Émile Jaques-Dalcroze
LA MUSIQUE ET NOUS
Notes sur notre double vie
1945
bibliothèque numérique romande
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE La musique et nous
Le geste, la marche et le caractère
Les voyages et l’imagination créatrice
DEUXIÈME PARTIE Le Rythme et nous
La maman, l’enfant et la musique
Actes naturels et actes imaginés et ordonnés
La rythmique, l’enseignement du piano et de l’improvisation
Les enfants anormaux Suggestions et hypothèses.
Le geste esthétique et le mouvement continu
La technique intérieure du rythme
Notre intelligence nous dicte souvent des idées que notre sensibilité réprouve. D’autres fois, c’est le contraire. On peut être envahi par une émotion profonde et ne pas trouver de mots pour l’exprimer. On s’obstine et enfin on les découvre et on les profère… mais l’émotion est déjà émoussée !
Le regard d’un homme qui nous expose une conviction personnelle nous révèle plus nettement son idée que les mots qui la commentent.
E. JAQUES-DALCROZE
Nuances – Le geste, la marche et le caractère – L’arrêt et le silence – Les voyages et l’imagination créatrice – Les gestes inutiles – Le sourire – Les paresseux – Nos amateurs – Les incompris – Notre domaine – Dilettantes et artistes – Nos caractères – L’aide et l’entr’aide – Danse et musique – La Radio et le public – Notes sans portée – Le rythme musical.
Il faut être doué d’un instinct particulier pour pouvoir discerner les différences entre des matières du même genre, qu’il s’agisse de couleurs, de formes plastiques ou musicales et – dans la vie courante – d’actions physiques et animiques. L’enfant possède rarement cette faculté, l’homme inculte non plus. Les danses des nègres ne sont pas nuancées, leur langage ne l’est guère, et il existe peu de nos paysans qui, en dehors de leur domaine, sachent analyser avec délicatesse les gammes diverses des sensations, des sentiments et des objets[1]. La juste appréciation du nuancé naît de l’observation et je pense que dans les écoles il faudrait sur les programmes faire une place plus importante aux exercices de vision et d’audition (discerner les reflets des lumières sur les ombres et les couleurs et écouter les harmonies des sonorités, mesurer les poids, comparer les proportions des objets, en reconnaître tactilement les formes). Les aveugles éprouvent à un plus haut degré que les voyants la sensation des nuances de l’espace ; leur toucher remplace leur regard, leur oreille leur révèle les variations de la distance, le bruit de leurs pas les renseigne sur la nature du sol, et même l’odorat les guide. Je me rappelle avoir circulé une nuit sur la place de la cathédrale de Lausanne et – dans la complète obscurité – remarqué les étonnantes différences de sonorités engendrées par ma marche, selon que je passais devant des portes en fer ou des portes en bois ; ces dernières vibraient différemment selon la qualité de leur bois. Dans la grande salle de mon institut de Hellerau, les parois étaient recouvertes d’étoffe blanche et, selon les couleurs des vêtements des élèves passant devant elles, la couleur blanche devenait rosâtre, verdâtre ou bleuâtre. Dans notre vie de tous les jours, nous pouvons apprécier à chaque instant la diversité des mouvements humains. Le caractère des hommes est dénoncé par leur façon de marcher à grands ou à petits pas, sur les talons ou sur les pointes, par la position et les rythmes de leurs bras rigides, croisés ou balancés, par leurs mains placées dans le gilet, derrière le dos ou enfoncées dans les poches de leur pantalon. En position assise, l’homme révèle inconsciemment les variations de son tempérament et de son caractère. Le port de la tête, la vivacité ou la langueur des gestes, le regard droit ou fuyant, éveillé ou éteint, ferme ou vacillant, la voix gutturale, nasale, tremblante, rugissante ou apaisée, saccadée ou monotonement continue. Toutes ces manifestations ne notent-elles pas exactement les nuances de l’être humain dictées par les sensations et les sentiments, par les nerfs et par la volonté, par tous nos rythmes originels et par leur esprit de mesuration ? C’est grâce à ses nuances que la musique devient capable de nous émouvoir. La hauteur des sons et les contrastes créés par leurs variations ou leurs alliances agissent à la fois sur nos oreilles et nos cordes vocales. Les attaques subites ou préparées, les renforcements et adoucissements continus ou subits, les rythmes accidentés ou calmes, légers ou brutaux trouvent des échos dans tous nos membres, font vibrer notre système nerveux et animent notre circulation sanguine ; leurs scansions, leur phrasé et leurs changeantes mesures, leurs accouplements, leurs oppositions, font travailler notre cerveau et instaurent l’ordre dans notre organisme.
Les évolutions dans l’espace, de même que l’ordonnance des lignes ont besoin d’être nuancées. La marche des soldats est sans nuances, celle des artistes chorégraphes comporte des variations dynamiques et temporelles. En architecture les dispositions de lignes, de proportions et de rapports doivent aussi être nuancées. Et notre vie à nous deviendrait singulièrement monotone si elle était privée de contrastes, d’apaisement et de violence, de haine et d’amour, de chagrins et d’espoirs. Il serait inutile d’être animé d’un vif sentiment des nuances si nous ne possédions pas les moyens de les orchestrer. Il faut doser les dynamismes, combiner les préparations et les associations, faire ressortir l’idée conductrice sans abuser des détails uniquement pittoresques. Il peut arriver que l’esprit soit trahi par la matière. C’est ainsi qu’un piano trop sonore ne permet pas à l’exécutant de faire ressortir clairement les nuances de l’interprétation. Dans un autre domaine, ne connaissons-nous pas des conférenciers s’acharnant à articuler clairement leur discours, à faire ressortir certains termes, à ne négliger aucun détail de scansion et de phrasé et qui, cependant ne peuvent pas parvenir à émouvoir le public parce que la sensibilité de leur débit est trahie par les constants éclats d’une voix retentissante ?
J’écrivais plus haut que l’étude des nuances ne jouait pas un rôle assez important dans l’éducation enfantine. Le fait est que si l’enfant observe avec curiosité ce qui l’entoure, il ne s’observe généralement pas suffisamment lui-même et il agit toujours fortissimo ; il ne parle pas, il vocifère, ses gestes sont saccadés et précipités et le mouvement continu lui est inconnu. Il ignore les ressources de ses cordes vocales aux si variées contractions et ses études musicales commencent généralement trop tard. Il existe une quantité de moyens de préparer l’enfant aux nuances vocales, à apprécier par exemple la différence entre le ton et le demi-ton. Je ne puis m’attarder à les énumérer ici et je dois me borner à affirmer que par des moyens d’une simplicité enfantine, on peut sous la forme de jeu nuancer la voix des tout petits. Une fois qu’ils sont sortis de la première enfance les transformations de la voix deviennent plus difficiles. Je tiens cependant à citer la résurrection d’une voix opérée à Paris par M. Juliani, dont je fus pendant quelques temps l’accompagnateur. Il était très apprécié dans le monde musical et on le surnommait le « redresseur de voix ». Je me souviens de la visite que lui fit une jeune femme qui avait complètement perdu la voix à la suite d’une erreur commise par sa maîtresse de chant. Celle-ci la croyait contralto alors qu’en réalité elle avait une voix de soprano. Cette voix était complètement cassée. Mais Juliani découvrit qu’une note du médium était heureusement restée pure et il parvint, en agissant par contagion, à amener l’élève à conserver par un glissando d’un demi-ton plus haut puis plus bas le timbre de la bonne voix et il continua avec précaution l’opération jusqu’au sommet et jusqu’à la base de l’échelle sonore ; il parvint à ressusciter une voix qui devait devenir celle de la cantatrice australienne universellement connue sous le nom de la Melba.
En agissant prudemment on peut faire apprécier par l’enfant non seulement les sensations vocales mais celles du corps tout entier et apprendre à gesticuler et à marcher vite ou lentement, sur la pointe des pieds ou sur les talons, à petits ou grands pas, avec ou sans accentuation dynamique, à s’arrêter et à repartir au commandement sans hésitation et cela crescendo ou decrescendo. Je puis affirmer que l’enfant prend à ces exercices un plaisir extrême et que ceux-ci n’engendrent aucune fatigue, seulement, bien entendu, il faut que l’instituteur sache les doser et les animer par l’évocation d’images familières. Pour faire connaître aux tout petits les relations intimes entre les sensations physiques et les appréciations verbales, il faut, comme le dit excellemment Montaigne « que l’éducation commence dans les bras de la nourrice ». Les mamans devraient se mettre à l’école de Mme Montessori qui s’est occupée de façon si suggestive de l’éducation des enfants. Elle recommande par exemple à l’instituteur de ne parler que de temps en temps à voix forte et d’apprendre aux écoliers à écouter des phrases dites du bout des lèvres. Elle les fait se coucher sur le plancher, yeux fermés, pour apprécier des bruits différents et pour écouter les explications. À l’institut des petits aveugles à Barcelone, j’ai assisté à des leçons données par mon élève Joan Llonguerras et j’ai admiré des expériences très intéressantes faites dans le but de développer le sens tactile. En palpant des objets de structure, de matière, de poids et de volume différents, les enfants se rendaient compte de leurs formes diverses ainsi que de leur usage. Je me souviens avec émotion d’un petit garçon qui en maniant doucement une boule de cristal s’écria, le visage extasié : « Oh, comme c’est beau ! »
Une éducation de ce genre peut évidemment être donnée à tout âge, aux amateurs comme aux artistes et les vertus de certains pédagogues du temps présent me sont connues. Mais leurs intéressantes tentatives seraient singulièrement favorisées par le fait d’être commencées alors que les enfants ne sont pas encore atteints par certains automatismes créés par les conventions. Combien de mamans ignorent l’art de nuancer les reproches qu’elles doivent adresser parfois à leurs enfants, et cela, selon la nature de leurs méfaits puérils. Une voix trop forte peut terrifier un enfant, un éloge constant peut le rendre orgueilleux, une préoccupation constante de l’habillement des fillettes peut faire naître en elles une tendance à la coquetterie. On punit souvent les petits enfants pour leurs maladresses. Ne devrait-on pas d’abord leur apprendre comment on peut devenir adroit et la maman ne les rend-elle pas quelquefois agités en ne se montrant que rarement maîtresse de ses nerfs ? Après avoir puni un petit enfant, il faut tout de suite lui pardonner et ne pas éterniser sa mauvaise humeur. Il ne faut faire aux enfants nulle peine prolongée. Je demandais à une petite fille pourquoi elle paraissait si triste. « C’est, me répondit-elle, parce que ma maman m’a grondée et ne m’adresse plus la parole ». — « Qu’avais-tu fait de si grave ? » — « Je ne sais plus, je l’ai oublié ! »
Dans tous les arts, les nuances jouent un grand rôle, mais il importe de les situer aux bons endroits et ne les utiliser que dans le but de mettre en relief et de renforcer les idées principales. Un grand défaut des natures trop sensibles est de faire des nuances exagérées et de les multiplier sans discernement. Ce défaut se rencontre assez souvent chez les musiciens et comédiens amateurs et je connais des pianistes dont les recherches dynamiques exagérées, les changements de tempo minutieusement préparés et combinés plongent les auditeurs dans un état non nuancé d’exaspération. L’excès en tout est un défaut.
Ce n’est pas uniquement dans les livres que nous apprenons à penser et que se développe notre instinct de création. Les yeux des humains découvrent tous les mêmes images, mais ils les apprécient différemment, selon les tempéraments et les caractères. La vue des feuilles d’automne tourbillonnant dans le vent inspire au musicien de nouveaux procédés dynamiques et orchestraux, au poète des phrases rapides et ailées, au peintre des colorations divergentes mais associées, au metteur en scène des évolutions et des groupements de foule vivaces et pittoresques, au danseur des mouvements ailés sillonnant l’espace. Tout ce que nous voyons et entendons éveille en nous des impressions particulières qui influencent notre esprit et nous révèlent des horizons nouveaux. On dit que les voyages forment la jeunesse, et c’est ce qu’ont bien senti jadis les poètes, les philosophes, les peintres et les musiciens allant réchauffer leur imagination dans des pays qu’ils n’avaient pas encore explorés. L’oreille aussi nous apprend des choses nouvelles et l’audition d’un chef-d’œuvre symphonique fouette notre imagination et oriente notre pensée. C’est ainsi que je puis me rendre compte nettement de l’origine de mes tendances personnelles et aussi de ce que l’on me permettra d’appeler mes découvertes. Celles-ci (je parle de celles qui consistent à humaniser le rythme) m’ont, ainsi que mon amour pour les mesures irrégulières et les temps inégaux, valu de violentes critiques et sont actuellement encore discutées. C’est pourtant en lisant assidûment les fables de La Fontaine que je me suis aperçu de la valeur singulière des mots pesants intervenant au cours d’une période de mots légers, ou encore de l’adorable effet d’un vers de huit pieds, bref et alerte, intervenant après une série d’alexandrins. Ma conviction a été encore fortifiée par l’audition – pendant l’Exposition de Paris en 1889 – des orchestres arabes, puis, plus tard, à l’Exposition coloniale à Wembley (Londres) où triomphait l’orchestre birman dont les sonorités cristallines étaient réglées par des accentuations rythmiques alternées à 5 et 7 temps. J’eus la chance de retrouver ces rythmes en Algérie où j’entendis beaucoup de musique arabe et de pouvoir assister à une fête des Aïssaouahs, musulmans fanatiques que la danse excite à un si haut degré qu’ils deviennent invulnérables, se prélassent sur des charbons ardents et se moquent des coups de couteau, des piqûres et des blessures faites par des instruments contondants. Leurs rythmes sont toujours binaires, mais le nombre de leurs répétitions est varié. À une scansion de 4 mesures à 2 temps, succède une série de 7 ou de 11, etc. Leurs danses sont extrêmement violentes, leurs sauts et contorsions d’une originalité extraordinaire et leur instinct de l’accélération est merveilleusement développé. Leur danse peu à peu s’anime, accompagnée d’un crescendo des tam-tams. L’accelerando devient intense et produit un effet diabolique complété par le silence subit qui le suit et pendant lequel les danseurs se laissent tomber à terre. J’ai retrouvé ces accélérations dans un village hongrois (son nom m’échappe) où se forment les orchestres tziganes exécutant les fameux thèmes inspirateurs des rhapsodies de Liszt. J’ai eu la curiosité de demander à ces musiciens merveilleux d’improviser sur un thème mélodique, un rythme à 5 temps, mais au bout d’un moment ils sont revenus à la mesure binaire et se sont contentés de varier la longueur des périodes. J’étais introduit chez eux par le fameux comte Zichy, qui, pianiste admirable, perdit un bras à la chasse et se réfugia pendant trois ans dans son château pour habituer son bras unique à exécuter entièrement l’ancien répertoire du grand pianiste ! Il fit une tournée triomphale en Europe et en Amérique, et c’est à Genève que je fis sa connaissance, après un concert à la Salle de la Réformation.
Outre les manifestations gestiques de la personnalité, il y a aussi celles que révèlent la marche. Les gens du Midi marchent et gesticulent plus vite que ceux du Nord ; les Allemands et les Hollandais marchent avec raideur, les Anglais avec de longues enjambées, les Espagnoles avec des oscillations des hanches, les Hollandais avec les pieds en dehors, certains Suisses alémaniques avec les pieds en dedans, les Russes marchent avec majesté et souplesse, les Viennois avec une grâce calculée, les Genevois de vieille souche avec une timidité qui les raidit et les fait marcher à pas menus ; les Hindous glissent sur le sol, les Japonais le piétinent et nos paysans l’enfoncent sous leurs pas pesants. Quant aux gestes qui accompagnent la marche, ils sont aussi très significatifs. Certains hommes ont toujours les bras fléchis, d’autres les mettent derrière le dos, d’autres dans leurs poches, d’autres les lancent en avant et en arrière métriquement et d’autres les tiennent collés aux cuisses. Les Chinois les croisent sur la poitrine ; nos vieilles dames très dévotes aussi.
Ces observations n’ont naturellement qu’une valeur relative, mais elles m’ont cependant aidé dans mes recherches concernant le mouvement corporel et ses rapports avec le tempérament. Elles restent dans ma mémoire comme l’écho de mes impressions d’Algérie dont certaines n’offrent qu’un intérêt anecdotique. Mais, par contre, mon activité pédagogique et mon contact dans tous les pays européens avec des élèves grands et petits, m’a démontré que les gestes et la marche révèlent à tout âge les dispositions physiques, spirituelles et animiques des élèves. Une amélioration favorable opérée par l’étude dans la manière erronée de se mouvoir, d’enchaîner les mouvements, de les nuancer, de les reprendre et de modifier leur tempo – exerce une influence certaine sur notre système nerveux et en même temps régularise nos rythmes moteurs. Bien entendu, il faut, pour se rendre compte de la réalité de ce phénomène, avoir travaillé rythmiquement soi-même et avant tout ne pas confondre le rythme qui est l’animateur du corps avec la mesure qui n’en est que le régulateur. Tout commandement forcé n’a qu’une valeur relative et n’atteint notre intellect que d’une façon automatique. Il ne faut pas non plus confondre la Rythmique avec la danse. Celle-ci est l’art de devenir alerte et gracieux, ce qui naturellement constitue un grand avantage. Mais elle n’a aucun rapport avec notre caractère, notre tempérament et le développement de nos qualités générales. Elle spécialise certains mouvements corporels et assure un équilibre extérieur. Mais le plus éminent danseur ne devient plus intelligent que dans son domaine, tandis qu’une éducation complète de tous nos agents de compréhension et d’expression crée en nous un va-et-vient incessant d’activités diverses et organise des communications rapides entre les deux pôles de notre être. Chacune de nos émotions s’exprime par des gestes et des attitudes, traduites directement par les mouvements de notre corps. Les pensées elles-mêmes s’expriment par une mimique particulière. Les artistes ne font pas autre chose que de fixer ces mouvements et de transformer les rythmes physiques en rythmes psychiques. Autrement dit, ils imitent l’attitude humaine en la transposant dans le domaine de l’idéal. Comme l’a écrit excellemment Jean d’Udine : « L’inspiration n’est après tout qu’un simple épiphénomène de la création artistique. Nous ne croyons pas que le désir de créer doive être la conséquence d’un état d’âme vertigineux ; il en est au contraire la source. »
Tout art est basé sur des contrastes d’action et de repos. Dans l’art musical, il est nécessaire de varier les rythmes primordiaux et d’interrompre de temps en temps leurs développements par des arrêts plus ou moins longs. L’art pictural, de même, a besoin de faire alterner les ombres et les lumières. L’architecture est le produit des contrastes des lignes, des plans et des matières plastiques. Après toute activité, notre nature humaine éprouve le besoin de s’interrompre de temps en temps pour se ressaisir et pour préparer les changements de forme de ses mouvements. Étudier la nature des contrastes et les nuances de notre activité, de ses modes alternés et de leurs manifestations motrices, ainsi que leur influence sur notre existence quotidienne, ce n’est pas autre chose que surprendre les secrets des rapports intimes de nos sensations et de nos sentiments[2].
En musique, comme dans tous les arts, il est donc nécessaire que, de temps en temps, intervienne une cessation voulue ou instinctive des mouvements. Un silence dissimule toujours la préparation de l’activité qui le suit. La durée de cette préparation dépend de la cause de l’arrêt de l’activité. Celle-ci peut être interrompue par une fatigue soudaine ou progressive. L’interruption peut être suivie tantôt d’une reprise immédiate de l’énergie et du mouvement et tantôt d’une récupération lente des forces.
Un silence est dépourvu de mouvement, mais non pas de vibration. Pendant l’arrêt complet des sons, le rythme extérieur devient intérieur et le silence succédant à la sonorité continue celle-ci dans l’âme de l’auditeur ou de l’interprète. Rappelez-vous ce joli distique de Molière :
Un soupir, un regard, une simple rougeur,
Un silence est assez pour expliquer un cœur.
Garder le silence a des causes et des conséquences de tous genres. On se tait par timidité, par prudence, par ignorance, par entêtement, par paresse ou par bêtise. Le silence peut servir d’interprète à des sentiments de divers caractères. Il peut être révélateur d’un état de tristesse, de rancune, de réflexion, de rage, d’obstination et aussi de réprobation. Un regard de la maman reproche souvent plus efficacement à l’enfant les petits délits qu’il a commis que de longs discours. Quant à l’arrêt des mouvements de marche ou de gestes, il peut être provoqué soit par la surprise, soit par la peur, par une idée subite, par la curiosité ou par les commandements militaires. À ce propos, j’ai le sentiment que la fatigue du soldat en marche serait diminuée si la fanfare, ou le tambour, gardait périodiquement le silence pendant un temps donné (quelques mesures). Pendant ce temps, les soldats pourraient emmagasiner de nouvelles forces.
Au cours de toute activité intense, il nous est souvent nécessaire d’avoir recours à la métrique pour équilibrer nos forces. Mais s’il importe d’ordiner les moyens d’expression, l’ordre ne suffit pas à les mettre en valeur. La régularité a besoin d’être de temps en temps rompue par des contrastes de durée, de dynamisme et d’espace. C’est pourquoi, dans les grandes maisons modernes, la constante symétrie des balcons, des toits, des portes et des fenêtres produit une pénible impression de monotonie. Sans doute leur équilibre matériel, leur rythme statique sont-ils assurés, mais elles ne possèdent pas les qualités d’élancement et de mouvements contrastants qui assurent la beauté des œuvres d’art statique. L’immobilité sereine des œuvres grecques est un exemple typique de la collaboration de leur masse avec de rapides rythmes secondaires démontrant la solidarité de la pesanteur, de la durée et des mouvements spatiaux. Les lignes n’ont pas besoin d’être belles, il faut qu’elles soient équilibrées. Dès qu’il y a choix dans les proportions des matériaux en œuvre de façon à créer des contrastes, il s’établit une transmission directe et une fixation des émotions personnelles.
Du point de vue corporel, l’arrêt du mouvement est évidemment un excellent moyen de nous reposer, mais à condition qu’il n’engendre pas, par réaction, une activité exagérée de la pensée. Par exemple, si un malade, sain d’esprit, est condamné à garder le lit pendant huit jours, il importe qu’il lutte contre les idées fixes et les fébriles préoccupations, sans quoi son repos physique sera fatalement compromis. Par contre, un étudiant intellectuellement surmené et incité à de fréquentes promenades, devra se garder de faire de difficiles ascensions ; son activité intellectuelle en souffrirait. L’esprit et le corps se meuvent sans doute sous des formes et sur des rythmes totalement différents, mais ils sont indissolublement reliés par de communes vibrations et par des impressions vitales. Ce qui touche l’un atteint également l’autre. C’est bien pourquoi notre éducation réclame un contrôle intelligent d’actions en apparence dissemblables, mais au fond intimement combinées. Vivre c’est vibrer sans doute, mais vibrer ce n’est pas vivre… Quant au silence créé par le sommeil du juste ou de l’injuste, il est parfois loin d’être réconfortant. Que d’idées folles pendant que le corps est mollement étendu ? Que de fantasmagories se déroulant en quelques secondes, combien de rêves absurdes et que de fatigantes répétitions d’un même thème saugrenu !
La longueur des silences est variable. Dans le domaine de la diction, les silences les plus courts sont provoqués par les soubresauts de la respiration, d’autres – à la fin des périodes – se prolongent pour permettre à l’auditeur de réfléchir à ce qu’il vient d’entendre. D’autres encore se terminent sur un point d’interrogation et permettent à l’auditeur de deviner la suite du discours.
Savoir s’arrêter, savoir comment et pourquoi on s’arrête et pendant combien de temps on doit s’arrêter, c’est établir l’équilibre dans nos actions comme dans nos idées. Pendant l’arrêt, l’esprit corrige l’action passée et pressent l’action suivante. Il faut trouver ensuite la meilleure façon de reprendre l’activité.
Le silence est parfois singulièrement suggestif. Il arrive que des personnes venant de discuter avec intérêt un sujet passionnant, subitement et simultanément se taisent. À quoi pensent-elles pendant que leurs voix se sont tues ? Sans nul doute à ce qu’on a dit, à ce qu’on pourrait dire, à ce qu’on n’ose exprimer. Elles ruminent le thème donné, elles déduisent et concluent. Il en est de même en musique. Pendant que l’orchestre se tait, nous sentons palpiter en notre tréfonds les sensations éprouvées, nous nous rendons compte de leur portée, nous savourons leurs échos et, aussi, nous cherchons à deviner leurs développements. Nous trouvons enfin la clef de l’énigme, alors l’action se réveille, nos nerfs recommencent à vibrer, notre esprit à collaborer avec celui de l’auteur. À l’Église, au cours de la cérémonie nuptiale, l’orgue subitement s’arrête et l’on entend au milieu du grand silence les « oui » timides des voix prononçant les mots fatidiques. Les époux ne sentent-ils pas alors palpiter en eux tous leurs espoirs et imaginer toutes les joies futures ? Et quand, seuls dans la grande forêt, nous nous reposons, assis sur la douce mousse, n’entendons-nous pas chanter à voix basse et frémissante la vie multiple des feuilles qui tremblent, des parfums qui s’entrecroisent et des oiseaux qui se répondent ?
Le silence a le pouvoir d’émanciper nos élans et de justifier nos jugements. Il fait revivre nos souvenirs et les précise.
Il nous fait deviner ce qui peut arriver plus tard ; il nous calme et nous rend plus lucide. Il nous excite aussi parfois, animé par la joie qu’il nous fait éprouver de sentir s’épanouir nos audaces. L’arrêt momentané de nos activités renforce ainsi un bon nombre d’activités nouvelles.
On dit que « trop parler nuit ». On a raison de le dire. Le verbiage continu amène fatalement un amoindrissement de la pensée. Les silences intermittents clarifient nos convictions. Se taire, c’est vivre en dedans et c’est pendant l’arrêt de nos mouvements physiques que nous trouvons, souvent à notre insu, la vraie expression de nos sentiments et jugements intuitifs. Seule la réflexion est capable de discerner toute la vérité. Mais celle-ci a besoin du concours anacrousique de l’intuition qui la découvre, l’oriente et l’intensifie.
Nous connaissons tous les silences réprobateurs, ceux pendant lesquels surgissent de notre conscience les doutes et les blâmes mais que, par lâcheté, nous cherchons à dissimuler.
Les discours les plus suggestifs risquent fort de ne persuader personne s’ils sont proférés d’une façon ininterrompue, sans arrêt entre les phrases, sans silence entre les périodes. On ne peut jouir entièrement d’une vie mouvementée si de temps en temps, nous ne nous accordons pas un moment de repos. Au théâtre, le rôle des entr’actes est d’accorder à notre esprit un arrêt momentané en lui permettant – grâce à la réflexion – de « digérer » les épisodes de l’action théâtrale. Il en est de même dans tous les arts. Au musée de Weimar, il n’y a que 2 à 3 tableaux dans chacune des nombreuses petites salles d’exposition et l’impression que produit chacun d’eux se trouve ainsi singulièrement renforcée. Dans l’art architectural, les intervalles vides font valoir les rythmes et les plans linéaires. Bref, toute activité a besoin de l’opposition d’un élément contradictoire faisant ressortir sa valeur.
C’est souvent après la mort d’un artiste que s’éveille notre compréhension de son vrai caractère et de son tempérament. Tant qu’il était en pleine activité il restait incompris ou travesti. L’arrêt définitif dicté par le destin vient ouvrir les portes de notre être pensant et nous fait découvrir les mérites de l’auteur disparu. Petit à petit, son silence forcé développe notre instinct de réaction. Petit à petit naissent les réticences, les objections et – très souvent hélas ! – les sarcasmes. D’autre part, il arrive aussi que l’attention s’éveille, que l’intérêt se développe, et que le mort reprenne vie et remporte la victoire si longtemps cherchée. Le silence, on le voit, renforce nos meilleurs et nos pires instincts et particulièrement ceux que fait vibrer chez les critiques agressifs la disparition de ceux qui ne peuvent plus se défendre.
Je rencontre souvent des gens qui, sachant que je suis musicien, me communiquent, pour être polis, leur intérêt pour la musique et me posent des questions embarrassantes sur la façon de composer, sur l’inspiration, sur ce qu’on appelle une bonne oreille musicale, sur l’intelligence, l’instinct et sur l’état de santé dans les actes dits de création musicale. Je leur réponds généralement qu’il y a une quantité de façons différentes d’aimer, de comprendre et de pratiquer la musique. La qualité de l’oreille influe évidemment sur l’audition, mais celle-ci doit être complétée par la puissance d’émotion, par l’intelligence et par des dons d’observation, d’analyse et de mémoire. Il faut en outre que l’audition extérieure soit complétée par l’audition intérieure, par un certain pouvoir de transformation spontanée des sensations en sentiments. Quant à la façon de composer la musique, elle dépend entièrement du tempérament et du caractère, et du désir inné de communiquer ses impressions aux autres. Une dame inconnue et bienveillante m’a écrit dernièrement pour me demander comment j’écris mes chansons. Je n’ai d’abord su que lui répondre car je n’avais pas songé à me poser cette question. Aujourd’hui que le temps a fait son œuvre et que j’ai remonté en arrière le chemin de mes souvenirs déjà enfouis dans un noir oubli, je me rends compte qu’en somme, je n’ai jamais écrit une chanson sans qu’elle ne soit déjà composée. Dans la rue, la vue d’un passant, d’un magasin, d’un monument, d’un chien ou d’une voiture m’inspire (quel mot prétentieux !) simultanément un thème musical et un texte. Je m’arrête pour tirer un crayon de ma poche et noter le chant embryonnaire dans mon cher carnet. Et je continue ma promenade pendant laquelle le premier couplet se compose tout seul. Le texte et la musique se sont rencontrés, comme ces terrassiers qui, forant un tunnel vont à la rencontre les uns des autres et finissent par se rejoindre. À la maison je compose les couplets suivants et ce travail n’est pas facile qui consiste à découvrir des mots exprimant la pensée initiale tout en respectant exactement les rythmes du couplet premier. Un grand nombre de mes chansons ont été composées dans la nature (devant un lac, dans la forêt, sur la montagne). C’est dans les salles d’auberges que sont nées la plupart de mes chansons d’observation. La vue des gestes des clients, de leurs jeux de physionomie, leur accent et le timbre de leurs voix éveillent dans mon cerveau les rimes, les rythmes et les refrains. Mais c’est surtout en voyageant que j’ai pu constater l’influence des changements de lieux et de milieux sur l’humeur créatrice et sur la forme du style. En voyageant, on apprend à contempler des paysages nouveaux, des architectures révélatrices d’états d’âme très différents du nôtre. Les observations que nous sommes à même de faire sur les mœurs des paysans comme des citadins nous suggèrent de nouvelles façons de sentir et de penser ainsi que les moyens de traduire à notre manière des impressions jusqu’alors inconnues, mais que nous sentons irrésistibles. Une vie nouvelle s’éveille au fond de notre être. Et je repense en ce moment que c’est aux Plans sur Bex que j’ai composé sans le vouloir mes chansons de l’Alpe dont les rythmes et les harmonies sont – du point de vue musical – d’un tout autre style que celles que j’ai écrites dans le Jura. Et, sans que je sache pourquoi ni comment, mes mélodies nées au bord du lac se meuvent en un « tempo » spécial et dans des tonalités particulières. L’influence des couleurs me paraît également évidente, comme celle des lignes et des volumes. Il est incontestable que la trépidation des trains et des autos accélère et transforme les rythmes de la pensée et multiplie les fantaisies de l’imagination. La marche, elle aussi, favorise les activités cérébrales. On sait que Flaubert rythmait en parcourant fébrilement sa chambre les si musicales périodes de ses phrases, et notre cher Philippe Monnier composait toujours en marchant ses vers comme sa prose. Eugène Ysaye me racontait que c’est en chemin de fer qu’il se sentait complètement en possession de ses moyens techniques. Le repos physique favorise aussi les évolutions de la pensée, mais en pleine activité corporelle, l’instinct créateur s’affermit et les sentiments s’humanisent. En voyageant, la vision des aspects inattendus stimule les facultés motrices générales de l’individu. C’est pourquoi j’ai toujours aimé les si vivifiants voyages au cours desquels j’échappais à la monotonie des travaux obligés et de certaines conversations insignifiantes, prolixes et inutiles. Je prenais le train, projetais de ne m’arrêter que dans un endroit que je n’aurais jamais visité et où, évidemment, personne ne me connaîtrait. Quand on est un peu connu et très occupé, on désire de temps en temps se dérober aux conversations non indispensables. Je pris donc un jour le train et m’arrêtai, au hasard, dans une modeste gare romande qu’entourait une adorable petite ville. Je m’engageai, ma valise à la main, sur une longue route blanche et, arrivé sur la grande place, je pénétrai dans une auberge riante où je commandai de quoi manger. Comme je prenais le café et bénissais le ciel de me procurer les joies de la solitude, de l’incognito et du silence, j’entendis devant la fenêtre chanter en chœur de fortes et claires voix masculines. Puis, je vis entrer quelques messieurs qui, ayant appris mon arrivée par le chef de gare, venaient me souhaiter la bienvenue au nom de la municipalité ! La chorale interpréta un chœur de moi et je fus invité à prendre part à un banquet officiel. Je balbutiai que je ne pouvais accepter, étant obligé de prendre le train suivant, qui partait une demi-heure après. « Nous vous accompagnerons à la gare avec la fanfare », me répondirent-ils. « Nous allons la prévenir. » Malgré mes objurgations, nous traversâmes la ville, puis suivîmes la route en brillant cortège, fanfare et drapeaux en tête. Tous les habitants étaient aux fenêtres, les enfants m’acclamaient et les jeunes filles me jetaient des fleurs. Arrivés à la gare, nous trouvâmes une délégation de messieurs en chapeaux haut de forme qui, après plusieurs discours, me tendirent une couronne de feuillage qu’ils me mirent en bandoulière et ils m’installèrent dans mon compartiment avec une tendre sollicitude. Je voyais à travers les fenêtres les mouchoirs et les drapeaux s’agiter avec une joie délirante. Le train s’ébranla, les acclamations redoublèrent. J’entendis résonner l’hymne national et mon mouchoir s’agita longtemps à la portière. En moi, quoique je fusse touché par cette cordiale réception, une voix intime chantait : « Enfin seul, enfin seul ! » sur les rythmes cliquetants des roues joyeuses.
Tout geste inutile est dangereux, car il résulte d’un défaut dans l’organisme, excitation, faiblesse musculaire, désarroi nerveux, manque de volonté, manque d’imagination, difficulté d’élocution, hyperbolie des idées, hyperesthésie générale, timidité, orgueil, état coléreux ou dépressif… et aussi état de bêtise ! La nature des gestes varie non seulement selon l’état de santé, mais encore selon la profession, le milieu et la situation sociale. La gestique d’un homme renseigne vite et bien l’observateur, aussi bien et souvent mieux que l’aspect général du corps et du visage, et cela grâce aux divers modes de préparation des mouvements, de leurs reprises d’activité et des nuances de leur dynamie. Un arrêt, un silence, sont souvent plus convaincants que la parole ; un petit geste peut nous émouvoir plus rapidement et plus complètement qu’un geste large. La démarche nous renseigne, elle aussi, sur les caractères et les tempéraments. Quant à l’œil, il signale et affirme l’authenticité des actes et révèle la source intime des sentiments. Le même geste prend une signification différente selon l’expression du regard, sa direction, son trouble ou son éclat. La voix aussi joue un grand rôle dans l’extériorisation de nos pensées et de nos émotions. Souvent, elle trahit le geste, souvent aussi elle est contredite par lui. En musique, l’acte révélateur perd de sa valeur si l’instrument n’est pas le fidèle traducteur de l’action des doigts, ou si l’instrument n’est pas accordé. L’ensemble orchestral est dépendant de la gestique du chef et si les mouvements d’un corps de ballet classique, si gracieux soient-ils, ne parviennent pas à nous toucher, c’est que les gestes sont effectués avec la seule préoccupation de charmer nos yeux, et ne cherchent ni à nous convaincre ni à nous émouvoir.
Dans de rares brochures, Delsarte s’est occupé des gestes expressifs, mais il faudrait, me semble-t-il, que l’étude du geste soit poussée plus loin et se place sur le terrain de la physiologie et de la psychologie. Il y a là un beau sujet de thèse pour un étudiant en médecine. Les manifestations de l’être humain sont si diverses et leurs associations si variées qu’il serait intéressant de classer d’abord toutes celles qui proviennent directement de cette trinité qui est formée par l’intellect, l’âme et l’organisme physique. Il y a des gestes égotistes et des gestes altruistes, des gestes directs, obliques ou zigzagants, des gestes qui situent, d’autres qui ponctuent et accentuent, qui suggèrent, qui renforcent l’expression verbale – des gestes désordonnés, des gestes secs et mesurés, des gestes onctueux, des gestes faux et des véridiques, des gestes harmonieux et des disparates. Je range dans cette dernière catégorie tous ceux qui ne sont pas l’affirmation d’une complicité entre les vouloirs d’expression et les mouvements animiques et physiques. Il ne faut pas oublier que chaque geste peut changer de signification selon qu’il a comme collaborateurs les mouvements de l’œil, des sourcils, du front, du nez et de la bouche, ainsi que les flexions, circumductions et rotations de la tête. Quant à l’épaule, si expressive, elle peut être dénommée le baromètre des passions. Je pense que Töpffer a dû faire une étude très poussée des types cités plus haut, car ses caricatures dénotent à la fois une grande science du dessin et un esprit extraordinaire d’observation, d’humour et de psycho-physiologie. Les dessins animés de Disney sont aussi d’une vérité et d’une génialité rares.
Il existe des gestes qui, sans chercher à faire de l’effet, nous paraissent ridicules. Je veux parler de ceux qui sont dictés par des automatismes. J’en citerai quelques-uns, mais sans les analyser ni les classer, mais cela importe peu, puisque cette petite étude n’a aucun caractère scientifique. Tout le monde a observé certaines habitudes motrices des orateurs, parmi lesquelles les plus fréquentes consistent à s’allonger le nez, ou à se lisser la barbe, à passer l’index sous le nez, à se tâter l’oreille, à se frotter les mains et se tapoter les genoux, à frapper la table, à jouer avec leur chaîne de montre, à se passer la main dans les cheveux, à lever les sourcils, à renifler, à rajuster leur lorgnon, à tousser sans être enrhumé et à être de temps en temps secoué par de petits rires convulsifs (ce sont des gestes aussi). Ils ont des mouvements inconscients et superflus pour les aider à expliquer minutieusement les choses, pour scander les périodes, pour évoquer un paysage, pour aborder le côté délicat ou scabreux de leur sujet. Ces automatismes sont souvent verbaux et vous entendez répéter à chaque instant les expressions : n’est-ce pas ? – pour ainsi dire – ou, dis-je – évidemment – Je me souviens toujours – et tutti quanti – oui, oui, oui – Mon Dieu – et puis alors… – Tout de même…, etc.
