glacier du Trient descend de son bassin supérieur jusque dans le vallon qui porte son nom, en faisant, en flots de beaux séracs bleus, une chute de 1500 mètres, l’une des plus majestueuses des Alpes.

La première fois que je la vis de près, l’idée me vint qu’en hiver l’ascension de toute cette cataracte de glace devait être relativement facile, et qu’en tout cas, en tenant le milieu, on y était hors de l’atteinte des avalanches, avantage précieux dans cette saison. Attendre l’hiver, et gagner par là le plateau supérieur du Trient, devint dès lors mon projet favori. Mais il fallut s’y reprendre à plusieurs fois pour l’exécution. Le 28 décembre 1871, une première attaque, bien faite pour nous décourager, nous permit à peine de toucher le pied du glacier, d’où le brouillard, le vent et les tourbillons de neige nous chassèrent aussitôt. En février, par un ciel pur, nous parvînmes environ à 2900 mètres ; mais le vent qui plongeait par bouffées du haut du grand plateau, nous apportait des tourbillons de neige glacée ; l’un de nous souffrait tellement du froid, qu’il fallut redescendre. Enfin, le 30 mars, une troisième attaque devait avoir plus de succès. L’hiver avait été très rigoureux, la neige était encore à une demi-heure au-dessus de Martigny. Partant de Lausanne, M. P. Rouget et moi, nous allâmes coucher à la petite auberge de la Forclaz. C’est un excellent gîte en toute saison ; cependant, en été, on fait mieux, pour gagner du temps, de coucher au pittoresque chalet de la Lie. Depuis trente ans, à ce que nous dirent les bonnes gens de l’auberge, on n’avait vu autant de neige. Rien ne favorisait mieux notre entreprise. À quatre heures du matin, éclairés par une petite lanterne, nous quittions le col et suivions la route à niveau faite pour l’exploitation du glacier : les ouvriers l’avaient déjà frayée.

Il est difficile d’imaginer un endroit où l’on puisse, au cœur de l’hiver, pénétrer plus aisément au sein de si hautes montagnes ; grâce à cette excellente route, en une heure de marche horizontale, on est au pied même du glacier. Le paysage alors prend un grand caractère ; on est au sein de montagnes de premier rang. Semblable à un immense escalier d’albâtre ombré d’azur, le glacier du Trient monte par gradins entre deux chaînons d’aiguilles granitiques aux flancs abrupts. D’abord, il s’élève doucement, formant une première et large esplanade ; puis, bientôt, prenant à chaque gradin plus de hardiesse, il monte, toujours plus fier, toujours plus pur, et arrivé aux environs de 3000 mètres, tout à coup se dérobe ; sur toute sa largeur une série de créneaux d’argent dessinent leur vive dentelure sur le ciel, et derrière, plus rien que le sombre azur. Qu’y a-t-il au-delà ? Quelles solitudes pures et inconnues se déroulent derrière ces créneaux de glace étincelante ? On ne peut contempler l’ascension majestueuse de ces gradins, sans être pris de l’irrésistible envie de voir la région qui leur succède, cachée comme si elle était trop belle pour les regards humains. On songe avec raison que ce bassin supérieur doit être bien vaste et ses limites bien reculées, puisqu’on ne voit aucune pointe surgir en arrière ; et quelle ne doit pas être la coupe de neige qui laisse déborder un épanchement si colossal !

Si rien n’est plus facile que de rêver qu’on pénètre dans ces belles solitudes, c’est autre chose lorsqu’on en vient à vouloir réaliser son rêve. À première apparence du moins, l’accès en est fort bien défendu ; à droite, un groupe d’aiguilles cuirassées de glace et à peu près inabordables ; à gauche, la Pointe-d’Orny ; entre deux, sans interruption, la rangée des grands séracs. À voir l’ensemble, on dirait deux immenses donjons de granit reliés par une courtine de glace.

Nous décidâmes de forcer le passage par une grande pente de neige plaquée sur le flanc de la Pointe-d’Orny, et qui devait nous conduire à une sorte d’épaule d’où l’on peut, à volonté, gagner le sommet ou le bassin supérieur du glacier. La rimaye qui en défend la base, et qui en automne est souvent très large, était fermée ; au-dessus, la pente se déroulait parfaitement régulière, inclinée partout de 42, 43 et 44 degrés. Il nous semblait d’abord qu’en trois cents pas nous pourrions la gravir ; il en fallut sept cent quarante.

Mais le plateau, l’immense et éblouissant plateau, était tout entier sous nos yeux ; il commençait à deux pas ; nous pouvions fouiller du regard ses mystérieuses retraites, y marcher, le parcourir dans toute son étendue : plus de barrières ! il était bien à nous, tandis que, à nos pieds, les séracs dressaient vainement leurs tours de glace entrecoupées de gouffres bleus. Nous avions si ardemment désiré d’arriver là-haut, et nous étions si fiers d’y être parvenus seuls et en plein hiver, qu’à ce moment-là, poser le pied sur la cime de l’Everest ne nous eût point fait envie, et qu’atteindre le sommet du Mont-Blanc, entourés d’une escouade de guides et de porteurs, nous eût semblé ridicule.

La tentation est grande pour moi de raconter les trois heures délicieuses que nous passâmes sur la Pointe-d’Orny, et au retour la pittoresque descente de la grande pente, par un froid sibérien, avec nos barbes chargées de glaçons et nos piolets incrustés de givre et devenus semblables à ces gros cierges ouvragés qu’on voit dans les églises catholiques. Mais il faut me borner : la description du plateau et de ses alentours sera plus utile au lecteur.

Le névé supérieur du Trient est probablement unique dans les Alpes, sinon comme étendue et beauté, du moins comme caractère. C’est le bassin parfait, idéal, tranquille, à peine incliné, déroulant par vastes et insensibles ondulations sa nappe immense. Il y a des esplanades de névé encore plus vastes, des cirques plus grandioses ; mais nulle part on ne verra cet immense lac de neige, qui repose silencieux, entouré de nobles aiguilles d’un granit doré, fières par la hardiesse de leur coupe, mais ne le dominant pas assez cependant pour diminuer l’effet de sa vaste et calme étendue. Au milieu du jour, par le grand soleil, ces neiges semblent dormir comme accablées sous une éblouissante lumière, tandis que, tout autour, les grandes aiguilles bronzées lèvent leurs pointes ruinées vers le ciel, sévères, immobiles, éternelles : c’est le calme de mort et la grandeur fantastique de ces paysages lunaires que le télescope nous montre se profilant avec éclat sur le fond noir du ciel.

Avancez sur ce tapis immaculé, dont les crevasses sont presque toujours solidement recouvertes, commencez la traversée de ce Sahara de neige ; vous y pourrez faire mille pas, et croire qu’à-peine vous avez changé de place. Pour peu que la neige soit molle, il vous faudra bien près de deux heures pour le traverser. D’ailleurs, sauf les aiguilles du Chardonnet et d’Argentière, encore très voisines, qu’on voit surgir par une échappée, celles qui forment ceinture autour du plateau ne laissent rien voir au-delà. De tout le reste de la chaîne du Mont-Blanc, on ne voit pas paraître une seule pointe ; c’est comme si elle n’existait pas, et que cet éblouissant plateau, entouré par un cercle d’aiguilles d’or, fût le faîte des Alpes, la couronne du monde. Par l’ouverture où se déverse la grande cataracte du glacier du Trient, on voit au loin, et déjà bien diminuées, la Tour-Sallière et la Dent-du-Midi, puis, plus loin, et plus basses encore, les Tours d’Aï et de Mayen.

De l’épaulement auquel aboutit la grande pente, on peut, en moins d’une demi-heure, atteindre le sommet de la Pointe-d’Orny. Alors tout un côté du spectacle change ; et, tandis qu’à ses pieds l’on plonge tout à coup sur les magnifiques précipices du val d’Arpette, au-delà, on voit se dresser le groupe pressé et brillant des grandes cimes du Valais, et, plus à gauche, la longue et rude chaîne des Alpes bernoises.

Au reste, il y a plus d’une manière de monter à la Pointe-d’Orny : depuis notre première ascension, nous les avons pratiquées à peu près toutes, sauf l’escalade des précipices du val d’Arpette, qui est possible, mais probablement fort difficile. Tout d’abord, selon l’état où l’on trouve la pente, qui, dès le mois d’août, est souvent en glace vive, on peut gravir par les rochers qui la bordent à gauche, puis la traverser tout en haut. On peut aussi, en l’évitant complètement, franchir les grands séracs, en passant assez près des rochers ; cette traversée offre des sites grandioses. En gagnant le col des Écandies, l’ascension peut se faire encore par un des couloirs qui descendent parallèlement de la Pointe-d’Orny. M. Béraneck fils et moi, nous avons gravi celui de droite, et il nous a paru une grimpée digne des pics les plus célèbres. Enfin, par Orsières et le glacier d’Orny, atteindre la Pointe est une promenade que les dames et les enfants peuvent faire sans difficulté, sauf qu’un guide leur est nécessaire à cause du glacier.

Quant au grand plateau lui-même, on peut suivre aussi différents itinéraires pour y arriver. L’année dernière, en compagnie de MM. Morf, Béraneck fils et deux autres amateurs, des chalets des Grands, où nous avions couché, nous avons gravi sans aucune peine le bras occidental du glacier des Grands, et franchissant, au-dessus du point marqué 3103m, l’arête qui forme la frontière de France, nous sommes descendus de là sur le glacier du Tour. Remonter ce glacier jusqu’au col du Tour et gagner ainsi le plateau du Trient par le haut, nous a paru une course aussi facile que splendide.

Un itinéraire que nous n’avons pas encore eu l’occasion d’exécuter serait, en prenant pour point de départ le chalet des Grands, de traverser les pentes du glacier entre l’Aiguille-du-Tour et un groupe de cimes sans nom sur la carte, dont les deux plus hautes sont appelées par les pâtres, l’une, la Pointe-du-Génépi, l’autre l’Aiguille-du-Midi.

Quant à l’Aiguille-du-Tour elle-même, un embarras se présente si on veut la gravir ; elle est double, et les deux pics jumeaux qui la composent sont tellement égaux en hauteur, qu’une fois sur le sommet de l’un d’eux, l’on est fort embarrassé de savoir lequel est le plus élevé. Celui du sud porte un steinmann, et nous a semblé d’un accès facile ; son rival était probablement vierge lorsque, l’année passée, avec MM. Béraneck père et fils, nous en fîmes l’ascension. Nous la gravîmes directement par l’arête orientale, gymnastique fort intéressante sans être difficile, et que récompense une vue d’une rare splendeur[40]. L’examen de la carte montre qu’en effet peu de belvédères sont mieux placés pour embrasser obliquement toute la majestueuse chaîne du Mont-Blanc. Les trois groupes de l’Aiguille-du-Chardonnet, de l’Aiguille-Verte et du Mont-Blanc lui-même y sont si admirablement étagés, que chacun d’eux s’écarte juste de ce qu’il faut pour laisser voir le suivant dans toute sa beauté. Tout le reste du tableau est d’une magnificence sauvage ; un chaos d’arêtes bizarrement ciselées, enserrant entre elles d’inabordables déserts de glace. Au loin, la vue plonge par-dessus toutes les chaînes secondaires de la Savoie jusqu’au canton de Vaud, tandis qu’à l’opposite elle s’étend jusqu’à la brillante chaîne des Alpes Graïes.

