Oscar Huguenin
AIMÉ GENTIL
Illustrations de l’auteur
1889
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S’IL y a une chose au monde que j’aie entendu répéter sur tous les tons par mon grand-père, c’est qu’il faut se garder de la politique comme du feu. J’arrivais à peine à la hanche de mon digne aïeul – il est vrai que c’était un homme de belle taille – quand ce mot mystérieux de « politique » frappa pour la première fois mes oreilles.
— Grand-père, demandai-je avec curiosité, qu’est-ce que c’est que la politique ? une mauvaise bête ?
Le grand-père me regarda fixement, puis se gratta la tempe en poussant de côté sa perruque, et finit par répondre d’un ton sentencieux :
— On te dira ça plus tard. T’ai trop djouven ! (Tu es trop jeune !)
Quand mon grand-père s’observait, il pouvait, Dieu merci ! parler aussi bon français que M. le ministre, mais avec nous il avait coutume de mêler à ses discours la bonne moitié de patois.
Dès ce jour, quand le mot de politique revenait sur les lèvres du grand-père, je dressais l’oreille :
— Tiens, me disais-je tout intrigué, voilà qu’il en reparle ! Je m’étonne comment c’est fait une « politique » ?
— Grand-père, est-ce que ça a des cornes ?
— Quoi ?
— La politique.
— Te le verrai pru on djeu ! (Tu le verras assez un jour !)
Plus tard je m’aperçus bien que si la politique était la bête noire du grand-père, elle ne devait cependant point revêtir les dehors de quelque animal féroce ; mais je n’en fus pas beaucoup plus avancé pour cela. Toutes mes questions à ce sujet n’obtinrent jamais de réponse plus explicite que celle-ci :
— La politique, baille-te à vouaide, boueube ! (prends garde, garçon !) c’est une invention du diable pour mettre la moitié du monde à couteaux tirés contre l’autre ! La mionne, à mé, de politique, i la treuvo da la Sainte-Écriture : (Ma politique à moi, je la trouve dans la Sainte-Écriture) « Craignez Dieu, honorez le roi ! »
Dès l’instant où cette fameuse politique perdit pour moi sa figure fantastique, sa gueule armée de dents aiguës, les cornes et les griffes effrayantes dont mon imagination enfantine s’était plu à l’armer, dès l’instant où je compris que ce n’était qu’une abstraction, elle m’intéressa naturellement beaucoup moins, et j’écoutai d’une oreille assez distraite les « garde-à-vous » que le grand-père multipliait, à mesure que ses deux petits-fils avançaient en âge.
Car il faut savoir qu’il avait, notre digne aïeul, double charge d’âme, de compte à demi avec sa bru.
Je n’avais que cinq ans, mon frère en avait trois, lorsqu’un jour d’hiver où notre père « châblait » du bois dans les côtes de Marmoud, un « billon » lui passa sur le corps et le mutila affreusement. Après quelques jours de souffrances atroces, il expira en recommandant sa femme et ses deux fils aux soins de son père.
Celui-ci s’acquittait de sa tâche à notre endroit, en joignant la fermeté de l’éducation du temps jadis à la tendresse de l’aïeul.
Avec mon frère Olivier il réussissait à souhait. C’était un si honnête, un si tranquille garçon qu’Olivier ! aussi soumis, aussi respectueux que j’étais raisonneur et turbulent.
— Se noûtre Aimé ressabiâve peiret à noûtre Olivier po l’escient ! (Si notre Aimé ressemblait seulement à notre Olivier pour le sérieux !) disait en soupirant le grand-père à sa bru, quand j’avais commis quelque gros méfait, qui avait nécessité mon incarcération dans le cabœu (cabinet noir), après une inflexible et cuisante application du précepte des Proverbes : N’épargne point la correction… etc.
Du fond de ma prison, j’entendais ma mère répondre :
— C’est vrai qu’Olivier nous donne moins de tablature ; on ne dirait pas que c’est le plus jeune. Pourtant, Aimé a bon cœur, s’il est un peu « braque. »
Et le grand-père ne disait pas non, car au fond j’étais son favori.
Nous habitions le hameau d’Entre-deux-Monts, entre le Locle et la Sagne : un endroit qui mérite bien son nom, car ce petit vallon est profondément encaissé entre les rampes abruptes du communal de la Sagne et de la Rocheta, du côté sud, et celles de la Cornée et de la Combe Girard, du côté nord.
Le domaine – le bien, comme on dit chez nous – que ma mère faisait valoir avec l’aide de son beau-père et de ses deux enfants, était assez respectable, car nous avions des prés jusque sur le plateau des Bressels et des Trembles, sans compter que ma mère avait apporté en dot à son mari une tourbière aux Cœudres, et une côte à Marmoud. « En voilà un qui est fortuné ! disaient de mon aïeul, avec une pointe d’envie, ses voisins moins favorisés du sort. Père au monde ! si Daniel chez la Suzon y tenait, il pourrait sans se gêner, mettre des grelots en argent à son cheval et des boucles en or à ses culottés et à ses souliers ! mêmement, manger du rôti à bouche-que-veux-tu et boire du Cortaillod tous les jours de la vie ! »
Il va sans dire que le grand-père n’avait pas la moindre idée d’afficher un luxe aussi extravagant. Ses culottes de triège ou de milaine n’étaient attachées que par des boucles de laiton fabriquées de ses propres mains.
En fait de rôti, nous voyions apparaître une ou deux fois l’an, sur notre modeste table, une épaule du veau vendu au boucher du Locle. Les autres jours de l’année nous mangions de fort bon appétit tantôt le brrzi de la cabe (viande de vache salée et fumée), tantôt le lard et les saucisses de nos deux porcs. Quant à la boisson dont nous arrosions nos repas, elle ne coûtait que la peine d’aller la quérir à la fontaine murmurant devant la maison, fontaine rustique, dont l’eau fraîche et limpide s’écoulait par un canon de vieux mousquet dans un tronc de sapin creusé.
Mais venons-en au récit que je tenais à faire, c’est-à-dire à ce qui m’arriva l’année de ma première communion, en partie par suite de cette politique contre laquelle mon grand-père m’avait mis en garde de si bonne heure.
COMME j’étais né au printemps de 1772, j’avais mes dix-sept ans révolus dans l’automne de 1789, l’année où le grand-père était dans ses quatre-vingts. C’est vous dire pourquoi ce dernier répétait plus que jamais son garde-à-vous, surtout après la lecture de ses gazettes. Entre-deux-Monts a beau être un petit coin isolé du reste du monde, la secousse de la grande révolution devait s’y faire sentir aussi.
Et pourtant nous ne savions guère dans notre vallon reculé ce qui se passait hors des limites de la principauté. Pour les jeunes même, comme Olivier et moi, le Vignoble, le Bas, Neuchâtel et le lac, c’était déjà une contrée lointaine que nous ne connaissions que pour l’avoir vue du sommet des Pradières ou des Covirons. Quelques-uns avaient traversé le Val-de-Ruz en accompagnant leurs parents à la Bourgeoisie de Valangin ; j’étais du nombre, mon grand’père trouvant sans doute que le genre de politique qui se faisait dans cette assemblée populaire ne pouvait que me fortifier dans les principes de fidélité aux autorités établies.
Il semble, n’est-ce pas, que j’eusse dû être à l’abri des orages et des dangers de la politique ? Qui est-ce qui eût pu m’en parler à Entre-deux-Monts, si ce n’est le grand-père qui ne m’en disait que ce qu’il jugeait bon ? Nous allions bien tous les dimanches au sermon à la Sagne, et c’est alors que mon grand-père prenait le paquet des gazettes chez son ami, le sautier des bourgeois. Mais il enfonçait le dit paquet dans les puissantes poches de son grand habit des dimanches, où on aurait pu mettre bien autre chose, et les gazettes restaient là, jusqu’à ce que, retiré dans son cabinet, il en prît connaissance dans le plus grand mystère.
Ce n’est pas aux enfants à juger leurs parents ; mais il me semble que si, au lieu de me cacher si soigneusement tout ce qui touchait à la politique, mon aïeul m’en avait parlé à cœur ouvert, comme il faisait d’autre chose avec sagesse et bon sens, les choses auraient tourné autrement pour moi. Enfin, on ne peut jurer de rien !
Quand un homme s’est dévoyé, on peut dire le plus souvent que c’est le vin qui l’a perdu. Pour moi, le vin n’y a été pour rien, et le brantevin (eau-de-vie) encore moins. C’est plutôt – vous aurez de la peine à le croire ! – c’est plutôt la faute du lait !
Un des revenus nets de notre domaine, c’était la vente du lait de nos huit vaches. Il y avait au Locle assez de gens qui, n’ayant point de bétail, devaient acheter le lait nécessaire aux besoins du ménage.
Les uns s’en fournissaient chez les voisins, d’autres, principalement des parents, des amis, l’achetaient de mon grand-père.
Chaque matin notre domestique s’en allait avec le cheval et le char à « brecette » approvisionner les pratiques. Plus tard, comme on verra, cette occupation quotidienne me fut dévolue.
À quoi tiennent pourtant les choses de ce monde ! Qui aurait pu s’imaginer qu’une besogne aussi innocente, aussi paisible que celle de débiter de porte en porte le contenu de mes deux « bouilles » pourrait m’amener à goûter comme nos premiers parents ces fruits à la fois doux et amers de l’arbre qui était au milieu du Paradis terrestre ? C’est pourtant ce qui m’advint. Hélas ! si encore je n’avais mordu qu’à la politique, pomme de discorde qui fleurit et fructifie sur cet arbre tentateur, elle n’eût fait que m’agacer les dents ! Mais cet arbre fatal produit plus d’un fruit, et il ne manque jamais de serpent dans ce pauvre monde pour offrir aux descendants d’Adam celui qui est le plus agréable à la vue et qui leur paraît désirable pour donner de la science.
J’AI parlé de notre valet ; c’était un Bernois – nous disions : un Allemand du côté de Berne – qui avait le front de se dire noble parce qu’il s’appelait Von Almen. Comme je n’ai jamais vu ses papiers, je ne sais pas ce qu’il y avait de vrai là-dedans. Ce qui est certain, c’est qu’il ne ressemblait guère aux nobles de chez nous et à ceux de France – j’en ai assez connu de ceux-ci, deux ans plus tard, au temps de l’émigration. Quant à ceux de Berne, je ne me figure pas qu’ils l’eussent tenu pour un des leurs, malgré son « von ». Le jargon qu’il employait était un mélange si extraordinaire, qu’il fallait y être accoutumé pour y comprendre quelque chose. Cela, par exemple, ce n’était pas sa faute ; comme il n’entendait guère parler que le patois chez nous, il le mêlait à son allemand bernois. Quand il disait en revenant des prés : — I bi fertik de sceyî, anondret ! – on savait que cela voulait dire : — À présent j’ai fini de faucher.
C’était un fort ouvrier et de bonne commande, mais il avait un grand défaut : il aimait trop le brantevin, qu’il appelait « schnaps ». Quand il en avait bu plus que de raison au Locle, il lui arrivait toutes sortes d’histoires, comme on peut penser, et on était sûr, quand il y avait eu une bataille au Locle, une bagarre à la Jaluze, que Von Almen y était mêlé. Ce n’était guère agréable, vous en conviendrez, d’entendre toujours dire : — C’est ce mâtin d’Allemand à Daniel chez la Suzon qui a commencé !
Aussi ma mère, qui ne pouvait pas souffrir les ivrognes, avait, dans plus d’une occasion, parlé de le renvoyer, mais le grand-père, bien qu’il n’aimât pas les buveurs non plus, usait envers son valet d’une patience extraordinaire chez un homme dont le tempérament était si vif, que les voisins disaient de lui : – Il a la tête près du bonnet, Daniel chez la Suzon, merci ! c’en est un, celui-là, qui ne veut pas qu’on lui cherche niaise ! (noise !)
Je suppose qu’il avait ses raisons pour supporter Von Almen, qu’il tançait vertement après chacun de ses écarts, en le menaçant de « lui donner son sac », mais qu’il gardait toujours. Cependant tout a une fin dans ce monde, et la patience du grand-père arriva aussi à son terme.
Un jour, au lieu d’être de retour vers midi comme à l’ordinaire, Von Almen n’avait pas encore reparu à la nuit tombante. À tout moment le grand-père sortait de la petite forge où il apprenait à Olivier et à moi à réparer les outils de la maison, et où il fabriquait ses boucles de souliers et de harnais. Nous le voyions, par la petite fenêtre, regarder du côté du Locle, en abritant ses yeux de sa main.
Ma mère, aussi inquiète que lui, regardait du seuil de sa porte de cuisine, en hochant la tête de cet air qui signifie : — Je l’avais bien prédit ! si on avait voulu m’écouter !
Quant au grand-père, ses sourcils se fronçaient d’une façon qui ne présageait rien de bon pour le valet en retard.
Enfin, pendant que nous étions à souper, on entendit les grelots de la Brune. La jument arrivait ventre à terre et s’arrêta brusquement devant la porte de son écurie. On entendit alors Von Almen qui chantait à pleine bouche quelque chose que je ne pus comprendre, attendu que c’était une chanson allemande. Le grand-père, qui était sorti vivement au premier bruit, comprit la chanson, lui, et cela le mit dans un état d’exaspération où je ne l’avais jamais vu.
Il tomba sur Von Almen qui gesticulait en chantant, l’arracha violemment de son siège et le maintint en équilibre sur le chemin, en lui administrant de droite à gauche et de gauche à droite une série de soufflets retentissants.
D’abord l’ivrogne se laissa faire d’un air hébété, mais peu à peu, il se mit à grommeler comme un ours qui se réveille, et quand son maître, après une dernière bourrade, lui eut tourné le dos avec mépris pour s’occuper du cheval, Von Almen serra les poings et fit mine de s’élancer contre lui.
Je m’étais glissé derrière le valet que je retins par les poignets en criant :
— Grand-père, garde-à-vous !
Mais Von Almen était plus fort que moi ; il m’échappa et s’avança contre son maître, le poing levé. C’était un grand et solide gaillard qui avait bien quarante ans moins que le grand-père.
Mais quand il vit celui-ci lui faire face, les yeux étincelants et la mâchoire serrée, son bras s’abaissa comme paralysé.
— Va ramasser tes nippes et te faire pendre ailleurs, casroùd ! (coquin !) Y ai zeu pru panchace avoué té ! (J’ai eu assez de patience avec toi !)
À ce congé en forme, le Bernois se recula et entra par la grange comme un chien qu’on a fouetté.
Je ne le revis pas. Le matin il avait disparu et son office de laitier me revint de droit comme à l’aîné.
Mon frère Olivier, qui eût eu plus d’escient que moi pour s’acquitter de cette besogne, secondait si habilement notre aïeul à la forge, que c’eût été dommage de lui enlever un auxiliaire aussi adroit, tandis que je n’avais jamais été qu’un assez médiocre apprenti.
Dès le lendemain donc, je m’installai tout triomphant sur la planche qui avait longtemps servi de siège à Von Almen devant ses deux bouilles de lait…
CE matin-là, les échos de la Combe-Girard et de la Cornée eurent une fameuse besogne, je vous en réponds, à répéter mes claquements de fouet et mes joyeuses huchées, et la paisible Brune fut menée aussi bon train que les jours où Von Almen était en goguette. C’est qu’il y avait longtemps que j’appelais de tous mes vœux ce moment fortuné.
Enfin j’allais voir, tous les jours de la vie, autre chose que notre petit coin perdu d’Entre-deux-Monts ; d’autres visages que ceux de la maison et de nos trois ou quatre voisins, braves gens, j’en conviens, à commencer par le rigot (équarrisseur) Fleischmann, mais qui ne parlaient jamais que de leurs vaches et de leurs prés, de la pluie et du beau temps, de la neige et de la gelée.
Notre vie tranquille et casanière m’était à charge ; j’avais soif de mouvement, de vie, de nouveauté. Cette course quotidienne qui remplirait toutes mes matinées ferait bien mon affaire. Au Locle, il y avait plus à voir qu’à la Sagne, où toutes les maisons et les gens eux-mêmes se ressemblaient, suivant mon expression, comme une pive ressemble à une pive.
À deux reprises j’avais accompagné notre valet pour ramener la Brune et le traîneau, parce que Von Almen, une fois son lait distribué, avait du bétail à aller chercher du côté des Brenets.
Il n’y avait donc pas à craindre que je commisse quelque méprise et que quelqu’une de nos pratiques fût oubliée.
Mon grand-père reconnaissait que si Aimé n’avait pas l’escient d’Olivier, on ne pouvait du moins pas lui reprocher de reubià djamâ auque ! (d’oublier jamais quelque chose.)
J’avais tant de gros et menus défauts, hélas ! que le grand-père était heureux de signaler à l’occasion une qualité dans son petit-fils préféré, la dite qualité fût-elle non acquise, mais innée, et partant peu méritoire.
Ma distribution de lait se fit donc aussi correctement que les pratiques pouvaient le désirer. Personne ne fut oublié, pas plus le libraire Girardet, au bout du Verger, que le boutiquier Florentin Taillard, du haut de la Jaluze.
Celui-ci, par exemple, que ne l’ai-je oublié dès le premier jour ! peut-être que de dépit il nous eût fait perdre sa pratique, ce qui eût été un grand bonheur pour moi.
Qu’on devrait pourtant se garder de juger les gens sur leur mine !
Tandis que Samuel Girardet, le libraire du Verger, un honnête homme s’il en fut, me faisait l’effet d’un être rusé et malin, avec qui il ne ferait pas bon avoir affaire, je me laissai tout de suite attirer par la rondeur et l’air jovial du boutiquier Taillard, un Franc-Comtois des Villers, qui n’avait de franc que le nom de sa province, comme je le vis bien par la suite, quand même il affectait toujours de parler de sa franchise.
— Tiens, tiens, mon beau gars – qu’il me dit en paraissant sur le seuil de sa boutique, son pot d’étain à la main – tiens, c’est toi qui fais le laitier aujourd’hui ! est-ce pour la toute, ou bien votre Allemand a-t-il trop mal aux cheveux ce matin, pour être dans le cas de mesurer son lait ?
Quand je lui eus dit que Von Almen était parti, mais sans expliquer pourquoi, il continua en me tendant son pot :
— Eh bien ! là, pour parler franchement, il ne me revenait guère ce Tûtche, une baisse-corne qui vous regardait toujours en dessous. Moi je n’aime pas ça : quand on n’a rien à se reprocher, on lève la tête et on fixe les gens. Encore une petite goutte par-dessus, mon garçon ! c’est ça : on voit que tu connais les usages, toi ! ce n’est pas comme cette espèce de sauvage qui ne vous donnait quasi pas la mesure. À propos, tu t’appelles ?
— Aimé Gentil.
— Deux beaux noms, ma foi ! et bien portés. Par ainsi, on va se voir tous les jours. Si nous ne devenons pas une paire d’amis, là, mais de francs amis, je te promets que ce ne sera pas ma faute. Au plaisir de la revoyance !
Et le boutiquier rentra en m’adressant un sourire séduisant qui découvrit toute la rangée de ses dents blanches.
C’est que Florentin Taillard n’était pas un vieux bonhomme de boutiquier poudreux et cassé : bien au contraire !
Sa mine florissante, son épaisse chevelure noire et frisée et ses dents éclatantes appartenaient bien à un homme dans la trentaine. Et quelle taille de grenadier ! en y réfléchissant, je m’étonnais qu’avec ses larges épaules et ses mains musculeuses, cet homme pût se tenir coi dans une étroite boutique, à vendre de la ficelle de Bâle, des pipes de racine et toute sorte de bimbeloterie. Moi, j’y aurais étouffé, sûrement.
Mais comme il avait l’air bon enfant, pas fier et le cœur sur la main !
Sa mine joviale et ses avances aimables ne me sortaient pas de l’esprit ; j’avais hâte d’avoir fini ma tournée pour repasser devant sa petite maison. Peut-être me verrait-il de sa boutique, et qui sait s’il ne m’inviterait pas à entrer un moment !
Tout absorbé par cette perspective, je n’accordai qu’une attention distraite aux propos de bienvenue des autres pratiques du village. Même la devanture du libraire Girardet ne me retint pas aussi longtemps qu’on pourrait le croire.
Les fournitures d’école qui y étaient étalées, ardoises et touches, plumes et cahiers aux couvertures bleues ou rouges, carnets et encriers n’étaient point de mes amis. À quinze ans j’en avais fini avec tout cela, et je ne le regrettais pas, n’ayant jamais été qu’un assez piètre écolier, et ne prêtant guère une oreille attentive qu’aux histoires que nous racontait le maître dans ses jours de bonne humeur. Quant aux quelques livres qu’on trouvait dans la montre du libraire-relieur, les titres m’en parurent fort peu alléchants : des recueils de lois, des psaumes, des ouvrages de dévotion, des catéchismes… ouais ! la vue seule de ce dernier volume, mon ennemi personnel, eût suffi pour me faire abréger ma station devant l’étalage du père Girardet.
Cet éternel catchîme, comme je l’appelais irrévérencieusement, il m’en fallait encore apprendre en ce temps une « section » ou deux, chaque dimanche, avec la section correspondante des « passages » !
Ah ! s’il n’y avait eu que les passages ! Avec eux je m’en tirais encore, car enfin il y en avait bon nombre que je trouvais fort beaux et qui s’apprenaient tout seuls, comme une de ces belles musiques qui vous restent toujours dans la tête une fois qu’on les a entendues.
À l’école, moi qui suivais machinalement – quand je la suivais – la leçon de lecture dans le Nouveau Testament, la rencontre inopinée d’un de ces beaux passages m’éveillait comme en sursaut de mon engourdissement, et tant qu’en durait la lecture, j’écoutais, sinon avec respect, du moins avec plaisir ces sons familiers, ces paroles dont j’étais tout surpris de saisir à peu près le sens.
Mais ces réponses du catéchisme que j’avais tant ressassées et dont les demandes se ressemblaient parfois comme deux gouttes d’eau, oh ! ces réponses, je les abhorrais !
Quelle misère, quand le régent vous lançait à brûle-pourpoint un « comment le prouvez-vous ? » sans qu’on pût deviner à quel propos !
Et penser que ce n’était que dans un an que je serais délivré de ce carcan !
En traversant le Locle au petit trot de la Brune, pour remonter par la Jaluze, je me disais mélancoliquement :
— Je m’étonne s’il va falloir recommencer, cette année, depuis « Qui est-ce qui a créé le monde ? » Et les trois dernières sections qu’on n’a jamais apprises, c’est celles-là qui vont me faire transpirer ! Il y a là des réponses d’une aune de long, par exemple, celle du diable et de ses œuvres, du monde et de sa pompe ! Un coup d’œil méfiant jeté parfois sur les sections réservées aux catéchumènes, m’avait fait rencontrer ces paroles redoutables et mystérieuses, et les dimensions effrayantes de certaines réponses m’avaient donné un avant-goût du labeur ardu que cette dernière partie tenait en réserve.
EN y repensant avec amertume, je fronçais les sourcils, et la Brune, qui n’en pouvait mais, reçut à travers les oreilles un maître coup de fouet, appliqué avec autant de rancune que s’il eût été destiné à l’auteur du catéchisme.
La conséquence naturelle de cet accès de méchante humeur fut que je me trouvai en un rien de temps renversé contre mes bouilles, l’innocente bête ayant pris le galop d’un élan furieux, en secouant sa tête endolorie.
Les efforts qu’il me fallut faire, une fois mon équilibre rétabli, pour calmer la juste indignation de la Brune et modérer son allure, donnèrent un autre cours à mes idées. Comme nous arrivions d’un beau train à la montée de la Jaluze, ce qui m’aida grandement à maîtriser ma bête, le souvenir du boutiquier Taillard me revint, avec l’espoir que j’avais nourri d’être invité à faire une petite station chez lui.
Pourquoi tenais-je tant à entrer dans cette vieille petite bicoque qui n’avait pourtant rien d’engageant, tandis qu’il y avait plus d’une belle maison au Locle, où demeuraient de nos pratiques et dont je ne me souciais pas le moins du monde de franchir le seuil ? Franchement je n’en sais rien, à moins que ce ne soit parce que ce grand bel homme de Taillard avait déclaré que mon nom d’Aimé Gentil était beau et bien porté, ce qui voulait, sans doute, dire que je n’étais point mal tourné. Et puis n’avait-il pas ajouté que nous deviendrions sûrement grands amis ? Cela me flattait, naturellement.
La cousine JeanRichard, qui n’était pas tant belle, ma parole ! avec son nez pointu et sa dent qui sortait d’un pouce par un des coins de la bouche, ne m’avait pas fait le demi-quart, pas le quart du quart autant d’accueil, quand je lui avais donné ses deux pots de lait, bien mesurés pourtant.
Elle n’avait su que me dire avec sa vilaine grimace : — Et voûtre Tûtche est-u lavi ? (Votre Allemand est-il parti ?)
En approchant de la maison de Florentin Taillard, j’exécutai une série de claquements de fouet vigoureux à dessein d’attirer son attention.
Ma manœuvre réussit à souhait. La tête crépue du boutiquier apparut derrière une de ses petites fenêtres à vitres rondes, de celles qu’on appelle chez nous coquecibes, parce que, au dire de Von Almen, les Allemands donnent un nom à peu près pareil à leurs fenêtres de cuisine. Il ouvrit le guichet et me cria :
— Hop ! hop ! mon gaillard ! tu vas bon train ! Si tu laissais souffler ton bidet, le temps de faire un bout de causette, hein ? Attache la bride au clédar du courtil ; le cheval s’amusera à tondre l’herbe le long de la barre.
Pendant que je suivais avec empressement ses avis, Florentin referma le guichet et vint ouvrir la porte de sa petite boutique.
— C’est que, lui dis-je, quand il voulut me faire entrer, c’est que je vais vous faire perdre votre temps.
— Quelle bêtise ! fit-il en me poussant familièrement sur un escabeau, à côté de la banque où étaient installées les balances. Est-ce que tu es si pressé, toi ?
— Oh ! voilà, pourvu que je sois à la maison sur les midi ! quelle heure peut-il être, approchant ?
Florentin sortit de son gousset une de ces belles montres, comme les cousins JeanRichard en faisaient, de la taille d’un oignon de belle venue.
— Peuh ! fit Taillard en avançant les lèvres et remettant sa montre en poche après l’avoir consultée. Peuh ! tu as tout le temps : une fois sur le « Commun », tout au plat et à la descente, ça va vite, et ton cheval sera ressoufflé. Alors, dis-moi voir, Aimé, il n’y a pourtant pas eu de vilaine histoire avec votre Allemand, qu’on lui a donné son sac ?
— Monté ! non ; c’est le grand-père…
Je m’arrêtai : un vague instinct m’avertissait que je m’engageais sur une pente dangereuse.
Mon hôte prit son air le plus indifférent :
— Oh ! tu comprends, mon garçon, que cela ne me regarde pas ! ce que j’en disais, c’était seulement rapport au respect que j’ai pour ton grand-père et pour ta mère, des bien dignes gens, comme il n’y en a guère par le monde, oh ! mais non ! Si je ne leur voulais pas du bien, est-ce que je m’occuperais d’eux ? On sait bien, d’ailleurs, que Florentin Taillard n’est pas homme à tirer les vers du nez des autres. Ma foi ! non, je suis trop franc pour ça !
Il avait l’air si blessé de mon peu de confiance, que je finis par lui raconter la scène de la veille. Il n’y avait pas grand mal jusque-là, mais peu à peu, une fois lancé, je ne m’arrêtai pas de sitôt, et je ne sais comment le rusé Franc-Comtois sut m’amener, sans en avoir l’air, à le mettre au courant de tout ce qu’un enfant ne devrait jamais raconter à des étrangers sur le compte de sa famille.
Tout en me faisant causer, Taillard ne perdait pas son temps, car il travaillait activement autour d’une vieille perruque plantée sur une tête de bois, la frisant, la peignant, donnant par-ci par-là un coup de ciseaux.
— On a deux métiers, comme tu vois, mon garçon. L’un ne fait pas tort à l’autre, au contraire. On arrache aussi les dents, à l’occasion ; à ton service, ajouta-t-il en riant de façon à me montrer toutes les siennes.
C’est sans doute cette offre peu séduisante qui me fit enfin prêter l’oreille aux hennissements d’impatience de la Brune.
— Mâtine de jument ! oui, mafi ! si elle n’est pas en train de démanguiller votre clédar ! dis-je en me levant. À vous revoir, Monsieur Taillard.
— Ouais ! pas tant de ces compliments entre nous ! dis-moi « Florentin » comme je te dis « Aimé ». Est-ce que tu n’es pas quasi aussi grand que moi ?
Son « quasi » était bien complaisant, car quoique je fusse, sans me vanter, bien taillé pour mes seize ans, il avait la tête de plus que moi, et quant à l’âge, il eût pu être mon père.
Je n’en fus pas moins énormément flatté de son compliment et je me redressai si bien, que ma taille en dut gagner un bon pouce.
CETTE première visite fut naturellement suivie de beaucoup d’autres, dont je ne soufflais mot à la maison.
J’aurais pourtant assez aimé me vanter de mon intimité avec un bel homme, de l’âge de Florentin Taillard, un traficant établi, s’il vous plaît, et non point un de ces pauvres diables de porteballe qui traînent leur marchandise de porte en porte !
Mais, dès le premier jour, lui-même m’avait engagé à n’en pas parler pour le moment.
— Plus tard, je ne dis pas ; mais tu sais, Aimé, peut-être qu’on ne prendrait pas la chose du bon côté, qu’on chercherait « cinq pieds à un mouton », qu’on dirait que c’est pour ceci ou pour cela que nous sommes si bons amis. Parbleu ! moi qui suis franc comme l’or, tu le sais bien, ça me coûte assez de faire le cachard, mais vois-tu, c’est pour ton bien !
Je ne voyais pas cela bien clairement, mais ce dont j’étais à peu près sûr, c’est que mon grand-père n’apprendrait pas sans déplaisir mes stations chez le boutiquier, et cela m’aidait puissamment à garder le silence là-dessus.
Un jour j’avais voulu savoir ce que mon aïeul pensait de notre pratique de la Jaluze.
— Pourquoi, dis-je de mon air le plus innocent, tout en mangeant ma soupe, pourquoi est-ce toujours M. Taillard qui vient prendre son lait devant la maison, et non pas sa femme, ou sa mère, ou quelqu’un d’autre ?
Je savais parfaitement que Florentin Taillard vivait tout seul dans sa petite maison ; mais la question que je venais de faire n’était qu’un prétexte pour parler de mon nouvel ami, d’une manière propre à éloigner tout soupçon d’intimité entre nous. J’espérais qu’une fois la conversation sur ce sujet, elle ne tomberait pas de sitôt et que j’apprendrais de quel œil le boutiquier était vu chez nous.
Mon grand-père me regarda dans le blanc des yeux, comme s’il lisait au fond de ma pensée. Mais il paraît que ce n’était qu’une fausse alerte, car il répondit tranquillement :
— Crébin que le boutequî Taillard n’a nion avoué lu da sn’hoteau. (Probablement que le boutiquier Taillard n’a personne avec lui dans sa maison.) Mais qu’est-ce que ça peut te faire, Aimé ?
— Oh ! rien ; seulement chez les autres pratiques, c’est à la femme que je donne le lait, et ça me semblait drôle. C’est un bel homme, ajoutai-je, et pas fier.
Le grand-père se contenta de faire un léger signe d’assentiment, et ma mère qui n’était pas plus dépensière en paroles qu’autrement, ne releva pas non plus mon observation.
Quant à mon frère Olivier, ce n’était pas de lui que je pouvais attendre une aide quelconque pour arriver à mes fins ; lui qui ne sortait jamais d’Entre-deux-Monts, comment aurait-il connu quelqu’un au Locle ? D’ailleurs il était bien trop soumis pour ouvrir la bouche à table, autrement que pour manger, lui ; tandis que moi on devait sans cesse me rappeler la défense qui nous était faite de parler aux repas.
Je ne dis pas cela par jalousie, Dieu merci ! je ne crois pas avoir jamais nourri ce vilain sentiment vis-à-vis de mon frère. J’avais assez de défauts sans celui-là. Par exemple, il n’y avait pas de mulet plus têtu que moi.
Or, ayant décidé que j’arriverais à connaître le sentiment du grand-père sur mon ami Taillard, je n’entendais pas renoncer à mon idée après une seule tentative.
Tout en m’escrimant à couper en menus morceaux une tranche de salé passablement coriace j’essayai de m’adresser directement à ma mère :
— Vous le connaissez, mère, qué vous ? (n’est-ce pas ?)
— Qui ?
— M. Taillard.
— De vue, pas autrement.
— Et vous, grand-père ? fis-je audacieusement en ajoutant aussitôt : — Je suis sûr que c’est un brave homme !
Mon grand-père me regarda de son air le plus sévère.
— Kaise-te et meudge, boueube ! no ne sin pas à trâbia po batolhie ! (Tais-toi et mange, garçon ! nous ne sommes pas à table pour bavarder !)
Je baissai le nez avec autant de dépit que de confusion. Puis la réflexion venant, pendant le silence glacial qui suivit, je me dis qu’il valait peut-être mieux, pour le moment, ne plus parler de Taillard. Trop d’insistance pourrait éveiller les soupçons du grand-père et l’amener à découvrir le secret de mes stations clandestines chez le boutiquier.
Déjà plus d’une fois, pour expliquer mon retour tardif, j’avais dû avoir recours à toutes sortes de faux-fuyants. Sans forger des mensonges de toutes pièces – je n’y étais pas accoutumé – j’amplifiais les menus incidents de ma tournée de laitier.
Tantôt c’était la cousine JeanRichard qui m’avait retenu à parler de ma mère et de nos vaches. (En réalité, la conversation avait duré juste le temps de mesurer le lait de la cousine.)
Tantôt c’était la faute de M. l’ancien Perrelet qui m’avait demandé des nouvelles du grand-père, ou bien celle des écoliers qui m’avaient jeté des boules de neige, et il avait bien fallu leur courir après pour leur allonger les oreilles ! Est-ce qu’on pouvait se laisser arranger comme ça par ces petits crapauds du Locle, qui étaient toujours à vous crier des noms ?
— Est-ce que c’est des mensonges, cela ? disais-je à ma conscience quand elle me reprochait de tromper mes parents.
Car j’avais beau faire ; il y avait des moments où elle parlait de manière à se faire écouter.
Alors j’entamais avec elle une discussion où je pensais toujours avoir le dernier mot, parce que cette grondeuse insupportable finissait par se taire.
CE jour-là, ma conscience ne se laissa pas convaincre aussi aisément, attendu qu’elle prit une forme aussi visible qu’inattendue. Après dîner je m’étais mis à étriller la Brune, pendant qu’Olivier cassait la glace sur le bassin de la fontaine pour abreuver le bétail. On était en novembre et il gelait à pierre fendre, comme on dit chez nous.
Faire aller la brosse et l’étrille sur le dos d’un cheval n’empêche pas de penser, au contraire ! Donc je pensais ; même je raisonnais avec ma conscience qui s’était mise à me chapitrer.
Cette fois elle ne voulait pas se taire et elle m’en disait tant, que je me serais bouché les oreilles si cela avait pu servir à quelque chose.
C’est que le grand-père, en sortant de table pour aller faire son somme, avait affectueusement passé sa main sur mes cheveux, comme pour me dédommager de la réprimande qu’il avait dû m’adresser. Les caresses du grand-père étaient plus rares encore que celles de ma mère, c’était toujours une agréable surprise que d’en recevoir une, et elles produisaient sur moi beaucoup plus d’effet que la verge.
Comment une chose peut-elle vous causer à la fois plaisir et peine ? C’est ce que je ne peux pas me charger d’expliquer, mais c’est bien ce que m’avait fait éprouver ce jour-là la caresse du grand-père, et voilà pourquoi ma conscience me talonnait si fort pendant que j’étrillais la Brune.
— Tout de même, me disait-elle rudement, il ne faut pas valoir grand’chose pour te conduire comme tu fais ! Tu as beau dire : faire des cachotteries, perdre ton temps chez un individu qui te tire les vers du nez, qui te fait batouiller (bavarder) sur vos gens et sur leurs affaires, puis après, faire semblant de rien, raconter des tas d’histoires…
— Comment ! est-ce que ce n’est pas vrai que la cousine m’a arrêté et M. Perrelet aussi ? que les enfants m’ont bombardé… ?
— Il y a du vrai ; mais ce n’est pas ce qui t’a fait arriver à midi et demi à la maison, l’autre jour. Tu t’étais oublié chez ce Taillard.
— Quel mal est-ce que j’y fais, chez Taillard, à la fin des fins ? m’écriai-je tout haut en frappant involontairement la Brune sur la croupe, avec mon étrille. Naturellement, la Brune rua de la belle manière et faillit m’envoyer un de ses sabots dans le ventre ; il n’y avait rien là d’étonnant et je n’en fus pas autrement ému. Mais ce qui me remua le sang bien plus que la ruade de la jument, ce fut d’entendre dire derrière moi :
— Si le grand-père le savait, crois-tu que cela lui ferait plaisir ?
Je me retournai tout épouvanté.
C’était mon frère qui venait de parler. Il était debout sur le seuil de l’écurie, tenant encore à la main la serpe qui lui avait servi à casser la glace du bassin.
Olivier était généralement silencieux ; mais quand il ouvrait la bouche, tous ses mots portaient coup. Je n’avais jamais remarqué avant ce jour comme il ressemblait au grand-père. C’était le même front grand et carré, les mêmes yeux gris clair, qui avaient l’air de vous percer de part en part ; le même nez busqué aux narines mobiles ; c’étaient ses lèvres minces et son menton coupé par une fossette. À treize ans il était aussi grand que moi, mais plus élancé, plus frêle. Moi, j’étais trapu, et au dire du grand-père, fort comme bien d’autres à vingt ans. C’est peut-être ce sentiment de ma force physique supérieure qui me fit payer d’audace et répondre d’un ton rogue à mon frère cadet :
— De quoi est-ce que tu te mêles ? Si le grand-père savait quoi ?
Olivier me regarda d’un air de reproche et répliqua :
— Tu as parlé tout fort. Il paraît que tu sens bien qu’il y en a, du mal, puisque tu disais ça.
Décidément j’aimais mieux discuter avec ma conscience ; il m’était plus aisé d’avoir le dernier mot avec elle.
J’avais bien envie de me fâcher et d’employer, pour imposer silence à cet inflexible censeur, des arguments qui m’étaient plus familiers que le raisonnement.
Ce n’eût, hélas ! pas été la première fois que j’eusse eu recours à la raison du plus fort vis-à-vis de mon frère.
Mais il y avait à craindre que le bruit d’une altercation et d’une lutte ne parvînt aux oreilles de notre mère et du grand-père. D’ailleurs est-ce qu’Olivier se tairait plus après qu’avant ?
Décidément il valait mieux essayer de la persuasion et du raisonnement.
— Ferme-voir la porte, Olivier ; je veux t’expliquer toute l’affaire.
Olivier ferma la porte, mais au lieu de me laisser raconter les choses à ma manière, il me prévint en disant d’un ton bref et sévère :
— Vois-tu, Aimé, ça ne peut rien donner de bon, ces visites à la Jaluze !
— Ces visites ! parce que Taillard m’a fait entrer dans sa boutique une ou deux fois !…
Olivier me transperça d’un regard de ses yeux clairs.
— Tu t’y arrêtes quasi tous les jours, une demi-heure de temps !
— Qu’est-ce que tu en sais ? fis-je avec effronterie quoique intérieurement tout effrayé de le voir si bien renseigné. Tu as fait l’épion, hein ? ajoutai-je d’un ton méprisant.
Mon frère haussa les épaules.
— Tu sais bien que je reste toujours à la maison. Mais crois-tu qu’il n’y a que toi d’Entre-deux-Monts qui passes par la Jaluze ? Jacob chez le rigot, par exemple, va assez souvent par les environs du Locle, aux Jeannerets, à la Molière, aux Calames ou ailleurs, pour chercher des bêtes crevées, avec sa glisse et ses deux chiens. Crois-tu que les gens n’ont pas des yeux et une langue ?