Les gestes inutiles varient suivant la nature des professions. Un pasteur gesticule autrement qu’un officier, qu’un marchand ou qu’un dentiste. Il y a, par exemple, diverses façons d’exprimer son admiration. Au concert, chacun a sa manière d’applaudir. Il y a la dame qui applaudit du bout des doigts, le monsieur qui lève haut les mains pour montrer qu’il s’y connaît, un autre qui s’affirme ami du virtuose en se levant sur son siège, un autre encore qui fait semblant d’applaudir et se contente, sans faire de bruit, d’appliquer mollement une paume sur l’autre paume ; il y a celui qui accompagne ses battements pressés et tonitruants de petits cris d’admiration. Des gestes inutiles sont aussi ceux que fait l’ami rencontré en ville, qui retient votre main dans la sienne, vous la serre frénétiquement par saccades et ne la lâche qu’à la dernière extrémité. Il y en a un autre qui, au moment où vous mettez le pied sur la marche du tramway, vous raconte une très drôle d’histoire. Inutiles aussi certains gestes des bons pasteurs qui vous mettent gentiment la main sur l’épaule, qu’ils tapotent en penchant la tête et fermant les yeux. Vous connaissez aussi le pianiste qui se passe la main dans les cheveux, le chef d’orchestre qui fouille opiniâtrement la poche de son gilet avec la main gauche, le professeur qui tient l’index levé pour mieux fixer votre attention, la dame qui fait semblant de sourire quand on la rencontre et reprend subitement son air renfrogné quand elle vous quitte, la bonne personne à laquelle on présente un bébé et qui se croit obligée de lui faire admirer de jolis mouvements rotatoires de ses mains, tout en balbutiant de petites syllabes énigmatiques dans une tonalité suraiguë, le joueur de yass qui, chaque fois qu’il abat une carte, l’accompagne d’un formidable coup de poing sur la table, le chef de jazz qui se contorsionne en dirigeant, en faisant semblant d’être d’origine nègre, le chanteur d’opéra qui se croit obligé d’agiter les deux bras haut levés, lorsqu’il attaque une note élevée…
J’en arrive à la moralité de cette histoire, qui est que, dans la vie, il faut surveiller ses actions, ses gestes comme ses paroles et substituer aux automatismes inutiles des mouvements dictés à la fois par l’émotion et le raisonnement. La chasse aux gestes inutiles doit faire partie de l’éducation des enfants. Les instituteurs sont naturellement obligés de se surveiller eux-mêmes.
Le rire est une manifestation spontanée et bruyante provoquée par la surprise, par une joie subite ou un violent étonnement devant des événements inopinés. Le sourire est le reflet d’un état de paix et de contentement, quelquefois aussi d’une satisfaction d’amour-propre, d’une espérance permanente ou momentanée en l’avenir. Il est intimement mêlé à notre vie matérielle et sentimentale et révèle notre tempérament, notre caractère et nos pensées les plus secrètes. En voyant un homme sourire, on devine sa personnalité. Il existe une quantité de sourires divers dont la nomenclature couvrirait des pages et des pages. Nous avons fait la connaissance du sourire amical, du narquois, du crispé, de l’automatique, du méphistophélique, de l’hébété, du sportif, du commercial, du « zazou » et du gangster. Nous voyons chaque jour le pauvre sourire du malheureux que l’on essaie de consoler, le béat sourire de l’homme qui vient de faire une bonne affaire, le sourire complice qu’échangent à l’église les deux fiancés après avoir murmuré « Oui, oui ! ». Je signalerai aussi le sourire du joueur de bridge qui vient de tirer une bonne carte, des gens polis qui se rencontrent dans la rue, la grimace souriante de la ballerine et le sourire énigmatique de la Joconde. Enfant, jeune homme, adulte et vieillard ont des sourires différents, fidèles empreintes de leurs expériences, de leurs souffrances et de leurs joies passagères. Citons encore le sourire diplomatique qui cache des vérités souvent catastrophiques, le sourire éphémère de la dame bien élevée quand une amie lui présente son petit enfant, le sourire compatissant du prêtre, le sourire interrogateur de l’homme qui vous emprunte de l’argent, le sourire embarrassé de celui qu’on prend en faute, et celui du virtuose qui salue le public délirant, du garçon recevant un pourboire, de l’écrivain qui corrige les épreuves de son livre, du promeneur qui voit par terre, puis ramasse rapidement, un carnet de coupons égaré, de l’accusé qui est déclaré non coupable, de la dame qui sort d’un ondulateur capillaire, sans oublier le sourire du commerçant qui se frotte les mains en disant : « Avec ça, Madame ? ». Quelques animaux ont le sourire, entre autres le chien quand il retrouve ou simplement regarde son maître. Mais le chat, toujours énigmatique, ne sourit jamais, ni la vache, ni le rhinocéros, mais tout le monde connaît le sourire effrayant du tigre.
Nous sourions souvent en lisant dans les journaux la page consacrée à l’humour ; les dessins humoristiques et les aimables anecdotes nous font sourire. Mais notre sourire n’est provoqué que par des faits ou des tournures d’esprit rompant nos conceptions traditionnelles ; c’est pourquoi les caricatures et jeux de mots des pays étrangers nous laissent impassibles. Du reste, les sourires éveillés par l’humour des gazettes ne sont que passagers – comme le sont une ride sur l’eau tranquille, un oiseau sur une tige frêle – et ils sont coupés net par la lecture de la dernière page. Soudain s’éteint la petite flamme vacillante allumée un instant par les louables tentatives des amuseurs attitrés. Combien plus durable est l’interne sourire de satisfaction provoqué par le sentiment d’avoir fait une bonne action ou de se préparer à l’accomplir. Combien plus durable aussi le sourire réconfortant éveillé en tout notre être par les sensations et sentiments d’ordre artistique et moral, qui harmonisent nos vies multiples et assurent la réalisation de rêves féériques et d’apaisants espoirs.
Un sourire isolé a toujours une valeur plus significative que celui trop souvent répété ou prolongé. C’est ainsi qu’un rayon de soleil rompant la monotonie d’un temps gris nous réconforte davantage qu’un soleil persistant dans son action bienfaisante.
Du point de vue musical, quelques passages typiques d’une symphonie nous renseignent mieux sur la personnalité de l’auteur qu’une exquise harmonie longuement développée. L’impression générale provoquée par une œuvre d’art naît presque toujours d’une utilisation équilibrée des contrastes. Quel plaisir nous procure le sourire un instant épanoui d’un visage ordinairement fermé et sévère ! Tandis qu’un perpétuel sourire nous agace et nous irrite. Le rire, qui est une expansion totale de l’humeur est presque toujours accompagné de mouvements corporels violents, tandis que le sourire ne l’est généralement que par des gestes menus et des attitudes discrètes. Le sourire de l’homme spirituel s’allie à des gestes badins de la main ; celui du commerçant à de vifs frottements de mains. Le souriant ivrogne fait de légers mouvements de l’index levé, le souriant orateur écarte les mains pour exposer son idée. Le sourire de bon accueil exige une complète tension latérale des bras. Celui de la personne faisant une description d’ordre artistique est souligné par les deux mains décrivant des cercles et des lignes. Le sourire de dédain provoque l’exhaussion des épaules, celui de défi le croisement des bras et le serrement des poings, celui du tendre aveu une souple oscillation des paupières et le sourire administratif une très légère inclinaison de tête. En souriant vindicativement, on serre fortement les deux mains l’une contre l’autre. Le sourire provocant se fait les mains sur les hanches. Le sourire crispé est rythmiquement accompagné de tapotements des poings sur la table ou sur la cuisse. Le sourire attendri fait fléchir la tête sur le cou, le sourire cruel provoque une projection de la tête et une élévation des épaules. Le tendre sourire de l’ingénue s’opère les yeux fermés, celui de l’orgueilleux fait se dresser la tête haute. Au théâtre, le sourire méphistophélique s’opère en même temps qu’un croisement de jambes ! Le sourire égrillard fait frétiller les yeux.
Mais il y a certains sourires qui n’atteignent pas notre visage et qui rayonnent dans l’intérieur de notre être. Ce sont les plus bienfaisants ; ils sont provoqués par l’espoir, par la force courageuse et par la confiance en l’avenir. Ils naissent dans l’atmosphère de la famille où grandissent et se développent les enfants et petits enfants dont les évolutions cimentent les heureux souvenirs. Ceux-ci font naître en nous la conviction que ce sont ces tout petits qui, lorsque nous n’y serons plus, assureront l’avenir des hommes !
Au « pays du sourire », le sourire immuable des Japonais n’est-il pas la résultante des sensations équilibrées entre les mouvements de la pensée et la communion des actions et des réactions ? Dans d’autres pays, le sourire prend sa source dans la satisfaction momentanée que procure aux humains une victoire remportée sur l’opposition d’autrui – et aussi sur leurs propres résistances. La paresse peut entretenir un automatique sourire et, hélas, la bêtise aussi.
Il existe bien plus de paresseux qu’on ne le croit. Combien d’hommes qui, fébrilement, brassent des affaires et dirigent matériellement ou intellectuellement des groupements de subordonnés fidèles ne sont-ils pas, au fond, si l’on pénètre leur vie intérieure, que de vulgaires paresseux ? Si nous nous plaçons sur le terrain artistique et si nous considérons que le si fréquent manque d’analyse n’est pas autre chose qu’une paresse intellectuelle, nous nous rendons compte que beaucoup d’artistes, d’amateurs et de critiques, en apparence vifs et actifs, toujours prompts à exalter ou condamner les œuvres sur un ton propre à leur conférer de l’importance – sont incapables par paresse de scruter à fond l’esprit des créateurs, de chercher le pourquoi des formes qui leur déplaisent. Sur la foi des opinions d’autrui, certains paresseux promènent dans la vie des idées qui ne sont pas les leurs. C’est ainsi que nous voyons souvent des gens coller sur les choses et sur les personnes des étiquettes vitupératrices ou ultra laudatives, alors qu’en les examinant de plus près, ils découvriraient leur vraie nature. Parce que l’esprit français par exemple s’affirme souvent à Paris d’une façon vive et pittoresque, on en conclut que tous les Français sont des êtres primesautiers, alors qu’il en est tant qui sont traditionnalistes. Parce que la France a produit de très grands artistes dans tous les domaines, on en conclut que tous les Français sont des artistes, ce qui n’est pas le cas, puisque dans les villages, les paysans ne songent guère à orner leurs demeures, alors que nos vachers bernois et fribourgeois habitent des chalets fleuris qui sont de véritables œuvres d’art. C’est que l’art peut s’affirmer d’une façon individuelle et aussi sous une forme sociale. Les beautés de la France sont d’essence nettement aristocratique et le peuple n’affirme que dans quelques provinces un souci de beauté dans l’entretien des pittoresques villages. Il se contente de jouir de la beauté du lieu, il ne cherche pas à l’encadrer ni à réparer dans les maisons les ravages du temps. C’est par paresse aussi que les peuples latins ne s’enthousiasment souvent que par snobisme aux œuvres nouvelles et que les chanteurs et chanteuses de music-hall y sont vénérés jusqu’à leur dernier souffle. Il est évidemment très charitable d’honorer la vieillesse, mais ne devrions-nous pas chercher à deviner les mérites des jeunes, à les encourager, à les honorer dès qu’ils seront parvenus à s’affirmer, de façon à leur éviter les angoisses des efforts infructueux ?
Dans mon livre « Souvenirs », j’ai écrit plusieurs chapitres sur ma méthode de Rythmique et ses exercices. Les critiques ont bien voulu en parler avec bienveillance, mais en les lisant et les voyant avec reconnaissance signaler certains mérites, j’ai bien senti qu’ils n’avaient pas tous cherché à examiner de près mes inductions et déductions. Il en est de même de certains lecteurs qui m’ont reproché de ne pas raconter suffisamment de détails sur ma « vie intime », ne se rendant pas compte que ma vie intime est précisément celle que j’ai consacrée à mes recherches. Il me semble qu’elles sont tout de même plus intéressantes que les souvenirs de ma vie enfantine et la nomenclature de mes plats préférés.
Dans la vie courante, que d’exemples de paresse morale et physique, les lettres auxquelles on ne répond pas, les rendez-vous auxquels on arrive en retard, les bureaux de vote qu’on néglige de visiter régulièrement, les enfants dont on ne s’occupe guère, les amis dont on ne s’occupe pas. On est paresseux dans sa famille, paresseux à l’école, paresseux dans sa vie d’affaires comme dans sa vie intellectuelle. Le paresseux peut être bon, mais il n’exerce pas sa bonté parce qu’il n’a pas de volonté, pas de suite dans les idées, pas de but dans la vie, pas de goût pour les travaux qu’on lui impose et qui ne conviennent pas à son tempérament, pas de besoin de contact avec son prochain, point de curiosité pour l’avenir, point de confiance et point d’idéal. Une éducation spéciale, tendant dès le premier âge à développer l’attention de l’enfant, sa curiosité et sa volonté – pourrait guérir l’enfant paresseux, mais on ne fait souvent rien pour provoquer la guérison. Ses parents ne savent pas que, souvent, la paresse infantile est une maladie, qu’elle est le produit d’une insuffisance glandulaire ou surrénale, de végétations adénoïdes, d’une mauvaise circulation du sang, etc. Les parents ne devraient pas gronder et punir leur enfant paresseux avant de l’avoir fait examiner par le médecin.
Mais nous constatons bien souvent aussi chez les adultes une paresse qui n’est qu’intellectuelle et qui provient de la débilité des organes cérébraux ou de manque de sensibilité du grand sympathique. Cela nous explique pourquoi ces paresseux se révoltent contre toute conception nouvelle de la vie animique, n’ont aucun souci des évolutions de la pensée et de l’influence exercée sur elle par les circonstances de l’heure présente. C’est par paresse aussi que l’on se confine dans des traditions surannées, par peur de l’effort à accomplir pour analyser l’aujourd’hui et préparer le lendemain. C’est ainsi que chaque idée nouvelle se heurte à des incompréhensions qui ralentissent son essor. Ce n’est qu’après leur mort que certains inventeurs sont appréciés par la foule et par la critique. C’est par paresse aussi que nous voyons d’excellents artistes se confiner dans des modes désuets d’expression et réprimer leurs expansions naturelles. On peut être paresseux par incapacité d’évoluer avec souplesse et élasticité et aussi par peur de choquer les autres, par peur d’être critiqué, par manque de volonté, de personnalité et de courage soutenu. Le dilettantisme prend souvent sa source dans l’amour instinctif de l’art, mais il est parfois aussi provoqué par une certaine disposition au « farniente », par l’accoutumance à ce qui est et par la défiance envers ceux qui cherchent à préparer ce qui sera.
La plupart des paresseux se complaisent à ne tenter aucun effort, mais il en est aussi qui souffrent de ne rien oser entreprendre. D’autres se forcent à combattre leur apathie, mais ne possèdent pas l’esprit de continuité qui, seul, peut assurer le triomphe d’une lucide énergie.
On dénomme « amateur » quelqu’un qui aime les arts ; on pourrait en conclure que les professionnels ne méritent le nom d’artiste que parce que, aimant naturellement leur profession, ils s’appliquent à l’exercer pour faire profiter leur entourage de leurs connaissances. Mais ils ne sont pas seuls à servir les arts, et bien des amateurs méritent le nom d’artistes. D’autre part, il existe des professionnels qui n’aiment pas leur profession. Je me place dans cet exposé au point de vue musique, pour ne pas sortir de mon domaine, mais mes observations s’appliquent en somme à tous les arts. J’appellerai artiste incomplet ceux qui, n’aimant que faiblement leur art, n’y voient qu’un gagne-pain et ne connaissent pas le frisson sacré ! Ils ne sont pas envahis par l’émotion profonde que provoquent les sentiments spontanés et le besoin de les extérioriser. J’ai, dans mes classes, des dilettantes se révélant plus artistes que certains élèves professionnels qui s’avèrent et resteront toujours des « bourgeois ». L’artiste complet est envahi par la musique, l’incomplet ne fait que chercher à s’en rapprocher. Le dilettante se plaît à déguster la musique comme un dessert ; le véritable amateur est possédé par l’amour de l’art et en attend une sorte de délivrance.
On apprécie ce que l’on aime selon l’état de ses yeux, de ses oreilles, de son estomac et de sa circulation sanguine. On aime la langouste comme on aime Schopenhauer. Et, pour provoquer l’expression d’un sentiment artistique, cet amour doit être déterminé par le désir d’une évasion de soi-même vers un idéal ardemment espéré. L’amour avive les jeunes sèves et fait mûrir les nouvelles moissons. On peut être un merveilleux historiographe et n’éprouver aucune émotion en écoutant la musique, tandis que de simples amateurs, sans faire aucun effort pour la pénétrer, éprouvent une vive jouissance à se laisser pénétrer par elle. Les amateurs incomplets ne vibrent à son audition que dans des conditions spéciales. Ils l’apprécient par besoin d’excitation, satisfaction d’analyse, oubli momentané des soucis matériels. Ils ne sentent pas qu’un des principaux pouvoirs de la musique est d’éveiller les facultés d’imagination et de création et que son « audition » ne fait que satisfaire momentanément les caprices de leur être sentimental. Elle attise peut-être les feux de leurs émotions, tandis que chez les artistes, elle crée des foyers permanents de chaleur et de lumière. L’amour de la musique peut être développé par l’étude, mais peu d’amateurs ont pour cet effort le courage nécessaire et ils ignorent toutes les joies que le travail est en train de procurer. Tout jeune, j’avais au Collège, rassemblé des camarades de classe et fondé un petit orchestre (La Musigena) que je dirigeais avec une joie fébrile qui n’était probablement pas partagée par les auditeurs ! Certains de ceux-ci me signalèrent mes faiblesses et je pris, avec Henri Ruegger, des leçons d’harmonie et d’orchestration qui me firent aimer la musique encore davantage. Je suis reconnaissant à Gabriel Fauré, à qui je demandai plus tard, à Paris, de m’accepter comme élève, de m’avoir déclaré que je ne savais rien, ce qui me força à travailler plus obstinément encore. D’autre part, alors que je me croyais bon comédien pour avoir été applaudi aux soirées de Belles-Lettres, je dus m’astreindre à de durs travaux pour satisfaire Talbot du Théâtre Français qui me donna des leçons pendant deux ans après m’avoir fait comprendre que j’avais tout à apprendre. Je serais resté amateur incomplet si je n’avais su reconnaître mes défauts et essayé de les corriger. En s’initiant à la technique musicale et à son histoire, les amateurs deviendraient plus capables de contrôler leurs jugements et ne resteraient pas figés dans leurs convictions. Ils comprendraient que le temps transforme fatalement ce qui fut en ce qui est et ce qui est en ce qui peut devenir. À son apparition, une œuvre d’un style nouveau ne sera jamais appréciée que par une élite. Celle-ci continuera du reste, si elle mérite ce nom, à admirer les œuvres d’un passé dont elle connaît l’histoire et le changeant esprit social. Il existait de mon temps davantage d’amateurs complets qu’aujourd’hui, d’amateurs qui ne se contentaient pas d’aimer et qui mettaient aussi la main à la pâte. Mon grand-père, qui était pasteur à Montagny, avait rendez-vous tous les dimanches avec trois de ses confrères qui venaient à pied de villages très éloignés pour faire avec lui de la musique de chambre. Aujourd’hui, les amateurs se contentent de tourner un bouton pour recevoir les messages sonores de la radio…
Je connais beaucoup d’amateurs candides, convaincus et passionnés, mais j’en connais aussi d’autres qui n’écoutent ou ne font de la musique que par tradition ou snobisme. Les manifestations de leur intérêt sont diverses et dictées par leurs tempéraments. Il existe des amateurs-« chats » qui se frottent voluptueusement à la musique, des amateurs-« chiens » qui frétillent de joie et d’enthousiasme comme des toutous retrouvant leur maître, des amateurs-« singes » qui imitent les attitudes des as du snobisme, des amateurs-« lions » qui rugissent leur admiration, des admirateurs-« snobs » qui plastronnent devant les belles écouteuses, des amateurs-« marmottes » qui ne s’éveillent qu’aux éclats des cymbales, des amateurs-« perroquets » qui jacassent tout en tendant l’oreille, des amateurs-« ruminants » qui écoutent placidement la musique et qui la « ruminent ». Je fais grâce à mes lecteurs d’une nomenclature plus fournie. Ils sauront certainement la compléter. (Stultorum infinitus est numerus…)
Ce qui distingue les amateurs incomplets des artistes complets, c’est que ces derniers vibrent tout entiers sous l’emprise des sons, tandis que les premiers ne vibrent que par intermittence.
Rien de plus curieux que cette diversité et cette opposition d’amours que l’on constate chez les humains. Tel amoureux de l’art n’a aucun amour pour sa famille, pour l’humanité. Tel artiste animé d’un amour fervent pour la musique se complaît, après son concert, à raconter des histoires grivoises. Tel homme indulgent et aimable dans son milieu, se transforme, en parlant d’art, en individu sec et tranchant. Je crois que l’artiste complet est celui qui est animé par toutes les amours et qui possède en outre la volonté si nécessaire de chercher à dominer, purifier et idéaliser ses instincts d’ordre matériel. L’amateur incomplet n’aime l’art qu’en dehors de ses travaux obligés et ne lui accorde qu’un pouvoir de distraction. Il peut être sensible au choc des émotions, mais ce choc n’est qu’un événement passager, tandis que chez l’artiste complet, l’émotion est permanente.
Nous connaissons d’excellents critiques qui se révèlent amateurs incomplets, dès qu’ils ont à traiter un sujet qui ne leur est ni familier ni sympathique. Ils font semblant de le comprendre. Parmi les critiques du film, par exemple, il en est qui n’analysent pertinemment que la partie spectaculaire, paysages ou architectures. D’autres ne s’intéressent qu’aux couleurs, aux costumes, à l’éclairage ; d’autres qu’à la forme littéraire, d’autres encore qu’à la morale. Nous en connaissons aussi qui ne disent jamais rien de la musique, des chanteurs, de la danse et de l’orchestre. Mais il en existe naturellement qui savent – artistes complets – admirer la synthèse des arts combinés, l’équilibre de l’action et des groupements, l’adaptation musicale, la magie des colorations, des nuancés et des rythmes.
Pour que l’amateur puisse jouer un rôle dans la vie musicale, il est indispensable qu’il s’initie aux lois de construction d’une œuvre, à leurs divers nuancés dynamiques et agogiques, à leurs infinis modes d’expression. Il faut absolument aussi qu’il prenne conscience de ses défauts et qu’il les combatte. Nos confédérés alémaniques exigent des membres des chorales qu’ils fassent, avant la répétition, du solfège pendant une demi-heure. Il n’y a, je crois, que dans quelques centres romands que cette discipline est imposée et acceptée. Les amateurs de théâtre auraient, eux aussi, besoin de se livrer, avant de monter sur les planches, à des études de gestique, de marche et de diction. Ils seraient ainsi excusés de faire une sérieuse concurrence aux artistes complets. Sans l’existence d’amateurs cultivés et sensibles, la marche du progrès serait sensiblement enrayée. C’est grâce à eux que l’art est capable de se développer et de se propager, et que leur amour pour lui peut germer dans d’autres cœurs. Dans les écoles, ce sont les instituteurs épris de beauté qui inoculent aux jeunes oreilles et aux jeunes esprits, les vertus de l’art généreux et magnifique, dont le rôle principal est d’élever les âmes, de susciter le rêve, et de réveiller et maintenir l’espoir.
Les incompris sont le plus souvent des gens qui n’ont pas su se faire comprendre. Or, on ne peut pas persuader les autres si l’on ne se comprend pas soi-même. C’est donc leur incapacité – dont souvent ils ne se doutent pas – qui provoque l’incompréhension de leur entourage. Ils croient être clairs et en veulent aux personnes qu’ils ne savent pas éclairer. Il est impossible qu’il n’existe pas partout des êtres humains ayant les yeux voilés, l’esprit lent et les oreilles bouchées – mais ce n’est pas de leur faute et les incompris ont tort de leur en vouloir. Ils doivent se contenter de les plaindre, et eux-mêmes sont évidemment à plaindre aussi. Ils souffrent de ne pouvoir faire partager leurs idées par tout le monde et détestent et méprisent l’humanité, en quoi ils font une faute grave, car ce n’est pas un crime d’être incompréhensif. Il est vrai que nous connaissons des individus qui ne veulent pas comprendre, et cela est une autre histoire. Mais je pense qu’on aurait tort aussi de les détester, car les méchants sont des malades et l’on ne peut en vouloir à ceux qui ne sont pas bien portants.
Il est certain que les émotions les plus profondes ne réussissent pas toujours à ébranler l’organisme tout entier et à s’extérioriser d’une manière évidente. Un de mes jeunes condisciples au conservatoire de Genève me demanda jadis d’écouter son interprétation de la sonate en la bémol de Beethoven. Je l’écoutai avec intérêt, car elle dénotait une technique parfaite, mais, d’autre part, je constatai un manque absolu de sensibilité. Or, après son exécution, mon camarade se jeta dans mes bras en sanglotant, en me disant qu’il n’avait jamais dans sa vie été aussi formidablement ému ! Je ne l’avais donc pas compris ; mais, naturellement, je me gardai de lui révéler mes impressions. J’en conclus dès lors qu’il ne suffit pas à un interprète de ressentir des émotions pour pouvoir les communiquer aux autres. Je crois vraiment que la communication de nos émotions est une question d’ondes et qu’elles relèvent d’un sixième sens qui est d’essence nerveuse et possède le pouvoir d’extérioriser directement les vibrations internes. Je parle d’ondes et cela ne m’étonnerait pas que l’on me prenne pour un affreux matérialiste. Il est cependant indéniable que lorsque Rubinstein et Ysaye entraient en scène, le public, avant même qu’ils eussent commencé à jouer, était comme électrisé, grâce aux ondes émanant de leur personnalité émotive. Le véritable artiste est un prédestiné. Beaucoup d’incompris ont peut-être un grand talent mais, vibrant eux-mêmes, ils sont incapables de faire vibrer les autres à leur unisson.
Un grand nombre d’incompris deviennent des hypersensibles. Il suffit d’un rien pour les blesser. Ils se sentent mortellement atteints par le moindre blâme, par la plus petite objection, et même très souvent par le silence gardé par la presse sur leurs faits et gestes. Un mot de trop, un mot non prononcé amènent une contraction de leur diaphragme. Il est vrai qu’il faut très peu de chose pour détruire ou pour créer une harmonie ; un mot suffit pour déséquilibrer une phrase et aussi pour faire jaillir une pensée. En musique, il suffit d’un accord pour déclencher une mélodie et vice-versa. Et, dans le domaine conjugal, un seul mot peut provoquer une querelle. L’incompris est un éternel blessé. Ne se peut-il pas qu’une mauvaise éducation familiale ne contribue parfois à former des incompris ? On dit aux enfants quand ils vous questionnent : « Tu es trop jeune pour comprendre ! » et cette phrase souvent répétée risque de créer en eux le complexe d’infériorité. Comment pouvons-nous être certains qu’ils ne comprendraient pas ? Et même si nous en sommes persuadés, pourquoi ne pas chercher à les aider à comprendre ?
Il est rare que les incompris ne contractent pas certains défauts à la suite de leur dépression morale. Je signale, au courant de la plume, un constant bavardage consacré naturellement à l’éloge d’eux-mêmes, la dispersion de leurs idées, leurs abandons subits de conceptions justes et fécondes ; la jalousie et l’envie dès que d’autres personnalités ont été comprises ; le manque d’adresse, de souplesse et d’essor dans certaines occasions où ils pourraient profiter d’une chance de succès ; un orgueil exagéré les faisant souffler plus haut que le nez et s’exprimer d’une façon cassante et catégorique leur aliénant toute sympathie le manque de continuité dans leurs recherches et dans un travail constamment opéré par saccades ; le mépris ou la méconnaissance des expériences d’autrui et des judicieux conseils ; la tendance à se poser en martyrs ; la peur du blâme qui les rend victimes de leurs propres faiblesses et de leur ignorance des causes de leurs déconvenues ; leur manque de résistance à la fatigue au cours des luttes nécessaires… Et puis je dois signaler encore tous les intéressants hurluberlus qui ont à chaque instant de nouvelles idées mais qui, dès que jaillit une idée neuve, oublient toutes les précédentes. En dedans bouillonne l’esprit de création, en dehors il se refroidit.
Il va sans dire que beaucoup d’incompris méritent toute notre sympathie, car ils sont vraiment à plaindre. C’est pourquoi nous devons nous intéresser à eux, comme les médecins s’intéressent à leurs malades. Le malheur est que si les malades demandent tous à être guéris, certains incompris se refusent à accepter le seul remède qui puisse triompher de leur mal, c’est-à-dire la ferme volonté de vivre droitement et sainement leur vie sans se préoccuper constamment de l’approbation d’autrui.
Il existe sans doute un grand nombre d’incompris qui supportent crânement l’indifférence ou la révolte du public. Ce sont ceux qui ont une telle foi dans leur mission artistique, scientifique ou sociale, que rien ne peut troubler leur sérénité ni affaiblir leur courage. Je ne connais pas, du point de vue de la musique, d’artistes créateurs dont les œuvres ne se soient pas, au début de leur carrière, heurtées à l’incompréhension de la foule. J’ai connu dans ma jeunesse les luttes des Ravel et des Debussy contre un public méconnaissant leur maîtrise et je me rappelle aussi les articles contre César Franck et même contre Wagner. On est incompris de la masse dès que l’on est porté par son tempérament et son caractère à assurer à l’art de plus puissants moyens d’expression. Ceux-ci ne sont adoptés sur le champ que par les esprits avancés dont la persévérance entraîne peu à peu les routiniers dans des voies nouvelles. Il en est ainsi dans tous les arts et dans toutes les sciences et l’exemple – entre autres – du génial Pasteur suffit pour nous faire comprendre que le progrès dépend à la fois de la compréhension, de l’équilibre mental, de l’élasticité d’esprit et de l’énergie constamment maintenue. Il se propage grâce à l’appui de groupements d’hommes compréhensifs, pressentant l’avenir et conscients de la valeur des esprits novateurs. Ceux-ci sont appuyés aussi par les « snobs », qui se font un titre de gloire du contact qu’ils cherchent à établir avec ceux qui devancent le temps présent ou qui redécouvrent le temps passé. C’est souvent à la fin de leur carrière que sont reconnues par la foule les qualités des précurseurs. Il est hélas trop tard pour qu’ils puissent jouir de cette réhabilitation. Leurs noms deviennent célèbres après leur mort, mais les malheureux n’en sauront jamais rien !… Le sauraient-ils, du reste, qu’ils nous diraient : « Qu’importe ! Notre but était de travailler non pour être glorifiés, mais pour être utiles à la postérité. »
N’avons-nous pas, nous tous – pauvres hommes que nous sommes – un rêve secret qui palpite au fond de notre être et que personne ne pourra jamais connaître, ni nous-mêmes expliquer ?
Il est rare qu’on puisse exceller dans plusieurs différentes branches d’activité. D’éminents virtuoses sortent de leur domaine pour faire de la composition. Ils n’y réussissent pas toujours ! Des écrivains, maîtres dans le style théâtral n’écrivent que des romans médiocres ; de délicieux auteurs d’opéra-comique abordent sans succès l’oratorio ; des solistes triomphant dans les œuvres modernes faiblissent quand ils abordent le classique ; des aquarellistes délicats ne peuvent pas affirmer leur personnalité dans la peinture à l’huile, et de prestigieux timbaliers sont incapables de jouer de la harpe. Dès leur naissance, les hommes sont destinés à se spécialiser et chacun d’eux est doté par la nature de procédés individuels aptes à révéler leurs pensées et leurs sentiments. Mais il ne suffit pas de posséder un bon instrument pour savoir en jouer en maître. Il importe que l’artiste s’applique à développer ses facultés analytiques en même temps que les esthétiques et les émotives et se scruter minutieusement pour se connaître à fond. Même si l’instrument n’est pas parfait ou s’il est de genre secondaire, l’artiste saura en tirer le meilleur parti possible. Segovia a ennobli la guitare, Bottesini faisait chanter sa contrebasse comme un violon et, il y a 30 ans, le jeune chef d’orchestre Birbaum obtenait avec l’assez médiocre petit orchestre lausannois des interprétations admirables. N’ai-je pas entendu Stravinski improviser sur le piano fêlé et désaccordé d’une auberge vaudoise, d’une façon saisissante ?
Il faut rester dans son domaine, mais il faut aussi explorer tous les autres, car – a dit à peu près Molière – « la comparaison nous fait distinctement entendre une raison ». La psychologie moderne s’occupe simultanément de la nature des esprits et de celle des influences sensorielles. Elle place chaque sujet traité dans des plans différents. Le raisonnement, la volonté et la répétition des efforts avertissent le corps de ses multiples possibilités d’action et le préparent ainsi à être gouverné par l’esprit. La discipline du service militaire, par exemple, développe le sens de l’ordre et, par la gymnastique, se trouve assuré en nous cet équilibre moral que créent le sentiment des ressources matérielles de l’être et la lutte contre les inutiles antagonismes.
On peut parvenir à circuler librement dans plusieurs domaines, mais il y en aura toujours un qui, chez tel ou tel individu, s’avère plus riche en ressources que les autres. Les hommes avertis doivent, après l’avoir soigneusement exploré, se consacrer à l’exploitation du domaine tout en correspondant avec les autres. Il existe très peu d’hommes naturellement complets. On peut savoir admirablement écrire et ne pas savoir parler. On peut être maître dans la direction d’un jazz tout en se révélant très maladroit quand on se risque à diriger une symphonie classique, et vice-versa. Tel écrivain hors pair dans l’analyse des œuvres littéraires, bafouille quand il a à juger une œuvre théâtrale. Combien d’excellents artistes de l’écran paraissent vulgaires sur la scène ! Tel autre est un peintre accompli dans l’harmonisation des couleurs violentes et incapable d’affirmer son talent dans l’aquarelle. Tel encore dont on célèbre le modelé des visages sur la toile, est incapable de modeler de la terre glaise.
Le bon critique doit explorer tous les arts, car ceux-ci se tiennent par la main. Mais s’il veut s’affirmer dans une création originale révélant l’essence de ses sentiments, il sera obligé de se cantonner dans son domaine. De même, le virtuose doit étudier tous les styles avant de pouvoir concentrer toute sa pensée et l’exprimer dans un style personnel, mais celui-là, il faut qu’il le conserve, l’éparpillement des connaissances enlève à la création une partie de ses forces et nuit à son unité. Seul un génie peut traiter tous les sujets avec la même maîtrise, comme l’ont fait Léonard de Vinci et quelques autres.
Sans doute connaît-on peu de privilégiés qui possèdent un esprit universel. C’est ainsi que j’ai connu un professeur qui se montrait étincelant quand il parlait du XVIIe siècle et ennuyait prodigieusement ses élèves quand il les entretenait du XVIIIe. Tout le monde connaît des « leaders » de la politique qui deviennent quelconques quand on les change de département. D’excellents médecins de famille perdent leur maîtrise quand ils ont à traiter un malade réclamant les soins d’un spécialiste. Des hommes d’esprit deviennent ridicules s’ils cherchent à traiter un sujet tragique. Et des philosophes avertis auraient tort de se lancer dans la plaisanterie. Ils sont nombreux les hommes qui sont des tyrans dans leur profession et des esclaves à la maison et l’on voit souvent aussi des clairvoyants dans l’analyse des caractères de leur entourage qui deviennent aveugles dans la connaissance d’eux-mêmes.
La moitié des auditeurs d’une œuvre musicale est captivée par la forme des œuvres, l’autre moitié uniquement par l’émotion qui s’en dégage. Et cependant toute œuvre artistique ne doit-elle pas faire vibrer simultanément le corps et l’esprit, de même que dans le domaine conjugal, mari et femme doivent autant que possible s’accorder pour obtenir l’heureuse harmonie du ménage ? Les créateurs qui suppriment entièrement la barrière entre les facultés physiques et psychiques sont rares. Seules certaines individualités exceptionnelles sont capables d’évoluer avec la même aisance dans deux domaines différents et de sentir, grâce à leur rapprochement, circuler incessamment la vie entre les deux pôles de leur être.
Dans la vie privée où l’hypocrisie paraît à certaines personnes une obligation sociale ou même un art d’agrément, il paraîtrait inélégant que les spécialistes témoignent du mépris pour les non spécialisés. Mais tout de même – en leur for intérieur – les spécialistes de l’humour sont enclins à mépriser les philosophes austères. Et il est possible aussi que les pessimistes et les optimistes se méprisent mutuellement. La plupart des humains feignent de respecter les tempéraments opposés aux leurs, mais au fond, une aisée circulation dans les domaines étrangers ne peut être assurée que par les personnes sachant exactement où elles vont et où elles voudraient aller. Il faut aimer son domaine, mais on ne peut l’aimer complètement que lorsqu’on le voit tel qu’il est.
L’artiste sème le grain, le dilettante fait la récolte. L’artiste est altruiste, le dilettante recherche son propre plaisir ; tous deux contribuent aux progrès de l’art et leur alliance est nécessaire. L’artiste, en effet, profite de la joie que celui-ci lui procure, et c’est ainsi (que tous deux le veuillent ou non) qu’il existe entre ces deux forces stimulatrices de caractère si différent, une sorte de complicité. Quoiqu’artistes et amateurs ne soient pas toujours en contact, ils ont ce trait commun qu’ils ignorent l’envie et la jalousie. Toutefois, ils peuvent être également irrités par les succès immérités de certaines œuvres de compositeurs cherchant avidement à flatter le gros public. Une partie de celui-ci est, en effet, portée à s’engouer de certaines productions vulgaires, telles que les imitations européennes de l’intéressant jazz américain.
Les artistes ne se groupent guère que lorsqu’ils ont les mêmes goûts, tandis que les groupements de dilettantes sont souvent composés d’individus très différents d’aptitudes et de tempérament. Les uns comme les autres ne s’écrivent plus, comme se faisaient leurs ancêtres, de longues lettres pour échanger leurs idées, et c’est pourquoi – quoique s’aimant et s’estimant – ils ne se connaissent qu’imparfaitement. Ah ! si les amateurs savaient combien les artistes sont réconfortés par les lettres émanant de gens sensibles à leurs productions, ils n’hésiteraient jamais à révéler aux artistes l’émotion que leurs œuvres leur ont communiquée. Un de mes amis auquel un asthme chronique interdisait le contact avec la société avait imaginé, dès qu’il avait apprécié favorablement un ouvrage littéraire, de communiquer son plaisir à l’auteur et aussi de lui expliquer les « pourquoi » de son contentement. « Eh ! bien – me racontait cet ami – aucun auteur n’a manqué de me répondre et ma bibliothèque renferme une quantité de volumes empreints de la personnalité intime de mes correspondants. »
Jadis, la plupart des amateurs de spectacle d’opéra n’assistaient aux représentations que pour entendre et voir les chanteurs. Aujourd’hui, beaucoup de gens ne vont au cinéma que dans un but particulier, soit pour applaudir des rixes et entendre des détonations, d’autres pour voir de jolies femmes, d’autres des danses swing et des acteurs burlesques, d’autres encore les longs baisers des amoureux ou les exploits des héros. Ils sont rares ceux qui écoutent la musique ou qui recherchent l’harmonie de l’ensemble. Dans les concerts symphoniques, il y a une plus forte proportion d’individus goûtant les plaisirs de l’oreille qu’au théâtre. Les caractères les plus divers s’y coudoient et les auditeurs réagissent à l’art des sons chacun à sa façon, qu’ils soient hypocondres, ombrageux, naïfs, analystes, sensitifs, philosophes ou poètes. Ce qui distingue l’amateur éclairé de l’artiste créateur, c’est que le second s’acharne à donner une forme personnelle à sa pensée, tandis que le dilettante se contente d’éprouver les impressions communiquées. Aussi pourrait-on dire que l’amateur s’imprègne de l’émotion de l’artiste mais n’en recherche pas les sources.