Mais s’il est un passage que nous devions signaler dans cette rapide nomenclature, c’est le col le plus beau, le plus connu et à coup sûr le plus original, celui auquel on a si justement donné le nom de Fenêtre-de-Saleinaz. Il s’ouvre tout au fond du plateau du Trient, dans l’angle sud, entre des aiguilles déchiquetées et presque effrayantes. Par cette singulière brèche qui, à plus d’un égard, rappelle le Trift-Joch, on voit soudain le bassin supérieur du glacier de Saleinaz, dominé par les terribles et magnifiques pentes de l’Aiguille-d’Argentière, du Darrey et du Tour-Noir. Suivant la saison, il est assez facile de descendre de là sur le haut bassin du glacier de Saleinaz ; mais une fois sur ce plateau, rien n’est moins simple que de gagner la vallée de Ferret, si l’on se hasarde à le faire sans indications et pour la première fois. Presque partout les rochers qui encaissent le glacier sont de vraies murailles, et le glacier lui-même fait en deux endroits de ces chutes si compliquées de crevasses et de séracs, qu’on y perd très vite quelques heures. Plusieurs expéditions avec des guides renommés se sont terminées après une rude journée, par un bivouac improvisé, faute d’avoir pu atteindre la vallée avant la nuit. Almer et Melchior Anderegg eux-mêmes, descendant du col du Tour-Noir, durent coucher sur le glacier avant d’en avoir pu sortir.

La carte de M. A. Reilly, plus juste de dessin que la carte du Club[41], quoique moins détaillée, indique une descente à travers toute la partie inférieure du glacier de Saleinaz ; ce n’est certainement ni la plus courte, ni la plus facile : il est préférable de gravir l’éperon de rocher marqué 3065m sur la carte du Club ; de là, obliquement et en traversant un grand couloir, on peut descendre par les rochers jusque vers le bas du glacier.

On peut aussi descendre plus directement sur Orsières, en longeant la base des Aiguilles-Dorées, pour passer un col entre celles-ci et le Portalet[42] ; la pente qui de là descend sur le glacier d’Orny est un peu vertigineuse, mais moins difficile qu’elle ne paraît d’abord.

L’espace me manque, et cependant que de choses il y aurait à signaler encore ! Les Aiguilles-Dorées, vierges et fières, dont une ou deux sont probablement accessibles ; la Grande-Fourche, dressant méchamment sa tête sombre et sans doute inviolée[43] ; le Tour-Noir, plus rude et plus fier encore, copie un peu réduite du Cervin ; et tant de passages possibles à travers chacune des principales arêtes ! Certes, pour qui sait se contenter de cimes de 3600 mètres, il y a dans ce champ d’excursion une belle moisson à faire.

Hâtons-nous d’ajouter que l’exploration en deviendra plus facile à partir de cette année, qui verra sans doute s’achever la construction d’une bonne cabane, élevée par la Section des Diablerets, près de la chapelle d’Orny. De ce côté, un tel gîte était nécessaire, car au-dessus de Som-la-Proz, on ne trouve plus aucune habitation.

En partant de la cabane, ou pourra atteindre en une heure le plateau supérieur du Trient. Toutefois, qu’on n’en attende pas l’achèvement, qui sera probablement retardé jusqu’en août par l’abondance des neiges de cet hiver, et que, prenant pour point de départ la Forclaz ou le pittoresque chalet de la Lie, on aille dès maintenant faire connaissance avec ce groupe, auquel on ne manquera pas de revenir plus d’une fois.

PREMIÈRE ASCENSION DU TOUR-NOIR

« Et vous, montagnes, pourquoi

y a-t-il en vous tant de beauté !… »

Byron.

Que les lecteurs de l’Écho veuillent bien me pardonner si je viens les entretenir d’une ascension déjà vieille de six ans (1876) ; ce n’est pas seulement parce que cette course est une de mes plus belles, c’est aussi parce que son souvenir me hante ; j’ai comme un remords de ne l’avoir pas racontée quand il en était temps. On dit qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire ; cette sage maxime me servira d’excuse, car je crois bien faire vraiment en essayant de dire à d’autres toutes les jouissances que m’a fait éprouver la conquête du Tour-Noir. Au reste, cette sommité est encore si peu gravie, si peu connue même, qu’aux yeux de la plupart des lecteurs elle aura quelque nouveauté. Il est probable que plusieurs se demanderont même tout d’abord : Qu’est-ce donc que ce Tour-Noir ? où est-il ?

On aurait fort étonné les chasseurs de cimes vierges, il y a six ou sept ans, si on leur eût dit que, sur l’horizon du golfe de Montreux, au beau milieu d’un des sites les plus connus de l’Europe, on pouvait distinguer une aiguille de 3824 mètres, où personne encore n’avait posé les pieds.

Presque au centre, en effet, de cet amphithéâtre de hautes montagnes qui forme la grandiose entrée du Valais, le Tour-Noir, qui était vierge alors, dresse une flèche de granit si droite, si mince et d’un si parfait équilibre qu’on dirait la flèche d’une cathédrale. On peut le voir de toutes les pentes qui dominent Vevey, on le voit même des rues de Montreux ; il se dresse dans l’embrasure qui s’ouvre entre la tête arrondie du Salentin et le flanc tourmenté de la Dent-du-Midi ; mais, à la distance où il est, celle-ci l’écrase de son énorme et magnifique carrure, il n’est plus qu’un détail et passe le plus souvent pour une dentelure de ses flancs. On ne se douterait guère que cette petite aiguille domine la Dent-du-Midi de presque 2000 pieds, qu’elle appartient à la chaîne du Mont-Blanc, et que, pour en toucher la base, il faut aller jusque dans le Val-Ferret.

Dans la contrée même où il s’élève, ce beau pic est si peu connu qu’un des meilleurs guides de Chamonix, à qui nous en parlions à Orsières le lendemain même de notre ascension, nous soutint tout simplement qu’il n’existait pas. Il est bien singulier pourtant que les guides chamoniards, qui passent souvent la Fenêtre-de-Saleinaz, n’aient pas remarqué, une fois sur la brèche de ce col sauvage, la magnifique pyramide de rochers, toute chamarrée de neige et de glace, qui se dressait si fièrement à une demi-lieue devant eux du côté du sud. Et ce qui me paraît plus étonnant encore, c’est que tant de grimpeurs des divers clubs, en quête des dernières virginités et qui passent leurs soirées d’hiver penchés sur leurs cartes pour y découvrir des cimes oubliées, n’aient pas pensé à celle-ci et ne lui aient pas livré un assaut. Elle en valait pourtant la peine : une cime aussi haute que le Viso, et qui, par sa forme, rappelle le Cervin !

Pour moi qui du bord du Léman la voyais tous les jours, rien de plus facile que de la remarquer, rien de plus naturel que d’avoir l’envie d’y monter ; mais dès que j’eus pour la première fois l’occasion de la voir de près – c’était de la Fenêtre-de-Saleinaz, justement, – cette envie devint irrésistible. Ce que j’avais pu voir de son entourage était d’une sauvagerie qui promettait de rares plaisirs.

Le premier de ces plaisirs fut de faire plus ample connaissance avec la région circonvoisine, afin de dresser un plan d’attaque. Il ne faut pas avoir voyagé longtemps dans les Alpes pour savoir combien il est difficile de dire celui de leurs massifs qu’on aime le mieux : elles sont partout si belles ! Pourtant, après plus de seize années de courses dans leur vaste chaîne, et malgré mon admiration fanatique pour les géants de Zermatt, c’est bien cette extrémité orientale de la chaîne du Mont-Blanc qui a toutes mes préférences. Les beautés m’en semblent toujours nouvelles. Je n’ai jamais trouvé que là je ne sais quel silence, quelle paix grave et pourtant sereine qui me donne toujours l’illusion d’avoir définitivement quitté le monde et d’être à tout jamais séparé de son bruit.

Ô mes beaux déserts d’Argentière et de Saleinaz ! ô mes fiers granits lançant vos grandes flèches d’or dans le bleu intense du ciel ! mes blancs névés si purs, dormant comme de grands lacs polaires entre de fantastiques arêtes ! je ne puis penser à vous sans enthousiasme, mais je voudrais pouvoir trouver un langage digne de vos splendeurs pour exprimer les émotions que vous m’avez si souvent données ; alors ceux qui me liraient ne pourraient plus tenir dans une chambre et s’écrieraient : Partons ! comment pouvons-nous tarder à aller voir de si belles choses ! Et une fois qu’ils les auraient connues, ces solitudes, elles deviendraient aussi leur rêve ; ils n’aspireraient chaque été qu’à l’heureux moment où ils pourraient aller là-haut se perdre dans leurs blancs replis et y oublier le monde.

C’est dans une des parties les plus inconnues de la chaîne du Mont-Blanc, entre l’Aiguille-d’Argentière et le Dolent que s’élève le Tour-Noir. Sa pyramide triangulaire domine directement de chacune de ses faces trois glaciers, celui de Saleinaz, celui de Laneuvaz et celui d’Argentière. Elle s’élève sur l’arête même qui sépare les deux derniers, tout à côté de la sauvage brèche connue sous le nom de col d’Argentière, le seul passage praticable qui permette sur ce point de franchir le faîte de la grande chaîne. Aussi, pour en tenter l’assaut, la voie la plus simple, et peut-être même la seule possible, est-elle de gagner ce col d’Argentière, soit par le versant de Chamonix, soit par le Val-Ferret. Seulement ces deux chemins se ressemblent aussi peu que le jour et la nuit. Par le côté de Chamonix, une lente et douce pente de glacier mène presque jusqu’au haut du col ; plus on avance, plus la route est facile, on ne cesse de marcher sur un tapis de neige, et l’on arrive pour ainsi dire sans s’en douter. Par le Val-Ferret, au contraire, gagner la brèche d’Argentière est une entreprise qui a bien son sérieux : de l’étroit vallon où se tord et se brise le glacier de Laneuvaz, il faut escalader une vilaine muraille de mille mètres, qui s’est fait une mauvaise réputation ; et la meilleure preuve que ce côté n’est pas d’un accès commode, c’est que les cinq ou six premières caravanes qui y ont passé ont chacune essayé d’un chemin différent, pour tâcher d’en découvrir un moins mauvais.

Aborder le Tour-Noir par le Val-Ferret, c’est doubler gratuitement sa tâche, car l’escalade du col est plus longue à elle seule que celle de l’aiguille. Pourtant, arrivant par Courmayeur et devant passer ensuite dans la vallée de Bagnes, mes compagnons et moi nous dûmes prendre cette laborieuse voie pour la montée comme pour la descente.