Le ton d’Olivier était de plus en plus sévère, et moi je perdais toute mon assurance en m’apercevant que mon secret n’en était plus un, puisqu’il était à la merci de Jacob Fleischmann, un garçon un peu bonasse, mais qui n’avait aucune raison pour me ménager, car je lui avais joué plus d’un tour.
Ce qu’Olivier ajouta me rassura un peu.
— Jacob m’a promis de tenir sa langue, parce qu’il a du respect pour le grand-père, mais il a dit : — Ton frère peut compter que si je revois encore la Brune attachée au clédar du boutiquier de la Jaluze, je la détache et je l’envoie d’une étraclée de fouet du côté de son écurie ! Et ma foi ! qu’il s’en tire comme il pourra, lui, avec ton grand-père pour expliquer ce qu’il a tant à manigancer avec ce Français.
J’eus une velléité de révolte :
— Est-ce que ça le regarde, finalement, ce demi-iot d’Allemand, si M. Taillard aime à parler avec moi ?
— Ça regarde la mère et le grand-père ! répliqua Olivier d’un ton bref.
Cette réponse significative tomba comme une douche glacée sur mon arrogance.
Comme Olivier, sans plus rien ajouter, faisait mine de sortir :
— Écoute, lui dis-je avec inquiétude, j’espère que tu ne vas pas me vendre, au moins ?
Il se retourna indigné :
— Est-ce que j’ai jamais raccusé (rapporté), moi ?
Le dernier mot de sa réplique en faisait un reproche sanglant, mais mérité.
Un jour, avant l’heure de l’école, j’avais entraîné quelques-uns de mes camarades à jouer un mauvais tour à un magnin, puis je les avais dénoncés au maître pour ne pas subir seul le châtiment qui me revenait de droit.
Olivier s’aperçut de mon humiliation et ajouta :
— J’aurais dû me mordre la langue avant de dire ça ! c’était méchant ! ce qui est passé est passé !
Le brave garçon ne savait que dire pour se punir d’avoir rappelé le souvenir d’une de mes lâchetés.
Au lieu de lui savoir gré de ce sentiment généreux, je me donnai de grands airs de dignité offensée et je lui dis brutalement.
— C’est bon ! on s’en rappellera ! laisse-moi tranquille avec tes mômeries, et décampe !
En réveillant bien innocemment ce souvenir malencontreux, le mot d’Olivier avait remué tous mes mauvais sentiments et étouffé les bonnes intentions qu’avait pu faire naître en moi la caresse du grand-père.
— Ah ! c’est comme ça ! eh bien ! j’y veux retourner chez Taillard, et pas plus tard que demain, et tous les jours !
Ici la menace de Jacob Fleischmann s’offrit désagréablement à mon souvenir.
— Tout de même, s’il allait faire comme il l’a dit, c’est moi qui serais dans un beau pétrin ! Bah ! on trouvera bien moyen d’être plus fin que cette tête carrée !
Et je me mis à chercher.
— Si on pouvait cacher la Brune et le traîneau quelque part pendant ma visite, c’est l’Allemand qui serait attrapé ! Pardi ! est-ce qu’il n’y a pas une espèce de charti (hangar) derrière chez Taillard ? On doit pouvoir y faire entrer un cheval avec une glisse !
Pour mon malheur, la cachette avait les dimensions voulues. J’usai sans scrupule de cet expédient qui assurait le secret de mes relations avec Taillard.
Celui-ci y donna les mains avec un empressement qui n’était guère d’accord avec la franchise dont il se vantait à tout propos.
DURANT tout l’hiver, mes visites quotidiennes chez Taillard se poursuivirent avec impunité. Rien n’en transpira et je pus me flatter d’avoir dépisté Jacob Fleischmann.
Mais si Olivier ne m’en parla plus jamais, bien que son regard scrutateur me mît souvent mal à l’aise, ma conscience, elle, ne se taisait pas, et elle avait maintenant des reproches bien plus graves à me faire.
Mon perfide ami qui avait découvert tous mes côtés faibles – Dieu sait si j’en avais ! – les flattait habilement. Dans quel but ? On le verra en son temps. Je ne me doutais pas même alors qu’il pût avoir un but caché en cultivant mon amitié, et j’avais la fatuité d’attribuer ses avances à ma valeur personnelle !
Quand, répondant à ses questions indirectes sur notre intérieur, nos affaires, nos rapports de famille, j’avais fait mention de la recommandation expresse du grand-père de ne pas toucher à la politique, il s’était bien gardé de tourner en ridicule cette défense, car avec son esprit subtil, le Franc-Comtois avait su débrouiller les inconséquences de mon caractère et découvrir au milieu de mes travers une réelle affection pour les miens.
Je ne sais trop comment concilier ma conduite avec ce sentiment, mais le fait est que j’aimais mes parents à ma manière et que je n’eusse jamais souffert que qui que ce fût, pas même Taillard, critiquât ouvertement quelqu’un de leurs actes.
Il était assez perspicace pour l’avoir compris, le rusé compère ! Aussi déclara-t-il, avec une grande déférence pour mon grand-père, que celui-ci était un homme de sens et qui avait ses raisons pour se méfier de la politique, ce qui ne l’empêcha pas de m’expliquer à sa manière ce qu’on entend par ce mot.
Suivant lui, il y avait politique et politique ; de celle que redoutait pour moi mon aïeul il ne voulait pas parler ; mais il y en avait une autre fort innocente et même fort utile à connaître. Là-dessus il s’était lancé dans des tirades où je n’avais vu que du feu sur l’inégalité des conditions, sur les bases défectueuses de la société, sur les droits de l’homme !… toutes choses qui me parurent encore moins claires que le catéchisme et pas plus amusantes.
Taillard s’était animé ; ses yeux noirs brillaient comme des charbons en feu et sa rangée de dents blanches se montrait jusqu’aux gencives. Je n’ai jamais vu des tigres, mais je suppose qu’ils doivent être comme cela quand ils vont déchirer quelqu’un. Ce qui me le fait dire, c’est que notre matou jaune retroussait les lèvres juste comme Taillard, quand celui du rigot, un chat blanc, à longs poils, s’aventurait près de chez nous.
Avec cela, le boutiquier avait si bien l’air de réciter quelque chose par cœur, que ses ennuyeux discours me firent penser à l’école et que je profitai du moment où il reprenait haleine pour m’esquiver.
J’étais tout désenchanté et de mon ami et de la politique.
Aussi le lendemain, au lieu de m’arrêter comme à l’ordinaire devant la petite boutique et d’aller cacher mon équipage dans le hangar, lançai-je la Brune au grand galop et fis-je la sourde oreille aux appels de Taillard qui m’attendait sur sa porte.
— Ça lui apprendra à me scier le dos avec ses histoires où on ne voit franche goutte ! grommelais-je avec rancune. Pardi ! si c’est ça, la politique, il n’y a pas de risque que je m’en mêle, et le grand-père n’avait pas besoin d’avoir tant peur pour moi !
Puis le souvenir de ce que m’avait d’abord dit Taillard me revint subitement.
— Ah ! voilà ! c’est qu’il y a deux sortes de politique, à ce qu’il paraît ! Peut-être bien que l’autre, celle du grand-père, c’est une autre paire de manches !
Là-dessus une vilaine pensée contre mon digne aïeul se mit à bourdonner dans mon cerveau. C’était quelque chose comme la perfide insinuation du serpent dans le jardin d’Eden : « Dieu sait bien qu’au jour où vous mangerez de ce fruit, vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal ! »
— Demain, me dis-je avec résolution, il faut que Taillard m’explique la politique du grand-père. Pourquoi aussi est-ce qu’on ne veut pas me dire une bonne fois ce que c’est ? Finalement je ne suis plus un veau d’un an, tonneau de bise !
Entre autres belles habitudes, j’avais celle de jurer, mais il ne m’arrivait guère de lâcher en présence de ma mère ou de mon aïeul, le « tonneau de bise » ou le « cré mâtin » dont j’émaillais ma conversation avec d’autres interlocuteurs.
Le lendemain, je trouvai un drôle d’air à Florentin Taillard. Sa bouche riait de façon à montrer ses belles dents blanches, mais il y avait une ride profonde entre ses sourcils noirs.
Son ton était encore plus singulier quand il me dit :
— Il paraît que ta jument avait la fringale, hier, qu’elle courait ventre à terre à la montée, hein ? Merci ! quand les vieux chevaux veulent faire les verts-galants, ils sont pires que les jeunes !
— C’est vrai que la Brune, quand elle s’y met, on a de la peine à la tenir ! fis-je pour me donner une contenance. Je sentais que Taillard ne pensait pas un mot de ce qu’il disait.
— Oh ! j’ai bien vu que tu avais toutes les peines du monde à la retenir ! Pour parler franchement, tu n’avais pas l’air d’être à noce ! Dame ! quand une jument de vingt ans se mêle de prendre le mors aux dents, il n’y a pas à rire ! C’est seulement dommage qu’elle ait fait la folle justement hier : j’aurais eu une fameuse histoire à te lire.
— Mais aujourd’hui, en repassant, à onze heures… hasardai-je avec hésitation. Ce mot d’histoire m’avait mis l’eau à la bouche.
— Aujourd’hui je n’ai pas le temps ! ça se rencontre mal, demain je n’aurai plus le livre. Quelle malechance ! un livre à se tordre les côtes ! Au revoir, Aimé, bien de la santé ! Surveille ta bête, elle est dans le cas de prendre le vertige, une belle fois !
Je m’en allai tout penaud, furieux contre moi-même, contre Taillard et même contre la pauvre Brune qui n’en pouvait mais.
Ce jour-là, les pratiques durent trouver leur laitier encore plus rustre et plus environnier qu’à l’ordinaire.
Au retour, j’eus beau faire prendre à la Brune son allure la plus paisible, voire feindre de boucler une courroie de son harnais, qui n’était pas le moins du monde débouclée, et cela presque en face de la boutique de Taillard, le rusé compère me tint rigueur et ne montra derrière ses vitres ni sa tête crépue ni ses dents blanches.
Oh ! c’était un habile pêcheur que mon soi-disant ami ! un pêcheur qui savait amorcer, tendre et lâcher sa ligne en temps opportun ! Et quel appât il avait mis à l’hameçon ! une histoire, avait-il dit, une histoire à se tordre de rire ! Comment, moi, naïf goujon, aurais-je pu échapper à un attrait aussi irrésistible ?
Il n’aurait plus le livre en question, le lendemain, avait dit Taillard. Mais plus tard il en aurait d’autres. Ne m’avait-il pas parlé souvent de certains ouvrages qu’on ne trouvait pas chez Samuel Girardet, et que lui, Taillard, savait où se procurer ? Ouvrages autrement amusants que tout ce que je pouvais imaginer, et renfermant des histoires comme le régent lui-même n’en savait pas !
LE lendemain, moi qui avais un immense amour-propre, je me fis aussi humble que possible pour rentrer en grâce auprès du boutiquier. Je me gardai bien de le tutoyer et de l’appeler Florentin comme il m’y engageait toujours et comme je le faisais ordinairement pour m’élever à sa hauteur.
Il avait un air si bon enfant, ce matin-là, qu’après lui avoir largement mesuré son lait, je me risquai à lui demander :
— Monsieur Taillard, ce livre… est-ce que vous l’avez encore ?
— Désolé, mon garçon ! il m’a fallu le rendre. Mais après celui-là un autre ! L’ami qui me l’avait prêté m’en repassera un qui le vaudra bien, et je crois que cela n’ira pas longtemps. Quand je l’aurai, je te dirai un mot. Jusqu’alors, pour parler franchement, j’ai trop de besogne pour gaspiller mon temps. On dirait que tous les justiciers des alentours se sont donné les mots pour m’apporter leurs perruques à accommoder. Par ainsi, au plaisir, mon garçon !
Ainsi éconduit, je m’en allai le cœur plein d’amertume. – Jusqu’à ce jour son travail de perruquier ne l’avait pas empêché de me recevoir ! me disais-je avec dépit. Il savait bel et bien batouiller en frisant son étoupe ou ses cheveux, ce mâtin de Taillard, quand il voulait. On voit bien qu’il me garde une dent de ce que je n’ai pas voulu m’arrêter, l’autre jour. Par exemple, il peut compter que sans ses livres d’histoires, je l’enverrais « paître » une belle fois !
Oui, voilà ce qui me retenait, et ce misérable appât faisait taire mon dépit et ma conscience qui se mettaient d’accord pour me dire : — Profite de l’occasion et dis-lui une fois pour toutes que tu ne veux plus entrer chez lui à moins d’avoir affaire à sa boutique.
Le jour vint où Taillard, trouvant que la punition avait duré assez longtemps et craignant peut-être de briser sa ligne à force de la tendre, voulut bien se montrer bon prince et m’invita à entrer, pour écouter la lecture d’un de ses mystérieux livres.
Comme on le devine, celui-ci et ceux qui le suivirent ne devaient rien m’apprendre de bon. Les histoires que Taillard m’avait promises étaient des farces grossières où la morale et la religion étaient également outragées.
Parfois l’ouvrage était plus philosophique sans en être meilleur. Taillard ne m’en lisait que des fragments qu’il commentait avec habileté, pour mettre à ma portée le poison moral qu’ils contenaient. Jamais plus il ne me parla de politique dans les termes qu’il avait employés la première fois et qui m’avaient paru aussi obscurs qu’ennuyeux. Mais il chercha à faire passer dans mon âme les sentiments de haine, d’envie et de révolte qui remplissaient la sienne contre toute autorité, contre toute supériorité de rang, de fortune, de position.
Des écrits des philosophes que Taillard avait lus, il n’avait tiré que ce qu’ils contenaient de pire ; son esprit ne s’en était assimilé que le venin, et il fit tout son possible pour l’infiltrer dans le mien.
Peut-être y aurait-il réussi plus complètement, si je n’avais eu, pour contrebalancer cette influence diabolique, l’exemple et les enseignements de la maison paternelle. Le mal qu’il me fit en flétrissant ma candeur et en semant dans mon esprit les germes du doute railleur, fut déjà bien assez grand ; aussi ai-je hâte d’en finir avec la confession de mes relations clandestines avec ce misérable, et de raconter de quelle façon elles prirent brusquement fin.
Plus d’une fois Taillard m’avait laissé entrevoir le désir qui le possédait d’avoir ses entrées chez nous. Seulement, suivant sa coutume de suivre des voies tortueuses, tout en affectant la rondeur et la franchise, il ne me l’avait jamais exprimé ouvertement.
Je faisais la sourde oreille à ces insinuations, peut-être parce qu’un instinct secret m’avertissait que ce n’était pas à bonne intention qu’il désirait faire la connaissance de « nos gens » comme on disait à Entre-deux-Monts.
D’ailleurs, en dépit de mon peu d’expérience de la vie, j’avais le sentiment de la distance morale qui séparait mon aïeul, ma mère et mon frère de cet homme habile mais sans principes, et je lui en voulais au fond du cœur pour le mal qu’il m’avait fait, tout en le redoutant et ne lui restant attaché que par cette triste solidarité qui lie le malfaiteur à son complice.
S’il en vint à ses fins, ce ne fut du moins pas, Dieu merci ! par mon entremise !
Un beau matin, le grand-père, à sa profonde horreur, avait trouvé sa perruque d’apparat, celle qui ne servait que dans les circonstances les plus mémorables de sa vie, en bon chemin d’être dévorée par les teignes !
Le cas était d’autant plus grave, que David Calame des Replattes, un artiste perruquier tout à fait dans les bons principes, ne pratiquait plus son art, par la raison péremptoire qu’il était passé dernièrement de vie à trépas.
C’était Taillard qui avait repris sa succession, mais sans avoir toute sa clientèle, car parmi les porteurs de perruque qui commençaient à se faire rares, plus d’un voyait de mauvais œil un enfant du pays remplacé par un étranger, et avait donné sa pratique à Pierre Sandoz, le fils du perruquier-notaire de la Chaux-de-Fonds.
Le grand-père considérait mélancoliquement la perruque avariée qu’il tenait à bout de bras.
— Ora que David Calame est mouô, y veut faillet alla djanqu à la Tchaux po la faire à ralluï ! (Maintenant que David Calame est mort, il faudra aller jusqu’à la Chaux-de-Fonds pour la faire réparer !) dit-il à ma mère.
— Est-ce que l’oncle Moïse Des Cœudres, n’a pas fait rabistoquer la sienne à ce Bourguignon de la Jaluze, une de nos pratiques du lait ?
— Y n’âmo ra steu z’étrindgî (je n’aime pas ces étrangers), qui viennent tirer notre argent ! répliqua d’abord vertement le grand-père.
Puis réfléchissant sans doute qu’il recevait bien celui de Taillard pour le lait qu’on lui livrait, il ajouta comme en se reprenant :
— Y faut rekniotre que celu-lai a adai bin pahyî son lassai ! (Il faut reconnaître que celui-là a toujours bien payé son lait !)
Taillard me remettait en effet, sans y manquer jamais, les vingt batz qu’il devait pour son lait du mois. C’est, sans doute, en considération de cette ponctualité à s’acquitter de son dû, que la dite perruque lui fut envoyée le lendemain par mon entremise, avec recommandation de la livrer sans faute pour le dimanche suivant.
Quand je repassai à l’heure ordinaire, Taillard était fort affairé à l’entour ; mais j’eus beau attendre sur la perruque, en écoutant les histoires peu édifiantes qu’il savait sur le compte du curé des Villers, il m’assura ne pouvoir terminer avant le soir. C’était un prétexte pour l’apporter lui-même.
Il vint à la nuit tombante, comme nous étions à table pour souper, s’excusa fort de nous déranger et se montra si plein de déférence pour le grand-père, de courtoisie pour la maîtresse de la maison, fut si modeste dans son prix, parla des institutions paternelles de la principauté avec une admiration et un respect si profonds, qu’après son départ, le grand-père, tout à fait séduit, dit à sa bru :
Por on Borgognon, y sâ preidgî d’adret ! (pour un Bourguignon, il sait bien parler) et il a du respect pour les autorités constituées !
Le « oui » un peu bref de ma mère prouva quelle n’était pas aussi enthousiaste du Franc-Comtois que son beau-père.
Elle ne parlait pas beaucoup, ma mère, mais elle observait d’autant plus. Sans en avoir l’air, elle avait examiné Taillard et en avait pris la mesure.
Pour moi, j’avais été comme sur des épines tout le temps de cette visite. J’avais vu le regard d’Olivier aller de mon visage à celui de Taillard, comme s’il nous cinglait des coups de fouet, et malgré mon effronterie naturelle, je n’osais plus lever les yeux.
MAINTENANT que Taillard avait mis le pied chez nous, il n’entendait pas s’en tenir là. Plus d’une fois, dans le courant de l’été, il profita d’une belle après-midi de dimanche pour diriger sa promenade du côté d’Entre-deux-Monts. Sous prétexte de payer son lait du mois, il entrait chez nous pendant qu’Olivier et moi étions au catéchisme à la Sagne. Comme c’était notre mère qui nous y accompagnait presque chaque dimanche, Taillard trouvait ordinairement le grand-père au logis ; il acheva sa conquête en entrant dans ses vues et faisant les plus belles professions de foi politiques et religieuses.
Au retour, nous le trouvions encore là, et peu à peu il finit par accepter, après beaucoup de compliments et une feinte réserve, de rester à souper et de passer une partie de la soirée avec la famille.
Il n’y avait pourtant que le grand-père qui lui fît bon visage.
Olivier ne lui adressait jamais la parole ; ma mère accomplissait vis à vis de lui ses devoirs de maîtresse de maison, mais sans y mettre la cordialité qu’elle témoignait aux amis et voisins qu’elle avait à recevoir. Pour moi, ce n’était jamais qu’avec contrainte que je prenais part à la conversation, tant je souffrais de voir l’ascendant que cet hypocrite prenait sur mon aïeul. Il me venait des envies folles de démasquer l’imposteur en lui jetant à la face, en présence de sa dupe, les discours tout différents qu’il m’avait tenus durant l’hiver dans sa boutique.
Mais le courage me manquait pour révéler le secret de mes relations avec Taillard. La colère du grand-père serait terrible, quand il apprendrait que j’avais été le commensal quotidien d’un tel misérable ; quand il saurait – car ce que je voudrais taire, Taillard le dirait, lui, pour se venger – quels livres j’avais lus chez lui et ce que j’avais appris dans sa société.
Le plus triste en tout cela, c’est que je ne me sentais pas la force de rompre mes rapports avec le boutiquier, bien que je ne ressentisse plus que de l’aversion pour lui. C’est que j’avais pris goût aux fruits empoisonnés qu’il m’avait présentés, et que je ne voulais pas y renoncer.
Ce n’était pas pour Taillard que je continuais mes stations à sa boutique, mais pour ses livres.
Il le savait bien et comptait là-dessus, autant que sur ma lâcheté, pour me fermer la bouche.
Cependant, le lendemain de sa première visite à Entre-deux-Monts, je n’avais pu m’empêcher de lui dire avec aigreur, en lui mesurant son lait :
— Tout de même, Florentin, vous y en faites avaler à mon grand-père ! c’est une autre musique, que vous m’avez chantée à moi !
Il se mit à rire d’un air cynique en me montrant toutes ses dents.
— Ah ! vois-tu, mon cher, souris qui n’a qu’un trou est bientôt prise ! Il faut savoir jouer des airs pour tous les goûts.
— On a vu hier que vous en saviez plus d’un. Pour moi, non, mafi ! si je pourrais avoir comme ça deux figures et deux langues !
— C’est que tu es jeune, Aimé ! ça te viendra avec la barbe, n’aie peur ! D’ailleurs ça ne va pas mal du tout ; tu as déjà un joli petit commencement, et qui promet. Chez vous tu ne me fais pas la même figure qu’ici, et m’est avis que si tu n’avais pas la langue légèrement fourchue, on saurait déjà à la maison quel est l’endroit où tu t’attardes en revenant du Locle.
Il n’y avait rien à répondre. J’avais voulu me donner des airs vertueux et je ne valais pas mieux que mon complice.
Celui-ci ne tenait pourtant pas à me piquer au vif : une brouille avec un des membres de la famille n’aurait pas fait son affaire.
— Allons ! sans rancune ! dit-il en me retenant comme je partais, la mine basse et bourrue. Je ne t’en veux pas ; restons bons amis ! J’ai un fameux livre de M. Diderot, si tu as le temps de repasser.
Il n’en fallait pas tant pour me faire tout oublier : ma chaîne était bien rivée ! il fallait une autre secousse pour la briser !
DURANT tout l’été, les visites de Taillard se continuèrent presque chaque dimanche ; mais si le grand-père était toujours aussi entiché de son perruquier, celui-ci ne faisait aucun progrès dans les bonnes grâces de ma mère et d’Olivier.
Pour moi, c’était toujours une souffrance de le trouver installé sous le vieil alisier, à côté du grand-père, à notre retour du catéchisme.
Je l’eusse étranglé de bon cœur, quand je le voyais faire patte de velours, écouter avec l’intérêt le mieux simulé les histoires que mon aïeul aimait à raconter sur son jeune temps, sur les « fêtes du roi », et se lever avec respect à l’approche de ma mère en courbant son échine et soulevant son tricorne, lui qui, je le savais bien, n’avait pas plus de vrai respect pour ses semblables, pour les femmes en particulier, que de crainte de Dieu.
Ma mère répondait toujours à son salut et à ses avances avec une froideur si évidente, que le grand-père ne pouvait manquer de s’en apercevoir. Mais il avait trop de considération pour sa belle-fille pour se permettre de lui en faire la remarque, du moins en notre présence.
Avec ses deux petits-fils, il n’observait naturellement pas la même réserve ; un beau jour il nous prit à partie Olivier et moi, nous gourmandant de notre tenue et de nos manières vis-à-vis de son hôte.
— On d’rait, mado ! que le tchat voz a mdgî la lagua, asstoû que vo vété Monsieu Taillard ! (On dirait que le chat vous a mangé la langue aussitôt que vous voyez M. Taillard !) Est-ce que c’est des manières ? Toi, Olivier, tu lui plantes des yeux de « coin », que ça porte peur, comme s’il l’avait fait bien du mal ! qu’est-ce qu’il t’a fait, voyons ?
— À moi ? oh ! rien ! répondit Olivier avec son calme habituel qui contrastait avec l’excitation du grand-père.
— Eh bien ! alors, tâche de te conduire honnêtement avec mes visites ! C’est comme toi, Aimé ! il n’y a pas si longtemps que tu étais toujours à me questionner sur le compte de M. Taillard, que je ne connaissais pas alors. Anondret qu’i vint ci tu lé dmindges, qu’on le knio pru por on homme éduquâ, que n’est poret pas on de sté casroûd de philosophe, mâ que preidge de Dieu et du governema avouai respect, on li fâ dé miné de petoû ! (À présent qu’il vient ici tous les dimanches, qu’on le connaît assez pour un homme instruit, qui n’est pourtant pas un de ces coquins de philosophes, mais qui parle de Dieu et du gouvernement avec respect, on lui fait des mines de putois !)
Le « on » du grand-père lancé avec amertume, paraissant s’adresser à la famille en général, m’ôta l’embarras d’avoir à me disculper ! D’ailleurs, sur cette virulente apostrophe, le grand-père alla s’enfermer dans sa chambre d’un air offensé.
C’ÉTAIT un dimanche soir, après le départ du Franc-Comtois, que le grand-père avait fait cette sortie. Quand il eut fermé sa porte avec une certaine brusquerie, en disant : bouna né ! (bonne nuit !) ma mère rouvrit la grande Bible à fermoirs d’argent, où son beau-père avait lu un chapitre suivi des « réflexions ». Mais ce n’était pas pour continuer la lecture ; ce qu’elle regarda longuement, c’était la page où étaient inscrites les dates des naissances, morts et mariages de tous les membres de la famille Gentil, depuis plusieurs générations.
Olivier qui feuilletait son psaume, et moi qui, accoudé à l’autre bout de la table, ruminais des pensées de haine contre Taillard et de mépris pour moi-même, nous la suivions de l’œil avec la même affection ; parfois le regard d’Olivier venait à rencontrer le mien, et alors ses yeux gris ne me semblaient plus refléter cette froideur métallique que je leur trouvais, depuis qu’il était au courant de mes relations avec Taillard.
Ma mère, je le sentais, était le trait d’union qui nous rapprochait, en dépit du mépris qu’Olivier avait le droit de ressentir à mon égard.
Si elle n’était pas démonstrative, nous savions pourtant qu’elle nous aimait profondément et avec une égale tendresse. Elles sont nombreuses et de tous les instants, les preuves qu’une mère donne de son amour aux enfants qu’elle a mis au monde et protégés contre les mille dangers auxquels est exposée leur enfance !
Elle vint à lever ses beaux yeux noirs sur nous et sourit. C’était comme si elle nous eût tendu les deux mains : nous nous glissâmes auprès d’elle, comme au temps de notre petite enfance, quand elle nous avait promis quelque conte. Sa main droite n’avait pas quitté la page. Olivier et moi nous regardâmes ce que son index paraissait nous montrer : c’était la date de son mariage avec notre père ; le doigt descendit lentement deux lignes plus bas, en passant sur la mention de la naissance d’Olivier et d’Aimé Gentil, fils de Charles Henri et de Julie née Descœudres, pour s’arrêter sur celle-ci, écrite de la main tremblante du grand-père :
« Le 10 de novembre 1777, sur les 9 heures du soir, il a plu à Dieu de reprendre à lui mon fils Charles Henri Gentil, mort dans la trentième année de son âge par suite d’accident. »
Ma mère passa la main sur ses yeux :
— C’était un bon et brave homme, votre père ! dit-elle à voix basse. Tâchez, enfants, de lui ressembler.
Contre son habitude, elle nous embrassa en nous souhaitant une bonne nuit, ce qui me causa un grand saisissement, et sans doute aussi à Olivier, car il me dit en montant à la petite chambre que nous partagions, à côté du grenier :
— Je m’étonne pourquoi… ?
Il ne finit pas sa question et moi je ne répondis rien, parce que j’avais le cœur gros.
TÂCHEZ de ressembler à votre père, qui était un bon et brave homme !
Ces mots émus de ma mère ne me sortaient pas de l’esprit, où ils étaient entrés comme un aiguillon vengeur.
Je me souvenais peu des traits de ce père mort prématurément et d’une manière si tragique. Mais j’avais plus d’une fois entendu faire son éloge par le grand-père et par les voisins. Seulement, comme on ne me parlait guère de ses qualités que pour mieux faire ressortir mes défauts, à la suite de quelque espièglerie plus ou moins grave dont je m’étais rendu coupable, mon esprit était ordinairement plus impatienté de ce panégyrique, que mon cœur n’en était touché.
Ce soir, c’était tout différent.
La caresse maternelle qui avait accompagné la recommandation de chercher à imiter un père bon et brave, avait fait pénétrer celle-ci bien plus profondément dans mon cœur que tous les reproches les plus mérités.
Et cette recommandation, n’était-ce pas pour moi, surtout, qu’elle avait été faite ? Olivier, lui, était brave ; il n’y avait rien à lui reprocher. Il était bon, aussi, quoique peu démonstratif ; toujours plein de déférence et d’égards pour notre mère et le grand-père, n’attendant pas un ordre pour s’acquitter du devoir qu’il savait avoir à remplir ; parlant peu, mais à propos, et ne disant que ce qu’il pensait.
Je ne crois pas qu’Olivier ait de sa vie dit un mensonge.
Lui, il ressemblait à notre père !
Mais moi ! moi, l’aîné, je me sentais égoïste, brutal, enclin à fausser la vérité sans grand scrupule ! Et ces derniers temps, n’avais-je pas été particulièrement faux, lâche et sans cœur ?
Je me disais tout cela avec une honte qui eût pu m’être salutaire, si je n’eusse rendu Taillard responsable des trois quarts de mes torts.
C’est un moyen fort commode de se disculper, que de dire : — Oh ! si un tel ne m’avait pas poussé !…
Cette excuse, la seconde faute de notre premier père, ne trompe que ceux qui l’emploient et les empêche de faire un véritable effort pour se corriger.
J’en devais faire la triste expérience.
Si mes relations clandestines avec mon mauvais génie furent interrompues pour un temps, ce ne fut point par suite d’une résolution honnête et courageuse de ma part, mais parce que, dès le lendemain, je devais commencer mon instruction religieuse dite des six semaines.
Comme il me faudrait, pendant ce temps, aller à la Sagne chaque matin, c’est-à-dire à trois quarts d’heure de marche, pour n’en revenir que vers une heure de l’après-midi, Olivier me remplacerait dans mon office de laitier.
On peut se représenter quelles déplorables dispositions j’apportai à ces leçons, préparé comme j’y avais été par mes rapports avec Taillard.
Le vénérable pasteur de la Sagne, M. Sandoz, trouva en moi un catéchumène de col roide, et s’il me reçut finalement à la confirmation, ce ne fut que par égard pour mon grand-père qu’il tenait en haute estime, et pour ma mère qui avait été sa catéchumène.
Ce n’est pas à dire que les exhortations et les enseignements du digne pasteur eussent été entièrement sans effet sur moi. Comme nombre de catéchumènes de tous les temps et de tous les lieux, je fus certainement ému au moment de la ratification du vœu du baptême et en m’approchant pour la première fois de la table sainte.
Comme beaucoup d’autres, je formai d’honnêtes résolutions que je croyais sincères et qui l’étaient, peut-être, à ce moment, mais dont le souvenir s’effaça en même temps que l’émotion passagère qui les avait fait naître.
LA Brune a pris un mauvais « pli », Aimé !
C’était Olivier qui, tout en m’aidant à passer le collier sur le cou de la vieille jument, me faisait cette observation dans l’écurie, le matin du jour où je reprenais mes fonctions de laitier.
Je le regardai de travers, me doutant bien de ce que cela voulait dire ; mais il va sans dire que je fis l’étonné et répliquai :
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Olivier me regarda bien en face.
— On a toutes les peines du monde, fit-il de son ton bref, à l’empêcher de sortir de la route pour aller dans le charti à Taillard.
Je me sentais rougir jusqu’aux oreilles et j’enrageais de ne pouvoir trouver une réponse.
Pendant le silence embarrassé qui suivit, mon frère tapotait amicalement le cou de la Brune qui se laissait faire avec un plaisir évident. Les bêtes, comme les enfants, savent bien reconnaître ceux qui les aiment. Enfin, du ton rogue des gens qui ont tort, je dis à Olivier, sans oser le regarder :
— Eh bien ! après ? est-ce que c’est ma faute ?
— Qu’en dis-tu, ma vieille ? répliqua Olivier en feignant de s’adresser à la Brune. Est-ce que c’est la tienne ?
Je tirai avec impatience la jument par la bride pour l’emmener dehors.
Mais Olivier ferma la porte d’un air délibéré, se plaça devant et me dit à voix basse :
— Tu te fâcheras, si tu veux ! mais il faut que je te dise une bonne fois ce que j’ai sur le cœur.
— Laisse-moi passer ! fis-je en le poussant brutalement de côté. Je redoutais l’explication dont Olivier me menaçait.
Il se remit avec calme devant la porte.
— Tu peux me battre, tu es le plus fort ! ce ne sera pas la première fois ! mais tu m’écouteras.
Le poing que j’avais levé s’abaissa comme si on m’eût tordu le bras.
Pour la première fois de ma vie, peut-être, j’eus vraiment honte de ma brutalité. Un passage du Nouveau-Testament, lu souvent à l’école, m’était soudainement revenu à la mémoire avec une netteté surprenante. « Ne faisons point comme Caïn, qui était au diable et qui tua son frère Abel ! Et pourquoi le tua-t-il ? Parce que les œuvres de Caïn étaient mauvaises et que celles de son frère étaient justes. »
Comme c’était bien cela ! Toutes les fois que j’avais battu Olivier, c’était parce qu’il avait raison et que moi j’avais tort. Je frissonnai en pensant qu’un jour je pourrais me trouver dans la position de Caïn en face du cadavre de son frère. Lui, non plus peut-être, n’avait pas voulu le tuer ; sûrement même, il devait l’aimer…
— Vois-tu, Aimé, reprit Olivier en se rapprochant amicalement de moi comme pour me faire oublier le reproche qu’il m’avait adressé en passant, – vois-tu, il y a une chose qui me fait mal au cœur. Avant que tu aies connu cette canaille de Taillard – je te dis que c’est une canaille, et quand je pourrai le prouver, je le lui dirai par devant le grand-père – avant que tu l’aies connu, il n’y avait rien entre nous deux que des petites niaises de sept en quatorze ! On ne se faisait pas froide mine, quand même on s’était un peu tervougné (tiraillé) ! on n’avait pas des secrets à se cacher, alors ! À présent ce n’est plus ça ! Tu as continué d’aller en cachette chez Taillard ; la Brune est là pour le dire ! Ce que vous y faites ensemble, je n’en sais rien ; mais j’ai idée que tu n’y peux rien apprendre de bon.
— Il vient bien chez nous, lui ! dis-je en essayant de reprendre mon aplomb.
— Oui, il y vient bien trop, répliqua Olivier d’un ton sec. Et justement je n’y comprends rien. Tu n’as pas l’air de le voir ici de bon œil, pas plus que moi : ça ne s’accorde guère avec les visites que tu lui fais ! Est-ce que tu l’aimes, finalement, ce Français, ou bien quoi ?
— Non ! répondis-je avec énergie.
— Eh bien ! alors… ?
Olivier vit bien que j’endurais une véritable souffrance, car il reprit affectueusement :
— Si tu ne peux pas tout me dire à moi, pourquoi est-ce que tu ne le dirais pas à notre mère ? Au grand-père, ajouta-t-il tristement, ça ne servirait de rien. Je ne sais pas si c’est l’âge, mais on ne le reconnaît plus. Lui qui ne s’est jamais laissé emberlicoquer par personne, il est pris dans les filets de cette quenaie (canaille), pire qu’une mouche dans une toile d’aragne ! Je crois, Dieu me pardonne ! que cet être lui a jeté un sort avec ses dents blanches !
Olivier serra les poings et continua en se rapprochant pour me parler à l’oreille :
— Pourquoi crois-tu que cet homme est toujours fourré par ici ?
Cette question, je me l’étais adressée plus d’une fois sans y trouver de réponse satisfaisante.
— Crois-tu que c’est pour mes beaux yeux ? fit Olivier ironiquement.
Je haussai les épaules.
— Non, qué toi ? répondit-il lui-même ; s’il pouvait m’étrangler comme un petit chat, il le ferait !
— Ce n’est pas pour moi, non plus, qu’il vient ! fis-je avec feu. Il sait que j’aimerais autant voir le diable à la veillée chez nous que lui !
— Alors c’est peut-être pour le plaisir d’entendre le grand-père parler des fêtes du roi, de la prestation des serments et du cérémonial des bourgeoisies de Valangin ! continua Olivier d’un ton amer. Est-ce que tu crois ça, toi, Aimé ?
Je secouai la tête en levant vivement les yeux sur mon frère, dont l’argumentation venait d’éveiller dans mon esprit un soupçon subit.
La réponse à cette interrogation muette se lisait si clairement dans son regard et dans toute sa physionomie, que je m’écriai avec violence :
— Tu crois que c’est à elle qu’il en veut ?
— Si je le crois ? j’en suis sûr ! Nous deux, nous ne faisons qu’encoubler Taillard. Le grand-père, il le flattibole pour se faire bien voir, mais le gueux s’en moque comme d’une vieille perruque !
— Ah ! c’est comme ça ! dis-je en serrant les dents. Ouvre, Olivier !
Et je tirai la Brune par la bride.
— Écoute, Aimé ! fit-il, tranquillement en m’arrêtant encore. C’est sûr que notre mère n’est pas faite pour un estafier de son espèce ! mais crois-tu qu’elle ne saura pas dire son fait à Taillard sans que nous y mettions notre grain de sel ? Si tu as un échaud (altercation) avec ce chenapan – et ce n’est pas moi qui te trouverai à redire – n’y mêle pas notre mère !
C’était parler sagement. Je le sentis bien, et je résolus de me conformer à la recommandation d’Olivier, tout en étant fermement décidé à rompre tout rapport avec cet homme qui avait osé lever les yeux sur ma mère.
Tout ce qu’il y avait encore d’honnête et de pur en moi s’était soulevé contre cette monstrueuse prétention d’un être vil et méprisable.
C’était la secousse salutaire qui devait briser ma chaîne.
L’accueil de Taillard fut précisément des plus cordial.
— À la bonne heure ! fit-il en exhibant tout son râtelier, quand le bruit des grelots de mon cheval l’eut fait apparaître sur sa porte. Te voilà redevenu laitier, Aimé !
Il me tendait la main, mais je feignis de ne voir que le pot d’étain, que je remplis sans dire autre chose qu’un bonjour aussi sec que possible, et que je lui remis aussitôt.
— Ma parole ! fit le boutiquier en me regardant avec attention, mais sans que son sourire de chat cessât de lui découvrir les dents ; ton frère n’était pas plus boutonné ! Est-ce qu’ils ont réussi à te changer en cafard pendant ces six semaines, que tu fais cette mine à faire trancher ton lait ?
J’avais repris place sur mon traîneau, d’où je répliquai froidement à Taillard :
— Un cafard, c’est un mômier, quoi ?
— Juste !
— Un hypocrite, qui se donne des airs de brave homme, de sainte-nitouche, et qui ne vaut pas la corde pour le pendre ?
— Tout à fait ça !
— Eh bien ! il vient des fois un cafard par chez nous, mais, Dieu merci ! ce n’est pas dans ma peau qu’il est !
Là-dessus, je partis au grand trot de la Brune, non sans avoir eu d’abord la satisfaction de voir le sourire de Taillard se changer en une grimace féroce.
AU retour, à ma grande surprise, notre pacifique jument prit le galop au milieu de la montée de la Jaluze, et il me fut impossible de lui faire ralentir cette folle allure avant d’avoir dépassé la maison de Taillard.
J’en fus fort contrarié, ayant médité de passer fièrement au pas devant la petite boutique, pour montrer à mon ci-devant ami que je ne le craignais pas.
Olivier sortait de la petite forge quand j’arrivais. – Tu n’as pas mis deux pieds dans un soulier ! me dit-il d’un air de bonne humeur.