Les dilettantes que j’appellerai incomplets ne subissent pas réellement l’empire des œuvres artistiques qu’ils vont applaudir. Ils fréquentent les concerts pour des motifs très divers qui ne témoignent pas tous d’un désir réel de s’approcher du beau. Vous les connaissez tous, ceux qui vont au concert par snobisme, par esprit de charité, par instinct religieux, par esprit de clan, c’est-à-dire pour rencontrer des connaissances, pour se distraire, pour s’instruire, par patriotisme, par vanité, pour se faire voir, pour accompagner sa famille, pour admirer ou blâmer le costume de la chanteuse, et parfois aussi pour bercer un sommeil réparateur. Le lecteur connaît comme moi les amateurs pédants, arrogants et prétentieux qui sont qualifiés de fins connaisseurs parce qu’ils possèdent une belle bibliothèque. Ceux-là ne peuvent pas, évidemment, contribuer au progrès de l’art, mais il existe heureusement aussi des amateurs méritant leur joli nom, et qui sont des amants de la musique. Leur amour est parfois plus fervent que celui des professionnels. En effet, ils accueillent les productions musicales telles qu’elles se présentent à eux, sans chercher la petite bête. Ils sont reconnaissants à la musique des joies qu’elle leur procure et ils l’acceptent sans résister à son emprise. Les professionnels qui, eux, connaissent toutes les ressources de l’art et sont maîtres des moyens multiples de donner une forme à leurs idées, sont exposés, lorsqu’ils écoutent les œuvres des autres, à s’apercevoir immédiatement de leurs défauts, à découvrir les lacunes, à analyser les manques de proportions, à s’apercevoir des réminiscences, à discuter les harmonies, les rythmes et l’orchestration. La moindre infériorité choque leur oreille avertie. La science risque parfois d’amoindrir la sensibilité. C’est pourquoi les amateurs (les complets) qui naïvement ne cherchent dans la musique qu’une émancipation de leurs essors animiques et un renforcement de leurs instincts, peuvent exercer sur les professionnels une influence bienfaisante. L’artiste a besoin d’être appuyé par des gens qui le comprennent. Pour beaucoup d’entre eux, les conseils d’un ami ou d’une épouse sensible et avertie sont infiniment précieux.
Dans ma prime jeunesse, il existait en Suisse un grand nombre de quatuors d’amateurs et il est regrettable que la radio, par ailleurs si bienfaisante, ait – par les facilités qu’elle offre au public d’entendre beaucoup d’excellente musique de chambre – détruit en partie ce charme de la musique faite entre amis, et paralysé les efforts de nombreux dilettantes. Cette coopération de tempéraments et de comportements musicaux divers rapproche les amateurs de musique de chambre comme elle les rapproche de la musique. Elle oblige les instrumentistes – ou les chanteurs – à écouter les sons émis par les autres tout en produisant les leurs et à sacrifier les effets particuliers pour assurer l’harmonie générale. Entendre la musique est un doux plaisir, mais en faire, c’est une véritable volupté. Pour me résumer, je répéterai que l’amateur éclairé, conscient de son rôle et chercheur de progrès peut exercer sur le développement de l’art une influence plus puissante encore que celle exercée par l’artiste créateur. Celui-ci, au cours de son activité, n’obéit souvent qu’aux commandements de l’instinct. Il est entièrement et longuement possédé par l’œuvre à créer, puis il s’en désintéresse, une fois qu’elle est terminée. Tandis que l’amateur la rumine et souvent reste obsédé par elle, ce qui prolonge son existence et entretient son ardeur.
En Suisse romande, les sociétés d’amateurs sont très nombreuses et font actuellement une active concurrence aux groupements de professionnels. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Probablement l’un et l’autre. Mais il conviendrait tout de même d’établir une distinction entre les sociétés qui, avant de se présenter au public, se sont soumises à une instruction longuement et régulièrement poursuivie, et celles des dilettantes ignares groupés uniquement pour s’amuser entre copains. Ne faudrait-il pas éviter de faire, dans certains journaux, juger leurs productions par des critiques poussant la politesse et la camaraderie à l’extrême ? Est-ce à dire qu’il faudrait faire passer à ces groupements des examens sévères ? Ce serait peut-être un peu exagéré. Mais, tout en encourageant les jeunes, il ne faut pas oublier que les louanges dithyrambiques de certains essais de comédiens inexpérimentés ne font qu’enrayer le progrès et fourvoyer le public. Combien de virtuoses de talent n’ont-ils pas été victimes du succès de complaisance ? Avant de se hasarder à se présenter devant le public pour jouer une sonate de Beethoven, ne faut-il pas tout de même avoir pris des leçons de piano ?
Pour étendre le rayonnement de l’art les artistes ont besoin du concours d’amateurs éclairés ne désirant pas des succès personnels. Un grand nombre de ces derniers – naïfs chercheurs de beauté et d’idéal – sont prêts à encourager les professionnels pour l’entretien du « feu sacré », pour chasser des esprits les préoccupations sombres et pour puiser dans la beauté et la vérité une consolation apaisante, une animation et un espoir durables.
Il y a certainement une grande divergence d’idées et de sentiments entre la Romandie et l’Alémanie et aussi entre des cantons parlant la même langue. Cela tient au caractère même de leur configuration, qui influe sur les mœurs, sur l’allure et le langage des habitants. L’aspect rude et sévère de la montagne, la douceur ou la mélancolie de certains lacs ou le coloris spécial des campagnes agissent évidemment sur le tempérament et la tournure d’esprit des populations. Dans un même canton ne perçoit-on pas parfois une différence entre les accents de villages séparés les uns des autres par une simple route de frontière ? C’est le cas à Fribourg où tel quartier parle l’allemand, l’autre le français. Cette différence amène fatalement dans la vie matérielle et spirituelle de notables divergences. L’unité est cependant conservée grâce à la volonté unanime de servir le pays, de le défendre en cas de danger et de l’honorer comme de le chérir. Il existe une sorte de complicité entre cet amour et le désir de toute la nation de faire collaborer les esprits, les vouloirs et leurs formes et forces diverses. Du point de vue artistique, cette diversité est réjouissante, mais dans certains cas, elle peut être regrettable lorsqu’interviennent l’amour-propre ou l’envie. Chacun de nos cantons tient naturellement à conserver sa personnalité, mais il existe malheureusement des gens qui ne cherchent pas à comprendre la personnalité des autres, ni à établir des comparaisons propres à amener des progrès durables.
Nous ne pouvons en effet nous rendre complètement compte de nos défauts que si nous nous appliquons à comparer nos actions à celles des autres. Si nous voulons progresser, il est par conséquent nécessaire de multiplier les occasions de renforcer notre activité en observant celle de ceux qui poursuivent le même but que nous. Ce but ne pourra être complètement atteint que lorsque nous serons parvenus à explorer tous les chemins qui nous y peuvent conduire. À nous alors de choisir les plus directs et les plus sûrs. Il est toujours imprudent de marcher à l’aveuglette et aussi de nous contenter aujourd’hui de ce qui nous a contentés jadis. Nous avons su trouver d’excellents moyens de progresser et nous y sommes parvenus. C’est très bien. Mais, dès que nous traitons ce progrès accompli comme un point d’arrivée, nous avons bien des chances de reculer. C’est pourquoi nous avons tout avantage à examiner ce qui se passe autour de nous et à nous inspirer des formes directes que dictent les différences raciales. Il suffit parfois d’avoir lu un roman étranger pour que notre style varie de tonalité et l’on ne saurait assez vigoureusement souligner les bienfaits de certaines traductions littéraires. Les concours nationaux fondés par le Conservatoire de Genève ont créé une émulation salutaire, ainsi que les festivals de Lucerne. Ne pourrait-on pas fonder un comité central qui, de temps en temps, demanderait aux artistes de chez nous de traiter chacun un même sujet imposé, de façon à ce que le peuple suisse puisse plus nettement se rendre compte des nuances variées d’expression de nos trois races ?
Un compositeur écoute une œuvre étrangère et la déteste. Il ne se doute pas qu’au fond il en profite. C’est en effet en se trouvant en face des erreurs des autres que l’on a le plus de chance de les éviter soi-même. L’étude d’un art se base presque entièrement sur la curiosité. Celle-ci oriente le jugement et influe sur les moyens d’expression à la suite d’une adaptation inconsciente. Le style d’un étranger affirme des qualités créées par son climat, par ses traditions, par les sonorités de sa langue, et les vibrations d’une vie spéciale. Il ne faut pas, naturellement, quand ce style nous émeut, que nous cherchions à le copier. Mais l’émotion qui nous pénètre augmente le nombre et la qualité de nos forces personnelles.
Il existe donc des oppositions qui ne sont pas agressives et destructives. Elles sont presque toutes susceptibles d’éveiller notre esprit d’émulation, de fortifier notre instinct de défense et de susciter de vivifiantes réactions propres à renouveler les formes de nos pensées. De même que, dans certains ménages, les divergences de tempéraments provoquent parfois des querelles mais contribuent à faire délicieusement apprécier les moments d’accalmie et de reharmonisation de l’être, de même les conflits entre des sensations et des sentiments opposés font naître chez les artistes des émotions nouvelles et des apaisements réconfortants… Du point de vue pédagogique, ce sont souvent les instituteurs doués d’un tempérament absolument différent du nôtre qui exercent sur notre évolution artistique la plus heureuse influence.
Nos sociétés de chant voyagent parfois et font connaître à nos confédérés notre façon de vivre et de nous exprimer. Cette connaissance de notre caractère peut amener quelquefois certaines modifications dans le style de leurs interprétations et, en tout cas, elle éclaire les auditeurs sur le véritable état de leurs propres capacités. Il serait certainement très utile qu’à la fin de leurs études nos musiciens aillent passer quelque temps en Alémanie pour agrandir leur champ d’expérience, comme l’ont toujours fait les artistes peintres en visitant l’Italie. Il ne s’agit pas de chercher à changer notre manière de nous exprimer, mais la révélation de formes nouvelles et celle de nos déficits enrichit notre personnalité sans le moins du monde en altérer l’essence. Ne rentrons-nous pas toujours fortifiés d’un séjour à l’étranger ? Il serait bon aussi de faire figurer dans nos concerts davantage d’œuvres de nos confédérés et de demander à ceux-ci d’agir de même ? La Radio nous fait entendre beaucoup de leurs chants populaires, mais nous ne connaissons que fort peu leurs grandes œuvres lyriques, en tout cas beaucoup moins que celles des pays étrangers. Il en est de même au théâtre… Il serait intéressant aussi qu’une chorale autochtone invite, de temps en temps, une société rivale à assister à une répétition générale où elle présenterait le résultat de ses études de la saison, et cela en lui demandant la réciprocité. Il y aurait là pour chacun de ces groupements un bénéfice certain, car cette interpénétration que je préconise entre les instincts esthétiques de nos cantons est nécessaire aussi dans chaque canton isolé. Elle établirait un contact plus intime entre les classes populaires et les aristocrates de la pensée. Toutes nos grandes manifestations artistiques sont réservées aux citoyens fortunés que n’inquiète pas le prix élevé des places. J’ai eu le privilège de m’initier à la vie des habitants de Entkoven, la cité-jardin hollandaise fondée par Philips. Dans ce petit paradis, les ouvriers assistent gratuitement, chaque semaine, à de grands concerts et, dans des salles claires, décorées par les meilleurs peintres, les enfants sont quotidiennement initiés à l’art. Sans doute nos enfants suisses jouissent-ils d’une éducation excellente, beaucoup plus complète, plus logique et plus humaine que celle qu’ont reçue leurs ancêtres, mais j’ai l’impression qu’on ne s’occupe pas suffisamment du développement de leurs facultés artistiques. On ne leur apprend pas à juger et surtout à aimer la beauté. Il est incontestable que l’art est le seul conducteur à l’harmonie, individuelle et collective, de l’humanité. Il n’y a pas deux sortes d’art, un pour l’aristocratie, l’autre pour le peuple. Si ce dernier n’en apprécie que les formes élémentaires, et parfois vulgaires, il importe de faire son éducation. Les hommes de toutes les classes aspirent à un idéal qui est de s’isoler de n’importe quelle façon de la matière pour oublier leurs ennuis et leurs désespoirs. Le devoir des artistes comme des dilettantes est de chercher tous les moyens possibles de mettre un art épuré et foncièrement humain à la portée de toutes les catégories de citoyens. Ils ne peuvent y parvenir qu’en supprimant ou diminuant les obstacles d’ordre financier qui empêchent le peuple de participer aux fêtes de l’intelligence et de la sensibilité. Un de ces moyens est de lui offrir gratuitement des spectacles et des concerts de valeur, propres à éveiller ses facultés émotives et à éclairer son jugement.
Pour vivre sa vie telle qu’on l’entend et la désire, on a recours consciemment ou inconsciemment à des aides. Dès qu’un homme veut réaliser ses vouloirs, il a besoin d’être soutenu par d’autres hommes ou par le temps et les circonstances. Lorsque quelqu’un parvient au but qu’il s’est proposé d’atteindre, il arrive rarement qu’il y puisse parvenir tout seul. Une quantité d’appuis le soutiennent pendant sa course, souvent sans qu’il s’en doute. Tantôt, il sollicite un secours, tantôt le secours s’offre spontanément, tantôt aussi néglige-t-il ou refuse-t-il par pudeur de le demander. C’est souvent après les manifestations d’une généreuse entr’aide que l’on s’aperçoit de sa valeur. Tout homme a besoin d’une protection, d’un encouragement et d’un « coup de main ».
Celui qui aide son prochain éprouve parfois un singulier plaisir à lui rendre service et révèle ainsi son égoïsme. Il se félicite de sa générosité et n’hésite pas à la signaler à ses amis et connaissances. Il se heurte parfois à des refus de ceux qu’il veut secourir, car il existe beaucoup d’individus qui ne veulent pas être aidés, telle la Martine de Molière qui crie à son libérateur : « Et s’il me plaît d’être battue ! »… C’est qu’il ne suffit pas de vouloir aider quelqu’un, il faut encore trouver la manière délicate de s’y prendre et agir de façon à ce que la personne qu’on oblige ne rougisse pas d’être aidée. D’autres personnes refusent tout appui par timidité ou par orgueil. D’autres acceptent d’être aidés, mais interprètent mal les raisons de ce secours, les trouvent ostentatoires et n’en sont pas reconnaissants. Il existe même des individus qui ont reçu le secours d’un ami et qui, dans la rue, se précipitent sur le trottoir opposé pour éviter de le saluer. Il existe d’autre part beaucoup d’hommes généreux, toujours prêts à aider leurs prochains, qui s’y prennent d’une façon maladroite. Ils ne se mettent pas à la place de ceux qu’ils favorisent de leur générosité. Ils manifestent trop ouvertement leur pitié à ceux qu’ils voient malheureux. Or personne, je crois, n’aime à être plaint, sauf ceux qui se plaignent dans le but d’être aidés. D’autres donateurs ne trouvent pas les mots qui consolent et leur pitié s’affirme d’une façon méprisante ; leur inconsciente maladresse blesse ceux qu’ils voudraient soutenir. C’est ainsi que pour aider un infirme qui, pour marcher, a besoin de deux cannes, certains maladroits lui font perdre l’équilibre en soulevant fraternellement et énergiquement les mains appuyées sur les bâtons.
Nous pouvons nous aider nous-mêmes en nous forçant à ne pas avoir continuellement la plainte aux lèvres. L’homme fort et courageux ne souffre pas de ses insuccès, le faible perd son temps à se lamenter et parfois il s’en rend compte, mais il éprouve une certaine jouissance à se plaindre. Il ne cherche pas non plus à trouver dans la vie des moyens de se sentir aidé. Il les trouverait dans la famille, dans le travail, dans la musique, dans l’amitié, dans la religion et aussi dans la recherche d’occasions d’aider lui-même les autres dans la mesure de ses moyens. Chaque jour nous apporte une quantité de façons propres à nous donner la force de vivre sans peur et de supporter nos chagrins. L’aide de la lecture est particulièrement bienfaisante et l’on éprouve un réconfort certain à constater que toutes les angoisses que nous éprouvons l’ont été aussi par d’autres mortels. Puis la lecture d’un ouvrage où sont décrits des personnages épris d’idéal et triomphant de toutes les angoisses grâce à leur volonté, ne stimule-t-elle pas toujours nos qualités d’énergie et de patience ? Si nous jetons un regard sur notre entourage, nous constatons que tous les hommes ayant réussi dans leur carrière ont été aidés d’une façon ou d’une autre soit par des événements, par des conseils d’amis, soit par des appuis matériels. Ils trouvent souvent cette aide en eux-mêmes, en leurs facultés de réflexion, de comparaison et de volonté. Nous sommes aidés dans notre vie courante, souvent laborieuse, par notre amour-propre, notre esprit de défense, notre besoin d’ordre, notre amour de l’art, de la science ou de la nature, par la religion, par l’esprit de famille, par la confiance en l’avenir et l’ardent désir de servir nos semblables. Le citoyen est aidé par son amour pour le pays, le gouvernement par la confiance des citoyens. Dans notre vie de tous les jours, nous trouvons une quantité d’aides en apparence peu efficaces mais sans lesquelles nous aurions de la peine à remplir nos tâches diverses. Je citerai au hasard les aides accordées au travailleur par l’estime de son patron, par l’amour de ses enfants, par l’ambition de devenir un jour patron lui-même. Le journaliste est aidé par le dictionnaire Larousse, le chef d’orchestre par ses musiciens, les musiciens par leur chef, l’œuvre sonore par l’orchestration, l’instrument par la valeur du virtuose, le tableau par la lumière, la science par la mémoire, la santé par le sport, le député par son secrétaire, la politique par l’ambition ou la conviction, la joliesse des dames par les instituts de beauté, le vieillard par ses souvenirs, les jouvenceaux par leurs espoirs et leurs amours. Même les animaux nous apportent aussi, sans le savoir, une aide précieuse grâce à leur présence et souvent par leur fidélité. Le chien, par exemple, songe certainement à nous rendre des services. Quant au chat, il n’y songe guère et il me semble l’image même du parfait égoïste. Il est beau, mais ses airs méprisants m’irritent, ainsi que sa façon de fermer les yeux quand on lui apporte l’aide d’une caresse. Il manque de volonté, mais il est tenace dans ses habitudes ; il a l’air de réfléchir mais ne révèle pas ce qu’il pense. Il existe de même des hommes qu’on trouve beaux et intelligents mais dont on méprise le caractère. J’ai peine à comprendre qu’un véritable artiste puisse mener une vie différente de celle qui anime ses œuvres. Il semble si évident que tout créateur doit éprouver le désir non seulement d’être aimé et admiré, mais encore d’aider les autres en leur apportant la sagesse et la beauté.
On parle beaucoup d’entr’aide à notre époque bouleversée et les entreprises charitables se multiplient d’une façon réconfortante. Chaque semaine, des personnes généreuses aux noms connus ou inconnus cherchent à récolter le plus grand nombre de signatures pour lancer une entreprise de charité. Mais, au fond, nous nous demandons quelquefois si vraiment notre signature est nécessaire ? Beaucoup d’entre nous éprouvent une sorte de satisfaction intellectuelle et animique à rester isolés quand ils cherchent à aider les gens. Nous aimons être les premiers et les seuls à lancer une idée. Si ce n’est pas le cas, notre intérêt faiblit. Ne peut-on même pas discerner parfois chez les gens les plus charitables un petit grain d’amour-propre et même de dépit lorsqu’ils voient d’autres personnes lancer un appel confraternel. « J’aurais dû y penser », se disent-ils, et ils ont raison de se le dire. Mais notre existence se déroule sous l’influence de courants qui, bien souvent, nous entraînent dans des chemins divers et nous ne savons lequel nous devons suivre. Plusieurs routes se présentent à nous et, si nous nous engageons au hasard dans l’une d’elles, nous la suivons en oubliant qu’il en existe d’autres. D’autres fois, nous allons à l’aventure et voilà tout à coup un poteau indicateur qui nous indique le bon chemin. Dans chacun de ces cas, nous sommes aidés par le hasard, par la providence ou par l’avertissement de nos prochains ; quelquefois aussi l’aide vient de nous-mêmes, de notre clairvoyance, de notre esprit de déduction et de notre volonté.
Il existe aussi des malheureux qui – quoique aidés par leur famille, quoiqu’aidés par les circonstances – ne parviennent pas à mener une existence exempte de soucis, à faire de bonnes affaires, ou à obtenir du succès dans le domaine artistique. Alors, furieux de n’avoir pas réussi, ils en veulent à ceux qui les ont aidés.
La danse et la musique ont à toutes les époques été associées. Cette union s’est cependant singulièrement relâchée au cours du siècle dernier. Avant d’exposer mes idées sur l’état actuel de l’esprit du public d’aujourd’hui et sur son attitude devant la chorégraphie à la mode, je tiens à dire quelques mots sur les divers genres de musique animée. La musique dite champêtre n’a pas d’autre but que celui d’éveiller des sentiments d’allégresse à l’aide de fortes accentuations mélodiques sans aucune recherche d’ordre harmonique. Elle opère comme un excitant et ne possède aucun pouvoir de nature sentimentale. Elle se contente d’émoustiller nos jambes et de régler leurs mouvements comme le font les tambours et les tambourins. La musique religieuse, d’allure lente et paisible varie peu ses moyens d’expression dynamique et s’applique, à l’église, à instaurer le calme dans nos organismes et à éveiller nos aspirations à un idéal suprahumain. Imitant et parodiant les rythmes originaux, trépidants et suggestifs des nègres, la musique de jazz européenne poursuit avec ardeur le but de stimuler nos agitations et de développer nos instincts sauvages. La musique de ballet telle qu’on l’entend dans les théâtres d’opéra, cherche à faire admirer la légèreté et la grâce des mouvements corporels sans aucun souci d’émotion et de réflexion. Parfois, elle vise au lyrisme, mais n’inspire pas aux danseurs le désir d’exprimer une pensée et un état d’âme. Certains danseurs, pourtant, essaient de le faire mais, faute de sensibilité, ils se servent pour cela d’attitudes et de gestes conventionnels, avec une évidente préoccupation de l’effet. Ils expriment les sentiments d’une façon emphatique qui, souvent, fait sourire les spectateurs avertis et exaspère les musiciens. C’est du faux lyrisme et parfois les compositeurs, en les voyant évoluer, ne reconnaissent pas leur œuvre. Isidora Duncan, la célèbre rénovatrice de la danse, excellait dans l’art de traduire les émotions, mais comme elle n’était malheureusement pas musicienne, la plus suggestive des musiques classiques et modernes ne devenait pour elle qu’un accompagnement. Je me souviens que, dans un spectacle de gala au Trocadéro, à Paris, le programme annonçait un numéro de danse de l’illustre artiste et que, par suite d’une erreur de numérotation, l’orchestre Lamoureux, au lieu d’attaquer la musique qui devait inspirer Isadora, joua l’ouverture des Maîtres chanteurs. Cela n’empêcha pas la vedette d’exécuter sa danse, sans se douter de l’erreur qu’elle commettait ! Rentrée dans la coulisse, elle s’exclama avec fureur : « Qu’est-ce qu’ils ont donc, ces crétins ? les voilà qui continuent à jouer alors que j’ai fini !… » Par contre, Isadora excellait dans l’art plastique sans musique, c’était sa musique personnelle qu’elle interprétait et ses mouvements, logiquement mesurés et scandés, se succédaient harmonieusement avec émotion et une souveraine simplicité. Quelques ballerines de l’Opéra de Paris ont cherché parfois à l’imiter mais n’ont réussi qu’à la caricaturer. M. Rouché, directeur de ce théâtre, avait, dès les premiers jours, adopté mon système éducatif, mais les maîtresses de ballet se trouvaient lésées dans leur amour-propre et se moquaient des rythmiciennes. L’une de ces maîtresses me disait : « Ce que je n’aime pas chez vos élèves, c’est que souvent elles dansent tantôt plus vite, tantôt plus lentement et ne savent pas se maintenir strictement en mesure ! » Et le maître de ballet, M. Staats, homme du reste très intelligent, m’avoua un jour qu’il ne pouvait se servir des rythmiciennes « parce qu’elles étaient trop personnelles ! » Et il ajoutait : « Je considère mes ballerines comme des marionnettes dont je tiens tous les fils. »
L’éducation musicale a pour but – mais souvent elle le perd de vue – de révéler aux élèves les relations étroites qui doivent exister entre les mouvements du corps et ceux de l’âme, entre les sensations, les sentiments et les émotions (musica). Cette connaissance replace la danse, au sens le plus élevé du mot, au niveau supérieur où la situèrent les anciens philosophes Platon, Socrate, Lucien et, au siècle dernier, Noverre. Il m’a toujours semblé que l’étude de la danse devait faire partie intégrale de l’éducation de l’homme. Notre corps doit être la belle maison mouvante qu’habitent nos sentiments et nos vouloirs et dont les parois sonores tressaillent sous l’action des vibrations constamment renouvelées de nos émotions, de nos désirs de beau et de bien et de nos appétits de vie. Mais pour éviter que des gens inintelligents confondent la vraie danse avec le divertissement d’ordre physique que constitue l’exercice de la polka, de la valse et du quadrille, ou encore des évolutions conventionnelles du ballet classique théâtral, il faudrait les obliger à faire des expériences d’ordre moteur et sentimental, car les explications ne suffisent pas à convaincre les bêtas. Les intuitifs, les purs, les sagaces comprendront ce que je veux dire. Si des snobs ou des retardés confondent le but avec les moyens, ceux qui pensent à demain et au perfectionnement des facultés d’expression et de création n’ont pas à s’inquiéter de l’opinion de gens affligés d’un jugement étroit qui croient que l’éducation technique d’un danseur de ballet suffit pour en faire un artiste sensible. Toute technique doit être complétée par l’étude de cette danse intérieure qui rythme nos sentiments et nos émois. Il en est du reste de même de l’instruction scolaire conventionnelle qui ne suffit pas à façonner des élèves émotifs et pensants, et qui – dans le domaine musical – a la prétention de croire et d’affirmer que des exercices digitaux suffisent à transformer un apprenti pianiste en un artiste complet. Le but de toute éducation est de mettre les élèves, à la fin de leurs études, à même de dire non seulement : « je sais », mais aussi « j’éprouve ». Les professeurs, après avoir développé les facultés sensitives et l’imagination des élèves, ont pour tâche d’éveiller en eux le désir impérieux de s’exprimer et d’indiquer les multiples façons de le faire.
Pour en revenir à notre sujet, il me semble par conséquent que soit les musiciens soit les danseurs ont encore grand besoin de travailler ensemble pour résoudre le problème de l’alliance des sons et des gestes. Et l’on se demande si le type de la musique corporelle ne doit pas différer complètement de la musique pure et si nous ne devons pas retourner en arrière vers le point d’interrogation que nous présentent les belles périodes égyptiennes et grecques et fonder directement la base d’une renaissance musico-plastique sur l’effet primitif des instruments à percussion et sur la mélodie non harmonisée. Un de mes amis, musicien de haute valeur, m’écrivait l’autre jour que dans certaines interprétations plastiques, les mouvements corporels lui masquent la musique, et que dans d’autres ils la lui gâtent, et cela parce que ces musiques présentent souvent un sens complet par elles-mêmes, de sorte que l’interprétation plastique revêt le caractère d’une superposition plutôt que d’une pénétration intime… Sans doute ! lui répondis-je, il n’existe pas de musique « non » écrite spécialement pour le corps qui puisse d’un bout à l’autre supporter une interprétation corporelle. Et, si dans mon institut – au cours des leçons et auditions – nous interprétons parfois des fragments d’œuvres non spécialement destinées à être dansées, ce n’est que dans un but pédagogique, pour nous assimiler plus complètement ces musiques, pour nous imprégner d’elles, pour communier avec elles, pour nous régénérer. Mais nous aspirons à en interpréter d’autres dont les auteurs, en les écrivant, ont pensé à l’instrument idéal qui est le corps, et en ont étudié toutes les ressources. Cependant, il est à prévoir que le public sera au début plus désorienté encore qu’il ne l’est maintenant. Les spécialistes de la musique pure s’attacheront plus énergiquement que jamais au rocher des sons pour s’isoler des vagues qui le battent. Je connais des peintres que la musique continuera à gêner, pour d’autres raisons. L’émotion que leur inspirent les attitudes corporelles est amoindrie par ce qu’ils appellent « l’accessoire sonore », pour eux sans portée émotive. Dans le domaine même des arts spécialisés, certaines associations esthétiques ne sont pas tolérées par tous les artistes. Il existe des sculpteurs voués au culte de la forme incolore et qui ne peuvent supporter la vue d’une statue polychrome, et même des musiciens de la toute nouvelle école qui n’aiment pas les sons « socialisés » (j’entends les unissons orchestraux) et auxquels toute doublure instrumentale produit une impression choquante, parce qu’elle détruit le caractère particulier des instruments.
Il est évident que l’original musicien Stravinski a raison – à un certain point de vue – de désirer que dans l’orchestre, chaque instrument ait son mot individuel à dire et n’intervienne qu’autant que la pensée de l’auteur réclame impérieusement son timbre particulier. J’estime que dans le groupement plastique des individus en vue d’une interprétation artistique collective, il est également indispensable qu’un rôle distinct soit réservé à chaque chef de groupe doué d’un tempérament original. Mais il ne peut exister de groupement sans cohésion, sans discipline, sans affirmation collective, sans stylisation. Et dès qu’un auteur veut exprimer une émotion, ou extérioriser une conception esthétique à l’aide d’un groupement d’interprètes, il importe que ceux-ci possèdent chacun la souplesse nécessaire pour se produire tantôt en solistes, tantôt en serviteurs de l’ensemble. Toute affirmation individuelle gagne à être amplifiée par l’appoint de volontés collectives consentantes. Du point de vue sonore, le timbre des instruments se trouve modifié, renforcé et socialisé ; du point de vue plastique, la ligne se trouve agrandie et stylisée.
Je pense que ce n’est que dans quelque temps, après des expériences nombreuses, que naîtra un sens spécial pour la fusion des sensations plastiques et auditives simultanées. J’ai beaucoup tâtonné, je tâtonne encore, et, hélas, combien tâtonnerai-je jusqu’à la fin de mes jours pénibles ? Mais j’ai déjà complètement renoncé à la « petite histoire » que se racontent les danseurs pour provoquer la transposition de la musique en mouvements. Pour moi, le rôle de l’interprète danseur consiste à modeler tout ce qui est plastique en musique, le phrasé, le rythme, les contours mélodiques, l’enchaînement harmonique même, tout en éprouvant musculairement les divers dynamismes musicaux et en s’appliquant à les rendre visibles. Toute musique surchargée d’ornements perd de sa simplicité plastique et ne se prête pas à l’interprétation corporelle, sauf peut-être celle qui cherche à rendre de grands phénomènes naturels comme les vagues, le vent dans les blés, etc., que peuvent admirablement évoquer des groupes d’acteurs agissant polyrythmiquement. Il existe, de plus, des morceaux de musique qui sont écrits pour faire danser, telles les pavanes, courantes, etc., et je trouve exagéré de prétendre, comme certains critiques d’art, que ne doit être dansée aucune pièce de musique écrite par Bach, parce que celui-ci était un surhomme dont la pensée dépasse le cadre qu’il lui donne. Il n’est pourtant pas une de ses œuvres qui ne soit animée d’un suggestif mouvement.
Je sens nettement que si les artistes et le peuple se développent dans le sens que j’indique, il arrivera fatalement que les danseurs n’interpréteront que des musiques écrites spécialement pour le corps. Celles-ci devront être inspirées directement par le souvenir de sensations musculaires, de combinaisons de lignes, d’impressions visuelles et de sentiments élémentaires et spontanés. À l’esprit alors de styliser ces derniers, et à la fantaisie de les colorer. En ce moment, l’art ne court-il pas le risque de sombrer dans l’anarchie ? En ce qui concerne la danse, ne voit-on pas le public se ruer à des spectacles d’amateurs composés et interprétés sans goût ni science, sans souci d’ordre et de style, et ne pas faire de différence entre les programmes de circonstance et ceux qui sont vraiment artistiques ? Il ne faut pas non plus considérer uniquement les spectacles en temps de guerre comme de précieux incitateurs à la charité. Le contact avec les œuvres de style est un purificateur des personnalités et, même à notre époque troublée, le public musicien devrait aller assister à un concert dans d’autres conditions d’esprit que celles que peuvent lui suggérer la majeure partie des festivités d’aujourd’hui organisées par des amateurs. Celles-ci sont souvent conçues dans un style qui nous reporte à cinquante ans en arrière. Nous l’avons constaté dès le début des terribles hostilités actuelles. Mais, petit à petit, nous nous ressaisissons et cherchons à progresser, et nous nous efforçons de retrouver la plénitude de nos fonctions vitales, comme de réagir contre le trouble momentané de nos fonctions animiques. Dans l’art, il n’y a pas seulement des jouissances esthétiques, il y a en outre une large part d’éducation. L’art est fait d’équilibre, ne l’oublions pas. Il importe donc que nos études artistiques soient poursuivies avec opiniâtreté, car ce sont elles qui assurent la continuité des progrès intellectuels et psychiques de la race.
La question « Radio » est à l’ordre du jour. On s’y intéresse dans tous les milieux, à la campagne comme à la ville, dans les ateliers comme dans les salons, dans les écoles primaires comme à l’université. C’est qu’en réalité, ce nouveau mode de communication directe entre l’art et les hommes est de nature à favoriser singulièrement le développement du sens esthétique. Il favorise aussi celui de l’esprit social ; comme du reste il facilite la propagation des découvertes scientifiques ou humanitaires. On m’a demandé de divers côtés quelle est mon opinion sur cette Radio si diverse et si complexe. Cette opinion ne peut être que celle d’un vétéran dont la seule préoccupation et la seule ambition ont toujours été d’encourager le progrès de l’art musical et de faire les efforts propres à en assurer la continuité. Un vieux dicton affirme qu’« il ne faut pas souffler plus haut que le nez », c’est pourquoi je ne tiens pas à parler ici de l’influence générale exercée par la Radio, et je me confinerai dans le domaine spécial de l’art et de la pédagogie. J’insisterai particulièrement sur la façon de développer le goût du beau et du vrai dans les milieux populaires grâce au précieux concours des ondes.
Ce qu’on appelle le goût est la résultante de nos activités sensorielles, intellectuelles et sentimentales associées. C’est ainsi qu’en musique notre nature transformée par l’éducation nous permet d’apprécier la différence entre le rythme et la mesure, entre les diverses qualités d’ordre dynamique et agogique des vibrations sonores, entre les timbres et les harmonies. Il existe malheureusement beaucoup de gens qui confondent la musique avec le bruit, la puissance avec la brutalité. La prédilection que manifestent certaines personnes pour des œuvres à mon avis inférieures et choquantes, me paraît condamnable, mais ce n’est pas mépriser le peuple que de lui signaler ses erreurs. Il n’a pas toujours eu l’occasion d’être initié à la beauté et à la musique pure, on ne peut donc lui en vouloir si parfois il les méconnaît. Or, son éducation ne peut se faire que grâce à l’audition répétée des œuvres et à des explications dénuées de termes techniques, à des images de la vie courante, à des appels à des émotions primaires. Il faut éviter que – par un défaut d’ordination et d’équilibre – un programme nous impose une sorte de bouillabaisse sonore uniformisant nos instincts et détruisant notre sentiment inné des nuances. L’audition d’une succession d’œuvres musicales de styles différents doit par conséquent être préparée par des commentaires suggestifs. Il est illogique que l’on fasse succéder immédiatement à l’audition de la 9e symphonie celle d’un jazz pseudo-américain, sans établir par quelques propos explicatifs une habile transition entre deux styles évidemment opposés. L’enchaînement des divers numéros réclame impérieusement une certaine connaissance des lois de la physiologie, car entre des actions de natures diverses, il faut que l’on nous accorde le temps de respirer. Notre compatriote, Mlle Lily Merminod offre aux enfants des conférences admirables sur la musique et les compositeurs, et les tout petits les écoutent avec une touchante attention et un enthousiasme significatif. Elle explique les auteurs classiques et – sans phrases – signale leurs qualités d’imagination, leurs convictions, leur langage d’une façon si séduisante et si imagée que, devenus adolescents et adultes, les enfants continueront à aimer les œuvres qu’on a cherché à leur faire comprendre et les auteurs dont on leur a raconté la vie. L’exemple de Mlle Merminod devrait être suivi et la Radio me paraît désignée pour propager ce mode d’initiation à la musique. Elle mérite du reste tous les éloges pour ses constantes tentatives de perfectionnements de tous genres. Je dois dire en toute sincérité que l’élaboration des programmes, sans cesse changeants, témoigne de la part des directeurs et organisateurs de la radio d’un travail intense sans cesse renouvelé et inlassablement poursuivi. Les speakers s’acquittent de leur tâche difficile avec une vive intelligence. Quant aux efforts effectués par les chefs et les musiciens de notre merveilleux orchestre pour nous initier aux œuvres des meilleurs compositeurs de tous pays, ils sont simplement prodigieux. Sans la Radio, nous resterions actuellement isolés de l’ensemble des réactions humaines, des pouvoirs et des vouloirs des artistes de tous les pays. Mais il nous semble qu’elle peut progresser encore. C’est bien, du reste, ce qu’elle désire. Je souhaiterais personnellement, qu’aimant le peuple et cherchant à lui plaire, elle cherche davantage encore à l’instruire et à former son goût. Et quand il se trompe, à lui expliquer clairement le pourquoi de son erreur. On lui offre des auditions spécialement destinées à le distraire et à l’amuser, c’est très bien. Mais ne faudrait-il pas aussi trouver les moyens de l’intéresser à des divertissements d’un genre plus relevé, en s’appliquant à faire vibrer en lui des cordes plus sensibles et à lui révéler des formes moins conventionnelles ? Il est tout à fait naturel que les productions de Tino Rossi plongent dans le ravissement un public ingénu, mais qu’elles agacent aussi beaucoup d’auditeurs par leur mièvrerie et par le manque de nuances et d’accents d’une voix du reste fort agréable. Quant aux imitations grossières de style négroïde, elles sont certainement très excitantes, mais s’avèrent incapables d’éveiller en nous aucune pensée, aucun rêve, aucun désir d’idéal. Le jazz authentique nous intéresse parce qu’il nous fait connaître le tempérament des peuples sauvages, mais – puisque nous ne sommes pas des nègres – pourquoi imiterions-nous leurs moyens d’expression ?
Je connais de nombreux hommes du peuple qui – peu initiés à l’art – sont tout de même aussi émotifs que ceux qui ont eu le rare privilège de recevoir une éducation leur permettant de distinguer le laid du beau. Grâce à cette éducation, ces derniers sont devenus capables d’apprécier les procédés propres à élever les sentiments et à styliser la pensée. Les émotifs non éduqués aiment la musique sans savoir pourquoi, les autres reconnaissent la valeur souveraine des nuances, des accents, du phrasé, des rythmes et de la mise en place bien équilibrée des divers modes d’expression. C’est grâce à l’amélioration de leurs instincts qu’ils peuvent apprécier la différence entre les forces primesautières et les forces dirigées, entre la sensibilité et le sentimentalisme, entre la gaîté saine et la trivialité. C’est le rôle de la Radio d’affirmer le sens auditif de la masse, ainsi que celui de la construction et de l’équilibre. Elle y parviendra tout naturellement si elle sait établir logiquement des comparaisons entre les styles et – d’une façon familière, j’entends dans un esprit de saine camaraderie – éclairer la mentalité des auditeurs au moyen d’images simples et claires dégagées de toute prétention littéraire ou scientifique et de tout dogmatisme. La Radio scolaire s’applique avec succès à affiner l’instinct musical des écoliers. Il est dommage qu’à la maison, certains parents ne tournent le bouton que pour des facéties et des tohubohus. Il existe des enfants qui, subissant quotidiennement des négroniaiseries, finissent par s’y habituer. Or l’habitude – dit-on – devient bien vite une seconde nature.