Je suis loin de le regretter : le vallon de Laneuvaz a des beautés infernales qu’il vaut la peine de bien voir ; on en trouverait peu dans toutes les Alpes d’une sauvagerie plus brutale. Ce n’est plus la fraîcheur romantique des vallées bernoises, ni la lumineuse richesse des Alpes de Zermatt, c’est l’horrible nudité des précipices gris et des glaces livides. Vous venez de quitter le Val-Ferret, presque un désert, avec ses chalets pauvres, ses pentes nues, sa maigre végétation ; vous ne laissez derrière vous que des horizons fermés et mélancoliques, et par un vaste lit de pierres roulées, au travers duquel gronde l’eau fangeuse d’un gros torrent, vous entrez dans un cirque large d’une demi-lieue, où vous ne voyez plus de toutes parts que le gris fauve du roc, le blanc de la neige et le bleu du ciel. Ce cirque est formé par la Maya, le Dolent, les Aiguilles-Rouges, le Tour-Noir, le Darrey, qui s’unissent en muraille pour mieux vous fermer le passage, et qui déchirent brusquement l’azur de leurs gigantesques créneaux. On dirait qu’ils se sont entendus pour défendre l’accès des blanches solitudes qui s’étendent sur l’autre versant. Comme s’ils avaient à résister à quelque guerrier pareil à ceux des épopées hindoues, qui pouvaient arracher des pans de montagnes, ils ont entassé autour de cet amphithéâtre tout ce qu’ils ont pu trouver d’horreurs : le Dolent suspend du haut de sa cime des masses de glaces bleuâtres qui surplombent et qu’il tient toutes prêtes à tomber ; les Aiguilles-Rouges, au-dessus de leur muraille abrupte, dressent une infranchissable rangée de lances de granit, tandis que du haut de leurs brèches elles peuvent précipiter des décharges de pierres dans leurs formidables couloirs ; le Tour-Noir, lui, oppose simplement la brutalité indomptable des grandes parois de pierre nue ; de toutes parts on ne voit que choses méchantes et menaçantes. Sur la droite, cependant, un peu de douceur et l’espoir d’un passage ; la blancheur des neiges remonte par grandes ondulations jusqu’au bord du ciel, où elle découpe à vif sur l’azur un col éblouissant ; mais c’est un leurre : ce col séducteur et qui paraît facile, au lieu de franchir la chaîne, vous mènerait perdre dans un des replis les plus ignorés du glacier de Saleinaz, et après un long voyage, vous vous retrouveriez sur le même versant. Non, tout est bien gardé, bien défendu ; pas un point faible dans cette formidable enceinte, et comme si ce n’était pas assez d’obstacles, au bas de toutes les parois s’ouvre la longue déchirure des rimayes béantes. Ne croyez pas qu’à distance, au milieu même du cirque, vous soyez en sûreté ; les pierres lancées du haut de toutes ces murailles peuvent y atteindre, le glacier est jonché de leurs éclats. De temps en temps, par les grands couloirs, quelques blocs bondissent, une petite avalanche roule comme pour s’essayer, puis tout se tait, et ce cercle de géants est là terrible et immobile, qui vous regarde et vous attend. Alors, infime et délicat petit être seulement fait de chair et de sang, vous arrivez devant ces granits et ces glaces, et vous leur opposez quelque chose de plus fort encore et de plus indomptable, paraît-il, puisque vous vous dites tranquillement qu’avec votre volonté, votre intelligence, votre courage et un peu de patience vous saurez bien passer quand même.

Nous étions quatre, tous quatre aguerris et bien déterminés à vaincre ; mes trois compagnons étaient M. Turner, jeune Anglais qui avait fait ses preuves, Joseph Mooser, le guide bien connu de Zermatt, et François Fournier, de Salvan, excellent grimpeur en sa qualité d’habile chercheur de cristaux. Nous arrivions des Alpes Graïes, où nous venions de faire une campagne qui nous avait accoutumés à la victoire. Un peu inquiets pourtant sur l’issue de notre entreprise, nous allâmes, dès le matin du 2 août, installer notre bivouac sous un bloc monstre porté par une ancienne moraine, à deux pas du glacier de Laneuvaz.

Sans autre distraction que le sifflement des marmottes, ou le bruit des avalanches, nous eûmes tout le loisir d’étudier le col d’Argentière et les arêtes du Tour-Noir ; et cependant, le soir arriva que notre plan d’attaque était encore assez mal arrêté. Ce Tour-Noir était décidément sérieux. Il nous posait un problème qu’on ne pouvait résoudre à distance. Était-il possible de traverser sa face abrupte pour gagner l’arête qui domine le glacier de Saleinaz ? Si oui, victoire ; si non, probablement défaite. De telles incertitudes ne sont pas un des moins palpitants intérêts dans le grand jeu des ascensions.

La nuit vint, une nuit sévère ; le ciel était couvert de nuages, et il faisait si noir que la vague blancheur des névés perçait à peine l’obscurité. Nous avions allumé sous notre bloc un feu de genévriers ; ses reflets mobiles faisaient danser nos ombres sur les rochers voisins, ou éclairaient soudainement des blocs plus éloignés, qui surgissaient alors de la nuit comme de pâles et bizarres fantômes. Quand notre frugal souper fut achevé, et que chacun se fut arrangé sur sa couchette faite de branches de rhododendrons et de touffes d’herbe, il se fit un grand silence : on n’entendit plus que le grondement éteint des torrents dans le fond du Val, par instants le pétillement des braises dans notre petit foyer, ou plus rarement les détonations des pierres roulant à travers les grands couloirs. À la respiration égale de mes compagnons, je pus juger bientôt qu’ils s’étaient endormis ; je savourai alors d’autant mieux ma solitude, et ne désirant pas même trouver trop tôt le sommeil, je passai une partie de ma nuit à écouter tous ces bruits inaccoutumés, à suivre, aux reflets intermittents qu’il jetait sur les rochers, les dernières palpitations de notre feu qui s’éteignait, et à me dire qu’il était délicieux de rompre parfois la vie monotone des villes, de se jeter ainsi en plein monde sauvage, et d’y retrouver au moins pour un soir l’existence qu’ont dû mener nos ancêtres dans leurs forêts.

À l’aube, nous étions debout. Dans notre ignorance à peu près complète des chemins qu’avaient suivis nos devanciers pour franchir la muraille du col d’Argentière, nous nous y prîmes à notre façon ; et le fait est qu’il y aurait vingt façons de s’y prendre dont aucune n’est particulièrement à conseiller. Voici quelle fut la nôtre. Un énorme éperon rocheux naissant au-dessous du col même soutient sur ce point la muraille et avance jusqu’au milieu du glacier de Laneuvaz ; on dirait un des contreforts ruinés de la tour de Babel. Le mieux nous sembla de gagner au plus tôt la crête de cet éperon, car elle promettait de nous conduire assez facilement jusqu’au col. La principale difficulté était d’en gravir la base, partout coupée à pans vifs. Nous l’abordâmes par le côté sud, assez près de son extrémité ; à force de gymnastique, nous pûmes nous hisser par un couloir très étroit, très court, plutôt une cheminée, qui fit lâcher à Mooser quelques-unes de ses exclamations les plus énergiques.

Une fois sur l’arête du contrefort, on n’a plus au-dessus de soi pendant trois heures jusqu’au sommet du col que les difficultés assez communes dans les hautes ascensions : des granits raides et polis à traverser, des entassements d’énormes blocs brisés à tourner ou à gravir, de courtes arêtes de neige roulées en corniche ou effilées en lame de rasoir qu’il faut suivre sans broncher. Enfin l’on arrive à une dernière pente de rocailles brisées et comme pilées, semée de débris de cristaux qui étincellent au soleil, et l’on est sur la grande arête, l’arête dorsale de la chaîne du Mont-Blanc, crête déchiquetée s’il en fut jamais, toute hérissée d’aiguilles tranchantes qui se penchent et se tordent comme si elles se faisaient de mutuelles menaces.

Sur le revers, du côté de Savoie, se déploient en pente douce les vastes névés d’Argentière, si beaux, si blancs, si purs, qu’ils nous invitaient tout naturellement à descendre. Mais nous avions mieux à faire : le col vaincu, nous nous tournons vers notre pic. Il était là, tout près ; nous n’en étions séparés que par une courte et facile arête. Pourtant, qui eût reconnu ici la svelte aiguille qu’on voit des bords du Léman ? Nous étions maintenant devant une tour informe, une lourde tour de deux cents mètres, penchée de tout son incalculable poids sur le glacier d’Argentière, qu’elle menace. Dans cet air si pur, ses belles roches d’un gris fauve, illuminées par le soleil, devenaient éclatantes et se détachaient crûment en lumière sur le bleu foncé du ciel. Rien n’est fier, rien n’est fort comme ces granits quand on les voit ainsi de près, dressés et suspendus dans les airs malgré leur poids énorme. On dirait qu’ils se sont soulevés d’eux-mêmes ; et lorsqu’on rampe, à leur pied, lorsqu’on touche de ses pauvres petites mains leur formidable rudesse, il semble qu’on se promène sur la carapace de quelque énorme monstre endormi.

Nous n’en avions que trop bien jugé d’en bas, l’arête sud du Tour-Noir, celle devant laquelle on arrive, est inaccessible : elle monte brusquement par gradins de dix ou vingt mètres, dont plusieurs sont en surplomb. Une reconnaissance poussée sur le revers d’Argentière nous prouva bien vite que ce côté était impraticable également. De toute nécessité il fallait traverser la face orientale, c’est-à-dire presque un mur.

On a souvent des surprises dans les grandes ascensions. Cette fois il nous en était réservé une très heureuse : ce terrible mur se trouva fort commode à traverser ; juste à hauteur voulue, une sorte de vire faite, il est vrai, bien plus pour des sabots de chamois que pour des souliers de montagnards, nous traçait un passage dans toute sa largeur ; je ne me rappelle guère avoir traversé plus commodément un aussi vilain précipice. La paroi tombe directement par un saut de huit cents mètres sur le glacier de Laneuvaz. Elle doit être constamment labourée par des avalanches de pierres, car dans la partie que nous traversons, tout est brisé avec une effrayante violence ; partout on voit les angles tranchants et l’éclat blanchâtre de la pierre fraîchement cassée, dans tous les creux, des amas de poussière et de menus débris. Les secousses répétées de ces avalanches ont fissuré la montagne jusque dans ses entrailles ; pas un roc qui tienne ; les saillies que vous voulez saisir vous restent à la main.

Nous passons lestement, ne jetant qu’un rapide coup d’œil sur ce précipice de Laneuvaz, qui vaudrait cependant bien la peine d’être contemplé un moment. La pente traversée, autre surprise ; nous nous trouvons sur une belle arête, faite de rochers aussi solides que ceux de la face étaient chancelants, mais si escarpée, que par endroits c’est une véritable échelle.

Alors – ô délicieux souvenir ! – alors commence la grande gymnastique aérienne, la vertigineuse grimpée comme aux flèches de Strasbourg ; alors viennent ces émouvants passages, où, suspendu sur mille mètres d’abîme, l’on tient du bout des doigts, du fin bord de la semelle à de simples rugosités du granit qu’on ne peut appeler des saillies, mais pourtant si solides et si sûres qu’avec un peu d’habitude on est absolument certain de ne pas tomber. Et se prenant corps à corps avec ces rudes et fiers rochers, on se suspend, on se hisse, on se tord dans des attitudes qui eussent fait la joie de Michel-Ange ; de temps en temps on regarde entre ses pieds, où l’on penche la tête par-dessus son épaule pour contempler les profondeurs, tandis qu’en soi-même on bénit le ciel d’avoir les membres souples, le pied sûr, la tête libre de vertige, et de pouvoir se livrer sans peur à cette enivrante et incomparable gymnastique.