— Pardi ! c’est que la Brune a quasi pris le mors aux dents ! Si c’était l’été, on pourrait croire qu’elle a été piquée par un tavan !
— Tiens ! tiens ! où est-ce que ça lui est arrivé ? fit Olivier en tapotant le cou de la Brune, comme pour la féliciter de ce bel exploit.
— À la Jaluze.
— Pas loin de chez Taillard, hein ?
Le coup d’œil qui accompagna cette question était si malicieux, que je me sentis rougir jusqu’aux oreilles, moitié de confusion, moitié de colère. Évidemment Olivier avait dressé la Brune à prendre le galop en cet endroit.
Il me l’eût dit, sans doute, si, en ce moment, le grand-père ne fût sorti de la forge, son tablier de cuir aux reins et les mains noircies par son travail. Son apparition coupa naturellement court à notre entretien.
Depuis ce jour, Taillard n’essaya plus de m’engager à entrer chez lui. Il ne chercha pas même à pénétrer la cause de ma froideur. Chaque matin, sans mot dire, il me tendait son pot d’étain, sifflotait entre ses dents pendant que je le remplissais, puis me tournait le dos.
J’aimais mieux cela, parce qu’une conversation entre nous deux n’eût pas manqué de tourner en altercation violente, grâce au peu d’empire que j’avais sur moi-même.
Au reste le Franc-Comtois continuait ses visites du dimanche, sans s’embarrasser de l’hostilité sourde qu’Olivier et moi lui témoignions par notre silence hargneux et nos regards de mépris.
Il avait redoublé de prévenances et de respect pour le grand-père, lui apportant même de temps à autre un ouvrage bien différent de ceux qu’il m’avait fait lire chez lui. Il adressait rarement la parole à notre mère et le faisait alors avec tant de retenue et dans des termes si convenables, que j’en étais parfois à me demander si Olivier ne s’était pas trompé dans ses suppositions.
Il semble que la rupture définitive de relations que ma conscience me reprochait eût dû me soulager d’un grand poids.
Si dans un sens il en était ainsi, si je me sentais le cœur plus léger, la conscience plus tranquille, si j’étais heureux d’oser maintenant regarder en face un frère en qui j’appréciais toutes les qualités qui me manquaient, d’autre part je faisais la douloureuse expérience que rompre avec un ami criminel, ce n’est pas être absolument délivré de lui.
Le mal qu’il m’avait fait subsistait dans mon cœur. L’ivraie fatale de ses propos licencieux, de ses lectures immorales avait germé dans un sol trop disposé à la recevoir. Un moment comprimée par les sages enseignements du pasteur, cette ivraie relevait la tête ; des suggestions malsaines me montaient par bouffées au cerveau.
Alors le hameau natal, la maison paternelle me semblaient une prison dont j’eusse voulu m’évader pour courir le monde, voir et goûter par moi-même ces fruits mystérieux et défendus dont le tentateur m’avait vanté la saveur délicieuse.
Je devenais sombre, bourru, refrogné, à tel point que ma mère qui m’observait souvent en silence, finit par me questionner indirectement :
— On dirait que tu es malade, Aimé !
— Moi ! quelle idée ! répliquai-je d’un ton rogue.
Nous étions seuls à la cuisine, où après avoir approvisionné d’eau ma mère, je m’étais jeté sur un escabeau devant l’âtre. Le menton dans les mains, les coudes sur les genoux, je regardais le feu flamber sous la marmite ; mais mes pensées vagabondaient loin de cette vieille cuisine noircie par la fumée.
Ma mère vint poser la main sur mon épaule et me dit doucement :
— Voyons, Aimé, dis-moi pourquoi tu es toujours à creuser des sabots ! (songer).
— Est-ce que j’en creuse ? répondis-je avec aussi peu de sincérité que de déférence.
Puis sans m’apercevoir que je me mettais en contradiction avec moi-même, j’ajoutai plus aigrement encore :
— Dans ce trou d’Entre-deux-Monts où on ne voit rien de rien, qu’est-ce qu’on pourrait faire d’autre que de creuser des sabots ? les taupes, dans leur trou, en creusent aussi, je pense !
J’entendis ma mère soupirer, mais je restais obstinément tourné du côté du feu.
— Alors, tu t’ennuies à la maison ? dit-elle d’un ton si attristé, que tout ce qu’il y avait de bon en moi en fut remué.
— Oh ! je ne dis pas ça, mère !
Je m’étais tourné vivement vers elle, poussé par un vrai remords.
Sa physionomie triste et pensive me frappa, pendant qu’elle disait en regardant le feu :
— Les enfants, quels ingrats ! quand ils sont petits, ils ne vous marchent que sur les pieds, mais quand ils sont grands, c’est sur le cœur ! Aimé, reprit-elle, ses yeux dans mes yeux, tu veux faire comme l’enfant prodigue ? Qui est-ce qui t’a donné ces idées ?
Le mot « personne » était déjà sur mes lèvres, quand une voix chuchotta ceux-ci à mon oreille :
— Dis-le ! c’est le moment !
En me détournant presque avec frayeur, pour savoir qui avait parlé, je rencontrai le regard encourageant d’Olivier.
Mon frère était entré pendant notre entretien et se tenait à mon côté, une main sur mon épaule.
La présence de mes deux bons génies m’inspira soudain une courageuse résolution.
— Mère, dis-je d’un ton ferme et en me levant, dimanche soir, je dirai au grand-père et à vous le nom de celui qui m’a mis ces mauvaises idées dans la tête.
C’ÉTAIT le vendredi qu’avait eu lieu la conversation que j’ai rapportée plus haut.
Le lendemain, Taillard, qui ne m’adressait plus la parole, m’étonna au plus haut point en me disant tout à coup, au lieu de rentrer avec son lait, pendant que je remontais sur mon traîneau :
— À quelle heure a lieu le prêche, à la Sagne ? Pour qui connaissait Taillard comme je le connaissais, il y avait bien de quoi être interloqué. Je savais que cet impie, ce moqueur, catholique de naissance d’ailleurs, ne mettait jamais les pieds dans une église.
Aussi restai-je bouche béante, un pied dans mon traîneau et l’autre sur la neige.
Le boutiquier, la mine impassible, attendait ma réponse.
Il y a des gens qui ont toujours au bout de la langue un mot tout préparé pour répondre à la question la plus imprévue.
Olivier, dans ma position, n’eût pas manqué de riposter par cette autre question :
— Pourquoi faire ?
Moi, je ne trouve jamais des répliques semblables que lorsqu’il est trop tard pour les lancer.
Ma première surprise passée, il ne me vint pas à l’esprit de répondre autrement qu’en donnant le renseignement demandé, mais du ton le plus rechigné que je pus prendre.
Le Franc-Comtois ne m’en fit pas moins, en guise de remerciement, une profonde révérence, accompagnée de son sourire le plus narquois.
— Est-ce que le gueux va se mettre à venir au sermon ? me disais-je en trottant vers le Locle. C’est encore une de ses « mômeries » diaboliques ! Il veut se donner des airs de saint, faire croire au grand-père et à tout le monde… ! Mais, mâtin ! attends seulement ! Demain on te connaîtra, chez nous !
Qui sait si ma résolution de démasquer l’imposteur n’eût pas chancelé, sans cette nouvelle et hypocrite manœuvre qu’il se disposait à employer pour arriver à ses fins.
Le lendemain, nous venions de finir, Olivier et moi, de soigner le bétail et d’étriller la Brune, et nous sortions de la grange le traîneau à brecette, avant d’aller faire notre toilette des dimanches, quand mon frère qui était tourné du côté du Locle, cessa tout à coup de pousser le traîneau.
— Regarde-voir, Aimé, là, vis-à-vis de la Baume, est-ce que ce n’est pas l’autre de la Jaluze qui vient ?
Olivier avait bonne vue. Il me fallut un moment d’attention pour reconnaître Taillard dans cette silhouette sombre qui se détachait sur la route blanche à quatre cents pas de notre maison.
— Oh ! pardi ! c’est ça ! il n’y a que lui pour brasseyer (remuer les bras) d’une pareille façon ! Ma parole ! il se donne des airs comme s’il avait dans ses poches de quoi acheter toute la principauté ! Estafier ! va !
Olivier souriait finement en me regardant.
— Je m’étonne, dit-il en redevenant sérieux, s’il viendrait déjà chez nous à ces heures ?
— Gage qu’il va à l’église à la Sagne !
— Lui ! est-ce qu’il n’est pas catholique ?
— Il ne croit ni à Dieu ni à diable, mais il m’a demandé hier à quelle heure on va au sermon.
Olivier ne fit pas d’autre remarque qu’un hem ! sonore qui en disait plus que bien des paroles.
Notre traîneau placé au bord du chemin, nous nous hâtâmes de rentrer pour ne pas nous trouver sur le passage de Taillard, et pour guetter de notre chambre haute s’il s’arrêterait ou passerait outre.
Il jeta un coup d’œil rapide du côté de la maison, tapota notre traîneau du bout de sa canne, et poursuivit sa route à grandes enjambées.
Le Franc-Comtois s’était fait beau et il maniait avec aisance une grande canne à pomme et à garnitures en métal blanc.
— Tonneau de bise ! dis-je à Olivier, as-tu vu son tricorne battant neuf et sa houppelande fourrée ? Et cette cadenette, c’est du nouveau !
En effet la noire toison du perruquier, qui, à l’ordinaire, flottait librement sur sa nuque, était réunie par derrière en une courte queue, agrémentée d’un coquet ruban noir.
Olivier avait ouvert notre petite croisée pour s’assurer de la direction qu’allait prendre Taillard.
À quelques centaines de pas de notre maison, vers un gros sorbier tout chargé de ses grappes rouges, le chemin des Bressels et des Trembles se séparait sur la gauche de celui de la Sagne.
Taillard passa à droite du sorbier.
— Ça y est ! fit Olivier de son ton calme. I va u motî à la Seigne ! (Il va au temple à la Sagne !)
— Par bonheur que le grand-père ne l’a pas vu passer ! Pour sûr il l’aurait invité à venir en traîneau avec nous !
J’avais dit cela avec un soupir de soulagement.
Mon frère haussa les épaules :
— On n’en perd que l’attente ! c’est en revenant qu’on en sera hypothéqué !
SI quelqu’un fut surpris de voir Taillard se promener sur le cimetière qui entoure l’église de la Sagne, ce ne fut ni moi ni Olivier, mais bien notre mère, qui n’en laissa pas paraître grand’chose, et le grand’père qui, lui, poussa une exclamation joyeuse :
— Tiens ! Monsieur Taillard, vous êtes des nôtres, aujourd’hui ?
Le boutiquier s’était incliné et découvert avec une grande affectation de respect et serrait la main que lui tendait le grand-père. Quant à ma mère, après avoir répondu froidement aux génuflexions du Franc-Comtois, elle se joignit à un groupe de femmes qui allaient entrer par la grande porte de la tour.
— Eh bien ! oui, Monsieur l’ancien ; pour parler sans détour, il y a longtemps que les pratiques idolâtres du papisme répugnaient à ma conscience. Votre culte protestant m’attire par sa simplicité évangélique…
— Allons-nous-en, Olivier ! dis-je avec un profond dégoût en attirant mon frère vers la porte du milieu, celle où se place le sautier pour lire les avis officiels, à la sortie du sermon. Vois-tu, la main me démange ! je serais « dans le cas » de lui flanquer une mornifle par devant tout le monde !
Il y avait foule sur le cimetière. Amis et parents y devisaient par groupes, pendant la sonnerie des cloches.
Mon frère alla prendre sa place parmi les enfants du catéchisme, près de la chaire, tandis qu’en ma qualité de nouveau membre de l’église, je m’asseyais en arrière de la galerie de l’orchestre.
Pour l’honneur de la nombreuse assistance qui peu à peu occupa tous les bancs du temple, j’aime à croire que M. le ministre n’eut pas deux auditeurs aussi distraits que moi, ce jour-là.
Je cherchais des yeux la figure détestée de Taillard. Mon grand-père, suivant la coutume invariable des anciens d’église et des membres de la cour de justice, avait fait son entrée par la petite porte qui s’ouvre près du chœur, pour aller s’installer dans le banc du consistoire. Mais Taillard, qu’était-il devenu ? Je ne le découvrais nulle part dans les bancs non réservés aux magistrats et aux officiers.
Inutile de le chercher ailleurs : lorsqu’un étranger, ignorant les usages locaux, prenait une place à laquelle n’avait pas droit un auditeur non revêtu d’une charge publique ou d’un grade militaire, on l’avertissait sur-le-champ qu’il s’était fourvoyé.
— Il est dans quelque coin ou bien derrière un des piliers ! me disais-je en m’efforçant de n’y plus penser et de prendre une attitude décente.
Mais j’avais beau faire : en dépit des coups d’œil mécontents de mes voisins et voisines, je ne pouvais m’empêcher de sonder du regard tous les recoins du temple, tournant la tête pour regarder par-dessus mon épaule, m’avançant aussi loin que me le permettait le banc de devant, troublant, en un mot, par ma distraction le recueillement habituel de l’auditoire.
Mon voisin de droite, Auguste chez le petit David, qui avait été catéchumène avec moi, et que je venais de bousculer par un brusque mouvement, finit par me donner une bourrade dans les côtes en chuchotant à mon oreille :
— Tiens-te voir tranquille ! nom de nom ! on dirait que tu as les « ennemis » !
L’intention était louable, si la forme de la répréhension n’était pas irréprochable. Je m’efforçai d’en tenir compte, et comme au même instant la tête crépue de Taillard m’apparaissait par derrière la capuche à dentelles de madame la ministre, je ne tournai plus la tête que de ce côté, bien qu’il soit assez incommode de regarder pendant près d’une heure par-dessus son épaule.
Le Franc-Comtois écoutait le sermon et les prières avec une componction aussi édifiante pour ses voisins que ma distraction l’était peu pour les miens. Les deux mains appuyées sur sa canne, il baissait modestement les yeux ou les tenait attachés sur le prédicateur avec l’attention la plus soutenue.
Un voisin complaisant ayant remarqué que l’étranger n’avait point de psautier, l’invita à suivre dans le sien le chant du psaume, et tout aussitôt Taillard, à qui, pourtant, les chansons grivoises étaient infiniment plus familières que les hymnes sacrées, se mit à psalmodier à pleine voix avec toute l’assistance :
Or sus, louez Dieu tout le monde !
Chantez le los de son renom !
Chantez si haut, que tout redonde
À la louange de son nom ![1]
— Tu as beau faire le saint, va ! disais-je à part moi avec dégoût. S’il y en a qui se laissent jeter de la poudre aux yeux avec ta comédie, ce n’est pas moi !
À la sortie, j’attendis Olivier, afin d’éviter, si possible, de me rencontrer sur le cimetière avec le Franc-Comtois.
Mais celui-ci s’était arrêté vis-à-vis du porche pour écouter le sautier lisant une annonce d’enchères de mobilier.
Bien que le drôle parût prêter une oreille attentive à cette publication, il nous guettait du coin de l’œil et me salua au passage d’un petit signe d’intelligence accompagné de ce sourire diabolique qui lui découvrait les dents.
Je lui tournai le dos en entraînant mon frère vers la charrière qui descend du temple.
— Tu peux compter qu’il attend le grand-père ! dis-je à Olivier.
— C’est sûr qu’il l’attend ! répliqua mon frère en haussant les épaules comme s’il avait pris son parti de subir la société de Taillard.
— Et le grand-père voudra le prendre dans le traîneau !
— C’est tout sûr.
— Eh bien ! je veux être pendu si je retourne à la maison en compagnie de ce gueux ! Non, mafi ! j’aime mieux aller à pied.
— Comme tu voudras. Seulement qu’est-ce qu’il faudra dire au grand-père ? Que tu donnes ta place de bon cœur à M. Taillard, parce qu’on ne peut tenir quatre dans la glisse ?
Olivier souriait malicieusement en me regardant du coin de l’œil.
— Sais-tu quoi ? dis-je après avoir cherché un moment. Je venais d’apercevoir au-dessous de nous le large dos d’un de mes co-catéchumènes, un brave garçon qui me valait cent fois et m’était plus attaché que je ne le méritais. – Sais-tu quoi ? Dis que Philippe Benoît m’a mené dîner chez eux au Communet !
Olivier fronça les sourcils.
— Mais ce ne serait pas vrai !
— Si ! tu verras.
En quelques enjambées nous eûmes rejoint Philippe Benoît, qui cheminait en compagnie de cet Auguste chez le petit David qui m’avait si vertement repris de mes distractions durant le culte.
Celui-ci m’interpella brusquement pendant que Philippe me serrait la main :
— Ah ! ça, Aimé, est-ce que tu avais « la danse de St-Guy » pendant le sermon ! On aurait juré que tu étais assis dans une fourmilière !
— Il cherchait quelqu’un, dit Olivier pour me dispenser de répondre, et il retint en arrière l’importun questionneur, tandis que je pressais le pas avec Philippe.
Celui-ci, comme j’y comptais bien, m’engagea à venir dîner chez ses parents, et je ne fis pas de façons pour accepter.
On dut me trouver un bien maussade convive chez Joël Benoît, le père de mon ami, tant j’étais préoccupé de la scène violente que mes révélations allaient provoquer à la maison.
Quoique toujours résolu à démasquer Taillard tout en m’accusant moi-même, je sentais le sang affluer à mon cœur à la pensée de l’effet terrible que cette révélation aurait sur mon grand-père.
Pour mon honneur, je puis déclarer en conscience que l’idée du chagrin qu’il ressentirait de ma conduite dissimulée me mettait beaucoup plus mal à l’aise que l’appréhension des suites de sa juste colère.
Quand, au sortir du catéchisme, où j’étais allé avec toute la famille Benoît, je pris congé du père Joël, celui-ci, un gros petit homme vif et pétulant, me dit d’un air un peu narquois :
— À revé, boueube ! (au revoir garçon !) Si quelqu’un a le malheur de dire que le fils de ton père est une batouille (bavard), tu peux compter que je lui répondrai qu’il en a menti !
OLIVIER était venu seul au catéchisme. Nous nous en retournâmes à pied par le sentier tracé dans la neige à travers le « Commun » de la Sagne, et afin de pouvoir causer librement, nous laissâmes en arrière les voisins des Trembles, des Bressels et d’Entre-deux-Monts qui suivaient la même direction.
Nous marchions l’un devant l’autre dans l’étroit sillon de neige battue, enfonçant parfois à côté, dans la couche molle, par suite d’un faux mouvement.
— Est-ce qu’il est retourné avec vous ? demandai-je à mon frère qui cheminait devant moi en pliant les genoux et les mains croisées derrière le dos.
Nous avions tous deux l’esprit si préoccupé de Taillard, que la mention de son nom était inutile entre nous ; d’ailleurs ce nom même m’était devenu si odieux que j’évitais de le prononcer.
— C’est sûr ! répondit Olivier. Mêmement que le grand-père l’a fait rester pour dîner. Dommage que le lard n’était pas une idée plus rance !
— Crois-tu qu’il est encore là ?
— Tu peux bien compter ! on en est empedgé (englué) jusqu’à dix heures !
— Si je ne le fais pas partir avant ! grommelai-je en serrant les dents.
Olivier se détourna pour me regarder :
— Il paraît que tu en sais long sur son compte ?
— Assez pour qu’il n’ose pas remettre les pieds chez nous. Mais c’est bon ; va toujours.
Olivier se remit en marche et garda le silence jusqu’à la porte de notre maison.
Avant d’entrer, il me serra vigoureusement la main, en me disant à l’oreille :
— Si tu déquepilles (débarrasses) la maison de cet être, ça repaie bien des choses !
Je ne veux pas le cacher : le cœur me sautait dans la poitrine et j’avais la tête en feu quand j’entrai dans la cuisine, laissant dehors Olivier, qui, en garçon soigneux, débarrassait sa chaussure de la neige qui s’y était attachée.
Ma mère était là, apprêtant le souper. Tout près de l’âtre, le grand-père, assis sur son escabeau favori, le corps penché en avant, regardait le feu d’un air pensif.
Vivement je sondai du regard tous les recoins obscurs de la cuisine : Taillard n’était pas là ! Peut-on être à la fois soulagé et désappointé ? Il me semble avoir éprouvé en même temps ces deux sensations. La bombe que j’apportais et dont l’explosion m’avait d’avance fait trembler, allait-elle misérablement rater, faute d’étincelle pour enflammer la mèche ? Cette étincelle, la présence, la vue seule de Taillard l’eût provoquée, et la perspective d’être témoin de sa confusion et de sa rage quand je le démasquerais, m’eût aidé à supporter la douleur et la colère de mon grand-père.
— Hé bin ! Aimé, – me dit celui-ci affectueusement, – t’as eû grô de piaisi avoué t’n ami ? (Hé bien ! Aimé, tu as eu beaucoup de plaisir avec ton ami ?)
— Oui, grand-père, on vous fait bien saluer et ma mère aussi.
— Bon ! bon ! ça fait toujours plaisir. No sin encouo on ptet poû de parents avoué lé Benoît : mon rière-grand-onche Jonathan, celu qu’avait zeu le naz fratchî a tchésant avau léz égrâ de l’hotau-de-vela, avai mariâ anna Benoît. (Nous sommes encore un peu parents avec les Benoît : mon arrière-grand-oncle Jonathan, celui qui avait eu le nez cassé en tombant en bas l’escalier de l’hôtel-de-ville, avait épousé une Benoît.)
Là-dessus, le grand-père se mit laborieusement, avec l’aide complaisante de ma mère, à reconstruire la généalogie des Benoît dans ses rapports avec celle des Gentil, opération compliquée que je ne me donnai pas la peine de suivre et qui dura tout le temps du repas et au delà.
Olivier écoutait, comme toujours, sans dire mot, à moins qu’il ne fût interpellé.
Pour moi, j’étais dans la position misérable d’un homme qui n’ayant jamais prononcé un discours en public, se voit mis en demeure de le faire et ne sait par où commencer. Que dis-je ? ma détresse était bien pire, car ce que j’avais promis de révéler pouvait avoir pour moi et pour d’autres des conséquences incalculables.
Les regards qu’Olivier me jetait de temps à autre signifiaient clairement : — Courage ! va de l’avant !
Ma mère, aussi, tout en donnant la réplique à son beau-père, regardait souvent de mon côté avec une inquiétude évidente.
J’attendais toujours, mais en vain, qu’il se présentât une occasion d’entrer en matière. Je pense que s’il y avait eu en moi un repentir sincère, j’eusse agi avec la simplicité de l’enfant prodigue en disant humblement :
— Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi ; je ne suis plus digne d’être appelé ton fils !
Malheureusement c’était beaucoup moins le sentiment de ma faute qui m’avait fait promettre de parler, que ma haine contre l’homme méprisable qui avait osé porter les yeux sur ma mère.
L’occasion que je cherchais se présenta enfin d’une façon tout à fait inattendue.
Comme je l’ai dit en commençant mon récit, le grand-père ne lisait jamais les journaux qu’enfermé dans son cabinet, et nous parlait rarement de leur contenu.
Ce soir-là, contre son habitude, il sortit de sa poche l’une des gazettes qu’il avait prises le matin à la Sagne, l’étala sur la table et ayant campé ses besicles à cheval sur son nez, il se mit à parcourir du regard les colonnes d’impression, en remuant les lèvres.
Tout à coup il frappa sa gazette du plat de la main en s’écriant avec indignation :
Il ant fâ du bêl ovraidge, stê pétouillon de Français, avoué leu balla politique ! (Ils ont fait du bel ouvrage, ces brouillons de Français, avec leur belle politique !) Dieu nous soit en aide ! c’est la fin du monde !
Il disait cela par saccades, en lisant plus loin, à voix basse :
— Et le roi, qu’est-ce qu’ils en font ? les voilà qui veulent tous commander ! Qui est-ce qui obéira, alors ?
Et le grand-père, les yeux étincelants, les dents serrées, frappait la gazette de son poing noueux, comme pour souligner ses phrases.
L’envie de savoir au juste ce qui excitait à ce point le courroux du grand-père me fit oublier pour un moment mes propres préoccupations.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait, les Français ? dis-je en m’approchant et risquant un coup d’œil sur la fameuse gazette.
— Ce qu’ils ont fait, les gueux ? Il ant tot betculâ ! (ils ont tout bouleversé !) Le roi, ce n’est plus qu’une feuille de chou ! on n’en parle quasiment plus ! Un beau jour, vous verrez, je vous le dis, qu’on lui fera comme à ce pauvre Charles d’Angleterre, que cette canaille de Cromwell a fait massacrer, dans le temps ! On ne parle plus que de l’Assemblée nationale, à présent ! c’est elle qui dit : Je veux, je décrète ! quelle abomination !
— Alors, cette assemblée nationale ?… demandai-je tout en m’approchant assez pour pouvoir suivre du regard les colonnes du journal.
— Ça, c’est une bande de rénitents qui n’ont plus le respect des autorités constituées, qui n’en veulent faire qu’à leur tête, des braillards qui sont toujours à parler de la liberté et de l’égalité des droits !
— Tiens ! comme Taillard !
J’avais lâché ces mots sans réfléchir et comme malgré moi.
Mon grand-père releva vivement la tête pour me regarder dans le blanc des yeux.
— M. Taillard !…
Il n’en put dire davantage tant il paraissait stupéfié.
C’était le moment de parler ! mais le souffle me manquait et j’avais la gorge toute sèche.
Je cherchai un encouragement dans les yeux de ma mère. Au moment de sortir, elle s’était arrêtée en m’entendant parler de Taillard et revenait vers la table.
Enfin je fis un grand effort comme pour avaler une pilule, et je parvins à répondre :
— Oui, grand-père, M. Taillard ! et il en dit bien plus pire que cette Assemblée nationale, quand il n’est pas chez nous.
— Comment le sais-tu ?
Le ton sec du grand-père, ses sourcils froncés et la façon dont il serrait le bord de la table des deux mains, n’étaient pas faits pour me mettre à l’aise.
— Preidge ! (parle !) comment le sais-tu ?
— Il m’en a assez dit sur les rois, les nobles, sur ceux qui gouvernent et aussi sur les droits de l’homme… !
— Quand ? Où ?
— Quand je lui donne son lait, à la Jaluze.
Je répondais avec une lâche circonspection, cherchant à me ménager, tout en chargeant Taillard. Mon regard qui fuyait le regard inquisiteur de mon aïeul, rencontra celui d’Olivier, si honnête, si franc, si plein d’un reproche douloureux, que j’eus honte de mes détours et que je m’écriai tout d’une haleine :
— Eh bien ! je veux tout dire ! Depuis le premier jour que j’ai mené le lait au Locle, Taillard m’a attiré dans sa boutique, m’a flatté, m’a questionné sur toutes nos affaires. Et moi, comme un iot, je me suis laissé tirer les vers du nez sans penser à mal. Et puis Taillard m’a parlé de politique, m’a raconté des histoires et m’en a fait lire dans ses livres. Ça, c’est le pire ! continuai-je en baissant les yeux. Ces histoires où on se moquait de tout, jusqu’au bon Dieu, elles étaient si drôles que je les aimais ! Oui, je les aimais, répétai-je en gémissant, et elles m’ont dégoûté de tout, d’Entre-deux-Monts, de la vie qu’on mène chez nous ! Oh ! si seulement j’avais pu mordre à sa politique ! ça m’aurait fait moins de mal, pour sûr !
Quand je me tus, about de respiration, on entendit dans le silence de la chambre un profond soupir du grand-père.
Pendant que je parlais, il n’avait pas remué, mais ses lèvres se serraient toujours davantage l’une contre l’autre. Jamais je ne l’avais vu si pâle, et quand il poussa ce soupir désolé semblable à un gémissement, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine sans me faire un reproche.
Ma mère avait posé sa main sur mon épaule :
— Aimé, dit-elle sévèrement, en me forçant à me tourner de son côté, comment as-tu pu nous tromper tout ce temps, en cachant tes visites chez cet homme ?
— Il m’avait fait d’abord promettre de n’en rien dire à personne, disant que c’était pour votre bien ; et après, ajoutai-je, rouge de confusion, je n’ai plus osé le dire, parce que j’aimais trop ses mauvais livres !
Ma mère aussi poussa un soupir douloureux. Elle alla s’asseoir à côté du vieillard affaissé contre la paroi.
— Aimé, va-t-en au lit et prie le bon Dieu de te pardonner ! me dit-elle d’un ton plus triste que sévère.
Je sortis la tête basse, suivi d’Olivier.
QU’EST-CE qui allait résulter de mes révélations ? Les choses ne s’étaient point passées comme je m’y attendais.
Après m’être, pour ainsi dire, cuirassé d’avance en prévision d’une scène violente de la part de mon grand-père, j’étais effrayé de l’effet tout différent qu’avait produit sur lui ma confession, et j’eusse moins souffert s’il m’eût frappé, maudit et chassé avec mépris de la maison paternelle.
La tête en feu, j’arpentais la petite chambre que je partageais avec mon frère. En vain Olivier, déjà couché, avait-il cherché à me tranquilliser par ses bonnes paroles ; il avait beau me dire : — Tu as parlé comme un homme, Aimé ! Péché confessé est à moitié pardonné ! – je ne pouvais tenir en place, ni me décider à aller au lit.
Enfin je sortis brusquement pour essayer de rafraîchir ma tête brûlante au contact de l’air glacé de la nuit.
Le ciel était à demi couvert de gros nuages passant avec rapidité devant la lune, alors dans son plein.
Cette nuit d’hiver, je la revois quand je veux : les prés blancs d’une neige durcie et glacée qui brille comme de l’argent, quand la lune apparaît entre deux nuages ; les ombres allongées que projettent alors les sapins de la crête du Communal ; vis-à-vis, l’entrée sombre de la Combe-Girard, avec la noire silhouette des rochers et des bois qui la dominent ; puis quand la lune se cache de nouveau et que tout rentre dans l’obscurité, quelques points rouges et tremblotants semblent s’allumer ici et là dans le vallon : ce sont les fenêtres éclairées de nos quelques voisins ; les plus brillantes, c’est tout près, à la Baume, chez Abram Touchon, le boisselier.
— Quelle joyeuse veillée il doit y avoir chez le « tape-seillot » ! on y doit jouer au seul[2] ce n’est pas triste comme chez nous ! mais à qui la faute ? Mon Dieu ! que la tête me fait mal !
En gémissant, je vais m’adosser au tronc du grand alisier, à côté de la maison. On entend des pas sur la route, du côté du Locle : le givre craque sous les pieds de ce passant attardé. C’est quelqu’un de la Sagne qui se sera oublié chez un ami ou à la « Fleur-de-Lys ». Je me dis qu’il va me saluer en passant et vouloir causer. Mais il ne me verra pas : la lune est cachée ! Juste en ce moment elle se dégage radieuse ; où est l’homme ? C’est étrange ; le voilà qui s’éloigne dans la direction du Locle ; il a déjà dépassé la Baume. D’où venait-il ? Il aurait dû passer devant notre maison !
Mais que m’importe !
Mes yeux fatigués abandonnent la route miroitant aux rayons de la lune, pour suivre la marche des nuages.
Est-ce bien eux qui courent ? mais non, c’est la lune ! Voyez comme elle glisse dans ce pan de ciel d’un bleu noir ! Elle pénètre dans ce nuage déchiqueté et disparaît comme le passant dont on n’entend plus les pas.
Tout est noir maintenant dans notre vallon, sauf les fenêtres de la Baume ; et tout là-bas, derrière la Roche, ce petit point rouge qui doit être celle du père Fleischmann. Oui, voilà ses gros chiens qui se mettent à hurler comme si un loup rôdait aux alentours ! Ils se taisent : je pense que Jacob sera sorti pour les calmer. Ce Jacob Fleischmann, avec ses grosses joues rouges et sa bouche, toujours grande ouverte, combien souvent je m’en suis moqué, quand il passait avec son attelage de dogues et sa petite carriole ! À cette heure, je voudrais bien être à sa place ! Oui, quand même la besogne qu’il y a à faire chez son père serait dix fois plus répugnante ! Il n’a pas inventé la poudre, Jacob, c’est vrai ; mais je sais bien que s’il n’a pas beaucoup de tête, il a d’autant plus de cœur. Par exemple, ce n’est pas lui qui ferait jamais ce que… Oh ! ma tête ! on dirait que quelqu’un bat sa faux dedans !
Si je la mettais sous le goulot de la fontaine !
En allant vers le bassin de bois à demi enfoui dans la neige, je passe devant les fenêtres de la chambre du poêle où ma mère et mon grand-père sont encore, car il y a de la lumière. Oh ! si je pouvais seulement savoir !… mais les rideaux sont tirés, et jamais je n’oserai rentrer là, qu’on ne m’y invite.
Voilà maintenant que je claque des dents ! c’est qu’il gèle « à pierre fendre », mais ma tête brûle toujours.
Comme je me penche pour la placer sous le filet d’eau de la fontaine, les chiens du rigot se remettent à hurler d’une façon lamentable.
— Qu’est-ce qu’elles peuvent avoir, ces bêtes ? on dit que c’est signe de mort ou de malheur quand les chiens poussent de ces longs hurlements.
Je me relève pour écouter : est-ce aussi dans ma tête qu’on entend tous ces petits craquements ? Mais non ! ce bruit-là part de la maison : on dirait qu’on casse des branches sèches, qu’on froisse de la paille ! on dirait… Une forte odeur de fumée se répand dans l’air : — Au feu ! au feu ! et fou de terreur, je me précipite dans la maison !…
CETTE nuit-là, le 20 janvier 1789, Entre-deux-Monts fut illuminé comme en plein jour et par une clarté autrement éblouissante que celle de la lune !
Au matin, il ne restait de notre demeure, la plus grande et la mieux construite du hameau, qu’un brasier fumant et nauséabond, d’où jaillissaient encore par intervalles, comme du sein d’un volcan, des gerbes de flammes léchant les pans de murs restés debout.
Notre vie à tous était sauve, Dieu merci ! et celle de notre bétail aussi, car j’avais couru à l’écurie aussitôt après avoir donné l’alarme. Un des porcs, seul, avait péri pour s’être obstiné à rester dans son bercail, où j’avais bien failli suffoquer avec lui, en luttant pour l’entraîner. Mais c’était tout ce qu’on avait pu sauver du désastre : le feu qui devait avoir pris dans la grange, s’était étendu avec une rapidité telle, que les secours de nos voisins les plus rapprochés avaient été inutiles, et à plus forte raison ceux des braves gens du Locle et de la Sagne, accourus en toute hâte avec leurs pompes.
Celles-ci, d’ailleurs, eussent-elles pu arriver plus tôt, n’auraient servi à rien : le bassin de notre fontaine avait été bien vite épuisé par les seaux ; l’eau de notre citerne était gelée à deux pieds de profondeur, et l’étang de la Baume où on eût pu les alimenter en toute autre saison, n’était qu’un bloc de glace.
Nos plus proches voisins d’Entre-deux-Monts et des Trembles n’avaient pas perdu de temps pour donner un gîte à nos vaches et à la Brune. C’était le plus pressé : les pauvres bêtes ne pouvaient pas prendre soin d’elles-mêmes.
Quant à leurs maîtres, il n’était pas si facile de les éloigner de l’amas de décombres fumants, triste reste de ce qui avait été leur demeure et celle de leurs pères.
Ni ma mère ni mon grand-père ne se répandaient en lamentations ; mais ils circulaient silencieux, l’œil sec et hagard, autour de cette masse noircie et fumante, où le feu couvait sous les tas de foin carbonisés.
De temps à autre, le grand-père, armé d’un long croc, tirait du brasier quelque objet informe, et tous deux, avec une curiosité fiévreuse et navrante, cherchaient, en le retournant de tous côtés, à deviner quel meuble ou quel ustensile de leur ménage avait été ce fragment de charbon ou de métal à demi fondu.
Plus d’une fois, Olivier et moi, en les suivant dans cette triste exploration, nous avions tenté de les éloigner du lieu du désastre. Mais nos instances, jointes à celles des parents et amis qui luttaient d’hospitalité pour nous offrir un abri, demeuraient inutiles. Enfin M. le greffier Wuille, de la Sagne, usant d’autorité envers mon grand-père, son vieil ami, réussit à l’emmener en lui parlant ainsi :
— Monsieur l’ancien Gentil, nous avons présentement, vous et moi, avec les membres de la cour de justice, ici présents, un devoir pressant et grave à remplir, à savoir d’ouvrir sans retard une enquête préliminaire sur la cause du sinistre. Pour ce faire, il est de toute nécessité que vous vous transportiez dans la maison la plus voisine avec Madame votre bru et ses enfants.
Cela dit, M. le greffier prit doucement des mains du grand-père le croc qu’elles serraient convulsivement, le déposa sur la neige toute piétinée et maculée, et nous invitant du geste à le suivre, s’en alla dans la direction de la Baume, sans lâcher le bras de mon grand-père.
La foule qui s’était portée à notre secours avait diminué peu à peu à mesure que le jour avait paru. À notre départ ceux qui restaient s’en retournèrent chez eux en commentant l’événement et échangeant leurs suppositions sur la cause qui l’avait produit. Les justiciers de la Sagne, seuls, entrèrent avec nous chez Abram Touchon, tandis que quelques parents attendaient devant la maison que l’enquête fût terminée, pour nous réitérer leurs offres de services.
Des réponses que nous fîmes aux questions de M. le greffier, il ressortit évidemment que l’incendie ne pouvait être le fait ni d’une négligence ni d’une imprudence de la part d’un des membres de la famille.
La veille, comme à l’ordinaire, on ne s’était servi à l’écurie que du falot à vitres de corne que ma mère avait allumé elle-même à la cuisine. Le foin avait été mis de grand jour dans les râteliers ; personne donc n’était entré dans la grange avec la lanterne ; et cependant c’était bien là que l’incendie paraissait avoir éclaté.
— Il n’y avait personne de couché à l’écurie ou à la grange : des magnins, des porteballes, des heimathloses ? demanda le sautier Abram Perrenoud.
— Non, pas cette nuit, répondit ma mère qui, moins affaissée que son beau-père, répondait nettement à toutes les questions.
— Vous en logiez, des fois ?
— Assez souvent ; mais voici plus d’un mois qu’il n’en est venu pour demander la couchée.
M. le greffier Wuille réfléchissait :
— Voyons, Aimé, reprit-il, puisque tu étais dehors, comme tu nous as dit, quand tu as découvert le feu, est-ce que tu n’as rien vu avant, ni rien entendu d’extraordinaire ?
Avant de répondre, je fis un effort pour rassembler mes souvenirs. Les émotions et les fatigues de cette nuit terrible m’avaient anéanti. Il n’y avait dans mon cerveau qu’un brouillard confus d’idées que je ne parvenais pas à relier entre elles.
Je passai ma main noircie sur mon front et dans mes cheveux, d’où tomba une poussière qui sentait la corne brûlée.
— Poûr boueube ! il est tot spiâ ! (Pauvre garçon ! il est tout roussi !) dit avec commisération mon grand-père.
C’était la seule parole qu’il eût dite là, sans avoir été interpellé.
Cette marque d’affection à laquelle je n’avais guère droit de m’attendre me réconforta ; j’adressai un regard reconnaissant à mon aïeul en répondant à la question de M. le greffier :
— Peut-être que tout me reviendra à la fin ; attendez : la tête me faisait terriblement mal, comme si elle allait se fendre, et j’étais sorti pour me promener devant la maison. Oui, je me rappelle ! la lune clairait des moments, et quand elle se cachait derrière un nuage, on ne voyait plus rien que les fenêtres rouges, ici à la Baume et chez le rigot. Et justement j’ai écouté les gros chiens chez Fleischmann qui aboyaient que ça « portait peur » !
— Mais à l’entour de chez vous, tu n’as rien entendu, tu n’as vu rôder personne ?
— Non ! mais… attendez voir ! il y a une chose que je n’ai pas pu comprendre : quand les chiens hurlaient pareillement, j’ai entendu marcher sur la route, pas loin de chez nous, du côté du Locle. D’abord je n’ai rien vu, parce que la lune était derrière un nuage ; mais tout de suite après, le temps de compter jusqu’à dix, elle s’est remise à clairer…
— Et tu as vu… ?