Pour me résumer, j’insisterai sur le fait que le pouvoir de la musique est d’ouvrir aux auditeurs des portes sur l’idéal, de leur révéler des horizons nouveaux, de les fortifier, de les aider à se débarrasser momentanément des soucis de nature matérielle, d’apaiser et de consoler. Il est par conséquent à désirer qu’on limite le nombre des productions trop primaires qui ne font que nous exciter et qui déséquilibrent nos deux « moi », comme le font l’alcool et les stupéfiants. Les hommes intoxiqués demandent à la Radio d’augmenter la dose de ces excitants. Il importe qu’on leur réponde que ce n’est pas nécessaire.
Qu’est-ce qui constitue le caractère de ce qu’on nomme la « mauvaise musique » ? Dans beaucoup de cas, ce n’est que l’affirmation d’un manque de sincérité et de personnalité. La vaine recherche de termes nouveaux, l’imitation des procédés à la mode, les concessions au goût du public frivole, le manque de véritable sensibilité et l’utilisation de tous les moyens factices d’affirmer des émotions non éprouvées, telles sont les caractéristiques des arts inférieurs à leur tâche. La mauvaise musique, par exemple, est celle qui fait semblant d’être bonne et belle, et pour cela se pare des plumes du paon.
Si vous êtes vraiment musicien, vous oubliez tout pour mieux écouter. Si vous n’êtes pas musicien, vous écoutez sans entendre et en pensant à autre chose.
Faute d’imagination, certains jeunes hommes inventent de nouveaux mots pour faire croire qu’ils ont des idées neuves. Mais il y en a d’autres qui n’emploient des mots nouveaux que parce qu’ils ne trouvent dans le langage courant aucun vocable capable de révéler clairement leur pensée. Il est évident que nous devons respecter les enseignements du passé, mais les sentiments éclos en nous à l’heure présente sont respectables aussi. Mon opinion est celle d’un vieux musicien pour lequel les lois de l’harmonie classique sont sacrées, mais qui trouve tout naturel que les émotions d’aujourd’hui se traduisent dans des formes différentes de celles d’autrefois. L’important est qu’elles soient nettement dictées par la pensée d’aujourd’hui.
Combien d’œuvres de jeunes compositeurs sont animées par une intense vie intérieure ! Mais l’agglomération de toutes ces aspirations, de tous ces espoirs, de ces élans, de ces rythmes vitaux ne contentent parfois ni notre cœur ni notre esprit. Question de forme et d’équilibre, et aussi de durée. L’auditeur sensible ne peut s’empêcher de crier : « Ouvrez donc la fenêtre ! »
Le but de l’éducation musicale est d’apprendre aux élèves à écouter, à regarder, à réfléchir, à s’exprimer clairement et à se taire quand ils n’ont rien de très intéressant à dire.
Mesurer ses gestes, en faire comprendre la signification aux instrumentistes, les réchauffer de ses propres ardeurs, modérer leurs élans intempestifs, telle est la tâche difficile du chef d’orchestre.
Il ne suffit pas d’énoncer une pensée claire, il faut encore savoir en entretenir la clarté par des arguments convaincants. Combien de foyers s’éteignent parce qu’on les laisse s’éteindre ! La simple et nette affirmation ne peut pas toujours convaincre définitivement quelqu’un. Pour être entièrement comprise, une idée doit être exposée sous des formes diverses ; de même que la construction d’un tableau ne s’affirme complètement que lorsqu’on l’a contemplé dans des lumières différentes.
Je m’amuse souvent à faire des rêves absurdes, à imaginer des rencontres bizarres, à tirer de faits anodins des conséquences inattendues. Je m’imagine par exemple qu’un Mécène organise une réunion des plus illustres pianistes du monde, qui doivent tous exécuter la même œuvre et je me demande si les auditeurs n’entendraient pas des interprétations totalement différentes, mais dont chacune témoignerait de la plus étincelante technique et d’une intelligence et une sensibilité complètes. Ils se rendraient compte ainsi qu’en musique ce qu’on nomme les traditions n’a aucune valeur, en tous cas qu’une valeur relative. On ne peut promulguer des lois quand il s’agit d’interprétations d’ordre émotif. En effet, les œuvres ne représentent que le reflet de l’auteur et l’affirmation de sa personnalité intime. L’interprète ne peut être le sosie de l’auteur.
Il existe beaucoup d’altruistes convaincus qui travaillent obstinément à faire progresser l’humanité, mais qui se montrent asociaux dans leur famille. C’est pourtant la réunion des individus qui constitue la société. Ce n’est qu’en consultant les hommes en particulier que l’on peut apprécier leur ensemble, de même qu’on ne peut apprécier la valeur d’un orchestre si l’on ne connaît pas la sonorité particulière de chaque instrument.
Un virtuose accompli interprète une œuvre à sa manière et le public le porte en triomphe. Mais cette manière plairait-elle à l’auteur ?
La radio, qui nous offre généreusement tant d’occasions d’écouter de la bonne musique, a malheureusement rendu plus rare la musique « at home » exécutée par les amateurs. Dans la familiarité du foyer, ceux-ci interprétaient régulièrement un soir par semaine des quatuors à cordes ou des trios avec piano : ces exécutions établissaient entre les participants des rapports délicieusement fraternels. Chaque dimanche soir, trois pasteurs près d’Yverdon se réunissaient chez mon grand-père, pasteur violoniste, à Montagny, pour faire de la musique de chambre. À minuit ils se séparaient et marchaient pendant plusieurs heures dans la nuit noire pour regagner leur demeure. Aujourd’hui, le nombre des quatuors familiaux se compte sur les doigts, c’est grand dommage, car la musique que nous interprétons nous-mêmes répond plus directement que par son audition à nos besoins d’évasion du train-train habituel et du plongeon momentané dans l’idéal. Au concert, on écoute les exécutants, chez soi on a en outre le plaisir de s’écouter soi-même tout en écoutant ses partenaires.
Ce n’est qu’en vieillissant que l’on parvient à pénétrer l’âme et l’esprit de nos ascendants. Quand nous étions jeunes, seuls les gestes, les paroles et la physionomie nous impressionnaient ; les sentiments humains nous demeuraient cachés parce que nous ne cherchions pas à les découvrir.
Le musicien complet est celui qui transforme inconsciemment tous les événements de sa vie et de celle des autres en manifestations d’ordre sonore. Tout ce qu’il voit et tout ce qu’il écoute, tout ce qu’il ressent, tout ce qu’il devine devient musique.
Un bon chef d’orchestre doit à la fois pouvoir communiquer ses émotions à l’ensemble des instrumentistes, à chacun de ses musiciens et à un public qui, lui aussi, a souvent besoin d’être orchestré.
Il ne paraît que très peu d’articles sur l’art de la mise en scène. Le public aimerait cependant apprendre comment les metteurs en scène parviennent à affirmer leur personnalité tout en révélant les caractères, en réglant les attitudes des acteurs et la façon de les grouper et de les faire évoluer dans un espace lumineux, comment l’ordre peut être instauré dans le désordre et comment aussi l’ordre peut donner au public l’illusion d’un désordre.
Nous essayons de résoudre un problème, nous n’y réussissons pas du premier coup et tout notre entourage nous déclare qu’il est insoluble. Mais le chercheur convaincu et persévérant parvient à résoudre le problème. Cependant, le public qui a enregistré la première défaite s’obstine à nier l’importance de la découverte.
Il me semble que le journaliste doit avant tout condenser la pensée en le moins de mots possible. Toute idée fondamentale doit pouvoir être formulée d’une façon concise, mais en des termes clairs et évocateurs.
Je connais des infirmes que leur état corporel empêche de réfléchir. Il y en a heureusement d’autres dont l’infirmité éveille et avive leurs facultés créatrices.
Les boudeurs occasionnels sont excusables et vous font un peu pitié. Tandis que les boudeurs opiniâtres nous exaspèrent et nous sentons que notre exaspération leur fait plaisir.
Les progrès des arts ne dépendent pas de ceux d’un public devenu mieux instruit des procédés de la technique artistique. Nous devons ces progrès à quelques créateurs prédestinés qui ont découvert de nouveaux et convaincants moyens d’expression et ont su communiquer leurs émotions à un petit cénacle. Si ces fidèles se groupent étroitement pour lutter contre l’ignorance du public à répandre l’idée nouvelle, ils auront sans doute bientôt à conduire tout un troupeau de moutons de Panurge. Mais l’important est qu’ils leur fraient de nouveaux chemins.
Lorsque quelqu’un nous envoie une de ses œuvres, notre devoir est naturellement d’en prendre connaissance. Puis il faut laisser reposer nos premières impressions et, à la seconde lecture, nous constatons qu’elles se sont modifiées. Le temps est un puissant révélateur des fluctuations de nos esprits mobiles.
Nous connaissons tous des critiques qui, constamment, cherchent la petite bête. C’est plus facile que de réussir à convaincre la grosse !
La musique agit sur nous de diverses façons qui nous révèlent ses rapports directs avec notre sensibilité personnelle. Certains de ses mouvements sonores correspondent plus ou moins à notre état corporel momentané. Les timbres musicaux font vibrer à leur unisson nos fibres auditives. Les développements thématiques sont analogues aux dispositions changeantes de notre esprit et à notre façon de conduire nos idées et de déduire leurs conséquences. La mentalité des auteurs, leurs façons de ressentir et d’exprimer répand une sorte de rayonnement qui envahit notre organisme et pénètre directement dans l’intimité de notre « moi » nerveux, de façon à éveiller notre sympathie ou notre aversion. Pourquoi la voix de tel ou tel individu nous enchante-t-elle dès sa première émission ? Pourquoi êtes-vous agréablement ou désagréablement impressionné par telle mélodie ou telle harmonie ? Il semble vraiment que la musique, ou bien entre entièrement en possession de notre être ou encore, peut-être, crée en nous un sentiment de révolte et s’affirme ennemie de nos dispositions du moment.
Notre cerveau a pour tâche de contrôler et de diriger nos mouvements naturels et le jeu libre et spontané de nos muscles exige le même contrôle. Mais notre organisme ne se compose pas uniquement d’un cerveau et d’un système musculaire. C’est notre système nerveux qui dirige notre vie individuelle, et son éducation a pour but de transmettre nos mouvements vitaux d’un pôle à l’autre pôle de notre être, de faire communiquer entièrement la matière et l’esprit, d’établir l’équilibre entre nos forces volitives et actives. Cette éducation générale une fois terminée, il sera temps d’entreprendre des études spécialisées. Que de pianistes sont gauches dans tous les actes de leur vie, alors que leurs mains possèdent cependant une prodigieuse adresse ! Combien d’entre eux ne savent pas danser et, par conséquent, ne savent pas jouer pour faire danser !… Il faut se méfier des musiciens qui exagèrent la cadence des mouvements corporels en exécutant sur leurs instruments des rythmes musicaux. Le vrai musicien rythmicien ne se laisse jamais aller à des mouvements exagérés… Les arythmiques battent toujours la mesure avec une violence saccadée. Dans la rue, ils lancent leurs bras raidis en avant et en arrière, comme des balanciers. L’équilibre n’est pas en eux. Que de déformations corporelles et spirituelles à la suite des études spécialisées : danseuses évoluant pieds en dehors une fois rentrées dans la coulisse, violonistes bossus, trombones apoplectiques, flûtistes à bec d’oiseau, etc., etc… L’étude des dissociations favorise l’harmonisation des actions nerveuses et musculaires. L’individu ayant acquis une adresse générale se créera ensuite plus facilement une adresse spéciale dans divers métiers, jardinier, horloger, infirmier, etc. Dans tous les domaines, l’éducation générale précédera l’étude de la technique. C’est une erreur de croire que le corps doit travailler avant l’esprit, ou en se désintéressant de l’esprit. Penser un mouvement avant de le faire, c’est provoquer sa plus grande facilité d’exécution…
Les danseuses ayant fait des études de ballet pendant dix ans ne peuvent plus ressentir les bienfaits de la préparation que je préconise. Leurs études spécialisées ont créé dans leur corps des automatismes qu’il est fort difficile de modifier. Les dissociations de bras, d’épaules, de torse ne se feront pas naturellement, car les ballerines sont habituées à des synergies harmonisées et leurs bras ne connaissent que des gestes parallèles, etc., etc. Tandis que la danseuse complètement éduquée accomplira les exercices du ballet classique plus rapidement que celle qui, dès le premier jour, est soumise sans éducation préalable de l’esprit, à des exercices uniquement corporels.
Techniquement, on appelle « plastique » ce qui peut être façonné avec les doigts, ce qui peut être modelé.
Pris dans son sens le plus général, l’expression de plastique s’applique à tout ce qui – pensée ou objets – revêt une forme souple qui n’altère pas les contours, mais au contraire les révèle.
Une phrase musicale est plastique lorsque la mélodie s’en impose par la pureté et la sûreté de ces lignes, lorsqu’elle se développe comme s’étire un élastique, et lorsque les harmonies épousent la mélodie de façon à en modeler pour ainsi dire les lignes. Dans beaucoup d’œuvres musicales, le développement est d’essence mathématique ou métaphysique, le produit direct d’un travail spirituel antérieur. Dans d’autres, chez Beethoven par exemple, la pensée s’affirme d’une façon plus spontanée.
L’éducation musicale doit en même temps éveiller des sensations et des émotions et perfectionner à la fois la vue, l’oreille et le toucher.
Pourquoi certains mouvements corporels satisfaisant notre sens esthétique nous laissent-ils cependant sans émotion, alors qu’ils nous touchent lorsqu’ils sont effectués par un autre individu ? C’est probablement parce que, dans le premier cas, les vibrations nerveuses qui éveillent notre sentiment sont faibles et n’influencent pas notre circulation sanguine. L’individu expressif sent s’émouvoir tous les organes envahis par la houle du sang. Les afflux sanguins assurent des formes visibles à la vie intégrale. Les émotions de l’enfant se manifestent extérieurement d’une façon plus intense et souvent désordonnée s’il n’a pas été soumis à une éducation créant la maîtrise de soi-même. Mais cette éducation ne peut être entreprise qu’à l’âge où les enfants commencent à avoir le sens de l’ordre, du raisonnement et… du ridicule. D’autre part, il y a des bambins dont la timidité réfrène les manifestations émotives et il est nécessaire de combattre leurs inhibitions et de provoquer, sous la forme de jeux captivants, l’extériorisation de leurs sensations musicales et de leurs sentiments.
L’évidente faculté de suppléance des sens n’est-elle pas la preuve de notre incomplète utilisation de nos facultés sensorielles et sensitives isolées (toucher, vision, audition, appréciation de l’espace et du temps, réactions nerveuses, gestes défensifs ou offensifs) sans oublier le sens des nuances et de leurs combinaisons ainsi que l’appréciation des volumes ? Il est rare que toutes nos facultés soient harmonisées, et il est par conséquent nécessaire qu’une éducation intégrale intervienne pour favoriser, en cas d’altération ou cessation d’activité d’un des membres, une plus rapide suppléance des autres. Toutes les nations éprouvent le besoin de nouveaux procédés d’éducation et d’instruction. Entre elles, la Turquie me paraît la plus active et se signale par de très nobles efforts pour sortir de la routine et satisfaire à d’unanimes désirs d’une plus humaine réalisation de l’ensemble des facultés humaines.
Les professeurs Flournoy et Claparède se sont occupés à plusieurs reprises de l’audition musicale colorée, et sont d’avis que cette expérience est tout à fait individuelle. Je crois cependant que si l’on créait une éducation spéciale de l’oreille dans une classe d’enfants et si l’on associait les couleurs à l’audition des notes de la gamme, l’on parviendrait au bout d’un certain temps à établir des relations entre des sons définis et des colorations définies. En ce qui me concerne, je puis affirmer que lorsque j’entends jouer la « Marseillaise », je vois une couleur rouge, ce qui provient du fait que le cahier dans lequel je l’ai étudiée enfant avait une couverture rouge. D’autre part, j’ai constaté que toutes les chansons que j’ai consacrées à la campagne, aux prés, aux vergers, etc., sont en ré majeur.
Notre organisme ne vibre souvent qu’à la surface sous les attaques des émotions. Il faut, pour que celles-ci influencent notre vie, qu’elles pénètrent jusqu’au fond de notre sensibilité. L’émotion n’est pas une simple caresse. Son influence complète a souvent le caractère d’une blessure. Mais cette blessure est propre à provoquer des révoltes qui réveillent nos esprits combatifs, assurent l’évolution de notre être sentimental et fortifient nos facultés de création.
Je connais beaucoup de personnes honnêtes, intelligentes et sensibles qui, malgré cela, n’apprécient les productions artistiques que comme de beaux joujoux, musique, littérature et beaux-arts. Or, ce qui est un beau joujou pour l’un ne l’est, hélas, pas pour l’autre ; telle personne qui est passionnée pour les beaux-arts ne l’est pas pour la musique, et vice-versa. C’est qu’il est rare que tous les organes de l’homme soient susceptibles d’entrer en vibration complète sous l’influence des œuvres artistiques. Gaspard Vallette, pour lequel, comme pour Victor Hugo, la musique n’était qu’un bruit désagréable, me racontait qu’un jour en écoutant une symphonie, il se boucha par hasard une oreille et que soudain lui fut révélée la magie des sonorités harmonieusement associées. Depuis lors, il fréquenta avec plaisir les concerts. Cet « astigmatisme » auditif est assez fréquent. Il est malheureux qu’à cause de la mauvaise constitution d’un organe, tant de gens soient privés de cette joie consolatrice qu’engendre dans tout notre être l’amour de la beauté universelle, c’est-à-dire de la communion des innombrables moyens d’éveiller et de renforcer notre sensibilité. L’on ne peut nier qu’une éducation par et pour le rythme ne peut que faciliter les manifestations d’une vie harmonieuse et vibrante.
La plupart des hommes ont, dès le jeune âge, une tendance à l’imitation ; il n’est donc pas nécessaire que l’éducateur leur apprenne ce qu’ils savent faire d’instinct. Son rôle est de suggérer et d’orienter, non d’imposer. Les nuances d’une exécution musicale par exemple, devraient toujours être découvertes par les élèves. C’est persuadé de cette vérité qu’ayant été invité par Gabriel Fauré, directeur du Conservatoire de Paris, à composer un morceau de piano pour l’examen de lecture à vue, je lui envoyai un caprice où n’étaient marqués aucun tempo, aucune nuance. Il me le renvoya en m’écrivant mélancoliquement : « Hélas, vous avez trop de confiance en nos candidats auxquels on n’apprend qu’à exécuter les nuances, non à les découvrir, à les ressentir et à les exprimer ! »
Il est facile de comprendre les lois qui établissent l’harmonie des sonorités, des dynamismes et de la durée. Il est facile aussi de définir les moyens de régler les proportions d’une œuvre plastique, d’équilibrer leurs lignes, leurs couleurs et leurs volumes, mais il paraît impossible d’établir les lois du rythme et de la cadence et les émotions qu’ils engendrent, sans admettre l’existence d’un sixième sens. Les rythmes musicaux s’imprègnent – de même que les picturaux – de la sensibilité de l’artiste, de ses réactions et de tous les frémissements de son individu moral et physique. L’émotion du virtuose musical est produite par la somme de ses soubresauts intimes, des tressaillements de ses nerfs et des vibrations de tout son système moteur, comme l’émotion du peintre dépend du degré d’exaltation de sa main qui dessine les lignes et oppose les couleurs, souvent sans souci direct de l’analyse et de l’observation visuelles.
La valeur de tout mouvement corporel, de tout geste, de toute attitude dépend du point de départ de ce mouvement et de son point d’arrivée. En musique, l’attaque de tel ou tel accord dépend du genre de la mélodie qu’il s’agit d’harmoniser, de son rythme, de son « tempo » et de son accentuation. En plastique animée, l’harmonie des membres sera, par le connaisseur, jugée différemment selon la nature des gestes qui l’ont provoquée, de la durée de l’attitude et de son dynamisme. Pour apprécier sa valeur, le critique devra attendre qu’il ait pu apprécier l’harmonie suivante. Deux attitudes peuvent être excellentes, chacune isolément, et produire un mauvais effet esthétique, parce qu’elles ne sont pas bien enchaînées dans le temps, ou équilibrées dans l’espace. Il importe donc pour le critique de danse d’avoir étudié non seulement toutes les possibilités motrices du corps, mais aussi leurs successions, leurs contrastes et leurs dissociations, dans toutes les nuances du temps, de l’énergie et de l’espace. En outre, il devra connaître les rapports qui relient la plastique vivante à la musique dès que les mouvements sonores s’allient aux mouvements corporels. En effet, de même que dans un lied (où la mélodie s’allie à la parole) il importe qu’aucun de ces deux éléments ne cherche à empiéter sur l’autre – de même dans le ballet, la danse doit pouvoir conserver toute sa liberté lorsque la situation l’exige, et la musique se joindre à elle intimement même quand elle est obligée de se sacrifier pour assurer la complicité des deux arts. Pour juger un ballet, il est par conséquent indispensable de concentrer son attention sur l’enchaînement de ses éléments autant que sur l’observation de chacun d’eux isolément.
La connaissance du rythme unificateur, qui harmonise les éléments, les renforce et les ordonne, était à la base des grands spectacles organisés par les Grecs. Ceux-ci associaient toujours la musique des sons et des mots à la gestique. La durée, l’énergie et l’espace s’unissaient étroitement dans le mouvement et leur alliance créait une vie multiple qui était la caractéristique du chœur dansé. Les ressources de la rythmique ne sont pas épuisées. Les activités humaines socialisées ont encore à entrer en communication plus intime avec celles des arts.
F. Liszt écrivait en 1864 à Mattis Lussy pour blâmer les errements usuels de cette époque « qui produisent des légions d’automates fastidieux ». Le célèbre pianiste affirmait que pour obtenir des résultats moins décevants, il faudrait en appeler résolument aux plus nobles facultés de l’âme des élèves en les familiarisant dès le commencement des études avec les rythmes et les tonalités, et en leur donnant en même temps que la pratique du doigté des notions des éléments constructifs de la musique et de l’harmonie. L’on sait aussi que Berlioz, dans ses mémoires, insistait sur la nécessité de faire figurer sur les programmes des écoles de musique l’étude des rapports du rythme avec la sonorité. Il est un fait certain que les rythmes musicaux sont inspirés par ceux qui créent dans le corps (langage par gestes) les émotions humaines mettant en branle les vibrations du système nerveux. Il semble donc nécessaire qu’avant d’interpréter des rythmes musicaux, on soit familiarisé avec ceux qui animent notre corps tout entier. Pour expliquer la nature et les modes divers d’une éducation par et pour le rythme, je ne puis que répéter ce que j’ai déjà exposé il y a environ trente-cinq ans, dans la préface de ma méthode de Rythmique, épuisée en 1914, et qui fut lue au congrès de l’Éducation musicale à Soleure, en 1905.
La multiplicité des sentiments humains à exprimer exige par conséquent la multiplicité des moyens physiques d’expression. Ceux-ci ne s’uniront et ne se combineront utilement pour l’expression de la pensée que lorsqu’ils auront été isolément développés. Il faut arriver grâce à une gymnastique spéciale à garantir à chaque muscle isolé la faculté d’agir (se tendre et se détendre) à volonté, comme de rester neutre lorsque son action n’est pas nécessaire à l’ensemble des mouvements. Un des meilleurs moyens d’assurer l’indépendance de chaque mouvement isolé nous paraît être d’en provoquer la conscience en l’exerçant simultanément avec d’autres membres et avec d’autres mouvements contrastants dont il ne doit pas subir l’influence réflexe. Il s’agit de canaliser les forces vives de l’être humain, de les disputer aux courants inconscients et de les orienter vers un but défini qui est la vie ordonnée, intelligente et indépendante. Par une action lente et raisonnée exercée sur chaque muscle – tendu ou relâché avec vigueur ou avec douceur selon le degré de tension de la volonté – l’on arrivera à fortifier le sentiment de l’inervation (motrice et musculaire) et à mettre l’individu à même de diriger cette inervation à sa guise et de la neutraliser même dans les cas où elle n’est pas nécessaire. Quant à l’intelligence cérébrale, elle restera indépendante de l’impulsion instinctive, sans se laisser dominer par elle. Il s’établira entre ces deux tendances une harmonie complète qui mettra définitivement le système nerveux devenu plus intense et plus puissant au service d’une volonté plus rapide et plus précise. La coordination des instincts aura développé l’individualité, c’est-à-dire l’âme…
Nous plaçant au point de vue purement musical (dans le sens grec du mot, qui s’applique à l’union du verbe et du mouvement), nous arrivons aux conclusions suivantes :
1. Tout rythme est mouvement.
2. Tout mouvement est matériel.
3. Tout mouvement a besoin d’espace et de temps.
4. L’espace et le temps sont reliés par la matière qui le traverse dans un rythme éternel.
5. Les mouvements des tout petits enfants sont purement physiques et inconscients.
6. C’est l’expérience physique qui forme la conscience.
7. La perfection des moyens physiques produit la clarté de la perception intellectuelle.
8. Régler les mouvements, c’est développer la mentalité rythmique.
Or, la mise en pratique de ces principes élémentaires nous amène à formuler de nouvelles conclusions :
I) Perfectionner, régler et enchaîner avec élasticité des mouvements différemment nuancés et formant un tout, c’est développer la mentalité rythmique.
II) Perfectionner la force et la souplesse des muscles, en réglant les proportions du temps en ses rapports avec le dynamisme, c’est développer le sens rythmique musical et le sentiment de la carrure. Perfectionner plus spécialement les muscles de l’appareil respiratoire, c’est favoriser la liberté absolue des cordes vocales et créer la sonorité en ses diverses nuances réglées par le souffle, c’est fournir au sens du phrasé un agent mécanique souple et intelligent.
III) Perfectionner la force et la souplesse des muscles en réglant les proportions de l’espace (mouvements combinés et attitudes stationnaires), c’est développer le sens du rythme plastique, qui est lui-même un complément du rythme musical.
Il est donc nécessaire que les éducateurs cherchent à développer les forces musculaires dans les rapports de force, de temps et d’espace.
La maman, l’enfant et la musique – Techniques et technique – L’éducation des enfants – L’évolution des petits – Images et réactions – La musique et la vie – Actes naturels, imaginés et ordonnés – Définition des lois du rythme – La gymnastique – La Rythmique, l’enseignement du piano et de l’improvisation – Les enfants anormaux (suggestions et hypothèses) – Le temps et les jugements – Anacrouse et métacrouse – Le geste esthétique et le mouvement continu – La technique intérieure du rythme.
La maman doit être pour l’enfant, dès le berceau, une constante initiatrice. Elle doit devenir pour lui un parfait modèle, l’observer dans ses réactions qu’elle contrôlera et réglera sans rigueur tout en l’amusant. Au moindre signe d’ennui, elle doit changer de sujet ou le présenter sous une autre forme. Elle sera animée par le souci constant d’assurer au tout petit, pour plus tard, de doux et fermes souvenirs. Combien de vieillards souffrent, sans s’en douter, d’une insuffisante ou trop sèche première éducation. D’autres retrouvent un peu de joie en se rappelant la maman qui leur disait : « Bravo, mon petit, ce que tu viens de faire est très bien fait et cela me rend toute heureuse, mais tu peux faire encore mieux et ce jour-là, je serai plus heureuse encore et je t’en aimerai davantage. » Ou encore : « Tu n’as pas été sage mais je suis tout à fait sûre que tu seras très sage demain. » En somme, elle doit constamment encourager l’enfant, oublier bien vite les fautes qu’il a commises, lui montrer la route à suivre, marcher à ses côtés en enlevant les vilains cailloux semés sur le chemin, lui indiquer avec précision le but qu’il faut atteindre et lui expliquer comment il est possible d’y parvenir !
Évidemment, la maman se trouve parfois obligée de gronder l’enfant. Elle le fera avec fermeté mais en même temps avec douceur. Elle ne doit pas prolonger son sermon, mais elle le répétera de temps en temps sous une autre forme. Et elle doit être très sage elle-même pour pouvoir dire à son enfant : « Fais comme moi et regarde bien comment je fais. »
Une mère non avertie risque d’éveiller l’orgueil de l’enfant en vantant constamment en sa présence ses qualités à ses interlocuteurs. Elle ne doit pas non plus le punir devant des étrangers ; cela l’incite à la révolte ou le décourage. Des admonestations prolongées l’ennuient, l’agitation maternelle le rend nerveux et la maman – en toutes choses – doit prêcher l’exemple. Tout enfant a un penchant à la contradiction ; il convient, pour ne pas l’exciter davantage, de ne pas lui répondre et de se contenter de changer adroitement de sujet de conversation.
En somme, le premier devoir de la maman est, on le voit, de chercher avec opiniâtreté à distinguer les qualités caractéristiques de son enfant et, de la façon la plus simple, à trouver la bonne manière de développer sa personnalité et à le faire devenir un homme. Du point de vue artistique, nous devons admirer les parents qui ont su orienter et fortifier les instincts particuliers de leurs petits enfants. Mozart n’a-t-il pas été deviné par son père qui l’instruisit puis le seconda au cours de sa glorieuse carrière. Sans doute, certains êtres géniaux n’ont-ils pas eu besoin de l’aide de leurs parents et de leurs instructeurs. Mais tous les enfants ne sont pas des génies et il importe que la maman et le papa s’appliquent à développer toutes leurs facultés. La maman ne doit pas se contenter de reprocher à son enfant de ne pas avoir fait son devoir, elle doit en outre lui enseigner comment il doit le faire ; autrement dit, elle doit prêcher d’exemple. Les adultes possèdent le pouvoir de la résistance raisonnée, tandis que les enfants ne la possèdent pas. C’est pourquoi c’est sans animosité que l’on doit faire des sermons, et ces sermons ne doivent pas être trop longs. Si l’enfant réfléchit, dit à sa mère « Oh, maman, tu as fait l’autre jour la même chose que moi », il faut lui répondre : « Mais oui, mon petit, j’ai fait la même chose que toi, mais comme je suis une grande personne raisonnable, j’avoue franchement que je me suis trompée et je te promets de ne pas recommencer. »
L’enfant énonce souvent, sans se douter, de grandes vérités. Il faut savoir profiter des indications précieuses qu’il nous donne. On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
Il me semble que la fréquentation des petits amis doit être contrôlée car les enfants sont tous possédés par l’esprit d’imitation et si l’un d’eux fait une action vilaine, les autres s’empressent de la copier. Les adultes n’agissent-ils pas souvent de même et ne subissent-ils pas aussi l’influence de certains milieux pernicieux, même ceux où s’affirment des sentiments contraires aux leurs et qu’ils réprouvent ?
L’ambition de beaucoup de mamans est d’éveiller chez leurs enfants l’amour de la musique et pour cela elles leur font donner des leçons de piano. Or, il est bien rare qu’elles aient préparé leurs enfants à jouer de cet instrument. Elles oublient que tout travail demande une préparation et le malheureux petit futur pianiste se trouve avoir à remplir dès le premier jour plusieurs tâches différentes, apprendre à noter les sons, à les rythmer, à les nuancer, à frapper les notes dans plusieurs registres, à jouer plusieurs notes à la fois dans des positions différentes, à les enchaîner, à les attaquer par sauts, à les croiser et à se servir de la pédale. Or, on peut dès le berceau préparer les enfants à la musique, puis plus tard au piano. Montaigne avait raison d’écrire que « la véritable éducation musicale commence dans les bras de la nourrice ». La maman doit bercer son bébé en chantant, puis, dès qu’il peut prononcer quelques mots, il faut qu’elle les lui fasse prononcer dans divers degrés de l’échelle sonore. Avant de l’asseoir devant le clavier, elle doit étirer ses petits membres, lui faire faire des mouvements de flexion et de torsion, habituer ses mains à atteindre les objets éloignés en grande vitesse, et à faire plusieurs besognes à la fois, développer l’agilité des doigts, de façon à imiter les mouvements des souris rapides, des bœufs lents et pesants, des écureuils et des gazelles légères, et à imiter aussi avec la voix les grondements des lions et des tigres, les accents du coucou, les toc-toc des pics, les jacasseries des pies et des corbeaux, les gloussements des poules et les chants de la mésange et du rossignol. Cette éducation par le jeu doit naturellement être complétée par celle du système nerveux et du sens de l’analyse et de la mise en place. Il y a une quantité d’amusements qui, tout en divertissant les enfants, leur apprennent à associer sans s’en douter l’ouïe à la vue et au toucher. J’ai, sous le titre de « La jolie musique[3] » composé une quantité de jeux innocents poursuivant le double but d’instruire tout en amusant. L’enfant ne mange-t-il pas plus volontiers sa tranche de pain quand on la couvre de confiture ?
Pour en revenir au piano, je voudrais que toutes les mamans se rendent compte que si le mécanisme des doigts joue un rôle très important dans l’instruction musicale, il doit absolument être mis au service des mouvements de la vie spirituelle et animique. Toute étude musicale spécialisée doit, dès le début, favoriser l’émancipation et l’expression directe de nos émotions intimes. Il importe, pour que l’enfant comprenne ce que nous attendons de lui, que nous nous mettions à son niveau. Et nous obtiendrons tout de lui si nous lui démontrons les choses par l’action, et non uniquement avec des mots dont il ne discerne pas toujours le sens exact. En mettant l’enfant au bénéfice d’une série innombrable d’expériences sensorielles de tous genres que son imagination doit créer et varier à l’infini, on lui permet d’apprécier les éléments de la vie et de la beauté sans même qu’il s’en doute. L’instituteur doit farcir d’images le cerveau de l’enfant et toutes ces images doivent être représentatives de ses actions et de ses vouloirs d’enfant. L’art intellectuel n’est pas son affaire, car l’intellectualité c’est demain et l’esprit de l’enfant se cantonne dans aujourd’hui.
Tout artiste a besoin, pour être complet, de posséder une technique parfaite. Mais l’étude des procédés techniques ne suffit pas à former un artiste, et ne doit par conséquent être poussée que lorsqu’une éducation générale aura doté l’élève des qualités indispensables d’impulsion, de sensibilité, de souplesse, d’esprit, d’ordre et d’imagination. Il m’a toujours semblé que cette éducation générale était négligée dans les écoles.
L’art est la projection hors de notre être matériel de nos aspirations intimes à un idéal de beauté et de vérité. L’éducation artistique doit chercher avant tout à développer les élans provoqués par le tempérament de l’élève en même temps que par ses facultés intuitives. Elle formera ensuite son caractère de façon à ordonner ses facultés, puis elle développera en lui l’instinct de création qui doit être le résultat fatal de la puissance d’imagination. Jadis, tous les pianistes improvisaient ou écrivaient eux-mêmes les cadences de leurs concertos. Aujourd’hui, les sept huitièmes d’entre eux en sont absolument incapables.
Les exercices consistant à éduquer nos centres nerveux ont une influence indiscutable sur le développement de la personnalité. Il existe peut-être chez nous des personnes qui nient leur influence sur le développement musical. Ce faisant, ils se révèlent ou inintelligents ou de parti-pris, ou encore ne trouvent-ils pas le temps de réfléchir et sont trop paresseux pour accomplir le travail sérieux de contrôle et d’expérimentation que nécessite la compréhension des procédés éducatifs nouveaux. Quoiqu’il en soit, les oppositions et les incompréhensions n’ont pas d’importance, puisque les faits sont là. Seuls les vieillards ont le recul nécessaire pour se faire une idée des progrès énormes accomplis au point de vue musical depuis un quart de siècle par l’ensemble des enfants romands. Lorsqu’il y a quarante ans, les premières rondes enfantines étaient interprétées par des classes des écoles primaires, le public pouvait se rendre compte de la laideur et de la fausseté des voix enfantines d’alors et de la maladresse des gestes. Aujourd’hui, nos petits écoliers des classes primaires sont capables de se mouvoir à l’aise dans le domaine musical et plastique, grâce à l’ardeur pédagogique d’instituteurs ayant reconnu que l’exercice et l’étude du mouvement sont à la base du développement artistique des tout petits. L’éducation nouvelle assure ultérieurement la solidité des enseignements techniques spécialisés. Elle constitue une préparation indispensable aux études artistiques.
Les progrès musicaux d’un peuple ne dépendent pas du nombre de ses pianistes – mais bien du nombre et de la qualité de ses sociétés de chant, d’orchestre ou de musique de chambre – ainsi que des facultés réceptives et auditives et du bon goût musical du public des concerts. On ne peut faire progresser musicalement un peuple qu’en introduisant journellement la musique dans la vie scolaire, et en apprenant aux petits enfants à la considérer comme une des plus pures joies de l’existence. L’éducation doit mettre l’enfant à même de connaître les divers mécanismes de son corps. Et, de son côté, le jeune homme, avant de choisir une profession, doit savoir différencier ses aptitudes, équilibrer ses savoirs et ses pouvoirs. Dans les arts, il en est de même. L’artiste doit connaître tous les moyens techniques d’exprimer sa pensée, mais sa création doit être une synthèse de ses mouvements physio- et psychologiques ; le rôle de l’art est de les coordonner, de régler leurs successions et leurs ordinations et d’orchestrer leurs nuances. Tout homme actif doit se soumettre à la même loi. Le jardinier doit avoir de grands bras pour atteindre les branches des arbres, son échine doit être souple pour permettre au torse de s’incliner vers les herbes basses, mais il faut en outre que tout son être soit en bonne santé pour résister aux intempéries et que soient bien équilibrées toutes ses forces vives. Vous êtes rhumatisant et vous ne pouvez vous servir que d’une jambe. Qu’importe au fond si vous pouvez recourir à la suppléance de vos autres facultés motrices. Encore faut-il que votre organisme soit entièrement maître de l’ensemble de vos facultés motrices restées vivantes. Il ne suffit donc pas que vous soyez possesseur d’une admirable technique spécialisée. Il faut que nous possédions toutes les techniques. La technique suprême, l’intégrale, doit être constituée par une connexion de toutes nos activités corporelles et spirituelles.
Parmi les techniques diverses que nous devons posséder, il faut citer celle de l’arrêt, du repos et du silence. Élan vital et inhibition doivent marcher à l’amble. Les actes de toute nature ne doivent pas se succéder sans interruption, qu’ils aient la forme de discours, de travaux des champs ou de symphonies. N’est-ce pas un défaut d’un grand nombre des plus belles œuvres musicales du temps présent de ne pas nous « laisser le temps de respirer » ? Il nous est donc nécessaire d’acquérir la technique du « silence ». Celui-ci change d’expression selon sa préparation et le genre de reprise de l’activité. L’arrêt peut être produit par une fatigue subite, ou par une fatigue progressive. La force de la pensée peut persister pendant le silence, ou la fatigue peut persister après l’arrêt. Pendant l’arrêt, les forces se ravivent lentement, ou bien il se produit une salutaire détente pendant laquelle se prépare l’action future. On se rend compte ainsi de l’importance d’une étude particulière de cet élément vital et artistique qui, selon les cas, est appelé : interruption, ponctuation, point d’interrogation, point d’exclamation et récupération des forces. Pour être complet, nous devons connaître, sinon pratiquer, toutes les techniques de nos mouvements spirituels ou corporels. Plus nos corps posséderont d’automatismes et plus notre volonté saura les rompre quand il faut, plus aussi notre âme s’élèvera en toute joie au-dessus de la matière. Hélas, c’est souvent la spécialisation des doctrines qui, au lieu de rendre l’esprit entièrement lucide, y apporte le trouble et le déséquilibre.