Ah ! les beaux moments, et l’indicible plaisir ! L’oiseau peut-il bien avoir autant de jouissance à voler que l’homme à grimper ces audacieux campaniles ? Quand je songe à ces escalades, je ne puis m’empêcher de les considérer comme les plus belles heures de mon existence. Peut-être dois-je l’avouer à ma honte, mais rien en ce monde ne m’a donné une joie aussi vive et aussi franche que ces grimpées sur de beaux granits, à dix mille pieds dans les airs ; jamais je ne me suis senti plus complètement heureux que lorsque avec deux ou trois solides et braves compagnons, je chevauchais, comme au Tour-Noir, à califourchon entre deux précipices, sur quelque arête bien terrible.

C’est parfaitement insensé, j’en conviens ; et avec un tel amour du monde sauvage, je me sens bien peu digne des bienfaits de la société. Mais aussi pourquoi donc sommes-nous condamnés à passer une si grande part de notre existence dans nos cages ridicules ? Qu’en aurait-il coûté à la nature de s’arranger de manière que notre civilisation pût se développer, non tout à fait dans les airs, comme la Cité des oiseaux d’Aristophane, mais dans ce monde brillant des hautes cimes ? Ne pensez-vous pas que, devant ces grands horizons, dans cet air si limpide, cette lumière si franche, et au milieu de tant de choses pures et fortes, l’homme n’aurait jamais pu devenir mauvais ?

Il y a là du moins une question à soumettre aux philosophes, surtout à ceux qui pensent avec le précepteur de Candide que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et que la nature ne nous a donné que des instincts conformes à nos besoins. Pourquoi donc a-t-elle mis dans le cœur de tant de malheureux un si invincible amour pour ces hautes cimes, où elle nous interdit de vivre ?

Pour l’heure, sans chercher à résoudre ce difficile problème, nous étions tout à la joie de l’escalade, et nous grimpions avec d’autant plus d’ardeur que nous étions sûrs de tenir le bon chemin. Pourtant, au moment d’atteindre les derniers rochers de l’arête, nous eûmes une courte angoisse : trois sommets surgirent à la fois devant nous ! le Tour-Noir avait trois sommets ! Qui l’eût supposé à le voir de loin ! Et s’ils étaient séparés par des brèches profondes et infranchissables ! si l’on ne pouvait atteindre le plus élevé ! Allions-nous peut-être échouer piteusement à quelques pas du but ? On a aussi de ces surprises à la haute montagne. Mais non, les trois sommets étaient à nous ; des arêtes faciles les reliaient l’un à l’autre ; un dernier et joyeux élan nous réunissait bientôt tous les quatre sur le faîte suprême du Tour-Noir.

Il faut bien, n’est-ce pas, que l’antique poésie soit absolument morte dans nos pauvres âmes modernes pour qu’en un moment pareil il ne se soit encore trouvé personne qui fît éclater un de ces hymnes pleins d’un beau délire, tel qu’en savaient chanter les poètes primitifs. Tout notre lyrisme ne sut, hélas ! se traduire que par un échange de fortes poignées de mains, et par des cris sauvages, des iodler insensés qui durent effrayer les chamois jusque dans leurs plus profondes retraites.

Notre victoire était complète, et la cime, étroite arête brisée à demi couverte de neige, était absolument vierge de tout vestige humain.

Le roc suprême, dont je cassai la fine pointe, afin de la garder comme une relique, n’était qu’un petit bloc de granit blanchâtre, tacheté de vert, et juste assez grand pour y tenir les deux pieds. Chacun de nous commença par se donner la satisfaction enfantine d’y poser les siens à son tour, et de faire du regard le tour de l’horizon pour bien constater sa royauté.

Nous étions alors à 3824m, suivant la plus récente carte fédérale ; à 3843m selon la carte du capitaine Mieulet ; soit, pour mettre tout le monde d’accord, à trois mille huit cents mètres environ au-dessus des plus grands trônes de l’Europe.

Le beau temps nous permettait une longue halte. Juchés, plutôt qu’assis, sur des blocs branlants, les jambes pendantes sur les précipices qui s’ouvraient aux flancs de notre gigantesque clocher, nous pouvions jouir tranquillement d’un de ces spectacles devant lesquels on pense tout naïvement qu’on est heureux d’être au monde et d’avoir de bons yeux.

Les plus ardents admirateurs des Alpes me laisseront dire, je crois, sans m’accuser de blasphème, que si les vues panoramiques des hautes cimes pouvaient avoir un léger défaut, ce serait peut-être celui de se ressembler un peu. Dieu me garde de m’en plaindre ! elles sont si belles ! Tout ce que je veux dire, c’est que lorsqu’on en a vu beaucoup, il devient difficile d’avoir des surprises. Pourtant, cette fois, et bien qu’ayant le souvenir encore tout frais de quelques-uns des belvédères les plus vantés des Alpes Pennines et des Alpes Graïes, je fus saisi ; ce que je voyais avait pour moi quelque chose de vraiment nouveau.

Ce n’est certes point par son étendue que le panorama du Tour-Noir a de quoi surprendre ; on n’aurait pas besoin de monter bien haut pour en avoir un plus vaste ; toute une moitié du cercle de l’horizon est masquée par les grandes cimes immédiatement voisines. Mais là, justement, dans cette portion orientale de la chaîne du Mont-Blanc qui se développait devant nous, là était le spectacle ; et il m’a si complètement absorbé que je ne sais plus très bien ce que l’on voyait au Nord, à l’est, ni au sud. C’était sans doute la colonne serrée des Alpes bernoises, la foule agitée des hautes cimes valaisannes et les groupes élégants des massifs italiens ; c’étaient encore, je crois, les douces montagnes vaudoises avec un coin du Léman, et plus loin, par-dessus le long pli monotone du Jura, les collines de France dont la houle se perdait dans les vapeurs. Tout cela, si beau que ce fût, je m’en souviens à peine, ou je le confonds avec ce que j’ai souvent pu voir de tant d’autres sommets ; – mais ce que je ne puis oublier, ce que je reverrai toute ma vie, c’est le massif des Aiguilles tel qu’il m’apparut de là-haut pour la première fois. Rien de ce que j’avais vu jusqu’alors dans d’autres régions des Alpes n’y ressemblait ; cette vue était d’un autre ordre ; elle était pour moi la révélation d’une forme de beauté alpestre que j’avais à peine soupçonnée. Imaginez un homme passionné pour l’architecture, et qui entre pour la première fois dans une belle cathédrale gothique. Peut-être un mot sur la structure de ces montagnes aidera-t-il à comprendre ce que nous avions sous les yeux.

On sait que le massif du Mont-Blanc est fait tout entier de roches cristallines et particulièrement de granit ; or ce granit, dans toute sa masse, est fendu par feuillets réguliers que les forces terrestres en leurs mystérieuses révolutions ont redressés à peu près verticalement. Dans une telle position, ces gigantesques feuillets de pierre ont offert des voies faciles aux agents extérieurs qui depuis des milliers de siècles travaillent à les ruiner ; ceux-ci n’ont eu qu’à profiter de leurs interstices, et à ciseler la roche en suivant ses joints naturels ; se détachant par plaques et par lames, les feuillets les moins compactes ont été détruits les premiers ; ils ont laissé debout les plus résistants, qui, à mesure qu’ils commençaient à se ruiner à leur tour, ont pris des formes aiguës d’obélisques, de dents de peigne, d’aiguilles, comme le dit le nom si expressif de la plupart des sommités de cette chaîne. ».

D’autres massifs dans les Alpes, celui du Finsteraarhorn, par exemple, présentent la même structure, mais aucun avec cette imposante unité de style et dans de telles proportions. On dirait une œuvre voulue, d’où un artiste aussi puissant que sévère a élagué tout ce qui n’exprimait pas son unique idée. Comme dans un bel édifice où un même motif dirige le développement des piliers et des voûtes aussi bien que celui des moindres fleurons, partout ici on retrouve cette forme mère, l’aiguille, le mince obélisque de granit : c’est en formidables groupes d’aiguilles que s’élancent les plus hautes cimes de la chaîne, c’est en échelonnement d’aiguilles que descendent leurs contreforts, et c’est encore en aiguilles, en milliers de petites aiguilles, que sont ciselées leurs plus minces arêtes.

L’effet du hérissement vertical de toutes ces pointes de granit est extraordinaire ; on dirait une colossale cristallisation ; ou plutôt on pense à une ville fabuleuse, tout entière bâtie en style gothique et remplie de cathédrales qui auraient mille, quinze cents, deux mille mètres de haut ; les unes simples et massives, comme celle de Châlons, d’autres effilées, comme celle de Coutances, d’autres ciselées, dentelées, aériennes comme celle de Cologne ; ici serrées en groupes, là, noblement rangées en avenues ; mais toutes élevant au ciel avec le même élan grave leurs immenses flèches de pierre et les mille clochetons de leurs contreforts et de leurs arêtes.

Et cette cité fantastique, énorme, sur laquelle semble avoir passé on ne sait quel cataclysme, dort dans le plus funèbre silence, à demi ensevelie sous les neiges d’un perpétuel et magnifique hiver. Maintenant – car je n’ai rien dit encore du Mont-Blanc lui-même – qu’on se représente au-delà de ce féerique ensemble, bien au-dessus des plus fières de toutes ces aiguilles, et montant avec une tranquille lenteur dans les dernières hauteurs d’un ciel glacé, la masse énorme du Mont-Blanc, fabuleusement surchargée de neiges éblouissantes et de glaces diaphanes.

Oh ! combien tout cela était grand, noble, austère, magnifique ! Comment ai-je pu redescendre de là-haut ! comment n’y suis-je pas resté, comme ces brahmanes de l’Inde antique qui pouvaient, dit-on, demeurer mille ans sans boire ni manger, abîmés dans leur extase au milieu des hautes solitudes de l’Himalaya ! En notre siècle sans foi, de tels miracles sont devenus impossibles, et je crois bien, hélas ! que nous buvions et que nous mangions tout en admirant ces splendeurs ; mais du moins, je plaignais du fond de mon âme les gens qui ne savent pas s’arracher aux prétendus plaisirs des villes pour venir apprendre sur ces granits ce que c’est que jouir ; je plaignais davantage encore le nombre si grand de ceux qui aspirent à ce monde des hautes cimes et sauraient l’admirer, mais qui n’ont aucun espoir de le voir jamais.

Et j’en venais à me demander quel serait l’effet que pourrait produire une telle vue sur une personne sensible aux beautés de la nature, mais ne connaissant que les plaines ; je me figurais qu’on l’eût transportée sur ce sommet les yeux bandés, sans préparation, sans avertissement, et qu’elle se fût trouvée là tout à coup. Quels transports d’admiration ! dites-vous ? Non, mais plutôt : quel saisissement ! quelle horreur ! Il y aurait de quoi devenir fou peut-être. Nous autres alpinistes, nous pouvons admirer, parce que nous arrivons sur ces hauts sommets préparés par d’insensibles transitions ; mais la première impression de celui qu’on y transporterait tout à coup ne serait que l’étonnement et l’effroi.