— Un homme qui marchait vite contre le Locle ; il dépassait justement la Baume.
— Et il n’avait pas passé devant chez nous ? demanda vivement mon grand-père en relevant la tête.
— Non, j’en suis sûr ; moi qui étais vers la fontaine, au bord du chemin, je l’aurais bien vu et entendu.
Tous les assistants se regardèrent en hochant la tête. M. le greffier se mit à écrire sur le carnet qu’il avait tiré de sa poche.
— N’y aurait-il point, reprit-il après un instant de réflexion, un sentier tracé dans la neige, et venant d’une des maisons d’Entre-deux-Monts aboutir à la route, d’ici à la Baume ?
— Non, pas un seul. Le petit chemin qui mène chez le rigot, et celui des Trembles arrivent à la route du côté de la Sagne. Entre la Baume et chez nous, il n’y a point de sentier.
— Avant d’avoir entendu le pas de cet homme sur la route, tu n’avais pas remarqué d’autre bruit, par exemple comme quand on brasse la neige ?
— Non, je n’entendais que les chiens hurler.
— Monsieur l’ancien Gentil, dit le greffier Wuille d’un ton grave, il me paraît évident que le sinistre qui vous a frappé est dû à la malveillance. Les allures de cet inconnu sont grandement suspectes. Vous connaissez-vous, reprit-il après un moment d’hésitation, des ennemis, quelqu’un qui vous en veuille, pour une chose ou pour une autre ?
Mon grand-père secoua négativement la tête d’un air accablé.
— Est-ce que ce mauvais gueux d’Allemand que vous avez chassé… ?
— Von Almen ? jamais de la vie ! Ç’avait beau être un biberon, il n’était pas capable de faire un coup pareil !
Ma mère hocha la tête sans rien dire ; elle ne paraissait pas partager la confiance de son beau-père à l’endroit de notre ex-valet.
— Et vous, madame, qu’en pensez-vous ? lui dit M. le greffier qui avait vu son geste de doute.
— Moi, je crois qu’un buveur est capable de tout ! répondit ma mère nettement. Seulement il aurait attendu bien longtemps de se venger des soufflets qu’il avait reçus.
— Ah ! il avait reçu des soufflets ?
— C’est mé que lé l’y ai baillî ! (C’est moi qui les lui ai donnés !) dit le grand-père en se redressant. Et il ne les avait pas volés ! Est-ce que ce gueux ne chantait pas une chanson où il traitait les rois de gibier de potence ! Je l’ai corrigé comme il le méritait, je lui ai donné son sac et on ne l’a plus revu. S’il avait voulu se venger en mettant le feu à la maison, c’est cette nuit-là que nous aurions brûlé !
L’opinion du grand-père était assez vraisemblable pour éloigner les soupçons de Von Almen ; d’ailleurs personne n’ayant plus entendu parler de lui depuis son départ, on pouvait supposer qu’il avait quitté le pays.
Pendant le cours de l’enquête, un autre soupçon était né dans mon esprit.
Autant que j’en avais pu juger à la clarté de la lune, l’homme de la veille était de grande taille ; oui il était aussi grand que Von Almen, mais il n’avait pas sa démarche. Le Bernois était bancal et se balançait en marchant. Je n’avais pas reconnu cette allure chez l’inconnu. Il cheminait à pas pressés, en écartant les bras du corps et les remuant comme… oui, juste comme Taillard !
Ce devait être lui ! Mais d’où venait-il, et pourquoi avait-il évité notre maison ? Est-ce qu’il aurait été caché derrière, sous le pont de grange, par exemple, pendant que j’étais vers la fontaine ? Mais il ne savait rien de mes révélations ; pourquoi se cacher ? Ah ! s’il avait pu m’entendre dévoiler le secret de nos relations et démasquer son hypocrisie, la chose se comprendrait, et il était bien homme à se venger en mettant le feu à notre maison. Mais il ne pouvait rien savoir !… à moins que… ! oui, il y aurait cela : Si Taillard avait voulu venir à la veillée chez nous, et que, de la cuisine, il eût assisté, invisible, à ma confession !… Et je le vis, écoutant dans l’obscurité, l’oreille collée à la serrure, grinçant ses dents blanches et serrant les poings ; puis, pour éviter d’être surpris, grimpant à pas de loup l’escalier qui conduisait à la grange et au grenier, se blottissant dans un coin pendant qu’Olivier et moi montions sans lumière à notre chambre, et enfin, la rage au cœur, battant le briquet à côté d’un tas de foin et soufflant pour activer le feu !
Oui, je le voyais comme si j’y étais ; j’aurais pu jurer que tout s’était passé ainsi.
Une fois sûr de sa vengeance, l’incendiaire avait ouvert tout doucement la porte de la grange et gagné la route en coupant à travers champs.
Misérable assassin ! il espérait bien nous griller dans nos lits, Olivier et moi, sachant que nous étions allés nous coucher et que notre chambre touchait aux soliers (fenil).
Et il avait bien failli réussir : Olivier était déjà tout assoupi, quand, montant les marches de l’escalier quatre à quatre, j’étais allé lui crier de se sauver, avant de courir à l’écurie !
Dans mon indignation, je fus sur le point de m’écrier : — Monsieur le greffier, je sais qui a mis le feu !
Je me retins à temps. Ma conviction était faite, oui ; mais sur quoi reposait-elle ? sur de simples suppositions, qui pouvaient me paraître plausibles, mais dont la justice ne pouvait se contenter.
— Tu ne peux rien prouver, pensai-je, en entendant M. le greffier dire que pour le moment l’enquête était terminée, mais qu’il nous faudrait descendre à la Sagne pour le plaid du mercredi, présidé par M. le maire Huguenin, lequel demeurant à la Chaux-de-Fonds n’avait pas eu connaissance de l’incendie. Tu ne peux rien prouver ; on ne te croira pas ; puis il faudra répéter à ces messieurs tout ce que tu as dit hier soir à ton grand-père et à ta mère !
Il est probable que ce fut cette dernière réflexion qui m’engagea le plus fortement à garder le silence.
Mais en même temps je pris par devers moi la résolution de prouver la culpabilité de Taillard.
— Il faut que j’y arrive, et j’y arriverai ! me dis-je avec plus d’énergie que je n’en avais jamais montré. Et si on le pend, le gueux l’aura plus mérité que bien d’autres !
L’INCENDIE qui avait détruit notre demeure avait été un coup terrible pour nous tous ; mais qu’était-ce que la perte matérielle – nous pouvions la supporter – en regard de la séparation que cette catastrophe rendait nécessaire ?
Nombre de parents et d’amis avaient de grand cœur offert de nous recueillir, mais séparément. Aucun d’entre eux n’eût pu, faute de place, augmenter sa famille de quatre membres à la fois.
Et puis il n’était pas si facile de nous tenir rapprochés les uns des autres : mon grand-père ne voulait pas consentir, même pour la fin de l’hiver, à quitter le hameau natal et le voisinage immédiat des décombres de sa maison ; aussi accepta-t-il d’Abram Touchon l’hospitalité qu’il avait refusée de M. le greffier Wuille lui-même. C’est que la Baume n’était qu’à quelques pas de sa demeure incendiée. Le boisselier, qui était dans une position de fortune bien moins brillante que mon grand-père, fut très flatté de la préférence. Mais sa maison était si petite et sa famille si nombreuse, qu’il ne put héberger aussi ma mère.
Pour n’être pas trop loin du grand-père, elle alla s’installer chez l’oncle Nicolet, des Trembles, un bon vieux, presque aveugle, qui soignait de son mieux sa femme paralysée, tout en tressant des corbeilles.
Olivier, aussi, fut bien vite casé : le cousin Jean-Richard, du Locle, une de nos pratiques du lait, offrit de s’en charger pour lui apprendre l’horlogerie.
Cela faisait juste l’affaire d’Olivier qui était fort adroit de ses mains. Aussi n’eût-il pas mieux demandé que de répondre « oui » tout de suite. Mais il me regardait avec hésitation et finit par me dire tout bas d’un ton de regret :
— Si on pouvait rester ensemble, Aimé !
— Tu vois bien que le cousin JeanRichard ne veut pas deux apprentis ! d’ailleurs ce n’est pas moi qui pourrais rester planté des heures sur cette chaise ronde, sans bouger les jambes ! il y a de quoi prendre la renée ! (lombago !)
— Peut-être, alors, que le père Ramseyer, de la Combe-Boudry, nous prendrait les deux : il a dit, en partant avec trois de nos vaches, qu’il avait de la place pour un de nous. En se serrant…
— Non, Olivier ! va seulement au Locle : tu feras un fameux horloger.
Et il partit avec le cousin JeanRichard, un brave homme, quoique un peu sec et réservé.
Moi, je n’allai pas plus que lui demeurer à la Combe-Boudry. Les Ramseyer étaient pourtant de bien bonnes gens qu’on tenait en haute estime. Mais c’étaient des anabaptistes ! leur air grave, leur langage un peu mystique, leur costume sévère, sans boutons ni ornements d’aucune sorte, m’inspiraient autant de crainte vague que de respect.
Qu’aurais-je fait chez eux, d’ailleurs, à ce moment de l’année ? Je ne pouvais pas, moi, l’aîné, me croiser les bras pendant qu’Olivier travaillait. Il n’était plus question de mener le lait au Locle. Puisque tout notre foin était brûlé, le lait de nos vaches devait payer leur entretien chez les Ramseyer et chez les autres voisins qui s’en étaient chargés.
Et puis il faut dire que j’avais un plan en tête pour arriver à mettre l’incendiaire entre les mains de la justice. Ce n’est pas à la Combe-Boudry, un coin encore plus isolé qu’Entre-deux-Monts, que j’aurais pu en venir à mes fins.
Non, je voulais être à portée de Taillard pour le surveiller, m’attacher à ses pas et finir par le trouver en défaut.
Aussi, quand ma mère, chargée du petit paquet de hardes qu’elle avait pu sauver du désastre, se disposa à partir pour les Trembles et qu’elle me dit :
— Aimé, allons-nous ? puisque tu vas à la Combe-Boudry, tu pourras m’accompagner jusqu’aux Trembles, – je répondis d’un ton délibéré :
— Mère, je veux bien aller avec vous jusque chez l’oncle Nicolet, mais après, il me faudra chercher de l’ouvrage.
Oui, continuai-je en réponse au regard surpris qu’elle m’adressa ; Olivier va apprendre un état ; il faut aussi que je travaille, et je n’aurais pas grand’chose à faire à la Combe-Boudry. Le père Michel et ses quatre garçons sont bien assez pour gouverner les bêtes !
— Oui, sans doute ; mais où trouverais-tu de l’ouvrage ? Est-ce que tu t’engagerais comme valet ? Nous avons pourtant encore le moyen de faire autrement ! Et puis, écoute, Aimé, reprit ma mère en m’attirant dans un coin de la petite chambre qu’on avait cédée au grand-père, et où, brisé par les fatigues et les émotions de la nuit, il dormait dans un vieux fauteuil – écoute ! Après ce qui est arrivé – je ne parle pas de l’incendie, tu sais ce que je veux dire ! – c’est chez des braves gens comme les Ramseyer que tu serais le mieux.
La façon délicate dont ma mère faisait allusion à ma faute me remua le cœur bien plus que les plus amers reproches.
Ma gorge se serra, mes yeux se remplirent de larmes de honte et d’attendrissement.
Mère, dis-je à voix basse ; je vais tâcher de ressembler à mon père, je te promets !
Elle ne dit rien, mais me prit la tête à deux mains et m’embrassa sur le front. Puis se retournant vers le grand-père :
— C’est dommage de l’éveiller ! dit-elle en le regardant avec commisération ; mais on ne peut pourtant pas partir comme cela !
Il ne dormait pas bien profondément : au contact de la main de ma mère, il ouvrit les yeux ; son regard étonné parcourut la chambre, puis s’arrêta sur nous. Il poussa un long soupir et passa sa main ridée sur son front : la mémoire lui revenait.
— Grand-père – ma mère l’appelait toujours ainsi – je vais chez l’oncle Nicolet et voilà Aimé qui a quelque chose à vous dire.
En voyant ce pauvre vieillard si abattu, si différent de ce qu’il était la veille encore, en me disant que l’incendie n’était peut-être pas la seule cause de son accablement et de sa tristesse, je compris mieux combien j’avais été coupable et combien aussi j’aimais mon grand-père.
Je me jetai à ses genoux en sanglotant :
— Grand-père ! est-ce que vous pouvez me pardonner ?
Je sentis ses mains se poser sur ma tête pendant qu’il disait d’une voix tremblante :
— Que le bon Dieu te pardonne comme je te pardonne, et qu’il t’aide à chasser les mauvaises idées. Vois-tu, Aimé ; une maison brûlée, ça peut toujours se rebâtir ; perte d’argent n’est pas mortelle. Mais quand c’est la crainte de Dieu qu’on perd, tout est fini pour vous dans ce monde et dans l’autre !
Il me força à me relever et me dit avec un soupir :
— Ivoué va-t’, anondret ? (Où vas-tu, maintenant ?)
— Quand j’aurai accompagné ma mère aux Trembles, j’ai envie de me chercher une place de valet, de charretier ou de manœuvre dans une scie ou un moulin ; à la Molière, par exemple, chez M. Lesquereux, ou bien au Cul-des-Roches[3].
Mon grand-père resta un moment silencieux ; il réfléchissait, le menton dans la main. Je m’attendais à le voir combattre mon projet comme avait fait ma mère. Déjà je préparais les arguments propres à le faire fléchir, quand il finit par me dire avec un demi-sourire qui nous rendit tout heureux, ma mère et moi :
— Si tu n’es pas trop fier pour aller t’offrir par le monde comme domestique… ?
— Fier, voilà ! répondis-je en souriant à mon tour et rougissant à la fois. Il n’y a pas de honte à vouloir travailler, qué vous, grand-père ?
Il se frotta les mains, tout à fait déridé :
— Bien répondu, Aimé !
— Seulement, ajoutai-je, c’est vrai que j’ai un peu « souci » !
— Écoute, Aimé : le grand-père se redressa avec dignité. Quand tu auras dit que ton grand-père s’appelle l’ancien Daniel Guillaume-Gentil, et que tu ne veux pas rester les bras croisés, parce que notre maison a brûlé, personne, au Locle, ne s’avisera de te regarder de haut en bas ! Va gailla, boueube, mâ pra le tchevau ! (Va sans crainte, garçon, mais prends le cheval !)
— Prendre le cheval, pourquoi, grand-père ?
— Je ne veux pas que tu arrives chez les gens comme un compagnon ouvrier qui traîne la besace de porte en porte ! Si on t’engage comme charretier, on aura peut-être aussi besoin de la Brune.
— Mais on n’a plus les harnais, ni la glisse !
— I le sâ pru, que la ludge est zeu feurcassîe avoué l’hoteau ! (Je le sais assez que le traîneau a été brûlé avec la maison !) répliqua le grand-père d’un ton chagrin. Une glisse qui me venait du maire Montandon, de la Brévine ! Nous avions fait un troc à la foire de Morteau, et le sautier Jeanneret… Mais à quoi bon rappeler tout ça ? c’est fini ! elle est beurlaïe ! (brûlée !)
Il releva résolument la tête :
— La Brune est chez Fleischmann, il m’a dit : N’ayez pas peur, Monsieur l’ancien ; on la veut bien soigner quand même on est rigot ! Il te prêtera bien un licol, une bride et une couverture ; tu peux te tenir à cheval sans étriers, hein ?
Il souriait, moi je me mis à rire :
— Il y a beau temps que je sais monter à poil, grand-père ! qui est-ce qui nous a appris, à Olivier et à moi, si ce n’est pas vous ?
Il sourit :
— Bon, bon ! comme ça on ne prendra pas un Gentil, le fils de ton père, pour un va-nu-pieds, un rôdeur !
On peut croire que je donnai les mains de grand cœur à un arrangement qui ménageait mon amour-propre autant que celui du grand-père. Ma mère, aussi, parut très satisfaite et m’engagea à partir sans délai, au lieu de l’accompagner aux Trembles.
— Tu ne viendras avec moi que jusqu’au chemin qui mène chez le rigot. Allons, Aimé ! À vous revoir, grand-père !
Ma mère ne faisait jamais de longs discours, et pourtant elle avait les yeux humides en serrant la main à son beau-père.
Il répondit, les lèvres un peu tremblantes :
— À revé, Juliane ! (au revoir !)
Puis se redressant, comme honteux de son émotion :
— Les Trembles, ce n’est pas le bout du monde ! pâ pieu que le Loutche ! On fara dé tornées po vo vé lé tré ! (pas plus que le Locle ! On fera de petits tours pour vous voir les trois !)
Il nous regarda partir du seuil de la Baume. Je crois qu’il eût bien voulu nous accompagner, mais qu’il n’avait pas le courage de passer devant la masse noire et fumante qui avait été sa maison.
Moi, je n’avais pas pris congé de lui : je devais le voir encore en revenant avec la Brune.
Oh ! la hideuse tache noire, au milieu de ce tranquille paysage d’hiver, que cet amas de décombres d’où sortent encore ça et là des colonnes de fumée, dont l’odeur me poursuivra pendant des jours et des semaines !
Nous passons silencieux, en hâtant le pas. Voici le chemin du rigot, à droite.
— Adieu, Aimé ! n’oublie pas ce que tu m’as promis !
Ma mère dit cela rapidement, en me serrant la main. Elle s’était déjà tournée du côté du chemin des Trembles, quand elle me prit brusquement la tête à deux mains, pour me baiser au front. Cette caresse imprévue me prit tellement au dépourvu, que je ne pus trouver mes mots pour répondre à son adieu. Elle s’était séparée de son fils cadet sans émotion apparente. Dieu sait, pourtant, qu’elle nous aimait autant l’un que l’autre ! Mais Olivier savait se contenir, lui, qui n’avait rien sur la conscience pour ajouter à l’amertume de la séparation ; et les mères – je l’ai compris plus tard – éprouvent une tendresse plus profonde pour l’enfant par qui elles ont le plus souffert.
LE père Fleischmann, un gros homme dans la cinquantaine, aux joues rebondies et toutes sillonnées de lignes rouges qui s’entrecroisaient, s’était démené de toutes ses forces durant l’incendie, avec l’aide de son fils Jacob, mais sans grand succès, pour sauver des flammes quelques pièces du mobilier, quelques outils aratoires.
Il n’aurait pas mieux demandé que de recevoir l’un d’entre nous dans sa maison, mais il n’était pas libre de ses allures. C’était un bien brave homme, mais il avait une terrible femme, petite, maigre, pointue de langue et de nez, ce qui va, dit-on, souvent ensemble. Il l’aurait, s’il avait voulu, aplatie d’un coup de son gros poing rouge ! et pourtant on disait qu’il en avait peur et qu’elle le menait par le bout du nez !
Quand il me vit arriver, le père Fleischmann m’examina d’un regard inquiet et parut très soulagé quand il sut ce qui m’amenait. Il avait craint que je ne vinsse demander à loger chez lui, ce qui eût amené une scène conjugale.
— Fois-tu, Aimé, me dit-il tout bas, dans son drôle de jargon, les ministres i disent : faut porter son croix, tout le monde ! Moi, ch’en ai un fameux, potz tousig ! Mon Régoula il être un croix diaplement lourd pour un femme maigre !
Quand il eut sanglé lui-même sur le dos de la Brune la couverture qu’il me prêtait de grand cœur, il posa sur mes épaules ses deux grosses mains rouges, en me regardant d’un air attendri, et s’écria de sa voix sourde et enrouée :
— Potz welt ! ça me faire tut de même mal au goeur ! voir le karçon à Daniel chez le Suzon aller gomme ça kâgner son vie ! ia miseel ! Sais-tu ! tu connaître M. Peytieu, à la Jaluze ?
— Le tanneur, oui. Je crois qu’il a été là cette nuit et qu’il a offert au grand-père de l’emmener, et ma mère aussi.
Fleischmann fit un signe affirmatif en se frottant le nez avec violence.
— Chuste ! c’est qu’il a pas un croix comme moi, lui ! Eh bien ! voilà : sa cheval il a grevé avant-hier, oui, samstig. Va tute suite là avec la tienne ; tu comprends il avoir besoin une, potz tousig ! pour sa gommerce. Toi, il te prendre pardessus, pour sûr ! le vieux Peytieu il avoir été un camerade au grand-père Daniel. Mais, dépêche, donnerwetter ! avant il achète une !
En effet il n’y avait pas de temps à perdre. En un clin d’œil j’eus enfourché la Brune, et remerciant de bon cœur notre brave voisin de son renseignement, je me mis en route au petit trot de la jument.
— Quelle chance, si M. Peytieu t’engageait toi et la Brune ! me disais-je en frappant du plat de la main sur la croupe de ma monture, tant j’avais hâte d’arriver. Taillard demeure à un jet de pierre de la tannerie ; tu pourrais bien mieux le surveiller depuis là que de la Molière ou d’ailleurs.
En repassant devant les décombres encore fumants de notre maison, la jument poussa un hennissement lugubre, comme pour répondre au soupir que m’arrachait ce triste spectacle.
— Pauvre bête ! dis-je en lui caressant le cou ; oui, c’était là notre maison : voilà ce qu’il en reste ! quelle misère ! À présent, vois-tu, nous allons tâcher de nous en trouver une autre.
Était-ce notre désastre qui m’attendrissait le cœur, ou le soulagement d’avoir obtenu le pardon de mes parents ? Le fait est que je me reprochais en ce moment tous les coups de fouet immérités que j’avais cinglés à la Brune, toutes les bourrades et les apostrophes brutales que je ne lui avais pas ménagées.
On a beau dire, pensais-je avec un retour mélancolique sur ma conduite de cette dernière année, les bêtes valent mieux que bien des gens. Elles ont souvent plus de cœur et de jugement !
Mon grand-père m’attendait sur la porte de la Baume. Pendant qu’il caressait la jument qui frottait sa tête contre la poitrine de son maître, je racontai ce que m’avait dit Fleischmann.
— Oui, oui, Jacques Peytieu est un brave homme et tu ne pourrais pas mieux tomber, dit le grand-père avec satisfaction.
Tout à coup sa figure s’assombrit, ses sourcils se froncèrent violemment et il s’écria en se frappant le front :
— Oui, mais il demeure à la Jaluze, pas loin de ce gueux avec qui j’ai un compte à régler !
— Oh ! quant à ça, dis-je vivement, n’ayez pas peur ! Il n’y a pas de risque que je me laisse plus jamais endoctriner par lui ! Mais prenez garde, grand-père ! cet être est capable de tout !
Le vieillard eut un geste de mépris.
— Il entendra son dedans et son dehors, la quenaie ! (canaille !) dit-il d’un ton cassant. Est-ça que te cré qu’on za poueu d’on casroûd de sta sorta ? (Est-ce que tu crois qu’on a peur d’un coquin de cette sorte ?)
Il avait redressé sa grande taille et ses yeux étincelaient.
Voilà justement ce que j’avais le plus redouté. Quand j’avais pris la résolution de dévoiler à mes parents et ma faute et la perfidie de Taillard, je comptais que le misérable serait présent, et que dans l’altercation violente qui devait résulter de mes révélations, nous pourrions nous interposer, Olivier et moi, entre lui et grand-père.
Mais maintenant les choses allaient se passer tout différemment : je me représentais avec une angoisse facile à comprendre le vieillard justement irrité, rejetant à la face de celui qui l’avait indignement dupé, son abominable hypocrisie, ses manœuvres perfides. Je voyais le Franc-Comtois, écoutant d’abord avec un sang-froid provoquant, découvrant ses dents blanches dans un sourire diabolique, plaçant parfois une réponse cynique, et finalement, dans un transport subit de rage, levant le bras… ! Comment empêcher ces deux hommes de se rencontrer seul à seul ?
Une idée me traversa l’esprit :
— Grand-père, dis-je en sautant de cheval, si vous veniez avec moi chez M. Peytieu, dites ? Puisque vous le connaissez, ça irait tout seul ; à vous il ne dirait pas non !
Pris au dépourvu, il fit d’abord quelques objections que je combattis victorieusement. Peut-être au fond était-il bien aise de procéder lui-même au placement et à l’installation du petit-fils pour lequel il avait toujours eu un faible. Le fait est qu’il finit par se rendre à mes instances.
— Abram ! alla-t-il dire au boisselier dont on entendait les coups de marteau dans une petite remise à côté de la maison, Abram ! noz allin u Loutche avoué le boueube ; i ne sarai pas ci po mdgî la sopa. (Nous allons au Locle avec le garçon ; je ne serai pas ici pour manger la soupe.)
Abram Touchon, son tablier de cuir sur les cuisses, ses cheveux gris pleins de petits copeaux frisés, vint sur la porte de la remise assister à notre départ. Il était plus jeune que mon grand-père, mais moins bien conservé. Comme il n’avait plus une seule dent, il serrait si fort avec les lèvres sa petite pipe noire de racine, que le fourneau lui en remontait jusque sous l’œil droit, ce qui le lui faisait tenir fermé à l’ordinaire.
— Hé, Danié ! dit-il en mâchonnant sa pipe qui se mit à galoper avec son menton, attate-vé : i voui te queri mon tchapai neû ! (Attends donc : je vais te chercher mon chapeau neuf !)
Pendant qu’il entrait dans la maison, mon grand-père avait porté la main à sa tête, en se rappelant soudain qu’il n’avait sur sa perruque qu’un vieux bonnet de coton blanc de son hôte.
D’abord assez contrarié, il finit par prendre philosophiquement son parti de l’aventure. Il promena les yeux sur ma personne et sur la sienne, en disant d’un ton presque gai :
— Noz in sauvâ noûtré z’hailions du demindge : c’est adai atant ! (Nous avons sauvé nos habits du dimanche : c’est toujours autant !)
Moi, j’avais même conservé mon chapeau, grâce à Olivier, qui, sans perdre la tête, avait emporté de notre chambre, en se sauvant, tout ce qu’il avait pu tenir dans ses bras.
Abram Touchon reparut bientôt, son tricorne des grands jours sur le poing. Le chapeau, heureusement, se trouva à peu près juste à la tête du grand-père.
— À la bonne heure, dit le boisselier avec satisfaction. Il y en a, par le Locle, qui auraient pu te manquer de respect, Daniel, si on t’avait vu arriver avec ma caule (bonnet de coton) sur la tête !
Je fis monter mon grand-père sur la Brune, qu’il enfourcha d’un élan, après s’être un peu fâché contre moi, parce que je lui disais de grimper sur la bille du père Touchon.
Celui-ci nous salua amicalement d’un « à vo revé ! bïn de la santâ ! » (au revoir ! bien de la santé !) et nous regarda partir, moi, à la bride du cheval, le grand-père, droit et fier comme un vieux cuirassier.
C’était un de ces vilains jours de dégel, où l’on patauge jusqu’aux chevilles dans la neige fondue et malpropre, où les ornières des traîneaux deviennent à la descente de petits ruisseaux qui ont bien vite fait de tremper les chaussures, quand on ne les a pas soigneusement enduites de saindoux.
Nous cheminions silencieux, écoutant la neige glisser des branches de sapins, qui se redressaient comme heureuses d’être débarrassées de ce poids fatigant. De longues traînées noires sillonnaient les rochers de la Combe-Girard : la neige fondait là-haut et suintait le long des parois grises jusqu’au fond de la gorge. Des vols de corbeaux tournoyaient en croassant dans le ciel gris. Tout cela me semblait triste, froid, désolé ; l’humidité de l’atmosphère me pénétrait jusqu’à la moelle des os, au point de me faire claquer des dents.
Mon grand-père non plus ne voyait pas les choses en beau. Il regardait droit devant lui entre les oreilles de la jument, sans desserrer les dents. À quoi pensait-il ? Peut-être à l’homme qui l’avait mortellement offensé ? À la longue dissimulation de son petit-fils préféré ? Il lui avait pardonné ; mais pouvait-il oublier de si tôt ? À la catastrophe soudaine qui venait de faire disparaître le toit de ses ancêtres ? À la dispersion des siens qui allaient vivre éloignés les uns des autres pour un temps d’une durée incertaine ? À la vieillesse, qui malgré l’énergie de sa nature, lui faisait sentir durement son poids dans ces circonstances douloureuses ? Pauvre grand-père ! quand je tournais à demi la tête, et que je voyais son visage rigide, ses yeux fixes plongés dans le vague, son attitude affaissée, maintenant qu’il n’avait plus d’apparences à sauver devant des étrangers, mon cœur se serrait ; je ne sentais plus ni le froid, ni l’eau qui clapotait dans mes souliers ; j’étais pris d’une grande colère contre moi-même.
— Taillard est un gueux ! disais-je en moi-même ; oui, quand même ce ne serait pas lui qui a mis le feu chez nous. Mais toi, est-ce que ce n’était pas bien pire, toi, l’enfant de la maison ; faire un si gros chagrin à ce grand-père qui t’aime plus que tout au monde !
Et penser que par ta faute, il risque encore de recevoir un mauvais coup, s’il va faire une scène à ce Taillard ! Mais je serai là, et que le gueux n’ait pas le malheur de lever la main sur le grand-père !…
C’était bien pour avoir l’occasion d’être présent à cette orageuse entrevue, que j’avais engagé mon grand-père à m’accompagner.
La maison de Taillard étant située un peu plus loin que la tannerie, ce n’est sans doute qu’après avoir cherché à me placer chez M. Peytieu que mon grand-père voudrait, comme il disait, aller régler son compte avec le boutiquier. Peut-être m’interdirait-il de l’accompagner ; mais je saurais bien me tenir à portée, même contre son gré et à son insu, et empêcher qu’il ne lui arrivât malheur.
Nous étions maintenant sur le Communal du Locle et nous allions bientôt descendre la pente de la Jaluze.
Peu à peu le grand-père sortait de ses tristes préoccupations ; il regardait autour de lui, faisait de temps à autre une brève remarque sur l’absence d’un jalon, volé, sans doute, par un passant, ou cassé pour le plaisir de mal faire ; puis sur un puissant vol de corbeaux croassant à vous assourdir, en venant à tire d’aile des Roches-Voumard, pour s’éloigner du côté de la Sagne : signe de changement de temps ! disait le grand-père. Moi, tout heureux de le voir secouer sa tristesse, je lui donnais la réplique avec empressement.
Il vint à s’apercevoir que mes souliers étaient tout trempés, et s’écria avec sollicitude :
— Pauvre garçon ! tu bats la baratte ! on séchera ça chez Jacques Peytieu. Cette mouille ne vaut rien : i faut se baillî à vouaide ! (Il faut prendre garde !)
Nous arrivions ; la tannerie était là, un peu en dehors de la route, à côté du ruisseau. Il y avait deux maisons : une vieille, basse et caduque, tout entourée de monticules d’écorce pilée, les uns couverts de neige, les autres formés plus récemment, couleur cannelle et répandant au loin leur âcre odeur, par ce temps de dégel. L’autre maison, bâtie depuis quelques années seulement, était presque entièrement en pierre, grande et commode. C’était là que M. Peytieu demeurait avec sa famille. L’écurie et la grange étaient à côté, avec un haut pont de grange soutenu par une voûte qui servait de hangar. La fumée du dîner sortait en spirales bleues d’une cheminée en pierre de Morteau.
Tout cela respirait l’ordre et l’aisance. Je me disais qu’une fois accoutumé à l’odeur du tan, il ferait bon vivre là, si on voulait bien m’y recevoir.
On ne voyait personne aux alentours ; mais comme le grand-père descendait de cheval, et que je regardais aux fenêtres, un guichet s’ouvrit dans l’une d’elles, à l’étage, et l’on vit s’y encadrer la tête d’une vieille dame, coiffée d’un bonnet blanc à grandes ruches.
Elle laissa échapper une exclamation de surprise et cria en se détournant du côté de l’intérieur :
— Jacques, descends vite ! c’est ce pauvre Daniel !
L’instant d’après, le roulement d’une paire de chauques (sabots doubles de feutre) retentit dans l’escalier, et M. Peytieu parut. Je ne le connaissais guère que de vue : c’était un homme vigoureux, d’une cinquantaine d’années, au teint fleuri, à la mine ouverte et joviale.
Il vint à mon grand-père, les mains tendues :
— Monsieur l’ancien Gentil, je n’osais pas espérer, – dit-il avec effusion et en s’exprimant aussi bien que M. le ministre, – non, je n’osais pas espérer que vous me donneriez la préférence entre tous ceux qui désiraient vous recevoir à leur foyer ! Soyez le bienvenu, vous et votre petit-fils… et le cheval aussi ! par exemple, il arrive à la jointe, celui-là ! imaginez, Monsieur l’ancien…
Mon grand-père, dont il tenait toujours les mains, finit par l’interrompre :
— Liama, Djacques ! Te fœrcomptes ! se te me lassîve preidgî… ! (Doucement, Jacques ! Tu te trompes ! si tu me laissais parler… !)
Et il se mit à expliquer ce qui nous amenait, ajoutant que pour lui il resterait à la Baume.
— Oui, oui, c’est bon ! nous verrons cela ! dit M. Peytieu en secouant la tête. En attendant, nous allons tous dîner, sans oublier le cheval : c’est le plus pressé.
Il appela un ouvrier en tablier de cuir, qui sortait de la tannerie, et lui fit mettre la Brune à l’écurie, avec recommandation de la bien soigner.
Au haut de l’escalier, la vieille dame qui nous avait vus arriver, criait à M. Peytieu :
— Ah ! ça, Jacques, qu’est-ce que tu attends de les faire monter ? Peut-on laisser comme ça les gens plantés ! vite, Jacques ! ou bien je descends !
M. Peytieu se hâta de nous pousser dans l’escalier en répondant de sa voix joviale :
— Les voilà, mère, les voilà ! Hein ! quelle « poignée de mouches » pour son âge !
Il riait en montant derrière nous, et disait en confidence à mon grand-père :
— Elle est toujours à me bousculer : Jacques ici, Jacques là, vite, vite !
M. Peytieu paraissait tout fier de la verdeur de sa mère, et je me dis tout de suite que ce devait être un bien brave homme.
— Mon pauvre Daniel ! s’écria la vieille dame en prenant la main du grand-père. Quel malheur ! Entrez vite au chaud, et toi aussi, garçon ! le fils à votre Charles Henri, je pense ?
Comme je regardais avec hésitation, sur le seuil de cette belle chambre propre et gaie, mes souliers trempés comme une éponge, et dont l’eau sortait par les coutures, Madame Peytieu m’attira vivement dans la pièce en s’exclamant avec pitié : — Miséricorde ! comme te voilà fait ! il y a de quoi prendre trente-six maladies mortelles ! Vite, assieds-toi là ! – elle me poussa sur une chaise – et ôte-moi ça ! Jacques, des chauques ! vite ! vite ! moi, je vais trouver des bas.
ENTRER au chaud quand on est transpercé par un froid humide, pouvoir se mettre les pieds au sec, quand on a pataugé dans les flaques et piétiné toute la nuit dans la neige autour de sa maison en flammes, c’est déjà une sensation bien agréable ! Avoir en perspective un bon dîner dont le fumet pénètre de la cuisine par les joints de la porte et le trou de la serrure, cela vous ragaillardit encore plus ! Mais ce qui vous remonte tout à fait et vous réchauffe le cœur, c’est la sympathie des braves gens qui se mettent en quatre pour vous faire oublier votre malheur !
Nous trouvions tout cela chez M. Peytieu où l’on nous traitait comme les plus proches parents de la famille.
Pendant le dîner, il ne fut pas question de l’affaire qui nous amenait. M. Peytieu et mon grand-père attendaient d’un commun accord que nous fussions entre nous. Il y avait à table deux ouvriers tanneurs et un manœuvre, qui mangeaient toujours avec leurs maîtres.
M. Peytieu était veuf et n’avait qu’un fils ; mais celui-ci n’ayant pas de goût pour la profession de son père, faisait un apprentissage d’horlogerie chez le cousin JeanRichard, où venait d’entrer Olivier.
— Que voulez-vous ! disait M. Peytieu, comme pour excuser son fils ; c’était son goût d’être horloger ; il n’aurait jamais été qu’un mauvais tanneur. Ce qu’on ne fait pas de bon cœur, on le fait mal, et il faut autant de soin et de conscience pour bien tanner une peau de vache, que pour faire une montre qui marche bien.
Sa mère ne paraissait pas avoir été aussi favorable au choix que son petit-fils avait fait de la profession d’horloger. Elle disait en hochant la tête et gesticulant de la main droite :
— Tu diras tout ce que tu voudras, Jacques ! Moi, je trouve contraire au bon sens et à la nature que des êtres raisonnables passent leur vie à cheval sur une chaise ronde, sans bouger autre chose que le bout des doigts ! C’est bon pour les vieilles femmes qui ont les jambes raides : le coussin à dentelles fait bien leur affaire ! Et cette espèce de petite lunette d’approche où ces horlogeurs sont toujours à guigner d’un œil, en faisant la grimace pour fermer l’autre, est-ce que vous croyez que ça n’abîme pas la vue ? Sans compter que ça vous ride la figure avant le temps !
M. Peytieu riait de bon cœur ; mon grand-père hochait la tête gravement : on voyait qu’il était de l’opinion de la vieille dame.
— Et toi, me dit celle-ci avec un petit coup de coude, est-ce que tu veux aussi te planter pour toute ta vie sur la chaise à vis ?
— Oh ! non, dis-je en rougissant d’être ainsi interpellé. Jamais je n’y tiendrais ! J’aime trop me remuer, et puis j’étoufferais d’être toujours renfermé !
— Bon, bon ! dit-elle en me tapant amicalement sur l’épaule. En voilà un qui est encore dans les vieux principes ! À quoi est-ce qu’on en viendrait, je vous demande, si chacun voulait se mettre à faire des montres ? D’abord, moi je dis qu’il n’y aurait plus assez de gens dans le monde pour les acheter ! Et puis, les terres et le bétail avec leur produit qui nous nourrit, finalement, savez-vous aux mains de qui ça tomberait bientôt ? Aux mains des Allemands ! Oui, je vous le dis : ils sont intrigants, eux ! ils ont fin nez ; d’abord ils amodieront les terres, puis quand ils auront patiemment amassé un petit magot, ils les achèteront. Leurs petits-enfants, à eux, seront les gros bonnets du pays ; ils auront la terre ; et les nôtres, savez-vous ce qui pourrait bien leur arriver ? Ils gagneront beaucoup d’argent, c’est sûr ; mais plus on en gagne, plus on trouve moyen de le dépenser : il y a assez de gens qui ne pensent pas à mettre de côté pour leurs vieux jours ! À force d’avoir fabriqué des montres, on ne saura plus où les débiter, et alors nos horlogeurs, des espèces de messieurs qui ne seront plus capables de tenir le manche d’une charrue, et d’ailleurs trop douillets pour soigner les vaches et vider l’écurie, en seront réduits à aller gagner leur pain ailleurs, d’une façon ou d’une autre !
La vieille dame, fort excitée, remit en ordre son bonnet et ses boucles blanches en tire-bouchon. Les ouvriers tanneurs étaient sortis de table avant ce discours débité tout d’une haleine. Je pense que s’ils eussent encore été là, elle n’eût pas parlé aussi librement. J’ai remarqué depuis, qu’en leur présence, elle n’entamait jamais une discussion avec leur maître.
— Peut-être bien, ma mère, que vous avez raison ! dit M. Peytieu qui, par respect filial, ne voulait pas la contredire. Espérons, pourtant, que les choses n’iront pas tout à fait aussi loin.
Et tout de suite après, pour éviter un débat :
— À présent, Monsieur l’ancien, voyons s’il n’y a pas moyen de vous faire changer d’idée.
Vous saurez, ma mère, expliqua-t-il en se tournant vers elle, que M. l’ancien venait demander de la besogne pour son petit-fils et pour son cheval…
— Et c’est pour cela que tu veux le faire changer d’idée ? Qu’est-ce que c’est à dire, Jacques ?
— Non, non, mère ! vous savez bien que je suis très honoré qu’un vieil ami de mon père m’ait choisi entre tous pour me confier son petit-fils. D’ailleurs nous avions justement besoin d’un cheval, et Aimé que voilà, arrive tout à point pour faire la besogne de notre Philippe. Taillé comme il l’est, il fera un fameux charretier, et puis, si c’est son goût, il se mettra tout doucement à la tannerie. Non, pour cela nous sommes d’accord, M. l’ancien et moi.