J’aime les enfants et voilà bien longtemps déjà que je compose pour eux de petites chansons. C’est en les leur enseignant que j’ai pu remarquer que les tout petits les apprennent plus facilement et plus vite debout qu’assis, et que la marche et les gestes renforcent leur mémoire et leur compréhension. À un certain âge, beaucoup d’enfants sont arythmiques, c’est-à-dire sujets à des inhibitions locales ou à des excitations exagérées. J’essayai d’abord de leur enseigner des mouvements harmonieux, mais je m’aperçus bien vite que leurs gestes instinctifs étaient plus vivants et suggestifs que les gestes dictés. J’en conclus qu’avant d’imposer la forme, il faut développer le tempérament et lutter contre les diverses et très nombreuses résistances d’ordre musculaire et nerveux. Il faut en outre supprimer les automatismes non nécessaires et transformer les défauts génériques en qualités. Il s’agit, en un mot, de libérer les corps des petits hommes de demain de l’hésitation provoquée par les centres d’inhibition et d’obtenir qu’ils voient clair en eux-mêmes. Il est regrettable qu’à notre époque si riche en recherches scientifiques, nos écoles ne se préoccupent pas davantage de l’éducation du système nerveux grand sympathique qui joue un rôle si important dans la régularisation des rythmes intérieurs éveillant la sensibilité. Cette éducation consiste à extérioriser les influx nerveux transformés par les organes sensitifs. C’est notre système grand sympathique qui, mis en contact avec notre cérébralité, dirige notre vie interne. Le rythme devient – selon l’expression du Dr Édouard de Pomiane – le « maître du cerveau » et influe sur la forme comme la forme influe sur le rythme. L’éducation des réflexes crée un équilibre entre les forces instinctives de l’individu et ses énergies cérébrales. Nos rythmes individuels peuvent, sous l’influence de la volonté, agir sur le cerveau, cet organe coordinateur et libérateur – qui concentre l’attention et enchaîne nos vouloirs et nos pouvoirs. La répétition voulue de nos rythmes instinctifs développe la mémoire, cette faculté qui influence si vivement le cerveau.
Je ne me rappelle pas le nom du philosophe qui a écrit que « lorsqu’on a découvert une vérité, il ne faut pas craindre de la répéter sur tous les tons et sous des formes nouvelles ». Le lecteur ne m’en voudra pas, je l’espère, si j’expose une fois de plus mes idées sur l’éducation par le rythme.
L’enfant nous montre par ses questions innombrables le prodigieux intérêt que lui inspirent les choses qu’il a vues, les impressions qu’il a ressenties. Il éprouve un besoin constant d’exprimer pour les autres les sentiments qui l’animent, de raconter ce qu’il a vu et comment il a vu. La petite fille qui berce sa poupée, qui la gronde, qui la soigne ou lui fait des confidences, ne joue pas la comédie. Elle exprime des émotions sincères, mais qui la font vibrer aussi intensément que celles qu’elle éprouvera plus tard. Le petit garçon qui joue à poursuivre un malfaiteur imaginaire, montre autant de courage qu’un adulte tenant tête contre une horde d’énergumènes. L’expression primesautière des sentiments par le geste n’est par conséquent pas à réprimer chez l’enfant. Tous ces cris, tous ces gestes, toutes ces gambades libèrent l’enfant de tous les troubles dans lesquels un calme forcé pourrait le plonger. Parmi tous ces enfants auxquels les éducateurs et les parents de jadis défendaient toute manifestation d’ordre moteur, combien ont dû par la suite souffrir de ce continuel refoulement de leurs sentiments et de l’état de persistante inhibition auquel les condamnait une éducation ignorante des rapports physicopsychiques, il importe par conséquent de canaliser l’intense vie enfantine et de transformer une fébrile agitation en une intense activité sainement organisée. Les rythmes les plus divers peuvent être réalisés par les mains, les bras, la tête, le torse, la marche et la respiration. Un rythme général doit animer chaque partie de notre organisme, atteindre chaque fibre de nos muscles, chaque cellule de notre corps pour donner à l’enfant, comme à l’adulte, le vrai et complet sentiment de vie interne des rythmes. L’influence du rythme musical se manifeste dès les premières leçons au jardin d’enfants. L’esprit et le corps deviennent complices l’un de l’autre. La curiosité éveille l’esprit de création. Sans aucune exception, les petits rythmiciens aiment leurs leçons qui jamais ne les fatiguent. Les exercices de la Rythmique sont de natures très différentes. Ils se divisent en exercices de réaction, d’inhibition, d’ordination, d’appréciation des nuances, d’énergie et de durée, d’orientation dans l’espace, d’élasticité, de phrasé, de polymotilité et d’équilibre. Il y a en outre des exercices spéciaux pour les aveugles, les sourds-muets et les anormaux, avec utilisation des vibrations des parois, du sol et d’instruments sonores spéciaux. Ce serait une erreur de croire que – les êtres humains vibrant chacun d’une façon différente – les exercices devraient constamment varier selon les tempéraments. En effet, le but de cette nouvelle éducation est d’assurer l’équilibre de l’ensemble des facultés particulières. C’est alors qu’intervient la Métrique, dont le rôle est d’ordonner et d’harmoniser toutes les manifestations vitales. La nature engendre l’action, et l’esprit la dirige. Autrement dit, il faut vivre sa vie sans mesure, mais en mesure.
L’éducation que je préconise s’adresse aussi bien aux adultes qu’aux enfants. Elle est complémentaire des études de gymnastique et de sport, dont les mouvements sont immuablement fixés dans le temps. Leurs préparations ne varient guère de vitesse et les nuances infinies de contraction musculaire se réduisent à des distinctions élémentaires, alors que chaque acte corporel devrait être étudié dans toutes les conditions de vitesse et lenteur, de force et de souplesse, de préparation réfléchie et d’exécution vive et spontanée, de façon à s’adapter à toutes les circonstances de la vie normale.
J’ai fait de très nombreux voyages en Europe et ai eu l’occasion de connaître des enfants de tous les pays dans les écoles et au cours des auditions de mes Enfantines (la millième a été célébrée à Berlin, en 1912). Cela m’a permis d’observer et d’analyser les tempéraments et les caractères des tout petits et de me rendre compte de leurs défauts et de leurs qualités les plus caractéristiques. Dans plusieurs volumes consacrés à l’étude des rythmes physiques et psychiques, j’ai eu l’occasion d’analyser les divers désordres des systèmes musculaire et nerveux et les rapports des mouvements corporels et cérébraux. C’est dès la prime enfance qu’on peut reconnaître le mieux les particularités des organismes enfantins et de les comparer. J’ai pu constater que si les tempéraments et les caractères diffèrent, les défauts et les qualités, sous des formes diverses, s’avèrent partout les mêmes. Du point de vue musical, il existe des enfants qui ne possèdent pas le sens du rythme, mais subissent le charme des mélodies. D’autres sont accessibles à la musique, mais sont incapables de faire des mouvements corporels mesurés ou accentués. Il en existe d’autres, plus rares, qui sont complètement déshérités et pour qui (quelle que soit leur intelligence) la musique n’est qu’un bruit, tandis qu’il leur est impossible de coordonner leurs gestes et leurs pensées. Enfin, l’on rencontre assez souvent de petits êtres qui sont doués à la fois pour la rythmique et pour la musique. Mais ces derniers affirment leurs qualités de façons très différentes. Il en est qui sont de bons auditifs, mais mauvais lecteurs, et vice versa. D’autres sont uniquement mélodistes et incapables de pénétrer le sens des harmonies. D’autres n’apprécient que les sonorités vocales et non celles des instruments. Beaucoup d’entre eux ne possèdent pas le sens des nuances, alors que d’autres possèdent une sensibilité exagérée. Quant aux enfants arythmiques, ils souffrent soit d’une nervosité fébrile, soit d’une insuffisance de réactions nerveuses, soit encore d’un manque de coordination des actions musculaires ou de communication entre le cerveau et le corps, ces deux pôles de notre être. Toutes ces insuffisances – je l’ai dit en détail ailleurs – proviennent : de mollesse ou de raideur musculaire, de manque de tonicité ou d’hypersensibilité nerveuse, de manque d’équilibre par incapacité d’enchaîner les mouvements pesants et les mouvements légers ; de manque d’élasticité dans la succession des pas et des gestes ; d’incapacité d’associer simultanément les actions de membres différents, de timidité exagérée ; de manque d’esprit d’observation et de continuation ; d’intervention exagérée des facultés d’analyse, créant de continuelles résistances intellectuelles.
Tous ces défauts, ainsi que les multiples combinaisons de leurs types principaux, j’ai eu l’occasion de les constater chez les enfants des races les plus différentes. Les interprétations de mes chansons d’enfants m’ont fait constater que la plupart des petits enfants n’ont pas appris dans la famille et à l’école à connaître l’admirable mécanisme de leurs petits corps et toutes les possibilités de leurs mouvements. La plupart de leurs troubles moteurs pourraient être dissipés ou atténués par une éducation spéciale entreprise non pas dans les salles d’école, mais en plein air ou dans un grand local bien aéré où les petits corps pourraient communier en toute liberté avec l’espace. Cette éducation tendrait – avec le concours de la musique, la grande régulatrice et libératrice – à restituer à l’enfant son mécanisme corporel intégral, à provoquer une expansion motrice spontanée des manifestations de son tempérament, en même temps qu’elle ordonnerait leurs actes primesautiers et leurs inhibitions. Cette éducation varierait d’allure selon les dispositions naturelles des peuples. Dans certains pays, il faudra développer particulièrement le sens du dynamisme, dans d’autres celui de l’équilibre et de l’enchaînement des actes moteurs. Les enfants genevois, très maladroits, disgracieux et mauvais chanteurs à l’apparition des premières Enfantines, il y a 35 ans, sont actuellement totalement transformés et égalent les petits Suédois, les Danois et Norvégiens, ainsi que les Anglais qui sont tout naturellement doués d’un équilibre parfait et de remarquables facultés motrices. Dans d’autres pays, j’ai remarqué des défauts engendrés les uns par la structure imparfaite de leurs corps, les autres par l’insuffisance de leurs facultés auditives. Mais ces défauts peuvent être entièrement corrigés par les nouveaux procédés de l’éducation physique et musicale.
Au cours des leçons que je donnais jadis aux petits enfants, j’ai entendu bien des mamans se dire tristement : « Oui, mon garçon est bien équilibré et intelligent, mais il me semble qu’il manque totalement d’imagination ! » Alors, je me suis demandé si l’imagination est une faculté congénitale ou si elle est provoquée par l’esprit d’observation et de comparaison. J’ai cherché dès lors des moyens primaires de rendre l’enfant plus imaginatif. Ces moyens empiriques très simples ne sont pas nombreux, mais ils sont certainement efficaces. Il s’agit d’établir des rapports entre ce qui se passe dans la vie enfantine et ce qui pourrait s’y passer, et de mettre la sensation du moment en relation avec la mémoire. Pour y parvenir, il suffit d’amener l’enfant à se souvenir des faits passés et à en déduire des conséquences, et de créer des chemins entre aujourd’hui et demain. On montrera, par exemple, une rose à des enfants en leur demandant de dire à quoi cette rose les fait penser. La majorité des enfants répondra : « À rien ! » Mais, en insistant, on finira par entendre s’écrier l’un d’eux : « Oh ! oui, je sens que je pense à grand-papa qui a de si belles roses dans son jardin ! » On lui demandera ensuite si la vue de cette rose ne le fait pas penser à des choses qui se passeront demain. Vous le verrez réfléchir, son visage s’éclairera et il s’écriera « Oh ! oui, je pense à ma maman qui sera demain si contente quand je lui donnerai cette belle rose ! » Il existe en tout enfant un poète qui sommeille. Mais l’éducateur doit s’appliquer à mettre la fiction en connexité avec la réalité. On n’intéressera un enfant à la vie des fées, ces êtres irréels, qu’en lui décrivant leur bonté pour les petits enfants, tous les plaisirs qu’elles leur procureront et leur pouvoir de faire des choses extraordinaires qu’ils ne pourraient pas accomplir eux-mêmes : voler dans l’espace, disparaître à volonté, trouver des joujoux dans la forêt, et échanger des propos tendres avec les oiseaux. Supposer une action, c’est être imaginatif. Au maître d’imaginer des suppositions à la portée de l’esprit enfantin, et en incitant les petits à en émettre eux-mêmes.
L’imagination naît de l’esprit d’observation et consiste à tirer des conséquences des vérités premières. Au nombre des plus importantes, il faut faire figurer les rapports intimes entre les mouvements corporels et les influences spirituelles, et allier l’induction à la déduction. Si nous examinons de près la vie de notre organisme, nous nous apercevons qu’il n’existe pas un acte corporel qui n’ait de conséquence intellectuelle ou une réaction physique. Une réflexion profonde engendre chez les uns une tension musculaire, chez d’autres une relaxation ; une colère augmente les forces corporelles. La vue de la nature ambiante éveille des sentiments divers, le bruit du tambour évoque l’idée de fête ou de guerre. Les sensations se transforment en sentiments ; autrement dit, les actions externes provoquent une activité interne. Le souvenir d’un mouvement crée une sensation analogue à celle du mouvement lui-même. Il en est de même des attitudes. Mon élève, le peintre Paulet Thévenaz, qui a dessiné pour ma méthode d’une façon admirable les actes moteurs et les attitudes du corps humain, avait, avant d’avoir fait des études de rythmique, besoin d’un modèle. Mais, devenu maître conscient de son corps, il n’avait plus pour modèle que le souvenir de ses sensations musculaires. Le lac, la montagne, la plaine ressuscitent des événements historiques ou personnels ; la vue d’une toge évoque la figure d’un magistrat ou d’un guerrier romain, la rencontre d’un ancien condisciple nous rappelle notre salle d’études au collège. Chaque fois que je mange une pomme, je revois le cellier de ma grand’tante Marianne. Tel parfum me rappelle ma maîtresse de piano. On refait rétrospectivement et intérieurement un voyage, on réentend une mélodie, on revit des événements joyeux ou douloureux. Des pensées d’ordre divers sont engendrées par la vue d’une architecture, ou des mouvements de la mer agitée. Il semble que l’audition d’une musique émotive et aimée crée dans tout notre être des échos et des résonances semblables aux sons musicaux dits harmoniques. C’est ainsi que dans ces rideaux chinois parsemés de petites sonnettes, il suffit d’en toucher une pour faire vibrer toutes les autres. La Symphonie pastorale nous dispose – rien que par son titre – à éprouver des sentiments champêtres. Mais ces impressions varient naturellement selon notre état d’esprit à l’instant de l’audition. L’invasion des sonorités donne naissance à des images dont la consistance et les colorations sont dépendantes de notre momentané état d’âme. Il y a des cas où notre état nerveux et corporel s’oppose à cette invasion salutaire et, dès lors, la musique perd tous ses pouvoirs. « Seul le silence est en état de nous apaiser. » C’est l’éternelle histoire ! Tour à tour, l’âme fortifie le corps et le corps fortifie l’esprit. Une mauvaise digestion nous fait voir toutes choses en noir, une digestion facile nous les fait voir en rose. En somme, nous ne sommes émus en face d’une œuvre d’art que d’une façon indirecte. J’entends que les sources de nos émotions naissent dans notre moi intérieur et qu’il s’établit une complicité entre les pensées variées éveillées par la sensation. La pensée de l’écrivain est souvent suggérée par les mouvements de la plume sur le papier. Un seul mot caractéristique trouvé dans le dictionnaire fait naître une idée. Un bref thème musical fait jaillir de notre cerveau tous les éléments de la composition, excite notre sens de la continuité et renferme en lui tous les éléments d’une symphonie. Est-il possible de faciliter par l’éducation les multiples actions de nos réflexes, d’établir entre eux des rapports plus intimes ? Est-ce dans la spontanéité des élans physiques et psychiques que prennent vie nos réflexions, ou bien dans une recherche réfléchie basée sur l’observation ? On ne sait pas. Toutefois, il me semble certain que le geste minutieusement préparé ne possède aucun pouvoir de suggestion. Cependant, la sécurité matérielle qu’il assure à l’organisme facilite la réflexion. Il se peut aussi que le geste préparé soit vivifié par une émotion spontanée et retrouve alors sa puissance suggestive. Mais il me semble hors de doute que c’est en multipliant, en orientant et ordonnant les réactions nerveuses que l’on peut espérer parvenir, par leur répercussion sur l’esprit, à développer les facultés imaginatives.
Un vrai musicien n’est pas seulement un être sachant exécuter de la musique instrumentale, grâce à une technique spéciale. C’est un être qui éprouve les phénomènes sonores dans toutes les parties sensibles de son individu et qui, en outre, sent qu’il existe une étroite connexion entre les vibrations musicales ébranlant son système nerveux et musculaire, son cerveau qui analyse puis commande, ainsi que son âme qui idéalise et ennoblit les sentiments. Ce processus demeure le même quand, au lieu de placer l’être humain dans un état organique uniquement musical, l’éducation le conduit à la conquête de cet ensemble de sensations, d’impressions et d’émotions qui constitue la symphonie de l’être vivant. Dans cette symphonie variée et multiple s’associent, se dissocient, se fondent ou s’opposent les multiples expériences vitales. Chaque mouvement de l’âme et de l’esprit agit selon un rythme particulier. Et c’est l’interéchange de ces rythmes nombreux et divers qui assure la formation d’une harmonie générale.
L’éducation doit, par conséquent – soit dans le domaine particulier de la musique, soit dans celui de la vie affective – s’occuper des rythmes de l’être humain, favoriser chez l’enfant la liberté de ses actions musculaires et nerveuses, l’aider à triompher des résistances et des inhibitions, et harmoniser ses fonctions corporelles avec celles de la pensée. Tel est le but que j’aperçois très nettement aujourd’hui et auquel m’ont conduit mes expériences. Mais il m’a fallu passer par de nombreuses étapes, errer de tous côtés, fouler des routes peu frayées, m’égarer dans des taillis, escalader des cimes pour retomber dans des ravins obscurs, passer par bien des angoisses, me heurter à bien des obstacles, être culbuté par de nombreuses agressions, avant d’entrer en possession des moyens de réaliser mes désirs.
Dès le début de ma carrière de professeur d’harmonie au Conservatoire de Genève, je m’aperçus que certains élèves obtenaient les premiers prix aux examens grâce à leurs facultés intellectuelles et mathématiques, mais étaient cependant totalement dénués de sensibilité musicale, tandis que d’autres, musiciens nés, c’est-à-dire appréciant d’instinct toutes les nuances d’ordre sonore, ne possédaient pas le sens rythmique et métrique. J’en conclus qu’avant d’entreprendre des études d’harmonie, il serait nécessaire de se livrer à des études destinées à corriger les défauts constitutionnels et à développer les qualités naturelles des futurs musiciens. Il s’agit en outre de développer le sens du rythme et de la mesure au moyen d’exercices corporels animés par les vibrations du système nerveux et disciplinés par les facultés d’ordre et de style. Métrique et Rythmique se tiennent par la main. M. Ferdinand Held, directeur du Conservatoire, voulut bien consentir à créer des cours spéciaux de solfège complétant les cours traditionnels de notation, et consistant en expériences destinées à éveiller et à développer le sens auditif. Mais il se heurta – en ce qui concerne la Rythmique – à l’opposition de certaines honorables personnalités du Comité, froissées par le côté corporel des exercices. Je ne fus pas autorisé à faire marcher et gesticuler mes élèves dans le « sanctuaire » et fus obligé d’ouvrir des cours spéciaux qui eurent lieu d’abord au Victoria Hall, puis dans la petite salle de la Réformation.
En 1904, j’invitai les membres du Comité à une démonstration donnée au Casino de Saint-Pierre, et mon ami Gaspard Vallette, qui se trouvait par hasard dans leur grande loge, me raconta en riant l’indignation que les mouvements rythmiques de mes élèves éveillaient en leur âme timorée. Par bonheur, je reçus, le lendemain, une grande lettre d’Adolphe Appia, que je ne connaissais pas encore, et dans laquelle il me témoignait sa confiance et entrevoyait de la façon la plus claire l’avenir de mes recherches. Ce fut pour moi une grande consolation et un puissant encouragement. Quelque temps après, je conviais les médecins genevois à une séance spéciale à la Réformation, où je cherchais à démontrer l’influence de la Rythmique sur l’harmonisation des fonctions nerveuses. À la sortie, deux vénérables médecins descendaient tristement l’escalier et l’un disait à l’autre en hochant la tête : « Hélas ! mon cher, où allons-nous ? » L’autre, sans répondre, se contenta de murmurer : « C’est effroyable ! »
Sans doute étaient-ils très sincères ceux qui jugeaient la Rythmique si sévèrement. Ils croyaient fermement à son inutilité et même à sa nocivité. Ils ne pouvaient voir clairement, ils avaient des œillères qui ne leur permettaient pas une vue d’ensemble. Les uns ne considéraient dans ma méthode que le côté musique, d’autres que le côté gymnastique, d’autres que la pédagogie générale, d’autres encore que le côté plastique et chorégraphique. Ils ne pouvaient ainsi se rendre compte de l’action directe créée par des exercices de nature différente, mais ayant tous le même but, le renforcement de la sensibilité, la régularisation des habitudes motrices, la création de réflexes nouveaux, l’éveil des facultés imaginatives, le développement du sens de la construction équilibrée, chaque idée rebondissant naturellement sur l’autre. On ne comprenait pas que si l’on veut devenir un musicien complet, la direction générale de notre esprit est en somme, au début des études, plus importante que le progrès lui-même. Le rythme est d’essence psycho-physique. On ne peut développer le sens du rythme qu’au moyen d’exercices corporels animés par les vibrations du système nerveux et disciplinés par des facultés intellectuelles d’ordre et de style. La devise de l’artiste bien organisé doit être – je l’ai déjà dit – « En mesure, sans mesure », c’est-à-dire, qu’il doit savoir à la fois se donner et se maîtriser. L’éducation de l’homme consiste à le mettre en possession de tous ses pouvoirs, physiques et psychiques, et d’établir un courant régulier entre les différentes parties de son être.
Au Conservatoire de Genève, le Comité n’était pas composé uniquement d’hommes avertis et pédagogiquement intéressés comme c’est le cas aujourd’hui sous la perspicace direction de M. Henri Gagnebin. Le directeur d’alors, M. Ferdinand Held, avait bien obtenu la création de mes classes de solfège dit « supérieur », mais la Rythmique fut dès le début ostracisée par quelques personnes très honnêtes et respectables sans doute, mais ne trouvant pas le temps d’analyser mes idées. Ainsi dus-je à maintes reprises comparaître comme un malfaiteur devant un aréopage indigné, me reprochant de compromettre l’établissement de la place Neuve, grâce à mes satanées inventions. Le président m’écrivait : « Nous ne voulons pas ici de ces singeries ». Et, à la suite de ma première démonstration, l’un des membres du Comité s’écria en pleine commission : « Vous êtes monsieur Jaques, en train de ressusciter les pires spectacles de la décadence latine ! » Comme l’a écrit Goethe : « Il faut s’habituer à voir les hommes mépriser ce qu’ils ne comprennent pas. » Les médecins reprochaient à mes exercices de provoquer une très grande fatigue ; les chorégraphes, le manque de technique saltatoire ; les musiciens, l’abus des temps inégaux et l’établissement de la carrure non sur la longueur de la durée, mais sur la pesanteur des éléments sonores… Les peintres se plaignaient du maillot noir de gymnastique et reprochaient à la Rythmique de tuer le sens de la couleur ! Quant aux parents, ils jugeaient les costumes tout à fait inconvenants et les élèves devaient attendre leur majorité pour oser enlever leurs bas. Les mœurs ont changé, heureusement, et les opinions se sont modifiées. La plupart des médecins ne trouvent plus la Rythmique fatigante et reconnaissent la valeur pédagogique des mouvements dissociés. (On sait que le regretté docteur Decroly, de Bruxelles, les imposait aux enfants arriérés et que le docteur O.-L. Forel a écrit une thèse très remarquée sur la valeur thérapeutique de la Rythmique.) Les gymnastes trouvent dans le nouveau manuel fédéral de gymnastique un grand nombre de mes exercices, entre autres ceux d’élan et ceux de mouvement continu. Sans doute ne se doutent-ils pas qu’ils font actuellement de la Rythmique ? Malheureusement sans musique, mais ils y viendront ; il faut qu’ils y viennent !
Les jeunes chorégraphes introduisent dans le ballet la plupart des exercices de groupes que j’ai créés, les mouvements en canon, les oppositions de dynamismes et ils travaillent comme nous sur des plans divers et des escaliers. Dans les music-halls américains, on assiste souvent à de véritables spectacles rythmiques, privés, il est vrai, de ce je ne sais quoi de sensible et d’humain que communique aux mouvements corporels le sentiment musical des nuances. Car le plus simple des styles peut donner une idée de beauté s’il exprime des pensées sincères naturellement nuancées. Le numéro le plus applaudi par le public genevois au cours d’un spectacle des ballets de l’Opéra de Paris ne fut-il pas celui intitulé « L’éventail de Jeanne » et dont la mise en scène était entièrement due à deux rythmiciennes authentiques ?
Les musiciens commencent à comprendre que Berlioz avait raison de déplorer qu’il n’y eût pas au Conservatoire de Paris d’enseignement spécial de la Rythmique. Ils s’aperçoivent que les valeurs agogiques (les nuances de la durée) sont aussi importantes que les valeurs dynamiques ; ils découvrent que l’équilibre des périodes sonores ne dépend pas uniquement de leur proportion dans la durée, mais aussi de l’élasticité et des degrés de pesanteur de leurs valeurs. Tous ceux qui ont applaudi l’admirable « Caprice » pour piano, de Strawinsky, sont des rythmiciens nés.
Mais cette compréhension plus vive du nouveau système pédagogique et artistique ne date guère que d’une trentaine d’années. Et encore existe-t-il parmi les intéressés certaines catégories d’appréciateurs que l’on ne peut considérer comme des rythmiciens purs et directement convaincus. Il y a les messieurs qui, par amour pour la Rythmique, demandent au secrétariat de mon Institut à assister à un cours, parce que – disent-ils – ils s’intéressent furieusement à la pédagogie. On leur donne l’autorisation d’assister à un cours d’enfant, mais cette invitation ne leur dit pas grand’chose, ils s’intéressent surtout aux cours pour adultes. On les introduit alors dans une classe d’hommes mais ils n’y séjournent guère, car, pour des raisons d’esthétique, ils préfèrent voir évoluer les dames !
Puis il y a les personnes qui, après avoir assisté à une leçon, nous félicitent vivement, ce qui nous fait bien plaisir, mais ajoutent que « c’est, en somme, n’est-ce pas, la même chose que faisait Isadora Duncan et ce que continuent les Morris-dances ? » Puis il y a encore ceux qui vous serrent fortement la main puis s’extasient sur la grâce grecque des mouvements et surtout sur celle de cette jolie blonde au maillot bleu, qui est si bien faite et a un petit nez en l’air si spirituel !… Mais, fort heureusement, nous avons aussi de nombreuses occasions de voir venir à nous des gens sérieux et perspicaces qui nous comprennent et nous encouragent.
Cette incompréhension et ces résistances avaient rendu impossible la réalisation d’un but que je poursuivais avec acharnement : l’introduction de la Rythmique dans les écoles. Malgré mes rapports, mes visites, mes suppliques et mes insistances, le Département de l’Instruction publique et surtout les inspecteurs de l’enseignement musical scolaire se refusaient obstinément à m’accorder une place dans leur programme. Seul Georges Favon m’avait écouté avec le plus bienveillant intérêt et avait saisi toute la portée de ma réforme, mais il me dit franchement et catégoriquement que mon système ne pourrait entrer à l’école primaire que le jour où les inspecteurs des écoles seraient remplacés par des personnalités plus vivantes, plus éclairées, plus souples, plus artistes et plus actives. Heureusement, ce jour est enfin arrivé. Les instituteurs, M. Baeriswyl en tête, comprennent que l’instruction gagne à être complétée par une éducation particulière dont le but est d’éveiller les instincts naturels de l’enfant, de développer ses rythmes vitaux essentiels, d’établir une harmonie entre son corps et son esprit, d’affiner sa sensibilité, de le rendre plus alerte, plus vif et plus entreprenant, de vivifier son imagination et – en un mot – d’accorder son tempérament et son caractère. Cela par la grâce de la musique, seul art véritablement capable de stimuler l’individu, tout en ordonnant les manifestations de sa personnalité.
Dans d’autres pays, il n’en va pas de même. Faute de centralisation, les imitations abondent, les contrefaçons se multiplient et l’on voit s’intituler « professeurs de rythmique » des maîtres de danse ou de gymnastique totalement ignorants des principes musicaux qui sont à la base de cet enseignement. En France et en Allemagne se sont multipliés des systèmes soi-disant de Rythmique dans lesquels la musique est employée comme simple accompagnement. Dans d’autres, la musique est remplacée par des instruments à percussion, tambourins, timbales. D’autres maîtres de pseudo-rythmique cherchent, en vue de la rythmisation des mouvements corporels, à créer dans l’organisme toute une gamme de rythmes soi-disant primesautiers qui ne sont que la reproduction des danses et contorsions nègres ou australiennes. Enfin, d’autres encore cherchent à ressusciter les évolutions et gestes démoniaques du moyen âge ou de l’antiquité, et créent la « danse grotesque », cette série de déformations du mouvement rabaissant l’humanité. Sans doute, les gestes exotiques, les attitudes des gargouilles gothiques et celles des fous de cour présentent des particularités intéressantes. Mais convient-il vraiment de renoncer à l’esprit d’aujourd’hui parce que l’on s’intéresse à celui d’hier ? Est-ce un progrès pour l’humanité présente que de rentrer dans la peau des hommes des époques disparues ? Vaut-il la peine de donner à nos enfants une culture complète et raffinée pour les laisser, ensuite, imiter les nègres ? Je suis tout disposé à croire qu’un grand nombre de ces altérations déplorables sont dues à un sincère désir d’enrichissement ; on se figure qu’il suffit d’augmenter le nombre des manifestations pour rendre l’enseignement plus complet. Or, le proverbe a raison qui dit que « qui veut trop s’enrichir s’appauvrit ! » À vouloir employer trop de recettes pour acquérir la grâce des mouvements, l’afféterie nous guette. Les élèves qui s’ingénient à copier les gestes de maîtres qui leur enseignent comment on devient gracieux à l’aide de trucs spéciaux, risquent de perdre leur personnalité et de glisser dans le mensonge.
Il faudrait bannir de l’art tout ce qui prête à la contrefaçon. C’est de notre âme que l’art doit jaillir, et l’on a peine à admirer un style dont on ne peut apprécier que les qualités d’ordre, de précision et de mise en place, et qui n’est pas vivifié par notre être supérieur. Si les recherches techniques sont indispensables à une éducation musicale complète, il me paraît qu’avant tout, chaque artiste doit se créer une technique personnelle. La recherche de la perfection à atteindre est plus utile aux hommes que la connaissance des modèles. Il s’opère déjà dans l’art scénique un mouvement prononcé tendant à nous délivrer des interprétations sans sincérité. Nos yeux s’ouvrent à la vérité, nous sommes indignés de la spéculation organisée par les marchands de spectacles dont notre paresse fait les frais, alors que nous appartiennent les formes, les couleurs, la lumière et leurs combinaisons merveilleuses. « L’art est une grande écriture collective ». Cette écriture, on ne la contrefait pas impunément, et lorsque la plume qui doit tracer les caractères vivants tremble dans notre main, une voix nous crie, selon la belle expression d’Adolphe Appia : « Prends garde ! le style, c’est toi ! »
La majorité de nos pédagogues sont encore, de nos jours, imprégnés de cette idée que l’éducation générale dépend uniquement des spéculations de l’esprit et que la formation des idées chez l’enfant ne peut s’opérer que par l’imitation des idées de l’adulte ou encore par un constant exercice des facultés d’analyse et de raisonnement. Pourtant la vraie fonction de l’esprit ne consiste-t-elle pas chez l’enfant à enregistrer, à analyser et orienter, sans trop réfléchir, les élans momentanés et primesautiers de l’ensemble des mouvements de l’organisme ? L’adulte, une fois perverti par l’instruction traditionnelle doit faire un terrible effort de volonté pour fouiller son « soi-même » et y rechercher la source bouillonnante de tous ses vouloirs et de ses possibilités d’action. En effet, l’école n’est pas parvenue à les lui révéler entièrement. Les efforts, du reste très méritoires, des apôtres de l’éducation nouvelle ont pour objet, comme on le sait, l’enregistrement scientifique des manifestations extérieures de l’activité enfantine. Mais il faut absolument s’appliquer en outre à situer leurs points de départ et à essayer de reconnaître, puis de modifier – au moment où l’être hésite encore entre des impulsions diverses – des courants dont l’intensité et la direction sont fréquemment contrariées par des antagonismes de différente nature. Il importe avant tout de détruire ceux-ci ou de les harmoniser. Le rôle de l’esprit est de reconstituer l’image de ces courants, d’assagir et d’ordonner leurs flots désordonnés, et non de les refouler momentanément, au risque d’amoindrir la personnalité de l’enfant et de priver celui-ci de toute force imaginative et créatrice. Pour que les rythmes originels du corps et de l’esprit conservent leur force et leur spontanéité, il importe qu’ils ne soient soumis à une discipline spirituelle que lorsque l’esprit de l’enfant a acquis une certaine maturité. Si ces rythmes sont spiritualisés trop tôt, ils perdent de leur force d’expression. Un bon cocher sait modérer l’allure de son jeune cheval quand il le faut, mais il n’oublie pas de lui rendre parfois la main pour ne pas restreindre ses qualités d’élan. Le bon fonctionnement de l’appareil musculaire dépend avant tout de la pratique naturelle de ses mouvements, et le rôle de l’éducation physique est d’assurer à ceux-ci, sans effort exagéré, une liberté absolue d’allure et d’énergie. Puis, grâce au contrôle progressif de la volonté et de l’esprit d’analyse et de comparaison, se produira un assouplement dans les manifestations motrices aux moments précis où l’ordre l’exige et la sagesse le conseille. Une fois les actes préparés, l’éducation doit les convertir en images, mais ce n’est pas en présentant des images de vie à l’enfant avant de l’avoir mis à même d’agir selon sa nature, que l’on peut développer en lui l’imagination des actes. On ne développe ainsi que l’imitation des formes. Une fois l’enfant incité à trouver lui-même les formes à donner à ses actes, les exercices intellectuels lui apprendront à varier ces formes, d’une façon raisonnée, plastique ou expressive. Plus tard, c’est l’esprit qui indiquera au corps dans quel cas celui-ci – s’il est chargé par exemple d’une interprétation d’ordre plastique – doit se souvenir des impulsions naturelles, dictées dans la vie courante par l’instinct de défense, ou d’excitation de l’action corporelle sous l’influence des émotions. Dans un mouvement instinctif d’attaque fait par un bras, l’impulsion sera donnée par la partie la plus lourde de ce membre, et au moment d’arrivée du geste, la sensation sera dans l’avant-bras ou dans la main. S’il s’agit de commenter une action à l’aide d’un bras, c’est la main qui commandera le mouvement et le point d’arrivée du geste sera situé dans l’avant-bras et dans l’épaule. Tous les souvenirs de la première éducation physio-psychique reviendront à l’esprit de l’adolescent quand il voudra faire de la gymnastique expressive ou de la danse, ou encore plus tard, lorsqu’avocat, prêtre ou politicien, il aura besoin de recourir au geste pour renforcer le pouvoir de la parole. L’harmonie des mouvements corporels assure le calme de l’esprit. Celui-ci se sent entièrement libre d’examiner les problèmes intellectuels, de choisir leurs solutions, de coordonner leurs divers aspects. Le désordre est toujours le résultat d’un manque d’équilibre. Comment peut-on créer de l’ordre dans les manifestations motrices, corporelles et cérébrales ? Mais tout naturellement en mettant le corps à même d’obéir facilement, sans résistance et sans hésitation aux commandements de l’esprit et en permettant à celui-ci de développer tranquillement la pensée, de créer librement des images. Dans le calme et la sécurité, les idées se transforment tout naturellement en actions, les images en réalités. Combien d’études musicales ont-elles échoué uniquement parce que la préoccupation continuelle d’une technique digitale et difficile à acquérir, par faiblesse ou raideur musculaire, créait la nervosité de l’être physique et inhibait la pensée ? La crampe du poignet n’est-elle pas toujours accompagnée de désordres dans le système nerveux cérébral ?
La certitude d’obtenir sans peine des échanges continus entre le cerveau qui imagine et commande les actes, les nerfs qui les transmettent et les muscles qui les accomplissent (ou encore entre les mouvements corporels automatisés que le cerveau utilise immédiatement et convertit en mouvements d’analyse), cette certitude est de nature à établir le calme et l’ordre dans l’organisme entier car l’un et l’autre sont un produit direct de l’équilibre. L’ordre dans les manifestations nerveuses de l’individu crée l’ordre dans le cerveau. Un cerveau non encombré par des préoccupations de tous genres, crée plus facilement des images. L’ordre dans les mécanismes physiques organise la transmission rapide et assure la traduction nette des conceptions imaginatives. C’est l’ordre qui assure la continuité de celles-ci, cependant qu’il développe la volonté d’agir d’une façon soutenue. L’excitation renforce les qualités d’imagination. Mais son action doit être soutenue et continuée par la volonté de façon à ce que l’ordre et le calme assurent la clarté d’expression dans les réalisations motrices. D’autre part, l’ordre et le calme doivent pouvoir être interrompus par des élans donnant une recrudescence aux actes imaginatifs, sans qu’il y ait perte d’équilibre. La spontanéité des échanges de mouvements corporels et spirituels assure à la fois la vivacité des actes expressifs et la possession de soi-même dans le calme créé par l’ordre, ce qui permet à l’esprit de contrôler l’intensité, la direction et la durée des manifestations musculaires.
Le but de toute gymnastique est d’éveiller et de développer, grâce à des exercices répétés, le mécanisme vivant de l’objet humain auquel elle s’adresse. La gymnastique hygiénique assure au corps son complet fonctionnement, la gymnastique sportive donne à ce même corps son maximum de rendement dans certaines épreuves spéciales. La gymnastique vocale développe le mécanisme du larynx, du diaphragme et de l’appareil pulmonaire en vue de l’émission du son. La gymnastique pianistique assure le mécanisme complet du bras, de la main et des doigts et le met au service de l’interprétation des œuvres de piano. Il existe des gymnastiques purement spirituelles destinées à développer la mémoire, la concentration d’esprit et la volonté, etc., etc. S’il s’agit, par conséquent, de définir la méthode de gymnastique « rythmique », il nous sera facile d’affirmer que son but est d’éveiller et de développer, grâce à des exercices répétés, les rythmes naturels du corps qui sont de nature très complexe. En effet, chacun d’eux se trouve appelé à satisfaire à plusieurs besoins différents. Essayons tout d’abord d’expliquer quels rythmes humains la méthode cherche à éveiller et à développer.