Ce qui le saisirait tout d’abord ce ne serait pas comme nous, la magnificence des neiges et des glaces du Mont-Blanc, ni le fier élancement de son cortège d’aiguilles ; ce serait la vue soudaine de toutes les horreurs immédiatement voisines, les abîmes ouverts de tous les côtés, cet énorme vide du fond duquel on ne voit monter que de grandes formes fracassées et effrayantes, indescriptibles mélanges de neige et de rochers, qui ne ressemblent à rien de connu et n’ont pas encore de nom dans nos langues ; ce seraient les flancs mêmes du Tour-Noir, pareils aux ruines de quelque donjon démantelé par une explosion formidable ; ce seraient ces empilements de rocs brisés, effroyablement penchés sur le vide, ces vertigineux couloirs dont la fuite fait frissonner ; ces glaces méchantes plaquées aux flancs roides des granits, et qui semblent demander la mort de quelqu’un ; et par-dessus toutes ces choses horribles, les étranges caprices de ces entassements de neige dont nos plus grands hivers ne donnent pas d’idée ; ici débordant en lèvres épaisses le long d’une arête, là miraculeusement suspendus à des murailles, ailleurs, coiffant bizarrement une rangée d’aiguilles et les faisant ressembler à des fantômes. Si familiarisé que je fusse avec les scènes des hauts sommets, ce qui nous entourait était si extraordinaire que je ne pouvais le contempler moi-même sans éprouver un vague effroi.

Six ans se sont écoulés depuis l’heure trop heureuse où je voyais ces choses ; bien des détails m’échappent, aujourd’hui que je voudrais les décrire ; mais d’autres sont restés que je n’oublierai jamais. Je revois encore, par exemple, à deux cents mètres au-dessous de nous, l’arête infernale des Aiguilles-Rouges, dardant sa rangée de lances sombres ; un peu plus loin et à notre niveau, le Dolent, avec sa pure cime de neige, audacieusement surplombante ; au-delà, l’Aiguille-de-Triolet, un vilain cône de roc noir cuirassé de glaces grises et tout en affreux précipices ; puis le sinistre et énorme mur des Grandes-Jorasses, à sa droite l’Aiguille-du-Géant, mince, penchée et menaçante ; l’Aiguille-de-Rochefort, une longue et fine lame de stylet sortant d’une belle croupe de neige. Je revois surtout – et elle me fait frissonner même en imagination – la formidable chaîne qui compose ce crescendo sans pareil : les Courtes, les Droites, l’Aiguille-Verte, offrant de notre côté une muraille ininterrompue de cinq kilomètres partout rayée du haut en bas de couloirs de neige presque verticaux, et dont les derniers, ceux de l’Aiguille-Verte, sont les plus terribles qu’il y ait dans les Alpes. Enfin, tout près de nous, et à peine au-dessus de notre niveau, avec ses splendides rochers montant comme un faisceau de grands tuyaux d’orgue, l’Aiguille d’Argentière, si éblouissante au soleil qu’elle semblait faite de neige et d’or.

Mais que puis-je donc faire avec des mots dans une langue qui n’en a pas encore pour peindre ces sortes de beautés ? Et quel poète surtout eût pu dignement exprimer ce qu’éprouvaient nos cœurs à la pensée que nous étions les premiers à fouler cette cime, les premiers à voir cet indescriptible tableau ?

Car, veuillez nous croire, bonnes gens qui du fond de votre fauteuil prêtez si charitablement aux grimpeurs des pensées mesquines, il y a bien autre chose qu’une simple satisfaction de l’orgueil à fouler un sommet où nul pied ne s’est encore posé : il y a une sensation poignante, unique et qui va droit au plus profond de l’âme ; c’est de se dire que depuis des temps incalculables que ces rocher existent et dressent leur fière nudité dans le ciel, aucun homme n’y est encore venu, qu’aucun regard n’a vu ce que vous voyez, que votre voix est la première à rompre un silence qui dure là depuis le commencement du monde, et qu’il vous est donné, à vous, homme pris au hasard dans la foule, d’apparaître en ce lieu sauvage comme le premier, représentant de l’humanité. Alors on se sent comme investi d’une fonction religieuse ; il semble qu’il y ait quelque chose de sacré dans cet instant où s’accomplit sur un point nouveau l’hymen de la terre et de l’homme ; et je n’imagine pas que nulle part, pas plus sur un sommet des Alpes qu’au milieu des prairies de l’Australie, l’on puisse fouler un sol vierge et en avoir conscience sans éprouver une profonde et grave émotion.

Quand nos sauvages ancêtres prirent les premiers possession du sol, alors couvert de forêts, où s’étalent aujourd’hui nos cultures et nos villes, s’ils arrivaient sur une éminence, ils élevaient un tas de pierres, un cairn, comme disent encore les alpinistes anglais, qui ont conservé ce vieux mot celtique. Ainsi faisons-nous toujours lorsque nous atteignons une cime vierge de nos montagnes, obéissant plutôt à une sorte d’instinct qu’à une immémoriale tradition ; et ce cairn, pour nous comme pour nos ancêtres, n’est pas seulement un monument de vanité personnelle ; il veut dire avant tout : l’homme est venu ici ; désormais ce point de la terre est à lui.

Et même, dans la pensée du grimpeur, ces pierres veulent parfois dire tant d’autres choses qui ne sont pas uniquement de la vanité ! Pendant qu’il les entasse de ses mains, des sentiments si divers s’agitent dans son âme ! sentiments dont souvent il n’a que vaguement conscience, et dont l’homme qui vit dans son fauteuil ne saurait avoir le moindre soupçon. Là-haut, devant cette nature énorme et sévère, il vient de bien autres pensées que dans un boudoir ou à l’opéra. On voit le monde, l’homme, la vie d’un bien autre regard. L’humanité n’est plus rien, elle a disparu ; c’est à peine si l’on en devine les traces à de petits points et à de petites égratignures blanchâtres au fond des replis bleus des vallées. On se voit seul devant l’effrayant déroulement des espaces, et l’on est saisi, comme nulle part, de la pensée que l’univers est formidable en son mystère, qu’aucune religion, aucune philosophie ne nous en donne une idée vraie, et plus nos yeux s’ouvrent, plus ce mystère grandit. La vue de cette immensité vide fait peur ; on se demande avec plus d’anxiété que jamais ce que l’on est, où l’on va, si vraiment on ne doit plus revoir ce monde si beau auquel le cœur s’attache ; si ce cœur lui-même, ce foyer d’amour qu’on sent brûler dans sa poitrine, n’est qu’une petite flamme qui palpite un instant pour s’évanouir on ne sait dans quelle nuit. Que ces choses nous viennent clairement à l’esprit ou qu’on n’en ait qu’une impression confuse, on les pense néanmoins ; et s’il y a de la joie dans ce petit monument par lequel on est un peu fier d’attester sa victoire, il y a aussi une larme, larme du cœur, sinon des yeux. Volontiers on graverait sur ces dalles : Et ego in Arcadia ! Hommes, mes frères, qui viendrez ici, moi aussi, âme vivante et aimante, j’ai vu un moment ce que vous voyez ; moi aussi j’ai palpité d’émotion en en contemplant la mystérieuse beauté… Oh ! pendant que vous êtes à la lumière, prononcez mon nom ; faites-moi revivre un instant dans votre pensée ! Rochers, vous qui existerez si longtemps, laissez durer le plus possible ce souvenir de moi !

Il se peut que de telles pensées ne se soient pas mêlées à l’érection de tous les cairns, pourtant j’aime à croire que tous ceux qui ont eu le bonheur d’en élever un sur quelque sommet des Alpes ne l’ont pas fait avec une parfaite indifférence et pour la seule satisfaction d’y laisser leur nom ; je puis assurer du moins qu’il y avait autre chose dans le sentiment avec lequel je me mis, aidé de mes compagnons, à construire une petite pyramide sur le sommet du Tour-Noir. Les matériaux abondaient autour de nous ; en quelques minutes elle fut dressée. Mais nous n’avions pas de bouteilles, rien qui pût conserver pour les siècles futurs le billet sacramentel où étaient inscrits nos noms et la date de notre ascension. Faute de mieux, nous le déposâmes entre deux pierres plates, en le laissant dépasser un peu, pour qu’il attirât le regard des prochains visiteurs.

Cher petit billet ! il a dû voir là-haut de rudes hivers. Y est-il encore ? Le gel et le dégel qui font sauter des quartiers de roche auront-ils respecté cette petite feuille de papier ?… Ce que je sais, c’est que le regretté Nicolas Knubel[44], mon brave guide et compagnon dans tant d’escalades, l’a retrouvé l’année suivante, alors qu’il croyait faire, avec un grimpeur anglais, la première ascension du Tour-Noir ; et qu’en apprenant ce détail, j’ai éprouvé le même plaisir que s’il m’avait dit avoir trouvé nos noms gravés sur une pierre au fin fond des déserts de la Mandchourie.

Notre cairn achevé, et après avoir bien dévoré des yeux une dernière fois tout ce qui nous entourait, il fallut redescendre, enfin. Nous reprîmes exactement tous les passages de la montée, sans les trouver plus mauvais.

On se figure que le plus difficile est toujours de descendre, c’est un pur préjugé : si l’on n’est pas sujet au vertige, on trouve la descente presque toujours plus facile ; elle coûte évidemment moins d’efforts, et, pour peu qu’on ait le goût des précipices, le plaisir est bien plus vif, puisqu’on les a constamment grands ouverts devant soi. J’ai questionné sur ce point bien des grimpeurs et bien des guides ; la plupart de ceux qui sont incurablement atteints de l’absurde amour des casse-cou m’ont paru de cet avis.

Il m’arriva cependant une aventure qui faillit donner un tour dramatique à cette descente. À la traversée de la paroi qui domine le glacier de Laneuvaz, la vue des milles petites aiguilles de cristaux qui brillaient parmi les débris nous fascina si bien, qu’oubliant toute prudence, et certains qu’il devait y avoir dans le voisinage quelque riche veine et peut-être des fours, nous nous détachons et partons en chasse chacun de notre côté. Il y avait en effet de fort belles veines, qui doivent, en certains endroits, s’entr’ouvrir en fours tapissés de diamants ; et l’on pourrait promettre une bonne récolte à celui qui consacrerait une journée à chercher des cristaux dans ces parages : deux de nous rapportèrent de magnifiques plaques de cristaux fumés, et des pointes très pures d’un pouce de diamètre. Mais, pendant ce temps, j’avais réussi à me mettre dans la position la plus critique où je me sois trouvé dans les Alpes. Une veine que je voulais suivre m’avait conduit au plus raide du précipice, sur des rocailles pourries, si bien que je me trouvai tout à coup pendu par les mains à de misérables aspérités, sans pouvoir trouver de trou ni de saillie pour mes pieds, que je ne pouvais même pas voir. Ce que je voyais le mieux au-dessous de moi, c’était le précipice du glacier, qui m’attendait. J’avoue qu’en ce moment, je ne l’admirais plus du tout ; et je garde la plus profonde reconnaissance à mon vilain petit rocher d’avoir bien voulu attendre, avant de céder sous mes mains, que le plus proche de mes compagnons fût venu m’indiquer où je pouvais placer mes pieds.

Là-dessus, les gens raisonnables vont triompher et me démontrer combien il est absurde d’aller, comme les chèvres de la fable, « promener son caprice » en de pareils endroits.