— Alors, explique-toi voir un peu plus vite que ça ! Ce que ces hommes sont pourtant lents ! Est-il possible au monde ?
Elle se trémoussait sur sa chaise, empêchant son fils de parler. Il attendit patiemment et reprit :
— Voici, ma mère : c’est que M. Gentil ne veut pas nous faire aussi l’honneur de demeurer chez nous jusqu’à…
— Par exemple ! – la bonne dame sauta de son siège et mit les poings sur les côtés pour regarder mon grand-père entre les deux yeux. – Je voudrais bien voir ! Est-ce qu’on est des amis, oui ou non ? Est-ce que mon défunt mari et vous, Daniel, vous n’étiez pas comme deux frères ? Allons, allons ! rien de ces manières !
Elle eut une quinte de toux, sans quoi elle en eût dit bien davantage.
Mon grand-père, le menton dans sa main, avait écouté le fils et la mère sans chercher à les interrompre. Seulement, ses yeux clignotaient, comme lorsqu’il souriait en dedans ou qu’il était ému.
Enfin, avec un effort visible et la voix un peu rauque, il dit sans mêler de patois à sa réponse :
— Bien obligé ! vous avez le cœur sur la main ; mais voyez-vous, j’ai déjà accepté de loger chez Abram Touchon ; c’est tout près de notre…
Il n’ajouta pas le mot « maison » se disant qu’il n’en avait plus.
Sa vieille amie lui prit la main :
— Écoutez, Daniel, dit-elle plus doucement, à quoi bon rester par là aux alentours, à ruminer des idées noires ? Moi, je trouve que ça n’avance à rien ! Si c’était le printemps, je ne dis pas : il y aurait à déblayer pour rebâtir, sans compter les terres à soigner. Voyons, Jacques ! tâche-voir de dire quelque chose, au lieu de me laisser tout faire ! ajouta-t-elle en se tournant avec impatience du côté de son fils.
— Eh bien ! Monsieur l’ancien, dit celui-ci avec chaleur, je trouve, comme ma mère, que le séjour d’Entre-deux-Monts ne vous vaut rien pour le moment. Et puis voici une autre considération : Abram Touchon vous a offert de bon cœur de vous héberger. Mais je connais sa maison de la Baume : elle est bien petite déjà, pour le loger, lui, sa femme, sa fille veuve et ses quatre petits-enfants. Ils vont être obligés de se serrer joliment les coudes pour ne pas vous gêner ! Ils ne se plaindront pas, c’est évident… !
M. Peytieu continua sur ce ton encore longtemps, en faisant habilement appel à la délicatesse du grand-père.
C’était le bon moyen, et il lui réussit, à sa grande satisfaction et à celle de sa mère. Au premier moment, moi aussi je fus tout heureux que mon grand-père consentît à rester avec moi chez M. Peytieu. Cependant une réflexion désagréable ne pouvait manquer de me venir à l’esprit et de troubler ma joie : le grand-père allait demeurer porte à porte avec ce misérable Taillard ! Lors même qu’il renoncerait à l’idée d’aller reprocher au Franc-Comtois la perfidie de sa conduite, un conflit ne pouvait manquer d’éclater un beau jour entre ces deux hommes !
J’en arrivai presque à regretter d’avoir engagé mon aïeul à m’accompagner.
— Mon Dieu ! si j’avais su ! j’ai pourtant cru bien faire ! me disais-je avec angoisse.
Sans que je m’en doutasse, Mme Peytieu m’observait ; comme elle n’était pas femme à laisser un de ses hôtes s’absorber dans de tristes préoccupations, elle s’écria tout à coup en me secouant amicalement par l’épaule :
— Ah ! ça, garçon, est-ce que tu as l’habitude de rêver tout éveillé, par exemple ?
Je rougis jusqu’à la racine des cheveux, sans savoir que répondre.
— C’est, continua-t-elle, que tu « fixais » ce coin de la chambre comme si tu pouvais voir à travers, jusqu’au fin fond de la Chaux-des-Taillères ! Ça n’avait pas l’air d’être des belles choses que tu considérais ; tu serrais les dents comme quand on va appliquer un puissant coup de « merlin » sur une bille ! On dirait que tu n’es pas content de rester chez nous.
— Oh ! madame ! c’est moi qui ai demandé de venir !
La vieille dame me regarda d’un air perplexe, puis finit par hocher la tête en disant avec compassion :
— Après des secousses comme celle de cette nuit, c’est tout sûr qu’il ne peut pas avoir la mine bien riante ! Qui est-ce qui l’aurait à sa place ? Et puis, où avais-je la tête ? Je gage que tu pensais à ta mère ! Pauvre garçon ! Moi qui n’en avais pas l’idée ! Eh ! à propos, Daniel, pourquoi est-ce qu’elle n’est pas venue avec vous, madame Juliane ? Quand il y a de la place pour deux, il y en a pour trois !
Elle regardait mon grand-père de l’air d’un juge, en écoutant ses explications.
— Enfin, voilà ! voulut-elle bien accorder ; si votre bru peut donner un coup de main à ces pauvres vieux des Trembles, elle a bien fait !
À présent, Aimé, reprit-elle en se levant, arrive, que je te montre la chambre où tu coucheras avec notre Philippe. Tu comprends qu’il revient tous les soirs à la maison : c’est bien le moins !
Elle me poussa dans un long corridor, éclairé tout au bout par une fenêtre de derrière, tout en continuant :
— J’espère que vous allez bien vous entendre, les deux ! il est de ton âge : – tu as communié ces Noël ? c’est ça, je le pensais. – Vous êtes approchant de la même taille ; peut-être que Philippe est « une idée » moins grand. Ce n’est pas à sa grand’mère à le vanter, mais tout le monde le trouve beau garçon, avec ses cheveux noirs tout frisés, ses joues rouges… ! tiens, tu as quelque chose de lui ! mais notre Philippe, lui, est gai comme un pinson, toujours à chanter ! On n’entendait que lui, quand il était là !
Elle poussa un soupir en ouvrant la porte d’une chambre plus longue que large où elle me fit entrer. C’était plus cossu que le réduit que j’avais toujours partagé avec mon frère ! Des rideaux bien blancs à la fenêtre, un grand lit en noyer, avec une belle couverture d’indienne lilas, une chaise de paille au pied du lit, une autre à côté d’une petite table carrée, chargée d’une écuelle grande comme celles où ma mère mettait son lait, mais en belle terre blanche ; un pot plein d’eau était dedans. Je compris tout de suite que ce devait être pour se laver, et je trouvai cela magnifique, parce qu’Olivier et moi nous allions toujours faire notre toilette du matin à la fontaine ou à la cuisine ; mais en même temps je me demandai avec inquiétude si un grand seigneur comme ce Philippe Peytieu ne regarderait point de travers un rustaud comme moi, et ne me traiterait point en intrus.
Sa grand’mère, tout en donnant un dernier coup de main à l’arrangement de la chambre, qui me paraissait pourtant dans un ordre parfait, continuait à parler de son petit-fils.
— Tu vois, Aimé, ce bâton d’épine au coin de la chambre ; c’est Philippe qui en a taillé la poignée en tête de loup, avec son couteau de poche. C’est joliment travaillé, qu’en dis-tu ?
Je convins que c’était bien beau et que je n’étais pas capable d’en faire autant. Si j’avais osé, j’aurais dit que mon frère Olivier avait ciselé plus d’une tête de canne ou de pipe qui valait bien celle-là, mais je crus prudent de taire les talents de mon frère, pour ne pas avoir l’air de ravaler ceux de Philippe Peytieu.
— C’est qu’il fait ce qu’il veut de ses mains, notre garçon ! il faut voir la cassette qu’il m’a fabriquée avec un bout de planche et des branches de sapin avec leur écorce ! Ces petits tablars dans les coins, il les a cloués là pour y mettre les pierres et les coquilles curieuses qu’il trouve je ne sais où. C’est dommage que tout ça ramasse la poussière et que ça finit par faire des nids d’araignées ! Mais allez-voir y toucher ! Dieu nous bénisse ! Il croirait qu’on lui a tout abîmé ! Note bien, Aimé, qu’il sait par cœur les noms de toutes ces espèces de pierres et de coquilles ! C’est M. le ministre qui les lui a appris.
Je faisais mon possible pour admirer toute cette pierraille, mais c’était pour faire plaisir à Mme Peytieu, parce que, en conscience, je n’y voyais rien d’extraordinaire.
On voit qu’elle aime joliment son petit-fils ! me disais-je en passant en revue cette chambre si gaie et si propre. Il est ici comme un coq en pâte ! À sa place je n’aurais pas quitté la maison pour aller dehors apprendre « horloger » !
Pendant que la vieille dame sortait quelques habits d’une armoire, sans doute pour faire place aux miens, je demandai depuis quand Philippe était en apprentissage.
— Oh ! las ! il y a déjà deux grands mois qu’il se crève les yeux sur ces vilaines montres ! Une belle idée que le père JeanRichard a eue, de se faire horlogeur, au lieu de rester honnêtement dans sa forge des Bressels à travailler de l’état de son père !
Et la bonne dame fourgonnait avec brusquerie dans son buffet entrouvert, comme si elle se colletait avec le malencontreux inventeur.
— Madame Peytieu, dis-je, un peu pour lui faire oublier ses idées chagrines, si c’est pour mon linge et mes habits que vous remuez tout ça, ne vous donnez pas tant de peine : je n’ai pu sauver que les hardes que j’ai sur le corps.
— Je le pense bien, pauvre garçon ! mais crois-tu qu’il n’y a pas du linge de reste chez nous, avec des habits de travail de Philippe qu’il ne met plus ? Voici ton côté, à droite, et le sien à gauche ; là !
Qui est-ce qui n’a pas son petit grain de fierté ? La mienne me suggéra sur-le-champ la pensée de répondre que le grand-père avait encore le moyen de nous acheter le nécessaire aux uns et aux autres. La prudence et peut-être aussi un sentiment plus noble, me firent garder le silence.
MON installation terminée, ce fut le tour du grand-père. Pendant que Mme Peytieu l’emmenait dans la chambre qu’elle lui destinait, je descendis pour visiter les alentours de la maison. J’espérais y rencontrer M. Peytieu qui était sorti, et me trouver un instant seul avec lui.
Depuis que nous étions entrés dans cette maison hospitalière, je sentais qu’il n’était pas honnête de ma part de vivre dans l’intimité de si braves gens, sans leur avouer de quelle faute je m’étais rendu coupable. Plus je renverrais cette confession, plus elle deviendrait difficile à faire, et moins elle aurait de valeur. Ma conscience me disait que le vrai moyen de gagner l’estime et l’affection de nos hôtes, c’était de ne rien leur cacher.
Je donnai le tour de la maison sans voir personne. M. Peytieu était, sans doute, à la tannerie. Je guetterais sa sortie, ne me souciant pas d’aller le trouver au milieu de ses ouvriers.
En attendant, j’avisai la porte de l’écurie et sentant qu’elle n’était pas fermée du dedans, je la poussai pour aller faire une visite à la Brune.
La bonne bête m’avait senti : elle hennit de plaisir et frotta sa tête contre moi.
La litière ne lui manquait pas : elle en avait jusqu’aux jarrets. Son râtelier était encore à moitié rempli.
Bon, bon ! ma vieille, dis-je en lui tapant sur le cou, tu ne vas manquer de rien, ici. Ce n’est pas un trou noir comme l’écurie au rigot ; il y a de l’air, du jour, et c’est propre comme dans une chambre !
Les deux vaches et le petit veau qui occupaient le fond de l’étable me suivaient de leurs gros yeux étonnés et en beuglant à demi voix.
Vous êtes jaloux, vous ! dis-je en allant les caresser à leur tour. Je suis sûr que nous serons tout de suite bons amis !
Le veau parut être de mon avis, car il me poussa de son mufle rose et se mit à me lécher la main avec ardeur.
Tout beau ! tout beau ! tu as la langue rêche comme une râpe !
Quand je me détournai pour m’en aller, M. Peytieu était sur le seuil et me regardait en souriant.
— Tu aimes les bêtes, Aimé ; c’est comme Philippe ; vous vous entendrez bien ensemble. Veux-tu voir la tannerie ?
— Monsieur Peytieu, dis-je en prenant mon courage à deux mains, j’aimerais vous dire quelque chose, avant.
Il se détourna, au moment de sortir de l’écurie, et me regarda d’un air surpris.
— Eh bien ! mon garçon, je t’écoute.
La tête en feu, la gorge serrée, je cherchais par où commencer cette difficile confession.
M. Peytieu vit mon trouble et vint à mon aide :
— Voyons, fit-il en posant amicalement sa main sur mon épaule, voyons, Aimé, c’est donc bien malaisé à dire ! Est-ce que tu as quelque chose sur la conscience ?
— Oui, Monsieur Peytieu, répondis-je en baissant la tête. J’ai fait un gros chagrin à mon grand-père et à ma mère.
— Et tu voudrais que je leur parle en ta faveur ?
Son ton était plus sérieux mais toujours encourageant.
— Non, merci, ce n’est pas ça. Ils m’ont pardonné. Mais je ne peux pas demeurer chez vous, dans la même chambre que votre garçon, sans que vous sachiez ce que j’ai fait.
Alors, sans rien cacher de ma conduite, bien que le rouge de la honte me brûlât les joues et me fît tenir les yeux baissés, je racontai à M. Peytieu comment, à l’insu de mes parents, j’avais fréquenté le boutiquier, son voisin ; quels propos licencieux il m’avait tenus, quels livres impies il m’avait fait lire ; comment j’avais pris plaisir à me nourrir de ce poison, au point de ne pouvoir m’en passer, même quand la perfidie de Taillard s’était montrée à moi par les discours hypocrites qu’il débitait à mon grand-père.
— Cet homme allait chez vous ? dit M. Peytieu d’un ton grave en m’interrompant.
— Ces derniers temps, il venait tous les dimanches. Ses visites avaient commencé à l’occasion d’une perruque qu’il avait accommodée au grand-père et qu’il s’était arrangé pour rapporter lui-même. Ensuite il est venu payer son lait du mois, et il a su si bien jeter de la poudre aux yeux du grand-père, en se donnant des airs de brave homme, en parlant de religion comme un ministre, en disant que la principauté était le pays du monde le plus paternellement gouverné, qu’il a fini par se faire inviter à souper tous les dimanches et à rester à la veillée.
— Et tu continuais de fréquenter ce misérable qui trompait ton grand-père ? et tu ne disais rien ?
M. Peytieu avait élevé la voix et parlait avec sévérité. Je courbai la tête en répondant :
— Je sais bien que c’était lâche ; j’avais pris Taillard en haine pour son hypocrisie, mais je ne pouvais plus me passer de ses livres ! Il y a plus de deux mois que je n’ai mis les pieds chez lui, ajoutai-je en levant timidement les yeux sur le visage sévère de M. Peytieu. Pendant que j’ai été catéchumène, c’est Olivier qui a mené le lait au Locle. Depuis, je n’ai plus voulu entrer chez Taillard, et c’est hier soir, avant l’incendie, que j’ai tout dit à « nos gens ».
— Pourquoi as-tu tant tardé de faire ta confession ?
— J’avais terriblement « souci » ! répondis-je à voix basse et le cœur gros.
— Tu redoutais la juste colère de tes parents ? et il y avait bien de quoi !
— Oui, j’avais peur de la scène que ça amènerait par chez nous, et puis je renvoyais toujours à cause du grand chagrin que mon grand-père et ma mère en auraient.
— Qu’est-ce qui a fini par te décider à parler ?
— Je n’y pouvais plus tenir ! Être obligé de voir et d’entendre cet hypocrite avec ses belles paroles, ses mensonges, ses mômeries, qui cherchait à emberlicoquer ma mère comme il avait réussi avec le grand-père, ça m’a dégoûté, à la fin ! Est-ce qu’il ne s’est pas mis à venir à l’église à la Sagne, pour se donner des airs de saint ? Il savait pourtant bien comme je le connaissais ! mais il croyait que je n’oserais rien dire, au moins jusqu’à ce que…
Je m’arrêtai, hésitant à révéler, même à un ami comme M. Peytieu, le vrai but des menées de Taillard.
— Jusqu’à quand ?
— Eh bien ! dis-je en me décidant, et le rouge au front, Olivier et moi nous avons bien vu que c’était à ma mère qu’il en voulait, et que s’il avait pu l’avoir, avec le bien qu’elle a de son côté… ! Mais notre mère – et je relevai la tête avec fierté – elle n’est pas faite pour un être pareil ! Aussi bien, merci ! elle ne s’est pas laissé prendre à ses beaux semblants et lui a toujours fait froide mine.
Le visage de M. Peytieu me paraissait moins sévère qu’au commencement de notre entretien.
— Est-ce que Taillard est au courant de tes révélations ?
— Non ; il n’était pas chez nous, hier soir, comme j’avais compté. C’est dommage ! le grand-père se serait « dégonflé » : il lui aurait réglé son compte, et si Taillard avait eu le malheur de se retourner et de lui manquer de respect, nous étions là, Olivier et moi ! tandis qu’à présent, le grand-père voudra aller lui faire une scène tout seul, et alors !… Mon Dieu ! je ne sais que devenir !
Et dans mon angoisse, j’oubliais tout le reste, et ma honte et le mépris que je devais inspirer à l’honnête homme qui venait d’entendre ma confession.
— Pourvu que le grand-père me permette de l’accompagner !
— Ne t’inquiète pas, mon garçon ! me dit M. Peytieu avec une bonté que je n’avais guère méritée et qui me fit venir les larmes aux yeux. Je m’arrangerai pour être là.
Puis me posant ses deux mains sur les épaules, il continua :
— Écoute, Aimé ; tes parents doivent déjà t’avoir fait comprendre toute la gravité de ta faute, et les conséquences qu’elle pourrait avoir pour tout le reste de la vie, si Dieu ne te mettait au cœur un vrai repentir, une horreur salutaire pour le mal auquel tu avais pris goût. Tu aimes ta mère et ton grand-père, grâce à Dieu ! C’est ce qui t’a sauvé ! Mais prends garde ! cela ne suffit pas, et les meilleures résolutions du monde ne sont guère solides, si elles ne s’appuient pas sur quelque chose d’autre. Puisque tu viens de faire ta première communion, tu as appris à qui il faut demander : Ne nous abandonne point dans la tentation, mais délivre-nous du Malin.
Il disait tout cela, non point d’un ton sermonneur, mais avec une bonté si paternelle, que ses paroles allaient droit à mon cœur, pour y réveiller tous les sentiments honnêtes, droits et purs que Taillard avait cherché à y détruire.
Aussi levai-je avec confiance les yeux sur son visage ouvert et bienveillant, quand il ajouta :
— Regarde-moi, Aimé ! je me fie à toi pour ne jamais parler à Philippe de ce que tu as lu et entendu chez le boutiquier. Je le puis, n’est-il pas vrai ?
— Oh ! Monsieur Peytieu, je me couperais plutôt la langue avec les dents, puisque vous voulez bien me permettre de rester chez vous, quand même !
— Bien, mon garçon ! et puisse le bon Dieu t’aider à chasser de ton esprit le souvenir de ces choses honteuses ! À présent, dit-il en sortant de l’écurie où nous étions restés tout le temps de cet entretien, il faut aller voir ce que devient ton grand-père.
— Oui, allons ! dis-je avec inquiétude ; pourvu qu’il ne soit pas déjà parti chez Taillard !
Et c’est bien ce qui était arrivé : Mme Peytieu nous dit que mon grand-père était sorti depuis un bon quart d’heure, disant avoir affaire chez un voisin.
Sans écouter M. Peytieu qui me criait de l’attendre, je me précipitai du côté de la petite maison du perruquier, en clapotant au milieu des flaques, avec les « chauques » qu’on m’avait prêtées.
J’arrivai comme un ouragan devant la porte qui donnait entrée à la cuisine et à la boutique de Taillard, par un corridor étroit. Elle était ouverte ; je m’arrêtai un moment pour reprendre haleine et écouter ce qui se passait dans la boutique.
Contre mon attente le Franc-Comtois parlait du ton le plus tranquille du monde, sans le moindre éclat de voix, en sorte que je ne pouvais comprendre ce qu’il disait.
Il fait patte de velours avant de griffer ! me dis-je avec mépris. Voyons comment va répondre le grand-père. Est-ce que je rêve ? Est-ce que je deviens sourd ? Il me semble que c’est d’une voix faible et cassée que mon aïeul s’exprime ! Point de colère, pas la moindre animation dans ses paroles, dont je ne puis pas plus saisir le sens que de celles de Taillard !
M. Peytieu arrivait ; il vit mon air effaré et me dit à voix basse :
— Tu n’oses pas entrer ? Tu as bien fait de m’attendre.
— Je n’y comprends plus rien, répondis-je en passant la main sur mon front. Écoutez : ils se parlent tranquillement comme deux amis ! Il l’a ensorcelé !
M. Peytieu prêta l’oreille un instant et parut aussi étonné que moi.
— Entrons, dit-il ; il faut savoir ce que tout cela signifie.
Mais il eut beau soulever le loquet : la porte était fermée en dedans, à clef ou au verrou.
— Ah ! ça, voilà qui est louche ! fit-il avec méfiance en heurtant bruyamment de son poing fermé.
— Qui est là ? demanda Taillard sans ouvrir.
— Moi, votre voisin, Jacques Peytieu.
— Qu’est-ce que vous désirez ?
— Je veux voir M. l’ancien Gentil ! s’écria M. Peytieu sans pouvoir contenir son irritation. Depuis quand est-ce que les boutiquiers se tiennent enfermés chez eux comme dans une forteresse ? Allez-vous m’ouvrir oui ou non ?
Et prenant le loquet à deux mains, il se mit à secouer la porte avec violence, pendant que je criais de mon côté :
— Grand-père, ouvrez-nous !
Le verrou fut enfin tiré, mais par Taillard, qui se tint sur la porte en disant d’un ton offensé :
— Est-ce qu’on me prend pour un malfaiteur, qu’on vient faire ainsi l’assaut de ma maison ?
Laissant à M. Peytieu le soin de lui répondre, je le poussai de côté pour aller à mon grand-père, assis dans le fauteuil du perruquier aussi tranquillement que s’il eût été chez un de ses meilleurs amis.
À mon grand effroi, je remarquai qu’il se balançait d’un air somnolent et que son regard terne était fixé dans le vague, comme s’il n’avait pas conscience de ce qui se passait autour de lui.
— Grand-père, m’écriai-je en lui prenant la main, grand-père, qu’est-ce que vous avez ? Êtes-vous malade ?
Sa main était flasque et sans force, et il n’eut pas l’air de m’avoir entendu.
Alors je me tournai, furieux, contre Taillard :
— Qu’avez-vous fait à mon grand-père ? misérable canaille ! Vous me le payerez !
M. Peytieu me retint, sans quoi je sautais à la gorge du Franc-Comtois et je l’étranglais net ! Je me sentais la vigueur d’un géant.
Malgré sa force et son audace, le boutiquier avait reculé ; maintenant, appuyé contre la porte refermée, il me regardait droit dans les yeux d’un air étrange : avec ses noirs sourcils froncés, ses lèvres crispées qui lui découvraient les dents et les gencives, il ressemblait à une bête féroce qui se prépare à bondir sur sa proie.
— Voyez-le ! criai-je à M. Peytieu, qui me contenait ; regardez sa face diabolique ! on a brûlé plus d’un sorcier qui valait mieux que lui ! Regardez-le et regardez mon grand-père : je vous dis qu’il lui a jeté un sort !
Durant cette scène, le vieillard n’avait pas bougé de son siège : on eût dit qu’il dormait les yeux ouverts. M. Peytieu, qui m’avait mené vers lui, le considérait avec attention ; il se tourna brusquement vers le boutiquier :
— Monsieur Taillard, dit-il avec autorité, nous direz-vous ce qui est arrivé dans votre maison à M. Gentil ?
Le Franc-Comtois avait pris un air moqueur ; il haussa les épaules en répliquant :
— Par exemple, est-ce que vous prétendriez me rendre responsable de ce que le vieux bonhomme tombe en enfance ?
M. Peytieu n’eut pas trop de toute sa force pour m’empêcher de m’élancer sur le misérable, à l’ouïe de cette insulte adressée à mon aïeul.
— Calme-toi, mon garçon ! la violence ne servirait à rien, dit-il en me poussant derrière le fauteuil où mon grand-père restait rigide et insensible.
— Tout à l’heure, reprit-il en s’adressant de nouveau à Taillard, M. Gentil était en possession de toutes ses facultés, sain de corps et d’esprit. Nous le retrouvons comme paralysé : comment cela est-il arrivé ? Que s’est-il passé entre vous ?
— Comment cela est arrivé ? Ma foi ! je vous le demande moi-même : M. Gentil a causé fort tranquillement, sans radoter plus qu’à l’ordinaire, jusqu’à votre irruption chez moi. Peut-être est-ce le tapage que vous avez fait à ma porte et la scène de violence de ce jeune drôle qui ont brouillé sa pauvre vieille cervelle ! Quant à ce qui s’est passé entre nous, Monsieur Peytieu, je vous dirai que mes affaires ne vous regardent pas ! Moi, je ne me mêle pas des vôtres ; tâchez d’en faire autant !
Le ton était encore plus insolent que les paroles : M. Peytieu, rouge d’indignation, dut faire un violent effort pour se contenir. Mais il y parvint et me dit en tournant le dos au Franc-Comtois :
— Aimé, viens m’aider ; nous tâcherons d’emmener ton grand-père.
Mais nous ne pûmes venir à bout de le mettre sur ses jambes ; on eût dit que toutes ses articulations étaient condamnées : nous le soulevions tout d’une pièce, sans qu’il parût y prendre garde.
— Il faudra le porter ! dit M. Peytieu tout perplexe, en le reposant sur son siège. Crois-tu pouvoir, Aimé ?
— N’ayez pas peur, lui répondis-je, je suis fort ; allons-nous-en de cette maison maudite !
— Oh ! je ne vous retiens pas ! dit Taillard d’un ton moqueur. Il s’était avancé d’un pas comme pour dégager la porte, et regardait fixement le vieillard, à ce qu’il me parut. Allez ! partez ! ajouta-t-il, avec un geste de la main.
Je ne fis plus attention à lui, parce qu’au même moment, mon grand-père poussait un long soupir, et à mon inexprimable soulagement, se passait la main sur le front, puis regardait autour de lui avec étonnement. Dieu soit loué ! l’intelligence avait reparu dans ses yeux.
M. Peytieu se pencha pour lui prendre la main :
— Cela va mieux, à présent, Monsieur Gentil, dit-il doucement ? Vous avez été pris d’un étourdissement ?
Le vieillard nous regarda l’un après l’autre d’un air surpris :
— Pas seulement ! répondit-il de sa voix ordinaire. Je crois que j’ai tauqué (sommeillé). Mâ, ivoué sin-no ? i ne me rkniosso ra ! (Mais où sommes-nous ? Je ne me reconnais pas !)
Placé devant lui comme j’étais, je lui masquais la vue de Taillard ; sans répondre autrement, je me détournai pour lui montrer du doigt le Franc-Comtois, qui, les bras croisés, s’appuyait nonchalamment contre la paroi, en fixant sur nous le regard perçant de ses yeux noirs.
Ceux du grand-père clignotèrent un moment, comme éblouis par une lumière aveuglante ; mais il fit un violent effort pour les affermir : un éclair brilla sous sa paupière et il se leva tout à coup en étendant la main vers Taillard :
— Je me rappelle ! cet homme, ce serpent, fit-il avec mépris, j’étais venu pour lui faire honte de sa perfidie. Mais ça n’a ni âme, ni conscience, ni honneur, ni rien ! Des êtres pareils, ça ne vaut pas la corde pour les pendre !
Le boutiquier riait d’un rire diabolique, mais on entendait grincer ses dents blanches.
— Allons-nous-en, grand-père ! dis-je avec dégoût. Ne perdez pas vos paroles avec lui : il est possédé du diable !
Et j’emmenai doucement le vieillard dehors, pendant que M. Peytieu se tenait prudemment entre le boutiquier et nous, pour protéger notre retraite.
— Écoutez, Monsieur Taillard, dit-il avant de sortir. On a accusé dans le temps et bien à tort le libraire Girardet d’avoir répandu des livres scandaleux et impies. Peut-être qu’en cherchant bien, il s’en trouverait dans votre boutique ! On aura l’œil sur vous, je vous en préviens. L’« habitation » ne s’accorde aux étrangers qu’à bien plaire et à condition qu’ils se comportent honnêtement. Prenez garde à vos menées !
— Grand merci de l’avertissement, Monsieur le justicier ! fit le Franc-Comtois d’un ton railleur. Mais je ne sais pas en quoi je l’ai mérité. Depuis un an que je suis au Locle, ai-je jamais contrevenu aux lois, refusé de payer mon dû, été à charge à qui que ce soit ? Quant aux livres que vous dites, qu’est-ce qui vous donne le droit de me soupçonner d’en être détenteur et de les répandre dans le public ? On peut chercher tant qu’on voudra, je défie qu’on en trouve de semblables chez moi !
Il avait pris peu à peu un ton si menaçant, que j’eus peur pour M. Peytieu : laissant mon grand-père devant la maison, je rentrai vivement dans le corridor :
— Venez seulement ! dis-je à notre ami qui, le visage empourpré, répondait vertement à Taillard qu’il cachait sans doute trop bien ses ouvrages empoisonnés, pour qu’on pût les découvrir ; – venez seulement ! il sait bien que c’est moi qui vous ai parlé de ses mauvais livres, mais il dira sûrement que j’en ai menti !
— Mon vertueux garçon, fit le boutiquier d’un ton méprisant, ce que je dirai à qui voudra l’entendre, c’est que tu es un imbécile qui as cru voir du mal là où il n’y en avait pas l’ombre ! Qu’est-ce que tu as lu chez moi, quand tu venais m’encoubler dans ma boutique et me faire perdre mon temps ? Pas autre chose que l’Histoire philosophique et politique des établissements européens dans les deux Indes, par Raynal ; les Vies de trois hommes célèbres du XVIIIe siècle, l’Histoire de Charles XII, par M. de Voltaire, les « Mœurs » par Toussaint, tout autant de livres qu’on peut acheter au Verger, chez Samuel Girardet. L’idiot s’est imaginé…
— Venez, Monsieur Peytieu, fis-je en tournant le dos au Franc-Comtois : il dit ce qu’il veut. Parler avec un menteur pareil, c’est perdre son temps !
Taillard se retira dans sa boutique et en ferma violemment la porte.
— Je voudrais bien, dis-je tristement en allant rejoindre mon grand-père qui nous attendait devant la maison, la tête baissée, l’air préoccupé, je voudrais bien qu’il ne m’ait jamais fait lire d’autres livres que ceux-là, et qu’il ne m’ait pas empli la tête de ses méchantes idées.
À QUELQUE chose malheur est bon : l’incendie qui avait privé notre famille de son foyer et en avait dispersé les membres, eut pour moi d’heureuses conséquences. Au moral comme au physique, un changement complet de vie, d’habitudes, d’occupations, de milieu peut contribuer à la guérison d’un malade.
La maison de M. Peytieu était le meilleur asile qu’on eût pu choisir pour moi, dans l’état d’esprit où m’avait mis la funeste influence de Taillard.
Pour m’aider à marcher dans la bonne voie et à repousser les pensées mauvaises qui me hantaient trop souvent, il ne fallait rien moins que la surveillance ferme et pourtant pleine de bonté de l’honnête homme qui nous avait recueillis.
Ce n’est pas de mon pauvre grand-père que j’eusse pu attendre ces précieuses directions : il n’était plus que l’ombre de lui-même. Sa vivacité avait disparu ; il pouvait rester des heures entières silencieux, à regarder dans le vague, le menton appuyé dans sa main. On eût dit que quelque ressort s’était cassé ou détendu en lui. Ce n’est pas que ses facultés eussent baissé : quand on réussissait à le sortir de ses préoccupations, il causait avec autant de sens et de jugement que par le passé, mais sans prendre grand intérêt à rien. La politique elle-même n’avait plus le pouvoir de le passionner.
M. Peytieu ou sa mère pouvaient lire les gazettes à haute voix sans qu’il manifestât son indignation contre les changements qui s’accomplissaient en France. Il était rare qu’il fît suivre cette lecture de quelque réflexion, à moins qu’une discussion ne s’engageât à ce sujet entre ses deux hôtes, discussion tout amicale, sans doute, et toujours respectueuse de la part du fils envers sa mère. Comme M. Peytieu différait parfois de sentiments avec celle-ci, et que mon grand-père était plutôt de l’opinion de la mère que de celle du fils, il se laissait parfois entraîner à dire son mot dans le débat.
Je soupçonne même M. Peytieu d’avoir provoqué plus d’une fois ces innocentes joûtes de paroles dans le seul but de réveiller l’esprit engourdi de son vieil ami.
C’était un homme instruit que M. Peytieu ; il y avait profit à l’entendre parler de toutes choses. Il connaissait, par exemple, toute l’histoire de cette France qui avait été le pays de ses ancêtres, et d’où son grand-père avait été chassé par la persécution religieuse. Ce n’est pas étonnant qu’il suivît avec le plus grand intérêt les événements qui commençaient alors à changer la face des choses dans le vieux royaume, et qu’il vît tout cela d’un autre œil que mon grand-père et que Mme Peytieu, appartenant tous deux à la vieille génération et à la race neuchâteloise.
Quand ceux-ci s’élevaient contre les niveleurs de l’Assemblée nationale, qui se mettaient à la place du roi et de ses ministres pour élaborer une constitution établissant l’égalité entre tous les Français, M. Peytieu hochait la tête et disait tranquillement :
— Ceux qui ont souffert dans leurs personnes, dans leurs biens, dans leur liberté, dans l’exercice de leur culte, de l’inégalité entre les enfants d’un même pays, ceux-là et leurs fils ne peuvent pas crier à l’abomination, quand ils voient remplacer les vieux abus par des déclarations comme celle-ci :
« La loi est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus ou de leurs talents[4].
— Oui, oui, le papier se laisse écrire ! disait sa mère d’un air incrédule. Toutes ces belles paroles, c’est pour jeter de la poudre aux yeux des gens. Moi, je te dis, Jacques, que tous ces beaux parleurs de l’Assemblée nationale voudraient faire avec le roi et les nobles, comme notre gros matou quand il chasse le spitz à coups de griffes de dessus le câchet pour s’y fourrer à sa place : ôte-toi de là que je m’y mette ! Et puis, dire que tous les citoyens – un nouveau mot qu’ils ont inventé – sont égaux et peuvent être nommés à tous les emplois, ça n’a pas le sens commun ! Un rien-qui-vaille, sans un crutz dans la poche, sans un bout de pré au soleil, l’égal d’un homme établi et considéré comme toi ! Par exemple, une supposition : si le Locle était en France – et le bon Dieu nous en garde ! – ce « gouttier » de Félix-Henri Véron qui ne fait que courir les foires avec les paniers que ses enfants fabriquent, et qui en boit l’argent, serait ton égal, l’égal de M. l’ancien Perrelet, de M. le maire Vuagneux, de M. le lieutenant Huguenin, de M. le ministre ? On pourrait le nommer à tous ces emplois ? Pourquoi pas conseiller d’État, gouverneur ?
— Remarquez, ma mère, répondait M. Peytieu sans s’exciter comme elle, que l’article en question a soin d’ajouter : « … selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus ou de leurs talents. »
— Oui, oui, Jacques, tu as beau dire ! à propos de vertus, on en dit de belles, dans les gazettes, sur celles d’un des plus grands braillards de cette Assemblée nationale, sur ce fameux Mirabeau !
Quelques jours auparavant, mon grand-père se fût jeté avec ardeur dans la mêlée. Maintenant il se contentait d’approuver de la tête les arguments de sa vieille amie, et de lancer par ci par là, à l’adresse des novateurs, l’épithète de casroûd (coquin) et de quenaie (canaille).
L’enquête commencée à Entre-deux-Monts au sujet de l’incendie avait été continuée à l’hôtel-de-ville de la Sagne. Mais en dépit de l’auguste cérémonial de cette audience de justice, en dépit de la présence de M. le maire Abram Huguenin siégeant dans son fauteuil comme un roi sur son trône, on n’y découvrit rien de plus, quant aux causes du sinistre, que dans la petite chambre du boisselier de la Baume. Pour mon compte je ne fis que répéter ma déposition au sujet du passant attardé et mystérieux, mais en gardant pour moi mes soupçons.
Le père Fleischmann appelé comme témoin avec tous nos voisins du hameau, raconta comme moi qu’il n’avait jamais entendu ses chiens hurler d’une façon aussi lamentable et qu’il avait envoyé son fils Jacob dehors pour les faire taire.
— Yakob il a schlagué les giens avec un trique ; mais c’était rien d’avance ! Tute suite ils ont r’hurlé pire qu’avant ! La Régoula – c’être mon femme – il a dire : — Pour sûr y a du tiaple ! je pense, un sorcière être allée au sabbat hier, samstig, et revenir sur son balai un nuit trop tard ! Les femmes, vous savez, Monsieur le maire, y dire gomme ça des choses ! le mien, surtout ; mais qué ! y vient du Guggisberg : les gens c’être pêtes, là, mein Gott ! mein Gott !
Moi, chai dire : Pêtise ! y a un malheur, sûr ! chai mettre mes bottes, chai aller vers Yakob devant la maison : on voyait rien, tous les côtés. Le lune y glairait des moments, puis y se cachait derrière les nuaches. Yakob y me dire gomme ça : « Tu sentir pas quéque chose, Vater ? »
Moi, che renifler : — ia, miseele ! ça sentir le brûlon ! et tute suite après, voilà qu’on entendre crier : Au feu ! au feu ! du côté de chez l’Ancien Taniel.
Les seaux, schnell, schnell ! che dire à Yakob ; moi che prendre le crochet du feu et nous courir toutes nos chambes, grand galop ! Mais va te promener ! le maison y fricassait déjà partout, partout ! et le cuve il être tout gelée ! C’était fertik !
Bien qu’Abram Touchon, le boisselier, fût notre plus proche voisin, sa déposition n’apprit rien de plus à la justice que celle du rigot. N’étant pas sorti de toute cette soirée du dimanche qu’il avait passée en famille, il n’avait ni vu ni entendu l’homme dont j’avais remarqué les allures suspectes.
En résumé, comme beaucoup d’autres enquêtes, celle-là ne fut qu’une simple formalité qui ne produisit aucun résultat. Elle n’eut d’autre avantage que de réunir pour une journée les membres dispersés de notre famille.
Olivier et ma mère furent frappés du changement survenu en si peu de temps chez le grand-père, et m’interrogèrent en particulier à ce sujet.
— C’est depuis sa visite à Taillard qu’il est dans cet état, répondis-je. Et une chose qui me tracasse, c’est qu’on ne peut pas savoir ce qui s’est passé entre eux avant notre entrée dans la boutique. Le grand-père dit qu’il ne se souvient de rien ; qu’il doit s’être endormi presque en arrivant. Est-ce que c’est naturel ? On ne m’ôtera pas de l’idée que ce chenapan lui a jeté un sort.
Ma mère réfléchissait.
— Par exemple, Aimé, est-ce que tu crois à des bêtises pareilles ? me dit Olivier d’un ton de reproche indigné. C’est bon pour la mère Fleischmann et les Allemands du Guggisberg !
— Tu as beau dire, Olivier ! si tu avais vu comme moi le grand-père, aussi raide dans ce fauteuil qu’un homme gelé, les yeux grands ouverts, sans pourtant voir ni entendre, tu croirais aussi qu’il y a du louche là-dedans.
— N’avait-il rien eu un petit coup de sang ? demanda ma mère.
— Ce n’est pas mon idée. Pourquoi est-ce qu’il parlait d’une si drôle de voix quand je suis arrivé derrière la porte ? Et comment ça se fait-il qu’il se rappelle rien de rien ?
— Peut-être qu’il commençait à avoir des étours, dit mon frère. Alors qu’est-ce qui l’a réveillé ? De lui parler ? de le secouer, quoi ?