Un rythme est une série de mouvements enchaînés formant un tout et pouvant être répétés. Le nombre minimum de mouvements constituant un rythme est le nombre « deux ». Le rythme respiratoire se compose d’un mouvement d’inspiration, puis d’un mouvement d’expiration, celui du manger d’un mouvement d’absorption, puis d’un mouvement de déglutition. Ces deux rythmes élémentaires se passent de toute éducation. Mais un autre rythme élémentaire, celui de la marche, qui se compose de deux mouvements aussi, celui de lever une jambe légère, puis de la poser pesante sur le sol, ce rythme tout à fait naturel chez les animaux, demande, chez beaucoup d’enfants, à être provoqué par les parents, grâce à des exercices de gymnastique passive. J’entends que ce rythme ne devient automatique qu’après une certaine période d’entraînement. Ce phénomène nous permet d’affirmer l’existence de toute une série de mouvements rythmiques humains qui ne peuvent se passer pour s’exercer librement, c’est-à-dire automatiquement, de la pratique d’un certain nombre d’exercices préparatoires dont l’ensemble constitue une gymnastique faisant partie de toute éducation corporelle. Mais l’éducation usuelle ne cherche à provoquer l’éveil et l’activité que d’un nombre assez restreint de rythmes nécessaires à la vie courante telle que la constituent nos habitudes d’aujourd’hui. Et dès que nous nous trouvons transplantés au dehors de nos conditions actuelles d’existence et de motricité, nous nous apercevons que nous sommes privés de l’usage de certains rythmes naturels qui ne se manifestent plus d’une façon spontanée, parce qu’ils ne sont pas directement nécessaires à notre genre de vie. À la suite de la création de nombreux engins mécaniques de locomotion, nos jambes ne possèdent plus l’ensemble de leurs facultés de saltation, de reptation et de « grimpement ». En conséquence de notre façon de nous vêtir et de nous chausser, nos pieds, nos coudes, nos épaules, nos hanches ont perdu de leur souplesse, et des résistances de toute nature faussent à tel point le mécanisme de certaines habitudes motrices que leurs enchaînements – qui seuls pourraient provoquer des rythmes – s’en trouvent à jamais rendus difficiles ou même impossibles.
La gymnastique hygiénique et la gymnastique sportive restituent au corps un grand nombre de rythmes naturels que l’on croyait à jamais perdus, mais si nous analysons l’organisme humain, nous nous rendons compte que tous ses mouvements ne dépendent pas uniquement du bon fonctionnement musculaire, et qu’un rythme naturel convenablement effectué en tel état d’esprit perd de sa régularité et de son aisance dès que cet état d’esprit se trouve altéré. Les rythmes spontanés du corps sont complétés par la collaboration de rythmes mentaux synchroniques. Dès qu’il y a changement dans un rythme mental, il devrait par conséquent, pour rétablir l’équilibre, se produire une modification du rythme corporel, et vice-versa. Malheureusement, l’équilibre entre les deux rythmes est le plus souvent compromis par des résistances d’ordre nerveux. Le rythme corporel, non averti, ne s’adapte pas au rythme mental, l’esprit lutte contre la matière. De là un désordre dans tout l’organisme, une inharmonie des diverses parties de l’individu, qui enlèvent à l’ensemble des facultés psycho-physiques leur liberté entière de fonctionnement.
La gymnastique rythmique cherche à établir des rapports entre les rythmes corporels instinctifs et les rythmes créés par la sensibilité ou par la volonté raisonnée. Elle est un complément indispensable de toute gymnastique hygiénique, comme de toute gymnastique intellectuelle ou artistique.
Nous savons que toute mauvaise nouvelle, toute émotion agit directement sur notre diaphragme qui se contracte. Tant que la contraction persiste, le rythme cardiaque est modifié, les rythmes de l’esprit subissent des altérations, et tout rythme d’action se trouve entravé. Si la pratique de certains exercices de décontraction nous permet de ramener rapidement notre diaphragme à son état normal, la liberté en même temps est rendue à tous nos autres rythmes naturels. L’équilibre de nos rythmes organiques dépend de la vivacité avec laquelle nous saurons rendre la liberté à tel fonctionnement partiel dont l’arythmie compromet le rythme de l’ensemble. Il convient dès lors de se demander si l’éducation usuelle prévoit la possibilité de dissocier les rythmes naturels de l’enfant, puis de lui assurer la possibilité de réagir sur chacun d’eux isolément, afin de devenir à même de les harmoniser, même à son insu, et de lutter à l’instant et instinctivement contre toute inharmonie passagère. C’est là la question que je me suis posée jadis et que mes efforts cherchent à résoudre. Nos exercices, en somme, ont un double but :
1) grâce aux « hop » (aux commandements inopinés), ils provoquent le déclenchement des rythmes corporels spontanés dans toutes les parties du corps ;
2) grâce à des appels constants et divers à la concentration d’esprit, ils diminuent l’action néfaste de certains rythmes intempestifs et renforcent celle des rythmes utiles, de façon à obtenir un équilibre des centres nerveux et des dynamismes musculaires ;
3) grâce à l’harmonisation des fonctions corporelles avec celles de l’esprit, et à l’état de satisfaction et de paix joyeuse qui en résulte, ils assurent à l’imagination et au sentiment leur libre épanouissement.
Tous ces exercices sont accompagnés de commandements qui ont pour but de maintenir le corps et l’esprit « sous pression » ; de provoquer, soit des mouvements, soit des arrêts subits, soit encore des combinaisons d’arrêt et d’activité ; de mettre l’esprit en demeure de choisir dans l’ensemble des muscles celui qui est le plus nécessaire à l’action demandée et d’immobiliser les autres ; d’assouplir le système nerveux de façon à ce que les commandements de l’esprit soient immédiatement et intégralement exécutés ; d’associer ou de dissocier des rythmes imposés ; de provoquer l’invention ou l’enchaînement de rythmes dits « de situation » ; de combiner et d’interchanger les rythmes spontanés et les rythmes commandés par le raisonnement ; d’influencer l’esprit grâce à l’élan irrésistible de la rythmique instinctive, comme d’influencer le corps grâce à l’énergie des centres de volition ; en un mot de pénétrer les forces subconscientes d’afflux conscients, et vice-versa.
Les commandements sont donnés sous une forme visuelle et sous une forme sonore. J’entends que le geste ou l’attitude du maître commandent chez l’élève soit une imitation directe et immédiate, soit une rapide association d’idées motrices. Ou encore, ce sont les mots prononcés par le maître qui influencent l’élève et le forcent à l’action. Mais ces deux sortes de commandements n’agissent que sur la volonté ou n’exercent que des réflexes ; ils n’éduquent par conséquent que le conscient ou l’inconscient des élèves. Toute la partie de l’éducation par le rythme qui vise à la pénétration du subconscient est confiée à un agent plus puissant que la parole ou que la vue : à la musique, art rythmique par excellence, à la fois excitateur et reposant, qui agit non seulement sur la sensibilité nerveuse, mais aussi, et d’une façon directe, sur le sentiment.
Depuis sa naissance, la musique a enregistré les rythmes corporels de l’organisme humain dont elle présente l’image sonore amplifiée et idéalisée. Elle est le substratum de toutes les émotions de l’homme à travers le temps. Les transformations successives des rythmes musicaux, de siècle en siècle, correspondent si parfaitement aux transformations de caractère, de tempérament et de coutumes, qu’il suffit de jouer une phrase musicale de telle composition-type pour faire revivre tout l’état d’âme de l’époque où elle a été composée, et – par association d’idées – pour réveiller en nos corps d’aujourd’hui l’écho musculaire des mouvements corporels imposés à cette époque par les conventions ou les nécessités sociales. Si nous voulons restituer au corps la somme des rythmes qu’il a peu à peu oubliés, il ne suffira pas de lui donner comme modèle les rythmes cahotés et tumultueux des musiques sauvages, il faudra encore l’initier, petit à petit, à toutes les transformations successives que le temps a fait subir à ces rythmes élémentaires. Il ne suffira donc pas que le maître de Rythmique se serve, au cours de ses leçons, d’instruments de percussion tels que ceux qu’utilisent les nègres ou les Indiens. Il faudra qu’en outre il connaisse à fond les éléments de la mélodie et de l’harmonie, ainsi que leurs rapports avec le dynamisme, la durée. Il faudra qu’il soit un musicien complet.
Car la mélodie et l’harmonie ennoblissent la rythmique et pénètrent l’organisme d’une excitation de bon aloi qui stimule les énergies musculaires en même temps qu’elle renforce les facultés d’imagination. L’expérience nous a montré, dans les écoles primaires, que les rythmes frappés par le maître dans les mains ou sur le sol avec un bâton parviennent à être imités par les enfants avec exactitude, force et intelligence, mais qu’ils ne les incitent pas à les compléter ou à les nuancer d’une façon personnelle, tandis que, dès qu’ils sont joués sur le piano, ils infusent la joie et l’entrain dans les petits corps comme dans les jeunes esprits et stimulent directement les facultés d’invention. Sans doute, ne faut-il pas que les enfants soient, pendant une leçon tout entière, stimulés et entraînés par une musique qui leur enlève leur libre contrôle et facilite trop leur tâche personnelle. Aussi convient-il que la musique ne joue pas un rôle constant dans la leçon et ne collabore pas à tous les exercices.
Il n’en demeure pas moins nécessaire que le maître soit en état de recourir – dès qu’il le trouvera utile – à ce stimulant d’ordre supérieur. C’est pourquoi, tant que l’homme n’aura pas récupéré le plus grand nombre de ses rythmes naturels, les leçons par et pour le rythme auront besoin d’être données par des maîtres possédant l’instinct musical et connaissant toutes les ressources de cet art. À eux de savoir doser l’emploi des moyens musicaux et de ne se servir, dans leur enseignement, que d’une musique simple appropriée à l’âge des enfants et à leur caractère.
D’aucuns se sont figuré (l’erreur est aujourd’hui moins commune) que la complexité de nos exercices serait de nature à provoquer chez l’enfant une certaine fatigue cérébrale. Il n’en est rien, il est impossible qu’un état d’équilibre puisse créer de la fatigue. L’important est que les exercices soient dosés, distribués et ordonnés de telle façon qu’il n’y ait jamais prédominance de l’élément cérébral sur l’élément physique, que chaque tentative de dissociation ou d’association de mouvements non spontanés soit précédée d’exercices destinés à créer des automatismes – que les rythmes naturels de l’enfant soient, dès le début des études, rendus à tel point vivants que leur constante intervention au cours de l’apprentissage de rythmes nouveaux ou de rythmes oubliés, agisse comme une joie et comme un repos – et enfin que le maître expose au moins la moitié des exercices de la leçon sous la forme du jeu. De cette façon, il n’y a aucune fatigue à craindre. Il n’est du reste pas possible au maître de méconnaître l’état de fatigue de l’enfant ; dès qu’il est signalé par de l’inattention ou par des bâillements, il est facile de créer l’état de repos soit par des exercices de relaxation, soit encore par des appels directs à la curiosité et à l’imagination.
J’ai parlé de relaxation ; il me semble que le rôle bienfaisant d’exercices ayant pour but d’interrompre momentanément toute activité nerveuse, musculaire ou spirituelle, est encore méconnu par beaucoup d’éducateurs. Les exercices de « décontraction » sont particulièrement bienfaisants pour les adolescents et pour les adultes, généralement entravés en leurs études générales par des innervations ennemies. Je ne saurais trop insister sur la nécessité de créer des comparaisons constantes, dans l’esprit des élèves, entre l’état d’inertie de chaque membre et de l’ensemble de tous les membres, et leurs différents états d’activité. Ce n’est du reste que grâce à l’intervention fréquente de l’état complet de décontraction que pourront être indiqués les rapports étroits qui existent entre les nuances dynamiques musculaires et les divers degrés de la durée, comme les divers segments de l’espace. Dans une leçon d’adultes, le tiers des exercices peuvent être exécutés dans l’état de station couchée. Quelle détente lorsqu’on demande ensuite aux élèves des mouvements primesautiers vigoureux, des déclenchements subits de rythmes et des élans spontanés ! Il est, à mon sens, complètement inutile de soumettre l’esprit des élèves dilettantes à des opérations difficiles d’ordre mathématique. L’important pour eux, comme pour les enfants, n’est-il pas de faire se pénétrer réciproquement l’esprit et le corps ? Or, dès que l’esprit d’un adulte est en train de résoudre un problème compliqué, son corps devient une masse inerte complètement séparée de l’esprit. Pour faire participer le corps à l’action cérébrale, il importe que celle-ci n’absorbe pas toutes les forces de l’être.
La rythmique musicale est faite d’enchaînements de durées, la géométrie d’enchaînements de fragments d’espace, et la plastique animée des mêmes enchaînements mesurés, stylisés et nuancés. Il ne faut pas que la nécessité de cumuler tant de savoirs et d’entreprendre tant d’études différentes nous paraisse si dure que nous ayons peur de continuer à suivre le chemin que nous nous sommes tracé. Pensons-y bien : le simple travail que nous effectuons pour nous rendre compte des divers mécanismes dont dispose notre corps comporte lui-même des recherches nombreuses et toute une série de travaux d’ordre différent. Chaque mouvement que nous avons à effectuer dans un temps donné demande une autre préparation musculaire lorsque nous désirons le répéter dans un temps différent. Chaque ligne parcourue par un membre dans un espace et dans un temps donnés, devient plus courte et plus longue selon le degré d’énergie musculaire qui déclenche le mouvement. Chaque durée de temps parcourue par un membre dans tel degré donné d’énergie musculaire se trouve prolongée ou raccourcie selon la longueur de l’espace à parcourir. Et, de plus, chaque modification de l’espace, de la durée ou de la dynamique exerce une influence telle sur l’équilibre corporel qu’elle doit être forcément accompagnée de toute une série de travaux de rectification confiés aux muscles synergiques ou antagonistes. Ces travaux eux-mêmes ont besoin de la collaboration de centres nerveux instruits de leur pouvoir. Chaque erreur dans la transmission des vouloirs cérébraux introduit l’anarchie dans le système musculaire. Chaque résistance dans le système nerveux y introduit le trouble. En somme, les multiples facteurs de notre vie mouvementée agissent à la façon d’une coopérative. Et c’est aussi comme une coopérative que doivent agir les applications spécialisées de la Rythmique élémentaire.
Toutes les lois qui régissent l’harmonisation de nos rythmes corporels vitaux régissent aussi celle des rythmes spécialisés, établissant des rapports entre les arts visuels et les arts sonores, entre l’architecture et la mécanique, entre la mécanique et la musique, entre la musique et la poésie, entre la poésie et la peinture, entre l’art et la science, entre la science et la vie, entre la vie et la société. Si nous savons que la science du Rythme consiste avant tout à fixer les lois de l’équilibre et de l’économie, et si nous faisons l’effort nécessaire pour humaniser cette science de telle sorte que nous la sentions vibrer et palpiter en notre corps, comme une partie vivante de nous-même, nous aurons beaucoup moins de peine à en étudier les innombrables problèmes. Nous dépenserons aussi moins de temps. Car nous saurons économiser et équilibrer nos vouloirs et nos forces, fixer les rapports entre nos forces et le temps et nos vouloirs.
Économiser, équilibrer, telle doit être notre devise. Il nous faut économiser nos dépenses nerveuses, qui se traduisent par des sautes d’humeur, des brusqueries, des irrégularités, des impatiences, des dépressions, des hypersensibilités. Il nous faut économiser notre temps, ne pas travailler jusqu’à la fatigue, prévoir le moment où le repos devient nécessaire. Il nous faut économiser nos vouloirs de progrès, mesurer nos appétits, équilibrer nos désirs de création et nos moyens de réalisation… Ah ! sans doute est-il parfois nécessaire de se laisser aller à certaines expansions de toutes les forces de l’être, à des enthousiasmes qui nous font franchir, comme avec des ailes, les bornes de la vie courante, à des élans puissants qui nous entraînent loin des mesquineries, des calculs, des prévoyances et des égoïsmes. Mais il faut savoir retrouver notre équilibre au moment où nous le jugeons nécessaire et il importe qu’après nous être égarés dans la fantaisie nous sachions rejoindre la réalité. De cet équilibre de nos forces actives, naîtra la confiance en nous-mêmes et une plus grande aptitude à projeter efficacement hors de nous tout ce qui peut être utile aux autres.
Il faut bien constater que dans toute gymnastique usuelle, les diverses manifestations corporelles sont fixées dans le temps et dans l’espace d’après certaines règles immuables ; que les gymnastes ont deux à trois modes de course, au lieu d’en avoir une vingtaine, que la préparation des gestes atteint tout au plus un maximum de deux ou trois degrés de vitesse ou de force – si elle l’atteint ! – et que les mille nuances de dynamisme et d’agogisme qui affirment la vitalité et l’élasticité des actes musculaires sont inconnues de nombreux gymnastes et athlètes spécialisés. En outre, la plupart des mouvements exécutés par eux sont prévus, c’est-à-dire non spontanés, non dépendants des conditions vitales engendrées par le hasard, non provoqués par le conflit des antagonismes nerveux et sensitifs, ce qui les prive de toute humanité et leur retire (en ce qui concerne la spontanéité) tout caractère artistique[4]. Enfin, l’étude des mouvements contraires, des oppositions de contraction dans tel membre et de décontraction dans un autre, joue un rôle très secondaire, pour ne pas dire nul, dans l’éducation corporelle classique. D’où il résulte que la polyrythmie, qui est l’essence même des manifestations motrices spontanées, se trouve exclue des études de gymnastique, telles qu’on les pratique dans la plupart de nos écoles. Ces études sont excellentes, mais, à mon sens, incomplètes.
Tout le monde sait qu’au siècle de Périclès les philosophes, et généralement tous les intellectuels, ne dédaignaient pas les exercices corporels et trouvaient au contraire dans les exercices physiques une force régénératrice et stimulatrice des facultés intellectuelles. Corps et esprit étaient reliés harmonieusement par un courant rythmé de dynamismes ; l’action devenait complice des aspirations animiques. D’autre part, les sportifs étaient tous initiés non seulement à la connaissance de leurs énergies corporelles mais encore – Lucien nous l’affirme – à toutes les branches des sciences ainsi qu’aux spéculations métaphysiques. Puis vint la décadence (les meilleures conceptions disparaissent plus rapidement que les erronées et les incomplètes), les sportifs et les intellectuels se spécialisèrent et le corps se sépara de l’âme. Les sportifs se cantonnèrent dans les exercices de force et de souplesse et rompirent les liens qui réunissaient le pouvoir et le savoir, les élans nerveux et les raisonnements. À notre époque agitée et troublée, une des premières conditions d’équilibre physique et psychique est l’alternance des nuances dynamiques et temporelles. Selon les circonstances, il faut savoir réfléchir rapidement ou lentement. La préparation d’une action doit, elle aussi, s’effectuer à des allures (tempi) diverses, ralenties ou précipitées, dictées par la plus ou moins grande importance des actes corporels, intellectuels et animiques. La signification des gestes ne prend ainsi toute sa valeur que lorsqu’elle résulte de la stricte observation des principes réglant la pesanteur ou la légèreté des idées à exprimer ou des mouvements à effectuer. C’est pourquoi l’éternelle mesure à deux temps prive les exercices physiques des éléments vitaux qui sont la diversité et le nuancé, la spontanéité et la discipline. C’est ce qu’avait tout de suite compris mon grand ami le colonel Édouard Secrétan lorsqu’un beau jour je lui soumis mon désir de faire marcher les soldats tantôt à deux, tantôt à trois temps, ce qui fait faire les accents alternativement par le pied gauche et par le pied droit. Il serait bon aussi de faire faire de temps en temps à la troupe des « crescendo » et des « decrescendo » et de lui faire alterner la marche et le chant. Il est évidemment difficile de rompre « ex abrupto » des traditions depuis longtemps établies, et ces nouveaux exercices exigeraient une éducation nouvelle. Mais celle-ci ne vous semble-t-elle pas nécessaire ? En effet, l’obligation de marcher constamment à deux temps engendre fatalement une monotonie que seule la diversité des accents peut dissiper ou en tout cas amoindrir. À notre époque agitée et troublée, il ne saurait être question de reconstituer cette alliance. L’idée-mère du baron de Coubertin n’a pas été entièrement comprise et il est permis de se demander si elle n’est peut-être réalisable qu’en temps de paix. Le créateur des Jeux Olympiques a éveillé l’amour du sport et son œuvre a été bienfaisante, mais les relations intimes entre la matière et l’esprit n’ont pas été établies et il n’existe pas encore de « style corporel ».
Il manque encore à notre gymnastique la régularisation des rythmes naturels du corps et, grâce à leur répétition fréquente qui les automatise dans tous les degrés de force ou de souplesse, de vitesse ou de lenteur, de créer dans le cerveau des images rythmiques définitives. C’est grâce au concours de la musique que se régleraient divers degrés de la durée et du dynamisme. La musique joue le rôle d’ordinatrice des mouvements et aussi d’inspiratrice, car elle stimule les fonctions nerveuses. Elle est pour moi l’associée obligée de la gymnastique une fois que celle-ci a accompli sa tâche qui est de rendre le corps sain, énergique et souple.
Mais il me paraît en outre nécessaire que le corps devienne un instrument d’art, et il n’y parviendra que grâce à une éducation préparatoire ayant pour but de supprimer toutes les résistances d’ordre intellectuel et physique qui empêchent l’homme de se manifester selon son rythme individuel. Cette éducation, s’appuyant sur la musique, art régulateur et incitateur par excellence, devra nécessairement comprendre des études spéciales ayant pour but de développer les facultés auditives, au point de vue de la reconnaissance des sons, comme à celui de l’appréciation spontanée des nuances dynamiques et des diverses formes musicales. Seule la musique est capable de créer les nuances d’ordre émotif qui ennoblissent les mouvements corporels et en font les traducteurs fidèles de nos sentiments. La musique nous révèle à nous-mêmes, nous purifie et nous complète. Le danseur moderne doit être rythmicien. Grâce à cette double éducation doivent naître des générations nouvelles d’êtres humains à la fois plus spontanés, plus imaginatifs et plus conscients, imprégnés d’harmonie, sachant allier le sens de l’ordre au sentiment des nuances, et susceptible de forger dans l’avenir des lois simples et naturelles pour le groupement eurythmique des individus.
Beaucoup de mamans m’ont demandé si l’enseignement de la Rythmique facilite les études pianistiques. Je leur réponds généralement que tout dépend des professeurs de piano. S’il en existe qui soient au courant des procédés nouveaux de musicalisation de l’être enfantin, je répondrai aux mamans que si, grâce à ces procédés, l’enfant devient meilleur musicien, ses études instrumentales seront fatalement facilitées, mais ces études nécessitent une technique spécialisée, adaptée étroitement à l’instrument choisi, tandis qu’une méthode basée sur le rythme constitue un enseignement général, à la fois psychique et physique. Si certains apprentis pianistes ne jouent pas rythmiquement après avoir pris un cours de rythmique, cela tient à plusieurs causes très différentes.
1. L’élève a pris des leçons de rythmique pendant un temps insuffisant, ou n’a pas travaillé chez lui, ce qui est pourtant indispensable.
2. Ou bien le maître de piano ne connaissant pas nos exercices n’a pas su tirer parti de cette éducation générale pour favoriser la spécialisation pianistique de son élève.
3. Ou encore, c’est l’élève qui n’a pas su se servir en étudiant le piano de l’enseignement général qui lui a été donné par ailleurs. Mais qu’elle que soit la cause de l’arythmie de ses mains, de ses doigts et de ses bras de pianiste, il est bien évident que le traitement de l’arythmie doit être entrepris dans l’organisme entier avant d’être appliqué à une partie de l’organisme. Si l’on a des boutons sur le nez, il ne suffit pas d’enduire celui-ci chaque jour de pommade, mais il faut établir dans le corps entier une circulation sanguine normale à l’aide d’un traitement général. Il existe sans doute des pianistes dont le jeu est – grâce à l’instinct – régulièrement mesuré et normalement rythmé, et qui tout de même souffrent d’une arythmie générale. C’est qu’il est beaucoup plus facile de « rythmiser » de petits muscles très sensibles tels que ceux des doigts, que de faire se mouvoir l’ensemble des gros muscles dans leurs rapports avec les muscles plus faibles. J’ai constaté bien souvent l’effarement de professeurs d’instruments, assistant à une de mes leçons, devant l’affreuse arythmie de certains de leurs élèves qui leur paraissaient normalement doués. J’ai donné à Paris un cours destiné aux musiciens professionnels auquel assistaient régulièrement des professeurs du Conservatoire, des virtuoses et des compositeurs. Et, sans citer son nom, je vous signalerai tel jeune compositeur de grand talent, que j’ai vu pleurer pendant une leçon parce qu’il ne parvenait pas à marcher en mesure et à dissocier facilement ses actes. – Soit dit en passant, Arthur Honegger, lui, m’a paru, dès la première leçon admirablement équilibré ; l’organiste Alexandre Cellier, le pianiste Lazare Lévy, le compositeur Delannoy de même. – Mais combien d’autres, pourtant musiciens jusqu’au bout des ongles, se mouvaient sans facilité, ne savaient pas doser leur énergie, avaient à lutter contre de terribles résistances ! Heureux ceux qui souffrent de cet état de chose, car l’arythmie est guérissable. Il existe malheureusement beaucoup d’arythmiques qui ne se doutent pas de leur arythmie et croient agir régulièrement et harmonieusement. Je dois avouer que l’explication de ce phénomène m’échappe – mais c’est à chacune de mes leçons que je m’aperçois que des élèves font 6 pas quand on leur demande d’en faire 4 et qu’ils ne s’en aperçoivent pas. Beaucoup de mamans ne remarquent pas les défauts de leurs enfants. Combien de fois m’est-il arrivé, en constatant avec joie les progrès énormes d’un enfant né arythmique, de féliciter la maman et de l’entendre me répondre : « Oui, oui, il se tire admirablement d’affaire, mais c’est tout naturel ; nous sommes tous extraordinairement doués dans la famille ». Or je puis affirmer que les mamans bonnes rythmiciennes, obtiennent de leurs enfants quand elles les font travailler, des progrès plus satisfaisants que celles qui ignorent cette éducation. Il en est de même à l’école où les maîtres expérimentés dans les procédés d’éducation intégrale obtiennent après leurs expériences préparatoires des résultats plus rapides et plus stables lorsqu’ils abordent les études intellectuelles. Un certain nombre d’intellectuels et de savants ont bien voulu analyser mes efforts, entre autres Édouard Claparède, qui suivit mes cours, le professeur L. Bard, Félix de Dantec, Bergson, William James, etc., pour ne parler que des psychologues qui ont bien voulu se donner la peine de contrôler mes expériences. Et quelle reconnaissance ne dois-je pas aux musiciens qui, dès la première heure, se sont intéressés à mes recherches, Hans Huber, Hegar, Blanchet, Mattis Lussy, Gabriel Fauré, Rhené-Bâton, L. Philipp, Édouard Risler, Blanche Selva, Paul Vidal, Camille Mauclair, etc., sans parler des musiciens et artistes allemands, suédois, hollandais, russes, anglais et américains qui, par leurs lettres et articles, m’ont appuyé et réconforté par leurs questions sur le développement de mes idées. Peut-être que, sans leurs témoignages, j’aurais succombé sous le poids de cette angoisse de beaucoup d’hommes devant l’incompréhension des autres. Mon grand réconfort aussi est de savoir que d’autres qui m’ont suivi s’appliqueront à me continuer. Il importe peu que les serveurs d’idées ne récoltent rien ou très peu personnellement, il suffit qu’ils aient aidé la récolte à se produire. La récompense de celui qui a planté est de sentir qu’il a planté de bons grains et qu’il a fait le nécessaire pour les faire germer. « Hélas, ne peut-il pas arriver que ceux qui lui « succèdent » mélangent le mauvais grain avec le bon et que la récolte en souffre ? »
Savoir ramasser vite ses idées et vite les exprimer, autrement dit : « improviser », voilà une faculté qui n’est pas donnée à tout le monde. Et c’est grand dommage, car – du point de vue musical – l’enseignement des instruments, et du piano en particulier, est grandement facilité par celui de l’improvisation.
Il est assez étrange que l’art de l’improvisation soit si peu enseigné dans les écoles de musique, aux élèves professionnels et dilettantes. Il me semble que c’est là une grave erreur et qu’il vaut la peine d’entreprendre une discussion avec ceux qui, pour des raisons diverses, s’opposent à l’enseignement de cette branche si importante de l’éducation musicale. Car il existe des musiciens qui prétendent que l’étude de l’improvisation est un encouragement au dévergondage d’esprit, à l’incohérence, à l’hypersensibilité, au désordre et au mépris du style. Il n’en est rien. Tout au contraire, l’improvisation cultivée comme art et comme science s’appuie sur toutes les règles traditionnelles d’harmonie et de composition. Son rôle consiste à développer chez les élèves la rapidité de décision et de réalisation, de concentration sans effort, de conception immédiate des plans et à établir des communications directes entre l’âme qui vibre, le cerveau qui imagine puis coordonne, et les doigts, les mains et les bras qui réalisent. Et cela grâce à une éducation de la sensibilité nerveuse, cherchant à unir en un tout organique toutes les sensibilités particulières, qu’il s’agisse des facultés auditives, musculaires ou constructives, dans le temps, l’énergie et l’espace.
L’enseignement du piano est grandement facilité par celui de l’improvisation. L’obligation pour l’improvisateur d’enchaîner rapidement les rythmes et les harmonies, de s’assimiler dans le plus bref délai possible les combinaisons de durées, de prévoir et de préparer les arrêts et les reprises de mouvement, assure au jeu pianistique de la netteté, de l’assurance, de l’ordonnance et du style. Et ces qualités seront renforcées si le maître d’improvisation base son enseignement sur l’étude des rapports directs entre les commandements cérébraux et les réalisations musculaires. Le pianiste se servira dès lors du clavier pour exprimer ses propres sentiments, pour animer les sons de ses rythmes personnels, ce qui donnera à ses interprétations des œuvres des autres, un caractère de vérité que ne révèlent que bien rarement les exécutions basées sur l’imitation du jeu du maître ou l’obéissance aux indications traditionnelles. L’on a eu souvent l’occasion de constater que les meilleurs ouvriers d’art sont, dans tous les domaines, ceux qui sont capables d’imaginer, de créer, de faire œuvre personnelle. Or, les maîtres de piano sont rares qui, dans les leçons qu’ils donnent aux enfants, savent trouver le temps de faire précéder les études purement tactiles d’exercices destinés à développer d’une façon générale leur musicalité et à provoquer en eux le désir d’exprimer leurs sentiments sur le clavier, c’est-à-dire de transformer leurs sentiments en sensations. Tout acte artistique est l’extériorisation d’un sentiment animique ou esthétique et l’éducateur doit constamment s’ingénier à éveiller les sentiments des élèves et à susciter chez eux le besoin de les traduire et de leur donner une forme.
C’est une grave erreur de penser que l’homme ne devient capable de créer qu’après avoir terminé entièrement ses études. Anton Bruckner, qui fut mon maître, ne déclarait-il pas, en classe, qu’un musicien ne doit se hasarder à composer qu’à partir de l’âge de 45 ans, l’âge auquel il avait lui-même commencé à créer ! Il n’avait évidemment jamais eu l’occasion de s’occuper de l’éducation musicale des enfants et de se rendre compte que leurs facultés de sensibilité et d’imagination peuvent être développées dès l’âge le plus tendre. Or, l’expérience m’a montré que les enfants vraiment musiciens adorent improviser au piano, ce qui prouve qu’ils sont en état de le faire. L’on est surpris de constater que leur invention mélodique et rythmique est bien plus originale et primesautière que celle des adolescents. Leur esprit tout neuf ne souffre pas encore d’être ligoté par des règles arbitraires. Si l’enfant est capable de créer, c’est que son cerveau est libre. Et c’est pourquoi aussi le créateur adulte ne révèle toute son individualité que lorsqu’il a su oublier les règles et que son cerveau est redevenu libre.
Improviser, c’est exprimer sur-le-champ ses pensées, aussi rapidement qu’elles se présentent puis se déroulent en notre esprit. Il arrive parfois, et même assez souvent, qu’un trop rapide agent d’expression trahisse la pensée ; ce n’est pas une raison pour renoncer pour toujours à ses services. Un agent plus lent peut se tromper aussi. Il est des personnes qui ne peuvent exprimer exactement leurs pensées que par la parole, d’autres que par l’écriture. Dira-t-on péjorativement des premières qu’elles improvisent, parce que leurs paroles suivent sans perte de temps leur pensée ? ou que la vivacité et la spontanéité d’expression qui caractérisent l’improvisateur font du tort à sa pensée, et que seule, la lenteur de l’écriture met cette pensée plus complètement en valeur ? Il me semble que ce qui importe avant tout, c’est le résultat. L’exactitude des transmissions de sentiments et d’idées n’a rien à faire avec le temps. Eh bien, dans le domaine musical, il en est de même. Il est des musiciens qui ne peuvent composer leur musique qu’assis devant leur table, s’arrêtant la plume à la main et se grattant la tête pour reprendre et poursuivre leur idée, pour consulter leur plan, pour relire plusieurs fois ce qu’ils ont écrit, avant de continuer leur ouvrage, pour remanier tel contour mélodique, ou changer telle harmonie. Mais il arrive souvent que, tandis qu’ils alignent de nouvelles notes, ils oublient celles qui sont déjà alignées, qu’ils s’engagent dans une voie de traverse, doivent revenir sur leurs pas, puis, remis en route, parviennent finalement à un but fort éloigné de celui qu’ils poursuivaient… Et pourtant, lorsqu’ils s’attelleront à une nouvelle œuvre, ils se rasseoiront à la même table et se serviront de nouveau de l’écriture comme agent direct de création. C’est pourquoi souvent l’éducateur recommande aux étudiants de composer lentement, affirmant que seule une œuvre longuement préparée en imposera à l’analyste professionnel qui est habitué à traiter la rapidité de composition comme un signe de légèreté d’esprit et considère l’improvisation comme une forme inférieure de la création. Or, créer rapidement ne veut pas dire créer à la légère ; il est des méditations qui ne durent que peu de temps et qui sont aussi profondes que des méditations prolongées. On peut concevoir un plan définitif aussi clairement en quelques heures ou même en quelques minutes qu’en plusieurs jours de réflexion assidue. Il est sans doute des excitations qui sont mauvaises, mais il en est aussi qui sont excellentes. Celle, créée par la nécessité, d’aller sans s’arrêter jusqu’au bout d’une tâche met souvent à découvert d’une façon étonnamment claire le meilleur chemin à suivre, et dicte à l’exécutant le véritable tempo et ses changements d’allure, ainsi que le plus naturel processus des dynamismes. Eugène Ysaye me disait après la première guerre, à Londres où il était interné, qu’il trouvait enfin le temps de travailler à parfaire sa technique. En chambre son exécution des traits de virtuosité était souvent très approximative. Mais, une fois qu’il se trouvait devant le public et accompagné par l’orchestre, il se sentait envahi par une sorte de transe qui lui permettait d’exécuter avec sûreté les traits les plus difficiles. Ce qui est à l’appui de notre thèse, que l’étude de la virtuosité ne doit pas être entreprise avant le développement de l’esprit musical et l’éveil des forces spontanées de l’individu.
C’est dans le même état d’excitation et de stimulation que certains orateurs improvisent des discours pleins d’élan, de clarté et d’originalité qui, une fois couchés sur le papier, ne sont plus animés du même frisson de vie. Et c’est pourquoi aussi il arrive que de primesautiers interprètes de la « comœdia dell’Arte » ne peuvent faire preuve d’invention qu’en pleine action théâtrale et face au public. De nombreux écrivains n’avouent-ils pas trouver plus facilement les expressions propres à traduire leur pensée, en dictant leur texte plutôt qu’en l’écrivant ?
L’on peut composer une œuvre en suivant nettement un plan même compliqué sans, pour cela, perdre un seul moment de vue son point d’aboutissement, sans qu’il soit besoin de s’arrêter pour réfléchir, pour se consulter, récupérer de nouvelles forces, « pour faire de l’essence ». L’important, n’est-ce pas ? est que l’œuvre soit bien équilibrée, que sa réalisation parvienne à un but nettement établi, qu’elle expose nettement l’idée de l’auteur et exprime complètement sa pensée. Et si cette œuvre est telle, et qu’elle satisfasse l’esprit et l’instinct de l’auditeur, peu doit importer à celui-ci qu’elle ait été composée avec allégresse en une nuit (comme l’ouverture du Mariage de Figaro), ou en cinq ans de luttes et d’angoisses comme tant de créations de X ou de Z, célèbres pour leurs qualités de mise au point. Non, le temps ne fait rien à l’affaire ! Mais, évidemment, le gaspillage du temps est un défaut aussi nuisible à l’effort de création, que son attardement, car il va sans dire que le musicien qui improvise doit être capable de créer alors même qu’il ne se trouve pas dans un état particulier d’excitation sensorielle. Et l’on aurait tort de se l’imaginer sous la forme d’un individu trépidant, égrenant des accords les cheveux au vent, les yeux flamboyants, le corps en sueur et les mains tremblantes. L’état de décontraction physique favorise les recherches d’ordre inventif, dispose l’esprit à la distribution égale des valeurs, établit une liaison entre l’idée momentanée et celle qui la suit et la complète. C’est bien souvent dans la lenteur tranquille que se préparent le mieux certains déchaînements sonores, et les élans les plus irrésistibles sont souvent précédés d’une période de ramassement sur soi-même, au cours de laquelle les impressions s’assemblent et se fortifient, jusqu’au moment de leur éruption fatale.
Il est malheureux que le terme d’« improvisation musicale » soit actuellement employé d’une façon péjorative pour caractériser des œuvres hâtivement composées, sans préparation intellectuelle et physique, sans structure solide, sans plan établi, sans choix judicieux dans l’emploi des harmonies, sans cohérence dans les développements, sans élimination des effets faciles. Et cette conception erronée est si répandue que presque tous les journalistes ont coutume d’écrire d’une œuvre mal bâtie et dénuée d’originalité qu’elle a « l’air d’une improvisation ». Disons en passant que souvent une fausse interprétation de certains termes caractérisant ou désignant telle ou telle autre chose, condamne la chose elle-même et la discrédite alors que la critique ne devrait atteindre que les termes impropres choisis pour la désigner. Combien de critiques, par exemple, écrivent que l’emploi des temps inégaux hache le style d’une œuvre musicale et le rend cahoteux et vacillant, et cela uniquement à cause du terme inégal, qui suggère une idée de déséquilibre. Et pourtant, dans ce cas particulier, tout esprit lucide devrait reconnaître que ce n’est pas le fait de procéder avec des éléments de valeur différente qui peut déséquilibrer une œuvre, mais uniquement le fait de ne pas avoir su enchaîner ces éléments, même inégaux, de façon – grâce aux lois de pesanteur et de contraste – à assurer l’unité des rythmes. La chanson populaire emploie très souvent des temps inégaux et plus souvent encore des mesures inégales, sans qu’à leur audition on éprouve aucun sentiment d’irrégularité.
Pour en revenir à l’improvisation, il semble que si elle est mise à l’écart de nos jours, c’est parce que les apprentis musiciens aiment à arriver au but le plus rapidement possible et se spécialisent si complètement – avec la complicité des programmes d’enseignement – qu’ils peuvent sortir d’un conservatoire avec un diplôme de virtuosité, sans avoir reçu une éducation musicale générale.