Eh bien ! voyez comme les cerveaux sont différents ! Cette réflexion me fit faire des réflexions toutes contraires, et j’en tirai une morale toute opposée. Le seul reproche que je sus me faire fut de m’être si étourdiment mis dans un pareil embarras. Comment avais-je pu me hasarder sans plus d’examen sur ces détestables rocailles ? Il était clair que mon ardeur à chercher des cristaux m’avait ôté le jugement.

Considérant donc que c’était la cupidité, et non l’amour des précipices, qui avait failli me perdre, j’en tirai l’aphorisme suivant, de la vérité duquel je suis resté convaincu : Il est dangereux d’aller dans les précipices pour autre chose que pour le plaisir de grimper.

Qu’on en veuille aux cristaux, aux plantes ou aux chamois, dans la fièvre de sa recherche, on risque souvent de s’engager, sans réflexion, dans des passages dont on n’est plus capable de se tirer sans secours ; tout au contraire, celui qui grimpe pour grimper ne perd pas un instant de vue son but ni ses moyens ; grimper, pour lui, est un art, et, comme tous les artistes, il apporte un soin jaloux à l’exécution. La première chose qu’il fait est de juger d’un coup d’œil l’endroit où il veut s’engager, de calculer les chances de succès et les moyens de retraite : il sait toujours où il est, parce qu’aucune autre préoccupation n’a troublé son esprit. Dans de telles conditions, il est bien rare qu’il ait de fâcheuses surprises. Je gagerais que les chèvres qui périssent pour s’être aventurées dans de trop mauvais pas sont presque toutes des chèvres gourmandes.

Notre chasse aux cristaux eut encore pour inconvénient de nous faire perdre un temps précieux. Le jour déclinait, il fallait se hâter ; dans notre précipitation à boucler et à reprendre nos sacs, que nous avions laissés près du col en montant, le possesseur de la plus belle plaque de cristaux l’oublia sur un roc, où elle a dû, depuis, resplendir tout l’été au soleil.

À mi-chemin du col au glacier, pour couper au plus court et expérimenter une route meilleure, nous voulûmes descendre par les escarpements du flanc nord de l’éperon. Expérience faite, c’est une voie qu’on ne saurait conseiller qu’à ses plus mortels ennemis. La plupart des caravanes descendent maintenant de ce côté, mais quittent beaucoup plus haut l’arête, et atteignent le glacier de Laneuvaz par des passages beaucoup plus faciles.

Quand nous fûmes au bas de la paroi et que nous eûmes sauté la belle rimaye qui en défend l’abord, il nous restait juste assez de jour pour sortir du glacier. La nuit nous prit à l’entrée du désert de pierres qui occupe tout le fond du Val. Une heure plus tard, si quelque pâtre attardé se trouvait encore dans le voisinage du torrent de Laneuvaz, il aura dû raconter, en rentrant au chalet, qu’il avait vu parmi les blocs errer dans l’obscurité quatre damnés qu’on entendait par instant tomber en poussant des imprécations.

LE MAL DE MONTAGNE[45]

Ce qu’on a nommé mal de montagne n’est point un mal aussi nettement caractérisé que le mal de mer ; c’est plutôt la forme que prennent des indispositions diverses lorsque le corps est soumis aux conditions physiologiques anormales de l’ascension des montagnes. Bien des montagnards donnent ce nom au vertige que les voyageurs prennent parfois au bord des précipices. Mais ce qui est le plus généralement connu sous le nom de mal de montagne, c’est ce malaise qui désenchante si souvent les courses, et dont le caractère le plus régulier est une faiblesse excessive qui rend la locomotion presque impossible.

Il est important de remarquer qu’il se manifeste très fréquemment dans la région moyenne des Alpes, entre 5 et 10°000 pieds, c’est-à-dire à une hauteur où l’air suffit aux besoins de la respiration, et où l’on ne peut guère tenir compte, pour l’expliquer, de l’intoxication par excès d’acide carbonique. À 14 ou 15000 pieds, le malaise qu’éprouvent même parfois les plus robustes montagnards présente des caractères différents.

Le mal de montagne affecte tout particulièrement les personnes qui ont peu l’habitude de la montagne, et surtout celles qui mènent une vie sédentaire. Les anémiques y échappent rarement. Les novices qui débutent par une forte course ont grande chance de payer le tribut.

Deux causes paraissent le déterminer le plus fréquemment : l’indigestion et l’inanition.

Le travail de l’ascension tend à produire ces deux états. La digestion est souvent troublée par une action violente, qui modifie la circulation au profit des organes locomoteurs et au détriment de l’estomac. L’inanition se produit à la fois par défaut de recette, dans le cas de digestion nulle ou imparfaite, et par excès de dépense, par le travail de l’ascension. Pour la plupart des habitants des villes, ce travail est excessif, il dépasse la mesure des forces normalement disponibles, et pour qu’il soit fourni sans malaise, il faut une surexcitation du système nerveux.

Ordinairement, cette surexcitation est produite par les circonstances mêmes de l’ascension ; les causes en sont variées et plusieurs agissent simultanément. Les plus fréquentes sont :

1° Le plaisir, la joie même de l’ascension ;

2° La curiosité, tenue en éveil par des objets nouveaux ou frappants ;

3° Une forte préoccupation de l’esprit (conversation intéressante, observations scientifiques ou artistiques) ;

4° L’émulation (lorsqu’on est plusieurs) ;

5° La crainte, la frayeur et autres sentiments analogues qui, dans le danger, mettent en jeu l’instinct de conservation ;

6° La fraîcheur de l’air ; (si l’on tient compte de la complication de ses effets, il lui reste encore un rôle assez marqué dans l’excitation).

Lorsque la surexcitation nerveuse vient à faire défaut et que l’organisme est laissé à ses forces normales, elles défaillent : il se produit un malaise plus ou moins intense qui se traduit ordinairement par la pâleur, l’essoufflement, le battement des carotides, faiblesse extrême, surtout des jambes, besoin irrésistible de repos, soif, dégoût des aliments, etc., etc., enfin nausées et même vomissements.

D’ordinaire le repos procure un soulagement instantané, de sorte qu’avec des haltes très fréquentes, l’on peut, dans cet état, accomplir de longues et pénibles montées.

Ce malaise se produit surtout sur la neige molle, le gazon, les pentes d’éboulis, où la marche est pénible, dans les vallons ou sur les longues pentes, en général partout où la marche est à la fois fatigante et monotone.

Il se produit bien rarement durant la grimpée des rochers ou sur les arêtes, très rarement aussi dans les expéditions difficiles ou dangereuses.

Une conversation intéressante, ou simplement l’observation attentive du paysage, en préservent souvent.

M. E. J. a remarqué que les jeunes gens qui faisaient les courses sans intérêt ni émulation, et seulement pour suivre leurs camarades, en étaient le plus souvent atteints.

Si l’on mesure son pas à ses forces, on recule les atteintes du mal, ou on les évite même complètement.

Citons deux cas entre mille : M. B. l’éprouve invariablement toutes les fois qu’il monte d’un bon pas ordinaire ; au contraire, il atteint toujours sans aucun malaise des cimes de 6 à 8000 pieds en allant avec plus de lenteur.

M. R., jeune Anglais de 18 ans, très robuste, aguerri d’ailleurs par quinze jours d’excursions dans les montagnes, devant faire le lendemain de l’ascension du Breithorn et du Petit-Cervin, celle du Rimpfischhorn (4203m), et partir à deux heures du matin, encore fatigué de la veille, eut le mal de montagne avec tous ses caractères jusqu’aux nausées, dès les premières montées. Néanmoins, en marchant lentement et faisant souvent halte, il atteignit sans trop de peine le sommet, ayant gravi environ 2600m dans cet état. L’indisposition augmentait toujours sur la neige, cessait presque dans la grimpée des rochers. À la descente, elle avait disparu.

Les diverses causes de surexcitation nerveuse varient de puissance selon les individus et les circonstances ; toutefois, parmi les plus fortes il faut remarquer l’émulation, et par-dessus tout le danger et les sentiments qu’il produit. Le dégagement de forces qu’il peut provoquer est extraordinaire. Des individus haletants, épuisés, incapables d’avancer, retrouvent soudain toute leur vigueur, sitôt que l’instinct de conservation les réveille. Tout grimpeur pourrait en citer des cas en foule.

M. E. J., montant en hiver à la pointe d’Orny (3278m) indisposé de l’estomac et ayant peu mangé, est pris du mal de montagne assez subitement sur une pente de neige de 430 et de 700 pas, monotone à gravir ; il arrive au haut épuisé, absolument incapable de faire un pas. Après un long repos et une collation, ce n’est qu’à grand’peine et en s’arrêtant vingt fois qu’il atteint le dernier sommet, à cinq minutes de distance. Lorsqu’il fallut redescendre la grande pente de neige, au bas de laquelle se trouvaient un escarpement de rocher et une crevasse, il était encore d’une extrême faiblesse. Or cette descente demandait de la prudence et une certaine dépense de force ; le premier devait descendre à reculons, creusant chaque pas en frappant plusieurs coups de la pointe du pied. M. J., plus expérimenté que son compagnon, dut se charger de cette tâche. Dès les premiers pas, toute sa vigueur lui revint ; vers le milieu, la neige devenant dure et un vent glacial commençant à souffler, la situation devenait plus sérieuse. M. J. sentit alors son énergie augmenter encore. Elle dura jusqu’à la fin des difficultés ; mais dans le reste de la descente, il éprouva un grand abattement, et dans la dernière heure, comme une sorte d’ivresse.

Un exemple frappant de la puissance de l’excitation que cause le danger est celui de M. Ed. B., jeune homme de 18 ans, doué d’une grande force de volonté, mais d’un tempérament un peu délicat. Après une année d’une vie très sédentaire et cinq jours de séjour à la montagne, il part pour l’ascension du Rothhorn (4223m). S’étant refroidi deux jours auparavant, dès le début il est incommodé de diarrhée ; à la cabane de Mountet, lieu du bivouac, il vomit ce qu’il a pris dans le courant de la journée.

Le lendemain matin, il essaye de déjeuner, mais il vomit de nouveau. Cependant, malgré sa faiblesse, il veut partir et faire au moins une partie de l’ascension. Après deux heures de marche, il mange un jaune d’œuf et boit un peu de thé coupé de vin. Arrivé devant les difficultés (et celles du Rothhorn sont des plus sérieuses), son état n’a guère changé, mais il veut absolument arriver au sommet.

Dans les rochers, il grimpe comme s’il n’éprouvait rien. Vingt minutes au-dessous du sommet, une grosse pierre se détache au-dessus de lui et, en tombant, lui écrase l’extrémité du pouce droit ; il perd une certaine quantité de sang. Cependant, il faut passer par-dessus le sommet si l’on veut descendre à Zermatt où se trouve un chirurgien. Il préfère ce parti. Toujours dans le même état et buvant seulement quelques gorgées de thé, il commence à descendre, après quelques minutes de halte au sommet. Le temps est menaçant, la descente est des plus difficiles, elle l’est surtout pour M. B. qui ne peut se servir de sa main droite et à qui l’on ne peut aider. Toutefois il l’exécute avec toute l’énergie nécessaire, sans se plaindre, et même en sifflant. Imaginant un nouveau chemin pour abréger la descente, on s’engage au contraire dans des difficultés, et, à la nuit, les grimpeurs se trouvent encore à environ 3500m. Ils marchent quelques heures sur un terrain de pierres roulantes, très pénible ; enfin à une heure du matin, ils s’arrêtent dans les pâturages, la nuit étant trop noire pour qu’on pût trouver le sentier qui descend à Zermatt. Ils dorment jusqu’à quatre heures, à demi blottis sous une meule de foin. Le jour venu, ils descendent à Zermatt. M. B. n’est pas plus fatigué que ses compagnons (peut-être moins ?).