— Non, c’est venu tout seul. Attendez-voir : à présent que j’y pense, il a commencé à remuer et a fait une longue soufflée, juste quand Taillard nous disait : « Allez, partez ! »
— Eh bien ! fit Olivier se refusant toujours à voir là-dedans quelque chose de surnaturel, eh bien ! c’est d’entendre dire ça un peu « fort » que le sentiment lui est revenu.
Je haussai les épaules.
— Nous avions parlé bien plus fort, avant, pardi ! dis-je impatienté de son incrédulité. Nous l’avions levé tout d’un bloc, puis reposé dans son fauteuil. Je lui avais secoué la main, crié dans les oreilles… Est-ce que tout cela ne l’aurait pas fait revenir ? Non, je vous dis qu’il y a du diabolique là-dedans : quand le grand-père s’est réveillé et qu’il a vu Taillard lui planter des yeux qui brillaient comme des braises, il fallait voir comme les siens avaient de la peine à se tenir ouverts ! On aurait dit qu’il regardait le soleil, au lieu de fixer ce gueux ! Pourtant, est-ce qu’on l’a jamais vu baisser les yeux devant personne ?
— Mais n’as-tu pas dit, reprit Olivier qui ne voulait pas se laisser convaincre, qu’il avait fini par se « dégonfler » et par dire son affaire à l’autre ?
— Sans doute, mais seulement une demi-douzaine de mots. Et tout de suite après, il était tout badge (abattu) et n’a fait depuis lors que « creuser des sabots » (songer, rêvasser). Mais, continuai-je avec résolution, il faut que je « l’entreprenne » une tonne fois par rapport à ce mauvais gueux, pour qu’on sache à quoi s’en tenir ! Taillard m’a fait assez de mal, à moi, pour que je tâche de l’empêcher d’en faire au grand-père.
Voyez-vous, on dira ce qu’on voudra des gens qui croient aux sorts et à ceux qui les jettent ! moi aussi, je m’en suis moqué dans le temps ; mais quand on voit des choses comme celles-là… !
Jusque-là ma mère s’était bornée à nous écouter. Elle prit alors la parole pour me dire d’un ton grave :
— Écoute, Aimé ; ne te fais pas des idées pareilles ! C’est contraire au bon sens et à la religion. Moi, je trouve tout naturel qu’un homme de quatre-vingts ans se ressente d’une secousse comme celle de l’incendie. Et puis, ce n’est pas pour revenir sur ce qui est passé, Aimé, – continua-t-elle plus bas en me mettant la main sur l’épaule, – mais afin de te faire comprendre qu’il ne faut pas chercher de l’extraordinaire pour expliquer l’état du grand-père ; mets-toi à sa place : un chagrin du cœur, cela vous fait plus de mal que tout au monde, quand il vous vient de ceux qu’on aime le plus. Crois-moi, Aimé, ne le tourmente pas au sujet de cet homme. Mieux vaut chercher à lui faire oublier tous ces vilains souvenirs à force d’affection et de prévenances.
Ces sages et bonnes paroles maternelles m’émurent profondément, sans toutefois ébranler ma conviction quant à l’influence surnaturelle de Taillard sur mon aïeul. Cependant je promis de ne pas troubler l’esprit de celui-ci par mes questions à ce sujet.
Nous nous étions rendus au plaid, conduits par la Brune, dans le traîneau de M. Peytieu. Olivier était venu nous prendre à la Jaluze et ma mère nous attendait à la Baume. Au retour, par cette belle après-midi qui faisait presque croire au printemps, bien qu’on ne fût qu’à la fin de janvier, nous avions espéré voir le grand-père se dérider ; mais il demeurait silencieux et regardait droit devant lui en écoutant sa belle-fille, qui, pour le distraire de ses préoccupations, lui parlait de l’oncle Nicolet qui perdait la vue, mais non sa bonne humeur, et de sa pauvre femme paralysée, supportant sans se plaindre l’épreuve que le Ciel lui avait imposée.
— Poûré dja ! (pauvres gens !) c’était tout ce qu’il disait, puis il retombait dans sa somnolence.
— Vous devriez venir les voir quelquefois, ça leur ferait plaisir, et à vous, grand-père, ça vous passerait le temps.
Il se contenta de hocher la tête, comme s’il eût trouvé la chose d’une exécution difficile et que trois quarts d’heure de chemin lui eussent paru un long voyage, à lui qui, jusque-là, était encore presque aussi bon marcheur que ses petits-fils.
Comme c’était moi qui tenais les rênes, je dis à ma mère, au moment de descendre sur Entre-deux-Monts :
— Je vous ramènerai jusqu’aux Trembles ; nous avons le temps de tourner par là. Le grand-père pourra entrer chez l’oncle pour dire un petit bonjour. Qué vous, grand-père ?
— Se vo volî. (Si vous voulez.)
Du sommet du « Communal » de la Sagne où se font les exercices de la milice, la pente est raide du côté d’Entre-deux-Monts, qui, vu de là-haut, ressemble à un entonnoir dont l’étroit défilé de la Combe-Girard serait le tuyau d’écoulement.
En descendant au grand trot le chemin qui coupe la rampe en écharpe, à travers les sapins, nous avions de temps à autre une échappée sur le petit vallon tranquille d’où l’incendie nous avait exilés.
Sans nous communiquer nos impressions, nous regardions tristement et comme à la dérobée ces lieux familiers. Pour mon compte, je me faisais d’amers reproches d’avoir souhaité les quitter pour courir le monde.
Chose curieuse, le grand-père qui, le matin, avait traversé Entre-deux-Monts sans manifester ni émotion, ni intérêt, qui avait même passé avec indifférence à côté des décombres de sa maison, sortit alors insensiblement de sa torpeur. Comme si tous nos regards dirigés du même côté eussent attiré invinciblement les siens, il se mit à regarder aussi à sa gauche pour guetter entre les troncs des sapins les apparitions du vallon, où la maison incendiée formait au milieu de la neige une grande tache noire, accompagnée du squelette carbonisé de notre vieil alisier.
Quand tout cela eut disparu, à mesure que nous poursuivions notre route dans la direction des Trembles, le vieillard poussa un gros soupir.
— Grand-père, s’empressa de dire sa belle-fille pour ne pas le laisser s’absorber de nouveau dans ses rêveries, – avant deux mois on pourra se mettre à déblayer ; qu’en pensez-vous ?
Il hocha la tête d’un air de doute, en parcourant du regard les prés et les pâturages encore recouverts d’un épais tapis de neige.
— J’ai « à l’idée » que le printemps viendra de bonne heure, continua ma mère ; l’oncle Nicolet, qui a fait ses remarques, dit la même chose.
— Justin Mathey, de « sur » les Monts du Locle, a trouvé deux morilles dimanche matin ! déclara Olivier pour appuyer l’opinion maternelle et les remarques météorologiques de l’oncle des Trembles. Je les ai vues chez le cousin JeanRichard.
— D’ailleurs, fis-je à mon tour, on peut commencer à déblayer, quand même il y aurait encore de la neige. Ce serait toujours autant de fait ; et on trouverait plus facilement du « monde » avant les labours.
À mesure que chacun disait son mot, faisant pour ainsi dire renaître la vieille maison de ses cendres, l’œil du grand-père s’animait, il reprenait intérêt à la vie, et quand ma mère eut ajouté que, moyennant un été sec, la maison pourrait être « sous toit » avant l’automne et habitable pour l’hiver suivant, le vieillard, à notre grande satisfaction, se mit à discuter les mérites comparatifs des maîtres maçons, André Perrenoud, de la Sagne, et Abram Robert, du Locle.
Puis ce fut le tour des charpentiers : quelle chance que le grand-père en connût un nombre si respectable dans les environs, y compris ceux des Éplatures et de la Chaux-du-Milieu ! J’en bénissais le Ciel, à mesure qu’il en dévidait la kyrielle avec tous leurs défauts et qualités respectifs ! Il y en eut pour le tenir en haleine jusqu’aux Trembles, et il n’avait pas fini quand j’arrêtai la Brune devant la vieille maison basse de l’oncle Nicolet, abritée au nord par sa rangée d’alisiers.
QUAND Mme Peytieu m’avait fait l’éloge de Philippe, je n’avais pu m’empêcher de penser qu’il fallait en rabattre quelque peu. – On sait bien, me disais-je, qu’une grand-mère tient toujours son petit-fils pour une perfection ! c’est tout naturel !
Eh bien ! non : la bonne dame n’avait rien dit de trop : Philippe Peytieu était le plus gai, le plus franc garçon du monde, vif comme une poignée de mouches, et le cœur sur la main. Il tenait de son père et de sa grand’mère.
Dès le premier soir, il m’avait traité en vieil ami. Pourtant, à côté de ce beau garçon, leste et dégagé, à l’air ouvert, qui avait sans cesse aux lèvres un sourire, une chanson ou un gai propos, je devais avoir la mine gauche et lourde d’un ours mal apprivoisé.
En disant que j’avais quelque chose de son petit-fils, Mme Peytieu m’avait fait un compliment que je ne méritais ni au physique ni au moral. Sans doute Philippe était de ma taille, mais il paraissait plus grand, parce qu’il était élancé et souple comme Olivier, tandis que j’étais épais, lourd, carré ; ses beaux cheveux noirs et bouclés, rejetés en arrière, découvraient son grand front intelligent, au lieu de le cacher comme faisaient les miens. Toute sa physionomie resplendissait de vie et d’expansion, depuis ses yeux bruns, pétillants, à ses joues florissantes de santé, et à sa bouche aux lèvres richement colorées.
Quant à moi, j’étais plutôt d’une nature réservée, – ce qui ne préserve pas toujours du danger de mal placer son affection et sa confiance ; j’en avais fait l’expérience à mes dépens ; – et la honte que me causait ma conduite récente n’était pas faite pour donner à mes traits naturellement froids une expression enjouée et pour me faire perdre l’habitude de contracter les sourcils et de plisser le front.
Quelqu’un a dit que nous avons la figure que nous méritons ; ce mot si juste dans un certain sens, l’était pour moi, surtout, depuis mes malheureuses relations avec le boutiquier.
Si quelque chose pouvait contribuer à modifier d’une manière avantageuse mon extérieur de rustaud, à égayer mon visage maussade, c’était bien, outre l’influence bienfaisante de M. Peytieu et de sa digne mère, l’exemple et le commerce de ce jovial compagnon de Philippe !
Le soir, quand il arrivait de son travail, gai comme un pinson, on aurait dit qu’un rayon de soleil, une bouffée de chaleur entraient avec lui, éclairant, réchauffant, égayant toute la maison.
— Salut et fraternité ! comme disent nos bons voisins d’Outre-Doubs en s’assommant à coups de trique ! Eh bien ! Aimé, ça marche, le métier de tanneur ? Vrai, je ne suis pas jaloux : j’aime mieux la montre, ô gué ! j’aime mieux la montre ! Ton frère est dans les mêmes principes ; en voilà un qui a du bouss ! et quel bûcheur, cet Olivier ! Jamais le patron n’a eu un pommeau de ce calibre ! Je parie que c’est vous, Monsieur Gentil, qui lui avez appris à limer plat et à tourner rond !
Le grand-père souriait avec satisfaction :
— À limer, à forger, oui ; mais pas à tourner.
— Alors il faut croire qu’il a ça de nature, au bout des doigts, comme les cabris qui savent sauter sur leurs pattes quasi en venant au monde ! Ce n’est pas comme moi ; il m’a fallu tourner des cuvrots huit jours durant, pour commencer : pourtant, je ne me croyais pas plus bête qu’un autre.
— Peut-être bien, dit M. Peytieu d’un ton de bonhomie narquoise, peut-être bien qu’Olivier Gentil manie un peu moins la langue que certain garçon de ma connaissance, hein ?
— Ça, c’est un fait ! avoua franchement Philippe. Il la garde joliment dans sa poche, sa langue !
Comme cette remarque avait l’air d’une critique, je dis un peu vertement, à mon tour :
— Ce qui n’empêche qu’il saura la dégainer à propos, va seulement !
Philippe se mit à rire :
— Je crois bien ! et pour vous river proprement votre clou ! C’est ce qu’il a fait pas plus tard qu’aujourd’hui avec Justin Mathey de « sur les Monts » qui cherchait à lui faire avaler des couleuvres…
— Par exemple, se récria Mme Peytieu scandalisée, est-ce que M. JeanRichard vous laisse perdre votre temps à bafouiller, à dire des bêtises ?
— Oh ! vous savez, grand’mère : quand le chat est loin, les souris dansent ! De temps en temps ça fait du bien de se dégourdir les jambes et la langue ! Le patron n’est pas toujours là. Justement il venait de sortir, quand Justin Mathey se met à dire, en faisant faire un demi-tour à sa chaise :
— Imaginez-vous voir qu’on a pêché l’autre jour dans le Bied…
— Le vieux chapeau à Félix Henri ! que je dis.
— Les quatre petits de notre chatte, que ma mère trouvait de trop dans la maison ! fit à son tour Louis Dubois ; c’est moi qui…
— Vous n’y êtes pas ! si vous me laissiez parler, vous sauriez déjà que c’est une chose comme on n’avait jamais vu…
— Ni ne verra jamais !
— Justement : une grenouille…
— La belle affaire ! crions-nous tous ensemble, excepté Olivier qui ne levait pas le nez de dessus son ouvrage.
— Attendez-voir ! crie Justin Mathey en edjvatant (se trémoussant) sur sa chaise. Quand je vous dis que je n’ai pas fini ! Une grenouille avec une queue de lézard et des cornes comme un niton (escargot) !
— Farceur, va ! Est-ce qu’elle n’avait pas un bec de canard ?
— Des ailes de chauve-souris ?
— Montre-la ; où est-elle ta bête miraculeuse ?
— Ah ! voilà, c’est qu’elle est à Neuchâtel, à présent ; un savant de la ville, qui connaît toutes les bêtes de la création, l’a déchicotée et empaillée et il a dit… Gage que tu ne sais pas ce qu’il a dit, Olivier ?
— Va toujours ! a fait Olivier en haussant les épaules, et continuant à « pivoter ».
Nous commencions à voir que c’était à lui que Mathey voulait jouer un tour, en lui faisant avaler son histoire ; nous le laissions dire.
Moi je pensais : Attends seulement : tu te crois plus rusé que lui, mais tu pourrais bien « avoir » sur les doigts !
Le farceur continua en clignant de l’œil de notre côté :
— Des créatures pareilles, que le savant a dit, ça ne peut venir que d’endroits sauvages et reculés ! Ça m’étonne qu’on l’ait pêchée au Locle. Est-ce qu’il n’y a pas des ruisseaux – vous comprenez que les savants ne disent pas « des bieds » – qui viennent se jeter dans celui du Locle ?
— Sans doute ! qu’on lui a répondu ; il y a ceux de la Molière, de la Jaluze, de la Combe des-Enfers…
— Ah ! – qu’il a fait ; – de la Combe-des-Enfers !
— Il y a encore celui de la Combe-Girard qui descend des Entre-deux-Monts.
— Bon ! nous y sommes ! je connais l’endroit : un curieux trou. La bête ne peut venir que de là !
Et il paraît qu’il a mis à côté de la grenouille une étiquette avec un nom terriblement savant et celui d’Entre-deux-Monts.
— C’est dommage ! a dit Olivier tranquillement, en faisant toujours aller son archet : il faudra que le savant change un peu son étiquette. Pour faire pousser la queue et les cornes aux grenouilles, il n’y a rien de tel que le sec. C’est sur les Monts qu’elles les ont le plus longues, et la langue aussi !
Il fallait voir la mine déconfite de ce méchant farceur de Mathey, quand il a reçu la monnaie de sa pièce et qu’il nous a vus éclater de rire en lui disant : Attrape l’atout ! – À bon chat bon rat ! – Ça te vient joliment !
— Tout de même, dit Mme Peytieu en hochant la tête d’un air mécontent, tous ces apprentifs, vous ne vous faites pas du bien, ensemble !
Peut-être que si nous n’avions pas été présents, Philippe et moi, M. Peytieu aurait répondu que ce n’était pas la faute de l’horlogerie, si les apprentis employaient leur esprit et leur temps à se faire des niches et à imaginer des contes stupides, pour mystifier les nouveaux venus.
C’était du moins ce que je croyais lire sur ses traits. Cependant il dit à son fils sur le ton de la remontrance :
— Que vous ayez besoin de temps en temps, comme tu dis, Philippe, de vous dégourdir la langue, cela se comprend ; mais est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de le faire et d’être gai, sans dire des bêtises pareilles et sans offenser la vérité ? Je pense bien que ce n’est pas toujours Justin Mathey qui commence !
Philippe se frotta l’oreille d’un air contrit :
— Pour ça, c’est vrai, père : on ne vaut pas mieux les uns que les autres.
Ce que j’admirais chez Philippe, c’est qu’il reconnaissait toujours franchement ses torts, et ne prenait pas une figure maussade quand il était réprimandé. Mais ce qui valait mieux encore, c’est qu’il ne s’en tenait pas là, comme font beaucoup de gens, mais prenait à cœur de se corriger du défaut qu’on lui avait signalé.
En cela, comme en bien des choses, j’avais grandement à apprendre de lui.
— Tu devrais bien, lui dis-je en soupirant, quand nous allâmes nous coucher, ce soir-là, tu devrais bien me donner ton secret, Philippe !
— Mon secret, Aimé ? Sur quoi, pourquoi ? Est-ce que je suis un garçon à secrets ? Par exemple, est-ce que tu me prends pour un magicien, pour un mège à onguents ?
Et Philippe se mit à rire de bon cœur en me posant les mains sur les épaules et me regardant droit dans les yeux.
— Quelle mine sérieuse ! continua-t-il en voyant qu’il ne parvenait pas à me dérider. Voyons, Aimé, qu’est-ce qui cloche ? Qu’est-ce qui croche ? Une roue qui tourne « mal rond » ? Un engrenage trop fort, trop faible ?
— Dis-moi voir comment tu fais pour ne pas te vexer quand on te trouve à redire. Moi, vois-tu, j’ai beau sentir qu’on a raison et que je suis dans mon tort, je ne peux pas m’empêcher de faire une longue mine ! Bienheureux quand je ne « marronne » pas…, pour m’en mordre la langue après !
Philippe s’était assis sur son lit et me regardait avec attention.
— Eh bien ! Aimé, dit-il sérieusement, je te crois en bon chemin de te corriger de cette habitude : la preuve, c’est que tu es fâché de l’avoir et que tu le dis. Pour moi, je n’ai pas grand mérite à ne pas bouder, quand mon père me reprend. D’abord, c’est mon père ! Qui est-ce qui vous aime davantage au monde que votre père, si ce n’est votre mère, quand vous l’avez encore, ou votre grand’mère, quand elle la remplace ? Je sais bien que ce n’est pas pour le plaisir de me morigéner, que l’un ou l’autre me dit : — Prends garde à toi, Philippe ! tu enfiles un mauvais chemin ! Ne fais pas ceci, ne dis pas cela ! Non, je sais qu’ils ne parlent de cette manière que parce qu’ils m’aiment et qu’ils y voient plus clair que moi. Si c’est là ce que tu appelles mon secret, Aimé, je te le donne gratis : il ne m’a rien coûté, à moi !
J’écoutais le brave garçon en me disant combien il valait mieux que moi.
— Il y a encore une chose, fit-il après avoir réfléchi un moment, que je voulais dire pour prouver que je n’ai pas lieu de me rengorger, si je ne fais pas « la mine » en recevant une semonce. Chacun a sa nature : je ne suis chatouilleux que pour le rire, moi ! Il y en a que c’est le contraire ; un rien les vexe ; ils crient pour une piqûre d’épingle comme pour un coup de couteau. Ceux-là, quand ils arrivent à se dominer, à la bonne heure ; il y a du mérite ! Un exemple, Aimé : Louis Dubois te ressemble passablement ; les premiers temps de son apprentissage, – c’est lui qui me l’a raconté, parce qu’il a commencé avant moi, – quand il avait estropié, cassé ou perdu quelque pièce et que M. JeanRichard lui disait « un mot », il se fâchait tout rouge, mais comme il ne s’agit pas de « répondre » au patron, il se « dégonflait » en poussant ses outils à droite et à gauche et en faisant une mine à faire « trancher » le lait. Eh bien ! à présent, s’il lui arrive un « guignon », il recommence son ouvrage comme si de rien n’était, quand même le patron lui a donné ce que nous appelons une « sautée » ! Pourtant mon père ne t’en donne pas, lui, des sautées, hein ? Ça m’étonnerait !
— Oh ! non ; il ne me dit jamais que deux ou trois mots, sans se fâcher, quand une chose ne va pas. Et voilà justement pourquoi je sens bien que c’est une honte à moi de ne pas lui dire tout de suite merci, au lieu de me « monter » comme si on me faisait bien du mal.
— Ça viendra tout doucement, Aimé ; ne perds pas courage ! Quand on reconnaît ses torts et qu’on en est triste, la bonne moitié de la besogne est faite ! C’est ma grand’mère qui le dit, et elle s’y entend.
L’ouvrage que j’avais à faire chez M. Peytieu n’était pourtant ni pénible, ni difficile à comprendre et à exécuter. Outre les soins à donner au bétail et dont j’avais demandé à me charger, je devais charrier des écorces non loin de là, aux Pilons, et les ramener moulues pour les besoins de la tannerie. Entre temps, je donnais un coup de main aux ouvriers, sous la direction de M. Peytieu qui travaillait avec eux du matin au soir. La force et la bonne volonté ne me manquaient pas ; mais j’avais souvent des distractions ; je tombais dans une rêverie au moment le plus inopportun. Si M. Peytieu était présent, il m’avertissait charitablement d’un mot, d’un geste amical ; mais les ouvriers, eux, n’y mettaient pas tant de façons : ils m’interpellaient rudement ou se moquaient de moi, en me demandant si je voyageais dans la lune ou dans les parages d’Entre-deux-Monts.
Susceptible comme j’étais, il n’en fallait pas davantage pour me mettre en colère, et me faire lâcher en réponse quelqu’un des gros mots dont j’étais coutumier. C’est une de ces habitudes qu’on ne perd pas de si vite ! Que M. Peytieu survînt alors et mît fin à l’altercation en faisant une remontrance aux ouvriers et me réprimandant moi-même pour mes propos grossiers, l’excitation du moment me faisait écouter la répréhension d’un air bourru et rancuneux.
L’instant d’après, je m’en faisais les plus amers reproches, mais retenu par ce mauvais sentiment qu’on a bien raison d’appeler « fausse-honte » et qui n’est, après tout, que de l’orgueil, je me renfermais en moi-même, au lieu de reconnaître franchement mes torts et de m’en humilier devant le digne homme qui ne voulait que mon bien.
D’où provenaient les préoccupations, les rêveries qui m’absorbaient si fréquemment et me faisaient négliger mon travail ?
Ce n’était pas que l’état de mon grand-père m’inspirât plus aucune inquiétude : depuis que nous avions parlé en famille de la reconstruction de notre maison, le vieillard avait repris tout son entrain, et s’occupait activement des préparatifs nécessaires. Aussi le voyait-on rarement à la Jaluze durant la journée, pour peu qu’il fît un temps sortable. Quelques-uns de nos voisins d’Entre-deux-Monts, – Jacob Fleischmann était du nombre, – ayant offert de déblayer les décombres de la maison incendiée, à temps perdu, le grand-père s’en allait fréquemment examiner à quoi en était la besogne.
De là, il poussait ordinairement jusqu’aux Trembles, où il restait toute la journée, à moins qu’il ne parcourût les environs pour prendre des arrangements avec quelque charpentier de sa connaissance, ou faire des achats de planches sèches, la provision qu’il tenait toujours en réserve sous le pont de grange, ayant été à moitié brûlée.
Pour s’en procurer d’autres, il n’avait pas à courir les scieries des vallées du Locle et de la Sagne : chacune de ses connaissances des quartiers voisins d’Entre-deux-Monts, depuis les Trembles, les Bressels, les Bénéciardes, jusqu’aux Roulets, lui céda de grand cœur, vu les circonstances, une partie des planches que tout propriétaire prévoyant emmagasine dans son charti (remise) pour les réparations à faire à sa maison.
Il y avait aussi à marquer et à abattre le bois nécessaire pour les poutraisons. En pareille occurrence, la Commune le fournissait gratuitement à ses ressortissants, qui pouvaient le prendre dans les forêts du pâturage communal.
Toutes ces courses, ces préparatifs pour faire renaître de ses cendres la vieille demeure d’Entre-deux-Monts, tenaient le grand-père en haleine et avaient réveillé son ancienne activité et sa bonne humeur. Chaque soir, en rentrant tout guilleret chez M. Peytieu, il s’entretenait avec ses hôtes et avec moi de l’emploi de sa journée. Son esprit avait repris toute sa vivacité : aussi la lecture des gazettes qui se faisait en famille chez M. Peytieu, fournissait-elle au grand-père de nombreuses occasions de manifester son antipathie pour la politique et pour les rénitents qui se regimbent contre les puissances établies. Bref, il paraissait complètement délivré de l’influence funeste qui, pendant quelques jours, l’avait rendu si différent de lui-même, et que j’attribuais au pouvoir diabolique de Taillard. Chose curieuse, le vieillard ne parlait pas plus du boutiquier, que s’ils n’avaient jamais eu de rapports ensemble. On eût dit qu’il avait oublié jusqu’à la confession de ma faute, car jamais non plus il n’y fit allusion.
Ce silence n’était-il qu’une preuve touchante et délicate de son affection envers moi ? L’aïeul voulait-il prouver ainsi à son petit-fils qu’il lui avait complètement pardonné ? Ou bien les secousses répétées qu’avait subies son cerveau, n’auraient-elles point effacé plus ou moins de sa mémoire affaiblie d’octogénaire le souvenir de certains faits récents ?
Quoi qu’il en soit, je n’avais pas lieu d’être inquiet du côté de mon grand-père. Les préoccupations qui m’absorbaient souvent pendant mon travail venaient d’ailleurs.
Bien que personne ne me fit jamais le moindre reproche sur ma conduite passée, le souvenir n’en restait pas moins amer au fond de mon esprit, et inséparable de ma haine pour le Franc-Comtois.
Je n’oubliais pas non plus pourquoi j’avais voulu vivre près de cet être détesté, à qui j’attribuais, sans preuves matérielles, il est vrai, l’incendie de notre demeure. Le moyen d’arriver à mon but, la découverte de ces preuves, tel était l’objet de mes préoccupations incessantes et le secret de mes distractions. Comment y parvenir, n’ayant plus de relations avec le boutiquier. J’avais beau demeurer à un jet de pierre de chez lui, cela ne m’avançait pas à grand’chose, si ce n’est à m’empêcher d’oublier.
La vue journalière de cette petite maison, avec son charti sur le derrière, où j’avais si souvent caché la Brune et son attelage, était pour moi comme un reproche continuel, comme un témoin accusateur.
Et cependant j’avais souvent les yeux tournés de ce côté, cherchant à épier Taillard, et espérant toujours – espoir chimérique – que quelque hasard favorable viendrait à mon aide pour le confondre et prouver sa culpabilité.
Quand je passais devant sa maison en allant faire piler l’écorce, il m’arrivait parfois de le voir derrière les vitres de sa boutique, ou même de plus près, sur le seuil de sa porte. Nos regards se croisaient alors comme deux lames d’épée ; la vue du sourire sardonique du boutiquier me faisait bouillonner le sang, et je sentais combien il me serait difficile de venir à bout d’un pareil antagoniste.
Si seulement j’avais eu quelque secours à attendre d’un de mes alentours, quelque confident avec qui m’entretenir de la tâche que je m’étais donnée, et des moyens d’y parvenir !
Mais j’avais promis à ma mère de ne plus parler de Taillard au grand-père, et je sentais d’ailleurs combien il eût été cruel de rappeler au vieillard les tristes faits qu’il paraissait avoir oubliés en partie. Il ne fallait pas songer davantage au concours de Philippe Peytieu : j’avais donné ma parole de ne jamais le mettre au courant de mes relations avec le Franc-Comtois.
À plus d’une reprise, je fus sur le point de confier à M. Peytieu les raisons que j’avais de soupçonner le boutiquier d’être l’incendiaire. Je ne sais ce qui me retint : peut-être la crainte qu’il ne trouvât ces raisons sans fondement ; peut-être ma sotte vanité de jeune homme, qui me disait tout bas : Il y aurait plus d’honneur pour toi à découvrir et à prouver tout seul que c’est Taillard qui a fait le coup.
APRÈS quelques retours d’hiver, quelques névas, comme nous disons nous autres montagnons, le printemps paraissait définitivement installé.
Sous les gais rayons d’un soleil déjà chaud, les taches sombres du terrain, trouant la couche de neige, allaient s’agrandissant d’un jour à l’autre. Même sur les pentes bien exposées, c’étaient maintenant les restes de neige qui piquaient de taches blanches les gazons aplatis et fanés, où les colchiques, vrais perce-neige de la montagne, se hâtaient d’épanouir leurs corolles, blanches et lilas, avant que le sol fût essuyé. Le matin, l’alouette chantait déjà comme une bienheureuse en s’élevant dans le ciel bleu.
Et qu’est-ce que c’est, à la Jaluze qui est tournée à l’envers (au soleil couchant), me disais-je en pensant à mon petit vallon natal si bien abrité, et où les rayons du soleil avaient si vite fait de fondre la neige. Je suis sûr qu’à Entre-deux-Monts, du côté de l’endroit (au levant), vers la Cornée, c’est tout jaune de gangans (primevères) ! Il doit y avoir une belle poussée de morilles à l’entrée de la Combe et à la Rochetta ! Dimanche matin, avant déjeuner, j’y vais mener Philippe ! Peut-être qu’Olivier pourra venir aussi : nous allons faire une fameuse ramassée ! Mon Dieu ! que le printemps est pourtant une belle chose !
Ce bon air si doux, ces senteurs printanières m’égayaient malgré moi. Je sentais mon cœur s’alléger de toutes les pensées tristes, mauvaises, haineuses qui l’oppressaient depuis si longtemps, et qui maintenant me semblaient fondre une à une comme les restes des « menées » au fond des combes.
Aussi travaillais-je avec plus d’entrain, et à ce moment de l’année, la besogne ne manquait pas pour moi chez M. Peytieu. Il me fallait conduire avec la Brune l’engrais sur les prés, car on allait bientôt pouvoir labourer, semer l’orge, l’avoine, planter ces fameuses pommes de terre qui étaient alors une nouveauté, et dont bien des gens se méfiaient encore, surtout les vieillards, prétendant qu’elles donnaient la lèpre, la peste et je ne sais quelles terribles maladies.
Cependant on en plantait chez nous, et si mon grand-père, qui regardait de mauvais œil toutes les innovations en général, avait accepté celle-là, et ne partageait pas les préjugés des gens de son âge à l’endroit des propriétés de la nouvelle plante, c’est par une raison tirée de sa soumission et de son respect aux autorités établies !
Qui est-ce qui a planté pour la première fois cette « racine » dans le pays, – disait-il aux détracteurs de la pomme de terre, – si ce n’est Son Excellence Monseigneur le gouverneur Milord Maréchal, en sa résidence d’été, à Colombier, il y a trente ans ? Est-ce que le représentant de Sa Majesté le Roi et notre Prince arait volliu apousenâ sé sudjets ? (aurait voulu empoisonner ses sujets ?)
Je ne pense pas que M. Peytieu eût pour cultiver le nouveau tubercule le même motif que mon grand-père. Le fait est qu’il en avait à la cave une respectable provision qui devait servir de semences et que Mme Peytieu m’aida à couper au fur et à mesure des besoins.
La bonne dame me témoignait presque autant d’affection qu’à son petit-fils ; on voyait qu’elle avait à cœur de me remplacer ma mère ; aussi la payais-je de retour, m’efforçant de lui être agréable et de lui épargner de la peine dans la tenue de la maison.
Malgré son âge avancé, – elle n’avait que deux ou trois ans de moins que mon grand-père, – elle faisait son ménage elle-même, n’utilisant l’aide d’une femme de journée qu’une fois la semaine, pour faire « son samedi ».
Elle ne se gênait pas pour m’adresser, quand besoin était, les plus vertes semonces, que j’acceptais, venant d’elle, sans avoir la tentation de prendre ma mine offensée. Impossible, non plus, en sa compagnie, de m’absorber dans mes préoccupations, ni d’être triste ou silencieux. Elle aimait la vie, le mouvement, la gaîté : aussi me secouait-elle en paroles et en action quand je me laissais aller à mes rêveries.
— Allons, allons, Aimé ! te voilà reparti pour la lune ! rien de ça ! De mon temps, les garçons de ton âge chantaient en travaillant, au lieu de « tauquer » à moitié, comme des vaches qui ruminent ! Est-ce que tu ne sais pas siffler, chanter, dis ?
Et tout aussitôt, pour m’émoustiller, elle entonnait d’une voix agréable, mais un peu chevrotante, quelque refrain du vieux temps :
La gentille alouette avec son tire-lire,
Tire lire à liré, et, tire tirant, tire
Vers la voûte du ciel ; puis son vol vers ce lieu
Vire et désire dire : Adieu, Dieu ! adieu, Dieu !
— Elle a beau être vieille, ma chanson ; elle est de saison, qu’en dis-tu, Aimé ? Mais nous en avions également pour l’été, pour l’automne, voire pour l’hiver :
Allons au bois, filles, garçons.
De la noisette
Faire cueillette,
Et gais, chantons comme pinsons
Refrains d’antan, vieilles chansons
Sous la coudrette !
Laouti ! l’alouette,
Qui là-haut vole, vole en rond
Du ciel bleu, laouti ! nous répond :
Laouti ! l’alouette !
Elle y mettait tant d’entrain, que je me surprenais à fredonner l’air avec elle.
En fait de chant, je ne connaissais que celui des psaumes, dont certaines mélodies me paraissaient fort belles, mais dont je chantais ordinairement les paroles sans y prêter grande attention.
— Oui, c’est beau, dis-je à Mme Peytieu ; je voudrais bien savoir seulement le demi-quart de vos chansons !
— Quand tu auras mon âge, Aimé… ! Mais voilà, ajouta la vieille dame en hochant la tête, on ne chante plus comme de mon temps ! Aujourd’hui pour s’amuser, on ne sait plus que dire des bêtises et se moquer de son prochain ! Tu as entendu ce que Philippe a raconté l’autre soir de leurs farces d’apprentifs horlogeurs : si ça ne fait pas pitié ! Bienheureux encore s’ils n’en viennent pas à se mêler de politique ! Il ne manquerait plus que cela ! Ton frère Olivier m’a l’air d’un garçon de plus « d’escient » que les autres. Il faudra que je dise à Philippe de l’amener samedi soir pour passer la veillée avec nous.
— Justement, fis-je tout joyeux, j’avais jôblé d’aller aux morilles dimanche matin avec Philippe et lui. Comme ça, on pourra s’entendre.
— Bien mieux : ton frère n’a qu’à s’habiller « du dimanche » pour venir, et il couchera chez nous : il y a de la place. Seulement il ne s’agit pas d’aller vous oublier dans les bois ! Tu sais qu’on va au sermon à dix heures.
— Oh ! nous partirons avant cinq heures. Je pense qu’à huit heures nous serons de retour. Bien obligé, Madame Peytieu ! Comme on va s’amuser !
— Tant mieux ! de quel côté irez-vous ?
— D’abord à Entre-deux-Monts ; puis à la Rochetta ; c’est plus printanier qu’ailleurs. Je connais aussi des « coins » fameux au Bois-vert, vous savez, plus bas, quand on descend sur les « pâtures » des Cœudres.
La vieille dame sourit en voyant mon animation.
— Oui, oui, je sais… à peu près. Mais continue seulement ton ouvrage, Aimé : on peut travailler tout en parlant !
Je me remis à couper mes pommes de terre, que j’avais un peu oubliées pour les morilles.
— Il doit y avoir aussi des « coins » par ici aux alentours, mais plus « retardés » ? demandai-je au bout d’un moment de silence.
— Je ne m’y connais guère, moi ; mais Philippe te dira ce qui en est. C’est un vrai « morilleur », lui !
— Alors, peut-être qu’il ne tiendra pas à me montrer ses « coins » ! fis-je d’un air songeur. Mais voilà : si je le mène aux miens… !
Je crois que Mme Peytieu s’amusait énormément du sérieux et de l’importance que je mettais à cette grave question du « morillage ».
— Naturellement, dit-elle en hochant la tête et secouant ses boucles blanches, naturellement que si tu lui confies le secret de tes « coins », il doit en faire autant : c’est le droit et la justice. Il n’y manquera pas, je te le promets.
C’était le vendredi qu’avait lieu cet entretien.
La journée du samedi me parut interminable.
Qu’il faut peu de chose à la jeunesse pour lui faire oublier soucis et chagrins ! Ne croyez pas cependant que les morilles fussent l’unique objet de mes préoccupations et de la joie que je goûtais par avance, en pensant à la chasse du lendemain. Non ; je me faisais une fête de cette réunion avec Olivier, si courte qu’elle dût être, de cette course en commun qui nous rappellerait celles que nous avions faites si souvent dans les mêmes lieux. Depuis que j’étais séparé de mon frère et de ma mère, j’éprouvais la force et la douceur des liens de la famille.
Mon Dieu ! me disais-je souvent, qu’on se réjouit pourtant de r’être ensemble ! Sans doute qu’il fait bien beau ici, je ne dis pas le contraire ; et des gens meilleurs que les Peytieu, où est-ce qu’on en trouverait ? Mais ce n’est tout de même pas la maison ! Quand nous en aurons une neuve, c’est moi qui vais tâcher de me gouverner autrement que du passé ! Oui, oui, il faudra que je change ; j’en ai trop fait voir à « nos gens » depuis « tout petit ».
Le samedi soir arriva, et avec lui Philippe et Olivier, celui-ci, dans ses vêtements de fête, suivant la recommandation de Mme Peytieu, Philippe, comme à l’ordinaire, une chanson aux lèvres.
Bien qu’Olivier ne fût au Locle que depuis deux mois, il me sembla qu’il avait encore grandi. Ce qui est certain, c’est qu’il avait pris quelque chose de citadin dans les allures, tout en conservant son air tranquille et sérieux. Mon grand-père et moi nous étions tout fiers de voir comme il savait répondre sans embarras aux souhaits de bienvenue de Mr et de Mme Peytieu. Décidément Olivier faisait plus d’honneur à la famille que son aîné ; mais Dieu merci ! je n’en étais pas jaloux.
Quand tout le monde eut pris place pour le souper, le grand-père, qui était assis tout rayonnant entre ses deux petits-fils, demanda au cadet :
— Eh ben ! Olivier, ça te va-tu, sta besœugne d’horlodgî ? (Eh bien ! Olivier, ça te va-t-il, cette besogne d’horloger ?)
— Je crois bien, grand-père ; il y a à « combiner » !
— Autrement que pour forger des boucles de souliers et de harnais ? fis-je à mon tour. Ouais ! ça ne m’irait pas ! moi je casserais tout !
Philippe Peytieu se mit à rire :
— Voilà ! tu pourrais forger des platines et des ponts ; là il n’y aurait pas de danger : ce n’est pas du palet (délicat) ! Mais bah ! laissons là l’horlogerie : chaque chose en son temps ! On en a assez fait toute la semaine…
Son père le regarda d’un air surpris et mécontent :
— Est-ce que tu te fatiguerais déjà de l’établi, Philippe ?
— Oh ! non, père, ne craignez rien ! seulement je me réjouissais de parler des morilles.
— À la bonne heure ! fit M. Peytieu à demi rassuré. Parce que, vois-tu, je n’ai pas bonne opinion des gens qui sont toujours à changer d’idée, qui ne font rien avec suite.
— Ton père a bien raison, Philippe, appuya Mme Peytieu, et j’espère que tu ne feras jamais ainsi. Ne me parlez pas de ces coudets[5], qui veulent tout entreprendre et qui ne finissent rien !
Mon grand-père hochait la tête d’un air approbatif.