Dès le moyen âge, l’improvisation a été cultivée par tous les musiciens. Les plus célèbres troubadours et minnesänger étaient des improvisateurs. L’improvisation était enseignée dans les collèges musicaux et Porpora l’imposait même aux chanteurs. Les cadences des concertos étaient improvisées et Ries nous raconte que Beethoven jouant dans une soirée un de ses concertos, se leva après qu’il en eut improvisé la cadence et offrit sa place au maître Clementi, qui était présent, en lui demandant d’improviser à son tour une cadence. L’on sait que Haendel et Bach étaient des improvisateurs merveilleux, de même que leurs prédécesseurs, Reinken (le maître de Buxtehude), Buxtehude lui-même, Frescobaldi, Scarlatti, etc., etc. Hier encore, Bruckner, Saint-Saëns, César Franck, etc., ne révélaient-ils pas, dans leurs improvisations, des qualités parfois supérieures à celles qui s’affirment dans leurs compositions écrites ? N’est-il pas naturel, du reste, qu’une source d’inspiration coule d’une façon plus vivace et aussi plus régulière, lorsqu’elle n’a pas à lutter contre des résistances ? Les rigueurs des formes musicales établies, des règles traditionnelles d’harmonie et de contrepoint ne sont-elles pas, parfois, susceptibles de contrarier le cours naturel de la pensée et d’amoindrir la force des élans naturels ? Forkel[5] nous dit que « les compositions d’orgue de J.-S. Bach débordent, certes, de grandeur, mais que ses improvisations sur cet instrument étaient plus ferventes, plus solennelles, plus apaisantes, plus sublimes encore ; ses pensées n’étaient point alors défraîchies par le travail si ardu de la transcription ». Un grand nombre de ses œuvres n’étaient que la notation écrite d’improvisations antérieures. Parfois, il avouait qu’en fixant sa pensée sur le papier, il ne retrouvait pas toute la vigueur d’accent du premier jet. Sa magnifique Offrande musicale n’était-elle pas une transcription mise au point d’une improvisation qu’il avait faite devant son souverain ? Ces exemples choisis entre une quantité d’autres suffisent à prouver que la réalisation immédiate et spontanée d’une pensée musicale n’est pas inférieure à celle que ralentissent les procédés d’écriture et les préoccupations de mise au point.
Il est de bons compositeurs qui ne savent pas improviser, d’autres qui improvisent facilement, mais mal. Il en est qui, au départ, improvisent des thèmes de belle allure, mais qui, ensuite, les développent avec prolixité, sans ordre ni logique – tel souvent Max Reger – tandis que d’autres se mettent à composer sans inspiration et, petit à petit, se délivrent de leur inhibition et deviennent maîtres de leur personnalité (Gustave Mahler). Il existe quelques rares génies qui, tels Mozart, Beethoven et Bach, improvisent magistralement et qui, ensuite, à leur table à écrire, tirent parti de leurs thèmes primesautièrement conçus, pour les développer d’une façon logique dans un style harmonieux. Mais combien de compositeurs ne s’affirment personnels ni dans la composition ni dans l’improvisation !
Nous connaissons tous des amateurs de talent qui improvisent des thèmes bien rythmés et d’une mélodie expressive, mais qui restent toujours dans la même tonalité, ou emploient toujours les mêmes accords ! Ces mêmes particularités se retrouvent, du reste, dans la composition la plus sérieusement et la plus longuement méditée, car, au fond, il existe toujours, au cours d’une composition conçue selon un plan rigoureux, un moment où l’improvisation se fait libre cours, bouscule le plan et introduit la fantaisie dans la logique. L’esprit dégouline comme fond la glace des glaciers, et la force du dégel crée dans la montagne des sillons nouveaux. L’eau déchaînée qui lutte contre la résistance des pierres et des rochers, crée des formes souvent plus belles que celles qui résultent de l’effort patient de la pioche et du marteau. Selon le degré de la force imaginative de l’improvisateur, c’est tantôt un thème, ou un fragment isolé de l’œuvre, qui surgit de l’inconscient, ou – fait plus rare – l’œuvre tout entière, son plan, et ses développements.
En relisant les discours de certains grands orateurs, Gambetta, Thiers, etc., l’on est souvent étonné de ne pas retrouver dans leur mise au point scripturale l’élan qui, dans leur improvisation, affirmait la puissance de leur personnalité.
Le sens tactile a souvent une grande influence sur la musicalité. Combien de compositeurs de talent, de génie même, ne sentent s’éveiller leur pensée que dans l’excitation du jeu pianistique. La main est le plus intelligent et sensible de nos membres. Sa sensibilité est si raffinée qu’elle est souvent plus rapidement avertie des élans de l’imagination que l’oreille elle-même, qui, dans beaucoup de cas, se borne à contrôler ce que dictent les actions sonores. Tel geste, tel mouvement énergique de l’orateur fait naître la parole et influence la forme à donner à la pensée. On dirait que les mains sont des sortes de pionniers défrichant la forêt vierge des sentiments, et que leurs gestes partent plus rapidement du cerveau que la voix, chez l’orateur, et – chez le compositeur – l’audition intérieure ! Chez d’autres créateurs, c’est la main qui joue le rôle secondaire. La pensée est là, mais le geste ne complète pas ni ne traduit directement la pensée. Dans ce cas, c’est la main qui contrôle, mais souvent la main se trompe…
Évidemment, beaucoup d’improvisations méritent-elles des jugements péjoratifs. Sans doute existe-t-il beaucoup d’improvisateurs habiles dont les productions momentanées n’offrent qu’un intérêt secondaire du point de vue constructif, ne révèlent pas des qualités personnelles de lyrisme, de sincérité et d’originalité et plaisent uniquement par la facilité et le brillant de leur exécution. Mais il en est de même de certains écrivains musicaux qui, quoique remettant cent fois leur ouvrage sur le métier, sont aussi sujets que les improvisateurs à ne pas renouveler leurs harmonies, à se complaire dans les mêmes formes et à composer par séries. Mais si un bon improvisateur n’est pas forcément un bon compositeur, il arrive aussi qu’un bon compositeur ne sache pas improviser, et il me semble que cela est dommage et que cela constitue une infériorité. En effet, la musique est un langage, et tout langage doit pouvoir révéler la pensée dans toutes ses nuances, au moment qu’il faut, demain si elle peut attendre, aujourd’hui et à l’instant même si elle a hâte d’être communiquée dans toute sa verdeur. Il est donc tout indiqué que l’éducation du musicien comporte le développement des facultés d’élan spirituel et tactile nécessaires à la création musicale rapide. Cette éducation se donnera aussi pour tâche le développement des facultés imaginatives. Si beaucoup de musiciens ne savent pas improviser, c’est que dans leur enfance on a, par l’étude exclusive du piano ou d’un autre instrument, diminué leur sensibilité originelle et tari leur imagination en insistant sur des exercices conventionnels qui n’ont aucun rapport avec la musicalité. Celle-ci exige des qualités diverses de vive réceptivité des sonorités et des rythmes, le sens de la mesure et le sentiment des nuances. Toutes ces qualités peuvent être développées, le sens auditif comme celui de l’ordre, du dynamisme et du rythme, et cela dans des proportions généralement insoupçonnées. Mais, en ce qui concerne la sensibilité et l’imagination, il faut entreprendre cette éducation le plus tôt possible.
N’est-il pas surprenant que, dans les lycées français, l’on tienne (avec raison) à apprendre aux jeunes gens à improviser un discours, à riposter du tac au tac, à trouver sans hésiter les mots nécessaires à la réalisation orale d’une idée et de ses développements, alors que dans les écoles de musique l’on fasse si peu pour enseigner aux élèves la façon de composer un discours musical, d’exprimer tout de go sur le clavier la musique qui vibre en l’âme de tout bon musicien ? L’on croit que la faculté d’improviser est un don et qu’il est impossible de la développer, voire de la faire naître, grâce à des études spéciales. C’est là une erreur manifeste. De nombreuses expériences me permettent d’affirmer que tout enfant assez musicien pour suivre un enseignement pianistique est capable d’improviser. Il aime chercher avec ses petits doigts des combinaisons sonores, et c’est avec un intérêt touchant qu’on le voit essayer de trouver une mélodie, de la soutenir par quelques accords. Ses parents ne se doutent pas que ces essais maladroits mettent l’enfant en contact plus direct avec la musique et éveillent plus vite son sens tactile que l’étude laborieuse de certains procédés traditionnels. Quant au maître de piano, il a tout intérêt à favoriser les premiers balbutiements des tout petits. Il rendra son enseignement plus agréable et plus efficace.
Il est facile, pour un maître de musique aimant et comprenant les enfants de les guider dans leurs tâtonnements sur le clavier en imaginant de petits jeux en lesquels se résument les lois éternelles de la mélodie et du rythme. On leur fait remarquer que les doigts se promènent sur les touches, lentement comme de lourds camions, rapides comme des autos. Ils frappent sur les touches comme des marteaux ; ils sautent par-dessus certaines notes comme, par un temps de pluie, les gens sautent par-dessus les flaques d’eau ; ils font des bonds, comme les puces ; ils sautillent comme des moineaux ; ils grimpent sur les touches noires comme sur des escabeaux. Tous les déplacements se font en hauteur, en largeur ; l’espace est à nous, comme c’est amusant ! Et l’on ferme les yeux, laissant les doigts agir tout seuls ; l’on frappe sur une touche, puis sur deux, puis sur trois, le rythme d’une chanson connue ; on imite l’écho en attaquant une note ou plusieurs successivement avec force puis douceur. On accélère et ralentit les frappés pour imiter le train qui se met en marche ou se prépare à s’arrêter à une station. On imagine des dialogues entre la main droite et la main gauche et, parfois, les deux interlocuteurs parlent à la fois. On imite le gazouillis des oiseaux tout en haut de l’échelle sonore et, tout en bas, les grondements de l’ours de Berne. Puis ce sont les jeux d’adresse, les sautillés, les poursuites, les arrêts subits quand surgit le gendarme. Les petits doigts peuvent faire tant de choses !… Toutes les particularités du langage musical peuvent être traitées sous la forme de jeux, et lorsque l’esprit de l’enfant s’est rendu compte que ses doigts, que sa main, que son bras ont leur propre vie, une vie aussi riche que celle de leur heureux possesseur, lorsque sa volonté s’est éveillée, son imagination aussi, le maître peut tenter alors de donner des explications, d’indiquer certaines lois, d’exiger certaines disciplines. Il n’ennuiera pas l’enfant, au contraire. Car, dès que la curiosité enfantine est éveillée, les questions se multiplient et l’amour-propre entre en jeu et le petit improvisateur exigera de ses doigts des efforts toujours plus grands, son esprit imaginera des mélodies et des harmonies nouvelles… Je signale aux pédagogues la petite méthode d’improvisation au piano d’une de mes élèves, Mlle Anna Epping, qui réussit à développer d’une façon vraiment surprenante les dons d’invention et de réalisation rapide chez ses petits disciples[6]. Je leur signale aussi l’adorable ouvrage de Mme Chéridjian-Charrey, Le piano, ami de l’enfant[7], dont l’étude assure aux tout petits les bienfaits d’une compréhension complète de la musique et toutes les joies intimes et profondes qui en sont la nécessaire conséquence.
Pour rendre un pianiste bon improvisateur, il faut développer son attention, son esprit d’adaptation et de variabilité (ce que le professeur Forel appelle « intelligence plastique »), et qui est le résultat de la mémoire individuelle et de ses impressions dans le cerveau. Il faut développer les automatismes de l’instinct, qui sont le produit des répétitions nombreuses de nos sensations et sentiments. Il faut que le pianiste parvienne à jouer sans se préoccuper de la façon dont il joue, de même que l’enfant marche sans compter ses pas ni contrôler ses pieds, ses genoux et ses cuisses. Le rôle du bon éducateur est de décharger la mentalité de l’élève de toutes les instructions pédantes que nous ressassent les traditionalistes, et de déraciner tous les préjugés dont notre entourage nous bourre le crâne. Il cherchera à créer chez l’apprenti musicien la simultanéité d’actes inconscients et d’actes conscients, à provoquer et faciliter leurs échanges, à établir des liaisons rapides entre les facultés de volonté et de réaction, d’imagination, d’analyse, de réalisation et de création.
Il est par conséquent regrettable qu’aujourd’hui l’on n’enseigne qu’exceptionnellement aux futurs virtuoses l’art d’improviser qui, cependant, révèle si directement la personnalité de l’individu. Jadis, cette étude figurait sur tous les programmes, et la « cadence » des concertos était toujours improvisée. Suivant scrupuleusement cette tradition, mon admirable maître de piano au conservatoire de Vienne, Adolphe Prosnitz, exigeait de chacun de ses élèves, au moment de la cadence, qu’ils s’inspirent des émotions ressenties pour exprimer, chacun à sa manière, les sentiments éveillés en eux par la personnalité agissante et frémissante de l’auteur. Ainsi s’aiguisait l’esprit personnel de l’interprète qui devenait pendant un moment un véritable collaborateur.
Les pauvres petits anormaux sont bien à plaindre, surtout ceux qui se rendent compte de leurs défauts. À la maison, ils mènent une vie particulière, ne sont pas toujours compris par leurs parents, et ne sont souvent même pas admis à participer aux jeux des petits amis et des frères et sœurs. À l’école, ils restent pendant des heures enfermés assis dans une chambre et, pendant les récréations, ils ne jouissent pas de la même liberté que les autres, car les instituteurs les surveillent ! Alors qu’ils entendent les gens admirer les enfants sains et joyeux, les caresser et leur sourire, eux sont tenus à l’écart et ils souffrent de sentir qu’ils ne sont pas – et qu’on ne les traite pas – comme les autres. Et c’est ainsi que se développe en eux le complexe d’infériorité et que plusieurs deviennent des inutiles, des grognons et des découragés. Quelques-uns se révoltent et deviennent colériques, d’autres bouteurs, d’autres cruels. C’est ainsi que la maladie du corps fait naître la maladie de l’esprit et vice-versa. L’instituteur doit constamment chercher à établir des relations étroites entre les actes physiques et psychiques.
Les enfants intellectuellement arriérés ne peuvent se guérir de leur infirmité si l’instituteur et les parents n’apprennent pas à se connaître et ne s’allient pas pour provoquer cette guérison. La famille est souvent persuadée que, plus tard, quand l’enfant sera plus grand, elle verra son état s’améliorer. Or, si le temps perfectionne la vie psychologique des enfants sains, il ne peut développer ni le corps ni l’intelligence des enfants arriérés, si l’un et l’autre sont dans un état maladif. Les soins doivent être constants, soit à l’école, soit à la maison, et les petits malades doivent être suivis de près chez eux comme en classe. Il faut ajouter que si nos hôpitaux sont admirablement installés et organisés pour soigner des enfants atteints de maux physiques, il n’existe que très peu d’établissements dirigés par des médecins chargés de traiter les maladies mentales enfantines. S’il en existait, il est probable, du reste, que les trois quarts des parents se refuseraient à y envoyer leurs enfants, persuadés que leurs imperfections ne sont que passagères et que la faiblesse d’esprit n’est pas une maladie. Tant qu’ils ne sont pas nerveux, ils ne font pas venir le docteur.
L’instituteur cherche constamment à élever l’enfant à son niveau, au lieu de se placer lui-même au niveau de l’enfant. Sa tâche consiste à scruter sa pensée, à deviner ses désirs et à pénétrer les secrets de sa vie, si différente de celle de l’adulte. La plupart du temps, on impose aux tout petits des actes qu’ils ne peuvent pas comprendre, on les gronde s’ils ne les accomplissent pas, alors, ils se vengent en criant, ce qui provoque une nouvelle gronderie ! La grande difficulté pour l’instituteur et pour les parents est de faire comprendre aux enfants le pourquoi de leurs obligations. Pour cela, il faut les raisonner, mais comme ils ne possèdent pas la raison des grands, ceux-ci doivent se rajeunir, se rapetisser, pour trouver la manière de fixer l’attention et d’éveiller la curiosité des élèves. Parmi ceux-ci, il en est qui sont agités et tapageurs. Il ne faut pas les considérer comme des anormaux. L’agitation des « bougillons » est provoquée par un excès de vie, et un appel constant à leur curiosité est de nature à les calmer. Le docteur Gilbert Robin, dans sa remarquable étude sur les défauts des enfants insiste sur le fait que les parents ne sont, par leur manque l’éducation, que très mal renseignés sur le tempérament de leurs enfants et sur la diversité de leurs constitutions. Ils ne savent pas, par conséquent, que beaucoup de ces défauts relèvent de la médecine. La lecture de ce beau livre devrait être imposée à toutes les élèves des écoles de jeunes filles[8].
Une maman m’amena un jour sa petite fille âgée de 8 ans, me demandant si mes exercices de Rythmique seraient capables de faire cesser ses incessants accès de colère. À la moindre observation, l’enfant se jetait à terre et frappait le sol de ses poings en criant. C’est ce qu’elle fit du reste dès que je l’interrogeai. Je conseillai à la mère de la confier pendant quelque temps aux bons soins d’une dame de mes amies qui s’intéressait aux enfants nerveux et qui demeurait près de Genève. La maman suivit mon conseil et mon amie, au bout d’un mois, vint toute joyeuse m’apprendre que l’enfant était redevenue normale et n’avait plus de crises de rage. La maman fut autorisée à aller la voir, mais dès que la petite l’aperçut, elle se jeta à terre en hurlant. Il était évident que sa nervosité provenait du fait qu’à la maison elle subissait l’influence de la nervosité de sa mère. J’ai connu aussi dans mes classes un petit garçon qui était atteint du défaut de contradiction, disait non quand on lui demandait un oui, se levait sur les pointes quand on le priait de se coucher, causait quand on lui demandait de se taire et se taisait quand on l’interrogeait. Le contact avec les autres enfants et le fait que la maîtresse feignait de ne pas remarquer ses contradictions, le guérit de son défaut. Une quantité de tares remarquées au cours de mes leçons et inspections dans diverses contrées m’ont démontré qu’il n’est pas suffisant de s’adresser au moral des tout petits, mais que l’on doit chercher à modifier leurs habitudes motrices. D’autre part, l’établissement de l’ordre dans l’organisme physique d’un individu agit directement sur son esprit. L’harmonisation de nos centres nerveux, musculaires et spirituels, de nos instincts et de nos raisonnements établit des relations directes entre la volonté et les actions à accomplir.
C’est pourquoi, au début de ma carrière, pour combattre l’arythmie d’un grand nombre de mes élèves pianistes ou chanteurs, je leur fis faire des exercices de marche, marcher X pas et s’arrêter au commandement, marcher en arrière, alterner des séries de grands ou de petits pas et établir l’harmonie entre leurs jambes, leurs bras et leurs mains. Les ordres brefs, clairs et catégoriques constituent une sorte de massothérapie du plexus solaire et je me suis laissé dire que les médecins du Japon et de la Chine pratiquaient jadis des exercices de réaction vaso-motrice de ce genre. La notion des rythmes spirituels est dépendante de l’établissement d’un équilibre parfait entre le sens musculaire éduqué et le self-contrôle des actions cérébrales. Chez les enfants arriérés, il est rare que tous les sens soient atrophiés et la musique éveille déjà chez les tout petits des réflexes puissants. Spencer, entre autres philosophes, a écrit qu’en intéressant le peuple à l’art musical (comme à un autre art déterminé), on peut en 40 ans changer totalement sa mentalité. Dans un rapport de Miss Doris Wulff, professeur de rythmique à Cincinnati, je lis qu’à l’hôpital d’État pour maladies mentales, les médecins avaient imposé des exercices musicaux et rythmiques à un groupe d’élèves et que ces médecins, comme les infirmières, ont – après deux ans d’études – constaté que les élèves comprennent beaucoup plus facilement les commandements quand elles se trouvent en mouvement que lorsqu’elles sont en position statique. Une autre de mes élèves rythmiciennes, Mlle L. von Aulock a donné une série de leçons à la maison des aliénés de Breslau, à des enfants et adolescents dont la plupart étaient schizophrènes, d’autres des dépressifs, des maniaques, des épileptiques et des débiles. Elle a constaté qu’en entendant la musique, ces malades éprouvaient une joie immense et aimaient à en marquer l’accentuation et à exécuter les nuances en marchant et en faisant des gestes. L’excitation et l’ordination des rythmes sonores leur permettait d’extérioriser leurs pensées. Même si des anormaux paraissent avoir perdu tout instinct de discipline, ne vaut-il pas la peine de tout tenter pour essayer de leur faire retrouver, même fragmentairement, un peu de cet instinct ? Le mouvement physio-psychique développe certainement les instincts vitaux et stimule les facultés de sens critique, de concentration, de spontanéité et d’invention personnelle. Il introduit la paix et l’ordre dans tout l’organisme. Mais la guérison complète d’un anormal ne peut, je pense, s’opérer si l’instituteur n’a pas été renseigné par le médecin sur l’origine du mal et s’il n’est pas secondé dans ses efforts par des parents avertis.
Dans l’enchaînement des mouvements corporels, la marche joue un rôle très important. C’est le mouvement centripète allant de la surface au cerveau qui – grâce à des réflexes que l’éducation est capable de modifier et grâce aussi à l’intervention intelligente des accentuations musicales de l’audition et du sens tactile – permet d’établir des relations entre la volonté et l’acte, entre la pensée et la volonté, entre le corps, l’âme et l’esprit.
Lorsque Walt Disney nous fit connaître ses nouveaux dessins animés intitulés « Fantasia », la Suisse artistique fut pendant quelques semaines agitée par des sentiments violents et contradictoires éveillés par cette œuvre de style nouveau. À la sortie, les spectateurs discutaient et se disputaient comme les mouettes criardes de nos rues pourtant hospitalières. « C’est ignoble », disaient les uns, « C’est admirable », criaient les autres. Curieux, je demandai à un monsieur agité la raison de son furieux ressentiment, et il me répondit : « Cette œuvre me trouble dans mes habitudes ! » Et je me dis que cette explication éclaire singulièrement la forêt sombre des diversités d’opinions énoncées sur les œuvres nouvelles. Il est difficile de changer de tempérament en quelques heures. La facilité avec laquelle le temps modifie notre façon de vivre n’est égalée que par la résistance que nous opposons à des habitudes enfin adoptées. En musique, chacun de nous a des prédilections pour telle ou telle œuvre classique ou moderne et, de même que nous préférons endosser un pardessus usagé qu’un pardessus neuf, nous nous plaisons à certaines modes sonores qui se sont cristallisées dans notre système nerveux et nous détestons tout ce qui est de nature à troubler nos automatismes. Des critiques autorisés, musiciens jusqu’au bout des ongles, ont qualifié jadis Beethoven, Schumann, Debussy et Strawinsky de déments ou de mystificateurs. Il en est de même en littérature et dans les beaux-arts, comme aussi dans chaque création à laquelle nous ne sommes pas préparés ou que nous n’avons pas su ou voulu examiner dans ses rapports avec ces juges suprêmes qui sont la durée, l’usage et… la digestion. Toute manifestation d’un style neuf a été violemment critiquée, qu’il s’agisse d’aviation, d’inventions telles que le téléphone, la bicyclette, les pianos modernes, les formes des chapeaux et des coiffures, l’habillement, l’automobile, les nouvelles lois, les nouveaux législateurs, les chemins de fer, les danses, la peinture, la sculpture, la médecine, l’humour, les remèdes pharmaceutiques, les montres au poignet et les boutons de pantalon. Ce qui déchaîne notre colère, c’est aussi que, malgré notre opposition, les changements de modes finissent toujours par être adoptés, ce qui fait que nous sommes ballottés pendant toute notre vie comme sur les carrousels dits « montagnes russes ». Tout en trouvant très naturelle cette disposition des humains à se raidir contre d’inévitables innovations et à ne pas s’adapter avec souplesse à elles, ne ferions-nous pas mieux de chercher à modifier nos habitudes après avoir examiné avec intérêt les motifs des attaques portées à la routine ? En ce temps de restrictions, ne nous habituons-nous pas à aimer certains plats que nous détestions jadis, à supporter une diminution des moyens de transport et de chauffage ? Et, pour revenir à Disney, n’aurions-nous pas raison, avant de porter sur son œuvre si suggestive un jugement définitif qu’après avoir été voir son œuvre plusieurs fois ? Car chacun devrait savoir que le rythme est créé par la répétition d’une modification de la mesure. Or, le déséquilibre momentané créé dans notre être par une infraction à un ordre entretenu par des automatismes peut se transformer en statisme équilibré quand l’accident à été plusieurs fois répété.
Malheureusement, nous sommes ainsi faits que nous éprouvons un certain plaisir à nous plaindre de tout attentat à la régularité de notre vie sentimentale et spirituelle. Dans le domaine des sons nous nous plaisons, après toute manifestation musicale – création ou interprétation – à chercher, comme on dit chez nous, « la petite bête », à dire : « c’est bien, mais ! » – ou bien : « J’ai failli être touché, mais pourtant !… » Un reproche courant, souvent adressé à un soliste, est qu’il n’excelle que dans un seul genre ! Pourquoi donc tels musiciens seraient-ils à blâmer d’exceller dans telle ou telle spécialité alors que tant d’autres, qui en ont plusieurs, n’excellent dans aucune ? On admet la suprématie, dans une spécialité, des cuisiniers, des pâtissiers, des journalistes, des hommes de science, des officiers, des conseillers d’État et des médecins. Pourquoi les artistes musiciens seraient-ils obligés de posséder l’omniscience ? On dit couramment : « C’est trop long, c’est trop court – Brahms fait des rosalies, Schumann orchestre mal, Debussy fait de la musique au vaporisateur, Schönberg n’a pas de mélodie, Massenet en a trop, les Niebelungen, c’est trop long ; Poulenc, c’est trop court ; Puccini, c’est trop italien ; Richard Strauss, c’est trop allemand, etc., etc. » Et que ne dit-on pas des programmes ? D’aucuns désirent une unité complète de style, d’autres réclament des contrastes. Il y a quelques années, il était de mode d’accoupler Strawinsky et Mozart, et les gens qui n’étaient pas d’accord étaient sévèrement notés. Mais, encore une fois, c’est le temps qui modifie nos jugements, nos sensations et nos sentiments, qui diversifie les styles, qui répare les erreurs et instaure l’équilibre dans notre organisme. Le passé prépare l’avenir, mais celui-ci – grâce à la magie du temps – nous permet de mieux comprendre le passé. Et je crois bien que « Fantasia » sera célébré un jour comme inspirateur d’un style artistique nouveau et libérateur.
L’anacrouse est un terme musical désignant les notes initiales d’un rythme et aboutissant à l’accent principal, la crouse (action de frapper). Quant à la métacrouse, elle désigne les notes qui suivent le frappé après l’exposition du thème. Autrement dit, l’anacrouse est la préparation d’une action dont la métacrouse est la conséquence. Toute action est trilogique et peut être caractérisée par les mots : « avant », « pendant » et « après ». On prépare et organise un voyage, on fait le voyage, puis on s’en souvient et on le commente.
Toute œuvre artistique est l’expression directe, à un moment donné, des sentiments de l’auteur, après une méditation ou après la projection inopinée d’une pensée primesautière. Celle-ci peut avoir été quelque temps refoulée, mais – le temps accomplissant son œuvre – elle surgit soudainement des profondeurs de notre inconscient. Cette anacrouse est génératrice de la forme, de la construction et du développement de l’œuvre. Or, qu’elle soit spontanée ou minutieusement méditée, il importe qu’elle contienne en germe tous les éléments de l’œuvre à créer et qu’elle pénètre le lecteur ou l’auditeur, assurant ainsi au créateur une sorte de collaboration. C’est pourquoi il est à regretter que l’on ne voie pas plus souvent l’artiste faire précéder la présentation de son ouvrage d’une brève description de la conception première et des moyens employés pour exprimer son idée. Du point de vue pictural, le catalogue d’une exposition contiendrait des indications sur les procédés trouvés par le peintre pour nuancer les harmonies des couleurs et les rythmes linéaires, pour ménager les contrastes, pour concréter la pensée. Il n’est pas donné à tout le monde d’apprécier immédiatement, au premier contact avec une œuvre, l’état sentimental et sensoriel d’un artiste créateur au moment où il l’a élaborée. C’est pourquoi tant de chefs-d’œuvre évadés de la tradition n’ont été compris que longtemps après leur apparition, à la suite de nombreuses auditions permettant de pénétrer profondément leur genèse.
Du point de vue musical, l’indication des thèmes, de leurs vibrations, de leurs contrastes sonores et de leurs oppositions dynamiques, facilite beaucoup la compréhension d’une œuvre et les intentions de l’auteur dans le domaine de l’équilibre de ses éléments (diversité dans l’ordre et ordre dans la diversité). Ernest Ansermet a fait parfois précéder ses auditions de commentaires qui ont singulièrement éveillé la compréhension des auditeurs.
À la base de tout acte, il existe donc une anacrouse qui, suscitée par une émotion première, détermine le déclenchement de l’idée, assure son épanouissement et ses développements logiques. C’est l’état momentané de notre être vivant qui éveille la pensée. Celle-ci rétablit l’équilibre dans nos facultés créatrices et dans nos expansions sentimentales. Quelquefois, l’anacrouse est supérieure à la crouse, d’autres fois, c’est la métacrouse qui est en crescendo. Mais il arrive aussi que la réflexion fortifie l’intuition et ennoblisse l’instinct. La pensée tire des conséquences de l’élan spirituel spontané, elle engendre des actions inattendues qui la vivifient et lui suggèrent des images nouvelles. Très souvent, nous n’aimons ou ne comprenons pas une œuvre d’un style nouveau parce que l’élan qui l’a provoquée n’ébranle pas notre système nerveux mal préparé, et ne parvient pas à éveiller notre entendement. Un seul mot d’avertissement suffirait à produire en nous le choc nécessaire, et à mettre en vibration nos fibres sensitives. Quelquefois, il suffirait de changer le titre d’une œuvre pour que ce choc se produise. C’est pourquoi, je le répète, la Radio devrait, à mon sens, faire plus souvent « anacrouser » les œuvres importantes par quelques mots explicatifs, destinés à faire pénétrer dans l’esprit et dans l’oreille des auditeurs les intentions émotives et intellectuelles de l’auteur.
On ne peut songer à établir la clarté qu’après avoir cherché et trouvé le moyen de dissiper les ténèbres. Ne parvenons-nous pas à reconnaître aujourd’hui dans des œuvres anciennes des qualités transcendantes que – faute d’anacrouse, de recherche des intentions créatrices – n’avaient pas su apprécier nos aïeux ? L’« anacrouse » créée par le milieu, par l’événement, par l’état nerveux momentané de l’être est, je le répète, le point de départ de la pensée créatrice. La « métacrouse » est l’expression réfléchie et dirigée par des lois occultes des chocs émotifs qui l’ont inspirée. L’une et l’autre sont inséparables. Parfois, malheureusement, les auteurs épuisent toute leur force de projection et de persuasion dès le début de leur œuvre, et celle-ci se termine en « queue de poisson ». D’autres fois, l’émotion est si forte que le manteau des développements l’étouffe. L’esprit n’a pas le temps de trouver les formes d’expression qui conviennent aux sujets traités. D’autres fois, en revanche, la découverte d’une forme adéquate renforce l’idée originelle et même suggère en plein développement une nouvelle anacrouse. Il arrive aussi que l’irritation éprouvée par un sentiment d’impuissance au cours du développement de l’idée provoque un effort désespéré et que l’inspiration triomphalement revenue, anime la métacrouse d’une vie nouvelle. De nos jours, la construction de certaines œuvres consiste en une succession d’anacrouses brèves qui procèdent par rebondissement et constituent une mosaïque où se coudoient des styles différents. Une complète harmonie n’est pas toujours la conséquence d’intelligentes recherches. Mais bien celle d’une subite catastrophe qui met en jeu toutes nos fibres motrices.
En somme, dans tous les arts, l’action dépend du geste intérieur de l’artiste, de l’état de ses émotions, des flux et reflux de sa circulation sanguine, de sa digestion, de sa bile, de ce que Jean d’Udine appelait « les attitudes viscérales ». Les nuances, même la construction de toute œuvre artistique dépendent de la nature de nos gestes dont la « danse », si je puis m’exprimer ainsi, « anacrouse » les formes, les mouvements, les couleurs et les verbes. Ne remarquons-nous pas qu’avant d’écrire une phrase, nous sentons notre main préparer sa facture et donner l’allure à son style ? D’autre part, la sonorité des mots à écrire ou à prononcer résonne en nous avant leur écriture et leur énonciation orale. Puis aussi (autre anacrouse) la sonorité prononcée, chantée ou fixée sur le papier ou sur la toile influe sur la pensée et organise son architecture. De son côté, la lecture peut influencer anacrousiquement l’état moral et même physique de l’individu. Je me souviens qu’à une certaine époque, je me sentais mal disposé au travail ou même angoissé sans causes ; j’allais alors prendre dans ma bibliothèque la correspondance de Flaubert, dont la lecture me rendait toujours la force et le courage. En peinture, il en est de même. Les tâtonnements de l’esquisse, la vue des lignes et des volumes, jouent le rôle d’anacrouse dans la composition d’un tableau. Le pinceau fixe les apparences d’un motif sur la toile et, dès lors, il semble qu’un autre individu s’éveille dans l’artiste. Celui-ci se dérobe à la matière ; ce n’est plus sa main qui travaille, c’est son émotion qui chante. L’état nerveux suscite de nouveaux moyens d’expression, puis – métacrouse – la facture crée le style. Mais il ne faut pas confondre le style avec l’artifice. Je laisse à des gens plus documentés que moi dans la science des beaux-arts le soin de parler de cette autre anacrouse qui est celle de la luminosité, qui crée les valeurs et orchestre les teintes. La ligne elle-même peut être anacrousique aussi. Feu le peintre Simonet m’a souvent dit qu’il n’aimait pas les œuvres cubiques, mais qu’il trouvait que le cubisme est une anacrouse nécessaire.
La plus efficace des anacrouses est fournie par l’étude approfondie des créations d’autrefois et par l’analyse des caractères des auteurs, des influences de l’esprit social du temps sur leur état d’esprit. Chaque changement de style provient d’une modification soit des attitudes intérieures, soit des attitudes extérieures. Tel événement catastrophique provoque un choc initial qui déclenche chez l’artiste un courant de vie d’une force irrésistible. Mais il peut arriver que les auteurs ne réussissent pas à régler ce courant et que celui-ci les emporte à la dérive vers la culbute. D’autres luttent avec acharnement pour rétablir leur équilibre qu’ils ne retrouvent qu’au final, à la suite d’un effort désespéré. En réalité, tous ceux qui cherchent et qui trouvent une façon nouvelle de s’exprimer bénéficient d’un élan anacrousique d’origine physique animique. Et la vie des hommes, comme je l’ai écrit au début, obéit aux lois dictées par cette trinité : avant, pendant et après. La jeunesse est une anacrouse, l’âge mûr une crouse et la vieillesse, qui est une fatale métacrouse, se souvient des deux premières. C’est ainsi que, chez quelques prédestinés, s’ébauche un rêve régénérateur qui, peut-être, sera réalisé plus tard… plus tard dans l’au-delà.
Beaucoup d’artistes ont l’humeur changeante et leur unité d’expression en souffre. C’est ainsi que si un compositeur ébranlé par le désespoir compose une œuvre imprégnée d’amertume (qui pourra être un chef-d’œuvre), l’annonce d’un bonheur inespéré peut subitement bouleverser ses plans et transformer son style. Bach est peut-être le seul qui, sans anacrouse, éveille et dirige les sonorités dans un jaillissement continu de rythmes étroitement enchaînés, sans d’autres nuances que celles d’ordre dynamique. Du commencement à la fin de l’œuvre l’inspiration se maintient, l’émotion vibre sans intermittence, puis, subitement et arbitrairement, l’action s’arrête, on ne sait pas pourquoi, car l’auditeur sent que la source des idées n’est pas épuisée. Les créations de Bach n’ont ni commencement ni fin, tandis que dans beaucoup d’œuvres actuelles, et des meilleures, il n’y a jamais que des commencements.
La technique corporelle pratiquée dans un but artistique doit développer un ensemble de qualités permettant à l’homme de traduire dans toutes leurs nuances ses pensées et ses émotions à l’aide des ressources fournies par le corps. Mais beaucoup de personnes ne s’intéressent pas à l’expression corporelle et se contentent de demander à l’éducation physique de mettre l’homme à même d’exceller dans des exercices vertigineux de bondissement, d’équilibre et de vélocité ! Si l’étude ne fait pas de l’homme un virtuose brillant, elle est jugée imparfaite. De même pour certains critiques, un pianiste, maître de ses influx nerveux, possesseur d’un toucher varié et sensible, d’un sens accompli du phrasé, du rythme et de l’accentuation, ne pourra être qualifié de bon technicien que s’il révèle ces qualités en « grande vitesse ». Par contre, s’il exécute avec netteté des traits de virtuosité transcendante, il sera jugé bon artiste, même s’il ne possède pas la faculté d’émouvoir son public. Or, toute faculté demande une technique particulière.
En réalité, il y a plusieurs sortes de techniques. Les danseurs cambodgiens et javanais ont une technique accomplie des bras, des poignets et des doigts, sans posséder celle qu’exige la marche, la course et la saltation. Demandez-leur les envols icariens des Russes, vous les verrez s’y refuser et demeurer fidèles aux positions fléchies de jambes incapables de déplacements rapides. Ces danseurs, même s’ils ne possèdent pas la technique du saut, méritent-ils d’être considérés comme de mauvais techniciens du mouvement corporel et de la plastique animée ? D’autre part, n’existe-t-il pas de nombreux virtuoses accomplis dans l’art de se déplacer sur pointes et de tourbillonner, qui ne savent pas marcher naturellement et qui se révèlent singulièrement empruntés dès qu’il s’agit de s’exprimer avec les mains, les poignets, les bras et le torse. Autre technique !… Les nègres possèdent une adresse extraordinaire du jarret, du genou et des pieds, et leur spécialité est la flexion et la torsion des parties inférieures du corps. Déniera-t-on le titre de techniciens à ces prodigieux danseurs parce que leurs bras et leurs épaules se révèlent d’une bêtise touchante dans leur décontraction inexpressive ? En vérité, certains aristarques commettent, quand ils écrivent sur la danse et l’expression corporelle, des erreurs bien amusantes. Que dirait-on d’un critique musical se plaignant qu’un clarinettiste ne possède pas la même technique qu’un violoniste, un violoncelliste que celle d’un tromboniste ? Or, si le corps humain est un instrument, il ne faut pas conclure que chez tous les hommes, l’instrument soit de même nature. Tel homme est sauteur-né, tel autre excelle à la course sans avoir d’aptitudes particulières pour le saut ; tel autre possède instinctivement la science expressive des gestes brachiaux et des attitudes. Par l’étude, on peut doter tous les danseurs de qualités élémentaires d’équilibre, de déplacement naturel et d’harmonie des gestes, mais il est rare que l’on parvienne à obtenir du corps humain l’intégralité de ses facultés motrices. Beaucoup d’athlètes complets feraient triste figure dans un divertissement chorégraphique.