Comme il a passé au lit les deux journées suivantes, il n’a pas été facile de constater si cette grande dépense de force a été suivie d’une dépression. Autant qu’on en pouvait juger, ce n’était point le cas. M. B. avait donc été environ seize heures en action, dont au moins sept d’une gymnastique pénible, dans l’état le plus défavorable et sans autre nourriture qu’un jaune d’œuf, un peu de thé et un morceau de sucre. La surexcitation causée par le sérieux de la situation et sa force de volonté avaient fourni sans doute ce travail excessif.

Plusieurs touristes ont constaté qu’à la fin d’une course longue et fatigante, l’on se trouve parfois dans une surexcitation maladive, anormale, analogue à celle de l’intelligence dans certains cas d’excès de travail.

Les aliments d’épargne, thé, café, coca, etc., paraissent fournir une tonicité persistante des muscles qui préserve du mal de montagne.

M. E. J. n’a eu qu’à se louer des effets du thé coupé de vin et surtout de la quinine.

De très nombreuses expériences lui ont permis de constater que les aliments gras, lard cru, beurre, etc., sont les meilleurs à la montagne.

LES MAZOTS DE PLAN-CERISIER

« O fortunatos nimium… »

À travers le vent, la neige et le brouillard, nous venions de passer le col de Balme. L’hiver blanchissait le haut des montagnes et descendait lentement. Au bas du col, dans l’austère vallon du Trient, les vaches et les génisses s’étaient répandues de tous côtés au milieu des prés déjà roussis par le gel, cherchant les dernières touffes d’herbe tendre. Toute la montagne tintait harmonieusement de leur sonnerie lente et mélancolique.

Au-delà du col de la Forclaz, cependant, sur le versant de la vallée du Rhône, la température était plus clémente. Il faisait beau, la fin du jour était douce et dorée.

Nous descendions à pas tranquilles, admirant l’infinie variété de nuances que l’automne avait répandues dans les tons rouges et jaunes des arbres et des buissons. Déjà nous avions atteint la région des noyers et nous allions toucher la plaine, lorsqu’un bon génie, sans doute, vint nous prendre par la main et nous révéler, à quelques minutes de ce grand chemin que nous avions parcouru vingt fois, un délicieux petit paradis, les Mazots de Plan-Cerisier.

Il faut vous dire que tout le bas de la grande pente au pied de laquelle s’étalent Martigny-le-Bourg et Martigny-la-Ville avec leurs prés et leurs vergers, est couvert par un des plus riches vignobles du Valais. La terre y est forte, l’exposition excellente, jamais le vent du Nord ne s’y fait sentir ; et à certains jours d’été, dans ce fond de vallée qui devient une étuve, il fait une chaleur à réjouir des palmiers.

Les gens de Martigny, trouvant peut-être qu’il y a trop à monter et à descendre pour cultiver ces vignes en pente, les ont en grande partie vendues à des montagnards des vallées voisines, qui, eux, ne craignent pas les montées. Mais comme ils demeurent qui à Salvan, qui dans le Val-Ferret, qui dans le Val-d’Entremont, pour passer la nuit au temps des travaux ou des récoltes, ils ont là, au milieu des vignes, de toutes petites habitations, juste ce qu’il en faut pour abriter provisoirement des montagnards et contenir deux ou trois instruments de culture, de petits tonneaux, un petit pressoir. Ce sont ces habitations temporaires qu’on appelle les mazots.

Donc, suivant le grand chemin que suit tout le monde, nous allions continuer à descendre sur Martigny-Bourg, lorsqu’il nous souvint qu’un de nos bons amis de Salvan nous avait invités bien des fois à venir le voir dans sa vigne, au temps de la vendange.

— Venez me voir au mazot ! – nous disait-il avec insistance, vous mangerez des raisins et vous boirez du vin doux. Venez me voir au mazot !

Cette fois, nous avions le temps, on devait être en pleine vendange, c’était l’occasion, ou jamais. Poussés à la fois par l’amitié, la curiosité et quelque peu par la gourmandise, nous quittâmes le grand chemin et nous primes à gauche un sentier gazonné qui entrait presque immédiatement dans les vignes.

Nous avions à peine fait deux cents pas que nous vîmes surgir devant nous le premier groupe de ces fameux mazots. Oh ! je voudrais vous les peindre ; mais comment dire ? quels mots inventer qui aient la puissance de vous les mettre devant les yeux tels que je les vois encore, avec tout leur charme rustique et la finesse de leurs gracieux détails.

Essayez de vous figurer, au détour d’un chemin, là, à trente pas devant vous, au milieu d’un adorable fouillis de vignes dorées et en désordre, un groupe de petit chalets vieux et noirs, à peine hauts de six pieds ; des chalets en miniature, à demi cachés sous le fouillis des pampres qui ont envahi leur toit, et ayant, là-dessous, l’air de sourire comme de bons vieillards que des enfants auraient couronnés de feuillage.

À leur vue, ce ne fut entre nous trois qu’un cri de ravissement, tant ils étaient heureusement groupés, tant ils avaient de grâce à se découper sur le ciel clair avec la dentelle de leur parure.

Mais ce n’était là que les premiers : un peu plus loin apparaissait un autre groupe, puis un autre, puis un autre encore ; la pente en était toute semée : ici deux, là trois ou quatre, ailleurs tout un petit hameau, et tous plus mignons les uns que les autres, tous gentiment encapuchonnés dans leur treille aux feuilles d’or.

Comment ! nous avions pu passer tant de fois à quelques pas de ce petit monde enchanteur et nous ne l’avions pas deviné !

À ce moment, il était à peu près désert : nous arrivions trop tard ; les vendanges tiraient à leur fin. À peine si l’on voyait encore çà et là remuer entre les feuilles jaunies un homme ou une femme agenouillés et cueillant les dernières grappes. Tout cela était silencieux comme un rêve.

De toutes ces habitations, pour la plupart désertes, nous ne savions trop laquelle devait être le mazot de notre ami. Heureusement voici trois vendangeurs qui rentrent portant lourdement leurs brantes pleines. Nous le leur demandons. C’était plus bas, nous disent-ils, vers les derniers mazots. Alors nous voilà, enfilant les petits sentiers, au grand frou-frou des feuilles froissées, et prenant exprès par le plus long.

Nous arrivons enfin au groupe principal. Les mazots y forment un petit carrefour, une place large à peine de six pas au milieu de laquelle se dresse un vieux noyer. Des seilles, des hottes, des instruments rustiques sont encore épars devant quelques chalets. Par une porte entr’ouverte qui laisse arriver la piquante odeur du moût, on voit un pressoir qui ruisselle ; près du seuil, à terre, est une corbeille de raisins de choix qui feraient honneur à la table d’un roi, serrés, veloutés et purs avec des tons d’ambre et d’opale.

Une femme est là. Nous lui demandons où demeure notre ami. C’est bien là, en face ; voilà son mazot, l’un des mieux bâtis et des mieux soignés, mais la porte en est close. — Il sera bien sûr remonté en Salvan, nous dit-on, – à moins qu’il ne soit encore par les vignes. Alors nous nous mettons à sa recherche, souhaitant secrètement de le trouver le plus tard possible.

Peut-être n’avez-vous jamais vu que des vignobles vaudois, avec de longues avenues d’échalas géométriquement plantés à des distances bien égales : alors vous aurez peine à vous imaginer ces clos valaisans. Ils ont bien aussi des échalas, mais tout petits et disparaissant sous les touffes des feuilles ; on a bien eu aussi, comme ailleurs, l’intention de planter les ceps avec une certaine régularité ; mais on les laisse si longtemps seuls que chacun se tord et se noue à sa guise ; l’un s’incline vers l’autre, tandis que les sarments, avec toute la grâce des choses libres et naturelles, s’allongent, s’entrecroisent, se mêlent, s’embrouillent comme les lianes d’une forêt vierge ; sous leur enchevêtrement disparaissent les petits murs en partie écroulés qu’on avait faits autrefois pour marquer les limites. Au passage on entrevoit çà et là de petits sentiers tout veloutés d’herbe fine qui fuient et se dérobent, connus seulement des lézards, qui pendant des mois entiers n’y ont jamais entendu que le chuchotement des feuilles.

C’est au milieu de telles vignes que les petits mazots sont irrégulièrement dispersés. Pas un seul ne ressemble tout à fait à son voisin. On en voit, il faut le dire, de coquets et de bien soignés ; il y en a même un ou deux tout en pierres blanchies à la chaux et autour desquels on a tâché de réprimer les élans désordonnés de la végétation. Mais la plupart sont bonnement négligés et frustes. Ce sont assurément ceux-là que la vigne préfère. Libre et heureuse, sans voir une main qui chaque jour vient brutalement la contrarier dans ses inclinations, elle s’empare avec amour du petit mazot, elle l’entoure, l’embrasse, le recouvre, s’enlace gracieusement à chacun de ses angles, se suspend en festons, se déroule en guirlandes, et feuille sur feuille, rameau sur rameau, de ses lianes souples lui tisse un frais vêtement de verdure.

Il y a de ces mazots si vieux, si négligés, si affaissés, que sans la vigne qui les enlace de son réseau, on se demande s’ils tiendraient encore. À travers les feuilles on entrevoit un indescriptible arrangement de poutres noires, de pierres chancelantes, de planches vermoulues, enchevêtrées on ne sait comment, tenant probablement à force d’habitude. En plusieurs endroits on voit aussi de petites charmilles formées à l’aide de quelques perches bizarrement entrecroisées, étroites cages de verdure où on ne peut entrer qu’en se baissant et où il n’y a guère place que pour deux.

Ah ! parmi les montagnards qui possèdent ces clos, ces mazots, ces charmilles, il doit bien y en avoir quelques-uns, pourtant, qui comprennent leur bonheur ! Par une tiède après-dînée d’automne, quelques jours avant les vendanges, sous un de ces mystérieux petits berceaux, il a bien dû y avoir parfois un couple aimant, la main dans la main, qui a compris en quel lieu de délices il lui avait été donné de s’adorer et de vivre.

Vous imaginez-vous ce bonheur caché sous le transparent treillis du feuillage, au pied des grandes montagnes paisibles, avec l’horizon lumineux là-bas. On est assis sur l’herbe molle ; par les mobiles trouées des pampres, on voit au loin sur la route de la Forclaz monter et descendre les caravanes qui vont à grands frais à la recherche du bonheur, tandis que de temps en temps, levant seulement la main, on cueille une grappe dorée et bien mûre qu’on égrène à deux en riant et se disant de douces choses.

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Nous ne trouvâmes point notre ami, mais tout en descendant, je rêvais de l’âge d’or.