Je regardais Philippe, m’attendant à lui voir prendre un air offensé, ce qu’en pareille occasion je n’eusse pas manqué de faire. Mais le brave garçon ne perdit ni sa bonne humeur, ni son appétit. Il devinait bien, sans doute, que sa grand’mère se hâterait de le défendre elle-même.
En effet, elle ajouta aussitôt en nous regardant à la ronde :
— Ce n’est pas à dire qu’on puisse reprocher à notre Philippe d’être un coudet ; non, il faut être juste !
L’incident en resta, là. On se mit à parler de la partie de morilles du lendemain, et des chances que nous avions d’en revenir chargés d’un riche butin. Le temps avait été favorable, l’air doux, sans gelées nocturnes ; une petite pluie douce en plus aurait bien fait notre affaire ; mais enfin, la neige qui venait de fondre devait avoir entretenu l’humidité dans le sol.
— Seulement, il s’agit d’être les premiers, remarquai-je après avoir vanté la fécondité de nos « coins » d’Entre-deux-Monts et d’ailleurs. Il y a les Mathey, du Torneret, qui sont des tout fins morilleurs : si on ne se lève pas « avant jour », ils vous ramassent tout devant le nez, et quand vous arrivez, il n’y a plus que les troncs ! va te promener !
— Et les Matile, des Cœudres ! ajouta Olivier qui s’animait comme moi au souvenir de nos expéditions passées. Ceux-là nous coupaient aussi l’herbe sous les pieds, « des fois », au Bois-vert.
— Pas toujours ! ils avaient beau en être plus près que nous ! Te rappelles-tu l’histoire de l’ours du Creux de la Pan-biânne ?
— Tiens ! une aventure d’ours ! s’écria Philippe, alléché. Racontez-nous voir ça !
Olivier me regarda d’un air de reproche, et répondit en haussant les épaules :
— Ça n’en vaut pas la peine : une mauvaise farce de galopins. À présent je crois que je ne la ferais plus !
— Et pourquoi pas ? Quel mal est-ce qu’il y avait ? fis-je un peu vexé. Moi, je dis que c’était une ruse de guerre, et bien imaginée, encore !
— Oui, c’en était une ; mais, tout bien considéré, il me semble, quand j’y repense, que c’était une sorte de mensonge que de…
— Oh ! par exemple, quelle idée !
— Si vous racontiez l’histoire, on saurait à quoi s’en tenir ! dit Philippe impatienté. Allons ! qui est-ce qui commence ? Les gens d’âge pourront dire, qui a raison de vous deux.
— Eh bien ! dit Olivier, je ne veux pas me faire tirer l’oreille pour si peu de chose. Voici l’affaire en quatre mots…
— Rien de ça ! s’écria Philippe. Quatre mots, ce n’est pas du jeu ! Il nous faut toute l’histoire. Aimé, puisque Olivier veut tricher, dévide-nous-la depuis le commencement et par le menu.
Les « gens d’âge », comme disait Philippe, nous regardaient amusés, sans se mêler au débat.
— C’est que je ne sais pas raconter, moi ! fis-je assez embarrassé, en voyant que tout le monde me regardait.
— Bah ! on ne te demande pas de parler comme un livre. Attends, je vais t’aider : combien de temps y a-t-il que vous avez inventé cette ruse de guerre qu’Olivier a l’air d’avoir sur la conscience ?
— Il y a deux ans ; c’était le matin de Pâques.
— Bon ! ça va se mettre en train ! dit Philippe en se frottant les mains. Toutes les histoires véritables commencent par là ; ce n’est pas comme les contes de fées : « Il y avait une fois… » Et quel temps faisait-il ?
— Il était tombé, le samedi, un tout petit néva, juste à point pour mouiller la terre…
— C’est ce qu’il y a de meilleur pour faire pousser les morilles.
— Oui, surtout s’il a fait chaud avant. Aussi, le dimanche matin, nous étions déjà levés à quatre heures, et le jour venait, comme nous arrivions au Bois-vert. Pendant la nuit, la neige fraîche avait fondu, mais il en restait des vieilles taches qu’il fallait contourner…
— Pour ne pas « vendre » vos coins ; je comprends.
— Oui, rien qu’un pas dans la neige, une petite « râpée » il n’en faut pas plus ! Par bonheur, nous étions les premiers. Te rappelles-tu, Olivier, quelle poussée de « noires » il y en avait sous la fie[6] à Esaïelet chez Moinset ? C’est que tu ne connais guère le Bois-Vert, toi, Philippe !
— Non, mais ça ne fait rien ; va seulement.
— Tu verras demain qu’il n’y a que cette fie dans tout ce coin de pâture, et même ce doit être parce qu’on n’y voit que des sapins[7], qu’on l’appelle le Bois-vert. Enfin, jamais de ma vie je n’avais tant vu de morilles à la fois, et des belles ! À nos autres « coins », c’était la même chose. Nos mouchoirs étaient quasi pleins, quand voilà qu’on entend parler et marcher dans le bolcha (taillis) du côté des Cœudres. Nous écoutons : Olivier me dit :
— Ça doit être les frères Matile.
— Aïe ! que je lui fais ; allons vite vers les sapelots du Creux de la Pan-biânne ; on les laissera s’amuser par ici à ramasser nos restes.
Nous courons en nous baissant ; mais merci ! il y avait des restes de menées tout à l’entour du Creux ; pas moyen d’arriver aux sapelots sans « brasser » la neige ! C’est alors qu’Olivier eut son idée :
— Va le premier ; qu’il me dit, mais mets les pieds l’un devant l’autre.
— Pourquoi ?
— Tu verras ; moi je marcherai dans tes pas.
Il y en avait six ou sept à faire pour traverser la « menée ».
Quand je suis de l’autre côté, je me retourne et je vois Olivier qui grattait la neige après chaque pas.
— Qu’est-ce que tu fais ? que je lui dis « au souffle ». Dépêche-toi voir !
Comme il ne me répondait rien, je me « pense » que le principal est de faire la « ramassée » avant que les Matile soient là, et je « m’enfile » derrière les sapelots. C’était là qu’il y en avait ! des paquets, des traînées, deux, trois au même tronc, et toutes de la longueur du pouce !
Olivier arrive, et se met à quatre pour ramasser en se cachant derrière les sapelots.
— Quelles manigances faisais-tu dans cette neige ? que je lui dis.
Il lève le doigt pour me faire signe d’écouter : on entendait parler tout près, vers la fie d’où nous venions. C’était la voix du gros Daniel Matile.
— En trouves-tu, Justin ?
— Pas la queue d’une ! et toi ?
— Pardié ! pour des queues, j’en trouve plus que je n’en voudrais : il n’y a que ça ! On a tout râclé ! Qu’est-ce que je te disais ? Tu ne voulais pas croire qu’on partait trop tard !
— Ma fi ! ce n’est pas plus ma faute que la tienne ! Est-ce qu’on ne s’est pas oublié les deux au lit, rapport à la loûvraye (veillée) d’hier soir, dis ? Est-ce que c’est ma faute si on a poussenié[8] si tard ?
Il y avait de quoi mourir de rire de les entendre se chipoter : on était malade à force de s’empêcher d’éclater ! Et ce qu’il y avait de plus drôle, c’est qu’ils déblatéraient sur tous les morilleurs des alentours, excepté sur nous. Ils n’avaient pas l’idée que nous venions jusque-là, depuis Entre-deux-Monts.
— Nom de sort ! que Daniel disait ; veux-tu parier que c’est ces petits moineaux d’Aellen, de sur la Roche, qui ont tout ramassé ? Poison d’Allemands ! va ! Attends-voir que je les tienne à r’un coin !
— Eh bien ! moi, disait Justin, je ne serais pas surpris que ce soit le long Robert, ou bien Ami Sandoz, du haut du Crêt. Pour des « non-communiers » ils ne se gênent rien ! Ils devraient être bien contents déjà, qu’on leur accorde l’habitation, sans venir encore nous voler nos morilles devant le nez ! Moi je dis qu’il faudrait empêcher ça : puisqu’ils n’ont pas le droit de mettre pâturer leurs bêtes au Communal, on devrait aussi leur défendre d’y ramasser quoi que ce soit : morilles, pives, fraises, meurtilles, oui, ma fi ! Qu’ils aillent sur le leur, de Communal ! Mais, qué ! sur celui du Locle, il n’y vient rien que de l’herbe… et de la rude maigre, encore !
Tout d’un coup, voilà Daniel qui se met à chuchoter :
— Justin, viens-voir regarder cette « passée » toute fraîche dans la neige ! Je n’ai jamais vu des pas comme ça !
Olivier me donna un coup de coude, en faisant : schtt, parce que je remuais les branches en tâchant de « guigner » à travers.
Ça n’empêche que je réussis à voir les frères Matile : ils étaient baissés, le nez sur la neige, mais parlaient si « doucement » qu’on ne comprenait plus qu’un mot par ci par là :… L’un devant l’autre… les renards… les tassons (blaireaux)… trop gros pas !… une rude bête !… prendre garde !… des taupes (pattes) pareilles… et ces griffées… !
Ils se relèvent en regardant autour d’eux de l’air de gens qui ont peur.
— As-tu ton couteau ? fait Justin qui était aussi blanc qu’un linge.
— On serait beau avec un couteau contre une bête comme ça ! répond Daniel. Le plus sûr c’est de décamper sans mettre deux pieds dans un soulier ! Tu peux compter qu’elle a sa tanière dans le Creux : tu sais, il y a une petite baume au fond.
Et les voilà qui s’en vont tout doucement, d’abord, en se retournant de temps en temps, puis quand ils sont près du Botcha, ils se mettent à galoper comme des poulains piqués des tavans :
C’est alors qu’on a pu s’en donner de rire sans se gêner, et que j’ai compris la ruse d’Olivier.
Il me disait : La Sagne va être dans une belle bruchon (trouble). Ça m’étonnerait si on n’y mettait pas en train une puissante traque pour tuer l’ours du Bois-vert !
— Est-ce qu’on l’a fait ? demanda Philippe qui riait aux larmes.
— Eh bien ! non, dit Olivier tranquillement, en me coupant la parole. Les Sagnards ne sont pas si bêtes ! Si les frères Matile avaient eu deux ou trois ans de plus, il n’aurait pas été si aisé de les attraper ! On a su que leur père était allé regarder les fameux pas d’ours, et qu’il avait vite vu ce qui en était.
— Oui, ajoutai-je ; et il leur avait défendu de parler de cette histoire pour qu’on ne se moque pas d’eux. Mais ils n’ont pas pu s’empêcher de dire, après le catéchisme, que s’ils tenaient celui qui leur avait joué ce tour, ils lui donneraient une fameuse « danse » ! Naturellement qu’ils ne l’ont jamais su !
M. Peytieu et sa mère avaient souri plus d’une fois au récit de l’aventure, et pas plus qu’eux, mon grand-père ne me semblait avoir la physionomie sévère d’un juge. Aussi fus-je assez décontenancé, quand le vieillard dit en hochant la tête :
— Toparî, Olivier a rason : toté lé mente ne se dsant pas avoué la lagua ! (Cependant, Olivier a raison : tous les mensonges ne se disent pas avec la langue !) Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. Rappelez-vous ça, garçons !
LA roue de la fortune tourne aussi bien pour les « morilleurs » que pour les autres mortels.
Notre expédition du dimanche matin fut un vrai désastre : les mouchoirs de coton, à carreaux de couleur, qui de temps immémorial ont servi de carnier aux chasseurs de morilles, et dont Mme Peytieu nous avait munis à notre départ, n’offraient pas, à leur retour, cet embonpoint rempli de promesses qui réjouit et gonfle d’orgueil le cœur du vrai « montagnon ».
Aussi, hélas ! au lieu de les étaler complaisamment à tous les regards, ainsi qu’on ne manque jamais de le faire quand la chasse a été fructueuse, nous abritions avec confusion leur déplorable maigreur sous les pans de nos habits.
Mes fameux « coins » avaient-ils donc perdu, cette année-là, leur fertilité tant vantée ? Avions-nous été plus pressés que la végétation ? Ah ! si ce n’avait été que cela, j’aurais pris, avec plus de résignation, mon parti de cette déception inattendue ! Mais nous avions été devancés : les Mathey, du Torneret, avaient ravagé toute la région d’Entre-deux-Monts, depuis les sapins de la Cornée jusqu’aux roches de la Combe-Girard. Il fallut nous contenter de glaner les misérables bribes de la riche moisson qu’ils avaient dû faire, la veille au soir.
La Rocheta nous fournit une fiche de consolation assez mince, il est vrai, mais qui pourtant devait nous empêcher de revenir au logis les mouchoirs vides.
Quant au Bois-vert, cette perte de nos « coins » avec sa fie unique et ses sapelots que je m’étais fait une fête de montrer à Philippe Peytieu, entourés chacun d’un vrai jardinet de morilles fraîches et veloutées, notre infortuné Bois-vert avait été pillé, mis à sac ! Des trous béants, des touffes de mousse arrachée, des tiges de morilles restées en terre, d’autres écrasées par un pied maladroit, voilà ce qui restait de la récolte sur laquelle je prétendais avoir les droits les plus sacrés !
J’étais furieux, et ma colère s’augmentait du dépit de voir Olivier accepter avec une égalité d’âme agaçante cette humiliante déconfiture.
Le voyant plus occupé à écouter la chanson d’un merle, à laquelle il répondait en sifflant, que de déplorer avec moi l’étendue du désastre, je m’écriai avec aigreur :
— On dirait, ma parole ! que ça ne te fait ni chaud ni froid, qu’on nous ait pareillement dévalisés ! Philippe cherche au moins ce qui reste, lui ! Aussi bien, regarde-voir son mouchoir : c’est autre chose que le tien !
En effet, notre ami de la Jaluze prenait la chose plus à cœur que mon frère. Il s’en allait furetant partout, entre les roches, sous les branches des sapelots, qu’il soulevait consciencieusement l’une après l’autre, et découvrant de temps à autre quelque morille oubliée.
— Oui, oui, dit Olivier, sans rien perdre de son flegme, Philippe est un vrai morilleur.
Et il se remit docilement à chercher, les mains derrière le dos.
L’occasion eût été magnifique, pour lui et pour Philippe, de rappeler mon histoire de la veille sur les frères Matile. Mais tous deux avaient trop bon cœur pour prendre plaisir à ajouter à mon dépit par leurs plaisanteries. Il est probable qu’à leur place, je n’eusse pas agi avec autant de charité ; aussi leur sus-je gré de m’avoir épargné.
Le grand-père, au retour, devait bien se charger de tirer de ma mésaventure la morale qui en ressortait naturellement.
— C’est d’ains’ la via, boueuhe : tchacon son tœu ! Voui à mé, deman à té ! (C’est ainsi que va la vie, garçon ! chacun son tour ! aujourd’hui à moi, demain à toi !) Est-ce que ce serait juste, dis, si tu tirais toujours toute la « couverte » de ton côté, pour laisser les autres « geler de froid » ?
Je ne répondis pas si ce serait juste, oui ou non, mais suivant ma coutume, ma figure s’allongea, mes sourcils se froncèrent, et je considérai d’un air vindicatif le petit tas de morilles que le contenu de nos trois mouchoirs avait fait sur la table.
— On aura plus de chance une autre fois, dit Olivier pour me consoler.
Et il se mit à aligner les morilles par rang de taille pour en faire le dénombrement.
— Et puis, ajouta Philippe d’un ton encourageant, mes « coins » vont commencer à donner : ils ont beau être à l’hivernîdje ; avec un temps doux comme il fait… Attends seulement !
— Oui, fis-je avec amertume, si « les autres » te laissent quelque chose à ramasser !
— Quels autres ? Ici aux alentours, il n’y a pas tant de « morilleurs » que du côté de la Sagne : le père Calame et son garçon vont plutôt à la chasse ; nos autres voisins, Jonas Brandt, David Huguenin, également ; ils ne « s’échauffent » pas beaucoup des morilles.
J’eus la tentation de profiter de l’occasion pour lui parler de Taillard, mais me sentant lié par la promesse faite à son père, je me contentai de dire :
— Et vos ouvriers ?
— Des Allemands, qui ne sont ici que depuis deux ans ! Ils ne savent pas seulement « déconnaître » une morille d’une oreillarde (Helvelle). Non, non, n’aie pas peur ! Ah ! si le vieux Jérémie Jeanneret était encore là, je ne dis pas : c’était un rusé, celui-là !
— Il est mort ?
— Oui, l’hiver passé. C’était lui qui tenait la boutique, ici à côté. Par exemple, je ne sais pas si ce Français qui a repris son commerce est amateur de morilles.
— Vous ne voisinez pas ? demanda Olivier en me jetant un regard d’intelligence.
Mon grand-père et Mme Peytieu étaient sortis de la pièce ; je dressai l’oreille.
— Non, répondit Philippe. Il a assez cherché à « s’engaîner » chez nous, dans « les commencements », pour se mêler de nos affaires et questionner les ouvriers. Vous comprenez que ça n’a pas été du goût de mon père ; on lui a fait froide mine, et il n’est plus revenu.
— Est-ce que vous ne lui vendiez pas le lait ? ajouta Philippe après un moment de silence. Il me semble avoir vu souvent votre cheval…
— Garçons, allez vite vous mettre « en train » pour le sermon, au lieu de tant batouiller ! nous cria Mme Peytieu en entrebâillant la porte. Vous n’avez que le temps !
Jamais interruption ne survint plus à propos ; j’étais comme sur des charbons ardents. Qui sait si Philippe ne m’avait point vu remiser cheval et traîneau dans le charti de leur voisin !
Pourvu qu’il n’aille pas continuer à me questionner pendant qu’on s’habille ! me disais-je en montant après lui dans notre chambre commune.
Heureusement, la présence d’Olivier qui « enfilait » les morilles pour les sécher et qui, à dessein ou non, parla de tout autre chose, fit oublier à Philippe que je n’avais pas répondu à sa question au sujet du boutiquier.
Néanmoins ces quelques mots avaient suffi pour me rappeler la tâche ardue que je m’étais donnée en venant habiter la Jaluze, et pour me replonger dans les sombres préoccupations que le printemps m’avait fait secouer momentanément.
Le silence maussade que je gardai en partant pour le culte, fut sans doute mis par tout le monde sur le compte de mon désappointement du matin. Ce fut du moins l’idée de Philippe.
Comme nous descendions la Jaluze, au son des puissantes cloches du « Moûtier du Creux »[9] il me dit tout bas, d’un ton encourageant :
— Voyons, Aimé, tu t’en donnes trop ; il n’y a pas de quoi s’émayer ! tu verras si nous n’aurons pas notre revanche.
Je le laissai dans son erreur, bien aise que cette explication toute naturelle de ma taciturnité donnât le change à tout le monde sur sa vraie cause.
Mais combien je trouvais maintenant puériles ces petits soucis de « morilleur » qui avaient pu pour un instant me faire oublier des préoccupations autrement sérieuses.
Taillard nous avait-il guettés ? Le fait est qu’il se tenait nonchalamment appuyé contre le montant de sa porte, non pas endimanché, mais dans ses habits de tous les jours et un tablier malpropre aux reins, comme pour narguer les passants qui se rendaient au service divin.
Ce fut du moins la pensée qui me vint à l’esprit et sans doute aussi à Olivier, car il me regarda d’un air qui signifiait clairement :
— Boûte-vé stu pouët osai ! (Regarde donc ce vilain oiseau !) C’est pour nous « porter pièce » qu’il s’est planté là.
En tous cas la révérence profonde dont il nous gratifia au passage était une moquerie évidente.
Mme Peytieu et Philippe parurent seuls y prendre garde et s’en formaliser. C’est que, pas plus que son petit-fils, la bonne dame n’était au courant de nos rapports avec Taillard.
Mme Peytieu se contenta de jeter au boutiquier un regard surpris et indigné, tandis que Philippe, qui marchait derrière, entre Olivier et moi, disait entre ses dents, avec plus de colère que je ne lui en avais jamais vu montrer :
— Malhonnête ! va ! Faut-il qu’on soit proches voisins d’un pareil estafier ! Je suis sûr que c’est un homme à faire des mauvais coups. Jamais de ma vie je n’ai vu quelqu’un qui m’aille « sous les ongles » comme lui ! Il est bon pour aller avec Mégevand !
— On dit bien qu’ils sont grands amis, remarqua Olivier.
— C’est sûr : quand Taillard n’est pas chez Mégevand, c’est que Mégevand est chez Taillard.
— Qui est ce Mégevand ? demandai-je, poursuivi par mon idée fixe d’épier Taillard, et espérant que ce nouveau personnage me fournirait un moyen quelconque d’arriver à mes fins. Ce n’est pas un nom du pays ; un Français, quoi ?
— Quasi ! répondit Philippe ; Laurent Mégevand est un horloger de Genève ; un homme de talent, à ce qu’on dit, mais qui travaille plus de la langue que du bout des doigts. Il n’a que la politique dans la tête. Lui, Taillard et deux ou trois autres de leur calibre, si on les laissait faire, mettraient le Locle et tout le pays sens dessus dessous. Il paraît qu’il y en a quelques-uns au village qui donnent dans leurs idées… Mais, ajouta-t-il plus bas, mon père n’aime pas qu’on parle de tout ça. Bah ! laissons les Mégevand et les Taillard tranquilles !
Il était dit, cependant, que nous n’en resterions pas là sur ce sujet. À peine Philippe avait-il fini de parler, qu’Olivier me poussa du coude en disant à voix basse :
— Quand on preidge du lu on a vet la quoua ! (Quand on parle du loup on en voit la queue !) Tiens, voilà Mégevand !
Le personnage en question s’avançait d’un pas leste et relevé, en faisant le moulinet avec une canne torse. C’était un assez bel homme, grand, mince, l’air dégagé, et vêtu à la nouvelle mode, depuis le feutre à haute forme, planté sur l’oreille, jusqu’aux bottes à revers. Cependant, quand il passa près de nous, en nous toisant d’un coup d’œil rapide et indifférent, je remarquai qu’il avait le visage fané, les traits secs, anguleux ; une ride profonde, partant du nez et sillonnant sa joue gauche, semblait indiquer l’habitude constante d’un sourire sardonique.
Oui, oui, – me dis-je en suivant des yeux le Genevois pour voir de quel côté il allait se diriger, – lui et Taillard me font l’effet d’être de la même race.
Mégevand tourna à gauche, vers les Pilons, pour prendre le chemin de la Jaluze que nous venions de quitter.
C’est bien ça, pensai-je ; il va chez Taillard : Dieu sait ce qu’ils vont comploter ensemble !
C’en était assez pour occuper mon esprit de toutes autres pensées que celles qui auraient dû le remplir pendant l’heure du culte. Aussi ne me demandez pas si le sermon fut long ou court, dans quel livre de la Sainte-Écriture M. le ministre avait choisi son texte, si l’assistance était plus nombreuse qu’à la Sagne, et le chant des psaumes mieux exécuté. Je regardais sans voir, les sons qui frappaient mes oreilles n’avaient pour moi aucun sens ; mon corps était au temple, mais mon esprit avait suivi Mégevand à la Jaluze. Que n’étais-je demeuré au logis sous quelque prétexte ! Qui sait si, en me glissant sous le petit charti que je connaissais trop bien, en m’introduisant dans la place par la fenêtre de la cave – je me rappelais fort bien que celle-ci était percée en cet endroit – qui sait si je ne serais pas parvenu à surprendre… à surprendre quoi ? Après tout qu’aurais-je pu entendre, sinon quelque entretien sur la politique et les événements qui bouleversaient la France ? Philippe Peytieu l’avait bien dit : Mégevand n’avait la tête pleine que de cela, ce qui ne voulait pas dire qu’il fût, comme le Franc-Comtois, un homme capable de tout. Est-ce que celui-ci, à supposer qu’il eût mis le feu à notre maison, s’en serait ouvert, même à son plus intime ami ? Non, non, ce n’était pas croyable !
Alors, tout désappointé en constatant que le Genevois ne me servirait à rien pour arriver à mon but, je me plongeais dans mille combinaisons impraticables, j’imaginais toutes sortes de circonstances et de situations invraisemblables où je jouais le rôle de justicier, et qui finissaient toutes par la condamnation de Taillard et l’expiation de ses forfaits au gibet de Valangin.
Le seul résultat de ce travail de mon cerveau surexcité fut naturellement un mal de tête comme je n’en avais jamais ressenti, si ce n’est la veille de l’incendie, à la suite de ma confession.
Au sortir du temple, le sang battait si violemment à mes tempes, que je croyais entendre un marteau de forge frappant sans relâche sur l’enclume. Des éclairs me passaient devant les yeux, et je dus me cramponner au bras d’Olivier pour ne pas tomber. Il paraît même que je finis par perdre connaissance, car je me trouvai, sans savoir comment j’étais venu là, étendu sur un « lit-de-repos », avec une compresse glacée sur le front. On m’avait porté chez un M. Faure, un ami de M. Peytieu, qui demeurait tout près du temple.
En regardant tout ahuri autour de moi, je crus voir la chambre remplie de monde et deux ou trois douzaines d’yeux, pour le moins, braqués dans ma direction. Honteux de me sentir le point de mire de tous ces regards, je me mis vivement sur mon séant en me frottant les yeux et faisant tomber la compresse de mon front. En réalité il n’y avait là, outre mon grand-père, Mr et Mme Peytieu, Olivier et Philippe, qu’une dame que je ne connaissais pas, tenant une cuvette à la main. C’était Mme Faure, la maîtresse du logis.
— Dieu soit béni ! le voilà qui revient ! fit avec soulagement mon grand-père, assis à côté de ma couche, la figure encore toute bouleversée. Ça va porret mî, anondret ? (Ça va pourtant mieux, à présent ?)
— Oui, oui, grand-père, je ne sens quasi plus rien.
— Quînna poëu te noz a fâ ! Mâ dis-vé, boueube, qu’est-ça que t’ai satu ? (Quelle peur tu nous a faite ! Mais dis-voir, garçon, qu’est-ce que tu as senti ?)
— Comme une montée de sang : ça m’a pris tout d’un coup à la tête, comme si on me tapait dessus à grands coups de dâzon[10] ; avec ça, les « sonnettes » dans les oreilles, puis…
— Bon, bon, Aimé ! intervint Mme Peytieu ; ça ne te vaut rien de tant parler ; recouche-toi « bravement » ; on va te remettre une compresse fraîche.
Tout le monde, y compris la maîtresse de la maison, appuya Mme Peytieu ; mais je ne voulus pas entendre parler de me laisser soigner davantage et me levai délibérément pour m’en aller, tant j’avais peur qu’on me tînt pour une femmelette. De fait, il ne me restait de mon indisposition qu’un peu de lourdeur dans la tête et de faiblesse dans les jambes, et encore cela disparut-il au contact du grand air.
Le retour à la Jaluze se fit sans encombre ; à dîner je mangeai de fort bon appétit, au grand soulagement du grand’père et d’Olivier qui ne me quittaient pas des yeux. Cela n’empêcha pas Mme Peytieu de me prescrire un bon somme. Et comme je me regimbais, disant que je ne me sentais ni besoin, ni envie de dormir, la vieille dame me ferma la bouche avec cette déclaration catégorique :
— Et moi je te dis que tu en as besoin, et c’est le principal ; envie, peut-être pas ; mais est-ce qu’on demande à un malade qui a la plurésie s’il a envie d’un vessicatoire ? Pendant que nous sommes au catéchisme, dors à poings fermés ; il n’y a rien de tel pour vous remettre dans votre assiette.
Suivant l’usage, toute la famille assistait au second culte, à l’issue duquel on se rendait visite entre parents et amis.
Le grand-père voulait rester au logis à cause de moi ; mais je l’en dissuadai :
— Non, non ; allez seulement ; je ne suis pourtant pas un poupon, pour qu’on me garde pendant que je dors ! Est-ce que vous n’avez pas parlé d’aller, après le catéchisme, vous entendre avec le maçon ?
— Oh ! ça peut se renvoyer à demain. Si i t’allave arrivâ auque ! (S’il allait t’arriver quelque chose !)
— Qu’est-ce qui m’arriverait ? Je ne sens plus rien du tout, et si ce n’était pas pour obéir à Mme Peytieu…
— Oui, oui, garçon, et c’est ce que tu as de mieux à faire, et vite ! déclara la bonne dame avec sa vivacité accoutumée.
Comme je sortais, je l’entendis encore tranquilliser mon grand-père, en lui déduisant comme suit les causes de mon indisposition :
— Voyez-vous, Monsieur l’ancien, il n’y a pas de quoi vous tracasser ; savez-vous ce qu’il a eu, votre Aimé ? une indigession, pas autre chose, tout simplement parce qu’il a déjeuné « sur » son dépit de ce matin, par rapport aux morilles. Manger sur un dépit, je vous dis qu’il n’y a rien de plus mauvais pour la digession, surtout quand on mange trop chaud. La nourriture vous reste « sur » l’estomac, puis le sang vous monte à la tête ; ça ne peut pas aller autrement. Demandez à tous les médecins : ils vous diront tous comme moi ; seulement au lieu d’une « montée de sang » ils parleront d’une congession célébrale ; c’est un mot plus savant, mais qui ne dit pas autre chose.
Je m’en fus au lit en ruminant cette explication scientifique de mon mal de tête et de ma pâmoison.
— Peut-être bien que j’ai eu une congession célébrale ; mais, me disais-je en secouant la tête, je sais bien d’où elle m’est venue : ce n’est pas plus de dépit que d’avoir mangé trop chaud !
ON ne commande ni au sommeil de venir, ni aux pensées de s’en aller. J’eus beau fermer les yeux, le sommeil me tint rigueur ; je m’efforçai de ne penser à rien, d’éloigner de mon esprit la figure détestée qui le hantait : vains efforts ! elle me poursuivait comme un cauchemar.
Non, c’est fini ! m’écriai-je en m’asseyant sur le lit où je m’étais étendu tout habillé. Si je reste ici, les « sonnettes » vont me reprendre ! merci ! j’ai assez d’une congession ! Il faut que je marche, que je me fatigue, que je sente l’air !
On n’entendait plus de bruit dans la maison ; tout le monde devait être parti.
Si j’allais aux Trembles, dire bonjour à ma mère ! Il y a longtemps qu’on ne s’est vu ; c’est ça qui me ferait du bien, qui me changerait les idées !
Aussitôt que cette pensée eut germé dans mon cerveau, elle s’en empara et devint un désir si violent que je voulus le satisfaire sans plus tarder. La raison eut beau me dire : — Attends au moins que quelqu’un soit revenu du catéchisme, sans quoi on ne saura pas ce que tu es devenu. Je répondis à la raison : — Est-ce que je ne sais pas écrire ? Il y a l’ardoise, c’est tout ce qu’il en faut.
En conséquence ; je descendis à la chambre du ménage, je décrochai l’ardoise suspendue à la paroi, et j’écrivis en gros caractères, – non point pour qu’ils fussent plus lisibles, mais parce que je n’en avais jamais su former d’autres : « Je m’en vais aux Trembles, dire un petit bonjour. »
Ayant placé l’ardoise bien en évidence sur la table, je descendis l’escalier, le cœur palpitant, comme un prisonnier qui s’évade.
S’ils allaient revenir avant que je sois « loin », me disais-je en mettant la main au loquet de la porte d’entrée, on ne me laisserait peut-être pas… Eh ! qu’est-ce qu’il a, ce loquet ?
Prisonnier ! je l’étais bel et bien : la porte était fermée du dehors, M. Peytieu n’ayant pas voulu laisser la maison ouverte à tout venant.
Mon embarras ne fut pas de longue durée : il y avait une porte de communication entre le corridor et l’écurie ; celle-ci étant fermée en dedans, je pourrais m’esquiver par là. C’est ce que je fis sans m’attarder à caresser la Brune qui hennissait doucement en tournant la tête de mon côté. Ayant entr’ouvert avec circonspection la porte extérieure, j’inspectai le chemin dans la direction du Locle. Personne ne venait. Je me glissai dehors avec un soupir de soulagement, et après un moment d’hésitation, causé par la vue de la maison de Taillard, qui venait de me rappeler mon projet insensé d’espionnage, je me mis délibérément en route pour les Trembles.
La journée était magnifique : oh ! le joyeux soleil, et comme j’aspirais à pleine poitrine l’air pur et doux du printemps ! Dans la matinée, le soleil n’était pas moins gai, l’air non moins vivifiant, mais l’esprit tout absorbé de pensées soucieuses, comment aurais-je pu y prendre garde ? Maintenant que la joyeuse perspective de revoir ma mère et de lui causer par ma visite une agréable surprise, avait dissipé ces sombres préoccupations, mon esprit, à l’unisson de cette radieuse journée de printemps, en goûtait vivement le charme.
Je m’arrêtais par moments pour considérer les progrès de la végétation, pour écouter le gazouillis des oiseaux remplissant les bois voisins, le bourdonnement des insectes, l’appel de clairon des coqs qui se répondaient des Monts-Pugin au Montperreux ; puis je me remettais en route avec un nouvel entrain et comme enivré par toute cette vie de la nature.
C’est ma mère qui va être contente de me voir arriver ! pensais-je avec un tressaillement d’aise. Tiens, voilà des marguerites ! Si je lui en faisais un bouquet ?
Je ne crois pas que pareille idée me fût jamais venue auparavant. Au temps où la famille n’était pas dispersée comme aujourd’hui, avais-je seulement un regard pour ces gentilles perles de marguerites ? Mais ce jour-là, je ne me reconnaissais pas. Les pâquerettes cueillies, je me mis en quête de primevères ; mais les prairies et la lisière des bois que longeait le chemin étant orientées au nord, on n’y voyait pas poindre encore les touffes jaune-pâle que je cherchais.
Il y en aura sûrement à Entre-deux-Monts, me dis-je en poursuivant ma route. Les gan-gans (primevères) y sont joliment printaniers ! Et puis, à la Cornée je trouverai du bois-gentil « ouvert » ; c’est une fleur que ma mère aime à cause de l’odeur.
Au-dessus de ma tête, une alouette exécutait ses roulades à plein gosier :
En voilà une qui s’en donne de chanter ! c’est comme dans la chanson de Mme Peytieu :
Laouti, l’alouette
Qui, là-haut, vole, vole en rond…
Je ne sais plus le reste ; il faudra que je lui demande de me l’apprendre.
Arrivé au contour de la Cornée, là où le chemin surplombe un des couloirs de rochers qui descendent presque à pic au fond de la Combe-Girard et que nous appelions « les coulisses » ou les chaudières, j’avisai quelques touffes de primevères épanouies au sommet du talus, à sept ou huit pieds au-dessus de la route.
C’était un jeu pour un garçon de mon âge que de grimper jusque-là. Mon bouquet complété, j’allais redescendre, quand un bruit de branches froissées sous le couvert du bois attira mon attention. Mais je ne vis rien à travers le fouillis des buissons.
Une bête que j’aurai dérangée, me dis-je avec insouciance. Eh ! tiens, voilà « mon » bois-gentil !
Du poste élevé que j’occupais, je venais d’apercevoir au-dessous de moi, en contre-bas de la route, les fleurs pourpres d’un buisson de daphné, qui avait poussé dans une fissure du couloir.
Ce ne sera pas facile d’y arriver, pensais-je en sautant sur le chemin ; mais il faut que je l’aie !
C’était une entreprise folle : un faux-pas, une pierre branlante, une motte de gazon manquant sous mon pied et j’étais précipité sur la pente presque verticale du couloir, où je roulerais jusqu’au fond de la Combe. Mais la jeunesse ne fait pas tant de ces calculs : plus l’objet de sa convoitise est difficile à obtenir, plus il lui paraît désirable, et le péril ne fait que l’exciter à s’en emparer.
Je déposai mon bouquet au bord du chemin pour avoir les mains libres, et cherchai l’endroit le plus accessible à la descente. Sur la droite du couloir, la pente un peu moins raide m’offrait l’aide de longues racines de sapin, formant gradins, juste au-dessus du buisson convoité. Je m’y engageai, en m’accrochant des pieds et des mains à ces degrés solides quoique élastiques, et parvins sans encombre jusqu’à quelques pieds au-dessus du daphné, dont le parfum subtil montait jusqu’à moi.
Comme je me penchais sur le précipice, une main accrochée à une forte racine et l’autre tendue vers les fleurs, une pierre roulant du chemin et rebondissant sur la pente, vint m’effleurer la tempe en sautant au fond du couloir. Je relevai vivement la tête ; un frisson me parcourut tout le corps et je faillis lâcher prise : au bord de la route et me dominant de toute sa hauteur, Taillard se tenait debout, les poings sur les hanches et son sourire satanique aux lèvres. Il poussa du pied une autre pierre plus grosse que la première. Instinctivement, je rentrai la tête dans les épaules ; mais encore cette fois le misérable fut trompé dans son attente : la pierre ricocha sur une racine et rebondit à deux pieds au-dessus de moi, pour aller rouler bruyamment au fond du couloir.
— Ah ! brigand ! criai-je avec indignation, quand mon premier saisissement fut passé. Ah ! tu veux m’assassiner ! nous verrons !
En même temps je pris mon élan et me remis à grimper de racine en racine.
La force et l’âge de mon adversaire ne m’effrayaient pas, ou plutôt je n’y songeais pas même, tant la lâcheté de son agression m’avait transporté de fureur. Il me restait pourtant assez de sang-froid pour surveiller les mouvements de Taillard, tout en m’élevant peu à peu vers lui, et pour chercher des points d’appui solides, car je sentais la mort au-dessus et au-dessous de moi.
Le brigand devait s’être accroupi à la façon d’une bête fauve qui va sauter sur sa proie ; je ne distinguais plus que sa tête et ses épaules dépassant le talus, et dans cette face satanique on ne voyait, me semblait-il, que des yeux étincelants et des dents aiguës.
Encore quelques pieds et j’allais me trouver aux prises avec lui. La réflexion, non la peur, me firent brusquement obliquer à gauche, vers un buisson dont les souches solides m’aidèrent à prendre un dernier élan pour sauter sur le chemin. Bien m’en prit : au même moment un bruit de tonnerre roulait dans les rochers de la Combe-Girard : Taillard avait arraché une borne et l’avait lancée sur moi à l’instant où je changeais de direction.
Il se releva d’un bond en m’entendant prendre pied à trois pas de lui, et je n’avais pas eu le temps de reprendre haleine qu’il me saisissait à bras le corps et cherchait à me soulever de terre pour me précipiter dans le vide !
Mais le sentiment du danger doublait mes forces ; sans plier sous la terrible étreinte de Taillard, je le serrais à mon tour avec la rage froide du désespoir, en me cramponnant au sol.
C’était une lutte silencieuse, effroyable, qui ne pouvait se terminer que par la mort de l’un des antagonistes, des deux, peut-être.
Nous tournions sur nous-mêmes à trois pieds à peine de la pente que je venais de remonter ; une secousse pouvait nous y précipiter, et j’étais bien décidé à ne pas lâcher prise et à entraîner Taillard avec moi, s’il réussissait à m’y pousser. Il était impossible qu’avec sa taille et sa force supérieure, un homme fait ne vînt pas finalement à bout d’un garçon de dix-sept ans, et c’était précisément cette conviction qui me faisait roidir mes muscles et opposer une résistance désespérée aux efforts du misérable.
Soudain je sentis son étreinte se relâcher, et sa main droite se glisser doucement vers ma gorge. Vivement je baissai la tête et lui pris deux doigts entre mes dents en serrant de toute ma force ; il poussa un cri de rage et de douleur et fit un violent mouvement de recul, toujours enlacé dans mes bras.
En ce moment c’était lui qui tournait le dos au talus : le sol manque sous ses pieds ; je veux le lâcher : trop tard ! il m’a déjà entraîné dans sa chute, et je glisse sur le flanc, pendant que lui, précipité à la renverse, tournoie sur lui-même et s’abîme avec fracas dans le couloir ! Sans parvenir à m’arrêter complètement, j’enraie du moins ma propre chute en m’accrochant en désespéré aux aspérités du sol ; mais les pierres cèdent sous mon poids et s’arrachent, mes mains ne rencontrent aucune des racines qui m’ont servi de degrés tout à l’heure ! En vain mes doigts crispés s’enfoncent dans la terre : la couche trop mince s’éboule en m’aveuglant, mes ongles grincent sur le rocher mis à nu ! Déjà je ne sens plus que le vide sous mes pieds… je ferme les yeux avec horreur… ! Dieu du ciel ! une racine de sapin flexible et résistante s’est rencontrée sous ma main droite ! Avec quelle ardeur je m’y cramponne, la cherchant de la gauche pour mieux me soutenir au-dessus de l’abîme ! Mais quelle frêle ancre de salut ! cette mince racine ne saurait me soutenir longtemps ; d’ailleurs sans point d’appui sous les pieds, impossible de remonter d’un pouce ! Pourtant ce moment de répit m’a rendu quelque sang-froid. Je sonde par-dessus mon épaule la profondeur du couloir qui a englouti Taillard et va peut-être m’engloutir dans un instant.