Il est évident qu’un bon danseur doit connaître tous les styles et être préparé à interpréter toutes les musiques. Il en est qui possèdent, pour cela, la souplesse physique nécessaire, mais qui sont handicapés par leur manque de souplesse d’esprit, leur pauvreté d’imagination, et leur ignorance des nuances dynamiques et agogiques. C’est que, dans l’ancienne éducation chorégraphique qui parvient évidemment à assurer une virtuosité remarquable, rien ne s’adresse à l’esprit des danseurs, à leur goût, à leur fantaisie, à leur sens des proportions, du nuancé et du phrasé et rien ne cherche à développer leur instinct de création. Les mêmes automatismes sont utilisés dans toutes leurs interprétations. Les mêmes types de sauts, de renversements, de pirouettements se retrouvent dans les situations les plus diverses. Que dire d’un pianiste qui ne saurait exécuter que certains traits de vélocité ? Ah ! si l’on voulait, d’une façon équitable, juger la danse moderne comme l’on juge les autres arts, et la considérer comme un art d’expression et non comme une exhibition d’effets saltatoires, comme l’on se rendrait immédiatement compte de la pauvreté de ses ressources et de l’infériorité spirituelle, morale et artistique d’un certain nombre de ses représentants… En réalité, il existe, dans chaque art, plusieurs techniques qui se trouvent rarement associées chez un même individu. N’est-il pas permis de préférer celle qui confère à l’homme le naturel d’expression, la simplicité d’allure et l’harmonie des fonctions vitales ? Cette virtuosité-là ne vise pas aux effets extérieurs, mais ce n’est que grâce à elle que l’artiste peut mettre entièrement d’accord ses facultés d’impulsion, de réflexion et de création harmonieuse.
La gymnastique, au commencement du présent siècle, ne comportait encore que des mouvements corporels staccato, arrêtés dans leurs élans et effectués dans des « tempi » traditionnels. Les points de départ et d’arrivée se confondaient. Les qualités d’élasticité n’étaient développées que dans le saut ; les mouvements droits ou angulaires se succédaient d’une façon abrupte, sans préparation ni enchaînement, et les oppositions de lignes courbes étaient négligées ou ignorées. Chaque membre avait à s’exercer dans un certain nombre de positions à jamais fixées, et chaque catégorie d’exercices formait un tout. L’influence de cette gymnastique aux arêtes vives, aux scansions brèves et nettement définies se faisait sentir dans l’art dramatique, surtout dans le théâtre lyrique. Les acteurs ne suivaient pas, avec leurs mouvements corporels, les lignes mélodiques : ils se contentaient de souligner avec leurs gestes ou leurs arrêts de marche le début ou la fin des phrases musicales et, dans l’œuvre de Wagner, par exemple, les gestes voulus par le compositeur (scène de la forge de Siegfried, etc., etc.), semblaient arriver trop tard parce qu’ils n’étaient perçus par le spectateur qu’au moment même de leur intervention, les chanteurs ne cultivant pas l’art de les préparer intérieurement. Or, tout geste est le résultat soit d’une exaltation immédiate, soit d’un état d’émotion persistante, soit encore d’une pensée consciente opiniâtrement poursuivie. Dans certains cas, les organes sensoriels usent de tous leurs pouvoirs d’expansion élastique pour projeter au dehors la pensée. Dans d’autres cas, l’esprit fuit la sensation pour mieux se concentrer, ce qui provoque un ramassement corporel avant l’essor nécessaire et logiquement attendu. Dans d’autres cas encore, l’idée et la sensation sont unis par une série d’ondulations calmes qui créent l’équilibre psycho-physique. C’est ainsi qu’il existe des gestes d’expansion, des gestes de situation, des gestes d’explication, des gestes aussi de décoration, d’accentuation immédiate comme de poursuite lente des mouvements de la pensée. Ces gestes surgissent spontanément des profondeurs de notre être, dont ils extériorisent les élans et les brusques revirements. Ou encore, ils traduisent la lente évolution d’une émotion, grâce à une série de nuances successives qui enchaînent les petits rythmes corporels (poignet, bras, épaule, tête) aux rythmes plus larges provoqués par les déplacements corporels. Ceux-ci, reliant les lignes droites, courbes et brisées du corps humain, créent les grands rythmes de l’individu. Il faut établir des liaisons entre les mouvements corporels et construire des « ponts » entre leur point d’origine et leur point d’arrivée, si l’on veut leur conférer une valeur esthétique et leur permettre de véhiculer avec souplesse et élasticité les émotions et les sentiments… En d’autres termes, il faut créer dans la « gestique » des périodes de continuité comme de solidarité.
Frappé de la raideur d’un certain nombre de mouvements usuels de la gymnastique traditionnelle, j’imaginai, dès 1903, des mouvements corporels continus, analogues à ceux de l’archet sur la corde, ou du son filé dans les instruments à vent. La lenteur de ces mouvements continus est le produit des résistances musculaires. Je les faisais d’abord exercer à part puis les reliais aux mouvements arrêtés pour, enfin, les faire étudier conjointement à ces derniers (polyrythmie). Cette technique nouvelle s’est imposée peu à peu et la réforme de l’enseignement de la gymnastique est actuellement complétée en Suisse par des exercices de pure essence musicale suggérés par l’étude des relations entre le dynamisme, l’équilibre, l’équilibre, la durée et l’espace.
Si l’on étudie au grand « ralenti » le legato pianistique, on se rendra compte que chaque son est relié au son suivant par un mouvement continu des doigts, de la main et du poignet. Ces mêmes doigts sont capables d’effectuer de lentes courbes dans l’écriture courante et dans le dessin. Les membres longs peuvent se mouvoir si lentement que la durée de leurs déplacements échappe à l’analyse. Même les muscles faciaux peuvent se contracter et se relaxer sans interruption dans le mouvement. On se rend compte de leur travail dans les gros plans du cinéma, alors que l’acteur expose au public la gamme de ses expressifs changements de physionomie. Mais les sensations provoquées par ces mouvements continus sont assez légères et n’affectent pas le corps tout entier, tandis que celles engendrées par les mouvements des parties les plus pesantes du corps, tronc, bras et jambes, se répandent dans l’organisme tout entier et constituent une sorte de massage intérieur de l’individu. Chaque rythme créé par la succession des contractions et relaxations musculaires éveille un autre rythme dans les groupes musculaires voisins et se propage dans toutes les parties de l’être. Il est donc indispensable que l’enseignement de la gymnastique artistique comporte, outre les exercices traditionnels, une série d’études des courants unissant les points de départ et d’arrivée des mouvements corporels, et cela dans toutes les nuances du temps et de l’énergie. L’individu ressent ainsi trois sensations : celle de la mise en activité du geste, celle de son parcours et celle de son arrêt. Dans la gymnastique classique, les seules sensations éprouvées sont celles du commencement et de la fin des mouvements. Ces sensations changent totalement de caractère selon que le membre qui se meut est mis en action dans telle ou telle autre de ses parties, ou encore selon le choix du membre qui préside le premier à la mise en marche générale. C’est ainsi que le geste d’un bras peut avoir comme points de départ le haut du bras, le coude, la main ou le doigt. Si ce bras est fixé au torse, il entraîne celui-ci dans son mouvement, tandis que dans d’autres cas, c’est un mouvement tournant des hanches, ou des jambes, qui entraîne le déplacement du torse. Ce dernier peut à son tour entraîner les bras si ceux-ci se fixent rigidement sur la ceinture scapulaire, etc.
L’étude des mouvements continus est intimement liée à celle des possibilités d’élasticité des membres. Cette dernière varie de souplesse et d’énergie selon la durée des mouvements à effectuer et selon la force de l’élan qui provoque le mouvement. L’élan peut être réduit au minimum d’énergie, de façon à échapper entièrement à l’analyse oculaire. Il peut être, par contre, si vigoureux qu’il entraîne irrésistiblement toutes les parties du corps, et cela dans des rythmes divers simultanés ou successifs. Ces exercices d’élan constituent un élément très important de la culture physique. Au début de mes recherches, je les ai fait exécuter sous le nom d’« anacrouses motrices », et j’ai cherché à déterminer leur influence sur les gestes et attitudes, selon les variations de leur durée, de leur énergie, de leurs rapports avec l’espace et des nuances combinées de ces trois facteurs du Rythme : dynamisme, agogisme et dimensions spatiales. Il est curieux de constater la différence qui existe entre les principes essentiels de l’évolution musicale et ceux de l’éducation physique. Le jeune homme d’aujourd’hui cherche, dans le domaine de la plastique animée, à se délivrer de toute surprise d’ordre intellectuel. L’éducation physique cherche, dès lors, à provoquer l’élan général du corps, le primesaut des facultés motrices, le geste spontané né de l’imagination musculaire, de la passion et de la fantaisie. En musique, au contraire, la génération actuelle s’insurge contre le sentiment et l’émotion primaire. Ses recherches semblent trop souvent inspirées par le souci de l’ordre et des réalisations mathématiques et esthétiques. L’éducateur se voit par conséquent obligé de lutter contre cet état d’esprit apollinien et d’éveiller chez l’apprenti musicien des qualités d’expansion et de sensibilité. C’est ensuite par une série de mouvements continus, opérés, pour ainsi dire en profondeur, que les élans intérieurs de l’être gagnent peu à peu la surface et deviennent capables de s’extérioriser d’une façon esthétique ordonnée.
La question du « tempo » joue un grand rôle dans les techniques du mouvement continu et des élans. Dans une allure rapide, les successions d’élans finissent par perdre leur force ; dans une allure trop lente, les élans hachent le mouvement. Il faut donc doser soigneusement les nuances du « tempo moderato » de façon à faire durer l’influence de l’élan premier, et aussi, de pouvoir entretenir la continuité du mouvement grâce à des élans secondaires de même nature. La respiration, savamment dosée, mais ne révélant aucun artifice, assure le style des élans et leur liaison naturelle. Il existe une grande différence entre plusieurs fragments rythmiques reliés par un mouvement continu et un rythme soutenu et ininterrompu, scandé imperceptiblement par des élans en série. De simples élans ne suffisent pas à créer un style corporel et l’erreur de certaines méthodes actuelles de culture physique consiste, il me semble, à donner des formes diverses aux soubresauts de l’être sans étudier leurs conséquences et sans les considérer comme des anacrouses. Un élan ne doit pas pouvoir être séparé de sa métacrouse.
Une fois déterminée la nature des élans anacrousiques et celle des mouvements qui en sont la conséquence fatale, il reste à étudier les diverses façons de mettre une fin au mouvement, de situer dans tel plan ou degré d’espace le membre qui l’exécute, puis de régler les nuances dynamiques de la contraction musculaire au moment de l’arrêt. Le mouvement peut être terminé ou doucement s’éteindre après un crescendo ou un decrescendo d’énergie ; il peut s’enchaîner à un nouvel élan qui le fait rebondir dans une autre direction ou revenir à la première ; il peut être définitivement arrêté ou seulement interrompu dans son parcours, arrêté à la fin de la trajectoire du geste, ou avant que le membre ait parcouru tout l’espace dont il dispose.
Lorsque la nature des élans et des arrêts a été suffisamment analysée pour que les points de départ et d’arrivée des mouvements s’harmonisent tout naturellement, il restera à étudier la forme des traits d’union entre l’ictus et le terminus. Ces traits, qui peuvent être droits, courbes ou brisés, seront tracés dans tout l’espace environnant le corps de l’homme placé en position statique. Et des exercices de flexion lente, d’étirement et de torsion enrichiront la gamme des lignes arrondies ou droites, les mouvements en spirale assurant les infinies possibilités de leur continuation. Des lignes pourront être tracées dans l’espace par les bras, pendant la marche et pendant la course. Tandis que les pieds se déplacent, le tracé des lignes suit ou oriente leur parcours et les évolutions corporelles dessinent dans l’espace des « mélodies » aussi simples et diverses que celles créées par la succession des sons musicaux…
Il est difficile de se rendre compte de l’extraordinaire variété des recherches relatives à la création d’un ensemble de gammes de mouvements continus, ainsi que de leurs modes d’associations. Une fois cette étude suffisamment avancée, il faudra la compléter par celle des rapports entre les mouvements continus et les mouvements arrêtés et fixés, soit qu’ils soient exécutés synchroniquement par des membres différents, soit encore que les gestes liés et continus soient contrepointés par des gestes staccato et vice-versa. Une foule de combinaisons se présentent : changements de point d’arrivée pendant le parcours du geste ; changement dans le choix des groupes musculaires conducteurs, changements de tempo (double et triple vitesse d’un bras, par exemple), changements d’amplitude du geste (un bras dessine dans l’espace la même figure que l’autre bras, mais réduite de moitié ou d’un quart, etc., etc.) Les lignes peuvent être dessinées par des engins spéciaux, des baguettes, des bâtons, des cordes tendues, par des balles ou ballons roulant sur le plancher, sur des escaliers, sur des plans inclinés, comme dans la station couchée… Si un seul individu parvient à disposer de tant de ressources motrices différentes, que sera-ce lorsqu’il alliera ses gestes à ceux effectués par un ou deux partenaires, ou par tout un groupe d’individus. C’est là que toutes les combinaisons de la polyphonie, de la polyrythmie et de la polymétrie musicale nous fournissent pour les évolutions et gestes de groupes humains les plus précieuses indications. Canons de lignes, canons de files, canons de cercles, mouvements opposés de files et de lignes, dessins géométriques ou pittoresques, élévations et flexions associées ou dissociées, contrastes de mouvements continus sur place et de mouvements saccadés en course, de sauts et d’accroupissements, etc. Tout cela constitue une véritable symphonie animée, un art dynamique et spatial imprégné de vie mouvementée. Un grand champ d’activité se trouve désormais ouvert aux spécialistes des arts dramatiques et chorégraphiques et, d’ores et déjà, la mise en scène des ballets russes a révélé d’intéressantes recherches (le « Pas d’acier », de Prokofieff) dans le domaine de la polyrythmie. Par contre, le ballet classique, quoique parfois influencé extérieurement par les expériences actuellement tentées, use jusqu’à la corde ses effets continuels de soubresauts et de déplacements par bonds. Bien rares sont les danseurs qui savent projeter d’une façon continue leurs gestes dans tous les plans de l’espace. D’autre part, les mouvements stéréotypés du ballet traditionnel ne s’exécutent que dans une gamme de « tempi » d’une incroyable pauvreté. Sans doute, ces mouvements sont-ils exécutés en mesure dès que l’orchestre les suit ; mais ils sont devenus à tel point automatiques qu’ils ne peuvent être exécutés que dans un tempo déterminé. Les effets d’accelerando ou diminuendo, crescendo ou decrescendo sont actuellement bien difficiles dans le ballet, parce que les danseurs n’étudient que le geste pour le geste, le saut pour le saut, l’élévation pour l’élévation, sans éprouver le moindre désir de mettre leur technique admirable au service d’une idée développée et d’une émotion continue. La marche sur les pointes est évidemment un essai de déplacement continu, mais ce pointillement est si antinaturel qu’il ne peut donner l’impression de calme soutenu et de sérénité que comporte la succession tranquille et sereine de mouvements lents enchaînés. L’erreur des représentants actuels de la danse classique consiste en somme à ne pas savoir ni même vouloir adapter sa technique, qui est merveilleuse, à la mentalité artistique de notre époque. L’on ne saurait nier l’excellence des exercices corporels de chorégraphie, mais l’art d’aujourd’hui demande à l’interprète une plus complète indépendance de mouvements que jadis, une plus grande souplesse dans l’enchaînement des rythmes, une sensibilité musicale plus avertie et une plus élastique accommodation aux changements de « tempo ».
Les procédés de la danse traditionnelle sont peu variés. Ils ne paraissent plus guère intéressants aujourd’hui, à moins qu’ils ne soient employés et transfigurés par quelque forte personnalité artistique. Il existe, heureusement, un certain nombre de danseurs classiques qui cherchent à transformer leur technique pour l’approprier à de nouvelles exigences esthétiques. Mais, sauf dans de très grands et importants théâtres, l’école reste stationnaire et les apprentis danseurs doivent se contenter d’une éducation étriquée qui se réduit à l’étude d’exercices chorégraphiques et métriques démodés. Les maîtres ne tentent ni de développer leur instinct artistique et leur tempérament de danseurs, ni d’éveiller leur imagination et de former leur caractère et leur personnalité.
Au théâtre et au cinéma, bon nombre d’acteurs ont l’intuition du mouvement continu. Mais des essais d’harmonisation de tout un groupe d’acteurs sont rarement tentés. Ils ne pourront l’être que lorsque chaque acteur aura individuellement pris connaissance des lois de la motilité continue. Considérons les simples déplacements sur scène. L’acteur doit quitter un endroit pour se rendre dans un autre. C’est un mouvement continu, créé par un élan intérieur qui relie la mise en train de la marche à son aboutissement. Cet élan est le résultat d’une émotion ou d’un état de réflexion et d’analyse. L’élan est continué par la volonté qui soutient la marche dans le style qui convient à l’action (extase, emportement, révolte, désir timide…) et ce style est créé par des modifications volontaires apportées à la marche usuelle. Parfois, la marche continue est interrompue par une « résistance » et il faut un nouvel élan pour la nouvelle mise en marche. La résistance crée un rebondissement. Un mouvement continu peut être composé de toute une série de petits mouvements enchaînés par l’idée conductrice. Si l’arrêt se prolonge, il importe que le corps reste en équilibre et, selon la durée de ce prolongement, les forces musculaires antagonistes devront être harmonieusement réglées. Des contrastes créés par les divers genres de démarche des protagonistes naît la vie des évolutions d’ensemble. Lorsque l’on considère les études approfondies de technique corporelle auxquelles doivent se livrer les chefs d’orchestre et instrumentistes, l’on s’étonne, en vérité, de constater à quel point ces études sont négligées dans les écoles dramatiques.
Pour vivre pleinement sa vie, il faut avoir l’esprit libre et le corps libre. Or, la liberté physique et la liberté intellectuelle ne s’affirment pas uniquement d’une façon expansive, par sursauts et par élans primesautiers. C’est dans la poursuite assidue d’une idée, comme dans le développement lent, élastique et mesuré d’un mouvement que s’affirme un être clairvoyant et prévoyant sachant contourner les obstacles, choisir des routes nouvelles, sans cesser d’avoir la prévision nette du but à atteindre. Un rythme soutenu demande une grande souplesse d’exécution, une promptitude élastique dans les cas où interviennent des revirements rapides et inopinés. Partir d’ici pour aller là, en passant par les meilleurs chemins, c’est en somme agir rythmiquement. Les arrêts intempestifs créés par la réflexion, l’inquiétude ou la fatigue, introduisent dans le courant du rythme des résistances qui en changent la forme et qui sont capables de créer des effets pittoresques. Mais ceux-ci ne doivent pas compromettre la marche assurée vers le but poursuivi, et l’esprit d’une part, le système nerveux et musculaire de l’autre, doivent être prêts à créer des enchaînements entre les courants épisodiques et assurer l’arrivée au but du courant principal.
Il importe que l’éducateur s’applique à développer à la fois le tempérament et le caractère de ceux qu’il initie à l’art, et à les cultiver tels qu’ils se révèlent aux quatre périodes de l’enfance et de l’adolescence. Il cherchera à restituer intégralement à leurs corps les rythmes primesautiers de leur personnalité, à combattre en eux les résistances d’ordre intellectuel et physique, à corriger leurs défauts ou à les convertir en qualités. Trop souvent ne fait-il, au contraire, que modifier les apparences de leurs disciples et développer leurs rythmes secondaires, au lieu de leur faire chercher au plus profond d’eux-mêmes la source d’un courant rythmique principal, susceptible d’entraîner vers le progrès l’ensemble de leurs facultés.
Jadis, la musique n’était pratiquée que par une élite ; les virtuoses instrumentistes étaient sans exception des musiciens complets, capables, tous, d’improviser et de composer, des artistes poussés irrésistiblement vers l’art par un noble besoin d’émotions esthétiques. Aujourd’hui, un grand nombre de jeunes gens, se vouant à la virtuosité, ne possèdent ni les dons de l’oreille ni ceux de l’imagination et du sentiment. Ils se contentent d’imiter l’émotion du compositeur, sans être capables de la ressentir, et n’ont d’autre sensibilité que celle des doigts, d’autre originalité que celle de leurs maîtres, d’autre faculté motrice qu’un automatisme péniblement acquis. La virtuosité musicale contemporaine s’est trop souvent spécialisée dans une technique des doigts complètement isolée des facultés cérébrales et sentimentales et ne s’affirme que dans les passages de vitesse et de polymotilité. La technique n’est plus un moyen, elle est devenue le but et il est très difficile à un élève de devenir musicien grâce à ses études, s’il n’était pas déjà musicien dans l’âme avant de les entreprendre. « Cependant, nous objectera-t-on, le programme des études actuelles est exactement le même qu’à l’époque des Porpora, des Bach et des Mozart. Aujourd’hui comme alors, l’instrumentiste est forcé par les règlements des conservatoires, d’étudier outre la technique de son instrument, la théorie, l’harmonie, le contrepoint et l’histoire de la musique ! » … Oui, sans doute, mais le programme de l’enseignement musical du temps de Porpora était adapté aux aptitudes des élèves, et – nous l’avons déjà dit – cet enseignement était le privilège de musiciens prédestinés, c’est-à-dire doués naturellement de l’ensemble des qualités auditives, rythmiques et émotives nécessaires à tout musicien, tandis qu’actuellement ces qualités n’existent pas chez les 2/3 des apprentis de musique. Les études musicales contemporaines risquent par conséquent d’être illogiques et incomplètes car elles sont supposées devoir être suivies par des individus doués, alors qu’en réalité elles le sont le plus souvent par des sujets de bonne volonté sans doute, mais auxquels la nature n’a accordé que d’une façon imparfaite les facultés d’ordre physiologique nécessaires au musicien. Ces qualités sont la finesse de l’oreille, la sensibilité nerveuse, le sentiment rythmique (c’est-à-dire le sentiment juste des rapports existant entre les mouvements dans le temps et les mouvements dans l’espace) et enfin la faculté d’extérioriser spontanément des sensations motrices et de les transformer en sentiments et en émotions.
La « finesse d’oreille » permet au musicien d’acquérir la connaissance de toutes les variétés et de toutes les nuances des combinaisons sonores ; la « sensibilité nerveuse » lui procure la possibilité d’éprouver et de reconnaître toutes les nuances d’ordre moteur et dynamique. Le pouvoir de transmuer les sensations en sentiments et, réciproquement, d’exprimer plastiquement les émotions, le met ensuite en mesure de matérialiser immédiatement ses conceptions imaginatives, d’établir un courant entre ses facultés cérébrales et physiques, entre son organisme musculaire et sa fantaisie artistique. Ce n’est que si ces diverses qualités se trouvent réunies, même à l’état embryonnaire, dans l’organisme du futur musicien, que les études musicales actuelles pourront en faire un véritable artiste, car elles prouvent que la musique est en lui, fait partie de son organisme et se développera fatalement par l’exercice même de ces facultés. Mais si ces facultés n’existent pas, comment veut-on que les études instrumentales les développent, et comment peut-on espérer que le futur musicien ne devienne pas un simple imitateur, un spectateur de l’art au lieu d’être un récepteur et un transmetteur de sensations artistiques ?
Dans nos écoles nouvelles, on n’éduque généralement que des enfants ayant atteint l’âge où l’on pense, et l’on ne songe pas à l’initier aux finesses de l’art oratoire avant qu’il ait quelque chose de tant soit peu personnel à dire, avant que ses facultés de compréhension, d’analyse et de sensibilité ne commencent à se manifester. Tous les pédagogues modernes sont d’accord pour reconnaître que la première éducation à donner à l’enfant consiste à lui apprendre à se connaître lui-même, à le familiariser avec la vie et à éveiller en lui les sensations, les sentiments et les émotions avant de le mettre à même de les décrire. De même dans les études modernes de dessin, enseigne-t-on à l’élève à voir les choses avant de les peindre. En musique, malheureusement, il en est rarement de même et l’on apprend aux enfants à jouer du Bach, du Mozart, du Beethoven, du Chopin, du Liszt et du Debussy, avant d’ouvrir leurs esprits et leurs oreilles à la compréhension de ces œuvres et à développer en leurs organismes la faculté d’être émus par elles. Or, en vérité, un pareil mode d’éducation ne nous semble-t-il pas de nature à porter à l’art lui-même un préjudice considérable et d’autre part à provoquer chez l’individu auquel il s’applique une perte de temps et de forces, un amoindrissement de la personnalité ? C’est en constatant, au cours de mon enseignement, à quel point les 9/10 des élèves virtuoses comprennent mal et « vivent » peu la musique, sont incapables de phraser et de nuancer les œuvres instinctivement et intelligemment et de les animer d’une vie personnelle, que j’ai songé à vouer ma vie au développement des facultés musicales de l’enfant, de façon à le livrer plus tard aux études techniques instrumentales dans des conditions qui lui permettent de faire de leur connaissance un moyen de s’extérioriser, de s’affirmer, de réaliser ses vouloirs et ses sentiments personnels, au lieu de la faire servir à imiter servilement les pensées et les sentiments des autres.
L’expérience m’a démontré que l’éducation de l’oreille et du système nerveux demande, au début des études, à être fractionnée. Un enfant a de la peine à apprécier en même temps une succession mélodique et le rythme qui l’anime. Avant d’enseigner les rapports qui existent entre le son et le mouvement, il est bon d’entreprendre l’étude isolée de chacun de ces deux éléments. La sonorité est évidemment d’ordre secondaire puisque, à part le chant, elle n’a pas son origine et son modèle en nous-mêmes, tandis que le mouvement, qui est instinctif chez l’homme, est d’ordre primaire. Il faut donc commencer les études musicales en enseignant méthodiquement et expérimentalement le mouvement et ses modes divers.
Il y a deux sortes de mouvements : les spontanés et les réfléchis. Les premiers relèvent du tempérament et créent les rythmes ; les seconds relèvent du caractère et créent la mesure. Il existe des enfants qui n’ont pas de résistances musculaires ni nerveuses et qui mesurent leurs mouvements sans que personne le leur ait enseigné. Ces enfants ne sont pas forcément rythmiques : il leur manque très souvent ces élans primesautiers, ces résistances puis ces abandons, ces alternatives de rigidité et de souplesse, d’élasticité et de statisme qui engendrent le rythme. À ces enfants, il convient tout d’abord d’apprendre à vibrer davantage. Des exercices spéciaux chercheront à éveiller puis à exciter leur sensibilité nerveuse, à développer leurs réactions, à multiplier leurs manifestations motrices. D’autres enfants sont de tempérament très vif ; ils réagissent rapidement aux commandements, ont des élans spontanés, des impulsions irrésistibles, mais ne savent pas régler leurs mouvements, harmoniser leurs instincts. À ces enfants-là, il convient de faire faire, dès le début de leurs études, des exercices métriques et de leur apprendre à mettre de l’ordre dans leurs manifestations vitales. Ces exercices seront d’abord des exercices de marche car – je l’ai déjà dit – la marche est le modèle naturel de la mesure. À l’aide d’accentuations du pied seront enseignées les diverses mesures musicales ; des arrêts de marche plus ou moins longs apprendront aux enfants à différencier les durées sonores (blanche, blanche pointée, ronde, etc.) ; des gestes mesurés des bras et de la tête maintiendront l’ordre dans la succession des durées et enchaîneront les activités et les arrêts ; des respirations variées introduiront l’étude du phrasé, des crescendo et decrescendo d’innervation musculaire, ainsi que celle du nuancé. Tout cela paraît au lecteur très simple et facile et je pensais de même au début de mes expériences. Malheureusement, celles-ci m’ont prouvé que la mise en pratique de ces exercices est très compliquée. Pourquoi ? Parce que la nature a créé des types extraordinairement différents et établi dans les caractères des nuances innombrables. Il est des enfants qui ont l’instinct de l’ordination et non celui de l’accentuation (et vice-versa) ; d’autres ont des mouvements harmonieux mais point d’équilibre. D’autres encore saisissent immédiatement un rythme mais ne peuvent le répéter sans le modifier, etc., etc. Les facultés motrices ne sont pas égales chez tous les hommes et une quantité d’obstacles s’opposent à l’exacte et rapide réalisation corporelle des conceptions cérébrales. Tel enfant est dans la marche toujours en retard, tel autre toujours en avance ; un autre fait des pas inégaux, un autre au contraire est incapable de faire exceptionnellement un pas irrégulier. Tous ces défauts, s’ils ne sont pas corrigés dans les premières années, se retrouveront plus tard dans les exécutions musicales. Le fait de presser ou de retarder, en chantant ou en jouant d’un instrument, de bredouiller ou de hacher l’exécution, de ne pas savoir suivre en accompagnant, d’accentuer avec trop de rudesse ou trop d’imprécision, est dû à un manque de corrélation entre l’esprit qui conçoit le mouvement, le cerveau qui l’ordonne, le nerf qui transmet l’ordre et le muscle qui l’exécute. Quant à la faculté de phraser et de nuancer la musique avec sensibilité dans des proportions justes et artistiques, elle dépend également de l’éducation des centres nerveux, de l’harmonisation du système musculaire, de la rapide communication entre les membres et le cerveau, en un mot de la santé de l’organisme tout entier. C’est en cherchant à déterminer la cause individuelle de chaque défaut musical et à en trouver le mode de guérison, que tout pédagogue averti me suivra dans mes expériences et imaginera sa façon personnelle d’enseigner la Rythmique.
La Rythmique repose toute entière sur des expériences inlassablement répétées et aucun de ses exercices n’a été adopté ni écrit avant d’avoir été appliqué sous différentes formes et en diverses occasions et sans que son utilité ait paru définitivement prouvée.
C’est la variété des commandements qui assure aux élèves rythmiciens un développement de leur individualité, et c’est elle qui différencie la Rythmique du drill. Il est du reste fort difficile de juger des exercices éducatifs nouveaux sans les avoir pratiqués soi-même. On n’apprend pas à monter à cheval en lisant un traité d’équitation ni à jouer du piano en regardant évoluer les doigts d’un pianiste. La gymnastique rythmique est avant tout une expérience personnelle. Son but – comme je l’ai écrit plus haut – est de créer un courant de communication rapide et régulière entre le cerveau et le corps, et d’établir le plus rapidement possible, comme de fixer définitivement dans le cerveau, l’image des mouvements étudiés. Il s’agit d’éliminer dans toute action musculaire, grâce à la volonté, l’intervention intempestive de muscles inutiles à l’action conçue, de développer ainsi l’attention, la conscience et la volonté, puis de créer une technique automatique pour tous les mouvements musculaires qui n’ont pas, dans l’intérêt de l’art, besoin du concours de la conscience, de façon à ce que celle-ci soit réservée aux manifestations purement intelligentes de l’individu.
Grâce à l’harmonisation des centres nerveux, grâce au développement et à la création du plus grand nombre possible d’habitudes motrices, une éducation basée sur l’expérience du rythme assure le libre jeu et provoque la plus grande fréquence des manifestations subconscientes. Celles-ci, au lieu de se manifester sauvagement, en perdant la moitié de leur force faute de se canaliser, bénéficieront de l’ordre et de l’harmonisation établis dans l’organisme, s’allieront aux forces conscientes et assureront le développement intégral de l’individu. Les fleurs sauvages fleurissent en plus grand nombre et avec plus de sève et d’éclat dans un jardin cultivé que dans la nature, où la plupart d’entre elles sont étouffées par les ronces, ou s’étiolent dans l’ombre et loin des sources vives. La création dans l’organisme d’un système rapide et léger de communication entre tous les agents du mouvement et de la pensée, donne un libre essor à la personnalité ; elle l’affirme, la fortifie et la vivifie dans des proportions incroyables. Elle donne en outre à l’individu la confiance en lui-même nécessaire à l’équilibre des fonctions vitales, puisqu’elle le met à même de réaliser facilement chacune de ses conceptions. La neurasthénie n’est souvent pas autre chose qu’un désordre intellectuel produit par l’incapacité du système nerveux à obtenir du système musculaire une obéissance régulière aux injonctions cérébrales. C’est l’éducation des centres nerveux, c’est l’établissement de l’ordre dans l’organisme qui est l’unique remède contre la perversion intellectuelle, produit du manque de volonté et de l’asservissement incomplet du corps aux commandements de l’esprit. Incapable d’obtenir la réalisation matérielle de ses conceptions, le cerveau s’amuse à se forger des images sans espoir de réalisation, lâche la proie pour l’ombre et substitue de vaines et vagues spéculations spirituelles à l’union libre et saine de l’esprit et de la matière.
Le premier résultat d’une gymnastique rythmique bien comprise est de clarifier la connaissance de soi-même et de tirer aisément de l’ensemble des facultés tout le parti possible. J’espère qu’il se trouvera de nombreux pédagogues disposés à imaginer des moyens personnels de résoudre le problème.
Si nous nous plaçons au point de vue artistique, il est certain qu’en mettant les facultés intégralement développées de l’individu au service de l’art, cette éducation assure à celui-ci le plus souple et le plus complet des interprètes, le corps humain, qui peut devenir un merveilleux instrument de beauté et d’harmonie lorsqu’il vibre à l’unisson de l’imagination artistique, et qu’il incarne la pensée créatrice. Il ne suffit pas, par exemple, que grâce à des exercices spéciaux, les élèves musiciens aient corrigé leurs défauts et ne risquent plus de compromettre leurs interprétations musicales par la maladresse de leurs membres et la désharmonie de leurs mouvements. Il faut encore que la musique qui habite leur moi intérieur – les artistes me comprendront – puisse se développer librement et entièrement et que les rythmes inspirateurs de leurs émotions naturelles entrent en communion intime avec ceux qui animent les œuvres à interpréter. Il faut que l’éducation du système nerveux soit faite de telle façon que les rythmes suggestifs de l’œuvre d’art provoquent dans l’individu des vibrations analogues et des réactions puissantes et s’y transforment tout naturellement en rythmes réalisateurs. En termes plus vulgaires, il faut que le corps devienne susceptible de s’émouvoir sous l’influence des rythmes artistiques qu’il concrète tout naturellement, sans timidité ni exagération.
C’est le rythme qui établit la circulation entre nos forces intérieures et les forces extérieures qui les assaillent. L’étude expérimentale du rythme doit faire partie de toute éducation artistique bien organisée. Elle ne sera pas seulement utile aux musiciens, elle le sera à la musique elle-même.
Je ne puis terminer ce long exposé sans signaler les rapports intimes qui existent entre les mouvements dans le temps et ceux dans l’espace, entre les rythmes sonores et les rythmes corporels, entre la musique et la plastique. Les gestes et les attitudes du corps complètent, animent et vivifient toute musique conçue sans souci exclusif de la sonorité. De même qu’en peinture existent parallèlement une école du nu et une école du paysage, de même peuvent se développer parallèlement une musique « plastique » et une musique « pure ». Dans l’école du paysage, l’émotion est créée par des mouvements de lignes qu’animent les combinaisons multiples de l’ombre et de la lumière, ainsi que les rythmes que celle-ci fait vibrer dans toute construction soumise à leur emprise. L’effet expressif n’est pas produit par le paysage lui-même mais par l’émotion qu’engendrent dans l’âme du peintre, les lignes diversement colorées et éclairées. Dans l’école du nu où sont transcrites les multiples nuances du corps humain, l’artiste subordonne sa propre émotion à celle du sujet humain à dépeindre. Il cherche à montrer l’âme de l’homme telle que la modèlent les formes corporelles nuancées par l’émotion de l’instant. En même temps, il dépeint le caractère essentiel de l’individu et de la race, s’affirmant à travers les modifications d’équilibre imposées par l’état sentimental temporaire… Et c’est ainsi que la musique pure révélera dans sa construction et dans ses développements mélodiques et harmoniques l’âme même de l’artiste créateur, tandis que celui-ci cherchera dans la musique plastique à peindre les sentiments de l’humanité tels que les révèlent les gestes et les attitudes. Il modèlera les sonorités selon les formes rythmiques créées directement par les mouvements expressifs du corps humain, ou encore dictera à ce corps des rythmes susceptibles d’être directement transposés du domaine sonore dans le domaine plastique. Les rythmes de la musique plastique prennent comme modèle ceux que créent les systèmes nerveux et musculaire. Pour composer cette musique-là – que semblent avoir réalisée les Grecs et que, plus tard, Goethe et Schiller ont pressentie – il faut absolument que les musiciens aient une expérience personnelle des mouvements corporels et de leurs rapports avec la vie émotive. Pour que leur musique soit susceptible d’être réalisée plastiquement par leurs interprètes, il est indispensable qu’ils aient étudié eux-mêmes – et expérimenté – les lois de la pesanteur, du dynamisme et du déplacement corporels dans l’espace et dans la durée. Quant aux interprètes, ils devront naturellement s’être soumis à la même éducation. Il ne s’agit pas pour eux, dans une interprétation plastique, de rendre visibles tous les détails des rythmes musicaux, mais de s’imprégner de leur caractère et de faire participer avec tact leur être à leurs élans. Une interprétation plastique consciente et raisonnée des rythmes musicaux ressort uniquement de la pantomime. Dans le domaine lyrique, il s’agit au contraire d’une transformation toute instinctive du mouvement sonore en mouvement corporel, grâce à une pénétration intime de l’essence émotive de la musique. L’unité classique de l’œuvre musicale dramatique, la fusion du Geste, de la Musique et du Verbe n’est actuellement réalisable que dans des cas tout exceptionnels, car si la Musique et le Verbe, si le Verbe et le Geste sont étroitement unis, il n’existe que rarement une communion entre le Geste et la Musique. Cette communion ne pourra être créée chez la majorité des artistes chanteurs que grâce à une éducation spéciale. Grâce à elle, l’homme recouvrera ses moyens naturels d’expression en même temps que la plénitude de ses facultés motrices. L’art a tout à espérer de la part de générations nouvelles élevées dans le culte de l’harmonie et de la santé physiques et morales, de l’ordre et de la vérité. C’est grâce à un retour volontaire à la simplicité d’allures, à la franchise d’expression, c’est grâce à un abandon naturel de tout l’être à l’émotion artistique que se développera – en dehors de tout pittoresque intellectuel – l’art musico-plastique de demain. Il faut que l’artiste se spiritualise lui-même avant de vouloir et pouvoir spiritualiser la matière. L’art doit être d’essence et de puissance expressives et non imitatives ou impressives. Platon l’a dit : le Beau est la splendeur du Vrai, et Goethe a ajouté : « dans l’art plastique et musical reposent les secrets les plus profonds de la sensibilité humaine ».
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en juillet 2021.
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Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Yves, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Émile Jaques-Dalcroze, La Musique et nous, Notes sur notre double vie, Genève, F.-F. Perret-Gentil, 1945. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page reproduit une page du Graduale de tempore (Rps 3035 V), Introït de la cinquième semaine de Carême, anonyme, 1439 (Bibliothèque nationale de Pologne).
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[1] Malgré l’intérêt évident de la méthode créée par l’auteur, la BNR ne souscrit en aucune manière à ces affirmations et pas plus qu’aux jugements ethnocentriques manifestés dans ce livre.
[2] Voir le rythme, la musique et l’éducation du même auteur (1920) chez Fœtisch Frères, Lausanne.
[3] La jolie musique, Éd. Ch. Huguenin, Le Locle.
[4] Je ne parle pas ici de la gymnastique du soldat.
[5] Vie de J.-S. Bach, par Forkel (trad. Grenier).
[6] Einführung in die Improvisation am Klavier, von Anna Epping, Ed. Max Hesse, Berlin, Schöneberg.
[7] Le piano, ami de l’enfant, de Mme M. Chéridjian-Charrey, Librairie Payot & Cie, Lausanne.
[8] L’enfant sans défaut, Dr. Gilbert Robin. Flammarion édit. Paris.