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en août 2017.

 

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Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Monique, Lise-Marie, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : E. Javelle, Souvenirs d’un alpiniste, Lausanne, Payot, 1897 (troisième édition). D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page est un croquis de l’auteur.

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[1] Ce morceau a été supprimé dans la présente édition, ainsi qu’un ou deux autres articles d’importance secondaire.

[2] Westminster Review, octobre 1852. Le titre de l’article est The Philosophy of style ; il a été reproduit dans les Essays, Londres 1868.

[3] Il y aurait bien une autre route ; descendre par l’arête et le col de Suzanfe ; mais elle est plus longue et moins intéressante.

[4] Voir les belles pages de M. Rambert : Les Alpes suisses, II, 236 et suivantes.

[5] Van d’En Haut (BNR.)

[6] Inexact. (Note de l’auteur)

[7] Appelée aussi Dent-Valerette.

[8] Il serait peut-être facile de le vérifier. À cette époque, Gagnerie devait encore se rattacher par une puissante arête à la Cime de l’Est. Une vaste brèche s’y est formée depuis, par où le glacier a son principal écoulement aujourd’hui. Un examen attentif des moraines (tant anciennes que nouvelles) démontrerait si la direction de l’écoulement n’a pas changé. Dans le cas où son principal écoulement aurait été vers le sud, ne pourrait-on pas inférer que la plus haute cime devait être dans la direction opposée ?

[9] À ces deux ascensions il faut ajouter celle de M. Ph. Gosset, à Berne, et peut-être encore une quatrième par un professeur français. (Note de l’édition de 1897.)

[10] C’est à l’obligeance de M. de Bons que je suis redevable des détails concernant les anciens éboulements de la Dent-du-Midi.

[11] Nom du glacier supérieur de la Tour-Salière.

[12] Grâce au tour de corde donné au rocher, le choc m’arriva si affaibli qu’avec une main j’eusse pu le soutenir sans effort. La corde n’était pas absolument tendue, car dans des passages de cette nature, il m’a toujours semblé que sa tension gênait les mouvements et pouvait occasionner un faux pas.

[13] À force de les parcourir, la muraille et l’arête me sont devenues assez familières pour que j’en connaisse tous les détails. Dans mes courses les plus récentes, mes efforts ont tendu à chercher le chemin le plus sûr et le plus facile. Aujourd’hui, je crois avoir réussi.

Il s’agissait d’abord d’éviter le couloir, toujours mauvais, même lorsqu’il est rempli de neige ; d’ailleurs, dans ce dernier cas, il serait étonnant que le reste fût praticable. Jusqu’ici j’ai pu franchir la paroi et atteindre l’arête par quatre passages différents, en sorte qu’elle est beaucoup plus praticable qu’elle ne semble à distance. À peine a-t-on besoin de l’étudier avant de s’y engager. Beaucoup plus sûrs que le couloir, ces chemins sont aussi plus courts en ce qu’ils évitent une perte de temps. On arrive ainsi sur l’arête entre les deux premières dents. De là, il faut gagner, par cette arête, le point de sortie du couloir. Puis, serrant toujours l’arête d’aussi près que possible, on arrive sur une sorte de dent qui s’élève entre les deux hachures et dont le sommet est une spacieuse plateforme. La seconde hachure est traversée par une arête rocheuse, souvent recouverte d’un toit de neige. Soit par l’arête, soit par l’un ou l’autre flanc, on traverse aisément. Serrant toujours de près la ligne de faîte, on arrive à un point où, devenant trop peu praticable, elle oblige à chercher ailleurs. Vers ce point, les ravines présentent une sorte de vire ébréchée qui continue jusqu’à l’arête de Vérossaz, le meilleur est de la suivre ; plus haut, les ravines et les rocs seraient plus mauvais. On arrive ainsi en quelques minutes sous le rocher de la cime. Des reconnaissances dans toutes les directions nous ont permis de nous assurer que, de là, la cheminée dont parle M. Rambert dans son récit est la seule voie possible. Elle s’élève verticale et assez sobre de saillies à 60 pieds environ. Elle est juste assez étroite pour qu’on y puisse grimper à la manière des ramoneurs, en s’appuyant du dos. Vers le haut une dalle en recouvre la sortie, il faut se rejeter en dehors pour la surmonter. Ce dernier pas franchi, on est à quelques pieds du sommet. Avant de descendre, nous avons fait tous nos efforts pour enlever la dalle en vue des touristes à venir ; elle a résisté.

Somme toute, si les ravines sont découvertes et en bon état, toute l’ascension n’est qu’une question de gymnastique et se fait sans difficultés. Seule la cheminée en peut présenter de sérieuses, surtout à la descente, si l’on est peu accoutumé à ces sortes de voies. Dans ce cas une bonne précaution serait de quitter ses souliers.

À notre dernière ascension, le 27 juin de cette année, nous avons construit une pyramide sur le plus haut sommet. Il en existe une petite, avec une perche, plantée par Delex. La bouteille, placée sans doute par MM. Rambert et Piccard, était cassée et remplie de glaçons. Sauf cela, aucune trace d’ascensions.

[14] Ce morceau – écrit en trois jours – devait avoir trois ou quatre pages de plus. Forcé de partir subitement pour un voyage de quelques semaines, j’ai dû couper court. Les trois dernières lignes sont un coup de ciseaux. (Note de l’auteur.)

[15] La masse de la pyramide est formée de roches cristallines régulièrement stratifiées et dont les couches sont très peu inclinées. La roche dominante est un gneiss, le plus souvent talqueux, alternant quelquefois avec des schistes serpentineux.

[16] Elle doit, du reste, quant aux détails, varier beaucoup d’aspect suivant les années.

[17] Des environs de Langres et de Chaumont, on distingue, par un ciel pur, plusieurs cimes neigées des Alpes. On prétend, dans le pays, que c’est le Saint-Bernard. Ne serait-ce pas plutôt les hautes cimes du Valais ?

[18] Knubel se trompait, à ce que j’ai appris dès lors.

[19] Voir [précédemment]. (Éd. 1897)

[20] La durée totale de l’expédition est d’environ 20 heures ainsi réparties : de Zermatt au refuge, 7 h. ; du refuge au sommet, 4 h. (et souvent plus) ; descente et retour à Zermatt, 9 heures.

[21] On sait assez aujourd’hui que les malheureux qui ont péri dans la première ascension avaient négligé des précautions importantes.

[22] Voir note [précédente].

[23] Trois fois, peut-être.

[24] Quelques semaines plus tard, Jean Martin a franchi de nouveau le Moming-Pass et refait cette descente en guidant Mss Pigeon, qui sont certainement les meilleures grimpeuses que les hautes Alpes voient revenir chaque été. – Quant au Schallhorn, je me préparais cette année (1874) à prendre une juste revanche, lorsque M. Midlemoore avec ses guides, me devançant de quelques jours seulement, en atteignit le premier le sommet.

[25] Dans les parties les plus tourmentées des glaciers, le nombre et l’entrecroisement des crevasses est tel, que celles-ci ne laissent plus entre elles que des blocs de glace isolés dont les parois ont jusqu’à 200 et 300 pieds de hauteur ; c’est à ces blocs que les montagnards donnent le nom de séracs. Se pressant souvent les uns contre les autres, ils offrent un des plus saisissants phénomènes de ces hautes régions.

[26] On donne le nom de névé aux neiges persistantes durcies par le regel.

[27] Si je suis bien informé, notre ascension était la septième. MM. Gardiner et Moore, avec les guides Knubel et Lochmatter ont été les premiers à faire la traversée de Zermatt à Zinal, et nous, à faire l’inverse.

[28] Par Zinal, et en couchant à la cabane de Mountet, l’ascension est remarquablement courte. En deux heures, on atteint la crête du Blanc ; de là, si l’on ne doit point tailler les pas sur l’arête du névé, on monte en une heure au plus jusqu’au point marqué 4065m. Jusqu’au sommet, il ne reste plus de cet endroit que deux heures environ ; nous avons même mis un peu moins, et il ne serait pas impossible à de bons grimpeurs de faire en une heure cette dernière escalade. – Quant au côté de Zermatt, diverses circonstances nous ont empêché de bien juger les distances. À coup sûr, si l’on part de Zermatt même, l’ascension est beaucoup plus longue. De la cabane de Mountet, dans de bonnes conditions, la montée et la descente ne prennent guère plus de neuf heures ; l’on peut ainsi passer de longues heures sur le sommet.

[29] J’ai vaguement entendu parler d’une quatrième ascension qui se serait faite peu de jours après la nôtre.

[30] Au dire des vachers de Prérayen, Cià, dans leur patois, signifie chalet (de casa ?), et le Cià-des-Cians-veut dire le chalet des champs.

[31] La Tête-Noire est célèbre ; mais la Tête-de-Vannes, la Tête-des-Larzes, la Tête-des-Crêtes, la Grand’Tête, etc., qui s’étagent par des gradins énormes au-dessus de la cascade de Pissevache, sont de plus frappants témoins de l’action du glacier.

[32] Le mayen est le premier pâturage auquel montent les troupeaux au retour de la belle saison, avant d’aller s’établir dans les plus hauts alpages.

[33] À une heure et demie au-dessus de Salvan, à l’entrée du vallon d’Emaney, l’auteur a trouvé dans une fente de rocher, au milieu de la forêt, une hache en bronze de 15 centimètres. Ce n’est cependant là qu’un indice assez vague, car le fer a dû être introduit plus tard à la montagne qu’à la plaine.

[34] Peut-être ce point était-il déjà occupé par les Savoyards qui, débordant par-dessus le col des Montets, commençaient leurs empiètements sur les vallées voisines.

[35] On sait que les montagnards appellent vires des sortes de sentiers naturels, d’ordinaires très étroits, qui traversent les pentes de rochers, et marquent le plus souvent la séparation entre deux assises dont l’une est en retrait sur l’autre.

[36] Tradition très controversée d’ailleurs.

[37] Voir toutefois la légende du monstre du Jorat dans les Souvenirs de deux étés, p. 87. (Éd. 1897)

[38] L’auteur avait sans doute en vue la Dent-du-Géant (4233m) ; or, après nombre de tentatives infructueuses, elle a été gravie le 29 juillet 1882 par M. V. Sella, accompagné des intrépides Maquignaz, et le 20 août de la même année par M. W. Graham. (Éd.)

[39] Note écrite pour l’Écho des Alpes (1876, n° 2}, à propos de la publication de la carte du Club, renfermant les vallées d’Entremont et de Ferret, une partie de celle de Bagnes et un tiers environ de la chaîne du Mont-Blanc. (Éd. 1897)

[40] Une demi-heure suffit à escalader par ce chemin les rochers de l’Aiguille.

[41] Une nouvelle carte de ces régions, rectifiée, a été publiée en 1879 par les soins du bureau topographique fédéral. (Éd.)

[42] Lire dans l’Écho des Alpes (1882, N. 4) le récit de l’ascension de l’une d’elles par M. A. Barbey. (Éd. 1897)

[43] Elle a été gravie pour la première fois par M. Whitehouse, en 1876. (Éd.)

[44] Il a péri depuis au Lyskamm avec deux de ses frères.

[45] Note extraite du Bulletin de la Société médicale de la Suisse romande (1874).