Il est fermé à droite et à gauche par des parois de rochers verticales et noirâtres, à une distance d’une vingtaine de pieds l’une de l’autre ; le sol m’en paraît moitié rocailleux, moitié gazonné, et descend jusqu’au fond de la gorge par une pente moins raide que celle du talus d’où je viens de dégringoler. Si seulement on pouvait atteindre cette pente sans faire une chute ! Il y aurait moyen, me semble-t-il, de s’y tenir debout ou accroupi, et en y mettant du temps et de la prudence, d’arriver sans encombre jusque dans la Combe. De là, remonter à Entre-deux-Monts ce ne serait plus qu’un jeu. Mais entre le sol et moi il y a bien une quinzaine de pieds de hauteur verticale ! assez pour me précipiter dans le couloir avec une violence qui m’empêchera de reprendre mon aplomb, me fera tournoyer sur moi-même et m’enverra brisé et sanglant jusqu’au fond du ravin ! Je frissonne d’horreur en me représentant cet autre corps gisant tout disloqué, sans doute, sur les roches du torrent qui gronde au fond de la Combe et qui se rougit de son sang ! Dans un moment je serai comme lui ! Mon Dieu ! comme cette racine me coupe les doigts ! je n’y tiens plus ! si elle ne casse pas, c’est moi qui serai forcé de la lâcher ! Oh ! si quelqu’un venait seulement à passer sur le chemin ! mais de là-haut on ne me verrait pas : il faut crier ; comment n’y avoir pas pensé plus tôt ? Les maisons des Monts-Pugin ne sont pas si loin !
« Au secours ! au secours ! » Ce cri de détresse déchirant, je le pousse de toutes mes forces, retenant ensuite ma respiration pour mieux écouter si on répond à mes appels. Mais je n’entends que le chant monotone et lointain d’un coucou qui semble se narguer de ma détresse.
Je crie, je crie encore ! rien ! rien que la réponse moqueuse du coucou ! Ma voix s’enroue ! mon gosier finit par ne plus rendre que des sons confus. Ma vue se trouble ; une singulière torpeur m’envahit par degrés ; serait-ce l’odeur pénétrante du bois-gentil, là-bas au-dessous de moi, qui m’engourdirait ainsi et me donnerait cette invincible envie de dormir ? Tout me devient indifférent ; peu à peu mes doigts endoloris relâchent leur étreinte convulsive et je me laisse tomber dans le vide !… Cependant mes mains qui ont instinctivement cherché un point d’appui, ont rencontré au passage le buisson de daphné et s’y sont cramponnées. Ce n’est qu’un arrêt momentané, car l’arbuste, trop faible pour soutenir le poids de mon corps, cède et se déracine ; mais cet arrêt a suffi pour amortir la violence de ma chute, et quand je tombe dans le couloir sur les mains et sur les genoux, je parviens à m’accrocher au sol, en y plantant mes doigts ensanglantés.
Épuisé par cette lutte contre la mort, étourdi par le choc, je m’étendis sur le dos et respirai longuement en regardant le ciel.
Le bon Dieu soit béni ! me dis-je avec ferveur. C’est lui qui m’a fait trouver la racine et le bois-gentil ! J’étais perdu sans ça !
Le buisson de daphné, déraciné et froissé, gisait près de moi ; je l’attirai et en pris presque respectueusement quelques rameaux que je glissai dans mon gilet.
En fin de compte, elle en aura, ma mère ! mais quand elle saura ce qu’il a manqué lui coûter !…
Pauvre mère ! mes yeux se mouillèrent à la pensée de la douleur qu’elle eût ressentie, si on avait retrouvé le corps mutilé et sans vie de son fils, côte à côte avec celui de Taillard !
Mais Taillard était-il bien mort ? S’il n’avait que des blessures, quelque membre brisé, qu’il fût incapable de se remuer, on ne pouvait pas, si criminel qu’il fût, le laisser mourir sans secours. D’ailleurs, pour moi, le couloir n’avait d’autre issue que par le fond de la gorge. Si je pouvais y descendre sans encombre, je n’aurais plus qu’à suivre le cours du ruisseau pour arriver à la Baume. Me sentant suffisamment reposé, j’allais tenter l’aventure avec toutes les précautions possibles, quand un bruit de pas, accompagné d’un fredonnement, se fit entendre sur la route. Quelqu’un passait au-dessus de moi, mais du fond de mon trou je ne pouvais pas même apercevoir la crête du talus.
— Ho ! holà ! à l’aide ! criai-je de toutes mes forces.
— Qui est là ? répondit-on. La voix ne m’était pas tout à fait inconnue ; mais je n’aurais pu dire à qui elle appartenait.
— C’est moi, Aimé Gentil, qui suis tombé dans la « coulisse » ! Qui que vous soyez, pour l’amour de Dieu, allez chercher une corde « à char » pour me sortir d’ici ! Aux Monts-Pugin, par exemple, c’est tout près.
— Comme si je ne le savais pas, moi qui y « reste », aux Monts-Pugin, répliqua la voix avec un accent moqueur. Qui que je sois, comme tu dis, garçon, j’y vais ; mais si ça peut te faire plaisir de savoir à qui tu parles, sache que c’est à Josué Calame, dit Josuoton-la-Clarinette. Alors toi, si je ne suis pas trop curieux, quelle sainte idée est-ce qu’il t’a pris d’aller te « flanquer » là-dedans ? Il y doit faire rudement crû, cré double !
— Je vous raconterai tout quand je serai en haut, criai-je avec impatience : mais, au nom du ciel, ne me faites pas trop attendre ! je n’ose pas bouger, crainte de châbler tout en bas.
Cette crainte, j’en conviens, était exagérée à dessein ; j’avais hâte de sortir de ma position.
— On y va, mon garçon, on y va. Rien de cassé, par hasard ? ni de côtes enfoncées ? Non ?
— On dirait, pardi ! m’écriai-je, presque furieux, que ça-vous ferait plaisir ! Je n’ai que des râpées, et c’est déjà bien assez !
— Bon, bon ! et la langue, elle n’a rien de mal, non plus ? c’est une consolation. Tu as l’air de trouver que la mienne va assez bien aussi ! Mais oui, bien obligé ! je ne peux pas me plaindre. Seulement ce n’est pas commode de parler aux gens quand on ne les voit pas. Ça fait que je vais regarder par la grange s’il y a moyen de trouver une corde. Patience, boueube, et bonne conservation !
Quelle batouille ! grommelais-je avec dépit. Comment est-ce que je ne l’ai pas reconnu tout de suite ? C’est celui qui va jouer de la clairinette dans les bals à la Queue-de-l’Ordon, et qui est toujours en bisbille avec son père, le vieux Pierre-Henri. Pardi ! ça ne m’étonne pas, avec une telle tapette ! Enfin, qu’il vienne avec sa corde, c’est tout ce qu’on lui demande.
Josuoton-la-Clarinette avait sans doute plus pitié de moi que je ne croyais, car il fut de retour au bout de quelques minutes ; je l’entendais de loin, se chamaillant avec quelqu’un.
— Ce doit être son père, pensai-je.
— Hé ! garçon, me cria-t-il, ça va toujours bien, dans ta chaudière ? Attrape-moi ceci et ficelle-toi dans les règles.
Le bout d’une grosse corde arriva en bondissant et me caressa rudement l’oreille droite. Je ne perdis pas de temps pour me l’attacher solidement sous les bras.
— Ça y est-il ? cria de rechef Josué Calame.
— Oui, répondis-je ; mais est-ce que vous pourrez me… ?
Une secousse donnée à la corde fut toute la réponse. Je n’eus que le temps de me dresser sur mes pieds pour n’être pas traîné sur la face jusqu’au pied du rocher. C’est que le père et le fils Calame tiraient en conscience, avec plus de vigueur que de précaution, et une fois suspendu le long de la paroi du couloir, j’eus fort affaire à me garantir du frottement du rocher. Arrivé sur la pente raide, traversée par les racines formant gradins, je pus m’aider des pieds et des mains et fus en un clin d’œil sur la route, où le père Calame, un homme aussi long, sec et tanné que son fils était replet et trapu, m’interpella en ces termes :
— Cré matin ! tu pèses quasi autant qu’un veau de huit jours !
— Bai mau ![11] un garçon qui a communié ! répliqua sur-le-champ le gros Josué, du ton le moins respectueux du monde.
Là-dessus il se mit à me considérer du haut en bas, en disant d’un air surpris :
— C’est curieux, tout de même, qu’il n’ait que des écormanchures après une dérochée pareille ! Cré double ! le saut est beau, pourtant !
— Ce n’est pas l’embarras, fit en hochant la tête le vieux Pierre-Henri, tu peux te vanter d’avoir de la chance d’en être quitte comme ça, garçon ! J’ai souvenance qu’en 40, dans cette même « coulisse »…
Mais son fils lui coupa sans façon la parole :
— Bon ! l’histoire du justicier Richard ; il y a beau temps qu’on la connaît, votre histoire ! Je veux être pendu si je ne l’ai pas déjà entendue cinquante fois ! Mais ce n’est pas le tout, garçon, comment diantre as-tu fait pour te laisser beurdouler là au fond ? Avais-tu un coup de trop, pour aller manquer la route ? Ou bien est-ce que tu dormais en marchant, comme le justicier Richard ? Il dormait, né don (n’est-ce pas), père, le justicier ?
Mais Pierre-Henri Calame enroulait sa corde d’un air offensé ; il tourna le dos à Josuoton et me demanda à son tour :
— Raconte-nous-voir un peu comment ça t’est arrivé.
Malgré ma crainte d’être questionné au sujet de mes relations antérieures avec Taillard, je ne pouvais faire autrement que de mentionner son agression, puisqu’elle était la cause de ma chute, et que d’ailleurs il fallait aller s’assurer de l’état où il était lui-même au fond de la Combe, ce qu’il me répugnait de faire seul.
Pour prévenir les questions embarrassantes je me hâtai d’ajouter :
— On aurait juré qu’il était fou ; il ne m’a pas dit un mot en m’envoyant les pierres et la borne, ni en m’empoignant pour tâcher de me « flanquer » dans la coulisse. Moi, je ne m’attendais à rien.
— Canaille de Français ! s’écrièrent à la fois le père et le fils Calame qui eurent l’air tout surpris de se trouver une fois d’accord.
— Quel brigand ! ajouta Pierre-Henri ; attaquer les honnêtes gens sur la grand’route. Ne me parlez pas de ces Borgognons ; c’est une race de gueux !
— Eh bien ! il a son compte, à présent ! fit Josuoton d’un air de rancune satisfaite.
Le père Calame cligna de l’œil en regardant son fils :
— Tu as encore sur le cœur l’affaire de ta clairinette qu’il avait cachée dans « la » cheneau, au bal du Crozot, hein, garçon ?
— Et vous, celle de votre vieille perruque qu’il n’a plus voulu repétasser, disant qu’elle n’était plus bonne qu’à faire un nid de souris !
Voyant poindre une altercation entre le père et le fils, je m’empressai d’y couper court en leur demandant si l’un des deux voulait m’accompagner pour aller explorer la Combe-Girard.
— Si Taillard n’est pas mort, on pourrait l’apporter à la Baume pour le soigner, ajoutai-je. Il est peut-être là, à moitié dans l’eau, les jambes et les bras cassés, à souffrir comme un damné…
— Qu’il est, le gueux ! interrompit Josuoton ; cré double ! il ne l’a pas volé !
— Enfin, c’est un homme, tout de même ! dis-je en me disposant à partir. Si vous ne voulez pas venir avec moi, je trouverai quelqu’un à Entre-deux-Monts.
— Qui est-ce qui te dit qu’on ne veut pas aller ? fit le père Calame qui mettait la corde en bandoulière sur son épaule. On pourrait bien avoir besoin de ceci, là au fond. Viens-tu, Josué ?
— C’est sûr ; je suis curieux de voir la grimace qu’il fait à présent et s’il a toujours l’air de se moquer des gens.
J’avais haï Taillard de toutes les forces de mon être, je l’avais vu en pensée et avec une satisfaction féroce, attaché à la potence ; mais maintenant qu’il avait reçu son châtiment, ma haine était tombée ; je ne pus entendre, sans en être révolté, le brutal langage de Josué Calame, et je partis seul dans la direction d’Entre-deux-Monts.
LE soleil allait disparaître derrière les collines qui enferment mon petit vallon natal, quand je m’engageai dans la Combe, après avoir coupé au droit à travers les prés. Un regard jeté en arrière m’avait montré Pierre-Henri Calame et son fils me suivant à une centaine de pas.
La gorge resserrée où je pénétrais m’était familière ; je l’avais explorée plus d’une fois, à la saison des morilles surtout. Le fond en était obstrué par des blocs de rochers, tombés des pentes voisines. En ce moment, le ruisseau sortant de l’étang de la Baume, enflé par la fonte des dernières neiges, s’y frayait passage à grand bruit, en formant des cascades écumeuses.
— Ho ! ho ! tot pian, boueube ! tchouïe de tché ! A-t’avia de te rotchî da l’âve ? (Tout doucement, garçon ! prends garde de tomber ! As-tu envie de te jeter dans l’eau ?)
C’était Pierre-Henri Calame qui me mettait ainsi en garde contre mon imprudente ardeur à franchir les éboulis dont les rives et le lit du torrent étaient encombrés. Mais pris d’une sorte de fièvre qui me poussait en avant, je continuais à sauter de roc en roc pour aller plus vite.
— Ah ! ça, tête de bélin ! me cria à son tour Josuoton-la-clarinette, veux-tu faire attention, oui ou non ? Ce n’est pas déjà assez qu’il ait fallu te dégraîller de ta « chaudière » ; tu voudrais encore te faire repêcher dans un liagot ! Attends-nous, qu’on te dit, cré double !
Josué Calame crut sans doute que le ton impératif de sa sommation m’avait fait peur, parce que je finis par m’arrêter ; il se trompait : ce qui me fit attendre mes compagnons, c’est la réflexion subite que j’allais me trouver seul avec le cadavre de Taillard. À l’instant je revis, lointain souvenir de mon enfance, cet autre corps tout brisé, qu’un jour on avait rapporté dans notre maison, le corps de mon père, sanglant et défiguré !
Quand Josué me rejoignit, je le laissai prendre les devants et j’allai à la rencontre du père Calame pour le décharger de la corde qui embarrassait ses mouvements.
— Ma foi ! garçon, ce n’est pas de refus, dit-il en me la passant sur les épaules. Elle m’encoublait rudement. Tu as de l’idée, toi ; ce n’est pas comme notre Josuoton. Pour celui-là, Dieu nous soit en aide ! on ne sait pas, non mafi ! d’où il a été tiré ! Ça ne pense qu’à lui…
— Nous ne devons pas être loin de la « coulisse », dis-je en regardant autour de moi.
— Non, nous voilà quasiment en-dessous de la Cornée. Tiens, cette « sauge » (saule-marsault) en fleurs…
— Voilà Josué qui s’arrête, fis-je avec un battement de cœur ; il nous fait des signes.
Et je me remis en route pendant que le vieux criait :
— Tu as trouvé le Borgognon ? Est-ça qui choffe encouo ? (Est-ce qu’il souffle encore ?)
Mais Josuoton, accroupi derrière une roche, ne répondit pas.
Je me mis à courir à travers les éboulis de la rive ; au moment où j’allais tourner le bloc qui me cachait le fils Calame, celui-ci se releva et me dit avec une grimace de dégoût :
— Ma parole ! ça n’est pas beau à voir ! Si on ne savait pas que de son vivant c’était ce fendant de perruquier de la Jaluze, il n’y aurait pas « mèche » de mettre un nom à ce paquet ! ça n’a plus figure humaine !
— Il est mort ? demandai-je à voix basse en m’avançant.
— Regarde-moi cette tête : pas plus de cervelle que dans une tabatière vide ! Il a tout perdu en route !
À quoi bon décrire cet horrible spectacle ? Je m’en détournai avec un frisson d’épouvante et en me disant : — Si Dieu ne t’avait gardé, voilà pourtant ce que tu serais, à cette heure !
Le père Calame, arrivant à son tour, considéra d’un air assez flegmatique la masse informe qui gisait au bord de l’eau.
— Rien à faire qu’à s’en retourner, garçons ; déclara-t-il en hochant la tête. C’est à la « justice » à relever le corps ; il ne s’agit pas d’y toucher. S’il avait encore soufflé, à la bonne heure ! Allin, vetzi la né. (Allons, voici la nuit.)
Josué se remettait déjà en route :
— Cré double ! on ne verrait « franche goutte » par ici, de nuit ! on a déjà assez de peine à ne pas s’y encoubler de grand jour.
Nous retournâmes silencieusement sur nos pas. Chacun de nous avait assez à faire pour trouver son chemin dans l’obscurité naissante.
D’ailleurs le spectacle dont nous venions d’être témoins avait impressionné mes deux compagnons presque autant que moi, bien qu’ils n’en eussent, sans doute, pas voulu convenir.
À présent il est trop tard pour aller aux Trembles, me dis-je avec regret, quand nous débouchâmes dans les prairies de la Baume. On serait en peine de moi à la Jaluze. Et puis, que ma mère me voie arriver sans chapeau, – Dieu sait où il est mon chapeau ! – les mains tout écorchées, les habits enterrassés, ça lui donnerait un coup… ! Non, il faut m’en retourner tout droit à la Jaluze.
Au moment de continuer mon chemin avec les Calame, une inquiétude me traversa l’esprit. Si Olivier et Philippe, en revenant du catéchisme et trouvant mon message sur l’ardoise, étaient venus à ma rencontre et avaient poursuivi jusqu’aux Trembles ! C’est pour le coup que ma mère serait dans d’affreuses transes ! Elle devinerait tout de suite qu’il m’est arrivé un malheur en route.
Il faut que je demande à la Baume si on les a vus passer, me dis-je aussitôt. Ayant à la hâte expliqué à mes compagnons ce qui en était, je pris congé d’eux en les remerciant de leurs bons offices.
— Mais ce n’est pas le tout, garçon, me dit le père Calame en me retenant ; et la « justice » ?
— Laissez-le-voir aller ! cria Josuoton qui était déjà en avant. Ne voyez-vous pas qu’il est comme sur des épines ? La justice, la justice ! est-ce que vous vous imaginez, par exemple, que le maire, le greffier, le sautier et toute la boutique vont venir se promener de nuit dans les « chaudières » ? Qu’est-ce qui presse tant avec votre justice ? L’autre, là au fond, a le temps d’attendre. Demain matin il y sera encore, je vous en réponds. Va seulement, garçon. Il y a bal au Verger, ce soir ; en passant je dirai un mot au greffier Perrelet.
— À la bonne heure ! fit Pierre-Henri, satisfait de voir que les choses se passeraient dans les règles. Seulement, écoute : à ta place…
Mais j’étais déjà parti en courant.
— Pour le nom de Dieu ! s’écria Abram Touchon en me voyant entrer comme un coup de vent dans sa cuisine, où il mâchonnait sa pipe au coin de la cheminée, d’où est-ce que tu tombes, Aimé ? Ton frère Olivier…
— Vous l’avez vu ? Y a-t-il longtemps ?
— Attends-voir : il peut y avoir un quart d’heure ; est-ce que vous jouez à la colinette (cache-cache) ou bien quoi ! Il me demandait aussi…
— Allait-il du côté des Trembles ? interrompis-je avec agitation, et tout prêt à repartir.
— Sans doute, puisque…
Je n’attendis pas le reste de la phrase et me mis à la poursuite d’Olivier.
Un quart d’heure d’avance ! pensais-je en courant ; il n’y a guère moyen de le rattraper. Pourtant il faut tâcher ; notre mère serait trop en peine !
Heureusement, la nuit était alors tout à fait tombée ; de grand jour, ma course échevelée, mes vêtements maculés et en désordre, mes mains souillées de sang desséché n’eussent pas manqué d’attirer l’attention de quelqu’une de mes connaissances d’Entre-deux-Monts. On m’eût arrêté pour m’interroger, ce qui m’aurait enlevé toute chance de rejoindre mon frère avant qu’il eût atteint les Trembles. De temps à autre je poussais un cri d’appel : — Ho ! ho ! Olivier ! Une fois on me répondit ; mais la voix partait de ma droite, sur le chemin du rigot ; ce ne pouvait être celle de mon frère.
Quand vint la montée, force me fut de modérer mon allure ; je n’en avançai pas moins aussi rapidement que je pus, en répétant mes appels par intervalles.
Enfin un cri lointain répondit aux miens dans la direction des Trembles. Était-ce Olivier ? Je me fis un porte-voix de mes mains réunies pour crier de toute ma force : — Attends-moi ! puis je me remis à courir.
C’était bien mon frère : à trois cents pas de la maison de l’oncle Nicolet, je le rencontrai qui rebroussait chemin.
— C’est toi, Aimé ? fit-il avec stupéfaction. Qu’est-ce que ça veut dire ? D’où viens-tu ? Moi qui croyais te rencontrer revenant des Trembles !
Ma course m’avait tellement mis hors d’haleine que je ne pus d’abord lui répondre que par mots entrecoupés :
— Laisse-moi… reprendre… mon souffle… m’asseoir… !
Olivier prit place à côté de moi, sur le gazon du talus, et en attendant que je fusse en état de parler, il me dit qu’en trouvant mon message sur l’ardoise, il avait aussitôt pensé venir aux Trembles avec Philippe ; mais que celui-ci, au moment de partir, avait été retenu par l’arrivée d’un parent.
— Il faut, ajouta-t-il, que nous nous soyons croisés en route, puisque tu me cours après, au lieu d’arriver des Trembles.
— Non, Olivier, ce n’est pas ça. Je n’ai pas été chez l’oncle Nicolet. En venant de la Jaluze, j’ai été attaqué au contour de la Cornée !
Mon frère fit un soubresaut et poussa une exclamation d’effroi :
— Attaqué ? toi ! Qui est-ce qui t’a attaqué ?
— Taillard ! À présent il est étendu mort au fond de la Combe-Girard.
Mon frère me saisit le bras avec épouvante :
— Tu l’as tué ? demanda-t-il d’une voix basse et étranglée.
— Non ; c’est le bon Dieu qui l’a puni !
Et je racontai à Olivier, qui se serrait contre moi, la tragique aventure qui s’était terminée par la mort de mon agresseur et mon salut inespéré.
— Par ainsi, ajoutai-je comme me parlant à moi-même, pour ce qui est de notre incendie, on ne saura jamais…
— Quoi ? demanda Olivier d’un ton surpris.
Sans répondre directement à sa question, je lui demandai à mon tour :
— Quand notre maison a brûlé, comment expliques-tu que Taillard ne soit pas venu « au feu » avec tous les gens des environs ? Lui qui était si bien avec le grand-père, qui avait dîné chez nous le même jour, est-ce qu’il ne te semble pas qu’il aurait dû être là un des premiers ? Il ne pouvait pas savoir que j’avais tout dit au grand-père.
— C’est vrai. Mais peut-être qu’il était déjà au lit, qu’il n’aura pas vu la « rougeur »…
— Qu’il n’ait rien vu, ça se pourrait ; mais est-ce que la pompe du Locle n’a pas passé par la Jaluze ? Ça mène assez de bruit, une pompe ! Et les gens qui courent et qui crient « au feu » ! Et les cloches du Moûtier !… Non, sais-tu ce que j’ai toujours cru, moi ?
— Quoi ?
— Que c’était lui qui avait fait le coup ! En voulant venir à la « veillée » il m’aura entendu depuis la cuisine dire au grand-père quelle espèce d’homme il était, et de rage il sera allé mettre le feu à la grange. Il connaissait assez les « êtres » par chez nous. Ce pas que j’ai entendu sur la route, comme j’ai raconté devant la justice, c’était sûrement le sien.
— Il n’y a rien d’impossible, répondit Olivier. Mais à présent qu’il est mort, tâchons de tout oublier. Si tu es ressoufflé, m’est avis qu’il nous faut partir et ne pas rester trop longtemps aux Trembles.
— Crois-tu qu’il nous faille y aller ? Tu ne vois pas comme je suis « arrangé » : sale, sans chapeau, les mains écorchées… Il y aurait de quoi mettre notre mère dans un bel état ! Pourtant, c’est dommage ! ajoutai-je avec regret ; penser qu’elle est là, tout près… moi qui ai tant risqué ne jamais la revoir !
— Viens, Aimé, me dit Olivier avec décision. J’entrerai le premier ; tu attendras dans « l’allée » pendant que je dirai tout doucement l’affaire. Comme ça, il n’y aura rien à craindre pour notre mère.
J’avais toute confiance en mon frère, le sachant garçon de tact et de ressource. Aussi me mis-je avec empressement en route avec lui du côté des Trembles.
— Finalement elle aura son bois-gentil aujourd’hui ! dis-je gaiement en sortant de mon gilet les deux branches odorantes que j’y avais cachées.
— Sais-tu ? dit Olivier ; si tu me donnais tes fleurs, ce serait un bon moyen d’entamer l’histoire. Je dirais :
— Mère, voici un bouquet qu’Aimé vous envoie ; il sait que vous aimez l’odeur du bois-gentil.
— Et pourquoi est-ce qu’il n’est pas venu avec toi pour l’apporter ? qu’elle me répondrait. Il n’est pourtant pas malade ?
— Pour ça, non, que je lui ferais. Seulement il a perdu son chapeau et il s’est un peu sali en ramassant ces fleurs ; ça fait qu’il est là dehors qui n’ose pas entrer. Alors…
— Eh ! c’est toi, Olivier, fit la voix joyeuse de ma mère ; est-ce Aimé qui est avec toi ?
Tout préoccupés de nos combinaisons, nous n’avions pas remarqué la masse sombre de la maison de l’oncle Nicolet. Notre mère, debout sur le seuil, avait reconnu la voix d’Olivier ; sa subite interpellation renversa comme un château de cartes l’ingénieuse diplomatie de son fils cadet.
Je ne pus faire autrement que de répondre :
— Oui, c’est moi, mère !
Et j’allais ajouter en guise de précaution oratoire cette recommandation soi-disant rassurante : — Vous n’aurez pas peur, au moins ! – quand Olivier se hâta de me couper la parole :
— On vient vous dire un petit bonsoir, mère…
Elle cherchait nos mains dans l’obscurité et nous attirait vers la porte.
— Il ne faudra pas en vouloir à Aimé, continua Olivier avec volubilité ; il a perdu son chapeau à la Cornée, dans les « chaudières », et il s’est un peu sali et râpé ; ça ne lui serait pas arrivé, s’il n’avait pas voulu vous apporter du bois-gentil, sachant que vous l’aimez.
— Par exemple ! fit ma mère en nous poussant dans le corridor sombre ; tu as été chercher ce bois-gentil dans les « chaudières » ? Et si tu avais roulé dans la Combe avec ton chapeau ! Entrez vite qu’on vous voie.
Elle était toute agitée à la pensée du danger que j’avais couru ; cela devait la préparer à ce qu’elle allait apprendre.
— Tante Justine, voilà les garçons.
Nous arrivions dans la chambre du poêle, faiblement éclairée par une petite lampe à suif posée entre deux globes. La paralytique, affaissée dans son grand fauteuil de cuir, nous considéra d’un œil vague et bégaya une salutation en branlant sa pauvre vieille tête. L’oncle Nicolet sommeillait derrière le poêle.
Ma mère m’attira vers la lampe et se mit à m’examiner du haut en bas.
— Tout de même, tu m’avoueras, Aimé, déclara-t-elle d’un ton mécontent, que ce n’est guère avoir d’escient, à ton âge, que de se mettre dans un état pareil !
Le bois-gentil que je lui présentais la désarma.
— C’est vrai, Aimé, tu avais bonne intention ; je ne devrais pas te tancer. Mais, pour l’amour du ciel ! tu as les mains tout en sang !
Je lui pris les siennes et racontai brièvement mon aventure qu’elle écouta, muette et pâle d’épouvante.
— Dieu soit loué ! fit-elle avec ferveur, quand j’eus terminé mon récit. Tu étais perdu s’il ne t’avait gardé !
Et elle m’embrassa convulsivement, sans pouvoir retenir ses larmes.
Il fait bon se rappeler des moments pareils. J’ai bien souvent évoqué celui-là pour savourer à nouveau le bonheur que je goûtai alors en sentant combien j’aimais ma mère. De son amour à elle, je n’avais jamais douté ; mais je ne manquais pas de raisons jusqu’alors pour douter du mien. C’est le moment des bonnes et nobles résolutions. Heureux qui sait en profiter !
IL est aisé de se représenter l’émoi que causa à la Jaluze la nouvelle que nous apportions. Je m’étais demandé avec une certaine inquiétude quelle impression elle causerait sur le grand-père. Il la reçut avec plus de calme qu’on n’aurait pu s’y attendre, presque comme un événement prévu, et sans s’emporter en exclamations véhémentes contre l’homme qui avait failli m’ôter la vie après avoir cherché à corrompre mon âme. Seulement, tout le temps que dura mon récit, il me serrait le poignet dans ses deux mains crispées. Quand j’en fus à la découverte du cadavre de Taillard, ses traits se détendirent et un soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres, avec ces paroles prononcées à demi voix :
— Qui creuse la fosse y tombera, et la pierre reviendra sur celui qui la roule.
Quant à Mme Peytieu, elle ne se contraignit pas pour retenir l’expression de son horreur et de son indignation.
— Le Seigneur nous assiste ! dans quel temps vivons-nous, qu’il faille se voir exposé à des attaques de grand chemin, et par ses proches voisins, encore ! Mais aussi, quels voisins ! Rappelle-toi, Jacques, je te l’ai dit, non pas une fois, mais vingt, que ce Franc-Comtois ne me revenait pas, avec ses airs de faire patte de velours par devant, pour mieux vous griffer par derrière. Et les compagnies qu’il suivait, ça ne promettait rien de bon. D’ailleurs ne me parlez pas de ces gens qui ne savent pas seulement respecter le jour du Seigneur ! Qu’on soit catholique, juif, anabaptiste, tout ce qu’on voudra, je n’en tournerais pas la main, pourvu qu’on ait de la religion ; mais celui qui n’en a ni d’une sorte ni d’une autre, qui ne croit qu’en sa raison et ne voit rien au-dessus, celui-là ne peut que mal finir ; et quand on ne respecte pas son Créateur, comment, je vous le demande, respecterait-on ses créatures ? Pour peu qu’on ait eu une castille avec quelqu’un… à propos, Aimé, est-ce qu’il avait une dent contre toi, ce perruquier ?
À mon grand soulagement, ce fut M. Peytieu qui m’épargna l’embarras de répondre.
— Ma mère, dit-il gravement, cet homme a été en rapport l’an dernier avec M. l’ancien et sa famille ; il a cherché à leur nuire, et comme on a fini par découvrir ses menées, il avait pris nos amis en haine. Mais ce sont de leurs affaires et non des nôtres, ajouta-t-il d’un ton péremptoire, en adressant à Philippe un regard significatif.
J’espérais qu’on en resterait là sur ce sujet ; mais le grand-père, avec sa droiture inflexible, ne l’entendait pas ainsi.
— Bien obligé, Jacques ! fit-il en se passant la main sur le front. C’est bien honnête à toi d’arranger les affaires comme ça, sans mettre les points sur les i, parce que tu ne veux pas faire vergogne au vieux et au jeune. Mais la vérité, et rien que la vérité, c’est que notre Aimé a manqué être mené à mal par ce… enfin, par celui qui est mort, et qu’à moi, il m’a « si tellement » su emplir les oreilles et boucher les yeux, que j’ai été mis dedans comme un veau de huit jours. Oui, c’est un fait : à huitante ans, moi Daniel Gentil, ancien d’église, j’ai pu tenir à tel point un « rien-qui-vaille » pour un homme de bien, que je l’ai réclamé comme un parent et ami, convié à ma table, et Dieu me pardonne ! que je suis allé jusqu’à laver la tête à nos garçons parce qu’ils lui faisaient froide mine. Ce que c’est que de nous !
Mais cet homme, je vous le dis, et le grand-père leva solennellement l’index en l’air, je vous le dis, c’était un possédé ! Et le démon qui le tenait pire que les autres – il en avait plus d’un dans le corps – c’était la politique ! Boueube, baillî-vo à vouaide damatî que voz été djouven ! (Garçons, prenez garde à vous pendant que vous êtes jeunes !)
Sans vouloir contredire le grand-père, je crois, après y avoir souvent réfléchi, que Taillard n’était pas ce qu’on peut appeler un possédé, à moins qu’on ne donne ce nom à un homme sans Dieu, qui ne croit qu’à la matière, et qui n’applique sa raison, son intelligence qui le distingue de la bête, qu’à satisfaire tous ses appétits brutaux. Pour des êtres pareils, la politique n’est qu’un moyen d’arriver à ce but, et je ne serais pas surpris qu’il y ait plus d’un Taillard au monde.
Quoi qu’il en soit, la leçon que j’avais reçue porta ses fruits : apprendre coûte, savoir vaut ! Quand, deux ans plus tard – nous étions alors installés dans notre nouvelle demeure – on vit au Locle, dans les assemblées générales de commune, les jours de fête, ou à la moindre occasion, des amis d’autrefois, des parents, même des frères, se menacer et en venir aux mains à propos de liberté et de fraternité, jamais je ne me mêlai à ces bagarres, et je n’arborai pas plus la cocarde des orangistes que le bonnet rouge des patriotes, pour aller débiter mon lait. Plus d’un regard de travers fut lancé à cet environnier qui n’affichait pas son opinion ; j’entendis de loin plus d’un propos malsonnant ; mais je ne fis qu’en hausser les épaules, jusqu’au moment où deux braillards pris de vin, qui se gourmaient à propos de politique, sur le Crêt-Vaillant, s’étant mis d’accord pour me tomber dessus, en me traitant de « mi-tout », il me fallut jouer des poings. Ils en eurent pour leur argent, et depuis on me laissa tranquille.
Et le grand-père, me demanderez-vous, put-il, malgré son antipathie pour la politique, s’empêcher de prendre parti et de se jeter dans la mêlée en qualité d’orangiste ? Pauvre grand-père ! Il n’était plus de ce monde ; mais qui sait si cela ne valut pas mieux pour lui et pour nous ? Moins d’un an après qu’il eut pris possession de la nouvelle bâtisse, le vieillard nous fut enlevé presque subitement par une pleurésie, et devança sur « le chemin de toute la terre » la pauvre paralytique des Trembles, qui vécut encore cinq longues années, et l’oncle Nicolet qui la suivit bientôt dans la tombe.
C’est Olivier qui a hérité de la maison et du « bien ». Il fait honneur à la famille, mon frère Olivier ! Bien loin à la ronde, il n’y a pas un horloger qui le vaille pour le fini du travail et pour l’invention.
Philippe Peytieu aurait bien voulu en faire son associé pour fabriquer les montres en grand, mais ce n’était pas l’idée d’Olivier. Il n’aimait pas le bruit des villages : la petite maison des Trembles, avec une bonne petite femme qu’il ne fut pas longtemps à chercher, faisait bien mieux son affaire. Je vous réponds qu’il n’a pas besoin d’aller offrir ses montres sur les foires pour les débiter ! Les amateurs connaissent le chemin de sa maison. Quel dommage que le grand-père ne soit plus là pour voir ça ! Du coup il serait réconcilié avec l’horlogerie, à moins pourtant qu’il ne se soit entêté comme la bonne grand’mère Peytieu qui, à nonante ans, disait encore à son petit-fils : — Tout ça est bel et bon ; on y gagne de l’argent, à cette horlogerie, je ne dis pas le contraire, mais on apprend aussi à le dépenser ; et puis attendez-voir dans cent ans : vous verrez si les Allemands n’ont pas tous les domaines du pays, s’ils ne tiennent pas tous les métiers, et si les gens de chez nous, à force de ne faire que des montres, n’en « engoueront » pas toute la terre et jusqu’aux pays « étranges ! » Il faudra alors que les chambres de charité se saignent pour donner du pain à tous ces horlogeurs sans ouvrage ; et quand il n’y aura plus rien dans leur caisse, il n’y aura plus rien ; elles feront la culbute ! Alors tirez-vous-en comme vous pourrez !
Quand on n’aime pas les nouveautés, on voit aisément les choses en noir.
Ma mère, elle, ne regarde pas si loin. Elle rend grâce au bon Dieu pour les biens qu’elle en reçoit, notamment pour les petits-enfants qui poussent autour d’elle, à Entre-deux-Monts et aux Trembles.
Elle les élève dans la crainte de Dieu, l’amour pour leurs parents et le respect du grand-père Daniel. Ils le connaissent, ce grand-père, comme s’ils avaient vécu avec lui depuis leur entrée au monde, tant on leur en parle fréquemment.
Seulement, ceux des Trembles qui sont encore loin de l’âge de raison, embrouillent encore ce grand-père avec l’autre, celui que le méchant « billon » a fait mourir. Pour débrouiller une bonne fois la chose, ils ont décidé que l’un des deux serait leur grand-père à eux, et l’autre celui de « chez l’oncle Aimé » ; parce que d’imaginer qu’un grand-père, qui est tout ce qu’il y a de plus vieux au monde, puisse avoir eu un papa, cela dépasse leur entendement. Mes deux garçons, à moi, sont plus au courant de la généalogie de la famille, attendu qu’ils ont deux et trois ans de plus que leurs cousins. Pourtant je ne pense pas de sitôt leur parler politique ; j’imagine que cela leur plairait moins que mes histoires et celles de leur mère et de la grand’mère, entre autres celle qu’ils redemandent toujours : celle d’un certain garçon désobéissant, qui pour avoir fait des visites en cachette à un méchant homme, fut cause de l’incendie de la maison de son grand-père, et qui risqua de périr dans les « chaudières » de la Combe-Girard, avec le brigand qui l’y avait poussé. Quand leur papa raconte cette vieille histoire, il ne manque jamais de rendre grâce en lui-même au bon Dieu, non pas tant d’avoir été préservé de la mort en cette occurrence, que d’avoir pu avec son aide vaincre les inspirations malsaines déposées en son cœur par le mauvais génie de la Jaluze, puis il ajoute tout haut : — Enfants, ne cachez jamais rien à votre père et à votre mère.
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en décembre 2018.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Monique, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Huguenin, Oscar, Aimé Gentil, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé et Paris, P. Monnerat, 1889 (Nous remercions le Musée régional de La Sagne et son conservateur, Monsieur Laurent Huguenin, pour la mise à disposition de cette édition). D’autres éditions pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, La Sagne-Église, a été prise par Roland Zumbuehl le 06.09.2009 (licence CC Attribution 3.0 Unported, Wikimédia)
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[1] Psaume 66, vers de Marot.
[2] Sorte de jeu d’hombre, comme celui-ci d’importation espagnole, si l’on en juge par le nom de la maîtresse carte, la dame de trèfle, qu’on appelle Spadille (petite épée), parce qu’elle coupe tous les atouts.
[3] Ancienne appellation du Col-des-Roches.
[4] Article VI de la Déclaration des Droits de l’homme.
[5] Coudet, couedet, esprit changeant. N’est-ce point un dérivé de cuider, croire ? Le couedet est présomptueux ; il se croit propre à toutes les besognes.
[6] Sapin rouge, épicéa.
[7] À la montagne, le nom de sapin ne se donne guère qu’au sapin blanc ; l’épicéa s’y nomme fie.
[8] Poussenier, prendre la collation de la fin de la soirée.
[9] Ancien nom du Locle et de son temple.
[10] Branches de sapin.
[11] Littéralement : beau mal ! expression signifiant : rien d’étonnant !